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Les Trois Mousquetaires

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HARVARD UNIVERSITY

LIBRARY

BEQUEST OF
EDWARD RAY THOMPSON
TROY NEW YORK

RECEIVED DECEMBER 14.


MDCCC XCIX
LES

TROIS

MOUSQUETAIRES

PAR

ALEXANDRE DUMAS

COMPOSITIONS

DE

MAURICE LELOIR

A PARIS
CHEZ
CALMANN LEVY
3 RUE AUBER
M.DCCC.XCIV

Maurice Leloir
HUYO
LES TROIS

MOUSQUETAIRES
Davy

ALEXANDRE DUMAS

LES TROIS

MOUSQUETAIRES

AVEC UNE LETTRE D'ALEXANDRE DUMAS FILS

COMPOSITIONS
DE

MAURICE LELOIR

GRAVURES SUR BOIS DE J. HUYOT

TOME SECOND

WINTER
DE
E

ENA
NC

LOQU NARD BONACIS


TA
NS

MUIST

PARIS

CALMANN LÉVY , ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES

3 , RUE AUBER , 3

1894
4153४ , 53.5F

415 21,57
0
4
1
HUVOT

ANGLAIS ET FRANÇAIS

L'heure venue , on se rendit , avec les quatre laquais ,


derrière le Luxembourg , dans un enclos abandonné aux
chèvres . Athos donna une pièce de monnaie au chevrier pour

qu'il s'écartât . Les laquais furent chargés de faire sentinelle .


Bientôt une troupe silencieuse s'approcha du même enclos ,
y pénétra et joignit les mousquetaires ; puis , selon les habi-

tudes d'outre-mer, les présentations eurent lieu .

Les Anglais étaient tous gens de la plus haute qualité , les


noms bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un

sujet non seulement de surprise , mais encore d'inquiétude .


11. 1

1
9 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Mais avec tout cela, dit lord Winter quand les trois

amis eurent été nommés, nous ne savons pas qui vous êtes ,

et nous ne nous battrons pas avec des noms pareils ; ce sont

des noms de bergers , cela .


- Aussi , comme vous le supposez bien , milord , ce sont de

faux noms , dit Athos .


Ce qui ne nous donne qu'un plus grand désir de con-

naître les noms véritables , répondit l'Anglais .


Vous avez bien joué contre nous sans savoir nos noms ,

dit Athos , à telles enseignes que vous nous avez gagné nos
deux chevaux ?

C'est vrai , mais nous ne risquions que nos pistoles ; cette


fois nous risquons notre sang : on joue avec tout le monde , on

ne se bat qu'avec des égaux .

C'est juste dit Athos .


Et il prit celui des quatre Anglais avec lequel il devait se
battre et lui dit son nom tout bas .

Porthos et Aramis en firent autant.


Cela vous suffit-il , dit Athos à son adversaire , et me

trouvez-vous assez grand seigneur pour me faire la grâce de

croiser l'épée avec moi ?


- Oui , monsieur , dit l'Anglais en s'inclinant .

Eh bien ! maintenant, voulez-vous que je vous dise une


chose ? reprit froidement Athos .

Laquelle ? demanda l'Anglais .

- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que
je me fisse connaître .
Pourquoi cela?

Parce qu'on me croit mort , que j'ai des raisons particu-

lières pour désirer qu'on ne sache pas que je vis , et que je vais

être obligé de vous tuer , pour que mon secret ne coure pas
les champs .

r
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 3

L'Anglais regarda Athos , croyant que celui- ci plaisantait ;

mais Athos ne plaisantait pas le moins du monde .


Messieurs , dit Athos en s'adressant à la fois à ses com-

pagnons et à leurs adversaires , y sommes-nous ?

Oui, répondirent tout d'une voix Anglais et Français .


Alors , en garde ! dit Athos .

Et aussitôt huit épées brillèrent aux rayons du soleil cou-


chant , et le combat commença avec un acharnement bien
.
naturel entre gens deux fois ennemis .

Athos s'escrimait avec autant de calme et de méthode que


s'il eût été dans une salle d'armes .

Porthos, corrigé sans doute de sa trop grande confiance par

son aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de


prudence .

Aramis , qui avait le troisième chant de son poème à finir ,


se dépêchait en homme très pressé .
Athos , le premier , tua son adversaire il ne lui avait

porté qu'un coup ; mais , comme il l'en avait prévenu , le coup


avait été mortel , l'épée lui traversa le cœur .
Porthos , le second , étendit le sien sur l'herbe : il lui avait

percé la cuisse . Alors , comme l'Anglais , sans faire plus longue

résistance , lui avait rendu son épée , Porthos le prit dans ses
bras et le porta dans son carrosse .

Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'après avoir


rompu une cinquantaine de pas il finit par prendre la fuite à

toutes jambes et disparut aux huées des laquais .

Quant à d'Artagnan , il avait joué purement et simplement


un jeu défensif ; puis , lorsqu'il avait vu son adversaire bien
fatigué, il lui avait, d'une vigoureuse flanconade , fait sauter son

épée . Le baron , se voyant désarmé, fit deux ou trois pas en

arrière ; mais , dans ce moment , son pied glissa , et il tomba à


la renverse .
LES TROIS MOUSQUETAIRES

D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'épée
à la gorge :
— Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il à l'Anglais ,
et vous êtes bien entre mes mains ,

mais je vous donne la vie pour l'amour


de votre sœur.

D'Artagnan était

au comble de la joie ;
il venait de réaliser le

MarnieIploit

plan qu'il avait arrêté d'avance , et dont le développement


avait fait éclore sur son visage les sourires dont nous

avons parlé .

L'Anglais , enchanté d'avoir affaire à un gentilhomme d'aussi

bonne composition , serra d'Artagnan entre ses bras , fit mille


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 5

caresses aux trois mousquetaires , et , comme l'adversaire de

Porthos était déjà installé dans la voiture et que celui d'Aramis

avait pris la poudre d'escampette , on ne songea plus qu'au


défunt. 1
Comme Porthos et Aramis le déshabillaient dans l'espé-

rance que sa blessure n'était pas mortelle , une grosse bourse


s'échappa de sa ceinture . D'Artagnan la ramassa et la tendit à

lord Winter :
Et que diable voulez- vous que je fasse de cela ? dit

l'Anglais .
Vous la rendrez à sa famille , dit d'Artagnan .
Sa famille se soucie bien de cette misère : elle hérite

de quinze mille louis de rente ; gardez cette bourse pour vos

laquais .
D'Artagnan mit la bourse dans sa poche .

- Et maintenant , mon jeune ami , car vous me permettrez ,


je l'espère , de vous donner ce nom, dit lord Winter, dès ce

soir, si vous le voulez bien , je vous présenterai à ma sœur ,


lady Clarick ; car je veux qu'elle vous prenne à son tour dans
ses bonnes grâces , et, comme elle n'est point tout à fait mal
en cour, peut-être dans l'avenir un mot dit par elle ne vous

serait-il point inutile .


D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assen-
timent .

Pendant ce temps , Athos s'était approché de d'Artagnan .


Que comptez-vous faire de cette bourse? lui dit- il tout
bas à l'oreille .

Mais je comptais vous la remettre , mon cher Athos .

A moi ? et pourquoi cela?


Dame , vous l'avez tué : ce sont les dépouilles opimes .

Moi , hériter d'un ennemi ! dit Athos , pour qui donc me


prenez-vous?
6 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

C'est l'habitude à la guerre , dit d'Artagnan ; pourquoi ne

serait- ce pas l'habitude dans un duel ?

Même sur le champ de bataille , dit Athos , je n'ai jamais


fait cela .

Porthos leva les épaules . Aramis , d'un mouvement de lèvres


approuva Athos .

Alors , dit d'Artagnan , donnons cet argent aux laquais ,


comme lord Winter nous a dit de le faire .

- Oui , dit Athos , donnons cette bourse , non à nos laquais ,


mais aux laquais anglais .

Athos prit la bourse , et la jeta dans la main du cocher :


Pour vous et vos camarades .

Cette grandeur de manières dans un homme entièrement


dénué frappa Porthos lui-même, et cette générosité française ,

redite par lord Winter et son ami , eut partout un grand


succès, excepté auprès de MM . Grimaud, Mousqueton , Planchet
et Bazin .

Lord Winter, en quittant d'Artagnan , lui donna l'adresse

de sa sœur ; elle demeurait Place Royale , qui était alors le

quartier à la mode , au numéro 6. D'ailleurs , il s'engageait à


le venir prendre pour le présenter . D'Artagnan lui donna
rendez-vous à huit heures chez Athos .

Cette présentation à milady occupait fort la tête de notre

Gascon . Il se rappelait de quelle façon étrange cette femme


avait été mêlée jusque -là dans sa destinée . Selon sa convic-

tion , c'était quelque créature du cardinal , et cependant il se


sentait invinciblement entraîné vers elle par un de ces senti-

ments dont on ne se rend pas compte . Sa seule crainte était que


milady ne reconnùt en lui l'homme de Meung et de Douvres .

Alors , elle savait qu'il était des amis de M. de Tréville , et par


conséquent qu'il appartenait corps et âme au roi , ce qui , dès

lors , lui faisait perdre une partie de ses avantages , puisque ,


LES TROIS MOUSQUETAIRES .

connu de milady comme il la connaissait, il jouait avec elle à


jeu égal . Quant à ce commencement d'intrigue entre elle et
le comte de Wardes , notre présomptueux ne s'en préoccupait

que médiocrement , bien que le marquis fùt jeune , beau , riche


et fort avant dans la faveur du cardinal . Ce n'est pas pour rien

que l'on a vingt ans , et surtout que l'on est né à Tarbes .


D'Artagnan commença par aller faire chez lui une toilette

flamboyante ; puis il s'en revint chez Athos , et , selon son habi-


tude , lui raconta tout . Athos écouta ses projets ; puis il secoua la

tête , et lui recommanda la prudence avec une sorte d'amertume .


- Quoi ! lui dit-il , vous venez de perdre
une femme que
vous disiez bonne , charmante , parfaite , et voilà que vous courez

déjà après une autre !

D'Artagnan sentit la vérité du reproche .


J'aimais madame Bonacieux avec le cœur , tandis que

j'aime milady avec la tête , dit-il ; en me faisant conduire chez elle ,

je cherche surtout à m'éclairer sur le rôle qu'elle joue à la cour.

Le rôle qu'elle joue , pardieu ! il n'est pas difficile à devi-


ner d'après tout ce que vous m'avez dit . C'est quelque émis-

saire du cardinal : une femme qui vous attirera dans un piège ,


où vous laisserez votre tête tout bonnement .

Diable ! mon cher Athos , vous voyez les choses bien en


noir , ce me semble .

Mon cher, je me défie des femmes ; que voulez- vous ! je


suis payé pour cela , et surtout des femmes blondes . Milady est
blonde , m'avez-vous dit?

Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir .


Ah ! mon pauvre d'Artagnan ! fit Athos .

Écoutez , je veux m'éclairer ; puis , quand je saurai ce


que je désire savoir , je m'éloignerai .
Éclairez-vous , dit flegmatiquement Athos .

Lord Winter arriva à l'heure dite , mais Athos , prévenu


S
8 LES TROIS MOUSQUETAIRE .

à temps , passa dans la seconde pièce . L'Anglais trouva donc

d'Artagnan seul , et , comme il était près de huit heures , il

emmena le jeune homme .


Un élégant carrosse attendait en bas , attelé de deux
excellents chevaux ; en un instant on fut Place Royale .

Milady Clarick reçut gravement d'Artagnan . Son hôtel était

d'une somptuosité remarquable ; et , bien que la plupart des

Anglais , chassés par la guerre , quittassent la France , ou

fussent sur le point de la quitter, milady venait de faire faire


chez elle de nouvelles dépenses ce qui prouvait que la

mesure générale qui renvoyait les Anglais ne la regardait pas .


― Vous voyez
, dit lord Winter en présentant d'Artagnan

à sa sœur , un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie, entre ses


mains , et n'a point voulu abuser de ses avantages , quoique

nous fussions doublement ennemis , puisque c'est moi qui l'ai

insulté , et que je suis Anglais . Remerciez-le donc , madame , si


vous avez quelque amitié pour moi .

Milady fronça légèrement le sourcil ; un nuage à peine


visible passa sur son front, et un sourire tellement étrange

apparut sur ses lèvres , que le jeune homme , qui vit cette triple
nuance , en eut comme un frisson .

Le frère ne vit rien ; il s'était retourné pour jouer avec le


singe favori de milady, qui l'avait tiré par son pourpoint .

Soyez le bienvenu , monsieur, dit milady d'une voix
dont la douceur singulière contrastait avec les symptômes de

mauvaise humeur que venait de remarquer d'Artagnan , vous


avez acquis aujourd'hui des droits éternels à ma reconnais-
sance .

L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans


omettre un détail . Milady l'écouta avec la plus grande attention ;

cependant on voyait facilement , quelque effort qu'elle fit pour


cacher ses impressions , que ce récit ne lui était point agréable .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 9

Le sang lui montait à la tête , et son pied s'agitait impatiemment


sous sa robe .

Lord Winter ne s'aperçut de rien . Puis , lorsqu'il eut fini ,


il s'approcha d'une table
où étaient servis sur un

HUYST

plateau une bouteille de vin d'Espagne et des verres . Il emplit


deux verres et d'un signe invita d'Artagnan à boire .

D'Artagnan savait que c'était fort désobliger un Anglais que


de refuser de toaster avec lui . Il s'approcha donc de la table ,

et prit le second verre . Cependant il n'avait point perdu de vue


II. 2
10 MOUSQUETAIRES .
LES TROIS MOUSQUE
1

milady , et dans la glace il s'aperçut du changement qui venait

de s'opérer sur son visage . Maintenant qu'elle croyait n'être


plus regardée , un sentiment qui ressemblait à de la férocité
animait sa physionomie . Elle mordait son mouchoir à belles
dents .

Cette jolie petite soubrette que d'Artagnan avait déjà remar-

quée entra alors ; elle dit en anglais quelques mots à lord

Winter , qui demanda aussitôt à d'Artagnan la permission de se


retirer , s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait , et

chargeant sa sœur d'obtenir son pardon .
D'Artagnan échangea une poignée de main avec lord Winter

et revint près de milady. Son visage , avec une mobilité sur-

prenante , avait repris une expression gracieuse .

La conversation prit une tournure enjouée . Elle raconta


que lord Winter n'était que son beau-frère et non son frère :

elle avait épousé un cadet de famille qui l'avait laissée veuve


avec un enfant . Cet enfant était le seul héritier de lørd Winter ,

si lord Winter ne se remariait point . Tout cela laissait voir

à d'Artagnan un voile qui enveloppait quelque chose , mais il


ne voyait pas encore sous ce voile .
Au reste , au bout d'une demi-heure de conversation , d'Ar-

tagnan était convaincu que milady était sa compatriote elle


parlait le français avec une pureté et une élégance qui ne lais-
saient aucun doute à cet égard . Il se répandit en propos galants

et en protestations de dévouement . A toutes les fadaises qui


échappèrent à notre Gascon , milady sourit avec bienveillance .
L'heure de se retirer arriva . D'Artagnan prit congé de milady

et sortit du salon le plus heureux des hommes .


Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette , laquelle le

frôla doucement en passant , et, tout en rougissant jusqu'aux

yeux , lui demanda pardon de l'avoir touché , d'une voix si

douce , que le pardon lui fut accordé à l'instant même .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 11

D'Artagnan revint le lendemain et fut reçu encore mieux

que la veille . Lord Winter n'y était point, et ce fut milady

qui lui fit cette fois tous les honneurs de la soirée . Elle parut
prendre un grand intérêt à lui , lui demanda d'où il était , quels

étaient ses amis , et s'il n'avait pas pensé quelquefois à s'atta-


cher au service de M. le cardinal.

D'Artagnan, qui , comme on le sait , était fort prudent pour

un garçon de vingt ans, se souvint alors de ses soupçons sur

milady ; il lui fit un grand éloge de Son Éminence , lui dit qu'il

n'eût point manqué d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu


d'entrer dans les gardes du roi , s'il eût connu par exemple
M. de Cavois au lieu de connaître M. de Tréville .

Milady changea de conversation sans affectation aucune , et

demanda à d'Artagnan de la façon la plus négligée du monde.


s'il n'avait jamais été en Angleterre .
D'Artagnan répondit qu'il y avait été envoyé par M. de Tré-
ville pour traiter d'une remonte de chevaux , et qu'il en avait

même ramené quatre comme échantillon .

A la même heure que la veille d'Artagnan se retira . Dans

le corridor il rencontra encore la jolie Ketty ; c'était le nom de


la soubrette . Celle- ci le regarda avec une expression de bien-

veillance à laquelle il n'y avait point à se tromper . Mais d'Ar-

tagnan était si préoccupé de la maîtresse , qu'il ne remarquait


absolument que ce qui venait d'elle .
D'Artagnan revint chez milady le lendemain et le surlende- .❤

main , et chaque soir milady lui fit un accueil plus gracieux .


Chaque soir , soit dans l'antichambre, soit dans le corridor ,

soit sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette .


Mais , comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune

attention à cette persistance de la pauvre Ketty.


12 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

II

UN DINER DE PROCUREUR

Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle


brillant ne lui avait pas fait oublier le dîner de sa procureuse .

Le lendemain , vers une heure , il se fit donner le dernier coup de

brosse par Mousqueton , et s'achemina vers la rue aux Ours


du pas d'un homme qui est en double bonne fortune .

Son cœur battait , mais ce n'était pas , comme celui de d'Ar-


tagnan , d'un jeune et impatient amour . Non , un intérêt plus
matériel lui fouettait le sang ; il allait enfin franchir ce seuil

mystérieux , gravir cet escalier inconnu qu'avaient monté un


à un les vieux écus de maître Coquenard .

Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois l'image

avait hanté ses rêves ; bahut de forme longue et profonde ,

cadenassé , verrouillé , scellé au sol ; bahut dont il avait si sou-

vent entendu parler, et que les mains un peu sèches , il est

vrai , mais non pas sans élégance de la procureuse allaient


ouvrir à ses regards admirateurs .

Et puis lui , l'homme errant sur la terre , l'homme sans


fortune, l'homme sans famille , le soldat habitué aux auberges ,

- aux cabarets , aux tavernes , aux posadas , le gourmet forcé


pour la plupart du temps de s'en tenir aux lippées de ren-

contre , il allait tâter des repas de ménage , savourer un intérieur

confortable , et se laisser donner ces petits soins , qui , plus on


est dur , plus ils plaisent , comme disent les vieux soudards .

Venir en qualité de cousin s'asseoir tous les jours à une


bonne table , dérider le front jaune et plissé du vieux procu-

reur , plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 13

la bassette , le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines


pratiques, et en leur gagnant par manière d'honoraires , pour

la leçon qu'il leur donnerait en une heure , leurs économies


d'un mois , tout cela souriait énormément à Porthos .

Le mousquetaire se retraçait bien de ci , de là , les mauvais

propos qui couraient dès ce temps-là sur les procureurs et qui


leur ont survécu la lésine , la rognure , les jours de jeûne ;

mais comme , après tout, sauf quelques accès d'économie que


Porthos avait toujours trouvés fort intempestifs , il avait vu la
procureuse assez libérale , pour une procureuse , bien entendu ,

il espéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur .

Cependant , à la porte , le mousquetaire eut quelques doutes ;


l'abord n'était point fait pour engager les gens allée puante et
noire , escalier mal éclairé par des barreaux au travers desquels

filtrait le jour pris d'une cour voisine ; au premier , une porte


basse et ferrée d'énormes clous comme la porte principale du
Grand-Châtelet.

Porthos heurta du doigt ; un grand clerc pâle et , enfoui sous


une forêt vierge de cheveux , vint ouvrir et salua de l'air d'un

homme forcé de respecter à la fois dans un autre la haute taille

qui indique la force , l'habit militaire qui indique l'état , et la


mine vermeille qui indique l'habitude de bien vivre .

Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plus


grand derrière le second , saute -ruisseau de douze ans derrière
le troisième .

En tout, trois clercs et demi ; ce qui , pour le temps , annon-


çait une étude des plus achalandées .

Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu'à une heure ,

depuis midi la procureuse avait l'œil au guet et comptait sur le

cœur et peut-être aussi sur l'estomac de son amant pour lui


faire devancer l'heure .

Madame Coquenard arriva donc par la porte de l'apparte-


14 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ment, presque en même temps que son convive arrivait par la

porte de l'escalier, et l'apparition de la digne dame le tira d'un

grand embarras . Les clercs avaient l'œil curieux , et lui , ne


sachant trop que dire à cette gamme ascendante et descen-

dante , demeurait la langue muette .


- C'est mon cousin , s'écria la pro-

cureuse ; entrez donc, entrez


donc , monsieur Porthos .
Le nom de Porthos

QUENARD fit son effet sur les


EUR
clercs , qui se mirent
à rire ; mais Porthos

se retourna , et tous

les visages rentré-


rent dans leur gra-

vité .
On arriva dans

le cabinet du pro-

cureur après avoir


traversé l'anticham-
bre où étaient les

clercs , et l'étude où

ils auraient dû être :

cette dernière chambre était une sorte de salle noire et meu-

blée de paperasses . En sortant de l'étude on laissa la cuisine

à droite , et l'on entra dans la salle de réception .

Toutes ces pièces qui se commandaient n'inspirèrent point


à Porthos de bonnes idées . Les paroles devaient s'entendre de

loin par toutes ces portes ouvertes ; puis , en passant , il avait

jeté un regard rapide et investigateur sur la cuisine , et il


s'avouait à lui- même , à la honte de la procureuse , et à son

grand regret, à lui , qu'il n'y avait pas vu ce feu , cette animation ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 15

ce mouvement qui , au moment d'un bon repas , règnent ordi-


nairement dans ce sanctuaire de la gourmandise .

Le procureur avait sans doute été prévenu de cette visite ,

car il ne témoigna aucune surprise à la vue de Porthos , qui


s'avança jusqu'à lui d'un air assez dégagé et le salua courtoi-
sement.

-Nous sommes cousins, à ce qu'il paraît, monsieur Por-


thos ? dit le procureur en se soulevant à la force des bras dans
son fauteuil de canne .

Le vieillard, enveloppé d'un grand pourpoint noir où se


perdait son corps fluet, était vert et sec ; ses petits yeux gris
brillaient comme des escarboucles , et semblaient, avec sa

bouche grimaçante , la seule partie de son visage où la vie fût

demeurée . Malheureusement les jambes commençaient à refu-


ser le service à toute cette machine osseuse ; depuis cinq ou
six mois que cet affaiblissement s'était fait sentir , le digne pro-

cureur était à peu près devenu l'esclave de sa femme.

Le cousin fut accepté avec résignation , voilà tout . Maître


Coquenard ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos .
Oui , monsieur , nous sommes cousins , dit sans se

démonter Porthos , qui , d'ailleurs , n'avait jamais compté être


reçu par le mari avec enthousiasme .

Par les femmes , je crois ? dit malicieusement le pro-


cureur .

Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une

naïveté dont il rit dans sa grosse moustache . Madame Coque-


nard, qui savait que le procureur naïf était une variété fort

rare dans l'espèce , sourit un peu et rougit beaucoup .


Maître Coquenard avait, dès l'arrivée de Porthos , jeté les
yeux avec inquiétude sur une grande armoire placée en face

de son bureau de chêne . Porthos comprit que cette armoire ,


quoiqu'elle ne répondit point par la forme à celle qu'il avait

j
16 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

vue dans ses songes, devait être le bienheureux bahut , et

il s'applaudit de ce que la réalité avait six pieds de plus en

hauteur que le rève .


Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations

généalogiques , mais en ramenant son regard inquiet de l'ar-


moire sur Porthos , il se contenta de dire
- Monsieur notre cousin , avant son départ pour la cam-

pagne , nous fera bien la grâce de dîner une fois avec nous ,

n'est-ce pas , madame Coquenard ?


Cette fois , Porthos reçut le coup en plein estomac et le

sentit ; il paraît que madame Coquenard n'y fut pas insensible ,


car elle ajouta :
-
Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le trai-
tons mal ; mais , dans le cas contraire , il a trop peu de temps

à passer à Paris , et par conséquent à nous voir , pour que nous

ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut


}
disposer jusqu'à son départ.
Oh ! mes jambes , mes pauvres jambes ! où êtes-vous ?

murmura Coquenard .
Et il essaya de sourire .

Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était

attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mous-


quetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse .

Bientôt l'heure du dîner arriva . On passa dans la salle


à manger, grande pièce noire qui était située en face de la
cuisine .

Les clercs , qui , à ce qu'il paraît , avaient senti dans la mai-


son des parfums inaccoutumés , étaient d'une exactitude mili-

taire , et tenaient en main leurs tabourets , tout prêts qu'ils

étaient à s'asseoir . On les voyait d'avance remuer les mâchoires


avec des dispositions effrayantes .
-
Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 17

trois affamés car le saute- ruisseau n'était pas , comme on le


pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu !

à la place de mon cousin je ne garderais pas de pareils


gourmands . On dirait des naufragés qui n'ont pas mangé depuis
six semaines .

Maître Coquenard entra , poussé sur son fauteuil à roulettes

par madame Coquenard ,


à qui Porthos , à son tour,
vint en aide, pour rouler

son mari jusqu'à la


table .

A peine entré ,
il remua le nez
et les mâchoires

à l'exemple de ses
clercs .
-Oh ! oh ! dit- il ,

voici un potage qui

est engageant !
— Que diable

sentent- ils donc


C
Maurice de si extraordinaire
dans ce potage ?

dit Porthos à l'aspect d'un bouillon pâle , abondant , mais

parfaitement aveugle , et sur lequel quelques croûtes nageaient

rares comme les îles d'un archipel .


Madame Coquenard sourit , et , sur un signe d'elle , tout le
monde s'assit avec empressement .

Maître Coquenard fut le premier servi , puis Porthos ; ensuite


madame Coquenard emplit son assiette , et distribua les croûtes
sans bouillon aux clercs impatients .

En ce moment la porte de la salle à manger s'ouvrit d'elle-


II. 3
18 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

même en criant , et Porthos , à travers les battants entre -bâillés

aperçut le petit clerc , qui , ne pouvant prendre part au festin ,


mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle
à manger.

Après le potage la servante apporta une poule bouillie , ma-


gnificence qui fit dilater les paupières des convives de telle

façon qu'elles semblaient prêtes à se fendre .


On voit que vous aimez votre famille , madame Coque-

nard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilà


certes une galanterie que vous faites à votre cousin .

La pauvre poule était maigre et revêtue d'une de ces grosses

peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs


efforts ; il fallait qu'on l'eût cherchée bien longtemps avant de la

trouver sur le perchoir où elle s'était retirée pour mourir de


vieillesse .
(( Diable ! pensa Porthos , voilà qui est fort triste ; je respecte
<<<

la vieillesse , mais j'en fais peu de cas bouillie ou rôtie . »

Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était par-


tagée ; mais tout au contraire de lui , il ne vit que des yeux

flamboyants , qui dévoraient d'avance cette sublime poule ,

objet de ses mépris .


Madame Coquenard tira le plat à elle , détacha adroitement

les deux grandes pattes noires , qu'elle plaça sur l'assiette de


son mari ; trancha le cou , qu'elle mit avec la tête à part pour

elle-même ; leva l'aile pour Porthos , et remit à la servante , qui


venait de l'apporter, l'animal , qui s'en retourna presque intact ,

et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps

d'examiner les variations que le désappointement amène sur


les visages , selon les caractères et les tempéraments de ceux

qui l'éprouvent.

Au lieu de poulet , un plat de fèves fit son entrée , plat

énorme dans lequel quelques os de mouton , qu'on eût pu , au


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 19

premier abord , croire accompagnés de viande , faisaient sem-


blant de se montrer.

Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie , et

les mines lugubres devinrent des visages résignés .


Madame Coquenard distribua ces mets aux jeunes gens avec
la modération d'une bonne ménagère .

Le tour du vin était venu . Maître Coquenard versa d'une


bouteille de grès

fort exiguë le tiers

C furot

d'un verre à chacun des jeunes gens , s'en versa à lui - même

dans des proportions à peu près égales , et la bouteille passa


aussitôt du côté de Porthos et de madame Coquenard .

Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin , puis ,

lorsqu'ils avaient bu la moitié du verre , ils le remplissaient


encore , et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait à la
fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis

était passée à celle de la topaze brûlée .


Porthos mangea timidement son aile de poule , et frémit
20 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

lorsqu'il sentit sous la table le genou de la procureuse qui


venait trouver le sien . Il but aussi un demi-verre de ce vin fort
ménagé , et qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil , la

terreur des palais exercés .


Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
Mangerez -vous bien de ces fèves , mon cousin Porthos ?

dit madame Coquenard de ce ton qui veut dire : « Croyez- moi ,


n'en mangez pas . »
-
Du diable si j'en goûte ! ... murmura tout bas Porthos .
Puis tout haut :
-
Merci , ma cousine , dit-il , je n'ai plus faim.

Il se fit un silence Porthos ne savait quelle contenance


prendre . Le procureur répéta plusieurs fois :

Ah ! madame Coquenard ! je vous en fais mon com-


pliment, votre diner était un véritable festin ; Dieu ! ai -je
mangé !

Maître Coquenard avait mangé son potage , les pattes noires

de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de


viande .

Porthos crut qu'on le mystifiait , et commença à relever sa

moustache et à froncer le sourcil ; mais le genou de madame

Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience .


Ce silence et cette interruption de service , qui étaient restés

inintelligibles pour Porthos , avaient au contraire une signifi-


cation terrible pour les clercs sur un regard du procureur ,

accompagné d'un sourire de madame Coquenard , ils se levè-

rent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lente-


ment encore , puis ils saluèrent et partirent .
-
Allez , jeunes gens , allez faire la digestion en travaillant,
dit gravement le procureur .

Les clercs partis , madame Coquenard se leva et tira d'un


buffet un morceau de fromage , des confitures de coings et un
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 21

gâteau qu'elle avait fait elle- même avec des amandes et du


miel .

Maître Coquenard fronça le sourcil , parce qu'il voyait trop

de mets ; Porthos regarda si le plat de fèves était encore là ; le


plat de fèves avait disparu .
Festin décidément , s'écria maître Coquenard en s'agitant

sur sa chaise , véritable festin , epulæ epularum ; Lucullus dîne


chez Lucullus .

Porthos regarda la bouteille qui était près de lui , et il


espéra qu'avec du vin , du pain et du fromage il dinerait ; mais

le vin manquait , la bouteille était vide ; monsieur et madame

Coquenard n'eurent point l'air de s'en apercevoir .


C'est bien, se dit Porthos à lui-même , me voilà prévenu .
II passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures , et

s'englua les dents dans la pâte collante de madame Coque-


nard.

Maintenant, dit- il , le sacrifice est consommé . Ah ! si je


n'avais pas l'espoir de regarder avec madame Coquenard dans
l'armoire de son mari !

Maître Coquenard , après les délices d'un pareil repas , qu'il


appelait un excès , éprouva le besoin de faire sa sieste . Porthos
espérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la

localité même ; mais le procureur maudit ne voulut entendre à


rien ; il fallut le conduire dans sa chambre , et il cria tant qu'il

ne fut pas devant son armoire , sur le rebord de laquelle , pour

plus de précaution encore , il posa ses pieds .


La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine ,

et l'on commença de poser les bases de la réconciliation .

Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine , dit


madame Coquenard .

Merci , dit Porthos , je n'aime pas à abuser ; d'ailleurs , il


faut que je songe à cet équipement .
22 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

C'est vrai , dit la procureuse en gémissant ... c'est ce


malheureux équipement .

Hélas ! oui , dit Porthos , c'est lui .

Mais de quoi donc se compose l'équipement de votre


corps , monsieur Porthos ?

Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires ,

comme vous savez , sont soldats d'élite , et il leur faut beaucoup

d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses .


Mais encore , détaillez-le -moi .
-
Mais cela peut aller à ….. dit Porthos , qui aimait mieux
discuter le total que le menu .

La procureuse attendait frémissante .

A combien ? dit-elle , j'espère bien que cela ne passe point..

Elle s'arrêta , la parole lui manquait .


Oh! non, dit Porthos , cela ne passe point deux mille cinq

cents livres ; je crois même qu'en y mettant de l'économie ,


avec deux mille livres je m'en tirerai .
Bon Dieu, deux mille livres ! s'écria-t-elle , mais c'est une
fortune .

Porthos fit une grimace des plus significatives , madame

Coquenard la comprit.
Je demande le détail , dit- elle , parce qu'ayant beaucoup

de parents et de pratiques dans le commerce , je serais presque


sûre d'obtenir les choses à cent pour cent au-dessous du prix
où vous les payeriez vous -même .
- Ah ! ah ! fit Porthos , si c'est cela que vous avez voulu
dire !
-
Oui , cher monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut- il pas
d'abord un cheval?
― Oui , un cheval.

Eh bien ! justement j'ai votre affaire .


Ah ! dit Porthos rayonnant , voilà donc qui va bien quant
!

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 23

à mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet,


qui se compose d'objets qu'un mousquetaire peut seul acheter ,

et qui ne montera pas , d'ailleurs , à plus de trois cents livres .


Trois cents livres alors mettons trois cents livres , dit

la procureuse avec un soupir .

Porthos sourit on se souvient qu'il avait la selle qui lui


venait de Buckingham, c'était donc trois cents livres qu'il

comptait mettre sournoisement dans sa poche .


-
Puis , continua-t- il , il y a le cheval de mon laquais et

ma valise ; quant aux armes , il est inutile que vous vous en


préoccupiez , je les ai .

Un cheval pour votre laquais ? reprit en hésitant la pro-


cureuse ; mais c'est bien grand seigneur, mon ami .
Eh , madame ! dit fièrement Porthos , est-ce que je suis un

croquant, par hasard ?

Non ; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait


quelquefois aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble

qu'en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton …..


Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison , j'ai

vu de très grands seigneurs espagnols dont toute la suite était


à mulets . Mais alors , vous comprenez , madame Coquenard , un
mulet avec des panaches et des grelots ?

Soyez tranquille , dit la procureuse .

Reste la valise , reprit Porthos .


Oh ! que cela ne vous inquiète point, s'écria madame

Coquenard mon mari a cinq ou six valises , vous choisirez la

meilleure ; il y en a une surtout qu'il affectionnait dans ses


voyages , et qui est grande à tenir un monde .

Elle est donc vide , votre valise? demanda naïvement


Porthos .

Assurément qu'elle est vide , répondit naïvement de son


côté la procureuse .
24 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-
Ah ! mais la valise dont j'ai besoin , s'écria Porthos , est
une valise bien garnie , ma chère .

Madame Coquenard poussa de nouveaux soupirs . Molière


n'avait pas encore écrit sa scène de l'Avare. Madame Coque-
nard a donc le pas sur Harpagon .

Enfin le reste de l'équipement fut successivement débattu


de la même manière ; et le résultat de la séance fut que la pro-

cureuse donnerait huit cents livres en argent, et fournirait le

cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter à la gloire


Porthos et Mousqueton .

Ces conditions arrêtées , Porthos prit congé de madame


Coquenard . Celle - ci voulait bien le retenir en lui faisant les
doux yeux ; mais Porthos prétexta les exigences du service , et
il fallut que la procureuse cédât le pas au roi .

Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim atroce et de


fort mauvaise humeur .

III

SOUBRETTE ET MAITRESSE

Cependant, comme nous l'avons dit , malgré les cris de sa

conscience et les sages conseils d'Athos , d'Artagnan devenait


d'heure en heure plus amoureux de milady ; aussi ne manquait-

il pas tous les jours d'aller lui faire une cour à laquelle l'aven-
tureux Gascon était convaincu qu'elle ne pouvait , tôt ou tard ,

manquer de répondre .

Un soir qu'il arrivait le nez au vent , léger comme un homme

qui attend une pluie d'or , il rencontra la soubrette sous la

porte cochère ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 25

point de le toucher en passant, elle lui prit tout doucement la


main .

Bon ! fit d'Artagnan , elle est chargée de quelque message

pour moi de la part de sa maîtresse ; elle va m'assigner quel-


que rendez -vous qu'on n'aura pas osé me donner de vive voix .

Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il


(
put prendre .
Je voudrais bien vous dire deux mots , monsieur le che-
valier... balbutia la soubrette .

Parle , mon enfant, parle , dit d'Artagnan , j'écoute .

Ici , impossible ce que j'ai à vous dire est trop long


et surtout trop secret. 1
- Eh bien ! mais comment faire alors ?

Si monsieur le chevalier voulait me suivre , dit timide-


ment Ketty.
- Où tu voudras .
- Alors , venez .

Et Ketty, qui n'avait point làché la main de d'Artagnan ,


l'entraîna par un petit escalier sombre et tournant et, après lui

avoir fait monter une quinzaine de marches , ouvrit une porte .


Entrez , monsieur le chevalier , dit-elle , ici nous serons
seuls et nous pourrons causer .

Et quelle est donc cette chambre , ma belle enfant ?


demanda d'Artagnan .

C'est la mienne , monsieur le chevalier ; elle communique

avec celle de ma maîtresse par cette porte . Mais soyez tranquille ,

elle ne pourra entendre ce que nous dirons ; jamais elle ne se


couche avant minuit .

D'Artagnan jeta un coup d'œil autour de lui . La petite


chambre était charmante de goût et de propreté ; mais , malgré

lui , ses yeux se fixèrent sur cette porte que Ketty lui avait dit
conduire à la chambre de milady.
II. 4
26 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Ketty devina ce qui se passait dans l'esprit du jeune homme ,


et poussa un soupir .
Vous aimez donc bien ma maîtresse , monsieur le che-
valier ! dit- elle .

Oh ! plus que je ne puis dire ! Ketty, j'en suis fou !

Ketty poussa un second soupir .


Hélas ! monsieur , dit- elle , c'est bien dommage !
Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ? demanda

d'Artagnan .

C'est que , monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous


aime pas du tout.

Hein ! fit d'Artagnan , t'aurait- elle chargée de me le dire ?

-Oh ! non pas , monsieur ! mais c'est moi qui , par intérêt
pour vous , ai pris la résolution de vous le dire .

Merci , ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement ,

car la confidence , tu en conviendras , n'est point agréable .


- C'est-à -dire que vous ne croyez point à ce que je vous ai
dit , n'est- ce pas?

-On a toujours peine à croire de pareilles choses , ne fût- ce


que par amour-propre.
Done, vous ne me croyez pas?

- J'avoue que jusqu'à ce que tu daignes me donner quelque


preuve de ce que tu avances...
Que dites-vous de celle- ci ?

Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet .


Pour moi? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la
lettre .

Non , pour un autre .


Pour un autre ?
- Oui..

Son nom , son nom ! s'écria d'Artagnan .


- Voyez l'adresse .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 27

M. le comte de Wardes .
Le souvenir de la scène de Saint-Germain se présenta aus-

sitôt à l'esprit du présomptueux Gascon ; par un mouvement

rapide comme la pensée , il

déchira l'enveloppe malgré le


cri que poussa Ketty en voyant

ce qu'il allait faire , ou plutôt


ce qu'il faisait .
Oh ! mon Dieu !

monsieur le chevalier ,

dit-elle , que faites vous ?


-Moi , rien ! dit d'Ar-

tagnan , et il lut : « Vous

n'avez pas répondu


à mon premier bil-
let ; êtes-vous donc

souffrant , ou bien
auriez -vous oublié

quels yeux vous


me fites au bal de

madame de Guise ?

Voici l'occasion ,
comte ! ne la lais-

sez pas échapper. >>

D'Artagnan pâlit .
Pauvre cher

monsieur d'Artagnan ! dit

Ketty d'une voix pleine de


compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme .

Tu me plains , bonne petite ! dit d'Artagnan .


— Oh ! oui, de tout mon cœur ! car je sais ce que c'est que

l'amour , moi !
28 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Tu sais ce que c'est que l'amour ? dit d'Artagnan la


regardant pour la première fois avec une certaine attention .

-Hélas ! oui .

Eh bien ! au Keu de me plaindre , alors , tu ferais bien

mieux de m'aider à me venger de ta maîtresse .


Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer?

Je voudrais triompher d'elle , supplanter mon rival .


Je ne vous aiderai jamais à cela , monsieur le chevalier !

dit vivement Ketty.


Et pourquoi cela ? demanda d'Artagnan .
Pour deux raisons .

- Lesquelles ?
La première , c'est que jamais ma maîtresse ne vous

aimera .
Qu'en sais-tu ?
Vous l'avez blessée au cœur .

Moi ! en quoi puis-je l'avoir blessée , moi qui , depuis que

je la connais , vis à ses pieds comme un esclave ; parle , je t'en

prie.
. - Je n'avouerais jamais cela qu'à l'homme... qui lirait

jusqu'au fond de mon âme !


D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois . La jeune
fille était d'une fraîcheur et d'une beauté que bien des duchesses
eussent achetées de leur couronne .

Ketty, dit- il , je lirai jusqu'au fond de ton âme quand tu
voudras ; qu'à cela ne tienne , ma chère enfant .

Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant


devint rouge comme une cerise .

Oh non ! s'écria Ketty , vous ne m'aimez pas ! c'est ma


maîtresse que vous aimez, vous me l'avez dit tout à l'heure .

Et cela t'empêche-t-il de me faire connaître la seconde


raison ?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 29

La seconde raison , monsieur le chevalier, reprit Ketty

enhardie par le baiser d'abord et ensuite par l'expression des


yeux du jeune homme , c'est qu'en amour chacun pour soi .

Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'œil


languissants de Ketty, ses rencontres dans l'antichambre , sur

l'escalier , dans le corridor, ses frôlements de main chaque fois

qu'elle le rencontrait , et ses soupirs étouffés ; mais , absorbé

par le désir de plaire à la grande dame , il avait dédaigné la


soubrette qui chasse l'aigle ne s'inquiète point du passereau .
Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'œil tout le

parti qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer

d'une façon si naïve ou si effrontée : interceptation des lettres


adressées au comte de Wardes , intelligences dans la place ,
entrée à toute heure dans la chambre de Ketty, contiguë à

celle de sa maîtresse . Le perfide , comme on le voit , sacrifiait

déjà en idée la pauvre fille pour obtenir milady de gré ou de


force .
-
Eh bien ! dit-il à la jeune fille , veux-tu , ma chère Ketty ,
que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?

De quel amour ? demanda la jeune fille .


De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi .
Et quelle est cette preuve ?
Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je

passe ordinairement avec ta maîtresse ?


Oh ! oui , dit Ketty en battant des mains , bien volontiers !

- Eh bien ! ma chère enfant, dit d'Artagnan en s'établissant


} dans un fauteuil , viens çà que je te dise que tu es la plus jolie

soubrette que j'aie jamais vue !


Et il le lui dit tant et si bien que la pauvre enfant , qui ne

demandait pas mieux que de le croire , le crut ... Cependant , au

grand étonnement de d'Artagnan , la jolie Ketty se défendait


avec une certaine résolution .
30 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Le temps passe vite , lorsqu'il se passe en attaques et en


défenses .

Minuit sonna, et l'on entendit presque en même temps


retentir la sonnette dans la chambre de milady.
-
Grand Dieu ! s'écria Ketty, voici ma maîtresse qui m'ap-

pelle ! Partez , partez vite !

D'Artagnan se leva, prit son cha-


peau comme s'il avait l'intention

d'obéir ; puis , ouvrant vive-


ment la porte d'une grande
armoire au lieu

d'ouvrir celle de

l'escalier , il se
blottit dedans au

milieu des robes

et des peignoirs
de milady .

Que faites-
vous done? s'écria

Ketty.

D'Artagnan , qui
d'avance avait pris

la clé, s'enferma
dans son armoire

sans répondre .

Eh bien ! cria milady d'une voix aigre , dormez-vous donc


que vous ne venez pas quand je sonne?

Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrait violemment la porte


de communication .

Me voici , milady, me voici , s'écria Ketty en s'élançant à
la rencontre de sa maîtresse .

Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher, et ,


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 31

comme la porte de communication resta ouverte , d'Artagnan

put entendre quelque temps encore milady gronder sa suivante ;

puis enfin elle s'apaisa , et la conversation tomba sur lui tandis


que Ketty accommodait sa maîtresse .
--
Eh bien ! dit milady , je n'ai pas vu notre Gascon ce soir ?
-Comment , madame , dit Ketty , il n'est pas venu ! Serait- il
volage avant d'être heureux?

Oh non ! il faut qu'il ait été empêché par M. de Tréville ou

par M. des Essarts . Je m'y connais , Ketty , et je le tiens , celui-là .


Qu'en fera madame?

Ce que j'en ferai ! ... Sois tranquille , Ketty, il y a entre


cet homme et moi une chose qu'il ignore ... il a manqué me

faire perdre mon crédit près de Son Éminence ... Oh ! je me


vengerai !
- Je croyais que madame l'aimait ?

Moi , l'aimer ! je le déteste ! Un niais , qui tient la vie de


lord Winter entre ses mains et qui ne le tue pas , et qui me
fait perdre trois cent mille livres de rente !
C'est vrai , dit Ketty, votre fils était le seul héritier de son

oncle , et jusqu'à sa majorité vous auriez eu la jouissance de sa


fortune .

D'Artagnan frissonna jusqu'à la moelle des os en entendant


cette suave créature lui reprocher, avec cette voix stridente

qu'elle avait tant de peine à cacher dans sa conversation , de

n'avoir pas tué un homme qu'il l'avait vu combler d'amitié .


Aussi , continua milady, je me serais déjà vengée sur

lui-même si , je ne sais pourquoi , le cardinal ne m'avait recom-


mandé de le ménager .

Oh oui ! Mais madame n'a point ménagé cette petite

femme qu'il aimait .


Oh ! la mercière de la rue des Fossoyeurs est- ce qu'il

n'a pas déjà oublié qu'elle existait ? La belle vengeance , ma foi !


32 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan : c'était

donc un monstre que cette femme.


Il se remit à écouter , mais malheureusement la toilette.
était finie .

C'est bien, dit milady, rentrez chez vous , et demain


tâchez enfin d'avoir une réponse à cette lettre que je vous ai
donnée .

Pour M. de Wardes ? dit Ketty .

Sans doute, pour M. de Wardes .


En voilà un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'être tout le
contraire de ce pauvre M. d'Artagnan .

Sortez , mademoiselle , dit milady, je n'aime pas les


commentaires .

D'Artagnan entendit la porte qui se refermait , puis le bruit


de deux verrous que mettait milady afin de s'enfermer chez

elle ; de son côté , mais le plus doucement qu'elle put , Ketty


donna à la porte un tour de clef ; d'Artagnan alors poussa la
porte de l'armoire .

O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous ? et comme


vous êtes pâle?
- L'abominable créature ! murmura d'Artagnan .

Silence ! silence ! sortez , dit Ketty ; il n'y a qu'une cloi-

son entre ma chambre et celle de milady, on entend de l'une


tout ce qui se dit dans l'autre !

C'est justement pour cela que je ne sortirai pas , dit


d'Artagnan .
Comment ! fit Ketty en rougissant .

Ou du moins que je sortirai ... plus tard .


Et il attira Ketty à lui ; il n'y avait plus moyen de résister,
la résistance fait tant de bruit ! aussi Ketty céda .

C'était un mouvement de vengeance contre milady . D'Arta-

gnan trouva qu'on avait raison de dire que la vengeance est


LES TROIS MOUSQUETAIRES . -33

le plaisir des dieux . Aussi , avec un peu de cœur , d'Artagnan


se serait- il contenté de cette nouvelle conquête ; mais d'Arta-
gnan n'avait que de l'ambition et de l'orgueil .

Cependant, il faut le dire à sa louange , le premier emploi

qu'il avait fait de son influence sur Ketty avait été d'essayer de
savoir d'elle ce qu'était devenue madame Bonacieux ; mais la

pauvre fille jura sur le crucifix à d'Artagnan qu'elle l'ignorait

complètement, sa maîtresse ne laissant jamais pénétrer que la


moitié de ses secrets ; seulement , elle croyait pouvoir répondre

qu'elle n'était pas morte . Quant à la cause qui avait manqué


faire perdre à milady son crédit près du cardinal , Ketty n'en
savait pas davantage ; mais , cette fois , d'Artagnan était plus

avancé qu'elle comme il avait aperçu milady sur un bâtiment


consigné au moment où lui quittait l'Angleterre, il se doutait

qu'il était sans doute question des ferrets . Mais ce qu'il y avait

de plus clair dans tout cela , c'est que la haine véritable , la


haine profonde , la haine invétérée de milady lui venait de ce
qu'il n'avait pas tué son beau -frère .

D'Artagnan retourna le lendemain chez milady. Milady étant


de fort méchante humeur, d'Artagnan se douta que c'était le

défaut de réponse de M. de Wardes qui l'agaçait ainsi . Ketty

entra ; mais milady la reçut fort durement. Un coup d'œil


qu'elle lança à d'Artagnan voulait dire : « Vous voyez ce que je
souffre pour vous . »

Cependant vers la fin de la soirée , la belle lionne s'adoucit ,

elle écouta en souriant les doux propos de d'Artagnan , elle lui


donna même sa main à baiser.

D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme

c'était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la


tête , tout en continuant sa cour à milady il avait combiné )

un petit plan .

Il trouva Ketty à la porte , et comme la veille il monta chez


II. 5
34 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

elle . Ketty avait été fort grondée , on l'avait accusée de négli-


gence . Milady ne comprenait rien au silence du comte de

Wardes , et elle lui avait ordonné d'entrer chez elle à neuf

heures du matin pour y prendre une troisième lettre .

D'Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez lui


cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce
que voulut son amant : elle était folle .

Les choses se passèrent comme la veille : d'Artagnan s'en-

ferma dans son armoire , milady appela , fit sa toilette , ren-


voya Ketty et referma sa porte . Comme la veille d'Artagnan
ne rentra chez lui qu'à cinq heures du matin .
A onze heures , il vit arriver Ketty ; elle tenait à la main

un nouveau billet de milady. Cette fois , la pauvre enfant


n'essaya même pas de le disputer à d'Artagnan ; elle le laissa

faire ; elle appartenait corps et âme à son beau soldat .

D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :

« Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire

que je vous aime . Prenez garde que je ne vous écrive une qua-
trième pour vous dire que je vous déteste . Si vous vous repentez

de la façon dont vous avez agi avec moi , la jeune fille qui vous
remettra ce billet vous dira de quelle manière un galant homme
peut obtenir son pardon . »>

D'Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet .

Oh ! vous l'aimez toujours ! dit Ketty, qui n'avait pas


détourné un instant les yeux du visage du jeune homme .

Non , Ketty, tu te trompes , je ne l'aime plus ; mais je


veux me venger de ses mépris .
Oui , je connais votre vengeance ; vous me l'avez dite .
Que t'importe , Ketty ! tu sais bien que c'est toi seule que

j'aime .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 35

Comment peut-on savoir cela ?


Par le mépris que je ferai d'elle .

Ketty soupira .
D'Artagnan prit une plume et écrivit :

« Madame, jusqu'ici j'avais douté que ce fût bien à moi que


vos deux premiers billets eussent été adressés , tant je me croyais

indigne d'un pareil honneur ; d'ailleurs j'étais si souffrant, que

j'eusse en tout cas hésité à y répondre .


» Mais aujourd'hui il faut bien que je croie à l'excès de
vos bontés , puisque non seulement votre lettre , mais encore

votre suivante , m'affirment que j'ai le bonheur d'être aimé de


vous .

» Elle n'a pas besoin de me dire de quelle manière un galant


homme peut obtenir son pardon . J'irai donc vous demander le
mien ce soir à onze heures . Tarder d'un jour serait à mes yeux
maintenant, vous faire une nouvelle offense .

que vous avez rendu le plus heureux des hommes .

>> Comte DE WARDES . >>

Ce billet était d'abord un faux , c'était ensuite une indélica-

tesse ; c'était même , au point de vue de nos mœurs actuelles ,

quelque chose comme une infamie ; mais on se ménageait

moins à cette époque qu'on ne le fait aujourd'hui . D'ailleurs


d'Artagnan , par ses propres aveux , savait milady coupable de

trahison à des chefs plus importants , et il n'avait pour elle


qu'une estime fort mince .

L'intention de d'Artagnan était bien simple : par la chambre


de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse ; il profitait du pre-

mier moment de surprise , de honte , de terreur pour triom-


pher d'elle ; peut-être aussi échouerait-il , mais il fallait bien

donner quelque chose au hasard . Dans huit jours la campagne


36 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

s'ouvrait , et il fallait partir d'Artagnan n'avait pas le temps

de filer le parfait amour.



Tiens , dit le jeune homme en remettant à Ketty le billet
tout cacheté , donne cette lettre à milady ; c'est la réponse de
M. de Wardes .

La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait.


de ce que contenait le billet .

Écoute , ma chère enfant ,


lui dit d'Artagnan,

tu comprends qu'il
faut que tout cela
finisse d'une façon

ou de l'autre ; mi-
lady peut découvrir
que tu as remis

le premier bil-
let à mon valet,
au lieu de le re-
mettre au valet du

comte ; que c'est

moi qui ai déca-


cheté les autres qui
devaient être dé-

cachetés par M. de

Wardes ; alors mi-

lady te chasse, et , tu la connais , ce n'est pas une femme à bor-


ner là sa vengeance .

Hélas ! dit Ketty , pour qui me suis - je exposée à tout cela?

Pour moi , je le sais bien , ma toute belle , dit le jeune


homme, aussi je t'en suis bien reconnaissant , je te le jure .

Mais enfin , que contient votre billet ?
- Milady te
le dira .
1

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 37

Ah ! vous ne m'aimez pas ! s'écria Ketty, et je suis bien


malheureuse !

A ce reproche il y a une réponse à laquelle les femmes se

trompent toujours ; d'Artagnan répondit de manière que Ketty


demeurat dans la plus grande erreur .
Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à

remettre cette lettre à milady ; mais enfin elle se décida , c'était

tout ce que voulait d'Artagnan .

D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure

de chez sa maîtresse , et qu'en sortant de chez sa maîtresse il


monterait chez elle .

Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.

IV

OU IL EST TRAITÉ DE L'ÉQUIPEMENT D'ARAMIS

ET DE PORTHOS

Depuis que les quatre amis étaient chacun à la chasse de son

équipement, il n'y avait plus entre eux de réunion arrêtée .

On dînait les uns sans les autres , où l'on se trouvait , ou plu-

tôt où l'on pouvait . Le service , de son côté , prenait aussi sa


part de ce temps précieux , qui s'écoulait si vite . Seulement on

était convenu de se trouver une fois la semaine , vers une

heure , au logis d'Athos , attendu que ce dernier , selon le ser-

ment qu'il avait fait , ne passait plus le seuil de sa porte .


C'était le jour même où Ketty était venue trouver d'Artagnan
chez lui , jour de réunion .

A peine Ketty fut- elle sortie , que d'Artagnan se dirigea vers


la rue Férou .

Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait


38 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

quelques velléités de revenir à la soutane . Athos , selon ses


habitudes , ne le dissuadait ni ne l'encourageait . Athos était pour

qu'on laissât à chacun son libre arbitre . Il ne donnait jamais

de conseils qu'on ne les lui demandât . Encore fallait- il les lui


demander deux fois .

En général , on ne demande de conseils , disait-il , que pour

ne les pas suivre ; ou , si on les a suivis, que pour avoir quel-

qu'un à qui l'on puisse faire le reproche de les avoir donnés .


Porthos arriva un instant après d'Artagnan . Les quatre amis
se trouvaient donc réunis .

Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents :

celui de Porthos la tranquillité , celui de d'Artagnan l'espoir ,


celui d'Aramis l'inquiétude , celui d'Athos l'insouciance .

Au bout d'un instant de conversation dans lequel Porthos

laissa entrevoir qu'une personne haut placée avait bien voulu


se charger de le tirer d'embarras , Mousqueton entra .

Il venait prier Porthos de passer à son logis , où , disait- il d'un

air fort piteux , sa présence était urgente .


Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos .

Oui et non , répondit Mousqueton .

Mais enfin , ne peux-tu dire ?...


Venez , monsieur .

Porthos se leva , salua ses amis et suivit Mousqueton .

Un instant après , Bazin apparut au seuil de la porte .


Que me voulez - vous , mon ami ? dit Aramis avec cette

douceur de langage que l'on remarquait en lui chaque fois que


ses idées le ramenaient vers l'Église .

Un homme attend monsieur à la maison , répondit Bazin .

Un homme ! quel homme?


Un mendiant .

Faites-lui l'aumône , Bazin , et dites-lui de prier pour un

pauvre pécheur .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 39

- Ce mendiant veut à toute force vous parler, et prétend


que vous serez bien aise de le voir .

N'a-t-il rien dit de particulier pour moi?

Si fait. « Si monsieur Aramis , a-t-il dit , hésite' à me venir

trouver , vous lui annoncerez que j'arrive de Tours . »


-
De Tours ? s'écria Aramis ; messieurs , mille pardons , mais

sans doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais .


Et se levant aussitôt , il s'éloigna rapidement.
Restèrent Athos et d'Artagnan .

Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire . Qu'en


pensez-vous, d'Artagnan ? dit Athos .
-
Je sais que Porthos était en bon train , dit d'Artagnan ; et

quant à Aramis , à vrai dire , je n'en ai jamais été sérieusement

inquiet : mais vous , mon cher Athos , vous qui avez si généreu-
sement distribué les pistoles de l'Anglais qui étaient votre bien
légitime , qu'allez-vous faire ?
- Je suis fort content d'avoir tué ce drôle, vu que c'est

pain béni que de tuer un Anglais ; mais si j'avais empoché ses


pistoles , elles me pèseraient comme un remords .
Allons donc , mon cher Athos ! vous avez vraiment des
idées inconcevables .
--
Passons , passons ! Que me disait donc M. de Tréville , qui

me fit l'honneur de me venir voir hier , que vous hantez ces


Anglais suspects que protège le cardinal ?

- C'est-à-dire que je hante une Anglaise , celle dont je vous


ai parlé .

Ah ! oui , la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai

donné des conseils que naturellement vous vous êtes bien gardé
de suivre .

Je vous ai donné mes raisons .

Oui ; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que


vous m'avez dit.
40 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Point du tout ! j'ai acquis la certitude que cette femme


était pour quelque chose dans l'enlèvement de madame Bona-
cieux .
-
Oui , et je comprends ; pour retrouver une femme , vous
faites la cour à une autre : c'est le chemin le plus long , mais le
plus amusant .

D'Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos ; mais

un point l'arrêta Athos était un gentilhomme sévère sur le

point d'honneur , et il y avait, dans tout ce petit plan que notre


amoureux avait arrêté à l'endroit de milady , certaines choses

qui , d'avance , il en était sûr , n'obtiendraient pas l'assentiment


du puritain ; il préféra donc garder le silence , et comme Athos
était l'homme le moins curieux de la terre , les confidences de
d'Artagnan en étaient restées là .

Nous quitterons donc les deux amis , qui n'avaient rien de

bien important à se dire , pour suivre Aramis .

A cette nouvelle , que l'homme qui voulait lui parler arrivait

de Tours , nous avons vu avec quelle rapidité le jeune homme


avait suivi ou plutôt devancé Bazin ; il ne fit donc qu'un saut de
la rue Férou à la rue de Vaugirard .

En entrant chez lui , il trouva effectivement un homme de


petite taille , aux yeux intelligents , mais couvert de haillons .
-
C'est vous qui me demandez? dit le mousquetaire .

C'est - à- dire que je demande monsieur Aramis est- ce


vous qui vous appelez ainsi ?

Moi-même vous avez quelque chose à me remettre ?


Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé .

Le voici , dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine , et

en ouvrant un petit coffret de bois d'ébène incrusté de nacre ;


le voici , tenez .

- C'est bien , dit le mendiant, renvoyez votre laquais .

En effet, Bazin , curieux de savoir ce que le mendiant voulait


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 41

à son maître , avait réglé son pas sur le sien , et était arrivé
presque en même temps que lui ; mais cette célérité ne lui

servit pas à grand'chose ; sur l'invitation du mendiant, son

maître lui fit signe de se retirer , et force lui fut d'obéir .

Bazin parti , le mendiant jeta un regard rapide autour de


lui , afin d'être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni l'en-
tendre , et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par une cein-
ture de cuir , il se mit à découdre le haut de son pourpoint ,
d'où il tira une lettre .

Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet , baisa l'écri-


ture , et avec un respect presque religieux, il ouvrit l'épître qui
contenait ce qui suit :

Ami , le sort veut que nous soyons séparés quelque temps

encore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus

sans retour . Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autre

part . Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la cam-


pagne en beau et bon gentilhomme , et pensez à moi , qui baise
tendrement vos yeux noirs .

» Adieu , ou plutôt au revoir. »

Le mendiant décousait toujours ; il tira une à une de ses

sales habits cent cinquante doubles pistoles d'Espagne , qu'il

aligna sur la table ; puis il ouvrit la porte , salua et partit

avant que le jeune homme , stupéfait, cùt osé, lui adresser une

parole .
Aramis alors relut la lettre , et s'aperçut que cette lettre

avait un post-scriptum :

« P.-S. Vous pouvez faire accueil au porteur , qui est


comte et grand d'Espagne . >>

Rêves dorés ! s'écria Aramis . Oh ! la belle vie ! oui , nous

sommes jeunes ! oui , nous aurons encore des jours heureux !


II. 6
42 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh! à toi, à toi , mon amour, mon sang, ma vie ! tout, tout , ma
belle maitresse !

Et il baisait la lettre avec passion , sans même regarder l'or


qui étincelait sur la
table .

Bazin gratta à la
porte ; Aramis n'avait

plus de raison pour le


tenir à distance ; il lui

permit d'entrer.
Bazin resta stupé-

fait à la vue de cet or,

et oublia qu'il venait


annoncer d'Artagnan ,
qui, curieux de savoir

ce que c'était que le


mendiant , venait chez

Aramis en sortant
de chez Athos .

Or , comme

d'Artagnan ne se

genait pas avec


Aramis , voyant
que Bazin oubliait

de l'annonçer , il
s'annonça lui-

même .

Ah diable ! mon cher Aramis , dit d'Artagnan , si ce sont
là les pruneaux qu'on vous envoie de Tours , vous en ferez mon
compliment au jardinier qui les récolte .
-
Vous vous trompez , mon cher , dit Aramis toujours dis-

cret c'est mon libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 43

poème en vers d'une syllabe que j'avais commencé là - bas .


Ah ! vraiment ! dit d'Artagnan , eh bien ! votre libraire

est généreux , mon cher Aramis , voilà tout ce que je puis dire .
Comment, monsieur ! s'écria Bazin , un poème se vend si
cher ! c'est incroyable ! Oh ! monsieur ! vous faites tout ce que
vous voulez , vous pouvez devenir l'égal de M. de Voiture et de
M. de Benserade . J'aime encore cela, moi . Un poète , c'est pres-

que un abbé . Ah ! monsieur Aramis ! mettez-vous donc poète ,


je vous en prie .
- Bazin , mon ami , dit Aramis , je crois que vous vous
mêlez à la conversation.

Bazin comprit qu'il était dans son tort ; il baissa la tête , et


sortit .
-
Ah ! dit d'Artagnan avec un sourire , vous vendez vos pro-

ductions au poids de l'or vous êtes bien heureux , mon ami ;


mais prenez garde , vous allez perdre cette lettre qui sort de
votre casaque , et qui est sans doute aussi de votre libraire .

Aramis renfonça sa lettre et reboutonna son pourpoint .


- Mon cher d'Artagnan , dit-il , nous allons , si vous le voulez

bien , aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche , nous


recommencerons aujourd'hui à dîner ensemble en attendant
que vous soyez riches à votre tour .

Ma foi ! dit d'Artagnan , avec grand plaisir . Il y a long-

temps que nous n'avons fait un diner convenable ; et comme j'ai


pour mon compte une expédition hasardeuse à faire ce soir ,

je ne serais pas fâché , je l'avoue , de me monter un peu la tète


avec quelques bouteilles de vieux bourgogne . 1
-
Va pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste pas non plus ,

dit Aramis , auquel la vue de l'or avait enlevé comme avec la


main ses idées de retraite .

Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche


pour répondre aux besoins du moment , il enferma les autres
44 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

dans le coffre d'ébène incrusté de nacre , où était déjà le fameux

mouchoir qui lui avait servi de talisman .


Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos , qui , fidèle au
serment qu'il avait fait de ne pas sortir , se chargea de faire
apporter à dîner chez lui comme il entendait à merveille les

détails gastronomiques , d'Artagnan et Aramis ne firent aucune

difficulté de lui abandonner ce soin important .


Ils se rendaient chez Porthos , lorsque, au coin de la rue

du Bac , ils rencontrèrent Mousqueton , qui , d'un air piteux ,


chassait devant lui un mulet et un cheval .

D'Artagnan poussa un cri de surprise qui n'était pas exempt

d'un mélange de joie .


Ah ! mon cheval jaune ! s'écria-t- il . Aramis , regardez ce
cheval!
― Oh! l'affreux roussin ! dit Aramis .

Eh bien ! mon cher, reprit d'Artagnan , c'est le cheval sur

lequel je suis venu à Paris .


Comment , monsieur connaît ce cheval? dit Mousqueton .
Il est d'une couleur originale , fit Aramis , c'est le seul que

j'aie jamais vu de ce poil-là .


-Je le crois bien , reprit d'Artagnan , aussi je l'ai vendu

trois écus , et il faut bien que ce soit ce poil , car la carcasse


ne vaut certes pas dix-huit livres . Mais comment ce cheval se

trouve-t-il entre tes mains , Mousqueton ?


Ah ! dit le valet , ne m'en parlez pas , monsieur , c'est un
affreux tour du mari de notre duchesse .
- - Comment cela , Mousqueton !

Oui, nous sommes vus d'un très bon œil par une femme

de qualité , la duchesse de ... ; mais , pardon ! mon maître m'a


recommandé d'être discret : elle nous avait forcés d'accepter

un petit souvenir, un magnifique genêt d'Espagne et un mulet


}
andalou , que c'était merveilleux à voir ; le mari a appris la chose
2

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 45

il a confisqué au passage les deux magnifiques bêtes qu'on


nous envoyait et il leur a substitué ces horribles animaux .

Que tu lui ra-

mènes ? dit d'Artagnan .


-Justement ! reprit

Mousqueton ; vous com-


prenez que nous ne

pouvons point

accepter de pa-
reilles montures

en échange de

celles que l'on


nous avait pro-
mises .

HUYOT. eloin

Non , pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon

cheval jaune ; cela m'aurait donné une idée de ce que j'étais


46 LES TROIS MOUSQUET .
AIRES

moi-même quand je suis arrivé à Paris . Mais que nous ne


t'arrêtions pas , Mousqueton ; va faire la commission de ton
maître , va . Est-il chez lui ?

-Oui , monsieur, dit Mousqueton , mais bien maussade , allez !


Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augus-

tins , tandis que les deux amis allaient sonner à la porte de


l'infortuné Porthos . Celui- ci les avait vus traversant la cour,

et il n'avait garde d'ouvrir . Ils sonnèrent donc inutilement .

Cependant Mousqueton continuait sa route , et, traversant


le Pont-Neuf, chassant toujours devant lui ses deux haridelles ,
il atteignit la rue aux Ours . Arrivé là , il attacha , selon les ordres
de son maître , cheval et mulet au marteau de la porte du pro-

cureur ; puis , sans s'inquiéter de leur sort futur , il s'en revint

trouver Porthos et lui annonça que sa commision était faite .

Au bout d'un certain temps , les deux malheureuses bêtes ,


qui n'avaient pas mangé depuis le matin , firent un tel bruit en
soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte , que le
procureur ordonna à son saute - ruisseau d'aller s'informer dans

le voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet .

Madame Coquenard reconnut son présent , et ne comprit


rien d'abord à cette restitution ; mais bientôt la visite de Por-

thos l'éclaira . Le courroux qui brillait dans les yeux du mous-

quetaire , malgré la contrainte qu'il s'imposait , épouvanta la


sensible amante . En effet , Mousqueton n'avait point caché à son
maître qu'il avait rencontré d'Artagnan et Aramis , et que
d'Artagnan , dans le cheval jaune , avait reconnu le bidet béar-

nais sur lequel il était venu à Paris , et qu'il avait vendu trois.
écus .

Porthos sortit après avoir donné rendez - vous à la procu-


reuse dans le cloître Saint-Magloire . Le procureur , voyant que
Porthos partait , l'invita à dîner, invitation que le mousquetaire

refusa avec un air plein de majesté .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 47

Madame Coquenard se rendit toute tremblante au cloître


Saint-Magloire , car elle devinait les reproches qui l'y atten-

daient ; mais elle était fascinée par les grandes façons de Porthos .
Tout ce qu'un homme blessé dans son amour - propre peut
laisser tomber d'imprécations

et de reproches sur la tête


d'une femme , Porthos le laissa
tomber sur la tête courbée de

sa procureuse .

Hélas ! dit -elle , j'ai fait


pour le mieux . Un de
nos clients est mar-

chand de chevaux , il
devait de l'argent à

l'étude , et s'est montré


récalcitrant. J'ai pris ce
mulet et ce cheval

pour ce qu'il nous


devait ; il m'avait

promis deux mon-


tures royales .
— Eh bien ! ma-

dame , dit Porthos ,


s'il vous devait cinq

écus , votre maqui-


gnon est un voleur.
— Il n'est pas

défendu de chercher le bon marché, monsieur Porthos , dit la


procureuse cherchant à s'excuser .

Non, madame , mais ceux qui cherchent le bon mar-
ché doivent permettre aux autres de chercher des amis plus

généreux .

f
48 LES TROIS MOUSQUET .
AIRES

Et Porthos , tournant sur ses talons, fit un pas pour se


retirer .
Monsieur Porthos ! monsieur Porthos ! s'écria la procu-

reuse , j'ai tort, je le reconnais , je n'aurais pas dû marchander


quand il s'agissait d'équiper un cavalier comme vous !

Porthos, sans répondre , fit un second pas de retraite .


La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout

entouré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs


d'or sous les pieds .

Arrêtez, au nom du ciel ! monsieur Porthos , s'écria- t- elle ,
arrêtez et causons .

Causer avec vous me porte malheur , dit Porthos .


Mais , dites-moi , que me demandez-vous ?

Rien , car cela revient au même que si je vous deman-


dais quelque chose .
La procureuse se pendit au bras de Porthos , et , dans l'élan

de sa douleur , elle s'écria :

Monsieur Porthos , je suis ignorante de tout cela , moi ;


sais-je ce que c'est qu'un cheval ? sais-je ce que c'est que des

harnais?

- Il fallait vous en rapporter à moi , qui m'y connais ,


madame ; mais vous avez voulu ménager, et, par conséquent ,

prêter à usure .

C'est un tort, monsieur Porthos , et je le réparerai , sur
ma parole d'honneur .

Et comment cela ? demanda le mousquetaire .

Écoutez . Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de

Chaulnes , qui l'a mandé . C'est pour une consultation qui durera
deux heures au moins , venez , nous serons seuls , et nous ferons

nos comptes .

A la bonne heure ! voilà qui est parler, ma chère !


- Vous me pardonnerez?
{

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 49

Nous verrons , dit majestueusement Porthos .

Et tous deux se séparèrent en disant : « A ce soir . >>

Diable ! pensa Porthos en s'éloignant , il me semble que


je me rapproche enfin du bahut de maître Coquenard .

LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS

Ce soir, - si impatiemment attendu par Porthos et par


d'Artagnan , arriva enfin .

D'Artagnan , comme d'habitude , se présenta vers les neuf

heures chez milady . Il la trouva d'une humeur charmante ;

jamais elle ne l'avait si bien reçu . Notre Gascon vit du premier


coup d'œil que son billet avait été remis, et ce billet faisait
son effet.

Ketty entra pour apporter des sorbets . Sa maîtresse lui fit

une mine charmante , lui sourit de son plus gracieux sourire ;

mais , hélas ! la pauvre fille était si triste , qu'elle ne s'aperçut


même pas de la bienveillance de milady.
D'Artagnan regardait l'une après l'autre ces deux femmes ,

et il était forcé d'avouer, à part lui , que la nature s'était trom-


pée en les formant à la grande dame elle avait donné une âme

vénale et vile , à la soubrette elle avait donné le cœur d'une


duchesse .

A dix heures milady commença à paraître inquiète , d'Arta-

gnan comprit ce que cela voulait dire ; elle regardait la pen-


dule , se levait , se rasseyait , souriait à d'Artagnan d'un air qui
voulait dire « Vous êtes fort aimable sans doute, mais vous

seriez charmant si vous partiez ! »

D'Artagnan se leva , prit son chapeau ; milady lui donna sa


II. 7
50 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

main à baiser ; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et


comprit que c'était par un sentiment non pas de coquetterie ,
mais de reconnaissance à cause de son départ .
— Elle l'aime diablement , murmura-t-il . Puis il sortit.

Cette fois Ketty ne l'atten-

dait aucunement, ni dans


l'antichambre , ni dans le
corridor , ni sous

la grande porte . Il

fallut que d'Arta-


gnan trouvât tout

seul l'escalier et

la petite chambre .
Ketty était assise
la tête cachée dans

ses mains , et pleu-


rait.

Elle entendit

entrer d'Artagnan ,
mais elle ne releva

point la tête ; le

jeune homme alla


à elle et lui prit les
mains , alors elle

y or éclata en sanglots .
Ha
Comme l'avait

présumé d'Arta-

gnan , milady, en recevant la lettre , avait, dans le délire de sa

joie, tout dit à sa suivante ; puis , en récompense de la ma-


nière dont cette fois elle avait fait sa commission , elle lui
avait donné une bourse .

Ketty, en rentrant chez elle , avait jeté la bourse dans un

1
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 51

coin , où elle était restée tout ouverte , dégorgeant trois ou


quatre pièces d'or sur le tapis .
La pauvre fille , aux caresses de d'Artagnan , releva la tète .

D'Artagnan lui-même fut effrayé du bouleversement de son

visage ; elle joignit les mains d'un air suppliant , mais sans
oser dire une parole .

Si peu sensible que fût le cœur de d'Artagnan , il se sentit


attendri de cette douleur muette ; mais il tenait trop à ses pro-

jets et surtout à celui- ci , pour rien changer au programme

qu'il avait fait d'avance . Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir


de le fléchir , seulement il lui présenta son action comme une
simple vengeance . Cette vengeance , au reste , devenait d'autant
plus facile , que milady, sans doute pour cacher sa rougeur à

son amant , avait recommandé à Ketty d'éteindre toutes1 les


.
lumières dans l'appartement, et même dans sa chambre , à

elle . Avant le jour, M. de Wardes devait sortir , toujours dans


l'obscurité .

Au bout d'un instant on entendit milady qui rentrait dans


sa chambre . D'Artagnan s'élança aussitôt dans son armoire .

A peine y était-il blotti que la sonnette se fit entendre . Ketty


entra chez sa maîtresse , et ne laissa point la porte ouverte ;
mais la cloison était si mince , que l'on entendait à peu près

tout ce qui se disait entre les deux femmes .


Milady semblait ivre de joie , elle se faisait répéter par Ketty

les moindres détails de la prétendue entrevue de la soubrette


avec de Wardes , comment il avait reçu sa lettre , comment il
avait répondu , quelle était l'expression de son visage , s'il parais-
sait bien amoureux ; et à toutes ces questions la pauvre Ketty ,

forcée de faire bonne contenance , répondait d'une voix étouffée

dont sa maîtresse ne remarquait même pas l'accent doulou-

reux , tant le bonheur est égoïste .


Enfin , comme l'heure de son entretien avec le comte
52 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

s'approchait, milady fit, en effet, tout éteindre chez elle , et

ordonna à Ketty de rentrer dans sa chambre , et d'introduire

de Wardes aussitôt qu'il se présenterait .

L'attente de Ketty ne fut pas longue . A peine d'Artagnan


eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l'ap-
partement était dans l'obscurité , qu'il s'élança de sa cachette

au moment même où Ketty refermait la porte de communi-


cation .

Qu'est- ce que ce bruit ? demanda milady .


C'est moi , dit d'Artagnan à demi-voix ; moi , le comte de ..
Wardes .

Oh ! mon Dieu , mon Dieu ! murmura Ketty , il n'a pas


même pu attendre l'heure qu'il avait fixée lui - même !
Eh bien ! dit milady d'une voix tremblante , pourquoi

n'entre-t-il pas? Comte , comte , ajouta- t- elle , vous savez bien


que je vous attends !

A cet appel , d'Artagnan éloigna doucement Ketty et s'élança


dans la chambre .

Si la rage et la douleur doivent torturer une âme , c'est celle

de l'amant qui reçoit sous un nom qui n'est pas le sien des
protestations d'amour qui s'adressent à son heureux rival.

D'Artagnan était dans une situation douloureuse qu'il n'avait

pas prévue , la jalousie le mordait au cœur , et il souffrait pres-

que autant que la pauvre Ketty , qui pleurait en ce même mo-


ment dans la chambre voisine .

Oui , comte , disait milady de sa plus douce voix en

serrant tendrement sa main dans les siennes ; oui , je suis heu-


reuse de l'amour que vos regards et vos paroles m'ont exprimé
chaque fois que nous nous sommes rencontrés . Moi aussi , je

vous aime . Oh ! demain , demain je veux quelque gage de vous


qui me prouve que vous pensez à moi , et comme vous pourriez
m'oublier , tenez .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 53
3333

Elle passa une bague de son doigt à celui de d'Artagnan .


D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de

milady : c'était un magnifique saphir entouré de brillants .


Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre ,
mais milady ajouta :
-
Non, non ; gardez cette bague pour l'amour de moi . Vous

me rendez d'ailleurs , en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix


émue , un service bien plus grand que vous ne sauriez l'ima-
giner .
-
Cette femme est pleine de mystères , murmura en lui-
même d'Artagnan .
*
En ce moment il se sentit prêt à tout révéler . Il ouvrit la
bouche pour dire à milady qui il était, et dans quel but de

vengeance il était venu ; mais elle ajouta :


Pauvre ange , que ce monstre de Gascon a failli tuer!

Le monstre , c'était lui .

Oh ! continua milady, est-ce que vos blessures vous font


encore souffrir?

- Oui , beaucoup, dit d'Artagnan , qui ne savait trop que


répondre .

Soyez tranquille , murmura milady, je vous vengerai ,


moi , et cruellement !
-
Peste ! se dit d'Artagnan , le moment des confidences n'est
pas encore venu .

Il fallut quelque temps à d'Artagnan pour se remettre de ce

petit dialogue mais toutes les idées de vengeance qu'il avait


apportées s'étaient complètement évanouies . Cette femme exer-

çait sur lui une incroyable puissance , il la haïssait et l'adorait


à la fois ; il n'avait jamais cru que deux sentiments si contraires
pussent habiter dans le même cœur , et , en se réunissant ,

former un amour étrange et en quelque sorte diabolique .

Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer.


54 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan , au moment de quitter milady , ne sentit plus qu'un


vif regret de s'éloigner , et, dans l'adieu passionné qu'ils s'adres-

sèrent réciproquement , une nouvelle entrevue fut convenue


pour la semaine suivante .

La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à

d'Artagnan lorsqu'il passerait dans sa chambre ; mais milady le


reconduisit elle-même dans l'obscurité et ne le quitta que sur
l'escalier .

Le lendemain au matin , d'Artagnan courut chez Athos . Il

était engagé dans une si singulière aventure qu'il voulait lui


demander conseil . Il lui raconta tout ; Athos fronça plusieurs
fois le sourcil .

Votre milady, lui dit-il , me paraît une créature infàme ,

mais vous n'en avez pas moins eu tort de la tromper ; vous


voilà d'une façon ou d'une autre une ennemie terrible sur les
bras .

Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le

saphir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d'Arta-

gnan la place de la bague de la reine , soigneusement remise


dans un écrin .

Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux


d'étaler aux regards de ses amis un si riche présent.

- Oui , dit Athos , elle me rappelle un bijou de famille .


Elle est belle , n'est-ce pas ? dit d'Artagnan .

Magnifique ! répondit Athos ; je ne croyais pas qu'il

existât deux saphirs d'une si belle cau . L'avez-vous donc


troquée contre votre diamant ?
-
Non, dit d'Artagnan ; c'est un cadeau de ma belle
Anglaise , ou plutôt de ma belle Française : car, quoique je ne

le lui aie point demandé , je suis convaincu qu'elle est née en


France .

- Cette bague vous vient de milady? s'écria Athos avec une


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 55

voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande


.émotion .
D'elle-même ; elle me l'a donnée cette nuit.

Montrez-moi donc cette bague , dit Athos .

La voici , répondit d'Artagnan en la tirant de son doigt .

Athos l'examina et devint très pâle , puis il l'essaya à l'annu-


laire de sa main gauche ; elle allait à ce doigt comme si elle eût

été faite pour lui . Un nuage de colère et de vengeance passa

sur le front ordinairement si calme du gentilhomme .


Il est impossible que ce soit elle , dit-il ; comment cette

bague se trouverait-elle entre les mains de milady Clarick ? Et

cependant il est bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une
pareille ressemblance .
— Connaissez -vous cette bague? demanda d'Artagnan .
56 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

J'avais cru la reconnaître , dit Athos , mais sans doute que

je me trompais .
Et il la rendit à d'Artagnan , sans cesser cependant de la
regarder .

Tenez , dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan , ôtez cette

bague de votre doigt ou tournez -en le chaton en dedans ; elle

me rappelle de si cruels souvenirs , que je n'aurais pas ma tête

pour causer avec vous . Ne veniez-vous pas me demander des

conseils , ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassé sur


ce que vous deviez faire ?... Mais attendez ... rendez -moi ce
saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces
éraillée par suite d'un accident .

D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la


rendit à Athos .
Athos tressaillit :

Tenez , dit- il , voyez , n'est- ce pas étrange !


Et il montrait à d'Artagnan cette éraflure qu'il se rappe-
lait devoir exister .

Mais de qui vous venait ce saphir , Athos ?


De ma mère . Comme je vous le dis , c'est un bijou de

famille…… qui ne devait jamais sortir de la famille .


Et vous l'avez ... vendu ? demanda avec hésitation d'Ar-

tagnan .
- Non , reprit
Athos avec un singulier sourire , je l'ai donné
pendant une nuit d'amour , comme il vous a été donné à vous .

D'Artagnan resta pensif à son tour , il lui semblait voir dans

l'âme de milady des abîmes aux profondeurs sombres et mys-


térieuses .

Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche .

Tenez , dit Athos en lui prenant la main , vous savez si je

vous aime , d'Artagnan ; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas


plus que vous . Tenez, croyez-moi , renoncez à cette femme .
}

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 57

Je ne la connais pas , mais une espèce d'intuition me dit que c'est

une créature perverse , et qu'il y a quelque chose de fatal en elle .

Aurez -vous ce courage ? dit Athos .


Je l'aurai , répondit d'Artagnan , et à l'instant même .

Et vous avez raison , dit d'Artagnan . Aussi , je m'en

sépare ; je vous avoue que cette femme m'effraye moi- même .


Eh bien ! vrai , mon enfant, vous aurez raison , dit le

gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection


presque paternelle ; que Dieu veuille que cette femme, qui est

à peine entrée dans votre vie , n'y laisse pas une trace terrible !

Athos salua d'Artagnan de la tête , en homme qui veut faire

comprendre qu'il n'est pas fâché de rester seul avec ses pensées .
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty , qui l'atten-
dait . Par un mois de fièvre la pauvre enfant n'eût pas été plus

changée qu'elle ne l'était par cette nuit d'insomnie et de douleur .


Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes . Sa

maîtresse était folle d'amour, ivre de joie ; elle voulait savoir


quand son amant lui donnerait une seconde nuit . Et la pauvre

Ketty, pâle et tremblante , attendait la réponse de d'Artagnan .

Athos avait une grande influence sur le jeune homme , les


conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l'avaient

déterminé , maintenant que son orgueil était sauvé et sa ven-


geance satisfaite , à ne plus revoir milady. Pour toute réponse
il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante :

((
Ne comptez pas sur moi , madame, pour le prochain
rendez- vous depuis ma convalescence j'ai tant d'occupations
de ce genre qu'il m'a fallu y mettre un certain ordre . Quand

votre tour viendra , j'aurai l'honneur de vous en faire part .

» Je vous baise les mains ..

>> Comte DE WARDES . »


11. 8
58 LES TROIS MOUSQUET .
AIRES

Du saphir pas un mot le Gascon voulait garder une arme


contre milady ; d'ailleurs , après ce qu'Athos lui avait dit ,

était-ce à elle ou à lui que ce bijou devait revenir?


D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut

d'abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie


en la relisant une seconde fois .

Ketty ne pouvait croire à ce bonheur d'Artagnan fut forcé


de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui

donnait par écrit ; et quel que fût, avec le caractère emporté

de milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre

ce billet à sa maîtresse , elle n'en revint pas moins Place

Royale de toute la vitesse de ses jambes .


Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les
douleurs d'une rivale .

Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à


celui que Ketty avait mis à l'apporter ; mais au premier mot
qu'elle lut, elle devint livide ; puis elle froissa le papier,
et se retourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.
Qu'est-ce que cette lettre ? dit- elle .

Mais c'est la réponse à celle de madame , répondit Ketty


toute tremblante .
-
- Impossible ! s'écria milady ; il est impossible qu'un
gentilhomme ait écrit à une femme une pareille lettre !
Puis tout à coup tressaillant :
― Mon Dieu ! dit -elle , saurait- il ……
.
Et elle s'arrêta .

Ses dents grinçaient , elle était couleur de cendre : elle vou-

lut faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l'air ;


mais elle ne put qu'étendre les bras , les jambes lui manquèrent ,
et elle tomba sur un fauteuil .

Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir

son corsage . Mais milady se releva vivement :


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 59

Que me voulez-vous? dit-elle , et pourquoi portez-vous la


main sur moi?

J'ai pensé que madame se trouvait mal et j'ai voulu lui

porter secours , répondit la


suivante tout épouvantée

de l'expression terrible

qu'avait prise la figure de


sa maîtresse .

Chir

-Me trouver mal ,


moi ! moi ! me prenez-

vous pour une fem-

melette ! Quand on m'insulte , je ne me trouve pas mal , je me


venge , entendez -vous !

Et elle fit de la main signe à Ketty de sortir .


60 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

VI

RÊVE DE VENGEANCE

Le soir milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan

aussitôt qu'il viendrait , selon son habitude . Mais il ne vint


pas .

Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme

et lui raconta tout ce qui s'était passé la veille : d'A


'Artagnan
sourit ; cette jalouse colère de milady, c'était sa vengeance .

Le soir milady fut plus impatiente encore que la veille ,


elle renouvela l'ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille
elle l'attendit inutilement .

Le lendemain Ketty se présenta chez d'Artagnan , non plus

joyeuse et alerte comme les deux jours précédents , mais au


contraire triste à mourir .

D'Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu'elle avait ; mais


celle- ci, pour toute réponse , tira une lettre de sa poche et la
lui remit.

Cette lettre était de l'écriture de milady : seulement cette

fois elle était bien à l'adresse de d'Artagnan et non à celle de


M. de Wardes .

Il l'ouvrit et lut ce qui suit :

<< Cher monsieur d'Artagnan , c'est mal de négliger ainsi ses


amis , surtout au moment où l'on va les quitter pour si long-

temps . Mon beau-frère et moi nous vous avons attendu hier


et avant-hier inutilement . En sera-t- il de même ce soir?

>> Votre bien reconnaissante

>> Lady CLARICK .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 61
1
C'est tout simple , dit d'Artagnan , et je m'attendais à
cette lettre . Mon crédit hausse de la baisse du comte de
Wardes .

Est-ce que vous irez ? demanda Ketty .


Écoute , ma chère enfant , dit le Gascon , qui cherchait à
s'excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu'il

avait faite à Athos , tu comprends qu'il serait impolitique de ne

pas se rendre à une invitation si positive . Milady, en ne me


voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l'interruption de

mes visites , elle pourrait se douter de quelque chose , et qui


peut dire jusqu'où irait la vengeance d'une femme de cette

trempe?

Oh ! mon Dieu ! dit Ketty , vous savez présenter les choses
de façon que vous avez toujours raison . Mais vous allez encore

lui faire la cour ; et si cette fois vous alliez lui plaire sous
votre véritable nom et avec votre vrai visage , ce serait bien pis
que la première fois !

L'instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce

qui allait arriver. D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put


et lui promit de rester insensible aux séductions de milady, à
laquelle il fit répondre qu'il était on ne peut plus reconnaissant

de ses bontés et qu'il se rendrait à ses ordres ; mais il n'osa lui


écrire de peur de ne pouvoir , à des yeux aussi exercés que
ceux de milady, déguiser suffisamment son écriture .

A neuf heures sonnantes d'Artagnan était Place Royale .


Il était évident que les domestiques qui attendaient dans

l'antichambre étaient prévenus , car aussitôt que d'Artagnan


parut, avant même qu'il eût demandé si milady était visible ,
un d'eux courut l'annoncer.

Faites entrer, dit milady d'une voix brève , mais si per-


çante que d'Artagnan l'entendit de l'antichambre .

On l'introduisit .
62 . LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je n'y suis pour personne , dit milady ; entendez - vous ,

pour personne .
Le laquais sortit .

D'Artagnan jeta un regard curieux sur milady : elle était

pâle et avait les yeux fatigués , soit par les larmes , soit par
l'insomnie . On avait avec intention diminué le nombre habi-

tuel des lumières , et cependant la jeune femme ne pouvait arri-


ver à cacher les traces de la fièvre qui l'avait dévorée depuis
deux jours .

D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire ;


elle fit alors un effort suprême pour le recevoir , mais jamais phy-

sionomie plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable .


Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santé :
Mauvaise , répondit- elle , très mauvaise .
Mais alors , dit d'Artagnan , je suis indiscret, vous avez

besoin de repos sans doute et je vais me retirer .


― Non pas, dit milady ; au contraire , restez , monsieur

d'Artagnan , votre aimable compagnie me distraira .

Oh ! oh ! pensa d'Artagnan , elle n'a jamais été si char-


mante , défions-nous .

Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre , et


donna tout l'éclat possible à sa conversation . En même temps

cette fièvre qui l'avait abandonnée un instant revenait rendre


l'éclat à ses yeux , le coloris à ses joues , le carmin à ses lèvres .

D'Artagnan retrouva la Circé qui l'avait déjà enveloppé de ses

enchantements . Son amour , qu'il croyait éteint et qui n'était


qu'assoupi , se réveilla dans son cœur . Milady souriait et d'Ar-

tagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire .


Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un
remords .

Peu à peu milady devint plus communicative . Elle demanda


à d'Artagnan s'il avait une maîtresse .
J

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 63

Hélas ! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il

put prendre , pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une


pareille question , à moi qui, depuis que je
vous ai vue , ne respire et ne soupire que par

vous et pour vous !


Milady sourit d'un étrange
sourire .
Ainsi vous m'aimez? dit-elle .
- 1
- Ai-je besoin de vous le dire
et ne vous en êtes-vous

point aperçue?

Si fait ; mais vous savez , plus les cœurs sont fiers , plus
ils sont difficiles à prendre .
-Oh ! les difficultés ne m'effrayent pas , dit d'Artagnan ; il

n'y a que les impossibilités qui m'épouvantent .


64 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Rien n'est impossible, dit milady , à un véritable amour .


Rien , madame?

Rien , reprit milady .

Diable ! reprit d'Artagnan à part lui , la note est changée .


Deviendrait-elle amoureuse de moi , par hasard , la capricieuse ,

et serait-elle disposée à me donner à moi -même quelque autre

saphir pareil à celui qu'elle m'a donné me prenant pour de


Wardes?

D'Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de

milady.

Voyons , dit- elle , que feriez-vous bien pour prouver cet


amour dont vous parlez?

Tout ce qu'on exigerait de moi . Qu'on ordonne , et je


suis prêt .

A tout?

A tout ! s'écria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il


n'avait pas grand'chose à risquer en s'engageant ainsi .
Eh bien ! causons un peu , dit à son tour milady en

rapprochant son fauteuil de la chaise de d'Artagnan .


Je vous écoute , madame , dit celui- ci .

Milady resta un instant soucieuse et comme indécise , puis


paraissant prendre une résolution :

- - J'ai un ennemi , dit-elle .

Vous , madame ! s'écria d'Artagnan jouant la surprise ,

est-ce possible , mon Dieu ? belle et bonne comme vous l'êtes !


Un ennemi mortel .
En vérité ?

- Un ennemi qui m'a insultée si cruellement que c'est


entre lui et moi une guerre à mort . Puis-je compter sur vous
comme auxiliaire ?

D'Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative créature


en voulait venir .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 65

- Vous le pouvez , madame , dit-il ayec emphase , mon bras


et ma vie vous appartiennent comme mon amour.

Alors , dit milady, puisque vous êtes aussi généreux


qu'amoureux...
Elle s'arrêta .

Eh bien ? demanda d'Artagnan .

Eh bien ! reprit milady après un moment de silence ,

cessez dès aujourd'hui de parler d'impossibilités .


Ne m'accablez pas de mon bonheur , s'écria d'Artagnan
en se précipitant à ses genoux et en couvrant de baisers les

mains qu'on lui abandonnait .


Venge-moi de cet infâme de Wardes , disait milady entre
ses dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite ,

double sot , lame d'épée vivante !

Tombe volontairement entre mes bras après m'avoir

raillé si effrontément , hypocrite et dangereuse femme , disait

d'Artagnan à part lui , et ensuite je rirai de toi avec celui que


tu veux tuer par ma main .
D'Artagnan releva la tête .

Je suis prêt, dit-il .
Vous m'avez donc comprise , cher monsieur d'Artagnan !
dit milady .

Je devinerais un de vos regards.

Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras qui s'est déjà
acquis tant de renommée?
A l'instant même .

Mais moi , dit milady , comment payerai -je un pareil


service ; je connais les amoureux , ce sont des gens qui ne font

rien pour rien?

Vous savez la seule réponse que je désire , dit d'Ar-

tagnan , la seule qui soit digne de vous et de moi !


Et il l'attira doucement vers lui.
II. 9
66 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Elle résista à peine .


Intéressé ! dit- elle en souriant .

Ah ! s'écria d'Artagnan véritablement emporté par la


passion que cette femme avait le don d'allumer dans son cœur,
ah! c'est que mon bonheur me paraît invraisemblable et

qu'ayant toujours peur de le voir s'envoler comme un rève ,

j'ai hâte d'en faire une réalité .

Eh bien ! méritez donc ce prétendu bonheur .


Je suis à vos ordres , dit d'Artagnan .

Bien sûr , fit milady avec un dernier doute .

-Nommez-moi l'infâme qui a pu faire pleurer vos beaux


yeux .

Qui vous dit que j'ai pleuré?


Il me semblait...

Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit milady .

Tant mieux ! Voyons , dites-moi comment il s'appelle .


Songez que son nom , c'est tout mon secret.

Il faut cependant que je sache son nom .


Oui, il le faut ; voyez si j'ai confiance en vous !
- Vous me comblez de joie . Comment s'appelle-t- il?
Vous le connaissez .
Vraiment?

Oui .

Ce n'est pas un de mes amis ? reprit d'Artagnan en jouant

l'hésitation pour faire croire à son ignorance .


Si c'était un de vos amis , vous hésiteriez done ? s'écria

milady.
Et un éclair de menace passa dans ses yeux .

Non , fût-ce mon frère ! s'écria d'Artagnan comme em-


porté par l'enthousiasme .

Notre Gascon s'avançait sans aucun risque ; car il savait où il


allait.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 67

J'aime votre dévouement, dit milady.

-Hélas ! n'aimez-vous que cela en moi? demanda d'Artagnan .

-- Je vous aime aussi , vous , dit-elle en lui prenant la main .


Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan , comme si , par

le toucher , cette fièvre qui brûlait milady le gagnait lui-même .


Vous m'aimez , vous ! s'écria-t-il . Oh! si cela était , ce

serait à en perdre la raison .

Et il l'enveloppa de ses
deux bras ; elle n'essaya

point d'écarter ses lèvres de


son baiser, seulement elle ne
le lui rendit pas .

Ses lèvres étaient

froides ; il sembla

à d'Artagnan qu'il
venait d'embras-

ser une statue .


Il n'en était pas

moins ivre de joie ,


électrisé d'amour ;

il croyait presque
à la tendresse de

milady ; il croyait presque au crime de de Wardes . Si de

Wardes eût été en ce moment sous sa main , il l'eût tué .

Milady saisit l'occasion .


— Il s'appelle
... dit-elle à son tour.

- De Wardes , je le sais ! s'écria d'Artagnan .


Et comment le savez-vous ? demanda milady en lui sai-
sissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux

jusqu'au fond de son âme .

D'Artagnan sentit qu'il s'était laissé emporter, et qu'il avait


fait une faute.
68 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Dites , dites , mais dites done ! répétait milady , comment


le savez-vous?

Comment je le sais ? dit d'Artagnan .


Oui .

Je le sais , parce que, hier , de Wardes , dans un salon où

j'étais , a montré une bague qu'il a dit tenir de vous .


Le misérable ! s'écria milady .

L'épithète , comme on le comprend bien , retentit jusqu'au


fond du cœur de d'Artagnan .
Eh bien? continua-t- elle .

Eh bien ! je vous vengerai de ce misérable, reprit d'Ar-

tagnan en se donnant des airs de don Japhet d'Arménie .

Merci , mon brave ami ! s'écria milady ; et quand serai -je

vengée?

Demain , tout de suite , quand vous voudrez .


Milady allait s'écrier : « tout de suite » ; mais elle réfléchit

qu'une pareille précipitation serait peu gracieuse pour d'Ar-


tagnan .

D'ailleurs , elle avait mille précautions à prendre , mille


conseils à donner à son défenseur, pour qu'il évitàt les expli-

cations devant témoins avec le comte . Tout cela se trouva prévu


par un mot de d'Artagnan .

Demain , dit- il , vous serez vengée ou je serai mort .


Non ! dit- elle , vous me vengerez ; mais vous ne mourrez
pas . C'est un làche .

Avec les femmes peut-être , mais pas avec les hommes .


J'en sais quelque chose, moi .

Mais il me semble que , dans votre lutte avec lui , vous

n'avez pas eu à vous plaindre de la fortune .


La fortune est une courtisane favorable hier , elle peut
vous tourner le dos demain .

- Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 69

Non, je n'hésite pas , Dieu m'en garde ; mais serait- il

juste de me laisser aller à une mort possible sans m'avoir


donné au moins un peu plus que de l'espoir ?

Milady répondit par un coup d'oeil qui voulait dire :


--
N'est- ce que cela , parlez donc ?

Puis accompagnant le coup d'œil de paroles explicatives :

C'est trop juste , dit-elle tendrement .


Oh ! vous êtes un ange , dit le jeune homme.
Ainsi tout est convenu ? dit- elle .

Sauf ce que je vous demande , chère âme !

Mais lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma


tendresse !

Je n'ai pas de lendemain pour attendre .

Silence ! j'entends mon frère ; il est inutile qu'il vous


trouve ici .

Elle sonna ; Ketty parut .

Sortez par cette porte , dit-elle en poussant une petite


porte dérobée , et revenez à onze heures ; nous achèverons cet

entretien Ketty vous introduira chez moi .

La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant

ces paroles .

Eh bien que faites-vous , mademoiselle , en demeurant


là immobile comme une statue ! Allons , reconduisez le cheva-
lier ; et ce soir à onze heures , vous avez entendu !

Il paraît que ses rendez-vous sont à onze heures , pensa

d'Artagnan : c'est une habitude prise .


Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement .

Voyons , dit-il en se retirant et en répondant à peine aux


reproches de Ketty, voyons , ne soyons pas un sot ; décidément
cette femme est une grande scélérate prenons garde .
70 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

VII

LE SECRET DE MILADY

D'Artagnan était sorti de l'hôtel au lieu de monter tout de

suite chez Ketty , malgré les instances que lui avait faites la

jeune fille, et cela pour deux raisons : la première , parce que

de cette façon il évitait les reproches , les récriminations , les

prières ; la seconde , parce qu'il n'était pas fâché de lire un peu


dans sa pensée , et , s'il était possible, dans celle de cette
femme .

Tout ce qu'il y avait de plus clair là dedans , c'est que d'Ar-

tagnan aimait milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas


le moins du monde . Un instant d'Artagnan comprit que ce

qu'il aurait de mieux à faire serait de rentrer chez lui et d'écrire

à milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que

lui et de Wardes étaient jusqu'à présent absolument le même


personnage , que par conséquent il ne pouvait s'engager , sous
peine de suicide , à tuer de Wardes . Mais lui aussi était

éperonné d'un féroce désir de vengeance ; il voulait posséder à


son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette
vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur , il ne

voulait point y renoncer.

Il fit cinq ou six fois le tour de la Place Royale , se retour-

nant de dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l'ap-

partement de milady, qu'on apercevait à travers les jalousies :


il était évident que cette fois la jeune femme était moins pressée
que la première de rentrer dans sa chambre .

Enfin la lumière disparut .

Avec cette lueur s'éteignit la dernière irrésolution dans le


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 71

cœur de d'Artagnan ; il se rappela les détails de la première


nuit , et , le cœur bondissant, la tête en feu, il rentra dans l'hôtel

et se précipita dans la chambre de Ketty.

La jeune fille , pâle comme la mort, tremblant de tous ses


membres , voulut arrêter , son amant ; mais milady , l'oreille

au guet , avait entendu le bruit qu'avait fait d'Artagnan elle


ouvrit la porte .

- Venez , dit- elle .

Tout cela était d'une si incroyable imprudence , d'une si

monstrueuse effronterie , qu'à peine si d'Artagnan pouvait

croire à ce qu'il voyait et à ce qu'il entendait . Il croyait être


entraîné dans quelqu'une de ces intrigues fantastiques comme

on en accomplit en rêve .
Il ne s'élança pas moins vers milady , cédant à cette attrac-

tion magnétique que l'aimant exerce sur le fer .


La porte se referma derrière eux .

Ketty s'élança à son tour contre la porte .

La jalousie , la fureur , l'orgueil offensé , toutes les passions


enfin qui se disputent le cœur d'une femme amoureuse la

poussaient à une révélation ; mais elle était perdue si elle

avouait avoir prêté la main à une pareille machination , et,


par-dessus tout , d'Artagnan était perdu pour elle . Cette der-

nière pensée d'amour lui conseilla encore ce dernier sacri-


Aice.

D'Artagnan , de son côté , était arrivé au comble de tous ses

vœux ce n'était plus un rival qu'on aimait en lui , c'était


lui-même qu'on avait l'air d'aimer . Une voix secrète lui disait

bien au fond du cœur qu'il n'était qu'un instrument de ven-


geance que l'on caressait en attendant qu'il donnât la mort ;

mais l'orgueil , mais l'amour-propre , mais la folie , faisaient taire


cette voix , étouffaient ce murmure . Puis notre Gascon , avec

la dose de confiance que nous lui connaissons , se comparait


72 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

à de Wardes et se demandait pourquoi , au bout du compte ,

on ne l'aimerait pas , lui aussi , pour lui-même .


Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment ;

Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales

qui l'avait un instant épouvanté , ce fut une maîtresse ardente


et passionnée s'abandonnant tout entière à un amour qu'elle

semblait éprouver elle-même . Deux heures à peu près s'écou-


lèrent ainsi .

Cependant les transports des deux amants se calmèrent ;

milady , qui n'avait point les mêmes motifs que d'Artagnan


pour oublier , revint la première à la réalité et demanda au

jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain


entre lui et de Wardes une rencontre étaient bien arrêtées

d'avance dans son esprit . Mais d'Artagnan , dont les idées

avaient pris un tout autre cours , s'oublia comme un sot et

répondit galamment qu'il était bien tard pour s'occuper de


duels à coups d'épée . Cette froideur pour les seuls intérêts

qui l'occupassent effraya milady, dont les questions devinrent

plus pressantes .

Alors d'Artagnan , qui n'avait jamais sérieusement pensé à


ce duel impossible , voulut détourner la conversation , mais il

n'était point de force . Milady le contint dans les limites qu'elle


avait tracées d'avance avec son esprit irrésistible et sa volonté
de fer .

D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à milady


de renoncer , en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux
qu'elle avait formés .

Mais , aux premiers mots qu'il dit , la jeune femme tressaillit


et s'éloigna .
- Auriez-vous peur , cher d'Artagnan ? dit- elle d'une voix

aiguë et railleuse qui résonna étrangement dans l'obscurité .


Vous ne le pensez pas , chère âme ! répondit d'Artagnan ;
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 73

mais enfin , si ce pauvre comte de Wardes était moins coupable


que vous ne le pensez ?

En tout cas , dit gravement milady, il m'a trompée , et
du moment où il m'a trompée , il a mérité la mort .
Il mourra donc , puisque vous le condamnez ! dit d'Ar-

tagnan d'un ton si ferme , qu'il parut à milady l'expression.


d'un dévouement à toute épreuve .

Aussitôt elle se rapprocha de lui .

Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour


milady ; mais d'Artagnan croyait être près d'elle depuis deux

heures à peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies.


et bientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde .

Alors milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter , lui


rappela une dernière fois sa promesse .
- Je suis tout prêt , dit d'Artagnan , mais auparavant je
voudrais être certain d'une chose .

De laquelle ? demanda milady .
C'est que vous m'aimez .

Je vous en ai donné la preuve , ce me semble .


Oui, aussi je suis à vous corps et àme . Mais si vous

m'aimez comme vous me le dites , reprit d'Artagnan , ne crai-


gnez-vous pas un peu pour moi?

Que puis-je craindre ?

Mais enfin , que je sois blessé dangereusement , tué même .


- Impossible , dit milady , vous êtes un homme si vaillant et

une si fine épée .

Vous ne préféreriez donc point , reprit d'Artagnan , un


moyen qui vous vengerait de même tout en rendant inutile le

combat?

Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde

des premiers rayons du jour donnait à ses yeux clairs une


expression étrangement funeste .
II . 10
74 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

- Vraiment , dit-elle , je crois que voilà que vous hésitez


maintenant .

- Non , je n'hésite pas ; mais c'est que ce pauvre comte de


Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus ,

et il me semble qu'un homme doit être si cruellement puni

par la perte seule de votre amour , qu'il n'a pas besoin d'autre
châtiment .

- Qui vous dit que je l'aie aimé ? demanda milady .


Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité
que vous en aimez un autre , dit le jeune homme d'un ton

caressant, et je vous le répète , je m'intéresse au comte .


Vous , demanda milady .

- Oui, moi .

-Et pourquoi vous ?

Parce que seul je sais ...


Quoi?

Qu'il est loin d'être ou plutôt d'avoir été aussi coupable


envers vous qu'il le paraît .
-
En vérité ! dit milady d'un air inquiet ; expliquez-vous ,

car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire .


Et elle regardait d'Artagnan , qui la tenait embrassée , avec
des yeux qui semblaient s'enflammer peu à peu.
-
Oui , je suis galant homme, moi ! dit d'Artagnan , décidé à

en finir ; et depuis que votre amour est à moi , que je suis bien

sûr de le posséder , car je le possède , n'est-ce pas ? ...


- Tout entier : continuez .

- Eh bien ! je me sens comme transformé , un aveu me


pèse .
- Un aveu !
-
Si j'eusse douté de votre amour je ne l'eusse pas fait ;
mais vous m'aimez , ma belle maîtresse , n'est-ce pas , vous
m'aimez?
1

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 75

Sans doute .

Alors si par excès d'amour je me suis rendu coupable
envers vous , vous me pardonnerez ?
Peut-être !

D'Artagnan essaya , avec le plus doux sourire qu'il put

prendre , de rapprocher ses lèvres des lèvres de milady , mais


celle-ci l'écarta .

Cet aveu, dit-elle en pâlissant , quel est cet aveu ?

Vous aviez donné rendez -vous à de Wardes , jeudi der-


nier , dans cette même chambre , n'est- ce pas ?

Moi , non ! cela n'est pas , dit milady d'un ton de voix si
ferme et d'un visage si impassible , que si d'Artagnan n'eût pas
eu une certitude si complète , il eût douté .

Ne mentez pas , mon bel ange , dit d'Artagnan en souriant ,


ce serait inutile .

Comment cela ? parlez donc ! vous me faites mourir !

Oh ! rassurez-vous , vous n'êtes point coupable envers

moi , et je vous ai déjà pardonné !

Après , après !
De Wardes ne peut se glorifier de rien .

Pourquoi ? Vous m'avez dit vous- même que cette bague ...
Cette bague , mon amour, c'est moi qui l'ai . Le duc de

Wardes de jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la même


personne .

L'imprudent s'attendait à une surprise mêlée de pudeur, à


un petit orage qui se résoudrait en larmes ; mais il se trompait

étrangement , et son erreur ne fut pas longue .

Pâle et terrible , milady se redressa , et , repoussant d'Ar-


tagnan d'un violent coup dans la poitrine , elle s'élança hors
du lit.

Il faisait alors presque grand jour .

D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes


1
76 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

pour implorer son pardon ; mais elle , d'un mouvement puissant


et résolu , elle essaya de fuir . Alors la batiste se déchira en
laissant à nu les

épaules , et , sur
l'une de ces belles

épaules rondes et
blanches 9, d'Ar-

tagnan , avec un
saisissement in-

exprimable , re-
connut la fleur de

lis , cette marque

indélébile qu'im-
prime la main in-
famante du bour-

reau.
- Grand Dieu !

s'écriad'Artagnan

en lâchant le pei-

gnoir.
Et il demeura
muet , immobile

et glacé sur le lit.

Mais milady
se sentait dénon-

cée par l'effroi


même de d'Arta-
gnan . Sans doute

il avait tout vu :
Maurice Labir le jeune homme

maintenant savait son secret , secret terrible , et que tout le

monde ignorait , excepté lui .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 77

Elle se retourna , non plus comme une femme furieuse , mais

comme une panthère blessée .


— Ah ! misérable , dit-elle , tu m'as lâchement trahie , et

de plus tu as mon
secret! Tu mourras !

Et elle courut à un coffret de marqueterie posé sur la


toilette , l'ouvrit d'une main fiévreuse et tremblante , en tira un

78 . LES TROIS MOUSQUETAIRES .

petit poignard à manche d'or, à lame aiguë et mince , et


revint d'un bond sur d'Artagnan .

Quoique le jeune homme fût brave , on le sait , il fut épou-


vanté de cette figure bouleversée , de ces pupilles dilatées horri-

blement , de ces joues pâles et de ces lèvres sanglantes ; il recula

jusqu'à la ruelle , comme il eût fait à l'approche d'un serpent


qui eût rampé vers lui , et son épée se rencontrant sous sa main
souillée de sueur, il la tira du fourreau.

Mais , sans s'inquiéter de l'épée , milady essaya de remonter

sur le lit pour le frapper , et elle ne s'arrêta que lorsqu'elle


sentit la pointe aiguë sur sa gorge .

Alors elle essaya de saisir cette épée avec les mains ; mais

d'Artagnan l'écarta toujours de ses étreintes , et , la lui présen-

tant tantôt aux yeux , tantôt à la poitrine , il se laissa glisser à

bas du lit , cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait


chez Ketty .

Milady, pendant ce temps , se ruait sur lui avec d'horribles


transports , rugissant d'une façon formidable .

Cependant cela ressemblait à un duel , aussi d'Artagnan se


remettait petit à petit .

Bien , belle dame , bien ! disait-il ; mais , de par Dieu ,

calmez-vous , ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur


ces belles joues .
Infâme ! infàme ! hurlait milady.

Mais d'Artagnan , cherchant toujours la porte , se tenait sur


la défensive .

Au bruit qu'ils faisaient , elle renversant les meubles pour


aller à lui , lui s'abritant derrière les meubles pour se garantir

d'elle , Ketty ouvrit la porte . D'Artagnan , qui avait sans cesse

manœuvré pour se rapprocher de cette porte , n'en était plus

qu'à trois pas . D'un seul bond il s'élança de la chambre de

milady dans celle de la suivante , et , rapide comme l'éclair , il


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 79

referma la porte , contre laquelle il s'appuya de tout son poids


tandis que Ketty poussait les verrous .

Alors milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfer-


mait dans sa chambre , avec des forces bien au-dessus de celles

d'une femme ; puis , lors-

qu'elle sentit que c'était


chose impossible , elle cribla
la porte de coups

de poignard , dont

quelques -uns tra-


versèrent l'épais-
seur du bois.

Chaque coup
était accompagné

d'une imprécation
terrible .
— Vite , vite ,

Ketty , dit d'Arta-


gnan à demi-voix

lorsque les verrous


furent mis , fais-
moi sortir de l'hô-

tel , ou si nous lui


laissons le temps

de se retourner , Mawice

elle me fera tuer

par les laquais .

Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi , dit Ketty .

C'est vrai , dit d'Artagnan, qui s'aperçut alors seulement

du costume dans lequel il se trouvait , c'est vrai ; habille -moi

comme tu pourras, mais hâtons-nous ; comprends - tu , il y va


de la vie ou de la mort !
80 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Ketty ne comprenait que trop ; en un tour de main elle

l'affubla d'une robe à fleurs , d'une large coiffe et d'un mantelet ;


elle lui donna des pantoufles , dans lesquelles il passa ses pieds

nus , puis elle l'entraîna par les degrés . Il était temps , milady

avait déjà sonné et réveillé tout l'hôtel . Le portier tira le cor-


don au moment même où milady, à demi nue de son côté ,

criait par la fenêtre :


-N'ouvrez pas !

VIII

COMMENT, SANS SE DÉRANGER , ATHOS TROUVA

SON ÉQUIPEMENT

Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaçait encore


d'un geste impuissant . Au moment où elle le perdit de vue ,
milady tomba évanouie dans sa chambre .

D'Artagnan était tellement bouleversé , que , sans s'inquiéter


de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moitié de Paris tout

courant et ne s'arrêta que devant la porte d'Athos . L'égare-

ment de son esprit , la terreur qui l'éperonnait, les cris de quel-


ques patrouilles qui se mirent à sa poursuite , et les huées de

quelques passants qui , malgré l'heure peu avancée , se ren-


daient à leurs affaires, ne firent que précipiter encore sa course .

Il traversa la cour, monta les deux étages d'Athos et frappa


à la porte à tout rompre .

Grimaud vint ouvrir , les yeux bouffis de sommeil . D'Ar-

tagnan s'élança avec tant de force dans la chambre, qu'il faillit


le culbuter en entrant.

Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon , cette fois la


parole lui revint .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 81

— Hé , là , là ! s'écria- t-il , que voulez-vous , coureuse ? que

demandez-vous , drôlesse ?
D'Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de des-

sous son mantelet ; à la


vue de ses moustaches et

de son épée nue , le pau-


vre diable s'aperçut qu'il
avait affaire à un homme.

Il crut alors que

c'était quelque assassin .


— Au secours ! à

l'aide au secours ! s'é-

cria-t-il .

Tais - toi , mal-

heureux ! dit le jeune


homme , je suis d'Arta-
gnan , ne me reconnais-tu

pas ? Où est ton maître?


Vous , mon-

sieur d'Artagnan !
s'écria Grimaud ,

impossible !
Grimaud , dit
Athos sortant de son MauriceLeloir

appartement en robe

de chambre , je crois

que vous vous per-


Нидот.
mettez de parler .
Ah! monsieur ! c'est que...
Silence !
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan à son

maître .
II. 11
82 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Athos reconnut son camarade , et , tout flegmatique qu'il était,

il partit d'un éclat de rire que motivait bien la mascarade


étrange qu'il avait sous les yeux coiffes de travers , jupes
tombantes sur les souliers , manches retroussées et moustaches
roides d'émotion .

Ne riez pas , mon ami , s'écria d'Artagnan ; de par le ciel

ne riez pas , car , sur mon âme , je vous le


dis , il n'y a point de quoi rire .
Et il prononça
ces mots d'un air

si solennel et avec

une épouvante si
vraie qu'Athos lui

prit aussitôt les


mains en s'écriant :
— Seriez-vous

blessé, mon ami ?


Vous êtes bien

pâle !
Non , mais
il vient de m'ar-
river un terrible clair

événement . Ètes-

vous seul, Athos ?

-Parbleu ! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette


heure?

Bien , bien .

Et d'Artagnan se précipita dans la chambre d'Athos .

Hé, parlez ! dit celui-ci en refermant la porte et en pous-

sant les verrous pour n'être pas dérangés . Le roi est-il mort ?

avez-vous tué M. le cardinal ? vous êtes tout bouleversé : voyons ,

voyons , dites , car je meurs véritablement d'inquiétude .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 83

Athos , dit d'Artagnan se débarrassant de ses vêtements

de femme et apparaissant en chemise , préparez-vous à entendre


une histoire incroyable , inouïe .
-Prenez d'abord cette robe de chambre , dit le mousque-

taire à son ami .

D'Artagnan passa la robe de chambre , prenant une manche


pour une autre tant il était encore ému .
Eh bien? dit Athos .

Eh bien ! répondit d'Artagnan en se courbant vers


l'oreille d'Athos et en baissant la voix , milady est marquée

d'une fleur de lis à l'épaule .

Ah ! cria le mousquetaire comme s'il eût reçu une balle


dans le cœur .

Voyons, dit d'Artagnan : êtes-vous sûr que l'autre soit


bien morte?

L'autre ? dit Athos d'une voix si sourde , qu'à peine si


d'Artagnan l'entendit .

Oui , celle dont vous m'avez parlé un jour à Amiens .


Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans
ses mains .

Celle -ci , continua d'Artagnan , est une femme de vingt-


six à vingt-huit ans .

Blonde , dit Athos , n'est- ce pas ?


Oui.
Des yeux bleus clairs , d'une clarté étrange , avec des cils

et sourcils noirs ?
- Oui.

Grande , bien faite ? Il lui manque une dent près de l'œil-


lère à gauche .
- Oui.

La fleur de lis est petite , rousse de couleur et comme


effacée par les couches de pâte qu'on y applique?
84 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oui.

Cependant vous dites qu'elle est Anglaise !

On l'appelle milady, mais elle peut être Française . Mal-

gré cela , lord Winter n'est que son beau-frère .


- Je veux la voir , d'Artagnan !

Prenez garde , Athos , prenez garde ; vous avez voulu la

tuer , elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous


manquer.
Elle n'osera rien dire , car ce serait se dénoncer elle-
même .

Elle est capable de tout ! L'avez-vous jamais vue furieuse?


Non , dit Athos .

Une tigresse , une panthère ! Ah ! mon cher Athos ! j'ai


bien peur d'avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible !

D'Artagnan raconta tout alors : la colère insensée de milady


et ses menaces de mort .

- Vous avez raison , et , sur mon âme , je donnerais ma vie


pour un cheveu , dit Athos . Heureusement , c'est après- demain

que nous partons de Paris ; nous allons , selon toute proba-


bilité , à La Rochelle , et une fois partis ...

Elle vous suivra jusqu'au bout du monde , Athos , si


elle vous reconnaît ; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul .

Ah ! mon cher ! que m'importe qu'elle me tue ! dit Athos ;

est- ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie ?


II y a quelque horrible mystère sous tout cela . Athos !

cette femme est l'espion du cardinal , j'en suis sûr .


En ce cas prenez garde à vous . Si le cardinal ne vous a pas

dans une haute admiration pour l'affaire de Londres , il vous

a en grande haine ; mais comme , au bout du compte , il ne peut


rien vous reprocher ostensiblement , et qu'il faut que haine se

passe , surtout quand c'est une haine de cardinal , prenez garde


à vous ! Si vous sortez , ne sortez pas seul ; si vous mangez ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 85

prenez vos précautions : méfiez-vous de tout enfin , même de


votre ombre .
-
Heureusement, dit d'Artagnan , qu'il s'agit seulement

d'aller jusqu'après-demain soir sans encombre , car une fois à

l'armée , nous n'aurons plus , je l'espère , que des hommes à


craindre .

En attendant , dit Athos , je renonce à mes projets de

réclusion , et je vais partout avec vous : il faut que vous retour-


niez rue des Fossoyeurs , je vous accompagne .

Mais si près que ce soit d'ici , reprit d'Artagnan , je ne puis

y retourner comme cela .

- C'est juste , dit Athos .


Et il tira la sonnette .
Grimaud entra .

Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan , et d'en rapporter


des habits .

Grimaud répondit par un autre signe , qu'il comprenait

parfaitement , et partit .
Ah çà ! mais voilà qui ne nous avance pas pour l'équipe-

ment , cher ami , dit Athos ; car , si je ne m'abuse , vous avez


laissé toute votre défroque chez milady, qui n'aura sans doute

pas l'attention de vous la retourner . Heureusement que vous


avez le saphir.´

Le saphir est à vous , mon cher Athos ! ne m'avez-vous


pas dit que c'était une bague de famille ?

Oui , mon père l'acheta deux mille écus , à ce qu'il me


dit autrefois ; il faisait partie des cadeaux de noces qu'il fit à

ma mère ; et il est magnifique . Ma mère me le donna , et moi .

fou que j'étais , plutôt que de garder cette bague comme une

relique sainte , je la donnai à mon tour à cette misérable .


Alors , mon cher , reprenez cette bague , à laquelle je
comprends que vous devez tenir .
86 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Moi , reprendre cette bague , après qu'elle a passé par les


mains de l'infàme ! jamais cette bague est souillée , d'Artagnan .
- Vendez-la donc .
-
Vendre un bijou qui vient de ma mère ! Je vous avoue

que je regarderais cela comme une profanation .


Alors engagez-le , on vous prêtera bien dessus un millier
d'écus . Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires ;

puis , au premier argent qui vous rentrera , vous le dégagerez ,


et vous le reprendrez lavé de ses anciennes taches , car il aura
passé par les mains des usuriers .
Athos sourit .

Vous êtes un charmant compagnon , dit-il , mon cher

d'Artagnan ; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres

esprits dans l'affliction . Eh bien ! oui , engageons cette bague ,


mais à une condition !

- Laquelle ?

- C'est qu'il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents.
écus pour moi .
Y songez-vous , Athos ! je n'ai pas besoin du quart de
cette somme , moi qui suis dans les gardes , et en vendant ma
selle je me le procurerai . Que me faut-il ? Un cheval pour Plan-

chet , voilà tout. Puis vous oubliez que j'ai une bague aussi .
- A laquelle vous tenez encore plus , ce me semble , que je

ne tiens , moi , à la mienne ; du moins j'ai cru m'en apercevoir .

Oui , car dans une circonstance extrême elle peut nous

tirer non seulement de quelque grand embarras , mais encore

de quelque grand danger ; c'est non seulement une pierre


précieuse , mais c'est encore un talisman enchanté .

Je ne vous comprends pas , mais je crois à ce que vous


dites . Revenons donc à ma bague , ou plutôt à la vôtre ; vous

toucherez la moitié de la somme qu'on nous donnera sur

elle ou je la jette dans la Seine , et je doute que , comme à


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 87

Polycrate , quelque poisson soit assez complaisant pour nous


la rapporter .

Eh bien ! donc , j'accepte ! dit d'Artagnan .


En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet ;
celui-ci , inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui

était arrivé , avait profité de la circonstance et apportait les

habits lui-même . D'Artagnan s'habilla , Athos en fit autant : puis

quand tous deux furent prêts à sortir , ce dernier fit à Grimaud

le signe d'un homme qui met en joue ; celui-ci décrocha aus-

sitôt son mousqueton et s'apprêta à accompagner son maître .


Ils arrivèrent sans accident à la rue des Fossoyeurs .

Bonacieux était sur la porte , il regarda d'Artagnan d'un air

goguenard .
— Eh , mon cher locataire ! dit-il , hâtez-vous donc , vous avez

une belle jeune fille qui vous attend chez vous , et les femmes ,
vous le savez , n'aiment pas qu'on les fasse attendre !

C'est Ketty , s'écria d'Artagnan , et il s'élança dans l'allée .

Effectivement , sur le carré conduisant à sa chambre , et tapie


contre sa porte , il trouva la pauvre enfant toute tremblante .

Dès qu'elle l'aperçut :


-
Vous m'avez promis votre protection , vous m'avez promis

de me sauver de sa colère , dit- elle ; souvenez-vous que c'est


vous qui m'avez perdue !

Oui , sans doute , dit d'Artagnan , sois tranquille , Ketty .


Mais qu'est-il arrivé après mon départ?

-Le sais-je ! dit Ketty . Aux cris qu'elle a poussés les laquais

sont accourus , elle était folle de colère ; tout ce qu'il existe


d'imprécations elle les a vomies contre vous . Alors j'ai pensé
qu'elle se rappellerait que c'était par ma chambre que vous aviez

pénétré dans la sienne , et qu'alors elle songerait que j'étais

votre complice ; j'ai pris le peu d'argent que j'avais , mes hardes
les plus précieuses , et je me suis sauvée .
s
88 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Pauvre enfant ! Mais que vais-je faire de toi ? Je pars

après-demain .
Tout ce que vous voudrez , monsieur le chevalier ,

faites-moi quitter Paris , faites-moi quitter la France .


-
Je ne puis ce-
pendant pas t'em-
mener avec moi

au siège de La Ro-
chelle , dit d'Arta-

gnan .
Non ; mais

Vous pouvez me
placer en pro-

vince , chez quel-


que dame de vo-
tre connaissance :

dans votre pays ,

par exemple .
Ah ! ma

chère amie ! dans

mon pays les da-

mes n'ont pas de


femmes de cham-

bre . Mais , attends ,

j'ai ton affaire .


Planchet , va me
chercher Aramis :

qu'il vienne tout de suite . Nous avons quelque chose de très

important à lui dire .


- Je comprends , dit Athos ; mais pourquoi pas Porthos ?

il me semble que sa marquise...


La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 89

son mari , dit d'Artagnan en riant . D'ailleurs Ketty ne voudrait

pas demeurer rue aux Ours , n'est- ce pas , Ketty?


- Je demeurerai où l'on voudra , dit Ketty, pourvu que je

sois bien cachée et qu'on ne sache pas où je suis .


Maintenant , Ketty , que nous allons nous séparer , et par

conséquent que tu n'es plus jalouse de moi ...

- Monsieur le chevalier, de loin ou de près , dit Ketty, je

vous aimerai toujours .


― Où diable la constance va-t-elle se nicher ! murmura

Athos .

Moi aussi , dit d'Artagnan , moi aussi , je t'aimerai tou-


jours , sois tranquille . Mais voyons , réponds-moi . Maintenant.

j'attache une grande importance à la question que je te fais :

N'aurais-tu jamais entendu parler d'une jeune femme qu'on


aurait enlevée pendant une nuit?
- Attendez donc ... Oh , mon Dieu ! monsieur le chevalier ,

est-ce que vous aimez encore cette femme?

Non , c'est un de mes amis qui l'aime . Tiens , c'est Athos


que voilà.

Moi ! s'écria Athos avec un accent pareil à celui d'un


homme qui s'aperçoit qu'il va marcher sur une couleuvre .

- Sans doute , toi ! fit ? d'Artagnan en serrant la main d'Athos .


Tu sais bien l'intérêt que nous prenons tous à cette pauvre

petite madame Bonacieux . D'ailleurs Ketty ne dira rien n'est-


ce pas , Ketty ? Tu comprends , mon enfant, continua d'Artagnan ,

c'est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de


la porte en entrant ici .

-Oh ! mon Dieu ! s'écria Ketty , vous me rappelez ma peur :

pourvu qu'il ne m'ait pas reconnue !

Comment, reconnue ! tu as donc déjà vu cet homme ?

Il est venu deux fois chez milady .

- C'est cela . Vers quelle époque?


121

11.

90 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près .


Justement .

Et hier soir il est revenu .

Hier soir?

Oui , un instant avant que vous vinssiez vous -même .


Mon cher Athos , nous sommes enveloppés dans un réseau
d'espions ! Et tu crois qu'il t'a reconnue , Ketty?

- J'ai baissé ma coiffe en l'apercevant , mais peut-être était-


il trop tard .

- Descendez , Athos , vous dont il se défie moins que de moi ,

et voyez s'il est toujours sur sa porte .


Athos descendit et remonta bientôt .

Il est parti , dit-il , et la maison est fermée .

Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons
sont en ce moment au colombier.

Eh bien ! mais , envolons-nous , dit Athos , et ne laissons


ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles .

Un instant ! Et Aramis que nous avons envoyé chercher !

C'est juste, Athos , attendons Aramis .


En ce moment Aramis entra .

On lui exposa l'affaire , et on lui dit comment il était urgent


que , auprès de toutes ses hautes connaissances , il trouvât une

place à Ketty .
Aramis réfléchit un instant , et dit en rougissant :

Cela vous rendra-t-il bien réellement service , d'Ar-

tagnan?
Je vous en serai reconnaissant toute ma vie .

Eh bien ! madame de Bois-Tracy m'a demandé , pour une

de ses amies qui habite la province , je crois , une femme de


chambre sûre ; et si vous pouvez , mon cher d'Artagnan , me
répondre de mademoiselle ...
--
Oh ! monsieur , s'écria Ketty , je serai toute dévouée ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 91

soyez-en certain , à la personne qui me donnera les moyens de


quitter Paris.

Alors , dit Aramis , cela va pour le mieux .

Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu'il cacheta


avec une bague , et donna le billet à Ketty.
Maintenant, mon enfant , dit d'Artagnan , tu sais qu'il ne

fait pas meilleur ici pour nous que pour toi . Ainsi séparons-
nous . Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs .
-
Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et
dans quelque lieu que ce soit , dit Ketty, vous me retrouverez
vous aimant encore comme je vous aime aujourd'hui .
- Serment de joueur , dit Athos pendant que d'Artagnan

allait reconduire Ketty sur l'escalier .


Un instant après , les trois jeunes gens se séparèrent en pre-

nant rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant


Planchet pour garder la maison .
Aramis rentra chez lui , et Athos et d'Artagnan s'inquiétè-

rent du placement du saphir.


Comme l'avait prévu notre Gascon , on trouva facilement
trois cents pistoles sur la bague . De plus , le juif annonça que ,

si on voulait la lui vendre , comme elle lui ferait un pendant

magnifique pour des boucles d'oreilles , il en donnerait jusqu'à

cinq cents pistoles .


Athos et d'Artagnan , avec l'activité de deux soldats et la

science de deux connaisseurs , mirent trois heures à peine à


acheter tout l'équipement du mousquetaire . D'ailleurs Athos

était de bonne composition et grand seigneur jusqu'au bout

des ongles . Chaque fois qu'une chose lui convenait , il payait

le prix demandé sans essayer même d'en rabattre . D'Artagnan


voulait bien là- dessus faire ses observations , mais Athos lui

posait la main sur l'épaule en souriant , et d'Artagnan compre-

nait que c'était bon pour lui , petit gentilhomme gascon , de


653
92

MOUSQUETAIRES
TROIS

.
LES
marchander , mais non pour un homme qui avait les airs d'un
prince .
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou , noir

comme du jais , aux narines de feu , aux jambes fines et élé-


gantes , qui prenait six ans . Il l'examina et le reconnut sans
défauts . On le lui fit mille livres .

Peut-être l'eût-il eu pour moins ; mais tandis que d'Artagnan

discutait sur le prix avec le maquignon , Athos comptait les


cent pistoles sur la table .

Grimaud eut un cheval picard , trapu et fort , qui coûta trois


cents livres .

Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud

achetées , il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles


d'Athos . D'Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée

dans la part qui lui revenait , quitte à lui rendre plus tard ce
qu'il lui aurait emprunté .

Mais Athos , pour toute réponse , se contenta de hausser les


épaules .

-Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute


propriété ? demanda Athos .

Cinq cents pistoles .



C'est-à-dire , deux cents pistoles de plus ; cent pistoles
pour vous , cent pistoles pour moi . Mais c'est une véritable for-

tune cela , mon ami ; retournez chez le juif.


-Comment ! vous voulez ...

Cette bague , décidément , me rappellerait de trop tristes

souvenirs ; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles à lui


rendre , de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce mar-
ché . Allez lui dire que la bague est à lui , d'Artagnan , et revenez
avec les deux cents pistoles .
Réfléchissez , Athos .

L'argent comptant est cher par le temps qui court , et


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 93

il faut savoir faire des sacrifices . Allez , d'Artagnan , allez ;

Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton .

Une demi-heure après , d'Artagnan revint avec les deux mille

livres et sans qu'il lui fût arrivé aucun accident .


Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son ménage des ressources

auxquelles il ne s'attendait pas .

IX

VISION

A quatre heures , les quatre amis étaient donc réunis chez

Athos . Leurs préoccupations sur l'équipement avaient tout à


fait disparu , et chaque visage ne conservait plus l'expression
que de ses propres et secrètes inquiétudes ; car derrière tout

bonheur présent est cachée une crainte à venir .

Tout à coup Planchet entra apportant deux. lettres à l'adresse


de d'Artagnan .

L'une était un petit billet gentiment plié en long avec un

joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe
rapportant un rameau vert .

L'autre était une grande épître carrée et resplendissante des


armes terribles de Son Éminence le cardinal- duc .

A la vue de la petite lettre , le cœur de d'Artagnan bondit ,

car il avait cru reconnaître l'écriture ; et quoiqu'il n'eût vu cette


écriture qu'une fois , la mémoire en était restée au plus profond
de son cœur .

Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement .

<< Promenez-vous , lui disait-on , mercredi prochain , de six à


sept heures du soir , sur la route de Chaillot , regardez avec

soin dans les carrosses qui passeront ; mais si vous tenez à votre
94 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot ,

ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous

avez reconnu celle qui s'expose à tout pour vous apercevoir un


instant. >>

Pas de signature.

C'est un piège , dit Athos , n'y allez pas , d'Artagnan .

Cependant , dit d'Artagnan , il me semble bien reconnaître


l'écriture .

Elle est peut-être contrefaite , reprit Athos ; à six ou sept


heures , dans ce temps-ci , la route de Chaillot est tout à fait

déserte ; autant que vous alliez vous promener dans la forêt


de Bondy .
-
Mais si nous y allions tous ! dit d'Artagnan ; que diable !

on ne nous dévorera point tous les quatre : plus , quatre laquais ;

plus , les chevaux ; plus , les armes .


-
Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages , dit
Porthos .

Mais si c'est une femme qui écrit , dit Aramis , et que cette
femme désire ne pas être vue , songez que vous la compromettez ,

d'Artagnan ce qui est mal de la part d'un gentilhomme .


Nous resterons en arrière , dit Porthos , et lui seul s'avan-
cera .

Oui , mais un coup de pistolet est bientôt tiré d'un carrosse


qui marche au galop .

Bah ! dit d'Artagnan , on me manquera . Nous rejoindrons

alors le carrosse , et nous exterminerons ceux qui se trouveront

dedans . Ce sera toujours autant d'ennemis de moins .


Il a raison , dit Porthos : bataille ; il faut bien essayer
nos armes , d'ailleurs .

Bah ! donnons-nous ce plaisir , dit Aramis de son air


doux et nonchalant.

Comme vous voudrez , dit Athos .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 95

Messieurs , dit d'Artagnan , il est quatre heures et demie ,


et nous avons le temps à peine d'être à six heures sur la route
de Chaillot.

Puis , si nous sortions trop tard , dit Porthos , on ne nous

verrait pas , ce qui serait dommage . Allons donc nous apprêter ,


messieurs .

Mais cette seconde lettre , dit Athos , vous l'oubliez ; il me

semble que le cachet indique cependant qu'elle mérite bien


d'être ouverte quant à moi , je vous déclare , mon cher d'Arta-
.
gnan , que je m'en soucie bien plus que du petit brimborion

de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre


cœur .

D'Artagnan rougit .
- Eh bien ! dit le jeune homme , voyons , messieurs , ce que
me veut Son Éminence .

Et d'Artagnan décacheta la lettre et lut :

M. d'Artagnan , garde du roi , compagnie des Essarts , est


attendu au Palais- Cardinal ce soir à huit heures .

LA HOUDINIÈRE ,
}} Capitaine des gardes . >

Diable ! dit Athos , voici un rendez-vous bien autrement

inquiétant que l'autre .


- J'irai au second en sortant du premier , dit d'Artagnan :

l'un est pour sept heures , l'autre pour huit ; il y aura temps
pour tout.

Hum ! je n'irais pas , dit Aramis : un galant chevalier ne


peut manquer à un rendez-vous donné par une dame ; mais un

gentilhomme prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez

Son Éminence , surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que


ce n'est pas pour lui faire des compliments .
96 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je suis de l'avis d'Aramis , dit Porthos .

Messieurs , répondit d'Artagnan , j'ai déjà reçu par M. de


Cavois pareille invitation de Son Éminence , je l'ai négligée , et

le lendemain il m'est arrivé un grand malheur ! Constance a

disparu ; quelque chose qui puisse advenir , j'irai .


Si c'est un parti pris , dit Athos , faites .
Mais la Bastille ? dit Aramis .

Bah ! vous m'en tirerez , reprit d'Artagnan .

Sans doute , reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb


admirable et comme si c'était la chose la plus simple , sans
doute nous vous en tirerons ; mais , en attendant, comme nous

devons partir après- demain , vous feriez mieux de ne pas risquer


cette. Bastille .

Faisons mieux , dit Athos , ne le quittons pas de la soirée ,


attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousque-

taires derrière nous ; si nous voyons sortir quelque voiture à


portière fermée et à demi suspecte , nous tomberons dessus : il
y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec les

gardes de monsieur le cardinal , et M. de Tréville doit nous


croire morts .
-
Décidément, Athos , dit Aramis , vous étiez fait pour être

général d'armée ; que dites-vous du plan , messieurs ?


Admirable ! répétèrent en chœur les jeunes gens .

Eh bien ! dit Porthos , je cours à l'hôtel , je préviens mes

camarades de se tenir prêts pour huit heures , le rendez - vous


sera sur la place du Palais-Cardinal ; vous , pendant ce temps ,
faites seller les chevaux par les laquais .

Mais moi , je n'ai pas de cheval , dit d'Artagnan ; mais je


vais en faire prendre un chez M. de Tréville .

C'est inutile , dit Aramis , vous prendrez un des miens .


Combien en avez-vous donc ? demanda d'Artagnan .
Trois , répondit en souriant Aramis .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 97

Mon cher ! dit Athos , vous êtes très certainement le poète


le mieux monté de France et de Navarre .

Écoutez , mon cher Aramis , vous ne saurez que faire de

trois chevaux , n'est-ce pas ? je ne comprends même pas que


vous ayez acheté trois chevaux .

Non , le troisième m'a été amené ce matin même par

un domestique sans livrée qui n'a pas voulu me dire à qui


il appartenait et qui m'a affirmé avoir reçu l'ordre de son
maître...

Ou de sa maîtresse , interrompit d'Artagnan .


La chose n'y fait absolument rien , dit Aramis ... et qui

m'a affirmé , dis-je , avoir reçu l'ordre exprès de sa maîtresse


de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle
part il venait .

Eh bien ! en ce cas , faisons mieux , dit d'Artagnan ; lequel


des deux chevaux monterez-vous celui que vous avez acheté ,

ou celui qu'on vous a donné ?


Celui que l'on m'a donné sans contredit ; vous comprenez

bien , mon cher d'Artagnan , que je ne saurais faire une

pareille injure...
Au donateur inconnu , reprit d'Artagnan .

Ou à la donatrice mystérieuse , dit Athos .


Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile ?
-
A peu près .
Et vous l'avez choisi vous-même ?

Et avec le plus grand soin ; la sûreté du cavalier , vous le


savez , dépend presque toujours de son cheval !

Eh bien ! cédez-le- moi pour le prix qu'il vous a coûté !


J'allais vous l'offrir , mon cher d'Artagnan , en vous don-

nant tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre


cette bagatelle .
Et combien vous coûte-t-il?
II. 13
98 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Huit cents livres .

Voici quarante doubles pistoles , mon cher ami , dit d'Ar-

tagnan en tirant la somme de sa poche ; je sais que c'est la


monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes .
Vous êtes donc riche en fonds ? dit Aramis .

Riche , richissime , mon cher !

Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation


le reste de ses pistoles .

- Envoyez votreC selle à l'hôtel des Mousquetaires , et l'on


vous amènera votre cheval ici avec les nôtres .
-
Très bien ; mais il est bientôt cinq heures , hâtons- nous .

Un quart d'heure après , Porthos apparut à un bout de la


rue Férou sur un genêt fort beau ; Mousqueton le suivait sur

un cheval d'Auvergne , petit , mais très beau : Porthos resplen-


dissait de joie et d'orgueil.

En même temps Aramis apparut à l'autre bout de la rue ,


monté sur un superbe coursier anglais ; Bazin le suivait sur

un cheval rouan , tenant en laisse un vigoureux mecklem-


bourgeois c'était la monture de d'Artagnan .

Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte Athos

et d'Artagnan les regardaient par la fenêtre .


- Diable ! dit Aramis , vous avez là un magnifique cheval ,
mon cher Porthos .

Oui , répondit Porthos ; c'est celui qu'on devait m'en-


voyer tout d'abord : une mauvaise plaisanterie du mari lui
a substitué l'autre ; mais le mari a été puni depuis , et j'ai
obtenu toute satisfaction .

Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour , tenant en


main les montures de leurs maîtres ; d'Artagnan et Athos
descendirent, se joignirent à leurs compagnons , et tous quatre

se mirent en marche : Athos sur le cheval qu'il devait à sa


femme , Aramis sur le cheval qu'il devait à sa maîtresse , Porthos
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 99

sur le cheval qu'il devait à sa procureuse , et d'Artagnan sur


le cheval qu'il devait à sa bonne fortune , la meilleure maî-
tresse qui soit.
Les valets suivirent.

Comme l'avait pensé Porthos , la cavalcade fit bon effet ; et


si madame Coquenard s'était trouvée sur le chemin de Porthos

et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d'Es-
pagne , elle n'aurait pas regretté la saignée qu'elle avait faite
au coffre-fort de son mari .

Près du Louvre , les quatre amis rencontrèrent par hasard


M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain ; il les arrêta pour

leur faire compliment sur leur superbe équipage , ce qui , en


un instant , amena autour d'eux quelques centaines de badauds .

D'Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de


Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes
ducales .

M. de Tréville approuva la résolution qu'il avait prise , et

l'assura que , si le lendemain il n'avait pas reparu , il saurait


bien le retrouver, lui , partout où il serait .
En ce moment , l'horloge de la Samaritaine sonna six heures .

les quatre amis s'excusèrent sur un rendez-vous , et prirent


congé de M. de Tréville .

Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot :

le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repas-


saient ; d'Artagnan , gardé à quelques pas par ses amis , plon-

geait ses regards jusqu'au fond des carrosses , et n'y apercevait


aucune figure de connaissance .

Enfin , après un quart d'heure d'attente et comme le cré- !

puscule tombait tout à fait, une voiture apparut , arrivant


au grand galop par la route de Sèvres ; un pressentiment
dit d'avance à d'Artagnan que cette voiture renfermait la
personne qui lui avait donné rendez-vous le jeune homme
LES TROIS MOUSQUETAIRES .
100
fut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si

violemment . Presque aussitôt , une tête de femme sortit par


la portière , deux doigts sur

sa bouche , comme pour re-


commander le silence , ou

comme pour envoyer un

-1

MauriceI
plan baiser ; d'Artagnan poussa
un léger cri de joie cette

femme ou plutôt cette apparition , car la voiture était passée

avec la rapidité d'une vision , était madame Bonacieux .


1

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 1.01

Par un mouvement involontaire , et malgré la recom-

mandation qui lui avait été faite , d'Artagnan lança au galop

son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture ; mais


la glace de la portière était hermétiquement fermée : la vision
avait disparu .

D'Artagnan alors se rappela cette recommandation du


billet anonyme : « Si vous tenez à votre vie et à celle des

MassiveLeloir

gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un


mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle
qui s'expose à tout pour vous apercevoir un seul instant . >>
Il s'arrêta donc , tremblant non pour lui , mais pour la

pauvre femme qui évidemment s'était exposée à un grand


péril en lui donnant ce rendez- vous .

La voiture continua sa route toujours marchant à fond de


train , s'enfonça dans Paris et disparut.
D'Artagnan était resté interdit à la même place et
102 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ne sachant que penser. Si c'était madame Bonacieux et si

elle revenait à Paris , pourquoi ce rendez-vous fugitif , pour-

quoi ce simple échange d'un coup d'œil , pourquoi ce baiser

perdu ? Si , d'un autre côté , ce n'était pas elle , ce qui était

encore bien possible , car le peu de jour qui restait rendait


une erreur facile , si ce n'était pas elle , ne serait- ce pas

le commencement d'un coup de main monté contre lui

avec l'appât de cette femme pour laquelle on connaissait son


amour ?

Les trois compagnons se rapprochèrent de lui . Tous trois


avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la por-

tière , mais aucun d'eux , excepté Athos , ne connaissait ma-


dame Bonacieux . L'avis d'Athos , au reste , fut que c'était

bien elle ; mais moins préoccupé que d'Artagnan de ce joli

visage, il avait cru voir une seconde tête , une tête d'homme
au fond de la voiture .

-S'il en est ainsi , dit d'Artagnan , ils la transportent sans

doute d'une prison dans une autre . Mais que veulent- ils donc

faire de cette pauvre créature , et comment la joindrai-je


jamais ?
Ami , dit gravement Athos , rappelez-vous que les morts

sont les seuls êtres qu'on ne soit pas exposé à rencontrer sur la

terre . Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi


moi ,, n'est-ce
pas ? Or , si votre maîtresse n'est pas morte , si c'est elle que

nous venons de voir , vous la retrouverez certainement un jour

ou l'autre . Et peut-être , mon Dieu , ajouta-t-il avec cet accent


misanthropique qui lui était propre , peut-être plus tôt que
vous ne voudrez .

Sept heures et demie sonnèrent , la voiture était en retard

d'une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné . Les amis

de d'Artagnan lui rappelèrent qu'il avait une visite à faire , tout

en lui faisant observer qu'il était encore temps de s'en dédire .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 103

Mais d'Artagnan était à la fois entêté et curieux . Il avait

mis dans sa tête qu'il irait au Palais-Cardinal , et qu'il saurait


ce que voulait lui dire Son Éminence . Rien ne put le faire
changer de résolution .

On arriva rue Saint-Honoré , et place du Palais-Cardinal on

trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient


en attendant leurs camarades . Là seulement, on leur expliqua
ce dont il était question ..

D'Artagnan était fort connu dans l'honorable corps des

mousquetaires du roi , où l'on savait qu'il prendrait un jour


sa place ; on le regardait donc d'avance comme un camarade . Il

résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur

la mission pour laquelle il était convié ; d'ailleurs il s'agissait ,

selon toute probabilité , de jouer un mauvais tour à M. le car-


dinal et à ses gens , et pour de pareilles expéditions ces dignes
gentilshommes étaient toujours prêts .

Athos les partagea en trois groupes , prit le commandement


de l'un , donna le second à Aramis et le troisième à Porthos ,

puis chaque groupe alla s'embusquer séparément en face d'une


sortie .

D'Artagnan , de son côté , entra bravement par la porte prin-


cipale .

Quoiqu'il se sentit vigoureusement appuyé , le jeune homme

n'était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand esca-


lier du palais . Sa conduite avec milady ressemblait tant soit
peu à une trahison , et il se doutait des relations politiques

qui existaient entre cette femme et le cardinal ; de plus ,


de Wardes , qu'il avait si mal accommodé dans leur rencontre
aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence , et
d'Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses

ennemis , elle était fort attachée à ses amis .


-Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal ,
104 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ce qui n'est pas douteux , et s'il m'a reconnu , ce qui est


probable , je dois me regarder à peu près comme un homme
condamné, disait d'Artagnan en secouant la tête . Mais pour-

quoi a-t-il attendu jusqu'aujourd'hui ? C'est tout simple : milady


aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui
la rend si intéressante , et ce dernier crime aura fait déborder
le vase. Heureuse-

ment , ajouta -t-il ,


mes bons amis sont

en bas , et ils ne
me laisseront pas

emmener sans me

défendre . Cepen-

dant la compagnie

des mousquetaires
de M. de Tréville

ne peut pas faire


à elle seule la

guerre au cardi-

nal , qui dispose


des forces de toute

la France , et de-
# |pl
vant lequel hélas !
la reine est sans

pouvoir et le roi sans volonté . D'Artagnan , mon ami , tu es

brave , tu es prudent , tu as d'excellentes qualités , mais les


femmes te perdront !

Il en était à cette triste conclusion lorsqu'il entra dans


l'antichambre . Il remit sa lettre à l'huissier de service , qui le
fit passer dans la salle d'attente et il s'enfonça dans l'intérieur

du palais .

Dans cette salle d'attente étaient cinq ou six gardes de


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 103

M. le cardinal , qui , reconnaissant d'Artagnan et sachant que


c'était lui qui avait blessé Jussac , le regardèrent en souriant

d'un singulier sourire .

Ce sourire parut à d'Artagnan d'un mauvais augure ; scule-

ment , comme notre Gascon n'était pas facile à intimider , ou


que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son

pays , il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans

son âme, quand ce qui s'y passait ressemblait à de la crainte ,


il se campa fièrement devant MM . les gardes , et attendit , la
main sur la hanche , dans une attitude qui ne manquait pas de

majesté .

L'huissier rentra et fit signe à d'Artagnan de le suivre .


Il sembla au jeune homme que les gardes , en le regardant

s'éloigner , chuchotaient entre eux .

Il suivit un corridor , traversa un grand salon , entra dans


une bibliothèque , et se trouva en face d'un homme assis devant

un bureau et qui écrivait .


L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole .
D'Artagnan resta debout et examina cet homme .

D'Artagnan crut d'abord qu'il avait affaire à quelque juge


examinant son dossier, mais il s'aperçut que l'homme de
bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d'inégale lon-
gueur , en scandant des mots sur ses doigts ; il vit qu'il était en

face d'un poète . Au bout d'un instant , le poète ferma son manu-
scrit , sur la couverture duquel était écrit : MIRANE, tragédie en
cinq actes, et leva la tête .
D'Artagnan reconnut le cardinal .

11. 14
106 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

UNE VISION TERRIBLE

Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit , sa joue


sur sa main , et regarda un instant le jeune homme . Nul n'avait
l'œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Riche-

lieu , et d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme


une fièvre.

Cependant il fit bonne contenance , tenant son feutre à la

main , et attendant le bon plaisir de Son Éminence , sans trop


d'orgueil , mais aussi sans trop d'humilité .
Monsieur , lui dit le cardinal , êtes-vous un d'Artagnan
du Béarn?

Oui , monseigneur , répondit le jeune homme .

Il y a , si je suis bien informé , plusieurs branches de


d'Artagnan à Tarbes et dans les environs , dit le cardinal ; à
laquelle appartenez-vous?
Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion

avec le grand roi Henri , père de Sa Gracieuse Majesté .


C'est bien cela . C'est vous qui êtes parti , il y a deux ans

et quatre mois à peu près , de votre pays , pour venir chercher


fortune dans la capitale .

Oui, monseigneur.

Vous êtes venu par Meung , où il vous est arrivé

quelque chose , je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque


chose.

Monseigneur , dit d'Artagnan , voici ce qui m'est arrivé ...

Inutile , inutile , reprit le cardinal avec un sourire qui

indiquait qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 107

voulait la lui raconter : vous étiez recommandé à M. de Tréville ,

n'est-ce pas?
-
Oui , monseigneur ; mais justement , dans cette malheu-
reuse affaire de Meung...

La lettre avait été perdue , reprit l'Éminence ; oui , je


sais cela ; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui

connaît les hommes à première vue , et il vous a placé dans

la compagnie de son beau-frère , M. des Essarts , en vous lais-


sant espérer qu'un jour ou l'autre vous entreriez dans les

mousquetaires .

Monseigneur est parfaitement renseigné , dit d'Artagnan .


- Depuis ce temps-là , il vous est arrivé bien des choses :

vous vous êtes promené derrière les Chartreux , un jour qu'il eût

mieux valu que vous fussiez ailleurs ; puis , vous avez fait avec
vos amis un voyage aux eaux de Forges ; eux se sont arrêtés en
route ; mais vous , vous avez continué votre chemin . C'est tout

simple , vous aviez des affaires en Angleterre .

Monseigneur , dit d'Artagnan tout interdit , j'allais ...


- A la chasse , à Windsor , ou ailleurs , cela ne regarde
personne . Je sais cela , moi , parce que mon état est de tout savoir .

A votre retour , vous avez été reçu par une auguste personne ,

et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu'elle


vous a donné .

D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine .


Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de

Cavois , reprit le cardinal : il allait vous prier de passer au

palais ; cette visite , vous ne la lui avez pas rendue , et vous avez
eu tort.

Monseigneur , je craignais d'avoir encouru la disgrâce de


Votre Éminence .

- Eh ! pourquoi cela , monsieur? pour avoir suivi les ordres


de vos supérieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne
108 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

l'eût fait un autre , encourir ma disgrâce quand vous méritiez


des éloges ! Ce sont les gens qui n'obéissent pas que je punis ,
et non pas ceux qui , comme vous , obéissent ... trop bien ... Et ,

la preuve , rappelez -vous la date du jour où je vous avais fait

dire de me venir voir , et cherchez dans votre mémoire ce qui


est arrivé le soir même .

C'était le soir même qu'avait eu lieu l'enlèvement de madame


Bonacieux . D'Artagnan frissonna ; et il se rappela qu'une

demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de

lui , sans doute encore emportée par la même puissance qui


l'avait fait disparaître .

Enfin , continua le cardinal , comme je n'entendais pas

parler de vous depuis quelque temps , j'ai voulu savoir ce que


vous faisiez . D'ailleurs , vous me devez bien quelque remerci-
ment vous avez remarqué vous-même combien vous avez été
ménagé dans toutes les circonstances .

D'Artagnan s'inclina avec respect .

Cela , continua le cardinal , partait non seulement d'un

sentiment d'équité naturelle , mais encore d'un plan que je


m'étais tracé, à votre égard .

D'Artagnan était de plus en plus étonné .


---
Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes

ma première invitation ; mais vous n'êtes pas venu . Heureu-

sement, rien n'est perdu pour ce retard , et aujourd'hui vous


allez l'entendre . Asseyez-vous là , devant moi , monsieur d'Ar-

tagnan ; vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter


debout .

Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme,

qui était si étonné de ce qui se passait , que , pour obéir, il


attendit un second signe de son interlocuteur .
Vous êtes brave , monsieur d'Artagnan , continua l'Émi-
nence ; vous êtes prudent : ce qui vaut mieux . J'aime les
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 109

hommes de tête et de cœur , moi ; ne vous effrayez pas , dit- il

en souriant par les hommes de cœur , j'entends les hommes


de courage ; mais , tout jeune que vous êtes , et à peine entrant

dans le monde , vous avez des ennemis puissants : si vous n'y


prenez garde , ils vous perdront !
-
Hélas ! monseigneur , répondit le jeune homme , bien faci-

lement, sans doute ; car ils sont forts et bien appuyés ; tandis
que moi je suis seul !
- Oui , c'est vrai ; mais , tout seul que vous êtes , vous avez

déjà fait beaucoup , et vous ferez encore plus , je n'en doute.


pas . Cependant, vous avez , je le crois , besoin d'être guidé dans

l'aventureuse carrière que vous avez choisie ; car , si je ne me


trompe , vous êtes venu à Paris avec l'ambitieuse idée de faire

fortune .

- Je suis dans l'âge des folles espérances , monseigneur ,


dit d'Artagnan .

Il n'y a de folles espérances que pour les sots , monsieur ,

et vous êtes homme d'esprit . Voyons , que diriez- vous d'une

enseigne dans mes gardes , et d'une compagnie après la cam-


pagne?
Ah! monseigneur !

Vous acceptez , n'est-ce pas ?


Monseigneur , reprit d'Artagnan d'un air embarrassé .

Comment, vous refusez ? s'écria le cardinal avec étonne-


ment .

- Je suis dans les gardes de Sa Majesté , monseigneur , et

et je n'ai point de raisons d'être mécontent .


Mais il me semble , dit l'Eminence , que mes gardes , à
moi , sont aussi les gardes de Sa Majesté , et que , pourvu qu'on

serve dans un corps français , on sert le roi .

Monseigneur , Votre Éminence a mal compris mes


paroles .
110 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-
Vous voulez un prétexte , n'est-ce pas ? Je comprends . Eh
bien ! ce prétexte , vous l'avez . L'avancement , la campagne qui

s'ouvre , l'occasion que je vous offre , voilà pour le monde ; pour

vous , le besoin de protections sûres ; car il est bon que vous.


sachiez , monsieur d'Artagnan , que j'ai reçu des plaintes graves

contre vous vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et


vos nuits au service du roi .

D'Artagnan rougit .

Au reste , continua le cardinal en posant la main sur une

liasse de papiers , j'ai là tout un dossier qui vous concerne ;

mais , avant de le lire , j'ai voulu causer avec vous . Je vous sais
homme de résolution , et vos services , bien dirigés , au lieu de

vous mener à mal , pourraient vous rapporter beaucoup . Allons ,


réfléchissez , et décidez-vous .
- Votre bonté me confond , monseigneur, répondit d'Ar-

tagnan , et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur

d'âme qui me fait petit comme un ver de terre ; mais enfin ,


puisque monseigneur me permet de lui parler franchement ...
D'Artagnan s'arrêta .

Oui, parlez .

— Eh bien ! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis

sont aux mousquetaires et aux gardes du roi , et que mes enne-


mis , par une fatalité inconcevable , sont à Votre Éminence ; je

serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas , si j'acceptais ce


que m'offre monseigneur .

- Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous


offre pas ce que vous valez , monsieur? dit le cardinal avec un
sourire de dédain .

Monseigneur , Votre Éminence est cent fois trop bonne

pour moi , et au contraire je pense n'avoir point encore fait


assez pour être digne de ses bontés . Le siège de La Rochelle

va s'ouvrir , monseigneur ; je servirai sous les yeux de Votre


LES TROIS MOUSQU
MOUSQUETAIRES . 111

Éminence , et si j'ai eu le bonheur de me conduire à ce siège

de telle façon que je mérite d'attirer ses regards , eh bien !


après , j'aurai au moins derrière moi quelque action d'éclat pour
justifier la protection dont elle voudra bien m'honorer . Toute
chose doit se faire à son temps , monseigneur ; peut-être plus

tard aurai-je le droit de me donner , à cette heure j'aurais l'air


de me vendre .

- C'est-à-dire que vous refusez de me servir , monsieur , dit

le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant


une sorte d'estime ; demeurez donc libre et gardez vos haines

et vos sympathies .

Monseigneur ...
Bien , bien , dit le cardinal , je ne vous en veux pas ; mais ,
vous comprenez , on a assez de défendre ses amis et de les

récompenser , on ne doit rien à ses ennemis , et cependant je


vous donnerai un conseil : tenez-vous bien , monsieur d'Ar-
tagnan , car , du moment que j'aurai retiré ma main d'au-dessus

de vous , je n'achèterais pas votre vie une obole .

Je tâcherai , monseigneur, répondit le Gascon avec une


noble assurance .

- Songez plus tard , et à un certain moment , s'il vous arrive

malheur, dit Richelieu avec intention , que c'est moi qui ai


été vous chercher , et que j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce
malheur vous fût épargné .

J'aurai , quoi qu'il arrive , dit d'Artagnan , en mettant la


main sur sa poitrine et en s'inclinant , une éternelle reconnais-

sance à Votre Éminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment .


Eh bien done ! comme vous l'avez dit , monsieur d'Ar-

tagnan , nous nous reverrons après la campagne ; je vous suivrai


des yeux, car je serai là-bas , reprit le cardinal en montrant du
doigt à d'Artagnan une magnifique armure qu'il devait endos-

ser , et à notre retour , eh bien , nous compterons !


112 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Ah ! monseigneur , s'écria d'Artagnan , épargnez-moi le

poids de votre disgrâce ; restez neutre , monseigneur , si vous

trouvez que j'agis en galant homme.



- Jeune homme , dit Richelieu , si je puis vous dire encore
une fois ce que je vous
ai dit aujourd'hui , je

vous promets de vous


le dire .
Cette dernière pa-

role de Richelieu expri-

T
HOYO

mait un doute terrible ; elle consterna d'Artagnan plus que

n'eût fait une menace, car c'était un avertissement. Le cardinal

cherchait donc à le préserver de quelque malheur qui le mena-


çait . Il ouvrit la bouche pour répondre ; d'un geste le cardinal
le congédia .

D'Artagnan sortit ; mais à la porte le cœur fut prêt à lui

J
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 113

manquer, et peu s'en fallut qu'il ne rentrât . Cependant la

figure grave et sévère d'Athos lui apparut : s'il faisait avec le

cardinal le pacte que celui- ci lui proposait , Athos ne lui don-

nerait plus la main , Athos le renierait . Ce fut cette crainte qui

le retint , tant est puissante l'influence d'un caractère vraiment


grand sur tout ce qui l'entoure .

D'Artagnan descendit l'escalier par lequel il était entré ,


et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires

qui attendaient son retour et qui commençaient à s'inquiéter .

D'un mot d'Artagnan les rassura , et Planchet courut prévenir

les autres postes qu'il était inutile de monter une plus longue
garde , attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-
Cardinal.

Rentrés chez Athos , Aramis et Porthos s'informèrent des

causes de cet étrange rendez-vous ; mais d'Artagnan se con-

tenta de leur dire que M. de Richelieu l'avait fait venir pour


lui proposer d'entrer dans ses gardes avec le grade d'enseigne ,
et qu'il avait refusé .
Et vous avez eu raison , s'écrièrent d'une seule voix
Porthos et Aramis .

Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien .


Mais lorsqu'ils furent seuls :

Vous avez fait ce que vous deviez faire , d'Artagnan , dit


Athos , mais peut-être avez-vous eu tort .

D'Artagnan poussa un soupir ; car cette voix répondait


à une voix secrète de son âme , qui lui disait que de grands
malheurs l'attendaient .

La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ ;


d'Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville . A cette heure

on croyait encore que la séparation des gardes et des mousque-


taires serait momentanée , le roi tenant son parlement le jour

même et devant partir le lendemain . M. de Tréville se contenta


II. 15
114 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

donc de demander à d'Artagnan s'il avait besoin de lui , mais

d'Artagnan répondit fièrement qu'il avait tout ce qu'il lui fallait .


La nuit réunit tous
les camarades de la com-

pagnie des gardes de


M. des Essarts et de la

compagnie des mousque-


taires de M. de Tréville ,

qui avaient fait amitié

ensemble . On se quittait

pour se revoir quand il


plairait à Dieu . La nuit fut

donc des plus bruyantes ,

comme on peut le pen-

ser , car , en pareil cas ,


on ne peut combattre

l'extrême préoccupation

que par l'extrême gaieté .


Le lendemain , au

premier son des trom-

pettes , les amis se quit-


tèrent les mousque-

taires coururent à l'hôtel

de M. de Tréville , les
gardes à celui de M. des

Essarts . Chacun des ca-

pitaines conduisit aus-

sitôt sa compagnie au
Louvre , où le roi passait
sa revue . Le roi était

triste et paraissait malade , ce qui lui ôtait un peu de sa


haute mine . En effet, la veille , la fièvre l'avait pris au milieu
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 115

du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice . Il n'en


était pas moins décidé à partir le soir même ; et malgré les
observations qu'on lui avait faites , il avait voulu passer sa

revue , espérant , par ce premier coup de vigueur , vaincre la


maladie qui commencait à s'emparer de lui .

La revue passée , les gardes se mirent seuls en marche ,

les mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi , ce qui


permit à Porthos d'aller faire , dans son superbe équipage , un
tour dans la rue aux Ours .

La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur


son beau cheval . Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir

ainsi ; elle lui fit signe de descendre et de venir auprès d'elle .


Porthos était magnifique ; ses éperons résonnaient , sa cuirasse

brillait , son épée lui battait fièrement les jambes . Cette fois
les clercs n'eurent aucune envie de rire , tant Porthos avait l'air

d'un coupeur d'oreilles .

Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard , dont

le petit œil gris brilla de colère en voyant son cousin tout flam-
bant neuf. Cependant une chose le consola intérieurement ,

c'est qu'on disait partout que la campagne serait rude : il espé-

rait tout doucement , au fond du cœur , que Porthos serait tué


pendant la campagne . Porthos présenta ses compliments à

maître Coquenard et lui fit ses adieux ; maître Coquenard lui

souhaita toutes sortes de prospérités . Quant à madame Coque- .


nard , elle ne pouvait retenir ses larmes ; mais on ne tira

aucune mauvaise conséquence de sa douleur ; on la savait fort


attachée à ses parents , pour lesquels elle avait toujours eu de

cruelles disputes avec son mari .


Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de

madame Coquenard ils furent déchirants .


Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant , elle

agita un mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à croire


116 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

qu'elle voulait se précipiter . Porthos reçut toutes ces marques

HayoT

d'amitié en homme habitué à de pareilles démonstrations . Seu-


lement, en tournant le coin de la rue , il souleva son feutre et

l'agita en signe d'adieu . De son côté , Aramis écrivit une longue

lettre . A qui? Personne n'en savait rien . Dans la chambre

voisine , Ketty, qui s'était réfugiée là , et qui devait partir le


soir même pour Tours , attendait .

Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vin

d'Espagne . Pendant ce temps , d'Artagnan défilait avec sa compa-

gnie . En arrivant au faubourg Saint-Antoine , il se retourna pour


regarder gaiement la Bastille ; mais comme c'était la Bastille
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 117

seulement qu'il regardait , il ne vit point milady, qui , montée

sur un cheval isabelle , le désignait du doigt à deux hommes


de mauvaise mine qui s'approchèrent aussitôt des rangs pour

le reconnaître . Sur une interrogation qu'ils firent du regard ,


milady répondit par un signe que c'était bien lui . Puis , certaine

qu'il ne pouvait plus y avoir de méprise dans l'exécution de ses

ordres , elle piqua son cheval et disparut .


Les deux hommes suivirent alors la

compagnie, et , à la sortie du faubourg

Saint-Antoine , montèrent sur des chevaux tout préparés qu'un


domestique sans livrée tenait en main en les attendant .
118 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XI

LE SIÈGE DE LA ROCHELLE

Le siège de La Rochelle fut un des grands événements poli-

tiques du règne de Louis XIII , et une des grandes entreprises


militaires du cardinal . Il est donc intéressant , et même néces-

saire, que nous en disions quelques mots ; plusieurs détails de

ce siège se liant d'ailleurs d'une manière trop importante à


l'histoire que nous avons entrepris de raconter , pour que nous
les passions sous silence .

Les vues politiques du cardinal , lorsqu'il entreprit ce siège ,


étaient considérables . Exposons-les d'abord , puis nous passe-

rons aux vues particulières qui n'eurent peut-être pas sur Son
Éminence moins d'influence que les premières .

Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots

comme places de sûreté , il ne restait plus que La Rochelle .


Il s'agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvi-

nisme , levain dangereux , auquel se venaient incessamment


mêler des ferments de révolte civile ou de guerre étrangère .

Espagnols , Anglais , Italiens mécontents , aventuriers de


toute nation , soldats de fortune de toute secte accouraient au

premier appel sous les drapeaux des protestants et s'organi-


saient comme une vaste association dont les branches diverses

s'étendaient à loisir sur tous les points de l'Europe . La Rochelle ,

qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des autres


villes calvinistes , était donc le foyer des dissensions et des ambi-

tions . Il y avait plus , son port était la dernière porte ouverte aux
Anglais dans le royaume de France ; et en la fermant à l'An-

gleterre , notre éternelle ennemie , le cardinal achevait l'œuvre


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 119

de Jeanne d'Arc et du duc de Guise . Aussi Bassompierre , qui

était à la fois protestant et catholique , protestant de con-


viction et catholique comme commandeur du Saint-Esprit ;
Bassompierre , qui était Allemand de naissance et Français
de cœur ; Bassompierre , enfin , qui avait un commandement
particulier au siège de La Rochelle , 'disait-il , en chargeant à

la tête de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui :

Vous verrez , messieurs , que nous serons assez bêtes pour


prendre La Rochelle !

Et Bassompierre avait raison : la canonnade de l'île de Ré

lui présageait les dragonnades des Cévennes ; la prise de La


Rochelle était la préface de la révocation de l'édit de Nantes .
Mais , nous l'avons dit , à côté de ces vues du ministre qui

appartiennent à l'histoire , le chroniqueur est bien forcé de

reconnaître les petites visées de l'homme amoureux et du rival

jaloux . Richelieu , comme chacun sait , avait été amoureux de la

reine : cet amour avait-il pour lui un simple but politique ou


était-ce tout naturellement une de ces profondes passions

comme en inspira Anne d'Autriche à ceux qui l'entouraient ;


c'est ce que nous ne saurions dire ; mais en tout cas , on a vu ,

par les développements antérieurs de cette histoire , que Buc-


kingham l'avait emporté sur lui , et , dans deux ou trois cir-
constances et particulièrement dans celle des ferrets , l'avait ,
grâce au dévouement des trois mousquetaires et au courage

de d'Artagnan , cruellement mystifié . Il s'agissait donc , pour


Richelieu , non seulement de débarrasser la France d'un ennemi ,

mais de se venger d'un rival ; au reste , la vengeance devait

être grande et éclatante , et digne en tout point d'un homme


qui tient dans sa main , les forces de tout un royaume .

Richelieu savait qu'en combattant l'Angleterre il combattait

Buckingham , qu'en triomphant de l'Angleterre il triomphait

de Buckingham , enfin qu'en humiliant l'Angleterre aux yeux


120 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

de l'Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine . De


son côté Buckingham , tout en mettant en avant l'honneur

de l'Angleterre , était mù par des intérêts absolument sem-

blables à ceux du cardinal ; Buckingham aussi poursuivait

une vengeance particulière sous aucun prétexte , Buckin-

gham n'avait pu rentrer en France comme ambassadeur ;

il voulait y rentrer comme conquérant . Il en résulte que le

véritable enjeu de cette partie , que les deux plus puissants


royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amou-

reux, était un regard d'Anne d'Autriche .

Le premier avantage avait été au duc de Buckingham :

arrivé inopinément en vue de l'île de Ré avec quatre-vingt- dix


vaisseaux et vingt mille hommes à peu près , il avait surpris le

comte de Toirac , qui commandait pour le roi dans l'île ; il


avait, après un combat sanglant, opéré son débarquement .
Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baron de
Chantal ; le baron de Chantal laissait orpheline une petite

fille de dix -huit mois . Cette petite fille fut depuis madame de
Sévigné .
Le comte de Toirac se retira dans la citadelle Saint-Martin

avec la garnison , et jeta une centaine d'hommes dans un petit.


fort qu'on appelait le fort de la Prée .
Cet événement avait hâté les résolutions du cardinal ; et en
attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commande-

ment du siège de La Rochelle , qui était résolu , il avait fait


partir Monsieur pour diriger les premières opérations , et avait

fait filer vers le théâtre de la guerre toutes les troupes dont il


avait pu disposer . C'était de ce détachement envoyé en avant-

garde que faisait partie notre ami d'Artagnan .


Le roi , comme nous l'avons dit, devait suivre , aussitôt

son lit de justice tenu ; mais au sortir de ce lit de justice , le

23 juin , il s'était senti pris par la fièvre il n'en avait pas


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 121

moins voulu partir ; mais , son état empirant, il avait été forcé
de s'arrêter à Villeroi .

Or , où s'arrêtait le roi s'arrêtaient les mousquetaires ; il en

résultait que d'Artagnan , qui était toujours dans les gardes ,


malgré la promesse du roi , se trouvait séparé , momentanément
du moins , de ses bons amis Athos , Porthos et Aramis ; cette

séparation , qui n'était pour lui qu'une contrariété , fût certes

devenue une inquiétude sérieuse s'il eût pu deviner de quels


dangers inconnus il était entouré .

Il n'en arriva pas moins sans accident au camp établi devant

La Rochelle , vers le 10 du mois de septembre de l'année 1627 .


Tout était dans le même état le duc de Buckingham et ses

Anglais , maîtres de l'île de Ré, continuaient d'assiéger, mais


sans succès , la citadelle de Saint-Martin et le fort de la Prée ,

et les hostilités avec La Rochelle étaient commencées depuis


deux ou trois jours à propos d'un fort que le duc d'Angoulème

venait de faire construire près de la ville .


Les gardes , sous le commandement de M. des Essarts , avaient
leur logement aux Minimes .

Mais , nous le savons , d'Artagnan , préoccupé de l'ambition


de passer aux mousquetaires , avait rarement fait amitié avec
ses camarades ; il se trouvait donc isolé et livré à ses propres

réflexions . Ses réflexions n'étaient pas riantes : depuis deux ans

qu'il était arrivé à Paris , en se mêlant aux affaires publiques


il s'était fait , lui chétif, un grand ennemi , le cardinal , devant
lequel tremblaient les plus grands du royaume , à commencer

par le roi . Cet homme pouvait l'écraser, et cependant il ne


l'avait pas fait pour un esprit aussi perspicace que l'était

d'Artagnan , cette indulgence était un jour par lequel il


croyait entrevoir un meilleur avenir.
Puis , il s'était fait encore un autre ennemi moins à craindre ,

pensait-il , mais que cependant il sentait instinctivement n'être


11. 16
122 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

pas à mépriser cet ennemi , c'était milady . Il est vrai qu'il avait
acquis la protection et la bienveillance de la reine , mais la
bienveillance de la reine était , par le temps qui courait , une

cause de plus de persécutions ; et sa protection , on le sait ,


protégeait fort mal témoin Chalais et madame Bonacieux .

Ce qu'il avait donc gagné de plus clair dans tout cela , c'était
le diamant de cinq ou six mille livres qu'il portait au doigt : et

encore ce diamant, en supposant que d'Artagnan , dans ses

projets d'ambition , voulût le garder pour s'en faire un jour un


signe de reconnaissance près de la reine , n'avait en attendant ,
puisqu'il ne pouvait s'en défaire , pas plus de valeur que les

cailloux qu'il foulait à ses pieds . Nous disons que les cailloux

qu'il foulait à ses pieds , car d'Artagnan faisait ces réflexions


en se promenant solitairement sur un joli petit chemin qui

conduisait du camp au village d'Angoutin ; or ces réflexions


l'avaient conduit plus loin qu'il ne croyait , et le jour commen-
çait à baisser , lorsque au dernier rayon du soleil couchant il lui
sembla voir briller derrière une haie le canon d'un mousquet .

D'Artagnan avait l'œil vif et l'esprit prompt , il comprit que

le mousquet n'était pas venu là tout seul et que celui qui le


portait ne s'était pas caché derrière une haie dans des inten-

tions amicales . Il résolut donc de gagner au large , lorsque de

l'autre côté de la route, derrière un rocher , il aperçut l'extré-


mité d'un second mousquet .
C'était évidemment une embuscade .

Le jeune homme jeta un coup d'œil sur le premier mous-

quet et vit avec une certaine inquiétude qu'il s'abaissait dans


sa direction ; mais aussitôt qu'il vit l'orifice du canon immo-

bile il se jeta ventre à terre . En même temps le coup partit , il


entendit le sifflement d'une balle qui passait au- dessus de sa tête .

Il n'y avait pas de temps à perdre , d'Artagnan se redressa


d'un bond , et au même moment la balle de l'autre mousquet
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 123

fit voler les cailloux à l'endroit même du chemin où il s'était

jeté la face contre terre .


D'Artagnan n'était pas un de ces hommes inutilement braves

qui cherchent une mort ridicule pour qu'on dise d'eux qu'ils
n'ont pas reculé d'un pas ; d'ailleurs il ne s'agissait plus de

courage ici , d'Artagnan était tombé dans un guet-apens .

S'il y a un troisième coup, se dit-il à lui-même , je suis

un homme perdu !

Et aussitôt, prenant ses jambes à son cou , il s'enfuit dans la

direction du camp, avec la vitesse des gens de


1 son pays si re-

nommés pour leur agilité ; mais , quelle que fût la rapidité de sa


course , le premier qui avait tiré , ayant eu le temps de rechar-

ger son arme , lui tira un second coup si bien ajusté , cette fois ,
que la balle traversa son feutre et le fit voler à dix pas de lui .

Cependant , comme d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau ,


1
124 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

il ramassa le sien tout en courant , arriva fort essoufflé et fort

pâle dans son logis , s'assit sans rien dire à personne et se mit
à réfléchir .

Cet événement pouvait avoir trois causes :

La première et la plus naturelle : ce pouvait être une em-


buscade des Rochelais , qui n'eussent pas été fachés de tuer un

des gardes de Sa Majesté , d'abord parce que c'était un ennemi

de moins , et ensuite parce que cet ennemi pouvait avoir une


bourse bien garnie dans sa poche . D'Artagnan prit son chapeau ,

examina le trou de la balle , et secoua la tête . La balle n'était

pas une balle de mousquet , c'était une balle d'arquebuse ; la


justesse du coup lui avait déjà donné l'idée qu'il avait été tiré

par une arme particulière : ce n'était donc pas une embuscade.

militaire , puisque la balle n'était pas de calibre .

Ce pouvait être un bon souvenir de monsieur le cardinal .

On se rappelle qu'au moment même où il avait , grâce à ce

bienheureux rayon de soleil , aperçu le canon du fusil , il s'éton-


nait de la longanimité de Son Éminence à son égard . Mais

d'Artagnan secoua la tête . Pour les gens vers lesquels elle


n'avait qu'à étendre la main , Son Éminence recourait rarement
à de pareils moyens .

Ce pouvait être une vengeance de milady.


Ceci , c'était plus probable .

Il chercha inutilement à se rappeler ou les traits ou le


costume des assassins ; il s'était éloigné d'eux si rapidement ,

qu'il n'avait eu le loisir de rien remarquer .


-
Ah ! mes pauvres amis ! murmura d'Artagnan , où êtes-
vous ? et que vous me faites faute !

D'Artagnan passa une fort mauvaise nuit . Trois ou quatre


fois il se réveilla en sursaut , se figurant qu'un homme s'appro-

chait de son lit pour le poignarder . Cependant le jour parut


sans que l'obscurité eût amené aucun incident .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 125

Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui était différé

n'était pas perdu . Il resta toute la journée dans son logis , se


donnant pour excuse , vis-à-vis de lui-même , que le temps était
mauvais .

Le surlendemain , à neuf heures , on battit aux champs . Le

duc d'Orléans visitait les postes . Les gardes coururent aux


armes , d'Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades .

Monsieur passa sur le front de bataille ; puis tous les offi-


ciers supérieurs s'approchèrent de lui pour lui faire leur cour,

M. des Essarts , le capitaine des gardes , comme les autres .


Au bout d'un instant il parut à d'Artagnan que M. des
Essarts lui faisait signe de s'approcher de lui : il attendit un

nouveau geste de son supérieur , craignant de se tromper ; mais


ce geste s'étant renouvelé , il quitta les rangs et s'avança pour
prendre l'ordre .
Monsieur va demander des hommes de bonne volonté

pour une mission dangereuse , mais qui fera honneur à ceux

qui l'auront accomplie , et je vous ai fait signe afin que vous


vous tinssiez prêt .

Merci , mon capitaine ! répondit d'Artagnan , qui ne

demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du


lieutenant général .

En effet, les Rochelais avaient fait une sortie pendant la

nuit et avaient repris un bastion dont l'armée royaliste s'était


emparée deux jours auparavant ; il s'agissait de pousser une

reconnaissance perdue pour voir comment l'armée gardait ce


bastion .

Effectivement , au bout de quelques instants , Monsieur éleva


la voix et dit :

Il me faudrait , pour cette mission , trois ou quatre volon-


taires conduits par un homme sûr .
Quant à l'homme sûr , je l'ai sous la main , Monseigneur ,
126 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

dit M. des Essarts en montrant d'Artagnan ; et quant aux quatre

ou cinq volontaires , Monseigneur n'a qu'à faire connaître ses


intentions , et les hommes ne lui manqueront pas .

Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer


avec moi ! dit d'Artagnan en levant son épée .

Deux de ses camarades aux gardes s'élancèrent aussitôt , et

deux soldats s'étant joints à eux , il se trouva que le nombre


demandé était suffisant ; d'Artagnan refusa donc tous les autres ,

ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient la


priorité .
On ignorait si , après la prise du bastion , les Rochelais.
l'avaient évacué ou s'ils y avaient laissé garnison ; il fallait donc

examiner le lieu indiqué d'assez près pour vérifier la chose .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 127
1
D'Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la
tranchée : les deux gardes marchaient au même rang que lui

et les soldats venaient par derrière .

Ils arrivèrent ainsi , en se couvrant des revêtements , jusqu'à

une centaine de pas du bastion ! Là d'Artagnan , en se retour-


nant, s'aperçut que les deux soldats avaient disparu .
Il crut qu'ayant eu peur ils étaient restés en arrière et
continua d'avancer .

Au détour de la contrescarpe , ils se trouvèrent à soixante


pas à peu près du bastion .

On ne voyait personne , et le bastion semblait abandonné .

Les trois enfants perdus délibéraient s'ils iraient plus

avant , lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le


géant de pierre , et une douzaine de balles vinrent siffler autour

de d'Artagnan et de ses deux compagnons .

Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir : le bastion était gardé .


Une plus longue station dans cet endroit dangereux eût donc

été une imprudence inutile ; d'Artagnan et les deux gardes

tournèrent le dos et commencèrent une retraite qui ressemblait


à une fuite .

En arrivant à l'angle de la tranchée qui allait leur servir de


rempart , un des gardes tomba : une balle lui avait traversé la

poitrine . L'autre , qui était sain et sauf, continua sa course vers


le camp .

D'Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon ,

et s'inclina vers lui pour le relever et l'aider à rejoindre les


lignes ; mais en ce moment deux coups de fusil partirent : une

balle cassa la tête au garde déjà blessé , et l'autre vint s'aplatir


sur le roc après avoir passé à deux pouces de d'Artagnan .
Le jeune homme se retourna vivement ; car cette attaque

ne pouvait venir du bastion , qui était masqué par l'angle de la

tranchée l'idée des deux soldats qui l'avaient abandonné lui


128 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

revint à l'esprit et lui rappela ses assassins de la surveille ; il

résolut donc cette fois de savoir à quoi s'en tenir , et tomba sur
le corps de son camarade comme s'il était mort.

Il vit aussitôt deux têtes qui s'élevaient au-dessus d'un ou-


vrage abandonné qui était à trente pas de là : c'étaient celles de

nos deux soldats . D'Artagnan ne s'était pas trompé : ces deux


hommes ne l'avaient suivi que pour l'assassiner , espérant que

la mort du jeune homme serait mise sur le compte de l'ennemi .

Seulement , comme il pouvait n'être que blessé et dénoncer

leur crime , ils s'approchèrent pour l'achever ; heureusement ,


trompés par la ruse de d'Artagnan , ils négligèrent de recharger
leurs fusils .

Lorsqu'ils furent à dix pas de lui , d'Artagnan , qui en tom-

bant avait eu grand soin de ne pas làcher son épée , se releva


tout à coup et d'un bond se trouva près d'eux .

Les assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient du côté du


camp sans avoir tué leur homme, ils seraient accusés par lui ;

aussi leur première idée fut-elle de passer à l'ennemi . L'un

d'eux prit son fusil par le canon , et s'en servit comme d'une
massue il en porta un coup terrible à d'Artagnan , qui l'évita

en se jetant de côté ; mais par ce mouvement il livra passage


au bandit, qui s'élança aussitôt vers le bastion . Comme les

Rochelais qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet


homme venait à eux , ils firent feu sur lui , et il tomba frappé
d'une balle qui lui brisa l'épaule .

Pendant ce temps , d'Artagnan s'était jeté sur le second


soldat , l'attaquant avec son épée ; la lutte ne fut pas longue ,
ce misérable n'avait pour se défendre que son arquebuse
déchargée ; l'épée du garde glissa contre le canon de l'arme

devenue inutile et alla traverser la cuisse de l'assassin , qui

tomba . D'Artagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la


gorge .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 129

Oh ! ne me tuez pas ! s'écria le bandit ; grâce , grâce , mon


officier ! et je vous dirai tout .

Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie , au


moins ? demanda le jeune homme en retenant son bras .

Oui; si vous estimez que l'existence soit quelque chose

quand on a vingt-deux ans comme vous et qu'on peut arriver à


tout , étant beau et brave comme vous l'êtes .

Manie clois
2

Misérable ! dit d'Artagnan , voyons, parle vite , qui t'a

chargé de m'assassiner ?

-Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelait

milady.

Mais si tu ne connais pas cette femme , comment sais-tu


son nom ?
-
Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi , c'est à
II. 17
130 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

lui qu'elle a eu affaire et non pas à moi ; il a même dans sa

poche une lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une
grande importance , à ce que je lui ai entendu dire .

Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-

apens ?

Il m'a proposé de faire le coup à nous deux et j'ai

accepté .
Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédi-
tion ?

Cent louis .

Eh bien ! à la bonne heure , dit le jeune homme en riant ,

elle estime que je vaux quelque chose ; cent louis ! c'est une
somme pour deux misérables comme vous : aussi je comprends
que tu aies accepté , et je te fais gràce , mais à une condition !

Laquelle ? demanda le soldat inquiet en voyant que tout


n'était pas fini .

C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton


camarade a dans sa poche .

Mais , s'écria le bandit , c'est une autre manière de me

tuer ; comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre


sous le feu du bastion?

Il faut pourtant que tu te décides à l'aller chercher , ou


je te jure que tu vas mourir de ma main .
-
Grâce ! monsieur, pitié ! au nom de cette jeune dame que

vous aimez , que vous croyez morte peut-être , et qui ne l'est pas !
s'écria le bandit en se mettant à genoux et en s'appuyant sur

sa main , car il commençait à perdre ses forces avec son sang.


-
Et d'où sais-tu qu'il y a une jeune femme que j'aime , et

que j'ai cru cette femme morte ? demanda d'Artagnan .

Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche .


Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre , dit

d'Artagnan ; ainsi donc plus de retard , plus d'hésitation , ou


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 131

quelle que soit ma répugnance à tremper une seconde fois mon

épée dans le sang d'un misérable comme toi , je le jure par ma


foi d'honnête homme...

Et à ces mots d'Artagnan fit un geste si menaçant , que le


blessé se releva .
- Arrêtez ! arrêtez ! s'écria-t-il reprenant courage à force

de terreur , j'irai …… j'irai !……


D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat , le fit passer devant
lui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins

de la pointe de son épée .

C'était une chose affreuse que de voir ce malheureux , lais-

sant sur le chemin qu'il parcourait une longue trace de sang,


pâli de sa mort prochaine , essayant de se traîner sans être vu

jusqu'au corps de son complice qui gisait à vingt pas de là !


La terreur était tellement peinte sur son visage couvert
d'une froide sueur , que d'Artagnan en eut pitié et que , le

regardant avec mépris :


Eh bien ! lui dit-il , je vais te montrer la différence qu'il y

a entre un homme de cœur et un lâche comme toi ; reste , j'irai .


Et d'un pas agile , l'œil au guet , observant les mouvements
de l'ennemi , s'aidant de tous les accidents du terrain , d'Arta-
gnan parvint jusqu'au second soldat .

Il y avait deux moyens d'arriver à son but : le fouiller sur

place , ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps , et


le fouiller dans la tranchée .

D'Artagnan préféra le second moyen et chargea l'assassin


sur ses épaules au moment même où l'ennemi faisait feu .

Une légère secousse , le bruit mat de trois balles qui


trouaient les chairs , un dernier cri , un frémissement d'agonie
prouvèrent à d'Artagnan que celui qui avait voulu l'assassiner
venait de lui sauver la vie.

D'Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès


132 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

du blessé aussi pâle qu'un mort . Aussitôt il commença l'in-


ventaire un portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait

évidemment une partie de la somme que le bandit avait reçue ,


un cornet et des dés formaient l'héritage du mort .

Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés , jeta la


bourse au blessé
et ouvrit avide-

ment le porte-
feuille .
Au milieu de

quelques papiers

sans importance ,
il trouva la lettre

suivante c'était

celle qu'il était


allé chercher au

risque de sa vie .
<< Puisque vous

avez perdu la trace


de cette femme et

qu'elle est main-


tenant en sûreté

dans ce couvent
où vous n'auriez
Huyor
jamais dû la lais-

ser arriver, tâchez au moins de ne pas manquer l'homme ;

sinon , vous savez que j'ai la main longue et que vous payeriez
cher les cent louis que vous avez à moi . >>

Pas de signature . Néanmoins il était évident que la lettre

venait de milady . En conséquence , il la garda comme pièce de


conviction , et, en sûreté derrière l'angle de la tranchée , il se

mit à interroger le blessé . Celui - ci confessa qu'il s'était chargé


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 133

avec son camarade , le même qui venait d'être tué , d'enlever

une femme jeune qui devait sortir de Paris par la barrière de


la Villette , mais que , s'étant arrêtés à boire dans un cabaret ,
ils avaient manqué la voiture de dix minutes .

Mais qu'eussiez-vous fait de cette femme ? demanda d'Ar-

tagnan avec angoisse .

Nous devions la transporter dans un hôtel de la Place


Royale , dit le blessé .

Oui ! oui ! murmura d'Artagnan , c'est bien cela chez


milady elle -même .

Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terrible

soif de vengeance poussait cette femme à le perdre , ainsi que


ceux qui l'aimaient , et combien elle en savait sur les affaires

de la cour , puisqu'elle avait tout découvert . Sans doute elle

devait ces renseignements au cardinal .

Mais il comprit aussi , avec un sentiment de joie bien réel ,

que la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre

madame Bonacieux expiait son dévouement , et qu'elle l'avait


tirée de cette prison . Alors la lettre qu'il avait reçue de la jeune
femme et son passage sur la route de Chaillot , passage pareil à

une apparition , lui furent expliqués . Dès lors , ainsi qu'Athos

l'avait prédit , il était possible de retrouver madame Bonacieux ,


et un couvent n'était pas imprenable .
Cette idée acheva de lui remettre la clémence au cœur . Il se

retourna vers le blessé qui suivait avec anxiété toutes les

expressions diverses de son visage , et lui tendant le bras :

Allons , lui dit- il , je ne veux pas t'abandonner ainsi .


Appuie-toi sur moi et retournons au camp .

Oui , dit le blessé , qui avait peine à croire à tant de

magnanimité , mais n'est-ce point pour me faire pendre ?


-
Tu as ma parole , dit-il , et pour la seconde fois je te
donne la vie .
134 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de nouveau les

pieds de son sauveur ; mais d'Artagnan , qui n'avait plus aucun


motif de rester si près de l'ennemi , abrégea lui- même les
témoignages de sa reconnaissance .

Le garde qui était revenu à la première décharge avait


annoncé la mort de ses quatre compagnons . On fut donc à la
fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment , quand on vit
reparaître le jeune homme sain et sauf.

D'Artagnan expliqua le coup d'épée de son compagnon par


une sortie qu'il improvisa . Il raconta la mort de l'autre soldat

et les périls qu'ils avaient courus . Ce récit fut pour lui l'occa-
sion d'un véritable triomphe . Toute l'armée parla de cette
expédition pendant un jour , et Monsieur lui en fit faire ses

compliments .

Au reste , comme toute belle action porte avec elle sa récom-

pense , la belle action de d'Artagnan eut pour résultat de lui


rendre la tranquillité qu'il avait perdue . En effet , d'Artagnan

croyait pouvoir être tranquille , puisque , de ses deux ennemis ,


l'un était tué et l'autre dévoué à ses intérêts .

Cette tranquillité prouvait une chose , c'est que d'Artagnan


ne connaissait pas encore milady .

XII

LE VIN D'ANJOU

Après des nouvelles presque désespérées du roi , le bruit


de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp ;
et comme il avait grande hâte d'arriver en personne au siège ,

on disait qu'aussitôt qu'il pourrait remonter à cheval , il se


remettrait en route .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 135

Pendant ce temps , Monsieur , qui savait que , d'un jour à

l'autre , il allait être remplacé dans son commandement , soit


par le duc d'Angoulême , soit par Bassompierre ou par Schom-

berg, qui se disputaient le commandement , faisait peu de

chose , perdait ses journées en tâtonnements , et n'osait risquer


quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l'île de

Ré , où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint- Martin et le

fort de la Prée , tandis que , de leur côté , les Français assié-


geaient La Rochelle .

D'Artagnan , comme nous l'avons dit , était redevenu plus.

tranquille ; il ne lui restait qu'une inquiétude , c'était de n'ap-


prendre aucune nouvelle de ses amis .

Mais , un matin du commencement du mois de novembre ,

tout lui fut expliqué par cette lettre , datée de Villeroi :

« Monsieur d'Artagnan ,

>> MM . Athos , Porthos et Aramis , après avoir fait une bonne

partie chez moi , et s'être égayés beaucoup , ont mené si grand

bruit, que le prévôt du château , homme très rigide , les a con-


signés pour quelques jours ; mais j'accomplis les ordres qu'ils

m'ont donnés , de vous envoyer douze bouteilles de mon vin

d'Anjou , dont ils ont fait grand cas : ils veulent que vous buviez
à leur santé avec leur vin favori .

» Je l'ai fait , et suis , monsieur , avec un grand respect ,


>> Votre serviteur très humble et très obéissant

>> GODEAU ,
» Hôtelier de messieurs les mousquetaires .

- A la bonne heure ! s'écria d'Artagnan , ils pensent à moi

dans leurs plaisirs comme je pensais à eux dans mon ennui :


bien certainement que je boirai à leur santé et de grand cœur ;
mais je ne boirai pas seul .
136 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Et d'Artagnan courut chez deux gardes , avec lesquels il

avait fait plus amitié qu'avec les autres , afin de les inviter à

boire avec lui le charmant petit vin d'Anjou qui venait d'arriver
de Villeroi .

L'un des deux gardes était invité pour le soir même , et


l'autre invité pour le lendemain ; la réunion fut donc fixée au
surlendemain .

D'Artagnan , en rentrant , envoya les douze bouteilles de

vin à la buvette des gardes ,


en recommandant qu'on les

lui gardât avec


soin ; puis , le

jour de la solen-
nité , comme le
dîner était fixé
pour l'heure de

midi , d'Artagnan
envoya, dès neuf

heures , Planchet

pour tout pré-


parer .
Planchet , tout
fier d'être élevé à la dignité de maître d'hôtel , songea à tout

apprêter en homme intelligent ; à cet effet, il s'adjoignit le


valet d'un des convives de son maître , nommé Fourreau ,

et ce faux soldat qui avait voulu tuer d'Artagnan , et qui ,

n'appartenant à aucun corps , était entré au service de d'Arta-

gnan , ou plutôt à celui de Planchet , depuis que d'Artagnan


lui avait sauvé la vie .

L'heure du festin venue , les deux convives arrivèrent , pri-

rent place , et les mets s'alignèrent sur la table . Planchet ser-


vait la serviette au bras ; Fourreau débouchait les bouteilles ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 137

et Brisemont, c'était le nom du convalescent , transvasait dans

des carafons de verre le vin , qui paraissait avoir déposé par

les secousses de la route . De ce vin , la première bouteille était


un peu trouble
vers la fin , Brise-

mont versa cette


lie dans un verre,

Mause
Icle Heyou

et d'Artagnan lui permit de la boire ; car le pauvre diable

n'avait pas encore beaucoup de forces .

Les convives , après avoir mangé le potage, allaient porter

le premier verre à leurs lèvres , lorsque tout à coup le canon


11. 18
138 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

retentit au fort Louis et au fort Neuf ; aussitôt les gardes ,

croyant qu'il s'agissait de quelque attaque imprévue , soit

des assiégés , soit des Anglais , sautèrent sur leurs épées ;


d'Artagnan , non moins leste qu'eux , fit comme eux , et tous

trois sortirent en courant , afin de se rendre à leurs postes .

Mais à peine furent- ils hors de la buvette , qu'ils se trouvèrent


fixés sur la cause de ce grand bruit ; les cris de « Vive le roi !
Vive monsieur le cardinal ! » retentissaient de tous côtés , et
les tambours battaient dans toutes les directions .

En effet , le roi , impatient comme on l'avait dit , venait de


doubler deux étapes , et arrivait à l'instant même avec toute
sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupes ; ses
mousquetaires le précédaient et le suivaient . D'Artagnan , placé

en haie avec sa compagnie , salua d'un geste expressif ses

amis , qu'il suivait des yeux , et M. de Tréville , qui le reconnut


tout d'abord .

La cérémonie de réception achevée , les quatre amis furent


bientôt dans les bras l'un de l'autre .

Pardieu ! s'écria d'Artagnan , il n'est pas possible de


mieux arriver , et les viandes n'auront pas encore eu le temps

de refroidir ! n'est-ce pas , messieurs ? ajouta le jeune homme


en se tournant vers les deux gardes , qu'il présenta à ses
amis .

Ah ! ah ! il parait que nous banquetions , dit Porthos .


J'espère , dit Aramis , qu'il n'y a pas de femmes à votre
diner !
--
Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque ?
demanda Athos .

Mais , pardieu ! il y a le vôtre , cher ami , répondit d'Ar-


tagnan .
Notre vin? fit Athos étonné .

Oui , celui que vous m'avez envoyé .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 139

Nous vous avons envoyé du vin?

Mais vous savez bien , de ce petit vin des coteaux d'Anjou ?


Oui , je sais bien de quel vin vous voulez parler.
Le vin que vous préférez .

Sans doute , quand je n'ai ni champagne ni chambertin .


-
Eh bien ! à défaut de champagne et de chambertin , vous
vous contenterez de celui-là .

Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou , gourmet que


nous sommes ? dit Porthos .

Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyé de votre part.


De notre part ? firent les trois mousquetaires .

Est-ce vous , Aramis , dit Athos , qui avez envoyé du vin ?


Non , et vous , Porthos ?

Non , et vous , Athos ?


Non.

Si ce n'est pas vous , dit d'Artagnan , c'est votre hôtelier .


Notre hôtelier ?

Eh oui ! votre hôtelier , Godeau , hôtelier des mousque-


taires .

-- Ma foi , qu'il vienne d'où il voudra , n'importe , dit Por-


thos , goûtons-le , et , s'il est bon ; buvons-le ..

Non pas , dit Athos , ne buvons pas le vin qui a une


source inconnue .

Vous avez raison , Athos , dit d'Artagnan . Personne de

vous n'a chargé l'hôtelier Godeau de m'envoyer du vin ?


Non ! et cependant il vous en a envoyé de notre part?
- Voici la lettre ! dit d'Artagnan .

Et il présenta le billet à ses camarades .

Ce n'est pas son écriture ! dit Athos , je la connais ; c'est


moi qui , avant de partir , ai réglé les comptes de la com-
munauté .

-Fausse lettre , dit Porthos ; nous n'avons pas été consignés .


140 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan , dit Aramis d'un ton de reproche , comment


avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit ?...

D'Artagnan pálit , et un tremblement convulsif secoua tous


ses membres .

Tu m'effrayes , dit Athos , qui ne le tutoyait que dans les


grandes occasions , qu'est-il donc arrivé ?

Courons , courons , mes amis ! s'écria d'Artagnan , un

horrible soupçon me traverse l'esprit ! serait-ce encore une


vengeance de cette femme ?

Ce fut Athos qui pàlit à son tour.


D'Artagnan s'élança vers la buvette , les trois mousquetaires

et les deux gardes le suivirent .

Le premier objet qui frappa la vue de d'Artagnan , en entrant

dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et se


roulant dans d'atroces convulsions .

Planchet et Fourreau , pàles comme des morts , essayaient

de lui porter secours ; mais il était évident que tout secours


était inutile tous les traits du moribond étaient crispés par

l'agonie .
Ah ! s'écria-t- il en apercevant d'Artagnan , ah ! c'est

affreux , vous avez l'air de me faire grâce et vous m'empoi-


sonnez !

Moi ! s'écria d'Artagnan , moi , malheureux ! mais que dis-


tu donc là ?

Je dis que c'est vous qui m'avez donné ce vin , je dis que

c'est vous qui m'avez dit de le boire , je dis que vous avez voulu
vous venger de moi , je dis que c'est affreux !

N'en croyez rien , Brisemont , dit d'Artagnan , n'en croyez

rien ; je vous jure , je vous atteste ...


Oh ! mais , Dieu est là ! Dieu vous punira ! mon Dieu !

qu'il souffre un jour ce que je souffre !


- Sur l'Évangile
, s'écria d'Artagnan en se précipitant vers
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 141

le moribond , je vous jure que j'ignorais que ce vin fût empoi-


sonné et que j'allais en boire comme vous .

-
Je ne vous crois pas , dit le soldat .

Et il expira dans un redoublement de tortures .


- Affreux ! affreux ! murmurait Athos , tandis que Porthos
142 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

brisait les bouteilles et qu'Aramis donnait des ordres un peu


tardifs pour qu'on allàât chercher un confesseur .

O mes amis ! dit d'Artagnan , vous venez encore une fois


de me sauver la vie , non seulement à moi , mais à ces mes-

sieurs . Messieurs , continua -t-il en s'adressant aux gardes , je

vous demanderai le silence sur toute cette aventure ; de grands

personnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez


vu , et le mal de tout cela retomberait sur nous .
Ah , monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ;

ah , monsieur ! que je l'ai échappé belle !


Comment , drôle , s'écria d'Artagnan , tu allais donc boire
mon vin ?

A la santé du roi , monsieur ; j'allais en boire un pauvre


verre , si Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait .

Hélas ! dit Fourreau , dont les dents claquaient de terreur ,

je voulais l'éloigner pour boire tout seul !


Messieurs , dit d'Artagnan en s'adressant aux gardes , vous
comprenez qu'un pareil festin ne pourrait être que fort triste.

après ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes excuses

et remettez la partie à un autre jour , je vous prie .

Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses


de d'Artagnan , et , comprenant que les quatre amis désiraient
demeurer seuls , ils se retirèrent .

Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent

sans témoins , ils se regardèrent d'un air qui voulait dire que
chacun comprenait la gravité de la situation .

D'abord , dit Athos , sortons de cette chambre ; c'est

mauvaise compagnie qu'un mort , mort de mort violente .

Planchet , dit d'Artagnan , je vous recommande le cadavre


de ce pauvre diable . Qu'il soit enterré en terre sainte . Il avait

commis un crime , c'est vrai , mais il s'en est repenti .

Et les quatre amis sortirent de la chambre , laissant à


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 143

Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mor-


tuaires à Brisemont .

L'hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur

servit des œufs à la coque et de l'eau , qu'Athos alla puiser lui-


même à la fontaine . En quelques paroles Porthos et Aramis
furent mis au courant de la situation .

Eh bien ! dit d'Artagnan à Athos , vous le voyez , cher

ami , c'est une guerre à mort .


Athos secoua la tête .

Le fait est qu'on ne peut rester ainsi avec une épée éter-

nellement suspendue au-dessus de sa tête , dit- il , et qu'il faut


sortir de cette situation .

Mais comment?

Écoutez , tâchez de la rejoindre et d'avoir une explication

avec elle ; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gen-

tilhomme de ne jamais rien dire de vous , de ne jamais rien


faire contre vous ; de votre côté , serment solennel de rester

neutre à mon égard sinon , je vais trouver le chancelier , je


vais trouver le roi , je vais trouver le bourreau , j'ameute la

cour contre vous , je vous dénonce comme flétrie , je vous fais

mettre en jugement , et si l'on vous absout , eh bien ! je vous


tue , foi de gentilhomme ! au coin de quelque borne , comme

je tuerais un chien enragé .


J'aime assez ce moyen , dit d'Artagnan , mais où la
joindre?

- Le temps , cher ami , le temps amène l'occasion , l'occa-


sion c'est la martingale de l'homme plus on a engagé , plus

on gagne quand on sait attendre .

Oui , mais attendre entouré d'assassins et d'empoison-


neurs ...

Bah ! dit Athos , Dieu nous a gardés jusqu'à présent , Dieu

nous gardera encore .


144 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oui , nous ; nous d'ailleurs , nous sommes des hommes ,

et, à tout prendre , c'est notre état de risquer notre vie : mais
elle ! ajouta- t-il à demi-voix .
Qui , elle? demanda Athos .
Constance .
-- Madame Bonacieux ! ah ! c'est juste , fit Athos ; pauvre

ami ! j'oubliais !
Eh bien ! mais , dit Aramis , n'avez-vous pas vu par la

lettre même que vous avez trouvée sur le misérable mort


qu'elle était dans un couvent? On est très bien dans un cou-
vent, et aussitôt le siège de La Rochelle terminé , je vous
promets que pour mon compte ...
- Il paraît qu'il y a longtemps
qu'il n'a reçu des nouvelles

de sa maîtresse , dit tout bas Athos ; mais ne faites pas atten-


tion , nous connaissons cela .

Eh bien ! dit Porthos , il me semble qu'il y aurait un

moyen simple.
- Lequel ? demanda d'Artagnan .
Elle est dans un couvent , dites-vous ? reprit Porthos .
Oui.

Eh bien ! aussitôt le siège fini , nous l'enlevons de ce


couvent.

Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est .


C'est juste , dit Porthos .

Mais j'y pense , dit Athos , ne prétendez -vous pas , cher


d'Artagnan , que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent
pour elle?

Oui , je le crois , du moins .


Eh bien ! mais Porthos nous aidera là dedans .

Et comment cela , s'il vous plaît?

Mais par votre marquise , votre duchesse , votre princesse ,


elle doit avoir le bras long.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 145

Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres , je


la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir .

Alors , dit Aramis , je me charge , moi , d'en avoir des


nouvelles .

Vous , Aramis , s'écrièrent les trois amis , vous , et com-


ment cela?

— Par l'aumônier de la reine , avec lequel je suis fort lié ...


Et sur cette assurance , les quatre amis , qui avaient achevé

leur modeste repas , se séparèrent avec promesse de se revoir


le soir même d'Artagnan retourna aux Minimes , et les trois
mousquetaires rejoignirent le quartier du roi , où ils avaient

à faire préparer leur logis .

XIII

L'AUBERGE DU COLOMBIER - ROUGE

Cependant, à peine arrivé , le roi , qui avait si grande hâte

de se trouver en face de l'ennemi , et qui , à meilleur droit que

le cardinal , partageait sa haine contre Buckingham , voulut


faire toutes les dispositions , d'abord pour chasser les Anglais

de l'île de Ré , ensuite pour presser le siège de La Rochelle ;

mais , malgré lui , il fut retardé par les dissensions qui écla-

tèrent entre MM . de Bassompierre et Schomberg , contre le duc


d'Angoulême .

MM . de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de


France , et réclamaient leur droit de commander l'armée sous

les ordres du roi ; mais le cardinal , qui craignait que Bassom-

pierre , huguenot au fond du cœur , ne pressât faiblement les


Anglais et les Rochelais , ses frères en religion , poussait au
contraire le duc d'Angoulême , que le roi , à son instigation ,
II. 19
146 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

avait nommé lieutenant général . Il en résulta que , sous peine


de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l'armée ,

on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier :


Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville , depuis La

Leu jusqu'à Dompierre ; le duc d'Angoulême à l'est, depuis


Dompierre jusqu'à Périgny; et M. de Schomberg au midi , de-

puis Périgny jusqu'à Angoutin .


1
Le logis de Monsieur était à Dompierre .
Le logis du roi était tantôt à Étré , tantôt à La Jarrie .

Enfin le logis du cardinal était sur les dunes , au pont de


La Pierre , dans une simple maison sans aucun retranchement .

De cette façon , Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi , le

duc d'Angoulême ; et le cardinal , M. de Schomberg.


Aussitôt cette organisation établie , on s'était occupé de
chasser les Anglais de l'ile .

La conjoncture était favorable : les Anglais , qui ont , avant


toute chose , besoin de bons vivres pour être de bons soldats ,

ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits ,


avaient force malades dans leur camp ; de plus , la mer , fort

mauvaise à cette époque de l'année sur toutes les côtes de

l'Océan , mettait tous les jours quelque bâtiment à mal , et la


plage , depuis la pointe de l'Aiguillon jusqu'à la tranchée , était

littéralement, à chaque marée , couverte de débris de pinasses ,

de roberges et de felouques ; il en résultait que , même les gens

du roi se tinssent-ils dans leur camp , il était évident qu'un


jour ou l'autre Buckingham , qui ne demeurait dans l'île de Ré

que par entêtement , serait obligé de lever le siège . Mais , comme


M. de Toirac fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi
pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait en finir et

donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive .

Notre intention n'étant pas de faire un journal du siège ,


mais au contraire de n'en rapporter que les événements qui
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 147

ont trait à l'histoire que nous racontons , nous nous contente-

rons de dire en deux mots que l'entreprise réussit au grand

étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal . Les


Anglais , repoussés pied à pied , battus dans toutes les ren-

contres , écrasés au passage de l'île de Loix , furent obligés de


se rembarquer , laissant sur le champ de bataille deux mille

hommes , parmi lesquels cinq colonels , trois lieutenants-colo-

nels , deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes

de qualité , quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui


furent apportés à Paris par Claude de Saint- Simon , et suspen-
dus en grande pompe aux voûtes de Notre-Dame .
Des Te Deum furent chantés au camp , et de là se réper-

cutèrent par toute la France . Le cardinal resta donc maître de


poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément , rien

à craindre de la part des Anglais .

Un envoyé du duc de Buckingham , nommé Montaigu , avait

été pris , et l'on avait acquis la preuve qu'une ligue existait


entre l'Empire , l'Espagne , l'Angleterre et la Lorraine . Cette

ligue était dirigée contre la France . De plus , dans le logis de

Buckingham , qu'il avait été forcé, d'abandonner plus précipi-


tamment qu'il ne l'avait cru , on avait trouvé des papiers qui
confirmaient le fait de cette ligue , et qui , à ce qu'assure M. le

cardinal dans ses Mémoires , compromettaient fort madame de

Chevreuse , et par conséquent la reine .

C'était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité , car


on n'est pas ministre absolu sans être responsable ; aussi toutes

les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et

jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s'élevait dans

un des grands royaumes de l'Europe .


Le cardinal connaissait l'activité et surtout la haine de

Buckingham ; si la ligue qui menaçait la France triomphait ,


toute son influence disparaissait la politique espagnole et la
148 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabi-


net du Louvre , où elles n'avaient encore que des partisans ; lui ,

Richelieu , le ministre français , le ministre national par excel-

lence , était donc perdu . Le roi , qui , tout en lui obéissant


comme un enfant , le haïssait comme un enfant hait son maître ,

l'abandonnait aux vengeances particulières de Monsieur et de


la reine ; mais sa perte était peut-être celle de la France . Il
fallait parer à tout cela .

Aussi vit-on les courriers , devenus à chaque instant plus

nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison


du pont de La Pierre , où le cardinal avait établi sa résidence .

C'étaient des moines qui portaient si mal le froc , qu'il était

facile de reconnaître qu'ils appartenaient surtout à l'Église

militante ; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de


pages , et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dis-
simuler les formes arrondies ; enfin des paysans aux mains

noircies , mais à la jambe fine , et qui sentaient l'homme de


qualité à une lieue à la ronde . Puis encore d'autres visites

moins agréables , car deux ou trois fois le bruit se répandit


que le cardinal avait failli être assassiné .

Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que

c'était elle -même qui mettait en campagne des assassins mala-

droits , afin d'avoir , le cas échéant , le droit d'user de repré-

sailles ; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres


ni à ce que disent leurs ennemis . Ce qui n'empêchait pas , au

reste , le cardinal , à qui ses plus acharnés détracteurs n'ont

jamais contesté la bravoure personnelle , de faire force courses

nocturnes , tantôt pour communiquer au duc d'Angoulême des

ordres importants , tantôt pour aller se concerter avec le roi ,

tantôt pour conférer avec quelque messager qu'il ne voulait pas


qu'on laissat entrer chez lui .

De leur côté les mousquetaires , qui n'avaient pas grand'-


} 149
LES TROIS MOUSQUETAIRES .

chose à faire au siège , n'étaient pas tenus sévèrement et me-


naient joyeuse vie . Cela leur était d'autant plus facile , à nos

trois compagnons surtout , qu'étant des amis de M. de Tréville ,


ils obtenaient facilement de lui de s'attarder et de rester après

la fermeture du camp avec des permissions particulières .

Or, un soir que d'Artagnan , qui était de tranchée , n'avait


pu les accompagner , Athos , Porthos et Aramis , montés sur
leurs chevaux de bataille , enveloppés de manteaux de guerre ,

une main sur la crosse de leurs pistolets , revenaient tous trois


d'une buvette qu'Athos avait découverte deux jours aupara-

vant sur la route de La Jarrie , et qu'on appelait le Colombier-


Rouge . Ils suivaient le chemin qui conduisait au camp , tout en

se tenant sur leurs gardes , comme nous l'avons dit , de peur

d'embuscade , lorsque à un quart de lieue à peu près du village

de Boinar ils crurent entendre le pas d'une cavalcade qui


venait à eux ; aussitôt tous trois s'arrêtèrent , serrés l'un contre

l'autre , et attendirent , tenant le milieu de la route . Au bout


d'un instant , et comme la lune sortait justement d'un nuage ,

ils virent apparaître au détour d'un chemin deux cavaliers qui ,


en les apercevant , s'arrêtèrent à leur tour , paraissant délibérer
s'ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière .

Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis , et

Athos , faisant quelques pas en avant , cria de sa voix ferme :


Qui vive?
-
Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux cavaliers .

Ce n'est pas répondre , cela ! dit Athos . Qui vivé ? Répon-


dez , ou nous chargeons .

Prenez garde à ce que vous allez faire , messieurs ! dit

alors une voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du com-


mandement .

C'est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit ,


dit Athos ; que voulez -vous faire , messieurs ?
150 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Qui êtes-vous ? dit la même voix du même ton de com-

mandement ; répondez à votre tour , ou vous pourriez vous mal


trouver de votre désobéissance .

Mousquetaires du roi , dit Athos , de plus en plus con-


vaincu que celui qui les interrogeait en avait le droit .

Quelle compagnie ?
Compagnie de Tréville .
Avancez à l'ordre , et venez me rendre compte de ce que

vous faites ici , à cette heure .

Les trois compagnons s'avancèrent, l'oreille un peu basse ,


car tous trois maintenant étaient convaincus qu'ils avaient

affaire à plus fort qu'eux , laissant , au reste , à Athos le soin de


porter la parole.
Un des deux cavaliers , celui qui avait pris la parole en

second lieu , était à dix pas en avant de son compagnon ; Athos

fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière ,


et s'avança seul .

Pardon , mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions à

qui nous avions affaire , et vous pouvez voir que nous faisions
bonne garde .

Votre nom? dit l'officier , qui se couvrait une partie du


visage avec son manteau .

Mais vous-même , monsieur , dit Athos , qui commençait à


se révolter contre cette inquisition ; donnez-moi , je vous prie ,
la preuve que vous avez le droit de m'interroger.

Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en


laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage
découvert .

Monsieur le cardinal ! s'écria le mousquetaire stupéfait .

Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Éminence .


Athos , dit le mousquetaire .

Le cardinal fit un signe à l'écuyer , qui se rapprochą .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 151

Ces trois mousquetaires nous suivront , dit-il à voix basse ,

je ne veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp , et , en


nous suivant, nous serons sûrs qu'ils ne le diront à personne :

Nous sommes gentilshommes , monseigneur , dit Athos ;


demandez- nous donc notre parole

et ne vous inquiétez de rien . Dieu merci ! nous savons garder


un secret.

Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocu-


teur .

Vous avez l'oreille fine , monsieur Athos , dit le cardi-
nal ; mais maintenant écoutez ceci : ce n'est point par défiance
152 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

que je vous prie de me suivre , c'est pour ma sûreté ; sans


doute vos deux compagnons sont MM. Porthos et Aramis?

Oui , Éminence , dit Athos , tandis que les deux mous-

quetaires restés en arrière s'approchaient le chapeau à la


main .

Je vous connais , messieurs , dit le cardinal , je vous con-

nais je sais que vous n'êtes pas tout à fait de mes amis , et

j'en suis fâché , mais je sais que vous êtes de braves et loyaux

gentilshommes , et qu'on peut se fier à vous . Monsieur Athos ,


faites- moi donc l'honneur de m'accompagner, vous et vos deux

amis , et alors j'aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté si


nous la rencontrons .

Les trois mousquetaires s'inclinèrent jusque sur le cou de


leurs chevaux .

Eh bien ! sur mon honneur , dit Athos , Votre Éminence


a raison de nous emmener avec elle : nous avons rencontré sur

la route des visages affreux , et nous avons même eu avec

quatre de ces visages une querelle au Colombier-Rouge .


-
Une querelle , et pourquoi , messieurs ? dit le cardinal ; je
n'aime pas les querelleurs ; vous le savez !

C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prévenir


Votre Éminence de ce qui vient d'arriver; car elle pourrait
l'apprendre par d'autres que par nous , et , sur un faux rapport ,

croire que nous sommes en faute .

Et quels ont été les résultats de cette querelle ? demanda


le cardinal en fronçant le sourcil .
Mais mon ami Aramis , que voici , a reçu un petit coup

d'épée dans le bras , ce qui ne l'empêchera pas , comme Votre


Éminence peut le voir , de monter à l'assaut demain , si Votre
Éminence ordonne l'escalade .

Mais vous n'êtes pas hommes à vous laisser donner

des coups d'épée ainsi , dit le cardinal : voyons , soyez francs ,

¡
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 153

messieurs , vous en avez bien rendu quelques-uns : confessez-


vous , vous savez que j'ai le droit de donner l'absolution .

Moi , monseigneur , dit Athos , je n'ai pas même mis l'épée


à la main , mais j'ai pris celui à qui j'avais affaire à bras-le- corps

et je l'ai jeté par la fenêtre ; il paraît qu'en tombant , continua


Athos avec quelque hésitation , il s'est cassé la cuisse .
Ah ! ah! fit le cardinal ; et vous , monsieur Porthos?

Moi , monseigneur , sachant que le duel est défendu , j'ai


saisi un banc , et j'en ai donné à l'un de ces brigands un coup

qui , je crois , lui a brisé l'épaule .


Bien , dit le cardinal ; et vous , monsieur Aramis ?

Moi , monseigneur , comme je suis d'un naturel très doux

et que , d'ailleurs , ce que monseigneur ne sait peut-être pas , je


suis sur le point d'entrer dans les ordres , je voulais séparer

mes camarades , quand un de ces misérables m'a donné trai-

treusement un coup d'épée à travers le bras gauche : alors la

patience m'a manqué , j'ai tiré mon épée à mon tour , et comme
il revenait à la charge , je crois avoir senti qu'en se jetant sur

moi il se l'était passée au travers du corps je sais bien qu'il


est tombé seulement , et il m'a semblé qu'on l'emportait avec
ses deux compagnons .

Diable , messieurs ! dit le cardinal , trois hommes hors de

combat pour une rixe de cabaret , vous n'y allez pas de main
morte ; et à propos de quoi était venue la querelle ?
_ Ces misérables étaient ivres , dit Athos , et , sachant qu'il

y avait une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret , ils
voulaient forcer la porte .

Forcer la porte ! dit le cardinal , et pour quoi faire?

Pour lui faire violence sans doute , dit Athos ; j'ai eu l'hon-

neur de dire à Votre Éminence que ces misérables étaient ivres .

Et cette femme était jeune et jolie ? demanda le cardinal


avec une certaine inquiétude .
76

11. 20 (
154 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Nous ne l'avons pas vue , monseigneur , dit Athos .

Vous ne l'avez pas vue ; ah ! très bien , reprit vive-


ment le cardinal ; vous avez bien fait de défendre l'honneur

d'une femme , et , comme c'est à l'auberge du Colombier-


Rouge que je vais moi-même , je saurai si vous m'avez dit la
vérité .

Monseigneur, dit fièrement Athos , pour sauver notre tête


nous ne ferions pas un mensonge ..

Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites , monsieur

Athos , je n'en doute pas un seul instant ; mais , ajouta-t-il pour


changer la conversation , cette dame était donc seule .

Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle , dit Athos ;

mais , comme malgré le bruit ce cavalier ne s'est pas montré ,


il est à présumer que c'est un làche .

- Ne jugez pas témérairement , dit l'Évangile, répliqua le


cardinal .

Athos s'inclina .

T Et maintenant , messieurs , c'est bien , continua Son Émi-


nence , je sais ce que je voulais savoir ; suivez -moi .

Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal , qui


s'enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son

cheval au pas , se tenant à huit ou dix pas en avant de ses


quatre compagnons .
On arriva bientôt à l'auberge silencieuse et solitaire ; sans

doute l'hôte savait quel illustre visiteur il attendait , et en consé-

quence il avait renvoyé les importuns .


Dix pas avant d'arriver à la porte , le cardinal fit signe à son

écuyer et aux trois mousquetaires de faire halte ; un cheval

tout sellé était attaché au contrevent , le cardinal frappa trois


coups et de certaine façon .

Un homme enveloppé d'un manteau sortit aussitôt et échan-

gea quelques paroles rapides avec le cardinal ; après quoi il


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 155

remonta à cheval et repartit dans la direction de Surgères , qui


était aussi celle de Paris .

Avancez , messieurs , dit le cardinal .


- Vous m'avez dit la vérité , mes gentilshommes , dit-il en

s'adressant aux trois mousquetaires ,

et il ne tiendra pas à moi que notre


rencontre de ce soir ne vous soit avan-

tageuse ; en attendant , suivez -moi .


Le cardinal mit

pied à terre , les


trois mousque-
ROUGE
taires en firent

autant ; le cardi-

nal jeta la bride


de son cheval

aux mains de

son écuyer , les


trois mousque-
taires attaché-

rent les brides


des leurs aux

contrevents .
L'hôte se te-

nait sur le seuil

de la porte ; pour lui, le cardinal n'était

qu'un officier venant visiter une dame .


Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée , où

ces messieurs puissent m'attendre près d'un bon feu? dit le


cardinal .

L'hôte ouvrit la porte d'une grande salle , dans laquelle

justement on venait de remplacer un mauvais poêle par une

grande et excellente cheminée .


156 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

J'ai celle- ci , dit- il .

C'est bien , dit le cardinal ; entrez là , messieurs , et veuil-

lez m'attendre ; je ne serai pas plus d'une demi-heure .


Et , tandis que les trois mousquetaires entraient dans la
chambre du rez-de-chaussée , le cardinal , sans demander plus
amples renseignements , monta l'escalier en homme qui n'a

pas besoin qu'on lui indique son chemin .

XIV

DE L'UTILITÉ DES TUYAUX DE POÊLE

>

Il était évident que , sans s'en douter et mus seulement par


leur caractère chevaleresque et aventureux , nos trois amis

venaient de rendre service à quelqu'un que le cardinal hono-


rait de sa protection particulière .

Maintenant , quel était ce quelqu'un ? C'est la question que


se firent d'abord les trois mousquetaires ; puis , voyant qu'au-

cune des réponses que pouvait leur faire leur intelligence n'était
satisfaisante, Porthos appela l'hôte et demanda des dés .

Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à

jouer. Athos se promena en réfléchissant .


En réfléchissant et en se promenant , Athos passait et repas-

sait devant le tuyau de poêle rompu par la moitié et dont l'autre


extrémité donnait dans la chambre supérieure ; et à chaque

fois qu'il passait et repassait , il entendait un murmure de


paroles qui finit par fixer son attention . Athos s'approcha , et il
distingua quelques mots qui lui parurent sans doute mériter un

si grand intérêt qu'il fit signe à ses deux compagons de se taire ,


restant lui-même courbé , l'oreille tendue à la hauteur de l'orifice

inférieur ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES. 157

-
Écoutez , milady, disait le cardinal , l'affaire est impor-
tante ; asseyez-vous là et causons .
Milady ! murmura Athos .

J'écoute Votre Éminence avec la plus grande attention ,

répondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire .


- Un petit bâtiment avec

équipage anglais , dont le capi-


taine est à moi , vous attend à
l'embouchure de la

Charente , au fort de

la Pointe ; il mettra à
la voile demain matin .

Yo
Hu
— Il faut alors

que je m'y rende


cette nuit?

A l'instant même , c'est-à- dire lorsque vous aurez reçu

mes instructions . Deux hommes que yous trouverez à la porte


en sortant vous serviront d'escorte ; vous me laisserez sortir

le premier , puis , une demi-heure après moi , vous sortirez à


votre tour .
158 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oui , monseigneur. Maintenant revenons à la mission


dont vous voulez bien me charger ; et , comme je tiens à conti-
nuer de mériter la confiance de Votre Éminence , daignez me

l'exposer en termes clairs et précis , afin que je ne commette


aucune erreur .

Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlo-

cuteurs ; il était évident que le cardinal mesurait d'avance les

termes dans lesquels il allait parler , et que milady recueillait


toutes ses facultés intellectuelles pour comprendre les choses

qu'il allait dire et les graver dans sa mémoire quand elles


seraient dites .

Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compa-

gnons de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de


venir écouter avec lui .

Les deux mousquetaires , qui aimaient leurs aises , appor-


tèrent une chaise pour chacun d'eux , et une chaise pour Athos .

Tous trois s'assirent alors , leurs têtes rapprochées et l'oreille


au guet .

Vous allez partir pour Londres , continua le cardinal .


Arrivée à Londres , vous irez trouver Buckingham .
Je ferai observer à Son Éminence , dit milady , que depuis

l'affaire des ferrets de diamants , pour laquelle le duc m'a tou-


jours soupçonnée , Sa Grâce se défie de moi .

Aussi cette fois-ci , dit le cardinal , ne s'agit- il plus de

capter sa confiance , mais de se présenter franchement et loya-


lement à lui comme négociatrice .
- Franchement et loyalement, répéta milady avec une indi-

cible expression de duplicité .

Oui , franchement et loyalement , reprit le cardinal du


même ton ; toute cette négociation doit être faite à découvert .
- Je suivrai à la lettre les instructions de Son Éminence ,

et j'attends qu'elle me les donne .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 159

Vous irez trouver Buckingham de ma part , et vous lui

direz que je sais tous les préparatifs qu'il fait , mais que je ne

m'en inquiète guère , attendu qu'au premier mouvement qu'il


risquera, je perds la reine .

- Croira-t-il que Votre Éminence est en mesure d'accom-


pagner la menace qu'elle lui fait?

Oui, car j'ai des preuves .

Il faut que je puisse présenter ces preuves à son appré-


ciation .

Sans doute , et vous lui direz que je publie le rapport de

Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le


duc a eue chez madame la connétable avec la reine , le soir

que madame la connétable a donné une fête masquée ; vous

lui direz , afin qu'il ne doute de rien , qu'il y est venu sous le

costume du Grand-Mogol que devait porter le chevalier de


Guise , et qu'il a acheté à ce dernier moyennant la somme de
trois mille pistoles .

Bien , monseigneur .

Tous les détails de son entrée et de sa sortie pendant la

nuit où il s'est introduit au palais sous le costume d'un discur


de bonne aventure italien ; vous lui direz , pour qu'il ne doute

pas encore de l'authenticité de mes renseignements , qu'il avait


dans son manteau une grande robe blanche semée de larmes

noires , de têtes de mort et d'os en sautoir : car en cas de surprise


il devait se faire passer pour le fantôme de la Dame blanche

qui , comme chacun le sait , revient au Louvre chaque fois que

quelque grand événement va s'accomplir.


Est- ce tout , monseigneur ?
Dites-lui que je sais encore tous les détails de l'aventure

d'Amiens , que j'en ferai faire un petit roman , spirituellement


tourné , avec un plan du jardin et les portraits des principaux
acteurs de cette scène nocturne .
160 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je lui dirai cela .

Dites-lui encore que je tiens Montaigu , que Montaigu est

à la Bastille , qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui , c'est


vrai , mais que la torture peut lui faire dire ce qu'il sait , et
même... ce qu'il ne sait pas .
A merveille .

Enfin ajoutez que Sa Gràce , dans la précipitation

qu'elle a mise à quitter l'île de Ré , a oublié dans son logis cer-


taine lettre de madame de Chevreuse qui compromet singu-

lièrement la reine , en ce qu'elle prouve non seulement que Sa

Majesté peut aimer les ennemis du roi , mais encore qu'elle


conspire avec ceux de la France . Vous avez bien retenu tout ce

que je vous ai dit , n'est- ce pas ?


Votre Éminence va en juger le bal de madame la con-

nétable ; la nuit du Louvre ; la soirée d'Amiens ; l'arrestation

de Montaigu ; la lettre de madame de Chevreuse .

C'est cela , dit le cardinal , c'est cela vous avez une bien
heureuse mémoire , milady.

Mais , reprit celle à qui le cardinal venait d'adresser ce

compliment flatteur , si malgré toutes ces raisons le duc ne se


rend pas et continue de menacer la France ?
-
Le duc est amoureux comme un fou , ou plutôt comme
un niais , reprit Richelieu avec une profonde amertume ; comme
les anciens paladins , il n'a entrepris cette guerre que pour
obtenir un regard de sa belle . S'il sait que cette guerre peut

coûter l'honneur et peut-être la liberté à la dame de ses pen-


sées , comme il dit , je vous réponds qu'il y regardera à deux
fois .

- Et cependant , dit milady avec une persistance qui prou-

vait qu'elle voulait voir clair jusqu'au bout de la mission dont


elle allait être chargée , cependant s'il persiste ?
-
S'il persiste , dit le cardinal ... ce n'est pas probable .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 161

C'est possible , dit milady .

S'il persiste ... Son Éminence fit une pause et reprit : S'il

persiste , eh bien ! j'espérerai dans un de ces événements qui


changent la face des États .

Si Son Éminence voulait me citer dans l'histoire quel-

ques-uns de ces événements , dit milady , peut-être partage-


rais-je sa confiance dans l'avenir .
7.
-
Eh bien , tenez ! par exemple , dit ' Richelieu , lorsqu'en

1610 , pour une cause à peu près pareille à celle qui fait mou-
voir le duc , le roi Henri IV, de glorieuse mémoire , allait à
la fois envahir la Flandre et l'Italie pour frapper à la fois

l'Autriche des deux côtés : eh bien ! n'est- il pas arrivé un

événement qui a sauvé l'Autriche ? Pourquoi le roi de France

n'aurait-il pas la même chance que l'empereur? -


Votre Éminence veut parler du coup de couteau de la
rue de la Ferronnerie ?

Justement , dit le cardinal .

Votre Éminence ne craint-elle pas que le supplice de

Ravaillac épouvante ceux qui auraient un instant l'idée de


l'imiter ?

Il y aura en tout temps et dans tous les pays , surtout si


ces pays sont divisés de religion , des fanatiques qui ne deman-
deront pas mieux que de se faire martyrs . Et tenez , justement!

il me revient à cette heure que les puritains sont furieux


contre le duc de Buckingham et que leurs prédications le
désignent comme l'Antechrist .

Eh bien ? fit milady.

Eh bien ! continua le cardinal d'un air indifférent , il ne

s'agirait , pour le moment, par exemple , que de trouver une


femme, belle , jeune , adroite , qui eût à se venger elle-même

du duc . Une pareille femme peut se rencontrer le duc est


homme à bonnes fortunes , et , s'il a semé bien des amours par
11. 21
162 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ses promesses de constance éternelle , il a dû semer bien des

haines aussi par ses éternelles infidélités .


-
Sans doute , dit froidement milady, une pareille femme
peut se rencontrer .

- Eh bien ! une pareille femme , qui mettrait le couteau de

Jacques Clément ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique ,


sauverait la France .

Oui , mais elle serait la complice d'un assassinat .


-
A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de
Jacques Clément ?

Non , car peut-être étaient-ils placés trop haut pour

qu'on osat les aller chercher là où ils étaient on ne brûle-


rait pas le Palais de Justice pour tout le monde , monseigneur .

-Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a


1
une cause autre que celle du hasard? demanda Richelieu du

ton dont il eût fait une question sans aucune importance .


_
Moi , monseigneur , répondit milady , je ne crois rien , je
cite un fait, voilà tout ; seulement , je dis que si je m'appelais
mademoiselle de Montpensier ou la reine Marie de Médicis , je

prendrais moins de précautions que je n'en prends , m'appelant


tout simplement lady Clarick .
C'est juste , dit Richelieu , et que voudriez -vous done?

Je voudrais un ordre qui ratifiât d'avance tout ce que je


croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France .
Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit ,

et qui aurait à se venger du duc .


Elle est trouvée , dit milady.

Puis , il faudrait trouver ce misérable fanatique qui

servira d'instrument à la justice de Dieu .


On le trouvera .

Eh bien dit le duc , alors il sera temps de réclamer


l'ordre que vous demandiez tout à l'heure .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 163

- Votre Éminence a raison , dit milady , et c'est moi qui ai


eu tort de voir dans la mission dont elle m'honore autre chose

que ce qui est réellement , c'est-à-dire d'annoncer à Sa Grâce ,

de la part de Son Éminence , que vous connaissez les différents

déguisements à l'aide desquels il est parvenu à se rapprocher

de la reine pendant la fête donnée par madame la connétable ;


que vous avez les preuves de l'entrevue accordée au Louvre par

la reine à certain astrologue italien qui n'est autre que le duc

de Buckingham ; que vous avez commandé un petit roman , des

plus spirituels , sur l'aventure d'Amiens , avec plan du jardin

où cette aventure s'est passée et portraits des acteurs qui y ont

figuré ; que Montaigu est à la Bastille , et que la torture peut


lui faire dire des choses dont il se souvient et même les choses

qu'il aurait oubliées ; enfin , que vous possédez certaine lettre


de madame de Chevreuse , trouvée dans le logis de Sa Gràce ,
qui compromet singulièrement, non seulement celle qui l'a

écrite , mais encore celle au nom de qui elle a été écrite . Puis ,

s'il persiste malgré tout cela , comme c'est à ce que je viens de

dire que se borne ma mission , je n'aurai plus qu'à prier Dieu


de faire un miracle pour sauver la France . C'est bien cela ,
n'est-ce pas , monseigneur , et je n'ai pas autre chose à faire ?
-
C'est bien cela , reprit sèchement le cardinal .
Et maintenant , dit milady sans paraître remarquer le

changement de ton du duc à son égard ; maintenant que j'ai

reçu les instructions de Votre Éminence à propos de ses enne-


mis , monseigneur me permettra -t- il de lui dire deux mots des
miens ?
- Vous avez donc des ennemis ? demanda Richelieu .

Oui , monseigneur ; des ennemis contre lesquels vous me

devez tout votre appui , car je me les suis faits en servant Votre
Éminence .

-Et lesquels ? répliqua le duc .


164 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-
Il y a d'abord cette petite intrigante de Bonacieux .

Elle est dans la prison de Mantes .


C'est-à-dire qu'elle y était , reprit milady, mais la reine
a reçu un ordre du roi , à l'aide duquel elle l'a fait transporter
dans un couvent.

Dans un couvent? dit le duc .

Oui , dans un couvent .


Et dans lequel?

Je l'ignore , le secret a été bien gardé .


Je le saurai , moi !

Et Votre Éminence me dira dans quel couvent est cette


femme ?

Je n'y vois pas d'inconvénient , dit le cardinal .

Bien ; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement à


craindre pour moi que cette petite madame Bonacieux .
- Et lequel?
Son amant.

Comment s'appelle-t- il?


-
Oh ! Votre Éminence le connaît bien , s'écria milady
emportée par la colère , c'est notre mauvais génie à tous deux ;

c'est celui qui , dans une rencontre avec les gardes de Votre
Éminence , a décidé la victoire en faveur des mousquetaires

du roi ; c'est celui qui a donné trois coups d'épée à de Wardes ,


votre émissaire , et qui a fait échouer l'affaire des ferrets ; c'est

celui enfin qui , sachant que c'était moi qui lui avais enlevé

madame Bonacieux , a juré ma mort .

Ah ! ah! dit le cardinal , je sais de qui vous voulez


parler.

Je veux parler de ce misérable d'Artagnan .


C'est un hardi compagnon , dit le cardinal .

Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon


qu'il n'en est que plus à craindre .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 165

Il faudrait , dit le duc, avoir une preuve de ses intelli-

gences avec Buckingham .



Une preuve ! s'écria milady, j'en aurai dix .
Eh bien , alors ! c'est la chose la plus simple du monde ,
ayez- moi cette preuve

et je l'envoie à la
Bastille .

Bien , monsei-

gneur ! mais ensuite ?

- Quand on est à

la Bastille , il n'y a

pas d'ensuite , dit le


cardinal d'une voix

sourde . Ah pardieu !
continua -t - il , s'il
m'était aussi facile
de me débarrasser

de mon ennemi qu'il


m'est facile de vous

débarrasser des vô-


tres , et si ce n'était

que contre de pa-


reilles gens que vous me demandiez l'impunité ! ...

Monseigneur, reprit milady, troc pour troc , existence

pour existence , homme pour homme ; donnez-moi celui-là , je


vous donne l'autre.

- Je ne sais pas ce que vous voulez dire , reprit le cardinal ,

et ne veux pas même le savoir ; mais j'ai le désir de vous être

agréable et ne vois aucun inconvénient à vous donner ce que


vous demandez à l'égard d'une si infime créature ; d'autant

plus , comme vous le dites , que ce petit d'Artagnan est un


libertin , un duelliste , un traître .
166 LES TROIS MOUSQUETAIRES .


Un infâme , monseigneur, un infàme!

Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre ,


dit le cardinal .

- En voici , monseigneur .

Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal

était occupé à chercher les termes dans lesquels devait être


écrit le billet, ou même à l'écrire . Athos , qui n'avait pas perdu .

un mot de la conversation , prit ses deux compagnons cha-


cun par une main
et les conduisit à

l'autre bout de la
chambre .

- Eh bien ! dit

Porthos , que veux-

tu , et pourquoi ne
nous laisses-tu pas
écouter la fin de la

conversation ?

Chut ! dit

Athos parlant à
voix basse nous
en avons entendu

tout ce qu'il est né-


cessaire que nous

entendions ; d'ailleurs je ne vous empêche pas d'écouter le


reste , mais il faut que je sorte .
- Il faut que tu sortes ! dit Porthos ; mais si le cardinal te

demande , que répondrons -nous ?

Vous n'attendrez pas qu'il me demande , vous lui direz


les premiers que je suis parti en éclaireur parce que cer-
taines paroles de notre hôte m'ont donné à penser que le

chemin n'était pas sûr ; j'en toucherai d'ailleurs deux mots à


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 167

l'écuyer du cardinal : le reste me regarde , ne t'en inquiète pas .


Soyez prudent , Athos ! dit Aramis .

Soyez tranquille , répondit Athos .


Porthos et Aramis allèrent se rasseoir près du tuyau de

poêle .
Quant à Athos , il sortit sans aucun mystère , alla prendre

son cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux tourniquets
des contrevents , convainquit en quatre mots l'écuyer de la

nécessité d'une avant-garde pour le retour , visita avec affec-

tation l'amorce de son pistolet , mit l'épée aux dents et suivit ,


en enfant perdu , la route qui conduisait au camp .

XV

SCÈNE CONJUGALE

Comme l'avait prévu Athos , le cardinal ne tarda point à

descendre ; il ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés

7 les mousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de

dés acharnée avec Aramis . D'un coup d'œil rapide , il fouilla

tous les coins de la salle , et vit qu'un de ses hommes lui

manquait.
Qu'est devenu monsieur Athos ? demanda-t-il .

Monseigneur , répondit Porthos , il est parti en éclaireur

sur quelques propos de notre hôte , qui lui ont fait croire que
la route n'était pas sûre .
Et vous , qu'avez-vous fait , monsieur Porthos ?

J'ai gagné cinq pistoles à Aramis .

Et maintenant , vous pouvez revenir avec moi ?


Nous sommes aux ordres de Votre Éminence .

A cheval done, messieurs ; car il se fait tard .


168 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

L'écuyer était à la porte , et tenait en bride le cheval du car-

dinal . Un peu plus loin , un groupe de deux hommes et de trois


chevaux apparaissait dans l'ombre ; ces deux hommes étaient

ceux qui devaient conduire milady au fort de la Pointe , et


veiller à son embarquement .

L'écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousque-


taires lui avaient déjà dit à propos d'Athos . Le cardinal fit un
geste approbateur , et reprit la route , s'entourant au retour

des mêmes précautions qu'il avait prises au départ .


Laissons-le suivre le chemin du camp , protégé par l'écuyer

et les deux mousquetaires , et revenons à Athos .


Pendant une centaine de pas , il avait marché de la même
allure ; mais , une fois hors de vue , il avait lancé son cheval

à droite , avait fait un détour , et était revenu à une vingtaine

de pas , dans le taillis , guetter le passage de la petite troupe ;


ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons et la
frange dorée du manteau de monsieur le cardinal , il attendit

que les cavaliers eussent tourné l'angle de la route , et , les


ayant perdus de vue , il revint au galop à l'auberge , qu'on lui
ouvrit sans difficulté .

L'hôte le reconnut .

Mon officier, dit Athos , a oublié de faire à la dame du

premier une recommandation importante , il m'envoie pour


réparer son oubli .

Montez , dit l'hôte , elle est encore dans la chambre .

Athos profita de la permission , monta l'escalier de son pas

le plus léger, arriva sur le carré , et , à travers la porte entr'ou-


verte , il vit milady qui attachait son chapeau.

Il entra dans la chambre et referma la porte derrière lui .

Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou , milady se retourna .


Athos était debout devant la porte , enveloppé dans son man-

teau , son chapeau rabattu sur les yeux .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 169

En voyant cette figure muette et immobile comme une


statue, milady eut peur.

Qui êtes-vous? et que demandez-vous ? s'écria-t-elle .


Allons , c'est bien elle ! murmura Athos .
Et laissant tomber son manteau, et relevant son feutre , il

s'avança vers milady.


- Me reconnaissez-

vous , madame ? dit-il .

Milady fit un pas en

avant , puis pâlit comme à


la vue d'un serpent .
— Allons , dit Athos ,

c'est bien , je vois que vous


me reconnaissez .

- Le comte de La Fère !

murmura milady en recu-

lant jusqu'à ce que la mu-


raille l'empêchât d'aller
plus loin.

Oui, milady, répondit
Athos , le comte de La Fère

en personne , qui vient tout


exprès de l'autre monde

pour avoir le plaisir de vous

voir . Asseyons-nous donc , et causons , comme dit M. le car-


dinal.

Milady, dominée par une terreur invincible , s'assit sans


proférer une seule parole .

Vous êtes donc un démon envoyé sur la terre ! dit Athos .

Votre puissance est grande , je le sais ; mais vous savez aussi


qu'avec l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les

démons les plus puissants . Vous vous êtes déjà trouvée sur mon
II. 22
170 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

chemin je croyais vous avoir terrassée , madame ; mais , ou je


me trompai , ou l'enfer vous a ressuscitée .

Milady, à ces paroles , qui lui rappelaient des souvenirs

effroyables , baissa la tête avec un gémissement sourd .

Oui , l'enfer vous a ressuscitée , reprit Athos , l'enfer vous


a faite riche , l'enfer vous a donné un autre nom, l'enfer vous a

presque refait même un autre visage ; mais il n'a effacé ni les


souillures de votre âme , ni la flétrissure de votre corps .

Milady se leva comme mue par un ressort , et ses yeux lan-


cèrent des éclairs . Athos resta assis .

Vous me croyiez mort , n'est-ce pas , comme je vous

croyais morte? et ce nom d'Athos avait caché le comte de La


Fère , comme le nom de milady Clarick avait caché Anne de

Bueil ! N'était- ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre
honoré frère nous a mariés? Notre position est vraiment
étrange , poursuivit Athos en riant ; nous n'avons vécu jusqu'à
présent l'un et l'autre que parce que nous nous croyions morts ,

et qu'un souvenir gêne moins qu'une créature , quoique ce soit


chose dévorante parfois qu'un souvenir !
Mais enfin , dit milady d'une voix sourde , qui vous

ramène vers moi ? et que me voulez -vous ?


-
Je veux vous dire que , tout en restant invisible à vos

yeux , je ne vous ai pas perdue de vue , moi . Je puis vous raconter


jour par jour vos actions , depuis votre entrée au service du

cardinal jusqu'à ce soir .


Un sourire d'incrédulité passa sur les lèvres pâles de milady .

Écoutez c'est vous qui avez coupé les deux ferrets de


diamant sur l'épaule du duc de Buckingham ; c'est vous qui
avez fait enlever madame Bonacieux ; c'est vous qui , amou-

reuse de de Wardes , et croyant passer la nuit avec lui , avez


ouvert votre porte à M. d'Artagnan ; c'est vous qui , croyant

que de Wardes vous avait trompée , avez voulu le faire tuer


LES TROIS MOUSQUETAIRES. 171

par son rival ; c'est vous qui , lorsque ce rival eut découvert
votre infâme secret, avez voulu le faire tuer à son tour par

deux assassins que vous avez envoyés à sa poursuite ; c'est

vous qui , voyant que les balles avaient manqué leur coup ,

avez envoyé du vin empoisonné avec une fausse lettre , pour


faire croire à votre victime que ce vin venait de ses amis ; c'est

vous , enfin , qui venez là , dans cette chambre , assise sur cette

chaise où je suis , de prendre avec le cardinal de Richelieu


l'engagement de faire assassiner le duc de Buckingham , en
échange de la promesse qu'il vous a faite de vous laisser assas-
siner d'Artagnan .

Milady était livide .


- Mais vous êtes donc Satan ? dit-elle .

Peut-être , dit Athos ; mais , en tout cas , écoutez bien ceci :


Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham , peu

m'importe ! je ne le connais pas d'ailleurs , c'est un Anglais ;

mais ne touchez pas du bout du doigt à un seul cheveu de

d'Artagnan , qui est un fidèle ami que j'aime et que je défends ,

ou, je vous le jure par la tête de mon père , le crime que vous
aurez commis sera le dernier .

M. d'Artagnan m'a cruellement offensée , dit milady


d'une voix sourde : M. d'Artagnan mourra .

--En vérité , cela est-il possible qu'on vous offense , madame ,


dit en riant Athos ; il vous a offensée , et il mourra.

Il mourra , reprit milady ; elle d'abord , lui ensuite .

Athos fut saisi comme d'un vertige ; la vue de cette créature ,

qui n'avait rien d'une femme , lui rappelait des souvenirs dévo-

rants ; il pensa qu'un jour , dans une situation moins dange-


reuse que celle où il se trouvait , il avait déjà voulu la sacrifier
à son honneur son désir de meurtre lui revint brûlant et

l'envahit comme une immense fièvre ; il se leva à son tour ,

porta la main à sa ceinture , en tira un pistolet , et l'arma .


172 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Milady, pâle comme un cadavre , voulut crier , mais sa langue

glacée ne put proférer qu'un son rauque qui n'avait rien de la

parole humaine et qui semblait le râle d'une bête fauve ; collée

contre la sombre tapisserie , elle apparaissait , les cheveux


épars , comme l'image
effrayante de la terreur .
Athos leva len-

tement son pis-


tolet , étendit le
bras de manière à

ce que l'arme tou-

chât presque le
front de milady ,
puis , d'une voix

d'autant plus ter-

rible qu'elle avait


le calme suprême
d'une inflexible ré-
solution :
— Madame ,

dit-il , vous allez à


l'instant même me

remettre le papier
que vous a signé

MarnieIlove le cardinal , ou ,

sur mon âme , je vous


fais sauter la cervelle .

Avec un autre homme, milady aurait pu conserver quelque


doute , mais elle connaissait Athos cependant elle resta
immobile .
- Vous avez une seconde pour vous décider , dit-il .
Milady vit à la contraction de son visage que le coup allait
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 173

partir ; elle porta vivement la main à sa poitrine , en tira un


papier et le tendit à Athos .

Tenez , dit-elle , et soyez maudit !

Athos prit le papier , repassa le pistolet à sa ceinture , s'ap-

procha de la lampe pour s'assurer que c'était bien celui-là , le


déplia et lut :

C'est par mon ordre et pour le bien de l'État que le porteur

du présent a fait ce qu'il a fait.


RICHELIEU.
5 août 1628.

-
Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et

en replaçant son feutre sur sa tête , maintenant que je t'ai


arraché les dents , vipère , mords si tu peux.
Et il sortit de la chambre sans même regarder en arrière .

A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils


tenaient en main .

Messieurs , dit-il , l'ordre de monseigneur , vous le savez ,

est de conduire cette femme , sans perdre de temps , au fort de


la Pointe et de ne la quitter que lorsqu'elle sera à bord .
Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre

qu'ils avaient reçu , ils inclinèrent la tête en signe d'assentiment .


Quant à Athos , il se mit légèrement en selle et partit au

galop ; seulement , au lieu de suivre la route , il prit à travers

champs , piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps


s'arrêtant pour écouter .

Dans une de ces haltes , il entendit sur la route le pas de

plusieurs chevaux . Il ne douta point que ce ne fût le cardinal


et son escorte . Aussitôt il fit une nouvelle pointe en avant , bou-
chonna son cheval avec de la bruyère et des feuilles d'arbres ,

et vint se mettre en travers de la route à deux cents pas du


camp à peu près.
174 LES TROIS MOUSQUETAIRES . -

Qui vive? cria-t-il de loin quand il aperçut les cavaliers .

C'est notre brave mousquetaire , je crois , dit le cardinal .


Oui , monseigneur, répondit Porthos , c'est lui-même .
Monsieur Athos , dit Richelieu , recevez tous mes remer-

ciments pour la bonne garde que vous nous avez faite . Mes-

sieurs , nous voici arrivés ; prenez la porte à gauche , le mot


d'ordre est Roi et Ré.

En disant ces mots , le cardinal salua de la tête les trois amis ,

et prit à droite suivi de son écuyer ; car , cette nuit-là , lui -même
couchait au camp .

Eh bien ! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le

cardinal fut hors de la portée de la voix , eh bien ! il a signé le


papier qu'elle demandait!

-Je le sais , dit tranquillement Athos , puisque le voici .


Et les trois amis n'échangèrent plus une seule parole jus-

qu'à leur quartier, excepté pour donner le mot d'ordre aux


sentinelles .

Seulement on envoya Mousqueton dire à Planchet que son


maître était prié , en relevant de tranchée , de se rendre à l'in-
stant même au logis des mousquetaires .
D'un autre côté , comme l'avait prévu Athos , milady , en

retrouvant à la porte les hommes qui l'attendaient , ne fit aucune


difficulté de les suivre ; elle avait bien eu l'envie un instant de
se faire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter,

mais une révélation de sa part amenait une révélation de la

part d'Athos : elle dirait bien qu'Athos l'avait pendue , mais

Athos dirait qu'elle était marquée ; elle pensa qu'il valait donc
encore mieux garder le silence , partir discrètement , accomplir
avec son habileté ordinaire la mission difficile dont elle s'était

chargée , puis , toutes les choses accomplies à la satisfaction du


cardinal, venir lui réclamer sa vengeance .

En conséquence , après avoir voyagé toute la nuit , à sept


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 175

heures du matin elle était au fort de la Pointe, à huit heures

elle était embarquée , et à neuf heures le bâtiment , qui , avec

des lettres de marque du cardinal , était censé être en partance

pour Bayonne , levait l'ancre et faisait voile pour l'Angleterre .

XVI

LE BASTION SAINT- GERVAIS

En arrivant chez ses trois amis , d'Artagnan les trouval

réunis dans la même chambre Athos réfléchissait , Porthos

frisait sa moustache , Aramis disait ses prières dans un char-


mant petit livre d'heures relié en velours bleu.
- Pardieu messieurs dit-il j'espère que
- , ! , ce que vous avez

à me dire en vaut la peine , sans cela je vous préviens que je

ne vous pardonne pas de m'avoir fait venir , au lieu de me lais-


ser reposer après une nuit passée à prendre et à démanteler

un bastion . Ah ! que n'étiez-vous là , messieurs ! il a fait chaud !


Nous étions ailleurs , où il ne faisait pas froid non plus !

répondit Porthos tout en faisant prendre à sa moustache un pli


qui lui était particulier .
Chut ! dit Athos .

Oh ! oh ! fit d'Artagnan comprenant le léger froncement


de sourcils du mousquetaire , il paraît qu'il y a du nouveau
ici .

Aramis , dit Athos , vous avez été déjeuner avant-hier à


l'auberge du Parpaillot , je crois ?
Oui.

Comment est-on là?

Mais , j'ai fort mal mangé pour mon compte ; avant-hier


était un jour maigre , et ils n'avaient que du gras .
176 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Comment ! dit Athos , dans un port de mer ils n'ont pas

de poisson ?

Ils disent , reprit Aramis en se remettant à sa pieuse


lecture , que la digue que fait bâtir M. le cardinal les chasse

en pleine mer.

Mais , ce n'est pas cela que je vous demandais , Aramis ,


reprit Athos ; je vous demandais si vous aviez été bien libre , et

si personne ne vous avait dérangé ?

Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'impor-

tuns ; oui , au fait, pour ce que vous voulez dire , Athos , nous
serons assez bien au Parpaillot .

Allons donc au Parpaillot , dit Athos , car ici les murailles

sont comme des feuilles de papier .


D'Artagnan , qui était habitué aux manières de faire de son

ami , et qui reconnaissait tout de suite à une parole , à un geste ,


à un signe de lui , que les circonstances étaient graves , prit le
bras d'Athos et sortit avec lui sans rien dire ; Porthos suivit en
devisant avec Aramis .

En route, on rencontra Grimaud ; Athos lui fit signe de venir :


Grimaud , selon son habitude , obéit en silence ; le pauvre gar-

con avait à peu près fini par désapprendre de parler .


On arriva à la buvette du Parpaillot : il était sept heures du

matin , le jour commençait à paraître ; les trois amis comman-


dèrent à déjeuner , et entrèrent dans une salle où , au dire de
l'hôte , ils ne devaient pas être dérangés .
Malheureusement l'heure était mal choisie pour un conci-

liabule on venait de battre la diane , chacun secouait le som-

meil de la nuit , et, pour chasser l'air humide du matin , venait

boire la goutte à la buvette : dragons , Suisses , gardes , mous-

quetaires , chevau-légers se succédaient avec une rapidité qui


devait très bien faire les affaires de l'hôte , mais qui remplissait

fort mal les vues des quatre amis . Aussi répondaient- ils d'une
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 177

manière fort maussade aux saluts , aux toasts et aux lazzi de


leurs compagnons .

Allons ! dit Athos , nous allons nous faire quelque bonne

querelle , et nous n'avons pas besoin de cela en ce moment .


D'Artagnan , racontez-nous votre nuit ; nous vous raconterons la
nôtre après .

En effet , dit un chevau-léger qui se dandinait en tenant
à la main un verre d'eau-de-vie qu'il dégustait lentement ; en
effet , vous étiez de tranchée cette nuit, messieurs les gardes ,

et il me semble que vous avez eu maille à partir avec les


Rochelais ?

D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait répondre

à cet intrus qui se mêlait à la conversation .


Eh bien , dit Athos , n'entends-tu pas M. de Busigny qui

te fait l'honneur de t'adresser la parole ? Raconte ce qui s'est


passé cette nuit , puisque ces messsieurs désirent le savoir .

- N'avre-bous bas bris un pastion ? demanda un Suisse qui


buvait du rhum dans un verre à bière .
-
Oui , monsieur, répondit d'Artagnan en s'inclinant , nous
avons eu cet honneur ; nous avons même , comme vous avez

pu l'entendre , introduit sous un des angles un baril de poudre ,

qui , en éclatant, a fait une fort jolie brèche ; sans compter que ,
comme le bastion n'était pas d'hier , tout le reste de la bâtisse
s'en est trouvé fort ébranlé .
--
Et quel bastion est-ce ? demanda un dragon qui tenait

enfilée à son sabre une oie qu'il apportait à faire cuire .


Le bastion Saint-Gervais , répondit d'Artagnan , derrière

lequel les Rochelais inquiétaient nos travailleurs .


Et l'affaire a été chaude ?

Mais , oui ; nous y avons perdu cinq hommes , et les


Rochelais huit ou dix .

Balzampleu ! fit le Suisse , qui , malgré l'admirable


11. 23
178 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

collection de jurons que possède la langue allemande , avait pris


l'habitude de jurer en français .

Mais il est probable , dit le chevau-léger, qu'ils vont , ce

matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en état .



Oui , c'est probable , dit d'Artagnan .
Messieurs , dit Athos , un pari !

Huyor

-Ah! woui ! un bari ! dit le Suisse .

Lequel? demanda le chevau-léger .



Attendez , dit le dragon en posant son sabre comme

une broche sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient

le feu de la cheminée , j'en suis . Hôtelier de malheur ! une


lèchefrite tout de suite , que je ne perde pas une goutte de la
graisse de cette estimable volaille .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 179

Il avre raison , dit le Suisse , la graisse t'oie , il est très


ponne avec des gonfitures .
-- Là ! dit le dragon . Maintenant , voyons le pari ! Nous

écoutons , monsieur Athos !

Oui, le pari ! dit le chevau-léger.


Eh bien! monsieur de Busigny , je parie avec vous ,

dit Athos , que mes trois compagnons , MM . Porthos , Aramis ,


d'Artagnan et moi , nous allons déjeuner dans le bastion

Saint- Gervais et que nous y tenons une heure , montre à la


main , quelque chose que fasse l'ennemi pour nous déloger .
Porthos et Aramis se regardèrent , ils commençaient à com-

prendre .
-
Mais , dit d'Artagnan en se penchant à l'oreille d'Athos ,
tu vas nous faire tuer sans miséricorde .

Nous sommes bien plus tués , répondit Athos , si nous n'y


allons pas..

Ah ! ma foi ! messieurs , dit Porthos en se renversant

sur sa chaise et en frisant sa moustache , voici un beau pari ,

j'espère .
Aussi je l'accepte , dit M. de Busigny ; maintenant il s'agit
de fixer l'enjeu .

Mais vous être quatre , messieurs , dit Athos , nous sommes

quatre ; un dîner à discrétion pour huit , cela vous va-t- il ?


A merveille , reprit M. de Busigny .
Parfaitement, dit le dragon .
Ca me fa , dit le Suisse.

Le quatrième auditeur , qui , dans toute cette conversation ,


avait joué un rôle muet , fit un signe de la tête en preuve qu'il

acquiesçait à la proposition .
Le déjeuner de ces messieurs est prêt , dit l'hôte . }
Eh bien ! apportez-le , dit Athos .

L'hôte obéit. Athos appela Grimaud , lui montra un grand


180 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

panier qui gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans


les serviettes les viandes apportées .

Grimaud comprit à l'instant même qu'il s'agissait d'un dé-

jeuner sur l'herbe , empaqueta les viandes dans le panier , y

joignit les bouteilles et prit le panier à son bras .


Mais où allez-vous manger mon déjeuner? dit l'hôte .

Que vous importe , dit Athos , pourvu qu'on vous le paye?

Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table .


- Faut-il vous rendre , mon officier? dit l'hôte .

Non ; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Cham-


pagne , et la différence sera pour les serviettes .

L'hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait

cru d'abord , mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives


deux bouteilles de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de
vin de Champagne .

Monsieur de Busigny, dit '


Athos , voulez-vous bien régler
votre montre sur la mienne , ou me permettre de régler la
mienne sur la vôtre ?
--
A merveille , monsieur ! dit le chevau-léger en tirant de

son gousset une fort belle montre entourée de diamants ; sept


heures et demie , dit-il .

Sept heures trente-cinq minutes , dit Athos ; nous sau-


rons que j'avance de cinq minutes sur vous , monsieur .
Et saluant les assistants ébahis , les quatre jeunes gens pri-

rent le chemin du bastion Saint- Gervais , suivis de Grimaud ,


qui portait le panier , ignorant où il allait , mais , avec l'obéissance

passive dont il avait pris l'habitude chez Athos , ne songeant pas


même à le demander.

Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp , les quatre amis


n'échangèrent pas une parole ; d'ailleurs ils étaient suivis par

les curieux , qui , connaissant le pari engagé , voulaient savoir


comment ils s'en tireraient . Mais une fois qu'ils eurent franchi
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 181

la ligne de circonvallation et qu'ils se trouvèrent en plein

champ , d'Artagnan , qui ignorait complètement ce dont il

s'agissait , crut qu'il était temps de demander une explication .


Et maintenant , mon cher Athos , dit- il , faites- moi l'ami-

tié de m'apprendre où nous allons ?

Vous le voyez bien , dit Athos , nous allons au bastion .


Mais qu'y allons- nous faire?

Vous le savez bien , nous y allons déjeuner .

Mais pourquoi n'avons-nous pas déjeuné au Parpaillot ?


Parce que nous avons des choses fort importantes à nous

dire , et qu'il était impossible de causer cinq minutes dans

cette auberge avec tous ces importuns qui vont , qui viennent ,
qui saluent, qui accostent ; ici , du moins , continua Athos en
montrant le bastion , on ne viendra pas nous déranger .

- Il me semble , dit d'Artagnan avec cette prudence qui


s'alliait si bien et si naturellement chez lui à une excessive

bravoure , il me semble que nous aurions pu trouver quelque


endroit écarté dans les dunes , au bord de la mer .
-
Où l'on nous aurait vus conférer tous les quatre ensem-

ble, de sorte qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal eût été
prévenu par ses espions que nous tenions conseil .

Oui , dit Aramis , Athos a raison ; Animadvertuntur in


desertis .

Un désert n'aurait pas été mal , dit Porthos , mais il


s'agissait de le trouver.

Il n'y a pas de désert où un oiseau ne puisse passer au-

dessus de la tête , où un poisson ne puisse sauter au-dessus de

l'eau , où un lapin ne puisse sortir de son terrier , et je crois

qu'oiseau , poisson , lapin , tout s'est fait espion du cardinal .


Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise , devant laquelle

d'ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte . Nous avons

fait un pari , un pari qui ne pouvait être prévu , et dont je défie


182 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

qui que ce soit de deviner la véritable cause nous allons , pour


le gagner, tenir une heure dans le bastion . Ou nous serons atta-

qués , ou nous ne le serons pas . Si nous ne le sommes pas , nous

aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra ,

car je réponds que les murs de ce bastion n'ont pas d'oreilles ; si


nous le sommes ,
nous causerons
de nos affaires

tout de même ,

et de plus , tout
en nous défen-

dant, nous nous

couvrirons de gloire . Vous voyez bien que tout est bénéfice .


Oui , dit d'Artagnan , mais nous attraperons indubitable-
ment une balle .

Eh ! mon cher , dit Athos , vous savez bien que les balles

les plus à craindre ne sont pas celles de l'ennemi .


Mais il me semble que , pour une pareille expédition ,
nous aurions dû au moins emporter nos mousquets .

Vous êtes un niais , ami Porthos ; pourquoi nous char-


ger d'un fardeau inutile?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 183

Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon

mousquet de calibre , douze cartouches et une poire à poudre .

Oh , bien ! dit Athos , n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit


d'Artagnan ?
Qu'a dit d'Artagnan ? demanda Porthos .

D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y


avait eu huit ou dix Français de tués et autant de Rochelais .

Après?

On n'a pas eu le temps de les dépouiller , n'est- ce pas ?

attendu qu'on avait pour le moment autre chose de plus pressé


à faire .
- Eh bien?

Eh bien ! nous allons trouver leurs mousquets , leurs

poires à poudre et leurs cartouches , et au lieu de quatre mous-

quetons et de douze balles , nous allons avoir une quinzaine de


fusils et une centaine de coups à tirer .
-O Athos ! dit Aramis , tu es véritablement un grand homme !

Porthos inclina la tête en signe d'adhésion .

D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu .


Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme ;
car, voyant que l'on continuait de marcher vers le bastion ,

chose dont il avait douté jusqu'alors , il tira son maître par le


pan de son habit .

- Où allons-nous ? demanda-t - il par geste .


Athos lui montra le bastion .

Mais , dit toujours dans le même dialecte le silencieux


Grimaud , nous y laisserons notre peau.

Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel .


Grimaud posa son panier à terre et s'assit en secouant la tête .

Athos prit à sa ceinture un pistolet , regarda s'il était bien


amorcé , l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud .
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort .
184 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher

devant. Grimaud obéit . Tout ce qu'avait gagné Grimaud à cette


pantomime d'un instant , c'est

qu'il était passé de l'arrière-

garde à l'avant-garde .
Arrivés au bastion , les qua-

tre amis se retournèrent . Plus


de trois cents soldats de toutes

armes étaient as-

semblés à la porte

du camp , et dans

un groupe séparé
on pouvait distin-
guer M. de Busi-

gny, le dragon , le
Suisse et le qua-

trième parieur .
Athos ôta son

chapeau , le mit au
bout de son épée

et l'agita en l'air .
Tous les specta-

teurs lui rendirent

son salut , accom-

pagnant cette poli-


tesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'à eux . Après quoi ,

ils disparurent tous quatre dans le bastion , où les avait déjà


précédés Grimaud .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 185

XVII

LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES

Comme l'avait prévu Athos , le bastion n'était occupé que

par une douzaine de morts tant Français que Rochelais .

Messieurs , dit Athos , qui avait pris le commandement

de l'expédition , tandis que Grimaud va mettre la table , com-

mençons par recueillir les fusils et les cartouches : nous pou-


vons d'ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne . Ces

messieurs , ajouta-t-il en montrant les morts , ne nous écoutent


pas .

Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossé ,

dit Porthos , après toutefois nous être assurés qu'ils n'ont rien
dans leurs poches .
Oui, dit Athos , c'est l'affaire de Grimaud .
-
Ah bien alors , dit d'Artagnan , que Grimaud les fouille
et les jette par-dessus les murailles .
Gardons-nous-en bien , dit Athos , ils peuvent nous servir .

Ces morts peuvent nous servir ? dit Porthos . Ah çà ! tu


deviens fou , cher ami .
i
-
Ne jugez pas témérairement , disent l'Évangile et M. le

cardinal , répondit Athos ; combien de fusils , messieurs?

Douze , répondit Aramis .


- Combien de coups à tirer?
Une centaine .

C'est tout autant qu'il nous en faut ; chargeons les armes .


Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne . Comme

ils achevaient de charger le dernier fusil , Grimaud fit signe


(
que le déjeuner était servi .
II. 24
186 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Athos répondit, toujours par geste , que c'était bien , et indi-

qua à Grimaud une espèce de poivrière où celui-ci comprit qu'il


se devait tenir en

sentinelle . Seule-

ment, pour adou-


cir l'ennui de sa

Manice elast

faction , Athos lui permit d'emporter un


pain , deux côtelettes et une bouteille de vin.

Et maintenant, à table, dit Athos .

Les quatre amis s'assirent à terre , les


jambes croisées, comme des Turcs ou comme des tailleurs .

A
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 187

Ah ! maintenant , dit d'Artagnan , que tu n'as plus la

crainte d'être entendu , j'espère que tu vas nous faire part de.
ton secret .

J'espère que je vous procure à la fois de l'agrément et


de la gloire , messieurs , dit Athos . Je vous ai fait faire une pro-

menade charmante ; voici un déjeuner des plus succulents ,

et cinq cents personnes là -bas , comme vous pouvez les voir , à


travers les meurtrières , qui nous prennent pour des fous ou

pour des héros , deux classes d'imbéciles qui se ressemblent


assez.

Mais ce secret ? dit d'Artagnan .

Le secret, dit Athos , c'est que j'ai vu milady hier soir .


D'Artagnan portait son verre à ses lèvres ; mais à ce nom
de milady, la main lui trembla si fort, qu'il le posa a terre pour
ne pas en répandre le contenu .
Tu as vu ta fem...

Chut done ! interrompit Athos : vous oubliez , mon cher ,

que ces messieurs ne sont pas initiés comme vous au secret


de mes affaires de ménage ; j'ai vu milady .
Et où cela? demanda d'Artagnan .

A deux lieues d'ici à peu près , à l'auberge du Colom-

bier-Rouge.

En ce cas je suis perdu , dit d'Artagnan .

Non , pas tout à fait encore , reprit Athos ; car , à cette


heure , elle doit avoir quitté les côtes de France .
Mais au bout du compte , demanda Porthos , qu'est- ce

donc que cette milady?


— Une femme charmante , dit Athos en dégustant un verre

de vin mousseux . Canaille d'hôtelier ! s'écria- t-il , qui nous

donne du vin d'Anjou pour du vin de Champagne , et qui croit

que nous nous y laisserons prendre ! Oui , continua-t-il , une

femme charmante qui a eu des bontés pour notre ami d'Arta-


188 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

gnan , lequel lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a


essayé de se venger : il y a un mois , en voulant le faire tuer à

coups de mousquet ; il y a huit jours , en essayant de l'empoi-


sonner, et hier en demandant sa tête au cardinal .

Comment! en demandant ma tête au cardinal? s'écria

d'Artagnan .

Ça, dit Porthos , c'est vrai comme l'Évangile ; je l'ai


entendu de mes deux oreilles .

Moi aussi , dit Aramis ..

Mais je n'en réchapperai jamais , dit d'Artagnan , avec


des ennemis pareils . D'abord mon inconnu de Meung ; ensuite

de Wardes , à qui j'ai donné trois coups d'épée ; puis milady

dont j'ai surpris le secret ; enfin le cardinal , dont j'ai fait


échouer la vengeance .

Eh bien ! dit Athos , tout cela ne fait que quatre , et nous

sommes quatre , un contre un . Pardieu ! si nous en croyons les


signes que nous fait Grimaud , nous allons avoir affaire à un

bien autre nombre de gens . Qu'y a-t-il , Grimaud ? dit Athos .

Vu la gravité de la circonstance , je vous permets de parler ,

mon ami ; mais soyez laconique , je vous prie Que voyez-vous?


-- Une troupe
.
De combien de personnes ?
- De vingt hommes .
Quels hommes ?

Seize pionniers , quatre soldats .


A combien de pas sont-ils?

A cinq cents pas .


Bon , nous avons encore le temps d'achever cette volaille

et de boire un verre de vin à ta santé , d'Artagnan !

A ta santé répétèrent Porthos et Aramis .


Eh bien donc , à ma santé ! quoique je ne croie pas que

vos souhaits me servent à grand'chose .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 189

Bah ! dit Athos , Dieu est grand , comme disent les secta-
teurs de Mahomet , et l'avenir est dans ses mains .

Puis , avalant le contenu de son verre , qu'il reposa près de

lui , Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu


et s'approcha d'une meurtrière .

Porthos , Aramis et d'Artagnan en firent autant . Quant à

Grimaud, il reçut l'ordre de se placer derrière les quatre amis


afin de recharger les armes .

Au bout d'un instant on vit paraître la troupe ; elle suivait

une espèce de boyau de tranchée qui établissait une commu-


nication entre le bastion et la ville .

Pardieu ! dit Athos , c'était bien la peine de nous déran-
ger pour une vingtaine de drôles armés de pioches , de hoyaux

et de pelles ! Grimaud n'aurait eu qu'à leur faire signe de s'en

aller , et je suis convaincu qu'ils nous eussent laissés tran-


quilles .
― J'en doute , dit d'Artagnan , car ils avancent fort résolu-

ment de ce côté . D'ailleurs , il y a avec les travailleurs quatre


soldats et un brigadier armés de mousquets .

C'est qu'ils ne nous ont pas vus , dit Athos .

Ma foi ! dit Aramis , j'avoue que j'ai répugnance à tirer


sur ces pauvres diables de bourgeois .

Mauvais prêtre , dit Porthos , qui a pitié des hérétiques !


En vérité , dit Athos , Aramis a raison , je vais les pré-
venir.

Que diable faites-vous donc ? dit d'Artagnan , vous allez


vous faire fusiller , mon cher.

Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis , et , montant sur


la brèche , son fusil d'une main et son chapeau de l'autre :
Messieurs , dit- il en s'adressant aux soldats et aux tra-

vailleurs , qui , étonnés de cette apparition , s'arrêtèrent à cin-


quante pas environ du bastion , et en les saluant courtoisement ;
190 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

messieurs , nous sommes , quelques amis et moi , en train de

déjeuner dans ce bastion . Or , vous savez que rien n'est désa-

gréable comme d'être dérangé quand on déjeune , nous vous


prions donc , si vous avez absolument affaire ici , d'attendre .

que nous ayons fini notre repas , ou de

repasser plus tard ; à moins qu'il ne vous


prenne la salutaire envie

de quitter le parti de la
rébellion et de venir boire

avec nous à la santé du roi

de France .

-Prends garde ,
Athos ! s'écria d'Ar-

tagnan ; ne vois-tu

pas qu'ils te met-

tent en joue ?
-Si fait, si fait ,

dit Athos , mais ce


sont des bourgeois ,

qui tirent fort mal

et qui n'auront
garde de me tou-
cher.

En effet, au même instant quatre


coups de fusil partirent, et les balles

vinrent s'aplatir autour d'Athos .


mais sans qu'aucune le touchât. Quatre coups de fusil leur

répondirent presque en même temps , mais ils étaient mieux


dirigés que ceux des agresseurs , trois soldats tombèrent tués
raide , et un des travailleurs fut blessé .

Grimaud , un autre mousquet ! dit Athos toujours sur la
brèche .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 191

Grimaud obéit aussitôt . De leur côté , les trois amis avaient .

chargé leurs armes ; une seconde décharge suivit la première :


le brigadier et deux pionniers tombèrent morts , le reste de la
troupe prit la fuite .
- Allons , messieurs , une sortie , dit Athos .

Et les quatre amis , s'élançant hors du fort , parvinrent jus-

qu'au champ de bataille , ramassèrent les quatre mousquets


des soldats et la demi-pique du brigadier ; et , convaincus que
1
les fuyards ne s'arrêteraient qu'à la ville , reprirent le chemin
du bastion , rapportant les trophées de leur victoire .
-
- Rechargez les armes , Grimaud , dit Athos , et nous , mes-
sieurs , reprenons notre déjeuner et continuons notre conver-
sation . Où en étions-nous ?

Je me le rappelle , dit d'Artagnan , tu disais qu'après

avoir demandé ma tête au cardinal , milady avait quitté les côtes


de France . Et où va-t-elle ? ajouta d'Artagnan , qui se préoccu-

pait fort de l'itinéraire que devait suivre milady .

Elle va en Angleterre , répondit Athos .


Et dans quel but ?
Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckin-

gham .

D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indi̟-


gnation .
Mais c'est infâme ! s'écria-t-il .

Oh ! quant à cela , dit Athos , je vous prie de croire que


je m'en inquiète fort peu . Maintenant que vous avez fini , Gri-

maud , continua Athos , prenez la demi- pique de notre briga-


dier, attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre

bastion , afin que ces rebelles de Rochelais voient qu'ils ont


affaire à de braves et loyaux soldats du roi .
Grimaud obéit sans répondre .
1
Un instant après , le drapeau blanc flottait au-dessus de la

¡
192 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

tête des quatre amis un tonnerre d'applaudissements salua


son apparition ; la moitié du camp était aux barrières . 1

Comment ! reprit d'Artagnan , tu t'in-

quiètes fort peu qu'elle tue ou qu'elle fasse


tuer Buckingham ? Mais le duc est notre ami .
- Le duc est Anglais ,
1 le duc combat contre

nous ; qu'elle fasse du duc

ce qu'elle voudra , je m'en


soucie comme d'une bou-

teille vide .

Huye
Maurice Lelite

- Un instant, dit d'Artagnan , je n'abandonne pas Buckin-


' gham ainsi ; il nous avait donné de fort beaux chevaux .

Et surtout de fort belles selles , dit Porthos , qui , à ce


moment même , portait à son manteau le galon de la sienne .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 193
(
Puis , dit Aramis , Dieu veut la conversion et non la mort
du pécheur .
-
Amen , dit Athos , et nous reviendrons là- dessus plus tard ,

si tel est votre plaisir ; mais ce qui , pour le moment , me


préoccupait le plus , et je suis sûr que tu me comprendras ,
d'Artagnan , c'était de reprendre à cette femme une espèce de
blanc-seing qu'elle avait extorqué au cardinal , et à l'aide

duquel elle devait impunément se débarrasser de toi et peut-


être de nous .

Mais c'est donc un démon que cette créature ? dit Por-


thos en tendant son assiette à Aramis , qui découpait une
volaille .

Et ce blanc - seing, dit d'Artagnan , ce blanc-seing est- il
resté entre ses mains ?

Non , il est passé dans les miennes ; je ne dirai pas que

c'est sans peine , par exemple , car je mentirais .

Mon cher Athos , dit d'Artagnan , je ne compte plus le

nombre de fois que je vous dois la vie .


- Alors c'était donc pour
venir près d'elle que tu nous as
quittés ? demanda Aramis .
· Justement .

Et tu as cette lettre du cardinal ? dit d'Artagnan .


La voici , dit Athos .

Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque .

D'Artagnan le déplia d'une main dont il n'essayait pas même


de dissimuler le tremblement , et lut :

C'est par mon ordre et pour le bien de l'État que le porteur

du présent a fait ce qu'il a fait.


RICHELIEU.

5 août 1628.

11. 25
194 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

En effet, dit Aramis , c'est une absolution dans toutes les


règles.
-
Il faut déchirer ce papier, dit d'Artagnan , qui semblait
lire sa sentence de mort .

Bien au contraire , dit Athos , il faut le conserver précieu-

sement ; et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait


de pièces d'or .

Et que va-t- elle faire maintenant? demanda le jeune


homme .

Mais , dit négligemment Athos , elle va probablement

écrire au cardinal qu'un damné mousquetaire , nommé Athos ,


lui a arraché de force son sauf-conduit ; elle lui donnera dans

la mème lettre le conseil de se débarrasser , en même temps

que de lui , de ses deux amis , Porthos et Aramis : le cardinal se

rappellera que ce sont les mêmes hommes qu'il rencontre tou-


jours sur son chemin ; alors , un beau matin , il fera arrêter

d'Artagnan , et , pour qu'il ne s'ennuie pas tout seul , il nous


enverra lui tenir compagnie à la Bastille .

Ah çà ! mais , dit Porthos , il me semble que tu fais là de


tristes plaisanteries , mon cher .

Je ne plaisante pas , dit Athos .

Sais-tu , dit Porthos , que tordre le cou à cette damnée

milady serait un péché moins grand que de le tordre à ces


pauvres diables de huguenots qui n'ont jamais commis d'autres

crimes que de chanter en français des psaumes que nous


chantons en latin ?
-
Qu'en dit l'abbé ? demanda tranquillement Athos .

Je dis que je suis de l'avis de Porthos , répondit


Aramis .

Et moi donc ! dit d'Artagnan .

Heureusement qu'elle est loin , dit Porthos , car j'avoue


qu'elle me gènerait fort ici.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 195

Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu'en France , dit


Athos .

Elle me gêne partout , dit d'Artagnan .

Mais puisque tu la tenais , dit Porthos , que ne l'as-tu

noyée , étranglée , pendue ? il n'y a que les morts qui ne revien-


nent pas .

Vous croyez cela , Porthos ? répondit le mousquetaire

avec un sombre sourire que d'Artagnan comprit seul .


J'ai une idée , dit d'Artagnan .

Voyons, dirent les mousquetaires .


Aux armes ! cria Grimaud .

Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux


fusils .

Cette fois , une petite troupe s'avançait composée de vingt

ou vingt-cinq hommes ; mais ce n'étaient plus des travailleurs ,


c'étaient des soldats de la garnison .

-Si nous retournions au camp? dit Porthos , il me semble

que la partie n'est pas égale .

- Impossible pour trois raisons , répondit Athos la pre-

mière , c'est que nous n'avons pas fini de déjeuner ; la seconde ,


c'est que nous avons encore des choses d'importance à dire ; la

troisième , c'est qu'il s'en manque encore de dix minutes que


l'heure ne soit écoulée .
-
Voyons , dit Aramis , il faut cependant arrêter un plan de
bataille .
-
Il est bien simple , dit Athos : aussitôt que l'ennemi est
à portée de mousquet , nous faisons feu ; s'il continue d'avancer ,

nous faisons feu encore , nous faisons feu tant que nous avons

des fusils chargés ; si ce qui reste de la troupe veut alors


monter à l'assaut , nous laissons les assiégeants descendre

jusque dans le fossé , et alors nous leur poussons sur la tête un


pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d'équilibre .
196 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Bravo ! dit Porthos ; décidément , Athos , tu étais né pour

être général , et le cardinal , qui se croit un grand homme de

guerre, est bien peu de chose auprès de toi .

Messieurs , dit Athos , pas de double emploi , je vous prie ,


visez bien chacun votre homme.

Je tiens le mien , dit d'Artagnan .


Et moi le mien , dit Porthos .

Et moi idem, dit Aramis .


Alors feu ! dit, Athos .

Les quatre coups de fusil ne firent qu'une détonation , mais


quatre hommes tombèrent .

Aussitôt le tambour battit , et la petite troupe s'avança au

pas de charge .
Alors les coups de fusil se succédèrent sans régularité , mais

toujours envoyés avec la même justesse . Cependant , comme


s'ils eussent connu la faiblesse numérique des amis , les Roche-
lais continuaient d'avancer au pas de course .
Sur trois coups de fusil , deux hommes tombèrent ; mais

cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se ralen-


tissait pas .

Arrivés au bas du bastion , les ennemis étaient encore douze


ou quinze ; une dernière décharge les accueillit , mais ne les

arrêta point ils sautèrent dans le fossé et s'apprêtèrent à esca-


lader la brèche .

Allons , mes amis , dit Athos , finissons-en d'un coup à


la muraille ! à la muraille !

Et les quatre amis , secondés par Grimaud , se mirent à

pousser avec le canon de leurs fusils un énorme pan de mur ,

qui s'inclina comme si le vent le poussait, et, se détachant de

sa base , tomba avec un bruit horrible dans le fossé puis on

entendit un grand cri , un nuage de poussière monta vers le ciel ,


et tout fut dit .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 197

Les aurions - nous

écrasés depuis le premier

jusqu'au dernier ? dit Athos .


Ma foi , cela m'en a

l'air , dit d'Artagnan ..


— Non , dit Porthos , en

voilà deux ou trois qui se


sauvent tout éclopés .

En effet, trois ou quatre de ces malheureux , couverts


de boue et de sang, fuyaient dans le chemin creux et rega-
198 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

gnaient la ville c'était tout ce qui restait de la petite troupe .


Athos regarda à sa montre .

Messieurs , dit-il , il y a une heure que nous sommes ici ,

et maintenant le pari est gagné ; mais il faut être beaux


joueurs d'ailleurs d'Artagnan ne nous a pas dit son idée .

Et le mousquetaire , avec son sang-froid habituel , alla s'as-


seoir devant les restes du déjeuner.
- Mon idée ? dit d'Artagnan .

Oui , vous disiez que vous aviez une idée , dit Athos .
-Ah ! j'y suis , reprit d'Artagnan je passe en Angleterre
une seconde fois , je vais trouver M. de Buckingham .
- Vous ne ferez
pas cela , d'Artagnan , dit froidement Athos .

Et pourquoi donc ? ne l'ai-je pas fait déjà ?


Oui, mais à cette époque nous n'étions pas en guerre ;

à cette époque M. de Buckingham était un allié et non un


ennemi ce que vous voulez faire serait taxé de trahison .

D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut .

Mais , dit Porthos , il me semble que j'ai une idée à mon


tour .

Silence pour l'idée de monsieur Porthos ! dit Aramis .

Je demande un congé à M. de Tréville , sous un prétexte

quelconque que vous trouverez je ne suis pas fort sur les pré-

textes , moi . Milady ne me connaît pas , je m'approche d'elle

sans qu'elle me redoute , et lorsque je trouve ma belle ,


l'étrangle .

Eh bien ! dit Athos , je ne suis pas très éloigné d'adopter


l'idée de Porthos .

Fi done ! dit Aramis , tuer une femme ! Non , tenez , moi ,

j'ai la véritable idée .


-
- Voyons votre idée , Aramis ! dit Athos , qui avait beaucoup

de déférence pour le jeune mousquetaire .


Il faut prévenir la reine .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 199

Ah ! ma foi , oui , dirent ensemble Porthos et d'Artagnan ;

je crois que nous touchons au moyen .


Prévenir la reine ! dit Athos , et comment cela? Avons-
nous des relations à la cour? Pouvons-nous envoyer quelqu'un

à Paris sans qu'on le sache au camp? D'ici à Paris , il y a cent

quarante lieues ; notre lettre ne sera pas à Angers que nous


serons au cachot , nous .

Quant à ce qui est de faire remettre sûrement une lettre

à Sa Majesté , dit Aramis , moi je m'en charge ; je connais à


Tours une personne adroite...

Aramis s'arrêta en voyant sourire Athos .

--Eh bien ! vous n'adoptez pas ce moyen , Athos ? dit d'Ar-


tagnan .

Je ne le repousse pas tout à fait , dit Athos , mais je vou-


lais seulement faire observer à Aramis qu'il ne peut quitter le
camp ; que tout autre qu'un de nous n'est pas sûr ; que , deux

heures après que le messager sera parti , tous les capucins ,


tous les alguazils , tous les bonnets noirs du cardinal sauront

votre lettre par cœur , et qu'on vous arrêtera , vous et votre


adroite personne .

Sans compter , dit Porthos , que la reine sauvera M. de

Buckingham , mais ne nous sauvera pas du tout , nous autres .


- .
Messieurs , dit d'Artagnan , ce que dit Porthos est plein
de sens .

Ah ! ah ! que se passe-t- il donc dans la ville ? dit Athos .


On bat la générale .

Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du tambour parvint


effectivement jusqu'à eux.
- Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un régiment tout
entier , dit Athos .

Vous ne comptez pas tenir contre un régiment tout


entier? dit Porthos .
200 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Pourquoi pas ? dit le mousquetaire , je me sens en train ,


et je tiendrais devant une armée , si nous avions seulement eu
la précaution de prendre une douzaine de bouteilles de plus .

Sur ma parole , le tambour se rapproche , dit d'Artagnan .


-Laissez-le se rapprocher, dit Athos ; il y a pour un quart

d'heure de chemin d'ici à la ville , et par conséquent de la ville

ici . C'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour arrêter


notre plan ; si nous nous en allons d'ici , nous ne retrouverons

jamais un endroit aussi convenable . Et tenez , justement , mes-


sieurs , voilà la vraie idée qui me vient.
Dites alors .

Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres


indispensables .
Athos fit signe à son valet d'approcher.

Grimaud , dit Athos en montrant les morts qui gisaient

dans le bastion , vous allez prendre ces messieurs , vous allez


les dresser contre la muraille , vous leur mettrez leur chapeau
sur la tête et leur fusil à la main .

O grand homme ! dit d'Artagnan , je te comprends .

Vous comprenez ? dit Porthos .


Et toi , comprends-tu , Grimaud? dit Aramis.

Grimaud fit signe que oui .


-
C'est tout ce qu'il faut , dit Athos , revenons à mon idée .

Je voudrais pourtant bien comprendre , dit Porthos .


C'est inutile .

Oui , oui , l'idée d'Athos , dirent en même temps d'Ar-


tagnan et Aramis .

Cette milady, cette femme , cette créature , ce démon ,

a un beau-frère , à ce que vous m'avez dit , je crois , d'Ar-


tagnan .

Oui , je le connais beaucoup même , et je crois aussi


qu'il n'a pas une grande sympathie pour sa belle-sœur .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 201

Il n'y a pas de mal à cela , répondit Athos , il la déteste-


rait que cela n'en vaudrait que mieux .

En ce cas , nous sommes servis à souhait .

Cependant , dit Porthos , je voudrais bien comprendre ce


que fait Grimaud .

Silence , Porthos ! dit Aramis .


Comment se nomme ce beau-frère ?
-Lord Winter .

Où est-il maintenant?

Il est retourné à Londres au premier bruit de guerre .

Eh bien ! voilà justement l'homme qu'il nous faut, dit


Athos , c'est celui qu'il nous convient de prévenir ; nous lui

ferons savoir que sa belle- sœur est sur le point d'assassiner

quelqu'un , et nous le prierons de ne pas la perdre de vue . Il


y a bien à Londres , je l'espère , quelque établissement dans

le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties ; il y fait


mettre sa sœur , et nous sommes tranquilles .
----
Oui , dit d'Artagnan , jusqu'à ce qu'elle en sorte .

Ah ! ma foi , dit Athos , vous en demandez trop , d'Arta-

gnan , je vous ai donné tout ce que j'avais , et je vous préviens


que c'est le fond de mon sac .

Moi , je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux , dit


Aramis ; nous prévenons à la fois la reine et lord Winter . ·

Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours


et la lettre à Londres ?

Je réponds de Bazin , dit Aramis .


Et moi de Planchet , dit d'Artagnan .

En effet , dit Porthos , si nous ne pouvons quitter le

camp , nos laquais peuvent le quitter.

Sans doute , dit Aramis , et dès aujourd'hui même nous


écrivons les lettres , nous leur donnons de l'argent , et ils

partent.
11. 26
202 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Nous leur donnons de l'argent? reprit Athos , vous en

avez donc , de l'argent?

Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur les

fronts qui s'étaient un instant éclaircis .

Alerte ! cria d'Artagnan , je vois des points noirs et des


points rouges qui s'agitent là-bas ; que disiez-vous donc d'un

régiment, Athos? c'est une véritable armée .

Ma foi , oui ! dit Athos , les voilà . Voyez-vous les sournois

qui venaient sans tambours ni trompettes . Ah ! ah ! tu as fini ,


Grimaud?

-Grimaud fit signe que oui , et montra une douzaine de


morts qu'il avait placés dans les attitudes les plus pittoresques :

les uns au port d'armes , les autres ayant l'air de mettre en

joue , les autres l'épée à la main .

Bravo ! dit Athos , voilà qui fait honneur à ton imagi-


nation .

C'est égal , dit Porthos , je voudrais cependant bien com-

prendre .

Décampons d'abord , dit d'Artagnan , tu comprendras


après .

Un instant, messieurs , un instant ! donnons le temps à
Grimaud de desservir .

-Ah! dit Aramis , voici les points noirs et les points rouges

qui grandissent fort visiblement, et je suis de l'avis de d'Ar-

tagnan ; je crois que nous n'avons pas de temps à perdre pour


regagner notre camp .

Ma foi , dit Athos , je n'ai plus rien contre la retraite :


nous avions parié pour une heure , nous sommes restés une
heure et demie ; il n'y a rien à dire ; partons , messieurs ,

partons .

Grimaud avait déjà pris les devants avec le panier et la


desserte .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 203

Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine


de pas .

Eh ! s'écria Athos ,

que diable faisons - nous ,


messieurs ?
— As-tu oublié quelque chose ? demanda Aramis .

— Et le drapeau, morbleu ! il ne faut pas laisser un dra-


204 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

peau aux mains de l'ennemi , même quand ce drapeau ne serait


qu'une serviette .

Et Athos s'élança dans le bastion , monta sur la plate-forme ,

et enleva le drapeau : seulement, comme les Rochelais étaient

arrivés à portée de mousquet , ils firent un feu terrible sur cet


homme , qui , comme par plaisir, allait s'exposer aux coups .

Mais on eût dit qu'Athos avait un charme attaché à sa per-

sonne , les balles passèrent en sifflant tout autour de lui , pas


une ne le toucha . Il agita son drapeau en tournant le dos aux

gardes de la ville et en saluant ceux du camp . Des deux côtés


de grands cris retentirent, d'un côté des cris de colère , de
l'autre des cris d'enthousiasme .

Une seconde décharge suivit la première , et trois balles , en

la trouant, firent réellement de la serviette un drapeau . On

entendit tout le camp crier : « Descendez , descendez ! >>


Athos descendit ; ses camarades l'attendaient avec anxiété .

Allons , Athos , allons , dit d'Artagnan , allongeons , allon-

geons ; maintenant que nous avons tout trouvé , excepté l'ar-


gent, il serait stupide d'être tués .
Mais Athos continua de marcher majestueusement , quelque .

observation que pussent lui faire ses compagnons , qui , voyant

toute observation inutile , réglèrent leur pas sur le sien .

Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trou-


vaient tous deux hors de la portée des balles .
Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade

enragée .
-
Qu'est-ce que cela ? demanda Porthos , et sur quoi tirent-

ils ? je n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne . ,

Ils tirent sur nos morts , répondit Athos .


Mais nos morts ne répondront pas .
— Justement ; alors ils croiront à une embuscade , ils déli-

béreront ; ils enverront un parlementaire , et quand ils s'aper-


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 205

cevront de la plaisanterie , nous serons hors de la portée des


balles . Voilà pourquoi il est inutile de gagner une pleurésie en

nous pressant.

Oh ! je comprends , dit Porthos émerveillé .


C'est bien heureux ! dit Athos

en haussant les épaules .


De leur côté , les Français , en

voyant revenir les quatre amis au


pas , poussaient des
cris d'admiration .

Enfin une nouvelle

mousquetade se fit
entendre ; cette fois
les balles vinrent

s'aplatir sur les cail-


loux autour des qua-
tre amis et siffler à

leurs oreilles . Les

Rochelais venaient

enfin de s'emparer

du bastion .
Voici des gens

bien maladroits , dit

Athos ; combien en
avons-nous tué ? douze?

Ou quinze .
Combien en avons-nous écrasé ?
круст - Huit ou dix .

- Et en échange de tout cela pas une égratignure ? Ah ! si


fait ! Qu'avez-vous donc là à la main , d'Artagnan ? du sang, ce
me semble?
— Ce n'est rien, dit d'Artagnan .
S
206 LES TROIS MOUSQUETAIRE .

Une balle perdue?


Pas même .
Qu'est-ce donc alors?

Nous l'avons dit , Athos aimait d'Artagnan comme son

enfant , et ce caractère sombre et inflexible avait parfois pour

le jeune homme des sollicitudes de père .


Une écorchure , reprit d'Artagnan ; mes doigts ont été

pris entre deux pierres , celle du mur et celle de ma bague ;


alors la peau s'est ouverte .

Voilà ce que c'est que d'avoir des diamants , mon maître ,


dit dédaigneusement Athos .

Ah çà mais , s'écria Porthos , il y a un diamant en effet ,

et pourquoi diable alors , puisqu'il y a un diamant , nous


plaignons-nous de ne pas avoir d'argent ?
Tiens , au fait ! dit Aramis.

A la bonne heure , Porthos ; cette fois- ci voilà une idée .


Sans doute , dit Porthos en se rengorgeant sur le com-

pliment d'Athos , puisqu'il y a un diamant, vendons- le .


Mais , dit d'Artagnan , c'est le diamant de la reine .

Raison de plus , reprit Athos , la reine sauvant M. de

Buckingham son amant , rien de plus juste ; la reine nous sau-


vant, nous ses amis , rien de plus moral vendons le diamant .
Qu'en pense monsieur l'abbé ? Je ne demande pas l'avis de
Porthos , il est donné .

Mais je pense , dit Aramis , que sa bague ne venant pas


d'une maîtresse , et par conséquent n'étant pas un gage

d'amour , d'Artagnan peut la vendre .


Mon cher , vous parlez comme la théologie en personne .
Ainsi votre avis est ?...

De vendre le diamant, répondit Aramis .


Eh bien ! dit gaiement d'Artagnan , vendons le diamant
et n'en parlons plus .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 207

La fusillade continuait , mais les amis étaient hors de

portée , et les Rochelais ne tiraient plus que pour l'acquit de


leur conscience .

Ma foi , il était temps que cette idée vînt à Porthos ; nous

voici au camp . Ainsi ,


messieurs, pas un mot

de plus sur toute cette


affaire . On nous observe , on vient à notre rencontre , nous

allons être portés en triomphe .

En effet, comme nous l'avons dit , tout le camp était en

émoi ; plus de deux mille personnes avaient assisté , comme à


un spectacle , à l'heureuse forfanterie des quatre amis , forfan-
terie dont on était bien loin de soupçonner le véritable motif.
208 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

On n'entendait que le cri de : « Vivent les gardes ! Vivent les

mousquetaires ! » M. de Busigny était venu le premier serrer la


main à Athos et reconnaître que le pari était perdu . Le dragon
et le Suisse l'avaient suivi , tous les camarades avaient suivi

le dragon et le Suisse . C'étaient des félicitations , des poignées

de main , des embrassades à n'en plus finir, des rires inextin-


guibles à l'endroit des Rochelais ; enfin , un tumulte si grand ,

que M. le cardinal crut qu'il y avait émeute et envoya La Houdi-

nière , son capitaine des gardes , s'informer de ce qui se passait .


La chose fut racontée au messager avec toute l'efflorescence
de l'enthousiasme .

Eh bien ? demanda le cardinal en voyant La Houdinière .


Eh bien ! monseigneur , dit celui- ci , ce sont trois mous-

quetaires et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny


d'aller déjeuner au bastion Saint-Gervais , et qui , tout en dé-
jeunant , ont tenu là deux heures contre l'ennemi , et ont tué
je ne sais combien de Rochelais .
Vous êtes-vous informé du nom de ces trois mousque-

taires ?

Oui , monseigneur .
Comment les appelle-t-on?

Ce sont MM. Athos , Porthos et Aramis .

Toujours mes trois braves ! murmura le cardinal . Et le

garde?
M. d'Artagnan .

Toujours mon jeune drôle ! Décidément il faut que ces


quatre hommes soient à moi .

Le soir même, le cardinal parla à M. de Tréville de l'exploit


du matin , qui faisait la conversation de tout le camp . M. de

Tréville , qui tenait le récit de l'aventure de la bouche même


de ceux qui en étaient les héros , la raconta dans tous ses dé-

tails à Son Éminence , sans oublier l'épisode de la serviette .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 209

C'est bien , monsieur de Tréville , dit le cardinal , faites-

moi tenir cette serviette , je vous prie . J'y ferai broder trois
fleurs de lis d'or , et je la donnerai pour guidon à votre com-

pagnie .
Monseigneur , dit M. de Tréville , il y aura injustice pour

les gardes M. d'Artagnan n'est pas à moi , mais à M. des


Essarts .

Eh bien ! prenez-le , dit le cardinal ; il n'est pas juste


que , puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne

servent pas dans la même compagnie .


Le même soir , M. de Tréville annonça cette bonne nouvelle

aux trois mousquetaires et à d'Artagnan , en les invitant tous


les quatre à déjeuner le lendemain .

D'Artagnan ne se possédait pas de joie . On le sait , le rève


de toute sa vie avait été d'être mousquetaire .

Les trois amis aussi étaient fort joyeux.

Ma foi ! dit d'Artagnan à Athos , tu as eu une triom-

phante idée , et , comme tu l'as dit , nous y avons acquis de la


gloire , et nous avons pu lier une conversation de la plus haute

importance .
Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que per-
sonne nous soupçonne ; car, avec l'aide de Dieu , nous allons

passer désormais pour des cardinalistes .

Le même soir , d'Artagnan alla présenter ses hommages à

M. des Essarts , et lui faire part de l'avancement qu'il avait


obtenu .

M. des Essarts , qui aimait beaucoup d'Artagnan , lui fit


alors ses offres de service ce changement de corps amenait

des dépenses d'équipement .


D'Artagnan refusa ; mais , trouvant l'occasion bonne , il le

pria de faire estimer le diamant qu'il lui remit , et dont il


désirait faire de l'argent .
11. 27
210 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Le lendemain , à huit heures du matin , le valet de M. des

Essarts entra chez d'Artagnan , et lui remit un sac d'or conte-


nant sept mille livres .

C'était le prix du diamant de la reine .

1 XVIII

AFFAIRE DE FAMILLE

Athos avait trouvé le mot affaire de famille. Une affaire


de famille n'était point soumise à l'investigation du cardinal ;
une affaire de famille ne regardait personne ; on pouvait s'occu-

per devant tout le monde d'une affaire de famille .


Ainsi , Athos avait trouvé le mot : affaire de famille .

Aramis avait trouvé l'idée : les laquais .

Porthos avait trouvé le moyen : le diamant .


D'Artagnan seul n'avait rien trouvé , lui ordinairement le

plus inventif des quatre ; mais il faut dire aussi que le nom
seul de milady le paralysait .

Ah ! si ; nous nous trompons : il avait trouvé un acheteur


pour le diamant.

Le déjeuner chez M. de Tréville fut d'une gaieté charmante .

D'Artagnan avait déjà son uniforme ; comme il était à peu près


de la même taille qu'Aramis , et qu'Aramis , largement payé ,

comme on se le rappelle , par le libraire qui lui avait acheté

son poème , avait fait faire tout en double , il avait cédé à son
ami un équipement complet .

D'Artagnan eût été au comble de ses vœux , s'il n'eût point


vu pointer milady, comme un nuage sombre à l'horizon .

Après déjeuner , on convint qu'on se réunirait le soir au


logis d'Athos , et que là on terminerait l'affaire .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 211

D'Artagnan passa la journée à montrer son habit de mous-

quetaire dans toutes les rues du camp .


Le soir , à l'heure dite ,
les quatre amis se réunirent ;

il ne restait plus que trois


choses à décider :

Ce qu'on écrirait

au frère de milady ;

MonieLebir

Ce qu'on écrirait à la personne adroite de Tours ;


Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres .
Chacun offrait le sien : Athos parlait de la discrétion de
212 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Grimaud , qui ne parlait que lorsque son maître lui décousait


la bouche ; Porthos vantait la force de Mousqueton , qui était

de taille à rosser quatre hommes de complexion ordinaire ;


Aramis , confiant dans l'adresse de Bazin , faisait un éloge pom-
peux de son candidat ; enfin d'Artagnan avait foi entière dans

la bravoure de Planchet, et rappelait de quelle façon il s'était


conduit dans l'affaire épineuse de Boulogne .

Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix , et donnè-


rent lieu à de magnifiques concours , que nous ne rapporterons
pas ici , de peur qu'ils ne fassent longueur .
-
Malheureusement, dit Athos , il faudrait que celui qu'on
enverra possédât en lui seul les quatre qualités réunies .
-Mais où rencontrer un pareil laquais ?

Introuvable ! dit Athos ; je le sais bien prenez donc Gri-


maud .
- Prenez Mousqueton .
Prenez Bazin .

Prenez Planchet ; Planchet est brave et adroit : c'est déjà


deux qualités sur quatre.
-
Messieurs , dit Aramis , le principal n'est pas de savoir
lequel de nos quatre laquais est le plus discret , le plus fort, le

plus adroit ou le plus brave ; le principal est de savoir lequel


aime le plus l'argent .
Ce que dit Aramis est plein de sens , reprit Athos ; il faut

spéculer sur les défauts des gens et non sur leurs vertus : mon-
sieur l'abbé , vous êtes un grand moraliste !
--Sans doute , dit Aramis ; car non seulement nous avons
besoin d'être bien servis pour réussir, mais encore pour ne pas

échouer ; car , en cas d'échec , il y va de la tête , non pas pour les

laquais...
Plus bas , Aramis ! dit Athos .
-
C'est juste ; non pas pour les laquais , reprit Aramis ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 213

mais pour le maître , et même pour les maîtres ! Nos valets nous

sont- ils assez dévoués pour risquer leur vie pour nous ? Non .

- Ma foi , dit d'Artagnan , je répondrais presque de Plan-


chet , moi .

- Eh bien ! mon cher ami , ajoutez à son dévouement natu-


rel une bonne somme qui lui donne quelque aisance , et alors ,
au lieu d'en répondre une fois , répondez-en deux .

Eh ! bon Dieu ! vous serez trompés tout de même , dit

Athos , qui était optimiste quand il s'agissait des choses , et pes-


simiste quand il s'agissait des hommes. Ils promettront tout

pour avoir de l'argent , et en chemin la peur les empêchera


d'agir . Une fois pris , on les serrera ; serrés , ils avoueront . Que

diable ! nous ne sommes pas des enfants ! Pour aller en Angle-


terre (Athos baissa la voix ) , il faut traverser toute la France ,

semée d'espions et de créatures du cardinal ; il faut une passe


pour s'embarquer ; il faut savoir l'anglais pour demander son

chemin à Londres . Tenez , je vois la chose bien difficile .

Mais point du tout , dit d'Artagnan , qui tenait fort à ce


que la chose s'accomplit ; je la vois facile, au contraire , moi .
Il va sans dire , parbleu ! que si l'on écrit à lord Winter des

choses par-dessus les maisons , des horreurs du cardinal ...


Plus bas ! dit Athos .

Des intrigues et des secrets d'État , continua d'Artagnan ,


en se conformant à sa recommandation , il va sans dire que nous

serons tous roués vifs ; mais , pour Dieu , n'oubliez pas , comme

vous l'avez dit vous-même , Athos , que nous lui écrivons pour

affaire de famille ; que nous lui écrivons à cette seule fin

qu'il mette milady , dès son arrivée à Londres , hors d'état


de nous nuire . Je lui écrirai donc une lettre à peu près en ces
termes :
-
- Voyons , dit Aramis , en prenant par avance un visage de
critique .
214 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

<< Monsieur et cher ami ... »

Ah! oui ; cher ami , à un Anglais , interrompit Athos ;


bien commencé ! bravo , d'Artagnan ! Rien qu'avec ce mot-là
vous serez écartelé , au lieu d'être roué vif.

Eh bien ! soit ; je dirai donc : « Monsieur » tout court .


Vous pouvez même dire « Milord » , reprit Athos , qui
tenait fort aux convenances .
---
Milord , vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du
Luxembourg?

Bon ! le Luxembourg à présent ! On croira que c'est une


allusion à la reine-mère ! Voilà qui est ingénieux , dit Athos .

- Eh bien ! nous mettrons tout simplement : « Milord , vous

souvient- il de certain petit enclos où l'on vous sauva la vie? »



Mon cher d'Artagnan , dit Athos , vous ne serez jamais

qu'un fort mauvais rédacteur : « Où l'on vous sauva la vie ! »

Fi donc ! ce n'est pas digne . On ne rappelle pas ces services- là


à un galant homme . Bienfait reproché , offense faite .

-Ah ! mon cher , dit d'Artagnan , vous êtes insupportable ,


et s'il faut écrire sous votre censure , ma foi , y renonce .

Et vous faites bien . Maniez le mousquet et l'épée , mon

cher , vous vous tirez galamment des deux exercices ; mais pas-

sez la plume à M. l'abbé , cela le regarde .


-Ah! oui , au fait , dit Porthos , passez la plume à Aramis ,

qui écrit des thèses en latin , lui .


-
Eh bien ! soit , dit d'Artagnan , rédigez-nous cette note ,

Aramis ; mais , de par notre saint-père le pape ! tenez-vous


serré , car je vous épluche à mon tour , je vous en préviens .
--
Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve

confiance que tout poète a en lui-même ; mais qu'on me mette

au courant : j'ai bien ouï-dire , de- ci de-là , que cette belle -sœur

était une coquine ; j'en ai même acquis la preuve en écoutant sa


conversation avec le cardinal...
LES TROIS MOUSQUETAIRES : 215

Plus bas donc , sacrebleu ! dit Athos .


Mais , continua Aramis , le détail m'échappe .

- Et à moi aussi , dit Porthos .

D'Artagnan et Athos se regardèrent quelque temps en si-


lence . Enfin Athos , après s'être recueilli , et en devenant plus
pâle encore qu'il n'était de coutume , fit un signe d'adhésion ,

d'Artagnan comprit qu'il pouvait parler .


Eh bien ! voilà ce qu'il y a à dire , reprit d'Artagnan :

<< Milord , votre belle-sœur est une scélérate , qui a voulu vous
faire tuer pour hériter de vous . Mais elle ne pouvait épouser

votre frère , étant déjà mariée en France , et ayant été ……


. »
D'Artagnan s'arrêta comme s'il cherchait le mot, en regar-
dant Athos .
Chassée par son mari, dit Athos .

Parce qu'elle avait été marquée , continua d'Artagnan .



Bah ! s'écria Porthos , impossible ! elle a voulu faire tuer
son beau-frère?

Oui.

Elle était mariée ? demanda Aramis .

Oui.

Et son mari s'est aperçu qu'elle avait une fleur de lis sur
l'épaule ? s'écria Porthos .
Oui.

Ces trois oui avaient été dits par Athos , chacun avec une

intonation plus sombre .


- Et qui l'a vue , cette fleur de lis ? demanda Aramis .

D'Artagnan et moi , ou plutôt, pour observer l'ordre

chronologique , moi et d'Artagnan , répondit Athos .


Et le mari de cette affreuse créature vit encore ? dit
Aramis?
Il vit encore .
-- Vous en êtes sûr?
216 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je le suis .

Il y eut un instant de froid silence , pendant lequel chacun


se sentit impressionné selon sa nature .

Cette fois , reprit Athos , interrompant le premier le


silence , d'Artagnan nous a donné un excellent programme , et

c'est cela qu'il faut écrire d'abord .


--
Diable ! vous avez raison , Athos , reprit Aramis , et la
rédaction est épineuse . M. le chancelier lui-même serait embar-
rassé pour rédiger une épître de cette force , et cependant M. le

chancelier rédige très agréablement un procès-verbal . N'im-

porte ! taisez-vous , j'écris .


Aramis en effet prit la plumé , réfléchit quelques instants , se

mit à écrire huit ou dix lignes d'une charmante petite écriture


de femme , puis , d'une voix douce et lente , comme si chaque

mot eût été scrupuleusement pesé , il lut ce qui suit :

<< Milord ,

La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu

l'honneur de croiser l'épée avec vous dans un petit enclos


de la rue d'Enfer . Comme vous avez bien voulu , depuis , vous

dire plusieurs fois l'ami de cette personne , elle - même doit


de reconnaître cette amitié par un bon avis . Deux fois vous
avez failli être victime d'une proche parente que vous croyez

votre héritière parce que vous ignorez qu'avant de contracter


mariage en Angleterre , elle était déjà mariée en France . Mais ,

la troisième fois , qui est celle- ci , vous pouvez y succomber .


Votre parente est partie de La Rochelle pour l'Angleterre pen-
dant la nuit . Surveillez son arrivée , car elle a de grands et

terribles projets . Si vous tenez absolument à savoir ce dont


>>
elle est capable , lisez son passé sur son épaule gauche .

Eh bien ! voilà qui est à merveille , dit Athos , et vous


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 217

avez une plume de secrétaire d'État , mon cher Aramis . Lord

Winter fera bonne garde maintenant , si toutefois l'avis lui


arrive ; et tombât-il aux mains de Son Eminence elle-même ,

nous ne saurions être compromis . Mais comme le valet qui


partira pourrait nous faire accroire qu'il a été à Londres et
s'arrêter à Châ-

tellerault , ne lui
donnons avec la

lettre que la moi-


tié de la somme

en lui promettant
l'autre moitié en

échange de la ré-
ponse . Avez - vous

le diamant ? conti-
nua Athos .
— J'ai mieux

que cela , j'ai la


somme .

Et d'Artagnan

jeta le sac sur la


table au son de l'or , Aramis leva les yeux , Porthos tressaillit ;

quant à Athos , il resta impassible .


Combien dans ce petit sac? dit- il .
Sept mille livres en louis de douze francs .

Sept mille livres ! s'écria Porthos , ce mauvais petit dia-


mant valait sept mille livres ?

Il paraît , dit Athos , puisque les voilà ; je ne présume
pas que notre ami d'Artagnan y ait mis du sien .

Mais , messieurs , dans tout cela , dit d'Artagnan , nous

ne pensons pas à la reine . Soignons un peu la santé de son

cher Buckingham . C'est le moins que nous lui devions .


11. 28
218 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-
C'est juste , dit Athos , mais ceci regarde Aramis .
Eh bien ! répondit celui- ci , que faut- il que je fasse?
- rédiger une
Mais , reprit Athos , c'est tout simple

seconde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours .


Aramis reprit la plume , se mit à réfléchir de nouveau , et

écrivit les lignes suivantes , qu'il soumit à l'instant même à


l'approbation de ses amis .

« Ma chère cousine ... >>

Ah ! ah ! dit Athos , cette personne adroite est votre


parente !

Cousine germaine , dit Aramis .


Va donc pour cousine !
Aramis continua :

« Ma chère cousine , Son Éminence le cardinal , que Dieu


conserve pour le bonheur de la France et la confusion des en-

nemis du royaume , est sur le point d'en finir avec les rebelles
hérétiques de La Rochelle ; il est probable que le secours

de la flotte anglaise n'arrivera pas même en vue de la place ;

j'oserai même dire que je suis certain que M. de Buckingham


sera empêché de partir par quelque grand événement . Son
Éminence est le plus illustre politique des temps passés , du

temps présent et probablement du temps à venir . Il étein-

drait le soleil si le soleil le gênait. Donnez ces heureuses

nouvelles à votre sœur , ma chère cousine . J'ai rêvé que cet

Anglais maudit était mort . Je ne puis me rappeler si c'était


par le fer ou par le poison ; seulement ce dont je suis sûr ,
c'est que j'ai rêvé qu'il était mort, et , vous le savez , mes rêves
ne me trompent jamais . Assurez-vous donc de me voir revenir
bientôt . >>

- A merveille ! s'écria Athos , vous êtes le roi des poètes ,


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 219

mon cher Aramis , vous parlez comme l'Apocalypse et vous


êtes vrai comme l'Évangile . Il ne vous reste maintenant que
l'adresse à mettre sur cette lettre .

C'est bien facile , dit Aramis .

Il plia coquettement la lettre , la reprit et écrivit :

« A mademoiselle Michon , lingère , à Tours . >>

Les trois amis se regardèrent en riant : ils étaient pris .


- Maintenant , dit Aramis , vous comprenez , messieurs , que

Bazin seul peut porter cette lettre à Tours ; ma cousine ne


connaît que Bazin et n'a confiance qu'en lui : tout autre ferait

échouer l'affaire . D'ailleurs Bazin est ambitieux et savant ;

Bazin a lu l'histoire , messieurs , il sait que Sixte - Quint est de-

venu pape après avoir gardé les pourceaux ; eh bien ! comme


il compte se mettre d'église en même temps que moi , il ne
désespère pas à son tour de devenir pape ou tout au moins

cardinal vous comprenez qu'un homme qui a de pareilles

visées ne se laissera pas prendre , ou , s'il est pris , subira le


martyre plutôt que de parler .

Bien , bien , dit d'Artagnan , je vous passe de grand cœur

Bazin , mais passez-moi Planchet : milady l'a fait jeter à la


porte , certain jour , avec force coups de bâton ; or Planchet a
bonne mémoire , et, je vous en réponds , s'il peut supposer une
vengeance possible , il se fera plutôt échiner que d'y renoncer .
Si vos affaires de Tours sont vos affaires , Aramis , celles de

Londres sont les miennes . Je prie donc qu'on choisisse Plan-

chet, lequel d'ailleurs a déjà été à Londres avec moi et sait


dire très correctement : London , sir, if you please, et my master

lord d'Artagnan ; avec cela soyez tranquilles , il fera son chemin


en allant et en revenant .

En ce cas , dit Athos , il faut que Planchet reçoive sept

cents livres pour aller et sept cents livres pour revenir , et


220 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Bazin , trois cents livres pour aller et trois cents livres pour
revenir ; cela réduira la somme à cinq mille livres ; nous pren-

drons mille livres chacun pour les employer comme bon nous

semblera , et nous laisserons un fonds de mille livres que gar-


dera l'abbé pour les cas extraordinaires ou les besoins com-
muns . Cela vous va-t-il?
-- Mon cher Athos , dit Aramis , vous parlez comme Nestor .

On fit venir Planchet , et on lui donna des instructions ;

il avait été prévenu déjà par d'Artagnan , qui , du premier

coup , lui avait annoncé la gloire , ensuite l'argent , puis le

danger .
-
Je porterai la lettre dans le parement de mon habit , dit
Planchet , et je l'avalerai si l'on me prend .
--
Mais alors tu ne pourras pas faire la commission , ' dit
d'Artagnan .
- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par
cœur demain .

D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire :

« Eh bien ! que vous avais-je promis ? >>


Maintenant, continua- t-il en s'adressant à Planchet , tu

as huit jours pour arriver près de lord Winter , tu as huit


autres jours pour revenir ici , en tout seize jours ; si le seizième

jour de ton départ, à huit heures du soir , tu n'es pas arrivé ,


pas d'argent, fût-il huit heures cinq minutes .
--- Alors , monsieur , dit Planchet , achetez-moi une montre .

Prends celle- ci , dit Athos en lui donnant la sienne avec


son insouciante générosité , et sois brave garçon . Songe que

si tu parles , si tu bavardes , si tu flânes , tu fais couper le cou

à ton maître , qui a si grande confiance dans ta fidélité qu'il


nous a répondu de toi . Mais songe aussi que s'il arrive , par ta

faute , malheur à d'Artagnan , je te retrouverai partout , et ce


sera pour t'ouvrir le ventre .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 221

Oh! monsieur ! dit Planchet humilié du soupçon et sur-

tout effrayé de l'air calme du mousquetaire .


Et moi , dit Porthos en roulant ses gros yeux , songe que

je t'écorche vif.
Ah! monsieur !

Et moi, dit Aramis de sa voix douce et mélodieuse ,

songe que je te brûle à petit feu comme un sauvage .


Ah ! monsieur !

Et Planchet se mit à pleurer ; nous n'oserions dire si ce fut


de terreur , à cause des menaces qui lui étaient faites , ou

d'attendrissement de voir quatre amis si étroitement unis .


D'Artagnan lui prit la main et l'embrassa .
Vois-tu , Planchet , lui dit-il , ces messieurs te disent tout
cela par tendresse pour moi , mais au fond ils t'aiment.

Ah ! monsieur ! dit Planchet, ou je réussirai , ou l'on me


coupera en quatre ; et me coupât-on en quatre , soyez convaincu

qu'il n'y a pas un morceau qui parlera .

Il fut décidé que Planchet partirait le lendemain à huit


heures du matin , afin , comme il l'avait dit , qu'il pût, pendant

la nuit , apprendre la lettre par cœur . Il gagna juste douze


heures à cet arrangement ; il devait être revenu le seizième
jour, à huit heures du soir .
Le matin , au moment où il allait monter à cheval, d'Arta-

gnan , qui se sentait au fond du cœur un faible pour le duc ,


prit Planchet à part .

Écoute, lui dit-il , quand tu auras remis la lettre à lord


Winter et qu'il l'aura lue , tu lui diras encore : « Veillez sur

Sa Grâce lord Buckingham, car on veut l'assassiner . » Mais


ceci , Planchet , vois- tu , c'est si grave et si important , que je

n'ai pas même voulu avouer à mes amis que je te confierais ce


secret , et que pour une commission de capitaine je ne voudrais
pas te l'écrire .
222 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Soyez tranquille , monsieur, dit Planchet , vous verrez si


l'on peut compter sur moi .

Et monté sur un excellent cheval , qu'il devait quitter à

vingt lieues de là pour prendre la poste , Planchet partit au

galop , le cœur un peu serré par la triple promesse que lui


avaient faite les mousquetaires, mais du reste dans les meil-
leures dispositions du monde .

Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit


jours pour faire sa commission .

Les quatre amis , pendant toute la durée de ces deux


absences, avaient , comme on le comprend bien , plus que
jamais l'œil au guet, le nez au vent et l'oreille aux écoutes .

Leurs journées se passaient à essayer de surprendre ce qu'on


disait, à guetter les allures du cardinal et à flairer les courriers

qui arrivaient . Plus d'une fois un tremblement insurmontable


les prit, lorsqu'on les appela pour quelque service inattendu .
Ils avaient d'ailleurs à se garder pour leur propre sûreté ;

milady était un fantôme qui , lorsqu'il était apparu une fois aux
gens , ne les laissait pas dormir tranquilles .

Le matin du huitième jour, Bazin , frais comme toujours


et souriant selon son habitude, entra dans le cabaret du Par-

paillot , comme les quatre amis étaient en train de déjeuner ,


en disant , selon la convention arrêtée :

Monsieur Aramis , voici la réponse de votre cousine .

Les quatre amis échangèrent un coup d'œil joyeux la


moitié de la besogne était faite ; il est vrai que c'était la plus

courte et la plus facile .

Aramis prit la lettre , qui était d'une écriture grossière et


sans orthographe .
-
Bon Dieu ! s'écria-t-il en riant, décidément j'en dés-

espère ; jamais cette pauvre Michon n'écrira comme M. de


Voiture .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 223

Qu'est-ce que cela feut dire , cette baufre Migeon ? de-


manda le Suisse , qui était en train de causer avec les quatre
amis quand la lettre était arrivée .
-
Oh , mon Dieu ! moins que rien , dit Aramis, une petite

lingère charmante que j'aimai fort et à qui j'ai demandé quel-


ques lignes de sa main en manière de souvenir.

Dutieu ! dit le Suisse ; si zella il être auzi grante tame.

que son l'égridure , fous l'être en ponne fordune, mon gama-


rate !

Aramis prit la lettre et la passa à Athos .

Voyez donc ce qu'elle écrit, Athos , dit- il .

Athos jeta un coup d'œil sur l'épître , et, pour faire éva-

nouir tous les soupçons qui auraient pu naître , lut tout haut :

Mon cousin , ma sœur et moi devinons très bien les rêves ,

et nous en avons même une peur affreuse ; mais du vôtre ,


on pourra dire , je l'espère, tout songe est mensonge . Adieu !

portez-vous bien , et faites que de temps en temps nous enten-


dions parler de vous .
>> AGLAÉ MICHON . >>

-
Et de quel rêve parle-t-elle ? demanda le dragon , qui

s'était approché pendant la lecture .


Foui , te quel rève ? dit le Suisse .

Eh pardieu ! dit Aramis , c'est tout simple , d'un rêve que


j'ai fait et que je lui ai raconté .
-
Oh , foui , par Tieu ! c'être tout simple de ragonter son

rêfe , mais moi je ne rêfe chamais .


Vous êtes fort heureux , dit Athos en se levant , et je vou-

drais bien pouvoir en dire autant que vous !


Chamais ! reprit le Suisse , enchanté qu'un homme comme
Athos lui enviât quelque chose , chamais ! chamais !
224 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan , voyant qu'Athos se levait, en fit autant , prit


son bras , et sortit .

Porthos et Aramis restèrent pour faire face aux quolibets


du dragon et du Suisse .

Quant à Bazin , il alla se coucher sur une botte de paille ; et

comme il avait plus d'imagination que le Suisse , il rêva que


M. Aramis , devenu
pape , le coiffait

d'un chapeau de
cardinal .

Mais , comme

nous l'avons dit ,


Bazin n'avait , par

son heureux re-

tour, enlevé qu'une

partie de l'inquié-
tude qui aiguil-
lonnait les quatre

amis . Les jours


de l'attente sont

longs , et d'Arta-

gnan surtout au-

rait parié que les


jours avaient main-

tenant quarante-huit heures . Il oubliait les lenteurs obligées


de la navigation , il s'exagérait la puissance de milady . Il prêtait

à cette femme , qui lui apparaissait pareille à un démon ,


des auxiliaires surnaturels comme elle ; il s'imaginait, au

moindre bruit , qu'on venait l'arrêter , et qu'on ramenait Plan-


chet pour le confronter avec lui et ses amis . Il y a plus : sa

confiance , autrefois si grande dans le digne Picard , diminuait

de jour en jour. Cette inquiétude était si grande , qu'elle gagnait


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 225

Porthos et Aramis . Il n'y avait qu'Athos qui demeurât impas-


sible , comme si aucun danger ne s'agitait autour de lui , et

comme s'il respirait son atmosphère quotidienne .


Le seizième jour surtout , ces signes d'agitation étaient si

visibles chez d'Artagnan et ses deux amis , qu'ils ne pouvaient


rester en place , et qu'ils erraient comme des ombres sur le

chemin par lequel devait revenir Planchet .

Vraiment , leur disait Athos , vous n'êtes pas des hommes ,

mais des enfants , pour qu'une femme vous fasse si grand'peur !


Et de quoi s'agit- il , après tout ? D'être emprisonnés ? Eh bien !
mais on nous tirera de prison : on en a bien tiré madame Bona-

cieux . D'être décapités ? mais tous les jours , dans la tranchée ,


nous allons joyeusement nous exposer à pis que cela , car un
boulet peut nous casser la jambe , et je suis convaincu qu'un chi-
rurgien nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un

bourreau en nous coupant la tête . Attendez donc tranquilles ;

dans deux heures , dans quatre , dans six heures , au plus tard ,
Planchet sera ici : il a promis d'y être , et moi j'ai très grande foi
aux promesses de Planchet , qui m'a l'air d'un fort brave garçon .
Mais s'il n'arrive pas ? dit d'Artagnan .

Eh bien ! s'il n'arrive pas , c'est qu'il aura été retardé ,

voilà tout. Il peut être tombé de cheval , il peut avoir fait une

cabriole par-dessus le pont , il peut avoir couru si vite qu'il en


ait attrapé une fluxion de poitrine . Eh ! messieurs ! faisons donc

la part des événements . La vie est un chapelet de petites

misères que le philosophe égrène en riant . Soyez philosophes


comme moi , messieurs , mettez-vous à table et buvons ; rien ne

fait paraître l'avenir couleur de rose comme de le regarder à


travers un verre de chambertin .
-
C'est fort bien , répondit d'Artagnan ; mais je suis las

d'avoir à craindre , en buvant frais , que le vin ne sorte de la


cave de milady,
11. 29
226 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Vous êtes bien difficile , dit Athos , une si belle femme !

Une femme de marque ! dit Porthos avec son gros rire .

Athos tressaillit , passa la main sur son front pour en essuyer


la sueur , et se leva à son tour avec un mouvement nerveux

qu'il ne put réprimer .

Le jour s'écoula cependant , et le soir vint plus lentement ,


mais enfin il vint ; les buvettes s'emplirent de chalands ;

Athos , qui avait empoché sa part du diamant , ne quittait plus


le Parpaillot . Il avait trouvé dans M. de Busigny, qui, au reste ,
leur avait donné un diner magnifique , un partner digne de

lui . Ils jouaient donc ensemble , comme d'habitude , quand


sept heures sonnèrent on entendit passer les patrouilles qui

allaient doubler les postes ; à sept heures et demie la retraite—


sonna.
--- Nous sommes
perdus , dit d'Artagnan à l'oreille d'Athos .
Vous voulez dire que nous avons perdu , dit tranquille-

ment Athos en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant


sur la table . Allons , messieurs , continua-t-il , on bat la retraite ,
allons nous coucher.

Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan . Aramis


venait derrière donnant le bras à Porthos . Aramis mâchonnait

des vers , et Porthos s'arrachait de temps en temps quelques

poils des moustaches en signe de désespoir .

Mais voilà que tout à coup , dans l'obscurité , une ombre se


dessine , dont la forme est familière à d'Artagnan , et qu'une
voix bien connue lui dit :
-----
Monsieur , je vous apporte votre manteau , car il fait frais
ir
ce so .

Planchet ! s'écria d'Artagnan ivre de joie.

- Planchet ! répétèrent Porthos et Aramis .

- Eh bien ! oui , Planchet, dit Athos , qu'y a-t-il d'étonnant

à cela ? Il avait promis d'être de retour à huit heures , et voilà


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 227

huit heures qui sonnent . Bravo, Planchet , vous êtes un garçon

de parole , et si jamais vous quittez votre maître , je vous garde


une place à mon service .

Oh! non , jamais , dit Planchet , jamais je ne

quitterai M. d'Artagnan .
En même temps d'Artagnan

sentit que Planchet lui glissait un


billet dans la main.

D'Artagnan avait grande


envie d'embrasser

/ Planchet au retour
comme il l'avait
embrassé au dé-

part ; mais il eut


peur que cette

marque d'effusion ,
donnée à son la-

quais en pleine rue,


ne parût extraor-
dinaire à quelque

passant , et il se
contint .
More re
- J'ai le billet,

dit-il à Athos et à

ses amis .
— C'est bien , dit Athos , entrons chez nous , et nous le lirons .

Le billet brûlait la main de d'Artagnan il voulait hâter


le pas ; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien , et

force fut au jeune homme de régler sa marche sur celle de


son ami .

Enfin on entra dans la tente , on alluma une lampe , et tandis

que Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne
228 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

fussent pas surpris , d'Artagnan , d'une main tremblante , brisa


le cachet et ouvrit la lettre tant attendue .

Elle contenait une demi-ligne d'une écriture toute britan-

nique et d'une concision toute spartiate :

(( Think you , be easy . »

Ce qui voulait dire : « Merci , soyez tranquille . >>

Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan , l'approcha de

la lampe , y mit le feu , et ne la làcha point qu'elle ne fût réduite


en cendre .

Puis appelant Planchet :


-
Maintenant , mon garçon , lui dit- il , tu peux réclamer tes

sept cents livres , mais tu ne risquais pas grand'chose avec un


billet comme celui-là .

Ce n'est pas faute que j'aie inventé bien des moyens


de le serrer, dit Planchet.

Eh bien ! dit d'Artagnan , conte -nous cela .

Dame ! c'est bien long , monsieur .


Tu as raison , Planchet, dit Athos ; d'ailleurs la retraite

est battue , et nous serions remarqués en gardant de la lumière


plus longtemps que les autres .
Soit , dit d'Artagnan , couchons-nous . Dors bien , Planchet !

Ma foi , monsieur ! ce sera la première fois depuis seize


jours .
Et moi aussi ! dit d'Artagnan .
Et moi aussi ! dit Porthos .
Et moi aussi ! dit Aramis .

Eh bien ! voulez-vous que je vous avoue la vérité ! et


moi aussi ! dit Athos .
LES TROIS MOUSQUETAIRES 229

XIX

FATALITÉ

Cependant milady , ivre de


colère , rugissant

sur le pont du
bâtiment comme

une lionne qu'on


embarque , avait
été tentée de se

jeter à la mer
pour regagner la
côte , car elle ne

pouvait se faire

à l'idée qu'elle
avait été insul-

tée par d'Arta -


gnan et menacée

par Athos , enfin

qu'elle quittait la
France sans se

venger d'eux .

Bientôt cette

idée était deve-


nue tellement in-
Maurie
HUYOT. supportable pour

elle , qu'au ris-

que de ce qui pouvait en arriver de terrible pour elle-même ,


elle avait supplié le capitaine de la jeter sur la côte : mais le
230 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

capitaine , pressé d'échapper à sa fausse position , placé entre


les croiseurs français et anglais , comme la chauve - souris entre
les rats et les oiseaux , avait grand'hâte de regagner l'Angle-
terre , et refusa obstinément d'obéir à ce qu'il prenait pour un

caprice de femme , promettant à sa passagère , qui au reste


lui était particulièrement recommandée par le cardinal , de la

jeter, si la mer et les Français le permettaient , dans un des


ports de la Bretagne , soit à Lorient , soit à Brest ; mais , en
attendant , le vent était contraire , la mer mauvaise , on lou-

voyait et l'on courait des bordées . Neuf jours après la sortie de


la Charente , milady , toute pâle de ses chagrins et de sa rage ,
voyait apparaître seulement les côtes bleuâtres du Finistère .

Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et

revenir près du cardinal il lui fallait au moins trois jours ,

ajoutez un jour pour le débarquement et cela faisait quatre ;


ajoutez ces quatre jours aux autres , c'était treize jours de

perdus , treize jours pendant lesquels tant d'événements impor-


tants pouvaient se passer à Londres ; elle songea que sans
aucun doute le cardinal serait furieux de son retour , et que

par conséquent il serait plus disposé à écouter les plaintes

qu'on porterait contre elle que les accusations qu'elle porte-

rait contre les autres . Elle laissa donc passer Lorient et Brest

sans insister près du capitaine , qui , de son côté , se garda


bien de lui donner l'éveil . Milady continua donc sa route , et

le jour même où Planchet s'embarquait de Portsmouth pour


la France , la messagère de Son Éminence entrait triomphante
dans le port .

Toute la ville était agitée d'un mouvement extraordinaire ,


quatre grands vaisseaux récemment achevés venaient d'être

lancés à la mer ; - debout sur la jetée , chamarré d'or , éblouis-

sant, selon son habitude , de diamants et de pierreries , le feutre

orné d'une plume blanche qui retombait sur son épaule , on


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 231

voyait Buckingham entouré d'un état-major presque aussi


brillant que lui .

C'était une de ces belles et rares journées d'hiver où l'An-

gleterre se souvient qu'il y a un soleil . L'astre pâli , mais cepen-


dant splendide encore , se couchait à l'horizon , empourprant

à la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours


et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d'or

qui faisait étinceler les vitres comme le reflet d'un incendie .

Milady, en respirant cet air de la mer plus vif et plus balsa-

mique à l'approche de la terre , en contemplant toute la puis-


sance de cette armée qu'elle devait combattre à elle seule - à

elle femme - avec quelques sacs d'or , se compara mentale-

ment à Judith , la terrible Juive , lorsqu'elle pénétra dans le


camp des Assyriens et qu'elle vit la masse énorme de chars , de

chevaux , d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main devait


dissiper comme un nuage de fumée .
On entra dans la rade ; mais comme on s'apprêtait à y jeter

l'ancre , un petit cutter formidablement armé s'approcha du


bâtiment marchand, se donnant comme garde-côte ,
et fit
-
mettre à la mer son canot , qui se dirigea vers l'échelle . — Ce
canot renfermait un officier, un contremaître et huit rameurs ;

l'officier seul monta à bord , où il fut reçu avec toute la défé-


rence qu'inspire l'uniforme .

L'officier s'entretint quelques instants avec le patron , lui

fit lire quelques papiers dont il était porteur , et , sur l'ordre du

capitaine marchand , tout l'équipage du bâtiment , matelots et


passagers , fut appelé sur le pont .

Lorsque cette espèce d'appel fut fait , l'officier s'enquit tout


haut du point de départ du brick , de sa route , de ses atterris-

sements , et à toutes les questions le capitaine satisfit sans hési-


tation et sans difficulté . - Alors l'officier commença de passer

la revue de toutes les personnes les unes après les autres , et ,


232 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

s'arrêtant à milady, la considéra avec un grand soin , mais sans

lui adresser une seule parole . Puis il revint au capitaine , lui


dit encore quelques mots ; et , comme si c'eût été à lui désor-
mais que le bâtiment dût obéir, il commanda une manœuvre

que l'équipage exécuta aussitôt . ― Alors le bâtiment se remit

en route , toujours escorté du petit cutter , qui voguait bord à


bord avec lui , menaçant son flanc de la bouche de ses six
canons ; tandis que la barque suivait dans le sillage du navire .
Pendant l'examen que l'officier avait fait de milady, milady,

comme on le pense bien , l'avait de son côté dévoré du regard .


Mais , quelque habitude que cette femme aux yeux de flamme
eût de lire dans le cœur de ceux dont elle avait besoin de

deviner les secrets , elle trouva cette fois un visage d'une


impassibilité telle qu'aucune découverte ne suivit son investi-

gation . L'officier qui s'était arrêté devant elle et qui l'avait

silencieusement étudiée avec tant de soin pouvait être âgé de


vingt-cinq à vingt-six ans , était blanc de visage avec des yeux

bleu clair un peu enfoncés ; sa bouche , fine et bien dessinée ,


demeurait immobile dans ses lignes correctes ; son menton ,

vigoureusement accusé , dénotait cette force de volonté qui ,


dans le type vulgaire britannique , n'est ordinairement que de

l'entêtement ; un front un peu fuyant , comme il convient aux


poètes , aux enthousiastes et aux soldats , était à peine ombragé

d'une chevelure courte et clairsemée , qui , comme la barbe


qui couvrait le bas de son visage , était d'une belle couleur
châtain foncé .

Lorsqu'on entra dans le port , il faisait déjà nuit . La brume


épaississait encore l'obscurité et formait autour des fanaux et

des lanternes des jetées un cercle pareil à celui qui entoure la

lune quand le temps menace de devenir pluvieux . L'air qu'on


respirait était humide , froid , attristant . Milady , cette femme si
forte , se sentait frissonner malgré elle .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 233

L'officier se fit indiquer les paquets de milady, fit porter

son bagage dans le canot ; et lorsque cette opération fut faite ,


il l'invita à y descendre elle-même en lui présentant sa main .
Milady regarda cet homme et hésita .

Qui êtes-vous , monsieur , demanda-t- elle , qui avez la


bonté de vous occuper si particulièrement de moi ?
Vous devez le voir , madame, à mon uniforme ; je suis

officier de la marine anglaise , répondit le jeune homme .


-
Mais enfin , est- ce l'habitude que les officiers de la marine

anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lors-

qu'elles abordent dans un port de la Grande-Bretagne , et pous-


sent la galanterie jusqu'à les conduire à terre ?
-
Oui , milady, c'est l'habitude , non point par galanterie ,

mais par prudence , qu'en temps de guerre les étrangers


soient conduits à une hôtellerie désignée , afin que jusqu'à

parfaite information ils restent sous la surveillance du gouver-


nement .

Ces mots furent prononcés avec la politesse la plus exacte

et le calme le plus parfait . Cependant ils n'eurent point le don


de convaincre milady.

Mais je ne suis pas étrangère , monsieur , dit-elle avec
l'accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth à

Manchester, je me nomme lady Clarick , et cette mesure ...


Cette mesure est générale , milady, et vous tenteriez
inutilement de vous y soustraire .
— Je vous suivrai donc , monsieur .

Et acceptant la main de l'officier, elle commença de des-


cendre l'échelle au bas de laquelle l'attendait le canot . L'of-

ficier la suivit ; un grand manteau était étendu à la poupe ,


l'officier la fit asseoir sur le manteau et s'assit près d'elle .
― Nagez , dit-il aux matelots .

Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu'un


11. 30
234 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

seul bruit, ne frappant qu'un seul coup , et le canot sembla


voler sur la surface de l'eau .

Au bout de cinq minutes on touchait à terre .

L'officier sauta sur le quai et offrit la main à milady.


Une voiture
attendait .
— Cette voi-

ture est-elle pour


nous ? demanda

milady.
Oui , ma-

dame , répondit
l'officier .
— L'hôtelle-

rie est donc bien

loin ?
- A l'autre

bout de la ville .
--Allons ! dit

milady.
Et elle monta

résolument dans

la voiture . L'officier veilla à ce que les

paquets fussent soigneusement attachés


derrière la caisse , et , cette opération terminée , prit sa place

près de milady et ferma la portière .


Aussitôt , sans qu'aucun ordre fût donné et sans qu'on eût
besoin de lui indiquer sa destination , le cocher partit au galop

et s'enfonça dans les rues de la ville .

Une réception si étrange devait être pour milady une ample


matière à réflexion ; aussi , voyant que le jeune officier ne

paraissait nullement disposé à lier conversation , elle s'accouda


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 235

dans un angle de la voiture et passa les unes après les autres

en revue toutes les suppositions qui se présentaient à son


esprit .
Cependant , au bout d'un quart d'heure , étonnée de la lon-

gueur du chemin , elle se pencha vers la portière pour voir où

on la conduisait . On n'apercevait plus de maisons , des arbres


apparaissaient dans les ténèbres comme de grands fantômes

noirs courant les uns après les autres .


Milady frissonna.
Mais nous ne sommes plus dans la ville, monsieur , dit-
elle .

Le jeune officier garda le silence .


-
Je n'irai pas plus loin , si vous ne me dites pas où vous

me conduisez ; je vous en préviens , monsieur !


Cette menace n'obtint aucune réponse .

Oh , c'est trop fort ! s'écria milady, au secours ! au


secours !

Pas une voix ne répondit à la sienne ; la voiture continua

de rouler avec rapidité ; l'officier semblait une statue .

Milady le regarda avec une de ces expressions terribles ,


particulières à son visage et qui manquaient si rarement leur

effet ; la colère faisait étinceler ses yeux dans l'ombre .

Le jeune homme resta impassible .


Milady voulut ouvrir la portière et se précipiter.

Prenez garde , madame , dit froidement le jeune homme ,


vous vous tuerez en sautant.

Milady se rassit écumante ; l'officier se pencha , la regarda

son tour et parut surpris de voir cette figure , si belle naguère ,


bouleversée par la rage et devenue presque hideuse . L'astucieuse
créature comprit qu'elle se perdait en laissant voir ainsi dans

son âme ; elle rasséréna ses traits , et d'une voix gémissante :


- Au nom du ciel , monsieur ! dites-moi si c'est à vous , si
236 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

c'est à votre gouvernement , si c'est à un ennemi que je dois


attribuer la violence que l'on me fait?
-
On ne vous fait aucune violence , madame , et ce qui vous
arrive est le résultat d'une mesure toute simple que nous

sommes forcés de prendre avec tous ceux qui débarquent en


Angleterre .

Alors vous ne me connaissez pas , monsieur?

-- C'est la première fois que j'ai l'honneur de vous voir .


-
Et , sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine
contre moi ?

Aucun, je vous le jure .


Il y avait tant de sérénité , de sang-froid , de douceur mème

dans la voix du jeune homme , que milady fut rassurée .


Enfin , après une heure de marche à peu près , la voiture

s'arrêta devant une grille de fer qui fermait un chemin creux


conduisant à un château sévère de forme , massif et isolé .

Alors , comme les roues tournaient sur un sable fin , milady

entendit un grave gémissement, qu'elle reconnut pour le bruit


de la mer qui vient se briser sur une côte escarpée .

La voiture passa sous deux voûtes , et enfin s'arrêta dans

une cour sombre et carrée ; presque aussitôt la portière de la

voiture s'ouvrit , le jeune homme sauta légèrement à terre et


présenta sa main à milady , qui s'appuya dessus , et descendit
à son tour avec assez de calme .

Toujours est-il , dit milady, en regardant autour d'elle et


en ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gra-
cieux sourire , que je suis prisonnière ; mais ce ne sera pas

pour longtemps , j'en suis sûre , ajouta-t-elle , ma conscience et


votre politesse , monsieur , m'en sont garants .

Si flatteur que fût le compliment , l'officier ne répondit rien ;


mais , tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil à
celui dont se servent les contremaîtres sur les bâtiments de
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 237

guerre , il siffla trois fois , sur trois modulations différentes :

alors plusieurs hommes parurent , dételèrent les chevaux


fumants et emmenèrent la voiture sous une remise .

L'officier, toujours avec la même politesse calme , invita sa

prisonnière à entrer dans la maison . Celle - ci , toujours avec son


même visage souriant, lui prit le bras , et entra avec lui sous

une porte basse et cintrée qui , par une voûte éclairée seule-

ment au fond, conduisait à un escalier de pierre tournant


autour d'une arète de pierre ; puis on s'arrêta devant une

porte massive qui , après l'introduction dans la serrure d'une


clef que le jeune homme portait sur lui , roula lourdement sur

ses gonds et donna ouverture à la chambre destinée à milady .


D'un seul regard , la prisonnière embrassa l'appartement
dans ses moindres détails .

C'était une chambre dont l'ameublement était à la fois

propre à une prison et propre à une habitation d'homme libre ;

cependant des barreaux aux fenêtres et des verrous extérieurs

à la porte décidaient le procès en faveur de la prison .


Un instant toute la force d'âme de cette créature l'aban-

donna ; elle tomba sur un fauteuil , croisant les bras , baissant

la tête , et s'attendant à chaque instant à voir entrer un juge


pour l'interroger . Mais personne n'entra , que deux ou trois

soldats de marine qui apportèrent les malles et les caisses , les


déposèrent dans un coin et se retirèrent sans rien dire .

L'officier présidait à tous les détails avec le même calme

que milady lui avait constamment vu , ne prononçant pas une


parole lui- même , et se faisant obéir d'un geste de sa main ou

d'un coup de son sifflet . On eût dit qu'entre cet homme et

ses inférieurs la langue parlée n'existait pas ou était devenue


inutile .

Enfin milady n'y put tenir plus longtemps , elle rompit le


silence .
238 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

- Au nom du ciel, monsieur ! s'écria-t-elle , que veut dire

tout ce qui se passe ? Fixez mes irrésolutions ; j'ai du courage


pour tout danger que je prévois , pour tout malheur que je

comprends . Où suis-je et que suis-je ici ? suis-je libre pour-

quoi ces barreaux et ces portes ?

suis - je prisonnière quel crime

ai -je commis ?

Vous êtes ici dans l'appartement qui vous est destiné ,


madame . J'ai reçu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de

vous conduire en ce château cet ordre , je l'ai accompli , je


crois , avec toute la rigidité d'un soldat, mais aussi avec toute

la courtoisie d'un gentilhomme . Là se termine , du moins jus-

qu'à présent , la charge que j'avais à remplir près de vous , le


reste regarde une autre personne .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 239

Et cette autre personne , quelle est-elle ? demanda


milady ; ne pouvez-vous me dire son nom ?...

En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit


d'éperons ; quelques voix passèrent et s'éteignirent , et le bruit.

d'un pas isolé se rapprocha de la porte .


Cette personne , la voici , madame , dit l'officier en démas-

quant le passage , et en se rangeant dans l'attitude du respect


et de la soumission .

En même temps , la porte s'ouvrit ; un homme parut sur le


seuil de la porte .

Il était sans chapeau , portait l'épée au côté , et froissait un


mouchoir entre ses doigts .

Milady crut reconnaître cette ombre dans l'ombre ; elle


s'appuya d'une main sur le bras de son fauteuil , et avança la
tête comme pour aller au-devant d'une certitude .

Alors l'étranger s'avança lentement ; et , à mesure qu'il

s'avançait en entrant dans le cercle de lumière projeté par la


lampe , milady se reculait involontairement.

Puis , lorsqu'elle n'eut plus aucun doute :

Eh quoi ! mon frère ! s'écria-t-elle au comble de la stu-


peur, c'est vous?

Oui , belle dame ! répondit lord Winter en faisant un


salut moitié courtois , moitié ironique , moi-même .
Mais alors , ce château?
Est à moi.

Cette chambre ?
C'est la vôtre .

Je suis donc votre prisonnière?

A peu près.
Mais c'est un abus affreux de la force !

Pas de grands mots ; asseyons-nous , et causons tranquil-

lement , comme il convient de faire entre un frère et une sœur .


240 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Puis , se retournant vers la porte , et voyant que le jeune


officier attendait ses derniers ordres :

- C'est bien , dit-il , je vous remercie ; maintenant , laissez-


nous , monsieur Felton .

XX

ENTRE FRÈRE ET SŒUR

Pendant le temps que lord Winter mit à fermer la porte ,


à pousser un volet et à approcher un siège du fauteuil de sa

belle- sœur , milady, rêveuse , plongea son regard dans les pro-
fondeurs de la possibilité , et découvrit toute la trame qu'elle
n'avait pas même pu entrevoir , tant qu'elle ignorait en quelles

mains elle était tombée . Elle connaissait son beau-frère pour

un bon gentilhomme , franc chasseur , joueur intrépide , entre-


prenant près des femmes , mais d'une force au-dessous de la

moyenne en intrigues . Comment avait-il pu découvrir son arri-

vée ? la faire saisir? pourquoi la retenait-il ?


Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que

la conversation qu'elle avait eue avec le cardinal était tombée

dans des oreilles étrangères ; mais elle ne pouvait admettre


qu'il eût pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie .

Elle craignit bien plutôt que ses précédentes opérations en


Angleterre n'eussent été découvertes . Buckingham pouvait
avoir deviné que c'était elle qui avait coupé les deux ferrets ,
et se venger de cette petite trahison ; mais Buckingham était

incapable de se porter à aucun excès contre une femme , sur-

tout si cette femme était censée avoir agi par un sentiment de

jalousie.
Cette supposition lui parut la plus vraisemblable ; il lui
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 241

sembla qu'on voulait se venger du passé , et non aller au-devant


de l'avenir . Toutefois , et en tout cas , elle s'applaudit d'être

tombée entre les mains de son beau-frère , dont elle comptait

avoir bon marché, plutôt qu'entre celles d'un ennemi direct et ,


intelligent .
-
Oui , causons , mon frère , dit-elle avec une espèce d'en-
jouement, décidée qu'elle était à tirer de la conversation ,
malgré toute la dissimulation que pourrait y apporter lord
Winter , les éclaircissements dont elle avait besoin pour régler
sa conduite à venir .

Vous vous êtes donc décidée à revenir en Angleterre , dit

lord Winter , malgré la résolution que vous m'aviez si sou-


vent manifestée à Paris de ne jamais remettre les pieds sur le
territoire de la Grande -Bretagne?

Milady répondit à une question par une autre question .


Avant tout, dit-elle , apprenez-moi donc comment vous

m'avez fait guetter assez sévèrement pour être d'avance pré-


venu non seulement de mon arrivée , mais encore du jour , de

l'heure et du port où j'arriverais .


Lord Winter adopta la même tactique que milady , pensant

que , puisque sa belle - sœur l'employait , ce devait être la bonne .


Mais dites-moi , vous-même , ma chère sœur , reprit-il , ce

que vous venez faire en Angleterre .

Mais je viens vous voir , reprit milady, sans savoir com-

bien elle aggravait , par cette réponse , les soupçons qu'avait

fait naître dans l'esprit de son beau-frère la lettre de d'Ar-

tagnan , et voulant seulement capter la bienveillance de son


auditeur par un mensonge.
Ah! me voir? dit sournoisement de Winter .

Sans doute , vous voir. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ?

Et yous n'avez pas , en venant en Angleterre , d'autre but


que de me voir?
11. 31
242 LES TROIS MOUSQUETAIRES.

Non .

Ainsi , c'est pour moi seul que vous vous êtes donné la
peine de traverser la Manche?
Pour vous seul .

Peste ! quelle tendresse, ma sœur !

- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente ? demanda


milady du ton de la plus touchante naïveté .
- Et même ma seule héritière , n'est-ce pas ? dit à son tour

lord Winter , en fixant ses yeux sur ceux de milady .

Quelque puissance qu'elle eût sur elle-mème , milady ne

put s'empêcher de tressaillir , et comme , en prononçant les

dernières paroles qu'il avait dites , lord Winter avait posé la


main sur le bras de sa sœur , ce tressaillement ne lui échappa

point .

En effet, le coup était direct et profond . La première idée

qui vint à l'esprit de milady fut qu'elle avait été trahie par
Ketty, et que celle-ci avait raconté au baron cette aversion

intéressée dont elle avait imprudemment laissé échapper des


marques devant sa suivante ; elle se rappela aussi la sortie fu-

rieuse et imprudente qu'elle avait faite contre d'Artagnan ,


lorsqu'il avait sauvé la vie de son beau-frère .
-
Je ne comprends pas , milord , dit-elle pour gagner du
temps et faire parler son adversaire . Que voulez-vous dire ? et

y a-t-il quelque sens inconnu caché sous vos paroles ?


Oh ! mon Dieu , non , dit lord Winter avec une appa-
rente bonhomie . Vous avez le désir de me voir , et vous venez

en Angleterre ; j'apprends ce désir , ou plutôt je me doute que


vous l'éprouvez , et afin de vous épargner tous les ennuis d'une

arrivée nocturne dans un port , toutes les fatigues d'un débar-


quement, j'envoie un de mes officiers au-devant de vous ; je
mets une voiture à ses ordres , et il vous amène ici dans ce

château , dont je suis gouverneur , où je viens tous les jours ,


J
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 243

et où, pour que notre double désir de nous voir soit satisfait ,

je vous fais préparer une chambre . Qu'y a- t- il dans tout ce

que je dis là de plus étonnant que dans ce que vous m'avez dit?
Non , ce que je trouve d'étonnant , c'est que vous ayez
été prévenu de mon arrivée .

C'est cependant la chose la plus simple, ma chère sœur :

n'avez-vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtiment


avait , en entrant dans la rade , envoyé en avant , et afin d'obte-

nir son entrée dans le port, un petit canot porteur de son livre

de loch et de son registre d'équipage ? Je suis commandant du


port, on m'a apporté ce livre , j'y ai reconnu votre nom . Mon

cœur m'a dit ce que vient de me confirmer votre bouche , c'est-

à-dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d'une

mer si périlleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment ,

et j'ai envoyé mon cutter au-devant de vous . Vous savez le


reste .

Milady comprit que lord Winter mentait et n'en fut que


plus effrayée .

Mon frère , continua-t-elle , n'est-ce pas milord Buckin-


gham que je vis sur la jetée , le soir , en arrivant?

- Lui-même . Ah ! je comprends que sa vue vous ait frap-


pée , reprit lord Winter vous venez d'un pays où l'on doit
beaucoup s'occuper de lui , et je sais que ses armements contre
la France préoccupent fort votre ami le cardinal .
-Mon ami le cardinal ! s'écria milady, voyant que , sur ce

point comme sur l'autre , lord Winter paraissait instruit de tout .


N'est-il donc point votre ami ? reprit négligemment le

baron ; ah ! pardon , je le croyais ; mais nous reviendrons à


milord-duc plus tard , ne nous écartons point du tour tout sen-
timental qu'avait pris la conversation : vous veniez , disiez-
vous , pour me voir?
} Oui.
244 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Eh bien ! je vous ai répondu que vous seriez servie à


souhait et que nous nous verrions tous les jours .

Dois - je donc demeurer éternellement ici ? demanda


milady avec un certain effroi .

Vous trouveriez-vous mal logée , ma sœur ? demandez ce


qui vous manque , et je m'empresserai de vous le faire donner ,

Mais je n'ai ni mes femmes, ni mes gens...

Vous aurez tout cela , madame ; dites-moi sur quel pied

votre premier mari avait monté votre maison , quoique je ne


sois que votre beau-frère , je vous la monterai sur un pied
pareil .

Mon premier mari ! s'écria milady en regardant lord


Winter avec des yeux effarés.

Oui , votre mari français ; je ne parle pas de mon frère .


Au reste , si vous l'avez oublié , comme il vit encore , je pour-

rais lui écrire et il me ferait passer des renseignements à ce

sujet .

Une sueur froide passa sur le front de milady .


Vous raillez , dit-elle d'une voix sourde .

En ai-je l'air ? demanda le baron en se relevant et en


faisant un pas en arrière .

Ou plutôt vous m'insultez , continua-t- elle en pressant de


ses mains crispées les deux bras du fauteuil et en se soulevant

sur ses poignets .


Vous insulter , moi ! dit lord Winter avec mépris ; en

vérité , madame , croyez-vous que ce soit possible ?


En vérité , monsieur , dit milady, vous êtes ou ivre ou
insensé ; sortez et envoyez-moi une femme .
Des femmes sont bien indiscrètes , ma sœur ! ne pour-

rais-je pas vous servir de suivante ? de cette façon , tous nos


secrets resteraient en famille .

Insolent ! s'écria milady .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 245

Et , comme mue par un ressort , elle bondit sur le baron ,

qui l'attendait les bras croisés , mais une main cependant sur
la garde de son épée .

Eh ! eh ! dit-il , je sais que vous avez l'habitude d'assas-

siner les gens , mais je me défendrai , moi , je vous en préviens ,


fût-ce contre vous.

-Oh! vous avez raison , dit milady, et vous me faites

l'effet d'être assez lâche pour porter la main sur une femme .

HeyT
J
Peut-être que oui ; d'ailleurs j'aurais mon excuse ma

main ne serait pas la première main d'homme qui se serait


posée sur vous , j'imagine .
Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'épaule

gauche de milady, qu'il toucha presque du doigt .

Milady poussa un rugissement sourd , se recula jusque dans


l'angle de la chambre , comme une panthère qui veut s'acculer
pour s'élancer.
246 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh ! rugissez tant que vous voudrez , s'écria lord Winter,

mais n'essayez pas de mordre , car , je vous en préviens , la


chose tournerait à votre préjudice il n'y a pas ici de procu-

reurs qui règlent d'avance les successions , il n'y a pas de che-

valier errant qui vienne me chercher querelle pour la belle

dame que je retiens prisonnière ; mais je tiens tout prêts des

juges qui disposeront d'une femme assez éhontée pour venir se


glisser , bigame, dans le lit de lord Winter, mon frère aîné , et
ces juges , je vous en préviens , vous enverront à un bourreau

qui vous fera les deux épaules pareilles .


Il continua , mais avec une fureur croissante :

Oui , je comprends , après avoir hérité de mon frère , il


vous eût été doux d'hériter de moi ; mais , sachez-le d'avance ,

vous pouvez me tuer ou me faire tuer , mes précautions sont

prises pas un penny de ce que je possède ne passera dans vos


mains . N'êtes -vous pas déjà assez riche , vous qui possédez près
d'un million , et ne pouviez-vous vous arrêter dans votre route
fatale , si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et
suprême de le faire ? Oh ! tenez , je vous le dis , si la mémoire de

mon frère ne m'était sacrée , vous iriez pourrir dans un cachot


d'État ou rassasier à Tyburn la curiosité des matelots ; je me

tairai , mais vous , supportez tranquillement votre captivité ; dans


quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l'armée ;

mais la veille de mon départ , un vaisseau viendra vous prendre,


que je verrai partir, et qui vous conduira dans nos colonies

du Sud ; et , soyez tranquille , je vous adjoindrai un compa-

gnon qui vous brûlera la cervelle à la première tentative

que vous risquerez pour revenir ou en Angleterre ou sur le


continent .

Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeux


enflammés .

Oui , à cette heure , continua lord Winter , vous demeu-


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 247

rerez dans ce château : les murailles en sont épaisses , les


portes en sont fortes , les barreaux en sont solides ; d'ailleurs
votre fenêtre donne à pic sur la mer : les hommes de mon équi-
page , qui me sont dévoués à la vie et à la mort , montent la

garde autour de cet appartement, et surveillent tous les pas-

sages qui conduisent à la cour ; puis , arrivée à la cour , il vous


resterait encore trois grilles à traverser. La consigne est pré-

cise : un pas , un geste , un mot qui simule une évasion , et l'on


fait feu sur vous ; si l'on vous tue , la justice anglaise m'aura ,

je l'espère , quelque obligation de lui avoir épargné de la be-


sogne . Ah ! vos traits reprennent leur calme , votre visage

retrouve son assurance Quinze jours , vingt jours , dites -vous ,

bah ! d'ici là j'ai l'esprit inventif, il me viendra quelque idée ;

j'ai l'esprit infernal , et je trouverai quelque victime . D'ici à


quinze jours , vous dites-vous , je serai hors d'ici . Ah ! ah !

essayez . L'officier qui commande seul ici en mon absence , vous

l'avez vu , donc vous le connaissez déjà ; il sait , comme vous

voyez , observer une consigne , car vous n'êtes pas , je vous


connais , venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le faire

parler . Qu'en dites-vous ? Une statue de marbre eût- elle été

plus impassible et plus muette ? Vous avez déjà essayé le pou-


voir de vos séductions sur bien des hommes , et malheureuse-

ment vous avez toujours réussi ; mais essayez sur celui-là ,


pardieu ! si vous en venez à bout, je vous déclare le démon
lui-même .

Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement .

Qu'on appelle monsieur Felton , dit-il . Attendez encore


un instant , et je vais vous recommander à lui .

Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange ,

pendant lequel on entendit le bruit d'un pas lent et régulier,


qui se rapprochait ; bientôt, dans l'ombre du corridor , on vit

se dessiner une forme humaine , et le jeune lieutenant avec


248 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

lequel nous avons déjà fait connaissance s'arrêta sur le seuil ,


attendant les ordres du baron .
— Entrez , mon cher John , dit lord Winter , entrez et

fermez la porte .

Le jeune officier entra .


Maintenant , dit le baron , regardez cette femme : elle est

jeune , elle est belle , elle a toutes

les séductions de la terre , eh bien!

c'est un monstre , qui , à

vingt-cinq ans , s'est ren-


due coupable d'autant de

crimes que vous pouvez


en lire en un an dans les

archives de nos tribunaux .

Sa voix prévient en sa

faveur, sa beauté sert d'ap-

pât aux victimes , son corps

même paye ce qu'elle a

promis , c'est une justice


à lui rendre ; elle essayera

de vous séduire , peut-être

même essayera-t-elle de
vous tuer . Je vous ai tiré
Миуст
de la misère , Felton , je
MonieIstorie
vous ai fait nommer lieu-

tenant , je vous ai sauvé la

vie une fois , vous savez à quelle occasion ; je suis pour vous
non seulement un protecteur , mais un ami ; non seulement un

bienfaiteur , mais un père ; cette femme est revenue en Angle- .

terre afin de conspirer contre ma vie ; je tiens ce serpent entre

mes mains ; eh bien ! je vous fais appeler et vous dis Ami

Felton , John , mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 249

cette femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le châti-


ment qu'elle a mérité . John Felton , je me fie à ta parole ;
John Felton , je crois à ta loyauté .
Milord , dit le jeune officier , en chargeant son regard pur

de toute la haine qu'il put trouver dans son cœur ; milord , je


vous jure qu'il sera fait comme vous désirez .

Milady reçut ce regard en victime résignée : il était impos-

sible de voir une expression plus soumise et plus douce que

celle qui régnait alors sur son beau visage . A peine si lord
Winter lui-même reconnut la tigresse qu'un instant aupara-

vant il s'apprêtait à combattre .

Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous,


John , continua le baron ; elle ne correspondra avec personne ;

elle ne parlera qu'à vous , si toutefois vous voulez bien lui faire
l'honneur de lui adresser la parole .

Il suffit , milord , j'ai juré .


Et maintenant , madame , tâchez de faire la paix avec

Dieu , car vous êtes jugée par les hommes .


Milady laissa tomber sa tête comme si elle se fût sentie

écrasée par ce jugement . Lord Winter sortit en faisant un geste

à Felton , qui sortit derrière lui et ferma la porte .


Un instant après on entendait dans le corridor le pas pesant

d'un soldat de marine qui faisait sentinelle , sa hache à la cein-


ture et son mousquet à la main .

Milady demeura pendant quelques minutes dans la même

position , car elle songea qu'on l'examinait peut-être par la


serrure ; puis lentement elle releva sa tête , qui avait repris
une expression formidable de menace et de défi , courut écouter
à la porte, regarda par la fenêtre , et revenant s'enterrer dans
un vaste fauteuil , elle songea.

11. 32
22
250 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XXI

OFFICIER

Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angle-


terre , mais aucune nouvelle n'arrivait , si ce n'est fâcheuse et

menaçante .

Si bien que La Rochelle fût investie ; si certain que pût


paraître le succès , grâce aux précautions prises , et surtout à la

digue qui ne laissait plus pénétrer aucune barque dans la ville

assiégée , le blocus pouvait cependant durer longtemps encore ,

Et c'était un grand affront pour les armes du roi et une grande


gêne pour M. le cardinal , qui n'avait plus , il est vrai , à
brouiller Louis XIII avec Anne d'Autriche , la chose était faite ,

mais à raccommoder M. de Bassompierre , qui était brouillé


avec le duc d'Angoulême .

Quant à Monsieur , qui avait commencé le siège, il laissait


au cardinal le soin de l'achever .

La ville , malgré l'incroyable persévérance de son maire ,


avait tenté une espèce de mutinerie pour se rendre ; le maire
avait fait pendre les émeutiers . Cette exécution calma les plus

mauvaises têtes , qui se décidèrent alors à se laisser mourir de


faim . Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins

sûre que le trépas par strangulation .


De leur côté , de temps en temps , les assiégeants prenaient

des messagers que les Rochelais envoyaient à Buckingham ou

des espions que Buckingham envoyait aux Rochelais . Dans


l'un et l'autre cas le procès était vite fait. M. le cardinal disait
ce seul mot Pendu ! On invitait le roi à venir voir la pen-

daison . Le roi venait languissamment , se mettait en bonne

}
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 251

place pour contempler l'opération dans tous ses détails : cela le

distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le siège en

patience , mais cela ne l'empêchait pas de s'ennuyer fort , de


parler à tout moment de retourner à Paris ; de sorte que si les
messagers et les espions eussent fait défaut, Son Éminence ,

malgré toute son imagination , se fût trouvée fort embar-


rassée .

Néanmoins le temps passait , les Rochelais ne se rendaient

pas le dernier espion que l'on avait pris était porteur d'une
lettre . Cette lettre disait bien à Buckingham que la ville était à

toute extrémité ; mais , au lieu d'ajouter : « Si votre secours n'ar-

rive pas avant quinze jours , nous nous rendrons , » elle ajoutait

tout simplement : « Si votre secours n'arrive pas avant quinze


jours , nous serons tous morts de faim quand il arrivera . »
Les Rochelais n'avaient donc espoir qu'en Buckingham .

Buckingham était leur Messie . Il était évident que si un jour

ils apprenaient d'une manière certaine qu'il ne fallait plus


compter sur Buckingham , avec l'espoir leur courage tomberait .

Il attendait donc avec grande impatience des nouvelles


d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne vien-
drait pas .

La question d'emporter la ville de vive force , débattue sou-

vent dans le conseil du roi , avait toujours été écartée ; d'abord


La Rochelle semblait imprenable , puis le cardinal , quoi qu'il

eût dit, savait bien que l'horreur du sang répandu en cette


rencontre , où Français devaient combattre contre Français ,

était un mouvement rétrograde de soixante ans imprimé à la


politique , et le cardinal était à cette époque ce qu'on appelle

aujourd'hui un homme de progrès . En effet , le sac de La


Rochelle et l'assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui

se fussent fait tuer ressemblaient trop , en 1628, au massacre

de la Saint-Barthélemy, en 1572 ; et puis , par-dessus tout cela ,


252 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ce moyen extrême , auquel le roi , bon catholique , ne répugnait

aucunement , venait toujours échouer contre cet argument des


généraux assiégeants : La Rochelle est imprenable autrement
que par la famine .

Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte où

le jetait sa terrible émissaire , car il avait compris , lui aussi ,


les proportions étranges de cette femme, tantôt serpent , tantôt
lion. L'avait-elle trahi ? était-elle morte ? il la connaissait assez ,

en tous cas , pour savoir qu'en agissant pour lui ou contre lui ,

amie ou ennemie , elle ne demeurait pas inactive sans de

grands empêchements ; mais d'où venaient ces empêchements?

C'était ce qu'il ne pouvait savoir .

Au reste , il comptait, et avec raison , sur milady : il avait


deviné dans le passé de cette femme de ces choses terribles

que son manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que ,


pour une cause ou pour une autre , cette femme lui était

acquise , ne pouvant trouver qu'en lui un appui supérieur au

danger qui la menaçait .

Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre


tout succès étranger à lui que comme on attend une chance

heureuse . I continua de faire élever la fameuse digue qui


devait affamer La Rochelle ; en attendant , il jeta les yeux sur

cette malheureuse ville , qui renfermait tant de misères pro-

fondes et tant d'héroïques vertus , et , se rappelant le mot de

Louis XI , son prédécesseur politique , comme lui -même était


le prédécesseur de Robespierre , il se rappela cette maxime du

compère de Tristan : « Diviser pour régner . >>

Henri IV , assiégeant Paris , faisait jeter par-dessus les

murailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits

billets par lesquels il représentait aux Rochelais combien la

conduite de leurs chefs était injuste , égoïste et barbare ; ces


chefs avaient du blé en abondance , et ne le partageaient pas ;
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 253

ils adoptaient pour maxime , car eux aussi avaient des maximes ,
que peu importait que les femmes , les enfants et les vieillards

mourussent, pourvu que les hommes qui devaient défendre


leurs murailles restassent forts et bien portants . Jusque-là ,

soit dévouement, soit impuissance de réagir contre elle , cette

maxime , sans être généralement adoptée , était cependant


passée de la théorie à la pratique ; mais les billets vinrent Y

porter atteinte . Les billets rappelaient aux hommes que ces


enfants , ces femmes , ces vieillards qu'on laissait mourir étaient

leurs fils , leurs épouses et leurs pères ; qu'il serait plus juste

que chacun fût réduit à la misère commune , afin qu'une


même position fit prendre des résolutions unanimes . Ces bil-

lets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui les
avait écrits , en ce qu'ils déterminèrent un grand nombre d'ha-

bitants à ouvrir des négociations particulières avec l'armée


royale.

Mais au moment où le cardinal voyait déjà fructifier son


moyen et s'applaudissait de l'avoir mis en usage , un habitant

de La Rochelle , qui avait pu passer à travers les lignes royales ,


Dieu sait comment, tant était grande la surveillance de Bas-
sompierre, de Schomberg et du duc d'Angoulême , surveillés
eux-mêmes par le cardinal ; un habitant de La Rochelle , disons-

nous , entra dans la ville , venant de Portsmouth et disant qu'il

avait vu une flotte magnifique prête à mettre à la voile avant

huit jours . De plus , Buckingham annonçait au maire qu'enfin


la grande ligue contre la France allait se déclarer , et que le

royaume allait être envahi à la fois par les armées anglaises ,

impériales et espagnoles . Cette lettre fut lue publiquement sur

toutes les places , on en afficha des copies aux angles des rues ,

et ceux-là mêmes qui avaient commencé d'ouvrir des négocia-

tions les interrompirent , résolus d'attendre ce secours si pom-


peusement annoncé .
254 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Cette circonstance inattendue rendit à Richelieu ses inquié-

tudes premières , et le força malgré lui à tourner de nouveau les


yeux de l'autre côté de la mer.

Pendant ce temps , exempte des inquiétudes de son seul et

véritable chef, l'armée royale menait joyeuse vie , les vivres ne


manquant pas au camp , ni l'argent non plus ; tous les corps

rivalisaient d'audace et de gaieté . Prendre des espions et les


pendre , faire des expéditions hasardeuses sur la digue ou sur
la mer,. imaginer des folies , les exécuter froidement, tel était

le passe-temps qui faisait trouver courts à l'armée ces jours si

longs , non seulement pour les Rochelais , rongés par la famine

et l'anxiété , mais encore pour le cardinal , qui les bloquait si


vivement .

Quelquefois , quand le cardinal , toujours chevauchant

comme le dernier gendarme de l'armée , promenait son regard

pensif sur ces ouvrages, si lents au gré de son désir , qu'éle-


vaient sous son ordre les ingénieurs qu'il faisait venir de tous
les coins du royaume de France , s'il rencontrait un mousque-

taire de la compagnie de Tréville, il s'approchait de lui et le


regardait d'une façon singulière , et ne le reconnaissant pas
pour un de nos quatre compagnons , il laissait aller ailleurs son

regard profond et sa vaste pensée .


Un jour où, rongé d'un mortel ennui , sans espérance dans
les négociations avec la ville , sans nouvelles d'Angleterre , le
cardinal était sorti sans autre but que de sortir, accompagné

seulement de Cahusac et de La Houdinière , longeant les grèves


et mêlant l'immensité de ses rêves à l'immensité de l'Océan ,

il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de

laquelle il aperçut derrière une haie , couchés sur le sable , au


soleil si rare à cette époque de l'année , sept hommes entourés
de bouteilles vides . Quatre de ces hommes étaient nos mous-

quetaires s'apprêtant à écouter la lecture d'une lettre que l'un


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 255

d'eux venait de recevoir . Cette lettre était si importante ,

qu'elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des


dés .

Les trois autres s'occupaient à décoiffer une énorme dame-

jeanne de vin de Collioure ; c'étaient les laquais de ces messieurs .


Le cardinal , comme nous l'avons dit , était de sombre

humeur , et rien , quand il était dans cette situation d'esprit , ne

redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres . D'ail-

leurs il avait une préoccupation étrange , c'était de croire tou-


jours que c'étaient les causes de sa tristesse à lui qui faisaient

la gaieté des autres . Faisant signe à La Houdinière et à Cahusac

de s'arrêter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs


suspects , espérant qu'à l'aide du sable qui assourdissait ses

pas , et de la haie qui voilait sa marche , il pourrait entendre


quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si inté-
ressante ; à dix pas de la haie seulement il reconnut le babil
gascon, et comme il savait déjà que ces hommes étaient des

mousquetaires , il ne douta pas que les trois autres ne fussent


ceux qu'on appelait les inséparables , c'est-à -dire Athos , Porthos
et Aramis .

On juge si son désir d'entendre la conversation s'augmenta

de cette découverte ; ses yeux prirent une expression étrange ,


et d'un pas de chat-tigre il s'avança vers la haie ; mais il n'avait

pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens


positif, lorsqu'un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira
l'attention des mousquetaires .

Officier ! cria Grimaud .

Vous parlez , je crois , drôle , dit Athos se soulevant sur


un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant .
·
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole , se contentant
de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et
dénonçant par ce geste le cardinal et son escorte .
256 LES TROIS MOUSQUETAIRES.

D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et


saluèrent avec respect .
Le cardinal semblait furieux .

Il paraît qu'on se fait garder chez messieurs les mous-

quetaires ! dit-il . Est- ce que l'Anglais vient par terre , ou serait-


ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers

supérieurs ?
1 Monseigneur , répondit Athos , car au milieu de l'effroi

général lui seul avait conservé le calme et le sang - froid qui

ne le quittaient
jamais ; monsei-
gneur , les mous-
quetaires , lors-

qu'ils ne sont pas


de service , ou que
"
leur service est fini ,

boivent et jouent
aux dés , et ils sont

des officiers très

supérieurs pour
Чихот
leurs laquais .

Des laquais ! grommela le cardinal , des laquais qui ont
la consigne d'avertir leurs maîtres quand passe quelqu'un , ce
ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles .

Son Éminence voit bien cependant que si nous n'avions

point pris cette précaution , nous étions exposés à la laisser

passer sans lui présenter nos respects et lui offrir nos remer-

ciements pour la grâce qu'elle nous a faite de nous réunir ,


D'Artagnan , continua Athos , vous qui tout à l'heure demandiez

cette occasion d'exprimer votre reconnaissance à monseigneur ,


la voici venue , profitez-en .

Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 257

qui distinguait Athos dans les heures du danger , et cette exces-

sive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi


plus majestueux que les rois de naissance .

D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de


remerciement , qui bientôt expirèrent sous les regards assom-
bris du cardinal .
-
N'importe, messieurs , continua le cardinal sans paraître
le moins du monde détourné de son intention première par

l'incident qu'Athos avait soulevé ; n'importe , messieurs , je

n'aime pas que de simples soldats , parce qu'ils ont l'avantage


de servir dans un corps privilégié , fassent ainsi les grands sei-

gneurs , et la discipline est la même pour eux que pour tout le


monde .

Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase , et ,

s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit à son tour :


――
La discipline , monseigneur , n'a en aucune façon , je l'es-

père , été oubliée par nous . Nous ne sommes pas de service ,


et nous avons cru que , n'étant pas de service , nous pouvions
disposer de notre temps comme bon nous semblait . Si nous

sommes assez heureux pour que Son Éminence ait quelque

ordre particulier à nous donner , nous sommes prêts à lui obéir.

Monseigneur voit , continua Athos en fronçant le sourcil , car

cette espèce d'interrogatoire commençait à l'impatienter , que ,


pour être prêts à la moindre alerte , nous sommes sortis avec
nos armes .

Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en

faisceau près du tambour sur lequel étaient les cartes et les


dés .

Que Votre Éminence veuille le croire , ajouta d'Artagnan ,


nous aurions été au-devant d'elle si nous avions pu supposer

que c'était elle qui venait vers nous en si petite compagnie .


Savez-vous de quoi vous avez l'air , toujours ensemble ,
11. 33
258 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

comme vous voilà , armés comme vous êtes , et gardés par vos

laquais? dit le cardinal , vous avez l'air de quatre conspirateurs .

Oh ! quant à ceci , monseigneur , c'est vrai , dit Athos , et

nous conspirons , comme Votre Éminence a pu le voir l'autre


matin , seulement c'est contre les Rochelais .

Eh ! messieurs les politiques ! reprit le cardinal en fron-


çant le sourcil à son tour, on trouverait peut-être dans vos

cervelles le secret de bien des choses qui sont ignorées , si on

pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez
cachée quand vous m'avez vu venir .

Le rouge monta à la figure d'Athos , il fit un pas vers Son


Éminence .

On dirait que vous nous soupçonnez réellement , monsei-

gneur , et que nous subissons un véritable interrogatoire ; s'il


en est ainsi , que Votre Éminence daigne s'expliquer , et nous

saurons du moins à quoi nous en tenir .

Et quand cela serait un interrogatoire , reprit le car-


dinal , d'autres que vous en ont subi , monsieur Athos , et y ont

répondu .

Aussi , monseigneur , ai -je dit à Votre Éminence qu'elle


n'avait qu'à questionner, et que nous étions prêts à répondre .

Quelle était cette lettre que vous alliez lire , monsieur


Aramis , et que vous avez cachée ?
Une lettre de femme, monseigneur .

Oh ! je conçois , dit le cardinal , il faut être discret pour

ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer à un

confesseur , et, vous le savez , j'ai reçu les ordres .

Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus ter-


rible qu'il jouait sa tète en faisant cette réponse , la lettre est
d'une femme , mais elle n'est signée ni Marion de Lorme , ni
madame d'Aiguillon .

Le cardinal devint pàle comme la mort, un éclair fauve


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 259

sortit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre


à Cahusac et à La Houdinière . Athos vit le mouvement ; il fit

un pas vers les mousquetons , sur lesquels les trois amis avaient.
les yeux fixés en hommes mal disposés à se laisser arrêter . Le

cardinal était ,

lui , troisième ;
les mousque-

taires , y com-

pris les laquais, étaient sept :

il jugea que la partie serait

d'autant moins égale , qu'Athos et ses compagnons conspiraient

réellement ; et, par un de ces retours rapides qu'il tenait tou-


jours à sa disposition , toute sa colère se fondit dans un sourire .

Allons , allons ! dit- il, vous êtes de braves jeunes gens ,

fiers au soleil , fidèles dans l'obscurité ; il n'y a pas de mal à

veiller sur soi quand on veille si bien sur les autres ; messieurs ,

je n'ai point oublié la nuit où vous m'avez servi d'escorte pour


260 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

aller au Colombier-Rouge ; s'il y avait quelque danger à

craindre sur la route que je vais suivre , je vous prierais de

m'accompagner ; mais , comme il n'y en a pas , restez où vous


ètes , achevez vos bouteilles , votre partie et votre lettre . Adieu ,
messieurs .

Et , remontant sur son cheval , que Cahusac lui avait amené ,


il les salua de la main et s'éloigna .

Les quatre jeunes gens , debout et immobiles , le suivirent

des yeux sans dire un seul mot jusqu'à ce qu'il eût disparu .
Puis ils se regardèrent .

Tous avaient la figurè consternée , car , malgré l'adieu ami-


cal de Son Éminence, ils comprenaient que le cardinal s'en
allait la rage dans le cœur .
Athos seul souriait d'un sourire puissant et dédaigneux .

Quand le cardinal fut hors de la portée de la voix et de la


vue :

Ce Grimaud a guetté bien tard ! s'écria Porthos , qui avait


grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quel-
qu'un.

Grimaud allait répondre pour s'excuser . Athos leva le doigt


et Grimaud se tut.

Auriez -vous rendu la lettre , Aramis ? dit d'Artagnan .

Moi , dit Aramis de sa voix la plus flûtée , j'étais décidé :

s'il avait exigé que la lettre lui fût remise , je lui présentais la
lettre d'une main , et de l'autre je lui passais mon épée au tra-
vers du corps .

Je m'y attendais bien , dit Athos ; voilà pourquoi je me

suis jeté entre vous et lui . En vérité , cet homme est bien

imprudent de parler ainsi à d'autres hommes ; on dirait qu'il


n'a jamais eu affaire qu'à des femmes et à des enfants .

Mon cher Athos , dit d'Artagnan , je vous admire , mais


cependant nous étions dans notre tort, après tout .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 261

Comment , dans notre tort ! dit Athos . A qui donc cet


air que nous respirons ? A qui cet Océan sur lequel s'étendent

nos regards ? A qui ce sable sur lequel nous étions couchés ?

A qui cette lettre de votre maîtresse ? Est-ce au cardinal ? Sur


mon honneur, cet homme se figure que le monde lui appar-

tient ; vous étiez là , balbutiant , stupéfait, anéanti ; on eût dit

que la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque

Méduse vous changeait en pierre . Est- ce que c'est conspirer,


voyons, que d'être amoureux ? Vous êtes amoureux d'une
femme que le cardinal a fait enfermer , vous voulez la tirer

des mains du cardinal ; c'est une partie que vous jouez avec

Son Éminence : cette lettre c'est votre jeu ; pourquoi montre-

riez-vous votre jeu à votre adversaire ? cela ne se fait pas .


Qu'il le devine , à la bonne heure ! nous devinons bien le sien ,
nous !

Au fait, dit d'Artagnan , c'est plein de sens , ce que vous


dites là , Athos .

- En ce cas , qu'il ne soit plus question de ce qui vient de


se passer, et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine où
M. le cardinal l'a interrompue .

Aramis tira la lettre de sa poche , les trois amis se rappro-

chèrent de lui , et les trois laquais se groupèrent de nouveau

auprès de la dame-jeanne .
Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux , dit d'Artagnan ,

reprenez donc la lettre à partir du commencement .


Volontiers , dit Aramis .

<
«
< Mon cher cousin , je crois bien que je me déciderai à
partir pour Stenay, où ma sœur a fait entrer notre petite ser-
vante dans le couvent des Carmélites ; cette pauvre enfant s'est

résignée , elle sait qu'elle ne peut vivre autre part sans que le
salut de son âme soit en danger . Cependant , si les affaires de
262 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

notre famille s'arrangent comme nous le désirons , je crois

qu'elle courra le risque de se damner , et qu'elle reviendra


près de ceux qu'elle regrette , d'autant plus qu'elle sait qu'on
pense toujours à elle . En attendant , elle n'est pas trop malheu-

reuse tout ce qu'elle désire , c'est une lettre de son prétendu .

Je sais bien que ces sortes de denrées passent difficilement


par les grilles ; mais , après tout , comme je vous en ai donné

des preuves , mon cher cousin , je ne suis pas trop maladroite

et je me chargerai de cette commission . Ma sœur vous remercie


de votre bon et éternel souvenir . Elle a eu un instant de grande

inquiétude ; mais enfin elle est quelque peu rassurée mainte-

nant, ayant envoyé son commis là-bas afin qu'il ne s'y passe
rien d'imprévu .

>> Adieu , mon cher cousin , donnez-nous de vos nouvelles

le plus souvent que vous pourrez , c'est-à - dire toutes les fois

que vous croirez pouvoir le faire sûrement .


« Je vous embrasse .

» MARIE MICHON . »

Oh ! que ne vous dois-je pas , Aramis ! s'écria d'Arta-

gnan . Chère Constance ! j'ai donc enfin de ses nouvelles ; elle


vit, elle est en sûreté dans un couvent, elle est à Stenay ! Où
prenez-vous Stenay, Athos ?

Mais à quelques lieues de la frontière d'Alsace , en Lor-

raine ; une fois le siège levé, nous pourrons aller faire un tour
de ce côté .

-Et ce ne sera pas long, il faut l'espérer, dit Porthos , car

on a , ce matin , pendu un espion , lequel a déclaré que les Ro-


chelais en étaient aux cuirs de leurs souliers . En supposant
qu'après avoir mangé le cuir ils mangent la semelle , je ne vois

plus trop ce qui leur restera après , à moins de se manger les


uns les autres .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 263

Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d'excellent

vin de Bordeaux , qui , sans avoir à cette époque la réputation


qu'il a aujourd'hui , ne la méritait pas moins ; pauvres sots !

comme si la religion catholique n'était pas la plus agréable


des religions ! C'est égal , reprit - il après avoir fait claquer

sa langue contre son palais , ce sont de braves gens . Mais que


diable faites-vous

donc là, Aramis ?


continua Athos ;
vous serrez cette
lettre dans votre

poche ?
Oui , dit d'Ar-

tagnan , Athos a

raison , il faut la

brûler ; qui sait


si M. le cardinal
n'a pas un se-

cret pour interro-


ger les cendres ?
— Il doit en

avoir un , ditAthos .

Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? dit Porthos .


Venez ici , Grimaud , dit Athos .
Grimaud se leva et obéit .

Pour vous punir d'avoir parlé sans permission , mon ami ,

vous allez manger ce morceau de papier ; puis, pour vous ré-


compenser du service que vous nous aurez rendu , vous boirez

ensuite ce verre de vin ; voici la lettre d'abord , mâchez avec

énergie .

Grimaud sourit , et, les yeux fixés sur le verre qu'Athos

venait de remplir bord à bord , il broya le papier et l'avala .


264 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Bravo , maître Grimaud ! dit Athos , et maintenant prenez

ceci ; bien , je vous dispense de dire merci .


Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux ,

mais ses yeux levés au ciel parlaient , pendant tout le temps que
dura cette douce occupation , un langage qui , pour être muet,

n'en était pas moins expressif.

Et maintenant , dit Athos , à moins que M. le cardinal

n'ait l'ingénieuse idée de faire ouvrir le ventre à Grimaud , je

crois que nous pouvons être à peu près tranquilles .


Pendant ce temps , Son Éminence continuait sa promenade

mélancolique en marronnant entre ses moustaches ce qu'il


s'était déjà dit souvent :
-
Décidément, il faut que ces quatre hommes soient à
moi.

XXII

PREMIÈRE JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Revenons à milady, qu'un regard jeté sur les côtes de


France nous a fait perdre de vue un instant .
Nous la retrouverons dans la position désespérée où nous
l'avons laissée , se creusant un abîme de sombres réflexions ,

sombre enfer à la porte duquel elle a presque laissé l'espé-

rance car pour la première fois elle doute , pour la première


fois elle craint ..

Dans deux occasions sa fortune lui a manqué , dans deux


occasions elle s'est vue découverte et trahie , et dans ces deux
occasions , c'est contre le génie fatal envoyé sans doute par le

Seigneur pour la combattre qu'elle a échoué d'Artagnan l'a

vaincue , elle , cette invincible puissance du mal .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 265

Il l'a abusée dans son amour , humiliée dans son orgueil ,

trompée dans son ambition , et maintenant voilà qu'il la perd

dans sa fortune , qu'il l'atteint dans sa liberté , qu'il la menace


même dans sa vie . Bien plus , il a levé un coin de son masque ,

cette égide dont elle se couvre et qui la rend si forte .

D'Artagnan a détourné de Buckingham , qu'elle hait , comme

elle hait tout ce qu'elle a aimé , la tempête dont le menaçait


Richelieu dans la personne de la reine . D'Artagnan s'est fait
passer pour de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fan-

taisies de tigresse , indomptables comme en ont les femmes de

ce caractère. D'Artagnan connaît ce terrible secret qu'elle a

juré que nul ne connaîtrait sans mourir . Enfin , au moment où


elle vient d'obtenir un blanc-seing à l'aide duquel elle va se
venger de son ennemi , le blanc-seing lui est arraché des mains

et c'est d'Artagnan qui la tient prisonnière et qui va l'envoyer

dans quelque immonde Botany-Bay, dans quelque Tyburn in-


fâme de l'océan Indien .

Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute ; de qui

viendraient tant de hontes amassées sur sa tête , sinon de lui ?

Lui seul a pu transmettre à lord Winter tous ces affreux se-

crets , qu'il a découverts les uns après les autres par suite de la
fatalité . Il connaît son beau-frère , il lui aura écrit .

Que de haine elle distille ! Là , immobile , et les yeux ardents


et fixes dans son appartement désert, comme les éclats de ses

rugissements sourds , qui parfois s'échappent avec sa respira-


tion du fond de sa poitrine , accompagnent bien le bruit de la

houle qui monte , gronde , mugit et vient se briser contre les


rochers sur lesquels est bâti ce château sombre et orgueilleux !
Comme, à la lueur des éclairs que sa colère orageuse fait bril-

ler dans son esprit, elle conçoit contre madame Bonacieux ,


contre Buckingham et surtout contre d'Artagnan , de magnifiques
projets de vengeance , perdus dans les lointains de l'avenir !
II. 34
266 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oui, mais pour se venger il faut être libre , et pour être

libre , quand on est prisonnier, il faut percer un mur , desceller


des barreaux , trouer un plancher, toutes entreprises que peut

mener à bout un homme patient et fort , mais devant lesquelles


doivent échouer les irritations fébriles d'une femme . D'ailleurs ,

pour faire tout cela il faut avoir le temps , des mois , des années ,

et elle ... elle a dix ou douze jours , à ce que lui a dit lord

Winter, son fraternel et terrible geôlier . Et cependant , si elle

était un homme , elle tenterait tout cela , et peut-être réussirait-


elle pourquoi donc le ciel s'est-il ainsi trompé , en mettant

cette âme virile dans ce corps frèle et délicat ! r


Aussi les premiers moments de la captivité ont- ils été ter-
ribles mais quelques convulsions de rage qu'elle n'a pu sur-
monter ont payé sa dette de faiblesse féminine à la nature . Peu
à peu elle a surmonté les éclats de sa folle colère , les frémis-

sements nerveux qui ont agité son corps ont disparu , et main-
tenant elle est repliée sur elle-même comme un serpent fatigué
qui se repose .

Allons , allons , j'étais folle de m'emporter ainsi , dit-elle


en plongeant dans la glace , qui reflète son regard brûlant par

lequel elle semble s'interroger elle-même . Pas de violence , la

violence est une preuve de faiblesse . D'abord je n'ai jamais


réussi par ce moyen peut-être , si j'usais de ma force contre

des femmes , aurais-je chance de les trouver plus faibles encore


que moi , et par conséquent de les vaincre ; mais c'est contre des

hommes que je lutte , et je ne suis qu'une femme pour eux .


Luttons en femme , ma force est dans ma faiblesse .

Alors , comme pour se rendre compte à elle-même des chan-

gements qu'elle pouvait imposer à sa physionomie si expres-


sive et si mobile , elle lui fit prendre à la fois toutes les expres-

sions , depuis celle de la colère qui crispait ses traits , jusqu'à


celle du plus doux , du plus affectueux et du plus séduisant
LES TROIS MOUSQUETAIRES. 267

sourire . Puis ses cheveux prirent successivement sous ses


mains savantes les ondulations qu'elle crut pouvoir ajouter aux

charmes de son visage . Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-


même :

Allons , rien n'est perdu . Je suis toujours belle .


Il était huit heures du soir à peu près . Milady aperçut un

lit ; elle pensa qu'un repos de quelques heures rafraîchirait


non seulement sa tête et ses idées , mais encore son teint . Ce-
pendant , avant de se coucher, une idée meilleure lui vint . Elle 1

avait entendu parler de souper . Déjà elle était depuis une


heure dans cette chambre , on ne pouvait tarder à lui apporter
son repas . La prisonnière ne voulut pas perdre de temps , et

elle résolut de faire, dès cette même soirée , quelque tentative

pour sonder le terrain , en étudiant le caractère des gens aux-


quels sa garde était confiée .

Une lumière apparut sous la porte cette lumière annon-

çait le retour de ses geòliers . Milady, qui s'était levée , se


rejeta vivement sur son fauteuil , la tête renversée en arrière ,
ses beaux cheveux dénoués et épars , sa gorge demi-nue sous
ses dentelles froissées , une main sur son cœur et l'autre

pendante .
On ouvrit les verrous , la porte grinça sur ses gonds , des pas
retentirent dans la chambre et s'approchèrent .
Posez là cette table, dit une voix que la prisonnière

reconnut pour celle de Felton.


L'ordre fut exécuté ..

Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la senti-


nelle , continua Felton .

Et ce double ordre que donna aux mêmes individus le jeune


lieutenant prouva à milady que ses serviteurs étaient les mêmes
hommes que ses gardiens , c'est-à-dire des soldats .
Les ordres de Felton étaient , au reste , exécutés avec une
268 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

silencieuse rapidité qui prouvait l'état florissant dans lequel il


maintenait la discipline .

Enfin Felton , qui n'avait pas encore regardé milady, se


retourna vers elle .

-Ah ! ah ! dit-il , elle dort, c'est bien : à son réveil elle soupera .

7 Et il fit quelques
pas pour sortir .
— Mais , mon

lieutenant , dit un
soldat moins phi-

losophe que son

chef, et qui s'était


approché de mi-

lady, cette femme


ne dort pas.

Comment ,

elle ne dort pas !


dit Felton .
Elle est éva-

nouie ; son visage

est très pâle ; j'ai


beau écouter , je

n'entends pas sa respiration .

Vous avez raison , dit

Felton , après avoir regardé


MarcinceIplot
milady , de la place où il se

trouvait, sans faire un pas vers elle ; allez prévenir lord Winter

que sa prisonnière est évanouie , car je ne sais que faire , le cas


n'ayant pas été prévu .

Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier : Felton

s'assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard près de la

porte et attendit sans dire une parole , sans faire un geste .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 269

Milady possédait ce grand art , tant étudié par les femmes , de voir

à travers ses longs cils sans avoir l'air d'ouvrir les paupières ;
elle aperçut Felton qui lui tournait le dos ; elle continua de le

regarder pendant dix minutes à peu près , et pendant ces dix


minutes , l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois .
Elle songea alors que lord Winter allait venir et rendre ,

par sa présence , une nouvelle force à son geôlier : sa première

épreuve était perdue , elle en prit son parti en femme qui


compte sur ses ressources ; en conséquence elle leva la tête ,

ouvrit les yeux et soupira faiblement .


A ce soupir , Felton se retourna enfin .

Ah ! vous voici réveillée , madame ! dit- il , je n'ai donc

plus affaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose , vous


sonnerez .

Oh ! mon Dieu , mon Dieu ! que j'ai souffert ! murmura

milady avec cette voix harmonieuse qui , pareille à celle des


enchanteresses antiques , charmait tous ceux qu'elle voulait

perdre .

Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position


plus gracieuse et plus abandonnée encore que celle qu'elle avait
lorsqu'elle était couchée .
Felton se leva.
-
Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame , dit-
il le matin à neuf heures , dans la journée à une heure , et le
soir à huit heures . Si cela ne vous convient pas, vous pouvez

indiquer vos heures au lieu de celles que je vous propose , et


sur ce point, on se conformera à vos désirs .
-- Mais
je vais donc rester toujours seule dans cette grande
et triste chambre ? demanda milady .

Une femme des environs a été prévenue qui sera demain

au château , et qui viendra toutes les fois que vous désirerez sa


présence .
270 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je vous rends grâce, monsieur, répondit humblement la

prisonnière .
Felton fit un léger salut et se dirigea vers la porte . Au mo-

ment où il allait en franchir le seuil , lord Winter parut dans le

corridor, suivi du soldat qui était


allé lui porter la nouvelle de

l'évanouissement de milady. Il
tenait à la main un flacon de sels .

Eh bien ! qu'est - ce ? et
que se passe-t-il donc ici ? dit-il

MEYAT

d'une voix railleuse en voyant sa prisonnière debout et Felton

prêt à sortir . Cette morte est-elle donc déjà ressuscitée ? Pardieu ,


Felton , mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour

un novice et qu'on te jouait le premier acte d'une comédie dont


nous aurons sans doute le plaisir de suivre tous les dévelop-
pements?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 271

Je l'ai bien pensé , milord , dit Felton ; mais enfin , comme


r
la prisonnière est femme , après tout, j'ai voulu avoir pou elle

les égards que tout homme bien né doit à une femme , sinon

pour elle , du moins pour lui-même.

Milady frissonna par tout son corps . Ces paroles de Felton


passaient comme une glace par toutes ses veines .

Ainsi , reprit lord Winter en riant , ces beaux cheveux

savamment étalés , cette peau blanche et ce langoureux regard

ne t'ont pas encore séduit , cœur de pierre !

Non , milord , répondit l'impassible jeune homme , et


croyez-moi bien , il faut plus que des manèges et des coquette-
ries de femmes pour me corrompre .

En ce cas , mon brave lieutenant, laissons milady cher-

cher autre chose et allons souper : ah ! sois tranquille , elle a

l'imagination féconde , et le second acte de la comédie ne tardera

pas à suivre le premier.

Et à ces mots lord Winter passa son bras sous celui de


Felton et l'emmena en riant .

Oh ! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura mi-


lady entre ses dents ; sois tranquille , pauvre moine manqué ,
pauvre soldat converti qui t'es taillé ton uniforme dans un
froc .

A propos, reprit de Winter en s'arrêtant sur le seuil de

la porte , il ne faut pas , milady, que cet échec vous òte l'appé-

tit . Tâtez de ce poulet et de ces poissons que je n'ai pas fait


empoisonner, sur l'honneur . Je m'accommode assez de mon

cuisinier , et comme il ne doit pas hériter de moi , j'ai en lui


pleine et entière confiance . Faites comme moi . Adieu , chère
sœur ! à votre prochain évanouissement .

C'était tout ce que pouvait supporter milady : et lorsqu'elle

se vit seule , une nouvelle crise de désespoir la prit ; elle jeta


les yeux sur la table , vit briller un couteau , s'élança et le saisit ;

)
272 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

mais son désappointement fut cruel ; la lame en était ronde et


d'argent flexible .

Un éclat de rire retentit derrière la porte mal fermée , et la


porte se rouvrit .
— Ah ! ah ! s'écria lord Winter ; ah ! ah ! ah ! vois-tu bien ,

mon brave Felton , vois-tu ce que je t'avais dit : ce couteau ,

c'était pour toi ; mon enfant, elle


t'aurait tué : vois-tu , c'est un de

ses travers , de se débarrasser

ainsi , d'une façon


ou de l'autre , des

gens qui la gê-

nent. Si je t'eusse
écouté , le couteau

eût été pointu et


d'acier : alors plus

de Felton , elle
t'aurait égorgé et,

après toi , tout le


monde . Vois donc ,

John , comme elle


sait bien tenir son
Mou Leleur
couteau .

En effet , mi-

lady tenait encore l'arme offensive dans sa main crispée , mais

ces derniers mots, cette suprême insulte , détendirent ses

mains , ses forces et jusqu'à sa volonté.


Le couteau tomba par terre .

Vous avez raison , milord , dit Felton avec un accent de

profond dégoût qui retentit jusqu'au fond du cœur de milady ,


vous avez raison , et c'est moi qui avais tort.
Et tous deux sortirent de nouveau .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 273

Mais cette fois , milady prèta une oreille plus attentive que

la première fois , et elle entendit leurs pas s'éloigner et s'étein-


dre dans le fond du corridor .
-
Je suis perdue , murmura-t-elle , me voilà au pouvoir de

gens sur lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des sta-
tues de bronze ou de granit ; ils me savent par cœur et sont
cuirassés contre toutes mes armes . Il est cependant impossible
que cela finisse comme ils l'ont décidé .

En effet , comme l'indiquait cette dernière réflexion et ce

retour instinctif à l'espérance , dans cette àme profonde , la


crainte et les sentiments faibles ne surnageaient pas long-

temps . Milady se mit à table , mangea de plusieurs mets , but


un peu de vin d'Espagne ; elle sentit revenir toute sa résolution
et tout son courage .

Avant de se coucher elle avait déjà commenté , analysé ,

retourné sous toutes leurs faces, examiné sous tous les points ,
les paroles , les pas , les gestes , les signes et jusqu'au silence de

ses interlocuteurs , et de ce commentaire , de cette analyse , de

cet examen , il était résulté que Felton était, à tout prendre, le


plus vulnérable de ses deux persécuteurs .

Un mot surtout revenait continuellement à l'esprit de la pri-


sonnière :

Si je t'eusse écouté, avait dit lord Winter à Felton .

Done Felton avait parlé en sa faveur , puisque lord Winter


n'avait pas voulu écouter Felton .

Faible ou forte , répétait milady, cet homme a donc une

lueur de pitié dans son àme ; de cette lueur je ferai un incendie


qui le dévorera . Quant à l'autre , il me connaît , il me craint et

sait ce qu'il a à attendre de moi si jamais je m'échappe de ses


mains , il est donc inutile de rien tenter sur lui . Mais Felton ,

c'est autre chose , c'est un jeune homme naïf, pur et qui


semble vertueux : celui-là il y a moyen de le prendre .
11. 33
274 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Et milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lèvres ;

quelqu'un qui l'eût vu dormant eût cru voir une jeune fille

rèvant à la couronne de fleurs qu'elle devait mettre sur son


front à la prochaine fète .

XXIII

DEUXIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Milady rèvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan , qu'elle assis-


tait à son supplice , et c'était la vue de son sang odieux , coulant

sous la hache du bourreau , qui dessinait le charmant sourire


sur ses lèvres .

Elle dormait comme dort un prisonnier bercé par sa pre-


mière espérance .

Le lendemain , lorsqu'on entra dans sa chambre , elle était


encore au lit. Felton se tenait dans le corridor : il amenait la

femme dont on avait parlé la veille , et qui venait d'arriver ;


cette femme entra et 's'approcha du lit de milady en lui offrant
ses services .

Milady était habituellement pâle , son teint pouvait donc


tromper une personne qui la voyait pour la première fois .

J'ai la fièvre , dit-elle ; je n'ai pas dormi un seul instant


pendant toute cette longue nuit, je souffre horriblement :
serez-vous plus humaine qu'on ne l'a été hier avec moi ? Tout

ce que je demande , au reste , c'est la permission de rester


couchée .

Voulez-vous qu'on appelle un médecin ? dit la femme .


Felton écoutait ce dialogue sans dire une parole .

Milady réfléchissait que plus on l'entourerait de monde ,

plus elle aurait de monde à apitoyer , et plus la surveillance de


LES TROIS MOUSQUETAIRES , 275

lord Winter redoublerait ; d'ailleurs le médecin pourrait décla-

rer que la maladie était feinte et milady, après avoir perdu


la première partie , ne voulait pas perdre la seconde .

Aller chercher un médecin , dit-elle , à quoi bon ! ces

messieurs ont déclaré hier que mon mal était une comédie , il
en serait sans doute de même aujourd'hui ; car depuis hier
soir on a eu le temps de prévenir le docteur .

Alors , dit Felton impatienté , dites vous-même , madame ,


quel traitement vous voulez suivre .

Eh ! le sais-je , moi , mon Dieu ! je sens que je souffre ,

voilà tout ; que l'on me donne ce que l'on voudra , peu m'im-

porte .
Allez chercher lord Winter, dit Felton fatigué de ces
plaintes éternelles .

Oh, non , non ! s'écria milady, non , monsieur , ne l'ap-

pelez pas , je vous en conjure , je suis bien , je n'ai besoin de


rien , ne l'appelez pas .

Elle mit une véhémence si prodigieuse , une éloquence si

entraînante dans cette exclamation , que Felton , entraîné , fit


quelques pas dans la chambre .

Il est venu , pensa milady.

- Cependant , madame , dit Felton , si vous souffrez réelle-


ment, on enverra chercher un médecin , et si vous nous trom-

pez , eh bien ! ce sera tant pis pour vous , mais du moins , de


notre côté , nous n'aurons rien à nous reprocher .

Milady ne répondit point ; mais renversant sa belle tête sur

son oreiller , elle fondit en larmes et éclata en sanglots .

Felton la regarda un instant avec son impassibilité ordi-

naire ; puis , voyant que la crise menaçait de se prolonger , il


sortit ; la femme le suivit . Lord Winter ne parut pas .

Je crois que je commence à voir clair , murmura milady


avec une joie sauvage en s'ensevelissant sous les draps pour
276 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

cacher à tous ceux qui pourraient l'épier cet élan de satisfac-


tion intérieure .
Deux heures s'écoulèrent .

Maintenant il est temps que la maladie cesse , dit- elle :

levons-nous et obtenons quelque succès dès aujourd'hui ; je


n'ai que dix jours , et ce soir il y en aura deux d'écoulés .

En entrant, le matin , dans la chambre de milady , on lui


avait apporté son déjeuner ; or elle avait pensé qu'on ne tarde-

rait pas à venir enlever la table , et qu'en ce moment elle


reverrait Felton .

Milady ne se trompait pas Felton reparut, et , sans faire


attention si milady avait ou non touché au repas, fit un signe
pour qu'on emportât hors de la chambre la table , que l'on
avait apportée toute servie .

; Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main .

Milady, couchée dans un fauteuil près de la cheminée ,


belle , pâle et résignée , semblait une vierge sainte attendant le
martyre .

Felton s'approcha d'elle et dit :


Lord Winter , qui est catholique comme vous , ma-
dame , a pensé que la privation des rites et des cérémonies
de votre religion peut vous être pénible ; il consent donc à ce
que vous lisiez chaque jour l'ordinaire de votre messe, et voici
un livre qui en contient le rituel .

A l'air dont Felton déposa ce livre sur la petite table

près de laquelle était milady , au ton dont il prononça ces deux


mots votre messe , au sourire dédaigneux dont il les accom-
pagna , milady leva la tête et regarda plus attentivement l'of-
ficier.

Alors , à cette coiffure sévère , à ce costume d'une simplicité

exagérée , à ce front poli comme du marbre , mais dur et impé-


nétrable comme lui , elle reconnut un de ces sombres puri-
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 277

tains qu'elle avait rencontrés si souvent tant à la cour du roi


Jacques qu'à celle du roi de France , où, malgré le souvenir

de la Saint-Barthélemy, ils venaient parfois chercher un


refuge . Elle eut donc une de ces ins-

pirations subites comme les gens de


génie seuls en reçoivent dans les

grandes crises , dans les moments


suprêmes qui doivent décider de
leur fortune ou de leur vie . Ces deux

mots , votre messe,

et un simple coup

d'œil jeté sur Fel-


ton , lui avaient en
effet révélé toute

l'importance de

la réponse qu'elle
allait faire . Mais

avec cette rapidité

d'intelligence qui
lui était particu-
lière , cette ré-
ponse toute for-
mulée se présenta

sur ses lèvres :


Moi! dit-
elle avec un ac-

cent de dédain
monté à l'unisson

de celui qu'elle avait remarqué dans la voix du jeune officier ,


moi , monsieur , ma messe ! lord Winter, le catholique corrompu ,

sait bien que je ne suis pas de sa religion , et c'est un piège


qu'il veut me tendre !
278 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Et de quelle religion êtes-vous donc , madame ? demanda


Felton .

Je le dirai , s'écria milady avec une exaltation feinte , le

jour où j'aurai assez souffert pour ma foi .


Le regard de Felton découvrit à milady toute l'étendue de

l'espace qu'elle venait de s'ouvrir par cette seule parole .


Cependant le jeune officier demeura muet et immobile , son
regard seul avait parlé .
Je suis aux mains de mes ennemis , continua-t-elle avec

ce ton d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains ;


eh bien ! que mon Dieu me sauve ou que je périsse pour

mon Dieu ! voilà la réponse que je vous prie de faire à lord

Winter . Et quant à ce livre , ajouta-t-elle en montrant le rituel


du bout du doigt , mais sans le toucher, comme si elle eût dû

être souillée par cet attouchement , vous pouvez le remporter

et vous en servir pour vous-même , car sans doute vous êtes

doublement complice de lord Winter, complice dans sa persé-

cution, complice dans son hérésie .

Felton ne répondit rien , prit le livre avec le même sentiment


de répugnance qu'il avait déjà manifesté et se retira pensif.

Lord Winter vint vers les cinq heures du soir ; milady

avait eu le temps pendant toute la journée de se tracer son

plan de conduite ; elle le reçut en femme qui a déjà repris tous


ses avantages .

Il paraît, dit le baron en s'asseyant dans un fauteuil en

face de celui qu'occupait milady et en étendant nonchalam-

ment ses pieds sur le foyer, il paraît que nous avons fait une
petite apostasie !
-
Que voulez-vous dire , monsieur?

Je veux dire que depuis la dernière fois que nous nous


sommes vus , nous avons changé de religion ; auriez -vous

épousé un troisième mari protestant , par hasard?


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 279

Expliquez -vous , milord , reprit la prisonnière avec

majesté , car je vous déclare que j'entends vos paroles , mais

que je ne les comprends pas .



Alors, c'est que vous n'avez pas de religion du tout ,
j'aime mieux cela , reprit en ricanant lord Winter.

Il est certain que cela est plus selon vos principes , reprit
froidement milady .

Oh ! je vous avoue que cela m'est parfaitement égal .


Oh ! vous n'avoueriez pas cette indifférence religieuse ,

milord , que vos débauches et vos crimes en feraient foi .


- Hein ! vous
parlez de débauches , madame Messaline ,

lady Macbeth ! Ou j'ai mal entendu , ou vous êtes , pardieu , bien


impudente !

Vous parlez ainsi parce que vous savez qu'on nous


écoute , monsieur, répondit froidement milady, et que vous

voulez intéresser vos geôliers et vos bourreaux contre moi .

Mes geòliers ! mes bourreaux ! Ouais, madame , vous le


prenez sur un ton poétique , et la comédie d'hier tourne ce

soir à la tragédie . Au reste , dans huit jours vous serez où vous


devez être et ma tâche sera achevée .

Tâche infâme ! tâche impie ! reprit milady avec l'exalta-


tion de la victime qui provoque son juge .

-Je crois , ma parole d'honneur , dit lord Winter en se levant ,

que la drôlesse devient folle . Allons , allons , calmez-vous ,

madame la puritaine , ou je vous fais mettre au cachot . Par-

dieu ! c'est mon vin d'Espagne qui vous monte à la tête , n'est-

ce pas ? mais soyez tranquille , cette ivresse-là n'est pas dange-


reuse et n'aura pas de suites .

Et lord Winter se retira en jurant , ce qui à cette époque


était une habitude toute cavalière .

Felton était en effet derrière la porte et n'avait pas perdu

un mot de toute cette scène . Milady avait deviné juste .


280 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oui , va ! va ! dit-elle à son frère , les suites approchent ,

au contraire , mais tu ne les verras , imbécile , que lorsqu'il ne


sera plus temps de les éviter.

Le silence se rétablit , deux heures s'écoulèrent ; on apporta

le souper, et l'on trouva milady occupée à faire tout haut ses


prières , prières qu'elle avait apprises d'un vieux serviteur de

son second mari , puritain des plus austères . Elle semblait en

extase et ne parut pas même faire attention à ce qui se passait


autour d'elle , Felton fit signe qu'on ne la dérangeât point , et
lorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec les soldats .

Milady savait qu'elle pouvait être épiée , elle continua donc


ses prières jusqu'à la fin , et il lui sembla que le soldat qui

faisait sentinelle à sa porte ne marchait plus du même pas et


'semblait écouter.

Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage , elle se

releva , se mit à table , mangea peu et ne but que de l'eau.


Une heure après on vint enlever la table , mais milady
remarqua que cette fois Felton n'accompagnait point les soldats .

Il craignait donc de la voir trop souvent .


Elle se retourna vers le mur pour sourire , car il Y avait

dans ce sourire une telle expression de triomphe que ce seul


sourire l'eût dénoncée . Elle laissa encore s'écouler une demi-
heure , et comme en ce moment tout faisait silence dans le vieux

château , comme on n'entendait que l'éternel murmure de la

houle, cette respiration immense de l'Océan , de sa voix pure ,


harmonieuse et vibrante , elle commença le premier couplet

de ce psaume alors en entière faveur près des puritains :

Seigneur, tu nous abandonnes ,


Pour voir si nous sommes forts ,
Mais ensuite c'est toi qui donnes
De ta céleste main la palme à nos efforts .

Ces vers n'étaient pas excellents , il s'en fallait même de beau-


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 281

coup ; mais, on le sait, les puritains ne se piquaient pas de poésie .


Tout en chantant , milady écoutait le soldat de garde à sa

porte s'était arrêté comme


s'il eût été changé en pierre .

Milady put donc juger de


l'effet qu'elle avait produit.
Alors elle continua son

chant avec une ferveur et

un sentiment inexpri-
mables ; il lui sembla

que les sons se répan-


daient au loin sous

les voûtes et allaient


་ comme un charme ma-

gique adoucir les cœurs


de ses geòliers . Cepen-

dant il paraît que le sol-


dat en sentinelle , zélé

catholique sans doute,


secoua le charme, car
à travers la porte :
Taisez-vous donc ,

madame, dit- il , votre


chanson est triste

comme un De profun-
dis, et si, outre l'agré-

ment d'être en garnison ici , il faut encore y entendre de


pareilles choses, ce sera à n'y point tenir .
- Silen
ce ! dit alors une voix grave , que milady reconnut

pour celle de Felton ; de quoi vous mêlez-vous , drôle ! Vous


1
a-t-on ordonné d'empêcher cette femme de chanter ? Non .
On vous a dit de la garder, de tirer sur elle si elle essayait de
II.
36
282 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

fuir . Gardez-la ; si elle fuit , tuez-la ; mais ne changez rien à la

consigne .

Une expression de joie indicible éclaira le visage de milady ,


mais cette expression fut fugitive comme le reflet d'un éclair ,
et , sans paraître avoir entendu le dialogue dont elle n'avait
pas perdu un mot , elle reprit en donnant à sa voix tout le

charme , toute l'étendue et toute la séduction que le démon y


avait mis :

Pour tant de pleurs , tant de misère ,


Pour mon exil et pour mes fers ,
J'ai ma jeunesse , ma prière ,
Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts .

Cette voix , d'une étendue inouïe et d'une passion sublime ,


donnait à la poésie rude et inculte de ces psaumes une magie
et une expression que les puritains les plus exaltés trouvaient

rarement dans les chants de leurs frères , et qu'ils étaient


forcés d'orner de toutes les ressources de leur imagination :

Felton crut entendre chanter l'ange qui consolait les trois


Hébreux dans la fournaise .

Milady continua :

Mais le jour de la délivrance


Viendra pour nous , Dieu juste et fort ;
Et s'il trompe notre espérance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.

Ce couplet, dans lequel la . terrible enchanteresse s'efforça

de mettre toute son âme , acheva de porter le désordre dans

le cœur du jeune officier ; il ouvrit brusquement la porte , et

milady le vit apparaître pàle comme toujours , mais les yeux


ardents et presque égarés .

Pourquoi chantez-vous ainsi , dit-il , et avec une pareille


voix ?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 283

Pardon , monsieur , dit milady avec douceur , j'oubliais


que mes chants ne sont pas de mise dans cette maison . Je

vous ai peut-être offensé dans vos croyances ; mais c'était sans

le vouloir , je vous jure ; pardonnez-moi donc une faute qui est.


peut-être grande , mais qui certainement est involontaire .

Milady était si belle dans ce moment , l'extase religieuse

dans laquelle elle semblait plongée donnait une telle expression

à sa physionomie , que Felton , ébloui , crut voir l'ange que tout


à l'heure il croyait seulement entendre .

Oui , oui, répondit-il , oui ; vous troublez , vous agitez les


gens qui habitent ce château .

Et le pauvre insensé ne s'apercevait pas lui-même de l'in-

cohérence de ses paroles , tandis que milady plongeait son œil


de lynx au plus profond de son cœur .
- Je me tairai , dit milady en baissant les yeux avec toute

la douceur qu'elle put donner à sa voix , avec toute la rési-


gnation qu'elle put imprimer à son maintien .
Non , non , madame , dit Felton ; seulement , chantez

moins haut , la nuit surtout.

Et à ces mots , Felton , sentant qu'il ne pourrait pas con-

server longtemps sa sévérité à l'égard de la prisonnière , s'élança


hors de l'appartement .

Vous avez bien fait, lieutenant , dit le soldat ; ces chants

bouleversent l'âme ; cependant on finit par s'y accoutumer : sa


voix est si belle !
284 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XXIV

TROISIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Felton était venu ; mais il y avait encore un pas à faire : il

fallait le retenir, ou plutôt il fallait qu'il restât tout seul ; et

milady ne voyait encore qu'obscurément le moyen qui devait


la conduire à ce résultat .

Il fallait plus encore : il fallait le faire parler, afin de lui


parler aussi car, milady le savait bien , sa plus grande séduc-

tion était dans sa voix, qui parcourait si habilement toute la

gamme des tons , depuis la parole humaine jusqu'au langage


céleste .

Et cependant, malgré toute cette séduction , milady pouvait

échouer, car Felton était prévenu , et cela contre le moindre


hasard . Dès lors , elle surveilla toutes ses actions , toutes ses

paroles , jusqu'au plus simple regard de ses yeux , jusqu'à son

geste , jusqu'à sa respiration , qu'on pouvait interpréter comme


un soupir. Enfin , elle étudia tout , comme fait un habile comé-

dien à qui l'on vient de donner un rôle nouveau dans un


emploi qu'il n'a pas l'habitude de tenir .

Vis-à-vis de lord Winter sa conduite était plus facile ; aussi


avait-elle été arrêtée dès la veille . Rester muette et digne en sa

présence , de temps en temps l'irriter par un dédain affecté ,


par un mot méprisant , le pousser à des menaces et à des vio-

lences qui faisaient un contraste avec sa résignation à elle , tel


était son projet . Felton verrait peut-être ne dirait-il rien ;
mais il verrait .

Le matin , Felton vint comme d'habitude ; mais milady le

laissa présider à tous les apprêts du déjeuner sans lui adresser


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 285

la parole . Aussi , au moment où il allait se retirer , eut- elle une

lueur d'espoir ; car elle crut que c'était lui qui allait parler ;
mais ses lèvres remuèrent sans qu'aucun son sortit de sa
bouche , et , faisant un effort sur lui-même , il renferma dans son

cœur les paroles qui allaient s'échapper de ses lèvres , et sortit .


Vers midi , lord Winter entra .

Il faisait une assez belle journée d'hiver, et un rayon de ce

pâle soleil d'Angleterre qui éclaire , mais qui ne réchauffe pas ,

passait à travers les barreaux de la prison .


Milady regardait par la fenêtre , et fit semblant de ne pas

entendre la porte qui s'ouvrait .


Ah ! ah ! dit lord Winter , après avoir fait de la comé-

die , après avoir fait de la tragédie , voilà que nous faisons de


la mélancolie .

La prisonnière ne répondit pas .


Oui , oui , continua lord Winter, je comprends ; vous

voudriez bien être en liberté sur ce rivage ; vous voudriez bien ,


sur un bon navire , fendre les flots de cette mer verte comme

de l'émeraude ; vous voudriez bien , soit sur terre, soit sur

l'Océan , me dresser une de ces bonnes petites embuscades

comme vous savez si bien les combiner. Patience ! patience !

Dans quelques jours , le rivage vous sera permis , la mer vous


sera ouverte , plus ouverte que vous ne le voudrez ; car , dans

quelques jours , l'Angleterre sera débarrassée de vous .

Milady joignit les mains , et levant ses beaux yeux vers le


ciel :

Seigneur ! Seigneur ! dit-elle avec une angélique suavité

de geste et d'intonation , pardonnez à cet homme , comme je


lui pardonne moi-même .
---
Oui , prie, maudite , s'écria le baron , ta prière est d'au-

tant plus généreuse , que tu es , je te le jure , au pouvoir d'un


homme qui ne pardonnera pas .
286 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Et il sortit .

Au moment où il sortait, un regard perçant glissa par la

porte entre-bâillée , et elle aperçut Felton qui se rangeait rapi-


dement pour n'être pas vu d'elle.

Alors , elle se jeta à genoux , et se mit à prier.


Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle , vous savez pour quelle

sainte cause je souffre ; donnez-moi donc la force de souffrir .

La porte s'ouvrit doucement ; la belle suppliante fit sem-


blant de n'en avoir pas entendu le bruit , et d'une voix pleine
de larmes , elle continua :

Dieu vengeur ! Dieu de bonté ! laisserez-vous s'accomplir

les affreux projets de cet homme !


Alors , seulement , elle feignit d'entendre le bruit des pas
de Felton , et se relevant rapide comme la pensée , elle rougit ,
comme si elle eût été honteuse d'avoir été surprise à genoux .

- Je n'aime point à déranger ceux qui prient, madame , dit

gravement Felton ; ne vous dérangez donc pas pour moi , je

vous en conjure .
-
Comment savez -vous que je priais , monsieur , dit milady

d'une voix suffoquée par les sanglots vous vous trompiez ,


monsieur , je ne priais pas.

Pensez-vous donc , madame , répondit Felton de sa même


voix grave , quoique avec un accent plus doux , que je me croie

le droit d'empêcher une créature de se prosterner devant son

Créateur ? A Dieu ne plaise ! D'ailleurs , le repentir sied bien


aux coupables ; quelque crime qu'il ait commis , un coupable

m'est sacré aux pieds de Dieu .


Coupable, moi ! dit milady avec un sourire qui eût

désarmé l'ange du jugement dernier ! Coupable ! mon Dieu , tu


sais si je le suis ! Dites que je suis condamnée , monsieur , à la

bonne heure ; mais , vous le savez , Dieu , qui aime les martyrs ,
permet que l'on condamne quelquefois les innocents .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 287

Fussiez -vous condamnée , fussiez-vous innocente , fussiez-

vous martyre , répondit Felton , raison de plus pour prier , et


moi-même je vous aiderai de mes prières .

Oh ! vous êtes un juste , vous , s'écria milady en se préci-


pitant à ses pieds : tenez , je n'y puis tenir plus longtemps , car
je crains de manquer de force au moment où il me faudra sou-
tenir la lutte et confesser ma foi ; écoutez donc la supplication

d'une femme au désespoir . On vous abuse , monsieur, mais il

n'est pas question de cela , je ne vous demande qu'une grâce ,


et , si vous me l'accordez , je vous bénirai dans ce monde et
dans l'autre .

-Parlez au maître , madame , dit Felton ; je ne suis heureu-

sement chargé , moi , ni de pardonner , ni de punir , et c'est à


plus haut que moi que Dieu a remis cette responsabilité .

A vous, non , à vous seul . Écoutez-moi , plutôt que de

contribuer à ma perte , plutôt que de contribuer à mon igno-


minie .

Si vous avez mérité cette honte , madame , si vous avez


encouru cette ignominie, il faut la subir en l'offrant à Dieu .

Que dites-vous ! Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand

je parle d'ignominie , vous croyez que je parle d'un châtiment

quelconque , de la prison ou de la mort ! Plût au ciel ! que


m'importent , à moi , la mort ou la prison !
C'est moi qui ne vous comprends plus , madame ! dit
Felton .

Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre , mon-


sieur ! répondit la prisonnière avec un sourire de doute .
Non , madame , sur l'honneur d'un soldat , sur la foi d'un
chrétien !

Comment ! vous ignorez les desseins de lord Winter


sur moi?
— Je les ignore.
288 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Impossible , vous , son confident !

Je ne mens jamais , madame . !


Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les
devine pas .

Je ne cherche à rien deviner , madame ; j'attends qu'on


me confie , et , à part ce qu'il m'a dit devant vous , lord Winter
ne m'a rien confié .

Mais , s'écria milady avec un incroyable accent de vérité ,

vous n'êtes donc pas son complice , vous ne savez donc pas
qu'il me destine à une honte que tous les châtiments de la

terre ne sauraient égaler en horreur ?


L
Vous vous trompez , madame , dit Felton en rougissant ,

lord Winter n'est point capable d'un tel crime .


Bon , dit milady en elle-mème ; sans savoir ce que c'est , il
appelle cela un crime !
Puis tout haut :
- L'ami de l'infâme est capable de tout .
Qui appelez-vous l'infàme ? demanda Felton .
― Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à qui un sem-

blable nom puisse convenir ?

Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton , dont


les regards s'enflammèrent .

Que les païens , les gentils infidèles appellent duc de

Buckingham , reprit milady ; je n'aurais pas cru qu'il y aurait


eu un Anglais dans toute l'Angleterre qui eût eu besoin d'une
si longue explication pour reconnaître celui dont je voulais

parler !
-
La main du Seigneur est étendue sur lui , dit Felton , il
n'échappera pas au châtiment qu'il mérite .

Felton ne faisait qu'exprimer à l'égard du dúc le sentiment

d'exécration que tous les Anglais avaient voué à celui que les
catholiques eux- mêmes appelaient l'exacteur , le concussion-
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 289

naire le débauché , et que les puritains appelaient tout sim-


plement Satan .

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria milady, quand je


vous supplie d'envoyer à cet homme le châtiment qui lui est

dû , vous savez que ce n'est pas ma propre vengeance que je


poursuis , mais que j'implore la délivrance de tout un peuple .
Le connaissez-vous donc ? demanda Felton .

Enfin , il m'interroge , -se dit en elle -même milady au

comble de la joie d'en être arrivée si vite à un si grand résul-

tat . Oh ! si je le connais ! oh , oui ! pour mon malheur , pour


mon malheur éternel .

Et milady se tordit les bras comme arrivée au paroxysme


de la douleur .

Felton sentit sans doute en lui-même que sa force l'aban-

donnait, et fit quelques pas vers la porte ; la prisonnière , qui


ne le perdait pas de vue , bondit à sa poursuite , et l'arrêta .

Monsieur, s'écria-t-elle , soyez bon , soyez clément , écou-


tez ma prière ce couteau que la fatale prudence du baron

m'a enlevé , parce qu'il sait l'usage que j'en veux faire ; oh !

écoutez-moi jusqu'au bout ! ce couteau , rendez-le-moi une mi-

nute seulement , par grâce , par pitié ! j'embrasse vos genoux ;


voyez , car vous fermerez la porte , que ce n'est pas à vous que
j'en veux . Dieu ! vous en vouloir , à vous , le seul être juste ,

bon et compatissant que j'aie rencontré ! à vous , mon sauveur


peut-être ! une minute , ce couteau , une minute , une seule , et je

vous le rends par le guichet de la porte ; rien qu'une minute ,


monsieur Felton , et vous m'aurez sauvé l'honneur !

Vous tuer ! s'écria Felton avec terreur , oubliant de reti-

rer ses mains des mains de la prisonnière ; vous tuer!

J'ai dit, monsieur , murmura milady en baissant la voix


et en se laissant tomber affaissée sur le parquet , j'ai dit mon
secret ! Il sait tout ! mon Dieu , je suis perdue !
II. 37

1
290 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Felton demeurait debout , immobile et indécis .

Il doute encore , pensa milady, je n'ai pas été assez vraie .

On entendit marcher dans le corridor ; milady reconnut le


pas de lord Winter.

Felton le reconnut aussi et fit un pas vers la porte.

Milady s'élança .
——
Oh ! pas un mot , dit- elle d'une voix concentrée , pas un

mot à cet homme , de tout ce que je vous ai dit ou je suis


perdue , et c'est vous , vous ...

Puis , comme les pas se rapprochaient , elle se tut de peur

qu'on n'entendît sa voix , appuyant, avec un geste de terreur


infinie , sa belle main sur la bouche de Felton .

Felton repoussa doucement milady, qui alla tomber sur


une chaise longue .

Lord Winter passa devant la porte sans s'arrêter , et l'on


entendit le bruit des pas qui s'éloignaient .

Felton , pâle comme la mort , demeura quelques instants


l'oreille tendue et écoutant, puis , quand le bruit se fut éteint
tout à fait, il respira comme un homme qui sort d'un songe ,

et s'élança hors de l'appartement .

Ah ! dit milady en écoutant à son tour le bruit des pas


de Felton , qui s'éloignaient dans la direction opposée à ceux
de lord Winter , enfin tu es donc à moi !
Puis son front se rembrunit .

S'il parle au baron , dit-elle , je suis perdue , car le

baron , qui sait bien que je ne me tuerai pas , me mettra devant


lui un couteau entre les mains , et il verra bien que tout ce
grand désespoir n'était qu'un jeu .

Elle alla se placer devant sa glace et se regarda , jamais


elle n'avait été si belle .
- Oh ! oui dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas .
Le soir, lord Winter accompagna le souper.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 291

Monsieur , lui dit milady, votre présence est- elle un


accessoire obligé de ma captivité , et né pourriez - vous pas
m'épargner ce surcroît de tortures que me causent vos visites ?
Comment donc , chère sœur ! dit Winter , ne m'avez-

vous pas sentimentalement annoncé , de cette jolie bouche si

cruelle pour moi aujourd'hui , que vous veniez en Angleterre


à cette seule fin de me voir tout à votre aise , jouissance dont ,

me disiez-vous , vous ressentiez si vivement la privation , que

vous avez tout risqué pour cela mal de mer, tempête , capti- .
vité ! Eh bien ! me voilà , soyez satisfaite ; d'ailleurs , cette fois
ma visite a un motif.

Milady frissonna , elle crut que Felton avait parlé ; jamais


de sa vie , peut-être , cette femme , qui avait éprouvé tant d'émo-

tions puissantes et opposées , n'avait senti battre son cœur si


violemment .

Elle était assise ; lord Winter prit un fauteuil , le tira à

ses côtés et s'assit auprès d'elle , puis prenant dans sa poche


un papier qu'il déploya lentement :

Tenez , lui dit-il , je voulais vous montrer cette espèce


de passeport que j'ai rédigé moi-même et qui vous servira dé-
sormais de numéro d'ordre dans la vie que je consens à vous
laisser.

Puis ramenant ses yeux de milady sur le papier, il lut :


« Ordre de conduire à ... » Le nom est en blanc , interrom-

pit de Winter : si vous avez quelque préférence , vous me l'in-


diquerez ; et pour peu que ce soit à un millier de lieues de

Londres , il sera fait droit à votre requête . Je reprends donc :


« Ordre de conduire à... la nommée Charlotte Backson , flétrie

par la justice du royaume de France, mais libérée après

châtiment ; elle demeurera dans cette résidence , sans jamais

s'en écarter de plus de trois lieues . En cas de tentative d'éva-

sion , la peine de mort lui sera appliquée . Elle touchera cinq


292 LES TROIS MOUSQUETAIRES ..

schellings par jour pour son logement et sa nourriture . »>

Cet ordre ne me concerne pas , répondit froidement


milady, puisqu'un autre nom que le mien y est porté .
— Un nom ! Est-ce que vous en avez un?

J'ai celui de votre frère .


— Vous vous trompez, mon frère n'est que votre second

mari, et le premier vit encore . Dites-moi

son nom et je le mettrai en place du


nom de Charlotte Backson . Non ?... vous

ne voulez pas ? ... vous gardez le silence?


C'est bien ! vous serez écrouée sous le

nom de Charlotte
Backson .

Milady demeura
silencieuse ; seule-
ment, cette fois ce

n'était plus par af-


fectation , mais par
terreur elle crut

l'ordre prêt à être


exécuté : elle pensa
que lord Winter

avait avancé son

départ ; elle crut

alors qu'elle était


condamnée à par-

tir le soir même . Tout dans son esprit fut donc perdu pen-

dant un instant, quand tout à coup elle s'aperçut que l'ordre


n'était revêtu d'aucune signature .

La joie qu'elle ressentit de cette découverte fut si grande ,


qu'elle ne put la cacher .
-
Oui , oui , dit lord Winter , qui s'aperçut de ce qui se
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 293

passait en elle , oui , vous cherchez la signature , et vous vous

dites tout n'est pas perdu , puisque cet acte n'est pas signé ;
on me le montre pour m'effrayer, voilà tout . Vous vous trom-

pez demain cet ordre sera envoyé à lord Buckingham ; après-


demain il reviendra signé de sa main et revêtu de son sceau,

et vingt-quatre heures après , c'est moi qui vous en réponds , il


recevra son commencement d'exécution . Adieu , madame , voilà

tout ce que j'avais à vous dire .

Et moi je vous répondrai , monsieur , que cet abus de


pouvoir, que cet exil sous un nom supposé sont une infamie .
- Aimez-vous mieux
être pendue sous votre vrai nom ,
milady? Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur
l'abus que l'on fait du mariage ; expliquez-vous franchement :

quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère se trouve

mêlé dans tout cela , je risquerai le scandale d'un procès


public pour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous .
Milady ne répondit pas .

Oh ! je vois que vous aimez mieux la pérégrination .


A merveille, madame , et il y a un vieux proverbe qui dit que

les voyages forment la jeunesse . Ma foi ! vous n'avez pas tort ,

après tout, et la vie est bonne . C'est pour cela que je ne me


soucie pas que vous me l'ôtiez . Reste donc à régler l'affaire

des cinq schellings ; je me montre un peu parcimonieux , n'est-


ce pas ? cela tient à ce que je ne me soucie pas que vous cor-
rompiez vos gardiens . D'ailleurs il vous restera toujours vos
charmes pour les séduire . Usez-en si votre échec avec Felton

ne vous a pas dégoûtée des tentatives de ce genre .

Felton n'a point parlé , se dit milady à elle- même , rien


n'est perdu alors .

Et maintenant, madame , à vous revoir . Demain je vien-


drai vous annoncer le départ de mon messager.

Lord Winter se leva , salua ironiquement milady et sortit.


294 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Milady respira : elle avait quatre jours encore devant elle ;


quatre jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton .
Cependant une idée terrible lui venait, c'est que lord Winter

enverrait peut-être Felton lui- même pour faire signer l'ordre à


Buckingham ; de cette façon Felton lui échappait, et pour que la

prisonnière réussit il fallait la magie d'une séduction continue .


Cependant , comme nous

l'avons dit , une chose la rassu-

rait Felton n'avait pas parlé.

Elle ne voulut point paraître


émue par les menaces de lord

Winter, elle se mit


à table et mangea.
Puis , comme
elle avait fait la

veille , elle se mit

à genoux, et ré-

péta tout haut ses


prières . Comme la

veille , le soldat
cessa de marcher
Maurice
et s'arrêta pour

l'écouter .

Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux de la sen-

tinelle qui venaient du fond du corridor et qui s'arrêtaient


devant sa porte .
- C'est lui, dit- elle
. t

Et elle commença le mème chant religieux qui , la veille ,


avait si violemment exalté Felton .

Mais , quoique sa voix douce, pleine et sonore eût vibré


plus harmonieuse et plus déchirante que jamais , la porte resta

close . Il parut bien à milady, dans un des regards furtifs


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 295

qu'elle lançait sur le petit guichet, apercevoir à travers le gril-

lage serré les yeux ardents du jeune homme ; mais , que ce fût
une réalité ou une vision , cette fois il eut sur lui-même la

puissance de ne pas entrer .

Seulement , quelques instants après qu'elle eut fini son

chant religieux, milady crut entendre un profond soupir ; puis

les mêmes pas qui s'étaient approchés s'éloignèrent lentement


et comme à regret .

XXV

QUATRIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Le lendemain , lorsque Felton entra chez milady , il la trouva


debout , montée sur un fauteuil , tenant entre ses mains une

corde tissue à l'aide de quelques mouchoirs de batiste déchirés


en lanières tressées les unes avec les autres et attachées bout

à bout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte , milady sauta


légèrement à terre de son fauteuil , et essaya de cacher derrière

elle cette corde improvisée , qu'elle tenait à la main .

Le jeune homme était plus pâle encore que d'habitude , et


ses yeux rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait passé
une nuit fiévreuse .

Cependant son front était armé d'une sévérité plus austère

que jamais.

Il s'avança lentement vers milady , qui s'était assise , et

prenant un bout de la tresse meurtrière que par mégarde ou à


dessein peut-être elle avait laissée passer :

Qu'est-ce que cela , madame ? demanda-t-il froidement.


Cela ? rien , dit milady en souriant avec cette expression

douloureuse qu'elle savait si bien donner à son sourire , l'ennui


296 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

est l'ennemi mortel des prisonniers , je m'ennuyais et je me


suis amusée à tresser cette corde .

Felton porta les yeux vers le point du mur de l'appartement

devant lequel il avait trouvé milady debout sur le fauteuil où


elle était assise maintenant , et au-

dessus de sa tête il aperçut un cram-

pon doré , scellé dans le mur ,


et qui servait à accrocher soit
des hardes , soit
des armes .

Il tressaillit , et

la prisonnière vit
ce tressaillement ;

car quoiqu'elle eût

les yeux baissés ,


rien ne lui échap-

pait.
— Et que fai-

siez-vous , debout
sur ce fauteuil ?

demanda-t-il .

Que vous

importe? répondit
milady.

Mais , reprit

Mason,Leloir Felton , je désire


le savoir.

Ne m'interrogez pas, dit la prisonnière , vous savez bien
qu'à nous autres , véritables chrétiens , il nous est défendu de
mentir .

Eh bien ! dit Felton , je vais vous le dire, ce que vous

faisiez , ou plutôt ce que vous alliez faire ; vous alliez achever


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 297

l'œuvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit songez-y,

madame, si notre Dieu défend le mensonge , il défend bien


plus sévèrement encore le suicide .
Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée injus-

tement, placée entre le suicide et le déshonneur , croyez - moi ,

monsieur, répondit milady d'un ton de profonde conviction ,

Dieu lui pardonne le suicide car le suicide , c'est le martyre .



Vous en dites trop ou trop peu ; parlez , madame , au nom
du ciel, expliquez -vous .
--
Que je vous raconte mes malheurs , pour que vous les
traitiez de fables ; que je vous dise mes projets , pour que vous

alliez les dénoncer à mon persécuteur : non , monsieur ; d'ail-


leurs , que vous importe la vie ou la mort d'une malheureuse

condamnée ? vous ne répondez que de mon corps , n'est- ce pas ?


et pourvu que vous représentiez un cadavre , qu'il soit reconnu

pour le mien , on ne vous en demandera pas davantage , et peut-


être , même , aurez-vous double récompense .
Moi , madame , moi ! s'écria Felton , supposer que j'accep-

terais jamais le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce


que vous dites .

-Laissez-moi faire , Felton , laissez-moi faire , dit milady en


s'exaltant ; tout soldat doit être ambitieux , n'est-ce pas ? vous
êtes lieutenant, eh bien ! vous suivrez mon convoi avec le

grade de capitaine .
-
Mais que vous ai-je donc fait , dit Felton ébranlé , pour
que vous me chargiez d'une pareille responsabilité devant les

hommes et devant Dieu ? Dans quelques jours vous allez être


hors d'ici , madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et ,

ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous


voudrez .
---
Ainsi , s'écria milady, comme si elle ne pouvait résister à

une sainte indignation , vous , un homme pieux , vous que l'on


11. 38
298 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

appelle un juste , vous ne demandez qu'une chose c'est de


n'être point inculpé , inquiété pour ma mort !

Je dois veiller sur votre vie , madame , et j'y veillerai .


Mais comprenez -vous la mission que vous remplissez ?

cruelle déjà si j'étais coupable, quel nom lui donnerez- vous ,

quel nom le Seigneur lui donnera-t-il , si je suis innocente ?


-
Je suis soldat, madame , et j'accomplis les ordres que j'ai
reçus .

Croyez-vous qu'au jour du jugement dernier Dieu sépa-

rera les bourreaux aveugles des juges iniques ? vous ne voulez

pas que je tue mon corps , et vous vous faites l'agent de celui
qui veut tuer mon âme !

Mais , je vous le répète , reprit Felton ébranlé , aucun


danger ne vous menace , et je réponds de lord Winter comme
de moi-même .

→ Insensé ! s'écria milady, pauvre insensé qui ose répondre


d'un autre homme quand les plus sages, quand les plus selon

Dieu hésitent à répondre d'eux-mêmes , et qui se range du

parti le plus fort et le plus heureux , pour accabler la plus


faible et la plus malheureuse !

Impossible , madame , impossible , murmura Felton , qui


sentait au fond du cœur la justesse de cet argument : prison-

nière , vous ne recouvrerez pas par moi la liberté ; vivante , vous


ne perdrez pas par moi la vie .

Oui , s'écria milady, mais je perdrai ce qui m'est bien

plus cher que la vie , je perdrai l'honneur , Felton ; et c'est vous ,


vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes
de ma honte et de mon infamie .

Cette fois Felton , tout impassible qu'il était ou qu'il faisait


semblant d'être , ne put résister à l'influence secrète qui s'était
déjà emparée de lui : voir cette femme si belle , blanche comme

la plus pure vision , la voir tour à tour éplorée et mena-


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 299

çante, subir à la fois l'ascendant de la douleur et de la beauté ,

c'était trop pour un visionnaire , c'était trop pour un cerveau


miné par les rêves ardents de la foi extatique , c'était trop pour

un cœur corrodé à la fois par l'amour du ciel qui brûle , par la

haine des hommes qui dévore .


Milady vit le trouble , elle sentit par intuition la flamme
des passions opposées qui brûlaient le sang dans les veines

du jeune fanatique ; et , pareille à un général habile qui ,


voyant l'ennemi prêt à reculer , marche sur lui en poussant un
cri de victoire , elle se leva , belle comme une prêtresse antique , >
inspirée comme une vierge chrétienne , et , le bras étendu , le

col découvert , les cheveux épars , retenant d'une main sa robe

pudiquement ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de

ce feu qui avait déjà porté le désordre dans les sens du jeune
puritain , elle marcha vers lui , s'écriant sur un air véhément ,
de sa voix si douce , à laquelle , dans l'occasion , elle donnait un
accent terrible :

Livre à Baal sa victime


Jette aux lions le martyr :
Dieu te fera repentir ! ...
Je crie à lui de l'abîme.

Felton s'arrêta sous cette étrange apostrophe , et comme

pétrifié .

Qui êtes-vous , qui êtes-vous ? s'écria-t- il en joignant les


mains ; êtes-vous une envoyée de Dieu , êtes-vous un ministre

des enfers , êtes-vous ange ou démon , vous appelez -vous Éloa


ou Astarté ?
-
Ne m'as-tu pas reconnue , Felton ? Je ne suis ni un ange ,

ni un démon , je suis une fille de la terre , je suis une sœur de


tà croyance , voilà tout ..

Oui ! Oui ! dit Felton , je doutais encore , mais maintenant


je crois .
300 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Tu crois , et cependant tu es le complice de cet enfant de

Bélial qu'on appelle lord Winter ! Tu crois , et cependant tu


me laisses aux mains de mes ennemis , de l'ennemi de l'Angle-

terre , de l'ennemi de Dieu ? Tu crois , et cependant tu me livres

à celui qui remplit et souille le monde de ses hérésies et de ses


débauches , à cet infàme Sardanapale que les aveugles nom-

ment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l'An-


techrist .

—–—– Moi , vous livrer à Buckingham ! moi ! que dites -vous là ?

Ils ont des yeux , s'écria milady, et ils ne verront pas ; ils
ont des oreilles , et ils n'entendront point.

Oui , oui , dit Felton en passant ses mains sur son front

couvert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute ;

oui , je reconnais la voix qui me parle dans mes rêves ; oui , je


reconnais les traits de l'ange qui m'apparaît chaque nuit ,

criant à mon âme qui ne peut dormir : « Frappe , sauve l'An-


gleterre, sauve-toi , car tu mourras sans avoir désarmé Dieu ! >>
Parlez , parlez ! s'écria Felton , je puis vous comprendre à pré-
sent.

Un éclair de joie terrible , mais rapide comme la pensée ,

jaillit aux yeux de milady .

Si fugitive qu'eût été cette lueur homicide , Felton la vit et


tressaillit comme si cette lueur eût éclairé les abîmes du cœur
de cette femme .

Felton se rappela tout à coup les avertissements de lord


Winter, les séductions de milady , ses premières tentatives lors

de son arrivée ; il recula d'un pas et baissa la tête , mais sans

cesser de la regarder comme si , fasciné par cette étrange


créature , ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux .

Milady n'était point femme à se méprendre au sens de cette


hésitation . Sous ses émotions apparentes , son sang-froid glacé

ne l'abandonnait point . Avant que Felton lui eût répondu


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 301

et qu'elle fût forcée de reprendre cette conversation si diffi-


cile à soutenir sur le même accent d'exaltation , elle laissa
retomber ses mains , et comme si la faiblesse de la femme

reprenait le dessus sur l'enthousiasme de l'inspirée :

Mais, non , dit- elle , ce n'est pas à moi d'être la Judith qui
délivrera Béthulie de cet Holopherne . Le glaive de l'Éternel
est trop lourd pour mon bras . Laissez-moi donc fuir le déshon-

neur par la mort , laissez-moi me réfugier dans le martyre . Je

ne vous demande ni la liberté , comme ferait une coupable , ni


la vengeance , comme ferait une païenne . Laissez -moi mourir ,

voilà tout . Je vous supplie , je vous implore à genoux : laissez-


moi mourir , et mon dernier soupir sera une bénédiction pour
mon sauveur .

A cette voix douce et suppliante , à ce regard timide et abattu ,

Felton se rapprocha . Peu à peu l'enchanteresse avait revêtu

cette parure magique qu'elle reprenait et quittait à volonté ,


c'est-à-dire la beauté , la douceur , les larmes et surtout l'irré-

sistible attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des

voluptés .
Hélas ! dit Felton , je ne puis qu'une chose , vous plaindre
si vous me prouvez que vous êtes une victime ! Mais lord

Winter a de cruels griefs contre vous . Vous êtes chrétienne ,

vous êtes ma sœur en religion ; je me sens entraîné vers vous ,

moi qui n'ai jamais aimé que mon bienfaiteur, moi qui n'ai
trouvé dans la vie que des traîtres et des impies . Mais vous ,
madame , vous si belle en réalité , vous si pure en apparence ,

pour que lord Winter vous poursuive ainsi , vous avez donc
commis des iniquités !
Ils ont des yeux , répéta milady avec un accent d'indi-

cible douleur , et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles , et ils
n'entendront point .

Mais , alors , s'écria le jeune officier, parlez , parlez donc !


302 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

- Vous confier ma honte ! s'écria milady avec le rouge de

la pudeur au visage , car souvent le crime de l'un est la honte

de l'autre ; vous confier ma honte , à vous homme, moi femme !

Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses


beaux yeux , oh ! jamais , jamais je ne pourrai !

-A moi , à un frère ! s'écria Felton .

Milady le regarda longtemps avec une expression que le

jeune officier prit pour du doute , et qui cependant n'était que


de l'observation et surtout la volonté de fasciner .

Felton , 'à
à son tour suppliant, joignit les mains .

Eh bien , dit milady, je me fie à mon frère , j'oserai !


En ce moment, on entendit le pas de lord Winter ; mais ,
cette fois , le terrible beau-frère de milady ne se contenta point,

comme il avait fait la veille , de passer devant la porte et de


s'éloigner, il s'arrêta , échangea deux mots avec la sentinelle ,

puis la porte s'ouvrit , et il parut .

Pendant ces deux mots échangés , Felton s'était reculé vive-

ment, et lorsque lord Winter entra , il était à quelques pas de


la prisonnière .
Le baron entra lentement, et portant son regard scrutateur

de la prisonnière au jeune officier


-
Voilà bien longtemps , John , dit- il , que vous êtes ici ;

cette femme vous a-t- elle raconté ses crimes ? alors je com-
prends la durée de l'entretien .

Felton tressaillit , et milady sentit qu'elle était perdue si

elle ne venait au secours du puritain décontenancé .

Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne vous

échappe ! dit-elle , eh bien , demandez à votre digne geôlier


quelle grâce , à l'instant même , je sollicitais de lui .
- Vous demandiez une grâce, dit le baron soupçonneux .

Oui , milord , reprit le jeune homme confus .


Et quelle grâce , voyons ? demanda lord Winter.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 303

- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet , une minute


après l'avoir reçu , répondit Felton .

Il y a donc quelqu'un de caché ici que cette gracieuse


personne veuille égorger ? reprit lord Winter de sa voix rail-
leuse et méprisante .
Il y a moi , répondit milady.

Je vous ai donné le choix entre l'Amérique et Tyburn ,

reprit lord Winter, choisissez Tyburn , milady : la corde est ,


croyez-moi , encore plus sûre que le couteau.

Felton pålit et fit un pas en avant, en songeant qu'au mo-

ment où il était entré , milady tenait une corde .


Vous avez raison , dit celle- ci , et j'y avais déjà pensé ;

puis elle ajouta d'une voix sourde : J'y penserai encore .


Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses
os ; probablement lord Winter aperçut ce mouvement .

Méfie-toi , John , dit-il , John , mon ami , je me suis reposé


sur toi , prends garde ! Je t'ai prévenu ! D'ailleurs , aie bon

courage, mon enfant, dans trois jours nous serons délivrés

de cette créature , et , où je l'envoie , elle ne nuira plus à per-


sonne .

Vous l'entendez ! s'écria milady avec éclat , de façon que

le baron crùt qu'elle s'adressait au ciel et que Felton comprît


que c'était à lui .

Felton baissa la tête et rêva .

Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tête sur

son épaule , afin de ne pas perdre milady de vue jusqu'à ce


qu'il fût sorti .

Allons , allons , dit la prisonnière lorsque la porte se fut

refermée , je ne suis pas encore si avancée que je le croyais .


Winter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ;
ce que c'est que le désir de la vengeance , et comme ce désir

forme l'homme ! Quant à Felton , il hésite . Ah ! ce n'est pas un


304 LES TROIS MOUSQUETAIRES.

homme comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore


que les vierges , et il les adore en joignant les mains . Un mous-

quetaire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras .

Cependant milady attendit avec impatience , car elle se dou-


tait bien que la journée ne se passerait pas sans qu'elle revit
Felton . Enfin , une heure après la scène que nous venons de

raconter , elle entendit que l'on par-

lait bas à la porte, puis bientôt la

porte s'ouvrit , et elle


reconnut Felton .

Le jeune homme s'a-


vança rapidement dans
la chambre en laissant

la porte ouverte
derrière lui et en

faisant signe à mi-

lady de se taire ;
il avait le visage
bouleversé .

Que me vou-
lez-vous ? dit-elle .

Écoutez , ré-
Може
pondit Felton à

voix basse , si je

viens d'éloigner la sentinelle c'est pour pouvoir rester ici sans

qu'on sache que je suis venu , pour vous parler sans qu'on
puisse entendre ce que je vous dis . Le baron vient de me
raconter une histoire effroyable .

Milady prit son sourire de victime résignée , et secoua la tête .


-
Ou vous êtes un démon , continua Felton , ou le baron ,

mon bienfaiteur, mon père , est un monstre . Je vous connais

depuis quatre jours , je l'aime depuis deux ans , lui ; je puis


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 305

donc hésiter entre vous deux ne vous effrayez pas de ce que

je vous dis , j'ai besoin d'être convaincu . Cette nuit , après

minuit, je viendrai vous voir , et vous me convaincrez .


Non , Felton , non , mon frère , dit-elle , le sacrifice est trop

grand et je sens qu'il vous coûte . Non , je suis perdue , ne vous


perdez pas avec moi . Ma mort sera bien plus éloquente que ma
vie , et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que

les paroles de la prisonnière .


Taisez-vous , madame , s'écria Felton , et ne me parlez pas

ainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l'hon-

neur , pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus
sacré que vous n'attenterez pas à votre vie .
Je ne veux pas promettre , dit milady, car personne plus

que moi n'a le respect du serment, et , si je promettais , il me


faudrait tenir .

Eh bien ! dit Felton , engagez-vous seulement jusqu'au


moment où vous m'aurez revu . Si , lorsque vous m'aurez revu ,
vous persistez encore , eh bien ! alors , vous serez libre , et , moi-

mème , je vous donnerai l'arme que vous m'avez demandée .


Eh bien ! dit milady, pour vous j'attendrai .
- Jurez-le .

Je le jure par notre Dieu . Ètes-vous content?


Bien , dit Felton , à cette nuit!

Et il s'élança hors de l'appartement , referma la porte , et

attendit en dehors , la demi-pique du soldat à la main et comme


s'il eût monté la garde à sa place.

Le soldat revenu , Felton lui rendit son arme .

Alors , à travers le guichet dont elle s'était rapprochée ,

milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur délirante


et s'en aller par le corridor avec un transport de joie .

Quant à elle , elle revint à sa place , un sourire de sauvage

mépris sur ses lèvres , et elle répéta en blasphémant ce nom


11. 39
306 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

terrible de Dieu , par lequel elle avait juré sans jamais avoir
appris à le connaître .

Mon Dieu ! dit -elle , fanatique insensé ! mon Dieu ! c'est


moi , moi et celui qui m'aidera à me venger.

XXVI

CINQUIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Cependant milady en était arrivée à un demi-triomphe , et


le succès obtenu doublait ses forces .

Il n'était pas difficile de vaincre , ainsi qu'elle l'avait fait

jusque-là, des hommes prompts à se laisser séduire , et que


l'éducation galante de la cour entraînait vite dans le piège ;

milady était assez belle pour ne pas trouver de résistance de


la part de la chair, et elle était assez adroite pour l'emporter

sur tous les obstacles de l'esprit .


Mais , cette fois , elle avait à lutter contre une, nature sau-

vage, concentrée , insensible à force d'austérité ; la religion et

la pénitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux


séductions ordinaires . Il roulait dans cette tète exaltée des

plans tellement vastes , des projets tellement tumultueux , qu'il

n'y restait plus de place pour aucun amour , de caprice ou de


matière , ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la

corruption . Milady avait donc fait brèche , avec sa fausse vertu ,

dans l'opinion d'un homme prévenu horriblement contre elle ,


et par sa beauté , dans le cœur et les sens d'un homme chaste

et pur . Enfin , elle s'était donné la mesure de ses moyens ,


inconnus d'elle-même jusqu'alors , par cette expérience faite sur

le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent


soumettre à son étude .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 307

Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle avait déses-


péré du sort et d'elle -même ; elle n'invoquait pas Dieu , nous

le savons , mais elle avait foi dans le génie du ural , cette immense

souveraineté qui règne dans tous les détails de la vie humaine ,

et à laquelle , comme dans la fable arabe , un grain de grenade


suffit pour reconstruire un monde perdu .

Milady , bien préparée à recevoir Felton , put dresser ses bat-


teries pour le lendemain . Elle savait qu'il ne lui resterait plus

que deux jours , qu'une fois l'ordre signé par Buckingham (et

Buckingham le signerait d'autant plus facilement, que cet ordre


portait un faux nom , et qu'il ne pourrait reconnaître la femme

dont il était question ) , une fois cet ordre signé , disons-nous ,


le baron la faisait embarquer sur-le-champ , et elle savait aussi
que les femmes condamnées à la déportation usent d'armes

bien moins puissantes dans leurs séductions que les préten-


dues femmes vertueuses dont le soleil du monde éclaire la

beauté , dont la voix de la mode vante l'espèce , et qu'un reflet


d'aristocratie dore de ses lueurs enchantées . Être une femme

condamnée à une peine misérable et infamante n'est pas un

empêchement à être belle , mais c'est un obstacle à jamais


redevenir puissante . Comme tous les gens d'un mérite réel ,

milady connaissait le milieu qui convenait à sa nature , à ses


moyens . La pauvreté lui répugnait, l'abjection la diminuait.

des deux tiers de sa grandeur. Milady n'était reine que parmi

les reines ; il fallait à sa domination le plaisir de l'orgueil satis-

fait . Commander aux êtres inférieurs était plutôt une humi-


liation qu'un plaisir pour elle .

Certes , elle fût revenue de son exil , elle n'en doutait pas un

seul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ?


Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de milady
les jours qu'on n'occupe pas à monter sont des jours néfastes ;

qu'on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours


308 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

qu'on emploie à descendre ! Perdre un an , deux ans , trois ans ,

c'est-à-dire une éternité ; revenir quand d'Artagnan , heureux


et triomphant , aurait, lui et ses amis , reçu de la reine la récom-

pense qui leur était bien acquise pour les services qu'ils lui

avaient rendus ; c'était là de ces idées dévorantes qu'une

femme comme milady ne pouvait supporter . Au reste , l'orage


qui grondait en elle doublait sa force , et elle eût fait éclater les

murs de sa prison , si son corps eût pu prendre un seul instant

les proportions de son esprit .


Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela ,
c'était le souvenir du cardinal . Que devait penser, que devait

dire de son silence le cardinal défiant, inquiet, soupçonneux ;

le cardinal , non seulement son seul appui , son seul soutien ,


son seul protecteur dans le présent , mais encore le principal
instrument de sa fortune et de sa vengeance à venir ? Elle le
connaissait , elle savait qu'à son retour, après un voyage inu-

tile , elle aurait beau arguer de la prison , elle aurait beau


exalter les souffrances subies , le cardinal répondrait avec ce

calme railleur du sceptique puissant à la fois par la force et

le génie « Il ne fallait pas vous laisser prendre ! »


Alors milady réunissait toute son énergie , murmurant au

fond de sa pensée le nom de Felton , la seule lueur de jour qui


pénétrât jusqu'à elle au fond de l'enfer où elle était tombée ;

et comme un serpent qui roule et déroule ses anneaux pour

se rendre compte à lui-même de sa force , elle enveloppait


d'avance Felton dans les mille replis de son inventive imagi-
nation .
9
Cependant le temps s'écoulait , les heures les unes après les
autres semblaient réveiller la cloche en passant , et chaque

coup du battant d'airain retentissait sur le cœur de la prison-


nière . A neuf heures, lord Winter fit la visite accoutumée ,

regarda la fenêtre et les barreaux, sonda le parquet et les


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 309

murs , visita la cheminée et les portes , sans que , pendant cette


longue et minutieuse visite, ni lui ni milady prononcassent
une seule parole.

Sans doute que tous deux comprenaient que la situation.


était devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles
et en colère sans effet.

Allons , allons , dit le baron en la quittant, vous ne vous


sauverez pas encore cette nuit !

A dix heures , Felton vint placer une sentinelle ; milady

reconnut son pas . Elle le devinait maintenant comme une


maîtresse devine celui de l'amant de son cœur , et cependant

milady détestait et méprisait à la fois ce faible fanatique .


Ce n'était point l'heure convenue . Felton n'entra point .

Deux heures après , et comme minuit sonnait , la sentinelle


fut relevée .

Cette fois c'était l'heure aussi , à partir de ce moment ,

milady attendit-elle avec impatience .


La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le
corridor .

Au bout de dix minutes Felton vint . Milady prêta l'oreille .


Écoute, dit le jeune homme à la sentinelle , sous aucun

prétexte ne t'éloigne de cette porte , car tu sais que la nuit der-


nière un soldat a été puni par milord pour avoir quitté son

poste un instant , et cependant c'est moi qui , pendant sa courte


absence , avais veillé à sa place .
-
Oui , je le sais , dit le soldat .
- Je te recommande donc la plus exacte surveillance . Moi ,
ajouta-t-il , je vais entrer pour visiter une seconde fois la
chambre de cette femme , qui a , j'en ai peur, de sinistres pro-

jets sur elle-même , et que j'ai reçu l'ordre de surveiller .

Bon , murmura milady , voilà l'austère puritain qui


ment !
310 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Quant au soldat, il se contenta de sourire .

Peste ! mon lieutenant, dit-il , vous n'êtes pas malheu-


reux d'être chargé de commissions pareilles , surtout si milord

vous a autorisé à regarder jusque dans son lit.

Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eût répri-


mandé le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ;

mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche


osât parler .

Si j'appelle , dit -il , viens ; de même que si l'on vient ,


appelle-moi .
Oui, mon lieutenant, dit le soldat.

Felton entra chez milady . Milady se leva .


Vous voilà? dit-elle .

Je vous avais promis de venir, dit Felton , et je suis


venu.

Vous m'avez promis autre chose encore .

Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme qui , malgré

son empire sur lui -même , sentait ses genoux trembler et la


sueur poindre sur son front .

Vous avez promis de m'apporter un couteau , et de me


le laisser après notre entretien .

Ne parlez pas de cela , madame , dit Felton , il n'y a pas

de situation , si terrible qu'elle soit , qui autorise une créature


de Dieu à se donner la mort . J'ai réfléchi que jamais je ne

pourrais me rendre coupable d'un pareil péché .


Ah ! vous avez réfléchi ! dit la prisonnière en s'asseyant

sur son fauteuil avec un sourire de dédain ; et moi aussi , j'ai


réfléchi !

A quoi?

Que je n'avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas


sa parole .
- O mon Dieu ! murmura Felton .
1
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 311

-
Vous pouvez vous retirer, dit milady, je ne parlerai pas .

Voilà le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l'arme


que , selon sa promesse , il avait apportée , mais qu'il hésitait à
remettre à sa prisonnière .

Voyons-le, dit milady .


Pour quoi faire ?

Sur l'honneur , je vous le rends à l'instant même ; vous


le poserez sur cette table , et vous resterez entre lui et moi .

Felton tendit l'arme à milady, qui en examina attentive-

ment la trempe , et qui essaya la pointe sur le bout de son


doigt.

Bien , dit-elle en rendant le couteau au jeune officier ,


celui-ci est en bel et bon acier ; vous êtes un fidèle ami ,
Felton .

Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait


d'être convenu avec sa prisonnière .

Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction .


Maintenant , dit-elle , écoutez-moi .

La recommandation était inutile : le jeune officier se tenait


debout devant elle , attendant ses paroles pour les dévorer .

Felton , dit milady avec une solennité pleine de mélan-

colie , Felton , si votre sœur , la fille de votre père vous disait :


Jeune encore , assez belle par malheur , on m'a fait tomber

dans un piège , j'ai résisté ; on a multiplié autour de moi les


embûches , les violences , j'ai résisté ; on a blasphémé la reli-

gion que je sers , le Dieu que j'adore , parce que j'appelais à


mon secours ce Dieu et cette religion , j'ai résisté ; alors on m'a

prodigué les outrages , et comme on ne pouvait perdre mon


âme, on a voulu à tout jamais souiller mon corps ; enfin...

Milady s'arrêta , et un sourire amer passa sur ses lèvres .


Enfin , dit Felton , enfin , qu'a-t-on fait ?

Enfin , un soir, on résolut de paralyser cette résis-


F

312 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

tance qu'on ne pouvait vaincre un soir , on mêla à mon eau

un narcotique puissant ; à peine eus-je achevé mon repas , que

je me sentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue .


Quoique je fusse sans défiance , une crainte vague me saisit et

j'essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai , je voulus


courir à la fenêtre , appeler au secours , mais mes jambes refu-

sèrent de me porter ; il me semblait que le plafond s'abaissait

sur ma tête et m'écrasait de son poids ; je tendis les bras , j'es-

sayai de parler , je ne pus que pousser des sons inarticulés ; un

engourdissement irrésistible s'emparait de moi , je me retins

à un fauteuil , sentant que j'allais tomber, mais bientôt cet

appui fut insuffisant pour mes bras débiles , je tombai sur


un genou, puis sur les deux ; je voulus prier, ma langue était

glacée ; Dieu ne me vit ni ne m'entendit sans doute , et je glis-


sai sur le parquet, en proie à un sommeil qui ressemblait à la

mort . De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui

s'écoula pendant sa durée , je n'eus aucun souvenir ; la seule


chose que je me rappelle , c'est que je me réveillai couchée
dans une chambre ronde , dont l'ameublement était somptueux ,

et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture au


plafond . Du reste , aucune porte ne semblait y donner entrée :
on eût dit une magnifique prison .
>> Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où

je me trouvais et de tous les détails que je rapporte , mon


esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes

ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m'arracher ;


j'avais des perceptions vagues d'un espace parcouru , du roule-
ment d'une voiture , d'un rève horrible dans lequel mes forces
se seraient épuisées ; mais tout cela était si sombre et si indis-

tinct dans ma pensée , que ces événements semblaient appar-

tenir à une autre vie que la mienne et cependant mêlée à la


mienne par une fantastiqué dualité .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 313

>> Quelque temps , l'état dans lequel je me trouvais me sem-

bla si étrange , que je crus que je faisais un rêve . Je me levai


chancelante , mes habits étaient près de moi , sur une chaise :
je ne me rappelai ni m'être dévêtue , ni m'être couchée . Alors

peu à peu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques ter-

reurs je n'étais plus dans la maison que j'habitais ; autant que


j'en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà

aux deux tiers écoulé ! c'était la veille au soir que je m'étais


endormie ; mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-

quatre heures . Que s'était-il passé pendant ce long sommeil ?


>> Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible .
Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l'in-

fluence du narcotique n'était point encore entièrement dissipée .


Au reste , cette chambre était meublée pour recevoir une
femme ; et la coquette la plus achevée n'eût pas eu un souhait

à former qu'elle n'eût vu , en promenant son regard autour de


l'appartement , son souhait accompli .

» Certes , je n'étais pas la première captive qui s'était vue


enfermée dans cette splendide prison ; mais , vous le compre-

nez , Felton , plus la prison était belle, plus je m'épouvantais .


>> Oui , c'était une prison , car j'essayai vainement d'en sortir .

Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte , partout

les murs rendirent un son plein et mat .


>> Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre , cher-

chant une issue quelconque ; il n'y en avait pas je tombai


écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil .

» Pendant ce temps , la nuit venait rapidement, et avec la

nuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais res-

ter où j'étais assise ; il me semblait que j'étais entourée de

dangers inconnus , dans lesquels j'allais tomber à chaque pas .

Quoique je n'eusse rien mangé depuis la veille , mes craintes


m'empêchaient de ressentir la faim.
11. 40
314 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

>> Aucun bruit du dehors , qui me permit de mesurer le

temps , ne venait jusqu'à moi ; je présumai seulement qu'il


pouvait être sept ou huit heures du soir ; car nous étions au
mois d'octobre , et il faisait nuit entière .

>> Tout à coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds
me fit tressaillir ;

un globe de feu
apparut au-dessus
de l'ouverture vi-

trée du plafond ,
jetant une vive
lumière dans ma

chambre , et je m'a-

perçus avec terreur

qu'un homme était


debout à quelques
pas de moi.

>> Une table à


deux couverts , sup-

portant un souper

tout préparé, s'était


dressée comme par

magie au milieu de

l'appartement.
>> Cet homme

était celui qui me

poursuivait depuis un an, qui avait juré mon déshonneur, et


qui , aux premiers mots qui sortirent de sa bouche , me fit

comprendre qu'il l'avait accompli la nuit précédente .


L'infâme ! murmura Felton.

Oh ! oui , l'infâme ! s'écria milady , voyant l'intérêt que

le jeune officier, dont l'âme semblait suspendue à ses lèvres ,


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 315

prenait à cet étrange récit ; oh ! oui , l'infâme ! il avait cru qu'il


lui suffisait d'avoir triomphé de moi dans mon sommeil , pour,

que tout fût dit ; il venait , espérant que j'accepterais ma honte ,


puisque ma honte était consommée ; il venait m'offrir sa for-
tune en échange de mon amour .

>> Tout ce que le cœur d'une femme peut contenir de

superbe mépris et de paroles dédaigneuses , je le versai sur

cet homme ; sans doute , il était habitué à de pareils reproches ;


car il m'écouta calme , souriant, et les bras croisés sur sa poi-

"trine ; puis , lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il s'avança vers
moi ; je bondis vers la table , je saisis un couteau , je l'appuyai

sur ma poitrine .
>> Faites un pas de plus , lui dis-je , et outre mon dés-

honneur , vous aurez encore ma mort à vous reprocher .

>> Sans doute , il y avait dans mon regard , dans ma voix ,

dans toute ma personne , cette vérité de geste , de pose et d'ac-

cent, qui porte la conviction dans les âmes les plus perverses ;
car il s'arrêta .
(
>> - Votre mort ! me dit-il ; oh ! pon , vous êtes une trop

charmante maîtresse pour que je consente à vous perdre ainsi ,


après avoir eu le bonheur de vous posséder une fois seulement .

Adieu , ma toute belle ! j'attendrai , pour revenir vous faire ma


visite , que vous soyez dans de meilleures dispositions .

» A ces mots , il donna un coup de sifflet ; le globe de

flamme qui éclairait ma chambre remonta et disparut ; je me


retrouvai dans l'obscurité . Le même bruit d'une porte qui

s'ouvre et se referme se reproduisit un instant après , le globe

flamboyant descendit de nouveau , et je me retrouvai seule .

>> Ce moment fut affreux ; si j'avais encore quelques doutes_


sur mon malheur, ces doutes s'étaient évanouis dans une

désespérante réalité : j'étais au pouvoir d'un homme que non

seulement je détestais , mais que je méprisais ; d'un homme


316 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

capable de tout, et qui m'avait déjà donné une preuve fatale de


ce qu'il pouvait faire .

Mais quel était donc cet homme ? demanda Felton .

Je passai la nuit sur une chaise , tressaillant au moin-

dre bruit ; car, à minuit à peu près , la lampe s'était éteinte ,


et je m'étais retrouvée dans l'obscurité . Mais la nuit se passa

sans nouvelle tentative de mon persécuteur ; le jour vint : la

table avait disparu ; seulement , j'avais encore le couteau à la


main .

» Ce couteau , c'était tout mon espoir.


» J'étais écrasée de fatigue ; l'insomnie brùlait mes yeux ;

je n'avais pas osé dormir un seul instant : le jour me rassura ;

j'allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libérateur ,


que je cachai sous mon oreiller .
>> Quand je me réveillai , une nouvelle table était servie .

>> Cette fois , malgré mes terreurs , en dépit de mes


angoisses , une faim dévorante se faisait sentir ; il y avait qua-

rante-huit heures que je n'avais pris aucune nourriture : je


mangeai du pain et quelques fruits ; puis , me rappelant le nar-
cotique mêlé à l'eau que j'avais bue , je ne touchai point à celle

qui était sur la table , et j'allai remplir mon verre à une fon-
taine de marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette .

Cependant , malgré cette précaution , je n'en demeurai pas

moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; mais

mes craintes , cette fois , n'étaient pas fondées je passai la

journée sans rien éprouver qui ressemblat à ce que je redou-


tais . J'avais eu la précaution de vider à demi la carafe , pour
qu'on ne s'aperçût point de ma défiance . Le soir vint , et avec

lui l'obscurité ; cependant , si profonde qu'elle fût, mes yeux

commençaient à s'y habituer ; je vis , au milieu des ténèbres

la table s'enfoncer dans le plancher ; un quart d'heure après ,

elle reparut portant mon souper ; un instant après , grâce à


• LES TROIS MOUSQUETAIRES . 317

la même lampe , ma chambre s'éclaira de nouveau . J'étais

résolue à ne manger que des objets auxquels il était impos-

sible de mêler aucun somnifère : deux œufs et quelques fruits

composèrent mon repas ; puis , j'allai puiser un verre d'eau


à ma fontaine protectrice , et je le bus . Aux premières gorgées ,

il me sembla qu'elle n'avait plus le même goût que le matin :


un soupçon rapide me prit , je m'arrêtai ; mais j'en avais déjà

avalé un demi-verre . Je jetai le reste avec horreur , et j'at-


tendis , la sueur de l'épouvante au front .

>> Sans doute , quelque invisible témoin m'avait vue prendre

de l'eau à cette fontaine , et avait profité de ma confiance

même pour mieux assurer ma perte si froidement résolue , si


cruellement poursuivie .

Une demi-heure ne s'était pas écoulée , que les mêmes


symptômes se produisirent ; seulement, comme cette fois je
n'avais bu qu'un demi-verre d'eau , je luttai plus longtemps ,

et , au lieu de m'endormir tout à fait , je tombai dans un état


de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait
autour de moi , tout en m'ôtant la force ou de me défendre

ou de fuir . Je me traînai vers mon lit , pour y chercher la seule


défense qui me restat , mon couteau sauveur ; mais , je ne pus

arriver jusqu'au chevet je tombai à genoux , les mains cram-

ponnées à l'une des colonnes du pied ; alors , je compris que


j'étais perdue...
Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut

par tout son corps .

Et ce qu'il y avait de plus affreux , continua milady , la

voix altérée comme si elle eût encore éprouvé la même


angoisse qu'en ce moment terrible , c'est que , cette fois , j'avais
la conscience du danger qui me menaçait ; c'est que mon âme ,

si je puis le dire , veillait dans mon corps endormi ; c'est que


je voyais , c'est que j'entendais : il est vrai que tout cela était
318 LES TROIS MOUSQUETAIRES ..

comme dans un rêve ; mais ce n'en était que plus effrayant .

Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissait


dans l'obscurité ; puis j'entendis le bruit si bien connu de cette
porte , quoique cette porte ne se fût ouverte que deux fois .

Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi on dit


que le malheureux perdu dans les déserts de l'Amérique sent.

ainsi l'approche du serpent . Je voulais faire un effort , je tentai

de crier ; par une incroyable énergie de volonté je me relevai


mème , mais pour retomber aussitôt... et retomber dans les

bras de mon persécuteur .

Dites-moi donc quel était cet homme ? s'écria le jeune


officier.

Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle causait de

souffrance à Felton , en pesant sur chaque détail de son récit ;


mais elle ne voulait lui faire grâce d'aucune torture . Plus pro-
fondément elle lui briserait le cœur, plus sûrement il la ven-

gerait . Elle continua donc comme si elle n'eût point entendu

son exclamation , ou comme si elle eût pensé que le moment


n'était pas encore venu d'y répondre .
Seulement , cette fois , ce n'était plus à une espèce de

cadavre inerte , sans aucun sentiment, que l'infâme avait


affaire . Je vous l'ai dit sans pouvoir parvenir à retrouver
l'exercice complet de mes facultés , il me restait le sentiment

de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et sans

doute j'opposai , tout affaiblie que j'étais , une longue résis-


tance , car je l'entendis s'écrier : « Ces misérables puritaines !

je savais bien qu'elles lassaient leurs bourreaux , mais je les

croyais moins fortes contre leurs amants . »

>> Hélas ! cette résistance désespérée ne pouvait durer long-

temps , je sentis mes forces qui s'épuisaient ; et cette fois ce ne

fut pas de mon sommeil que le làche profita , ce fut de mon


évanouissement...
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 319

Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu'une


espèce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur

son front de marbre , et sa main cachée sous son habit déchi-


rait sa poitrine .

Mon premier mouvement , en revenant à moi , fut de

chercher sous mon oreiller ce couteau que je n'avais pu


atteindre s'il n'avait point servi à la défense , il pouvait au
moins servir à l'expiation .

>> Mais en prenant ce couteau , Felton , une idée terrible me

vint . J'ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous
ai promis la vérité , je la dirai , dût- elle me perdre .
L'idée vous vint de vous venger de cet homme , n'est-ce
pas ? s'écria Felton .

Eh bien , oui ! dit milady : cette idée n'était pas d'une

chrétienne , je le sais ; sans doute cet éternel ennemi de notre


âme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait à
mon esprit. Enfin , que vous dirais-je , Felton ? continua milady

du ton d'une femme qui s'accuse d'un crime , cette idée me vint
et ne me quitta plus sans doute C'est de cette pensée homicide

que je porte aujourd'hui la punition .

Continuez , continuez , dit Felton , j'ai hâte de vous voir


arriver à la vengeance
-
Oh ! je résolus qu'elle aurait lieu le plus tôt possible ,

je ne doutais pas qu'il ne revînt la nuit suivante . Dans le jour


je n'avais rien à craindre .
>> Aussi , quand vint l'heure du déjeuner , je n'hésitai pas

à manger et à boire : j'étais résolue à faire semblant de souper ,

mais à ne rien prendre je devais donc par la nourriture du


matin combattre le jeûne du soir .

>> Seulement je cachai un verre d'eau soustraite à mon déjeu-

ner, la soif ayant été ce qui m'avait le plus fait souffrir quand
j'étais demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.
320 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

» La journée s'écoula sans avoir d'autre influence sur moi

que de m'affermir dans la résolution prise seulement j'eus


soin que mon visage ne trahit en rien la pensée de mon cœur
car je ne doutais pas que je ne fusse observée ; plusieurs fois

même je sentis un sourire sur mes lèvres . Felton , je n'ose


pas vous dire à quelle idée je souriais , vous me prendriez en
horreur ...

Continuez , continuez , dit Felton , vous voyez bien que

j'écoute et que j'ai hâte d'arriver .


Le soir vint , les événements ordinaires s'accomplirent ;

pendant l'obscurité , comme d'habitude , mon souper fut servi ,


puis la lampe s'alluma , et je me mis à table .
» Je mangeai quelques fruits seulement je fis semblant de
me verser de l'eau de la carafe , mais je ne bus que celle que

j'avais conservée dans mon verre ; la substitution , au reste ,


fut faite assez adroitement pour que mes espions , si j'en avais ,
ne conçussent aucun soupçon .
>> Après le souper , je donnai les mêmes marques d'engour-

dissement que la veille ; mais cette fois , comme si je succom-

bais à la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger ,

je me traînai vers mon lit , je laissai tomber ma robe et me


couchai.

>> Cette fois, j'avais retrouvé mon couteau sous l'oreiller , et


tout en feignant de dormir , ma main serrait convulsivement la

} poignée .
» Deux heures s'écoulèrent sans qu'il se passât rien de nou-

veau cette fois, ò mon Dieu ! qui m'eût dit cela la veille ! je

commençais à craindre qu'il ne vînt pas ! Enfin , je vis la lampe


s'élever doucement et disparaître dans les profondeurs du pla-

fond ; ma chambre s'emplit de ténèbres et d'obscurité , mais je


fis un effort pour percer du regard l'obscurité et les ténèbres .

Dix minutes à peu près se passèrent . Je n'entendais d'autre


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 321

bruit que celui du battement de mon cœur . J'implorai , le ciel

pour qu'il vint . Enfin j'entendis la porte qui s'ouvrait et se

refermait ; j'entendis , malgré l'épaisseur du tapis , une ombre


qui approchait de mon lit.
Hâtez-vous , hàtez-vous ! dit Felton , ne voyez-vous pas

que chacune de vos paroles me brûle comme du plomb fondu!

Alors , continua milady, je réunis toutes mes forces , je


me rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la jus-

tice avait sonné ; je me regardai comme une autre Judith ; je

me ramassai sur moi-même , mon couteau à la main , et quand je


le vis près de moi , étendant les bras pour chercher sa victime ,

alors , avec le dernier cri de la douleur et du désespoir , je le


frappai au milieu de la poitrine.
>> Le misérable ! il avait tout prévu sa poitrine était cou-
verte d'une cotte de mailles ; le couteau s'émoussa .
>> Ah! ah! s'écria-t-il en me saisissant le bras et en m'ar-

rachant l'arme qui m'avait si mal servie , vous en voulez à


ma vie, ma belle puritaine ! mais c'est plus que de la haine ,
cela , c'est de l'ingratitude ! Allons , allons , calmez-vous , ma
belle enfant ! j'avais cru que vous vous étiez adoucie . Je ne
suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force vous
ne m'aimez pas , j'en doutais avec ma fatuité ordinaire ; main-

tenant j'en suis convaincu . Demain , vous serez libre .

>> Je n'avais qu'un désir, c'était qu'il me tuât.


>> Prenez garde ! lui dis-je , car ma liberté c'est votre
déshonneur .
>> Expliquez -vous , ma belle sibylle .
>> Oui, car à peine sortie d'ici , je dirai tout, je dirai la

violence dont vous avez usé envers moi , je dirai ma captivité .


Je dénoncerai ce palais d'infamie ; vous êtes bien haut placé ,
milord , mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi , au-

dessus du roi il y a Dieu .


11. 41
322 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

>> Si maître qu'il parût de lui , mon persécuteur laissa

échapper un mouvement de colère . Je ne pouvais voir l'expres-


sion de son visage,

mais j'avais senti


frémir son bras sur

lequel était posée


ma main .

>> - Alors , vous

ne sortirez pas d'ici !


dit-il .

Bien , bien !

m'écriai -je , alors le


lieu de mon sup-

plice sera aussi ce-


lui de mon tombeau.

MoYot

Bien ! je mourrai ici , et vous verrez si un fantôme qui accuse


n'est pas plus terrible encore qu'un vivant qui menace?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 323

>> On ne vous laissera aucune arme .


)) - Il y en a une que le désespoir a mise à la portée de

toute créature qui a le courage de s'en servir . Je me laisserai


mourir de faim .
>>
Voyons , dit le misérable , la paix ne vaut-elle pas

mieux qu'une pareille guerre ? Je vous rends la liberté à l'in-


stant même, je vous proclame une vertu , je vous surnomme la
Lucrèce de l'Angleterre .
>> --
Et moi je dis que vous êtes le Sextus, moi je vous
dénonce aux hommes comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu ;

et s'il faut que , comme Lucrèce , je signe mon accusation de


mon sang, je la signerai .
>> Ah ! ah! dit mon ennemi d'un ton railleur , alors c'est

autre chose . Ma foi , au bout du compte , vous êtes bien ici , rien
ne vous manquera , et si vous vous laissez mourir de faim , ce
sera votre faute .

» A ces mots , il se retira , et je restai abîmée , moins


encore , je l'avoue , dans ma douleur , que dans la honte de ne
m'être pas vengée .

» Il me tint parole . Toute la journée , toute la nuit du len-


demain s'écoulèrent sans que je le revisse . Mais moi aussi je
lui tins parole , et je ne mangeai ni ne bus ; j'étais , comme je
le lui avais dit , résolue à me laisser mourir de faim .

» Je passai le jour et la nuit en prière , car j'espérais que

Dieu me pardonnerait mon suicide .

» La seconde nuit , la porte s'ouvrit ; j'étais couchée à terre


sur le parquet, les forces commençaient à m'abandonner . Au

bruit je me relevai sur une main .


» — Eh bien ! me dit une voix qui vibrait d'une façon trop
terrible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas ; eh

bien ! sommes-nous un peu adoucie , et payerons-nous notre

liberté d'une seule promesse de silence ? Tenez , moi , je suis


324 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

bon prince , ajouta-t-il , et , quoique je n'aime pas les puritains ,


je leur rends justice , ainsi qu'aux puritaines , quand elles

sont jolies. Allons , faites-moi un petit serment sur la croix , je


ne vous en demande pas

davantage .
Sur la croix !

m'écriai-je en me relevant,
car à cette voix abhorrée

j'avais retrouvé toutes mes

forces ; sur la croix ! je


jure que nulle promesse , "

WBCT. MauriceIpleit

nulle menace , nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la

croix ! je jure de vous dénoncer partout comme un meurtrier,


comme un larron d'honneur, comme un lâche ; sur la croix !

je jure, si jamais je parviens à sortir d'ici , de demander ven-


geance contre vous au genre humain entier.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 325

>> Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace

que je n'avais pas encore entendu , j'ai un moyen suprême , que


je n'emploierai qu'à la dernière extrémité , de vous fermer la

bouche ou du moins d'empêcher qu'on croie un seul mot de ce


que vous direz .

>> Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un

éclat de rire .

» Il vit que c'était entre nous désormais une guerre éter-


nelle , une guerre à mort .
)) -- Écoutez , dit-il , je vous donne encore le reste de cette

nuit et la journée de demain ; réfléchissez promettez de vous


taire , la richesse , la considération , les honneurs même vous

entoureront ; menacez de parler , et je vous condamne à l'in-


famie .
>> Vous ! m'écriai-je , vous !
>> - A l'infamie éternelle , ineffaçable !
>> Vous ! répétai-je, Oh ! je vous le dis , Felton , je le
croyais insensé !
)) — Oui, moi ! reprit-il.
)) — Ah ! laissez - moi , lui dis-je , sortez , si vous ne voulez
pas qu'à vos yeux je me brise la tête contre la muraille !
>> C'est bien, reprit-il , vous le voulez , à demain soir !
>> - A demain soir ! répondis-je en me laissant tomber et

en mordant le tapis de rage...

Felton s'appuyait sur un meuble , et milady voyait avec une

joie de démon que la force lui manquerait peut-être avant la


fin du récit .
326 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XXVII

UN MOYEN DE TRAGÉDIE CLASSIQUE

Après un moment de silence employé par milady à observer


le jeune homme qui l'écoutait , milady continua son récit :

Il y avait près de trois jours que je n'avais ni bu ni

mangé, je souffrais des tortures atroces : parfois il me passait


comme des nuages qui me serraient le front , qui me voilaient.
les yeux c'était le délire .

>> Le soir vint , j'étais si faible , qu'à chaque instant je m'éva


nouissais , et à chaque fois que je m'évanouissais je remerciais
Dieu , car je croyais que j'allais mourir . Au milieu de l'un de

ces évanouissements , j'entendis la porte s'ouvrir ; la terreur me


rappela à moi . Il entra chez moi suivi d'un homme masqué ,

il était masqué lui -même ; mais je reconnus son pas , je re-

connus sa voix , je reconnus cet air imposant que l'enfer a


donné à sa personne pour le malheur de l'humanité .
>> - Eh bien ! me dit- il , êtes-vous décidée à me faire le

serment que je vous ai demandé ?


>> Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole : la

mienne , vous l'avez entendue , c'est de vous poursuivre sur la


terre au tribunal des hommes , dans le ciel au tribunal de
Dieu !

)) Ainsi , vous persistez ?


>> -- Je le jure devant ce Dieu qui m'entend je prendrai
le monde entier à témoin de votre crime , et cela jusqu'à ce que

j'aie trouvé un vengeur..


>>
Vous êtes une prostituée , dit-il d'une voix tonnante , et
vous subirez le supplice des prostituées ! Flétrie aux yeux du
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 327

monde que vous invoquerez , tâchez de prouver à ce monde


que vous n'êtes ni coupable ni folle !

>> Puis s'adressant à l'homme qui l'accompagnait :


>> Bourreau , dit-il , fais ton devoir !
Oh ! son nom, son nom ! s'écria Felton ; son nom , dites-
le-moi !

Alors , malgré mes cris , malgré ma résistance , car je

commençais à comprendre qu'il s'agissait pour

moi de quelque chose de pire que la mort , le


bourreau me sai-

sit, me renversa

sur le parquet , me
meurtrit 1 de ses

étreintes , et , suffo-

quée par les san-

glots , presque sans


connaissance, in-

voquant Dieu, qui


ne m'écoutait pas,

je poussai tout à

coup un effroyable
cri de douleur et

de honte ; un feu

brûlant , un fer rouge , le fer du bourreau , s'était imprimé sur


mon épaule .
Felton poussa un rugissement . ‫ر‬

Tenez , dit milady en se levant alors avec une majesté de

reine , tenez , Felton , voyez comment on a inventé un nouveau

martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la bru-


talité d'un scélérat . Apprenez à connaître le cœur des hommes ,
et désormais faites-vous moins facilement l'instrument de

leurs injustes vengeances .


328 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe , déchira la batiste

qui couvrait son sein , et , rouge d'une fausse colère et d'une

honte jouée , montra au jeune homme l'empreinte ineffaçable


qui déshonorait cette épaule si belle .
Mais , s'écria Felton , c'est une fleur de lis que je
vois là !

Et voilà justement où est l'infamie , répondit milady . La


flétrissure d'Angleterre !... il fallait prouver quel tribunal me

l'avait imposée , et alors j'aurais fait un appel public à tous les

tribunaux du royaume ; mais la flétrissure de France ….. oh ! par


elle , par elle , j'étais bien réellement flétrie .

C'en était trop pour Felton .


Pâle et immobile , écrasé par cette révélation effroyable ,
ébloui par la beauté surhumaine de cette femme qui se dévoi-

lait à lui avec une impudeur qu'il trouva sublime , il finit par
tomber à genoux devant elle comme faisaient les premiers chré-
tiens devant ces pures et saintes martyres que la persécution

des empereurs livrait dans le cirque à la sanguinaire lubricité

des populaces . La flétrissure disparut , la beauté seule resta .

- Pardon , pardon ! s'écria Felton , oh ! pardon !


Milady lut dans ses yeux : Amour , amour !
Pardon de quoi ? demanda-t-elle .
Pardon de m'être joint à vos persécuteurs .

Milady lui tendit la main .

Si belle , si jeune ! s'écria Felton en couvrant cette main


de baisers .

Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un


esclave font un roi .

Felton était puritain : il quitta la main de cette femme pour


baiser ses pieds .

Il faisait plus que de l'aimer il l'adorait .

Quand cette crise fut passée, quand milady parut avoir


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 329

repris son sang-froid , qu'elle n'avait pas perdu un seul instant ;

lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté


ces trésors d'amour qu'on ne lui cachait si bien que pour les

lui faire désirer plus ardemment :


Ah! maintenant , dit-

il , je n'ai plus qu'une chose


à vous demander , c'est le
nom de votre véritable bour-

reau , car pour moi


il n'y en a qu'un ;
l'autre était l'instru-

ment, voilà tout .

Eh quoi , frère !
s'écria milady, faut-
il encore que je te

le nomme , et tu ne
l'as pas deviné ?
-
Quoi ! reprit
Felton , lui ! ... en-
777 core lui ! ... tou-

jours lui !... Quoi !


le vrai coupable ...
Le vrai cou-

pable , dit milady,


L c'est le ravageur

de l'Angleterre et
Хочет le persécuteur des
е
vrais croyants , le

lâche ravisseur de l'honneur de tant de femmes , celui qui pour

un caprice de son cœur corrompu va faire verser tant de sang

à l'Angleterre , qui protège les protestants aujourd'hui et qui


le's trahira demain ...
II. 42
330 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Buckingham ! c'est donc Buckingham ! s'écria Felton

exaspéré .
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eût

pu supporter la honte que lui rappelait ce nom .


Buckingham , le bourreau de cette angélique créature !

s'écria Felton . Et tu ne l'as pas foudroyé, mon Dieu ! et tu l'as

laissé noble , honoré , puissant pour notre perte à tous !


Dieu abandonne qui s'abandonne lui-même , dit milady .
Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé

aux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante ,

il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justice


céleste !

Les hommes le craignent et l'épargnent.

Oh ! moi , dit Felton , je ne le crains pas et je ne l'épar-


gnerai pas ! ...
Milady sentit son âme baignée d'une joie infernale .
Mais comment lord Winter, mon protecteur , mon père ,
demanda Felton , se trouve-t-il mêlé à tout cela ?

Écoutez , Felton , reprit milady, car à côté des hommes

làches et méprisables, il est encore des natures grandes et

généreuses . J'avais un fiancé , un homme que j'aimais et qui


m'aimait ; un cœur comme le vôtre , Felton , un homme comme

vous . Je vins à lui et je lui racontai tout ; il me connaissait,


celui-là , et ne douta point un instant . C'était un grand sei-
gneur, c'était un homme en tout point l'égal de Buckingham .

Il ne dit rien , il ceignit seulement son épée , s'enveloppa de

son manteau et se rendit à Buckingham -Palace .

Oui , oui , dit Felton , je comprends ; quoique avec de


pareils hommes ce ne soit pas l'épée qu'il faille employer ,
mais le poignard .

- Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme


ambassadeur en Espagne , où il allait demander la main de
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 331

l'infante pour le roi Charles I , qui n'était alors que prince de

Galles . Mon fiancé revint .


>> - Écoutez , me dit-il, cet homme est parti, et pour le

moment , par conséquent, il échappe à ma vengeance ; mais en

attendant soyons unis , comme nous devions l'être , puis rap-


portez-vous-en à lord Winter pour soutenir son honneur et
celui de sa femme .

Lord Winter ! s'écria Felton .

Oui , dit milady, lord Winter , et maintenant vous devez

tout comprendre , n'est-ce pas ? Buckingham resta près d'un

an absent . Huit jours avant son arrivée , lord Winter mourut


subitement , me laissant sa seule héritière . D'où venait le

coup ? Dieu , qui sait tout, le sait sans doute, moi je n'accuse
personne ...
Oh ! quel abîme , quel abîme ! s'écria Felton .
Lord Winter était mort sans rien dire à son frère .

Le secret terrible devait être caché à tous , jusqu'à ce qu'il

éclatât comme la foudre sur la tête du coupable . Votre protec-

teur avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une

jeune fille sans fortune . Je sentis que je ne pouvais attendre.


d'un homme trompé dans ses espérances d'héritage aucun

appui . Je passai en France , résolue à y demeurer pendant tout


le reste de ma vie . Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les
communications fermées par la guerre , tout me manqua : force

fut alors d'y revenir ; il y a six jours j'abordai à Portsmouth .


Eh bien ? dit Felton .

Eh bien ! Buckingham apprit sans doute mon retour ,

il parla de moi à lord Winter, déjà prévenu contre moi , et


lui dit que sa belle- sœur était une prostituée , une femme flé-

trie . La voix pure et noble de mon mari n'était plus là pour


me défendre . Lord Winter crut tout ce qu'on lui dit , avec

d'autant plus de facilité qu'il avait intérêt à le croire . Il me


332 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

fit arrêter , me conduisit ici , me remit sous votre garde . Vous

savez le reste après-demain il me bannit , il me déporte ;


après-demain il me relègue parmi les infâmes . Oh ! la trame

est bien ourdie , allez ! le complot est habile et mon honneur

n'y survivra pas . Vous voyez bien qu'il faut que je meure ,
Felton ; Felton , donnez-moi ce couteau !

Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées ,

milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du

jeune officier, qui , ivre d'amour, de colère et de voluptés

inconnues, la reçut avec transport , la serra contre son cœur ,


tout frissonnant à l'haleine de cette bouche si belle , tout

éperdu du contact de ce sein si palpitant .


-
Non , non , dit- il ; non , tu vivras honorée et pure , tu
vivras pour triompher de tes ennemis .
Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du

regard ; mais Felton , à son tour, s'empara d'elle , l'implorant


comme une divinité .

Oh ! la mort , la mort ! dit -elle en voilant sa voix et ses

paupières, oh ! la mort plutôt que la honte ; Felton , mon frère ,

mon ami , je t'en conjure !


Non , s'écria Felton , non , tu vivras , et tu vivras vengée !

Felton , je porte malheur à tout ce qui m'entoure ! Felton ,


abandonne-moi ! Felton , laisse-moi mourir !
Eh bien ! nous mourrons donc ensemble ! s'écria-t-il en

appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière .

Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois , milady le


repoussa réellement.

Écoute , dit-elle , on nous a entendus , on vient ! c'en est

fait , nous sommes perdus !


Non, dit Felton , c'est la sentinelle qui me prévient seu-,

lement qu'une ronde arrive .

Alors , courez à la porte et ouvrez vous-même .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 333

Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa pensée , toute


son âme .

Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille


de surveillance .

Eh bien qu'y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant .


— Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier aut
secours , dit le soldat , mais vous aviez oublié de me laisser la

clé ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous

disiez , j'ai voulu ouvrir la porte , elle était fermée en dedans ,


alors j'ai appelé le sergent .
Et me voilà , dit le sergent .

Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix .

Milady comprit que c'était à elle de s'emparer de la situa-

tion , elle courut à la table et prit le couteau qu'y avait déposé


Felton :

Et de quel droit voulez -vous m'empêcher de mourir? dit-


elle .
-
Grand Dieu ! s'écria Felton en voyant le couteau luire à
sa main .

En ce moment , un éclat de rire ironique retentit dans le


corridor .

Le baron , attiré par le bruit , en robe de chambre , son épée


sous le bras , se tenait debout sur le seuil de la porte .

Ah ! ah ! dit- il , nous voici au dernier acte de la tragédie ;

vous le voyez , Felton , le drame a suivi toutes les phases que

j'avais indiquées ; mais soyez tranquille , le sang ne coulera pas .


Milady comprit qu'elle était perdue si elle ne donnait pas
à Felton une preuve immédiate et terrible de son courage .

- Vous vous trompez , milord , le sang coulera , et puisse ce


sang retomber sur ceux qui le font couler!

Felton jeta un cri et se précipita vers elle ; il était trop


tard milady s'était frappée .
334 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Mais le couteau avait rencontré heureusement , nous

devrions dire adroitement , le busc de fer qui , à cette époque ,

défendait comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il avait

glissé en déchirant la robe , et avait pénétré de biais entre la


chair et les côtes .

La robe de milady n'en fut pas moins tachée de sang en une


seconde .

Milady était tombée à la renverse et semblait évanouie .


Felton arracha le couteau .

Voyez , milord , dit-il d'un air sombre , voici une femme

qui était sous ma garde et qui s'est tuée !


Soyez tranquille , Felton , dit lord Winter , elle n'est

pas morte , les démons ne meurent pas si facilement ; soyez


tranquille et allez m'attendre chez moi .

Mais , milord ...

Allez , je vous l'ordonne .

A cette injonction de son supérieur , Felton obéit ; mais , en


sortant , il mit le couteau dans sa poitrine .

Quant à lord Winter , il se contenta d'appeler la femme

qui servait milady, et , lorsqu'elle fut venue , lui recommandant


la prisonnière toujours évanouie , il la laissa seule avec elle .

Cependant , comme à tout prendre, malgré ses soupçons ,

la blessure pouvait être grave , il envoya , à l'instant même , un


homme à cheval chercher un médecin .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 335

‫ד‬ XXVIII

ÉVASION

Comme l'avait pensé lord Winter, la blessure de milady

n'était pas dangereuse ; aussi , dès qu'elle se trouva seule avec

la femme que le baron avait fait appeler et qui se hâtait de la


déshabiller , rouvrit- elle les yeux .

Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce

n'étaient pas choses difficiles pour une comédienne comme

milady ; la pauvre femme fut complètement dupe de la pri-


sonnière , et malgré ses instances , s'obstina à veiller toute la
nuit .

Mais la présence de cette femme n'empêchait pas milady


i de songer . Il n'y avait plus de doute , Felton était convaincu ,

Felton était à elle un ange apparût-il au jeune homme pour


accuser milady , il le prendrait certainement, dans la disposition
.
d'esprit où il se trouvait, pour un envoyé du démon . Milady

souriait à cette pensée , car Felton , c'était désormais sa seule


espérance , son seul moyen de salut .

Mais lord Winter pouvait l'avoir soupçonné , mais Felton


maintenant pouvait être surveillé lui-même . J

Vers les quatre heures du matin , le médecin arriva .


Depuis le temps où milady s'était frappée , la blessure s'était

déjà refermée le médecin ne put donc en mesurer ni la direc-


tion , ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la
malade que le cas n'était point grave .

Le matin, milady, sous prétexte qu'elle n'avait pas dormi

de la nuit et qu'elle avait besoin de repos , renvoya la femme


qui veillait près d'elle .
336 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Elle avait un espoir c'est que Felton arriverait à l'heure du


déjeuner ; mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s'étaient - elles réalisées ? Felton , soupçonné par

le baron , allait-il lui manquer au moment décisif ? Elle n'avait

plus qu'un jour : lord Winter lui avait annoncé son embar-
quement pour le 23 , et l'on était arrivé au matin du 22. Néan-

moins , elle attendit encore assez patiemment jusqu'à l'heure


du dîner.

Quoiqu'elle n'eût pas mangé le matin , le diner fut apporté


à l'heure habituelle ; milady s'aperçut alors avec effroi que

l'uniforme des soldats qui la gardaient était changé . Alors

elle se hasarda à demander ce qu'était devenu Felton . On lui

répondit que Felton était monté à cheval il y avait une heure ,

et était parti . Elle s'informa si le baron était toujours au


château ; le soldat répondit que oui , et qu'il avait ordre de le

prévenir si la prisonnière désirait lui parler .

Milady répondit qu'elle était trop faible pour le moment ,


et que son seul désir était de demeurer seule .

Le soldat sortit, laissant le dîner servi .

Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés ,

on se défiait donc de Felton , C'était le dernier coup porté à la

prisonnière .
Restée seule , elle se leva ; ce lit où elle se tenait par pru-

dence et pour qu'on la crût gravement blessée , la brûlait


comme un brasier ardent . Elle jeta un coup d'œil sur la porte :
le baron avait fait clouer une planche sur le guichet ; il crai-

gnait sans doute que , grâce à cette ouverture , elle ne parvint


encore, par quelque moyen diabolique , à séduire les gardes .

Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer à ses trans-

ports sans être observée : elle parcourait la chambre avec


l'exaltation d'une folle furieuse ou d'une tigresse enfermée dans
une cage de fer . Certes , si le couteau lui fût resté , elle eût
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 337

songé , non plus à se tuer elle-même , mais , cette fois , à tuer le


baron .

A six heures , lord Winter entra ; il était armé jusqu'aux


dents .

Cet homme , dans lequel , jusque-là , milady n'avait vu qu'un


gentleman assez niais , était devenu un admirable geòlier : il
semblait tout prévoir , tout deviner, tout prévenir.

Un seul regard jeté sur milady lui apprit ce qui se passait


dans son âme .

Soit, dit-il , mais vous ne me tuerez point encore aujour-

d'hui ; vous n'avez plus d'armes , et d'ailleurs je suis sur mes


gardes . Vous aviez commencé à pervertir mon pauvre Felton :

il subissait déjà votre infernale influence, mais je veux le sau-


ver, il ne vous verra plus , tout est fini . Rassemblez vos hardes ,

demain vous partirez . J'avais fixé l'embarquement au 24 , mais


j'ai pensé que plus la chose serait rapprochée , plus elle serait

sûre . Demain à midi j'aurai l'ordre de votre exil , signé Buckin-

gham . Si vous dites un seul mot à qui que ce soit avant d'être
sur le navire , mon sergent vous fera sauter la cervelle , il en a

l'ordre ; si , sur le navire , vous dites un mot à qui que ce soit


avant que le capitaine vous le permette , le capitaine vous fait

jeter à la mer, c'est convenu . Au revoir , voilà ce que pour

aujourd'hui j'avais à vous dire . Demain je vous reverrai pour


vous faire mes adieux !

Et sur ces paroles le baron sortit .

Milady avait écouté toute cette menaçante tirade , le sourire

du dédain sur les lèvres , mais la rage dans le cœur .


On servit le souper ; milady sentit qu'elle avait besoin de

forces , elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette


nuit qui s'approchait menaçante, car de gros nuages roulaient

au ciel , et des éclairs lointains annonçaient un orage .

L'orage éclata vers les dix heures du soir : milady sentait


11 . 43
338 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

une consolation à voir la nature partager le désordre de son


cœur ; la foudre grondait dans l'air comme la colère dans sa

pensée ; il lui semblait que la rafale , en passant, échevelait son


front comme les arbres
dont elle courbait les bran-

ches et enlevait les feuil-

les ; elle hurlait comme

l'ouragan , et sa voix se

perdait dans la grande


voix de la nature , qui ,

elle aussi , semblait gémir

et se désespérer. Tout à
coup elle enten-

dit frapper à une

vitre , et , à la
lueur d'un éclair,
elle vit le visage
d'un homme ap-

paraître derrière
ses barreaux .
Elle courut à

la fenêtre et l'ou-

vrit.
Felton ! s'é-

cria-t-elle ; je suis
sauvée !

-Oui, dit Fel-


MauriceIcloist
ton ! mais silence ,
silence ! il me faut

le temps de scier vos barreaux . Prenez garde seulement qu'ils


ne nous voient par le guichet .
-Oh ! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 339

Felton , reprit milady, ils ont fermé le guichet avec une


planche .
C'est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit Felton .
Mais que faut-il que je fasse? demanda milady .

Rien , rien ; refermez la fenêtre seulement . Couchez-


vous , ou , du moins , mettez-vous dans votre lit tout habillée ;

quand j'aurai fini , je frapperai aux carreaux . Mais pourrez-


vous me suivre ?
Oh ! Oui!

Votre blessure ?

Me fait souffrir , mais ne m'empêche pas de marcher.


Tenez-vous donc prête au premier signal .

Milady referma la fenêtre , éteignit la lampe et alla , comme le


lui avait recommandé Felton , se blottir dans son lit. Au milieu

des plaintes de l'orage , elle entendait le grincement de la lime


contre les barreaux , et, à la lueur de chaque éclair, elle aper-
cevait l'ombre de Felton derrière les vitres .

Elle passa une heure sans respirer, haletante , la sueur sur


le front, et le cœur serré par une épouvantable angoisse à

chaque mouvement qu'elle entendait dans le corridor. Il y a

des heures qui durent une année . Au bout d'une heure , Felton
frappa de nouveau .

Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir . Deux barreaux


de moins formaient une ouverture à passer un homme.

Êtes-vous prête ? demanda Felton.

Oui . Faut-il que j'emporte quelque chose ?


De l'or, si vous en avez .

Oui , heureusement on m'a laissé ce que j'en avais


Tant mieux , car j'ai usé tout le mien pour fréter une

barque .

Prenez , dit milady en mettant aux mains de Felton un


sac plein de louis .
340 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Felton prit le sac et le jeta précipitamment au pied du mur.


Maintenant, dit-il , tout bas voulez-vous venir ?'
Me voici.

Milady monta sur un fau-

teuil et passa tout le haut de


son corps par la fenêtre : elle

vit le jeune officier


suspendu au-dessus
de l'abîme par une

échelle de corde . Pour

la première fois , un
mouvement de terreur

lui rappelait qu'elle


était femme . Le vide

l'épouvanta .
— Je m'en étais
douté , dit Felton .

Ce n'est rien ,

ce n'est rien , dit mi-

lady, je descendrai les


yeux fermés .

Avez-vous con-
fiance en moi ? dit

Felton .
— Vous le de-

mandez !

Rapprochez vos
deux mains ; croisez-
les c'est bien .

Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir , puis

par-dessus le mouchoir, avec une corde .


Que faites-vous? demanda milady avec surprise .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 341

Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.

Mais je vous ferai perdre


l'équilibre , et nous nous bri-
serons tous les deux .

Soyez tranquille , je
suis marin .

Il n'y avait pas une se-


conde à perdre ; milady

passa ses deux bras autour


du cou de Felton et se laissa

glisser hors de la fenêtre .


Felton se mit à

descendre les éche-


lons lentement et

un à un. Malgré la
pesanteur des deux

corps , le souffle de

l'ouragan les ba-


lançait dans l'air .

HYOT

Marice

Tout à coup Felton s'arrêta , anxieux et prêtant l'oreille .


Qu'y a-t-il? demanda milady .
342 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Silence, dit Felton , j'entends des pas .


Nous sommes découverts !

Il se fit un silence de quelques instants


Non , dit Felton , ce n'est rien .

Mais enfin quel est ce bruit ?

Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de


ronde .
Où est le chemin de ronde ?
Juste au-dessous de nous .

Elle va nous découvrir .

Non , s'il ne fait pas d'éclairs .


Elle heurtera le bas de l'échelle .

Heureusement elle est trop courte de six pieds .


Les voilà, mon Dieu!
Silence !

Tous deux restèrent suspendus , immobiles et sans souffle ,

à vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats passaient


au-dessous d'eux, riant et causant.

La patrouille poursuivit sa route ; on entendit s'assourdir le

bruit des pas qui s'éloignaient , et le murmure des voix qui allait
s'affaiblissant .

-Maintenant, dit Felton , nous sommes sauvés .


Milady poussa un soupir et s'évanouit . Felton continua de

descendre . Parvenu au bas de l'échelle , et lorsqu'il ne sentit

plus d'appui pour ses pieds , il se cramponna avec ses mains ;

enfin , arrivé au dernier échelon , il se laissa pendre à la force

des poignets et toucha la terre . Il se baissa , ramassa le sac


d'or et le prit entre ses dents .

Puis il souleva milady dans ses bras, et s'éloigna vivement

du côté opposé à celui qu'avait pris la patrouille . Bientôt il quitta


le chemin de ronde , descendit à travers les rochers , et , arrivé
(
au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet .

1
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 343

Un signal pareil lui répondit , et , cinq minutes après , il vit


apparaître une barque montée par quatre hommes .

La barque s'approcha aussi près qu'elle put du rivage , mais


il n'y avait pas assez de fond pour qu'elle pût toucher le bord ;

Felton se mit à l'eau jusqu'à la ceinture , ne voulant confier à


personne son précieux fardeau . Heureusement la tempête com-

mençait à se calmer, et cependant la mer était encore violente ;


la petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille
de noix .

Au sloop , dit Felton , et nagez vivement !

Les quatre hommes se mirent à la rame ; mais la mer était


trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus .

Toutefois on s'éloignait du château ; c'était le principal . La


nuit était profondément ténébreuse , et il était déjà presque
344 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

impossible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte


raison n'eût-on pu distinguer la barque du rivage .

Un point noir se balançait sur la mer . C'était le sloop .


Pendant que la barque s'avançait de son côté de toute la

force de ses quatre rameurs , Felton déliait la corde , puis le

mouchoir qui liait les mains de milady.

Puis , lorsque ses mains furent déliées , il prit de l'eau de la


mer et la lui jeta au visage .

Milady respira plus largement et ouvrit les yeux .


Où suis-je? dit-elle .

Sauvée , répondit le jeune officier.


Oh! sauvée ! sauvée ! s'écria- t-elle . Oui, voici le ciel ,

voici la mer ! Cet air que je respire , c'est celui de la liberté .


Ah ! merci , Felton , merci !

Le jeune homme la pressa contre son cœur.

Mais qu'ai-je donc aux mains ? demanda milady ; il me


semble qu'on m'a brisé les poignets dans un étau?
En effet, milady souleva ses bras : elle avait les poignets
meurtris .

Hélas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en


secouant doucement la tête .

Oh ! ce n'est rien , ce n'est rien ! s'écria milady ; mainte-

nant je me rappelle !

Milady chercha des yeux autour d'elle .


Il est là , dit Felton en poussant du pied le sac d'or .

On approchait du sloop . Le marin de quart héla la barque ,


la barque répondit .

Quel est ce bâtiment? demanda milady .


Celui que j'ai frété pour vous .
Où va-t-il me conduire?

Où vous voudrez , pourvu que , moi , vous me jetiez à


Portsmouth .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 345

Qu'allez-vous faire à Portsmouth? demanda milady.


- >
Accomplir les ordres de lord Winter, dit Felton avec un
sombre sourire .

Quels ordres ? demanda milady.

Vous ne comprenez donc pas ? dit Felton .

Non ; expliquez-vous , je vous en prie .


Comme il se défiait de moi , il a voulu vous garder lui-

même , et m'a envoyé à sa place faire signer à Buckingham


l'ordre de votre déportation .
- Mais s'il se défiait de vous , comment vous a-t-il confié
cet ordre ?

Étais-je censé savoir ce que je portais ?

C'est juste . Et vous allez à Portsmouth?


--
Je n'ai pas de temps à perdre : c'est demain le 23 , et
Buckingham part demain avec la flotte .

Il part demain , pour où part-il ?


Pour La Rochelle .

— Il ne faut pas qu'il parte ! s'écria milady, oubliant sa pré-


sence d'esprit accoutumée .
-
Soyez tranquille , répondit Felton , il ne partira pas .

Milady tressaillit de joie ; elle venait de lire au plus profond


du cœur du jeune homme la mort de Buckingham y était
écrite en toutes lettres .

- Felton ... dit-elle , vous êtes grand comme Juda Maccha-

bée ! Si vous mourez , je meurs avec vous voilà tout ce que je


puis vous dire .

-Silence ! dit Felton , nous sommes arrivés .

En effet, on touchait au sloop .

Felton monta le premier à l'échelle et donna la main à mi-


lady , tandis que les matelots la soutenaient , car la mer était
encore fort agitée .
Un instant après ils étaient sur le pont .
11. 44
346 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

- Capitaine, dit Felton , voici la personne dont je vous ai


parlé, et qu'il faut conduire saine et sauve en France .
Moyennant mille pistoles, dit le capitaine .
Je vous en ai donné cinq cents .

C'est juste , dit le capitaine .


Et voilà les cinq cents autres, reprit milady en portant
la main au sac d'or .

Non , dit le capitaine , je n'ai qu'une parole , et je l'ai

donnée à ce jeune homme ; les cinq cents autres pistoles ne me


sont dues qu'en arrivant à Boulogne .
Et nous y arriverons ?
1
Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'ap-
pelle Jack Buttler .

Eh bien ! dit milady , si vous tenez votre parole, ce n'est


pas cinq cents , mais mille pistoles que je vous donnerai .

Hurrah pour vous alors , ma belle dame , cria le capi-

taine , et puisse Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme


Votre Seigneurie !

En attendant , dit Felton , conduisez-nous dans la petite


baie de ... vous savez qu'il est convenu que vous nous con-
duirez là .

Le capitaine répondit en commandant la manœuvre néces-


saire , et vers les sept heures du matin le petit bâtiment jetait
l'ancre dans la baie désignée .

Pendant cette traversée , Felton avait tout raconté à milady :

comment , au lieu d'aller à Londres , il avait frété le petit bati-


ment, comment il était revenu, comment il avait escaladé la

muraille en plaçant dans les interstices des pierres , à mesure

qu'il montait, des crampons pour assurer ses pieds , et comment


enfin , arrivé aux barreaux , il avait attaché l'échelle ; milady
savait le reste .

De son côté , milady essaya d'encourager Felton dans son


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 347

projet ; mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche

elle vit bien que le jeune

fanatique avait plutôt besoin d'être modéré que d'être affermi .

Il fut donc convenu que milady attendrait Felton jusqu'à dix


348 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

heures ; si à dix heures il n'était pas de retour, elle partirait .

Alors , en supposant qu'il fût libre , il la rejoindrait en


France , au couvent des Carmélites de Béthune .

XXIX

CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628 .

Felton prit congé de milady comme un frère qui va faire


une simple promenade prend congé de sa sœur , en lui baisant
la main .

Toute sa personne paraissait dans son état de calme or-


dinaire seulement une lueur inaccoutumée brillait dans ses

yeux, pareille à un reflet de fièvre ; son front était plus pâle

encore que de coutume : ses dents étaient serrées , et sa parole


avait un accent bref et saccadé qui indiquait que quelque chose
de sombre s'agitait en lui .

Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait à terre , il


demeura le visage tourné du côté de milady , qui , debout sur le
pont, le suivait des yeux . Tous deux étaient assez rassurés sur

la crainte d'être poursuivis : on n'entrait jamais dans la cham-


bre de milady avant neuf heures ; et il fallait trois heures pour
venir du château à Londres .

Felton mit pied à terre , gravit la petite crête qui conduisait


au haut de la falaise , salua milady une dernière fois , et prit sa
course vers la ville .

Au bout de cent pas , comme le terrain allait en descendant ,

il ne pouvait plus voir que le mât du sloop .


Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth , dont il

voyait en face de lui , à un demi-mille à peu près , se dessiner


dans la brume du matin les tours et les maisons .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 349

Au delà de Portsmouth , la mer était couverte de vaisseaux

dont on voyait les mâts , pareils à une forêt de peupliers dé-


pouillés par l'hiver , se balancer sous le souffle du vent .
Felton , dans sa marche rapide , repassait ce que deux années

de méditations antiques et un long séjour au milieu des puri-


tains lui avaient fourni d'accusations vraies ou fausses contre

le favori de Jacques VI et de Charles Iº .

Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre ,


crimes éclatants , crimes européens , si on pouvait le dire , avec
les crimes privés et inconnus dont l'avait chargé milady , Felton
trouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait

Buckingham était celui dont le public ne connaissait pas la


vie . C'est que son amour si étrange , si nouveau , si ardent , lui
faisait voir les accusations infâmes et imaginaires de lady
Winter, comme on voit au travers d'un verre grossissant , à

l'état de monstres effroyables , des atomes imperceptibles en


réalité auprès d'une fourmi .

La rapidité de sa course allumait encore son sang ; l'idée


qu'il laissait derrière lui , exposée à une vengeance effroyable ,

la femme qu'il aimait ou plutôt qu'il adorait comme une sainte ,

l'émotion passée , la fatigue présente , tout exaltait encore son


âme au-dessus des sentiments humains .

Il entrait à Portsmouth vers les huit heures du matin ; toute la

population était sur pied ; le tambour battait dans les rues et sur
le port les troupes d'embarquement descendaient vers la mer .
Felton arriva au palais de l'Amirauté , couvert de poussière

et ruisselant de sueur ; son visage , ordinairement si pâle , était


pourpre de chaleur et de colère . La sentinelle voulut le re-

pousser ; mais Felton appela le chef du poste , et tirant de sa

poche la lettre dont il était porteur :

- Message pressé de la part de lord Winter, dit-il .

Au nom de lord Winter, qu'on savait l'un des plus intimes


350 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

de Sa Grâce , le chef du poste donna l'ordre de laisser passer


Felton , qui , du reste , portait lui-même l'uniforme d'officier de
marine .

Felton s'élança dans le palais .

Au moment où il entrait dans le vestibule, un homme

entrait aussi , poudreux , hors d'haleine laissant à la porte


un cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux
genoux .

Felton et lui s'adressèrent en même temps à Patrick, le valet


de chambre de confiance du duc . Felton nomma le baron de
Winter, l'inconnu ne voulut nommer personne , et prétendit

que c'était au duc seul qu'il pouvait se faire connaître . Tous

deux insistaient pour passer l'un avant l'autre .


Patrick, qui savait que lord Winter était en affaires de
service et en relations d'amitié avec le dué , donna la préférence

à celui qui venait en son nom . L'autre fut forcé d'attendre , et


il fut facile de voir combien il maudissait ce retard .

Le valet de chambre fit traverser à Felton une grande salle

dans laquelle attendaient les députés de La Rochelle conduits


par le prince de Soubise , et l'introduisit dans un cabinet où

Buckingham , sortant du bain , achevait sa toilette , à laquelle,


cette fois comme toujours , il accordait une attention extraor-
dinaire .

Le lieutenant Felton , dit Patrick, de la part de lord


Winter .

De la part de lord Winter ! répéta Buckingham , faites-


entrer .

Felton entra . En ce moment Buckingham jeta sur un ca-

napé une riche robe de chambre brochée d'or, pour endosser

un pourpoint de velours bleu tout brodé de perles .


Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui -même? demande
Buckingham , je l'attendais ce matin .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 351

Il m'a chargé de dire à Votre Grâce , répondit Felton ,'

qu'il regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en


était empêché par la garde qu'il est obligé de faire au château .

Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela , il a une prison-


nière .

C'est justement de cette prisonnière que je voulais


parler à Votre Grâce , reprit Felton
Eh bien ! parlez .

Ce que j'ai à vous en dire ne peut être entendu que de


1
vous , milord.

Laissez -nous , Patrick , dit Buckingham , mais tenez-vous

à portée de la sonnette ; je vous appellerai tout à l'heure .


Patrick sortit .

Nous sommes seuls , monsieur , dit Buckingham , parlez.


Milord , dit Felton , le baron de Winter vous a écrit l'autre

jour pour vous prier de signer un ordre d'embarquement rela


tif à une jeune femme nommée Charlotte Backson .
Oui, monsieur, et je lui ai répondu de m'apporter ou de
m'envoyer cet ordre et que je le signerais .
Le voici, milord .
Donnez , dit le duc.

Et , le prenant des mains de Felton , il jeta sur le papier un


coup d'œil rapide . Alors , s'apercevant que c'était bien celui

qui lui était annoncé , il le posa sur la table , prit une plume et
s'apprêta à signer.
Pardon , milord , dit Felton arrètant le duc , mais Votre
Grace sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le

véritable nom de cette jeune femme ?


I Oui , monsieur , je le sais , répondit le duc en trempant la
plume dans l'encrier .
Alors Votre Grâce connaît son véritable nom? demanda

Felton d'une voix brève .


352 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Je le connais .

Le duc approcha la plume du papier . Felton pàlit .


Et, connaissant ce véritable nom , reprit Felton , monsei-
gneur signera de même ?

--Sans doute , dit Buckingham et plutôt deux fois qu'une .


Je ne puis croire , continua Felton d'une voix qui deve-

nait de plus en plus brève et saccadée , que Sa Grâce sache


qu'il s'agit de lady Winter ...

Je le sais parfaitement, quoique je sois étonné que vous


le sachiez , vous !

Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords ?

Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur .


- Ah çà , monsieur , savez-vous bien , lui dit-il , que vous me

faites là d'étranges questions , et que je suis bien simple d'y


répondre?
Répondez-y , monseigneur , dit Felton , la situation est

plus grave que vous ne le croyez peut-être .


Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la

part de lord Winter, parlait sans doute en son nom et se


radoucit .

Sans remords aucun , dit- il , et le baron sait comme moi

que milady Winter est une grande coupable , et que c'est pres-
que lui faire grâce que de borner sa peine à l'exportation .

Le duc posa la plume sur le papier .


Vous ne signerez pas cet ordre , milord ! dit Felton en
faisant un pas vers le duc .

Je ne signerai pas cet ordre ! dit Buckingham , et pour-


quoi?
Parce que vous descendrez en vous-même , et que vous
rendrez justice à milady .

On lui rendrait justice en l'envoyant à Tyburn , dit Buc-


kingham ; milady est une infâme .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 353

Monseigneur, milady est un ange, vous le savez bien , et


je vous demande sa liberté .

Oh çà ! dit Buckingham, êtes-vous fou , de me parler


ainsi?

Milord , excusez -moi ! je parle comme je puis ; je me

contiens . Cependant , milord , songez à ce que vous allez faire ,

et craignez d'outrepasser la mesure!

Plaît- il ?... Dieu me pardonne ! sécria

Buckingham, mais je crois qu'il me menace!


-Non , milord ,

je prie encore , et
je vous dis : Une
goutte d'eau suffit
pour faire débor-

der le vase plein ,

une faute légère


peut attirer le châ-
timent sur la tête

épargnée malgré
tant de crimes .
— Monsieur
т
Нидо
Iphis
Musica Felton , dit Buckin-

gham , vous allez

sortir d'ici et vous rendre aux arrêts sur-le-champ .


-
Vous allez m'écouter jusqu'au bout , milord . Vous avez
séduit cette jeune fille , vous l'avez outragée , souillée ; réparez
vos crimes envers elle , laissez-la partir librement , et je n'exi-
gerai pas autre chose de vous .

Vous n'exigerez pas ! dit Buckingham regardant Felton

avec étonnement et appuyant sur chacune des syllabes des


trois mots qu'il venait de prononcer .

Milord , continua Felton s'exaltant à mesure qu'il parlait ,


II. 45
354 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

milord , prenez garde , toute l'Angleterre est lasse de vos ini-

quités ; milord , vous avez abusé de la puissance royale , que


vous avez presque usurpée ; milord , vous êtes en horreur aux

hommes et à Dieu ; Dieu vous punira plus tard , mais, moi , je


vous punirai aujourd'hui .
-
Ah ! ceci est trop fort ! cria Buckingham en faisant un

pas vers la porte .


Felton lui barra le passage .

- Je vous le demande humblement, dit-il , signez l'ordre de

mise en liberté de lady Winter ; songez que c'est la femme


que vous avez déshonorée .

Retirez-vous , monsieur , dit Buckingham , ou j'appelle et


je vous fais mettre aux fers .
— Vous n'appellerez pas , dit Felton en se jetant entre le duc

et la sonnette placée sur un guéridon incrusté d'argent ; prenez


garde , milord , vous voilà entre les mains de Dieu .

Dans les mains du diable , vous voulez dire , s'écria

Buckingham en élevant la voix pour attirer du monde , sans


cependant appeler directement .
-
Signez , milord , signez la liberté de lady Winter , dit
Felton en poussant un papier vers le duc .
De force ! vous moquez-vous ! holà , Patrick !.
Signez, milord !
Jamais !

Jamais !

A moi ! cria le duc , et en même temps il sauta sur son

épée .
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer : il tenait

tout ouvert dans sa poitrine le couteau dont s'était frappée


milady ; d'un bond il fut sur le duc .
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant :
- Milord , une lettre de France !
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 355

— enthousiasme ,
De France ! s'écria Buckingham avec

oubliant tout en pensant à celle de qui lui venait cette lettre .

Felton profita du
moment et lui enfonça
dans le flanc le couteau

jusqu'au manche .
Ah ! traître ! cria

Buckingham , tu
m'as tué ...
— Au meurtre !
hurla Patrick.

Никол MauriceLeloir

Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir et , voyant la

porte libre , s'élança dans la chambre voisine , qui était celle où


356 LES TROIS MOUSQUETAIRES.

attendaient, comme nous l'avons dit , les députés de La Rochelle ,

la traversa tout en courant et se précipita vers l'escalier ; mais ,

sur la première marche il rencontra lord Winter , qui , le


voyant pâle , égaré , livide , taché de sang à la main et à la figure ,
lui sauta au cou en s'écriant :
-
Je le savais , je l'avais deviné une minute trop tard ! oh !

malheureux , malheureux que je suis !


Felton ne fit aucune résistance ; lord Winter le remit aux

mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nou-


veaux ordres , sur une petite terrasse dominant la mer, et

s'élança dans le cabinet de Buckingham .

Au cri poussé par le duc , à l'appel de Patrick, l'homme que


Felton avait rencontré dans l'antichambre se précipita dans le
cabinet .

Il trouva le duc couché sur un sofa , serrant sa blessure dans

sa main crispée .

La Porte , dit le duc d'une voix mourante , La Porte ,


viens-tu de sa part ?

Oui , monseigneur, répondit le fidèle portemanteau


d'Anne d'Autriche , mais trop tard peut-être .

Silence , La Porte ! on pourrait vous entendre ; Patrick, ne

laissez entrer personne ; oh , je ne saurai pas ce qu'elle me fait

dire ! mon Dieu ! je me meurs !


Et le duc s'évanouit .

Cependant, lord Winter, les députés , les chefs de l'expé-


dition , les officiers de la maison de Buckingham , avaient fait

irruption dans sa chambre ; partout des cris de désespoir reten-


tissaient. La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de

gémissements en déborda bientôt et se répandit par la ville .


Un coup de canon annonça qu'il venait de se passer quelque
chose de nouveau et d'inattendu .

Lord Winter s'arrachait les cheveux .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 357

Trop tard d'une minute ! s'écriait-il , trop tard d'une

minute ! oh , mon Dieu , mon Dieu , quel malheur !

En effet, on était venu lui dire dès sept heures du matin

qu'une échelle de corde flottait à une des fenêtres du château ;


il avait couru aussitôt à la chambre de milady , avait trouvé la
chambre vide et la fenêtre ouverte , les barreaux sciés , s'était

rappelé la recommandation verbale que d'Artagnan lui avait


fait transmettre par son messager, avait tremblé pour le duc ,
et , courant à l'écurie , sans prendre le temps de faire seller un

cheval, avait sauté sur le premier venu , était accouru ventre à


terre , avait sauté à bas dans la cour , avait monté précipitam-

ment l'escalier , et, sur le premier degré , avait, comme nous


l'avons dit , rencontré Felton .

Cependant le duc n'était pas mort : il revint à lui , rouvrit

les yeux , et l'espoir rentra dans tous les cœurs .


― Messieurs , dit-il , laissez-moi seul avec Patrick et La Porte .

Ah ! c'est vous , de Winter ! vous m'avez envoyé ce matin un


singulier fou, voyez l'état dans lequel il m'a mis !

-Oh ! milord ! s'écria le baron , je ne m'en consolerai jamais .


Et tu aurais tort , mon cher de Winter , dit Buckingham

en lui tendant la main , je ne connais pas d'homme qui mérite


d'être regretté pendant toute la vie d'un autre homme ; mais
laisse-nous , je t'en prie .
Le baron sortit en sanglotant .

Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé , La Porte et


Patrick .

On cherchait un médecin , qu'on ne pouvait trouver.


Vous vivrez , milord , vous vivrez , répétait, à genoux

devant le sofa du duc , le fidèle serviteur d'Anne d'Autriche .


Que m'écrivait-elle ? dit faiblement Buckingham tout ruis-

selant de sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait ,


d'atroces douleurs . Que m'écrivait- elle ? Lis-moi sa lettre .
358 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh! milord ! fit La Porte .

Obéis , La Porte ; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps

à perdre ?

La Porte rompit le cachet , et plaça le parchemin sous les


yeux du duc ; mais Buckingham essaya vainement de distin-
guer l'écriture.

Lis donc , dit-il , lis donc , je n'y vois plus ; lis done ! car
bientôt peut-être je n'entendrai plus , et je mourrai sans savoir
ce qu'elle m'a écrit .

La Porte ne fit plus de difficulté , et lut :

(( Milord ,

» Par ce que j'ai souffert depuis que je vous connais , par


vous et pour vous , je vous conjure , si vous avez souci de

mon repos , d'interrompre ces grands armements que vous faites

contre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut

que la religion est la cause visible , et tout bas que votre amour

pour moi est la cause cachée . Cette guerre peut non seulement
amener pour la France et pour l'Angleterre de grandes cata-
strophes , mais encore pour vous, milord , des malheurs dont

je ne me consolerais pas .

» Veillez sur votre vie , que l'on menace et qui me sera chère

du moment où je ne serai pas obligée de voir en vous un


ennemi.

» Votre affectionnée ,

» ANNE . >>>

Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter

cette lecture ; puis , lorsqu'elle fut finie , comme s'il eût trouvé
dans cette lettre un amer désappointement :

- N'avez-vous donc pas autre chose à me dire de vive voix ,


La Porte ? demanda-t-il .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 359

Si fait, monseigneur la reine m'avait chargé de vous


dire de veiller sur vous , car elle avait eu avis qu'on voulait
vous assassiner .

Et c'est tout, c'est tout ? reprit Buckingham avec impa-


tience .

- Elle m'avait encore chargé de vous dire qu'elle vous


aimait toujours .

-Ah ! fit Buckingham , Dieu soit loué ! ma mort ne sera

donc pas pour elle la mort d'un étranger ! ...


La Porte fondit en larmes .

Patrick , dit le duc , apportez-moi le coffret où étaient les


ferrets de diamants .

Patrick apporta l'objet demandé , que La Porte reconnut


pour avoir appartenu à la reine .
Maintenant le sachet de satin blanc , où son chiffre est
brodé en perles .
Patrick obéit encore .

Tenez , La Porte , dit Buckingham , voici les seuls gages


que j'eusse à elle , ce coffret d'argent et ces deux lettres . Vous

les rendrez à Sa Majesté ; et pour dernier souvenir ... ( il cher-


cha autour de lui quelque objet précieux) ... vous y joindrez...
Il chercha encore ; mais ses regards obscurcis par la mort.

ne rencontrèrent que le couteau tombé des mains de Felton ,


et fumant encore du sang vermeil étendu sur la lame .

Et vous y joindrez ce couteau , dit le duc en serrant la


main de La Porte .

Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent ,


y laissa tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu'il ne

pouvait plus parler puis , dans une dernière convulsion , que


cette fois il n'avait plus la force de combattre , il glissa du sofa
sur le parquet .

Patrick poussa un grand cri .


360 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Buckingham voulut sourire une dernière fois ; mais la mort


arrêta sa pensée , qui resta gravée sur son front comme un der- .
nier baiser d'amour .

En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré ; il était

déjà à bord du vaisseau amiral , on avait été obligé d'aller le


chercher là .

Il s'approcha du duc , prit sa main , la garda un instant dans


la sienne et la laissa retomber.

Tout est inutile , dit-il, il est mort .
— Mort, mort ! s'écria Patrick .

A ce cri toute la foule rentra dans la salle , et partout ce ne

fut plus que consternation et que tumulte .

Aussitôt que lord Winter vit Buckingham expiré , il cou-


rut à Felton , que les soldats gardaient toujours sur la terrasse
du palais .
LES TROIS MOUSQUETAIRES 361

Misérable ! dit- il au jeune homme , qui depuis la mort

de Buckingham avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne

devaient plus l'abandonner ; misérable ! qu'as-tu fait ?

Je me suis vengé , dit- il .


Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d'instrument à cette

femme maudite ; mais je le jure , ce crime sera son dernier


crime .

Je ne sais ce que vous voulez dire , reprit tranquillement

Felton, et j'ignore de qui vous voulez parler, milord ; j'ai tué

M. de Buckingham parce qu'il a refusé deux fois à vous- même

de me nommer capitaine je l'ai puni de son injustice , voilà


tout .

De Winter, stupéfait , regardait les gens qui liaient Felton ,


et ne savait que penser d'une pareille insensibilité .

Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front

pur de Felton . A chaque bruit qu'il entendait , le naïf puritain

croyait reconnaître les pas et la voix de milady venant se jeter


dans ses bras pour s'accuser et se perdre avec lui .

Tout à coup il tressaillit , son regard se fixa sur un point


de la mer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait

tout entière ; avec ce regard d'aigle du marin , il avait reconnu ,

là où un autre n'aurait vu qu'un goéland se balançant sur


les flots , la voile du sloop qui se dirigeait vers les côtes de
France .

Il pâlit , porta la main à son cœur , qui se brisait , et comprit


toute la trahison .

Une dernière grâce , milord ! dit- il au baron .


Laquelle? demanda celui-ci .
Quelle heure est-il?
Le baron tira sa montre .

Neuf heures moins dix minutes , dit-il .

Milady avait avancé son départ d'une heure et demie ; dès


II. 46
362 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

qu'elle avait entendu le coup de canon qui annonçait le fatal


événement , elle avait donné

l'ordre de lever l'ancre.

La barque voguait sous


un ciel bleu à une grande
distance de la côte .
Dieu l'a voulu , dit-il

avec la résignation du fana-

tique , mais cependant sans


pouvoir détacher les yeux de

cet esquif à bord duquel il

croyait sans doute distinguer

начат

le blanc fantôme de celle à qui sa vie allait être sacrifiée .

De Winter suivit son regard , interrogea sa souffrance et


devina tout .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 363

Sois puni seul d'abord , misérable , dit lord Winter à

Felton , qui se laissait entraîner , les yeux tournés vers la mer ;

mais je te jure , sur la mémoire de mon frère que j'aimais tant ,


que ta complice n'est pas sauvée .
Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe .

Quant à de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se


rendit au port.

XXX

EN FRANCE

La première crainte du roi d'Angleterre . Charles I , en


apprenant cette mort , fut qu'une si terrible nouvelle ne décou-

rageât les Rochelais ; il essaya , dit Richelieu dans ses Mémoires ,

de la leur cacher le plus longtemps possible , faisant fermer

les ports par tout son royaume , et prenant soigneusement


garde qu'aucun vaisseau ne sortit jusqu'à ce que l'armée que

Buckingham apprêtait fût partie , se chargeant, à défaut de

Buckingham , de surveiller lui-même le départ .

Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu'à retenir en

Angleterre les ambassadeurs de Danemark , qui avaient pris

congé , et l'ambassadeur ordinaire de Hollande , qui devait

ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que


Charles er avait fait restituer aux Provinces -Unies .

Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures

après l'assassinat , c'est-à-dire à deux heures de l'après-midi ,


deux navires étaient déjà sortis des ports : l'un emmenant,

comme nous le savons , milady, laquelle , se doutant déjà de


l'événement , fut encore confirmée dans cette croyance en

voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral .


364 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il por-


tait et comment il partit.

Pendant ce temps , du reste , rien de nouveau au camp de


La Rochelle ; seulement le roi , qui s'ennuyait fort , comme tou-

jours , mais peut-être encore un peu plus au camp qu'ailleurs ,


résolut d'aller incognito passer les fêtes de Saint Louis à Saint-

Germain, et demanda au cardinal de lui faire préparer une


escorte de vingt mousquetaires seulement . Le cardinal , que

l'ennui du roi gagnait quelquefois , accorda avec grand plaisir


ce congé à son royal lieutenant , lequel promit d'être de retour

vers le 15 septembre .

M. de Tréville , prévenu par Son Éminence, fit son porte-


manteau , et comme , sans en savoir la cause, il savait le vif

désir et même l'impérieux besoin que ses amis avaient de


revenir à Paris , il va sans dire qu'il les désigna pour faire
partie de l'escorte .

Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure

après M. de Tréville , car ils furent les premiers à qui il la


communiqua . Ce fut alors que d'Artagnan apprécia la faveur

que lui avait faite le cardinal en le faisant enfin passer aux


mousquetaires ; sans cette circonstance , il était forcé de rester

au camp tandis que ses compagnons partaient .

Il va sans dire que cette impatience de remonter vers Paris


avait pour cause le danger que devait courir madame Bona-
cieux , au couvent de Béthune, poursuivie sûrement par milady,
son ennemie mortelle . Aussi , comme nous l'avons dit , Aramis

avait écrit immédiatement à Marie Michon , cette lingère de

Tours qui avait de si belles connaissances , pour qu'elle obtint

que la reine donnât l'autorisation à madame Bonacieux de


sortir du couvent , et de se retirer , soit en Lorraine , soit en

Belgique . La réponse ne s'était pas fait attendre , et , huit ou dix


jours après, Aramis avait reçu cette lettre :
}

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 365

« Mon cher cousin ,

>> Voici l'autorisation de ma sœur à retirer notre petite ser-

vante du couvent de Béthune , dont vous croyez l'air mauvais

pour elle . Ma sœur vous envoie cette autorisation avec grand

plaisir, car elle aime fort cette petite fille , à laquelle elle se
réserve d'être utile plus tard .
» Je vous embrasse .

» MARIE MICHON . »>

A cette lettre était jointe une autorisation conçue en ces


termes :

« La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains


de la personne qui lui portera ce billet la novice qui était
entrée dans son couvent sur ma recommandation et sous mon

patronage .

» Au Louvre , le 10 août 1628 .

» ANNE . >>

1 On comprend combien ces relations de parenté entre

Aramis et une lingère qui appelait la reine sa sœur avaient


égayé la verve des jeunes gens ; mais Aramis avait prié ses amis

de ne plus revenir sur ce sujet , déclarant que s'il lui en était


ditencore un seul mot , il n'emploierait plus sa cousine
comme intermédiaire dans ces sortes d'affaires .

Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les


quatre mousquetaires , qui d'ailleurs avaient ce qu'ils vou-
laient c'était l'ordre de tirer madame Bonacieux du couvent

des Carmélites de Béthune . Il est vrai que cet ordre ne leur

servirait pas à grand'chose tant qu'ils seraient au camp de La


Rochelle , c'est-à-dire à l'autre bout de la France ; aussi d'Ar-

tagnan allait-il demander un congé à M. de Tréville , en lui


S
366 LES TROIS MOUSQUETAIRE .

confiant tout bonnement l'importance de son départ , lorsque

cette nouvelle lui fut transmise , ainsi qu'à ses trois compa-

gnons , que le roi allait partir pour Paris avec une escorte
de vingt mousquetaires ,

et qu'ils faisaient partie


de l'escorte . La joie fut
grande . On envoya les
valets devant avec les ba-

gages , et l'on partit le 16


au matin . Le cardinal

reconduisit Sa Majesté

de Surgères à Mauzé , et là , le roi et son ministre prirent congé


l'un de l'autre avec de grandes démonstrations d'amitié .

Cependant le roi , qui cherchait de la distraction , tout en

cheminant le plus vite qu'il lui était possible , car il désirait être
arrivé à Paris pour le 23, s'arrêtait de temps en temps pour

voir voler la pie , passe-temps dont le goût lui avait autrefois


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 367

été inspiré par de Luynes , et pour lequel il avait toujours con-


servé une grande prédilection . Sur les vingt mousquetaires ,

seize , lorsque la chose arriva , se réjouissaient fort de ce bon


temps ; mais quatre maugréaient de leur mieux . D'Artagnan

surtout avait des bourdonnements perpétuels dans les oreilles ,


ce que Porthos expliquait ainsi :

Une très grande dame m'a appris que cela veut dire que
l'on parle de vous quelque part .

Enfin l'escorte traversa Paris le 23 , dans la nuit ; le roi

remercia M. de Tréville , et lui permit de distribuer des congés

pour quatre jours , à la condition que pas un des favorisés ne

paraîtrait dans un lieu public , sous peine de la Bastille .


Les quatre premiers congés accordés , comme on le pense

bien , furent à nos quatre amis . Il y a plus , Athos obtint de

M. de Tréville six jours au lieu de quatre , et fit mettre dans


ces six jours deux nuits de plus , car ils partirent le 24, à cinq

heures du soir , et , par complaisance , M. de Tréville postdata


le congé du 25 au matin .

Eh , mon Dieu ! disait d'Artagnan , qui , comme on le

sait , ne doutait jamais de rien , il me semble que nous faisons


bien de l'embarras pour une chose bien simple : en deux jours ,

et en crevant deux ou trois chevaux ( peu m'importe , j'ai de


l'argent) , je suis à Béthune , je remets la lettre de la reine à

la supérieure , et je ramène le cher trésor que je vais cher-


cher , non pas en Lorraine , non pas en Belgique , mais à Paris ,

où il sera mieux caché , surtout tant que M. le cardinal sera


à La Rochelle . Puis , une fois de retour de la campagne , eh

bien ! moitié par la protection de sa cousine , moitié en faveur

de ce que nous avons fait personnellement pour elle , nous

obtiendrons de la reine ce que nous voudrons . Restez donc ici ,


ne vous épuisez pas de fatigue inutilement ; moi et Planchet ,

c'est tout ce qu'il faut pour une expédition aussi simple .


368 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

A ceci Athos répondit tranquillement :

Nous aussi , nous avons de l'argent ; car je n'ai pas encore


bu tout à fait le reste du diamant , et Porthos et Aramis ne l'ont

pas tout à fait mangé . Nous crèverons donc aussi bien quatre

chevaux qu'un . Mais songez , d'Artagnan , ajouta-t-il d'une voix

si sombre, que son accent donna le frisson au jeune homme ,


songez que Béthune est une ville où le cardinal a donné rendez-

vous à une femme qui , partout où elle va , mène le malheur

après elle . Si vous n'aviez affaire qu'à quatre hommes , d'Ar-

tagnan , je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire à cette


femme , allons -y quatre , et plaise à Dieu qu'avec nos quatre
valets nous soyons en nombre suffisant !

Vous m'épouvantez , Athos , s'écria d'Artagnan ; mais que


craignez-vous done ?

--Tout ! répondit Athos .


D'Artagnan examina les visages de ses compagnons , qui ,

comme celui d'Athos , portaient l'empreinte d'une inquiétude


profonde , et l'on continua la route au plus grand pas des che-

vaux , mais sans ajouter une seule parole .


Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras , et comme d'Ar-

tagnan venait de mettre pied à terre à l'auberge de la Herse-


d'Or pour boire un verre de vin , un cavalier sortit de la cour
de la poste , où il venait de relayer , prenant au grand galop ,

et avec un cheval frais , le chemin de Paris . Alors qu'il passait


de la grande porte dans la rue , le vent entr'ouvrit le manteau

dont il était enveloppé , quoiqu'on fût au mois d'août , et enleva


son chapeau , que le voyageur retint de sa main , au moment où

il avait déjà quitté sa tête , et l'enfonça vivement sur son front .

D'Artagnan , qui avait les yeux fixés sur cet homme , devint
fort pâle et laissa tomber son verre .

Qu'avez-vous , monsieur? dit Planchet... Oh ! là , accourez ,

messieurs , voilà mon maître qui se trouve mal !


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 369

Les trois amis accoururent et trouvèrent d'Artagnan qui ,

au lieu de se trouver mal , courait à son cheval . Ils l'arrêtèrent


sur le seuil de

la porte .

Eh bien !

où diable vas-tu
donc ainsi lui
cria Athos .

C'est lui! s'écria d'Artagnan , c'est lui ! laissez-moi le

rejoindre !
II. 47
370 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Mais qui, lui ? demanda Athos .


Lui, cet homme!

Quel homme?

Cet homme maudit , mon mauvais génie , que j'ai tou-

jours vu lorsque j'étais menacé de quelque malheur : celui

qui accompagnait l'horrible femme lorsque je la rencontrai

pour la première fois , celui que je cherchais quand j'ai pro-

voqué notre ami Athos , celui que j'ai vu le matin même du

jour où madame Bonacieux a été enlevée ! Je l'ai vu , c'est lui !


Je l'ai reconnu quand le vent a entr'ouvert son manteau .
Diable ! dit Athos rêveur.

En selle , messieurs , en selle ; poursuivons- le , et nous le


rattraperons .

Mon cher , dit Aramis , songez qu'il va du côté opposé à

celui où nous allons ; qu'il a un cheval frais et nous des chevaux


fatigués ; que par conséquent nous crèverons nos chevaux sans

même avoir la chance de le rejoindre . Laissons l'homme , d'Ar-


tagnan , sauvons la femme.

Eh ! monsieur! s'écria un garçon d'écurie courant après

l'inconnu , eh ! monsieur ! voilà un papier qui s'est échappé de


votre chapeau ! Eh ! monsieur ! eh !

Mon ami , dit d'Artagnan , une demi -pistole pour ce papier !

Ma foi , monsieur , avec grand plaisir ! le voici !

Le garçon d'écurie , enchanté de la bonne journée qu'il avait


faite , rentra dans la cour de l'hôtel ; d'Artagnan déplia le

papier. {
Eh bien ? demandèrent ses amis en l'entourant .

Rien qu'un mot ! dit d'Artagnan .


Oui , dit Aramis , mais ce mot est un nom de ville ou de

village .

- « Armentières , » lut Porthos . Armentières , je ne connais


pas cela !
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 371

Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main!


s'écria Athos .

ноуор
Laurice

Allons , allons , gardons soigneusement ce papier, dit


d'Artagnan , peut-être n'ai-je pas perdu ma dernière pistole .
A cheval , mes amis , à cheval ! Et les quatre compagnons

s'élancèrent au galop sur la route de Béthune .


372 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XXXI

LE COUVENT DES CARMELITES DE BETHUNE

Les grands criminels portent avec eux une espèce de pré-

destination qui leur fait surmonter tous les obstacles , qui les

fait échapper à tous les dangers , jusqu'au moment que la Pro-

vidence , lassée , a marqué pour l'écueil de leur fortune impie .


Il en était ainsi de milady : elle passa au travers des croiseurs
des deux nations , et arriva à Boulogne sans aucun accident .

En débarquant à Portsmouth , milady était une Anglaise.


que les persécutions de la France chassaient de La Rochelle ;

débarquée à Boulogne , après deux jours de traversée , elle se fit


passer pour une Française que les Anglais inquiétaient à Ports-

mouth , dans la haine qu'ils avaient conçue contre la France .


Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports : sa

beauté , sa grande mine et la générosité avec laquelle elle


répandait les pistoles . Affranchie des formalités d'usage par le
sourire affable et les manières galantes d'un vieux gouverneur

du port , qui lui baisa la main , elle ne resta à Boulogne que le


temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue :

« A Son Éminence monseigneur le cardinal de Richelieu ,


en son camp devant La Rochelle .
>> Monseigneur , que Votre Éminence se rassure ; Sa Grâce

le duc de Buckingham ne partira point pour la France .

>> Boulogne , 25 au soir .

» MILADY DE ...
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 373

« P.-S. Selon les désirs de Votre Éminence , je me rends

au couvent des Carmélites de Béthune où j'attendrai ses ordres . »

Effectivement, le même soir , milady se mit en route ; la

nuit la prit elle s'arrêta et coucha dans une auberge ; puis ,

le lendemain , à cinq heures du matin , elle partit , et , trois


heures après , elle entra à Béthune .

Elle se fit indiquer le couvent des Carmélites , et y entra


aussitôt.

La supérieure vint au-devant d'elle ; milady lui montra


l'ordre du cardinal ; l'abbesse lui fit donner une chambre et
servir à déjeuner .

Tout le passé s'était déjà effacé aux yeux de cette femme ,

et , le regard fixé sur l'avenir , elle ne voyait que la haute for-


tune que lui réservait le cardinal , qu'elle avait si heureuse-

ment servi , sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette

sanglante affaire . Les passions toujours nouvelles qui la con-


sumaient donnaient à sa vie l'apparence de ces nuages qui

volent dans le ciel , reflétant tantôt l'azur, tantôt le feu , tantôt

le noir opaque de la tempête , et qui ne laissent d'autres traces


sur la terre que la dévastation et la mort.

Après le déjeuner , l'abbesse vint lui faire sa visite ; il y a


peu de distractions au cloître , et la bonne supérieure avait hâte
de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire .

Milady voulait plaire à l'abbesse ; or , c'était chose facile


à cette femme si réellement supérieure ; elle essaya d'être
aimable elle fut charmante , et séduisit la bonne religieuse

par sa conversation si variée , et par les grâces répandues dans


toute sa personne .

L'abbesse , qui était une fille de noblesse , aimait surtout les


histoires de cour , qui parviennent si rarement jusqu'aux extré-

mités du royaume , et qui , surtout , ont tant de peine à franchir


374 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

les murs des couvents , au seuil desquels viennent expirer les


bruits du monde .

Milady , au contraire , était fort au courant de toutes les

intrigues aristocratiques , au milieu desquelles , depuis cinq ou


six ans , elle avait constamment vécu ; elle se mit donc à entre-

tenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de


France , mêlées aux dévotions outrées du roi elle lui fit la

chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour ,

que l'abbesse connaissait parfaitement de nom , toucha légè-


rement les amours de la reine et de Buckingham , parlant
beaucoup pour qu'on parlàt un peu . Mais l'abbesse se contenta

d'écouter et de sourire, le tout sans répondre . Cependant ,

comme milady vit que ce genre de récit l'amusait fort , elle


continua ; seulement , elle fit tomber la conversation sur le

cardinal .

Là elle était fort embarrassée ; elle ignorait si l'abbesse

était royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un juste milieu


.

prudent ; l'abbesse , de son côté , se tint dans une réserve


plus prudente encore , se contentant de faire une profonde
inclination de tête toutes les fois que la Voyageuse prononçait

le nom de Son Éminence .

Milady commença à croire qu'elle s'ennuierait fort dans

le couvent ; elle résolut donc de risquer quelque chose pour


savoir tout de suite à quoi s'en tenir . Voulant voir jusqu'où irait
la discrétion de cette bonne abbesse , elle se mit à dire un mal

très dissimulé d'abord , puis très circonstancié du cardinal ,

racontant les amours du ministre avec madame d'Aiguillon ,

avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes ga-


lantes .

L'abbesse écouta plus attentivement , s'anima peu à peu et


sourit.

Bon , dit milady, elle prend goût à mon discours ; si elle


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 375

est cardinaliste , elle n'y met pas de fanatisme au moins .

Alors , elle passa aux persécutions exercées par le cardinal


sur ses ennemis . L'abbesse se contenta de se signer , sans

approuver ni désapprouver . Cela confirma milady dans son

opinion , que la religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste .


Milady continua , renchérissant de plus en plus .

Je suis fort ignorante en toutes ces matières-là , dit enfin


l'abbesse ; mais tout éloignées que nous sommes de la cour ,

tout en dehors des intérêts du monde que nous nous trouvons

placées , nous avons des exemples fort tristes de ce que vous


nous racontez là ; et l'une de nos pensionnaires a bien souffert
des vengeances et des persécutions de M. le cardinal .

Une de vos pensionnaires , dit milady ; oh ! mon Dieu !


pauvre femme ; je la plains alors .
--
Et vous avez raison , car elle est bien à plaindre : prison ,
menaces , mauvais traitements , elle a tout subi . Mais , après

tout , reprit l'abbesse , M. le cardinal avait peut-être des motifs

plausibles pour agir ainsi , et , quoiqu'elle ait l'air d'un ange ,

il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine .


Bon ! dit milady à elle-même , qui sait ! je vais peut-être

découvrir quelque chose ici , je suis en veine .


Et elle s'appliqua à donner à son , visage une expression de
candeur parfaite .

Hélas ! dit milady, je le sais ; on dit cela , qu'il ne faut

pas croire aux physionomies ; mais à quoi croira- t- on cepen-

dant si ce n'est au plus bel ouvrage du Créateur ! Quant à moi ,

je serai trompée toute ma vie peut-être ; mais je me fierai

toujours à une personne dont le visage m'inspirera de la sym-


pathie .
Vous seriez donc tentée de croire , dit l'abbesse , que

cette jeune femme est innocente ?

M. le cardinal ne poursuit pas que les crimes , dit- elle ; il


376 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

y a certaines vertus qu'il poursuit plus sévèrement que certains


forfaits .

Permettez - moi , madame, de vous exprimer ma surprise ,


dit l'abbesse .

Et sur quoi ? demanda milady avec naïveté .

Mais sur le langage que vous tenez .


Que trouvez-vous d'étonnant à ce langage? demanda en
souriant milady .

Vous êtes l'amie du cardinal , puisqu'il vous envoie ici ,


et cependant ...
Et cependant j'en dis du mal , reprit milady achevant la

pensée de la supérieure .
Au moins n'en dites-vous pas de bien .

C'est que je ne suis pas son amie , dit- elle en soupirant,


mais sa victime .

Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recom-


mande à moi ?...

Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de pri-

son dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites...


Mais pourquoi n'avez-vous pas fui ?
Où irais-je? Croyez- vous qu'il y ait un endroit de la terre

où ne puisse atteindre le cardinal , s'il veut se donner la peine

d'étendre la main ! Si j'étais un homme, à la rigueur cela

serait possible encore ; mais une femme , que voulez -vous que
fasse une femme? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici

a-t-elle essayé de fuir , elle ?

Non , c'est vrai ; mais elle , c'est autre chose , je la crois


retenue en France par quelque amour .

Alors , dit milady avec un soupir, si elle aime , elle n'est


pas tout à fait malheureuse .

Ainsi , dit l'abbesse en regardant milady avec un intérèt

croissant , c'est encore une pauvre persécutée que je vois ?


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 377

-- Hélas , oui ! dit milady.

L'abbesse regarda un instant milady avec inquiétude , comme

si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit .



Vous n'êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit- elle en
balbutiant .

Moi , s'écria milady, moi , protestante ! Oh ! non , j'atteste le
Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique .

HYT

MauriceIcloir

Alors , madame , dit l'abbesse en souriant , rassurez-

vous ; la maison où vous êtes ne sera pas une prison bien dure ,

et nous ferons tout ce qu'il faudra pour vous faire chérir la


.
captivité. Il y a plus , vous trouverez ici cette jeune femme

persécutée sans doute par suite de quelque intrigue de cour .


Elle est aimable , gracieuse .
Comment la nommez-vous?

Elle m'a été recommandée par quelqu'un de très haut

placé , sous le nom de Ketty . Je n'ai pas cherché à savoir son


autre nom .
11. 48
378 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Ketty ! s'écria milady ; quoi ! vous êtes sûre ?...

Qu'elle se fait appeler ainsi ? Oui , madame, la connaî-


triez-vous ?

Milady sourit à elle-même et à l'idée qui lui était venue


que cette jeune femme pouvait être son ancienne camériste .

Au souvenir de cette jeune fille s'était lié un souvenir de

colère , et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de

milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l'expression


calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur
avait momentanément fait perdre .

Et quand pourrai -je voir cette jeune dame , pour laquelle


je me sens déjà une si grande sympathie? demanda milady .

Ce soir , dit l'abbesse , dans la journée même . Mais


vous voyagez depuis quatre jours , m'avez-vous dit vous - même ;

ce matin vous vous êtes levée à cinq heures , vous devez avoir
besoin de repos . Couchez-vous et dormez , à l'heure du dîner
nous vous réveillerons .

Quoique milady eût très bien pu se passer de sommeil , sou-

tenue qu'elle était par toutes les excitations qu'une aventure


nouvelle faisait éprouver à son cœur avide d'intrigues , elle
n'en accepta pas moins l'offre de la supérieure depuis douze

ou quinze jours elle avait passé par tant d'émotions diverses ,


que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue , son
âme avait besoin de repos .

Elle prit donc congé de l'abbesse et se coucha , doucement


bercée par les idées de vengeance auxquelles l'avait tout natu-

rellement ramenée le nom de Ketty . Elle se rappelait cette


promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal , si elle

réussissait dans son entreprise . Elle avait réussi , d'Artagnan


était donc à elle !

Une seule chose l'épouvantait , c'était le souvenir de son


mari ; c'était le comte de La Fère , qu'elle avait cru mort ou du
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 379

moins expatrié , et qu'elle retrouvait dans Athos , le meilleur


ami de d'Artagnan .

Mais aussi , s'il était l'ami de d'Artagnan , il avait dû lui

prêter assistance dans toutes les menées à l'aide desquelles la

reine avait déjoué les projets de Son Éminence ; s'il était l'ami
de d'Artagnan , il était l'ennemi du cardinal ; et sans doute

elle parviendrait à l'envelopper dans la vengeance aux replis

de laquelle elle espérait étouffer le jeune mousquetaire .


Toutes ces espérances étaient de douces pensées pour

milady ; aussi , bercée par elles , s'endormit-elle bientôt .

Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied
de son lit. Elle ouvrit les yeux , et vit l'abbesse accompagnée

d'une jeune femme aux cheveux blonds , au teint délicat , qui


fixait sur elle un regard plein d'une bienveillante curiosité .

La figure de cette jeune femme lui était complètement


inconnue ; toutes deux s'examinèrent avec une scrupuleuse

attention , tout en échangeant les compliments d'usage toutes


deux étaient fort belles , mais de beautés tout à fait différentes .

Cependant milady sourit en reconnaissant qu'elle l'emportait

de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons


aristocratiques . Il est vrai que l'habit de novice que portait la

jeune femme n'était pas très avantageux pour soutenir une


lutte de ce genre.

L'abbesse les présenta l'une à l'autre ; puis , lorsque cette

formalité fut remplie , comme ses devoirs l'appelaient à l'église ,

elle laissa les deux jeunes femmes seules .

La novice , voyant milady couchée , voulait suivre la supé-


rieure , mais milady la retint .
Comment , madame , lui dit-elle , à peine vous ai-je aper-

çue et vous voulez déjà me priver de votre présence , sur


laquelle je comptais cependant un peu , je vous l'avoue , pour

le temps que j'ai à passer ici ?


380 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Non , madame , répondit la novice , seulement je craignais


d'avoir mal choisi mon temps : vous dormiez , vous êtes fatiguée .

Eh bien ! dit milady, que peuvent demander les gens

qui dorment? un bon réveil . Ce réveil , vous me l'avez donné ;

laissez -moi en jouir tout à mon aise .

Et lui prenant la main , elle l'attira sur un fauteuil qui était


près de son lit.
La novice s'assit .

Mon Dieu ! dit-elle , que je suis malheureuse ! voilà six

mois que je suis ici , sans l'ombre d'une distraction , vous arri-
vez , votre présence allait être pour moi une compagnie char-

mante , et voilà que , selon toute probabilité , d'un moment à

l'autre je vais quitter le couvent !


Comment ! dit milady, vous sortez bientôt ?
Du moins , je l'espère , dit la novice avec une expression

de joie qu'elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser .


- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part

du cardinal , continua milady ; c'eût été un motif de plus de

sympathie entre nous .


Ce que m'a dit notre bonne mère est donc la vérité , que

vous étiez aussi une victime de ce méchant prêtre?


Chut ! dit milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui ;
tous mes malheurs viennent d'avoir dit à peu près ce que vous

venez de dire , devant une femme que je croyais mon amie et

qui m'a trahie . Et vous êtes aussi , vous , la victime d'une


trahison ?

Non , dit la novice, mais de mon dévouement d'un

dévouement à une femme que j'aimais , pour qui j'eusse donné

ma vie , pour qui je la donnerais encore .


Et qui vous a abandonnée , c'est cela !

J'ai été assez injuste pour le croire , mais depuis deux ou

trois jours j'ai acquis la preuve du contraire , et j'en remercie


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 381

Dieu ; il m'aurait coûté de croire qu'elle m'avait oubliée . Mais

vous , madame , continua la novice , il me semble que vous êtes


libre , et que , si vous vouliez fuir , il ne tiendrait qu'à vous .

Où voulez - vous que j'aille , sans amis , sans argent, dans

une partie de la France que je ne connais pas , où je ne suis


jamais venue ? ..

Oh ! s'écria la novice , quant à des amis , vous en aurez

partout où vous vous montrerez , vous paraissez si bonne et


vous êtes si belle !

Cela n'empêche pas , reprit milady en adoucissant son


sourire de manière à lui donner une expression angélique , que

je suis seule et persécutée .


Écoutez , dit la novice , il faut avoir bon espoir dans le

ciel , voyez-vous ; il vient toujours un moment où le bien que


l'on a fait plaide votre cause devant Dieu , et , tenez , peut-être

est-ce un bonheur pour vous , tout humble et sans pouvoir que je


suis , que vous m'ayez rencontrée : car , si je sors d'ici , eh bien !

j'aurai quelques amis puissants , qui , après s'être mis en cam-

pagne pour moi , pourront aussi se mettre en campagne pour vous .

Oh ! quand j'ai dit que j'étais seule , dit milady espérant


faire parler la novice en parlant d'elle- même , ce n'est pas faute

d'avoir aussi quelques connaissances haut placées ; mais ces


connaissances tremblent elles-mêmes devant le cardinal la

reine elle -même n'ose pas lutter contre le terrible ministre ;


j'ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur , a

plus d'une fois été obligée d'abandonner à la colère de Son

Eminence les personnes qui l'avaient servie .


Croyez-moi , madame , la reine peut avoir l'air d'avoir

abandonné ces personnes-là ; mais il ne faut pas en croire

l'apparence : plus elles sont persécutées , plus elle pense à elles ;


et souvent, au moment où elles y comptent le moins , elles ont la
preuve d'un bon souvenir .
382 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Hélas ! dit milady , je le crois : la reine est si bonne .


Oh ! vous la connaissez donc , cette belle et noble reine , que

vous parlez d'elle ainsi ! s'écria la novice avec enthousiasme.

C'est-à- dire , reprit milady poussée dans ses retranche-


ments , qu'elle , personnellement , je n'ai pas l'honneur de la

connaître ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus


intimes : je connais M. de Putange ; j'ai connu en Angleterre
M. Dujart, je connais M. de Tréville .
- M. de Tréville ! s'écria la novice , vous connaissez M. de
Tréville .

Oui , parfaitement , beaucoup même .

Le capitaine des mousquetaires du roi ?


Le capitaine des mousquetaires du roi .
Oh ! mais vous allez voir, s'écria la novice , que tout à
l'heure nous allons être des connaissances achevées , presque

des amies ; si vous connaissez M. de Tréville , vous avez dû aller


chez lui ?

Souvent ! dit milady , qui , entrée dans cette voie , et


s'apercevant que le mensonge réussissait , voulait le pousser
jusqu'au bout .

Chez lui , vous avez dû voir quelques-uns de ses mous-


quetaires?

Tous ceux qu'il reçoit habituellement ! répondit milady ,


pour laquelle cette conversation commençait à prendre un
intérêt réel.

Nommez -moi quelques-uns de ceux que vous connaissez ,


et vous verrez qu'ils seront de mes amis .

Mais , dit milady embarrassée , je connais M. de Souvigny,


M. de Courtivron , M. de Férussac .

La novice laissa dire ; puis voyant qu'elle s'arrêtait :

Vous ne connaissez pas , dit- elle , un gentilhomme nommé


Athos?

1
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 383

Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle

était couchée , et , si maîtresse qu'elle fût d'elle -même , ne put


s'empêcher de pousser un cri en saisissant la main ue son in-
terlocutrice et en la dévorant du regard .

- Quoi ! qu'avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda la jeune


femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée ?

Non ; mais ce nom m'a frappée , parce que , moi aussi ,

j'ai connu ce gentilhomme , et qu'il m'a paru étrange de trou-


ver quelqu'un qui paraisse le connaître beaucoup .
Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui , mais
encore ses amis MM . Porthos et Aramis !

En vérité ! eux aussi je les connais ! s'écria milady , qui

sentit le froid pénétrer jusqu'à son cœur .

Eh bien ! si vous les connaissez , vous devez savoir qu'ils

sont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous à


eux , si vous avez besoin d'appui?

- C'est-à - dire , balbutia milady , je ne suis liée réellement

avec aucun d'eux ; je les connais pour en avoir entendu beau-


coup parler par un de leurs amis , M. d'Artagnan .
Vous connaissez M. d'Artagnan ! s'écria la novice à son

tour, en saisissant la main de milady et en la dévorant des


yeux .

Puis , remarquant l'étrange expression du regard de milady :

Pardon , madame , dit-elle , vous le connaissez , à quel titre ?


Mais , reprit milady embarrassée , mais à titre d'ami .

Vous me trompez , madame , dit la novice vous avez


été sa maîtresse .

C'est vous qui l'avez été , madame , s'écria milady à son


tour.

Moi ! dit la novice .

Oui , vous ; je vous connais maintenant vous êtes


madame Bonacieux .
384 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

La jeune femme se recula pleine de surprise et de terreur .


Oh! ne niez pas ! répondez , reprit milady.
Eh bien ! oui , madame ! dit la novice ; sommes- nous
rivales?

La figure de milady s'illumina d'un feu tellement sauvage , que ,


dans toute autre
circonstance, ma-

dame Bonacieux

se fût enfuie d'é-

pouvante ; mais
elle était toute à

sa jalousie .
Voyons ,
dites , madame ,
reprit madame

Bonacieux avec

une énergie dont


on l'eût crue inca-

pable , avez-vous
été ou êtes- vous
sa maîtresse?

Oh! non! s'écria milady


avec un accent qui n'admettait pas le Maurice Leloir

doute sur sa vérité , jamais ! jamais !

Je vous crois , dit madame Bonacieux ; mais pourquoi


donc alors vous êtes-vous écriée ainsi ?

Comment, vous ne comprenez pas ! dit milady, qui était

déjà remise de son trouble , et qui avait retrouvé toute sa pré-


sence d'esprit .

- Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien .


-
Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan étant mon ami ,
il m'avait prise pour confidente?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 385

Vraiment !

Vous ne comprenez pas que je sais tout , votre enlève-


ment de la petite maison de Saint-Germain , son désespoir , celui
de ses amis , leurs re-
cherches inutiles de-

puis ce moment ! Et
comment ne voulez-

vous pas que je m'en


étonne , quand , sans
m'en douter , je me
trouve en face de vous ,

de vous dont nous

avons parlé si sou-


vent ensemble , de

vous qu'il aime de


toute la force de

son âme, de vous


qu'il m'avait fait
aimer avant que

je vous eusse vue ?


Ah ! chère Cons-

tance , voilà donc

que nous nous re-


trouvons ; je vous
vois donc enfin !

Et milady ten-
dit ses bras à ma-
MarieI lo
dame Bonacieux ,

qui , toute convaincue

par ce qu'elle venait de lui dire , ne vit plus dans cette femme ,
qu'un instant auparavant elle avait crue sa rivale , qu'une amie
sincère et dévouée .
II. 49
386 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh ! pardonnez - moi ! s'écria-t- elle en se laissant aller sur


son épaule, je l'aime tant!
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées . Certes ,

si les forces de milady eussent été à la hauteur de sa haine ,

madame Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement .


Mais , ne pouvant pas l'étouffer , elle lui sourit .
- O chère belle ! chère bonne petite ! dit milady, que je

suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder . Et , en

disant ces mots , elle la dévorait effectivement du regard . Oui ,

c'est bien vous . Ah ! d'après ce qu'il m'a dit , je vous recon-


nais à cette heure , je vous reconnais parfaitement .
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se

passait d'affreusement cruel derrière le rempart de ce front

pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l'in-


térêt et de la compassion .
-
Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit madame Bona-
cieux , puisqu'il vous a dit ce qu'il souffrait : mais souffrir pour
lui , c'est du bonheur.

Milady reprit machinalement :


Oui, c'est du bonheur .

Elle pensait à autre chose .


Et puis , continua madame Bonacieux , mon supplice
touche à son terme : demain , ce soir peut-être , je le reverrai ,

et alors le passé n'existera plus .

-Ce soir? demain ? s'écria milady tirée de sa rêverie par

ces paroles , que voulez-vous dire ? attendez-vous quelque nou-


velle de lui?

-Je l'attends lui-même .

Lui-même ; d'Artagnan , ici !


Lui-même .

Mais, c'est impossible ! il est au siège de La Rochelle avec

le cardinal ; il ne reviendra qu'après la prise de la ville .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 387

Vous le croyez ainsi , mais est-ce qu'il y a quelque chose


d'impossible à mon d'Artagnan , le noble et loyal gentilhomme?

Oh ! je ne puis vous croire !


Eh bien ! lisez donc ! dit, dans l'excès de son orgueil et

de sa joie , la malheureuse jeune femme en présentant une


lettre à milady .
L'écriture de madame de Chevreuse ! se dit en elle- même

milady . Ah ! j'étais bien sûre qu'ils avaient des intelligences de


ce côté-là!

Et elle lut avidement ces quelques lignes :

« Ma chère enfant , tenez-vous prête ; notre ami vous verra

bientôt , et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison


où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée : préparez- vous
donc au départ et ne désespérez jamais de nous .
Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et

fidèle comme toujours , dites-lui qu'on lui est bien reconnais-

sant quelque part de l'avis qu'il a donné . »>

Oui , oui , dit milady , oui , la lettre est précise . Savez-


vous quel est cet avis ?

Non . Je me doute seulement qu'il aura prévenu la reine


de quelque nouvelle machination du cardinal .

Oui , c'est cela sans doute ! dit milady en rendant la lettre


à madame Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive

sur sa poitrine .

En ce moment on entendit le galop d'un cheval .


Oh ! s'écria madame Bonacieux en s'élançant à la fenêtre ,

serait-ce déjà lui ?


Milady était restée dans son lit , pétrifiée par la surprise ;
tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup , que pour

la première fois la tête lui manquait .


388 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-
Lui ! lui ! murmura-t-elle , serait-ce lui ?
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes .

Hélas , non ! dit madame Bonacieux , c'est un homme que

je ne connais pas , et qui cependant a l'air de venir ici ; oui , il


ralentit sa course , il s'arrête à la porte , il sonne .
Milady sauta hors de son lit.
Vous êtes bien sûre que ce n'est pas lui? dit-elle .

Oh ! oui , bien sûre !

Vous avez peut-être mal vu .

Oh ! je verrais la plume de son feutre , le bout de son


manteau , que je le reconnaîtrais , lui !

Milady s'habillait toujours .


N'importe ! cet homme vient ici , dites-vous ?
Oui, il est entré .

C'est ou pour vous ou pour moi .


Oh ! mon Dieu! comme vous semblez agitée !
-
Oui , je l'avoue , je n'ai pas votre confiance , je crains
tout du cardinal.

Chut ! dit madame Bonacieux , on vient !

Effectivement , la porte s'ouvrit , et la supérieure entra .

Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t- elle à

milady .
Oui , c'est moi , répondit celle-ci ; et , tâchant de ressaisir
son sang-froid, qui me demande ?

Un homme qui ne veut pas dire son nom , mais qui vient
de la part du cardinal .

Et qui veut me parler? demanda milady.

Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne .


Alors faites entrer , madame , je vous prie .
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit madame Bonacieux ,

serait- ce quelque mauvaise nouvelle !


J'en ai peur.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 389

-
Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ ,
si vous le permettez , je reviens .
Comment donc je vous en prie .
La supérieure et madame Bonacieux sortirent .

Milady resta seule , les yeux fixés sur la porte ; un instant

après on entendit le bruit d'éperons qui retentissaient sur les

escaliers , puis les pas se rapprochèrent , puis la porte s'ouvrit ,


et un homme parut .

Milady jeta un cri de joie cet homme c'était le comte de


Rochefort, l'âme damnée de Son Éminence.

XXXII

DEUX VARIÉTÉS DE DÉMONS

Ah ! s'écrièrent ensemble Rochefort et milady, c'est vous !


Oui, c'est moi .

Et vous arrivez ?... demanda milady.


De La Rochelle , et vous ?

D'Angleterre .

Buckingham ?

Mort ou blessé dangereusement ; comme je partais sans

avoir rien pu obtenir de lui , un fanatique venait de l'assassiner .


Ah ! fit Rochefort avec un sourire , voilà un hasard bien heu-

reux ! et qui satisfera fort Son Éminence ! L'avez - vous prévenue ?

Je lui ai écrit de Boulogne . Mais comment êtes -vous ici ?

Son Éminence , inquiète , m'a envoyé à votre recherche .


Je suis arrivée d'hier seulement.

Et qu'avez- vous fait depuis hier ?

Je n'ai pas perdu mon temps .

Oh ! je m'en doute bien?


390 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

- Savez-vous qui j'ai rencontré ici ?

Non .
Devinez .
Comment voulez- vous ?...
- Cette jeune femme que la reine a tirée de prison .

La maîtresse de ce petit d'Artagnan ?


Oui , madame Bonacieux , dont

le cardinal ignorait la retraite .


Eh bien ! dit Roche-

fort , voilà encore un ha-

sard qui peut aller de pair


avec l'autre ; M. le
cardinal est en vé-

rité un homme pri-

vilégié !
Comprenez-
vous mon étonne-
ment, continua mi-

lady, quand je me
suis trouvée face

à face avec cette

femme?
Vous con-

ноуст naît-elle ?
— Nullement .

Alors elle vous regarde tout à fait comme une étrangère ?


Milady sourit .
Je suis sa meilleure amie !

Sur mon honneur, dit Rochefort , il n'y a que vous , ma


chère comtesse , pour faire de ces miracles-là .

- Et bien m'en a pris , chevalier , dit milady , car savez-vous

ce qui se passe ?
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 391

- Non .

- On va la venir chercher demain ou après - demain avec


un ordre de la reine .

Vraiment ! et qui cela ?


D'Artagnan et ses amis .

En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de


les envoyer à la Bastille .

Pourquoi n'est- ce point déjà fait?


Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces
hommes une faiblesse que je ne comprends pas .
Vraiment ?

Oui.

Eh bien ! dites -lui ceci, Rochefort dites -lui que notre

conversation à l'auberge du Colombier-Rouge a été entendue

par ces quatre hommes ; dites - lui qu'après son départ l'un
d'eux est monté et m'a arraché par violence le sauf-conduit
qu'il m'avait donné , dites-lui qu'ils avaient fait prévenir lord

Winter de mon passage en Angleterre ; que , cette fois encore , ils


ont failli faire échouer ma mission , comme ils ont fait échouer

celle des ferrets ; dites-lui que , parmi ces quatre hommes ,


deux seulement sont à craindre , d'Artagnan et Athos ; dites-
lui que le troisième , Aramis , est l'amant de madame de Che-

vreuse il faut laisser vivre celui -là , on sait son secret , il peut

être utile ; quant au quatrième , Porthos , c'est un sot , un fat et


un niais , qu'il ne s'en occupe même pas .

Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure au


siège de La Rochelle .

- Je le croyais comme vous , mais une lettre que madame


Bonacieux a reçue de la connétable , et qu'elle a eu l'impru-
dence de me communiquer, me porte à croire que ces quatre

hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever .


Diable ! comment faire?
392 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Que vous a dit le cardinal à mon égard?


De prendre vos dépêches écrites ou verbales , de revenir
en poste , et, quand il saura ce que vous avez fait , il avisera sur
ce que vous devez faire .

Je dois donc rester ici ?

Ici ou dans les environs .

Vous ne pouvez m'emmener avec vous?

Non , l'ordre est formel : aux environs du camp vous

pourriez être reconnue ; et votre présence, vous le comprenez ,


compromettrait Son Eminence .

Allons , je dois attendre ici ou dans les environs .


Seulement, dites-moi d'avance où vous attendrez des

nouvelles du cardinal : que je sache toujours où vous retrouver .


Écoutez , il est probable que je ne pourrai rester ici .
Pourquoi ?

Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un


moment à l'autre .

C'est vrai ; mais alors cette petite femme va échapper à


Son Eminence ?

Bah ! dit milady avec un sourire qui n'appartenait qu'à


elle , vous oubliez que je suis sa meilleure amie .

Ah ! c'est vrai ! je puis donc dire au cardinal , à l'endroit


de cette femme ...

Qu'il soit tranquille .


Voilà tout ?

Il saura ce que cela veut dire .

Il le devinera . Maintenant , voyons , que dois-je faire ?

Repartir à l'instant même ; il me semble que les nou-

velles que vous reportez valent bien la peine que l'on fasse
diligence .
Ma chaise s'est cassée en entrant à Lilliers .
A merveille !
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 393

Comment, à merveille ?

Oui j'ai besoin de votre chaise , moi .


Et comment partirai- je alors ?
A franc étrier .

Vous en parlez bien à votre aise , cent quatre-vingts


lieues .

Qu'est-ce que cela?


On les fera. Après ?

Après en passant à Lilliers , vous me renvoyez la chaise


avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition .
Bien .

Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal .


J'ai mon plein pouvoir.

Vous le montrez à l'abbesse , et vous dites qu'on viendra


me chercher , soit aujourd'hui , soit demain , et que j'aurai à

suivre la personne qui se présentera en votre nom .


Très bien !

N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi


à l'abbesse .

A quoi bon?
Je suis une victime du cardinal . Il faut bien que j'inspire

de la confiance à cette pauvre petite madame Bonacieux .


C'est juste . Maintenant voulez-vous me faire un rapport

de tout ce qui est arrivé ?

Mais je vous ai raconté les événements , vous avez bonne


mémoire , répétez les choses comme je vous les ai dites , un
papier se perd .

Vous avez raison ; seulement que je sache où vous


retrouver, que je n'aille pas courir inutilement dans les envi-
rons .

C'est juste , attendez .


Voulez- vous une carte ?
39

11. 50
394 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh ! je connais ce pays- ci à merveille .


Vous? quand donc y êtes-vous venue ?
J'y ai été élevée .
Vraiment ?

C'est bon à quelque chose , vous le voyez , d'avoir été


élevée quelque part.
Vous m'attendrez donc ?...

Laissez-moi réfléchir un instant ; oh ! tenez , à Armen-


tières .

Qu'est-ce que cela , Armentières ?

Une petite ville sur la Lys ; je n'aurai qu'à traverser la

rivière , et je suis en pays étranger .

A merveille ! mais il est bien entendu que vous ne tra-

verserez la rivière qu'en cas de danger .


C'est bien entendu .

Et , dans ce cas , comment saurai -je où vous ètes ?

Vous n'avez pas besoin de votre laquais ?


Non .

C'est un homme sûr ?

A l'épreuve .

Donnez-le-moi ; personne ne le connaît , je le laisse à

l'endroit que je quitte , et il vous conduit où je suis .


Et vous dites que vous m'attendez à Armentières ?
A Armentières .

Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier , de

peur que je ne l'oublic ; ce n'est pas compromettant , un nom de .


ville, n'est-ce pas ?

Eh, qui sait ? n'importe , dit milady en écrivant le nom

sur une demi-feuille de papier , je me compromets .

Bien dit Rochefort en prenant des mains de milady le


papier qu'il plia et qu'il enfonça dans la coiffe de son feutre ;

d'ailleurs , soyez tranquille , je vais faire comme les enfants et ,


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 395

dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le


long de la route . Maintenant , est-ce tout ?
― Je le crois .

-Cherchons bien : Buckingham mort ou grièvement blessé;


votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousque-

taires ; lord Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth ;


d'Artagnan et Athos à la Bastille ; Aramis l'amant de madame

de Chevreuse ; Porthos un fat ; madame Bonacieux retrouvée ;

vous envoyer la chaise le plus tôt possible ; mettre mon laquais


à votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal ,
pour que l'abbesse ne prenne aucun soupçon ; Armentières sur

les bords de la Lys . Est- ce cela?


En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de

mémoire A propos , ajoutez une chose...


Laquelle?

J'ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin

du couvent, dites qu'il m'est permis de me promener dans ces

bois ; qui sait? j'aurai peut-être besoin de sortir par une porte
de derrière .

Vous pensez à tout.


Et vous oubliez une chose ...

Laquelle?
C'est de me demander si j'ai besoin d'argent .

C'est juste , combien voulez-vous ?


Tout ce que vous aurez d'or.
J'ai cinq cents pistoles à peu près .

J'en ai autant avec mille pistoles on fait face à tout ;


videz vos poches .
Voilà .

Bien ! et vous partez?

Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pen-

dant que j'enverrai chercher un cheval de poste .


396 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

A merveille! Adieu , comte !.


— Adieu , comtesse !

Recommandez-moi chaudement à Son Éminence .

Recommandez -moi ,

vous-même , à Satan.

Milady et Rochefort

échangèrent un
sourire et ils se

séparérent.

MauriceIplove

Une heure après ,


Rochefort partit au

grand galop de son cheval ; peu de temps après il passait à


Arras . Nos lecteurs savent déjà comment il avait été reconnu
par d'Artagnan , et comment cette reconnaissance , en inspi-

rant des craintes aux quatre mousquetaires , avait donné une


nouvelle activité à leur voyage .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 397

XXXIII

LA GOUTTE D'EAU

A peine Rochefort fut- il sorti , que madame Bonacieux


rentra . Elle trouva milady le visage riant .

Eh bien ! dit la jeune femme, ce que vous craigniez est

donc arrivé ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre .


Qui vous a dit cela , mon enfant? demanda milady .
Je l'ai entendu de la bouche même du messager.

Venez vous asseoir ici près de moi , dit milady.


Me voici.

Attendez que je m'assure si personne ne nous écoute .


- Pourquoi toutes ces précautions?
Vous allez le savoir .

Milady se leva et alla à la porte , l'ouvrit , regarda dans le


corridor, et revint s'asseoir près de madame Bonacieux .
Alors , dit-elle , il a bien joué son rôle .
Qui cela?

Celui qui s'est présenté à l'abbesse comme l'envoyé du


cardinal .

C'était donc un rôle qu'il jouait?


Oui , mon enfant .
Cet homme n'est donc pas...

Cet homme, dit milady en baissant la voix , c'est mon


frère .

Votre frère? s'écria madame Bonacieux .

Eh bien ! il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon

enfant ; si vous le confiez à qui que ce soit au monde , je serai


perdue , et vous aussi peut- être .
398 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Oh! mon Dieu!

Écoutez , voici ce qui se passe mon frère , qui venait à

mon secours pour m'enlever ici de force , s'il le fallait , a ren-

contré l'émissaire du cardinal qui venait me chercher ; il l'a


suivi . Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté , il a

mis l'épée à la main en sommant le messager de lui remettre

les papiers dont il était porteur ; le messager a voulu se


défendre mon frère l'a tué .
Oh ! fit madame Bonacieux en frissonnant .

C'était le seul moyen , songez-y . Alors mon frère a résolu

de substituer la ruse à la force : il a pris les papiers , il s'est


présenté ici comme l'émissaire du cardinal lui-même , et dans

une heure ou deux , une voiture doit venir me prendre de la


part de Son Éminence .

Je comprends ; cette voiture , c'est votre frère qui vous


l'envoie .
— cette lettre que vous
Justement ; mais ce n'est pas tout
avez reçue , et que vous croyez de madame de Chevreuse ...
Eh bien?

Elle est fausse .

Comment cela ?

Oui , fausse c'est un piège pour que vous ne fassiez pas


de résistance quand on viendra vous chercher .

Mais c'est d'Artagnan qui viendra .


Détrompez-vous , d'Artagnan et ses amis sont retenus au

siège de La Rochelle .
Comment savez-vous cela?
Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en

habits de mousquetaires . On vous aurait appelée à la porte ,


vous auriez cru avoir affaire à des amis , on vous enlevait et on
vous ramenait à Paris .

Oh ! mon Dieu ! ma tête se perd au milieu de ce chaos


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 399

d'iniquités . Je sens que si cela durait , continua madame Bona-

cieux en portant ses mains à son front , je deviendrais folle !


Attendez ...

Quoi ?

J'entends le pas d'un cheval , c'est celui de mon frère


qui repart je veux lui dire un dernier adieu , venez .
Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à madame Bonacieux de

l'y venir rejoindre . La jeune femme y alla .


Rochefort passait au galop ,

Adieu , frère , s'écria milady .


Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes , et ,

tout courant, fit à milady un signe amical de la main .


Ce bon Georges ! dit- elle en refermant la fenêtre avec
une expression de visage pleine d'affection et de mélancolie .

Et elle revint s'asseoir à sa place , comme si elle eût été

plongée dans des réflexions toutes personnelles .


Chère dame ! dit madame Bonacieux , pardon de vous.

interrompre ! mais que me conseillez -vous de faire? mon Dieu!

Vous avez plus d'expérience que moi , parlez , je vous écoute .


D'abord , dit milady, il se peut que je me trompe et que
d'Artagnan et ses trois amis viennent véritablement à votre
secours .

Oh ! ce serait trop beau ! s'écria madame Bonacieux , et


tant de bonheur n'est pas fait pour moi !

Alors , vous comprenez ; ce serait tout simplement une

question de temps, une espèce de course à qui arrivera le pre-


mier . Si ce sont vos amis qui l'emportent en rapidité, vous

êtes sauvée ; si ce sont les satellites du cardinal , vous êtes

perdue .
-
Oh ! oui , oui , perdue sans miséricorde ! Que faire donc?
Que faire?

11 Y aurait un moyen bien simple, bien naturel ...


RES
400 LES TROIS MOUSQUETAI .

- Lequel , dites?
Ce serait d'attendre , cachée dans les environs , et de

s'assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous


demander.

Mais où attendre?

Oh ! ceci n'est point une question ; moi-mème je m'ar-

rète et je me cache à quelques lieues d'ici en attendant que


mon frère vienne me rejoindre ; eh bien ! je vous emmène avec
moi , nous nous cachons et nous attendons ensemble .

Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque

prisonnière .

Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal ,

on ne vous croira pas très pressée de me suivre .


Eh bien ?

Eh bien ! la voiture est à la porte , vous me dites adieu ,

vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras


une dernière fois : le domestique de mon frère qui vient me
prendre est prévenu , il fait un signe au postillon , et nous par-
tons au galop .

Mais d'Artagnan , d'Artagnan , s'il vient?


Ne le saurons-nous pas ?
Comment?

Rien de plus facile . Nous renvoyons à Béthune ce

domestique de mon frère , à qui , je vous l'ai dit , nous pouvons

nous fier ; il prend un déguisement et se loge en face du cou-

vent : si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent , il ne


bouge pas ; si c'est M. d'Artagnan et ses amis , il les amène où
nous sommes .
- Il les connait done?

Sans doute , n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi !


Oh! oui , oui , vous avez raison ; ainsi , tout va bien ;

tout est pour le mieux ; mais ne nous éloignons pas trop d'ici .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 401

A sept ou huit lieues , tout au plus ; nous nous tenons sur

la frontière, par exemple, et à la première alerte nous sortons


de France .

Et d'ici là , que faire ?


Attendre .
Mais s'ils arrivent?

La voiture de mon frère arrivera avant eux .

Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; à


diner ou à souper , par exemple ?
- Faites une chose

Laquelle?
Dites à votre bonne supérieure que , pour nous quitter le

moins possible , vous lui demanderez la permission de partager


mon repas .

Le permettra-t- elle ?
Quel inconvénient y a-t-il à cela?

Oh ! très bien ! de cette façon nous ne nous quitterons


pas un instant!

Eh bien descendez chez elle pour lui faire votre

demande ! je me sens la tête lourde , je vais faire un tour au


jardin .

Allez , et où vous retrouverai -je?


Ici , dans une heure .

Ici , dans une heure ; oh ! vous êtes bonne , et je vous


remercie .

Comment ne m'intéresserais-je pas à vous ? quand vous


ne seriez pas belle et charmante , n'êtes-vous pas l'amie d'un de

mes meilleurs amis !

Cher d'Artagnan , oh ! comme il vous remerciera !

Je l'espère bien . Allons ! tout est convenu , descendons .


Vous allez au jardin ?
Oui .
11. 51
402 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Suivez ce corridor , un petit escalier vous y conduit .


A merveille ! merci .

Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un char-


mant sourire .

Milady avait dit la vérité , elle avait la tête lourde ; car ses

projets mal classés s'y heurtaient encore comme un chaos . Elle


avait besoin d'être seule pour mettre un peu d'ordre dans ses
pensées . Elle voyait vaguement dans l'avenir ; mais il lui fallait

un peu de silence et de quiétude pour donner à toutes ses idées ,

encore confuses , une forme distincte , un plan arrêté .


Ce qu'il y avait de plus pressé , c'était d'enlever madame
Bonacieux , de la mettre en lieu de sûreté , et là , le cas échéant ,

de s'en faire un otage . Milady commençait à redouter l'issue


de ce duel terrible , où ses ennemis mettaient autant de persé-

vérance qu'elle mettait , elle , d'acharnement . D'ailleurs elle


sentait, comme on sent venir un orage , que cette issue était
proche et ne pouvait manquer d'être terrible .

Le principal pour elle , comme nous l'avons dit , était donc de

tenir madame Bonacieux entre ses mains . Madame Bonacieux ,

c'était la vie de d'Artagnan ; c'était plus que sa vie , c'était celle


de la femme qu'il aimait ; c'était , en cas de mauvaise for-
tune , un moyen de traiter et d'obtenir sûrement de bonnes
conditions .

Or, ce point était arrêté : madame Bonacieux , sans défiance ,


la suivait ; une fois cachée avec elle à Armentières, il était
facile de lui faire croire que d'Artagnan n'était pas venu à

Béthune . Dans quinze jours au plus , Rochefort serait de retour ;

pendant ces quinze jours , d'ailleurs , elle aviserait à ce qu'elle


avait à faire pour se venger des quatre amis . Elle ne s'ennuie-

rait pas , Dieu merci , car elle aurait le plus doux passe- temps

que les événements pussent accorder à une femme de son


caractère une bonne vengeance à perfectionner.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 403

Tout en rêvant , elle jetait les yeux autour d'elle et dressait


dans sa tête la topographie du jardin . Milady était comme un

bon général , qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite ,

et qui est tout prêt , selon les chances de la bataille , à marcher


en avant ou à battre en retraite .

Au bout d'une heure , elle entendit une douce voix qui

l'appelait ; c'était celle de madame Bonacieux . La bonne abbesse


avait naturellement consenti à tout , et , pour commencer, elles

allaient souper ensemble .


En arrivant dans la cour , elles entendirent le bruit d'une
voiture qui s'arrêtait à la porte .

Milady écouta .
Entendez-vous ? dit- elle .

Oui, le roulement d'une voiture .

C'est celle que mon frère nous envoie .


Oh ! mon Dieu !

Voyons , du courage !

On sonna à la porte du couvent, milady ne s'était pas

trompée .
-Montez dans votre chambre , dit-elle à madame Bonacieux ,

vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.


J'ai ses lettres , dit- elle .

Eh bien ! allez les chercher et venez me rejoindre chez

moi , nous souperons à la hâte ; peut-être voyagerons -nous une


partie de la nuit, il faut prendre des forces .
Grand Dieu ! dit madame Bonacieux en mettant la main

sur sa poitrine , mon cœur m'étouffe , je ne puis marcher .

Du courage , allons , du courage ! pensez que dans un


quart d'heure vous êtes sauvée , et songez que ce que vous allez

faire , c'est pour lui que vous le faites .


Oh ! oui , tout pour lui . Vous m'avez rendu mon courage

par un seul mot ; allez , je vous rejoins .


404 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Milady monta vivement chez elle ; elle y trouva le laquais


de Rochefort, et lui donna ses instructions .

Il devait attendre à la porte ; si par hasard les mousque-

taires paraissaient , la voiture partait au galop , faisait le tour


du couvent , et allait attendre milady à un petit village qui était
situé de l'autre côté du bois . Dans ce cas , milady traversait le

jardin et gagnait le village à pied ; nous l'avons dit déjà , milady


connaissait à merveille cette partie de la France .

Si les mousquetaires ne paraissaient pas , les choses allaient


comme il était convenu : madame Bonacieux montait dans la

voiture sous prétexte de lui dire adieu , et elle enlevait ma-


dame Bonacieux .

Madame Bonacieux entra , et pour lui ôter tout soupçon , si

elle en avait , milady répéta devant elle au laquais toute la der-


nière partie de ses instructions. Milady fit quelques questions
sur la voiture c'était une chaise attelée de trois chevaux ,

conduite par un postillon ; le laquais de Rochefort devait le


précéder en courrier . C'était à tort que milady craignait que
madame Bonacieux n'eût des soupçons : la pauvre jeune femme

était trop pure pour soupçonner dans une femme une telle

perfidie ; d'ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu'elle

avait entendu prononcer par l'abbesse , lui était parfaitement

inconnu , et elle ignorait même qu'elle eût eu une part si grande


et si fatale aux malheurs de sa vie .

Vous le voyez , dit milady, lorsque le laquais fut sorti ,


tout est prêt . L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me

vient chercher de la part du cardinal . Cet homme va donner


les derniers ordres ; prenez la moindre chose , buvez un doigt
de vin et partons .

Oui , dit machinalement madame Bonacieux , oui , partons .

Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle , lui versa un

petit verre de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 405

Voyez, lui dit- elle , si tout ne nous seconde pas : voici la

nuit qui vient ; au point du jour nous serons arrivées dans


notre retraite , et nul ne pourra se douter où nous sommes .
Voyons , du courage , prenez quelque chose .

Madame Bonacieux mangea machinalement quelques bou-


chées et trempa ses lèvres dans
son verre .

--Allons donc , allons donc,

dit milady portant le sien à ses


lèvres, faites comme moi.
Mais au moment où

elle l'approchait de sa bou-


che , sa main resta

suspendue elle
venait d'entendre
sur la route comme
MI
le roulement loin-

tain d'un galop qui

va s'approchant ;

puis, presque en

même temps , il lui


sembla entendre
des hennissements

de chevaux . 114
YOT
Ce bruit la tira AUXIL

de sa joie, comme

un bruit d'orage réveille au milieu d'un beau rève ; elle pâlit et

courut à la fenêtre , tandis que madame Bonacieux , se levant


toute tremblante , s'appuyait sur sa chaise pour ne point
tomber .

On ne voyait rien encore , seulement on entendait le galop


qui allait toujours se rapprochant .
406 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-Oh ! mon Dieu , dit madame Bonacieux , qu'est- ce que ce


bruit?
- Celui de nos amis ou de nos ennemis , dit milady avec

son sang-froid terrible ; restez où vous êtes , je vais vous le dire .

Madame Bonacieux demeura debout , muette , pâle et immo-


bile .

Le bruit devenait plus fort , les chevaux ne devaient pas

être à plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point


encore , c'est que la route faisait un coude . Toutefois , le bruit

devenait si distinct qu'on eût pu compter les chevaux par le


bruit saccadé de leurs fers .

Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il

faisait juste assez clair pour qu'elle pût reconnaître ceux qui
venaient .

Tout à coup , au détour du chemin , elle vit reluire des cha-

peaux galonnés et flotter des plumes ; elle compta deux , puis


cinq , puis huit cavaliers ; l'un d'eux précédait tous les autres
de deux longueurs de cheval .

Milady poussa un gémissement étouffé . Dans celui qui tenait


la tête elle reconnut d'Artagnan .
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria madame Bonacieux ,

qu'y a-t-il done ?

Ce sont les gardes de M. le cardinal ; pas un instant à


perdre ! s'écria milady . Fuyons , fuyons !
-
Oui , oui , fuyons ! répéta madame Bonacieux , mais sans

pouvoir faire un pas , clouée qu'elle était à sa place par la


terreur.

On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre .


Venez donc ! mais venez donc ! s'écriait milady en

essayant de traîner la jeune femme par le bras . Grâce au jardin ,


nous pouvons fuir encore , j'ai la clé ; mais hâtons-nous , dans

cinq minutes il serait trop tard .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 407

Madame Bonacieux essaya de marcher , fit deux pas et tomba

sur ses genoux. Milady voulut la soulever et l'emporter, mais

elle ne put en venir à bout.

En ce moment on entendit le roulement de la voiture , qui à

la vue des mousquetaires partait au galop . Puis , trois ou quatre


coups de feu retentirent .

Une dernière fois , voulez-vous venir ? s'écria milady .


-Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces

me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez


seule .

Fuir seule vous laisser ici ! non , non , jamais , s'écria

milady.

Tout à coup elle resta debout, un éclair livide jaillit de ses


yeux ; elle courut à la table , versa dans le verre de madame

Bonacieux le contenu d'un chaton de bague qu'elle ouvrit avec

une promptitude singulière .


C'était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt .
Puis , prenant le verre d'une main ferme :

Buvez , dit-elle , ce vin vous donnera des forces , buvez .

Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme ,


qui but machinalement .

Ah ! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger , dit


milady, en reposant avec un sourire infernal le verre sur la

table ; mais , ma foi ! on fait ce qu'on peut.


Et elle s'élança hors de l'appartement ."

Madame Bonacieux la regarda fuir , sans pouvoir la suivre ;

elle était comme ces gens qui rêvent qu'on les poursuit et qui
essayent vainement de marcher .

Quelques minutes se passèrent , un bruit affreux retentissait


à la porte ; à chaque instant madame Bonacieux s'attendait à

voir reparaître milady , qui ne reparaissait pas .


Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait ;
408 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

le bruit des bottes et des éperons retentit par les escaliers ; il se

faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant , et

au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom .


Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et s'élança vers

la porte , elle avait reconnu la voix de d'Artagnan .


D'Artagnan ! d'Artagnan ! s'écria-t-elle , est-ce vous ? Par

ici , par ici .

MarciaLelovn

Constance ! Constance ! répondit le jeune homme , où


êtes-vous? mon Dieu !

Au même moment, la porte céda au choc plutôt qu'elle ne

s'ouvrit ; plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre ;


madame Bonacieux était tombée dans un fauteuil sans pouvoir
faire un mouvement.

D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait à la

main, et tomba à genoux devant sa maîtresse ; Athos repassa

le sien à sa ceinture ; Porthos et Aramis , qui tenaient leurs


épées nues . les remirent au fourreau .
LES TROIS MOUSQUETAIRES. 409

Oh ! d'Artagnan ! mon bien-aimé d'Artagnan ! tu viens


donc enfin , tu ne m'avais pas trompée , c'est bien toi !
Oui , oui , Constance ! réunis !
Oh ! elle avait beau dire

que tu ne viendrais pas , j'espé-


rais sourdement ; je n'ai pas

voulu fuir : oh ! comme j'ai bien

fait, comme je suis heureuse !


A ce mot elle, Athos , qui
s'était assis tranquille-

ment, se leva tout à

coup .
-
Elle ! qui elle ?
demanda d'Artagnan .

Huyor

Mais ma compagne , celle qui , par amitié pour moi , vou-

lait me soustraire à mes persécuteurs ; celle qui , vous prenant


pour des gardes du cardinal, vient de s'enfuir.

Votre compagne ! s'écria d'Artagnan devenant plus pâle


II. 52
410 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

que le voile blanc de sa maîtresse , de quelle compagne voulez-


vous donc parler ?

De celle dont la voiture était à la porte , d'une femme

qui se dit votre amie , d'Artagnan ; d'une femme à qui vous


avez tout raconté .
-
Son nom , son nom ! s'écria d'Artagnan ; mon Dieu ! ne

savez-vous donc pas son nom ?


Si fait , on l'a prononcé devant moi ; attendez ... mais c'est

étrange ... oh ! mon Dieu ! ma tète se trouble , je n'y vois plus .


A moi , mes amis , à moi ? ses mains sont glacées , s'écria

d'Artagnan , elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd con-


naissance !

Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance


de sa voix , Aramis courut à la table pour prendre un verre

d'eau; mais il s'arrêta en voyant l'horrible altération du visage

d'Athos , qui , debout devant la table , les cheveux hérissés , les


yeux glacés de stupeur, regardait l'un des verres et semblait

en proie au doute le plus horrible .

Oh ! disait Athos , oh! non , c'est impossible ! Dieu ne

permettra pas un pareil crime .


De l'eau , de l'eau , criait d'Artagnan , de l'eau !
O pauvre femme ! pauvre femme ! murmurait Athos d'une
voix brisée .

( Madame Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de


d'Artagnan .

Elle revient à elle ! s'écria le jeune homme .


Madame , dit Athos , madame , au nom du ciel ! à qui ce
verre vide?

-A moi , monsieur ... répondit la jeune femme d'une voix


mourante,

Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre ?


Elle.
LES TROIS MOUSQUETAIRES .
411

Mais , qui donc elle ?



Ah ! je me souviens , dit madame Bonacieux , la comtesse
de Winter...

Les quatre amis poussèrent un seul et même cri , mais celui


d'Athos dominait tous les autres .

Manie Leloir

En ce moment, le visage de
madame Bonacieux devint livide ,
une douleur sourde la terrassa , elle tomba haletante dans les
bras de Porthos et d'Aramis .

D'Artagnan saisit la main d'Athos avec une angoisse difficile


à décrire .

Eh quoi ! dit-il, tu crois ...


Sa voix s'éteignit dans un sanglot .
Je crois tout , dit Athos .
412 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan , d'Artagnan ! s'écria madame Bonacieux , où

es-tu ? ne me quitte pas , tu vois bien que je vais mourir.´´


D'Artagnan lâcha la main d'Athos , qu'il tenait encore entre
sa main crispée , et courut à elle .

Son visage si beau était tout bouleversé , ses yeux vitreux

n'avaient déjà plus de regard , un tremblement convulsif agitait


son corps , la sueur coulait sur son front .

Au nom du ciel ! courez , appelez ; Porthos , Aramis ,


demandez du secours !

Inutile , dit Athos , inutile , au poison qu'elle verse il n'y a


pas de contrepoison .
-- Oui , qui, du secours , du secours ! murmura madame
Bonacieux , du secours .

Puis , rassemblant toutes ses forces , elle prit la tête du jeune


homme entre ses deux mains , le regarda un instant comme si

toute son âme était passée dans son regard , et elle appuya ses
lèvres sur les siennes .

Constance ! Constande ! murmura d'Artagnan .

Un soupir s'échappa de la bouche de madame Bonacieux ,

effleurant celle de d'Artagnan ; ce soupir , c'était cette âme si

chaste et si aimante qui remontait au ciel . D'Artagnan ne ser-


rait plus qu'un cadavre entre ses bras .

Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maî-


tresse , aussi pâle et aussi glacé qu'elle .

Porthos pleura , Aramis montra le poing au ciel , Athos fit le


signe de la croix .

En ce moment un homme parut sur le seuil de la porte ,


presque aussi pâle que ceux qui étaient dans la chambre , et
regarda tout autour de lui , vit madame Bonacieux morte et

d'Artagnan évanoui .

Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit les

grandes catastrophes .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 413

- Je ne m'étais pas trompé , dit-il , voilà monsieur d'Artagnan ,


et vous êtes ses trois amis , messieurs Athos , Porthos et Aramis .

Ceux dont les noms venaient d'être prononcés regardaient

l'étranger avec étonnement , il leur semblait à tous trois le

reconnaître .

Messieurs , reprit le nouveau venu , vous êtes comme moi

à la recherche d'une femme qui , ajouta-t-il avec un sourire ter-


rible , a dû passer par ici , car j'y vois un cadavre !
Les trois amis restèrent muets ; seulement la voix comme
414 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

le visage leur rappelait un homme qu'ils avaient déjà vu ;

cependant , ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circon-


stances .

Messieurs , continua l'étranger , puisque vous ne voulez

pas reconnaître un homme qui probablement vous doit la vie

deux fois , il faut bien que je me nomme je suis lord Winter ,


le beau-frère de cette femme .

Les trois amis jetèrent un cri de surprise .


Athos se leva et lui tendit la main .
-
Soyez le bienvenu , milord , dit- il , vous êtes des nôtres .

-Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth , dit


lord Winter , je suis arrivé trois heures après elle à Boulogne ,

je l'ai manquée de vingt minutes à Saint-Omer ; enfin , à Lil-

liers , j'ai perdu sa trace . J'allais au hasard , m'informant près


de tout le monde , quand je vous ai vus passer au galop ; j'ai

reconnu M. d'Artagnan . Je vous ai appelés , vous ne m'avez pas

répondu ; j'ai voulu vous suivre , mais mon cheval était trop
fatigué pour aller du même train que les vôtres . Et cependant
il paraît que , malgré la diligence que vous avez faite , vous êtes
encore arrivés trop tard !
--
Vous voyez , dit Athos en montrant à lord Winter

madame Bonacieux morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis


essayaient de rappeler à la vie.
- Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement lord
Winter.

Non , heureusement, répondit Athos , M. d'Artagnan n'est


qu'évanoui .
- Ah ! tant mieux ! dit lord Winter.

En effet , en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux .


Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme

un insensé sur le corps de sa maîtresse .

Athos se leva , marcha vers son ami d'un pas lentet solennel ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 415

l'embrassa tendrement , et , comme il éclatait en sanglots , il lui

dit de sa voix si noble et si persuasive :


-
Ami , sois homme : les femmes pleurent les morts , les
hommes les vengent!

Oh ! oui , dit d'Artagnan , oui ! si c'est pour la venger , je

suis prêt à te suivre !

Athos profita de ce moment de force , que l'espoir de la ven-


geance rendait à son malheureux ami , pour faire signe à
Porthos et à Aramis d'aller chercher la supérieure .
Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor encore toute

troublée et tout éperduc de tant d'événements ; elle appela


quelques religieuses , qui , contre toutes les habitudes monas-
tiques , se trouvèrent en présence de cinq hommes .
Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous

le sien , nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cette


malheureuse femme. Traitez-la comme une de vos sœurs ; nous

reviendrons un jour prier sur sa tombe .


D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et éclata
en sanglots .

Pleure , dit Athos , pleure , cœur plein d'amour , de jeu-


nesse et de vie ! Hélas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme
toi !

Et, affectueux comme un père , consolant comme un prêtre ,

grand comme l'homme qui a beaucoup souffert, il entraîna son


ami .

Tous cinq, suivis de leurs valets , tenant leurs chevaux par


la bride , s'avancèrent alors vers la ville de Béthune , dont on

apercevait le faubourg , et ils s'arrêtèrent devant la première


auberge qu'ils rencontrèrent .

Mais , dit d'Artagnan , ne poursuivons-nous pas cette


femme?

Plus tard , dit Athos , j'ai des mesures à prendre .


E TAIRES
46 LES TROIS MOUSQU .

Elle nous échappera , reprit le jeune homme , elle nous


échappera, Athos , et ce sera ta faute .
- Je réponds d'elle , dit Athos .

D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son

ami , qu'il baissa la tète et entra dans l'auberge sans rien


répondre .
Porthos et Aramis se regardaient , ne comprenant rien à
l'assurance d'Athos .

Lord Winter croyait qu'il ne parlait ainsi que pour engour-


dir la douleur de d'Artagnan .

Maintenant, messieurs , dit Athos lorsqu'il se fut assuré

qu'il y avait cinq chambres de libres dans l'hôtel , retirons-nous


chacun chez nous ; d'Artagnan a besoin d'être seul pour pleurer
et pour dormir . Je me charge de tout, soyez tranquilles .
— Il me semble cependant , dit lord Winter, que s'il y a

quelque mesure à prendre contre la comtesse , cela me regarde :


c'est ma belle - sœur .

-Et moi , dit Athos , c'est ma femme.

D'Artagnan sourit, car il comprit qu'Athos était sûr de sa


vengeance , puisqu'il révélait un pareil secret ; Porthos et Ara-

mis se regardèrent . Lord Winter pensa qu'Athos était fou .


- Retirez-vous donc chacun chez vous , dit Athos , et laissez-

moi faire . Vous voyez bien qu'en qualité de mari cela me

regarde . Seulement , d'Artagnan , si vous ne l'avez pas perdu ,


remettez-moi ce papier qui s'est échappé du chapeau de cet

homme et sur lequel est écrit le nom du village ...

-Ah ! dit d'Artagnan , je comprends , ce nom écrit de sa


main ...

- Tu vois bien , dit Athos , qu'il y a un Dieu dans le ciel .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 417

XXXIV

L'HOMME AU MANTEAU ROUGE

Le désespoir d'Athos avait fait place à une douleur con-


centrée , qui rendait plus lucides encore les brillantes facultés
d'esprit de cet homme .

Tout entier à une seule pensée , celle de la promesse qu'il

avait faite et de la responsabilité qu'il avait prise , il se retira le


dernier dans sa chambre , pria l'hôte de lui procurer une carte

de la province , se courba dessus , interrogea les lignes tracées ,


reconnut que quatre chemins différents se rendaient de Béthune

à Armentières , et il fit appeler les valets.

Planchet, Grimaud , Mousqueton et Bazin se présentèrent /

et reçurent les ordres clairs , ponctuels et graves d'Athos : ils


devaient partir au point du jour , le lendemain , et se rendre à

Armentières , chacun par une route différente . Planchet , le plus


intelligent des quatre , devait suivre celle par laquelle avait
disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tiré ,

et qui était accompagnée , on se le rappelle , du domestique de


Rochefort.
1
Athos mettait les valets en campagne d'abord , parce que ,

depuis que ces hommes étaient à son service et à celui de ses

amis , il avait reconnu en chacun d'eux des qualités différentes


et essentielles . Puis , des valets qui interrogent inspirent aux

passants moins de défiance que leurs maîtres , et trouvent plus


de sympathie chez ceux auxquels ils s'adressent . Enfin , milady

connaissait les maîtres , tandis qu'elle ne connaissait pas les


valets ; au contraire , les valets connaissaient parfaitement
milady . Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain , à
II. 53
418 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

onze heures ; s'ils avaient découvert la retraite de milady , trois

resteraient à la garder, le quatrième reviendrait à Béthune


pour prévenir Athos et servir de guide aux quatre amis .
Ces dispositions prises , les valets se retirèrent à leur tour .

Athos alors se leva

de sa chaise , ceignit

son épée, s'enveloppa


dans son manteau et sortit de l'hôtel ; il était dix heures à peu

près . A dix heures du soir, on le sait , en province les rues


sont peu fréquentées . Athos cependant cherchait visiblement

quelqu'un à qui il pût adresser une question . Enfin il rencontra


un passant attardé , s'approcha de lui , lui dit quelques paroles ;
l'homme auquel il s'adressait recula avec terreur , cependant
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 419

il répondit aux paroles du mousquetaire par une indication .


Athos offrit à cet homme une demi-pistole pour l'accompagner ,
mais l'homme refusa.

Athos s'enfonça dans la rue que l'individu avait désignée

du doigt ; mais , arrivé à un carrefour , il s'arrêta de nouveau ,


visiblement embarrassé . Cependant , comme , plus qu'aucun

autre lieu , le carrefour lui offrait la chance de rencontrer

quelqu'un , il s'y arrèta . En effet , au bout d'un instant , un


veilleur de nuit passa . Athos lui répéta la même question qu'il

avait déjà faite à la permière personne qu'il avait rencontrée ,


le veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa à
son tour d'accompagner Athos , et lui montra de la main le

chemin qu'il devait suivre . Athos marcha dans la direction


indiquée et atteignit le faubourg situé à l'extrémité de la ville

opposée à celle par laquelle lui et ses compagnons étaient

entrés . Là il parut de nouveau inquiet et embarrassé , et s'ar-


rêta pour la troisième fois . Heureusement un mendiant passa ,

qui s'approcha d'Athos pour lui demander l'aumône . Athos


lui proposa un écu pour l'accompagner où il allait . Le mendiant

hésita un instant , mais à la vue de la pièce d'argent qui brillait


dans l'obscurité , il se décida et marcha devant Athos .

Arrivé à l'angle d'une rue , il lui montra de loin une petite


maison isolée , solitaire , triste ; Athos s'en approcha , tandis que

le mendiant, qui avait reçu son salaire , s'éloignait à toutes

jambes .
Athos fit le tour de la maison , avant de distinguer la porte

au milieu de la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte ;


aucune lumière ne paraissait à travers les fentes des contre-

vents , aucun bruit ne pouvait faire supposer qu'elle fût habi-


tée , elle était sombre et muette comme un tombeau.

Trois fois Athos frappa sans qu'on lui répondit . Au troi-


sième coup cependant la porte s'entre-bâilla , et un homme de
420 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

haute taille , au teint pâle, aux cheveux et à la barbe noirs parut .

Athos et lui échangèrent quelques mots à voix basse , puis


l'homme à la haute taille fit signe au mousquetaire qu'il

pouvait entrer. Athos profita à l'instant même de la per-


mission , et la porte se referma derrière lui .

L'homme qu'Athos
était venu chercher

si loin , et qu'il avait


trouvé avec tant

de peine , le fit en-


STO trer dans son la-
R
boratoire , où il

était occupé à re-


tenir avec des fils

de fer les os clique-


tants d'un sque-
lette . Tout le corps

était déjà rajusté :


la tête seule était

posée sur une ta-


ble .
Tout le reste

de l'ameublement

indiquait que celui


chez lequel on se

trouvait s'occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux


pleins de serpents , étiquetés selon les espèces ; des lézards
desséchés reluisaient comme des émeraudes taillées dans de

grands cadres de bois noir ; enfin , des bottes d'herbes sauvages ,


odoriférantes et sans doute douées de vertus inconnues au vul-

gaire des hommes , étaient attachées au plafond et descendaient


dans les angles de l'appartement .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 421

Du reste , pas de famille , pas de serviteurs ; l'homme à la


haute taille habitait seul cette maison .

Athos jeta un coup d'œil froid et indifférent sur tous les


objets que nous venons de décrire, et , sur l'invitation de celui

qu'il venait chercher, il s'assit près de lui .

Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il


réclamait de lui ; mais à peine eut-il exposé sa demande que

l'inconnu , qui était resté debout devant le mousquetaire ,


recula de terreur et refusa . Alors Athos tira de sa poche un

petit papier sur lequel étaient écrites deux lignes accompagnées

d'une signature et d'un sceau , et les présenta à celui qui don-


nait trop prématurément ces signes de répugnance . L'homme

à la grande taille eut à peine lu ces deux lignes , vu la signa-

ture et reconnu le sceau , qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait

plus aucune objection à faire , et qu'il était prêt à obéir .


Athos n'en demanda pas davantage ; il se leva , salua , sortit ,

reprit en s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir ,


rentra dans l'hôtel et s'enferma chez lui .

Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et


demanda ce qu'il fallait faire .
-
Attendre , répondit Athos .

Quelques instants après , la supérieure du couvent fit préve-


nir les mousquetaires que l'enterrement aurait lieu à midi .

Quant à l'empoisonneuse , on n'en avait pas eu de nouvelles ;


seulement elle avait dû fuir par le jardin , sur le sable duquel

on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvé

la porte fermée ; quant à la clé , elle avait disparu .


A l'heure indiquée , lord Winter et les quatre amis se ren-
dirent au couvent les cloches sonnaient à toute volée , la

chapelle était ouverte , la grille du chœur était fermée . Au

milieu du chœur , le corps de la victime , revêtue de ses habits


de novice , était exposé . De chaque côté du chœur et derrière


422 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

des grilles s'ouvrant sur le couvent était toute la communauté

des carmélites , qui écoutaient de là le service divin et mêlaient


leurs chants au chant des prêtres , sans voir les profanes et sans
être vues d'eux.

A la porte

de la chapelle ,

d'Artagnan sen-
tit son courage

qui l'abandon -
nait de nouveau .

ManieLeloir

Il se retourna pour chercher Athos , mais Athos avait dis-


paru .
Fidèle à sa mission de vengeance , Athos s'était fait conduire

au jardin ; et là , sur le sable , suivant les pas légers de cette


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 423

femme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle

avait passé , il s'avança jusqu'à la porte qui donnait sur le


bois , se la fit ouvrir , et s'enfonça dans la forêt .
Alors tous ses doutes se confirmèrent : le chemin par lequel

la voiture avait disparu contournait la forêt . Athos suivit le

chemin quelque temps , les yeux fixés sur le sol ; de légères


taches de sang, qui provenaient d'une blessure faite ou à

l'homme qui accompagnait la voiture en courrier , ou à l'un

des chevaux , piquetaient le chemin . Au bout de trois quarts


de lieue , à peu près à cinquante pas de Festubert, une tache

de sang plus large apparaissait ; le sol était piétiné par les


chevaux . Entre la forêt et cet endroit dénonciateur , un peu en
arrière de la terre écorchée , on retrouvait la même trace de

petits pas que dans le jardin ; la voiture s'était arrêtée .

En cet endroit milady était sortie du bois et était montée


dans la voiture .

Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses soup-

çons , Athos revint à l'hôtel et trouva Planchet qui l'attendait


avec impatience .

Tout était comme l'avait prévu Athos .


Planchet avait suivi la route , avait, comme Athos , remarqué

les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit où


les chevaux s'étaient arrêtés ; mais il avait poussé plus loin

qu'Athos , de sorte qu'au village de Festubert , en buvant dans

une auberge , il avait , sans avoir eu besoin de questionner ,


appris que la veille , à huit heures et demie du soir , un homme

blessé , qui accompagnait une dame qui voyageait dans une


chaise de poste, avait été obligé de s'arrêter , ne pouvant aller

plus loin. L'accident avait été mis sur le compte de voleurs qui
auraient arrêté la chaise dans le bois . L'homme était resté dans

le village , la femme avait relayé et continué son chemin .

Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit la


424 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

chaise , et le retrouva . Il avait conduit la dame jusqu'à Fro-


melles , et de Fromelles elle était partie pour Armentières .

Planchet prit la traverse , et , à sept heures du matin , il était à


Armentières .
II n'y avait qu'un seul hôtel , celui de la Poste . Planchet

alla se présenter comme un laquais sans place qui cherchait


une condition . Il n'avait pas causé dix minutes avec les gens

de l'auberge , qu'il savait qu'une femme seule était arrivée à

onze heures du soir , avait pris une chambre , avait fait venir
le maître d'hôtel et lui avait dit qu'elle désirerait demeurer
quelque temps dans les environs .

Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage . Il courut

au rendez -vous , trouva les trois laquais exacts à leur poste ,


les plaça en sentinelles à toutes les issues de l'hôtel , et vint

trouver Athos , qui achevait de recevoir les renseignements de

Planchet , lorsque ses amis rentrèrent .


Tous les visages étaient sombres et crispés , même le doux
visage d'Aramis .

Que faut- il faire ? demanda d'Artagnan .

Attendre , répondit Athos .


Chacun se retira chez soi .

A huit heures du soir , Athos donna l'ordre de seller les

chevaux, et fit prévenir lord Winter et ses amis qu'ils eussent


à se préparer pour l'expédition .

En un instant tous cinq furent prêts . Chacun visita ses


armes et les mit en état . Athos descendit le dernier et trouva

d'Artagnan déjà à cheval et s'impatientant .


Patience , dit Athos , il nous manque encore quel-

qu'un.
Les quatre cavaliers regardèrent autour d'eux avec
} étonne-

ment , car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel


était ce quelqu'un qui pouvait leur manquer .
1
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 425

1
En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos , le mous-

quetaire sauta légèrement en selle .



Attendez-moi , dit- il , je reviens ..
Et il partit au galop .

Un quart d'heure après , il revint effectivement accompagné


d'un homme masqué et enveloppé d'un grand manteau rouge .

ManaveIclore
Huyor

Lord Winter et les trois mousquetaires s'interrogeaient du

regard . Nul d'entre eux ne put renseigner les autres , car tous

ignoraient ce qu'était cet homme . Cependant ils pensèrent que


cela devait être ainsi , puisque la chose se faisait par l'ordre
d'Athos .

A neuf heures , guidée par Planchet , la petite cavalcade se


11. 54
426 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

mit en route , prenant le chemin qu'avait suivi la voiture .

C'était un triste aspect que celui de ces six hommes cou-


rant en silence , plongés chacun dans sa pensée , mornes comme
le désespoir , sombres comme le châtiment .

XXXV

JUGEMENT

C'était une nuit orageuse et sombre , de gros nuages cou-

raient au ciel , voilant la clarté des étoiles ; la lune ne devait

se lever qu'à minuit .

Parfois , à la lueur d'un éclair qui brillait à l'horizon , on

apercevait la route qui se déroulait blanche et solitaire ; puis ,


l'éclair éteint , tout rentrait dans l'obscurité .

A chaque instant , Athos rappelait d'Artagnan , toujours à


la tête de la petite troupe , et le forçait à reprendre son rang,

qu'au bout d'un instant il abandonnait de nouveau ; il n'avait


qu'une pensée , c'était d'aller en avant , et il allait .

On traversa en silence le village de Festubert , où était resté

le domestique blessé , puis on longea le bois de Richebourg ;


arrivé à Herlier , Planchet , qui dirigeait toujours la colonne ,
prit à gauche .
Plusieurs fois , soit lord Winter , ou Porthos , ou Aramis ,

avaient essayé d'adresser la parole à l'homme au manteau


rouge ; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite , il

s'était incliné sans répondre . Les voyageurs avaient alors com-

pris qu'il y avait quelque raison pour que l'inconnu gardât le


silence , et ils avaient cessé de lui adresser la parole . D'ail-

leurs , l'orage grossissait , les éclairs se succédaient rapidement ,

le tonnerre commençait à gronder , et le vent , précurseur


ļ

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 427

de l'ouragan , sifflait dans les plumes et dans les cheveux des


cavaliers .

La cavalcade prit le grand trot .

Un peu au delà de Fromelles , l'orage éclata ; on déplia les


manteaux ; il restait encore trois lieues à faire on les fit sous

des torrents de pluie .

D'Artagnan avait ôté son feutre et n'avait pas mis son man-
teau ; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l'eau sur son front

brûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux .

Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et


allait arriver à la poste , un homme , abrité sous un arbre , se
détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l'ob-

scurité , et s'avança jusqu'au milieu de la route , mettant son


doigt sur ses lèvres .
Athos reconnut Grimaud .

Qu'y a-t-il donc ? s'écria d'Artagnan , aurait-elle quitté


Armentières ?

Grimaud fit de la tète un signe affirmatif. Au mouvement

que fit d'Artagnan :

Silence , d'Artagnan ! dit Athos , c'est moi qui me suis


chargé de tout, c'est donc à moi d'interroger Grimaud .
- Où est -elle? demanda Athos .

Grimaud étendit les mains dans la direction de la Lys .


Loin d'ici ? demanda Athos.

Grimaud présenta à son maître son index plié .


- Seule? demanda Athos .

Grimaud fit signe que oui.


- Messieurs , dit Athos , elle est seule à une demi - lieue

d'ici , dans la direction de la rivière . C'est bien , conduis-nous ,


Grimaud .

Grimaud prit à travers terres , et servit de guide à la caval-


cade .
428 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Au bout de cinq cents pas à peu près , on trouva un ruis-

seau , que l'on traversa à gué .


A la lueur d'un éclair, on aperçut le village d'Enguinghem .
— Est-ce cela ,

Grimaud ? demanda

Athos .
Grimaud secoua

la tête en signe de
négation .
Et la troupe con-
tinua son chemin .

Un autre éclair

brilla; et Grimaud
étendant le bras ,

à la lueur bleuâtre

du serpent de feu

on distingua une
petite maison isolée
au bord de la ri-
vière , à cent pas
d'un bac .

Une fenêtre était


éclairée .
― Nous
y som-
mes , dit Athos .

En ce moment ,
un homme couché
dans un fossé se

leva , c'était Mous-

queton ; il montra du doigt la fenêtre éclairée .


Elle est là , dit-il.

Et Bazin ? demanda Athos .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 429

Tandis que je gardais la fenêtre , il gardait la porte .

Bien , dit Athos , vous êtes tous de fidèles serviteurs .

Athos sauta à bas de son cheval , dont il remit la bride aux

mains de Grimaud , et s'avança vers la fenêtre après avoir fait

signe au reste de la troupe de tourner du côté de la porte .

La petite maison était entourée d'une haie vive , de deux ou

trois pieds de haut, Athos franchit la haie , parvint jusqu'à la


fenêtre privée de contrevents , mais dont les demi-rideaux
étaient exactement tirés .

Il monta sur le rebord de pierre , afin que son œil pût


dépasser la hauteur des rideaux .

A la lueur d'une lampe , il vit une femme enveloppée d'une


mante de couleur sombre , assise sur un escabeau , près d'un

feu mourant ses coudes étaient posés sur une mauvaise table ,

et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches comme de


l'ivoire .

On ne pouvait distinguer son visage , mais un sourire


sinistre passa sur les lèvres d'Athos : il n'y avait pas à s'y trom-
per, c'était bien celle qu'il cherchait .

En ce moment un cheval hennit : milady releva la tête , vit ,


collé à la vitre , le visage pâle d'Athos , et poussa un cri .

Athos comprit qu'il était reconnu , poussa la fenêtre du


genou et de la main , la fenêtre céda , les carreaux se rompirent .
Et Athos , pareil au spectre de la vengeance , sauta dans la
chambre .

Milady courut à la porte et l'ouvrit ; plùs pâle et plus me-


naçant encore qu'Athos , d'Artagnan était sur le seuil .

Milady recula en poussant un cri . D'Artagnan , croyant

qu'elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne


leur échappat , tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva
la main .

Remettez cette arme à sa place , d'Artagnan , dit- il , il


430 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

importe que cette femme soit jugée et non assassinée . Attends


encore un instant , d'Artagnan , et tu seras satisfait . Entrez , mes-
sieurs .

D'Artagnan obéit car Athos avait la voix solennelle et le

geste puissant d'un juge envoyé par le Seigneur lui - même.


Aussi , derrière d'Artagnan , entrèrent Porthos , Aramis , lord
Winter et l'homme au manteau rouge.

Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 431

Milady était tombée sur sa chaise , les mains étendues ,

comme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevant


son beau-frère , elle jeta un cri terrible .

Que demandez - vous ? s'écria milady.


Nous demandons , dit Athos , Charlotte Backson , qui s'est

appelée d'abord la comtesse de La Fère , puis ensuite lady
Winter, baronne de Sheffield .
-- C'est moi , c'est moi ! murmura-t- elle au comble de la

terreur , que me voulez-vous?

Nous voulons vous juger selon vos crimes , dit Athos ,


vous serez libre de vous défendre , justifiez-vous si vous pouvez .

Monsieur d'Artagnan , à vous d'accuser le premier.


D'Artagnan s'avança.
― Devant Dieu et devant les hommes , dit- il , j'accuse cette

femme d'avoir empoisonné Constance Bonacieux , morte hier soir.


Il se retourna vers Porthos et vers Aramis .

Nous attestons , dirent d'un seul mouvement les deux

mousquetaires .
D'Artagnan continua :

Devant Dieu et devant les hommes , j'accuse cette femme

d'avoir voulu m'empoisonner moi -même , dans du vin qu'elle


m'avait envoyé de Villeroi , avec une fausse lettre , comme si

le vin venait de mes amis ; Dieu m'a sauvé , mais un homme

est mort à ma place , qui s'appelait Brisemont.


Nous attestons , dirent de la même voix Porthos et
Aramis .

Devant Dieu et devant les hommes , j'accuse cette femme.


de m'avoir poussé au meurtre du comte de Wardes ; et, comme

personne n'est là pour attester la vérité de cette accusation , je


l'atteste , moi . J'ai dit .

Et d'Artagnan passa de l'autre côté de la chambre avec


Porthos et Aramis .
432 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

A vous , milord ! dit Athos .

Le baron s'approcha à son tour .

Devant Dieu et devant les hommes , dit-il , j'accuse cette


femme d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham .
-- Le duc de Buckingham
assassiné ? s'écrièrent d'un seul
cri tous les assistants .

Oui , dit le baron , assassiné ! Sur la lettre d'avis que vous

m'aviez écrite , j'avais fait arrêter cette femme , et je l'avais


donnée en garde à un loyal serviteur ; elle a corrompu cet

homme , elle lui a mis le poignard dans la main , elle lui a fait
tuer le duc , et dans ce moment peut-être Felton paye de sa tête
le crime de cette furie .

Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de


ces crimes encore inconnus .

Ce n'est pas tout, reprit lord Winter mon frère , qui

vous avait fait son héritière , est mort en trois heures d'une
étrange maladie qui laisse des traces livides par tout le corps .

Ma sœur , comment votre mari est-il mort?

Horreur ! s'écrièrent Porthos et Aramis .


- Assassin de Buckingham, assassin de Felton , assassin de

mon frère, je demande justice contre vous , et je déclare que si


on ne me la fait pas , je me la ferai .

Et lord Winter alla se ranger près de d'Artagnan , laissant


la place libre à un autre accusateur

Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et


essaya de rappeler ses idées confondues par un vertige mortel .
A mon tour , dit Athos tremblant lui-même comme le

lion tremble à l'aspect du serpent , à mon tour. J'épousai cette

femme quand elle était jeune fille , je l'épousai malgré toute

ma famille ; je lui donnai mon bien , je lui donnai mon nom ; et


un jour je m'aperçus que cette femme était flétrie cette femme

était marquée d'une fleur de lis sur l'épaule gauche .


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 433

Oh ! dit milady en se levant , je défie de retrouver le tri-


bunal qui a prononcé sur moi cette sentence infâme . Je défie de

retrouver celui qui l'a exécutée .



Silence , dit une voix . A ceci , c'est à moi de répondre !
Et l'homme au manteau

rouge s'approcha à son tour.

Quel est cet homme , quel est cet homme ? s'écria milady
suffoquée par la terreur et dont les cheveux , qui s'étaient
dénoués , semblaient se dresser sur sa tête livide comme s'ils
eussent été vivants . .
11. 55
434 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Tous les yeux se portèrent sur cet homme , car à tous ,


excepté à Athos , il était inconnu .

Encore Athos le regardait- il avec autant de stupéfaction

que les autres , car il ignorait comment il pouvait se trouver


mêlé en quelque chose à l'horrible drame qui se dénouait en
ce moment.

Après s'être approché de milady, d'un pas lent et solennel ,


de telle manière que la table seule le séparât d'elle , l'inconnu
ôta son masque .

Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante


ce visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs , dont la

seule expression était une impassibilité glacée ; puis tout à coup :

Oh ! non , non , dit-elle en se levant et en reculant jus-


qu'au mur ; non , non , c'est une apparition infernale ! ce n'est

pas lui ! A moi ! à moi ! s'écria-t- elle d'une voix rauque en se


retournant vers la muraille comme si elle eût pu s'y ouvrir un
passage avec ses mains .

Mais qui êtes-vous done? s'écrièrent tous les témoins


de cette scène .

Demandez-le à cette femme , dit l'homme au manteau

rouge , car vous voyez bien qu'elle m'a reconnu , elle .


Le bourreau de Lille , le bourreau de Lille ! s'écria mi-

lady en proie à une terreur insensée et se cramponnant des


mains à la muraille pour ne pas tomber.

Tout le monde s'écarta , et l'homme au manteau rouge resta


seul debout au milieu de la salle .
― Oh ! grâce ! grâce ! pardon ! s'écria la misérable en tom-
bant à genoux .

L'inconnu laissa le silence se rétablir .

Je vous le disais bien , qu'elle m'avait reconnu ! reprit -il .

Oui , je suis le bourreau de la ville de Lille , et voici mon


histoire .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 435

Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait.

les paroles avec une avide anxiété .


---
Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi
belle qu'elle est belle aujourd'hui . Elle était religieuse au cou-

vent des Bénédictines de Templemar . Un jeune prêtre au cœur


simple et croyant desservait l'église de ce couvent ; elle entre-

prit de le séduire et y réussit : elle eût séduit un saint . Leurs

vœux à tous deux étaient sacrés , irrévocables ; leur liaison ne

pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux . Elle obtint

de lui qu'ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays ,


pour fuir ensemble , pour gagner une autre partie de la France ,

où ils pussent vivre tranquilles parce qu'ils seraient inconnus ,

il fallait de l'argent ; ils n'en avaient ni l'un ni l'autre . Le prêtre


vola les vases sacrés , les vendit ; mais comme ils s'apprêtaient

à partir ensemble , ils furent arrêtés tous deux . Huit jours

après elle avait séduit le fils du geôlier et s'était sauvée . Le


jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à la flétrissure .

J'étais bourreau de la ville de Lille , comme dit cette femme.

Je fus obligé de marquer le coupable, et le coupable , mes-

sieurs , c'était mon frère ! Je jurai alors que cette femme qui

l'avait perdu , qui était plus que sa complice , puisqu'elle l'avait


poussé au crime , partagerait au moins le châtiment . Je me

doutai du lieu où elle était cachée , je la poursuivis , je l'attei-

gnis , je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que


j'avais imprimée à mon frère . Le lendemain de mon retour à

Lille , mon frère parvint à s'échapper à son tour , on m'accusa


de complicité , et l'on me condamna à rester en prison à sa

place tant qu'il ne se serait pas constitué prisonnier . Mon


pauvre frère ignorait ce jugement ; il avait rejoint cette femme ;

ils avaient fui ensemble dans le Berry ; et là , il avait obtenu

une petite cure . Cette femme passait pour sa sœur .


Le seigneur de la terre sur laquelle était située l'église du
436 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux , amou-

reux au point qu'il lui proposa de l'épouser . Alors elle quitta


celui qu'elle avait perdu pour celui qu'elle devait perdre , et
devint la comtesse de La Fère ... »

Tous les yeux se tournèrent vers Athos , dont c'était le véri-

table nom , et qui fit signe de la tête que tout ce qu'avait dit le
bourreau était vrai .

Alors , reprit celui-ci , fou , désespéré , décidé à se débar-


rasser d'une existence à laquelle elle avait tout enlevé , honneur

et bonheur , mon pauvre frère revint à Lille , et , apprenant

l'arrêt qui m'avait condamné à sa place , se constitua prisonnier

et se pendit le même soir au soupirail de son cachot . Au

reste , c'est une justice à leur rendre , ceux qui m'avaient

condamné me tinrent parole . A peine l'identité du cadavre fut-


elle constatée qu'on me rendit ma liberté . Voilà le crime dont

je l'accuse , voilà la cause pour laquelle elle a été marquée .


Monsieur d'Artagnan , dit Athos , quelle est la peine que
vous réclamez contre cette femme ?

La peine de mort , répondit d'Artagnan .


Milord de Winter, continua Athos , quelle est la peine
que vous réclamez contre cette femme?

La peine de mort, reprit lord Winter .


Messieurs Porthos et Aramis , reprit Athos , vous qui êtes

ses juges , quelle est la peine que vous portez contre cette
femme?

La peine de mort , répondirent d'une voix sourde les


deux mousquetaires .

Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas


vers ses juges en se traînant sur ses genoux .
Athos étendit la main vers elle .

Charlotte Backson , comtesse de La Fère , milady de

Winter, dit- il , vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 437

6
Dieu dans le ciel . Si vous savez quelque prière , dites - la , car
Vous êtes condamnée et vous allez mourir .

A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir , milady se


releva de toute sa hauteur et voulut parler , mais les forces lui

manquèrent ; elle sentit qu'une main puissante et implacable la


saisissait par les cheveux et l'en-
traînait aussi irrévocablement

que la fatalité entraîne l'homme :

elle ne tenta donc pas même de


faire résistance
et sortit de la

chaumière .

Lord Winter ,

d'Artagnan , Athos ,
Porthos et Aramis

sortirent derrière elle . Les valets suivirent leurs maîtres , et la


chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée , sa porte ouverte

et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table .


438 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

XXXVI

L'EXÉCUTION

Il était minuit à peu près ; la lune , échancrée par sa dé-


croissance et ensanglantée par les dernières traces de l'orage , se
levait derrière la petite ville d'Armentières , qui découpait sur
sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le

squelette de son haut clocher découpé à jour . En face , la Lys


roulait ses eaux pareilles à une rivière d'étain fondu ; tandis

que sur l'autre rive on voyait la masse noire des arbres se


profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés

qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit .


A gauche s'élevait un vieux moulin abandonné , aux ailes im-
mobiles , dans les ruines duquel une chouette faisait entendre

son cri aigu , périodique et monotone . Çà et là dans la plaine , à


droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège ,

apparaissaient quelques arbres bas et trapus , qui semblaient

des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette


heure sinistre .

De temps en temps un large éclair ouvrait l'horizon dans

toute sa largeur , serpentait au-dessus de la masse noire des


arbres et venait comme un immense cimeterre couper le ciel
et l'eau en deux parties . Pas un souffle de vent ne glissait dans

l'atmosphère alourdie . Un silence de mort écrasait toute la

nature , le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de


tomber , et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus
d'énergie .

Deux valets entraînaient milady , qu'ils tenaient chacun


par un bras ; le bourreau marchait derrière , et lord Winter ,
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 439

d'Artagnan , Athos ; Porthos et Aramis marchaient derrière le


bourreau .

Planchet et Bazin venaient les derniers .

Les deux valets conduisaient milady du côté de la rivière .


Sa bouche était muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inex-

primable éloquence , suppliant tour à tour chacun de ceux


qu'elle regardait .

Comme elle se trouvait de quelques pas en avant , elle dit


aux valets :

Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite ;


mais si vous me livrez à vos maîtres , j'ai ici près des vengeurs

qui vous feront payer cher ma mort .


Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses mem-
bres .

Athos , qui avait entendu la voix de milady , s'approcha vive-


ment , lord Winter en fit autant .
---
Renvoyez ces valets , dit-il , elle leur a parlé , ils ne sont
plus sûrs .

On appela Planchet et Bazin , qui prirent la place de Gri-


maud et de Mousqueton .

Arrivés au bord de l'eau , le bourreau s'approcha de milady

et lui lia les pieds et les mains .

Alors elle rompit le silence pour s'écrier :


Vous êtes des lâches , vous êtes des misérables assassins ,

vous vous mettez à dix pour égorger une femme ; prenez garde ,

si je ne suis point secourue , je serai vengée...


Vous n'êtes pas une femme , dit froidement Athos , vous
n'appartenez pas à l'espèce humaine , vous êtes un démon

échappé de l'enfer et que nous allons y faire rentrer .


Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit milady , faites

attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son


tour un assassin .
440 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

-Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, ma-
dame , dit l'homme
au manteau rouge

en frappant sur sa
large épée ; c'est le

dernier juge , voilà


tout .

Et , comme il la
liait en disant ces

paroles, milady poussa deux ou trois cris sauvages , qui firent



LES TROIS MOUSQUETAIRES . 441

un effet étrange en s'envolant dans la nuit et en se perdant dans


les profondeurs du bois .

Mais si je suis coupable , si j'ai commis les crimes dont


vous m'accusez , hurlait milady , conduisez-moi devant un tri-

bunal ; vous n'êtes pas des juges , vous , pour me condamner .

Je vous avais proposé Tyburn , dit lord Winter, pourquoi


n'avez-vous pas voulu ?

Parce que je ne veux pas mourir ! s'écria milady en se

débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir !


La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était

plus jeune encore que vous , madame , et cependant elle est


morte , dit d'Artagnan .
J'entrerai dans un cloître , je me ferai religieuse , dit
milady.
----- Vous étiez dans un cloître , dit le bourreau , et vous en

êtes sortie pour perdre mon frère .


Milady poussa un cri d'effroi et tomba sur ses genoux .
Le 1 bourreau la souleva sous les bras , et voulut l'emporter
vers le bateau .

Oh , mon Dieu ! s'écria-t- elle , mon Dieu ! allez- vous donc

me noyer !

Ces cris avaient quelque chose de si déchirant , que d'Ar-

tagnan , qui d'abord était le plus acharné contre milady, se



laissa aller sur une souche , et pencha la tête , se bouchant les

oreilles avec la paume de ses mains ; et cependant , malgré cela ,


il l'entendait encore menacer et crier .

D'Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes , le cœur


lui manqua.

Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis


consentir à ce que cette femme meure ainsi !
Milady avait entendu ces quelques mots , et elle s'était
reprise à une lueur d'espérance.
II. 56
442 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan ! d'Artagnan ! cria-t-elle , souviens-toi que je


t'ai aimé !

Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle .

Mais Athos se leva , tira son épée , se mit sur son chemin .

Si vous faites un pas de plus , d'Artagnan , dit-il , nous


croiserons le fer ensemble .

D'Artagnan tomba à genoux et pria .

MauriceLelost

Allons , continua Athos , bourreau, fais ton devoir .

Volontiers , monseigneur , dit le bourreau , car aussi vrai

que je suis bon catholique , je crois fermement être juste en


accomplissant ma fonction sur cette femme .
C'est bien.

Athos fit un pas vers milady.



Je vous pardonne , dit-il , le mal que vous m'avez fait ;

je vous pardonne mon avenir brisé , mon honneur perdu , mon

1.
1

LES TROIS MOUSQUETAIRES . 443

amour souillé et mon salut à jamais compromis par le déses-

poir où vous m'avez jeté . Mourez en paix .


Lord Winter s'avança à son tour .

Je vous pardonne , dit-il , l'empoisonnement de mon frère ,


l'assassinat de Sa Grâce lord Buckingham ; je vous pardonne

la mort du pauvre Felton , je vous pardonne vos tentatives sur


ma personne . Mourez en paix .
-
Et moi , dit d'Artagnan , pardonnez -moi , madame , d'avoir ,

par une fourberie indigne d'un gentilhomme , provoqué votre

colère ; et , en échange , je vous pardonne le meurtre de ma

pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi , je vous par-


donne et je pleure sur vous . Mourez en paix .
-I am lost! murmura en anglais milady, I must die.

Alors elle se releva d'elle-même , jeta tout autour d'elle un

de ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un œil de flamme .


Elle ne vit rien .

Elle écouta , elle n'entendit rien .


Elle n'avait autour d'elle que des ennemis .

Où vais-je mourir ? dit-elle .

- Sur l'autre rive , répondit le bourreau .


Alors il la fit entrer dans la barque , et, comme il allait y

mettre le pied , Athos lui remit une somme d'argent .

Tenez , dit-il , voici le prix de l'exécution ; que l'on voie


bien que nous agissons en juges .
C'est bien , dit le bourreau ; et que maintenant , à son

tour , cette femme sache que je n'accomplis pas mon métier ,


mais mon devoir . f

Et il jeta l'argent dans la rivière .


Le bateau s'éloigna vers la rive gauche de la Lys , emportant

la coupable et l'exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur la


rive droite , où ils étaient tombés à genoux .

Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac , sous


444 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

le reflet d'un nuage pâle qui surplombait l'eau en ce moment .


On le vit aborder
sur l'autre rive ; les

personnages se dessi-
naient en noir sur l'ho-

rizon rougeâtre .

ManieLeh

Milady , pendant le trajet , était parvenue à détacher la corde

qui liait ses pieds en arrivant sur le rivage , elle sauta légère-
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 445

ment à terre et prit la fuite . Mais le sol était humide ; en arri-


vant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux .

Une idée superstitieuse la frappa sans

doute ; elle comprit que le ciel lui refusait


son secours et resta dans l'attitude où elle se

trouvait , la tête inclinée et les mains jointes .


Alors on vit ,

de l'autre rive , le
bourreau lever len-

tement ses deux

bras, un rayon de
la lune se refléta

sur la lame de sa

large épée , les deux


bras retombèrent ;

on entendit le sif-

flement du fer et
le cri de la victime ,

puis une masse

tronquée s'affaissa
sous le coup .

Alors le bour-

reau détacha son


manteau roug
rouge,
e , l'é-
tendit à terre , y
coucha le corps , y

jeta la tète , puis le


noua par les qua-
tre coins , le rechar

gea sur son épaule

et remonta dans le bateau . Arrivé au milieu de la Lys , il arrêta


la barque , et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière :
446 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Laissez passer la justice de Dieu ! cria-t-il à haute voix .

Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau , qui


se referma sur lui.

Trois jours après , les quatre mousquetaires rentraient à


Paris ; ils étaient restés dans les limites de leur congé , et le
même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de
Tréville .

Eh bien! messieurs , leur demanda le brave capitaine ,


Vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion ?
--
Prodigieusement ! répondit Athos en son nom et au
nom de ses camarades .

CONCLUSION

Le 6 du mois suivant , le roi , tenant la promesse qu'il avait

faite au cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle ,


sortit de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui
venait de se répandre que Buckingham venait d'être assassiné .
Quoique prévenue que l'homme qu'elle avait tant aimé cou-

rait un danger , la reine , lorsqu'on lui annonça cette mort , ne

voulut pas la croire ; il lui arriva même de s'écrier impru-


demment :

C'est faux ! il vient de m'écrire .


Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale

nouvelle ; La Porte , retenu comme tout le monde en Angleterre

par les ordres du roi Charles I , arriva porteur du dernier et

funèbre présent que Buckingham envoyait à la reine .

La joie du roi avait été très vive ; il ne se donna pas la


peine de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 447

devant la reine . Louis XIII , comme tous les cœurs faibles ,


manquait de générosité . Mais bientôt le roi redevint sombre et

mal portant son front n'était pas de ceux qui s'éclaircissent


pour longtemps ; il sentait qu'en retournant au camp il allait
reprendre son esclavage , et cependant il y retournait .

Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur , et il était

l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui


échapper.

Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste .

Nos quatre amis surtout faisaient l'étonnement de leurs cama-


rades ; ils voyageaient ensemble côte à côte , l'œil sombre et
la tête baissée . Athos relevait seul de temps en temps son large

front ; un éclair brillait dans ses yeux , un sourire amer pas-

sait sur ses lèvres , puis , pareil à ses camarades , il se laissait


de nouveau aller à ses rêveries .

Dès l'arrivée de l'escorte dans une ville , lorsqu'ils avaient

conduit le roi à son logis , les quatre amis se retiraient ou chez

eux ou dans quelque cabaret écarté , où ils ne jouaient ni ne

buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en regardant


avec attention si nul ne les écoutait .

Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler
la pie , et que les quatre amis , selon leur habitude , au lieu de
suivre la chasse , s'étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande

route , un homme , qui venait de La Rochelle à franc étrier ,

s'arrêta à la porte pour boire un verre de vin , et plongea son


regard dans l'intérieur de la chambre où étaient attablés les

quatre mousquetaires .
Holà ! monsieur d'Artagnan ! dit-il , n'est-ce point vous

que je vois là-bas ?

D'Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie . Cet homme


qu'il appelait son fantôme , c'était son inconnu de Meung , de
la rue des Fossoyeurs et d'Arras .
448 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

D'Artagnan tira son épée et s'élança vers la porte .


Mais cette fois , au lieu de fuir , l'inconnu s'élança à bas de

cheval , et s'avança à la rencontre de d'Artagnan .

Ah ! monsieur, dit le jeune homme , je vous rejoins donc


enfin ; cette fois vous ne m'échapperez pas .

Ce n'est pas mon intention non plus , monsieur , car


cette fois je vous cherchais . Au nom du roi , je vous arrête .

Je dis que vous ayez à me rendre votre épée , monsieur ,


et cela sans résistance ; il y va de votre tête , je vous en

avertis .

Qui êtes-vous done? demanda d'Artagnan en baissant son

épée , mais sans la rendre encore .


Je suis le chevalier de Rochefort , répondit l'inconnu ,

l'écuyer de monsieur le cardinal de Richelieu , et j'ai ordre de


vous ramener à Son Éminence .

Nous retournons auprès de Son Éminence , monsieur le


chevalier, dit Athos en s'avançant , et vous accepterez bien la

parole de M. d'Artagnan , qui promet de se rendre en droite


ligne à La Rochelle .

Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le


ramèneront au camp .

Nous lui en servirons , monsieur , sur notre parole de

gentilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi ,

ajouta Athos , M. d'Artagnan ne nous quittera pas .

Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'œil en arrière et

vit que Porthos et Aramis s'étaient placés entre lui et la porte ;

il comprit qu'il était complètement à la merci de ces quatre


hommes .
-
Messieurs , dit-il , si M. d'Artagnan veut me rendre son
épée , et joindre sa parole à la vôtre , je me contenterai de votre

promesse de conduire M. d'Artagnan au quartier de monsei-


gneur le cardinal .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 449

Vous avez ma parole , monsieur , dit d'Artagnan , et voici


mon épée .
--
Cela me va d'autant mieux , ajouta Rochefort , qu'il faut
que je continue mon voyage .
Si c'est pour rejoindre milady, dit froidement Athos ,
c'est inutile , vous ne la retrouverez pas .

Qu'est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.

Revenez au camp et vous le saurez .


Rochefort demeura un instant pensif, puis , comme on n'était

plus qu'à une journée de Surgères , jusqu'où le cardinal devait


venir au-devant du roi , il résolut de suivre le conseil d'Athos
et de revenir avec eux .

D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage , c'était de sur-


veiller lui -même son prisonnier.
On se remit en route .

Le lendemain , à trois heures de l'après-midi , on arriva à


Surgères . Le cardinal y attendait Louis XIII . Le ministre et le

roi y échangèrent force caresses , se félicitèrent de l'heureux

hasard qui débarrassait la France de l'ennemi acharné qui

ameutait l'Europe contre elle . Après quoi , le cardinal , qui avait


été prévenu par Rochefort que d'Artagnan était arrêté , et qui

avait hâte de le voir , prit congé du roi en l'invitant à venir vi-


siter le lendemain les travaux de la digue qui étaient achevés .

En revenant le soir à son quartier du pont de la Pierre ,


le cardinal trouva debout devant la porte de la maison qu'il

habitait d'Artagnan sans épée et les trois mousquetaires


armés .

Cette fois , comme il était en force , il les regarda sévèrement ,

et fit signe de l'œil et de la main à d'Artagnan de le suivre .


D'Artagnan obéit.
- Nous t'attendons , d'Artagnan , dit Athos assez haut pour
que le cardinal l'entendit .
11 . 37
430 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Son Éminence continua son chemin sans prononcer une

seule parole .
D'Artagnan entra derrière le cardinal , et derrière d'Ar-

tagnan la porte fut gardée .


Son Eminence se rendit dans la chambre qui lui servait de
cabinet, et fit signe à Rochefort d'introduire le jeune mousque-
taire .
Rochefort obéit et se retira.

D'Artagnan resta seul en face du cardinal ; c'était sa seconde

entrevue avec Richelieu , et il avoua depuis qu'il avait été bien


convaincu que ce serait la dernière .

Richelieu resta debout , appuyé contre la cheminée , une


table était dressée entre lui et d'Artagnan .

Monsieur, dit le cardinal , vous avez été arrêté par mes


ordres .

On me l'a dit , monseigneur .


Savez-vous pourquoi ?

Non , monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je


pourrais être arrêté est encore inconnue de Son Eminence .

Richelieu regarda fixement le jeune homme .

Holà ! dit- il , que veut dire cela?

Si monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes


.
qu'on m'impute , je lui dirai ensuite les actes que j'ai commis .

On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes
plus hautes que la vôtre , monsieur ! dit le cardinal .

Lesquels , monseigneur? demanda d'Artagnan avec un
calme qui étonna le cardinal lui- même .

On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du


royaume , on vous impute d'avoir surpris les secrets de l'État ,
on vous impute d'avoir essayé de faire avorter les plans de

votre général .

Et qui m'impute cela , monseigneur ? dit d'Artagnan , qui


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 451

se doutait que l'accusation venait de milady : une femme flé-

trie par la justice du pays , une femme qui a épousé un homme


en France et un autre en Angleterre , une femme qui a em-

poisonné son second mari et qui a tenté de m'empoisonner


moi-même !

Que dites -vous donc là? monsieur , s'écria le cardinal

étonné , et de quelle femme parlez-vous ainsi?


-
De milady de Winter , répondit d'Artagnan ; oui , de mi-

lady de Winter, dont , sans doute , Votre Éminence ignorait tous


les crimes lorsqu'elle l'a honorée de sa confiance .

Monsieur, dit le cardinal , si milady de Winter a commis


les crimes que vous dites , elle sera punie .
Elle l'est, monseigneur.

Et qui l'a punie ?


Nous .

Elle est en prison .


Elle est morte .

Morte ! répéta le cardinal , qui ne pouvait croire à ce qu'il


entendait : morte ! n'avez-vous pas dit qu'elle était morte ?

-Trois fois elle avait essayé de me tuer , et je lui avais

pardonné ; mais elle a tué la femme que j'aimais . Alors , mes


amis et moi , nous l'avons prise , jugée et condamnée .

D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de madame

Bonacieux dans le couvent des Carmélites de Béthune , le juge-


ment dans la maison isolée , l'exécution sur les bords de la Lys .
Un frisson courut par tout le corps du cardinal , qui cepen-

dant ne frissonnait pas facilement .

Mais tout à coup , comme subissant l'influence d'une pensée


muette, la physionomie du cardinal , sombre jusqu'alors , s'éclair-
cit peu à peu et en arriva à la plus parfaite sérénité .

Ainsi , dit le cardinal avec une voix dont la douceur

contrastait avec la sévérité de ses paroles , vous vous êtes


452 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

constitués en juges , sans penser que ceux qui n'ont pas mis-
sion de punir et qui punissent sont des assassins !

Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant


l'intention de défendre ma tête.
contre vous . Je subirai le châti-

ment que Votre Éminence voudra

bien m'infliger. Je ne tiens pas assez


à la vie pour

craindre la mort.

Oui , je le
sais , vous êtes un
homme de cœur ,

monsieur , dit le
cardinal avec une

voix presque af-


fectueuse : je puis
donc vous dire

d'avance que vous

serez jugé , con-


damné même .

Un autre

pourrait répon -
dre à Votre Émi-

nence qu'il a sa
Huyor
Namise grâce dans sa po-

che ; moi je me

contenterai de vous dire : Ordonnez , monseigneur ; je suis prêt .

Votre grâce ? dit Richelieu surpris .

Oui, monseigneur , dit d'Artagnan .


Et signée de qui ? du roi?

Et le cardinal prononça ces mots avec une singulière expres-


sion de mépris .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 453

Non , de Votre Éminence .

De moi? vous êtes fou , monsieur?

Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture .

Et d'Artagnan présenta au cardinal le précieux papier


qu'Athos avait arraché à milady , et qu'il avait donné à d'Ar-

tagnan pour lui servir de sauvegarde .

Son Éminence prit le papier et lut d'une voix lente et en


appuyant sur chaque syllabe :

C'est par mon ordre et pour le bien de l'État que le porteur

du présent a fait ce qu'il a fait.


RICHELIEU .

5 août 1628.

Le cardinal , après avoir lu ces deux lignes , tomba dans une

rèverie profonde , mais il ne rendit pas le papier à d'Artagnan .


Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir ,
se dit tout bas d'Artagnan ; eh bien , ma foi ! il verra comment

meurt un gentilhomme .

Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour


trépasser héroïquement .

Richelieu pensait toujours , roulait et déroulait le papier


dans ses mains . Enfin il leva la tête , fixa son regard d'aigle

sur cette physionomie loyale , ouverte , intelligente , lut sur ce


visage sillonné de larmes toutes les souffrances qu'il avait
endurées depuis un mois , et songea pour la troisième ou !

quatrième fois combien cet enfant avait d'avenir , et quelles


ressources son activité , son courage et son esprit pouvaient
offrir à un bon maître . D'un autre côté , les crimes , la puissance ,

le génie infernal de milady l'avaient plus d'une fois épouvanté .

Il sentait comme une joie secrète d'être à jamais débarrassé


de ce complice dangereux .
454 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

Il déchira lentement le papier que d'Artagnan


'Artagn lui avait
généreusement remis .

Je suis perdu , dit en lui -même d'Artagnan .

Et il s'inclina profondément devant le cardinal en homme


qui dit : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! >>

Le cardinal s'approcha de la table , et , sans s'asseoir , écrivit


quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient

déjà remplis et y apposa son sceau .


Ceci est ma condamnation , dit d'Artagnan ; il m'épargne

l'ennui de la Bastille et les lenteurs d'un jugement . C'est encore


fort aimable à lui .

Tenez, monsieur , dit le cardinal au jeune homme, je


vous ai pris un blanc-seing et je vous en rends un autre . Le
nom manque sur ce brevet et vous l'écrirez vous-même .

D'Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux


dessus .

C'était une lieutenance dans les mousquetaires .

D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal .

Monseigneur, dit-il , ma vie est à vous , disposez-en désor-

mais ; mais cette faveur que vous m'accordez , je ne la mérite

pas j'ai trois amis qui sont plus méritants et plus dignes ...
- Vous
êtes un brave garçon , d'Artagnan , interrompit le

cardinal en lui frappant familièrement sur l'épaule , charmé


qu'il était d'avoir vaincu cette nature rebelle . Faites de ce bre-
vet ce qu'il vous plaira . Seulement rappelez-vous que , quoique

le nom soit en blanc , c'est à vous que je le donne .


- Je ne l'oublierai jamais , répondit d'Artagnan , Votre Émi-
nence peut en être certaine .
Le cardinal se retourna et dit à haute voix :

Rochefort!

Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte , entra


aussitôt .
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 455

— Rochefort dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan ; je


,

Manzie

le reçois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l'on s'em-


brasse et que l'on soit sage si l'on tient à conserver sa tête .

"
456 LES TROIS MOUSQUETAIRES .
1
Rochefort et d'Artagnan s'embrassèrent du bout des lèvres ;
mais le cardinal était là , qui les observait de son œil vigilant .
Ils sortirent de la chambre en même temps .

Nous nous retrouverons , n'est-ce pas , monsieur?

Quand il vous plaira , fit d'Artagnan .

L'occasion viendra , répondit Rochefort .


Hein ? fit Richelieu en ouvrant la porte .

Les deux hommes se sourirent , se serrèrent la main et


saluèrent Son Éminence .

Nous commencions à nous impatienter, dit Athos .

Me voilà , mes amis ! répondit d'Artagnan , non seule-


ment libre , mais en faveur .
Vous nous conterez cela?
- Dès ce soir .

En effet , dès le soir même d'Artagnan se rendit au logis

d'Athos , qu'il trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Es-


pagne , occupation qu'il accomplissait religieusement tous les
soirs .

Il lui raconta ce qui s'était passé entre le cardinal et lui , et


tirant le brevet de sa poche .

Tenez , mon cher Athos , voilà , dit-il , qui vous revient


naturellement.

Athos sourit de son doux et charmant sourire .

Ami, dit-il , pour Athos c'est trop ; pour le comte de La


Fère , c'est trop peu . Gardez ce brevet, il est à vous , hélas ,
mon Dieu ! vous l'avez acheté assez cher .

D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos , et entra dans


celle de Porthos .

Il le trouva vêtu d'un magnifique habit, couvert de brode-

ries splendides , et se mirant devant une glace .


Ah ! ah! dit Porthos , c'est vous , cher ami ! comment

trouvez-vous que ce vêtement me va ?


LES TROIS MOUSQUETAIRES . 457

A merveille , dit d'Artagnan , mais je viens vous pro-

poser un habit qui vous ira mieux encore .


Lequel ? demanda Porthos .
―― Celui de lieutenant aux mousquetaires .

D'Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal ,


et tirant le brevet de sa poche :

Tenez , mon cher , dit- il , écrivez votre nom là- dessus , et


soyez bon chef pour moi .

Porthos jeta les yeux sur le brevet , et le rendit à d'Ar-

tagnan , au grand étonnement du jeune homme.

Oui , dit-il , cela me flatterait beaucoup , mais je n'aurais


pas assez longtemps à jouir de cette faveur . Pendant notre

expédition de Béthune , le mari de ma duchesse est mort ; de


sorte que , mon cher, le coffre du défunt me tendant les bras ,

j'épouse la veuve . Tenez , j'essayais mon habit de noces ; gardez


la lieutenance , mon cher ; gardez .
Et il rendit le brevet à d'Artagnan .

Le jeune homme entra chez Aramis .

Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu , le front appuyé


contre son livre d'heures ouvert .

Il lui raconta son entrevue avec le cardinal , et tirant pour


la troisième fois son brevet de sa poche :

Vous , notre ami , notre lumière , notre protecteur invi-


sible , dit-il , acceptez ce brevet ; vous l'avez mérité plus que per-
sonne , par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si
heureux résultats .

Hélas , cher ami ! dit Aramis , nos dernières aventures

m'ont dégoûté tout à fait de la vie et de l'épée . Cette fois , mon

parti est pris irrévocablement : après le siège j'entre chez les


Lazaristes . Gardez le brevet , d'Artagnan , le métier des armes

vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine .


D'Artagnan , l'œil humide de reconnaissance et brillant de
II. 58
458 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

joie , revint à Athos , qu'il trouva toujours attablé et mirant


son dernier verre de malaga à la lueur de la lampe .
Eh bien ! dit-il , et eux aussi ont refusé ce brevet !

C'est que personne , cher ami , n'en est plus digne que
vous .

Et il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom de d'Ar-


tagnan , et le lui remit.

Je n'aurai donc plus d'amis , dit le jeune homme ; hélas !


plus rien , que d'amers souvenirs...

Et il laissa tomber sa tête entre ses deux mains , tandis que


deux larmes roulaient le long de ses joues .

Vous êtes jeune , vous , répondit Athos , et vos souvenirs

amers ont le temps de se changer en doux souvenirs !


• MayoT

ÉPILOGUE

La Rochelle , privée du secours de la flotte anglaise et de la

division promise par Buckingham , se rendit, après un siège


d'un an , le 28 octobre 1628. On signa tout aussitôt la capitu-
lation .

Le roi fit son entrée à Paris le 23 décembre de la même

année . On lui fit un triomphe comme s'il revenait de vaincre.

l'ennemi et non des Français . Il entra par le faubourg Saint-


Jacques dans un magnifique apparat.

Le cortège précédé de chars symboliques passa sous douze

arcs de triomphe , où tous les dieux de l'Olympe célébraient les


460 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

vertus innombrables de Louis le Victorieux . Une foule innom-

MapieLeloir
Huyo

brable groupée sur tout le parcours du cortège acclama‍ par des


vivats enthousiastes , le retour du triomphateur.
LES TROIS MOUSQUETAIRES . 461

D'Artagnan prit possession de son grade . Porthos quitta le


service et épousa , dans le courant de l'année suivante , madame

Coquenard le coffre tant convoité contenait huit cent mille


livres .

Mousqueton eut une livrée , magnifique , et la satisfaction


qu'il avait ambitionnée toute sa vie , de monter derrière un
carrosse doré .

Aramis , après un long voyage en Lorraine , disparut tout à

coup et cessa d'écrire à ses amis . On apprit beaucoup plus tard ,

par madame de Chevreuse , qui le dit à deux ou trois de ses


amants , qu'il s'était décidé à prendre l'habit dans un couvent
de Nancy.
Bazin devint frère lai .

Athos resta mousquetaire sous les ordres de d'Artagnan

jusqu'en 1631 , époque à laquelle , à la suite d'un voyage qu'il


fit en Touraine , il quitta aussi le service sous prétexte qu'il

venait de recueillir un petit héritage en Roussillon .


Grimaud suivit Athos .

D'Artagnan se battit trois fois avec Rochefort et le blessa


trois fois .
-
Je vous tuerai probablement à la quatrième , lui dit-il en
lui tendant la main pour le relever.
Il vaut donc mieux pour vous et pour moi que nous en

restions là , répondit le blessé . Corbleu ! je suis plus votre ami


que vous ne pouvez le penser, car dès la première rencontre

j'aurais pu , en disant un mot au cardinal , vous faire couper le


cou.
Ils s'embrassèrent cette fois , mais de très bon cœur et sans

arrière-pensée .

Planchet obtint de Rochefort le grade de sergent dans les


gardes .
M. Bonacieux vivait fort tranquille , ignorant parfaitement
462 LES TROIS MOUSQUETAIRES .

ce qu'était devenue sa femme et ne s'en inquiétant guère . Un

jour, il eut l'imprudence de se rappeler au souvenir du car-


dinal ; le cardinal lui fit répondre qu'il allait pourvoir à ce
qu'il ne manquât jamais de rien désormais .

En effet, le lendemain , M. Bonacieux , étant sorti à sept

heures du soir de chez lui pour se rendre au Louvre , ne

reparut plus rue des Fossoyeurs ; l'avis de ceux qui parurent


les mieux informés fut qu'il était nourri et logé dans quelque
château royal aux frais de sa généreuse Éminence .

Huyo
MourceInstair
TABLE

DES

CHAPITRES
ManaInhim DU

TOME

SECOND

Huyar

Pages.
I. - Anglais et Français..
1
II . Un dîner de procureur..
12
III . Soubrette et maîtresse..
IV. 24
Où il est traité de l'équipement d'Aramis et de Porthos..
37
V. — La nuit tous les chats sont gris .
49
VI. — Rêve de vengeance . •
60
VII. Le secret de milady..
70
VIII. Comment, sans se déranger , Athos trouva son équipement ..
80
IX . -- Vision..
93 .
X. Une vision terrible.
XI. 108
Le siège de La Rochelle ..
118
XII . - Le vin d'Anjou. .
134
XIII. L'auberge du Colombier- Rouge.
145
XIV . De l'utilité des tuyaux de poêle .
156
XV. - Scène conjugale .
167
XVI. Le bastion Saint- Gervais ..
175
464 TABLE DES CHAPITRES .
Pages.
XVII. Le conseil des mousquetaires 185
XVIII . — Affaire de famille . . 210
XIX . - Fatalité ... 229
XX..1 Entre frère et sœur . 240
XXI. Officier. . . 250
XXII . - Première journée de captivité 264
XXIII . Deuxième journée de captivité . 274
XXIV . Troisième journée de captivité . 284
XXV. Quatrième journée de captivité . 295
XXVI . - Cinquième journée de captivité . 306
XXVII . Un moyen de tragédie classique . 326
XXVIII . Évasion . 335
XXIX . — Ce qui se passait à Portsmouth le 23 août 1628 . 348
XXX . — En France . 363
XXXI. Le couvent des Carmélites de Béthune .. 372
XXXII . — Deux variétés de démons .. 389
XXXIII . La goutte d'eau .. 397
XXXIV . L'homme au manteau rouge . 417
XXXV . -Jugement.. 426
XXXVI . -- L'exécution . 438
CONCLUSION. 446
ÉPILOGUE . 459

CASTEL
TZ MORE C
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DE BA DE TE

ART
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CHARLES

Maior Lesir
‫الله‬

TABLE

DES

GRAVURES

DU
MI

TOME

SECOND

Pages.
FLEURON DU TITRE : Comtesse Winter Constance Bonacieux
Dame Coquenard . 111
D'Artagnan se répandit en propos galants . 1
(( Je vous donne la vie pour l'amour de votre sœur . >> 4
«((< —
- Soyez le bienvenu , monsieur, »> dit milady . 9
Un grand clerc pâle vint ouvrir 14

Maître Coquenard entra poussé sur son fauteuil à roulettes par madame
Coquenard et Porthos . . 17

Porthos ne vit que des yeux flamboyants dévorant cette sublime poule .. 19
Il déchira l'enveloppe malgré le cri que poussa Ketty . . 27
388

Il le lui dit tant et si bien que la pauvre enfant le crut . 30


D'Artagnan prit une plume et écrivit 36

Il tira une à une de ses sales habits cent cinquante doubles pistoles 42
( 1 Eh bien ! mon cher, c'est le cheval sur lequel je suis venu à Paris . » . 45
11. 59
466 TABLE DES GRAVURES .
Pages.
Les deux malheureuses bêtes firent un tel bruit en soulevant le marteau . 47

Elle entendit entrer d'Artagnan, mais ne releva point la tête . 50


Athos l'examina et devint très påle • 55
(( — Me trouver mal, moi, me prenez-vous pour une femmelette ? » 59
Ainsi, vous m'aimez , » dit-elle ... 63
Elle n'essaya point d'écarter ses lèvres de son baiser 67
Sur l'une de ses belles épaules, d'Artagnan reconnut la fleur de lis . 76
Milady se ruait sur lui avec d'horribles transports . 77

Milady, demi-nue , criait par la fenêtre : « N'ouvrez pas ! » . 79

Les huées de quelques passants ne firent que précipiter sa course 81


(( - Ne riez pas, mon ami , » dit d'Artagnan . 82
" Monsieur le chevalier, faites-moi quitter Paris , » dit Ketty. 88

M. de Tréville les arrêta pour leur faire compliment de leurs équipages. . 100
D'Artagnan poussa un léger cri de joie cette femme était madame Bona-
cieux.. 101
D'Artagnan reconnut le cardinal 104
(( Je vous suivrai des yeux, car je serai là-bas . 112

Elle agita son mouchoir en se penchant hors de la fenêtre . 114

D'Artagnan défilait avec sa compagnie et ne vit point milady qui le dési-


gnait.' . 116-117
La balle traversa son feutre et le fit voler à dix pas 123

Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer avec moi. » 126

L'un d'eux prit son fusil par le canon et s'en servit comme d'une massue . 129

D'Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès du blessé . . . 132


Tous trois sortirent en courant . • 136
Le roi arrivait avec toute sa maison et un renfort de dix mille hommes.. 137

Il expira dans un redoublement de tortures . 141


(( - Votre nom ? » reprit pour la troisième fois Son Éminence . 151
L'hôte se tenait sur le seuil de la porte .. 155

Athos fit signe à ses deux compagnons de se taire . 157

Le cardinal était occupé à chercher les termes de sa lettre 165

Athos mit l'épée aux dents et suivit la route qui conduisait au camp . . • 166
-- )}
Le comte de La Fère » murmura milády en pâlissant . 169
(( Madame, vous allez à l'instant même me remettre ce papier. >> 172

Eh bien ! je parie que nous allons déjeuner dans le bastion Saint-


Gervais. >> 178
Athos approcha le canon de l'oreille de Grimaud . 182
TABLE DES GRAVURES . 467
Pages.
Athos ôta son chapeau , le mit au bout de son épée et l'agita en l'air . . 184
Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne . . 186
(( Nous vous prions donc d'attendre que nous ayons fini notre repas . » . 190
D'Artagnan déplia le billet d'une main tremblante . 192

Les aurions-nous écrasés depuis le premier jusqu'au dernier , » dit


Athos. . . 197
Il avait placé une dizaine de morts dans les attitudes les plus pittoresques. 203
Athos agita son drapeau 205
(( Vivent les gardes ! vivent les mousquetaires ! )} 207

D'Artagnan passa la journée à montrer son habit de mousquetaire . 211

D'Artagnan jeta le sac sur la table 217


Athos lut tout haut. 224

Athos ne lâcha point la lettre qu'elle ne fût réduite en cendres . 227

Milady, ivre de colère , rugissait sur le pont 229


Les huit rames retombèrent dans la mer . 234
(( Eh quoi ! mon frère , c'est vous ? >> 238
Milady poussa un rugissement sourd . 245
་་ Regardez cette femme... eh bien ! c'est un monstre . » . 248
(( - Officier ! » cria Grimaud .. . 256 1

Le cardinal devint pâle comme la mort 259

Mon ami, vous allez manger ce morceau de papier . 263


a Comment ! elle ne dort pas ? >> 268
( Oh! mon Dieu, mon Dieu, que j'ai souffert , » murmura milady 270
(( - Vois donc, John , comme elle sait bien tenir son couteau . » . 272
( Moi, monsieur, ma messe ! lord Winter sait bien que je ne suis pas
de sa religion . )) 277

Le soldat de garde à sa porte s'était arrêté . 281


(( · Ordre de conduire à... la nommée Charlotte Backson . }) 292

Elle commença le même chant religieux que la veille . 294


་་ - Je me suis amusée à tresser cette corde . » 296

Le baron prit l'officier par le bras . . 304


(( Je m'aperçus avec terreur qu'un homme était debout à quelques pas
de moi. » . 314
(( Je le frappai au milieu de la poitrine . 322

Felton s'appuyait sur un meuble .. 324


(( - Le fer du bourreau s'était imprimé sur mon épaule . )) 327

Il finit par tomber à genoux devant elle 329


468 TABLE DES GRAVURES .
Pages.
( Voyez , milord, voici une femme qui était sous ma garde et qui s'est tuée ». 334
" Felton ! s'écria-t-elle , je suis sauvée ! » 338
Milady passa tout le haut de son corps par la fenêtre .. 340
Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle . 341

Felton se mit à l'eau jusqu'à la ceinture . 343


Felton monta le premier à l'échelle et donna la main à milady . 347
Vous ne signerez pas cet ordre , milord . >> 353

Felton lui enfonça dans le flanc le couteau jusqu'au manche . 355

Buckingham put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent . 360

Felton pålit, porta la main à son cœur qui se brisait et comprit toute la
trahison . 362
Le roi et son ministre prirent congé l'un de l'autre 366

C'est lui ! s'écria d'Artagnan ; laissez -moi le rejoindre . 369

Armentières, lut Porthos ; je ne connais pas cela. » 371


(( J'atteste le Dieu qui nous entend que je suis fervente catholique . >> . . 377
" Vous connaissez M. d'Artagnan ! » s'écria la novice . 384
Les deux femmes se tinrent un instant embrassées . 385
Ah! s'écrièrent ensemble Rochefort et milady, c'est vous ! 390
Rochefort partit au grand galop de son cheval . 396
Milady regardait de toute la puissance de son attention . 405
Buvez, ce vin vous donnera des forces, buvez . » 408
(( Oh ! d'Artagnan, mon bien-aimé d'Artagnan , tu viens donc enfin . » .
Elle tomba haletante dans les bras de Porthos et d'Aramis 411
D'Artagnan ne tenait plus qu'un cadavre entre ses bras . 413
Planchet, Grimaud , Mousqueton et Bazin se présentèrent . 418
L'homme eut à peine lu ces deux lignes qu'il s'inclina . 421
Au milieu du chœur le corps de la victime était exposé . 422
Athos revint accompagné d'un homme masqué . . 425
Grimaud étendit la main dans la direction de la Lys 428
Milady recula en poussant un cri . 430
་་ Quel est cet homme ! quel est cet homme ! » s'écria milady. . 433

Elle fit quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses genoux 437
Arrivés au bord de l'eau , le bourreau lui lia les pieds et les mains 440

D'Artagnan tomba à genoux et pria .. 442


Alors on vit de l'autre rive le bourreau lever lentement les deux bras . • 444
(( Laissez passer la justice de Dieu . » . 445
(< Morte ! répéta le cardinal, n'avez-vous pas dit qu'elle était morte ? » . 452
TABLE DES GRAVURES . 469
Pages.
( Monseigneur, ma vie est à vous, disposez-en désormais . » . 455
Il prit une plume , écrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan et le lui remit. 458
(( — Je vous tuerai probablement à la quatrième, » lui dit-il en lui tendant
la main .... 459

Le roi entra par le faubourg Saint-Jacques dans un magnifique apparat . . 460


CUL - DE - LAMPE FINAL : Les quatre vocations . . 462
TABLE DES CHAPITRES : Entrée du roi Louis XIII à La Rochelle le
28 octobre 1628. . . 463
CUL - DE - LAMPE Armes de Charles de Bastz de Castelmore , comte
d'Artagnan : 464
TABLE DES GRAVURES : Constance Bonacieux - Comtesse de Winter . 465
CUL - DE - LAMPE Georges de Villiers , duc de Buckingham . 469

ACHEVÉ D'IMPRIMER : La Peinture La Gravure sur bois - L'Imprimerie 471

COUVERTURE : Mousquetaire et Garde française .


PLAT DE LA COUVERTURE : Le drapeau de la Maison du roi.

G
HONNY
SOIT

QUEENS

HIVIT HackerLar
ACHEVÉ D'IMPRIMER

POUR

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

PAR
CHAMEROT ET RENOUARD

Le 25 novembre 1893

Muyol.Se

Tous Droits réservés .


I
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stamped below.
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by retaining it beyond the specified
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Please return promptly.

FEB 27 1940

BUL

DUE ART -9 33

QUE MAR

DUBAUGR

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