Cahiers Du Cinéma 2024
Cahiers Du Cinéma 2024
Cahiers Du Cinéma 2024
(Re)penser
du cinéma
l’histoire
JHR Films présente
“Profondément émouvant”
THE HOLLYWOOD REPORTER
au cinéma le 10 juillet
CAHIERS
CINEMA
DU
JUILLET-AOÛT 2024 / Nº 811
8 ÉVÉNEMENT
(Re)penser l’histoire du cinéma
8 Tous historiens ! par Marcos Uzal
14 Quelle(s) histoire(s) ? Approches d’une discipline
24 Enfants du XXIe siècle rencontre avec des étudiants
32 Histoires potentielles du cinéma par Élodie Tamayo
36 West West, qu’est-ce qui se passe ? par Yal Sadat
38 Histoires féministes du cinéma par Alice Leroy
40 Cinéphilistes par Olivia Cooper-Hadjian
42 Rappaport reporter entretien avec Mark Rappaport
44 Napoléon, gangien régime par Jean-Marie Samocki
46 Monumental fragment par Élodie Tamayo
48 Chaînons manquants à propos de quelques films oubliés
54 CAHIER CRITIQUE
54 Septembre sans attendre de Jonás Trueba
56 Mise en crise entretien avec Jonás Trueba et Itsaso Arana
58 La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy
59 Here de Bas Devos
60 Le Roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu
61 Emilia Perez de Jacques Audiard
62 Dos madres de Víctor Iriarte
63 MaXXXine de Ti West
64 Notes sur d’autres films
72 Hors salles Le Sympathisant de Park Chanwook
et Don McKellar, Adagio de Stefano Sollima
75 JOURNAL
75 Festival Printemps de Toulouse
77 Festival Annecy
78 Entretien Robert Beavers aux États généraux du film
documentaire de Lussas
81 Festivals Sicilia Queer Filmfest, Côté court
82 Rencontre Julie Billy et Pauline Seigland
84 Nouvelles du monde
85 Disparitions
86 RESSORTIES DE L’ÉTÉ
86 Val Abraham de Manuel de Oliveira
88 Rétrospective Marcel Pagnol
92 Partie de Campagne de Jean Renoir
93 Typhoon Club de Shinji Sômai
94 Senso, Le Guépard, Ludwig ou Le Crépuscule des dieux
et L’Innocent de Luchino Visconti
95 La Chute de l’Empire romain d’Anthony Mann,
Saravah de Pierre Barouh, Plus qu’hier moins que demain Couvertures du n° 85 des Cahiers et du nº 96,
de Laurent Achard, Entre le ciel et l’enfer d’Akira Kurosawa photo des Quatre Cents Coups de François Truffaut (1959).
papier + numérique
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ÉDITORIAL
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L’histoire, pour l’avenir
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal par Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Ctemps
e numéro des Cahiers du cinéma a été
envoyé à l’imprimerie le 21 juin ; entre-
ont eu lieu des élections législatives
(les lectures qui se réclament des idées de
Geneviève Sellier), on assiste même à un
rejet des raisons pour lesquelles le cinéma
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Thierry Méranger, Yal Sadat,
décisives qui font que la France d’où je a été porté si haut au xxE siècle, c’est-
Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo vous écris est peut-être déjà sensiblement à-dire sa valeur d’Art, l’extraordinaire
Ont collaboré à ce numéro :
Hélène Boons, Théo Esparon, Circé Faure, diférente de celle où vous me lisez. C’est invention de formes qu’il représenta –
Mathilde Grasset, Romain Lefebvre, Josué Morel,
Raphaël Nieuwjaer, Élie Raufaste, Federico Rossin,
d’abord cela l’histoire, et en quoi on ne lui ce qui, de Vertov à Godard, de Pasolini
Jean-Marie Samocki échappe jamais : on est pris dedans, il est à Akerman, ne fut jamais contradictoire
ADMINISTRATION / COMMUNICATION vital de ne jamais l’oublier. Je ne sais pas avec la lutte politique – au profit de sa
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
qui aura eu le plus de sufrages le 7 juillet, réduction à un système de représentations
Communication /partenariats : mais je suis sûr que l’histoire a trop sou- relétant les sociétés de son époque.
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com
vent fait défaut dans les discussions poli- Bien sûr, ce n’est pas seulement à penser
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tiques récentes. On aura eu droit à des le passé que ces rélexions doivent nous
Mediaobs torsions aberrantes, la plus spectaculaire servir, mais aussi à envisager le présent. Car
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T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com
étant : un parti d’extrême droite dont toute manière de considérer l’histoire du
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) deux des fondateurs étaient d’anciens cinéma est aussi une façon de déinir ses
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
Wafen-SS, et certains membres éminents pouvoirs et ses fonctions. Dans L’Histoire
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des révisionnistes patentés, déclarant avec de l’art est-elle inie ? (1983), Hans Belting
reseau@destinationmedia.fr un cynique opportunisme qu’ils font du analyse parfaitement comment, en tant
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) combat contre l’antisémitisme une prio- que concept et discipline spéciique, l’his-
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rité. Cette situation inimaginable il y a toire de l’art se dissout lorsque l’art perd
Cahiers du cinéma, service abonnements peu est un exemple frappant d’une vérité sa valeur dans la société, l’histoire de l’art
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 plus large : plus grand-chose ne repose en devenant alors un chapitre d’une histoire
abonnement@cahiersducinema.com France sur une mémoire et un récit histo- plus vaste. Autrement dit, croire en l’his-
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. riques partagés, du moins dans les médias, toire du cinéma, c’est ne pas penser que
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Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
où les discussions se résument trop sou- celui-ci ne représente qu’une parenthèse
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, vent à une bataille de mots vidés du sens dans l’histoire de l’art, qui serait lui-même
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T +32 70 233 304 que l’histoire leur a donné. « compris comme un système parmi d’autres de
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Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC. der quel rôle le cinéma n’a pas su monde » (Belting). La vraie question, verti-
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jouer dans tout ça, et surtout quel rôle gineuse, est donc : qu’attend-on encore du
il pourra encore jouer ? Ne sont-ce là cinéma ? En quoi peut-il encore avoir une
ÉDITIONS
Contact : editions@cahiersducinema.com que des questions du xxE siècle, dont ces fonction dans l’humanité comme il l’eut
DIRECTION années 2020 auront marqué la in déi- au xxE siècle ? En tous cas, et j’espère que
Directeur de la publication : Éric Lenoir nitive ? Car l’histoire du cinéma s’est ça n’est pas tristement vrai à l’heure où
Directrice générale : Julie Lethiphu
d’abord totalement confondue avec celle vous lisez ces mots, à chaque fois que l’on a
64 rue de Turbigo – 75003 Paris
www.cahiersducinema.com du xxE siècle, dont il aura accompagné rabaissé l’art au rang de luxe ou de caprice
T 01 53 44 75 75 les progrès et les désastres, les beautés et inutile, c’était pour mieux soumettre les
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : les horreurs. Dans cette identification hommes. Si l’urgence est aujourd’hui pour
T 01 53 44 75 xx
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
du cinéma à tout un siècle, la diférence beaucoup de boucler ses ins de mois et de
de l’initiale du prénom et du nom de famille entre hier et aujourd’hui, c’est que ce payer son loyer, il faut se demander quelle
de votre correspondant.
siècle est désormais révolu et que, dans société a contraint ses citoyens à dépendre
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
société à responsabilité limitée, au capital
le regard rétrospectif que l’on porte sur de cette urgence au point de croire qu’il
de 18 113,82 euros. le cinéma, celui-ci est parfois moins saisi ne faut voter qu’en fonction d’elle et des
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
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ISBN : 978-2-37716-112-6 ment parmi d’autres d’une époque que l’art et de l’histoire, qui aident à regarder
Dépôt légal à parution.
Photogravure : Fotimprim Paris. l’on peut regarder avec distance, notam- ailleurs et plus loin, participe fortement de
Imprimé en France (printed in France)
par Aubin, Ligugé.
ment à travers de nouvelles mises en pers- cette tyrannie, et le cinéma n’est grand que
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala pective politiques (féministes ou décolo- quand il n’oublie pas cela : sa capacité à
10-31-1601 en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé. nialistes, par exemple). Dans certains cas hisser l’humanité plus haut. ■
Certification : PEFC 100%
Ptot : 0.0056kg/T
Avec le soutien de
MARCEL PAGNOL
Adaptation :
(Re)penser
l’histoire
du cinéma
TOUS HISTORIENS !
par Marcos Uzal
Lfondamentale
e titre de ce texte ne signiie bien sûr pas que nous cherchons
à nous substituer aux historiens ou à minimiser l’importance
de leur discipline parfois méprisée. Le fait que
mort. Ainsi, il est fort touchant de constater que Guy Gilles,
encore parfaitement inconnu il y a vingt ans, et qui eut droit
à une véritable reconnaissance il y a seulement dix ans (à la
nous donnions la parole à certains d’entre eux dans les pages faveur d’une rétrospective à la Cinémathèque française), est
qui suivent prouve le contraire. Signalons d’ailleurs que 1895, aujourd’hui considéré par certains jeunes cinéphiles comme
revue d’histoire du cinéma a récemment (automne 2023) publié un un cinéaste de chevet, au même titre que Rohmer ou Rivette.
passionnant centième numéro dans lequel des chercheurs font Il y a aussi les cinéastes qui ne cessent de réapparaître et de
le point sur diférentes approches et tendances dans le champ disparaître, d’être oubliés et redécouverts, comme si leur singu-
de l’histoire du cinéma – techniques, société, esthétique, inter- larité les empêchait à jamais de devenir des « classiques ». C’est
médialité… –, mais ça n’est pas le propos de cet ensemble. Si le cas de la géniale trilogie de Bill Douglas, par exemple, dont
nous sommes tous historiens, c’est dans le sens où, n’échappant j’ai assisté à deux ressorties dans les salles françaises (en 1997 et
pas à l’histoire, nous contribuons tous à l’écrire à notre manière. en 2013), célébrée à chaque fois comme une trouvaille mira-
Et il faut surtout lire le titre de ce texte comme un appel à plus culeuse avant d’être à nouveau quelque peu oubliée chez nous.
de conscience historique, à commencer par une critique qui Par ailleurs, l’histoire du cinéma est peut-être de plus en
aurait l’histoire du cinéma en tête, non pas comme une simple plus inséparable de sa géographie. Il y avait une logique cultu-
référence savante, un attirail culturel, mais en tant qu’elle permet relle, politique et économique, dans le fait que les histoires
de ne pas limiter son regard à une instantanéité conforme à la du cinéma aient longtemps privilégié les pays possédant une
tyrannie de l’actualité, à l’amnésie du commerce. tradition cinématographique leur ayant permis de déployer
des courants et des contre-courants, une industrie et des
Loin des cimetières marges – la France, l’Italie, les États-Unis, l’URSS, le Japon,
Le terme de « patrimoine » récemment oicialisé pour parler essentiellement –, mais cela empêcha la découverte ou, du
des ilms du passé est mortifère : outre son étymologie ana- moins, une connaissance approfondie de bien d’autres ciné-
chronique (l’héritage du bien des pères), il range les œuvres matographies à l’histoire plus chaotique ou issues de cultures
anciennes dans les tiroirs poussiéreux du respect officialisé. qui nous sont plus lointaines (l’Inde, exemplairement).Vues de
L’histoire n’est pas le musée Grévin ; les ilms ne cessent de France, les cinématographies étrangères n’existent trop sou-
changer à chaque vision, et selon les lieux, les âges, les époques. vent qu’à partir du moment où elles sont repérées ici : l’Iran
Sentir le passage du temps, c’est se rendre compte combien au début des années 1990, la nouvelle vague taïwanaise à la
on ne voit plus du tout tel ilm de la même manière, ou être in des années 1990, le cinéma coréen dans les années 2000…
témoin de la façon dont certains cinéastes peuvent passer de la L’extension géographique de l’histoire du cinéma reste ainsi
plus grande reconnaissance à l’oubli. Qu’en est-il aujourd’hui, un vaste et excitant chantier.
par exemple, de João César Monteiro ou Hal Hartley (pour citer
des cinéastes admirables), dont certains ilms constituèrent des Pas neutre
événements au moment de leur sortie ? La liste de ce genre de Bref, l’histoire ne cesse d’évoluer, de bouger, de muter, de
cas est longue, comme celle des cinéastes redécouverts après un se déplacer. Elle s’écrit diféremment selon les lieux et les
passage par l’oubli ou trouvant enin leur public bien après leur époques, en cela elle est forcément politique. C’est d’abord
GAUMONT
Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard (1989-1999).
pour répondre à L’Histoire du cinéma de Maurice Bardèche sept heures de son Napoléon contre les deux heures quinze
et Robert Brasillach, publiée pour la première fois en 1935 de La Marseillaise. (Tout le monde n’étant pas exactement de
puis en 1943 (avec ajouts de commentaires antisémites), que cet avis dans la revue, je renvoie le lecteur aux pages 44-47).
Georges Sadoul a entrepris la sienne en 1946. Qui lit encore Ces points de vue disent en quoi il y a de l’histoire dans
Sadoul, qui fut tant lu autrefois et eut une si grande impor- la critique et de la politique dans l’histoire. On pourrait ici
tance pour toute une génération ? Il faudrait y retourner, en me rétorquer que mon auteurisme trahit surtout combien je
sachant combien ses excès et ses lacunes ont aussi, en creux, demeure un indécrottable critique. Mais la politique des auteurs,
une dimension historique. Par exemple, parce qu’il était com- si décriée en ce moment, ne doit pas être confondue avec un
muniste, son trop grand anti-hollywoodisme allait de pair avec personnalisme, la diférence étant justement la perspective his-
un universalisme qui le poussa à inclure le plus de pays possible torique. La politique des auteurs n’est pas un culte de la per-
dans son Histoire du cinéma mondial, ce qui en fait un précur- sonnalité, puisqu’elle inclut toujours les cinéastes dans une vue
seur. Il faut aussi relire Sadoul pour son écriture vive, où il plus ample : l’époque, le lieu, le système, l’environnement esthé-
ne sépare pas le récit historique d’un regard critique, parfois tique dans (ou contre) lequel il travaille. Quand je dis Gance et
lyrique, volontiers véhément. Renoir, je n’ai pas seulement deux créateurs solitaires en tête,
Si écrire une histoire du cinéma est une entreprise qui ne mais toute une esthétique, une politique, une pratique, qu’ils
peut être politiquement neutre, il en va de même de toute incarnent mais qui s’inscrit plus largement dans une histoire
réévaluation. Ainsi, ces dernières années, le retour en grande et vaut au-delà de leur personne. La politique des auteurs ne
pompe de Bertrand Blier, de Michel Audiard ou la réhabi- consiste donc pas à réduire l’histoire à des individus mais à
litation de la plus grise et plate qualité française (Cayatte, préférer, parmi toutes les histoires du cinéma possibles, celle
Grangier…), sied bien à l’air rance de la France macronienne. que les artistes écrivent, l’art cinématographique étant celui de
Je comprends aussi la gêne ressentie aujourd’hui par certains la mise en scène.
spectateurs face au Napoléon d’Abel Gance, qui ne ressort pas
au moment idéal pour que l’on fasse i de son patriotisme Hors les textes
pompeux, à moins de ne le considérer que comme une pièce Dans son texte « Relire l’Histoire » (Cahiers nº 198), Jean-André
de musée, un vestige d’un autre temps, ce qui ne serait pas Fieschi invitait à chercher l’histoire du cinéma ailleurs que dans
lui rendre hommage. Qu’en disait Sadoul, d’ailleurs ? Il y les livres. Dans les cinémathèques, par exemple, où « par‑delà la
voyait une œuvre « encombrée de prémonitions et de symboles », savante anarchie des titres proposés, s’efectue la plus rigoureuse des
décrivant une « époque odieusement caricaturée », l’exemple d’un mises au présent de l’Histoire. Espace ouvert, mobile, texte à déchifrer et
cinéma français qui « avait délaissé l’homme pour la plastique ». défricher en tous sens », loin des formules déinitives auxquelles on
En sortant des sept heures de projections de la version restau- réduit trop souvent ilms et cinéastes. Et surtout (nous sommes
rée, Fernando Ganzo m’écrivait : « On vit dans une période qui en février 1968), il déclare : « L’avènement d’une génération de
trouve Partie de campagne problématique mais voit en Napoléon cinéastes conscients de leur héritage écrit l’Histoire que nous atten‑
un spectacle sublime… Pourtant, en voyant le ilm, je me disais dions. Le plus beau texte critique sur le Tartufe de Murnau s’appelle
souvent : heureusement que Renoir est arrivé. » Il y a incontesta- Nicht Versöhnt, la plus forte exégèse des Vampires de Feuillade
blement du génie chez Gance, mais on n’échangerait pas les se nomme L’Année dernière à Marienbad, et les formes ouvertes
CASTILLA FILMS
Vida en sombras de Llorenç Llobet-Gràcia (1949).
de Mack Sennett, c’est dans Week-end ou Les Carabiniers qu’il vies : il annonce l’avènement d’un nouveau spectateur, enfant
faut aujourd’hui en chercher les clefs. » Fieschi pousse plus loin sa compulsif du streaming et du coninement. Et ce n’est pas un
démonstration en invitant à arpenter et mesurer ce « nouvel hasard si Beauvais fut l’un des fondateurs de « La Loupe »,
espace historique » en toutes directions : par exemple, non seule- communauté secrète et éphémère d’échange de ilms qui s’est
ment prendre en compte l’inluence de La Chevauchée fantastique développée pendant l’épidémie de Covid.
(1939) sur Citizen Kane (1941), mais aussi voir dans le ilm de Dans ce numéro, Paolo Cherchi Usai écrit : « Vous, le public,
Ford ce qui y est déjà wellessien. Il est aujourd’hui bien plus êtes la mémoire génétique du cinéma. » Il rappelle ainsi que l’his-
rare que dans les années 1960 de trouver cette conscience de toire du cinéma est celle des spectateurs comme l’histoire
s’inscrire dans une histoire, de dialoguer avec d’autres cinéastes, du monde est celle des peuples : la foule d’individus « hors
de se réapproprier des formes, et c’est souvent, il faut bien le champ » qui est à la foi sujet et objet des ilms, comme les
dire, la marque de ce que le cinéma ofre encore de meilleur : citoyens le sont des mouvements historiques. Dans Nitrate
c’est Jordan Peele repartant du cavalier de Muybridge dans d’argent (1996), Marco Ferreri célèbre ce peuple des spec-
Nope ; c’est Hawks et Sternberg qui font retour dans Fermer tateurs en mesurant les évolutions culturelles et sociales du
les yeux de Víctor Erice ou Chaplin chez Kaurismäki ; c’est xxe siècle à l’aune des diverses pratiques de la salle de cinéma.
Carax prenant le relais des Histoire(s) du cinéma de Godard dans Réalisant son dernier ilm comme un adieu au siècle et au
C’est pas moi, comme un lambeau qui ne s’éteindrait pas tant monde qui fut le sien, il décrivait alors une utopie perdue :
qu’il peut encore passer de main en main ; c’est Jonás Trueba « Tout le monde allait au cinéma. Une fois installés dans la salle, on
qui s’empare de « la comédie de remariage » dans Septembre pouvait se sentir riches, ainsi tous étaient égaux. La salle de cinéma
sans attendre (en salles cet été), etc. À l’inverse, la création ciné- était la maison où l’on pouvait faire tout ce qui était interdit dans
matographique n’est jamais aussi faible que lorsque le cinéma la rue. »
oublie ses origines, ses capacités, ses ambitions, telles qu’elles Le protagoniste de l’étonnant Vida en sombras, unique long
ont été poussées à leur plus haut degré çà et là dans le monde métrage de l’Espagnol Lorenzo Llobet Gràcia (1949), naît dans
et dans le temps. C’est pourquoi un cinéaste gagne toujours à, une baraque foraine pendant une projection de ilms Lumière,
pour paraphraser Godard, se sentir le contemporain de Murnau, adolescent il devient cinéaste amateur, il déclare sa lamme à
Mizoguchi, Renoir ou qui bon lui semble. son épouse dans une salle, est engagé comme opérateur pro-
Certains cinéastes tentent plus directement d’écrire des his- fessionnel et découvre ainsi le début de la guerre d’Espagne
toires du cinéma en images plutôt qu’en mots. Les Histoire(s) à travers le viseur d’une caméra, se met à détester le cinéma
du cinéma de Godard en sont bien sûr l’exemple le plus parfait après la mort de sa femme, tuée par une balle perdue pendant
et accompli, mais il y a aussi les essais de Mark Rappaport qu’il ilmait, puis redevient cinéphile, et enin réalisateur. Cet
(lire page 42) ou ceux de Peter Von Bagh, par exemple (bien homme, ciné-ils, cinéphage puis cinéaste, est en quelque sorte
plus que les exposés convenus de Martin Scorsese ou Bertrand une histoire du cinéma incarnée. C’est aussi ce qu’est, d’une
Tavernier). On peut également considérer que Ne croyez surtout tout autre manière, le polymorphe Monsieur Oscar dans Holy
pas que je hurle de Frank Beauvais (2019), avec son montage fré- Motors. À travers lui, Carax rêve un Paris où cet art pourrait se
nétique de centaines de plans anonymes accompagnant un récit prolonger partout, sans spectateurs ni caméras : ne resterait alors
intime, écrit à sa façon une histoire du cinéma, et peut-être sur- que le goût du jeu, la puissance de la foi, la beauté du geste. Et
tout de la manière dont les ilms accompagnent aujourd’hui nos l’histoire ne s’écrirait plus, ne se lirait plus – elle se vivrait. ■
QUELLE(S) HISTOIRE(S) ?
Approches d’une discipline
Dans cet ensemble, il était bien sûr essentiel de donner François Albera est professeur à l’Université
la parole à des historiens et des historiennes, même si ceux de Lausanne et rédacteur en chef de 1895 revue
et celles qui témoignent ici, dans toutes leurs différences, d’histoire du cinéma.
ne sauraient être réduits à cette seule qualiication.
François Albera
Nous leur avons envoyé ce questionnaire auquel ils eurent
la liberté de répondre à leur guise :
J’l’histoire
ai généralement horreur de me citer, mais savoir
comment je décrirais la discipline et la pratique de
du cinéma ne peut trouver de réponse plus loyale
Ma formation à l’histoire du cinéma est venue des ilms,
non des livres. En regarder le plus possible, à chaque fois
avec patience, concentration et un bon lot d’humilité,
que la déinition proposée il y a de nombreuses années dans a toujours été ma priorité. En réalisant mes propres ilms,
mon livre The Death of Cinema: History, Cultural Memory and je me suis rendu compte par la suite qu’il est
the Digital Dark Age (2001). Je me permets donc de la incroyablement diicile d’en faire un, et que le ilm parfait
paraphraser : l’histoire du cinéma est une œuvre de iction, est aussi rare qu’un quatrain véritablement sublime,
un exercice de narration sur la disparition graduelle même dans un chef-d’œuvre d’art poétique. Cela dit,
d’images animées artiicielles, et l’art de faire face à ses c’est un journal spécialisé – et non un livre – qui m’a
conséquences. En surveillant et en expliquant le processus ouvert les yeux sur l’histoire du cinéma : The Moving Picture
World, publié de 1907 à 1927. Je n’ai pas encore ini Programmateur, essayiste et commissaire d’expositions
de le lire et je donnerais volontiers toute ma bibliothèque indépendant, Dominique Païni a notamment
en échange d’une collection complète (en papier) conçu l’exposition « Enin le cinéma !» au musée
de ce journal. d’Orsay en 2021 (Cahiers n° 780).
Mes joies de cinéma les plus vives et les plus durables
sont issues de rencontres hasardeuses avec des ilms dont
je ne savais absolument rien et que je n’étais pas préparé Dominique Païni
à voir. Découvrir La Fille aux jacinthes (Hasse Ekman, 1950),
Eega (Koduri Srisaila Sri Rajamouli, 2012), Bad Boy Bubby
(Rolf de Heer, 1993) ou The Land Beyond the Sunset
(Harold M. Shaw, 1912), non parce que l’on m’avait dit
qu’ils étaient bons, mais parce qu’ils sont entrés dans ma vie
Ddanssiècle
epuis 1995, l’année de commémoration d’un « premier
de cinéma », je constate une indéniable agitation
la discipline de l’histoire du cinéma. Et cela grâce
sans annonce préalable, m’a appris que bien programmer à un accès élargi à des ilms oubliés et restaurés, à de grandes
n’est pas très diférent de recevoir des amis à dîner. On ne manifestations dites « patrimoniales » (festivals spécialisés
dit pas « Vous êtes cordialement invités à goûter le meilleur et programmations intégrées dans les grand-messes cannoise
couscous que vous ayez jamais mangé », mais plutôt « Venez ou berlinoise), à des colloques et séminaires universitaires,
chez moi, je vais essayer quelque chose de nouveau ce soir ». à des expositions au sein de certaines cinémathèques
Le programmateur idéal devrait faire de même avec le internationales et l’inclusion d’extraits de ilms dans
cinéma. Quel intérêt d’annoncer « un chef-d’œuvre les parcours d’expositions consacrées aux arts plastiques
de la Nouvelle Vague » ? Que suis-je censé dire après ? du xxE siècle, donnant lieu à des recherches, des
Comme la dégustation d’un plat dans un cadre convivial, rétrospectives, des livres. Un savoir historiographique
l’histoire du cinéma prend tout son sens lorsque le a donc été augmenté d’avancées théoriques.
programmateur est votre hôte plutôt que votre professeur. D’un point de vue personnel de commissaire
On ne tombe pas amoureux sur rendez-vous. ■ d’expositions, métier qui devint le mien après celui de
directeur de la Cinémathèque française continué et élargi
au Centre Pompidou, ce qu’on a coutume de nommer
les « expositions de cinéma » m’a paru y contribuer.
Celles-ci autorisent d’inventer des parcours et surtout
des rapprochements qui privilégient et revendiquent
l’anachronisme que l’accrochage d’œuvres plastiques et
de projections associées sur des murs favorisent mieux que
l’écriture livresque. La « simultanéité » des images ixes
et mobiles qui frappent le regard d’un visiteur ofrent des
idées inédites plus inattendues que la « succession » décisivement et déinitivement, sa transmission simultanée…
des arguments développés dans les pages d’un livre qui Faire de l’histoire du cinéma me paraît dès lors contribuer
ne favorise pas les chocs de pensée découlant des à une anthropologie culturelle générale des images.
rapprochements intempestifs d’un accrochage. Mes livres marquants dans ce domaine, qui ont bougé ma
J’étais perplexe à l’égard de la notion de cinéma des perception de l’histoire du cinéma à plusieurs moments :
« premiers temps », qui prétendit abolir le caractère péjoratif Histoire comparée du cinéma de Jacques Deslandes et Jacques
du mot « primitif ». Je suis revenu au constat suivant, majeur Richard, 1964 ; Techniques de l’observateur :Vision et modernité
à mes yeux : la cinématographie a inauguré dans l’histoire au XIXE siècle de Jonathan Crary, 1990 ; L’Œil interminable
de l’humanité la représentation de ce qui, dans l’ordre du réel, par Jacques Aumont, 1995 ; Inventer le cinéma : épistémologie,
surgit, survient, autrement dit la représentation inédite problèmes, machines de Benoit Turquety, 2014. ■
du présent en train de s’accomplir, l’irruption renouvelée
à chaque projection de l’apparition des aléas que génère
la réalité vivante. Je suis revenu à l’évidence que la
cinématographie est à la fois la iguration inaugurale
de l’utopie du devenir inattendu d’un être humain (et/ou
de tout autre chose mobile) apparaissant par efraction dans Nicole Brenez est théoricienne, historienne,
le champ de l’enregistrement photographique ; et d’autre enseignante et programmatrice. Particulièrement
part, elle est la déception mélancolique de sa disparition. attachée à l’histoire, à la cartographie et à la taxinomie
En cela, la « vue » ilmée des opérateurs Lumière ofre des avant-gardes, des cinémas politiques et
l’alternative idéologique qui habite la psyché de cet humain expérimentaux, on lui doit notamment l’ouvrage
d’un type nouveau, né au xixE siècle, que l’on nomme de référence Jeune, dure et pure ! Une histoire
spectateur. Utopie et mélancolie, ces deux pôles igurés par du cinéma d’avant-garde et expérimental en France
la cinématographie depuis lesquels le xxE siècle fonde (codirigé avec Christian Lebrat, 2001).
l’humanité moderne. Plus qu’un dispositif engendreur
de spectacles, la cinématographie est en quelque sorte
la mélodie de ce balancement incessant entre des utopies Nicole Brenez
éphémèrement advenues qui prétendirent améliorer la nature
humaine (fascisme et communisme) et la mélancolie
générée par leur échec de réaliser le « bonheur humain ».
Désormais, il ne s’agit donc plus de faire de l’histoire selon
les principes téléologiques d’un récit – ce récit d’une invention
Lphénomènes
’histoire, terme si contestable en raison de la
surimpression qui s’y produit entre « étude des
temporels » et « iction ». Toute histoire,
technique étant encore trop souvent privilégié – mais plutôt aussi factuelle et objective ou polyphonique qu’elle
de déinir ce que la cinématographie a inventé : le spectateur se revendique, n’ofrira jamais qu’un découpage ou une
contemporain que nous sommes. coniguration possible dans un ensemble d’événements
La discipline dite « histoire du cinéma » est le balcon dont et l’un (l’ensemble) et les autres (les événements)
privilégié depuis lequel nous pouvons comprendre les lois constituent déjà des interprétations. C’est pourquoi
d’accommodation optique, psychologique et sociétale l’essentiel tient aux postulats, aux prémices et aux principes.
qui ont vu naître et ont édiié le spectateur des images Les miens s’ancrent dans des questions de corpus. 1)
en mouvement d’aujourd’hui. On peut établir une histoire véridique du cinéma dès lors
La rapidité des métamorphoses urbaines accoutuma l’œil que l’on désindexe celui-ci du commerce ; 2) Ce qui
humain au déilement rapide des images. Désormais, permet d’intégrer les corpus taxés de secondaires ou
la vocation de l’histoire du cinéma est de décrire cette marginaux pour des raisons diverses mais fondamentalement
familiarisation à laquelle participèrent d’ingénieux appareils budgétaires : cinématographies expérimentales, engagées,
optiques, domestiques et ludiques, bien qu’ils n’en furent pratiques dites d’amateurs, formats non professionnels… ; 3)
pas mécaniquement des anticipations. L’événement qu’est Découvertes qui entraînent une déhiérarchisation intégrale
l’entrée d’un être vivant ou d’un objet mobile par un bord des corpus. Ce chantier serait plus clair, par exemple, si l’on
de l’image, et sa sortie par un autre bord, constitue le « degré retitrait la plupart des ouvrages d’histoire du cinéma :
zéro » dramaturgique d’une vue Lumière que des artistes Histoire [du commerce] du cinéma en France ; ou Magazine
tels que Degas, Caillebotte et de nombreux petits maîtres [du commerce] du cinéma… etc. Jean-Luc Godard formulait
préigurèrent. C’est ce que le cinéma prolonge, en naturalisant de telles prémices en 1977, en amont de la gestation de ses
photographiquement la représentation picturale de la vie Histoire(s) du cinéma qui, plus que tout autre ouvrage
en train de s’accomplir sans privilégier un moment prégnant littéraire ou ilmique, ont réinitialisé la notion d’Histoire
mais au proit du quelconque. Et s’il faut à Monet des journées en cherchant à élaborer une logique qui ne soit plus
entières pour peindre dans son atelier les vagues agitées seulement articulée à celle des êtres humains mais invente
de l’Atlantique qu’il a observées sur la côte basque, il suit des logiques propres aux Images. « J’ai toujours regretté que
de quelques minutes aux frères Lumière pour réaliser le cinéma dit “de spectacle” soit fait de telle manière qu’il ne peut
ce même projet. C’est dire que la cinématographie eut que s’appauvrir ou appauvrir ceux qui le voient à la longue.
rapidement la vocation de restituer la simultanéité C’est pour ça qu’aujourd’hui, pour m’y retrouver, j’ai envie
de l’événement et sa reproduction visuelle. La télévision d’essayer d’étudier un peu l’histoire du cinéma, voir comment ça
puis les technologies numériques résoudront de surcroit, s’est fait exactement. » Godard nous donne d’un même
MILESTONE FILMS
Strange Victory de Leo Hurwitz (1948).
mouvement le postulat et la perspective : voir par où le en octobre 1970 dans une lettre à Sergio Zaccagnini).
cinéma s’étiole ; voir par où il vit et s’enrichit (en matière Bien heureusement, Federico Lancialonga prépare
de formes, d’idéaux, d’intelligences, de beautés). la publication de ces précieux documents et rélexions.
C’est pourquoi l’un des événements récents les plus Reconigurer entièrement l’histoire des cinémas à partir
importants à mes yeux fut, l’an dernier, l’exhumation des corpus marginalisés, minorés ou ignorés, ne consiste
et le commentaire scientiique d’un projet dû à René Vautier surtout pas à ajouter des chapitres complémentaires
et Nicole Le Garrec par un jeune chercheur, curateur aux histoires déjà existantes comme s’il s’agissait de la même
et cinéaste, Federico Lancialonga, dans sa thèse Contre‑produire. histoire, mais bien à en refonder les logiques, les notions
Films, formes et modes de production du cinéma collectif italien opératoires, les instruments et les méthodes. Pas une histoire
des années 1950 aux années 1970 (sous la direction améliorée ni une contre-histoire mais une véridique
de Vincent Amiel et Sébastien Layerle, Université Paris 1). histoire, fondée sur l’importance esthétique des œuvres,
Cette histoire ilmique en quinze chapitres du cinéma indissociable de leur pertinence politique et de leur puissance
documentaire militant, intitulée Caméras dans le combat, se critique. Pour cette entreprise nécessairement collective
révèle aussi passionnante par ce qu’elle incluait (par exemple, et interminable qui trouve l’une de ses origines principales
une confrontation entre Eldridge Cleaver, les cinéastes chez Schiller, les sources d’inspiration s’avèrent multiples,
du Black Power et Agnès Varda) que par ce qu’elle omettait elles comptent notamment les dits et écrits de Michel
(par exemple la lignée marxiste du cinéma états-unien, Foucault, Arlette Farge, David E. James, Anne Steiner, mais
la Film & Photo League, Leo Hurwitz, Emile de Antonio, s’alimentent aussi à l’énergie que procure le fait d’ouvrir
et plus largement tout le cinéma engagé non communiste) n’importe quel volume de l’Histoire naturelle de Pline pour
ou méconnaissait (par exemple la coopérative « Le Cinéma se souvenir que rien n’est naturel, et que tout ce qui s’écrit
du Peuple » de Miguel Almereyda, alors oubliée par aujourd’hui apparaîtra un jour aussi pétri d’imaginaire que
les historiens). Le synopsis commence par cette airmation les écrits de l’Ancien. Au premier chef, mes deux bibles
si juste : « Le métier de documentariste tient parfois plus inépuisables : Le Cinéma, art subversif d’Amos Vogel et le Guide
du métier d’historien que du métier de reporter d’actualités. » des ilms anti‑impérialistes de Guy Hennebelle. ■
La non-réalisation de ce projet plus riche en cinéma que
bien des ilms aboutis reste un grand dommage pour
l’histoire du cinéma, qu’il aurait grandement contribué
a recaler sur sa gauche. Il est impossible de ne pas songer
que la fresque de Jean-Luc Godard aurait ménagé une plus
grande place au cinéma engagé si René Vautier et
Nicole≈Le Garrec avaient pu mener à bien cette Histoire
ilmée du cinéma de combat, autre titre du projet (mentionné
Pablo Piedras est chercheur associé au Conicet ayant ses règles et traditions. Ceux qui écrivent l’histoire
(Conseil national de la recherche scientiique et du cinéma en Amérique latine sont d’abord des journalistes
technologique argentin) et professeur associé chargé ou des critiques, puis des universitaires de formations
du cinéma et de l’audiovisuel en Amérique latine diverses, principalement des historiens de l’art, des
à l’Université de Buenos Aires. Il a écrit et coordonné sociologues, deshistoriens généralistes ou des théoriciens
des livres sur l’histoire du cinéma argentin et latino- dans les domaines littéraire et culturel.
américain, entre autres. La plus grande avancée en matière d’histoire du cinéma
est la possibilité de revoir les ilms. Jusqu’au début
des années 1990, l’écriture se faisait de mémoire, à partir
Pablo Piedras de recherches bibliographiques ou en accédant à un très
petit nombre d’œuvres en mauvais état. Une autre évolution
importante est l’accès à des méthodes plus rigoureuses dans
Egroupe
n Amérique latine, l’histoire du cinéma est une pratique
apparue vers la in des années 1950. À cette époque, un
de critiques formés dans les ciné-clubs et la presse
l’organisation et la rélexion sur les matériaux. En Amérique
latine, le comparatisme et l’approche transnationale ont
sûrement été les deux outils essentiels pour échapper
écrite rédigea les premiers récits des cinémas nationaux aux histoires biographiques et se concentrer sur les aspects
d’Argentine (Domingo Di Núbila), du Brésil (Alex Viany) nationaux du phénomène cinématographique.
et du Mexique (Emilio García Riera). Cela se produisit Je crois qu’il y a désormais de quoi faire évoluer
à un moment précis et à trois endroits diférents. Au début l’articulation entre les méthodes historiques actuelles et une
des années 1960, le cinéma commercial était en crise vision qui intègre l’analyse esthétique, notamment à partir
et en cours de reconversion en raison, entre autres, de la mise en scène et de la poétique des auteurs. Il faut aussi
de l’émergence du néoréalisme puis du cinéma moderne. retrouver l’ambition totalisante des histoires d’autrefois.
Les premières histoires du cinéma sont donc une réponse Ces dernières années, la micro-histoire, les études culturelles
symbolique (une sorte d’ethnographie de sauvetage) à et les études de genre se sont accompagnées d’une perte
la disparition imminente d’une manière de faire du cinéma de la puissance heuristique sur la forme cinématographique,
que l’on appellera ensuite le « classicisme industriel ». tels que pouvaient les apporter les eforts historiographiques
Ce n’est pas un hasard si ces textes émergent dans les trois totalisants, encyclopédiques et savants.
seuls pays à avoir industrialisé la production, Il ne fait aucun doute que mes origines et ma biographie
particulièrement entre les années 1930 et 1960. ont été bien plus importantes que ma formation politique
De manière générale, il est diicile de considérer l’histoire pour ma compréhension de l’histoire du cinéma. Ma vision
du cinéma comme une discipline autonome en Amérique politique (péroniste de gauche) a été décisive lors de mes
latine, car même ceux qui se disent historiens n’ont pas premières années d’université. Au il des années, même si je
de formation académique dans le cadre d’une discipline conserve une orientation politique et idéologique très proche
de celle de ma jeunesse, elle inluence beaucoup moins Historienne de l’art et commissaire d’expositions, Ada
qu’avant mon approche de l’histoire du cinéma. En revanche, Ackerman est chargée de recherche au CNRS. Elle fut
avoir vu des ilms classiques latino-américains à la télévision notamment commissaire (avec Philippe-Alain
avec ma grand-mère quand j’étais enfant (les ilms Michaud) de l’exposition « L’Œil extatique. Sergueï
d’Emilio Fernández, Mario Soici, Hugo del Carril) Eisenstein, cinéaste à la croisée des arts », au Centre
continue d’orienter ma passion et ma manière de penser Pompidou-Metz en 2019. Elle s’intéresse aussi
le cinéma aujourd’hui. de près aux nouvelles possibilités offertes par l’IA.
En ce qui concerne le cinéma latino-américain, les
lectures des Brésiliens Ismail Xavier, Paulo Antonio Paranaguá
et même Glauber Rocha ont été fondamentales pour moi. Ada Ackerman
L’approche macmahonienne d’un historien du cinéma
mexicain comme Jorge Ayala Blanco et la manière dont
Carlos Monsiváis envisage le cinéma comme culture
populaire ont également été essentielles. La production
historiographique de Claudio España, dans ses livres publiés
Jquieunetiens à préciser que je ne me considère pas tant comme
historienne du cinéma qu’une historienne de l’art
mobilise, dans ses travaux, des objets cinématographiques,
par le Fonds national pour les arts, a été l’inluence la plus aux côtés de peintures, sculptures, œuvres graphiques.
importante sur ma compréhension du cinéma argentin, Cette position est due au fait que mes recherches ont
en raison de son mélange d’érudition et de passion pour les beaucoup porté sur des cinéastes aux multiples pratiques
archives et les sources. Au niveau international, si je devais créatrices, comme Sergueï Eisenstein, qui s’est illustré
citer deux auteurs déterminants pour ma vision de l’histoire comme dessinateur, metteur en scène de théâtre et
du cinéma, ce seraient André Bazin et David Bordwell. ■ théoricien de l’art. Eisenstein considérait l’histoire du cinéma
au sein d’une histoire élargie des arts et des phénomènes
culturels, comme en témoigne son projet inachevé
d’une Histoire générale du cinéma 1. Si son parti pris,
provocateur, de faire remonter les premières manifestations
du cinéma à l’Antiquité est à bien des égards contestable,
les rapprochements fertiles par associations et anachronismes
qu’il efectue entre diférentes productions culturelles
m’ont énormément inspirée, notamment dans le cadre de
COURTESY LE FERAL
Le Féral, œuvre collective d’après une idée originale de Fabien Giraud ; prévisualisation d’un entraînement de l’IA avec « figures ».
mon activité de commissaire d’expositions, dans laquelle j’ai anthropologique permettant de réléchir à ce que l’IA fait
à cœur de mêler les formes et les disciplines. Dans la lignée à l’humain, à son corps, à son histoire, à travers le détour
des travaux pionniers de Dominique Païni sur le « cinéma paradoxal d’un temps excédant l’humain. De tels projets sont
exposé 2 », je m’eforce en efet de confronter, grâce au geste révélateurs, il me semble, de la fertilité potentielle de cette
de l’exposition, images en mouvement et images dites ixes nouvelle histoire des images qui s’écrit, et des nouvelles
ain de faire émerger des phénomènes de circulations et modalités d’histoire que celles-ci peuvent déployer. ■
de pollinisations entre les arts, de circonscrire des
problématiques plastiques partagées par les artistes, par-delà 1
Sergueï Eisenstein, Notes pour une histoire générale du cinéma, AFRHC, 2014.
les supports dans lesquels ils exercent respectivement. Édition établie par François Albera et Naoum Kleiman.
L’exercice déborde ainsi l’approche strictement 2
Dominique Païni, Le Temps exposé. Le cinéma de la salle au musée,
généalogique consistant à retracer les inluences, emprunts Cahiers du cinéma, 2002.
3
et apports d’un artiste à l’autre, d’une culture à l’autre, bien Antoine de Baecque, Le cinéma est mort, vive le cinéma !, Gallimard, 2021.
que, par ailleurs, je m’appuie toujours sur une démarche 4
Antonio Somaini, « Algorithmic Images: Artificial Intelligence and Visual
Culture », Grey Room n° 93, 2023, p. 74–115 ; Trevor Paglen, « Invisible
historienne rigoureusement documentée, à partir de sources Images (Your Pictures Are Looking at You) », The New Inquiry, 2016,
tangibles et si possible inédites, nourrie par un « goût de https://thenewinquiry.com/invisible-images-your-pictures-are-looking-at-you/
l’archive », pour reprendre le titre d’un livre d’Arlette Farge. 5
Voir par exemple le projet Cellulo/d de Bruno Ribeiro (2023),
Il me semble que l’histoire du cinéma connaît aujourd’hui visible lors de l’édition 2023 de la Fête des lumières, à Lyon.
un tournant majeur. S’il est vrai que l’on peut, comme 6
https://cultureia.hypotheses.org/
le suggère avec malice Antoine de Baecque, considérer que
l’histoire du cinéma est une histoire de sa in sans cesse
programmée 3, les dernières avancées de l’intelligence
artiicielle me paraissent annoncer pour le domaine du
cinéma – et de la culture visuelle en général – une rupture
profonde sans équivalent, comme le suggèrent plusieurs Léa Morin se consacre à la préservation, la circulation
travaux d’Antonio Somaini, à la suite des rélexions et l’étude des cinémas fragiles ainsi qu’aux luttes
pionnières de l’artiste et chercheur Trevor Paglen 4. politiques. Elle a dirigé la Cinémathèque de Tanger et
Des notions aussi fondamentales que l’image, la vision ou la cofondé l’Observatoire (Art et Recherche) à Casablanca.
mimésis sont amenées à devoir être complètement révisées. Membre des « Archives Bouanani : Une histoire du
Et avec des outils comme le deepfake, le upscaling, le zoom cinéma au Maroc », du collectif éditorial Intilak et de
inini, s’ouvre une myriade de possibilités pour revisiter l’association Talitha (engagée dans la recirculation
l’histoire du cinéma et en proposer des traversées alternatives 5. d’œuvres sonores et ilmiques), elle dirige aussi un
Nous vivons un moment de bascule historique programme de recherche à Elías Querejeta Zine Eskola.
passionnant à analyser, ainsi que se le propose le projet
CulturIA, pour une histoire culturelle de l’IA 6, auquel je participe.
Sans nier les dérives et menaces bien réelles que ces Léa Morin
technologies peuvent notamment représenter pour des corps
de métiers indispensables à l’industrie du cinéma comme les
acteurs ou les scénaristes, il est stimulant d’observer comment
des cinéastes de premier plan s’emparent de ces nouveaux
outils pour repenser les liens entre cinéma et histoire, à l’instar
Cà laeestrepriser,
qui est fascinant avec l’histoire du cinéma, c’est qu’elle
encore si incomplète qu’on doit sans arrêt s’atteler
la reconigurer. Elle nous met en mouvement,
d’Alexander Kluge, qui à 91 ans réalise son Cosmic Miniatures elle nous jette dans l’urgence et la nécessité ! Pourquoi ?
(2024) avec une IA. Comme le prouve déjà le travail de toute Parce que comme toute histoire basée sur des savoirs
une génération d’artistes qui explorent les collaborations occidentaux, l’histoire du cinéma est aussi une histoire
inédites entre humains et non-humains qu’ouvrent ces des dominations coloniales, sexistes, racistes et classistes.
technologies, une série de gestes expérimentaux autour de Participer aux écritures de l’histoire du cinéma est pour moi
l’histoire et du temps se met en place. Je pense notamment un combat pour la justice sociale, une volonté de déranger
au projet fascinant de Fabien Giraud, Le Féral, au sein duquel les récits établis et d’interroger au présent le continuum
une IA est destinée à réaliser un ilm pendant mille ans, colonial et les inégalités.
en lien avec un territoire spéciique, le mythique plateau Notre histoire du cinéma s’est constituée à travers
de Millevaches, territoire qui doit servir de terrain une série d’érosions, d’efacements, de disparitions,
d’apprentissage à cette IA tout autant qu’il est amené à être de destructions. Les « contres-archives », les ilms « invisibles »
remodelé par elle. Décrit comme le fruit d’une ou « mineurs » sont au cœur de nombreuses recherches,
terraformation collective et transgénérationnelle, le ilm permettant la réapparition de pans entiers du cinéma restés
ne se nourrira pas seulement du lieu où il se développe, mais enfouis (bien que cela reste timide : où sont les livres ? les
aussi d’une multitude d’interactions avec des agents humains enseignements ?). Même des institutions (dont votre revue),
invités à résider sur place pendant toute cette durée (artistes, qui ont participé de ces marginalisations, ouvrent leurs portes
poètes, agriculteurs, ingénieurs…). Le Féral se déploiera aux regards décentrés, décoloniaux, queer ou féministes.
donc dans une durée qui place d’emblée l’œuvre au-delà Mais comment ? Pour qui ? Donner un créneau de visibilité
du périmètre d’un auteur unique et la dote de sa vie propre. n’est pas suisant pour éviter de reproduire les dominations.
Ce projet se pose aussi et surtout comme un laboratoire C’est toute la grammaire, les fondations, les fonctionnements,
CinémArabe, n°7-8, 1978, éd. Bureau européen de l’Union des critiques arabes de cinéma, Paris
les codes, qu’il faut miner, pour laisser une place à concernés par l’Histoire de leurs communautés/familles
l’imagination, aux détails, aux gestes, au pouvoir du récit, s’y engagent, souvent par nécessité. J’ai habité et travaillé plus
à ces soules et à leurs mouvements. Pour tenter de restituer de dix ans au Maroc et continue d’y travailler. Cela a bien
ce qu’est le cinéma, dans sa multiplicité et sa puissance. sûr participé au renversement de mon regard. Ma vision
Peut-on penser l’histoire du cinéma sans se baser sur de l’histoire du cinéma – et de sa possible écriture – ne peut
des catégories, des listes, des classements, contester plus être la même après la lecture de La Septième Porte.
l’hégémonie de la nation, de l’auteur, du génie, du chef- Une histoire du cinéma au Maroc du poète et cinéaste
d’œuvre, s’afranchir du vocabulaire colonial (le « joyau », Ahmed Bouanani. Un livre longtemps resté non édité, comme
la « découverte »), refuser le récit de l’exception, celui tant d’autres écrits sur le cinéma. Si l’on veut participer
du « pionnier », du « moderne », ou encore celui au renversement de cette centralité des savoirs occidentaux,
de la fétichisation des « ilms interdits, perdus » ou même il faut œuvrer à l’édition de ces textes, en parallèle de
du « cinéma des marges » (ne faisant que renforcer le centre, la circulation des ilms et archives non regardées. Le projet
inalement). Peut-on aller vers la constellation, le collectif, éditorial commencé dans les années 1970 en France par
l’explosion des contours, pour relier, associer, composer Guy Hennebelle et Monique Martineau avec CinémAction
et articuler au lieu de diviser ? (une revue également longtemps dévalorisée) de « remettre
Et ne serait-ce pas justement dans ce déplacement en question le désordre établi des cinémas dominants » en
et ce mouvement, à travers ces manques et ces vides que peut s’intéressant aux cinémas diférents, militants, féministes,
se constituer une réelle possibilité d’écrire l’histoire ? La tâche homosexuels, régionaux, tricontinentaux est aujourd’hui
de l’historien serait donc à la fois de faire le récit de cette une de mes plus grandes sources de travail. Sans oublier
domination, et continuellement tenter de combler ces trous, la fascinante revue CinémArabe (1975-1979), publiée en
en participant même à inventer de nouvelles approches. France par un collectif de critiques (dont Khémais Khayati,
Peut-on aussi faire l’histoire des cinémas qui n’existent pas, qui vient de nous quitter) engagés à faire connaître
inventer des généalogies ? Peut-on faire exister, et en nombre, les cinémas arabes, mais aussi africains et sud-américains.
les cinémas non advenus, comme une forme de restitution Si l’histoire du cinéma est si injuste, à l’image de nos
politique ? Je ne parle pas ici des projets inachevés de grands sociétés et des relations de pouvoir qui s’y opèrent, il est de
auteurs, mais à « l’inachevé politique » comme moyen de notre responsabilité de rendre visible cette violence et d’agir
restituer une histoire du cinéma volée, car empêchée. Quels pour la transformer. Quand un peuple fait l’objet d’un
étaient les rêves de cinéma de Rabia Teguia, jeune Algérienne génocide sous nos yeux, le cinéma, et notamment le cinéma
étudiante en cinéma à Vincennes ? À quoi se sont confrontés palestinien qui est né dans la lutte, nous rappelle que cela n’a
les désirs de Madeleine Beauséjour, militante et cinéaste pas commencé après un 7 octobre. Et quand les idées de
réunionnaise qui s’est suicidée au milieu des années 1990 ? l’extrême droite sont au pouvoir, on comprend aussi le rôle
Peut-on faire entrer les rêves et les désirs, les échecs et les d’une histoire du cinéma qui n’a pas été capable de remettre
blessures dans l’histoire du cinéma ? en question les récits coloniaux, alors même qu’un immense
Il reste tant d’outils et de lieux collectifs à créer, pour corpus de ilms (qu’on n’a pas su ou pas voulu regarder),
identiier, numériser, restaurer, éditer, avec nos moyens notamment réalisés par des déplacés postcoloniaux en France,
modestes, avec nos mains, nos cœurs, nos rêves, notre rage. et des anciens colonisés dans le monde, aurait pu libérer nos
Toute une bande d’historiens non historiens, activistes, imaginaires pour construire/penser des alternatives.
artistes, programmateurs, théoriciens, archivistes et citoyens Au travail ! ■
De bas en haut, de gauche à droite : Enzo Durand, Aya Saïdani, Nicolas Pech, Nolan Caussin, Louise Grimonpont, Lucie Lambert, Louna Pajot-Potier
et Hadrien Madamour dans les bureaux des Cahiers, le 7 juin.
© POTEMKINE FILMS
The Sweet East de Sean Price Williams (2023).
Nicolas Pech : Je suis né à Toulouse, mais j’ai surtout vécu à Agde, beaucoup de films en DVD ou à la télé, grâce à ma mère,
où il y a peu de cinémas. Le goût du cinéma m’est venu de mais aussi à mon grand-père, qui nous montrait des ilms de
mon père, qui est artiste peintre. Je me suis pas mal basé sur ce Trufaut, par exemple. J’ai ensuite surtout été attirée par une
qu’il me montrait, beaucoup de ilms de science-iction : Blade approche pratique du cinéma, qui passait par les ilms de famille
Runner, Alien ou Zardoz. Après, je crois que j’ai tout mélangé, et que faisaient mon arrière-grand-père et mon grand-père. J’ai
je continue à le faire. J’ai fait un BTS de montage à Toulouse, alors commencé à faire des petits ilms moi-même, vers la in
puis je me suis inscrit à Nanterre, par besoin d’avoir un socle du collège. C’est à partir de là que j’ai plus regardé de ilms
théorique. En ce moment, je suis particulièrement intéressé seule, en empruntant beaucoup de DVD à la médiathèque.
par le cinéma expérimental, des ilms rebelles et libérateurs Parce qu’à Montélimar les cinémas ne passent pas énormément
(Jean-Daniel Pollet, Shûji Terayama...). de ilms. Puis je suis partie à Gustave-Eifel pour faire une
Nolan Caussin : Je suis né à Paris. Ma cinéphilie vient de mon licence.Vivre en Île-de-France m’a permis d’aller beaucoup
père, qui a été étudiant en cinéma à Paris 3. À partir de 17 ans, plus au cinéma, et notamment de voir plein de ilms anciens
je suis beaucoup allé au cinéma seul (j’ai une carte illimitée). dans les salles du Quartier latin.
J’ai notamment été marqué par Le Mépris de Godard, que je
suis allé voir trois fois de suite. Ce ilm a désacralisé ma vision On constate l’importance des parents dans vos récits. Est-ce que vous
du cinéma et de la fabrication des ilms. Je me suis ensuite avez le sentiment qu’ils appartiennent à une génération (née dans les
inscrit à Paris 8. J’ai envie de faire de la photographie. J’adore années 1960-70) plus marquée par le cinéma que la vôtre ?
le cinéma italien, le néoréalisme, l’idée du cinéma comme art Hadrien : J’ai l’impression que c’est une génération qui a connu
du peuple et de la rue. un certain âge d’or du cinéma. Aujourd’hui, mon père n’aime
Enzo Durand : Je suis né à Compiègne. Je ne viens pas d’une plus aucun ilm, il a comme un refus du cinéma actuel.
famille cinéphile, sauf mon père, qui me montrait beaucoup Louise : Cette génération a eu la chance de connaître l’arrivée
de ilms, notamment du Nouvel Hollywood. J’ai commencé de très grands réalisateurs : Lucas, Spielberg, Coppola, Lynch...
à aller au cinéma tout seul vers 13 ans. J’y allais avec mon Nolan : C’est aussi une génération pour qui les ilms étaient plus
meilleur ami avec qui nous parlions des ilms, et j’ai alors com- diiciles à voir, il fallait les attendre, se déplacer. Alors qu’au-
mencé à développer une pensée critique. Je suis ensuite allé jourd’hui, pour 5,99 euros on a accès à une multitude de ilms
en fac d’histoire à Amiens, et j’ai commencé à écrire des petits en streaming.
textes critiques. Je m’imaginais devenir prof d’histoire, mais je Lucie : On est beaucoup moins guidés, aujourd’hui. Rien que le
me suis ensuite inscrit en fac de cinéma à Amiens, et je n’ai fait qu’il n’y avait que trois chaînes de télévision à l’époque fait
jamais été aussi heureux. J’y ai découvert plein de mouve- que la génération de mes parents a plus de bases communes que
ments que je ne connaissais pas du tout, comme le cinéma la nôtre. Nous, on fonctionne plus par petits réseaux.
d’avant-garde ou expérimental (Dziga Vertov, Jonas Mekas, Nicolas : Des sites comme Letterboxd ou SensCritique ont été
Derek Jarman...). très importants pour moi : ils m’ont permis de m’approprier la
Louna Pajot-Potier : Je suis née à Montélimar. Enfant, je regardais culture des autres, plus âgés, grâce à leurs listes.
Le risque quand tout est accessible est que l’on ne trouve que ce que l’on Mais tu le vois seul…
cherche et donc la rencontre inattendue est plus rare. Aujourd’hui reste- Nicolas : Je n’ai jamais vraiment ressenti ce que l’on dit générale-
t-il de la place pour le hasard et la surprise ? ment de la salle : que c’est un espace de dialogue, où tout le
Aya : Il m’est déjà arrivé d’aller au cinéma en choisissant la monde est dans la même situation. J’ai plutôt toujours ressenti
séance au hasard. Parce qu’avoir trop de choix, ça fait parfois l’exact inverse, c’est-à-dire que personne ne se parle vraiment,
mal à la tête ! Il y a aussi des chemins plus détournés. J’ai que c’est une pratique assez léthargique.
découvert Andreï Tarkovski grâce à un morceau du composi- Enzo : Il m’arrive régulièrement de parler avec des gens en sor-
teur Ryûichi Sakamoto. Au début de ce morceau, on entend tant de la salle. C’est l’une des choses que je préfère, et c’est
un poème dont j’ai cherché l’auteur. Il s’agissait d’Arseni pour ça que je continue à y aller.
Tarkovski, le père du réalisateur, dont je ne savais rien. Et Aya : Et même sans se parler, il y a une expérience collective qui
c’est comme ça que j’ai eu envie de le connaître. J’aime bien peut passer autrement : par le fait d’être assis au milieu d’incon-
découvrir les choses comme ça, par petites connexions, en me nus, les rires qui se partagent…
disant que c’est ce dont j’ai besoin à ce moment-là et que ça Louna : En tant qu’étudiants, la salle est parfois le seul lieu où l’on
m’a appelée. peut voir des ilms dans de réelles bonnes conditions. Sinon, la
plupart d’entre nous devons les regarder dans notre lit ou sur
Restez-vous attachés à la salle de cinéma ? nos ordinateurs.
Enzo : La salle est encore le seul lieu où il y a de la surprise, où
on peut voir des ilms sans rien en savoir. Et c’est aussi là qu’ont Parmi les gens de votre génération qui ne sont ni étudiants en cinéma
lieu les festivals, c’est-à-dire des programmations un peu rares ni cinéphiles, pensez-vous que cet attachement à la salle perdure ?
et pensées. Parce qu’il semble que le public des salles a considérablement vieilli
Nicolas : Les festivals me semblent très importants. Mais la salle en en peu de temps.
tant que lieu, moi j’y vois surtout le service, le rituel automa- Nolan : C’est frappant à la Cinémathèque, d’une manière
tique, qui m’ennuie un peu. Je vois les ilms chez moi avec un assez violente…
vidéoprojecteur et en m’imposant une rigueur : je coupe toutes Louna : Quand je retrouve mes amis du lycée, je m’aperçois que
les sources possibles de distraction et je n’interromps pas le ilm. l’on n’a plus du tout le même rapport au cinéma. L’idée d’y
LES FILMS DU LOSANGE
aller n’est pas du tout un rélexe chez eux, il y a plein d’autres plus guider par mon point de vue, mon ressenti, mon expé-
choses qui les intéressent plus que ça. Ou en tous cas d’autres rience. J’ai toujours l’impression de devoir me battre contre
moyens de voir les ilms. l’histoire, contre ses hiérarchies.
Nolan : Oui, je pense qu’il y a plus de gens qui voient des ilms, Enzo : On est une génération très politisée, et je crois que le
mais moins qui vont au cinéma. regard que l’on pose sur les ilms anciens, en particulier ceux
Lucie : J’ai l’impression que, pour les gens autour de moi, le qui ont été élus comme de « grand ilms », est forcément un
cinéma reste une activité très ponctuelle et en groupe. On va regard marqué par des questions actuelles.
au cinéma, comme on va boire un verre. Mais pour beaucoup, Lucie : Si on me parle de « vieux ilms », je pense aux débuts du
ça ne leur viendrait pas à l’idée d’aller au cinéma seul. cinéma. Mais une fois quelqu’un m’a dit qu’il venait de voir
Aya : Pour certaines personnes de notre âge, l’idée d’aller seul un vieux ilm en me parlant d’Interstellar. Je crois que la plu-
au cinéma est même carrément anxiogène. On est aussi une part des gens de notre âge mélangent un peu les années 1960,
génération d’hyperactifs, et pour beaucoup de gens, c’est dif- 70 ou 80.
icile de s’asseoir pendant plus de trois heures pour voir autre
chose qu’un ilm d’action. Et si vous comparez les ilms d’aujourd’hui à ceux du passé, vous voyez
Hadrien : Il y aussi une autre question, très pragmatique : le prix des ruptures évidentes ?
du billet, qui est devenu très cher. C’est la raison pour laquelle Aya : J’ai l’impression qu’autrefois on mettait plus d’enjeux dans
je ne peux pas aller au cinéma avec mes potes à Toulouse, même les ilms, qu’il y avait plus d’engagement. Aujourd’hui, même
ceux qui sont un peu cinéphiles. quand un ilm se dit féministe, j’ai plus l’impression que c’est
Nolan : C’est pour ça que pour notre génération les cartes un argument de vente. On met la femme au premier plan, mais
d’abonnement illimitées sont très importantes. comme un objet commercial.
Nicolas : Venant d’un BTS, je suis arrivé directement en L3 à Nolan : On en fait juste un sujet, et de ce fait ça perd toute sa
Nanterre, et je m’attendais à rencontrer beaucoup plus de ciné- force. Avec des personnages qui ne sont là que pour incarner
philes ; j’ai vite déchanté. une idée de la mère, de l’enfant, du mari, etc. Ce qui fait que
Enzo : Moi aussi. Quand le prof nous demandait ce que l’on l’on tombe souvent dans des choses assez caricaturales.
avait vu au cinéma dans la semaine, j’étais l’un des rares à lever Aya : Comme Barbie. Pauvres créatures aussi, que j’aime bien, mais
la main… qui n’est pas du tout un ilm féministe, à mon avis.
Nolan : Je remarque que de plus en plus de jeunes ont accès à Lucie : J’aurais du mal à dire que ça a tant changé que ça. Je
des options cinéma dans des lycées ou des dispositifs scolaires. crois qu’il y a toujours eu un cinéma commercial et d’autres
Il y a une nouvelle cinéphilie qui se forme dès le parcours formes plus ou moins alternatives à côté. Là, ce qui change,
scolaire, d’où l’importance de la transmission dès l’école, qui c’est que l’on est dans une période qui veut porter d’autres
touche aussi des gens qui ne vont peut-être jamais au cinéma valeurs. Mais ce qui change plus, à mon avis, c’est l’image et les
avec leur famille. outils : je trouve que l’image et le montage numériques sont
plus formatés.
Comment se départage le cinéma d’aujourd’hui et celui du passé ? Nicolas : Il y a aussi une sorte de marchandisation de l’esthétique :
J’ai le sentiment que jusqu’à la in du XXe siècle on avait une idée assez A24, par exemple, vend une esthétique indie très repérable.
claire de ce qu’était la chronologie de l’histoire du cinéma, mais Louise : C’est pourquoi aujourd’hui on assiste à un retour
que ça dépend maintenant beaucoup plus des parcours individuels. à l’argentique.
Nicolas : J’ai l’impression que l’histoire du cinéma est quelque Nolan : C’est marrant parce que l’on parle justement de « retour »
chose de igé et que je dois sortir de ce carcan, en me laissant à l’argentique, comme si c’était juste une marque du passé, alors
STUDIOCANAL
UNIVERSAL PICTURES
Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963).
que c’est surtout un support. Quelqu’un qui commence à faire Nolan : En France, je ne vois rien d’équivalent au cinéma des
ses ilms en argentique, il utilise un support parmi d’autres, au années 1960, à la Nouvelle Vague,Tati ou Melville, c’est-à-dire
présent. On est comme ça toujours renvoyé à ce qui a existé un mouvement esthétique qui parviendrait à exister dans les
avant nous, on est pris là-dedans. salles. Il y a Quentin Dupieux, qui se détache de tout ce que
Lucie : C’est lié à une chronologie des inventions : au cinéma, l’on peut voir, ou d’autres très bons ilms (Anatomie d’une chute,
les supports sont très datés. Chien de la casse, Le Procès Goldman), mais aucun mouvement
Nolan : Mais c’est comme si, en musique, le fait d’utiliser une qui puisse contrer l’esthétique établie.
guitare sèche te renvoyait d’emblée au passé, parce qu’il y a eu
d’autres inventions depuis. Alors que jouer de la guitare, ça ne Et quels seraient aujourd’hui les ilms où vous vous retrouvez,
t’empêche pas d’être très actuel. où vous vous sentez représentés ?
Aya : Je pense que la nostalgie des époques que l’on n’a pas Enzo : Je pense à un documentaire russe, How to Save a Dead
connues est assez à la mode actuellement, et ça marque beau- Friend de Marusya Syroechkovskaya. C’est un ilm très fort qui
coup l’esthétique des ilms. Au cinéma, par exemple, on le voit s’intéresse à la jeunesse russe sous Poutine. Ou About Kim Sohee
avec le retour de colorimétries très saturées et des néons, à la de July Jung, un ilm sud-coréen sur le travail des jeunes. Les
Wong Karwai. deux me semblent aller au bon endroit sur ce qu’est la jeunesse
Nolan : C’est assez propre au cinéma cette manière dont une politiquement.
esthétique renvoie forcément à une époque ou un endroit. Par Aya : Moi j’ai du mal à sentir ce qui me représenterait au cinéma
exemple, en photo, on n’a jamais cessé d’utiliser le noir et blanc, aujourd’hui. J’ai l’impression que l’on n’ofre aux gens de notre
sans que ça renvoie automatiquement au passé. Au cinéma, c’est génération que du divertissement, qui nous infantilise mais ne
vu comme un geste nostalgique, alors que l’on pourrait simple- tient pas compte de notre parole. C’est comme une sorte de
ment l’utiliser parce qu’on préfère ça à la couleur. censure sur tout le contexte politique actuel, invisible au cinéma.
Nolan : La censure est là, et d’une manière assez vicieuse, à travers
Quels ilms ou cinéastes vous semblent aujourd’hui très ancrés un contrôle de toutes les étapes du scénario. On a l’impression
dans notre époque ? que seule une inime partie de cinéastes ilment vraiment ce
Nicolas : J’ai l’impression que comme le cinéma actuel, du moins qu’ils veulent. Ce qui fait que pour beaucoup de gens de ma
le cinéma généraliste, recycle beaucoup, on ressent moins une génération il paraît plus compliqué de faire des ilms aujourd’hui
nécessité d’être dans le présent. qu’autrefois. La plupart des gens autour de moi qui veulent
Enzo : Moi, je citerais The Sweet East de Sean Price Williams. En faire de la réalisation se dirigent vers d’autres formes plus libres,
le voyant, j’ai vraiment ressenti que c’était un ilm de main- comme le clip, l’animation, ou même les réseaux sociaux.
tenant, un ilm nouveau, pour sa façon de parler de l’actualité Enzo : Tu dirais que la jeunesse est mieux représentée sur TikTok
américaine à partir d’Alice au pays des merveilles, de mélanger qu’au cinéma ?
la pellicule et la vidéo, pour montrer une forme de confusion Nolan : Non, c’est une nouvelle forme d’expression, pas de
très contemporaine. représentation. On n’est pas mieux représentés sur les réseaux
sociaux qu’au cinéma. J’ai récemment vu High School de de « tu as appris quelque chose sur un ilm, donc tu n’iras pas le
Frederick Wiseman, qui m’a semblé être un ilm fantastique voir ». Mais ce sont des questions que je me pose aussi. Quand
sur l’adolescence. Ou, dans un autre genre, les ilms de John il y a eu le scandale autour des Amandiers, un pote m’a dit qu’il
Hughes : Breakfast Club, La Folle Journée de Ferris Buller… Mais n’irait pas le voir, mais j’y suis quand même allée, car pour en
je ne vois pas de ilms actuels aussi justes sur la jeunesse. parler il faut l’avoir vu, et un ilm est une œuvre collective. Mais
j’ai pas mal d’amis qui sont dans le refus.
À votre âge, j’avais l’impression que beaucoup de ilms des Enzo : Parfois, le problème n’est pas de voir ou non, mais de ne
années 1960-70, notamment ceux de Truffaut, Godard, Rivette, Rozier, pas inancer. J’ai des amis qui sont allés voir J’accuse de Polanski,
étaient d’une certaine façon mes contemporains, plus que des ilms mais en prenant une place pour une autre salle. Ça ne leur posait
qui sortaient alors. Vous ressentez ça aussi avec des ilms anciens ? pas problème d’aller le voir s’ils ne le inançaient pas.
Enzo : Oui, tout à fait. Moi je ressens ça par exemple avec certains
ilms de Rohmer, comme Le Rayon vert. Est-ce que ces interrogations inluent sur votre manière de voir les ilms
Lucie : Au ciné-club que je programme à l’ENS, on a projeté ou de considérer l’œuvre d’un cinéaste ?
Conte d’été, et tout le monde réagissait, riait… Bon, c’était une Nicolas : J’ai vu beaucoup de ilms de Polanski avant de savoir
jeunesse normalienne, mais ça leur parlait vraiment, avec ce ce qui s’était passé. Le Bal des vampires, Chinatown, j’avais tout
côté très vivant et dynamique. Frances Ha a eu aussi cet efet. vu. Aujourd’hui, je sais toujours pourquoi je les aime, mais il y
Aya : Je crois que Rohmer nous plaît aussi parce que l’on a un iltre qui peut se projeter dessus quand même.
cherche des ilms où on peut respirer, alors que tout va beau- Enzo : Ce qui était un peu délicat avec J’accuse, c’est que c’était
coup trop vite. autour de l’afaire Dreyfus, un homme accusé alors qu’il est
Nicolas : Ce sont aussi des ilms qui se confrontent à des ques- innocent. Il ne fait pas n’importe quel ilm à n’importe quelle
tions existentielles. Et je pense que ça va avec ce que tu dis : période.
pour faire ça, il faut savoir prendre son temps. Lucie : La chose très gênante était qu’il reçoive le César du
Lucie : Après, ça dépend vraiment de quels ilms de Rohmer on Meilleur réalisateur.
parle. La Collectionneuse ou Le Genou de Claire passent assez mal Nolan : C’était scandaleux, parce que ça disait que la plupart de
aujourd’hui, avec des mecs antipathiques qui parlent tout le ceux qui font le cinéma français n’y voyaient aucun problème.
temps et draguent des femmes plus jeunes… Ceux-là, si je les Si Polanski continue à faire des ilms, c’est parce qu’on l’y auto-
montre, je peux être sûre que plein de gens vont sortir de la salle. rise. C’est là que se situe le véritable problème.
Louise : Pourquoi tu dis que ça ne passe pas ? On peut regar- Hadrien : Moi, le iltre, je ne l’ai pas pendant le visionnage du
der un ilm sans être d’accord avec les personnages ou même film. Call Me by Your Name est un film très important pour
avec le réalisateur. moi, j’y reviens régulièrement. Depuis, il y a eu l’afaire Armie
Lucie : C’est une question compliquée. Quand on programme Hammer. Mais quand je revois le ilm, j’essaie de ne pas y pen-
des ilms, on n’a pas envie de se censurer. Je crois surtout que ser, pour apprécier l’objet ilmique dont cet acteur fait partie
c’est une question de présentation, de disclaimer ou de trigger mais qui n’est pas déini par lui.
warning : on accepte plus d’être dérangé, on se ferme moins, si Lucie : Ça ne change pas la qualité des ilms, mais ça change
l’œuvre est posée comme diicile. quand même un peu le regard. J’adore Les Oiseaux d’Hitchcock,
Nolan : J’ai des amis LGBT qui ont détesté Certains l’aiment chaud je sais qu’il a bien maltraité Tippi Hedren, c’est important de le
ou Tootsie, que j’adore. Aujourd’hui, il est impossible de présen- savoir, mais ça reste un de mes ilms préférés.
ter ces ilms sans en dire quelques mots avant. Même si je crois Enzo : Un jour, quelqu’un m’avait demandé la liste de mes ilms
qu’au fond les ilms parlent d’eux-mêmes, et qu’il ne faut pas préférés, et parmi eux il y avait Chinatown. J’avais oublié que
les enfermer dans une grille de lecture. c’était un ilm de Roman Polanski, je me suis senti trahi, et je
ne l’ai donc pas conseillé à mon ami !
Vous parliez de ceux qui quittent la salle, refusent de voir les ilms. Lucie : À l’inverse, il y a des auteurs qui n’approuvent pas les
Est-ce que ce sont des choses que vous avez éprouvées vous-mêmes ? propos de leurs ilms. En prenant le point de vue d’un person-
Enzo : Je n’ai jamais quitté une salle de cinéma, mais ça m’est nage antipathique, par exemple. Certains spectateurs resteront à
déjà arrivé de souffler. Quand je voyais par exemple chez la surface de l’œuvre au lieu de creuser plus loin. C’est pour ça
Hitchcock, pour la dixième fois, le corps de la femme découpé que je reproche à Iris Brey de se contenter de sa boîte à outils
partie par partie par le montage. C’est lassant, outre le fait que qu’elle plaque sur les ilms. Quand elle parle du Mépris, elle dit
ça soit extrêmement misogyne, c’est quelque chose qu’on a que c’est entre le male gaze et le female gaze… Il faut se poser
déjà vu 150 fois. Mais ça ne m’a pas empêché de voir le ilm. la question de qui a voulu ces plans de Bardot, aller chercher
Hadrien : Je ne suis jamais sorti d’une salle de cinéma. Pour moi, dans la construction du ilm pour réléchir aussi aux intentions
quand on y est, c’est important de rester jusqu’au bout, que l’on qu’il y a derrière et ne pas en rester à l’image.
adhère ou pas. À la fac, pendant un cours, on a vu Le Lauréat, qui Enzo : Je parlais du découpage des corps chez Hitchcock tout
a suscité des réactions très vives. Il faut surtout en parler, car en à l’heure. Ici, c’est Bardot elle-même qui découpe son corps
déinitive on se rend compte assez rapidement qu’on est tous en citant les parties, donc je ne pense pas qu’il y ait du male
d’accord, mais on a juste des degrés d’appréciation diférents. gaze dans cette scène, c’est plutôt Bardot qui se réapproprie
Mettre les choses sur la table et en parler, c’est plus important son corps.
que de quitter la salle. Lucie : La question de ce qu’on a voulu dire, raconter, doit se
Lucie : Mais les gens réagissent au quart de tour, il y a davantage poser à chaque fois. Les Valseuses m’est assez insupportable, car j’y
de positions radicales. Dès que tu es un peu politisé ou dans le vois un exercice gratuit, faussement provocateur, au nom d’une
militantisme par exemple, il y a du refus. Il y a vraiment ce truc pseudo-liberté de la jeunesse. En revanche, ça ne me dérange
pas les morceaux découpés de femmes chez Hitchcock, parce En vous écoutant, me vient la question qui tue : si la jeunesse aujourd’hui
qu’il pensait énormément les rapports de désir. Chez lui, il y a ne se retrouve pas dans le cinéma, si la plus grande audace est de partir
une intention de mise en scène extrêmement poussée, je n’ai ailleurs, est-ce que le cinéma n’est pas devenu un truc un peu vieux,
donc pas l’impression de me faire avoir. dévitalisé, coupé de la réalité ?
Lucie : Le cinéma n’est pas le problème, c’est la solution, je pense.
Qu’est ce qui manque le plus dans le cinéma d’aujourd’hui, selon vous ? On voit quand même une amélioration dans l’industrie des
Lucie : De l’audace. ilms. Il faut aller au-delà des chartes, car là on est dans une
Nolan : À des époques peut-être plus libres, on avait plus d’au- phase nécessaire de quotas, de représentativité. Ça donne un
dace de faire des choses diférentes et frappantes. Il y a des élan, on doit passer par ça.
modèles de personnages féminins que je trouve bien plus forts Nolan : On est aussi dans une sorte de réactivité. Une fois digéré,
et marquants dans les années 1960-70. Jeanne Dielman, c’est ça sera sûrement mieux. On ne peut pas s’exprimer artistique-
l’exemple canonique. L’équipe du ilm de Chantal Akerman ment en dehors du contexte dans lequel on vit. Peut-être que
était déjà quasi exclusivement féminine, cinquante ans avant la solution pour changer le cinéma serait de d’abord changer
Céline Sciamma. Je pense aussi au cinéma italien, à Anna le contexte actuel. Il y a une urgence politique dramatique
Magnani : je ne trouve plus ce genre de figures actuelle- qui dérègle la façon dont on fait les ilms. Mais je pense que le
ment. Même les actrices comme Virginie Eira, je veux dire cinéma ou les arts visuels qui captent quelque chose de la réa-
les grands noms, n’incarnent pas une telle audace féminine. lité de la société ne peuvent pas s’essouler tant que la société
Enzo : Il faudrait sortir des formules, car le female gaze c’est juste elle-même ne s’essoule pas. Le cinéma vivra tant que la société
inverser le male gaze en cochant les cases mais de l’autre côté. vivra. Sortir dans la rue pour ilmer le monde, c’est un geste qui
Nolan : Peut-être que la seule vraie audace qu’il y a eu dans le ne peut pas vieillir, c’est intemporel, universel.
cinéma français dernièrement, c’est le geste d’Adèle Haenel de
partir ailleurs. Si une personnalité comme elle, qui a toujours
eu des choix frappants et audacieux, quitte le cinéma parce
qu’elle n’y trouve pas sa place, c’est qu’il se passe quelque chose Propos recueillis par Marcos Uzal, à Paris, le 8 juin.
de grave dans la manière dont on fait des ilms aujourd’hui. Merci à Baptise Chapeau, Jules Conchy et Lyes Sahiri.
Et si l’histoire du cinéma s’écrivait non seulement pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle n’a pas été, ou plutôt
pour ce qu’elle aurait pu ou dû être ? La place serait faite aux ilms, techniques et projets qui n’existent
que de façon partielle ou virtuelle. Ce dessein charrie parfois la mélancolie de ce qui a été perdu avant d’avoir
été trouvé. « Le vrai cinéma était celui qui ne peut se voir », scandait Jean-Luc Godard dans ses Histoire(s)
du cinéma. Mais c’est aussi un prisme pour se laisser surprendre, pour déjouer la trop évidente chronologie
des faits, en retrouvant la piste des cinémas potentiels, invisibles, non advenus.
HISTOIRES
POTENTIELLES DU CINÉMA
par Élodie Tamayo
animées d’Andreï Roublev (1969). Car le cinéma réinvente l’incomplétude, tels Orson Welles ou Sergueï Eisenstein.
© DEBORAH STRATMAN/PYTHAGORAS FILM
parfois sa matière. Cela inclut le ilm de papier, projeté sur Leurs travaux inachevés apparaissent d’autant plus précieux
la page par les poètes. « Est‑ce un “livre” ? un “film” ? ou que, non exécutés, ils ne sauraient être ratés. Dans cette quête
l’intervalle des deux ? », interrogeait Maurice Blanchot à pro- du motif dans le tapis, les rebuts exclus du montage final
pos de Détruire, dit‑elle de Marguerite Duras (1969). Depuis constituent aussi des pièces cinéphiles de prédilection. Chutes,
Benjamin Fondane qui réclamait « l’ère des scénarii intour‑ ins alternatives et séquences non montées forment même
nables » (Paupières mûres, ciné-poème de 1928), le film se une œuvre parallèle chez David Lynch, des Missing Pieces de
déréalise. Ces « vues de l’esprit » jalonnent un siècle féru Twin Peaks (2014) au Lost Footage de Blue Velvet (2019). Les
de sciences psychiques, d’eluves mentalistes et hallucina- tentations de reconstruction posthume génèrent pourtant des
toires (que jalonnent aussi les « ilms imaginaires » du lettriste opérations à la Frankenstein où l’intention originelle se dis-
Maurice Lemaître). L’essor de l’édition de scénarios non réa- sout, comme dans le montage post-wellesien de The Other
lisés (on attend impatiemment la suite de L’Anthologie du Side of the Wind (2018). Puis le fétichisme autour de ces objets
cinéma invisible, à paraître en octobre prochain chez Invenit, s’étend à l’hétérogénéité du « non-ilm ». Des documents pré-
sous la direction de Carole Aurouet) prolonge cette pas- paratoires de toutes sortes s’accumulent par exemple dans
sion pour les visions imaginaires et les écrits cinématiques. l’édition Taschen du fameux Napoléon non tourné de Stanley
La branche de l’archéologie des médias, resituant le cinéma Kubrick, en plusieurs kilos de fac-similé. L’enquête transver-
dans tout un faisceau d’inventions, de discours et de pra- sale, plus rare, est fructueuse dans Films sans images de Jean-
tiques, invite aussi à explorer les possibles du médium. Les Louis Jeannelle (2015), érudite comparaison des « in‑adapta‑
actualisations concrètes du dispositif comptent autant que tions » de La Condition humaine, toutes échouées, de Malraux
ses dimensions modélisantes, conceptuelles ou rêvées. Les à Michael Cimino.
machines efectives côtoient celles restées à l’état d’essai ou De fait, on le sait, l’exécution d’un ilm constitue davan-
de songe, comme le nécrophone de Thomas Edison, appareil tage l’exception que la règle. L’industrie génère une part
pour communiquer avec les morts (à la manière d’un télé- massive de scénarios non réalisés ou coincés dans le develop‑
phone-phonographe spirite). ment hell, ce purgatoire des projets en attente ou en cours de
inancement. Par sa gestation plurielle, collective et métamor-
De l’opus maudit au modus operandi phique, le cinéma se prête à la poétique de l’œuvre ouverte,
Même à l’échelle des filmographies, l’histoire du cinéma prisée par la génétique. Dans ses Fragments des mémoires d’un
se nourr it du non-fait. Le film maudit s’apparente au poème (1937), Paul Valéry invite ainsi à créer « une œuvre qui
chef-d’œuvre. Verso d’un recto auteuriste, il alimente les montrerait à chacun de ses nœuds la diversité qui s’y peut présenter
spéculations sur le génie empêché de certaines stars de à l’esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée
dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermina‑ de tracer d’autres postérités ? Ainsi du cycle « Non-Aligned
tion unique et imitatrice du réel, celle du possible‑à‑chaque instant, Film Archives » conçu par les chercheuses et curatrices indé-
qui [lui] semble plus véritable ». Les cinémas de la modernité pendantes Annabelle Aventurin et Léa Morin. Leurs séances
répondent à ce vœu en exposant le processus de création, le articulent des réseaux d’archives négligées, voire empêchées
jeu de piste du devenir de l’œuvre, la coexistence d’intui- à des ilms manquants (inachevés ou non réalisés) de Med
tions. Un troc s’opère, de l’opus vers le modus operandi. Parmi Hondo, Mohamed Zinet, Madeleine Beauséjour ou encore
les gestes les plus célèbres : les appunti de Pier Paolo Pasolini René Vautier et Nicole Le Garrec. Après avoir lutté pour leur
(Repérages en Palestine pour l’Évangile selon Saint Mathieu, 1965 ; visibilité, ces artistes-militants doivent être préservés d’une
Notes pour un ilm sur l’Inde, 1968 ; Carnet de notes pour une seconde occultation, patrimoniale. Lorsque la matière à res-
Orestie africaine, 1969) troublent le seuil entre repérage et taurer manque, le besoin de réparer, lui, persiste. Pour pallier
projet achevé, ilm fait et ilm à faire. Quant aux derniers les images manquantes, l’art contemporain envisage l’archive
Godard, posthumes – Film annonce du ilm qui n’existera jamais : ilmique comme une interface de spéculation, un ouvroir
« Drôles de Guerres », 2023, et Scénarios, 2024 –, ils conjurent pour actualiser les désirs inassouvis du passé. Pour reprendre
le couperet du déinitif (de l’œuvre à la fois terminée et ter- le titre d’un projet de Filipa César : La lutte n’est pas inie. La
minale) par une vitalité brouillonne. Le ilm, à l’état naissant, réalisatrice mène un travail continu sur les images rescapées
se trouve et se modèle sous nos yeux. de l’indépendance en Guinée-Bissau, élargies à un faisceau
d’enquêtes et d’œuvres collectives, au présent.
Place au manque Car « infinir » un film peut se revendiquer. Une autre
Traces d’objets oubliés ou disparus, fragments d’un tout inat- histoire du cinéma féministe se fait jour dans Incomplete: The
teignable, indices de virtualités non advenues : la démarche Feminist Possibilities of the Uninished Film d’Alix Beeston et
historique travaille le lacunaire. La discipline mute à mesure Stefan Solomon (2023). Dépassant le constat d’une diiculté à
que le manque change de nom, de camp. Mais quelle pré- produire, l’ouvrage repère des méthodes alternatives – impro-
sence donner aux absents ? Les récits classiques, en la matière, visées, collaboratives, ouvertes ou continues. Certains projets
ont tendance à sacraliser le plein, s’appuyant sur une chro- palimpsestes, en relais, sautent même par-delà la mort de leurs
nologie de triomphes. D’autres laissent place aux spectres, autrices. C’est Babette Mangolte qui reprend une enquête
au refoulé, dans le sillage des « vaincus de l’histoire » de Walter initiée par Delphine Seyrig en 1983 dans Calamity Jane &
Benjamin ou des « avant‑dernières choses » de Siegfried Delphine Seyrig, a Story (2020). Ou Deborah Stratman qui,
Kracauer. Il s’agit de retrouver les strates multiples, discon- dans Vever (for Barbara) (2019), médite sur deux générations
tinues ou mineures du passé, de débusquer des ramiications de ilms abandonnés de Maya Deren et Barbara Hammer. En
latentes. Or exhumer des pans d’hier qui auraient pu ou dû somme, s’airment les vertus du désœuvrement, la force du
être, n’est-ce pas une façon de mettre à jour d’autres futurs, secret et la solidarité des prolongements. ■
SPECTRE PRODUCTIONS/COLL CDC
LA BEAUTÉ
DE TROIS CORPS
QUI SE LAISSENT
TRAVERSER
PAR L’HISTOIRE
Cahiers du cinéma un film de VÍCTOR IRIARTE LE 17 JUILLET
WARNER BROS.
Horizon : une saga américaine – Chapitre 1 de Kevin Costner (2024).
Après Viggo Mortensen, Kelly Reichardt et Martin Scorsese, éludant la veine crépusculaire,
Horizon : une saga américaine de Kevin Costner (lire page 67) traduit un désir hollywoodien de faire table rase,
ou du moins de réécrire l’histoire du western, avec John Ford dans le rétroviseur.
WEST WEST,
QU’EST-CE QUI SE PASSE ?
par Yal Sadat
WARNER BROS
Denfant
evant le drôle d’Ouest en conserve que dévoile Horizon,
on se souvient de Bazin classant les westerns comme un
tiendrait un herbier imaginaire, surjouant joyeusement
du monde (2023). Tournoyant autour d’une igure féminine
(Vicky Krieps) dressée au milieu du décor comme contrepoint
aux archétypes masculins, il s’improvisait historien du western
le sérieux scientiique des petites étiquettes. À propos des spé- bien peu à la page, convaincu de faire œuvre de progressisme
cimens renâclant à suivre les codes du genre, l’auteur par- en igeant une femme dans une suite de tableaux au classi-
lait de « surwesterns » : des fables conscientes d’elles-mêmes, cisme encroûté – cet esprit de sérieux aurait fait soupirer la
promptes à rediscuter leur supposée mission de réécrire le Marlene Dietrich qui tenait la dragée haute à James Stewart
destin des États-Unis. Bazin leur préférait les « westerns exem- (Femme ou démon de George Marshall, 1939) ou à Randolph
plaires » : ceux qui ne renoncent pas à leur candeur originelle, Scott et John Wayne (Les Écumeurs de Ray Enright, 1942), dans
délestés de toute tentation autorélexive, assumant d’enjoliver des rôles autrement plus empowered et gouailleurs.
le mythe de la Frontière et atteignant néanmoins une ampleur Chercher la modernité du western à travers ses parures
romantique, voire existentielle – mais sans jamais cesser de vieille école, voire ringardes, est-ce une aberration schizo-
penser le monde à hauteur de western, sondant les âmes à phrénique ? Ces dernières années, Kelly Reichardt et Martin
travers la mire du revolver. Au milieu des ifties, le dialogue du Scorsese ont prouvé, avec plus de majesté, la possibilité de
genre avec l’histoire de la nation et du cinéma pèse donc déjà revenir à l’os du genre tout en tirant de nouvelles cartouches
lourd. Si lourd que la critique en vient à souhaiter le retour à politiques et esthétiques. Dans les pas de La Dernière Piste
une innocence perdue. (2010), First Cow (2019) substituait aux convois conquérants
Qu’aurait pensé Bazin du dernier Kevin Costner ? Aurait-il l’avancée boueuse et luviale de pèlerins faisant corps avec la
jugé « exemplaire » cette aberrante fresque en pièces détachées naturalité. Reichardt invente un rapport plastique à un décor
au motif qu’elle se déploie à première vue dans une pureté rebattu : emplissant cadre et bande-son jusqu’à rendre les sil-
toute primitive ? Sans toutefois rivaliser avec le Cinérama de houettes dérisoires, le végétal et l’animal bercent l’aventure des
La Conquête de l’Ouest (1962), le format 1.85:1 traduit l’ef- pionniers autant qu’ils creusent leur tombeau. De son côté,
fort d’embrasser pareillement le fameux horizon (le titre est Killers of the Flower Moon (2023) ne se contentait pas de donner
emprunté à une colonie située en terres apaches) et de brasser des gages au contemporain, n’en déplaise aux détracteurs qui
tout aussi large, pour ramasser les tropes liés à la genèse du n’y ont vu qu’une pénitence de Canossa tendance woke. Il
front pionnier. John Ford et ses co-auteurs Henry Hathaway et revenait au contraire aux Cheyennes de Ford (1964), mais pour
George Marshall avaient conçu La Conquête de l’Ouest comme nouer la question du génocide amérindien – éléphant dans
un western totalitaire, à la fois retour aux origines, chanson la pièce pesant sur tout western – avec celle d’une misogynie
de geste traditionaliste et digest vorace de l’histoire unissant allant jusqu’au féminicide, occultée elle aussi par les récits à
Hollywood et la Frontière – un comble, en cette année 1962 la gloire du vieil Ouest. Quid de l’héritage néo-hollywoo-
où Ford consacrait par ailleurs la veine dite « crépusculaire », dien dont Scorsese fut pourtant le contemporain ? Estompé
celle de L’Homme qui tua Liberty Valance, avec son Ouest au comme une aquarelle sous un chifon mouillé : de Scorsese
contraire démythiié, sa légende imprimée mais surtout dépri- à Costner, c’est en revenant à sa jeunesse fordienne que l’on
mée. Rejeter le crépuscule, viser l’aube du genre : soixante- reconigure le western.
deux ans plus tard, c’est aussi l’idée ixe du barde Costner. La Pourquoi cette fureur de rebooter avec les années 1960
façon d’encapsuler au chausse-pied chaque parcelle de légende comme boussole ? L’état du western relétant toujours celui de
(désert, camps amérindiens, convois cosmopolites…) en la la société américaine, sans doute en revient-on aux prémices
rapetissant pour tout faire tenir dans son montage évoque d’une conscience politique éclose dans les sixties, puisque ses
toutefois moins le gigantisme fordien que la gentille étroitesse acquis se fragilisent à l’ère du retour de bâton trumpiste. Mais
de Gunsmoke, Rawhide ou Bonanza. Ces feuilletons-doudous c’est aussi en considérant la sophistication que Bazin associe au
des années 1950-60 correspondent à la prime jeunesse de « surwestern » que le phénomène s’éclaire : après des décen-
Costner, qui invente de fait une sentimentalité baroque fon- nies de relectures postmodernes, de mythologies à tiroirs, de
dée sur le charme anachronique d’une imagerie iltrée par le représentations mises à jour jusqu’à l’essor du « méta » dont les
cerveau d’un enfant assoupi devant la télé ; et d’orchestrer une années 2010 marquèrent le point de non-retour, une ligne claire
randonnée erratique à travers une forêt de clichés ici léniiants, du western politique semble souhaitée par les auteurs encore en
là réellement bouleversants. Manière de radicaliser l’approche place à Hollywood. Que l’on songe au devenir du décor wes-
de Danse avec les loups (1990) ou d’Open Range (2003) : bif- ternien par excellence – le désert – qui s’étend dernièrement
fant des chapitres entiers de l’histoire hollywoodienne, l’ac- jusqu’à la SF : si tout oppose la corporalité débridée de l’Aus-
teur-cinéaste ilmait déjà comme si le stade « pro-Indiens » tralo-Américain Furiosa (2024) au deuxième Dune (2024) et sa
n’avait pas existé, comme si la critique des ravages coloniaux disparition de l’organique dans un no man’s land sans odeurs,
demeurait à graver dans la roche vermillon. Avec ces ilms-là, le paysage devient dans les deux cas le théâtre d’une surenchère
Costner osait déverser un peu du sang vu chez Peckinpah ou picturale cédant tout au mouvement mais rien aux excès psy-
Eastwood, s’inscrivant bon an mal an dans la continuité du cho-mythologiques. Réduites à des hiéroglyphes ilant dans le
Nouvel Hollywood ; mais par sa lisseur volontaire, sa violence champ, ou voilées par les turbans jusqu’à se changer en ombres
étoufée, théâtralisée comme au temps des cowboys chantants, chinoises (le duel inal de Paul Atréides et Feyd-Rautha débute
Horizon pousse le reboot westernien trois crans plus loin. Il se à contre-jour), les igures héroïques sont renvoyées, aux côtés
pique donc de dénoncer la barbarie des pionniers comme si ce des santons à chapeaux de Costner, dans un désert en forme de
travail-là restait à faire – penchant alors tout de même vers le page blanche criant le désir de faire place nette, de retrouver à
« surwestern ». Récemment,Viggo Mortensen empoignait son l’aventure des motifs humains ou modestement humanistes –
colt avec la même ferveur étrange en réalisant Jusqu’au bout « exemplaires » comme dirait l’autre. ■
HISTOIRES
FÉMINISTES DU CINÉMA
par Alice Leroy
Claudia von Alemann et Helke Sander devant le cinéma Arsenal, lors du « premier séminaire international de films de femmes » à Berlin, en 1973.
cristallisée autour de la notion d’auteur, comme en témoigne à un féminisme marchand, mais faisait place à la complexité
le premier éditorial de la revue Women and Film (publiée entre et à la contradiction à travers des croisements salutaires avec
1972 et 1975 aux États-Unis), où celle-ci est décrite comme les débats décoloniaux ou écologiques. Ce sont des histoires
« une théorie oppressive faisant du réalisateur une superstar, comme diiciles à écrire parce qu’elles prennent le contrepied d’une
si la réalisation de ilms était un one‑man‑show ». Johnston entend tendance récente qui a érigé de nouvelles icônes féminines
nuancer une telle position : d’un côté, elle observe combien pour remplacer celles issues d’une tradition canonique, sans
« la politique des auteurs a représenté une étape importante pour la rien changer aux règles de cette tradition. En novembre der-
critique de cinéma », qui s’est extraite des logiques dominantes nier, un collectif féministe queer à Berlin revisitait l’histoire du
du marché hollywoodien pour s’intéresser à d’autres cinéma- premier séminaire international du ilm de femmes de Claudia
tographies et constituer d’autres expériences du cinéma ; de von Alemann et Helke Sander à cinquante ans de distance.
l’autre, elle montre que « certains développements de la politique Leur festival s’intitulait « Feminist Elsewheres » et leur pro-
des auteurs ont conduit à une déiication de la personnalité du réali‑ grammation faisait dialoguer les œuvres de l’édition de 1973
sateur (masculin) ». La dérive d’une politique vers une théorie des avec des ilms actuels, accusant parfois les écarts idéologiques.
auteurs, avec ses efets pervers de canonisation, est ce contre Quelles histoires féministes un geste de programmation, aussi
quoi Johnston cherche à se prémunir quand, par exemple, bien qu’un travail académique ou une œuvre de création,
elle écrit sur Dorothy Arzner : « Il ne s’agit pas d’une tenta‑ peut-il contribuer à écrire aujourd’hui ? « Aucun ilm n’est isolé,
tive de faire d’Arzner une igure culte du panthéon des réalisateurs aucune histoire n’est stable, lisait-on dans le catalogue, les ailleurs
hollywoodiens, ni d’ailleurs du panthéon des réalisatrices. » C’est féministes sont nombreux. » ■
aussi le souci qui a guidé les curatrices Erika Balsom et Hila
Peleg pour l’exposition « No Master Territory » à Berlin en 1
Le festival Cinéma du réel a consacré une large rétrospective à Claudia von
2022, quand elles ont proposé d’envisager non pas une histoire Alemann en mars dernier (lire Cahiers n° 807), et l’un des films d’Helke Sander,
Personnalité réduite de toutes parts (1978) est visible sur la plateforme arte.tv
mais des histoires féministes du cinéma, en cartographiant un jusqu’au 31 juillet.
« territoire sans maître » ni maîtresse dans lequel l’héritage des
controverses de la deuxième vague du féminisme ne se lais-
sait pas réduire à un récit opportun de « redécouvertes » et Remerciements à Teresa Castro.
UNIVERSAL
Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958).
Il y a deux ans, la première place de Jeanne Dielman dans le sondage de Sight & Sound sur les « greatest ilms
of all time » avait fait l’effet d’une tectonique des plaques de l’histoire du cinéma. Mais comment cette liste ou
d’autres, malgré une certaine allergie critique à l’exercice, fait-elle évoluer goûts et sensibilités, reconigurant
la cartographie cinéphile ?
CINÉPHILISTES
par Olivia Cooper-Hadjian
Slaient
ous les listes de « dix plus grands ilms de tous les temps »
compilées par la revue Sight & Sound en 2022 pullu-
1
sous-représentation lagrante du cinéma documentaire, où le considérés comme raffinés, ou bien des films obscurs – en
réel vole parfois trop la vedette à l’auteur. connaître l’existence même constituant un signe de distinction
Si l’on accepte de participer, ce que tant d’entre nous ont sociale. D’autres, au contraire, visent manifestement à étonner,
fait malgré leurs réticences, on formulera implicitement une voire à choquer. Quelle que soit la part de posture et de sincé-
réponse aux sous-questions contenues dans la demande : rité, chaque liste dessine un monde miniature dont se dégage
– Qu’est-ce qu’un « ilm » ? Peut-on inclure dans sa liste la une idée du cinéma, de ce que l’on y cherche. Une autre façon
captation d’un concert de Beyoncé à Coachella, comme la pro- d’aborder l’exercice est d’y participer tout en le subvertissant,
grammatrice somalienne Ruun Nuur ? On voit que les sondés faire une liste de ilms réunis par autre chose que l’idée d’une
citent peu de courts métrages. Quid du cinéma non narratif, de supériorité, comme le critique portugais Ricardo Vieira Lisboa,
l’art vidéo ou des œuvres destinées à la télévision ? citant uniquement des ilms sans images.
– « De tous les temps » : cela signifie-t-il que toute l’his- Si les impasses de l’exercice sont déjà sensibles lorsque l’on
toire du cinéma doit être représentée ? Assume-t-on un biais établit sa propre liste, elles se révèlent plus clairement encore
générationnel ? lorsque l’on consulte le top 100 inal. Certains grands cinéastes
– Prend-on le terme « plus grand » comme l’équivalent de en sont absents pour avoir réalisé trop de « grands » ilms ! C’est
« préféré » ou de « meilleur », si tant est que l’on fasse une le cas d’Howard Hawks et d’Ernst Lubitsch. Mais quelles que
diférence entre les deux ? Autrement dit, recherche-t-on une soient ses limites, le goût de la liste reste constitutif de beaucoup
forme d’objectivité, expurgeant au passage de notre ciné- de cinéphilies, peut-être parce que les listes recréent à leur façon
philie aichée les plaisirs inexplicables, les objets imparfaits l’anonymat partagé de la salle de cinéma. Lors du précédent
mais marquants ? sondage en 2012, je me souviens avoir parcouru avec délice les
Une fois le champ restreint par la réponse à ces questions, tops individuels de tous les sondés ayant cité mes propres ilms
diférentes attitudes restent possibles. On peut vouloir faire préférés, ain de pouvoir ajouter tous ceux que je n’avais pas
preuve de idélité à une idée personnelle du cinéma, se pré- vus à une supra-liste d’œuvres « à voir » 3 – et me sentir amie
occuper de l’image que va renvoyer la liste, ou bien anticiper avec des inconnus vivant aux antipodes. Plutôt que d’éradi-
le résultat global du sondage. Dans le dernier cas, on pourra quer les listes, ne devrait-on pas encourager leur prolifération,
efectuer certains choix stratégiques, par exemple voter pour se détourner ainsi de la notion ennuyeuse de « grand ilm » et
Vertigo à la seule in de le faire accéder à la première place pour former toujours plus d’amitiés imaginaires ? ■
supplanter Citizen Kane (ce qui fut accompli en 2012, après un
demi-siècle de règne du ilm d’Orson Welles 2). Si l’on se pré- 1
Toutes consultables en ligne : www.bfi.org.uk/sight-and-sound/
occupe de la liste comme objet en soi, visible par d’autres, quel greatest-films-all-time/all-voters
efet cherche-t-on à produire ? Certaines semblent trop irré- 2
Citizen Kane fut numéro un en 1962, 1972, 1982, 1992 et 2002.
prochables, comme si leurs auteurs voulaient à tout prix éviter 3
Ce n’est pas possible avec le sondage 2022, où seuls les films
la faute de goût, et favorisaient des cinéastes universellement les plus cités sont reliés aux listes individuelles.
FONDATION CHANTAL AKERMAN/CINEMATEK/CAPRICCI
RAPPAPORT REPORTER
A près une première période constituée de ictions à la
marge du cinéma expérimental dans les années 1970
et 1980, intrigues noueuses et malines, ilmées en
Dans vos essais vidéo, vous vous concentrez sur le cinéma américain
et européen, et presque uniquement le cinéma classique.
Je ne crois pas en savoir assez sur la culture indienne, par
plans-tableaux dans son loft à SoHo transformé en home exemple, pour aborder le cinéma indien. Même chose pour le
studio, Mark Rappaport réalise en 1992 Rock Hudson’s cinéma suédois, inlandais ou latino-américain. Concernant le
Home Movies, qui le fera connaître des cinéphiles. cinéma moderne, je déteste Rohmer, mais j’allais voir chaque
Rock Hudson, star modeste des ilms de Douglas Sirk, Godard qui sortait à New York, et ses Histoires du cinéma sont
gendre idéal de l’Amérique sans histoire, a révélé son sida à l’origine de mes ilms vidéo, avec le court ilm de Matthias
en 1985, peu avant d’en mourir. Sans jamais recourir Müller, Home Stories (1990), un montage de scènes montrant
à des images d’archives, Rappaport élabore à travers les des femmes seules chez elles la nuit.
ilms de l’acteur une autobiographie ictive, à la première
personne, montant entre eux des passages choisis et révélant Avez-vous en tête des cinéastes qui n’ont jamais été reconnus
l’ambiguïté sexuelle au cœur de ses rôles. Les ilms de à leur juste valeur ?
montage de Rappaport, ainsi que ses textes (notamment Je pense à John M. Stahl, Joseph H. Lewis, Mitchell Leisen. Et
ceux publiés dans la revue Traic), découvrent ce que tant pis s’ils ont réalisé de mauvais ilms en plus des bons. En
seul un cinéphile peut percevoir à force de revoir les ilms : m’installant en France, j’ai découvert des ilms français tels que
des détails révélateurs, des acteurs ou des objets cachés le méconnu Les Croix de bois de Raymond Bernard, qui est
à l’arrière-plan, des vies façonnées par le cinéma (From the incroyable.Voilà un ilm qui aurait dû mettre in à toutes les
Journals of Jean Seberg, 1995 ; Debra Paget, for Example, guerres ! Mais les ilms n’ont pas ce pouvoir, ce ne sont que des
2016 ; I, Dalio, 2015, entre autres), et parfois des liens produits de divertissement.
incongrus entre cinéastes (Tati vs. Bresson : The Gag, 2016).
Manière de recomposer de l’intérieur une histoire cinéphile Il y a toujours cette tension dans vos ilms entre l’art et le kitsch, entre
du cinéma qui plonge avec vertige et délice dans une sérieux et ironie, car la qualité « artistique » des ilms que vous montrez
toile de coïncidences et d’aberrations, de vies secrètes et semble parfois secondaire.
de carrières ratées, de kitsch et de cruauté : le grand Thomas Elsaesser avait qualiié mon Debra Paget, for Example
inconscient à ciel ouvert du cinéma classique hollywoodien. de « sarcastique ». C’est totalement faux : ironique, peut-être, ce
Nous nous sommes entretenus avec Mark Rappaport qui n’est pas la même chose. Cette camelote du cinéma hol-
à l’occasion de son exposition « Photomontage : Mon beau lywoodien classique, ce kitsch a en vérité une place bien plus
souci », qui s’est tenue en juin dernier à The Film Gallery importante dans votre vie qu’un beau ilm avec Ingrid Bergman
(Paris), et d’un cycle de ses ilms à l’afiche de L’Archipel ou le cinéma d’Antonioni. Quand vous le voyez enfant ou
le même mois, faisant suite à celui de la Cinémathèque adolescent, ça compte.
française en mai.
Pierre Eugène, Vincent Poli MARK RAPPAPORT
MARK RAPPAPORT
Mark Rappaport, A Star is Born, 2024, photomontage.
Vous n’êtes pas à la recherche de grands chefs-d’œuvre, caméra : il faut le voir pour le comprendre. Dans L’Année dernière
ni de documents historiques. à Dachau (2020), je mentionne un travelling en expliquant qu’il
L’histoire du cinéma ne m’intéresse pas, celle qui dit : il y a nous montre à la fois le passé, le présent et le futur. C’est à peu
Naissance d’une nation, Citizen Kane, La Splendeur des Amberson… près tout ce que l’on peut dire.
J’aime les ilms passés sous les radars de l’histoire, ce que le cri-
tique Manny Farber appelle « l’art termite ». On m’a reproché, Vous vous déinissez aujourd’hui plus comme un « commentateur ».
dans Debra Paget, for Example, de ne pas parler de la liste noire Pour From the Journals of Jean Seberg, j’avais tout écrit au préa-
d’Hollywood. Mais quel est le rapport ? Il s’est passé d’autres lable, mais j’ai dû couper beaucoup au montage et donc réécrire.
choses dans les années 1950. C’était libérateur de pouvoir écrire sur des images que j’avais
sous les yeux et que je pouvais manipuler directement. Je n’ai
Quelles sont vos sources historiques ? pas créé ces images ni inventé la position des personnages ou
Malheureusement, je dois avouer que Google est ma source les décors. En découle, je crois, une certaine authenticité dans
première. Ça et les nombreuses autobiographies. En travaillant ma façon de faire. Écrire en face d’une image qu’on ne peut
sur Dalio, j’ai adoré découvrir qu’il avait été marié à Jany Holt, transformer. Même si je joue parfois avec !
qui a participé à la Résistance et que l’on retrouve dans Les
Anges du péché de Bresson en train d’abattre son amant. The Film Gallery montre à Paris, en ce moment, une exposition de vos
collages. Autre manière de jouer avec les images des ilms…
Les historiens essaient de démystiier ce qui se passe autour Quand je suis arrivé en France, j’ai d’abord beaucoup écrit sur
des ilms. Mais vous gardez vivante la fascination qu’ils impriment, le cinéma 2. Et j’ai voulu faire des collages qui accompagne-
avec un regard en biais. raient mes articles. Ayant réalisé que je n’avais plus rien à dire,
À l’époque de la sortie de ces ilms, on n’avait pas le moyen de je me suis consacré entièrement aux collages entre 2008 et
les revoir et de les mettre en parallèle. Dans mon texte « The 2014. Ensuite, Criterion voulait Rock Hudson’s Home Movies en
Secret Life of Objects » 1 et mon ilm Two for the Opera Box bonus de Tout ce que le ciel permet de Sirk. Ils m’ont proposé de
(2021), je remarque que tel objet ou tel décor se répète dans réaliser un essai vidéo, qui est devenu The Vanity Tables of Douglas
plusieurs ilms d’un même studio. Hollywood garde tout. Les Sirk (2014). J’ai compris que c’était ce que je voulais désormais
gens disent « les vieux ilms sont si extravagants ! », mais ils utilisaient faire. J’ai donc réalisé ce type de ilms jusqu’à aujourd’hui, où
tout le temps les mêmes choses, encore et encore. Un décor je ressens un manque d’inspiration. Tous les dix ans, je change
d’opéra se retrouve dans une foule de ilms d’aventures, de ilms de pratique. J’ai encore un ilm sur Pickpocket à faire. Ensuite,
historiques et de comédies musicales, la peinture de Laura de je ne sais pas.
Preminger revient au fond d’un plan d’On the Riviera (Walter
Lang, 1951, ndlr). Mais les ilms sont si diférents, et la caméra 1
Publié dans la revue Rouge (http://www.rouge.com.au).
passe parfois si vite qu’on ne s’en aperçoit pas. 2
Une partie des textes de Mark Rappaport a été reprise dans Le Spectateur
qui en savait trop, P.O.L, 2008.
Vous vous concentrez sur des personnages ou des décors, mais jamais
sur la mise en scène, par exemple les mouvements de caméra.
Cela n’a aucun sens d’écrire sur la mise en scène. On ne peut Entretien réalisé par Pierre Eugène et Vincent Poli
rien dire d’un travelling, on ne peut décrire un mouvement de à Paris, le 8 juin.
Après un travail de restauration long et onéreux, le Napoléon vu par Abel Gance (1927), présenté par
la Cinémathèque française et qui sera projeté au Fema La Rochelle avant de sortir dans une trentaine de salles,
est devenu le phénomène cinéphile de l’été.
MONUMENTAL FRAGMENT
par Élodie Tamayo
Tdésignent
itanesque, immense, emphatique, grandiloquent, boursou-
lé. Que ce soit pour le louer ou le blâmer, les adjectifs qui
le Napoléon de Gance insistent sur son gigantisme.
été les ressources nécessaires pour ranimer la bête.
Et si, en dépit des apparences, Napoléon relevait moins de
l’excès que du manque ? Cette bribe de projet conçu en six
De fait, ce « blockbuster » d’auteur se distingue par sa déme- épisodes, dont seul le premier pan a pu se réaliser, s’achève
sure, même dans les superlatives années 1920. Venu peu de sur le prélude de la jeunesse de Bonaparte. Le projet initial,
temps après Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Napoléon sort lui, embrassait la déchéance de l’empereur, elle-même ruine
aux côtés de Metropolis de Fritz Lang et du Ben‑Hur de Fred politique d’une totalité rêvée : la République universelle. Sur
Niblo. Son coût pharaonique (c’est la première superproduc- le plan technique, le triptyque s’apparente à l’albatros baude-
tion inancée par un consortium européen) n’a d’égal que ses lairien. Ses ailes trop grandes ont gêné son déploiement, faute
kilomètres de rushs et de copies. La seule « version Apollo » d’infrastructures adaptées. L’absence de deux écrans latéraux
mesure plus de 13 000 mètres, soit plus de 9h de projection. incurvés autour de l’écran central amoindrit l’efet immersif,
Il faut dire que Gance aspire non seulement au « surhumain » même quand le montage simultané en trois volets est conservé.
mais au « surcinéma », qui outrepasse les limites techniques et Ériger ce ilm en monument occulte sa facture morcelée.
esthétiques de son médium. D’où un jaillissement d’images La situation patrimoniale des archives Gance produit des opé-
qui n’ont de cesse de s’affranchir de leur support, jusqu’à rations à la Frankenstein, par assemblage de vestiges fatalement
déborder l’écran au proit du triptyque (ou triple écran) – tel incomplets et disparates.Triturant sans cesse ses négatifs, le réa-
un retable du septième art. La restauration de la Cinémathèque lisateur a lui-même contribué à détruire les éléments d’origine,
française prolonge ce phénomène hors norme. Près de vingt en dépit des efforts d’Henri Langlois et de ses équipes. Ainsi
ans de travail, des centaines de boîtes dépouillées, un budget s’éloignait toute perspective de ixer sa forme originelle. Mais
de plusieurs millions d’euros, le tout orchestré (par le com- a-t-elle seulement existé ? Car l’instabilité l’emporte dès sa
positeur Simon Cloquet-Lafollye) autour d’une partition de parution. Aux méthodes de travail aventureuses de Gance
33 kilos jouée par un ensemble de 250 musiciens : telles ont (remontant ses bobines jusqu’à la dernière minute) s’ajoutent
la dimension performative du spectacle (avec happening d’une moins par synthèse harmonieuse que par un frénétique collage
partie du casting et accompagnements musicaux variables), puis de citations picturales et littéraires, entraînées dans un maelstrom
les coupes et remaniements imposés pour des raisons com- opératique. Le patchwork musical accentue cet efet mosaïque.
merciales (les montages varient selon qu’il s’agit de séances Si les partitions d’origine manquent, les emprunts puisés dans
de prestige, régionales, internationales ou en format amateur). plusieurs siècles de répertoire, de Mozart à Schönberg, en pas-
Si bien que, pour le critique Léon Moussinac, Napoléon « n’est sant par Bartók, Beethoven, Massenet, Ofenbach, Mendelssohn
pas un ilm, c’est‑à‑dire une construction d’images ordonnées selon un et Mahler, restituent une rhapsodie d’époque. La mise en scène
rythme et réalisant l’unité nécessaire à toute œuvre véritable », mais va au déséquilibre, de tourbillon de caméras embarquées en
« une suite fragmentaire d’images retenues entre elles par le lien très montage vertigineux. Même le triple écran inal de la cam-
lâche d’un sous‑titre et, dans ses meilleures parties, des sortes de mor‑ pagne d’Italie tient à équidistance les « forces de l’ordre » (la
ceaux choisis » (L’Humanité, avril 1927). Si la restauration super- symétrie du triptyque rehausse la chorégraphie militaire) et
visée par Georges Mourier réinsule ampleur et cohérence au celles du chaos (le magma de surimpressions en lash-back et
ilm (notamment par ses matériaux inédits et son nouvel élan lash-forward superpose passé, présent et futur).
orchestral), on reste en présence d’un monstre composite sur On aurait donc tort de voir dans cet éclatement un lamento.
le plan génétique. Ni déinitif, ni intégral, ni originel, le projet, Split-screen en damier, surimpressions multiples, montage
© LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE
décliné en plus de vingt versions, est un comble de « ilm pluriel » rapide (battement d’un photogramme par plan), champ
(selon l’expression de François Thomas et Marie Frappat qui saturé de particules (paillettes, roses, pluie) : le ilm assume
pourfend le mythe de l’œuvre unique au cinéma). de fragmenter la perception. Le désir ubiquitaire va jusqu’à
Or « rien n’est plus poétique que tous les passages et les mélanges l’aveuglement, l’éblouissement. C’est que l’envers de la ruine
hétérogènes », notait Novalis, auteur tant aimé de Gance, dans et du regret, c’est l’attente, l’ouvroir. Les coups d’éclat de
ses Fragments. Héritier du romantisme, Gance fait du fragmen- Napoléon ont pour mission de percer les virtualités de son art.
taire et du disloqué une voie poétique. Mouvements et bri- Ses visions fugaces s’adressent à l’avenir (l’horizon est son motif
sures jouent contre le système et le statique. Cela passe d’abord dernier et sa in reste ouverte). Si ce ilm opère pleinement
par une écriture de la contradiction, plus conlictuelle qu’uni- comme un fragment romantique, c’est qu’il sert ce devenir
iée. Bonaparte, associé à l’oxymore du soleil noir au scéna- illimité, à l’image des eaux qui emportent le montage dans un
rio (incarné en contrejour à l’écran), apparaît tant aveugle que lux ininterrompu. ■
visionnaire. Son statut alterne entre l’icône et la copie (ou la
igurine), du sublime au parodique. Par cet agrégat de genres et Version restaurée en salles le 10 juillet. Rétrospective Abel Gance,
de tons contrastés, l’épopée historique s’entrechoque au mélo- Cinémathèque française, du 29 août au 22 septembre.
drame intime, la fresque cosmique aux intermèdes burlesques et À lire : Napoléon vu par Abel Gance dirigé par Frédéric Bonnaud et Joël Daire,
aux saillies d’avant-garde. Le rêve d’œuvre d’art totale procède Éditions de La Table Ronde, 2024.
© LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE
Abel Gance (à droite), Vladimir Roudenko (interprète de Napoléon jeune) et l’équipe technique sur le tournage aux studios de Boulogne,
en janvier 1925.
L’attente créée pour la sortie de Napoléon vu par Abel Gance au milieu d’une tourmente politique en France
réveille les doutes idéologiques que, dès sa sortie, le ilm a pu provoquer.
Ccouplet
omment comprendre un ilm qui, dans ses séquences inales,
bien qu’il soit muet, réussit à faire entendre le deuxième
de « La Marseillaise » et se conclut sur le drapeau tri-
l’acte. « Il pouvait tout faire parce qu’il voulait tout », écrit Balzac,
avant d’ajouter qu’après sa chute il a laissé les Français « plus
pauvres que le jour où il avait mis la main » sur eux. Chez cet
colore, qui teinte et recouvre l’image ? Faut-il le voir comme archétype d’une énergie sans cesse renouvelée, la force créa-
une exaltation nationaliste de Napoléon, homme providentiel trice s’allie à la fascination de la ruine et de la destitution.
qui enterre la Révolution au proit de la célébration d’une Gance n’a pas ilmé la chute de l’Empereur, mais les spectres
énergie ininie et entretient les ferments de son propre culte ? que Bonaparte hallucine avant de partir pour le Piémont pré-
Doit-on même le rejeter comme un geste pompier et patrio- igurent les testaments trahis des révolutionnaires. Pour autant,
tique qui enferme Napoléon ? dans ce qui est ilmé du projet gancien, il n’y a ni chute, ni
Ces questions ne sont pas nouvelles. Jacques Lourcelles en même tribunal véritable. Il ne dynamite pas la igure napo-
témoigne déjà dans son Dictionnaire du cinéma : « À l’époque de léonienne et ne la tire pas vraiment du côté de la négativité
la sortie – en 1927, en l’occurrence –, la vision que donne Gance de l’égotisme ou de l’hybris. Les efets de montage ultrarapide
de la Révolution fut souvent critiquée comme outrageusement droi‑ donnent surtout forme à cette fascination pour la dépense et
tière. […] D’autres critiquèrent dans le Napoléon vu par Gance l’exaltation créatrice, rendant mince la diférence entre glori-
de trop grandes concessions à une mystique du chef aux arrière‑plans ication et soule épique.
dangereux. » Luis Buñuel, alors assistant de Jean Epstein, refuse
de travailler sur le ilm, autant par rejet de Napoléon que de
Gance. Quant à Jean Vigo, la sentence est fameuse : « Abel
Gance sur trois écrans, c’est trois fois plus con », même si les
dortoirs de Zéro de conduite se souviennent de la bataille de
polochons qui ouvre Napoléon.
Le film est creusé par trois gouffres dans lesquels notre
regard s’abîme : le xixe siècle, 1927, et le moment actuel de
sa réception. Nous ne pouvons pas concevoir Napoléon sans
penser à notre histoire politique qui ne cesse de faire signe
vers lui, à travers une mythiication régulière de la jeunesse,
du changement, de la vitesse d’action. Le cinéaste s’inscrit
dans la continuité du regard porté sur lui par les artistes et
les écrivains, comme l’indique l’omniprésence des igures de
créateur dans le récit (qui met en avant Rouget de Lisle et
André Chénier) et dans la distribution (avec Artaud en Marat
et Gance lui-même en Saint-Just).
Le Napoléon qui écrit à Joséphine tout en cheminant vers
l’Italie, et qui traduit sa pensée en formules mathématiques
folles dans un bureau où se concentre toute l’intelligence
humaine, est un Napoléon romantique, réconciliant l’idée et
Gance cherche surtout à étendre le cinéma aux dimen- alors même que les scènes retrouvées laissent sur le devant
sions colossales et suprahumaines qu’il donne à Napoléon. Il de la scène une multitude de personnages secondaires qui
rencontre en cela Victor Hugo – via, parmi maints exemples, déplacent son centre de gravité.
le portrait de la Convention hérité pour une large part de la C’est sans doute à cette aune qu’il faut relire alors les men-
lecture de Quatrevingt‑treize, ou certains détails des Misérables. tions de « La Marseillaise » et du drapeau tricolore. L’hymne
Lorsque Marius pense à ses ascendants, Hugo fait allusion aux est chanté à la in par les fantômes de la Convention, dans un
surnoms de l’Empereur comme à autant de facettes contra- efet de symétrie avec le début de la première partie qui ins-
dictoires. « L’histrion qui prenait des leçons de Talma », le fameux talle Rouget de Lisle. Le temps d’une séquence, il hérite d’une
comédien de la Révolution française ; « Buonaparté », l’étran- énergie dont Bonaparte sera l’un des cristallisateurs. Le chant
ger ; ces surnoms se retrouvent dans les intertitres de Gance, organise les mouvements de foule et l’exaltation du poète, et
et voisinent avec un lyrisme de l’absolu qui déréalise la igure met en tension l’image muette, créant du son par efet de han-
napoléonienne et la dissout au sein des grandes abstractions tise. Le retour de l’hymne déploie cette dimension spectrale.
métaphysiques, « l’ombre, l’inini ténébreux, l’immensité éternelle ». Scandé devant Napoléon, il le gloriie moins qu’il n’exprime
Pour Hugo, il s’agit de bâtir une igure moins visionnaire que sa dette devant l’expérience révolutionnaire et anticipe sur sa
polémique, pour rabaisser Napoléon III. chute et la trahison qui lui sera reprochée.
Si Napoléon est l’homme-peuple, l’homme-océan, Quant au drapeau, s’il marque un discours patriotique,
l’homme-inini, il est d’abord un homme-cinéma : plus préci- il montre aussi la limite de Napoléon comme personnage
sément, le rêve d’une invention cinématographique qui trouve et comme figure. Le triple monochrome fait pendant à la
dans le spectacle d’une épopée les vecteurs de sa démesure et blancheur immaculée des locons de neige qui recouvrent
de son airmation. Par le montage, Napoléon incarne régu- Napoléon enfant. L’apothéose chromatique se substitue in ine
lièrement un contrepoint, qui installe au cœur de l’élan his- au portrait du génie romantique en homme de guerre. Très
torique une zone d’impassibilité presque inhumaine, immo- souvent, au milieu des scènes d’épopée, Napoléon s’évanouit
bile jusqu’à la désincarnation, igure d’absolu et d’éternité dans le montage, miniaturisé, absorbé par des efets rythmiques
qui contraste avec les soubresauts de la foule et qui lui reste multiples. La igure se statuie, mais la couleur la dissipe aussi.
extérieure. C’est en cela que la restauration de Napoléon est Ultime paradoxe d’une démarche monumentale où ce qui se
ambiguë : la durée monumentalise encore davantage le ilm, solidiie parvient aussi à disparaître. ■
Les histoires sont pleines de lacunes et d’injustices, selon les époques et les lieux depuis lesquels elles
sont écrites. Le choix de ilms que nous proposons ici n’est pas une simple sélection de raretés : ils ont tous eu,
en un temps et un lieu, une importance que l’on peut qualiier d’historique, mais pour des raisons diverses
(de géographie, de politique, y compris des auteurs...), ils ont été trop oubliés dans les plis du temps ou entre
les frontières, quand ils ne sont pas carrément passés sous les radars de la critique française.
Ces neuf titres sont des exemples parmi beaucoup d’autres possibles. Ils constituent un appel à une histoire
du cinéma plus vaste, hétéroclite, diverse.
CHAÎNONS MANQUANTS
GEECHEE GIRLS
Daughters of the Dust de Julie Dash (États-Unis, 1991) sensible l’entremêlement du passé, du présent et de l’avenir
Célèbre aux États-Unis au titre de premier long au sein de toute identité. Le récit se cristallise autour d’un
métrage réalisé par une femme afro-américaine distribué moment charnière : en 1902, la famille Peazant décide de
commercialement, le ilm de Julie Dash Daughters of the quitter Ibo Landing pour partir vers le Nord – un abandon
Dust marque une étape dans l’histoire des représentations : de sa terre d’adoption synonyme de rupture avec un héritage
la cinéaste y évoque une culture oblitérée par le grand africain encore vivace. Se détournant de la linéarité, le ilm
récit assimilatoire états-unien, celle des Gullah, un peuple organise une forme de stase sur une plage, dans l’attente
afro-américain ayant développé une langue et une culture du départ, lors de laquelle apparaissent des conlits au sein
propres du fait de son isolement géographique. Une d’un groupe déjà disloqué, aux valeurs divergentes. Aux
histoire liée à un lieu, Ibo Landing, en Géorgie, site d’une pratiques magiques contestées d’une ancienne répond la voix
révolte d’Africains de l’Ouest enlevés pour être réduits en d’une jeune narratrice, qui raconte des événements datant
esclavage – une légende raconte que certains marchèrent sur d’avant sa naissance.
l’eau pour retourner sur leur continent d’origine. Olivia Cooper-Hadjian
La distance avec ces événements a probablement contribué
à l’invisibilité du ilm en Europe. Pourtant, la singularité
de Daughters of the Dust déborde largement sa vertu
commémorative. L’approche de Julie Dash vise à actualiser
l’Histoire en instaurant une situation narrative qui rend
STUDIO GOR’KIJ
Limite de Mário Peixoto (Brésil, 1931)
Les poignets menottés d’un homme encadrent un visage
de femme au regard noir qui transperce l’objectif. L’image,
obsédante, signée André Kertész, a été vue à la une d’un
magazine par un jeune poète brésilien, Mário Peixoto,
au cours d’un voyage dans l’Europe des années 1920. Il
la porte avec lui : ce sera le début de Limite, variation
d’avant-garde taillée dans la chair de Buñuel, baignée
dans les eaux d’Epstein et chaufée au soleil de Dovjenko.
Condensé sur un radeau de fortune où agonisent deux
femmes et un homme, Limite fraye avec un « état limite »
du cinéma. Presque sans carton, il s’en remet à la pure
présence des corps, de la nature et de la durée. Attente
pesante et réminiscences s’incarnent dans de singulières
prises de vue qui sont autant de cristallisations d’un état, La Porte d’Ilitch de Marlen Khoutsiev (URSS, 1962)
d’une langueur. Ce qui détone, par contraste avec la vitesse Sorti en 1965 sous le titre J’ai 20 ans dans un montage
des années folles, c’est ce déi de la lenteur, le vertige modiié et une durée plus courte (2h44) que sa version
d’une quasi-immobilité. Le trio, de fait, a cessé de ramer originale (3h08), le ilm a remporté un grand succès en
alors même que l’eau est calme. Dans ce bain surréaliste, le URSS (près de neuf millions de spectateurs), après avoir
cours du temps conine à la malédiction. Entre révolte et obtenu le Grand Prix du Jury au festival de Venise, ex-aequo
résignation (l’une a fui la prison, l’autre un mari alcoolique, avec Simon du désert de Buñuel. C’est seulement pendant
le troisième regrette une amante perdue par la lèpre), les la Perestroïka, en 1988, que la version tournée initialement
personnages se pétriient. Les plans traquent la façon dont par Khoutsiev a fait son apparition, d’abord en Russie,
la lumière se ixe, sa révélation patiente des choses. Ainsi dans le cadre de la réhabilitation d’une série de ilms
de cette paire de ciseaux brandie telle une sculpture où ne longtemps censurés par le régime soviétique. Se focalisant
pulse que l’éclat de la lame. Puis les témoins non humains – sur le quotidien de trois amis de la classe ouvrière – entre
végétaux à peine frémissants, écume médusante, paysages travail à l’usine, cours du soir et amours – le ilm expose
minéraux – imposent leur tempo, accordé à la mélancolie frontalement leurs questionnements existentiels et le
des Gymnopédies de Satie. décalage avec la génération de leurs aînés (leurs pères sont
Dans la tourmente des débuts du sonore, ce radeau-cinéma morts durant la « Grande Guerre patriotique », le nom
aussi frêle que radical sombre malgré le soutien d’artistes et de russe de la Deuxième Guerre mondiale). Dans une scène
critiques liés au Chaplin Club, tel Octávio de Faria. Unique censurée et dont le réalisateur était contraint de changer le
ilm de Peixoto, qui concourt à sa légende maudite (il est dialogue, l’un des protagonistes voit apparaître le fantôme
question d’une fausse lettre d’admiration d’Eisenstein et de de son père et lui demande comment il faut vivre. Mais le
copies retranchées dans une île), ce soleil noir longtemps invi- père n’a aucune réponse à lui donner, ce qui a été perçu
sible, repoussoir du Cinema Novo (pour son décadentisme par la commission de censure comme un afront à l’idéal
occidental), a refait surface à la fin des années 1970 pour de l’engagement collectif de l’homme soviétique. La Porte
devenir un jalon essentiel du cinéma brésilien. d’Ilitch permet de prendre la mesure de l’inluence de la
Élodie Tamayo modernité européenne sur le cinéma russe durant le Dégel :
la Nouvelle Vague, avec le portrait de la jeunesse en plein
conlit de générations, ou encore le cinéma d’Antonioni
CINÉDIA
Charlotte Garson
WARNER BROS.
toxicomane de deux cinéastes : un réalisateur de ilms
d’horreur de série Z et un jeune homme accro à sa caméra
super 8 au point de inir littéralement vampirisé par elle.
Arrebato décline toutes sortes d’addictions, mais aussi de
métamorphoses – le jeune protagoniste et le ilm lui-même
ne cessent de changer de forme – pour célébrer les libertés
illimitées du mimétisme et de l’envoûtement. Arrebato est,
plus encore que les premiers ilms d’Almodóvar (diicile
de penser qu’il ne furent pas inluencés par Zulueta), le
portrait le plus juste de ce défouloir joyeux et bigarré que
fut la Movida. Après avoir réalisé deux courts métrages pour
la télévision et signé quelques aiches de cinéma au style Track of the Cat de William Wellman
immédiatement reconnaissable (amoureux de toutes les (États-Unis, 1954)
formes de collages, il était aussi plasticien et photographe), Qui eût cru que l’histoire du cinéma le plus dominant,
Zulueta passa les dernières années de sa vie quasiment l’hollywoodien, allait devenir graduellement un objet
reclus dans une grande maison familiale de Saint-Sébastien, si insaisissable ? L’alliance entre les diférents angles
réalisant encore quelques œuvres plastiques mais semblant majoritaires (les studios, le star-system, les grands maîtres,
ne plus avoir d’appétit pour le cinéma, comme s’il avait les périodes) a ini par créer des rejetons errants, des ilms
tout donné dans ce merveilleux Arrebato. Depuis sa sortie, le strictement commerciaux dont l’étrangeté s’apparente aux
ilm n’a cessé d’être en Espagne aussi bien un objet de culte yeux contemporains à quelque chose de presque « non
qu’un sujet d’étude, très inluent dans la culture de son pays américain » et qui échouent dans les marges de l’oubli. Cas
tout en demeurant absolument inimitable. d’école : ces cinéastes ayant navigué entre les genres et les
Marcos Uzal studios et qui, auteurs de quelques « chefs-d’œuvre », voient
le reste de leur ilmographie inévitablement condamnée à
n’être vue ou citée que très rarement. Track of the Cat de
NICOLÁS ASTIARRAGA P.C.
GAUMONT
EN SALLES
Les Guetteurs d’Ishana Night Shyamalan 66
Septembre sans attendre de Jonás Trueba
Vice‑Versa 2 de Kelsey Mann 71
3 JUILLET
El profesor de Maria Alché et Benjamín Naishtat
Les Fantômes de Jonathan Millet
Horizon : une saga américaine – Chapitre 1 de Kevin Costner
65
65
67
Reprise party
The Human Surge 3 d’Eduardo Williams
Pendant ce temps sur Terre de Jérémy Clapin
71
69
par Charlotte Garson
Elyas de Florent-Emilio Siri, Matria d’Álvaro Gago, Pompo the Cinephile
de Takayuki Hirao, Pourquoi tu souris ? de Chad Chenouga et Christine Paillard
10 JUILLET
Les Gens d’à côté d’André Téchiné
Here de Bas Devos
66
59
Tforment
ransparence de l’écran divisé : Ale
(Itsaso Arana) et Alex (Vito Sanz), qui
un couple de longue date aux
la fête du 22 septembre, pour laquelle
il devient aussi urgent de trouver un
lieu que de s’occuper de dégoter deux
Mad Fate de Soi Cheang 68
Le Médium d’Emmanuel Laskar 68
prénoms jumeaux, accomplissent leur nouveaux appartements de célibataires.
Only the River Flows de Shujun Wei 69 routine matinale respective, café, gym, Qu’Ale, cinéaste de son état, soit en train
La Récréation de juillet de Pablo Cotten et Joseph Rozé 70 emails, dans le duplex qu’ils partagent de monter son ilm (celui-là même que
Sons de Gustav Möller 70
To the Moon de Greg Berlanti 71
depuis des années, mais la mise en scène nous voyons) provoque moins un vertige
L’Arbre à contes de Rashin Kheyrieh, Mohammad-Reza Abedi vend la mèche de leur séparation immi- méta qu’un pli net du récit sur lui-même,
et Alla Vartanyan, Creation of the Gods I de Wuershan, Longlegs d’Oz Perkins, nente. Un split-screen redouble les sur- comme un cadeau fait aux deux prota-
Moi, moche et méchant 4 de Chris Renaud et Patrick Delage
cadrages des embrasures et des fenêtres, gonistes. La réalisatrice peut se repasser
17 JUILLET comme celle en vis-à-vis de leur inoxy- les scènes de son quotidien, de la même
Dos madres de Víctor Iriarte 62 dable couple de propriétaires âgés à qui manière que son compagnon acteur (qui
Eat the Night *de Caroline Poggi et Jonathan Vinel 65
Santosh de Sandhya Suri 70
ils redoutent d’annoncer leur déména- arbore dans une scène un sac du distri-
Dîner à l’anglaise de Matt Winn, Karmapolice de Julien Paolini, Le Larbin gement prochain. À quel moment leur buteur et éditeur vidéo Re:voir) se voit
d’Alexandre Charlot et Franck Magnier, Monolith de Matthew Vesely, séparation s’extraira-t-elle de ce que proposer un bout d’essai sur une situa-
Presque légal de Max Mauroux, Twisters de Lee Isaac Chung
l’aspect grammatical appelle le progres- tion de séparation. Le ilm frôle le péril
24 JUILLET sif ? Autrement dit, quand cesseront-ils d’être surnourri, de s’emballer dans une
Mon parfait inconnu de Johanna Pyykkö 68 d’être en train de se séparer ? Combien répétition de la répétition, d’autant que
Belle enfant de Jim, Deadpool & Wolverine de Shawn Levy, Gondola
de Veit Helmer, Goodbye Monster de Huan Jianming
de proches faudra-t-il avertir – par télé- la table de montage ofre une occasion à
phone, en personne, au café, à travers la Ale de tester cinématographiquement la
31 JUILLET cour, au jardin public, dans une autre séparation (par une fermeture au volet
Comme le feu de Philippe Lesage 64
Highway 65 de Maya Dreifuss 67
langue… – et surtout, rassurer, pour que que mime le passage d’un bus, un chan-
MaXXXine de Ti West 63 cette déclaration soit enin performative ? gement d’axe inopiné ou la crudité de
Full River Red de Zhang Yimou, Garield – Héros malgré lui de Mark Dindal, Le « Pero no pasa nada » qu’ils s’empressent jumps cuts) : elle peut ainsi, luxe rare, tra-
Largo Winch – Le Prix de l’argent d’Olivier Masset-Depasse, We Are Zombies
de Yoann-Karl Whissell, Anouk Whissell et François Simard d’accoler systématiquement à leur révé- vailler ce qui la travaille.
lation se difracte en diverses traductions Ce n’est pas un hasard si la première
7 AOÛT (« Tout va bien », « On va bien »…), assimi- fois que l’on s’aperçoit que ce que l’on
Almamula de Juan Sebastián Torales 64
Borderlands d’Eli Roth, Errance sans retour de Mélanie Carrier, Mon ami
lant discrètement l’ataraxie au néant. En vient de voir est l’objet d’un ilm-dans-
le petit manchot de David Schürmann, Petit Panda en Afrique de Richard une ironique inversion des priorités, la le-ilm coïncide avec le premier moment
Claus et Karsten Kiilerich, Super Papa de Léa Lando, Tigresse d’Andrei Tanase,
Trap de M. Night Shyamalan
hâte d’en inir s’applique de plus en plus où les deux personnages ne partagent plus
à la fatigue d’avoir à faire cette annonce, physiquement le même espace, lorsque
14 AOÛT plutôt qu’à la montagne à gravir que après une visite d’appartement Ale saute
City of Darkness de Soi Cheang 68 représente la in d’une longue relation. dans un taxi, laissant Alex seul sur un
Le Roman de Jim d’ Arnaud et Jean-Marie Larrieu 60
Alien: Romulus de Fede Alvarez, Golo & Ritchie d’Ahmed Hamidi Septembre sans attendre fait son miel de pont. Trueba, loin de se limiter à l’appli-
et Martin Fougerol, Jamais plus – It Ends With Us de Justin Baldoni, ce comique de répétition, variant les réac- cation de son programme de reprise, en
La Mélancolie de Takuya Katô
tions et émotions des amis, collègues ou explore la musicalité, fondée aussi sur des
21 AOÛT parents. Trueba évite cependant la paresse interruptions de la répétition, telle cette
Anzu, chat‑fantôme de Yôko Kuno et Nobuhiro Yamashita 64 d’un contrechamp pochette-surprise, lui vacance simple et quotidienne des futurs
Emilia Perez * de Jacques Audiard 61 préférant les plans à deux, comme si se ex (elle dans le taxi, lui sur le pont) sou-
Girls Will Be Girls de Shuchi Talati 66
Hijo de sicario d’Astrid Rondero et Fernanda Valadez 67 tenir fermement ensemble dans le plan dain ressentie comme une trop violente
Project Silence de Taegon Kim 69 équivalait à l’aplomb moral qu’il faut vidange (il est aussi question de bruyant
Blink Twice de Zoë Kravitz, The Crow de Rupert Sanders, Rodéo de Joëlle
Desjardins Paquette, Zénithal de Jean-Baptiste Saurel
pour, annonçant que l’on se sépare, déchi- débouchage d’évier).
rer l’idéal amoureux que l’on a représenté Si l’on se souvient que, dans Marriage
28 AOÛT pour d’autres. L’imminence d’une divorce Story, Noah Baumbach ilmait au domicile
La Prisonnière de Bordeaux * de Patricia Mazuy 58 party inspirée par le père d’Ale (« Il faut de ses divorcés un article encadré sur Scènes
Septembre sans attendre de Jonás Trueba 54
Alienoid – L’Affrontement de Choi Donghoon, La Belle Affaire de Natja Brunckhorst, fêter les séparations, pas les unions », avait- de la vie conjugale de Bergman, aucun autre
Dreaming Walls de Maya Duverdier et Joe Rohanne, Fêlés de Christophe Duthuron, il fanfaronné plusieurs décennies aupa- cinéaste que Trueba n’a mis aussi littérale-
La nuit se traîne de Michiel Blanchart, Paradise Is Burning de Mika Gustafson,
They Listen de James Moran et Chris Weitz, Toubib d’Antoine Page
ravant) précipite les situations de parole, ment sur la table ses références : non seu-
chaque proche apprenant en même temps lement un ami du couple, acteur comme
la « triste » nouvelle et son invitation à Alex mais plus coquet et plus populaire
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
CAHIERS
l'un des actionnairesDU CINÉMA
des Cahiers du cinéma a une participation. 54 JUILLET-AOÛT 2024
CAHIER CRITIQUE
Mise en crise
Entretien avec Jonás Trueba et Itsaso Arana
Pfontriches
our présenter La Cérémonie, où de
propriétaires, les Lelièvre, se
tirer comme des lapins par une pos-
(même quand elle ment) et celle qu’on
ne croit pas (alors même qu’elle n’a
pas d’autre choix que de dire la vérité).
s’écarte de toute tentation moralisatrice
car les conflits ne sont jamais filmés
comme des combats entre antagonistes,
tière et leur bonne, Claude Chabrol a L’arrivée d’un tiers, quel qu’il soit, ren- mais comme les brouillages des opposi-
parlé de « ilm marxiste ». La Prisonnière voie automatiquement Mina aux gestes tions. L’émancipation de Mina passe par
de Bordeaux tient aussi à une forme clas- de la servante, validant son sentiment le mensonge et la trahison : elle conirme
sique qui lui permet d’étudier scrupuleu- d’extériorité sociale, immédiatement paradoxalement l’ethos bourgeois et les
sement les rapports de classes, mais évite traduit par des séparations symboliques préjugés qu’Alma projette sur elle. Elle
la décharge pulsionnelle et neutralise tous à l’intérieur du plan et renforcé par le s’airme à la in reine de son désir, certes,
les éléments d’un enchaînement tragique, champ-contrechamp. mais aussi d’un foyer familial qu’Alma
ce qui peut étonner après la brutalité de Mazuy étend cette opposition aux n’a pas su se construire. Celle d’Alma
Bowling Saturne. La subtilité implacable rapports avec le masculin. Bien que cha- passe par la dépossession. L’absence subie
du film consiste justement à voir leur cune des deux organise sa vie autour d’un au début du film devient un renonce-
cruauté intrinsèque comme un paravent homme absent, Mina est habitée par le ment volontaire qui aboutit à un voyage
et une donnée, et non comme une fin désir alors qu’Alma vit par devoir. Les ambigu dans la nuit : éperdu mais certai-
en soi. scènes entre Mina et Nasser (Lionel Dray) nement sans destin. ■
Patricia Mazuy s’attache surtout aux imposent immédiatement cette urgence
conditions d’une survie par laquelle deux comme un besoin de liberté. Quant à
femmes aux statuts opposés peuvent pré- Alma, la relation à son mari est marquée LA PRISONNIÈRE DE BORDEAUX
tendre. Alma (Isabelle Huppert) habite par les formes de l’emprise. Les deux France, 2024
seule avec sa domestique, Mina (Hafsia rencontres entre Alma et Christopher Réalisation Patricia Mazuy
Herzi) est mère de deux enfants ; la pre- impressionnent par leur violence laco- Scénario François Bégaudeau, Pierre Courrège,
mière vit grâce à l’argent de son mari, la nique. Magne Havard Brekke confère à Patricia Mazuy, avec Émilie Deleuze
seconde travaille dans un pressing ; l’une son personnage une immobilité féroce, Image Simon Beaufils
est une épouse trompée alors que l’autre où se déploie la théâtralité perfectionnée Son François Boudet, Jean Mallet, Nathalie Vidal
forme un couple idèle avec son conjoint. auprès du metteur en scène Christoph Montage Mathilde Muyard
Elles se rencontrent en prison lorsqu’elles Marthaler, avec lequel il a régulièrement Musique Amine Bouhafa
rendent visite à leur conjoint. Très rapi- travaillé. Le seul gros plan que la cinéaste Interprétation Isabelle Huppert, Hafsia Herzi, Magne Havard
dement, Alma prend Mina sous son aile, lui ofre, conclusif, le montre terriiant, Brekke, William Edimo, Lionel Dray
lui trouve un travail et l’héberge avec ses sardonique. Il incarne l’autre pôle du Production Rectangle Productions, Picseyes, Arte France
enfants dans une immense demeure aux masculin : la domination sans mesure. Sa Cinéma, Les Films du Camélia
airs de manoir, îlot fortuné perdu parmi demeure apparaît comme une extension Distribution Les Films du Losange
les barres d’immeuble. du corps masculin absent, à l’instar de Durée 1h48
Dans son meilleur rôle depuis Elle de l’appartement de Bowling Saturne, dédié Sortie 28 août
Paul Verhoeven en 2016, Isabelle Huppert
tire Alma vers le personnage de comédie,
adoucissant les marques de la domina-
tion sociale sans jamais les efacer. Elle
annule l’hostilité du rapport à l’Autre au
nom d’une solitude irrécupérable que
les masques sociaux peinent à tromper. À
Mina et à elle, Mazuy réserve un espace
commun de telle sorte que Mina peut
prendre Alma dans ses bras dans un geste
de consolation et d’empathie. Mais même
dans cette relation qui se veut intime, la
répartition des rôles sociaux reste blo-
quée : entre celle qui commande et celle
qui obéit, celle qu’on croit forcément
L’infiniment moussu
par Olivia Cooper-Hadjian
tive, suscitent une attention particulière Fil rouge du récit, le végétal agit comme Musique Brecht Ameel
aux atmosphères des environnements tra- la métaphore d’une plus vaste altérité. Interprétation Stefan Gota, Liyo Gong, Saadia Bentaïeb,
versés. Insomniaque, Stefan perturbe la Des légumes voués à devenir nourriture, Cedric Luvuezo, Teodor Corban, Alina Constantin
temporalité du récit. Le jour et la nuit l’attention se déporte vers d’autres spéci- Production Quetzalcoatl
se succèdent trop vite, et l’alternance des mens, sans fonction manifeste : des graines Distribution JHR Films
ambiances lumineuses, souvent sombres, non identiiées que Stefan retrouve dans Durée 1h22
achève d’aiguiser les sens. Le soleil, la une poche, les mousses incomestibles que Sortie 10 juillet
Dépossession
par Thierry Méranger
Ll’aune
a réussite du dernier long métrage des
Larrieu se mesure paradoxalement à
de la dépossession et de l’eface-
à son efacement du quotidien de celui
qui le considère toujours comme son
« vrai papa ». La réussite du récit tient
pourrait inspirer tout en préservant la
lucidité de son analyse sociale. Parce
que les salauds, d’abord, n’y sont pas des
ment d’un anti-héros qui se fait d’em- à la densité du proil infra-ordinaire de méchants. Parce que les personnages qui
blée le narrateur d’une geste passive et son protagoniste, idéalement interprété sacriient assez ignoblement Aymeric à
poissarde. On comprend aisément que le par Leklou. Provincial (le terrain mon- leurs propres désirs sont égoïstes, incons-
tandem lourdais ait opté pour l’éponymie tagneux habituel aux Larrieu est cette cients et passablement cabossés sans jamais
du roman de Pierric Bailly qu’il adapte fois-ci le Haut-Jura de la ville de Saint- être cyniques – Dosch et Belin excellent
(lire Cahiers nº 805) : Le Roman de Jim Claude), professionnel de la « lose à durée ici dans des registres opposés. Mais aussi
pousse l’humilité du protagoniste jusqu’à indéterminée » mais spécialiste de tous les parce que le scénario suit le roman en
dissimuler son identité dès son titre et intérims, parfait « freeter » comme le déi- s’ofrant le luxe d’une ellipse plus longue
lui substituer l’évocation de l’enfant dont nira plus tard sa nouvelle compagne, il que les précédentes, et prolonge le récit
il sera peu à peu spolié. Car le scénario est d’abord l’homme sans qualités capable sur plus de deux décennies, contrai-
est bien afaire de paternité et de ilia- d’être celui que les autres veulent voir rement à l’habitude des cinéastes. Une
tion déçues : Aymeric (Karim Leklou) et dont ils ont besoin – pas si loin du échappée, donc, plus qu’un second volet,
a élevé pendant huit ans avec Florence Tralala de l’opus précédent des cinéastes. à l’image des portes et fenêtres qu’Ay-
(Laetitia Dosch) le fils qu’elle a eu de Mais aussi et surtout, il est de son propre meric franchit, se jouant des surcadrages
Christophe (Bertrand Belin) avant que ce aveu le « gentil », fort d’une innocence qui pour gagner la nature et réactiver le motif
dernier réapparaisse pour déraciner mère attire « les histoires compliquées et les plans récurrent du western qui le renvoie à la
et môme en les éloignant vers Montréal, bizarres », à mi-chemin entre l’idiot dos- complicité inefaçable des jeux du père
privant Jim de son père adoptif durant toïevskien et le soudeur kaurismäkien – et du fils. Il y aura donc une seconde
quinze ans. La subtilité des Larrieu est dimension que conirment les lives musi- chance, et même plusieurs. Celle qui est
de se tenir soigneusement à l’écart du caux, immersifs sans être empathiques, en accordée au héros à travers le couple qu’il
tranchant des ressorts mélodramatiques arrière-plan de certaines séquences-clefs. parvient à bâtir avec une prof de lettres
classiques en mettant en scène, selon À tous égards, Aymeric est le travailleur amoureuse de techno (Sara Giraudeau).
un calendrier précis, une séparation par d’aujourd’hui, working class hero sans être Celle des possibles retrouvailles avec l’en-
étapes, vécue et acceptée dans la lenteur blue collar, dont on attendra en vain, d’un fant perdu, fût-ce au risque d’un règle-
d’une tragédie cruelle et à bas bruit. Peu job, d’une tuile ou d’un efondrement à ment de comptes sur un piton rocheux.
à peu destitué de sa paternité, Aymeric l’autre, l’esquisse d’une révolte. Il sera dès lors possible de constater, à
devient ainsi simple parrain, amorçant On saura gré au talent des Larrieu de l’image de la passion d’Aymeric pour la
selon ses propres mots « une descente en sauver haut la main le ilm de la déses- photographie qui jalonne le ilm, que les
deuxième division » qui n’est que le prélude pérance grinçante et misanthrope qu’il négatifs argentiques qu’il n’a jamais pu
tirer peuvent encore être montrés et que,
sauvegarde numérique oblige, rien ne
sera jamais vraiment perdu. ■
LE ROMAN DE JIM
France, 2024
Réalisation, scénario Arnaud et Jean-Marie Larrieu,
d’après le roman de Pierric Bailly
Image Irina Lubtchansky
Montage Annette Dutertre
Son Olivier Mauvezin, Margot Testemale, Cyril Holtz
Musique originale Bertrand Belin, Shane Copin
Interprétation Karim Leklou, Laetitia Dosch, Sara Giraudeau,
Bertrand Belin, Noée Abita, Andranic Manet
Production SBS Productions, Arte France Cinéma
SBS PRODUCTIONS
Distribution Pyramide
Durée 1h41
Sortie 14 août
DOpératique
’abord conçu comme un opéra,
Emilia Perez est donc devenu un ilm.
? Oui, au sens le plus trivial :
transition de genre, ainsi que l’exil de sa
famille en Suisse. Tout est prévu : Manitas
sera donné pour mort aux yeux de tous, sa
ties chorégraphiées par le contraste entre
ténèbres environnantes et lumière zéni-
thale, qui emprunte certes à la nudité des
lyrisme braillard, destins tourmentés et femme et ses enfants compris. Reconstruit plateaux de danse, mais évoque surtout un
bouissures sentimentales. Du livret au dans un studio de la banlieue parisienne, dispositif de confession, avec sa mise à nu
scénario, Jacques Audiard a surtout main- le Mexique d’Audiard correspond à l’idée des cœurs et des âmes. Ironie, que l’asso-
tenu le privilège de l’expression sur l’ac- qu’un lecteur distrait de Courrier interna‑ ciation d’Emilia se nomme La Lucecita
tion. Étrange ilm, qui prétend raconter tional pourrait s’en faire : État défaillant, (« petite lumière »), quand Audiard brûle
la transformation radicale d’un être et violence endémique, culture bigarrée. Le la moindre équivoque, nuance, indéter-
de ses relations au monde, et dans lequel pays joue en fait le même rôle que l’opéra, mination, à coups de projecteur, achevant
pourtant rien ne se passe, ou presque, celui d’une terre lointaine et fantasmée où de faire basculer ce qui se voudrait une
que le commentaire d’une vie rarement tout est nécessairement grandiose, excessif, fable ultracontemporaine dans un kitsch
montrée en tant que telle – commen- surréel ; moins une toile de fond qu’une hors d’âge. ■
taire qui, au demeurant, ne se distingue loupe, permettant de scruter un cas lui-
ni par son inventivité littéraire, ni par son même limite. Car la démesure est aussi ce EMILIA PEREZ
acuité psychologique ou sociale. En fait qui fonde le personnage à travers lequel le France, Mexique, 2024
d’opéra, Emilia Perez s’inscrit plutôt dans cinéaste choisit d’aborder la fabrication des Réalisation, scénario Jacques Audiard
la lignée des comédies musicales de Luc identités de genre : le corps de Manitas / Image Paul Guilhaume
Plamondon, Starmania ou Notre‑Dame‑de‑ Emilia Perez n’échappera jamais tout à fait Montage Juliette Welfling
Paris, qui trouvaient dans les existences au soupçon de monstruosité. Musique Camille, Clément Ducol
marginales la levure pour faire monter Ambiguïté d’Audiard, qui à l’évidence Chorégraphie Damien Jalet
leurs hymnes humanistes. entend contribuer à l’inclusion des corps Direction artistique Virginie Montel
L’argument ne manquait pas d’audace. trans dans les ictions majoritaires, et néan- Interprétation Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena
Avocate mexicaine talentueuse contri- moins ne peut se départir d’une certaine Gomez, Édgar Ramírez, Adriana Paz
buant malgré elle à la corruption de angoisse quant à leur « vérité ». C’est à Production Why Not Productions, France 2 Cinéma, Page
l’institution judiciaire, Rita Moro Castro cet endroit que le film se montre dra- 114, Pathé Films, Pimienta Films, Saint Laurent Productions
(Zoe Saldaña) est recrutée par le chef matiquement le plus fort, tout en étant Distribution Pathé
d’un cartel, Juan « Manitas » Del Monte le plus contestable. Après plusieurs années Durée 2h10
(Karla Sofía Gascón), ain d’organiser sa de séparation, Emilia invite sa compagne Sortie 21 août
choisissant de quitter l’enquête de la géni- pillait dans un idéal de vie champêtre, Distribution Shellac
trice pour s’intéresser au quotidien har- Dos madres quitte la première personne Durée 1h45
monieux de Cora et Egoz, de les déployer fatale du ilm noir et la piste du thriller Sortie 17 juillet
Lvoyage
’un des grands mérites de X (2022)
est d’avoir initié par son succès un
au long cours entre un cinéaste
En parachevant l’ascension féroce vers
la gloire de Maxine, ce troisième épi-
sode s’impose surtout comme une forme
enfumée la voyant tour à tour traquée et
traqueuse (via notamment sa confronta-
tion avec le personnage de démiurge gro-
jusqu’alors plutôt rare (Ti West) et une d’apothéose lyrique de l’aventure au long tesque et pathétique interprété par Kevin
comédienne (Mia Goth) ayant trouvé cours du cinéaste et de l’actrice. La pul- Bacon). Proie et prédatrice, enfant perdue
dans son mémorable double rôle de jeune sion maniériste qui traverse cette saga à la et monstre psychopathe, Maxine traverse
proie et de mamie tueuse l’occasion d’ex- fois esthétique, historique et politique n’a les plans à la manière d’une traînée incan-
ploser. Si Pearl (2022), préquelle située cessé de se redéployer au il des volets – descente et imprime à ce troisième volet
en 1918, remontait aux origines de la l’énergie libertaire et anti-puritaine des son rythme hypnotique, sa mélodie heur-
igure d’ogresse libidineuse qui décimait années 1970 dans X, la patine de mélo tée et son soule brisé.
l’équipe de tournage isolée dans la cam- en Technicolor dans Pearl, le déluge de S’il embrasse en un étrange équilibre
brousse texane de X, ce troisième volet luxure et d’artiices eighties ici. De varia- de cynisme et de romantisme toute une
propulse quant à lui Maxine, la jeune tions virtuoses en franches ruptures, cette contre-histoire sinistre d’Hollywood et de
actrice rêvant de gloire hollywoodienne odyssée trouve peut-être avec MaXXXine ses starlettes aux destins broyés (on songe
du premier ilm, dans les bas-fonds sor- sa forme la plus pure et la plus extatique, notamment au magniique The Canyons
dides du Los Angeles des années 1980. et ce pour une raison évidente : le ilm ne de Schrader), MaXXXine n’en demeure
Entièrement porté par l’énergie de cette vise qu’à tomber le masque théorique et pas moins irradié d’une malice et d’une
blonde torpille prête à tout pour réus- le voile de cérébralité qui recouvraient le légèreté vénéneuses et jubilatoires. On sait
sir, MaXXXine est à la fois un splendide premier volet (encore présents dans Pearl combien Ti West a imprégné sa trilogie
prototype de cinéma vintage (un slasher via son cadre étoufant sous le poids de de tout un imaginaire southern gothic – de
urbain iévreux rappelant la sauvagerie l’intégrisme religieux) à la faveur d’un pur l’ombre de Massacre à la tronçonneuse qui
de L’Ange de la vengeance ou de Maniac) envoûtement visuel et sonore. écrasait X à celle de Psychose qui planait
et une errance lynchienne collant au Ce maniérisme réduit à sa plus simple sur Pearl. Il n’est dès lors pas étonnant que
bitume poisseux d’Hollywood Boulevard expression lyrique, le ilm le doit autant à de cette matière onirique, le cinéaste tire
et de ses environs crapoteux (le pendant son écriture tout en montées opératiques quelques-unes des plus belles séquences du
californien de la 42E rue new-yorkaise à et glissements oniriques (les allers-retours ilm (notamment celle où l’héroïne inves-
la même époque). entre castings miteux et cérémonies tit les décors du motel et de la demeure
de Norman Bates le temps d’une traque
en pleins studios). C’est qu’un même
élan d’euphorie, de dégagement et de
libération porte la réussite éclatante de
MaXXXine : accomplissement de la trilo-
gie et triomphe de son héroïne, envol d’un
cinéaste et de son actrice. ■
MAXXXINE
États-Unis, 2024
Réalisation, scénario, montage Ti West
Image Eliot Rockett
Décors Jason Zev Cohen, Jason Baldwin Stewart, Kelsi
Ephraim
Costumes Mari-An Ceo
Musique Tyler Bates
Interprétation Mia Goth, Elizabeth Debicki, Moses Sumney,
Michelle Monaghan, Bobby Cannavale, Halsey, Lily Collins,
Giancarlo Esposito, Kevin Bacon
Production A24, Motel Mojave, Access Entertainment
Distribution Condor Distribution
Durée 1h44
Sortie 31 juillet
Almamula et la forêt, Elsa et Nino, semble autant modèle qu’est Mon voisin Totoro. C’est
TANDEM
de Juan Sebastián Torales acter une circulation que la séparation des lorsque chacun devient vraiment félin
Argentine, France, Italie, 2023. Avec Nicolas Díaz, mondes. À l’image de cette goutte de sang pour l’autre que le ilm exploite davan-
María Soldi, Cali Coronel. 1h35. Sortie le 7 août. sur un verre de lait qui, au cours d’un rêve, tage son potentiel, marchant cette fois sur
Juan Sebastián Torales filme à plusieurs apparaît à Nino : troublante coalescence les brisées du Voyage de Chihiro pour accé-
reprises les corps dédoublés, reflétés des contraires. der à une autre dimension. Car Karin n’a
dans une vitre ou un miroir. C’est sans Romain Lefebvre qu’un souhait, celui de revoir sa défunte
doute que Nino (Nicolás Díaz), person- mère. Les pouvoirs du chat, qui ne se résu-
nage principal dont la puberté rime avec ment plus désormais à des tours de presti-
la découverte de son homosexualité, se Anzu, chat-fantôme digitation, vont lui permettre d’éprouver
trouve entre deux âges autant qu’entre de Yoko Kuno et Nobuhiro Yamashita la porosité des deux mondes, de parcourir
deux mondes. À la veille de passer sa Japon, France, 2024. Animation. 1h34. les enfers, au-delà du mélo. Anzu, dès lors,
conirmation et d’intégrer la communauté Sortie le 21 août. retombe souplement sur ses pattes.
chrétienne, Nino est tiraillé entre l’église Malg ré le parti pr is de la rotosco- Thierry Méranger
et un espace prohibé, aussi dangereux pie – donc d’un tournage initial en
qu’attirant : la forêt environnante, dont les prise de vues réelles converties ensuite
branches tortueuses et sèches pourraient en séquences animées d’une belle flui- Comme le feu
abriter un esprit emportant les adeptes dité – Anzu, chat-fantôme, adapté d’un de Philippe Lesage
du péché charnel, l’Almamula. Mais la manga pour enfants de Takashi Imashiro, Canada, 2024. Avec Arieh Worthalter, Noah Parker,
force du ilm tient à sa manière de faire emprunte davantage à la tradition de Aurélia Arandi-Longpré. 2h41. Sortie le 31 juillet.
communiquer ces opposés. La religion et l’anime qu’à l’inventivité formelle qu’on Albert (Paul Ahmarani) est invité avec sa
son Christ dénudés éperonnent le désir, pouvait attendre des coproducteurs fran- famille à passer un séjour dans le chalet
qui, dans l’été d’un petit village argentin, çais de Miyu Productions, naguère auda- de Blake (Arieh Worthalter), un cinéaste
infuse aussi dans la maison familiale où cieux maîtres d’œuvre de Pléthore de nords ombrageux avec qui il s’est brouillé
Nino assiste aux jeux de sa sœur et aux de Kôji Yamamura (2021) ou de Saules quelques années auparavant. Il emmène
interventions d’un bel employé, tandis que aveugles, femme endormie de Pierre Földes avec lui Jef (Noah Parker), très vite attiré,
le désir se retourne de son côté en douleur (2022). Karin, 11 ans, progresse donc en comme Blake, par Aliocha (Aurélia Arandi-
et en blessures au contact d’épines et de toute familiarité sur les sentiers déjà bat- Longpré), la ille d’Albert. Le motif du lieu
barbelés dans la forêt. « Quand je soufre, je tus par les plus célèbres succès de Ghibli ; isolé, perdu au sein d’une forêt fascinante,
chante ou je prie », dit Elsa (María Soldi) à enfant solitaire abandonnée à la garde de est repris par de nombreux ilms canadiens
son ils, formulant bien le dérèglement des son moine de grand-père, elle sera cha- contemporains. Un été comme ça de Denis
afects réprimés. Almamula évite cepen- peronnée par la créature fantasque et Côté, Falcon Lake de Charlotte Le Bon
dant tout grand discours. Il joue plutôt fantastique qu’est Anzu, matou matois et même Simple comme Sylvain de Monia
d’une forme de retrait, installant par de à taille humaine, roublard et volontiers Chokri : à chaque fois, l’éloignement du
lents mouvements une torpeur chargée de persileur, qui s’autorise, du haut de ses monde permet aux personnages de libérer
stridulations d’insectes et traversée de rup- 37 ans, de nombreux écarts langagiers et passions et pulsions. Philippe Lesage, lui
tures soudaines, déchargeant la tension et comportementaux. La première partie du aussi, essaie d’articuler l’épanchement de
l’inquiétude accumulées dans les plans. En ilm, agréable mais dispensable, confronte la parole à la beauté de la nature, sauvage et
tissant ses articulations entre les espaces et la gamine à l’irrévérencieuse peluche. indiférente, s’aventurant même à la lisière
les personnages, le récit gagne progressive- Las ! Ses pets de fumée rose suffisent à du fantastique. L’exploration d’une nature
ment en densité et rebat les valeurs, jusqu’à caractériser l’enjeu subversif du récit et qui perd progressivement de sa réalité
une belle in où le montage, entre le ciel nous autorisent à regretter l’indépassable donne aux tourments des jeunes adultes
une dimension sensorielle et métaphy-
sique. Les nappes électroniques immobiles
OUTPLAY FILMS
Les Fantômes
de Jonathan Millet
France, Allemagne, Belgique, 2024. Avec Adam
Eat the Night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Bessa, Tawfeek Barhom, Julia Franz Richter.
1h46. Sortie le 3 juillet.
Eat the Night frère-sœur, son possible éclatement ou Quelle est l’odeur de nos ennemis ? On
de Caroline Poggi et Jonathan Vinel son élargissement au tiers aimé. On peut ne se posait pas la question, mais Les Fan‑
France, 2024. Avec Théo Cholbi, Lila Gueneau, être successivement agacé ou ému, mais tômes l’infuse discrètement, puisqu’elle
Erwan Kepoa Falé. 1h45. Sortie le 17 juillet. la pureté des sentiments – sans l’armure s’avère motrice pour l’enquête menée par
Barre de chargement, compte à rebours… distanciée de certains ilms précédents du son héros, Hamid (Adam Bessa). Ce Syrien
On voudrait croire que certaines choses duo – l’emporte. trace son chemin jusqu’à Strasbourg
durent toujours, mais Eat the Night, Élodie Tamayo comme on piétine dans la brume, et l’on
deuxième long du duo Poggi-Vinel, nous tâtonne d’abord avec lui : de quel enfer
entraîne dans sa course éperdue. Tous les revient-il exactement ? Comment justiier
mondes qui s’y superposent, réels ou rêvés, El profesor sa présence face à l’hydre administrative ?
menacent de disparaître. Du sanctuaire de de María Alche et Benjamín Naishtat Mais sa voie semble plus tracée qu’il n’y
l’enfance à l’éden numérique Darknoon Argentine, 2023. Avec Marcelo Subiotto, Leonardo paraît. Membre d’un réseau occulte qui se
(conçu par Sara Dibiza et Lucien Krampf), Sbaraglia, Julieta Zylberberg. 1h50. Sortie le 3 juillet. consacre à la traque de criminels de guerre
où s’immergent un frère et sa sœur. Bien- Tourné avant l’arrivée de Javier Milei au ayant sévi chez lui, Hamid entend retrou-
tôt, le serveur de ce jeu MMORPG (mas‑ pouvoir, le ilm s’inscrit néanmoins dans ver son bourreau de la prison de Saidnaya,
sively multiplayer online role‑playing game) ce contexte en abordant la fragilité du dont il ne connait pas grand-chose – ce
fermera : des centaines d’heures passées, service public en Argentine, en l’occur- qui l’oblige donc à se ier à sa mémoire
des liens tissés entre joueurs, des paysages rence l’Université de Buenos Aires, prin- auditive et olfactive, en quête de détails
arpentés, il ne restera rien. La timeline cipal lieu de l’intrigue (le titre original, permettant de cerner le monstre. Fouil-
romantique d’Eat the Night fonce vers sa Puan, se réfère à la rue abritant cette ins- ler dans ses souvenirs, c’est dépiauter son
fin selon une trajectoire un peu forcée titution). Marcelo (Marcelo Subiotto), propre trauma : de ce principe, la première
de ilm de genre, du mélodrame social au professeur de philosophie qui vit dans la iction de Jonathan Millet, venu du docu-
ilm de gangsters ou d’héroïc-fantasy, qu’il précarité, apprend la mort de son men- mentaire politique (Ceuta, douce prison,
prétend hybrider. Mais certains gestes tor à l’université, et se retrouve candidat 2012), tire une approche sensorielle, « sen-
quasi féériques permettent de déjouer, à la chaire de ce dernier. Mais le retour sorialiste » même. Refusant le lash-back
ralentir ou mettre en pause le programme. d’Europe de Rafael (Leonardo Sbaraglia), en bonne et due forme – interdisant donc
C’est-à-dire qu’il y a l’extase : chimique jeune et brillant professeur qui convoite le au spectateur d’identiier visuellement le
(pilules d’ecstasy fabriquées en forêt), vir- même poste, menace cette nomination. El Mal –, Millet organise une rétention de
tuelle (le jeu est moins pourvoyeur d’ac- Profesor décrit habilement le mécanisme signes ayant pour efet de rabattre la mani-
tion que d’ambiances, d’errances, ou de des rapports de force qui régit le quoti- festation d’une hantise vers les expressions
bugs dans la matrice du temps), sexuelle dien universitaire. Son comique s’appuie d’un acteur, Adam Bessa, dont le regard
(union magnétique de Théo Cholbi et sur le décalage entre l’aspect solennel de mais aussi les oreilles aux aguets investissent
Erwan Kepoa Falé), formelle (gros plans l’engagement universitaire et les impi- le champ, authentiques guides de mise en
et couleurs hypnotiques, sound design toyables intrigues entre professeurs luttant scène. Sonder cette matière bouillonnant
enveloppant). Puis le compte à rebours pour le pouvoir. Entre l’humble et dévoué sous un crâne (désir de justice, violence
rejoue celui du coming of age. J-17, comme Marcelo et le flamboyant et séducteur encaissée, plaies à demi-refermées : la
les 17 ans d’Apo, préixe apocalyptique Rafael, le match semble joué d’avance. douleur-fantôme, en somme) sans percer
d’un prénom porté par Lila Gueneau, qui Faible politicien et obligé de compléter la surface et en se tenant à l’extérieur : si
oscille de toutes les variations de sa mue : ses maigres revenus, Marcelo s’humilie en elle s’estompe un peu une fois l’adversaire
de détermination butée en attente fragile, donnant des cours du soir à un cercle de enin dévisagé, cette foi dans la possibilité
de la chair à la 3D. Régressif, le cinéma de femmes de la haute bourgeoisie en mal de tout miser sur le dehors d’un visage est
Poggi-Vinel porte une foi candide dans de divertissement – ces scènes, drôles et le il singulier par lequel Les Fantômes est
l’expressivité à tout crin de l’adolescence. absurdes, sont aussi teintées d’une dimen- maintenu sous tension.
Ici, les afects se cristallisent sur la cellule sion tragique. El profesor laisse cependant Yal Sadat
accumule des pistes narratives et des che- de reproduire le schéma paternel. Son dans la prairie jette à Kevin Costner la
mins possibles pour trouver un nouveau parcours prendra la forme d’une traversée première pierre.Visant une trilogie dont
soule, il ne cesse par ailleurs de les esca- des genres, l’emprise du ilm de cartel se voici la première fournée de trois heures,
moter à coups de palabres explicatifs ; en desserrant peu à peu ain de laisser glisser Costner embrasse la conquête de l’Ouest
résulte un bric-à-brac laborieux entre le récit vers un ailleurs : arrivé à la capitale, et la guerre de Sécession au travers d’une
surnaturel, trauma intime et mélodrame Sujo commence à fréquenter une faculté profusion de micro-intrigues convergeant
secret. de littérature. Astrid Rondero et Fernanda vers le même McGuin géographique :
Josué Morel Valadez parviennent à dessiner dans un la colonie nommée Horizon. Ce geste
même mouvement les puissances de la orgueilleux de ils fordien autoproclamé,
volonté et ses fragilités, en laissant advenir doublé d’un grand horloger des déserts
Highway 65 des événements prévisibles pour mieux les à l’ubiquité quasi divine, s’accompagne
de Maya Dreifuss dépasser. Si Sujo déjoue les embûches, ce d’un classicisme si anachronique qu’il en
Israël, France, 2023. Avec Tali Sharon, Igal Naor, n’est pas en tant que self-made-man iné- devient baroque. Aussi peut-on admirer
Idan Amedi. 1h48. Sortie le 31 juillet. branlable, mais en sachant se laisser porter l’audace de compiler les passages obli-
Le deuxième long métrage de Maya par le lot, et aider par certaines femmes. À gés (y compris les plus mièvres) pour
Dreifuss a été tourné à Afula, ville provin- l’image de cette détermination oblique, les ramener le western vers son enfance (lire
ciale et terne dans le nord d’Israël, rare- diférentes parties du ilm portent le nom page 36). Ou alors, à l’inverse, pour rame-
ment montrée au cinéma. Daphna (Tali de personnages secondaires, jouant un ner l’enfance contemporaine vers le wes-
Sharon), inspectrice de police, s’investit rôle décisif. En symbiose avec son héros tern : tout, de l’attaque d’un ranch par
ardemment dans l’enquête sur la dispa- discret, Hijo de sicario dessine une fresque les Apaches à la lutte des classes oppo-
rition mystérieuse d’une jeune femme, en mode mineur, et fait de sa modestie sant cowboys transpirants et pieds-tendres
une afaire que ses collègues négligent ou apparente la ressource d’une émotion embourgeoisés en plein convoi, est ilmé
tentent d’enterrer. Petit à petit, elle lève patiemment construite. La possibilité pour en se lavant les mains de toute impression
le voile sur la corruption généralisée dans certains personnages de communiquer par de déjà-vu ; ces grumeaux d’américanité
cette ville sur laquelle règne une famille les songes y ajoute une nuance supplé- originelle s’ofrent comme spectacle iné-
puissante, au centre du récit. Célibataire mentaire : entre ce que l’on vit et ce que dit à un public supposément oublieux
et sans enfants, Daphna est perçue par son l’on peut espérer comprendre subsiste un des classiques. Au-delà du caractère ingrat
entourage comme ayant un défaut dans sa écart obstiné. d’images plus adaptées aux dimensions
féminité, ce qui se manifeste par une pré- Olivia Cooper-Hadjian d’un anecdotique direct-to-video qu’à
tendue négligence vestimentaire et son celles de Monument Valley, l’ardeur avec
apparence « masculine ». Si son combat a laquelle Costner laboure un tel chantier
pour but la révélation de la réalité cachée Horizon : une saga ennoblit ce néo-storytelling, purgé de sa
derrière la banalité et la grisaille du quo- propagande expansionniste mais pas de
tidien de cette ville, il démasque aussi les américaine – Chapitre 1 l’attachante naïveté qui incite à ingurgi-
préjugés de genre d’une société igée et de Kevin Costner ter ces bribes d’Ouest comme on pioche
patriarcale. Pour ce faire, Daphna n’hésite États-Unis, 2024. Avec Kevin Costner, Sienna Miller, dans un sac de marshmallows à faire gril-
pas à utiliser sa sexualité en mêlant vie Sam Worthington. 3h01. Sortie le 3 juillet. ler au-dessus des feux qui éclairent les
professionnelle et intime, ce qui donne Que le public qui ne s’est jamais laissé bivouacs de nos braves pionniers.
lieu à quelques scènes troublantes et happer et émouvoir par La Petite Maison Y.S.
fortes. Audacieux dans sa représentation
de la féminité, Highway 65 s’avère trop
mécanique et plat dans sa mise en scène,
DAMNED DISTRIBUTION
Hijo de sicario
d’Astrid Rondero et Fernanda Valadez
Mexique, États-Unis, France, 2024.
Avec Juan Jesús Varela, Yadira Pérez,
Sandra Lorenzano. 2h05. Sortie le 21 août.
En amorçant son récit avant la naissance
de son personnage principal, Hijo de sicario
semble d’abord vouloir raconter l’accom-
plissement d’un destin. Tueur à la solde
d’un cartel mexicain, son père, El Ocho,
sera assassiné, laissant le petit Sujo orphe-
lin et pauvre – et d’autant plus susceptible Hijo de sicario d’Astrid Rondero et Fernanda Valadez.
Mad Fate de poings, mais aussi une histoire d’ami- médium en question, va de pair avec ses
de Johanna Pyykkö
Norvège, France, 2023. Avec Camilla Godø Krohn,
Radoslav Vladimirov, Maya Amina Moustache Thuv.
1h47. Sortie le 24 juillet.
C’est connu : les idées ixes conduisent à
la folie. Ce qui est particulier dans celle
d’Ebba (Camilla Godø Krohn), c’est
qu’elle est déjà folle dès le départ. Elle va
tout manigancer pour qu’un beau gosse
bulgare amnésique trouvé par terre pense
qu’ils sont en couple. Or sa folie, peut-être
criminelle, est aussi touchante, car elle est
le fruit d’un goût pour le secret, le vol, la
disparition (les subtilisations qu’elle opère
dans son travail de services domestiques)
autant que d’un besoin d’être vue, perçue,
aimée (ses tentatives ratées de s’incruster
dans des apéros chez des « gens bien »).
Sa stratégie mène à l’impasse quand ses
méticuleuses mises en scène doivent coha-
biter avec celles que son vrai/faux com-
pagnon concocte afin de retrouver sa
City of Darkness de Soi Cheang. mémoire. C’est connu : deux demiurges
Sons
de Gustav Möller
Danemark, France, Suède, 2024. Avec Sidse Babette
Sons de Gustav Möller. Knudsen, Sebastian Bull Sarning, Dar Salim. 1h40.
Sortie le 10 juillet.
dès qu’il s’agit de matérialiser la menace : jeune voudrait le laisser croire, que super- La force du démarrage de Sons tient dans
catastrophes et bestioles peuvent bien se position : nul besoin de l’invoquer, l’en- une béance. Les différentes actions de
décupler, rien ne les distingue de celles fance n’est simplement pas partie. L’efet la surveillante pénitentiaire Eva (Sidse
qui ont précédemment semé la zizanie générationnel est peut-être là, dans un Babette Knudsen) interrogent, autant sa
sur les écrans de Corée. mélange de gravité précoce et d’enjoue- gentillesse initiale avec les prisonniers
Y.S. ment tenace. que son changement d’attitude quand
M.G. l’un d’eux (Sebastian Bull Sarning) sort
de l’anonymat, ses visage, nom et dossier
La Récréation de juillet l’interpelant viscéralement, au point de le
de Pablo Cotten et Joseph Rozé Santosh suivre partout. Est-il son ils ? Ou bien
France, 2024. Avec Andranic Manet, de Sandhya Suri l’homme qui a tué ce dernier ? Pour-
Alassane Diong, Alba Gaia Bellugi. 1h20. Inde, 2024. Avec Shahana Goswami, Sunita Rajwar, quoi personne dans le centre péniten-
Sortie le 10 juillet. Nawal Shukla. 2h. Sortie le 17 juillet. tiaire n’est-il au courant d’un tel lien de
Les enf ants nés au tout début du Selon une disposition de la loi indienne, parenté ? Ces questions sont pour Möl-
xxiE siècle, se dit-on en voyant un album Santosh (Shahana Goswami), veuve de ler autant un outil d’abstraction qu’une
de Mika déposé plein cadre comme une policier désargentée, hérite de son poste, astuce narrative permettant une succes-
relique, sont désormais en âge de faire ce qui équivaut pour elle à une décou- sion de scènes à la dramaturgie sous haute
des ilms : les réalisateurs, dont c’est ici le verte du pouvoir. À partir de ce postulat, tension entre surveillante et prisonnier.
premier long métrage, ont 25 ans, comme le scénario de Sandhya Suri relève avec En découle une narration à la morale
leurs personnages. Pourtant, une fois la beaucoup de rainement la façon dont désespérée : les faits semblent déjà joués
pochette pop partie hors champ, rien diférentes formes de violence aux fonde- d’avance (ce qui a amené Mikkel en pri-
ne vient révéler la contemporanéité de ments variés, surgissant de toutes parts, en son) et rien de ce qu’Eva peut faire, puni-
cette jeunesse-là, occupée, avant de dan- viennent à dérégler la boussole éthique tion sadique, empathie, docilité, ne pourra
ser sur « Relax », à chanter avec Alain d’une femme bienveillante, engagée dans les changer. Entre le programme et l’émo-
Barrière le regret du printemps. Tout ce la poursuite du meurtrier d’une adoles- tion, c’est toujours le premier qui gagne.
qui décrète solennellement le passage à cente. L’irruption de Sharma, supérieure Figure materno-policière ici, devenue
une autre étape de la vie des personnages, plus âgée et déjà revenue de tout qui depuis la série Borgen une sorte d’image
réunis dans un collège déserté après la prend Santosh sous son aile, ne simpli- parfaite de la démocratie, Sidse Babette
mort d’une amie, semble artiiciel (sur- ie pas les choses. À l’inverse de tant de Knudsen incarne, entre force protectrice
tout la voix off de la jeune fille dispa- cinéastes prompts à dénoncer la corrup- et vengeresse, dans sa commisération
rue). Mais un plaisir du jeu débarrassé tion et la violence comme des phéno- comme dans son sadisme, une inquié-
de l’intrigue semble se trouver quand la mènes extérieurs à leurs protagonistes (et tante détresse des igures étatiques euro-
caméra tourne autour des visages, laissant à eux-mêmes), Sandhya Suri a le courage péennes dont Möller (The Guilty, 2018)
en toute coniance aux acteurs le soin de de les aborder comme une potentialité peine à faire quelque chose de plus qu’un
la nuance. Il y a donc moins télescopage quasi universelle, une évidence qui prend truc narratif.
des âges, comme le scénario façon Péril par surprise, tant le manichéisme règne F. G.
The Human Surge 3 distincts à l’image. Lui, inébranlable et irré- que les humains, Vice-versa se vouait à la
d’Eduardo Williams prochable, est ultraconcentré sur sa mis- machinerie des sentiments : une petite
Argentine, Portugal, Brésil, Taïwan, 2023. sion scientiique, qu’il place au-dessus de humaine mélancolique devient elle toute
Avec Meera Nadarasa, Sharika Navamani, tout et surtout du marketing ; elle, dans chose, un cofre à jouets. Manière d’air-
Livia Silvano. 2h01. Sortie le 3 juillet. ses pattes, plus pragmatique, enjolive les mer que la stylisation et la schématisa-
Tourné en réalité virtuelle grâce à une choses pour les médias. Le couple devient tion ne découlent pas de limites tech-
caméra à 360°, le nouveau ilm d’Eduardo possible quand Cole comprend l’utilité de niques révolues mais bien d’un parti pris.
Williams prolonge la quête théorique l’image de marque (premier baiser). Mais Depuis, Pixar a eu tendance à l’oublier,
d’une image immersive, déjà entreprise vient une seconde opposition : en secret, dépassé qu’il est par la inesse de son rendu
dans le volet précédent, daté de 2016, et elle doit organiser le tournage d’un faux visuel et le cahier des charges de Disney.
enjambe une deuxième partie qui n’existe alunissage pour que les États-Unis, en plus Vice-versa 2 replonge dans le crâne de
pas. Pas de personnages à proprement par- de parer à tout échec, transmettent la meil- la jeune Riley, 13 ans désormais. Sur le
ler, mais des voix qui s’adressent entre elles leure image possible de l’événement. Que tableau de bord du QG d’où les person-
en plusieurs langues ; pas de récit directif la renonciation au mensonge (deuxième nages-émotions pilotent son cerveau, le
non plus, mais une errance continuelle des- baiser) permette l’union définitive ne voyant « Puberté » se déclenche sur fond
sinée par des plans-séquences. Le tout pre- surprend pas beaucoup ; en revanche, d’alarme incendie. Sur le plan du cartoon
mier se tient longuement à la lisière d’une To the Moon, en confrontant la romance neurologique, le cheptel des afects gros-
plage avant de traverser une dune et de à la manipulation des images, oppose de sit. Les hôtes premiers voient débarquer
s’enfoncer dans une sombre forêt, scandé façon bien plus originale la iction au fac- quatre émotions inconnues supposément
par des voix sans corps qui cherchent à tice. La dernière partie du ilm, centrée sur plus subtiles : Anxiété, Envie, Embarras
se frayer un chemin alors que la nuit se le moment efectif de l’alunissage, s’inté- et Ennui (une grande Duduche française
fait plus dense. Le spectateur n’a d’autre resse moins à l’émotion d’une première blasée à col roulé, ventriloquée en VO et
choix que de s’identiier aux formes cré- visibilité qu’à tout ce qu’il faut déployer VF par la même Adèle Exarchopoulos).
pusculaires qui peuplent le plan et de se d’énergie et de moyens pour parvenir à Ce souci de la « nuance » brouille plus
demander dans quel monde ou dans quel une image certes guère impressionnante qu’il ne renouvelle le jeu de briques ori-
songe il se trouve. L’enjeu de la iguration mais vraie. Si Cole et Kelly sont des sté- ginel. Quand le premier volet creusait
se donne pour anthropologique : le point réotypes (Tatum et Johansson jouant à vaillamment un champ de ruines – l’ef-
de vue subjectif ou semi-subjectif sert à nouveau volontiers avec leur image), et fondrement de l’architecture intérieure
questionner le nomadisme et la sédenta- si les hangars de la Nasa font penser à de Riley durant une phase dépressive –,
rité tels qu’ils sont vécus aux quatre coins ceux d’Hollywood, le film défend sans Vice-Versa 2 laboure le terrain de la com-
du monde, de l’Amazonie à Taïwan, mais cynisme l’idéal d’une image authentique pétition, promu seul horizon de l’adoles-
il init par les fondre dans une même hal- au moment où l’intelligence artiicielle cence. Le contrechamp sur la vie de Riley
lucination immobile. Plus nous passons de génère tout et n’importe quoi. se focalise sur un stage sélectif de hockey
paysage en paysage, plus nous n’éprouvons M.G. sur glace et le tiraillement de la jeune ille
physiquement que les variations du cadre entre ses amies de collège et les cham-
et les aventures de la durée du plan. Si The pionnes plus âgées et admirées. On se
Human Surge 3 s’airme comme immer- Vice-Versa 2 retrouve dans un teen movie poussif et une
sif, il s’agit de noyer le spectateur dans les de Kelsey Mann psychologie photoréaliste qui normalisent
méandres de l’image, tant et si bien que États-Unis, 2024. Film d’animation. 1h40. la toy story cérébrale, la scelle sous le glacis
l’intérêt envers les formes de l’Autre se Sortie le 19 juin. de la patinoire sociale. L’attendu laïus inal
pose vite comme un prétexte. Les gros Avec Vice-versa, Pixar a atteint en 2015 sur la nécessité de toutes les couleurs dans
plans de visages perdent toute humanité son dernier grand sommet en date. La la mosaïque d’une psyché init de noyer les
et montrent des faces numérisées presque boucle était bouclée : alors que dans surprenants Lego d’antan dans le fade lait
monstrueuses. Au lieu de se cantonner à l’inaugural Toy Story les jouets étaient des énergisant du développement personnel.
des vertus descriptives, le dispositif panop- machines sentimentales, plus expressives Hervé Aubron
tique rivalise avec le monde jusqu’à desti-
tuer sa présence.
© 2024 DISNEY/PIXAR.
J.-M.S.
To the Moon
de Greg Berlanti
États-Unis, 2024. Avec Scarlett Johansson, Channing
Tatum, Nick Dillenburg. 2h12. Sortie le 10 juillet.
Kelly (Scarlett Johansson), génie de la
publicité embauché par le gouvernement
Nixon pour redorer le blason de la Nasa
et permettre le inancement d’Apollo 11,
et Cole (Channing Tatum), directeur du
lancement, sont opposés par deux rapports Vice-Versa 2 de Kelsey Mann.
SSimulation,
aïgon, encore et toujours Saïgon.
Dans un texte célèbre de Simulacres et
Jean Baudrillard avançait que
de Viet Thanh Nguyen (Le Sympathisant,
Belfond, 2017), Park Chanwook ne
cherche pas tant à amender le récit domi-
moins formidable faux making-of, Rain
of Madness, en incarnant un acteur qui
poussait la « Méthode » jusqu’au blackface
la guerre du Vietnam et Apocalypse Now nant qu’à l’iniltrer, le miner et inalement intégral. Diable surgissant de toutes les
« sont taillés dans le même matériau, que rien le congédier. Enfant illégitime et agent boîtes, ce monstre à cinq têtes ne cesse
ne les sépare, que ce ilm-là fait partie de la double au service du Nord communiste, de faire osciller Le Sympathisant entre la
guerre ». Quatre ans après la défaite mili- le capitaine (Hoa Xuande) est retenu farce et le cauchemar.
taire, les États-Unis pouvaient de nou- prisonnier par ses camarades mêmes. Mais pourquoi tant de détours et
veau s’afficher aux yeux du monde en Aurait-il trahi durant son séjour aux de voltes ? Park Chanwook n’a certes
tant que puissance démesurée, sacrifi- États-Unis, alors qu’il était censé pour- jamais été le plus sobre des cinéastes, et
cielle, extatique. À Cannes comme par- suivre sa mission d’espionnage auprès du il s’amuse ici encore des moyens d’em-
tout, la grenouille-cinéma faisait un efet- Général (Toan Le) ? La question se pose brayer d’une scène à l’autre, notamment
bœuf, rachetant l’Histoire au prix du à peine, tant il semble disposé à traduire avec des raccords d’objets ou de motifs.
mythe. Étrange victoire, toutefois, qui ne son expérience en mots. Le Sympathisant Ce plaisir n’est cependant pas exempt
devait solder aucun compte, mais ame- glisse de la page à l’écran, de l’écriture de gravité. Son protagoniste-narrateur,
ner les suivants à revenir à l’endroit de la à la voix-off, du présent au passé sans comme Shéhérazade, tient sa vie au bout
chute. Rechute perpétuelle, donc, de la heurt véritable. Alors que le billard à trois de la langue. Qu’il ne renonce pas à la
iction audiovisuelle états-unienne, peut- bandes est la loi de ses personnages, la puissance du récit – de raccourcir les dis-
être moins préoccupée par les faits que série ne dissimule pas. Elle rembobine, tances, de façonner le temps, de toucher
par une mémoire saturée d’images (voir, corrige, ajoute, mais la transparence est au vrai – est un efet du pouvoir qui le
récemment, The Greatest Beer Run Ever bien son objectif. Trouver, au milieu des contraint à parler toujours plus. C’est
de Peter Farrelly, avec ses personnages de ruses et des décombres, quelques vérités aussi une manière inconsciente de se pro-
téléspectateur déniaisé et de photorepor- auxquelles tenir. téger. Sous le lux des images gît un sou-
ter héroïque). Le visage poupin du capitaine, sans venir dont le rayonnement est intolérable.
Carton d’ouverture : « En Amérique, aspérité à l’exception des yeux verts Que cette expérience ait eu pour lieu un
on l’appelle la guerre du Vietnam. Au marquant sa différence d’ascendance, cinéma transformé en salle d’interroga-
Vietnam, on l’appelle la guerre améri- témoigne aussi de cette droiture para- toire, et bientôt de torture, suggère avec
caine. » En adaptant le roman multiprimé doxale. Contre la corruption et le cynisme, force à quel point les ilms sur le Vietnam
ont pu faire commerce de la soufrance
des « autres » sans jamais leur octroyer le
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CINEASTES
HORS-SÉRIE N°3
CINEASTES
HORS-SÉRIE N°3
Jacques
Demy
Jacques
Demy
© LE NOUVEAU PRINTEMPS
Vilar, qui souhaitait faire décou-
vrir au public ce qu’il était sus-
ceptible d’aimer sans le savoir
(« L’inverse de la publicité ! »). Il a
donc fait du lieu le plus déton-
nant et animé du quartier, le
parking-marché des Carmes
érigé dans les années 1960, la
tour de contrôle du festival.
Au sommet, greffée sur l’an-
tenne 5G qui domine la ville,
une œuvre de l’artiste Mimosa
Echard, presque indécelable sans
lever le nez. « J’avais envie de tra‑
vailler sur cet objet un peu moche,
un peu ingrat », explique-t-elle.
Guiraudie approuve. Il aime
les motifs loraux roses de ses
panneaux verticaux, très « salon
de coifure », étagés comme une
parure autour du pilier : ce sont Karelle Menine, Coram Populo, 2024, placards collés sur les murs du Palais de Justice de Toulouse, projet réalisé en
ceux d’une plante, la digitale, collaboration avec des étudiants.
ARENA MEDIA
Memoir of a Snail d’Adam Elliot (2024).
FESTIVAL. Du 9 au 15 juin s’est tenue, sous les yeux d’un public jeune et nombreux, la 48e édition du Festival
d’Annecy, marquée par une interrogation sur les liens inventés au sein et en-dehors de la famille.
ENTRETIEN. Robert Beavers (né dans le Massachusetts en 1949) est l’un des cinéastes d’avant-garde
les plus importants de la deuxième moitié du xxE siècle. Depuis 1967, il vit et travaille en Europe.
Ses ilms denses, au phrasé métaphorique luxuriant et à la musicalité complexe, sont des portraits
de lieux et de personnes aimées nourris par une riche culture igurative et littéraire et une relation
forte au paysage humain, à l’histoire de l’art (en particulier celle de la Renaissance) et à la culture
matérielle de l’Europe. Aux prochains États généraux du ilm documentaire de Lussas, du 18 au
24 août, Federico Rossin programme la première rétrospective française de ses œuvres. Dix ilms sur
les vingt-quatre qu’il a réalisés seront projetés dans leur format d’origine.
© ROBERT BEAVERS
que vous avez rencontrés et les
lieux où vous êtes allé : la dimension
de la mémoire, l’acte de revenir
inlassablement dans les mêmes
espaces mentaux et les mêmes
réalités matérielles caractérise votre
œuvre en profondeur. Tentez-vous
d’y décrire le processus cognitif
de la mémoire avec des moyens
cinématographiques ? Comment
utilisez-vous la mémoire dans votre
propre processus de création ?
Ces vingt dernières années, je
suis retourné ilmer aux États-
Unis, à New York et dans le
Massachusetts, et je me suis
demandé comment un lieu
forme une identité. Il y a ma
ville natale, que j’ai quittée en
1967, et les endroits où j’ai vécu,
la Grèce puis l’Italie, l’Alle-
magne, la Suisse, et à nouveau
la Nouvelle-Angleterre. Ma Early Monthly Segments (1968-70/2002).
façon de voir est entièrement
© ROBERT BEAVERS
inléchie par ces décennies pas-
sées, et par d’autres lieux. En tant
que cinéaste, j’ai eu plusieurs
nouveaux départs, quand je me
suis renouvelé, par exemple avec
Work Done, Sotiros, The Stoas, ou
Pitcher of Colored Light.
© ROBERT BEAVERS
un fossé entre l’idée et sa réa-
lisation, et que cet écart a le
mérite d’ouvrir à quelque chose
de nouveau.
FESTIVAL. Le festival Côté court s’est tenu à Pantin solipsiste. La distance bienveil- basket. L’annonce d’un décès
du 5 au 15 juin, en toute légèreté. lante du regard du cinéaste place d’emblée ce séjour sous
relève avec drôlerie les errements le signe de la disparition, et les
RENCONTRES. Le Festival de Cannes est également le lieu où faire le point garantir la visibilité et la viabilité
sur une activité aussi indispensable que souvent obscure pour le cinéphile : économique d’un long métrage bien
la production, en particulier celle des premiers ilms. Lors d’une rencontre au-delà de sa sortie française ?
Big Media organisée par la French Touch dans laquelle la rédaction des Cahiers P.S. : Le premier que j’ai produit,
a pu intervenir sur l’enjeu de l’intelligence artiicielle, nous nous sommes c’était Disco Boy de Giacomo
entretenus avec Pauline Seigland (Films Grand Huit) et Julie Billy (June Films), Abbruzzese. Il a été montré pour
qui présentaient à la Semaine de la critique Les Fantômes de Jonathan Millet la première fois à la Berlinale en
(lire page 65) et Animale d’Emma Benestan. L’occasion d’interroger la situation février 2023, et un an et demi
paradoxale des premiers et seconds ilms, plus que jamais diiciles à distribuer plus tard on continue à le faire
malgré leur exposition festivalière. vivre. La valeur d’un ilm n’est
pas exclusivement financière.
du financement du cinéma !
Mais je crois à la force de notre
politique culturelle publique.
Sans cesse attaquée et remise
en danger, notamment par
le RN, elle court en effet un
grand danger. Quand on a des
projets comme Animale, avec
une comédienne reconnue
comme Oulaya Amamra pour
tête d’aiche mais, autour d’elle,
des acteurs non professionnels,
on fait un pari hors marché. On
propose un ilm qui ne rentre
pas dans les cases et c’est la
grande force du cinéma fran-
çais : sa diversité. Proposer des
visages différents, des accents
de notre territoire, mettre une
femme racisée au cœur d’un
western fantastique, comme
Emma le fait avec Animale, ce
n’est pas prendre un risque,
c’est au contraire s’assurer d’une
proposition rare et singulière. Je
crois que c’est en rêvant d’un
cinéma diférent malgré l’uni-
formisation, et en laissant cette
liberté-là aux artistes avec qui on
travaille, que l’on peut façonner
un cinéma capable de briser un
Julie Billy sur le tournage d’Animale d’Emma Benestan (2024). certain ronronnement.
P.S. : Je dois avouer que ma
international, s’est engagé très c’est encadré, si on réléchit tous elle nous remet brutalement en position est peut-être due à
tôt sur le ilm et a fait un tra- ensemble – le SPI (Syndicat des question. J’ai plutôt une atti- ma nature, je suis une personne
vail absolument incroyable. Ils Producteurs Indépendants, ndlr) tude positive vis-à-vis de ces optimiste. Revenons à l’IA,
l’ont bien pré-vendu à l’étape notamment est le premier syndi- nouvelles techniques. Certes, par exemple : pour nous qui
du scénario et avec la première cat à avoir un groupe de travail il faut des garde-fous, des lois faisons du cinéma ambitieux
cannoise et la presse internatio- passionnant dédié au sujet –, je pour orchestrer la venue de et dit « d’auteur », je vois ces
nale, qui aime le film et salue ne vois pas pourquoi on devrait l’intelligence artiicielle. Il y a techniques comme des outils
ses qualités de mise en scène, en avoir peur, au contraire : c’est une vraie responsabilité des pou- pour produire des blockbus-
ils vont pouvoir continuer de l’évolution d’une technique déjà voirs publics de légiférer, ce qui ters à moindre coût. Quand je
le faire voyager dans le monde existante dans nos métiers dont est primordial et très compliqué. lis combien a coûté Megalopolis
entier plus aisément. Le ilm est on doit s’emparer. Le cinéma a Parce que ça va tellement vite (120 millions de dollars, ndlr),
aujourd’hui déjà vendu dans plus été précurseur dans beaucoup qu’envisager des lois qui soient ça me frappe beaucoup, parce
d’une quinzaine de territoires. La d’inventions techniques de à jour est un vrai déi. Mais c’est que je vois peu l’argent dans le
Semaine de la critique est pour l’image, on doit le rester si on aussi un formidable outil pour ilm. D’ici quelques temps, des
cela un tremplin formidable. veut rester un art majeur. réduire les coûts sur des élé- cinéastes qui savent employer
P.S. : Nous sommes très en phase ments comme la iguration, le l’IA, comme Ismaël Chandoutis,
Avec les ilms de genre comme avec ce sujet, aux Films Grand doublage, l’animation. pourront accomplir des choses
Animale, une question de production Huit : on développe en ce semblables. Certes, je ne sais
essentielle est celle des effets moment un long métrage, Deep Au-delà des premiers ilms, des pas si on pourra se payer Adam
spéciaux à engager – question Fake, d’Ismaël Jofroy Chandoutis guichets régionaux jusqu’au CNC, Driver ! Mais cette perspec-
devenue parfois clivante en raison (réalisateur de Maalbeek, produit on a pu entendre que les prises tive-là, je la trouve quand
de l’IA. Quel est votre point de vue par Films Grand Huit, César du de risque se raréiaient, surtout même réjouissante.
sur ces techniques ? Meilleur court métrage documentaire depuis la crise du Covid.
J.B. : Je pense que c’est une en 2022, ndlr), qui s’interroge de J.B. : Depuis que j’ai commencé Propos recueillis par Yal Sadat
opportunité géniale pour nous manière ontologique sur l’IA ma carrière, on me dit que le au Festival de Cannes,
productrices et créatrices. Si générative, sur la manière dont marché est rude. Et c’est vrai, je le 20 mai.
NOUVELLES DU MONDE
AFRIQUE africaine majoritairement jeune ASIE l’expulsion de l’association La
qui ne s’est jamais rendue dans Clef Revival en 2022 et une
Les cinémas d’Afrique un cinéma » (Deadline). Enquêteur recherché campagne de inancement,
se réunissent Japon. Une copie 16 mm le fonds de dotation Cinéma
Ghana. Le second Africa AMÉRIQUES d’Akuma ga kitarite fue wo Revival a signé en juin dernier
Cinema Summit se tiendra du fuku (« Le diable vient jouer de l’acte de vente déinitif des
7 au 10 octobre, à Accra, sur Déroute furieuse la lûte »), perdue depuis des locaux. Grâceentre autres à
le thème de « l’importance du États-Unis. Malgré son accueil décennies, a été retrouvée par un don substantiel de Quentin
cinéma dans les communautés triomphal au Festival de Cannes, un professeur de l’université de Tarantino, la Clef redevient un
africaines ». Lors de la première le démarrage en salles de Tokyo et remise à la Toei. Sorti bien commun associatif, à l’abri
édition en 2023, 20 pays Furiosa : Une saga Mad Max en 1954, le ilm de Sadatsugu des spéculations inancières.
africains s’étaient réunis pour n’est pas aussi lamboyant Matsuda met en scène l’une des
trouver des accords et des qu’escompté. Le ilm peine aventures du célèbre détective Aux urnes, cinéphiles !
stratégies de développement des notamment à attirer les Kindaichi Kôsuke, créé par France. Le 9 juin, jour des
industries cinématographiques 18-24 ans et le public féminin Yokomizo Seishi, dont les élections européennes, quatre
du continent s’appuyant sur les ciblé par le marketing de Warner. romans policiers ont fait l’objet établissements du groupe
spéciicités de chaque région. Cette déconvenue met en de nombreuses adaptations. L’Yre Cinémas ont offert une
Juliet Yaa Asantewa Asante, dificulté l’avenir de Mad Max: Début juin, la Toei a lancé une place gratuite sur présentation
à la tête de l’organisation The Wasteland, un projet sur campagne de inancement d’une carte électorale
du sommet, a annoncé que lequel George Miller travaillait participatif pour la restauration tamponnée à la date du jour
l’édition 2024 se focalisera déjà avant la sortie de Fury de la copie (NHK). ou d’un reçu de procuration –
sur « le développement de Road, et qui devait en constituer initiative citoyenne qui sera
programmes locaux de qualité » la préquelle centrée sur le L’éléphant dans la pièce renouvelée lors du second
et « la diffusion de la culture du personnage de Max Rockatansky Taïwan. Wang Xiaoshuai, qui tour des élections législatives,
cinéma auprès de la population (The Hollywood Reporter). devait être le président du jury le 7 juillet (BoxOfice Pro).
Jeunes talents du Taipei
Film Festival 2024, s’est vu #MeToo France, la suite
retirer ce titre à la suite de la France. Dominique Boutonnat,
controverse suscitée par sa maintenu à la présidence du
nomination. Sur Facebook, CNC depuis 2022 malgré sa
un post viral afirme que mise en examen en 2020 pour
les désaccords de Hu Bo agression sexuelle sur son illeul,
avec les producteurs d’An a comparu en juin devant le
Elephant Sitting Still, dont tribunal de Nanterre, dont la
Wang Xiaoshuai, ne seraient procureure requiert trois ans
pas étrangers aux raisons de de prison avec sursis contre
son suicide, en 2017. Les le producteur. Au moment du
débats ont aussi porté sur la bouclage de ce numéro, nous ne
décision de conier ce rôle connaissons pas le jugement, mis
prestigieux à un cinéaste en délibéré le 28 juin. La plainte
chinois du continent eu égard déposée par Francis Renaud et
aux tensions entre Taïwan et relayée sur les réseaux sous le
la Chine (ScreenDaily). hashtag « MeTooGarçons » contre
André Téchiné et le directeur
EUROPE de casting Gérard Moulevrier a
été classée sans suite le 4 juin
La Clef revient dernier pour prescription. Mis
France. Après la fermeture en cause par sept anciennes
du cinéma La Clef (Paris 5e) collaboratrices, Bruno Barde,
en avril 2018, plusieurs directeur du festival de Deauville
tentatives de reprise par et de l’agence Le Public Système
d’ancien·ne·s salarié·e·s, Cinéma, a quant à lui été évincé
trois ans d’occupation et de la direction par Hopscotch,
d’autogestion bénévole, maison-mère de l’agence.
deux ans d’activité hors (Mediapart, Le Film français)
les murs à la suite de Circé Faure
DISPARITIONS
Anouk Aimée Margot Benacerraf On lui doit aussi quelques succombe, 1962 ; Liberté, mon
C’est elle, c’est Lola, pour Margot Benacerraf, morte le documentaires sur le cinéma, amour !, 1975) et Liliana Cavani
toujours et à jamais. On en 29 mai à 97 ans, n’a réalisé dont Citizen Langlois (1995) et (Portier de nuit, 1974 ; Au-delà
croirait presque que c’est ce ilm qu’un long métrage mais a Le Cinéma des Cahiers (2000), du bien et du mal, 1977 ; Berlin
de Jacques Demy (1961) qui la marqué de manière importante consacré à votre revue préférée. Affair, 1985). Il réapparait plus
it naître au cinéma, pourtant le cinéma vénézuélien avec fréquemment dans le cinéma
Anouk Aimée avait débuté à Araya (1959), consacré aux Yoshiko Kuga français à partir de la in des
14 ans dans La Maison sous la conditions de vie et de labeur Morte le 9 juin à 93 ans, années 1980, notamment dans
mer d’Henri Calef (1947). La pénibles et anachroniques des l’actrice Yoshiko Kuga était l’une Nikita de Luc Besson (1990) et
jeune ille traversa les années travailleurs des marais salants des dernières grandes igures La Ville est tranquille de Robert
1950 avec cette sophistication de la péninsule d’Araya, l’un vivantes du cinéma classique Guédiguian (2000).
timide qui faisait déjà son des lieux les plus secs de japonais. Sous contrat exclusif
charme, notamment chez Astruc la Terre. Bien que primé à avec la Tôhô dès l’âge de 15 ans, Donald Sutherland
(Le Rideau cramoisi, 1952 ; Cannes, ce ilm resta sans elle tourna une centaine de Cet immense acteur (de talent
Les Mauvaises Rencontres, descendance mais Benacerraf ilms et croisa les plus grands : et de taille : 1m93) obtint son
1955), Duvivier (Pot-Bouille, joua un rôle important dans Kenji Mizoguchi (Le Destin premier rôle important dans
1957), Becker (Montparnasse le développement d’une de Madame Yuki, 1950 ; Une Les Douze Salopards de Robert
19, 1957), avant d’être une cinématographie au Venezuela femme dont on parle, 1954, Le Aldrich (1967) et s’imposa vite
igure de la modernité dans les et fut notamment l’une des Héros sacrilège, 1955), Mikio comme une igure essentielle
premiers ilms de Franju (La fondatrices de la cinémathèque Naruse (L’Éveil du printemps, du cinéma des années 1970
Tête contre les murs, 1959), nationale. 1947 ; La Mauvaise Fille, 1949, avec Mash de Robert Altman
Mocky (Les Dragueurs, 1959) Frère aîné sœur cadette, 1953), (1970) et Klute d’Alan J.
et bien-sûr Demy qui dans Edgardo Cozarinsky Yosujirô Ozu (Fleurs d’équinoxe, Pakula (1971). Son visage très
Lola porta au plus haut point D’abord écrivain et journaliste, 1958 ; Bonjour, 1959), Akira singulier, facilement inquiétant,
sa grâce fuyante, son tragique Edgardo Cozarinsky, mort le Kurosawa (L’Ange ivre, 1948, empêchait ses personnages
souriant. Elle retrouvera ce 2 juin à 85 ans, débuta dans L’Idiot, 1951), Nagisa Oshima d’être univoques, même
cinéaste et ce personnage la réalisation avec une œuvre (Contes cruels de la jeunesse, s’il interpréta l’un des plus
dans le plus âpre Model Shop majeure du cinéma argentin : 1960), etc., pour ne citer parfaits salauds de l’histoire du
(1968), tourné à Los Angeles. Points de suspension (1971), qu’une inime partie de cette cinéma : le fasciste de 1900
Autres grandes rencontres de sa pamphlet à l’esprit très extraordinaire ilmographie. de Bernardo Bertolucci (1975).
vie : Federico Fellini, avec qui surréaliste. En 1974, il quitte Son ambiguïté en it un très
elle tourne deux chefs-d’œuvre, l’Argentine pour s’installer à Philippe Leroy intéressant Casanova chez
La Dolce Vita (1960) et Huit Paris, où il tourne le rivettien Après une carrière dans l’armée, Federico Fellini (1976), et il
et demi (1963), puis Claude Les Apprentis Sorciers (1977). l’acteur Philippe Leroy, mort s’accommodait parfaitement
Lelouch (dix ilms, dont Un Suivra le très beau La Guerre le 1er juin à 93 ans, débute à l’étrangeté et à la paranoïa
homme et une femme, 1966 ; d’un seul homme (1981), à 30 ans dans Le Trou de fantastique, dans Ne vous
Vivre pour vivre, 1966 ; Si essai où il confronte le journal Jacques Becker (1960), où il retournez pas de Nicolas
c’était à refaire, 1976). Elle parisien d’Ernst Jünger avec des impose son visage franc, sa Roeg (1973) et L’Invasion des
eut une importante carrière en images d’actualités datant de virilité mélancolique. On le voit profanateurs de Philip Kaufman
Italie, dès les années 1960 et cette période de l’Occupation. ensuite notamment dans Pleins (1978). Parmi les quelques
jusqu’aux années 1980 : Le Il fait un retour en Argentine feux sur l’assassin de Georges 200 ilms où il apparut, citons
Saut dans le vide de Marco avec Guerriers et captives Franju (1961), Les 55 jours de aussi Johnny s’en va t’en guerre
Bellocchio, La Tragédie d’un (1989), ilm d’époque tourné Pékin de Nicholas Ray (1963) de Dalton Trumbo (1971), Les
homme ridicule de Bernardo en Patagonie et consacré au et surtout Une femme mariée Liens de sang de Claude Chabrol
Bertolucci (1981), notamment. dépouillement des indiens de Jean-Luc Godard (1964), (1977) ou le trop méconnu Six
Parmi ses choix souvent Mapuche à la in du XIXe siècle. où il joue le mari. S’installant degrés de séparation de Fred
audacieux, citons également Un Il tourne ensuite les beaux Le en Italie au début des années Schepisi (1994). Puis même
soir, un train d’André Delvaux Violon de Rothschild (1995) à 1960, il y fera la plus grande l’étrange Sutherland devint un
(1969), Justine de Georges Saint-Petersbourg, et Fantômes partie de sa prolixe carrière, dans jour un sympathique vieillard,
Cukor (1969), Le Succès à de Tanger (1996) à Tanger. de nombreux ilms commerciaux exemplairement dans Space
tout prix de Jerzy Skolimowski À partir de la in des années et de genre, tel Milan calibre Cowboys de Clint Eastwood
(1984) ou, plus récemment, La 1990, il se consacre plus à la 9 de Fernando Di Leo (1972) (2000) et dans son dernier rôle
Petite Prairie aux bouleaux de littérature qu’au cinéma, mais et chez quelques auteurs pour le cinéma dans Ad Astra
Marceline Loridan-Ivens (2003). il signe notamment Ronde de importants, dont Gianfranco de James Gray (2019). Il est
Anouk Aimée est morte le 18 nuit en 2005, qui suit un gigolo De Bosio (Le Terroriste, 1963), mort le 20 juin à 88 ans.
juin à 92 ans. dans les nuits de Buenos Aires. Mauro Bolognini (Quand la chair Marcos Uzal
Le monde au balcon
Dboiteuse,
ans la luxuriante vallée du Douro,
Ema (Leonor Silveira), belle mais
se marie à un homme riche et
femmes et des hommes, de leur nature
(oui, oui) et de leurs désirs propres. Un
cinéaste (Manoel de Oliveira) adapte une
et pervers, un poker menteur où le
spectateur se retrouve démuni. Déjà
par la voix of du narrateur omniscient
falot, Carlos Paiva (Luís Miguel Cintra), autrice (Agustina Bessa-Luís) mandatée et omniprésent, introduisant un per-
qu’elle fascine et n’aime pas, abandonne pour adapter la Madame Bovary d’un sonnage faisant plus tard son entrée à
sa maison d’enfance pour celle de son Flaubert qui en disait « c’est moi ». Entre l’image – trop tard pour qu’on ne puisse
mari, quitte fréquemment celle-ci pour hommes et femmes, pas de mariage mais ignorer ce qu’on en sait déjà. Condamné
celle de ses amants, se reproduit, socialise, un couple d’engrenages qui tournent à juger sur pièces, par accumulation de
provoque, réléchit, fuit, disparaît. en sens inverse. Car entre le texte dense preuves qui ne coïncident pas exacte-
On (re)verra sans doute d’un drôle et stylisé de l’autrice (moteur du récit) ment, on louche.
d’œil ce grand ilm retors, bouleversant et l’image somptueusement épurée du Face aux interprétations psycho-
et contrariant, traitant d’un sujet en montreur (qui « monte » ce texte à logiques et réflexions métaphysiques
apparence old school : ce qu’il en est des l’écran) s’élabore tout un jeu dialectique du texte, Oliveira est un fantastique
physiognomoniste, donnant à voir la scelle la seconde rencontre d’Ema et de exubérance et donc un danger », provoque
veulerie d’un menton mou, la provo- Carlos, prélude à leur mariage, du père des accidents d’automobilistes et est
cation d’un sourire carnassier, l’envie, alcoolique d’Ema à la passion maladive sagement reléguée aux fenêtres. À la
le mépris, la bêtise ou la ruse dans des qu’elle induit, le ilm mêle le pathos au in, mûrie et amère, devant la taille des
corps cadrés en miroir des peintures pathologique – jusqu’au tératologique. vignes du Douro plantées en terrasses et
qui tapissent leurs maisons vénérables. Le fantastique gagne, et la loi de comparables aux rizières de Chine (dit
Tout au long du film, au balcon ou à génération des couples devient mons- le commentaire), leurs fruits chargés
la fenêtre, Ema et les autres se tiennent trueuse : « duovidus » horrifiques des de soufrance, elle réalise que « lui avait
au bord des magnifiques paysages de deux vieilles grand-tantes d’Ema assises manqué la science des articulations ». Écho
la vallée du Douro, le cours ininter- dans un salon à la Suspiria, des deux cruel à son handicap, cette légère boite-
rompu du leuve qui traverse les temps sœurs de Carlos, cheminant synchroni- rie qui réhaussait sa beauté sans lui ofrir
en renouvelant leurs et fruits, et appelle sées comme un seul homme, des deux la paix grave de sa servante Ritinha
la simplicité du labeur paysan. Beauté filles d’Ema scissipares. Au centre du (Isabel Ruth), à la mutité forte d’intelli-
unie et intemporelle du panorama, bien film, dans une discussion mondaine gence terrienne (« le savoir ne lui est entré
éloignée des ratiocinations et des divi- où les hommes avouent leur répulsion que par les yeux »). Imitant pour inir cet
sions de la société. Le couple des couples homophobe sur fond de sida, surgit la alter ego prolétaire, sa seule amie, avec
devient ce vieux dualisme des humani- figure de l’androgyne originaire. Soit laquelle elle dit être liée comme « une
tés : nature et culture – et en regard, la Ema, qui « fonctionne comme un homme ». plante », Ema parvient enin à quitter le
lutte des classes. Qui, transformiste, enile chapeaux et surplomb pour se fondre dans le paysage,
Oliveira, cinéaste naturaliste ? Oui, identités, se fait passer pour une domes- au cours d’un étrange travelling (le seul
doublement : au sens de l’amour de la tique, devient une Mata Hari de cinéma du film) au cœur des orangers. Elle y
nature et de Zola (ou Flaubert), fasciné (et évoque Garbo). Quand elle caresse disparaîtra corps et biens dans un gag
par le fonds larvé de pulsions et de mala- un chat, provoquant d’un double regard génial, laissant à la (ou sa) nature le der-
dies refoulées derrière l’image d’une bleu son mari, celui-ci l’attrape et le nier mot – à moins que, beau joueur et
bourgeoisie « cultivée » et artificielle. jette brutalement sur la caméra, qui vrai mécréant, Oliveira ne laisse la main
Au sens aussi des humeurs à « purger » en vacille sur son pied. Surgit le noir à Bessa-Luís, en la personne de Maria
ou « saigner » qu’évoque Carlos, « médecin comique d’Oliveira, burlesque, ellip- do Loreto : « Rien de tout de cela n’est
et agriculteur », lors de sa première ren- tique, buñuelien, ce moment rélexe où important, mais personne n’imite mieux que
contre avec Ema et son père. Des lavan- la représentation, trop pleine à force de moi une belle vie. » Belle vie, sale comme
dières dissertant sur les nuances du sang rétention, sort d’elle-même, obscène. une image. ■
menstruel (de la femme vierge, mûre Sur la terrasse de la maison familiale, Pierre Eugène
ou mourante) à l’avortement malheu- la jeune Ema, dont la beauté « expri‑
reux d’une domestique engrossée qui mait une limite de quelque chose […], une Version restaurée en salles le 10 juillet.
CAPRICCI FILMS
Le Schpountz (1938).
Tout est là
Là où Pagnol paraît toutefois plus simple Jofroi (1933).
que Guitry, c’est dans son rapport fron-
tal et transparent à la iction. Ses ilms
sujet de plaisanterie parmi les autres. Si libre n’est pas en lui-même, chez Pagnol, le problème au centre du village, puis
elle dédramatise souvent les malheurs un garant « d’authenticité » : le cinéaste sur son propre corps, et veille à être
personnels, cette surveillance générali- a d’ailleurs souvent préféré filmer en vu. Celui-ci sait que c’est cette « répé-
sée peut néanmoins nourrir une sorte studio ou dans des décors recréés. La tition générale » du suicide, plus que
de burlesque anxiogène, comme dans La justesse de sa vision découle plutôt de le fait de joindre le geste à la parole,
Femme du boulanger (1938), où Raimu son art de l’enregistrement et du décou- qui va s’insinuer dans les esprits et inir
(moustache et chapeau melon chapli- page discret, qui parie sur une solidarité par avoir une incidence sur la réalité.
niens) ne peut littéralement pas fran- immémoriale entre les paysans et leur Comme l’explique Fonse : « Ce matin je
chir une porte sans qu’une douzaine de environnement. Le paysage n’existe me sentais innocent, mais à force d’en par‑
curieux ne lui emboîtent le pas. Diicile, donc pas sans eux, il est d’abord un sol, ler, d’en parler… » L’entêtement enfantin
dans ce contexte, de se suicider en paix : un pays, une toile de fond non-exotique. d’Irénée (Fernandel), aspirant tragédien
le boulanger cocu, tout comme le vieux Son ilm le plus terrestre, Regain (1937), dans Le Schpountz (1938), procède de la
paysan de Jofroi (1933), sont interrom- adapté de Giono, comporte d’ailleurs les même logique : au terme du ridicule et
pus dans leur tentative de pendaison. personnages les plus abstraits, comme si de l’emphase, le spectacle d’une parole
Plutôt qu’une vraie menace, leur geste la nature ne pouvait gagner sa consis- qui ose tout (le célèbre plan-séquence
résonne d’ailleurs comme un ultime tance qu’en évidant, en retour, les igures où l’acteur déclame la phrase du code
signal adressé à la cantonade, quand la humaines. Chez Renoir,Toni, aux côtés pénal sur tous les tons possibles) init par
parole ne suit plus. d’autres immigrés italiens, travaille refonder la possibilité d’une croyance.
dans une carrière de pierre qui ne lui
Un réalisme du sol appartient pas : au contraire, les person- Paroles éclairantes
En comparant un ilm comme Angèle à nages de Pagnol possèdent le territoire André Bazin le soulignait déjà, il ne
Toni de Jean Renoir (1935), produit par tout comme le territoire les possède, s’agit jamais, pour Pagnol, de « tuer le
Pagnol et ilmé à Martigues avec cer- à la manière des Amérindiens dans le texte par insolation ». Au contraire, avec
tains de ses comédiens, on mesure à quel western. lui la parole se déverse, se répand aussi
point le personnage et sa psychologie, Dans le superbe Jofroi, ce principe naturellement que la lumière du jour,
chez le second, restent l’unité ordonna- d’une terre chevillée au corps prend au point qu’il est tentant d’identiier les
trice de sa mise en scène. Renoir, en des proportions vertigineuses, aussi deux (l’une comme l’autre sont, de fait,
variant les angles de vue, en insulant comiques que pathétiques : le vieux des lux immatériels). Photogénie de la
de la profondeur à l’intérieur des plans, Jofroi (Vincent Scotto), après avoir parole : c’est elle qui domine l’action
relativise sans cesse la place des hommes : vendu son verger, refuse catégorique- visuelle, l’interrompant ou l’étirant, et
ils paraissent jetés dans un monde mou- ment que Fonse (Henri Poupon), son avant cela, qui dirige l’acteur, Pagnol
vant et bien plus vaste qu’eux. À partir acquéreur, arrache ses arbres pourtant se retirant du plateau pour écouter et
d’un même matériau, les deux cinéastes stériles. Le cinéaste ne s’attarde pas choisir la bonne prise. L’intention et le
creusent en fait deux réalismes, qui ne se sur l’objet de la querelle en tant que rythme mélodique de la phrase prévalent
confondent pas. Même s’il ouvre le ilm tel : tout le film est porté par l’éner- sur tout le reste, même les bafouillages. Et
aux accidents naturels, le tournage à l’air gie contestatrice du paysan, qui déplace si jamais le silence s’installe, les sons du
dehors reprennent le dessus, comme une
empreinte sonore du sentiment : lorsque
CMF/LES FILMS MARCEL PAGNOL/GAUMONT
traversent et la fantomatisent déjà, elle Là où s’arrêtent les mots, la lumière rien d’une recette. L’archaïsme y est
qui ose revenir hanter les vivants. Il faut n’entre plus ; ce cinéma transparent même pointé du doigt : « Sans vous,
d’ailleurs souligner combien le parler comporte donc bien quelques bouches les vieux, j’aurais été heureuse », souffle
méridional renforce bien souvent, loin d’ombres. Une morale rétrograde, reli- Fanny dans César. On peut relire toute
du cliché de l’accent chantant, la dureté gieuse et patriarcale, y pèse de tout son la ilmographie de Pagnol, qui enjambe
de ce qui est proféré ; il participe à faire poids sur les personnages féminins, qui la guerre, à l’aune de ce soupir : une
sonner l’humiliation, à lui donner une de Fanny à La Fille du puisatier (1940), société tente, péniblement (la longueur
épaisseur implacable (le « bastard » d’An- doivent s’accommoder de l’alternative sinueuse de ses ilms y participe), de se
gèle). Fernandel n’a peut-être jamais entre la maman et la putain. Jouées par délester du vieux monde et de ses règles
paru aussi inquiétant que dans Regain, des actrices souvent non méridionales mortifères. La liberté simple et souve-
tant sa manière de prononcer méticu- (Orane Demazis, Ginette Leclerc, Josette raine de l’héroïne de Manon des sources,
leusement toutes les syllabes, loin de Day), leur traversée de la iction s’appa- qui taraude les hommes, sonne à ce titre
faire rire, accentue le contraste entre ce rente à une déchéance dont les hommes comme une revanche sur le passé. ■
qu’il incarne (un monstre de lâcheté) demeurent l’alpha et l’oméga. C’est en
et ce qu’il prétend être. Enfin, même efet d’abord aux grands acteurs mâles – Marius (1931), Fanny (1932), Angèle (1934),
les moins éduqués des personnages de Raimu, Henri Poupon – qu’il incombe Jofroi (1934), César (1936), Regain (1937),
Pagnol ont droit à la parole et maîtrisent de somatiser, comme des éponges, l’infa- La Femme du boulanger (1938), Le Schpountz (1938),
la rhétorique, ce pourquoi la scène inale mie apportée par leurs femmes ou leurs La Fille du puisatier (1940), Topaze (1951),
de La Femme du boulanger paraît si injuste filles (la différence est parfois ténue), versions restaurées en salles le 24 juillet.
et misogyne, puisque le célèbre jeu de dans une descente aux enfers propice au Rétrospective Pagnol au Fema La Rochelle,
substitution (la Pomponnette pour la déploiement spectaculaire de leur palette du 28 juin au 7 juillet.
femme) s’exerce à sens unique, contre de jeu. Mais pour être obsessionnel chez Intégrale Pagnol à la Cinémathèque française,
un personnage parfaitement mutique. Pagnol, ce schéma mélodramatique n’a du 10 au 21 juillet.
SURVIVANCE
nº 802), le distributeur Survivance
le plus connu des ilms de Sômai,
ayant bénéicié à l’époque d’une sortie
française. Loin de la légèreté séduisante
du Breakfast Club de John Hughes,
auquel on le compare paresseusement,
Typhoon Club, avec sa constellation de
collégiens campagnards errant par la
grâce surnaturelle d’un typhon dans
leur collège vide et le grand Tokyo tout
près, se conie à l’étrangeté du mauvais
rêve : mélancolique, grave et angoissant
malgré ses accès burlesques et musicaux.
L’adolescence, chez Sômai, si elle n’est
pas forcément un ilm d’horreur, reste
un ilm de monstres. Ce monstre dont
Pierre Alferi écrivait : « Les enfants voient
en lui un parent de la nuit ; les adultes se
cherchent un ancêtre. Les ados seuls, ces chry‑
salides, lisent dans ses traits l’avenir. Car son de grandes laques de boue laissées par le s’abrite. La menace de viol qui les blesse
corps endosse une image fantôme, une solu‑ typhon et y lance une balle de baseball et les épuise tous deux apparaît cepen-
tion de continuité qui a précipité. Il incarne pour y faire des ricochets. dant moins comme un acte sans retour
désormais la transition insensible, l’équi- Manière de se replonger (comme qu’un passage, une transition rédimée
libre “métastable”, l’état “sursaturé” de le fera son camarade Mikami) dans un dans le cours d’une nature foncière-
possibles, autrement dit : le devenir.» Dans grand bain primitif, faire retour aux ment changeante et inattendue (celle de
la nuit d’une étrange suspension clima- sources de l’humanité. Car les petits la météo, aussi bien). La violence peut
tique du temps, les ados interrogent et monstres en appellent un autre, un ainsi déboucher sur la danse, la gravité
réinventent leur origine et leur avenir. grand : le Temps, incarné dans l’errance tourner en burlesque, la pluie menaçante
« Peut‑on transcender sa propre espèce ? » : nocturne d’une petite fugueuse par devenir un bain rafraîchissant, la mort
cette question abyssale qu’ils rabâchent un gentil androgyne bifrons, chimère ofrir l’espoir d’une nouvelle vie.
dans un long plan filmé à travers une femme-homme dans des langes, jouant « Le cinéma ramène les images dans la
fenêtre grillagée (cage du domicile fami- de l’ocarina. La métaphysique de l’ado- patrie du geste. Traum und Nacht, de
lial) dépasse le bête sujet d’examen pour lescence, où le temps semble iler sans Beckett, en propose implicitement une belle
apparaître comme le devoir de petits marque, où l’on se cherche une place déinition : il est le rêve d’un geste. Introduire
d’hommes prenant conscience de leur dans le monde matér iel, est lourde en ce rêve l’élément du réveil, telle est la tâche
autonomie. d’interrogations sur ce qu’est un acte : du cinéaste.» (Giorgio Agamben.) Sômai,
La monstruosité du devenir est à son inscription violente, existentielle, ni prof, ni parent, ni psy explicateur,
la même époque au centre d’Akira, le l’entaille du temps comme promesse n’envisage son cinéma que comme une
manga de Katsuhiro Ôtomo, observant de changement. Sômai charge cha- exploration libre (comme on dit : « asso-
sur le mode apocalyptique les muta- cun des gestes de ses personnages d’un ciation libre »). Le rêve, chez lui, ne s’op-
tions d’enfants-vieillards qui, par accu- caractère inconscient d’expérimenta- pose pas au réveil, mais s’y noue insen-
mulation d’énergie et de volonté de tion, ouvrant toutes les dimensions de siblement. Ses personnages, tour à tour
puissance, transcendent l’espèce jusqu’à l’espace. Les collégiens prennent de la rélexifs et pulsionnels, s’abandonnent
l’implosion. Dans Typhoon Club, il y aussi hauteur (balcon, monticule de terre, comme des somnambules. Sômai sait
un Akira : ado idiot, sorte de cousin du empilement de tables), entrent dans qu’il ne faut surtout pas les réveiller, et
Dodeskaden de Kurosawa, qu’on voit dès la profondeur du sol, transforment le que le sommeil et ses monstres ofrent
la première séquence testant en apnée décor qui les entoure. Jusqu’à le détruire, un répit précieux avant les fatalités
son devenir-poisson dans une verte comme dans la séquence éprouvante où adultes, sociologiques et morpholo-
piscine, avant d’être malmené par un un garçon, métamorphosé en monstre giques qui les attendent.■
groupe de illes, laissé pour mort puis silencieux, animal et robotique, poursuit Pierre Eugène
ressuscité. À la in, se rendant à la piscine sans répit une ille en s’acharnant sur les
au lieu d’aller à l’école, il pénètre dans portes et meubles derrière lesquels elle Restauration 4K. En salles le 3 juillet.
Vices contés
Ces récits ne sont pas spectraux
© 1954 STUDIOCANAL/CRISTALDIFILM
mais pleinement incarnés par des indi-
vidus et des familles qui fondent l’his-
toire intimement et politiquement.
Les mélodrames, où le crime tache le
désir, écrivent une tragédie commune.
L’histoire n’est pas une toile de fond,
un simple contexte, mais un bain : dans
Senso, la guerre est comme une eau
glacée dans laquelle les personnages se
débattent ; et dans Ludwig, les troubles
politiques empoisonnent l’air et pèsent
sur les corps. Dans ce monde où, selon
la formule du Guépard, « il faut que tout
change pour que rien ne change », l’inertie
menace : les femmes corsetées et voilées
de gaze, filtre des émotions, peuvent
devenir poupées, et les hommes soldats
de plomb. Les corps peuvent à tout
moment s’afaisser, s’enfoncer dans les
lits et fauteuils, se liquéier. Le cadavre
aleure dans la pâleur des visages qui
fondent eux aussi, en larmes, coulant de
sueur, sécrétant des humeurs. Visconti
rend sensible l’humide et le sec, le
Senso (1954). chaud et le froid, le pudique et le cru,
jusqu’à la nudité exhibée.
Lrieessontdestroissouvent
films qui ressortent cet été
rangés dans la catégo-
œuvres historiques à l’esthé-
du fascisme. L’Innocent est l’histoire de la
désagrégation non seulement d’une famille,
mais aussi d’une certaine société et d’une
La peinture d’histoire, en plan large,
est trahie par les gros plans qui donnent
à chaque regard, à chaque geste, main
tisme décadent de Visconti : Senso se certaine Italie 1 ». Visconti ne rend pas posée ou baisée, la sensation qu’il
déroule en 1866, à la in de l’occupa- hommage à un décadentisme suranné, s’échappe comme une lèche oicieuse
tion autrichienne de la Vénétie, pendant il analyse. Il veut comprendre ces entre- qui rend brutalement visibles vices et
le Risorgimento qui conduira à l’union deux que sont le passage d’un siècle passions. La marche lente de Senso, de
de l’Italie par Garibaldi, période qui à l’autre, d’une Europe à l’autre (celle Ludwig et de L’Innocent, ces contes ter-
est aussi celle du Guépard. Ludwig ou Le des empires à celles des nations), d’une ribles, fait éprouver le prix infernal de
Crépuscule des dieux, portrait de Louis II classe sociale à l’autre (de l’aristocratie l’enfermement et naître une pulsion de
de Bavière de son couronnement en à la bourgeoisie). Quand une journa- vie, comme après avoir vu la mort, à
1864 à sa mort en 1886, et L’Innocent, liste lui demande pourquoi ne pas saisir l’image de l’ultime plan de L’Innocent,
mise en pièce d’un couple bourgeois directement l’histoire tourmentée des le tout dernier de l’œuvre de Visconti :
des années 1890, peignent eux aussi années 1970, il s’offusque : « Vous ne une femme échevelée s’échappant dans
les années fin de siècle. Puisque l’art pouvez pas dire que je me réfugie dans le la brume du petit matin. ■
rend visible le changement, ces ilms passé et amen. Le calendrier, chère madame, Théo Esparon
traduisent des témoignages d’auteurs n’est pas le plus important ; ce qui compte,
qui regardaient leur temps, notam- c’est le thème, les idées… Le passé, à quoi
ment Gabriele D’Annuzio (L’Innocent) sert‑il ? À expliquer le “toujours”. » Il 1
Toutes les citations sont tirées du livre Visconti
qui, pour Visconti, « est moderne dans sa n’y a dès lors pas de profonde distinc- de Marianne Schneider et Lothar Schrimer publié
conception de la vie. Nous vivons à une tion entre Rocco et ses frères (1960) et en 2010 par l’Institut Lumière et Actes Sud.
époque brutale et supericielle. […] Tullio L’Innocent : ce sont deux histoires de
et Giuliana appartiennent à la grande bour‑ famille qui racontent leur temps, leur
geoisie italienne, responsable de l’avènement société, leur siècle. Versions restaurées en salles le 31 juillet.
La Chute
de l’empire romain
d’Anthony Mann
États-Unis, 1964. Avec Sophia Loren,
Stephen Boyd, Alec Guiness. 3h08.
Sortie le 14 août.
Les ilms mal aimés ont parfois une force
prémonitoire. Il est presque ironique
qu’au sein des superproductions de
Samuel Bronston (Le Cid, Les 55 jours de
Pékin…) se trouve en 1964 cette Chute
de l’empire romain, tant la décadence his-
ARIZONA DISTRIBUTION
torique du film semble épouser celle
d’un cinéma à grand spectacle qui a
migré vers des tournages en Europe (en
Espagne, en l’occurrence) dans une ten-
tative désespérée de survivre à moindre Saravah de Pierre Barouh.
coût. Ironique aussi que, pour les réa-
liser, Bronston choisisse des cinéastes par la banalité du carton-pâte, l’histoire d’ailleurs musicalement plus palpitant :
aussi personnels que Nicholas Ray et, ici, par le grotesque et l’art par le tout- « Samba Saravah », adaptation de « Samba
Anthony Mann, « classiques » à la mise venant industriel. Sombre spectacle à da Bênção » de son ami Baden Powell,
en scène facilement reconnaissable. Indé- la noirceur volontiers ingrate, il refera maître de la bossa-nova, est bien le
pendamment des raisons de leur parti- surface sur nos écrans comme un vieil morceau fétiche du passeur français qui
cipation dans de telles aventures outre- acné que le cinéma avait éradiqué. Les nomma d’après lui son mythique label
Atlantique (le mariage avec Sara Montiel poupées du péplum seront remplacées à discographique – Saravah, qui accom-
de Mann ? le goût des bars de Ray ?), peine quinze ans plus tard par des ewoks pagna Brigitte Fontaine, Jacques Hige-
cette improbable association a engen- et des stormtroopers, dans un voyage sans lin, David McNeil ou Naná Vasconce-
dré des objets à la fois séduisants, mons- retour avant de revenir fugacement au los – ainsi que son premier ilm, où il le
trueux et désormais coninés à un recoin début des années 2000 dans les mains chante accompagné par le compositeur
très singulier de l’histoire du cinéma. À moins charmantes de Ridley Scott ou lui-même. Tourné à l’arrache en trois
l’époque détesté dans cette même revue, Oliver Stone. jours pour proiter de la brève disponibi-
le film de Mann brille aujourd’hui de Fernando Ganzo lité d’une micro-équipe française à Rio,
toute sa splendide lourdeur, déployée en et jusqu’ici montré, sans être exploité en
de longs plans où des troupes romaines salles, dans une version approximative-
défilent en ultra-Panavision. Sur fond Saravah ment synchronisée et non sous-titrée, le
d’accords signés Tiomkin, Sophia Loren de Pierre Barouh documentaire aujourd’hui ressuscité est
se regarde jouer, Christopher Plum- France, 1969. Documentaire. 1h. un témoignage intime et irremplaçable
mer sublime l’excès, et le ben-huresque Sortie le 10 juillet. sur l’efervescence musicale du Brésil de
Stephen Boyd suinte une texture quasi C’est au-delà de la scie chabadabadesque 1969. Reléguant hors champ la dicta-
inhumaine. Leur étrange triangle inces- qui aujourd’hui encore cache la forêt de ture et ses sévices pour créer à chaque
tueux est la principale des multiples rela- son éclectisme qu’il convient d’évaluer séquence un nouvel espace de liberté où
tions que Mann relativise et magnifie le talent de Pierre Barouh (1934-2016). sont évoquées d’emblée les racines afri-
dans une mise en scène par strates, où la Un autre de ses titres présents dans la caines de la musique brésilienne, Barouh,
grandiosité des paysages est transcendée BO d’Un homme et une femme s’avère cornaqué par un Baden Powell qui ne
quitte jamais sa guitare, met en scène
sa rencontre avec deux générations de
SAMUEL BRONSTON PRODUCTIONS
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Dans le cadre de la 9e édition d’Avant-premières ! organisé par les Cinémas
indépendants parisiens du 2 au 10 juillet, six rédacteurs et rédactrices des Cahiers
animeront des séances :
Le 2 juillet à 20h Le 8 juillet à 20h au Luminor, Paris Le 5 juillet à 11h au Fema, La Rochelle
au Saint-André des Arts, Paris Yal Sadat présente Trois kilomètres Charlotte Garson anime une table ronde
Élodie Tamayo présente Grand tour jusqu’à la fin du monde d’Emanuel Pârvu. consacrée à Chantal Akerman, en présence
de Miguel Gomes, suivi d’un débat. de Claire Atherton, Cyril Béghin, Aurore Clément
Le 9 juillet à 20h15 et Stanislas Merhar.
Le 3 juillet à 20h au Nouvel Odéon, Paris
au Christine Cinéma Club, Paris Olivia Cooper-Hadjian présente Le 12 juillet à 19h
Romain Lefebvre présente Ernest Cole, Santosh de Sandhya Suri. à la Cinémathèque française, Paris
photographe de Raoul Peck. Marcos Uzal présente Merlusse
Le 10 juillet à 20h à L’Archipel, Paris de Marcel Pagnol,suivi d’un débat.
Le 5 juillet à 20h à L’École Cinéma Club, Paris Thierry Méranger présente Ce n’est
Pierre Eugène présente La Rue rouge qu’un au revoir de Guillaume Brac
de Fritz Lang. en présence du réalisateur.
LE CONSEIL DES DIX
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
Val Abraham (Manoel de Oliveira) ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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LES CAHIERS DU CINÉMA
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