Nouvelle Histoire Des Idées. Du Sacré Au Politique-2016

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Nouvelle histoire des idées

DU MÊME AUTEUR

OUVRAGES
Histoire de Chypre, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 1009, 1998.
L’Ordre de Malte au XVIIIe siècle. Des dernières splendeurs à la ruine, Paris,
Bouchène, 2002.
Bibliographie du monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris,
Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003.
Hugues Loubens de Vedalle, 1531-1582-1595, cardinal et grand maître de l’ordre
de Malte, Paris, Bouchène, 2005.
Malte, 7 000 ans d’histoire, Paris, Bouchène, 2011.
Chrétiens et Ottomans de Malte et d’ailleurs, Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2013.
Malte et Marseille au XVIIIe siècle, avec Xavier Labat Saint-Vincent, La Valette,
Fondation de Malte, 2013.

PUBLICATIONS DE SOURCES

Froment de Champlagarde (Anne-Charles), Histoire abrégée de Tripoly de


Barbarie (1794) et Suite de l’histoire de la régence de Tripoly de Barbarie.
Règne d’Aly Caramanly (1793), présentation et annotation des manuscrits
par Alain Blondy, Paris, Bouchène, 2001.
Parfum de la Cour, gourmandises de rois. Le commerce des oranges entre Malte et la
France au XVIIIe siècle, Paris, Bouchène/Fondation de Malte, 2003.
Des lettres de Malte. La correspondance de M. l’abbé Boyer (1738-1777), PIE-
Pieter Lang, Paris, Direction des archives et de la documentation, Ministère
des Affaires étrangères, 2004, XXXIV.
Lettres consulaires reçues de Chypre par le chargé d’affaires du Roi à Malte, Nicosie,
Centre de recherche scientifique, LVI, 2007.
Etienne Félix d’Henin de Cuvillers, Mémoire concernant le système de paix et de
guerre que les puissances européennes pratiquent à l’égard des régences barbaresques,
1787, introduit et présenté par Alain Blondy (p. 7-32), Paris, Bouchène, 2009.
Usages et étiquettes observées à la cour du Grand Maître, au Conseil et à l’Eglise
(1762), Paris, Honoré Champion, 2011.
Documents consulaires. Lettres reçues par le chargé d’affaires du Roi à Malte au
e
XVIII siècle, 5 tomes, La Valette, Fondation de Malte, 2014.

TRADUCTIONS ET PRÉSENTATION

Luigi Monga, Galères toscanes et corsaires barbaresques. Le journal d’Aurelio Scetti,


galérien florentin (1565-1577), traduction de l’italien et avant-propos par
Alain Blondy, Bouchène, 2008.
Stephen Cleveland Blyth, Histoire de la guerre entre les Etats-Unis, Tripoli et les
autres puissances barbaresques à laquelle sont jointes une géographie historique et
une histoire politique et religieuse des Etats barbaresques en général, 1805, traduit
de l’anglais, présenté et annoté par Alain Blondy, Paris, Bouchène, 2009.
Six ans de résidence à Alger par Mrs Broughton (1806-1812), traduction de
l’anglais, présentation et notes par Alain Blondy, Bouchène, 2011.
Alain Blondy

Nouvelle histoire des idées


Du sacré au politique

www.editions-perrin.fr
© Perrin, un département d’Edi8, 2016

12, avenue d’Italie


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 09 00
Fax : 01 44 16 09 01
www.editions-perrin.fr

ISBN : 978-2-262-04416-9

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées


à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’Auteur
ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par
les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
PROLOGUE

Le XIXe siècle a vu naître une nouvelle conception de l’his-


toire. Jusqu’alors, cette dernière était essentiellement la chronique
des temps passés, principalement constituée par la mémoire des
grands hommes et des grands événements. L’enseignement de
l’histoire, quant à lui, était alors limité à l’étude des Anciens, grecs
ou romains, qui devaient servir d’exemples aux futures élites.
Le temps des révolutions, inauguré par les Insurgents amé-
ricains, a été pour les contemporains une rupture d’une telle
violence qu’ils n’ont pas pu, pas su, pas voulu, le replacer dans
le continuum de l’histoire humaine. Quelques décennies plus
tard, il fut perçu, même par les plus favorables, comme ayant
généré un désordre anormal et inhumain. L’idée se développa
que les révolutions furent des épreuves, semblables à celles que
décrivent les textes sacrés des différentes religions, envoyées aux
hommes qui avaient sombré dans une hybris politique. L’his-
toire, devenue l’Histoire, était désormais une lame de fond,
aux mains de la Providence, qui entraînait l’humanité dans le
tumulte de ses flots.
L’histoire échappait aux hommes qui n’en étaient plus que
les acteurs, voire les figurants, mais non plus les auteurs. Une
telle position suscita une réaction qui, à l’opposé, fit de l’homme
en société le maître de son destin. L’histoire n’était plus forgée
que par lui, selon un schéma qui découlait de lui : l’idée poli-
tique. Inventeur de son propre programme, l’homme en était le
réalisateur absolu, ployant la réalité à la volonté de ses idéaux.
La fin du XXe siècle a balayé les derniers rêves utopiques de
l’être humain qui se perçoit désormais nu face à la matérialité
8 Nouvelle histoire des idées

des faits. Car il convient de ne pas oublier que les faits sont faits,
c’est-à-dire fabriqués, et qu’ils n’émanent pas d’un démiurge,
pas plus que l’Histoire avant eux. L’homme est à la fois l’auteur
et l’acteur de son histoire, et les faits sont la résultante de
l’action et de la réaction des différents groupes humains.
Aborder l’histoire et aborder les idées, c’est essentiellement
dévoiler les attitudes des hommes face à leur environnement
et leurs espérances. Or, pour aussi supérieurement intelligents
que soient les hommes, ils ne sont dotés que d’un nombre
fini de neurones qui ne sont eux-mêmes susceptibles que d’un
nombre fini de combinaisons. Leurs capacités réactionnelles sont
donc limitées. Ainsi, ce n’est pas l’Histoire qui se répète ou qui
bégaie, c’est l’homme.
Seul le « décor » dans lequel l’homme évolue (et qu’il a lui-
même contribué à créer) fait la différence. L’environnement
matériel, mais aussi le contexte intellectuel et moral que chaque
groupe, chaque société humaine génère, fabrique ainsi sa propre
histoire et en donne sa propre interprétation.
Cette subjectivité humaine est double. L’une est individuelle,
ici et maintenant, liée au temps et au moment présents. L’autre
appartient à la longue continuité de l’histoire humaine. Pour les
illustrer, on pourrait dire que la première correspond aux vents
atmosphériques, perceptibles par tous et dont les conséquences
sont visibles, tandis que la seconde correspond aux vents stra-
tosphériques, invisibles, mais dont l’influence est majeure sur
les premiers. Comme pour toutes les espèces, l’évolution chez
l’homme s’est faite par la transmission, consciente ou non, de
réflexes et de savoirs qui ont fini par devenir des « acquis-innés ».
Toute l’orgueilleuse histoire de la pensée de l’homme se résume
dans cette volonté de distendre sa pensée créatrice de son propre
héritage.
La pensée politique a le plus souvent été étudiée sous l’angle
philosophique ou juridique, pour lequel les concepts, à peine
émis, ont une existence propre qui transcende l’humain. L’ap-
proche historique s’en tient, quant à elle, davantage aux évé-
nements. Or, ces derniers ont toujours une cause, naturelle
ou humaine. Toute l’histoire de l’humanité a consisté à per-
mettre à l’homme de comprendre les faits afin de les corri-
ger ou d’y obvier. Le cerveau humain n’est qu’une usine à
outils de connaissance, et il serait prétentieux de croire qu’il est
capable d’une quelconque alchimie engendrant des principes qui
Prologue 9

lui seraient supérieurs. En revanche, il est tout à fait capable


d’endormir ses craintes et ses doutes en créant des explications
extérieures à la réalité. L’histoire de la pensée politique est une
part de l’histoire des mentalités. L’orgueilleuse intelligence de
l’homme lui fait refuser de n’être qu’un chaînon du vivant ; il
se pense, il se veut supérieur et donc a besoin de comprendre
le pourquoi de son existence.
Dès les débuts de sa création, confronté à la violence de la
nature brute, il a conçu un monde parallèle, invisible, d’esprits
animant toutes choses. Parvenu à une maîtrise progressive de
son environnement, il a « spécialisé » ces esprits qui sont devenus
des dieux. Le sacré, cette part de l’univers interdit à l’homme,
a ainsi longtemps été source d’explication, mais aussi source de
légitimation des pouvoirs.
Or, dans l’histoire de l’humanité, certaines sociétés se sont
révélées plus aptes à certains moments de leur existence. Ce
fut le cas des sociétés néolithiques aux temps préhistoriques, ce
fut le cas des sociétés occidentales qui, par un long et compli-
qué processus, organisèrent le droit et l’État, puis finirent par
ébranler la toute-puissance du sacré. L’histoire de la pensée
humaine (et donc de la pensée politique) est l’histoire de cette
sécularisation de l’humain. Au XVIe siècle, la Renaissance et la
Réforme portèrent les premiers coups au monolithisme dog-
matique ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, la philosophie acquit son
autonomie définitive ; aux XVIIIe et XIXe siècles, ce fut au tour
de la pensée politique, suivie aux XIXe et XXe siècles par la pen-
sée scientifique et, enfin, par les mœurs. En revanche, ce long
processus de laïcisation (que les plus religieux taxent d’orgueil
humain) n’exclut pas la notion de sacré ; désormais, celui-ci
n’est plus externalisé, mais il recouvre les idées des hommes
de son aura mystique, donnant aux conflits politiques la même
vaine intransigeance que présentent les conflits religieux.
L’histoire de la pensée politique sera donc abordée ici chro-
nologiquement, car les idées humaines dépendent principale-
ment de deux facteurs : d’une part, la nature humaine, limitée
par la capacité (même phénoménale) de l’activité cérébrale et
par la relative circonscription des réactions psychologiques et,
d’autre part, l’avancement technologique de l’environnement
humain à chaque instant donné. En réalité, ce hic et nunc est
le plus insupportable à l’homme. C’est pourquoi il a toujours
cherché à s’en évader en s’inventant des éternités (le sacré)
10 Nouvelle histoire des idées

ou en rêvant à des millénarismes débouchant sur un bonheur


pérenne (les idéologies), vecteurs supérieurs d’un temps linéaire
qui le « di-vertit » de la prosaïque réalité du temps cyclique
naturel.
1

L’HÉRITAGE PRÉHISTORIQUE

Le paléolithique

On a catalogué tout ce qui pouvait différencier l’homme de


l’animal (la marche debout, le coït frontal, le langage, la capa-
cité à fabriquer des ustensiles, etc.). Toutes ces différences,
certes importantes, relèvent du domaine matériel des échanges
sociaux. Mais il est une différence majeure que l’on passe trop
souvent sous silence. Très tôt, l’être humain a souhaité donner
une sépulture à ses morts. L’homme apparaît donc comme le
seul être vivant qui sait, sa vie durant, qu’il est mortel. Si les
animaux peuvent avoir conscience qu’ils sont arrivés au terme de
leur vie, l’homme, pour peu qu’il raisonne, sait que le compte à
rebours est commencé dès ses premiers jours et qu’il n’a qu’un
seul terme : la mort. Pour reprendre le propos scabreux des
étudiants en médecine, il a su très vite que la seule maladie
sexuellement transmissible dont il pouvait être sûr qu’elle fût
mortelle était la vie.
Cette perception spontanée de la fugacité de l’existence l’a
entraîné à chercher une explication au monde qui l’entourait,
ce qui a fait dire à Émile Durkheim : « La religion est donc
le premier endroit où les êtres humains pouvaient expliquer
rationnellement le monde autour d’eux1. » Très tôt, il n’a pas
su se résoudre à un inutile passage sur la terre. Sa conscience
d’être différent du vivant lui a fait concevoir l’idée de l’existence
d’un monde parallèle et invisible où passaient les esprits des

1. Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912.


12 Nouvelle histoire des idées

défunts. Pour ce que l’on en sait, il s’agissait cependant d’un


au-delà sans connotation paradisiaque ou infernale : en un mot,
un simple ailleurs. Le monde semble lui être apparu comme
l’addition d’un visible et d’un invisible. Cet au-delà invisible
semble avoir été pour lui un Grand Tout énergétique, dont le
Pan de la mythologie grecque archaïque est partiellement un
souvenir. Toute force, toute énergie, toute vie en émanaient et
y retournaient. Tout l’existant était composé d’une enveloppe
matérielle et d’un esprit, d’un souffle1, procédant de cette éner-
gie cosmique ; c’était valable pour les êtres animés, cela l’était
aussi pour les végétaux, les minéraux et les phénomènes atmos-
phériques. Cette idée d’un Grand Tout cosmique fut reprise,
à notre époque, par l’astronaute Mitchell2 qui affirmait que
tout l’univers était composé de la même matière et que l’être
humain était une poussière d’étoile, rajoutant : « Quand nous
décollons, nous retournons d’où nous venons. » Les religions
révélées ont également fait leur cette même idée lorsqu’elles
font des humains, certes seulement d’eux, les détenteurs d’une
parcelle de l’étincelle divine, parcelle revenant au Grand Tout
créateur lorsque les hommes « rendent leur âme à Dieu ».

Durant les millénaires où le petit groupe des premiers hommes


a entrepris de peupler la Terre, on sait l’importance des varia-
tions climatiques. La seule survie de l’homme dépendait de sa
nutrition et de sa protection. Le chasseur-cueilleur qu’il était,
était totalement tributaire de ses sources d’approvisionnement.
Devant s’adapter au rythme de la nature, il perçut, ce qui est
une autre caractéristique de l’être humain, le temps. Le retour
cyclique du jour et de la nuit, celui des saisons, non pas vécus
biologiquement comme chez les autres animaux ou les végétaux,
mais bien perçus comme un calendrier de ses chasses et de ses
cueillettes, l’ont fait entrer dans une métrologie de son éphémère
existence. Spectateur d’un cycle immuable marqué par cet éter-

1. Tous les mots utilisés pour nommer la parcelle divine de chaque créature
dérivent du souffle : l’esprit (du latin spiritus) vient du verbe spirare, « souf-
fler » ; si le grec préfère πνεύµων, pneumôn, le « souffle », il a donné ἄνεµος,
ánemos, le « vent », au latin qui en a fait animus, l’« esprit » qui devint dans le
christianisme anima, l’« âme ».
2. Dean Mitchell, né en 1930, fut le pilote du module lunaire de la mis-
sion Apollo 14 et le sixième astronaute américain à avoir posé le pied sur
la Lune.
L’héritage préhistorique 13

nel retour du jour et des saisons, il entreprit de survivre durant


les trois décennies que durait alors au maximum son existence.
Écrasé par la violence de ses conditions de vie, par celle des
sautes de la nature, du climat ou des dérèglements météoro-
logiques, il vécut alors dans la terreur de cette hybris, de ce
désordre irrationnel des forces premières, terreur que nous appe-
lons encore la Panique1, sans plus conscience de faire référence
au Grand Tout initial.
Sa démarche fut alors d’essayer de se rendre favorables les
forces naturelles. Dans les groupes humains, dont on peut ima-
giner qu’ils étaient guidés par les plus forts ou les plus sages,
on vit apparaître, à côté des chasseurs et des guerriers, une
catégorie d’individus qui se targuaient de communiquer avec les
esprits du vivant. Chamanes ou sorciers, ils entraient en contact,
par des transes, avec les esprits qu’ils voulaient se rendre favo-
rables : esprits des hardes d’animaux, esprit de la pluie, etc. Ces
individus, à la fonction séparée et identifiée, tentaient donc de
relier leur groupe humain aux forces énergétiques dont il dépen-
dait. L’homme avait découvert la première forme de religion,
c’est-à-dire, étymologiquement, de pratiques reliant le monde
réel à un monde spirituel.
Cette religion n’avait aucun dogme, aucune théogonie. Elle
était uniquement propitiatoire. Le chamane devait entrer en
communication avec les esprits et les amener à satisfaire les
attentes du groupe. Il semble bien qu’en dehors des transes, les
décorations pariétales des grottes préhistoriques qui apparurent
par la suite avaient aussi un rôle d’« interpellation » des esprits.
La représentation imagée incarnait le monde naturel dans les
désirs des hommes. Ainsi, la première forme de l’art eut une
fonction religieuse et sacrée2.
Une autre évolution conduisit les hommes à vouloir s’appro-
prier les vertus qu’ils attachaient aux esprits du monde naturel,
principalement du monde animal. Des chefs qui avaient conduit
les premiers groupes humains dans leur lente et immense péré-

1. Les Grecs qualifièrent de panique le désordre créé par le son terrifiant


de la conque marine de Pan.
2. L’art mit du temps à se libérer de cette fonction sacrée. Il le fit d’autant
plus facilement qu’il avait évolué vers une fonction de pure représentation.
Ainsi, l’art religieux du monde latin devint un art représentatif, tandis que
l’icône du monde orthodoxe resta une incarnation du sacré.
14 Nouvelle histoire des idées

grination de peuplement furent à la fois historicisés et héroïsés


en recevant un attribut totémique, généralement animal. Dans
les siècles et les millénaires qui suivirent, alors que la mémoire
s’était à la fois effacée et agrandie, ces chefs devinrent des demi-
dieux, voire des dieux, et l’animal-totem fut l’objet d’un culte.
L’apparition d’un sacré de plus en plus complexe entraîna
l’évolution de la notion de pouvoir. À la force, à la ruse ou
à l’intelligence de ceux qui réussirent l’étonnant exploit de
dominer les espaces continentaux et qui, naturellement, furent
reconnus comme exceptionnels, s’ajouta un pouvoir tout intel-
lectuel fondé sur la capacité à entrer en contact avec les forces
de la nature. Ce fut, comme on l’a vu précédemment, le rôle
d’intermédiaire entre monde visible et monde invisible. Mais
ce fut aussi, par une connaissance empirique des vertus cura-
tives de certaines substances, le rôle de guérisseur. Ainsi, la
médecine, à son état primitif, fut indissociable du sacré. Celui
qui prétendait détenir le pouvoir de soumettre les éléments
naturels vit sa puissance renforcée par sa capacité à soigner
les humains.
Toutefois, ce fut sans nul doute la maîtrise du feu qui fut
la plus importante révolution de l’homme du paléolithique1.
Dans un premier temps, il se contenta de conserver le feu né
des catastrophes naturelles (foudre, incendie…), puis il devint
maître dans l’art de l’allumer. Dès lors, la société humaine
évolua lentement, mais nettement. Ainsi que l’écrit Henry de
Lumley : « Aux environs de 400 000 ans, avec l’apparition
des premiers foyers aménagés, se développe vraisemblablement
autour du feu une vie sociale plus organisée. Le feu a été un
formidable moteur d’hominisation. Il éclaire et prolonge le jour
aux dépens de la nuit ; il a permis à l’homme de pénétrer dans
les cavernes. Il réchauffe et allonge l’été aux dépens de l’hiver ;
il a permis à l’homme d’envahir les zones tempérées froides de
la planète. Il permet de cuire la nourriture et, en conséquence,
de faire reculer les parasitoses. Il améliore la fabrication des
outils en permettant de durcir au feu la pointe des épieux.
Mais il est surtout un facteur de convivialité. En effet, autour
du foyer se renforce l’esprit de groupe et sans doute naissent
les premiers mythes. C’est alors qu’émergent les premières tra-
ditions culturelles régionales, les premières identités culturelles,

1. Entre 3 000 000 d’années et plus ou moins 12 000 ans avant notre ère.
L’héritage préhistorique 15

avec l’apparition de styles dans la fabrication de certains outils,


de designs1. »
Parce que la maîtrise du feu autorisa la cuisson des aliments,
une différence se créa désormais entre les humains « évolués »
qui mangeaient cuit et les groupes restés « primitifs » qui man-
geaient cru. Pendant des millénaires, l’absorption de viande crue
fut synonyme d’horreur, d’hybris monstrueuse, de retour à l’état
bestial. Pour les Grecs, ce furent les Bacchantes qui, en état
de transe, déchiraient à pleines dents de la viande crue. Pour
les Européens du Moyen Âge, ce fut la déferlante des nomades
magyars, ces Hongres qui amortissaient leur viande sous leur
selle. L’horreur qu’ils inspirèrent est restée encore aujourd’hui
dans notre langage, puisqu’ils sont à l’origine de nos ogres et
que, plus tard, le steak tartare en fut un souvenir dérivé.
Mais cette maîtrise du feu semble avoir eu aussi une autre
conséquence, celle d’une sexualisation plus poussée de la société
humaine. Il revint alors aux hommes de défendre le feu et aux
femmes de l’entretenir. Plus tard, le langage entérina cette diffé-
rence, parlant dans un cas du foyer et dans l’autre de l’âtre. Ainsi,
chez les Grecs, pour qui la racine pyr- ou pry- signifie « feu », la
maison commune était le prytanée, où se trouvait le foyer sym-
bolisant la communauté2. Ce foyer se trouvait, dans le monde
préhistorique néolithique, mais aussi dans la Grèce archaïque, au
centre de la salle d’apparat du chef 3. À l’époque classique, les
prytanes se réunissaient dans un édifice rond, couvert d’un toit
conique, la tholos, au centre duquel se trouvait le foyer commun.
Cette tholos était la survivance de la cabane préhistorique qui
avait protégé le feu des vents et de ceux qui auraient voulu s’en
emparer. En revanche, ce foyer était dédié à la déesse Hestia (la
Vesta romaine) dont le nom dérive de la racine wst- qui désigne
l’« âtre », confié à l’entretien des femmes. Le feu fut donc, dès
l’origine, générateur d’une forme de civilisation fondée sur la
cuisson des aliments et sur la vie communautaire (même s’il
convient de ne pas parler de famille). Cela est resté dans le

1. Henry de Lumley, « Il y a 400 000 ans : le feu, un formidable fac-


teur d’hominisation », Comptes rendus Palevol, vol. 5/1-2, janvier-février 2006,
149-154.
2. En 1800, le Consulat appela l’école militaire de La Flèche le Prytanée
français, nom qui lui est resté.
3. Le mégaron grec.
16 Nouvelle histoire des idées

langage au fil des siècles, puisque l’on parle toujours de « foyer »


pour la maison familiale ou de « feu » comme unité d’habitat.
L’identification des groupes humains autour du feu a alors
permis de constituer le pouvoir. Celui-ci ne fut désormais plus
seulement limité à la direction des opérations de chasse et de
défense, mais se trouva chargé d’organiser cet embryon de vie
communautaire. La raison a sans doute très rapidement voulu
que les détenteurs de la force se fissent les alliés de ceux qui
possédaient le savoir thaumaturgique et la capacité d’entrer
en contact avec l’au-delà. Ce fut là l’ancêtre préhistorique du
couple unissant pouvoir politique et sacré. Mais elle a aussi
permis une évolution du monde des humains. Chaque groupe
se forgea ses traditions alimentaires ou technologiques, et les
femmes, gardiennes du foyer, en étaient les principaux témoins,
mais aussi le facteur le plus important de leur transmission.
L’exogamie, acceptée ou imposée par le rapt, fut alors le vecteur
essentiel de l’enrichissement culturel de chaque groupe par la
transmission de savoir-faire que possédaient les autres. Dès lors,
la femme devint à la fois conservatrice des traditions et facteur
de progrès. Ce fut alors que naquit le débat entre l’importance
à donner au respect des traditions existantes et celle à conférer
à l’apport de traditions nouvelles, préfigurant, des millénaires
avant, le débat entre traditionalisme et progressisme.
Les acquis du paléolithique ont longuement façonné l’esprit
de la race humaine. En effet, entre la révolution paléolithique
du feu et la deuxième grande révolution humaine qui a mar-
qué, pour les savants, le passage au néolithique, il s’écoula
presque un demi-million d’années. Les peurs, les manques, les
espoirs, les apprentissages d’une période si pharamineusement
longue ont marqué indélébilement les esprits et se sont gravés
au plus profond des mémoires. Les acquis de l’humanité sont
semblables aux inscriptions que les amoureux gravent sur les
arbres. Sur le jeune chêne, la saignée est profonde et l’inscrip-
tion visible. Au fur et à mesure de la croissance de l’arbre,
certes l’écorce se ressoude et l’inscription ne se lit guère plus,
mais la scarification est toujours présente et, désormais, elle est
même amplifiée à la dimension du tronc. Ainsi en a-t-il été de
la mémoire de l’humanité.
L’héritage préhistorique 17

Le néolithique

Aux alentours des années 15 000-10 000 avant notre ère, dans
un Proche-Orient qui connaissait alors des conditions clima-
tiques plus favorables qu’aujourd’hui, l’homme parvint à maî-
triser la nature. Jusqu’alors sa principale ennemie, mais aussi
son unique source de survie, elle devint par l’agriculture et
l’élevage la compagne de son progrès. Ce fut le préhistorien
australien Vere Gordon Childe qui parla, le premier, de « révo-
lution néolithique » dans son ouvrage, au titre évocateur, Man
Makes Himself (1936).
Cette révolution fut lente, mais moins que la précédente.
D’abord, des groupes de chasseurs-cueilleurs tendirent à se
sédentariser, puis pratiquèrent un embryon d’agriculture.
Ensuite, l’habitat se complexifia et des poteries en céramique
simples firent progressivement leur apparition. Enfin, la poterie
décorée se généralisa et ce furent ensuite les débuts des pre-
mières métallurgies. Les conséquences de ces nouvelles tech-
niques humaines furent multiples et d’une grande importance.
La première fut l’émancipation de l’homme par rapport à la
nature1. Jusqu’alors, il avait dépendu des aléas et des sautes
d’humeur de celle-ci ; désormais, il était en mesure d’en infléchir
le cours et d’en diriger plus ou moins les productions. Cette
révolution néolithique fut un véritable viol de la nature, et le
coutre primitif qui fouaillait le sol pour le rendre fertile laissa
son nom à la production humaine par excellence, la culture.
Ensuite, en permettant une alimentation variée et continue
des groupes humains, ces nouvelles techniques permirent l’allon-
gement de l’espérance de vie et une meilleure démographie qui
contribua à une plus grande colonisation de la planète.
En forçant les hommes à s’établir près des champs qu’ils
cultivaient et des enclos où ils élevaient leur bétail, elles contri-
buèrent à la sédentarisation et à l’apparition des premiers
groupes d’habitats, agglomérations plus au moins importantes,
mais le plus souvent protégées.
De cette époque date un changement essentiel dans la psycho-
logie humaine. L’homme n’est plus, selon l’expression de Jean

1. Voir Jean Guilaine, La Seconde Naissance de l’homme, Paris, Odile Jacob,


2015.
18 Nouvelle histoire des idées

Anouilh, un « voyageur sans bagage » ; désormais, il possède et


transmet. En fait, dérisoirement, il s’installe et marque le temps
de son passage en cherchant à aménager le mieux possible les
conditions de son séjour sur Terre. Son ingéniosité s’applique
aux outils et ustensiles, aux techniques de culture et d’élevage,
mais aussi au décor de sa vie, et l’art ne se limite plus au sacré,
mais devient décoratif et participe même aux regalia du pouvoir.
Cependant, le changement fut surtout important dans le
domaine religieux. La notion de sacré avait été, dès le départ,
une notion sensible et irrationnelle. En revanche, la définition
que les hommes avaient donnée au sacré, les formes qu’ils utili-
saient dans leurs liens avec l’autre monde étaient des construc-
tions conscientes, des pratiques ou des recettes à but protecteur
ou propitiatoire. Si la « foi » relevait d’un pari spirituel, la religion
était une construction anthropologique. S’étant convaincus de
l’existence d’un démiurge ou d’esprits appartenant à un com-
mun Grand Tout, les hommes créèrent alors les dieux à l’image
de leurs besoins. Dans le monde paléolithique où ils vivaient
apeurés leur déréliction dans une nature aussi bénéfique qu’hos-
tile, la nécessité était grande d’entrer en contact avec tout ce
qui en faisait les constituants.
Avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, de la séden-
tarisation progressive et de la conquête de terres cultivables
sur les emprises naturelles des bois et forêts, l’utilité des dieux
changea et avec elle la nature même de ces divinités.
Cependant, il y a une constante dans l’histoire de l’huma-
nité. Lorsqu’une religion nouvelle s’impose aux hommes, elle
ne détruit jamais totalement la précédente : soit elle l’assimile
en l’intégrant dans son propre discours sacré, soit elle la charge
d’une valeur négative, maléfique. Les pesanteurs de l’habitude
s’avèrent, en effet, trop fortes pour qu’elles soient totalement
éradiquées et les nouveaux sectateurs les accommodent alors
positivement ou négativement à leur propre sauce.
Ce fut ce qui se passa à l’époque néolithique. La vieille religion
animiste s’estompa, car si elle avait convenu à des chasseurs-
cueilleurs nomades, elle ne correspondait plus à l’attente de
pasteurs agriculteurs sédentarisés. Mais, alors que l’évolution
du sacré avait demandé presque un demi-million d’années à
l’époque paléolithique, elle s’effectua au néolithique en quelques
milliers d’années, avec un décalage d’environ 5 000 ans entre
l’est et l’ouest du bassin méditerranéen.
L’héritage préhistorique 19

Pour ces populations dont la survie dépendait, d’une part, des


récoltes et, d’autre part, de la reproduction du groupe humain
comme du cheptel, l’espérance « religieuse » reposait principale-
ment sur l’idée de fertilité. Alors se répandit un modèle divin,
assurément préexistant et sans doute moins uniforme que l’on a
voulu le dire, d’une déesse, source de cette fertilité souhaitée, qui
était à la fois la terre, la mère et la femelle. Déesse du monde
humanisé, elle laissa les endroits non cultivés aux esprits et divi-
nités des temps antérieurs. Le sacré, tel que nous le définissons
aujourd’hui, se trouva divisé en deux parties antinomiques. La
première était le domaine de cette déesse bénéfique qui, bien
que séparée du profane, lui était cependant bienveillante. Elle
correspond à ce que les Grecs appelèrent hieros (ἱερός), lieu hors
du commun, réservé à la divinité et où se pratiquaient les rites en
son honneur. Le second correspond davantage à ce que les Latins
appelèrent sacer, domaine tout aussi interdit aux humains, mais
maudit et maléfique, exclu de la culture, au double sens du mot.
Ainsi, on vit alors s’élever des temples, semblables aux
constructions humaines, mais à la dimension que les hommes
estimaient être celle de la divinité. En revanche, les bois, les
forêts, les sources, les grottes, les montagnes et lieux arides
furent consacrés aux esprits de la nature, souvent divinisés en
animaux et dominés par des divinités secondaires redoutables.
Durant les dix mille ans de l’époque néolithique, la concep-
tion religieuse de la déesse de la fertilité évolua, se complexi-
fia, et on assista même à la création d’une sorte de panthéon.
D’abord représentée seule, elle fut ensuite accompagnée d’un
serpent, formant ainsi le couple qui passa dans les religions
révélées, chargé alors négativement, d’Ève à la Vierge Marie. Cet
animal rampant sur le sol constituait l’interface entre le domaine
des hommes et le domaine souterrain où l’on enfouissait ce qui
était mort, mais d’où germait le vivant. Il était donc le plus à
même d’être à l’écoute de la terre divinisée et d’enseigner aux
hommes les secrets de la nature. Symbolisant la mort et la régé-
nération, il devint tout naturellement, au néolithique, le parèdre
de la déesse-mère. Lorsque les Grecs intégrèrent la vieille reli-
gion préhistorique à leur panthéon, ce dieu-serpent fut appelé
Python1 et son personnel cultuel, sans doute alors féminin, fut
à l’origine des pythies grecques et des sibylles romaines.

1. La racine put- signifiant la « putréfaction » (πύϑειν, púthein, « pourrir »).


20 Nouvelle histoire des idées

On vit ensuite apparaître à côté d’elle une compagne, plu-


tôt déesse-fille que déesse-sœur. Prototype du couple Déméter-
Perséphone, ce duo divin eut un rôle d’explication des saisons.
On le connaît par la récupération qu’en firent encore les Grecs.
La déesse-fille ayant été enlevée par un dieu chthonien1 du sous-
sol2, la déesse-mère, éperdue de chagrin, refusa d’entendre les
hommes, et la nature fut alors laissée en jachère pour le plus
grand risque de l’humanité. Enfin un modus vivendi fut trouvé
et la déesse-fille dut partager son temps entre la Terre et son
sous-sol. À l’idée de revoir sa fille, la déesse-mère réchauffait son
cœur, et c’était le printemps. Tout à la joie des retrouvailles, elle
donnait en abondance ce que les hommes attendaient, et c’était
le temps des moissons. Puis venaient le temps de la séparation
et la tristesse de l’automne, tandis que l’hiver correspondait au
moment de solitude de la déesse-mère.
L’un des endroits où il est le plus loisible d’étudier l’évolution
de cette religion néolithique est l’île de Malte. Une civilisation,
limitée dans le temps3, a construit sur les deux îlots composant
l’archipel plus d’une trentaine de temples mégalithiques dont
le plus récent était contemporain de la première pyramide. Cet
ensemble cultuel gigantesque ne fut assurément pas destiné à
l’unique population locale, fort restreinte, et l’archipel dut être
un lieu de culte interméditerranéen, principalement pour les
marins de l’époque4. Les temples, d’abord simples lieux de
culte où les fidèles se rendaient pour y effectuer un sacrifice
ou une libation à la terre, se complexifièrent avec l’apparition
d’une zone séparée, cachée aux regards du commun, possé-
dant des tables de monstration sur lesquelles étaient notamment
présentés des phallus dressés. Il semble bien que la religion
néolithique soit alors passée du statut de culte propitiatoire à
celui de religion à mystères que l’on retrouva par la suite dans
les religions classiques. Une caste séparée détint dès lors non
seulement l’art d’entrer en contact avec le sacré, mais aussi

1. Du sous-sol (de χθών [khthôn], « terre », « sol »).


2. Que les Grecs appelèrent Hadès (l’Invisible) et les Romains Pluton (dieu
de la Richesse, πλούτος).
3. Entre 5000 et 2800 av. J.-C.
4. Rappelons que Malte a été souvent identifiée à l’Ogygiè ou Ogygia de
la mythologie grecque, l’île de Calypso. Les plus importants des temples sont
recouverts de graffiti de bateaux.
L’héritage préhistorique 21

un important rôle pédagogique d’initiation et de diffusion des


techniques de reproduction et de culture. Son emprise sur les
fidèles s’accrut avec l’apparition de pratiques oraculaires. Le
rôle médical du personnel religieux, inauguré des millénaires
auparavant, lui permit alors de transformer certains lieux de
culte en lieux de cure. Cela se retrouve dans certains temples
préhistoriques maltais, mais aussi à l’époque classique comme
notamment avec l’Amphiaraion d’Oropos, dédié à Amphiaraos,
héros et devin argien, sans doute d’origine prégrecque.
Cette apparition démontre l’existence d’un groupe humain qui
avait désormais pour fonction unique un rôle religieux complexe
puisqu’il avait à la fois la charge des liens avec le sacré, celle
de la révélation des secrets de la reproduction et de l’agriculture
et enfin celle de soigner les populations. En faisant parler la
divinité, en cultivant la terreur sacrée, ce groupe avait acquis un
pouvoir, certes essentiellement moral, mais largement supérieur,
sous certains aspects, au pouvoir politique.
La dualité entre le politique et le sacré marqua dès lors l’his-
toire de l’humanité, soit par leur alliance, soit par leur anta-
gonisme. Or, la réaction contre l’emprise du personnel cultuel
commença très tôt. Ainsi, au début du IIIe millénaire, les
sanctuaires maltais connurent une véritable guerre de Religion,
marquée par une crise iconoclaste d’envergure puisque toutes
les statues de la déesse-mère furent brisées et martelées, rem-
placées par des symboles sexuels1, tandis que les temples à
mystères étaient percés d’ouvertures et que des zones d’habitat
leur étaient adjointes, peut-être réservées à un groupe cumulant
le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Ainsi, d’emblée, la
légitimité politique eut besoin de la sanction religieuse pour être
reconnue par la masse.
Or, la sédentarisation, l’agriculture et l’élevage, puis la maî-
trise de la métallurgie introduisirent deux nouvelles données :
d’une part, la gestion de l’espace communautaire et, d’autre
part, l’accroissement d’une puissance économico-militaire. La
notion de pouvoir devint protéiforme. Ses détenteurs durent
d’abord défendre leur communauté, veiller à l’approvisionne-
ment de tous, mais aussi maintenir l’ordre dans le groupe. En
effet, l’une des techniques conséquentes de l’agriculture fut

1. Une pierre triangulaire symbolisant le sexe féminin et un bétyle sym-


bolisant le sexe masculin.
22 Nouvelle histoire des idées

celle de la fermentation : fermentation des grains dans le monde


au sud de la Mésopotamie, fermentation du raisin au nord. Il
semble que la viticulture et la vinification aient été originaires
du Caucase. Deux traditions différentes semblent l’attester :
Bacchus, plus tard assimilé à Dionysos, en était originaire ;
Noé y est dit avoir accosté avec l’arche à la fin du Déluge.
Panification et vinification devinrent le couple fondamental de
la société issue du néolithique, chargé au cours des millénaires
de sens sacrés différents 1. Cependant, le désordre n’était plus
essentiellement dû aux sautes d’humeur de la nature, mais
désormais aussi au dérèglement des hommes. On en retrouve
un témoignage dans une mosaïque de Pafos, à Chypre, qui
représente le triomphe de Dionysos : les premiers buveurs
de vin, οί πρῶτοι οίνονπίοντεϛ, y sont représentés ivres morts.
Ainsi, au désordre panique s’était donc ajouté le désordre
bachique, au point même que le mot ὕϐρις, « hybris », passa
dans les langues pour signifier l’ivresse 2. Cette perte de décence
engendra un autre dérèglement : le désordre priapique 3. Dès
lors, ces deux désordres humains furent considérés comme
une régression vers le désordre naturel. Ils furent considérés
comme des troubles que l’on devait encadrer dans des cérémo-
nies exutoires, placées justement sous la protection de Bacchus.
Le sacré venait au secours du « politique » pour canaliser les
déviances. En revanche, le désordre violent, primitif, dange-
reux pour la coexistence du groupe, fut quant à lui réprimé.
Il est faux de parler de lois à cette époque, les codes en notre
possession n’étant que des codes de jurisprudence, c’est-à-dire
des listes de peines afflictives correspondant à des délits, mais
ils témoignent d’un embryon d’organisation des sociétés par
les autorités en place.
Ces pouvoirs eurent aussi à ouvrir, voire à conquérir des
marchés. La détention de techniques nouvelles devint une force
politique. Alors, à la simple conception cyclique du temps,
observée d’abord par les chasseurs-cueilleurs du paléolithique,
puis par les premiers agriculteurs du néolithique, s’ajouta une
conception liée à la maîtrise de savoir-faire nouveaux, sources de

1. Des mystères d’Éleusis à la Cène chrétienne.


2. On le retrouve en italien dans ubriaco, en français dans « ébriété », « ivre ».
3. L’épisode de Noé, dans une autre tradition, est le symbole de la trans-
gression sexuelle que peut engendrer l’ivresse.
L’héritage préhistorique 23

force et de puissance1. Le progrès, même s’il n’en était qu’à ses


premiers balbutiements, s’invitait dans l’histoire des hommes,
sans plus faire référence au cours cyclique de la nature.
En fait, le grand bouleversement du néolithique s’est surtout
effectué au moment des dernières vagues d’invasion d’hommes
venus des steppes et que l’on appelle des Indo-Européens2. Ces
populations s’ébranlèrent à diverses époques, peuplant succes-
sivement le nord de l’Inde, le Moyen-Orient, l’Asie Mineure ;
mais, du IVe au IIIe millénaire av. J.-C., ce furent les vagues qui
envahirent les Balkans, puis celles qui peuplèrent le continent
européen qui changèrent le cours de l’histoire et la concep-
tion du pouvoir et du sacré. Ces nouveaux venus s’imposèrent
principalement par la force, car ils maîtrisaient deux techniques
nouvelles : la monte des chevaux et la métallurgie du fer. L’effroi
que ces cavaliers durent susciter parmi les populations, même les
plus avancées, légua le centaure à la mythologie. Leurs armes
redoutables firent le reste.

1. Ce ne fut pas toujours le cas. Ainsi, l’impressionnante culture de Varna


(actuelle Bulgarie) qui produisit, dès le Ve millénaire, des œuvres en or d’une
rare beauté n’eut pas un rayonnement très important. En revanche, Chypre,
principal fournisseur du cuivre, se tailla une importance économique essentielle
qui ne se traduisit toutefois pas politiquement en raison de son morcellement
en petits royaumes.
2. En raison du mésusage qui en fut fait, l’appellation première d’« aryen »
disparut après la Deuxième Guerre mondiale.
2

L’HÉRITAGE DE L’ANTIQUITÉ

L’apport indo-européen

Les travaux de Georges Dumézil, longtemps controversés


par l’establishment universitaire, ont montré que ces nouvelles
populations ont apporté, imposé, leur propre conception de la
société et du sacré. Ce monde nomade, guerrier, ne pouvait
qu’être masculin. La femme qui, jusqu’alors, avait dominé la
société néolithique, même si elle avait dû composer avec les
hommes lors de l’apparition du métal1, se retrouva cantonnée
à la procréation et au monde domestique. Quant aux peuples
soumis qui vivaient de leur agriculture et de l’élevage, ils furent
ravalés à un rang subalterne, voire réduits en esclavage. En
revanche, les détenteurs des liens avec le sacré furent considérés
à part. Ainsi, dès les débuts du IIe millénaire av. J.-C., ces Indo-
Européens importèrent et imposèrent un schéma tripartite de la
société dominée par la caste des cavaliers, dirigée par celle des
prêtres et prêtresses et nourrie par l’ensemble des agriculteurs,
des marchands et des pêcheurs.
Sans entrer dans le détail des vagues indo-européennes suc-
cessives qui se sont installées dans les Balkans pour donner
la Grèce classique, il convient de souligner que cette indo-
européanisation du domaine néolithique s’est étalée sur plusieurs
siècles. Contrairement à ce qu’un enseignement de l’histoire né
au XIXe siècle a pu laisser croire à de nombreuses générations,
le monde « grec » ne s’est pas imposé déjà tout formé. Dans

1. Les premiers dieux mâles sont liés à la métallurgie.


L’héritage de l’Antiquité 25

le domaine politique comme dans le domaine religieux, il y a


toujours une osmose, certes plus ou moins importante, entre le
groupe conquérant et le groupe conquis.
Ainsi, les premiers chefs de ces nouveaux venus reprirent
à leur compte l’organisation des « palais » précédents, avec
leur grande salle, ou megaron, au centre de laquelle trônait le
foyer. La religion elle-même, principalement composée de dieux
mâles, siégeant désormais sur des sommets ou dans des cieux,
n’éradiqua pas totalement les croyances antérieures. En réalité,
cette nouvelle religion s’inscrivait dans la vieille démarche ani-
miste. Toutefois, ce n’était alors plus la multitude des esprits
des choses et du vivant qui guidait les heurs et malheurs des
hommes, mais un nombre limité de divinités qui avaient cha-
cune leur aire de « responsabilité ». Pas plus que précédemment,
cette religion n’exigeait d’adhésion à un dogme. Il s’agissait
plutôt d’un « clientélisme » religieux entre les hommes et les
dieux, le lien privilégié avec une divinité précise permettant une
identification du groupe humain.
Cependant, si les dieux ouraniens1 devinrent les dieux
majeurs, les déesses et dieux chthoniens n’en disparurent pas
pour autant ; ils devinrent simplement secondaires. La vieille
déesse-mère et sa fille devinrent Déméter et Perséphone ; le
serpent devint Python ; le culte préhistorique d’un météorite
tombé dans la mer au large de Chypre devint Aphrodite, déesse
née de l’écume, et Héphaïstos incarna le dieu cornu de la forge.
Cette récupération, cet amalgame furent encore plus importants
dans les campagnes où existaient encore des croyances rési-
duelles des temps bien antérieurs : les divinités de la nature
sauvage perdurèrent, mais perdirent leur importance dans la
hiérarchie divine. Tel fut le cas de Pan ou des dieux locaux qui
conservaient encore un obscur rôle de totem ; ils furent alors
assimilés aux dieux nouveaux, qui furent souvent affublés d’un
compagnon qui n’était autre que l’animal totémisé2.
On voit la démarche traditionnelle des pouvoirs (politiques
ou religieux) nouveaux. Une croyance ne remplace jamais tota-
lement la précédente. Certes, cette dernière est toujours mini-
misée, secondarisée, mais une grande partie de son contenu
est réutilisé, transformé, adapté aux nouvelles normes. Et là

1. Résidant dans le ciel.


2. Apollon et le loup, Héra et le paon, Athéna et la chouette…
26 Nouvelle histoire des idées

se situe un des grands problèmes de l’histoire humaine. Les


sectateurs de tout poil, religieux ou politiques, qui se lancent
à l’assaut d’une position ancienne, suscitent l’enthousiasme de
ceux qui les suivent. Parvenus à leurs fins, ils doivent inéluc-
tablement, au bout d’un temps plus ou moins long, composer
avec les croyances et l’acquis précédents et donc se transformer,
s’édulcorer et susciter ainsi la défiance d’une partie de leurs
premiers partisans.
Les religions nouvelles, issues de la prééminence des nouveaux
venus, furent moins uniformes que les précédentes, totalement
ancrées dans le monde naturel, visible ou invisible, terrestre ou
souterrain. Elles marquèrent le premier syncrétisme entre deux
visions opposées : une vision agraire, liée au cycle de la nature,
et une vision céleste de dieux, certes encore anthropomorphisés,
mais lointains, sinon hostiles.

Le monde grec

L’invention de la loi
Ces invasions correspondirent aussi à l’installation de groupes
dominants non seulement politiquement, mais aussi économi-
quement. Les nouveaux venus s’arrogèrent la propriété et il
fut alors nécessaire d’établir des règles de vie communautaire.
Certes, les premiers Grecs ne furent pas les inventeurs d’un
tel système. Depuis l’époque néolithique, le besoin s’était fait
sentir de punir les désordres. Des codes, tel celui d’Hammurabi
(Babylone, XVIIIe siècle av. J.-C.), étaient, en fait, des recueils
de jurisprudence royale, réglant autant la justice que prouvant
l’équité du souverain. Les Grecs conçurent une justice double.
La première, la thémis (Θέµις), était une justice immanente et
fondamentale1 liée à la loi divine. La seconde, la dikè (∆ίκη),
était une justice humaine, à la fois morale et pénalisante. Pour
le premier monde grec, l’attentat contre l’une ou l’autre des
justices devait être impérativement puni, et ils s’en remet-
taient surtout à l’instrument de la juste colère des dieux, elle-
même déesse, Némésis. Son nom est remarquable en soi : on

1. Son nom est dérivé du verbe τίθηµι (tithèmi) qui signifie « fonder », « éta-
blir ».
L’héritage de l’Antiquité 27

y retrouve la racine nem-, qui est aussi celle du verbe némô


(νέµω), « distribuer », « partager ». Une racine voisine, nom-, ren-
seigne encore davantage sur l’évolution de la pensée grecque.
Le mot nomè (νοµή) signifia d’abord « pâturage », puis « par-
tage », « répartition ». De même, noméus (νοµέυς) signifia d’abord
« pâtre », « pasteur », puis « répartiteur ». De même, nomós (νοµóς)
signifia « pâturage », « pacage », puis « division de territoire ». On
voit parfaitement le passage d’une société nomade (nomadia,
νοµαδία, signifiant « campement de bergers itinérants ») à une
société sédentarisée où il devint important de définir les terri-
toires et les droits de chacun des éleveurs. On entrevoit aussi au
passage ce qui fut pendant des millénaires la source principale
de conflits : l’opposition entre les éleveurs et les agriculteurs,
entre les transhumants et les sédentaires. Ce partage des zones
de pâturage, effectué sans nul doute pour assurer la paix sociale,
établit un contrat de propriété et d’usage que l’on retrouve
dans l’évolution du verbe nomizô (νοµίζω) qui signifia d’abord
« admettre », « considérer comme », « tenir pour », puis « être en
usage », « être habitué ».
Jusque-là, le monde grec ne s’était guère différencié des autres
sociétés de l’Antiquité. Il avait établi une sorte de consensus
plus ou moins imposé qui définissait les usages et propriétés de
chacun des groupes ou des particuliers, soumettant les contre-
venants à une justice violente, censée incarner le courroux des
dieux. Dans le courant du Ier millénaire, sans doute vers le
e
X siècle, les sociétés grecques prirent conscience de l’impor-
tance du vivre ensemble. Si l’on en croit Thucydide, ce fut
principalement à des fins de défense. Les Grecs, libérés de la
tutelle des Minoens de Crète, s’organisèrent alors. Selon la
légende, au pied de l’Acropole, se trouvaient plusieurs villages
dominés par la forteresse fondée par un roi mythique, Cécrops,
fils de la Terre, dont le corps était mi-homme mi-serpent. Ce
roi légendaire qui semble permettre de situer cette fondation
à l’époque préhistorique ou protohistorique, enseigna la civili-
sation aux premiers Grecs, les engageant à respecter les dieux
et à ne plus pratiquer de sacrifices humains. Ce fut donc là,
toujours selon la légende, que Thésée, autre héros mythique
(dont le nom signifie le « fondateur ») et qui avait libéré les
Grecs en tuant le Minotaure, symbole du joug minoen, incita
les villages à se regrouper, l’union faisant la force. Ce vivre
ensemble (synœcisme, en grec) marqua la fondation de la cité
28 Nouvelle histoire des idées

d’Athènes, dont le nom, en grec ancien (Ἀϑῆναι) comme en


français, est au pluriel pour rappeler ce regroupement initial.
Au VIIIe siècle, les vieilles institutions monarchiques disparurent
et le pouvoir appartint aux archontes, chefs des grandes familles
qui jusqu’alors avaient conseillé les rois. Ceci entraîna une pre-
mière laïcisation du pouvoir politique, mais aussi la mainmise du
politique sur la religion civique, puisque l’archonte-roi (comme
plus tard le rex à Rome) ne fut plus que l’organisateur des
grandes cérémonies religieuses communautaires. Au VIIe siècle,
la ville connut un grave mécontentement social et le conseil de
gouvernement, l’Aréopage, choisit alors de désigner un légiste,
chargé de rédiger des règles de vie. Le premier légiste, Drákôn
(Dracon), publia en 621 av. J.-C. un corpus de règles extrême-
ment rigoureuses qui conservaient un caractère sacré, les thes-
moi (θεσµόι), c’est-à-dire des prescriptions conformes aux lois
divines. La nouveauté était leur publicité, puisqu’elles étaient
transcrites sur des panneaux de bois et donc lisibles par tous.
Mais la crise sociale perdurant, les Athéniens choisirent, en
593 av. J.-C., un nouveau légiste en la personne de Sólôn
(Solon). Celui-ci rédigea à la fois une constitution pour Athènes
et un code de lois. Le mot pour désigner ces dernières est inté-
ressant, car il dérive aussi de la racine nom- : le nómos (νóµος),
qui désignait tout d’abord ce qui était attribué en partage, puis,
par la suite, l’usage, l’opinion générale, la règle de conduite et,
enfin, la loi.
L’invention des Athéniens marqua un tournant essentiel :
d’une part, la loi était désormais une loi écrite, rédigée par
les hommes, sans référence à une intervention divine ; d’autre
part, elle se différenciait de la jurisprudence, qui est a poste-
riori, pour devenir une règle impérative a priori. Le politique
devint alors volonté de vivre en communauté, selon des règles
établies par consentement préalable. Ce volontarisme, même
s’il fut idéal, marqua une importante révolution dans la pen-
sée politique. Loin de se limiter au monde athénien, il semble
avoir été la marque du monde grec en général, véritable refus
d’être gouverné ou dominé par un maître. Ainsi Hérodote
(Polymnie, livre VII) rapporte-t-il que Démarate, roi de Sparte,
dit à Xerxès : « Quoique libres, ils ne le sont pas en tout. La
loi est pour eux un maître absolu ; ils la redoutent beaucoup
plus que vos sujets ne vous craignent. »
L’héritage de l’Antiquité 29

L’héritage d’Apollon
Cette lente évolution vers la prise en main par les hommes
de leur destinée politique était un écho lointain et supérieur à
leur maîtrise de la nature. Celle-ci avait été due à la longue
conjonction de leur force de résistance et de leur capacité empi-
rique à observer, à reproduire puis à inventer. Confrontés aux
difficultés de la vie communautaire et aux désirs de chacun
ou de chaque groupe d’en tirer un bénéfice maximum, ils se
rendirent compte que l’approche qui consistait à imposer des
règles revêtues du sceau divin ne suffisait pas. Le polythéisme
permettait de pallier l’interdit, puisqu’il suffisait de faire dire à
un dieu tutélaire l’inverse de ce qu’un autre imposait. Ceci avait
engendré, au sein d’une religion globalement commune, l’appa-
rition de cultes préférentiels, identitaires d’une communauté ou
d’un groupe. Ainsi, lorsque les Grecs entreprirent leur colonisa-
tion du monde méditerranéen, chaque ville nouvelle reproduisait
le schéma politique de sa métropole, mais adoptait aussi son
dieu tutélaire. Pour maintenir une relative cohésion du monde
hellénique, il apparut alors que la religion ne suffisait plus et
qu’il fallait trouver une autre voie.
La richesse du monde grec fut d’avoir été composé d’in-
fluences culturelles à la fois très proches et pourtant différentes.
Il semble que le groupe installé en Asie Mineure ait développé
le culte d’un dieu, syncrétisme de divinités antérieures, indo-
européennes ou préhistoriques sylvaines et agraires, qui devint
le symbole même du monde grec civilisé : Apollon. Alors que
les autres dieux du panthéon grec étaient identifiés à telle ou
telle communauté, ce nouveau venu fut, dès le VIIIe siècle, un
dieu panhellénique qui, comme tel, marqua les prémices de
l’universalisme. Dieu multiple, il est pourtant intéressant pour
ses deux caractères majeurs. Le premier fait de lui le dieu
qui mit définitivement fin aux vieux cultes chthoniens liés à
la déesse-mère de la préhistoire : il tua à Delphes le serpent
Python, parèdre de cette dernière, et détourna à son seul profit
le pouvoir oraculaire, y affectant désormais celle-là même qui
en avait été le truchement depuis le fond des âges : la Pythie.
Le second est qu’il révéla aux hommes qu’ils étaient dotés d’un
outil supérieurement exceptionnel : la raison. Le mot grec λόγος
(logos) est bien plus riche, puisqu’il signifie tout à la fois la rai-
30 Nouvelle histoire des idées

son, le calcul et le discours. Le culte d’Apollon fut sans doute


la première manifestation de l’humanisme, puisqu’il enseigna
aux hommes l’art de se servir de leurs capacités cognitives et
réflexives à l’établissement d’un monde à la fois rationnel et
raisonnable, en utilisant la science des écarts, l’harmonie. La
philosophie apollinienne, qui marqua profondément une grande
partie du monde grec, fut fondée sur la totale objectivité des
nombres pour éradiquer les violences irrationnelles de l’hybris
humaine. Le symbole même de cet art harmonique des écarts
fut la musique et, à la flûte de roseau utilisée par le préhisto-
rique Pan, Apollon substitua la cithare, instrument à cordes où
le beau naissait de l’accord. Le rationnel rejoignait l’esthétique
et la réflexion civique se faisait manifestation du civilisé.
Le grand maître de la pensée apollinienne fut Pythagore, phi-
losophe et réformateur, dont toute la pensée reposait en grande
partie sur la mystique des nombres1. Il revint à un pythagoricien,
Clisthène d’Athènes, de poser sur ces critères, au VIe siècle, les
fondements de la démocratie. Athènes s’étant débarrassée suc-
cessivement de la tyrannie et de l’oligarchie, voulait une consti-
tution qui ne permît à aucun groupe de pression de s’emparer
du pouvoir. Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet2 ont mon-
tré comment Clisthène découpa l’Attique en zones d’influence
où dominaient respectivement les ruraux, les marins et les
pêcheurs et enfin les commerçants. Chacune de ces zones fut
alors divisée en un nombre égal de territoires (dèmes), d’im-
portance de population égale et numérotées identiquement de
1 à N. Les dèmes de chacune de ces zones, portant le même
numéro, constituèrent alors une circonscription électorale. Ce
faisant, les élus n’étaient théoriquement plus ceux, nous dirions
aujourd’hui, d’un lobby, mais bien d’un corps de citoyens pour
lesquels l’intérêt général devait désormais l’emporter sur l’inté-
rêt particulier. L’idéal démocratique était né : il s’opposait aux
tyrans portés au pouvoir par le peuple, aux oligarques détenteurs
de la richesse ou, pire, aux monarques barbares détenteurs d’une
autorité héréditaire et sacrée.

1. Pour lui, les nombres constituaient l’essence des choses. Les pytha-
goriciens étudièrent notamment les intervalles aussi bien en géométrie, en
musique qu’en astronomie.
2. Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Paris, Les
Belles Lettres, 1964.
L’héritage de l’Antiquité 31

L’un de ses premiers principes est l’égalité politique. Celle-ci


se traduit par l’isonomia (« égalité devant la loi ») l’isegoria (« éga-
lité d’accès à la participation aux affaires ») et l’isocratia (« égalité
d’accès à la participation au gouvernement »). Au VIe siècle, bien
avant que la démocratie ne fût réellement définie, l’isonomie
était déjà opposée à l’oligarchie ou à la monarchie. Cette éga-
lité sembla aux Grecs le rempart nécessaire contre la domina-
tion d’un groupe social : les classes populaires se trouvaient
préservées de toute exclusion éventuellement souhaitée par les
riches ; les grandes familles se trouvaient prémunies contre
tout aventurisme revanchard de la part de tyrannies soutenues
par l’élément populaire. Cette égalité politique suscita tout de
suite une opposition de la part de ceux qui lui reprochaient de
n’être qu’une construction abstraite et mathématique, freinant la
nécessaire formation d’une élite, comme de ceux qui la dénon-
çaient comme une pure convention antinaturelle, opposée aux
vertus naturelles de l’individualisme.
Cette même recherche d’une harmonie nécessaire s’appliqua
au domaine social. Afin que la vie politique ne fût plus réser-
vée uniquement à ceux qui avaient les moyens de s’y adonner,
Athènes décida le versement d’une indemnité, ou misthopho-
rie, pour permettre aux plus défavorisés d’exercer des charges
publiques. Il ne s’agissait là nullement de mesures sociales, mais
bien de mesures politiques pour assurer l’intérêt de la com-
munauté civique : les riches étaient invités à contribuer aux
indemnités destinées aux moins favorisés et ces derniers étaient
incités à ne pas se conduire comme si l’État devait pourvoir à
leurs besoins.
L’idée de démocratie tirait donc son existence d’une volonté
de mesure, d’harmonie morale et politique. Cet ordre raisonné
et raisonnable se voulait un rempart contre le désordre engen-
dré par l’usage de la force. Ainsi, Sophocle, dans son Œdipe
roi, fait dire au chœur des Anciens : « Ὕϐρις φυτεύει τύραννον »
(« Le désordre génère le tyran »).
En 1937, à l’Exposition universelle de Paris, dédiée aux Arts
et Techniques appliqués à la Vie moderne, alors que de part
et d’autre du pont d’Iéna se dressaient, face à face, la tour
du pavillon de l’Allemagne du IIIe Reich, surmontée de l’aigle
allemande et décorée d’une croix gammée laurée, et celle de
l’URSS supportant le couple imposant d’un ouvrier soviétique
armé d’un marteau et d’une kolkhozienne brandissant une
32 Nouvelle histoire des idées

faucille, de chaque côté des hauteurs du palais de Chaillot


construit à cette occasion, s’élevaient deux statues, toujours
visibles : Thésée venant d’égorger le Minotaure et Apollon
citharède ayant écrasé la tête du serpent Python. Ainsi, face
à la peste rouge et à la peste brune qui menaçaient le fragile
idéal démocratique, se dressaient les deux mythes fondateurs
de l’humanisme antique.

La philosophie politique
Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance immédiate
de cette réforme. Elle toucha Athènes sans que le reste du
monde grec en profitât, et encore fut-ce pour un temps limité,
puisqu’au IVe siècle, les vieux démons de la division l’empor-
tèrent à nouveau dans cette cité. En effet, l’idéal démocratique
ne fut pas exempt de critiques. Elles venaient autant de l’élite
aristocratique, qui ne cachait pas son penchant pour l’oligarchie,
que des propriétaires ruraux hostiles à une politique dirigée,
en fait, par le monde urbain, même si ce dernier était hétéro-
clite (commerçants, armateurs et classes populaires). Sans faire
œuvre politicienne, Aristophane (445 ?-380 ?) brocarde la démo-
cratie où les innovations philosophiques insultent le bon sens
de la tradition et où les citoyens vigoureux et volontaires sont
transformés en bureaucrates jouisseurs et ratiocinateurs. Plus
politique est La Constitution des Athéniens du pseudo-Xénophon1
(dernier quart du Ve siècle). La démocratie est critiquée pour sa
dérive : les classes populaires, loin de participer à la vie de la
Cité, sont flattées par clientélisme et reçoivent une abondance
d’avantages ; en revanche, on continue à utiliser les talents de
l’élite économique et politique, mais sans plus l’associer aux
bénéfices. La classe moyenne nouvelle qui s’était créée au début
du siècle avec l’expansion maritime se trouvait ainsi appauvrie
ou ruinée. Analysant les convulsions politiques qui secouaient
Athènes à la fin du Ve siècle, l’auteur livre un constat amer :
la situation lui semble irréformable. La Cité n’a, selon lui, que
le choix entre de prudents changements « mesurés et par voie

1. La Constitution des Athéniens fut longtemps attribuée à Xénophon. Si


aujourd’hui tout le monde s’accorde pour refuser à ce dernier la paternité
de ce pamphlet antidémocratique et favorable à l’oligarchie, l’unanimité ne se
fait pas sur l’éventuel auteur. On préfère donc parler du pseudo-Xénophon
ou, quelquefois, du « Vieil Oligarque ».
L’héritage de l’Antiquité 33

d’amendements », mais sans espoir, et la destruction de la démo-


cratie de fond en comble.
Au IVe siècle, les attaques ne furent plus aussi frontales. On
assista à ce que l’on a appelé l’« abandon intérieur de la démocra-
tie ». Isocrate (436-338 av. J.-C.) représente bien cette fraction
qui s’accommoda du principe de la démocratie tout en cher-
chant les causes de son dysfonctionnement. Bien que convaincu
que les institutions politiques évoluent et vieillissent, il estime
qu’il est nécessaire d’enrayer, voire de néantiser, leur dégénéres-
cence. Selon lui, il convenait de revenir aux idées de Solon ou
à celles de Clisthène. Le principe de l’isonomia restait intangible,
mais, toujours au nom de l’harmonie, il devait être édulcoré par
l’abandon de sa stricte assiette mathématique au profit d’une
égalité tempérée où chacun serait rémunéré en fonction de ses
mérites. S’il n’enlève pas au peuple sa souveraineté absolue,
il réserve la gestion des affaires à l’élite des notables. Mais en
idéalisant un lointain passé démocratique, Isocrate ouvre ainsi
la longue théorie des écrivains politiques qui réinventent l’his-
toire, reconstruisent le passé pour offrir à leurs contemporains
un éden politique perdu, aussi parfait que totalement illusoire.
Toutefois, l’idée qu’il développe dans son Évagoras d’un despote
éclairé, idée que l’on retrouve dans la Cyropédie de Xénophon
(440 ?-355 ?), prépare sans nul doute une partie de l’opinion
grecque à l’idéologie hellénistique de l’homme providentiel et
du monarque. Tous deux réhabilitent une idée d’une royauté,
foncièrement opposée à la tyrannie, celle d’un monarque gou-
vernant selon les lois et avec l’assentiment du peuple.
Toutefois, le Ve siècle athénien, et avec lui la clarté de la
pensée pythagoricienne et l’idéal d’une société plus juste, a
profondément marqué la pensée grecque. Ce qui caractérise
immédiatement cette dernière est sa capacité à l’abstraction, à
la conceptualisation. L’outil « raison » n’est pas seulement utilisé
par les Grecs pour analyser, mais aussi pour synthétiser, pour
tenter de créer des modèles visant à l’harmonie et à la sagesse.
La philosophie fut cette extraordinaire expression de la pen-
sée rationnelle de l’homme. À l’opposé d’un Dracon ou d’un
Solon, les Athéniens du Ve siècle ne cherchent pas à inventer
des recettes susceptibles de répondre aux difficultés de l’époque,
mais bien à trouver des règles intellectuelles et morales d’ordre
général. La politique devient le politique, véritable domaine de
réflexion humaine dans lequel les dieux n’intervenaient plus
34 Nouvelle histoire des idées

guère. Le concept, l’idée, la raison et ses enfantements forment


la base de la réflexion de l’Antiquité grecque. Certes, elle n’est
le fait que d’une minorité intellectuelle, mais elle marque le
fondement de l’humanisme, dans le droit fil de la pensée apolli-
nienne : l’homme, par sa raison, pense son destin. Cependant, le
sacré n’est pas nié et les hommes se doivent d’agir en se plaçant
sous la bienveillance de dieux dont le rôle est alors davantage
de bénir les actions humaines que de les diriger impérative-
ment. Le politique et le philosophique ne se coupent pas du
religieux, mais ils s’en affirment indépendants. En 399 av. J.-C.,
la condamnation à mort de Socrate, accusé d’impiété à l’égard
de la théogonie traditionnelle et de perversion de la jeunesse,
marque sans doute l’un des grands moments de l’humanité où,
sans se prononcer sur la foi en le divin, le philosophe sépare
celle-ci de la vie et de la pensée des hommes. Dès lors, pour les
plus libres des esprits, il devient ainsi possible de concevoir une
société où ne seraient plus imbriquées les règles divines et les
règles humaines. La mort de Socrate, buvant la ciguë, constitue
la première grande manifestation de la liberté intellectuelle. Le
philosophe choisit la mort physique pour accéder à l’universalité
de la pensée, ouvrant ainsi la voie à tous ceux qui, dans les
siècles suivants, firent de la philosophie un sage apprentissage
du dépouillement de la vie. « Tué, mais non pas vaincu », sa
perte fut « triomphante à l’envi des victoires1 ». Ainsi, la pensée
grecque fut éminemment représentée par la philosophie.
Il revint à Platon (428-347 av. J.-C.) de l’appliquer au poli-
tique et de devenir l’un des maîtres de la philosophie politique
occidentale. D’une famille aristocratique, il fut révolté par les
exactions du gouvernement oligarchique des Trente Tyrans2
(404 av. J.-C.) auquel participèrent deux de ses parents. Tou-
tefois, la démocratie restaurée en 403 fut celle qui condamna
Socrate à mort. Il délaissa alors l’action politique au profit de
la réflexion philosophique, ne cachant pas que la philosophie

1. Michel de Montaigne, Essais, « Des cannibales », I, § 16.


2. À la suite de sa défaite, Athènes se vit imposer par son vainqueur, le
général spartiate Lysandre, un régime de terreur dirigé par trente magistrats.
En moins d’un an, plus de 1 500 personnes furent exécutées. En janvier 403,
les magistrats furent chassés du pouvoir par les démocrates, qui souhaitèrent
toutefois calmer les dissensions civiles en proclamant une amnistie générale
et l’oubli des opinions antérieures sous peine de mort.
L’héritage de l’Antiquité 35

politique était le refuge par excellence d’esprits supérieurs que


rebutaient les compromissions de l’action. Ses deux ouvrages
principaux dans le domaine de la pensée politique sont La Répu-
blique (Περὶ πολιτείας, « À propos de l’État » et Les Lois (Νόµοι).
Dans La République, il constate que les gouvernants démocra-
tiques, loin d’éclairer le peuple, étudient au contraire ses désirs,
ses appétits, ses attentes, pour tenir un discours qui les reflète.
Aussi bien, aux basses passions de la foule, forte de son poids
numérique, s’opposent les ambitions d’individualités fortes de
leur supériorité, soit physique, soit intellectuelle, soit économique
ou sociale. Le rôle du philosophe est de constituer une science
morale et politique sur des valeurs intemporelles qui ne sont
nullement altérées par les méfaits du temps qui passe, le Devenir.
Il ne s’agit nullement d’une quelconque volonté de retourner au
passé, mais au contraire de constituer un régime politique inalté-
rable qui puisse échapper à l’usure du temps en mouvement. Le
fondement en est, selon Platon, la Justice, individuelle comme
collective, qui n’est autre que l’application du Vrai ou du Bien
au comportement social. Pour étayer sa démonstration, Platon
entreprend de montrer qu’il y a un déterminisme dans le Devenir
et il définit une typologie chronologique des régimes politiques
(timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie, aristocratie). Il est
ainsi le précurseur des penseurs politiques qui systématiseront
une succession théorique des formes de gouvernement, alliant à
la fois une vision pessimiste du progrès porteur d’une dégéné-
rescence due à l’évolution du temps, et une croyance optimiste
dans l’avenir étayée par l’Idéalisme.
Plus personnelle est sa conception de la société de la Cité.
Pour lui comme pour les Grecs de son époque, le citoyen est
à l’image de sa ville. La société humaine comporte, comme
l’homme lui-même, trois composantes : la sagesse de la raison,
le courage de la passion et la trivialité des désirs. La prédo-
minance de l’une ou de l’autre, prise séparément, engendre le
désordre. La perfection de l’âme humaine, comme celle de la
société, repose donc sur l’harmonie créée par l’union des trois
dans un tout unique, à la fois hiérarchisé et unifié. La hantise
de Platon, comme celle de la pensée grecque en général, c’est
le scandale de la division et de l’individualisme. Pour lutter
contre ces dérives, il estime que l’éducation des citoyens appelés
aux hautes fonctions doit être permanente et progressive, de
l’éphébie à l’âge mûr, et qu’elle ne doit avoir d’autre but que
36 Nouvelle histoire des idées

de parvenir à la perfection de la raison. Enfin, pour éviter que


l’individu ne soit tenté par l’individualisme, Platon supprime
la notion de mariage, de famille, de propriété individuelle, les
élites dirigeantes n’appartenant qu’à la grande famille de l’État,
dans une société unifiée.
À la fin de sa vie, Platon publie Les Lois, ouvrage d’une
tout autre veine. S’il reste farouchement hostile à toute idée de
diversité (ποικιλία, pikilia) et partisan de la concorde, de l’unité
morale (οµόνοια, omonia) de la Cité, sa conception devient entiè-
rement coercitive et théocratique : l’athéisme est pourchassé,
car la religion et le droit s’épaulent mutuellement ; les citoyens
sont sévèrement encadrés par des conseils très stricts, le mariage
devient obligatoire, tout comme les repas en commun ; les acti-
vités commerciales sont prohibées au profit de l’agriculture ; les
voyages à l’étranger interdits et la dénonciation érigée en règle.
Platon n’entend pas décrire une cité idéale, mais la meilleure
possible, laissant encore à la vertu des nombres le soin de définir
l’assiette sociale, fixée à 5 040 citoyens (soit 1 x 2 x 3 x 4 x 5 x 6 x 7).
D’une autre génération, comme d’une origine non athénienne,
Aristote (384-322 av. J.-C.) s’intéresse à la pensée politique
dans le cadre général de ses préoccupations encyclopédiques.
Dans sa Constitution d’Athènes (Aθηναίων πολιτεία), il considère
l’homme comme un être supérieur, car celui-ci a su hausser son
niveau communautaire de la famille à la tribu, puis au village
et enfin à la Cité. Alors que le monde grec et ses structures
traditionnelles se délitaient, il soutient que l’homme est une
créature politique dont la dimension optimale reste la Cité. Tout
comme Platon, il s’essaya à un essai typologique, dénombrant
trois types de régime, ayant chacun un avatar corrompu. Il
reconnaît ainsi le gouvernement d’un seul, la monarchie, avec
sa dérive, la tyrannie ; puis le gouvernement d’une élite, l’aristo-
cratie, qui peut se pervertir en oligarchie ; enfin la timocratie,
gouvernement censitaire, qui peut dégénérer en démocratie. Il
n’est toutefois pas dupe de cette typologie et il considère que
ce sont davantage les constitutions que les types de régime qui
donnent un bon ou un mauvais gouvernement. L’essentiel réside
pour lui dans le souci du bien commun et l’importance de la
classe moyenne, qui est facteur de modération. Conscient que
la masse n’est pas uniquement composée d’hommes de bien, il
récuse l’égalité arithmétique ; mais conscient que le corps social
est collectivement supérieur, il défend, tout comme Isocrate,
L’héritage de l’Antiquité 37

l’idée d’une égalité proportionnée au mérite. À l’absolu de Pla-


ton, il oppose la conciliation ; à l’idéal de justice du premier,
il oppose la notion de bonheur. Aristote, toutefois, restait lié
à un modèle d’État géographiquement limité, celui de la Cité,
qu’Alexandre réduira à néant en l’espace de quelques années.

Le monde hellénistique et Rome

La tentation universaliste
En effet, la prodigieuse réflexion dont Athènes fut à l’origine
serait restée confidentielle si Alexandre n’était pas apparu sur
la scène politique de l’époque. Lui, que les plus farouchement
grecs des Grecs accusaient d’être un Barbare, réussit, certes
en l’abâtardissant, à donner une exceptionnelle dimension à la
pensée grecque. Ses conquêtes, de l’Égypte à l’Asie centrale,
entre 336 et 323 av. J.-C., en détruisant les modèles orientaux
et en y substituant une koinè autant linguistique que culturelle,
permirent l’expansion de la culture et de la pensée grecques à
l’ensemble du monde habité d’alors (l’oikoumène). Le monde
hellénique, limité aux cités grecques, ne parvint à l’universalisme
qu’en devenant le monde hellénistique. Les élites des rives du
Tigre, de l’Euphrate, du Nil, voire de l’Indus, vinrent étudier
à Athènes et parlèrent une nouvelle forme de grec. La pensée
occidentale alors en gestation acquérait ses deux principales
caractéristiques : l’universalité et l’universalisme. Par l’une, elle
refusait que la moindre parcelle de l’activité humaine échappât
à la raison. Par l’autre, elle se donnait vocation à enseigner
cette liberté au reste du monde.
Toutefois, cette interrelation n’agit pas qu’en sens unique.
Déjà sous l’influence macédonienne, mais plus encore au contact
des royautés orientales, le monde hellénisé adopta le modèle
monarchique. Le passage de l’idéal grec au modèle hellénistique
se fit par un biais théorique : comme dans la Cité antique, la
loi restait le souverain, mais à présent le monarque était la loi
vivante, la loi incarnée (νόµος ἔµψυχος, nomos empsychos), à la
confluence du droit naturel et du droit divin.
Alors que le monde hellénistique s’effilochait, miné par une
lente résurgence des habitudes orientales, une nouvelle puissance
s’imposa à lui. Rome, qui avait patiemment acquis une impor-
38 Nouvelle histoire des idées

tance en se défaisant de la mainmise étrusque et en dominant


l’ensemble des peuples latins de la péninsule Italique, s’était
rendue maîtresse du bassin occidental de la Méditerranée en
s’imposant aux Carthaginois. À la fin du Ier siècle av. J.-C.,
elle dominait la quasi-totalité de l’empire d’Alexandre. Rome
s’inscrivit dans la continuité hellénique et hellénistique ; l’attrait
culturel de la Grèce demeura important dans les élites, mais
le génie romain était différent du génie hellénique. Pour un
Grec, le loisir par excellence est l’étude, tous deux se tradui-
sant par le même mot, σχολή (scholè). En revanche, pour un
Romain, le loisir, otium, est oisiveté, désœuvrement, éloignement
de ce qui fait l’essentiel : la politique ou le négoce (neg-otium).
Cela ne signifie aucunement que Grecs ou Romains ignoraient
le travail, l’étude ou le loisir, mais qu’ils donnaient une valeur
différente à l’un ou l’autre. Alors que la philosophie fut, avec la
mathématique, la science par excellence des Grecs, le droit fut
celle des Romains. Alors que la philosophie politique grecque
s’était voulue première et recherche d’un meilleur être, pour les
Romains, l’action était primordiale et la réflexion politique en
découlait, lui étant indissociable. Aussi bien, pendant longtemps,
une catégorisation simpliste opposa l’intellectualisme grec au
pragmatisme romain.
Cela eut pour conséquence un changement important dans
la constitution de la pensée occidentale. Au foisonnement de
la pensée philosophique, à sa liberté et à sa propension à la
confrontation intellectuelle, au dialogue, la pensée romaine sup-
pléa une sorte de monolithisme binaire : vrai ou faux, légal ou
illégal, juste ou injuste. Ce fut certes une rigidification de la
pensée, mais aussi sa vertébration. En revanche, à la conquête
syncrétique d’Alexandre succéda l’impérialisme de Rome. Le
premier avait réussi l’osmose du monde grec et du monde orien-
tal. La seconde imposa l’assimilation à son propre modèle.
Toutefois, cet impérialisme assimilateur fut tempéré juste-
ment par l’intelligence juridique des Romains. Entre le Ier siècle
av. J.-C. et les trois premiers siècles de notre ère, de la fin de
la République aux premiers siècles de l’Empire, grâce à une
étonnante évaluation du niveau de romanisation des peuples
comme des individus, chacun put graduellement évoluer du
statut de colonisé ou d’associé (socius) à celui de citoyen sans
droit de vote (civis sine suffragio) et enfin à celui de citoyen plein
et entier. Comme dans la Grèce des cités, les dieux romains
L’héritage de l’Antiquité 39

étaient au départ des dieux avant tout identitaires de la com-


munauté latine. Au fur et à mesure de l’agrandissement du
monde romain, les divinités exotiques se multiplièrent, tutélaires
de groupes nationaux ou d’activités sociales. Les vieilles divi-
nités latines ne purent plus symboliser l’ensemble d’un monde
qui allait du Maroc à la Perse et de l’Angleterre à l’Égypte.
Le culte de l’empereur divinisé s’imposa alors comme le culte
civique par excellence, montrant à la fois l’adhésion des peuples
à l’idéal romain et leur cohésion au sein de l’Empire. Mais si
cette religion civique réinstaurait l’union entre le religieux et le
politique, elle ne le faisait pas au profit du clergé, mais bien à
celui de l’État qui faisait du rituel religieux une liturgie politique.
Dans un monde romain où l’indifférentisme religieux était de
règle, où chacun pouvait croire à ses dieux sans être inquiété,
on ne peut pas comprendre les persécutions dont les juifs et
les chrétiens furent victimes si l’on ne conçoit pas que leur
monothéisme intransigeant, en leur faisant refuser de sacrifier à
César divinisé, était perçu non pas comme un crime religieux,
mais bien comme un crime civique, destructeur du symbole
même de l’unité de l’Empire. L’épisode de la mort de Jésus
est à ce titre révélateur : les prêtres du Temple de Jérusalem le
poursuivaient pour des raisons religieuses, mais ils s’assurèrent
de la bienveillance du pouvoir central en l’accusant de crime
de lèse-majesté. Si Jésus fut crucifié par les Romains, ce ne
fut pas pour des raisons religieuses, mais bien pour des raisons
politiques, comme l’indiquait le titulus crucis : Iesus Nazarenus
Rex Iudæorum (« Jésus de Nazareth, roi des Juifs »).
Ainsi, les Romains ajoutèrent une nouvelle version à l’uni-
versalisme né des Grecs : l’universalisme politique. Au syncré-
tisme, ils préférèrent l’assimilation, confiant à l’État le soin de
constituer les sociétés selon des lois et des règles communes et
uniformes. La liberté individuelle était circonscrite à la sphère
privée, la sphère sociale se devant d’apparaître unie, sinon uni-
taire. Et pour l’État romain, le vecteur essentiel de cette unité
était la romanisation, dont le culte impérial, culte civique par
excellence, constituait le témoignage patent.

Le danger de la multiethnicité
Or ce système s’usa, comme auparavant le monde hellénis-
tique. Le culte impérial ne fut pas suffisant pour lutter à la fois
40 Nouvelle histoire des idées

contre la perte des valeurs antiques dans la société purement


romaine et contre les tendances centrifuges des provinces de
l’Empire. L’enrichissement général du monde romain détourna
de plus en plus les citoyens de leurs devoirs et, englués dans un
hédonisme sans cesse croissant, bien peu se rendirent compte
que les auxiliaires barbares à qui ils les déléguaient changeaient
la nature même de la société romaine. Pourtant, il faut noter
une évolution dans le temps. La romanisation des Gaulois ou
celle des Celtibères avait été une réussite, les uns comme les
autres ayant abandonné leur langue pour le latin et donnant
des administrateurs et des généraux de talent. Pourtant, les
Romains de pure souche y avaient trouvé à redire. L’empereur
Claude (41-54) ayant été le premier à ne pas s’entourer de
l’aristocratie sénatoriale, à peine avait-il été placé au rang des
dieux (apothéose) par le Sénat, que Sénèque publia une satire
intitulée Apocoloquintose (Ἀποκολοκύνϑωσις) qui plaçait Claude
au rang des citrouilles. L’un des reproches qui étaient faits au
défunt empereur était d’avoir fait venir à Rome des Gaulois
en pantalons, dans un monde où les hommes libres portaient
la toge. La pensée romaine, dès les débuts de l’Empire, fonda
donc l’unité impériale sur l’aculturation des populations inté-
grées, c’est-à-dire l’abandon de toutes leurs propres références
culturelles, et sur leur acculturation à la romanité, c’est-à-dire
l’adoption totale des mœurs et valeurs de Rome.
Dans les deux siècles qui suivirent, l’Empire s’étant immen-
sément agrandi, la multiplicité ethnique s’accrut. Au milieu
du IIe siècle, la nouvelle dynastie impériale des Sévères était
d’origine provinciale et non romaine. En 212, la Constitutio
Antoniana, ou édit de Caracalla, rompit avec la tradition de l’as-
similation progressive et accorda la citoyenneté romaine, héré-
ditaire par filiation ou par adoption, à tous les hommes libres
vivant dans l’Empire. Peut-être mû par des raisons fiscales,
Caracalla mit cependant fin à un équilibre qui avait permis
au monde romain de survivre à son extension. La citoyenneté
étant désormais un droit donné d’office, sans contrepartie de
devoirs, les provinciaux se détournèrent des postes qui leur
donnaient précédemment la citoyenneté à la sortie de charge.
Cette défection se fit principalement ressentir dans les fonc-
tions de défense, et Rome dut recruter des supplétifs dans les
populations frontalières, aussi étrangères au monde romain qu’à
ses valeurs.
L’héritage de l’Antiquité 41

À partir du IIIe siècle, après une longue période d’anarchie


militaire montrant le poids désormais essentiel des armées, Dio-
clétien (284-305) proclama la division de l’Empire en 286 entre
l’Orient grec et l’Occident latin. Désormais, l’unité romaine,
lorsqu’elle se reconstitua temporairement, ne put jamais cacher
la dichotomie qui existait entre les deux cultures originelles.
Au même moment, se produisait la lente transformation de
la pensée antique sous la poussée d’une conception nouvelle,
d’origine sémitique, qui, à terme, constitua l’identité même de
la pensée occidentale.
3

L’HÉRITAGE JUDÉO-CHRÉTIEN

Le judaïsme

Le judaïsme, pas plus que les autres religions, n’a été formé
ex nihilo dans l’état où il nous est parvenu. La tradition biblique,
pour ancienne qu’elle ait été, n’a été codifiée que tardivement,
sans doute après la première Diaspora, au VIe siècle av. J.-C.,
lorsque les plus religieux des juifs (ceux qui avaient été les
moins contaminés par le polythéisme de Babylone) revinrent en
Judée. Avec la reconstruction du Temple de Jérusalem, la néces-
sité de reconstituer (voire peut-être de constituer) une identité
juive entraîna la codification de la religion par les cinq livres
qui formèrent la Torah : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les
Nombres et le Deutéronome.
Qu’est-ce qui, sans doute dès le départ, différencia le culte
hébreu des autres cultes du Proche-Orient ? Ce ne fut vraisem-
blablement pas le monothéisme, puisque la tradition biblique, à
mots couverts, dénonce les tentations polythéistes des Hébreux,
tentations bien réelles puisque l’archéologie funéraire atteste de
rites montrant, certes, l’importance supérieure d’un dieu créa-
teur, mais sans que pour autant aient existé des références à des
divinités secondaires, notamment féminines. Cependant, chez
eux, le dieu majeur, créateur du monde et père des autres dieux,
finit par être l’unique divinité, les dieux secondaires étant ravalés
au rang subalterne de purs esprits. La longue évolution de la
conception du sacré, commencée avec l’animisme et continuée
par l’adoption de panthéons, semblait se parachever dans le
monothéisme. Or, si les hommes ont tendance à représenter les
L’héritage judéo-chrétien 43

divinités selon leurs besoins et à leur image, ils ont aussi celle de
concevoir leur société à l’aune de celle des dieux. Les concep-
tions religieuses, même lorsqu’elles ne sont plus prégnantes,
marquent de façon quasi subliminale les conceptions politiques.
Ainsi en a-t-il été de la foule du sacré préhistorique, puis du
matriarcat néolithique, de l’« aristocratie féodale » des religions
antiques et, enfin, de la monarchisation monothéiste.
Toutefois, concernant le monothéisme hébraïque, la véritable
différence se situe dans la révélation que fit de lui-même ce
dieu suprême. Les personnages d’Abraham et de Moïse, dont
l’historicité suscite parfois des doutes chez les historiens, sont
cependant très importants pour comprendre la spécificité de la
religion juive. Lorsque les compilateurs de la Bible ont entrepris
la rédaction du Livre, entre le VIIIe et le VIe siècle av. J.-C.,
ils ont souhaité avant tout mettre en exergue le lien primor-
dial qui unissait le peuple hébreu à Yhwh. Ce groupe humain
avait été choisi par Dieu par préférence à tout autre et Il avait
fait du respect de cette Alliance la condition nécessaire de Sa
complaisance, promettant à Abraham, à Moïse et aux Hébreux,
une large descendance et une Terre promise. Les termes de
l’Alliance étaient très importants, même si l’on admet que la
tradition mosaïque ne remonte pas au-delà du VIIIe siècle. Alors
que les autres dieux se satisfaisaient de sacrifices, Yhwh inclut
dans son lien particulier avec les Hébreux une série de règles
morales impératives sur le respect de la personne humaine et
de ses biens, qui allaient bien au-delà des interdits de jurispru-
dence classiques, puisqu’y étaient intégrés la simple intention,
le simple désir de mal faire.
Ainsi apparut, sans doute fort progressivement, la première
religion morale qui ne visait plus seulement à établir un lien
propitiatoire entre la divinité et le fidèle, mais aussi à transfor-
mer ce dernier, à le rendre meilleur et à le récompenser en lui
promettant une terre où couleraient le lait et le miel. Ce contrat,
car l’Alliance était un contrat, apporta une conception nouvelle à
la notion de vie humaine : l’amélioration matérielle promise était
subordonnée à l’amélioration morale des hommes. Jusqu’alors
les hommes avaient « troqué » des sacrifices pour obtenir les
faveurs des dieux ; la colère de ces derniers ne s’était abattue
sur les humains que parce qu’ils se montraient parcimonieux en
hommages à leur égard. Les mauvaises actions n’avaient relevé
44 Nouvelle histoire des idées

que de la justice du chef ou du souverain, non pour leur aspect


moral, mais pour leur caractère perturbateur de l’ordre social.
Le groupe juif, pour aussi peu étendu qu’il ait alors été, inté-
gra dans le domaine sacré des règles profanes, instaurant ainsi
une morale qui était à la fois civile et religieuse. Le Décalogue
et, plus encore, le Lévitique placèrent au niveau divin ou sacré
des pratiques sociales, sexuelles, alimentaires ou hygiéniques
qui, de ce fait, devinrent identifiantes du groupe et en consti-
tuèrent la cohésion en le différenciant des autres. Le scrupuleux
respect de ces règles devint synonyme de volonté de s’améliorer
en obéissant au désir de la divinité, et cette amélioration de l’être
humain choisi fut conçue comme l’unique moyen de parvenir
au bonheur de la promesse divine.
Alors que les autres religions, marquées du sceau purement
matérialiste de sociétés agraires et commerçantes, se plaçaient
dans un contexte simplement « arithmétique », le temps n’ayant
d’autre valeur que de marquer la progression des âges, le
judaïsme se plaça, quant à lui, dans un contexte « algébrique ».
Chaque jour devant voir l’amélioration de l’être, il était ainsi
un moment de moins qui séparait l’homme de la promesse
divine.
Le judaïsme, comme la pensée grecque, aurait pu rester limité
à son aire de création. Ce fut une de ses crises qui lui donna
une dimension mondiale, tout comme les conquêtes d’Alexandre
avaient assis, certes en la transformant, la pensée grecque. En
effet, le monde juif connut une importante perturbation de son
identité à l’époque hellénistique, puis à l’époque romaine. La
religion, les coutumes, la langue se trouvèrent « contaminées »
par l’élément païen hellénistico-romain. Au Ier siècle avant
notre ère, alors que le territoire juif était divisé en trois entités
(la Judée, la Galilée et la Samarie) différentes religieusement
(les Samaritains étaient accusés d’hérésie hébraïco-païenne par
les juifs orthodoxes) et linguistiquement (la Galilée parlait l’ara-
méen, proto-arabe), une importante fermentation intellectuelle
et religieuse visa à recouvrer l’identité juive, altérée par le voi-
sinage païen. Ce fut alors un fourmillement d’initiatives visant
toutes à restaurer la pureté de la religion, considérée comme
le seul facteur d’identification du judaïsme. Comme toujours
dans l’histoire humaine, la transition entre un état de faits pas-
sés et un nouvel ordre de choses fut conçue comme une fin
de monde, comme une rupture et non comme une évolution
L’héritage judéo-chrétien 45

naturelle conséquente à l’obsolescence du présent. Cette effer-


vescence religieuse se produisit donc dans un climat apocalyp-
tique qui ne pouvait que tétaniser les positions, les rigidifier et
engendrer les anathèmes réciproques.
Pour simplifier, il y avait ceux qui souhaitaient revenir à une
pratique stricte de la religion, les uns (sadducéens1) autour du
Temple et de son clergé de Lévites2, les autres (pharisiens3)
autour de l’enseignement et l’interprétation orale de la Torah
par les animateurs de synagogues, les rabbins. En revanche, il
en était d’autres qui n’attendaient plus rien de la religion for-
melle et qui, soit dans une conception apocalyptique, soit dans
une conception messianique, considéraient que la chaîne des
temps était interrompue et que la promesse de l’Alliance était
imminente. Tel était le cas des Esséniens4, vivant en commu-
nautés coupées du monde ; tel était aussi le cas de Jean, fils
de Zacharie, surnommé l’Immerseur (le Baptiste) en raison du
rite d’initiation qu’il imposait à la communauté qui suivait sa
prédication.
Il ne faut cependant pas passer sous silence le groupe des
Zélotes qui, lui, ne recherchait pas le retour à l’identité juive
seulement par une démarche religieuse, mais principalement par
une démarche militaire et politique, et pour qui toute collabo-
ration avec les Grecs ou les Romains était une souillure.

De l’enseignement de Jésus de Nazareth


à celui de Paul de Tarse

Au Ier siècle de notre ère, Jésus commença sa prédica-


tion. D’emblée, ce qui différencia sa démarche de celles de
ses contemporains fut qu’il refusa d’entrer dans la polémique
entre prêtres et rabbins, entre collaborateurs et zélotes. Refusant
autant le soulèvement militaire que le retour à une pratique

1. L’aristocratie sacerdotale, très hostile aux Pharisiens et opposée aux


Esséniens.
2. Membres de la tribu de Lévi, fils de Jacob, dédiée au service du Temple.
3. Proches des classes moyennes, ils étaient partisans d’une interprétation
de la Loi, la « Torah orale », confiée à des rabbins et non plus seulement
aux prêtres.
4. Troisième « secte » du judaïsme, les Esséniens étaient des ascètes prati-
quant la pauvreté et l’abstinence.
46 Nouvelle histoire des idées

piétiste de la religion, il rappela tout de suite le fondement


de l’Alliance : Dieu avait appelé les hommes à se transformer.
La prédication de Jésus refusait catégoriquement la conception
d’une religion d’adhésion (et donc identifiante) au profit d’une
religion de transformation du croyant. La notion de bien et de
mal ne faisait plus référence aux règles religieuses ou civiles,
mais à la morale, fondée sur l’amour. La justice devait se faire
justesse et équité.
L’un des apports essentiels de l’enseignement de Jésus fut
justement de placer chaque individu face à sa responsabilité, face
à sa conscience, le libérant ainsi des corps d’appartenance qui
certes le contraignaient, mais qui anesthésiaient aussi son libre
arbitre. Jésus, pour la première fois, insista sur la responsabilité
de chacun. La conscience individuelle ne pouvait plus s’abriter
derrière les erreurs du groupe. C’était dénier toute importance
au corps des Lévites du Temple, mais aussi aux rabbins qui
enseignaient et prêchaient dans les synagogues. En outre, son
acceptation du fait romain et son refus d’un quelconque recours
à la violence lui aliénèrent à la fois l’ensemble des autorités
religieuses et une partie de l’opinion publique qui rêvait d’un
messie libérateur et justicier.
Il ne semble pas que Jésus ait voulu créer une nouvelle
religion : il s’intégrait dans une volonté de rénovation d’un
judaïsme altéré par les influences païennes ou fossilisé par un
piétisme étroit. Il a cependant ouvert la porte de l’amour de
Dieu aux justes, qu’ils ne fussent pas des Juifs de Judée (comme
les Samaritains) ou qu’ils fussent même des non-Juifs. Toute-
fois, à sa mort, ses disciples ne furent pas autrement considérés
que comme une secte du judaïsme, au même titre que ceux du
Baptiste. Il fallut attendre l’évolution du treizième apôtre, Paul,
pour que tout changeât. Saül de Tarse était un Juif hellénisé,
citoyen romain, mais en même temps un lettré, disciple d’un
grand maître pharisien, rabbi Gamaliel. Dans ses années de for-
mation, il avait participé à la lutte organisée dans les synagogues
contre les disciples de Jésus, mais, sur le chemin de Damas,
il eut une révélation et adhéra à l’enseignement du Nazaréen.
Sa démarche était intéressante, car il fut le seul apôtre à ne
pas l’avoir connu vivant. Il put donc développer une théologie
christique de Jésus plus facilement que ceux qui avaient vécu
avec lui trois ans durant. Sa culture grecque fit le reste.
L’héritage judéo-chrétien 47

Au début, lui non plus ne semble pas avoir envisagé de


s’adresser à d’autres qu’aux Juifs, mais le refus de ces derniers
d’admettre sa prédication le fit se retourner vers les Gentils1.
De même, alors qu’au début de son enseignement il semble
s’être intégré dans une vision apocalyptique d’attente de la fin du
monde, au fur et à mesure que celle-ci parut moins imminente, il
organisa le nouveau groupe. Paul de Tarse fut donc le lien entre
une mystique juive et la pensée hellénistico-romaine. D’un côté,
le pharisien qu’il avait été réintégra fortement le « piétisme » du
Lévitique : la doctrine paulinienne fut ainsi plus formaliste que
celle de Jésus et elle développa un moralisme (notamment en
matière sexuelle) que les religions polythéistes ne connaissaient
pas. Mais d’autre part, sa conceptualisation de Jésus donna à ce
dernier des caractères apolliniens et une « fonction » de logos quasi
platonicienne2. Cela favorisa donc la relative perméabilité du nou-
veau discours religieux autant dans certains groupes juifs de la
diaspora que chez certains païens hellénisés du monde romain.
En effet, le polythéisme gréco-romain connaissait alors une
crise qui était aussi équivalente à celle que vivait le judaïsme.
L’anthropomorphisme religieux semble avoir alors lassé pas
mal de monde, et la recherche de philosophies ou de religions
plus spirituelles, plus symboliques, voire plus exotiques ou plus
mystérieuses, entraînait une désaffection à l’égard des cultes
traditionnels. L’enseignement paulinien vint donc combler une
partie de ces attentes. Il fallut cependant attendre trois siècles
pour que la greffe fût un succès quasi total.
L’une des raisons de ce dernier est sans doute à rechercher
dans l’universalisme du nouveau message religieux : il s’adres-
sait à tous les hommes, sans différence de condition sociale, de
statut politique, de nation ou de race. Il affirmait sans ambages
l’égalité devant Dieu de toutes les créatures humaines. Aucun
enseignement jusqu’alors n’était allé aussi loin. Il séduisit une
partie des élites intellectuelles qui étaient en recherche de spiri-
tualité. Il séduisit aussi et surtout une grande partie des laissés-
pour-compte, de la société antique.

1. Les non-Juifs (du latin gentiles, les « nations »).


2. Cette « assimilation » est patente dans le prologue de l’évangile de Jean :
Ἐν ἀρχῇ ᾖν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ᾖν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεός ᾖν ὁ λόγος (« À l’ori-
gine était le Verbe [Logos], et le Verbe était auprès de Dieu et Dieu était le
Verbe »), puis kαι ο λόγος σάρξ εγένετο (« Et le Verbe s’incarna »).
48 Nouvelle histoire des idées

Les premières communautés chrétiennes, limitées en nombre


et baignant assez longtemps dans une atmosphère apocalyptique
qui leur faisait croire la fin du monde et la parousie du Christ
imminentes, développèrent alors une sorte de communauta-
risme égalitaire, solidaire et charitable, éloigné des biens d’un
monde qu’elles pensaient terminé. Si cette attitude fut impor-
tante pour les conversions, elle eut une conséquence encore bien
plus importante pour les siècles à venir et la pensée politique
qui se développa. L’utopie paléochrétienne marqua, durant tout
le Moyen Âge, les révoltes à connotation sociale et politique
contre l’ordre établi ; plus tard, au XIXe siècle et au suivant,
elle influença une pensée généreuse et diffuse qui se retrouva
dans les courants critiques du libéralisme.
La catégorie qui dut jouer le rôle le plus important dans la
diffusion de ce qui était devenu le christianisme fut sans doute
celle des militaires, mercenaires d’origine ethnique fort variée,
matériellement bien traités par Rome, mais intellectuellement et
socialement méprisés autant que craints. Leur extrême mobi-
lité dans le cadre de campagnes longues et lointaines n’a sans
doute pas été sans lien avec l’étonnante expansion de la nou-
velle croyance. Il est d’ailleurs assez révélateur que les premiers
saints chrétiens proclamés par Byzance furent principalement
des militaires : Théodore, Démètre, Maurice, Eustache1… sans
parler de Georges2, christianisation de l’Apollon tuant Python,
ni de l’archange Michel3.

Le christianisme

Cette importance du christianisme dans le rang des armées,


à un moment où celles-ci jouaient un rôle politique de plus
en plus important dans l’exaltation des empereurs et dans leur
maintien sur le trône, explique aussi en partie le choix politique

1. Théodore le Conscrit, d’Amasya (décapité en 304), Demetrios de Thes-


salonique (tué en 303) sont, avec saint Georges, les mégalomartyrs auxquels
fut attribué l’exploit d’avoir tué un dragon. Saint Maurice, soldat égyptien
de la légion de Thèbes, fut tué dans le Valais au IIIe siècle. Eustathios, ou
Eustachios, était un général romain martyrisé au IIe siècle.
2. Il fut identifié à un militaire chrétien de Cappadoce, Georges de Lydda.
3. Présenté comme le Taxiarque, c’est-à-dire le chef des armées de Dieu.
L’héritage judéo-chrétien 49

que Constantin, puis Théodose firent de la nouvelle foi. En


313, par l’édit de Milan, Constantin instaura la liberté de culte
dans l’Empire romain, mettant ainsi fin aux persécutions qui
frappaient les chrétiens. Bien que lui-même chrétien, il ne per-
sécuta pas les cultes antérieurs, mais établit une législation qui
tenait compte des préceptes religieux nouveaux sur la famille,
les mœurs et la société.
Or ce fut à ce moment-là que la pensée occidentale acquit
sa singularité. Jusque-là, deux conceptions s’étaient opposées :
une vision cyclique, liée au vieux monde agraire, et une vision
linéaire, attachée à l’idée messianique d’amélioration impéra-
tive. Le triomphe du christianisme semblait indiquer que la
conception antique, née du monde préhistorique, allait vaciller.
En fait, il n’en fut rien. En 1835, dans son ouvrage Histoire
de la destruction du paganisme en Occident, Auguste Beugnot1
écrivait : « Le paganisme paraissait vaincu, tandis qu’il était
réellement vainqueur : son esprit dirigeait à présent l’Église
romaine. Des populations entières qui, malgré leur abjuration,
étaient païennes par leurs mœurs, goûts, préjugés et ignorance,
passèrent sous les étendards chrétiens avec leur bagage de
croyances insensées et de pratiques superstitieuses. Le christia-
nisme à Rome adopta et intégra une grande partie du système
de l’ancien culte impérial, ainsi que ses fêtes qui prirent toutes
des couleurs plus ou moins chrétiennes. » En effet, lorsqu’à
la prédication succéda la persécution des anciens cultes, si la
violence réussit dans les villes, les campagnes restèrent le plus
souvent attachées à des divinités et à des cultes qui rythmaient
leur vie et leurs activités agraires. Il est à cet égard révélateur
que le terme paganus ait aussi bien donné paysan que païen.
Au fur et à mesure de sa consolidation, le christianisme se
fit moins destructeur du paganisme ; il phagocyta les rites 2 et
les dieux 3, laissant dans un registre inférieur les divinités qu’il
n’avait pas intégrées 4.

1. Arthur-Auguste, comte Beugnot (1797-1865).


2. Telles les Cerealia, organisées pour fêter la remontée de Perséphone-
Proserpine auprès de Déméter-Cérès, qui devinrent les processions de Roga-
tions.
3. Hermès Pyschopompos devint ainsi Christophoros.
4. Myrðin devint le sorcier Merlin, la déesse Epona devint Viviane, les
destinées, les Fata, devinrent les fées…
50 Nouvelle histoire des idées

En outre, le christianisme fut aussi un « passeur » de l’antique


conception animiste. Mais, alors que les vieilles religions pré-
historiques avaient conçu l’existence, dans toutes choses, d’un
esprit participant d’un Tout qui animait le monde, la nouvelle
religion limita cette participation divine aux seuls êtres humains.
Aussi bien, à l’animus (« esprit ») du panthéisme correspondit
l’anima (« âme ») du christianisme. L’homme, « créé à l’image
de Dieu », devenait l’unique maître du monde, la nature (ani-
male, végétale, minérale) lui étant soumise puisque dépourvue
de cette parcelle divine.
Le christianisme officiel, et avec lui toute la pensée de l’Occi-
dent antique et médiéval, devint alors la synthèse des deux
courants. Pour la pensée antique, l’être humain ressentait ce
qui était bon ou mauvais pour lui, vivant sa vie au rythme de
l’inexorable progression du temps cyclique (jours, nuits, saisons,
vie, mort…). Pour la pensée judéo-chrétienne, la conscience du
bien et du mal, qui était restée limitée aux penseurs et aux phi-
losophes, devenait règle de vie quotidienne, symbole du progrès
d’un temps linéaire devant déboucher sur des conditions idéales
d’existence personnelle et matérielle.
Si l’on devait schématiser les deux positions, la première pour-
rait être représentée par un ressort hélicoïdal et la seconde par
une fonction linéaire du type y = ax. Dans le premier cas, tout
point se déplaçant d’un bout à l’autre du ressort passera, à
chaque spire, par les mêmes positions que précédemment ; le
seul changement sera dû à son avancée en abscisse d’une spire
à l’autre jusqu’à la dernière extrémité : tout est donc identique,
mais tout est différent du seul fait de la progression. La trans-
mission de la tradition et l’adaptation de la raison humaine aux
réalités de l’évolution suscitent une nouveauté qui est l’amé-
lioration de l’existant, fondement de cette progression. Dans
le second cas, tout point se déplaçant sur la droite avancera
identiquement en abscisse en fonction du temps, mais il croîtra
aussi en ordonnée et cette croissance est le signe du progrès.
La raison humaine s’applique à la création d’une situation meil-
leure ; elle est alors source d’une innovation fondamentalement
différente de l’existant antérieur.
Ce fut justement cette osmose, cette imbrication, qui fit l’ori-
ginalité de la pensée occidentale. En reposant foncièrement sur
l’unité dialectique de deux tendances antithétiques, chaque fois
que l’une semble l’emporter, l’autre s’y oppose et s’y substitue.
L’héritage judéo-chrétien 51

Alors que les autres systèmes de pensée, fondés sur une concep-
tion monolithique, se révélèrent fixistes, la pensée occidentale,
étant ainsi de nature dialectique, s’avéra toujours mobile et
créative en raison de l’insatisfaction d’une de ses composantes.
LA FIN DU MONDE ROMAIN
ET LE MOYEN ÂGE…

LA FIN DU MONDE ROMAIN


ET LE MOYEN ÂGE :
LE RÊVE DE L’UNIVERSALISME
DU POUVOIR

Le christianisme et l’État

En 380, par l’édit de Thessalonique, Théodose fit de la


religion chrétienne, telle que définie au concile de Nicée en
325 (trinitaire, unique, sainte, universelle et instituée par les
Apôtres), la religion officielle de l’Empire.
En effet, dès que la pensée chrétienne se répandit, le besoin
se fit sentir d’en fixer le dogme. Dans un premier temps, il y
eut une collation des souvenirs de la vie et de la prédication
de Jésus. Certains textes, trop contaminés par des légendes,
furent écartés (les Apocryphes) ; les autres furent rédigés selon
un canevas commun, mais chacun ayant sa vision propre (les
synoptiques : Marc, Matthieu et Luc), un dernier, influencé
par la pensée grecque, s’en différenciant (Jean). Parce qu’ils
transmettaient la Bonne Nouvelle (εὐαγγέλιον, evangélion), ils
furent appelés Évangiles1. Or, dès la fin des persécutions qui,
au IIIe siècle, frappèrent le prosélytisme chrétien jugé destruc-
teur de la société et de l’État, les responsables de la nouvelle
foi entreprirent de définir une théologie. Le problème principal
tenait à la place de Jésus : était-il un prophète, certes plus

1. Le Coran [al-Qur’an (‫)القرآن‬, la « Lecture »] les appelle d’ailleurs al-Injil


(‫ )إنجيل‬et les considère aussi comme des textes divins.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 53

grand que Moïse ou Élie parce que totalement habité par Dieu
(ἐνϑουσιαστικός, « enthousiaste »), ou bien était-il Dieu ? Rapi-
dement, une différence apparut entre les chrétiens du monde
romain occidental et ceux du monde romain oriental. Alors que
les premiers, plus habitués au droit, essayaient de définir une
légalité de la pensée religieuse et un droit canon, les Orientaux,
plus adonnés à la discussion philosophique, transposèrent celle-
ci dans le domaine théologique.
Ensuite, si le monde profondément hellénisé accepta une défi-
nition de la Trinité qui s’inscrivait dans le droit fil de la pensée
platonicienne, les régions marginales du monde hellénistico-
romain (Syro-Palestine, Égypte, Cyrénaïque…) furent plus
sensibles aux doctrines qui ne faisaient pas de Jésus un consubs-
tantiel du dieu créateur. Ainsi donc, dès les débuts du christia-
nisme, on put noter trois différentes zones d’appréhension du
nouveau dogme, chacune liée à son histoire propre, grecque,
hellénistique ou romaine. Quand le christianisme devint l’unique
religion de l’Empire, la volonté impériale imposa non seulement
une foi commune, mais encore une théologie commune, une
orthodoxie (opinion juste) religieuse définie à Nicée (325). En
dépit de cela, des peuples soucieux de conserver partiellement
ou totalement leur identité choisirent des interprétations théolo-
giques différentes, qualifiées d’erreurs (hérésies). Ils inauguraient
ainsi l’usage fait, durant des siècles, en l’absence de toute pos-
sibilité d’autonomie du discours politique, du choix du discours
religieux pour s’opposer au pouvoir en place ou pour conserver
son identité. En outre, le choix qu’ils firent influença partielle-
ment l’histoire de ce qu’il advint du monde romain et celle de
l’expansion musulmane.
Jusqu’à la chute de Rome en 476, les patriarcats de l’Église
(Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, Armé-
nie), théoriquement égaux, furent en fait dominés par les deux
sièges du pouvoir impérial, Rome et Constantinople. En réalité,
si l’on excepte les remous de l’Église d’Afrique1, le grand débat

1. Il s’agit principalement du donatisme, dont le chef de file était Donat,


un évêque de Numidie. Cette doctrine déniait toute validité aux sacrements
administrés par les prêtres et évêques ayant failli ou faibli (les lapsi ou tra-
ditores) durant la grande persécution de Dioclétien (303-305). Ce qui n’était
au départ qu’une fracture au sein du clergé (comme ce devait être le cas
en France sous la Révolution entre jureurs et réfractaires) se déplaça sur le
54 Nouvelle histoire des idées

théologique fut surtout animé par des controverses orientales.


La fin de l’empire d’Occident permit aux forces culturelles et
idéologiques qui s’étaient forgées au cours des siècles, de se
dégager de l’apparente uniformité voulue par Rome.
En Occident, la chute du pouvoir romain, depuis Rome
jusqu’aux civitates1, marqua la fin d’un système centralisateur.
Les nouveaux maîtres, numériquement limités, ne purent s’im-
poser aux populations romanisées qu’en composant avec le seul
pouvoir qui n’avait pas été affecté, celui de l’évêque. Le haut
Moyen Âge fut cette émergence de nouveaux pouvoirs politiques,
sans grandes doctrines de gouvernement, imposant un ordre
social tripartite (qui devint la féodalité) certes toujours indo-
européen, mais moins édulcoré que l’ordre romain et qui, pour
se légitimer, dut traiter, parfois non sans heurts, avec l’Église.
Si les évêques maintinrent localement un semblant de continuité
romaine après la disparition des comtes impériaux2, le patriarche
de Rome finit par incarner, au plan religieux, la pérennité de
la légitimité religieuse dans ce qui avait été l’Empire. Ainsi, la
dislocation de l’Empire, la disparition du pouvoir centralisé et
la multiplication des rois originaires de populations non ou mal
romanisées donnèrent au pouvoir ecclésiastique un rôle moral
et social qui finit par devenir politique. D’abord intermédiaire
entre le peuple et les nouveaux conquérants, le clergé apparut
tutélaire. Consacrant ensuite l’obéissance aux nouveaux maîtres,
il se fit légitimateur du pouvoir politique. Or, l’Église d’Occident
s’était constituée autour du tropisme juridique romain : le droit
canon qu’elle avait commencé à élaborer était dans le droit fil
du droit romain. Aussi bien, en mettant ses connaissances au
service des nouveaux pouvoirs, il instaura les prémices d’une
alliance du trône et de l’autel. Dans l’Empire romain, ç’avait
été le pouvoir politique qui s’était emparé de la direction de
la religion lorsque Auguste, en 12, puis tous ses successeurs

terrain théologique et le donatisme fut déclaré hérésie puisqu’il liait la validité


du sacrement non à Dieu mais à l’humain qui l’administrait.
1. La civitas d’alors désignait une entité administrative qui regroupait une
communauté relativement homogène autour d’une ville principale. La carte
des évêchés catholiques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle correspondait en très
grande partie à celle des civitates.
2. Au Ve siècle, dans les provinces, le duc (dux) détient désormais le pou-
voir civil et militaire, et dans chaque cité (civitas), un comte (comes civitatis)
le représente au niveau local.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 55

furent proclamés pontifex maximus (« pontife suprême »). Si en


382, Gratien renonça à ce titre pour couper tout lien avec la
vieille religion païenne, en 642, symbole des temps nouveaux, le
pape Théodore le reprit pour l’évêque de Rome. Ainsi, en Occi-
dent, la vacance impériale, la multiplicité des roitelets locaux et
l’unicité du patriarcat de Rome permirent l’émergence morale
autant que politique de l’Église romaine.
En revanche, en Orient, la personne impériale dominait et
avec elle la centralisation perdura. Le clergé, parce que réparti
en plusieurs patriarcats nominalement égaux, ne put jamais y
jouer un rôle majeur, d’autant que l’empereur byzantin se pro-
clama ισαπόστολος (isapóstolos), c’est-à-dire égal des apôtres et,
de ce fait, supérieur aux patriarches qui n’en étaient que les
successeurs. Dans le droit fil de la romanité, l’empereur de
Byzance se considéra comme le véritable chef de la religion
et, tel que l’avait fait Constantin Ier à Nicée, il intervint dans
la vie dogmatique de l’Église, convoquant les conciles et en
imposant les décrets.
L’unité du monde chrétien qui, sans nul doute, avait été
aussi aléatoire que celle de l’Empire, n’était plus qu’une façade,
et ce bien avant le schisme de 1054. Les modes de pensée
antiques s’étaient imposés à la nouvelle religion et trois grandes
zones d’influence se dessinaient : celle où dominait la pensée
romaine qui devint le catholicisme, celle où dominait la pensée
grecque qui fut l’orthodoxie et une vaste zone périphérique, de
l’Espagne à l’Asie Mineure en passant par l’Afrique septentrio-
nale et le Proche-Orient, où l’arianisme et le nestorianisme1
s’étaient développés. Ainsi, le triomphe du christianisme avait
consacré l’importance du fait religieux, non pas en tant que
tel, mais comme moule d’une pensée à la fois ouverte à l’espé-
rance messianique et néanmoins ancrée dans le passé culturel
de chaque zone.

1. L’arianisme (doctrine d’Arius d’Alexandrie, IVe siècle) soutenait que


Jésus était un humain disposant d’une part de divinité. Le nestorianisme
(doctrine du patriarche Nestor de Constantinople, Ve siècle) soutenait que
Jésus était doté de deux natures (divine et humaine) totalement séparées,
alors que la doctrine officielle de l’Église chrétienne était que Jésus était
consubstantiellement homme et Dieu.
56 Nouvelle histoire des idées

L’islam

Au VIIe siècle, ces zones d’influence devinrent des zones de


fracture. En effet, dans son rejet du polythéisme arabe et après
avoir été déçu dans sa recherche d’un monothéisme tant auprès
des juifs que des chrétiens nestoriens1, Mahomet (570-632)
décida de fonder une nouvelle religion dont il se proclama le
prophète ultime. Il s’inscrivait dans la continuité du mono-
théisme juif et paléochrétien, mais pour lui comme pour beau-
coup d’habitants du Proche-Orient ou des provinces africaines,
la théologie alambiquée des Grecs était au moins incompréhen-
sible, au plus inconcevable. En rétablissant l’unicité de Dieu,
en limitant les obligations cultuelles à la prière, l’aumône et
le pèlerinage, en intégrant les pratiques hygiéniques orientales
(circoncision, interdits alimentaires, jeûne), mais surtout en se
situant dans la continuité des anciens prophètes, d’Abraham à
Jésus, il put séduire autant les païens soucieux d’élévation reli-
gieuse que des chrétiens déroutés par la complexité des dogmes
et des querelles théologiques. Tout comme Jésus à l’égard du
judaïsme, Mahomet se voulut un réformateur du monothéisme
dévoyé par son contact avec la pensée antique.
L’expansion musulmane fut foudroyante dans les régions où
le monophysisme était dominant. Jésus y étant perçu comme
un homme habité par Dieu, il ne fut pas difficile de croire
que Mahomet avait été envoyé pour parachever son œuvre. En
revanche, dans le monde grec et dans le monde romain où la
théologie reposait sur le dogme de la Trinité, il n’était pas pos-
sible de croire qu’il y eût un prophète qui fût supérieur au Fils
de Dieu. La solidité dogmatique et juridique du christianisme,
catholique comme byzantin, empêcha donc la progression de
l’islam.

1. Le dogme chrétien officiel proclamait l’unité hypostatique des deux


natures du Christ, l’humaine et la divine, et leur osmose (communication
des idiomes). Au Ve siècle, Nestorius, patriarche de Constantinople, défendit
au contraire la thèse de la coexistence séparée de ces deux natures dans la
personne de Jésus. Ainsi, l’Incarnation et la Passion ne concernent que l’huma-
nité de Jésus quoique unie à la divinité. Le christianisme nestorien fut soutenu
en Orient par les États qui souhaitaient faire échapper leurs populations à
l’attraction d’un centralisme chrétien s’identifiant à l’Empire romain. Ce fut le
cas de la Perse sassanide, de l’Empire mongol mais aussi du califat abbasside.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 57

La conquête musulmane d’une grande partie de l’ancien


Empire romain coupa progressivement celle-ci de la pensée
antique. Toutefois, dans les régions où l’Antiquité s’était forte-
ment établie (Espagne, Égypte), les grands esprits musulmans
assurèrent sa continuité pendant un temps. L’année 750 marqua
une date essentielle dans l’histoire du monde musulman. Jusque-
là, la dynastie omeyyade de Damas avait placé les musulmans
arabes tout en haut de la société. Le triomphe de la dynas-
tie abbasside qui installa le califat à Bagdad1 mit fin à cette
prépondérance arabe et instaura l’égalité entre les musulmans,
arabes ou iraniens. Ce califat, économiquement prospère, per-
dit néanmoins toute influence dans l’Ouest méditerranéen. Ce
fut à cette époque que la querelle sur la nature du Coran fut
tranchée autoritairement. En effet, dès l’époque omeyyade, sous
l’influence de la pensée hellénistique, une école soutenait que
Dieu était Lui-même Raison et qu’il avait laissé leur libre arbitre
aux hommes ; le Coran, transmission du message divin au Pro-
phète, était l’œuvre compilatrice des hommes, ce qui dédouanait
Dieu des erreurs qu’il aurait pu y avoir. Face à elle, une autre
école soutenait qu’il ne pouvait y avoir de libre arbitre humain,
qui aurait été une limite à l’absolue puissance de Dieu ; pour
elle, le Coran était incréé et les premiers textes écrits n’étaient
qu’une copie entièrement littérale d’une œuvre céleste descen-
due du ciel par l’ange Gabriel. Au milieu du IXe siècle, le calife
abbasside trancha en faveur de la théorie du Coran incréé, fixant
ainsi, sous peine d’hérésie, la pensée religieuse, mais aussi la
pensée sociale musulmane à une époque contemporaine des
Mérovingiens et des premiers Carolingiens. Ce fut alors que le
peuple islamisé s’en remit à une religion qui était avant tout une
religion d’adhésion et à une conception fataliste de la volonté
de Dieu : ‫ مكتوب‬maktoub (« c’est écrit ») traduisit ce retour des
masses musulmanes à une pensée uniquement cyclique qui les
coupa de la modernité lorsque leurs élites disparurent à partir du

1. La déposition et l’assassinat en 661 du quatrième calife, Ali, cousin et


gendre du Prophète, entraîna la division du monde musulman entre sunnites
et chiites (qui privilégiaient les membres de la famille du fondateur de l’islam).
Les califes omeyyades, descendant d’une tribu arabe dominante à La Mecque,
s’installèrent à Damas (661-750). En 750, un plus proche parent qu’eux de
Mahomet, Abû al-’Abbâs, les bat et installe le califat à Bagdad (750-1258).
Chiites, ses partisans souhaitent un État plus profondément musulman où les
Iraniens convertis auraient les mêmes droits que les Arabes.
58 Nouvelle histoire des idées

e
XI siècle. Toutefois, le Coran, du moins aux débuts de l’islami-
sation, joua un rôle essentiel dans la formation de l’idée d’appar-
tenance à la même foi. Texte sacré et intangible, la langue dans
laquelle il fut écrit devint celle des convertis des premiers siècles,
qui abandonnèrent rapidement berbère, bas latin ou grec de la
koinè au profit de l’arabe. Le monde méditerranéen, habitué à
utiliser la langue de son conquérant, s’y soumit, alors qu’il n’en
fut pas de même dans les régions où le farsi1 ou les langues
turques dominaient. Le triomphe aisé de l’arabe dans le Levant
et Afrique du Nord s’explique certes parce que beaucoup des
langues vernaculaires étaient aussi d’origine sémitique ; mais il
offrait l’unité d’un principe spirituel dont ni le monde hellénis-
tique ni le monde romain n’avaient été capables.

L’émergence de l’Église d’Occident


et le renouveau de l’idée d’universalisme

Cependant, les premiers siècles de l’expansion musulmane


eurent une importante répercussion sur la pensée du monde
chrétien. Dans l’Orient orthodoxe, les victoires musulmanes
furent attribuées, notamment par les Arméniens, au soutien que
Dieu apportait à la nouvelle foi en raison de sa proscription
absolue des représentations de la divinité ou de sa Création.
L’iconoclasme, ce refus des images qui agita le monde byzantin
aux VIIIe et IXe siècles, fut une grave crise du monde orthodoxe
et du pouvoir impérial à Byzance dont ni l’un ni l’autre ne
sortirent indemnes. Dans l’Occident chrétien, la menace musul-
mane après la conquête de l’Espagne (711-732) suscita tem-
porairement le besoin de recouvrer l’unité impériale romaine.
La renaissance carolingienne parachevée par Charlemagne, pro-
clamé empereur d’Occident en 800, fut donc une tentative de
restauration de l’universalisme romain, avec l’appui de l’Église
catholique. Le pape couronna l’empereur et ce dernier, selon
la tradition, reconnut au pape la possession d’un patrimoine
territorial avec Rome comme capitale2.

1. Langue majoritaire de la Perse iranienne.


2. En 754, Étienne II sacra Pépin le Bref roi des Francs et patrice des
Romains. Pépin s’engagea alors à conquérir un domaine pour mettre la
papauté à l’abri. En 800, Léon III couronna Charlemagne empereur.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 59

Or ce triomphe temporel de l’Église fut à l’origine d’une réac-


tion aux conséquences importantes. Durant les quatre premiers
siècles du christianisme officiel, le profil des membres du clergé
évolua. Le rôle auprès des politiques, détenu autrefois par les
légistes ou les philosophes, fut dévolu aux clercs. On ne désigna
plus seulement aux dignités ecclésiastiques des hommes mus
par le souci de guider les âmes, mais aussi des intellectuels, des
esprits élevés qui furent naturellement choisis pour conseiller les
puissants. La confusion entre le discours politique et le discours
religieux eut rapidement un effet pervers : les clercs prirent rang
parmi les grands de ce monde. Des hommes qui avaient été
choisis pour leurs capacités intellectuelles et leur indépendance
furent corrompus par le pouvoir.
Il y avait déjà longtemps que le monde orthodoxe avait séparé
les clercs chargés de la pastorale de ceux qui étaient appelés
à la réflexion théologique : les premiers étaient des hommes
mariés ordonnés prêtres, tandis que les seconds se coupaient
du monde à la fois par le célibat et la vie en ermitage ou en
communauté. Ces derniers, censés fuir les mirages du siècle,
devenaient naturellement les cadres moraux de l’Église d’Orient.
Apparu dès le IIIe siècle, ce monachisme oriental, aussi riche que
divers, fut imité, dès le Ve siècle, en Occident par saint Benoît.
Au VIe siècle, la règle bénédictine vint donner un cadre à la vie
religieuse monastique d’Occident, déjà fort riche, notamment
sous l’influence de l’Église d’Irlande.
Dès le Xe siècle, l’Église d’Occident éprouva le besoin réel de
se réformer face à l’enrichissement de ses évêques, à l’immoralité
de ses prêtres et aux empiétements des souverains et seigneurs
laïcs dans ses affaires. Le XIe siècle fut un grand tournant pour
l’Occident chrétien.
En 1054, le schisme entre l’Église d’Orient orthodoxe et
l’Église d’Occident catholique fut définitivement consacré. Il y
avait longtemps que l’idée d’une Église une et universelle voulue
par le concile de Nicée à l’époque de Constantin n’avait pas
plus de réalité que celle de l’unité de l’Empire. Néanmoins,
la rupture de 1054, en rendant la coupure irréversible, permit
une dérive plus libre de chacune des deux Églises, désormais
moins obligées de composer avec un semblant d’unité. L’Église
d’Orient lia encore plus étroitement son sort à celui de l’Empire
byzantin, au point de devenir la religion d’une culture, héritière
chrétienne du monde hellénistique. L’orthodoxie devint alors la
60 Nouvelle histoire des idées

défense de cet héritage, face à la fois à l’islam et au catholicisme


latin. Cela entraîna un renfermement sur soi ; la richesse de la
pensée théologique se tarit et s’enferma progressivement dans
la dogmatique. Elle qui avait largement contribué à la vivacité
du christianisme et à sa réflexion sur le monde se racornit dans
une Église identitaire qui s’enlisa peu à peu dans un fixisme à
l’instar du judaïsme ou de l’islam.
En revanche, l’Église latine, qui dut affronter une crise bien
plus grande, en ressortit vivifiée. Moins protégée que l’Église
d’Orient, objet des convoitises des souverains multiples et des
grands féodaux, avec un clergé englué dans la vie du monde, elle
entreprit sa réforme. Deux grands moments la caractérisent :
l’affranchissement de la papauté et la réforme monastique.

L’affranchissement de la papauté
L’affranchissement de la papauté fut un long processus. L’uni-
versalisme impérial n’avait pas résisté aux coutumes franques et
l’empire de Charlemagne avait été divisé entre ses successeurs.
Mais le titre impérial avait été conservé par les descendants de
Louis le Germanique1. À partir de 962, les empereurs romains
germaniques entendirent imiter le basileus byzantin et nom-
mèrent les évêques de l’Empire et même celui de Rome, le
pape. À la fin du Xe siècle et au début du XIe siècle, les ten-
sions furent très vives entre le peuple de Rome et les envoyés
impériaux. L’Occident entra ainsi dans une de ses plus grandes
crises, celle de l’origine de la légitimité du pouvoir politique. Elle
commença avec l’élection de Grégoire VII en 1073. À peine élu,
il prit ses distances à l’égard de l’empereur Henri IV et récusa
l’intervention de la puissance laïque dans les affaires ecclésias-
tiques. Il opposa ainsi l’autorité (auctoritas) du pape au pouvoir
(potestas) de l’empereur. Henri IV, de son côté, défendit l’idée
quasi byzantine de la confusion dans la personne impériale de
l’Église et de l’État. En 1076, il fit déposer le pape, qui répli-

1. À la mort de Charlemagne, son fils Louis le Pieux lui succéda comme


empereur d’Occident (814-840) mais, à la disparition de celui-ci, ses trois fils se
partagèrent l’Empire carolingien au traité de Verdun (843). Charles le Chauve
(823-877) eut la Francie, Lothaire (795-855) la Lotharingie et Louis (806-876)
la Germanie. En 875, ce dernier s’empara du titre impérial qu’avait hérité
Lothaire. Au Xe siècle, ses successeurs se proclamèrent empereurs des Romains.
Le qualificatif de Saint Empire romain germanique n’apparut qu’au XIIe siècle.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 61

qua en excommuniant l’empereur, le forçant en 1077 à venir


faire amende honorable à Canossa. La lutte du Sacerdoce et de
l’Empire dura jusqu’au milieu du XIIIe siècle. Sa conséquence
pour l’Église fut essentielle. Jusqu’alors, celle-ci n’avait pas été
fort différente de celle d’Orient : des Églises nationales étaient
unies en communion avec le descendant de Pierre. Or celui-ci,
maître d’un territoire, entendit incarner l’universalité romaine en
tant que chef de l’Église d’Occident. Il ne s’agissait plus d’une
universalité territoriale, mais d’une universalité morale, l’unité
de l’Église latine tranchant d’avec le morcellement des pouvoirs
politiques. Ce fut alors que se forgea la monarchie pontificale,
image terrestre de la Cité de Dieu : le pape, au sommet de la
pyramide ecclésiale, détenait la plénitude du pouvoir (plenitudo
potestatis) sur tous les clercs, y compris les évêques, pourtant ses
pairs. Désormais l’unicité fut la condition nécessaire et suffisante
à l’existence de l’universalité. Le choix imposé du latin comme
unique langue du rite occidental de l’Église fut néanmoins un
leurre, car langue liturgique et langue d’enseignement, il ne
fut rapidement plus compris par la grande masse des croyants.

Le renouveau monastique
La réforme monastique commença au Xe siècle sous l’influence
de l’ordre de Cluny1 : désormais les monastères étaient indépen-
dants de toute autorité civile ou épiscopale, ne dépendant plus
que de leur abbé et de leur règle. L’ordre de Cîteaux, fondé
par Robert de Molesme en 1098 et réformé par Bernard de
Clairvaux (1091-1153) au début du XIIe siècle, fut la meilleure
illustration de ce renouveau, qui eut plusieurs conséquences en
axant la vie monastique sur la prière, l’étude et le travail manuel.

D’un côté, la prière permit de rénover la spiritualité chré-


tienne : l’étude, même si elle restait encadrée dans une stricte
interprétation dogmatique, maintint la pratique de l’exercice
intellectuel. Cependant, saint Bernard contribua grandement
à établir la théorie des « deux glaives » qui empoisonna les
relations entre la papauté et les pouvoirs civils au cours des

1. Fondé au début du Xe siècle pour restaurer et réformer la règle initiée par


saint Benoît au VIe siècle, l’ordre de Cluny devint le centre du rayonnement
monastique, principalement parce que le pape lui assura son indépendance
face aux pouvoirs laïques ou épiscopaux.
62 Nouvelle histoire des idées

siècles suivants. Il affirma que l’Église était maîtresse du glaive


spirituel et du glaive temporel. Si elle pouvait se servir du pre-
mier, elle était en droit d’exiger que le second fût tiré par les
pouvoirs civils pour le service de la foi. Au départ, cette théorie
fut entendue pour le salut des hommes et du monde et non
pour l’exercice du pouvoir temporel, le Christ Lui-même ayant
séparé le domaine de Dieu de celui de César. Par la suite, la
crise devint paroxystique entre Innocent IV (1180 ?-1254) et
Frédéric II (1194-1250), lorsque le pape appliqua la plenitudo
potestatis du pontificat romain aux souverains laïques. Cette
lutte de prééminence entre le Sacerdoce et l’Empire visait à
définir lequel, du pape ou de l’empereur, incarnait l’univer-
salité. Si, à Byzance, le pouvoir impérial assumait à la fois
la plénitude du pouvoir politique et la direction des affaires
ecclésiales, en Occident, en raison de la disparition du pou-
voir impérial à Rome, le pape, auquel tous reconnaissaient la
plénitude du pouvoir spirituel, assura tant de fois l’intérim de
l’idée d’universalité politique qu’il finit par décréter que spiri-
tuel et politique découlaient de lui. Si, la théocratie pontificale
plaçait l’Église sous l’autorité du seul clergé, elle soumettait
les pouvoirs politiques et la société civile à la seule Église,
organisant ainsi un fondamentalisme clérical contre lequel des
penseurs s’attaquèrent, d’abord sourdement puis plus mani-
festement. La volonté des pouvoirs séculiers de s’affranchir
de cette réaction tétanisée de la papauté et de lutter contre
l’empiétement du religieux sur le politique et le social, marqua
la fin du Moyen Âge.

Le renouveau de l’Occident

Le renouveau démographique
Mais d’un autre côté, le travail manuel et surtout l’agriculture
firent que le renouveau monastique contribua à une transforma-
tion radicale du paysage rural de l’Occident. Le défrichement
des grandes forêts primaires et l’emblavement conséquent chan-
gèrent alors les conditions économiques de l’ouest de l’Europe.
L’extraordinaire accroissement de la production de grains, en
entraînant une meilleure nutrition, permit un accroissement de la
longévité et, par là, une augmentation sensible de la population.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 63

Ce renouveau démographique de l’Occident, s’il fut contem-


porain de l’émergence du pouvoir pontifical, le fut aussi de
la décadence du monde musulman et des premières grandes
difficultés de l’Empire byzantin. Au XIe siècle, le calife de Bag-
dad était moins un souverain que le suzerain de principautés
musulmanes, violemment divisées entre sunnites et chiites1. À ce
morcellement s’ajoutèrent les attaques des Turcs seldjoukides2,
qui guerroyaient sur deux fronts et finirent par défaire le basileus
à Manzikert en 1071.
Ainsi, le renouveau matériel et moral de l’Occident se pro-
duisit alors que les mondes musulman et byzantin entraient en
décadence. La menace seldjoukide sur les Lieux saints permit
de canaliser les nouvelles énergies de l’Occident : ce furent les
croisades.
L’imperium latin se doubla d’un impérialisme économique. En
effet, il s’agissait autant d’éradiquer l’islam de la Terre sainte
que d’y limiter au maximum l’influence de l’Église orthodoxe.
Il fallait autant employer le nouveau surcroît de population, et
notamment dans la noblesse, limitée économiquement par le
droit d’aînesse, que de « coloniser » le Proche-Orient, d’y créer
des États latins et d’y développer le commerce occidental. En
appelant riches et pauvres, nobles et manants à libérer la Terre
sainte, les croisades furent une réponse essentielle au surcroît
de population occidentale. Depuis la fin des grandes invasions,
seules les guerres avaient été des correctifs démographiques. Les
croisades renouèrent en fait avec la tradition des déplacements

1. Voir note 1, p. 57. La division entre chiites et sunnites naquit de la


succession du calife ‘Uthman assassiné en 656. Le neveu du Prophète, ‘Alî,
accède au pouvoir, mais Mu’âwiya, gouverneur de Syrie et de la même tribu
qu’‘Uthman, lui dispute le califat, qu’il détient à partir de 661. Le monde
musulman se divise alors en deux grandes tendances (elles-mêmes morcelées
en tendances multiples) : les sunnites, qui reconnaissent le califat omeyyade,
et les chiites, qui dénient aux hommes le choix du calife et restent fidèles à
‘Alî et à ses fils. Le sunnisme ayant été majoritairement adopté par les Arabes,
les musulmans d’autres nationalités (Iraniens, Berbères…) eurent tendance
alors à adopter le chiisme.
2. Tribu turque convertie au sunnisme au Xe siècle, elle conquit l’Iran
oriental sous la conduite de son chef Seldjouk. Le petit-fils de celui-ci s’empara
de Bagdad en 1055. Dix ans plus tard, le neveu de ce dernier fonda un empire
avec Téhéran pour capitale. Vainqueur du basileus romain Diogène IV en
1071, il s’empara de Jérusalem en 1073. Le recul général des Seldjoukides eut
lieu au XIIe siècle, ne perdurant que le sultanat de Roum, autour de Konya.
64 Nouvelle histoire des idées

invasifs comme l’avaient été les colonisations antiques ou les


irruptions germaniques dans le monde romain. Elles furent la
première tentative de créer un Occident d’outre-mer en consti-
tuant au Levant des États régis par la législation féodale1, les-
quels se voulaient une base à la fois de conquêtes ultérieures
et d’échanges avec le riche commerce asiatique.
Si le rêve ne dura guère, ses conséquences furent exception-
nelles.
L’islam fut chassé d’Europe et l’Occident conserva une tête
de pont essentielle à son commerce : Chypre. Le contact de la
féodalité occidentale avec le raffinement oriental développa le
goût du luxe et, désormais, les liens entre l’Orient et l’Occident
ne furent pas que belliqueux. La richesse des échanges dont
Famagouste2 fut le symbole n’eut d’égale que le luxe des cours
occidentales.

Le renouveau économique
Au renouveau alimentaire et démographique s’ajouta donc
le renouveau économique de l’Occident, alors que ses compé-
titeurs musulmans et byzantins étaient affaiblis. Constantinople
et son empire devinrent latins3 de 1204 à 1261, et les basileus
restaurés régnèrent désormais sur un empire exsangue et de
plus en plus réduit territorialement. En 1258, le dernier calife
de Bagdad fut exécuté par les Mongols, et le monde proche-
oriental devint la proie de populations venues d’Asie centrale.
Le dynamisme de l’Occident put alors s’exprimer sans par-
tage. Le goût du luxe avait entraîné le développement des

1. Voir Auguste comte Beugnot, Assises de Jérusalem ou recueil des ouvrages


de jurisprudence composés pendant le XIIe siècle dans les royaumes de Jérusalem et
de Chypre. Assises de la Haute Cour, Recueils des historiens des croisades, Lois,
2 vol., Paris, 1841-1843, et Myriam Greilsammer, Le Livre au Roi, Paris,
Académie des inscriptions et belles-lettres, 1995.
2. Le voyageur allemand Ludolf von Sudheim écrivait (De itinere Terrae
Sanctae) : « Les princes, nobles et barons de Chypre sont les plus riches
seigneurs du monde. Posséder trois mille florins de rente, c’est ici être plus
pauvre qu’avoir chez nous trois marks de revenu. »
3. Une émeute populaire ayant porté au pouvoir Alexis V Doukas, très
hostile aux Latins, la quatrième croisade s’empara de la ville, et Baudouin
de Flandre fut élu basileus sous le nom de Baudouin Ier. En 1261, le jeune
Baudouin de Courtenay (Baudouin II) s’enfuit de Constantinople reconquise
par le général Alexios Stratigopoulos, qui réinstalla Michel VIII Paléologue.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 65

voyages d’affaires, par voie de terre ou par voie de mer. Des


voyages jusqu’en Extrême-Orient avaient permis de rapporter
des coutumes. Ce fut le génie occidental d’alors de les copier
et de les transformer en leur donnant une utilité de plus grande
ampleur. Ainsi, la poudre des feux d’artifice destinés à faire fuir
les mauvais génies autour d’un cercueil devint le fondement de
l’artillerie ; les caractères gravés sur bois et destinés à marquer
les ballots devinrent les caractères d’imprimerie, et les embal-
lages obtenus à partir de tissus furent à l’origine du papier.
Un autre aspect, et non des moindres, de ce dynamisme fut
le renouveau urbain. Le haut Moyen Âge s’était traduit, sur-
tout dans la partie occidentale de l’ancien Empire romain, par
une lente mais inexorable disparition des grandes villes et, par
conséquent, des grandes voies de communication qui avaient
caractérisé l’Empire. Le renouveau économique se traduisit
par la création de villes nouvelles, autant centres d’habitat que
centres de commerce. Ainsi que l’écrivait Augustin Thierry dans
ses Lettres sur l’histoire de France (1827), « la renaissance d’une
société urbaine rouvrit les voies traditionnelles de la civilisation
et prépara toute chose pour le renouvellement de la société poli-
tique ». Ce fut le début de la longue dissolution du lien féodal, de
l’apparition, à côté du monde rural, d’un monde urbain adonné
au négoce, et l’émergence du pouvoir royal soutenu par ce tiers
état renouvelé. Le signe le plus apparent de ce changement se
trouva dans la mesure du temps : alors que les travaux des
champs étaient restés liés aux saisons et à la longueur du jour,
l’activité économique urbaine fut désormais réglée par les hor-
loges qui firent leur apparition aux beffrois des villes dès la fin
du XIIIe siècle. Le nouveau monde urbain distancia désormais son
activité du monde de la nature, et s’il ne pouvait en faire abs-
traction, son développement n’en dépendait plus exclusivement.
L’Occident, en pleine phase ascensionnelle, liait de nouveau
l’amélioration à l’innovation. Il rentrait dans le progrès. Ainsi,
des perfectionnements furent apportés aux navires de commerce,
ce qui permit d’entrevoir des expéditions plus lointaines. Les XIIIe
et XIVe siècles furent un moment essentiel qui prépara le décollage
de l’Occident et son avancée sur le reste du monde pour les cinq
siècles suivants. Niall Ferguson1, étudiant l’étonnant succès de

1. Niall Ferguson, Civilisations. Nous et le reste du monde [Civilization. The


West and the Rest, Londres, Allan Lane, 2011], Paris, Saint-Simon, 2014.
66 Nouvelle histoire des idées

ces petits pays de la pointe occidentale de l’Eurasie face notam-


ment au grand Empire chinois, n’a pas tort d’y voir un effet
de l’« irrésistible ascension de l’argent ». Certes, la concurrence
politique et donc économique de ces petits États les a conduits
à être sans arrêt sur la brèche de l’innovation. Mais il convient
toutefois de ne pas sous-estimer l’aspect intellectuel et politique
de l’évolution de la société occidentale. En effet, il existe aussi
une relation causale entre la « maturité » politique d’une société
et la croissance de son économie1. La volonté des puissances
occidentales de créer un état de droit les a entraînées à adopter
une modernité fiscale et une modernité économique qui les ont,
progressivement mais irrémédiablement, éloignées de l’économie
de prédation que conservèrent les autres pays (Chine, Empire
ottoman, monde barbaresque, Empires africains). Ce fut alors,
en raison de la spécificité dialectique de la pensée occidentale,
que ce renouveau matériel suscita une ébullition intellectuelle.

Le renouveau intellectuel
La réflexion intellectuelle, politique et sociale, depuis la fin de
l’Antiquité, passait uniquement par le discours religieux. Deux
maximes apocryphes, plus ou moins tirées de saint Augustin
(voire de Tertullien), avaient dominé la pensée monastique :
credo ut intellegam (« je crois afin de comprendre ») et credo quia
absurdum (« je crois parce que cela dépasse l’entendement »). La
foi était non seulement l’ultima ratio, la « raison ultime », mais
aussi un moyen supérieur à la raison pour parvenir à l’intel-
ligence des choses. Ce monolithisme de la pensée chrétienne,
qui englobait autant la religion que l’organisation politique des
États ou la conception de la société, ne laissait donc plus à
la critique de l’une ou de l’autre que le champ de l’hérésie.
Or, parce que l’Église était partie prenante du pouvoir monar-
chique et de la société féodale, paraître s’opposer à elle était
s’opposer à l’injustice des deux autres. La fin du repliement sur
soi de l’Occident, la circulation accrue des biens, mais aussi
des hommes dans un espace agrandi au moins au pourtour
méditerranéen, troublèrent fortement la vieille société médié-

1. Voir notamment Daron Acemoğlu, Economic Origins of Dictatorship and


Democracy, Cambridge University Press, 2005 ; Why Nations Fail : The Origins
of Power, Prosperity, and Poverty, Crown Business, 2012.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 67

vale ancrée dans un horizon paroissial ou villageois. L’énorme


inégalité de la redistribution des impressionnants bénéfices de
cette nouvelle économie-monde fut alors ressentie comme une
injustice sociale et comme une iniquité religieuse. L’anticlé-
ricalisme qui en découla se fit ainsi politique, l’Église appa-
raissant comme la justification de la domination féodale. Au
milieu du XIIe siècle, Abélard (1079-1142) et Arnaud de Brescia
(1100 ?-1155) demandent l’abandon par le pape et l’Église du
pouvoir temporel et de toute richesse. Alors qu’Arnaud de Bres-
cia échouait dans son rêve de constituer à Rome une commune
où le peuple y aurait été couronné souverain, l’hérésie cathare
se diffusa, qui refusait tout autant le dogme catholique que le
monde et ses richesses, rêvant d’un retour à un christianisme
primitif aussi égalitaire qu’imaginaire. L’Église comprit alors
qu’elle devait renouer avec les humbles et adapter sa prédica-
tion à leurs attentes. Sa réponse fut la création (1210), d’une
part, par François d’Assise (1181-1226) de l’ordre des Frères
mineurs, pratiquant la mendicité et la prédication, et, d’autre
part, celle (1216) par Dominique de Guzmán de l’ordre des
Frères prêcheurs, s’adonnant à l’étude et à la prédication.
Cette importante crise du christianisme (qui ne fut réglée
que par le bras séculier1) fut révélatrice des premiers ferments
de laïcisation du discours politique et social, principalement de
la part des nouvelles sociétés urbaines. Dans son étude sur les
villes au Moyen Âge, Henri Pirenne note que toutes les hérésies
qui se manifestèrent alors trouvèrent des adeptes dans les cités.

Pourtant, l’Église ne renonçait pas à l’idée d’universalité


qu’elle entendait incarner doublement : l’universalité de la foi
au nom du message christique (et notamment de la prééminence
donnée par Jésus à Pierre) et l’« orchestration » de la politique
des États et des souverains chrétiens dans un sens évangélique. À
la fin du XIIIe siècle, une certaine évolution était cependant appa-
rue. Si Roger Bacon (1214-1294) persistait à placer l’ensemble
des activités humaines sous l’autorité du pape, unique pasteur
de la Respublica fidelium, Thomas d’Aquin (1224-1274) était
plus souple. Selon lui, le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier

1. Cette intervention des pouvoirs civils ne fut pas sans calcul ni arrière-
pensée. En effet, ils intervinrent d’autant plus que cela les aidait à asseoir leur
hégémonie sur les territoires et les populations déclarés hérétiques.
68 Nouvelle histoire des idées

émanent de Dieu de façon égale, et le pouvoir séculier ne peut


être soumis au religieux que pour ce qui concerne le salut de
l’âme. Pour autant, il exclut le pape de ce schéma puisque,
selon lui, il est le suzerain des suzerains. Mais son originalité
réside surtout dans sa conception de l’État, qu’il développe
dans un écrit destiné au jeune Hugues II de Lusignan, roi de
Chypre (de 1254 à 1267), le De regimine principum ou De regno.
Pour lui, le gouvernement monarchique est le meilleur, non pas
tant parce qu’il est le gouvernement d’un seul, mais parce qu’il
assure l’unité de la décision ; au contraire, le monarque, s’il est
bien l’unique timonier, se doit de tempérer son gouvernement
d’aristocratie, en s’entourant de ceux que désignent leurs vertus,
et de démocratie, en confiant au peuple l’élection de ses chefs.
Mais il rappelle encore, notamment dans la Somme théologique,
que l’ordre naturel ne prévalant pas sur l’ordre de la grâce, le
monarque reste soumis à l’imperium du pape.
Le premier à insérer un coin dans cette vision globale de l’idée
de pouvoir et d’universalité fut Dante Alighieri (1265-1321).
Certes, Dante était partie prenante au débat qui déchirait alors
l’Italie entre guelfes (partisans du pape) et gibelins (partisans de
l’empereur). Ce conflit, né au départ de la querelle du Sacer-
doce et de l’Empire, s’était complexifié par la suite, au hasard
de l’évolution politique en Allemagne puis en Italie. Dans son
ouvrage De la monarchie, Dante montre que la vie des hommes
ressemble à leur propre nature : une partie corruptible et maté-
rielle, et une partie incorruptible et spirituelle. Le politique est le
pouvoir conduisant les événements intéressant l’homme corrup-
tible, tandis que le religieux a le soin de son âme, incorruptible.
Il propose alors de régler la crise en faisant régner l’empereur à
Rome, en lui confiant la plénitude du pouvoir civil, mais avec
la bénédiction du pape.

e e
La crise des XIV et XV siècles

De la contestation sociale à celle de la papauté


Les XIVe et XVe siècles accélérèrent l’évolution de la pensée
politique en raison de profonds bouleversements qui ébranlèrent
l’étonnant renouveau dont l’Occident avait bénéficié durant les
deux siècles précédents.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 69

Dès les débuts du XIVe siècle, une importante crise écono-


mique toucha une grande partie de la population qui avait
jusque-là bénéficié de l’essor précédent. Seules les classes émi-
nemment privilégiées purent l’éviter : les princes, les grands
nobles et les prélats. De surcroît, au milieu du XIVe siècle, les
pestes touchèrent cruellement le monde européen, cette fois sans
distinction sociale. On évalue la mortalité à près du tiers de la
population des États les plus florissants, ceux du roi d’Angle-
terre et du roi de France. Ensuite, les guerres, notamment celles
qui opposèrent ces deux princes, répandirent leur cortège de
malheurs sur les populations rurales, mais aussi sur celles des
villes, prises et reprises. À cela s’ajouta le scandale de la division
de l’Église, tensions et conflits nés de la querelle entre pouvoir
politique et pouvoir spirituel ayant abouti à un abaissement de
la papauté et son installation à Avignon (1309), puis, en 1378,
au grand schisme d’Occident qui perdura jusqu’en 1417.
La psychologie des masses en fut profondément boulever-
sée, la souffrance et la mort revenant désormais comme des
leitmotive. Ainsi, progressivement, la représentation médiévale
traditionnelle du Christus triumphans sur la croix évolua. Il se
fit d’abord Christ résigné (Christus patiens) sous l’influence
byzantine, puis Christ souffrant (Christus dolens), corps marty-
risé et pendant sur le bois d’ignominie, comme pour partager
les souffrances humaines. De même, le culte marial, qui connut
un essor important à partir du XIIe siècle, se développa en un
culte de Marie, Vierge de miséricorde, expression de la nécessité
d’une protection maternelle supérieure. Mais cette douloureuse
déréliction fut aussi l’occasion d’une violente critique sociale
qui se traduisit tout d’abord dans l’art des Danses macabres,
sarabandes où les morts entraînaient les vifs, sans distinction de
rang : papes, rois, évêques, nobles et bourgeois connaissaient le
sort du peuple face à la Faucheuse. Ce discours égalitaire qui
reprenait la thématique de l’Ecclésiaste, se fondait sur la vanité,
la vacuité des choses du monde. La plus belle représentation
de cet important drame de la psychologie collective d’où seront
issus les grands troubles des siècles à venir est sans nul doute
Le Triomphe de la mort, conservé aujourd’hui au palais Abatellis
de Palerme. Picasso ne s’y est pas trompé qui en a repris la
composition pour son Guernica.
Un monde mourait alors, sans que nul ne pressentît celui
qui était à naître.
70 Nouvelle histoire des idées

Comme toujours, jusqu’à ce que le discours politique et social


connût son autonomie et se laïcisât, les critiques sur l’état de
la société se traduisirent en attaques du domaine religieux. On
vit alors une série d’écrivains dénoncer l’Église, préfigurant les
réformateurs du XVIe siècle. L’un des premiers fut Marsile de
Padoue (1275 ?-1342 ?). Recteur de l’université de Paris en
1313, il fut notamment lié au parti des légistes1 de Philippe IV
le Bel (1285-1314) qui, alors que le débat entre le Sacerdoce
et l’Empire s’estompait, ouvrit un conflit avec Boniface VIII
(1294-1303) qui se solda par ce qui devint le fondement du
gallicanisme, c’est-à-dire la maîtrise par le souverain du domaine
politique et du domaine religieux de son royaume. Dans son
Defensor pacis (1324), il critiquait l’organisation cléricale de
l’Église, affirmant que celle-ci était constituée conjointement
par les clercs et les laïcs. De ce fait, il déniait tout exercice
d’autorité au sein de l’Église par une quelconque portion du
corps, il niait qu’il pût exister une société spirituelle et il pro-
clamait que seul l’État avait le pouvoir de sanction, y compris
l’excommunication. C’était donc à la fois la négation radicale
de l’Église et l’affirmation de l’absolutisme de l’État, la première
se dissolvant dans le second.
Trop excessives pour l’époque, ses idées furent au moins
reprises pour établir l’indépendance de l’État par rapport à
l’Église. Ainsi, Guillaume d’Ockham (1270-1347), formé à
Oxford, écrivait dans son Dialogus que si le pape pouvait assu-
rément supprimer ou modifier ce qui émanait de lui, il ne
pouvait aucunement priver les princes et les laïcs des droits
qu’ils tenaient de Dieu ou de la nature ou bien qui leur avaient
été délégués par les autres hommes. Ockham introduisait là
une importante nouveauté : Dieu n’était plus la seule source
du droit : il y avait à côté de Lui les liens de nature ou les
contrats humains. En conséquence, il estimait que les pouvoirs
du pontife romain étaient limités au seul domaine religieux
(sacrements, formation des prêtres…) ; en revanche, pour ce
qui ne relevait pas strictement de sa mission évangélique, le
pape pouvait donner des conseils, mais non des ordres ou des
censures.

1. Conseillers du roi, appartenant indifféremment à la petite noblesse, à


la noblesse de robe ou à la bourgeoisie, mais connus pour leur compétence
en matière juridique ou fiscale.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 71

La situation de l’Église ne s’améliorait pas et, en 1378, éclata


le Grand Schisme d’Occident. Si les braises qui couvaient trou-
vèrent à s’alimenter dans les ambitions et les divisions des États,
il n’en demeure pas moins que l’idée de réforme de l’Église
en fut le point de départ. Le pape Urbain VI (1378-1389),
influencé par la mystique dominicaine Catherine de Sienne,
entendit revenir à l’idéal évangélique ; il heurta et se heurta aux
cardinaux, principalement français, princes d’une Église qu’ils
concevaient comme une institution politique et qui furent à l’ori-
gine de l’élection d’un autre pape, Clément VII (1378-1394).
Le Grand Schisme était consommé.
La controverse sur le champ de l’autorité ecclésiastique s’en-
venima alors. En Angleterre, entre 1376 et 1382, John Wyclif
(1320 ?-1384), bien que reconnaissant que tout pouvoir venait
de Dieu, soutient que son autorité s’exerce immédiatement et
n’a donc nul besoin d’intermédiaires, clergé ou papauté. En
revanche, il estime que ceux qui détiennent le pouvoir doivent
être irréprochables et, en cas de faute, être châtiés : les papes
et prélats par les princes, les princes par leurs peuples. Pour
lui, la légitimité du pouvoir ne réside plus dans la désignation
extérieure, mais dans l’état de sainteté intérieur. Or, poussant à
l’extrême la pensée de saint Augustin, il oppose l’Église visible
des baptisés (congregatio fidelium) à celle invisible des prédesti-
nés (congregatio omnium prædestinatorum). En 1376, il expose sa
théorie de l’« autorité fondée sur la grâce ». Refusant la média-
tion d’une quelconque autorité institutionnelle, il affirme que
l’autorité de Dieu s’exerce ici-bas par le truchement de ceux
qu’Il a prédestinés et qui reçoivent directement Sa lumière par
le Saint-Esprit. Or s’il est aisé de désigner celui qui est ou non
baptisé, nul ne sait celui qui est prédestiné. À partir de 1380,
il envoie ses disciples, les pauvres prêtres (poor priests), prêcher
dans les campagnes ses thèses religieuses, mais aussi égalita-
ristes. L’un d’eux, John Ball, déclarait : « De quel droit ceux qui
s’appellent seigneurs, dominent-ils sur nous ? À quel titre ont-ils
mérité cette position ? Pourquoi nous traitent-ils comme des
serfs ? Puisque nous descendons des mêmes parents, Adam et
Ève, comment peuvent-ils prouver qu’ils valent mieux que nous,
si ce n’est qu’en exploitant nos labeurs, ils peuvent satisfaire
leur luxe orgueilleux ? » Condamné par un concile londonien
puis par le pape, Wyclif mourut isolé en 1384.
72 Nouvelle histoire des idées

Son influence marqua la contestation religieuse et sociale des


lollards1 en Angleterre (fin XIVe-début XVe siècle), mais il ins-
pira surtout Jan Hus (1369-1415). Le recteur de l’université
de Prague s’en prit à la cupidité de l’Église, mais aussi aux
princes indignes de gouverner. L’Église, violemment secouée
par le scandale du Grand Schisme, une fois réglé le problème
des antipapes au concile de Constance (1414-1418), put refaire
son unité en défendant le dogme contre les dérives hérétiques.
Accusé de professer les idées hérétiques de Wyclif, il fut
condamné au bûcher le 6 juillet 1415 sans que pour autant
son influence faiblît. Les Tchèques prirent alors les armes contre
les notables catholiques et contre les seigneurs allemands, récla-
mant notamment le retour au christianisme primitif, leitmotiv
de l’imaginaire chrétien mêlant les idéaux d’égalité, de solida-
rité et de charité. Une fois encore, le débat débordait le strict
domaine religieux, mais cette fois, en Bohême et en Moravie,
il s’agissait d’une véritable révolution religieuse, politique et
sociale. Certains assimilèrent alors les Tchèques aux Albigeois,
et les cinq croisades contre les hussites, qui durèrent vingt-
cinq années, furent un événement politique européen de grande
importance : le peuple et la noblesse de Bohême, s’opposant
autant à Rome qu’à l’empereur germanique, tinrent tête aux
armées des Européens coalisés. La défaite des hussites, en 1620,
ne signifia pas la disparition de leur courant religieux, et l’un
de ses biographes, Amedeo Molnár2, n’hésite pas à écrire que,
d’une certaine manière, Hus ne fut pas un préréformateur, mais
qu’au contraire Luther fut un post-hussite.
Or l’idée que le souverain devait être avant tout exemplaire et
régner conformément aux préceptes évangéliques était contem-
poraine, à l’opposé, de l’exaltation du pouvoir de princes qui

1. Issu d’un mot germanique signifiant « marmonner », « ronchonner », le


nom de « lollards » désigna ceux qui contestaient les différences sociales. Dis-
tincte du mouvement purement rural des années 1380-1381, cette contestation
à la fois du dogme et de la doctrine de l’Église (ils demandaient suppression de
la transsubstantiation, de la confession, des prières pour les défunts, du célibat
des prêtres…) mais aussi de l’inégalité sociale regroupait des intellectuels, des
marchands et des artisans et même certains nobles. Quasiment éliminés au
début du XVe siècle, leur influence perdura et prépara à la fois la rupture de
1534 d’avec Rome et l’adoption des thèses réformées.
2. Amedeo Molnár, Jean Hus, témoin de la vérité, Saint-Germain-en-Laye,
Les Bergers et les Mages, 1978.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 73

profitaient de la déliquescence de l’Église et escamotaient à leur


profit les vieilles libertés municipales. Ce fut notamment le cas
des Visconti à Milan ou des Médicis à Florence. L’autocratie
des princes s’accompagnant de la prospérité économique, la
démagogie des gouvernants sut faire taire les velléités d’opposi-
tion. Une nouvelle fois, ce fut un religieux, Jérôme Savonarole
(1452-1498), qui entreprit d’en diriger la réforme. À l’opposé
des grands réformateurs (tels Hus, Luther ou Calvin), Savona-
role n’était pas un théologien, mais un prédicateur. S’il attaquait
le luxe et la dépravation des papes et des prélats, il n’enten-
dait pas détruire l’Église, mais seulement en corriger les abus.
En revanche, ses sermons enflammés contre la corruption des
Médicis, le luxe et la recherche du profit de la société floren-
tine aboutirent à une étonnante réforme sociale. Profitant du
renversement des Médicis par Charles VIII en 1494, Savonarole
obtint du roi de France que les Florentins pussent choisir leur
mode de gouvernement. Il institua alors une république chré-
tienne et religieuse qui était une véritable théocratie politique
et sans doute le premier État policier des temps modernes avec
ses milices qui ignoraient la vie privée. Si la torture fut abolie
et l’aide aux pauvres instituée, les crimes moraux furent sévè-
rement poursuivis, comme l’usure, mais aussi la sodomie désor-
mais punie de mort. En 1497, pour manifester cette dictature
de la vertu avant la lettre, il organisa un bûcher des vanités, y
faisant brûler autant les produits de maquillage, les riches vête-
ments, les peintures osées que les livres frivoles. Peu après, une
émeute de la jeunesse éclata contre cet excès de vertu. Arrêté
et condamné à la pendaison, son cadavre fut brûlé en place
publique en 1498.

L’émergence du sentiment national


Singulièrement, toutes ces attaques religieuses, contre la
papauté et la Curie romaine, contre le luxe et l’autoritarisme des
seigneurs, engendrèrent la naissance d’une nouvelle conception.
La longue querelle entre le Sacerdoce et l’Empire et ses suites
aboutirent à l’usure de l’idée d’universalité, tant politique qu’ec-
clésiale. Bien souvent, lorsque les réflexions des penseurs ou des
réformateurs se traduisirent par des mouvements populaires, ces
derniers incarnèrent les aspirations d’une communauté ethnique
ou politique (les Tchèques pour les hussites, les Florentins avec
74 Nouvelle histoire des idées

Savonarole…) et, dès le XIVe siècle, se développa le sentiment


national, « nation » étant entendu au sens premier du terme,
c’est-à-dire de communauté soudée. D’abord, ce sentiment
exprime un élan patriotique, la plupart du temps populaire,
illustré en France, à Reims en 1429, par le sacre de Charles VII
voulu par Jeanne d’Arc ; il l’est aussi par Alain Chartier qui,
en 1422, donne une image moins mystique, mais néanmoins
fortement personnalisée du pays, engageant les Français à ser-
vir et défendre cette « dame », la France, où Dieu a bien voulu
les faire naître. Mais quelques années plus tard, à la fin du
e
XV siècle, la dichotomie entre la personne du roi et l’idée de
patrie ou de nation est effective. Ce sentiment national (qui n’a
rien à voir avec celui qui se développera au XIXe siècle) se fortifie
souvent dans la lutte contre les empiétements du Saint-Siège.
Ainsi est-ce le cas de l’Angleterre, même si dans ce dernier cas
la réflexion est menée plus loin : le roi, bien que doté de la
plénitude de l’autorité, pouvait la partager, notamment dans les
domaines législatifs et fiscaux, avec la communauté de ses sujets.
Le XVe siècle finissant marque donc un tournant essentiel.
Tous les idéaux nés de l’Empire romain, surtout après qu’il était
devenu chrétien, s’étaient effilochés et étaient ouvertement remis
en question. La recherche de l’universalité du pouvoir n’était
non seulement plus d’actualité, mais elle était même combat-
tue, suscitant l’émergence de sentiments nationaux, autant poli-
tiques que patriotiques. L’Église qui avait maintenu son autorité,
son magistère moral et religieux, sur les populations rurales
qui avaient caractérisé le haut Moyen Âge, fut chahutée avec
la renaissance urbaine et le renouveau économique des XIIe et
e
XIII siècles. Elle oublia trop vite l’épisode cathare, et le choix
qu’elle fit d’être une institution politico-religieuse, soucieuse
de son pouvoir et de ses richesses, lui attira les critiques des
réformateurs, d’abord soucieux de la faire revenir à sa vocation
évangélique, avant de la condamner puis de s’en séparer.

Les mille longues années qui séparent le début et la fin du


Moyen Âge (deux fois plus de temps qu’entre la fin du Moyen
Âge et l’époque actuelle) n’ont certes aucune unité, si ce n’est
la prétention de l’Église, née de la vacance impériale en Occi-
dent, à assumer l’imperium moral et politique. Dans les premiers
siècles médiévaux, le magistère chrétien avait largement contri-
bué à faire du monde romain du Bas-Empire, submergé par
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 75

des peuples germaniques, une société qui s’était progressivement


policée, conservant une grande partie du vieil héritage romain et
lui donnant les caractéristiques nouvelles de sociétés guerrières
et hiérarchisées. Il trouva sa place, dans la conception tripar-
tite que les nouveaux venus tenaient du vieux substrat indo-
européen, entre le pouvoir des nobles et le monde des paysans.
À partir du XIIe siècle, la remise en cause de la féodalité avec
l’apparition des villes et des bourgeoisies marchandes, affaiblit
la noblesse au profit des souverains et l’Église au profit de pen-
seurs qui menèrent désormais une réflexion qui ne se référait
plus forcément à son enseignement. Le long cheminement de
la laïcisation de la pensée politique commençait.
5

LA RENAISSANCE
ET LES TEMPS MODERNES

Un monde en mutation

Tout ce qu’avaient engendré les XIVe et XVe siècles culmina au


e
XVI siècle, comme le font divers ruisseaux finissant par former
une rivière. En quelques décennies, toutes les certitudes issues
de l’Antiquité et du christianisme se fissurèrent. Ces fractures
eurent des conséquences d’autant plus importantes que le mono-
lithisme des affirmations et des croyances avait été puissant.
Au sein du monde chrétien européen, le XVe siècle avait été
marqué par la prise de Constantinople en 1453 par le sultan
ottoman d’Andrinople. Les Osmanlı, s’ils ne reniaient pas leur
origine turque, se considéraient comme des souverains du conti-
nent européen. Pour Mehmet II, la prise de l’État-croupion qui
portait encore fort pompeusement le titre d’Empire byzantin,
ne devait être que le point de départ pour une conquête de
l’Europe qui aurait fait de lui et de ses successeurs les héritiers
musulmans des empereurs romains. Cependant, le reflux des
grands esprits de Byzance vers l’Occident entraîna la redécou-
verte de l’Antiquité et fut le ferment de l’épanouissement de
la Renaissance qui donna un sens nouveau au bouillonnement
intellectuel commencé les siècles précédents.
Les grandes découvertes contribuèrent aussi à bouleverser la
torpeur intellectuelle qui était encore dominante.
Il y eut d’abord celle de nouveaux territoires, de l’Extrême-
Orient aux Amériques, qui eut deux conséquences. La première,
purement économique, permit un enrichissement croissant des
La Renaissance et les Temps modernes 77

armateurs et des négociants, et donc de toute la bourgeoisie


urbaine. Le capitalisme marchand, né aux siècles précédents, ne
se contenta plus d’aider les royautés contre la féodalité, mais
entreprit de jouer un jeu politique, soit aux côtés des souverains,
soit en prenant les rênes des seigneuries municipales. L’autre,
moins voyante, mais sans doute plus pernicieusement impor-
tante, fut la découverte de populations existant bien au-delà du
monde classique traditionnel, hérité de l’Antiquité et de la Bible.
Cela posa immédiatement le problème de la validité du mes-
sage christique : Jésus n’a-t-il sauvé que les hommes du monde
de son temps, et ces hommes nouvellement découverts sont-ils
exclus de la Rédemption ? En revanche, s’il est bien le sauveur
de l’humanité tout entière, le christianisme ne se doit-il pas de
sortir de son engoncement purement occidental et romain ? La
réponse fut principalement apportée par le nouvel ordre reli-
gieux créé par la papauté (1540), les jésuites. En décidant de
missionner des prêtres dans les nouveaux territoires et en les
plaçant dans le fil de l’enseignement de Paul de Tarse, l’Église
trouva la parade. Pas plus que Paul n’avait fini par considérer
que Jésus n’avait prêché que pour le seul peuple juif, pourtant
élu par Dieu, Rome ne considéra que l’Évangile devait être
réservé aux peuples vivant sur l’ancien territoire de l’Empire
romain. Ce faisant, l’Église trouvait un exutoire à sa volonté
d’universalité, au moment même où le monde occidental lui
en faisait de plus en plus la critique. Bien plus, cette nouvelle
action missionnaire d’évangélisation lui permettait de recentrer
son appétit de magistère universel dans un contexte moral et
religieux correspondant parfaitement à sa mission. Une réflexion
fut alors entamée au sein de l’Église qui la conduisit fort pro-
gressivement à l’abandon de toute idée théocratique au profit
de celle d’une monarchie purement spirituelle.
Il y eut aussi celle des techniques nouvelles.
La découverte de l’usage militaire de la poudre qui fit de l’ar-
tillerie la première des armes eut une importante conséquence,
en ce sens qu’elle détrôna la cavalerie, déjà fort amoindrie
par l’archerie. Cela contribua davantage à l’effacement de la
noblesse, dont le rôle féodal était amoindri par l’urbanisation
croissante et dont le rôle politique était supplanté par celui de
la bourgeoisie montante.
L’invention des caractères métalliques et mobiles par Johannes
Gutenberg lança définitivement l’imprimerie, même si ses débuts
78 Nouvelle histoire des idées

furent lents. Gutenberg publia la version latine de la Bible, la


Vulgate de saint Jérôme, entre 1452 et 1455. Or l’humanisme
ambiant prônait le retour aux sources pour retrouver un héritage
antique débarrassé des erreurs accumulées durant les siècles
obscurs. En se penchant sur les textes anciens, en étudiant les
langues de l’Antiquité, les hommes furent en état de traduire
aussi les textes sacrés. Mais il fallut attendre presque un siècle
après Gutenberg pour que la Bible fût traduite en langues ver-
naculaires. En effet, bien avant l’imprimerie, Wycliff avait estimé
que les textes sacrés devaient être accessibles à tous ceux qui
savaient lire et, en 1388, parut sa Bible manuscrite traduite en
anglais et diffusée à ses disciples. Toutefois, l’Évangile ne fut
traduit et imprimé en français qu’en 1530 par Lefèvre d’Étaples,
tandis que la Bible le fut par Luther en allemand en 1534 et
en français par Olivétan l’année suivante. C’était un coup porté
au caractère le plus apparent de l’unité de l’Église catholique :
le latin. S’il restait langue liturgique, il n’était plus un verrou
pour l’accès direct aux textes : désormais, les fidèles pouvaient
se forger leur conviction sans plus avoir besoin d’un recours
à un truchement sacerdotal. Au XVIe siècle, le monde chrétien
accomplit cette importante révolution qui, certes, fit voler un
peu plus son unité en éclats, mais qui permit à l’esprit humain
de se libérer du carcan de la scholastique dogmatique, ce que le
monde musulman n’a toujours pas réussi à faire au XXIe siècle.
Une autre conséquence de ces débuts de l’imprimerie en lan-
gues vulgaires fut de fixer ces dernières et de contribuer ainsi
au développement d’un sentiment national encore diffus. Les
langues modernes, unifiées désormais au sein du domaine d’un
même souverain, écrites de plus en plus en caractères romains
(à l’exception des langues germaniques qui conservèrent l’usage
du gothique), permirent de forger un peu plus l’identité d’ap-
partenance et donc de s’éloigner de l’idée d’universalité. Ainsi,
la France, l’Angleterre et l’Espagne unifiée acquirent alors une
conscience nationale. Et il ne fut pas jusqu’au Saint Empire
romain germanique, reposant pourtant sur l’idée d’universalité,
pour souhaiter un empire purement germanique : l’élection de
Charles Quint en 1519 fut la dernière marquée par l’idée de
« monarchie universelle » ; à son abdication en 1556, son fils Phi-
lippe II eut l’Espagne et son frère Ferdinand Ier l’Europe centrale.
La Renaissance et les Temps modernes 79

L’humanisme chrétien

Le roi maître en son royaume


Le XVIe siècle fut ainsi un siècle d’une exceptionnelle richesse
pour le débat des idées. Le discours politique ne s’étant encore
pas totalement libéré du discours religieux, les prises de posi-
tion religieuses servirent donc encore de choix et d’affirmations
politiques.
Dans le monde catholique, la pensée politique fut caractérisée
à la fois par les progrès de l’idée d’absolutisme royal et par la
volonté croissante de sécularisation de l’État.
Dans les États d’Europe occidentale, la modernisation poli-
tique s’était faite autour de l’autorité royale, qui avait été forti-
fiée par sa lutte contre la Réforme. La permanence de l’impôt
et de l’armée, la création d’officiers royaux assurant l’administra-
tion autant centrale que provinciale créèrent un courant visant
à banaliser l’absolutisme royal. Certes, les temps n’étaient pas
encore totalement mûrs et la vitalité de la mentalité féodale,
si elle avait été affaiblie, put encore tenir tête aux tentations
centralisatrices des rois. En revanche, la théorie d’un roi maître
absolu dans son royaume, sans devenir texte fondamental, fut
conçue comme la coutume des royaumes. Toutefois, la notion
de pouvoir absolu du souverain était encore tempérée et il fallut
attendre le siècle suivant pour voir émerger la théorie de l’abso-
lutisme : si le roi régnait sans partage, son autorité était bornée
par sa conscience de chrétien et par les deux lois de l’hérédité
de succession et de l’inaliénabilité du royaume. Il se devait donc
de faire de bonnes lois, à la fois en entendant ses conseillers des
parlements et en se souciant de l’ordre et du bien-être de ses
peuples. C’était cet idéal aristotélicien de royauté tempérée, à la
fois monarchie, aristocratie et démocratie, que définit Claude de
Seyssel1 dans La Grant Monarchie de France (1519). Dans cet
ouvrage qu’il écrivit à la demande de François Ier, il glorifiait le
régime établi par Louis XII, absolu en principe et modéré dans
la pratique, la puissance du roi étant limitée par trois freins : la
religion, la justice et l’ensemble des lois fondamentales, modèle

1. Claude de Seyssel (1450 ?-1520), conseiller du roi Louis XII, évêque


de Marseille (1511), puis archevêque de Turin (1517).
80 Nouvelle histoire des idées

que tentèrent d’instaurer les royalistes modérés au début de la


révolution de 1789.
Mais cette affirmation d’un souverain seul maître dans son
royaume posait le problème de ses relations avec l’Église. La
royauté française avait une position un peu à part : si le roi
de France était sacré, comme tous les souverains de l’époque,
il était aussi thaumaturge, c’est-à-dire intermédiaire entre Dieu
et les hommes ses sujets (« Le roi te touche, Dieu te guérit »),
don insigne que soulignait encore l’onction avec un saint chrême
apporté par le Saint-Esprit. La recherche d’une sécularisation
du pouvoir ne pouvait donc pas être synonyme de sa désacrali-
sation. Le rejet n’était pas celui d’une Église « nationale », mais
celle d’un pouvoir romain aux prétentions universalistes.

Machiavel
Tel n’était pas le cas des principautés italiennes, nées d’oli-
garchies et alors aux mains de condottieri1 qui en étaient deve-
nus les princes. Le Florentin Niccolò Machiavelli (1469-1527)
dédia son ouvrage Le Prince (1513) au duc d’Urbin, Laurent de
Médicis. Noble florentin, plusieurs fois victime des vicissitudes
politiques de sa ville, Machiavel rêvait de restaurer l’unité ita-
lienne en s’inspirant de l’exemple de l’Antiquité romaine. Autant
hostile aux guerres entre les États italiens qu’à la politique des
papes, il dédicaça son ouvrage à Laurent II, espérant enfin ren-
trer en grâce. Loin d’être le théoricien politique de l’État comme
on l’a bien souvent présenté, Machiavel entendait, au contraire,
définir une praxis de gouvernement visant à la fois à satisfaire
l’opinion populaire et à assurer la stabilité du pouvoir du sou-
verain : « Comme ceux qui ont à considérer des montagnes se
placent dans la plaine et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent
considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince
pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être
du peuple pour bien connaître les princes » (dédicace à Laurent
de Médicis). Lui aussi trouvait préférable une sorte de régime
mixte : « Le prince, les grands et le peuple gouvernent ensemble

1. Les capitani di ventura ou condottieri di ventura étaient des commandants


de compagnies de mercenaires qui se mettaient au service des princes et des
seigneuries. Vivant sur le pays qu’ils ravageaient, certains devinrent les maîtres
politiques des villes qu’ils avaient prises (tels les Sforza à Milan, les Monte-
feltre à Urbin, les Malatesta à Rimini, les Borgia ou les Colonna à Rome).
La Renaissance et les Temps modernes 81

l’État » ; toutefois, chez lui, le bien-être du peuple n’était pas


une fin en soi, mais un moyen essentiel pour le souverain de se
maintenir au pouvoir. Il fallait aussi à ce dernier une personna-
lité exceptionnelle qui fût un composé d’énergie, telle la virtus
romaine, et de ruse calculatrice, comme la métis (µῆτις) grecque.
Cette force, cette énergie (virtù), doit permettre au prince de
dominer le cours des choses qu’il appelle la fortuna, le « sort » :
« Là où défaille la virtù des hommes, la fortuna porte ses coups
les plus efficaces. » Conscient que le plus sûr moyen de stabilité
politique était l’affection du peuple, il conseillait au prince de
s’attacher à manipuler l’opinion publique pour « contenir les
sujets » ; si ce dernier y réussit et si son pays en tire profit,
« tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables ». Ainsi,
pour Machiavel, seul l’échec condamnait, tandis que la réussite
justifiait toutes les actions a posteriori. Cet amoralisme pragma-
tique et positiviste sécularisa bien plus la pensée politique que
ne l’avaient fait les penseurs précédents. Pour lui, la religion
était un instrument de pouvoir parmi d’autres, aussi bien l’État
se devait-il de la contrôler, d’autant qu’elle était un important
facteur de cohésion sociale. Il fut le premier à faire une dis-
tinction entre la religion et le christianisme. Comme bien plus
tard Maurras, Machiavel estimait que la religion devait former
et fédérer les énergies des peuples, alors que le christianisme,
par une tradition évangélique qu’il accusait les prêtres d’avoir
édulcorée sinon émasculée, ne sanctifiait « que les humbles
et les hommes livrés à la contemplation ». La philosophie de
Machiavel est une philosophie de l’action qui précède le verbe ;
c’est une philosophie positive qui ne cherche pas à définir quels
devraient être les vertus et les devoirs des gouvernants, mais bien
comment utiliser au mieux les vices et les faiblesses humaines :
« Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares
exemples, c’est ce qui illustre le plus un prince. » Ce faisant, il
expulse la métaphysique et la morale de la politique, dès lors
radicalement sécularisée. Par la suite, les jugements portés sur
lui et sur son œuvre se divisèrent, selon que l’accent était mis
sur sa condamnation de la naïveté du Bien ou sur son exaltation
de l’efficacité en politique. Dans le premier cas, on créa dès
le XVIe siècle, l’adjectif « machiavélique » et, en 1576, le hugue-
not Nicolas Gentillet publia ses Discours sur les moyens de bien
gouverner (Anti-Machiavel), accusant le Florentin d’être à l’ori-
gine de la Saint-Barthélemy. Tout autre fut le jugement porté
82 Nouvelle histoire des idées

par Jean-Jacques Rousseau, qui écrivit dans le Contrat social :


« En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de
grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains. » Au
e 1
XX siècle, Raymond Aron assimila le machiavélisme au totali-
tarisme tandis que Louis Althusser2 estima qu’il fut le premier
à « penser politiquement », c’est-à-dire non pas à proposer des
solutions abstraites aux problèmes, mais des solutions adaptées
dans et pour la société qui « ne peuvent venir que de la pra-
tique politique, du surgissement de l’événement, en tel lieu,
sous le nom de tel individu, et dans telles formes nécessaires,
mais imprévisibles ». Amoral parce que désabusé sur la nature
humaine et penseur dérangeant par sa lucidité pragmatique, il
gêna jusqu’à ses compatriotes, qui firent graver sur son monu-
ment : « Nul éloge n’est digne d’un si grand nom. »

Érasme
Elme Gerrit ou Geerts, dit Érasme de Rotterdam (1469-1536),
chanoine régulier, parcourut toute l’Europe de la Renaissance,
se liant notamment à Thomas More. En 1511, il publia L’Éloge
de la folie. Conseiller de Charles Quint de 1517 à 1521, il
refusa de suivre Luther et s’opposa même à lui (De libero arbi-
trio, 1524). En 1535, il publia son Ecclésiaste, qui définit une
spiritualité de l’éloquence sacrée ; ayant refusé le chapeau de
cardinal que lui proposait le pape, il mourut peu après. Tout
à l’opposé de Machiavel, Érasme, pour qui la réflexion poli-
tique ne fut jamais que secondaire, plaçait la rigueur morale
et les principes évangéliques (notamment la charité chrétienne)
à l’origine de toute action politique. Il était, lui aussi, favo-
rable à un régime « mixte » : une monarchie, qu’il préférait
élective, tempérée par une représentation des sujets dans des
assemblées. Mais pour lui, l’essentiel n’était pas dans la forme
du régime, mais dans la vertu des gouvernants : il appelait
de ses vœux un règne de la grâce, mais son angélisme n’était
cependant pas utopie. Il établit ainsi des gradations dans la
nécessaire obéissance à l’autorité : s’il pouvait être légitime de
se soulever contre un tyran, la tyrannie lui semblait préférable

1. Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Paris, Éditions de


Fallois, 1993.
2. Louis Althusser, Machiavel et nous, Paris, Tallandier, 2009.
La Renaissance et les Temps modernes 83

à l’anarchie. De même pour la guerre, qu’il refusait totale-


ment, sans pour autant ne pas soutenir que la défense contre
l’agression était juste. Le premier, Érasme proposa, pour éviter
les conflits, de fixer les frontières et les successions des princes
par des accords, voire de recourir à l’arbitrage par de hautes
autorités morales ou religieuses, faisant encore confiance à la
grâce de la fraternité chrétienne. Aussi bien l’essentiel était-il
pour lui dans la réforme morale, mais il rêvait d’une unité
européenne et chrétienne, alors que la chrétienté n’avait fourni
qu’un substrat culturel commun, mais avait échoué à former
une communauté politique. Cette unité rêvée n’était cependant
pas l’imperium chrétien voulu au Moyen Âge, mais une fédéra-
tion d’États indépendants unis par un même idéal politique et
religieux. Ainsi, dans son Querela pacis (1517), il proclamait :
« Le monde entier est notre patrie à tous. (…) Pourquoi ces
noms stupides 1 nous séparent-ils, puisque le nom de chrétien
nous unit ? »

Thomas More
Un érasmien tint une place à part dans ce grand mouve-
ment de réflexion politique de la Renaissance : Thomas More
(1480-1535). Ayant pris une part active à la vie politique,
d’abord contre Henry VII, puis comme conseiller et enfin
comme chancelier d’Henry VIII, son engagement et son attache-
ment à la religion catholique lui coûtèrent la vie. Il publia son
Utopie en 1516. Il tentait d’y définir un régime idéal, critiquant
tout d’abord les formes contemporaines du pouvoir politique,
où les souverains ne se souciaient que de guerres, où les nobles
étaient des oisifs se nourrissant de la sueur des autres et où la
religion était parasitée par les moines, notamment mendiants.
Singulièrement, il ne faisait aucunement référence aux préceptes
évangéliques et, au contraire, adoptait une démarche qui repre-
nait en partie celle de Platon dans La République. Il s’inspirait
aussi du pythagorisme, le nombre étant à la fois la garantie de
l’égalité et la manifestation suprême de l’intelligible. Toutefois,
son idéal de justice et de générosité sociale était entièrement
marqué par l’humanisme chrétien, préfigurant ainsi les penseurs
laïques des siècles à venir qui, sans plus faire référence à la

1. Français, Espagnols, Anglais, Allemands…


84 Nouvelle histoire des idées

religion judéo-chrétienne, fonderont leur morale sécularisée sur


les valeurs mêmes de l’Évangile. Avec une étonnante modernité,
Thomas More définit l’État comme l’expression des intérêts des
classes dominantes, formule qui fut reprise bien plus tard par
Marx. More avait été le témoin de l’essor de l’industrie lainière
anglaise qui avait entraîné la constitution de grands domaines
d’élevage d’ovins appartenant à des nobles et qui avait ruiné la
petite paysannerie habituée aux terres collectives. Aussi, pour
établir une société juste, il prônait une société sans propriété
individuelle et où rien ne se mesurerait par l’argent ; alors seu-
lement, la justice accompagnerait la prospérité sociale. Il établit,
en fait, une société communiste, composée d’une cinquantaine
de villes, où chacun travaille pour tous et où nul ne possède rien.
La vie y est communautaire et strictement réglée et, comme les
sources de conflits ont été éliminées par l’abolition de la pro-
priété individuelle, le rôle de l’État se borne à l’orchestration
de l’administration et de l’économie. Les magistrats, les édiles
et les prêtres sont élus, choisis dans la catégorie des lettrés,
élite renouvelée en permanence puisque les charges ne sont
pas transmissibles. Ce choix des meilleurs doit donc instituer
une véritable aristocratie. Certain d’avoir ainsi créé le meilleur
gouvernement qui puisse être, More soutint une idée qui fit
florès à partir du tournant du XVIIIe siècle : pour ne pas jouir
égoïstement de ce bonheur, il était du devoir des Utopiens de
faire la guerre aux régimes voisins pour libérer leurs peuples de
l’oppression. Thomas More inventait ainsi les concepts d’expan-
sionnisme idéologique et d’ingérence politique qu’il légitimait
avec la plus grande mauvaise foi par l’assurance qui était sienne
de la perfection de son régime.
Au milieu du XVIe siècle, l’humanisme chrétien qui avait tenté
de mettre en place un évangélisme politique n’y avait pas réussi.
La division entre la religion-institution et la foi qui avait mar-
qué autant le judaïsme que le christianisme depuis leurs débuts
n’avait pas peu contribué à cet échec. Depuis le XIIe siècle, les
critiques contre l’Église, institution politique et sociale, s’étaient
faites de plus en plus violentes et de plus en plus nombreuses.
À chaque fois, Rome sut parfaitement les rejeter dans des mino-
rités qu’elle voua à l’excommunication, tout en créant, en son
sein, des ordres religieux susceptibles d’en reprendre les idéo-
logies déviantes et de les rendre compatibles avec l’orthodoxie
dogmatique. Ainsi l’expansion du monachisme a-elle tempo-
La Renaissance et les Temps modernes 85

rairement répondu à un idéal de pureté de l’Église ; ainsi les


Franciscains ont-ils introduit, tout aussi épisodiquement, celui
de la pauvreté. Mais l’écart entre l’exaltant message de Jésus
et la réalité d’une institution ecclésiale où se côtoyaient toutes
les ambitions humaines apparut alors trop grand pour qu’un
replâtrage suffît.

La Réforme

Avant la Réforme, la pensée politique n’est pas encore une


activité intellectuelle propre. Certes, les écrivains précédents
s’étaient penchés dans leurs écrits sur les questions de gou-
vernement et de société, mais, en l’absence de principes phi-
losophiques qui pussent en permettre l’élaboration, il s’agissait
essentiellement de réflexions individuelles.
Les exigences de réformation de l’Église furent alors si impor-
tantes que non seulement l’édifice romain vacilla, mais que le
dogme, défini depuis le IVe siècle, chancela aussi. La Réforme,
en mettant à bas une certaine conception de l’Église et du
monde, ruina définitivement le vieux monde féodal. Toutefois,
les temps n’étaient pas encore mûrs pour que le discours reli-
gieux et le discours politique fussent séparés. Les contemporains
de la Réforme furent incapables d’abandonner l’étroite liaison
entre le spirituel et le temporel non plus que la sujétion du
politique au religieux. L’œuvre des réformateurs ne visa nulle-
ment à laïciser la pratique politique, mais à la décléricaliser : si
Rome et son clergé étaient rejetés, la prééminence du discours
évangélique demeurait. Il ne se trouva que fort peu de réformés
pour associer la réformation religieuse à l’humanisme. Alors que
beaucoup attendaient que la Réforme libérât la conscience, elle
n’accoucha que d’une nouvelle morale. Or la morale est à la
conscience ce que le corset est au sport : si elle maintient, c’est
par la contrainte et toujours par la négation de l’effort volonta-
riste. Le plus important, Sébastien Castellion1 fut révolté par la

1. Sébastien Castellion (1515-1563), calviniste dès 1535, fut chargé en


1541 par Calvin de diriger le collège fondé à Genève. En 1544, prenant
ses distances pour des raisons théologiques, il devint professeur de grec à
l’université de Bâle et s’opposa désormais à l’intransigeance dogmatique de
Calvin et de Théodore de Bèze.
86 Nouvelle histoire des idées

condamnation de Michel Servet1 en 1553 et, l’année suivante, il


osa défier Calvin en publiant sous un pseudonyme le Traité des
hérétiques où il défend la tolérance, prône pour la première fois
la liberté de conscience et dénonce l’usage fait du fanatisme au
nom de la religion2 : « Tuer un homme, ce n’est pas défendre
une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait
périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un
être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme,
mais en se faisant brûler pour elle. »
En réalité, la Réforme ne fut aucunement révolutionnaire ;
elle ne voulut jamais créer un monde nouveau. Au contraire,
l’essentiel de son action tendit à interrompre l’évolution née de
la Renaissance. L’Église catholique avait été plus que contami-
née par l’esprit du renouveau de l’antique, certes non pas sur
le plan dogmatique, mais dans tout son appareil liturgique ou
artistique. La construction d’églises au goût du jour (avec Saint-
Pierre de Rome au premier rang), le foisonnement de peintures
où la plastique des corps voisinait avec des allusions au monde
païen (telle la sibylle d’Érythrée témoignant du Jugement der-
nier3), le train de vie sécularisé des princes de l’Église (tel le
cardinal Colonna faisant accompagner ses dîners de concerts
profanes), en un mot tout ce que les dignitaires catholiques
devaient au nouvel esprit qui soufflait, furent des objets de
scandale qui contribuèrent au déclenchement de la Réforme.
Cette réaction se traduisit notamment dans les arts : si les pays
catholiques connurent une large influence de la Renaissance, les
pays à dominante protestante la méconnurent, voire l’ignorèrent,

1. Michel Servet (1511-1553), médecin et théologien espagnol. Refusant


le dogme de la Trinité, il fut dénoncé comme hérétique par les catholiques
comme par les protestants. Arrêté et jugé à Genève, il fut condamné à mort
à l’instigation de Calvin et fut brûlé vif en octobre 1553.
2. Voir Stefan Zweig, Castellio gegen Calvin. Ein Gewissen gegen die Gewalt,
1936 (titre français : Conscience contre violence ou Castellion contre Calvin, 1997).
3. Dans le Dies irae (XIIe-XIIIe siècle), un vers parlant du Jugement der-
nier dit qu’il est attesté par le prophète David et la sibylle (Teste David cum
Sibylla). Le poète latin Virgile (70-19 av. J.-C.) fit aussi allusion à la prophétie
sibylline : « Voici venir les derniers temps prédits par la sibylle de Cumes,
et de nouveau l’ordre qui fut au commencement des siècles. Voici revenir la
Vierge et voici l’âge d’or. Voici que va descendre du haut des cieux une race
nouvelle. Diane pure et lumineuse, protège cet enfant qui va naître et fermant
l’âge de fer ressuscitera sur toute la terre la génération du siècle d’or » (Les
Bucoliques, Églogue IV).
La Renaissance et les Temps modernes 87

telle l’Allemagne dont le gothique perdura au-delà de l’époque


flamboyante et qui passa sans transition au baroque. En bref, la
Réforme fut une anti-Renaissance, une volonté de revenir à la
pureté d’une Église des premiers temps, aussi rêvée qu’idéalisée.
Ceci explique que les réformateurs n’imaginèrent pas toucher à
l’ordre politique. S’ils donnèrent une explication et une origine
différentes à l’autorité, ils en firent néanmoins la clef de voûte
de l’édifice social dont les fondements résidaient dans une foi
épurée et sans concessions ni compromissions avec le profane.

Luther
Plus que tout autre, il incarne l’imperméabilité allemande
au renouveau de l’antique dont l’Italie était le centre de dif-
fusion. Si le monde germanique n’est pas resté insensible à
la soif d’émancipation et de liberté qui caractérisait l’Europe,
son éloignement à la périphérie des grands mouvements de la
Renaissance en a atténué la force, ou plutôt l’a engoncé dans
le schéma social médiéval sans lui permettre de devenir une
expression individuelle. Dans le domaine de la pensée comme
dans le domaine architectural, le monde alémanique a prolongé
le Moyen Âge jusqu’à l’orée du baroque. Il en est résulté un
étonnant paradoxe qu’incarne parfaitement le luthéranisme.
Doctrine s’émancipant du carcan de Rome et se libérant de la
tutelle cléricale, elle reste, par sa vertueuse intransigeance dog-
matique, une survivance du vieux rêve médiéval. La suppression
des sacrements et des pratiques désormais condamnés comme
des compromis indignes, laissa le fidèle seul face à Dieu, sans
autre possibilité que l’absolue obéissance à sa volonté. Certes,
la Renaissance comme la Réforme permirent le réveil de la
conscience individuelle, mais alors que la première assouplit les
liens qui retenaient l’homme à la religion, la seconde, au nom
de la nécessité du salut, inclut cette liberté dans la soumission
à la divinité.
Religieux augustin, Martin Luther (1483-1546), ordonné en
1507, était très soucieux d’ascèse et de salut lorsqu’éclata le
scandale des indulgences1 destinées à financer les travaux de

1. Selon la doctrine catholique, si le sacrement de pénitence accorde le par-


don, il ne lève pas la peine liée au péché. Celle-ci peut néanmoins être allégée,
voire effacée, par des actes de foi et de charité ici-bas ou par l’intervention
des saints dans l’au-delà (les indulgences). L’Église se considérant comme
88 Nouvelle histoire des idées

la nouvelle basilique Saint-Pierre au Vatican. Dès lors, Luther


se radicalise progressivement, passant de la critique disciplinaire
à la critique dogmatique. Il réfute d’abord le Purgatoire et les
formes de la pénitence (1517), puis l’infaillibilité des conciles
et l’autorité du pape (1519). Excommunié et banni de l’Empire
en 1521, il prêche un christianisme réformé, fondant malgré
lui une nouvelle Église dont le texte fondateur est la Confes-
sion d’Augsbourg (1530). Sa pensée s’avère complexe, non sans
contradictions. Ainsi, pour lui, toute autorité établie procède de
Dieu ; aussi bien est-il du devoir de tous de se soumettre incon-
ditionnellement aux autorités temporelles bien que le monde de
la loi soit imparfait et que seul celui de la foi soit pur. La seule
exception que concédait Luther était le cas où le pouvoir don-
nerait un ordre contraire aux commandements de Dieu. Mais à
cette contrainte impérative et immédiate de l’homme, il opposait
la liberté que ce dernier acquiert en vivant selon les préceptes de
la foi. Pour lui, le monde de la grâce était au-dessus du monde
de la justice. Dès lors, celui qui vivait en chrétien n’avait plus
besoin ni de la loi ni de la contrainte puisqu’il suivait en tout
la loi divine, et il participait ainsi au sacerdoce universel de
l’Église invisible. Luther confondait donc en une seule autorité
le magistère religieux et le magistrat civil. En conséquence, le
sacrement de l’ordre qui place à part ceux qui ont la charge
du sacré, n’avait plus de raison d’être et le corps du clergé
devait être dissous avec les privilèges qui lui étaient attribués.
C’était aux autorités civiles, tutrices de l’Église, qu’il apparte-
nait de réformer celle-ci. La réforme luthérienne instaura une
véritable dictature fondamentaliste de la foi qui excluait violem-
ment tous ceux qui ne voulaient pas reconnaître leurs erreurs.
Tout d’abord les autres chrétiens (catholiques, anabaptistes…),
mais aussi les sorciers et les juifs : tous étaient dans l’errance
et il convenait de les convertir en leur prêchant la vraie foi,
mais s’ils ne se convertissaient pas, s’ils se révélaient incapables

la gestionnaire des mérites célestes, elle entreprit alors d’en tarifer la durée.
Si le commerce des indulgences avait de quoi scandaliser les consciences
chrétiennes, l’émoi suscité n’eut pas que des raisons morales. Léon X ayant
affermé leur vente à l’évêque Albert de Brandebourg et au franciscain suisse
Samson, ce manque à gagner financier pour d’aucuns ne fut pas sans inquiéter
certaines régions alémaniques, qui furent alors perméables aux thèses reli-
gieuses de Luther.
La Renaissance et les Temps modernes 89

d’être sauvés, alors il fallait les éradiquer. D’abord convaincu


que les juifs recevraient l’Évangile (« Nous devons les recevoir
cordialement et leur permettre de commercer et de travailler
avec nous, de façon qu’ils aient l’occasion et l’opportunité de
s’associer à nous, d’apprendre notre enseignement chrétien et
d’être témoins de notre vie chrétienne », Que Jésus est né juif,
1523), il publia en 1543 Des juifs et de leurs mensonges (Von den
Jüden und iren Lügen), traité d’une violence antisémite inouïe
prônant notamment l’incendie des synagogues et des écoles,
l’arrestation des rabbins, l’interdiction des métiers d’argent et
l’obligation de pratiquer l’agriculture1.
En fait, la vision de Luther n’était ni une vision politique ni
une vision sociale. Voulant réformer drastiquement les esprits, il
n’envisageait pas de libérer les êtres. Sa conception globalisante
demeurait celle de l’Église médiévale ; elle en différait toutefois
par l’accent mis sur l’Ancien Testament et sa rigidité morale et,
surtout, par l’importance donnée à la conscience individuelle du
chrétien qui se substituait à la soumission aux enseignements
des prêtres. Il ne concevait même pas la notion d’État, mais
seulement celle de supériorité, d’autorité (Obrigkeit). Son pessi-
misme sur la nature humaine, et notamment sur la nature des
princes (il écrivait qu’un bon prince était « un oiseau rare »),
fut tempéré par ses successeurs. En effet, en faisant appel à la
conscience chrétienne du prince, ces penseurs luthériens contri-
buèrent à humaniser sa pensée.
Mais contrairement à son attente, Luther, comme tous les
réformateurs qui l’avaient précédé, engendra une crise poli-
tique et sociale fondamentaliste. La misère des plus pauvres,
l’appauvrissement des artisans et des boutiquiers se fédérèrent
dans des mouvements apocalyptiques pour lesquels l’Évangile,
appliqué stricto sensu, devait être l’unique loi de la société. Dans
les révoltes anabaptistes qui frappèrent surtout le monde ger-
manique, il n’y avait cependant aucun relent révolutionnaire :
paysans ou artisans qui se sentaient des laissés-pour-compte de
la nouvelle société émergente tenaient uniquement un discours
anticapitaliste et corporatiste. Au XVIe siècle, les bouleversements
commencés au XIIIe siècle avaient désormais des conséquences
visibles : le recul de la féodalité avait signifié celui de la paysan-

1. Depuis les années 1990, certaines communautés luthériennes ont pris


clairement leurs distances d’avec l’antijudaïsme de Luther.
90 Nouvelle histoire des idées

nerie, et l’émergence du capitalisme marchand avait entraîné


celui de l’artisanat et de la boutique. Ces catégories, inca-
pables de formuler leur mécontentement en termes politiques,
se retrouvaient donc dans un extravagant discours évangélique
de justice et de vertu, fanatisé à l’extrême.

Calvin
Jean Calvin (1509-1564) se montra tout aussi hostile que
Luther aux chrétiens qui prétendaient se dispenser de l’ordre
politique traditionnel, mais à l’opposé de ce dernier, parce
qu’il avait été formé en milieu érasmien, sa pensée était à la
fois théologique et juridique. Calvin n’écrivit jamais d’ouvrages
consacrés à la politique, mais il en eut néanmoins une vision
personnelle. Ainsi, il ne se prononça jamais clairement sur sa
forme préférée d’institutions : constatant que la monarchie pou-
vait devenir tyrannie, l’aristocratie se transformer en domination
et la démocratie dégénérer en anarchie, il ne préconisa donc
jamais un régime précis, mais insista plutôt sur la nécessité de
contre-pouvoirs pour éviter la tendance naturelle de l’homme à
la sujétion. En revanche, à l’opposé de Luther, il n’exclut pas
le fait politique du dessein de Dieu
Si, dans son Institution chrétienne (1536), Calvin affirme comme
Luther la supériorité du monde spirituel (Soli Deo gloria, « À Dieu
seul soit la gloire »), déclarant que l’autorité de Dieu ne pouvait
tolérer aucun autre absolu, il estime néanmoins que le monde
social et politique présente l’utilité de répondre à un besoin uni-
versel et que l’homme pouvait y appliquer sa raison sans déroger
à ses devoirs moraux. Ce fut là l’originalité du calvinisme : le
respect et la soumission à l’autorité n’étaient pas fondés par la
Tradition, mais par l’Évangile éclairé par la raison. En effet, tout
comme pour Luther, il considérait que le pouvoir de l’Église et le
pouvoir de l’État étaient séparés ; cependant, bien qu’appartenant
à deux règnes différents, ils les estimaient tous deux légitimes. À
l’instar aussi de Luther, il professe que l’État n’appartient pas à
l’ordre « créationnel », puisqu’il n’a pas été directement créé par
Dieu. En revanche, il l’intègre dans le projet de Dieu pour les
hommes, le fonctionnement politique participant au progrès de
l’humanité et l’État devant avant tout faire respecter la loi divine.
Toutefois, s’il rétablit ainsi un lien entre le spirituel et le
temporel, il considère que l’observance de la loi divine rend
La Renaissance et les Temps modernes 91

obligatoire une politique de justice : l’autorité est respectable


parce qu’elle émane de Dieu, mais cette autorité ne doit avoir
d’autres buts que de se conformer aux desseins du Créateur.
Ainsi, en filigrane, le spirituel apparaissait comme le censeur et
le légitimateur de l’autorité.
Ce fut ce qui advint avec la dictature religieuse que Calvin
imposa à Genève en 1541. Le Consistoire qui devait se char-
ger de la discipline ecclésiastique, étendit son contrôle à la vie
publique et privée. Les autorités municipales civiles finirent par
n’être plus que les exécutantes de cet organe de surveillance
morale, largement dominé par les pasteurs. Calvin et Théo-
dore de Bèze furent en réalité des anti-Luther : alors que ce
dernier avait proclamé la « liberté du chrétien » à forger son
intime conviction, ils enfermèrent la parole de Dieu, ce logos
spermatikos, « semence de vérité », dans le fixisme intransigeant
des Écritures, négateur de toute liberté intellectuelle. Genève,
ville-Église, connut alors la même dérive théocratique que la
Rome médiévale. Néanmoins, elle s’en différenciait par son
organisation sociale. Alors que Rome avait adopté la répartition
de la société féodale, le calvinisme genevois avait établi une sorte
d’égalité civique qui ne visait nullement à la démocratie, mais
au contraire à l’organisation d’un corps social et religieux homo-
gène (la communauté chrétienne), dépourvu de toute forme de
liberté intellectuelle, soutien et appui du tribun réformateur.
Ce fut aussi ce qui advint à Magdebourg en 1550, où la
Confession1, signée par neuf pasteurs luthériens, justifia la résis-
tance contre le souverain lorsqu’il méprisait les droits de ses
sujets ou qu’il ne respectait plus les lois de Dieu.
Ce fut enfin ce qui conduisit John Knox (1514-1572), prêtre
puis pasteur et fondateur de l’Église d’Écosse, à appeler Anglais
et Écossais à se soulever contre les autorités suspectes de dérive
« papiste » et à confier au peuple la charge de faire respecter les
lois de Dieu par leur souverain. Un autre Anglais, John Poynet
(1514-1556) dans son Petit Traité du pouvoir politique (1556),
amorça l’idée que si l’autorité émanait bien de Dieu, elle était
néanmoins une délégation consentie par la communauté qui
pouvait, à tout moment, la révoquer en cas de dérives abusives.
Il rejetait ainsi le droit divin des rois et il justifiait l’opposition

1. Non pas au sens de reconnaissance de faute, mais bien à celui de pro-


clamation d’une foi, d’une croyance
92 Nouvelle histoire des idées

aux pouvoirs séculiers, jusqu’éventuellement au tyrannicide1,


lorsque ceux-ci s’écartaient du chemin de la foi.
Pour ceux qui avaient espéré en l’humanisme, ces dogmatiques
réformés qui s’étaient brutalement introduits dans le monde de
la Renaissance, n’étaient nullement différents des inquisiteurs
de Rome. Stefan Zweig imagine le dégoût des esprits éclairés
pour « ces Savonarole, ces Calvin et ces John Knox qui veulent
tuer la beauté sur terre et transformer le monde en une insti-
tution de morale2 ». Les ergoteurs furieux, protestants comme
catholiques, rameutèrent alors le harpail haineux de ceux qui
ne savent qu’exciter la rue, terroriser les indolentes et serviles
majorités et accumuler les ruines. L’effroyable conflit religieux
qui ensanglanta l’Europe fut uniquement destructeur et se révéla
incapable de construire un monde nouveau.
Toutefois, si la Réforme n’apporta pas un bouleversement
de la conception politique traditionnelle (le respect des auto-
rités fut autant prôné par les réformateurs que par l’Église
traditionnelle), elle joua un rôle essentiel dans l’émergence
de la pensée politique en promouvant, non la liberté indivi-
duelle, mais la conscience individuelle en lieu et place d’une
soumission passive aux enseignements des autorités. L’impor-
tance de la fissure entre monde catholique et mondes protes-
tants a eu une dimension continentale. Il ne s’est plus agi,
comme lors des mouvements hérétiques divers qui secouèrent
sporadiquement le Moyen Âge, de doctrines circonscrites à
des aires géographiques plus ou moins limitées. Cette fois, ce
fut l’unité de l’ensemble du monde européen occidental qui
vola en éclats, avec pour corollaire l’opposition des princes et
des peuples au monde traditionnel ou aux idées nouvelles. Au
morcellement politique qui s’affirmait lentement, correspondit
un morcellement religieux qui finit par avoir des conséquences
idéologiques et politiques. La Réforme fut en cela la première
grande rupture de l’idéal d’Occident chrétien né à la fin du
monde romain et porté jusqu’au paroxysme par la papauté du
Moyen Âge. La chrétienté médiévale s’effaçait lentement au
profit de l’idée d’Europe, non plus seulement géographique,
mais désormais entité culturelle et politique. Au départ, Luther

1. Sur le tyrannicide en général, voir Monique Cottret, Tuer le tyran ?


Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009.
2. Stefan Zweig, Castellio gegen Calvin…, op. cit.
La Renaissance et les Temps modernes 93

et Zwingli 1 n’avaient souhaité qu’assainir l’Église et la ramener


au discours évangélique, mais l’idée fraternelle d’une Réforme
chrétienne se brisa sur la multiplication d’Églises protestantes
isolées, et « dans cette crise, l’esprit nationaliste étroit des futurs
États européens apparaît de façon prophétique dans le verre
rétrécissant de l’esprit de canton 2 ». Par ailleurs, comme l’écrit
Antonio Truyol, les deux instances suprêmes de la chrétienté,
la papauté et l’Empire, minées par l’érosion à la fois de leur
pouvoir et de leur prestige, furent finalement victimes de leur
confrontation avec la Renaissance et la Réforme : « L’idée
hiérarchique d’un échelonnement des pouvoirs sur le modèle
d’une pyramide à deux têtes cède alors la place à celle d’une
pluralité d’États qui ne reconnaissent pas de supérieurs. Il y
a passage d’un type historique de société internationale, celui
de la respublica christiana, à un autre tout différent, le système
d’États européens 3. »
En même temps, cet ébranlement du monde ancien fut consi-
déré comme une aubaine, même par ceux qui n’étaient pas
partie prenante dans les controverses religieuses. La noblesse
pensa pouvoir reprendre une partie du pouvoir dont les rois
l’avaient dépossédé au cours des siècles précédents. La bour-
geoisie urbaine estima qu’elle pouvait aller plus haut dans son
ascension sociale et politique. Toutes deux se rejoignirent dans
une critique du pouvoir monarchique sans partage, sans que
les catholiques se distinguassent des protestants. Certes, elles
ne visaient nullement la mise en tutelle de la royauté, mais
plutôt à son contrôle juridique par les corps intermédiaires.
Ainsi, en France, on opposa les « lois fondamentales », qu’il
était difficile de définir, à la toute-puissance du roi ; sans se
départir ni de leur fidélité ni de leur loyalisme, les sujets désap-
prenaient l’obéissance. Et cette fissure morale risquait d’être
la plus importante. Ainsi, en Hollande, après la répression
(1567-1573), aussi brutale qu’inefficace, menée par le duc

1. Ulrich Zwingli (1484-1531), réformateur proche du courant libéral,


entreprit de faire adopter la Réforme dans les cantons suisses. Il y réussit
dans le monde alémanique (Zürich, 1523).
2. Stefan Zweig, Castellio gegen Calvin…, op. cit.
3. Antonio Truyol y Serra, « Bilan institutionnel des relations internatio-
nales à la fin du XVIe siècle », in André Stegmann (dir.), Pouvoirs et institutions
en Europe au XVIe siècle, 27e Colloque international d’études humanistes de
Tours, Paris, J. Vrin, 1987, p. 297.
94 Nouvelle histoire des idées

d’Albe1, le légitimisme pourtant avéré jusqu’alors s’estompa au


profit de l’idée de patrie2. Désormais, s’insinuait l’idée qu’il y
avait une sorte de contrat de réciprocité entre les souverains
et leurs peuples : l’exercice des droits n’était certes pas nié,
mais le respect par les monarques de leurs devoirs était devenu
impératif. Si les sujets se soulevaient, ils étaient des factieux,
mais si les souverains ne se soumettaient pas à leurs obligations
morales, ils devenaient des tyrans.

Les monarchomaques
Or, la justification du tyrannicide, exceptionnelle sous l’Anti-
quité ou dans la pensée chrétienne médiévale, s’accrut à la
suite de la politique répressive des États contre ceux de leurs
sujets qui n’acceptaient pas la religion dominante. Ce fut prin-
cipalement le cas des huguenots français, notamment après le
massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572). Parut alors
une série d’écrits dénonçant la dérive du régime monarchique.
C’était d’abord la toute-puissance royale que les auteurs vou-
lurent soumettre, non au Parlement qui n’était qu’un corps
intermédiaire et intérimaire, mais aux états généraux qui repré-
sentaient seuls la nation. Apparut ensuite l’idée selon laquelle
les magistrats avaient été créés pour le peuple et non l’inverse.
L’un des principaux écrivains de cette tendance fut Théodore
de Bèze (1519-1605), érudit et théologien qui, après avoir été
l’âme du calvinisme français, succéda à Calvin à Genève en
1564. D’une extrême rigueur théologique (au sein du calvi-
nisme, il définit la vision la plus pessimiste et la plus absolue
de la prédestination), il publia en 1575 son traité Du droit des
magistrats sur leurs sujets. Pour lui, l’État n’a qu’un but unique :

1. Ferdinando Alvarez de Toledo y Pimentel, duc d’Albe (1507-1582),


nommé gouverneur des Pays-Bas en 1566 par Philippe II pour diriger une
violente répression contre les protestants. Les calvinistes, avec Guillaume le
Taciturne à leur tête, lui infligèrent des revers et il demanda son rappel en
1573.
2. Soucieux de trouver un compromis entre leur fidélité à leur souverain
espagnol et la défense de leurs chartes et libertés, des Flamands de toutes
classes et de tous ordres signèrent un document qui fut considéré comme
un signe de rébellion. La décapitation en 1568 des comtes de Hornes et
d’Egmont, conseillers d’État catholiques mais partisans d’une politique reli-
gieuse plus modérée, marqua le début de la guerre de Quatre-Vingts Ans
(1568-1648) qui aboutit à l’indépendance des Provinces-Unies.
La Renaissance et les Temps modernes 95

l’ordre et la prospérité du corps social qu’il dirige. Aussi bien,


si la finalité de l’action des magistrats réside dans le peuple, le
peuple est aussi celui qui légitime, par son élection (républiques)
ou par son consentement (royautés), l’existence de ces gouver-
nants. Leur pouvoir n’est donc qu’une délégation consentie et
conditionnelle. Théodore de Bèze n’hésite pas à parler de pacte
mutuel, de contrat véritable entre le souverain et son peuple.
Il ne s’agit pas pour lui d’un contrat écrit, institutionnel ou
constitutionnel, mais d’un contrat implicite qui se réfère à la
raison et à l’équité naturelle, expressions éminentes de la volonté
divine. Si Dieu nouait le pacte qui L’unissait au souverain, Il
n’était que le garant du pacte qui liait ce dernier à son peuple.
Or, toute autorité (des princes comme des peuples) émanait de
Dieu et était donc de nature divine. Aussi bien la résistance
d’un peuple contre un souverain qui transgressait le contrat qu’il
avait conclu avec lui et qui cessait d’être légitime parce qu’il
était devenu un tyran, était-elle de droit divin. En 1574, dans
son De jure magistratuum, il protestait solennellement contre la
tyrannie en matière de religion et soutenait qu’il est légitime
pour un peuple de s’opposer activement à un gouvernement
indigne et, au besoin, de le renverser. Cette théorie de la rébel-
lion contre la tyrannie qui a valu à ce groupe d’écrivains le
surnom de monarchomaques (« qui combattent le souverain »)
n’était cependant pas à un appel à l’insurrection ou à la révo-
lution ; la déposition du souverain devenu illégitime devait être
assurée, tout comme dans la vision médiévale, par l’aristocratie
des corps intermédiaires. Or, à cette conception politique éli-
tiste, correspondait chez Théodore de Bèze et ses homologues
l’idée d’un élitisme religieux : seuls les plus proches de la vraie
religion étaient aptes à renverser le tyran. Ce fut pourquoi la
théorie monarchomaque dépassa son cadre d’origine purement
calviniste pour se développer dans le catholicisme de combat,
français ou anglais : le souverain protestant ou même le sou-
verain jugé tiède pouvait être renversé. Les complots anglais
contre Élisabeth Ire, les attentats en France contre Henri III et
Henri IV s’inspirèrent de cette justification, jusqu’alors rare en
politique, mais désormais devenue courante dans un discours
religieux exacerbé.
96 Nouvelle histoire des idées

La Contre-Réforme

Elle se voulut à la fois un arrêt des errances hérétiques et une


remise au pas de sociétés bouleversées politiquement et socia-
lement. L’Église, mais aussi l’ensemble du monde occidental
eurent alors conscience qu’ils vivaient une crise majeure. Pour
la première fois depuis l’avènement du christianisme officiel,
les critiques, mais aussi les divergences d’interprétation et de
conception religieuses, politiques ou sociales n’émanaient plus
de quelques groupes épars. Une grande partie de l’opinion
occidentale, mais aussi nombre de princes et d’érudits s’étaient
opposés à ce que perdurât une fausse unité de pensée. Jusque-là,
l’Église comme les pouvoirs avaient louvoyé, ployé temporaire-
ment l’échine ou, au contraire, donné dans la répression, mais
tout s’était terminé par un replâtrage qui intégrait les critiques
acceptables et condamnait ceux qui refusaient de se réconcilier.
L’intransigeance des réformés, l’importance de leur hétérodoxie
et l’appui intéressé qu’ils avaient reçu de plusieurs États ren-
daient difficilement concevable toute tentative de conciliation.
L’Église le comprit assez vite et le long concile de Trente
(1542-1563) jeta les bases d’un catholicisme de combat dont
la Compagnie de Jésus devait incarner le militantisme. S’il ne
s’était agi que de mettre l’Église catholique au goût du jour
de la Renaissance, sans doute aurait-elle fait un aggiornamento
comme elle le fit au XXe siècle. Or la Réforme ne se résu-
mait pas à de simples critiques disciplinaires. Elle avait fait
preuve de profondes déviances dogmatiques1. Les Pères conci-
liaires adoptèrent donc une attitude intransigeante, même s’ils
se montrèrent convaincus de la pertinence des critiques sur la
discipline ecclésiastique. Ainsi, les séminaires furent institués
pour former les prêtres, les ordinations ne furent plus autorisées
en dessous d’un certain âge et sans qu’elles ne correspondissent

1. Il y avait d’abord le refus de la transsubstantiation, c’est-à-dire la trans-


mutation du pain en le corps du Christ et celle du vin en son sang. Pour les
luthériens, il y avait seulement consubstantiation, les corps et sang du Christ se
mêlant respectivement au pain et au vin qui gardaient cependant leur nature.
Pour les calvinistes, le geste de l’eucharistie n’était que commémoration. Il y
avait ensuite le refus du sacrement de l’ordre et donc la négation du clergé.
Il y avait aussi celui du culte marial (culte d’hyperdulie) et des cultes des
saints (culte de latrie), seul Dieu devant être l’objet d’un culte (culte de dulie).
La Renaissance et les Temps modernes 97

à une nécessité pastorale. En revanche, la présence réelle dans


l’eucharistie, ainsi que la transsubstantiation furent réaffirmées
sinon magnifiées, notamment avec le culte rendu désormais
au Saint-Sacrement, objet d’un reliquaire nouveau, l’ostensoir.
Pour s’opposer à la dérive presbytérienne de la Réforme qui
faisait de la communauté des croyants le corps même de l’Église,
le concile de Trente en réaffirma la conception cléricale : le
troupeau des fidèles est mené par ses pasteurs (les prêtres, suc-
cesseurs des disciples), eux-mêmes encadrés par les évêques,
successeurs des apôtres, sous l’autorité du vicaire du Christ, le
pape. Pour contrer la dénonciation de la pompe cérémonielle et
de la richesse des décorations des lieux de culte, l’Église catho-
lique développa, au contraire, une liturgie emphatique et une
ornementation qui fit appel aux artistes (architectes, peintres,
musiciens…) les plus en vogue. Une nouvelle grammaire des
styles fut élaborée pour littéralement mettre en scène le culte
divin. Le baroque à venir était déjà tout entier dans les deux
maîtres mots de la Contre-Réforme : ostension et ostentation.
Mais les critiques de la Réforme ne s’étaient pas cantonnées
au seul domaine religieux. Si le discours politique s’était encore
révélé incapable d’être formulé de façon autonome, les har-
diesses religieuses s’étaient néanmoins traduites aussi en termes
politiques. Aussi bien les positions de la Contre-Réforme eurent-
elles un écho dans les théories sur le gouvernement.
Une fois passé les exagérations des luttes religieuses, le légi-
timisme à l’égard des rois l’emporta sur les détestations reli-
gieuses. Ainsi Henri IV et Élisabeth Ire bénéficièrent-ils de ce
réflexe national qui faisait du monarque le point de rassemble-
ment du corps social. Les théories politiques développées alors
suivaient le schéma romain de la Contre-Réforme : comme le
corps des fidèles constituait l’Église, l’ensemble des sujets for-
mait la communauté nationale ; mais le seul maître de faire la loi
est le souverain qui en est le fédérateur. Dans cette optique, les
corps intermédiaires n’ont pas vocation à contrôler, mais seule-
ment à conseiller, et la souveraineté est indivisible et absolue.
Chez Jean Bodin (1529-1596), le rejet du régime démocratique,
générateur d’anarchie, est total, et s’il trouve quelques mérites
au régime aristocratique, ses préférences vont à la monarchie.
Contemporain de Montaigne, peut-être séduit un temps par le
calvinisme, il publia en 1566 sa Méthode pour une connaissance
aisée de l’histoire qui faisait de la découverte des leçons du passé
98 Nouvelle histoire des idées

le plus sûr moyen d’établir les meilleures lois. Cet ouvrage fut
le véritable fondement de l’humanisme juridique : Bodin fut le
premier à vouloir embrasser l’évolution des sociétés humaines
et de tirer de l’étude de leur histoire une science du politique.
En 1576, il publia son œuvre majeure, les Six Livres de la Répu-
blique, dans lesquels il donnait une définition de la souveraineté :
« L’État souverain est plus fort que les lois civiles et doit être
uniquement soumis aux lois naturelles et divines. » Bien que
théoricien de la puissance souveraine (absolue, indivisible et
pérenne), il fut cependant le premier à établir une typologie du
gouvernement monarchique : le roi peut gouverner « populaire-
ment » en laissant à tous ses sujets le libre accès aux charges ;
ou il peut gouverner « aristocratiquement » en réservant ces
dernières aux détenteurs de la noblesse ou de la fortune ; ou
enfin « harmoniquement » en mêlant harmonieusement nobles et
roturiers, riches et pauvres. De même, il faisait une différence
entre une monarchie tyrannique, véritable despotisme où le roi
ne respecte pas les lois naturelles, une monarchie seigneuriale
où le roi est seigneur, propriétaire des biens et des hommes, et
une monarchie légitime où les sujets obéissent aux lois du roi et
le roi aux lois naturelles. Bodin restait, en effet, un humaniste :
s’il liait la souveraineté à la volonté divine, ce n’était pas par
effusion de grâce, mais parce qu’en obéissant à la raison, le
souverain s’inscrivait dans le projet de Dieu pour les hommes.
Il se distinguait en cela des absolutistes, pour qui le roi tenait
son pouvoir uniquement de la grâce permanente et spéciale
de Dieu. Il ne raisonnait pas uniquement en théoricien, mais
s’inscrivait dans le moment historique de la fin du XVIe siècle
qui voyait les monarchies occidentales se constituer autour de
dynasties qui incarnaient l’idée nationale.
Désormais, l’idée d’une unité politique de la chrétienté était
illusoire. La structure féodale de la société n’était néanmoins
pas encore remise en cause : la loi s’appliquait en totalité pour
les sujets auxquels Dieu ou le roi n’avaient pas confié de charge
spéciale. Pour les autres (nobles qui défendaient le souverain
et le pays en combattant ; prêtres qui sauvaient les âmes, mais
aussi enseignaient et soignaient), il était accordé des exemptions
de la loi commune, les privilèges. En revanche, l’idée d’État, et
même d’État national, était définitivement acquise ; dès lors, le
loyalisme dynastique cessa d’être la seule expression d’attache-
ment des peuples tandis que poignait le patriotisme.
La Renaissance et les Temps modernes 99

À côté de cela, les bouleversements de la Réforme avaient per-


mis une sécularisation de la pensée politique qui, sans distendre
le lien entre autorité et divinité, avait introduit l’idée d’une
nécessaire rationalité du gouvernement. Les idées émergeant à
la fin du XVIe siècle, parce qu’elles étaient encore trop proches
des conceptions médiévales du pouvoir et de la société, engen-
drèrent une exaltation des autorités souveraines qui finirent par
éclore en absolutisme. Mais parce qu’elles avaient aussi défini
l’importance du corps social et celle du lien contractuel moral
entre lui et le souverain, elles portaient en germe, par leurs
contradictions, l’évolution à venir entre ce qu’avaient été les
libertés et ce qu’allait devenir la liberté.
6

L’ABSOLUTISME

Le XVIIe siècle fut l’aboutissement de l’évolution commencée


avec la Réforme : l’affirmation de l’idée d’État comme expres-
sion supérieure de la communauté nationale signifia la fin poli-
tique de la féodalité. L’obsolescence de celle-ci devint alors
patente pour tous et la notion de privilège, qui avait pour sens
premier celui de contrepartie, fut désormais synonyme d’injus-
tice et d’iniquité.
Certes, dans la plupart des pays, les deux premiers ordres
(clergé et noblesse) perdurèrent, mais leurs membres perdirent
de leur aura.
Lorsque le principe protestant cujus regio, ejus religio (« tel
prince, telle religion ») fut admis par les pays catholiques eux-
mêmes lors de la signature des traités de Westphalie 1 instituant
le premier ordre international (1648), les souverains purent
désormais imposer légalement leurs croyances à leurs peuples.
La religion devint alors un domaine géré librement par chaque
État souverain, qui pouvait ainsi prendre ses distances contre
toute tentative de l’autorité romaine. L’opposition marquée des
États catholiques aux empiétements romains sur la vie de leurs
Églises nationales entraîna une « fonctionnarisation » des cler-
gés locaux assez voisine de celle que connaissaient les États

1. Mettant fin aux guerres qui avaient opposé catholiques et protestants,


les traités signés à Munster (pour les catholiques) et Osnabrück (pour les
protestants) en Westphalie en 1648 remodelèrent la carte de l’Europe après
la Réforme et définirent l’autorité pleine et entière de chaque souverain dans
son État. Ces traités contribuèrent à jeter les bases de l’absolutisme.
L’absolutisme 101

qui avaient adopté la Réforme. À l’exception de quelques-uns


(dont la Trappe), les ordres religieux, un instant revivifiés par
la Contre-Réforme, tombèrent dans une torpeur qui fut fatale
à beaucoup au siècle suivant. L’idée de l’inutilité des réguliers
ne fut pas qu’un trait de discours réformé ou anticlérical ; elle
fut aussi exprimée par des catholiques quand ce n’était pas
par leurs évêques 1. Les jésuites étaient cependant une excep-
tion de taille : fer de lance de la Contre-Réforme, la Société
de Jésus apparaissait à beaucoup comme le soutien essentiel
de la nouvelle conception de l’État. Aussi bien les grandes
controverses politiques des XVIIe et XVIIIe siècles, toujours en
l’absence d’un discours politique autonome, se cristallisèrent-
elles dans un débat religieux opposant les jansénistes puis les
gallicans aux jésuites accusés d’ultramontanisme et d’absolu-
tisme. En effet, les Églises nationales étaient souvent devenues,
avec l’affirmation de la toute-puissance de l’État, une courroie
de transmission de celui-ci. Durant les siècles antérieurs, le
clergé s’était vu chargé, en dehors du salut des âmes, de l’en-
seignement et de la gestion des hospices et hôpitaux. Or, les
troubles sociaux et politiques engendrés par les luttes religieuses
avaient eu pour conséquence un accroissement de la misère et
de la délinquance. Au XVIIe siècle, la plupart des pays d’Europe
créèrent alors des hôpitaux, autant lieux d’enfermement que
de correction ou de soins. La fonction hospitalière échappait
ainsi en partie à l’Église, plus recentrée sur son encadrement
pastoral des paroisses.
La noblesse européenne connut à la fois un sort commun
et des évolutions différentes. Le sort commun fut celui de son
éloignement définitif des leviers politiques. Ainsi, la Fronde
en France fut le chant du cygne politique du second ordre
(noblesse d’épée, mais aussi noblesse de robe) face à l’affirma-
tion de l’autorité royale menée magistralement par Richelieu
et par Mazarin. En revanche, son rôle économique et social
fut différent selon les pays. Lorsqu’elle put participer à l’essor
économique sans déroger, elle acquit un double statut : celui
de la richesse et celui des honneurs. Mais lorsque les souverains
la cantonnèrent à la seule propriété terrienne, lui fermant tout

1. Au passage, cette dénonciation de clercs qui n’étaient pas soumis à un


ordinaire national mais dépendaient d’un supérieur général le plus souvent
étranger ne manqua pas de satisfaire les États.
102 Nouvelle histoire des idées

rôle économique nouveau sous peine de dérogeance, la noblesse


finit par n’être, comme le clergé, qu’un corps à la recherche de
prébendes et de pensions accordées par le souverain en contre-
partie de services et de soumission.
Or, au XVIIe siècle, l’essor économique européen lié au déve-
loppement du commerce entraîna un bouleversement autant
économique que politique. Le moteur de la richesse européenne
n’était plus la Méditerranée, mais les ports de la mer du Nord
et de la Manche. Les États italiens et l’Espagne entamèrent alors
leur déclin, tandis que l’Angleterre et les Pays-Bas devenaient
des puissances essentielles. La France, avec ses deux façades,
participa des uns et des autres. Ce fut toutefois cette nouvelle
situation économique qui dessina l’évolution des idées politiques
dans chacun des pays : dans ceux où le capitalisme marchand
resta marginal (Italie, Espagne, pays germaniques), la pensée
politique n’évolua pas, restant marquée par les idées huma-
nistes de la Réforme ou de la Contre-Réforme. En revanche,
l’essor économique de l’Angleterre et des Pays-Bas y suscita un
fort développement des idées politiques, tandis qu’en France
ce bouillonnement s’exprima principalement dans les arts et la
philosophie.
Au XVIIe siècle et même au siècle suivant, l’écart économique
entre les pays européens rendit encore plus concrète la fin de
l’idée d’universalisme chrétien occidental. La Réforme avait
définitivement divisé le monde catholique et le pape ne pouvait
plus prétendre à aucune supériorité, alors que de nombreux
pays ne reconnaissaient même plus son autorité religieuse. Mais
ce qui n’était qu’affaire dogmatique se doubla d’une cassure
entre pays en voie de modernisation et pays en voie de stagna-
tion économique, les deux pays moteurs économiquement ayant
embrassé la Réforme. Alors que les siècles précédents, orphelins
de l’unité impériale romaine, avaient – vainement – cherché
à retrouver un imperium unitaire, le maître mot de la pensée
issue de la Réforme et de la Contre-Réforme fut la diver-
sité. L’inversion des développements économiques, le choix
des options dogmatiques et religieuses, joints à l’émergence de
l’idée d’appartenance nationale, firent que, dans chaque pays,
la réflexion intellectuelle s’appliqua davantage à la situation
locale. La pensée se voulut moins européenne pour devenir
plus nationale.
L’absolutisme 103

Cette inscription dans des limites nationales de l’effervescence


intellectuelle consécutive aux crises du XVIe siècle engendra une
pensée complexe, témoignant d’un extraordinaire essor à la fois
de la pensée scientifique et du rationalisme philosophique, mais
justifiant aussi, singulièrement, l’absolutisme. Lui-même pro-
céda d’une assez lente dérive intellectuelle. À peu près tous les
penseurs reconnaissaient que les monarques avaient une autorité
absolue, c’est-à-dire générale, globale, et qu’aucun aspect de la
vie humaine (religion comprise) ne devait leur échapper. Or,
progressivement, cette idée d’autorité sans partage évolua vers
celle de pouvoir absolu, pour être perçue, un siècle plus tard,
comme le synonyme de pouvoir arbitraire.

Les causes religieuses


et politiques de l’absolutisme

En Angleterre comme en France, les luttes religieuses et les


excès fanatiques avaient profondément marqué les populations.
La nécessité de retrouver une sérénité religieuse profita alors
aux souverains. Dans les deux pays, la politique romaine était
rejetée : en Angleterre qui, tout en penchant pour la Réforme
n’allait officiellement pas si loin que les théologiens réformés,
l’anglicanisme répondit au papisme. En France, où le choix
avait été fait de rester dans la communion catholique, le gal-
licanisme (triomphant en 1682) fut la réponse à l’ultramonta-
nisme romain. Cette évolution parallèle vers une Église plus ou
moins « nationale » servit l’absolutisme, le roi d’Angleterre étant
défenseur de la foi (fidei defensor) et celui de France étant très
chrétien (christianissimus).
Mais si les peuples avaient ressenti la nécessité de l’apaisement
religieux, ils partageaient aussi le désir de voir mettre fin aux
désordres politiques et militaires qui agitaient les royaumes. Les
guerres étaient alors de deux sortes : civiles et extérieures. Le
rétablissement de l’ordre dans des pays en proie à des guerres
civiles exigea la constitution de pouvoirs forts. Ainsi, Cromwell
fut la réponse à la fois aux deux guerres civiles (1642-1646
et 1648-1649) qui déchirèrent le pays et aux appréhensions
du peuple anglais de perdre son identité dans le royaume de
Grande-Bretagne voulu par les Stuarts. De même, Richelieu
établit solidement le pouvoir royal face aux tendances particula-
104 Nouvelle histoire des idées

ristes des huguenots1, tandis que Mazarin et Louis XIV mirent


fin aux guerres civiles de la Fronde.
Assis par les dangers intérieurs, l’absolutisme entendit aussi
défendre le pays contre les ambitions étrangères. Les armées,
par leurs victoires, contribuèrent ainsi à conforter les pouvoirs
absolus. Mais les guerres, par leur durée et leur coût, finirent à
terme par les miner. À la fin du siècle, les considérations écono-
miques passèrent au premier rang des préoccupations politiques.

Le substrat économique
et social de l’absolutisme

Le capitalisme marchand, bien qu’apparu plusieurs siècles


auparavant, connut une importante évolution au XVIIe siècle.
Jusqu’alors, le commerce n’avait été qu’un appoint, certes
important, de l’économie rurale. Les pouvoirs faisaient de
l’un comme de l’autre un outil pour asseoir leur puissance,
car l’image qu’ils entendaient donner d’eux était celle d’une
grandeur immuable et pérenne. Or cette vision fut attaquée au
e
XVII siècle et taxée de stagnation. On professa alors que sans
progrès de la richesse, un État s’appauvrissait et dépérissait. À
côté de ses armées, un pays devait avoir ses compagnies de com-
merce, et à la guerre des unes devait correspondre la « guerre
d’argent » des autres, les manufactures étant à ces dernières ce
que les magasins militaires étaient aux premières.
La théorie mercantiliste développée alors soutint que la
richesse d’un pays résidait principalement dans son encaisse
d’or et d’argent. Pour acquérir du métal précieux, rare à trouver
sur le continent européen, il fallait aller le chercher outre-mer

1. L’édit de Nantes d’avril 1598 accordait la liberté de culte aux protes-


tants, mais la limitait en certains lieux du royaume. Les édits de Saint-Germain
(1570), de Beaulieu (1576) et de Poitiers (1577) leur avaient accordé tempo-
rairement un certain nombre de places de sûreté. Henri IV leur accorda de
laisser sous leur autorité toutes les places et villes qu’ils tenaient en août 1597
(51 places militaires, 16 places de mariage et 150 lieux de refuge). La conces-
sion royale fut renouvelée en 1606 et 1611, mais Richelieu, bien que tolérant
le protestantisme religieux, refusait le protestantisme politique. Les redditions
de La Rochelle (1628) et d’Alès (1629) marquèrent la fin des assemblées poli-
tiques et des places fortes protestantes. Le culte réformé resta toléré dans les
aires définies par l’édit de 1598, mais le culte catholique put y être restauré.
L’absolutisme 105

et, pour cela, développer le commerce colonial. Mais cette thé-


saurisation serait vaine si, parallèlement, la production nationale
n’était pas fortement encouragée (l’Espagne d’alors illustrait ce
propos). La conséquence en était double : d’une part, l’indus-
trialisation prenait le pas sur l’économie rurale (c’était Colbert
contre Sully) et, d’autre part, le mépris traditionnel dans les
pays catholiques à l’encontre du commerce et des marchands
était battu en brèche. Ainsi, en 1646, Jean Éon, en religion le
père Mathias de Saint-Jean, publiait Le Commerce honorable, ou
Considérations politiques, contenant les motifs de nécessité, d’honneur
et de profit, qui se treuvent à former des compagnies de personnes de
toutes conditions pour l’entretien du négoce de mer en France, composé
par un habitant de la ville de Nantes. Mais puisque cette nouvelle
économie industrielle devait servir à la grandeur du pays, elle
devait être protégée, d’une part, de la concurrence étrangère et,
d’autre part, des entraves qui pourraient l’empêcher de jouer à
plein son rôle national. Le mercantilisme constituait donc une
réaction nationale et protectionniste, tout autant contre l’univer-
salisme économique que contre les particularismes des villes ou
des provinces. Mais puisque l’État y trouvait le soutien de sa
grandeur, il était naturel que, de son côté, il en favorisât le déve-
loppement. Il ne s’agissait pas pour lui de se faire entrepreneur,
car la liberté du commerce était hautement affirmée, mais de
contribuer à la réussite des compagnies de commerce, ses inté-
rêts étant solidaires de ceux des négociants et autres armateurs.
Aussi bien le mercantilisme supposait-il l’existence d’un État fort
et centralisé, ayant l’autorité nécessaire pour imposer ses vues
économiques et inspirant un suffisant sentiment de sécurité aux
acteurs du commerce. Ainsi, dans l’Angleterre d’Élisabeth Ire
ou dans la France de Louis XIV, le mercantilisme fut un des
piliers de l’absolutisme. Ces deux souverains ne s’y trompèrent
pas, qui « utilisèrent » à leurs fins leur bourgeoisie nationale qui
était l’acteur principal de cet essor économique.
Mais le triomphe du capitalisme marchand eut une autre
conséquence, juridique cette fois, qui n’eut pas moins de réper-
cussions dans le domaine de la pensée politique. L’obsolescence
du monde économique médiéval entraîna celle du droit féo-
dal. Le capitalisme marchand fut alors conçu comme un droit
naturel de l’individu, comme une de ses libertés allant dans le
sens de l’utilité générale. Ainsi, le Hollandais Grotius (Hugo de
Groot, 1583-1645) définit à la fois le droit naturel des indivi-
106 Nouvelle histoire des idées

dus et des États, immuable dans le temps et l’espace parce que


correspondant à la raison, et le droit des gens1, droit interna-
tional encadrant les relations entre pays. De même, l’Allemand
Samuel von Pufendorf (1632-1694) distingue les lois positives,
nées des décisions humaines, de la loi perpétuelle qu’est le droit
naturel dont l’homme est titulaire du seul fait de son existence.
Tous deux par ailleurs insistent sur le caractère sociable de l’être
humain qui le conduit à ne pas se limiter à de simples rap-
ports naturels, mais à observer des règles de sociabilité qui sont
d’essence morale (famille, cité, magistrature, État). Pour Pufen-
dorf, le politique est un ensemble conventionnel qui constitue
le contrat social. Ce contrat lie les individus entre eux (pacte
d’association) pour former la société civile, mais les soumet aussi
au gouvernement qu’ils se choisissent (pacte de soumission).
Tout comme le mercantilisme, cette théorie du droit naturel
servit dans un premier temps les tenants de l’absolutisme poli-
tique ; mais tous deux permirent à la bourgeoisie d’asseoir son
importance et, lorsqu’elle se trouva assez puissante, elle s’opposa
aux princes qui ne pouvaient alors même plus compter sur une
noblesse qu’ils avaient contribué à affaiblir.
En Angleterre et en France, les deux principaux royaumes
d’Europe au XVIIe siècle, cette évolution fut notable. Toutefois,
elle ne fut pas concomitante, ce qui entraîna des différences
dans leur « diachronie » idéologique au cours des siècles suivants.

L’absolutisme en Angleterre et en France

L’Angleterre
De 1603 à 1688, à l’exception du Commonwealth de Crom-
well (1649-1658), l’Angleterre est gouvernée par la dynastie
écossaise des Stuarts. Elle connaît deux révolutions : la Grande
Rébellion de 1649, qui voit l’exécution de Charles Ier, et la
Glorieuse Révolution de 1688, qui chasse Jacques II du trône.
En réalité, l’Angleterre avait mal vécu la Réforme et, outre les
catholiques, un nombre important de courants réformés était

1. Contrairement à ce que laisse accroire un aberrant mésusage contempo-


rain, le droit des gens (jus gentium) fait référence non aux individus mais aux
nations (en latin gens, gentes). Il s’agit donc de droit international.
L’absolutisme 107

hostile à la nouvelle situation religieuse. Néanmoins, le problème


politique et le problème religieux étant étroitement liés, le sen-
timent national contre Rome permit d’asseoir l’anglicanisme,
mais aussi, par là, de soumettre l’Église à l’État. Dès lors, la
religion se fit l’écho des préoccupations dominantes d’un pays
en plein essor économique et elle développa une morale à la fois
puritaine et capitaliste : il fut du devoir de tout chrétien anglais
de réussir économiquement et socialement tout en méritant son
salut. Entreprendre et faire fortune étaient la traduction tem-
porelle de la grâce. Ce puritanisme capitaliste, dont les consé-
quences furent mondiales à partir du XIXe siècle, exaltait donc
une morale individualiste et utilitariste : ceux qui réussissaient
témoignaient de leurs vertus morales, ceux qui restaient pauvres
étaient moralement condamnables.
La révolution de 1649 fut moins une révolution qu’un
soulèvement opportuniste, économique et social, contre le
monarque. Elle ne fut en aucun cas le résultat d’une idéologie
politique et ne déboucha sur aucun bouleversement social, la
propriété n’ayant notamment pas changé de mains. En réalité,
ce furent les historiens marxistes qui intitulèrent « révolutions
bourgeoises » les guerres civiles des années 1640 dont le but
avoué était d’empêcher l’unification des trois composantes de la
Grande-Bretagne (royaumes d’Angleterre et d’Écosse, Irlande)
et de parvenir à l’établissement d’une religion sans hiérarchie
ecclésiastique et sans tutelle royale. Ce fut au lendemain de
l’exécution du roi que Thomas Hobbes (1588-1679) publia
son Léviathan (1651), sans doute le plus important traité de
philosophie politique du XVIIe siècle. Défenseur des droits de
Charles Ier contre le Parlement, il s’exila à Paris entre 1640
et 1651 et, dès 1642, dans ses Éléments de la loi naturelle et
politique, il affirmait que « la puissance et le droit sont liés à la
souveraineté par une connexion inséparable ». Si la pensée de
Hobbes connut une évolution, elle fut néanmoins caractérisée
par de grandes constantes qui la conduisirent à avoir une grande
influence sur la pensée philosophique moderne. La première
est son rejet de ce qu’il appelle « le royaume des ténèbres »,
ensemble de peurs irrationnelles suscitées par l’esprit humain
et généralement exploitées par les clergés. Selon lui, les événe-
ments d’Angleterre sont principalement dus à la prétention du
pouvoir clérical à être une fonction de gouvernement (De Cive,
1642), alors que la puissance et le droit sont liés à la souve-
108 Nouvelle histoire des idées

raineté par une connexion inséparable. Aussi bien le souverain,


organe suprême d’un État fondé sur la raison, doit-il être aussi le
maître de l’Église. La seconde est de préférer la « loi naturelle »
au droit naturel. Elle est, selon lui, une règle rationnelle dont
les buts principaux sont, d’une part, la recherche de la paix
et de la préservation de la vie, d’autre part, la défense de la
propriété et de l’art de vivre. Pour y mieux parvenir, il estime
que les hommes doivent passer entre eux un contrat et abdiquer
entre les mains de l’État ceux de leurs droits individuels qui
pourraient être des ferments de discorde. L’État devenant ainsi
la somme des intérêts particuliers, il légitime la propriété indivi-
duelle, mais aussi sa propre existence qui est liée à sa capacité
d’assurer la sécurité des citoyens et de maintenir l’ordre social.
Pour lui donc, l’absolutisme du pouvoir politique, dont la
seule limite est la raison, se justifie par la conservation du bien-
être individualiste (on a pu parler, à propos de la doctrine de
Hobbes, d’hédonisme éclairé). En fait, s’il accepte l’idée de pou-
voir absolu, c’est parce qu’au lendemain de la Grande Rébel-
lion, la classe moyenne n’est pas assez puissante pour s’emparer
du gouvernement et qu’elle doit encore croître à l’ombre d’un
pouvoir fort. Quoique méprisant à l’égard de la nature humaine
(« la vie est solitaire, abêtie et courte »), bien que mettant sa
confiance dans des vertus aristocratiques (l’honneur, la gloire)
et n’accordant que peu d’intérêt aux problèmes économiques,
Hobbes n’en considère pas moins le pouvoir politique comme le
garant de la paix et du bien-être, ce qui s’avère une constante
de la pensée politique anglaise, absolutiste comme libérale.
L’expression politique de l’absolutisme anglais fut le parti
tory1, soutenu par l’aristocratie foncière et qui, parce qu’il était
partisan d’un pouvoir royal fort, fut longtemps suspecté d’être
un agent des Stuarts.

La France
Si la France connut une longue série de troubles, liés autant
aux problèmes religieux qu’aux derniers sursauts de la féodalité,
elle ne connut pas de crise politique majeure comme l’Angle-

1. Les tories représentent, à partir du XVIIe siècle, le courant traditiona-


liste. Proches des Stuarts, favorables au pouvoir royal, ils sont les défenseurs
des intérêts de l’aristocratie foncière (les landlords). Au XIXe siècle, les tories
s’organisèrent en parti politique, le Conservative Party (parti conservateur).
L’absolutisme 109

terre. La rébellion contre le souverain, la décennie de dictature


de Cromwell avaient suffisamment sapé les institutions anglaises
pour que pût apparaître une réflexion sur le pouvoir et la science
politique. En revanche, en France, tout fut plus affaire de praxis,
car personne ne remettait en cause l’idée que le monarque tirait
son pouvoir de Dieu et qu’à ce titre, il était le maître absolu des
sujets comme des biens matériels. Alors qu’en Angleterre, les
divisions religieuses et intellectuelles empêchaient un consensus
qui dût s’imposer, en France, les milieux populaires comme
ceux de la Cour, les gens d’Église comme ceux du Parlement,
les cléricaux comme les libertins, tous idolâtraient le souverain.
L’absolutisme français fut donc le résultat d’une politique
empirique liée aux contingences du moment. La lutte menée
par le cardinal de Richelieu (1585-1642) fut dirigée contre
la noblesse, menacée dans ses privilèges féodaux et enhardie
par les désordres religieux sous les derniers Valois. Ses concep-
tions politiques ne se voulurent pas des théories intemporelles,
mais une série de règles répondant aux difficultés politiques
du moment. Son Testament (publié pour la première fois en
1688) constitue, selon Sainte-Beuve, le « bréviaire de l’homme
d’État ». Or, le cardinal ne lègue pas des maximes, mais son
expérience. Hostile au bouleversement, il préconise la réforme
dont l’efficacité ne peut être garantie que par la fermeté de la
volonté gouvernementale ; il écrit ainsi : « Les désordres qui
ont été établis par des nécessités publiques et qui se sont for-
tifiés par des raisons d’État ne se peuvent réformer qu’avec le
temps ; il en faut ramener doucement les esprits et ne point
passer d’une extrémité à l’autre. Un architecte qui, par l’excel-
lence de son art, corrige les défauts d’un ancien bâtiment et
qui, sans l’abattre, le réduit à quelque symétrie supportable,
mérite bien plus de louange que celui qui le ruine tout à fait
pour refaire un nouvel édifice parfait et accompli1. » En effet,
l’absolutisme n’est en aucun cas une dictature, car le pouvoir
royal doit tenir compte des contre-pouvoirs ; en revanche, il
est l’expression d’une action gouvernementale éclairée par la
raison qui ne peut avoir d’autre but que le bien commun et
ne doit nullement s’attarder aux émotions populaires (« Le gou-
vernement du Royaume requiert une vertu mâle et une fermeté

1. Richelieu, Testament politique, présentation par Arnaud Teyssier, Paris,


Perrin, 2011, p. 143.
110 Nouvelle histoire des idées

inébranlable, contraire à la mollesse qui expose ceux en qui elle


se trouve aux entreprises de leurs ennemis. Il faut en toutes
choses agir avec vigueur, vu principalement que, quand même
le succès de ce qu’on entreprend ne serait pas bon, au moins
aura-t-on cet avantage que, n’ayant rien omis de ce qui pouvait
le faire réussir, on évitera la honte, lorsqu’on ne peut éviter le
mal d’un mauvais événement1 »).
Ainsi, pour lui, tout gouvernement doit être raisonnable
(« L’homme doit souverainement faire régner la raison, ce qui
ne requiert pas seulement qu’il ne fasse rien sans elle, mais elle
l’oblige, de plus, à faire que tous ceux qui sont sous son autorité
la révèrent et la suivent religieusement2 »). Aussi bien un souve-
rain règne-t-il autant par la force de ses armées et de l’économie
de son pays que par ses vertus, sa réputation et sa capacité à
s’entourer de bons ministres (« L’amour est le plus puissant motif
qui oblige à obéir et qu’il est impossible que des sujets n’aiment
pas un prince s’ils connaissent que la raison soit le guide de
toutes ses actions3 »). Quant à la société, elle doit conserver son
organisation en trois ordres. Si le clergé en demeurait le premier,
il devait servir le roi, tout comme la noblesse ; quant au tiers, il
convenait d’encourager ses entreprises économiques, mais éviter
qu’il fût trop à son aise, car il deviendrait alors impossible de le
contenir dans ses devoirs. En fait, le maître mot du Testament
comme de la politique de Richelieu est la raison d’État qui
justifie tous les actes du souverain, dans les limites apparentes de
la morale chrétienne (« En matière de crime d’État, il faut fermer
la porte à la pitié, mépriser les plaintes des personnes intéressées
et les discours d’une populace ignorante qui blâme quelquefois
ce qui lui est le plus utile et souvent tout à fait nécessaire. Les
chrétiens doivent perdre la mémoire des offenses qu’ils reçoivent
en leur particulier, mais les magistrats sont obligés de ne pas
oublier celles qui intéressent le public. Et, en effet, les laisser
impunies, c’est bien plutôt les commettre de nouveau que les
pardonner et les remettre4 »).
En dépit des événements de la Fronde qui secouèrent la
France lors de la minorité de Louis XIV, il est impossible d’y

1. Ibid., p. 218.
2. Ibid., p. 216.
3. Id.
4. Ibid., p. 229.
L’absolutisme 111

trouver une idée quelconque qui fût antimonarchique. La détes-


tation fut focalisée sur les ministres, le feu cardinal de Richelieu
et surtout Mazarin, mais jamais le légitimisme à l’égard du
roi ne faiblit. Même un philosophe comme René Descartes
(1596-1650) ne remettait nullement en cause l’idée de l’absolu
pouvoir du roi. Il écrit ainsi en 1647 : « Je crois qu’il n’appar-
tient qu’aux souverains ou à ceux qui sont autorisés par eux,
de se mêler de régler les mœurs des autres » (Lettre à Pierre
Chanut). S’il est connu pour son rationalisme et sa définition de
la méthode scientifique (Règles pour la direction de l’esprit, 1628 ;
Discours de la méthode, 1637 ; Meditationes de prima philosophia,
1641), Descartes estime que le doute, bénéfique pour accéder
à la connaissance théorique, devient en revanche dangereux si
l’on l’étend à l’action. Cette dernière, pour lui, doit s’inscrire
dans un progrès moral, condition impérative du progrès social.
Il convient donc, dans le Discours de la méthode, de la nécessité
d’une « morale par provision » autour de quelques idées-forces :
la claire connaissance du bien, le respect de la coutume, de
la religion et des mœurs de son pays, une volonté ferme et
résolue, et la maîtrise de soi et de ses passions (« Ceux qui
sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire
de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils
ne se sentent capables. Et parce qu’ils n’estiment rien de plus
grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser
son propre intérêt, pour ce sujet ils sont parfaitement courtois,
affables et officieux envers chacun. Et avec cela ils sont entière-
ment maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de
la jalousie et de l’envie, à cause qu’il n’y a aucune chose dont
l’acquisition ne dépende pas d’eux qu’ils pensent valoir assez
pour mériter d’être beaucoup souhaitée », Les Passions de l’âme,
1649). En fait, Descartes s’opposait à Machiavel en refusant
que le souverain s’affranchît des règles communes, mais il restait
prudent politiquement, critiquant autant les excès de la raison
d’État que l’aventurisme des changements violents. La même
attitude se retrouvait chez certains protestants. Pierre Bayle
(1647-1706)1, défenseur de la tolérance civile non seulement
pour tous les croyants, mais aussi pour les athées, en dépit de

1. Fils de pasteur protestant, lecteur assidu de Descartes, il publie à par-


tir de 1697 son Dictionnaire historique et critique qui préfigure l’Encyclopédie.
Comme Castellion avant lui, il fut poursuivi par la vindicte du théologien
112 Nouvelle histoire des idées

l’intolérance religieuse qui avait conduit à révoquer l’édit de


Nantes (1685), publia en 1690 son Avis important aux réfugiés
par lequel il exhortait les protestants français qui s’étaient exilés
à la soumission politique au nom de la loyauté à l’égard du
roi de France.
En réalité, en France comme en Angleterre, l’aspiration à
l’ordre et à la paix fut la conséquence des troubles politiques et
sociaux. Ainsi, l’absolutisme de Louis XIV n’est pas singulière-
ment éloigné des conceptions de Hobbes. Le mot prêté au Roi-
Soleil, « L’État c’est moi », est un écho des propos de Hobbes,
l’auteur du Léviathan : « Une multitude se fait une quand elle
est représentée par un seul homme ou une seule personnalité »,
même s’il rajoute « pourvu que ce soit avec le consentement de
chaque particulier qui la compose ». Pour Louis XIV, le roi, per-
sonnage vivant et donc mortel, est l’incarnation du Roi intem-
porel, c’est-à-dire de l’État1. L’absolutisme français réintégrait
ainsi l’idée de permanence dans la pensée politique. Bossuet
(1627-1704), parce qu’il fut un acteur important des volontés
politiques de Louis XIV, sans faire volontairement œuvre d’idéo-
logue, transcrivit néanmoins la vision du pouvoir politique dans
les sphères proches de la Cour. Pour lui, toutes les volontés de
changement sont suspectes, frauduleuses et même fausses tandis
que l’immutabilité exprime la vérité. Toutefois, cette immu-
tabilité n’est pas synonyme d’immobilisme ; au contraire, elle
est évolution, mais dans le cadre général de l’histoire, schéma
voulu par la Providence. L’histoire dont il fait le livre d’éduca-
tion des princes est l’incarnation des desseins de Dieu pour les
hommes : elle est à la fois transmission et tradition. Aussi bien
toute innovation, tout développement ultérieur doivent-ils se
fonder sur l’acquis antérieur, ce qui rend l’ordre et les pouvoirs
établis éminemment légitimes. Dès lors, toute révolution, toute
rupture de la continuité des temps, est pour lui un « caprice »,
sorte d’hybris de l’homme à l’égard de Dieu et de ses volontés
comme l’avaient été le péché originel ou la tour de Babel. En
cela, Bossuet annonçait le traditionalisme.

calviniste Pierre Jurieu (1637-1713). Il fut accusé d’impiété alors qu’il ne


faisait montre que de scepticisme, frayant ainsi la voie à Voltaire.
1. Voir Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie
politique au Moyen Âge (The King’s Two Bodies. A Study on Medieval Political
Theology), 1957.
L’absolutisme 113

En effet, comme plus tard les écrivains traditionalistes, il n’a pas


cherché à faire œuvre idéologique. Ses écrits se voulurent polé-
miques et pédagogiques1. Il écrivit contre les errances issues de la
Réforme et entendit rappeler les idées-forces d’une saine tradition
politique chrétienne. Il y a d’abord l’unité ; c’est autant l’unité
du corps social (« en dehors de l’unité, la mort est certaine »)
que l’unité de la conduite politique (la loi doit être constante
et uniforme). Il y a ensuite l’obéissance à l’égard de l’État que
Jésus lui-même a rappelée aux apôtres. En réalité, pour Bossuet,
cette obéissance impérative justifie l’autorité en général et non un
régime politique en particulier (« Dieu prend en sa protection tous
les gouvernements légitimes, en quelque forme qu’ils soient éta-
blis »), thème qui fut repris par certains prélats français à la fin du
e
XIX siècle en France pour justifier l’acceptation de la république.
Bossuet est avant tout un chrétien pragmatique. L’autorité
du roi est certes sacrée et absolue (c’est-à-dire totale), mais
elle ne peut pas être arbitraire, car elle doit être paternelle et
raisonnable : « Moins le roi a de comptes à rendre aux hommes,
plus il a de comptes à rendre à Dieu. »
Préfigurant encore le traditionalisme, Bossuet insiste sur la
faiblesse et la solitude des gouvernants qui ne peuvent bien
agir que tant qu’ils sont en accord avec l’origine divine de leur
puissance. Ainsi, l’observance des préceptes chrétiens leur com-
mande de respecter leurs peuples (« Le prince doit modérer les
impôts et ne point accabler le peuple »), mais en même temps
elle les libère des tentatives de la papauté d’intervenir dans le
domaine temporel. Dans ce dernier cas, en 1682, alors que la
France et le Saint-Siège connaissaient un important différend,
l’évêque de Meaux rédigea la Déclaration du clergé gallican sur le
pouvoir dans l’Église dont les quatre articles constituent la charte
du gallicanisme français, forgé dès la Pragmatique Sanction de
Bourges (1438) et qui fut la règle en France jusqu’à la loi de
séparation de 19052. Par son absolu respect de la tradition, dans

1. Réfutation du catéchisme du Sr Paul Ferry, ministre de la Religion prétendue


réformée (1655) ; Exposition de la doctrine de l’Église catholique sur les matières
de controverse (1671) ; Discours sur l’Histoire universelle (1681) ; Histoire des
variations des Églises protestantes (1688) ; La Politique tirée des propres paroles de
l’Écriture sainte (parue en 1709 après sa mort).
2. En matière temporelle, les princes ne sont pas soumis à l’autorité ecclé-
siastique. Les conciles généraux sont supérieurs au pape. Les lois et coutumes
de l’Église de France limitent l’autorité juridictionnelle du pape. Les décisions
114 Nouvelle histoire des idées

laquelle il voyait l’inscription des desseins de la Providence,


Bossuet inaugura la pensée politique de ceux qui refusèrent,
deux siècles plus tard, la rupture de la Révolution, conçue à la
fois comme un schisme religieux et une hérésie politique.
L’absolutisme français, ou plutôt la conception absolutiste
de Louis XIV, marqua spécifiquement l’art de gouverner non
seulement au XVIIe siècle, mais encore au-delà. L’ostentation
baroque se fit magnification de l’État et donc du monarque.
Si Louis XIV théâtralisa l’exercice du pouvoir (notamment par
l’étiquette)1, il fut aussi un pionnier de l’art de la communi-
cation politique. Jusqu’alors, l’Église, par son monopole de la
chaire, avait été l’unique « média » permettant à l’État en général
et au souverain en particulier de communiquer avec les sujets.
Louis XIV, en s’entourant des plus brillants artistes, donna à
voir autant sa Cour que la France. Que ce fût le portrait en
majesté (le portrait « à la versaillaise ») ou la création d’un style
français (en musique, en architecture…), tout concourut désor-
mais à promouvoir le roi et son pays. Le monarque mena alors
une véritable politique institutionnelle en matière d’art et de
culture : à côté de l’Académie française (1635), l’Académie
royale de peinture et de sculpture (1648) est réformée en 1663 ;
l’Académie royale de danse est créée en 1661, l’Académie des
sciences et l’Académie de France à Rome en 1666, l’Acadé-
mie d’architecture en 1669 et l’Académie royale de musique en
1672. Sans parler d’un début de laïcisation, c’était la première
fois que l’exercice du pouvoir royal était loué en dehors de
l’Église, et par des civils qui pour n’en être pas moins pension-
nés n’étaient pas de simples historiographes. S’il n’y avait pas
rupture du lien entre le trône et l’autel, il y existait une prise
de distance qui bénéficiait au politique.

Les critiques de l’absolutisme

Cependant, ces théories rencontrèrent, dès le début du siècle,


de virulentes oppositions. Elles prirent des formes diverses, selon

en matière de foi de ce dernier ne sont infaillibles qu’une fois confirmées par


un concile général.
1. Voir Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-machine. Spectacle et politique au
temps de Louis XIV, Éd. de Minuit, 1981.
L’absolutisme 115

qu’elles furent émises dans des pays où régnait (France, Angle-


terre) ou non (Pays-Bas, Allemagne) l’absolutisme.

Le gallicanisme antiroman
L’absolutisme politique rencontra le fait religieux au tout début
du règne de Louis XIII, avec la publication d’un écrit domini-
cain qui proclamait l’infaillibilité pontificale et la supériorité du
pape sur le concile. La crainte que ce schéma religieux servît
de justification aux thèses politiques de l’absolutisme entraîna
le premier président du Parlement à en demander la réfutation
à l’éminent théologien français qu’était Edmond Richer1. Ce
dernier publia en 1611 son Libellus de ecclesiastica et politica
potestate2. D’emblée, il liait donc ouvertement la conception du
pouvoir ecclésiastique et celle du pouvoir politique, l’une conta-
minant l’autre. Déjà, en 1591, il avait soutenu en Sorbonne
que les états du royaume étaient supérieurs au roi. Désormais,
développant l’idée que le corps est toujours supérieur à l’auto-
rité unique, Richer attaquait ainsi autant l’autorité du pape et
des évêques que celle des rois : « Chaque communauté a droit
immédiatement et essentiellement de se gouverner elle-même,
c’est à elle et non à aucun particulier que la puissance et la
juridiction ont été données. » S’il fut un des précurseurs du jan-
sénisme, sa doctrine, le richérisme, se répandit plus spécifique-
ment dans le bas clergé, se teintant parfois de presbytérianisme3.
En effet, s’il se confond avec la doctrine gallicane concernant
la supériorité du concile sur le pape, il l’applique à tous les
niveaux de la hiérarchie ecclésiale. Comme le pape, successeur
de Pierre, est soumis temporellement et dogmatiquement au
concile des évêques, successeurs des onze autres apôtres, ces
mêmes évêques sont soumis au synode diocésain des curés de

1. Edmond Richer (1560-1631) fut le grand maître du collège du Cardinal-


Lemoine avant de devenir en 1608 le syndic de la faculté de théologie de
Paris-La Sorbonne. Démis de ses charges sur ordre de Richelieu, enfermé
au couvent de Saint-Victor, il se rétracta publiquement en 1629 et en 1630.
2. De la puissance ecclésiastique et politique.
3. Le presbytérianisme rejette toute hiérarchie ecclésiastique au profit d’as-
semblées ou consistoires propres à chaque communauté. L’idée fondamentale
en est la négation du sacrement de l’ordre et donc d’un pasteur guidant le
troupeau des fidèles. Au contraire, tout croyant participe au sacerdoce univer-
sel et peut donc être choisi comme ancien (presbuteros en grec) pour guider
et administrer l’Église, du niveau local à celui national.
116 Nouvelle histoire des idées

paroisses qui sont les successeurs des disciples ; enfin, les curés
sont soumis à l’assemblée paroissiale qui représente le peuple
des fidèles. La puissance du courant richériste dans le bas clergé,
notamment du nord et de l’est de la France, pesa lourd des
années plus tard dans les travaux de la Constituante.
L’ouvrage de Richer influença un jésuite, Marc’Antonio De
Dominis1, qui publia en 1617 son De republica christiana, fonciè-
rement antipapiste, avant d’adhérer momentanément aux thèses
de la Réforme. Si ses positions antiromaines furent nettement
moins nuancées que celles de Richer, leur influence fut plus
limitée puisqu’elle se développa surtout en Angleterre où elles
ne firent que conforter celles de l’anglicanisme.

Le protestantisme
Or, dans le contexte troublé de la révocation de l’édit de
Nantes (1685), des protestants français exilés en Hollande
reprirent les thèmes développés par les monarchomaques. Ainsi,
Pierre Jurieu (1637-1713)2 réaffirme la théorie du contrat social
et de la souveraineté populaire (« Le peuple est celui qui fait les
rois ») dont l’inobservance entraîne la caducité (« Quand une des
deux parties vient à violer ce pacte, l’autre est dégagée3 »). Les
dragonnades des Cévennes justifient, selon lui, que ses coreli-
gionnaires ne se sentent plus liés par une quelconque fidélité
et il les pousse même à soutenir, contre Louis XIV, Guillaume
d’Orange pour qu’il installe une république en France. On lui a
aussi longtemps attribué4 un pamphlet plus violent, Les Soupirs
de la France esclave qui aspire après la liberté (1689), qui accuse
clairement le roi d’avoir dénaturé le pouvoir monarchique avec
l’absolutisme, ruiné ses sujets et perverti l’ordre social. Si Jean-
Jacques Rousseau n’a pas ignoré Jurieu, il ne faut toutefois pas

1. Markantun de Dominis (1556-1624), jésuite dalmate, fut évêque de


Split, primat de Croatie et Dalmatie. Bien qu’ayant abjuré ses thèses en 1622,
il fut emprisonné au château Saint-Ange où il mourut peu après (1624), mais
ses restes et ses écrits furent brûlés publiquement en place de Rome.
2. Pasteur et théologien calviniste, il se réfugia en Hollande dès 1681 d’où
il donna du 1er septembre 1686 au 1er juillet 1689 ses Lettres pastorales adressées
aux fidèles de France qui gémissent sous la captivité de Babylone.
3. Lettres pastorales, XVI, XVII et XVIII (1689).
4. Aujourd’hui d’aucuns pensent que son auteur est Michel Le Vassor
(1648-1718), oratorien converti au protestantisme (1695).
L’absolutisme 117

exagérer l’influence de ce dernier à son époque ; certes, Bossuet


combattit ses thèses dans le cinquième Avertissement aux protes-
tants1 (1690), mais, malgré leurs souffrances, les huguenots dans
leur grande majorité manifestèrent, à l’instar de Pierre Bayle,
un réel loyalisme à l’égard de la Couronne.

Le jansénisme français
L’autoritarisme politique d’un Richelieu ou d’un Louis XIV
n’avait pas encouragé l’indépendance du discours politique.
Pour encore un certain temps, ce dernier fut sous-tendu par
le discours religieux. Après l’échec politique de la Réforme en
France, les huguenots ne furent plus en état de constituer une
opposition politique. Le jansénisme, réformisme resté orthodoxe
bien qu’ayant fait siennes les principales critiques disciplinaires
des protestants, fut le véhicule des principales critiques contre
l’absolutisme. Phénomène purement religieux au départ, il
devint, par l’adhésion importante de l’aristocratie éclairée des
parlementaires, le moyen de montrer son opposition à une
concentration du pouvoir jugée excessive.
Il serait faux de parler alors d’un jansénisme politique homo-
gène. Il y eut plusieurs formes de jansénisme politique, autant
sans doute que les intérêts ou groupes d’intérêts qui poussaient
à se dire janséniste. Mais une des caractéristiques communes,
et sans doute la principale, fut le mépris élitiste de toutes les
satisfactions que procure le monde. Chez les écrivains jansé-
nistes, et bien sûr chez Blaise Pascal (1623-1662) qui, pour
être le principal, ne fut pas le seul, l’Ecclésiaste était toujours
en filigrane. Le plus extrême d’entre eux, Martin de Barcos
(1600-1678), professa une étonnante misanthropie et le refus de
tout lien avec les pouvoirs. Le jansénisme, comme d’ailleurs le
baroque, percevait les vanités de la déréliction humaine à travers
la réalité luxueuse du monde qui était le sien. En cela, il fut
l’expression d’un mépris aristocratique, car pour être revenu
de tout, il faut au moins y être allé. Ceux qui dénonçaient
l’inanité des honneurs et des pouvoirs étaient ceux-là mêmes
qui étaient issus d’un milieu qui les détenait ou les avait déte-
nus. Ils dénonçaient donc aussi bien les prétentions nobiliaires

1. Avertissemens aux protestans sur les lettres du ministre Jurieu contre l’histoire
des variations. Le christianisme flétri & le socianisme autorisé par ce ministre.
118 Nouvelle histoire des idées

(Pascal se moque de ce que le commun croit que les nobles


sont d’une essence différente) que la théâtralisation du pou-
voir politique ou des cérémonies religieuses. Mais leur discours
n’était pas révolutionnaire pour autant. Leurs critiques étaient
destinées à la catégorie des gens suffisamment favorisés intel-
lectuellement et socialement pour être capables de tenir un dis-
cours dénué d’envie comme d’utopie idéaliste. Ainsi, le monde
n’était que vanité, théâtre dérisoire des ambitions humaines, et
tout ce qu’elles suscitaient (royautés, noblesses, lois…) n’était
que des miroirs les renvoyant à leur propre vacuité. Dès 1636,
Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) avait écrit La vie est
un songe, mais cette lucidité sur le rêve éveillé de l’humanité
devait rester celui d’une élite à la fois suffisamment intelligente
pour ne pas sombrer dans la révolte et suffisamment chrétienne
pour accepter les desseins de Dieu. Pascal est très explicite à
cet égard : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne
sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes »
ou bien : « La coutume ne doit être suivie que parce qu’elle
est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste. »
Les jansénistes n’attendaient donc rien de la politique, car ils
n’attendaient rien de la nature humaine. En revanche, ils atten-
daient tout de Dieu, dont l’ordre transcende les ordres transi-
toires créés par l’homme, ce voyageur de la vie qui veut ignorer
qu’il est sans bagage et qu’il est éphémère. C’est cela seul qui
justifiait à la fois leur mépris du monde et de ses grandeurs, et
leur obéissance aux institutions, pourtant pâles avatars des inten-
tions divines. Ce jansénisme intellectuel, profondément religieux
et antimondain, s’embourgeoisa après Louis XIV en devenant
l’expression politique de l’antijésuitisme et de l’absolutisme.

Les philosophes de la Raison


Depuis la Renaissance, des penseurs étaient allés plus loin que
les réformateurs en révoquant en doute la religion, voire la foi.
Ils avaient cherché dans les philosophies antiques (épicurisme,
stoïcisme, pyrrhonisme1) un substitut à la morale chrétienne.

1. La doctrine d’Épicure (début du IVe siècle av. J.-C.) visait à la recherche


de la tranquillité de l’âme (ataraxie) par la satisfaction de tous les désirs utiles
et le rejet de tous ceux qui étaient futiles. À l’opposé de cette philosophie
purement matérialiste, l’école contemporaine du Chypriote Zénon de Kition
dite école du Portique (en grec ἡ στοά, stoa, d’où « stoïcisme »), dont l’influence
L’absolutisme 119

Ces « libertins » eurent en commun de faire du doute le fon-


dement de la connaissance. Ainsi, François de La Mothe Le
Vayer (1588-1672), qui se voulait « philosophe ancien et païen »,
opposait la « sceptique chrétienne » (qui n’avait de chrétienne
que le qualificatif) à la dogmatique en général. Le seul qui
se fût réellement intéressé à la politique était Gabriel Naudé
(1600-1653), encore que son ouvrage, Considérations politiques
sur les coups d’État (1639, puis surtout 1667), ait été un peu
confidentiel. Dans le droit fil de Machiavel, il développait l’idée
que les coups d’État, excès du droit commun, sont toujours
justifiés s’ils concourent au bien public ; il n’hésitait pas ainsi
à considérer comme tel le massacre de la Saint-Barthélemy,
affirmant que les guerres de Religion en découlèrent parce qu’il
avait été mal mené et avait été incomplet. L’autre idée-force
était qu’à l’origine de tout pouvoir, il y avait eu la collusion
du religieux et du politique pour égarer le peuple « stupide et
sot » par « des inventions et des supercheries ». Mais s’il a écrit
que le meilleur moyen de gouverner était de manipuler l’opi-
nion, Naudé, le plus grand bibliothécaire de son temps, a aussi
estimé (Bibliographia politica, 1633) que le seul moyen de sor-
tir de ces obscurantismes résidait dans l’accès du plus grand
nombre aux livres pour substituer à l’enseignement de l’Église
un savoir laïque, fondateur de ce que Robert Damien1 appelle
une « civilité nouvelle ».
D’une génération légèrement postérieure, Spinoza
(1632-1677) se montra lui aussi très critique à l’égard des reli-
gions et des croyances. Issu d’une famille juive portugaise, il prit
ses distances avec la pratique religieuse sans pour autant cesser

s’étendit à Rome (Cicéron, Sénèque, l’empereur Marc-Aurèle), séparait ce qui


dépend de l’homme (et sur quoi il peut agir) et ce qui ne dépend pas de
lui (et sur quoi il ne peut rien). Le stoïcisme prônait le rejet de la passion
(apatheia) pour privilégier la raison, seul moyen de parvenir à la sagesse par
le détachement et l’acceptation de ce sur quoi l’on n’a pas de pouvoir (« Ce
qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses mais les opinions qu’ils en
ont »). À la même époque, Pyrrhon d’Élis enseigna une forme de scepticisme :
les faits et les choses sont variables et indiscernables ; ni la raison ni les sens
ne peuvent donc permettre de connaître le vrai ou le faux ; face à la réalité,
il faut donc rester neutre, ne pas se prononcer (aphasie) pour parvenir à la
disparition de tout ce qui peut perturber (ataraxie).
1. Robert Damien, Le Conseiller du prince, de Machiavel à nos jours. Genèse
d’une matrice démocratique, Paris, PUF, 2003.
120 Nouvelle histoire des idées

de s’intéresser à la réflexion théologique. Ayant une approche


purement rationnelle de Dieu, il fut rejeté par les trois religions
révélées (judaïsme, christianisme, islam) et il eut ainsi à subir
les accusations d’athéisme autant de la communauté israélite
d’Amsterdam que des autorités calvinistes des Pays-Bas. Assez
proche d’une vision panthéiste1, il récuse la révélation et la
transcendance. En effet, le fondement de la pensée spinoziste
est avant tout la critique des textes religieux : pour lui, d’un
côté, la révélation se fonde sur des livres qui ne sont que des
œuvres humaines et, de l’autre, la foi a besoin d’être confortée
par des miracles et des prophéties qui sont des aberrations non
rationnelles. Il oppose donc la foi à la raison, la théologie à la
philosophie. Alors que les unes suscitent l’adhésion aveugle et
l’obéissance, les autres conduisent à la recherche de la vérité.
Ayant affirmé que la Torah, la loi de Moïse, n’est nullement
d’origine divine, il est exclu de la communauté juive en 1656.
Il fréquente alors les penseurs hétérodoxes des autres religions,
persuadés comme lui de la primauté de la philosophie. En 1670,
il publie son Traité théologico-politique dans lequel il soutient
que la liberté de philosopher, loin d’être destructrice de l’ordre
politique, en constitue le véritable garant. Selon lui, le pouvoir
politique et le pouvoir religieux se sont établis sur la crainte
des peuples. En instaurant la raison parmi les hommes, d’une
part, on libère la religion de l’angoisse de ses mystères et les
hommes agissent alors selon la justesse de leur libre jugement,
et, d’autre part, on leur rend leur droit politique naturel qui
est celui de la liberté. S’ils ont le loisir de le transférer à ceux
qui les gouvernent, ce droit n’en demeure pas moins leur pro-
priété inaliénable. C’est pourquoi il préfère, aux régimes monar-
chiques, le gouvernement démocratique, plus proche de l’état
naturel de liberté et où la société vit dans l’harmonie mutuelle,
la sécurité et la paix par l’expression raisonnée de sa pensée et
de son opinion (Traité politique, 1677).
L’autre grand penseur politique du XVIIe siècle est Gottfried
Wilhelm Leibniz (1646-1716). Beaucoup de traits le séparent
de Spinoza avec lequel il fut en désaccord. Leibniz a d’abord

1. Si pour le panthéisme « Dieu est tout », pour Spinoza « tout est en Dieu ».
On parle dans ce cas de « panenthéisme ». La création, la nature n’existent
pas du fait de Dieu, mais sont en Dieu. Dieu lui-même n’est pas distinct du
monde, mais lui est immanent.
L’absolutisme 121

eu la volonté d’être le mentor des monarques de son temps


(Louis XIV, Charles XII, Pierre le Grand) en tentant de les
convaincre de la justesse de ses idées. Ensuite, s’il est ferme-
ment défenseur de la raison, il n’en est pas athée pour autant.
Au contraire, c’est un homme profondément religieux, ayant
le sens du sacré, mais qui refuse la pratique dévotionnelle. Il
entend concilier le mysticisme et le rationalisme, la foi et la
raison. De ce fait, Dieu est pour lui la Raison parfaite et donc
le fondement du droit naturel. En remplissant ses devoirs (ne
porter préjudice à personne, traiter chacun selon ses mérites et
agir pieusement selon les desseins de Dieu), l’homme obéit à la
raison et participe ainsi au bien commun qui se confond avec
la gloire de l’Éternel. Le bien n’est donc pas décrété par un
catéchisme, mais uniquement par la raison de chacun œuvrant
pour le bien-être général. Le monde humain est donc un vaste
chœur où chacun doit œuvrer en harmonie, dans la concilia-
tion et l’unité. Cela le conduisit à des prises de position d’une
étonnante modernité, comme la recherche d’une organisation
internationale assurant à la fois la paix en Europe et l’expansion
de la chrétienté à d’autres cultures, ou bien celle d’une réuni-
fication des Églises. Bien qu’Allemand soucieux d’organiser le
monde germanique, Leibniz dépasse son patriotisme pour tenter
de contribuer à améliorer l’humanité. Ce faisant, il annonce le
rationalisme et l’humanisme universaliste du XVIIIe siècle.

La pensée politique anglaise


Si la grande majorité de la bourgeoisie anglaise resta très
proche des idées de Thomas Hobbes, dans des catégories moins
favorisées (artisans, petits propriétaires), la critique de l’abso-
lutisme fut plus radicale. Concernant les idées politiques, les
troubles de la Grande Rébellion, suivis de la dictature de Crom-
well, eurent des conséquences différentes, selon les catégories
sociales.
Ainsi, pour les diggers (« piocheurs »), proches du prolétariat, le
capitalisme marchand et le commerce sont sources de grandes
inégalités qu’ils conçoivent comme autant d’injustices. S’ils
réclamaient des réformes économiques et sociales, ils le faisaient
dans un contexte de critique de l’establishment autant laïque que
religieux. Mais leur anticléricalisme n’est pas de l’antireligion,
puisqu’ils se réfèrent, dans leur idéal de justice et d’égalité, à
122 Nouvelle histoire des idées

Jésus, « premier niveleur », et à un mode de vie en commu-


nauté proche du paléo-christianisme. Ils appartiennent ainsi à
la longue liste de penseurs qui prétendirent changer l’injustice
du sort en se référant à un christianisme initial autant laïcisé
qu’imaginaire.
En revanche, les levellers (« niveleurs »), issus de l’artisanat ou
de la petite propriété, développent une idéologie individualiste
et utilitariste, attachée strictement à l’égalité civile et politique,
sans se soucier de justice sociale ou de réforme économique.
Pour eux, une nation n’est qu’un conglomérat d’individus entiè-
rement libres, qui n’acceptent de se réunir que pour défendre
leur liberté et leurs droits individuels. Le Parlement, qui est
leur délégué, n’a d’autres fonctions que d’exprimer et défendre
les droits du peuple.
Ces idées, aussi restreintes dans le temps (elles disparurent
avec la Restauration de 1660) que dans leur influence, rejoi-
gnaient cependant les idées dominantes en Angleterre dans la
seconde moitié du XVIIe siècle. Pour les Anglais, les institutions
politiques et sociales n’avaient d’intérêt que si elles protégeaient
les intérêts et les droits individuels. C’est cet utilitarisme qui
conduisit à la Restauration de 1660, puis au renversement défi-
nitif des Stuarts par la Glorieuse Révolution de 1688. C’est aussi
cette absence de lutte idéologique, ce quasi-consensus sur le
fond qui firent que l’Angleterre ne connut plus jamais de révo-
lution violente. Tout changement exprima désormais la synthèse
raisonnable des espérances de la société anglaise. L’Angleterre
devint ainsi très tôt majeure politiquement en faisant évoluer le
contenu de ses institutions au rythme de révolutions pacifiques.
John Locke (1632-1704) fut justement le théoricien de la
révolution de 1688 qui substitua le droit divin de la gentry1 au
droit divin des rois, selon l’expression d’un historien britannique
du XIXe siècle. Son Traité sur le gouvernement civil (1690) parut
opportunément pour exprimer cet idéal politique de la bour-
geoisie anglaise. Locke fut considéré comme le père de l’indivi-

1. La notion de landed gentry apparut au XVIe siècle avec l’accélération


de la mobilité sociale. Elle regroupe tous les notables qui tirent leur fortune
de leurs propriétés terriennes sans les exploiter : nobles titrés ou non, mais
aussi bourgeois, se reconnaissant par la même bonne éducation et les mêmes
valeurs qui font d’eux des gentlemen. Cette gentility est une forme de noblesse
de second ordre.
L’absolutisme 123

dualisme libéral, certes par les libéraux eux-mêmes, mais encore


plus par les détracteurs du libéralisme que furent les traditio-
nalistes. Il fut lié aux whigs1 et à leur lutte contre les Stuarts.
Exilé en Hollande entre 1683 et 1688, il revint en Angleterre
avec Guillaume d’Orange. Toute la philosophie de Locke, y
compris sa philosophie politique, est empreinte d’empirisme :
les faits s’imposent d’eux-mêmes et ils sont justifiés lorsqu’ils
sont raisonnables. Pour lui, la philosophie et la politique ont la
même finalité : la liberté et le bonheur. Ce dernier ne saurait
exister sans liberté politique et nulle politique n’est justifiée si
elle ne vise pas au bonheur qui assure la paix, l’harmonie et la
sécurité de la société. Locke pose ici les fondements du libé-
ralisme qui est une philosophie de la globalité de la liberté ; il
s’oppose en cela au vocabulaire de son époque (que reprirent
les traditionalistes) qui parlait des libertés.
En faisant de la liberté un tout, il innove en ne proposant
plus simplement une théorie, mais bien une philosophie, à la
fois praxis morale et politique. En effet, il y englobe aussi la
religion : séparant rigoureusement le religieux du temporel, il
affirme hautement le droit absolu à la tolérance religieuse (Essai
sur la tolérance, 1667). S’il se dit chrétien, il se veut raisonnable
et refuse le fanatisme et le prosélytisme, la morale étant, pour
lui, supérieure à la religion. C’est ainsi qu’il pose des bornes
à cette tolérance en en excluant ceux qui, par leurs croyances,
s’opposent à la société et aux bonnes mœurs, ceux qui cherchent
à s’arroger des pouvoirs pour leur secte, ceux dont la religion ne
se soumet pas aux lois du pays et enfin les athées dont l’absence
de foi peut laisser douter de leur respect envers les institutions.
Il est l’un des premiers à considérer que l’enseignement doit
se faire éducation pour habituer l’homme à la tolérance, dès
son plus jeune âge : « Penser et agir noblement ne suffit pas.
L’enfant doit tout d’abord apprendre à ne pas vouloir froisser
les susceptibilités de ses voisins, puis à se comporter toujours
en société avec aisance et affabilité. Il ne doit jamais faire le
dédaigneux, ni par son comportement trahir son mépris, car
en le faisant il se trahit lui-même. L’homme modeste, le vrai

1. L’appellation de « whig » (sobriquet écossais donné d’abord aux presbyté-


riens par les partisans de Charles Ier) apparut dans les années 1680, lorsque ce
parti entreprit d’évincer le duc d’York, catholique et favorable à l’absolutisme,
de la succession de son frère le roi Charles II.
124 Nouvelle histoire des idées

gentleman, est celui qui se connaît et qui s’apprécie à sa propre


valeur. C’est en se connaissant qu’on arrive à connaître les
autres et à se montrer tolérant en tout et dans toutes les cir-
constances imaginables1. »
Il innove encore en insinuant l’idée que le progrès est source
d’amélioration des sociétés humaines. Montrant que la nature
initiale, brute, a été mise en valeur par le travail des hommes qui
se la sont appropriée, il en conclut que la propriété a donc été
source de progrès et de bonheur. Ce fut pour garantir et conser-
ver cette propriété dispensatrice de plaisirs que les hommes
se constituèrent en sociétés et se dotèrent d’un gouvernement.
« Chacun des membres s’est dépouillé de son pouvoir naturel,
et l’a remis entre les mains de la société », résume-t-il dans
son Traité du gouvernement civil (1690). En effet, selon lui, le
passage de l’état de nature à la notion de propriété ne peut se
faire que par le droit : droit à la vie et à la procréation ; droit
à la liberté personnelle ; droit à la propriété et au commerce,
droits légitimes qui ne peuvent être ni récusés ni aliénés. Il
écrit : « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures
appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme
est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre
que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son
corps et l’ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il
mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la
nature l’a laissé, et y joint quelque chose qui est sien. Par là, il
en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’étant
commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque
chose, qui exclut le droit commun des autres hommes » (ibid.).
Pour lui, le gouvernement ne doit que légiférer, juger et assu-
rer la sécurité, car les gouvernants ne sont que les dépositaires
des propriétaires qui les chargent d’administrer la communauté
sociale pour son plus grand bien-être et sa prospérité. Aussi bien
voit-il dans le législatif le pouvoir suprême, l’âme de l’État, le
garant des propriétés et l’instigateur de lois fixes et immuables.
En revanche, le rôle de l’exécutif doit être limité aux circons-
tances exceptionnelles ou urgentes. Le pouvoir politique, dès
lors limité à la conservation et à la protection des acquis des
citoyens, n’a plus à intervenir dans la société : les lois ne servant
plus à instituer l’ordre social, mais uniquement à le préserver.

1. Voir Jean Château, Les Grands Pédagogues, Paris, PUF, 1966 (3e édition).
L’absolutisme 125

Privé de toute dimension éthique ou religieuse, il ne doit plus


s’occuper que des intérêts matériels et temporels, la religion
n’étant qu’une affaire strictement personnelle.
Toutefois, il admet le droit à la résistance des gouvernés dans
les cas de tyrannie, d’usurpation, de trahison, d’incurie, mais il
leur récuse le droit de s’insurger. Hostile à la révolution violente,
le droit de résistance ne peut être pour lui que le moyen de faire
plier le prince, de le faire revenir à la légalité ou d’abandonner
le pouvoir. Locke est en fait un conservateur éclairé, faisant de
la liberté individuelle le droit majeur, mais préférant la sagesse
et le compromis au désordre politique. Tout aussi éloigné de
la souveraineté populaire que de l’absolutisme du monarque,
Locke a en réalité transcrit ce qui était la pensée profonde d’une
classe moyenne anglaise alors en pleine expansion économique,
sociale et politique. Il n’est en fait pas très éloigné de Hobbes
par son amour de l’individualisme, son souci de la paix et de
la tranquillité. Mais si, à l’inverse de ce dernier, il accorde une
place majeure au Parlement, c’est qu’il écrit en 1690, au lende-
main de la prise du pouvoir par la bourgeoisie. Les règnes de
Charles II et de Jacques II, ainsi que la Glorieuse Révolution
de 1688 qui en a été la conséquence sont l’écho, en Angleterre,
de l’absolutisme imposé en France par Louis XIV, avec l’appui
de la Contre-Réforme catholique. Pour les whigs, absolutisme et
catholicisme vont de pair. Aussi bien, à la politique répressive
de Charles II, le Parlement réagit en adoptant l’Habeas Corpus
Act en 1679. Le principe en est ancien en Angleterre, puisqu’il
remonte au Moyen Âge, mais l’acte de 1679 est défini comme
« une loi pour mieux assurer la liberté du sujet et pour la pré-
vention des emprisonnements outre-mer ». En imposant ce pilier
des libertés publiques anglaises1, le Parlement assit ses préro-
gatives et put donc tenir tête aux prétentions des Stuarts. Nul
doute que les événements français accrurent ses craintes : en
effet, Charles II (1660-1685) est couronné roi quand Louis XIV
informe ses ministres qu’il entendait gouverner seul (1661), et
Jacques II (1685-1688) succède à son frère quand Versailles
révoquait l’édit de Nantes (1685). Mais nul doute aussi que la
Cour fut davantage préoccupée par la Hollande que par l’Angle-
terre : sans doute les Stuarts furent-ils contraints à l’exil plus par
la crainte de la force militaire de Guillaume d’Orange que par

1. La loi ne s’appliquait ni en Écosse ni en Irlande.


126 Nouvelle histoire des idées

celle du soulèvement national. La victoire du stathouder permit


à la Glorieuse Révolution de 1688 d’imposer en Angleterre la
primauté de l’économie qui faisait la fortune des Provinces-
Unies depuis le début du XVIIe siècle, alors que, presque au
même moment, Louis XIV décidait de concentrer toutes les
décisions dans la sphère politique enclose de Versailles (1682),
palais devenu l’archive de pierre de l’absolutisme. L’Angleterre
s’ouvrait à l’économie, la France s’arc-boutait sur le politique.
Cent ans avant la Révolution de 1789, une étape politique avait
été franchie en Angleterre qui permit le développement du libé-
ralisme. Elle avait été aidée par l’existence d’un système par-
lementaire et l’organisation d’un parti antiabsolutiste, le parti
whig, qui fut l’âme de la lutte contre les Stuarts, prônant un
Parlement fort et la limitation du rôle politique du monarque
et dont l’électorat était en grande majorité la bourgeoisie com-
merçante d’Angleterre.
7

LE XVIIIe SIÈCLE
OU L’UNIVERSALISME DES IDÉES

Le XVIIIe siècle est caractérisé par une impressionnante « révo-


lution de la lecture1 » : à la lecture d’ouvrages principalement
de piété, se substitue celle d’ouvrages divers, sécularisés, dont
le nombre ne cesse de croître. Si la noblesse n’est guère tou-
chée, en revanche, la bourgeoisie, surtout la bourgeoisie urbaine,
s’intéresse à la littérature moderne. Il serait cependant faux
d’imaginer une lecture « engagée ». Si les érudits et les élites
des villes commencent à former l’opinion en ayant des lectures
« utiles » (sciences, philosophie), le public plus populaire préfère
la littérature de divertissement (romans). Désormais, la lecture
ne se limite pas aux livres possédés : à côté des bibliothèques
publiques ouvertes dans les villes, se développe tout un réseau
de cabinets de lecture. Mais dans tous les cas, on assiste alors
« à la naissance du public moderne qui ne se laisse plus dicter
ce qu’il doit lire ou non, mais lit ce dont il a envie, ce qui
correspond à ses besoins2 ».
Il est un siècle de transition entre les doutes issus de la
Réforme et les certitudes engendrées par le progrès scientifique
au XIXe siècle. C’est une période de gestation d’une exception-
nelle importance. Tout ce qui était né depuis le XVIe siècle arrive

1. Voir Frédéric Barbier, Histoire du livre, Paris, Armand Colin, 2006


e
(2 édition).
2. Pauline Tarpin, Lecteurs, livres et lecture en France : étude sur l’évolution
des pratiques, de l’offre et leurs implications au niveau sociétal, Grenoble III,
2010, p. 24.
128 Nouvelle histoire des idées

à maturité et tout ce qui s’y concocte prépare le grand renou-


veau du siècle suivant. C’est ce que Paul Hazard a appelé La
Crise de la conscience européenne (1935). En 1715, d’un côté,
l’édifice monarchique et catholique a constitué une France qui
semble solidement attachée à la fidélité au roi et à l’Église, à
l’ordre et à l’autorité. Mais de l’autre, la Réforme qui a donné
naissance à d’autres religions et la modernité des États protes-
tants ont engendré le relativisme : la foi ne garantissant plus
la certitude, la primauté est donnée à la raison à la suite de
Descartes ou de Spinoza, et le déisme prépare alors la libre-
pensée. L’esprit classique, féru de stabilité, cède peu à peu le
terrain à la modernité, soucieuse de nouveauté et conçue comme
l’abandon du passé au profit de l’avenir.
Du point de vue intellectuel, le XVIIIe siècle fut celui de la
généralisation de la réflexion. Jusqu’alors, les penseurs s’étaient
appliqués à connaître et comprendre le monde existant pour
trouver des moyens d’amélioration. À ce moment-là, l’analyse
se fait théorie et l’idée devient idéologie. Cette métamorphose
se traduit dans le langage : au pluriel employé jusqu’alors (les
hommes, les nations, les lois) se substitue le singulier (l’homme,
la nation, la loi), souvent nanti d’un signe diacritique (l’Homme,
la Nation, la Loi, le Progrès). Le siècle des « Lumières » vit
les débuts de l’utilisation, voire de l’abus, des majuscules pour
identifier des concepts ou des faits majeurs. Cela traduit la lente
sacralisation des idées, puisque jusqu’alors la majuscule était
réservée à Dieu et au Roi (et encore n’était-ce que dans le sens
de l’institution et non de la personne). L’opinion éclairée se
convainquait qu’il y avait des principes supérieurs et pérennes
auxquels tous devaient se soumettre, princes y compris.
Cette évolution correspondait à l’importante ascension sociale
de la bourgeoisie, ou plutôt des bourgeois, tant la bourgeoisie
était alors protéiforme. Elle n’avait nullement conscience de
former une classe, puisqu’elle avait fini par se retrouver dans les
trois ordres de l’État. Naturellement du tiers état, elle avait pu
entrer dans la noblesse par anoblissement et, par la suite, dans
le clergé, jusqu’aux plus hautes prélatures. Ce qui la différen-
ciait de la noblesse d’épée était que son rang n’était pas dû à
sa naissance, mais à ses talents. C’était sa réussite économique
qui lui avait permis et lui permettait d’être utile au souverain
et à l’État. C’était ses capacités intellectuelles qui avaient fait
et faisaient qu’elle détenait les charges les plus importantes.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 129

Alors que pour un noble le rang était inné, pour le bourgeois


il était la marque d’un progrès social et d’une réussite. Et sans
doute le seul trait commun aux bourgeois du XVIIIe siècle était-il
ce sentiment de réussite personnelle. Parce qu’ils ne pouvaient
prétendre, comme les nobles, à un rang social de droit, ils entre-
prirent de parvenir aux charges honorables ou anoblissantes.
Certes, cela faisait plusieurs siècles que la noblesse de cloche
et la noblesse de robe servaient d’escabeau social, mais au XVIIe
et au XVIIIe siècle, l’importance de la promotion sociale de la
bourgeoisie, tant au sein du tiers état que dans les deux autres
ordres, fut générale. Les bourgeoisies ne professaient aucune
idée révolutionnaire tendant à bouleverser l’ordre social féodal ;
il leur suffisait que les États reconnussent leurs mérites et leur
fissent bénéficier des avantages attachés à leur rang nouveau.
Elles ne dénigrèrent pas les droits de la naissance, liés aux
preuves de noblesse, tant que la promotion parallèle, liée au
mérite, ne rencontra pas d’opposition. Ce fut pourquoi elles
assurèrent leur permanence en peuplant les collèges de leurs
enfants, préparés ainsi aux fonctions juridiques ou administra-
tives, mais aussi aux débats d’idées.
Mais au fur et à mesure la situation changea profondément.
Tout d’abord, la situation économique. À partir des années 1730,
l’Europe occidentale entra dans une longue période d’expansion.
L’agriculture en fut la première bénéficiaire et cela eut pour
conséquence l’amélioration de l’alimentation de la population
qui crût de façon importante. Cette évolution démographique
stimula la consommation et donc les activités manufacturières et
le commerce. Les villes, et principalement les ports, connurent
un essor prodigieux et la bourgeoisie des armateurs et des négo-
ciants forma l’élite urbaine.
Toutefois, si cette évolution fut commune aux pays euro-
péens avancés, la réaction qu’elle suscita, de la part notamment
des ordres privilégiés, varia grandement. On a souvent voulu
la réduire, à la suite de Voltaire, à la conséquence d’une dif-
férence de mentalité entre une aristocratie anglaise ouverte et
une noblesse française tétanisée sur ses privilèges. Or il y a un
aspect économique d’importance : l’aristocratie anglaise ne déro-
geait pas en participant à l’essor économique ; en revanche, la
noblesse française ne pouvait approcher de près aucune activité
lucrative sous peine de discrédit. Lié à la seule fortune terrienne,
à la perception de ses rentes seigneuriales de propriétaire et
130 Nouvelle histoire des idées

de ses droits féodaux en tant que seigneur, le noble français


n’échappait à la médiocrité de fortune qu’en étant pensionné par
le roi, prébendé par l’Église ou par un ordre chevaleresque, voire
en faisant un riche mariage avec des filles de la bourgeoisie, ce
qui le restaurait financièrement, mais entachait la noblesse de ses
descendants. Ainsi donc, les règles fixées par les États ont joué
un rôle très important dans les réactions nobiliaires qui se sont
manifestées à la fin du siècle. L’étonnant essor économique du
e
XVIII siècle demandait, ne serait-ce que pour suivre les progrès
agronomiques permettant d’assurer une production optimale,
une solidité financière que des nobles exclus (volontairement ou
statutairement) des bénéfices du commerce ne pouvaient avoir.
Alors que la noblesse française misait l’essentiel sur le produit
de ses rentes (pensions, prébendes, impôts et taxes), la noblesse
anglaise participait à l’essor commercial. C’est pour cela que
Voltaire a pu écrire dans ses Lettres anglaises : « Le commerce
qui a enrichi les citoyens en Angleterre a contribué à les rendre
libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là
s’est formée la grandeur de l’État. »
Ainsi commençait à poindre l’idéologie libérale : la liberté
économique est facteur de liberté politique, et toutes deux sont
facteurs du progrès qui assure la grandeur de l’État et le bien-
être de l’humanité. La bourgeoisie européenne transformait
sa cause en une mission quasi messianique, visant à libérer
l’homme des oppressions et des superstitions politiques, reli-
gieuses ou sociales. Elle renouait avec l’universalisme, non plus
pour assurer un pouvoir, mais pour asseoir des idées qui devaient
réformer le monde matériellement et moralement. Méfiante à
l’égard des religions chrétiennes, elle n’en adoptait pas moins
leur schéma rédempteur et finaliste, même si elle le laïcisait.
Elle ouvrait ainsi la voie à toutes les philosophies progressistes
du XIXe siècle, certes définitivement laïcisées, mais qui ne purent
jamais se détacher totalement de la morale chrétienne ni de sa
démarche messianique, espérant à son tour créer les conditions
du bonheur. Le rêve éveillé que les hommes depuis les débuts
de l’humanité avaient placé dans leurs dieux, commençait dès
lors à s’appliquer à la politique.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 131

L’idéal de liberté

Alors qu’aux XVIe et XVIIe siècles, les idées avaient été essen-
tiellement véhiculées par les livres, au XVIIIe siècle, une nou-
velle forme de diffusion de la pensée vit le jour, plus sociale et
fondée sur les échanges et les discussions. Le monde des idées
politiques rejoignait ainsi le monde des idées philosophiques et
des débats littéraires. L’unique but était d’offrir des bases de
réflexion au plus grand nombre, d’encourager ensuite la connais-
sance et enfin de regrouper ceux qui souhaitaient appliquer leur
réflexion et leur raison en dehors du champ dogmatique.
Cette diversification des sources littéraires accrut l’importance
de l’écrit. À côté des livres, les gazettes se multiplièrent, fai-
sant mine de parler de tout (étymologiquement gazzetta signifie
« petite pie »), de la Cour et de la Ville, mais toujours avec une
arrière-pensée de vulgarisation du savoir à des fins politiques.
Les salons mondains ou les cafés dont la mode se développait
furent des lieux d’échange d’idées. Mais les organes de diffusion
majeurs de la pensée nouvelle furent les loges maçonniques.
Partant du principe que les hommes jugent parce qu’ils ne
connaissent pas, la franc-maçonnerie voulait avant tout éclairer
l’humanité et fonder la fraternité entre les hommes sur la tolé-
rance. Née en Angleterre et rapidement répandue en France et
dans le reste de l’Europe, la maçonnerie du XVIIIe siècle était un
humanisme déiste. L’athéisme ne la caractérisait pas, mais, en
revanche, elle luttait contre le cléricalisme, cette volonté de la
religion d’avoir une emprise sur la vie en société. Elle reprenait
l’idée de séparation entre le temporel et le religieux, mais elle
allait plus loin, refusant que le sacré pût interférer dans la vie
de la société. Elle-même n’échappait pourtant pas à un simu-
lacre de sacré avec un rituel très codifié s’inspirant davantage
des pratiques de l’ordre de Malte tel qu’il existait alors, plutôt
que de celles des Templiers, oubliés depuis longtemps, mais
qui lui fournirent une aura de mystère. En effet, le XVIIIe siècle,
bien que se voulant éminemment rationaliste, cultiva l’irration-
nel plus que de raison : des expérimentateurs à la limite de
la charlatanerie, voire d’authentiques charlatans1, mêlèrent sou-

1. Franz Anton Mesmer (1734-1815), médecin badois, développa la pra-


tique du magnétisme. En revanche, Joseph Balsamo, se disant comte de
132 Nouvelle histoire des idées

vent la curiosité intellectuelle et la volonté de connaissance à


des pratiques à la limite de l’honnêteté intellectuelle. Siècle de
bouillonnement d’idées, il accoucha d’une pensée nouvelle, le
libéralisme, non sans avoir péché souvent par excès d’enthou-
siasme béat ou d’idéalisme parfois angélique sinon puéril. En
cela, il annonçait les idéologies politiques à venir.
Ce début de maîtrise de la diffusion des idées, embryon de la
propagande intellectuelle, eut un résultat sur la société éclairée.
Ainsi, se créa un « esprit du siècle », véritable mode intellectuelle
à laquelle il convenait d’adhérer sous peine de passer pour un
horrible passéiste ou un tenant de l’obscurantisme. Alors qu’il
appelait la tolérance de ses vœux, il fit preuve d’une intolérance
féroce à l’égard de tous ceux qui ne voulaient pas suivre l’air
du temps. Il fut ainsi à l’origine des idéologies politiques du
e
XIX siècle, souvent papier tue-mouches d’intellectuels suiveurs
et source de luttes et d’excommunications bien éloignées de
l’irénisme rationaliste initial. Il inaugura ainsi la longue série
des tendances idéologiques, ces musts auxquels se durent de
sacrifier les catégories sociales ou professionnelles qui souhai-
taient paraître éclairées.
Au fur et à mesure de ce siècle, des thèmes qui n’étaient pas
nouveaux devinrent majeurs. Après deux cents ans de décou-
vertes inouïes, les Européens éclairés voulurent en entreprendre
l’étude ; l’époque aspirait à une praxis qui permît de contrer
scientifiquement les assertions du merveilleux religieux. Ce fut
ainsi le cas de l’étude de la nature par Buffon, qui ouvrit le
débat sur l’évolution des espèces, totalement opposé au fixisme
de la Genèse judéo-chrétienne. Ce furent aussi les balbutiements
de la science préhistorique, qui démontèrent l’idée d’un monde
totalement détruit par le Déluge et entièrement recréé ex nihilo
après lui1.
Après deux siècles de luttes religieuses et de luttes politiques
qui avaient abouti au carcan de l’autorité absolue, l’époque vou-
lut se libérer des contraintes qui loin d’être la colonne vertébrale
des sociétés en étaient devenues la carapace, sinon le corset.

Cagliostro (1743-1795), prétendu thaumaturge, et le comte de Saint-Germain


(1710 ?-1784) furent de véritables escrocs.
1. Voir Annette Laming-Emperaire, Origines de l’archéologie préhistorique en
France. Des superstitions médiévales à la découverte de l’homme fossile, Paris,
Picard, 1964.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 133

Alors que le bonheur avait été décrit auparavant comme la


satisfaction des besoins des hommes, il se voulut désormais
une libération de l’être humain par la redécouverte de la nature
(Rousseau, Marie-Antoinette) et du monde (Montesquieu),
enfin par la recherche d’une juste mesure de vie par l’équilibre
entre la raison et la vertu. Comme devait le dire Saint-Just,
« le bonheur est une idée neuve en Europe », du moins dans
cette acception. Les puissants eurent désormais pour devoir de
faire le bonheur de leurs peuples. Signe des temps, ils abandon-
nèrent progressivement leur représentation en majesté versail-
laise et se firent représenter avec leur famille, voire avec leurs
sujets ; ils voyagèrent même, feignant l’incognito, tels l’empereur
Joseph II ou le futur tsar Paul Ier.
Car, désormais, le respect ne fut plus uniquement lié à la
fonction, mais à la vertu. Les rois, les papes, les princes, les
prêtres, les nobles conservaient encore une aura dans les opi-
nions, mais le statut ne gommait plus les défauts des hommes ;
au contraire, l’indignité paraissait d’autant plus grande que le
rang était élevé. Ce qui avait été ressenti pendant des siècles
était alors ouvertement proclamé. Cette exaltation de la vertu
(vertu antique ou vertu bourgeoise) amoindrit l’importance de la
morale chrétienne, et le jugement sur les puissants se laïcisa de
fait. Le bien devenait une valeur politique et sociale et cessait
d’être uniquement une notion religieuse.
L’idée générale était que l’humanité sortait des ténèbres impo-
sées par la chape de plomb des Églises et qu’elle entrait dans
la lumière de la connaissance et de la raison. La clarté née
de la Raison humaine s’opposait à la Vere beata Lux divine
qu’avait proclamée le christianisme depuis des siècles. C’est ce
thème que traduisirent les appellations européennes de ce mou-
vement : les Lumières, las Luces, l’Illuminismo, the Enlightment,
die Aufklärung. À l’opposé de la Réforme qui n’avait souhaité
que mieux accéder à la vérité de Dieu, le XVIIIe siècle, plus déiste
que chrétien, voulut que le monde parvînt au bonheur et à
l’harmonie par la pratique généralisée de la vertu, au nom de la
raison. Parce qu’elle était l’expression de la divinité créatrice de
l’univers, la raison était universelle, et comme les sectateurs des
religions avaient prêché leur dogme, les penseurs d’alors se firent
propagandistes de celle-ci et de son universalité. Leur devoir
était d’éclairer le monde entier et d’abattre les obscurantismes,
sans respect des frontières. Ainsi, naquit une sorte de « droit
134 Nouvelle histoire des idées

d’ingérence intellectuelle et morale » qui permettait de juger les


actes des princes étrangers et de mener des campagnes d’opinion
à l’échelle des élites européennes pour dénoncer les résistances
religieuses ou temporelles aux bienfaits de la modernité.
La conséquence en fut la conviction que l’humanité était
appelée à un progrès aussi inéluctable qu’indivisible. Or, depuis
que le christianisme était devenu religion officielle de l’Empire
romain, les religions chrétiennes s’étaient moulées dans une
vision cyclique du temps, vision agraire correspondant à la
majorité des chrétiens d’alors. Le protestantisme, en revenant
davantage aux sources des enseignements biblique et évangé-
lique, avait renoué avec la vision progressiste du messianisme
salvateur, ce qui n’avait pas laissé indifférents les habitants
des villes et principalement les bourgeoisies commerçantes. Le
e
XVIII siècle dépassait l’idée du progrès spirituel et matériel du
bon chrétien, pour affirmer que ce progrès était hic et nunc et
qu’il était le lot de l’humanité tout entière à condition qu’elle
vécût en accord avec la raison. C’était la fin de la déréliction
humaine, conséquence du péché originel, et, au contraire, l’affir-
mation que le monde d’ici-bas pouvait devenir Eden pourvu
que l’homme s’y appliquât. Ce n’étaient ni la Terre promise
ni le Salut qui étaient promis aux hommes, mais bien un pro-
grès indivis, intellectuel, moral et matériel, source du bonheur
de l’humanité. En résumé, la Raison engendrait le Progrès qui
engendrait à son tour le Bonheur. Comme l’Église orthodoxe
avait identifié les attributs de Dieu en les individualisant1, les
Lumières identifièrent les attributs du démiurge créateur en les
dotant d’une majuscule. Quelques décennies plus tard, Robes-
pierre poursuivit le processus jusqu’à la divinisation.
Le XVIIIe siècle ne fut donc pas un siècle de désacralisation,
mais bien au contraire l’instaurateur d’un nouveau sacré ne
relevant plus d’une déité lointaine, mais découlant du meilleur
de l’homme, la raison, s’appliquant à la fonction du monde,
le progrès. L’idée nouvelle stipulait que ce progrès, parce qu’il
était universel et irréversible, pouvait à la rigueur connaître des
ralentissements dus aux persistances des obscurantismes, mais
qu’il était inéluctable et qu’il se réaliserait irrémédiablement. De
là naquit le concept de modernité. L’humanité avançant sur une

1. La Sagesse (Ἁγία Σοφία) de Dieu, la Paix (Αγία Ειρήνη) de Dieu (deve-


nues de façon erronée sainte Sophie et sainte Irène).
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 135

droite ascensionnelle, la nouveauté du lendemain ne pouvait être


qu’amélioration du genre et du monde humains. Seul ce qui était
moderne était rationnel et bénéfique au bonheur des hommes.
Cette « théologie » du progrès préfigurait les religions de l’Avenir
du siècle suivant. Ce fut alors « que quelques penseurs euro-
péens entreprirent d’inverser la survalorisation traditionnelle de
l’origine, donc du passé, en faisant valoir que, l’accroissement
indéfini du savoir entraînant celui du pouvoir de l’homme sur
la nature, l’avenir de l’humanité s’annonçait radieux1 ».
Ainsi, le XVIIIe siècle marque une transition, une rup-
ture même, du discours politique. Jusque-là, ce dernier avait
dépendu du discours religieux. À l’époque des Lumières, il a
voulu s’en libérer et, s’il a réussi à l’évacuer, il n’en a pas moins
gardé des stigmates, allant de la sacralisation des concepts aux
tendances mystico-ésotériques des expériences scientifiques ou
maçonniques. La vérité révélée avait été remplacée par la vérité
de la raison ; le dogme avait changé, mais en fait le dogma-
tisme demeurait, en dépit de ses airs bienveillants. Pour le dire
autrement, la tolérance idéologisée portait en elle une radicalité
d’autant plus terrible qu’elle avançait masquée.

Une vision aristocratique : Montesquieu


En Grande-Bretagne, à la mort de la reine Anne en 1714, le
trône échut à son parent protestant le moins éloigné. Georg de
Brunswick-Lunebourg (1660-1727) était devenu prince électeur
de Hanovre en 1708. Il devint George Ier de Grande-Bretagne
en 1714. Il dut gouverner avec le Parlement et les principaux
ministres dirigèrent la politique, inaugurant par là l’accroisse-
ment du pouvoir des Premiers ministres au détriment du souve-
rain. La Glorieuse Révolution de 1688 marqua alors le pas : la
gentry restait puissante au Parlement, même si la City y faisait
entendre sa voix ; le monarque régnait, mais ne gouvernait plus.
L’Angleterre semblait digérer, ou plutôt ruminer, l’important
changement politique qu’elle avait réalisé. Ce fut pourtant dans
cette première moitié du XVIIIe siècle qu’elle eut le plus d’impor-
tance sur les élites européennes.

1. Ivo Rens, « Remarques sur les idées de progrès et de catastrophe dans


l’histoire du socialisme et dans celle de l’écologie politique », Anvers, confé-
rence du 21 novembre 2008.
136 Nouvelle histoire des idées

Les premiers à s’enthousiasmer pour les institutions anglaises


furent les membres des parlements français. Ces nobles de robe,
qui avaient mal vécu le traitement que leur avait réservé l’abso-
lutisme de Louis XIV, s’étaient pris à rêver qu’ils allaient jouer
un rôle avec l’instauration de la Régence en 1715. La restitution
par le duc d’Orléans du droit de remontrance, puis son instau-
ration de la polysynodie1 (gouvernement pseudo-collégial dont
l’inefficacité fut patente dès 1718) laissèrent croire aux nobles
d’épée comme de robe qu’ils allaient de nouveau partager le
pouvoir avec le roi, comme dans les temps féodaux. Ce retour à
l’époque médiévale où le roi siégeait en ses conseils, cette « révo-
lution », au sens premier de retour à un état antérieur, devint
le leitmotiv politique des nobles et des parlementaires libéraux
qui voyaient dans la révolution et les institutions anglaises le
modèle pour mettre fin à l’absolutisme et réintégrer les corps
intermédiaires dans le processus gouvernemental.
Le plus représentatif de ces grands nobles libéraux est Charles
de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, président à
mortier du parlement de Guyenne. Montesquieu (1689-1755),
proche du duc de Saint-Simon, idéalisait une Angleterre qu’il
connaissait mal, aux fins de vanter un libéralisme aristocratique
rétrograde. En effet, son libéralisme qui visait à l’abaissement
de l’absolutisme était surtout politique : la liberté en était le
maître mot, mais il s’agissait surtout de liberté de pensée et de
tolérance religieuse. En revanche, il ne croyait guère au progrès
et il était plus que réticent à l’égard des gens de commerce dont
il dénonçait l’esprit calculateur. Dans l’Esprit des lois (1748), il
n’hésitait pas ainsi à s’opposer à ce que la noblesse française eût
le droit de commercer, voyant dans cette possibilité qu’avait eue
la noblesse anglaise la cause de l’affaiblissement de la monarchie
britannique. Montesquieu ne fut pas un idéaliste : c’était un
homme lucide, mais néanmoins optimiste. Dans les Lettres per-
sanes (1721), au plus fort, il est vrai, du désenchantement causé
par les échecs de la Régence, Montesquieu montrait que les
changements de régime, après un premier temps d’amélioration
créé par un commun élan de vertu, entraînaient toujours un
retour aux erreurs initiales. Pour lui, ce ne sont ni les lois ni les
institutions qui peuvent changer le monde, car les effets béné-

1. Les ministres secrétaires d’État étaient remplacés par des conseils com-
posés de nobles, de magistrats et de notables.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 137

fiques des nouveaux régimes ne sont que passagers, les hommes


se fatiguant de la vertu et revenant à leur mollesse naturelle et
à leur désunion. La seule vraie révolution est la révolution des
mœurs, celle qui change la mentalité des hommes.
Pour cela, il fut le contraire d’un idéologue. Pour lui, il n’y a
pas de modèle universel. Il faut d’abord constater les différences,
étudier chaque pays sous tous ses aspects pour comprendre
tout ce qui interfère dans la constitution et l’application de la
loi. Mais ces rapports entre les faits et les lois ne doivent pas
conduire à l’empirisme. Si la nature des choses constitue la trame
de l’histoire, les hommes n’ont pas à s’y soumettre aveuglément
et ils peuvent intervenir par la loi qui doit être l’expression de
la raison. Mais une fois encore, sa lucidité met en garde contre
tout excès d’enthousiasme : les lois qui sont faites le sont par
des êtres humains qui ne sont jamais, de par la faiblesse de leur
nature, à la hauteur de la grandeur de leur tâche.
Moins soucieux de la forme des gouvernements que des ins-
titutions, Montesquieu, s’il dénonce sans ambages le despo-
tisme, ne donne qu’une définition générale des autres systèmes
politiques : d’une part, la république « où le peuple en corps,
ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance »
(De l’esprit des lois), qu’il subdivise en république démocratique
(le peuple y est souverain immédiat) et en république aristo-
cratique (le pouvoir est délégué par élection) et, d’autre part,
la monarchie « où un seul gouverne, mais par des lois fixes et
établies ». Dans tous les cas, le seul principe qui doit les gou-
verner est, selon lui, la vertu, que l’on peut définir comme la
conjugaison de la liberté, de l’amour des lois, de l’austérité et
de la morale, enfin du dévouement et du patriotisme.
Moins soucieux aussi des institutions que de leur usage et
de leur jeu, il affirme hautement l’importance des contrepoids :
il faut créer des pouvoirs qui limitent l’autorité souveraine. La
théorie de la séparation des pouvoirs qui est présentée comme
l’idée-force de Montesquieu n’était en fait, pour lui, que l’un
de ces contre-pouvoirs. Avec elle, avec la décentralisation, avec
un rôle important donné aux corps intermédiaires, mais aussi
avec la morale, les sociétés détenaient les forces qui pouvaient
empêcher le despotisme. Le sens dogmatique donné, à la suite
de la Déclaration des droits de l’homme (article 16), à une
séparation drastique des pouvoirs est bien plus radical que l’idée
que Montesquieu s’en faisait. S’il estimait que les trois pouvoirs
138 Nouvelle histoire des idées

ne devaient pas se trouver dans les mêmes mains, il n’en pré-


conisait nullement une séparation absolue. En fait, il s’agissait
bien plus d’une harmonie dans l’exercice du pouvoir par les trois
constituants de la souveraineté (le monarque, l’aristocratie et le
peuple), l’aristocratie ayant le beau rôle puisqu’elle devenait de
fait la puissance d’équilibre. En effet, si le châtelain de La Brède
vantait le fonctionnement des institutions anglaises, il restait
profondément attaché à la conception de la société française.
Noble et fier de l’être, sans doute autant que Saint-Simon, il
s’étendit bien plus dans l’Esprit des lois sur le droit féodal que
sur le système politique anglais. Pour lui, les parlements et la
noblesse sont des corps intermédiaires essentiels pour empê-
cher la dérive despotique : si ce sont bien les monarques qui
font les nobles, il n’y a pas de monarques sans nobles, il n’y a
que des despotes. Et, pour éviter l’autoritarisme de l’exécutif,
il préconise la décentralisation, cette fois contre la longue tra-
dition française adoptée successivement par l’Ancien Régime, la
Révolution montagnarde, l’Empire et la République.
À cette conception politique de l’harmonie, correspond aussi
sa conception morale. Pour lui, la réforme ne doit pas être
politique ; elle doit être intellectuelle et morale. Bien qu’aristo-
crate, il professe une morale de modération et du juste milieu
qui lui valut d’être adopté par les régimes bourgeois du siècle
suivant. Il en va de même de sa religion. Hostile aux clergés,
sans grande piété, il estime cependant qu’une religion est néces-
saire pour contraindre les mœurs des sujets et pour élever l’âme
des princes. Tout comme Bonaparte plus tard, Montesquieu ne
se soucie guère du contenu dogmatique des religions, mais en
affirme l’importante utilité sociale et morale.
Montesquieu est un homme de son époque, marquée par
une royauté française dominée par le régent ou les principaux
ministres (1715-1743)1. Sa vision sociale est encore proche de
celle du XVIIe siècle. Quand il parle du peuple, il en exclut la
populace et ne saurait imaginer une égalité absolue. De même,

1. Le duc Philippe d’Orléans fut régent de 1715 à la majorité de Louis XV


(février 1723). En abandonnant la régence, il laissa au roi le cardinal Dubois
comme principal ministre, mais celui-ci mourut en août suivi par le duc d’Or-
léans en décembre. Louis XV choisit alors le duc de Bourbon comme principal
ministre, mais il l’exila en 1726. Le roi le remplaça par son ancien précepteur,
le cardinal de Fleury, qui resta aux affaires jusqu’à sa mort en 1743.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 139

sa conception de la liberté est celle de l’habeas corpus, l’assurance


pour tout sujet de n’être ni privé de ses biens, ni molesté, ni tué
par le caprice d’un seul. Enfin, il est très proche des idées colber-
tistes ; très éloigné des économistes libéraux, il estime qu’il est du
devoir de l’État d’assurer aux citoyens la subsistance, l’habillement
et des conditions de vie saines. Pour cela, il doit créer des gre-
niers publics, gérer les hospices et les hôpitaux et lutter contre la
misère. Cette vision à la fois sociale et paternaliste qui influença
autant Saint-Just que Marat, était aux antipodes du libéralisme
bourgeois qui, pourtant, au XIXe siècle, se réclama tant de lui.

Liberté et despotisme éclairé


Les autres penseurs du XVIIIe siècle n’entendaient pas davan-
tage remettre en cause l’ordre social existant. En matière poli-
tique, toute leur réflexion était marquée par un double refus :
celui de l’arbitraire du pouvoir absolu et celui du désordre créé
par l’anarchie populaire. L’idée d’une autorité raisonnable, à
la fois donneuse d’ordres et garante de l’ordre et de la liberté,
s’imposa généralement à eux. Mais le XVIIIe siècle n’est pas
le XIXe siècle et il n’existe pas encore de théories politiques à
proprement parler. Nul ne donne une définition bien précise
de ce que l’on a appelé le « despote éclairé ». Dans l’Europe
d’alors, les élites intellectuelles avaient conscience de la néces-
sité d’un changement dans les modes de gouvernement, mais
elles savaient aussi qu’elles étaient minoritaires et qu’elles ne
pouvaient espérer s’emparer du pouvoir comme les événements
l’avaient permis en Angleterre. Les penseurs de l’époque se
conçurent donc davantage comme des inspirateurs, des ferments
de la Raison dans l’exercice du pouvoir. Leurs écrits et leurs
conseils devaient aider les princes à gouverner en maintenant
une stricte balance entre la liberté et l’autorité. Aussi bien n’y
a-t-il aucune unité de conception du despotisme éclairé entre
ceux qui privilégiaient l’économie ou la philosophie et encore
moins avec les princes qui s’en prétendaient les exemples.
Le Prussien Frédéric II (1740-1786), l’Autrichien Joseph II
(1765-1790 1) et la Russe Catherine II (1762-1796) passèrent

1. Empereur à la mort de son père François Ier en 1765, il fut corégent


des possessions des Habsbourg avec sa mère Marie-Thérèse jusqu’au décès
de cette dernière en 1780.
140 Nouvelle histoire des idées

tous trois pour des despotes éclairés bien que leur façon de
gouverner eût été propre à chacun. S’ils furent en réalité
des monarques absolus, ils eurent néanmoins en commun la
volonté de moderniser leur pays et de le doter d’un État fort
pour s’assurer que les réformes qui leur semblaient dictées
par la raison fussent correctement appliquées. Pour cela, ils
occupèrent totalement la sphère de décision. Sources uniques
des réformes, ces souverains s’appuyèrent sur une bureau-
cratie hiérarchisée pour les mener à bien. Frédéric II publia
des ouvrages livrant ses idées politiques, centrées sur l’idée
d’État. Pour lui, si le souverain n’avait pas d’égal, il n’était
que le personnage le plus élevé, choisi quasi contractuellement
pour diriger le pays et assurer le bonheur de ses peuples. Au
contraire, Joseph II considérait que non seulement le souverain,
mais encore les institutions étatiques devaient être les garants
des intérêts de tous. Profondément réformiste, il s’attaqua au
cléricalisme romain en tentant d’encadrer les ordres religieux et
d’établir une Église autrichienne qui fût nationale ; ce fut alors
perçu comme une tentative de schisme, à l’égal du schisme
anglican d’Henry VIII, et le pape Pie VI fut le premier pape à
quitter Rome depuis le Moyen Âge pour aller conférer à Vienne
avec l’empereur. Ce régalisme autrichien, plus dur que le gal-
licanisme français, inspira les constituants français de 1790.
Catherine II entreprit aussi de moderniser la Russie, mais pas
plus que les deux autres souverains, elle n’avait des visées de
réformes sociales. Comme pour eux, les progrès économiques
du pays devaient permettre l’amélioration de tous, mais au pro-
rata du rang de chacun. Le modernisme économique et poli-
tique s’accompagnait du conservatisme social le plus absolu,
à l’exception de l’émergence d’une caste de fonctionnaires,
embryon d’une classe moyenne qui ne devrait rien au négoce,
mais tout à l’État. En réalité, ces trois souverains furent moins
des despotes éclairés que des monarques absolus qui étaient
bien de leur temps. Ils étaient au courant des idées d’alors
et les avaient en partie adoptées, mais les philosophes et les
écrivains des Lumières leur servirent davantage de faire-valoir
que de mentors. Ces intellectuels furent d’autant plus enclins
à encenser ces despotes qu’ils étaient étourdis par la faveur
qui leur était faite de correspondre avec eux. Au XVIIIe siècle,
la trahison des clercs cessa de devenir opportuniste pour se
contenter d’être une flatterie de l’ego. Désormais, pour les pen-
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 141

seurs politiques, les gouvernants qui faisaient mine d’adopter


leurs idées ne pouvaient pas être foncièrement mauvais. Ainsi,
la sécularisation de l’art de gouverner progressa. Alors que
l’absolutisme louis-quatorzième s’était servi des artistes pour
donner à voir son pouvoir, les despotes éclairés se servirent
des écrivains et des philosophes pour montrer la modernité
de leurs idées. Si au XVIIe siècle le roi danse, au XVIIIe siècle
le roi pense.
Les grands esprits du XVIIIe siècle furent différents les uns
des autres parce qu’ils étaient surtout de brillantes personnali-
tés. En France comme en Angleterre, ils eurent pour but com-
mun de rechercher les moyens qui permettraient d’optimiser
le bien-être des peuples. Dès lors, les actes devaient être jugés
non sur des critères moraux, mais sur ceux de l’utilité sociale.
À la fin du XVIIIe siècle, cet utilitarisme est ambiant aussi
bien en France qu’en Angleterre : il est la théorie dominante
de l’époque et de la classe bourgeoise. C’est une philosophie
marchande, purement mécanique et comptable, une sorte de
théorie de Newton appliquée aux mœurs. Cela explique l’in-
térêt secondaire que les utilitaristes ont porté aux réformes
politiques. Ils n’estimaient pas que les malheurs et les injus-
tices découlaient d’une forme de gouvernement, mais d’une
déficience dans l’art de gouverner. Si intellectuellement, ils
auraient préféré une forme modérée de pouvoir, ils se satis-
firent du despotisme pourvu qu’il fût éclairé, pour les uns par
la philosophie, pour les autres par les lois économiques. Tous,
en effet, affirmèrent le primat de l’économique sur le politique,
même s’ils purent diverger sur l’origine principale de l’éco-
nomie. Tous se retrouvèrent sur des thèmes qui marquèrent
la pensée du XVIIIe siècle : le souci d’accroître la richesse des
pays, richesse autant démographique qu’agricole, le culte de
la nature et le respect absolu de la propriété, les proprié-
taires étant les seuls qui eussent un intérêt à la conservation
de l’État. Ils inauguraient ainsi une pensée de l’« économique
d’abord » qui connut de nombreuses dérives au XXe siècle ;
même si leurs préférences allaient à un régime politique de
liberté, l’impératif de réussite économique était pour eux irré-
ductiblement lié à l’unité de décision et à l’autorité nécessaire
du pouvoir politique.
Voltaire (1694-1778) fut le penseur du XVIIIe siècle dont la
starisation fut telle qu’elle se termina en apothéose. Son enga-
142 Nouvelle histoire des idées

gement politique fut tardif et ne marqua que les vingt dernières


années de sa vie. Faisant une éblouissante preuve de cet esprit
français que l’Europe enviait, il fut tout d’abord un auteur et un
philosophe brillant, sans jamais se vouloir un théoricien. Toutes
proportions gardées, il fut, comme Bonaparte et Hugo, porté par
le succès. Pour eux trois, l’admiration des grands et du public
les grisa moins qu’elle ne les convainquit de leur réel génie. Ils
étaient naturellement grands, ils se voulurent alors supérieurs
et, chacun dans son domaine, ils posèrent à l’oracle pour leurs
contemporains et la postérité. Voltaire ne fut jamais un révolu-
tionnaire, mais il fut sans doute le plus important réformateur
du siècle. Il était avant tout pragmatique et il ne livra jamais
une idéologie politique. En revanche, il proposa une série de
réformes qui étaient faciles à mettre en œuvre sans bouleverser
l’édifice social et politique.
Il était avant tout partisan d’un régime fort, l’autorité étant
la seule qui pût asseoir la liberté. En 1764, il écrivait dans son
Dictionnaire philosophique, à l’article « Tyrannie », qu’à défaut
de pouvoir s’en passer, il préférerait la tyrannie d’un seul à
la tyrannie de plusieurs, un despote pouvant avoir de bons
moments, une assemblée de despotes n’en ayant jamais. Mais
son idéal restait celui de la liberté, d’ailleurs conçue davantage
comme la liberté civile que comme la liberté politique. Homme
d’esprit avant tout, il défendit la liberté de penser et de criti-
quer. Ses idées politiques allèrent dans ce sens : condamnation
de l’arbitraire, publicité des procédures, suppression de la tor-
ture et de la peine de mort, législation uniforme dans chaque
royaume et proportionnalité des peines aux délits. La liberté
de pensée et la liberté d’expression furent ses maîtres mots.
C’était un « intellectuel 1 » qui défendait son champ d’expres-
sion, comme Montesquieu avait défendu le sien, celui des
corps intermédiaires que Voltaire avait en horreur. Il défendit
ainsi la réforme du chancelier Maupeou (1771) qui suppri-
mait notamment la vénalité des charges de justice et créait
une magistrature nommée par le roi, mais inamovible. Tou-
tefois, il fut, surtout à la fin de sa vie, un intellectuel engagé.

1. Ce qualificatif, relativement récent, est lié à l’affaire Dreyfus. Il dési-


gna les écrivains (Zola, Anatole France…) engagés dans un combat politique
dominé par les affaires militaires que Maurice Barrès et d’autres écrivains
antidreyfusards estimaient devoir leur rester étranger.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 143

Ses interventions dans l’affaire Calas (1762) 1, dans l’affaire


Sirven (1765) 2 et dans celle du jeune chevalier de la Barre
(1766) 3 témoignèrent de sa hauteur de vues et de sa rigueur
de conduite : il devint alors la conscience morale non seule-
ment de l’opinion française, mais encore de toute l’opinion
éclairée d’Europe.
Sa conception de la liberté individuelle le fit ainsi intervenir
dans le champ religieux. Réduire la pensée religieuse de Voltaire
au qualificatif petit-bourgeois de « voltairien » serait une erreur.
Voltaire avait un sens profond du religieux, du lien métaphy-
sique entre le créateur et la créature. Pour lui, la religion devait
être raisonnable et parler à l’esprit. En revanche, il refusait ce
que les hommes en avaient fait et, notamment parmi eux, la
catégorie des prêtres. La haute conscience qu’il avait de son
intelligence et de celle des élites éclairées lui faisait détester tous
les intermédiaires moins brillants qui s’étaient arrogé un pou-
voir, celui de dire et de juger. Comme il détestait les membres
des parlements qui s’étaient fait corps de justice, il haïssait le
clergé qui s’était érigé en écran et faisait parler les dieux. C’est
pourquoi il récusait formellement ce qui, selon lui, caractérisait
la religion, à savoir la superstition et le fanatisme, outils entre les
mains d’une caste sacerdotale qui manipulait les foules par des

1. En 1761, Jean Calas, protestant de Toulouse, fut accusé du meurtre


de son fils aîné. La rumeur prétendant qu’il avait voulu empêcher ce dernier
d’abjurer et de se faire catholique, Calas fut condamné, sans preuves tangibles,
en 1762 à être roué vif, étranglé après deux heures d’agonie et son cadavre
brûlé. Voltaire obtint la révision du procès en 1763. En 1764, le Conseil du
Roi cassa l’arrêt de Toulouse et, en 1765, le tribunal des Requêtes réhabilita
Calas et acquitta les autres accusés.
2. En 1760, à Castres, la fille handicapée d’un couple de protestants, les
Sirven, disparaît. Retrouvée dans un couvent, sans que l’on sache si c’était
de son plein gré ou non, elle est rendue à sa famille par décision épiscopale.
Des mois plus tard, son cadavre est découvert dans un puits et ses parents
accusés de l’avoir tuée pour empêcher sa conversion. Ayant réussi à fuir en
Suisse, ils sont condamnés à mort par contumace en 1765. Ce n’est qu’en
1771 que la famille Sirven est réhabilitée.
3. Le jeune chevalier de La Barre, alors âgé de 20 ans, appartenait à la
jeunesse dorée d’Abbeville connue pour ses frasques. En 1765, on retrouve le
crucifix du pont de cette ville mutilé et une représentation du Christ souillée
par des immondices. Convaincu de blasphème, d’impiété et de sacrilège, La
Barre est torturé publiquement, décapité (parce que noble) et son cadavre jeté
au bûcher. Ni Louis XV ni Louis XVI ne voulurent réhabiliter le chevalier,
qui le fut par la Convention en 1793.
144 Nouvelle histoire des idées

terreurs. Ainsi écrivait-il en 1767 (Traité sur la tolérance) : « La


superstition est à la religion ce que l’astrologie est à l’astrono-
mie, la fille très folle d’une mère très sage. Ces deux filles ont
longtemps subjugué toute la terre. » Le cléricalisme était pour lui
foncièrement contraire à l’état naturel comme le christianisme
pratiqué était l’antithèse de la religion naturelle et il lui appliqua
l’épithète d’« infâme » qui qualifiait alors les individus ayant des
pratiques contre nature.
Cependant, il concédait un rôle social et politique à la reli-
gion, celui d’aider les princes à gouverner leurs peuples. En
effet, Voltaire ne cachait nullement son mépris pour la basse
roture. Il était un bourgeois aisé et un aristocrate de l’esprit.
S’il était favorable à l’émergence de plus en plus importante
d’une classe moyenne de propriétaires, il était tout à fait hostile
à une égalité sociale qu’il jugeait aussi chimérique que dange-
reuse. Si donc la religion était mauvaise pour faire éclore la
raison dans une classe aisée, elle était utile pour endormir le
peuple dans son ignorance. Ainsi écrivait-il en 1766 à son ami
Étienne Damilaville qu’il lui semblait essentiel qu’il y eût des
« gueux ignorants » et qu’il fallait se défier d’une populace qui
raisonnerait, car ce serait alors un grand danger. Et il ajoutait :
« Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon
bourgeois, c’est l’habitant des villes. »
En résumé, Voltaire n’avait aucune conception égalitaire de
la société. Pour lui, l’égalité absolue était une utopie, voire une
folie. Il estimait qu’il fallait promouvoir la classe des proprié-
taires et que l’autorité politique devait être assurée pour garantir
la liberté, la paix et le bonheur. Il écrivait ainsi en 1771 au
maréchal de Richelieu : « Je ne connais guère que Jean-Jacques
Rousseau à qui on puisse reprocher ces idées d’égalité et d’indé-
pendance, et toutes ces chimères qui ne sont que ridicules. »
S’il exprimait ainsi la pensée profonde de son temps et des
gens de son monde, Voltaire n’en fut pas moins l’un des plus
grands esprits qui contribua à faire bouger les mentalités. Il ne
fut pas un idéologue et, on l’a dit, il ne livra pas une synthèse
politique. Ainsi qu’il l’écrivait à Nicolas Thieriot en 1747 : « La
politique est le premier des arts et le dernier des métiers. »
En revanche, il s’engagea réellement dans un combat pour des
idées de réformes qu’il estimait nécessaires au plein exercice
de la liberté. Après avoir été un courtisan courtisé, il devint
la conscience morale de son siècle. Mais spirituel même à son
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 145

égard, il disait ressembler aux girouettes : avec le temps, la


rouille l’avait fixé.
Les autres penseurs du temps furent autant que lui persua-
dés que la condition essentielle pour la réalisation du bonheur
social résidait dans la stabilité du gouvernement. Même si intel-
lectuellement certains répugnaient au despotisme (tel Diderot),
chez tous la crainte de la « canaille », « multitude ignorante et
hébétée » (toujours Diderot), les faisait adhérer à l’idée que le
pouvoir devait résider dans les mains d’un seul dont tous les
soins devaient être d’assurer le bonheur et la tranquillité de ses
peuples. Ils étaient en fait relativement proches des tenants du
despotisme éclairé. Seul les différencia l’accent qu’ils mirent sur
tel ou tel aspect qui leur paraissait essentiel à cette réalisation.
En France, Helvétius, de son vrai nom Claude-Adrien
Schweitzer (1715-1771), et le baron d’Holbach (1723-1789)
centrèrent leurs attaques sur les religions, et principalement sur
la religion chrétienne. Tous deux estiment que l’homme raison-
nable ne pourra émerger tant qu’il gardera des liens avec des
principes religieux et tant que sa morale ne reposera pas sur
des principes naturels. Si d’Holbach fait pleinement profession
d’athéisme, Helvétius « limite » son rejet au seul refus des reli-
gions. Ainsi, s’il fait preuve d’un certain déisme, faisant allusion
à un démiurge créateur, l’Être suprême, il récuse totalement les
religions qui traduisent l’incapacité des hommes à comprendre
l’organisation de l’univers, et principalement du christianisme
qu’il décrit comme un despotisme voulant maintenir les êtres
humains dans l’ignorance et la soumission. En réalité, chez ces
deux très grands bourgeois, toute la verve critique se concentre
sur la destruction du phénomène religieux, mais leurs concep-
tions politiques demeurent résolument conservatrices.
D’autres penseurs français mirent l’accent sur l’écono-
mie. Ce fut d’abord le cas de Denis Diderot (1713-1784).
D’une extrême curiosité intellectuelle, il s’intéressa à tout, des
sciences aux beaux-arts. Aussi bien, nul mieux que lui n’aurait
pu concevoir cette bible du savoir que fut l’Encyclopédie. De
son impressionnante maîtrise des connaissances qui connais-
saient au XVIIIe siècle une prodigieuse avancée, il retira l’idée
que l’évolution et le progrès étaient les conditions nécessaires à
la transformation des êtres humains et à la réalisation de leur
bonheur. Constatant le bond que l’humanité avait fait lors de
chaque découverte technique, il en déduisit que les inventeurs
146 Nouvelle histoire des idées

étaient d’une importance bien plus grande pour le monde que


les conquérants qui contribuaient à le détruire. La seule justifica-
tion de l’existence était pour lui l’utilité. Aussi bien la politique
devait-elle être subordonnée à l’économie : c’est d’une bonne
économie que naîtra un bon gouvernement ; c’est la réalisation
de la liberté économique qui permettra d’octroyer ensuite la
liberté politique. Il formulait l’idée que le but de la politique
devait être l’enrichissement de l’État et de la société par la
meilleure utilisation des ressources naturelles et par la meilleure
utilisation des hommes en veillant à les employer utilement, ce
qu’un proche des encyclopédistes, Gournay1, résumait ainsi en
1754 : « Le rôle des manufactures, dans les vues de l’État, est
de produire, moins pour enrichir tel ou tel fabricant, que de
donner de l’emploi au plus grand nombre de pauvres et de gens
oisifs qu’il est possible, parce que l’État certainement s’enrichit
quand tout le monde y est occupé. » La richesse nationale pou-
vait seule assurer l’aisance matérielle des hommes, leur bonheur
et leur liberté. Diderot définissait déjà ce qui fut le programme
de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle : faire d’abord une bonne
économie pour permettre ensuite de faire une bonne politique.
Ce fut aussi le cas des physiocrates2 (Quesnay, Mirabeau
« père », Dupont de Nemours3…), adeptes du libéralisme éco-
nomique, mais aussi du despotisme éclairé. Rompant avec les
idées mercantilistes du temps, ils furent en quelque sorte les
premiers libéraux, refusant catégoriquement l’intervention de

1. Vincent de Gournay (1712-1759), négociant international devenu inten-


dant au commerce en 1751. Lié à Turgot comme aux encyclopédistes, il eut
des contacts avec les physiocrates sans partager leurs vues ruralistes.
2. Le mot fut forgé par Pierre Samuel du Pont de Nemours et signifiait
« gouvernement par la nature ». Pour les physiocrates, toute richesse vient de
la terre et les agriculteurs constituent la seule classe productive.
3. François Quesnay (1694-1774), chirurgien du roi Louis XV, se tourna
vers l’économie à partir des années 1750 ; il est notamment l’auteur du Tableau
économique paru en 1758. Le marquis Victor de Mirabeau (1715-1789) publia
L’Ami des hommes ou Traité sur la population (1756), qui lui laissa le surnom
d’« ami des hommes », et surtout Philosophie rurale ou économie générale et poli-
tique de l’agriculture, réduite à l’ordre immuable des lois physiques et morales qui
assurent la prospérité des empires (1763). Pierre Samuel du Pont de Nemours
(1739-1817), comme Quesnay, passa de la médecine à l’économie. Auteur
prolifique, il publia notamment De l’origine et des progrès d’une science nouvelle
(1768). Lié à Turgot, il participa ensuite autant aux événements de France
qu’à ceux des États-Unis.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 147

l’État dans la sphère économique. Pour eux, l’économie est une


science autonome, dirigée par des lois naturelles universelles,
semblables aux lois de la physique. Ne limitant pas leur étude
à la seule création de richesses, ils s’intéressent aussi à leur
répartition qu’ils lient au « va-et-vient » des flux et des stocks.
Ils introduisent l’idée nouvelle de balance des échanges et en
tirent la conclusion, précédemment popularisée par Gournay1,
que l’ordre naturel est « Laissez faire les hommes, laissez passer
les marchandises ».
Comme pour leurs contemporains, la base primordiale de ces
lois naturelles est le droit de propriété, droit absolu et exclusif,
fondement de l’ordre essentiel des sociétés, qu’il s’agisse de
la propriété des biens acquis par les hommes, grâce à leurs
recherches et leurs travaux, ou de celle de leur propre personne.
En revanche, à l’opposé des encyclopédistes, ils estiment que
la seule source économique de richesse est l’agriculture. Selon
eux, ce ne sont pas les métaux précieux qui suscitent la richesse
des nations, mais le seul travail de la terre. En conséquence, ils
rejettent le commerce et la finance, toujours prêts à jouer sur
les malheurs de l’État pour accroître leurs avoirs, et ils écartent
du pouvoir les classes qu’ils considèrent comme stériles : les
commerçants, les industriels et les nobles. Parce que c’est la
richesse tirée du sol qui, en se répandant, constitue la fortune
des nations, ils estiment que seuls les propriétaires terriens ont
des intérêts communs avec la patrie. Liant patrimoine foncier
et patriotisme, c’est à eux seuls qu’ils souhaitent confier le soin
du gouvernement.
De même, leur idéal de liberté s’applique essentiellement
au monde rural ; ils considèrent que les réglementations sont
contraires aux lois naturelles et ils applaudirent les réformes
de Turgot (1727-1781) qui fut un temps proche d’eux. Son
décret de 1774 instaurant le libre-échange des grains corres-
pondait parfaitement à leur doctrine de la liberté d’entreprise
et de circulation. En revanche, politiquement, ils n’imaginent
nullement que le pouvoir puisse échapper au monarque, autorité
unique et souveraine, supérieur à tout et à tous, mais qui doit
gouverner selon les lois. Car si le souverain est la seule source
de pouvoir, la loi est néanmoins l’unique source de gouverne-

1. Gournay reprit la formule en 1752 lorsqu’il demanda à Trudaine la


liberté du commerce des grains.
148 Nouvelle histoire des idées

ment. L’un d’eux, Mercier de La Rivière (1719-1801), parle de


« despotisme légal ». Or, quelques décennies plus tard, quand la
Convention abattit le souverain, le gouvernement devint celui
du despotisme de la Loi.

Le libéralisme anglais
En Angleterre, le décalage qui s’était produit au XVIIe siècle
entre elle et la France sur le plan politique, se reproduisit au
e
XVIII siècle, mais cette fois dans le domaine économique. L’essor
de l’économie britannique sous la dynastie des Hanovre s’ajouta
à la pause politique qui, après la Révolution de 1688, permit à
l’Angleterre d’avoir une marche gouvernementale relativement
sereine. Les penseurs anglais, tout comme leurs homologues
français, furent des utilitaristes, mais leur conception du libéra-
lisme fut bien plus globale. Appartenant à une nation qui avait
acquis à la fois une assise politique et une assise économique,
ils développèrent une doctrine libérale tout à la fois économique,
politique et sociale.
David Hume (1711-1776) se situa dans la tradition de John
Locke. Comme lui, c’était un empiriste1 et l’utilité pour le bien
social constituait la justification de toute politique. En revanche,
il était profondément agnostique quant à l’origine du pouvoir : il
ne croyait pas plus au droit divin qu’aux lois naturelles. Pour lui,
les hommes étaient légitimistes par habitude et ils légitimaient
les actions politiques en fonction de leurs seuls intérêts. Aussi
bien, tant qu’un gouvernement assure l’utilité du bien commun,
les sujets ne voient aucune raison à le changer : « Un gouverne-
ment établi a un avantage infini, celui d’être établi, parce que le
gros de l’humanité obéit à l’autorité et non à la raison et qu’il
ne confie jamais le pouvoir à quiconque n’a pas la recomman-
dation de l’ancienneté » (Idea of a Perfect Commonwealth, 1754).
Pour lui, la modération d’un gouvernement est l’assurance de sa
durée : il préconise la liberté du commerce, l’essor d’une classe
moyenne de bourgeois négociants et d’artisans et la modération
dans le recours à l’impôt. Mais Hume fut aussi l’anti-Rousseau ;
sa négation de l’existence d’un contrat social, sa pensée entiè-

1. L’empirisme fait de l’expérience l’origine de toute connaissance. Il s’op-


pose ainsi au rationalisme pour qui celle-ci découle de capacités innées et,
a priori, les idées.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 149

rement empirique hostile aux ratiocinations philosophiques, son


refus de l’étude des lois de la nature, s’expliquent par sa volonté
de faire de l’homme la mesure de toute chose. Ce fondateur de
l’empirisme moderne voulut appliquer la méthode scientifique
pour créer une science de l’homme. Pour lui, les idées qui
guident les actions humaines ne sont pas produites abstraite-
ment par le cerveau, mais sont la traduction par celui-ci de la
perception sensible du monde environnant (« Tout dérive d’une
impression »). En dehors de l’espace et du temps qui sont des
données extérieures à l’homme, toutes ses actions découlent
non de sa conception intellectuelle, mais des réactions psycholo-
giques qui ont formé sa pensée. Cette opposition aux thèses de
Rousseau fit qu’il rencontra au siècle suivant un intérêt certain
chez les tenants du traditionalisme les plus hostiles aux idées
philosophiques.
Le premier grand théoricien du libéralisme économique fut
Adam Smith (1723-1790). Son essai, An Inquiry into the Nature
and the Causes of the Wealth of Nations (« Recherches sur la nature
et les causes de la richesse des nations », 1776), en est considéré
comme l’un des textes fondateurs. Séduit par la pensée des
physiocrates, il ne comprenait néanmoins pas la primauté qu’ils
accordaient à l’agriculture. En réalité, la pensée de Smith fut
moins une doctrine nouvelle que la compilation et la synthèse
parfaitement réussie des idées économiques de son temps (phy-
siocrates, mais aussi Locke et Hume) : son tour de force fut de
donner une cohérence et une logique aux fulgurances parfois
contradictoires de ses prédécesseurs. Alors que pour les mercan-
tilistes la source de la richesse se situait dans l’or et les métaux
précieux et que pour les physiocrates elle résidait dans l’agri-
culture, pour Adam Smith la richesse des nations est composée
par l’ensemble des productions qui alimentent la consommation
de toutes les classes. Dès lors, la monnaie en général et l’or en
particulier n’ont d’autre intérêt que de servir aux échanges. La
vraie richesse est ce qui permet la production, à savoir le travail
des hommes. Il s’agissait là d’une idée nouvelle non seulement
économique, mais aussi morale et sociale. En donnant ainsi
une valeur au travail, Smith allait à l’encontre d’une certaine
conception chrétienne qui voulait qu’il fût la punition infligée
par Dieu à Adam et Ève après le péché originel. La société
féodale reposait sur cette idée, et prêtres et nobles auraient
dérogé en exerçant des arts mécaniques. En donnant du lustre
150 Nouvelle histoire des idées

au travail, il sapait subrepticement la tradition sociale issue de


la féodalité : les ordres privilégiés apparaissaient comme des
parasites inutiles et les bourgeoisies y gagnaient une légitimité
économique qui leur conférait un rôle social. Le libéralisme de
Smith restait néanmoins lié à l’essor commercial de son époque
et il n’entrevoyait pas très bien l’importance de l’industrie. En
revanche, il définit clairement les limites du rôle de l’État. Ce
dernier a pour devoir principal de veiller à l’intérêt général et
doit être cantonné aux seules fonctions régaliennes : « Dans le
système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoirs
à remplir ; trois devoirs d’une haute importance, mais clairs,
simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier,
c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence
ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le
deuxième, c’est le devoir de protéger autant qu’il est possible
chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression
de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une admi-
nistration exacte de la justice. » Toutefois, il lui concède un
certain interventionnisme ; en effet, si les entreprises doivent
avoir des activités rentables, certaines qui sont pourtant néces-
saires au bien commun n’en ont pas. Il estime donc qu’elles
doivent relever de l’État, qui se fait alors moins entrepreneur
qu’organisateur, facilitateur de la vie économique et sociale ; et
c’est le troisième devoir qu’il attribue à l’État, celui « d’ériger
et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions
que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers
ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que
jamais le profit n’en rembourserait la dépense » (Recherches sur
la nature et les causes de la richesse des nations, 1776).
Si Adam Smith peut être considéré comme le premier théo-
ricien du libéralisme, Jeremy Bentham (1748-1832) peut appa-
raître comme celui de l’utilitarisme. Ardent défenseur de la
liberté, il l’est au nom de la raison et non parce qu’existeraient
des droits naturels : il n’y a pas de contrat social, il n’y a que
des besoins humains. Très en avance sur son temps et sur ceux
qui suivirent, il préconise une liberté individuelle entière, le droit
d’expression, la liberté du commerce et des activités financières
(y compris de l’usure). Il se montre favorable à la séparation
de l’Église et de l’État : ses virulents pamphlets antireligieux
dénoncent la collusion historique entre une institution abusive
qui rejette la raison et les régimes corrompus dont elle légitime
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 151

le pouvoir. Mais il est aussi un pionnier dans le domaine des


mœurs (égalité entre les sexes, divorce, dépénalisation de l’ho-
mosexualité). Faisant montre d’une philanthropie assez proche
de Beccaria1, il prône ainsi la réforme des prisons, l’amélioration
des procédures judiciaires, l’abolition des châtiments corporels,
de la peine de mort et de l’esclavage, défendant même le droit
des animaux. Dans ce contexte, l’économie n’est pour lui que
le moyen d’assurer le bonheur social par l’accroissement de la
richesse (le plus grand bonheur pour le plus grand nombre), et
la politique qu’un outil permettant la réalisation des réformes
qu’il estime impératives. Pour lui, l’État se doit essentiellement
de garantir les libertés individuelles et de prendre les mesures
législatives et sociales qui forgent les conditions nécessaires à la
maximisation du bonheur. Sa conception de la société est une
conception moralisante : les citoyens doivent avoir conscience de
leur droit aux plaisirs et au bonheur, mais aussi des châtiments
qu’ils peuvent encourir en cas de manquements à leurs devoirs.
Dans les années 1780, il eut l’idée d’un panoptique, ensemble
carcéral circulaire dominé par une tour centrale d’où le gardien
pouvait observer chaque prisonnier, qui ressentait alors un « sen-
timent d’omniscience invisible ». Dans ce panoptikon de 1780, il
décrivait : « La morale réformée, la santé préservée, l’industrie
revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées,
l’économie fortifiée, le nœud gordien des lois sur les pauvres
non pas tranché, mais dénoué, tout cela par une simple idée
architecturale. » Cette conception disciplinaire de l’organisation
pénitentiaire influença, par la suite, les architectes lorsqu’ils
durent transformer les manufactures en usines2.
Si sa pensée politique évolua, elle ne cessa jamais d’être favo-
rable à un pouvoir fort. Dans les années 1770, il estime encore
que les sujets doivent obéir à leur souverain aussi longtemps

1. Cesare Beccaria Bonesana, marquis de Gualdrasco (1738-1794), publie


à 26 ans son traité de droit pénal Dei delitti e delle pene (« Des délits et des
peines »), dégageant le droit de punir de toute morale religieuse et ne se
référant qu’à une loi, préférant la prévention à la punition et réclamant la
suppression des pratiques barbares de la torture et de la peine de mort, qu’il
qualifie d’« assassinat public ».
2. Inspiration ou contemporanéité du concept ? L’architecte Nicolas Ledoux
(1736-1806), en construisant les salines d’Arc-et-Senans dans le Doubs, s’ins-
pira de ce double concept d’hédonisme (lupanar intégré) et de surveillance
(plan circulaire autour du pavillon du directeur).
152 Nouvelle histoire des idées

que celui-ci assure leur bonheur. Quelques décennies plus tard,


considérant qu’un monarque ou une oligarchie ne recherche que
sa propre satisfaction, il devient favorable à un État démocra-
tique : pour que le bonheur profite au plus grand nombre, il faut
que l’État procède d’une large assise. Il se fait alors le défenseur
de la démocratie représentative absolue (souveraineté populaire,
suffrage universel, subordination des élus aux électeurs, exécu-
tif fort et centralisé). Alors que le physiocrate Mercier de La
Rivière avait conclu à l’autoritarisme légal, Bentham aboutit
à l’autoritarisme démocratique. Cependant, le penseur anglais
fut profondément marqué par les événements de la Révolu-
tion française et leurs excès : démocrate enthousiaste en 1789,
mais farouchement opposé à l’idée de droit naturel, il se défie
des outrances démocratiques en 1792. Au début du XIXe siècle,
sa recherche se centre sur l’optimisation du système démocra-
tique : régime représentatif censitaire, élections transparentes,
amélioration des aptitudes des dirigeants. À la fin de sa vie, il
s’affirme persuadé de la nécessité d’une réforme constitution-
nelle préalable à celle du champ politique ou judiciaire. Tou-
tefois, Bentham, comme nombre de penseurs de son époque,
n’imaginait pas que le bien public pût être assuré autrement que
par un État doté d’autorité. Sa différence avec eux est qu’ils
moururent avant la Révolution tandis que lui la vécut, ajustant
ses idées aux événements. En cela, sa pensée put être moins
théorique et sans doute plus « avancée ».
La pensée libérale s’insinua ainsi progressivement dans les
habitudes anglaises. Ce fut le cas, tout d’abord, des institu-
tions politiques. L’Angleterre changea de dynastie (1714) au
moment où Louis XIV quittait la scène politique (1715). Les
Brunswick-Lunebourg, par la suite électeurs de Hanovre, par
leur méconnaissance de leur nouveau pays et de sa langue,
permirent l’évolution politique qu’admirait Montesquieu : le
gouvernement fut désormais assumé par un Cabinet dirigé
par un Premier ministre. Le parti tory étant accusé d’être lié
aux Stuarts, le parti whig arriva au pouvoir et Robert Walpole
(1676-1745) anima le Cabinet de 1721 à 1745. Ce fut lui qui
permit au gouvernement de voir ses pouvoirs augmenter au
détriment de ceux du roi ; ce fut lui aussi qui instaura la pratique
de la solidarité gouvernementale ; ce fut enfin lui qui se retira
en 1742 à la suite d’un vote des Communes qu’il interpréta
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 153

comme un « vote de défiance ». Le libéralisme politique et les


premières formes du parlementarisme étaient établis.
En revanche, le libéralisme britannique fut assez rapidement
préoccupé par la répartition des bénéfices de la révolution com-
merciale et de l’essor économique. Alors que la France ouvrait
un débat politique visant à rejeter les ordres privilégiés, jugés
parasitaires et improductifs, l’Angleterre ouvrit un débat social.
La pensée de Thomas Malthus (1766-1834) marqua profon-
dément le libéralisme anglo-saxon. Contrairement à Smith, il
comprit mieux l’importance du décollage de l’industrie, sans
doute parce qu’il en était le contemporain. Il ne partage donc
pas la conception irénique d’Adam Smith de stabilité sociale
et d’harmonie fondamentale entre l’intérêt général et l’intérêt
particulier. Dans son célèbre Essai sur le principe de la popula-
tion (1798), constatant que la courbe de croissance économique
est arithmétique alors que celle des natalités est géométrique,
il conclut que pour la préservation du bien-être et du bon-
heur social, il faut réguler le nombre des bénéficiaires. Pasteur
de l’Église d’Angleterre, il laisse la solution à la responsabilité
morale de chacun : nul ne devra faire plus d’enfants qu’il ne
peut en élever, et pour éviter que les pauvres ne procréent trop,
il ne faudra ni les aider ni les entretenir afin qu’ils n’aient de
descendants que lorsqu’ils seront en mesure de satisfaire à leurs
besoins par eux-mêmes. Ce faisant, le débat avait évolué. Il
n’était plus entre la noblesse et la roture, alors que l’opposition
entre nobles et bourgeois alimentait encore la fracture politique,
mais désormais et pour la première fois, il opposait la richesse à
la pauvreté, prodrome de l’idée de fracture sociale qui marqua
le siècle suivant.

L’idéal d’égalité

Dès le XVIIIe siècle, des esprits entrevirent les effets pervers


du libéralisme utilitariste, dont le risque, dès lors, était que
l’argent remplaçât la naissance. Exaltant la liberté individuelle
et la liberté d’entreprendre, il ne pouvait profiter qu’à ceux
qui étaient capables de penser ou d’investir. C’était donc une
philosophie de la bourgeoisie éclairée ou aisée qui laissait de
côté l’immense masse rurale, mais aussi les catégories urbaines
inférieures, petits bourgeois, artisans voire manouvriers des
154 Nouvelle histoire des idées

manufactures que l’on appelait le « peuple des faubourgs ».


Cette masse plébéienne qui ne constituait assurément pas un
prolétariat n’avait aucune conscience de constituer sinon une
force, du moins une entité sociale susceptible de peser sur les
choix politiques et sociaux. Toutefois, sa défense fut prise par
des penseurs isolés qui dénoncèrent l’injustice créée par l’utili-
tarisme et qui, sans dénier aucun droit à la liberté, voulurent
contrebalancer la dureté de ses conséquences par l’importance
qu’ils donnaient aux idées d’égalité.
Presque tous ces penseurs restaient des intellectuels, peu au
fait de la réalité de la situation sociale des classes inférieures.
Leur motivation était philosophique et morale et leurs solutions
restaient proches des utopies de l’Antiquité. Si l’on excepte
Simon Linguet (1736-1794), esprit singulier, à la fois contemp-
teur des philosophes, adversaire du despotisme et méfiant à
l’égard du peuple, mais le seul de ces utopistes dont la dénon-
ciation de l’utilitarisme stigmatisait le sort réel des ouvriers,
préfigurant ainsi une ébauche de lutte des classes, tous ces pen-
seurs visaient moins la justice sociale que le bonheur de toutes
les composantes de la société.
Étienne Morelly (1717-1782), que certains soupçonnèrent de
n’être qu’un prête-nom de Diderot, critiqua la nouvelle société
libérale et principalement la propriété, au nom d’une vision uto-
pique des origines humaines qui auraient été corrompues parce
que les hommes avaient abandonné les lois de la nature. Dans
son Code de la nature (1755), il rêva d’une société de bonheur
et de vertu, guidée par une philosophie du socialisme voire du
communisme1. Toutefois, il n’y avait rien de revendicatif ou de
révolutionnaire dans ses propos : son « communisme » n’était
pas social, il était moral. Il estimait qu’il y avait trois « lois
fondamentales et sacrées » qui devaient permettre d’éradiquer
tous les maux de la société : en premier lieu, la propriété privée
devait être abolie ; puis, tous les citoyens ayant été fonctionnari-
sés, l’État devait prendre en charge collectivement leurs besoins
(éducation et assistance) ; enfin, ces mêmes citoyens devaient

1. Au sens premier d’une organisation sociale où les biens sont mis en


commun. Il s’agit avant tout d’une suppression de la propriété individuelle au
profit d’une propriété commune, garante d’égalité et de fraternité naturelles.
Cette idée fut courante dans les cités idéales, chrétiennes ou non, comme
dans les utopies des siècles antérieurs.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 155

coopérer au bien public en contribuant, en fonction de leurs


moyens et de leur âge, aux tâches utilitaires. Annonçant les uto-
pistes du XIXe siècle, sa philosophie retrouvait le « primitivisme »
des mouvements hérétiques chrétiens qui, depuis des siècles,
rêvaient d’un « communisme » fraternel et juste semblable à ce
qu’ils pensaient avoir été le christianisme primitif. La pensée
s’était sécularisée, mais l’utopie demeurait.
L’abbé Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785), frère de
Condillac, fut aussi, tout comme Morelly, un précurseur de
l’utopisme du XIXe siècle. Comme lui, il critiqua l’inégalité des
conditions et des propriétés et proposa une mise des biens en
communauté. Ainsi, dès 1768, il dénonçait la propriété comme
non conforme à la nature. Pour lui, le prétendu « ordre natu-
rel » des libéraux en général et des physiocrates en particulier,
en se fondant sur la propriété, entraînait des inégalités de for-
tune porteuses en germe de « tous les vices de la richesse, tous
les vices de la pauvreté, l’abrutissement des esprits, la corrup-
tion des mœurs civiles et tous ces préjugés et ces passions qui
étoufferont éventuellement l’évidence sur laquelle cependant nos
philosophes mettent leurs dernières espérances » (Doutes proposés
aux philosophes et aux économistes sur l’ordre naturel et essentiel
des sociétés politiques, 1768). S’opposant aux économistes qui ne
voyaient dans l’homme qu’un vivant dont il fallait satisfaire les
besoins, il rappelait que l’homme était composé de deux parties,
certes l’une physique, mais aussi l’autre, morale. Parce qu’il
est intelligent et sensible, l’homme mérite le bonheur. Aussi
bien, pour lui, ce bonheur ne résidait pas dans la surproduc-
tion de richesses, mais dans la répartition équitable de celles-ci
(« Qu’importe cette plus grande abondance, si elle invite les
hommes à être injustes et à s’armer de la force et de la fraude
pour s’enrichir ? »). Mably, cependant, ne se leurrait pas quant
à la propension des hommes à appliquer naturellement une
juste répartition. Annonçant le dilemme de 1793, il admettait la
nécessité temporaire d’une contrainte législative (certes contraire
à la liberté, mais génératrice d’égalité) pour forcer les hommes
à se défaire de leurs préjugés d’avarice, de vanité et d’ambition.
Néanmoins, il va sans dire que l’œuvre principale est celle de
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). Personnage au caractère
étonnant, sans doute longtemps immature et asocial, Rousseau,
après une enfance triste et chaotique, marquée par le calvinisme,
passa de longues années dans des relations affectives et sexuelles
156 Nouvelle histoire des idées

passablement perturbées, se convertissant au passage au catho-


licisme. S’estimant sans doute rejeté par le bonheur et marqué
par l’échec, Jean-Jacques choisit le clan des perdants. Il fut le
premier à être le porte-parole, non de ceux qui détestent les
nantis parce qu’ils les envient, mais de ceux qui les méprisent,
voire les haïssent, parce qu’ils sont ce qu’eux ne deviendront
jamais. Sans doute bipolaire, il était d’une sensibilité à fleur
de peau qui en fit la caisse de résonance de tous les malheurs
et de toutes les souffrances dont il était témoin. Cependant, à
l’âge de 38 ans, il sortit de son anonymat besogneux (même si
parfois il ne lui réserva pas que des vicissitudes) sans pour autant
abdiquer sa vindicte contre ceux qui avaient réussi. En effet, en
1750, il obtint le premier prix d’un concours organisé par l’aca-
démie de Dijon avec son Discours sur les sciences et les arts dans
lequel il soutint que le progrès était synonyme de corruption.
En 1755, il publie son Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes dans lequel, dès les premières lignes,
il proclame le goût de l’utopie et le déni de la réalité qui vont
imprégner toute la pensée progressiste française : « Commençons
par écarter tous les faits » ; ainsi, une idée même fausse devient
un fait en soi et la contradiction que pourrait lui apporter la réa-
lité est une insulte à la pensée. À partir de 1758, ses penchants
naturels reprirent le dessus et son caractère s’aigrit profondé-
ment ; il devint alors misanthrope et cynique, souffrant en outre
de lithiase urinaire. Ce fut alors, entre 1760 et 1762, qu’il publia
ses ouvrages majeurs : La Nouvelle Héloïse, Émile et le Contrat
social. Ces deux derniers ouvrages ayant été condamnés par le
parlement de Paris, l’Église ayant anathématisé « La profession
de foi du vicaire savoyard » contenue dans l’Émile et les auto-
rités calvinistes de Genève l’ayant aussi condamné, ne sachant
plus où aller, hanté par des idées de persécution, il se réfugia
au grand prieuré français de l’ordre de Malte, qui bénéficiait
de l’extraterritorialité et du droit d’asile1. Accablé par Voltaire,
son délire de la persécution le conduisit à passer en Angleterre,
où il se fâcha avec Hume après avoir été victime d’un faux en
forme de libelle dû à Horace Walpole. De nouveau réfugié chez
le prince de Conti en 1767, son délire s’accentua ; retourné
à Paris en 1770 après deux années d’errance en Dauphiné, il

1. Le grand prieur d’alors, résidant au palais jouxtant le donjon du Temple,


était le prince de Conti, cousin de Louis XV, et ami des Lumières.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 157

accepta en 1778 l’hospitalité du marquis de Girardin à Erme-


nonville, où il mourut au mois de juillet sans doute d’une embo-
lie cérébrale. Les ouvrages qu’il avait écrits dans les dernières
années de sa vie furent publiés après sa mort : Les Confessions
(1770) et Les Rêveries du promeneur solitaire (1778). Dans les
premières, il livre son autobiographie qu’il veut sincère, mais
sans cependant réussir à masquer sous une apparente humilité
l’idée qu’il se fait de sa supériorité intellectuelle et morale, en
butte aux harcèlements permanents de la vie. Sa solitude et
sa paranoïa culminent dans les secondes, uniquement calmées
par le retrait du monde et la fusion avec la nature. Ces deux
œuvres posthumes marquèrent une révolution littéraire : grâce
à Rousseau, l’introspection devint un genre que le romantisme
généralisa.
Porté aux nues par les révolutionnaires, Rousseau ne fut
pourtant pas un théoricien de la politique. Il était rationaliste,
comme tous les hommes des Lumières, mais il était en outre
favorable à la démocratie, c’est-à-dire à la souveraineté populaire
et à l’égalité politique. Toutefois, il était convaincu qu’en l’état
de la société, un tel système ne pouvait convenir, car l’homme
avait été corrompu, l’amélioration de ses connaissances intel-
lectuelles n’ayant pas été appliquées au progrès moral, mais
aux arts et aux sciences qui l’avaient attiré vers la futilité et le
luxe. Il chercha donc à extraire l’homme de cette gangue de
corruption et d’inégalités sociales qui, selon lui, avait déformé
son état naturel. Contrairement à Hobbes qui considérait ce
dernier comme un temps de ténèbres dont les peurs avaient
assis les religions et les despotismes, Rousseau le considérait au
contraire comme un état de paix, de pléthore et d’innocence. Il
caractérisait cet état de nature par la liberté, commune à tous
et inaliénable : les hommes y étaient libres, égaux et bons ; tout
comme les animaux, ils étaient livrés à leur seul instinct, mus
néanmoins par deux sentiments de conservation : l’amour de
soi et l’amour des autres, ou compassion. Mais ils devinrent
la proie de passions créées par des désirs artificiels engendrés
par l’état de société et dont le germe pervers était la propriété,
génératrice de guerres, de domination politique et économique
et d’inégalités sociales. Concevant le progrès comme l’accrois-
sement de l’amélioration de leur niveau de vie, les hommes ne
cessèrent donc pas d’accroître les inégalités.
158 Nouvelle histoire des idées

Or l’homme a en lui suffisamment de ressources morales pour


contenir ces dérives et parvenir à ce qu’il appelle la société civile
qui devait reposer sur un pacte social. Rousseau critiquait ses
contemporains qui tous proposaient, pour la satisfaction des
intérêts égoïstes des hommes, une convention qu’il jugeait illégi-
time parce que reposant sur l’aliénation de la liberté des peuples.
En effet, un tel engagement obligeait les hommes à déléguer le
pouvoir à une puissance supérieure qui devenait certes la garante
de leur sécurité, mais leur protection était celle du cachot. Au
contraire, il proposait un authentique contrat social qui permît
aux hommes de définir leur propre volonté générale, garante
de leur liberté.
Toutefois, il ne s’agit nullement d’une liberté naturelle, sans
limites, mais de la liberté civile fondée sur la loi. Parce que la
condition fondamentale du contrat social est l’« aliénation totale
de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »,
les hommes, en ayant choisi de se lier par ce contrat et de se
soumettre à la loi, restent libres puisqu’ils n’obéissent qu’à ce
qu’ils ont solidairement décidé : l’homme « n’obéit ainsi qu’à
lui-même et reste aussi libre qu’auparavant », car « chacun se
donnant à tous ne se donne à personne ». Cette liberté civile
n’est donc plus totale comme dans l’état de nature, elle est
désormais limitée par la contrainte de la loi. Mais pour que
cette contrainte légale soit acceptée, il faut que tous les hommes
soient égaux juridiquement : l’égalité est fondatrice de liberté,
mais uniquement de liberté civique. Alors que la liberté naturelle
défendue par les utilitaristes ne conduit qu’à des injustices et
des inégalités, seule la liberté politique assure l’égalité.
L’obéissance absolue à cette volonté générale exprimée dans
la loi ne peut non plus laisser aucun champ à la différence de
pensée ou de vouloir. Le citoyen ayant accepté d’abdiquer sa
volonté personnelle dans la volonté générale ne peut plus vou-
loir qu’à travers celle-ci : « Chacun de nous met en commun
sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de
la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre
comme partie indivisible du tout. » La souveraineté étant indi-
visible, les particularismes ne peuvent exister et l’autonomie ou
l’indépendance d’un membre ne peut que conduire au déclin
de l’État. Aussi bien, toute association qui n’a pas pour but de
défendre l’intérêt général, mais seulement des intérêts particu-
liers, est contraire à celui-ci. Parce que les citoyens sont des
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 159

êtres raisonnables, ils sont aptes à comprendre quel est l’inté-


rêt général et ils choisissent volontairement de gommer leurs
propres différences pour adhérer pleinement à la volonté géné-
rale : « Ôtez [des volontés particulières] les plus et les moins qui
s’entre-détruisent, reste, pour somme des différences, la volonté
générale. » Rousseau écarte donc l’opposition entre le pouvoir
politique et le peuple, le contrat social les rendant intrinsèque-
ment unis : « Cet acte d’association produit un corps moral et
collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de
voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi com-
mun, sa vie et sa volonté. » De ce fait, tout pouvoir politique
reposant sur un contrat social est ipso facto légitime.
Nul doute qu’il n’y ait eu, chez Rousseau, des réminiscences
des écrits de Pierre Jurieu et de Théodore de Bèze qu’il connut
assurément lors de ses années calvinistes : même contractuali-
sation du groupe, même totalitarisme messianique de la com-
munauté, même dilution de la volonté particulière dans la
volonté générale, même abdication de la liberté individuelle
dans une Liberté prophétique. Ainsi, lorsqu’il examine le cas
où une volonté individuelle ne se plierait pas à la loi commune,
il affirme, pas plus choqué qu’un inquisiteur, qu’elle devra
être « contrainte à être libre » : « Chaque individu peut comme
homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable
à la volonté générale qu’il a comme citoyen. (…) Afin donc
que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme
tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux
autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y
sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose
sinon qu’on le forcera d’être libre » (« Du souverain », Du contrat
social). Son génie fut d’avoir sécularisé la pensée de ces réfor-
mateurs et de substituer la volonté des hommes aux desseins
de Dieu. Profondément marqué par la Genève calviniste, il en
a assimilé les leçons, puis les a rejetées pour enfin leur donner
une dimension universelle et laïque qui remplaçait le salut par
le bonheur et le croyant par l’homme. Sa pensée devenait ainsi
l’écho d’une synthèse entre Réforme et Lumières.
8

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Tous ces hommes, dénonciateurs des effets nocifs de la liberté


utilitariste, avaient conçu l’égalité comme le correctif d’une trop
grande injustice. Mais ils réfléchissaient à une époque qui était
encore l’Ancien Régime. En dehors de Linguet, guillotiné en
1794 pour collusion avec la royauté bien que précurseur du
communisme babouviste, seul Condorcet vécut la Révolution
et put ainsi voir les idées qu’ils avaient développées faire leur
œuvre. Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794),
disciple de Turgot, adepte de Voltaire et de Rousseau, traduit
toute la fermentation idéologique du XVIIIe siècle en abordant un
spectre très large allant de la mathématique (Essai sur le calcul
intégral, 1765 ; Mémoire sur le calcul des probabilités, 1781-1884),
aux sciences (Essai sur la théorie des comètes, 1780), à l’économie
(telles Réflexions sur les corvées ou sur le cadastre, 1775 ; Réflexions
sur le commerce des blés, 1776) et à la philosophie (édition anno-
tée des Pensées de Pascal, 1776), en passant par l’essai politique
(comme Fragments sur la liberté de la presse, 1776 ; Réflexions
sur l’esclavage des nègres, 1781 ; De l’influence de la révolution
d’Amérique sur l’Europe, 1786 ; Sur l’admission des femmes au
droit de cité, 1790 ; De la République, ou Un roi est-il nécessaire
à la conservation de la liberté ?, 1791 ; De la nature des pouvoirs
politiques dans une nation libre, 1792). Il fut le seul à vivre les
événements de la Révolution, incarnant le rêve d’une réforme
rationaliste de la société et finissant par en devenir la victime,
mourant dans la prison où l’avait envoyé la Terreur. L’esprit de
1793 tuait ainsi celui de 1789. Parce que toutes les religions et
toutes les philosophies finissent toujours par dépasser les inten-
La révolution française 161

tions initiales de leur fondateur, Robespierre et la Terreur, en


s’en prétendant inspirés, firent dire au rousseauisme bien plus
que Rousseau lui-même, transformant ainsi le philosophe gene-
vois en caution de leur totalitarisme, comme Wagner le fut plus
tard du nazisme.
La Révolution française fut un événement majeur pour l’his-
toire des idées politiques et, sans doute, en fut-elle l’acte fonda-
teur. Si l’on se dégage du contexte purement français et si l’on
déshabille l’événement des oripeaux épiques dont l’affublèrent,
non sans intérêt personnel, les républicains de 1877 et les pen-
seurs marxistes, la Révolution française n’apparaît plus comme
un acte politique fondateur né de lui-même, mais comme un
extraordinaire accélérateur d’une évolution idéologique conti-
nue. La révolution de Paris, puis les révolutions de France se
situèrent dans un contexte européen agité par les ambitions de
la bourgeoisie à ne plus vivre dans une société d’ordres et à
accorder la réussite au seul mérite. Condorcet définit très tôt
quels devaient être les deux premiers droits de l’homme : la
« sûreté de sa personne » et la « sûreté de la jouissance libre de
sa propriété ». Ce que réclamaient, en effet, les couches éclai-
rées du monde européen d’alors était, d’une part, la liberté
individuelle, entendue comme la protection de chacun contre
l’autoritarisme civil ou religieux1, contre les abus de droit et les
dénis de justice et, d’autre part, la liberté de posséder librement,
ce qui sous-entendait l’uniformité du statut de la terre, devenue
dès lors accessible à quiconque pouvait l’acheter.
Le vieux monde, qui ignorait encore qu’il vivait ses dernières
années, avait été secoué par deux mouvements qui avaient enthou-
siasmé les élites éclairées et la jeunesse, par nature prompte à
adopter ce qui est nouveau. Ce fut d’abord le soulèvement des
sujets anglais résidant en Amérique (1776) qui aboutit à l’indé-
pendance des États-Unis (1783) et à leur adoption d’une consti-
tution (1787) conforme aux idées des Lumières. Vinrent ensuite
les réformes de l’empereur Joseph II qui, entre 1780 et 1790,
publia plus de quinze mille actes législatifs ou réglementaires :
soumission de l’Église à l’État, confiscation des biens des cou-

1. Ce fut grâce au pasteur Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne (1743-1793),


dans le droit fil de la lutte de Sébastien Castellion ou de Pierre Bayle, que la
notion de liberté de conscience fut introduite dans la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen.
162 Nouvelle histoire des idées

vents dévolus à la construction d’hôpitaux et d’écoles, tolérance


religieuse et liberté de conscience, mariage civil, suppression
des règlements corporatistes, possibilité de rachat des charges
féodales, réforme de l’enseignement, l’université devant désor-
mais fournir les cadres d’une fonction publique d’État destinée
à remplacer la noblesse dans l’administration… La révolution
joséphiste marqua d’autant les esprits français qu’elle entraîna,
aux portes du royaume, dans les Pays-Bas belges qui apparte-
naient à l’Autriche, un soulèvement général entre 1787 et 1790.
Cette révolution du Brabant fut loin d’être uniforme : si tous
s’accordèrent pour refuser le caractère unilatéral et centraliste
des réformes de Vienne, d’aucuns en refusaient catégoriquement
le contenu tandis que d’autres rêvaient d’abattre le régime féo-
dal, mais aussi les liens avec les Habsbourg-Lorraine.
Ce fut donc dans ce contexte perturbé qu’en France l’échec
des tentatives de réforme de 1787 et 17881 conduisit à la réunion
des états généraux de mai 1789. Sans revenir sur la chronologie
et le contenu des événements, il faut néanmoins remarquer que
c’était la première fois dans l’histoire européenne qu’un corps
de 1 100 députés était appelé à donner son avis. Aussi bien,
avant d’être une révolution politique, la Révolution française
fut-elle une révolution de l’art politique. Jusqu’alors, la politique
(parce que ses principaux acteurs étaient principalement des
gens de robe) travaillait, comme dans les tribunaux, sur dos-
siers et mémoires en défense. Dans une assemblée d’une telle
importance, pour entraîner l’adhésion, il fallut faire entendre sa
voix. Le travail de dossier devint préparatoire, mais l’essentiel
de la décision revint au discours et à la discussion. La Révo-
lution française fit ainsi passer la politique de l’écrit à l’oral,
avec ce que cela sous-entendit d’avantages aux manœuvriers
de la parole, avocats, prêtres catholiques ou pasteurs protes-
tants. La Révolution fut aussi et d’abord une désorganisation

1. Face à l’important déficit budgétaire, accru notamment par les frais de la


guerre en Amérique, Louis XVI décide de recourir à de nouveaux impôts, que
les parlements refusèrent d’enregistrer au motif qu’ils devaient être acceptés
par les états généraux. Une première assemblée de notables (princes du sang,
prélats, ducs, intendants, parlementaires et députés des principales villes et
des pays d’états), réunie en 1787, refuse le projet d’un impôt foncier général.
Une seconde assemblée en 1788 se réunit pour préparer les états généraux
désormais incontournables ; elle se manifeste par une réaction aristocratique,
refusant le doublement du tiers, mais la Cour n’en tint pas compte.
La révolution française 163

des réseaux d’influence. Les parlements, qui avaient été l’unique


source d’opposition et qui s’étaient crus les grands bénéficiaires
de la réunion des états généraux, disparurent sans susciter le
moindre regret dans l’opinion. La Cour elle-même, pendant
si longtemps maîtresse des destinées, perdit autorité politique
pour se réduire à l’entourage du roi, lui-même dépouillé de ses
pouvoirs et de son aura.

De l’idéal de liberté (1789)


à celui d’égalité (1793)

Il revint à la Constituante de donner à la France les fonde-


ments de sa modernité. Les grandes réformes qu’elle décida ne
furent pas créées ex nihilo, beaucoup ayant été dans les cartons
des Maupeou1, Turgot2, Malesherbes3 ou Miromesnil4. Leur

1. René Nicolas de Maupeou (1714-1792) fut le dernier chancelier de


France (1768-1790). Garde des Sceaux de 1768 à 1774, il supprima le parle-
ment de Paris en 1771, qu’il remplaça par six conseils supérieurs. Il abolit la
vénalité des offices, les magistrats étant désormais nommés par le Roi, rétri-
bués par l’État mais inamovibles. Soutenu par Louis XV en dépit de l’oppo-
sition conjuguée des robins et de la noblesse, il fut renvoyé par Louis XVI à
son avènement. Charles-François Lebrun, futur consul et futur architrésorier
de l’Empire, fut son proche collaborateur.
2. Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781) fut contrôleur général des
Finances de 1774 à 1776. Il supprima notamment les corporations et entendit
soumettre les trois ordres à l’impôt. Mais favorable au despotisme éclairé,
il refusait toute intervention des parlements dans la législation. Il projetait
la création de municipalités (locales, provinciales et une nationale chargée
de voter l’impôt) et voulait créer un corps électoral unique, sans distinction
d’ordres, et composé de tous les propriétaires. Louis XVI ne sut pas le sou-
tenir, effrayé par l’ampleur de ses réformes. Il prépara avant sa chute (1776)
la création de la Caisse d’escompte, ancêtre de la Banque de France.
3. Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) fut
ministre de la Maison du Roi de 1774 à 1776 ; il tenta alors d’abolir les
lettres de cachet, mais démissionna avec Turgot. À l’instigation de Louis XVI,
il prépara l’émancipation des juifs et des protestants (avec l’aide du pasteur
Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne), mais ne put que faire adopter (1787) l’édit
de Versailles qui organisait l’état civil des non-catholiques. Il choisit d’être le
défenseur du roi en 1793, ce qui lui coûta la vie.
4. Armand Thomas Hue de Miromesnil (1723-1796) fut garde des Sceaux
de 1774 à 1787. En 1781, il fit supprimer la question préparatoire, torture
pour obtenir les aveux des prévenus. En 1782, il présenta un projet d’ordon-
nance relative au commerce pour remplacer le Code marchand de 1673, mais
164 Nouvelle histoire des idées

force vint du fait qu’elles ne se contentèrent pas de n’être que


des réformes, mais qu’elles furent conçues comme une révo-
lution globale. L’idée majeure était d’en finir avec la société
d’ordres, d’en faire « table rase ». Toutefois, la suppression des
trois ordres et la création d’un corps social unique, la nation,
furent moins mues par l’idéal d’égalité que par celui de liberté
(la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
mentionne l’égalité deux fois et la liberté cinq). Or, si les corps
étaient effectivement supprimés, la fiction qu’ils avaient bon
an mal an maintenue disparut aussi : jusqu’alors nobles de
Cour et hobereaux s’étaient retrouvés indifféremment dans la
noblesse, tandis que les curés de campagne avaient côtoyé les
prélats dans le clergé et que le tiers avait fait voisiner le paysan
et le financier. La disparition des corps, voulue comme l’affir-
mation de l’individu, laissa rapidement la place à la division
de la société en classes. En effet, la seule égalité affirmée était
l’égalité juridique (dans la Déclaration, la loi est mentionnée
onze fois et les droits dix) qui sanctionnait uniquement la fin
des privilèges liés à la naissance. Quand cette Déclaration dit
que les hommes naissent libres et égaux en droit, elle n’affirme
d’égalité que sur la ligne de départ, mais ne préjuge en rien de
la ligne d’arrivée. Qu’un cul-de-jatte ait le droit, tout comme
un sprinter émérite, de se placer sur la même ligne de départ
ne change rien quant au résultat final. La bourgeoisie éclairée
se défaisait de la noblesse, mais savait à quoi s’en tenir quant
au peuple ; elle rejetait le handicap dont l’avait chargée l’Ancien
Régime, mais elle n’ignorait pas que ses talents et sa fortune
la mettaient à l’abri de toute compétition populaire. L’acte du
26 août 1789 était loin d’être porteur d’autant de bonnes inten-
tions que celles dont le chargèrent les républicains de 1875 et
autres bien-pensants.
Comme toujours lorsque des réformes deviennent une révo-
lution, tout s’emballa, d’autant que Louis XVI ne sut pas choi-
sir une ligne de conduite. Le 14 juillet 1789, le pillage de
l’armurerie des Invalides, mais surtout de celle de la Bastille
par le peuple de Paris qui souhaitait organiser sa défense, fut
rapidement magnifié. Les événements cessèrent alors d’être des
faits pour devenir des symboles. Les quatre premières années

le parlement de Paris, saisi en 1782, n’en avait pas terminé l’examen au début
de la Révolution. Il inspira les rédacteurs du Code de commerce de 1807.
La révolution française 165

de la Révolution furent marquées par l’incompréhension entre


ses différents acteurs : les uns voulaient une nouvelle législation
assurant la justice et la liberté alors que d’autres forgeaient
un autre monde. La division de la Cour et l’indécision du roi
enhardirent ceux des députés qui se proclamèrent Assemblée
nationale (17 juin 1789), déclarée constituante le 9 juillet.
L’inertie de l’exécutif permit alors la prédominance du nou-
vel organe législatif. Les journées des 5 et 6 octobre, émo-
tion populaire créée par une disette de pain, aboutirent à un
changement politique d’exception : Paris redevint le centre du
pouvoir, la famille royale et l’Assemblée y revenant ; le roi sanc-
tionna la Déclaration des droits de l’homme et le principe d’une
constitution ; le port de la cocarde nationale fut imposé et la
garde nationale remplaça les gardes du corps du Roi auprès
des souverains. La fête de la Fédération célébrée le 14 juillet
1790 pour commémorer la prise de la Bastille fut conçue par
La Fayette, commandant de la garde nationale de Paris, et par
certains députés comme l’acte fondateur du renouveau autour
des idées de Nation et de Loi, ainsi que de la personne du roi
des Français. Pour de nombreux acteurs des premiers temps
de la Révolution, l’adoption définitive de la Constitution en
marquerait le parachèvement et le retour progressif au cours
normal de la vie. Mais pour d’autres, cela paraissait insuffisant
pour réaliser la grande œuvre de changement qu’ils appelaient
de leurs vœux. À partir de 1791, les tergiversations du roi et
un nouveau personnel politique leur en donnèrent l’occasion.
L’un des penseurs les plus marquants de cette première
période de la Révolution, qui définit ce que l’on a appelé les
« principes de 89 », fut l’abbé Sieyès1. Concernant le régime
social des trois ordres, Sieyès développait l’idée, soutenue par les
historiens du temps, que la noblesse regroupait les descendants
des anciens envahisseurs francs tandis que le tiers était composé
de ceux des Gallo-Romains qui avaient été alors soumis. C’était

1. Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836) s’était rendu célèbre par son Essai
sur les privilèges (1788) et sa brochure sur le tiers état (1789) : « Qu’est-ce
que le Tiers-État ? Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois
questions à nous faire : 1° Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. 2° Qu’a-t-il
été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3° Que demande-t-il ? À y
devenir quelque chose. » Ce fut lui qui, en juin 1789, proposa aux députés
du tiers de s’ériger en Assemblée nationale.
166 Nouvelle histoire des idées

là un parallèle avec l’idée similaire précédemment développée en


Angleterre et qui opposait les Normands aux Saxons indigènes.
Mais ce fut surtout dans le domaine politique qu’il posa les
fondements du libéralisme de 1789. Il était tout autant hos-
tile à l’absolutisme d’Ancien Régime qu’au partage du pouvoir
avec la masse populaire. Pour contrer à la fois le despotisme et
l’anarchie, il souhaitait l’instauration d’un régime représentatif.
S’exprimant à la tribune en septembre 1789, il déclara : « Les
citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent
renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté parti-
culière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait
plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le
peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie
(et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut
agir que par ses représentants. » Par ailleurs, pour pallier toute
dérive populaire qu’il pressentait non sans raison de la part d’une
assemblée unique, il se prononçait en faveur du bicaméralisme
et d’un système électoral censitaire. Il affirmait ainsi les fon-
dements du libéralisme politique. La souveraineté nationale
permettait ainsi d’éviter la souveraineté du peuple.
La Révolution ne se limita cependant pas à l’aspect purement
politique. Elle affirma le libéralisme économique par deux textes : le
décret d’Allarde de mars 1791 et la loi Le Chapelier de juin 1791.
Le premier proclama la liberté de commercer et d’entreprendre :
« Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle
profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue
de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix sui-
vant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements
de police qui sont ou pourront être faits. » L’État n’intervenait plus
et était désormais astreint à la neutralité économique. La concur-
rence n’était plus régulée que par une éthique commerciale aussi
vague qu’aléatoire. Quelques mois plus tard, la loi Le Chapelier
aggrava pour longtemps la situation ouvrière en France en prenant
des dispositions draconiennes en matière sociale. Rejetant les corps
intermédiaires vantés par Montesquieu, la loi s’inspire des idées
du Contrat social de Rousseau. En affirmant la liberté du droit
au travail, elle détruisit toutes les organisations ouvrières : certes
les règles restrictives imposées par les corporations1 disparurent,

1. Les jurandes et maîtrises (corporations) étaient l’organisation de l’en-


semble des personnes ayant une activité dans la même profession. Elles
La révolution française 167

mais avec elles la formation professionnelle que représentait le


compagnonnage et les mutuelles qui étaient alors la seule forme
de protection sociale, tout comme les groupements1 et les grèves2
qui étaient les seuls moyens de défense des premiers ouvriers de
l’industrie3.
Dans le maelström d’idées qu’engendra la liberté de la presse,
face à l’extrême hétérogénéité des 1 100 membres de l’Assem-
blée constituante, la nécessité se fit sentir de se regrouper sur des
programmes plus ou moins précis. De là naquit l’habitude pour
des députés d’abord d’une même province, puis de même avis
de se réunir préalablement aux séances en dehors de l’Assem-
blée. Ce fut ainsi le cas du Club breton qui devint la Société
des amis de la Constitution et que l’on appela assez vite le
club des Jacobins parce qu’il se réunissait dans la bibliothèque
des Dominicains de la rue Saint-Honoré. Ces clubs furent la
préhistoire des partis politiques. Assez rapidement, les députés
favorables à la Révolution se divisèrent. Il y avait ceux qui
estimaient que l’acte constitutionnel mettait fin à la Révolution
(les Feuillants) et ceux qui se défiaient du roi et de la Cour
(les Jacobins). Cette opposition fut accentuée par le choix des
Feuillants de n’accepter en leur sein que des citoyens actifs4,

assuraient la formation des apprentis, présidaient aux examens permettant la


promotion professionnelle et se chargeaient de l’aide et assistance aux inva-
lides, aux veuves et aux orphelins. Mais loin de ces généreux principes, elles
avaient fini par devenir des organisations malthusiennes dotées du monopole
de recrutement et d’avancement. En 1776, Turgot tente vainement de faire
adopter le principe du droit de chaque homme à travailler, sans restrictions.
1. Dès 1800, ils prirent le nom de « syndicats » chez les ouvriers charpen-
tiers.
2. Elles ne se généralisèrent qu’au XIXe siècle.
3. Les ouvriers du bâtiment, saisonniers principalement venus du Massif
central, étaient généralement recrutés par les entrepreneurs sur la place de
Grève, à Paris, devant la maison municipale. C’était aussi là qu’ils se réunis-
saient pour manifester leur mécontentement et obtenir une amélioration de
leur traitement (d’où l’expression des ouvriers en Grève). Ils utilisaient parfois
dans leurs manifestations le drapeau signalant un danger pour les passants :
le drapeau rouge.
4. Tous les Français étaient citoyens, mais en 1789, seuls ceux qui pou-
vaient élire la Garde nationale étaient dits citoyens actifs. La constitution de
1791 distingua ceux qui n’avaient pas de droits politiques (tels les femmes ou
les pauvres) et les citoyens actifs, âgés de plus de 25 ans et domiciliés dans
leur canton depuis plus d’un an. Leur droit de vote variait en fonction du
taux de leur imposition ou selon qu’ils étaient propriétaires ou non.
168 Nouvelle histoire des idées

qui seuls avaient droit de vote, tandis que les Jacobins accueil-
laient aussi les pauvres, non-électeurs. La tentative manquée
du roi, arrêté à Varennes en juin 1791, marqua sans doute
l’échec d’une politique favorable à une monarchie constitution-
nelle, tout autant éloignée de la réaction aristocratique que de
la poussée populaire. Profondément chrétien, Louis XVI n’avait
pas supporté la nouvelle organisation de l’Église de France ni
les changements constitutionnels qui avaient fait de lui un « roi
des Français » au lieu du roi choisi par Dieu pour gouverner la
France. L’acte constitutionnel du 3 septembre 1791 était une
première dans l’histoire française et, comme telle, il présentait
des imperfections. La volonté d’établir fortement le pouvoir
législatif avait conduit à en faire une sorte de compétiteur du
pouvoir exécutif. La conséquence ne put qu’être une tension
entre eux deux, tension qui fut aggravée par le choix fait du
monocaméralisme. Le roi se sentit cerné et dépossédé, tandis
que l’assemblée le suspectait d’arrière-pensées. Le souhait de
Louis XVI de s’éloigner de Paris et sans doute de se retrou-
ver au milieu d’une armée qu’il estimait fidèle marqua la fin
des illusions : la révolution monarchique, commencée en 1789,
venait de s’achever du côté de l’Argonne. En dépit du replâ-
trage monté de toutes pièces pour faire croire à l’enlèvement du
roi, tous savaient désormais que Louis XVI n’acceptait pas les
nouvelles institutions et que si la Révolution voulait perdurer,
il fallait qu’elle se passât du monarque.
Aussi bien, un autre acte fondateur de la vie politique
moderne fut la réunion, en octobre 1791, de l’Assemblée natio-
nale législative. La Législative fut la première assemblée poli-
tique française d’un type nouveau. Chargée de mettre en œuvre
la première constitution française élaborée par l’assemblée pré-
cédente, elle « ne comptait que » 745 députés, tous entièrement
nouveaux puisqu’aucun des membres de la Constituante n’avait
été autorisé à s’y présenter. Les députés sont donc des hommes
jeunes, inexpérimentés et qui n’ont d’autre apprentissage poli-
tique que leur connaissance des assemblées communales ou
départementales. On vit en son sein se définir les grands cou-
rants politiques français. Les contre-révolutionnaires (les « aris-
tocrates ») n’y étaient pas représentés. Sa droite était composée
de monarchistes favorables à la constitution de 1791 ; le centre,
très attaché à la Révolution, penchait pour un régime modéré,
tandis que les Jacobins formaient la gauche, démocrate, et les
La révolution française 169

Cordeliers1 une extrême gauche plus populaire. Or ces hommes


neufs ne voulurent pas se limiter à n’être que les continuateurs
des constituants. Ils refusèrent de terminer la Révolution et, au
contraire, entendirent en être les accélérateurs.
Il s’agit là d’un des traits essentiels de la pensée politique :
l’acte de gouvernement s’inscrit-il dans la continuité des temps
ou bien est-il acte de rupture, acte fondateur ? Ce clivage va
diviser la pensée politique tout au long du XIXe siècle et au-delà,
entre les traditionalistes et les progressistes, entre le conserva-
tisme et le mouvement.
La radicalisation de la Législative, qui se traduisit notam-
ment par la prééminence qu’elle s’accorda face au roi, entraîna
dans le pays tout entier la structuration des clubs qui, de lieux
d’éducation politique, devinrent des groupes de pression et qui
finirent par assurer une véritable dictature sur les assemblées
élues, tant locales que nationale.
Ce fut là encore la naissance d’une opposition qui marqua
les siècles à venir : les partis et l’opinion ont-ils simplement
vocation à soutenir l’action parlementaire ou, au contraire, en
sont-ils les inspirateurs et les censeurs ?
Les partisans de la seconde opinion ayant organisé une com-
mune insurrectionnelle de Paris s’attaquèrent, le 10 août 1792,
autant au roi qu’à l’assemblée. Les clubs et sociétés populaires,
ne se reconnaissant pas dans une assemblée essentiellement
bourgeoise, dictèrent l’événement. Le peuple ayant détrôné le
roi pouvait désormais s’en prendre à ses représentants : la ter-
reur de septembre 2 assit le pouvoir de la Commune de Paris.

1. D’entrée libre, à l’inverse des Jacobins, la Société des amis des droits
de l’homme et du citoyen s’installa dans le réfectoire du couvent franciscain
de la rue de la Harpe, appelé couvent des Cordeliers. Proche des aspirations
des masses populaires des faubourgs Saint-Marceau (aux confins des 5e et
13e arrondissements) et Saint-Antoine (de la Bastille à la rue de Reuilly),
elle se défiait de l’assemblée et se méfiait du roi, dont elle fut la première à
demander la déposition après Varennes.
2. Les massacres des prisons qui, entre les 2 et 7 septembre 1792, firent
plus de 1 300 morts furent des exécutions sommaires perpétrées par des
éléments incontrôlés, apeurés par les rumeurs de complot ou d’invasion et
débridés par la disparition des instruments de l’ordre. En effet, aucune des
nouvelles autorités ne tenta d’enrayer ce mouvement spontané dont pourtant
toutes avaient conscience de l’horreur. En revanche, chacune l’instrumentalisa
par la suite, d’abord pour se débarrasser de toute velléité royaliste, puis pour
éliminer successivement ses compétiteurs.
170 Nouvelle histoire des idées

Ce mouvement populaire, partisan d’une république égalitaire


et de la démocratie directe, fut, sans doute, la première révo-
lution culturelle. En effet, refusant les manières autant de la
société aristocratique que de la bourgeoisie révolutionnaire, les
sans-culottes 1 se lancèrent dans une destruction de l’art de
vivre dominant : le pantalon se substituant à la culotte, le
tutoiement remplaçant le vouvoiement, l’appellation « citoyen
et citoyenne » celle de « monsieur et madame », mais encore
les saturnales contre le culte religieux, le vandalisme 2 contre
les monuments de la monarchie ou de l’Église, la violence
et les humiliations à l’encontre des condamnés aristocrates…
montrèrent qu’au-delà de leur volonté politique, ils avaient
aussi celle de faire table rase des manières et du goût qu’ils
n’avaient ni l’envie ni la capacité d’imiter. Ils maniaient l’in-
sulte, excitaient les masses à la haine, savaient détruire, mais
étaient en fait incapables d’un projet construit. Toutefois, le
sans-culottisme devint à son tour une mode, car, assez rapide-
ment, ceux qui voulaient apparaître comme de vrais « patriotes »
singèrent leur style. Quelques années plus tard, les couches les
plus populaires retournèrent à l’anonymat tandis que les sans-
culottes opportunistes finirent dans la soie et les décorations
de l’Empire.
Le 21 septembre 1792, la Législative (où les modérés ne sié-
geaient plus) laissa sa place à la Convention nationale, composée
de seulement 371 députés élus par un corps électoral légèrement
élargi (les Français âgés d’au moins 21 ans, ayant un domicile
fixe depuis un an et vivant de leur travail furent déclarés citoyens
actifs). Son premier acte fut d’abolir la royauté, de proclamer la

1. Les éléments les plus radicaux, issus des milieux populaires, s’empa-
rèrent du sobriquet, antérieur à la Révolution, qui désignait ceux qui dédai-
gnaient, volontairement ou non, de porter la culotte et les bas de soie à la
mode dans l’aristocratie et la bourgeoisie. L’avènement de la république en
1792 et la proclamation du suffrage universel masculin marquèrent leur irrup-
tion sur la scène politique. Dès lors, le costume « social » devint un costume
« idéologique ». Le pantalon, la veste courte ou carmagnole, le bonnet phry-
gien, les sabots, mais aussi les manières et le langage devinrent la nouvelle
ligne esthétique adoptée par des avocats, des bourgeois, des défroqués, des
artisans ou des employés. La mode cessa en 1794 avec Thermidor.
2. Ce mot (en référence au peuple gotique des Vandales qui sema la des-
truction en Gaule au Ve siècle) apparut alors et fut popularisé par un discours
de l’abbé Grégoire.
La révolution française 171

république et, le lendemain, de remplacer le calendrier chrétien


par le calendrier républicain. La chaîne des temps immémoriaux
reposant sur la Nativité était brisée et un nouvel âge était offert
à l’humanité. Depuis près de deux millénaires, il n’y avait eu
que le calendrier musulman pour fixer une nouvelle origine au
comput calendaire. Dès lors, la Révolution française s’inscrivait
à son tour dans la tradition messianique des religions révélées,
mais elle se voulait une révélation laïque, celle du droit, de
l’égalité et de la liberté.
Ce fut aussi le premier gouvernement d’assemblée de la
France. Bien que le suffrage universel masculin ait été décrété,
elle ne fut élue dans la peur que par une minorité de citoyens.
Elle fut dominée par le club des Jacobins, dont les députés se
divisèrent en deux tendances. Les provinciaux, élus par une
bourgeoisie d’affaires favorable à la Révolution parce qu’atta-
chée autant aux libertés économiques qu’individuelles, furent
appelés les Girondins. Les députés de Paris et les plus radicaux
formèrent la Montagne, qui ne répugnait pas à s’allier avec
l’opposition populaire de la Commune de Paris. L’un des actes
symboliques les plus importants de cette Convention monta-
gnarde fut de décréter la mort du roi. Le 21 janvier 1793,
c’était non seulement le souverain qui était exécuté, à l’ins-
tar de Charles Ier d’Angleterre, mais c’était aussi un souverain
sacré, oint par l’Église. Pour beaucoup, dans l’opinion fran-
çaise comme dans l’opinion européenne, au régicide se mêlait
le sacrilège. En réalité, la Convention avait inversé le lien entre
légitimité et légalité. Jusqu’alors, c’était la légitimité des sou-
verains qui avait créé la légalité. Désormais, ce fut la légalité
qui consacra la légitimité. Mais ce faisant, elle avait instillé un
ferment délétère : à l’ordre immuable de l’hérédité elle avait
substitué la souveraineté populaire, par nature instable. Dès lors,
tous les régimes qui lui succédèrent tentèrent de trouver le juste
équilibre entre la stabilité politique, la souveraineté nationale et
la légitimité de l’exécutif.
À partir du 2 juin 1793, la Montagne détint seule le pou-
voir. Le 24 juin 1793, elle publia une nouvelle Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen en préambule de la nouvelle
constitution (dans les faits mort-née puisque jamais appliquée)
qui instaurait le suffrage universel, un régime monocaméral et
un exécutif collégial. Cette déclaration proclamait en son article
172 Nouvelle histoire des idées

premier que le but de la société était le bonheur commun1,


mais cette fois-ci ce n’était plus la liberté qui était le premier
des droits, mais l’égalité (article 2)2. Elle affirmait le droit à la
protection sociale3 et à l’instruction4, ne reconnaissait aucune
dignité à l’exercice d’une fonction publique5 et renouait avec le
droit d’insurrection contre la tyrannie6. Quant à la liberté, alors
que la déclaration de 1789 ne lui fixait que la loi pour limites,
celle de 1793 lui donne des bornes morales7.
Le 10 octobre 1793, elle décréta la Terreur (« Le gouver-
nement de la France sera révolutionnaire jusqu’à la paix »),
véritable dictature révolutionnaire et premier gouvernement
idéologique. Le fanatisme qui, jusqu’alors, avait été religieux
devint politique et les différences d’opinions remplacèrent les
religions comme moteurs des actes de guerre civile. On tuait au
nom de la Raison comme auparavant on avait tué au nom de

1. Article premier : « Le but de la société est le bonheur commun. Le


gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits
naturels et imprescriptibles. »
2. Article 2 de la Déclaration de 1789 : « Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » Article 2 de la Déclara-
tion de 1793 : « Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. ».
3. Article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit
la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit
en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »
4. Article 22 : « L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser
de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction
à la portée de tous les citoyens. »
5. Article 30 : « Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ;
elles ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récom-
penses, mais comme des devoirs. » Article 31 : « Les délits des mandataires
du peuple et de ses agents ne doivent jamais être impunis. Nul n’a le droit
de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. »
6. Article 35 et dernier : « Quand le gouvernement viole les droits du
peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple,
le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
7. Article 4 de la Déclaration de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir
faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de
chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres
de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la Loi. » Article 6 de la Déclaration de 1793 : « La
liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit
pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ;
pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : “Ne fais
pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait.” »
La révolution française 173

Dieu1. Fascinés par la culture gréco-romaine dont ils avaient été


nourris, Robespierre et Saint-Just2, dans leur volonté d’instau-
rer une république vertueuse qu’ils imaginaient « à l’antique »,
à l’opposé des républiques marchandes qui existaient alors, de
La Haye à Gênes et Venise, et – selon eux – corrompues3,
rêvèrent de fonder non une société nouvelle, mais un homme
nouveau qui n’eût pas besoin d’être encadré pour faire le bien,
mais qui le fît par nature4. Cette volonté quasi religieuse de
transformation de l’être humain qui tenait à la fois de Calvin
et de l’Inquisition, transforma alors l’idéal révolutionnaire en
un absolutisme intégriste de la vertu tétanisée, de l’héroïsme
pétrifié et de la gravité compassée et mortifère. L’hydre du
totalitarisme idéologique venait de poindre. Car la Terreur ne
se contenta pas d’être une révolution politique, elle se vou-
lut une véritable révolution culturelle, rompant certes d’avec le
passé monarchique, mais rompant aussi avec tout ce qui pou-
vait constituer la culture et la civilisation antérieures. Lorsque
Hérault de Séchelles proclama : « Ruinons-nous, mais restons
libres », lorsque Coffinhal, président du tribunal révolutionnaire,
répondit à Lavoisier : « La république n’a pas besoin de savants
ni de chimistes ; le cours de la justice ne peut être suspendu »,
lorsque Robespierre, lors du procès d’André Chénier, déclara :
« Même Platon a chassé les poètes de sa République », lorsque
le vandalisme s’attaqua aux témoignages du passé, ce fut la pre-
mière expression d’une volonté de table rase, d’année zéro d’où
devaient naître un monde et un être nouveaux. Le messianisme
avait quitté la chaire pour envahir la tribune.

1. Ceci est à rapprocher du propos d’Alain Finkielkraut (L’Express, 30 août


2004) : « Le progressisme, c’est l’idée que tout est politique, et qu’en effet,
on peut accéder à un monde meilleur par un bouleversement radical des
institutions, par la révolution ou l’élimination des méchants. »
2. Louis Antoine de Saint-Just (1767-1794) vécut avec exaltation les débuts
de la Révolution. Il s’attacha à Robespierre dès 1790. Benjamin de la Conven-
tion (département de l’Aisne), il se singularisa par sa dureté et son implacable
rhétorique, toujours partisan de l’outrance autant dans la défense militaire que
dans la conduite des opérations politiques.
3. Saint-Just : « La destinée d’un peuple se compose de ceux qui visent à
la gloire et ceux qui visent à la fortune. (…) S’il y a plus de gens qui visent
à la gloire, l’État est heureux et prospère. S’il y a plus de gens qui visent à
la fortune, l’État dépérit » (Œuvres complètes. Institutions républicaines, p. 1104).
4. Saint-Just : « Il faut peu de lois, là où il y en a tant, le peuple est esclave.
(…) Celui qui donne au peuple trop de lois est un tyran » (ibid., p. 1136).
174 Nouvelle histoire des idées

Mais surtout, cette révolution de 1793, à l’opposé de celle


de 1789, insista sur l’égalité. Pour protéger les classes popu-
laires contre les dérives de la liberté économique, la loi sur
le maximum de septembre 1793 bloque les prix, suivie par
une taxation du prix des grains. Le dirigisme économique met
ainsi fin à la liberté proclamée en 1789. En matière politique,
l’irruption permanente du public dans l’Assemblée, ses inter-
ventions voire ses menaces changent la donne : la souveraineté
populaire l’emporte sur l’idée de souveraineté nationale. Les
députés cessent d’être des représentants qui décident des lois
pour n’être plus que des délégués aux ordres des clubs et des
commotions populaires.
Le coup d’État contre Robespierre le 9 thermidor an II
(27 juillet 1794) marqua le début de la réaction thermido-
rienne, dont l’une des premières mesures, prise à l’initiative
de Lazare Carnot, fut de punir de mort toute apologie de la
constitution de 1793. Les conventionnels, menant une poli-
tique hostile autant aux montagnards qu’aux sans-culottes, ren-
contrèrent alors la violente opposition des tenants de l’égalité,
dont le plus connu est Babeuf. François Babeuf (1760-1797),
qui se surnomma Gracchus en l’honneur des Gracques (Tibe-
rius et Caïus), petits-fils de Scipion l’Africain et auteurs d’une
réforme agraire au IIe siècle av. J.-C., voulait passer de l’égalité
légale (l’« égalité proclamée ») à l’égalité effective (la « parfaite
égalité »). Il utilisa autant les clubs que la presse pour faire
connaître ses idées. Son but était de parachever l’œuvre de la
Révolution en parvenant à la collectivisation des terres et à
celle des moyens de production. Ne pouvant plus agir léga-
lement, il se lança dans une conjuration, publiant en 1796 son
Manifeste des Égaux. Il y affirmait : « Nous prétendons vivre et
mourir égaux comme nous sommes nés » et il prédisait que la
Révolution française n’était que l’avant-courrière « d’une autre
révolution bien plus grande, bien plus solennelle, qui sera la
dernière ». L’arrestation et la condamnation des conjurés (dont
Filippo Buonarroti et Sylvain Maréchal 1), ainsi que l’exécution

1. Filippo Buonarroti (1761-1837), avocat toscan, rousseauiste et affilié à


l’illuminisme, soutient les patriotes corses contre les sécessionnistes paolistes.
Arrêté comme robespierriste en 1794, il rencontre Babeuf en prison et éla-
bore avec lui une doctrine communiste. En mars 1796, il rejoint le Directoire
secret de Salut public créé par ce dernier et devient le principal théoricien
La révolution française 175

de Babeuf (8 prairial an V) mirent temporairement fin à l’uto-


pie d’une « République des Égaux, ce grand hospice ouvert à
tous les hommes » et au rêve de l’avènement de la « restitution
générale ».

En quatre ans, la Révolution française avait permis l’émergence


des quatre grands courants d’idées politiques qui marquèrent
la France pendant deux siècles. D’un côté, les traditionalistes
qui souhaitaient s’inscrire dans la continuité historique avec,
d’une part, les contre-révolutionnaires qui récusaient tout chan-
gement et, d’autre part, des royalistes modérés (monarchiens,
feuillants…1), ouverts aux changements, mais nullement égali-
taires. De l’autre, les progressistes qui entendaient tourner le
dos au passé et créer un avenir en fondant un présent, les uns
au nom de la liberté et de la souveraineté nationale, les autres
au nom de l’égalité et de la souveraineté populaire.

Politique et religion

Alors que deux cents ans plus tard, la Révolution apparaît


comme un grand moment d’athéisme voire de persécutions reli-
gieuses, le fait religieux a occupé une partie non négligeable
des débats. À la Constituante, le bas clergé avait fait cause
commune avec le tiers composé en grande partie d’avocats. Au
e
XVIII siècle, si le gallicanisme dominait chez les gens de loi, le
richérisme empreignait fortement le clergé de paroisse. Or, dès
leurs débuts, les débats de l’Assemblée nationale constituante
furent marqués par les interventions remarquables d’un galli-

de la conjuration des Égaux. La haute cour de Vendôme le condamne à la


déportation. Sylvain Maréchal (1750-1803), « anarchiste utopique » dans sa
jeunesse, s’enthousiasme pour la Révolution. Journaliste et poète de deuxième
ordre, il se lie avec Babeuf en 1793 et rédige le Manifeste des Égaux (1796),
mais échappe aux poursuites et meurt en 1803, retiré à Montrouge.
1. Partisans d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise. Au début de la
Révolution, les monarchiens s’opposent également aux monarchistes ou aris-
tocrates, partisans du maintien de l’Ancien Régime, et aux patriotes désireux
de restreindre les pouvoirs du roi. Après l’échec de Varennes, en 1791, le
club des Jacobins éclata et les plus modérés, hostiles à l’agitation républi-
caine, fondent un nouveau club dans l’église des Feuillants (cisterciens) pour
défendre l’application de la constitution royale de 1791.
176 Nouvelle histoire des idées

can forcené, l’avocat Camus1, et d’un richériste de Lorraine,


l’abbé Grégoire2. Tous deux furent les fers de lance de la
Constitution civile du clergé (1790) qui retirait au pape toute
investiture canonique et n’en faisait plus que le chef visible de
l’Église catholique. L’Église constitutionnelle de France, calquée
désormais sur le nouveau découpage administratif de la France
en départements et dont tous les responsables (curés, évêques,
métropolitains) étaient élus par tous les électeurs sans distinction
de religion, marquait le parachèvement absolu d’une volonté de
soumettre en totalité le religieux au politique.
Cette guerre contre le cléricalisme romain ne satisfit pas une
partie de l’opinion révolutionnaire à la Convention. Mirabeau
avait reconnu qu’il convenait de déchristianiser la Révolution.
Ce mot d’ordre fut compris par certains comme la déchristiani-
sation de la France. Cette politique d’éradication totale du fait
religieux ne dura en réalité que quelques mois (septembre 1793-
mars 1794). Œuvre des conventionnels les plus extrémistes, elle
contribua à accroître le rejet de la Révolution dans certaines
campagnes, mais elle fut aussi matricielle de l’anticléricalisme.
Au printemps 1794, les robespierristes mirent fin à cet
athéisme militant. Sans revenir pour autant à la religion chré-
tienne, ils s’efforcèrent d’établir une religion civique. Alors que
les cérémonies néopaïennes de la déesse Raison n’avaient guère
suscité l’enthousiasme, Robespierre essaya d’instaurer un déisme
officiel avec le culte de l’Être suprême (printemps-été 1794).
Face au risque anarchiste qu’avait fait courir le mouvement
sans-culotte et antichrétien, il souhaitait réinstaurer une cer-
taine notion de transcendance qui pût paraître sanctionner la
politique de la Révolution. C’est le sens de sa déclaration du
7 mai 1794 : « L’athéisme est immoral et aristocratique ; l’idée

1. Armand-Gaston Camus (1740-1804), filleul du cardinal de Rohan, avo-


cat du clergé sous l’Ancien Régime, contribua à fonder le Club breton (par
la suite, club des Jacobins). Élu à la Convention, il fut livré aux Autrichiens
par Dumouriez.
2. Henri Grégoire (1750-1831) fut élu aux états généraux, alors qu’il était
curé d’Embermesnil en Lorraine. Constituant, il fut un des principaux arti-
sans de la reconnaissance des droits civiques et politiques accordés aux juifs
(27 septembre 1791) et, le 4 février 1794, il fit abolir l’esclavage. Convention-
nel, il contribua à la création du Conservatoire national des arts et métiers et
lutta pour la disparition des patois et langues régionales au profit du français.
Il fut évêque constitutionnel du Loir-et-Cher.
La révolution française 177

de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel


continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. »
Après le 9-Thermidor et l’exécution de Robespierre, la volonté
persistante de contenir le christianisme et d’instaurer un déisme
national se traduisit par le développement de la théophilan-
thropie1 (1794-1803). Celle-ci fut conçue comme une véritable
religion civique, à l’instar de la religion romaine antique, sans
métaphysique ni théologie. Le dogme, limité à l’existence de
Dieu et à l’immortalité de l’âme, se voulait un rempart contre
les prétentions des religions révélées, mais aussi contre l’athéisme
jugé politiquement et socialement délétère : « La pratique du
bien est immédiatement liée pour la généralité des hommes à la
croyance de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme2. »
Culte civique tout autant que moral, il fut adopté par d’impor-
tants politiciens de la Convention thermidorienne comme du
Directoire qui envisagèrent d’en faire la religion de la République
française et de supplanter ainsi définitivement le christianisme.
À l’opposé de ces recherches, un autre groupe de penseurs,
constitué depuis 1795, la Société des idéologues, fondée par
Destutt de Tracy3 (1754-1836), entendait détruire les mythes,
rejeter tout obscurantisme et instaurer une science de la pen-
sée que ce dernier appela « idéologie », c’est-à-dire études des
idées, ne voulant pas parler de psychologie qui fait référence à
la notion d’âme. Ces idéologues, très différents quant à leurs
choix politiques (Lavoisier, Condorcet, Volney4, Benjamin

1. L’initiateur en était Jean-Baptiste Chemin-Dupontes (1760-1852) qui


publia en 1796 le Manuel des théoanthropophiles, c’est-à-dire étymologiquement
ceux qui aiment Dieu et les autres humains. Valentin Haüy contribua à l’essor
du projet qui prit le nom plus harmonieux de « théophilanthropie ».
2. Albert Mathiez, La Théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801 ; essai
sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, F. Alcan, 1904, p. 81.
3. Antoine de Stutt, marquis de Tracy, puis Destutt de Tracy, (1754-1836),
député de la noblesse rallié au tiers. Emprisonné sous la Terreur, il est l’au-
teur, sous le Directoire, des Mémoires sur la faculté de penser et Quels sont les
moyens de fonder la morale chez un peuple. Sa volonté était de reconstruire les
connaissances en les fondant uniquement sur le rationnel. Napoléon qui le
détestait ne tint aucun compte de ses idées dans l’organisation des lycées et
de l’Université.
4. Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, comte de Volney
(1757-1820), partisan de la Révolution, grand voyageur, contribua à aider
Bonaparte sous la Convention thermidorienne et le Directoire. Il fit sans
doute partie de ceux qui préparèrent le coup d’État du 18-Brumaire, mais il
178 Nouvelle histoire des idées

Constant en firent partie), souhaitaient, dans le droit fil de la


pensée rationaliste des Lumières et du sensualisme de Condillac,
trouver l’origine des idées et créer une science de la pensée.
Matérialistes athées, ils furent en butte à Bonaparte qui les
méprisait et les traitait de « songe-creux », mais n’hésitant pas
pour autant à acheter leur silence par des honneurs.
On voit bien qu’alors, comme pour les Insurgents améri-
cains, l’idée d’athéisme était quasiment synonyme d’immoralité
et donc de danger politique et social. Dès 1795, les églises
furent timidement rouvertes autant aux constitutionnels qu’aux
réfractaires, mais le culte dut rester discret. En 1801, Bonaparte,
qui estimait qu’il était bon pour l’ordre public que le peuple
eût une religion, rétablit le catholicisme dans le cadre à la fois
du gallicanisme d’Ancien Régime et du découpage politique de
la Révolution. En constatant qu’une société sans religion était
comme un vaisseau sans boussole, il marquait les limites alors
possibles de la laïcisation de la pensée politique.

Un hapax français : le Consulat

Dans les dernières années de la décennie 1790, le débat inté-


rieur sur la Révolution portait essentiellement sur l’endiguement
des outrances de 1793 et sur les moyens de reprendre et d’as-
seoir les conquêtes de 1789. La Convention thermidorienne et
le Directoire tentèrent de reprendre le cours d’une république
reposant sur la conception de l’époque du libéralisme politique
et économique (système représentatif, égalité juridique, droit de
propriété, liberté d’entreprendre…). La constitution de 1791
avait établi un régime séparant strictement l’exécutif du législa-
tif. Toutefois, ce premier essai institutionnel échoua en raison
du choix fait d’un système monocaméral, alors que les habitudes
royales étaient de gouverner seul et que l’Assemblée entendait
incarner le pouvoir nouveau. La Convention, rejetant le principe
de l’existence indépendante d’un exécutif, fit émaner ce dernier
de son sein, aboutissant à la dictature de fractions parlemen-

refusa le retour d’influence du clergé catholique et surtout la proclamation


de l’Empire, démissionnant de son poste de sénateur. Sa démission ayant été
refusée, il manifesta constamment son opposition à Napoléon. Louis XVIII le
nomma pair de France sans qu’il aimât davantage la royauté.
La révolution française 179

taires. La constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) qui


fonda le Directoire voulut autant éviter le danger monarchique
que la dictature parlementaire. Elle créa un exécutif composé de
cinq directeurs sans aucun lien avec le législatif bicaméral : un
Conseil des Cinq-Cents1 qui propose les lois et un Conseil des
Anciens2 qui les vote ou les rejette. Lorsque l’échec du gouverne-
ment d’assemblée (1795), puis du gouvernement collégial (1799)
fut patent, l’idée d’un gouvernement monarchique s’imposa de
plus en plus. Les positions contre-révolutionnaires des Bour-
bons les excluaient d’office. Si l’idée de reproduire la Glorieuse
Révolution anglaise de 1688 par un changement dynastique en
faveur des Orléans séduisait encore quelques-uns, elle avait été
ruinée par les menées de Dumouriez3. La déliquescence poli-
tique du Directoire accéléra les événements. Ayant rompu d’avec
les pratiques d’Ancien Régime, le personnel politique français
devait innover en permanence. Les seules références qu’il avait
étaient les révolutions anglaises, celle des années 1640 et celle de
1688. Or, en 1799, elles ne lui étaient d’aucune utilité. L’autre
grande référence culturelle était celle de la République romaine.
Or, la loi fondatrice des Douze Tables avait prévu qu’en cas
de désordres (tumultus), l’un des deux consuls de la République
pouvait être revêtu par le Sénat du pouvoir temporaire de dicter
la loi sans qu’il fût besoin de la discuter. L’idée d’un dictator
restaurateur de l’ordre républicain fut notamment développée
par Sieyès. On pensa alors à plusieurs généraux (Bernadotte,
Joubert, Moreau), mais la gloire accumulée par Bonaparte en
Italie puis en Égypte l’imposa comme l’homme providentiel.

1. En souvenir de la Boulè (Βουλή) athénienne composée de 500 membres


tirés au sort chaque année.
2. En référence à la Gérousia (γερουσία) spartiate, étymologiquement
composée d’anciens (γέρων, gerôn, « vieillard »), élément aristocratique et oli-
garchique contrebalançant le pouvoir de l’assemblée populaire. Les Romains
transposèrent cette institution en Sénat (de senex, senis, « vieux », « vieillard »).
3. Dumouriez et La Fayette avaient vainement tenté de sauver Louis XVI
et de restaurer la monarchie constitutionnelle. La Fayette, décrété d’arresta-
tion après le 10 août, fut fait prisonnier par les Autrichiens alors qu’il tentait
de trouver refuge en territoire neutre. En revanche, Dumouriez, vainqueur
à Valmy (20 septembre 1792) et qui avait le duc de Chartres (futur Louis-
Philippe) dans son état-major, était connu pour ses sympathies orléanistes.
Déjà en relation avec les Prussiens, il passa, après l’exécution du roi, dans les
rangs autrichiens avec tous ses officiers et fit arrêter le ministre de la Guerre
et les quatre commissaires de la Convention venus enquêter sur sa conduite.
180 Nouvelle histoire des idées

Napoléon Bonaparte alla plus loin que Sieyès. Alors que ce


dernier se méfiait du peuple au point de le contenir dans le
silence le plus absolu, Bonaparte, qui ne s’en méfiait pas moins,
souhaitait qu’il devînt acteur, mais acteur manipulé. Le Consu-
lat est né à la fois de la lassitude du peuple et de sa volonté
de voir réalisés les projets agités depuis les années 1770. En
effet, les réformes consulaires correspondaient aux grandes idées
de la Constituante, mais aussi à celles développées à la fin du
règne de Louis XV, le consul Lebrun ayant été un collabora-
teur essentiel de Maupeou. Ce fut sans doute là un des traits
essentiels du nouveau régime : il assumait la Révolution, mais
aussi l’Ancien Régime en ce qu’il avait eu de réformateur ; il
renouait avec le passé sans composer avec la contre-révolution.
Cette alchimie fut le fondement de son œuvre pacificatrice de
la société française.
Le coup d’État de brumaire restaura une forme monarchique
du pouvoir, sans restaurer la royauté. Il rétablit dans les faits une
forme de despotisme éclairé, mais un despotisme éclairé sanc-
tionné par le peuple grâce à la pratique référendaire. En même
temps, ce recours au plébiscite contribua de nouveau à légitimer
le pouvoir, discrédité par dix ans de violences et d’instabilité. La
constitution du 4 nivôse an VIII (26 décembre 1799), rédigée
par Sieyès, fut le dernier texte institutionnel de la Révolution
et le premier à ne faire aucune référence à la Déclaration des
droits de l’homme ou à la défense des libertés. Le législatif
était morcelé en quatre chambres : un Sénat conservateur, dont
les membres sont cooptés par les consuls, ayant le rôle d’un
conseil constitutionnel ; le Conseil d’État, nommé par le Premier
consul, limité au rôle technique de préparation et de rédaction
des lois ; le Tribunat1, dont les membres sont désignés par le
Sénat sur une liste de notabilités nationales résultant de listes
départementales et communales (ces dernières étant les seules
élues au suffrage universel), qui discute les projets de loi du
gouvernement, mais ne les vote pas ; enfin le Corps législatif,
dont les membres sont choisis selon la même procédure que

1. En référence aux tribuns romains qui représentaient la plèbe (plebs).


Or le peuple (populus) romain était composé de la plèbe et des patriciens.
En choisissant d’appeler Tribunat une des assemblées, les constituants de
l’an VIII entendaient signifier l’exclusion du peuple français de la noblesse,
principalement émigrée, et qui était morte civiquement.
La révolution française 181

précédemment, et qui vote les lois sans les discuter. En fait,


la constitution de l’an VIII rééquilibrait l’exercice des pouvoirs
au seul bénéfice de l’exécutif. Ce dernier restait officiellement
collégial, mais des trois consuls un seul émergeait, celui pour
qui elle avait été rédigée. Or, ce pouvoir étant de plus en plus
personnel, la légitimation de Bonaparte déboucha progressive-
ment sur la légitimité de Napoléon, d’abord avec l’instauration
du Consulat à vie (4 août 1802) puis l’instauration de l’Empire
(18 mai 1804).
Régime politique protéiforme, le Consulat qui n’a guère eu
d’équivalent hors de France, contribua à la naissance d’un cou-
rant de pensée politique que René Rémond a appelé la « droite
plébiscitaire1 », à la fois traditionaliste et libérale, républicaine
et monarchiste, et qui dérange les sommaires classifications
binaires des esprits étroits ou du monde anglo-saxon.

1. René Rémond, La Droite en France, Paris, Aubier-Montaigne, 1963.


9

DE LA CONTRE-RÉVOLUTION
AU TRADITIONALISME

Les critiques de la Révolution

Singulièrement, les réflexions sur la Révolution vinrent moins


des Français, immergés dans les événements, que de leurs contem-
porains étrangers. En effet, les éléments contre-révolutionnaires
soit avaient émigré soit avaient été guillotinés, et ceux qui res-
taient en France formaient davantage une opposition intellec-
tuelle ou mondaine qu’un courant de pensée organisée.
Le premier à réagir « à chaud » fut Edmund Burke (1729-1797)
qui publia dès 1790 ses Reflections on the Revolution in France,
immédiatement traduites en français. Burke était l’un des princi-
paux chefs du parti whig et un chaud partisan de la démocratie
représentative, donc un libéral. Dès 1770, il avait défendu les
droits des colons américains et avait dénoncé les persécutions
dont les catholiques irlandais étaient victimes, allant même
jusqu’à demander leur émancipation. Or, dès la deuxième année
des événements français, il condamna la révolution en marche.
En effet, il estima que le refus du bicamérisme entraînerait le
triomphe de la démagogie. L’intérêt des critiques de Burke est
qu’à l’inverse de toutes celles qui leur étaient contemporaines,
elles ne traduisent pas une pensée réactionnaire sous-tendue
par une volonté de retour à l’Ancien Régime, mais sont le fait
d’un libéral, justement hostile à l’absolutisme royal et qui avait
beaucoup espéré de la réunion des états généraux.
Ses critiques de la révolution de France ne portent pas sur
ses ressemblances avec les révolutions anglaise de 1688 et amé-
De la contre-révolution au traditionalisme 183

ricaine de 1776, mais bien au contraire sur ce qui l’oppose à


ces dernières. Alors que les révolutions anglo-saxonnes s’étaient
inscrites dans l’histoire concrète pour abattre l’absolutisme et
imposer le droit des peuples, la Révolution française cédait à
des abstractions hors du temps, déchirant le « tissu social et sub-
stituant ainsi à la sage gestion du progrès naturel une dictature
de principes abstraits, coupés de tout le concret historique »
(Reflections…). Alors qu’une révolution doit permettre le pro-
grès et le perfectionnement d’une société en s’appuyant sur ses
acquis antérieurs, la Révolution française avait souhaité balayer
le passé et théoriser à partir de cette table rase. Selon lui, l’échec
de cette anarchie était programmé puisque loin de réformer
le pays en tenant compte de sa situation concrète, les idéolo-
gues qui l’animaient avaient imposé une dictature sous couvert
d’idées abstraites, s’emparant de la France comme d’« une carte
blanche sur laquelle ils prétendent griffonner ce qui leur plaît »
(ibid.). Or, une saine politique se fonde sur la jurisprudence
des temps et la pratique. En se plaçant uniquement dans la
spéculation et non dans le réel, les révolutionnaires français ont
défini des principes « autant (…) vrais métaphysiquement » que
« faux moralement et politiquement » (ibid.). Ainsi, l’excès de
liberté tua la liberté en suscitant l’anarchie des idées au profit
de la tyrannie d’une poignée d’hommes. Les nationalisations
et les séquestres qui témoignèrent du mépris du droit de pro-
priété tout comme l’athéisme militant lui firent prédire que la
Révolution s’épuiserait en une « suite monstrueuse de crimes et
d’événements grotesques, saturnales où l’horreur fascinante le
dispute à la stupeur incrédule1 ».
Certains de ses arguments furent repris par les auteurs contre-
révolutionnaires, notamment son refus d’un système rationnel
universel qui engendra l’utopie de l’« Homme » ou du « Citoyen »
comme celle de l’égalité, comme si l’interchangeabilité des indi-
vidus était possible. Toutefois, il restait un libéral et ses cri-
tiques sont celles d’un déçu, face à ce qu’il estimait être une
gigantesque occasion manquée par la France.
Ce faisant, Burke soulignait ce qui différenciait la France
de l’Angleterre. Les révolutions anglaises avaient été le fait de
parlementaires qui avaient progressivement conquis leur pouvoir

1. Gérard Gengembre, « Edmund Burke », in Jean-Clément Martin (dir.),


Dictionnaire de la Contre-Révolution, Paris, Perrin, 2011, p. 119.
184 Nouvelle histoire des idées

en songeant à la fois à la prospérité du pays et au bien-être


du peuple. Pour lui, une bonne révolution est celle qui apporte
le changement nécessaire, mais sans rupture violente d’avec la
tradition. Or la révolution de France fut très rapidement le fait
d’hommes sans expérience politique, le plus souvent jeunes et
la tête farcie d’idées dont ils pensaient qu’elles changeraient la
France et le monde. Burke, qui est de la génération antérieure
aux acteurs de la Révolution française, n’est pas un réaction-
naire, mais un pragmatique.
À l’opposé de Burke, Thomas Paine (1737-1809) qui avait
inspiré la rupture entre la nouvelle Amérique et l’Angleterre1,
salua la révolution de France. En 1791, il publia Rights of Man,
critique de la monarchie anglaise et de son système fiscal, mais
aussi de l’ouvrage de Burke.
Or, bien que de caractères différents, ces deux hommes avaient
eu, un certain temps, un parcours assez voisin. Mais alors que
Burke était chrétien et qu’il vit dans la Révolution une trans-
gression de l’ordre naturel, Paine se fit le défenseur du déisme2.
Les événements qui secouèrent la France pendant dix ans, de
1789 à 1799, enrichirent donc la pensée politique d’un débat
bien plus vaste que celui de la simple conception du meilleur
gouvernement. Ils contribuèrent les premiers à poser le problème
de la nécessaire laïcisation du discours politique, comme la philo-
sophie l’avait entrepris auparavant. Ainsi, apparut alors, au-delà
des parcours et des choix politiques parfois communs, l’impor-
tance le plus souvent inconsciente de la conception que chacun
se faisait du sacré dans le choix des orientations politiques.

Le traditionalisme contre-révolutionnaire

Il revint à un autre étranger, le Savoyard Joseph de Maistre


(1753-1821), de dépasser la simple critique et de construire
un système de pensée entièrement opposé à l’esprit philoso-
phique et au libéralisme politique. S’il ne fut pas le premier
à réagir contre les « prétentions » libérales et philosophiques,

1. Avec ses pamphlets Common Sense (1776) et The American Crisis


(1776-1783).
2. The Age of Reason (1794-1795) était à la fois une profession de foi déiste
et une attaque du christianisme.
De la contre-révolution au traditionalisme 185

ainsi que l’on va le voir avec Vico et von Herder, Maistre eut
une postérité idéologique, car les vingt-cinq années de Révolu-
tion et d’Empire qui bouleversèrent la France et l’Europe don-
nèrent une réalité à sa démonstration. Celui que Pierre-Simon
Ballanche1 appela le « Prophète du passé » suscita l’admiration
d’écrivains fort différents, tels Barbey d’Aurevilly2, Baudelaire3,
Cioran4 ou Sollers5.

Un prétraditionaliste : Vico
Giovan Battista Vico (1668-1744), professeur à l’université
de Naples, fut surtout connu à son époque comme philologue.
Son œuvre principale, Principes d’une science nouvelle relative à la
nature commune des nations (1744), ne fut sortie de l’oubli que
par Michelet. Vico était un théoricien chrétien, hostile à l’indi-
vidualisme et à l’utilitarisme qui triomphèrent au XVIIIe siècle.
Pour lui, les faits sont « faits », c’est-à-dire fabriqués par les
hommes et donc il ne convient pas d’aller chercher la nature des
choses dans des principes intellectuels extérieurs, mais bien dans
ce ou ceux qui les ont produites. Aussi bien l’homme peut-il
comprendre l’histoire, puisque c’est lui qui l’a faite. Toutefois,
il rappelle que la connaissance humaine n’étant rien d’autre que
la projection de soi dans le domaine inconnu que l’on étudie,
elle est imparfaite et incomplète et donc susceptible d’erreur.
Il montre, en effet, que l’homme aborde la connaissance des
temps antérieurs ou des pays étrangers à l’aune des règles et
coutumes de son temps et de son pays.
Mais bien que d’un pragmatisme lucide, il oppose aux idées
rationalistes, claires et tranchées, une appréhension sensible qui
fait une large place à l’imagination, à la poésie, aux forces du

1. Pierre-Simon Ballanche (1776-1847), penseur catholique proche des


idées de Burke et de Chateaubriand, était à la fois traditionaliste et ouvert
au changement. Selon lui, les sociétés connaissent, comme les êtres humains,
des périodes de chute et des périodes de rémission, les unes inhérentes à la
déréliction de la création, les autres dues à la perfectibilité humaine.
2. Qui, dans ses Prophètes du passé (1851), le met au rang de Chateaubriand
pour son plaisir aristocratique de déplaire.
3. Né l’année de la mort de Maistre, Baudelaire dira que ce fut grâce à
celui-ci qu’il apprit à penser.
4. Émile Cioran, Exercices d’admiration, Paris, Gallimard, 1986, p. 12.
5. Philippe Sollers, « Éloge d’un maudit », in Discours parfait, Paris, Gal-
limard, 2010.
186 Nouvelle histoire des idées

monde irrationnel en général. En cela Vico annonce le roman-


tisme de Chateaubriand. Toutefois, c’est sa conception unitaire
de l’histoire de l’humanité qui le caractérise le plus. Alors que
les idées dominantes de son siècle recherchaient les distinctions,
lui recherche l’unité. Alors que le XVIIIe siècle donnait naissance
à des idéologies qui analysaient le monde et son histoire, lui
en entreprenait la synthèse, montrant les permanences derrière
les différences, tout étant « corso e ricorso », « flux et reflux ».
L’histoire est pour lui tracée par la Providence, qui donne ainsi
un sens au monde. Il y a donc des lois divines qui président à
l’ordre éternel du monde et aux destins des nations (la « Répu-
blique éternelle »). Il considère ces dernières comme des êtres
et leur prête donc une évolution de la naissance à la mort, en
passant par le progrès et la décadence. Selon lui, les peuples
connaissent trois âges (celui des dieux, celui des héros, celui
des hommes) auxquels correspondent trois types de gouver-
nement (théocratie, aristocratie, démocratie). Son idéalisme et
son presque historicisme annoncent les penseurs allemands du
e
XIX siècle, dont Hegel. Sa conception des âges de l’humanité
préfigure Auguste Comte. La principale originalité de Vico est
qu’il reste totalement étranger à l’idée d’un progrès linéaire
comme l’entendaient ses contemporains et comme l’entendirent
la plupart des penseurs du siècle suivant. Certes il ne nie pas
qu’il y ait progrès, mais ce n’est toutefois pas un progrès en
abscisses et ordonnées, simplement une progression d’une spi-
rale avançant sur l’abscisse du Temps, fixée par la Providence.
Ainsi, à la suite des trois âges, les sociétés retombaient dans l’âge
initial, commettant à nouveau les mêmes erreurs, les mêmes
découvertes, les mêmes évolutions, mais dans le cadre diffé-
rent d’une autre époque. Vico, qui a mérité autant qu’Héraclite
le qualificatif d’« obscur1 », n’est parfois pas très éloigné de ce
dernier si ce n’était sa foi profonde dans le christianisme. Pré-
romantique, il fut aussi un prétraditionaliste sans que rien ne
puisse prouver qu’il ait pu avoir une quelconque influence sur
les premiers penseurs de ce courant d’idées.

1. Héraclite d’Éphèse, philosophe grec de la fin du VIe siècle av. J.-C.,


en raison de son style déroutant et de la complexité de sa pensée, avait été
surnommé Skoteinos, le « ténébreux », l’« obscur ».
De la contre-révolution au traditionalisme 187

Entre relativisme culturel et nationalisme


Johann Gottfried von Herder (1744-1803), poète, théolo-
gien et philosophe allemand, disciple de Kant, ami de Goethe
jeune, s’éveilla à la réflexion dans l’enthousiasme rationaliste du
e
XVIII siècle. En 1763, il disserta sur « Comment les lumières de la
philosophie peuvent-elles concourir universellement et utilement
au bien du peuple ? » (Wie können die Wahrheiten der Philosophie
zum Besten des Volkes allgemeiner und nützlicher werden ?). Reçu
maçon dès 1766, il évolua par la suite vers l’illuminisme1. En
1774, il développa une conception relativiste de l’histoire (« Une
philosophie de l’histoire pour la culture », Auch eine Philosophie
der Geschichte zur Bildung der Menschheit), dénonçant la culture
contemporaine désincarnée et annonçant une nouvelle façon
d’écrire l’histoire, à la fois distincte du pessimisme de la déca-
dence et de la foi aveugle dans le progrès. Herder fut le premier
à découper l’histoire en périodes s’enchaînant les unes aux autres
de façon organique et possédant un système de valeurs qui leur
était propre. Aussi bien estimait-il qu’il ne fallait nullement juger
le passé avec le système de valeurs d’un présent qui lui était
étranger. Il synthétisa l’ensemble de sa pensée et de ses écrits dans
ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791).
S’il affirmait que la Raison et la Liberté étaient des expressions
naturelles de la nature originelle de l’homme, en revanche, la
Religion était pour lui l’expression par excellence de l’humanité.
Admirateur des Lumières à la base, il s’opposait pourtant aux
universaux que les rationalistes prétendaient découvrir et imposer,
en affirmant au contraire que les peuples sont tous différents
parce qu’ils reflètent l’infinie variété des milieux, des circons-
tances historiques, sociales et psychologiques qui a caractérisé leur
histoire. Loin de vouloir uniformiser l’humanité et d’imaginer,
avec les Lumières, un concept d’histoire universelle, il affirmait au
contraire que le principe de l’Histoire résidait dans ces différentes
formes culturelles, à la fois uniques et irréductibles les unes aux
autres, également légitimes et respectables (« La beauté de la loi
réside justement en cela qu’elle diffère d’un endroit à l’autre »).

1. Fondé en 1776 par Adam Weishaupt, l’illuminisme était une secte des
Lumières, plus avancée que la franc-maçonnerie et qui joua un rôle politique
important dans les États catholiques allemands (Bavière, Autriche…).
188 Nouvelle histoire des idées

Mais ce relativisme était aussi porteur de nationalisme car,


selon lui : « De même que l’organisation du vivant est d’abord
conditionnée par sa vigueur organique et son environnement, le
développement de la culture d’un peuple, lorsqu’il prospère, est
d’abord dicté par son caractère ou son génie propre et par le
climat du pays ou de la terre où il vit. Ces deux déterminants
s’influencent mutuellement, et à plusieurs niveaux : chaque cli-
mat forge la sensibilité et la mentalité d’un peuple, et le peuple
transforme le paysage en le conformant à ses besoins, c’est-
à-dire en le cultivant. Au cours de son histoire, chaque culture
forme ainsi une unité organique du peuple et de son terroir, qui
est unique en son genre, car tout peuple possède ses facultés
particulières, et chaque pays offre des conditions spécifiques1. »
Herder formula la première importante critique des Lumières
en récusant notamment leur sens de l’Histoire et en refusant
de ne penser celle-ci qu’à l’aune du concept linéaire de pro-
grès. Bien au contraire, il estima que chaque culture avait sa
propre finalité et que celle de l’humanité était insaisissable
par l’esprit humain, parce que projet divin. Son influence fut
d’abord importante dans la pensée allemande, mais eut des
échos dans la pensée européenne lorsque se développa l’hostilité
aux Lumières.

La réaction contre-révolutionnaire
Elle fut initialement incarnée par deux écrivains de langue
française. Ce fut d’abord le Savoyard Joseph de Maistre
(1753-1821). Ayant subi la Révolution qui le chassa de son
pays, il en fut le spectateur attentif, ayant émigré à Lausanne
puis à Venise. Important membre de la franc-maçonnerie dès
1773, mais aussi fervent catholique, l’œuvre de Maistre est sur-
tout marquée par l’importance qu’il donne aux desseins de la
Providence. Pour lui, l’Ancien Régime était à bout ; sa décré-
pitude rendait une révolution inévitable. Il écrit en 1794, dans
ses Lettres d’un royaliste savoisien : « Il faut qu’un gouvernement
tombe lorsqu’il a, à la fois, contre lui le mépris des gens de
bien et la haine des méchants. » Or, loin d’adopter les idées

1. Thomas Kirchhoff, Ludwig Trepl, Landschaft, Wildnis, Ökosystem : zur


kulturell bedingten Vieldeutigkeit ästhetischer, moralischer und theoretischer Natu-
rauffassungen. Einleitender Überblick, 1992.
De la contre-révolution au traditionalisme 189

vertueuses de régénérescence émises en 1789, la Révolution s’est


dévoyée dès 1792, s’attaquant à ce qu’il considérait comme les
piliers de la société : la famille, la religion, un gouvernement
sage. De ce fait, la Révolution française n’était pas seulement
une révolution politique, elle marquait une rupture avec le cours
de l’Histoire, une hybris contre l’œuvre providentielle des temps.
En 1795, il afficha ses convictions contre-révolutionnaires dans
son libelle Lettre de Jean-Claude Têtu, maire de Montagnole, à
ses concitoyens puis, surtout, dans Considérations sur la France
(1796) : « Il y a dans la Révolution française un caractère sata-
nique qui la distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de
tout ce qu’on verra. »
Nommé ambassadeur du roi de Piémont-Sardaigne en Russie
en 1802, il peaufina sa conception de la contre-révolution en
publiant, en 1821, Les Soirées de Saint-Pétersbourg ou Entretiens
sur le gouvernement temporel de la Providence qui lui valurent,
sous la Restauration, l’admiration des royalistes français les plus
ultras. Pour lui, les deux vices des Lumières sont Voltaire (« Vol-
taire étonne le vice. Il se plonge dans la fange, il s’y roule, il
s’en abreuve ») et Rousseau. Tout à l’opposé de ce dernier, il
affirme que ce n’est pas l’homme qui constitue la société ou
le pouvoir, mais que, bien au contraire, ce sont la société et
le pouvoir qui instituent l’individu. L’individu seul n’est rien ;
il n’existe que par le rang et la fonction que lui confère la
société. Le contrat social est donc pour lui une utopie nocive,
tout autant que l’Homme conçu comme une entité universelle :
« J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes,
mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir jamais rencontré de
ma vie. » Chaque être humain est façonné par le milieu dans
lequel il vit (sa famille, son pays, ses traditions) et si chacun est
unique, il n’est en rien isolé, coupé de ce qui fait le tissu de son
existence, la tradition. L’homme est donc un être éminemment
social (comme il y a des insectes sociaux, telles les abeilles ou
les fourmis) et, même lorsqu’il est tenté de détruire sa société,
la Providence veille à la reconstitution de celle-ci. Aussi bien,
pour lui, la Révolution n’est pas, comme pour les libéraux, un
point de départ vers une ère nouvelle, mais une rupture aussi
temporaire que néfaste qui rompt à la fois la chaîne de la tra-
dition et la marche naturelle de l’évolution. Le violent à-coup
qu’elle a été n’est, selon lui, que le révélateur d’une maladie
de la société : « L’homme vil et corrompu, étranger à toutes les
190 Nouvelle histoire des idées

idées élevées, se venge de son abjection passée et présente en


contemplant, avec cette volonté ineffable qui n’est connue que
de la bassesse, le spectacle de la grandeur humiliée » (Considé-
rations sur la France). Une fois passé la fièvre, il faut renouer
avec les chaînes des temps, d’autant plus que la violence des
événements a raffermi les volontés et les consciences. Comme le
sacrifice de la Croix fut nécessaire à la Rédemption, la Révolu-
tion fut le mal nécessaire à la régénérescence politique et sociale,
au retour aux saines traditions dévoyées par les abus et les idées
du XVIIIe siècle. Alors que Voltaire s’était affirmé aussi déiste
qu’hostile aux religions, Maistre estime qu’il ne saurait y avoir
de cohésion sociale et politique sans religion, mais pas n’importe
quelle religion. Il ne peut s’agir pour lui que du catholicisme,
socle d’une monarchie religieuse fondée sur la tradition1. Il
stigmatise le protestantisme, la Réforme ayant été un refus de
l’autorité et une école de l’individualisme. Seul le catholicisme
lui paraît capable de structurer la société et l’État, la monarchie
et l’Église s’étant constituées et confortées mutuellement au fil
des temps. La seule assurance pour retrouver la paix sociale des
siècles anciens, troublée par l’orgueil individuel à l’époque de
la Réforme puis par les utopies dangereuses des philosophes,
réside dans l’union renouvelée du Trône et de l’Autel.
Pour la première fois, clairement, les options politiques qui
s’affrontaient se référaient à une conception du temps : cyclique
pour les traditionalistes, linéaire pour les libéraux. À partir de la
Restauration, cette conception marqua la ligne de partage entre
les idées traditionalistes et les idées progressistes.
Maistre influença profondément l’ultracisme royaliste2 de la
Restauration aussi bien que le courant ultratraditionaliste qui
survécut à la révolution de 1830 et au triomphe du libéralisme.

1. François Mauriac écrit à ce sujet : « Joseph de Maistre dresse avec puis-


sance la figure d’un catholicisme intraitable, incroyable, odieux, tel que peut le
souhaiter un homme qui l’exècre », Bloc-notes, 1952-1957, Paris, Flammarion,
1958, « Dimanche de Pâques 1957 ».
2. De retour de Gand en 1815, Louis XVIII attribua à juste titre l’échec
de la première Restauration aux opinions exagérées dont certains royalistes
partisans du retour de l’Ancien Régime avaient fait preuve. Aux élections qui
suivirent les Cent-Jours, en août 1815, ce furent ces derniers qui constituèrent
la majorité de la chambre dite introuvable. Ne voulant pas courir à un second
échec, le roi décida d’appliquer une politique constitutionnelle conforme à la
Charte, et il suspendit (avril 1816) puis décida de dissoudre (septembre 1816)
De la contre-révolution au traditionalisme 191

En effet, dès 1814, alors que les Bourbons restaurés, poussés


par le tsar Alexandre Ier, « octroyaient » une charte constitution-
nelle, Maistre donna raison aux ultras en publiant son Essai
sur le principe générateur des constitutions politiques dans lequel il
déclarait : « Une des grandes erreurs d’un siècle qui les professa
toutes, fut de croire qu’une constitution politique pouvait être
écrite et créée a priori, tandis que la raison et l’expérience se
réunissent pour établir qu’une constitution est une œuvre divine,
et que ce qu’il y a précisément de plus fondamental et de plus
essentiellement constitutionnel dans les lois d’une nation ne
saurait être écrit. » Toutefois, tous les penseurs traditionalistes
n’adhérèrent pas à son passéisme. Pierre-Simon Ballanche dans
sa nécrologie de l’« illustre philosophe piémontais » écrivait :
« Gloire immortelle à ce beau génie ! Maintenant qu’il voit la
vérité face à face, sans doute il reconnaît que ses rêves furent
ceux d’une évocation brillante, mais stérile et sans puissance.
Il voulut courber nos têtes sous le joug d’un destin fini. La foi
qui opère tant de prodiges ne peut pas faire celui-là ; elle ne
peut pas faire que ce qui est progressif soit stationnaire, que
le passé soit le présent. (…) Il s’est endormi au sein de ses
souvenirs qu’il prenait pour des prévisions1. »
Mais il eut aussi une influence sur l’opinion générale de
son temps. Sous Louis XVIII (1814-1824) et sous Charles X
(1824-1830), l’idée que les temps moyenâgeux avaient été un
éden politique et social se répandit surtout dans les arts et
principalement dans la littérature. Le refus des horreurs de la
Révolution, l’exaspération des guerres napoléoniennes, favori-
saient un retour des Européens et principalement des Français
vers un Moyen Âge d’autant plus apprécié qu’il était idéalisé. Le
renouveau médiéval anglais comme le style troubadour français
participèrent ainsi de la première forme du romantisme, qui était
autant un refus de l’anarchie révolutionnaire que du triomphe
libéral de la finance. Le monde rural vivant sous la houlette
paterne du seigneur et du curé apparut comme l’antithèse de
la ville, siège pernicieux du triomphe bourgeois de l’esprit vol-
tairien et de l’argent roi. La vie villageoise, les relations sociales

la chambre nouvellement élue. Ceux qui se voulaient « plus royalistes que le


roi » furent désignés sous le nom d’ultraroyalistes, ou ultras.
1. Nécrologie de 1821, publiée dans « Palingénésie sociale », tome IV des
Œuvres de Ballanche, Paris, 1833, p. 293.
192 Nouvelle histoire des idées

fondées sur l’honneur, l’entraide et la courtoisie, furent la base


de cette utopie passéiste, nouvelle Arcadie qui allait profondé-
ment marquer par la suite toutes les idéologies antilibérales.
Cet imaginaire romantique privilégia le sentiment sur la raison,
le rêve sur une vision lucide du monde. Au néoclassicisme du
e e
XVII siècle et au rationalisme du XVIII , les romantiques substi-
tuèrent le drame, la passion et l’imagination.
L’autre grand écrivain contre-révolutionnaire, contemporain
de Maistre, est le vicomte Louis de Bonald (1754-1840).
Gentilhomme rouergat, il fut d’abord favorable à la Révolution
jusqu’à ce qu’elle touchât à l’organisation de l’Église catholique.
Il rejoignit alors l’armée d’émigration, d’où il publia, en 1796,
sa Théorie du pouvoir politique et religieux dans laquelle il déclarait
d’emblée : « Je crois possible de démontrer que l’homme ne peut
pas plus donner une constitution à la société religieuse ou poli-
tique, qu’il ne peut donner la pesanteur aux corps ou l’étendue
à la matière. » Rentré en France, il fit partie des royalistes qui
s’accommodèrent du Consulat et de l’Empire, mais sans rien
abdiquer de ses idées. En 1801, il s’oppose au divorce et défend
la théorie catholique de l’indissolubilité du mariage. En 1802,
dans son traité Législation primitive, il défendit l’idée qu’une
noblesse était nécessaire au service gracieux de l’État : « La
Constitution dit à toutes les familles privées : Quand vous aurez
rempli votre destination dans la société domestique, qui est
d’acquérir l’indépendance de la propriété par le travail, l’ordre
et l’économie ; quand vous aurez acquis assez pour n’avoir plus
besoin des autres et pour pouvoir servir l’État à vos frais, le plus
grand honneur auquel vous puissiez prétendre sera de passer
dans le service de l’État. » Napoléon, en établissant de 1804 à
1808 la noblesse impériale, ne pensa pas différemment.
L’heure de gloire de Bonald fut la Restauration. Tout comme
Maistre, il est opposé à l’idée rousseauiste d’individu. Pour
lui, l’homme n’est que social : « L’homme n’existe que pour la
société et la société ne le forme que pour elle. » La liberté indi-
viduelle est destructrice de l’ordre politique et social. L’homme
n’est ni acteur de la société, ni acteur de l’Histoire ; toutes
ses interventions aboutissent à un dérèglement. La société doit
être conservatrice et préservative, tout en veillant aux évolu-
tions nécessaires qui lui permettent d’exister et de tendre vers
le bonheur.
De la contre-révolution au traditionalisme 193

Bonald, comme Maistre, établit les fondamentaux de la pensée


traditionaliste. Il oppose le temps pérenne, ce temps cyclique
des vieilles civilisations rurales, au temps linéaire des libéraux.
Il oppose l’évolution à la révolution, mais aussi la progression
naturelle voulue par la Providence au progrès prétendument
créé par la brutale intervention des hommes.
Déçu par Louis XVIII et sa politique modérée, il désacralise
de fait, comme les autres ultras, la personne royale. Leur cri
de guerre « Vive le Roi, quand même1 ! » montre que la Révo-
lution a fait des dégâts même là où l’on ne s’y attendait pas.
Pour Bonald, clairement, c’est le pouvoir qui est sacré parce
qu’émanant de Dieu, mais ce n’est aucunement le souverain :
« [Les pouvoirs] sont de droit divin lorsqu’ils sont conformes
aux lois naturelles de l’ordre social dont le suprême législateur
est l’auteur et le conservateur (…). Les imposteurs qui disent,
les sots qui répètent que nous croyons telle ou telle famille,
tel ou tel homme, visiblement désignés par la Providence pour
régner sur un peuple, nous prêtent gratuitement une absurdité
pour avoir le mérite de la combattre et, sous ce rapport, la
famille des Bourbons n’était pas plus de droit divin que celle
des Ottomans. »
Le royalisme, même ultra, avait donc grandement évolué. Il
participait, sans doute involontairement, à la lente évolution
qui, au XIXe siècle, finit par sacraliser l’État et à ne faire des
souverains que des détenteurs plus ou moins viagers du pouvoir.

Du renouveau religieux à l’ultramontanisme


L’historien britannique Christopher Bayly écrit dans la Nais-
sance du monde moderne : « Les grandes religions ont connu une
renaissance spectaculaire après 1815. Au cours de ce processus,
elles se transformèrent et transformèrent les sociétés au sein
desquelles elles agissaient2. » Le retour à la pratique religieuse
devint à la mode : les anciens fonctionnaires impériaux furent
au premier rang des missions de réévangélisation, les peintres
de batailles se firent décorateurs de sacristies et les auteurs de

1. Voir note 2, p. 190. Les ultras qui se voulaient « plus royalistes que le
roi » manifestèrent leur dépit à l’encontre de Louis XVIII par le cri de « Vive
le Roi, quand même ! ».
2. Christopher Alan Bayly, Naissance du monde moderne 1780-1914, Paris,
Le Monde diplomatique-Éditions de l’Atelier, 2007.
194 Nouvelle histoire des idées

marches militaires écrivirent des messes. Ce n’était sans doute


pour beaucoup qu’un piétisme opportuniste, mais il ne faut
pas sous-estimer l’importance de la recherche spirituelle après
un quart de siècle de déchristianisation. Toutefois, le grain ne
poussait que si le terrain était propice. Bonald avait pu écrire,
dès 1802 : « La Révolution a commencé par la déclaration des
droits de l’homme ; elle ne finira que par la déclaration des
droits de Dieu », mais pas plus que les dragonnades n’avaient
converti les protestants, les missions prêchées par les jésuites
rebaptisés « pères de la foi » n’attiraient à la religion ceux qui
n’en avaient cure. Pourtant, une partie du clergé et des fidèles
eut alors le tort de prendre ses désirs pour des réalités. De ce
contresens naquirent toutes les difficultés qui s’élevèrent entre
l’Église et l’État, le XIXe siècle durant. En réalité, l’union du
Trône et de l’Autel reprenait le schéma du XVIIe siècle : les
religions se faisaient de nouveau le champion de la légitimité des
rois, tandis que ceux-ci les soutenaient. Cette idée fut consacrée
par la formation de la Sainte-Alliance (26 septembre 1815),
pacte certes politique, mais conclu entre des nations orthodoxes,
protestantes et catholiques, autour d’un idéal chrétien commun
et sous les auspices « de la très Sainte et Indivisible Trinité ».
Or, pour une partie des catholiques européens ayant eu à
connaître la Révolution, la persécution antichrétienne n’avait pas
été due qu’à l’aberration sacrilège des révolutionnaires ; elle avait
eu aussi sa source au sein même de l’Église avec le triomphe des
idées gallicanes ou régalistes1 qui avaient notamment soutenu les
Lumières dans la suppression (1773) de la Société de Jésus, le
plus ferme soutien de la papauté et des monarchies2. Au début
du XIXe siècle, certains écrivains chrétiens développèrent l’idée
que la dissolution de la milice voulue par Ignace de Loyola
avait dévertébré l’Église, l’avait fragilisée en voulant redonner
du pouvoir aux Églises nationales et avait préparé l’abaissement

1. Le régalisme prétendait que les souverains avaient des droits leur permet-
tant d’intervenir dans la vie religieuse de leur pays sans en référer aux auto-
rités ecclésiastiques. Il domina dans les pays soumis à la couronne d’Espagne
(Espagne, Naples, Sicile, Parme). Le gallicanisme, purement français, limitait
l’autorité pontificale au seul pouvoir spirituel, la discipline et l’organisation
ecclésiastique dépendant entièrement du roi. Dans les domaines autrichiens,
ces idées furent incarnées par l’empereur Joseph II (le joséphisme).
2. L’un des premiers actes de Pie VII après sa captivité en France fut de
rétablir la Compagnie de Jésus le 31 juillet 1814.
De la contre-révolution au traditionalisme 195

du pontificat romain, Pie VI agonisant sur les routes de France


et Pie VII reclus par Napoléon1. Aussi bien, comme l’on tentait
de restaurer les pleins pouvoirs des monarques, il convenait
de centraliser l’Église autour du pape : il ne devait plus être
considéré comme l’évêque de Rome en charge du navire, mais
comme le seul chef souverain de l’ensemble ecclésial. L’ultra-
montanisme2 marquait le triomphe de la Curie romaine sur les
épiscopats nationaux.
Certes, il avait toujours été latent au sein de l’Église de
France, lorsque certains clercs ou fidèles estimaient que les choix
du roi ou du clergé mettaient en danger la pureté du dogme, ou
durant la Ligue, ou encore au XVIIe siècle, à la fois contre les
alliances avec les pays protestants et contre la montée du jan-
sénisme3. Mais l’image tridentine de l’organisation pyramidale,
tant de l’Église que de la société, s’imposa alors à nouveau.
Dans leur volonté d’effacer les désordres conséquents à la Révo-
lution, les ultramontains centraient uniquement leur intérêt sur
l’Église qui devait être le socle intemporel et le modèle absolu de
l’organisation sociale. Très présente chez Maistre et Bonald, la
doctrine ultramontaine fut surtout représentée en France, sous
la Restauration, par l’abbé Félicité de Lamennais (1782-1854)
avant que celui-ci n’évoluât. Dans son ouvrage De la religion
considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil (1825),
il résume : « Sans pape, point d’Église ; sans Église, point de
christianisme ; sans christianisme, point de religion et point de
société. » Il va même jusqu’à prôner la séparation de l’Église et
de l’État, pour préserver celle-ci de toutes les dérives dont les
pouvoirs politiques pourraient l’affliger. Mal vu par l’opinion
catholique de l’époque, notamment par un épiscopat encore
fortement imprégné de traditions gallicanes, l’ultramontanisme

1. Pie VI Braschi (1775-1799), dépossédé de son pouvoir temporel en jan-


vier 1798, fut déporté en France, très malade, en février. Il mourut à Valence
en août 1799, prisonnier du Directoire. Pie VII Chiaramonti (1800-1823),
restauré dans ses États par Bonaparte (1800), en fut dépossédé par Napoléon
(1809). Ayant refusé à la force militaire de renoncer à ses droits temporels,
il fut assigné à résidence à Savone, puis à Fontainebleau (1812) qu’il ne
quitta qu’en 1814.
2. À l’opposé de toutes les formes de régalisme, l’ultramontanisme plaçait
l’autorité supérieure « outre les monts », à Rome, le pape ayant une primauté
spirituelle et juridictionnelle sur l’ensemble des pouvoirs civils.
3. Voir § Le jansénisme.
196 Nouvelle histoire des idées

n’eut guère d’influence dans la pensée contre-révolutionnaire


sous la Restauration. En revanche, la politique libérale et anti-
cléricale de la monarchie de Juillet lui gagna assez rapidement
les sympathies du clergé et de nombreux catholiques français.

Le traditionalisme poétique
Si l’on ne peut pas dissocier du traditionalisme les premières
formes du romantisme, il serait faux d’en faire l’inspirateur. La
Révolution a suscité bien des élans romantiques, notamment
chez des Allemands comme Goethe (« Aujourd’hui s’ouvre une
ère nouvelle de l’histoire du monde »), Hölderlin, Schelling ou
Hegel (« Tous les êtres pensants ont célébré ensemble cette
époque. Une émotion sublime a dominé en ce temps-là, un
enthousiasme pour l’esprit a parcouru le monde comme si une
réconciliation réelle avec le divin était advenue »). Un quart de
siècle plus tard, la réalité avait refroidi les enthousiasmes pre-
miers. Les enfants de la Révolution, de la Terreur et de l’Empire
avaient définitivement contribué à détruire toutes les illusions.
En 1814, les opinions françaises et européennes estimaient que
les événements de France leur avaient plus coûté qu’ils ne leur
avaient rapporté. Or, lorsque l’homme refuse le temps présent,
il n’a qu’une alternative : ou se réfugier dans le passé ou se
projeter dans l’avenir.
Les premiers romantiques accusèrent le matérialisme comme
étant le principal résultat de la Révolution et de l’Empire. Bal-
zac dénonça cette nouvelle société où l’argent était roi. Vigny
stigmatisa cette époque qui voyait régner John Bell et mourir
Chatterton1. Mais l’écrivain majeur du refus romantique de la
Révolution fut, sans conteste, Chateaubriand (1768-1848).
L’étrangeté de sa pensée le rend difficilement classable : parti-
san de la royauté sous la monarchie impériale, il se fit, sous la
Restauration, le défenseur d’une royauté idéalisée tout en étant
convaincu qu’elle n’était plus viable. En fait, Chateaubriand, à
l’opposé de Maistre ou Bonald, ne contribua pas à forger une
idéologie contre-révolutionnaire ; en revanche, il apporta une

1. John Bell, riche industriel, loge un jeune poète, Thomas Chatterton, de


surcroît amoureux de sa fille. Ne pouvant vivre de sa plume, il sollicite un
emploi de Bell qui lui propose d’être domestique. La passion artistique contra-
riée et l’amour désormais impossible conduisent le jeune héros de 18 ans à
se suicider.
De la contre-révolution au traditionalisme 197

poésie au traditionalisme qui permit à ce courant de pensée


de transcender l’échiquier politique et de migrer dans tous les
mouvements hostiles au libéralisme. Le premier reproche qu’il
fit à la société nouvelle fut son manque de style. Ainsi, dans
le Génie du christianisme (1802), il écrit : « Les vices, au siècle
de Louis XIV, se composaient avec la religion et la politesse ;
maintenant ils se mêlent à l’impiété et à la rudesse des formes. »
Les barbares parvenus, sans-culottes recrus idéologiquement et
désormais chamarrés et décorés1, restaient des barbares.
Dans René (1802), il déclarait encore : « Toute nation forcée
au commerce par l’habitude des besoins qu’elle s’est faits, par
la nécessité des choses ou par sa propre déviation, tenterait
vainement de se régénérer : elle ne peut attendre qu’une amé-
lioration partielle et assez illusoire. » Il écrivait là la protohistoire
de la critique du matérialisme libéral et du consumérisme. Or
ce discours enthousiasma ceux que Pierre Barbéris a appelés
les émigrés de l’intérieur de la société révolutionnée, ces jeunes
gens qui étaient devenus des « prolétaires du cœur et de l’intel-
ligence2 » et qui se firent élégiaques.
Chateaubriand entendit incarner l’honneur. Pour lui, c’est
d’abord la fidélité : alors que les libéraux se rallient, il reste
fidèle à son monde, même s’il en sait l’obsolescence. Il écrit
ainsi en 1826 : « Le passé et le présent sont deux statues incom-
plètes : l’une a été retirée toute mutilée du débris des âges ;
l’autre n’a pas encore reçu sa perfection de l’avenir. » Son refus
de composer est un mépris vertueux de ce qui « grouille et gre-
nouille », selon l’expression de De Gaulle. Maurice Barrès écrivit
de lui : « Dans cette âme dégoûtée jusqu’au nihilisme, l’honneur
se dresse solitaire comme un château dans la lande bretonne. »
Sa fidélité s’applique autant à la royauté qu’à la religion.
Il est à la fois croyant et incrédule. S’il n’est pas intimement
persuadé du dogme, si sa religion n’est ni foi ni charité, elle
est une fidélité à la tradition religieuse de ses ancêtres et de
son pays, ainsi qu’un orgueilleux dialogue avec Dieu. En fait,

1. Saint-Just, qui ne se leurrait pas sur les motivations profondes de beau-


coup de sans-culottes, avait écrit : « La révolution est glacée ; tous les principes
sont affaiblis ; il ne reste plus que des bonnets rouges portés par l’intrigue »
(op. cit., p. 1104).
2. Pierre Barbéris, « Chateaubriand et le préromantisme », Annales de Bre-
tagne, 1968, 75-3, 547-558.
198 Nouvelle histoire des idées

Chateaubriand, plus que tout autre, participa à ce que Pierre


Bénichou appelle la « dignification de la littérature profane1 »
et qu’Antoine Compagnon définit comme « l’émancipation de
la littérature par rapport à l’autorité de la religion, et même la
substitution de l’autorité de la littérature à celle de la religion2 ».
Mais à cette chevalerie du néant, Chateaubriand ajoute la
leçon de la Nature. Ce thème devint alors un des thèmes essen-
tiels du traditionalisme. Pour les libéraux, la nature n’est qu’un
grand réservoir économique dont l’exploitation est source de
progrès. Au contraire, pour lui et les autres traditionalistes, la
nature est le grand livre de l’histoire des hommes qui l’ont
façonnée au cours des siècles et avec laquelle ils vivent en sym-
biose. L’arbre symbolise l’histoire humaine, avec ses racines pui-
sant ce qui le fait vivre dans le passé, avec son tronc dressé
dans le présent et ses branches tendues vers l’avenir.
Chateaubriand fut sans doute le premier à opposer la nature
à la société, pressentant que la société révolutionnée, c’est-à-dire
libérale, s’en éloignait de plus en plus, au nom d’un Progrès
fondé sur la productivité qu’en revanche vantait un de ses
contemporains, Saint-Simon. Chez lui, comme ensuite chez tous
les traditionalistes, la nature s’incarnait dans les faits qui racon-
taient le façonnage du monde par l’homme, au nom d’un bon
sens puisé dans les leçons du passé, selon une évolution inscrite
par la Providence. C’était donc tout le contraire des libéraux
pour qui les idées, filles de la raison, étaient l’outil premier de
la transformation radicale du monde dans le sens d’un Progrès
universel et irréversible de l’Humanité.

1. Pierre Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, Paris, Corti, 1973,


p. 13.
2. Antoine Compagnon, Qu’est-ce qu’un auteur ? VII. Naissance de l’écrivain
classique, Cours de licence, Paris-IV, www.fabula.org.
10

LA MONTÉE DU LIBÉRALISME

Le drame pour le discours politique naissant engendré par la


Révolution, fut qu’il apprit rapidement à ses dépens que l’on ne
gouverne pas impunément et que l’on ne passe pas de l’idéal à
l’action sans se renier tant soit peu. Les traditionalistes eurent
alors beau jeu de mettre les libéraux devant leurs contradictions.
Pour ces derniers, il s’agissait de trouver une voie médiane
viable entre l’anarchie démocratique des montagnards et la
réaction des tenants d’un Ancien Régime révolu. À la fin du
e e
XVIII siècle et dans les premières années du XIX , émergea une
perception simplifiée du problème. Les milieux populaires furent
suspectés d’être non plus seulement des fauteurs de désordres,
mais les ferments de la sanglante idéologie de 1793. Quant aux
soupçons d’« aristocratie », c’est-à-dire de refus des idées nées de
la révolution libérale de 1789, ils retombèrent en totalité sur les
membres des anciens ordres privilégiés, les nobles et les prêtres.
Cette double crainte conduisit les libéraux à se contenter d’affi-
cher des idéaux dont la réalisation ne fut effective qu’à la fin
du XIXe siècle, et à se concentrer sur les changements sociaux
pour pouvoir ancrer les changements politiques.
Lorsque l’on regarde de près les critiques traditionalistes, le
débat est moins idéologique que social. Le système électoral qui
avait créé des électeurs passifs et des électeurs actifs selon des
critères censitaires, l’affaiblissement économique (à une époque
où la terre était encore le critère principal de fortune) du clergé
et de la noblesse, l’un voyant ses biens nationalisés et l’autre
ses propriétés confisquées lorsqu’elle avait émigré, laissèrent le
champ libre à la bourgeoisie. Mais il ne s’agissait pas de la
200 Nouvelle histoire des idées

bourgeoisie en général. Le refus de morceler les biens nationaux


limitait les enchères aux plus fortunés : gros propriétaires ter-
riens, entrepreneurs de travaux ou usuriers. C’est le sens de la
critique de Chateaubriand dans son Essai historique, politique et
moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs
rapports avec la Révolution française : « Les assemblées nationales
de France (…) ont garanti la créance de l’usurier et divisé les
biens des riches. » Ce fut le sacre des parvenus et des profiteurs.
En effet, la Révolution a accéléré violemment la lente évolu-
tion sociale apparue avec le capitalisme marchand au XIIIe siècle.
L’enrichissement rapide et brutal des détenteurs de capitaux les
a installés sur le devant de la scène sociale. Si les banquiers sont
aussi présents dans l’œuvre de Balzac, c’est que leur position
nouvelle dans la société est perçue comme scandaleuse. Or, il en
était des banquiers par rapport aux usuriers, comme il en était
des corsaires par rapport aux pirates : tous étaient des voleurs,
mais banquiers et corsaires agissaient dans le cadre de lois.
Alors que les libéraux se targuaient de nouveauté et que le mot
« nouveau » était nécessairement conçu comme mélioratif puisque
allant dans le sens du progrès, les traditionalistes lui accordèrent
au contraire un sens péjoratif : les « nouveaux riches ».
Ainsi donc déconnecter le débat idéologique de son substrat
social serait d’un angélisme ridicule. Les idées sont des moteurs
inventés par des penseurs le plus souvent mus par de nobles
sentiments, mais elles finissent assez rapidement par parer de
plumes de paon les plus sordides passions de calculateurs qui
justifient ainsi leur conquête du pouvoir. Mais en même temps,
de façon dialectique, cette conquête permet aussi d’asseoir les
idéaux initiaux dont la charge idéologique s’avère très rapide-
ment supérieure à la politique menée, générant ainsi un espoir
et un mouvement nouveaux.
Tout le XIXe siècle français, et par ricochet le XIXe siècle euro-
péen, fut le laboratoire des essais politiques pour consacrer,
au nom de la pensée libérale, le triomphe de la bourgeoisie
d’affaires. Ces tentatives successives se caractérisèrent par une
constante : si on entrait à gauche en politique, on en sortait
inexorablement à droite. Tout exercice du pouvoir, par la simple
confrontation aux faits (que les traditionalistes estimaient seule
nécessaire et suffisante), engendrait un conservatisme contre
lequel un nouvel avatar du progressisme s’élevait.
La montée du libéralisme 201

Le sabre, garantie contre l’aventure


(1799-1814)

Après Thermidor (1794), les divers essais pour prolonger un


régime républicain d’assemblée montrèrent leurs limites. Le choix,
plus ou moins contraint, de Bonaparte comme Premier consul
instaura un système jusqu’alors inédit en France : un connétable,
garant de l’ordre public en tant que chef des armées, se faisait
législateur et pacificateur, conservant les principales conquêtes
de 1789 et redonnant à la société un peu de l’air qu’elle avait
avant la Révolution. Bonaparte, puis Napoléon, renforça l’État,
y compris dans sa fonction colbertiste1 de la direction écono-
mique. En un certain sens, le Consulat et surtout l’Empire sont
le règne de Louis XIV joint à la Révolution de 1789. Mais dans
un certain sens seulement, car l’autoritarisme impérial était supé-
rieur à l’absolutisme royal et l’on ne conserva des idées de 1789
que les changements sociaux. Napoléon Bonaparte créa alors
un système politique qui pouvait plaire aux classes supérieures
puisqu’il garantissait l’ordre social, mais qui surtout satisfaisait les
classes moyennes, passées du mépris des aristocrates à celui des
nouveaux riches. Pensant que « ce n’était pas la peine assurément
de changer de gouvernement », elles trouvèrent dans le Consulat
et l’Empire une protection contre le retour des réactionnaires et
une mise au pas de l’affairisme effréné.
Ce mélange d’idées progressistes, d’ordre social et de tra-
ditionalisme forgea ce que l’on a appelé la « droite populaire »
ou la « droite césariste », favorable à un exécutif fort et semi-
dirigiste économiquement, à une société stable autour de ses
valeurs fondamentales, méfiante à l’égard des politiciens jusqu’à
l’antiparlementarisme, mais appréciant d’être consultée par voie
plébiscitaire.
Dans la réalité, en quelques années, Napoléon épuisa son
capital. Comme avant lui la Révolution, il avait fait de l’armée
un exceptionnel ascenseur social qui changea radicalement la
société française ; toutefois, la spirale des guerres lui aliéna

1. Variante française du mercantilisme, le colbertisme visait à optimiser


l’encaisse métallique de l’État par une politique dirigiste et protectionniste.
En l’absence de matières premières importantes, l’insistance est mise sur la
fabrication de produits à haute valeur ajoutée.
202 Nouvelle histoire des idées

progressivement les masses paysannes que la conscription obli-


gatoire décimait. Son autoritarisme le coupa, dès 1801, des
républicains libéraux qui l’avaient pourtant soutenu. Son diri-
gisme et son protectionnisme économique l’engagèrent dans la
constitution d’un système d’États-clients confiés à sa famille, très
différents de ceux de la diplomatie française d’Ancien Régime
ou des Républiques sœurs idéologiquement du Directoire. Plus
proches de ce que furent les démocraties populaires pour la
Russie soviétique, ils eurent notamment pour but de fournir la
France en biens et en hommes. La chute de l’Empire en 1814
fut autant due à l’abandon des classes populaires, dégoûtées par
la conscription, qu’à celui de la bourgeoisie, ruinée par le Blocus
continental1 et le poids financier des guerres. La majorité des
peuples placés sous le joug impérial, les Français au premier
rang, aspira alors à la paix et à la liberté.

Le projet d’un Empire libéral (Cent-Jours)

Les erreurs de la première Restauration (mai 1814-mars 1815)


et le retour de l’île d’Elbe (19 mars 1815) changèrent momenta-
nément la donne. Ramené par l’armée, Napoléon avait stigmatisé
dans ses proclamations les traditionalistes qui s’étaient ralliés à la
royauté. Il demanda donc à Benjamin Constant de Rebecque
(1767-1830), chef de file des libéraux qui s’étaient constamment
opposés à lui depuis le Consulat, de lui rédiger une constitution ;
ce fut l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire (22 avril
1815). Ce texte était une tentative de créer un Empire libéral.
Benjamin Constant, dès le retour de Louis XVIII, avait défendu
l’alliance de la légitimité avec l’héritage libéral de la Révolution.
Les outrances des royalistes avaient ruiné ses illusions et il avait
espéré que ce qui était impossible avec les Bourbons pourrait
l’être avec les Bonaparte. Il prévoyait donc un système bicaméral
(une chambre élue et une héréditaire), le partage de l’initiative
des lois entre l’exécutif et le législatif, le droit d’amendement

1. Décidé en 1806, il visait à isoler et ruiner la Grande-Bretagne en lui


fermant le débouché du continent européen (on parla par la suite du système
continental). Il fut sans doute le moteur essentiel à la frénésie de conquêtes de
Napoléon, qui chercha en vain à priver entièrement l’Angleterre des 80 mil-
lions de consommateurs européens.
La montée du libéralisme 203

du Parlement, la responsabilité pénale des ministres et, surtout,


la préservation des libertés individuelles et la suppression de
la censure. En effet, Constant, échaudé par les vingt dernières
années, se défiait tout autant de la dictature des masses que de
celle d’un seul. Il rappelait dans ses Principes politiques applicables
à tous les gouvernements représentatifs (1815) que « toute autorité
qui n’émane pas de la volonté générale est incontestablement
illégitime », mais il ajoutait : « L’autorité qui émane de la volonté
générale n’est pas légitime par cela seul. » Pour lui, la légitimité
n’est justifiée ni par la légalité ni par la souveraineté ; elle l’est
par la morale de la liberté : « La souveraineté n’existe que d’une
manière limitée et relative. Au point où commence l’indépen-
dance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette
souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi
coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le
glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son
objet aussi bien que de sa source. »
Or cette volonté (qui passa alors pour une palinodie) de
Benjamin Constant de mettre en place un système de gou-
vernement libéral, quel que fût le type de régime, marqua le
libéralisme durant tout le XIXe siècle : peu importait le système
de gouvernement pourvu qu’il appliquât les idées libérales. Cet
opportunisme d’objectif tranchait fortement d’avec les positions
traditionalistes, notamment d’un Chateaubriand qui écrivait en
1831 : « Quant à moi, qui suis républicain par nature, monar-
chiste par raison, et bourboniste par honneur, je me serais beau-
coup mieux arrangé d’une démocratie, si je n’avais pu conserver
la monarchie légitime, que de la monarchie bâtarde octroyée de
je ne sais qui1. » Le premier voulait être fidèle à ses idées ; le
second restait fidèle à un principe.

Royauté et libéralisme

La Restauration (1814-1815-1830)
Pourtant, au début du XIXe siècle, les clivages politiques se fai-
saient encore moins en termes d’idéologie qu’en choix de régime

1. De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa


famille.
204 Nouvelle histoire des idées

politique. Les plus extrêmes étaient partisans d’une république,


mais ils étaient minoritaires, les excès de la Terreur étant encore
présents dans les esprits. La défaite de Napoléon en 1814 avait
eu pour résultat l’étonnant retour des Bourbons sur le trône.
La Restauration n’était pas conçue comme la restauration de la
monarchie (Napoléon l’ayant lui-même restaurée à son profit),
mais comme celle de la seule dynastie légitime. Le discours
royaliste, à commencer par celui de Chateaubriand (De Buona-
parte et des Bourbons, 1814), ne voulut pas donner l’impression
que l’on changeait de régime, mais bien que l’on revenait à
l’antique dynastie qui avait donné quarante rois à la France.
L’Empire n’était pas opposé à la royauté, mais l’usurpateur
l’était au roi légitime. Ni chef élu ni chef de guerre, le roi se
voulait le père de la famille nationale et, si ses sujets pouvaient
avoir des idées divergentes, il était contre nature qu’ils missent
son autorité en doute.
Ce positionnement anesthésia toute velléité de remise en cause
du système monarchique. La grande majorité non républicaine
des libéraux fut volens nolens contrainte de se positionner en
faveur de la royauté restaurée. Ainsi, à la fin des Cent-Jours,
François Guizot (1787-1874) fut chargé par ses amis d’expri-
mer à Louis XVIII alors réfugié à Gand que seule une politique
libérale franche assurerait la pérennité du régime.
L’acte fondateur de la Restauration fut la charte de 1814.
Tout a été dit sur l’archaïsme volontaire de son nom (charte
comme sous les Capétiens et non constitution), sur son « octroi »
par Louis XVIII en sa « dix-neuvième année » de règne. Le
Bourbon était trop matois pour être dupe de ces artifices ; ils
n’étaient qu’une posture pour bien enfoncer dans les esprits
« déformés » par vingt-cinq ans de changements politiques
qu’il « renouait avec la chaîne des temps » après un intérim de
désordres et d’usurpation. Or, si ce préambule relevait entière-
ment des thèses traditionalistes, les autres articles tenaient bien
compte des changements qui étaient survenus en France depuis
1789. Ni la carte administrative ni la carte religieuse ne furent
remises en cause. L’oubli des opinions émises antérieurement,
la suppression de la féodalité, l’irréversibilité des ventes de biens
nationaux, furent affirmés ou réaffirmés. De même l’ancienne
France se joignait à la nouvelle autour du trône : « La noblesse
ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve les siens. » Tou-
tefois, la noblesse ne redevenait pas un ordre privilégié : elle
La montée du libéralisme 205

restait une élite mondaine, mais elle n’était plus un corps social.
Ce fut sans conteste dans le domaine politique par le lien avec
les idées de 1789, et principalement avec celles de l’abbé Sieyès,
que la charte marqua l’entrée de la France dans la modernité.
L’échec de la constitution de 1791 étant présent dans tous les
esprits, un parlement bicaméral, avec une chambre de députés
élus et une de pairs nommés, partageant le pouvoir législatif avec
le roi entérina l’instauration en France d’un régime représentatif.
C’étaient de timides débuts, mais durant les quinze ans de la
Restauration la pratique parlementaire se peaufina et même ses
détracteurs les plus ultras n’en dédaignèrent pas les jeux. Ainsi,
au cours des années le président du Conseil des ministres finit
par être choisi dans la majorité parlementaire ; si les chambres
n’avaient pas à voter la confiance, elles usèrent une fois de la
défiance pour forcer le gouvernement à se retirer.
Cet apprentissage du parlementarisme permit, de 1815 à
1829, de fixer les partis politiques en fonction de leurs posi-
tions sur un problème majeur : la place de la Charte dans le sys-
tème monarchique. Pour les libéraux, le roi ayant juré la Charte
(Charles X le fit lors de son sacre en 1825), elle devenait le
texte politique fondamental auquel même le monarque devait se
référer, la souveraineté royale ne pouvant s’opposer à la volonté
nationale. Pour les contre-révolutionnaires, le roi régnant par
droit divin, la Charte n’était donc qu’un pacte révocable et
l’autorité royale ne pouvait pas être bornée par la souveraineté
nationale. Louis XVIII ayant choisi de s’éloigner des ultras et de
jouer le jeu du parlementarisme, il suivit son principal ministre,
Élie Decazes, allant jusqu’à dissoudre la chambre de 1815 dite
« introuvable », car elle était dominée par les royalistes les plus
intransigeants. En 1819, il donna la liberté à la presse entraî-
nant une floraison extraordinaire de titres, tant nationaux que
départementaux, qui contribuèrent à la formation et à la fixation
de l’opinion publique. Ce fut à cette époque que l’on com-
mença à se référer aux « idées politiques ». L’étude de l’esprit
public à cette époque-là est intéressante, car elle met en évi-
dence une des caractéristiques les plus étonnantes de la pensée
politique des décennies suivantes : si les royalistes modérés ou
les royalistes libéraux appartenaient à la bourgeoisie, le monde
républicain était représenté par des intellectuels et les ouvriers
des usines qui existaient alors ; en revanche, l’ultracisme était
un ultracisme mondain dans la noblesse, mais il était militant
206 Nouvelle histoire des idées

chez les journalistes et surtout dans le petit peuple des artisans


et des manouvriers. Le clivage politique correspondait donc au
clivage idéologique entre progrès et tradition, entre révolution
et évolution.
Même si les opinions furent plus morcelées, schématique-
ment quatre courants de pensée émergèrent, deux traditiona-
listes et deux progressistes. Chez les traditionalistes, il y eut
les contre-révolutionnaires ou ultras pour qui les concessions
de Louis XVIII étaient des trahisons, et les royalistes constitu-
tionnels, partisans d’une royauté parlementaire. Chez les pro-
gressistes, le courant libéral voulait que le jeu parlementaire
fût entièrement appliqué et s’accommodait des Bourbons tant
qu’ils le respectaient ; hors de l’échiquier politique représentatif,
existaient aussi les républicains, petite minorité antimonarchiste
et plus attachée au gouvernement d’assemblée qu’au système
représentatif.

La monarchie de Juillet (1830-1848)


Le choix de Charles X de considérer les droits du roi supé-
rieurs à la volonté générale exprimée dans les élections précipita
la rupture entre les Bourbons et les tenants du régime parlemen-
taire. Sa prétention à considérer que la légitimité était intrinsè-
quement source de légalité engendra la révolution de 1830, qui
fut le premier pas du triomphe libéral. Elle rejeta les tenants de
la contre-révolution dans l’inutilité mondaine et archaïque, sans
plus aucune influence sur le jeu politique. On constata dans
l’opinion à l’égard de Charles X signant les ordonnances1, le
même éloignement dont les Français firent preuve à l’égard de
Louis XVI après Varennes. Le désamour du peuple dissolvait
de facto l’idée de légitimité, ce que don Pedro, roi de Portugal
et empereur du Brésil, résumait ainsi en 1834 : « L’époque où
les princes étaient respectés uniquement parce qu’ils sont des

1. Le roi ayant dissous la Chambre en mai 1830 pour obtenir une majorité
favorable au gouvernement Polignac, les électeurs renvoyèrent au début juillet
une Chambre encore plus libérale. Charles X estimant que la royauté était en
danger appliqua l’article 14 de la Charte et signa le 25 juillet six ordonnances,
dont une renvoyant la Chambre qui n’avait pas même été réunie, et une
autre supprimant la liberté de la presse. Elles entraînèrent le déclenchement
des journées des 27, 28 et 29 juillet, les Trois Glorieuses, qui aboutirent au
changement de souverain au profit du duc d’Orléans.
La montée du libéralisme 207

princes a pris fin ; au siècle où nous vivons, où les peuples sont


assez bien informés de leurs droits, il est nécessaire que les
princes sachent et se tiennent au fait qu’ils sont des hommes
et non des divinités, que pour eux la connaissance et le bon
sens sont indispensables afin d’être rapidement aimés plutôt
que respectés1. »
Or, pour les libéraux triomphants, il s’agissait tout autant de
rejeter la réaction que d’empêcher le triomphe de l’anarchie
démocratique. Ils s’inspirèrent de l’histoire anglaise, répétant à
l’encontre des Bourbons ce que le Parlement anglais avait fait
aux Stuarts en 1688 en choisissant dans la famille régnante un
nouveau souverain qui eût l’assentiment du peuple. Les trois
journées de juillet 1830 furent donc appelées les Trois Glo-
rieuses pour souligner le lien avec la Glorious Revolution et il
fut décidé de leur ériger une colonne commémorative, place de
la Bastille : la révolution de 1830 parachevait enfin les grands
idéaux de 1789, en tirant un trait sur les quarante années pré-
cédentes, pour le plus grand profit des classes moyennes. Ce
faisant, la monarchie de Juillet fixait pour longtemps la pensée
politique libérale française autour d’un triple refus : celui de la
contre-révolution, celui de la révolution de 1793 et celui de la
dictature. Mais en octroyant une importance au discours idéolo-
gique et un rôle aux politiques publiques, le libéralisme français
rompit d’avec la conception anglo-saxonne fondée sur l’idée de
progrès par accumulation et continuité. Or cette conception
d’une évolution lente et pacifique est « totalement étrangère à
la mentalité française2 », pour qui le conflit politique, la rupture,
la révolution s’inscrivent dans l’intransigeance rousseauiste qui
commande à la raison de rompre.
Les tenants de la branche aînée, les légitimistes, se trouvant
déconsidérés par l’extraordinaire et scandaleuse aventure de la
duchesse de Berry (1832), leur opposition se cantonna dans les
salons et dans un petit nombre de parlementaires sous l’égide
de leur nouveau chef, Berryer. Toutefois, il convient de ne
pas assimiler le légitimisme à l’ultracisme : beaucoup de légiti-
mistes avaient été hostiles aux ultras et leur position découlait
non d’idées politiques, mais des conceptions dynastiques de la

1. Lettre de don Pedro à son fils le futur empereur Pedro II du Brésil.


2. Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion
française, Paris, Flammarion, 2015.
208 Nouvelle histoire des idées

royauté : seule l’hérédité assurait la légitimité. Pour eux, Louis-


Philippe, à l’instar de Napoléon, était un usurpateur du trône.
Les républicains, entrés dans l’action violente, furent les plus
mal traités. Encore qualifiés de « jacobins », ils choisirent, dans
les années 1840, de s’appeler radicaux. Une fois encore, la
vie politique française se référait à celle d’Angleterre. En effet,
en 1819, alors que la famine et le chômage régnaient dans la
région industrielle de Manchester par ailleurs sous-représentée
au Parlement, la Manchester Pacific Union organisa le 16 août
une manifestation pacifique d’ouvriers à laquelle participa Henry
Hunt (1773-1835), un des orateurs du courant anglais le plus
progressiste, le courant radical. La violente répression de cette
manifestation fut stigmatisée sous le nom de massacre de Peter-
loo, et le terme même de « radical » désigna désormais la pensée
progressiste dans le monde anglo-saxon puis en France.
À partir de 1830, le libéralisme triompha donc dans les
deux pays européens les plus avancés, la Grande-Bretagne et
la France. En Angleterre, la mort de George IV en 1830 mar-
qua la fin du pouvoir effectif des tories1 de lord Liverpool.
L’accession au trône de son frère, Guillaume IV (1830-1837),
marqua l’ascendant pris par la Chambre des communes sur la
Chambres des lords, et celui de sa nièce Victoria (1837-1900),
le triomphe des whigs2.
Ainsi, de 1830 à 1848, le libéralisme fut le choix politique
des Hanovre comme des Orléans. Or, en devenant la doctrine
officielle des gouvernements, le libéralisme opéra une muta-
tion. Cessant d’être la voix critique des politiques aristocra-
tiques précédentes, il tendit à s’émousser au pouvoir. Dans
les deux royaumes, les premières mesures furent des mesures
d’affichage concernant notamment les dépenses excessives (du
couronnement en Grande-Bretagne, de la Cour en France). Le
triomphe de la bourgeoisie fut celui de l’économie sur le luxe.
L’affectation de simplicité ou de normalité devint la règle. Le
nouveau souverain français qui avait combattu à Valmy et à
Jemmapes avait néanmoins une haute idée de sa naissance et
se flattait de ressembler à Louis XIV. Mais parce qu’il avait
ressenti beaucoup d’amertume à devoir émigrer, il comprit qu’il
lui fallait ressembler à la bourgeoisie désormais triomphante :

1. Voir note 1, p. 106.


2. Voir note 1, p. 122.
La montée du libéralisme 209

sous la Restauration, il avait envoyé ses fils au collège ; devenu


roi, il se promenait à pied avec un parapluie dont il avait pris
l’habitude dans son exil de Londres ; en outre, il supprima les
riches habits de Cour en soie de couleur rehaussée de fils d’or1
au profit du simple habit noir ou bleu sombre qui devint à la
bourgeoisie des siècles suivants ce que la carmagnole avait été
aux sans-culottes. Toutefois, l’exercice du pouvoir fit rapide-
ment apparaître des contradictions internes.
En politique intérieure, la bourgeoisie qui avait réussi à s’em-
parer du gouvernement en éliminant l’aristocratie, ne voulait
nullement risquer de le perdre au profit des classes moins favo-
risées. Aussi, en dépit d’un discours de progrès, la presse, quoi-
que plus indépendante que précédemment, vit régulièrement sa
liberté jugulée. De même, en ce qui concernait la participation
à la vie politique, les libéraux n’envisageaient pas de donner le
droit de vote à ceux qui n’avaient rien à défendre. Le régime
censitaire apparaissait comme une garantie de stabilité, les gens
riches rechignant aux aventures. En 1834, après le massacre de
la rue Transnonain2, Guizot (1787-1874) déclarait à la tribune :
« Le suffrage universel est un pur instrument de destruction ;
c’est une de ces idées politiques dont on se sert quand on
veut remuer profondément les peuples, avec lesquelles on fait
les révolutions ; mais ce ne sont pas de véritables doctrines
de gouvernement ; on ne fonde rien avec cela. » Reprenant la
hantise des constituants de l’an III et de l’an VIII qui avaient
voulu conjuguer raison et démocratie en édulcorant le suffrage
universel par l’institution des listes de notabilités, le régime de
Juillet resta fidèle au suffrage censitaire (toutefois en abaissant le
cens), mais ajouta la notion de capacités, c’est-à-dire l’octroi du
droit de vote à des citoyens ne payant pas le taux requis, mais
exerçant des fonctions (officiers, professeurs…) qui prouvaient
leurs capacités à participer à la vie nationale. Guizot déclara à
la Chambre en 1831 : « Le principe de la capacité politique,

1. Il fit ainsi chuter les commandes des soieries de Lyon, ce qui entraîna
un important chômage chez les canuts, qui se révoltèrent en 1832, souvent
aux cris de « Vive Charles X ! », non pour des raisons politiques mais pour
des raisons économiques.
2. L’opposition républicaine ayant appelé à des manifestations en 1834,
l’une d’elles se déroula à Paris dans une partie de l’actuelle rue Beaubourg.
Le 14 avril, un coup de feu ayant été tiré contre la troupe, tous les habitants
de l’immeuble d’où était parti le coup furent massacrés.
210 Nouvelle histoire des idées

introduit dans notre législation comme source des droits poli-


tiques, est peut-être la plus belle, la plus utile conquête que nous
ayons faite depuis quinze ans. (…) Le principe de la capacité
politique a effectivement détrôné l’anarchie. » C’est aussi le sens
de sa célèbre réplique de Guizot en 1847 : « Enrichissez-vous ! »
Profondément libéral, il estimait que ce n’était pas aider l’esprit
d’entreprendre que d’abaisser le cens électoral. Au contraire,
en le maintenant élevé, ceux qui souhaitaient obtenir le droit
de vote devaient participer activement à l’activité économique
nationale, donc s’enrichir et, par là, devenir électeurs. Libéral
et protestant, Guizot avait une vision totalement volontariste ;
pour lui et les libéraux de son temps, chacun était responsable
de son sort. La chance ou la Providence ne souriait qu’à ceux
qui souhaitaient s’élever ou réussir et qui s’en donnaient les
moyens. Déjà en 1827, alors à la tête de l’opposition libérale à
Charles X, il avait créé une association dont le nom était tout
un programme : Aide-toi, le Ciel t’aidera. Aussi bien, pour
ces libéraux triomphants, si le riche est l’auteur de sa richesse,
le pauvre est le fauteur de sa misère. La pauvreté sociale ne
saurait donc pas être du ressort de l’action publique, mais ne
relever que de la bienfaisance, vague fille de la pitié ou de la
charité. Même le rapport que rendit en 1840 Louis-René Vil-
lermé (1782-1863), dans son Tableau de l’état physique et moral
des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et
de soie, qui aboutit à la limitation du travail des enfants (1841),
considérait que les ouvriers concouraient à leur misère par leur
goût pour l’alcool, la dilapidation de leur salaire, leurs mœurs
dépravées (unions libres, prostitution, natalité effrénée…) et leur
éloignement d’un ordre moral qu’ils devraient respecter.
Sur le plan économique et diplomatique, la concurrence entre
l’Angleterre et la France écorna aussi passablement le dogme
libéral. Ces partisans du « Laissez faire, laissez passer » en limi-
taient l’exercice à l’intérieur des frontières, mais s’affirmaient de
farouches partisans du protectionnisme. Ces pacifistes proclamés
n’en étaient pas moins chauvins, se limitant toutefois à des
postures diplomatico-militaires qui flattaient l’orgueil national.
Cependant, l’évolution du libéralisme fut différente dans les
deux pays. En Angleterre, la révolution politique libérale datait,
non de 1830 comme en France, mais de 1688. Au XIXe siècle,
alors que la bourgeoisie française devait d’abord mener à bien
la réforme politique qui parachèverait son triomphe politique, la
La montée du libéralisme 211

bourgeoisie industrielle anglaise assurait ses conquêtes politiques


grâce aux avancées de la révolution industrielle. Au moment où
émergeait la force politique nouvelle que constituaient les tra-
vailleurs de l’industrie, le libéralisme français, refusant d’aborder
les questions sociales et s’attachant avant tout à donner des
réponses politiques, suscita contre lui les attaques violentes du
socialisme. La conséquence fut qu’en France, le libéralisme fut
davantage bourgeois que français et qu’il évolua vers le conser-
vatisme. Tandis qu’en Angleterre, plus anglais que bourgeois,
il évolua vers l’impérialisme.
11

LES CRITIQUES DU LIBÉRALISME

Avant 1830, elles portèrent principalement sur les profondes


injustices sociales dont les plus défavorisés étaient désormais
victimes. Le triomphe de la liberté s’avérait être aussi celui de
l’inégalité et même de l’iniquité. Des penseurs de toutes ten-
dances tentèrent alors de corriger cette déviance en essayant
de réinsérer les données humaines, voire les données sociales,
dans la pratique libérale.
Après 1830, la généralisation du libéralisme se traduisit par
une politique timorée et précautionneuse qui enveloppa l’Europe
dans un étouffant pacifisme pantouflard. Les idéaux révolution-
naires, la grandeur napoléonienne et même la lutte philhellène
de 1821 étaient désormais du passé. Or toute une génération ne
se reconnut pas dans la béatitude satisfaite du banquier et du
boutiquier, le monde mercantile du modèle anglo-saxon. Victor
Hugo stigmatisa ces derniers : « On a voulu, à tort, faire de la
bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la
portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui
a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise n’est pas une
caste1. » En 1832, Gustave d’Eichthal dépeignit fort bien l’état
d’esprit d’une partie des jeunes gens d’alors : « Cette vie mes-
quine, cette vie étroite, cette vie sans poésie, était pour nous un
insupportable fardeau ; nous rêvions de quelque chose de mieux,
quelque chose de grand qui fût à notre hauteur. Nous n’avions
plus les joies du guerrier ; nous n’avions plus de croisade à
faire ; le temps était passé des expériences napoléoniennes. Nous

1. Victor Hugo, Les Misérables.


Les critiques du libéralisme 213

n’avions plus ni solennités, ni temples, ni chants, ni fêtes. La


vie était terne, monotone, et Dieu avait mis dans le cœur de
beaucoup d’hommes une énergie qui ne pouvait se ployer à
cette contrainte1. »
Ainsi, comme l’écrit Hervé Mazurel, « dans ce rapport de
frustration douloureuse à l’histoire se lisent d’abord, intimement
mêlées chez cette jeunesse inquiète, les blessures de l’ennui et
la nostalgie de l’épopée2 ».

Les critiques au nom de l’idéal évangélique

Les premières critiques du libéralisme triomphant émanèrent


de catholiques qui reprirent à leur compte le rôle que les temps
médiévaux avaient dévolu à l’Église. Ainsi, le courant traditio-
naliste fut le premier à s’opposer, non plus aux seules formes
politiques du libéralisme, mais aussi à ses effets au plan social.
Emmanuel Bailly (1791-1861), directeur de la Tribune catho-
lique3, éveilla les consciences des jeunes consciences chrétiennes
dans ses conférences chrétiennes : « Le christianisme a fait
autrefois des prodiges, mais aujourd’hui, il est mort. Vous vous
vantez d’être catholiques, que faites-vous ? Où sont les œuvres
qui démontrent votre foi et qui peuvent nous la faire respecter
et admettre ? » En 1833, Frédéric Ozanam (1813-1853) créa
avec lui dans le quartier Mouffetard (l’un des plus pauvres de
Paris) la Conférence de la Charité, qui devint la Société de saint
Vincent de Paul. Il écrivait ainsi, en 1836 : « La question qui
agite aujourd’hui le monde autour de nous (…) est une ques-
tion sociale ; c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui
ont trop ; c’est le choc violent de l’opulence et de la pauvreté
qui fait trembler le sol sous nos pas. » Dans le même quartier,
Jeanne-Marie Rendu (1786-1856), en religion sœur Rosalie,
fonda une école, un dispensaire, un orphelinat, une maison de

1. Gustave d’Eichthal (1804-1886), fils et gendre de banquiers israélites,


se convertit à 13 ans au catholicisme puis au saint-simonisme. Cette citation
est un extrait de son témoignage au procès des saint-simoniens de 1832.
2. Hervé Mazurel, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage
grec, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 202.
3. Elle fusionna en 1834 avec L’Univers religieux de l’abbé Migne qui devint
L’Univers. Bailly dirigea ce dernier jusqu’en 1842, laissant la place à Louis
Veuillot.
214 Nouvelle histoire des idées

retraite pour tous les enfants et adultes sans ressources. Alban


de Villeneuve-Bargemont (1784-1850) et Armand de Melun
(1807-1877) furent les premiers hommes politiques en France à
dénoncer la misère et l’exploitation ouvrières. Auteur en 1834
d’un ouvrage intitulé Économie politique chrétienne, ou recherches
sur la nature et les causes du paupérisme en France et à l’étranger
et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, le vicomte Alban
de Villeneuve-Bargemont stigmatisa en 1840 à la Chambre la
situation faite aux ouvriers par le monde industriel, dénonçant
« l’état de dépendance et d’abandon dans lequel la société livre
les ouvriers aux chefs et entrepreneurs de manufactures (…) la
facilité illimitée laissée à des capitalistes spéculateurs de réu-
nir autour d’eux des populations entières pour en employer les
bras suivant leur intérêt, pour en disposer, en quelque sorte, à
discrétion, sans qu’aucune garantie d’existence, d’avenir, d’amé-
lioration morale ou physique soit donnée de leur part, ni à la
population, ni à la société qui doit les protéger ». En 1841,
Villeneuve-Bargemont et Armand de Melun firent voter la loi
réglementant le travail des enfants, loi réclamée par ailleurs par
un autre aristocrate catholique, le comte Charles de Monta-
lembert (1810-1870). Sensibilisé aux problèmes sociaux par
sœur Rosalie, Armand de Melun fonda en 1846 la Société d’éco-
nomie charitable et, entre 1850 et 1851, il fit voter un train de
lois sur les contrats d’apprentissage, les logements insalubres,
l’assistance hospitalière et les caisses de retraite.
Ces catholiques antilibéraux furent à l’origine du courant du
catholicisme social qui ne s’affirma qu’après la révolution de 1848.

La critique au nom de l’économie

Singulièrement, elle provint d’un Suisse libéral, Jean Charles


Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842), fils d’un pas-
teur calviniste. D’abord proche d’Adam Smith et de Ricardo,
puis fréquentant le cercle libéral de Mme de Staël et Benjamin
Constant, il rompt d’avec le libéralisme pur en 1819 avec sa
publication des Nouveaux Principes d’économie politique dans les-
quels il évoque, pour la première fois, la nécessité de redistribuer
les richesses. Il critique la concurrence qui entraîne une course
à la baisse des coûts qui se répercute en baisse de salaires. Il
dénonce le machinisme qui génère la surproduction, la satura-
Les critiques du libéralisme 215

tion du marché et, par suite, les dépôts de bilan en chaîne. Il


critique enfin le capitalisme : « Dans l’ordre social, la richesse a
acquis la propriété de se reproduire par le travail d’autrui sans
que son propriétaire y concoure » (Nouveaux Principes). Contre
l’accroissement de la misère des travailleurs, il réclame l’inter-
vention de l’État pour imposer une augmentation des salaires,
une réduction du temps de travail, l’interdiction du travail des
enfants, la prise en charge par les patrons de la maladie et
de la vieillesse de leurs salariés, la fin de la concentration du
travail dans de grandes entreprises et une politique de natalité
qui proportionne la population au revenu national. Toutefois,
en dépit de ses violentes critiques contre le système libéral,
Sismondi reste un bourgeois suisse respectueux des institutions.

La critique au nom du progrès de l’humanité

Elle est principalement l’œuvre de Claude de Rouvroy, comte


de Saint-Simon (1760-1825). Personnage multiple, il ne se
révéla un penseur qu’aux débuts de l’Empire. Aristocrate favo-
rable aux idées nouvelles, il s’engagea dans l’armée des Insur-
gents américains. Élève de Gaspard Monge à l’école du génie de
Mézières, il spécula sur les biens du clergé durant la Révolution.
Influencé par les idéologues, le Consulat et l’Empire le virent
suivre des cours de sciences physiques à l’École polytechnique
et de biologie et de physiologie à l’École de médecine. Son
accès à tous ces nouveaux savoirs développa chez lui la volonté
d’unifier les connaissances scientifiques en une philosophie du
progrès de l’humanité par l’industrie. Sa pensée dut aussi beau-
coup à sa rencontre avec ceux qui devinrent ses secrétaires :
l’historien Augustin Thierry (1795-1856) et le polytechnicien
Auguste Comte (1797-1858). En 1816-1817, il fit paraître un
ouvrage collectif L’Industrie ou Discussions politiques, morales et
philosophiques. Dans l’intérêt de tous les hommes livrés à des tra-
vaux utiles et indépendants et en 1819, il lança un périodique,
Le Politique. Pour Saint-Simon, il faut remplacer l’ancien ordre
social, fondé sur des principes théocratiques surannés, par un
ordre nouveau, fondé sur les compétences. La liberté, l’égalité,
la paix, la concorde sociale seraient assurées par la prospé-
rité, résultat de l’esprit d’entreprise et ce, grâce à l’exercice
216 Nouvelle histoire des idées

du pouvoir politique par les ingénieurs, les entrepreneurs, les


intellectuels et les artistes.
Sa critique du libéralisme porte sur le fait que tout, jusqu’alors,
se focalise sur l’individu. Or, l’individu n’est rien et la société
est tout. Il voit dans l’avènement de la société industrielle le
règne de la production pour tous. Pour lui, les sociétés sont
globales (à son époque, le prolétariat industriel n’existait pour
ainsi dire encore pas) ; il convient donc de créer une science
sociale pour les étudier, découvrir les lois qui régissent leur
évolution et étudier leur état d’avancement. S’il ne récuse pas
l’utilité du libéralisme, il en critique l’incapacité à organiser la
société. Au lieu de s’évertuer à doter la France d’une constitu-
tion politique1, il estime qu’il faut lui donner une « constitution
industrielle » qui permettra de faire passer les individus du statut
de sujets à celui de sociétaires.
En effet, selon lui, toute société n’étant rien d’autre qu’une
« grande société d’industrie », elle ne doit avoir qu’un seul but :
la production. Seuls donc les producteurs (industriels, entre-
preneurs…) sont utiles aux pays, à l’exclusion des « parleurs »
(avocats) et des « sabreurs » (militaires). C’est donc à eux qu’il
faut confier le pouvoir politique. Mais alors que le libéralisme
voyait le profit comme conséquence de la production, Saint-
Simon considère que cette dernière doit contribuer à l’amélio-
ration du sort de l’homme et, notamment, au « bonheur social
du pauvre » en transformant « le sort de la classe qui n’a point
d’autres moyens d’existence que le travail de ses bras ». Comme
beaucoup de penseurs du XIXe siècle, il recherche dans l’histoire
une justification de sa pensée : ainsi, l’esclavage avait été rem-
placé par le servage et ce dernier l’est par le salariat. Dans le
régime industriel qu’il appelle de ses vœux, le salariat sera rem-
placé par l’association, chacun étant rétribué selon ses actes :
« À chacun sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres. »
Lorsque tous les peuples seront arrivés à la perfection de
l’ère industrielle, les barrières douanières entravant le commerce
seront supprimées et les nouveaux moyens de communication
(marine à vapeur, chemin de fer) seront développés. Une entente
entre les pays industrialisés sera alors possible et entraînera la
création d’un parlement général siégeant à Genève, arbitrant et
administrant l’Europe (La Réorganisation de la société européenne,

1. La charte de 1814.
Les critiques du libéralisme 217

1814, avec Augustin Thierry). Pour cimenter cette union, la


raison et l’intérêt s’appuieront sur une religion commune : le
nouveau christianisme (1825) dont Saint-Simon ne fit que jeter
les bases.
Comme le fait remarquer Pierre Musso1, la pensée de Saint-
Simon a influencé toutes les idéologies du XIXe siècle : libéra-
lisme, positivisme, socialisme et même anarchisme. En raison
de la politique suivie après sa mort par ses disciples et sans
doute en raison d’une division simpliste des marxistes entre
« socialisme scientifique » et « socialismes utopiques », le saint-
simonisme a souvent été classé parmi ces derniers alors qu’en
créant une science sociale et politique, Saint-Simon avait, au
contraire, souhaité couper court aux utopies sociales. Il semble,
au contraire, que Saint-Simon fut à l’origine de l’idéologie tech-
nocratique, qu’il résuma par ce conseil : « remplacer le gouver-
nement des hommes par l’administration des choses ».

Les tentatives pour organiser


une société plus juste

Le constat général établissait que la destruction de la société


d’Ancien Régime n’avait aucunement profité aux plus faibles.
L’individualisme libéral n’avait été de rapport que pour les plus
forts ou les plus nantis.

Mais ce qui n’avait été que vaguement perçu sous l’Empire


et aux débuts de la Restauration, fut violemment ressenti après
1830 : le triomphe du libéralisme politique accompagnait en
France l’étonnant décollage du libéralisme économique et les
débuts très prometteurs de la révolution industrielle. On sen-
tit alors que le débat ne serait plus ni seulement politique ni
simplement économique. Le problème social poignait sous l’eu-
phorie louis-philipparde. La manufacture avait cédé la place à
l’usine (encore néologisme en 1820) plus mécanisée et dont le
besoin en main-d’œuvre commençait à vider les campagnes. Les
premiers à partir furent les plus pauvres, les brassiers, ceux qui

1. Auteur notamment de Saint-Simon et le saint-simonisme, PUF, 1999, et


de La Religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon, Éd.
de l’Aube, 2006.
218 Nouvelle histoire des idées

vendaient leurs bras lors des cultures ou des moissons et que


l’on nommait aussi les prolétaires, car leur principale ressource
était les nombreux enfants (proles en latin) qu’ils louaient en
même temps qu’eux. Venus dans les villes industrielles, ils y
reproduisaient leur schéma, offrant leur force de travail et celle
de leur famille sur un marché industriel qui commençait à satu-
rer et qui était régi par le seul bon vouloir patronal. Pour tous les
observateurs soucieux de la situation, la rupture du tissu social
et la fragilité dont les plus pauvres étaient victimes provenaient
essentiellement de l’individualisme. Pour réagir, tous prônaient
l’association. De 1830 à 1848, l’association fut conçue comme
une défense des faibles contre la loi du plus fort. Après 1848,
elle apparut à certains comme le seul moyen pour les défavo-
risés d’abattre la tyrannie de la nouvelle féodalité de l’argent.
Les marxistes, qui dominèrent la seconde période, considé-
rèrent avec une condescendance méprisante les idéalistes de la
première dont ils qualifièrent les productions d’utopies. Depuis
Platon, saint Augustin et Thomas More, il avait été courant,
lorsque les sociétés connaissaient des transformations, de recher-
cher une sorte de « martingale » politique, un plan global qui
permît une refonte des liens sociaux et la fondation d’un nouvel
ordre voulu pérenne et plus équitable. Ces « utopies » contem-
poraines des débuts de l’ère industrielle et du triomphe du
libéralisme politique, naquirent pour certaines à la fin de la
Restauration et prospérèrent sous la monarchie de Juillet. La
crise économique de la fin des années 1840 et les révolutions de
1848 leur furent fatales. Mais peut-être convient-il de préférer
à « utopistes » l’appellation que Miguel Abensour1 leur a donnée
de « maîtres rêveurs ».

La recherche de communautés idéales


Dans les années 1800-1830, tous constataient que la société
issue de la Révolution, loin d’être meilleure pour les faibles et
les pauvres, avait au contraire aggravé leur condition. La sup-
pression des corporations, l’organisation libérale de l’économie
n’avaient profité qu’aux riches et avaient rendu encore plus
vulnérables les plus humbles. L’exode rural, l’entassement dans
les centres urbains et industriels avaient coupé les individus de

1. Miguel Abensour, Le Procès des maîtres rêveurs, Arles, Sulliver, 2000.


Les critiques du libéralisme 219

leur communauté d’origine et de leur famille. L’individualisme


réclamé et voulu par la bourgeoisie était subi par les masses
populaires, à leur plus grand dam. Sans remettre en cause la
nécessité des progrès de l’industrie, des penseurs voulurent
trouver une solution pour les laissés-pour-compte du système
libéral. Pour eux, l’association et la coopération devaient être
les réponses des faibles face à l’individualisme des forts. Pour
échapper à la taudification des villes et de leurs banlieues, ils
préconisèrent, chacun à leur manière, la constitution de com-
munautés, principalement rurales, appelées à devenir les cellules
de base d’une vaste organisation communautaire du monde.
En France, Charles Fourier (1772-1835) développa l’idée
d’une société communautaire dès 1808, dans son ouvrage
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, suivi en
1829 du Nouveau monde industriel et sociétaire et, en 1832, de
L’Association domestique et agricole. Comme Newton avait décou-
vert l’attraction planétaire, Fourier se targuait d’avoir découvert
l’attraction passionnée. Selon lui, chaque individu est animé de
passions, c’est-à-dire d’impulsions qui le font se mouvoir natu-
rellement vers l’activité et la vertu. Il dénonce donc la société
industrielle qui, loin de favoriser l’éclosion de ces passions, les
entrave et les pervertit. Il considère que les vices de la société
civilisée sont le travail, « état où l’homme s’impose à regret un
supplice », et la morale, ennemie mortelle de la spontanéité. Il
dénonce aussi violemment la Révolution qui a détruit les liens
sociaux et prétendu créer une société d’individus libres et égaux,
mais la liberté est un leurre qui ne profite qu’aux plus forts.
Aux idéaux de 1789, il préfère l’harmonie sociale, mais une
harmonie créée volontairement par les hommes et non pas sur
les critères moraux ou religieux des traditionalistes.
Ayant défini 810 passions, Fourier envisageait de créer des
phalanges de 1620 individus (autant d’hommes que de femmes),
représentant chacune des passions, vivant en association (et
non en communauté) au sein d’un phalanstère1. Chacun s’y
regroupera par affinité d’activité dans des équipes ou séries et y
œuvrera en toute liberté d’initiative, car « tout ce qui est fondé
sur la contrainte est fragile et dénote l’absence de génie ». Les
enfants, organisés en « hordes » suivant leur âge (chenapans et

1. L’étymologie du mot est révélatrice de la pensée de Fourier d’« embri-


gadement fraternel » puisque forgée à partir de phalange et de monastère.
220 Nouvelle histoire des idées

chenapanes, garnements et garnementes), seraient livrés à leur


liberté pour effectuer les travaux sales.
Il n’y a aucun égalitarisme dans le système fouriériste, car
pour lui l’inégalité entre riches et pauvres « entre dans le plan de
Dieu ». Il s’agit davantage d’une mise en commun de capitaux
et de main-d’œuvre volontaire dans le cadre d’une exploitation
pour partie agricole et pour partie industrielle. Chacun recevait
des actions représentant le capital qu’il avait apporté en entrant
et les bénéfices étaient répartis pour les 5/12e au travail, les
4/12e au capitale et les 3/12e au talent.
Les critiques économiques de Fourier ne portaient pas sur
les modes de production, mais au contraire sur les modes de
répartition. Recommandant la production à grande échelle, il
préconisait la suppression des intermédiaires (« directement du
producteur au consommateur ») par la création de grandes asso-
ciations d’échange.
En Angleterre, Robert Owen (1771-1858) s’éloignait autant
des thèses traditionalistes que des thèses volontaristes libérales
ou du spontanéisme humain de Fourier. Pour lui, l’homme ne
forge pas son caractère, mais ce dernier est façonné par les
influences de rencontre (de la famille au groupe social). Aussi
bien, en soumettant l’enfant, alors très réceptif, à des influences
morales, physiques ou sociales appropriées, on lui éviterait les
errances irresponsables de l’adulte (Essai sur le principe de la
formation du caractère humain, 1813). En 1817, il lança le mot
d’ordre : « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de
sommeil. » Estimant que la misère ouvrière était due à la rivalité
entre les détenteurs de l’outil de travail et ceux qui fournissaient
leur force de travail, il proposa l’organisation de communautés
limitées (de 500 à 3 000 personnes), effectuant en commun
les tâches ménagères et les travaux agricoles, mais bénéficiant
d’un appartement propre. Les enfants, élevés par les parents
jusqu’à 3 ans, seraient ensuite éduqués par la communauté. Il
imaginait alors un monde composé en totalité de ces commu-
nautés de base ayant des intérêts communs et fédérées alors
en une organisation commune. Ses essais, en Écosse (1825) et
aux États-Unis (1826), se soldèrent par un échec. En 1835, il
fonda l’Association of all Classes of all Nations qui développa
des idées axées sur le socialisme et la laïcité. Ne subsista alors
de la pensée d’Owen que sa conception coopérative de l’orga-
nisation sociale.
Les critiques du libéralisme 221

Le saint-simonisme
Après la mort de Saint-Simon (1825), le chef de file de
l’« école » fut le polytechnicien Prosper Enfantin (1796-1864).
Avec Olinde Rodrigues (1795-1851) et Saint-Amand Bazard
(1791-1832), il fonda en 1825 le journal Le Producteur, marqué
par le libéralisme révolutionnaire, mais qui disparut rapidement.
En 1828, suivant l’idée de Saint-Simon de créer un nouveau
christianisme, les saint-simoniens se constituèrent en Église,
Enfantin et Bazard devenant les « Pères suprêmes » et posant
aux réformateurs du monde contemporain. En 1831, Enfantin
racheta Le Globe (créé en 1824 par Pierre Leroux) qui devint
le « journal de la doctrine de Saint-Simon », puis en 1831 le
« journal de la religion saint-simonienne ». Le liturgisme de la
nouvelle Église entraîna des schismes et, en 1832, Enfantin se
retira à la tête d’une communauté installée à Ménilmontant. En
dépit d’un rituel minutieux qui étonnait pour le moins, cette
dernière fut un véritable laboratoire d’idées, tant les membres
qui la composaient étaient éminents, le moindre n’étant pas
Michel Chevalier (1806-1879).
En 1829-1830, les saint-simoniens firent paraître L’Exposition
de la doctrine de Saint-Simon, plus violente que les propos de ce
dernier : « L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. (…) L’asso-
ciation universelle, voilà notre avenir. (…) L’homme n’exploite
plus l’homme ; mais l’homme, associé à l’homme, exploite le
monde livré à sa puissance. (…) Tous nos théoriciens politiques
ont les yeux tournés vers le passé ; ils nous disent que le fils
a toujours hérité de son père ; mais l’humanité l’a proclamé
par Jésus : Plus d’esclaves ! Par Saint-Simon, elle s’écrie : À
chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres,
plus d’héritage ! » En effet, parce qu’ils considéraient la propriété
privée des capitaux condamnable, à la fois moralement (elle est
injuste en percevant une prime sur le travail d’autrui) et éco-
nomiquement (le hasard de la naissance peut mettre la fortune
entre les mains d’incompétents), les saint-simoniens prônaient la
suppression de l’héritage (chacun construisant son propre sort)
et celle des rentiers (qui consomment sans produire). Dès lors,
l’État devenait l’héritier universel et le gestionnaire de cette
immense fortune (le « fonds social ») constituée par « tous les
instruments de travail, les terres et les capitaux, qui forment
222 Nouvelle histoire des idées

aujourd’hui le fonds des propriétés particulières ». Il pouvait


alors devenir le grand prêteur (en distribuant les capitaux) et
le distributeur de travail (en allouant les terres), déléguant à
un « système général de banques » (chapeauté par une banque
nationale) la direction de la production.
Précurseur du canal de Suez en 1835, impliqué dans le déve-
loppement des chemins de fer, Enfantin laissa le soin à d’autres
saint-simoniens, moins marqués par l’aventure religieuse du
« Père », d’animer la vie économique de la France (création de
l’École centrale de Paris, de celle de Lyon, création du Crédit
lyonnais, développement des voies ferrées, percement du canal
de Suez…). La présence de Michel Chevalier comme conseiller
économique de Napoléon III influença grandement la politique
commerciale de la France dans un sens libre-échangiste.

Le socialisme chrétien
L’idée que Jésus fut le premier partisan du partage des
richesses était vieille comme l’Église. L’histoire de la chrétienté
fourmille de révoltes ou d’écrits dénonçant l’accaparement des
richesses ou la misère d’une partie des fidèles et réclamant
une répartition communautaire des biens. « Jésus premier sans-
culotte » sous la Révolution s’apprêtait à devenir « Jésus premier
socialiste », voire « premier communiste ». Le Christ-Roi des uns
se faisait syndicaliste thaumaturge chez les autres. Ainsi, le Dieu
de la Révélation n’échappait pas plus que les dieux de l’Anti-
quité à devenir le miroir des besoins des hommes.
Philippe Buchez (1796-1865), violent opposant aux Bour-
bons restaurés (il fut membre de la charbonnerie 1), se reconnut
un temps dans les idées de Saint-Simon. Rompant d’avec les
disciples de ce dernier, il retourna au christianisme et entre-
prit de fonder un néocatholicisme renouant avec le message

1. Greffés sur une très ancienne tradition de compagnonnage existant entre


les fabricants de charbon de bois, le carbonarisme italien et la charbonnerie
française devinrent, au début du XIXe siècle, à l’instar de l’illuminisme ou
de la franc-maçonnerie, un mouvement initiatique et secret, mais qui refusa
l’embourgeoisement et entendit rester proche du monde ouvrier en se décla-
rant hostile aux pouvoirs conservateurs et à l’Église. En France, elle regroupa
des républicains et des bonapartistes qui luttaient contre la royauté restaurée.
La révolution de juillet 1830 puis l’industrialisation et la montée des mouve-
ments socialistes lui furent fatales.
Les critiques du libéralisme 223

social de l’Évangile. Tentant de concilier la doctrine chrétienne


avec les idées démocratiques, il publia en 1830 son Essai d’un
traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du
progrès social, suivi en 1833 de son Introduction à la science de
l’histoire, ou science du développement de l’humanité. Selon lui, le
fondement de la morale est de nature théologique et il fustige
l’égoïsme des gouvernants, prétendument chrétiens, mais ne se
souciant que de leurs intérêts particuliers. De 1840 à 1850,
il édita un journal, L’Atelier, « organe des intérêts moraux et
matériels des ouvriers » dont l’épigraphe était le mot de saint
Paul : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. »
Cette tribune lui permit de développer ses idées de réforme
de la société dans le sens de la justice et de l’équité : suf-
frage universel, création de sociétés de secours, de retraite, et
constitution d’un « capital ouvrier » par la création d’associa-
tions ouvrières de production devant aboutir au remplacement
du capitalisme sauvage par l’associationisme.
Constantin Pecqueur (1801-1887), passé par le saint-
simonisme et le fouriérisme, alla plus loin que lui. Dans son
Économie sociale (1836), il prônait la création d’une « république
de Dieu » où toutes les activités étaient rétribuées également et
la propriété privée supprimée. Résolument tourné vers l’avenir,
il croyait à la chance que représentaient les moyens de transport
en commun (notamment le chemin de fer) et il en souhaitait
l’exploitation par l’État. Hostile aux guerres, il demandait la
création d’organismes internationaux d’arbitrage. Pecqueur fut
une des sources du socialisme français et Marx le cita de nom-
breuses fois dans le Capital.

Le socialisme républicain
Pierre-Henri Leroux (1797-1871) fit ses premières armes
politiques dans le journalisme en créant, en 1824, Le Globe,
d’abord journal littéraire, favorable au romantisme, puis phi-
losophique et littéraire (1826), marqué par son attachement
aux principes libéraux de 1789, mais hostile à la révolution.
Devenu un journal politique en 1828, il s’opposa à la réaction
contre-révolutionnaire souhaitée par Charles X. La révolution
de juillet 1830 fit éclater l’équipe rédactionnelle entre orléa-
nistes (dont Thiers) et républicains (dont Leroux). Ce dernier,
d’abord libéral, entra dans une opposition plus marquée contre
224 Nouvelle histoire des idées

les Bourbons en adhérant à la charbonnerie. Avec les Trois Glo-


rieuses, il conçut que l’idéal de liberté était insuffisant à assurer
la justice sociale et qu’il convenait de lui adjoindre le principe
de l’association. Tenté par le saint-simonisme, il s’en détourna
et dénonça, en 1834, ce qu’il appela le premier socialisme,
c’est-à-dire la rigueur planificatrice de la société qu’il comparut
à l’Inquisition et à la Terreur. Il écrivait ainsi : « La société
n’a pas directement pour but le gouvernement de l’individu et
tous les socialistes, théocrates ou autres, qui ont imaginé de
changer la vie en un mécanisme où l’individu serait fatalement
gouverné et conduit, ont erré de la façon la plus capitale1. »
Toutefois, quelques années plus tard, il reprit le néologisme
qu’il avait créé pour désigner un idéal de société conciliant la
liberté et l’égalité, éloigné autant du tout-liberté (qu’il appelle
l’individualisme absolu) que du tout-égalité (qu’il qualifie de
socialisme absolu) : « Le socialisme absolu, que plusieurs pen-
seurs de nos jours essaient de remettre en honneur et qu’ils
opposent à la liberté absolue, n’est ni moins abominable ni
moins absurde que l’individualisme absolu dont nous venons
de voir les abominables effets. » Il dénonce encore plus violem-
ment le communisme par lequel « l’individu devient uniquement
fonctionnaire ; il est enrégimenté, il a une doctrine officielle à
croire et l’inquisition à sa porte. L’homme n’est plus un être
libre et spontané, c’est un instrument qui obéit malgré lui ou
qui, fasciné, répond mécaniquement à l’action sociale comme
l’ombre suit le corps ». Il nomma l’équilibre qu’il appelait de ses
vœux le « socialisme républicain », alliance de la liberté politique
et de l’exigence d’égalité sociale. La République s’était fondée
sur l’indivision politique de la société ; il convenait que désor-
mais ce principe s’appliquât au niveau social et qu’il y eût une
indivision du peuple facteur de production. Dès lors, les béné-
fices de la production ne pourraient plus seulement appartenir
à la minorité qui possédait l’outil de travail, car c’est le travail,
plus que la propriété, qui crée la richesse, et il prônait la socia-
lisation des moyens de travail au profit de tous. Le socialisme
républicain de cet ami de George Sand, qui condamnait autant
l’individualisme libéral que le socialisme totalitaire, était aussi
profondément marqué par l’idéal romantique et généreux des

1. Voir Bruno Viard, Anthologie de Pierre Leroux, Éd. du Bord de l’eau,


2007.
Les critiques du libéralisme 225

années 1840 : sa réconciliation de l’impératif de liberté avec


l’obligation d’égalité passait par l’idéal moral de fraternité et
de solidarité.
Avec Leroux, le socialisme républicain fut illustré par Lamen-
nais « deuxième période ». À partir de 1830, l’abbé prit de plus
en plus de distances avec l’Église institutionnelle. Ayant fondé
avec le dominicain Henri Lacordaire (1802-1861) et Charles
de Montalembert, catholique et libéral, le journal L’Avenir qui
portait en épigraphe « Dieu et Liberté », il accepta la condam-
nation de son journal par Grégoire XVI, mais, en revanche, il
rompit avec la papauté lorsque ce pontife demanda aux Polo-
nais soulevés contre Nicolas Ier (1832) de respecter l’autorité
de leur souverain légitime. En 1834, dans Paroles d’un croyant,
il dénonça une papauté qui avait « divorcé du Christ », ce qui
valut la condamnation immédiate de l’ouvrage (encyclique1 Sin-
gulari nos). Ami de George Sand et de Leroux, il resta chrétien,
mais défendit l’idée d’un christianisme hors de l’Église, libérant
et conduisant les masses vers le progrès, au nom de la charité.
Cet évangélisme romantique teinté d’une philosophie mystique
et démocratique, le fit considérer et élire en 1848 comme socia-
liste et républicain.
Louis Blanc (1811-1882), d’abord légitimiste par hostilité à
la monarchie de Juillet, durcit ses critiques sociales au contact
de la réalité ouvrière à Arras (où il était précepteur) et devint
républicain après l’écrasement de l’insurrection ouvrière de Lyon
(1834). Il essaya en vain de démontrer à la petite et moyenne
bourgeoisie que, loin de bénéficier de ses victoires de 1789 et de
1830, elle allait tout perdre au profit de la bourgeoisie d’argent.
En 1839, il fit paraître L’Organisation du travail dans laquelle il
affirmait que l’association était la réponse à la question sociale.
Comme la plupart des autres penseurs, il se rendait compte
que la destruction des corporations en 1791 avait conduit aux
monopoles et donc à la tyrannie des entrepreneurs. Il propose
alors la création d’associations à but lucratif, contrôlées à leur
départ par un État démocratique, à la fois arbitre mais aussi
acteur de l’économie. Entré au gouvernement en 1848, il fit

1. Encyclique est le même terme d’origine grecque que circulaire d’origine


latine. Concernant la doctrine de l’Église mais non le dogme, les encycliques
n’ont aucun caractère d’infaillibilité. Elles sont désignées par les premiers mots
de la première phrase.
226 Nouvelle histoire des idées

voter le droit au travail1 et réclama (en vain) la création d’un


ministère du Travail. Sous son impulsion, des milliers d’asso-
ciations ouvrières de production sont créées, puis ce sont les
ateliers nationaux ayant pour objet d’offrir aux chômeurs un
travail en rapport avec leur qualification (« De chacun selon
ses facultés, à chacun selon ses besoins ») dans une dynamique
industrielle planifiée2. Son idée d’ateliers nationaux n’était pas
exclusive : le système d’économie libérale persistait par ailleurs
et il prévoyait même de lui laisser une totale liberté. Il pen-
sait, en effet, que les ateliers nationaux finiraient par devenir
tellement attractifs que le système concurrentiel disparaîtrait.
Au contraire, dans son système, la complémentarité remplace
la concurrence et la fraternité l’individualisme. Les associations
gestionnaires de ces ateliers devaient reconnaître la démocratie
au travail, la souveraineté des travailleurs et refuser le libéralisme
sauvage. L’État prêtait à taux zéro pour l’achat de matériel et
les bénéfices étaient divisés en quarts (remboursement du prêt
étatique, création d’un fonds social vieillesse et invalidité, créa-
tion d’un fonds de réserve, répartition du dernier quart entre
les travailleurs).

Le socialisme césarien
Prétendant impérial depuis la mort du duc de Reich-
stadt (1832), Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) s’était
formé politiquement au contact des libéraux italiens. Dans un
ouvrage paru en son nom en 18383, il affirmait : « La France
est démocratique, elle n’est pas républicaine ; or j’entends par
démocratie, le gouvernement d’un seul par la volonté de tous
et par république, le gouvernement de plusieurs obéissant à
un système. » Mais au césarisme plébiscitaire, Louis-Napoléon
adjoignit quelques années après une conception sociale inédite.

1. « Le gouvernement provisoire de la République s’engage à garantir l’exis-


tence des ouvriers par le travail. Il s’engage à garantir le travail (…) à tous
les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour
jouir du bénéfice légitime de leur travail. »
2. Ils échouèrent notamment parce qu’il ne fut offert que des travaux non
productifs (principalement de terrassement). Ils étaient en outre impossibles
à financer, tant l’état des finances publiques était dégradé.
3. Armand Laity, Relation historique des événements de 1836. Le prince Napo-
léon à Strasbourg, Paris, Thomassin & Cie, 1838.
Les critiques du libéralisme 227

Il fit paraître en 1844 De l’extinction du paupérisme ou projet


d’organisation agricole pour l’amélioration du sort des travailleurs,
marqué par une influence saint-simonienne. Le prince opposait
la pauvreté traditionnelle au paupérisme qui abrutissait morale-
ment la classe ouvrière exclue de la richesse industrielle qu’elle
contribuait grandement à produire. Il estimait qu’il fallait déve-
lopper le marché intérieur et, pour ce faire, contre l’opinion
majoritairement libérale de l’époque, il proposait l’intervention
de l’État à la fois dans l’appareil productif et dans les relations
de travail. Selon lui, le meilleur antidote contre le paupérisme
était l’instruction et la morale. Louis-Napoléon portait aussi son
regard sur le sous-prolétariat, ce Lumpenproletariat auquel Marx
et Engels, méfiants à son égard, déniaient toute appartenance
au prolétariat, car ils considéraient que son extrême déclasse-
ment pouvait le porter à servir d’appoint à la bourgeoisie. Aux
craintes de la bourgeoisie, il répondait : « La pauvreté ne sera
plus séditieuse lorsque l’opulence ne sera plus oppressive. »
Toutefois, pas plus que Saint-Simon, Louis-Napoléon ne
revient sur la liberté de l’industrie, mais à l’inverse de celui-
ci il prône l’intervention de l’État dans l’achat d’importantes
superficies rurales pour en faire des colonies agricoles destinées
aux chômeurs urbains. Ces colonies devaient être disciplinées (et
non disciplinaires comme certaines expériences anglo-saxonnes)
par l’élection de délégués qui en auraient la charge ; leur plan
ne serait pas sans rappeler celui suivi par Ledoux1 pour Arc-
et-Senans (1774-1779), joignant l’agréable à l’utilité pratique
pour la surveillance et l’éventuelle répression2. Car s’il estime
que les ouvriers sont par rapport aux bourgeois « comme un
peuple d’ilotes au milieu de sybarites », il considère qu’il faut
relever la classe ouvrière « à ses propres yeux par l’association,
l’éducation, la discipline ». Hostile au libéralisme sauvage, il n’en
demeure pas moins soupçonneux à l’encontre de la masse popu-
laire qui peut se muer en facteur de désordre. Pour créer « un
juste équilibre entre les besoins de ceux qui travaillent et les

1. L’architecte Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) construisit, entre 1774


et 1779, les salines royales de Franche-Comté selon un plan adaptant la
technique à la nature, l’utilité économique au bien-être des ouvriers, non sans
toutefois quelques réminiscences du Panopticon de Bentham.
2. Ces deux préoccupations présidèrent à l’organisation territoriale du nou-
veau Paris sous le Second Empire.
228 Nouvelle histoire des idées

nécessités de ceux qui font travailler », il pense que les salaires


doivent être justes. Le bonapartisme populaire n’est nullement
un socialisme révolutionnaire, mais tout en prévoyant le droit
au travail et le droit d’association, il avance une conception de
l’ordre social balancé par l’équité.

Le présocialisme communautaire
Parmi tous les penseurs à la recherche d’une communauté
idéale, certains se distinguèrent par leur volonté de pousser
l’égalité jusqu’à l’égalitarisme, notamment après que Buonarotti
avait redonné vie aux idées de Babeuf avec son Histoire de la
conspiration des Égaux dite de Babeuf (1828). En revanche, tous
se caractérisèrent par l’appel en leitmotiv au réveil et au soulè-
vement des classes populaires.
En 1839, Lamennais, qui n’alla jamais jusqu’au communisme,
déclarait dans De l’esclavage moderne : « [Les prolétaires] ont
sans doute sur l’esclave ancien un avantage immense, quand
on le considère abstractivement : ils s’appartiennent de droit.
(…) Mais si leur volonté est exempte de contrainte directe, elle
est soumise habituellement à une autre sorte de contrainte, à
une contrainte morale, souvent absolue » et, paraphrasant un
ouvrage de piété en usage pour les missions de la Restauration1,
il s’écriait : « Esclaves, levez-vous, rompez vos fers, ne souffrez
pas qu’on dégrade en vous plus longtemps le nom d’homme ».
Alors que le libéralisme s’était voulu, dès ses origines, un
antichristianisme (même si sa morale sociale ne se différenciait
en rien du Décalogue judéo-chrétien), les mouvements préso-
cialistes s’inspirèrent grandement du discours messianique de
fraternité, de justice et d’équité de Jésus de Nazareth. Aussi
bien, par la suite, lorsque les voies divergèrent, parce que l’ins-
piration initiale avait été commune, d’une part les chrétiens
purent être compagnons de route des socialistes et, d’autre part,
ces derniers tinrent bien souvent, quoiqu’ils s’en défendissent,
un discours chrétien laïcisé. La plus importante des différences
vint de ce que le socialisme, parce qu’il se voulut au départ une
amélioration du libéralisme, partagea le progressisme de celui-ci

1. De l’abbé F. Arquillière, Chemin du désert…, Lyon, Rusand, 1818 :


« Paroles de Jésus-Christ à l’âme fidèle : “Levez-vous, rompez vos chaînes,
sortez riches de l’esclavage parce que vous avez espéré.” »
Les critiques du libéralisme 229

et sa foi dans un avenir de progrès autant matériel que moral ;


ce matérialisme l’éloigna alors du spiritualisme chrétien.
En 1852, Ernest Cœurderoy (1825-1862) publia De la révo-
lution dans l’homme et dans la société. Ce titre à lui seul mon-
trait l’osmose qui existait encore entre, d’une part, la pensée
religieuse de Jésus qui faisait de la transformation de l’homme
l’unique origine de celle du monde et, d’autre part, la volonté
de changer la société de fond en comble. À son tour, l’auteur
reprenait l’appel au sursaut : « Peuples ! Levez-vous ! Affligés,
voici l’heure de joie ! Esclaves, rompez vos chaînes ; enfoncez
leurs tronçons de fer dans les crânes des rois ! »
Un peu à part, Auguste Blanqui (1805-1881), qui passa une
grande partie de sa vie emprisonné sous tous les régimes succes-
sifs, s’il défendait la collectivisation des moyens de production
et la redistribution des capitaux (Qui fait la soupe doit la manger,
1834), ne croyait pas à l’avenir politique de la classe ouvrière.
Pour lui, la révolution était une fin en soi afin d’abattre l’ordre
bourgeois, mais il ne pensait pas créer une société socialiste,
se contentant d’envisager de confier le pouvoir au seul peuple,
néanmoins après qu’une minorité agissante aurait exercé tem-
porairement une dictature révolutionnaire permettant d’asseoir
solidement l’ordre nouveau.
Étienne Cabet (1788-1856), farouche opposant à la Res-
tauration puis à Louis-Philippe, dut s’exiler en 1834 en Angle-
terre. Il y rencontra Robert Owen, auquel il emprunta ses thèses
communisantes, et y prit conscience de la misère ouvrière à la
même époque qu’Engels. En 1842, il fit paraître son Voyage en
Icarie, plan d’une cité idéale reposant sur l’utopie communiste
et qu’il qualifie de « véritable traité de morale, de philosophie,
d’économie sociale et politique ». Selon lui, le vice principal de
la société est l’inégalité, et le communisme s’inscrit dans le droit
fil de la pensée de Jésus et de ses premiers disciples. La pro-
priété ayant engendré les inégalités sociales et par là les litiges,
les crimes et la violence, il estimait que l’unique remède du mal
était l’éducation, la mise en communauté des biens au profit
de l’État et la suppression de la monnaie. La fraternité qui en
découlerait assurerait le bonheur de tous. Toutefois, dans cette
communauté où la règle était : « À chacun suivant ses besoins.
De chacun suivant ses forces », l’intérêt supérieur du groupe
s’imposait de façon absolue sinon totalitaire. Cabet écrivait :
« La passion aveugle pour la liberté est une erreur, un vice, un
230 Nouvelle histoire des idées

mal grave. » Les expériences de colonies idéales que lui et ses


disciples établirent entre 1847 et 1895 au Texas, en Floride et
en Californie échouèrent à la fois parce que certains membres
réfutaient cette intransigeance alors que d’autres dénonçaient
les dérives laxistes ou conservatrices.

La critique au nom de la réalité :


le positivisme

Entre 1826 et 1856, Auguste Comte (1798-1857), polytech-


nicien, ancien secrétaire et disciple de Saint-Simon, développa
ce qu’il appela la « philosophie positive ». Comme son maître,
Comte avait la même confiance dans une science globale, la
même volonté de dépasser les querelles politiques et la même
religion de l’humanité. Au contraire des libéraux qui cherchaient
à établir un monde nouveau fondé sur la raison, à l’opposé
des socialistes qui le rêvaient avec générosité et imagination,
Comte renoua avec le traditionalisme pour qui les faits étaient
les seules réalités fondamentales. Mais loin d’en faire une base,
il les voulait objets d’étude. Selon lui, l’homme ne connaît que
la réalité apparente des faits, leur enchaînement, leur éventuelle
similitude, mais il n’en connaît ni l’essence ni les causes. Il n’a
donc qu’une connaissance relative et non absolue des phéno-
mènes. Comte voulut donc appliquer la démarche de ceux qu’ils
considéraient comme les fondateurs de la philosophie positive
(Bacon, Descartes, Galilée), à l’étude de la société et de son
histoire. Sa démarche se voulait empreinte d’esprit scientifique
et il affirmait « que tous les phénomènes, sans exception, sont
gouvernés par des lois invariables, avec lesquelles aucune volonté
naturelle ou surnaturelle n’entre en lutte ». Pour désigner cet
ensemble de lois qui régissent la société, il créa en 1839 le
terme de « sociologie ».
Influencé par Saint-Simon et Augustin Thierry, Comte distin-
guait trois types de mode de pensée : le mode théologique ou
fictif, le mode métaphysique ou abstrait et le mode scientifique
ou positif. Les deux premiers, quoique différents, avaient en
commun de considérer que l’homme était doté de dispositions
mentales innées ou a priori que le commun appelait le « bon
sens » et qu’il nommait une « raison commune spontanée ». Ces
deux modes sous-entendaient donc que toutes les connaissances
Les critiques du libéralisme 231

humaines ne découlaient pas totalement de l’observation et de


l’expérience.
Pour Comte, il y a une historicité de ces états, une chrono-
logie nécessaire et formatrice de l’homme. Le premier état est
celui de l’enfance qui croit et trouve dans l’autorité parentale
l’explication à toute chose. Le deuxième état est celui de la
jeunesse où l’homme croit pouvoir juger de tout d’après son
propre raisonnement. Le troisième état est celui de la maturité
qui allie raison et imagination. Or, pour lui, parce que l’individu
est une abstraction et que les hommes ont éprouvé l’absolue
nécessité de se constituer en société, les sociétés passaient aussi
successivement par ces mêmes trois états de la pensée humaine :
l’évolution individuelle était aussi évolution sociétale.
Dans l’état théologique, « provisoire et préparatoire », l’homme
cherche dans la divinité créatrice l’origine exclusive de toute
chose jusques et y compris le politique. Comte divisait cet état
en trois stades : le fétichisme qui donne aux objets le même
principe vital qu’à l’homme ; le polythéisme où « la vie est
enfin retirée aux objets matériels, pour être mystérieusement
transportée à divers êtres fictifs, habituellement invisibles, dont
l’active intervention continue devient désormais la source de
tous les phénomènes extérieurs, et même ensuite des phéno-
mènes humains » (Discours sur l’esprit positif, 1844) ; enfin le
monothéisme où « la raison vient restreindre de plus en plus
la domination antérieure de l’imagination, en laissant graduel-
lement développer le sentiment universel, jusqu’alors presque
insignifiant, de l’assujettissement nécessaire de tous les phéno-
mènes naturels à des lois invariables » (ibid.).
Dans l’état métaphysique, l’homme raisonne à partir de sup-
positions abstraites, en refusant de tenir compte de la réalité et,
au contraire, en voulant la changer par de simples raisonnements
intellectuels, tels les encyclopédistes, Rousseau, les Lumières
en général et les « divagations de la métaphysique de 1789 ».
Toutefois, cet état « transitoire » n’en est pas moins nécessaire,
car il constitue une étape essentielle entre le monde fictif et le
monde positif.
Dans l’état positif, « état viril de notre intelligence », l’homme,
ayant compris que son appréhension des faits est limitée, renonce
à comprendre l’origine et la destination de l’univers. Libéré du
« pourquoi ? », il peut s’adonner à l’observation des lois natu-
relles, « c’est-à-dire leurs relations véritables de succession et
232 Nouvelle histoire des idées

de similitude ». L’étude des faits, de la réalité, et l’expérimen-


tation permettent de se dégager des discours spéculatifs. La loi
d’enchaînement se substitue à la causalité : « Ainsi, le véritable
esprit positif consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce
qui est afin d’en conclure ce qui sera, d’après le dogme général
de l’invariabilité des lois naturelles » (ibid.). Parvenue à cet état
de développement, la société rendra alors compatibles les deux
données de base qui divisent la pensée politique, l’ordre et le
progrès : « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir. »
Ainsi donc, pour Comte, il n’existe aucune cause première
telle que les religions la définissent, cependant les trois états
qu’il distingue autant pour les individus que pour les sociétés
ne sont pas trois aspects distincts d’une même réalité, mais trois
stades de maturation par lesquels il convient nécessairement de
passer et qui répondent à la loi de l’évolution historique qu’est le
Progrès. Comte, bien qu’admirateur de Maistre et de Bonald, se
différencie donc des traditionalistes de la contre-révolution par
sa négation d’une genèse divine, mais aussi par son affirmation
que tout retour d’un état postérieur (et donc supérieur) vers un
état antérieur (et donc inférieur) est une régression. Alors que
les libéraux avaient défini le progrès politique et économique,
que les socialistes définissaient le progrès social, Comte définis-
sait le progrès historique. La philosophie de Comte était une
philosophie de l’Homme et de son Progrès justifiant les luttes
présentes et à venir contre les prétentions des religions à fixer
ou influencer les lois de la société.
S’il s’était éloigné des contre-révolutionnaires, il n’en restait
pas moins un traditionaliste, hostile à l’esprit libéral. Certes
il applaudissait la destruction de la société féodale fondée sur
un ordre guerrier, destruction qui avait permis d’accéder à la
société industrielle moderne. En revanche, il jugeait durement
la Révolution française qui avait cédé à la divagation idéolo-
gique au lieu de mener une saine politique économique fondée
sur une connaissance des réalités sociales. En établissant une
égalité juridique qui n’était que fiction, elle avait occulté les
inégalités de compétences et, en détruisant au nom de cette
même chimère les associations protectrices traditionnelles (les
corporations), elle avait établi un ordre social défavorable aux
travailleurs. Comte était aussi hostile au parlementarisme, erreur
accidentelle de l’histoire britannique que les Français ont copié
sans en connaître la réalité. Avec Saint-Simon, il estime qu’il
Les critiques du libéralisme 233

faut remplacer le gouvernement des hommes par l’administra-


tion des choses. La saine gestion l’emportant sur la politique
politicienne, la société doit demeurer divisée entre la masse,
les techniciens et les gouvernants, chaque groupe ayant sa
fonction : « L’opinion doit vouloir, les publicistes proposer les
moyens d’éducation et les gouvernants exécuter » (Séparation
générale entre les opinions et les désirs, 1819).
La rencontre de Comte avec Clotilde de Vaux1 en 1844 et
la mort de cette dernière en 1846 le firent évoluer, à l’instar
des autres saint-simoniens, vers le mysticisme religieux. Vouant
un culte qu’il qualifiait lui-même de « fétichiste » à son grand
amour si tôt disparu, il se mit à considérer l’animisme2 primi-
tif comme d’une simplicité supérieure à l’orgueil occidental.
Aussi bien écrivit-il dans son Système de politique positive (1854) :
« La religion constitue donc pour l’âme, un processus normal
exactement comparable à celui de la santé envers le corps. » Il
définit alors une morale fondée sur l’altruisme, l’ordre social
et le progrès industriel et technique. Sa philosophie du progrès
devint une religion de l’humanité qu’il qualifia de Grand Être.
L’Église positiviste qu’il désirait fonder sur un sacerdoce et des
rites sacramentels nouveaux (qui étaient, en fait, les grandes
étapes physiologiques, professionnelles et sociales de la vie) se
fondait sur l’idée d’une fusion des défunts dans une force qui
gouvernait le monde3.

1. Clotilde Marie de Ficquelmont (1815-1846), séparée d’Amédée de


Vaux, rencontra Comte en 1844 chez son frère dont il était le professeur à
Polytechnique. Catholique convaincue, elle orienta la passion qu’il éprouva
pour elle en un échange intellectuel mais aussi spirituel. La mort de Clotilde
en 1846 le convainquit que le culte et les célébrations étaient indispensables
à l’épanouissement du positivisme dans l’humanité.
2. Croyance en l’existence dans toute chose vivante ou minérale d’un
souffle énergétique auquel il convient de vouer un culte.
3. En dehors d’une chapelle à Paris, l’Église positiviste n’a plus aujourd’hui
d’existence qu’au Brésil.
12

LE TEMPS
DES LUTTES IDÉOLOGIQUES

Les premières décennies après la chute de l’Empire avaient


été marquées par des idées hostiles au rationalisme qui pas-
sait pour avoir été le fauteur de la Révolution. La réaction
contre-révolutionnaire, avec ses outrances surannées, avait sus-
cité contre elle d’abord l’émergence du libéralisme, puis, avec
le triomphe de 1830, l’instauration du libéralisme politique et
économique. En France, le triomphe de ce dernier était telle-
ment indissoluble de la nouvelle dynastie issue des barricades
de Juillet qu’on l’appela orléanisme. Il s’agissait d’une atti-
tude plus que d’une doctrine. Elle était faite d’un progres-
sisme adapté aux seules aspirations de la grande bourgeoisie
qui pensait qu’une politique éclairée devait éviter les secousses
sociales. Son idée que 1789 était l’antidote pour éviter le retour
de 1793 devint, en France, le leitmotiv de tous les courants
libéraux au XIXe siècle.
À l’aube de la révolution industrielle, les traditionalistes furent
les premiers, au nom d’une justice sociale inspirée des valeurs
évangéliques, à en dénoncer les effets pervers. En revanche,
les premiers socialismes ne récusèrent pas le progrès libéral,
mais voulurent en corriger les conséquences en élargissant au
domaine social la réflexion politique et économique.
Dans les années 1840, le constat de la faillite sociale du
libéralisme était patent. Le discours s’enhardit et devint rup-
ture : rupture des rares catholiques sociaux d’avec l’Église
officielle, mais aussi et surtout rupture des socialismes d’avec
le libéralisme. Dans un premier temps, les critiques eurent
Le temps des luttes idéologiques 235

un fondement moral, lié aux notions de justice et d’équité


du discours judéo-chrétien. Dans un deuxième temps, elles
voulurent s’en émanciper pour constituer une doctrine essen-
tiellement politique.

Le tournant de 1848

En Europe continentale, les dynasties anciennes restaient atta-


chées à l’immobilisme prôné par la Sainte-Alliance tandis que
les dynasties nouvelles (Orléans de France, Saxe-Cobourg de
Belgique, régence d’Espagne1, Portugal de Marie II2), après
avoir suscité l’enthousiasme, se raidirent dans le conservatisme.
Alors que la réaction contre-révolutionnaire restait vivace et
que la légitimité était brandie comme un rempart contre les
nouveautés, les éléments les plus progressistes de l’opinion ne
faisaient plus confiance aux libéraux et appelaient à ériger un
monde plus social. Comme très souvent dans l’histoire, l’Église
fut la première à incarner le mouvement nouveau. L’élection
en 1846 de Giovanni-Maria Mastai Ferretti (1792-1878) qui
devint pape sous le nom de Pie IX fut un coup de tonnerre
pour l’opinion réactionnaire dirigée par Metternich. Lançant
des réformes politiques audacieuses (amnistie des détenus poli-
tiques, rédaction d’une constitution pour le gouvernement civil
des États de l’Église qu’il dota de réseaux ferré et télégra-
phique…), le nouveau pape devint l’espoir de tous les réfor-

1. À la mort de Ferdinand VII en 1833, la reine Marie-Christine assuma la


régence de sa fille Isabelle II jusqu’en 1840. Elle fut soutenue par les libéraux
et les anticléricaux, tandis que les conservateurs et les cléricaux soutenaient
don Carlos, frère du précédent roi en vertu de la loi salique pourtant abolie
par Charles IV en 1789.
2. En 1826, le roi Pedro IV appelé à régner au Brésil (Pedro Ier) laissa le
trône de Portugal à sa fille mineure Marie II, fiancée à son oncle qui devint
roi consort sous le nom de Miguel Ier. Toutefois, Pedro IV avait laissé aux
deux nouveaux souverains une constitution proche de la charte française de
1830. Catholique traditionaliste hostile au libéralisme, Miguel refusa de l’appli-
quer, détrôna Marie en 1828 et régna seul jusqu’en 1834 de façon autoritaire.
En 1831, don Pedro ayant abdiqué le trône du Brésil, aidé de La Fayette,
il commença une guerre de trois ans (la guerre de restauration), à la tête
d’une armée de libéraux portugais. L’alliance réactionnaire entre don Carlos,
oncle d’Isabelle II d’Espagne, et don Miguel retarda le retour de Marie sur
le trône jusqu’en 1834.
236 Nouvelle histoire des idées

mistes et des patriotes italiens. Un mois avant la révolution


de février 1848, Victor Hugo fit un vibrant éloge du nouveau
pontife : « Cet homme qui tient dans ses mains les clefs de la
pensée de tant d’hommes, pouvait fermer les intelligences ; il les
a ouvertes. Il a posé l’idée d’émancipation et de liberté sur le
plus haut sommet où l’homme puisse poser une lumière. (…)
Ces principes de droit, d’égalité, de devoir réciproque qui, il y a
cinquante ans, étaient un moment apparus au monde, toujours
grands sans doute, mais farouches, formidables et terribles sous
le bonnet rouge, (…) il vient de les montrer à l’univers, rayon-
nants de mansuétude, doux et vénérables sous la tiare. (…)
Pie IX enseigne la route bonne et sûre aux rois, aux peuples,
aux hommes d’État, aux philosophes, à tous. » L’année 1848
changea complètement la donne.
La bulle spéculative sur les chemins de fer toucha de plein
fouet les économies de la France, de la Grande-Bretagne et des
États-Unis. Toutefois, l’Angleterre évita l’inflation, grâce à son
système bancaire reposant sur l’étalon-or et le currency principle
(l’émission monétaire est proportionnelle à l’encaisse or) et les
États-Unis s’assurèrent d’un important matelas monétaire grâce
à la découverte de minerai d’or en Californie. En revanche, la
France subit toutes les rigueurs du krach de 1847 (30 % de
chômeurs), aggravées par une crise agricole et d’importantes
inondations. Pour l’économiste français Ernest Labrouste, il
s’agit là de la première crise d’un type nouveau, agricole comme
précédemment, mais désormais aussi bancaire et industrielle.
Alors que le libéralisme politique désenchantait la classe
moyenne déçue par l’immobilisme de Guizot, le libéralisme éco-
nomique montrait ses limites et ses périls. 1848 fut, en premier
lieu, une crise de confiance à l’égard de l’idéologie dominante
depuis les Lumières.
L’espérance des peuples qui, pendant des siècles, avait été
bercée par l’espoir d’un invérifiable monde meilleur dans l’au-
delà, s’incarna désormais dans la recherche d’un bonheur hic et
nunc. Les idées politiques se firent alors idéaux, voire idéologies,
et les hommes pensèrent de moins en moins pour croire de
plus en plus. Le sacré avait changé de camp ; il s’était laïcisé,
mais il engendrait toujours des positions violentes qui, au fil des
temps, devinrent des postures, vidées souvent de sens profond,
mais lourdes de significations, comme l’avaient été et l’étaient
les liturgies. L’épiphénomène de la Révolution se généralisa et,
Le temps des luttes idéologiques 237

comme auparavant pour les religions, les appartenances à un


parti, le soutien à une idée, la lecture d’un quotidien devinrent
des actes identifiants. Le monde occidental entra alors de plain-
pied dans celui des idées politiques.
L’épisode de 1848 fut empreint d’une ferveur enthousiaste
qui était la résultante de multiples espérances, incarnées par le
second romantisme. Alors que les premiers romantiques, pour
nier le présent qu’ils détestaient, s’étaient tournés vers un passé
idéalisé, les romantiques de la seconde génération, dégoûtés
par leur époque et déçus par la contre-révolution, se mirent
à tout espérer dans l’avenir. À l’exception des traditionalistes
restés fidèles à la conception cyclique du temps, libéraux et
socialistes, « droite » et « gauche », communièrent dans une vision
quasi messianique de l’humanité, les uns insistant davantage sur
le progrès et les autres sur l’avenir1.
Toutefois, ce sursaut général qui fut qualifié de « printemps
des peuples » apporta une donnée nouvelle au débat d’idées : le
principe des nationalités. La chape réactionnaire de la Sainte-
Alliance de 1815, fissurée par les révolutions libérales des
années 1830 (France, Pologne, Belgique), ne contint plus que
difficilement les aspirations des peuples au sein des empires
multinationaux. Certains souhaitaient s’émanciper d’une tutelle
souveraine étrangère (Hongrois, Slaves…) tandis que d’autres
voulaient recréer leur unité (Allemands, Italiens). L’idée natio-
nale fut alors en marche ; au printemps 1848, les peuples
n’eurent plus qu’une idée : vivre chez eux de leur vie propre2.
Or la Révolution française avait profondément changé le sens
du mot « nation ». Jusque-là, ce mot traduisait le grec ἔθνος
(ethnos) ou le latin gens qui signifiaient groupe humain (tribu,
famille au sens large, membres d’une même nationalité…) ; mais
alors que le mot « gent » pouvait s’appliquer à n’importe quel
groupe (par exemple, la gent féminine ou la gent marécageuse
de La Fontaine…), le mot « nation » était réservé aux personnes
issues d’un même pays (la nation française de Constantinople,
la nation juive portugaise de Livourne…). Avec la Révolution,
et surtout avec la déclaration de la Patrie en danger en 1792,

1. Ces deux maîtres mots furent alors utilisés aussi bien pour les titres de
journaux que pour les noms des rues ou les raisons sociales des estaminets.
2. Victor Hugo aux Italiens : « N’ayez qu’une pensée, vivre chez vous de
votre vie à vous » (Actes et paroles. Pendant l’exil, 1er juin 1856).
238 Nouvelle histoire des idées

la nation en vint à désigner toute la communauté des citoyens,


et la Nation la souveraineté populaire face au Roi, souverain
délégué. Lors des événements de France, ce fut donc la prise
de conscience politique d’un pays qui donna naissance à la
nation. Or, au milieu du XIXe siècle, il y avait des pays multina-
tionaux et des nationalités réparties dans plusieurs États. Ce fut
donc l’inverse qui se produisit et ce furent les nationalités qui
concoururent alors à la création d’États nationaux. Le principe
des nationalités, insufflé par le jacobinisme, engendra le natio-
nalisme, idée alors éminemment révolutionnaire. Ce faisant, le
Printemps des peuples, s’il remettait en cause le principe de
légitimité des souverains, agissait aussi comme un frein à l’idée
libérale de libre-échange et à celle socialiste de l’universalité
du prolétariat.
Aussi bien, les événements de 1848 étaient porteurs de trop
d’espoirs disparates voire contraires pour engendrer le monde
nouveau que chacun désirait à son aune. Passé le temps de la
fraternisation révolutionnaire, l’enthousiasme éteint céda la place
au réalisme politique. Comme toujours en pareil cas, les pro-
gressistes modérés qui avaient été sérieusement convaincus que
des réformes étaient nécessaires et qui les attendaient d’actes
politiques, furent effrayés par le cours révolutionnaire et bas-
culèrent dans la réaction et la répression1 ; ceux qui avaient
trop espéré dans un changement se radicalisèrent et les forces
économiques et sociales dont le bien-être reposait sur la sérénité
des affaires soutinrent les pouvoirs conservateurs forts.

Le mouvement socialiste

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) marqua plus solide-


ment le socialisme français que les « utopistes » qui l’avaient
précédé. Selon lui (Système des contradictions économiques ou Phi-
losophie de la misère, 1846), la société est explicable par l’exis-
tence de réalités contradictoires : ainsi, la propriété est l’objet
même de la liberté et pourtant elle est source de l’inégalité : « La
propriété, c’est le vol », assène-t-il dans Qu’est-ce que la propriété ?
ou Recherche sur le principe du droit et du gouvernement (1840) ;
le machinisme accroît la productivité et par là la richesse, mais

1. Ce fut notamment le cas de Pie IX.


Le temps des luttes idéologiques 239

ruine les artisans et asservit les ouvriers. La liberté est donc à


la fois libération et facteur d’inégalité.
S’agissant de la propriété industrielle, il fait remarquer que
dix hommes travaillant ensemble pendant une heure produisent
davantage qu’un individu travaillant durant dix heures. Consta-
tant que, cependant, les patrons rémunèrent les ouvriers indivi-
duellement, captant ainsi à leur seul profit le bénéfice du travail
collectif, il fustige alors cette appropriation comme étant une
forme de vol. En réalité, il dénonce moins la propriété en soi
que l’usage qui en est fait depuis la nuit des temps et qui la
transforme en frein à l’égalité de tous en matière économique.
En effet, selon lui, la propriété foncière et la propriété capi-
taliste, fondées sur la coercition et légalisées et défendues par
l’État, constituent une usurpation. En revanche, il considère
que la propriété gagnée par le travail, qui permet à chacun de
posséder sa maison, sa terre et ses biens de consommation, est
un facteur de liberté, mais il estime impossible que cette liberté
permette à certains de posséder plus qu’ils n’ont besoin.
L’avenir est pour lui tracé par cette quête de l’égalité glo-
bale : l’Évangile avait établi l’égalité de tous les hommes devant
Dieu, les Temps modernes l’égal accès au savoir et à la raison,
et la Révolution avait décrété l’égalité devant la loi ; il ne reste
plus qu’à asseoir l’égalité de tous devant l’économie. Au début
des années 1840, appelé à connaître les associations ouvrières
nées à Lyon après la révolte des canuts1 de 1831 et 1834, il
développe alors son idée majeure, le mutuellisme. Il s’agit du
contre-pied de la loi libérale de l’offre et de la demande ; il
ne faudra plus payer le minimum ou retirer le maximum d’un
objet, mais l’acheter et le vendre à son juste prix. Pour ce

1. En 1831, les ouvriers en soie de Lyon se soulevèrent violemment alors


que la monarchie de Juillet venait d’abolir l’habit de cour au profit du simple
frac. À cet effondrement des commandes de luxe s’ajouta le développement
des métiers Jacquard, début de la mécanisation du métier. La révolte ouvrière
réclama un tarif (un salaire minimum) parfois aux cris de « Vive Charles X ! »,
non pour des raisons politiques mais, comme sous la Révolution, pour mettre
fin à l’abandon d’un luxe qui faisait vivre Lyon et ses ouvriers. Le nouveau
régime prit la chose au sérieux qui envoya le duc d’Orléans, fils aîné de
Louis-Philippe, et le maréchal Soult rétablir l’ordre. En revanche, en 1834,
l’insurrection fut plus nettement politique puisque suscitée par les républicains.
Thiers, ministre de l’Intérieur, fit reprendre la ville par les armes, utilisant la
tactique qu’il amplifiera lors de la Commune.
240 Nouvelle histoire des idées

faire, la propriété privée sera remplacée par la possession, et


les citoyens librement associés cogéreront leurs usines et leurs
exploitations agricoles.
En 1843, il publie De la création de l’ordre dans l’humanité.
La transformation de la société qu’il appelle de ses vœux ne
devra pas s’accomplir par une révolution aussi violente que
soudaine. Elle devra être progressive par l’extension du fédé-
ralisme, c’est-à-dire au sens étymologique du terme (fœdus,
« contrat ») par une contractualisation de tous les échanges, à
la fois individuels ou sociaux. Le mutualisme entre citoyens
pour établir la fixation du prix des échanges s’appliquera alors
à des sociétés qui se chargeront d’assurer le bon fonctionne-
ment des relations économiques ou sociales. Les instruments
en seront les sociétés de crédit mutuel (l’emprunteur fournit
une caution et le prêteur ne majore son prêt que d’un taux
très bas couvrant les frais administratifs), les sociétés mutuelles
d’assurance couvrant tous les risques aléas de la vie, la banque
d’échange ou banque du peuple (L’Organisation du crédit et de
la circulation, 1848) prêtant aux travailleurs qui rembourseront
en bons de travail, et enfin des mutuelles de bourse fixant, à
titre indicatif, la plus juste valeur des biens et des services. Il
est convaincu que le mutuellisme permettra à l’humanité de
faire l’économie des maîtres et des chefs et que les sociétés
n’auront plus besoin de gouvernements. Toutefois, cet anar-
chisme doit être le résultat d’une évolution pacifique et non
d’une révolution.
Marx, qui le rencontra à Paris en 1844, fut séduit par ce
socialiste français qui était le seul à s’être défait du mysticisme
chrétien. Considérant le dernier ouvrage de Proudhon comme
le « manifeste scientifique du prolétariat français », il lui propose
en 1846 d’être son correspondant. Proudhon refuse, pressentant
que Marx, comme Luther avant lui, n’abattra l’ordre ancien
que pour établir son propre ordre nouveau : « Ne nous posons
pas en apôtres d’une nouvelle religion, cette religion fût-elle
la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons,
encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les
exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une ques-
tion comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre
dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et
l’ironie. » Et il ajoute : « Nous ne devons pas poser l’action
révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce
Le temps des luttes idéologiques 241

prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force, à


l’arbitraire, bref, une contradiction. » Lénine sut donner raison
à Proudhon.
Les événements de 1848 le confortent aussi dans l’idée que
les révolutions et même la république sont incapables de réfor-
mer la société. Devenu député, il condamne une « révolution
sans idées » et critique le système représentatif, même issu du
suffrage universel : « Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on
appelle une assemblée nationale pour concevoir comment les
hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont
presque toujours ceux qui le représentent » (Les Confessions d’un
révolutionnaire, 1849).
Précurseur de l’anarchisme, son influence marqua durable-
ment le mouvement ouvrier et une grande partie du socialisme
français. Il est aussi révélateur de la pensée misogyne de son
époque (« La femme ne peut être que ménagère ou courtisane »,
« La femme est un joli animal, mais c’est un animal »…). Il est
aussi le précurseur de l’antisémitisme socialiste (l’antisémitisme
« économique ») qui assimile les juifs aux banquiers (« Le Juif est
l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie
ou l’exterminer. (…) Par le fer, par le feu ou par l’expulsion il
faut que le Juif disparaisse »).

Karl Marx (1818-1883) se distingue à la fois du courant


« utopiste » en ne recherchant pas la cité idéale et de Proud-
hon en évacuant toute considération de morale ou de justice.
Il entend créer une idéologie qui réponde au schéma scienti-
fique : constat et description de la réalité socio-économique,
puis établissement des lois et règles permettant de conduire
l’action.
Issu d’une famille bourgeoise israélite de Rhénanie conver-
tie récemment au luthéranisme, marié à une jeune fille de la
noblesse rhénane, il se montre d’abord séduit par les jeunes
« hégéliens de gauche » qui avaient abandonné l’idéalisme de
leur maître au profit du matérialisme et de l’action révolu-
tionnaire. Marx prend en 1842 la direction de la Rheinische
Zeitung, organe que le gouvernement prussien avait suscité pour
s’opposer au journal catholique ultramontain, la Kölnische Zei-
tung, mais l’orientation révolutionnaire et démocratique qu’il
lui donne le conduit à s’installer en 1843 à Paris pour fuir
242 Nouvelle histoire des idées

la censure prussienne. D’abord admiratif de Feuerbach 1 et


de Proudhon, sa lecture des économistes, notamment anglais,
conjuguée à l’étroite amitié qu’il noue avec Friedrich Engels
le conduit à une critique acerbe de la philosophie. Dans ses
Thèses sur Feuerbach (1845), il écrit : « Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui compte,
c’est de le transformer » et, dans Misère de la philosophie (1847),
il éreinte Proudhon qu’il juge n’être ni philosophe ni écono-
miste. Il rejoint alors un groupe d’ouvriers allemands proches
du babouvisme, la Ligue des justes (1836-1847) devenue en
1847 la Ligue communiste (1847-1852). Il participe, en jan-
vier 1848, à la rédaction de l’appel de la Ligue, le Manifeste du
parti communiste, qui se conclut par la célèbre phrase : « Pro-
létaires de tous pays, unissez-vous. Vous n’avez rien à perdre,
à part vos chaînes 2. »
Il s’agit tout d’abord d’une rupture d’avec les autres courants
socialistes, jugés embourgeoisés et se fourvoyant dans le mutua-
lisme. En choisissant de s’appeler « communiste », Marx et ses
amis voulurent signifier leur volonté d’un renouveau de lutte,
face au rejet des dirigeants politiques et capitalistes de toute
l’Europe. En fait, la doctrine marxiste constitue une synthèse
vigoureuse et volontariste des trois courants de pensée qui ont
le plus influencé Marx.
— Il y a, d’une part, le matérialisme de Ludwig Feuerbach
(1804-1872), mais que Marx dépasse pour l’appliquer à l’histoire
tout entière, ce qu’il nomme la conception matérialiste de l’his-
toire, et qu’Engels appelle par la suite le matérialisme historique.
Pour lui, les événements historiques sont des faits, certes créés

1. Ludwig von Feuerbach (1804-1872) fut d’abord un disciple de Hegel. À


partir de 1830 (publication de ses Pensées sur la mort et l’immortalité), il critique
la conception chrétienne de l’immortalité de l’âme pour ne la conférer qu’à la
Raison. Faisant désormais profession d’athéisme, il devint le chef de file du
courant matérialiste (ou hégélien de gauche). Il rompt définitivement d’avec
l’hégélianisme en 1839 (Contribution à la critique de la philosophie hégélienne).
En 1848, il se rapprocha du socialisme. Philosophe critique de la religion,
il présente la foi comme une aliénation de l’homme qui se dépouille d’une
partie de sa nature (conscience, liberté, créativité…) au profit d’une divinité :
« L’homme est appauvri de ce dont Dieu est enrichi. »
2. Chez Marx, le mot « prolétaire » ne désigne plus la catégorie la plus pauvre
des ouvriers de l’agriculture ou de l’industrie, mais le travailleur en général, le
« salarié qui produit le capital et le fait fructifier » (Le Capital, chapitre XXXV).
Le temps des luttes idéologiques 243

par la volonté des hommes, mais grandement influencés par


les rapports sociaux et l’avancée technologique. « Les hommes
font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement,
dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions
directement données et héritées du passé », note-t-il dans Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte (1851). Ce n’est pas l’esprit humain
qui prend l’initiative des grandes transformations de la société,
mais les forces matérielles dominantes, c’est-à-dire les forces
économiques dérivées elles-mêmes de l’état de la technique. Par
ailleurs, la misère économique engendrant le besoin patholo-
gique de croire, la religion lui paraît un opium qui endort l’esprit
révolutionnaire du peuple en lui promettant le bonheur après la
mort. Pour l’athéisme marxiste, il ne s’agit pas de prendre parti
pour l’existence ou non de Dieu, mais de récuser totalement le
« détour par Dieu » qu’est la religion, addiction ou dépendance
qui est une « aliénation ». Marx considère qu’en faisant de Dieu
un moyen de réponse pour les hommes en quête du sens de
leur existence, on crée un écran qui les empêche de concevoir
leur réel devenir : « L’athéisme est l’humanisme médiatisé par
la suppression de la religion » (Manuscrits de 1844).
— Il y a ensuite la dialectique de Hegel. Georg Wilhelm
Friedrich Hegel (1770-1831) avait appliqué la dialectique, tech-
nique de raisonnement (je pose, j’oppose, je compose) qu’aurait
inventée Zénon d’Élée (490-430 av. J.-C.), à la lecture de l’His-
toire, confrontation entre l’Idée et la Nature, entre l’esprit et la
matière. Si Marx est aussi convaincu que Hegel que l’évolution
historique s’opère de façon dialectique (une force triomphante
suscite, par contradiction, une autre force qui lutte et l’emporte,
créant ainsi une situation nouvelle), il en récuse l’explication
idéaliste. Sa dialectique est matérialiste et s’incarne dans l’af-
frontement des classes sociales. La noblesse dominante avait
été attaquée par la bourgeoisie qui avait fini par l’emporter en
1830, mais « la société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines
de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes.
Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles
conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles
d’autrefois ». Aussi bien prévoit-il qu’à son tour, cette dernière
devra faire face au soulèvement du prolétariat qui finira, inéluc-
tablement, par l’emporter. Marx est cependant conscient d’un
danger : le libéralisme a donné naissance à une classe moyenne
qui se sait issue du peuple, mais qui a adopté sans vergogne
244 Nouvelle histoire des idées

le style de vie bourgeois. Devenue possédante, elle peut donc


constituer un frein à la lutte. Il estime donc qu’elle devra être
prolétarisée, l’esprit révolutionnaire (la « conscience de classe »)
étant d’autant plus fort que la paupérisation est grande et que
le capital est concentré entre les mains d’un nombre restreint
de détenteurs.
— Vient enfin la théorie économique de l’Anglais David
Ricardo1 (1772-1823), favorable au libre-échange, qui avait
notamment développé une théorie de la valeur : la valeur
d’échange d’un objet n’est pas fonction de son utilité2, mais du
temps de travail qui est consacré à sa confection. Marx reprend
l’idée en affirmant que la valeur d’un objet n’est pas liée à la loi
de l’offre et de la demande, mais à la quantité de travail qu’il
représente. Or, dans le système capitaliste, le travailleur ne reçoit
pas la valeur du travail fourni, mais le loyer de sa « force de
travail » : son salaire, calculé au plus juste. La différence entre
le prix initial de vente de l’objet et le salaire est la plus-value
dont seul le capitaliste profite. L’augmentation du nombre des
prolétaires permettant aux capitalistes d’acheter le travail au
plus bas, il en résulte un accroissement constant du capital :
« L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour
condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains
des particuliers, la formation et l’accroissement du capital ; la
condition d’existence du capital, c’est le salariat. »
Convaincu de l’inéluctabilité de la mondialisation du mar-
ché (« Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux,
la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter
partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par
l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un
caractère cosmopolite à la production et à la consommation

1. David Ricardo (1772-1823), économiste, agent de change et parle-


mentaire, se fit connaître en 1811 par son Essai sur le haut prix du lingot
preuve de la dépréciation des billets de banque prônant l’étalon-or, puis en
1815 par son Essai sur l’influence des bas prix du blé sur les profits du capital.
Toutefois, son œuvre majeure parut en 1817 (Des principes de l’économie
politique et de l’impôt), dans laquelle il montre notamment qu’en jouant
le jeu du commerce international, chaque pays retire un avantage en se
spécialisant dans la production qu’il maîtrise le mieux. C’est sa théorie de
l’avantage comparatif.
2. Ainsi à son époque, l’eau, éminemment utile, n’avait aucune valeur
d’échange.
Le temps des luttes idéologiques 245

de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle


a enlevé à l’industrie sa base nationale »), Marx estime que
la révolution prolétarienne doit elle aussi être internationale :
« Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis
par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement
prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité
au profit de l’immense majorité », les prolétaires n’ayant pas
de patrie.
Or, bien loin que l’État soit la sphère constitutive de la
société, il est devenu la cristallisation de la domination d’une
classe1, la bourgeoisie capitaliste. Le rôle de la révolution socia-
liste prolétarienne ne sera pas de réformer l’État bourgeois, mais
de le détruire par la violence. Il sera alors remplacé par un État
prolétarien, le peuple en armes remplaçant l’armée permanente,
des fonctionnaires élus et révocables remplaçant les bureau-
crates, une assemblée représentative détenant à la fois l’exécutif
et le législatif remplaçant le parlementarisme. Ce sera alors la
dictature du prolétariat2 que Marx définit comme le « prolétariat
organisé en classe dominante ». Selon lui, la « dictature de la
classe ouvrière » et la « révolution permanente » différenciaient le
communisme du socialisme petit-bourgeois, et à ces titres, elles
sont inscrites en 1850 dans les statuts de la Société universelle
des communistes révolutionnaires. Toutefois, cette dictature ne
représente pour lui « qu’une transition vers l’abolition de toutes
les classes et vers une société sans classes3 ». En effet, en un
premier temps, l’État prolétarien devra établir le socialisme col-
lectiviste en nationalisant les moyens de production. Une inéga-
lité subsistera selon le principe « À chacun selon ses œuvres ».
Lorsque la révolution prolétarienne mondiale aura conduit au
triomphe total de la classe laborieuse, la société sera désormais
sans classe et l’égalité absolue régnera. La dictature du pro-
létariat n’aura alors plus de sens, l’État dépérira et le système
communiste sera fondé sur le principe « À chacun selon ses
besoins ».

1. Georges Lavau, « Le système politique et son environnement », Revue


française de sociologie, 12, 1971.
2. Employée par Babeuf puis par Blanqui, cette idée mère de Marx fut
surtout développée par Lénine.
3. Lettre à Joseph Arnold Weydemeyer, 1852.
246 Nouvelle histoire des idées

La pensée marxiste fut surtout diffusée, d’abord par ses dis-


ciples, puis par Lénine. Les débuts de la « maison Marx » furent
assurés par les conjoints de ses filles : Paul Lafargue (fonda-
teur avec Jules Guesde du Parti socialiste français), Charles
Longuet et Prosper-Olivier Lissagaray. Le premier volume du
Capital ne parut qu’en 1867 et les deux suivants après la mort
de Marx. Sarcastique à l’égard des autres courants socialistes
qu’il jugeait utopiques ou rhétoriques (Proudhon), mais aussi
à l’égard de la façon dont les marxistes traduisaient ses idées
(« Si c’est cela le marxisme, ce qui est sûr, c’est que moi je
ne suis pas marxiste 1 »), Marx donna au socialisme une dyna-
mique révolutionnaire qui eut une grande répercussion dans le
schéma général des idées. Jusqu’alors, les libéraux et, depuis
la fin de la Restauration, les libéraux républicains, passaient
pour les seuls révolutionnaires. Désormais, face à eux s’élevait
une autre forme de révolution, la révolution sociale qui, si elle
reprenait les idéaux d’égalité de 1793 et l’idée d’universalisme
de la Révolution française, allait bien au-delà en promettant le
règne absolu de la classe ouvrière. Ce faisant, Marx s’inscri-
vait dans la tradition judéo-chrétienne de la conception mes-
sianique du temps, à la différence près que le monde meilleur
qu’il laissait entrevoir était ici-bas. Néanmoins, la parousie
de l’égalité était aussi hypothétique et lointaine que celle du
Messie. Les marxistes qui lui succédèrent ne tombèrent pas
dans le travers des utopistes ou des positivistes, mais s’ils ne
créèrent pas d’Église comme eux, ils érigèrent le marxisme en
dogme, luttant contre ses hérétiques et ses schismatiques, jetant
l’anathème et faisant de l’adhésion aux idées révolutionnaires
davantage un acte de foi qu’un acte de raison. Après 1917, le
marxisme se sacralisa et le groupe de leaders qui le dirigeait
fut autant totémisé que la Curie romaine. Après le sacré païen,
puis le sacré de la Révélation était venu le temps du sacré de
la Révolution.

1. D’après Engels (1882).


Le temps des luttes idéologiques 247

Le libéralisme entre conservatisme


et mouvement

La crise économique de 1847 et les événements de 1848


en Europe furent rudes pour l’enthousiasme libéral. Le pro-
grès politique et économique que les libéraux avaient pensé
irréversible une fois débarrassés des tentatives réactionnaires,
s’avérait fragile et absolument pas linéaire. Les critiques sociales,
tant de la part des traditionalistes que des socialistes, furent
entendues, mais le fondement même de la philosophie libé-
rale n’en fut pas affecté. L’émergence des nationalités avait été
provisoirement endiguée et la géographie politique et écono-
mique de l’Europe n’avait pas été bouleversée. Les révolutions
de 1848 s’étaient soldées par quelques concessions politiques
dont les grands perdants furent surtout (à l’exception peut-
être de Pie IX1) les tenants de la ligne contre-révolutionnaire.
Les pouvoirs politiques, demeurés en place ou nouvellement
installés, ne remirent pas en cause la nouvelle puissance de la
bourgeoisie d’affaires, car les États s’étaient rendu compte que
les résultats économiques fondaient bien davantage leur pouvoir
que les conquêtes de territoires.
La deuxième partie du XIXe siècle marqua donc le triomphe
du libéralisme, même s’il évolua et s’il put différer d’un pays
à l’autre. Elle marqua aussi l’enracinement irréductible d’une
double opposition au système dominant : d’une part, la réaction
contre-révolutionnaire et, d’autre part, les idéologies révolution-
naires. Si l’une se tournait vers la tradition et les autres vers la
révolution, elles avaient en commun leur haine du libéralisme
et de ses avatars politiques et économiques.

L’Angleterre
En Angleterre, le libéralisme bourgeois imprégna autant la
vie politique et économique que les mœurs sociales. Toutefois,

1. Ayant dû fuir dans le royaume de Naples alors qu’était proclamée la


République romaine, il lança un appel aux puissances européennes pour
qu’elles l’aident à retrouver son pouvoir temporel. L’Autriche, les Deux-Siciles
mais surtout la France rétablirent Pie IX comme pape-roi en 1850. Il renoua
alors avec la politique conservatrice de son prédécesseur et mena une politique
répressive des idées républicaines.
248 Nouvelle histoire des idées

l’époque victorienne ne fut pas uniforme et, à côté d’un libé-


ralisme capitaliste souvent dur, des penseurs libéraux ne furent
pas insensibles aux critiques portées contre les injustices sociales.
Tout un courant du libéralisme anglais se teinta alors de valeurs
humanistes, proches des préoccupations socialistes, évitant ainsi
l’affrontement à venir qui caractérisa l’Europe continentale entre
courant libéral et courant socialiste.
John Stuart Mill (1806-1863), le penseur libéral le plus
influent de son siècle, revisita l’utilitarisme de Bentham. Selon
lui, les progrès de la société industrielle, loin d’avoir profité
aux hommes, se sont transformés en une course au profit et
à la production qui, si elle a enrichi matériellement ces der-
niers, les a aussi dégradés et privés de leur vie personnelle et
de leurs loisirs (Principles of Political Economy, 1848). L’écono-
mie libérale n’a pas engendré une société de liberté, or il ne
peut y avoir de véritable gouvernement libéral s’il n’y a pas
de société libérale. Il attribue son échec au capitalisme et il
en déduit qu’il faut freiner et réorienter le déchaînement de
la production afin d’accoucher des grands changements qui
devront faire du progrès la propriété de tout le genre humain.
Foncièrement libéral lorsqu’il considère que c’est à la science
économique de gérer la production et les services, il se fait à
l’écoute des critiques antilibérales lorsqu’il en exclut la répar-
tition des richesses ainsi créées, laissant les choix sociétaux à
la discrétion des politiques étatiques. Il est ainsi favorable à la
protection des faibles contre les forts et estime (contrairement
aux autres économistes libéraux) que les pouvoirs publics ont
aussi pour mission de gérer dans cette perspective la redistri-
bution des bénéfices du progrès industriel.
Il est encore un libéral lorsqu’il rappelle la prééminence des
individus sur les systèmes, mais s’il croit aux vertus du mar-
ché, il pense que la question sociale ne sera résolue que par
l’organisation volontaire des travailleurs et des consommateurs
en coopératives. En d’autres termes, persuadé que l’économie
seule est incapable de faire la société, il estime, comme Ben-
tham, que son utilité consiste à assurer « le plus grand bien au
plus grand nombre ». Refusant que ses bénéfices ne profitent
qu’aux « chasseurs de dollars », il voit « dans l’existence d’une
classe pourvue de loisirs (…) le grand et salutaire correctif de
tous les inconvénients dont la démocratie est susceptible » (Essais
sur Tocqueville et la société américaine, 1835-1840). Mill est encore
Le temps des luttes idéologiques 249

un des premiers à lier la capacité d’un pays à se doter d’insti-


tutions démocratiques viables, à l’existence en son sein d’une
classe moyenne influente. Il intègre ainsi à la pensée libérale,
jusque-là bornée à une vision purement juridique de l’égalité,
la notion morale d’équité, prônant une répartition plus juste
des richesses : « Les actions sont bonnes si elles tendent à pro-
mouvoir le bonheur ; elles sont mauvaises lorsqu’elles tendent
à le renverser » (Utilitarianism, 1861). Mais là s’arrête son com-
pagnonnage avec les penseurs antilibéraux, car il passe assez
rapidement du culte de l’individu à celui des individualités,
puis à celui des élites. Ainsi, hostile au projet de création d’un
système d’éducation, il écrit : « Une éducation générale et éta-
tisée n’est qu’un appareil à façonner les gens pour qu’ils soient
exactement semblables entre eux ; et le moule utilisé est celui
qui plaît aux pouvoirs prépondérants dans le gouvernement, que
ce soit un monarque, un clergé, une aristocratie, ou la majorité
de la génération en cours, et dans la mesure où l’appareil est
efficace et où il est réussi, il établit un despotisme sur les esprits
qui, par une pente naturelle, conduit à un despotisme sur les
corps » (De la liberté, 1859).
Richard Cobden (1804-1865) était, quant à lui, un industriel
de Manchester entré en politique. Ses premiers écrits, dans les
années 1830, restaient classiquement axés sur la nécessité du
maintien de la paix et sur l’établissement généralisé du libre-
échange (le commerce généralisé s’avère le meilleur moyen d’évi-
ter les guerres), mais aussi sur le refus de l’interventionnisme
d’un État toujours trop dépensier. Dès 1835, il entre en lutte
contre le protectionnisme en matière de commerce des grains
(création de l’Anti-Corn Law League1). Champion du libre-
échange, il se déclare hostile autant aux attitudes belliqueuses
qu’aux guerres. Il s’oppose ainsi à la guerre anglo-française de
Crimée (1853-1856) pour soutenir la Porte contre la Russie,
car il estime l’Empire ottoman incapable d’accepter les règles

1. Mouvement politique whig qui obtint la suppression des corn laws, lois
prises entre 1815 et 1845 qui protégeaient les propriétaires terriens anglais en
taxant fortement les importations de grains mais dont la conséquence était
le renchérissement du prix du pain. Dès 1817, Ricardo avait montré que ces
mesures qui favorisaient le revenu foncier, pénalisaient, en fait, les industriels
dont les marges bénéficiaires étaient réduites, les salaires de l’industrie étant
indexés sur le prix des subsistances.
250 Nouvelle histoire des idées

du progrès moderne : « Je devrais être désolé de voir notre pays


lutter pour le maintien du mahométisme. (…) Vous pouvez gar-
der la Turquie sur la carte de l’Europe, vous pouvez appeler le
pays par le nom de la Turquie si vous préférez, mais ne croyez
pas que vous puissiez maintenir la loi des Mahométans dans le
pays » (discours aux Communes). En 1860, il est l’instigateur
et l’auteur, avec Michel Chevalier, du traité franco-anglais de
libre-échange entre la France et l’Angleterre.
Toute son action est mue, on l’aura compris, par le profond
sentiment moral de la nécessité de promouvoir la paix dans le
monde et la bonne volonté parmi les hommes. Richard Cobden
fut un des artisans essentiels du groupe d’hommes d’affaires
et de penseurs qui fondèrent la doctrine de Manchester1. Fort
divers dans leurs attentes (on y retrouvait des humanistes, des
pacifistes, des philosophes radicaux et des éléments avancés de
la classe moyenne), ils représentaient pourtant tous ceux que
Cobden appelait les « middle and industrious classes » : « Les classes
moyennes industrieuses (…) n’ont d’autre intérêt que le main-
tien de la paix. Les honneurs, la renommée, les bénéfices de
la guerre ne sont pas pour elles ; les champs de bataille sont
les moissons de l’aristocratie, arrosées par le sang du peuple. »
Cobden et le groupe de Manchester développèrent un libéra-
lisme économique et politique typiquement anglais, amoureux
de l’indépendance et de l’effort, partisan de réformes politiques
favorables à la classe moyenne : « La vérité du libre-échange est
obscurcie par la tromperie du laissez-faire2. » Quelques années
plus tard, ils donneront naissance aux Little Englanders, libé-
raux hostiles aux lointaines aventures coloniales des Greater
Britain conservateurs.
Le libéralisme anglais se trouve alors confronté à un dilemme
entre ses idéaux de liberté et son ambition universaliste érigeant

1. Le terme d’« école de Manchester » fut employé la première fois par Ben-
jamin Disraeli, adversaire du libéralisme absolu qui refusait toute intervention
de la loi ou du règlement en matière économique. Ses partisans étaient fort
divers : industriels qui espéraient des coûts salariaux plus faibles, humanistes
qui voulaient l’amélioration du sort des ouvriers, pacifistes comme Cobden
qui estimait que les échanges commerciaux limitaient les risques de guerre,
radicaux politiques qui estimaient que le libéralisme garantirait un vaste pro-
gramme de réformes politiques.
2. Alexander Neilson Cumming, On the Value of Political Economy to Man-
kind : Being the Oxford Cobden Prize Essay for 1880, J. Maclehose, 1881.
Le temps des luttes idéologiques 251

le progrès de l’humanité en devoir de la « civilisation ». Dans


les dernières décennies du siècle, le libéralisme, figé par la doc-
trine de Manchester, mais confronté à l’exercice du pouvoir1
et donc à la nécessité d’une Realpolitik, finit par se convertir
pragmatiquement aux thèses conservatrices de la nécessité du
colonialisme.

La France
Alors que le libéralisme anglais ne reste pas imperméable aux
critiques sociales, le libéralisme français a du mal à s’éloigner
de l’orléanisme conservateur. En effet, un demi-siècle après la
Révolution, le traumatisme qu’elle avait suscité ne s’était pas
résorbé et l’instabilité des régimes politiques y avait grandement
concouru ; en revanche, il connaissait de nouvelles métamor-
phoses à chaque génération. À gauche, l’opposition prenait un
caractère toujours plus radical. Les libéraux, en pointe sous la
Restauration, parvenus au pouvoir en 1830, laissèrent place aux
républicains puis aux socialistes apparus à la fin du siècle. En
regard, il y avait les contre-révolutionnaires, mais le légitimisme
politique n’était plus qu’un idéal de fidélité après la fâcheuse
expédition de la duchesse de Berry2 en 1832. Si tous étaient
des opposants irréductibles au régime de Louis-Philippe, ils
n’avaient pas la même attitude à l’égard des actions à mener : les
partisans d’un désordre salutaire s’opposaient aux nostalgiques
de l’ordre défunt. Les socialistes et les républicains « avancés »
croyaient aux vertus de la révolution tandis que les socialistes

1. Durant le demi-siècle allant de 1846 à 1895, les libéraux furent au


pouvoir trente-cinq ans.
2. Marie-Caroline de Bourbon-Siciles (1798-1870) épousa en 1816 Charles
d’Artois, duc de Berry (1778-1820), neveu de Louis XVIII et second fils du
futur Charles X. En 1820, peu après l’assassinat de son mari, elle donna
naissance à un prince, titré d’abord duc de Bordeaux puis comte de Cham-
bord (1820-1883). Lors de la révolution de 1830, Charles X abdiqua en
faveur de son fils aîné le duc d’Angoulême (Louis XIX) qui en fit autant
quelques minutes après en faveur de son neveu (Henri V). L’accession de
Louis-Philippe au trône entraîna l’exil des Bourbons. En 1832, la duchesse de
Berry, nourrie de Walter Scott, entreprit de soulever la Vendée et de se faire
proclamer régente de son fils. Arrêtée par la gendarmerie, la nièce de la reine
Marie-Amélie fut alors détenue dans la citadelle de Blaye mais, en 1833, elle
mit au monde une fille qui ne vécut que six mois. L’événement déconsidéra
irrémédiablement la princesse et dévalorisa le mouvement légitimiste.
252 Nouvelle histoire des idées

et les républicains modérés pensaient que l’action politique et la


réforme institutionnelle garantiraient le changement de société.
Ce clivage s’accompagna d’un regard différent sur le libéralisme.
Alors que les premiers rejetaient en bloc le libéralisme politique
et le libéralisme économique, les seconds pouvaient composer
avec eux comme facteurs de progrès, mais estimaient que leurs
dérives sociales devaient être impérativement corrigées. Les par-
tisans de la contre-révolution étaient moins enclins à composer :
ils rejetaient autant le libéralisme politique, qu’ils jugeaient des-
tructeur de l’ordre ancien, que le libéralisme économique, qu’ils
accusaient d’iniquité sociale.
Or, la révolution de 1830, en confisquant le changement
au profit des libéraux, rassura l’opinion française en rejetant,
d’une part, l’aventure républicaine et, d’autre part, la contre-
révolution. En 1848, on put croire que l’orléanisme conserva-
teur allait être balayé, mais une fois débarrassés des Orléans,
les Français montrèrent leur attachement à un certain conserva-
tisme. En effet, la révolution industrielle et le libéralisme écono-
mique avaient assis une classe moyenne de plus en plus élargie ;
les événements traduisaient l’envie de la moyenne bourgeoisie
de participer au pouvoir que seule la grande bourgeoisie déte-
nait. Les journées de juin 1848 et de juin 1849 1 puis le coup
d’État de 1851 montrèrent l’enracinement en France d’un atta-
chement à un système représentatif modéré, tempéré par une
autorité exécutive garante de l’ordre. Les courants de pensée
durent alors composer avec cet état de fait ; en dehors des
opposants irréductibles, tous finirent par accepter le libéralisme
économique comme source de progrès matériel. Comme dans
l’Angleterre victorienne où le libéralisme se teinta de socia-
lisme, dans la France de Napoléon III ce furent les divers
courants qui se teintèrent de libéralisme. Ils se différencièrent
cependant par le dosage qu’ils faisaient des composantes de

1. Du 22 au 26 juin 1848, le peuple de Paris se révolte contre la fermeture


des Ateliers nationaux. Rentiers et bourgeois, satisfaits de la nouvelle Répu-
blique, exaspérés par le coût de l’indemnisation des chômeurs et effrayés par
l’émeute, adhèrent à la violente répression menée par le général Cavaignac.
Le 13 juin 1849, l’extrême gauche parlementaire manifeste contre l’interven-
tion de l’armée française en faveur du pouvoir temporel du pape et contre la
République romaine. L’échec de la manifestation et la répression qui s’ensuivit
sont révélateurs de l’état de l’opinion, résumée par le prince-président : « Il
est temps que les bons se rassemblent et que les méchants tremblent. »
Le temps des luttes idéologiques 253

la devise de 1848 : la liberté, l’égalité et la fraternité. Cette


alchimie donna naissance au libéralisme conservateur, au libé-
ralisme démocrate, au libéralisme républicain, au libéralisme
autoritaire et au catholicisme libéral, autant de courants qui
formèrent le corps de la pensée politique française. Le libéra-
lisme avait cessé d’être le plus grand commun diviseur pour
devenir le plus petit commun multiple.
L’un des grands penseurs libéraux de l’époque, doué d’une
extraordinaire capacité prémonitoire, fut Alexis de Tocque-
ville 1 (1805-1859). Il naquit dans une famille restée fidèle à la
royauté depuis 1789 et, bien qu’élève de Guizot à l’École de
droit, il n’accepta le régime de Juillet qu’avec réticence. Envoyé
aux États-Unis en 1831 pour y étudier le système pénitentiaire,
il publia en 1835 et en 1840 les deux parties de l’ouvrage qui
le rendirent célèbre, De la démocratie en Amérique. La même
année 1835, il rencontra Stuart Mill et s’orienta vers l’étude
de l’histoire en écrivant L’État social et politique de la France
avant et depuis 1789, puis il commença une carrière politique
de député.
Démocrate par raison, il restait un aristocrate de cœur. Alors
que les orléanistes (à commencer par Guizot) restaient persua-
dés que le sens de l’histoire en France allait vers une émanci-
pation toujours plus grande de la classe moyenne, Tocqueville,
considérant que le poids de la classe ouvrière ne cesserait de
croître, estimait que l’évolution politique normale conduisait à
la démocratie. Mais pour lui cette dernière ne pouvait sur-
vivre qu’en étant intimement liée au libéralisme, c’est-à-dire
à la défense de la liberté individuelle et de l’égalité politique
et juridique. Or, le déclin des valeurs aristocratiques (notam-
ment le souci de la grandeur nationale) lui paraissait un signe
avant-coureur de la corruption de la démocratie libérale telle
que voulue par les constituants de 1789. Sa crainte était que
la démagogie des conventionnels de 1793 ne se retrouvât dans
les discours des socialistes et finît, comme lors de la Terreur,
par l’instauration d’une dictature, celle « d’une autorité sociale,
d’une autorité non institutionnelle ».
Pour Tocqueville, dans une démocratie, la société n’est pas
régie par une hiérarchie de valeurs, mais par une hiérarchie

1. Alexis Clérel, vicomte de Tocqueville, descendait par sa mère de Males-


herbes qui fut guillotiné pour avoir été le défenseur de Louis XVI.
254 Nouvelle histoire des idées

de fonctions. Alors que dans les sociétés d’Ancien Régime


le statut de chacun était défini par la naissance et qu’il en
découlait une hiérarchie sociale et politique, dans la démocra-
tie telle qu’il la pense il y a égalité des conditions humaines
et disparition des castes et des classes. Cette égalité entre les
hommes n’est pas synonyme de la suppression de la hiérarchie,
mais la hiérarchie des positions n’est désormais plus qu’une
hiérarchie fonctionnelle, librement consentie pour les avantages
qu’en retirent les parties, et temporaire puisque la mobilité
sociale permet, en raison du travail et du talent de chacun, de
s’élever ou de descendre dans l’échelle sociale, la propriété et la
fortune s’acquérant ou se perdant. Il conçoit donc une société
mobile, toute à l’opposé de la société figée d’Ancien Régime
et qui doit se prémunir des dérives factieuses en veillant, par
l’intégration continue de ses membres, à ne laisser personne
en dehors de cette mobilité sociale. La recherche d’un bien-
être généralisé devait ainsi permettre d’estomper les différences
de fortune. Il reconnaît cependant qu’il existe des inégalités
naturelles entre les individus et, comme la seule source de
différence sociale dans les démocraties est l’intelligence et par
suite le talent, il prône le recours à l’instruction pour lisser
les handicaps sociaux.
Sa conception de l’égalité des conditions demeure profondé-
ment intellectuelle, proche de l’idée de citoyenneté telle qu’elle
s’était développée aux États-Unis. Elle est aussi profondément
libérale, un démocrate devant vouloir l’égalité en général, mais
veiller à la préservation des distinctions individuelles. Ce libéra-
lisme aristocratique le rend hostile au despotisme démocratique,
à toute dérive égalitariste : « Il y a en effet une passion mâle et
légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous
forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang
des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain
un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir
attirer les forts à leur niveau et qui réduit les hommes à préférer
l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté » (De la
démocratie en Amérique). Pour lui, le danger réside, d’une part,
dans la loi de la majorité numérique qui risque de conduire
l’opinion dominante à s’imposer sans tenir compte de la mino-
rité et, d’autre part, dans la recherche du seul bien-être matériel
qui corrompt les peuples et les pousse à abdiquer leur liberté
en remettant leur sort entre les mains de l’État. Dans les deux
Le temps des luttes idéologiques 255

cas, comme en 1793, il y aurait bien égalité, mais il n’y aurait


plus de liberté.
L’autre danger réside, pour lui, dans l’égoïsme, le replie-
ment sur soi de l’individu : « L’individualisme est un sentiment
réfléchi qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de
ses semblables de telle sorte que, après s’être créé une petite
société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à
elle-même. (…) Chaque classe venant à se rapprocher des autres
et à s’y mêler, ses membres deviennent indifférents et comme
étrangers entre eux. L’aristocratie avait fait de tous les citoyens
une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocra-
tie brise la chaîne et met chaque anneau à part. À mesure que
les conditions s’égalisent, il se rencontre un plus grand nombre
d’individus qui, n’étant plus assez riches ni assez puissants pour
exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables,
ont acquis cependant ou ont conservé assez de lumières et de
biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent
rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de per-
sonne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils
se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre
leurs mains. Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à
chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants
et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse
vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans
la solitude de son propre cœur » (ibid.). Cet individualisme dont
la conséquence aboutit à l’affadissement du sens civique remet
en cause l’exercice de la citoyenneté.
Pessimiste, il estime que lorsque les hommes ont à choi-
sir entre la liberté et l’égalité, ils finissent toujours par choisir
cette dernière, préférant à leur liberté une satisfaction même
médiocre de leurs besoins par l’État. En effet, il ne se leurre
pas sur les propensions des masses à abdiquer leur honneur
civique pour « du pain et des jeux » : « Je veux imaginer sous
quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans
le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables
et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se pro-
curer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur
âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la
destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers
forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant
de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ;
256 Nouvelle histoire des idées

il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même


et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut
dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là
s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul
d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puis-
sance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer
les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à
les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens
se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir » (ibid.).
Pour lui, comme auparavant pour Montesquieu1, la condition
essentielle de la liberté et de l’égalité est morale : la société
ne peut être libre, l’égalité des conditions ne peut être assu-
rée si les hommes n’acceptent pas d’être des citoyens (et des
citoyens adultes et actifs) et non des « regardeurs de discours
et des auditeurs d’actes » que fustigeait déjà Thucydide. Le
seul moyen d’éviter le despotisme du nombre (l’« empire moral
de la majorité ») ou le dessaisissement, volontaire ou non, du
citoyen est de restaurer les corps intermédiaires (corporations,
associations…) qui rompent l’isolement du citoyen face à l’État,
l’entraîne à ne plus simplement obéir, mais à exprimer sa liberté
et résister aux dérives autoritaires.
Éphémère ministre des Affaires étrangères 2 de la IIe Répu-
blique, il trouva dans l’évolution de la révolution de 1848 la
vérification de ses craintes et il adhéra à la répression de l’agi-
tation ouvrière en juin 1848. Libéral conservateur, favorable au
bicamérisme, à la décentralisation et à l’élection du président de
la République au suffrage universel, il s’opposa au coup d’État
de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851. Il pressa même le pré-
tendant légitimiste 3 d’incarner l’alliance entre la tradition et la
liberté. En effet, si Tocqueville était foncièrement libéral dans
ses analyses, il refusait, peut-être par fidélité de naissance, que
1789 fût un acte fondateur. Son expérience de la révolution de
1848 le poussa à rechercher ce qui avait entraîné l’enchaîne-
ment des événements de la Révolution française. Cette dernière

1. La Quarterly Review qualifia alors Tocqueville de « Montesquieu of the


present age ».
2. De début juin à fin octobre 1849.
3. Henri d’Artois, comte de Chambord (1820-1883), Henri V pour les
légitimistes.
Le temps des luttes idéologiques 257

ne lui apparut que comme le parachèvement de la centralisa-


tion de l’État : le vieil édifice féodal était vermoulu et donc
condamné à terme. Il serait « tombé partout, ici plus tôt, là plus
tard ; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au
lieu de s’effondrer tout à coup » (L’Ancien Régime et la Révolu-
tion). L’accélération fut moins due à la fermentation des idées
qu’à la rigidité du carcan social désormais insupportable aux
nouvelles catégories sociales émergentes : ainsi, la lutte contre
l’Église ne fut une lutte contre la religion qu’à la marge ; en
réalité, c’était une attaque contre une institution de pouvoir,
et de surcroît le plus riche propriétaire terrien. La Révolution
fut donc moins un accident de l’histoire que l’héritage de ce
qui avait précédé. Pour lui, l’idée d’égalité et celle d’individua-
lisme étaient déjà en marche sous les règnes de Louis XV et
de Louis XVI : la Révolution ne fut donc qu’un accélérateur
d’une tendance irréversible de la société française : « Tout ce
que la Révolution a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ;
elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on
a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées, les
lois aux mœurs » (ibid.). Ainsi, contrairement au discours libé-
ral républicain, Tocqueville soutenait que la Révolution était
à la fois continuation de l’histoire antérieure et début d’une
ère nouvelle 1.
Michel Chevalier (1806-1879), encore saint-simonien,
connut une expérience similaire et contemporaine de celle de
Tocqueville. Envoyé aux États-Unis et au Mexique pour y étu-
dier la situation économique et industrielle, il publia en 1836
ses Lettres sur l’Amérique du Nord. Là s’arrête la ressemblance.
Un monde culturel séparait le noble normand du disciple de
Saint-Simon et leurs thèses furent alors rivales. Or, la bour-
geoisie triomphante depuis 1830 s’intéressait à l’élitisme indus-
trialiste saint-simonien et à son regard sur la « classe la plus
nombreuse et la plus pauvre ». Chevalier se laissa tenter par
cette idée de rapprochement et il proposa que le régime de
Juillet s’émancipât des libéraux qui considéraient l’État « comme
un ulcère », mais aussi que le nouveau pouvoir mît au service
de l’industrie la « vaste et puissante machine de la centrali-
sation » pour rétablir le « principe d’autorité » contre l’« indivi-
dualisme », engendré par le protestantisme et le républicanisme

1. Jean-Louis Benoît, Tocqueville, Paris, Perrin, 2013.


258 Nouvelle histoire des idées

(ibid., lettre 29). Alors que pour Tocqueville, la liberté était une
fin en soi, pour Chevalier, elle n’était qu’un moyen. Selon lui, la
démocratie était moins un type de régime qu’une entité sociale ;
il distinguait ainsi la « bourgeoisie » (industriels, commerçants,
professions libérales) de la « démocratie » (cultivateurs, artisans,
ouvriers). Pour obtenir la paix sociale et politique, il importait
à ses yeux de rechercher par quels moyens on pouvait garantir
à cette portion du groupe social « une part convenable du fruit
des améliorations ». Chevalier notait qu’alors que l’Europe était
restée aristocratique ou était devenue bourgeoise, l’Amérique
était devenue démocrate grâce à la civilisation industrielle qui
lui avait permis de se débarrasser du prolétariat comme de la
bourgeoisie oisive : « Le farmer et le mechanic sont les seigneurs
du Nouveau Monde ; l’opinion publique, c’est leur opinion ; la
volonté publique, c’est leur volonté ; le président est leur élu,
leur mandataire, leur serviteur. » En 1837, il publie Des intérêts
matériels en France. Travaux publics, routes, canaux, chemin de
fer, qui assoit son autorité. Il s’y oppose à l’esprit de la société
louis-philipparde, au libéralisme conservateur qui estime que
la révolution de 1830 a définitivement tout réglé : « Nulle part
cependant, et en France moins que partout ailleurs, le calme ne
peut être de l’inaction. Le travail est la loi commune des indivi-
dus et des sociétés ; à chaque jour suffit sa tâche, mais chaque
jour doit avoir la sienne. (…) La voix, la grande, l’impérieuse
voix qui crie aux nations : “Marche ! Marche !” nous interdit
de rester mollement accroupis sur le bord de la route ; mais
cette fois l’œuvre qui est devant nous consiste, non à verser
des torrents de sang, non à ébranler le monde, mais à pacifier
les sociétés et à faire le bien sur la large échelle au profit de
tous. » Nommé haut fonctionnaire et professeur au Collège de
France par Louis-Philippe, il se convertit au libre-échange. En
1848, il entreprit de démontrer les erreurs du bouillonnement
d’idées de ses amis de jeunesse alors parvenus au pouvoir. Aus-
sitôt révoqué, sa disgrâce du moment lui valut la reconnaissance
de Napoléon III dont il soutint le coup d’État, étant plus que
jamais partisan d’un pouvoir fort pour comprimer le désordre. Il
développe alors l’idée du rapprochement des peuples par la paix
et l’industrie, idée qui s’incarne dans les grandes expositions
internationales du temps. Toujours favorable au libre-échange,
il noue des relations outre-Manche, notamment avec Cobden,
et fait conclure le traité économique de 1860 entre la France
Le temps des luttes idéologiques 259

et l’Angleterre. Chevalier ulcère alors les protectionnistes qui


soutiennent l’Empire, mais aussi les libéraux libre-échangistes
qui voient leurs idées réalisées par un césarisme qu’ils détestent,
incarné par cet adepte d’un libéralisme autoritaire, partisan d’un
gouvernement fort qui puisse contraindre les industriels à jouer
la carte de la liberté commerciale.
Mais pour autant, son pacifisme n’était nullement occulté1.
Tout comme Vico, il pense que l’histoire humaine connaît un
perpétuel « mouvement oscillatoire ». La paix était la seule solu-
tion au repos des peuples, les guerres ne faisant qu’aggraver
les crises. Dans le droit fil de la pensée de Saint-Simon, il
rêve alors d’une paix universelle, fondée sur l’expansion com-
merciale, le commerce étant source de paix. Estimant que les
« individualités-peuples » ne réagissent pas différemment des
« individualités-hommes », l’humanité est pour lui « une et mul-
tiple à la fois », car si tous les peuples sont appelés à jouir de
la paix universelle, chaque peuple, comme chaque classe, a son
génie propre et son destin particulier. Au libéralisme uniformi-
sant de la Révolution française, il oppose le respect premier des
différences culturelles : « Le pacificateur du monde tendra la
main à tous les peuples ; il leur ouvrira la carrière à tous, sans
placer à l’entrée des gardes qui les obligent à revêtir la tunique
de la démocratie. (…) Il fera grandir chaque individualité, race,
peuple, classe ou homme, suivant la loi qui lui est propre, en
lui apprenant à s’appuyer sur tous et à aider tous » (Le Système
de la Méditerranée, 1832).
À côté du libéralisme aristocratique de Tocqueville, du libé-
ralisme autoritaire de Chevalier, le conservatisme de Frédéric
Le Play (1806-1882) tranche par son attachement au traditiona-
lisme et au positivisme. Polytechnicien, il fut associé à la pensée
gouvernementale du Second Empire et, tout comme Chevalier,
il siégea au Sénat impérial. Il se réclamait de la tradition contre-
révolutionnaire, mais aussi du comtisme. Après avoir publié une
enquête sur les ouvriers européens (1855), très intéressé par
l’économie sociale2, il fut le précurseur de la sociologie fran-
çaise. Soucieux de paix sociale, il faisait remonter l’origine de
l’instabilité politique et sociale à l’affirmation révolutionnaire de

1. Il fut le seul sénateur impérial à refuser de voter les crédits de la guerre


de 1870.
2. Il fonda la Société internationale des études pratiques en 1857.
260 Nouvelle histoire des idées

l’individu et à la destruction de la cellule de base, la famille.


Il y avait chez lui la nostalgie d’un ordre communautaire idéa-
lisé, antérieur à la révolution industrielle, tel qu’on le trouvait
chez tous les traditionalistes catholiques. Mais jusqu’alors, il
s’était exprimé selon des modes romantiques issus de Lamen-
nais qui ne faisaient pas le poids face aux études scientifiques
de Comte ou de Darwin. Le Play offrit au catholicisme social
un outil d’analyse scientifique (l’enquête de terrain) qui per-
mit à la deuxième génération des catholiques sociaux (Armand
de Melun, René de La Tour du Pin, Louis de Kergorlay1…)
d’exercer une influence sur la pensée sociale de l’Église. Le posi-
tivisme catholique de Le Play permit aux catholiques libéraux
et aux catholiques sociaux de s’opposer à la ligne intransigeante
des zelanti romains qui aboutit à l’exacerbation réactionnaire de
l’encyclique de Pie IX Quanta Cura (1864)2 et du dictionnaire
(Syllabus Errorum) des « monstrueuses erreurs » modernistes qui
lui était joint3. Toutefois, la Société d’économie sociale voulue
par Le Play n’était pas catholique (deux israélites importants en
firent partie, James de Rothschild et Émile Pereire). Selon lui,
les sociétés ne connaissent que trois institutions permanentes :
la famille, l’association et le patronage (le lien entre le patron

1. Armand de Melun (1807-1877), légitimiste, fit voter la limitation de la


journée de travail des enfants en 1841. En 1846, il contribua à la création
de la Société d’économie charitable. François-René de La Tour du Pin-La
Charce (1834-1924) : officier royaliste, refusant le ralliement à la République,
il s’engagea dans l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers ; sa pensée, enga-
gée dans la cité au service des plus pauvres, inspira l’Action catholique. Louis
de Kergorlay (1804-1880) : polytechnicien, ami d’enfance de Tocqueville et
farouche légitimiste.
2. Qui condamnait pêle-mêle le libéralisme, le laïcisme, l’anticléricalisme, le
socialisme, le communisme et la franc-maçonnerie (suspectée d’être à l’origine
de la dépravation de la jeunesse). L’accusation principale contre la modernité
visait sa prétention à ne traiter la société que selon des lois civiles sans aucun
égard à la foi et à la morale religieuse.
3. Ce Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps explicite, de
façon abrupte, en 80 propositions regroupées en 10 sections, les propositions
modernistes déclarées erreurs par le pape et condamnées comme telles. Tou-
tefois, une encyclique ne traitant que de la discipline et non du dogme, des
évêques tentèrent d’édulcorer le ton archaïquement comminatoire du texte
signé par Pie IX. Ainsi l’évêque d’Orléans, Mgr Félix Dupanloup, écrit :
« Les documents pontificaux formulent l’idéal de la société chrétienne, idéal
auquel il faut tendre, mais qui n’interdit pas de s’adapter aux conditions de
la vie actuelle. »
Le temps des luttes idéologiques 261

et l’ouvrier). Pour autant, ami de Michel Chevalier, Le Play


ne renonça jamais au libéralisme économique.
S’il influença beaucoup les penseurs catholiques sociaux, son
action ne rencontra pas le même écho. Il eut ainsi davantage
une influence morale que politique, notamment parce qu’il
déroutait ses contemporains par la variété de ses choix : tra-
ditionaliste socialement, mais libéral économiquement, il était
aussi un agent important de la politique commerciale de Napo-
léon III.
Lucien-Anatole Prévost-Paradol (1829-1870) donna,
quant à lui, un renouveau à l’orléanisme politique et écono-
mique. Normalien hostile au coup d’État de Louis-Napoléon
Bonaparte, journaliste, académicien à 36 ans, il publia son
œuvre majeure, La France nouvelle, en 1868. Il assura la tran-
sition entre un libéralisme politique classique et l’orléanisme de
nouveau triomphant de la IIIe République. En 1868, croyant
à la viabilité de l’Empire libéral, il accepta de représenter la
France aux États-Unis, ce qui lui fut reproché par les répu-
blicains. Favorable à un gouvernement de notables éclairés,
s’il est partisan du suffrage universel, il en redoute les effets
pervers qui pourraient conduire la masse populaire à exercer
une sorte de dictature. Pour cela, il prône un régime bica-
méral, avec une chambre basse élue au suffrage universel et
une chambre haute élue par les conseillers départementaux
(alors généraux) ; seule la chambre basse pourrait renverser le
gouvernement. Quant au chef de l’État, il en fait un arbitre
politique suprême, doté cependant du pouvoir de dissolution
de la chambre basse. Après 1870, bien que favorable à une
monarchie constitutionnelle, car ne voulant pas confier le pou-
voir suprême à quelqu’un issu d’un parti, il finit par se rallier
à la république en raison du manque de consistance des pré-
tendants au trône 1. Prévost-Paradol est sans doute le premier
à qualifier de démocratie libérale le système qu’il appelait

1. Henri d’Artois (1820-1883), comte de Chambord, petit-fils de Charles X,


prétendant de la branche aînée des Bourbons depuis 1844 (Henri V pour les
légitimistes), et Philippe d’Orléans (1838-1894), comte de Paris, petit-fils de
Louis-Philippe (il choisit de s’appeler Philippe VIII et non Louis-Philippe II
au grand dam des orléanistes les plus durs). Le fils de Napoléon III, Louis-
Napoléon (1856-1879), prétendant bonapartiste depuis 1873 (Napoléon IV),
n’avait guère de chances, en dépit de l’idée saugrenue caressée par l’impéra-
trice Eugénie de le faire adopter par le comte de Chambord.
262 Nouvelle histoire des idées

de ses vœux. Voulant éviter toute dérive autoritaire du pou-


voir parisien, il était un ferme tenant de la décentralisation,
des libertés locales afin que « ceux qui aspirent aux fonctions
départementales n’aient plus les yeux uniquement tournés vers
le pouvoir 1 » et pour satisfaire « des ambitions légitimes qui se
consument aujourd’hui dans le mécontentement et l’obscurité,
ou qui assiègent inutilement les avenues encombrées du pouvoir
central 2 ». Il se montre aussi foncièrement hostile à l’interven-
tionnisme de l’État, aussi bien en matière économique qu’en
matière sociale, estimant que rapidement ceux qui fourniraient
l’assistance deviendraient largement inférieurs au nombre des
assistés et quitteraient le pays devenu un « informe phalans-
tère ». En matière religieuse, il est favorable à la liberté totale
de l’Église, devenue une association parmi d’autres, et à la
sécularisation de l’État. Sa position n’est nullement anticléri-
cale ; au contraire, elle s’inscrit dans le droit fil du catholicisme
libéral qui estime que l’Église a tout à gagner à s’affranchir
de la tutelle de l’État. En matière de libertés individuelles et
de justice, il se rapproche de la conception anglo-saxonne du
droit. Préférant la procédure accusatoire (débat à charge et à
décharge des Anglo-Saxons) à la procédure inquisitoriale fran-
çaise, il préfère aussi que le jugement soit rendu par un jury
plutôt que par un magistrat unique.
En revanche, Prévost-Paradol détonne d’avec les autres libé-
raux, lorsqu’il se fait le chantre de la colonisation en Afrique
du Nord. Il n’y a pas dans cette démarche qu’une influence
des penseurs britanniques. L’essayiste est obnubilé par la crois-
sance démographique : considérant d’un côté l’étonnante aug-
mentation de population des États-Unis, de la Russie, de la
Grande-Bretagne et de l’Allemagne, et de l’autre la stagnation
française, il en vient à prédire le recul de la France et la mon-
tée en puissance de l’Allemagne qui ne pouvait aboutir qu’à
une guerre. Mais alors que les autres puissances possèdent des
territoires à coloniser, l’Allemagne ne peut s’agrandir que par
l’invasion de ses voisins, ce qui, à terme, unira l’Angleterre, la
Russie et les États-Unis pour l’écraser. Aussi bien, pour rattraper
son retard, la France doit organiser des colonies de peuplement
outre Méditerranée : alors que les classes laborieuses peuvent

1. La France nouvelle, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 81.


2. Ibid., p. 83.
Le temps des luttes idéologiques 263

devenir dangereuses lorsqu’elles croissent sans avoir suffisam-


ment de travail, leur expatriation dans des régions entières à
défricher peut permettre sans crainte l’encouragement à la nata-
lité. Prévost-Paradol fut prophète, mais aussi prophète de son
malheur : à l’annonce du déclenchement de la guerre franco-
prussienne de 1870, il se suicida.
13

LE BOUILLONNEMENT IDÉOLOGIQUE
DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE

La guerre de 1870, si elle n’eut qu’un théâtre limité et qu’elle


ne fit qu’un perdant, la France de Napoléon III, eut la répercus-
sion internationale qu’avait prévue Prévost-Paradol. L’unité alle-
mande autour de la Prusse, pour le seul bénéfice de la maison
de Hohenzollern devenue impériale, alarma autant la Russie sa
voisine que la Grande-Bretagne qui craignait pour son leadership.
Mais la guerre de 1870 eut aussi une importante conséquence
sur la pensée politique. Même si la Commune de 1871 fut
éphémère et ne toucha que Paris et quelques villes de province,
l’onde de choc idéologique fut énorme, reposant, comme en
1793, les dilemmes liberté-égalité, ordre-désordre. La conjonc-
tion, en quelque huit mois, de la terrible défaite de Sedan et
de la réapparition de la terreur révolutionnaire, alors que le
nouveau régime républicain était des plus fragiles, suscita une
importante crise intellectuelle et morale qui fut propice en
France à un renouveau des idées politiques.

Le triomphe du libéralisme républicain

La chute inattendue de l’Empire profita immédiatement


aux républicains qui, le 4 septembre 1870, proclamèrent la
République sans que la France eût son mot à dire. Leur pro-
gramme, le programme de Belleville, présenté par Gambetta,
avait été publié le 15 mai 1869 dans L’Avenir. Il reprenait
toutes les mesures de la gauche républicaine radicale : justice
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 265

et équité sociale ; instruction primaire, laïque, gratuite et obli-


gatoire ; sauvegarde des libertés individuelles ; liberté totale de
la presse ; élection des fonctionnaires ; suppression des armées
permanentes ; séparation de l’Église et de l’État ; impôt sur le
revenu ; abolition des monopoles, des octrois, ainsi que des
gros traitements.
Fer de lance contre le bonapartisme en 1869, ce programme-
manifeste le fut aussi contre les monarchistes légitimistes et
orléanistes qui, en 1870, pensaient que l’heure de la restauration
de la royauté était revenue. Or les événements de la Com-
mune (18 mars-28 mai 1871) reléguèrent les républicains radi-
caux au simple rang de bourgeois aux idées avancées. Comme
durant la Révolution, les adeptes d’un changement de société
par des moyens politiques se trouvèrent débordés par ceux qui
déniaient au suffrage un rôle révolutionnaire et privilégiaient
l’action directe. La rapidité et la violence de la révolution pari-
sienne de 1871 furent, pour beaucoup de républicains, un réel
traumatisme idéologique. Laissant le désordre et la révolution
aux socialistes, ils choisirent alors le camp de l’ordre, avec pour
feuille de route la tâche difficile de définir un horizon qui dif-
férât de l’Ordre moral réactionnaire.
Adolphe Thiers (1797-1877) put aisément mater la Com-
mune et pulvériser les gauches socialistes et révolutionnaires par
les exécutions et les déportations parce que, pour la première
fois dans l’histoire de France, le pays fut appelé à se prononcer
sur les choix politiques de la capitale. Le suffrage universel,
argument de combat des gauches durant tout le XIXe siècle,
s’avéra alors le meilleur outil pour la défense du libéralisme.
En définitive, l’année 1871 marqua la relégation de Paris au
rang de simple capitale politique : désormais le peuple des fau-
bourgs n’imposerait plus sa loi au pays. Les citoyens avaient
majoritairement voté pour la paix et l’ordre. Or, si conserva-
teurs et républicains avaient bien entendu le choix populaire,
ils ne s’accordaient ni sur la façon de faire la paix, ni sur la
conception de l’ordre.
En ce qui concerna la paix, les tentatives malheureuses de
sursaut militaire obligèrent la classe politique à accepter la loi du
vainqueur. L’héroïque sursaut des mobiles et des francs-tireurs
ne permit pas à la Défense nationale, organisée par Gambetta,
d’apporter une aide efficace à ce qui restait des armées françaises
sur la Loire, dans le Nord et dans l’Est. Le 28 janvier 1871,
266 Nouvelle histoire des idées

les conventions militaires de capitulation furent signées, suivies


le 26 février du traité préliminaire de Versailles et du traité de
Francfort le 10 mai. En revanche, les politiciens ne s’accor-
dèrent pas sur la réorganisation du pays. Les partis conserva-
teurs (légitimistes, orléanistes et bonapartistes), devenus alliés
objectifs en faveur d’une troisième restauration monarchique,
reprirent la thématique des contre-révolutionnaires de 1815 : le
pays s’était effondré en raison de sa déficience morale. L’idée
d’une restauration morale étant plus facile qu’une restauration
politique rendue hypothétique en raison de l’intransigeance1 de
l’aîné des prétendants qui se décida « à changer sa fin triste en
un fier suicide2 », le général de Mac Mahon, président de la
République, la définit ainsi, le 23 avril 1873 : « Avec l’aide de
Dieu, le dévouement de notre armée, qui sera toujours l’esclave
de la loi, avec l’appui de tous les honnêtes gens, nous continue-
rons l’œuvre de la libération de notre territoire, et le rétablisse-
ment de l’ordre moral de notre pays. » Tout comme en 1815,
l’Église fut associée à l’œuvre de renouveau, ce qui lui coûta
cher durant deux décennies : l’ultramontanisme fut exacerbé (le
« pape-roi »), le culte du Sacré-Cœur3 (Paris, Paray-le-Monial)

1. Le comte de Chambord, très proche des catholiques sociaux, inquiétait


les orléanistes profondément libéraux. Mais en outre il restait attaché à la
monarchie de droit divin et au drapeau blanc fleurdelisé d’Henri IV (décla-
ration du 5 juillet 1871). Si les divergences politiques étaient profondes, ce
furent ces questions, érigées en principes par le Bourbon, qui firent échouer la
troisième Restauration. L’assemblée, majoritairement monarchiste, se résigna
à la République avec l’arrière-pensée d’attendre la mort du prétendant aîné
dont l’héritier était le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe. Elle confia
la présidence à un royaliste, le maréchal Patrice de Mac-Mahon, et vota la loi
sur le septennat (20 novembre 1873), estimant à tort qu’entre-temps Henri V
serait décédé (il mourut en 1883).
2. Victor Hugo, L’Année terrible, VIII- À Henri V. Le vieux républicain
qui, jeune, avait chanté la naissance du duc de Bordeaux écrivit alors une
émouvante ballade à celui « qui, se sentant grand surtout comme fantôme/
Ne vend pas son drapeau même au prix d’un royaume./Le lys ne peut cesser
d’être blanc. Il est bon/Certes, de demeurer Capet, étant Bourbon ;/Vous
avez raison d’être honnête homme. L’histoire/Est une région de chute et de
victoire/Où plus d’un vient ramper, où plus d’un vient sombrer./Mieux vaut
en bien sortir, Prince, qu’y mal entrer ».
3. Né des visions d’une religieuse de Paray-le-Monial (Marguerite-Marie
Alacoque) au XVIIe siècle, le culte du Sacré-Cœur fut l’objet de l’opposition
des catholiques jansénistes ou gallicans. Pourtant, Clément XIII en institua la
solennité en 1765 que Pie IX rendit générale en 1856. Au XIXe siècle, il devint
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 267

fut généralisé et, comme lors de la Restauration, les apparitions


de la Vierge (Lourdes, La Salette) furent instrumentalisées par
les politiques1.
Mais la rechristianisation de la France ne suscita pas plus
d’engouement qu’au début du siècle. En quelques années, la
République des ducs2 et l’Ordre moral perdirent du terrain.
Si au niveau institutionnel, les idées de Prévost-Paradol furent
appliquées et donnèrent naissance aux lois constitutionnelles
de 1875 qui régirent la IIIe République pendant soixante-cinq
ans, en revanche, les élections aboutirent en 1877 et 1879 à
confier l’ensemble des pouvoirs aux républicains, unis dans la
victoire, du centre gauche aux radicaux. En moins de dix ans,
les gouvernements issus des diverses tendances du républica-
nisme assirent l’essentiel du programme de Belleville, c’est-à-
dire les principales revendications du libéralisme historique :
liberté de la presse (1881) ; instruction publique, gratuite (1881)
obligatoire et laïque (1882) ; égalité devant la conscription mili-
taire (1889)3… Le maître d’œuvre de la laïcité militante fut
Ferdinand Buisson (1841-1932)4. « Ce n’est que par le lent
travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la
vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et
affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses

un symbole pour les catholiques traditionalistes qui refusaient la sécularisation


croissante de la société française. Aussi bien passa-t-il chez leurs opposants
pour celui du cléricalisme.
1. Le culte marial, celui du Sacré-Cœur et l’exaltation de l’ultramontanisme
se retrouvèrent dans un cantique, plus tard modifié : « Reine de France, priez
pour nous, sauvez Rome et la France au nom du Sacré-Cœur… »
2. Transition entre l’Empire (1870) et la République républicaine (1879),
cette période que Daniel Halévy appela la « fin des notables » démontra l’im-
puissance à gouverner des anciennes familles. Le surnom de « République des
ducs » lui vint de ce que le président Mac Mahon était duc de Magenta, que
le président du Sénat était le duc d’Audiffret-Pasquier et que le président du
Conseil était en 1877 le duc de Broglie.
3. La loi Freycinet supprime les dispenses accordées aux enseignants, aux
élèves des grandes écoles et aux ecclésiastiques.
4. Appartenant au protestantisme libéral qui se situait dans la tradition his-
torique de Sébastien Castellion, Pierre Bayle, Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne,
il fut l’un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme et le président
de la Ligue de l’enseignement (1902-1906). Il présida en 1905 la commission
parlementaire chargée de rédiger la loi de séparation. Il reçut le prix Nobel
de la paix en 1927.
268 Nouvelle histoire des idées

a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis


celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la
justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocra-
tie pure est bien obligée de constituer comme forces distinctes
de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pou-
voirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est
pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout
l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un
droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto1. »
Cependant, dans la crainte d’une nouvelle guerre de Vendée,
la séparation fut remise à plus tard, mais grâce aux erreurs de
l’opinion réactionnaire dans les différentes affaires politiques et
religieuses qui secouèrent alors le pays, elle fut possible vingt
ans après (1905).
Or cet arsenal législatif des années 1880 eut une énorme
influence sur l’évolution de la pensée politique. Grâce à lui,
les républicains firent alors du libéralisme (qui n’était encore
qu’une philosophie de salons de bourgeois éclairés) la philoso-
phie même de la République. Le message ne changea pas de
contenu, mais il acquit un poids social qui lui avait manqué
jusqu’alors. Son outil fut le manuel scolaire qui revisita l’his-
toire de la Révolution et de la République : la philosophie de
la liberté, symbolisée par la devise « Liberté, égalité, fraternité »,
devint la philosophie et la morale nationales, inculquées à tous
les enfants et futurs citoyens. Le libéralisme républicain, grâce
à l’école publique, réussit ainsi la « nationalisation » des masses
ouvrières et empêcha en grande partie leur socialisation.
Le courant républicain se divisa en un courant modéré, favo-
rable à la consolidation de la République par étapes succes-
sives, et un courant plus intransigeant désireux de changements
immédiats et en profondeur de la société. Le courant modéré
ou opportuniste était formé de la Gauche républicaine de Jules
Ferry, attaché à la philosophie des Lumières, et de l’Union répu-
blicaine de Léon Gambetta, pragmatique, libérale et sociale. Le
courant plus marqué, celui des Républicains radicaux, dominé
par Georges Clemenceau, forma le premier parti politique fondé
en France, le parti radical (juillet 1901). Le radicalisme incarna
assez rapidement la pensée de la grande majorité de la classe

1. Son article « Laïcité » dans le Dictionnaire de pédagogie, Paris, Hachette,


1881.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 269

moyenne française ; peu avant la Première Guerre mondiale,


Maurice Barrès reconnut : « Je crois que la France est radicale. »
Il était composé de notables de province (conseillers généraux,
maires, professions libérales, journalistes…) soucieux d’ordre,
mais affichant des idées « de gauche », qui grâce à cette ambi-
guïté étaient dédouanés de toute accusation de conservatisme
ou de réaction. Cela leur vaudra l’épigramme fameuse rappor-
tée par Albert Thibaudet : « Le radical, comme le radis tout
court, est rouge à l’extérieur, blanc à l’intérieur et se place
près de l’assiette au beurre. » Face à l’opposition monarchiste
et cléricale, les radicaux exaltèrent le souvenir de la Révolution
française. Mais, à l’exception notoire de Clemenceau pour qui la
Révolution française constituait un bloc insécable, plus proches
des girondins que des jacobins, ils glorifiaient 1789 pour mieux
rejeter 1793. Marqués par la Commune, pour eux, de saines
réformes politiques devaient permettre d’éviter l’explosion de
la révolution sociale : « Vous voulez éviter 1793 ? Hâtez-vous
de faire 1789 ! » (Albert Bayet, Le Radicalisme, 1932). Ratio-
nalistes, souvent marqués par la franc-maçonnerie, défenseurs
de la science et du progrès, ils souhaitaient que l’instruction
publique fût aussi une éducation nationale autour d’une morale
laïque. Parvenus au pouvoir, ils parachevèrent le programme
républicain avec la séparation des Églises et de l’État (1905) et
l’impôt sur le revenu (1914). Or, le parti radical, parti essentiel
de gouvernement durant toute la IIIe République, fut vidé de
tout sens politique par la réalisation totale d’un programme
datant de 1869 et non renouvelé par des idées nouvelles. Cela
lui valut une autre épigramme : « Le radicalisme se trouva fort
dépourvu lorsque la Séparation fut venue. » Parti représentatif
par excellence de la classe moyenne, son souci social n’alla
guère en deçà de la petite bourgeoisie, comme en témoigne
cette phrase de Joseph Caillaux, pourtant initiateur de l’impôt
sur le revenu : « Faites payer les pauvres ! Bien sûr, les riches
ont la capacité de supporter des impôts bien plus lourds, mais
les pauvres sont tellement plus nombreux » (1907).
Pourtant, le libéralisme républicain et principalement le radi-
calisme finirent par incarner la pensée politique de la majorité
du peuple français. Favorable à des réformes, il était hostile à
l’aventure. Si son discours contre les riches occultait sa relative
inertie en faveur des pauvres, en revanche, son attachement
à la République en faisait le défenseur d’une société ouverte,
270 Nouvelle histoire des idées

fondée sur la promotion au mérite, symbolisée par le diplôme


et le concours.
En réalité, le parti radical, considéré jusque dans les années
1880 comme un parti « révolutionnaire1 », pâtit comme les autres
partis libéraux avant lui, en France comme en Angleterre, de sa
présence au pouvoir. Mais il fut le premier parti non conserva-
teur à connaître cette dérive qui veut qu’en politique on entre
à gauche, mais que l’on en ressorte à droite, conformément
à l’analyse de Maurice Block dans son Dictionnaire général de
politique (1873) sur les mouvements progressistes : « Comme la
nature des choses politiques, économiques, sociales, n’admet pas
les mesures trop tranchées, lorsque les radicaux arrivent au pou-
voir, ils sont obligés de transiger. (…) Mais leurs partisans ne
voient pas cette nécessité et ne se reconnaissent pas dans cette
sagesse ; on leur a fait des promesses et ils veulent qu’on les
tienne. Ils se croient trahis et se soulèvent contre leurs anciens
amis. » Le courant socialiste, de plus en plus tiraillé entre le
choix de la révolution, celui de l’opposition ou celui de la par-
ticipation au gouvernement, fut alors profondément marqué par
cette expérience radicale et son évolution.
La philosophie du radicalisme fut incarnée par Émile-Auguste
Chartier dit Alain (1868-1951). Humaniste cartésien, selon lui,
la liberté de l’homme n’existe que dans l’apprentissage de la
réflexion et d’une pensée rationnelle hostile à tous les préjugés.
Quant à lui-même, il refuse de devenir fondateur de système
ou d’école ; au contraire, il veut « éveiller les esprits » pour évi-
ter qu’ils soient victimes des idées toutes faites. Ses Propos,
publiés de 1910 à 1961, traduisent sa volonté de juger des
choses d’après la réalité et non d’après des théories. Refusant
l’intransigeance dogmatique, même s’il trouve « de l’élan dans le
catholicisme » (Propos, 27 janvier 1911), il estime : « Le propre
d’une religion est de n’être ni raisonnable ni croyable ; c’est un
remède de l’imagination pour des maux d’imagination » (Propos
sur des philosophes, 1961). Le fait d’obliger à croire sans fournir

1. On lisait en 1873, dans un journal du département de la Loire : « Mal-


heureusement, la vérité est que le radical existe, qu’il vit au milieu de nous, à
la ville comme à la campagne, qu’il mange, qu’il boit surtout, et qu’il descend
dans les rues, armé d’un fusil, lorsque les circonstances le lui permettent »
(Laurent Boyer, Les Élections politiques dans le département de la Loire de 1870
à 1879).
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 271

de preuves entraîne une dérive sectaire qu’il dénonce : « Ce


croire fanatique est la source de tous les maux humains ; car
on ne mesure point le croire, on s’y jette, on s’y enferme, et
jusqu’à ce point extrême de folie où l’on enseigne qu’il est bon
de croire aveuglément. C’est toujours religion ; et religion, par
le poids même, descend à superstition » (ibid.). En politique,
rêvant d’un équilibre entre ordre et liberté, entre obéissance
et résistance, il est hostile à tout pouvoir qui ne rend pas des
comptes (les souverains, les noblesses, les Églises, les armées, les
administrations…) et il estime que l’électeur doit agir de façon
permanente sur l’élu. Ce qu’il résume dans Le Citoyen contre
les pouvoirs (1926) : « Quand je vote, je n’exerce pas un droit,
je défends tous mes droits. Il ne s’agit donc pas de savoir si
mon vote est perdu ou non, mais bien de savoir si le résultat
recherché est atteint, c’est-à-dire si les pouvoirs sont contrôlés,
blâmés et enfin détrônés dès qu’ils méconnaissent les droits des
citoyens. (…) Aussi je ne tiens pas tant à choisir effectivement,
pour ma part, tel ou tel maître, qu’à être assuré que le maître
n’est pas le maître, mais seulement le serviteur du peuple. »
En matière économique, son conservatisme est révélateur de ce
que pensait la classe moyenne française : défense de la petite et
moyenne propriété, hostilité à la grande industrie et préférence
donnée à l’artisanat.
En résumé, le libéralisme radical fut davantage un état d’es-
prit qu’une doctrine. Son goût de la conciliation, sa volonté de
ne pas se détacher des réalités le firent évoluer vers une sorte
de traditionalisme, lié à un certain âge de la France, à un cer-
tain type d’économie peu compatible avec la modernité à venir.

Le néotraditionalisme

La Commune bouleversa aussi la pensée traditionaliste. Les


doctrines contre-révolutionnaires de Maistre et Bonald n’inspi-
raient plus, depuis l’échec de la troisième Restauration1, que des
loyalistes, vivant au rythme d’une fidélité passéiste. Le courant
politique monarchiste lui-même, dominé par les orléanistes, avait

1. En 1873, en dépit de la soumission du petit-fils de Louis-Philippe au


comte de Chambord, le refus de ce dernier d’accepter le drapeau tricolore
fit échouer la restauration royaliste pourtant imminente.
272 Nouvelle histoire des idées

intégré le libéralisme, au moins économique. Dès les dernières


décennies du siècle, être royaliste, comme être catholique, signi-
fiait une fidélité sociologique où les considérations idéologiques
ou dogmatiques s’émoussaient. On l’était par tradition familiale,
par tradition sociale ou, quelquefois, pour donner le change.
Le fait que le Second Empire ait occupé la scène politique
pendant vingt ans, en créant, à l’instar de l’éclectique « style
Napoléon III », une koinè politique où tous les courants (libé-
ralisme, socialisme, traditionalisme, catholicisme…) se mêlaient,
avait affadi le débat d’idées au seul profit des plus extrêmes,
les radicaux et les révolutionnaires.
La Commune, en montrant qu’il y avait à l’ultragauche un
danger plus important que la République, entraîna l’évolution
de certains traditionalistes. Comme les libéraux républicains
s’étaient modérés en prenant le pouvoir, Taine et Renan jetèrent
les bases d’un néotraditionalisme compatible avec la République.
Hippolyte Taine (1828-1893), bourgeois de province, bril-
lant érudit, n’était ni catholique ni royaliste, mais au contraire
avait adopté les idées positivistes alors en vogue. Profondément
touché par la défaite de 1870 et la Commune de 1871, il mit
alors ses impressionnantes connaissances à la rédaction de son
œuvre majeure : Histoire des origines de la France contemporaine
(1875-1893). Cet ouvrage révèle la conception que Taine avait
de l’historien. Ce dernier devait être comme un entomologiste
(« J’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose
d’un insecte ») car, pour lui, l’histoire est une science déter-
minée par des lois naturelles dont les données principales sont
le milieu géographique, la nature humaine et l’état d’avancée
intellectuelle et technologique. Sa conception de l’histoire est
donc déterministe. Il est d’un relatif pessimisme à l’égard de
la nature en général, et de la nature humaine en particulier,
mais il admet qu’il y a une lente évolution due aux progrès de
l’intelligence à la fois individuelle et collective : certes l’homme
est encore mauvais, mais il était pire autrefois. La longue évo-
lution de l’esprit a conduit à amoindrir la folie de son imagi-
nation, la brutalité de ses mœurs et la violence de ses passions.
La source de progrès est donc l’expérience humaine, qui doit
donc être diffusée le plus largement possible par le biais de
l’éducation. L’homme n’en sortira pas transformé, mais seule-
ment civilisé, et il conviendra, pour le diriger, de recourir aux
élites de l’intelligence : « La forme sociale et politique dans
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 273

laquelle un peuple peut entrer et rester n’est pas livrée à son


arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé (…)
Dix millions d’ignorants ne font pas un savoir. Un peuple
consulté peut, à la rigueur, dire la forme de gouvernement qui
lui plaît, mais non celle dont il a besoin ; il ne le saura qu’à
l’usage » (Histoire des origines de la France contemporaine). Pour
lui, l’origine de tous les désordres contemporains débute dans
la révolution jacobine de 1793 qui a interrompu la tradition :
« Qu’un spéculatif, dans son cabinet, ait fabriqué cette théo-
rie, cela se comprend : le papier souffre tout, et des hommes
abstraits, des simulacres vides, des marionnettes philosophiques
comme celles qu’il invente, se prêtent à toute combinaison.
– Qu’un maniaque, dans sa cave, adopte et prêche cette théo-
rie, cela s’explique aussi : il est obsédé de fantômes, il vit
hors du monde réel […]. – Qu’un peuple, surchargé d’impôts,
misérable, affamé, endoctriné par des déclamateurs et par des
sophistes, ait acclamé et pratiqué cette théorie, cela se com-
prend encore : dans l’extrême souffrance, on fait arme de tout,
et, pour l’opprimé, une doctrine est vraie quand elle aide à se
délivrer de l’oppression. – Mais que des politiques, des légis-
lateurs, des hommes d’État, finalement des ministres et des
chefs de gouvernement se soient attachés à cette théorie, qu’ils
l’aient embrassée plus étroitement à mesure qu’elle devenait
plus destructive, […] qu’au milieu de leurs prisons et de leurs
échafauds, ils n’aient jamais cessé de croire à leur bon droit,
à leur humanité, à leur vertu, et que, dans leur chute, ils se
soient considérés comme des martyrs ; cela, certes, est étrange :
une telle aberration d’esprit et un tel excès d’orgueil ne se
rencontrent guère, et, pour les produire, il a fallu un concours
de circonstances qui ne se sont assemblées qu’une seule fois »
(ibid., « La Révolution : la conquête jacobine »).
Taine, comme tous les penseurs de son siècle qui n’étaient
pas des contre-révolutionnaires, est obnubilé par l’équilibre à
atteindre pour qu’un régime représentatif ne bascule pas dans
la tyrannie, comme cela avait été le cas en 1793, comme cela
avait failli l’être en 1871 : « Le dogme qui proclame la souve-
raineté du peuple aboutit en fait à la dictature de quelques-
uns. » Pour éviter que les rouages de l’État ne soient confisqués,
comme à l’époque jacobine, par « une scolastique de pédants
débitée avec une emphase d’énergumène » (ibid.), il estime que
l’instruction du peuple, le choix de l’élite gouvernementale et
274 Nouvelle histoire des idées

la mise en place à tous les niveaux d’associations de citoyens


forment les seuls remparts contre cette emprise. L’apparente
décentralisation de l’Ancien Régime, l’importance des corps
intermédiaires lui paraissent l’unique moyen de lutter contre
une dictature idéologique de ce qu’il appelle, avec Sieyès, « ce
faux peuple, le plus mortel ennemi qu’ait jamais eu le peuple
français » (ibid.).
Ernest Renan (1823-1892), provincial comme Taine, fut
toute sa vie tiraillé entre l’influence républicaine de son père
et celle, catholique et royaliste, de sa mère. Sa foi austère d’ado-
lescent fut ébranlée d’abord par le catholicisme mondain de
Paris où ses capacités prometteuses l’avaient fait envoyer, puis
par sa parfaite maîtrise des textes sacrés qu’il lisait dans l’ori-
ginal. Il perdit alors la foi, mais conserva sa vie durant une
sensibilité catholique. Pour lui, dès lors, les religions devinrent
des objets d’étude et de science. En 1863, évoluant de plus en
plus vers un libéralisme modéré, il publie La Vie de Jésus qui
lui valut d’être traité par Pie IX de « blasphémateur européen »
et d’être suspendu de ses cours au Collège de France. La crise
de 1870 et 1871, sans le détourner de ses publications sur les
religions1, le conduisit à présenter, en 1871, La Réforme intellec-
tuelle et morale. Pour lui, l’une des raisons de la défaite française
résidait dans la supériorité morale de l’Allemagne, son idéal
d’honneur, sa conscience du devoir. Selon lui, 1870 et 1871
s’expliquaient par le relâchement des mœurs françaises, par ce
qu’il appelle la « démocratie2 », et ces deux désastres faisaient
expier à la France sa Révolution3. La réforme qu’il appelle de
ses vœux est politique et morale. Il prône la mise en place sys-
tématique d’un vote à deux degrés afin que les élus ne soient
pas nommés par la passion ; il souhaite qu’à côté d’une chambre
législative, il existe une chambre des intérêts et des capacités, et
il estime, lui aussi, que la décentralisation est un des antidotes
pour éviter la dictature parisienne. Favorable à la colonisation,

1. Après Les Apôtres (1866), Saint Paul (1869), il publia L’Antéchrist (1873),
Les Évangiles et la seconde génération chrétienne (1877), L’Église chrétienne (1877),
L’Ecclésiaste et Marc Aurèle et la fin du monde antique (1882) qui, avec La Vie
de Jésus, furent réunis sous le titre Les Origines du christianisme. De 1887 à
1893, il fit paraître son Histoire du peuple d’Israël.
2. Nous dirions la « démagogie ».
3. Lors du centenaire de 1889, Renan écrivit : « Le jour où la France a
coupé la tête de son roi, elle a commis un suicide. »
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 275

avec les préjugés raciaux de son époque, il la voit comme un


auxiliaire de la puissance et fait fi de toute action civilisatrice :
« La nature a fait une race d’ouvriers. C’est la race chinoise,
d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sen-
timent d’honneur ; gouvernez-la avec justice en prélevant d’elle
pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample douaire au
profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de
travailleurs de la terre, c’est le nègre : soyez pour lui bon et
humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de
soldats, c’est la race européenne. Que chacun fasse ce pour quoi
il est fait et tout ira bien » (La Réforme intellectuelle et morale,
1871). Il réclame aussi une réforme de l’enseignement supérieur
afin de créer des élites rationalistes, insensibles à la flatterie des
foules : « La finalité de l’humanité, c’est de produire des grands
hommes ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par
la démocratie » (Dialogues et fragments philosophiques). Admirateur
critique du judaïsme (« Le seul à avoir su se passer longtemps
de cette chimère de la survie individuelle »), il se montre, en
revanche, très négatif à l’encontre de l’islam : « L’islamisme ne
peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira
à l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme
n’est pas seulement une religion d’État, (…) c’est la religion
excluant l’État. (…) L’islam est la plus complète négation de
l’Europe ; l’islam est le fanatisme (…); l’islam est le dédain de la
science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable
simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain,
(…) pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu
est Dieu1 » (De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la
civilisation, 1862).
Mais ce fut surtout sa formation de philologue qui l’opposa
aux universitaires allemands pour définir l’idée de nation. Alors
qu’outre-Rhin on définissait le peuple allemand comme l’en-
semble des locuteurs d’une langue germanique, Renan répliqua
en 1882 dans une conférence à la Sorbonne intitulée Qu’est-

1. L’intellectuel réformiste afghan Jamâl al-Dîn Asadâbâdi (1838-1897) lui


répondit, le 18 mai 1883, dans Le Journal des Débats : « Je ne peux m’empê-
cher d’espérer que la société mahométane arrivera un jour à briser ses liens
et à marcher résolument dans la voie de la civilisation à l’instar de la société
occidentale pour laquelle la foi chrétienne, malgré ses rigueurs et ses intolé-
rances, n’a point été un obstacle invincible. »
276 Nouvelle histoire des idées

ce qu’une nation ? : « La langue invite à se réunir ; elle n’y


force pas. Les États-Unis et l’Angleterre, l’Amérique espagnole
et l’Espagne parlent la même langue et ne forment pas une
seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu’elle
a été faite par l’assentiment de ses différentes parties, compte
trois ou quatre langues. Il y a dans l’homme quelque chose
de supérieur à la langue : c’est la volonté. La volonté de
la Suisse d’être unie, malgré la variété de ses idiomes, est
un fait bien plus important qu’une similitude souvent obte-
nue par des vexations. » Refusant aussi la notion de race :
« La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer
la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter
sur une chimère », il développa une conception spiritualiste et
volontariste de la nation qui demeure encore aujourd’hui « la »
définition fondamentale en France et mérite, à ce titre, d’être
amplement citée :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses
qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce
principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le pré-
sent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de
souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre
ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage
qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas.
La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé
d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres
est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que
nous sommes. (…) Le chant spartiate : “Nous sommes ce que
vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes” est dans sa simplicité
l’hymne abrégé de toute patrie.
« Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager,
dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert,
joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes
communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ;
voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de
langue. (…) Oui, la souffrance en commun unit plus que la
joie. En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux
que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent
l’effort en commun.
« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par
le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est
disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 277

pourtant dans le présent par un fait tangible : le consente-


ment, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune.
L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore)
un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’indi-
vidu est une affirmation perpétuelle de vie. (…) Les nations
ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles
finiront. La confédération européenne, probablement, les rem-
placera. Mais telle n’est pas la loi du siècle où nous vivons. À
l’heure présente, l’existence des nations est bonne, nécessaire
même. Leur existence est la garantie de la liberté, qui serait
perdue si le monde n’avait qu’une loi et qu’un maître. (…) Je
me résume, Messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race,
ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni
de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agré-
gation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une
conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette
conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige
l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est
légitime, elle a le droit d’exister (…). »
« Butte témoin de l’esprit aristocratique », mais « convaincu
de l’inéluctabilité de la démocratie » et « soucieux de sa possible
éducation », comme le définit Mona Ozouf1, Ernest Renan a
livré à son époque et aux générations suivantes sa réflexion sur le
caractère dual du sentiment national « d’une part héritage reçu,
d’autre part choix délibéré », les invitant instamment à écouter
la « voix de la fidélité comme de la liberté »2.

Le catholicisme social

Le traditionalisme catholique qui avait été le premier à dénon-


cer le libéralisme se divisa, à la fin du XIXe siècle, en deux
tendances parfaitement opposées. Celle qui dénonçait princi-
palement le libéralisme politique comme source de tous les
maux dont souffrait une société de plus en plus individualiste
et sécularisée, évolua vers un intégrisme catholique représenté
par la publication en 1864, par le pape Pie IX, de l’encyclique

1. Mona Ozouf, introduction de : Ernest Renan, La Réforme intellectuelle


et morale, Paris, Perrin, 2011.
2. Ibid.
278 Nouvelle histoire des idées

Quanta Cura et du catalogue (Syllabus) des quatre-vingts pro-


positions modernistes condamnées par Rome. Il fut parachevé
par la proclamation au concile de Vatican I (1869-1870) de
l’infaillibilité pontificale en matière de dogme.
L’autre tendance persistait à critiquer le libéralisme écono-
mique et social comme source d’injustice, mais tout en s’oppo-
sant fermement au socialisme. Le même pape Pie IX encouragea
l’évêque de Mayence, Mgr von Ketteler, qui publia en 1864
(l’année du Syllabus) Die Arbeiterfrage und das Christentum (« La
question ouvrière et le christianisme ») dans lequel il défendait
l’idée d’un salaire vital, la diminution du temps de travail, la
nécessité de jours de repos et l’interdiction du travail des enfants
et des jeunes filles.
En France, marqués par l’influence de Frédéric Le Play,
des catholiques venus d’horizons différents fondèrent ce que
l’on appela le catholicisme social. L’exemple allemand servit,
mais ce fut surtout la défaite et la recherche de ses causes
qui en furent le déclencheur. Albert de Mun (1841-1914) et
François-René de La Tour du Pin-La Charce (1834-1924),
officiers royalistes prisonniers après Sedan, essayant de com-
prendre les raisons de la Commune, écrivaient : « Entre ces
révoltés et la société légale dont nous étions les défenseurs, un
abîme nous apparut. » Rendus à la liberté par la paix, ils furent
rejoints par un industriel du textile, Léon Harmel (1829-1915),
par le fondateur du Cercle des jeunes ouvriers (1855), Maurice
Maignen, et par le conseiller à la Cour des comptes, Félix
de Roquefeuil-Cahuzac (1833-1893). En 1871, ils fondèrent
l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers. En défendant les
intérêts matériels du monde ouvrier, le but était de former
une élite d’ouvriers catholiques, capables de défendre leurs
semblables et fer de lance d’une rechristianisation des masses
laborieuses. Le succès fut rapide, mais la question politique fit
s’essouffler le catholicisme social. En effet, si Albert de Mun
joua, en tant que député, un rôle extrêmement important dans
la législation sociale de la première partie de la IIIe République,
il restait royaliste et le monde ouvrier avait du mal à épouser
un idéal aristocratique et réactionnaire.
Une évolution se dessina avec l’élection en 1878 sur le trône
de saint Pierre, du cardinal Pecci (1810-1903), pape sous le
nom de Léon XIII. Soucieux de la misère ouvrière et de la
question sociale, à l’écoute des catholiques sociaux allemands,
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 279

autrichiens, français, italiens et suisses réunis depuis 1884 dans


l’Union de Fribourg 1, le pape publia en 1891 la première
encyclique sociale de l’Église catholique, Rerum novarum. Il y
dénonçait d’abord les idées socialistes, défendant la légitimité
de la propriété privée, une des conditions de la liberté. Mais
alarmé par les conséquences de la révolution industrielle et du
libéralisme non maîtrisé (« La concentration, entre les mains
de quelques-uns, de l’industrie et du commerce devenus le
partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de plouto-
crates, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie
multitude des prolétaires »), il réclamait l’intervention de l’État
pour restaurer un ordre social juste, défendant un salaire équi-
table, un aménagement du travail des femmes et des enfants,
le repos dominical et le droit à la création d’associations pro-
fessionnelles. Également hostile au socialisme collectiviste qu’il
qualifiait de « peste mortelle » et au libéralisme individualiste, il
affirmait, au nom de l’Église, qu’il devait exister une éthique
dans l’ordre économique et social. En 1892, une seconde ency-
clique, Au milieu des sollicitudes, spécifiquement destinée aux
catholiques français, les exhortait à se rapprocher de la Répu-
blique non pour en accepter la législation hostile, mais bien
au contraire pour peser de tout leur poids 2. Si Albert de Mun
accepta ce qu’on appela le ralliement au régime républicain,
une grande partie du clergé français campa sur ses positions
royalistes et la grande majorité des catholiques resta attachée

1. Cercle de réflexion actif de 1884 à 1891, il était présidé par Mgr Gaspard
Mermillod 1824-1892, évêque de Lausanne et Genève et animé par René de
La Tour du Pin-La Charce. Il était à la confluence de trois courants : le mou-
vement catholique allemand de Wilhelm Emmanuel von Ketteler (1811-1877),
les catholiques sociaux autrichiens de Karl von Vogelsang (1818-1890) et
l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers de Maurice Maignen.
2. Dès 1890, le pape avait chargé le cardinal Lavigerie (1825-1892),
évêque d’Alger et de Carthage, primat d’Afrique, de préparer le terrain. À
l’automne 1890, recevant l’état-major de l’escadre de la Méditerranée, le
cardinal, avant de faire jouer La Marseillaise, déclara : « Quand la volonté
d’un peuple s’est nettement affirmée, que la forme d’un gouvernement n’a
rien de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux prin-
cipes qui peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées, lorsqu’il
faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans
arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de sacri-
fier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, pour l’amour de
la patrie. »
280 Nouvelle histoire des idées

à la forme de société libérale et conservatrice créée par le


Second Empire 1.
Parmi les catholiques sociaux, beaucoup, derrière Albert de
Mun, considéraient qu’il fallait sensibiliser les classes dirigeantes
au problème social. En revanche, d’autres, tel Harmel, estimaient
qu’il fallait encourager l’initiative ouvrière. Ce courant évolua
grâce à Marc Sangnier (1873-1950) vers un catholicisme démo-
crate. Les deux encycliques léontines engagèrent celui-ci, en
1894, à collaborer au journal Le Sillon, défenseur d’un christia-
nisme démocratique et social. Ne se contentant pas de la seule
action sociale, Sangnier et quelques prêtres se lancèrent dans
l’action politique : la « démocratie chrétienne ». Il écrivait en
1905 : « Le Sillon a pour but de réaliser en France la république
démocratique. Ce n’est donc pas un mouvement catholique, en
ce sens que ce n’est pas une œuvre dont le but particulier est
de se mettre à la disposition des évêques et des curés pour les
aider dans leur ministère propre. Le Sillon est donc un mouve-
ment laïque, ce qui n’empêche pas qu’il soit aussi un mouve-
ment profondément religieux. » Attaqué à la fois par la droite
catholique et par la gauche socialiste ou marxiste, il le fut aussi,
comme avant lui Lamennais, par l’Église qui lui reprochait de
donner trop de place au laïcat, de pervertir le catholicisme social
en acceptant la société laïque née de la Révolution et en jouant
le jeu de la lutte des classes en prenant le parti des pauvres
contre les riches. En 1910, le pape Pie X condamna la « fausse
doctrine du Sillon2 » qui prônait l’émancipation des laïcs, invitant
les fidèles à se placer uniquement sous l’autorité du clergé.
Si ce fut la fin des « abbés démocrates », le catholicisme social
se développa d’abord dans l’Action catholique, néanmoins pro-
mue par Pie X : « Nous devrons ramener aux sentiers de l’équité,
dans la vie publique et dans la vie privée, sur le terrain politique
et sur le terrain social, tous les hommes et chacun d’eux »,
puis dans le syndicalisme. En effet, nés des efforts de Maurice
Maignen et d’Albert de Mun, les cercles catholiques d’ouvriers
profitèrent de la loi Waldeck-Rousseau de 1884 légalisant les

1. La plupart des évêques, tout comme le prétendant royaliste, crièrent à


l’ingérence pontificale dans les affaires de l’Église de France. Si le Ralliement
fut un échec immédiat, il contribua néanmoins à accoutumer progressivement
les catholiques à la République.
2. Encyclique Notre charge apostolique.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 281

syndicats pour en créer un dans le journalisme (Corporation


des publicistes chrétiens, 1886) et dans le monde des employés
(Syndicat des employés du commerce et de l’industrie, 1887).
Après guerre, à leur initiative et pour contrer la toute-puissance
de la CGT, la CFTC (Confédération française des travailleurs
chrétiens) est fondée (1er novembre 1919). Avec son mot d’ordre
« Paix sociale », elle propose une voie différente de celles des
marxistes ou des anarcho-syndicalistes

e
L’antirationalisme de la fin du XIX siècle

Jusque dans les années 1880, la pensée politique avait été


dominée par le triomphe de la science et du progrès. L’éton-
nante croissance économique née de la révolution industrielle
avait engendré l’utilitarisme, le libéralisme, le positivisme, le
matérialisme et le socialisme marxiste, mais elle avait aussi
donné naissance à l’idée d’évolution. À partir des années
1880-1890, tous les systèmes entrèrent en réaction contre le
scientisme et donc contre la primauté donnée à l’intelligence
et à la raison. De cette remise en cause du rationalisme et de
l’individualisme découlèrent l’idée de subordination de l’indi-
vidu à la collectivité et à l’histoire et le sapement de tout ce
qui avait fondé le libéralisme et la démocratie.
En fait, tout commença avec une évolution de la science. Au
e
XVIII siècle, la science qui incarne un savoir nouveau est égali-
taire parce qu’elle étudie les êtres et les faits chacun dans leur
groupe. Ainsi, les hommes, qui appartiennent tous à l’humanité,
n’ont que des caractères distinctifs mineurs qui ne remettent
nullement en cause l’idée d’égalité initiale que l’on tentait alors
d’opposer à l’inégalité de naissance défendue par la société
d’Ancien Régime. De même, au XIXe siècle, lorsque Charles
Darwin (1809-1882) développa son idée de l’évolution avec
la parution de Sur l’origine des espèces au moyen de la sélection
naturelle, ou La Préservation des races les meilleures dans la lutte
pour la vie (1859), elle s’imposa rapidement à la communauté
scientifique et même au grand public. En revanche, il n’en
alla pas de même avec sa conception élitaire du moteur de
l’évolution, la sélection naturelle : « Comme il naît beaucoup
plus d’individus de chaque espèce qu’il n’en peut survivre, et
que, par conséquent, il se produit souvent une lutte pour la
282 Nouvelle histoire des idées

vie, il s’ensuit que tout être, s’il varie, même légèrement, d’une
manière qui lui est profitable, dans les conditions complexes et
quelquefois variables de la vie, aura une meilleure chance pour
survivre et ainsi se retrouvera choisi d’une façon naturelle. En
raison du principe dominant de l’hérédité, toute variété ainsi
choisie aura tendance à se multiplier sous sa forme nouvelle et
modifiée », affirmait-il dans son introduction. Or, cette idée que
des mutations successives puissent permettre un perfectionne-
ment permanent des espèces (« des formes sans cesse plus belles
et plus admirables ont été élaborées et continuent à l’être »,
ibid.) ne recueillit qu’un assentiment mitigé et ne fut totalement
admise que dans les années 1930.
Pour le malheur du darwinisme, sa théorie de la sélection
naturelle fut alors assimilée à celle de l’évolutionnisme, c’est-
à-dire la croyance en une évolution universelle, inscrite dans
l’idée de progrès linéaire et reposant sur l’hérédité des caractères
acquis. En effet, chez Darwin, la sélection naturelle est un fac-
teur totalement neutre qui permet aux plus aptes de s’adapter
aux conditions de vie et de se reproduire. Dans l’évolutionnisme,
cette sélection devient positive : ce ne sont plus les mieux adap-
tés qui survivent, mais les meilleurs.
À la fin du XIXe siècle, une jonction s’établit entre la science et
la pensée politique au cœur d’une discipline nouvelle, la socio-
logie, sans que les chercheurs ne s’accordent pour savoir si elle
fut à l’origine ou simplement le vecteur du darwinisme social.

Le darwinisme social
Pour d’aucuns, Herbert Spencer (1820-1903) fut le premier
à appliquer la thèse évolutionniste et l’idée de la « survie du
plus apte » à la société humaine. Influencé par l’utilitarisme de
Bentham, affilié à l’Anti-Corn Law League de Cobden, il fut en
réalité un rival de Darwin, opposant la sélection des plus aptes
à la sélection naturelle de ce dernier. Spencer considérait que le
corps social était un organisme vivant et qu’il convenait donc de
lui appliquer les lois de la nature. Il s’inscrivait totalement dans
une vision linéaire de l’histoire : selon lui, la société évolue d’un
stade primitif, homogène, mais sans cohérence, vers un stade
élaboré, hétérogène, mais cohérent. L’ambiguïté du « darwi-
nisme social », ou « théorie organiciste », fut d’emblée critiquée
par Darwin lui-même : « Ses généralisations fondamentales (…)
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 283

sont peut-être, oserais-je le dire, très valables d’un point de vue


philosophique, mais d’une essence telle qu’elles me paraissent
n’avoir aucun usage strictement scientifique » (Autobiographie).
En 1850, Spencer publia Le Droit d’ignorer l’État, dans lequel
il entendait limiter l’État à ses seules fonctions régaliennes et
le lier aux individus par un contrat que les citoyens pourraient
à tout moment dénoncer (droit à la sécession individuelle). En
outre, à sa conception linéaire de l’histoire de la nature, corres-
pond une conception linéaire de la philosophie de l’Histoire :
pour lui, les sociétés industrielles, reposant politiquement sur
la liberté individuelle et le contrat, et économiquement sur la
dynamique de production, sont appelées à remplacer les sociétés
militaires figées et hiérarchiques. Avec elles, l’État tout-puissant
disparaîtra alors, désormais réduit au minimum (minarchisme).
Aux États-Unis, Frederick Douglass (1818-1895), né esclave
et premier candidat noir à la vice-présidence en 1872, qui lutta
jusqu’à la fin de sa vie pour l’abolition de l’esclavage, reprit
l’idée du self-made-man, profondément enracinée dans le rêve
américain depuis Benjamin Franklin. Il en donna une défini-
tion quelque peu différente : « Les self-made-men (…) sont les
hommes qui ne doivent rien ou très peu à la naissance, à leurs
relations, à leurs amitiés, à l’héritage ou à l’enseignement, et qui
sont devenus ce qu’ils sont, sans l’aide d’aucune des conditions
favorables dont se servent généralement les hommes pour s’éle-
ver dans le monde et en obtenir de grands résultats1. » Ce ne
sont ni la chance ni les circonstances favorables qui permettent
à un homme de se faire lui-même, mais sa capacité hors norme
à l’effort physique et mental : « À proprement parler, il n’existe
pas au monde un homme qui égale le self-made-man » (ibid.). À
l’opposé de Spencer, Douglass ne croit qu’en l’individu seul.
Dès lors, il existe pour lui une hiérarchie naturelle chez les êtres
humains, fondée sur leur seule volonté, leur seule ambition :
« On aidera l’homme qui se dressera et on laissera assis celui
qui ne le voudra pas » ou « S’il vit, c’est bien. S’il meurt, c’est
bien aussi. S’il ne peut pas rester debout, laissez-le tomber »
(ibid.). Mais alors que le libéralisme, influencé par le protestan-
tisme, pensait que les efforts humains attiraient la bienveillance
de la Providence (« Aide-toi, le Ciel t’aidera »), Douglass croit
essentiellement à la vertu du travail : « Il n’y a rien de bon,

1. Life and Times of Frederick Douglass, Boston, De Wolfe & Fiske, 1892.
284 Nouvelle histoire des idées

de grand, de désirable (…) qui ne résulte pas d’une forme de


labeur » (ibid.). Tout comme les anciens Romains, il considère
l’otium (l’« inactivité », le « loisir ») comme contre-productif, mais
il récuse aussi l’assistance : « En règle générale, quand les cir-
constances font beaucoup pour les hommes, l’homme fait le
minimum pour lui-même et quand l’homme ne fait rien pour
lui-même, il n’est lui-même rien » (ibid.). Il pense même que
l’homme doit accomplir son destin seul, sans référence aux
autres humains ; cela ne l’empêche toutefois pas d’être lucide :
« On doit dire en vérité, quoique cela ne s’accorde pas bien
avec l’idée que l’on a et que l’on se fait de soi, qu’aucune
force de caractère, aucune ressource profonde d’originalité, ne
peut conduire un homme à l’absolue indépendance à l’égard de
ses semblables et aucune génération d’êtres humains ne peut
être indépendante de la précédente » (ibid.). Douglass s’était
fait lui-même dans un pays qui avait été constitué en État par
des hommes très différents et qui s’étaient aussi construits eux-
mêmes par leur travail. Aussi bien, chez lui, ce fut la valeur
travail qui devint le critère de la sélection d’aptitude : « Peu
importe que les hommes aient acquis ou non un haut degré
matériel, moral ou intellectuel, la meilleure explication, sinon
la seule, de leur succès est d’avoir fidèlement, fermement, avec
persévérance et sans relâche, assumé leur travail » (ibid.). La
société américaine doit encore beaucoup à cette conception
volontariste d’un libéralisme frappé au coin du darwinisme.

La sociologie
Émile Durkheim (1858-1917) en apparaît comme le père
fondateur, ayant créé le premier département de sociologie à
la faculté de Bordeaux. Selon lui, tous les constituants de la
société, morale et religion comprises, ne sont nullement d’ori-
gine transcendante, mais sont des créations et peuvent donc
être étudiés scientifiquement. Or, la société n’est pas qu’un
agglomérat d’individus : elle est, au contraire, cimentée par leur
interaction qui produit la « conscience collective ». Aussi bien
ne se résout-elle pas à la simple addition de ses composantes,
la dimension de cette résultante psychique dépassant les exis-
tences individuelles. L’étude des faits sociaux « qui présentent
des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières
d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 285

douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent


à lui » (Les Règles de la méthodologie sociologique, 1895) ne peut
donc pas être abordée sous le seul aspect matérialiste, mais doit
être menée en les considérant comme des existences objectives.
Ce faisant, Durkheim détruit le modèle cartésien de l’individu
pensant déconnecté des influences extérieures. Au contraire,
pour lui, toutes les croyances, toutes les idées, toutes les notions
(temps, espace, nombre…) sont déterminées par le milieu social.
Au moment où la société française se sécularisait, au moment où
l’école se laïcisait, il importait aux républicains de trouver une
morale sociale qui se substituât à la morale religieuse. Considé-
rant que les règles traditionnelles avaient perdu leur autorité1,
ce fut Durkheim qui fournit cette morale laïque en assignant
à la sociologie le devoir de « servir à fonder et à reconstituer
une morale qui répondît aux exigences de l’esprit scientifique ».
Il pressentait une nouvelle religion autour du « culte de l’indi-
vidu » dont le premier dogme serait la raison et le premier rite
le libre examen, la science se substituant à la métaphysique et
le soulagement de la souffrance humaine à la charité.
Dans le domaine politique, Durkheim était hostile à la démo-
cratie directe, l’État étant pour lui fondamentalement distinct de
la société. La démocratie doit refléter le niveau de la conscience
collective ; aussi bien, la minorité qui gouverne doit traduire rai-
sonnablement la pensée irréfléchie de la masse. Ainsi, l’État n’a
pas à exprimer la pensée populaire, mais à en donner l’expres-
sion la plus réfléchie et la plus rationnelle possible. De même,
la pensée gouvernementale ne doit pas se confondre avec les
vœux des gouvernés. Pour éviter les deux écueils d’un État
impuissant soumis à la masse et d’un État trop puissant et
oppresseur, Durkheim prône la mise en place de groupes inter-
médiaires (territoriaux ou professionnels) afin de maintenir le
flux de communication entre l’État et la société.

1. « Les grandes choses du passé, celles qui enthousiasmaient nos pères,


n’excitent plus chez nous la même ardeur, soit parce qu’elles sont entrées
dans l’usage commun au point de nous devenir inconscientes, soit parce
qu’elles ne répondent plus à nos aspirations actuelles ; et cependant, il ne
s’est encore rien fait qui les remplace. Nous ne pouvons plus nous passionner
pour les principes au nom desquels le christianisme recommandait aux maîtres
de traiter humainement leurs esclaves, et, d’autre part, l’idée qu’il se fait de
l’égalité et de la fraternité humaine nous paraît aujourd’hui laisser trop de
place à d’injustes inégalités » (Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912).
286 Nouvelle histoire des idées

Dans le domaine social, il estime que dans la société moderne,


le facteur démographique a pour conséquence la division du
travail. Jusqu’alors, la solidarité qui permet à l’individu de
s’intégrer dans la société était mécanique entre des personnes
ayant des aspirations ou des activités similaires. La division du
travail entraînant la différenciation des individus par leur spé-
cialisation, un nouveau lien social se crée, lié désormais à leur
étroite interdépendance : la solidarité organique (De la division
du travail social, 1893)
S’il ne fut pas le premier sociologue français, il fut le pre-
mier à vouloir définir la sociologie comme une science. Son
apport a été d’importance, certes en sociologie et en anthro-
pologie, mais aussi en philosophie. Même si son héritage n’est
pas toujours reconnu, même si son œuvre rencontre encore
de l’hostilité, sa pensée est prégnante dans toutes ces disci-
plines. Toutes proportions gardées, le durkheimisme, à l’instar
du marxisme, est devenu une référence inconsciente, que l’on y
adhère ou que l’on s’y oppose. « Son effort a consisté à définir
le champ exact de la sociologie de la connaissance en recher-
chant quelles productions mentales pouvaient être soumises à
l’analyse sociologique. Dans Les Formes élémentaires de la vie
religieuse, il montrera que la genèse des catégories mentales se
découvre dans la structure du groupe, que leur contenu dépend
de l’organisation sociale et qu’elle varie quand cette organisation
change : ainsi, le rythme de la vie sociale est à la base de la
catégorie du temps ; l’étendue occupée par la société fournit la
matière de la catégorie de l’espace1. »

Le nationalisme

Dans les dernières décennies du siècle, en France, la mobilisa-


tion de l’opinion tenta de cacher l’essoufflement des idéologies.
L’anticléricalisme gouvernemental et la lutte contre l’école sans
Dieu de l’opposition royaliste et catholique s’exacerbèrent dans
les crises de l’affaire Dreyfus et du boulangisme. Mais s’il était
un domaine sur lequel s’entendaient presque tous les partis,
c’était la revanche, la reconquête de l’Alsace-Lorraine. Rien ne

1. Roger Bastide, « L’apport de la sociologie française à la sociologie de la


connaissance », in L’Homme et la société, 1966/2, n° 2, p. 50.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 287

fut épargné pour que le culte des provinces perdues devînt le


nouveau culte national : la statue de Strasbourg sur la place de
la Concorde fut drapée de noir ; sur les cartes de France, les
départements d’Alsace-Moselle, désormais séparés, étaient colo-
rés en violet ; et l’école publique apprit aux enfants des chants
centrés sur la double mystique de la patrie et du drapeau1.
Le pouvoir républicain en soufflant à la fois le froid et le
chaud, en accentuant les divisions des Français sur les sujets de
l’Église, de l’armée, de l’école ou du régime, mais en souhaitant
recréer l’unité nationale contre l’Allemagne, créa un mouvement
qui le dépassa. La Nation, dont l’étymologie latine renvoie à
l’idée de progéniture et dont la République avait été si long-
temps le défenseur, fut progressivement remplacée par la Patrie,
qui fait référence aux aïeux, à la lignée naturelle. Le patrio-
tisme devint alors une vertu populaire tandis que le nationalisme
passait à droite avec l’armée, restée majoritairement fidèle aux
régimes monarchiques (royalistes ou bonapartiste).
Le terme même de « nationalisme » était encore un néologisme
au lendemain de la guerre de 1870. Devenu d’un usage courant
grâce à Barrès, l’attachement à la Nation, en devenant un des
arguments des traditionalistes politiques, se chargea d’un tout
autre sens que celui que lui avaient donné les libéraux républi-
cains ou même les communards. Revanchard, il devint cocardier
et chauvin. Xénophobe, il fut protectionniste, germanophobe et
souvent antisémite. Hostile à la République et au socialisme, il
fut antiparlementaire et conservateur.
Trois hommes incarnèrent alors le courant nationaliste, quoique
tous trois profondément différents.
Maurice Barrès (1862-1923), bien que d’origine méridionale,
grandit en Lorraine. Devenu très jeune journaliste et écrivain,
il fit une longue carrière politique : en 1889, à 27 ans, il fut
élu député de Nancy sous l’étiquette boulangiste. Député du
quartier alors le plus populaire de Paris, les Halles, en 1906, il
siégea à la Chambre jusqu’à sa mort. Celui dont Malraux disait
qu’il fut caporal en politique et général en littérature marqua,
en effet, bien plus la pensée politique par ses écrits que par son
action. Toutes proportions gardées, il fut au nationalisme ce que
Chateaubriand fut au romantisme. De 1897 à 1902, il publia

1. Cf. Ce que c’est qu’un drapeau (1900) : « Flotte, petit drapeau / Flotte,
flotte bien haut / Image de la France / Symbole d’espérance… »
288 Nouvelle histoire des idées

une trilogie (Les Déracinés, 1897 ; L’Appel au soldat, 1900 ; Leurs


figures, 1902) réunie sous le titre de Roman de l’énergie nationale. Il
y développe une thématique profondément traditionaliste fondée
sur l’énergie volontariste et l’attachement aux racines (famille,
patrie, armée) que l’on peut résumer ainsi : du Moi à la Nation.
Le premier but de cette énergie est de défendre son moi
contre tout ce qui peut l’affadir, l’avilir (« Attachons-nous à
l’unique réalité, au moi », Sous l’œil des barbares, 1888) ; mais
ce moi n’est que l’« éphémère produit de la société » et « notre
raison nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédé-
cesseurs » (Amori et dolori sacrum, 1903). Ce changement permet
de remonter à ses racines, à ses ancêtres (« En faisant sonner
les dalles de ces églises où les vieux gisants sont mes pères, je
réveille des morts dans ma conscience », Un homme libre, 1889)
et par là à ce qui a fait la nation : « Chaque pierre façonnée, les
noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par
des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement
de la nation qui nous a transmis son esprit » (ibid.). Alors que
pour Renan le passé commun était une base à la construc-
tion d’un avenir commun, chez Barrès il en devenait la cellule
constitutive : « Une nation, c’est la possession en commun d’un
antique cimetière et la volonté de faire valoir cet héritage indi-
vis » (Scènes et doctrines du nationalisme, 1902). Reprenant l’idée
du lien organique défini par Durkheim, il affirmait : « L’individu
n’est rien, la société est tout » (Les Déracinés, 1897). Progressi-
vement, tout comme Chateaubriand, il prônera l’attachement au
christianisme pour des raisons sociales et politiques (La Colline
inspirée, 1913).
Sans faiblesse à l’égard de ses adversaires politiques, à com-
mencer par Jaurès, il ne sombra pourtant pas, comme plus
tard Maurras, dans l’anathème. D’une grande influence sur ce
dernier, assurément sensible au projet intellectuel de l’Action
française, il n’y adhéra jamais, refusant le royalisme. Violent
dans ses controverses, il n’ignorait pas la pensée des autres.
Ainsi, en 1902, définissant la nation dans Scènes et doctrines
du nationalisme, il écrivait qu’elle était constituée de familles :
« Familles d’individus, voilà les communes ; familles de com-
munes, voilà la région ; familles de régions, voilà la nation » et
il ajoutait : « Une famille de nations, citoyens socialistes, voilà
l’humanité fédérale où nous tendons en maintenant la patrie
française et par l’impulsion de 1789. »
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 289

Antidreyfusard, son antisémitisme virulent laissa la place à


davantage de considération après le tribut payé1 par les Français
de confession israélite durant le premier conflit mondial, faisant
des juifs, aux côtés des traditionalistes, des protestants et des
socialistes, Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917).
Méprisant Zola, s’il fut un adversaire de Jaurès, il fut aussi
son ami et l’un des premiers à venir s’incliner le 1er août 1914
devant sa dépouille. En dépit de son ultrapatriotisme, de son
lyrisme (toutefois lucide) devant l’hécatombe de 14-18 qui lui
valut d’être surnommé le « rossignol des carnages » par Romain
Rolland, Barrès fut le premier à allier la République avec le
traditionalisme. Alors que les républicains avaient, depuis les
années 1870, accepté les institutions du libéralisme orléaniste et
alors que Rome, par la voix de Léon XIII, avait encouragé les
catholiques à rallier la république, Barrès, en ancrant le répu-
blicanisme dans le traditionalisme, donna ainsi au régime une
bien plus large assiette qui lui permit d’aborder la guerre dans
un esprit d’union nationale. Loin d’être le chantre masochiste
d’une France déconfite, il se voulut le souffle qui lui redonnerait
l’énergie de venger sa défaite, de reprendre l’Alsace et la Lor-
raine et de réunir les tenants du passé et ceux de l’avenir dans
une histoire commune et indivise. On comprend alors mieux
le jugement du jeune Léon Blum dans la Revue blanche : « Je
sais bien que Monsieur Zola est un grand écrivain ; j’aime son
œuvre qui est puissante et belle. Mais on peut le supprimer
de son temps par un effort de pensée ; et son temps sera le
même. Si Monsieur Barrès n’eût pas vécu, s’il n’eût pas écrit,
son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en
France d’homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une
action égale ou comparable. »
Au souffle épique de Barrès fait écho la poésie d’un Charles
Péguy (1873-1914). Celui qui se voulut le serviteur de l’Espé-
rance, « petite fille de rien du tout (…) qui traversera les mondes
révolus2 », évolua du socialisme à la foi chrétienne et à une
certaine forme de nationalisme. Chantre de la pauvreté et de la
fragilité, il donna à son expression un tour médiévisant qui le

1. Il contribua à immortaliser la figure du grand rabbin de Lyon, Abraham


Bloch (1859-1914), engagé comme aumônier aux armées, qui fut mortelle-
ment blessé en apportant un crucifix à un soldat catholique mourant.
2. Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, 1911.
290 Nouvelle histoire des idées

mit en porte-à-faux de son temps, enseveli de son vivant « sous


le plus lourd silence de la critique1 », mais qu’Alain Finkielkraut
considère comme « une référence incontournable pour tous ceux
qui veulent penser le monde moderne2 ».
Il fut un pur produit de l’élitisme républicain par l’école. Issu
d’un milieu modeste, il passa, grâce à ses maîtres, de l’école pri-
maire annexe à l’école normale d’instituteurs d’Orléans, puis au
lycée et à l’École normale supérieure. Fondateur en 1897, avec
Lucien Herr et Léon Blum, d’une librairie socialiste, la Librairie
Bellais, 17 rue Cujas, il se lance en 1900 dans la création, au
8 rue de la Sorbonne, d’une revue, les Cahiers de la Quinzaine, qui
devait faire connaître ses propres œuvres, mais aussi permettre
de découvrir de nouveaux écrivains. Ces Cahiers lui servirent
aussi à défendre la cause de Dreyfus comme celle des Arméniens
victimes du premier massacre génocidaire de 1894 à 18973.
Héritier de la piété religieuse de sa grand-mère et de sa
mère qui l’avaient élevé, il devint anticlérical sans perdre la foi
et socialiste par idéal d’une société de fraternité et d’égalité.
Révolté par la misère et l’antisémitisme, il fut aussi révulsé par
le pacifisme de ses amis socialistes. Ce fut alors qu’il publia dans
le troisième Cahier, en octobre 1905, Notre patrie. Le socialiste
antimilitariste Gustave Hervé (1871-1944) venait de publier Leur
patrie, qui dénonçait la guerre au profit de la « patrie capitaliste ».
Sans entrer en polémique avec lui, Péguy choisit d’observer le
« singulier peuple de Paris, peuple de rois, peuple roi », rythmé
par le bourdon de Notre-Dame « aujourd’hui bourdon de joie,
d’amusement et de fête », mais qu’il prévoit devenir « tocsin de
guerre civile ou de guerre étrangère (…), tocsin d’invasion ».
Pour lui, clairement, le conflit est imminent et la solidarité
avec la patrie deviendra aussi défense des valeurs fondamen-
tales de l’humanité. Son nationalisme n’est donc pas un étroit
chauvinisme : il défend la France parce qu’elle est l’une des

1. Pierre-Henri Simon, Histoire de la littérature française au XXe siècle, Paris,


Armand Colin, 1959.
2. Daniel Le Guay, Les Héritiers Péguy, Paris, Bayard, 2014.
3. Le sultan Abdülhamid II (1876-1909), pourtant fils d’une Arménienne,
fit du panislamisme le fer de lance de sa réaction contre les pays occidentaux
qui s’en prenaient à l’Empire ottoman (perte des Balkans, victoire russe de
1878, mise sous tutelle financière). Les Arméniens, la plus importante com-
posante chrétienne à demeurer sous le joug impérial, furent la cible de quatre
années de massacres qui préfigurèrent le génocide de 1915-1916.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 291

rares nations de culture et de liberté, comme l’ont été avant


elle les mondes hébraïque, hellénique et chrétien, « également
pourchassés ». S’il est hostile au pacifisme des socialistes, il est
aussi foncièrement opposé au bellicisme. Dans les Suppliants
parallèles (12 décembre 1905), il écrit à Bebel, chef de la social-
démocratie allemande, qu’il espère que, dans le cas d’un coup de
force césariste français contre les libertés nationales allemandes,
il saura se lever contre les « Français qui se feraient complices
de ce crime ». Pour Péguy, l’affrontement entre la France et
l’Allemagne ne se résume pas à une querelle expansionniste,
c’est un conflit de civilisation : « Quand un peuple libre est (…)
menacé d’une invasion militaire par un peuple de servitude, le
peuple de culture, peuple libre, n’a qu’à préparer parfaitement
sa mobilisation militaire nationale, et sa mobilisation une fois
préparée, il n’a qu’à continuer, le plus tranquillement du monde,
le plus aisément et de son mieux, son existence de culture et
de liberté1. »
Refusant le pacifisme a priori des socialistes, il se sépara
d’eux : « Le parti politique socialiste est entièrement composé
de bourgeois intellectuels. Ce sont eux qui ont inventé le sabo-
tage et la double désertion, la désertion du travail, la désertion
de l’outil. Pour ne point parler ici de la désertion militaire qui
est un cas particulier de la grande désertion (…). Ce sont eux
qui ont fait croire au peuple que c’était cela le socialisme et
que c’était cela la révolution. Les partis syndicalistes socialistes
(…) ont pu croire plus ou moins sincèrement qu’ils s’étaient
débarrassés de l’ancien esprit politique socialiste qui était émi-
nemment un esprit bourgeois, nullement un esprit peuple. (…)
En réalité ils sont encore infiltrés et infectés d’éléments intellec-
tuels purs, purement bourgeois » (L’Argent, 1913). Déçu par le
monde nouveau (« Comme le chrétien se prépare à la mort, le
moderne se prépare à la retraite », 1902), il retrouva la foi en
1908 tout en restant critique à l’encontre de l’embourgeoisement
de l’Église. Le restant de sa vie, il fut un solitaire, alliant la tra-
dition chrétienne à l’idéal de justice sociale, l’histoire catholique
de la monarchie aux idéaux de la République. Antimoderne,
profondément nationaliste, la France était à ses yeux la fille
aînée de l’Église et de la Révolution, revêtue ainsi d’une double
vocation de défense de la chrétienté comme de la liberté.

1. Péguy, Louis de Gonzague, 26 décembre 1905.


292 Nouvelle histoire des idées

Influencé par Bergson et par sa conception du temps et de


la durée, Péguy conçut l’histoire comme un tout homogène et
mouvant, sans la rupture d’avec le passé dont rêvent les progres-
sistes libéraux ou socialistes et sans le retour en arrière souhaité
par les contre-révolutionnaires. Il admit, selon la « profonde et
capitale idée bergsonienne que le présent, le passé, le futur ne
sont pas du temps seulement, mais l’être même ; qu’ils ne sont
pas seulement chronologiques1 ». Il n’y a pas pour lui d’époque
appartenant à telle ou telle faction, car l’histoire est insécable et
Jeanne d’Arc comme les soldats de l’an II procèdent du même
mouvement unique : « Le futur n’est pas seulement du passé
pour plus tard. (…) Le passé n’est pas seulement de l’ancien
futur, du futur de dedans le temps. Mais (…) la création, à
mesure qu’elle passe, qu’elle descend, qu’elle tombe du futur
au passé par le ministère, par l’accomplissement du présent,
ne change pas seulement de date, (…) elle change d’être. (…)
Elle ne change pas seulement de calendrier, (…) elle change de
nature. (…) Le passage par le présent est le revêtement d’un
autre être. (…) C’est le dévêtement de la liberté et le revêtement
de la mémoire » (ibid.).
La justesse et la sévérité de ses critiques, dignes d’un fonda-
teur d’ordre ou d’un réformateur, firent qu’il fut rejeté de son
vivant, mais aussitôt récupéré après sa mort par des courants
fort divers et sans nul doute éloignés de sa pensée. Comme
il l’avait écrit de façon prémonitoire2, il fut fauché dans les
premiers, le 5 septembre 1914, incarnant jusqu’au bout son
patriotisme pétri de foi en Dieu et en la liberté.
Charles Maurras (1868-1952) fut le plus important intellec-
tuel de la droite nationaliste durant les deux derniers tiers de la
IIIe République. Brillant écrivain, il fut un polémiste redoutable
dont la virulence intransigeante peut s’expliquer notamment par
la surdité qui le frappa à l’âge de 14 ans. Toute sa pensée est née
de ses lectures et de sa propre réflexion, sans qu’un réel dialogue
ait pu s’établir avec ses interlocuteurs. Cet autisme intellectuel
le conduisit à exprimer une pensée dogmatique, monolithique
et à condamner tous ceux qui ne l’acceptaient pas en bloc.

1. Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, 1914.


2. « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, / Mais pourvu
que ce fût dans une juste guerre. (…) / Heureux ceux qui sont morts dans
les grandes batailles, / Couchés dessus le sol à la face de Dieu » (Ève, 1913).
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 293

D’abord influencé par Frédéric Le Play et les encycliques de


Léon XIII, il s’opposa au libéralisme, mais aussi au syndica-
lisme, prônant au contraire le renouveau du corporatisme. En
1894, le jeune républicain qu’il était encore fut séduit par le
nationalisme de Barrès. Mais peu après, il accusa le régime
parlementaire d’un double échec. D’abord, en ne faisant des
Français que des administrés, il avait empêché qu’ils devinssent
des citoyens responsables. Ensuite, il n’avait aucunement réussi
à enrayer la montée en puissance de l’Allemagne. Persuadé, dès
1895, que le système monarchique rendait les nations plus fortes
que ne le pourraient jamais les régimes parlementaires, il com-
mença son évolution vers le royalisme. En 1899, il rejoignit un
groupe de républicains nationalistes qui avaient fondé la revue
Action française et qui souhaitaient réinstaurer une république
conforme aux idéaux de l’an II. Violemment opposé à Dreyfus,
il fit progressivement évoluer la revue vers le royalisme et, en
1905, il fonda la Ligue d’action française et la revue devint un
quotidien en 1906. Dès 1900, il avait entrepris son Enquête sur
la monarchie1. Tout d’abord, il s’était enquis auprès des amis du
prétendant2 de ce que pourrait être la monarchie au XXe siècle,
puis il s’était entretenu aussi bien avec des royalistes qu’avec
des républicains pour savoir si « oui ou non, l’institution d’une
monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décen-
tralisée » pourrait être « de salut public » pour la France. L’écho
suscité par sa publication lui valut de rencontrer le duc d’Orléans
en 1908. Ce dernier lui laissa alors la direction du mouvement
royaliste pour se consacrer à sa passion des voyages d’explora-
tion. Dès lors, le père de l’Action française devint pour trente
ans le maître incontesté du mouvement monarchiste français3.
Maurras réussit la symbiose du traditionalisme contre-
révolutionnaire et du nationalisme né du républicanisme. Ce
faisant, il se fit le théoricien de l’ensemble de la droite non libé-
rale, constituant un bloc idéologique et dogmatique d’un poids

1. Publiée en 1901, elle fut rééditée en 1909, 1924 et 1928.


2. Il s’agissait de l’avocat André Buffet et du comte de Lur-Saluces. Phi-
lippe, duc d’Orléans, « Philippe VIII », (1869-1926), arrière-petit-fils de Louis-
Philippe, devint prétendant au trône en 1894, à la mort de son père, le comte
de Paris (« Philippe VII »).
3. À partir de 1935, le comte de Paris, fils du prétendant, entreprit de
secouer la tutelle maurrassienne en publiant notamment Le Courrier royal,
sous-titré « La Monarchie n’est pas un parti ».
294 Nouvelle histoire des idées

équivalent au marxisme : le « nationalisme intégral ». Contraire-


ment aux effusions de Barrès, ce nationalisme intégral se vou-
lait positiviste et scientifique, fondé sur le réel et son analyse.
Comme pour Maistre et Bonald, la nature était pour lui le grand
livre de l’Histoire : « Notre maîtresse en politique, c’est l’expé-
rience » (Mes idées politiques, 1937). En revanche, l’influence du
darwinisme l’entraîna à faire de la biologie, et notamment de
l’hérédité, la justification de la royauté : la démocratie fondée
sur l’égalité est un non-sens scientifique, tandis que la continuité
monarchique est garante d’une société évoluée. Le souverain,
au-dessus des partis, peut être l’arbitre capable de forger dans le
droit et l’ordre, à partir de la pluralité des opinions, la nécessaire
unité utile au bien commun.
Contrairement à Péguy qui voyait dans l’Histoire un tout insé-
cable, Maurras excluait d’emblée la Révolution, fille de Calvin
et de Rousseau1, et ses idées d’égalité et de justice sociale (le
« petit nom de l’égalité », ibid.). Il rejetait la République car,
comme Tocqueville, il craignait les effets pervers de la règle de
la majorité numérique lorsque les citoyens cessent d’être des
acteurs du jeu politique pour devenir des administrés amorphes
et assistés : « La démocratie, c’est le mal ; la démocratie, c’est
la mort. Le gouvernement du nombre tend à la désorganisation
du pays. Il détruit par nécessité tout ce qui le tempère, tout ce
qui diffère de soi : religion, famille, tradition, classes, organisa-
tion de tout genre. Toute démocratie isole et étiole l’individu,
développe l’État au-delà de la sphère qui est propre à l’État.
Mais dans la sphère où l’État devrait être roi, elle lui enlève
le ressort, l’énergie, même l’existence. (…) Nous n’avons plus
d’État, nous n’avons que des administrations » (Enquête sur la
monarchie, 1924).
Le nationalisme maurrassien diffère assez de la vision de
la nation d’un Barrès ou d’un Péguy. Pour lui, comme pour
Renan, la nation est avant tout une réalité que l’on a expri-
mée, ensuite, en termes d’idées. Elle est la cellule sociale supé-
rieure, après la famille, la région, le groupe professionnel (« La
nation est le plus vaste des cercles communautaires », 1901).
La seule traduction politique de l’unité nationale est incarnée

1. Dénonçant les « idées suisses » de ces deux penseurs, il écrivait : « La


Révolution n’est que l’œuvre de la Réforme » (Œuvres capitales, tome II, « Prin-
cipes », 1954).
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 295

par le principe royal, seul capable de transcender les différences


d’opinions. C’est aussi un nationalisme éminemment germano-
phobe et xénophobe. En effet, il ne doit avoir qu’un seul but,
la revanche contre l’Allemagne, et Maurras est hostile à tout
ce qui peut en détourner la France, comme l’aventure colo-
niale. Mais il doit aussi se défendre contre les « quatre États
confédérés » : les juifs, les protestants, les francs-maçons et les
métèques1. L’antisémitisme n’était nullement son apanage2,
mais il le théorisa sous la forme de l’antisémitisme d’État.
Il n’était ni politique, ni racial, ni religieux. Pour Maurras :
« L’antisémitisme est un mal, si l’on entend par là cet anti-
sémitisme de peau qui aboutit au pogrom et qui refuse de
considérer dans le Juif une créature humaine pétrie de bien et
de mal, dans laquelle le bien peut dominer. On ne me fera pas
démordre d’une amitié naturelle pour les Juifs bien nés3. » En
revanche, il était violemment hostile à l’influence juive dans la
vie nationale, persuadé qu’à tout moment l’intérêt juif pouvait
entrer en concurrence avec l’intérêt français. Sa conception de
la communauté israélite était proche de l’idée que Richelieu se
faisait des protestants : les juifs devaient être protégés par les
lois, libres de pratiquer ou non leur culte, mais ils ne devaient
pas davantage avoir accès aux fonctions publiques de l’État et
de l’armée que les réformés sous l’Ancien Régime. Le statut des
juifs de Vichy lui parut une bonne chose, mais il refusa de voir
les « Français israélites » traités et livrés comme les « juifs étran-
gers ». Policé pour être acceptable par les « bonnes consciences »,
l’antijudaïsme d’État n’en était pas moins un Canada Dry de
l’antisémitisme, ainsi que le prouve cette déclaration de Maur-
ras aux lendemains de la Libération : « En pleine occupation,
nous avons publiquement dit au professeur anthropologue et
philoboche Montandon4 que nous n’étions pas pour la petite
sauce raciste de son “antisémitisme de peau”. Il ne s’agit pas
de dire “Mort aux juifs” qui ont droit à la vie comme toutes

1. Étymologiquement, les étrangers qui vivent sur le territoire mais sans


droits ni devoirs politiques.
2. Jaurès et Clemenceau, après Blanqui et Proudhon, furent loin d’être
en reste.
3. L’Action française, 18 février 1937.
4. George-Alexis Montandon (1879-1944), théoricien du racisme, passé du
bolchevisme à l’antisémitisme. Il aurait été exécuté à la Libération.
296 Nouvelle histoire des idées

les créatures, mais : “À bas les juifs” parce qu’ils sont mon-
tés trop haut chez nous. Notre antisémitisme d’État consiste à
leur reprendre, à leur interdire ce qu’ils ont pris de trop et en
premier lieu, la nationalité française, alors qu’ils en ont une et
indélébile, et qu’ils gardent toujours en fait. Qu’elle leur suffise
donc ! Elle eut ses gloires et elle vient de récupérer un beau
territoire au Proche-Orient. »
Contre les « quatre États confédérés », la royauté lui appa-
raissait comme un rempart : « Décentralisée contre le métèque,
antiparlementaire contre le maçon, traditionnelle contre les
influences protestantes, héréditaire enfin contre la race juive »
(1910). En effet, la monarchie qu’il appelle de ses vœux est
d’abord traditionnelle et héréditaire. Hostile à la mobilité sociale
qui lui apparaît comme une déperdition des acquis, le respect
de la tradition est avant tout la transmission d’un héritage. Or,
le roi et la nation ont un héritage commun : la patrie.
Elle est ensuite antidémocratique, car la démocratie libérale
et son idée d’égalité qu’il refuse sont filles de la bourgeoisie et
du capitalisme qui ont fait 1789 et 1830. Maurras rejoignait là
les idées contre-révolutionnaires que professaient bon nombre
d’adhérents à l’Action française, hobereaux ruinés, souvent
tétanisés dans une posture intégriste de chevau-légers1 ou de
zouaves pontificaux2. Elle est aussi antiparlementaire. Maurras
dénonce l’incapacité du système parlementaire, lié à des majori-
tés temporaires, à penser une politique à long terme et inscrite
dans la durée : « Même corrigé par un prince, le parlementa-
risme apparaîtra toujours comme le régime de la compétition
des partis. Il signifiera l’oppression des minorités. Les chefs
du parlementarisme ne représenteront jamais que des partis,

1. Surnom donné aux légitimistes les plus intransigeants, députés à l’As-


semblée nationale de 1871, qui se réunissaient passage des Chevau-légers à
Versailles.
2. Bataillon créé en 1861 pour défendre l’État pontifical contre les menées
de Garibaldi et de la maison de Savoie. Il était essentiellement composé de
volontaires de toutes les nations (environ 4 600). L’effectif français (1 300)
fut majoritairement noble et originaire de la Vendée et de la Bretagne. Proche
des éléments les plus réactionnaires de la Curie, ce corps fut dissous en 1870
après la prise de Rome. Certains zouaves pontificaux français servirent alors
sous le nom de Légion des volontaires de l’Ouest contre les Prussiens, à côté
des armées de la Loire, mais ils refusèrent de participer à la répression de la
Commune, ne voulant pas tirer sur d’autres Français.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 297

des coteries, des rivalités personnelles, des querelles de clan »


(Enquête sur la monarchie, 1901). Seule la monarchie peut assu-
rer la continuité de la politique nationale sans être soumise aux
aléas des résultats électoraux. Pour autant, Maurras n’est pas
hostile au suffrage universel, mais il entend le recadrer : il ne
doit pas servir à diriger le pays, mais à représenter la nation à
tous les niveaux d’efficacité.
Car, enfin, cette monarchie est décentralisée. Maurras est
hostile à la centralisation mise en place par les jacobins et par
Napoléon, pensant tout comme Proudhon qu’elle a engendré
la bureaucratie et l’étatisme. L’État ainsi créé est incapable de
déléguer, ne pouvant tout au plus que déconcentrer son pouvoir.
Sa conception de la décentralisation est double. Comme les
néotraditionalistes, il prône une décentralisation territoriale par
le renforcement des échelons locaux (le « pays réel ») : l’État,
devenu fédéraliste, devra regrouper des régions autonomes tan-
dis que la région deviendra une fédération de communes, cellule
première de la vie sociale. Cette réforme des institutions est
primordiale pour Maurras (« politique d’abord »), car c’est elle
qui permettra de mener à bien une saine politique économique,
essentielle pour le pays, mais aussi de dégager une élite renou-
velée, enfin dédiée entièrement à l’intérêt du pays. Par ailleurs,
considérant que les communautés de métiers étaient une autre
composante naturelle de la nation, il prône aussi la décentrali-
sation professionnelle par le corporatisme.
Son discours, à la fois nationaliste et traditionaliste, prend à
contre-pied la pensée progressiste, qu’elle soit libérale ou socia-
liste. Tout comme Maistre avait récusé l’idée de l’Homme avec
un H majuscule, Maurras refuse l’insécabilité des concepts de
« Liberté » et de « Progrès » engendrés par les révolutions suc-
cessives. Au contraire, il les juge divisibles sans dommages et
il préfère parler « des libertés » et « des progrès ».
Si l’influence politique de Maurras ne fut pas déterminante,
en revanche, son influence idéologique fut essentielle. Il réussit à
« confédérer » des courants de droite fort divers (républicains ou
royalistes, nationalistes ou traditionalistes…) dans un discours
refusant tout ce qui avait permis la libération de l’individu : la
Réforme, les Lumières, la Révolution, et même le romantisme.
Il réussit ainsi à donner aux idées contre-révolutionnaires un
dynamisme qu’elles avaient perdu depuis longtemps. Polémiste
aussi talentueux que virulent, maniant l’exclusion et l’anathème,
298 Nouvelle histoire des idées

il leur donna une dimension de combat qui n’était en fait qu’une


illusion, ne préparant aucunement à l’exercice du pouvoir. Il
ancra ainsi une partie de la droite traditionaliste dans le confort
aigri d’une opposition systématique et improductive. Cependant,
la condamnation par Pie XI, en décembre 1926, des idées, des
ouvrages et du journal de Maurras, puis l’excommunication de
ses sympathisants en mars 1927 portèrent un coup très dur
à l’Action française1. Le froid avec la maison de France en
19372 isola encore davantage le vieux tribun. Confronté, par
les malheurs de la défaite de 1940, à la gestion du pays, son
mouvement ne sut que donner à Vichy l’éphémère Révolution
nationale, la réalité du pouvoir étant exercée par un politicien
issu du socialisme, Laval. En revanche, Maurras sut catalyser
l’énergie de toute une partie de la jeunesse en lui redonnant le
goût du combat et de la responsabilité. Si beaucoup de jeunes
furent déçus par l’Action française, ce fut pour eux une école
de l’engagement et, dans les années 1930, puis à Vichy ou dans
la Résistance, les transfuges du maurrassisme furent, avec les
jeunes issus des rangs communistes ou de l’Action catholique, à
l’origine de réflexions et d’actes qui renouvelèrent profondément
le débat politique.

La crise du courant socialiste

Dans les dernières décennies du XIXe siècle, si la conscience


de classe se développa, les doctrines socialistes divergèrent.
L’influence du marxisme fut longue à se faire sentir ; il ne dut
qu’à sa cohérence intellectuelle et à sa rigueur dogmatique de
s’imposer en Europe continentale. En Allemagne, le plus grand
parti marxiste, le Parti ouvrier social-démocrate (Sozialdemo-
kratische Arbeiterpartei, SDAP), s’appuya sur les syndicats qu’il
dominait. En France, les courants marxistes pâtirent de l’échec
de la Commune et de l’exil des communards, jusqu’à l’amnistie

1. Entre 1925 et 1928, le journal perdit la moitié de ses lecteurs. La levée


de la condamnation par Pie XII en juillet 1939 ne permit pas au mouvement
de retrouver son importance perdue.
2. En 1937, le comte de Paris (1908-1999), au nom de son père, le duc
Jean de Guise (1874-1940), alors prétendant, désavoua l’Action française et
désolidarisa le mouvement royaliste de l’extrême droite.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 299

de 1880. En revanche, le monde anglo-saxon resta quasiment


imperméable au marxisme.
À la fin du siècle, le marxisme connut, toutes proportions
gardées, la même évolution que le paléo-christianisme. Voyant
que l’évolution du capitalisme n’avait pas abouti au bouleverse-
ment prédit par Marx, certains de ses disciples proposèrent alors
de prendre en compte la réalité de la société et, notamment,
l’importance de l’idée nationale, pour abandonner la révolution
et la lutte des classes et se lancer dans une politique de réformes
sociales. La division entre réformistes et révolutionnaires était
née. Singulièrement, la rupture entre eux n’éclata qu’après le
premier conflit mondial. Jusque-là, les conflits se cantonnèrent
à des controverses, souvent virulentes, au sein des partis socia-
listes alors unifiés.

En Allemagne : socialisme révolutionnaire


et socialisme évolutionnaire
En Allemagne, à côté du SDAP, il existait un autre parti socia-
liste révolutionnaire, créé par Fernand Lassalle (1825-1864),
l’Association générale des travailleurs (Allgemeiner Deutscher
Arbeiterverein, ADAV). Les successeurs de Lassalle, Wilhelm
Liebknecht (1826-1900) et August Bebel (1840-1913) qui
étaient marxistes, permirent en 1875, au congrès de Gotha, la
fusion du SDAP et de l’ADAV dans le Parti social-démocrate
(Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD). Ce puissant parti
unifié fut dominé par l’Autrichien Klaus Kautsky (1854-1938),
secrétaire et exécuteur testamentaire d’Engels, qui, en gardien
du dogme marxiste, s’attaqua aux dérives aussi bien réformistes
(Bernstein) que gauchistes (Lénine).
Au sein du SPD, la tendance réformiste, qualifiée de « révi-
sionnisme » par Kautsky, fut menée par Eduard Bernstein
(1850-1932) qui défendait un socialisme pragmatique, fondé
principalement sur les droits des individus, donc assez différent
de la rigueur scientifique marxiste. Contraint à l’exil en 1878 par
la loi contre les socialistes (Sozialistengesetz, abrogée en 1890),
sa position devint difficile entre la rigueur théorique de Kautsky
et le pragmatisme des députés socialistes restés au Reichstag1

1. Protégés par l’immunité parlementaire, ils n’avaient pas été contraints


à l’exil.
300 Nouvelle histoire des idées

qui, face au chômage croissant, préférèrent soutenir le réar-


mement allemand plutôt que la paix universelle. Influencé par
le socialisme et le syndicalisme anglais, Bernstein s’éloigna du
marxisme orthodoxe pour se rapprocher du social-libéralisme.
Constatant que le système capitaliste évoluait lui aussi, il trouva
que le marxisme était trop dogmatique, et au socialisme révo-
lutionnaire, il préféra un socialisme évolutionnaire, s’imposant
graduellement et en douceur à une société en évolution per-
manente, éminemment pragmatique, en mouvement perpétuel
afin de se remettre en question et de s’actualiser. Pour lui, « les
succès durables (du SPD) dépendent plus d’une série d’avan-
cées continues que des possibilités offertes par un effondre-
ment catastrophique », car il estime, d’une part, que le suffrage
universel permettra la démocratisation de la société sans que
l’on ait recours à la révolution prolétarienne et, d’autre part,
que l’essor des classes moyennes est une réalité durable. Pour
éviter l’éclatement, un congrès est réuni en 1891 à Erfurt et
un programme est rédigé, fallacieux mariage entre la théorie et
la pratique, qui donne quelques satisfactions à Bernstein, mais
rappelle les fondamentaux du marxisme : lutte des classes, révo-
lution, société collectivisée. En 1898, sa rupture d’avec le dogme
est consommée par la publication de ses Présupposés du socialisme
(Die Voraussetzungen des Sozialismus) : la social-démocratie ne
doit plus se considérer comme essentiellement le parti du pro-
létariat, mais devenir un parti démocratique et populaire, non
pour conquérir l’État, mais, en se libérant de son contenu de
classe, pour œuvrer à des réformes de justice sociale.
Il fut mis en minorité au sein du SPD (1901 et 1903) sous
les coups des gardiens de l’orthodoxie (Kautsky, Wilhelm Lieb-
knecht) comme de l’extrême gauche du parti (Rosa Luxemburg),
qui refusèrent d’abandonner la lutte des classes au profit d’une
« politique de concessions à l’ordre établi ». Il fut néanmoins
soutenu par les syndicats allemands et par des théoriciens euro-
péens (dont Georges Sorel), et influença un temps la conduite
du SPD, lorsque le parti, à la veille du conflit mondial, fut dirigé
par Friedrich Ebert (1871-1925)1. Toutefois, en 1925, le SPD
adopta une ligne qui revint au programme d’Erfurt.

1. Il fut le premier président de la république de Weimar.


e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 301

En France
Le mouvement socialiste avait été décapité par la répression
de la Commune. Le mouvement ouvrier peinait à unifier l’en-
semble des forces socialistes. À partir de 1876, Jules Guesde
(1845-1922, de son vrai nom Jules Bazile) entreprit de convertir
l’élite ouvrière aux fondamentaux marxistes collectivistes. Tou-
tefois, il les mâtinait d’idées de Rousseau et d’Auguste Blanqui,
ce qui faisait dire à Engels : « Ce que l’on appelle marxisme en
France est un article tout spécial. » En 1878, la Fédération du
parti des travailleurs socialistes de France (FPTSF) fut créée
au congrès ouvrier de Lyon et elle adopta en 1880 un pro-
gramme collectiviste rédigé par Marx, Guesde et Paul Lafargue.
Mais l’année suivante, la rupture est totale entre les guesdistes
qui croient à l’imminence de la révolution sociale et les pos-
sibilistes qui préconisent une évolution progressive du système
économique et institutionnel. Ces derniers, emmenés par Paul
Brousse (1844-1912), tout en refusant la collaboration avec les
partis bourgeois, estiment que la moindre des réformes amé-
liorant les conditions de vie des travailleurs constitue un jalon
sur la voie du socialisme. On assiste en fait à la rupture entre
une vision française du socialisme et une vision internationa-
liste, Brousse accusant Guesde de se laisser diriger par Marx
et Guesde accusant Brousse d’être le fossoyeur de la révolution
internationale. En 1882, au congrès de Saint-Étienne, Brousse
fonde la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF)
tandis que Guesde fonde le Parti ouvrier (PO) qui devient en
1893 le Parti ouvrier français (POF).
Chef de ce qui était alors le premier parti socialiste de France,
ayant l’appui d’une importante base syndicale, Brousse déve-
loppe alors sa vision, hostile au marxisme. En 1910, il la syn-
thétise dans La Propriété collective et les services publics, où il
oppose à l’hypothétique collectivisation marxiste de la propriété,
la marche qu’il estime inévitable vers la nationalisation par l’État
des grands secteurs de l’économie et qu’il appelle le « service
public » : « Si après l’intervention de l’État (…) les gouverne-
ments bourgeois ont dû en venir au système des concessions
(…). Si maintenant ils annoncent par le rachat leur intention
d’exploiter officiellement l’industrie des transports, ils sont
condamnés à marcher toujours vers l’aboutissant nécessaire, le
302 Nouvelle histoire des idées

communisme. » L’État devenant maître de la direction de l’éco-


nomie, le prolétariat au pouvoir devra alors se préoccuper des
conditions de travail. Ce sera alors la fin de tous les monopoles,
la fin du capital et la fin du monopole du travail : « En résumé,
le prolétariat au pouvoir devra commander politiquement au
mouvement économique, et cela au mieux des intérêts de classe
de ceux qui travaillent. » En réalité, coupé de la base ouvrière,
le broussisme était alors usé et ne constituait plus qu’un petit
parti d’élus municipaux. En 1902, la FTSF fusionna avec le
réformisme de Jaurès.
De son côté, Guesde incarnait le refus de toute compromis-
sion avec la jeune République qui lui apparaissait comme un
régime entièrement bourgeois. Il imposa au Parti ouvrier (PO)
une structuration rigide et une discipline rigoureuse. Fondé sur
le militantisme ouvrier, le PO était un parti internationaliste,
très lié avec la social-démocratie allemande. En une dizaine
d’années, il décupla le nombre de ses militants et devint le
parti révolutionnaire le plus important de France. Là, comme
partout, l’affaire Dreyfus bouleversa la donne : fallait-il laisser
les forces réactionnaires détruire le régime républicain bourgeois
ou convenait-il d’apporter son aide à ce dernier pour éviter une
contre-révolution ? La gauche socialiste se divisa alors entre ceux
qui voulaient rester spectateurs de la lutte ou qui même envisa-
geaient une alliance objective avec la réaction pour détruire le
régime et ceux qui estimaient que la démocratie parlementaire
était une étape utile pour l’avancée socialiste. L’entrée du socia-
liste Alexandre Millerand (1859-1943) dans le gouvernement
de Défense républicaine du républicain libéral Pierre Waldeck-
Rousseau (1846-1904), aux côtés du général de Galliffet, le
« massacreur de la Commune », précipita la rupture entre la
gauche restée radicale et une gauche devenue de gouvernement.
Alors que Jean Jaurès (1859-1914) soutenait cette participa-
tion, Jules Guesde s’y opposa violemment. Le 26 novembre
1900, la confrontation entre les deux hommes était publiée sous
le titre Les Deux Méthodes. D’emblée, Guesde écartait les argu-
ments moraux de Jaurès en faveur de Dreyfus, ne voulant pas
« imposer au prolétariat le salut d’un homme à opérer, lorsque
le prolétariat a sa classe à sauver, a l’humanité entière à sauver »
et il dénonçait la « lutte de classe aboutissant à la collabora-
tion des classes ». Arc-bouté sur la lutte prolétarienne, il avait
certes une vision lucide de la société et de la politique de son
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 303

époque, mais à l’opposé de Bernstein, il ne prit pas en compte


l’irréversibilité de la montée de la classe moyenne : « Si la classe
capitaliste ne formait qu’un seul parti politique, elle aurait été
définitivement écrasée à la première défaite dans ses conflits
avec la classe prolétarienne. Mais on s’est divisé en bourgeoi-
sie monarchiste et en bourgeoisie républicaine, en bourgeoisie
cléricale et en bourgeoisie libre-penseuse, de façon à ce qu’une
fraction vaincue pût toujours être remplacée au pouvoir par une
autre fraction de la même classe également ennemie. C’est le
navire à cloisons étanches qui peut faire eau d’un côté et qui
n’en continue pas moins à flotter insubmersible. Et ce navire-là,
ce sont les galères du prolétariat sur lesquelles c’est vous qui
ramez et qui peinez et qui peinerez et qui ramerez toujours, tant
que n’aura pas été coulé, sans distinction de pilote, le vaisseau
qui porte la classe capitaliste et sa fortune, c’est-à-dire les profits
réalisés sur votre misère et sur votre servitude. »
Le drame pour Guesde et les socialistes révolutionnaires fut
qu’en acceptant d’entrer au gouvernement, Millerand permit
à la classe bourgeoise de se doter d’une nouvelle « cloison
étanche » : la bourgeoisie socialiste qui fut régulièrement abon-
dée par le monde ouvrier et petit-bourgeois bénéficiant de la
promotion sociale républicaine. Son erreur fut aussi de n’avoir
pas saisi que le socialisme (et même le marxisme), comme le
libéralisme, est un fils des Lumières. S’ils sont opposés, ils le
sont comme l’avers et le revers d’une pièce de monnaie, réunis
par la même conception d’un progrès linéaire et d’un avenir
meilleur que seuls les hommes peuvent et doivent construire.
Les divergences entre libéraux et socialistes, qui portent prin-
cipalement sur l’appréciation de la politique à mener, sont en
fait moins importantes que leurs ressemblances. Ainsi, seul le
traditionalisme sous toutes ses formes, parce qu’il participe d’un
autre schéma de pensée, constitue la véritable opposition à l’un
comme à l’autre ; le choix tactique de participer ou non au
système parlementaire dépendit donc de la prise de conscience
ou non de cette réalité.
En 1902, Jean Jaurès contribuait à fonder le Parti socialiste
français (PSF), tandis que Guesde fusionnait son Parti ouvrier
français avec le Parti socialiste révolutionnaire du blanquiste
Édouard Vaillant (1840-1915) pour former le Parti socialiste
de France. Le guesdisme perdit alors de l’influence et, en
1905, le Parti socialiste français et le Parti socialiste de France
304 Nouvelle histoire des idées

fusionnaient pour créer la Section française de l’Internationale


ouvrière1 (SFIO). La charte d’Amiens, adoptée par la CGT en
1906, qui confiait la direction de la lutte ouvrière sur le terrain
économique au seul syndicalisme, acheva sa mise à l’écart :
cette partition entre le militantisme ouvrier et le militantisme
politique signait la ruine de son idée de la social-démocratie.
Si la SFIO s’accorda pour lutter contre le colonialisme et
le nationalisme belliciste, la question de la guerre rouvrit les
débats. Jaurès (ce qui lui fut fatal), conformément à la doctrine
de l’Internationale socialiste, en appela à la grève générale, voire
à l’insurrection, pour empêcher le conflit. Guesde, au contraire,
estimait que la guerre pouvait détruire le capitalisme et qu’elle
était « mère de la révolution », comme cela avait été le cas en
1792. Jaurès fut assassiné et Jules Guesde, qui écrivait en 1893 :
« L’internationalisme n’est ni l’abaissement ni le sacrifice de la
patrie », devint ministre d’État de 1914 à 1916 : la Grande
Guerre et l’Union nationale occultèrent les débats idéologiques
jusqu’à la révolution bolchevique.

En Angleterre
De l’autre côté de la Manche, libéralisme et socialisme furent
étroitement associés, car procédant de la même souche idéo-
logique. En effet, le Parti libéral ne vit le jour que dans les
années 1840, formé par les éléments les plus progressistes du
parti whig et par les radicaux. Aussi bien, les affinités entre
libéraux et socialistes furent bien plus grandes en Angleterre
que sur le continent. L’utilitarisme de Jeremy Bentham leur est
commun, comme l’analyse économique de Ricardo, et seul le
problème social, c’est-à-dire la question ouvrière, les différen-
cie des conservateurs. En effet, ces derniers, comme la droite

1. La Première Internationale fut fondée en 1864 à Londres, à l’occasion


de l’exposition universelle ; la scission entre le courant socialiste et le courant
anarchiste en 1873, marqua sa ruine, entérinée en 1876. En revanche, l’Inter-
nationale ouvrière, ou Deuxième Internationale, fut organisée, notamment
grâce à Friedrich Engels, par une vingtaine de partis socialistes européens au
congrès de Paris de juillet 1889. Reposant sur l’analyse marxiste et la lutte
des classes, elle connaît une division lorsqu’un courant, sur sa droite, soutient
que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-
mêmes » en privilégiant la réforme et l’action parlementaire. En 1904, cette
ligne, soutenue par Jaurès, est condamnée au profit de la ligne révolutionnaire
de Jules Guesde.
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 305

contre-révolutionnaire française, critiquent la société engendrée


par la révolution industrielle tandis que libéraux et socialistes,
sans doute comme Saint-Simon, sont convaincus qu’à la longue
le progrès engendré par la révolution industrielle aura raison
des difficultés sociales. À la fin du XIXe siècle, la lecture de
Marx fit évoluer les penseurs progressistes anglais, mais plu-
tôt pragmatiques, ils récusèrent les abstractions philosophiques
du marxisme. En 1883, à l’initiative de Thomas Davidson
(1840-1900), un groupe de réflexion sociale fut fondé ; la Fel-
lowship of New Life (« Les Compagnons de la nouvelle vie »).
Sa démarche était très influencée par le christianisme protes-
tant : chacun, en cultivant ce qu’il a de meilleur et en don-
nant l’exemple, permettra de transformer la société. En 1884,
certains compagnons, dont George Bernard Shaw, désirèrent
mener une action politique et ils fondèrent la Fabian Society1.
D’emblée, les fabiens s’attaquèrent à la société libérale, dénon-
çant un « système compétitif » qui n’assurait le bonheur et le
confort que d’une élite au détriment de la souffrance du plus
grand nombre et affirmant que la société devait être recons-
truite de façon à garantir le bien-être général et le bonheur. En
1889, ils publièrent leurs idées sous le titre Fabians Essays in
Socialism. Axées sur un socialisme de pouvoir local (ou socia-
lisme municipal), elles visaient à la gestion par la collectivité
de services publics urbains par la création de régies (habitat
social, transports, énergie, santé, école, culture…), une action
éducative et sociale de terrain (école, douches municipales,
assistance aux chômeurs et aux indigents…), enfin une appro-
priation collective du foncier (habitat bon marché, équipements
sportifs et culturels) 2. En effet, les fabiens étaient des socia-
listes réformistes qui niaient la nécessité de la lutte de classe
comme du « grand soir », prétendant que le passage du capi-
talisme au socialisme ne peut s’effectuer que par des réformes

1. Ce club de réflexion politique de tendance centre gauche, socialiste et


réformatrice, joua ensuite un rôle très important dans la création du parti
travailliste en 1900 et du New Labour dans les années 1990. Ayant décidé
d’adopter une démarche patiente de réformes progressives, les fabiens choi-
sirent de se référer au consul romain Quintus Fabius Maximus (275-203
av. J.-C.) surnommé Fabius Cunctator (« le temporisateur ») en raison de sa
stratégie de guerre d’usure contre Hannibal.
2. Leur influence fut très importante dans les municipalités socialistes fran-
çaises de l’entre-deux-guerres.
306 Nouvelle histoire des idées

engendrant une transformation graduelle de la société. Soucieux


de pragmatisme, ils étaient plus intéressés par le comment que
par le pourquoi ; toutefois, au début du XXe siècle, ils prirent
conscience de la nécessité de définir le rôle de l’État, ce qui
entraîna une scission lorsque la Société se prononça en faveur
du protectionnisme tant qu’il signifiait l’« intervention délibérée
de l’État dans le commerce (…) et la subordination des entre-
prises commerciales à des fins nationales ». Le socialisme anglais
fut dès lors plus anglais que socialiste.
Or, parallèlement à la réflexion intellectuelle et morale, la
critique de la société née de la révolution industrielle avait été
menée, dès les années 1830, par la création d’associations de
travailleurs. En 1838, la London Working Men’s Association
(« Association londonienne des travailleurs ») publia la People’s
Charter qui se voulait au plan social l’équivalent de la Grande
Charte politique de 1215. Tout au long du XIXe siècle, le char-
tisme acquit une doctrine (notamment grâce à Ricardo) et mena
des actions (grâce à Robert Owen). Dans les années 1890, il fut
confronté à la nécessité d’une action cohérente : à la méthode
de la révolution violente, il fut préféré, sous l’influence des
fabiens, l’intégration dans le système parlementaire. En 1900,
les syndicats britanniques fondèrent alors le Parti travailliste afin
qu’ils pussent être représentés au sein du Parlement britannique.
La démarche anglaise se situait donc à l’opposé de celles des
socialistes du continent : le parti n’était qu’un outil politique
dans les mains des syndicats. Ce profond réformisme social
ne se déclara socialiste qu’en 1918, lorsque dans les premiers
statuts du Parti travailliste fut réclamée la nationalisation des
moyens de production, de distribution et d’échange.

L’extrême gauche

Si, dès les premiers moments du courant socialiste, l’opposition


entre le réformisme et la révolution avait constitué l’essentiel du
débat, elle n’occultait pas pour autant ceux qui ne se reconnais-
saient ni dans l’un ni dans l’autre. Le champ de la contestation
sociale était donc bien plus vaste que cet affrontement.
En effet, à l’extrême gauche, s’était développée, au XIXe siècle,
l’idéologie anarchiste reposant sur l’antiautoritarisme, c’est-
à-dire le refus de toute autorité, individuelle ou collective, légale
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 307

ou non. La difficulté pour appréhender l’anarchisme est qu’il


n’est pas « un monument théorique achevé. (…) L’anarchisme
se constitue comme une nébuleuse de pensées qui peuvent se
renvoyer de façon contingente les unes aux autres plutôt que
comme une doctrine close1 ».

L’individualisme libertaire
L’idée-force en est l’autonomie individuelle. Son précur-
seur, le Bavarois Max Stirner (1806-1856), de son vrai nom
Johann Kaspar Schmidt, publia en 1844 Die Einzige und sein
Eigentum (« L’Unique et sa propriété ») qui est un réquisitoire
contre toutes les autorités, morales ou matérielles, qui aliènent
le « Moi ». Aussi bien, pour lui, toutes les croyances (en Dieu
ou en l’Homme), mais aussi toutes les idéologies (du libéralisme
au communisme en passant par le socialisme et le nationalisme)
ne sont que des superstitions, des idoles, des songes creux, aux-
quels l’individu choisit d’adhérer, souvent pour se tromper lui-
même, mais toujours contre son intérêt, car chacun est unique.
Cet Unique est, selon Stirner, souverain et ne s’aliène à rien ni
personne, sauf à accepter de s’associer aux autres uniques. En
fait, la philosophie de Stirner était celle de l’Ecclésiaste : une
conscience nihiliste a posteriori. Tout comme Qohelet, l’impré-
cateur de sagesse biblique, qui s’écriait : « Vanité des vanités
et tout est vanité », Stirner affirmait après Goethe : « Je ne fais
plus confiance en rien ». Cet anarchisme défend l’exaltation de
la liberté de l’individualité face à l’oppression de la société, de
ses croyances et de ses institutions.

Le socialisme libertaire
Alors que pour l’individualisme libertaire, l’individu seul peut
jouir de sa propriété, le socialisme libertaire limite la propriété
au strict usage personnel et refuse qu’elle serve à en tirer des
revenus. Il est à mi-chemin entre l’individualisme par sa défense
de la liberté et de l’autonomie de l’individu et du socialisme par
sa conception d’une gestion collective égalitariste de la société.
Si Proudhon en fut l’initiateur avec son mutualisme, le fer de
lance de la lutte anarchiste à la fin du XIXe siècle était Michel
Bakounine (1814-1876). Pour ce dernier, le bien suprême du

1. Vivien Garcia, L’Anarchisme aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2007.


308 Nouvelle histoire des idées

révolutionnaire est sa liberté, mais à l’opposé des penseurs des


Lumières, celle-ci n’est pas une question individuelle, mais
sociale : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres
humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également
libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation
de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la
confirmation » (Dieu et l’État ou L’Empire knouto-germanique et
la révolution sociale). Or la liberté ne peut exister quand Dieu
et l’État existent. Dans le premier cas, si Dieu existe, l’homme
lui est soumis ; si l’homme est libre, Dieu n’existe pas. Dans
le deuxième cas, l’État, même s’il est prolétarien, est un sys-
tème de domination qui crée toujours une élite et nécessite une
infrastructure bureaucratique qui est nécessairement opposée à
l’exercice de la liberté. Aussi bien, s’il rejette l’État bourgeois, il
rejette aussi l’État communiste : « Je ne suis point communiste
parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les
puissances de la société dans l’État, parce qu’il aboutit néces-
sairement à la centralisation de la propriété entre les mains de
l’État, tandis que moi je veux l’abolition de l’État… Je veux
l’organisation de la société et de la propriété collective ou sociale
de bas en haut par la voie de la libre association, et non de
haut en bas, par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voilà
dans quel sens je suis collectiviste et pas du tout communiste. »

Le syndicalisme révolutionnaire
Il toucha l’Europe (notamment l’Italie), mais aussi les Amé-
riques. Influencé à la fois par le marxisme et l’anarchisme
mutualiste, il refusait autant le syndicalisme réformiste que les
partis politiques, mêmes prolétariens ; pour lui, l’émancipation
des ouvriers ne pouvait se faire que par eux-mêmes et dans les
structures qui leur étaient propres, les syndicats. Hostile aux
syndicats de métier, assez proches du corporatisme, il se déve-
loppa par usine ou par branche : l’intérêt de la classe ouvrière
dépassait les intérêts particuliers de telle ou telle activité. En
1892, un guesdiste, Fernand Pelloutier (1867-1901), cosigna
avec Aristide Briand (1862-1932) De la révolution par la grève
générale. S’étant rendu compte du corporatisme des chambres
syndicales, il entreprit de regrouper les ouvriers dans des organi-
sations faites par eux et pour eux, afin d’y exercer le « syndica-
lisme intégral ». Ce furent les bourses du travail, lieux d’activités
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 309

et de réunion communs aux syndicats de salariés, à la fois


organisations de solidarité1 et lieux d’apprentissage de la pensée
sociale et économique. Elles se fédérèrent en 1892, Pelloutier
devenant le premier secrétaire général de cette fédération. En
1895, sa fusion avec la Fédération nationale des syndicats donna
naissance à la Confédération générale du travail (CGT)2. Le
syndicalisme révolutionnaire y fut dominant et, en 1906, il fut
à l’origine de la charte d’Amiens contre les arrière-pensées des
guesdistes : le syndicat n’est pas une courroie de transmission
d’un parti politique (comme en Allemagne), il a au contraire
la charge de veiller à l’amélioration de la situation quotidienne
du travailleur, mais aussi de préparer la grève générale insur-
rectionnelle qui renversera la bourgeoisie et abolira le salariat.
La répression des grèves de 1908 par Clemenceau, la relative
modération de certaines fédérations comme de la SFIO, puis le
ralliement à l’Union sacrée en 1914, eurent raison du syndica-
lisme d’action directe, dont une partie des responsables connut
une dérive droitière.

L’émergence de la droite révolutionnaire

Cette expression, due à l’historien Zeev Sternhell3, traduit le


bouillonnement, dans la France de la fin du XIXe siècle, d’in-
tellectuels qui communiaient dans le refus de tout ce que la
Renaissance avait plus ou moins engendré autour de la croyance
dans le progrès et dans la raison individuelle. Reprenant l’expres-
sion de Nietzsche, il les a appelés les anti-Lumières (2006). En
effet, pour ces derniers, ce sont les peuples, dans leur cadre
national, qui assurent la légitimité. Or, comme les nations sont
différentes les unes de autres, ils nient toute validité à la quête
rationnelle d’universaux menée depuis le XVIIIe siècle À leurs
yeux, les idéologies politiques ne sont que des artifices au regard
de la spécificité objective des cultures nationales.

1. La bourse du travail de Saint-Étienne, ville où fut créée la Fédération


des bourses du travail, porte à son frontispice : « Liberté, Égalité, Solidarité ».
2. Pelloutier obtint néanmoins que la Fédération des bourses du travail
gardât son autonomie.
3. La Droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme,
Paris, Le Seuil, 1re éd. 1984.
310 Nouvelle histoire des idées

Gustave Le Bon (1841-1931), médecin et anthropologue,


entreprit d’appliquer la théorie darwinienne à la psychosocio-
logie, s’intéressant principalement aux errances comportemen-
tales des foules. Étudiant la domination des masses, il estimait
que la rhétorique de persuasion démocratique aussi bien que
la propagande totalitaire relevaient de la manipulation et de la
suggestion qui, à terme, allaient remplacer l’autorité tradition-
nelle liée à la fonction : « L’âge où nous entrons sera vérita-
blement l’ère des foules. (…) Aujourd’hui ce sont les traditions
politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs riva-
lités qui ne comptent plus et, au contraire, la voix des foules
qui est devenue prépondérante », écrivit-il dans son principal
ouvrage Psychologie des foules (1895). Mettant en garde contre
la mystique des foules1, il estime qu’en redonnant sa primauté
à l’instinct, on pourra éviter les séductions du raisonnement.
Pour lui, l’éducation doit donc faire passer le conscient dans
l’inconscient : « L’habileté et l’unité de doctrine doivent, par
une éducation appropriée, être rendues instinctives. » Le drame
pour Le Bon, qui dénonça en 1924 les dangers totalitaires (De
l’évolution de l’Europe vers diverses formes de dictature), fut que
sa lecture pouvait être faite dans l’autre sens. Père de la psy-
chologie des foules, ses analyses inspirèrent ainsi certains démo-
crates (Clemenceau, Raymond Poincaré, Churchill, Roosevelt,
de Gaulle) tandis qu’elles furent détournées par d’autres à des
fins totalitaires (Mussolini, Hitler, Staline, Mao).
Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), engagé en 1890
au Parti ouvrier français de Jules Guesde, se fit le défenseur
d’un « socialisme » défendant l’idée de sélection naturelle, l’anti-
sémitisme contre la « ploutocratie israélite » et un renouveau du
paganisme dans une religion civique et panthéiste. Déconsidéré
en France à partir des années 1900, il continua à avoir de
l’influence à l’étranger. Eugéniste, hostile au métissage qui est
un risque d’extinction des races au profit des « ethnies », il prédit
que le bellicisme de l’Europe affaiblira ce continent au profit

1. « L’Allemand moderne est plus dangereux encore par ses idées que par
ses canons. Le dernier des Teutons reste convaincu de la supériorité de sa
race et du devoir, qu’en raison de cette supériorité, il a d’imposer sa domina-
tion au monde. Cette conception donne évidemment à un peuple une grande
force. Il faudra peut-être une nouvelle série de croisades pour la détruire »
(Hier et demain, 1918).
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 311

de l’Amérique et de l’Asie. Raciste, convaincu de la supériorité


de la race blanche, dolichocéphale (il publie, en 1899, L’Aryen,
son rôle social), il dénie toute idée de droits de l’homme : « Il
n’y a pas plus de droits de l’homme que de droits du tatou
à trois bandes (…). Les droits sont de pures conventions, des
transactions entre puissances égales et inégales ; dès que l’une
d’elles cesse d’être assez forte pour que la transaction vaille pour
l’autre, le droit cesse (…), car le droit n’est que l’état créé par
la force » (ibid.).
Or, ces idées, rejetées par la communauté savante ou scien-
tifique, trouvèrent un écho en raison des événements français.
Le climat politique était alors empoisonné et le régime répu-
blicain risquait à tout moment de sombrer en raison de l’agi-
tation nationaliste et antisémite consécutive à l’affaire Dreyfus.
Le personnel politique qui ne souhaitait ni une restauration
royaliste ni une aventure césariste comprit qu’il convenait de
mettre en sourdine les débats qui avaient divisé la gauche. Du
côté républicain, en 1884, le second gouvernement Jules Ferry
fit voter la loi légalisant la création de syndicats. Cette loi qui
était une importante avancée démocratique en faveur du monde
ouvrier, participait, comme les lois de 1881 sur l’instruction
publique, de la même volonté de réduire les extrêmes. Le pré-
sident du Conseil ne cachait d’ailleurs nullement les intentions
de son gouvernement : « Réprimer aveuglément (…) favorisait
la prolifération des sectes socialistes. En autorisant les syndicats
professionnels, ce gouvernement a mis en place une administra-
tion composée de l’élite des ouvriers prompte à l’arbitrage de
la préfecture et capable d’isoler les agitateurs professionnels1. »
En effet, comme l’école avait pour but d’éviter l’embrigadement
des masses ouvrières dans l’aventure révolutionnaire, la création
de syndicats visait non pas à briser les grèves, mais à en limiter
le nombre. Du côté socialiste, après un temps d’hésitation, une
partie des responsables décida, en réponse aux émeutes des rues,
de soutenir le système républicain. En 1899, l’entrée dans le
gouvernement Waldeck-Rousseau du socialiste Alexandre Mil-
lerand, soutenu par Jean Jaurès contre Jules Guesde, marqua
un temps fort dans l’histoire des socialistes. La participation
au parlementarisme bourgeois eut d’importantes conséquences

1. Discours à la Chambre du 31 janvier 1884. Voir Stéphane Sirot, 1884 :


des syndicats pour la République, Paris, Le Bord de l’eau, 2014.
312 Nouvelle histoire des idées

mentionnées précédemment. Face aux socialistes qui acceptaient


les règles du jeu libéral et assuraient ainsi la sauvegarde des
libertés bourgeoises, la gauche extrême estima alors que le seul
moyen de sauver le socialisme était de briser la démocratie libé-
rale. On assista alors à la naissance d’une convergence objective
d’action entre la gauche révolutionnaire et la droite radicale,
préfigurant les mouvements de droite révolutionnaire en Europe,
mais créant aussi une constante politique en France. En effet,
la participation au « système » qu’ils percevaient comme un affa-
dissement de leur idéal, fit que ces socialistes révolutionnaires
préférèrent quitter le socialisme pour rester fidèles à la révo-
lution, certains allant jusqu’à rejoindre la droite extrême. Pour
préserver leurs principes, ils abandonnèrent ainsi leurs idées.
Comme l’écrit Zeev Sternhell : « On invoque l’appel au peuple
contre la démocratie. Le système parlementaire issu du suffrage
universel est mis en question au nom du suffrage universel »
(Histoire et Lumières, 2014).
De la fin du XIXe siècle à l’explosion du deuxième conflit
mondial, la France connut une série de ces « transfuges » dont
les parcours ne furent cependant pas identiques. Georges Sorel
(1847-1922), d’abord marxiste puis réformiste, profondément
antiparlementariste, se fit le théoricien du syndicalisme révo-
lutionnaire, apparu de fait au sein de la CGT (Confédération
générale du travail). Dans Les Illusions du progrès (1908), il sou-
tenait que le mythe du progrès était entretenu pour assurer le
triomphe et la durée de la classe dégénérée qu’est la bourgeoi-
sie. Selon lui, le monde est un chaos qui n’a aucune finalité et
seul l’effort humain peut lui conférer un ordre, mais toujours
volontaire et artificiel. Dans les Réflexions sur la violence (1908),
il désignait l’action directe des syndicats et, principalement, la
grève générale comme l’expression de la volonté du prolétariat.
Déçu par la CGT, il se rapprocha alors de Charles Maurras,
sans pour autant devenir nationaliste. S’il inspira les créateurs
du Cercle Proudhon, qui réunissait socialistes révolutionnaires et
monarchistes, et visait à convertir les syndicalistes au royalisme,
il les désavoua. Opposé à l’Union sacrée durant la Première
Guerre, il s’enthousiasma pour la révolution bolchevique et pour
Lénine. Son influence fut, comme ses engagements, protéiforme,
allant du marxisme au fascisme. Son disciple, Édouard Berth
(1875-1939), fut d’abord réformiste puis devint un théoricien
du syndicalisme révolutionnaire. Refusant, comme son maître,
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 313

l’idée de progrès, en raison de leur commune aversion pour


le régime bourgeois parlementaire, il se rapprocha de l’Action
française royaliste et, essayant de faire la synthèse entre le corpo-
ratisme maurrassien et le syndicalisme révolutionnaire, il fonda,
en 1911, les Cahiers du cercle Proudhon, dont Maurras écrivait en
1913 : « Les Français qui se sont réunis pour fonder le Cercle
Proudhon sont tous nationalistes. Le patron qu’ils ont choisi
pour leur assemblée leur a fait rencontrer d’autres Français, qui
ne sont pas nationalistes, qui ne sont pas royalistes, et qui se
joignent à eux pour participer à la vie du Cercle et à la rédaction
des Cahiers. Le groupe initial comprend des hommes d’origines
diverses, de conditions différentes, qui n’ont point d’aspirations
politiques communes, et qui exposeront librement leurs vues
dans les Cahiers. Mais, républicains fédéralistes, nationalistes
intégraux et syndicalistes, ayant résolu le problème politique ou
l’éloignant de leur pensée, tous sont également passionnés par
l’organisation de la Cité française selon des principes empruntés
à la tradition française, qu’ils retrouvent dans l’œuvre proud-
honienne et dans les mouvements syndicalistes contemporains »
(L’Action française et la religion catholique). Enthousiasmé par la
révolution de 1917 et par sa conception de la lutte des classes,
il condamna la « société de termites » qu’était devenue l’URSS,
non sans pourtant adhérer au parti communiste en 1920 ni sans
rester profondément syndicaliste révolutionnaire.
À la veille de la Grande Guerre, l’évolution politique générali-
sée vers les centres des républicains, des monarchistes modérés,
mais aussi des socialistes, ne laissait que peu de place aux cou-
rants politiques hostiles à la démocratie libérale et bourgeoise.
La collusion objective de certains éléments de la droite contre-
révolutionnaire et de la gauche révolutionnaire ne produisit pas
un courant assez puissant pour inquiéter les institutions, d’au-
tant que l’idée de revanche et le nationalisme dominaient les
débats. Toutefois, elle créa une conception idéologique nouvelle
qui s’attaquait au capitalisme sans s’attaquer à la propriété et
à la notion de profit ; qui critiquait l’idée même d’un progrès
positif et qui préférait une sorte « d’agencement » de l’écono-
mie, non linéaire et empirique pour répondre aux besoins de
justice sociale ; qui était réfractaire au pluralisme idéologique du
parlementarisme et lui préférait une société organique telle que
Durkheim la définissait. Son refus du progrès linéaire éloigna ses
membres de la conception progressiste de la révolution, conçue
314 Nouvelle histoire des idées

autant par les libéraux que par les socialistes. Au contraire, pour
eux, la révolution n’ouvrait pas la voie d’un avenir aussi meil-
leur que lointain ; elle avait son sens étymologique de « retour
au point de départ ». Et cette conception cyclique, traditiona-
liste de la révolution, apparut alors à des hommes de gauche
comme un moyen nouveau de créer un socialisme qui fût à la
fois anticapitaliste et national.
14

LES CONSÉQUENCES
DU PREMIER CONFLIT MONDIAL

La guerre de 1914, outre l’horreur des batailles, eut des


conséquences majeures sur l’économie, la politique et la pensée
politique européenne, mais aussi mondiale.
Passé le temps de l’union nationale dans chacun des pays
concernés par le conflit, le débat idéologique reprit. Toutefois,
il n’était plus directement l’héritier des crises qui avaient secoué
l’Europe de 1789 à 1871. Les idéologies s’étaient ancrées dans
des certitudes que la guerre avait engendrées.
Le tournant capital eut lieu en 1917.
Exsangues, les Alliés n’avaient été sauvés que par l’entrée en
guerre des États-Unis. Jusqu’alors, ces derniers s’étaient satis-
faits d’être les fournisseurs en armement d’une partie des bel-
ligérants, ce qui avait extraordinairement dopé leur économie.
Mais en 1917, ils avaient décidé de prendre part au conflit et,
en contribuant à y mettre un terme, d’apparaître comme les
principaux vainqueurs. Pour le Vieux Continent, qui ne s’en
était pas immédiatement rendu compte, il s’agissait d’un terrible
renversement historique : pour la première fois, une ancienne
colonie européenne intervenait sur son sol et lui venait en aide.
Cela fut ressenti par certains observateurs comme le signe d’un
vieillissement, d’une décrépitude de l’Europe, comme lorsque
des parents, parvenus à un certain âge, sentent le besoin d’être
épaulés par leurs enfants. Les uns l’acceptèrent comme une
fatalité, les autres tentèrent de le nier.
Cette même année 1917, la Russie faisait sécession. La révo-
lution de février qui avait aboli la monarchie ne tint pas face au
316 Nouvelle histoire des idées

soulèvement communiste d’octobre. Le nouveau pouvoir signait


la paix avec l’Allemagne en mars 1918 et coupait le pays du
reste du continent. La Russie qui s’était voulue européenne
depuis Pierre le Grand se claquemurait dans un autisme bol-
chevique. Mais par ailleurs, l’installation au pouvoir du commu-
nisme, idéal pour les uns, utopie pour les autres, eut une autre
conséquence. Un corpus idéologique devint alors dogme et un
parti internationaliste se fit Église, avec ses fidèles, ses exégètes
et ses hérésiarques, son pontife, sa curie, ses inquisitions et la
propagande comme forme moderne d’évangélisation. La sacra-
lisation des idées politiques fut alors pleinement consommée.
Parmi les peuples sevrés d’espoir, l’espérance s’était levée à Mos-
cou, comme auparavant sur le Golgotha, dans l’Allemagne de
la Réforme ou la France de la Révolution. Le vent paraclet des
idées nouvelles fut, comme toujours, attisé par la soif de justice
sociale, et la contagion fut à l’œuvre tant que la lente érosion
de l’exercice du pouvoir ne transforma pas l’idéal en système.
Les conséquences des quatre années de guerre furent très
importantes à de multiples niveaux, mais le monde des idées
n’échappa nullement au haut-le-corps que l’innommable bou-
cherie de 14-18 suscita chez ceux qui en avaient réchappé. Ce
fut d’abord le rejet du système qui l’avait engendrée. Les monar-
chies furent balayées, mais les régimes parlementaires furent
placés sous la surveillance morale des anciens combattants1 qui
estimaient que les souffrances endurées dans l’enfer des tran-
chées leur donnaient le droit d’exiger des hommes politiques une
moralisation de la vie publique, certains, tel Mussolini, n’hésitant
alors pas à appeler de leurs vœux une « tranchéocratie2 ». Leurs
associations, toutes obédiences partisanes confondues, radicali-
sèrent la prétention des citoyens à la surveillance des élus et,
assez rapidement, l’antiparlementarisme et le refus du « système
combinard », ne furent plus l’apanage de la droite nationaliste,
mais se généralisèrent. Ce fut ensuite une désacralisation puis un
refus général de la guerre. En 1914, les Européens belligérants

1. Pour la France, les classes de 1887 à 1919 furent mobilisées durant


tout le conflit. Les anciens combattants représentaient donc tous les hommes
nés entre 1877 et 1899 : ils avaient entre 19 et 41 ans en 1918 et entre 40
et 62 ans en 1939.
2. Robert Wohl, The Generation of 1914, Harvard University Press, 1979,
p. 170-173.
Les conséquences du premier conflit mondial 317

étaient encore les héritiers des conflits de la Révolution française


et de l’époque napoléonienne qui avaient formé le « mythe de
la guerre », exaltant le métier des armes et les morts au champ
d’honneur1. En 1918, « Plus jamais ça ! » traduisit au contraire
un rejet de tout conflit militaire, mais ne doit néanmoins pas
être interprété comme une adhésion au pacifisme. On a par-
fois voulu voir dans l’exemple russe l’origine des mutineries qui
éclatèrent en 1917. Si l’on ne peut pas exclure une influence
marginale, les désobéissances marquèrent principalement le refus
de monter au front (la « grève des attaques ») avec la certitude
de la mort pour des gains de quelques centaines de mètres. Le
« À bas la guerre ! » crié par les mutins n’est pas un déni de
la défense nationale, mais le rejet de combats à outrance où
les engins mécaniques et les armes perfectionnées broyaient les
hommes. Guillaume Apollinaire qui écrivait en 1914 : « Ah !
Dieu que la guerre est jolie » dénonce l’« Obus-Roi » en 1916.
La Chanson de Craonne, antimilitariste et anticapitaliste en 1915,
devient par la suite le thrène des soldats sacrifiés : « De cette
guerre infâme,/ C’est à Verdun, au fort de Vaux/ Qu’on a risqué
sa peau. » Sauf pour quelques-uns, la guerre comme le pacifisme
ont alors changé de sens : la défense du sol national qui avait
enthousiasmé les foules en 1914 n’est devenue qu’une entreprise
mortifère et ruineuse à tous points de vue ; de son côté, la
paix n’est plus un idéal fraternel, mais devient une fringale de
tranquillité et de jouissance. Les peuples qui avaient participé
au conflit se jetèrent alors dans le « di-vertissement » au sens
pascalien du terme.
Pourtant, il semble bien que l’insouciance des Années folles
n’ait pas touché que la société civile. Le monde politique reprit
ses jeux comme si la guerre n’avait été qu’un intermède cau-
chemardesque de la Belle Époque.
Ce fut la crise économique, d’abord larvée, puis soudaine
et violente en 1929, qui changea notablement la donne. L’une
de ses sources vint des Anglo-Saxons qui donnèrent un temps
plus d’importance au secteur financier qu’au secteur industriel :
si dans la décennie 1920, la production industrielle augmente

1. Voir George L. Mosse, Fallen Soldiers : Reshaping the Memory of the


World’s Wars, New York/Oxford, Oxford University Press, 1990 [De la Grande
Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette,
1999, 2003].
318 Nouvelle histoire des idées

de 50 %, la hausse des cours de Bourse est elle de 300 %. La


spéculation et l’emballement du crédit, joints à l’endettement
général des pays européens et à la surproduction américaine,
aboutirent au krach boursier de Wall Street (24-29 octobre
1929). L’effondrement de la confiance affecte alors la consom-
mation et les investissements : les entreprises font faillite, suivies
par les banques en 1930. À partir de 1931, la crise bancaire
devient une crise économique : en trois ans, le nombre de
chômeurs est multiplié par dix1. Dès lors, la question sociale
cessa d’être une question annexe de la politique ; elle devint le
pivot de l’action de tous les gouvernements.
La crise sans précédent fut perçue par l’ensemble des penseurs
politiques comme une crise du libéralisme et de ses valeurs. Sa
mise en accusation fut donc le pivot du débat idéologique de
l’entre-deux-guerres.

La réponse libérale

Elle se cantonne avant tout à un débat entre spécialistes dont


le constat portait essentiellement sur la crise économique et ses
causes. Toutefois, elle dépassa ce stade purement intellectuel
pour déboucher aussi sur des choix politiques.

Le libéralisme nostalgique
Pour ceux que l’on a appelés les « néolibéraux2 », les principes
du libéralisme gardent toute leur force et ils expliquent la crise
par le fait que, justement, ces principes n’ont jamais été appli-
qués réellement et qu’ils ont été gauchis par l’interventionnisme
du politique.
Jacques Rueff3 (1896-1978) déclarait, le 8 mai 1934 :
« Comme dans tous les pays du monde, les gouvernements

1. Pour les ouvriers du secteur industriel : 15 % en France, mais 36 %


aux États-Unis et 44 % en Allemagne.
2. Ce terme a pris des sens légèrement différents au cours du temps, mais
il désigne en général les libéraux qui critiquent la trop grande importance de
l’État-providence et refusent toute interférence politique sur les mécanismes
du marché.
3. Inspecteur des Finances, chargé de mission (1926) auprès de Raymond
Poincaré, président du Conseil, ministre des Finances, directeur du Trésor
Les conséquences du premier conflit mondial 319

considèrent que leur tâche essentielle, sinon unique, c’est d’obéir


à la volonté de leurs mandants, tous les gouvernements se sont
attachés, dès que la variation d’un facteur de l’équilibre aurait
obligé la loi à jouer, à en paralyser le mécanisme. » S’opposant
autant à Lénine qu’à Keynes, il rappelait que l’économie plani-
fiée ou organisée qu’avait tentée l’URSS avait dû faire marche
arrière avec la NEP1 et rétablir « temporairement » le méca-
nisme des prix et des salaires. Voyant dans l’économie organisée
non seulement une atteinte à la liberté économique, mais à la
liberté tout court, il déclarait que, pour que la planification
fût efficace, il fallait qu’existât « un organisme susceptible de
prendre des décisions arbitraires, autrement dit dictatoriales »
et il concluait : « La dictature est ainsi une condition et une
conséquence de l’économie planifiée », appuyant sa dénonciation
en citant le Brave New World (Le Meilleur des mondes, 1931)
d’Aldous Huxley : « Tous les gens qui, pour une raison ou pour
une autre, ont trop individuellement pris conscience de leur moi
pour pouvoir s’adapter à la vie en commun, tous les gens que
ne satisfait pas l’orthodoxie, qui ont des idées indépendantes
bien à eux, tous ceux, en un mot, qui sont quelqu’un, on les
envoie dans une île. »
Au contraire, parce que le système libéral est celui « qui
convient à un homme libre », il déniait tout droit à l’État
d’intervenir dans le domaine économique : « Toutes les turpi-
tudes de notre régime, j’en ai toujours trouvé la source dans
des interventions de l’État. » Cependant, il n’excluait pas la
justice sociale, préférant une politique plus curative que pré-
ventive : « Je n’ai aucune peine à concevoir un régime libéral
jacobin, où une justice égale et rigoureuse, en même temps
qu’une charité active et généreuse, se concilieraient avec une
politique tendant uniquement à améliorer les niveaux de vie,
donc le sort du plus grand nombre. Et je crois qu’il existerait
dans un pareil régime plus de bonheur pour les masses que
dans les systèmes malthusiens qui donnent à leurs auteurs

sous le Front populaire, sous-gouverneur de la banque de France (1939), il


fut notamment l’auteur du plan portant son nom et qui réorganisa l’économie
française au début de la Ve République.
1. La « nouvelle politique économique », fondée sur l’introduction d’une
relative libéralisation économique, fut décidée en 1921 pour redynamiser la
Russie soviétique sortie ruinée et affamée de la guerre puis de la guerre civile.
320 Nouvelle histoire des idées

toutes les apparences de l’action généreuse, mais organisent


la misère et la ruine. »

Le libéralisme réformateur
En réalité, le libéralisme se trouvait confronté à un dilemme.
D’un côté, le parlementarisme qu’il avait contribué à mettre
en place durant tout le siècle précédent ne s’avérait pas à la
hauteur en temps de crise : trop dépendants de l’opinion pour
des raisons électorales, les gouvernements n’étaient pas assurés
de la durée de leur action et ils se trouvaient donc dans l’inca-
pacité de prendre des mesures drastiques impopulaires, mais
nécessaires. De l’autre, l’autoritarisme d’État, qui ne s’était alors
exprimé que dans le cadre de la révolution des soviets, avait
abouti à une dictature liberticide et à un dirigisme économique
qui avait établi le collectivisme et un capitalisme d’État. Pour
les penseurs libéraux, il s’agissait donc de trouver un équilibre
entre un pouvoir exécutif fort et la solidité des libertés fonda-
mentales. Ce louvoiement entre Charybde-la banqueroute et
Scylla-l’agitation ouvrière conduisit les tenants du libéralisme
économique à chercher à favoriser le renforcement de l’exécutif,
quitte à mettre ponctuellement à mal les principes.
En France, le libéralisme avait toujours préféré trouver des
réponses politiques. Ce fut encore le cas avec André Tardieu
(1876-1945), collaborateur de Clemenceau, qui fut trois fois
président du Conseil des ministres entre 1929 et 1932. Grand
admirateur des États-Unis, il décida de faire entrer la France
dans la société de consommation, encourageant, d’une part, la
modernisation des infrastructures (routes, ports et aéroports, rail)
et l’électrification du pays et, d’autre part, le pouvoir d’achat de
certaines catégories sociales (fonctionnaires, retraités…). À partir
de 1933, la crise mondiale n’étant pas jugulée, il se tourna alors
vers une solution politique. Hostile tout autant au césarisme
populiste qui se répandait en Europe qu’au communisme, il sou-
haita renouveler le républicanisme. L’obsolescence somnolente
du parlementarisme lui fit ressentir la nécessité de la Réforme
de l’État, titre de l’ouvrage qu’il publia en 1934. Il proposait de
réviser les lois constitutionnelles de 1875 dans un sens plus favo-
rable à l’exécutif. Par exemple, il souhaitait retirer à la Chambre
des députés l’initiative des dépenses, redonner vigueur au droit
de dissolution de celle-ci par le président de la République,
Les conséquences du premier conflit mondial 321

mais à la demande unique du chef du gouvernement qu’il


n’appelait plus président du Conseil, mais Premier ministre. Il
voulait aussi introduire l’usage du référendum pour rendre « au
peuple le contact du réel » et donner enfin le droit de vote aux
femmes1. En voulant réaliser cette réforme par le recours au
vote référendaire, en court-circuitant le Parlement et les partis,
Tardieu se marginalisa. Par malheur pour lui, son Heure de la
décision parut quelques jours avant la manifestation des ligues
du 6 février 1934 et il apparut alors comme un factieux en
puissance. Autour de lui se regroupèrent, en convergence intel-
lectuelle, des hommes de droite et du centre droit, mais aussi
certaines personnalités de gauche qui estimaient nécessaire une
évolution des institutions : Gaston Doumergue2, Paul Reynaud3,
Pierre-Étienne Flandin4… Des mesures nouvelles furent ajoutées
au plan de réforme institutionnelle : proportionnelle intégrale,
vote par tête et vote familial, vote obligatoire, réorganisation
du Conseil économique et social… Après la manifestation du
6 février 1934 et la contre-manifestation du 9 qui avaient dan-
gereusement menacé l’unité nationale, de jeunes fonctionnaires,
des socialistes SFIO, des radicaux, des néosocialistes aussi bien
que des Croix-de-Feu5 signent alors le plan du 9 juillet 1934.

1. Conférence du 27 janvier 1933.


2. Le radical Gaston Doumergue (1863-1937), ministre à partir de 1906,
fut deux fois président du Conseil de 1913 à 1914, puis en 1934 à la tête
d’un gouvernement d’union nationale. Il fut président de la République de
1924 à 1931.
3. Paul Reynaud (1878-1966), membre du parti de droite l’Alliance démo-
cratique, fut plusieurs fois ministre sous les IIIe et IVe Républiques. Il fut deux
fois vice-président du Conseil (en 1932 et en 1953) et président du Conseil
de mars à juin 1940.
4. Pierre-Étienne Flandin (1889-1958), chef de file de l’Alliance démocra-
tique, fut président du Conseil de novembre 1934 à mai 1935. Il accepta de
devenir le vice-président du Conseil de Philippe Pétain en décembre 1940,
en remplacement de Pierre Laval. Récusé par les Allemands, il démissionna
en février 1941, aussitôt remplacé par François Darlan.
5. L’Association des combattants de l’avant et des blessés de guerre cités
pour action d’éclat ou Croix-de-Feu, dirigée par le colonel de La Rocque,
longtemps accusée à tort de fascisme, se montra tout autant hostile aux ligues
d’extrême gauche que d’extrême droite. Souhaitant pratiquer en temps de
paix le brassage des classes qui avait constitué la solidarité des tranchées, elle
souhaite mener à bien une réforme institutionnelle et sociale. Dès 1931, elle
propose, outre la réforme des conditions du travail parlementaire, la création
d’un salaire minimum, de congés payés. Favorable au vote des femmes, elle
322 Nouvelle histoire des idées

Tout comme la planification économique devait être la solution


à la crise du capitalisme, ce plan se voulait, dans le domaine
politique et institutionnel, la solution à la crise du parlementa-
risme incarnée par ce qu’il appelle les « oligarchies politiques »
(ou les « ordres mendiants »).
En réalité, la préoccupation centrale de Tardieu était d’adap-
ter l’État libéral aux changements issus de la Première Guerre
mondiale : place des femmes dans la société, déruralisation
qui faisait que le Sénat avait désormais trop de pouvoir… Son
erreur fut de n’avoir pas conçu le renforcement de l’exécutif
sans l’abaissement du législatif. Toutefois, il fut le premier libé-
ral à tenter la synthèse entre la conception napoléonienne et la
conception libérale de l’État et, en ce sens, il fut annonciateur
du gaullisme. Sa vision de l’État est régalienne, neutre et uni-
quement politique ; il ne conçoit donc pas l’intervention éta-
tique dans le domaine social comme c’était alors le cas avec les
balbutiements de l’État-providence. Les dangers de la révision
apparurent alors à gauche comme à droite. Raymond Poincaré
lui-même fit remarquer que la principale cause des difficultés
ne provenait pas de la Constitution, mais de la dérive du jeu
parlementaire. La situation internationale, la crise du 6 février
1934 et la réaction antifasciste conséquente firent avorter la
tentative de révision constitutionnelle. Piégé par son image et
retiré alors de la vie politique, Tardieu se radicalisa, critiquant
les Lumières, la Révolution1 et même la IIIe République2. Il
avait cependant incarné une double crise française : celle de
la culture républicaine et celle de la pensée politique libérale
qui marqua profondément Vichy autant que la IVe République.
S’il influença le général de Gaulle et les constituants de 1958,
la révision qu’il proposait était différente des institutions de la
Ve République. D’une part, elle ne renforçait pas la présidence
de la République, mais la présidence du Conseil et, d’autre
part, elle ne conférait, ni à l’une ni à l’autre, aucune légitimité
populaire, toutes deux émanant de la majorité parlementaire
qui, de ce fait, restait dominante.

penchait plus pour une forme de corporatisme que de syndicalisme, et prônait


l’association capital-travail et le droit de regard des ouvriers sur la gestion
de leur entreprise.
1. La Révolution à refaire. Le souverain captif, 1936.
2. La Révolution à refaire. La profession parlementaire, 1937.
Les conséquences du premier conflit mondial 323

En revanche, les États-Unis menèrent une des rares expé-


riences de libéralisme organisé dans un cadre démocratique.
Ce fut le New Deal du président Franklin Delano Roose-
velt1 (1882-1945). Lors de sa première campagne électorale, il
avait promis « a new deal for the American people » (« une nou-
velle donne pour le peuple américain »). À peine élu, il prit
des mesures d’urgence que l’on a appelées les « cent premiers
jours » axés sur l’aide sociale, la reprise et les réformes (les
3 R : relief, recovery, reform2). Il s’attaqua ensuite à une réforme
drastique du système bancaire et décida l’abandon de l’étalon-
or. En 1933, il mena une politique autoritaire de réduction
et de subvention de la production agricole afin d’en préserver
les cours et, dans le domaine industriel, il créa la National
Recovery Administration (NRA, Agence du redressement natio-
nal) qui devait notamment encourager les industriels à cesser
la concurrence sauvage destructrice du tissu industriel et de
l’emploi au profit d’accords de « concurrence loyale » (cartels). Le
droit de se syndiquer librement et de négocier des conventions
collectives fut accordé aux ouvriers, et la NRA devait veiller à
obtenir une stabilisation des prix et des salaires en encourageant
la négociation entre les partenaires sociaux. Une de ses branches
eut la responsabilité de contrôler la mise en œuvre des grands
travaux. Pour lutter contre le chômage des jeunes, Roosevelt créa
le Civilian Conservation Corps (le corps civil de protection de la
nature) et ordonna la construction de barrages dans la vallée du
Tennessee. Dans un deuxième temps, à partir de 1934, face au
conservatisme des patrons, il prit ouvertement position en faveur
de la reconnaissance du fait syndical3 et il encouragea les mouve-
ments de consommateurs et la publication de prix de référence

1. Il fut le seul président des États-Unis à être élu à quatre reprises (1932,
1936, 1940, 1944).
2. Le soulagement (relief) devait découler de décisions immédiates pour
arrêter la détérioration de l’économie ; le redressement (recovery) était censé
naître de mesures conjoncturelles de relance de la consommation ; la réforme
(reform) était mise en œuvre par des mesures structurelles permanentes visant
à éviter le retour d’une dépression économique et à prémunir les citoyens de
nouveaux désastres.
3. National Labor Relations Act (loi fédérale sur les rapports sociaux) ou
Wagner Act, 1935. Elle autorisait les ouvriers du secteur privé à se syndi-
quer et à mener des actions collectives. Cependant, une partie des salariés
324 Nouvelle histoire des idées

pour les principaux produits de consommation. Ainsi syndi-


cats et consommateurs contrebalançaient-ils la toute-puissance
d’alors du patronat.
Dans le domaine social, il fit décider la création, au niveau
fédéral, d’un système de retraite par répartition pour les plus
de 65 ans, de l’assurance-chômage et des aides aux handica-
pés (Social Security Act, 1935), l’assurance-maladie restant à
la charge de chacun. Ce fut d’ailleurs dans le domaine social,
plus que dans le domaine économique, que le New Deal fut
réellement efficace.
Les conséquences politiques furent doubles : la première fut
le très net renforcement du pouvoir du gouvernement fédéral,
l’exécutif unique étant préféré au fédéralisme et au parlementa-
risme ; la seconde fut l’apparition de l’État-providence (Welfare
State) qui intervenait autant dans l’économie que dans la mise
en œuvre d’une politique sociale afin d’assurer le bien-être
de l’ensemble des citoyens. Pour ces raisons, les libéraux ne
considérèrent le New Deal que comme du social-libéralisme.
En mai 1933, une journaliste du New York Times écrivait que
Washington « ressemblait étrangement à la Rome des premières
semaines après la marche des Chemises noires, au Moscou du
début du Plan quinquennal », l’Amérique réclamant littérale-
ment des ordres, et elle ajoutait : « L’administration Roosevelt
envisage une fédération de l’industrie, du travail et du gouverne-
ment à la mode de l’État corporatiste tel qu’il existe en Italie. »

Enfin, ce fut en Angleterre que John Maynard Keynes1


(1883-1946) entreprit une réflexion en faveur d’une nouvelle
politique libérale. Tout à l’opposé de Rueff, il proposait un libé-
ralisme moderne, soucieux d’efficacité. Son ouvrage majeur fut
The General Theory of Employment, Interest, and Money (« Théorie
générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », 1936). Dès
1924, il critiquait la loi du laisser-faire2. Son idée générale était

en était exclue (salariés agricoles, employés de maison, des chemins de fer


ou de l’aéronautique…).
1. Haut fonctionnaire du Trésor britannique (1914-1919), il fut lié au parti
libéral (alors sur sa fin) et se fit connaître comme un théoricien économique
majeur durant tout l’entre-deux-guerres.
2. Le 6 novembre 1924, il prononça une conférence à Oxford intitulée
« La fin du laisser-faire ».
Les conséquences du premier conflit mondial 325

que l’accroissement de la demande effective provoquerait un sur-


saut de la production et donc une augmentation de l’emploi. Et,
pour relancer la demande, il proposait, dans un cadre protection-
niste, d’une part, d’accroître la masse monétaire pour redonner
des revenus aux salariés et aux entrepreneurs qui investissent et,
d’autre part, de lancer une politique de larges investissements et
de grands travaux qui aurait l’avantage de revivifier le secteur des
travaux publics, grand demandeur de main-d’œuvre. Toutefois,
si Keynes confiait au politique un rôle à jouer dans la relance
de l’économie, il restait un libéral car il était hostile au dirigisme
et à la planification. En fait, l’économie organisée selon Keynes
acceptait l’interventionnisme d’État, mais non le dirigisme.
Si Keynes n’influença pas le premier New Deal qui était anté-
rieur à la publication de son ouvrage, sans doute son analyse
fut-elle prise en compte par les conseillers de Roosevelt dans
le cours du « deuxième » New Deal, après 1935.

La technocratie
Un regard différent, et sans doute plus prospectif, fut porté
sur la mutation du capitalisme, dont l’évolution principale à
venir ne serait ni d’ordre politique ni d’ordre économique, mais
bien d’ordre technique, le pouvoir se complexifiant tellement
qu’il serait désormais exercé par des techniciens, choisis selon
des critères bureaucratiques ou méritocratiques, mais non plus
démocratiques et pour lesquels fut forgé le mot « technocrate »
(1921)1.
Le terrain avait déjà été préparé par Thornstein Veblen
(1857-1929) qui s’était intéressé à la motivation des acheteurs
et, principalement, de ce qu’il appelait la « classe de loisir »
(The Theory of the Leisure Class. An Economic Study of Institu-
tions, 1899), à l’abri de la recherche d’emploi et du besoin.
Le souci de cette dernière étant de se démarquer du voisin, sa
consommation est ostentatoire (conspicuous consumption). Il fut
le premier à donner une définition des motivations de la société
de consommation démocratique : celle-ci n’était plus fondée sur
des valeurs esthétiques comme dans les sociétés aristocratiques,

1. Apparu en 1932 dans le lexique américain, ce mot est formé de deux


racines grecques pour désigner un technicien exerçant le pouvoir politique
ou administratif.
326 Nouvelle histoire des idées

mais sur des signifiants de puissance ou de richesse. De ce fait,


la loi de l’offre et de la demande n’agit plus sur les prix, car,
pour cette classe de consommateurs, plus le prix d’un objet
augmente, plus il est recherché. Considérant que la bourgeoisie
industrielle s’égarait dans son succès économique, n’utilisant ses
bénéfices qu’à une consommation futile et ne les investissant pas
de manière socialement durable1, Veblen estimait que l’industrie
et le capitalisme échapperaient des mains de ces irresponsables
et que le changement nécessaire à l’économie serait assuré par
les ingénieurs : « Les experts, techniciens, ingénieurs (...) consti-
tuent l’état-major indispensable du système industriel. Sans leur
contrôle immédiat et leurs corrections éventuelles, le système
industriel ne fonctionne pas. (...) Jusqu’ici ils ne sont pas encore
groupés même de loin en une force de travail autonome (...),
mais ils sont en position de faire le pas suivant2. »
En France, en 1931, des polytechniciens3 se retrouvèrent dans
le Groupe X-Crise qui devint un club de réflexion accueillant
des personnalités politiques et intellectuelles. Face aux faiblesses
de l’économie libérale révélées par la crise de 1929, ils entendent
promouvoir une « économie coordonnée ». Libéraux, planifica-
teurs ou collectivistes, ils dénoncent en commun les personnels
politiques traditionnels et réclament une plus grande interven-
tion de l’État dans le domaine de la planification économique et
de la protection sociale. Convaincus de l’incompétence des élus
en matière économique, ils proposent de constituer un corps
d’experts aptes à juger des projets économiques et à encadrer
les législateurs et les gouvernants.
Certains, poussant plus loin l’analyse, soulignèrent le caractère
purement superficiel des distinctions politiques qui ne servaient
qu’à appâter telle ou telle catégorie d’électeurs. Aussi bien, alors

1. « La théorie des droits naturels de propriété fait de l’effort productif


d’un individu autosuffisant et isolé, la base de la propriété qu’on lui attribue.
Ce faisant, elle oublie qu’il n’y a ni isolement ni autosuffisance de l’individu.
Toute la production est, en fait, une production grâce à la communauté,
et la richesse n’est telle qu’en société » (The American Journal of Sociology,
novembre 1898).
2. Ibid.
3. Dont Alfred Sauvy, Marc Bloch et Jacques Rueff. Le groupe dissous
en 1940, ses membres évoluèrent différemment : Jules Moch et Louis Val-
lon rejoignirent la Résistance tandis que Gérard Bardet ou Pierre Pucheu
servirent Vichy.
Les conséquences du premier conflit mondial 327

que les politiciens, pour se faire élire, devaient au moins faire


mine de se quereller, les technocrates, ne raisonnant qu’en
termes d’efficacité et d’efficience, étaient faits pour s’entendre
non seulement au sein de chaque pays, mais encore au niveau
international. Cette synarchie1 apparut à certains comme une
internationale ou une franc-maçonnerie de la haute finance,
principalement anglo-saxonne, pour « assujettir les économies
des différents pays à un contrôle unique et antidémocratique
exercé par les groupes de la haute banque2 ».
Mais alors qu’Américains et Français avaient une vision assez
positive d’une technocratie fondée sur le mérite, deux transfuges
du communisme, Bruno Rizzi et James Burnham, étudièrent
l’évolution bureaucratique au travers du prisme stalinien. Bruno
Rizzi (1901-1977) fut un des cofondateurs du Parti commu-
niste italien (PCI) en 1921 avant de le quitter en 1930 et de
s’exiler en France avec la montée en charge du fascisme. En
1939, il publia à Paris La Bureaucratisation du monde, refusé
par les éditeurs, honni par les bien-pensants de l’orthodoxie
communiste et mis au pilon par les nazis. Il y reprenait les
idées de l’ultragauche germano-néerlandaise, pour qui le capi-
talisme d’État stalinien n’était rien d’autre qu’un avatar du
capitalisme, mais il allait plus loin. Selon lui, le « collectivisme
bureaucratique » constituait la négation et le dépassement du
capitalisme : ce dernier serait renversé, non par le prolétariat,
mais par la bureaucratie. Il montrait que les nationalisations,
l’étatisation de l’économie, la planification, loin de contribuer à
l’élaboration d’une société sans classes, entraînaient le monopole
étatique des moyens de production et renforçaient la sujétion
de la masse ouvrière aux dirigeants. Il estimait en outre que le
totalitarisme stalinien, en ayant tous pouvoirs sur la fixation des
prix et salaires, sur la mobilité des travailleurs, sur l’endoctrine-
ment « à l’usine, à la maison, à l’école, au syndicat, au théâtre,

1. Au départ (1887), la synarchie fut conçue par Alexandre Saint-Yves


d’Alveydre comme le gouvernement de tous, en différenciant le pouvoir poli-
tique de l’autorité morale, le premier étant soumis à la seconde. Dans les
années 1930 et 1940, le terme fut utilisé pour désigner une coterie présumée,
liée à la Banque Worms et au Groupe X-Crise et dirigée en sous-main par
la finance internationale.
2. Comme l’indiquait une note du secrétaire général de la police de Vichy
concernant un prétendu complot synarchique coordonné par Gabriel Le Roy
Ladurie et dans lequel étaient impliqués divers membres du groupe X-Crise.
328 Nouvelle histoire des idées

à la campagne », était bien plus puissant que l’État capitaliste


bourgeois, car il était désormais devenu capable de transformer
le prolétariat en « une population d’esclaves agenouillés devant
l’État divinisé ». Et alors que les opposants communistes à Sta-
line, comme Trotski, estimaient que le régime stalinien serait
un hapax, Rizzi pensait que les « révolutions bureaucratiques »
étaient appelées à se multiplier.
Ce fut un autre transfuge du communisme, l’Américain
James Burnham (1905-1987) qui diffusa les idées de Rizzi
en les reprenant fort peu élégamment à son compte dans son
ouvrage de 1941 The Managerial Revolution, traduit en français
en 1947 sous le titre L’Ère des organisateurs, avec une préface de
Léon Blum1. Selon lui, la structure dirigeante des États totali-
taires préfigurait ce qu’il appelait la « révolution managériale » :
le capitalisme arrivait à son terme et le socialisme s’avérait inca-
pable de lui succéder, tous deux évoluant de la même façon.
Le temps n’était plus au pouvoir détenu par des héritiers et des
politiciens, élus ou militants. Désormais, le pouvoir et la fortune
appartiendraient aux techniciens de l’économie qu’il appelle des
managers, des organisateurs : « Placés à la tête de ces grandes
unités de pouvoir que sont la grande industrie, l’appareil gou-
vernemental, les organisations syndicales, les forces armées, [ils]
constitueront la classe dirigeante », sans avoir à se préoccuper
de la forme du régime politique.
C’était signifier le renvoi pur et simple de ce qui avait fait
tout le débat politique du XIXe siècle : la représentativité élective
et le militantisme idéologique.

Les réponses communistes

Le marxisme-léninisme
En 1903, Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, 1870-1924) pro-
voqua une scission au sein du Parti ouvrier social-démocrate,
en imposant la dictature du prolétariat comme condition indis-
pensable à la révolution et en souhaitant réserver l’adhésion au
Parti aux seuls révolutionnaires « professionnels » (Que faire ?,
1902). Il s’opposait alors à ceux qui souhaitaient, au contraire,

1. Cet ouvrage influença George Orwell pour son roman 1984.


Les conséquences du premier conflit mondial 329

que le Parti communiste fût un parti de masse et qui furent


mis en minorité1 par la ligne de Lénine laquelle fut qualifiée de
« majoritaire », bolchevique2.
Le conflit entre les deux courants s’accrut dans les années
précédant la Première Guerre. Lénine estimait la bourgeoisie
incapable de faire la révolution. En revanche, les mencheviks,
concevant une révolution par étapes, à l’instar de la Révolution
française, attendaient en un premier temps le renversement de
la monarchie par la bourgeoisie avec laquelle ils imaginaient
donc une alliance conjoncturelle.
Or, en Russie comme dans l’Allemagne du Deuxième Reich,
la bourgeoisie souhaitait une évolution libérale du système poli-
tique, mais restait attachée à la grande propriété. Lénine jugea
la stratégie menchevik irréaliste et il déclara que « le nœud de
la révolution russe [serait] la question agraire ». Il prôna donc
l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie. En conséquence,
des conseils (soviets), composés de délégués élus, furent créés
chez les paysans, les travailleurs et les soldats. Ils furent le fer
de lance de l’action révolutionnaire de Lénine. « Tout le pou-
voir aux soviets ! » signifiait dans sa bouche « Tout le pouvoir
aux bolcheviks ! ». Il publia alors les Thèses d’avril (1917) dans
lesquelles il refusait l’idée marxiste de passage intermédiaire par
la révolution bourgeoise et envisageait le passage immédiat à la
révolution prolétarienne.
Parvenu au pouvoir, il imposa la conception qu’il avait élabo-
rée depuis 1902. Le parti, strictement organisé et hiérarchisé, ne
devait être composé que de militants endurcis et non de sym-
pathisants. Véritables professionnels de la politique, ils devaient
constituer l’avant-garde d’une masse ouvrière majoritairement
étrangère à la conscience de classe et à la révolution proléta-
rienne. Le parti devait fonctionner selon le principe du centra-
lisme démocratique délimitant, fort subtilement, la liberté de la
discussion dans les limites de l’unité d’action : les délibérations,
circonscrites aux organes de direction du parti, devenaient des
consignes impératives pour les militants.
Lénine entendait que la discipline de parti fût appliquée
à l’ensemble du domaine intellectuel, de la philosophie à la

1. D’où leur appellation de mencheviks (de меньшинство, menchistvo,


« minorité »).
2. De большинство, bolchinstvo, « majorité ».
330 Nouvelle histoire des idées

science. Ce fut sans doute l’aspect le plus pervers de la doc-


trine léniniste. Imposant au nom du matérialisme dialectique un
choix binaire entre « gauche » et « droite », il claquemura l’esprit
humain dans une alternative aussi aliénante que l’avait fait le
judéo-christianisme avec le « bien » et le « mal », d’autant que
pour ses partisans, le premier choix s’identifia au second. Le
marxisme-léninisme fut donc, dès le départ, un dogmatisme
d’action doté d’une valeur morale, Lénine devenant pour Marx
ce que saint Paul avait été pour Jésus.
En matière de politique, Lénine, dans L’État et la Révolution
(1917), décrivit l’adaptation du marxisme à la réalité russe.
Dans un premier temps (la phase de socialisation de la force
de travail), la révolution violente devait détruire le capitalisme
et tous les moyens de production devaient être collectivisés,
c’est-à-dire placés sous le contrôle de l’État. À la suite de cette
première phase socialiste (d’une durée indéterminée), la société
devait parvenir à son niveau supérieur, le communisme intégral,
caractérisé par la suppression totale des classes sociales et de
la propriété privée.
Lénine brouilla encore le débat idéologique en utilisant des
termes usuels, mais en les détournant, générant des débats
sans fin dans les décennies suivantes. Ainsi, il entendait que le
régime mis en place fût démocratique, mais il refusait d’emblée
le pluralisme idéologique et le parlementarisme. Sa conception
de la démocratie était celle d’une démocratie directe, uni-
quement issue des soviets de paysans et d’ouvriers. Dès lors,
les controverses entre marxistes et libéraux ressemblèrent aux
querelles de la théologie byzantine, chacun campant sur ses
positions et chargeant de sens opposés des mots identiques.
D’une certaine façon, le marxisme-léninisme contribua à figer,
pendant des années, le débat d’idées en deux discours majeurs
qui, ne pouvant pas se concilier, pratiquèrent l’anathème de
l’autre et l’excommunication des déviants. Les guerres de Reli-
gion s’étaient désormais muées en guerre idéologique, et les
patriarcats qui avaient manœuvré les schismes furent remplacés
par les Internationales. En 1919, considérant que la Deuxième
Internationale s’était discréditée par son attitude pendant la
guerre, Lénine fonda la Troisième Internationale, provoquant
par là une scission définitive au sein du courant socialiste entre
réformistes et révolutionnaires, mais faisant de Moscou, comme
Les conséquences du premier conflit mondial 331

e
Paris l’avait été à la fin du XVIII siècle, le chef d’orchestre de
la révolution internationale.

Le conseillisme ou « gauchisme »
En Allemagne, le SPD domina la république de Weimar
après l’effondrement du Deuxième Reich, balayé par la défaite
de 1918. Son chef, Ebert, devint le premier chancelier puis le
premier président de la République. Voulant éviter les désordres
que connaissait la Russie, soutenus par les conseils d’ouvriers
et de soldats apparus dès la capitulation, les socialistes s’enga-
gèrent dans une politique réformiste. À l’inverse, ceux qui, au
sein du SPD, avaient été des opposants à la guerre (notamment
Karl Liebknecht1 et Rosa Luxemburg2) fondèrent dès 1916
le Spartakusbund (la Ligue spartakiste), puis le Kommunistische
Partei Deutschlands (KPD, Parti communiste d’Allemagne) pour
propager la révolution. Liebknecht et Luxemburg développèrent
une idéologie singulière, marxiste, mais antiléniniste : le commu-
nisme des conseils, ou conseillisme. Toute compromission, même
objective, avec une quelconque forme du capitalisme bourgeois ou
non, constituait pour eux un inadmissible abandon, même tempo-
raire, de la lutte de classe. Ils rejetaient ainsi les syndicats qu’ils
jugeaient réformistes, mais aussi le marxisme-léninisme qu’ils assi-
milaient à un capitalisme d’État. Rosa Luxemburg dénonçait le
« danger bureaucratique de l’ultracentralisme » voulu par Lénine ;
selon elle, le gouvernement léniniste était « une dictature (…)
non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens,
c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois » et elle rappelait que

1. Karl Liebknecht (1871-1919) était le fils de Wilhelm Liebknecht, cofon-


dateur du SPD.
2. Różalia Luksemburg (1871-1919), Polonaise de confession israélite, née
dans l’Empire russe, fut l’une des fondatrices en 1893 de la Social-démocratie
du royaume de Pologne et Lituanie (SDKPiL). En 1898, elle acquiert la natio-
nalité allemande (mariage blanc) et devient une figure du SPD, s’opposant
à Eduard Bernstein puis à Lénine. Dès les premières années du XXe siècle,
elle développe son idée que la révolution est un processus permanent où
le parti doit jouer un rôle mais non prétendre à diriger la classe ouvrière.
Condamnée pour antimilitarisme en 1914 et libérée de prison par la révolution
de novembre 1918, elle et Liebknecht se trouvent dépassés sur leur gauche.
Emportés par le mouvement d’agitation politique en janvier 1919, ils sont les
victimes de l’échec de ce mouvement spontané et non préparé. Tous deux
périssent assassinés par les corps francs le 15 janvier 1919.
332 Nouvelle histoire des idées

« la liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour


les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la
liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autre-
ment ». Partisans de la démocratie directe, ils estimaient que ce
n’était pas au parti de diriger la révolution et la société nouvelle,
mais aux conseils ouvriers organisés en pouvoir insurrectionnel.
En 1919, non sans ressemblances avec la Commune parisienne
de 18711, Berlin et Munich devinrent le cadre de l’affrontement
violent entre les socialistes réformistes et les communistes qui
essayaient de déclencher une révolution semblable à celle de Rus-
sie. Le ministre socialiste de l’Intérieur, Gustav Noske, s’appuyant
sur l’armée et les corps francs2, mata l’insurrection spartakiste
dont les deux dirigeants et les principaux militants furent assassi-
nés. Le profond affaiblissement du courant conseilliste permit aux
marxistes-léninistes de prendre la direction du parti communiste,
qui passa alors dans l’orbite de Moscou. En 1920, Lénine publia
l’un de ses derniers ouvrages majeurs, condamnant La Maladie
infantile du communisme (le « gauchisme »).
Au sein de la mouvance marxiste européenne, les Allemands
ne furent pas les seuls à s’opposer à la conception léniniste
et à refuser de participer à la vie syndicale ou aux élections.
Ce fut aussi le cas des conseils ouvriers de Turin (1919), du
Groupe des communistes internationaux (Gruppe Internationale
Kommunisten, GIK, 1927) hollandais, de certains communistes
anglais ou de conseillistes français (conseils ouvriers de Stras-
bourg3 en 1919, Groupes ouvriers communistes, GOC4, 1929,

1. Les mouvements révolutionnaires furent d’abord antidynastiques, chas-


sant les familles royales et exigeant la fin de l’Empire. La gauche se divisa
ensuite entre un socialisme de gouvernement et un socialisme révolutionnaire.
2. Ces milices furent formées par d’anciens officiers de l’armée du Reich,
en raison de la limitation des effectifs militaires à 100 000 hommes imposée
par le traité de Versailles. Elles furent d’abord employées pour empêcher un
débordement bolchevik aux frontières de l’Est, puis pour mater les révolutions
de Berlin (janvier 1919) et de Munich (mars 1919).
3. L’Alsace, allemande pendant près d’un demi-siècle, avait subi les mêmes
influences politiques que l’Empire. En 1918, si les autorités germaniques
s’étaient retirées, la France n’y était pas encore bien présente. L’influence des
conseils ouvriers de Bavière et de Prusse se fit alors sentir dans la capitale
alsacienne.
4. Les GOC, nés d’un rapprochement de militants italiens et allemands en
rupture de partis, se voulurent une forme de levain révolutionnaire au sein
du PCF. Ils prônaient l’antiparlementarisme, le rejet des partis communistes
Les conséquences du premier conflit mondial 333

Union communiste1, 1933). Pour aussi limités qu’ils furent


alors, ils eurent, face à la montée des dictatures, une analyse
différente de celle de Moscou. Tout comme ils considéraient
que le marxisme-léninisme était une ruse du capitalisme pour se
camoufler en capitalisme d’État, ils estimaient que le fascisme
n’était qu’une autre de ses feintes, forçant les forces révolution-
naires à dévier d’objectif et se détourner de la lutte des classes
pour se focaliser sur l’antifascisme.

Le stalinisme ou national-communisme
Le stalinisme fut un avatar du communisme. Joseph Vissaria-
novitch Djougachvili (1878-1953), exécutant fidèle de Lénine,
comprit le rôle que pouvait jouer un parti centralisé et soumis
à l’extrême. Au tout début de la déchéance physique et intel-
lectuelle de Lénine2, Staline exerçait déjà une réelle influence.
S’étant débarrassé de son principal rival Trotski, ayant placé des
hommes à lui dans tout l’appareil, son pouvoir était absolu dès
1930. Il put alors mener le « Grand Tournant ».
Peu favorable à l’internationalisme, il développa un nationa-
lisme communiste qu’il appela le « socialisme dans un seul pays ».
En fait, toute sa politique fut mise au service de la Russie et il
utilisa le communisme, comme les tsars avaient auparavant uti-
lisé l’orthodoxie et le panslavisme3, pour se rallier une clientèle
de pays qui, diplomatiquement et économiquement, devinrent
dépendants de l’État russe. En même temps, en dominant le
Komintern4, dont il n’avait qu’une piètre idée, il contrôla les

« nationaux », l’antisyndicalisme (au profit du conseillisme) et la limitation du


rôle du parti.
1. Née en 1933 du rassemblement de militants, les uns situés à gauche du
PCF et les autres en rupture d’avec la Ligue communiste trotskyste. Principal
groupe communiste d’opposition à Staline, elle évolua vers le communisme de
conseils. Ce mouvement, affaibli en 1939 par la fuite des militants étrangers
et les arrestations, ne fut jamais reconstitué.
2. Frappé par trois AVC successifs entre mai 1922 et mars 1923, il perdit
notamment l’usage de la parole.
3. Doctrine du XIXe siècle qui valorisait l’identité slave de peuples fort
différents et disséminés dans des États divers. La Russie s’en autorisa pour
intervenir dans les Balkans.
4. Nom russe de l’Internationale communiste, ou IIIe Internationale, créée
en 1919. Elle regroupait les partis communistes partisans du régime soviétique
russe et qui avaient été soigneusement bolchevisés à partir de 1924.
334 Nouvelle histoire des idées

orientations politiques des partis communistes des pays capita-


listes et put donc peser dans le débat intérieur de ces derniers.
Alors que Marx comme Lénine avaient prévu, à terme, la
disparition de l’État, Staline était partisan d’un État fort. Il
suspendit ainsi toutes les libertés conquises lors de la révolution
qui pouvaient s’opposer à la ligne du parti (suppression de la
liberté de presse) ou à la démographie russe (criminalisation de
l’avortement et de l’homosexualité).
Tandis que le travail avait été considéré par les marxistes
comme une forme de l’aliénation des ouvriers, Staline le glorifia
avec l’exemple du mineur Stakhanov1. En effet, persuadé que
la Russie soviétique aurait à se mesurer avec les pays capita-
listes, il était soucieux d’accroître la productivité russe. Aussi
bien les salaires et l’alimentation des travailleurs furent-ils liés
à leur production.
Car Staline rejetait aussi l’égalitarisme et estimait que la
richesse devait être redistribuée au prorata de ce que chaque
groupe social apportait à la société soviétique : les bureaucrates
furent alors mieux traités que les ouvriers et ces derniers mieux
que les paysans dont le sort n’avait guère varié depuis le temps
du tsarisme. Amadeo Bordiga (1889-1970), cofondateur du
Parti communiste italien (PCI) et qui était en délicatesse avec
la IIIe Internationale dès 1920 pour avoir osé traiter Staline de
traître au communisme, surenchérit alors en dénonçant le stali-
nisme comme le creuset où se formait une nouvelle bourgeoisie
russe, bien mieux armée que celle d’avant 1917 et appelée à
constituer un capitalisme d’État aussi avancé que celui des pays
libéraux occidentaux.
En réalité, le stalinisme ne fut jamais une doctrine, mais
uniquement une praxis qui a certes maintenu la conception
léniniste de la dictature du prolétariat par l’élite militante qui
composait le Parti communiste de l’Union soviétique, mais en
confisquant le pouvoir de ce dernier au profit du seul Staline.
Le stalinisme, « village Potemkine2 » aux couleurs du marxisme,

1. En 1935, ce mineur aurait extrait plus de 100 tonnes de charbon en


six heures. Le stakhanovisme devint le symbole de l’héroïsme patriotique et
prolétarien.
2. Cette appellation désigne des trompe-l’œil que le favori de Catherine II
aurait fait peindre pour leurrer cette dernière lors de son voyage (1787) dans
la Crimée qu’il venait de conquérir.
Les conséquences du premier conflit mondial 335

masquait en réalité une dictature personnelle au service de la


grandeur russe. Les thuriféraires occidentaux du communisme
internationaliste ne virent pas ou ne voulurent pas voir cette
dérive nationaliste et totalitaire, centrée sur un régime de terreur
organisée et sur la détention du pouvoir militaire, du pouvoir
policier et milicien, des services secrets et de l’information entre
les mains du « Petit Père des peuples ». Sa contribution essen-
tielle à la victoire des Alliés sur le IIIe Reich lui permit de faire
occulter l’élimination de ses opposants, les procès, les purges,
les déportations de peuples entiers et son antisémitisme crimi-
nel. Il ne fut certes pas le seul à avoir porté à un haut degré
d’industrialisation la machine à broyer l’être humain, mais il fut
le seul à se trouver dans le camp des vainqueurs.

Les réponses socialistes

La guerre de 1914 porta un coup fatal à l’unité socialiste.


Trois visions s’étaient opposées : le socialisme patriotique
comme en France, le socialisme pacifiste comme en Allemagne
et en Italie, et le socialisme révolutionnaire présent dans certains
courants allemands et russes. La création de la IIIe Internatio-
nale par Lénine en 1919 fut aussi importante pour le socialisme
que la position de Michel Cérulaire1 ou de Martin Luther pour
le christianisme.
En Europe, ceux qui décidèrent de suivre Lénine se sépa-
rèrent de ceux qui restèrent fidèles à la IIe Internationale. En
France, au congrès de Tours en 1920, la majorité socialiste
décida de fonder la Section française de l’Internationale com-
muniste (SFIC), qui devint l’année suivante le Parti communiste
français (PCF), tandis que Léon Blum, hostile au léninisme
qu’il considérait comme un remake du blanquisme, refonda la
Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). En 1921
et 1922, alors que le fascisme poignait, le Parti socialiste italien
(PSI) éclatait à son tour, donnant naissance à sa gauche au
Parti communiste italien (PCI) et à sa droite au parti socialiste
réformiste, le Parti socialiste unifié (PSU).

1. Mihail Keroularios (1000-1059), patriarche de Constantinople, consacra


en 1054 la rupture définitive entre l’Église orthodoxe d’Orient et l’Église
catholique d’Occident.
336 Nouvelle histoire des idées

Le socialisme fut alors pris entre les feux des idéologies


totalitaires : d’un côté le communisme, de l’autre l’extrême
droite. Il ressortait de la guerre avec un violent traumatisme,
et l’un des aspects majeurs de sa ligne politique était le paci-
fisme ; mais à être seul à parier dessus, il parut angélique
aux yeux des opinions. Face à la crise, les socialistes euro-
péens puisèrent alors dans le laboratoire d’idées qu’avait été
la pensée sociale anglo-saxonne. Les socialistes de l’Europe
septentrionale instaurèrent l’État-providence, tandis que les
socialistes français, davantage marqués par Proudhon, déve-
loppèrent une politique de nationalisations coupée de socia-
lisme municipal efficace.
L’année 1934 marqua un tournant essentiel. Les régimes
autoritaires se multiplièrent alors en Europe1 et, en France,
la manifestation des associations d’anciens combattants et des
ligues d’extrême droite2, le 6 février de cette année-là, fit res-
sentir l’imminence du danger fasciste. Par ailleurs, l’échec de la
ligne stalinienne de lutte de « classe contre classe » fit changer
Moscou de tactique. Alors que jusqu’alors les partis commu-
nistes avaient eu ordre de ne rien céder aux « sociaux-traîtres »,
le Komintern, à partir de 1935, encouragea les alliances anti-
fascistes, voire les « fronts populaires » de gouvernement. En
1936, le Frente popular espagnol et le Front populaire français
remportèrent les élections.
Léon Blum (1872-1950) réussit à faire adopter une ligne
légaliste à l’ensemble de la gauche, refusant de s’appuyer sur

1. La Hongrie depuis 1920, l’Italie depuis 1922, la Pologne depuis 1925,


l’Autriche, le Portugal et l’Allemagne depuis 1933 et, dès 1934, Franco appa-
raissait comme l’un des militaires les plus susceptibles de renverser le gou-
vernement de gauche espagnol.
2. La République avait été éclaboussée par plusieurs scandales dans les-
quels des élus et des ministres étaient cités. Cela alimenta l’antiparlemen-
tarisme. Une manifestation est organisée sur la place de la Concorde, le 6,
jour de la présentation du nouveau gouvernement Daladier. Contrairement
à ce que les partis de gauche firent accroire par la suite, s’il y avait bien
des mouvements d’extrême droite, il y avait aussi les associations commu-
nistes, le front universitaire des étudiants et « aussi une foule énorme de
braves gens qui n’avaient pas d’opinion politique mais qui, en revanche,
avaient des sujets de mécontentement et de colère. Il y avait même des
radicaux et des socialistes et s’ils manifestaient c’était contre les saligauds
qui déshonorent la République » (rapport d’un commissaire des RG au
préfet de police).
Les conséquences du premier conflit mondial 337

l’immense élan populaire et respectant les procédures de pas-


sation de pouvoir. Fidèle à la conception de Jean Jaurès, il
coula le socialisme dans le moule de l’État démocratique, esti-
mant que les résultats électoraux ne lui avaient pas donné la
conquête du pouvoir, mais simplement le droit de l’exercer. Le
31 mai 1936, il déclarait : « Non seulement le Parti socialiste
n’a pas la majorité, mais les partis prolétariens ne l’ont pas
davantage. Il n’y a pas de majorité socialiste ; il n’y a pas de
majorité prolétarienne. Il y a la majorité du Front populaire
dont le programme du Front populaire est le lieu géométrique.
Notre mandat, notre devoir, c’est d’accomplir et d’exécuter ce
programme. » Blum s’en tint donc à un réformisme social qui
avait des airs communs avec la politique menée par Roose-
velt : politique de relance par la consommation, réduction de
la semaine de travail sans réduction de salaire, congés payés,
grands travaux, fonds national de chômage, retraite des vieux
travailleurs, régulation du marché des prix agricoles, suivis d’une
série de nationalisations1.
Face à la crise mondiale, le socialisme se trouva confronté
pour la première fois au dilemme de l’exercice du pouvoir :
les idéaux devaient-ils nier les réalités ou les réalités pouvaient-
elles émasculer les idéaux ? Ce fut alors que se posa pour la
première fois cette question qui empoisonna dès lors le courant
socialiste : l’idéal est-il soluble dans la Realpolitik ? L’économiste
Alfred Sauvy2 écrivit que la réduction du temps de travail à
40 heures hebdomadaires, « en bloquant une économie en pleine
reprise », fut l’« acte le plus dommageable commis depuis la
révocation de l’édit de Nantes », une immense erreur qu’il fut
et qu’il est encore difficile de reconnaître « tant il est malséant
de s’en prendre à un progrès social ».
Opposé au marxisme révolutionnaire et à la politique réfor-
miste du coup par coup, un nouveau courant se développa,
principalement en Belgique et en France, pour renouveler la
pensée socialiste. Ce néosocialisme apparut dans les années
1920-1930. Il se voulait résolument moderne et tenait compte
des analyses anglo-saxonnes sur l’évolution prévisible des socié-

1. Aéronautique, chemins de fer, industrie de l’armement ; la Banque de


France ne fut pas nationalisée mais placée sous la tutelle accrue de l’État.
2. Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris,
Economica, 1984.
338 Nouvelle histoire des idées

tés industrielles. Il se déclarait en faveur d’une révolution


constructive, menée conjointement par l’État et des techni-
ciens de l’industrie et de l’économie (ingénieurs) ou du travail
(syndicalistes) dans le cadre d’une économie dirigée et plani-
fiée. Henri De Man (1885-1953), dirigeant du Parti ouvrier
belge, fut le premier à vouloir dépasser le marxisme (Au-delà
du marxisme, 1927 ; Idée socialiste, 1935). Il regrettait que
Marx eût délibérément ignoré la complexe équation humaine
(volonté, psychologie) pour s’en tenir à un rigide déterminisme.
Il refusait, tout comme Jaurès, la binarité de l’affrontement
de classe, estimant qu’il y avait une infinité de statuts sociaux
perméables à l’évolution des individus. Il estimait aussi que
l’analyse de Marx était déjà obsolète de son temps, car il ne
s’était pas rendu compte que, dès les années 1840, le pou-
voir était déjà occupé par les fonctionnaires et les politiciens.
Enfin, tout à l’opposé de l’athéisme marxiste, il estimait que
la victoire du socialisme serait d’autant plus importante qu’il
rallierait les chrétiens à ses vues. Marcel Déat (1894-1955),
député socialiste qui apparaissait comme le dauphin de Blum,
publia en 1931 Perspectives socialistes. Reprochant à la SFIO,
son refus de participer à des gouvernements même de gauche,
il estimait qu’il fallait se rendre à l’évidence : contrairement à
la prophétie marxiste, l’État capitaliste ne semblait pas devoir
s’autodétruire. Hostile au chaos révolutionnaire comme à la
collectivisation, il proposait une action de l’État assez proche
des conceptions planistes. En 1933, exclu de la SFIO, il fonda
avec Adrien Marquet, député-maire de Bordeaux, et d’autres
socialistes favorables à la participation à un gouvernement
dirigé par un radical (tels Pierre Renaudel, Paul Ramadier ou
Max Hymans), le Parti socialiste de France-Union Jean Jau-
rès (PsdF) dont la devise était « Socialiste, Républicain, Fran-
çais » et qui devint en 1935 l’Union socialiste républicaine.
En revanche, en 1939, pacifiste depuis toujours, il refusera
la guerre derrière laquelle il voyait les menées de l’Angleterre
capitaliste. Soutenant Pétain et Laval, il proposa la création
d’un parti unique que l’entourage traditionaliste du maréchal
refusa. Prenant ses distances avec Vichy, il fonda en 1941 le
Rassemblement national-populaire qui regroupa la partie de la
gauche républicaine (radicale ou socialiste) qui était ouverte-
ment collaborationniste, alliant dans le même délire les valeurs
Les conséquences du premier conflit mondial 339

de laïcité et de maçonnerie au rêve d’une Europe unifiée par


le national-socialisme 1.
Au nom d’une volonté de rénovation idéologique, le néosocia-
lisme comme l’idéal technocratique se sont voulus à la jonction
de sensibilités diverses voire divergentes. Dans les années 1930,
des individualités (déçus de l’Action française, exclus du socia-
lisme, marxistes antiléninistes ou antistaliniens…) contribuèrent
à créer d’éphémères courants qui eurent cependant pour avan-
tage de moderniser la pensée politique en lui évitant de se
scléroser autour des débats d’un âge antérieur et dépassé. Ce
bouillonnement touffu des années 1930 a ainsi permis de déga-
ger une conception qui se voulait nouvelle, centrée sur le rôle de
l’État, mais aussi d’experts appelés à concevoir une planification
politique et sociale. Certains membres se retrouvèrent à Vichy,
le plus souvent en butte à l’entourage cléricalo-conservateur de
Pétain. D’autres choisirent la résistance et figurèrent parmi les
piliers de la reconstruction française sous la IVe République2.

Les réponses nationalistes

Le populisme
Dans les années 1930, pour une grande partie de l’opinion
européenne, les institutions comme les partis politiques s’étaient
avérés incapables de juguler la crise dont le principal effet pour
le commun des mortels était un important chômage de masse.
En dehors de ceux qui croyaient en la révolution bolchevik,
tous, ouvriers ou bourgeois, conservateurs ou progressistes,
n’espéraient pas grand-chose des idées, des institutions et des
hommes qui avaient animé le débat politique dans les décennies
précédentes.

1. Ne reniant nullement son héritage républicain, laïque et pacifiste, il se


différencie ainsi de son grand rival, Doriot, fondateur du PPF (Parti popu-
laire français).
2. Ministre de l’Air du Front populaire en 1936, Déat créa le Rassem-
blement national populaire fasciste sous Vichy en 1941. Adrien Marquet fut
ministre sous Vichy et condamné à l’indignité nationale à la Libération. Paul
Ramadier refusa de voter les pleins pouvoirs à Pétain et devint le premier
président du Conseil de la IVe République. Max Hymans, secrétaire d’État
sous la IIIe République, résistant, fut président d’Air France de 1948 à 1961.
340 Nouvelle histoire des idées

Or, dans ces années-là, quasiment tous les hommes âgés de 30


à 60 ans avaient été mobilisés et avaient combattu. La violence
des épreuves qu’ils avaient traversées, le sacrifice de leur jeunesse
et quelquefois de leur intégrité physique les avaient conduits à
exiger des hommes politiques des lendemains meilleurs. Pour-
tant, le rêve insouciant des Années folles avait sombré bien vite
dans le cauchemar de la crise et du chômage. Ils furent les pre-
miers à considérer que les hommes politiques étaient comptables
devant eux, non plus en raison d’une conception intellectuelle
de la souveraineté nationale, mais parce qu’ils estimaient que
les responsables avaient une dette envers eux, que leur sacri-
fice leur donnait un droit moral de critique et de censure. Ils
éprouvèrent le besoin de se regrouper : fraternité des armes
certes, mais sous-tendue par l’idée diffuse qu’ils représentaient
une légitimité nationale et morale, supérieure à la légitimité
électorale. Les groupements et les ligues d’anciens combattants
de toute l’Europe s’arrogèrent alors le droit d’être des sortes de
conseils de surveillance de leur vie politique nationale.
Ce sentiment fut accru par les conséquences des traités de
1918. Le nouvel équilibre européen, imposé de fait par Wil-
son, s’était voulu le triomphe du principe des nationalités né
en 1848. Si l’Allemagne n’avait guère été touchée, l’Empire
austro-hongrois et l’Empire ottoman avaient été dépecés en
une macédoine de pays qui n’était plus seulement balkanique,
mais aussi centre-européenne. Il n’était pas dans l’intention des
pays vaincus (Allemagne, Autriche, Turquie) de subir longtemps
ce diktat qu’on leur avait imposé. L’humiliation de la défaite
nourrit l’exacerbation de leur nationalisme. Du côté des pays
vainqueurs, tous espéraient tirer des avantages de leur victoire ;
or, les rectifications de frontières furent a minima et la nouvelle
carte de l’Europe dépendit davantage de la volonté américaine
que du choix des Alliés européens. La rancœur et l’insatisfaction
nourrirent aussi leur nationalisme.
Enfin, en écho à la révolution de 1917, les révolutions d’ins-
piration marxiste en Allemagne, en Finlande, en Hongrie eurent
une double conséquence. La première fut le rejet de l’internatio-
nalisme et, par voie de conséquence, le renforcement du natio-
nalisme. La seconde fut la stigmatisation des principaux meneurs
de ces révolutions internationalistes, beaucoup étant israélites.
L’antisémitisme acquit alors une force politique ; jusque-là, il
Les conséquences du premier conflit mondial 341

était soit religieux (les Juifs déicides1) soit de gauche (l’usurier


puis le banquier juif ruinant le peuple) ; désormais, les Juifs
apparurent comme des trublions de l’ordre social, de dangereux
révolutionnaires qui souhaitaient imposer un ordre collectiviste
international. L’antisémitisme qui n’avait jusque-là vécu que de
rumeurs utilisa les événements de 1918-1919 comme preuves
de sa dénonciation du peuple juif avide et apatride.
Dès lors, le nationalisme put se faire populisme. Dans un
premier temps, les élites furent stigmatisées comme étrangères
aux intérêts du peuple : les élites politiques, accusées d’être
corrompues, avaient fait largement montre de leur incapacité à
juguler la crise et surtout à faire baisser le chômage, et les élites
intellectuelles s’étaient lancées soit dans des courants incom-
préhensibles déconnectés du réel (cubisme, surréalisme…),
soit dans des aventures révolutionnaires et internationalistes
(marxisme). Il fallait que cela cessât et que le peuple fût enfin
représenté par des hommes guidés uniquement par le bon sens
et le souci de l’intérêt national. Car, dans un deuxième temps,
la préférence nationale devint un quasi-dogme. La richesse du
pays, les emplois, l’habitat…, tout devait exclusivement profi-
ter aux nationaux. La notion de mérite, qu’elle fût libérale ou
républicaine, le céda à la pureté de la naissance : le droit du
sang, fondement de la noblesse aboli avec la féodalité, devint
avec le populisme le nouveau droit du peuple. Ce faisant, il
remplaçait la méritocratie par une « ethnocratie » qui avait ses
exclus : les non-nationaux qui vivaient et travaillaient dans le
pays (les métèques2) et les apatrides (principalement les Juifs,
mais aussi les populations nomades). Ainsi que l’écrivait Robert
Musil dans L’Homme sans qualités (Der Mann ohne Eigenschaften,
1930-1932), « les vieilles lignes forces du libéralisme (…) : les

1. Une prière du vendredi saint était faite « pro perfidis Judaeis », ce qui
signifie « pour les Juifs qui ne croient pas » [au messianisme de Jésus]. Très
tôt, la traduction en langue commune (en français : « Prions aussi pour les
Juifs perfides afin que Dieu enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu’eux
aussi reconnaissent Notre-Seigneur Jésus-Christ ») a eu une connotation qui
conforta l’antijudaïsme. L’Église catholique se saisit du problème dès les
années 1920, mais ce ne fut qu’à partir de 1959 qu’une nouvelle formula-
tion fut trouvée.
2. Le grec µέτοικος (metoïkos) désignait dans l’Antiquité l’étranger résidant
et commerçant dans une cité dont il n’était pas originaire. Cela le différenciait
du ξένος (xénos), l’étranger à proprement parler.
342 Nouvelle histoire des idées

grands idéaux de tolérance, de dignité humaine, de liberté de


commercer, comme la raison et le progrès seront remplacés
dans le monde occidental par des théories racistes et des slo-
gans de rue ».
La difficulté, en abordant l’étude des idéologies autoritaires
nées dans les années d’entre-deux-guerres, est apparue il y a
plusieurs décennies par l’usage abusif du mot « fascisme », appli-
qué à tous les régimes dictatoriaux qui n’étaient pas marxistes,
alors que le nazisme était notablement différent du fascisme
romain, du salazarisme ou du franquisme. Dès lors, certains
écrits, certains discours ont davantage donné l’impression que
l’appellation « fasciste » stigmatisait non le fait qu’un régime
était une dictature, mais qu’il était « de droite ». Cette démarche
sournoise, véritable trahison des clercs, entraîna l’impression
diffuse (et diffusée) qu’une dictature « de gauche », prétendu-
ment favorable au peuple, était moins grave qu’une dictature
« fasciste ». Ainsi, l’aspect liberticide de toute dictature était
plus ou moins gommé en vertu du principe rousseauiste que
contraindre tout le monde à admettre la doxa officielle « ne
signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre » (« Du
souverain », Contrat social).
En fait, dans les années 1930, ceux qui rejetaient le parle-
mentarisme (par idéologie ou par désillusion) prônaient tous
un renforcement de l’exécutif, un amoindrissement du rôle des
chambres législatives et un contrôle des idéologies opposées à
l’ordre majoritaire. Zbigniew Brzezinski et Carl Friedrich, dans
leur ouvrage Totalitarian Dictatorship and Autocracy (1956), dis-
tinguent six critères du totalitarisme : 1. une doctrine officielle
couvrant tous les aspects de la vie humaine ; 2. un parti unique
dirigé par un chef charismatique ; 3. un système de contrôle
policier ; 4. la concentration de tous les moyens d’information
et de propagande ; 5. la concentration de tous les moyens mili-
taires ; 6. le contrôle et la direction de l’ensemble de l’économie.
L’avantage de ce vocable est qu’il peut s’appliquer aussi bien
aux dictatures « de droite » qu’aux dictatures marxistes.
En réalité, la différence entre elles se fait au niveau du pre-
mier critère. Si les dictatures marxistes avaient bien une idéo-
logie officielle, tel n’était pas le cas des dictatures populistes.
Benito Mussolini (1883-1945) écrivait dans Doctrine fasciste
(1933) : « Pour agir sur les hommes comme sur la nature, il
faut entrer dans le cours de la réalité et se rendre maître des
Les conséquences du premier conflit mondial 343

forces en action. » Déjà en octobre 1919, il proclamait dans un


discours : « Nous, les Fascistes, nous n’avons pas de doctrine
préétablie : notre doctrine, c’est le fait. » De son côté, Adolf
Hitler (1889-1943) déclarait en novembre 1923 : « Toute idée,
même la meilleure, devient un danger si elle se figure être un
but par elle-même. » Par la suite, Mussolini éprouva le besoin de
formuler une doctrine, mais elle resta imprécise et opportuniste.
Dans la même veine, lorsqu’Hitler rédigea Mein Kampf (1925),
il fit une large part à son autobiographie qui se voulait un
appel à l’action et l’illustration de ce que pouvait entreprendre
la volonté humaine. Si la volonté de revanche, l’expansion à
l’Est et l’antisémitisme obsessionnel couraient le long des pages,
beaucoup d’éléments demeuraient dans le flou.

L’État contre l’individu


Mais cette volonté ne pouvait être individuelle et devait se
confondre dans la volonté nationale. L’ensemble de la société
devait ainsi être embrigadé, de l’école au monde du travail, mais
aussi dans les loisirs pour éviter au maximum les éventuelles
influences familiales. La machine à broyer l’individu devait
en faire un véritable fonctionnaire social, soumis à une élite
(Hitler : « L’histoire du monde est faite par des minorités »)
et uniquement soucieux de « croire, obéir, combattre » (credere,
ubbedire, combattere). La néantisation de la volonté individuelle
ne s’effectuait pas dans une volonté générale à la Rousseau,
mais dans une volonté globale dirigée par un chef charisma-
tique (le Duce italien, le Führer allemand, le Régent hongrois,
le Caudillo espagnol, le chef de l’État français…) et au service
du seul État : « Le fait est que le XIXe siècle était le siècle du
socialisme, du libéralisme, de la démocratie, ceci ne signifie
pas que le XXe siècle doit aussi être le siècle du socialisme, du
libéralisme, de la démocratie. Les doctrines politiques passent ;
les nations restent. Nous sommes libres de croire que ceci est
le siècle de l’autorité, un siècle tendant vers la “droite”, un
siècle fasciste. Si le XIXe siècle était le siècle de l’individualisme
(le libéralisme implique l’individualisme), nous sommes libres
de croire que ceci est le siècle “collectif”, et ainsi le siècle de
l’État » (Mussolini, Doctrine fasciste, 1933). Pour lui, « en dehors
de l’histoire, l’homme n’est rien » (ibid.) et il rajoutait : « Anti-
individualiste, la conception fasciste est pour l’État, et elle est
344 Nouvelle histoire des idées

pour l’individu en tant que celui-ci s’harmonise avec l’État,


conscience et volonté universelle dans son existence historique.
(…) [Le fascisme] est pour la seule liberté qui puisse être chose
sérieuse, la liberté de l’État et de l’individu dans l’État. En
effet, pour le fasciste tout est dans l’État et rien d’humain ni de
spirituel n’existe et a fortiori n’a de valeur en dehors de l’État.
En ce sens, le fascisme est totalitaire et, l’État fasciste, synthèse
et unité de toute valeur, interprète, développe et domine toute
la vie du peuple » (ibid.).

L’exaltation de la virilité
Certains ont voulu voir dans le fascisme une poésie virile
qui aurait séduit de nombreux jeunes, dégoûtés par l’avachis-
sement des politiciens ou l’hédonisme excentrique des intellec-
tuels. Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) put ainsi dire :
« La France du camping vaincra la France de l’apéro et des
congrès. » Cette virilité s’exprimait dans le groupe, la foule, avec
des mises en scène allant de la simple veillée aux imposants
défilés de Rome ou de Nuremberg. L’« ère des foules » annon-
cée par Le Bon se réalisait, dissolvant la volonté et l’action
individuelles dans une fraternité préparant au combat (La lotta
è bella anche se si muore, « La lutte est belle, même si l’on en
meurt ») : « Le fascisme veut que l’homme soit actif et engagé
dans l’action avec toutes ses énergies : virilement conscient des
difficultés réelles et prêt à les braver. Il conçoit la vie comme
une lutte, il estime qu’il appartient à l’homme de conquérir une
vie vraiment digne de lui, en créant, avant tout en lui-même,
l’instrument (physique, moral, intellectuel) pour la construire »
(ibid.). Quand il était encore d’extrême gauche1, Mussolini esti-

1. Fils d’un forgeron proche de l’anarchisme, Benito Mussolini fréquenta


très jeune les cercles socialistes. Militant syndical en Suisse, proche du syndica-
lisme révolutionnaire, il se fait agitateur politique auprès des immigrés italiens.
Rentré en Italie, il devient un véritable socialiste révolutionnaire, apparaissant
comme le meneur du courant maximaliste au sein du PSI. Promu directeur
de L’Avanti, organe du PSI, il en peuple la rédaction de syndicalistes révo-
lutionnaires ou d’anarchistes. Désormais important, il fait exclure du parti les
réformistes (ils créent le Parti socialiste réformiste) et fait déclarer incompa-
tible l’appartenance au parti socialiste et à la franc-maçonnerie, qualifiée de
bourgeoise et interclassiste. Sa rupture d’avec le socialisme survient en 1914,
lorsqu’après avoir été ouvertement opposé à l’entrée en guerre de l’Italie, il
est exclu du PSI pour avoir qualifié la neutralité de réactionnaire.
Les conséquences du premier conflit mondial 345

mait déjà que les masses n’étaient pas mues par la raison, mais
par la force de sentiments, par des mythes puissants1. L’énergie
barrésienne était ainsi dévoyée dans un nouvel opium du peuple
d’une action devenue activisme. Toutefois, si la lutte pouvait être
partisane ou militaire, elle ne devait aucunement être sociale.

Le socialisme nationaliste
De nombreux chefs de ces mouvements dictatoriaux pro-
venaient de la gauche socialiste d’avant-guerre. Si la plupart
d’entre eux s’avéraient hostiles au capitalisme libéral et à son
mythe du progrès, la révolution de 1917 et ses copies de 1918
et 1919 les avaient détournés de l’internationalisme. Leur sou-
hait fut alors d’instaurer une nouvelle forme de socialisme qui
ne prônât pas la lutte des classes, mais au contraire assurât la
solidarité nationale : « Ni individus, ni groupes (partis politiques,
associations, syndicats, classes) en dehors de l’État. Le fascisme
s’oppose donc au socialisme qui fige le mouvement historique
dans la lutte des classes et ignore l’unité de l’État qui fond les
classes en une seule réalité économique et sociale2. » Néanmoins,
ils estimaient qu’il fallait absolument prendre en compte les
« exigences réelles » des ouvriers qui avaient précédemment
donné naissance au mouvement socialiste et syndicaliste et les
faire valoir dans un système corporatif qui permettrait d’accor-
der les intérêts des travailleurs avec ceux de l’État.
Agitateur politique et syndical, Benito Mussolini fut nourri
dans son enfance par le socialisme à la fois blanquiste et
marxiste de son père. Journaliste engagé, il devint l’un des
animateurs des maximalistes (bolcheviks) italiens, réclamant
notamment l’exclusion des réformistes (1912). Hostile à l’en-
trée en guerre, au nom du pacifisme, il rejoignit fin 1914 le
groupe d’extrême gauche, opposé à la neutralité et favorable à
la guerre contre les Empires centraux, le Faisceau révolution-
naire d’action interventionniste (Fascio rivoluzionario d’azione
internazionalista), fondant Il Popolo d’Italia, « journal socialiste
des ouvriers » dont l’exergue était une phrase de Blanqui : « Qui
a du fer a du pain » et une de Napoléon : « La révolution est
une idée qui a trouvé des baïonnettes. » Il quitta alors le PSI.

1. À cette époque-là, il pensait à la révolution.


2. Mussolini, Doctrine fasciste, 1933.
346 Nouvelle histoire des idées

Après la guerre de 1915-1918, il essaya de regrouper la gauche


interventionniste (donc hors PSI), il fonda en 1919 les Fais-
ceaux de combat, enrôlant des soldats démobilisés, des jeunes
chômeurs et des sympathisants dans la Milice volontaire pour
la sécurité nationale, les « chemises noires ». En 1920, pour
faire pièce à l’internationalisme socialiste, il effectua son virage
à droite. Alliant violence de rue et jeu parlementaire, discours
populistes et subsides de la bourgeoisie d’affaires, il parvint
au pouvoir en 1922. Mussolini, tout comme Salazar 1 au Por-
tugal, furent alors considérés comme des novateurs, et leurs
expériences politiques et économiques furent même étudiées
avec intérêt par les démocraties. Les Américains en général
trouvaient au Duce « des qualités de ténacité qui permettaient
de le qualifier de grand homme non seulement de son époque,
mais de tous les temps 2 » ; les voix dominantes des affaires et de
la finance accueillaient le fascisme avec enthousiasme, et Fran-
klin Roosevelt lui-même se disait impressionné en juin 1933
par la réussite de celui qu’il appelait « the admirable Italian
gentleman 3 ». Churchill n’était pas en reste qui le surnomma
« le génie romain, le plus grand législateur entre les hommes »
avant de le qualifier, en 1940, de « grand homme ». Dans les
années 1930, quand tout le monde, effrayé par le spectre de
la subversion communiste, s’accordait néanmoins pour dire
que le capitalisme avait échoué, il existait un mutuel intérêt
entre Rome, Berlin et certaines capitales démocrates, symbo-
lisé, toutes proportions gardées, par le titre de l’ouvrage de
l’historien allemand Wolfgang Schivelbusch Three New Deals :
Reflections on Roosevelt’s America, Mussolini’s Italy, and Hitler’s
Germany, 1933-1939 (2000).

1. António de Oliveira Salazar (1889-1970), professeur d’économie à l’uni-


versité de Coimbra, est le fondateur d’un régime autoritaire, l’Estado Novo,
dont il fut le chef de 1932 à 1968 avec le seul titre de président du Conseil
des ministres. Issu de la démocratie chrétienne, il fut ensuite influencé par
Maurras et prôna un État fort. L’échec de la Première République portugaise
(1910-1926) lui permet d’être chargé des pleins pouvoirs financiers en 1928.
Grâce à son exceptionnelle réussite, il devient chef du gouvernement en 1932.
L’année suivante, il met fin à la Deuxième République (1926-1933) en créant
l’État nouveau (1933-1974).
2. John Patrick Diggins, Mussolini and Fascism : The View of America, Prin-
ceton University Press, 1972, p. 59.
3. Lettre de Roosevelt à un diplomate américain en Italie (ibid.).
Les conséquences du premier conflit mondial 347

En France, la deuxième génération de la droite révolutionnaire


qui connût aussi ce passage de l’extrême gauche à l’extrême
droite, trouva dans la victoire du fascisme italien une justifica-
tion à son action. Ces rejetons du protofascisme n’eurent cepen-
dant pas une audience suffisante pour créer un mouvement de
fond. Nul, si ce n’est peut-être Doriot, n’eut non plus assez
de charisme pour devenir un chef, ce qui était la condition
nécessaire pour organiser un mouvement de masse à l’italienne
ou à l’allemande. Dans le théâtre d’ombres de Vichy, ils ne
furent jamais qu’une galerie de figurants méprisés par les plus
réactionnaires des maréchalistes. Ils finirent par rompre avec
eux, les uns par antigermanisme les autres par philonazisme.
Un disciple de Sorel, Hubert Lagardelle (1874-1958),
membre du Parti ouvrier français de Jules Guesde, s’engagea
dans le syndicalisme révolutionnaire au début du XXe siècle, en
devint un des théoriciens. Comme beaucoup de membres de
cette ultra-gauche (française ou italienne), il fut tenté par l’auto-
ritarisme. Admirateur du fascisme, éphémère ministre de Vichy,
il devint le rédacteur en chef du journal de la gauche collabora-
tionniste, La France socialiste, ce qui lui valut une condamnation
à perpétuité à la Libération.
Gustave Hervé (1871-1944), socialiste violemment antimilita-
riste1, évolua en 1914, comme beaucoup de socialistes, du refus
de la guerre à la priorité donnée à la défense nationale. Passé,
comme Mussolini, de l’ultrapacifisme à l’ultranationalisme, il
fonda en 1919 le Parti socialiste national, saluant la marche sur
Rome. Il fonda entre 1925 et 1933 une série de mouvements à
l’idéologie autoritaire. S’il salua le national-socialisme allemand,
il fut résolument hostile à sa politique antisémite. Répudiant le
régime parlementaire dont il dénonçait les faiblesses, il prônait
dès la fin des années 1930 la création d’une république auto-
ritaire et désignait le maréchal Pétain comme étant le mieux à
même de la diriger. Mais il fut inquiété sous Vichy, en raison
de son hostilité à la politique de collaboration avec l’Allemagne.
Georges Valois (1878-1945), d’abord anarchiste, devint un
disciple de Sorel. Sans renier le syndicalisme révolutionnaire,
il adhéra à l’Action française, devenant le maître d’œuvre du
Cercle Proudhon. S’étant convaincu que l’union entre maurras-

1. Il appela notamment à la grève générale en cas de mobilisation, ce qui


lui valut une condamnation à quatre ans de prison en 1905.
348 Nouvelle histoire des idées

sisme et action syndicale était irréalisable, il rompit en 1925 avec


l’Action française qu’il accusait d’archaïsme et fut désigné par
le prétendant monarchiste, le duc de Guise, conseiller de son
fils le comte de Paris. Ayant dirigé de 1923 à 1925 Les Cahiers
des états généraux, il fonda à cette date, avec le financement du
parfumeur François Coty et du négociant en cognac Jean Hen-
nessy, le Faisceau, éphémère mouvement fasciste (1925-1928).
La vingtaine de milliers de chemises bleues était répartie en
quatre faisceaux : les légions de combattants de la guerre de
1914, les corporations de travailleurs, les étudiants et les jeunes,
les citoyens en général. Différent idéologiquement du fascisme
italien que Valois trouvait antisémite et conservateur, le Faisceau
voulait combiner le nationalisme et le socialisme, un régime
fort dominé par un chef de l’État doté de pouvoirs d’action et
un syndicalisme totalement libre. Revenu à gauche, mais avec
des idées sociales très proches de la doctrine de l’Église, Valois
s’engagea dans la Résistance et mourut au camp de concentra-
tion de Bergen-Belsen. Ainsi que le note Simon Epstein (Un
paradoxe français, 2008), la modernité et le non-conformisme du
Faisceau attirèrent à lui de nombreux jeunes déçus de l’Action
française qui y acquirent le goût de l’action et qui, rejetant
la politique collaborationniste, fournirent, comme Valois, des
recrues à la Résistance.
Issu des milieux catholiques, Marcel Bucard (1895-1846),
après une guerre héroïque, milita dans les légions d’anciens com-
battants du Faisceau auquel il adhéra en 1925. En désaccord
avec le jugement de Valois sur le fascisme mussolinien, il fonda
en 1933 le Mouvement franciste s’inspirant du modèle italien.
Il développa d’abord un antisémitisme alors courant à gauche
qui distinguait les juifs patriotes, respectables, de l’« internatio-
nale ploutocrate » haïssable. Arrêté en 1935, sa haine de Léon
Blum le jeta dans l’antisémitisme radical. Collaborationniste, il
fut condamné à mort et exécuté en 1946.
Tout comme Marcel Déat, Jacques Doriot (1898-1945) ne
peut être totalement assimilé aux précédents. En effet, Doriot
fut le seul chef de la droite autoritaire française provenant du
Parti communiste. Il fut le premier, au lendemain des mani-
festations des ligues en 1934, à appeler à une action commune
entre socialistes réformistes et révolutionnaires. Ainsi, en avance
sur la position du Komintern, il fut exclu du PCF. Sa lutte
contre le fascisme se mua alors en lutte contre le communisme.
Les conséquences du premier conflit mondial 349

Financé par la banque et le patronat pour saper l’unité du Front


populaire, il fonda en 1936 le Parti populaire français, qui se
voulut au départ un réel parti de gauche, populaire, national
et social, rival du Parti communiste, mais qui ne laissait pas
d’avoir des relents fascistes. Doriot annonça alors qu’il souhai-
tait engager une révolution nationale, qu’il était favorable à une
limitation du Parlement à une simple fonction de contrôle, à
la suprématie de l’exécutif, au corporatisme et à la disparition
des départements au profit de vingt-cinq régions permettant « de
concentrer les moyens d’action du pays, d’éviter l’éparpillement
des efforts ». Exaltant le nationalisme et même des valeurs tradi-
tionalistes comme la famille ou la ruralité, il souhaita, à l’instar
des dictatures, qu’apparût un homme nouveau ayant « le goût
du risque, la confiance en soi, le sens du groupe, le goût des
élans collectifs ». Tenté, mais déçu par Vichy, il se radicalisa et
s’embourba dans la collaboration.

Le conservatisme
Tous les régimes de droite autoritaire européens ne furent pas
créés par des transfuges de la gauche révolutionnaire ou syndi-
cale ; ce fut ainsi les cas de Salazar, Franco ou Horthy1. Mais
pour le « nouveau socialisme », tout comme pour le socialisme
traditionnel, une fois passé l’espoir et l’enthousiasme pour la
nouveauté, survint rapidement la confrontation avec les néces-
sités politiques et financières. Les industriels lombards et pié-
montais vinrent en aide à Mussolini. Gabriel Le Roy Ladurie,
président de la banque Worms, le grand parfumeur François
Coty, Eugène Schueller, patron de L’Oréal, financèrent tous les
partis, groupes ou groupuscules d’extrême droite français. La
grande industrie rhénane fit de même avec Hitler. En réalité,
pour le capitalisme, ces idéologies extrémistes avaient l’avantage
d’anesthésier la capacité de lutte des masses ouvrières et de limi-
ter au maximum le rôle des parlementaires. D’un côté, la paix
sociale était assurée et, de l’autre, le travail de lobbying était
simplifié. En fait, très rapidement, tous ces régimes socionatio-
nalistes ne furent plus que des couvertures pour des dictatures

1. António de Oliveira Salazar (1889-1970) était un professeur d’économie


qui créa en 1933 un régime autoritaire au Portugal, l’Estado Novo. Francisco
Franco y Bahamonde (1892-1975) était un militaire tout comme l’amiral
Miklós Horthy (1868-1957), régent de Hongrie de 1928 à 1944.
350 Nouvelle histoire des idées

conservatrices. Mais pour que cela marchât, il n’y avait qu’une


condition : que les masses ouvrières pussent constater une amé-
lioration de leurs conditions de vie.
Les régimes dictatoriaux développèrent alors une politique
tout à fait semblable au « socialisme municipal », accentué par la
préférence nationale et politique, mais aussi par l’encadrement
des activités. Comme on disait en Italie, le fascisme ressemblait
à une vache qui certes déféquait beaucoup, mais donnait du
lait à tout le monde. À l’inverse du léninisme ou du stalinisme
qui maintenaient volontairement un niveau de privation pour
prétendument conserver au prolétariat sa capacité de lutte, les
régimes autoritaires de droite assurèrent l’évolution de ce même
prolétariat vers la petite ou moyenne bourgeoisie et, par là, faci-
litèrent le passage ultérieur à la démocratie. Ces régimes furent
supportés par la grande majorité de l’opinion (celle qui n’était
ni politisée, ni intellectualisée, ni susceptible d’être déclassée de
sa condition humaine) tant que les avantages furent supérieurs
aux inconvénients. L’entrée en guerre, issue naturelle de l’exal-
tation de la force et de la lutte, changea progressivement les
mentalités jusqu’à la défaite finale et au revirement « spontané »
de l’opinion. Toutes les dictatures qui participèrent au second
conflit mondial disparurent avec la défaite. Salazar et Franco
qui restèrent neutres moururent dans leur lit.

Les réponses des intellectuels

On peut et l’on doit distinguer deux générations. Il y a, d’une


part, celle des jeunes gens qui étaient en âge d’avoir connu la
Première Guerre mondiale et, d’autre part, ceux qui devinrent
de jeunes hommes dans les années 1920.

Le sentiment de la décadence et du déclin


La guerre de 14-18 fut ressentie par de nombreux intellec-
tuels comme la fin de l’Occident. En 1920, le géographe fran-
çais Albert Demangeon (1872-1940) mettait en évidence la
fin de la suprématie économique de l’Europe dans son ouvrage
Le Déclin de l’Europe, tandis qu’en 1918 et 1922 paraissaient
les deux tomes du Déclin de l’Occident de l’Allemand Oswald
Spengler (1880-1936) qui dénonçait la stérilité intellectuelle du
Les conséquences du premier conflit mondial 351

e
XX siècle et l’entrée dans ce qu’il appelait l’« ère de la guerre
d’anéantissement » où l’Occident connaîtrait une guerre globale
pour la domination du monde. Profondément antidémocratique
et nationaliste, il s’opposa à la république de Weimar. Favorable
à une révolution conservatrice, il vit dans Mussolini l’exemple
même du césarisme réussi. S’il accepta l’aide des nazis dans le
combat contre Weimar, il refusa toujours de les soutenir pour
finir par les dénoncer en 1935 comme aussi dangereux que
les bolcheviks1. Pour Spengler, les civilisations engendrent des
valeurs qui sont les cultures, liées profondément à un peuple, à
un pays (Blut und Boden, « le sang et le sol »). Or, ces cultures
sont comme les êtres, elles naissent, vivent, déclinent et meurent,
marchant avec un nihilisme héroïque vers leur disparition. Dès
lors, l’histoire n’a pas de sens linéaire, elle est cyclique. Spen-
gler était à la fois foncièrement antilibéral et antiprogressiste.
Son idéal était ce qu’il appelle la « prussianité » (Preußentum),
reposant sur l’ordre, le devoir et la légitimité, et guidée par
une sorte de despotisme éclairé revisité, associant la monarchie
et la politique sociale.
À l’historicisme de Spengler correspondait l’analyse quelque
peu différente de l’Anglais Arnold Joseph Toynbee (1889-1975).
Bien que s’en défendant, ce dernier avait une vision cyclique
de l’histoire, mais s’il avait la même conception que Spengler
de la vie et de la mort des grands courants historiques, il ne
s’attachait pas comme lui aux cultures liées à un État ou à un
peuple, mais aux civilisations. Celles-ci naissent de leur capacité
à remporter un défi (technique, intellectuel, moral, religieux…) ;
dès qu’elles ne le sont plus, elles déclinent : « Les civilisations
meurent par suicide, non par meurtre », affirme-t-il dans La
Grande Aventure de l’humanité2. Selon lui, une civilisation ne
perdure que tant que la « minorité créatrice » impose son auto-
rité. Se focalisant sur la chute de l’Empire romain, il estimait
que ce « ferment » n’en était plus capable, deux types de pro-
létariats se formaient : un prolétariat intérieur et un prolétariat
extérieur, composé de barbares attirés par les avantages de la
civilisation. Son originalité résidait dans la place qu’il accordait

1. D’aucuns pensent que sa mort prématurée fut peut-être un assassinat


politique.
2. Mankind and Mother Earth : A Narrative History of the World, New York
et Londres, Oxford University Press, 1976.
352 Nouvelle histoire des idées

aux religions. Suivant toujours son modèle romain, il déclarait


que le prolétariat intérieur générait une religion unificatrice qui
créait une nouvelle civilisation, tandis que le prolétariat extérieur
manifestait son nationalisme dans des sectes ou des hérésies.
Pour lui, le christianisme ayant été le créateur de la civilisation
occidentale, cette dernière ne pourrait se maintenir que si la
permanence de cette religion était assurée.
Dans la dénonciation du déclin de l’Europe, Paul Valéry
(1871-1945) tint une place à part. Le conflit mondial (« Les
misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et
aux Bourguignons que de prendre sur la terre le grand rôle
que les Romains surent prendre1 »), mais aussi la colonisation
avaient signé pour lui la fin de l’impérialisme culturel et éco-
nomique de l’Europe, car ils avaient entraîné la fin de l’unité
culturelle du continent mère forgée par Rome, le christianisme
et la notion impériale de Charlemagne à Napoléon : « Il n’y
aura rien eu de plus sot dans toute l’histoire que la concurrence
européenne en matière politique et économique. (…) Pendant
que les efforts des meilleures têtes de l’Europe constituaient un
capital immense de savoir utilisable (…), cet esprit de Petits-
Européens livrait, par une sorte de trahison, à ceux mêmes qu’on
entendait dominer, les méthodes et les instruments de puis-
sance » (ibid.). Dès 1919, il proclamait sous le titre La Crise de
l’esprit : « Nous autres civilisations, nous savons désormais que
nous sommes mortelles », mais à l’opposé de Spengler et de
Toynbee, il n’affectait aucun rôle à l’histoire : « L’Histoire justifie
ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle
contient tout et donne des exemples de tout » (Regards sur le
monde actuel). Pour lui, la décadence de l’Europe était liée à cette
crise de l’esprit qu’il avait dénoncée en 1919 et il estimait qu’elle
ne serait enrayée que par le recours aux intellectuels. Désespé-
rant du parlementarisme libéral et se référant à l’expérience de
Salazar au Portugal, il écrivait : « L’image d’une dictature est
la réponse inévitable (et comme instinctive) de l’esprit quand
il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires l’autorité, la
continuité, l’unité qui sont les marques de la volonté réfléchie
et de l’emprise de la connaissance organisée » (ibid.).

1. Regards sur le monde actuel, Paris, Stock, Delamain & Boutelleau, 1931.
Les conséquences du premier conflit mondial 353

Le néotraditionalisme
De plus jeunes hommes, percevant de la même façon que
leurs aînés la « crise de civilisation » engendrée par le premier
conflit mondial, se déclarèrent soucieux de susciter une « révolu-
tion spirituelle ». Bien que différents (les uns venant de l’Action
française, les autres n’y ayant jamais appartenu), ils avaient tous
en commun de s’opposer au « désordre établi » que représen-
taient pour eux la société libérale et individualiste, le capita-
lisme, le parlementarisme libéral, mais aussi le collectivisme.
En effet, ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle a appelés les
« non-conformistes des années 19301 » étaient aussi réfractaires
aux réponses étatistes données à la crise, qu’elles fussent com-
munistes ou fascistes : traditionalistes et soucieux de le rester,
ils souhaitaient jeter les bases d’une nouvelle droite, à la fois
sociale et révolutionnaire. Toutefois, s’ils furent à l’origine de
profondes réflexions pour dépasser les cadres partisans et créer
un nouvel ordre social, ils ne donnèrent naissance à aucune
formation politique importante. Leur influence fut surtout mani-
feste durant l’Occupation et elle eut des échos, après guerre, à
droite comme à gauche.
Emmanuel Mounier (1905-1950) voulut créer un courant
personnaliste, voie humaniste défendant le respect de la per-
sonne, entre et contre le libéralisme qui la limitait à l’individu
et le marxisme qui la néantisait dans la société et l’État. L’oppo-
sition entre individu et personne était profondément influencée
par le christianisme qui donne à la créature humaine la dignité
de personne, parce que créée par Dieu à son image. Dans le
droit fil de Péguy, Mounier refusait la conception réductrice qui
pense la personne uniquement comme une individualité absolue,
bâtie par soi-même et sur soi-même. L’homme ne pouvant pas
être considéré comme un simple élément de l’organisme social,
il entendait que la primauté de la personne ne correspondît ni
à une vision individualiste ni à une vision massifiée. Influencée
par le philosophe chrétien Jacques Maritain2 (1882-1973), la

1. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Une
tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969.
2. Jacques Maritain (1882-1973), né dans un milieu républicain et anticlé-
rical, se convertit au catholicisme en 1906, avec son épouse juive russe ori-
ginaire d’Ukraine, Raïssa Oumançoff (1883-1960). Il se passionne alors pour
354 Nouvelle histoire des idées

démarche de Mounier s’inscrivait dans une optique chrétienne,


mais elle ne fut jamais confessionnelle.
En 1932, il fonda la revue Esprit. Un instant séduit par les
intentions de la Révolution nationale de Vichy1, il reconnut
assez vite sa nature réactionnaire et entra en contact avec la
Résistance. Après guerre, il plaida pour la réconciliation franco-
allemande, créant en 1948 le Comité français d’échanges avec
l’Allemagne nouvelle, et pour une recréation de l’Europe.
Proche du personnalisme, Robert Aron (1898-1985), d’une
famille de la bourgeoisie israélite d’Alsace, fut en 1930 l’un
des fondateurs du groupe Ordre nouveau qui souhaitait jugu-
ler la « crise de civilisation » grâce à une révolution spirituelle.
Comme Esprit, il s’agissait d’un groupe œcuménique « contre le
désordre capitaliste et l’oppression communiste, contre le natio-
nalisme homicide et l’internationalisme impuissant, contre
le parlementarisme et le fascisme » qui souhaitait mettre les ins-
titutions « au service de la personnalité » et subordonner l’État à
l’homme. Aron en assura en fait la promotion grâce à ses trois
ouvrages à succès : Décadence de la nation française (1931), Le
Cancer américain (1931) et La Révolution nécessaire (1933).
Avec un choix politique et un destin différents, Jean-Pierre
Maxence (de son vrai nom Pierre Godmé, 1906-1956) et Jean
de Fabrègues (1906-1983) étaient des catholiques proches de
l’Action française et marqués par le néothomisme de Jacques
Maritain. Tout comme Mounier, ils furent sensibles aux idéaux
proclamés de la Révolution nationale, mais à l’inverse de lui, ils
restèrent maréchalistes tout en étant hostiles à la politique de

saint Thomas d’Aquin puis pour Aristote. Bien que réfractaire à la pensée de
Maurras, il cherche en vain à le réconcilier avec l’Église et influence les jeunes
intellectuels qui s’étaient détachés de l’Action française, notamment Emma-
nuel Mounier qu’il encourage dans sa création de la revue Esprit. Défenseur
de l’humanisme chrétien, entérinant les acquis de la Révolution française et
du libéralisme, il prône l’engagement des catholiques dans la politique, mais
reste critique à l’égard de la démocratie chrétienne. Opposé à Vichy, il devient
après la guerre l’un des plus grands penseurs catholiques dont Paul VI songea
à faire un cardinal laïc.
1. Il fut un des formateurs de l’École des cadres d’Uriage (1940-1942),
d’abord maréchaliste puis ouvertement hostile à la politique de Laval. Son
fondateur, le capitaine Dunoyer de Segonzac, et ses formateurs (Emmanuel
Mounier, Hubert Beuve-Méry, Paul Chombart de Lauwe, Jean-Marie Dome-
nach…) entrèrent ensuite dans la Résistance active.
Les conséquences du premier conflit mondial 355

Laval. Utilisant leurs fonctions au sein du régime1, ils visèrent à


reconstituer un cadre militaire français susceptible de reprendre
la lutte sous l’autorité de Pétain.
Si le cours des événements et leur choix personnel les divi-
sèrent, ils avaient un certain nombre de points en commun. Ils
étaient d’abord humanistes, hostiles au libéralisme autant qu’au
marxisme. Ils étaient également favorables à un État décentralisé
et régionalisé, corporatiste et anticapitaliste. Enfin, ils croyaient
que l’avenir de l’Europe passait par un nécessaire rapproche-
ment franco-allemand.

1. Maxence assurait le secrétariat parisien du Commissariat aux prison-


niers ; Fabrègues, tout comme François Mitterrand, travaillait au sein du
Comité d’aide aux prisonniers à partir duquel fut créé en 1944 le Mouve-
ment national des prisonniers de guerre et déportés dans la mouvance de la
Résistance.
DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE…

15

DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE


À LA CHUTE DU MUR DE BERLIN

L’épreuve de la guerre

Les idées politiques ne sont pas sorties indemnes de la


Deuxième Guerre mondiale.
Le conflit avait atteint le paroxysme de l’horreur et la réa-
lité mit du temps à être exprimée en raison d’un sentiment
mêlé d’incrédulité et de honte pour l’humanité. Le nombre
des victimes dépassait 60 millions et les civils à eux seuls en
représentaient 45 millions. L’Holocauste, œuvre du Léviathan
nazi, avait exterminé 11 à 17 millions de personnes. À côté des
opposants politiques, des résistants à l’oppression et des anticon-
formistes1, l’enfer eugénique élimina ceux qu’il estimait indignes
du Reich2, la souffrance principale s’abattant sur la communauté
juive, ashkénaze comme sépharade, de l’Europe sous la botte
germanique. La Shoah (la Catastrophe) frappa 5 à 6 millions
de Juifs, dont la moitié périt dans l’univers concentrationnaire.
Mais la déportation de populations entières, l’antisémitisme,
les camps d’internement, les conditions de vie inhumaines et
les exécutions sommaires ne s’arrêtèrent pas aux frontières du
Reich hitlérien et Staline en relaya la perpétration durant, mais

1. Allemands antinazis, communistes et résistants d’Europe, mais aussi


prêtres catholiques (1 000 à 1 200) et témoins de Jéhovah (environ 1 000).
2. 200 000 handicapés, 300 000 à 500 000 Roms, 10 à 15 0000 homo-
sexuels furent ainsi exterminés, sans compter un nombre important de Slaves
(Russes, Serbes…) considérés comme des sous-hommes.
De la Deuxième Guerre mondiale… 357

aussi après, le conflit. Les souffrances, le déchaînement des vio-


lences, les humiliations et les désirs de vengeance enténébrèrent
la Victoire qui, loin de ressembler à l’exultation euphorique de
1918, fut entachée par une atmosphère de guerre civile qui mit
du temps à se dissiper. L’idée même de conflit militaire devint
insupportable et l’Europe du second XXe siècle entra dans ce que
Stéphane Audoin-Rousseau a appelé la « déprise de la guerre1 ».
Les grandes perdantes furent les idées traditionalistes et natio-
nalistes qui, pendant un certain temps ou durant tout le conflit,
avaient pactisé avec les idéologies autoritaires. Le drame fut
qu’au lendemain de la victoire de 1945, on eut tendance à
jeter le bébé avec l’eau du bain. Des idées, des réformes qui
avaient été reprises ou menées par les régimes défaits furent
rejetées, abandonnées ou, à tout le mieux, considérées avec
circonspection. Le renouveau d’après guerre fut donc presque
essentiellement économique et social, mais les grandes réformes
politiques (sans cesse réclamées depuis plus de dix ans) ne
furent pas abordées.
En France, le parti radical fut le second touché. Il avait été
en quasi-permanence le parti de gouvernement de l’entre-deux-
guerres et, à tort ou à raison, on lui imputait l’échec de la
IIIe République et la défaite. Il ne put pas non plus faire oublier
qu’il représentait la grande majorité des 87 % des parlementaires
(569 sénateurs et députés présents sur un total de 846) qui
votèrent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain pour promulguer
« une nouvelle constitution de l’État français2 ».
La SFIO fut moins touchée, car elle représentait la majo-
rité des 80 parlementaires qui votèrent non, mais cela ne pou-
vait suffire à masquer l’attitude ambiguë de beaucoup de ses
membres. En revanche, elle n’en pâtit pas électoralement, étant
fort bien enracinée grâce notamment à sa politique de socialisme
municipal.
Le parti communiste réussit à afficher un bilan « globalement »
positif. En effet, exclus du Parlement après la signature du
pacte germano-soviétique d’août 1939, les sénateurs et députés

1. Stéphane Audoin-Rousseau, Annette Becker, 14-18. Retrouver la guerre,


Paris, Gallimard, 2000, p. 18.
2. Loi du 10 juillet 1940 qui fut détournée par Pétain, celle-ci ne men-
tionnant nullement l’abrogation ni des lois constitutionnelles de 1875 ni de
la République.
358 Nouvelle histoire des idées

communistes n’eurent pas à se prononcer. Sorti grandi de la


Résistance, il était le seul des partis traditionnels à avoir incarné
la lutte depuis la rupture du pacte germano-soviétique en 1941.
En revanche, des idées nouvelles se forgèrent ou se dévelop-
pèrent dans le creuset de la Résistance : ce fut, d’une part, le
gaullisme et, d’autre part, une certaine conception de la démo-
cratie chrétienne.
Dans le reste de l’Europe, les partis traditionnels furent le
plus souvent écrasés par la confrontation de la démocratie chré-
tienne et du communisme qui caractérisa les premières décen-
nies d’après guerre.

La démocratie chrétienne tirait sa lointaine origine du


mouvement qui, de Lamennais à Marc Sangnier, avait permis
l’investissement des catholiques dans la vie politique. Entre les
deux guerres, des partis démocrates-chrétiens virent le jour en
Europe, mais leur influence resta limitée. Néanmoins, leur exis-
tence permit de nouer des liens entre des hommes appelés par
la suite à jouer un rôle de premier plan : l’Allemand Konrad
Adenauer, l’Italien Alcide De Gasperi ou le Français Robert
Schuman, qui forgèrent leur espoir dans la construction euro-
péenne. L’impact sur les populations eut pour vecteurs les mou-
vements d’Action catholique et le syndicalisme chrétien. Une
dimension intellectuelle lui fut donnée par Jacques Maritain1
(1882-1973) avec son ouvrage de 1936 Humanisme intégral. Il
proposait aux chrétiens d’agir personnellement dans la vie de
la cité, en s’inspirant de l’Évangile, mais sans engager l’Église.
Il voulait, en effet, une démocratie chrétienne et pas seulement
une démocratie catholique. Acceptant les acquis de 1789 et du
libéralisme, récusant au nom d’une laïcité chrétienne l’interven-
tion du monde spirituel dans la sphère temporelle, il ne voulait
pas restaurer le lien entre la religion chrétienne et la civilisation
occidentale, mais proposer un humanisme chrétien, profane,
sécularisé, qui fût un ferment et une force d’action, autonome
par rapport aux Églises et fondé sur la légitimité démocratique.
Il donna ainsi aux chrétiens les éléments intellectuels qui leur
permirent de réagir, dans le respect de leur foi, aux sirènes des
totalitarismes ou des dilemmes comme celui posé par la guerre
civile espagnole.

1. Voir note 2, p. 353.


De la Deuxième Guerre mondiale… 359

Les grands thèmes de la démocratie chrétienne l’éloignaient


du libéralisme et l’opposaient au marxisme. Il y avait tout
d’abord le personnalisme : l’homme n’est pas seulement un
individu, c’est aussi une personne parce qu’il a une dimension
spirituelle et, parce qu’il a été créé à l’image de Dieu, c’est lui
et non l’État qui est la source du droit. Ensuite, elle reprenait
le principe thomiste de subsidiarité, tiré du droit canon, mais
réaffirmé avec force par Léon XIII dans Rerum novarum contre
les effets néfastes de la révolution industrielle sur la société :
confier à un niveau trop élevé (par exemple, l’État) le soin de
faire ce qui peut être aisément accompli à un niveau inférieur
(famille, milieu professionnel, municipalité, région…) est une
faute morale et une erreur de charité ; en conséquence, la démo-
cratie chrétienne était favorable à la décentralisation. Enfin, elle
insistait sur la primauté de la famille : cellule de base de la
société, premier lieu où l’être humain apprend la solidarité et
la responsabilité, elle forme aussi le premier lieu d’éducation.
Afin que ne fût pas interrompu l’enseignement familial et que
chaque famille pût avoir le choix de la pédagogie, la démocratie
chrétienne milita naturellement pour la liberté d’enseignement
contre le monopole d’État.
Parvenue aux responsabilités gouvernementales dans tous les
pays européens qui n’étaient pas sous le joug d’une dictature,
elle fut pendant vingt ans l’alternative, d’une part, aux conser-
vateurs et aux libéraux frappés temporairement d’ostracisme et,
d’autre part, aux communistes. Initiatrice, avec les socialistes,
de l’idée européenne1, la démocratie chrétienne se positionna
au centre droit tant que la guerre froide dura. Avec la crise
de 1974 et les excès de la mondialisation capitaliste, puis avec
l’effondrement du bloc de l’Est, elle se rapprocha de la gauche
réformiste dont une partie forma un des courants connu en
France sous le nom de « deuxième gauche ».
Autre nouvelle venue, l’idée gaullienne de la politique ne
fut jamais à proprement parler une doctrine, mais plutôt une
conception centrée autour de quelques grands principes intan-
gibles. La France fut le seul pays démocratique de l’après-guerre
à développer un courant politique identifié à un seul homme,

1. Signature de la Communauté européenne du charbon et de l’acier


(CECA) en 1952 ; traité de Rome instituant la Communauté économique
européenne (1957).
360 Nouvelle histoire des idées

façonné par des influences diverses et des événements majeurs.


Comme cela avait été précédemment le cas pour le bonapar-
tisme, il faut toutefois différencier nettement l’action politique
du général, le « gaullisme » en tant que pensée politique et les
partis se réclamant du gaullisme.
Le général de Gaulle (1890-1970) partageait avec Péguy
l’idée que, d’une part, la France, humaniste, fille aînée de
l’Église et de la Liberté, avait une place spéciale dans l’histoire
du monde et que, d’autre part, sa propre histoire était insé-
cable, tous ses aspects concourant à sa grandeur. En revanche,
il estimait que le penchant naturel des Français aux querelles
internes entraînait à chaque fois le déclin du pays.
Il semble avoir été marqué par nombre d’idées émises dans
les années 1930 pour réformer l’État et les institutions, notam-
ment par celles de Tardieu. En un certain sens aussi, il parta-
geait les idées de Maurras sur la primauté du chef de l’État,
mais, restaurateur de la République, sa conception était celle
d’un monarque républicain, comme avait pu l’être le Premier
consul : entre le peuple et lui, il devait y avoir un contrat
de « sympathie », au sens étymologique, qui faisait du pays
leur propriété commune. La réforme constitutionnelle de 1962
entérina cette conception avec l’élection du président de la
République au suffrage universel, ramenant le gouvernement
et le Parlement au niveau intermédiaire non de l’Histoire,
mais de la quotidienneté. Il concevait la fonction de chef de
l’État non comme un guide à l’instar des régimes autoritaires
des années 1930, mais comme un pilote, indiquant le cap.
Profondément volontariste 1, éminemment pragmatique, il fut
capable de revirements spectaculaires dès lors qu’il jugeait
qu’une position n’était plus tenable et entachait l’image de
la France : hostile, par méfiance à l’égard de l’Allemagne,
à la Communauté européenne de défense (CED) dans les
années 1950, il devint avec Konrad Adenauer l’artisan de la
réconciliation franco-allemande, pivot de la construction euro-
péenne 2. Empressé à soutenir les États-Unis dans la crise de
Cuba (1962), il quitta le commandement intégré de l’OTAN
(1966) ; partisan du maintien des départements algériens dans

1. « L’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances » (Le Fil de


l’épée, Paris, Berger-Levrault, 1932).
2. Traité de l’Élysée de 1962.
De la Deuxième Guerre mondiale… 361

le giron national (1958), une fois le FLN défait militairement,


il négocie avec lui l’indépendance de l’Algérie (1962). Sou-
cieux de l’indépendance de la France, il la dota de l’arme
nucléaire (1960) ; viscéralement attaché au rôle historique du
pays, une fois débarrassé de l’accusation de colonialisme, il fit
enfin entendre la voix de la France dans tous les conflits où
des peuples luttaient pour leur liberté 1.
Marqué par l’engagement social de l’Église, il était aussi
persuadé que la politique de justice sociale constituait le plus
solide ciment de l’unité nationale. À ce titre, il refusait le libé-
ralisme économique et préconisait une économie semi-planifiée
où l’État jouait un rôle de chef d’orchestre, comme sous Col-
bert ou Napoléon Ier. Il refusait tout autant le capitalisme et le
socialisme collectiviste, préférant la troisième voie de la parti-
cipation, associant le capital et le travail, tirée de la doctrine
sociale catholique.
L’action du général de Gaulle eut des conséquences ambiguës
pour la France. Il sut la replacer diplomatiquement et politique-
ment dans le peloton de tête des nations, mais il ne se rendit
pas compte, ni les Français avec lui, que c’était davantage son
équation personnelle et son statut de héros de la guerre qui
valaient cette résurrection nationale2. Refusant que les contin-
gences de la réalité contredissent l’idée qu’il se faisait de la
vocation de la France, il imposa à tous une vision d’altitude qui
flatta longtemps l’orgueil national, jusqu’aux jours de mai 1968
où, tel l’albatros de Charles Baudelaire, il ne put reprendre son
essor et où il comprit que c’était la fin.
Le gaullisme3, comme tous les mouvements politiques orga-
nisés autour d’un homme, se modifia à la mort de celui-ci car,
selon le général lui-même, « le gaullisme ne se commémore pas,
il se vit ». Code de conduite politique, il entendait fixer le cap
de l’action pour la France. Mais, sans a priori dogmatique de
« recettes » ou de programme4, sa nature essentiellement prag-

1. Discours de Phnom Penh (1966), discours de Québec (1967).


2. Voir Sudhir Hazareesingh, Le Mythe gaullien, Paris, Gallimard, 2010.
3. Mot que de Gaulle n’aimait pas parce qu’il s’était toujours vu en res-
taurateur de la grandeur nationale et non en fondateur d’une idéologie.
4. De Gaulle : « Ce n’est pas la gauche, la France, ce n’est pas la droite… »
En 2010, Alain Juppé déclarait : « C’est une pensée politique qui allie patrio-
tisme et humanisme » et François Fillon : « Le gaullisme est une éthique, ce
n’est pas un programme clés en main ».
362 Nouvelle histoire des idées

matique fait aujourd’hui donner raison au général qui disait


en 1952 : « Chaque Français fut, est et sera gaulliste. » Les
mouvements successifs qui se réclamèrent, après sa disparition
et celle de Georges Pompidou, de la pensée du général furent
sans doute les partis où l’on trouvait le plus de gaullistes, mais
ils n’y formaient qu’une composante d’importance variable. Si le
gaullisme ne constituait plus un repère doctrinal, il était néan-
moins devenu la vulgate d’une « certaine idée de la France » que
défendirent même ceux qui avaient été des opposants notoires
au fondateur de la Ve République1.
En revanche, les partis se réclamant du gaullisme ont joué
un rôle important dans la recomposition politique. Du vivant
du général, ils ont toujours eu une audience inférieure à la
sienne, car de Gaulle recevait, en ce qui le concernait, le sou-
tien de nombreux électeurs de gauche (surtout communistes),
en souvenir de l’homme du 18 Juin qui avait dit non aussi
bien à la défaite qu’au vichysme. Sous la IVe République, le
système électoral ne permit pas au Rassemblement du peuple
français (RPF) de jouer le rôle qu’il avait entendu lui confier,
et de nombreux gaullistes (dont Jacques Chaban-Delmas qui fut
ministre de Pierre Mendès France) furent alors encouragés par
lui à rejoindre le parti radical, car « il était le seul où l’on eût
encore une certaine idée de la France ». Avec l’avènement de
la Ve République et le suffrage uninominal majoritaire, l’Union
pour la nouvelle République (UNR) fusionna plusieurs courants
de droite (plébiscitaire, traditionaliste, libéral-« orléaniste »), en
lavant certains de leurs errances sous l’Occupation, et tendit à
absorber une grande partie de la démocratie chrétienne (MRP).
La seule opposition véritable, plus ad hominem qu’idéologique,
vint de ceux qui avaient été vichystes ou de ceux, désormais de
droite ou de gauche, qui étaient restés maréchalistes même après
avoir rejoint la Résistance, ainsi que des partisans de l’Algérie
française. À côté de celle-ci, il rencontrait l’opposition des politi-
ciens, attachés au système parlementariste de la IVe République,
se retrouvant au centre gauche ou dans les courants socialistes.
Sans vouloir exagérer, le parti communiste joua l’« opposition de
Sa Majesté ». Certes foncièrement hostile à la politique menée
par ses gouvernements, il était sensible à une grande partie de

1. François Mitterrand, mais aussi Jean-Pierre Chevènement, Régis Debray,


Max Gallo…
De la Deuxième Guerre mondiale… 363

la politique étrangère du général. En effet, sa préconisation de


la « grandeur » reposant sur une conception de l’indépendance
nationale le conduisit à rejeter l’impérialisme américain, quitte
à ménager notamment la puissance qu’il appelait la « Russie
soviétique ».

Le début des Trente Glorieuses

Dans l’immédiat après-guerre, l’Europe dans son ensemble


se trouva exsangue. Les restrictions alimentaires perduraient,
la ruine de l’industrie entraînait le chômage et les destructions
dues aux combats de graves problèmes de logement. Dans ce
contexte difficile, l’agitation communiste était un facteur aggra-
vant. Staline savait qu’il pourrait rapidement se saisir des pays
de l’Est européen qui lui avaient été « laissés » lors de ses entre-
tiens d’abord avec Churchill, puis avec celui-ci et Roosevelt.
En revanche, il ne désespérait pas de communiser le reste de
l’Europe grâce au triomphe électoral des partis communistes.
Déjà, dans la zone d’influence britannique, la Yougoslavie et
l’Albanie avaient choisi un régime communiste et la Grèce était
ravagée par une guerre civile. Dans les pays de l’Europe de
l’Ouest, la misère était exploitée par les agitateurs et, en 1947
en France, des attentats furent commis dans une atmosphère de
grève générale. Le danger d’une prise de pouvoir communiste
fut pris au sérieux autant par les gouvernements européens que
par les États-Unis. Winston Churchill, alors aux États-Unis,
souhaita alarmer les opinions. Dans son discours de Fulton
(Missouri) du 5 mars 1946, il déclara : « De Stettin sur la Bal-
tique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu
à travers le continent. » En septembre 1946, l’administration
Truman, craignant que la pauvreté dans les démocraties ne
fît le lit d’une dictature du prolétariat, décidait un plan d’aide
économique de 13 milliards de dollars1 destinés en quasi-totalité
à la relance économique des pays, à l’exception de quelque
300 millions d’aides au syndicalisme réformiste2. Avant même
l’annonce officielle (juin 1947) du plan Marshall (European
Recovery Program), Staline donna ordre aux partis communistes

1. 1,2 % du PNB des États-Unis.


2. Telle la CGT-FO en France.
364 Nouvelle histoire des idées

européens de quitter les coalitions de gouvernement : la guerre


froide était née.
Immédiatement, les idées libérales s’imposèrent et les poli-
tiques d’encadrement des prix et des salaires furent abandon-
nées, à l’exception de la fixation d’un taux salarial minimum. En
trois ans, l’inflation fut maîtrisée et l’économie européenne des
principaux pays était prête à redémarrer quand le bloc commu-
niste suscita une tension, d’une part, avec le soutien aux luttes
de décolonisation et, d’autre part, avec la guerre de Corée1. Le
renchérissement des prix des matières premières, le coût des
efforts de guerre, « embolisèrent » la relance.

Le mendésisme, sursaut moderniste du radicalisme


En France, à partir de 1950, les socialistes ayant choisi l’oppo-
sition, ce furent les radicaux et les modérés qui gouvernèrent2.
Aujourd’hui oublié, ce radicalo-centrisme des années 1950-1955
caractérisa ainsi la IVe République et la mutation d’une société
française entre un monde rural qui disparaissait et un monde
moderne qui naissait.
Perdurait d’abord le courant radical qui avait dominé la
IIIe République, symbolisé par Henri Queuille (1884-1970),
député de la Corrèze et vingt et une fois ministre sous les
deux républiques. Farouchement laïque, il assumait une vision
honnête, mais finissante de la France des années 1930 qui,
pourtant, rassurait une grande partie de la population, composée
principalement de ruraux et d’artisans.
Mais il y eut aussi le courant représenté par Pierre Mendès
France (1907-1982), soucieux de modernité et d’efficacité3.
Il incarna un libéralisme républicain de gauche (« L’État doit

1. La Corée, occupée par le Japon depuis 1910, fut soumise à une double
occupation après la défaite de ce dernier. Au sud du 38e parallèle, un régime
proaméricain fut mis en place, tandis qu’au nord, c’était un régime proso-
viétique, de surcroît soutenu par la jeune république populaire de Chine. En
juin 1950, la Corée du Nord envahit la Corée du Sud, ce qui entraîna une
réaction de l’ONU et une intervention militaire (principalement américaine),
dirigée par le général MacArthur. Le 27 juillet 1953, un accord entérinait le
partage de la péninsule en deux États avec la création d’une zone tampon
démilitarisée.
2. Entre 1950 et 1955, sur les neuf gouvernements qui se succédèrent,
cinq furent présidés par un radical et quatre par un modéré ou centre droit.
3. En opposition avec lui, Queuille quitta le parti radical en 1956.
De la Deuxième Guerre mondiale… 365

exercer son rôle qui est de décider et d’arbitrer. Il ne lui appar-


tient pas de tout régenter ni même de tout administrer1 ») qui
souhaitait s’adapter à la société qui naissait. Opposé au dogme
marxiste de la lutte des classes, il refusait l’appropriation col-
lective des moyens de production, prônant un équilibre entre
les secteurs privé et public. Conscient de l’évolution inéluc-
table de la vie politique vers la technocratie, il fut à l’origine
du courant d’une nouvelle gauche qui souhaitait intégrer cet
apport, conjuguer compétence et religion de l’État dans une
démocratie authentique (« L’élu doit être constamment au cou-
rant des pensées de ceux qui l’ont désigné »). Le résultat en fut
une quasi-spécificité française où les élites politiques formées
dans les grandes écoles n’acquièrent réellement de légitimité
qu’après s’être présentées devant le suffrage universel (« Choisir
un homme, fût-il le meilleur, au lieu de choisir une politique,
c’est abdiquer »). Le mendésisme fut avant tout une synthèse
de l’humanisme maçonnique, du libéralisme républicain, de la
technocratie et du radicalisme politique. Aucun président du
Conseil de la IVe République n’eut une popularité égale à la
sienne. Reconnu pour son intégrité et son républicanisme, il
souhaita que la République fût « éternellement révolutionnaire
à l’encontre de l’inégalité, de l’oppression, de la misère, de la
routine, des préjugés, éternellement inachevée tant qu’il reste un
progrès à accomplir ». Président du Conseil du 6 juin 1954 au
5 février 1955, il affirma d’emblée sa méthode et son éthique
(« Ne jamais faire de promesses que nous ne sachions tenir,
mais (…) tenir coûte que coûte celles que nous ferons »). En
huit mois, son volontarisme pragmatique contribua surtout à
désengager la France du bourbier colonial. Dès la défaite de
Cao Bằng en 1950, il avait déclaré : « C’est la conception glo-
bale de notre action en Indochine qui est fausse, car elle repose
à la fois sur un effort militaire qui est insuffisant pour assurer
une solution de force, et sur une politique qui est impuissante
à nous assurer l’adhésion des populations. (…) En vérité, il
faut choisir entre deux solutions également difficiles. (…) La
première consiste à réaliser nos objectifs en Indochine par le
moyen de la force militaire. Si nous la choisissons, (…) il nous
faut pour obtenir rapidement des succès militaires décisifs, trois
fois plus d’effectifs et trois fois plus de crédits. (…) L’autre

1. Au colloque de Caen sur l’enseignement et la recherche, novembre 1956.


366 Nouvelle histoire des idées

solution consiste à rechercher un accord politique (…). » Devenu


chef du gouvernement, il s’efforça immédiatement de mettre
un terme, « en trente jours », au conflit en Indochine. Mais la
victoire de Mao Zedong en 1949 avait élargi la guerre froide au
front asiatique. Réunie en avril 1954, la conférence de Genève
qui devait initialement régler le conflit coréen se pencha rapide-
ment sur la question indochinoise, sans que les États-Unis qui
ne voulaient pas reconnaître la république populaire de Chine
y prissent part. L’accord que Mendès espérait obtenir fut faussé
par le désastre de Ðiện Biên Phủ (7 mai 1954). Les troupes
françaises durent quitter la péninsule Indochinoise. Les indépen-
dances difficiles du Laos et du Cambodge et la partition du Viêt
Nam1 portaient en germe la « deuxième guerre d’Indochine »
qui fut pour les Américains ce que fut la première pour les
Français. En revanche, Pierre Mendès France sut négocier le
désengagement de la France dans ses protectorats de Tunisie et
du Maroc, mais il resta sur la ligne commune à tous les partis
républicains en ce qui concernait les départements algériens :
« L’Algérie, c’est la France, et non un pays étranger… On ne
transige pas quand il s’agit de défendre la paix intérieure de
la nation, l’unité et l’intégrité de la République2. » « Comète
politique3 », Mendès France, à l’instar toutes proportions gar-
dées de Kennedy, parce qu’il n’a pas eu à durer, a incarné
l’espoir d’une gauche moderne et d’une nouvelle société. En
« sept mois et dix-sept jours », PMF, que François Bédarida a
surnommé un « syndic de faillite appelé pour cause d’urgence »,
a marqué par « deux temporalités opposées : brièveté extrême
de l’action d’un côté, de l’autre côté durée des acquis et de
l’empreinte laissée4 ». Son style a assuré une grande partie de
son succès. Il a assis son efficacité sur sa capacité à convaincre
les Français qu’il était urgent de moderniser leur pays et il a

1. Le Tonkin constitua une zone de regroupement pour l’Armée populaire


vietnamienne et prit le nom de république populaire du Viêt Nam, soutenue
par le camp communiste. L’Annam et la Cochinchine, au sud du 17e parallèle,
devinrent, après l’abdication de l’empereur Bảo Ðại, la république du Viêt
Nam, soutenue par les Américains.
2. Cité par Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Le Seuil, 2001, p. 347.
3. Pierre-Marie Chevreux et Étienne Roche, « Pierre Mendès France, un
legs pour l’avenir ? », Lyon, 13 avril 2013.
4. François Bédarida, « Pierre Mendès France : un style, une leçon, un
héritage », Politique étrangère, 1986, 51/1, 85-92.
De la Deuxième Guerre mondiale… 367

fait reposer sa pédagogie politique sur l’art de la communica-


tion : « Le premier devoir, c’est la franchise. Informer le pays,
le renseigner ; ne pas ruser, ne pas dissimuler la vérité ou les
difficultés ; ne pas éluder ou ajourner les problèmes, car dans ce
cas ils s’aggravent ; les prendre en face et les exposer loyalement
au pays, que le pays comprenne l’action du gouvernement1. »
Il fut le premier à utiliser les médias, et alors principalement
la radio, comme outil de démocratie directe, contournant les
jeux politiciens et établissant un lien direct entre le peuple et
ses élus : « Je crois que c’est l’une de mes tâches d’expliquer
à l’opinion publique la signification et la portée de mes actes.
Il serait réconfortant, encourageant, prometteur pour les uns
et pour les autres que s’établisse entre le gouvernement, les
représentants du pays et l’opinion une sorte d’intimité, j’ose dire
affectueuse2. » Ses « causeries du samedi », relayées par L’Express
de Jean-Jacques Servan-Schreiber et de Françoise Giroud, furent
un énorme succès et « les Français ont eu le sentiment qu’avec
Pierre Mendès France, comme plus tard avec Charles de Gaulle,
ils retrouvaient tout à la fois leur âme et celle de la nation3 ».

Le poujadisme, soubresaut du populisme


Pierre Poujade (1920-2003), lié au PPF, puis vichyste avant
de rejoindre la Résistance en 1942, incarna la première résur-
gence du populisme des années 1930 après sa dérive de l’Occu-
pation. Foncièrement conservateur, hostile à la grande industrie,
à la grande propriété, au grand commerce et défenseur d’un
individualisme étriqué, incompatible avec le monde moderne,
Poujade se fit connaître en 1953 en s’opposant avec d’autres
commerçants à un contrôle fiscal. Sous Vichy, en dépit d’une
législation sévère, le marché noir et la fraude aux déclarations
avaient permis au petit commerce français de mieux vivre que le
reste de la population. La mise en place d’une fiscalité moderne
(la TVA est instaurée en 1954) entraîna la « révolte de Saint-
Céré4 » qui marqua les débuts du poujadisme. Sa thématique est

1. Discours d’Évreux, 23 juillet 1955.


2. 1re causerie, 26 juin 1954.
3. François Bédarida, art. cité, p. 91.
4. En 1953, il prit la tête d’un petit groupe de commerçants de cette
ville du Lot qui s’opposa de façon musclée à un contrôle fiscal. Le recul de
l’administration assura le renom du libraire papetier.
368 Nouvelle histoire des idées

simple : violent antiparlementarisme, défense des « petits » contre


les « gros », xénophobie et antisémitisme1. En 1956, la vitrine
électorale2 de son Union de défense des commerçants et artisans
(UDCA) obtint 52 sièges à l’Assemblée nationale3. Défenseur
des classes moyennes et des professions qui se sentaient mena-
cées par un monde qui changeait, le poujadisme ne réussit pas
à durer, d’une part, parce que le populisme avait encore mau-
vaise presse en raison du temps pas si lointain de l’Occupation,
mais surtout, d’autre part, parce que le parti communiste, alors
puissant électoralement, réussissait à canaliser une grande partie
du ressentiment populaire. Le poujadisme ne représenta jamais
que la portion congrue du populisme, celle composée des petits
commerçants et de la classe moyenne hostile au PCF.

La deuxième gauche
Les partis socialistes, pivots de nombreuses majorités gouver-
nementales européennes, se trouvèrent confrontés à un dilemme
entre la fidélité à leurs idéaux et les dures responsabilités du
pouvoir, notamment face à la crise économique, à la guerre
froide et au rétablissement de l’ordre dans les colonies. Or, après
1947, chacun dut choisir son camp : Moscou ou Washington.
Les partis socialistes devinrent atlantistes, acceptant l’adhésion
à l’OTAN et, si leur pays était concerné, la lutte contre les
factions anticolonialistes. Ce fut le cas en France de la SFIO.
Si elle conserva son discours frappé au coin du marxisme, elle
conduisit une politique modérée et ambiguë. Les affaires colo-
niales lui furent fatales : elle mena à bien le retrait des pro-
tectorats amorcé par Mendès France, elle prévit une loi-cadre
(la loi Defferre) pour l’Afrique noire, mais constante en ce qui
concernait les départements algériens, elle décida en 1956 d’y
envoyer le contingent. L’opération de police devenait une guerre
coloniale. Le soutien apporté au général de Gaulle en mai 1958
précipita le malaise.
Se forma alors au sein de la jeunesse socialiste ce que l’on a
appelé la deuxième gauche, qui refusait les fondements blan-
quistes et marxistes du socialisme français. Hostile au dogma-

1. Notamment à l’encontre de Pierre Mendès France.


2. Union et fraternité française (UFF).
3. Jean-Marie Le Pen fut éphémèrement l’un d’eux puisqu’il démissionna
de l’UFF en 1957.
De la Deuxième Guerre mondiale… 369

tisme et à la bureaucratie des appareils, elle souhaitait s’appuyer


sur l’action syndicale et les mouvements associatifs.
Ceux des socialistes1 qui s’étaient opposés à la politique
de violente répression menée par Guy Mollet, président du
Conseil, et appliquée par son ministre de la Justice François
Mitterrand2, puis au changement de régime, quittèrent la SFIO
en septembre 1958 et en mai 1959 ; ils fondèrent le Parti socia-
liste autonome (PSA), auquel Pierre Mendès France adhéra peu
après. En avril 1960, ils furent rejoints par des communistes3
qui avaient été antistaliniens et que l’intervention soviétique
en Hongrie en 19564 avait révulsés, et ils fondèrent alors le
Parti socialiste unifié (PSU). Voulant être une alternative de
gauche autogestionnaire entre la SFIO et le PCF, le PSU ne
réussit qu’à être une micronébuleuse regroupant des marxistes,
des réformistes et des anciens radicaux, tous ne se retrouvant
réellement que dans l’anticolonialisme, l’antistalinisme et l’anti-
gaullisme. En revanche, il permit, quelques années plus tard,
de rassembler le syndicalisme CFDT et les chrétiens de gauche
autour de l’idée d’une gauche renouvelée, d’un « travaillisme
à la française ». Si le PSU ne put jamais être une alternative
politique à la SFIO, il réussit à être un laboratoire d’idées pour
créer une gauche moderne, antiautoritaire et autogestionnaire.

Le catholicisme de gauche
L’irruption des partis se réclamant du gaullisme sur l’échiquier
politique rompit le bipartisme réformiste qu’avaient connu tous
les pays d’Europe d’après guerre, entre la démocratie chrétienne

1. Notamment Édouard Depreux, Alain Savary, Daniel Mayer, Michel


Rocard, Pierre Bérégovoy…
2. Guy Mollet fut président du Conseil du 1er février 1956 au 21 mai 1957.
François Mitterrand, ministre d’État chargé de la Justice, eut la responsabilité
de mettre en œuvre la politique répressive après l’échec de la tentative de libé-
ralisation. Ne s’agissant pas d’une guerre mais d’une révolte, les membres du
FLN n’étaient pas considérés comme des soldats, mais comme des criminels.
En mars 1956, une loi permit de condamner à mort ceux qui étaient pris
les armes à la main. Cent cinquante personnes furent condamnées à la peine
capitale, dont certaines furent guillotinées (dont des militants communistes).
3. Jean Poperen, l’historien François Furet…
4. L’insurrection de Budapest et de la Hongrie, à l’automne 1956, contre
la politique imposée par l’URSS fut matée dans le sang par une intervention
de l’armée rouge (2 500 morts, 200 000 exilés).
370 Nouvelle histoire des idées

et le socialisme, remparts à la fois contre une droite discréditée


par les années noires et par un communisme défiguré par Sta-
line. En France, le MRP se divisa sur l’affaire algérienne1 puis
sur l’élection du président de la République au suffrage uni-
versel. Si Jean Lecanuet eut un certain succès lors de l’élection
présidentielle de 1965, sa création en 1966 du Centre démocrate
qui regroupait des hommes venus d’horizons politiques diffé-
rents voire divergents (anciens MRP, indépendants et même
radicaux) entérinait la fin de la démocratie chrétienne française.
En réalité, ce fut la réunion du concile Vatican II (1962-1965)
qui entraîna l’évolution politique des chrétiens investis dans l’ac-
tion sociale et politique. Moins d’ailleurs en raison des décisions,
somme toute raisonnables, prises par cette assemblée, que de
la perception, du « ressenti » du changement qu’en eut la partie
militante des clercs et des laïcs. Alors qu’en Amérique latine se
développait la théologie de la libération2, un vent de décléricali-
sation de l’Église souffla sur les Églises du nord de l’Europe et
de France. Dans ce pays, le terrain avait été largement préparé
par l’évolution du personnalisme qui influença les mouvements
d’Action catholique, par la réflexion théologique de prêtres par-
fois en délicatesse avec Rome3, mais aussi des mouvements asso-
ciatifs chrétiens sans lien avec l’Église comme La Vie nouvelle4.
Ce fut la fin de la « France credo in ounoum Deoum5 ». La
première rupture vint du courant syndical. En novembre 1964,
la « déconfessionnalisation » de la Confédération française des

1. Georges Bidault (1899-1963), successeur de Jean Moulin à la tête du


Conseil national de la Résistance, fut l’un des fondateurs du MRP. Pré-
sident du Gouvernement provisoire (1946), plusieurs fois ministre, président
du Conseil (1949-1950), il se sépara du MRP en 1958 puis rejoignit l’OAS,
en présidant le comité exécutif en 1962.
2. Elle naquit de la volonté de dialogue entre l’Église et une société en
pleine effervescence, entre la foi chrétienne et les désirs de transformation
et de libération des peuples. Appréciée, elle fut cependant rappelée à l’ordre
en 1979 et 1984, les prêtres étant des guides spirituels et non des leaders et
l’Église n’ayant nul besoin du marxisme pour dénoncer l’injustice.
3. Tels les jésuites Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) et Henri
de Lubac (1896-1991), les dominicains Yves Congar (1904-1995), Marie-
Dominique Chenu (1895-1990) et Louis-Joseph Lebret (1897-1966).
4. Association d’éducation populaire créée en 1947, animée par l’huma-
nisme chrétien, elle combat les inégalités, la pauvreté et les injustices, et entend
favoriser le développement de chacun dans l’engagement altruiste.
5. François Cali, La France aux visages, Paris, Arthaud, 1953.
De la Deuxième Guerre mondiale… 371

travailleurs chrétiens (CFTC, créée en 1919) est adoptée par


90 % des mandants et donne naissance à la Confédération
française démocratique du travail (CFDT). La CFDT déclara
alors placer son action dans le cadre de la lutte des classes et
négocia un rapprochement avec le PSU1. Ce fut ensuite le tour
de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Influente au sein du
syndicat Union des étudiants de France (UNEF), ayant milité
contre la guerre d’Algérie, contre la torture et pour l’autodé-
termination, la politisation de ses dirigeants proches du PSU
entraîna la rupture avec l’épiscopat en mars 1965 et une crise
en 1966. Ce fut enfin l’évolution même de l’épiscopat et du
clergé durant les « années Marty2 » (1968-1981) qui permit à
une partie des fidèles catholiques de franchir le pas du vote à
gauche. L’engagement de Lamennais et de Marc Sangnier pour
un christianisme œuvrant dans le monde sans engager l’Église
trouvait ainsi sa réalisation. En 1990, Jacques Delors déclarait :
« Parmi ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir consacré leur vie
à la création intellectuelle, mais plutôt à l’action, nous sommes
plus nombreux qu’on ne le croit à avoir trouvé des repères et
des raisons d’espérer dans l’œuvre d’Emmanuel Mounier ou
dans la revue qu’il a fondée. »

Mai 68 et ses conséquences

Les Trente Glorieuses ne furent guère propices à un bouillon-


nement idéologique comme l’avaient été les années d’entre-deux-
guerres. Cela tint à plusieurs facteurs, souvent très différents.
Le premier fut qu’à partir du début des années 1960, les
anciennes puissances colonisatrices avaient toutes favorisé, per-
mis ou subi l’indépendance des entités soumises à leur tutelle.
Or l’anticolonialisme avait constitué, depuis 1945, une des
lignes fortes de fracture dans les opinions et surtout dans les
opinions politiques. La décolonisation éteignit une partie du
débat politique des années 1960, comme la séparation l’avait

1. Ainsi, Jacques Delors (né en 1925), membre de la Vie nouvelle, influencé


par le personnalisme d’Emmanuel Mounier, expert économique de la CFTC,
suivit le courant CFDT et adhéra au PSU.
2. François, cardinal Marty (1904-1994) fut archevêque de Paris de
mars 1968 à janvier 1981.
372 Nouvelle histoire des idées

fait dans l’immédiat avant-guerre de 1914. Cela eut pour consé-


quence l’inexorable érosion du rôle des intellectuels. En France,
c’était alors principalement Camus et Sartre. Albert Camus
(1913-1960), résistant, journaliste militant proche du courant
libertaire, fut un dénonciateur de l’absurdité de la condition
humaine ; mais, humaniste, il estimait que se révolter était l’acte
nécessaire pour donner un sens à l’existence. Comme Voltaire
au XVIIIe siècle, Camus incarna alors le combat moral qui le
conduisit à condamner les guerres coloniales, le racisme anti-
maghrébin, le stalinisme ou la dictature soviétique. Refusant
le « silence déraisonnable du monde1 », il se voulut un témoin
intransigeant et sans compromission de l’humain, rejetant toutes
les abstractions et toutes les idéologies qui visent à asservir
ou humilier l’homme. Son décès accidentel en janvier 1960
scelle la génération de jeunes intellectuels issus de la Résis-
tance qui avaient poursuivi leur idéal de liberté dans la lutte
anticoloniale et le rejet du communisme inféodé à Moscou.
Jean-Paul Sartre (1905-1980) eut une attitude plus ambiguë
pendant l’Occupation, lorsqu’il faisait jouer ses pièces devant
des parterres d’officiers allemands. Regrettant sans doute son
opposition plus intellectuelle que combattante à l’oppression, il
devint après la guerre le prototype de l’intellectuel engagé dans
toutes les causes. Fondateur en 1945 de la revue Les Temps
modernes, il signe l’éditorial du premier numéro, aveu implicite
ou inconscient de son propre remords, par lequel il signifie la
fin de la neutralité de l’intellectuel, « quoi qu’il fasse, marqué,
compromis jusque dans sa plus lointaine retraite ». Marxiste,
d’abord réticent à l’égard du stalinisme, puis compagnon de
route du PCF jusqu’à l’écrasement de Budapest par les chars
soviétiques en 1956, hostile au colonialisme, à l’impérialisme
américain, au gaullisme, il s’enthousiasme pour la révolution
cubaine, la révolution culturelle chinoise, soutenant même
Khomeiny dans sa lutte contre le shah. Porte-parole de toutes les
luttes d’extrême gauche, icône tutélaire de tous les mouvements
révolutionnaires, Sartre réussit l’exploit de captiver une grande
partie des intellectuels des années 1940 aux années 1970. Ayant
sans doute regretté toute sa vie la modestie de son engagement
dans la Résistance, il fut le vibrion de l’intelligentsia française,
autant réfractaire aux honneurs de l’establishment que soucieux

1. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942.


De la Deuxième Guerre mondiale… 373

de l’adulation admirative des contempteurs du conservatisme.


Cette « panthéonisation » de l’homme masqua souvent la vivacité
et le brio de sa pensée. La pitoyable fin de Mao, magot sénile
et manipulé, l’implosion du communisme et la naissance de
luttes nouvelles ont entraîné le déclin, sans doute temporaire,
de l’influence de Sartre qui a certes marqué trois générations
d’intellectuels, mais dont l’influence ne semble pas s’être éten-
due au-delà d’eux.
Le second facteur fut le changement radical des sociétés
européennes entre les années 1950 et les années 1970. Alors
que la parenthèse de quatre ans de pénurie n’avait guère per-
mis aux années 1950 d’être réellement différentes des années
1930, les deux décennies suivantes bouleversèrent totalement
ces sociétés. L’Europe, comme tout l’Occident, connut alors une
étonnante effervescence sociale. Il y eut d’abord l’extraordinaire
enrichissement général qui conduisit à l’émergence d’une classe
moyenne désormais largement majoritaire. Ce changement de
niveau de vie entraîna un changement de mentalité et le débat
d’idées fut progressivement délaissé face à l’engouement de la
société de consommation et de loisirs. Le besoin de combattre le
cédait à l’envie de jouir. La possession d’un véhicule puis d’un
poste de télévision, l’accès à la propriété, les vacances d’été puis
les vacances d’hiver devenues communes, furent d’une grande
importance sur les mentalités, comme en témoigne l’effondre-
ment de la presse d’opinion. Il y eut enfin la longue érosion
du secteur industriel. Les économies européennes ne pouvaient
plus se permettre le luxe d’avoir chacune leur propre industrie
lourde, surtout lorsqu’elle avait cessé d’être rentable ; des pans
entiers de l’industrie née au XIXe siècle et qui avait fourni le gros
des bataillons des travailleurs engagés dans les luttes sociales,
disparurent peu à peu. La sociologie électorale des partis de
gauche connut alors une étonnante mutation, et le militantisme
quitta lentement, mais inexorablement, les régions ouvrières au
profit des classes moyennes et des intellectuels. Pour autant,
le monde des travailleurs n’avait pas disparu, mais, depuis les
années 1950, les emplois de main-d’œuvre étaient de plus en
plus tenus par des immigrés qui ne votaient pas et, quant aux
travailleurs dans les services, la parcellisation des entreprises ne
permettait guère leur mobilisation.
Mais le plus important des bouleversements sociaux fut sans
conteste la montée en puissance des jeunes issus du baby-boom.
374 Nouvelle histoire des idées

Un important clivage générationnel apparut alors. Après la Pre-


mière Guerre mondiale, l’importante mortalité sur les champs
de bataille avait permis à la jeunesse d’alors un accès facile aux
niveaux décisionnaires comme à la notoriété. Les Années folles
avec leur musique et leur mode, le triomphe du cubisme ou
l’explosion du surréalisme n’avaient traduit qu’une accélération
de l’accession au rôle d’adultes d’une nouvelle génération, ainsi
que l’avait écrit Marinetti : « Les plus âgés d’entre nous ont trente
ans ; nous avons donc au moins dix ans pour accomplir notre
tâche. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et
plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme
des manuscrits inutiles1. » Dans les années 1920, « hors du milieu
étudiant, il n’est pas de jeunes hommes, il n’est que des hommes
jeunes2 ». En revanche, les lendemains de la Deuxième Guerre
mondiale ne connaissent pas la même impressionnante dépres-
sion démographique. L’accroissement de la natalité a été le fait
de géniteurs suffisamment jeunes pour s’installer dans la société
pour des décennies. À l’opposé des jeunes des années 1920, il
n’existait pour ceux des années 1950-1960 aucune opportunité
pour jouer rapidement un rôle social. Dès lors, pour ces enfants
du baby-boom, grandir se limitait à « être et se montrer capable
de participer à la culture jeune et non d’endosser des rôles
sociaux adultes3 ». Cette tendance fut accentuée par l’immense
changement apporté au rôle de l’enseignement. D’une part, son
accès fut généralisé ; d’autre part, l’abandon des établissements
« modernes » et « classiques » tendit à uniformiser cette jeunesse ;
enfin l’allongement de la scolarité obligatoire contribua à retarder
d’autant l’entrée dans la vie active et le monde des responsabi-
lités. Entre l’enfant et l’homme jeune, apparut alors une caté-
gorie nouvelle : l’adolescent, sorte de chrysalide humaine entre
la chenille et l’imago, vivant illusoirement le temps qui passe en
arrêt sur image. L’adolescence, « luxe des sociétés développées4 »,

1. Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), « Manifeste du futurisme »,


Le Figaro, 20 février 1909.
2. Philippe Bénéton, « La génération de 1912-1914. Image, mythe et réa-
lité », Revue française de science politique, XXI / 5 (octobre 1971).
3. Talcott Parsons, « Age and Sex in the Social Structure of the United
States », American Sociological Review, 1942, 7 / 5, p. 604-616.
4. Michel Rouche, « Quand l’adolescence n’existait pas », in Marie-Paule
Poilpot [dir.], Un nouvel âge de la vie : le temps de la postadolescence, Ramon-
ville, Érès, 1999, p. 41.
De la Deuxième Guerre mondiale… 375

ne consiste plus à être jeune, mais à avoir une jeunesse. Dès


lors, ce laps prétendument d’insouciance est conçu comme un
bien de consommation dont il convient de jouir. La première
à prendre ce changement en considération fut la presse spécia-
lisée, puis la musique et la mode qui devinrent les signes de
reconnaissance de ce groupe social dont les plus âgés devaient
devenir des citoyens en 19661.
Ainsi, un monde nouveau naissait, avec ses besoins propres
que le seul marketing prenait en compte. Les partis et les idéo-
logies ronronnaient, se renvoyant les uns aux autres des accu-
sations liées à un passé proche ou immédiat, mais n’offraient
aucune prospective. Le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté
écrivait dans Le Monde un article intitulé « Quand la France
s’ennuie ».

Mai 68
Plus encore que la révolution de 1848, Mai 68 fut un maels-
tröm protéiforme et composite dans lequel il est encore difficile
de cerner toutes les composantes.
Au plan idéologique, ce fut surtout la revendication d’être
un mouvement d’ultra-gauche qui domina. On en trouve la
quintessence dans l’ouvrage que les frères Jean-Gabriel et
Daniel Cohn-Bendit publièrent en 1969 : Le Gauchisme, remède
à la maladie sénile du communisme. Si Daniel Cohn-Bendit (né
en 1945) était un militant libertaire2, les deux autres figures
emblématiques, Alain Geismar (né en 1939), alors président
du SNESup3, et Jacques Sauvageot (né en 1943), président de
l’UNEF, militaient au PSU. D’emblée, le mouvement s’inscri-
vit en réaction contre le marxisme-léninisme ; il marquait la
volonté de la jeunesse d’accéder à une autonomie en dehors
d’une société figée sinon fossilisée. Les slogans étaient repris
de la gauche (« Non au capitalisme »), de l’anarchisme (« Il est
interdit d’interdire »), mais aussi de l’ultragauche et de la droite
révolutionnaire (refus de l’industrialisation, « croissance zéro »).
D’autres, collant plus à l’actualité, récusaient l’abêtissement de
la société de consommation (« Les veaux votent »). Les reven-

1. La majorité civique était alors à 21 ans.


2. Georges Marchais, secrétaire général du PCF, le surnomma l’« anarchiste
allemand Cohn-Bendit ».
3. Syndicat national de l’enseignement supérieur.
376 Nouvelle histoire des idées

dications qui dominaient (accessibles à la majorité des mani-


festants, généralement peu politisés ou pas politisés du tout)
réclamaient la libéralisation des mœurs, la désacralisation du
travail et de l’effort (« Sous les pavés la plage »), la modernisa-
tion de l’Université, mais aussi celle des institutions incarnées
par le général de Gaulle (« Dix ans ça suffit »). Selon le mot
de Françoise Giroud, ce fut « une parenthèse merveilleuse ». En
effet, en dehors d’une petite minorité d’étudiants politisés, les
dix premiers jours du mois de mai furent un happening festif,
un monôme estudiantin prenant des formes politiques au cours
duquel la jeunesse, courtisée par les médias et le monde du
show-biz, mais ignorée des politiciens, fit entendre sa voix. Ce
premier mouvement participait d’une émotion quasi générale
des jeunes nés après guerre et qui entendaient ne plus vivre
dans des cadres anciens : des beatniks américains à l’ubuesque
Révolution culturelle chinoise orchestrée par Mao et sa bande,
en passant par les manifestations de Prague qui virent s’immoler
Jan Palach1.
La gauche institutionnelle fut débordée par ce mouvement
qu’elle ne comprenait pas, mais qui apparut à certains de ses
leaders comme une « divine surprise ». En revanche, le PC et
la CGT, refusant de laisser libre champ au gauchisme, ins-
trumentalisèrent le mouvement pour lui donner un caractère
revendicatif et ouvrier. Pour le pouvoir comme pour l’extrême
gauche, on revenait ainsi à un schéma traditionnel qui aboutit
aux accords de Grenelle (27 mai 1968). Alors qu’une partie
de la classe politique songeait à Pierre Mendès France comme
alternative, le général de Gaulle, avec sa visite éclair au géné-
ral Massu et son discours du 30 mai2, renversa la situation au
soulagement tacite des communistes et de la CGT. Comme en

1. Jan Palach (1948-1969). Étudiant en histoire à l’université Charles de


Prague, il s’immola par le feu le 16 janvier 1969 pour réveiller l’indifférence
de ses compatriotes face à l’écrasement du Printemps de Prague (initié par
les réformes d’Alexander Dubček) par les troupes du pacte de Varsovie en
août 1968.
2. Le 29 mai 1968, le général se rendit à Baden Baden auprès du général
Massu, commandant des forces françaises en Allemagne. Assuré du soutien de
l’armée, il rentre à Paris le 30 mai et prononce un discours ferme : il restait
à la tête de l’État, il dissolvait l’Assemblée nationale et appelait les Français
à de nouvelles élections législatives. Une énorme manifestation de soutien
s’organisa alors sur les Champs-Élysées.
De la Deuxième Guerre mondiale… 377

1871, le recours au suffrage universel tua dans l’œuf la tentative


de la rue d’imposer sa volonté1.

Les conséquences
Elles furent directes ou induites. Les événements de Mai
68 ressemblèrent, toutes proportions gardées, à la Révolution
française, non comme on l’analysa par la suite, mais telle que
la vécurent ses contemporains, à savoir comme l’effondrement
du vieux cadre moral et social. L’autorité fut remise en cause
à tous les niveaux (parents, maîtres, patrons, politiques…) :
elle n’était désormais plus attachée à une fonction, mais aux
qualités pour l’exercer (« Le respect se mérite »). Sa traduction
visuelle résida, comme à la fin du XVIIIe siècle, dans un change-
ment de mode vestimentaire. Jusqu’alors le vêtement indiquait
plus ou moins le rang social2 et le monde ouvrier ou rural
« s’endimanchait » pour les grandes occasions. Le jean devint
alors semblable aux pantalons des sans-culottes, véritable rituel
de « démocratisation », accepté rapidement par tous les jeunes
et ceux qui rêvaient de le rester. Pour reprendre l’expression
de Régis Debray3, un changement de décor fut pris pour un
changement de monde.
Cette mutation prit aussi la forme d’une véritable révolution
sexuelle : la sexualité fut débarrassée de la gangue morale dans
laquelle le XIXe siècle bourgeois l’avait emprisonnée avec l’appui
des forces religieuses et la benoîte approbation des forces de
gauche, tout aussi conservatrices en ce domaine4. On assista

1. Un mois après le début des événements, aux élections législatives de


juin 1968, la majorité présidentielle obtint 58 % des suffrages et 394 sièges,
contre 41 % et 91 sièges à l’opposition (communiste, socialiste et PSU).
2. Il n’est que de voir les photos d’époque des manifestants étudiants qui
portent presque tous une cravate.
3. Régis Debray, Madame H., Paris, Gallimard, 2015.
4. Daniel Guérin (1904-1988), dans son article « Aragon, victime et profi-
teur du tabou » (Gai Pied Hebdo, 4 juin 1983), déclarait que le poète commu-
niste « arrimé à l’hétérosexualité comme au stalinisme par Elsa, son mauvais
génie, devait se protéger d’un autre malfaisant sectarisme, celui du Parti com-
muniste, hystériquement intransigeant sur le plan des “bonnes mœurs” et qui
ne tolérera les extravagances amoureuses d’Aragon que beaucoup plus tard,
quand Elsa ne sera plus là pour le détourner des garçons et que l’évolution
de la société post-soixante-huitarde aura enfin fait voler en éclats le tabou ».
Voir Philippe Forest, Aragon, Paris, Gallimard, 2015.
378 Nouvelle histoire des idées

alors à une véritable « laïcisation » du corps et du sexe1 dont le


droit d’usage fut définitivement reconnu à l’individu : la contra-
ception (autorisée depuis 1967), le droit à l’avortement (réclamé
dès 1971 et voté en 1975), le libre choix de la sexualité des
femmes ou des homosexuels. Insidieusement, cette nouvelle
« table rase » entraîna une transformation du statut de la famille :
la « fille-mère » de l’Ordre moral, récemment devenue une « mère
célibataire », allait devenir un « foyer monoparental » et, dès les
lendemains de 1968, le statut du concubinage fut modifié2 et
l’adultère dépénalisé (1975). La reconnaissance des droits de la
femme, puis celle des droits des homosexuels parachevée par
la loi de 2013 marquèrent plus profondément la société que
les élucubrations politiques de jeunes gens qui finirent presque
tous par faire carrière dans les appareils des partis de gauche
ou de l’écologie. En effet, la pensée gauchiste, si elle continua
un temps à agiter des groupuscules qui se scindaient dès qu’ils
étaient en nombre suffisant pour se réunir en séance plénière
dans une cabine téléphonique, ne donna naissance à aucun cou-
rant viable. En revanche, les individualités qui les animaient
furent des ferments essentiels à la renaissance d’une gauche
non communiste et au renouveau d’une réflexion dont était
incapable une SFIO hors d’haleine.
Les événements firent deux grands perdants. D’abord le géné-
ral de Gaulle qui, sans doute atteint moralement, publiquement
mis en cause par une « chienlit », avait compris qu’il n’était
plus en phase avec un pays dont il ne comprenait plus ni la
jeunesse ni les aspirations hédonistes de la grande majorité.
Recru et sans illusion sur le cercle politique qui l’entourait,
lui « qui sut dompter le vent contraire3 » organisa alors son
retrait. Ce fut ensuite le Parti communiste. Sa crainte d’être

1. Alain Finkielkraut dénonça dans son ouvrage Le Nouveau Désordre amou-


reux, écrit avec Pascal Bruckner (1977), le mythe d’une « révolution » sexuelle
soixante-huitarde issue de la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Selon
lui, la libération des corps n’a, en fait, abouti qu’à une négation de l’amour.
2. À la Libération, les concubins furent reconnus comme ayant droit aux
allocations familiales. En 1970 et 1975, la Cour de cassation reconnut le
préjudice moral et matériel d’une concubine dont le compagnon était décédé,
qu’il fût ou non marié par ailleurs. En 1972, la loi reconnut l’égalité entre
enfants légitimes et enfants naturels (nés de deux personnes non mariées mais
libres). En 2001, l’égalité fut étendue aux enfants adultérins.
3. Victor Hugo, À Théophile Gautier.
De la Deuxième Guerre mondiale… 379

débordé sur sa gauche dans le monde ouvrier et celle de voir


parvenir au pouvoir une gauche SFIO et PSU symbolisée par
François Mitterrand et Pierre Mendès France, l’avaient entraîné
à endiguer le mouvement dans le cadre du jeu binaire que de
Gaulle et lui jouaient depuis les débuts de la Ve République.
Ce faisant, il apparaissait désormais à la jeunesse de gauche
comme un parti conservateur d’un ordre social dualiste (bour-
geois contre travailleurs) qu’elle estimait dépassé. En même
temps, son importante victoire dans le cadre des accords de
Grenelle fut une victoire à la Pyrrhus. En assurant une très
substantielle augmentation du pouvoir d’achat des salariés1, ces
accords accélérèrent la transformation du monde des travailleurs
en petite et moyenne bourgeoisie, ce que Lénine avait dénoncé
comme la cause assurée de l’émoussement de l’esprit révolu-
tionnaire du prolétariat. En outre, les avantages acquis eurent
un effet pervers par l’augmentation du coût du travail. Pour
réduire ce surcoût, les entreprises pratiquèrent une élimination
massive des emplois de main-d’œuvre dans l’Hexagone : alors
que dans la décennie 1960-1970 l’emploi salarié des secteurs
de l’industrie et du bâtiment avait crû de plus d’un million, ces
derniers en perdirent autant entre 1973 et 19832. Dès 1973, le
violent impact des crises économiques successives transforma le
triomphe syndical de 1968 en une dramatique dégradation de
l’emploi, donnant désormais naissance à une importante inéga-
lité parmi les salariés entre ceux qui, nantis de la pérennité de
leur emploi par leur qualification ou par leur statut (fonction-
naires), pouvaient jouir de toutes ces avancées sociales, tandis
que les autres s’enfonçaient dans une précarité parfois sans
espoir.

La démocratie contre la République


De fait, après 1968 comme après 1789, le grand vainqueur
fut la bourgeoisie libérale. Depuis les années 1880, la Répu-
blique, par le biais de l’éducation et du concours, avait assuré
une promotion sociale permanente. Les grands corps de l’État
n’appartenaient plus à des dynasties et celles qui possédaient

1. 35 % du SMIG et 10 à 13 % des salaires réels.


2. Claude Willard, La France ouvrière de 1968 à nos jours, Les Éditions de
l’atelier, 1995, tome III, p. 177.
380 Nouvelle histoire des idées

l’industrie avaient été dépassées après la Deuxième Guerre mon-


diale : la « technocratie » administrative ou économique, fondée
sur la compétence, avait donné un nouveau souffle à la promo-
tion républicaine reposant sur le mérite. Cependant, en réalité,
l’émulation, certes ouverte, ne s’était opérée que dans le cadre
restreint de ceux qui accédaient à l’enseignement supérieur.
Dès 1964, Pierre Bourdieu montra comment l’école, à tous les
niveaux (primaire, secondaire et universitaire), loin d’être un
instrument neutre d’éducation, était un puissant mécanisme de
reproduction sociale qui confirmait et renforçait les inégalités
par ses examens reposant sur des critères culturels spécifiques
issus d’acquis sociaux ou familiaux1. Aussi bien les valeurs du
système d’éducation étaient-elles celles des classes dominantes
dont les membres en étaient les héritiers privilégiés. Ainsi,
lorsqu’à partir des années 1960, principalement pour des rai-
sons démographiques dues au baby-boom, le nombre d’étudiants
augmenta, leur sociologie n’évolua pas réellement. Or la vieille
Université et les grandes écoles qui avaient assuré à chacun un
lot plus ou moins important ne furent plus en état d’en offrir
à tout le monde. Le rêve libertaire vint à point. En supprimant
les sélections successives que connaissaient les élèves et les étu-
diants de l’entrée en 6e à celle de la faculté, en égalisant au
nom de la justice sociale les conditions d’apprentissage scolaire,
les événements de Mai 68 commirent la même erreur que la
Constituante lorsqu’elle supprima les corporations au nom de
la liberté d’entreprendre. En faisant régner une médiocratie qui
devait permettre à chacun de s’en tirer, on conféra aux diplômes
de base la valeur des assignats et on laissa le champ libre à ceux
qui, par leur milieu culturel et financier, avaient les moyens de
profiter de meilleures conditions pour réussir. La démocratie
avait porté un coup fatal à la République.
L’autre coup fut porté, encore une fois, au nom des idées
de Mai 68. Face à l’augmentation de Français nés hors métro-
pole ou de parents immigrés, on développa des particularismes
culturels locaux. Déjà, après les événements, avait refleuri un
régionalisme qui sentait le soufre depuis Vichy, mais qui en fut
dédouané parce qu’il était récupéré par la gauche. Cependant,
des Occitans aux Bretons, le renouveau passa vite de mode et

1. Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron, Les Étudiants et la culture,


Paris, Les Éditions de minuit, 1964.
De la Deuxième Guerre mondiale… 381

ne fut jamais un danger pour l’indivisibilité de la République.


En revanche, oubliant ce que Ferdinand Buisson1 appelait « les
inconséquences dans la pratique de la laïcité, les concessions
de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des
traditions », on développa, au nom de bons sentiments cou-
pables, les cultures originelles ou on encouragea des associations
particularistes, ce qui constitua une grave atteinte à l’idée fran-
çaise de nation. C’est le sens des critiques faites à Alain Fin-
kielkraut à propos de qui le sociologue Michel Wieviorka parla
de « républicano-communautarisme », « contradictions entre un
universalisme revendiqué et un communautarisme forcené »
relevées aussi par Pascal Boniface2. La France fut désormais
confrontée à cette opposition entre, d’un côté, l’idée républi-
caine de communauté et, de l’autre, les courants influencés par
le radicalisme anglo-saxon qui défendent le communautarisme
au nom du droit à la différence et la liberté naturelle illimitée
au nom de la démocratie. La sacralisation de la volonté générale
selon Rousseau était battue en brèche par celle de la liberté
individuelle. Ainsi, une conception courante dans les pays du
nord de l’Europe et dans le monde anglo-saxon, mina inexora-
blement la conception française de la démocratie indissociable
de l’idée républicaine.
Enfin, l’idée d’une démocratie de la base généralisa l’usage
de la manifestation, pâle réminiscence des journées révolution-
naires, comme vecteur d’une expression populaire permanente.
Des irresponsables politiques, de gauche comme de droite, pour-
tant députés ou ministres, n’hésitèrent pas à utiliser des asso-
ciations prétendues uniquement « citoyennes » pour mettre dans
la rue des lobbies, des partisans, voire de simples adolescents,
transformant ainsi le défilé de lutte en une « manif » voisine du
monôme. Le scandale démocratique survient lorsque la mino-
rité battant le pavé considère qu’elle peut faire plier la majorité
parlementaire émanant de la souveraineté nationale, comme si
un pseudo-référendum du slogan et de la semelle, qui ne repré-
sente qu’une humeur, pouvait contrebalancer les pouvoirs de la

1. Ferdinand Buisson (1841-1932), Nouveau dictionnaire de pédagogie et


d’instruction primaire, 1911. Cofondateur de la Ligue des droits de l’homme,
il fut l’un des grands initiateurs de la laïcité républicaine.
2. Respectivement dans Le Nouvel Observateur du 25 novembre 2005 et sur
le site de l’Union juive française pour la paix le 10 février 2014.
382 Nouvelle histoire des idées

République. C’est, parfois avec la bénédiction coupable d’une


partie des médias, le « coup de poker permanent » de la rue
contre le droit et la loi. Cette habitude, adoptée désormais par
tout l’échiquier politique, fait se vermoudre la légalité républi-
caine, contribue à dévaloriser le suffrage universel, apporte de
l’eau au moulin de l’antiparlementarisme et habitue les citoyens
à prendre davantage des postures politiques que des positions.
Pour paraphraser Sternhell, on invoque l’appel au peuple contre
la République tandis que le système parlementaire, issu du
suffrage universel, est mis en question par des citoyens qui
dédaignent user du droit majeur qui les qualifie, celui de voter.

De la crise des années 1970


aux conséquences de la chute
du mur de Berlin

Au début des années 1970, la croissance continue depuis deux


décennies avait engendré un profond changement du monde
occidental, marqué par l’explosion de la classe moyenne et la
généralisation de la société de consommation. Un tiers de la
population européenne avait alors moins de 25 ans ; il n’avait
rien connu de la Deuxième Guerre mondiale et était trop jeune
pour avoir été concerné par les guerres coloniales. La majorité
des jeunes se détourna alors du débat d’idées pour profiter
de la pléthore de productions. Cela ne se limitait d’ailleurs
pas à l’engagement politique stricto sensu ; ainsi, dans le simple
domaine des variétés, les protest songs contestataires1 qui avaient
détrôné les chansons à texte2, furent balayées par des produc-
tions plus légères sans plus aucun message3.
Si cela était valable sur le fond, cela l’était autant sur la
forme. La communication politique qui avait régné en maître
sur les médias audiovisuels n’en était plus qu’un aspect avec la
prolifération des radios et la multiplication des chaînes de télé-

1. Tels Bob Dylan, Joan Baez mais aussi Léo Ferré, Jean Ferrat…
2. Tels Jacques Brel, Barbara…
3. Toutefois, les hit-parades des radios montraient, dès les années 1960,
une différence fondamentale entre les jeunes des lycées qui plébiscitaient les
chansons à texte et ceux sortis du système scolaire qui marquaient leur pré-
férence pour les chanteurs de pure variété.
De la Deuxième Guerre mondiale… 383

vision. Le public qui s’était rapidement habitué à cette nouvelle


pléthore en picorant dans les programmes, appliqua ce zapping
aussi bien à l’information qu’à l’engagement politique. L’adhé-
sion, voire le militantisme, le céda à la déclaration de « sensibi-
lité » (de droite ou de gauche), vecteur d’induction suffisamment
flou pour permettre une variation des choix. La conséquence en
fut l’affadissement progressif des idéologies de lutte et le désir
des politiques de renouveler leur image de marque. Le discours
politique, qui s’était désormais ancré dans le monde des médias,
commença alors à se livrer à celui du marketing. Le thème de
la jeunesse devint un leitmotiv de la politique comme il l’était
du monde commercial.
Or, dans les vingt années suivantes, dominées par une suite
de graves difficultés économiques et sociales, la lame de fond
des crises ne fit que chanceler le libéralisme, mais balaya en
revanche le socialisme révolutionnaire. L’économie de marché
s’imposa alors dans les ci-devant pays de l’Est, mais le rêve
perçu grâce à la mondialisation de la télévision se révéla moins
idyllique que prévu.

Le néo-anarchisme des « années de plomb »


Depuis le milieu des années 1960, une partie de la jeunesse
mondiale ne reconnaissait ni la société dans laquelle elle vivait,
ni les institutions qui la régissaient. D’abord mouvement estu-
diantin dont Paris donna l’un des exemples, cette contesta-
tion se radicalisa dans les années 1970 autour de quelques
thèmes : l’antiaméricanisme, l’anticapitalisme, l’antisionisme,
l’antifranquisme et la lutte armée contre le système bourgeois.
Cette violence est l’ultime écho de l’anarchisme né à la fin du
e
XIX siècle. Sans grande influence sur l’opinion, sinon par la peur
qu’elle engendrait, elle ne donna naissance à aucun renouveau
des idées libertaires. On sait d’ailleurs aujourd’hui qu’elle ne
put prospérer que grâce aux aides des différents services secrets
qui s’en servaient comme leurres (false flags) dans le cadre de
la guerre froide.
En République fédérale d’Allemagne, la Fraction armée rouge
(Rote Armee Fraktion) opéra de 1968 à 1998. Elle fut aussi
appelée « bande à Baader » du nom de l’un de ses leaders,
Andreas Baader. Elle naquit de la volonté de créer une oppo-
sition extraparlementaire (Außerparlamentarische Opposition). En
384 Nouvelle histoire des idées

juin 1970, dans Bâtir l’armée rouge, le mouvement donnait ses


grandes directions : « favoriser la lutte des classes ; organiser le
prolétariat ; commencer la résistance armée ; construire l’armée
rouge ». Formé militairement dans les camps palestiniens, béné-
ficiant de la bienveillance des services de la république démo-
cratique d’Allemagne, le groupe, composé de moins de cent
personnes, se lança dans le terrorisme. Il fit de nombreuses
victimes, mais ne réussit jamais à mobiliser la classe ouvrière,
ne recueillant d’intérêt que chez certains intellectuels ou étu-
diants. En sommeil peu après la réunification, il proclama sa
dissolution en 1998.
En Italie, les Brigades rouges (Brigate rosse), issues de la
Gauche prolétarienne, sont fondées en 1970 par Renato Curcio
et Alberto Franceschini. Ces derniers souhaitent créer un « parti
communiste combattant » et reprendre le combat insurrection-
nel abandonné par le PCI après la proclamation de la Répu-
blique (1946). Dès leur début, les Brigades rouges mènent une
action violente (assassinats, séquestrations, mutilations) contre
ceux qui leur apparaissent des représentants du système bour-
geois (policiers, magistrats, journalistes, politiciens), violence
qui culmina en 1978 avec l’assassinat d’Aldo Moro, président
de la Démocratie chrétienne, alors que ce parti avait réalisé le
« compromis historique » qui permettait au PCI de participer
au gouvernement pour la première fois depuis 1947. À partir
de 1981, le mouvement se divise en plusieurs groupes et voit
apparaître une nouvelle génération de terroristes1, mais la fin
de la guerre froide marque celle de leur influence2.
En France, Action directe tire son nom de la doctrine anar-
chiste. Se voulant une « organisation de guérilla », profondément
libertaire, elle est autant hostile à l’autorité qu’au léninisme et au
stalinisme. Commettant une série d’attentats qualifiés d’« actions
politico-militaires », visant notamment les intérêts américains et
israéliens, le groupe fut démantelé au début des années 1980.

1. On estime les membres et les sympathisants à plusieurs milliers et les


cadres à une cinquantaine.
2. En effet, il apparaît aujourd’hui que ces mouvements étaient secrètement
manipulés à la fois par le KGB et la CIA, vraisemblablement pour empêcher
que le PCI participât au pouvoir, l’URSS craignant une « contagion » auprès
des autres partis communistes et les États-Unis voulant préserver les secrets
de l’OTAN.
De la Deuxième Guerre mondiale… 385

Les tentatives françaises de renouveau


En France, après le départ puis la disparition du général
de Gaulle, Georges Pompidou (1911-1974) choisit Jacques
Chaban-Delmas (1915-2000) comme Premier ministre. Ce
dernier, soucieux de renouveau moderniste, ne souhaitait pas
limiter l’effort d’ouverture au seul domaine politique et social,
mais aussi au domaine économique, comme cela avait été le
cas avec l’économie sociale de marché allemande. Ce système
économique (Soziale Marktwirtschaft) avait été mis en place
en république fédérale d’Allemagne sous l’égide de Ludwig
Erhard1(1897-1977) et en Autriche dès l’après-guerre, afin de
lutter contre l’inflation qui avait jeté, dans les années 1920, la
classe moyenne dans les bras des nazis, d’empêcher la cartelli-
sation des grandes entreprises et d’éviter l’étatisation de l’éco-
nomie qui avaient été des facteurs de totalitarisme. Cela avait
abouti au miracle économique allemand (Wirtschaftswunder) et
au succès international du mark. Le programme de Jacques
Chaban-Delmas, pour une Nouvelle Société (1969), inspiré par
le mendésiste Simon Nora2 et Jacques Delors, dénonçait une
« société de castes » archaïque, le rôle trop important de l’État
dans l’économie3 ; il prônait la décentralisation, ainsi qu’une
plus large autonomie des administrations, notamment des uni-
versités et de l’audiovisuel public. Plus largement, il souhaitait
assouplir la société par le dialogue et la concertation entre les
partenaires sociaux. En butte à l’entourage du président hostile
à sa ligne politique, Chaban-Delmas dut remettre la démission
de son gouvernement, en juillet 1972, alors qu’il avait large-
ment obtenu la confiance du Parlement. Le gaullisme sans de
Gaulle évolua alors vers un conservatisme éclairé, composé à
la fois de libéralisme intellectuel et de radicalisme politique, le
pompidolisme.

1. Ministre de l’Économie de 1949 à 1963, il fut chancelier fédéral de


1963 à 1966.
2. Simon Nora (1921-2006), inspecteur général des Finances, fut, entre
autres, conseiller de Pierre Mendès France et directeur de cabinet de Jacques
Chaban-Delmas.
3. Le rapport Nora de 1967 conseillait de « restituer aux entreprises
publiques une mission conforme à leur nature d’entreprise (…) et une auto-
nomie qui leur est indispensable pour s’acquitter de cette mission ».
386 Nouvelle histoire des idées

Le décès prématuré du président Pompidou libéra la droite


libérale, incarnée par un homme jeune, Valéry Giscard d’Es-
taing (né en 1926), qui remporta l’élection présidentielle en
mai 1974. Regroupée avec les centres dans l’Union pour la
démocratie française (UDF), elle changea la société française
en profondeur1, mais s’enlisa électoralement, notamment en rai-
son des dommages économiques et sociaux créés par les chocs
pétroliers (1973 et 1979) et de la crise qui s’ensuivit.
À gauche, la fin du gaullisme historique marqua aussi la fin
du dualisme de fait entre le général et le PCF. L’érosion de
la SFIO, le morcellement stérile des gauchismes et, surtout,
l’éclosion de toute une génération à « une sensibilité » de gauche,
furent autant de circonstances favorables à une refondation du
courant socialiste. Un stade « préparatoire » avait été, en 1965,
l’organisation de la gauche non communiste en une Fédération
de la gauche démocrate et socialiste (FGDS)2. Le constat de
son échec en 1969 aboutit en 1971 à la création du Parti socia-
liste (PS). Présidé par François Mitterrand (1916-1996), il
regroupa toutes les organisations de gauche sauf le PSU et attira
nombre de militants du courant « chrétien ». Mais si la struc-
ture se modernisa, il n’en fut pas de même pour les idées. La
nécessité d’un accord électoral avec le PCF (conclu en 1972),
la présence de courants fortement ancrés à gauche ne permirent
pas au PS de réussir ce que le SPD avait fait à Bad Godes-
berg en 1959 : l’abandon de toute référence au marxisme, la
reconnaissance de l’économie de marché et sa mise au service
du peuple tout entier et non plus des seuls travailleurs, c’est-
à-dire le passage à une réelle social-démocratie.

La réponse libérale au nouveau défi économique


La crise, consécutive aux chocs pétroliers, prit de court les
politiques comme les économistes, car elle était d’une nature

1. Majorité civique à 18 ans, loi Veil sur l’interruption volontaire de gros-


sesse, abolition du doublement des peines pour les délits sexuels de nature
homosexuelle…
2. Elle comprenait la SFIO de Guy Mollet, le Parti radical-socialiste de
René Billières, l’Union démocrate et socialiste de la Résistance (UDSR)
de François Mitterrand, l’Union des groupes et clubs socialistes (UGCS) de
Jean Poperen et l’Union des clubs pour le renouveau de la gauche (UCRG)
d’Alain Savary.
De la Deuxième Guerre mondiale… 387

nouvelle. Les recettes keynésiennes s’avérant inutiles puisque


la stagnation s’ajouta à l’inflation et que l’on vit apparaître la
« stagflation », les gouvernements ultralibéraux (Margaret That-
cher1, Ronald Reagan2) s’inspirèrent, dans les années 1980, des
idées de l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006).
Friedman était un monétariste : il estimait que l’inflation devait
être contrôlée en limitant l’émission de monnaie. Méfiant à
l’égard des gouvernements et des banques centrales qui pou-
vaient, pour des raisons politiques, recourir « à la planche à
billets », il prônait l’abandon des politiques monétaires discré-
tionnaires et la mise en place de règles fixes avec un taux de
croissance de la masse monétaire correspondant à la moyenne
du taux de croissance à long terme.
Dans Capitalisme et liberté (1962), il avait affirmé que la seule
condition pour atteindre la liberté politique et économique était
de réduire le rôle de l’État dans l’économie de marché. Opposé
à Keynes et au rôle que ce dernier attribuait à la consommation,
Friedman soutenait l’idée du revenu permanent : les consomma-
teurs ne dépensent pas en fonction de leur revenu du moment,
mais en préjugeant de leur revenu à plus ou moins long terme
(ce qui intègre les économies, le salaire du moment et les aug-
mentations escomptées). Selon lui, la consommation ne suit
donc pas la courbe des revenus courants, mais l’estimation des
revenus permanents.
Son autre théorie était celle du taux de chômage naturel. En
l’absence de crise, les salaires tendent vers un niveau d’équilibre
qui entraîne un chômage naturel, les travailleurs refusant un
salaire qu’ils jugent trop bas et les employeurs n’ayant aucun
intérêt à augmenter les salaires.
Or, à partir des années 1975, les sociétés occidentales entrèrent
dans une profonde crise de l’emploi : le nombre de diplômés
avait crû de façon trop importante pour qu’on pût leur offrir un
emploi correspondant à leurs aspirations ; l’emploi lui-même avait
évolué : les emplois de main-d’œuvre régressaient tandis que les
emplois offerts requéraient une toujours plus grande qualification
technique. Des sociologues du travail ultralibéraux estimèrent alors

1. Margaret Thatcher (1925-2013), leader du Parti conservateur de 1975


à 1990, elle fut Premier ministre de 1979 à 1990.
2. Ronald Reagan (1911-2004), gouverneur de Californie de 1967 à 1975,
40e président des États-Unis de 1981 à 1989.
388 Nouvelle histoire des idées

que, désormais, environ 12 % d’une classe d’âge ne connaîtraient


jamais le plein-emploi et qu’il fallait que l’économie de chaque
pays fût assez forte pour qu’elle pût assurer à chacun un revenu
décent d’assistance. Dans les pays moins libéraux, l’État tenta
d’obvier le manque d’offres d’emploi en recourant à deux pallia-
tifs aussi vains l’un que l’autre : l’utilisation à grande échelle de
la formation professionnelle pour tenter de qualifier les deman-
deurs d’emploi et les subventions aux chefs d’entreprise afin qu’ils
recrutent. Cette longue crise sociale, vécue de façon plus ou moins
permanente depuis les années 1980 par deux générations, eut de
lourdes conséquences sur la vie politique des pays occidentaux.
Tous connaissent un ancrage profond du pessimisme, mais la
France semble en être la championne. Plus enclins que d’autres à
privilégier l’intervention politique pour régler les problèmes sociaux
et économiques, les Français n’ont pas vraiment choisi entre une
politique centrée sur l’offre et une relance de l’économie par la
demande1. Ils ont préféré s’en remettre à l’alternance de majorités
dont la constance dans l’échec a d’abord engendré le doute quant
à la capacité de la classe politique à juguler la crise de l’emploi,
puis le désenchantement et enfin la résignation : en 2011, selon
un sondage de l’institut BVA-Gallup, 67 % d’entre eux estimaient
improbable une baisse réelle du chômage. Mais une autre spé-
cificité française pourrait permettre d’expliquer la profondeur de
ce malaise. Dans la plupart des pays occidentaux, le chômage
est uniquement perçu comme une régression du pouvoir d’achat
et les salariés qui en sont victimes n’hésitent pas à accepter des
conditions de travail dégradées2 pour se maintenir financièrement.
En France, les conquêtes sociales d’après 1968 ont moins porté
sur les augmentations salariales que sur la diminution du temps
de travail et l’aménagement du temps libre3. Ces avantages ont
réussi à masquer temporairement le drame d’une situation sociale
qui s’aggravait de façon continue au point de laisser l’impression,
lorsque leur effet lénifiant ne s’est plus fait sentir, que le pays avait
alors connu un âge d’or où chacun pouvait partager également

1. Jacques Capdevielle, Arlette Faugères, L’Opinion des Français face au


chômage dans les années 80-90, CEVIPOF, n° 18, janvier 1998.
2. Travail à temps partiel, pluralité de petits emplois…
3. À peine élu en 1981, François Mitterrand crée un ministère du Temps
libre (1981-1983) confié au secrétaire général de la Fédération de l’éducation
nationale (FEN), André Henry.
De la Deuxième Guerre mondiale… 389

son temps entre vie professionnelle et vie privée. La société fran-


çaise s’est alors embourbée dans des contradictions peu réalistes :
consciente du danger que représente la concurrence internationale,
elle n’a cependant pas souhaité remettre en question le coût du
travail ; admettant en revanche que l’on baisse les charges sociales
des entreprises, elle a néanmoins persisté à désirer une réduc-
tion du temps de travail1. À avoir privilégié la qualité de vie au
détriment du pouvoir d’achat, une grande partie des salariés s’est
retrouvée avec davantage de temps libre, mais plus assez d’argent
pour en profiter2. La « névrose sociale » qui en est la conséquence
place la France au premier rang des nations pessimistes, loin
devant les pays en guerre ou les pays pauvres. Sans raison réelle,
elle touche les liens avec l’entreprise et le travail3. Sans plus de
raison, elle affecte encore davantage les relations avec le monde
politique, attisée par ceux que Dominique de Villepin4 qualifiait
« de nouveaux experts : les déclinologues5 ». Hommes de droite,
mais aussi de gauche, ce sont notamment Nicolas Baverez, Alain
Finkielkraut, Jacques Julliard, Éric Zemmour6. Or ce déclinisme
est davantage le résultat du ressenti individuel d’une population
touchée dans le style de vie7 qui lui convenait que d’une réelle

1. Jacques Capdevielle, Arlette Faugères, op. cit.


2. En 2011, 68 % des actifs ne s’estimaient pas satisfaits en matière de
salaire (source : BVA).
3. Selon la même source, 31 % des salariés se disaient « parfois heureux »
au travail en 2011, contre 37 % en 2010. Si la démotivation des ouvriers
(42 %) et des employés (38 %) stagne entre 2007 et 2010, elle s’accroît très
nettement chez les cadres : en 2011, ils étaient 37 % à dire leur motivation
en baisse contre 19 % en 2007.
4. Dominique Galouzeau de Villepin, né en 1953, diplomate et homme
politique, plusieurs fois ministre (Affaires étrangères, Intérieur), fut Premier
ministre de 2005 à 2007.
5. Vœux du Premier ministre à la presse, 10 janvier 2006.
6. Alain Finkielkraut (né en 1949), philosophe, professeur d’histoire des
idées à Polytechnique, est notamment l’auteur de La Défaite de la pensée
(1987). Éric Zemmour (né en 1958), journaliste, a publié entre autres Mélan-
colie française (2011) et Le Suicide français (2014). Jacques Julliard (né en
1933), historien et syndicaliste, a notamment écrit La Faute aux élites (1997),
Le Malheur français (2005). Nicolas Baverez (né en 1961), normalien et his-
torien, est l’auteur entre autres des Trente Piteuses (1998), et de Vieux pays,
siècle jeune : La France et le monde 2001-2005 (2006).
7. Ainsi l’électorat de droite est-il sensible à la perte d’influence mondiale
de la France tandis que l’électorat de gauche souffre de la disparition pro-
gressive des « valeurs de gauche ».
390 Nouvelle histoire des idées

régression économique du pays. Si, d’un côté, en 2013, 73 % des


Français estimaient que leur pays était en déclin1, Jacques Mar-
seille s’est attaché, de l’autre, à montrer que les trente années qui
ont séparé 1974 de 2004 ont été, à l’instar des Trente Glorieuses,
des années de croissance2. De même, deux femmes politiques
de gauche, Karine Berger et Valérie Rabault3, ont récemment
publié Les Trente Glorieuses sont devant nous (2011) et La France
contre-attaque (2013). Parce qu’en France, depuis les débuts du
parlementarisme au XIXe siècle, on a voulu tout résoudre au niveau
étatique, le monde politique est victime de la sinistrose ambiante
qui est devenue l’humus sur lequel prolifèrent les prophètes popu-
listes des jours de malheur.

Un traditionalisme « libéral » ?
Friedrich Hayek (né Friedrich von Hayek, 1899-1992),
économiste britannique auteur de Prix et production (Prices
and Production, 1931) et de La Théorie pure du capital (The
Pure Theory of Capital, 1941), était aussi un antikeynésien.
Tout comme Friedman, il estimait que la crise était causée
par l’inconséquence d’une politique monétaire exagérée qui
entraînait un excès de crédit ; ce dernier suscitait à son tour
une complexification de la structure de production qui contri-
buait au surenchérissement des prix. Au contraire de Keynes,
Hayek prônait l’encouragement de l’épargne pour réduire cette
surchauffe et l’écart entre l’investissement et son financement.
En 1944, il publia un ouvrage, devenu au fil des ans un
classique de la pensée libérale contemporaine, La Route de la
servitude (The Road to Serfdom), dans lequel il soutenait que
l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter
davantage sur les libertés individuelles et que, de ce fait, il
peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire à
la servitude des peuples. Margaret Thatcher s’inspira beaucoup
de ses idées.

1. Claude Maggiori, Sandrine Dyckmans, La France qui disparaît, Glénat,


2014, p. 23.
2. Jacques Marseille (1945-2010), historien de l’économie, dans La Guerre
des deux Frances. Celle qui avance et celle qui freine, Paris, Perrin, 2005.
3. Karine Berger, née en 1973, administratrice de l’INSEE, est députée
des Hautes-Alpes depuis 2012. Valérie Rabault, née aussi en 1973, ingénieur
en génie civil, est députée du Tarn-et-Garonne depuis 2012.
De la Deuxième Guerre mondiale… 391

Il s’opposait à ceux qu’il appelait les intellectuels « construc-


tivistes », de type socialiste, qui conçoivent des « projets de
société » ou de type conservateur (« Le conservatisme a seu-
lement la valeur de ce qu’il conserve »). Or, selon lui, nul ne
peut appréhender la grande complexité du monde et une poli-
tique qui veut gérer rationnellement et globalement la société est
nécessairement vouée à l’échec, car elle ne prend pas en compte
l’autonomie des individus et l’imprévisibilité de leurs réactions.
Pour lui, les comportements qui permettent à la société de
fonctionner de façon efficace ont été sélectionnés et transmis à
travers les générations et il est donc essentiel de tenir compte
de la tradition. C’est la longue histoire des réussites et des
échecs qui a permis l’émergence des valeurs qui se sont impo-
sées comme règles lorsque les expériences qui les ont entraînées
ont été oubliées.
En effet, il croit à des structures, des institutions (establish-
ments) non pas décidées par les hommes, mais façonnées par
l’histoire, dans le respect de l’action de ceux qui ont précédé.
Hostile à un ordre planifié émanant d’un petit groupe et des-
tructeur du sens de la responsabilité, il prône l’interaction de
tous les individus pour accoucher du nouvel ordre social pour
les générations suivantes. Aussi bien estime-t-il que, dans un
monde qui se construit longuement et progressivement, c’est
une imposture de parler de justice sociale hic et nunc puisque
nul ne peut prédire les effets des décisions prises.
À l’égard de la démocratie, il est méfiant. C’est un « démo-
crate aristocratique » à l’instar de Tocqueville. La démocratie
est pour lui un moyen, mais non une fin : « Que dans le
monde occidental, le suffrage universel des adultes soit consi-
déré comme le meilleur arrangement, ne prouve pas que ce
soit requis par un principe fondamental » (La Constitution de la
liberté, 1994). En réalité, le type de régime lui importe relative-
ment peu, l’essentiel étant pour lui le respect scrupuleux d’un
état de droit, car il se méfie de la dérive démagogique de la
démocratie (« Je préfère un gouvernement non démocratique
limité par la loi à un gouvernement démocratique illimité »,
1976), mais aussi de l’importance prise par les groupes de
pression et les lobbies (« L’égoïsme du groupe clos, ou le désir
de ses membres de devenir un tel groupe, sera toujours en
opposition avec l’intérêt commun des membres d’une grande
392 Nouvelle histoire des idées

société 1 »). À la fin, il imagina un type de constitution qui tenait


à la fois de l’Athènes du Ve siècle et de la constitution consu-
laire de 1799, mais qui était néanmoins un véritable régime
d’assemblée.

La chute du mur de Berlin (1989)


et l’implosion de l’URSS (1991)
Toute une série de facteurs, parmi lesquels la mondialisation
de l’information ne fut pas le moindre, entraîna chez les peuples
des pays de l’Est une lassitude puis un refus, davantage de la
pénurie de consommation que de l’absence de liberté. Deux
hommes, chacun à sa façon, ont permis aux événements de se
passer sans trop de violence : Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev
(né en 1931) et Karol Wojtyła (1920-2005), élu pape en 1978
sous le nom de Jean-Paul II. La volonté de Staline de créer
un glacis concentrique centrifuge pour éviter qu’une Troisième
Guerre mondiale se passât sur le territoire russe ou ukrainien
se retourna contre l’URSS : l’attrait du monde de l’Ouest tou-
cha tout aussi concentriquement les démocraties populaires,
mais partit de l’extérieur (RDA, Pologne, Hongrie, Bulgarie,
Tchécoslovaquie, Roumanie, Albanie) pour atteindre le cœur.
L’échec du putsch conservateur communiste contre Gorbatchev
entraîna la dissolution du PCUS par Boris Nicolaïevitch Eltsine
(1931-2007), alors président du Soviet suprême de la république
de Russie. En décembre 1991, déjà amputée de six pays qui
s’étaient proclamés indépendants, l’URSS fut dissoute et rem-
placée par la Communauté des États indépendants (CEI)2.
Le corset qui avait contraint les nationalités avait cédé et
l’ordre européen né de la Deuxième Guerre mondiale avait volé
en éclats. Peu après, il fut suivi dans la tombe par l’ordre créé
par les traités de 1918 : la Yougoslavie (1991) puis la Tchéco-
slovaquie (1992) donnèrent naissance à une série d’États natio-
naux tandis que l’Allemagne se réunifia (1990). L’atlas politique
de l’Europe des années 1990 ressembla davantage à celui de
1890 qu’à tout autre. L’histoire donnait l’impression de n’avoir
été que bruits et fureurs inutiles. Or, parce que l’hégélianisme et

1. Droit, législation et liberté, 2007.


2. Azerbaïdjan, Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Moldavie,
Ouzbékistan, Russie, Tadjikistan, Turkménistan (État associé), Mongolie (État
observateur).
De la Deuxième Guerre mondiale… 393

son dérivé, le marxisme, n’avaient été en fait que des avatars de


la pensée eschatologique judéo-chrétienne, on vit alors renaître
le thème de la « fin de l’Histoire ». Francis Fukuyama1 consi-
déra ainsi que l’effondrement de toutes les dictatures2 entre les
années 1970 et les années 1990 était l’annonce de la parousie
prochaine de la démocratie et du libéralisme dans un monde
désormais libéré de la guerre. Mais les conflits suivants eurent
raison de son irénisme.
Néanmoins, toutes les idéologies qui avaient fait fermenter le
continent européen depuis près d’un siècle s’étaient dissoutes
sans combattre, laissant les militants désabusés et orphelins. La
réaction des opinions hésita entre l’indifférentisme et l’indiffé-
rence : soit toutes les idées se valaient, soit aucune idée n’avait
d’intérêt. La vacance idéologique eut une double conséquence.
La première fut l’accroissement du consumérisme de biens
matériels comme de loisirs. La seconde fut la déréliction des
plus défavorisés qui n’avaient même plus l’espoir d’une hypo-
thétique révolution.

Le matérialisme hédoniste
Les pays ou les catégories sociales les plus favorisés déve-
loppèrent alors une course matérialiste visant la plus grande
satisfaction des citoyens, assez proche du panem et circenses des
Romains. La conséquence en fut la convergence de plus en
plus importante des partis politiques afin de satisfaire le corps
des citoyens : d’une part, les discours se différenciaient pour
répondre à l’attente des électeurs, mais en même temps les poli-
tiques menées se ressemblaient, d’autant que la mondialisation
de l’économie ne leur laissait désormais plus qu’une marge de
manœuvre limitée. La droite faisait du libéralisme social tan-
dis que la gauche faisait du socialisme libéral. Dans certains
pays (telle l’Allemagne), les deux courants formèrent même
une coalition. Dans d’autres (le Japon, la France), l’alternance

1. Né en 1952, ce philosophe et chercheur en sciences politiques américain


est professeur à l’université John-Hopkins de Washington. Il publie en 1992
The End of History and the Last Man, Free Press (paru la même année chez
Flammarion sous le titre : La Fin de l’Histoire et le dernier homme). Il fut notam-
ment critiqué par Jacques Derrida (1930-2004) dans Spectres de Marx (1993).
2. Grèce et Portugal en 1974, Espagne en 1975, Argentine en 1983, Chili
en 1989, dictatures communistes en 1990…
394 Nouvelle histoire des idées

montra assez rapidement la convergence globale et la ténuité


des différences.
L’une des conséquences en fut donc le gommage, non des dis-
cours, mais des praxis, dans un centrisme plus ou moins marqué
à droite ou à gauche. En France, les quatorze ans de présidence
de François Mitterrand incarnèrent cette évolution. Conscient
que le PS, divisé en multiples tendances, ne ferait jamais un
aggiornamento comme l’avait fait le SPD à Bad Godesberg, il
fit s’user tous les courants les uns après les autres (de la SFIO
ouvriériste à la nouvelle gauche) en leur confiant successivement
la responsabilité du réel pour amener le parti socialiste à une
ligne proche du radicalisme. Il y fut aidé par l’évolution de la
sociologie des électeurs de gauche : bourgeois urbains, intel-
lectuels, enseignants, représentants des professionnels devenus
peu ou prou des professionnels de la représentation, tous profi-
tant des « acquis » des Trente Glorieuses et se satisfaisant d’un
discours incantatoire sur des thèmes puisés dans l’histoire des
luttes sociales. En fait, le bourgeois bohème, le « bobo », n’est
rien d’autre que le « radsoc » remastérisé. Le choix marqué que
le président Mitterrand fit en 1995 de Jacques Chirac1 corres-
pondit aussi à cette ligne, puisque le nouveau président qui se
disait, dans sa jeunesse, « moins gaulliste que pompidolien » fit
aussi évoluer le parti néogaulliste chiraquien vers le radicalisme.
Une autre conséquence fut alors le rejet d’une classe poli-
tique qui apparaissait à certaines parties de l’opinion comme
incapable d’avoir un programme clair, différencié et soucieux
de l’intérêt général. Dans la plupart des pays occidentaux, on
vit alors réapparaître l’antiparlementarisme, « météo des vents
de la mauvaise mémoire2 », qui se fit rapidement le vecteur
d’un néopopulisme. En Europe, la critique du système et des
partis s’accrut de la dénonciation des institutions européennes
et, principalement, de la Commission de Bruxelles, composée
de technocrates (les eurocrates), non élus et ne rendant aucun

1. Né en 1932, il fut notamment maire de Paris de 1977 à 1995, Pre-


mier ministre entre 1974 et 1976 puis entre 1986 et 1988, avant de devenir
président de la République pour deux mandats de 1995 à 2007. Alors qu’il
était candidat à l’élection présidentielle face à Lionel Jospin candidat socialiste,
le président Mitterrand par une série de gestes ostentatoirement aimables à
l’égard de Jacques Chirac fit comprendre à l’électorat de quel côté penchait
son choix, ou plutôt de quel côté il ne penchait pas.
2. François Cali, op. cit.
De la Deuxième Guerre mondiale… 395

compte à aucun électeur. Comme à la fin du XIXe siècle, ce néo-


populisme nationaliste connut deux dérives : l’une à l’extrême
droite, flirtant avec les nostalgiques des années 1930, et l’autre
avec l’extrême gauche, ravivant la flamme du souvenir marxiste.
Comme alors, ces courants néopopulistes, forts de la désillu-
sion des électorats désabusés par l’échec des partis tradition-
nels, s’attachèrent à incarner une possible nouvelle alternance
en profitant du jeu démocratique.

Un ersatz de fascisme spirituel ?


L’adhésion protestataire au néopopulisme ne peut être le fait,
comme auparavant entre les deux guerres, que d’une partie de
la population, intégrée en fait dans le tissu national, mais qui
s’estime délaissée ou laissée pour compte. Il n’en va nullement
de même pour des populations ou des couches sociales qui
estiment que le système est négateur ou destructeur de leur
identité. C’est principalement le cas de celles qui ont perdu leurs
repères culturels et n’en ont pas acquis de nouveaux. La dispa-
rition des idéologies « messianiques » qui promettaient l’avenir
du genre humain par la révolution de l’égalité, créa un énorme
vide qui ne fut rempli par aucun nouveau discours politique.
La koinè consumériste qui domine autant les pays libéraux que
les pays se disant officiellement encore communistes ne produit
que désespérance chez ceux qui s’en estiment exclus, d’autant
que les frustrations sont exacerbées par la généralisation de la
télévision qui expose la richesse (réelle ou supposée), mais aussi
l’immoralité des sociétés nanties.
Plus aucun discours humain ne trouvant grâce à leurs yeux,
ils se retournent vers le discours divin, réflexe humain de tous
les âges. On peut toujours démontrer qu’un homme se trompe
et que son discours est faux ; en revanche, si l’on ne peut pas
prouver que Dieu existe, on ne peut pas non plus prouver qu’il
n’existe pas. La foi en Dieu ne peut aucunement engendrer de
désillusion ici-bas, puisque s’il y a une réponse, elle est dans
l’au-delà.
Dans les années 1970 ou 1980, ceux que la société avait
marginalisés ou qui s’en étaient exclus d’eux-mêmes avaient
trouvé souvent un réconfort dans les sectes qui fleurissaient alors
et qui les soumettaient au bon vouloir d’un gourou, rarement
de haute moralité. Depuis la fin du XXe siècle, le renouveau
396 Nouvelle histoire des idées

religieux, aussi minoritaire soit-il, touche essentiellement ceux


qui souhaitent retrouver une identité. Comme dans l’Antiquité,
comme au Moyen Âge ou lors des guerres de Religion, le sacré
est autant, sinon plus, identitaire que spirituel. Aussi bien, le
choix religieux qui est fait par eux n’est pas celui des religions
« officielles », majoritaires, admises par tous et qui sont intégrées
dans le système, mais des formes les plus ultras, souvent limitées
à un piétisme rigoureux et chargées de haine à l’encontre de
ce qui n’est pas elles.
Dans le monde chrétien occidental, ce sont les tendances
contre-révolutionnaires, hostiles à la libéralisation de la société.
Dans l’immense humanité en voie de développement, comme
dans les « ghettos1 » créés aux portes des villes occidentales, ce
sont souvent des formes radicales de l’islam2. Dans les deux cas,
le discours proposé n’est plus humain et n’est donc susceptible
ni d’interprétation ni de réfutation, puisque l’on fait parler Dieu.
L’attitude des fidèles se résume dès lors au slogan fasciste :
« Croire, obéir, combattre. »
Ce retour au sacré religieux s’accompagne d’un retour du
refus de l’évolution du temps. Comme dans toutes les contre-
révolutions, il s’agit de récuser l’idée de changement et d’adhérer
à des valeurs fondamentales parce qu’intemporelles : néopente-
côtisme protestant, catholicisme rigidifié par le Syllabus, islam
fixé à la lettre d’écrits datant du VIIIe siècle… Une partie de
l’humanité semble prise de vertige face à la vitesse accélérée de
l’évolution. Ne pouvant pas (matériellement, physiquement ou
moralement) agir dans le cadre du monde nouveau, elle tente
d’arrêter le temps pour interrompre le changement, mais casser
un thermomètre n’a jamais fait tomber la fièvre.
Il semble que la gageure du XXIe siècle est de faire aller l’amble
la tradition et la modernité. L’excès de l’une suscite en réaction
l’exacerbation de l’autre.
Dans un monde où le flou le dispute au rapide et au super-
ficiel, il semble urgent aux gouvernants de redonner à l’école

1. Manuel Valls a parlé d’apartheid.


2. Il convient à cet égard de se souvenir de ce qu’écrivait en 1993, dans
son testament spirituel, Christian de Chergé, moine de Tibhirine : « Je sais
aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop
facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec
les intégrismes de ses extrémistes. »
De la Deuxième Guerre mondiale… 397

son rôle d’instruction pour que l’esprit apprenne à se poser et


donc à fonctionner normalement, afin que la transmission ne
le cède pas à la communication. C’est le sens du cri d’alarme
d’Alain Finkielkraut : « La culture, c’est la vie avec la pensée.
Et on constate aujourd’hui qu’il est courant de baptiser cultu-
relles des activités où la pensée n’a aucune part1. » « Fille folle,
amante du vent », l’aberration psycho-pédagogique qui a fait
privilégier les prétendues activités d’éveil à l’apprentissage des
fondamentaux est la pire des complices de la reproduction des
inégalités sociales. En ne générant qu’une rhéobase culturelle,
elle laisse le champ libre aux classes favorisées qui, par divers
moyens, peuvent donner à leurs enfants, non le complément,
mais le supplément de connaissances utiles à une carrière tandis
que les plus défavorisés sont enracinés dans leur déréliction et
se réfugient dans l’irrationalité de la violence.
L’autre défi politique est de trouver un juste équilibre entre
identité nationale et attachement à la communauté d’origine
(géographique, ethnique, religieuse…). Entre le tout-ethnique et
le tout-national, Herbert Marcuse dénonça, dès 1965, le danger
de l’apparition d’un homme unidimensionnel dans une société
qui, de fait, deviendrait alors totalitaire2. Trouver le juste équi-
libre entre morale et raison, tel était déjà le souci de Condorcet :
« Il est donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale
les principes de toute religion particulière, et de n’admettre
dans l’Instruction publique l’enseignement d’aucun culte reli-
gieux. Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par
ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion
sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans
répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements natio-
naux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits
de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la conduire.
D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale
sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que
subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie,
les principes établis sur cette base resteront toujours également
vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera
aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience ;
elle conservera son indépendance et sa rectitude, et on ne verra

1. La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987.


2. Herbert Marcuse, One-Dimensional Man, Boston, Bacon Press, 1965.
398 Nouvelle histoire des idées

plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir


leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu
en trahissant leur patrie1. »
Reconstruire l’individu tant au sein de la sphère familiale que
de l’école ou de la collectivité apparaît à des chercheurs contem-
porains, telle Cynthia Fleury2, le défi des temps à venir. Cette
dernière prône notamment, à l’opposé de l’individualisme libéral
qui considère que les hommes sont interchangeables, ce qu’elle
appelle une individuation qui fait de chacun un être indispen-
sable. Loin d’être un chaînon quelconque, l’individu assumant
sa responsabilité devient l’acteur d’un récit collectif. Dès lors,
l’État de droit assure la liberté du citoyen et ce dernier protège
le premier. Cela doit s’accompagner d’une réinvention de la
démocratie en ne la limitant plus à la seule liberté de déléga-
tion, même si la représentativité demeure un fait fondamental,
mais en encourageant la participation de tous à l’ensemble de
la vie collective. Ainsi, le XXIe siècle se trouve confronté aux
mêmes problèmes que l’Athènes du IVe siècle av. J.-C. L’obso-
lescence des régimes politiques, loin d’être due à leur nature
propre, est le plus souvent liée à l’incurie des citoyens qui se
détournent de leurs devoirs pour se contenter de n’être que
des profiteurs assistés et des quémandeurs de promesses. Le
discours de Cléon3 vers 430 av. J.-C. est toujours d’actualité :
« La faute vous incombe (…) qui êtes habituellement spectateurs
de paroles et auditeurs d’actions, vous qui vous figurez l’avenir
d’après les beaux parleurs comme si ce qu’ils disent devait se
réaliser. Vous croyez moins vos yeux que vos oreilles, éblouis
que vous êtes par le prestige de l’éloquence. Vous excellez à
vous laisser tromper par la nouveauté des discours et vous refu-
sez de suivre une opinion généralement approuvée. Sans cesse
esclaves de toutes les bizarreries nouvelles et dédaigneux de ce
qui est commun ; (…) empressés à être les premiers à louer
un bon mot, prompts à deviner ce qu’on vous dit, mais bien

1. Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruc-


tion publique présentés à l’Assemblée nationale législative les 20 et 21 avril
1792.
2. Psychanalyste et professeur de philosophie politique, Cynthia Fleury-
Perkins, née en 1974, est notamment l’auteur des Irremplaçables, Paris, Gal-
limard, 2015.
3. Homme politique athénien, Cléon, mort en 422, prit la tête du parti
démocratique à la mort de Périclès (429).
De la Deuxième Guerre mondiale… 399

lents à en prévoir les conséquences ; vous vous lancez, pour


ainsi dire, à la poursuite d’un monde irréel, sans jamais porter
un jugement raisonné sur la réalité ; bref, victimes du plaisir
de l’oreille, vous ressemblez davantage à des spectateurs assis
pour contempler des sophistes qu’à des citoyens participant aux
affaires de l’État1. »

1. Thucydide, Guerre du Péloponnèse, livre III, § XXXVIII.


ÉPILOGUE

Malraux disait que « l’homme est d’abord ce qu’il fait » et que,


pour cela, il a besoin d’engager des combats qui dépassent « sa
pauvre vie ». Au cours des siècles, l’être humain a développé son
intelligence et sa raison pour lui permettre de mieux agir. Cette
longue marche, commencée dès l’Antiquité grecque, a abouti
à l’humanisme qui a été la première étape de la laïcisation de
l’activité humaine. Les idées qu’il a engendrées ont forgé les
moyens d’y parvenir, mais à partir du XIXe siècle, elles ont cessé
progressivement d’être des outils pour devenir des objets de
croyance comme l’avaient été les dieux et, alors, les idéologies
ont tendu à vouloir remplacer les religions. Or, comme l’écrivait
Roland Barthes : « L’ennemi, c’est la doxa, le discours tout fait,
le stéréotype intégré dans ce qui va de soi. »
La sacralisation a délaissé le divin pour l’intellectuel, jusqu’à
l’aube de ce siècle où les idéologies semblent à bout de souffle.
Depuis toujours, pour survivre, les hommes se sont servis des
rêves et des idées, mais à ces dernières ils se sont évertués
de conférer une apparence scientifique qui leur donne une
impression d’efficacité, quelquefois dans le domaine du pos-
sible, souvent dans celui du probable. Or, « parce que, d’abord,
nul n’est contemporain de son présent1 » et parce qu’ensuite les
idées naissent de l’observation par l’homme de son passé, elles
ne reflètent que ce dernier, et lors même qu’elles se veulent
prospectives, leur vision de l’avenir n’est qu’un pari, les événe-
ments se chargeant de ramener leur idéal à la réalité. Les idées

1. Régis Debray, Madame H., op. cit.


402 Nouvelle histoire des idées

nouvelles sont comme les montagnes qui viennent de surgir ;


altières, elles dominent celles qui les ont précédées, animées
qu’elles sont par la chaleur qui les a créées. Mais à leur tour,
elles connaissent l’inexorable usure du temps. En fait, comme
l’homme et toutes les créations humaines, elles portent à leur
naissance les germes de leur obsolescence et de leur mort. Zweig
rappelle que « les idéologies et leurs victoires passagères prennent
fin avec leur époque : seule l’idée de liberté spirituelle, idée
suprême que rien ne peut détruire, remonte toujours à la surface
parce qu’éternelle comme l’esprit1 ». En réalité, les coupeurs de
têtes des bords de l’Euphrate de 2015 sont semblables à ceux
des rives de la Seine de juillet 1789, aux bouchers parisiens
de septembre 1792, aux assassins russes de 1917, aux bour-
reaux nazis et à tant d’autres : leur sado-crétinisme croit parer
des vertus d’une Némésis idéologique leur minable revanche
d’imposteurs aigris qui ne relèvent en fait que de la psychiatrie.
L’orgueil de l’homme a toujours été de vouloir avant tout nier
l’inexorable course du temps et de penser créer l’intemporel,
voire l’éternel, alors que c’est lui-même qui est l’essentiel, car
« avec chaque individu nouveau naît une conscience nouvelle2 ».
Les idées sont des folles lorsqu’elles ne veulent entendre ni
l’humanisme ni la raison, et qui les écoute est encore plus fou
car, comme disait le journaliste Pierre Lazareff : « Les idées
[existent] à travers les faits et les faits à travers les hommes. »

1. Stefan Zweig, Conscience contre violence…, p. 261.


2. Ibid.
TABLE

PROLOGUE ................................................................... 7

1. L’HÉRITAGE PRÉHISTORIQUE ............................. 11


Le paléolithique ............................................................. 11
Le néolithique ............................................................... 17
2. L’HÉRITAGE DE L’ANTIQUITÉ ............................ 24
L’apport indo-européen .................................................. 24
Le monde grec .............................................................. 26
L’invention de la loi .................................................. 26
L’héritage d’Apollon .................................................. 29
La philosophie politique ............................................. 32
Le monde hellénistique et Rome ..................................... 37
La tentation universaliste............................................ 37
Le danger de la multiethnicité .................................... 39
3. L’HÉRITAGE JUDÉO-CHRÉTIEN .......................... 42
Le judaïsme .................................................................. 42
De l’enseignement de Jésus de Nazareth
à celui de Paul de Tarse............................................ 45
Le christianisme ............................................................ 48
4. LA FIN DU MONDE ROMAIN
ET LE MOYEN ÂGE :
LE RÊVE DE L’UNIVERSALISME DU POUVOIR… 52
Le christianisme et l’État ................................................ 52
L’islam ......................................................................... 56
L’émergence de l’Église d’Occident
et le renouveau de l’idée d’universalisme ..................... 58
404 Nouvelle histoire des idées

L’affranchissement de la papauté ................................ 60


Le renouveau monastique .......................................... 61
Le renouveau de l’Occident ............................................ 62
Le renouveau démographique ..................................... 62
Le renouveau économique .......................................... 64
Le renouveau intellectuel ........................................... 66
La crise des XIVe et XVe siècles ........................................ 68
De la contestation sociale à celle de la papauté ............ 68
L’émergence du sentiment national ............................. 73
5. LA RENAISSANCE
ET LES TEMPS MODERNES.................................. 76
Un monde en mutation.................................................. 76
L’humanisme chrétien .................................................... 79
Le roi maître en son royaume .................................... 79
Machiavel ................................................................. 80
Érasme..................................................................... 82
Thomas More ........................................................... 83
La Réforme .................................................................. 85
Luther ..................................................................... 87
Calvin ...................................................................... 90
Les monarchomaques ................................................ 94
La Contre-Réforme ........................................................ 96
6. L’ABSOLUTISME ..................................................... 100
Les causes religieuses et politiques de l’absolutisme ........... 103
Le substrat économique et social de l’absolutisme ............. 104
L’absolutisme en Angleterre et en France......................... 106
L’Angleterre.............................................................. 106
La France ................................................................ 108
Les critiques de l’absolutisme.......................................... 114
Le gallicanisme antiroman .......................................... 115
Le protestantisme ...................................................... 116
Le jansénisme français ............................................... 117
Les philosophes de la Raison...................................... 118
La pensée politique anglaise ....................................... 121
7. LE XVIIIe SIÈCLE
OU L’UNIVERSALISME DES IDÉES ..................... 127
L’idéal de liberté ........................................................... 131
Une vision aristocratique : Montesquieu ...................... 135
Liberté et despotisme éclairé ...................................... 139
Le libéralisme anglais ................................................ 148
L’idéal d’égalité ............................................................. 153
Table 405

8. LA RÉVOLUTION FRANÇAISE .............................. 160


De l’idéal de liberté (1789) à celui d’égalité (1793) .......... 163
Politique et religion ....................................................... 175
Un hapax français : le Consulat ...................................... 178
9. DE LA CONTRE-RÉVOLUTION
AU TRADITIONALISME.......................................... 182
Les critiques de la Révolution ......................................... 182
Le traditionalisme contre-révolutionnaire .......................... 184
Un prétraditionaliste : Vico ........................................ 185
Entre relativisme culturel et nationalisme ..................... 187
La réaction contre-révolutionnaire ............................... 188
Du renouveau religieux à l’ultramontanisme ................. 193
Le traditionalisme poétique ........................................ 196
10. LA MONTÉE DU LIBÉRALISME ......................... 199
Le sabre, garantie contre l’aventure (1799-1814) .............. 201
Le projet d’un Empire libéral (Cent-Jours) ....................... 202
Royauté et libéralisme .................................................... 203
La Restauration (1814-1815-1830) .............................. 203
La monarchie de Juillet (1830-1848) ........................... 206
11. LES CRITIQUES DU LIBÉRALISME ................... 212
Les critiques au nom de l’idéal évangélique ...................... 213
La critique au nom de l’économie ................................... 214
La critique au nom du progrès de l’humanité................... 215
Les tentatives pour organiser une société plus juste ........... 217
La recherche de communautés idéales ......................... 218
Le saint-simonisme .................................................... 221
Le socialisme chrétien................................................ 222
Le socialisme républicain ........................................... 223
Le socialisme césarien ................................................ 226
Le présocialisme communautaire ................................. 228
La critique au nom de la réalité : le positivisme ............... 230
12. LE TEMPS DES LUTTES IDÉOLOGIQUES........ 234
Le tournant de 1848...................................................... 235
Le mouvement socialiste................................................. 238
Le libéralisme entre conservatisme et mouvement ............. 247
L’Angleterre.............................................................. 247
La France ................................................................ 251
406 Nouvelle histoire des idées

13. LE BOUILLONNEMENT IDÉOLOGIQUE


DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE ................................. 264
Le triomphe du libéralisme républicain ............................ 264
Le néotraditionalisme ..................................................... 271
Le catholicisme social .................................................... 277
L’antirationalisme de la fin du XIXe siècle......................... 281
Le darwinisme social ................................................. 282
La sociologie ............................................................ 284
Le nationalisme ............................................................. 286
La crise du courant socialiste .......................................... 298
En Allemagne : socialisme révolutionnaire
et socialisme évolutionnaire ........................................ 299
En France ................................................................ 301
En Angleterre ........................................................... 304
L’extrême gauche .......................................................... 306
L’individualisme libertaire........................................... 307
Le socialisme libertaire............................................... 307
Le syndicalisme révolutionnaire ................................... 308
L’émergence de la droite révolutionnaire .......................... 309
14. LES CONSÉQUENCES
DU PREMIER CONFLIT MONDIAL ..................... 315
La réponse libérale ........................................................ 318
Le libéralisme nostalgique .......................................... 318
Le libéralisme réformateur .......................................... 320
La technocratie ......................................................... 325
Les réponses communistes .............................................. 328
Le marxisme-léninisme............................................... 328
Le conseillisme ou « gauchisme » ................................. 331
Le stalinisme ou national-communisme........................ 333
Les réponses socialistes .................................................. 335
Les réponses nationalistes ............................................... 339
Le populisme ............................................................ 339
L’État contre l’individu .............................................. 343
L’exaltation de la virilité ............................................ 344
Le socialisme nationaliste ........................................... 345
Le conservatisme ....................................................... 349
Les réponses des intellectuels .......................................... 350
Le sentiment de la décadence et du déclin .................. 350
Le néotraditionalisme................................................. 353
Table 407

15. DE LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE


À LA CHUTE DU MUR DE BERLIN…................. 356
L’épreuve de la guerre ................................................... 356
Le début des Trente Glorieuses ...................................... 363
Le mendésisme, sursaut moderniste du radicalisme ....... 364
Le poujadisme, soubresaut du populisme ..................... 367
La deuxième gauche .................................................. 368
Le catholicisme de gauche ......................................... 369
Mai 68 et ses conséquences ............................................ 371
Mai 68 .................................................................... 375
Les conséquences ...................................................... 377
La démocratie contre la République ............................ 379
De la crise des années 1970
aux conséquences de la chute
du mur de Berlin ...................................................... 382
Le néo-anarchisme des « années de plomb » ................. 383
Les tentatives françaises de renouveau ......................... 385
La réponse libérale au nouveau défi économique .......... 386
Un traditionalisme « libéral » ? ..................................... 390
La chute du mur de Berlin (1989)
et l’implosion de l’URSS (1991) ................................. 392
Le matérialisme hédoniste .......................................... 393
Un ersatz de fascisme spirituel ? ................................. 395
ÉPILOGUE..................................................................... 401
Composition et mise en pages : Facompo, Lisieux
Dépôt légal : janvier 2016

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