Nouvelle Histoire Des Idées. Du Sacré Au Politique-2016
Nouvelle Histoire Des Idées. Du Sacré Au Politique-2016
Nouvelle Histoire Des Idées. Du Sacré Au Politique-2016
DU MÊME AUTEUR
OUVRAGES
Histoire de Chypre, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 1009, 1998.
L’Ordre de Malte au XVIIIe siècle. Des dernières splendeurs à la ruine, Paris,
Bouchène, 2002.
Bibliographie du monde méditerranéen. Relations et échanges (1453-1835), Paris,
Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2003.
Hugues Loubens de Vedalle, 1531-1582-1595, cardinal et grand maître de l’ordre
de Malte, Paris, Bouchène, 2005.
Malte, 7 000 ans d’histoire, Paris, Bouchène, 2011.
Chrétiens et Ottomans de Malte et d’ailleurs, Paris, Presses de l’université de
Paris-Sorbonne, 2013.
Malte et Marseille au XVIIIe siècle, avec Xavier Labat Saint-Vincent, La Valette,
Fondation de Malte, 2013.
PUBLICATIONS DE SOURCES
TRADUCTIONS ET PRÉSENTATION
www.editions-perrin.fr
© Perrin, un département d’Edi8, 2016
ISBN : 978-2-262-04416-9
des faits. Car il convient de ne pas oublier que les faits sont faits,
c’est-à-dire fabriqués, et qu’ils n’émanent pas d’un démiurge,
pas plus que l’Histoire avant eux. L’homme est à la fois l’auteur
et l’acteur de son histoire, et les faits sont la résultante de
l’action et de la réaction des différents groupes humains.
Aborder l’histoire et aborder les idées, c’est essentiellement
dévoiler les attitudes des hommes face à leur environnement
et leurs espérances. Or, pour aussi supérieurement intelligents
que soient les hommes, ils ne sont dotés que d’un nombre
fini de neurones qui ne sont eux-mêmes susceptibles que d’un
nombre fini de combinaisons. Leurs capacités réactionnelles sont
donc limitées. Ainsi, ce n’est pas l’Histoire qui se répète ou qui
bégaie, c’est l’homme.
Seul le « décor » dans lequel l’homme évolue (et qu’il a lui-
même contribué à créer) fait la différence. L’environnement
matériel, mais aussi le contexte intellectuel et moral que chaque
groupe, chaque société humaine génère, fabrique ainsi sa propre
histoire et en donne sa propre interprétation.
Cette subjectivité humaine est double. L’une est individuelle,
ici et maintenant, liée au temps et au moment présents. L’autre
appartient à la longue continuité de l’histoire humaine. Pour les
illustrer, on pourrait dire que la première correspond aux vents
atmosphériques, perceptibles par tous et dont les conséquences
sont visibles, tandis que la seconde correspond aux vents stra-
tosphériques, invisibles, mais dont l’influence est majeure sur
les premiers. Comme pour toutes les espèces, l’évolution chez
l’homme s’est faite par la transmission, consciente ou non, de
réflexes et de savoirs qui ont fini par devenir des « acquis-innés ».
Toute l’orgueilleuse histoire de la pensée de l’homme se résume
dans cette volonté de distendre sa pensée créatrice de son propre
héritage.
La pensée politique a le plus souvent été étudiée sous l’angle
philosophique ou juridique, pour lequel les concepts, à peine
émis, ont une existence propre qui transcende l’humain. L’ap-
proche historique s’en tient, quant à elle, davantage aux évé-
nements. Or, ces derniers ont toujours une cause, naturelle
ou humaine. Toute l’histoire de l’humanité a consisté à per-
mettre à l’homme de comprendre les faits afin de les corri-
ger ou d’y obvier. Le cerveau humain n’est qu’une usine à
outils de connaissance, et il serait prétentieux de croire qu’il est
capable d’une quelconque alchimie engendrant des principes qui
Prologue 9
L’HÉRITAGE PRÉHISTORIQUE
Le paléolithique
1. Tous les mots utilisés pour nommer la parcelle divine de chaque créature
dérivent du souffle : l’esprit (du latin spiritus) vient du verbe spirare, « souf-
fler » ; si le grec préfère πνεύµων, pneumôn, le « souffle », il a donné ἄνεµος,
ánemos, le « vent », au latin qui en a fait animus, l’« esprit » qui devint dans le
christianisme anima, l’« âme ».
2. Dean Mitchell, né en 1930, fut le pilote du module lunaire de la mis-
sion Apollo 14 et le sixième astronaute américain à avoir posé le pied sur
la Lune.
L’héritage préhistorique 13
1. Entre 3 000 000 d’années et plus ou moins 12 000 ans avant notre ère.
L’héritage préhistorique 15
Le néolithique
Aux alentours des années 15 000-10 000 avant notre ère, dans
un Proche-Orient qui connaissait alors des conditions clima-
tiques plus favorables qu’aujourd’hui, l’homme parvint à maî-
triser la nature. Jusqu’alors sa principale ennemie, mais aussi
son unique source de survie, elle devint par l’agriculture et
l’élevage la compagne de son progrès. Ce fut le préhistorien
australien Vere Gordon Childe qui parla, le premier, de « révo-
lution néolithique » dans son ouvrage, au titre évocateur, Man
Makes Himself (1936).
Cette révolution fut lente, mais moins que la précédente.
D’abord, des groupes de chasseurs-cueilleurs tendirent à se
sédentariser, puis pratiquèrent un embryon d’agriculture.
Ensuite, l’habitat se complexifia et des poteries en céramique
simples firent progressivement leur apparition. Enfin, la poterie
décorée se généralisa et ce furent ensuite les débuts des pre-
mières métallurgies. Les conséquences de ces nouvelles tech-
niques humaines furent multiples et d’une grande importance.
La première fut l’émancipation de l’homme par rapport à la
nature1. Jusqu’alors, il avait dépendu des aléas et des sautes
d’humeur de celle-ci ; désormais, il était en mesure d’en infléchir
le cours et d’en diriger plus ou moins les productions. Cette
révolution néolithique fut un véritable viol de la nature, et le
coutre primitif qui fouaillait le sol pour le rendre fertile laissa
son nom à la production humaine par excellence, la culture.
Ensuite, en permettant une alimentation variée et continue
des groupes humains, ces nouvelles techniques permirent l’allon-
gement de l’espérance de vie et une meilleure démographie qui
contribua à une plus grande colonisation de la planète.
En forçant les hommes à s’établir près des champs qu’ils
cultivaient et des enclos où ils élevaient leur bétail, elles contri-
buèrent à la sédentarisation et à l’apparition des premiers
groupes d’habitats, agglomérations plus au moins importantes,
mais le plus souvent protégées.
De cette époque date un changement essentiel dans la psycho-
logie humaine. L’homme n’est plus, selon l’expression de Jean
L’HÉRITAGE DE L’ANTIQUITÉ
L’apport indo-européen
Le monde grec
L’invention de la loi
Ces invasions correspondirent aussi à l’installation de groupes
dominants non seulement politiquement, mais aussi économi-
quement. Les nouveaux venus s’arrogèrent la propriété et il
fut alors nécessaire d’établir des règles de vie communautaire.
Certes, les premiers Grecs ne furent pas les inventeurs d’un
tel système. Depuis l’époque néolithique, le besoin s’était fait
sentir de punir les désordres. Des codes, tel celui d’Hammurabi
(Babylone, XVIIIe siècle av. J.-C.), étaient, en fait, des recueils
de jurisprudence royale, réglant autant la justice que prouvant
l’équité du souverain. Les Grecs conçurent une justice double.
La première, la thémis (Θέµις), était une justice immanente et
fondamentale1 liée à la loi divine. La seconde, la dikè (∆ίκη),
était une justice humaine, à la fois morale et pénalisante. Pour
le premier monde grec, l’attentat contre l’une ou l’autre des
justices devait être impérativement puni, et ils s’en remet-
taient surtout à l’instrument de la juste colère des dieux, elle-
même déesse, Némésis. Son nom est remarquable en soi : on
1. Son nom est dérivé du verbe τίθηµι (tithèmi) qui signifie « fonder », « éta-
blir ».
L’héritage de l’Antiquité 27
L’héritage d’Apollon
Cette lente évolution vers la prise en main par les hommes
de leur destinée politique était un écho lointain et supérieur à
leur maîtrise de la nature. Celle-ci avait été due à la longue
conjonction de leur force de résistance et de leur capacité empi-
rique à observer, à reproduire puis à inventer. Confrontés aux
difficultés de la vie communautaire et aux désirs de chacun
ou de chaque groupe d’en tirer un bénéfice maximum, ils se
rendirent compte que l’approche qui consistait à imposer des
règles revêtues du sceau divin ne suffisait pas. Le polythéisme
permettait de pallier l’interdit, puisqu’il suffisait de faire dire à
un dieu tutélaire l’inverse de ce qu’un autre imposait. Ceci avait
engendré, au sein d’une religion globalement commune, l’appa-
rition de cultes préférentiels, identitaires d’une communauté ou
d’un groupe. Ainsi, lorsque les Grecs entreprirent leur colonisa-
tion du monde méditerranéen, chaque ville nouvelle reproduisait
le schéma politique de sa métropole, mais adoptait aussi son
dieu tutélaire. Pour maintenir une relative cohésion du monde
hellénique, il apparut alors que la religion ne suffisait plus et
qu’il fallait trouver une autre voie.
La richesse du monde grec fut d’avoir été composé d’in-
fluences culturelles à la fois très proches et pourtant différentes.
Il semble que le groupe installé en Asie Mineure ait développé
le culte d’un dieu, syncrétisme de divinités antérieures, indo-
européennes ou préhistoriques sylvaines et agraires, qui devint
le symbole même du monde grec civilisé : Apollon. Alors que
les autres dieux du panthéon grec étaient identifiés à telle ou
telle communauté, ce nouveau venu fut, dès le VIIIe siècle, un
dieu panhellénique qui, comme tel, marqua les prémices de
l’universalisme. Dieu multiple, il est pourtant intéressant pour
ses deux caractères majeurs. Le premier fait de lui le dieu
qui mit définitivement fin aux vieux cultes chthoniens liés à
la déesse-mère de la préhistoire : il tua à Delphes le serpent
Python, parèdre de cette dernière, et détourna à son seul profit
le pouvoir oraculaire, y affectant désormais celle-là même qui
en avait été le truchement depuis le fond des âges : la Pythie.
Le second est qu’il révéla aux hommes qu’ils étaient dotés d’un
outil supérieurement exceptionnel : la raison. Le mot grec λόγος
(logos) est bien plus riche, puisqu’il signifie tout à la fois la rai-
30 Nouvelle histoire des idées
1. Pour lui, les nombres constituaient l’essence des choses. Les pytha-
goriciens étudièrent notamment les intervalles aussi bien en géométrie, en
musique qu’en astronomie.
2. Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Paris, Les
Belles Lettres, 1964.
L’héritage de l’Antiquité 31
La philosophie politique
Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance immédiate
de cette réforme. Elle toucha Athènes sans que le reste du
monde grec en profitât, et encore fut-ce pour un temps limité,
puisqu’au IVe siècle, les vieux démons de la division l’empor-
tèrent à nouveau dans cette cité. En effet, l’idéal démocratique
ne fut pas exempt de critiques. Elles venaient autant de l’élite
aristocratique, qui ne cachait pas son penchant pour l’oligarchie,
que des propriétaires ruraux hostiles à une politique dirigée,
en fait, par le monde urbain, même si ce dernier était hétéro-
clite (commerçants, armateurs et classes populaires). Sans faire
œuvre politicienne, Aristophane (445 ?-380 ?) brocarde la démo-
cratie où les innovations philosophiques insultent le bon sens
de la tradition et où les citoyens vigoureux et volontaires sont
transformés en bureaucrates jouisseurs et ratiocinateurs. Plus
politique est La Constitution des Athéniens du pseudo-Xénophon1
(dernier quart du Ve siècle). La démocratie est critiquée pour sa
dérive : les classes populaires, loin de participer à la vie de la
Cité, sont flattées par clientélisme et reçoivent une abondance
d’avantages ; en revanche, on continue à utiliser les talents de
l’élite économique et politique, mais sans plus l’associer aux
bénéfices. La classe moyenne nouvelle qui s’était créée au début
du siècle avec l’expansion maritime se trouvait ainsi appauvrie
ou ruinée. Analysant les convulsions politiques qui secouaient
Athènes à la fin du Ve siècle, l’auteur livre un constat amer :
la situation lui semble irréformable. La Cité n’a, selon lui, que
le choix entre de prudents changements « mesurés et par voie
La tentation universaliste
En effet, la prodigieuse réflexion dont Athènes fut à l’origine
serait restée confidentielle si Alexandre n’était pas apparu sur
la scène politique de l’époque. Lui, que les plus farouchement
grecs des Grecs accusaient d’être un Barbare, réussit, certes
en l’abâtardissant, à donner une exceptionnelle dimension à la
pensée grecque. Ses conquêtes, de l’Égypte à l’Asie centrale,
entre 336 et 323 av. J.-C., en détruisant les modèles orientaux
et en y substituant une koinè autant linguistique que culturelle,
permirent l’expansion de la culture et de la pensée grecques à
l’ensemble du monde habité d’alors (l’oikoumène). Le monde
hellénique, limité aux cités grecques, ne parvint à l’universalisme
qu’en devenant le monde hellénistique. Les élites des rives du
Tigre, de l’Euphrate, du Nil, voire de l’Indus, vinrent étudier
à Athènes et parlèrent une nouvelle forme de grec. La pensée
occidentale alors en gestation acquérait ses deux principales
caractéristiques : l’universalité et l’universalisme. Par l’une, elle
refusait que la moindre parcelle de l’activité humaine échappât
à la raison. Par l’autre, elle se donnait vocation à enseigner
cette liberté au reste du monde.
Toutefois, cette interrelation n’agit pas qu’en sens unique.
Déjà sous l’influence macédonienne, mais plus encore au contact
des royautés orientales, le monde hellénisé adopta le modèle
monarchique. Le passage de l’idéal grec au modèle hellénistique
se fit par un biais théorique : comme dans la Cité antique, la
loi restait le souverain, mais à présent le monarque était la loi
vivante, la loi incarnée (νόµος ἔµψυχος, nomos empsychos), à la
confluence du droit naturel et du droit divin.
Alors que le monde hellénistique s’effilochait, miné par une
lente résurgence des habitudes orientales, une nouvelle puissance
s’imposa à lui. Rome, qui avait patiemment acquis une impor-
38 Nouvelle histoire des idées
Le danger de la multiethnicité
Or ce système s’usa, comme auparavant le monde hellénis-
tique. Le culte impérial ne fut pas suffisant pour lutter à la fois
40 Nouvelle histoire des idées
L’HÉRITAGE JUDÉO-CHRÉTIEN
Le judaïsme
Le judaïsme, pas plus que les autres religions, n’a été formé
ex nihilo dans l’état où il nous est parvenu. La tradition biblique,
pour ancienne qu’elle ait été, n’a été codifiée que tardivement,
sans doute après la première Diaspora, au VIe siècle av. J.-C.,
lorsque les plus religieux des juifs (ceux qui avaient été les
moins contaminés par le polythéisme de Babylone) revinrent en
Judée. Avec la reconstruction du Temple de Jérusalem, la néces-
sité de reconstituer (voire peut-être de constituer) une identité
juive entraîna la codification de la religion par les cinq livres
qui formèrent la Torah : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les
Nombres et le Deutéronome.
Qu’est-ce qui, sans doute dès le départ, différencia le culte
hébreu des autres cultes du Proche-Orient ? Ce ne fut vraisem-
blablement pas le monothéisme, puisque la tradition biblique, à
mots couverts, dénonce les tentations polythéistes des Hébreux,
tentations bien réelles puisque l’archéologie funéraire atteste de
rites montrant, certes, l’importance supérieure d’un dieu créa-
teur, mais sans que pour autant aient existé des références à des
divinités secondaires, notamment féminines. Cependant, chez
eux, le dieu majeur, créateur du monde et père des autres dieux,
finit par être l’unique divinité, les dieux secondaires étant ravalés
au rang subalterne de purs esprits. La longue évolution de la
conception du sacré, commencée avec l’animisme et continuée
par l’adoption de panthéons, semblait se parachever dans le
monothéisme. Or, si les hommes ont tendance à représenter les
L’héritage judéo-chrétien 43
divinités selon leurs besoins et à leur image, ils ont aussi celle de
concevoir leur société à l’aune de celle des dieux. Les concep-
tions religieuses, même lorsqu’elles ne sont plus prégnantes,
marquent de façon quasi subliminale les conceptions politiques.
Ainsi en a-t-il été de la foule du sacré préhistorique, puis du
matriarcat néolithique, de l’« aristocratie féodale » des religions
antiques et, enfin, de la monarchisation monothéiste.
Toutefois, concernant le monothéisme hébraïque, la véritable
différence se situe dans la révélation que fit de lui-même ce
dieu suprême. Les personnages d’Abraham et de Moïse, dont
l’historicité suscite parfois des doutes chez les historiens, sont
cependant très importants pour comprendre la spécificité de la
religion juive. Lorsque les compilateurs de la Bible ont entrepris
la rédaction du Livre, entre le VIIIe et le VIe siècle av. J.-C.,
ils ont souhaité avant tout mettre en exergue le lien primor-
dial qui unissait le peuple hébreu à Yhwh. Ce groupe humain
avait été choisi par Dieu par préférence à tout autre et Il avait
fait du respect de cette Alliance la condition nécessaire de Sa
complaisance, promettant à Abraham, à Moïse et aux Hébreux,
une large descendance et une Terre promise. Les termes de
l’Alliance étaient très importants, même si l’on admet que la
tradition mosaïque ne remonte pas au-delà du VIIIe siècle. Alors
que les autres dieux se satisfaisaient de sacrifices, Yhwh inclut
dans son lien particulier avec les Hébreux une série de règles
morales impératives sur le respect de la personne humaine et
de ses biens, qui allaient bien au-delà des interdits de jurispru-
dence classiques, puisqu’y étaient intégrés la simple intention,
le simple désir de mal faire.
Ainsi apparut, sans doute fort progressivement, la première
religion morale qui ne visait plus seulement à établir un lien
propitiatoire entre la divinité et le fidèle, mais aussi à transfor-
mer ce dernier, à le rendre meilleur et à le récompenser en lui
promettant une terre où couleraient le lait et le miel. Ce contrat,
car l’Alliance était un contrat, apporta une conception nouvelle à
la notion de vie humaine : l’amélioration matérielle promise était
subordonnée à l’amélioration morale des hommes. Jusqu’alors
les hommes avaient « troqué » des sacrifices pour obtenir les
faveurs des dieux ; la colère de ces derniers ne s’était abattue
sur les humains que parce qu’ils se montraient parcimonieux en
hommages à leur égard. Les mauvaises actions n’avaient relevé
44 Nouvelle histoire des idées
Le christianisme
Alors que les autres systèmes de pensée, fondés sur une concep-
tion monolithique, se révélèrent fixistes, la pensée occidentale,
étant ainsi de nature dialectique, s’avéra toujours mobile et
créative en raison de l’insatisfaction d’une de ses composantes.
LA FIN DU MONDE ROMAIN
ET LE MOYEN ÂGE…
Le christianisme et l’État
grand que Moïse ou Élie parce que totalement habité par Dieu
(ἐνϑουσιαστικός, « enthousiaste »), ou bien était-il Dieu ? Rapi-
dement, une différence apparut entre les chrétiens du monde
romain occidental et ceux du monde romain oriental. Alors que
les premiers, plus habitués au droit, essayaient de définir une
légalité de la pensée religieuse et un droit canon, les Orientaux,
plus adonnés à la discussion philosophique, transposèrent celle-
ci dans le domaine théologique.
Ensuite, si le monde profondément hellénisé accepta une défi-
nition de la Trinité qui s’inscrivait dans le droit fil de la pensée
platonicienne, les régions marginales du monde hellénistico-
romain (Syro-Palestine, Égypte, Cyrénaïque…) furent plus
sensibles aux doctrines qui ne faisaient pas de Jésus un consubs-
tantiel du dieu créateur. Ainsi donc, dès les débuts du christia-
nisme, on put noter trois différentes zones d’appréhension du
nouveau dogme, chacune liée à son histoire propre, grecque,
hellénistique ou romaine. Quand le christianisme devint l’unique
religion de l’Empire, la volonté impériale imposa non seulement
une foi commune, mais encore une théologie commune, une
orthodoxie (opinion juste) religieuse définie à Nicée (325). En
dépit de cela, des peuples soucieux de conserver partiellement
ou totalement leur identité choisirent des interprétations théolo-
giques différentes, qualifiées d’erreurs (hérésies). Ils inauguraient
ainsi l’usage fait, durant des siècles, en l’absence de toute pos-
sibilité d’autonomie du discours politique, du choix du discours
religieux pour s’opposer au pouvoir en place ou pour conserver
son identité. En outre, le choix qu’ils firent influença partielle-
ment l’histoire de ce qu’il advint du monde romain et celle de
l’expansion musulmane.
Jusqu’à la chute de Rome en 476, les patriarcats de l’Église
(Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, Armé-
nie), théoriquement égaux, furent en fait dominés par les deux
sièges du pouvoir impérial, Rome et Constantinople. En réalité,
si l’on excepte les remous de l’Église d’Afrique1, le grand débat
L’islam
e
XI siècle. Toutefois, le Coran, du moins aux débuts de l’islami-
sation, joua un rôle essentiel dans la formation de l’idée d’appar-
tenance à la même foi. Texte sacré et intangible, la langue dans
laquelle il fut écrit devint celle des convertis des premiers siècles,
qui abandonnèrent rapidement berbère, bas latin ou grec de la
koinè au profit de l’arabe. Le monde méditerranéen, habitué à
utiliser la langue de son conquérant, s’y soumit, alors qu’il n’en
fut pas de même dans les régions où le farsi1 ou les langues
turques dominaient. Le triomphe aisé de l’arabe dans le Levant
et Afrique du Nord s’explique certes parce que beaucoup des
langues vernaculaires étaient aussi d’origine sémitique ; mais il
offrait l’unité d’un principe spirituel dont ni le monde hellénis-
tique ni le monde romain n’avaient été capables.
L’affranchissement de la papauté
L’affranchissement de la papauté fut un long processus. L’uni-
versalisme impérial n’avait pas résisté aux coutumes franques et
l’empire de Charlemagne avait été divisé entre ses successeurs.
Mais le titre impérial avait été conservé par les descendants de
Louis le Germanique1. À partir de 962, les empereurs romains
germaniques entendirent imiter le basileus byzantin et nom-
mèrent les évêques de l’Empire et même celui de Rome, le
pape. À la fin du Xe siècle et au début du XIe siècle, les ten-
sions furent très vives entre le peuple de Rome et les envoyés
impériaux. L’Occident entra ainsi dans une de ses plus grandes
crises, celle de l’origine de la légitimité du pouvoir politique. Elle
commença avec l’élection de Grégoire VII en 1073. À peine élu,
il prit ses distances à l’égard de l’empereur Henri IV et récusa
l’intervention de la puissance laïque dans les affaires ecclésias-
tiques. Il opposa ainsi l’autorité (auctoritas) du pape au pouvoir
(potestas) de l’empereur. Henri IV, de son côté, défendit l’idée
quasi byzantine de la confusion dans la personne impériale de
l’Église et de l’État. En 1076, il fit déposer le pape, qui répli-
Le renouveau monastique
La réforme monastique commença au Xe siècle sous l’influence
de l’ordre de Cluny1 : désormais les monastères étaient indépen-
dants de toute autorité civile ou épiscopale, ne dépendant plus
que de leur abbé et de leur règle. L’ordre de Cîteaux, fondé
par Robert de Molesme en 1098 et réformé par Bernard de
Clairvaux (1091-1153) au début du XIIe siècle, fut la meilleure
illustration de ce renouveau, qui eut plusieurs conséquences en
axant la vie monastique sur la prière, l’étude et le travail manuel.
Le renouveau de l’Occident
Le renouveau démographique
Mais d’un autre côté, le travail manuel et surtout l’agriculture
firent que le renouveau monastique contribua à une transforma-
tion radicale du paysage rural de l’Occident. Le défrichement
des grandes forêts primaires et l’emblavement conséquent chan-
gèrent alors les conditions économiques de l’ouest de l’Europe.
L’extraordinaire accroissement de la production de grains, en
entraînant une meilleure nutrition, permit un accroissement de la
longévité et, par là, une augmentation sensible de la population.
La fin du monde romain et le Moyen Âge… 63
Le renouveau économique
Au renouveau alimentaire et démographique s’ajouta donc
le renouveau économique de l’Occident, alors que ses compé-
titeurs musulmans et byzantins étaient affaiblis. Constantinople
et son empire devinrent latins3 de 1204 à 1261, et les basileus
restaurés régnèrent désormais sur un empire exsangue et de
plus en plus réduit territorialement. En 1258, le dernier calife
de Bagdad fut exécuté par les Mongols, et le monde proche-
oriental devint la proie de populations venues d’Asie centrale.
Le dynamisme de l’Occident put alors s’exprimer sans par-
tage. Le goût du luxe avait entraîné le développement des
Le renouveau intellectuel
La réflexion intellectuelle, politique et sociale, depuis la fin de
l’Antiquité, passait uniquement par le discours religieux. Deux
maximes apocryphes, plus ou moins tirées de saint Augustin
(voire de Tertullien), avaient dominé la pensée monastique :
credo ut intellegam (« je crois afin de comprendre ») et credo quia
absurdum (« je crois parce que cela dépasse l’entendement »). La
foi était non seulement l’ultima ratio, la « raison ultime », mais
aussi un moyen supérieur à la raison pour parvenir à l’intel-
ligence des choses. Ce monolithisme de la pensée chrétienne,
qui englobait autant la religion que l’organisation politique des
États ou la conception de la société, ne laissait donc plus à
la critique de l’une ou de l’autre que le champ de l’hérésie.
Or, parce que l’Église était partie prenante du pouvoir monar-
chique et de la société féodale, paraître s’opposer à elle était
s’opposer à l’injustice des deux autres. La fin du repliement sur
soi de l’Occident, la circulation accrue des biens, mais aussi
des hommes dans un espace agrandi au moins au pourtour
méditerranéen, troublèrent fortement la vieille société médié-
1. Cette intervention des pouvoirs civils ne fut pas sans calcul ni arrière-
pensée. En effet, ils intervinrent d’autant plus que cela les aidait à asseoir leur
hégémonie sur les territoires et les populations déclarés hérétiques.
68 Nouvelle histoire des idées
e e
La crise des XIV et XV siècles
LA RENAISSANCE
ET LES TEMPS MODERNES
Un monde en mutation
L’humanisme chrétien
Machiavel
Tel n’était pas le cas des principautés italiennes, nées d’oli-
garchies et alors aux mains de condottieri1 qui en étaient deve-
nus les princes. Le Florentin Niccolò Machiavelli (1469-1527)
dédia son ouvrage Le Prince (1513) au duc d’Urbin, Laurent de
Médicis. Noble florentin, plusieurs fois victime des vicissitudes
politiques de sa ville, Machiavel rêvait de restaurer l’unité ita-
lienne en s’inspirant de l’exemple de l’Antiquité romaine. Autant
hostile aux guerres entre les États italiens qu’à la politique des
papes, il dédicaça son ouvrage à Laurent II, espérant enfin ren-
trer en grâce. Loin d’être le théoricien politique de l’État comme
on l’a bien souvent présenté, Machiavel entendait, au contraire,
définir une praxis de gouvernement visant à la fois à satisfaire
l’opinion populaire et à assurer la stabilité du pouvoir du sou-
verain : « Comme ceux qui ont à considérer des montagnes se
placent dans la plaine et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent
considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince
pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être
du peuple pour bien connaître les princes » (dédicace à Laurent
de Médicis). Lui aussi trouvait préférable une sorte de régime
mixte : « Le prince, les grands et le peuple gouvernent ensemble
Érasme
Elme Gerrit ou Geerts, dit Érasme de Rotterdam (1469-1536),
chanoine régulier, parcourut toute l’Europe de la Renaissance,
se liant notamment à Thomas More. En 1511, il publia L’Éloge
de la folie. Conseiller de Charles Quint de 1517 à 1521, il
refusa de suivre Luther et s’opposa même à lui (De libero arbi-
trio, 1524). En 1535, il publia son Ecclésiaste, qui définit une
spiritualité de l’éloquence sacrée ; ayant refusé le chapeau de
cardinal que lui proposait le pape, il mourut peu après. Tout
à l’opposé de Machiavel, Érasme, pour qui la réflexion poli-
tique ne fut jamais que secondaire, plaçait la rigueur morale
et les principes évangéliques (notamment la charité chrétienne)
à l’origine de toute action politique. Il était, lui aussi, favo-
rable à un régime « mixte » : une monarchie, qu’il préférait
élective, tempérée par une représentation des sujets dans des
assemblées. Mais pour lui, l’essentiel n’était pas dans la forme
du régime, mais dans la vertu des gouvernants : il appelait
de ses vœux un règne de la grâce, mais son angélisme n’était
cependant pas utopie. Il établit ainsi des gradations dans la
nécessaire obéissance à l’autorité : s’il pouvait être légitime de
se soulever contre un tyran, la tyrannie lui semblait préférable
Thomas More
Un érasmien tint une place à part dans ce grand mouve-
ment de réflexion politique de la Renaissance : Thomas More
(1480-1535). Ayant pris une part active à la vie politique,
d’abord contre Henry VII, puis comme conseiller et enfin
comme chancelier d’Henry VIII, son engagement et son attache-
ment à la religion catholique lui coûtèrent la vie. Il publia son
Utopie en 1516. Il tentait d’y définir un régime idéal, critiquant
tout d’abord les formes contemporaines du pouvoir politique,
où les souverains ne se souciaient que de guerres, où les nobles
étaient des oisifs se nourrissant de la sueur des autres et où la
religion était parasitée par les moines, notamment mendiants.
Singulièrement, il ne faisait aucunement référence aux préceptes
évangéliques et, au contraire, adoptait une démarche qui repre-
nait en partie celle de Platon dans La République. Il s’inspirait
aussi du pythagorisme, le nombre étant à la fois la garantie de
l’égalité et la manifestation suprême de l’intelligible. Toutefois,
son idéal de justice et de générosité sociale était entièrement
marqué par l’humanisme chrétien, préfigurant ainsi les penseurs
laïques des siècles à venir qui, sans plus faire référence à la
La Réforme
Luther
Plus que tout autre, il incarne l’imperméabilité allemande
au renouveau de l’antique dont l’Italie était le centre de dif-
fusion. Si le monde germanique n’est pas resté insensible à
la soif d’émancipation et de liberté qui caractérisait l’Europe,
son éloignement à la périphérie des grands mouvements de la
Renaissance en a atténué la force, ou plutôt l’a engoncé dans
le schéma social médiéval sans lui permettre de devenir une
expression individuelle. Dans le domaine de la pensée comme
dans le domaine architectural, le monde alémanique a prolongé
le Moyen Âge jusqu’à l’orée du baroque. Il en est résulté un
étonnant paradoxe qu’incarne parfaitement le luthéranisme.
Doctrine s’émancipant du carcan de Rome et se libérant de la
tutelle cléricale, elle reste, par sa vertueuse intransigeance dog-
matique, une survivance du vieux rêve médiéval. La suppression
des sacrements et des pratiques désormais condamnés comme
des compromis indignes, laissa le fidèle seul face à Dieu, sans
autre possibilité que l’absolue obéissance à sa volonté. Certes,
la Renaissance comme la Réforme permirent le réveil de la
conscience individuelle, mais alors que la première assouplit les
liens qui retenaient l’homme à la religion, la seconde, au nom
de la nécessité du salut, inclut cette liberté dans la soumission
à la divinité.
Religieux augustin, Martin Luther (1483-1546), ordonné en
1507, était très soucieux d’ascèse et de salut lorsqu’éclata le
scandale des indulgences1 destinées à financer les travaux de
la gestionnaire des mérites célestes, elle entreprit alors d’en tarifer la durée.
Si le commerce des indulgences avait de quoi scandaliser les consciences
chrétiennes, l’émoi suscité n’eut pas que des raisons morales. Léon X ayant
affermé leur vente à l’évêque Albert de Brandebourg et au franciscain suisse
Samson, ce manque à gagner financier pour d’aucuns ne fut pas sans inquiéter
certaines régions alémaniques, qui furent alors perméables aux thèses reli-
gieuses de Luther.
La Renaissance et les Temps modernes 89
Calvin
Jean Calvin (1509-1564) se montra tout aussi hostile que
Luther aux chrétiens qui prétendaient se dispenser de l’ordre
politique traditionnel, mais à l’opposé de ce dernier, parce
qu’il avait été formé en milieu érasmien, sa pensée était à la
fois théologique et juridique. Calvin n’écrivit jamais d’ouvrages
consacrés à la politique, mais il en eut néanmoins une vision
personnelle. Ainsi, il ne se prononça jamais clairement sur sa
forme préférée d’institutions : constatant que la monarchie pou-
vait devenir tyrannie, l’aristocratie se transformer en domination
et la démocratie dégénérer en anarchie, il ne préconisa donc
jamais un régime précis, mais insista plutôt sur la nécessité de
contre-pouvoirs pour éviter la tendance naturelle de l’homme à
la sujétion. En revanche, à l’opposé de Luther, il n’exclut pas
le fait politique du dessein de Dieu
Si, dans son Institution chrétienne (1536), Calvin affirme comme
Luther la supériorité du monde spirituel (Soli Deo gloria, « À Dieu
seul soit la gloire »), déclarant que l’autorité de Dieu ne pouvait
tolérer aucun autre absolu, il estime néanmoins que le monde
social et politique présente l’utilité de répondre à un besoin uni-
versel et que l’homme pouvait y appliquer sa raison sans déroger
à ses devoirs moraux. Ce fut là l’originalité du calvinisme : le
respect et la soumission à l’autorité n’étaient pas fondés par la
Tradition, mais par l’Évangile éclairé par la raison. En effet, tout
comme pour Luther, il considérait que le pouvoir de l’Église et le
pouvoir de l’État étaient séparés ; cependant, bien qu’appartenant
à deux règnes différents, ils les estimaient tous deux légitimes. À
l’instar aussi de Luther, il professe que l’État n’appartient pas à
l’ordre « créationnel », puisqu’il n’a pas été directement créé par
Dieu. En revanche, il l’intègre dans le projet de Dieu pour les
hommes, le fonctionnement politique participant au progrès de
l’humanité et l’État devant avant tout faire respecter la loi divine.
Toutefois, s’il rétablit ainsi un lien entre le spirituel et le
temporel, il considère que l’observance de la loi divine rend
La Renaissance et les Temps modernes 91
Les monarchomaques
Or, la justification du tyrannicide, exceptionnelle sous l’Anti-
quité ou dans la pensée chrétienne médiévale, s’accrut à la
suite de la politique répressive des États contre ceux de leurs
sujets qui n’acceptaient pas la religion dominante. Ce fut prin-
cipalement le cas des huguenots français, notamment après le
massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572). Parut alors
une série d’écrits dénonçant la dérive du régime monarchique.
C’était d’abord la toute-puissance royale que les auteurs vou-
lurent soumettre, non au Parlement qui n’était qu’un corps
intermédiaire et intérimaire, mais aux états généraux qui repré-
sentaient seuls la nation. Apparut ensuite l’idée selon laquelle
les magistrats avaient été créés pour le peuple et non l’inverse.
L’un des principaux écrivains de cette tendance fut Théodore
de Bèze (1519-1605), érudit et théologien qui, après avoir été
l’âme du calvinisme français, succéda à Calvin à Genève en
1564. D’une extrême rigueur théologique (au sein du calvi-
nisme, il définit la vision la plus pessimiste et la plus absolue
de la prédestination), il publia en 1575 son traité Du droit des
magistrats sur leurs sujets. Pour lui, l’État n’a qu’un but unique :
La Contre-Réforme
le plus sûr moyen d’établir les meilleures lois. Cet ouvrage fut
le véritable fondement de l’humanisme juridique : Bodin fut le
premier à vouloir embrasser l’évolution des sociétés humaines
et de tirer de l’étude de leur histoire une science du politique.
En 1576, il publia son œuvre majeure, les Six Livres de la Répu-
blique, dans lesquels il donnait une définition de la souveraineté :
« L’État souverain est plus fort que les lois civiles et doit être
uniquement soumis aux lois naturelles et divines. » Bien que
théoricien de la puissance souveraine (absolue, indivisible et
pérenne), il fut cependant le premier à établir une typologie du
gouvernement monarchique : le roi peut gouverner « populaire-
ment » en laissant à tous ses sujets le libre accès aux charges ;
ou il peut gouverner « aristocratiquement » en réservant ces
dernières aux détenteurs de la noblesse ou de la fortune ; ou
enfin « harmoniquement » en mêlant harmonieusement nobles et
roturiers, riches et pauvres. De même, il faisait une différence
entre une monarchie tyrannique, véritable despotisme où le roi
ne respecte pas les lois naturelles, une monarchie seigneuriale
où le roi est seigneur, propriétaire des biens et des hommes, et
une monarchie légitime où les sujets obéissent aux lois du roi et
le roi aux lois naturelles. Bodin restait, en effet, un humaniste :
s’il liait la souveraineté à la volonté divine, ce n’était pas par
effusion de grâce, mais parce qu’en obéissant à la raison, le
souverain s’inscrivait dans le projet de Dieu pour les hommes.
Il se distinguait en cela des absolutistes, pour qui le roi tenait
son pouvoir uniquement de la grâce permanente et spéciale
de Dieu. Il ne raisonnait pas uniquement en théoricien, mais
s’inscrivait dans le moment historique de la fin du XVIe siècle
qui voyait les monarchies occidentales se constituer autour de
dynasties qui incarnaient l’idée nationale.
Désormais, l’idée d’une unité politique de la chrétienté était
illusoire. La structure féodale de la société n’était néanmoins
pas encore remise en cause : la loi s’appliquait en totalité pour
les sujets auxquels Dieu ou le roi n’avaient pas confié de charge
spéciale. Pour les autres (nobles qui défendaient le souverain
et le pays en combattant ; prêtres qui sauvaient les âmes, mais
aussi enseignaient et soignaient), il était accordé des exemptions
de la loi commune, les privilèges. En revanche, l’idée d’État, et
même d’État national, était définitivement acquise ; dès lors, le
loyalisme dynastique cessa d’être la seule expression d’attache-
ment des peuples tandis que poignait le patriotisme.
La Renaissance et les Temps modernes 99
L’ABSOLUTISME
Le substrat économique
et social de l’absolutisme
L’Angleterre
De 1603 à 1688, à l’exception du Commonwealth de Crom-
well (1649-1658), l’Angleterre est gouvernée par la dynastie
écossaise des Stuarts. Elle connaît deux révolutions : la Grande
Rébellion de 1649, qui voit l’exécution de Charles Ier, et la
Glorieuse Révolution de 1688, qui chasse Jacques II du trône.
En réalité, l’Angleterre avait mal vécu la Réforme et, outre les
catholiques, un nombre important de courants réformés était
La France
Si la France connut une longue série de troubles, liés autant
aux problèmes religieux qu’aux derniers sursauts de la féodalité,
elle ne connut pas de crise politique majeure comme l’Angle-
1. Ibid., p. 218.
2. Ibid., p. 216.
3. Id.
4. Ibid., p. 229.
L’absolutisme 111
Le gallicanisme antiroman
L’absolutisme politique rencontra le fait religieux au tout début
du règne de Louis XIII, avec la publication d’un écrit domini-
cain qui proclamait l’infaillibilité pontificale et la supériorité du
pape sur le concile. La crainte que ce schéma religieux servît
de justification aux thèses politiques de l’absolutisme entraîna
le premier président du Parlement à en demander la réfutation
à l’éminent théologien français qu’était Edmond Richer1. Ce
dernier publia en 1611 son Libellus de ecclesiastica et politica
potestate2. D’emblée, il liait donc ouvertement la conception du
pouvoir ecclésiastique et celle du pouvoir politique, l’une conta-
minant l’autre. Déjà, en 1591, il avait soutenu en Sorbonne
que les états du royaume étaient supérieurs au roi. Désormais,
développant l’idée que le corps est toujours supérieur à l’auto-
rité unique, Richer attaquait ainsi autant l’autorité du pape et
des évêques que celle des rois : « Chaque communauté a droit
immédiatement et essentiellement de se gouverner elle-même,
c’est à elle et non à aucun particulier que la puissance et la
juridiction ont été données. » S’il fut un des précurseurs du jan-
sénisme, sa doctrine, le richérisme, se répandit plus spécifique-
ment dans le bas clergé, se teintant parfois de presbytérianisme3.
En effet, s’il se confond avec la doctrine gallicane concernant
la supériorité du concile sur le pape, il l’applique à tous les
niveaux de la hiérarchie ecclésiale. Comme le pape, successeur
de Pierre, est soumis temporellement et dogmatiquement au
concile des évêques, successeurs des onze autres apôtres, ces
mêmes évêques sont soumis au synode diocésain des curés de
paroisses qui sont les successeurs des disciples ; enfin, les curés
sont soumis à l’assemblée paroissiale qui représente le peuple
des fidèles. La puissance du courant richériste dans le bas clergé,
notamment du nord et de l’est de la France, pesa lourd des
années plus tard dans les travaux de la Constituante.
L’ouvrage de Richer influença un jésuite, Marc’Antonio De
Dominis1, qui publia en 1617 son De republica christiana, fonciè-
rement antipapiste, avant d’adhérer momentanément aux thèses
de la Réforme. Si ses positions antiromaines furent nettement
moins nuancées que celles de Richer, leur influence fut plus
limitée puisqu’elle se développa surtout en Angleterre où elles
ne firent que conforter celles de l’anglicanisme.
Le protestantisme
Or, dans le contexte troublé de la révocation de l’édit de
Nantes (1685), des protestants français exilés en Hollande
reprirent les thèmes développés par les monarchomaques. Ainsi,
Pierre Jurieu (1637-1713)2 réaffirme la théorie du contrat social
et de la souveraineté populaire (« Le peuple est celui qui fait les
rois ») dont l’inobservance entraîne la caducité (« Quand une des
deux parties vient à violer ce pacte, l’autre est dégagée3 »). Les
dragonnades des Cévennes justifient, selon lui, que ses coreli-
gionnaires ne se sentent plus liés par une quelconque fidélité
et il les pousse même à soutenir, contre Louis XIV, Guillaume
d’Orange pour qu’il installe une république en France. On lui a
aussi longtemps attribué4 un pamphlet plus violent, Les Soupirs
de la France esclave qui aspire après la liberté (1689), qui accuse
clairement le roi d’avoir dénaturé le pouvoir monarchique avec
l’absolutisme, ruiné ses sujets et perverti l’ordre social. Si Jean-
Jacques Rousseau n’a pas ignoré Jurieu, il ne faut toutefois pas
Le jansénisme français
L’autoritarisme politique d’un Richelieu ou d’un Louis XIV
n’avait pas encouragé l’indépendance du discours politique.
Pour encore un certain temps, ce dernier fut sous-tendu par
le discours religieux. Après l’échec politique de la Réforme en
France, les huguenots ne furent plus en état de constituer une
opposition politique. Le jansénisme, réformisme resté orthodoxe
bien qu’ayant fait siennes les principales critiques disciplinaires
des protestants, fut le véhicule des principales critiques contre
l’absolutisme. Phénomène purement religieux au départ, il
devint, par l’adhésion importante de l’aristocratie éclairée des
parlementaires, le moyen de montrer son opposition à une
concentration du pouvoir jugée excessive.
Il serait faux de parler alors d’un jansénisme politique homo-
gène. Il y eut plusieurs formes de jansénisme politique, autant
sans doute que les intérêts ou groupes d’intérêts qui poussaient
à se dire janséniste. Mais une des caractéristiques communes,
et sans doute la principale, fut le mépris élitiste de toutes les
satisfactions que procure le monde. Chez les écrivains jansé-
nistes, et bien sûr chez Blaise Pascal (1623-1662) qui, pour
être le principal, ne fut pas le seul, l’Ecclésiaste était toujours
en filigrane. Le plus extrême d’entre eux, Martin de Barcos
(1600-1678), professa une étonnante misanthropie et le refus de
tout lien avec les pouvoirs. Le jansénisme, comme d’ailleurs le
baroque, percevait les vanités de la déréliction humaine à travers
la réalité luxueuse du monde qui était le sien. En cela, il fut
l’expression d’un mépris aristocratique, car pour être revenu
de tout, il faut au moins y être allé. Ceux qui dénonçaient
l’inanité des honneurs et des pouvoirs étaient ceux-là mêmes
qui étaient issus d’un milieu qui les détenait ou les avait déte-
nus. Ils dénonçaient donc aussi bien les prétentions nobiliaires
1. Avertissemens aux protestans sur les lettres du ministre Jurieu contre l’histoire
des variations. Le christianisme flétri & le socianisme autorisé par ce ministre.
118 Nouvelle histoire des idées
1. Si pour le panthéisme « Dieu est tout », pour Spinoza « tout est en Dieu ».
On parle dans ce cas de « panenthéisme ». La création, la nature n’existent
pas du fait de Dieu, mais sont en Dieu. Dieu lui-même n’est pas distinct du
monde, mais lui est immanent.
L’absolutisme 121
1. Voir Jean Château, Les Grands Pédagogues, Paris, PUF, 1966 (3e édition).
L’absolutisme 125
LE XVIIIe SIÈCLE
OU L’UNIVERSALISME DES IDÉES
L’idéal de liberté
Alors qu’aux XVIe et XVIIe siècles, les idées avaient été essen-
tiellement véhiculées par les livres, au XVIIIe siècle, une nou-
velle forme de diffusion de la pensée vit le jour, plus sociale et
fondée sur les échanges et les discussions. Le monde des idées
politiques rejoignait ainsi le monde des idées philosophiques et
des débats littéraires. L’unique but était d’offrir des bases de
réflexion au plus grand nombre, d’encourager ensuite la connais-
sance et enfin de regrouper ceux qui souhaitaient appliquer leur
réflexion et leur raison en dehors du champ dogmatique.
Cette diversification des sources littéraires accrut l’importance
de l’écrit. À côté des livres, les gazettes se multiplièrent, fai-
sant mine de parler de tout (étymologiquement gazzetta signifie
« petite pie »), de la Cour et de la Ville, mais toujours avec une
arrière-pensée de vulgarisation du savoir à des fins politiques.
Les salons mondains ou les cafés dont la mode se développait
furent des lieux d’échange d’idées. Mais les organes de diffusion
majeurs de la pensée nouvelle furent les loges maçonniques.
Partant du principe que les hommes jugent parce qu’ils ne
connaissent pas, la franc-maçonnerie voulait avant tout éclairer
l’humanité et fonder la fraternité entre les hommes sur la tolé-
rance. Née en Angleterre et rapidement répandue en France et
dans le reste de l’Europe, la maçonnerie du XVIIIe siècle était un
humanisme déiste. L’athéisme ne la caractérisait pas, mais, en
revanche, elle luttait contre le cléricalisme, cette volonté de la
religion d’avoir une emprise sur la vie en société. Elle reprenait
l’idée de séparation entre le temporel et le religieux, mais elle
allait plus loin, refusant que le sacré pût interférer dans la vie
de la société. Elle-même n’échappait pourtant pas à un simu-
lacre de sacré avec un rituel très codifié s’inspirant davantage
des pratiques de l’ordre de Malte tel qu’il existait alors, plutôt
que de celles des Templiers, oubliés depuis longtemps, mais
qui lui fournirent une aura de mystère. En effet, le XVIIIe siècle,
bien que se voulant éminemment rationaliste, cultiva l’irration-
nel plus que de raison : des expérimentateurs à la limite de
la charlatanerie, voire d’authentiques charlatans1, mêlèrent sou-
1. Les ministres secrétaires d’État étaient remplacés par des conseils com-
posés de nobles, de magistrats et de notables.
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 137
tous trois pour des despotes éclairés bien que leur façon de
gouverner eût été propre à chacun. S’ils furent en réalité
des monarques absolus, ils eurent néanmoins en commun la
volonté de moderniser leur pays et de le doter d’un État fort
pour s’assurer que les réformes qui leur semblaient dictées
par la raison fussent correctement appliquées. Pour cela, ils
occupèrent totalement la sphère de décision. Sources uniques
des réformes, ces souverains s’appuyèrent sur une bureau-
cratie hiérarchisée pour les mener à bien. Frédéric II publia
des ouvrages livrant ses idées politiques, centrées sur l’idée
d’État. Pour lui, si le souverain n’avait pas d’égal, il n’était
que le personnage le plus élevé, choisi quasi contractuellement
pour diriger le pays et assurer le bonheur de ses peuples. Au
contraire, Joseph II considérait que non seulement le souverain,
mais encore les institutions étatiques devaient être les garants
des intérêts de tous. Profondément réformiste, il s’attaqua au
cléricalisme romain en tentant d’encadrer les ordres religieux et
d’établir une Église autrichienne qui fût nationale ; ce fut alors
perçu comme une tentative de schisme, à l’égal du schisme
anglican d’Henry VIII, et le pape Pie VI fut le premier pape à
quitter Rome depuis le Moyen Âge pour aller conférer à Vienne
avec l’empereur. Ce régalisme autrichien, plus dur que le gal-
licanisme français, inspira les constituants français de 1790.
Catherine II entreprit aussi de moderniser la Russie, mais pas
plus que les deux autres souverains, elle n’avait des visées de
réformes sociales. Comme pour eux, les progrès économiques
du pays devaient permettre l’amélioration de tous, mais au pro-
rata du rang de chacun. Le modernisme économique et poli-
tique s’accompagnait du conservatisme social le plus absolu,
à l’exception de l’émergence d’une caste de fonctionnaires,
embryon d’une classe moyenne qui ne devrait rien au négoce,
mais tout à l’État. En réalité, ces trois souverains furent moins
des despotes éclairés que des monarques absolus qui étaient
bien de leur temps. Ils étaient au courant des idées d’alors
et les avaient en partie adoptées, mais les philosophes et les
écrivains des Lumières leur servirent davantage de faire-valoir
que de mentors. Ces intellectuels furent d’autant plus enclins
à encenser ces despotes qu’ils étaient étourdis par la faveur
qui leur était faite de correspondre avec eux. Au XVIIIe siècle,
la trahison des clercs cessa de devenir opportuniste pour se
contenter d’être une flatterie de l’ego. Désormais, pour les pen-
e
Le XVIII siècle ou l’universalisme des idées 141
Le libéralisme anglais
En Angleterre, le décalage qui s’était produit au XVIIe siècle
entre elle et la France sur le plan politique, se reproduisit au
e
XVIII siècle, mais cette fois dans le domaine économique. L’essor
de l’économie britannique sous la dynastie des Hanovre s’ajouta
à la pause politique qui, après la Révolution de 1688, permit à
l’Angleterre d’avoir une marche gouvernementale relativement
sereine. Les penseurs anglais, tout comme leurs homologues
français, furent des utilitaristes, mais leur conception du libéra-
lisme fut bien plus globale. Appartenant à une nation qui avait
acquis à la fois une assise politique et une assise économique,
ils développèrent une doctrine libérale tout à la fois économique,
politique et sociale.
David Hume (1711-1776) se situa dans la tradition de John
Locke. Comme lui, c’était un empiriste1 et l’utilité pour le bien
social constituait la justification de toute politique. En revanche,
il était profondément agnostique quant à l’origine du pouvoir : il
ne croyait pas plus au droit divin qu’aux lois naturelles. Pour lui,
les hommes étaient légitimistes par habitude et ils légitimaient
les actions politiques en fonction de leurs seuls intérêts. Aussi
bien, tant qu’un gouvernement assure l’utilité du bien commun,
les sujets ne voient aucune raison à le changer : « Un gouverne-
ment établi a un avantage infini, celui d’être établi, parce que le
gros de l’humanité obéit à l’autorité et non à la raison et qu’il
ne confie jamais le pouvoir à quiconque n’a pas la recomman-
dation de l’ancienneté » (Idea of a Perfect Commonwealth, 1754).
Pour lui, la modération d’un gouvernement est l’assurance de sa
durée : il préconise la liberté du commerce, l’essor d’une classe
moyenne de bourgeois négociants et d’artisans et la modération
dans le recours à l’impôt. Mais Hume fut aussi l’anti-Rousseau ;
sa négation de l’existence d’un contrat social, sa pensée entiè-
L’idéal d’égalité
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
le parlement de Paris, saisi en 1782, n’en avait pas terminé l’examen au début
de la Révolution. Il inspira les rédacteurs du Code de commerce de 1807.
La révolution française 165
1. Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836) s’était rendu célèbre par son Essai
sur les privilèges (1788) et sa brochure sur le tiers état (1789) : « Qu’est-ce
que le Tiers-État ? Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois
questions à nous faire : 1° Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. 2° Qu’a-t-il
été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3° Que demande-t-il ? À y
devenir quelque chose. » Ce fut lui qui, en juin 1789, proposa aux députés
du tiers de s’ériger en Assemblée nationale.
166 Nouvelle histoire des idées
qui seuls avaient droit de vote, tandis que les Jacobins accueil-
laient aussi les pauvres, non-électeurs. La tentative manquée
du roi, arrêté à Varennes en juin 1791, marqua sans doute
l’échec d’une politique favorable à une monarchie constitution-
nelle, tout autant éloignée de la réaction aristocratique que de
la poussée populaire. Profondément chrétien, Louis XVI n’avait
pas supporté la nouvelle organisation de l’Église de France ni
les changements constitutionnels qui avaient fait de lui un « roi
des Français » au lieu du roi choisi par Dieu pour gouverner la
France. L’acte constitutionnel du 3 septembre 1791 était une
première dans l’histoire française et, comme telle, il présentait
des imperfections. La volonté d’établir fortement le pouvoir
législatif avait conduit à en faire une sorte de compétiteur du
pouvoir exécutif. La conséquence ne put qu’être une tension
entre eux deux, tension qui fut aggravée par le choix fait du
monocaméralisme. Le roi se sentit cerné et dépossédé, tandis
que l’assemblée le suspectait d’arrière-pensées. Le souhait de
Louis XVI de s’éloigner de Paris et sans doute de se retrou-
ver au milieu d’une armée qu’il estimait fidèle marqua la fin
des illusions : la révolution monarchique, commencée en 1789,
venait de s’achever du côté de l’Argonne. En dépit du replâ-
trage monté de toutes pièces pour faire croire à l’enlèvement du
roi, tous savaient désormais que Louis XVI n’acceptait pas les
nouvelles institutions et que si la Révolution voulait perdurer,
il fallait qu’elle se passât du monarque.
Aussi bien, un autre acte fondateur de la vie politique
moderne fut la réunion, en octobre 1791, de l’Assemblée natio-
nale législative. La Législative fut la première assemblée poli-
tique française d’un type nouveau. Chargée de mettre en œuvre
la première constitution française élaborée par l’assemblée pré-
cédente, elle « ne comptait que » 745 députés, tous entièrement
nouveaux puisqu’aucun des membres de la Constituante n’avait
été autorisé à s’y présenter. Les députés sont donc des hommes
jeunes, inexpérimentés et qui n’ont d’autre apprentissage poli-
tique que leur connaissance des assemblées communales ou
départementales. On vit en son sein se définir les grands cou-
rants politiques français. Les contre-révolutionnaires (les « aris-
tocrates ») n’y étaient pas représentés. Sa droite était composée
de monarchistes favorables à la constitution de 1791 ; le centre,
très attaché à la Révolution, penchait pour un régime modéré,
tandis que les Jacobins formaient la gauche, démocrate, et les
La révolution française 169
1. D’entrée libre, à l’inverse des Jacobins, la Société des amis des droits
de l’homme et du citoyen s’installa dans le réfectoire du couvent franciscain
de la rue de la Harpe, appelé couvent des Cordeliers. Proche des aspirations
des masses populaires des faubourgs Saint-Marceau (aux confins des 5e et
13e arrondissements) et Saint-Antoine (de la Bastille à la rue de Reuilly),
elle se défiait de l’assemblée et se méfiait du roi, dont elle fut la première à
demander la déposition après Varennes.
2. Les massacres des prisons qui, entre les 2 et 7 septembre 1792, firent
plus de 1 300 morts furent des exécutions sommaires perpétrées par des
éléments incontrôlés, apeurés par les rumeurs de complot ou d’invasion et
débridés par la disparition des instruments de l’ordre. En effet, aucune des
nouvelles autorités ne tenta d’enrayer ce mouvement spontané dont pourtant
toutes avaient conscience de l’horreur. En revanche, chacune l’instrumentalisa
par la suite, d’abord pour se débarrasser de toute velléité royaliste, puis pour
éliminer successivement ses compétiteurs.
170 Nouvelle histoire des idées
1. Les éléments les plus radicaux, issus des milieux populaires, s’empa-
rèrent du sobriquet, antérieur à la Révolution, qui désignait ceux qui dédai-
gnaient, volontairement ou non, de porter la culotte et les bas de soie à la
mode dans l’aristocratie et la bourgeoisie. L’avènement de la république en
1792 et la proclamation du suffrage universel masculin marquèrent leur irrup-
tion sur la scène politique. Dès lors, le costume « social » devint un costume
« idéologique ». Le pantalon, la veste courte ou carmagnole, le bonnet phry-
gien, les sabots, mais aussi les manières et le langage devinrent la nouvelle
ligne esthétique adoptée par des avocats, des bourgeois, des défroqués, des
artisans ou des employés. La mode cessa en 1794 avec Thermidor.
2. Ce mot (en référence au peuple gotique des Vandales qui sema la des-
truction en Gaule au Ve siècle) apparut alors et fut popularisé par un discours
de l’abbé Grégoire.
La révolution française 171
Politique et religion
DE LA CONTRE-RÉVOLUTION
AU TRADITIONALISME
Le traditionalisme contre-révolutionnaire
ainsi que l’on va le voir avec Vico et von Herder, Maistre eut
une postérité idéologique, car les vingt-cinq années de Révolu-
tion et d’Empire qui bouleversèrent la France et l’Europe don-
nèrent une réalité à sa démonstration. Celui que Pierre-Simon
Ballanche1 appela le « Prophète du passé » suscita l’admiration
d’écrivains fort différents, tels Barbey d’Aurevilly2, Baudelaire3,
Cioran4 ou Sollers5.
Un prétraditionaliste : Vico
Giovan Battista Vico (1668-1744), professeur à l’université
de Naples, fut surtout connu à son époque comme philologue.
Son œuvre principale, Principes d’une science nouvelle relative à la
nature commune des nations (1744), ne fut sortie de l’oubli que
par Michelet. Vico était un théoricien chrétien, hostile à l’indi-
vidualisme et à l’utilitarisme qui triomphèrent au XVIIIe siècle.
Pour lui, les faits sont « faits », c’est-à-dire fabriqués par les
hommes et donc il ne convient pas d’aller chercher la nature des
choses dans des principes intellectuels extérieurs, mais bien dans
ce ou ceux qui les ont produites. Aussi bien l’homme peut-il
comprendre l’histoire, puisque c’est lui qui l’a faite. Toutefois,
il rappelle que la connaissance humaine n’étant rien d’autre que
la projection de soi dans le domaine inconnu que l’on étudie,
elle est imparfaite et incomplète et donc susceptible d’erreur.
Il montre, en effet, que l’homme aborde la connaissance des
temps antérieurs ou des pays étrangers à l’aune des règles et
coutumes de son temps et de son pays.
Mais bien que d’un pragmatisme lucide, il oppose aux idées
rationalistes, claires et tranchées, une appréhension sensible qui
fait une large place à l’imagination, à la poésie, aux forces du
1. Fondé en 1776 par Adam Weishaupt, l’illuminisme était une secte des
Lumières, plus avancée que la franc-maçonnerie et qui joua un rôle politique
important dans les États catholiques allemands (Bavière, Autriche…).
188 Nouvelle histoire des idées
La réaction contre-révolutionnaire
Elle fut initialement incarnée par deux écrivains de langue
française. Ce fut d’abord le Savoyard Joseph de Maistre
(1753-1821). Ayant subi la Révolution qui le chassa de son
pays, il en fut le spectateur attentif, ayant émigré à Lausanne
puis à Venise. Important membre de la franc-maçonnerie dès
1773, mais aussi fervent catholique, l’œuvre de Maistre est sur-
tout marquée par l’importance qu’il donne aux desseins de la
Providence. Pour lui, l’Ancien Régime était à bout ; sa décré-
pitude rendait une révolution inévitable. Il écrit en 1794, dans
ses Lettres d’un royaliste savoisien : « Il faut qu’un gouvernement
tombe lorsqu’il a, à la fois, contre lui le mépris des gens de
bien et la haine des méchants. » Or, loin d’adopter les idées
1. Voir note 2, p. 190. Les ultras qui se voulaient « plus royalistes que le
roi » manifestèrent leur dépit à l’encontre de Louis XVIII par le cri de « Vive
le Roi, quand même ! ».
2. Christopher Alan Bayly, Naissance du monde moderne 1780-1914, Paris,
Le Monde diplomatique-Éditions de l’Atelier, 2007.
194 Nouvelle histoire des idées
1. Le régalisme prétendait que les souverains avaient des droits leur permet-
tant d’intervenir dans la vie religieuse de leur pays sans en référer aux auto-
rités ecclésiastiques. Il domina dans les pays soumis à la couronne d’Espagne
(Espagne, Naples, Sicile, Parme). Le gallicanisme, purement français, limitait
l’autorité pontificale au seul pouvoir spirituel, la discipline et l’organisation
ecclésiastique dépendant entièrement du roi. Dans les domaines autrichiens,
ces idées furent incarnées par l’empereur Joseph II (le joséphisme).
2. L’un des premiers actes de Pie VII après sa captivité en France fut de
rétablir la Compagnie de Jésus le 31 juillet 1814.
De la contre-révolution au traditionalisme 195
Le traditionalisme poétique
Si l’on ne peut pas dissocier du traditionalisme les premières
formes du romantisme, il serait faux d’en faire l’inspirateur. La
Révolution a suscité bien des élans romantiques, notamment
chez des Allemands comme Goethe (« Aujourd’hui s’ouvre une
ère nouvelle de l’histoire du monde »), Hölderlin, Schelling ou
Hegel (« Tous les êtres pensants ont célébré ensemble cette
époque. Une émotion sublime a dominé en ce temps-là, un
enthousiasme pour l’esprit a parcouru le monde comme si une
réconciliation réelle avec le divin était advenue »). Un quart de
siècle plus tard, la réalité avait refroidi les enthousiasmes pre-
miers. Les enfants de la Révolution, de la Terreur et de l’Empire
avaient définitivement contribué à détruire toutes les illusions.
En 1814, les opinions françaises et européennes estimaient que
les événements de France leur avaient plus coûté qu’ils ne leur
avaient rapporté. Or, lorsque l’homme refuse le temps présent,
il n’a qu’une alternative : ou se réfugier dans le passé ou se
projeter dans l’avenir.
Les premiers romantiques accusèrent le matérialisme comme
étant le principal résultat de la Révolution et de l’Empire. Bal-
zac dénonça cette nouvelle société où l’argent était roi. Vigny
stigmatisa cette époque qui voyait régner John Bell et mourir
Chatterton1. Mais l’écrivain majeur du refus romantique de la
Révolution fut, sans conteste, Chateaubriand (1768-1848).
L’étrangeté de sa pensée le rend difficilement classable : parti-
san de la royauté sous la monarchie impériale, il se fit, sous la
Restauration, le défenseur d’une royauté idéalisée tout en étant
convaincu qu’elle n’était plus viable. En fait, Chateaubriand, à
l’opposé de Maistre ou Bonald, ne contribua pas à forger une
idéologie contre-révolutionnaire ; en revanche, il apporta une
LA MONTÉE DU LIBÉRALISME
Royauté et libéralisme
La Restauration (1814-1815-1830)
Pourtant, au début du XIXe siècle, les clivages politiques se fai-
saient encore moins en termes d’idéologie qu’en choix de régime
restait une élite mondaine, mais elle n’était plus un corps social.
Ce fut sans conteste dans le domaine politique par le lien avec
les idées de 1789, et principalement avec celles de l’abbé Sieyès,
que la charte marqua l’entrée de la France dans la modernité.
L’échec de la constitution de 1791 étant présent dans tous les
esprits, un parlement bicaméral, avec une chambre de députés
élus et une de pairs nommés, partageant le pouvoir législatif avec
le roi entérina l’instauration en France d’un régime représentatif.
C’étaient de timides débuts, mais durant les quinze ans de la
Restauration la pratique parlementaire se peaufina et même ses
détracteurs les plus ultras n’en dédaignèrent pas les jeux. Ainsi,
au cours des années le président du Conseil des ministres finit
par être choisi dans la majorité parlementaire ; si les chambres
n’avaient pas à voter la confiance, elles usèrent une fois de la
défiance pour forcer le gouvernement à se retirer.
Cet apprentissage du parlementarisme permit, de 1815 à
1829, de fixer les partis politiques en fonction de leurs posi-
tions sur un problème majeur : la place de la Charte dans le sys-
tème monarchique. Pour les libéraux, le roi ayant juré la Charte
(Charles X le fit lors de son sacre en 1825), elle devenait le
texte politique fondamental auquel même le monarque devait se
référer, la souveraineté royale ne pouvant s’opposer à la volonté
nationale. Pour les contre-révolutionnaires, le roi régnant par
droit divin, la Charte n’était donc qu’un pacte révocable et
l’autorité royale ne pouvait pas être bornée par la souveraineté
nationale. Louis XVIII ayant choisi de s’éloigner des ultras et de
jouer le jeu du parlementarisme, il suivit son principal ministre,
Élie Decazes, allant jusqu’à dissoudre la chambre de 1815 dite
« introuvable », car elle était dominée par les royalistes les plus
intransigeants. En 1819, il donna la liberté à la presse entraî-
nant une floraison extraordinaire de titres, tant nationaux que
départementaux, qui contribuèrent à la formation et à la fixation
de l’opinion publique. Ce fut à cette époque que l’on com-
mença à se référer aux « idées politiques ». L’étude de l’esprit
public à cette époque-là est intéressante, car elle met en évi-
dence une des caractéristiques les plus étonnantes de la pensée
politique des décennies suivantes : si les royalistes modérés ou
les royalistes libéraux appartenaient à la bourgeoisie, le monde
républicain était représenté par des intellectuels et les ouvriers
des usines qui existaient alors ; en revanche, l’ultracisme était
un ultracisme mondain dans la noblesse, mais il était militant
206 Nouvelle histoire des idées
1. Le roi ayant dissous la Chambre en mai 1830 pour obtenir une majorité
favorable au gouvernement Polignac, les électeurs renvoyèrent au début juillet
une Chambre encore plus libérale. Charles X estimant que la royauté était en
danger appliqua l’article 14 de la Charte et signa le 25 juillet six ordonnances,
dont une renvoyant la Chambre qui n’avait pas même été réunie, et une
autre supprimant la liberté de la presse. Elles entraînèrent le déclenchement
des journées des 27, 28 et 29 juillet, les Trois Glorieuses, qui aboutirent au
changement de souverain au profit du duc d’Orléans.
La montée du libéralisme 207
1. Il fit ainsi chuter les commandes des soieries de Lyon, ce qui entraîna
un important chômage chez les canuts, qui se révoltèrent en 1832, souvent
aux cris de « Vive Charles X ! », non pour des raisons politiques mais pour
des raisons économiques.
2. L’opposition républicaine ayant appelé à des manifestations en 1834,
l’une d’elles se déroula à Paris dans une partie de l’actuelle rue Beaubourg.
Le 14 avril, un coup de feu ayant été tiré contre la troupe, tous les habitants
de l’immeuble d’où était parti le coup furent massacrés.
210 Nouvelle histoire des idées
1. La charte de 1814.
Les critiques du libéralisme 217
Le saint-simonisme
Après la mort de Saint-Simon (1825), le chef de file de
l’« école » fut le polytechnicien Prosper Enfantin (1796-1864).
Avec Olinde Rodrigues (1795-1851) et Saint-Amand Bazard
(1791-1832), il fonda en 1825 le journal Le Producteur, marqué
par le libéralisme révolutionnaire, mais qui disparut rapidement.
En 1828, suivant l’idée de Saint-Simon de créer un nouveau
christianisme, les saint-simoniens se constituèrent en Église,
Enfantin et Bazard devenant les « Pères suprêmes » et posant
aux réformateurs du monde contemporain. En 1831, Enfantin
racheta Le Globe (créé en 1824 par Pierre Leroux) qui devint
le « journal de la doctrine de Saint-Simon », puis en 1831 le
« journal de la religion saint-simonienne ». Le liturgisme de la
nouvelle Église entraîna des schismes et, en 1832, Enfantin se
retira à la tête d’une communauté installée à Ménilmontant. En
dépit d’un rituel minutieux qui étonnait pour le moins, cette
dernière fut un véritable laboratoire d’idées, tant les membres
qui la composaient étaient éminents, le moindre n’étant pas
Michel Chevalier (1806-1879).
En 1829-1830, les saint-simoniens firent paraître L’Exposition
de la doctrine de Saint-Simon, plus violente que les propos de ce
dernier : « L’homme a jusqu’ici exploité l’homme. (…) L’asso-
ciation universelle, voilà notre avenir. (…) L’homme n’exploite
plus l’homme ; mais l’homme, associé à l’homme, exploite le
monde livré à sa puissance. (…) Tous nos théoriciens politiques
ont les yeux tournés vers le passé ; ils nous disent que le fils
a toujours hérité de son père ; mais l’humanité l’a proclamé
par Jésus : Plus d’esclaves ! Par Saint-Simon, elle s’écrie : À
chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres,
plus d’héritage ! » En effet, parce qu’ils considéraient la propriété
privée des capitaux condamnable, à la fois moralement (elle est
injuste en percevant une prime sur le travail d’autrui) et éco-
nomiquement (le hasard de la naissance peut mettre la fortune
entre les mains d’incompétents), les saint-simoniens prônaient la
suppression de l’héritage (chacun construisant son propre sort)
et celle des rentiers (qui consomment sans produire). Dès lors,
l’État devenait l’héritier universel et le gestionnaire de cette
immense fortune (le « fonds social ») constituée par « tous les
instruments de travail, les terres et les capitaux, qui forment
222 Nouvelle histoire des idées
Le socialisme chrétien
L’idée que Jésus fut le premier partisan du partage des
richesses était vieille comme l’Église. L’histoire de la chrétienté
fourmille de révoltes ou d’écrits dénonçant l’accaparement des
richesses ou la misère d’une partie des fidèles et réclamant
une répartition communautaire des biens. « Jésus premier sans-
culotte » sous la Révolution s’apprêtait à devenir « Jésus premier
socialiste », voire « premier communiste ». Le Christ-Roi des uns
se faisait syndicaliste thaumaturge chez les autres. Ainsi, le Dieu
de la Révélation n’échappait pas plus que les dieux de l’Anti-
quité à devenir le miroir des besoins des hommes.
Philippe Buchez (1796-1865), violent opposant aux Bour-
bons restaurés (il fut membre de la charbonnerie 1), se reconnut
un temps dans les idées de Saint-Simon. Rompant d’avec les
disciples de ce dernier, il retourna au christianisme et entre-
prit de fonder un néocatholicisme renouant avec le message
Le socialisme républicain
Pierre-Henri Leroux (1797-1871) fit ses premières armes
politiques dans le journalisme en créant, en 1824, Le Globe,
d’abord journal littéraire, favorable au romantisme, puis phi-
losophique et littéraire (1826), marqué par son attachement
aux principes libéraux de 1789, mais hostile à la révolution.
Devenu un journal politique en 1828, il s’opposa à la réaction
contre-révolutionnaire souhaitée par Charles X. La révolution
de juillet 1830 fit éclater l’équipe rédactionnelle entre orléa-
nistes (dont Thiers) et républicains (dont Leroux). Ce dernier,
d’abord libéral, entra dans une opposition plus marquée contre
224 Nouvelle histoire des idées
Le socialisme césarien
Prétendant impérial depuis la mort du duc de Reich-
stadt (1832), Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873) s’était
formé politiquement au contact des libéraux italiens. Dans un
ouvrage paru en son nom en 18383, il affirmait : « La France
est démocratique, elle n’est pas républicaine ; or j’entends par
démocratie, le gouvernement d’un seul par la volonté de tous
et par république, le gouvernement de plusieurs obéissant à
un système. » Mais au césarisme plébiscitaire, Louis-Napoléon
adjoignit quelques années après une conception sociale inédite.
Le présocialisme communautaire
Parmi tous les penseurs à la recherche d’une communauté
idéale, certains se distinguèrent par leur volonté de pousser
l’égalité jusqu’à l’égalitarisme, notamment après que Buonarotti
avait redonné vie aux idées de Babeuf avec son Histoire de la
conspiration des Égaux dite de Babeuf (1828). En revanche, tous
se caractérisèrent par l’appel en leitmotiv au réveil et au soulè-
vement des classes populaires.
En 1839, Lamennais, qui n’alla jamais jusqu’au communisme,
déclarait dans De l’esclavage moderne : « [Les prolétaires] ont
sans doute sur l’esclave ancien un avantage immense, quand
on le considère abstractivement : ils s’appartiennent de droit.
(…) Mais si leur volonté est exempte de contrainte directe, elle
est soumise habituellement à une autre sorte de contrainte, à
une contrainte morale, souvent absolue » et, paraphrasant un
ouvrage de piété en usage pour les missions de la Restauration1,
il s’écriait : « Esclaves, levez-vous, rompez vos fers, ne souffrez
pas qu’on dégrade en vous plus longtemps le nom d’homme ».
Alors que le libéralisme s’était voulu, dès ses origines, un
antichristianisme (même si sa morale sociale ne se différenciait
en rien du Décalogue judéo-chrétien), les mouvements préso-
cialistes s’inspirèrent grandement du discours messianique de
fraternité, de justice et d’équité de Jésus de Nazareth. Aussi
bien, par la suite, lorsque les voies divergèrent, parce que l’ins-
piration initiale avait été commune, d’une part les chrétiens
purent être compagnons de route des socialistes et, d’autre part,
ces derniers tinrent bien souvent, quoiqu’ils s’en défendissent,
un discours chrétien laïcisé. La plus importante des différences
vint de ce que le socialisme, parce qu’il se voulut au départ une
amélioration du libéralisme, partagea le progressisme de celui-ci
LE TEMPS
DES LUTTES IDÉOLOGIQUES
Le tournant de 1848
1. Ces deux maîtres mots furent alors utilisés aussi bien pour les titres de
journaux que pour les noms des rues ou les raisons sociales des estaminets.
2. Victor Hugo aux Italiens : « N’ayez qu’une pensée, vivre chez vous de
votre vie à vous » (Actes et paroles. Pendant l’exil, 1er juin 1856).
238 Nouvelle histoire des idées
Le mouvement socialiste
L’Angleterre
En Angleterre, le libéralisme bourgeois imprégna autant la
vie politique et économique que les mœurs sociales. Toutefois,
1. Mouvement politique whig qui obtint la suppression des corn laws, lois
prises entre 1815 et 1845 qui protégeaient les propriétaires terriens anglais en
taxant fortement les importations de grains mais dont la conséquence était
le renchérissement du prix du pain. Dès 1817, Ricardo avait montré que ces
mesures qui favorisaient le revenu foncier, pénalisaient, en fait, les industriels
dont les marges bénéficiaires étaient réduites, les salaires de l’industrie étant
indexés sur le prix des subsistances.
250 Nouvelle histoire des idées
1. Le terme d’« école de Manchester » fut employé la première fois par Ben-
jamin Disraeli, adversaire du libéralisme absolu qui refusait toute intervention
de la loi ou du règlement en matière économique. Ses partisans étaient fort
divers : industriels qui espéraient des coûts salariaux plus faibles, humanistes
qui voulaient l’amélioration du sort des ouvriers, pacifistes comme Cobden
qui estimait que les échanges commerciaux limitaient les risques de guerre,
radicaux politiques qui estimaient que le libéralisme garantirait un vaste pro-
gramme de réformes politiques.
2. Alexander Neilson Cumming, On the Value of Political Economy to Man-
kind : Being the Oxford Cobden Prize Essay for 1880, J. Maclehose, 1881.
Le temps des luttes idéologiques 251
La France
Alors que le libéralisme anglais ne reste pas imperméable aux
critiques sociales, le libéralisme français a du mal à s’éloigner
de l’orléanisme conservateur. En effet, un demi-siècle après la
Révolution, le traumatisme qu’elle avait suscité ne s’était pas
résorbé et l’instabilité des régimes politiques y avait grandement
concouru ; en revanche, il connaissait de nouvelles métamor-
phoses à chaque génération. À gauche, l’opposition prenait un
caractère toujours plus radical. Les libéraux, en pointe sous la
Restauration, parvenus au pouvoir en 1830, laissèrent place aux
républicains puis aux socialistes apparus à la fin du siècle. En
regard, il y avait les contre-révolutionnaires, mais le légitimisme
politique n’était plus qu’un idéal de fidélité après la fâcheuse
expédition de la duchesse de Berry2 en 1832. Si tous étaient
des opposants irréductibles au régime de Louis-Philippe, ils
n’avaient pas la même attitude à l’égard des actions à mener : les
partisans d’un désordre salutaire s’opposaient aux nostalgiques
de l’ordre défunt. Les socialistes et les républicains « avancés »
croyaient aux vertus de la révolution tandis que les socialistes
(ibid., lettre 29). Alors que pour Tocqueville, la liberté était une
fin en soi, pour Chevalier, elle n’était qu’un moyen. Selon lui, la
démocratie était moins un type de régime qu’une entité sociale ;
il distinguait ainsi la « bourgeoisie » (industriels, commerçants,
professions libérales) de la « démocratie » (cultivateurs, artisans,
ouvriers). Pour obtenir la paix sociale et politique, il importait
à ses yeux de rechercher par quels moyens on pouvait garantir
à cette portion du groupe social « une part convenable du fruit
des améliorations ». Chevalier notait qu’alors que l’Europe était
restée aristocratique ou était devenue bourgeoise, l’Amérique
était devenue démocrate grâce à la civilisation industrielle qui
lui avait permis de se débarrasser du prolétariat comme de la
bourgeoisie oisive : « Le farmer et le mechanic sont les seigneurs
du Nouveau Monde ; l’opinion publique, c’est leur opinion ; la
volonté publique, c’est leur volonté ; le président est leur élu,
leur mandataire, leur serviteur. » En 1837, il publie Des intérêts
matériels en France. Travaux publics, routes, canaux, chemin de
fer, qui assoit son autorité. Il s’y oppose à l’esprit de la société
louis-philipparde, au libéralisme conservateur qui estime que
la révolution de 1830 a définitivement tout réglé : « Nulle part
cependant, et en France moins que partout ailleurs, le calme ne
peut être de l’inaction. Le travail est la loi commune des indivi-
dus et des sociétés ; à chaque jour suffit sa tâche, mais chaque
jour doit avoir la sienne. (…) La voix, la grande, l’impérieuse
voix qui crie aux nations : “Marche ! Marche !” nous interdit
de rester mollement accroupis sur le bord de la route ; mais
cette fois l’œuvre qui est devant nous consiste, non à verser
des torrents de sang, non à ébranler le monde, mais à pacifier
les sociétés et à faire le bien sur la large échelle au profit de
tous. » Nommé haut fonctionnaire et professeur au Collège de
France par Louis-Philippe, il se convertit au libre-échange. En
1848, il entreprit de démontrer les erreurs du bouillonnement
d’idées de ses amis de jeunesse alors parvenus au pouvoir. Aus-
sitôt révoqué, sa disgrâce du moment lui valut la reconnaissance
de Napoléon III dont il soutint le coup d’État, étant plus que
jamais partisan d’un pouvoir fort pour comprimer le désordre. Il
développe alors l’idée du rapprochement des peuples par la paix
et l’industrie, idée qui s’incarne dans les grandes expositions
internationales du temps. Toujours favorable au libre-échange,
il noue des relations outre-Manche, notamment avec Cobden,
et fait conclure le traité économique de 1860 entre la France
Le temps des luttes idéologiques 259
LE BOUILLONNEMENT IDÉOLOGIQUE
DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE
Le néotraditionalisme
1. Après Les Apôtres (1866), Saint Paul (1869), il publia L’Antéchrist (1873),
Les Évangiles et la seconde génération chrétienne (1877), L’Église chrétienne (1877),
L’Ecclésiaste et Marc Aurèle et la fin du monde antique (1882) qui, avec La Vie
de Jésus, furent réunis sous le titre Les Origines du christianisme. De 1887 à
1893, il fit paraître son Histoire du peuple d’Israël.
2. Nous dirions la « démagogie ».
3. Lors du centenaire de 1889, Renan écrivit : « Le jour où la France a
coupé la tête de son roi, elle a commis un suicide. »
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 275
Le catholicisme social
1. Cercle de réflexion actif de 1884 à 1891, il était présidé par Mgr Gaspard
Mermillod 1824-1892, évêque de Lausanne et Genève et animé par René de
La Tour du Pin-La Charce. Il était à la confluence de trois courants : le mou-
vement catholique allemand de Wilhelm Emmanuel von Ketteler (1811-1877),
les catholiques sociaux autrichiens de Karl von Vogelsang (1818-1890) et
l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers de Maurice Maignen.
2. Dès 1890, le pape avait chargé le cardinal Lavigerie (1825-1892),
évêque d’Alger et de Carthage, primat d’Afrique, de préparer le terrain. À
l’automne 1890, recevant l’état-major de l’escadre de la Méditerranée, le
cardinal, avant de faire jouer La Marseillaise, déclara : « Quand la volonté
d’un peuple s’est nettement affirmée, que la forme d’un gouvernement n’a
rien de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux prin-
cipes qui peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées, lorsqu’il
faut, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion sans
arrière-pensée à cette forme de gouvernement, le moment vient de sacri-
fier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, pour l’amour de
la patrie. »
280 Nouvelle histoire des idées
e
L’antirationalisme de la fin du XIX siècle
vie, il s’ensuit que tout être, s’il varie, même légèrement, d’une
manière qui lui est profitable, dans les conditions complexes et
quelquefois variables de la vie, aura une meilleure chance pour
survivre et ainsi se retrouvera choisi d’une façon naturelle. En
raison du principe dominant de l’hérédité, toute variété ainsi
choisie aura tendance à se multiplier sous sa forme nouvelle et
modifiée », affirmait-il dans son introduction. Or, cette idée que
des mutations successives puissent permettre un perfectionne-
ment permanent des espèces (« des formes sans cesse plus belles
et plus admirables ont été élaborées et continuent à l’être »,
ibid.) ne recueillit qu’un assentiment mitigé et ne fut totalement
admise que dans les années 1930.
Pour le malheur du darwinisme, sa théorie de la sélection
naturelle fut alors assimilée à celle de l’évolutionnisme, c’est-
à-dire la croyance en une évolution universelle, inscrite dans
l’idée de progrès linéaire et reposant sur l’hérédité des caractères
acquis. En effet, chez Darwin, la sélection naturelle est un fac-
teur totalement neutre qui permet aux plus aptes de s’adapter
aux conditions de vie et de se reproduire. Dans l’évolutionnisme,
cette sélection devient positive : ce ne sont plus les mieux adap-
tés qui survivent, mais les meilleurs.
À la fin du XIXe siècle, une jonction s’établit entre la science et
la pensée politique au cœur d’une discipline nouvelle, la socio-
logie, sans que les chercheurs ne s’accordent pour savoir si elle
fut à l’origine ou simplement le vecteur du darwinisme social.
Le darwinisme social
Pour d’aucuns, Herbert Spencer (1820-1903) fut le premier
à appliquer la thèse évolutionniste et l’idée de la « survie du
plus apte » à la société humaine. Influencé par l’utilitarisme de
Bentham, affilié à l’Anti-Corn Law League de Cobden, il fut en
réalité un rival de Darwin, opposant la sélection des plus aptes
à la sélection naturelle de ce dernier. Spencer considérait que le
corps social était un organisme vivant et qu’il convenait donc de
lui appliquer les lois de la nature. Il s’inscrivait totalement dans
une vision linéaire de l’histoire : selon lui, la société évolue d’un
stade primitif, homogène, mais sans cohérence, vers un stade
élaboré, hétérogène, mais cohérent. L’ambiguïté du « darwi-
nisme social », ou « théorie organiciste », fut d’emblée critiquée
par Darwin lui-même : « Ses généralisations fondamentales (…)
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 283
1. Life and Times of Frederick Douglass, Boston, De Wolfe & Fiske, 1892.
284 Nouvelle histoire des idées
La sociologie
Émile Durkheim (1858-1917) en apparaît comme le père
fondateur, ayant créé le premier département de sociologie à
la faculté de Bordeaux. Selon lui, tous les constituants de la
société, morale et religion comprises, ne sont nullement d’ori-
gine transcendante, mais sont des créations et peuvent donc
être étudiés scientifiquement. Or, la société n’est pas qu’un
agglomérat d’individus : elle est, au contraire, cimentée par leur
interaction qui produit la « conscience collective ». Aussi bien
ne se résout-elle pas à la simple addition de ses composantes,
la dimension de cette résultante psychique dépassant les exis-
tences individuelles. L’étude des faits sociaux « qui présentent
des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières
d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 285
Le nationalisme
1. Cf. Ce que c’est qu’un drapeau (1900) : « Flotte, petit drapeau / Flotte,
flotte bien haut / Image de la France / Symbole d’espérance… »
288 Nouvelle histoire des idées
les créatures, mais : “À bas les juifs” parce qu’ils sont mon-
tés trop haut chez nous. Notre antisémitisme d’État consiste à
leur reprendre, à leur interdire ce qu’ils ont pris de trop et en
premier lieu, la nationalité française, alors qu’ils en ont une et
indélébile, et qu’ils gardent toujours en fait. Qu’elle leur suffise
donc ! Elle eut ses gloires et elle vient de récupérer un beau
territoire au Proche-Orient. »
Contre les « quatre États confédérés », la royauté lui appa-
raissait comme un rempart : « Décentralisée contre le métèque,
antiparlementaire contre le maçon, traditionnelle contre les
influences protestantes, héréditaire enfin contre la race juive »
(1910). En effet, la monarchie qu’il appelle de ses vœux est
d’abord traditionnelle et héréditaire. Hostile à la mobilité sociale
qui lui apparaît comme une déperdition des acquis, le respect
de la tradition est avant tout la transmission d’un héritage. Or,
le roi et la nation ont un héritage commun : la patrie.
Elle est ensuite antidémocratique, car la démocratie libérale
et son idée d’égalité qu’il refuse sont filles de la bourgeoisie et
du capitalisme qui ont fait 1789 et 1830. Maurras rejoignait là
les idées contre-révolutionnaires que professaient bon nombre
d’adhérents à l’Action française, hobereaux ruinés, souvent
tétanisés dans une posture intégriste de chevau-légers1 ou de
zouaves pontificaux2. Elle est aussi antiparlementaire. Maurras
dénonce l’incapacité du système parlementaire, lié à des majori-
tés temporaires, à penser une politique à long terme et inscrite
dans la durée : « Même corrigé par un prince, le parlementa-
risme apparaîtra toujours comme le régime de la compétition
des partis. Il signifiera l’oppression des minorités. Les chefs
du parlementarisme ne représenteront jamais que des partis,
En France
Le mouvement socialiste avait été décapité par la répression
de la Commune. Le mouvement ouvrier peinait à unifier l’en-
semble des forces socialistes. À partir de 1876, Jules Guesde
(1845-1922, de son vrai nom Jules Bazile) entreprit de convertir
l’élite ouvrière aux fondamentaux marxistes collectivistes. Tou-
tefois, il les mâtinait d’idées de Rousseau et d’Auguste Blanqui,
ce qui faisait dire à Engels : « Ce que l’on appelle marxisme en
France est un article tout spécial. » En 1878, la Fédération du
parti des travailleurs socialistes de France (FPTSF) fut créée
au congrès ouvrier de Lyon et elle adopta en 1880 un pro-
gramme collectiviste rédigé par Marx, Guesde et Paul Lafargue.
Mais l’année suivante, la rupture est totale entre les guesdistes
qui croient à l’imminence de la révolution sociale et les pos-
sibilistes qui préconisent une évolution progressive du système
économique et institutionnel. Ces derniers, emmenés par Paul
Brousse (1844-1912), tout en refusant la collaboration avec les
partis bourgeois, estiment que la moindre des réformes amé-
liorant les conditions de vie des travailleurs constitue un jalon
sur la voie du socialisme. On assiste en fait à la rupture entre
une vision française du socialisme et une vision internationa-
liste, Brousse accusant Guesde de se laisser diriger par Marx
et Guesde accusant Brousse d’être le fossoyeur de la révolution
internationale. En 1882, au congrès de Saint-Étienne, Brousse
fonde la Fédération des travailleurs socialistes de France (FTSF)
tandis que Guesde fonde le Parti ouvrier (PO) qui devient en
1893 le Parti ouvrier français (POF).
Chef de ce qui était alors le premier parti socialiste de France,
ayant l’appui d’une importante base syndicale, Brousse déve-
loppe alors sa vision, hostile au marxisme. En 1910, il la syn-
thétise dans La Propriété collective et les services publics, où il
oppose à l’hypothétique collectivisation marxiste de la propriété,
la marche qu’il estime inévitable vers la nationalisation par l’État
des grands secteurs de l’économie et qu’il appelle le « service
public » : « Si après l’intervention de l’État (…) les gouverne-
ments bourgeois ont dû en venir au système des concessions
(…). Si maintenant ils annoncent par le rachat leur intention
d’exploiter officiellement l’industrie des transports, ils sont
condamnés à marcher toujours vers l’aboutissant nécessaire, le
302 Nouvelle histoire des idées
En Angleterre
De l’autre côté de la Manche, libéralisme et socialisme furent
étroitement associés, car procédant de la même souche idéo-
logique. En effet, le Parti libéral ne vit le jour que dans les
années 1840, formé par les éléments les plus progressistes du
parti whig et par les radicaux. Aussi bien, les affinités entre
libéraux et socialistes furent bien plus grandes en Angleterre
que sur le continent. L’utilitarisme de Jeremy Bentham leur est
commun, comme l’analyse économique de Ricardo, et seul le
problème social, c’est-à-dire la question ouvrière, les différen-
cie des conservateurs. En effet, ces derniers, comme la droite
L’extrême gauche
L’individualisme libertaire
L’idée-force en est l’autonomie individuelle. Son précur-
seur, le Bavarois Max Stirner (1806-1856), de son vrai nom
Johann Kaspar Schmidt, publia en 1844 Die Einzige und sein
Eigentum (« L’Unique et sa propriété ») qui est un réquisitoire
contre toutes les autorités, morales ou matérielles, qui aliènent
le « Moi ». Aussi bien, pour lui, toutes les croyances (en Dieu
ou en l’Homme), mais aussi toutes les idéologies (du libéralisme
au communisme en passant par le socialisme et le nationalisme)
ne sont que des superstitions, des idoles, des songes creux, aux-
quels l’individu choisit d’adhérer, souvent pour se tromper lui-
même, mais toujours contre son intérêt, car chacun est unique.
Cet Unique est, selon Stirner, souverain et ne s’aliène à rien ni
personne, sauf à accepter de s’associer aux autres uniques. En
fait, la philosophie de Stirner était celle de l’Ecclésiaste : une
conscience nihiliste a posteriori. Tout comme Qohelet, l’impré-
cateur de sagesse biblique, qui s’écriait : « Vanité des vanités
et tout est vanité », Stirner affirmait après Goethe : « Je ne fais
plus confiance en rien ». Cet anarchisme défend l’exaltation de
la liberté de l’individualité face à l’oppression de la société, de
ses croyances et de ses institutions.
Le socialisme libertaire
Alors que pour l’individualisme libertaire, l’individu seul peut
jouir de sa propriété, le socialisme libertaire limite la propriété
au strict usage personnel et refuse qu’elle serve à en tirer des
revenus. Il est à mi-chemin entre l’individualisme par sa défense
de la liberté et de l’autonomie de l’individu et du socialisme par
sa conception d’une gestion collective égalitariste de la société.
Si Proudhon en fut l’initiateur avec son mutualisme, le fer de
lance de la lutte anarchiste à la fin du XIXe siècle était Michel
Bakounine (1814-1876). Pour ce dernier, le bien suprême du
Le syndicalisme révolutionnaire
Il toucha l’Europe (notamment l’Italie), mais aussi les Amé-
riques. Influencé à la fois par le marxisme et l’anarchisme
mutualiste, il refusait autant le syndicalisme réformiste que les
partis politiques, mêmes prolétariens ; pour lui, l’émancipation
des ouvriers ne pouvait se faire que par eux-mêmes et dans les
structures qui leur étaient propres, les syndicats. Hostile aux
syndicats de métier, assez proches du corporatisme, il se déve-
loppa par usine ou par branche : l’intérêt de la classe ouvrière
dépassait les intérêts particuliers de telle ou telle activité. En
1892, un guesdiste, Fernand Pelloutier (1867-1901), cosigna
avec Aristide Briand (1862-1932) De la révolution par la grève
générale. S’étant rendu compte du corporatisme des chambres
syndicales, il entreprit de regrouper les ouvriers dans des organi-
sations faites par eux et pour eux, afin d’y exercer le « syndica-
lisme intégral ». Ce furent les bourses du travail, lieux d’activités
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 309
1. « L’Allemand moderne est plus dangereux encore par ses idées que par
ses canons. Le dernier des Teutons reste convaincu de la supériorité de sa
race et du devoir, qu’en raison de cette supériorité, il a d’imposer sa domina-
tion au monde. Cette conception donne évidemment à un peuple une grande
force. Il faudra peut-être une nouvelle série de croisades pour la détruire »
(Hier et demain, 1918).
e
Le bouillonnement idéologique de la fin du XIX siècle 311
autant par les libéraux que par les socialistes. Au contraire, pour
eux, la révolution n’ouvrait pas la voie d’un avenir aussi meil-
leur que lointain ; elle avait son sens étymologique de « retour
au point de départ ». Et cette conception cyclique, traditiona-
liste de la révolution, apparut alors à des hommes de gauche
comme un moyen nouveau de créer un socialisme qui fût à la
fois anticapitaliste et national.
14
LES CONSÉQUENCES
DU PREMIER CONFLIT MONDIAL
La réponse libérale
Le libéralisme nostalgique
Pour ceux que l’on a appelés les « néolibéraux2 », les principes
du libéralisme gardent toute leur force et ils expliquent la crise
par le fait que, justement, ces principes n’ont jamais été appli-
qués réellement et qu’ils ont été gauchis par l’interventionnisme
du politique.
Jacques Rueff3 (1896-1978) déclarait, le 8 mai 1934 :
« Comme dans tous les pays du monde, les gouvernements
Le libéralisme réformateur
En réalité, le libéralisme se trouvait confronté à un dilemme.
D’un côté, le parlementarisme qu’il avait contribué à mettre
en place durant tout le siècle précédent ne s’avérait pas à la
hauteur en temps de crise : trop dépendants de l’opinion pour
des raisons électorales, les gouvernements n’étaient pas assurés
de la durée de leur action et ils se trouvaient donc dans l’inca-
pacité de prendre des mesures drastiques impopulaires, mais
nécessaires. De l’autre, l’autoritarisme d’État, qui ne s’était alors
exprimé que dans le cadre de la révolution des soviets, avait
abouti à une dictature liberticide et à un dirigisme économique
qui avait établi le collectivisme et un capitalisme d’État. Pour
les penseurs libéraux, il s’agissait donc de trouver un équilibre
entre un pouvoir exécutif fort et la solidité des libertés fonda-
mentales. Ce louvoiement entre Charybde-la banqueroute et
Scylla-l’agitation ouvrière conduisit les tenants du libéralisme
économique à chercher à favoriser le renforcement de l’exécutif,
quitte à mettre ponctuellement à mal les principes.
En France, le libéralisme avait toujours préféré trouver des
réponses politiques. Ce fut encore le cas avec André Tardieu
(1876-1945), collaborateur de Clemenceau, qui fut trois fois
président du Conseil des ministres entre 1929 et 1932. Grand
admirateur des États-Unis, il décida de faire entrer la France
dans la société de consommation, encourageant, d’une part, la
modernisation des infrastructures (routes, ports et aéroports, rail)
et l’électrification du pays et, d’autre part, le pouvoir d’achat de
certaines catégories sociales (fonctionnaires, retraités…). À partir
de 1933, la crise mondiale n’étant pas jugulée, il se tourna alors
vers une solution politique. Hostile tout autant au césarisme
populiste qui se répandait en Europe qu’au communisme, il sou-
haita renouveler le républicanisme. L’obsolescence somnolente
du parlementarisme lui fit ressentir la nécessité de la Réforme
de l’État, titre de l’ouvrage qu’il publia en 1934. Il proposait de
réviser les lois constitutionnelles de 1875 dans un sens plus favo-
rable à l’exécutif. Par exemple, il souhaitait retirer à la Chambre
des députés l’initiative des dépenses, redonner vigueur au droit
de dissolution de celle-ci par le président de la République,
Les conséquences du premier conflit mondial 321
1. Il fut le seul président des États-Unis à être élu à quatre reprises (1932,
1936, 1940, 1944).
2. Le soulagement (relief) devait découler de décisions immédiates pour
arrêter la détérioration de l’économie ; le redressement (recovery) était censé
naître de mesures conjoncturelles de relance de la consommation ; la réforme
(reform) était mise en œuvre par des mesures structurelles permanentes visant
à éviter le retour d’une dépression économique et à prémunir les citoyens de
nouveaux désastres.
3. National Labor Relations Act (loi fédérale sur les rapports sociaux) ou
Wagner Act, 1935. Elle autorisait les ouvriers du secteur privé à se syndi-
quer et à mener des actions collectives. Cependant, une partie des salariés
324 Nouvelle histoire des idées
La technocratie
Un regard différent, et sans doute plus prospectif, fut porté
sur la mutation du capitalisme, dont l’évolution principale à
venir ne serait ni d’ordre politique ni d’ordre économique, mais
bien d’ordre technique, le pouvoir se complexifiant tellement
qu’il serait désormais exercé par des techniciens, choisis selon
des critères bureaucratiques ou méritocratiques, mais non plus
démocratiques et pour lesquels fut forgé le mot « technocrate »
(1921)1.
Le terrain avait déjà été préparé par Thornstein Veblen
(1857-1929) qui s’était intéressé à la motivation des acheteurs
et, principalement, de ce qu’il appelait la « classe de loisir »
(The Theory of the Leisure Class. An Economic Study of Institu-
tions, 1899), à l’abri de la recherche d’emploi et du besoin.
Le souci de cette dernière étant de se démarquer du voisin, sa
consommation est ostentatoire (conspicuous consumption). Il fut
le premier à donner une définition des motivations de la société
de consommation démocratique : celle-ci n’était plus fondée sur
des valeurs esthétiques comme dans les sociétés aristocratiques,
Le marxisme-léninisme
En 1903, Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, 1870-1924) pro-
voqua une scission au sein du Parti ouvrier social-démocrate,
en imposant la dictature du prolétariat comme condition indis-
pensable à la révolution et en souhaitant réserver l’adhésion au
Parti aux seuls révolutionnaires « professionnels » (Que faire ?,
1902). Il s’opposait alors à ceux qui souhaitaient, au contraire,
e
Paris l’avait été à la fin du XVIII siècle, le chef d’orchestre de
la révolution internationale.
Le conseillisme ou « gauchisme »
En Allemagne, le SPD domina la république de Weimar
après l’effondrement du Deuxième Reich, balayé par la défaite
de 1918. Son chef, Ebert, devint le premier chancelier puis le
premier président de la République. Voulant éviter les désordres
que connaissait la Russie, soutenus par les conseils d’ouvriers
et de soldats apparus dès la capitulation, les socialistes s’enga-
gèrent dans une politique réformiste. À l’inverse, ceux qui, au
sein du SPD, avaient été des opposants à la guerre (notamment
Karl Liebknecht1 et Rosa Luxemburg2) fondèrent dès 1916
le Spartakusbund (la Ligue spartakiste), puis le Kommunistische
Partei Deutschlands (KPD, Parti communiste d’Allemagne) pour
propager la révolution. Liebknecht et Luxemburg développèrent
une idéologie singulière, marxiste, mais antiléniniste : le commu-
nisme des conseils, ou conseillisme. Toute compromission, même
objective, avec une quelconque forme du capitalisme bourgeois ou
non, constituait pour eux un inadmissible abandon, même tempo-
raire, de la lutte de classe. Ils rejetaient ainsi les syndicats qu’ils
jugeaient réformistes, mais aussi le marxisme-léninisme qu’ils assi-
milaient à un capitalisme d’État. Rosa Luxemburg dénonçait le
« danger bureaucratique de l’ultracentralisme » voulu par Lénine ;
selon elle, le gouvernement léniniste était « une dictature (…)
non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens,
c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois » et elle rappelait que
Le stalinisme ou national-communisme
Le stalinisme fut un avatar du communisme. Joseph Vissaria-
novitch Djougachvili (1878-1953), exécutant fidèle de Lénine,
comprit le rôle que pouvait jouer un parti centralisé et soumis
à l’extrême. Au tout début de la déchéance physique et intel-
lectuelle de Lénine2, Staline exerçait déjà une réelle influence.
S’étant débarrassé de son principal rival Trotski, ayant placé des
hommes à lui dans tout l’appareil, son pouvoir était absolu dès
1930. Il put alors mener le « Grand Tournant ».
Peu favorable à l’internationalisme, il développa un nationa-
lisme communiste qu’il appela le « socialisme dans un seul pays ».
En fait, toute sa politique fut mise au service de la Russie et il
utilisa le communisme, comme les tsars avaient auparavant uti-
lisé l’orthodoxie et le panslavisme3, pour se rallier une clientèle
de pays qui, diplomatiquement et économiquement, devinrent
dépendants de l’État russe. En même temps, en dominant le
Komintern4, dont il n’avait qu’une piètre idée, il contrôla les
Le populisme
Dans les années 1930, pour une grande partie de l’opinion
européenne, les institutions comme les partis politiques s’étaient
avérés incapables de juguler la crise dont le principal effet pour
le commun des mortels était un important chômage de masse.
En dehors de ceux qui croyaient en la révolution bolchevik,
tous, ouvriers ou bourgeois, conservateurs ou progressistes,
n’espéraient pas grand-chose des idées, des institutions et des
hommes qui avaient animé le débat politique dans les décennies
précédentes.
1. Une prière du vendredi saint était faite « pro perfidis Judaeis », ce qui
signifie « pour les Juifs qui ne croient pas » [au messianisme de Jésus]. Très
tôt, la traduction en langue commune (en français : « Prions aussi pour les
Juifs perfides afin que Dieu enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu’eux
aussi reconnaissent Notre-Seigneur Jésus-Christ ») a eu une connotation qui
conforta l’antijudaïsme. L’Église catholique se saisit du problème dès les
années 1920, mais ce ne fut qu’à partir de 1959 qu’une nouvelle formula-
tion fut trouvée.
2. Le grec µέτοικος (metoïkos) désignait dans l’Antiquité l’étranger résidant
et commerçant dans une cité dont il n’était pas originaire. Cela le différenciait
du ξένος (xénos), l’étranger à proprement parler.
342 Nouvelle histoire des idées
L’exaltation de la virilité
Certains ont voulu voir dans le fascisme une poésie virile
qui aurait séduit de nombreux jeunes, dégoûtés par l’avachis-
sement des politiciens ou l’hédonisme excentrique des intellec-
tuels. Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945) put ainsi dire :
« La France du camping vaincra la France de l’apéro et des
congrès. » Cette virilité s’exprimait dans le groupe, la foule, avec
des mises en scène allant de la simple veillée aux imposants
défilés de Rome ou de Nuremberg. L’« ère des foules » annon-
cée par Le Bon se réalisait, dissolvant la volonté et l’action
individuelles dans une fraternité préparant au combat (La lotta
è bella anche se si muore, « La lutte est belle, même si l’on en
meurt ») : « Le fascisme veut que l’homme soit actif et engagé
dans l’action avec toutes ses énergies : virilement conscient des
difficultés réelles et prêt à les braver. Il conçoit la vie comme
une lutte, il estime qu’il appartient à l’homme de conquérir une
vie vraiment digne de lui, en créant, avant tout en lui-même,
l’instrument (physique, moral, intellectuel) pour la construire »
(ibid.). Quand il était encore d’extrême gauche1, Mussolini esti-
mait déjà que les masses n’étaient pas mues par la raison, mais
par la force de sentiments, par des mythes puissants1. L’énergie
barrésienne était ainsi dévoyée dans un nouvel opium du peuple
d’une action devenue activisme. Toutefois, si la lutte pouvait être
partisane ou militaire, elle ne devait aucunement être sociale.
Le socialisme nationaliste
De nombreux chefs de ces mouvements dictatoriaux pro-
venaient de la gauche socialiste d’avant-guerre. Si la plupart
d’entre eux s’avéraient hostiles au capitalisme libéral et à son
mythe du progrès, la révolution de 1917 et ses copies de 1918
et 1919 les avaient détournés de l’internationalisme. Leur sou-
hait fut alors d’instaurer une nouvelle forme de socialisme qui
ne prônât pas la lutte des classes, mais au contraire assurât la
solidarité nationale : « Ni individus, ni groupes (partis politiques,
associations, syndicats, classes) en dehors de l’État. Le fascisme
s’oppose donc au socialisme qui fige le mouvement historique
dans la lutte des classes et ignore l’unité de l’État qui fond les
classes en une seule réalité économique et sociale2. » Néanmoins,
ils estimaient qu’il fallait absolument prendre en compte les
« exigences réelles » des ouvriers qui avaient précédemment
donné naissance au mouvement socialiste et syndicaliste et les
faire valoir dans un système corporatif qui permettrait d’accor-
der les intérêts des travailleurs avec ceux de l’État.
Agitateur politique et syndical, Benito Mussolini fut nourri
dans son enfance par le socialisme à la fois blanquiste et
marxiste de son père. Journaliste engagé, il devint l’un des
animateurs des maximalistes (bolcheviks) italiens, réclamant
notamment l’exclusion des réformistes (1912). Hostile à l’en-
trée en guerre, au nom du pacifisme, il rejoignit fin 1914 le
groupe d’extrême gauche, opposé à la neutralité et favorable à
la guerre contre les Empires centraux, le Faisceau révolution-
naire d’action interventionniste (Fascio rivoluzionario d’azione
internazionalista), fondant Il Popolo d’Italia, « journal socialiste
des ouvriers » dont l’exergue était une phrase de Blanqui : « Qui
a du fer a du pain » et une de Napoléon : « La révolution est
une idée qui a trouvé des baïonnettes. » Il quitta alors le PSI.
Le conservatisme
Tous les régimes de droite autoritaire européens ne furent pas
créés par des transfuges de la gauche révolutionnaire ou syndi-
cale ; ce fut ainsi les cas de Salazar, Franco ou Horthy1. Mais
pour le « nouveau socialisme », tout comme pour le socialisme
traditionnel, une fois passé l’espoir et l’enthousiasme pour la
nouveauté, survint rapidement la confrontation avec les néces-
sités politiques et financières. Les industriels lombards et pié-
montais vinrent en aide à Mussolini. Gabriel Le Roy Ladurie,
président de la banque Worms, le grand parfumeur François
Coty, Eugène Schueller, patron de L’Oréal, financèrent tous les
partis, groupes ou groupuscules d’extrême droite français. La
grande industrie rhénane fit de même avec Hitler. En réalité,
pour le capitalisme, ces idéologies extrémistes avaient l’avantage
d’anesthésier la capacité de lutte des masses ouvrières et de limi-
ter au maximum le rôle des parlementaires. D’un côté, la paix
sociale était assurée et, de l’autre, le travail de lobbying était
simplifié. En fait, très rapidement, tous ces régimes socionatio-
nalistes ne furent plus que des couvertures pour des dictatures
e
XX siècle et l’entrée dans ce qu’il appelait l’« ère de la guerre
d’anéantissement » où l’Occident connaîtrait une guerre globale
pour la domination du monde. Profondément antidémocratique
et nationaliste, il s’opposa à la république de Weimar. Favorable
à une révolution conservatrice, il vit dans Mussolini l’exemple
même du césarisme réussi. S’il accepta l’aide des nazis dans le
combat contre Weimar, il refusa toujours de les soutenir pour
finir par les dénoncer en 1935 comme aussi dangereux que
les bolcheviks1. Pour Spengler, les civilisations engendrent des
valeurs qui sont les cultures, liées profondément à un peuple, à
un pays (Blut und Boden, « le sang et le sol »). Or, ces cultures
sont comme les êtres, elles naissent, vivent, déclinent et meurent,
marchant avec un nihilisme héroïque vers leur disparition. Dès
lors, l’histoire n’a pas de sens linéaire, elle est cyclique. Spen-
gler était à la fois foncièrement antilibéral et antiprogressiste.
Son idéal était ce qu’il appelle la « prussianité » (Preußentum),
reposant sur l’ordre, le devoir et la légitimité, et guidée par
une sorte de despotisme éclairé revisité, associant la monarchie
et la politique sociale.
À l’historicisme de Spengler correspondait l’analyse quelque
peu différente de l’Anglais Arnold Joseph Toynbee (1889-1975).
Bien que s’en défendant, ce dernier avait une vision cyclique
de l’histoire, mais s’il avait la même conception que Spengler
de la vie et de la mort des grands courants historiques, il ne
s’attachait pas comme lui aux cultures liées à un État ou à un
peuple, mais aux civilisations. Celles-ci naissent de leur capacité
à remporter un défi (technique, intellectuel, moral, religieux…) ;
dès qu’elles ne le sont plus, elles déclinent : « Les civilisations
meurent par suicide, non par meurtre », affirme-t-il dans La
Grande Aventure de l’humanité2. Selon lui, une civilisation ne
perdure que tant que la « minorité créatrice » impose son auto-
rité. Se focalisant sur la chute de l’Empire romain, il estimait
que ce « ferment » n’en était plus capable, deux types de pro-
létariats se formaient : un prolétariat intérieur et un prolétariat
extérieur, composé de barbares attirés par les avantages de la
civilisation. Son originalité résidait dans la place qu’il accordait
1. Regards sur le monde actuel, Paris, Stock, Delamain & Boutelleau, 1931.
Les conséquences du premier conflit mondial 353
Le néotraditionalisme
De plus jeunes hommes, percevant de la même façon que
leurs aînés la « crise de civilisation » engendrée par le premier
conflit mondial, se déclarèrent soucieux de susciter une « révolu-
tion spirituelle ». Bien que différents (les uns venant de l’Action
française, les autres n’y ayant jamais appartenu), ils avaient tous
en commun de s’opposer au « désordre établi » que représen-
taient pour eux la société libérale et individualiste, le capita-
lisme, le parlementarisme libéral, mais aussi le collectivisme.
En effet, ceux que Jean-Louis Loubet del Bayle a appelés les
« non-conformistes des années 19301 » étaient aussi réfractaires
aux réponses étatistes données à la crise, qu’elles fussent com-
munistes ou fascistes : traditionalistes et soucieux de le rester,
ils souhaitaient jeter les bases d’une nouvelle droite, à la fois
sociale et révolutionnaire. Toutefois, s’ils furent à l’origine de
profondes réflexions pour dépasser les cadres partisans et créer
un nouvel ordre social, ils ne donnèrent naissance à aucune
formation politique importante. Leur influence fut surtout mani-
feste durant l’Occupation et elle eut des échos, après guerre, à
droite comme à gauche.
Emmanuel Mounier (1905-1950) voulut créer un courant
personnaliste, voie humaniste défendant le respect de la per-
sonne, entre et contre le libéralisme qui la limitait à l’individu
et le marxisme qui la néantisait dans la société et l’État. L’oppo-
sition entre individu et personne était profondément influencée
par le christianisme qui donne à la créature humaine la dignité
de personne, parce que créée par Dieu à son image. Dans le
droit fil de Péguy, Mounier refusait la conception réductrice qui
pense la personne uniquement comme une individualité absolue,
bâtie par soi-même et sur soi-même. L’homme ne pouvant pas
être considéré comme un simple élément de l’organisme social,
il entendait que la primauté de la personne ne correspondît ni
à une vision individualiste ni à une vision massifiée. Influencée
par le philosophe chrétien Jacques Maritain2 (1882-1973), la
1. Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années 30. Une
tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969.
2. Jacques Maritain (1882-1973), né dans un milieu républicain et anticlé-
rical, se convertit au catholicisme en 1906, avec son épouse juive russe ori-
ginaire d’Ukraine, Raïssa Oumançoff (1883-1960). Il se passionne alors pour
354 Nouvelle histoire des idées
saint Thomas d’Aquin puis pour Aristote. Bien que réfractaire à la pensée de
Maurras, il cherche en vain à le réconcilier avec l’Église et influence les jeunes
intellectuels qui s’étaient détachés de l’Action française, notamment Emma-
nuel Mounier qu’il encourage dans sa création de la revue Esprit. Défenseur
de l’humanisme chrétien, entérinant les acquis de la Révolution française et
du libéralisme, il prône l’engagement des catholiques dans la politique, mais
reste critique à l’égard de la démocratie chrétienne. Opposé à Vichy, il devient
après la guerre l’un des plus grands penseurs catholiques dont Paul VI songea
à faire un cardinal laïc.
1. Il fut un des formateurs de l’École des cadres d’Uriage (1940-1942),
d’abord maréchaliste puis ouvertement hostile à la politique de Laval. Son
fondateur, le capitaine Dunoyer de Segonzac, et ses formateurs (Emmanuel
Mounier, Hubert Beuve-Méry, Paul Chombart de Lauwe, Jean-Marie Dome-
nach…) entrèrent ensuite dans la Résistance active.
Les conséquences du premier conflit mondial 355
15
L’épreuve de la guerre
1. La Corée, occupée par le Japon depuis 1910, fut soumise à une double
occupation après la défaite de ce dernier. Au sud du 38e parallèle, un régime
proaméricain fut mis en place, tandis qu’au nord, c’était un régime proso-
viétique, de surcroît soutenu par la jeune république populaire de Chine. En
juin 1950, la Corée du Nord envahit la Corée du Sud, ce qui entraîna une
réaction de l’ONU et une intervention militaire (principalement américaine),
dirigée par le général MacArthur. Le 27 juillet 1953, un accord entérinait le
partage de la péninsule en deux États avec la création d’une zone tampon
démilitarisée.
2. Entre 1950 et 1955, sur les neuf gouvernements qui se succédèrent,
cinq furent présidés par un radical et quatre par un modéré ou centre droit.
3. En opposition avec lui, Queuille quitta le parti radical en 1956.
De la Deuxième Guerre mondiale… 365
La deuxième gauche
Les partis socialistes, pivots de nombreuses majorités gouver-
nementales européennes, se trouvèrent confrontés à un dilemme
entre la fidélité à leurs idéaux et les dures responsabilités du
pouvoir, notamment face à la crise économique, à la guerre
froide et au rétablissement de l’ordre dans les colonies. Or, après
1947, chacun dut choisir son camp : Moscou ou Washington.
Les partis socialistes devinrent atlantistes, acceptant l’adhésion
à l’OTAN et, si leur pays était concerné, la lutte contre les
factions anticolonialistes. Ce fut le cas en France de la SFIO.
Si elle conserva son discours frappé au coin du marxisme, elle
conduisit une politique modérée et ambiguë. Les affaires colo-
niales lui furent fatales : elle mena à bien le retrait des pro-
tectorats amorcé par Mendès France, elle prévit une loi-cadre
(la loi Defferre) pour l’Afrique noire, mais constante en ce qui
concernait les départements algériens, elle décida en 1956 d’y
envoyer le contingent. L’opération de police devenait une guerre
coloniale. Le soutien apporté au général de Gaulle en mai 1958
précipita le malaise.
Se forma alors au sein de la jeunesse socialiste ce que l’on a
appelé la deuxième gauche, qui refusait les fondements blan-
quistes et marxistes du socialisme français. Hostile au dogma-
Le catholicisme de gauche
L’irruption des partis se réclamant du gaullisme sur l’échiquier
politique rompit le bipartisme réformiste qu’avaient connu tous
les pays d’Europe d’après guerre, entre la démocratie chrétienne
Mai 68
Plus encore que la révolution de 1848, Mai 68 fut un maels-
tröm protéiforme et composite dans lequel il est encore difficile
de cerner toutes les composantes.
Au plan idéologique, ce fut surtout la revendication d’être
un mouvement d’ultra-gauche qui domina. On en trouve la
quintessence dans l’ouvrage que les frères Jean-Gabriel et
Daniel Cohn-Bendit publièrent en 1969 : Le Gauchisme, remède
à la maladie sénile du communisme. Si Daniel Cohn-Bendit (né
en 1945) était un militant libertaire2, les deux autres figures
emblématiques, Alain Geismar (né en 1939), alors président
du SNESup3, et Jacques Sauvageot (né en 1943), président de
l’UNEF, militaient au PSU. D’emblée, le mouvement s’inscri-
vit en réaction contre le marxisme-léninisme ; il marquait la
volonté de la jeunesse d’accéder à une autonomie en dehors
d’une société figée sinon fossilisée. Les slogans étaient repris
de la gauche (« Non au capitalisme »), de l’anarchisme (« Il est
interdit d’interdire »), mais aussi de l’ultragauche et de la droite
révolutionnaire (refus de l’industrialisation, « croissance zéro »).
D’autres, collant plus à l’actualité, récusaient l’abêtissement de
la société de consommation (« Les veaux votent »). Les reven-
Les conséquences
Elles furent directes ou induites. Les événements de Mai
68 ressemblèrent, toutes proportions gardées, à la Révolution
française, non comme on l’analysa par la suite, mais telle que
la vécurent ses contemporains, à savoir comme l’effondrement
du vieux cadre moral et social. L’autorité fut remise en cause
à tous les niveaux (parents, maîtres, patrons, politiques…) :
elle n’était désormais plus attachée à une fonction, mais aux
qualités pour l’exercer (« Le respect se mérite »). Sa traduction
visuelle résida, comme à la fin du XVIIIe siècle, dans un change-
ment de mode vestimentaire. Jusqu’alors le vêtement indiquait
plus ou moins le rang social2 et le monde ouvrier ou rural
« s’endimanchait » pour les grandes occasions. Le jean devint
alors semblable aux pantalons des sans-culottes, véritable rituel
de « démocratisation », accepté rapidement par tous les jeunes
et ceux qui rêvaient de le rester. Pour reprendre l’expression
de Régis Debray3, un changement de décor fut pris pour un
changement de monde.
Cette mutation prit aussi la forme d’une véritable révolution
sexuelle : la sexualité fut débarrassée de la gangue morale dans
laquelle le XIXe siècle bourgeois l’avait emprisonnée avec l’appui
des forces religieuses et la benoîte approbation des forces de
gauche, tout aussi conservatrices en ce domaine4. On assista
1. Tels Bob Dylan, Joan Baez mais aussi Léo Ferré, Jean Ferrat…
2. Tels Jacques Brel, Barbara…
3. Toutefois, les hit-parades des radios montraient, dès les années 1960,
une différence fondamentale entre les jeunes des lycées qui plébiscitaient les
chansons à texte et ceux sortis du système scolaire qui marquaient leur pré-
férence pour les chanteurs de pure variété.
De la Deuxième Guerre mondiale… 383
Un traditionalisme « libéral » ?
Friedrich Hayek (né Friedrich von Hayek, 1899-1992),
économiste britannique auteur de Prix et production (Prices
and Production, 1931) et de La Théorie pure du capital (The
Pure Theory of Capital, 1941), était aussi un antikeynésien.
Tout comme Friedman, il estimait que la crise était causée
par l’inconséquence d’une politique monétaire exagérée qui
entraînait un excès de crédit ; ce dernier suscitait à son tour
une complexification de la structure de production qui contri-
buait au surenchérissement des prix. Au contraire de Keynes,
Hayek prônait l’encouragement de l’épargne pour réduire cette
surchauffe et l’écart entre l’investissement et son financement.
En 1944, il publia un ouvrage, devenu au fil des ans un
classique de la pensée libérale contemporaine, La Route de la
servitude (The Road to Serfdom), dans lequel il soutenait que
l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter
davantage sur les libertés individuelles et que, de ce fait, il
peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire à
la servitude des peuples. Margaret Thatcher s’inspira beaucoup
de ses idées.
Le matérialisme hédoniste
Les pays ou les catégories sociales les plus favorisés déve-
loppèrent alors une course matérialiste visant la plus grande
satisfaction des citoyens, assez proche du panem et circenses des
Romains. La conséquence en fut la convergence de plus en
plus importante des partis politiques afin de satisfaire le corps
des citoyens : d’une part, les discours se différenciaient pour
répondre à l’attente des électeurs, mais en même temps les poli-
tiques menées se ressemblaient, d’autant que la mondialisation
de l’économie ne leur laissait désormais plus qu’une marge de
manœuvre limitée. La droite faisait du libéralisme social tan-
dis que la gauche faisait du socialisme libéral. Dans certains
pays (telle l’Allemagne), les deux courants formèrent même
une coalition. Dans d’autres (le Japon, la France), l’alternance
PROLOGUE ................................................................... 7