Ethique Sociale Chretienne
Ethique Sociale Chretienne
Ethique Sociale Chretienne
Notre souhait est de dégager quelques uns des principes ainsi que les lignes essentielles d’une
éthique chrétienne dans le domaine social et politique. Nombreux sont les chrétiens
protestants évangéliques qui se sont engagés et s’engagent aujourd’hui dans le service des
autres et la lutte contre les injustices. Ils l’ont souvent fait comme une simple conséquence de
l’Evangile qu’ils cherchaient à vivre et à annoncer, sans trop préciser les principes qui les
guidaient. Surtout, ils ont pu le faire dans des perspectives différentes selon leurs arrières
plans théologiques ou historiques. Nous ne cherchons pas ici à plaider pour une de ces
approches, encore moins à en proposer une nouvelle. Nous voudrions simplement préciser et
rappeler des principes essentiels en éthique sociale, un peu comme une confession de foi
rappelle un essentiel que des théologies différentes pourront ensuite mettre diversement en
valeur. Ce texte, écrit par Louis Schweitzer et travaillé par la Commission d’éthique
protestante évangélique qui le fait sien, reste ouvert, il ne prétend pas tout dire et dire la
norme, mais proposer des lignes qui peuvent être prolongées, les questions du jour obligeront
certainement à préciser certains points. Nous voulons ouvrir le débat dans les Eglises et
stimuler leur action.
Préambule
« Recherchez la paix de la ville où je vous ai exilés et intercédez pour elle auprès du Seigneur,
car votre paix dépendra de la sienne »1. Ce commandement est surprenant car il est destiné au
peuple juif, alors exilé à Babylone et soumis à la servitude. Or, loin de comploter contre
Babylone, le peuple devait agir en sa faveur ! Il est tout à fait remarquable que ce peuple ait
eu à cœur de prier pour la paix, c’est-à-dire la prospérité, d’un peuple qui le maltraitait de la
sorte. Dieu voulait que son peuple soit un instrument de paix plutôt que de haine. Cette
injonction divine trouve écho ailleurs dans l’Ancien Testament, notamment dans ce passage
bien connu du livre du prophète Michée: « On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien ; et
ce que l'Éternel demande de toi, c'est que tu pratiques la justice, que tu aimes la miséricorde,
et que tu marches humblement avec ton Dieu » (6.8). Dieu appelle à l’amour du prochain
(l’individu qui se trouve en face de nous), et à faire preuve d’équité, ou de justice, dans la
société.
1
Jérémie 29.7.
1
Certains auteurs du Nouveau Testament ont repris ces principes à leur compte. Par
exemple, Pierre adresse sa première épître « à ceux qui vivent en étranger dans la dispersion »
(1.1). Cette description des destinataires est très certainement plus théologique qu’elle n’est
sociologique. Pierre s’adresse ici au peuple de Dieu qui est en terre étrangère car pas encore
arrivé à la destination finale qui lui est réservée dans les cieux. Mais au sein de sa situation
intermédiaire, ce peuple est exhorté à s’impliquer dans la ville, à bénir plutôt qu’à rendre le
mal pour le mal (3.9), à faire le bien et à rechercher la paix autour de lui (3.11). De même,
Jacques explique dans son épître que « La religion pure et sans souillure devant celui qui est
Dieu et Père consiste à prendre soin des orphelins et des veuves dans leur détresse, et à se
garder de toute tache du monde » (1.27).
Ces appels sont toujours d’actualité. Les chrétiens sont plus que jamais appelés à
«faire le bien» autour d’eux, à devenir des citoyens engagés dans la cité. Pourtant, au cours
des siècles, la tentation du retrait «quiétiste», opposé à l’action dite profane, demeura.
Certains chrétiens croient que l’existence chrétienne implique de se détourner des
préoccupations du monde présent, le considérant comme dangereux pour la foi. Pour eux, la
préoccupation première et exclusive du chrétien doit être sa piété personnelle. Le retrait hors
du monde est donc motivé par le désir de ne pas être corrompu par lui et d’une relation
toujours plus intime avec Dieu. Mais ce désir authentique manque sa cible quand il se
concentre sur soi. Si Dieu désire effectivement que les chrétiens se gardent de toute tache du
monde, pour reprendre l’expression de Jc. 1.27, c’est bien aussi parce qu’il leur demande de
vivre et de s’impliquer dans ce monde! De même, une relation personnelle avec Dieu ne peut
se vivre à l’écart du monde. Les exemples pourraient être nombreux. Que l’on pense
simplement à William Booth, le créateur de l’Armée du Salut, à Martin Luther King, au
pasteur Marc Boegner ou aux nombreux anonymes du Chambon sur Lignon qui, au nom de
leur foi, sont venus en aide aux juifs lors de la deuxième guerre mondiale. C’est aussi en
côtoyant le pauvre, l’orphelin, l’étranger, le prisonnier ou l’opprimé que nous rencontrons
Christ: « Dans la mesure où vous avez fait cela à l’un de ces plus petits, l’un de mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait.2»
L’Eglise et la cité
Quel est le lieu de l’éthique sociale chrétienne ? Le chrétien est en effet appelé au Royaume
de Dieu et ce Royaume est déjà présent, là où est le Christ, là où est l’Esprit. Mais en même
2
Matthieu 25.40.
2
temps, il n’est pas encore pleinement réalisé. L’Eglise, la communauté nouvelle formée par
les disciples de Jésus-Christ en est déjà un avant gout; elle devrait en être comme un poteau
indicateur. Elle est en tout cas appelée à vivre le plus pleinement possible les relations
nouvelles que l’Evangile annonce. En ce sens, comme le dit Stanley Hauerwas, « l’Eglise est
une éthique sociale3 » Mais, en même temps, le chrétien est encore dans la cité et il est appelé
à lui vouloir du bien. Témoin imparfait du Royaume, le chrétien cherche à en vivre les
prémisses dans l’Eglise. Et ce sont les mêmes principes, adaptés à une autre situation, limités
par les possibilités historiques concrètes, qui vont diriger son engagement dans la société. Il y
a donc comme un double témoignage chrétien : celui de l’Eglise comme communauté
alternative et celui des chrétiens qui sont aussi membres de la cité des hommes. Mais, pour ce
double témoignage, l’inspiration profonde est la même; seules diffèrent les possibilités
d’action.
La parabole du bon samaritain est certainement une des plus célèbres de tout l’Evangile. Tout
part de la question posée par un spécialiste de la Loi : « Maître, que dois-je faire pour hériter
la vie éternelle ? » La question n’était pas parfaitement sincère puisqu’il est précisé qu’elle
était posée « pour mettre Jésus à l’épreuve ». Et Jésus renvoie celui qui l’interroge à la Loi :
« Qu’est-il écrit dans la Loi ? Comment lis-tu ? » (Quelle interprétation donnes-tu toi-même
de cette loi que tu reçois comme ton autorité ?). Et le spécialiste de la Loi répond en citant des
paroles de la Loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de
toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même » (Deut 6.5 ; Lév
19.18). Jésus accepte pleinement cette réponse et en félicite même cet homme : « Tu as bien
répondu ; fais cela et tu vivras ».
Mais le but étant de mettre Jésus en difficulté, l’homme pose une autre question : « Et qui est
mon prochain ? » Excellente question que nous nous posons souvent. On pourrait la formuler
autrement : jusqu’où doivent aller mon amour et ma solidarité avec les autres ? A partir de
quand, puis-je, en toute légitimité, cesser d’aimer ? Quelles sont les limites de ce
commandement d’amour : ma famille, mes proches, mon peuple, certains peuples alliés ?... Et
c’est cette question qui va ouvrir la porte à la parabole elle-même.
3
Stanley Hauerwas, Le Royaume de paix, Une initiation à l’éthique chrétienne, Paris, Bayard, 2006, p.
181.
3
Elle est célèbre. Un homme passe sur la route qui va de Jérusalem à Jéricho et se fait agresser.
Les bandits lui prennent tout, le rouent de coups et le laissent à moitié mort. Plusieurs
personnes vont passer sur la route et ne rien faire : un prêtre et un lévite, des gens très
respectables dans ce contexte. Vient un samaritain qui s’arrête, prend soin de lui, l’amène
jusqu’à l’hôtellerie la plus proche et va jusqu’à payer pour qu’on s’occupe de lui en affirmant
même que si cela ne devait pas suffire, il est prêt à prendre en charge la suite.
Peut-être sommes nous trop habitués à entendre et à lire cette parabole pour pouvoir la
recevoir comme les auditeurs de Jésus l’ont reçue. Tout le monde, bien sûr, dans le récit, est
juif : Jésus et ceux qui l’écoutent. Or, les deux personnes qui donnent le « mauvais exemple »
sont tous deux des religieux juifs. Quant au Samaritain, il est, pour ceux qui entourent Jésus, à
la fois un hérétique – pire qu’un païen, puisqu’il a une certaine connaissance de la révélation
– et une sorte de personne impure. Vous vous rappelez que les juifs faisaient parfois de longs
détours pour éviter de se souiller en passant par la Samarie.
Jésus fait éclater la question de la limite. Il n’y a pas de limite. Il ne s’agit plus de savoir qui
est mon prochain et qui ne l’est pas, mais comment je peux être le prochain de celui – quel
qu’il soit – qui est dans le besoin. Donc, inséparable de l’amour de Dieu, nous trouvons un
amour du prochain qui est concret, courageux et qui ne connaît pas de limites.
En continuant la parabole…
Nous sommes déjà dans le thème de l’éthique sociale. Notre fidélité à Dieu implique un
amour dévoué à celui ou à celle qui est dans le besoin, que cette personne nous soit proche ou,
comme dans la parabole, qu’elle nous soit à tous égards étrangère.
Maintenant, nous pourrions continuer la parabole. Nous ne sommes plus, il est vrai, sur le
terrain direct de ce que la Bible dit elle-même, mais sur celui de son interprétation. Imaginons
que l’histoire continue.
Le lendemain, un autre voyageur se fait agresser et n’a pas la chance de trouver ce bon
samaritain qui, lui, a continué son voyage. Quelques jours plus tard, la même chose se
produit. Que faire ? Si l’on veut suivre l’enseignement de Jésus et pratiquer cet amour
concret, pratique et courageux, ne faudra-t-il pas essayer de résoudre la question de manière
plus large ? Nous entrerons alors dans une autre dimension. Nous passerons de l’acte d’amour
individuel à l’action sociale, voire politique. La motivation profonde sera exactement la
même, mais cherchera à prévenir le problème plutôt qu’à soigner les plaies des voyageurs
agressés. Ce passage de l’action individuelle et ponctuelle à une action plus large, collective
4
et générale, nous pose peut-être quelques problèmes. Nous ne sommes pas les seuls. Dom
Helder Camara qui fut archevêque au Brésil disait : « Quand je soulage la faim des pauvres,
on dit que je suis un saint. Quand je demande pourquoi ils ont faim, on m’accuse d’être
communiste ! 4» C’est que l’action peut parfois nous paraître suspecte et surtout aujourd’hui,
où le politique a si mauvaise presse et où nous sommes devenus si sceptiques devant toute
action collective.
L’action des chrétiens ne peut donc se limiter à la charité quand ce sont des changements
sociaux structurels qui sont nécessaires pour assurer la dignité des personnes. Il est alors
légitime de passer à un niveau politique.
L’exigence de justice
Il nous faudrait pourtant relire notre Bible. Dans le livre du prophète Jérémie, il est conseillé
aux déportés de rechercher la paix de la ville où ils ont été exilés (29.7). Cette recherche
implique la prière mais elle va bien au-delà. Et rappelez-vous le nombre de passages de la Loi
ou des prophètes qui nous invitent ou qui invitent les rois ou les puissants à la justice. Le
prophète Amos n’y allait pas par quatre chemins pour dénoncer les riches qui oppressent les
pauvres et détournent la justice. Et c’est à la lumière de ces critiques que nous devons
entendre l’exhortation déjà citée du prophète Michée : « On t'a fait connaître, ô homme, ce
qui est bien ; et ce que l'Éternel demande de toi, c'est que tu pratiques la justice, que tu aimes
la miséricorde, et que tu marches humblement avec ton Dieu » (6.8). Jésus reprendra cette
exigence à sa manière : « Quel malheur pour vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Vous
payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin et vous laissez de côté ce qui est le plus
important dans la loi : la justice, la compassion et la foi ; c’est cela qu’il fallait pratiquer sans
laisser de côté le reste » (Mt 23.23)
La justice n’est pas fondamentalement différente de l’amour. Elle est la forme qu’il prend dès
qu’il s’agit de plusieurs personnes. Lorsqu’une seule personne est en face de nous, il nous est
demandé de l’aimer. Mais lorsque nous sommes en présence de plusieurs et que les uns
exploitent les autres ou les trompent, ce qui est attendu de nous, c’est la justice, l’équité. Il est
clair que, dans l’ancienne comme dans la nouvelle alliance (il suffit de relire le chapitre 5 de
l’épître de Jacques pour en être convaincu), cette justice est au cœur du comportement
chrétien dans la société.
4
JEAN TOULAT, Dom Helder Camara, Paris, Centurion, 1989, p. 116.
5
2. L’éthique et la technique
On peut se demander s’il existe une politique chrétienne, si la Bible est aussi un traité de
philosophie ou de pratique politique. La réponse doit être oui et non. C’est que le politique –
prenons le terme au sens le plus large de gestion de la cité et aujourd’hui celle-ci peut être à la
dimension du monde – semble composé de deux parties. Pour faire vite, nous distinguerons
dans le politique « l’éthique » et la « technique ». Nous appellerons éthique les principes qui
doivent guider notre action, les valeurs qui en sont à l’origine, les conceptions de l’être
humain et des relations entre les hommes qui s’imposent à nous et à partir desquelles nous
allons faire des choix. Dans ce domaine, oui, la Bible nous parle de politique et il existe, dans
la révélation, de quoi fonder une politique chrétienne.
Mais la réalité politique ne se limite pas à cela. Ces principes, ces valeurs, vont devoir
s’incarner dans des formes particulières qui varient selon les époques et les lieux, les
civilisations et les histoires, et c’est cela que nous appellerons l’aspect technique du politique.
Par exemple, la finalité de la justice sociale et du bien commun – c'est-à-dire du bien de tous
et non d’une minorité - semble s’imposer. Mais certains vont juger que le régime de « service
public » de certains services qui relèvent de l’utilité générale s’impose (dans les transports, ou
le téléphone ou la poste, l’énergie etc.), alors que d’autres penseront que ces mêmes buts
seront plus facilement atteints en privatisant ces services. Service public ou privatisations
relèvent ainsi de ce que l’on peut appeler des aspects « techniques » du politique. Et, sur ces
questions, il semble que la révélation nous laisse une immense marge de manœuvre. Dans des
circonstances différentes, il existe par exemple un monde entre le maintien de la propriété
régulièrement redistribuée que nous présente la loi de l’Ancien Testament et qui empêche
toute concentration des terres et des moyens de production entre les mains de quelques uns
(Lv 25), et la nationalisation de tout au nom du pharaon que Joseph réalise pour sauver
l’Egypte de la famine (Gn 41 et 47).
Cela ne signifie pas du tout que ces aspects techniques sont sans intérêt ou même simplement
secondaires. Au contraire, le bon choix des techniques est souvent le passage obligé pour que
l’aspect éthique se manifeste, tant ils sont, dans la pratique, intimement liés. Mais cela veut
simplement dire qu’ils sont justement discutables et que l’on peut être chrétien, avoir la même
perspective d’ensemble du bien à poursuivre et avoir des désaccords sur ces questions.
Ajoutons qu’il n’y a pas, dans ce dernier domaine, de vérité absolue, et que ce qui est bon à
une époque et dans un contexte ne l’est peut-être plus dans d’autres.
6
Nous allons maintenant essayer de dégager quelques lignes de force de cette éthique
chrétienne dont nous parlons.
En plus de l’amour et de la justice, nous devrons commencer par prendre en compte deux
principes qui sont au cœur de l’anthropologie biblique : l’être humain créé à l’image de Dieu
et le péché qui est une part de la réalité actuelle de toute société. Les principes que nous
aborderons ensuite en découlent.
Le réalisme et l’imperfection.
Ce point est important. Ce que le chrétien est appelé à rechercher dans le domaine politique,
c’est le bien d’une communauté humaine concrète, pas le Royaume. Une communauté
d’hommes et de femmes, aimés de Dieu et pécheurs, imparfaits et infiniment respectables. Se
faire des illusions et ne pas tenir compte de la réalité conduit au mieux à des échecs, au pire à
des drames. Il est toujours étonnant de voir avec quel réalisme les personnages les plus
importants de la Bible nous sont présentés. Il n’y a aucune idéalisation même des plus grands
hommes ou des plus grandes femmes de Dieu ; leurs faiblesses et leurs fautes sont aussi
clairement présentées que ce qu’ils peuvent avoir de meilleur. Il est capital que ce réalisme
demeure lorsque nous cherchons des solutions aux problèmes de nos sociétés.
7
Cela veut dire aussi qu’aucun principe, qu’aucun système politique n’est sans défaut. Le
meilleur système, la meilleure des politiques seront toujours susceptibles de basculer dans des
conséquences imprévues et nocives puisqu’ils concerneront des êtres humains pécheurs et
qu’ils seront mis en œuvre par d’autres pécheurs. Toutes les espérances de société idéale et
parfaite sont, nous devons le savoir, toujours illusoires. Nous restons toujours, étant donné la
condition humaine, dans le domaine de l’imperfection et du moindre mal. Cela aurait dû
mettre en garde les chrétiens contre les grandes illusions qui ont été causes de tant de morts et
de souffrances à travers l’histoire et tout particulièrement au 20 ème siècle. Mais la
relativisation de notre espérance dans ce domaine ne doit pas émousser en nous l’exigence de
justice et de compassion que porte la Parole de Dieu.
L’exigence de la justice.
Encore une fois, la justice est le minimum de l’amour et son application concrète en ce qui
concerne une société. Toute la révélation ne cesse de proclamer son importance. Cette
exigence repose directement sur ce que nous venons de dire. La justice se mesure avant tout
au traitement réservé à ceux qui sont pauvres et sans défense. Nous avons tous un sens inné de
la justice lorsqu’il nous semble que nous sommes victimes d’une injustice. Mais nous sommes
sujets à une étrange paralysie de ce même sens de la justice lorsqu’il va à l’encontre de nos
intérêts immédiats ou simplement de notre confort.
C’est le droit et l’équité qui sont ici en cause. Mais la justice est au-dessus du droit, comme le
principe est au-dessus de son application. On peut très bien imaginer une société injuste qui
respecte scrupuleusement le droit, lui-même fondé sur cette injustice. Si le droit est fait pour
défendre la cause du puissant contre celle du faible, ou celle des membres d’une ethnie contre
les autres, c’est le droit qui est lui-même injuste. Une autre manière de parler de la justice sera
de mettre en valeur le Bien commun, c'est-à-dire non pas les intérêts particuliers de quelques
uns, mais le bien de la société dans son ensemble, c'est-à-dire de toutes les personnes qui la
composent.
La véhémence des prophètes ou de Jésus lui-même à cet égard nous gardera de penser qu’il
s’agit là d’un élément facultatif ou secondaire.
8
particulière à la veuve et à l’orphelin, c’est parce qu’ils sont sans défense. Ils ont besoin de
plus d’attention, car il est tentant et facile de les laisser de côté. Il n’est pas nécessaire d’avoir
beaucoup d’imagination pour appliquer ce principe à nos société actuelles, aux pauvres de
notre pays qui ne sont parfois défendus par personne ou à ceux des pays du tiers-monde qui
sont eux-mêmes, en tant que nations, dans cette situation d’extrême vulnérabilité.
La solidarité humaine.
Tous les êtres humains sont créés à l’image de Dieu, d’où leur égale dignité. Ce qui veut dire
que toute distinction de race, de classe, de langue ou de nation est seconde. Les communautés
humaines particulières, légitimes et nécessaires, ne doivent jamais avoir le dernier mot. Nous
sommes naturellement d’accord avec ce principe, mais avec quelle étonnante facilité
pouvons-nous le contourner et revenir à un sentiment frileux d’appartenance. Avez-vous
remarqué la liberté qui est celle de Jésus par rapport aux liens familiaux qui sont pourtant
souvent considérés comme les plus sacrés ? Il est important que les chrétiens et les Eglises se
souviennent que la fidélité qu’ils ont à manifester à l’égard de leur nation ne doit jamais
prendre le pas sur la solidarité humaine qui est fondamentale.
La recherche de la paix
Nous savons bien l’importance de la paix, cette Shalom qui englobe plus que notre mot paix
qui ne signifie souvent que la simple absence de guerre. Justice, bien-être, prospérité en font
partie. Mais tout ceci ne peut exister que si la paix au sens le plus simple du mot est une
réalité. « Recherchez la paix de la ville où je vous ai exilés » (Jr 29.4-7), et la prière pour les
autorités qui nous est demandée en 1 Ti 2 vise aussi la paix : « afin que nous menions une vie
paisible et tranquille en toute piété et dignité ». Voici un autre principe important. Il n’est sans
doute pas absolu car le conflit ne dépend pas toujours de nous. Mais il oriente néanmoins
toute une attitude qui peut s’appliquer aussi bien aux relations internationales qu’à la politique
des banlieues.
Le respect de la création
Le mandat premier confié par Dieu à l’être humain est d’être responsable de la création, d’en
prendre soin comme un bon gérant. Pendant longtemps, cela ne posait guère de problèmes car
les capacités de l’homme ne lui permettaient guère de nuire gravement à la création. Depuis le
vingtième siècle, les choses ont changé et il est devenu clair que nous sommes capables de
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détruire la planète ou, en tout cas, de la laisser à nos descendants dans un état tel qu’ils ne
pourront plus que supporter notre comportement irresponsable. L’écologie, le souci de la
conservation et de l’entretien de la création, est devenu une priorité. D’une part, elle concerne
notre amour du prochain en la personne de ceux qui viendront après nous, mais d’autre part,
nous sommes et serons responsables devant le créateur de ce que nous aurons fait à ce monde
qui est notre maison commune.
Voilà quelques principes bibliques qui nous semblent devoir baliser notre comportement dans
ce monde. Il est clair qu’ils ne répondent pas à tous les problèmes et à toutes les questions que
nous pourrons avoir, mais ils sont le socle sur lequel nous pourrons ensuite essayer de
construire. Il n’y a là, au fond, rien de plus que le développement pratique de l’amour du
prochain ou au moins une forme de ce développement. L’annonce explicite de l’Evangile en
est une autre, de même que l’édification de communautés qui sont autant de lumières dans le
monde. Mais précisément, nos communautés ne sont et ne seront des lumières dans ce monde
que si elles essaient de manifester toutes les dimensions de la Bonne Nouvelle de l’amour de
Dieu dont elles vivent.
Une fois posée notre responsabilité à l’égard de la société, reste, bien sûr, la question de
l’engagement des chrétiens. Peuvent-ils, doivent-ils s’engager en « politique » ? Et, si oui,
jusqu’où ? Un élément important de la réflexion chrétienne dans ce domaine, et sans doute un
des plus controversés sera celui des « niveaux d’engagement ». Ils sont, nous semble-t-il, au
nombre de trois :
1. l’Eglise comme institution, qu’elle soit locale, nationale ou même internationale. Ex :
une Eglise locale, une union d’Eglises particulière, le Conseil d’Eglises Chrétiennes
en France, la Fédération Protestante de France, le Conseil National des Evangéliques
de France, le Conseil Oecuménique des Eglises ou une alliance confessionnelle
mondiale ou l’Alliance Evangélique Universelle.
2. Un groupe de chrétiens qui se revendiquent comme tels.
3. Le chrétien comme personne (électeur, militant, élu...).
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L’Eglise (en tant qu’institution)
Elle représente officiellement l’ensemble des chrétiens. A ce titre, il est juste qu’elle
rassemble des personnes ayant des convictions différentes, autour d’une foi commune. La
distinction que nous avons faite entre éthique et technique joue ici pleinement.
Il est juste que l’Eglise exprime les convictions éthiques qu’elle reçoit de la révélation. Elles
font partie du message qu’elle est appelée à transmettre. Ces convictions doivent faire partie
de l’enseignement pour former les chrétiens et les éclairer dans leur responsabilité, ne serait-
ce que d’électeurs, mais également d’élus, si ce devait être le cas. Il n’y a aucune raison pour
limiter l’enseignement éthique donné dans l’Eglise aux questions privées et personnelles.
Mais plus encore, c’est le rôle de l’Eglise de proclamer publiquement ses convictions
lorsqu’on les lui demande et aussi (et peut-être surtout) lorsqu’on ne les lui demande pas. Il
n’y a aucune raison pour qu’elle ne dise pas ce qu’elle pense dans une société où la parole est
libre.
Il n’est pas inutile de réfléchir à la manière dont ces convictions doivent être exprimées. La
référence à la Bible doit rester seconde. Bien sûr, c’est parce qu’elle les trouve dans la
révélation que l’Eglise va défendre telle ou telle position. Mais l’argument d’autorité n’a de
valeur que pour elle. Que la Bible dise telle ou telle chose n’a pas de caractère convainquant
pour une personne qui ne croit pas. Mentionner la source ne sera jamais inutile, mais reste
insuffisant. Il est plus utile de souligner le caractère juste et correspondant à la réalité humaine
des positions défendues.
Qui doit parler ? Cela dépend des sujets. Devant une question locale, une communauté peut
prendre position si elle juge que la question est d’importance (attitude raciste, problème
écologique grave ou décision franchement injuste de la municipalité par exemple). Les prises
de positions seront le plus souvent la responsabilité du niveau national car c’est là que se
jouent la plupart des questions politiques. Une union d’Eglises peut faire une déclaration si sa
position diffère de celle des autres ou si les autres Eglises refusent de s’exprimer. Mais
généralement, le poids d’une parole sera plus grand si ce sont les Eglises (chrétiennes ou
protestantes ou évangéliques) qui s’expriment. Il est également possible que l’institution
favorise et suscite la réflexion des chrétiens en leur proposant des documents, en éclairant leur
propre responsabilité, mais en évitant de prendre une position qui pourrait apparaître comme
la parole de l’Eglise sur ce sujet.
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Le groupe de chrétiens
On peut trouver plusieurs exemples qui ont pris des formes différentes. Un courant rassemblé
autour d’une revue (Emmanuel Mounier et la revue Esprit), un mouvement chrétien qui fait
des choix politiques (le groupe Sully, protestant royaliste dans l’entre-deux guerres, des
groupes ou des clubs socialistes chrétiens...), une association qui s’engage sur des questions
de société (le comité protestant pour la dignité humaine (CPDH), ou la CIMADE pour la
défense des étrangers et des réfugiés, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture
(ACAT), etc.)...
Ces mouvements revendiquent à juste titre leur identité chrétienne. C’est au nom de leur foi
qu’ils agissent. En même temps, ils doivent reconnaître qu’ils ne sont pas l’Eglise et que
d’autres, qui restent des frères ou des sœurs en Christ, peuvent avoir d’autres convictions. Ils
restent, avec les autres, membres de l’Eglise et participent avec eux au repas du Seigneur.
Ils peuvent défendre bien des positions à condition qu’ils soient d’accord sur le plan éthique
avec les principes fondamentaux. On peut ainsi envisager des chrétiens socialistes ou
libéraux, progressistes ou conservateurs, de droite et de gauche. Il serait sans doute plus
discutable d’envisager de faire partie d’une association des protestants d’extrême droite ou
d’éventuels trotskistes évangéliques... De tels groupes doivent effectivement avoir un
enracinement chrétien véritable et ne pas être en contradiction avec les principes
fondamentaux. Le risque serait qu’ils ne soient qu’un instrument efficace pour ratisser plus
large dans l’électorat chrétien. Le parti politique chrétien – sur lequel nous reviendrons – peut
être un aspect de cette question.
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décharger de ses propres responsabilités. C’est vrai de sa relation aux autorités au sens
biblique, c’est tout aussi vrai des autorités plus restreintes d’un parti. La plupart des partis
démocratiques laissent aujourd’hui une marge de manœuvre et d’expression des convictions
assez large. Rien n’empêche donc un chrétien d’y adhérer, au risque parfois, sur certains
sujets, d’aller à contre-courant. On n’aurait pas pu dire cela du parti national-socialiste
allemand ou des divers partis communistes d’autrefois. Y adhérer revenait à adhérer à une
religion autoritaire et à s’en remettre de manière disciplinée au Führer ou au Comité Central.
De tels partis (ou syndicats) peuvent encore exister aux marges de l’éventail politique.
Il est rare qu’un chrétien puisse être en accord avec toutes les positions d’un parti sur tous les
sujets. Il aura à décider de l’importance du désaccord éventuel et de la liberté qu’il aura de
dire son opinion. Il faut, sur cette question, garder à l’esprit le principe du moindre mal. La
politique est toujours une question de compromis entre divers possibles. Il y a, à cause de la
nature humaine soumise au péché, impossibilité de trouver de manière durable un accord sur
toutes les questions. On peut comprendre que cela empêche certains de s’engager, mais
d’autres peuvent accepter les limites de cet engagement. Jacques Ellul disait que le chrétien
sera toujours un empêcheur de tourner en rond. D’accord avec certains dans un combat, il
devra souvent se retourner contre eux, une fois la bataille gagnée, pour défendre l’autre côté
des excès des vainqueurs.
Un chrétien peut-il prendre des responsabilités et devenir un élu ? Sur cette même base,
pourquoi pas ? Etre maire ou conseiller municipal de petites villes est un véritable service qui
demande courage et abnégation. Si les députés votent les lois, ne serait-il pas heureux que
plus de chrétiens s’engagent et participent aux débats ? Il existe d’ailleurs, au parlement
européen, une association de députés évangéliques (en relation avec l’alliance évangélique
européenne) qui regroupe des élus de divers partis. On ne peut pas regretter que bien des
politiques ne soient pas dignes de leurs mandats et refuser en même temps aux chrétiens de
s’engager eux aussi.
Quant à savoir si un chrétien peut accéder à de hautes responsabilités, il nous semble que rien
ne s’y oppose en principe. A lui de rester ensuite fidèle à ses convictions et à une éthique
chrétienne personnelle. Cela n’empêchera pas nécessairement qu’il progresse dans la carrière
politique, mais il est probable que cela ne lui rendra pas non plus la tâche plus facile...
Une remarque enfin sur la situation des pasteurs et de ceux qui exercent une responsabilité
visible dans l’Eglise. Etant un signe de l’Eglise et son représentant, leur prise de position
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engage l’Eglise, qu’ils le souhaitent ou non. Il serait donc sage qu’ils limitent leur
engagement public aux questions sur lesquelles l’Eglise elle-même est appelée à s’exprimer5.
La question du parti chrétien revient dès que des chrétiens songent à s’engager en politique.
Nous allons essayer de cerner les principales réponses qui lui ont été données. On peut
discerner grossièrement deux sortes de partis « chrétiens » : les partis traditionnellement
démocrates-chrétiens (ou chrétiens-sociaux) et de nouveaux partis plus évangéliques.
5
Un engagement comme celui du pasteur Martin Luther King relève précisément d’une exigence
éthique qui s’imposait à l’Eglise elle-même.
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sont guère différentes de celles que l’on trouve dans la social-démocratie ou les partis
libéraux. Peut-être peut-on ajouter que, si leur doctrine était, à l’époque de leur gloire en tout
cas, très solidement fondée en théologie (thomiste avec Jacques Maritain ou calviniste aux
Pays-Bas), leur pratique a très rapidement été la défense des classes moyennes qui
représentaient leur électorat naturel…
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Mais, en dehors de ces situations limites et dans le cas d’une démocratie qui fonctionne
relativement bien, il nous semble que l’engagement de chrétiens dans des partis ouverts à
tous, en fonction de leurs convictions, est somme toute préférable. C’est ainsi qu’ils
pourraient le mieux être, dans ce domaine, « sel de la terre et lumière du monde ».
Bien souvent, les chrétiens ne se sont souciés des problèmes de la société que lorsqu’il était
trop tard. Ce fut le cas, de manière tragique, lors de la montée des dictatures au vingtième
siècle, mais il est fréquent que leurs prises de position, leurs engagements ne fassent que
suivre ceux de beaucoup d’autres. C’est à temps qu’il leur faut agir s’ils veulent que leurs
paroles ou leurs actes aient un sens. Comme le disait Jacques Ellul, le chrétien devrait être
devant, « c’est la mission prophétique du chrétien d’essayer de penser avant que l’événement
ne soit devenu fatalité. Il y a des moments où l’histoire est souple. C’est alors qu’il faut
s’insérer à l’intérieur pour faire jouer les rouages. Mais quand la bombe atomique est
déclenchée, ce n’est plus le moment de lui chercher un parachute 6 ». Il est souvent trop tard
parce que les chrétiens se sentent obligés de parler et d’agir lorsque la situation est devenue
insupportable. Ils réagissent alors contre ce qui est déjà fait et qui n’a guère de chances d’être
défait. C’est plus tôt qu’il aurait fallu s’engager, et de manière positive. Plutôt que de
protester - même si c’est parfois indispensable - quand il n’est plus temps pour changer les
choses, les chrétiens devraient s’engager de manière positive à soigner les maux de la société.
« Il est temps que les chrétiens comprennent que chaque « non » comporte un « oui »
infiniment plus exigeant » disait déjà Emmanuel Mounier en 19497 .
6
Jacques Ellul, A temps et à contretemps, Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Paris, Le
centurion, 1981, p. 97.
7
Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Paris, Le seuil, 1972, p. 135.
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