Les Fondements Biologiques de La Geographie Humaine
Les Fondements Biologiques de La Geographie Humaine
Les Fondements Biologiques de La Geographie Humaine
BIOLOGIQUES DE LA
GEOGRAPHIE HUMAINE
Maximilien Sorre •
PRESENTATION : MAXIMILIEN SORRE,
GÉOGRAPHE ET ÉCOLOGUE
Le texte que nous proposons à la réflexion des lecteurs d’Ecologie & Politique est
bien sûr d’abord la conclusion de l’ouvrage fondamental de Maximilien Sorre (1880-
1962) sur Les fondements biologiques de la géographie humaine publié en 1943.
Mais il est aussi l’aboutissement de plusieurs dizaines d’années de réflexion de l’un
des géographes français qui s’est livré à la plus aboutie des explorations sur les
notions fondamentales « d’une géographie humaine comme écologie de l’homme1 ».
Elève de Paul Vidal de La Blache, il eut aussi comme maître Charles Flahaut2, l’un
des premiers et plus éminents écologues français. Sa thèse de doctorat, soutenue en
1913, un essai de géographie biologique sur les Pyrénées méditerranéennes, fut suivie
par plusieurs articles publiés après la Première Guerre mondiale et repris dans une
synthèse publiée dans Les Annales de géographie en 1933, où l’on trouve déjà les
thèmes de prédilection de Sorre. Selon lui, le milieu géographique serait l’assemblage
de trois « complexes » interreliés : le milieu naturel (au sens physico-chimique), le
milieu vivant (la biosphère au sens vernadskien) et le milieu humain (au sens
anthropogéographique). L’originalité première de la pensée de Sorre tient à
l’importance qu’il accorde aux complexes pathogènes : « Il y a pour chaque
complexe pathogène une aire de possibilité maximum, avec des zones marginales de
lutte. Mais cette aire ne doit pas être confondue avec l’aire d’extension réelle […]
dans la plupart des cas beaucoup plus réduite. […] Des conditions de vie du germe
1 M.-C. Robic, « Milieu, région et paysage géographiques : la synthèse écologique en miettes ? », in M.-C. Robic
(dir.), Du milieu à l’environnement, Economica, Paris, 1992.
2 Charles Flahaut avait été chargé en 1904 de dresser l’état de la géographie botanique par l’Association
internationale des botanistes.
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pathogène, des variations saisonnières, géographiques ou ethniques de l’organisme
humain doivent être prises en considération » écrit-il dans l’article des Annales de
géographie3. Plus généralement, les variations étudiées par Sorre sont non-linéaires et
varient avec les densités de populations ainsi que les caractéristiques mésologiques du
milieu, autant de questions qui préoccupent les écologues à l’époque. On ne peut
cependant que souligner l’extrême modernité de la pensée de Sorre, car sa réflexion,
dans le cadre d’une écologie de l’homme, est une exploration précise des limites de
l’œkoumène. On peut aussi rêver de la puissance d’analyse que donnerait la
problématique de Sorre à l’intervention géographique dans les débats actuels sur
l’ensemble des contraintes qu’impose à l’humanité la collision qui l’oppose
désormais à sa biosphère.
C’est qu’en effet la posture scientifique de Sorre est englobante, holiste dans son
objectif de prendre la pleine mesure des relations entre l’homme et son
environnement, mais sans que cette orientation ne soit réductrice à un quelconque
déterminisme ou réduite à un système technique. En ce sens, le livre de Maximilien
Sorre peut paraître aujourd’hui scientifiquement incorrect de prime abord, mais la
rigueur et l’envergure de la démarche permettent à l’auteur de poser des questions
aussi centrales à la durabilité des sociétés humaines qu’elles sont étrangères aux
polémiques qui agitent la réflexion environnementale depuis les années soixante ? et
dans lesquelles les géographes français n’ont pas été en reste. Claude Raffestin
rappelle que si la géographie et l’écologie humaine se distinguent par deux ontologies
radicalement différentes ? le mythe de « l’homme constructeur » chez la première et
celui de « l’homme destructeur » pour la seconde ? elles partagent toutes deux une
base commune, et il revient à Sorre d’avoir clairement posé les termes de ces
chevauchements disciplinaires, où l’une privilégie une analyse centrée sur l’homme
(une auto-écologie) et l’autre une approche synécologique des écosystèmes4.
La perspective d’une écogéographie qui aurait dépassé à la fois les mythes
mobilisateurs de la géographie et de l’écologie et les dérives des sociobiologistes est
une vision pour le moins lointaine : on peut même avoir quelques doutes quant à
toutes tentatives d’annexion disciplinaires ou de récupération idéologique. Pour
autant, une actualisation des questions évoquées par Sorre ? maladies émergentes,
phénomènes climatiques liés aux activités humaines, dynamiques agro-
environnementales ? montre que si la coupure entre l’homme et son environnement
physique a constitué une attitude de prudence heuristique, la centralité de ces
problématiques dans une économie des ressources naturelles et une politique de la
biosphère oblige à revoir avec précision les fondements sorriens d’une analyse de
l’homme et la Terre.
Estienne Rodary
3 M. Sorre, Annales de géographie, 1933, p. 14-17.
4 C. Raffestin, « Géographie et écologie humaine », in A. Bailly et al. (dir.), Encyclopédie de géographie,
Economica, Paris, 1995, p. 23-36.
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n livre comme celui-ci ne comporte pas une conclusion qui serait
comme un bilan de l’écologie de l’homme. On ne fait pas tenir en
quelques formules ce jeu d’interactions si nuancé. Mais quelques
réflexions générales se présentent à l’esprit au terme de cette longue
enquête.
La manière de concevoir les rapports entre l’organisme humain et le
milieu géographique a prodigieusement changé depuis un siècle et demi.
Elle change sous nos yeux à mesure que, d’une part, progresse notre
connaissance du milieu, et que, d’autre part, nous avançons dans celle de
la physiologie de l’homme. Elle change par saccades, parce que nos
conquêtes ne vont pas à la même allure sur tout le front de l’inconnu. La
vive lumière projetée par une découverte importante épaissit l’ombre
dans les autres secteurs, de sorte que tour à tour chacun des éléments du
problème écologique parait le plus important et attire l’effort des
chercheurs. Jusqu’à l’heure où l’alignement se fait. Les travaux de
Lavoisier amenaient une révolution dans notre idée des échanges
organiques. Les découvertes pasteuriennes, trois quarts de siècle plus
tard, ont mis au premier plan l’action du milieu vivant. Voici
qu’aujourd’hui le terrain physiologique, avec les modifications qu’il
subit du fait du climat, se trouve remis à sa place éminente. On songe à
des mouvements de pendule qui ramèneraient périodiquement la pensée
scientifique vers des positions abandonnées pendant un temps. Pure
5 Les fondements de la géographie humaine. Tome premier : les fondements biologiques. Essai d’une écologie de
l’homme, Armand Colin, Paris, 1951 (3ème éd. revue et corrigée. 1ère éd. 1943), p. 411-419.
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illusion : elle ne repasse pas par les mêmes sentiers. Ce qui est acquis sur
un point capital demeure acquis et transforme à jamais de proche en
proche notre conception générale des choses. Nous avons beau rendre au
sol ce qui lui appartient, nous ne parlerons jamais d’influences
telluriques et de miasmes en donnant à ces mots le sens exact que lui
donnaient nos ancêtres. Et jamais plus nous ne parlerons du terrain
physiologique comme on le faisait avant Claude Bernard et avant Pasteur,
— nous associons à dessein les deux noms au lieu de les opposer. Alors
même que nous nous servons de vieux mots, nous parlons un langage qui
n’a jamais été entendu. L’intérêt d’une étude comme celle que nous
achevons, c’est d’arrêter l’esprit tour à tour sur tous les éléments du
milieu géographique et sur toutes les réponses de l’organisme. Bonne
garantie contre les modes scientifiques : elle fait passer sur les
inconvénients de la lenteur et de la dispersion. C’est le bénéfice habituel
des méthodes géographiques.
On a donc cherché dans les caractères de l’ambiance les conditions
fondamentales de la constitution de l’œkoumène. Le climat détermine ses
limites et les marges de tolérance où jouent les possibilités d’adaptation
des organismes humains. Il règle la répartition des associations animales
et végétales aux dépens desquelles l’homme satisfait ses besoins
alimentaires. Il explique en partie celle des groupements pathogènes dont
l’activité limite, non plus l’expansion, mais la croissance des groupes
humains. En partie seulement, car la concurrence vitale à l’intérieur des
groupements pathogènes et des phénomènes d’adaptation réciproque
interviennent aussi. C’est tout un chapitre essentiel de la géographie
humaine dont nous avons posé les bases : celui qui étudie la figure de
l’œkoumène, avec ses limites, ses vides absolus et relatifs, ses zones
d’épaississement, — de forte densité. Posé les bases seulement, car ni la
situation géographique, ni le climat, ni le potentiel alimentaire ne
suffisent à expliquer la répartition des hommes. Il y a l’ancienneté du
peuplement qui dépend de l’histoire, il y a la perfection plus ou moins
grande de l’ajustement des genres de vie, il y a l’exploitation des
ressources minérales et l’utilisation des sources d’énergie. Cette vocation
que possèdent si inégalement les diverses contrées de la Terre à recevoir
et à retenir les hommes, et sur laquelle Fleure a fondé une ingénieuse
classification, n’est ni un caractère simple ni un caractère immuable.
Notre but a été seulement de montrer quelle place tiennent dans sa
définition les rapports de l’organisme avec l’ambiance climatique et
vivante. Mais il s’est trouvé que nous ne pouvions écrire cette préface du
chapitre capital de la géographie humaine qu’en empiétant assez
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compte ces séquelles laissées dans le milieu humoral et sanguin par les
maladies infectieuses et dont il a été question au dernier chapitre de ce
livre ? Que valent au juste ces méthodes qui prétendent évaluer l’énergie
humaine en fonction du climat ? Je crains qu’elles ne soient entachées
d’arbitraire. La comparaison de deux courbes, que suggère-t-elle autre
chose qu’une hypothèse ? Tant qu’on n’a pas pénétré, par l’observation et
par l’expérience, le secret d’une variation, on reste dans le doute. Le
lecteur a pu s’impatienter, chemin faisant, de la lenteur dans les
développements, d’une certaine répugnance à accepter des formules trop
simples.. La probité n’autorise point d’autre allure dans un domaine où il
est trop aisé de se payer de mots.
Je dois m’expliquer sans détour sur un autre point. Je n’ai fait état des
fonctions supérieures de l’activité, des fonctions mentales, qu’avec
réserve. Et peut-être pensera-t-on que j’aurais pu montrer moins de
discrétion.
D’une part, je suis très persuadé que les dispositions mentales changent
avec le milieu. Un jésuite espagnol, Baltasar Gracian, a écrit cette phrase
charmante : « L’eau participe des qualités bonnes ou mauvaises des
veines par où elle passe et l’homme du climat où il naît ». Il en tirait
cette conséquence un peu trop simple, non sans justesse pourtant :
« L’Espagne est très sèche, et de là vient aux Espagnols la sécheresse de
leur complexion et leur mélancolique gravité ». Plus de trois cents ans
plus tard, un historien confirme : « Une histoire plus digne de ce nom que
les timides essais auxquels nous réduisent aujourd’hui nos moyens ferait
leur place aux aventures du corps. C’est une grande naïveté de prétendre
comprendre des hommes. sans savoir comment ils se portaient. » Et M.
Bloch attribue à la mortalité infantile, à la brièveté de l’existence, aux
morts prématurées, aux terrifiantes épidémies, ce goût de précarité si
frappant. chez les hommes du haut moyen âge. Il évoque les
conséquences de la sous-alimentation chez les pauvres, du dérèglement
chez les riches. Ses préoccupations rejoignent les nôtres. En définitive,
ces hommes se portaient comme le leur permettaient leur mode de vie, le
moment, historique, l’état du milieu géographique. Je serais enclin à
définir les groupes humains autant par leurs dispositions mentales que
par leurs caractères somatiques, — sans utiliser le terme de géographie
psychologique, car on a accolé beaucoup trop d’adjectifs au nom d’une
discipline qui est une.
Inversement, j’ai souvent évoqué au long de ces pages le rôle important
des sentiments, des idées, des dispositions des hommes dans l’explication
des aspects géographiques de leur activité. Rien ne s’explique
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