La Petite Princesse de Papa (Glass Cathy)
La Petite Princesse de Papa (Glass Cathy)
La Petite Princesse de Papa (Glass Cathy)
La Petite Princesse
de papa
Traduit de l’anglais
par Henriette Cruvily
Au commencement
Le dimanche qui suivit fut une autre journée de grand froid et nous
décidâmes d’aller au cinéma voir le nouveau Walt Disney, à 15 heures.
Après le déjeuner, vers 13 h 30, j’emmenai Beth à l’étage pour téléphoner à
son père. Derek prit le téléphone très rapidement. J’entendis tout de suite
que son moral était meilleur. Sa voix était plus légère et plus vive.
— Merci beaucoup d’appeler. Je suis désolé pour hier, dit-il.
— Je vous en prie, je suis contente que vous vous sentiez mieux. Je vous
passe Beth.
— Merci, Cathy.
Beth souriait.
— Salut, papa, comment vas-tu ?
— Je vais bien, l’entendis-je répondre. Alors, comment va ma petite
princesse ?
— Je vais bien aussi, dit-elle gaiement. Nous allons au cinéma cet après-
midi et je vais avoir du pop-corn et de la glace.
J’étais heureuse de voir l’esprit positif de Beth au lieu de l’entendre dire à
son père, comme la veille, qu’il lui manquait. J’avais eu une petite
conversation le matin avec elle, pour lui expliquer que cela aiderait son père
d’avoir une discussion heureuse pour qu’il ne soit pas trop inquiet. Elle
l’avait manifestement enregistré et elle décrivait maintenant les jeux
auxquels nous avions joué et les peintures qu’elle avait réalisées pour lui et
qu’elle lui donnerait lorsqu’elle le retrouverait.
Je me détendis, allongeant les jambes et me reposant contre la tête de lit,
prête à une longue conversation téléphonique. Beth m’imita. Je me dis que
je pourrais la laisser discuter avec son père. Mais peut-être Derek voudrait-
il me parler et si Beth devenait agitée, je voulais être là pour la réconforter.
Beth continua à discuter gaiement, répondant maintenant à ses questions sur
son habillement.
— Portes-tu la robe bleue que je t’ai achetée le mois dernier ? Celle avec
un nœud dans le dos.
— Non, répondit-elle, je porte ma nouvelle robe rose.
— Bien. J’aime bien quand tu portes celle-là, dit-il.
— Je sais, papa, c’est pour ça que je l’ai choisie, sourit-elle.
Beth préférait les robes aux jeans ou aux pantalons de survêtement. Elle
prenait son temps pour choisir ses habits quand elle ne portait pas
l’uniforme scolaire.
— J’aime bien être belle pour toi, papa, ajouta-t-elle en tordant le cordon
du téléphone.
— Mais je ne peux pas te voir, dit Derek en blaguant.
— Je sais mais tu peux m’imaginer dans ma robe rose, n’est-ce pas ?
— Oui. Si je ferme les yeux, je peux te voir dans ta robe rose, les cheveux
tombant sur tes épaules, comme une vraie princesse : la princesse de papa.
— Et tu es mon prince ! s’exclama Beth. Et nous vivrons heureux pour
toujours dans un château magique de conte de fées, juste toi et moi.
Beth aimait les contes de fées. Son père, m’avait-elle dit, lui en lisait à la
maison, et je lui en avais lu quelques-uns.
— Alors qu’est-ce que tu vas voir au cinéma ? demanda Derek.
Beth lui répondit. Puis elle ajouta :
— John vient. Il est là pour le week-end.
— Qui est John ? demanda Derek.
— Le mari de Cathy. Il l’aide à s’occuper de moi.
Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne. Puis Derek dit :
— S’il te plaît, ne dis pas ça, ma princesse, ou tu vas rendre triste ton
papa. Il n’y a qu’un seul homme dans ta vie et c’est moi, ton papa.
— Je sais, je blague, s’exclama aussitôt Beth. S’il te plaît, ne sois pas
triste, papa. Je pense à toi tout le temps, même la nuit. Je dois dormir seule
ici et tu me manques beaucoup. Je voulais dormir avec Cathy mais elle n’a
pas voulu. J’ai ta photo sous mon oreiller, mais ce n’est pas pareil qu’être
avec toi.
— Cela devra faire l’affaire pour le moment, répondit-il sèchement.
Souviens-toi de ne jamais dormir avec personne d’autre que ton papa.
Souviens-t’en.
— Oui, je m’en souviendrai, dit Beth.
Je réalisai soudain que la conversation semblait avoir pris une autre
tournure, avec laquelle je n’étais pas tout à fait à l’aise. J’avais eu la même
sensation en regardant toutes les photographies encadrées de Beth avec son
père. Mais je n’arrivais pas encore à cerner ce qui me mettait mal à l’aise.
Je regardai Beth, qui tordait à nouveau le cordon du téléphone. Elle avait un
air sérieux tout en continuant de rassurer son père.
— Bien sûr que je ne dormirai avec personne d’autre, dit-elle. Je ne dors
qu’avec toi. Tu es mon prince charmant pour toujours.
— Merci, princesse. Je t’aime.
— Je t’aime aussi, papa. Tu n’es plus triste, n’est-ce pas ?
— Non.
Beth demanda alors à son père ce qu’il avait fait dans la journée. Il
répondit qu’il avait regardé la télévision. Ils papotèrent ainsi pendant cinq
minutes. Derek lui raconta la routine de l’hôpital. Beth posa quelques
questions. Puis il dit qu’il devait partir. Ils s’échangèrent de nombreux
baisers avant de se dire au revoir et Derek demanda à me parler. Beth me
tendit l’appareil et partit rejoindre John, Adrian et Paula en bas.
— Je voulais savoir quand vous appelleriez à nouveau, demanda Derek.
— Je n’en suis pas sûre, répondis-je. L’assistante sociale a seulement
parlé de samedi et dimanche.
— Je veux que Beth m’appelle tous les soirs.
— Je suppose que c’est possible, dis-je dans le doute.
— Bien. Nous dînons à 18 heures ici. Vous pouvez donc m’appeler à
19 heures. Je serai prêt et j’attendrai le coup de téléphone.
— Très bien, 19 heures, confirmai-je en espérant ne pas me tromper.
— Merci. Embrassez Beth pour moi et dites-lui que je lui parlerai demain.
Nous nous saluâmes et je descendis, passant le message à Beth. Elle était
évidemment ravie de pouvoir parler à son père tous les soirs.
— Mon papa me manque, dit-elle à tout le monde.
— Bien sûr, fit John, c’est tout à fait normal.
Je descendis et m’installai sur le canapé pour écrire quelques notes sur les
points que je souhaitais soulever auprès de Jessie, le lendemain. De nos
jours, on encourage les parents d’accueil à tenir un journal sur les enfants
qu’ils accueillent, où ils consignent tout événement significatif. Mais à
l’époque, de tels carnets de bord n’existaient pas. Comme aide-mémoire, je
prenais juste des notes.
Je me couchai tôt ce soir-là. J’étais épuisée sur le plan émotionnel.
Pourtant, je ne trouvai pas le sommeil. L’inquiétude de Marianne se
combinait à la mienne. Marianne me semblait sincère et honnête. Je pensais
qu’elle me disait la vérité. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait pas eu
d’enfant. Il me paraissait clair qu’elle pensait encore beaucoup à Derek et à
Beth. Je me disais qu’elle aurait pu être une bonne épouse et une bonne
belle-mère, si elle en avait eu l’occasion. Le fait qu’elle continuait de rendre
visite et de soutenir Derek et Beth en disait long sur elle, en dépit de la
façon dont elle avait été traitée.
Après une nuit agitée, je me sentis encore moins fraîche que la veille au
soir. J’assurai cahin-caha la routine matinale de la douche, de l’habillage
des enfants et de la préparation de leur petit déjeuner. Nous mîmes des
habits chauds avant de quitter la maison. Le temps était glacial. Un vent
cruel soufflait du nord-est. Nous nous dépêchâmes de rejoindre l’école et
Paula et moi fûmes bien contentes de retrouver la chaleur du foyer. Je
préparai un chocolat chaud et jouai avec elle, en attendant le coup de
téléphone de Jessie. Celui-ci ne venant pas, je téléphonai à nouveau aux
services sociaux pendant que Paula faisait sa sieste matinale. À ma grande
surprise, je tombai sur Jessie.
— Jessie, c’est Cathy, la famille qui accueille Beth, j’ai laissé un message
hier pour que vous me rappeliez.
— Oui, je l’ai eu. C’est sur ma liste de choses à faire.
Elle avait l’air pressée et tendue.
— Puis-je vous parler maintenant, c’est important.
— Allez-y, rapidement. J’ai une réunion dans peu de temps.
Aller vite n’était pas ce que j’avais en tête. J’avais besoin de temps pour
exposer mes inquiétudes. Mais je me lançai néanmoins. Ce fut une grosse
erreur.
7
Coupable
Je passai une nouvelle nuit agitée, pensant à Derek, aux paroles de Jessie
et à la conversation que j’aurais avec elle le lendemain. Je m’endormis aux
premières heures du matin et quand l’alarme sonna, j’eus l’impression de
venir de m’endormir. Ce fut une nouvelle froide journée de janvier, avec un
ciel gris s’étendant à perte de vue. Nous nous couvrîmes chaudement avec
nos manteaux, nos écharpes et nos gants et pressâmes le pas. Sur le chemin
du retour, je m’arrêtai dans une épicerie pour acheter du lait et du pain. J’y
croisai une amie, Kay, avec sa fille Vicky. Ses enfants avaient le même âge
que les miens. On se mit à discuter, puis elle me dit :
— Cathy, au lieu de papoter comme ça debout, pourquoi ne viens-tu pas
chez moi prendre un café pendant que les filles jouent ensemble ?
Nous faisions cela de temps en temps, chez elle ou chez moi, avec
d’autres amis et leurs enfants.
— C’est une bonne idée mais je dois d’abord parler à l’assistante sociale
de Beth à propos d’une question urgente.
Comme mes autres amis proches, Kay savait que nous accueillions des
enfants.
— Pourquoi ne pas venir quand tu lui auras parlé ? À 11 heures par
exemple ? Qu’en penses-tu ?
C’était l’heure à laquelle Paula faisait une petite sieste mais elle arrivait à
un âge où l’on n’avait plus besoin de ce petit somme. J’acceptai. Se souriant
l’une à l’autre, les fillettes s’exclamèrent en chœur : « À tout à l’heure ! » Je
fis quelques courses et rentrai à la maison. Je me demandai si Jessie
m’appellerait. La dernière fois que nous avions parlé, elle m’avait dit
qu’elle me téléphonerait si elle avait des nouvelles. J’attendis jusqu’à
10 heures, puis décidai de l’appeler. C’est elle qui répondit.
— J’allais vous appeler plus tard. Comment va Beth ?
— Ça va mieux maintenant, mais hier soir elle était contrariée après avoir
appelé son père. Il n’a pas pu lui parler.
— Je sais, répliqua-t-elle.
— L’infirmière a dit qu’il dormait.
— Il a été mis sous sédation, précisa Jessie sans ménagement. Ils le
mettaient au lit quand je suis partie.
— Oh ! mon Dieu, m’exclamai-je. Et puis-je vous demander pourquoi on
lui a donné des somnifères ?
— Il était contrarié, répondit Jessie sur un ton tout aussi sec. Quand je lui
ai parlé de vos inquiétudes, il est devenu très agité et a commencé à crier et
à pleurer. Le médecin a été appelé et il lui a donné quelque chose pour le
calmer et l’aider à dormir.
— Je suis tellement désolée.
Comme je le craignais, j’étais responsable.
— Ce n’est pas votre faute, dit Jessie, à ma grande surprise. D’abord,
Derek était dans un état fragile. Je lui ai dit que je trouvais ces allégations
infondées et que je n’avais aucune raison de douter de sa capacité parentale,
mais il l’a malgré tout très mal pris. Il pense qu’il existe beaucoup de
préjugés contre les hommes qui élèvent seuls leur fille, et je crois qu’il a
raison. Il a entendu des mères discuter de lui dans la cour de l’école. L’une
d’elles a même suggéré que la raison pour laquelle sa femme avait disparu
était qu’il l’avait « liquidée ». Mlle Willow lui a déjà parlé. Je crains donc
que vos commentaires aient été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je
l’ai assuré que, pour moi, l’affaire était close. Mais cela n’a pas suffi.
J’espère qu’il se remettra.
— Je l’espère aussi.
D’après ce que Jessie avait dit, il ne semblait pas qu’elle ait mentionné les
inquiétudes de Marianne à Derek mais uniquement les miennes. J’hésitai,
avant d’oser le lui demander :
— Lui avez-vous dit ce que Marianne avait raconté ?
— Oui. Derek a admis qu’il y avait un problème entre Marianne et Beth.
Il a expliqué qu’elles semblaient jalouses l’une de l’autre et rivalisaient
pour obtenir son attention. Cela était allé de mal en pis, raison pour laquelle
il avait mis un terme à sa relation avec Marianne. Il l’a expliqué à
Marianne, mais il semble qu’elle n’ait pas voulu l’admettre.
Présenté ainsi, tout paraissait rationnel et raisonnable. J’eus le sentiment
d’être une imbécile, et vindicative de surcroît, ayant causé un tas de
problèmes et retardé la guérison de Derek.
— Je suis désolée, dis-je. Est-ce que Derek se sentira assez bien pour que
Beth lui parle ce soir ?
— Oui, je pense. Je vais appeler l’hôpital plus tard pour voir comment il
se sent aujourd’hui. Si vous ne recevez pas de nouvelles de moi, c’est qu’il
va bien et que vous pouvez téléphoner normalement. Mais Cathy,
j’apprécierais que vous composiez le numéro et que vous passiez le
téléphone tout de suite à Beth. Je ne veux pas que vous entamiez une
discussion avec Derek. C’est d’accord ?
— Oui.
— Je voudrais aussi que Beth voie son père plus tard dans la semaine. Le
médecin croit aussi que cela aidera à sa guérison. Je pensais à vendredi
après l’école. J’avais songé à vous demander d’emmener Beth mais avec
l’animosité qui existe entre vous et Derek, je pense qu’il est préférable que
je le fasse.
— Très bien, répondis-je en me sentant parfaitement inefficace.
— Si je ne vous parle pas d’ici là, je viendrai chercher Beth vendredi vers
16 heures et la ramènerai après sa visite.
— Merci. Puis-je annoncer à Beth qu’elle verra son père vendredi ?
— Oui, ça lui remontera le moral. Ainsi qu’à Derek. Le pauvre, il était si
bouleversé. Inconsolable.
Je me sentis encore plus coupable et minable.
8
Le vieux sage
Comme convenu, Paula et moi nous rendîmes chez Kay à 11 heures et les
deux fillettes jouèrent tandis que nous discutions autour d’un café. Kay se
rendit vite compte que j’étais préoccupée et me demanda :
— Cathy, est-ce que tout va bien ? Tu ne sembles pas être aussi loquace
que d’habitude.
— Oui, pardon, j’ai un problème en tant que parent d’accueil. J’ai commis
une erreur de jugement qui a fait beaucoup de peine à quelqu’un.
Comme mes autres amis et ma famille, Kay savait que la confidentialité
m’interdisait d’entrer dans les détails.
— Je suis certaine que ce n’était pas ton intention, dit-elle. Je sais
combien cela compte pour toi et l’amour que tu y mets, tout le temps que tu
y investis. Tout le monde peut faire des erreurs.
— Merci, dis-je en souriant faiblement. Malheureusement, c’était une
grosse erreur et j’ai fait beaucoup de mal à quelqu’un.
Nous restâmes plus d’une heure et Kay proposa que nous déjeunions
ensemble mais je déclinai l’invitation, prétextant que j’avais beaucoup à
faire. En réalité, je me sentais de si piètre compagnie que je préférais m’en
aller.
— Une autre fois, ce sera mieux, dis-je, ou vous pourriez venir chez nous.
On peut organiser quelque chose la semaine prochaine.
— Ce serait avec plaisir, dit Kay. Et essaie de ne pas trop t’inquiéter.
Je rentrai à la maison, broyant du noir.
Beth et Paula étaient assises l’une à côté de l’autre sur le canapé. Beth,
très gentille, lui lisait une histoire. Je la remerciai.
— Est-ce que c’est l’heure d’appeler mon papa ? demanda-t-elle en
refermant le livre.
— Oui, viens.
Il était une minute avant l’heure et je n’aurais pas osé être en retard pour
cet appel, après tous les troubles que j’avais causés. Paula n’était pourtant
ni lavée ni prête à se coucher et cela allait me prendre au moins quinze
minutes. Je me dis alors que, puisque je n’étais pas autorisée à parler à
Derek mais juste à composer l’appel, et qu’il n’y avait aucune raison de ne
pas laisser Derek et Beth seuls, je pourrais la laisser lui parler pendant que
je préparais Paula à aller au lit.
Beth était déjà en train de courir vers l’étage. Je la suivis avec Paula qui
comptait chaque marche. Nous allâmes toutes trois dans ma chambre, où
Beth se jeta sur le lit.
— Est-ce qu’elle reste ? demanda Beth en montrant Paula.
— Uniquement jusqu’à ce que ton père soit au bout du fil, dis-je.
Lorsqu’on me passa la chambre 3, je demandai à parler à Derek.
L’infirmière l’appela et il vint tout de suite.
— Allô, dit-il, semblant légèrement prudent.
Sans dire un mot, je passai le téléphone à Beth.
— Salut, papa ! s’exclama-t-elle, souriante. Comment vas-tu ?
— Je vais bien maintenant, l’entendis-je dire, plus égayé.
J’emmenai Paula au bain, laissant la porte de ma chambre ouverte. Tout
en faisant couler l’eau, je jetai quelques jouets en plastique dans la
baignoire et aidai Paula à se déshabiller et à entrer dans l’eau. Je pouvais
entendre Beth parler mais pas les réponses de son père. Ils commencèrent
par se dire combien c’était formidable de se voir vendredi, Beth demandant
à quels jeux ils pourraient jouer à l’hôpital et combien de temps elle
pourrait rester. Puis elle décrivit à son père la façon dont elle était habillée.
Comme tous les jours, elle s’était changée aussitôt rentrée de l’école. Et elle
avait passé un temps considérable à choisir sa robe.
— C’est la robe violette avec des petites fleurs, dit-elle, celle avec le
jupon à dentelles.
Elle demeura silencieuse pendant que Derek répondait. Puis elle rit et
ajouta :
— Oui, je me suis brossé les cheveux. Ils brillent mais ce n’est pas aussi
bien que lorsque tu le fais. Est-ce que tu me brosseras les cheveux
vendredi ?
Derek répondit et Beth gloussa.
— Bien sûr que j’ai une culotte propre, s’exclama-t-elle. Papa, tu es drôle.
Un silence suivit pendant que Derek parlait. Et Beth cria :
— Youpi ! Cela fait des années que je veux me faire percer les oreilles.
Est-ce qu’on peut acheter ces boucles avec les petits diamants ? On les
aimait tous les deux.
Je pensai que Beth était trop jeune pour se faire percer les oreilles, même
si je savais que beaucoup de fillettes de son âge le faisaient, et quelques
garçons aussi. C’était à son père de décider. La discussion qui suivit sur le
bijoutier et le choix des boucles ressemblait davantage à celle d’un couple
décidant d’une bague de fiançailles, mais je chassai cette idée de ma tête.
J’avais eu tort. Je n’allais pas continuer sur cette voie-là.
Son bain terminé, j’aidai Paula à sortir de la baignoire en écoutant Beth à
moitié. J’enveloppai Paula dans une grande serviette et pendant qu’elle se
séchait, je laissai l’eau couler en rinçant la baignoire. J’aidai Paula à enfiler
un pyjama propre. La voix de Beth était devenue sérieuse et paraissait assez
autoritaire.
— Dis au médecin que je peux m’occuper de toi à la maison, dit-elle. Tu
n’as pas besoin de rester à l’hôpital. Ou est-ce que je devrais le lui dire
quand je le verrai vendredi ?
Derek sembla dire non car Beth reprit :
— D’accord, c’est toi qui lui diras. Mais assure-toi qu’il sache que je peux
m’occuper de toi. Tout ira bien et nous serons juste tous les deux. Nous
n’avons pas besoin d’aide.
Dans la bibliothèque, Paula choisit quelques histoires. Je m’allongeai à
côté d’elle dans son lit et commençai à lui lire la première d’entre elles. La
chambre de Paula était plus éloignée de la mienne que la salle de bains et je
ne pouvais plus entendre ce que Beth disait. Je ne l’entendais que
lorsqu’elle éclatait de rire ou s’exclamait bruyamment : « Oh, papa ! Tu es
trop drôle ! »
J’avais lu deux histoires quand Beth surgit sur le seuil de la chambre.
— Papa était fatigué et on s’est dit au revoir, dit-elle en entrant.
— Je ne suis pas étonnée qu’il soit fatigué après cette longue
conversation, fis-je en souriant, vous êtes restés longtemps au téléphone.
— Est-ce que je peux aussi écouter l’histoire de Paula, comme hier soir ?
demanda-t-elle.
— Oui, ou je peux t’en lire une autre plus tard, quand j’aurai fini la
lecture à Paula.
— Je préfère écouter l’histoire de Paula, dit Beth en grimpant à côté de
Paula, qui lui faisait de la place.
Puis, se souvenant tout à coup de quelque chose, elle s’exclama :
— Oh ! mon Dieu, j’ai oublié de dire à mon papa que je voulais qu’il me
lise des histoires au lit quand je rentrerai à la maison.
— Ce n’est pas grave. Tu pourras lui dire une autre fois.
— Je le lui dirai quand je le verrai vendredi.
— Mon papa ne vient pas vendredi, dit Paula en me regardant d’un air
triste.
— Non, mais il viendra le vendredi suivant, lui expliquai-je en
l’embrassant sur la joue.
Ne voulant pas que Paula soit troublée par Beth et la visite à son père, je
replongeai aussitôt dans le confort du livre d’histoires. Le sage hibou était
perché sur son arbre habituel, au fond du jardin. « Qu’est-ce qui t’arrive,
petit souriceau ? demanda-t-il en fondant sur le sol et se posant
silencieusement à côté de lui. Tes moustaches retombent et ta queue est
toute molle. Y a-t-il quelque chose qui te tracasse ? »
Au moment de se coucher, Beth était encore très excitée à l’idée de voir
son père – si excitée qu’elle n’arrivait pas à s’endormir. Elle avait procédé
au rituel du baiser sur la photo de son père. Je lui avais donné l’ours Dodo
et j’étais maintenant adossée sur le bord du lit, lui caressant le front pour
l’endormir. Grâce à la lumière venant du couloir, je pouvais voir les
étagères où étaient posées les photos encadrées de Beth et son père. La
perception d’une personne peut être tellement influencée ou teintée par ses
croyances, pensai-je. J’avais trouvé les photos inappropriées parce que
j’avais estimé la relation de Derek avec Beth inappropriée. J’avais vu des
choses dans ces photos qui n’existaient pas.
À moins que ? J’avais beau essayer, je ne pouvais m’empêcher de trouver
Beth plus âgée sur ces photographies, plus sophistiquée et plus mature
qu’elle ne l’était en réalité. Cela donnait du poids au commentaire de
Marianne selon lequel Beth et Derek se comportaient davantage comme des
amants que comme un père et sa fille. Je détournai le regard et me
concentrai sur autre chose.
9
Érotiser
l’innocence
Beth attendait avec impatience de voir son père et j’attendais ce jour tout
autant. J’espérais que sa conversation – désormais dominée par le fait de
l’avoir vu – prendrait un tour plus général. Bien entendu, j’étais heureuse
qu’elle puisse le voir, mais son bavardage constant sur son merveilleux
papa n’aidait pas Adrian et Paula. Ils étaient déjà suffisamment déçus de ne
pas voir le leur ce week-end-là. Cela remuait le couteau dans la plaie.
— Je ne sais pas comment m’habiller pour voir mon papa demain, dit-elle
au cours du dîner, le jeudi soir.
— Il est sans doute mieux de décider ce soir, suggérai-je. Jessie va venir
te chercher à 16 heures et tu n’auras pas beaucoup de temps.
— C’est vrai, dit Beth. Je choisirai ma robe après le dîner. Et je pourrai
dire à mon papa ce que je porterai quand je l’aurai au téléphone ce soir. On
l’appelle ce soir, n’est-ce pas ?
— Oui, ma chérie.
— Alors je lui dirai comment je m’habillerai.
— Est-ce que ça l’intéressera ? dit Adrian. Je ne suis pas sûr que mon
papa soit particulièrement intéressé par mes habits.
Très juste, pensai-je. Croisant son regard, je lançai à Adrian un sourire
rassurant. John aimait évidemment voir ses enfants bien habillés, tout
comme moi, surtout si nous sortions, mais il ne se souciait pas du détail.
D’ailleurs, je doute que beaucoup d’hommes s’en préoccupent.
— Mon papa veut toujours savoir ce que je porte, insista Beth, au
contraire. Parfois, c’est lui qui choisit, parfois nous choisissons ensemble.
Adrian se concentra sur son dîner, qui était beaucoup plus intéressant que
le discours de Beth sur ses habits.
— Peut-être mettrai-je ma robe jaune, reprit celle-ci. Ou alors la bleue.
J’ai un collier et un bracelet bleus qui vont avec elle. Je crois que j’ai pensé
à les prendre.
Et cela continua ainsi.
Je souriais poliment. Dès que Beth eut fini de manger, elle demanda si elle
pouvait quitter la table et monter dans sa chambre pour choisir sa robe.
J’acceptai immédiatement. Elle fila aussitôt.
— Je peux aller dans ma chambre pour choisir une robe ? demanda
Adrian en souriant.
— Tu ne portes pas de robe, ballot, répliqua Paula, qui ne comprenait pas
la blague.
— Nous devons être patients, dis-je. Beth est très excitée de voir son père,
ce qui est tout à fait naturel.
— Est-ce que je peux avoir une robe bleue comme Beth ? demanda Paula.
— Et moi aussi ! ajouta Adrian. Avec un collier et un bracelet bleus, s’il te
plaît !
Réaction typique des enfants à qui l’on offre une grasse matinée le samedi
matin, Adrian, Paula et Beth furent debout encore plus tôt que les jours
d’école. Désireux de tirer le maximum du week-end, ils étaient tous en train
de jouer dans leurs chambres à 7 heures. Vêtus de leurs pyjamas, ils
continuèrent pendant que je prenais ma douche et m’habillais. Puis je
préparai un petit déjeuner complet. Pendant que nous dégustions nos œufs
au bacon, accompagnés de saucisses et de tomates, Beth déclara à Adrian et
Paula que son papa lui apportait le petit déjeuner au lit le week-end.
— Tu as le petit déjeuner au lit tous les week-ends ? demanda Adrian.
Beth acquiesça.
— Ne commence pas à te faire des idées, dis-je à Adrian en souriant. Les
seules fois où tu y as droit, c’est le jour de ton anniversaire ou quand tu es
malade.
— Ça ne me tente pas de toute façon, répliqua-t-il en grimaçant. Toutes
ces miettes de pain dans le lit, on dirait du sable.
Je ris.
— Mon papa me l’apporte sur un plateau, dit Beth. Comme ça, je n’ai pas
de miettes dans le lit. Et si je renverse mon jus de fruits, il ne dit rien et
change les draps.
À l’évidence, Derek était un père très indulgent et très tolérant, même si je
doutais qu’il soit bon de gâter autant un enfant. Elle risquait de devenir
égocentrique, attendant d’être choyée sans cesse. Mais c’était peut-être
différent avec un enfant unique. Quand on en a plusieurs, on doit s’en
occuper de manière égale ; cela n’autorise tout simplement pas à les
bichonner comme le père de Beth le faisait avec elle.
La matinée était froide mais lumineuse. Après le petit déjeuner, je
proposai donc d’aller au parc. Les enfants accueillirent l’idée avec
enthousiasme et m’aidèrent à débarrasser la table avant d’aller se préparer à
l’étage. Adrian ne portait que des survêtements ou des jeans le week-end et
savait quoi mettre. Je voulais choisir des vêtements appropriés pour Beth.
Paula m’accompagna dans la chambre de Beth, où j’ouvris l’armoire et pris
deux survêtements que je me souvenais d’avoir rangés et qu’elle n’avait
jamais portés.
— Est-ce que je peux mettre une robe ? demanda Beth.
— Ce n’est pas très pratique pour jouer dans le parc et dans le froid,
répondis-je. Voilà qui est parfait et ils ont l’air d’être tout neufs.
— Ils le sont : je ne les ai jamais mis.
— Les deux sont très jolis. Lequel aimerais-tu porter aujourd’hui ? Le
bleu ou le rose ? demandai-je en soulevant les deux survêtements.
— Le rose.
— Excellent choix ! Et tu pourras mettre le bleu quand on ira rendre visite
à mes parents demain, dis-je pour résoudre tranquillement cet autre
problème.
Je sortis des chaussettes chaudes et un gilet pendant qu’elle prenait une
culotte. Tous les habits de Beth étaient en parfait état ; beaucoup d’entre eux
semblaient neufs. Derek devait dépenser beaucoup d’argent en habits pour
sa fille, cédant peut-être à ses désirs en ce domaine comme en d’autres. Je
la laissai se préparer et allai m’occuper de Paula. Une demi-heure plus tard,
nous étions tous dans l’entrée, emmitouflés dans nos manteaux, nos
écharpes et nos gants, prêts à aller au parc. Adrian avait pris son ballon de
foot et je demandai à Beth si elle voulait emporter une balle, une corde à
sauter ou une trottinette, mais elle dit que non. Elle ajouta qu’elle n’allait
pas souvent au parc car les parcs étaient pour les enfants. Je ne relevai pas
cette évidence et fus soulagée qu’Adrian fasse de même.
Dehors, il faisait froid mais beau. Un soleil d’hiver brillait dans le ciel
bleu, faisant étinceler la couche de gel comme par magie. Arrivés au parc
du quartier, Beth et Adrian coururent vers l’aire de jeux où se trouvaient des
balançoires, une bascule, un tourniquet. J’emmenai Paula vers l’endroit
réservé aux plus petits où je l’aidai à monter et descendre d’un cheval à
bascule ou de balançoires pour bébés, qu’elle adorait bien que je ne sois pas
autorisée à les appeler ainsi.
— Ce sont des balançoires de grandes filles, disait-elle sur un ton indigné.
Elles sont juste un peu plus petites.
On passa une heure dans le parc. J’avais apporté mon appareil photo et je
pris de nombreux clichés des enfants en train de jouer. Quand je sentis mes
doigts et mes pieds s’engourdir et vis le nez des enfants tourner au rouge, je
suggérai de rentrer à la maison prendre un chocolat chaud. Les enfants
insistèrent pour un dernier tour de balançoire, puis nous partîmes.
À la maison, la lumière du répondeur téléphonique clignotait. J’appuyai
sur la touche « lecture » et la voix de John retentit. Les enfants
s’immobilisèrent en enlevant leurs manteaux.
— Salut les enfants, je suis désolé de vous rater. J’imagine que vous êtes
allés faire des courses avec maman. Amusez-vous bien le reste du week-
end. J’essaierai d’appeler dans la semaine. Soyez sages et on se voit le
week-end prochain. Bisous, papa.
Puis la ligne coupa et la lumière de l’appareil s’éteignit. Je pouvais voir
sur les visages d’Adrian et Paula la joie d’entendre la voix de leur père et la
tristesse d’avoir manqué l’appel.
— Il rappellera peut-être plus tard, espéra Adrian.
— Peut-être, ou dans la semaine comme il l’a dit, dis-je.
Après le déjeuner, je couvris la table de journaux et disposai des pots de
peinture et de l’eau au milieu. Je donnai aux enfants un tablier, des pinceaux
et un paquet de feuilles blanches. Ils réalisèrent de magnifiques peintures de
chats, de chiens, d’oiseaux, de poissons, d’eux-mêmes, de l’un ou de
l’autre, et de figures géométriques tourbillonnantes, jusqu’à épuiser le
papier disponible. Nous nous débarrassâmes alors de la peinture pour jouer
avec de la pâte à modeler. Et quand ils en eurent assez, ils m’aidèrent à
cuire des gâteaux secs pour emporter le lendemain chez Nana et Papy.
Après le dîner, on regarda un film à la télévision. Ce jour-là, quand Beth
appela son père, elle lui raconta sa journée. Je me dis qu’il devait être
soulagé et heureux de savoir qu’elle s’amusait et ne se languissait pas de
lui. Je trouvai aussi dommage de ne pas pouvoir parler à Derek comme je le
faisais d’habitude avec les parents des enfants placés chez nous. J’aurais pu
le rassurer. Malheureusement, comme je l’avais blessé avec mes allégations
sans fondement, Jessie m’avait demandé de ne pas lui parler, et je devais
m’y résoudre.
Dimanche fut une journée grise. Une épaisse couche de nuages s’étendait
à perte de vue. Pourtant, alors que je conduisais vers la maison de mes
parents (avec Beth se plaignant de son survêtement bleu), le soleil apparut,
invitant Adrian à pousser la chansonnette : Il pleut, il mouille, c’est la fête à
la grenouille, il pleut, il fait beau temps, c’est la fête au paysan.
— C’est la chanson de Papy, dit Paula.
— Oui, Papy la chante, confirmai-je, mais toi aussi tu connais les paroles.
— Moi aussi ! reprit Beth en se mettant à chanter.
Les trois entonnèrent le couplet à peu près six fois de suite. Personne ne
se souvenait des autres couplets et je ne crois pas que mon père s’en
souvenait non plus.
— Je connais d’autres comptines, dit Paula lorsqu’ils furent lassés de
celle-ci. Une souris verte, qui courait dans l’herbe…, entonna-t-elle.
Beth reprit en chœur et quand elles eurent fini, Adrian entama un
tonitruant « Le bon roi Dagobert », que nous reprîmes tous ensemble en
rigolant. Ainsi se passa le trajet sur l’autoroute, en chantant et en riant, et
cela ne s’arrêta qu’au moment où j’entrai dans l’allée de la maison de mes
parents. Ceux-ci devaient nous attendre car j’avais à peine coupé le moteur
que leur porte s’ouvrit et qu’ils vinrent à notre rencontre. Je laissai les
enfants sortir puis présentai Beth à mes parents. « Bonjour, ma chérie », dit
ma mère en embrassant et en enlaçant tout le monde tandis que mon père
faisait de même avec moi et Paula et serrait la main à Adrian et à Beth. Mes
parents ont le don de faire se sentir chez eux de nouveaux enfants.
Une fois à l’intérieur, nous offrîmes les gâteaux secs à ma mère et je
l’accompagnai à la cuisine pour l’aider à préparer le café pour les adultes et
les jus de fruits pour les enfants, pendant que tout le monde s’installait dans
le salon. Après avoir posé les boissons et les biscuits sur un plateau,
j’apportai celui-ci au salon, où ma mère dit à chacun de se servir. Paula
avait déjà trouvé sa place sur les genoux de Papy et semblait s’y sentir très
bien. Beth et Adrian s’assirent dans des fauteuils et quand ils eurent fini de
boire et manger, Adrian montra à Beth la caisse à jouets, une idée de ma
mère pour que je n’aie pas à trimballer des paquets de jeux à chaque visite.
Elle en ajoutait chaque année et il s’y trouvait maintenant des jeux pour
garçons et filles de presque tous les âges. Ils se mirent à constituer un
puzzle ensemble, tandis que Paula se pelotonnait contre son grand-père. Ma
mère et moi bavardâmes sur le canapé tandis que de délicieuses odeurs
parvenaient de la cuisine.
— Le repas sera bientôt prêt, dit ma mère. Papy et moi avons pensé que
vous aimeriez aller faire une petite promenade après avoir mangé.
— Est-ce qu’on peut aller dans la forêt noire ? demanda Adrian avec
empressement, en levant les yeux du puzzle.
— Oui, si tu veux, répondit-elle.
— Moi en tout cas, j’aimerais bien ! interrompit mon père.
Adrian sourit.
— La forêt donne la chair de poule, dit-il à Beth, elle est très sombre,
c’est pour ça que je l’appelle la forêt noire. On peut se cacher et sauter sur
les gens. Il y a plein de monstres.
— Je n’aime pas la forêt, dit Paula en se serrant contre Papy.
— On restera ensemble, la rassura-t-il. Tu pourras me tenir la main,
comme la dernière fois. Il n’y a pas de monstres !
Une fois avalé le rôti, mon père proposa de sortir tant qu’il faisait soleil et
de prendre le dessert plus tard. Nous aidâmes à débarrasser, avant d’enfiler
nos manteaux et de mettre nos chaussures. La Grande Forêt, comme elle
s’appelle vraiment, se trouve à environ cinq kilomètres de la maison de mes
parents. Elle est donc trop loin pour y aller à pied avec les enfants. Lorsque
nous atteignîmes le parking pour visiteurs, seules deux autres voitures y
étaient garées. La Grande Forêt est plus populaire en été. Mon père ouvrit le
portail en bois qui menait au chemin traversant la forêt. Du fait de ses
centaines de très hauts pins serrés les uns contre les autres, cette forêt est
très évocatrice – elle donne « la chair de poule », comme dit Adrian. Même
en été, la lumière n’y pénètre que faiblement. En hiver, elle peut être très
sombre à certains endroits. Sa densité amplifie aussi le moindre son au
milieu d’un calme étrange. Une brindille qui craque ou une fougère qui
claque vous fait sursauter. Il n’est pas difficile de comprendre que les
autochtones croyaient autrefois qu’elle était hantée.
— N’oubliez pas que vous ne devez jamais nous perdre de vue, criai-je à
Beth et Adrian qui couraient devant.
J’avais imposé cette règle après une balade au cours de laquelle Adrian,
trop aventureux, s’était perdu pendant quelques minutes. Je crois qu’il avait
eu aussi peur que nous. Je savais donc qu’il écouterait. Quant à Beth, elle
restait collée à lui.
Nous suivions la direction qu’ils avaient prise, le long d’un chemin
unique, longé d’arbres et de fougères. Ils disparaissaient régulièrement de
notre vue pour surgir de leur cachette en émettant des bruits de bête pour
nous faire peur. Mon père prévenait toujours Paula, de sorte que, lorsqu’ils
surgissaient, elle n’était pas trop effrayée. Du coup, il lui arrivait souvent de
rire. La promenade dura environ trois quarts d’heure, avant que nous
retournions chez mes parents déguster un formidable crumble aux pommes
accompagné de crème anglaise. Beth devant téléphoner à son père à
19 heures, nous partîmes une heure avant. De l’entrée, mes parents nous
dirent au revoir de la main et nous soufflèrent des baisers jusqu’à ce que
nous soyons hors de vue.
— Ils sont très gentils, dit Beth, j’ai passé une très belle journée.
— J’en suis très heureuse, lui répondis-je. Nous nous sommes tous
régalés.
Les enfants, fatigués de leur journée, furent calmes dans la voiture. Ce
soir-là, j’entendis Beth raconter à son père l’agréable journée qu’elle avait
passée avec Nana et Papy. Elle lui demanda pourquoi elle n’avait pas de
Nana et de Papy. Je ne pus entendre la réponse de Derek, mais je savais par
Jessie que le père de Derek était dans un hospice et qu’il n’avait aucun
contact avec la famille de son ex-épouse.
Une fois les enfants couchés, je pris une tasse de thé dans le salon, avec
un esprit beaucoup plus positif que la veille au soir. John n’avait pas pu
nous rejoindre pour le week-end mais nous en avions tiré le meilleur. Les
enfants s’étaient bien amusés et leur père ne leur avait pas trop manqué. Je
m’étais fait plaisir avec eux et en passant la journée chez mes parents. Au
cours des semaines qui suivirent, je penserais à ce week-end comme à une
petite oasis de quiétude avant que la tourmente s’abatte sur nous et change
nos vies pour toujours.
11
L’ignorance
Une fois arrivée dans la cour d’école, je laissai Beth et Adrian jouer avec
leurs amis et me rendis à l’intérieur de l’école avec Paula. Je leur dis que si
la cloche sonnait avant mon retour, ils devaient rejoindre leurs classes
comme d’habitude. Je me sentais légèrement nerveuse et répétais dans ma
tête ce que je voulais dire. La secrétaire-réceptionniste de l’école était dans
le bureau et me salua. Je lui demandai s’il était possible de parler à
Mlle Willow et elle jeta un œil à l’horloge.
— Ce sera rapide, ajoutai-je.
— Je pense que c’est possible, dit-elle. Normalement, elle est dans sa
classe à cette heure-ci. Montez, vous savez où c’est.
Je pris la main de Paula et me dirigeai vers l’escalier en direction du
premier étage, bien consciente que les parents d’élèves devaient prendre un
rendez-vous avec les enseignants au lieu de débarquer ainsi. Mais je ne
voulais pas laisser cela traîner. Et j’espérais que Mlle Willow le
comprendrait. À l’étage, la porte de sa salle de classe était ouverte et, en
m’approchant, je pouvais la voir debout en train d’écrire sur le tableau. Elle
tourna les yeux.
— Bonjour, comment allez-vous ? dit-elle, légèrement surprise. Est-ce
que vous venez me voir ?
— Oui, si vous avez cinq minutes, s’il vous plaît ?
— Bien sûr, entrez.
Elle rangea le feutre qu’elle utilisait pour écrire sur le tableau et tira trois
chaises d’enfant d’une table de devant. Nous nous assîmes.
— Je ne vous dérangerai pas longtemps, dis-je. Je sais que vous êtes très
occupée, mais j’ai besoin de vous parler d’un point assez urgent.
Son visage devint immédiatement sérieux.
— Il me semble qu’il est bon que vous sachiez que certains enfants de la
classe de Beth insultent le père de Beth.
— Quoi ! s’exclama-t-elle, horrifiée. Quel genre d’insultes ? Je ne suis
pas du tout au courant.
— Il semble que certains enfants ont qualifié son père de « cinglé » et
d’autres noms dénigrants. L’un des enfants l’a dit à Beth. D’autres l’ont dit
dans son dos.
— C’est épouvantable, dit-elle, manifestement outrée. Qui est
responsable ?
— Beth souhaite que personne n’ait de problèmes. Et plus d’une personne
est impliquée.
Mlle Willow secoua la tête.
— Je suis désolée. Je vais m’en occuper immédiatement. Je n’en avais
vraiment aucune idée. Pauvre Beth.
— Merci. Je me demandais si vous pourriez vous adresser à toute la
classe ? Sur le fait d’injurier en général et combien cela peut blesser, plutôt
que de mentionner Beth en particulier ?
— Absolument. Bien sûr. Et j’expliquerai que les gens vont à l’hôpital
pour toutes sortes de raisons. Parfois parce qu’ils sont physiquement
malades et parfois parce qu’ils ne sont pas heureux et ont besoin d’aide. Il
semble qu’il y ait beaucoup d’ignorance autour de la santé mentale.
— Oui, appuyai-je, soulagée. Ce serait parfait. Merci. Je vous en suis très
reconnaissante.
— Je vous en prie. J’aurais dû m’en soucier plus tôt. D’habitude, je suis
plus alerte sur les persécutions.
Consciente que l’heure de la classe allait sonner, je fis un mouvement
pour m’éclipser.
— Comment va Beth ? demanda Mlle Willow.
— Elle va très bien. Elle a vu son père vendredi dernier et je pense qu’elle
le verra à nouveau ce vendredi. On me dit qu’il récupère et qu’il devrait
sortir de l’hôpital bientôt.
— Et Beth retournera vivre chez lui ? demanda-t-elle.
— Oui, autant que je sache.
— Malgré les inquiétudes que vous et moi avons soulevées auprès de son
assistante sociale ?
— Ma foi, oui, répondis-je, un peu prise de court. Jessie ne vous a-t-elle
pas dit que ces inquiétudes étaient complètement infondées ? Je me suis
sentie misérable d’avoir causé autant de douleur à Derek.
Mlle Willow me scruta du regard pendant quelques instants. Puis elle dit
quelque chose d’un peu étrange.
— Je ne me sentirais pas aussi mal. Jessie m’a bien informée mais
l’affaire n’est pas encore close.
La cloche sonna et Mlle Willow se leva.
— Je vous accompagne en bas, dit-elle, je dois aller dans la cour chercher
ma classe.
Nous sortîmes de la salle.
— Beth sait-elle la raison pour laquelle vous êtes venue me voir ? me
demanda Mlle Willow en marchant.
— Oui. Elle n’était pas très heureuse mais il m’a semblé que c’était
mieux.
— Absolument. Je vous en sais gré et soyez bien assurée que je traiterai
cette affaire aujourd’hui.
— Merci, dis-je une nouvelle fois.
Nous arrivâmes à la réception et sortîmes par la porte principale. Nous
nous dîmes au revoir et Mlle Willow partit rejoindre sa classe, où Beth
attendait déjà, debout dans la file. Elle nous vit et fit un petit signe de la
main auquel Paula et moi répondîmes. Adrian était également en rang
devant sa classe mais il était trop occupé à papoter avec ses copains pour
nous voir. En rejoignant la voiture, je me sentis soulagée et justifiée dans
mon initiative. Mlle Willow prenait l’affaire au sérieux et s’en occuperait
avec justesse dans la mesure où, comme elle le disait, injurier les gens
relève d’une forme de persécution, quand bien même il me sembla que les
enfants impliqués n’y avaient pas réfléchi autant.
En chemin, je m’arrêtai à l’épicerie et le reste de la journée fut englouti
par les tâches domestiques et par Paula. Elle allait avoir trois ans en avril et
entrerait à l’école maternelle au mois de septembre, le matin seulement. Je
pensais qu’elle était prête pour ces sources de stimulation et de socialisation
supplémentaires qu’apportait l’école. Je pensais alors trouver un travail à
temps partiel que je pourrais combiner avec l’école et avec la tâche de
parent d’accueil – peut-être un travail administratif, comme j’en avais
exercé dans le passé.
La journée était froide, mais le temps sec et ensoleillé. Je décidai donc
d’aller chercher Adrian et Beth à pied, tout en prenant la poussette au cas où
Paula se sentirait fatiguée. En attendant dans la cour, je papotai avec
d’autres mères. Je vis celle de Jenni et son amie rester à distance, sans me
regarder. La cloche retentit. Adrian et Beth sortirent tous deux en bonne
forme et Beth avait l’air détendue. Je me dis que les paroles de Mlle Willow
avaient dû parfaitement atteindre leur but. Cependant, sur le chemin de la
maison, Beth me demanda :
— Pourquoi mon assistante sociale est-elle à l’école ?
— Je ne le savais pas, dis-je, surprise. Est-ce qu’elle t’a parlé ?
— Non, j’étais en classe. Je l’ai vue à travers la vitre de la salle.
— Peut-être est-elle venue pour un autre enfant, suggérai-je, trouvant
cette possibilité raisonnable.
Beth haussa légèrement les épaules puis, en même temps que nous
marchions, se mit à jouer à la marelle sur les pavés. Adrian et Paula s’y
mirent aussi, de sorte que notre progression vers la maison fut lente mais
ludique. Je participai quelques instants, ce qui les fit tous rire.
J’oubliai la remarque de Beth à propos de la visite de Jessie à l’école et le
reste de l’après-midi et la soirée s’écoulèrent normalement, avec le dîner,
les devoirs d’Adrian et Beth, quelques jeux, le bain et la routine du coucher.
Beth téléphona à son père à 19 heures pendant que je baignais Paula. Ils
parlèrent essentiellement de la façon dont elle allait s’habiller quand elle
irait le voir le lendemain, alors que j’entendais avoir mon mot sur cette
question. N’ayant reçu aucune nouvelle de Jessie dans la semaine, je
présumai que l’organisation de la visite suivrait le même arrangement que
la semaine précédente, ce que Beth et Derek paraissaient supposer aussi,
étant donné leur conversation. Ils étaient naturellement impatients de se
voir. Pourtant, cela n’aurait pas lieu.
Le lendemain matin, en revenant à la maison après avoir déposé Adrian et
Beth à l’école, Jessie téléphona. Ce qu’elle me dit n’était pas seulement
dévastateur pour Beth. Cela n’avait aucun sens.
12
Grosse colère
— Beth n’ira pas rendre visite à son père ce soir. Pouvez-vous le lui dire,
s’il vous plaît ? me dit Jessie d’une voix égale.
— Oui, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Derek ne va pas bien ?
Beth va être très déçue, répondis-je.
Il y eut un bref silence avant que Jessie déclare :
— Vous pouvez rassurer Beth, son père va bien. Mais dites-lui que la
directrice et moi avons pris la décision d’annuler la visite. Je lui expliquerai
pourquoi quand je la verrai. C’est tout ce que vous avez à dire.
Un nœud se forma dans mon ventre.
— Quelque chose ne va pas ? demandai-je, toutes sortes de pensées me
traversant l’esprit.
— Je ne suis pas en mesure d’en dire plus à présent, répondit Jessie
platement. Je dois recueillir d’autres renseignements. Est-ce que Beth a
téléphoné à son père hier ?
— Oui. Comme tous les soirs.
— Combien de temps l’appel dure-t-il ?
— Au moins trente minutes. Parfois plus.
— Et de quoi parlent-ils ?
C’était un interrogatoire, mais pourquoi ? Mon cœur se mit à battre.
— Je n’écoute pas l’ensemble de la conversation, dis-je. Beth utilise le
téléphone de ma chambre pendant que je donne son bain à Paula. D’après
ce que j’entends, ils parlent beaucoup des habits que Beth porte – elle se
change toujours dès qu’elle revient de l’école. Ils se disent combien ils se
manquent et parfois Beth lui parle de l’école, mais pas souvent.
Il y eut une pause, comme si Jessie écrivait ce que je disais.
— Pouvez-vous entendre les réponses de Derek ? demanda-t-elle.
— Pas de la salle de bains, non. Au début, je restais assise sur le bord du
lit à côté de Beth et je pouvais entendre ses réponses.
— Et pourquoi avez-vous cessé de vous asseoir à côté d’elle pendant ses
appels ?
— Quand vous m’avez dit que vous n’aviez aucune inquiétude au sujet de
leur relation, j’ai pensé que ce n’était plus nécessaire. D’autre part, je dois
m’occuper de Paula. Derek et Beth discutent longtemps et si je devais
attendre jusqu’à ce qu’ils aient fini, Paula irait au lit en retard tous les jours.
Il y eut une nouvelle pause.
— Est-ce que Derek appelle Beth sa petite princesse ?
— Oui, c’est un terme qu’ils utilisent tous les deux beaucoup, répondis-je
sans comprendre sa question. Beth dit souvent : « Je suis la petite princesse
de papa. » Excusez-moi, mais est-ce que j’ai fait une erreur ?
— Non, répondit-elle, avant d’ajouter : Beth ne doit pas appeler son père
jusqu’à nouvel avis.
— Quoi ? Pas du tout ? m’exclamai-je, sous le choc.
— Pas pour le moment.
— Elle va être très contrariée, dis-je. Elle attend impatiemment ses appels
téléphoniques. Si cela s’ajoute à l’annulation des visites, elle va être
dévastée.
— J’en suis consciente, dit Jessie. Mais je crains qu’on ne puisse rien y
faire. Je vous ferai savoir si et quand les contacts téléphoniques peuvent
reprendre. Mais ce ne sera pas le cas pendant un moment. Ne lui donnez
donc pas de faux espoirs, s’il vous plaît.
J’avais du mal à donner un sens à ce que l’on me disait. Beth en aurait
aussi : on lui interdisait de voir et de parler à son père sans aucune raison
claire.
— Et vous ne pouvez pas m’en dire davantage ? demandai-je.
— Pas pour le moment, dit Jessie. Y a-t-il autre chose que vous pouvez
me dire à propos des coups de téléphone entre Beth et son père ? Pourquoi
utilise-t-elle le téléphone dans votre chambre ?
— Parce qu’en général, à cette heure-là, Adrian regarde la télévision dans
le salon. Cela permet donc de ne pas l’interrompre tout en donnant à Beth
un peu d’intimité. C’est la routine que nous avons instaurée.
— Avez-vous autre chose à dire au sujet de Beth ?
Il m’aurait été utile de savoir par rapport à quoi.
— Pas vraiment, répondis-je. Elle affronte bien la situation. Il y a eu un
incident à l’école, une forme de persécution, mais j’ai vu Mlle Willow et
elle s’en est occupée. Beth vous a vue hier à l’école.
— Ah bon ? dit Jessie sans surprise mais sans s’appesantir. Je prendrai
rendez-vous avec vous quand j’en saurai davantage. Merci de votre
patience.
Elle mit fin à la conversation et me dit au revoir. Je replaçai lentement le
combiné sur son support et demeurai immobile sur le sofa. Que se passait-il
donc ? Que s’était-il passé qui avait mené à une interruption aussi abrupte
des contacts ? Qu’allais-je pouvoir dire à Beth ?
Paula, qui jouait par terre, me regarda.
— C’est pour Beth ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Tu as l’air triste, maman, dit-elle gentiment.
Puis elle se leva et vint s’asseoir à côté de moi. Je passai mon bras autour
d’elle et la serrai contre moi. Nous restâmes silencieuses un moment. Paula
semblait ressentir l’énormité de ce qu’on venait de me dire et le fait que
j’aie besoin de temps pour réfléchir.
Mes pensées furent interrompues par la sonnerie du téléphone. En
décrochant, je pensai que c’était peut-être Jessie qui allait me donner la
raison de sa décision, ou peut-être même que cette décision avait été révisée
et que Beth pourrait téléphoner ou voir son père comme prévu. Mais ce
n’était pas Jessie.
— Est-ce Cathy ? demanda une voix féminine légèrement familière.
— Oui, c’est moi.
— C’est Marianne, l’amie de Derek.
— Oh ! bonjour.
— J’espère que je ne vous dérange pas mais j’ai besoin de vous parler de
toute urgence.
— Oui, je vous en prie.
— Derek m’a appelée il y a peu et il se sent perdu. On lui a interdit de
voir et de parler à Beth. Il ne semblait pas comprendre pourquoi. Il a parlé
d’une réunion. J’ai essayé de joindre l’assistante sociale mais elle n’est pas
disponible. Je me demandais si vous saviez ce qui s’est passé ?
Marianne parlait vite et je pouvais entendre l’anxiété dans sa voix.
— Je ne sais pas, répondis-je. Jessie vient de me téléphoner, mais tout ce
qu’elle m’a dit c’est que Beth ne verrait pas son père ce soir et qu’elle ne
pouvait pas lui téléphoner jusqu’à nouvel ordre. Elle ne m’a pas dit
pourquoi.
Je me demandai si je devais lui parler des questions que Jessie m’avait
posées, ou de la visite de Jessie à l’école, mais je décidai que cela restait
confidentiel et que si Jessie avait souhaité qu’elle le sache, elle le lui aurait
dit.
— Jessie ne vous en a pas donné la raison ?
— Non. Elle m’a juste demandé de le dire à Beth. Elle va être très triste.
Marianne émit un profond soupir.
— Je ne sais pas ce qui se passe. J’ai dit à Derek que j’irais le voir dès que
je finirais mon travail. Je suis au bureau pour l’instant, je ne peux rien faire.
Il m’a parlé d’une réunion à laquelle il a assisté hier avec Jessie et un
psychologue, mais je n’ai pas compris le lien avec tout le reste. Il était trop
contrarié pour l’expliquer. Est-ce que vous savez quelque chose sur cette
réunion ?
— Non. Jessie n’en a pas parlé.
Marianne souffla à nouveau.
— Bon. Merci. Désolée de vous avoir dérangée, mais je ne savais pas qui
d’autre appeler. J’essaierai de joindre Jessie plus tard.
— Marianne, je suis tout aussi inquiète que vous. Si vous apprenez
quelque chose de Jessie, pourrez-vous me le dire, s’il vous plaît ? Cela va
être difficile de l’annoncer à Beth et dans la mesure où je n’ai aucune
explication, je ne sais pas comment m’y prendre.
— Oui, bien sûr, je vous le dirai.
Elle dit rapidement au revoir et je raccrochai. Même Derek ne comprenait
pas la raison de la suspension des contacts. Paula leva le regard vers moi.
— C’était encore Beth ? demanda-t-elle doucement. Pauvre Beth, ajouta-
t-elle, comprenant que quelque chose n’allait pas, sans savoir quoi.
Marianne ne rappela pas ce jour-là. Je conclus qu’elle n’en avait pas
appris davantage de la part de Jessie. À l’approche de la fin des classes,
mon anxiété grandit à la perspective d’avoir à dire à Beth qu’elle ne verrait
pas son père et qu’elle ne lui téléphonerait pas non plus. Je pris la voiture,
espérant que Beth n’évoquerait pas son père avant qu’on soit dans la
voiture, voire à la maison, où je pourrais lui parler en privé. Comme
d’habitude le vendredi après-midi, les enfants se ruèrent dehors au son de la
cloche, tout excités d’être en week-end. Beth sortit avant Adrian et courut
vers moi, l’air radieux. « Je vais voir mon papa ce soir ! » fut la première
parole qu’elle prononça. Paula me regarda, consciente que j’avais quelque
chose d’important à dire à Beth.
— Beth, mon cœur, dis-je tendrement en me baissant vers elle, le
programme a malheureusement changé.
Le visage de Beth perdit immédiatement son expression heureuse et
insouciante.
— Je ne vais pas voir mon papa, c’est ça ? demanda-t-elle en me lançant
un regard mauvais.
— Non, pas ce soir, ma chérie. Je suis désolée. Je t’expliquerai quand
nous serons à la maison.
Elle me dévisagea avec un mélange de désappointement et de colère. Puis
elle frappa du pied avec rage.
— Je veux voir mon papa ! cria-t-elle.
Paula sursauta de peur. Quelques enfants et leurs mères qui se tenaient
debout à proximité regardèrent dans notre direction. Je mis ma main sur
l’épaule de Beth.
— Je suis désolée, ma chérie, lui dis-je à nouveau. Jessie a téléphoné. Je
te dirai ce qu’elle a dit quand nous serons rentrés.
— Dis-le-moi maintenant ! exigea-t-elle en tapant du pied.
— Non, ma chérie, quand nous serons rentrés, dis-je calmement.
— Vous ne pouvez pas m’empêcher de voir mon papa ! cria-t-elle.
Personne ne le peut !
Paula avait l’air effrayée et je commençai moi-même à me sentir
embarrassée.
— Cela ne sert à rien de se mettre en colère, dis-je, toujours d’une voix
calme. Je te dirai ce que je sais quand nous serons à la maison, mais pas ici.
— Je te déteste ! siffla-t-elle. Je vous déteste tous.
Elle croisa les bras sur sa poitrine, le visage plein de colère, et nous tourna
le dos. Je n’avais jamais vu Beth aussi furieuse. Paula, intimidée par l’éclat
de colère de Beth, glissa sa main dans la mienne. Adrian arriva et, voyant la
tête de Beth, lui demanda doucement :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tais-toi ! cria-t-elle.
Elle fronça les sourcils.
— Ça suffit, Beth, dis-je. Je sais que tu es malheureuse mais cela ne sert à
rien d’être impolie.
— Est-ce qu’on peut y aller, maman ? demanda Adrian, visiblement
embarrassé et souhaitant s’éloigner de la cour.
— Oui, allons-y.
Paula gardait sa main dans la mienne, Adrian marchait devant et Beth
restait en arrière. Je voyais qu’elle mettait une distance entre nous et je
regardai une ou deux fois par-dessus mon épaule pour m’assurer qu’elle
n’était pas trop à la traîne. Elle avançait bras croisés et le visage tourné vers
le sol, une expression féroce effaçant ses jolis traits. Quand nous arrivâmes
à la voiture, elle me lança un regard furieux.
— Allez, tout le monde dedans, dis-je en ouvrant la portière arrière.
Adrian se glissa le premier à l’intérieur, suivi par Paula et, enfin, Beth. Je
vérifiai leurs ceintures de sécurité mais Beth me repoussa vivement de la
main. Je préférai ignorer ce petit geste agressif et fermai la porte, dont la
serrure s’enclenchait automatiquement. Personne ne dit mot au cours du
trajet de dix minutes qui nous menait à la maison, mais je voyais leurs
visages dans le rétroviseur. Adrian et Paula regardaient droit devant, l’air
très inquiet, tandis que Beth regardait par la fenêtre, toujours très en colère.
Je me garai dans l’allée, sortis et ouvris la portière. Adrian sauta dehors le
premier, suivi de Paula, puis de Beth qui passa devant moi en martelant le
sol jusqu’à l’entrée.
— Ne vous inquiétez pas, dis-je doucement à Adrian et Paula, elle ira
mieux tout à l’heure.
Je voyais bien que la colère de Beth les mettait mal à l’aise.
Beth entra la première dans la maison. Envoyant valser ses chaussures et
jetant son manteau par terre, elle détala vers sa chambre à l’étage et claqua
la porte de celle-ci.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda enfin Adrian, soulagé d’être arrivé à
la maison.
— Beth ne peut pas voir son père ce soir, dis-je. On peut comprendre
qu’elle soit peinée. Peux-tu t’occuper de Paula pendant un moment, s’il te
plaît, pendant que je vais lui parler ?
— Est-ce qu’on peut allumer la télévision ? demanda Adrian.
— Oui, bien sûr. Jusqu’à l’heure du dîner.
J’aidai Paula à enlever son manteau et ses chaussures et ôtai le mien.
Adrian emmena Paula au salon et je me rendis dans la chambre de Beth
après avoir frappé pour la forme. Elle était allongée sur le lit, serrant contre
sa poitrine la photographie encadrée de son père.
— Sortez ! cria-t-elle. Je vous déteste tous. Je veux mon papa !
— Je sais que tu veux ton papa, mon cœur, dis-je doucement.
Je m’approchai et essayai de m’asseoir sur le bord de son lit. Je ne voulais
pas me trouver à portée de main au cas où Beth me donnerait des coups, par
excès de colère.
— Pourquoi vous ne me laissez pas voir mon papa ? demanda-t-elle avec
force, le regard furieux.
— Il ne s’agit pas de ma décision. Jessie m’a appelée ce matin et m’a dit
que la directrice et elle avaient décidé que tu n’irais pas à l’hôpital et que tu
ne téléphonerais pas à ton père jusqu’à ce qu’elle nous le dise.
Il n’y avait aucun moyen de l’expliquer facilement.
— Quoi ? Je ne peux pas lui téléphoner ? s’exclama-t-elle en se redressant
d’un bond sur le lit. Elle avait un regard de feu.
— Je crains que non, dis-je. Je ne sais pas pourquoi, Jessie ne l’a pas dit,
mais il doit y avoir une bonne raison.
— Je ne peux pas lui téléphoner du tout ? demanda-t-elle à nouveau, un
ton légèrement incrédule dans la voix.
— Pas pour l’instant. Pas avant que Jessie nous le dise.
— Mais ce n’est pas juste ! cria-t-elle en serrant la photo.
Puis elle retourna sa colère contre elle-même.
— Je parie que c’est ma faute si je ne peux pas le voir, dit-elle. C’est à
cause de ce que j’ai fait. C’est tout de ma faute !
Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Non, ce n’est pas vrai, lui dis-je, ce n’est pas du tout de ta faute.
— Mais si, c’est forcé ! tonna-t-elle. J’aime mon papa et il m’aime. J’ai
dû faire quelque chose de très mal pour qu’ils m’empêchent de le voir.
Comme beaucoup d’enfants en placement qui ne peuvent pas voir leurs
parents, Beth avait l’impression qu’elle en était la cause. Je m’approchai et
lui pris la main. Elle ne résista pas.
— Beth, ma chérie, parfois les travailleurs sociaux doivent prendre des
décisions difficiles et ils ne peuvent pas toujours nous dire tout de suite la
raison de leur décision. Il va falloir que nous soyons patientes et
courageuses, jusqu’à ce que Jessie nous explique le problème. J’espère que
ce ne sera pas long.
Beth me regarda. Toute sa colère s’était évanouie, remplacée par le
chagrin.
— Peut-être que mon papa ne m’aime plus, dit-elle avec une grande
tristesse. Peut-être qu’il aime quelqu’un d’autre, pas moi.
La photographie toujours collée contre elle, elle posa sa tête contre mon
épaule et se mit à sangloter doucement. Je l’entourai de mes bras et l’attirai
contre moi.
— Bien sûr que ton papa t’aime, dis-je, et au fond de toi, tu le sais. Ce
n’est pas lui qui a décidé de ne pas te voir. Il est aussi très triste.
— Tu n’en sais rien, dit-elle entre deux sanglots. Tu ne sais pas s’il est
triste. Peut-être a-t-il dit à Jessie qu’il ne voulait plus me voir.
Je pouvais comprendre que Beth se sente aussi rejetée. Et ne connaissant
pas la raison de l’interruption des contacts, il m’était difficile de la rassurer.
Je décidai que je n’avais pas d’autre choix que de lui parler du coup de
téléphone de Marianne, pour lui prouver que ce n’était pas la décision de
son père et que lui aussi était bouleversé de ne pas la voir.
— Marianne m’a téléphoné ce matin, entamai-je.
Beth releva la tête et me regarda, les yeux humides.
— Pourquoi ?
— Elle m’a demandé si je connaissais la raison pour laquelle tu ne
pouvais pas voir ton papa. Il lui avait téléphoné un peu plus tôt parce qu’il
était triste de ne pas pouvoir te voir. Il voulait tellement te voir.
— Il le voulait vraiment ?
— Oui, mon cœur. Je ne peux pas l’inventer. Il a appelé Marianne et elle
m’a téléphoné.
— Mais si mon papa veut me voir et si je veux le voir, pourquoi ne peut-
on pas se voir ?
— Honnêtement, je ne le sais pas. Marianne et ton père ne le savent pas
non plus. Jessie a dit qu’elle nous le dirait quand elle en saurait davantage.
Mais cela prendra peut-être un peu de temps. Je sais que c’est douloureux
pour toi, mais on ne peut rien y faire pour l’instant et je crois que nous
devons profiter au maximum de ce week-end.
Je décidai de ne pas dire à Beth que Jessie avait évoqué de plus amples
demandes de renseignements, car cela soulevait la question de ces enquêtes
et Jessie ne m’en avait rien dit.
— Alors, je ne peux pas téléphoner à mon papa pendant tout le week-
end ? demanda Beth, son visage se rembrunissant à nouveau.
— Non, ma chérie, je crains que non.
Son visage se ferma et je la repris dans mes bras. J’étais triste pour elle et
impuissante à l’aider. Comme je la câlinais et la consolais, j’entendis une
clé dans la serrure de la porte d’entrée en bas, puis la porte s’ouvrir.
L’espace d’un instant, je me demandai qui pouvait se permettre d’entrer,
avant de comprendre.
— John vient de rentrer, dis-je à Beth. Allons, sèche tes yeux et
descendons.
John arrivait à point nommé. Cela allait aider Beth à moins penser à sa
déception et cela redonnerait le moral à Adrian et Paula qui étaient inquiets
pour Beth.
Ces derniers s’étaient précipités vers l’entrée pour accueillir leur père à
grands cris :
— Papa ! Papa est rentré !
— Chéri ! lançai-je à John depuis l’étage. Je suis avec Beth, on descend
dans une minute.
Je n’étais pas sûre que John m’ait entendue car il était tout occupé à
embrasser ses enfants. Je pouvais l’entendre leur dire combien ils lui
avaient manqué.
— Bon, dis-je à Beth, est-ce que tu crois que tu peux descendre
maintenant ?
Elle opina doucement.
— C’est bien, ma chérie.
Elle glissa la photo de son père sous l’oreiller. Je lui pris la main et nous
descendîmes. John, Adrian et Paula étaient toujours dans l’entrée en train de
se prendre dans les bras.
— Et comment allez-vous toutes les deux ? demanda John en nous voyant
arriver en bas de l’escalier.
— On va bien, répondis-je.
Beth parvint à esquisser un sourire. J’embrassai John sur la joue ; il
m’était impossible de lui donner un vrai baiser et de l’enlacer car il était
submergé par Adrian et Paula. Je me dis que ce serait bien que tous trois
aient un moment ensemble puisqu’ils ne s’étaient pas vus depuis deux
semaines. Je me disais aussi que regarder leurs heureuses retrouvailles
pourrait rendre Beth encore plus triste.
— Veux-tu venir m’aider à préparer un thé pour John ? lui suggérai-je. Je
suis sûre qu’il aimerait ça.
— Oui, s’il vous plaît. Je meurs de soif, dit John.
Beth était contente de venir avec moi et John hissa Adrian et Paula sur ses
épaules pour les emmener dans le salon au milieu de hurlements de rire et
de joie. C’était l’exemple des jeux d’équilibre que requièrent les besoins de
ses propres enfants et de ceux qu’on accueille, pour que chacun ait sa part
équitable d’attention et que personne ne se sente mis en danger ou laissé de
côté. Nous les rejoindrions plus tard mais, pour l’heure, il était normal
qu’Adrian et Paula profitent de l’attention de leur père.
Beth disposa méticuleusement la tasse et la sous-tasse sur le plateau, mit
des biscuits dans une assiette et, pendant que cette petite activité la
distrayait, mon esprit continua d’être accaparé par Derek. Marianne avait
dit qu’elle se rendrait à l’hôpital après le travail et elle devait s’y trouver
maintenant. Je me demandai comment Derek se sentait et si Marianne avait
identifié la raison pour laquelle il n’était pas autorisé à voir et à parler à
Beth. Nul doute que Jessie ait donné cette raison à Derek, même s’il avait
été trop affecté pour le dire à Marianne au téléphone. Il me vint à l’esprit,
pendant un instant, que cela pouvait avoir un lien avec les inquiétudes
exprimées auparavant par Marianne, Mlle Willow et moi. Mais je rejetai
cette idée : Jessie avait déclaré que ces tourments étaient infondés. Il ne
pouvait donc s’agir de cela.
13
Une famille
avec deux parents
John apprécia le thé et les biscuits que Beth avait apportés avec précaution
dans le salon. Adrian et Paula, un peu calmés, s’étaient assis de chaque côté
de lui pour lui raconter leurs aventures. Beth et moi nous assîmes dans les
fauteuils et nous mêlâmes à leur conversation. L’atmosphère était joyeuse et
festive : l’avantage d’avoir son mari qui travaille loin est que chacun de ses
retours au foyer se transforme en fête et que toute la famille est heureuse.
Même Tosha ronronnait et se frottait contre les jambes de John. Au bout
d’un moment, je laissai tout le monde dans le salon et allai préparer le dîner
dans la cuisine. J’avais choisi certains des plats préférés de John : cocotte
de poulet avec pommes de terre à la crème, petits pois et maïs doux, suivie
d’un crumble aux pommes avec de la crème. C’étaient aussi des plats
favoris d’Adrian et Paula et de la plupart des enfants que j’ai accueillis, y
compris Beth.
Celle-ci fut plus calme que d’habitude pendant le repas et ne parla pas de
son père, hormis lorsqu’elle dit à John qu’elle n’avait pas le droit de le voir
ni de lui téléphoner. Je signifiai par gestes à John que je lui expliquerais
plus tard, n’ayant pas eu l’occasion de le prendre à part.
À l’issue du dîner, nous fîmes des jeux – une bataille, surtout pour Paula,
puis un Uno pour Adrian et Beth. Adrian avait appris à Beth comment jouer
et tous deux aimaient ce jeu, tout comme John et moi. Paula jouait avec moi
car les règles de l’Uno étaient un peu compliquées pour son âge. C’était
vendredi, il n’y avait pas école le lendemain et les enfants pourraient dormir
plus longtemps. L’esprit diverti, Beth oublia provisoirement sa tristesse et
parut trouver du réconfort dans la présence de John – elle ne le lâchait pas.
J’étais légèrement mal à l’aise avec la façon dont elle le touchait tout le
temps – caressant son bras ou passant la main dans ses cheveux – mais je
décidai de l’ignorer. Son père lui manquait, voilà tout.
Juste après 20 heures, Paula commença à bâiller et à se frotter les yeux.
C’était l’heure pour elle d’aller au lit. Elle fit le tour, souhaitant bonne nuit
à chacun et tendant la joue pour recevoir des baisers.
La routine du coucher était plus facile avec John car on se partageait la
tâche. Pendant que j’emmenai Paula au lit, il s’occupa d’Adrian et Beth.
Une fois Paula couchée, on inversa les rôles et il vint passer un moment
avec Paula pendant que je continuais de jouer avec Adrian et Beth. Puis, à
21 heures, John partit coucher Adrian tandis que je m’occupais de Beth.
Au lit, celle-ci redevint triste. Je lui caressai le front jusqu’à ce qu’elle
s’endorme. Une demi-heure plus tard, les trois enfants dormaient et John et
moi nous retrouvâmes dans le salon. J’avais moi-même hâte qu’il me
prenne dans ses bras et d’échanger des nouvelles. John proposa d’ouvrir
une bouteille de vin et se rendit dans la cuisine pour remplir deux verres. À
cet instant, le téléphone sonna et je décrochai immédiatement, espérant que
la sonnerie n’ait pas réveillé les enfants. Je croyais que c’était une amie qui
appelait pour papoter et je m’apprêtai à lui dire que John venait de rentrer et
que je la rappellerais plus tard.
Mais ce n’était pas une amie.
— Cathy, entama d’emblée Marianne, je viens de voir Derek à l’hôpital.
J’y ai passé trois heures. Je me disais que vous souhaiteriez savoir ce qui se
passe. Est-ce que vous êtes disponible pour parler ?
Elle semblait très tendue et je ne pouvais guère refuser.
— Comment va Derek ? demandai-je.
— Pas bien, raison pour laquelle je suis restée si longtemps. Toute cette
angoisse retarde vraiment sa guérison et, bien entendu, je me sens en partie
responsable.
— Pourquoi vous sentez-vous responsable ? dis-je, le ventre noué, tout en
entendant John marcher dans la cuisine et sortir les verres du placard.
— Il y a eu une réunion à l’hôpital plus tôt dans la semaine. Derek n’y a
pas assisté. Je ne sais pas exactement quel jour c’était – il n’était pas clair
sur ce point. Jessie était présente, ainsi qu’une infirmière du service et le
psychologue. Ils ont parlé de Derek et de la vie de Beth à la maison, et
certaines choses que je vous ai confiées sur leur comportement ensemble
ont été soulevées.
— Oh…
— Je ne vous blâme pas, dit tout de suite Marianne. J’étais d’accord que
vous en parliez à Jessie. Mais la façon dont cela a été relaté a donné
l’impression que j’accusais Derek d’abus sexuels, ce qui n’était pas du tout
le cas. Ils ont également évoqué ce que vous aviez indiqué à Jessie à propos
des photographies et d’autres choses. Mlle Willow a aussi été mentionnée.
— Mais je ne comprends pas, coupai-je dès que Marianne marqua une
pause, pourquoi maintenant ? Je pensais que tout cela avait été traité après
que je l’avais soulevé. Jessie m’a dit que mes inquiétudes n’avaient aucun
fondement. Elle m’a même donné l’impression que j’étais malveillante en
suggérant que quelque chose n’allait pas. Alors pourquoi soulever tout cela
maintenant ?
John revint dans le salon avec un verre de vin dans chaque main, qu’il
posa sur la table basse, avant de venir s’asseoir à côté de moi sur le sofa,
attendant la fin de ma conversation téléphonique.
— Je ne sais pas, répondit Marianne. Chaque fois que Derek se mettait à
me raconter ce que Jessie avait dit, cela le bouleversait et il commençait à
pleurer. Il est possible qu’il y ait un lien avec la visite de Beth, vendredi
dernier. Je crois que Jessie l’a emmenée à l’hôpital, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est exact. Mais Jessie n’a rien mentionné quand elle a ramené
Beth à la maison. Cependant, en y repensant, elle m’avait semblé un peu
préoccupée. Beth n’a évoqué aucun problème. Elle disait plutôt avoir passé
un bon moment. Oh ! mon Dieu ! dis-je en me souvenant soudain. J’espère
que cela n’a pas à voir avec les habits que Beth portait. Elle s’était préparée
seule et avait choisi des habits peu adaptés. Elle avait aussi mis beaucoup
de maquillage, mais on n’avait plus eu le temps d’y remédier.
— Je doute que cela ait un lien, dit Marianne. Beth s’est toujours habillée
ainsi et Derek n’en a pas fait mention. Ce qu’il a dit, en revanche, et ça m’a
semblé étrange, c’est que Jessie a empêché Beth de continuer de s’asseoir
sur les genoux d’autres patients masculins ainsi que de jouer à la « chasse
aux bisous ». J’ignore de quoi il s’agit et Derek n’avait pas l’air de le savoir.
— Je l’ignore aussi, dis-je, perplexe et soucieuse. Beth ne me l’a pas
raconté.
John poussa un léger soupir et prit le journal.
— Marianne, je ne vais pas pouvoir rester longtemps. Mon mari vient de
rentrer du travail. Est-ce qu’on peut parler une autre fois ?
— Oui, bien sûr, d’ailleurs c’est tout, en fait. Je suppose que Jessie ne
vous a pas téléphoné pour vous en dire davantage ?
— Non.
— Je l’appellerai lundi, et je verrai si elle est disposée à m’expliquer ce
qui se passe. Pour Derek, c’est le pire des cauchemars. Avant, il était déjà
parano à l’idée de perdre Beth, mais maintenant… (Marianne n’acheva pas
sa phrase.) Je n’aurais jamais rien dit si j’avais pensé que cela pouvait
arriver.
Ma réponse fut très précautionneuse.
— Je pense que nous avons tous le devoir de partager une inquiétude
sincère à propos d’un enfant. Je ne crois pas que vous, Mlle Willow ou moi-
même ayons mal agi en exprimant nos préoccupations. C’est à Jessie et aux
services sociaux d’agir comme bon leur semble. Vous ne devez pas vous en
vouloir.
— Vous avez peut-être raison. Tout cela est très perturbant. Je ne
comprends rien à ce qui se passe.
— C’est très perturbant pour Beth aussi.
— Oui, la pauvre. Bon, je vous laisse. J’irai rendre visite à Derek au cours
du week-end et je vous téléphonerai si j’ai du nouveau.
— Merci.
Nous nous saluâmes avant de raccrocher. John me regarda.
— Il y a un problème ? dit-il en refermant le journal et en le mettant de
côté.
— Oui, répondis-je.
— Alors, raconte-moi, reprit-il.
Ce que je fis. Cela aide de partager ses soucis.
Samedi fut une belle journée. Adrian et Paula étaient ravis d’avoir leur
père à la maison et qu’il soit en mesure de leur consacrer du temps. Beth
réagit avec courage et n’eut pas besoin d’être poussée pour se joindre aux
jeux. Comme la veille, la présence de John la réconfortait et elle chercha
constamment son attention. Elle vint quelquefois me faire un discret
commentaire sur son père – « Je me demande ce que mon papa est en train
de faire », « J’espère que papa va bien » –, montrant qu’il n’était jamais très
loin de ses pensées. Je la rassurai de mon mieux. Je ne lui parlai pas de
l’appel de Marianne, dans la mesure où elle n’avait rien dit qui puisse aider
Beth. Et étant donné son animosité envers elle, je pensai qu’il n’était pas
avisé de lui dire que Marianne avait rendu visite à son père alors qu’elle en
était privée. En revanche, je lui dis que j’appellerais Jessie mardi si elle
n’avait pas donné de nouvelles d’ici là. C’est à peu près tout ce que je
pouvais avancer et cela parut la rassurer.
À 19 heures – l’heure à laquelle Beth aurait dû téléphoner à son père –,
elle quitta John et, se collant contre moi sur le canapé, me murmura :
— On ne peut pas appeler mon papa sans que Jessie le sache ? Je ne dirai
rien à personne.
Nous étions dans le salon en train de regarder la télévision et je répondis à
voix basse pour ne pas déranger les autres :
— Non, mon cœur. En tant que parent d’accueil, je dois suivre ce que me
dit l’assistante sociale ou sinon j’aurai des problèmes.
Beth réfléchit quelques instants.
— Et si je téléphonais à mon papa sans te le dire ? Tu pourrais écrire le
numéro de téléphone sur un bout de papier et le laisser traîner. Je tomberais
dessus. Et je pourrais aller en haut pour téléphoner et vous n’en sauriez rien.
Je ne pus m’empêcher de sourire et de sympathiser de tout cœur avec
elle ; son père lui manquait tellement.
— Mais alors j’aurais des problèmes pour avoir laissé traîner le numéro
de téléphone et pour ne pas t’encadrer correctement, dis-je en l’étreignant.
J’ai peur que nous ayons à attendre jusqu’à la semaine prochaine quand
nous parlerons à Jessie.
Elle fit la moue mais accepta mes explications et retourna vers John. Ma
volonté de savoir ce qui se passait grandissait. Beth avait besoin de savoir
pourquoi elle n’était pas en contact avec son père. Je ne devais pas
dépendre d’informations de seconde main de la part de Marianne.
Le jour suivant, un vendredi, les enfants et moi eûmes une bonne surprise.
Sans nous l’avoir dit, John avait réussi à quitter le travail plus tôt et était
arrivé à la maison pendant que je récupérais Adrian et Beth à l’école.
Adrian fut le premier à repérer sa voiture dans la rue.
— Papa est rentré ! cria-t-il. Youpi !
À peine avais-je garé la voiture et ouvert la portière arrière qu’Adrian se
rua vers la porte d’entrée où il pressa sans discontinuer sur le bouton de la
sonnette. La porte s’ouvrit rapidement et les trois enfants tombèrent dans
les bras grands ouverts de John.
— Vous m’avez manqué, dit-il en les enlaçant et en baisant leurs fronts.
— Tu nous as aussi manqué, papa, répondit Adrian.
Je regardai Beth étreindre et embrasser John avec la passion et l’intensité
qui, je le supposais, étaient celles avec lesquelles elle embrassait son père
et, d’après ce que Jessie avait dit, les autres hommes. Vis-à-vis de
quelqu’un qu’elle connaissait à peine, c’était vraiment inapproprié. John se
redressa et nous entrâmes tous dans la maison. Je refermai la porte.
— Bonjour, chérie, dit-il en trouvant enfin l’occasion de m’embrasser,
comment vas-tu ?
— Beaucoup mieux en te voyant, répondis-je en souriant, avant de lui
murmurer : J’ai des choses à te dire.
John comprit et, une fois que les enfants furent assis autour de la table de
la cuisine avec une boisson et un goûter, il m’attira dans l’entrée.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota-t-il quand nous fûmes hors de la
pièce.
— Hier, j’ai eu une réunion avec les assistantes sociales de Beth et il
semble probable que le père de Beth ait abusé d’elle sexuellement.
John resta glacé d’horreur.
— Les services sociaux mènent une enquête et, pendant ce temps, Beth
n’est pas autorisée à voir ou à téléphoner à son père. Mais tu dois faire
attention.
— Pourquoi ? dit John en fronçant les sourcils. Quel rapport avec moi ?
— Aucun rapport direct mais Beth peut se comporter de façon trop
familière avec les hommes, du fait de la manière dont son père l’a traitée.
Par exemple, lorsqu’elle voulait que tu t’allonges sur son lit. Et la façon
dont elle te touche tout le temps, en caressant ton bras, ou ton dos, ou en
passant ses doigts dans tes cheveux. La façon dont elle t’étreint et
t’embrasse. Elle te connaît à peine et elle est constamment sur toi. Je ne dis
pas que tu ne dois pas la serrer dans tes bras, mais fais-le comme tu le ferais
avec l’enfant d’un ami, pas comme tu le fais avec Adrian et Paula.
Je pouvais voir John se débattre avec lui-même, comme cela m’était
arrivé avant lui. Ayant accueilli Beth dans notre foyer, il l’avait traitée
comme un enfant de la famille, avec une affection innocente et spontanée.
Mais pour Beth, tout contact avec John pouvait contenir une connotation
sexuelle, fondée sur son expérience avec son père. Aujourd’hui, les parents
d’accueil reçoivent une formation pour les aider à déceler des
comportements sexués chez les enfants placés chez eux. Mais à l’époque,
ils devaient se débrouiller tout seuls.
— Je n’aime pas ça. J’espère que cela n’affectera pas Adrian et Paula, dit-
il une fois que j’eus fini.
— Je m’en assurerai, dis-je, même si, bien entendu, tout ce qui touchait
Beth affectait aussi les autres membres de la famille.
Nous entendîmes les enfants quitter la table et, lorsqu’ils apparurent dans
l’entrée, nous nous dirigeâmes tous vers le salon pour nous raconter la
semaine écoulée : les cours de Beth et Adrian, les visites de Paula et moi au
parc et les jeux avec Vicky, et de brèves nouvelles du travail de John. Je
décidai alors d’aller préparer le dîner.
— Beth ne veut pas venir t’aider ? demanda John, désormais soucieux de
ne pas se retrouver seul avec elle.
Je la regardai. Elle secoua la tête.
— Je veux rester ici, dit-elle.
Je rassurai John d’un signe et laissai les portes ouvertes afin que John
puisse m’entendre et vice versa. Chacun était ainsi en sécurité.
En dépit de ces nouvelles précautions que nous mettions en place, la
soirée fut plaisante, même si John, fatigué, somnola parfois sur le sofa.
Lorsque ce fut l’heure de se coucher, il souhaita bonne nuit à Beth en bas de
l’escalier mais ne se rendit pas dans sa chambre pour l’embrasser, comme il
le fit avec Adrian et Paula. Une fois les trois enfants au lit, je m’assis à côté
de lui sur le sofa et commençai à lui raconter dans le détail ma réunion avec
Jessie et sa directrice. Entre parents d’accueil, il y a toujours des sujets à
débattre. Peu après 21 h 30, le téléphone sonna. Avec un léger soupir, je
décrochai, prête à dire que je rappellerais plus tard. C’était Marianne.
— J’espère que c’est une bonne heure pour vous appeler, dit-elle, je dois
vous parler.
John entendit, bâilla et me dit qu’il allait se coucher. J’étais déçue car
j’espérais que nous passerions un peu de temps ensemble. Mais je
comprenais qu’il soit fatigué. Il se leva, me souffla un baiser et quitta la
pièce.
— Est-ce que Jessie et la directrice vous ont déjà reçue ? demanda
Marianne sur un ton anxieux.
— Oui, hier.
— Je les ai vues mercredi. On aurait dit un interrogatoire. J’en suis sortie
avec l’impression que j’avais commis quelque chose de mal. Elles ne m’ont
rien dit mais je suis certaine qu’elles pensent que Derek est un pédophile.
Vous ont-elles dit quoi que ce soit ?
— Pas grand-chose, répondis-je avec précaution. Je me suis contentée de
répondre à leurs questions.
— Des questions sur Beth et Derek ?
— Oui, entre autres.
— Il n’est toujours pas autorisé à voir Beth ou à lui parler, n’est-ce pas ?
— Non, pas pour l’instant.
Je l’entendis soupirer.
— Derek est rongé par l’inquiétude, dit-elle. J’ai peur qu’il ait une
seconde dépression nerveuse et je ne peux rien faire pour le rassurer. Je suis
tellement désolée pour lui.
Je choisis soigneusement ma réponse.
— Marianne, quand vous êtes venue m’apporter le maillot de bain de
Beth, vous m’avez dit combien vous étiez inquiète au sujet de la relation
entre Derek et Beth. Vous saviez que Mlle Willow et moi-même étions
également soucieuses et vous avez souhaité que j’en parle à l’assistante
sociale de Beth.
— Oui, mais je n’ai jamais pensé que cela prendrait une telle tournure,
m’interrompit-elle. Derek a été séparé de force de sa fille. Il ne peut même
pas lui parler. Pour lui, c’est terrible. Beth sait-elle ce qui se passe ?
— Elle sait que les services sociaux mènent des enquêtes.
— Qu’y a-t-il à chercher ? cria-t-elle. Je leur ai tout dit !
— J’imagine qu’ils étudient la nature de leur relation.
Je demeurai volontairement vague. Ce n’était pas à moi de donner des
détails à Marianne si Jessie et la directrice ne l’avaient pas fait.
— Il n’y a rien à chercher ! répéta-t-elle. Derek et Beth sont très proches,
c’est tout.
Je commençai à être un peu agacée par la façon dont Marianne voyait les
choses et par la compassion déplacée qu’elle exprimait envers Derek.
— Marianne, ce n’est pas ce que vous m’avez dit lorsque vous êtes venue
ici. Vous m’avez dit que vous trouviez leur relation malsaine et différente
de celle qui devrait exister entre un père et sa fille.
— Mais je n’ai pas imaginé que tout cela arriverait, sinon je n’aurais rien
dit. Bien sûr que non.
Je savais que certaines personnes qui signalent des abus sexuels sur des
enfants ont peur lorsque des mesures sont prises et regrettent d’avoir
exprimé leur inquiétude. Mais il ne saurait y avoir de demi-mesure : les
enfants doivent être protégés.
— Il me semble qu’il vaut mieux laisser tout cela entre les mains des
services sociaux, dis-je avec diplomatie.
— Mais je dois pouvoir regarder Derek dans les yeux ! Pas vous ! cria
Marianne, désormais très contrariée. Que vais-je pouvoir lui dire ?
Marianne n’avait pas l’obligation de voir Derek. Elle l’avait choisi.
C’était sa décision.
— Je ne sais pas, répondis-je. Mon inquiétude concerne Beth et je la
soutiens du mieux que je peux.
— J’imagine que c’est donc à moi de soutenir Derek, répliqua Marianne
sur un ton sec. J’avoue que j’espérais que vous seriez un peu plus sensible
et compréhensive.
— Je suis désolée, dis-je.
Un silence suivit à l’autre bout de la ligne.
— Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider davantage, ajoutai-je.
— Ne vous inquiétez pas. Je ne vous téléphonerai plus ! lâcha-t-elle en
raccrochant.
Je reposai le combiné et restai ainsi, immobile, quelques instants. J’étais
sincèrement désolée d’avoir contrarié Marianne. Je n’avais jamais blessé
personne intentionnellement, mais je ne voyais pas ce que j’aurais pu dire
d’autre. Je ne pouvais pas prononcer des mots de réconfort ou de
commisération à l’égard de Derek. N’était-il pas soupçonné d’abus sexuels
sur enfant ? Lorsque j’avais rencontré Marianne, elle m’avait donné
l’impression d’une femme responsable et sensible, qui aurait pu être une
bonne belle-mère pour Beth. Mais sa loyauté envers Derek sapait à
l’évidence une telle perspective. J’espérai qu’elle tiendrait parole et ne me
téléphonerait plus.
Chassant Marianne de mon esprit, je laissai Tosha sortir se dégourdir les
pattes et montai à l’étage, espérant me faire chouchouter. Mais en entrant
dans la chambre, je trouvai John endormi. Il était manifestement épuisé car
il n’était que 22 h 20. Je me dis qu’une longue nuit me ferait aussi le plus
grand bien. Je fis ma toilette, me changeai et me glissai discrètement sous
les draps. John bougea sans se réveiller. Je m’allongeai sur le dos, fixant
l’obscurité, attendant d’être emportée par le sommeil. Mais toutes sortes de
pensées s’agitaient dans ma tête. Marianne avait estimé malsaine la relation
entre Derek et Beth mais elle regrettait maintenant d’en avoir parlé. De mon
côté, je maintenais mes inquiétudes, tout comme, me semblait-il,
Mlle Willow. Je savais que les épouses ou compagnes d’auteurs de sévices
sexuels prenaient leur parti de peur de bousculer le statu quo et d’être
abandonnées. Marianne semblait en donner l’exemple. Il me vint aussi à
l’idée que, Beth n’étant plus en contact avec son père, l’accès de Marianne
à Derek s’était dégagé. Était-ce la raison pour laquelle Marianne était si
loyale envers lui, saisissant l’occasion de passer le restant de ses jours avec
lui ? Cette pensée était déplaisante.
16
Es-tu
heureuse ici ?
Après un beau dimanche chez mes parents, John partit tôt le lundi matin,
pour une nouvelle semaine de travail. Il m’embrassa alors que j’étais encore
couchée et quitta la maison sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les
enfants. Je sortis du lit et allai à la fenêtre pour lui dire au revoir de la main.
Dehors, il faisait encore sombre et une fine pellicule de givre s’était
déposée au cours de la nuit. J’espérais que John appellerait pour dire qu’il
était bien arrivé, mais je savais aussi que cela ne lui était pas toujours
possible, du fait de ses engagements professionnels.
Comme de nombreux parents, j’ai remarqué que mes enfants étaient
réticents à se lever le lundi, surtout après un excellent week-end… Ce
lundi-là ne fut pas une exception. Lorsque je réveillai Paula, elle grommela
qu’elle était « trop fatiguée pour s’habiller » et me demanda de la laisser au
lit pendant que j’emmenais Beth et Adrian à l’école. Elle savait que c’était
impossible. Beth grogna aussi quand je la réveillai. « C’est encore l’heure
de dormir », dit-elle, plissant les yeux pour les garder bien fermés. Quant à
Adrian, il marmonna quelque chose à propos du petit déjeuner avant de se
retourner et de se rendormir. Je lui secouai gentiment l’épaule en lui disant
qu’il devait se lever pour avoir son petit déjeuner.
J’aidai Paula à s’habiller, puis nous descendîmes. Adrian et Beth
arrivèrent plus tard qu’ils auraient dû un jour d’école et je dus les activer un
peu pour qu’ils ne soient pas en retard. Après une toilette et un brossage de
dents rapides, nous sautions dans la voiture et arrivions dans la cour de
récréation avec quelques petites minutes d’avance. Un ami d’Adrian
l’appela et il courut le rejoindre pour jouer, tandis que Beth restait avec moi
et Paula. Je remarquai Jenni et sa mère debout pas très loin de nous. Jenni
ne cessait de regarder dans notre direction avec envie, comme si elle
désirait parler à Beth. Je lui souris mais sa mère le vit et me tourna le dos
avant de détourner le regard de sa fille. Heureusement, Beth ne vit rien. Je
ne comprenais pas pourquoi cette femme était si hostile à mon égard alors
que j’avais simplement respecté le souhait de Derek et refusé d’entretenir
une discussion dénigrante à son sujet. J’espérais que cela ne déteindrait pas
sur Jenni.
— Est-ce que tu joues toujours avec Jenni ? demandai-je à Beth.
— Parfois.
— Elle est gentille avec toi ? A-t-elle dit d’autres choses blessantes ?
— Non, ça va, mais je joue davantage avec mes autres amies.
— Tu pourrais en inviter une pour le goûter cette semaine, suggérai-je,
comme je le faisais pour tous les enfants que j’accueillais.
— Je n’ai pas le droit. Papa n’aimerait pas ça.
Beth n’avait pas le droit non seulement d’aller chez des amis, mais d’en
inviter chez elle. Bien qu’en désaccord avec Derek – les enfants ont besoin
de sociabiliser –, je décidai que ce n’était pas le bon moment de soulever ce
point avec Jessie. Je me demandai pourtant ce que Beth pensait en voyant
Adrian et Paula aller chez des amis ou en recevoir régulièrement, comme de
nombreux autres enfants.
De retour à la maison, Paula joua avec ses poupées pendant que je passais
l’aspirateur. Il était temps de procéder à un grand ménage, Jessie devant
nous rendre visite après l’école. Paula m’aida avec l’aspirateur miniature
que mes parents lui avaient offert pour Noël. Je commençai par ma
chambre, suivie de près par Paula, et remarquai l’alliance de John sur sa
table de nuit.
— Oh ! mon Dieu, dis-je en éteignant l’aspirateur et en ramassant
l’anneau, papa a oublié son alliance. Il va s’inquiéter.
— Pourquoi va-t-il s’inquiéter ? demanda Paula, qui « éteignit » aussi son
aspirateur.
— Parce qu’il va croire qu’il l’a perdue. Elle est précieuse pour lui, tout
comme la mienne est précieuse pour moi.
Paula inspecta la bague de John, puis la mienne.
— Pourquoi vos bagues sont-elles précieuses ? demanda-t-elle.
— Parce que nous avons choisi nos bagues ensemble et que nous les
avons glissées sur nos doigts quand nous nous sommes mariés et que nous
avons fait nos vœux.
Je devinai sa question suivante et anticipai.
— Les vœux sont des promesses que l’on fait à la personne qu’on aime
lorsqu’on se marie, dis-je. Pour le meilleur et pour le pire, dans la richesse
comme dans le dénuement, dans les épreuves comme dans le bonheur, de
t’aimer et te chérir, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Ensuite, tu prends
la bague et tu dis : Avec cet anneau je te prends pour époux, de tout mon
corps je t’adorerai et de toutes mes richesses je te couvrirai.
— Oh, je vois, dit Paula comme si elle souhaitait ne rien avoir demandé.
— J’imagine que papa appellera quand il réalisera que sa bague a disparu.
— Est-ce que je pourrai lui parler ?
— Oui, s’il a le temps.
Nous continuâmes de passer l’aspirateur avant de rapporter nos machines
dans le placard à balais. Dix minutes plus tard, le téléphone sonna et c’était
évidemment John, inquiet d’avoir perdu sa bague.
— Elle est sur ta table de nuit. Tu as dû l’oublier en partant ce matin dans
l’obscurité.
— Dieu merci, dit-il, manifestement soulagé. J’ai cru que je l’avais
oubliée à l’hôtel.
— Paula aimerait te dire un petit coucou.
— Très rapidement alors, parce que j’ai bientôt une réunion.
Je tins le téléphone près de l’oreille de Paula et elle dit :
— Bonjour, papa, maman a trouvé ta bague, tu peux donc l’adorer avec
toutes tes richesses.
J’éclatai de rire et j’entendis John rire aussi. Paula sourit et dit au revoir à
son papa. Je repris le téléphone.
— Mais d’où sort-elle cela ? demanda John alors que je riais encore.
— Paula m’a demandé pourquoi nos bagues étaient si précieuses, alors je
lui ai expliqué nos vœux de mariage.
— Ah ! dit John. Bon, je suis content que ma bague soit là et je te
souhaite une bonne semaine.
— Toi aussi. À vendredi.
— Je l’espère, mais il y a un petit risque que j’aie à travailler tout le
week-end.
— Oh non, pas encore, dis-je.
— Désolé, je n’y peux rien. Je t’appellerai quand j’en aurai la certitude.
Après nous être dit au revoir, je raccrochai en cachant ma déception à
Paula. Si John ne rentrait pas ce week-end, cela voudrait dire deux
nouvelles semaines sans le voir, ce qui paraissait bien long. Il était inutile de
le dire aux enfants avant d’en avoir la confirmation.
À l’issue du déjeuner, j’emmenai ma fille au parc où je retrouvai une amie
dont le fils avait le même âge que Paula. Il faisait froid mais nous restâmes
plus d’une heure avant d’aller chercher Adrian et Beth à l’école. Adrian me
rappela que, le lendemain, il resterait à l’école après la classe pour son
entraînement de football. Beth, elle, me rappela que son assistante sociale
venait cet après-midi. Je n’avais oublié ni l’un ni l’autre. J’observai que
depuis que Beth n’avait pas été en contact avec son père, elle ne parlait plus
autant de lui. Ses références à « la petite princesse de papa », aux habits
qu’elle porterait quand elle le verrait ou lui parlerait au téléphone, s’étaient
largement estompées. Elle se contentait de demander, avec tristesse, quand
Jessie la laisserait revoir son père ou lui parler.
À la maison, je préparai le goûter. Dans la mesure où ce n’était que la
seconde visite de Jessie (la première étant le jour où elle avait amené Beth),
je n’étais pas sûre de la forme que cette visite prendrait, ni combien de
temps elle durerait. Les travailleurs sociaux ont chacun leur approche.
Jessie arriva à 16 heures et je la fis entrer dans le salon, où Beth attendait
déjà impatiemment sur le canapé. J’offris à boire à Jessie mais elle refusa.
— J’aimerais d’abord vous parler, me dit-elle, puis j’aurai une petite
discussion avec Beth et je jetterai un œil à sa chambre.
Beth parut déçue.
— Tu peux aller jouer avec Adrian et Paula, lui suggérai-je.
Ils se trouvaient dans la cuisine sur la table de laquelle j’avais installé des
puzzles, du papier et des crayons pour les distraire pendant la visite de
Jessie.
— Quand est-ce que vous allez me parler de mon papa ? demanda Beth à
Jessie.
— Dès que j’ai fini de discuter avec Cathy, lui répondit-elle.
Beth accepta et partit rejoindre Adrian et Paula. Je poussai la porte pour
éviter que nous soyons entendues et je m’assis sur le sofa, tandis que Jessie
s’installa dans un fauteuil.
— Je me disais que vous pourriez commencer par me donner des
nouvelles de Beth – comment va-t-elle ? demanda Jessie.
— Pas trop mal. Son père lui manque. Je l’ai rassurée de mon mieux.
— A-t-elle raconté quoi que ce soit à propos de leur relation ?
— Pas vraiment. Rien de neuf. Les mêmes choses que je vous ai déjà
dites.
— Il est possible que cela devienne une enquête policière, auquel cas Beth
sera interrogée et vous aurez peut-être à répondre à certaines questions.
— Je ferai ce que je peux pour aider.
— Je suis toujours en train d’étudier tout cela, dit-elle. Je vais essayer de
revoir le psychologue de Derek. Après cela, la directrice et moi serons
mieux à même de décider de la suite. Il y a une chose que j’ai besoin de
vous demander.
— Oui ?
— Le maquillage que Beth portait quand je l’ai emmenée à l’hôpital…
elle m’a dit que son père le lui avait acheté. Est-ce exact ?
— Oui, pour autant que je sache. Elle m’a dit l’avoir apporté à l’école
pour le montrer à une amie et l’y avoir laissé dans un tiroir.
— Vous ne le lui avez donc pas acheté ?
— Non, certainement pas.
— Et il n’y a rien d’autre que Beth ait pu dire sur son père qui puisse nous
aider ?
Je réfléchis quelques instants.
— Non, je suis certaine de vous avoir tout dit. Beth ne parle plus trop de
lui en ce moment.
— Autre chose qui date du temps où elle était en contact avec lui ?
Essayer de se souvenir me mettait sous pression. Mais finalement, je
secouai la tête et répétai être sûre d’avoir tout relaté.
— Et Beth mange et dort bien ?
— Oui. Elle a fait un ou deux cauchemars, dont un lorsque le contact a été
coupé. Mais en général, elle dort bien.
Jessie opina, l’air pensive.
— J’ai parlé à l’institutrice de Beth, elle m’a dit qu’elle suivait bien à
l’école.
— Oui. Beth est une enfant qui ne se laisse pas abattre. J’imagine qu’elle
n’a pas eu le choix, n’ayant pas de mère et ayant à affronter tout cela.
— Ou peut-être est-elle douée pour camoufler ses sentiments, comme
moyen de faire face. J’aimerais regarder les photographies, s’il vous plaît –
celles que vous avez prises.
Je les avais préparées et lui remis le jeu de tirages. Elle commença à les
inspecter. Il y en avait une vingtaine, prises lors de nos sorties. Je précisai à
nouveau avoir donné un jeu complet à Beth. Jessie hocha la tête. Elle passa
en revue les clichés, puis les remit dans leur boîte et me les rendit en me
remerciant. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle y avait cherché et elle ne
m’en dit rien. Puis elle m’indiqua vouloir parler à Beth et qu’elle
m’appellerait quand elle aurait fini. Je rejoignis les enfants qui dessinaient
dans la cuisine et informai Beth que Jessie voulait maintenant la voir. Je
refermai la porte du salon derrière elle et retournai à la cuisine préparer le
repas pendant qu’Adrian et Paula poursuivaient leurs activités. Les parents
d’accueil et leurs enfants doivent s’habituer à être exclus de réunions qui se
déroulent chez eux, aussi gênant cela soit-il. Quinze minutes plus tard, on
entendit la porte du salon s’ouvrir et Jessie appeler : « Cathy, vous pouvez
venir maintenant. » Je dis à Adrian et Paula de rester là sagement. Dans le
salon, Beth était assise à côté de Jessie, l’air cafardeuse. Je lui souris d’un
air rassurant.
— Nous avons eu une bonne discussion, déclara Jessie sur un ton vif.
Beth comprend que mon travail est de la protéger et d’agir dans son
meilleur intérêt, même si les apparences sont contraires en ce moment.
Nous avons également parlé des différentes façons dont les gens se touchent
et dont on les touche. Le fait que certaines parties du corps sont intimes et
ne devraient pas être touchées par les autres.
— Je n’ai pas le droit de voir mon papa, lâcha Beth en me regardant.
— Non, pas encore, dit Jessie.
N’ayant pas entendu leur conversation, je n’avais aucune idée de ce que
Beth comprenait désormais des raisons pour lesquelles elle ne pouvait pas
voir son père. Mais j’espérais que Jessie lui avait expliqué suffisamment et
avait répondu à ses questions.
— Maintenant, allons voir ta chambre, dit Jessie à Beth. Vous pouvez
venir avec nous si vous voulez, ajouta-t-elle à mon adresse.
Beth se leva, s’approcha de moi et glissa sa main dans la mienne. Nous
montâmes dans sa chambre, avec Jessie dans nos pas.
— Quelle jolie chambre ! s’exclama cette dernière en entrant.
— Oui, Beth la garde toujours impeccablement rangée, dis-je en lui
souriant.
— Formidable, dit Jessie. Quand je verrai ton papa, je pourrai lui dire à
quel point tu te tiens bien.
Je voyais que ce commentaire était censé réconforter Beth mais il me
sembla manquer de tact, dans la mesure où elle n’était pas autorisée à le
voir.
— Regarde un peu toutes ces photos, continua Jessie en s’avançant vers
les étagères. Quelle collection !
Elle se mit à les regarder attentivement une par une.
— Qu’est-ce qui est arrivé avec le cadre en verre de ces deux-là ?
demanda-t-elle.
— Je les ai cassées, répondit Beth sur un ton triste.
— Vous ne m’en avez pas parlé, me dit Jessie.
— Désolée, je n’y ai pas pensé, répondis-je.
Il était difficile de savoir ce qu’il était pertinent de communiquer à Jessie
et ce qui ne l’était pas.
— J’étais en colère, c’est pour ça que je les ai cassées, admit Beth.
— En colère contre ton père ? demanda Jessie.
— Oui.
— Mais après coup, elle était triste de les avoir brisées, ajoutai-je. Et elle
a promis de ne pas recommencer.
— Pourquoi étais-tu en colère contre ton père ? insista Jessie tout en
étudiant les photographies sans verre.
— Parce que je ne pouvais pas le voir.
— Sans autre raison ? demanda Jessie en fixant Beth du regard.
— Non.
Jessie jeta un œil aux autres photographies. Beth et moi étions debout à
l’entrée, la regardant. Lorsqu’elle eut fini, elle se tourna vers Beth.
— Je crois savoir que tu gardes une photo sous ton oreiller, n’est-ce pas ?
Puis-je la voir, s’il te plaît ?
Beth s’approcha du lit, retira la photo sous l’oreiller et la tendit à Jessie.
Nous gardâmes le silence pendant que Jessie étudiait le cliché. Puis elle le
rendit à Beth qui le remit sous l’oreiller.
— Tu as de nombreuses photos à la maison, dit Jessie en revenant vers les
étagères. Pourquoi as-tu choisi de prendre celles-ci ?
— Je ne sais pas. Parce qu’elles sont toutes de moi et mon papa, je
suppose.
— Tu as l’air d’une grande fille dessus. Pourquoi n’en as-tu pas pris où tu
étais plus jeune ?
J’ignorais complètement l’intérêt de cette question. Beth se contenta de
hausser les épaules.
— Est-ce que je peux jeter un coup d’œil à ta garde-robe ? demanda
Jessie.
— Oui, répondit Beth en lui ouvrant l’armoire.
— Tu as beaucoup d’habits, dit Jessie en passant rapidement en revue les
cintres. Qui les a choisis pour toi ?
— Papa, dit-elle fièrement.
— Il choisissait tous tes habits ?
— Oui.
— Et tous tes sous-vêtements ?
— Oui.
Jessie referma la penderie et ouvrit le premier tiroir de la commode,
fouillant à travers les dessous de Beth, remuant ses culottes, ses jupons et
ses maillots de corps à dentelle pour voir ce qu’il y avait en dessous. Elle
procéda de même avec les deuxième et troisième tiroirs, puis se tourna vers
Beth.
— Tu as l’air de te sentir très bien ici avec Cathy. Est-ce que tu es
heureuse ?
Beth opina légèrement.
— Parfait, dit Jessie en se dirigeant vers l’entrée de la chambre. Pour le
moment, tu seras donc bien ici.
Beth garda les yeux fixés sur le dos de Jessie. Je savais qu’elle avait
compris comme moi le sens de ses paroles : qu’elle ne rentrerait pas de sitôt
chez elle et allait rester avec moi indéfiniment.
17
Un cadeau spécial
— Jessie m’a annoncé que je ne pouvais pas voir mon papa, me dit Beth
après le départ de Jessie.
— Et est-ce qu’elle t’a expliqué pourquoi ? demandai-je.
— Elle a dit qu’elle devait s’assurer que je sois en sécurité. Mais je ne
comprends pas. Je suis en sécurité avec mon papa.
— Je suis certaine que Jessie privilégie ce qui est le mieux pour toi.
Je ne pouvais en dire davantage.
Cela faisait un mois que Beth vivait chez nous, même si, à cause de tous
ces événements, cela nous semblait beaucoup plus long. La semaine se
déroula selon la même routine de l’école, des devoirs à la maison, des jeux
et de la télévision. Beth se joignit à nouveau à la lecture des histoires pour
Paula, avant de se coucher. Toutes deux y prenaient plaisir et cela permettait
à Beth d’oublier un peu le fait qu’elle ne pouvait plus téléphoner à son père
à 19 heures – ce qu’elle ne mentionnait désormais que rarement. Je notai
qu’un lien se créait entre Beth et Paula, comme deux sœurs. Au début, Beth
avait davantage joué avec Adrian, plus proche d’elle en âge. Dorénavant,
elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour jouer avec Paula, choisissant des
jeux et des livres convenant à l’âge de la petite. Beth était très gentille dans
ses gestes et très patiente. Elle prenait soin d’elle et la traitait comme une
petite sœur, ce que je trouvais très touchant. Cela semblait lui venir
naturellement car, pour autant que je sache, Beth n’avait jamais eu
l’expérience d’enfants plus jeunes, ayant mené une vie très isolée avec son
père. Cela démontrait un peu plus combien c’était une enfant gentille et
douce.
La semaine se déroula sans heurt jusqu’à jeudi. Jusqu’à ce que nous
voyions la lumière clignoter sur le répondeur téléphonique en rentrant de
l’école. Sans penser une seconde qu’il puisse s’agir d’une mauvaise
nouvelle et alors que les enfants ôtaient leurs manteaux à côté de moi,
j’appuyai sur le bouton de lecture. On entendit la voix de John et les trois
enfants s’immobilisèrent en silence. « Bonjour, tout le monde. J’espère que
vous allez tous bien. Je suis désolé mais je ne vais pas pouvoir rentrer ce
week-end. Papa a du travail. Je suis sûr que vous passerez quand même un
très bon week-end. On se parle bientôt. Bisous. » La voix de la messagerie
indiqua que l’appel avait été passé à 15 h 30. Puis le répondeur se remit à
zéro.
Le visage d’Adrian se décomposa. Il laissa tomber son manteau dans
l’entrée et courut dans sa chambre à l’étage. Comprenant son désarroi, Beth
dit :
— Est-ce que je monte réconforter Adrian ?
— C’est très gentil de ta part, mon cœur, mais je préférerais que tu
t’occupes de Paula pendant que j’y vais, lui répondis-je.
J’aidai Paula à enlever son manteau, puis Beth l’emmena dans le salon
tandis que je grimpais l’escalier. Il me vint à l’esprit qu’au cours des
dernières semaines, les seules sources de désordre à la maison avaient été
provoquées par ces pères absents. Et bien que les raisons de ces absences
soient différentes, leurs conséquences étaient les mêmes : des enfants très
malheureux ayant besoin de réconfort et d’être rassurés.
La porte de la chambre d’Adrian était fermée. Je frappai doucement avant
d’entrer. Il était assis par terre, le dos appuyé contre le bord du lit, fixant des
yeux la maquette d’avion qu’il tenait sur ses genoux.
— Je peux venir ? lui demandai-je en entrant.
Il fit un léger signe de la tête, sans lever les yeux. Je vins m’asseoir à côté
de lui, m’adossant également au lit.
— Tu as fait du beau travail avec cet avion, lui dis-je.
Il y avait consacré des semaines et avait espéré le montrer à son père ce
week-end.
— Je vais l’offrir à Papy, dit-il.
Cela me surprit dans la mesure où toutes les autres maquettes qu’il avait
construites étaient exposées dans sa chambre, sur une étagère.
— C’est très gentil. Papy sera ravi. Mais es-tu sûr de ne pas vouloir
l’ajouter à ta collection ?
— Oui. Est-ce qu’on peut voir Papy et Nana dimanche ?
— Oui, s’ils sont libres. Nous leur demanderons de venir déjeuner. Je les
appellerai tout à l’heure.
— J’aime beaucoup Nana et Papy, dit-il, toujours concentré sur son avion.
— Je sais que tu les aimes et ils t’aiment aussi, beaucoup. Mais ton papa
t’aime aussi. Ce n’est pas sa faute s’il doit travailler loin.
— Non ? dit-il en me regardant enfin.
— Non, mon chéri, ce n’est pas sa faute. Nous manquons à ton papa
autant qu’il nous manque. Je suis sûre que tu le sais.
— Je n’ai pas envie de parler de lui maintenant, dit-il avec fermeté,
tournant à nouveau son regard vers la maquette.
J’hésitai.
— D’accord, mais promets-moi de me parler quand tu en as envie. Je ne
veux pas que tu gardes tout ça pour toi.
Il fit un petit signe de la tête.
— C’est bien. Maintenant, je descends préparer le dîner avant de
téléphoner à Papy et Nana. Tu descends bientôt ?
Il répondit par un nouveau petit hochement de tête. Je le laissai tranquille,
l’embrassai sur la joue et partis en refermant la porte derrière moi. L’ayant
élevé depuis la naissance, je le connaissais bien et savais que je pouvais le
laisser seul un moment. Avec un enfant que j’accueille depuis peu, je
choisis toujours la prudence et ne le laisse pas seul quand il est contrarié.
Pourtant, dix minutes plus tard, j’allai vérifier comment il se sentait. Il
jouait sans grande passion avec des petites voitures. Je me rendis dans ma
chambre pour appeler mes parents. En plus d’une invitation pour dimanche
midi, j’avais quelque chose à demander à mon père. C’est lui qui répondit.
— Bonjour, ma chérie, quelle bonne surprise. Tout va bien ?
— Oui, tout va bien mais je viens d’apprendre que John ne pourra pas
rentrer ce week-end et Adrian est très déçu. Je me demandais si tu ne
pourrais pas avoir un brin de conversation avec lui. D’homme à homme, tu
vois ? Par ailleurs, est-ce que vous pourriez venir déjeuner dimanche ?
— Je suis sûr que c’est possible, répondit-il. Passe-moi d’abord Adrian et
je demanderai ensuite à ta mère pour dimanche.
— Merci, dis-je en lui soufflant un baiser à travers la ligne.
Je posai le combiné et allai frapper doucement à la porte d’Adrian, en
passant ma tête dans l’embrasure.
— Papy veut te parler au téléphone. Tu peux prendre l’appel dans ma
chambre.
Son visage s’éclaira et il se rua vers ma chambre pendant que je retournais
à la cuisine. Une demi-heure plus tard, le dîner était prêt mais il n’y avait
aucun signe d’Adrian. J’allais l’appeler du bas de l’escalier quand je réalisai
qu’il était toujours en ligne. Je pouvais entendre le son de sa voix, à défaut
de comprendre ce qu’il disait. Je décidai de lui laisser le temps de finir sa
conversation avec son grand-père et rejoignis les filles dans le salon.
Un quart d’heure plus tard, Adrian déboula dans le salon, le sourire
jusqu’aux oreilles. Se précipitant sur moi, il ouvrit ses bras en grand et me
serra fort contre lui.
— Je t’aime tellement ! s’exclama-t-il.
— Je t’aime aussi, lui dis-je. Est-ce que tu as fini avec Papy ?
— Oui, il m’a dit de te dire qu’ils peuvent venir dimanche et que Nana
préparera une tarte aux pommes.
— Merveilleux.
Nous restâmes quelques instants dans les bras l’un de l’autre puis Adrian
se retira et déclara :
— Je meurs de faim, maman, est-ce que le repas est prêt ?
— Oui.
— Moi aussi, j’ai faim, dit Beth.
— Moi aussi, ajouta Paula qui ne voulait pas être en reste.
L’heure habituelle du dîner était passée et j’emmenai tout le monde vers la
table. J’ignorais ce que mon père avait raconté à Adrian – et je ne le lui
demanderais pas, c’était leur affaire – mais cela avait dû être exactement ce
qu’il fallait dire car Adrian retrouva sa bonne humeur coutumière. Du coup,
le moral de Beth et Paula remonta également et nous étions tous heureux de
voir mes parents le dimanche suivant. Nous les voyions régulièrement mais
leurs visites étaient toujours très attendues et avaient un air de fête. Les
grands-parents sont tellement importants, et pas seulement en temps de
crise. Leur savoir, leur sagesse, leur patience, leur amour et leur
compréhension, acquis au fil des années, sont inestimables et leur présence
peut être un élément de stabilité pour toute la famille.
Ce vendredi soir, nous nous mîmes à table sans John. J’attendais son
arrivée à tout instant mais je ne savais jamais exactement à quelle heure il
se montrerait. Cela dépendait de son éloignement et de la circulation. En
général, il arrivait pour le dîner, parfois un peu avant. Ce jour-là, quand
nous eûmes fini de manger, peu après 18 h 30, il n’y avait toujours pas de
signe de lui. Je ne m’en préoccupai pas encore mais, la soirée avançant et
ne le voyant toujours pas, l’inquiétude me gagna. Lorsqu’il fut l’heure pour
Paula d’aller au lit, elle me demanda :
— Papa ne rentre pas ce week-end ?
Je lui répondis que si, qu’il avait juste dû être retardé. Je lui donnai son
bain, puis lui lus une histoire, mais John n’arrivait toujours pas.
— Tu verras papa demain au réveil, lui dis-je pour la rassurer.
Mon anxiété grandit au fil de la soirée. De nos jours, si quelqu’un est en
retard, on l’appelle sur son portable ou on lui envoie un message. À
l’époque, leur usage n’était pas si courant et peu de gens en possédaient. Je
rassurai Adrian en lui disant que son père avait été retardé. Il resta debout
plus tard que d’habitude, dans l’espoir de le voir avant d’aller se coucher. Et
à notre grand soulagement, John téléphona à 21 h 30 d’une station-service
pour nous dire que le mauvais temps perturbait gravement la circulation et
qu’il ne serait pas là avant au moins une heure et demie. Il dit rapidement
bonsoir à Adrian et l’assura qu’il le verrait le lendemain matin. Rasséréné,
celui-ci partit au lit.
Les trois enfants couchés, je m’assis dans le salon, Tosha sur les genoux,
et regardai le journal télévisé de 22 heures. C’était la même litanie de
catastrophes, suivie par le bulletin météo qui, lui, était beaucoup plus
réconfortant. Le présentateur déclarait que les averses de neige fondue
étaient passées et que la nuit serait claire. Tous les axes routiers étaient
fluides. Je me dis que John allait arriver plus tôt qu’il n’avait prévu. Un peu
après 23 heures, j’attendais toujours. Le téléphone sonna tout d’un coup et
me fit sursauter. Je décrochai et fus surprise d’entendre la voix de John.
— Cathy ? Tu es toujours debout ? Je m’attendais à tomber sur le
répondeur.
— Oui. Est-ce que tout va bien ? Combien de kilomètres te reste-t-il ?
— Trop, dit-il dans un profond soupir. J’ai décidé de jeter l’éponge pour
ce soir. J’ai pris une chambre dans un motel. Je ferai le reste du trajet au
petit matin.
— Ah. Combien te reste-t-il à faire ? Je pensais que tu étais tout près.
— Non, et je suis épuisé. Je ne veux pas risquer de conduire davantage
dans un tel état de fatigue. Je vais me reposer et on se voit tôt demain matin.
Et si ce temps persiste, je repartirai dimanche après-midi.
— Oui, bien sûr. Sois prudent et à demain matin.
Évidemment, j’étais dépitée que John ne rentre pas ce soir. Mais il avait
pris la décision la plus sage. Je mis Tosha dans son panier et rejoignis mon
lit.
Le lendemain matin, j’expliquai aux enfants ce qui s’était passé et les
assurai que John était en route. Lorsqu’il arriva, à 10 heures, nous
terminions notre petit déjeuner et les enfants se ruèrent sur lui.
— Je voulais que tu arrives hier, dit Adrian en l’enlaçant.
— Mais tu ne veux pas que ton papa ait un accident de voiture, n’est-ce
pas ? lui demanda John.
Bien sûr que non. Adrian était simplement déçu de ne pas avoir beaucoup
de temps avec son père ce week-end.
Je préparai un petit déjeuner chaud pour John car il n’avait bu qu’un café
en quittant le motel. Pendant qu’il mangeait, nous échangeâmes les
nouvelles de la semaine. Comme le présentateur météo l’avait prédit, le
samedi fut ensoleillé. L’après-midi, nous partîmes nous promener dans la
forêt du coin. Après avoir assisté à des réunions toute la semaine et un long
trajet en voiture, John apprécia « de se dégourdir les jambes et de prendre
un peu l’air frais ». On joua à cache-cache avec les enfants, nous
dissimulant derrière les arbres. Puis, sur le chemin du retour, nous
achetâmes des plats à emporter dans un restaurant chinois.
Dimanche matin, une autre belle journée nous attendait. La température
était encore froide – nous n’étions que début mars – mais le ciel était
dégagé et le chant des oiseaux suggérait l’arrivée du printemps. Adrian se
mit à réfléchir à son anniversaire, qui tombait fin mars. Il annonça vouloir
emmener des amis au bowling, ce que John et moi acceptâmes. Je dis à
Adrian que je réserverais la salle de bowling à temps. Paula, entendant
parler d’anniversaire, demanda dans combien de temps était le sien. C’était
une semaine après celui d’Adrian mais, à son âge, elle n’avait guère la
notion du temps. Je lui montrai donc les pages du calendrier – vingt-cinq au
total.
— C’est beaucoup de temps ! s’exclama-t-elle. Est-ce qu’on peut avancer
mon anniversaire ?
Et tout le monde rit.
— Est-ce que je pourrai voir mon papa pour le mien ? demanda Beth,
dont l’anniversaire n’était pas avant octobre.
— Je ne sais pas, répondis-je honnêtement. J’en saurai peut-être plus
quand je verrai Jessie mardi.
Lundi matin, l’école reprenait et le ciel était dégagé. Nous quittâmes donc
la maison un peu plus tôt pour nous rendre à l’école à pied. Mon esprit était
très occupé par la réunion du lendemain. J’imaginais toutes sortes de
discussions et de résultats hypothétiques. Je m’attendais à être informée des
derniers développements concernant Derek et des projets à long terme des
services sociaux pour Beth. L’idée me traversa que si Beth ne pouvait plus
vivre avec son père – ce qui me semblait devoir être le cas – et qu’elle
n’avait aucun autre parent pour prendre soin d’elle, elle continuerait peut-
être à rester chez nous. Évidemment, John, Adrian et Paula devraient
donner leur assentiment. Mais il me semblait idiot de l’envoyer dans une
autre famille d’accueil alors qu’elle avait commencé à s’habituer à nous. Je
pensais soulever cette question lors de la réunion, si cela semblait
approprié.
Lundi soir, j’expliquai aux enfants les arrangements pris pour le
lendemain. Paula était ravie à l’idée de passer un autre après-midi de jeu
avec Vicky. Adrian ne voyait pas d’inconvénient à être récupéré à l’école
par Kay, et Beth me répéta plusieurs fois de dire à Jessie qu’elle aimait son
papa et qu’elle était très triste d’avoir été impolie avec lui au téléphone.
— Assure-toi que Jessie sache que je ne serai pas impolie si je suis
autorisée à lui parler à nouveau, dit-elle.
— Je le lui dirai, ne t’inquiète pas.
Je me sentais triste pour elle.
Notre samedi matin fut paresseux et, l’après-midi, nous allâmes dans une
réserve animale, située dans une ancienne carrière inondée, à environ une
demi-heure de route. Le temps était agréable et nous nous postions dans les
zones boisées, aussi silencieusement que les enfants le pouvaient, pour
observer les oiseaux, les canards et les oies se poser et s’envoler dans le
marais. Nous connaissions le nom de certains oiseaux, mais pas de tous.
Sur la route du retour, nous nous arrêtâmes dans un café pour commander
un grand brunch pour tout le monde. Le repas était si copieux que même
Beth, qui avait bon appétit, eût du mal à finir. John et Adrian mangèrent la
moitié de celui de Paula et une partie du mien. Mais nous trouvâmes tous
une place pour le dessert, une glace recouverte d’un coulis de chocolat… La
seule ombre de la journée fut lorsque, en revenant à la maison, John reçut le
coup de fil d’un collègue de travail ayant une question urgente à débattre,
qui ne pouvait attendre lundi. John dut organiser un rendez-vous avec cet
homme dans un pub à mi-distance de leurs domiciles respectifs, à environ
une heure de chez nous. Il partit vers 19 h 30, après avoir assuré aux enfants
qu’il rentrerait tard ce soir-là, pendant qu’ils dormiraient.
Juste avant minuit, je le sentis se glisser dans le lit.
— Est-ce que tout va bien ? marmonnai-je, à moitié endormie.
— Oui, c’est réglé, dit-il gaiement.
Le dimanche matin fut tout aussi paresseux, avant d’aller l’après-midi
dans un parc de la région, muni de pain pour nourrir les canards. John ne
devait pas repartir avant le lendemain matin à 8 heures. Nous avions donc
tout le dimanche ensemble et il put même voir les enfants partir à l’école le
lendemain.
Lundi après-midi, Jessie téléphona et annonça qu’elle viendrait rendre
visite à Beth le mercredi après l’école. Elle demanda comment Beth allait
depuis notre réunion et comment l’appel téléphonique de vendredi avec son
père s’était déroulé. Je l’informai que le coup de téléphone s’était bien
passé, même si Beth s’était encore habillée pour la circonstance et s’était
montrée un peu grincheuse que son père ne lui ait pas demandé ce qu’elle
portait.
— On dirait que Derek intègre ce que le Dr Jones lui dit, souligna Jessie
sur un ton positif.
— Beth en est sortie un peu confuse, dis-je.
— C’est normal, parce que son père est en train de changer la façon dont
il se comporte avec elle. J’essaierai de lui expliquer quand je la verrai mais
elle commencera un travail thérapeutique la semaine prochaine. Avez-vous
de quoi écrire ?
— Oui, répondis-je en attrapant un stylo et un bloc-notes.
— J’ai prévu que Beth voie le Dr Weybridge, qui est une
psychothérapeute pour enfants. Malheureusement, Beth va devoir manquer
un peu l’école, mais c’est inévitable. La liste d’attente pour les rendez-vous
après l’heure de la classe est très longue. Ce sera le mardi et le jeudi après-
midi, à partir de la semaine prochaine. L’heure n’est pas encore confirmée.
Le Dr Weybridge travaillera étroitement avec le Dr Jones. L’idée est que
Beth voie le Dr Weybridge deux fois par semaine. Puis dans environ un
mois, ils se joindront à Derek et au Dr Jones dans le cadre d’une thérapie
familiale.
— Voulez-vous que j’informe l’enseignante de Beth ?
— J’ai déjà parlé à Mlle Willow. Je lui ai dit que j’avais demandé un
rendez-vous le plus tard possible dans l’après-midi, pour réduire au
minimum le temps d’école perdu. Voilà, je vous vois mercredi, donc.
— Très bien, merci.
J’étais contente de voir les choses avancer et j’étais certaine que la
thérapie aiderait Beth d’une autre manière que moi. Ce soir-là, avec
étonnement et un léger embarras, je reçus un coup de téléphone de
Marianne. Il était 21 h 30 et les enfants étaient couchés.
— Je passe juste à mon appartement pour récupérer quelques affaires, me
dit-elle, et j’ai pensé à vous donner un coup de fil.
— Ah bon, répondis-je avec hésitation, comment allez-vous ?
La dernière fois qu’elle m’avait téléphoné, quand Derek était hospitalisé
et que tout contact avec Beth était interrompu, elle s’était mise très en
colère et avait raccroché.
— Derek ne sait pas que je vous appelle, alors, s’il vous plaît, ne lui dites
pas. Je ne veux pas qu’il pense que je le surveille mais je me demandais si
vous pourriez me dire comment s’est passé le coup de téléphone de
vendredi dernier ? De notre côté, cela a semblé bien se dérouler mais
comment allait Beth ?
C’était gentil de la part de Marianne de se montrer soucieuse de Beth,
mais ce n’était pas mon rôle de lui en rendre compte. Jessie ou le Dr Jones
lui confieraient ce qu’elle avait besoin de savoir. Mais je ne voulais pas non
plus apparaître impolie.
— Je pense que ça s’est assez bien passé, répondis-je.
— Est-ce aussi ce que vous avez dit à Jessie ? demanda-t-elle, une pointe
d’angoisse dans la voix.
— Je lui ai dressé un compte rendu honnête de l’appel, oui, répondis-je.
— Et Jessie était satisfaite ?
Je comprenais que Marianne soit anxieuse. Les appels téléphoniques
allaient constituer une partie de l’évaluation de Derek. Mais ce n’était pas à
moi de donner ces détails ou de deviner les opinions de Jessie.
— Je lui ai dressé un compte rendu honnête, répétai-je. Il est sans doute
préférable que vous vous adressiez à elle.
Marianne demeura silencieuse un moment, puis elle dit :
— Je me sens responsable, vous savez. Je savais que quelque chose
n’allait pas et j’aurais dû intervenir. Mais c’était difficile – les deux étaient
contre moi et je me sentais profondément blessée. Je ne savais pas ce qui
était le mieux à faire.
— Je ne pense pas que vous devriez vous sentir responsable, dis-je.
— C’est ce que dit Jessie. Elle souligne qu’il est très difficile de déceler
ce genre de choses, ce qui explique que de nombreux cas ne soient pas
rapportés.
Je notai que Marianne était incapable d’utiliser le mot inceste.
— Est-ce que Beth me hait ? demanda-t-elle.
— Elle est très perturbée, répondis-je avec diplomatie.
— Moi aussi, je le suis, dit-elle. La semaine dernière, je me suis effondrée
au travail et je me suis confiée à ma supérieure. Ça n’ira pas plus loin mais
je savais qu’elle avait connu des problèmes comparables dans sa famille. Sa
nièce était sortie avec un homme plus âgé, qui avait un enfant d’une
précédente relation. La façon dont lui et sa fille se comportaient ensemble
était pire que Derek et Beth. Sa nièce ne comprenait pas ce qui se passait et,
finalement, elle avait mis fin à la relation. Elle était très contrariée mais on
peut se demander ce qui est arrivé à l’enfant laissé derrière…
— En effet, oui, dis-je. Elle ne pouvait pas partir comme ça.
— Mais Derek n’a rien fait, vous savez.
Marianne entendit mon silence.
— Derek n’a pas abusé Beth sexuellement, dit-elle. Je sais que la façon
dont il se comportait avec elle était mauvaise mais cela n’a jamais atteint ce
stade-là. Il ne l’a certainement jamais violée. Je l’ai dit à Jessie.
— C’est la meilleure personne à qui le dire.
Je me demandai comment Marianne pouvait en être si sûre. Elle n’avait
pas été aussi affirmative, une autre fois : Certains de leurs bisous et de leurs
câlins pourraient être décrits comme sexuels, avait-elle déclaré quand elle
avait apporté le maillot de bain de Beth.
— Est-ce que vous me croyez ? demanda Marianne, la voix un peu plus
forte.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Beth et son père. Je crois qu’il
faut laisser cela au docteur Jones et à Jessie. C’est à eux de l’évaluer.
Il y eut un moment de silence, puis, la voix brisée, Marianne ajouta :
— Je suis désolée de vous avoir importunée.
Et elle raccrocha.
Je regrettais de ne pas avoir réussi à lui offrir toutes les assurances qu’elle
cherchait. Mais je ne savais pas ce que j’aurais pu dire d’autre. Personne ne
connaissait le résultat de l’évaluation et, comme Laura l’avait souligné, cela
aurait été une erreur de spéculer.
Ce soir-là, je me couchai en pensant à Beth, à Marianne, à Derek, à la
nièce de la supérieure de Marianne. J’étais enfin sur le point de sombrer
dans le sommeil quand la sonnerie du téléphone me fit tressaillir. Je tendis
le bras et saisis le combiné téléphonique sur la table de nuit.
— Allô ?
— Est-ce que John est là ? demanda une voix de femme.
— Non, il est au travail, répondis-je, l’esprit dans les vapes.
— Mais oui, bien sûr, suis-je bête. Désolée de vous avoir dérangée.
Et elle raccrocha.
J’oubliai cet appel jusqu’à ce que je sois contrainte, quelques mois plus
tard, de beaucoup penser aux coups de téléphone à John et à ses nuits à
l’extérieur.
22
La cerise
sur le gâteau
Le soir suivant, un incident me fit réaliser que j’étais devenue un peu trop
complaisante avec Beth. Lorsque j’accueille un enfant que je ne connais
pas, je suis très vigilante. Pas seulement pour m’assurer que ses besoins
sont satisfaits mais aussi pour que ma famille et lui-même soient en
sécurité. Avec le temps, j’apprends à le connaître, il se sent plus rassuré et
je commence à me détendre. Plus il reste, plus je suis détendue, jusqu’à ce
que l’enfant fasse simplement partie de la famille et que je sache pouvoir lui
faire confiance sans dire un mot. À moins, évidemment, qu’un événement
ne m’alerte à nouveau.
Ayant mal dormi dans la nuit de lundi, je m’étais sentie fatiguée le
lendemain et j’entendais me coucher assez tôt. J’avais dû l’indiquer aux
enfants, dans une parole en l’air, et Beth m’avait sans doute entendue. Elle
épia donc le moment propice pour agir. J’allai au lit un peu avant 22 heures
et m’endormis rapidement. Heureusement, peu importe mon état de fatigue,
j’ai le sommeil léger. Après des années à être aux aguets pour les enfants,
j’ai tendance à me réveiller au moindre bruit. Il allait être 23 heures quand
j’ouvris les yeux. J’eus d’abord l’impression que l’un des enfants avait
appelé ou que des chats se battaient dehors, ou encore qu’un renard jappait
dans le jardin, ce qui arrivait assez souvent là où nous habitions. Je
m’allongeai dans la faible lumière qui filtrait dans l’embrasure des rideaux
depuis le réverbère de la rue et tendis l’oreille. Pendant quelques secondes,
tout fut calme. Puis j’entendis un étrange tapotement qui semblait venir
d’en bas.
John étant loin, il m’arrivait de me sentir parfois assez vulnérable, surtout
quand il y avait des bruits suspects dans la nuit. Je ne me considère pas
comme une personne peureuse mais l’une des raisons pour lesquelles je
gardais un téléphone près du lit était de pouvoir appeler à l’aide si
nécessaire. Pourtant, ce tapotement ne semblait pas être le bruit d’un voleur.
Ou alors, celui-ci n’aurait pas été très discret. J’écoutai encore un peu, puis
soulevai ma couette avec précaution et, le cœur commençant à battre plus
vite, sortis du lit en chemise de nuit avant de traverser la chambre à pas de
loup. Une fois dans le couloir, je sus avec certitude que le bruit provenait du
rez-de-chaussée et je continuai d’avancer jusqu’à pouvoir voir l’entrée. Les
veilleuses étaient allumées et je vis Beth en pyjama, debout à côté du
téléphone. Elle me tournait le dos mais je vis qu’elle tenait dans une main le
combiné et tapait de l’autre main des numéros.
Ne voulant pas réveiller Adrian et Paula, je descendis jusqu’au milieu de
l’escalier avant de dire :
— Qu’est-ce que tu fais, Beth ?
Elle sursauta et, en se retournant, lâcha le téléphone.
— Rien ! répondit-elle avec un air coupable.
Je m’approchai encore, pris le combiné, qui émettait le bruit d’un appel, et
le replaçai sur son support.
— À qui téléphonais-tu ?
— Personne, dit-elle en serrant un bout de papier contre sa poitrine.
— Beth, ma chérie, je ne suis pas idiote. Tu essayais de téléphoner à
quelqu’un. Tu n’auras pas de problèmes mais je veux savoir qui et
pourquoi.
— Une amie, dit-elle.
— Il est assez tard pour appeler une amie. Est-ce qu’elle ne sera pas au
lit ?
Beth me regarda et, réalisant peut-être qu’elle avait été prise et qu’elle
devait passer aux aveux, elle poussa le bout de papier froissé vers moi. Je
l’ouvris. Dans l’écriture enfantine de Beth figurait une série de chiffres, que
je reconnus comme étant le numéro de Derek, avec l’indicatif de zone.
— Alors tu essayais d’appeler ton père, dis-je.
— Oui, mais il n’a pas répondu. J’ai essayé plusieurs fois, mais le
répondeur est branché, comme ici. Alors, je ne lui ai pas parlé.
Tant mieux, pensai-je. J’imaginais le tableau : un enfant papotant avec son
possible agresseur pendant que le parent d’accueil dormait.
— Pourquoi essayais-tu d’appeler ton père au milieu de la nuit ?
demandai-je.
Elle haussa les épaules.
Consciente que les portes des chambres d’Adrian et Paula étaient
entrouvertes et que nos voix pouvaient les réveiller, j’ordonnai à Beth de
venir discuter avec moi dans la pièce de devant. J’allumai la lumière et
refermai la porte derrière nous. Beth se tint debout au milieu de la pièce et
me regarda avec un léger air de défi.
— Je voulais parler à mon papa, dit-elle.
— Mais nous lui avons téléphoné vendredi, comme Jessie nous l’a dit. À
l’heure fixée, pas au milieu de la nuit.
— Mais je veux lui parler plus souvent.
— Je comprends cela. Et la meilleure chose à faire est d’expliquer à Jessie
ce que tu ressens quand tu la verras demain. Comme tu le sais, je ne suis
pas en position de décider si tu peux téléphoner ou non à ton père. Et nous
ne pouvons pas décider par nous-mêmes de l’appeler quand on veut.
— Je n’aime pas que tu écoutes quand je lui parle ! cria-t-elle.
— Je comprends aussi cela, dis-je. Mais tout comme toi, je dois respecter
ce que Jessie me demande de faire.
— Est-ce que mon papa doit aussi faire ce que dit Jessie ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il travaille avec Jessie pour son propre bien. Jessie te
l’expliquera plus en détail demain mais tu ne peux pas décider de
téléphoner à ton père à ta guise. Je pensais que tu dormais. Es-tu restée
éveillée pendant tout ce temps, en attendant que je me couche ?
Elle acquiesça.
— Eh bien, tu dois me promettre de ne plus recommencer, Beth. Dans la
pénombre, tu aurais pu trébucher dans l’escalier.
— Je le promets, dit-elle, d’un air boudeur.
— Bien. Comment as-tu obtenu le numéro de ton père ? demandai-je en
jetant un œil au petit bout de papier dans ma main.
— Quand nous avons téléphoné, j’ai regardé les numéros que tu pressais
et je les ai écrits. Pas tous d’un coup – je n’arrivais pas à tous les
mémoriser. Mais quelques-uns chaque fois.
Elle remportait la palme de l’ingéniosité, pensai-je. Et je me décernai le
bonnet d’âne pour l’avoir laissée me voir composer le numéro.
— Merci pour ton honnêteté, lui dis-je. Maintenant, au dodo et plus de
promenades au milieu de la nuit.
Nous montâmes à l’étage et je la remis au lit. Dans les semaines qui
suivirent, pour ne prendre aucun risque, je débranchais le téléphone de
l’entrée avant d’aller me coucher et le rebranchais le matin. Les portes des
pièces où se trouvaient d’autres téléphones en bas étaient fermées la nuit. Et
bien entendu, si Beth essayait d’utiliser celui de ma chambre, je
l’entendrais.
Lorsque j’arrivai pour récupérer Paula, Kay m’offrit une tasse de café que
j’acceptai avec plaisir. Je restai chez elle une demi-heure avant de rentrer et
de préparer le déjeuner pour Paula et moi. L’après-midi, nous allâmes au
groupe des tout-petits, puis partîmes prendre Adrian et Beth à l’école. Tous
deux sortirent de classe impatients du week-end à venir et de la compétition
de natation. Beaucoup de parents avaient acheté des billets pour que leurs
enfants assistent à l’événement et soutiennent leur équipe.
— J’espère que notre école gagnera au moins un trophée, dit Adrian.
— Avec toi dans l’équipe, c’est certain, dit Beth gentiment.
En entrant dans la chambre d’Adrian, je le trouvai assis sur son lit, la mine
inquiète.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je en m’asseyant sur son lit.
— Imagine que je sois nul demain à la nage, répondit-il d’un ton plaintif.
Imagine que j’arrive dernier et que je déçoive l’école ?
— Je suis certaine que tu ne seras pas dernier. Mais il doit toujours y avoir
un dernier et si c’est toi, tu auras fait de ton mieux. Souviens-toi que c’est le
plaisir de participer qui compte, pas la victoire.
Il acquiesça faiblement mais ne sembla pas moins inquiet.
— Imagine que papa n’arrive pas à temps ? reprit-il.
Il était épuisé, et je voyais qu’il se mettait à angoisser pour tout.
— Il sera là, répondis-je. Cesse de t’inquiéter et couche-toi. Tout ira bien
demain matin.
Il finit par se rouler en boule et je lui lus une histoire jusqu’à ce qu’il
s’endorme.
Le lendemain matin, nous étions tous debout et habillés plus tôt que
d’habitude (pour un samedi matin), fin prêts pour ce qu’on appelait
désormais le Grand Jour d’Adrian. Je préparai le petit déjeuner et suggérai
aux enfants d’aller jouer dans le jardin puisque le temps était chaud et
ensoleillé, en tâchant de ne pas trop se salir étant donné que nous allions
partir dans quelques heures. Je sortis de la remise bicyclettes, tricycles,
raquettes et balles, laissant le bac à sable couvert. Ils jouèrent ainsi pendant
que je débarrassais le petit déjeuner, mais Adrian continuait de venir
vérifier si son père était arrivé.
— Je te dirai quand il sera là, le rassurai-je. Je suis sûre qu’il va bientôt
arriver.
Je dois avouer que je fus quand même soulagée quand, à 11 h 15 – une
heure avant notre départ pour la piscine –, j’entendis la porte de devant
s’ouvrir et John lancer :
— Je suis rentré ! Où est passé tout le monde ?
J’allai dans l’entrée et le pris dans mes bras.
— Les enfants sont dans le jardin, dis-je. Café ?
— Oui, s’il te plaît.
Comme je remplissais la bouilloire, il sortit dans le jardin. Je regardai par
la fenêtre de la cuisine. Adrian le vit en premier.
— Tu es arrivé ! Papa est là ! cria-t-il.
Il courut à travers le jardin et sauta dans ses bras.
— Évidemment que je suis là, dit John, tu n’as quand même pas cru que
ton papa te laisserait tomber ?
— Non, bien sûr que non ! s’exclama Adrian.
Moi non plus.
Je servis à John son café et des œufs sur du pain grillé, comme il aimait.
Et, à 12 h 15, on se serra tous dans sa voiture, en partance pour le centre
nautique du département, où la compétition se déroulait. Le parking se
remplissait déjà de tous les parents venus de l’ensemble du département
pour amener leurs enfants qui concouraient. J’accompagnai Adrian à
l’accueil, où son entraîneur de natation l’enregistra et où d’autres membres
de l’équipe attendaient. Je leur souhaitai bonne chance et retournai dehors,
les spectateurs n’étant pas autorisés à entrer avant une demi-heure.
Le centre nautique était entouré d’arbustes et, par endroits, de gazon. John
et moi nous assîmes sur l’herbe et bavardâmes pendant que les filles
couraient autour, cueillaient pâquerettes et pissenlits, et cherchaient des
trèfles à quatre feuilles. John parla de son travail et je lui racontai ma
semaine, notamment cette séance de thérapie à laquelle j’avais participé
avec Derek et le Dr Jones. Rien qui bouleverse le cours de la planète, mais
le genre de choses qui constitue le quotidien de nos vies et que les couples
apprécient de partager.
Les portes de la piscine s’ouvrirent et, enlevant les brins d’herbe sur nos
habits, nous rejoignîmes la queue pour entrer. À l’intérieur, l’air était chaud
et humide. Nous prîmes des sièges au troisième rang dans les gradins. Le
brouhaha s’accrut à mesure que la tribune se remplissait. Les spectateurs
discutaient avec animation jusqu’à ce que le début de la compétition soit
annoncé. L’organisateur utilisa son sifflet pour obtenir le silence. Les filles
s’avancèrent sur leurs sièges, cherchant Adrian du regard. Je leur expliquai
qu’il devait être en train d’attendre ailleurs avec son équipe jusqu’à l’heure
de sa course. L’organisateur présenta le maire, qui était l’invité d’honneur,
et lui tendit le microphone. Il nous souhaita la bienvenue, nous remercia
d’être venus et déclara la compétition ouverte. On débuta avec la course des
plus petits, les trois à quatre ans. Ils étaient trop mignons lorsqu’ils
marchaient et semblaient minuscules dans l’eau, dans la partie peu profonde
du bassin.
La première épreuve d’Adrian était le cinquante mètres nage libre. Elle
eut lieu au bout d’une vingtaine de minutes. Nous applaudîmes quand il
apparut avec les autres concurrents. Les nageurs prirent position au bord de
la piscine. L’organisateur imposa le silence. Puis il siffla, les nageurs
plongèrent et nagèrent de toutes leurs forces. Nous criions à pleins
poumons. Ils parcoururent une longueur, virèrent et repartirent pour une
deuxième et dernière longueur. Adrian prit une honorable troisième place et
nous continuâmes d’applaudir pendant qu’il sortait de la piscine et
disparaissait dans l’aire d’attente. Je ne savais pas s’il nous avait vus : il y
avait tant de monde dans le public que nous devions ressembler à une mer
de visages depuis la piscine.
Adrian nagea une nouvelle fois dans le relais quatre nages et son équipe
finit deuxième, ce qui représentait un formidable succès pour l’école.
D’autres épreuves suivirent, se terminant par celle des plus âgés – les
quatorze à seize ans, dans le deux cents mètres nage libre. À l’issue de la
compétition, le maire félicita tout le monde et distribua trophées, médailles
et rubans. Notre école remporta un trophée et six médailles, dont celle
d’Adrian pour sa troisième place. Chaque participant reçut un ruban bleu
roi en guise de souvenir. Ainsi, aucun enfant ne repartait les mains vides.
Nous retrouvâmes Adrian dehors.
— Bravo ! lui dis-je en lui donnant un gros baiser qu’il n’essuya pas, cette
fois-ci.
— Bravo, fiston, ajouta John, tout fier, en lui ébouriffant les cheveux.
Le visage d’Adrian rayonnait en nous montrant sa médaille et son ruban.
Puis il nous dit qu’il mourait de faim en se frottant le ventre.
— Un hamburger et des frites, s’il te plaît, maman.
Sur la route, nous nous arrêtâmes dans un fast-food. Ce soir-là, Adrian,
épuisé et très heureux de sa performance, n’eut aucune difficulté à
s’endormir. John dut repartir le dimanche soir mais j’étais contente qu’il
soit rentré à temps pour la compétition d’Adrian et je me consolais en
pensant qu’il n’aurait pas à toujours travailler loin de nous.
Pas plus d’un an, avait-il dit.
Il est parfois difficile, pour les familles d’accueil, d’accepter les décisions
prises par les services sociaux, souvent parce que nous n’avons pas accès à
toutes leurs informations. Je mentirais en disant que je n’avais aucune
réserve sur la décision qui était prise de renvoyer Beth vivre avec son père.
Mais je devinais que Jessie aussi en avait, car ses commentaires sur
Marianne étaient très révélateurs : Derek a accompli d’énormes progrès
mais nous ne prendrions probablement pas la décision de renvoyer Beth
chez elle si Marianne n’était pas là. La présence de Marianne était cruciale
dans la décision prise, et c’est pour cette raison qu’elle avait participé à la
thérapie de groupe avec Beth. Je ne verrais jamais les rapports de Jessie et
des deux médecins. Je ne connaîtrais donc jamais l’étendue exacte des
contacts physiques inappropriés de Derek avec Beth. Mais il était clair que
cela n’avait pas été le pire des scénarios car il n’y eut pas d’enquête de
police et Beth fut autorisée à retourner chez elle. Elle ne l’aurait pas été,
avec ou sans Marianne, si l’inceste symbolique avait conduit à un inceste
sexuel. Je devais accepter que Jessie, le Dr Jones et le Dr Weybridge, après
avoir lu et débattu de toutes les preuves recueillies et après avoir travaillé
avec Derek et Marianne, avaient été convaincus que Beth ne courait aucun
danger et que c’était dans son intérêt de rentrer chez elle vivre avec son
père et avec Marianne.
Jessie passa une heure avec Beth. Quand elle repartit, Beth avait une
compréhension raisonnable des étapes de son ré-emménagement chez elle.
Jessie nous donna, à Beth et à moi, un calendrier imprimé du processus. Sur
l’exemplaire de Beth, Jessie avait dessiné une petite habitation sur laquelle
était écrit « Maison » sous la date à laquelle elle emménagerait
effectivement. Beth voulut l’accrocher au mur de sa chambre pour pouvoir
cocher les jours au fur et à mesure et compter ceux qui restaient jusqu’à
« Maison ». Nous accrochâmes le calendrier avec de la pâte à fixer, puis
elle appela Adrian et Paula pour le leur montrer, leur expliquant fièrement
ce que signifiait chaque jour jusqu’à « Maison ». Paula fut si impressionnée
qu’elle voulut avoir un calendrier dans sa chambre.
— Mais tu es déjà à la maison, andouille, dit Adrian.
— Tu pourras m’aider à cocher sur le mien, dit Beth gentiment.
Ce soir-là, elle mit du temps à s’endormir, ce qui n’était guère surprenant
avec tout ce qui devait s’agiter dans son cerveau. Elle me demanda de relire
avec elle le calendrier. Puis elle voulut avoir confirmation que je resterais
avec elle lors de sa première visite chez elle. Je répondis que oui et lui
montrai ce qui était écrit sur le calendrier : Cathy et Beth visitent la maison
de Beth. Une heure. Elle voulut avoir l’assurance qu’elle nous verrait
toujours dans la cour de récréation après avoir emménagé chez elle. Je
voyais qu’elle se sentait un peu fébrile mais cela se résorberait une fois le
plan mis en œuvre, quand elle transférerait lentement la confiance qu’elle
avait mise en moi à son père et à Marianne. Je lui parlai, la serrai dans mes
bras et, finalement, l’ours Dodo l’aida à s’endormir.
Moi aussi, je me sentais anxieuse, même si je ne le montrais pas à Beth.
La réintégration d’un enfant peut parfois mal tourner. Il doit alors retourner
dans la famille d’accueil. Cela n’arrive pas souvent, heureusement, mais
quand tel est le cas, c’est traumatisant pour lui, qui peut souffrir d’un
sentiment de rejet et de dévalorisation à l’âge adulte. Je ne croyais pas que
cela serait le cas ici, mais on n’est jamais complètement sûr.
Le lendemain matin, Beth était à nouveau très excitée. Au cours du petit
déjeuner, elle répéta plusieurs fois à Adrian et Paula qu’ils allaient
rencontrer son papa et Marianne ce soir – leur première visite. Elle les
décrivit en détail, jusqu’aux « petites lignes » que Marianne avait quand elle
souriait, ce qu’elle n’aurait peut-être pas apprécié…
En réalité, Paula avait déjà rencontré Marianne une fois, quand celle-ci
avait apporté le maillot de bain de Beth, mais c’était il y a longtemps et elle
n’en dit rien. La façon dont Beth parlait désormais de son père était très
différente de ses épanchements sur « la petite princesse de papa » lors de
son arrivée. Ses propos étaient maintenant ceux d’une fille de son âge. Le
contraste était tel qu’elle aurait aussi bien pu parler d’une autre personne, ce
qui, en un sens, était exact étant donné les changements que Derek avait
opérés et continuait d’opérer. Adrian et Paula devaient d’ailleurs se sentir à
l’aise avec son discours car ils l’écoutèrent avec plaisir jusqu’à ce que
l’heure d’aller à l’école sonne.
Cet après-midi-là, en récupérant Beth à l’école, Mlle Willow vint me voir
dans la cour de récréation. L’espace d’un instant, je crus qu’il y avait eu un
problème en classe, car c’est souvent la raison pour laquelle une
enseignante cherche à voir un parent à la fin de la journée (l’enfant était
tombé, était contrarié, ou n’avait pas fait ses devoirs). Mais Mlle Willow me
souriait en s’approchant.
— Beth m’a parlé de ses visiteurs ce soir, dit-elle. Je suis tellement
contente.
— Oui, nous le sommes aussi. Est-ce que Jessie vous a informé de la
décision ? dis-je, me demandant soudain si l’école avait été mise au
courant.
— Oui, bien sûr, confirma Mlle Willow. Jessie nous a régulièrement tenus
informés.
Puis elle se tourna vers Beth.
— Passe une bonne soirée, lui dit-elle. J’ai hâte que tu me racontes tout
demain, et de voir ton papa et Marianne quand ils t’amèneront à l’école
dans l’avenir.
C’était très gentil de sa part et Beth rougit.
— Merci pour toute votre aide, dis-je à Mlle Willow.
— Je vous en prie, je suis simplement heureuse que tout semble se
résoudre.
Tout allait donc bien, non seulement pour Beth, mais dans ma vie en
général. Je me disais souvent combien j’avais de la chance. J’avais deux
enfants heureux et en bonne santé, un mari aimant, de merveilleux parents
et assez d’argent pour ne pas constamment me soucier de payer la prochaine
facture. J’en étais reconnaissante et je présumais que ma vie continuerait de
la sorte. Pourquoi pas ? Il n’y avait aucune raison pour qu’il n’en soit pas
ainsi – du moins le pensais-je. Peut-être existe-t-il un baromètre du bonheur
qui enregistre le temps pendant lequel vous avez été heureux et vous
rappelle à l’ordre. J’imagine que ceux qui ont une religion disent que les
temps difficiles représentent un test. Mais peu importe : quand les
événements prirent une tournure différente, je n’y compris rien du tout. Et
je ne savais pas plus comment j’y ferais face.
Beth avait encore une semaine à vivre chez nous avant de déménager. Je
ne voulais pas abîmer ses derniers jours par des pleurs et de la peine. Je
n’informai donc personne que John nous avait quittés et je continuai du
mieux que je pouvais. Je réservai mes larmes pour les moments où je me
retrouvais assise seule dans le salon, le soir, ou quand j’étais allongée dans
mon lit, incapable de dormir. Parfois, dans la journée, les larmes montaient
soudainement, de manière incontrôlable et je courais me cacher dans la
salle de bains jusqu’à ce que je me sois remise, au lieu de m’effondrer
devant les enfants. Beth nous quitterait comme elle nous avait connus. À ce
moment-là, Adrian et Paula étaient encore divinement inconscients de ce
qui avait changé.
Ce lundi matin, il était étrange de ne pas avoir Beth parmi nous. Parfois,
on ne réalise pas à quel point un enfant en placement devient partie
intégrante de votre vie, jusqu’à ce qu’il en sorte effectivement. Beth s’était
complètement intégrée dans notre famille et elle laissait un grand vide. Je
me surpris à approcher de la porte de sa chambre et à être sur le point
d’entrer pour la réveiller et lui dire de se préparer pour l’école, avant de
revenir à la réalité. Dans la cuisine, en préparant le petit déjeuner, je
m’emparai automatiquement du paquet de ses céréales préférées avant de
me raviser. Pendant que nous mangions, Paula déclara que la table était
« trop grande » sans Beth. Et plus tard, Adrian se retrouva à attendre son
tour pour aller à la salle de bains, comme il le faisait quand Beth était là,
avant de se souvenir qu’il n’avait plus à attendre. En partant à l’école, nous
étions donc tous excités à l’idée de la revoir. Il faisait beau. Nous allâmes
donc à pied et arrivâmes avant elle dans la cour de récréation. Comme
d’habitude, Adrian courut jouer avec ses amis : il pourrait voir Beth lors de
la pause du déjeuner. Alors que j’attendais avec Paula, je remarquai la mère
de Jenni accompagnée d’une autre mère qui me regardaient en même temps
qu’elles discutaient. J’eus le sentiment qu’elles parlaient de moi et peut-être
du retour de Beth chez elle, car celle-ci l’avait annoncé à tous ses amis. La
cour de récréation se remplissait et je me focalisai sur le portail d’entrée.
Quelques minutes avant la sonnerie, je vis Beth entrer dans son élégant
uniforme scolaire, marchant fièrement entre ses parents et leur tenant la
main. Elle avait un grand sourire, même si Derek et Marianne avaient un air
sérieux, ce qui n’était guère surprenant étant donné les ragots de l’école. La
mère de Jenni et son amie n’étaient pas les seules à les regarder. Peut-être
était-ce mon imagination mais il me sembla que le bruit baissa dans la cour
alors que d’autres se retournaient vers eux. « Beth est là », dis-je à Paula,
dont la vue était obstruée par quelques parents. Je lui pris la main et
l’emmenai en direction de Beth et ses parents.
— Cathy, heureuse de vous voir, s’exclama Marianne à notre approche.
— Moi aussi, dis-je en l’étreignant.
Je serrai également Beth et Derek dans mes bras.
— Avez-vous passé un bon week-end ? demandai-je.
— Magnifique ! répondit Marianne avec enthousiasme.
Beth discutait déjà avec Paula.
— Je devrais déjà être au bureau, ajouta Marianne, mais Derek n’était pas
trop à l’aise à l’idée de venir seul le premier jour.
— Je peux attendre avec vous comme soutien moral, proposai-je à Derek.
Comme ça, Marianne peut aller au travail.
— Cela me ferait plaisir, dit-il, souriant enfin.
— Merci, Cathy, dit Marianne. Je me suis arrangée avec mon chef pour
être présente. Et je réduirai de toute façon mon temps de travail une fois que
Derek aura repris un boulot.
Marianne embrassa Derek sur la joue, puis elle serra Beth dans ses bras et
l’embrassa. D’autres parents dans la cour continuaient de regarder et Derek
s’en aperçut aussi.
— Au revoir, ma chérie, dit Marianne à Beth en partant, et passe une
bonne journée.
— Au revoir, maman, cria Beth. À tout à l’heure.
Une semaine plus tard, l’école ferma pour les vacances d’été. Quand elle
reprit, en septembre, les ragots autour de Derek et Marianne avaient perdu
de leur intérêt. Ils étaient un couple parmi d’autres venus attendre leur
enfant. Rétabli, Derek reprit le travail fin septembre. Marianne réduisit ses
heures de bureau et ils purent ainsi se partager la charge de l’enfant et les
trajets scolaires. L’un et l’autre venaient alternativement chercher Beth, et
parfois ensemble. Nous bavardions toujours à l’occasion, ou quand nous
nous croisions par hasard dans la rue principale ou dans l’un des parcs du
coin. L’anniversaire de Beth était en octobre et elle voulait faire une fête
chez elle. Marianne n’avait jamais organisé de fête pour des enfants et elle
me demanda quelques conseils pour la nourriture et les jeux. Beth invita
huit amis de sa classe, dont Jenni qui fut étonnamment autorisée à s’y
rendre. J’étais heureuse que la mère de Jenni ait réussi à mettre de côté ses
préjugés pour le bien de sa fille. Je crois que Derek l’était également, même
s’il n’émit guère de commentaire.
Début novembre, Adrian, Paula et moi rendîmes visite à Beth chez elle.
Marianne et Derek nous accueillirent très chaleureusement. Il était évident
que Beth était heureuse et équilibrée. Elle nous montra quelques photos de
sa fête ainsi que de sa mère génitrice, que son père avait retrouvées et lui
avait données, et Marianne me raconta qu’elle et Derek avaient parlé à Beth
de sa mère et l’avaient assurée que si elle voulait un jour la contacter, ils
essaieraient de retrouver sa trace. Mais pour l’heure, elle ne le souhaitait
pas. Elle avait dit à Marianne que c’était elle sa maman maintenant.
Fin novembre, Marianne et Derek se marièrent à la mairie. Beth fut la
demoiselle d’honneur et deux amies de Marianne au bureau furent leurs
témoins. À l’issue de la cérémonie, ils allèrent tous les cinq dîner dans un
bon restaurant de la région. Jessie continua d’accompagner la famille
pendant une année. Puis, concluant qu’il n’y avait plus d’inquiétudes,
l’implication des services sociaux cessa.
Et qu’en fut-il de John et de ma famille ? Après le départ de Beth, je fis
une pause en tant que parent d’accueil pour me concentrer sur Adrian et
Paula et pour me rétablir moi-même. On ne peut demeurer triste et en colère
toute sa vie. Il arrive un moment où il faut mettre le passé derrière soi,
lâcher prise et avancer. John voyait Adrian et Paula régulièrement et je
devais accepter que ces sorties du dimanche avec leur père fassent partie de
ma nouvelle vie. Je m’assurai de rester bien occupée pendant cette époque
et quand je repris l’accueil d’enfants, j’utilisai davantage mon temps à
donner une attention particulière à l’enfant dont je m’occupais, ce qui était
apprécié. Mes parents ne revirent jamais John et pour ma part, si je ne lui
pardonnai jamais vraiment, je restai toujours poli lorsqu’il appelait pour
organiser un rendez-vous avec les enfants ou pour leur parler – de même
quand il se présentait à la porte pour les emmener le dimanche. J’ai eu
d’autres relations mais je ne me suis jamais remariée. Comme beaucoup de
parents abandonnés par leur partenaire, je pense avoir probablement
surcompensé le parent absent et investi tout ce que j’avais dans mes enfants.
Mais au bout du compte, je sais que j’ai dû bien me débrouiller quand je
vois les personnes merveilleuses qu’ils sont devenus.
Certains détails de cette histoire, dont des noms, lieux et dates, ont été modifiés afin de protéger les enfants.
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Couverture :
Maquette : DIDIER THIMONIER / Crédit photo : arcangel
ISBN : 978-2-298-11162-0