Albert Camus Lhumaniste Intransigeant

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Arts et Littérature

Albert Camus,
l’humaniste intransigeant

Denis Salas

S
ous ses différents aspects, l’œuvre d’Albert Camus est
plongée dans les violences de son siècle. Éditorialiste à
Combat pendant la Résistance, auteur de l’Homme
révolté en pleine guerre froide ou intellectuel déchiré par la
tragédie algérienne, il est sans cesse traversé par les tourments
d’un « siècle de la peur ». L’intérêt des discours prononcés en
Suède lors de l’attribution du prix Nobel en 1957 est de cer-
ner ce statut d’écrivain engagé qu’il se donne dans ces cir-
constances. « Écrivain » n’est pourtant pas le mot qu’il
emploie. Camus se décrit tel un « artiste » « embarqué dans
les galères de son temps » comme pour mieux marquer sa
différence, lui qui est romancier et dramaturge autant qu’es-
sayiste. Quand il affirme que « le temps des artistes
1. Conférence à l’Univer- irresponsables est passé », il revendique la responsabilité de
sité d’Upsala (« L’artiste et
son temps », 14 décembre l’intellectuel1. Ses interventions publiques s’apparentent,
1957) d a ns E ssai s, dit-il, à un « service militaire obligatoire » comme pour mieux
Bibliothèque de la Pléiade,
en marquer le sens civique dont la tonalité est moins politique
(é d . Roge r Q u i l l iot),
p. 1080. que morale.
Pour cerner la pensée proprement politique qui fonde
ses engagements, il faut chercher dans ses essais et, pour
partie, dans ses fictions et des textes dispersés, articles ou
éditoriaux, à ces différentes périodes. Souvent, on le dit
libertaire ou de sensibilité anarchiste en évoquant sa
proximité avec Nietzsche et sa lecture de Bakounine, ces
figures des révoltes « métaphysique » et « historique » de

Magistrat et essayiste ; auteur de Albert Camus, la juste révolte, Micha-


lon, 2002.

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Janvier 2012 – n° 4161 79

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L’Homme révolté. On avance aussi son amitié avec les anar-
chistes espagnols et sa sympathie avec l’Internationale
Ouvrière. Il est indéniable qu’il y a chez lui une proximité
avec le syndicalisme révolutionnaire à travers la revue La
Révolution prolétarienne dont il est le compagnon de route
dans les années 1950. Il partage avec ce mouvement la solida-
rité avec les exilés du franquisme et affectionne le côté franc-
tireur propre au journalisme libertaire.
« Libertaire de cœur », Camus est, en réalité, « social
démocrate de raison »2. Il a été un passeur de l’idée démocra- 2. Voir Jean-Yves Guerin
(dir.), Dictionnaire Albert
tique à l’époque des idéologies triomphantes. Son engage- Camus, Bouquins, 2009,
ment demeure, pour l’essentiel, celui d’un homme de la p. 207 et 420.
gauche modérée qui se tiendra, à l’inverse de Sartre, à dis-
tance de la gauche communiste et de la droite libérale incar-
née par Raymond Aron. Il a du mal à rester fidèle à sa famille
de gauche tant la SFIO est opportuniste sous le règne de Guy
Mollet. Il rejoindra le Front républicain de Pierre Mendès-
France en 1955-1956, qui représente une « deuxième gauche ».
Au sein de ce front non-marxiste qui réunit les socialistes, les
syndicalistes et les anarchistes, son engagement sera celui
d’un intellectuel fidèle à cette « gauche, disait-il en 1959, dont
je fais partie malgré moi et malgré elle ».
Au sein de cette gauche antitotalitaire, il est assez seul à
défendre un certain libéralisme politique (d’où le sarcasme de
Sartre : « vous n’êtes ni de droite ni de gauche, vous êtes en l’air,
Camus ! »). Esprit libre à l’âge des idéologies, il refuse en effet
toute hégémonie de l’État. Il met au premier plan une défense
de l’homme à la mesure des atteintes que celui-ci subit en son
temps. Mais, faut-il ajouter, c’est un libéral de gauche car l’idée
de justice sociale ne le quitte jamais. Lui qu’on oppose à Sartre
doit ici être comparé à Raymond Aron, critique impitoyable du
marxisme, mais aussi libéral atlantiste et défenseur de l’écono-
mie de marché. Aron dès Le Grand Schisme (1948) et L’Opium
des intellectuels (1955) choisit la liberté contre l’égalité. Camus
comme Aron est proche du libéralisme politique. Mais il n’a
cessé, au contraire, de coupler la justice (au sens de l’égalité) et
la liberté. Deux valeurs ne peuvent être dissociées chez lui car
elles sont en tension sans dépassement dialectique : la liberté
contre les pouvoirs arbitraires, d’une part ; l’égalité contre les
privilèges et les injustices, d’autre part. Ses convictions, insé-
parables de son engagement, peuvent se résumer ainsi : un État
modéré, des institutions au service des peuples, un engage-
ment guidé par un humanisme intransigeant.

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La modération de l’État
Le thème libéral de l’État modéré – bien connu depuis Locke
et Montesquieu – est inaudible en un temps où, aux yeux de
l’intelligentsia, la modération ne peut être qu’une vertu tiède
et bourgeoise. Il habite la pensée de Camus dès l’après-guerre,
à la confluence du rejet de la guerre et de la nécessité de la
paix. Il oppose la démesure inhérente au règne de la puis-
sance et la mesure qui est construction, patience, pure ten-
sion. Les Lettres à un ami allemand écrites entre 1943 et 1944
sont une « histoire de l’orgueil européen ». Oubliant la leçon
des Grecs qui mettait au centre de la cité le sens de la limite et
de la mesure, l’Europe s’est lancée, dit-il, pour son malheur,
dans l’aventure de la démesure. En bravant Némesis, déesse
de la mesure qui frappait les hommes excessifs, nous avons
jeté le monde dans le chaos.
Dès 1939 au Soir républicain, quand Camus avec ses
amis réfléchissent aux conditions permettant d’établir une
« vraie paix », ils songent au traité de Versailles si humiliant
pour les Allemands. Quelles leçons en tirent-ils ? Ce traité est
une fausse paix car il fait honte aux vaincus et ne peut qu’en-
gendrer le ressentiment. À l’inverse, la vraie paix doit dépas-
ser les égoïsmes nationaux et respecter la liberté des peuples
au-delà des États. Car la politique appartient aux peuples,
non aux États. Les peuples seuls sont les acteurs historiques,
les États ne sont que leurs représentants. Trop détaché de la
société, l’État-nation forgé par la guerre et pour la guerre doit
être dépassé. Son idéologie héroïque et haineuse est un leurre.
« On ne vit pas que de haine, on ne meurt pas toujours les
3. Albert Camus, armes à la main…3 » Le jusqu’auboutisme sanguinaire des
« Actuelles I » (1948), dans
États en guerre amène le totalitarisme à l’intérieur,
Essais, op. cit. p. 368.
l’impérialisme à l’extérieur, deux pathologies du pouvoir. Ce
poison – une véritable ivresse de la volonté de puissance – est
entré en nous. À force de s’opposer à l’ennemi, on se confond
avec lui ; on reste son double, faute d’en être désintoxiqué.
Dans L’Homme révolté et Réflexions sur la guillotine,
mais aussi dans de nombreux articles d’Actuelles, Camus
cherche non à abolir l’État mais à le « délivrer de tout messia-
nisme et de la nostalgie du paradis terrestre ». Il dira aussi
dans les Carnets : « Le sens historique est de la théologie mas-
quée. » Il veut renverser les assises théologico-politiques de la
souveraineté. Pourquoi l’État aurait-il pouvoir de vie et de
mort sur les hommes ? La véritable leçon de ce siècle est là :

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n’est-ce pas lui le véritable criminel, l’auteur de crimes de
masse au nom de passions que sont la Nation, le Peuple, la
Révolution ? Inspiré par ces idéologies, seul le pouvoir de
l’État avec son armée, son administration, sa police peut
accomplir des meurtres de grande échelle. Telle est sa cri-
tique du mal totalitaire : le système communiste et sa « jus-
tice absolue », au moment où partout dans le monde ses
avocats plaident sa cause.
Le droit, – même si le mot n’appartient pas à son voca-
bulaire –, se retrouve dans l’idée d’un « désarmement de
l’État. » En un temps où dominait la fusion dans une totalité,
pour les besoins de la guerre, Camus pense à partir des réali-
tés de la cité. Il n’ignore pas que dans l’après-guerre, le pays a
besoin d’un État fort, dirigiste, redistributeur. Mais il doit
rester modeste, à la mesure des individus et de la pluralité
sociale. La fraternité fusionnelle à laquelle nous avons dû
consentir empêche que se reforment les différences constitu-
tives de la société démocratique. La priorité est non l’exalta-
tion de l’État mais l’intégration des différences et leur
distribution équilibrée. En 1946, Camus appelle de ses vœux
le renouveau du projet démocratique sans trouver d’écho
dans une gauche tournée vers le modèle communiste.
Sa perspective est résolument universaliste. Il aspire à
une « démocratie internationale » pour dépasser la dictature
des États. Il faut éviter qu’après une Europe atomisée par la
guerre nous retrouvions une Europe traversée par l’antago-
nisme idéologique des puissances. Au monde brisé en deux
par la guerre froide, à l’Europe de la torture et des camps
soviétiques, il oppose une « Europe fédérée », débarrassée de
l’idolâtrie de l’État et réintégrant les peuples de l’Est dans son
giron. Comment accepter qu’en 1953, les chars russes écrasent
l’insurrection des ouvriers de Berlin-Est ? Que le même
scénario se passe en Pologne et en Hongrie peu après ? Les
peuples européens doivent prendre en main leurs affaires et
non se soumettre à l’un ou l’autre camp.
En 1948, Camus prend fait et cause pour un jeune
américain, Garry Davis, qui avait déchiré son passeport pour
se déclarer citoyen du monde. En une époque où la moindre
expression politique en dehors des partis et des dogmes était
suspecte, les quolibets ont fusé. Pour la droite, ce pacifisme
angélique affaiblit dangereusement l’Ouest et fait le jeu de
Moscou. Pour la gauche communiste, il s’agit d’un acte isolé
sans signification politique. Sans doute, l’utopie mondialiste

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de Camus fit sourire en son temps. Rétrospectivement, sa
lucidité est frappante : la Convention européenne des droits
de l’homme, l’abolition de la peine de mort en Europe et le
réveil de la démocratie libérale à l’Est après 1989 seront les
mutations majeures de l’Europe au xxe siècle. Quand Camus
imagine une loi au-dessus des gouvernants et un « Parlement
mondial », il ne sait évidemment pas le rôle joué plus tard par
l’ONU dans les conflits que nous avons connus, après le
génocide rwandais et les crimes de l’ex-Yougoslavie ou encore
celui des Tribunaux pénaux internationaux qui jugent désor-
mais les chefs d’État souverains. Il s’agit là d’un droit interna-
tional qui se place au-dessus des États criminels lorsqu’ils
portent atteinte aux droits de l’homme. L’utopie est devenue
réalité. À la lutte avec les dogmes de son temps, Camus n’en
est pas moins le contemporain aigu de son siècle.
Mais c’est surtout à propos de la peine de mort –
Réflexions sur la guillotine date de 1957 – que Camus inverse
les rôles : le plus grand criminel en ce siècle n’est pas celui que
l’on croit. Les crimes de l’État aux pouvoirs démesurés sont
plus nombreux et plus graves que les crimes commis par les
individus. Comment accepter l’idée même d’une mise à mort
des individus pour leurs crimes par l’État alors que nous sor-
tons d’une guerre mondiale où l’État fut le plus grand crimi-
nel de l’histoire ? Si on les oublie, c’est qu’ils se parent de la
légalité et de la souveraineté. Un État criminel qui sacralise
ses buts de guerre ne peut qu’exiger un châtiment exemplaire.
« On tue pour une nation ou pour une classe divinisée. On
tue encore pour une société future divinisée elle aussi… Et
des religions sans transcendance tuent en masse des condam-
4. Réflexions sur la guillo- nés sans espérance.4 » Voilà pourquoi la sacralisation des
tine, dans Essais, op. cit. causes – et, dans un registre proche, l’exemplarité de la peine
p. 1060.
– est si dangereuse. Ni la société, ni l’État ne sont des valeurs
absolues au point d’exiger de tels sacrifices.
L’exigence de « mettre la personne humaine au-dessus
de l’État » doit s’imposer dans les États de droit. Le sacré n’est
plus attaché à la puissance de l’État mais à l’inviolabilité de la
personne humaine. Tel est le sens du principe selon lequel il
ne peut y avoir de démocratie qui accepte les camps et la
peine de mort. L’abolition doit être placée en tête d’un « code
européen », ce qui interviendra quarante ans plus tard. Dans
Ni victimes, ni bourreaux (Actuelles I), Camus propose un
code de justice internationale ayant comme article premier
l’abolition de la peine de mort. Héritage honoré aujourd’hui

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par la communauté internationale : aucun de nos tribunaux
pénaux internationaux n’a le pouvoir d’infliger la peine capi-
tale lorsqu’il poursuit le crime contre l’humanité.
La cité doit être faite à la mesure de l’homme. Seul un
ordre supra national peut garantir le respect de la personne
humaine. Face aux conséquences dévastatrices de l’idéologie
marxiste qui écrase les peuples sous la férule d’une dictature
dite du prolétariat, Camus oppose une démocratie vouée à
un processus continu de construction. Son idéologie est une
anti-idéologie. Sa seule vérité est l’absence de vérité une et
5. « Démocratie et modes-
officielle. « La démocratie, dit-il, est l’exercice social et poli- tie », Combat, février 1947
tique de la modestie.5 » (Essais, op. cit. p. 314).

Des institutions faites pour les peuples


Camus ne rejette pas l’État mais veut le limiter. Lecteur de
Tocqueville, il croit aux institutions démocratiques et à leurs
vertus d’équilibre. Il met en tension l’unité et la pluralité, le
pouvoir et les contrepoids au pouvoir, les checks and balances.
« Il faut, dit-il, dès 1946, des lois d’équilibre » – des « institu-
tions de convalescence » pour une Europe malade – pour
rééquilibrer la toute puissance démesurée de l’État. Il rejette
aussi la distinction marxiste entre libertés formelles (bour-
geoises) et libertés réelles qui heurte son respect des droits de
l’homme incarnés par les dissidents chassés par les idéolo-
gies meurtrières.
Mais ce libéralisme va rencontrer le retour de l’éta-
tisme français. Comment Camus se positionne-t-il face à la
montée du gaullisme et de ce nouvel avatar de l’État fort qu’est
la ve République ? Au moment de la restauration de la
République, il se tient à l’écart du gaullisme triomphant en
1947, puis du retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958.
À l’inverse de Malraux et de Sartre qui choisissent leur camp,
il ne croit pas à l’homme providentiel mais n’adopte pas pour
autant une hostilité systématique à son égard. Il rencontrera
de Gaulle et demandera la grâce de militants algériens. Il
défendra aussi les objecteurs de conscience. Mais l’exaltation
gaullienne de l’État lui est étrangère. Son libéralisme poli-
tique est social (égalité par la solidarité) mais aussi horizontal
(il croit à l’autonomie de la société). Il aspire à une démocra-
tie qui exclut toute représentation verticale et unitaire de
l’État. Au contraire, il cherche à renouer avec la délibération

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collective, les droits de la minorité mais aussi une presse libre
et un syndicalisme fort, bref autant de médiations entre l’in-
dividu et l’État. Il est aux antipodes de la volonté gaullienne
de restaurer « l’autorité indivisible de l’État », de faire procé-
der l’élection de son « chef » du suffrage populaire, afin de
tirer un trait sur le parlementarisme de la IVe République au
risque de confisquer la démocratie.
Camus regarde non du côté de l’État en majesté mais
vers les droits et les « capacités d’agir » qu’il offre. Les droits
de l’homme doivent faire partie du nouvel ordre internatio-
nal. La victime de l’oppression appartient à l’humanité avant
d’être sujet d’un État. Voilà pourquoi elle doit trouver dans le
droit international des recours lui permettant de résister à la
raison d’État. Les États démocratiques doivent rester en adé-
quation avec cette exigence. Le droit est le moyen de rétablir
un espace de dialogue dans le cadre argumenté où chacun
exprime sa voix. Le fédéralisme (base de la reconstruction
allemande dans l’après-guerre) est une manière d’articuler
de bas en haut la coexistence des communautés détruites par
les conflits au profit d’un pouvoir unitaire. C’est par la créa-
tion de « solidarités d’identités » qui partagent les mêmes
valeurs que peuvent se nouer des relations durables fondées
sur la coopération. À l’antagonisme fatal des identités, il
oppose la relation fédérée de leurs différences. Il tient ce dis-
cours pour l’Algérie dès le reportage Misère de la Kabylie
(1939) et pour l’Europe en reconstruction. C’est ainsi qu’il
s’éloigne radicalement de la culture jacobine française, car
l’unité doit être équilibrée par la reconnaissance de l’altérité.
« La démocratie, écrit-il, n’est pas la loi de la majorité mais la
protection de la minorité » (Carnets III, 1958).
En Europe de l’Est, Camus salue l’émancipation des
peuples. L’alliance des intellectuels et des ouvriers en Pologne
et les espoirs d’un dirigeant comme Nagy en Hongrie repré-
sentent, à ses yeux, les forces vives de la société contre les
appareils. Nul plus que lui n’a entendu les témoins de l’autre
Europe écrasés par le joug soviétique – les dissidents comme
Milosz – que les intellectuels de gauche traitaient en parias.
Les dissidents des années 70 et 80 en Europe de l’Est et plus
tard Solidarnosc en Pologne, Gorbatchev en URSS, réalise-
ront la rupture avec l’héritage du totalitarisme. Autant de
synergies démocratiques, de prises de parole des sociétés
contre la toute puissance de leurs États, qui vont s’imposer
après la chute du mur de Berlin.

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À cette époque, les peuples colonisés aspirent eux
aussi à conquérir leur indépendance selon des modalités
controversées. Malgré l’héritage de la colonisation, pourra-t-
on un jour fédérer les communautés séparées par la guerre ?
Camus s’y emploie. En témoigne son effort en faveur d’une
solution politique et juridique dès 1939, où il propose des
douars-communes administrés par les Kabyles au sens de
laboratoires de démocratie. On retrouve ces thèmes au
moment de sa collaboration à L’Express (juin 1955 –
février 1956). Au sujet du soutien de la candidature de Pierre
Mendès-France au sein du Front Républicain, il regrette que
les partis ne soient que des machines électorales et non des
médiateurs entre les citoyens et les institutions. Tous les
citoyens peuvent être exclus de cette démocratie sans le
peuple. Il faut déprofessionnaliser la politique et y introduire
une limitation des mandats – question qui ne cesse de nous
habiter – afin de donner sa chance au « civisme collectif ».
En cette année 1955, alors que des élections approchent,
Camus mise sur Mendès-France qu’il sait assimilationniste
et non indépendantiste. Ces articles lancent un appel à la
reconstruction politique autour du refus d’une nation algé-
rienne et l’affirmation qu’il y a deux peuples. D’un côté, un
peuple algérien de neuf millions d’âmes sans représentation
politique. De l’autre, une communauté d’un million et demi
de Français en plein désarroi. Entre elles, une haine lourde
du poids des carences collectives françaises. Une rhétorique
trop facile oppose des Français d’Algérie décrits comme des
colons racistes à des Arabes peints en massacreurs
sanguinaires.
Quelle est sa réponse ? À l’inverse des autres intellec-
tuels, même s’il sait que la démocratie est une idée neuve en
pays arabe, il revendique le suffrage universel, le pluralisme
des partis, la liberté d’expression et de la presse. Il défend les
droits des peuples contre un État répressif cimenté par ses
partisans et ses opposants. Son réformisme revendique des
institutions de compromis : une Algérie franco-musulmane
au sens d’une fédération débarrassée de son statut colonial.
L’essentiel est de donner « la réparation éclatante » que
réclame le peuple arabe sans nier la place des Français d’Al-
gérie dans le but de « vivre ensemble sur une même terre »
affirmée dans les Chroniques algériennes. À l’heure où il
écrit, Camus voit le terrorisme du FLN répondre à la « répres-
sion collective » de l’armée et ne connaît pas encore le contre-

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terrorisme des Européens qu’incarne l’OAS. Vouée à toutes
les surenchères, la lutte était devenue inexpiable.

Un engagement au service de l’homme


Au nom de tels idéaux, comment Camus, écrivain et artiste,
va-t-il concevoir ses interventions ? Le type d’engagement
qu’il défend s’appuie sur un double refus de la littérature
esthétisante et de la littérature de propagande. Il renvoie dos
à dos le culte du grand écrivain, vigie d’une société ignorante,
et l’engagement idéologique au nom d’une grande Cause. Il
évoque le dialogue incessant de l’artiste entre le refus et le
consentement « à mi-chemin entre la beauté dont il ne peut
6. Discours lors de la se passer et la communauté à laquelle il ne peut s’arracher »6.
remise du prix Nobel,
le 10 décembre 1957, dédié
L’engagement, selon Camus, est une synthèse entre le style de
à Louis Germain, son ins- l’écrivain, le journalisme critique, l’attention à la singularité
tituteur du cours moyen des hommes et un souci d’efficacité politique.
2e année. Sans lui, Camus
aurait manqué la fin de ses Le travail intellectuel est indissociable de tout engage-
études. Albert Camus, ment. « Mon métier est de me tenir auprès de tous ces hommes
Essais, op. cit., p. 1079.
silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est
faite que par le souvenir de brefs bonheurs », dit-il dans le dis-
cours de Suède. Le mot de métier est capital. Comment éviter
de céder aux schémas idéologiques, aux réactions immédiates,
aux clichés si ce n’est par une certaine rigueur intellectuelle ?
La préface que donne Camus en 1955 à l’œuvre de Roger
Martin du Gard résume ce « métier » comme un labeur inter-
rompu, faute de quoi le génie n’est qu’une chance fugitive. Il lui
importe de prendre le temps de lire les textes, de comprendre
les faits, de douter, bref de chercher l’argumentation critique
sans céder à la posture critique. Ce travail intellectuel suppose
un effort de connaissance mais aussi le souci de faire entendre
les voix silencieuses, les données enfouies, de mettre à jour la
réalité véritable au lieu de dénoncer sans relâche des ennemis
imaginaires. Car le manichéisme idéologique nous aveugle : il
n’y aura jamais pour lui des « bourreaux privilégiés » et des
« victimes suspectes ». Les crimes ne s’équilibrent pas, ils s’ad-
ditionnent. Il n’y a pas de bonne et de mauvaise violence. Un
crime reste un crime, de quelque cause qu’il se réclame. Il faut
imposer les faits contre les idéologies qui prétendent tout
savoir et tout régler.
Son axe majeur est le refus de « juger absolument » au
nom d’une prophétie politique qui serait infaillible. « L’artiste,

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dit Camus, absout au lieu de condamner ; il est l’avocat de la
créature vivante. » Dans la conférence d’Uppsala, il ajoute :
« le prophète religieux ou politique peut juger absolument et
d’ailleurs ne s’en prive pas ; mais l’artiste ne le peut pas. Le
but de l’art n’est pas de légiférer ou de régner mais de com-
prendre. » Il est paradoxal de noter que ce recours au juge-
ment moral est souvent reproché à Camus lui-même dont on
fustige le « moralisme hautain » d’un « frère avocat de la
République des belles âmes », selon le mot de Sartre. L’écrivain
ou l’artiste ne juge pas. Au nom de quelle vérité infaillible le
ferait-il ? De quelle tribune morale lancerait-il ses ana-
thèmes ? À partir de l’Homme révolté, Camus met à distance
l’engagement unilatéral au nom d’une Cause. Le juge péni-
tent de La Chute, cet avocat qui juge la terre entière, symbo-
lise cet examen de conscience. Clamence est à l’image de ces
intellectuels marxistes aux jugements péremptoires qui
dominent le monde du haut de leurs certitudes.
Camus, à l’inverse, est l’homme du doute et du refus
des partis pris. C’est ainsi qu’interpellé par le père d’une vic-
time assassinée par un camarade de classe qui comparait son
acte à celui de Meursault dans L’Étranger, il refuse de prendre
le parti de la victime, même s’il dit comprendre et partager
les sentiments de ce père. « Mon métier ne consiste pas à
accuser les hommes. Il consiste à les comprendre à donner
voix à leur malheur commun […] Ce procès pour ma part ne
me parlera que de malheur. Le malheur de votre enfant et le
vôtre, celui horrible, de l’homme qui a versé le sang, enfin
celui de ne pouvoir juger et par conséquent d’être soi-même
jugé d’une certaine façon.7 » Rieux dans La Peste a dit aussi 7. « Lettre du 12 février
1951 (affaire Guyader) »
« qu’il a pris le parti des victimes ». Mais s’il veut se battre citée par Eve Morisi, Albert
contre le fléau ce n’est pas pour célébrer la Cause des victimes Camus contre la peine de
même s’il est vrai qu’il s’oppose au père Paneloux au moment mort, Gallimard, 2011,
p. 140-141.
de l’agonie d’un enfant innocent. Pour lui, être aux côtés des
victimes, ce n’est pas rejeter les autres. C’est au contraire
donner sens à la solidarité avec tous les hommes. Il nous
invite non à exclure mais à travailler patiemment à rendre la
société plus juste et plus fraternelle.
Comme l’intellectuel a le souci des hommes, l’artiste
habite tous ses personnages. Il est à leur côté et les nourrit de
sa substance. Comment pourrait-il leur être étranger ?
L’autre, même le pire criminel, est mon semblable et pourrait
être moi-même. Cette défense du délinquant ou du « misé-
rable » dans « L’Artiste en prison » (texte de 1952 écrit après

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la mort de Oscar Wilde) mérite d’être citée : « Le génie est
celui qui crée pour que soit honoré aux yeux de tous et à ses
propres yeux le dernier des misérables au cœur du bagne le
plus noir […] La fin suprême de l’art est alors de confondre
les juges, de supprimer toute accusation, et de tout justifier, la
vie et les hommes dans une lumière qui est celle de la beauté
parce que c’est celle de la vérité. Aucune grande œuvre n’a été
fondée sur le mépris ou la haine. »
Cet appel à la réconciliation vient d’une conception de
la littérature où le personnage incarne les valeurs défendues
par son auteur. Songeons, par exemple, aux premiers porte-
paroles du jeune Camus que sont Patrice Mersault (La mort
heureuse) ou Martha (Le Malentendu) : tous deux sont des
criminels pleinement justifiés par le romancier dès lors qu’ils
sont en révolte contre un destin injuste. Il est probable que
pour le jeune Camus, ces œuvres sont une manière de situer
la littérature comme un défi lancé à la société de son temps.
De la même manière, L’Étranger innocente totalement
Meursault du meurtre de « l’Arabe » pour mieux faire de ce
criminel le bouc émissaire d’un ordre moral et pénal qui le
condamne à mort. Chez Camus, le meurtrier est souvent
innocent car il est le héraut de la condition humaine. La
situation criminelle est à l’arrière-plan de ce décor glorieux.
À l’inverse des personnages de Dostoïevski traversés par la
culpabilité, la scène criminelle devient chez Camus la scène
tragique de l’homme aux prises avec son destin. Dans le texte
sur Oscar Wilde, cette transfiguration est assumée : « Si l’ar-
tiste ne peut refuser la réalité, c’est qu’il a pour tâche de lui
donner une justification plus haute. »

Un perpétuel contemporain
Camus, s’il est de tempérament libertaire, est profondément
libéral en ce qu’il croit à la démocratie et en ses institutions.
Seule celle-ci est capable d’imposer des contraintes à l’État :
la division des pouvoirs, une justice et une presse indépen-
dantes, le respect des droits mais aussi la mobilisation des
opinions publiques animées par la solidarité et les droits des
minorités. L’expérience démocratique suppose une action
soutenue par une citoyenneté intellectuelle et morale. Alors
que l’État-nation se pare de symboles définitifs, telle la souve-
raineté, il n’y a pas de vérité absolue en démocratie. À l’en-

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contre d’une vision guerrière de la vie politique, l’éthique
démocratique ne permet pas d’anéantir l’adversaire mais
d’écouter ses raisons et de le convaincre. Le cycle électoral est
en lui-même une leçon d’humilité. La dialectique des pou-
voirs est le ressort de sa modération. Loin du lyrisme totali-
taire et de ses prophéties infaillibles, nous devons apprendre
à parler le langage de cette prose démocratique. Il faut civili-
ser le conflit et le « démilitariser » – au sens où l’adversaire
n’est pas un ennemi. Face à l’État, à l’État-nation, il y a la
société et l’aspiration à la fraternité, telle cette « Algérie plu-
rielle » dont Camus rêvait.
Ce retour à la réalité s’accompagne de la nécessité
d’investir le présent. Comme Hannah Arendt, Camus nous
met en garde contre un passé qui pourrait devenir un âge
d’or qu’il faudrait restaurer mais aussi d’un avenir qui annon-
cerait un monde meilleur, utopies absolues dont il se défie. Il
nous invite à être entièrement contemporains de notre
époque. Son esprit libéral et sa défiance à l’égard de l’État,
nous préviennent d’une concentration des pouvoirs qui est le
mal français. Son humanisme intransigeant se tisse d’un
socialisme libéral qui n’exclut pas la révolte contre un État
hypertrophié et liberticide. Nous sommes toujours en 2012 à
la recherche d’institutions d’équilibre qui modèrent cette
puissance. La démocratie est patiente construction du vivre
ensemble et l’État n’est qu’un moyen de cette construction. Sa
finalité reste la vie des peuples et une haute idée de l’homme
rev

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que Camus en démocrate, c’est-à-dire en homme de l’incerti- Denis Salas sur
tude, n’a cessé de défendre. www.revue-etudes.com

Denis Salas

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