Du Pouvoir
Du Pouvoir
Du Pouvoir
Bertrand de Jouvenel
Fasciné par la croissance ininterrompue du Pouvoir qui rendit possible la guerre totale
déclenchée par Hitler, Jouvenel s'est donné pour tâche dans Du pouvoir (Genève, 1945)
d'étudier cette croissance.
Les théories classiques qui justifient le commandement politique sont les théories de la
souveraineté. Une volonté suprême ordonne et régit la communauté humaine : le droit divin
d'une part, la souveraineté populaire d'autre part.
1. La souveraineté divine : on prétend que le droit divin a soutenu, pendant les "temps
obscurs du Moyen Age", une monarchie arbitraire et illimitée. Or tout ceci est faux : le
pouvoir médieval était partagé (Curia Regis), limité (par les seigneurs), et surtout il n'était
pas souverain (il n'avait pas la puissance législative, domaine de la lex terrae). On a répété
la formule de Saint Paul, que tout pouvoir vient de Dieu, beaucoup moins pour inviter les
sujets à l'obéissance envers leur souverain que pour inviter le pouvoir... à l'obéissance
envers Dieu. Si le souverain remplissait mal sa mission, l'Eglise disposait à son égard de
sanctions (l'Empereur Henri IV vint s'agenouiller devant Grégoire VII dans la neige de
Canossa). Cette souveraineté divine pris fin sous une double attaque : d'une part, le roi, pour
briser l'Eglise, eut recours à la tradition juridique romaine (qui attribue la souveraineté... au
peuple ! cf. Marsile de Padoue); d'autre part, la révolution religieuse de Luther permit
d'opposer Dieu au peuple cette fois. Ainsi les princes, rompant avec l'Eglise de Rome, en
profitèrent pour s'attribuer comme propriété le droit souverain qui jusqu'alors ne leur avait
été reconnu que comme mandat sous contrôle.
2. La souveraineté populaire : les jésuites, pourchassés par les princes, affirment que Dieu a
voulu l'existence du pouvoir parce qu'il a donné à l'homme une nature sociale. Mais il n'a
pas lui-même organisé ce gouvernement. Cela appartient au peuple de cette communauté.
(Bellarmin disait :"s'il advient une cause légitime, la multitude peut changer la royauté en
aristocratie ou démocratie et à rebours; comme nous lisons qu'il s'est fait à Rome"). Mais,
nous dira-t-on, la souveraineté populaire est la théorie qui fait le plus obstacle à
l'absolutisme. Là est l'erreur. Hobbes déduira de la souveraineté du peuple le droit illimité
du pouvoir. L'homme ou l'assemblée à qui ont été remis sans restriction des droits
individuels illimités, possède alors un droit collectif illimité. Si l'on suppose l'existence d'un
souverain, il faut qu'il ait reçu tous les droits des individus, et l'individu par suite n'en
réserve aucun qui ne soit opposable au Souverain.
(Rousseau : "s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun
supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point
son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous"). Ce prince, il est vrai, commande non en
vertu d'un droit souverain, mais il ne fait qu'exercer des pouvoirs qui lui sont conférés. Or
ces pouvoirs sont absolus, illimités. Les forces qui, dans la société, peuvent les modérer ou
les arrêter, sont inconnues.
Et Rousseau a senti qu'après avoir fait la souveraineté si grande, dès qu'on accorderait que
le souverain pouvait être représenté, on ne pourrait empêcher le Représentant de s'arroger
cette souveraineté. Par ailleurs, la volonté générale n'est pas fixe par nature, mais mobile.
Le pouvoir usurpateur a dans ce cas les coudées plus franches; et cette liberté s'appelle
l'Arbitraire.
Puis a été développée une théorie organique du pouvoir : la société prit la figure de la
Nation. Le roi était un autre; pas la nation, qui est le moi hypostasié, le "nous". Les droits
subjectifs des individus perdent leur valeur, au profit d'une Moralité qui doit se réaliser dans
la société. A raison de ce but, le Pouvoir justifiera n'importe quel accroissement de son
étendue. Alors la souveraineté ne peut plus appartenir qu'à cet être transcendant : c'est la
souveraineté nationale. Elle est la volonté générale. Or c'est selon l'hégélianisme la partie
consciente qui doit vouloir pour le tout (ainsi l'administration prussienne, le prolétariat, le
parti fasciste).
" Dans un pays où l'Etat est le seul employeur, toute opposition signifie mort par inanition.
L'ancien principe : qui ne travaille pas, ne mange pas, est remplacé par un nouveau : qui
n'obéit pas, ne mange pas. "
Mais Spencer, l'un des fondateurs de la théorie organiciste, voulait tout au contraire un
amoindrissement du Pouvoir. Certes, disait-il, pour son activité extérieure, qui est la lutte
contre les autres sociétés, l'organisme social se mobilise toujours plus complètement. Mais
au contraire son activité intérieure (qui se développe au moyen de la diversification des
fonctions), ne réclame pas d'unique régulateur central, et élabore au contraire des organes
régulateurs distincts et nombreux. Mais sa vision de la société comme organisme va se
retourner contre lui, grâce notamment à Durkheim.
L'erreur a consisté à prendre pour l'essence du Pouvoir ce qui n'était que des qualités
acquises. Il n'est pas vrai que le pouvoir s'évanouisse lorsqu'il agit à l'encontre de la
fonction qui lui est assignée. Il continue de commander et d'être obéi. C'est donc qu'il n'est
pas confondu avec la Nation. C'est le Pouvoir pur. L'idée que le commandement ait été
voulu par ceux qui obéissent est absurde : elle impliquerait que la collectivité où s'érige un
commandement avait des besoins, des sentiments communs; qu'elle était une communauté.
Or les communautés étendues n'ont précisément été créées que par l'imposition d'une même
force à des groupes disparates. Le pouvoir a l'aînesse sur la Nation.
Seulement, plus la société maîtresse étend l'aire de sa domination, plus son joug est difficile
à maintenir : si bien qu'à l'intérieur de la société maîtresse, un commandement par rapport à
elle-même tend à s'affirmer. C'est le pouvoir personnel, royal.
Ce qui commande, c'est maintenant le roi avec ses serviteurs permanents, ministeriales. Le
monarque et son administration dominent, et d'autant mieux qu'ils rendent d'indispensables
services. Mais la domination se fit de nouveau durement sentir : l'idée vint non de détruire
le pouvoir, mais de conserver tout l'appareil monarchique, en substituant seulement la
personne morale de la Nation à la personne physique du roi.
Mais en instituant un appareil destiné à la servir, la Société a donné naissance à une petite
société se distinguant d'elle. C'est qu'en effet il y a un climat de pouvoir qui altère les
hommes. Non que ces derniers soient d'obscurs arrivistes, mais la logique égoïste du
Pouvoir pur ne saurait être négligée.
Lorsque le pouvoir demande des ressources pour lui-même, il épuise vite la complaisance
des sujets. Pour obtenir des contributions, il faut que le Pouvoir puisse invoquer l'intérêt
général. (C'est la Guerre de Cent ans qui a accoutumé le peuple à l'impôt permanent). Par
ailleurs, la pensée philosophique utopiste (notamment Campanella), en imaginant l'ordre
dans la simplicité, élargit la fonction du Pouvoir, même si elle en combat parfois les
détenteurs.
On peut observer le progrès du Pouvoir par l'exploitation des ressources que lui offre son
domaine national : il change alors le rapport de ses moyens à ceux de ses voisins, s'égale
avec un faible fonds à de grandes puissances, et, si ce fonds est ample, se rend capable
d'hégémonie. Ainsi aucun Etat ne peut rester indifférent quand l'un d'eux acquiert plus de
droits sur son peuple. Il lui faut sur le sien des droits analogues, ou payer bien cher sa
négligence. C'est une réelle course au totalitarisme. Les armements ne sont qu'une
expression du Pouvoir. Ils croissent parce que le Pouvoir croît. Et les partis les plus
persistants à réclamer leur limitation étaient, par une inconséquence inaperçue, les plus
ardents à soutenir l'expansion du Pouvoir !
Le développement de la monarchie absolue, tant en France qu'en Angleterre, est lié aux
efforts des deux dynasties pour résister à la menace espagnole. Autre exemple, c'est l'envie
que Louis XIV inspire à tous les princes qui est le véritable principe de leurs usurpations sur
les peuples. Mais la menace de son hégémonie leur fournit le plus honorable des prétextes
pour l'imiter.
La conscription est des plus étranger aux sociétés aristocratiques : ainsi apparut l'ère de la
chair à canon. La Prusse, inspirée de l'expérience de la Révolution française, applique pour
elle-même un système analogue, aggravé, qui prépare les victoires de 1870. Ces succès
épouvantant l'Europe, tous les pays continentaux introduisent alors l'obligation militaire.
Pendant la Grande Guerre, apparaît la notion de Guerre totale : à présent, dès le temps de
paix, l'Etat préparera l'utilisation intégrale des ressources pour la guerre.
D'où vient que l'Etat ne rencontre aucune limite, aucune résistance syndicale du peuple ?
C'est que les représentants des différents éléments de la Nation sont devenus le Pouvoir, et
le peuple reste alors sans défenseur. Ceux qui sont l'Etat n'admettent pas d'intérêt de la
Nation distinct de l'intérêt de l'Etat. Ils écraseraient comme sédition ce que la monarchie
accueillait comme remontrance.
L'Etat et l'individu ne sont pas seuls dans la société. Il existe d'autres pouvoirs, pouvoirs
sociaux à l'endroit desquels l'homme est aussi débiteur d'obéissance et de services. De sorte
qu'il peut être plus sensible, et l'observateur plus attentif, à la diminution ou
l'évanouissement des obligations envers un pouvoir social qu'à l'aggravation des obligations
envers le pouvoir politique. Le pouvoir dans sa puissance a pour victimes prédestinées et
pour opposants naturels les puissants, les chefs de file, ceux qui exercent une autorité et
possèdent une puissance dans la société. Être niveleur n'est donc nullement un caractère
qu'il assume quand il devient démocratique. Le nivellement est dans sa destinée.
Ce sont les possédants qui bénéficient des lois, des décisions de la magistrature, des
interventions de la police. Mais l'Etat n'est pas dans sa nature conservateur des droits
acquis. Il joue les deux rôles à la fois, garantissant par ses organes les situations établies, et
les minant par sa législation. Le processus destructeur des aristocraties s'accompagne d'un
processus inverse. Car parallèlement s'élève une statocratie, qui non seulement s'approprie
collectivement les forces sociales, mais qui tend aussi à se les approprier individuellement,
donc à les distraire du pouvoir.
Dans les temps anciens, le système qui prévalait était celui de la société gentilice : le
pouvoir n'était qu'un pacificateur entre groupes disposant d'une totale liberté interne. Le
pouvoir ne connaît que les chefs de groupes, entre lesquels il arbitre, auxquels il commande.
Son autorité ne pénètre pas dans le groupe même. Le roi est par conséquent contraint à une
consultation permanente avec les pairs qui peuvent seuls lui prêter les forces dont il a
besoin. Par conséquent, briser le cadre gentilice est la grande affaire des rois. La lutte contre
la cellule familiale, depuis le classement des citoyens de Solon et Servius Tullius, s'est
poursuivie tout au long de l'histoire. L'Etat a revendiqué comme ses propres ressortissants
ceux qui n'étaient auparavant que les sujets du père. L'apparition de la structure féodale,
système d'"hommes de confiance", fait de chaque dominateur local un législateur, un juge,
un administrateur d'une sorte de principauté. Mais le pouvoir anéanti se réveille, aiguillonné
par ses besoins : il n'est pour ce dernier d'autres ressources que de dérober à la cellule
seigneuriale les ressources qu'elle recèle. Les légistes placés entre le seigneur et ses sujets
sont donc là pour que le seigneur s'abstienne de "tailler" arbitrairement ses hommes. Par
ailleurs le monarque demande de plus en plus fréquemment des "aides", à l'occasion des
guerres bien sûr, mais également par le biais de la dépréciation monétaire : le métal
précieux, acheté de plus en plus cher par les ateliers monétaires, circule de plus en plus vite.
Son rythme suit celui des besoins de l'Etat. L'Etat voit avec faveur la montée des riches qui
ne lui paraissent point soustraire quelque chose à son autorité. Mais enfin la démolition de
toutes autres dominations sociales a laissé les dominations financières maîtresses du terrain.
Alors on les a reconnues formatrices de cellules nouvelles. Le patronat industriel pénètre
dans l'atelier, a introduit sa loi, sa police, son règlement d'atelier. Ainsi les anticapitalistes, à
rebours, viennent remplir les cadres de l'Etat bourgeois. Socialiste ou non, le pouvoir
devient nécessairement l'allié de ceux qui subissent la domination capitaliste.
Le terme d'une telle évolution, c'est la destruction de tout commandement au profit du seul
commandement étatique. C'est l'atomisation sociale, la rupture de tous liens particuliers
entre les hommes, qui ne sont plus tenus ensemble que par leur commun servage envers
l'Etat. C'est, à la fois, et par une convergence fatale, l'extrémité de l'individualisme et
l'extrémité du socialisme. Est-ce à dire pourtant qu'il n'y ait plus de privilégiés ? Si : mais ils
sont dans l'Etat et constitués par lui. Ceux qui occupent les positions clefs de cette grande
machine, les potentes, les optimates, s'approprieront alors de nouveaux avantages, et
voudront en assurer la transmission à leurs descendants. Ce sera la féodalité. L'Etat sera
démembré par la statocratie conçue dans son propre sein. Il s'agit pour lui dès lors de
détruire ces molécules sociales ; et le processus de gonflement de l'Etat recommence.
Toujours, l'aristocratie s'oppose à l'élection d'un pouvoir disposant par lui-même de moyens
d'action qui le rendent autonome à l'égard de la Société. A l'armée, assemblée de
contingents féodaux, le roi leur préfère bientôt une cavalerie mercenaire développée à
mesure de ses ressources. Et ce malgré des résultats mitigés.
"Une monarchie subit les services des puissants en tant qu'elle demeure sous la tutelle
aristocratique; mais elle appelle les services des plébéiens en tant qu'elle veut se rendre
absolue."
Il faut écouter les cris de dépit de Saint-Simon contre Mazarin. Il a bien compris qu'au
temps de la Fronde une révolution s'était accomplie, non pas celle, tumultueuse, que
tentaient les émeutiers, mais celle au contraire invisible, qu'accomplissait le ministre
éducateur de Louis XIV : "Il en méprise les lois, le génie, les avantages, il en ignore les
règles et les formes, il ne pense qu'à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit
peuple" Une partie de la noblesse alors, durant tout le XVIIIe siècle, plus ou moins
déplumée par le pouvoir monarchique, se remplume en s'installant dans le riche appareil
d'Etat construit par les commis plébéiens. Et occupant toutes les places, obstruant toutes les
avenues du Pouvoir, l'ancienne noblesse l'anémie en empêchant qu'il attire à lui, comme
autrefois, les ambitions plébéiennes. Ainsi tout ce qui devait servir l'Etat, s'en trouvant
écarté, se "jacobinise". Sous une opposition parlementaire qui, acceptée, aurait transformé
la monarchie absolue en monarchie limitée, s'impatiente une élite plébéienne qui, admise
dans l'Etat, aurait poussé toujours plus loin la centralisation monarchique. Elle était si
naturellement servante du pouvoir royal qu'elle ne fera que le continuer, sans roi.
Plus les routines et les croyances d'une société sont stables et enracinées, plus les
comportements sont prédéterminés, moins le Pouvoir est libre dans son action. Plus nous
cherchons à connaître les hommes primitifs, plus nous sommes frappés, non pas de
l'extrême liberté de leur conduite, mais au contraire de son caractère étonnamment strict.
Cette régularité on l'observe dans les communautés les plus dénuées de gouvernement. Le
problème se complique quand la conquête, phénomène assez tardif dans l'histoire humaine,
rassemble plusieurs communautés à moeurs distinctes sous un même gouvernement. Le
peuple novateur se porte de tous côtés à des actes originaux. Alors intervient une Loi qui lui
ouvre les avenues de développement fécondes, tandis que lui sont fermées de toute l'autorité
d'un vouloir divin celles qui le mèneraient à sa propre destruction. Ce n'est pas le pouvoir
qui légifère mais Dieu par la bouche d'hommes inspirés ou profondément convaincus. Puis
les hommes se sont risqués à porter le jugement. Ce qui nous apparaît comme la plus haute
expression de l'autorité, dire ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas être fait, distinguer le
licite et l'illicite, cela n'a point appartenu au Pouvoir politique avant un stade extrêmement
tardif de son développement.
Sans doute les règles du droit romain apparaissent très tôt divorcées de toute connotation
religieuse. Mais ces commandements civils, ces institutions civiles sont le décalque exact
d'anciens commandements et d'anciennes institutions de caractère sacré.
Il y a deux sortes de lois : la Loi-commandement, reçue d'en haut. Dieu en est l'auteur.
Enfreindre cette loi, c'est l'offenser. On en sera puni, que le pouvoir temporel y prête la
main ou non. Et les Lois-réglements, faites par les hommes pour discipliner des conduites
que les progrès de la complication sociale diversifient sans cesse. Les Romains sont le
peuple le moins mystique peut-être que la terre ait porté. Et c'est pourquoi ils ont si tôt
séparé du fas, ce qu'exigent les Dieux, le jus, ce qu'aménagent les hommes. Entraînés par la
passion ou flattés par la puissance, les hommes commettent de fréquentes et graves
violations, nul plus que les princes.
On doit se garder de confondre la Loi divine avec la Coutume. La coutume est une
cristallisation de tous les usages. La Loi au contraire, laisse passer les variations favorables :
elle agit, si l'on veut, comme un filtre sélectif. Par ailleurs, on ne peut pas dire que le Peuple
ou l'assemblée enlève au Pouvoir la capacité de faire seul les lois, car, cette capacité, il ne la
possédait point. Le concours du peuple ou d'une assemblée, loin d'entraver une liberté qu'ils
n'avaient point, permet au contraire à l'activité gouvernementale de s'étendre. C'est le
Pouvoir qui, au Moyen Age, convoque les Parlements d'Angleterre et les Etats généraux de
France. On ne fait d'abord que constater la coutume. Puis, très progressivement, on introduit
des lois innovatrices mais volontiers présentées comme des retours aux bons usages
anciens. C'est la pratique législative qui a peu à peu accrédité la notion qu'on pouvait, par
proclamation, non pas constater des droits, un Droit, mais les créer. Les plus grands esprits
du XVIIIe l'ont tellement compris qu'ils ont voulu donner au législateur une digue et un
incontestable guide : c'est la "religion naturelle" de Rousseau, c'est la "morale naturelle" de
Voltaire. Mais ces digues ne pouvaient tenir une fois l'homme déclaré "mesure de toutes
choses".
On ne s'aperçoit pas qu'aucune révolution n'aboutit pas à l'appesantissement du Pouvoir.
Hélas, dit-on, la Révolution est sortie de son lit naturel. Pitoyable incompréhension ! C'est
le terme fatal auquel tout le bouleversement s'acheminait de façon nécessaire.
2. La Révolution de France force les paysans à porter le fusil, et lance des colonnes mobiles
à la poursuite de réfractaires.
3. 1917 permet à la Russie de regagner et au-delà le terrain que l'Empire avait perdu.
Les révolutions ne sont pas des réactions de l'esprit de liberté : on n'en peut citer aucune qui
ait renversé un despote véritable. Louis XVI n'a même pas su laisser tirer ses Suisses ;
Nicolas II n'osa même pas venger son cher Raspoutine ; Charles Ier, vivotait sans menacer
personne. Ils sont morts, ces rois, non de leur tyrannie, mais de leur faiblesse. En 1788, la
monarchie est tellement en recul qu'elle devait sacrifier au cri général ses intendants de
province, exécutants de la volonté centrale, qui cédaient la place aux assemblées
provinciales : c'était le mouvement inverse de toute notre histoire. L'oeuvre révolutionnaire,
c'est la restauration de la monarchie absolue. La constituante sacrifie d'entrée les intérêts de
ces mêmes privilégiés qui avaient réclamé la convocation des Etats. Les biens immenses du
Clergé sont aussi rapidement livrés au Pouvoir, et les Parlements reçoivent un congé
décisif. Le roi ne devient plus qu'un simple fonctionnaire de la volonté générale : alors
pourquoi inamovible ? Les circonstances aidant, on le supprime, et le pouvoir exécutif se
réunit au législatif dans les mains de la Convention.
La Constituante reconstruit la Justice sur des bases nouvelles, de façon qu'elle soit "toute-
puissante pour secourir tous les droits et tous les individus". Elle sera parfaitement
indépendante du Pouvoir. Mais ce dernier très vite prétend que les juges s'inspirent non pas
des lois dignes de ce nom que la Constituante a d'abord formulé, mais de mesures de
circonstances, dirigées contre telles ou telles catégories de citoyens, et décorées du nom de
lois. Il leur reproche trop de mollesse. Il fallait des tribunaux extraordinaires dont le modèle
fut le Tribunal révolutionnaire de Paris. Puis en l'an VIII, le pouvoir s'attribue la nomination
des juges et leur avancement. Ainsi la Révolution a enlevé à la Justice la fonction qu'elle
exerçait auparavant, de défendre l'individu contre les entreprises du Pouvoir. Cette oeuvre
fut celle non de la Terreur, mais de la Constituante. Et ces principes sont restés en vigueur.
Les initiateurs de la doctrine démocratique ont pris la liberté de l'homme comme base
philosophique. Ils se sont proposés de la retrouver comme résultat politique de leur effort.
L'homme entrant en association a par là même accepté certaines règles de conduite
nécessaires au maintien de l'association. Mais il n'est obligé d'obéir qu'à elles, n'a de maître
et de souverain terrestre que la loi. "Un peuple libre, dit Rousseau, obéit aux lois mais il
n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes". Ces postulats
justifient immédiatement l'abaissement, la subordination du pouvoir. Il n'a d'autre raison
d'être et d'autre droit que d'exécuter la loi. La question capitale est de décider d'où viendra la
loi. En Angleterre, les assemblées étaient des congrès de privilégiés. En Face du pouvoir
demandeur, les représentants disposaient de mandats impératifs. Mais lorsque la préférence
donnée à l'assemblée sur le souverain l'a fait investir, elle seule, de la puissance législative,
comme seul représentant de la Nation, on n'a point vu qu'on changeait par là son caractère,
et que son attitude devait changer. Au lieu d'être juxtaposition d'intérêts divers, elle devenait
représentation totale de la totalité nationale. Le parlement ne trouvait plus, lui, de
représentants de la Diversité, de mandataires des intérêts particuliers, dont il eût à tenir
compte ! Ce n'est pas le roi qui a disparu : le Pouvoir législateur représentant de l'intérêt
national est son successeur ; mais ce qui a disparu, c'est la représentation des intérêts qui
sont dans la nation. L'aristocratie parlementaire constitue alors "Le Prince", un prince plus
puissant que n'était un roi non maître des lois. Ou bien ce prince réussit à s'affranchir de ses
mandants ; il est alors absolu. Ou bien, au contraire, les membres de l'assemblée deviennent
les instruments de partis, ou les jouets de mouvements extérieurs à l'assemblée. La bataille
s'instaure, dont l'enjeu n'est plus seulement le pouvoir, mais les lois elles-mêmes, qui ne
seront plus le reflet de vérités supérieures, mais varieront au gré des fluctuations du combat.
Comme le répète Clemenceau : "... si nous attendions de ces majorités d'un jour l'exercice
de la puissance qui fut celle de nos anciens rois, nous n'aurions fait que changer de
tyrannie." Ce qu'on a rêvé, c'est que la garantie de la liberté résidait dans la souveraineté de
la règle de droit, de la Loi. On a réclamé de plus en plus bruyamment la mise en oeuvre de
la souveraineté populaire et son absolutisme. On n'a pas compris que c'était renoncer à la
difficile souveraineté des lois et quitter les garanties de la liberté ; qu'enfin on reconstituait
un Imperium césarien qui devait dès lors trouver ses Césars.
Il n'y a point d'institutions qui permettent de faire concourir chaque personne à l'exercice du
Pouvoir, car le Pouvoir est commandement et tous ne peuvent commander. La souveraineté
du peuple n'est donc qu'une fiction qui ne peut être à la longue que destructrice des libertés
individuelles. Le pouvoir démocratique se présente comme venant libérer l'homme des
contraintes que faisaient peser sur lui l'ancien pouvoir. Cette hostilité à la formation de
communautés plus petites ne se concilie pas avec la prétention d'instaurer le gouvernement
du peuple par lui-même, puisque manifestement ce gouvernement est d'autant plus une
réalité qu'il s'exerce dans des communautés plus petites. Tandis qu'il proclame la
souveraineté du peuple, le Pouvoir démocratique la resserre exclusivement au choix de
délégués qui en auront l'exercice plénier. Ainsi le prétendu "pouvoir du peuple" n'est relié
au peuple que par le cordon ombilical très lâche des élections générales ; il n'est
effectivement qu'un "pouvoir sur le peuple". On a vu les corps représentatifs se développer
en dépit de toutes les interdictions et de toutes les poursuites. Cette formation spontanée est
un phénomène naturel qui corrige la fausse conception totalitaire de l'intérêt général. Or,
faute d'avoir ménagé aux intérêts particuliers des moyens de défense, on les condamne à
une activité offensive, qui les mène à l'oppression d'autres intérêts. Et ceux-ci se trouvent
excités à stopper, pousser ou conquérir le Pouvoir par des procédés semblables. L'autorité
n'est plus alors qu'un enjeu, elle perd toute stabilité, toute considération.
" Plus vous étendez la sphère du pouvoir, plus il se trouve de gens qui y aspirent. La vie va
où est la vie. "
Odilon Barrot
Tant que le peuple assemblé par circonscriptions regarde au mérite personnel et non à
l'opinion affichée, l'assemblée est constituée par une élite de personnalités indépendantes.
On a donc une assemblée vivante où les opinions toujours libres s'affrontent pour le bien de
la patrie et l'instruction du public. Mais dès que l'assemblée représentative dispose du
Pouvoir, comme il arrive en démocratie, l'appétit de commandement porte les membres à
s'ordonner en fractions permanentes. Le groupe fait triompher des candidats qu'il a choisis
moins en raison de leur valeur propre que de l'obéissance qu'ils promettent. Il faut alors
arracher par n'importe quel moyen la voix dont l'électeur dispose. Se formeront alors des
syndicats d'intérêts et d'ambitions, qui s'ingénieront à capter les suffrages pour investir des
députés dociles.
Les initiateurs de la démocratie entendaient que la campagne électorale fût une saison
d'éducation populaire par l'exposition complète des thèses opposées. Mais les modernes, en
gens avisés, ont compris que former l'esprit des électeurs c'est aussi bien l'ouvrir aux
arguments adverses qu'aux leurs propres et donc peine inutile. C'est sur les émotions qu'il
faut agir. Loin d'éveiller la capacité citoyenne chez ceux qui ne la possèdent pas encore, on
l'éteint chez ceux qui l'ont acquise. On fait vibrer la corde du loyalisme, tant on a
transformé les électeurs en soldats, en "militants". C'est que leurs meneurs sont les
conquérants du Pouvoir.
Plus la "machine" est puissante, plus les votes sont disciplinés, et moins la discussion a
d'importance : elle n'affecte plus le scrutin. La puissance effective quitte d'ailleurs
l'assemblée à mesure que les partis gagnent en consistance et en discipline. Les
consultations électorales prenant le caractère de luttes entre "machines", celle qui l'emporte
peut mettre son chef au gouvernement et il n'aura presque point à tenir compte de
l'assemblée où les whips lui assureront une majorité stable.
Ces compétitions aboutissent à la dictature d'un parti, c'est-à-dire d'une équipe, et d'un
homme, son chef. Voilà le totalitarisme. Ils disposent de ressources immenses accumulées
dans l'arsenal du Pouvoir. Il n'existe dans la société aucune contre-force capable d'arrêter le
Pouvoir.
On a tout d'abord pensé la liberté comme fin. Dans ce but, on a proclamé la souveraineté
des lois. Ces lois, on les mettait au-dessus de l'homme. Il n'aurait point à trembler devant un
particulier plus puissant, devant un groupe menaçant par son nombre, car entre ce puissant
et lui, c'est la Justice impassible qui trancherait, selon les lois établies. Il n'aurait rien non
plus à redouter des gouvernants, serviteurs des lois. Il fallait que l'on crût au caractère de
nécessité des lois, qu'on les regardât comme inscrites dans la nature des choses, et non pas
comme un produit de la volonté humaine. Or précisément, on se mettait à considérer les lois
comme des règlements toujours susceptibles de critique et de révision. En fait les règles
suprêmes de la vie sociale sont devenues l'objet de querelles politiques. Dès lors les
volontés particulières se trouvaient déchaînées, puisque capables de faire ou défaire les lois.
La loi est devenue l'expression des passions du moment. Comme on ne peut plus conquérir
la puissance législative, à laquelle l'exécutive est réunie, que par le moyen d'une faction
bien organisée, les factions vont gagnant en cohésion et en violence. L'incertitude en tout
cas devient telle, les conditions nécessaires de la vie sociale sont à ce point ruinées, que les
peuple enfin, las de l'impuissance d'un Imperium toujours plus disputé, aspirent à stabiliser
ce poids écrasant du Pouvoir qui roule au hasard de main en main, et finissent par trouver
un honteux soulagement dans la paix du despotisme.
Ce que nous appelons de nos voeux est une suprématie par le droit. Un Droit aîné et mentor
de l'Etat. Or le doit a perdu son autonomie. Comme le dit le code Justinien : nous avons
chacun des droits, subjectifs, qui se situent et se concilient dans un Droit objectif,
élaboration d'une règle morale s'imposant à tous, que le Pouvoir doit respecter et faire
respecter. N'importe l'origine du pouvoir : il se légitime lorsqu'il s'exerce conformément au
droit.
De nos jours, rien de semblable : le droit n'est, nous dit-on, que l'ensemble des règles
édictées par l'autorité politique. L'autorité faiseuse de lois est donc toujours juste, par
définition. Citons la Métaphysique des moeurs de Kant : "Il n'y a contre le suprême
législateur de l'Etat aucune résistance légitime de la part du peuple; car il n'y a d'état
juridique possible que grâce à la soumission à la volonté législative pour tous. [...] Pour
que le peuple fût autorisé à la résistance, il faudrait préalablement une loi publique qui la
permit." Carré de Malberg ajoute : "L'essence de la règle de règle de droit est d'être
sanctionnée par des moyens de coercition immédiate [...] Il ne peut se concevoir, en fait de
droit, que du droit positif."
Or l'Histoire ne nous montre-t-elle pas un Droit d'une bien autre dignité, fondé sur la Loi
Divine et la Coutume ? Mais encore faut-il distinguer le cas de Hobbes, qui imagine un
pouvoir total, et celui de Rousseau et Kant, qui se gardent bien de confier cette puissance
législative illimitée à un monarque ou à une assemblée. Elle ne saurait appartenir pour eux
qu'à tout le peuple. Mais ces grands penseurs, dans l'esprit de leurs temps, ne voyaient
d'autre réalité que l'homme. Ils proclamaient sa dignité et les droits qu'il possède en tant
qu'homme. Ils n'ont pas assez vu que ces droits pouvaient être en conflit avec la puissance
législative illimitée. Cela revient à dire que les Déclarations des droits ont joué en fait le
rôle d'un Droit placé au-dessus de la loi.
Ce n'est pas un hasard si l'on a vu s'avancer le Pouvoir à l'époque où la foi catholique a été
ébranlée. C'est ainsi qu'on le voit de nouveau s'avancer du fait de l'ébranlement des
principes individualistes de 89. Mais c'est Léon Duguit, autre grand constitutionnaliste, qui
énonce la vraie doctrine du Droit : "L'activité de l'Etat dans toutes ses manifestations est
limités par un droit supérieur à lui [...] cette limitation ne s'impose pas seulement à tel ou
tel organe, elle s'impose à l'Etat lui-même."
Mais progressivement la "législation judiciaire" anglaise n'a plus été épargnée par le flot des
lois nouvelles ; la Cour suprême américaine s'est trouvée en butte au sentiment du public et
a dû se mettre en veilleuse : c'est un reflet parmi d'autres du sentiment moderne que peut
nulle part souffrir que l'opinion de quelques hommes arrête à elle seule ce que réclame
l'opinion de toute la société. Mais il ne s'agit ni d'un côté ni de l'autre d'opinions. On a d'une
part une émotion momentanée que des méthodes d'agitation permettent de créer facilement ;
de l'autre des vérités juridiques dont le respect s'impose absolument. A rebours, ce dont la
Cour suprême a souffert, c'est d'avoir défendu contre l'opportunité politique des principes
qui avaient été eux aussi d'opportunité politique.