Eugène Nus - Les Grands Mystères

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EUGÈNE NUS

LES GRANDS
MYSTÈRES

VIE UNIVERSELLE - VIE INDIVIDUELLE - VIE SOCIALE

La vie a deux essors ; la pensée a deux guides :


L'un marche à pas comptés, par des chemins arides
L'autre s'élance, ardent comme un rayon de feu.
Celui-ci fait aimer, celui-là fait connaître.
Sentiment et Raison, ces deux pôles de l’Être,
Dont la synthèse est Dieu.
Dogmes nouveaux

1
Le public, plus nombreux que je ne l'espérais, − qui a lu les Dogmes Nouveau, malgré le discrédit
dans lequel est tombée la forme poétique, − a déjà entrevu la synthèse religieuse, dont je donne au-
jourd'hui l'exposition raisonnée.
Ces petits poèmes m'ont valu de précieuses sympathies ; mais on m'a demandé autre chose : une
démonstration logique, un développement complet de ma pensée.
Je me suis mis à l’œuvre et, sûr que la lecture de ce volume ne peut qu'élever l'âme et agrandir le
cœur, je livre avec confiance, aux forts et aux faibles, le résultat des études et des méditations de ma
vie.
Sur ces grandes questions qui préoccupent l'esprit humain, celui qui croit avoir trouvé une lueur de
vérité, a le devoir de la répandre. S'il parvient à raffermir quelques âmes chancelantes, son travail
est payé. En tous cas, ses efforts peuvent servir de jalon à des œuvres plus puissantes et plus fé-
condes.
Fils de cette époque troublée qui flotte entre le doute et l'indifférence, je n'ai pu m'accommoder ni
de l'indifférence, ni du doute. Je n'ai pas compris qu'un être pensant pût vivre en paix, sans avoir
une croyance réfléchie sur la cause et le but de la vie. Écartant toute affirmation imposée, comme
toute négation présomptueuse, j'ai cherché, dans le chaos des traditions humaines, sous l'incohé-
rence des doctrines et la contradiction des systèmes, l'essence et la logique des idées.
J'ai reconnu que la confusion était bien moins au fond qu'à la surface, bien plus dans les formes que
dans l'esprit, et que, des intuitions d'autrefois et des expériences d'aujourd'hui, se dégage la même
lumière.
Ce livre est un credo complet et ce credo est une vaste hypothèse appuyée sur la science, sur l'his-
toire, sur la raison et sur le cœur.
J'expose franchement ce que je crois, et les raisons qui me font croire. J'emploie la forme
affirmative, parce qu'elle sert nettement ma pensée ; mais je ne me pose pas en inspiré. Comme j'ai
tout soumis à ma raison, je soumets le fruit de mes recherches à la raison des autres.
J'ajoute que je ne revendique la priorité d'aucune formule essentielle. J'ai butiné partout et les con-
ceptions qui m'ont frappé, se sont emmagasinées dans ma mémoire, sans garder, pour la plupart,
leur marque de fabrique. Dans cette fusion d'idées qui s'est lentement opérée dans mon esprit, il me
serait impossible de démêler ce qui est à moi de ce qui est à autrui, et j'aime mieux renoncer
d'avance à toute prétention d'inventeur.
Et maintenant, vous qui allez tourner ces pages, laissez de côté la personnalité de l'auteur, qui est
peu de chose ; et puissiez-vous trouver, dans ce livre, la foi confiante et profonde qui l'a dicté.

Eugène Nus

2
PREMIÈRE PARTIE

VIE UNIVERSELLE

DIEU EXISTE-T-IL ? – NÉGATIONS − AFFIRMATION − INSTRUMENTS DE RECHERCHE

Vous comprenez le Créateur, quand vous dites que vous ne le comprenez pas.
VÉDAS

Celui que l’esprit seul peut percevoir, qui échappe aux organes des sens, l’âme de tous les êtres, que
nul ne peut comprendre…
MANOU

Élance-toi loin de ton corps ; franchis le temps ; deviens l'éternité ; reconnais-toi pour immortel,
pour capable de tout concevoir et de tout faire ; sois plus haut que toute hauteur, plus profond que
toute profondeur ; sois à la fois dans toutes les parties du monde, dans le ciel, sur la terre et au sein
des eaux : saisis d'un seul embrassement tous les cycles, toutes les mesures, toutes les étendues, et
tu pourras comprendre ce que c'est que Dieu.
HERMÈS

Je vous montrerai les traces de sa puissance ; je vous montrerai les effets de la forte main du Dieu
puissant, mais un nuage m'empêche de Le voir.
HYMNES ORPHIQUES

Le Tout-Puissant est plus haut que les cieux. Comment donc ferez-vous pour l'atteindre ?
JOB

Il n'y a point d'issue pour aller à lui, point de porte pour l'apercevoir.
Forcé de lui donner un nom, je l'appelle Grand.
LAO-TSEU

I
L'enfant demande à la vue d'une fleur, d'un oiseau, d'une étoile :
− Qui a fait cela ?
− Dieu !
Et l'enfant demande :
− Qui a fait Dieu ?

Mystère sublime, qui attire notre première pensée ! Comment expliquer cette cause suprême, qui n'a
pas eu de cause ?

3
Les uns, par dépit de ne pas comprendre, ont déclaré que rien n'existait hors de la portée de leurs
lumières. Ce qu'ils ne pouvaient atteindre, ils l'ont nié.
D'autres ont dit :
− Ce grand problème est au-dessus de notre entendement. Étudions la vie dans les choses visibles !
Dieu nous échappe, passons-nous de lui !
Mais l'homme peut-il se passer de Dieu ? La science positive lui suffit-elle ?
Au-delà des nébuleuses semées dans l'immensité, où les soleils naissent et s'éteignent ; au-delà des
gaz imperceptibles dont les propriétés révèlent au chimiste le secret de la formation des corps ; au-
delà des forces, au-delà des lois qui règlent le mouvement des atomes et des mondes, l'esprit hu-
main s'élance et cherche :
− Comment et pourquoi ces univers, ces éléments, ces lois, ces forces ? Par-delà ces vérités, il y a
une autre vérité encore, et c’est celle-là, c'est Dieu qu'il me faut.
Où le trouver ?

II
Et d'abord existe-t-il ? ô ma pensée, ne poursuis-tu pas une chimère ?
L'homme a besoin de Dieu ! …
− Qu'est-ce que cela prouve ? l'esprit ne peut-il avoir des appétits factices, comme le corps ?
Toutes les races l'affirment, tous les peuples l'adorent : la tribu sauvage et la nation policée ! ...
Mais que d'erreurs se sont accréditées jusqu'à nous, soutenues par le consentement du genre hu-
main !
Et si l'on me dit :
− Regarde autour de toi ! Dieu est, puisque le monde existe ; comprends-tu l'effet sans la cause ?
Ne puis-je répondre, comme l'enfant : qui a fait Dieu ?

III
Science des athées, peux-tu me satisfaire ? Que m'apprends-tu ?
− Il n'y a pas d'être absolu, pas de conscience suprême, pas de volonté générale. Il n'y a que des
forces inhérentes à la matière, seule éternelle, seule infinie, et contenant tout en soi…
− Avant tout, cette matière, qui l'a faite ?
− Personne : Elle est.
− Ces lois, ces forces, en vertu desquelles les atomes s'agrègent et se combinent, comment les
contient-elle ? Nous ne savons pas : Elle les contient.
Chose étrange ! Ils nient la conscience divine et l'intelligence suprême, parce qu'ils ne peuvent les
expliquer, et ils affirment la matière, la matière seule, qu'ils n'expliquent pas davantage !

IV
Quant à vous, philosophes positifs, qui me dites :
− Ne cherche pas ! Trouvez le moyen de couper les ailes à ma pensée !
Empêchez l'enfant de demander :
− Qui a fait cela ?
Empêchez seulement votre esprit, ô sages entre les sages, de bondir, en brisant vos étroites théories,
au-devant de cet inconnu qui, bon gré mal gré, nous attire tous : vous, comme moi !

V
Le matérialisme se transforme, enveloppé dans une doctrine supérieure. Le Dieu tout détrône le
Dieu hasard, ce déshonneur de la pensée humaine.

4
Voici le panthéisme indou qui vient nous rejoindre, par-dessus la tête de tant de siècles, s'abattant
sur Spinosa, pour rebondir sur Hegel. Nous assistons à la résurrection des Védas, revus et corrigés
par une grande école de savants et de penseurs.
Mais la doctrine moderne a supprimé la cause inconnue, le dieu hermaphrodite que révélaient aux
hommes les philosophes de l’Inde − L’œuf du monde éclot tout seul. Nous reviendrons sur le
panthéisme.
Forcé de s'incliner, lui aussi, devant le mystère impénétrable, il se tire d'embarras par cette explica-
tion, qui n'explique rien : − La substance est cause d'elle-même.
Mais, dans son erreur, il contient une grande vérité. Nous la dégagerons pure et féconde.
Constatons seulement ici que, réduite à ce seul terme : Dieu c'est tout, sa formule incomplète équi-
vaut à ceci : Dieu n'est rien !
Et disons avant tout, avec la voix des siècles et la multitude humaine :
Dieu, c'est LUI.

VI
Conscience universelle, intelligence sans bornes, activité éternelle, justice absolue, amour infini, je
T'affirme.
Je suis, donc tu es ; car, avant mon être, il y avait quelque chose : il y avait la puissance qui produit
les êtres.
Tu penses, tu sens, tu aimes ; car j'ai en moi la sensibilité, la pensée, l'amour, et tu n'aurais pu me les
donner, si tu ne les avais pas en toi-même.
Je cherche la justice et la lumière, parce que je suis imparfait et que j'aspire à la perfection ; mais toi,
tu n'as rien à chercher, car rien n'est en dehors de toi, puisque tu es la source d'où tout procède.
Tu es donc la parfaite justice, et la parfaite lumière.
Et, comme j'ai conscience de ce peu que je suis, tu as conscience de tout ce que tu es, sans quoi l'ef-
fet ne sortirait pas de la cause, et la partie serait plus que le tout.
Je ne comprends, il est vrai, ni ton essence, ni ta manière d'être ; mais, sans renoncer à chercher, je
me résigne à ne pas comprendre.
Il y a tant de choses que je vois, que je touche, et que ne peuvent expliquer mon intuition vacillante,
ni mes sciences boiteuses ! Je ne sais pas encore comment pousse le brin d'herbe, et je m'étonnerais
de ne pas te connaître, toi qui embrasses tout !
Mon cœur te sent ; ma raison te conçoit ; il y a en moi quelque chose d'infini que tu appelles, et qui
s'élance... pour te trouver, j'ai l'éternité devant mon être...
Infime personnalité, éclose d'hier, peut-être, sur ce grain de sable que j'appelle ma terre, que puis-je
demander de plus ?

VII
Concluons :
Je crois à Dieu conscient, se sachant et se sentant être.
Je crois que cet être suprême, reconnu et vénéré par la généralité des hommes, dans tous les temps
et chez toutes les races, est une réalité.
Je crois au sentiment intime qui me le révèle ; à ce besoin de savoir et de rechercher les causes, qui
s'éveille avec notre pensée, et s'accroît à mesure qu'elle se développe, impulsion donnée par Dieu,
pour nous pousser vers lui.
Je crois à une providence intelligente qui protège partout le développement de la vie, et sauvegarde
l'ordre universel, tout en laissant à l'individu la liberté de ses mouvements, et le mérite de ses efforts.
Sans prétendre expliquer les mystères de l'Être, et pourtant convaincu que c'est mon droit et mon
devoir de chercher à les pénétrer, je crois que la raison humaine est assez avancée déjà, pour
comprendre Dieu dans ses rapports avec le monde visible, et avec nous.
De ces rapports découlent : la loi religieuse, la loi morale, la loi sociale, − la science de la vie.
5
Pour les découvrir, nous avons deux guides : Le savoir conquis par la collectivité humaine, fruit des
travaux des générations, base de la certitude positive ; et cette grande faculté de la raison, qui nous
fait tirer les conséquences des prémisses, et monter du connu à l'inconnu, par la logique des induc-
tions.
Ces deux instruments de recherche se prêtent une aide réciproque, et se complètent l'un par l'autre.
Ils doivent nous conduire à la vérité relative qu'il nous est possible d'atteindre aujourd'hui.
Marchons à sa rencontre ! − Que ceux qui pensent comme moi, me suivent !

6
LE MONDE

QU'EST-CE QUE LE MONDE ? − ERREUR ET VÉRITÉ DU PANTHÉISME

Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas,
pour faire les miracles d'une seule chose.
Hermès

Il y a une certaine tendance qui s'agite dans chaque atome, et qui en attire les plus petites parties
vers un objet particulier, fouille l'univers depuis son sommet jusqu'à sa base, depuis le feu jusqu'à
l'air, depuis l'eau jusqu'à la terre, depuis tout ce qui est au-dessous de la lune jusqu'à tout ce qui est
au-dessus des sphères célestes, et on ne trouvera pas un seul corpuscule dépourvu de cette faculté
d'attraction naturelle. C'est de cette tendance que viennent tous les mouvements que l'on voit dans
les corps célestes et dans les corps terrestres. C'est cette qualité qui donne à chaque substance de la
matière une tendance vers une autre, et une inclination forcément dirigée sur un point déterminé.
Extrait du poème indou SHERIN et FERHAD, Traduction de Williams Jones

I
Par-delà les mondes visibles, à des milliards et des milliards de lieues de ces points lumineux que
nous appelons étoiles, et qui sont des soleils, l’œil distingue à grand-peine, par les claires soirées, de
petites taches phosphorescentes, pareilles à un flocon de blanches vapeurs.
Ces petites taches sont des nébuleuses, semblables ou analogues à celle dont nous faisons partie.
Elles contiennent, comme notre voie lactée, des quantités d'astres innombrables.
Ces amas de mondes sont semés dans l'infini, comme les étoiles dans notre ciel. Le télescope les
compte par centaines.
A mesure que nos instruments se perfectionneront, nous en découvrirons encore... Et tout cela
disparaîtrait à la fois, sans faire plus de vide dans l'immensité, qu'à notre front un cheveu qui tombe.
Habituons-nous à cette pensée, devant laquelle les esprits inexercés reculent, pris de vertige, et nous
n'aurons qu'une faible idée de la grandeur de CE QUI EST.
Prenez un brin de mousse ; placez-le sous un verre grossissant ! vous verrez se développer, sous vos
yeux, un luxe inouï de végétations inconnues, où vivent sans doute des myriades de petits êtres, que
nos meilleurs microscopes ne peuvent découvrir.
Supposez des instruments qui permettent d'étudier chaque détail de cette forêt microscopique,
comme vous avez étudié le brin de mousse, et, là encore, vous n'aurez pas atteint les limites de la
vie.
L'infiniment grand, l'infiniment petit, extrémités insaisissables, où la pensée de l'homme s'abîmerait,
si elle n'y trouvait Dieu !
C'est ce grand tout que nous appelons le monde, l'univers, la création ; c'est l'ensemble des êtres
réalisés, c'est la manifestation de la vie à tous ses degrés.

II
Entendons-nous d'abord :
L'ÊTRE, c'est la puissance, c'est l'infini, c'est Dieu !
Un être, c'est ce qui a une forme déterminée, finie, et qui est animé de cette force intérieure qu'on
appelle la vie : un soleil, un homme, une plante, − tout ce qu'enfante la nature.

7
Un objet fini qui ne vit pas, est une chose : une maison, un vêtement, un instrument, une machine, −
tout ce qui sort de nos mains.
Dieu crée des êtres ; l'homme, des choses.
Un être a conscience de lui-même, quand il se sent, et qu'il se sait. Il est conscient.
Le mot conscience exprime aussi l'élévation du sens moral : tel homme est consciencieux ; tel
homme n'a pas de conscience.
Nature s'emploie indifféremment pour la cause ou pour l'effet : − la nature est la mère commune ; −
le spectacle de la nature. Nature naturante, nature naturée, dit Spinosa.
Pauvreté du langage, source de trouble dans les idées !
A mesure qu'un mot pourra offrir un sens douteux ou multiple, nous définirons nettement ce que
nous entendons par ce mot. Pour se comprendre, il faut parler la même langue.

III
Le monde est donc le produit de cette force divine, que l'on appelle la nature. La nature est une
puissance de Dieu ; mais la nature n'est pas Dieu.
L'erreur du panthéisme est d'avoir pris pour l'être, une force de l'être.
La doctrine moderne a été plus loin :
Par réaction contre le système qui séparait le monde de Dieu, au lieu de voir le monde en Dieu, elle
a placé Dieu dans le monde ; mais, en l'éparpillant partout, elle lui a retiré l'unité, la volonté, la
connaissance et le sentiment de lui-même. Ces puissances supérieures de la vie ne se trouvant que
dans l'homme, c'est l'homme qui est devenu Dieu.
− Dieu, a-t-on écrit, a sa conscience dans la conscience humaine.
Ce qui équivaut à cette affirmation, que Dieu n'existe pas en dehors de l'homme ; que Dieu, c'est
l'humanité.
D'autres ont dit :
− Dieu, c'est l'idéal conçu par la pensée humaine, être chimérique et mobile enfanté par nos rêves,
fanal imaginaire qui ne rayonne que par nous.
C'est la contrepartie de la révélation. Las d'entendre affirmer que l'homme est créé par Dieu,
l'orgueil humain prend sa revanche : il déclare que c'est Dieu qui est créé par l'homme.
Non, l'idéal n'est pas Dieu ; la notion n'est pas l'être. Le type absolu existe en soi, et par soi-même.
L'idéal, c'est la vue de l'âme, qui se perfectionne peu à peu, et distingue de plus en plus.
Le panthéisme moderne, comme le matérialisme, n'a saisi qu'un côté de la question suprême ; mais
il l'a développé d'une façon supérieure, et, dans sa conception restreinte, il a formulé la loi capitale
de la vie, chaque jour confirmée par la science : la solidarité universelle !
Ce grand principe découle de l'unité de substance, conception panthéistique qui ne repousse, quoi
qu'en dise la nouvelle école, ni la réalité de la conscience divine, ni la perpétuité de la conscience
humaine.
Unité de substance, unité des êtres, c'est tout un. Les antiques religions l'avaient compris.
Quel souffle inspirateur, ô penseurs de l'Inde, vous a révélé ce magnifique symbole de l’œuf du
monde, que tant de générations ont oublié ou dédaigné, après vous !
Cette idée profonde de l'unité de la vie, implicitement contenue dans le mot Univers, que nous
répétons depuis des siècles, sans le comprendre, déterminera la morale de l'avenir.
Les grands initiateurs l'ont pressentie. Le Christ l'a promulguée, quand il a dit :
− Vous êtes tous frères !

8
POURQUOI LE MONDE ?

I
Pourquoi, nous avons besoin de le savoir. Le but dérive de la cause : pour que l'homme fasse sa
route et dirige sa vie, il faut qu'il sache où il va ; pour savoir où il va, il faut qu'il sache d'où il part.
Dieu a dû nous donner la faculté nécessaire pour la solution de ce problème. Cette faculté, nous la
possédons : elle se nomme la raison humaine.
Pour le développement de notre vie morale, le comment nous était inutile, et le comment nous
échappe.
La science a découvert les lois du mouvement, les fonctions des êtres. De l'essence des forces et des
choses, elle ne sait rien, et renonce à savoir.
La métaphysique, avec tous ses systèmes, n'a pas résolu cette question d'origine, où se brise la pen-
sée humaine. Aucune doctrine n'a expliqué la mise en mouvement de l'existence.
Pour nous, la cause du monde et son origine sont en Dieu ; mais, devant le mystère premier de la
création, nous nous inclinons, sans savoir et sans comprendre.
Il nous semble impossible d'admettre qu'à un moment de l'éternité, Dieu soit sorti tout à coup de
l'immobilité, pour remplir l'espace et créer la vie. Nous trouvons plus logique de supposer que la
manifestation coexiste avec l'être, l'action avec la puissance, l'effet avec la cause, la création avec
son auteur, attendu que Dieu étant en dehors de la durée, vouloir et faire sont un pour lui. Mais ce
raisonnement, tout plausible qu'il nous paraît, n'éclaire pas notre intelligence ; et, après avoir bien
réfléchi, nous comprenons... que nous ne comprenons pas. C'est que là est le mystère des mystères,
inaccessible à l'entendement de l'homme. − Le sera-t-il toujours ? − Nous ne le pensons pas. Dieu
nous incite à chercher. Nous devons donc trouver un jour. Il ne peut tromper nos désirs ; c'est lui qui
nous les donne. Chaque aspiration de notre âme est une promesse qu'il nous fait.
Mais nous sommes à l'aurore de la vie consciente. Quelle ascension devons-nous accomplir, quelles
phases traverser, avant d'arriver à la grande connaissance ? − Qui peut le dire ?
Reconnaissons que ce secret de l'Infini dépasse la portée actuelle de notre être ! Admettons, une fois
pour toutes, le créateur et la création, de quelque façon qu'elle procède de lui, et rappelons notre
esprit dans les limites du possible ! Elles contiennent un champ assez vaste encore ; tâchons de ne
pas nous égarer !

II
Pourquoi le monde ?
− Nous ne parlons qu'à ceux qui affirment Dieu. Les autres ne prétendent pas résoudre cette ques-
tion ; ils ne prétendent même pas la poser.
Le monde, c'est l’œuvre divine. − Toute œuvre est le produit d'une volonté, et l'expression d'une
pensée. − Le monde est l'expression de la pensée de Dieu, et l'acte de sa volonté.
Or l'Être suprême n'est pas seulement intelligence et volonté. Il est encore activité et amour.
Il faut à l'activité un champ où elle s'exerce ; il faut à l'amour un objet à aimer.
C'est pour agir et pour aimer, que Dieu a voulu le monde.
Hommes, ne tremblons pas ! nous sommes, parce que Dieu aime.
Que désire, que cherche, que veut l’amour ? Le bonheur des êtres aimés.
Que peut vouloir la tendresse créatrice, si ce n'est le bonheur de tout ce qu'elle enfante ? − Mais
alors pourquoi la souffrance, pourquoi le mal ? − Nous résoudrons, en son temps, cette question
redoutable.

III
Dieu aime le monde.
L'objet de l'amour éternel doit être éternel, comme cet amour.
Le monde ne finira pas, à moins que l'amour divin ne finisse.
9
Les soleils s'éteignent ; les planètes se glacent ; les hommes disparaissent ; les animaux s’entretuent ;
les plantes se dessèchent, emportés, tour à tour, dans le mouvement continu de la vie, où s'exerce
l'activité sans fin, et le monde EST toujours.
Ne craignez rien, fragiles parties de ce tout impérissable ! les puissances de Dieu s'équilibrent.
L'activité divine vous transforme sans vous dévorer, et vous rapproche, à chaque transformation, de
l'amour divin qui vous sauvegarde et vous appelle. L'universelle tendresse souffrirait de
l'anéantissement d'un être, et Dieu ne peut souffrir.
L'activité de Dieu est éternelle, comme son amour : elle crée sans cesse.
Tous les jours, des globes s’organisent ; tous les jours, des êtres nouveaux apparaissent ; tous les
jours, des consciences se forment ; tous les jours, des âmes éclosent.
Retenons cela ! Cette conséquence nécessaire de l'activité divine nous donnera la clef de plus d'un
problème.

10
L’ŒUVRE REFLÈTE L’AUTEUR

On nous reprochera d'attribuer à Dieu les sentiments, les affections, les facultés humaines ; de
confondre l'infini avec le fini.
− Votre Dieu n'est qu'un homme, dira-t-on. L'imagination s'évertue en vain à le parer des perfections
les plus sublimes ; ces perfections sont tout humaines. Si élevé que soit son piédestal, si mystérieux
son sanctuaire, c'est un homme. Vous adorez l'idéal de vous-même.
Le panthéisme moderne a cru faire, de cette objection, une arme terrible pour détruire l'idée du Dieu
personnel.
Comment ces penseurs n'ont-ils pas compris qu'ils rétorquaient contre l'idée de cause, l'effet même
que la cause avait dû produire !
Les sentiments, les affections, les puissances de l'homme, expression de la pensée de Dieu, peuvent-
ils refléter autre chose que les sentiments, les affections, les puissances de Dieu ? Est-ce que toute
création ne porte pas en elle le cachet, l'empreinte de la personnalité de son créateur ?
Est-ce que l'amour intelligent, enfantant des intelligences, et voulant que ces êtres, nés de lui,
arrivassent au bonheur, c'est-à-dire au perfectionnement des facultés et à la satisfaction des
sentiments, a pu leur donner en germe d'autres facultés et d'autres sentiments que les siens, qui sont
ceux par excellence ?
Est-ce que le monde peut être composé d'éléments étrangers à son auteur ? Est-ce que la partie n'est
pas corrélative au tout, et, comme ils disent, la substance identique à elle-même ? − Dieu a fait
l'homme à son image.
Oui, toutes nos puissances intelligentes et affectives viennent de Dieu, et sont en Dieu.
Il possède à l'état parfait, absolu, toutes les forces vives, tous les essors des âmes humaines.
− Mais les vices, nous dira-t-on ! − Les vices ne sont pas des forces, ce sont des défaillances ; ce ne
sont pas des essors, ce sont des déviations.
L'homme a donc raison d'idéaliser ses propres puissances, et d'appliquer son idéal à Dieu. Cet idéal
est une réalité.
Si Dieu n'est pas cela seulement, puisque nous ne connaissons pas tout Dieu, il est cela par rapport à
l'homme.
Nous ne pouvons en avoir une autre idée, et, pour le perfectionnement moral, qui est
l'accomplissement de notre destinée, nous n'avons pas besoin de le concevoir autrement.
Il fallait répondre tout de suite à cette critique du panthéisme.
Laissons l'homme, et revenons au monde !

11
UNIT DU MONDE – LES DEUX FORCES-MÈRES

I
Le monde est UN.
Vérité immense, entrevue par l'humanité au berceau, et qui reparaît, nette et brillante, après des
siècles de tâtonnements et d'erreurs !
Toute création est une, ou tend à être une. L'idéal de l'homme, c'est d'établir l'unité dans ses œuvres.
Le plus grand éloge qu'on puisse faire d'une production, quelle qu'elle soit, c'est qu'elle dispose ses
éléments, qu'elle coordonne ses détails, qu'elle combine ses moyens, pour constituer un ensemble
harmonieux, un tout, une unité.
C'est vrai pour l'artiste, pour l'artisan, pour l’écrivain, pour l'inventeur. C'est vrai pour tous.
L'homme est un lui-même, et chaque pensée qu'il réalise, ou veut réaliser, est une, comme lui.
Dieu, l'unité par excellence, n'a pu réaliser que l'unité dans son œuvre. L'universalité des êtres est
une unité.
Ainsi que nous l'avons fait remarquer déjà, le mot même l'implique.
− Que dit la science ?
D'accord avec la tradition antique, la science moderne affirme l'unité, par l'attraction.
− « Le mouvement des êtres organisés est déterminé par une loi, la même pour tous : l'action qu'ils
exercent les uns sur les autres.
La simple molécule obéit à cette loi, dans la composition des corps, comme la planète, dans la
composition des systèmes solaires, comme les soleils, eux-mêmes, dans les combinaisons plus
élevées que nous commençons à pressentir.
La terre et les autres planètes du tourbillon tournent autour du soleil, en vertu d'une action que le
soleil exerce sur elles.
Le soleil entraîne son tourbillon vers la constellation d'Hercule. Il cède donc, lui aussi, à une action
étrangère. »
Peut-on supposer que le mouvement s'arrête là ; qu'au-delà des évolutions connues, le monde soit
immobile ?
Non ! Savants et penseurs, athées et théistes, tous admettent la gravitation universelle ; tous recon-
naissent cette loi d'attraction, qui n'est autre que la hiérarchie des êtres s'entraînant les uns les autres,
selon leurs affinités, leurs puissances, leurs attraits.
En étudiant la circulation intérieure de cette fraction du tout, dont nos soleils sont des atomes, les
observations astronomiques constatent, dans la marche des groupes stellaires, des directions diffé-
rentes. Quelques savants en ont conclu qu'il n'y avait pas unité de mouvement, donc, pas de Dieu.
Ces divergences d'évolutions ne prouvent qu'une chose : la diversité des fonctions dévolues à
chaque partie, dans la combinaison générale.
Tous les organismes un peu compliqués contiennent, dans leur circulation, des différences ana-
logues. Ces organismes, le corps humain, par exemple, n'en constituent pas moins une unité, dont
les particules fonctionnent, chacune dans sa sphère, pour le but commun, qui est la manifestation de
l'individu.
Il en est ainsi pour les grands corps célestes, grands par rapport à nous, mais qui ne sont que les
particules du monde, manifestation de Dieu.
Vers quel centre mystérieux affluent ces mouvements divers ? où se trouve le suprême cerveau de
l'universelle existence ?... − Arrêtons-nous ! nous ne voyons plus.

II
L’attraction n’est pas la seule loi qui régisse ce que nous connaissons de la vie. Une seconde force
résiste à la première, et lui fait équilibre. Platon, et Pythagore avant lui, avaient deviné ce double
mouvement.
L'attraction tend à concentrer les êtres, à absorber les parties dans un tout compacte et homogène.
12
L'expansion établit et conserve, dans l'unité de la vie, la distinction des existences.
C'est cette force qui maintient entre les corps, et entre les parties des corps, la distance nécessaire au
libre jeu de leurs éléments.
La science se sert aussi du mot concentration, pour exprimer la force attractive.
Dans le langage ordinaire, attraction s'emploie pour désigner l'action d'un corps sur un autre, et con-
centration, l'action qu'il exerce sur lui-même ; mais c'est toujours la même force, et la même loi.
Dans les corps les plus inertes en apparence, dans la pierre, dans le métal, le mouvement vital existe.
L'adhérence des particules qui les forment, n'est, elle aussi, qu'apparente.
Des distances infimes séparent leurs molécules. Ces distances sont nécessaires à l'expansion, à la
vie propre de chacune d'elles, comme sont nécessaires à l'expansion, à la vie propre des corps cé-
lestes, les distances considérables qui séparent, entre elles, ces molécules du Grand Tout.
Le monde visible est donc soumis à deux forces : la première qui relie, la seconde qui sépare ; l'une
constituant l'unité, l'autre maintenant l'individualité ; celle-là tendant à l'agglomération, celle-ci à la
division des parties.
Ce dualisme perpétuel s'observe dans tous les ordres de phénomènes ; et, de quelque nom qu'on
l'appelle : − concentration et expansion, attraction et résistance, autorité et liberté, société et
individualisme, conservation et progrès, morale et passions 1, foi et examen, toujours le manque
d'équilibre entre ces deux impulsions contraires amène le désordre, le discord, la souffrance ;
toujours leur pondération produit le bonheur et l'harmonie.

III
L'observation des faits, l'étude des lois, la science proclame, elle aussi, que le monde est un.
De l'unité du tout, résulte la solidarité des parties.
Toutes, soumises aux mêmes lois, vivent de la même vie. Elles sont reliées ensemble, et dépendent
l'une de l'autre, dans leurs fonctions variées, comme les organes du même corps.
Le moindre globe du ciel est engrené dans cette destinée générale, à laquelle rien de ce qui est ne
peut se soustraire ; et les créations qui vivent à la surface de ce globe, solidaires entre elles et avec
lui, participent de la solidarité universelle.
La touffe d'herbe est liée au tout, par la terre qui la produit, par le soleil qui la fait croître.
Avant d'aborder l'étude des fractions échelonnées de cette unité immense, traitons une dernière
question qui concerne à la fois l'ensemble et les parties !

1
Nous employons le mot passions dans le sens vulgaire appétits violents, désirs impérieux, qui oppriment la conscience
et dominent la raison.

13
SUBSTANCE DU MONDE

− De quoi est fait le monde ?


− De rien, dit la théologie.
Cette étrange conception n'est pas nouvelle. Elle a dû être formulée, il y a bien des siècles, sur les
bords de l'Indus ou du Gange, par quelque rêveur indou, car les antiques Védas la réfutent.
« Il y a des ignorants, dit le vieux livre des Brahmanes, qui prétendent que le monde a été fait de
rien. Ô vous, dont le désir est pur, comment se pourrait-il que, du néant, il vînt quelque chose ? »
Tout autre argument serait superflu. On n'en trouvera pas de plus péremptoire, qu'on s'adresse à
l'ingénuité de l'enfant, ou à la science du philosophe. Il y a là quelque malentendu que les sophismes
scolastiques ont embrouillé, au lieu de l'éclaircir.
Dieu ne peut tirer la vie que de lui-même, puisque rien n'est en dehors de lui. La substance des
mondes est donc en Dieu, et ce qui est en Dieu fait partie de son être.
− Il est le père commun, répète, après Jésus, la théologie chrétienne. − Ce grand mot indiquait
l'origine des êtres. Il n'y avait plus besoin de chercher : les enfants sont de la substance du père.
Mais la théologie s'est noyée dans les subtilités métaphysiques. Au lieu de faire la lumière, elle a
répandu les ténèbres, comme à plaisir.
Tant qu'ils restent dans les idées de religiosité pure, qu'ils montrent la paternité divine et prêchent la
fraternité humaine, ses grands docteurs ont de sublimes élans et de magnifiques pages ; dès qu'ils
abordent les questions de doctrine et les détails dogmatiques, leur dialectique sans boussole s'égare,
et s'épuise en vains efforts. Puissants par l'amour, ils sont faibles par la raison ; et ils sentent si bien
leur faiblesse, qu'ils ont dit à la raison : − Ne raisonne pas !
Ils ont pourtant écrit des milliers de volumes, pour appuyer leur foi sur des arguments. C'est que la
raison n'abdique pas, même devant ses propres sophismes. Une force irrésistible la pousse. Elle a
mission de chercher Dieu. Plutôt que de ne pas marcher, elle tournera dans le faux, et s'agitera dans
le vide.
Les théologiens modernes commencent à reconnaître cette vérité. Ils ne déclinent plus aussi
absolument que leurs devanciers, la compétence de la raison. Mais cette concession n'est
qu'apparente. Rome proscrit toujours la pensée, et, même dans le sein du protestantisme, une
orthodoxie ombrageuse impose encore l'unité de foi.
Cherchons en dehors des théologies officielles, et ne nous contentons pas des affirmations de notre
esprit ! Remontons aux sources de la pensée humaine.

14
ESPRIT ANCIEN, ESPRIT MODERNE

I
− « Tout le monde est sorti du créateur, et se meut dans le créateur ; tout le monde est émané de lui,
existe en lui, disent les Védas. »
− « Nous vivons en Dieu, nous sommes en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, » répète saint Paul,
introduisant, dans le christianisme, le Verbe antique que ses successeurs ont rejeté.
De toutes les traditions religieuses, celles qui, sur la création, contiennent le plus de
développements, sont les livres sacrés de l'Inde. Nous ne parlons pas des légendes fabuleuses, dont
les fondateurs ou propagateurs de religion ont cru devoir envelopper les vérités qu'ils révélaient aux
hommes. La raison mûrie dégage l'esprit de la lettre, l'or pur de la gangue.
Dieu, nous le croyons pour notre part, et nous nous expliquerons plus tard sur ce point, donne aux
humanités naissantes, pour éclairer leur route, des lueurs de vérité dont la liberté humaine use en-
suite comme elle veut ; mais ces lueurs ne dépassent pas la portée de ce que l'homme, au moment
où elles lui arrivent, peut concevoir et atteindre.
Qu'était-ce que le monde pour les générations primitives ? − Ce que l'homme voyait. Et que voyait-
il ? − Le ciel et la terre. − Le ciel, c'étaient les soleils qui peuplent la nébuleuse dont notre planète
fait partie. Le regard et l'imagination de l'homme ne plongeaient pas plus loin. Si des enseignements
divins sont descendus sur son berceau, ces enseignements n'ont dû lui parler que de la création de ce
monde.
− « Le monde que nous voyons, disent les Védas, n'existait pas au commencement. »
− « Dans le principe, répète Moïse, Elohim créa le ciel et la terre. »
Moïse ne pouvait se douter qu'à des distances incalculables, il y eût d'autres terres et d'autres cieux.
Aucune théorie savante, aucune doctrine philosophique ne nie que la nébuleuse dont nous faisons
partie, ait pu, ait dû commencer. La science et la révélation peuvent donc s'accorder sur ce point : «
Le monde que nous voyons n'existait pas au commencement. »
Dieu l'a créé. − De quelle substance ? − Moïse ne s'explique pas, mais les Védas le disent.
− « D'où vient le monde ? de l'éther. Tout vient de l'éther ; tout est dans l'éther ; l'éther contient tout,
et Dieu, qui est la plus grande mesure, contient l'éther. »
Moïse ne s'explique pas, avons-nous dit ; et pourtant, si l'on en croit Fabre d'Olivet, le premier ver-
set de la Genèse doit se traduire ainsi :
− « Dans le principe, Elohim, Lui, les Dieux, avait préparé à la réunion les éléments de ce qui devait
être, un jour, le ciel et la terre. »
− « Dieu, dit le texte samaritain, compacta les éléments des choses futures. »
Nous n'insisterons pas sur une version contestée. Nous constaterons seulement que Moïse n'a dit
nulle part : « Dieu a fait le monde de rien. »
Qu'il l'ait dit ou non, Dieu ne peut puiser qu'en lui-même les éléments du monde, puisqu'il est « la
plus grande mesure, » et que l'infini contient tout.
Or, voici que l'affirmation de la science moderne vient appuyer l'ancienne révélation religieuse.
La science constate l'existence d'une matière subtile, qui remplit l'immensité, et sans laquelle la
lumière ne se transmettrait pas.
De son côté, la métaphysique nouvelle proclame que le vide est un non-sens. L'espace est plein
partout ; il n'y a que des différences de densité.
Comprenez-vous maintenant cette parole formulée dans les Védas, sinon dans la Bible ; − « Dieu
compacta les éléments des choses futures. »
C'est-à-dire que, mue par Dieu, par cette force d'attraction, qui est la force divine par excellence, la
substance impondérable a changé d'état.
Sons l'impulsion des affinités moléculaires et des réactions chimiques, la lumière, l'électricité, la
chaleur s'y sont manifestées ; et, bien diffuse toujours, mais déjà compacte en comparaison de sa
manière d'être antérieure, la matière cosmique s'est constituée.

15
Chose merveilleuse ! la science des derniers siècles reprend la tradition interrompue par les orgies
du polythéisme et la longue nuit du moyen âge. Kepler, Newton, Laplace, Herschell confirment les
premières intuitions de l'humanité.

II
Cette fausse idée que Dieu a créé le monde de rien, en plaçant l'univers hors de Dieu, a fait
nécessairement du monde une chose méprisable et vile, dont il fallait se détacher pour mériter le
salut.
Or, par ce mot, le monde, on devait entendre logiquement tout ce que comporte la nature : les biens,
les joies, les affections de la vie.
Le vrai croyant était tenu de renoncer à tout cela, de se replier sur lui-même, de déserter la création,
pour se rapprocher du créateur.
C'était la négation de la solidarité, la sanction de l'égoïsme absolu.
On ne comprend pas que cette malheureuse doctrine ait pu égarer, pendant des siècles, les races les
plus intelligentes de l'espèce humaine. On comprend encore moins qu'elle ait été promulguée au
nom de celui qui a dit : Vous êtes tous frères, vous êtes tous un ! »
La conscience humaine en est encore oppressée. Des esprits, faussés par l'enseignement d'un autre
âge, prétendent l'imposer toujours.
De là les doutes, les tiraillements, les déchirements de notre époque.
Ô science, fais la lumière ! Et puisque les notions vraies sont perdues, reprends l’œuvre des pre-
miers guides de l'humanité : apprends-nous à connaître Dieu !

16
LA NÉBULEUSE

LA MATIÈRE DIFFUSE − LA MÉCANIQUE PURE − LES CITÉS D'ÉTOILES ;


LES ASTRES VIVENT − SYSTÈMES SOLAIRES − LES COMÈTES − LA MORT DES MONDES

Les premiers principes de l'univers furent un air trouble et un souffle ténébreux,


avec un chaos privé de toute lumière.
SANCHONIATON, les Phéniciens

Portion toute-puissante des étoiles, de la lune et des soleils, ardeur vivante de tout ce qui respire,
Éther, noble élément du monde...
Hymnes orphiques

Lorsqu'on est aux éléments de la philosophie, et que l'esprit s'arrête aux causes secondes qui frap-
pent immédiatement les sens, il en est si absorbé, qu'il peut oublier l'existence d'une cause première.
Mais celui qui pénètre plus avant, et qui réfléchit sur la dépendance, la suite et l'enchaînement des
êtres, se persuade aisément que, suivant la mythologie des poètes, le dernier chaînon tient au trône
de Jupiter.
BACON

I
La matière diffuse, condensée par un premier mouvement, quand Dieu a préparé à la réunion les
éléments des choses futures, prend, dans la langue des Brahmanes, le nom de « haranguerbehah. » −
Collection des éléments subtils. −
« Haranguerbehah tenait toutes choses dissoutes en soi-même. De ces éléments subtils est faite la
vie. »
Dans les croyances druidiques, le fond du deuxième cercle de la vie « annoufen, » − l'abîme téné-
breux, tient également toutes choses dissoutes. C'est le chaos des germes.
D'où sont venues ces lueurs étranges, qui brillent à l'aurore des religions de l'antiquité, et dont la
science moderne s'est servie pour allumer son flambeau, par la main des Copernic et des Galilée ? −
« Ce sont les grands précédents, − les premiers ancêtres, − qui nous ont enseigné Dieu et toutes ces
choses, disent les livres sacrés de l'Inde. »
Quels étaient ces premiers ancêtres ? On suppose qu'ils descendirent des hauts plateaux de l'Asie,
pour instruire les races inférieures. Mais qui les avait instruits eux-mêmes ?
Nous n'avons pas encore vu naître la terre. Attendons, pour approfondir cette question, que la terre
ait produit l'homme.

II
Les civilisations anciennes n'ont pas su tirer les conséquences de ces belles intuitions : elles n'ont
pas conçu l'idée de la création infinie.
Jusqu'au jour où la science put mesurer la distance des astres, calculer la vitesse de la lumière,
déterminer les mouvements et la densité des planètes, analyser toutes les substances, même celle du
soleil, et trouver, dans les profondeurs du ciel, de nouvelles agglomérations d'étoiles, le globe que
nous habitons fut considéré comme le pivot de l'univers, la principale œuvre du Créateur.

17
L'Inde contemplative se contenta de partager l’œuf du monde en deux moitiés : la terre et le ciel. Le
soleil, la lune, les astres n'étaient que des mondes mystiques, servant aux migrations des êtres, avant
qu'ils fussent assez épurés, pour s'absorber dans l'âme universelle.
Moïse, plus législateur que poète, ne fit pas une large part aux étoiles. Il se contenta de les attacher,
comme des ornements, à la voûte opaque de son ciel.
La légende hébraïque, simple, nette, concise, a dégagé des fables mythologiques l'unité divine et le
mystère de la création. Elle supprime les forces naturelles, divinisées dans les anciennes cosmogo-
nies, et dont les figures symboliques avaient fini par voiler la majesté du Très-Haut, comme les
nuages fantastiques que suivent nos rêveries, nous masquent la profondeur du ciel.
C'est un progrès de la raison ; mais c'est un recul du sentiment. Moïse est le premier positiviste. Il a
tellement à cœur d'enlever à son peuple tout prétexte aux vagues fantaisies, qu'il efface, des tables
de la loi divine, le dogme de l'immortalité.
Sa Genèse occupe une place importante parmi les monuments de la pensée humaine ; mais
l'astronomie et la géologie ont rectifié les erreurs qu'elle devait nécessairement contenir. Nous
verrons plus tard que la raison doit en rectifier d'autres.

III
Sur le problème de la formation des mondes, l'esprit moderne a donc repris le fil brisé de l'antique
tradition. Ses découvertes, ses calculs, ses savantes inductions ont confirmé les révélations
primitives. Tout est dans l'éther, tout vient de l'éther, n'est plus seulement une formule hindoue ;
c'est un axiome de la science.
− « Quand Dieu veut créer de nouveau, dit le Véda, sa première production est le haranguerbehah ;
» − c'est-à-dire condensation de l'éther, agglomération des atomes, constitution de la matière cos-
mique. C'est la collection des éléments subtils tourbillonnant dans l'abîme ténébreux ; car la lumière
résulte de la vie organisée ; elle n'est pas faite encore. C'est la confusion des molécules ; c'est le
chaos des germes.
Sur un point de l'espace, un mouvement vital organique s'est produit, et l’œuvre de vie a commencé :
la nébuleuse s'élabore ; les soleils se forment.
D'où vient le mouvement initiateur ? − De la volonté divine. Or, toute volonté de Dieu est une loi,
immuable comme lui. Il n'y a pas plus de miracle dans la formation d'un globe, que dans l'éclosion
d'une plante. C'est un effet naturel, qu'une cause naturelle produit.
Mais quelle est cette cause seconde ? Quelle force attire et combine les atomes élémentaires ? Est-
ce un germe, est-ce une âme ? Ni les Védas ni la science ne savent répondre. Ceux-là ne parlent que
du moteur suprême ; celle-ci n'enseigne que les procédés matériels, et prétend tout expliquer par le
mouvement, sans songer qu'il y a une chose que le mouvement n'explique pas : c'est le mouvement
lui-même.
La science manquait aux religions du passé ; le sentiment religieux manque à la science d'aujour-
d'hui.
− Sire, répond Laplace à Napoléon Ier qui lui reprochait d'avoir négligé l'idée de Dieu dans sa théo-
rie de la mécanique céleste, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse.
La science ne fait que de naître. Comme l'être naissant, elle s'occupe d'abord de ses fonctions
matérielles ; elle prend possession de la nature physique. Ses organes externes fonctionnent ; mais
le cerveau qui coordonne et illumine les perceptions, n'est pas mûr encore. En un mot, les sciences
existent ; la SCIENCE n'est pas faite. Le jour où elle sera, elle perdra son nom de science, et
s'appellera religion. Ce sera la dernière, l'incontestable, la vraie.
En attendant, elle éclaire des points et redresse des erreurs ; mais elle en commet elle-même. La
plus grande de toutes est de se passer de l'hypothèse de Dieu.
Nous rejetons donc les théories purement mécaniques, qui prétendent expliquer le mystère de la
formation des mondes. Quelle que soit l'importance des forces physiques, elles ne sont que les
agents de la vie ; elles ne sont pas la vie même. Au fond des phénomènes qu'elles produisent, est
une force supérieure, sans laquelle elles ne seraient pas.
18
IV
Ces cités d'étoiles, distribuées dans l'espace, sont séparées entre elles, − comme sont séparés, dans
leur sein, les globes qui les peuplent, − par d'énormes distances proportionnelles à leur masse, et
nécessaires à leur mouvement.
Chacune d'elles forme sans doute un système distinct, une unité collective, une vie supérieure qui
résume les puissances des individualités diverses qu'elle contient ; et chacune d'elles n'est peut-être,
à son tour, qu'une unité partielle, qu'une infime molécule d'une collectivité d'un plus haut titre.
− Imagination, dira-t-on, hypothèse, fantaisie !
Hypothèse, oui ; fantaisie, non ! L'idée de la hiérarchie universelle, du développement de la vie par
collectivités ascendantes, a ses bases dans l'observation positive. Nous le démontrerons bientôt.

V
Pendant longtemps, on a cru que les nébuleuses n'étaient que des amas de matière cosmique
inorganisée.
A mesure que le télescope s'est perfectionné, on a découvert que la lumière qu'elles projettent ne
provient pas d'une substance diffuse mais d’une agglomération de soleils. Quelques-unes échappent
encore à l'analyse des astronomes ; mais des instruments nouveaux les réduiront à leur tour. Si, dans
la partie de l'espace que nous atteignons, il existe des nébuleuses en voie de formation, nous ne
pouvons les découvrir : elles ne sont pas lumineuses. La lumière apparaîtra, quand la vie sidérale
sera éclose : la lumière est le rayonnement de la vie.
− Les astres vivent donc ?
La force de vie que nous appelons nature, et qui est en Dieu, faculté active du grand Être, suscite les
divers mouvements d'où proviennent les créations de tous degrés. Ces créations sont toutes vivantes.
La vie ne peut créer que la vie. Les astres vivent.

VI
Si nous jugeons de l'organisation des nébuleuses par la seule que nous puissions étudier, − la nôtre,
− ces collectivités se composent de groupes ou systèmes diversement combinés, et qui décrivent,
dans l'orbite générale, des courbes variées.
Ces astres diffèrent entre eux de grosseur, d'éclat, de couleur, de mouvement et de direction.
Quelques-uns, placés deux à deux, côte à côte, comme un couple d'amants fidèles, tournent l'un
autour de l'autre, dans une mutuelle attraction. D'autres systèmes stellaires sont formés de plusieurs
soleils, qui reproduisent les évolutions de notre système planétaire. Parmi les étoiles colorées, les
unes conservent invariablement leur nuance ; d'autres revêtent, tour à tour, diverses couleurs. Il en
est dont l'éclat s'amortit, pour reparaître ensuite dans sa clarté première, comme si elles s'éteignaient
et se rallumaient périodiquement dans le ciel.
La plupart, sans doute, toutes, peut-être, éclairent et fécondent de petits mondes analogues à la terre
et autres planètes de notre système ; analogues et non semblables, car, dans l’œuvre de Dieu, il n'y a
pas de double emploi. Si l'on ne trouve pas deux feuilles du même arbre qui se ressemblent
exactement, on ne trouvera pas plus deux soleils identiques, deux planètes semblables.
Les soleils qui entraînent dans l'espace leur cortège planétaire, sont ordonnés eux-mêmes en
hiérarchies de puissances, puisqu'ils obéissent, à leur tour, à une attraction supérieure.
Y a-t-il un pivot commun à tous ces mouvements, un chef suprême à cette multitude ? Le point où
l'initiative vitale a commencé, est-il devenu le centre et le ralliement de ces évolutions ? Y eut-il,
dans la même nébuleuse, plusieurs foyers de vie ?... − A quel temps, ou plutôt à quelle existence est
réservée la connaissance de ces mystères ?...

VII
19
Des comètes parcourent les nébuleuses. La loi de leurs évolutions n'est pas déterminée. Voyagent-
elles de système en système, indisciplinées et vagabondes, s'arrachant à l'attraction d'une étoile,
pour entrer dans l'orbite d'un tourbillon voisin, qu'elles quitteront bientôt pour un autre ? Quelques-
unes semblent dépendantes de notre soleil ; et, quoiqu'on ne puisse les suivre dans les insondables
espaces où s'accomplissent leurs périodes séculaires, l'astronomie annonce leur retour.
Quelle est leur origine ? quelle est leur destinée ? Sont-ce des globes avortés ? sont-ce des mondes
qui se forment ? − La science est réduite aux hypothèses, et les hypothèses manquent de base. Ce
secret de la vie sidérale n'est pas dévoilé encore.
Un autre secret de la vie des mondes, c'est leur mort. Depuis qu'on observe le ciel, des étoiles se
sont éteintes. Toute forme manifestée naît, vit et meurt ; les soleils, comme le brin d'herbe, sont
soumis à cette loi.
Que deviennent les astres morts ? − Que devient la substance matérielle de toute individualité d'où
la vie se retire ? Elle se décompose et disparaît par la dispersion des molécules qui constituaient sa
forme, et que l'attraction vitale ne relie plus. Les cadavres des globes éteints et glacés ne peuvent
circuler dans l'espace. Les divers éléments dont ils sont formés, se désagrègent et se dissolvent. La
matière des mondes qui ne vivent plus, doit retourner aux molécules organiques, et peut-être aux
atomes de l'éther. Comme les particules disséminées de nos corps, elles entrent dans des combinai-
sons ultérieures, et servent à des formes nouvelles.
On compte, dans notre voie lactée, plus de dix-huit millions de soleils. Les plus éloignés nous
envoient leur lumière en cent mille ans, et la lumière fait trois cent mille kilomètres par seconde.
Les autres nébuleuses connues ne paraissent pas moins riches en population astrale. La lumière des
plus rapprochées, pour parvenir jusqu'à nous, met des millions d'années.
Qu'est-ce que l'homme, en présence de ces immensités et de ces puissances ? Pourtant notre
intelligence les embrasse, et les dépasse. − Il n'y a de grand que l'esprit.

20
LE TOURBILLON

FAMILLE SIDÉRALE − LES TERRES HABITÉES − LE SOLEIL

Liées par une commune origine, les planètes de notre système solaire sont toutes soumises aux
mêmes fonctions. Longtemps la science s'est occupée des différences qui les séparent, mais le temps
est venu de les considérer comme les membres d'une même famille,
et d'étudier leurs rapports de fraternité.
GUÉPIN, Philosophie du XIXe siècle

I
La nébuleuse est la patrie ; le tourbillon est la famille.
La famille sidérale se compose du soleil, des planètes, des satellites, − planètes subalternes atta-
chées à l'orbite des grandes terres, − et de ces comètes à la destinée inconnue, qui obéissent à la
direction du soleil.
Sur ce terrain plus circonscrit, quoique si vaste encore, la physique et l'astronomie ont pris des
mesures positives, et frayé des routes sûres. Nous connaissons la distance des planètes entre elles, et
de chacune d'elles au soleil ; le compas a tracé l'orbite qu'elles décrivent ; nous savons le chiffre
exact de leur dimension, de leur densité, de leur pesanteur ; mous avons déterminé l'épaisseur de
leur atmosphère, compté les jours de leur année, les heures de leur jour ; nous avons constaté, chez
nos plus proches voisines, des phénomènes semblables à ceux qui se produisent chez nous : − des
courants aériens promènent sur leur sol les nuages qui fertilisent ; leurs pôles, garnis de neiges et de
glaces, laissent fondre, au soleil d'été, leur couronne de frimas.
Il est impossible de supposer que ces mondes, pareils aux nôtres, ne soient pas, comme celui-ci, des
producteurs d'êtres, des matrices vivantes que le soleil féconde, où apparaît, à son heure,
l'intelligence morale qui cherche Dieu.
− Homme, sur ces terres lointaines, tu as des frères encore. Élargis ton cœur !

II
Les planètes vivent. Une force intime les pénètre ; des courants magnétiques les parcourent. Leur
vie se manifeste par les créations qu'elles produisent, et qu'elles alimentent. Ont-elles une manière
d'être, une activité, une personnalité indépendante de cette vie manifestée, dont l'homme est le
couronnement ? Pour éclairer cette question, nous n'avons pas réunis assez de lumières.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elles sont reliées par une communauté d'origine et de conditions
d'existence, autour du soleil qui les a créées peut-être, et qui les gouverne, sous l’œil de Dieu.
Cette solidarité n'est-elle pas plus intime encore ? Sont-elles séparées autant qu'elles le semblent à
nos sens ? Ces distances prodigieuses sont-elles réellement des distances ? Dans le champ réservé à
leurs courbes harmonieuses, leurs émanations ne se mêlent-elles pas ? A travers les ondulations de
l'éther, l'électricité ne peut-elle, rapide comme la pensée, transporter les idées qu'elles échangent ?...
En attendant que nous cherchions leur âme, nous l'affirmons encore, et plus haut que jamais les
planètes vivent.

III
Et le soleil ? − Nous savons ce qu'il est pour nous ; nous ne savons pas ce qu'il est en lui. La chimie
a analysé ses rayons. Elle a trouvé qu'ils renferment quelques-uns des éléments de notre terre. La
21
science ambitieuse va plus loin : elle prétend décomposer également la lumière des étoiles ; mais
ces merveilleux résultats ne nous apprennent rien sur l'état des soleils.
Sont-ils des amas de matière inorganique en ébullition, semblables aux planètes qui se forment,
faisant rayonner sur les petits mondes déjà refroidis, la lumière et la chaleur ? − Quelques-uns le
prétendent. − C'est la théorie de la mécanique pure, qui rejette l'hypothèse de Dieu. Cette théorie
vient d'être démentie par la dernière planète découverte dans notre famille sidérale. Neptune n'obéit
pas à la loi décrétée par Laplace.
Indépendamment de la fonction génératrice qu'ils accomplissent sur les terres de leur tourbillon, les
soleils sont-ils des globes ayant leurs créations spéciales, en rapport avec le rang qu'ils occupent
dans la hiérarchie ? Ont-ils un noyau solide où ces créations se développement ? Ont-ils un mode
d'être tout différent de celui des planètes, et que nous ne pouvons concevoir ?...
En tous cas, une chose est sûre ; c'est que la supériorité de la fonction implique la supériorité de
l'être. L'astre étincelant qui entraîne les mondes dans son orbite, et les attache à sa destinée, ne peut
être pourvu moins richement que ces mondes. Ce n'est pas un simple bûcher qui nous échauffe. La
terre ne fut pas un soleil, et le soleil ne sera pas une terre. Le foyer distributeur de vie doit avoir une
vie supérieure, une organisation spéciale que l'on découvrira un jour.

IV
Le tourbillon est une famille, dont le soleil est le père. Ne pourrait-on pas dire encore, avec les
Bardes scandinaves, dont nous parlerons tout à l'heure : − Le soleil est l'époux ; la terre est l'amante
féconde ?
Mystères ignorés de la grande Nature, nous soulevons peu à peu les voiles qui vous couvrent ! Ce
que nous savons est peu de chose encore ; mais ce peu suffit pour nous faire entrevoir la loi su-
prême de l'universelle existence, qui relie, dans l'harmonie parfaite et dans l'unique amour, la hié-
rarchie des mondes et la variété des êtres.
Descendons pour remonter ! A cette vaste idée de la progression et de la solidarité des vies, cher-
chons des preuves précises sur la terre qui nous est connue ! Quittons les étoiles, et regardons le
grain de sable ! Il va nous ramener à Dieu.

22
LA TERRE

FREYA − LE NOYAU DE FEU − LES PREMIÈRES ALGUES − D'OU VIENT LA VIE –


CATACLYSMES − LES CHANTS DE L'EDDA − LES ORGANISMES − LE LIVRE DE LA TERRE

La terre et l'eau se trouvaient tellement mêlées ensemble, que la terre ne se laissait pas apercevoir.
HERMES

Du mouvement provinrent les semences, et les générations de tous les êtres.


SANCHONIATON

La terre était dans un état d’extrême diffusion et de rareté, et l’obscurité était sur la face de l’abîme,
et l’esprit de Dieu exerçait un mouvement générateur sur la face des eaux.
MOÏSE, traduction de Fabre D’Olivet

I
− Les plantes sont sa chevelure ; les pierres, ses os ; les fleuves, son sang ; la rosée, sa sueur.
Ainsi chantaient les scaldes, dans les festins des guerriers scandinaves, quand ils disaient à leur fa-
rouche auditoire la naissance et les enfantements de Freya, la terre, fille et femme d'Oden, le dieu
du feu, le soleil, créé lui-même par le Dieu inconnu, « le Fort d'en haut, celui qui est plus puissant
que les puissants, et qu'on n'ose pas nommer. »
Cette sombre mythologie du Nord, si confuse, dit un de ses explorateurs, qu'elle semble l'image du
chaos dépeint par elle avec tant d'énergie, enseignait donc, sous ses mythes, ce que la science sup-
pose aujourd'hui : que la terre est fille du soleil.
Puis le soleil épouse sa fille, et ils créent ensemble.
Dans un autre passage de l'Edda, poème sacré des Scandinaves. Freya, considérée comme déesse de
l'amour, représentant la fécondité de la nature, est enfantée par le Vane Njord, qui règne sur les eaux.
De même, dans la mythologie grecque, Vénus, fille de Neptune, sort des flots salés, formée de
l'écume des vagues.
D'où est sortie la terre féconde ?... − Demandez à la géologie !

II
Pendant des siècles, et des siècles, et des siècles encore, le globe embryonnaire s'est formé.
Comment s'est opérée la concentration qui a fait le noyau de la planète ? Quelle molécule pivotale a
exercé la puissance attractive, et déterminé le mouvement de rotation, qui ne devait plus s’arrêter ?
La chimie, la physique, la mécanique ont trouvé les lois, constaté les effets, décrit les phases. Les
calculs ont devancé l'expérience ; l'expérience a confirmé les calculs.
Mais, pour la planète naissante, comme pour l'embryon humain, comme pour le germe végétal, la
science ne connaît que l'action des forces. Nous l'avons dit déjà : elle ignore le secret de la vie.

III
Repoussées au loin par le mouvement centrifuge et par la chaleur du noyau de feu, les vapeurs ga-
zeuses se condensaient dans les hautes régions de l'atmosphère, d'où elles retombaient sur la four-
naise ardente, pour être refoulées encore, et se précipiter de nouveau.
23
− « Le monde, dit le Véda, fut d'abord reçu par le feu. »
Peu à peu, sous l'incessante pression des couches refroidies qui venaient, l'une après l'autre, entourer
la boule incandescente, l'intensité de son calorique diminua.
Le refroidissement, continuant toujours, tendit à coaguler la surface. Une croûte brûlante se forma
sur la masse en fusion, écorce rugueuse, tourmentée, fragile, à chaque instant déchirée par l'éruption
des flammes qu'elle recouvrait, sans les contenir.
Le règne du feu va finir ; une autre période commence :
Les vapeurs se condensent de plus en plus, et tombent en nappes de pluie bouillante. La surface des
roches se désagrège et se décompose, sous le choc répété de ces déluges bouillonnants. Leurs rési-
dus humides, vitrifiés par le feu, forment çà et là des couches nouvelles.
Un jour vient enfin où la croûte, suffisamment refroidie, ne réduit plus en épaisses vapeurs les tor-
rents qui l'inondent. « Le monde est caché sous les eaux, » d'où va sortir Freya, parée des premières
algues.

IV
− Herbes flottantes des mers, premiers brins de mousse, et vous, coquillages qui roulez sous les
flots épais, d'où venez-vous ?
− « Nous sortons du limon de la terre, de la fermentation des substances, de la combinaison des
éléments primitifs. L'eau nous a couvés dans son sein ; la chaleur nous a fait éclore. Nous sommes
les premiers efforts de l'esprit de vie qui, dans nos organismes rudimentaires, pose la base des
existences à venir. »
Et toi, d'où viens-tu, force de la vie qui te manifestes dans les êtres ?
− « Je viens du foyer d'où tout émane, et vers qui tout remonte. Je suis l'essence insaisissable dont
les atomes sont pénétrés ; je suis une goutte du grand océan de l’Âme universelle, contenue dans la
matière infinie ; je suis la force qui imprime le mouvement à toutes les forces.
Je suis le principe des âmes, comme les éléments où je palpite, sont le principe des corps. Dans
leurs combinaisons, qui forment les organismes, mes combinaisons forment les instincts, les senti-
ments, la pensée.
A la matière, mon enveloppe, je commande et j'obéis. Elle ne peut se mouvoir sans moi ; je ne puis
me manifester sans elle. A nous deux, nous ne faisons qu'un, et la loi éternelle nous régit.
J'étais dans l'Éther sans bornes, puissance latente dans la substance diffuse. Je pars de l'inconscience
absolue, et j'aspire à la pleine conscience. Je suis la vérité qui se cherche, et, pas à pas, se réalise. Je
suis l'harmonie passive, qui veut devenir harmonie vivante ; la force obscure qui lentement s'éclaire,
et sera lumière un jour. »

V
La planète a enfanté. Nous ne suivrons pas les phases de ses créations. Des livres spéciaux les
décrivent.
A mesure que le milieu s'améliore, que l’atmosphère s'épure, que le limon des eaux et le sol
nourricier s'enrichissent, les fonctions se distinguent, les organes se séparent, les formes se
dessinent.
Les végétaux se compliquent et se diversifient ; les variétés animales se multiplient, manifestant
leurs allures, leurs aptitudes, leurs instincts divers.
Chaque espèce est pourvue des organes nécessaires aux fonctions qu'elle doit remplir, appropriés
aux milieux dans lesquels elle doit vivre, proportionnés à ses besoins d'attaque ou de défense.
Les races à poils ras des régions tempérées se couvrent de laine vers les pôles. Les chaudes four-
rures des quadrupèdes, l'épais duvet des oiseaux tombent après l'hiver, et repoussent à la fin de l'été.
Le pelage du lièvre, pour le soustraire aux regards de ses nombreux ennemis, revêt la couleur du sol
qu'il habite. Sur toutes ses œuvres, la nature a écrit : Prévoyance !

24
Sur toutes aussi, elle a écrit : Économie ! Du protozoaire à l'homme, pas un organe, pas un muscle,
pas une fibre qui ne soit nécessaire. La nature supprime l'inutile : le poisson des eaux souterraines
n'a pas d'yeux.
L'expression supérieure de la vie, la pensée, serait-elle imprégnée, sans raison d'être et sans résultat,
du plus profond de tous les désirs, de la plus énergique des aspirations communes : la soif
d’immortalité !
Hommes, comprenez donc que la crainte de la mort serait une superfétation monstrueuse, si les
affections et les connaissances devaient s’éteindre !

VI
La progression a été lente, la tâche laborieuse.
Des révolutions terribles, d'épouvantables bouleversements se sont succédé. D'immenses
cataclysmes ont englouti des créations entières.
Il semble que la vie, mécontente de ses essais, les efface tour à tour. Les tremblements de terre, les
éruptions volcaniques disloquent la croûte du globe, et vomissent de nouvelles matières. Les
terrains s'affaissent et la mer les couvre, ou de brusques renversements de la planète, dont un savant
moderne prétend avoir trouvé les lois, occasionnent de grands déluges qui noient les continents.
Écoutez les chants de l'Edda racontant la défaite momentanée des forces créatrices, − les Ases, fils
d'Oden.

Le soleil devient noir ;


La terre tombe dans la mer ;
Les étoiles brillantes
Disparaissent du ciel.
La chaleur de la vapeur
Est terrible autour de l'arbre du monde ;
La brûlante ardeur
Atteint le ciel même.

Mais tout n'est pas fini. L'Océan brasse sous ses vagues les détritus des existences détruites, les
mélange, les sature, les pétrit ; puis les terres se soulèvent, les montagnes s'élancent, les vallées se
creusent, les plateaux s'étendent. La mer se retire lentement, livrant aux baisers du soleil une
nouvelle Freya, plus riche et plus féconde.

On voit sortir
Encore une fois,
Brillante de verdure,
La terre de la mer 2.

VII
Et, dans chaque alluvion nouvelle, les fouilles géologiques trouvent de nouveaux êtres.
Quelques types anciens ont survécu, ou sont reproduits ; d'autres, dans une forme supérieure,
rappellent une forme effacée ; chez ceux-là, la force vitale s'est appliquée spécialement à

2
Sur cette question des cataclysmes, les savants modernes ne sont pas d'accord. Ce qu'il y a de certain, c'est que les
traditions des vieux peuples mentionnent des bouleversements de la planète auxquels l'homme a assisté, puisqu'il en a
gardé le souvenir. La théorie du soulèvement continu est démentie par les cataclysmes historiques. Il nous semble lo-
gique de supposer que, dans les premières périodes de formation, avant l'apparition de l'espèce humaine, la terre a subi
des crises bien plus violentes ; et chacune de ces crises a pu déterminer des enfantements nouveaux.

25
développer un organe qui s'harmonisera, dans des races futures, avec d'autres développements ;
parfois enfin, la vie semble reculer : elle fait éclore des espèces inférieures aux séries précédentes.
Ainsi le progrès de la collectivité humaine a des moments de recul qui troublent le penseur, ému de
ces défaillances, et le font douter de la loi souveraine. Après un effort vigoureux, il y a des périodes
d'affaissement, qui semblent remettre en question la phase accomplie.
Ainsi, dans les crises de l'histoire, des inondations de barbares engloutissent une civilisation
avancée. Arts, sciences, industrie, tout est broyé sous le flot des masses brutales. L'humanité paraît
plongée dans le chaos. Puis les races se mêlent ; les idées, les mœurs, les usages, les lois, les
croyances s'amalgament et se fondent. Quelques siècles s'écoulent, et une société nouvelle apparaît,
jeune, vivace, puissante, fille des éléments anciens, trempés dans le sang nouveau.
Les mêmes lois régissent tous les phénomènes. Qu'il soit matériel ou moral, le progrès ne procède
pas par ascension régulière. Toute formation présente ces temps d'arrêt, ces élans, ces retours, ces
crises. Toute création qui a donné ce qu'elle pouvait produire disparaît, pour se transformer.

VIII
A travers les organismes progressifs, et dans les âmes de plus en plus sensibles qu'elle constitue par
ses forces virtuelles, la portion de la vie universelle qui fermente dans les éléments planétaires,
s'élabore, se raffine, pour arriver à la vie morale, et monter, intelligente et aimante, vers le foyer de
l'intelligence et de l'amour.
Les moules successifs dans lesquels elle s'incarne, ne sont que les étapes de sa marche ascension-
nelle.
Dans ces séries de végétaux, dans ces races animales, elle ne crée pas seulement le mobilier hu-
main ; elle cherche, elle prépare l'homme.
Plus tard, quand la force aveugle sera devenue force intelligente, quand l'humanité aura conquis la
plénitude de sa puissance, la vie planétaire, incarnée dans ce moule supérieur, reverra ses œuvres,
effacera les productions nuisibles, amendera les créations défectueuses, et, avec les matériaux an-
ciens, créera des produits nouveaux.

IX
Les évolutions de la vie sur le globe sont racontées par la planète même. La terre est son propre
historien. Les feuillets tourmentés sur lesquels elle a écrit ses mémoires, furent déchirés souvent par
les cataclysmes ; mais la science humaine, laborieuse, patiente, a su retrouver l'ordre des pages et la
série des événements.
Depuis les roches granitiques que battirent les premières vagues, les couches successives de l'écorce
terrestre ont gardé le souvenir palpable des races végétales et animales qu'elles virent naître.
Ces terrains, composés de débris de toute nature, tour à tour formés au fond des eaux et soulevés par
le feu intérieur ; ces vastes houillères, où sont entassées les forêts primitives ; ces ossements incrus-
tés dans le roc ou enfouis dans les cavernes ; ces rochers qui furent d'abord des terres molles où les
pieds des animaux laissaient leur empreinte ; jusqu'aux excréments pétrifiés des êtres fabuleux que
Cuvier a reconstruits, tous ces vestiges des premières créations nous enseignent les faits du passé.
Voilà le livre élémentaire dans lequel tout homme, un jour, puisera les principes de la connaissance.
Bien peu savent le lire encore ; mais la science commence à descendre des sommets hérissés où elle
trônait, inaccessible à la foule. Les vulgarisateurs sont à l’œuvre ; les méthodes nouvelles s'élabo-
rent. Ces études, inconnues à nos pères, seront la récréation de nos enfants.

26
DEUXIÈME PARTIE

VIE INDIVIDUELLE

L’HOMME

ORIGINE - DÉVELOPPEMENT – DESTINÉE

L'intelligence, père de toutes choses, qui a dans son essence la vie et sa lumière, procréa enfin
l'homme, semblable à elle-même, et elle se congratula en lui, comme en son enfant qui était beau, et
qui offrait le pouvoir de son père. Dieu, se complaisant en cette image de lui-même, accorda à
l'homme l'usage de son ouvrage entier.
HERMÈS

Et Dieu dit : Nous ferons l'Adam universel en notre ombre réfléchie, et ils tiendront le sceptre sur
les poissons des mers et sur les oiseaux des cieux, sur le genre quadrupède et sur l'animalité ter-
restre, et sur toute vie mouvante se mouvant sur la terre.
Moïse, traduction de FABRE-D'OLIVET

Trois choses sont nées en même temps : l'homme, la liberté, la lumière.


Triades druidiques

ORIGINE DE L'HOMME

Ce que nous sommes. − D’où nous venons

Science et théologie. − Hétérogénie. − La chaîne des êtres

I
Le jour est arrivé : les fruits pendent aux branches ;
Les fleurs parfument l'air ; l'oiseau dit ses chansons ;
Les agneaux bondissants laissent leurs toisons blanches
Aux ronces des buissons ;
Le chien poursuit déjà la sauvage curée ;
On entend, au désert, la cavale hennir ;
27
L'animal est fini, la nature est parée...
Le maître peut venir.
Dogmes nouveaux. GENÈSE

Il est venu. − Qu'est-ce que l’homme ?


L'homme a un pouvoir qui, sur ce globe, n'appartient qu'à lui : le pouvoir modificateur qu'il exerce
sur les règnes inférieurs, et sur lui-même.
Lui seul modifie la nature, transforme les autres êtres, et se perfectionne par ses propres forces. Il
participe ainsi au travail de la création, et coopère avec Dieu.
L'animal se conserve et se reproduit ; l'homme se conserve, se reproduit, et progresse, en vue d'un
idéal, progressif lui-même.
Fils du sentiment et de l'intelligence, dont le principe existe chez les animaux supérieurs, mais qui
ne se manifestent pleinement que dans l'homme, l'Idéal a pour objet la lumière : le bien, le beau, le
vrai, le juste.
− Idéalité, Merveillosité, Conscienciosité, voilà le PLUS humain, dit la phrénologie. − A ces trois
termes elle ajoute l'Espérance, par laquelle nous plongeons dans l'avenir, fermé aux autres êtres.
Imagination, source des désirs, grande calomniée, nous montons vers Dieu, sur tes ailes brillantes.
Sans la raison, tu nous égares ; sans toi, la raison rampe et ne peut s'élever.
On trouve dans l'animalité le germe des autres facultés humaines. Plus les relations d'une espèce
sont étendues, plus, en elle, ces germes sont développés. Le progrès des relations, c'est le progrès de
la vie.
Il fallait indiquer ce qui élève l'homme au-dessus des créations antérieures. Voyons maintenant ce
qui l'y rattache. Abordons le problème de notre origine, si obscur encore, mais qui s'élucide peu à
peu.

II
− D'où vient l’homme ?
L'homme est un composé des éléments planétaires.
− Dieu, dit la Genèse, l'a formé, comme les animaux, du limon de la terre.
La pensée moderne est d'accord, sur ce point, avec l'antique théogonie. Reste la question du procédé
de formation, qui n'est pas résolu encore.
L'homme est apparu à son heure, quand le milieu a été préparé pour le recevoir ; quand les éléments
constitutifs ont été suffisamment raffinés pour le produire.
Il a été créé de la même façon que tout ce qui vit sur la planète, par les forces vives de la nature,
selon la loi divine qui régit les évolutions de la substance et les progrès de la vie.

III
− Quelle est cette loi ?
Devant l'évidence des faits, le christianisme officiel commence, − de mauvaise grâce, il est vrai, − à
élargir son interprétation des premiers versets de la Bible. Il concède que les six jours de la création
pourraient bien signifier des époques.
Mais, si la théologie moderne abandonne, en quelque sorte, ces articles de la foi primitive, défendus
jusqu'à ce jour avec tant d'énergie, il est d'autres points qu'elle s'obstine à maintenir.
Chose qui semblera étrange aux siècles à venir, la théologie a trouvé des savants pour la soutenir
dans cette lutte ! − N'oublions pas que l'Église est une puissance, et que la clef de saint Pierre
n'ouvre pas seulement les portes du ciel.
Quant à nous, disons-le une fois pour toutes, nous éprouvons une certaine humiliation, en nous
voyant contraint de discuter sérieusement les naïves affirmations des vieux âges. − Qu'on ne se
méprenne pas ! Nous admettons que la Bible est vénérable, et, dans un certain sens, sacrée, mais au
même titre que les livres saints de toutes les races. Nous ne croyons pas que Dieu ait accordé à un
28
peuple, dont l'histoire n'est pas plus édifiante que celle des autres, le privilège exclusif de ses
enseignements, la grâce spéciale de ses révélations. Si l'on sent le souffle divin dans certaines
parties du livre d'Israël, on le sent aussi dans d'autres livres, antérieurs à la nation juive.
− « Dieu, dit l'auteur de l'épître aux Hébreux, a parlé, en divers temps, de diverses manières. »
Que les adorateurs du texte écrit méditent ces paroles, et le grand problème de la révélation ne sera
plus compromis par l'attachement fanatique aux détails et à la lettre.
Moïse a affirmé, et sa race, à travers bien des défaillances, a maintenu, après lui, l'idée de l'unité du
Dieu conscient. C'est l’œuvre et la gloire du législateur juif, et de la nation créée par lui.
Qu'il ait, ou non, puisé cette idée dans les sanctuaires de la Chaldée et de l'Égypte, peu importe ! Il
l'a gravée en caractères indélébiles sur les tables de la loi. Mais, pour rendre accessible aux esprits
grossiers qui l'entouraient, la notion de la personnalité divine, il dut la matérialiser. Ne pouvant
élever son peuple jusqu'à Dieu, il abaissa Dieu, pour le rapprocher de son peuple.
La plupart des hommes d’aujourd’hui, même ceux qui se croient le plus dégagés des erreurs
traditionnelles, en sont encore, ou peu s'en faut, au Jéhovah de la Bible, adouci par le sentiment
chrétien. Dieu est, pour eux, une personne humaine, voyant avec ses yeux, parlant avec sa voix,
agissant avec ses mains ; et le mystère de la création s'explique plastiquement par le travail de
l'ouvrier divin, façonnant, de ses doigts, le limon de la terre.
Aussi la théorie d'un procédé de création qui enlève à l'Être des êtres cette ingérence physique dans
les premiers phénomènes de la vie, fait-elle pousser les hauts cris, non-seulement aux fanatiques de
la lettre biblique, mais à bon nombre de ceux qui prétendent subordonner les légendes à la raison. −
Contradiction bizarre ! C'est au nom du spiritualisme que l'on attaque cette doctrine qui dématéria-
lise Dieu.
Prononçons le mot terrible ! Nous parlons de l'hétérogénie :

IV
« Si l'on soumet, disent quelques savants, à l'action de la lumière, de l'électricité, de la chaleur, un
corps putrescible, plongé dans l'eau, et mis à l'abri de toute substance étrangère, la vie organique s'y
manifeste bientôt. Sous l'influence de ces agents impondérables, on voit naître, exister et mourir,
dans ce monde en miniature, des générations d'êtres de plus en plus complexes. A mesure que la
puissance du foyer d'éclosion diminue, ces êtres redescendent, jusqu'à ce point que toute vie ani-
male disparaît, pour faire place au règne végétal.
Même l'eau la plus pure, renfermée dans un flacon à demi rempli d'air, produit, au bout de quelque
temps, une matière organisée, de couleur verte. »
L'induction ajoute :
Appliquez ces expériences microscopiques au grand laboratoire de la planète en voie d'enfantement,
et comparez la fermentation qui s'opère dans une goutte d'eau, à celle qui a dû avoir lieu dans les
mers sans bornes, chauffées par la fournaise planétaire, et combinant les substances travaillées par
les forces créatrices.
C'est ainsi qu'au sein de l'océan primitif, se formèrent des masses salines, azotées, mucilagineuses,
qui ont produit les premiers végétaux et les premiers animaux. »
− Vous vous passez de Dieu, objecte-t-on à l'hétérogénie. Et les matérialistes à courte vue ont en
effet écrit sur leur drapeau, comme un nom de victoire : − Génération spontanée !
Erreur, ou mauvaise foi des deux parts ! L'hétérogénie ne se passe pas plus de Dieu, que ne s'en est
passé Franklin, en le désarmant de la foudre ; que ne s'en est passé Newton, en constatant la loi de
l'équilibre des mondes. L'hétérogénie fait pour l'humanité présente, ce qu'ont fait les initiateurs reli-
gieux pour les générations fétichistes et idolâtres : Elle recule Dieu, en le plaçant plus haut. C'est la
mission de la science.
Et ne craignons pas de le porter si loin, qu'il nous devienne inaccessible ! Plus il est élevé, plus il
rayonne ; plus nous l'éloignons de la matière, plus nous le rapprochons de l'esprit.
Mais ce n'est là qu'une image : nous ne l'éloignons pas de la matière, puisque tout est de lui, et en
lui, qu'il pénètre et anime tout ce qui est. Nous prétendons seulement avoir découvert un autre mode
29
de l'action divine pour l'enfantement des êtres. Ce mode est une loi, et cette loi a le caractère de
l'universalité, comme toutes les puissances de Dieu.
Dieu agit sur la substance par les forces naturelles. Ces forces fonctionnent dans un ordre précis,
déterminé par des lois. Lois et forces expriment et exécutent la pensée du Père suprême. Cette
pensée, toujours la même, puisqu'elle est l'excellence absolue, se réalise éternellement par les
manifestations de la vie. Dieu crée sans cesse, parce que son activité, ses forces, son amour n'ont
pas de fin dans le temps, pas de limite dans l’espace ; mais il crée selon des lois d'ordre, dans des
conditions réglées et voulues par lui.
Or, nous ne découvrons que pas à pas les lois divines de la vie. La seule qui soit tout de suite
connue, ou plutôt visible, car nous la constatons sans la comprendre, c'est la génération
reproductrice des espèces. Pour celle-là, nous admettons que la vie fonctionne sans l'intervention
immédiate de Dieu, selon l'ordre qu'il a fixé.
− « Croissez et multipliez ! a-t-il dit aux espèces nées du limon de la terre. Reproduisez des êtres
semblables à vous, selon la loi de l'attraction sexuelle, dans les conditions voulues pour le
rapprochement fécondateur, quand la sève fermente, quand le sang bouillonne ! »
Et l'on ne veut pas qu'il ait pu dire à la substance encore inorganisée :
« Organise-toi, et deviens vie vivante, selon la loi de l'attraction élémentaire, dans les conditions
voulues pour l'éclosion des premiers êtres ! »
N'est-ce pas de la déraison ?
Faut-il invoquer la Bible elle-même ? Que signifient ces paroles :
− « Dieu dit : Que la terre produise de l'herbe verte qui porte de la graine, et des arbres fruitiers qui
portent du fruit, chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes, pour se
reproduire sur la terre ; et cela se fit ainsi.
Dieu dit encore : Que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans l'eau, et des oiseaux
qui volent sur la terre, sous le firmament du ciel.
Dieu dit aussi : Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce.
Dieu créa donc les poissons et les oiseaux que les eaux produisirent, et fit les animaux domestiques,
les bêtes sauvages et les reptiles que la terre produisit. »Toutes réserves faites sur la progression des
espèces et des règnes, que Moïse représente comme ayant été créés tous en même temps, n'est-ce
pas la production spontanée, par les agents impondérables travaillant les éléments de la vie, selon
l'ordre de Dieu, c'est-à-dire selon la loi de création ?
Il est impossible d'expliquer autrement le commencement des êtres. Si l'hétérogénie n'est pas
suffisamment démontrée, elle le sera. C'est une nécessité de la raison.
On ne peut exiger que Moïse explique cette loi comme un savant de l'ère moderne, pas plus qu’on
ne peut lui demander, sur la formation du globe et le développement des êtres, des connaissances
que, trente-cinq siècles après lui, la géologie commence seulement à nous donner. Mais sommes-
nous bien sûrs de comprendre ce que l'auteur de la Genèse, s'adressant à un peuple ignorant et su-
perstitieux, entendait par ces mots : − La parole de Dieu !
Dieu a dit, de toute éternité, aux globes nouvellement formés : − que la terre produise ! − De toute
éternité, il a dit à la fermentation, c'est-à-dire au mouvement : − organise et crée !
La parole, le Verbe de Dieu, c'est sa volonté exprimée par le fait ; c'est la création éternelle et conti-
nue ; c'est la vie à tous ses degrés, et dans tous ses modes.
Par les efforts de son intelligence, l'homme, en étudiant un à un les phénomènes de la vie, apprend à
connaître le Verbe divin.
C'est la révélation par la connaissance. La révélation par l'amour l'a précédée. Les premiers rayons
de lumière ne viennent pas de la science. Demandez à l'enfant ! c'est le cœur maternel qui les lui
donne.
Nous verrons plus tard par quels moyens la providence universelle agit maternellement sur l'enfance
des humanités, et nous comprendrons pourquoi les révélations primitives, affirmatives et absolues,
se sont entourées de merveilleux, et n'ont pu procéder par les démonstrations savantes.

30
V
L'hétérogénie indiquée, mais non expliquée par les anciennes genèses, est le premier procédé de la
création. La manifestation de la vie planétaire a commencé par des infusoires. Les forces toujours
actives de la nature nous reproduisent encore ce mode d'enfantement ; et ce devait être, quand bien
même ce phénomène ne serait pas commandé par les lois physiques de la vie. Dieu n'a pas voulu
que rien de ce qui nous concerne, pût nous être caché. Nous devons remonter, par la connaissance,
jusqu'aux limites du fini, qui est notre domaine. Toutes les choses de la terre doivent donc être
écrites dans le livre universel : la nature ! C'est à nous d'en épeler les mots, et d'en tourner les pages.
Comment la vie organique s'est-elle ensuite développée ? par quel procédé s'est opérée la
progression des êtres ?
Là, les opinions se bifurquent ; deux systèmes se partagent le monde savant :
Les uns prétendent que la nature, après chaque cataclysme, recommençant son œuvre, a créé les
espèces nouvelles qu'appelait un milieu nouveau.
Les autres affirment que le changement du milieu a suffi pour modifier les organismes des espèces
existantes.
Nous n'entrerons pas dans cette discussion. Les deux théories sont soutenues avec un égal talent, par
des preuves et des raisons à peu près équivalentes.
Le temps seul peut trancher cette question. Les documents fournis par les recherches géologiques
sont encore insuffisants pour la résoudre.
Ce qu'il importe de constater, c'est que les partisans des créations successives sont d'accord avec les
défenseurs de la progression continue, sur un point fondamental : l'analogie frappante qui lie entre
eux tous les êtres du règne animal.
Ce sentiment profond de l'unité de plan de la création, dans ses manifestations si variées, date des
premiers âges de la science.
Aristote a fait de grands travaux sur le rapprochement des diverses espèces entre elles, et de toutes
avec l'homme, pris pour terme commun de comparaison.
Buffon admirait « cette conformité constante, ce dessein suivi de l'homme aux quadrupèdes, des
quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux pois-
sons, etc.... »
− « La nature, dit Vicq-d'Azyr, semble opérer toujours d'après un modèle primitif et général, dont
elle ne s'écarte qu'à regret, et dont on rencontre partout les traces. »
− « Les hommes, dit Leibnitz, tiennent aux animaux, ceux-ci aux plantes, celles-ci aux fossiles... La
loi de continuité exige que tous les êtres naturels ne forment qu'une seule chaîne, dans laquelle les
différentes classes comme autant d'anneaux, tiennent si étroitement les unes aux autres, qu'il soit
impossible de fixer précisément le point où quelqu'une commence ou finit... »
Et, dans un élan d'intuition philosophique, Leibnitz prédit la découverte d'animaux-plantes,
constituant le chaînon qui lie le règne végétal au règne animal. Quelques années plus tard, Tremblay
découvrait le polype.

VI
Quel que soit le procédé de formation, les existences s'enchaînent, et la vie monte. Les couches
géologiques l’attestent ; l'étude physiologique le démontre. Les êtres procèdent les uns des autres,
affirment les observateurs conséquents et résolus ; semblent procéder, insinuent les timides. Nous
affirmons philosophiquement ce que la science démontre, et nous disons : − l’homme procède de
l'animalité.
Manifestation supérieure de la vie, il est la conséquence logique des êtres qui ont paru avant lui,
comme, au-dessous de lui, toute existence est la conséquence des existences précédentes.
Sa chair, ses os, ses muscles, ses nerfs, ses organes internes et externes, son cerveau même, n'ont
pas un atome de substance qui ne se retrouve dans les espèces inférieures. Les phénomènes de la vie
physique sont les mêmes chez lui que chez elles. Son existence est soumise aux mêmes besoins ; ses
instincts primitifs l'entraînent vers les mêmes jouissances.
31
Qu'a-t-il donc de plus ? Nous l'avons dit tout à l'heure : il a l'idéal et la perfectibilité.
Il a quelque chose de plus encore : il a charge de lui-même ; il a une conscience responsable, et par
conséquent la liberté.
D'où viennent ces facultés supérieures ? − Cette question nous pose en face du problème de l'âme.

32
L'ÂME HUMAINE

Immortalité. − D'où vient l'âme. − Genèse de l'esprit

I
L'homme a-t-il une âme immortelle, ou n'est-il que le résultat d'une harmonieuse combinaison de
molécules, mues par les forces aveugles du destin ? L'esprit est-il la cause, ou la conséquence de
l'organisme ? Cesse-t-il d'être, quand le cerveau ne fonctionne plus ? Persiste-t-il après la mort,
emportant, dans un monde invisible et inconnu, sa conscience et sa mémoire, ses mérites ou ses
méfaits ?
Voilà la question qui a le plus tourmenté la pensée humaine. Elle se dresse, comme le sphinx de la
fable, mystérieuse et menaçante, chaque fois qu'une religion, devenue insuffisante, s'affaisse sous
son impuissance ou s'écroule dans une tempête, en faisant le désert dans les cœurs.
La solution de ce problème n'appartient pas aux sciences expérimentales, et les sciences
expérimentales ont le tort de vouloir le résoudre.
Les questions de cet ordre relèvent d'une faculté mystérieuse, le sens intime, vue intérieure qui fait
percevoir à l'esprit les choses de l'esprit, comme nos sens externes nous font percevoir les choses
matérielles. Le sentiment, porté à sa suprême puissance, pressent les vérités que la recherche
intellectuelle ne peut atteindre. Flamme rayonnante qui échauffe et éclaire à la fois, l'amour divin se
révèle à l'amour de l'homme, et lui découvre, dans les profondeurs de la vie, des espaces que la
science ne peut sonder.
Les sciences positives dédaignent le sentiment, et, pour se débarrasser de ce concurrent fâcheux,
l'ont déclaré atteint de folie, oubliant que la plupart des grandes vérités qu'elles ont découvertes,
avaient été d'avance annoncées par lui.
Pour un moment, nous nous séparerons d'elles, sans abdiquer la raison, dont elles se croient seules
dépositaires. La raison guide le sentiment, comme elle guide la science ; mais ce n'est qu'une force
modératrice. Elle tient les rênes ; ce n'est pas elle qui entraîne le char.

II
Le dogme de la persistance ou de la résurrection de notre être, − ce qui, au fond, est la même chose,
− existe dans toutes les religions connues, sauf dans celle de Moïse.
− « L'âme, disent les Védas, va dans le monde auquel appartiennent ses œuvres ! »
− « Ô Dieu, s'écrient dans leurs prières, les fils de Zoroastre, ayez pitié de mon corps et de mon âme,
dans ce monde et dans l’autre ! »
Les Égyptiens , comme les Parses, comme les Phéniciens, croyaient à la résurrection des morts, et
ont transmis cette croyance au christianisme primitif ; les Grecs proclamaient l'immortalité de l'âme ;
les Druides, la succession des vies ; les Scandinaves rêvaient un paradis farouche, où ils buvaient
l'hydromel dans le crâne de leurs ennemis ; les Canadiens, les Péruviens avaient, sur l'origine du
monde et la vie future de l'homme, les mêmes conceptions, à peu près, que la Phénicie et que
l'Égypte ; jusque chez les naturels des îles des Amis, jusque chez les sauvages des îles Sandwich, on
retrouve l'idée de l'âme immortelle.
Cet assentiment presque unanime n’est pas une preuve, sans doute ; mais la raison moderne doit en
tenir compte. Il prouve du moins le besoin impérieux qu'ont eu les hommes de toute époque et de
toute race de croire à la perpétualité de leur être, et ce besoin général est un indice imposant.
Les peuples divers, selon leur génie particulier et leur élévation dans la vie idéale, ont déterminé
l'état de l'existence future. Ces conceptions sont plus ou moins puériles et bizarres ; mais toutes,
quelles qu'elles soient, s'accordent sur ce point que, récompense ou punition, exaltation ou abaisse-
ment, la vie à venir est la conséquence logique, la sanction morale de la vie passée.
Résurrection ou continuité de l'être, le dogme de la vie future est le dogme moral par excellence.

33
III
C'est en même temps la logique suprême si l'être disparaît sans retour, la vie est une absurdité
monstrueuse, ou une cruauté systématique. L'homme a le droit de nier l'ordre, ou d'accuser Dieu.
Car l'ordre veut que les désirs naturels soient satisfaits, et que les aspirations légitimes aboutissent.
Or, ce besoin de persister dans la vie, cette soif d'éternité, qui est au fond de la personne humaine,
est un appétit naturel de l'être conscient.
La nature ne fait rien d'inutile. Cet instinct a donc sa raison d'être. − Il sert, dit-on, au progrès de
l'espèce ; il fonde les religions, qui constituent les sociétés. − Mais Dieu ne peut sacrifier l'individu
à l'espèce. Sa puissance serait limitée, s'il ne pouvait faire concorder l'harmonie de la création avec
le bonheur de chaque conscience. La providence universelle doit satisfaction aux êtres particuliers,
comme à l'être général. La vie infinie, réalisation de la pensée divine, du desideratum absolu, doit
réaliser aussi, dans son grand ensemble, les desiderata individuels. Si les aspirations du cœur et de
l'intelligence, ce désir toujours croissant d'aimer plus et de savoir mieux, ce besoin de vivre, en un
mot, de continuer en se développant, de sentir qu'on se développe, de constater ses progrès et ceux
des autres, de jouir de son épanouissement et du leur, si tout cela s'éteint pour jamais, si la
personnalité se dissout ou s'efface, ce n'est pas la mort qui est une mystification, c'est la vie.
Et qui ne voit que vie et mort sont deux termes qui s'excluent, et que, si la vie est la mort n'est pas !
Ô Père suprême, ai-je donc besoin de tant raisonner ? Si tu es tout amour, est-ce que je peux mourir ?

IV
Les négateurs s'appuient sur ce qui se passe dans la nature visible. Ils voient les formes qui
disparaissent, et en concluent que l'être s'éteint.
− Montrez-moi une âme, disent-ils !
− Montrez-moi que vos sens peuvent tout percevoir, leur répondrai-je ; que vos yeux peuvent tout,
découvrir ; vos oreilles, tout entendre ; vos mains, tout palper ! Votre organisme matériel est
impuissant à saisir toutes les manifestations de la matière qui le forme, le régit et l'enveloppe...
Comment pourrait-il être impressionné par la plus subtile des manières d'être de la substance ? Je ne
peux pas montrer l'âme à votre corps ; je ne puis la montrer qu'à votre âme.

L'âme n'est pas immortelle, objecte-t-on encore, puisque ses facultés s'éteignent, même avant que
s'éteigne la vie. Le vieillard, arrivé aux dernières limites de l'existence, ne perd-t-il pas la mémoire,
la volonté, la pensée, et jusqu'à la conscience de son être ? Dans la vie normale et complète, que les
progrès de la science et de la morale assureront, un jour, à la plupart des hommes, la nature, pour
nous enlever toute espérance, fait mourir l'esprit avant le corps.
Cette objection pèche par la base ; d'un accident de subversion, elle fait une loi. La loi naturelle est
toute autre : les animaux ne tombent pas en enfance ; leurs instincts supérieurs, leurs qualités
affectives persistent, malgré l'affaiblissement des organes. Jusqu'à la dernière heure, le vieux chien
sourd, aveugle, perclus, reconnaît son maître, et lui lèche la main.
La vie normale, au contraire, se termine toujours sans cette dégradation de l'être. On constate que
les centenaires meurent sans maladie apparente, en pleine possession de leurs facultés.
L'abrutissement de certains vieillards n'est pas autre chose qu'une maladie provoquée. Comme la
plupart des maux qui nous affligent, c'est le résultat d'une vie mal employée, la conséquence de
fatigues excessives, ou d'habitudes malsaines. Celui qui surmène la nature par la mauvaise gestion
de ses forces, qui descend au-dessous de l'animalité par l’extravagance de ses vices, doit finir,
comme il a vécu, en dehors de la règle naturelle. Telle vie, telle mort ; c'est la loi d'ordre ou de
justice, ce qui est tout un 3.

3
Et pourtant on a souvent remarqué qu'à l'heure de la mort, ces hommes retrouvaient leur sensibilité et leur connais-
sance, comme si l'âme, avant de partir, se repliait sur elle-même, et recouvrait ses forces par ce suprême effort. − De
même, au dernier moment, la stupeur typhoïde cesse chez le malade.

34
L'homme doit vivre surtout par ses facultés supérieures, les seules vraiment humaines, et celles-là
doivent pondérer et diriger les autres. S'il obéit à cette loi morale, qui est sa loi naturelle à lui, son
organisme peut s'user ; ni son cœur ni son intelligence ne s'affaissent.
Est-ce que Fontenelle, Voltaire, Goethe, Humboldt ont eu cette horrible vieillesse ? Et tant d'autres,
moins illustres, et tant d'autres, tout à fait obscurs, n’ont-ils pas conservé, dans l'âge le plus avancé,
la lucidité de leur intelligence, le rayonnement de leur bonté ?
C'est l'idéal qui est la vie de l'âme. Il n'est pas seulement dans l'esprit ; il est dans le cœur. Conser-
vez-le, et vous serez jeune, malgré les cheveux blancs et les rides !
Mais ces grandes vérités ne se prouvent pas suffisamment par la logique. Elles sont perçues par le
sens intime, que tous ne possèdent pas également. Il est des âmes qui ne savent pas voir, comme il y
a, dans la nature physique, des yeux éteints et des oreilles fermées.
Comment donner à ces esprits infirmes le sens qui leur manque ? Fera-t-on comprendre à un
aveugle-né les couleurs et la lumière ? S'ils ne sentent pas, au fond d'eux-mêmes, cette certitude de
l'être qui s'affirme dans la vie, s'ils refusent de se replier dans leur conscience, et s'applaudissent de
ne pas se voir et de ne pas voir Dieu, nous ne pouvons rien, que les plaindre. On ne peut opérer de
la cataracte, ceux qui se complaisent dans la cécité.

V
Âme, esprit, être, − peu importe le nom, − la personnalité humaine est, et persiste, indépendamment
du corps tangible et visible, à l'aide duquel elle fonctionne ici-bas. − Mais ce MOI conscient et
volitif, doué du pouvoir de modifier la création et de progresser par lui-même, d'où vient-il ?
Sur la formation des âmes humaines, la théologie si affirmative, ose à peine affirmer. La révélation
est muette.
L'âme vient de Dieu. C'est la profession de foi des religions révélées, et des philosophies religieuses.
Mais comment l'âme vient-elle de Dieu ?
Est-elle créée en même temps que le corps ? − L'Église le croit, sans imposer sa croyance sur cette
question, que ses plus grands docteurs ont réservée. − Existe-telle de toute éternité, ou seulement
depuis la création de ce monde, attendant l'heure de son incarnation ?
Dans ces trois cas, toutes les âmes sont égales devant Dieu, sans mérite ni démérite, puisqu'elles
n'ont pas agi, puisqu'elles n'ont pas vécu. D'où vient donc que le Créateur donne à l'une des passions
indomptables, à l'autre des vertus faciles ; plonge celles-ci dans les ténèbres de l'ignorance, aux
dernières limites de la dégradation, et pose celles-là au sommet des civilisations, à la portée de tous
les raffinements de l'esprit, de toutes les délicatesses du cœur ?
Pour répondre à cette objection, certains théologiens ont imaginé la théorie de la grâce, invention
commode pour la théologie, mais peu flatteuse pour le Père commun.
Nous ne discuterons pas cette doctrine. Elle se condamne d'elle-même. C'est le renversement de
toute justice ; c'est la négation de la conscience divine, par la conscience humaine. Ce serait un
blasphème, si ce n'était pas une folie.
On a pu voir, dans les plus mauvaises pages de notre histoire, des tyrans furieux condamner des
existences innocentes ; mais ceux-là, du moins, agissaient par un motif de haine ou de crainte, et
n'avaient pu empêcher que leurs victimes vissent le jour.

VI
Cherchons dans la confiance en Dieu un appui et une lumière ! La solution qui satisfera davantage
notre idéal de justice et de bonté, se rapprochera le plus de la vérité : la vérité, c'est le bien suprême.
Avant tout, rappelons une affirmation précédente : − Tous les jours des âmes éclosent. − Pour que
l'activité infinie s'exerce, il faut que la création soit continue. Si les âmes humaines existaient de

35
toute éternité, ou avaient été créées à la fois, Dieu aurait limité sa puissance de création la plus su-
blime, puisqu'il ne créerait plus d'âmes.
Et maintenant posons de nouveau cette question aux lois de la vie, et à notre intelligence qui les
découvre :
− D'où vient l'âme humaine ?

VII
La science déclare et prouve que tout être est une collectivité, une synthèse des êtres inférieurs, ve-
nus avant lui.
Naguère un orateur catholique disait dans la chaire de Notre Dame : − L'homme résume en lui les
trois mondes (minéral, végétal, animal).
La métaphysique allemande a prononcé cette grande parole : − La nature tend à l'esprit.
Sommes-nous donc si loin de nous entendre ?

VIII
Comment monte la vie ? Comment s'accomplit le progrès, de règne en règne, de classe en classe,
d'espèce en espèce ?
Les sciences naturelles le disent :
La vie monte, en concentrant, en combinant, dans des individualités de plus en plus composées, les
éléments, les organes, les formes, les forces qui constituent séparément des êtres plus simples, plus
élémentaires.
Chaque formation nouvelle est une synthèse, une collectivité de plus en plus complexe ; chaque
monde résume les mondes inférieurs.
La plante renferme en elle les éléments de l'air, les sels des minéraux, et l'eau, synthèse, elle-même,
d'hydrogène et d'oxygène.
Comme toute synthèse organique, elle occupe, dans l'échelle des êtres, un rang plus élevé que les
éléments qui la forment ; elle manifeste une vie supérieure.
Si la vie minérale se reproduit, en quelque sorte, dans le tronc compacte et immobile, − dont les
cellules se superposent comme des cristallisations, et dont l'aspect, dans certaines espèces, a
l'apparence du rocher, − déjà la sève circule, et prélude à la circulation artérielle ; déjà les feuilles
respirent comme le poumon respirera, et leur appareil respiratoire va devenir celui de l'insecte, dont
l'éclosion se prépare ; déjà, pour le grand mystère de la génération, l'ovaire s'entrouvre.
L'animal n'est pas loin.
Voyez-le au début ! Il n'a pas encore conquis la puissance caractéristique de l'animalité :
l'indépendance. Fixé au sol comme les algues voisines, il s'agite pourtant par ses propres forces : il
attire et saisit ses aliments. Il agit.
Mais les organes de la génération lui manquent ; il se reproduit par boutures.
Constatons ce fait ! nous le retrouverons partout :
Dans le premier travail de toute formation, la vie semble d'abord épuiser ses forces sur l'organe spé-
cial qu'elle veut faire avancer. Il y a progrès sur un point, et recul sur d'autres.
Ainsi, dans la marche des sociétés, un progrès ne s'accomplit jamais qu'au détriment d'essors un
instant comprimés ; ainsi le progrès sentimental et moral du christianisme a refoulé, pendant des
siècles, la science, les arts, l’industrie ; ainsi le progrès industriel de l'ère moderne menace de ne
s'opérer qu'aux dépens de la moralité publique, et de l'idéal poétique et religieux.
De même, dans le développement de l’embryon, au sein de la mère, un organe ne se forme qu'en
atrophiant momentanément les autres.

IX

36
L'animalité est la synthèse des deux règnes inférieurs. On retrouve en elle le minéral : coquille, ca-
rapace, squelette, les poils, les plumes, les parties cornées prennent leur nourriture dans la chair, et
poussent comme les végétaux ; les vésicules se superposent comme les cellules végétales, comme
les molécules cristallines ; les animaux contiennent même le métal : la chimie trouve du fer dans
leur sang.
Après sa phase rudimentaire, l'animalité prend possession de l'espace : elle rampe, nage, vole,
bondit.
Et chaque espèce, à son tour, est une collectivité d'organes, d'essors, de forces, qui contient et
résume, dans sa nouvelle puissance, toutes les synthèses précédentes.
Nous disons qu'elle contient leurs essors. Remarquez bien ce mot ! Il nous met sur la voie que nous
cherchons.

X
La plante s'alimente et se reproduit : la racine pompe ; la feuille aspire ; le pistil appelle l'étamine ;
le pollen cherche l'ovaire. C'est une activité bien supérieure à celle du minéral ; mais que cette
activité est passive encore ! Pourtant la racine trace et cherche, et la graine, le pépin, l'amande
s'entourent d'enveloppes protectrices, au sein desquelles l'incubation de l’œuf végétal s'accomplit.
Ne peut-on pas dire que l'instinct commence ?
L'animal va recueillir et développer ces premières manifestations de la vie individualisée :
alimentation, reproduction.
L'alimentation sera la fonction presque exclusive des premières espèces : zoophytes, mollusques,
poissons. La tortue pondra ses œufs et les laissera au soleil, comme le batracien les oubliera dans la
vase, comme la mouche les abandonnera dans la fleur, ou dans la chair.
L'instinct familial, l'amour des petits, s'éveillera chez l'insecte travailleur, pour arriver à l'oiseau, où
il va produire des miracles de tendresse, d'industrie, de dévouement et de courage.
Parmi les animaux qui allaitent, ce sentiment se raffinera encore. La mère léchera ses petits ; le
phoque se fera tuer en défendant sa famille ; le lion gambadera pour réjouir sa lignée. Le père a
commencé chez l'oiseau, et se continue chez le mammifère.

XI
L'alimentation a développé graduellement des facultés d'un autre ordre : la combativité, la ruse,
l'association ; et dans la fourmi, l'abeille, le castor : le travail et la prévoyance.
L'instinct de conservation, dans les races menacées, a déployé des essors encore plus précieux : la
discipline, la solidarité, la protection. Plusieurs espèces posent des sentinelles qui signalent le dan-
ger ; un chevreuil relaye le chevreuil poursuivi, et entraîne la meute loin du hallier où l'animal ha-
rassé se repose ; les chevaux sauvages, à l'approche du péril, se rangent en cercle autour des fe-
melles et des poulains, et attendent l'ennemi.
Nous voilà bien loin du polype et du mollusque ; nous voici bien près, non pas seulement de
l'Australien et de l’Hottentot, types primitifs, selon les uns, dégénérés selon les autres, − mais de
l'homme.
Quelle route ont suivi ces facultés, pour arriver à ce degré de développement dans les animaux
supérieurs ? − La route des organismes, ces échelons progressifs que se construit la vie, pour se
manifester de plus en plus, et réaliser l'esprit. − Purs instincts, dira-t-on ! Qui déterminera le point
où l'instinct finit, où l'esprit commence ? Est-ce seulement l'instinct qui met aux mains des singes
d'Afrique, la pierre avec laquelle ils brisent le fruit du baobab 4 ?

4
Dans la langue scientifique, l'instinct est une force aveugle et, en quelque sorte, mécanique, qui suscite des mouve-
ments complètement involontaires, dont l'être n'a pas conscience. Le langage ordinaire a donné à ce mot une significa-
tion beaucoup plus étendue : on l'emploie pour désigner les ressorts passionnels qui déterminent les actes, avant que la
raison et la conscience aient pris le gouvernail. − Nous l'emploierons dans ce sens, que tout le monde comprendra.

37
Nous ne parlons pas des animaux élevés par l'homme. C'est un autre ordre de phénomènes. Il rentre
dans le développement même de l'humanité, qui ne peut progresser qu'en élevant ce qui est au-
dessous d'elle. Mais, quelle que soit l'influence morale de l'homme sur les êtres inférieurs, le
magnétisme qu'il exerce, l'émanation de sa propre vie qu'il répand sur eux, ces sentiments qu'il
provoque, cette intelligence qu'il excite, existaient au moins en puissance, parmi les facultés natives
des animaux ralliés à lui.

XII
Nous touchons à la conclusion de notre recherche sur l'origine de l'âme humaine. Cette conclusion,
le lecteur l'a devinée sans doute. L'acceptera-t-il ?
Elle est simple ; elle est logique ; elle est indiquée par les observations de la science, par l’étude des
manifestations de la vie dans les êtres qui nous entourent, et dans nous-mêmes, par l'induction
philosophique et religieuse. Mais elle heurte des préjugés ; elle blesse des croyances ; elle froisse
des orgueils.
L'esprit du christianisme moderne, l'esprit catholique, depuis Bossuet surtout, imprégnant l'homme
d'un sentiment de personnalité excessive, ont rejeté si loin derrière nous ces auxiliaires patients et
dévoués, sans lesquels l'association humaine n'aurait pu se réaliser, ces ennemis terribles, que le
progrès de notre union a seul pu vaincre !
Nous retrouvons pourtant, dans ces prétendus automates, nos instincts, nos amours, nos haines.
Sans doute ces sentiments, ces facultés, se sont développés en nous, sont passés à un état supérieur ;
mais, si nous avons raffiné leurs tendances affectives, n'avons-nous pas raffiné aussi leurs cruautés
et leurs violences ?
Ces farouches instincts, ces volontés égoïstes dont ils ne sont pas maîtres, nous pouvons les
modifier en nous et par nous-mêmes, les combattre, les éteindre par nos propres efforts.
Nous avons l'idéal du bien et du juste qu'ils ignorent, la soif de l'infini qu'ils ne connaissent pas ; et,
pour marcher vers cet idéal et le réaliser en nous, pour assouvir ces aspirations, nous avons la liberté
morale qui leur manque.
Mais regardons au bas de l'échelle humaine, où ces précieuses facultés sommeillent encore,
enfouies sous les appétits sauvages ! N'y voyons-nous pas des races entières, qui semblent plus
rapprochées de l'animalité que de nous ?
Prétendra-t-on que cette doctrine amoindrit Dieu, ou rapetisse l’homme ?
Non, Dieu ne sera pas amoindri, parce que, sous une loi universelle, la loi du progrès, toute la vie
manifestée se coordonne et s'enchaîne. Plus cette loi sera simple, plus Dieu sera grand.
Cette économie de ressorts qui emploie toutes les forces, qui utilise tous les germes, est aussi la loi
de justice.
« Seigneur, s'écrie saint Augustin, tu as créé, en même temps, les hommes et les animaux, les pierres
et les plantes. Toutes ces créatures étaient égales en mérite, puisqu’aucune n'avait mérité. D'où vient
donc que ta bonté s'est étendue sur celle-ci que tu as faite raisonnable, plus que sur toutes les autres
qui sont dépourvues de raison ? »
Dieu est-il amoindri, parce que la marche ascendante de la vie répond à ces étonnements, à ces re-
proches des cœurs tendres et des têtes d’élite ?
L'homme est-il rapetissé, parce que son âme est la réunion de ces énergies diverses, combinées en
lui ? Son essence est-elle moins divine ; en est-il moins fils de Dieu, et souverain ordonnateur du
globe ?
Ne pressent-on pas, au contraire, quels principes moraux, quels sentiments qui l'élèvent encore,
quels devoirs religieux découlent de cette solidarité réelle avec les règnes et les êtres ?
Il est tout autre qu'eux, bien qu'il les contienne tous, tout autre par le sommet, non par la base. Les
facultés supérieures des animaux sont ses facultés rudimentaires. Son âme est un clavier qui réunit
ces notes éparses ; il en tire, selon sa liberté, des discordes ou de l'harmonie.

38
La liberté morale le constitue un être à part, premier jalon d'une série nouvelle, qui se dégage peu à
peu des énergies brutales, des entraînements exclusifs de l'instinct, et monte, cette fois, par son libre
essor, par sa volonté réfléchie.

XIII
Cette doctrine englobe tout, explique tout, justifie tout.
La divine providence s'étend sur tout et sur tous : Providet, elle pourvoit, jusqu'à ce que la liberté
soit éclose, et que la volonté se manifeste.
L'homme n'est pas une exception heureuse parmi les autres êtres. Il n'arrive pas là, tout d'une venue,
produit de l'arbitraire divin. Il est la somme de toutes ces existences qui, avant lui, sont écloses pour
le parfaire, et qui aspiraient vaguement à lui, comme il aspire sciemment à Dieu, dont il tend à réali-
ser les perfections et la puissance.
Rien n'est perdu, rien n'est sacrifié. Toutes les forces sont employées, toutes les tendances aboutis-
sent, toutes les existences montent jusqu'à ce sommet formé par elles, qui s'appelle l'homme, et qui,
les enveloppant dans sa liberté, les épurant dans sa conscience, les entraîne, par le chemin de la vie
morale, vers les destinées supérieures.

39
RECAPITULATION

Dieu. − La substance la vie. − Substance de l'âme

I
Nous étions partis de l'affirmation pure et simple de Dieu, n'osant pas nous engager dans les
profondeurs de l'infini, qui nous enveloppe et nous attire. Au point où nous sommes arrivés,
arrêtons-nous, et regardons le chemin parcouru ! Les lumières que nous avons recueillies sur la
route, vont éclairer, derrière nous, plus d'un passage obscur.

II
L'âme humaine est le résultat du travail de la vie. − Qu'est-ce donc que la vie ? − C'est l'activité
divine ; c'est la force qui produit les êtres particuliers ; c'est l'esprit universel contenu dans
l'universelle matière, inséparable d'elle.
Et tous deux ne font qu'un ; et tous deux, esprit et matière, principe actif et principe passif, consti-
tuent la substance, essence de ce qui est.
Ces deux termes, activité et passivité, en impliquent un troisième, l'ordre ou providence, où se ma-
nifeste, pour l'homme, la personnalité morale de Dieu.
Considéré sous ce point de vue, Dieu est le régulateur suprême, l'ordonnateur intelligent et cons-
cient de la substance unique, qui est un autre aspect de son être ; c'est l'amour éternel et sans bornes,
embrassant et reliant toutes les vies ; c'est l'intelligence absolue, volonté réglée par la justice infail-
lible, qui crée, pondère et gouverne.
La circulation des mondes, l'évolution des existences sont à la fois le mouvement, l'action, et le
spectacle de la vie divine. Auteur et spectateur, activité et contemplation, le grand Être s'élabore et
s'admire : œuvre sans commencement ni fin, toujours achevée, et toujours à refaire ; spectacle infini
qui change sans cesse, éternellement varié par l'éternel mouvement.
Et Dieu aime tout ce qui est, puisque tout ce qui est fait partie de son être.
Chrétiens, Paul vous l'avait dit ; mais vous n'avez pas su le comprendre. Aussi avez-vous nié la vie,
comme le panthéisme a nié Dieu 5.
Là, notre conception s'arrête ; et ce peu que nous concevons, nous ne pouvons suffisamment
l'expliquer. Devant le mystère de l'être absolu, en songeant à cette matière sans limite, mue par cette
activité sans fin qui réalise partout l'universelle vie, nous restons muets d'étonnement, et notre
étonnement est mêlé d'une vague terreur. Ce n'est pas par ces points que Dieu nous est accessible ;
ce ne sont pas ces immensités insondables que nous adorons en lui.
Ce que nous adorons, c'est cette tendresse infinie dont, à l'heure des grandes joies et des émotions
saintes, nous ressentons la chaleur dans notre âme ; c'est cette réalité de toutes les perfections mo-
rales, que nous touchons par la pensée.
Là, l'infini ne nous fuit pas, car nous nous sentons infinis nous-mêmes, par ce point de notre être.
Plus notre âme monte dans la bonté et dans la justice, plus nous lui trouvons de force pour monter
encore. Sur cette route qu'à chaque pas notre idéal éclaire, nous entendons la voix du père qui nous
appelle, et nous devinons que, par ce côté de sa nature et de la nôtre, nous devons l'atteindre un jour.
Ce que nous saurons, ce que nous verrons, ce que nous serons alors, lui seul peut le dire ; mais il
nous le dirait aujourd'hui, que nous ne comprendrions pas.

5
En proclamant que la matière est immonde, en refusant à l'âme le bonheur sur la terre et l'activité dans le ciel, les
sectes chrétiennes annihilent la vie, dont leur idéal mystique est la négation presque absolue. Le panthéisme moderne
tombe dans l'excès contraire, en ne voyant dans l'être universel que la matière et le mouvement. Il nie Dieu, en lui
ôtant d'un trait de plume la conscience, la justice, l'amour, et ne voit plus d'autre cause et d'autre régulateur de la vie,
que l'aveugle fatalité.

40
III
La cause suprême a en elle toutes les causes secondes qui organisent la substance. A un moment
donné, en vertu d'une loi qui nous est inconnue, par suite d'un besoin dont la conscience du tout
peut seule se rendre compte, une nébuleuse, une voie lactée se forme, atome dans l'infini, immensité
pour les êtres qui vivront dans son sein.
Une Force attractive concentre la substance diffuse, et le travail commence. Le double mouvement
d'attraction et d'expansion se produit dans la vie élémentaire. Les molécules tourbillonnent,
s'agrègent, se séparent ; les propriétés se déterminent ; les affinités se recherchent, et, peu à peu, les
fonctions se distinguent. Autour d'un soleil pivotal, centre et foyer de tous ces mondes, les groupes
stellaires sont formés, comme autour de chaque étoile, vont se former les groupes planétaires,
hiérarchie de puissances et de vies, régie par la grande loi providentielle que la science appelle
ordre ; la raison, justice ; et le cœur, amour !
Attraction et expansion, voilà les deux forces mères. Concentration des parties, distinction des
fonctions, voilà les résultats de ces deux forces.
C'est par elles qu'à tous les degrés, et dans tous les ordres, la vie se réalise, se développe et
progresse ; c'est par leur action combinée que chaque soleil, chaque planète, chaque satellite a établi
son individualité et pris rang dans la hiérarchie ; et, sur chacun de ces globes, c'est par l'action des
mêmes forces, en vertu des mêmes lois, que la création s'est développée.
La première évolution de la vie planétaire, l'évolution organique, part également de la confusion,
pour aboutir à l'homme, unité harmonique d'organes et de forces solidaires, éclairée par la cons-
cience.
La seconde évolution de la vie, l'évolution morale ou sociale, s'opère, de même, par la concentration
des parties et la distinction des fonctions. C'est en appliquant ces deux lois, que les sociétés se
fondent ; c'est en perfectionnant leurs rapports, qu'elles progressent. L'idéal social, l'harmonie, ne
peut se réaliser que par l'équilibre parfait de ces deux grandes impulsions.

IV
Avant de passer à l'étude du mouvement de la vie humaine, il nous reste à déterminer la substance
de l'âme.
Et d'abord l'âme est-elle substantielle ?
Ici, nous heurtons encore des idées préconçues ; mais ces idées proviennent de l'emploi irréfléchi
d'un mot que l'on n'a jamais bien défini.
Quelle signification attache-t-on à cette expression : esprit ? − Si l'on entend, par ce mot, un être ou
une manière d'être qui n'impressionne pas nos sens, nous sommes tous d'accord ; mais si, de la no-
tion d'esprit on exclut toute idée de matière, quelque subtile qu'elle puisse être, nous ne comprenons
plus.
Si l'âme humaine continue d'exister comme être particulier, chaque âme est nécessairement distincte
des autres âmes. L'idée de distinction entraîne l'idée de limite et de forme ; forme et limite
impliquent la matière.
L'âme est donc toujours substantielle, c'est-à-dire esprit et matière ; et ses éléments constitutifs, −
les essences inférieures dont elle est la synthèse, − sont substantiels aussi.
La matière est plus ou moins dense, ou plus ou moins subtile. Quand elle devient inaccessible à nos
sens, quand nous ne la touchons .ni ne la voyons plus, nous croyons qu'elle n'est pas. Pourtant la
chimie va chercher, dans l'air invisible, des gaz plus invisibles encore, et nous les rend palpables.
Ce qu'on nomme vulgairement le monde de l'esprit, ou l'autre vie, est un autre état de la substance.
Nous l'appellerons, faute d'un terme meilleur, le monde impondérable.
En avançant dans nos recherches, nous entreverrons vaguement cette autre vie, qui maintient l'unité
de l'être, et dans laquelle l'âme doit avoir des perceptions et des puissances qui nous sont inconnues.
Ce monde nous est fermé. L'induction seule peut nous en révéler quelques points, encore bien obs-
41
curs. Sans chercher, en dehors de la raison rigoureuse, des preuves impossibles à constater, nous
sommes convaincus de sa réalité, parce qu'il est nécessaire. C'est une conséquence forcée de l'im-
mortalité de l'âme, qui ne serait plus qu'un mot vide de sens, si l'être ne se retrouvait pas tout entier,
avec ses forces et ses faiblesses, ses acquisitions et ses pertes, dans cette autre manière d'être de la
substance unique, dans cette vie mystérieuse, cette région éthérée, dont tous les peuples ont eu le
pressentiment ou la révélation.
Mais, nous le répétons, quels que soient son état et son mode d'existence, l'âme est, toujours et par-
tout, spirituelle et matérielle à la fois. Considérée indépendamment du corps visible qui lui sert
d'organisme ici-bas, elle est encore esprit et matière. C'est la substance raffinée autant qu'on peut le
supposer, au-delà même de notre conception, mais c'est toujours la substance.

42
DÉVELOPPEMENT HUMAIN

L’ordre nouveau – Les races humaines – La justice de Dieu

I
A dater du jour où la conscience a été formée, où l'homme est apparu, un ordre nouveau a commen-
cé sur la planète : l'ordre moral.
Cette évolution supérieure a un double but : le perfectionnement de l'individu, et la constitution de
l'espèce en unité harmonique ; d'où les destinées individuelles et la destinée collective, celle-ci en-
globant et résumant les autres, dont elle est l'idéal et la fin.
Le progrès organique a été régi surtout par la Providence, force extérieure à l'être, et qui le pousse,
sans sa participation réfléchie, dans la direction de son but.
Le progrès moral sera déterminé surtout par la liberté, force intime de l'âme consciente, qui, selon
ses efforts ou ses défaillances, avance, recule, ou s'arrête momentanément dans le chemin de la vie.
Mais, dans ce dernier ordre de phénomènes, la Providence n'abdique pas. L'être, dans ses écarts, se
sent arrêté par la souffrance, résultat inévitable de la faute ou de l'erreur. L'irrésistible besoin d'être
heureux, le désir de reconquérir la paix de l'âme, première condition du bonheur, si elle n'est pas le
bonheur même, le remettent sur la voie de sa destinée.
Abordons l'étude de ce nouveau développement de la vie individualisée ! Après avoir vu d'où
l'homme vient, voyons où il va, et comment il marche.

II
Une question se pose d'abord : l'unité ou la pluralité des races humaines. Cette question, elle aussi,
divise le monde savant. Là encore, la passion religieuse s'est mêlée à la discussion, et l'envenime.
N'y a-t-il eu, à l'origine, qu'une seule race humaine, dont toutes les races connues sont des
dégénérescences ou des variétés ? Y eut-il plusieurs races, écloses simultanément, ou l'une après
l'autre, sur différents points de la terre ?
Cette question est toute scientifique. Ni la religion ni la morale n'ont à s'en occuper. De quelque
façon qu'elle soit résolue, les devoirs des hommes vis-à-vis des uns des autres sont les mêmes. Ils
sont enfants du même Dieu et de la même terre ; ils sont tous frères ; ils sont tous un.

III
La science est indécise ; les preuves manquent également aux divers systèmes, et la Bible même
renferme sur ce point d'étranges contradictions.
Après le meurtre d'Abel, Caïn, chassé par Dieu, dit au Seigneur :
− « Voilà que vous me chassez de dessus la terre, et je ne verrai plus votre face, et je serai fugitif et
vagabond sur la terre. QUICONQUE DONC ME TROUVERA, ME TUERA.
Et le Seigneur lui dit : Il n'en sera pas ainsi : mais QUICONQUE tuera Cain, sera puni au septuple.
Et le Seigneur mit un signe sur Cain, afin que QUICONQUE le rencontrerait, ne le tuât pas. »
Qui donc pouvait rencontrer Caïn sur la terre, qui donc pouvait le tuer, s'il n'y avait pas d'autres
hommes qu'Adam et lui ? − Les animaux féroces ? − Mais, à supposer que le Dieu de la Bible ait pu
menacer un lion ou un tigre de le punir au septuple, cette expression quiconque (en hébreu, celui qui)
ne peut s'employer pour désigner les animaux.
− « Et Caïn s'étant retiré de la face du Seigneur, fut vagabond sur la terre, et il habita vers la région
orientale de l'Éden ;
Et Caïn connut son épouse, qui conçut et enfanta Henoch, ET IL BÂTIT UNE VILLE qu'il appela
Henoch, du nom de son fils. »
43
La Bible ne s'explique pas sur l'épouse de Caïn, comme, plus tard, elle ne s’explique pas sur
l'épouse de Seth. Étaient-elles toute deux filles d'Adam et d’Ève ? La femme de Caïn suivit-elle le
maudit ? Caïn trouva-t-il une épouse sur cette terre orientale, où il alla chercher un refuge ? − Et
pour qui et avec qui construisit-il une ville ?
Laissons ces légendes ! − Moïse a-t-il voulu parler de la création du premier homme, ou retrace-t-il
l'apparition et l'histoire d'une race spéciale, dont serait issu le peuple hébreu ? Nous ne savons, et,
faute de preuves possibles, nous ne pouvons chercher.

IV
La science prétend démontrer que des races humaines existaient bien longtemps avant cette époque
de six mille ans, assignée par le texte juif à la création d'Adam...
Qu'importe tout cela à la grandeur de Dieu, et au devoir de l’homme ? Parce que des fouilles
géologiques prouveront que cette date doit être reculée, la foi sera-t-elle attaquée et la religion
perdue ? Ne renoncera-t-on pas à compromettre Dieu dans ces querelles de savants ? Le salut ou la
damnation du genre humain, le respect de la parole divine sont-ils attachés au pic d'un terrassier, qui
peut trouver, sous un banc de craie, une hache en silex ou un fémur d’homme ?
On appelle cela conserver les principes, sauvegarder la religion ; et l'on est obligé de crier à cette
foule impatiente, que le mouvement du siècle entraîne : Arrête, n'écoute pas, ne regarde pas ; ignore,
ou sois damnée !
Et ceux qui lui crient cela, il faut qu'eux aussi, ils ignorent ; car, s'ils savent, ils ne peuvent plus
croire, et, s'ils ne croient pas, qu'enseignent-ils donc ?

V
Pour nous, sans attendre les preuves nouvelles que la science fournira quelque jour, cette question
paraît résolue : la même loi de progrès qui a fait monter les êtres jusqu'à l'homme, a dû présider à la
formation et au développement de l'homme lui-même.
L'être humain n'est pas venu sur la terre, muni des facultés et des puissances qu'il possède aujour-
d'hui. Ces facultés, qui doivent encore s'étendre, il ne les avait qu'en germe ; c'est par ses efforts
qu'il a dû les développer, une à une, et presque les conquérir.
La marche de l'humanité procède aussi par collections de forces, par groupements successifs, par
synthèses ; mais l'homme étant un être intellectuel et moral, ce sont des acquisitions intellectuelles
et morales que les générations superposées synthétisent, et c'est l'organe spécial de ces manifesta-
tions spirituelles, le cerveau, qui s'élabore et progresse 6.
Les premiers êtres humains, sous le rapport des facultés, des aptitudes, n'ont pu être que des rudi-
ments, des ébauches de l'homme d'aujourd'hui. De quelque époque qu'ils datent, ils furent d'abord
presque exclusivement instinctifs, et très peu supérieurs à l'animalité.
On peut supposer qu'ils sont apparus aussitôt que les conditions climatériques de la planète leur ont
permis de vivre. Il est probable que ces races primitives se sont retirées vers l'équateur, à mesure
que la température s'abaissait ; il est possible que certaines tribus, encore existantes, descendent
directement de ces premiers hommes.
D'autres races, pourvues de facultés supérieures, ont dû, plus tard, aider la nature à refouler les
premiers-nés de la terre dans les régions de feu. Comment ces races successives furent-elles
formées ? C'est toujours le problème du procédé, question secondaire, insoluble encore, et qui
appartient exclusivement à la science.

6
On constate que le progrès organique, dans les races humaines, s'est accompli parallèlement au progrès social. Plus un
type est ancien et primitif, plus le crâne est développé à la région occipitale, et aplati à la région frontale. Le progrès de
la civilisation a pour effet de bomber la région antérieure.
44
Ce qui est du domaine de la raison philosophique et de la logique religieuse, c'est la question de
justice qui se présente à propos de ces peuples divers, doués de facultés inégales, et en apparence
prédestinés à un sort si différent.

VI
− Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, avait dit Jésus.
Cette grande parole indiquait la route à suivre, pour arriver à l'accord des âmes et à la science des
moyens et du but ; mais cette route, hérissée d'erreurs et d'abus, n'était pas encore praticable pour
l'esprit humain.
A l'époque où les premiers conciles discutèrent et décrétèrent les dogmes qui ont établi l'Église
chrétienne, l'idée de justice n'existait qu'à l'état confus dans la conscience humaine, où elle est si peu
développée encore.
Pendant la longue tourmente qui décomposa le monde romain, il n'y eut d'autre droit que celui du
poison ou du glaive, d'autres règles politiques et sociales que le caprice de ces maîtres éphémères,
qui s'élevaient par un crime, et qu'un crime renversait.
Comment les hommes, même ceux qui réagissaient contre ces orgies de la force, eussent-ils pu
concevoir un idéal parfait de justice ? Comment l'idée du droit de la créature, conséquence directe
de la justice du créateur, pouvait-elle surgir dans ces âmes éperdues, qui n'osaient rêver pour maître
qu'un tyran un peu plus doux que les autres ?
Aussi la sentimentalité touchante de cette conception du fils de Dieu fait homme, et immolé pour
racheter le monde, n'affirma que la bonté divine. Malgré la recommandation faite par le Christ de
rechercher d'abord la justice, le Dieu chrétien ne fut pas juste.
Semblable aux chefs de l'empire, le Souverain de l'univers, pour distribuer ses faveurs ou déchaîner
ses colères, n'eut d'autre loi que son caprice. Ceux-là même qui proclamaient sa bonté, sa douceur,
sa clémence, voire sa justice, admettaient qu'il fît naître, à chaque génération, des centaines de mil-
lions d'âmes humaines, loin de la lumière de l'Évangile, et qu'il condamnât ensuite ces âmes au feu
éternel, pour avoir été privées de cette lumière. Les privilégiés qu'une grâce spéciale plaçait dans le
giron de l'Église, avaient encore besoin de la grâce, pour faire partie du petit nombre des élus.
− « Dieu, dit saint Paul, fait miséricorde à qui il lui plaît, de même qu'il endurcit celui qu'il veut
endurcir. »
Ces étranges conceptions ont pour excuse l'ignorance des lois de la vie, et le désarroi forcé des
meilleurs esprits, dans la mêlée du bas-empire, et la torpeur du moyen âge ; mais on est épouvanté
quand on songe à ce que durent souffrir, dans les profondeurs de leur conscience, ceux qui,
désespérés des révoltes de la raison, s'écriaient, en prenant à deux mains leur front, trempé des
sueurs de la recherche : − Credo quia absurdum !

VII
La doctrine des mages, à laquelle le christianisme des conciles emprunta l'idée de la coexistence et
de la lutte des deux principes du bien et du mal, offrait pourtant une issue.
Dans la croyance persane, le mal finissait par être vaincu, et par s'absorber dans le bien. Les
mauvais anges, convertis, se ralliaient au bon principe. L'empire d'Ormuzd, c'est-à-dire l'amour, la
justice, l'harmonie, embrassait l'univers. Le mal n'était que relatif ; le bien était absolu. Ce n'était
pas la religion du désespoir ; c'était le dogme de l'espérance, pour tous.
Un pas en avant, et l'on trouvait la cause du mal, et l'on expliquait aux hommes la nécessité de la
souffrance ; un pas encore, et la solidarité humaine, proclamée par Jésus, était démontrée.
Mais, sur cette grande question, au lieu d'avancer, les conciles firent un pas en arrière. Ils décrétè-
rent l'infini du mal et l'éternité des peines ; interdirent aux condamnés toute chance de réhabilitation,
toute possibilité de repentir ; enlevèrent au père commun le droit de grâce ; effacèrent la pitié de
l'âme divine, et instituèrent l'empire sans fin de Satan, à côté de l'empire sans fin de Dieu.

45
Ne récriminons pas contre ces hommes ! A travers leurs dogmes terribles, ils ont répandu dans le
monde la parole de fraternité et d'amour. Si l'Esprit-Saint, qu'ils invoquaient, ne leur envoya que des
lueurs insuffisantes, c'est la faute des temps où ils vivaient, et non le tort de leur intelligence ni de
leur cœur. Une force leur manqua : la confiance réelle en Dieu, la vraie foi, FIDES. Ce point d'appui
leur fit défaut, parce que les malheurs et les vices qui les entouraient, les empêchèrent d'apercevoir
la loi du progrès de la vie. Et qui sait ? Peut-être jugèrent-ils nécessaire d'inspirer la crainte à cette
foule brutale et corrompue, qui n'aurait pas compris l'amour.
Laissons ce passé ! Date-t-il donc de si loin ? Trente hommes de soixante ans, au bout l'un de l'autre,
le comblent. Nous sommes au lendemain de la mort du Christ. Les hommes du crépuscule ont fait
leur œuvre. Le soleil monte, chassant les dernières ombres. Reprenons la route qu'ils n'ont pu
suivre : Cherchons la justice de Dieu !

46
LA SOUFFRANCE

Sa cause. − Son but. − La dette de Dieu

I
Pourquoi la souffrance à tous les échelons de la vie, là même où il n'y a ni conscience ni liberté ?
− C'est la volonté de Dieu, disent les croyants.
− C'est la loi, disent les sceptiques.
Ces deux affirmations sont identiques : toute loi est une volonté de Dieu ; toute volonté de Dieu est
une loi. Dieu n'a pas de caprices ; sa volonté, expression de la raison absolue, est éternelle, comme
lui.
Mais cette réponse, à quelque point de vue qu'on la prenne, ne satisfait ni la raison, ni le cœur.
− Volonté divine, pour t'adorer sans défiance, nous avons le droit de te demander pourquoi nous
souffrons.
− Loi de l'existence, nous avons le devoir de rechercher ta cause et ton but. Essayons !

II
La vie, − nous l'avons constaté par l'étude de ses évolutions organiques sur notre planète, − n'est pas
autre chose que la manifestation de plus en plus complète de l'esprit. La propriété primordiale de
l'esprit, c'est la sensibilité, − faculté de percevoir des sensations, − qui le met en rapport avec les
êtres et avec les choses. Par suite de ces rapports, l'esprit manifeste d'autres facultés : celles du sen-
timent et de l'intelligence.
La vie est donc, avant tout, le développement de la sensibilité, par la progression des organismes.
Plus l'être est élevé, plus sa sensibilité est parfaite, c'est-à-dire plus il est apte à percevoir des
sensations ; plus il perçoit de sensations, plus il développe ses facultés supérieures : sentiment et
intelligence.
Supprimer la souffrance, c'eût été limiter les sensations ; limiter les sensations, c'était empêcher
l'épanouissement de la vie, qui est le but de la vie même.
Au premier degré de l'échelle, la souffrance doit donc apparaître, puisqu'elle est la conséquence de
la sensibilité, sans laquelle l'être ne serait pas, puisqu'elle est la condition même du progrès de cet
être.
Mais la vie doit réparer les dommages qu'elle cause. A quelque puissance qu'une existence se mani-
feste, du moment qu'elle est lésée par les lois naturelles, elle a droit à une compensation.
Et cette compensation est due à tous les êtres, au plus infime comme au plus élevé. Ainsi le veut la
loi de justice. Il ne peut y avoir, dans l'ordre absolu, ni arbitraire ni abandon. Une seule créature
laissée en dehors du droit commun, serait la négation de la Providence.
Voyons donc comment Dieu s'affirme, malgré les cris de détresse qui semblent le nier.

III
Remarquons d'abord que la souffrance est proportionnée aux puissances de l'être, c'est-à-dire au
développement, à la prépondérance de son organisme nerveux.
Vous mutilez les créatures inférieures : elles continuent de vivre et de fonctionner, sans douleur
apparente. Leurs membres arrachés repoussent, comme le bourgeon végétal. Dans certaines espèces,
chaque fragment d'un animal coupé en morceaux, reproduit un être semblable au premier. Le
vermisseau que la couveuse distribue à ses petits, ne souffre pas ce que souffre l'oiseau, quand
l'épervier fond sur lui, et déchire ses chairs palpitantes.

47
Ne nous apitoyons pas outre mesure sur les douleurs de ces milliards d'existences confuses, qui
pullulent dans les bas-fonds de la vie, substance organisée, mais à peine sensible, destinée à servir
de support et d'alimentation aux organismes supérieurs. La vraie sensibilité commence là où, par la
connaissance ou l'instinct du danger, commencent la crainte et l'angoisse.
Cette sensibilité a déjà une compensation dans le présent, par les puissances qu'elle développe : plus
un être est apte à souffrir, plus il est apte aussi à savourer la vie.
Voyez, dans la forêt, par une belle matinée de juin, quand, sous les feuilles inondées de lumière, la
rosée diamante les brins d'herbe, − voyez vivre tous ces êtres, dans les clairières, dans les fourrés,
sur le gazon, sur la mousse, parmi les branches, autour des fleurs ! Les bonds folâtres, les chants
joyeux, les battements d'ailes, jusqu'au bourdonnement des myriades d'insectes qui s'ébattent au
soleil, jusqu'au frémissement des feuilles qui semblent s'animer, à l'aube, pour saluer le jour, tout ne
vous dit-il pas : bonheur, épanouissement, jouissance ?
Mais, outre les béatitudes données à toute vie instinctive, Dieu réserve à chaque créature une
compensation éternelle, infinie : c'est la série sans fin des existences, c'est l'éternelle ascension de
l'être. − Ces sensibilités progressives préparent l'homme, qui les contient toutes.

IV
L'homme ! quelle longue chaîne de douleurs ce mot déroule ! Depuis que la conscience a été formée,
un cri lamentable sort de l'âme humaine, et accuse la vie ; depuis le jour où la notion de l'être su-
prême éclaira cette conscience, en face de la lueur divine, le sombre problème du mal s'est posé.
Les souffrances affectives ont commencé chez les animaux supérieurs, doués de la puissance d'ai-
mer ; mais, pour l'animal le plus sensible, la peine n'est qu'une impression, presque toujours fugitive.
L'homme seul a le pouvoir de retenir, de concentrer, d'alimenter ses douleurs. Il fait plus : il s'en
crée d'imaginaires ; il pense, et il souffre. La souffrance idéale n'appartient qu'à lui.
Les relations de l'animal sont restreintes. Quelques-uns seulement s'élèvent jusqu'à la tribu ; aucun
n'a la notion de l'espèce. L'homme embrasse l'humanité, et s'identifie avec elle. Il pleure sur les
générations passées ; il tremble pour les générations à venir.
Privilège précieux et terrible ! plus il aime, et plus il pleure ; plus il monte, et plus il souffre. La
recherche même est douloureuse. Il n'arrive à la connaissance de Dieu, qu'à travers les angoisses du
doute.
C'est la loi de formation. La vie est telle, et ne peut être autre. L'homme monte, parce qu'il aspire ; il
aspire, parce qu'il souffre. Le mal, c'est la privation ; la privation enfante le désir ; le désir prépare le
bonheur.
Mais pourquoi en est-il ainsi ? − Vous qui doutez, vous qui accusez, écoutez cette fable !
« Avant que la vie fût, l'âme était. Dieu lui dit : − Veux-tu vivre ? − Et l'âme voulut vivre. Alors
Dieu l'enveloppa de matière, pour qu'elle pût se manifester. Mais, avant d'imprimer le mouvement
qui détermine l'existence, Dieu dit encore à l'âme : − Par la vie, tu arriveras à la connaissance, et par
la connaissance, à l'amour. La connaissance se compose du bien et du mal. Le mal, c'est la
souffrance. Veux-tu la connaître ? − Et l'âme répondit : − Je veux tout connaître. − Que tout soit
donc, dit Dieu ! – Et tout fut. »
Tout connaître, pour tout aimer ; voilà le but. La souffrance n'est qu'un moyen de la vie.
Puissance de souffrir, tu n'es donc pas autre chose que la conséquence de la puissance d’aimer ! Les
grandes douleurs annoncent les grandes joies. Plus un être est apte à ressentir les blessures du cœur,
plus il est apte aussi à goûter les ravissements de tous les amours ; plus une âme est blessée par le
désordre, plus elle conçoit, et plus elle savoure l'idéal des hautes harmonies.

V
Ce que l'observation a constaté dans les premières ébauches de la vie organique, se reproduit dans
les bas-fonds de la vie humaine.

48
Là aussi la souffrance est proportionnée aux forces de l'être : la sensibilité morale est presque nulle ;
la douleur physique même est beaucoup moins ressentie.
Exposés à des chances de destruction nombreuses et terribles, les sauvages supportent des tortures,
dont le seul récit nous fait pâlir. Les moins avancés, les plus élémentaires ont même conservé ce
don précieux de l'animalité : l'insouciance. Jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le secret de forcer la nature
à produire leur subsistance, une chasse heureuse leur fait oublier la famine passée et la famine à
venir.
La souffrance augmente avec les progrès de l'espèce ; mais l'intelligence, qui lutte contre elle,
s'accroît aussi. L'homme doit vaincre la douleur ; c'est sa destinée. L'humanité sortira du mal,
comme la terre est sortie du chaos, le jour où la lumière fut. Et il y a plus de ressemblance qu'on ne
croit, entre les commencements du monde moral et la formation du monde matériel. N'est-ce pas, de
même, un chaos de créations monstrueuses et désordonnées, qui se dévorent les unes les autres, au
milieu des bouleversements et des cataclysmes ?
La lumière commence à se faire. Nous sortons de cette période tourmentée. Éclairées par la foi
chrétienne, quelques races entrevoient la route et pressentent le but. Les meilleurs esprits rêvent
déjà l'organisation harmonique du globe.

VI
Voilà pour l'espèce. Mais, durant cette formation pénible, à travers les siècles douloureux, quelles
différences dans les destinées apparentes des individus ! Combien parmi nous, en songeant au passé,
frémissent d'épouvante, et remercient Dieu de ne les avoir appelés que maintenant au travail com-
mun !
Mais combien en est-il qui se demandent : − Pourquoi donc ces autres hommes dans les jours
terribles, et pourquoi nous autres dans les jours présents ?
Même aujourd'hui, parmi les âmes également douées, les douleurs et les joies sont-elles également
réparties ? Pourquoi à ceux-ci les jours sans trouble, les joies de l'amour partagé, les charmes de la
famille, les triomphes de l'esprit, les tendresses du cœur ; à ceux-là, les malheurs subits, les dé-
sastres immérités, les stériles efforts, les deuils effroyables ?
Il faut bien que ces questions se posent ; il faut bien qu'elles soient résolues ; car, s'il n'y a pas de
justice, il n'y a pas de Dieu.

49
LA GRANDE DOCTRINE

Réincarnation. − L'homme renaît. − Châtiment et récompense

I
Cette question de justice, le sentiment public commence à la résoudre. Le premier mot de la solu-
tion était écrit dans les annales de la pensée humaine. L'esprit moderne l'a retrouvé dans une doc-
trine célèbre, qui date des commencements de l'humanité historique.
Révélée à Pythagore par les brahmes de l'Inde et les prêtres de l'ancienne Égypte, adoptée par Pla-
ton, chantée par Virgile, enseignée par les druides, proclamée par la voix du Christ, − quoique vai-
nement défendue, dans les premiers temps de l'Église chrétienne, par d'éloquents penseurs, − cette
doctrine renaît parmi nous, épurée, complétée, large, consolante, rationnelle, expliquant l'homme, et
justifiant Dieu.
L'honneur de l'avoir ressuscitée appartient à la France. C'est une gloire qui nous était due, car cette
noble croyance a fait la force et la grandeur de nos pères.
Nous parlons du dogme de la réincarnation des âmes, du retour à la vie terrestre des hommes qui
ont déjà vécu.

II
L'ignorance vulgaire dénatura cette notion primitive, comme elle avait dénaturé les autres. Elle
l'enveloppa dans des fictions poétiques, ainsi qu'elle avait fait pour l'unité divine. Mais les hommes
qui dégagèrent l'idée du Dieu UN de la gangue mythologique dont l'imagination des peuples l'avait
entourée, ne surent pas découvrir, sous les fables de la métempsycose, le principe puissant qui y
était enfermé. Moïse ne s'occupa pas de l'avenir de l'âme humaine, et la majorité du second concile
de Constantinople, préférant le sombre dogme de l'enfer, repoussa la doctrine de la réincarnation,
soutenue par Origène, mais encore, il est vrai, obscurcie de bien des erreurs.
Également proscrite du Coran, fils direct de la Bible, cette belle intuition des premiers âges du
monde, ce point fondamental de la révélation primitive fut, pendant des siècles, perdu pour l'huma-
nité.
Pourtant l'Évangile en admettait le principe. Les Juifs avaient reçu, des Chaldéens et des Perses, le
dogme de l'immortalité de l'âme et de la résurrection des morts. L'idée même de la réincarnation
était dans les prophéties.
− « Qui les hommes disent-ils que soit le fils de l’homme ? demande Jésus à ses disciples. »
Ils lui répondirent :
− « Les uns disent que c'est Jean-Baptiste, les autres Élie, ceux-ci Jérémie ou quelqu'un des pro-
phètes. »
Une prédiction avait annoncé qu'Élie devait renaître, avant l'avènement du Messie. Les disciples
demandèrent à Jésus si la prédiction était vraie. Jésus, loin de blâmer cette croyance, la consacra par
sa réponse. − « Il est vrai, dit-il, qu'Élie doit venir, et je vous déclare aussi qu'Élie est déjà venu, et
ils ne l'ont point connu, et ils l'ont fait souffrir. » Les disciples comprirent qu'il voulait parler de
Jean-Baptiste. »
Ainsi les Pères de l'Église chrétienne, en repoussant le dogme de la réincarnation, repoussèrent, en
même temps, la parole du révélateur.

III

50
Ce dogme n'est donc pas éclos d'hier, dans le cerveau de quelques penseurs. Il est aussi ancien que
la notion de l'existence de Dieu, dans la conscience humaine ; aussi divin que le sentiment de
l'immortalité et de la responsabilité de notre être, sentiment qu'il corrobore et qu'il affermit.
Des voix imposantes l'ont proclamé d'âge en âge ; cette terre gauloise que nous foulons, et qui,
mieux que toute autre, l'avait compris, tressaille encore au souvenir des bardes qui l'ont chanté.
L'idée de la réincarnation est une restitution faite à l'esprit humain.
C'est mieux que cela encore, puisque c'est la solution de la question capitale, qui résoudra toutes les
autres : la justice de Dieu !

IV
L'homme renaît : tout est dans ce mot. Comme la progression des existences instinctives a expliqué
l'inégalité des premiers êtres, la succession des vies morales explique l'inégalité des conditions
humaines, et justifie Dieu,
Tous, successivement, nous avons parcouru les phases traversées par le genre humain, dans la varié-
té de nos caractères modifiables et de nos aptitudes progressives, subissant la conséquence de nos
chutes, ou jouissant du résultat de nos efforts.
Nous étions les générations du passé ; nous serons les générations de l'avenir. Nous récoltons ce que
nous avons semé autrefois ; ce que nous semons aujourd'hui, nous le récolterons encore. Si la jus-
tice n'est pas là, où est-elle ?
Hommes, vous n'avez de compte à demander qu'à vous-mêmes. Votre vie, c'est votre œuvre. Vous
êtes libres, et vous ne pouviez pas ne pas l'être, car vous n'auriez pas la conscience, si vous n'aviez
pas la liberté.
Le résultat, de la vie morale, c'est le bonheur de comprendre et d'aimer, de se sentir et de se savoir
en harmonie avec les autres et avec soi-même, dans la paix universelle.
Mais le bonheur, pour avoir tout son prix, doit être acquis, et non octroyé. La joie du but atteint, de
la satisfaction goûtée, est proportionnée à l'intensité des désirs, à l'énergie des efforts. Le souvenir
même des sacrifices accomplis, des souffrances endurées pour l'obtenir, en double le charme. La
mère s'attache à l'enfant, en proportion des angoisses qu'il lui a coûtées.
La loi nécessaire de la vie, la formation, c'est-à-dire la souffrance, n'est donc pas en désaccord avec
la bonté du souverain Être.
Compensation suprême du mal, l'homme te possède en lui-même, bien qu'il te nie au moment de la
crise ! Saveur calme et sereine des chagrins qui ne sont plus, délicieuses quiétudes, filles des tour-
mentes passées, quelle âme, ayant souffert, ne connaît votre charme ! Demandez au marin s'il n’a
jamais mieux apprécié la douceur du repos, qu'après les luttes de la tempête ; à tous ceux qui ont
pleuré, si le rayon de bonheur qui a séché leur dernière larme, n'a pas payé toutes leurs douleurs !

V
L'homme renaît, augmenté par son courage, anobli par sa constance, élaboré par ses peines. La mort
n'est pas. Chaque existence est une étape sur le chemin du progrès. Il y a des traînards et des déser-
teurs ; mais, tôt ou tard, les uns arrivent ; les autres reviennent.
Cette doctrine est la plus rationnelle, la plus logique des conceptions de l'esprit humain, sur l'état
passé, présent et futur de l'âme.
Elle éclaire d'une lumière nouvelle la notion de l'immortalité, et celle, non moins ancienne, de la
responsabilité de l'être, consécration de la conscience, et sanction de la morale.
La récompense et le châtiment existent, selon la valeur des bonnes œuvres, ou l'intensité des méfaits.
Là, encore, la divine justice plane sur tous, impartiale et sereine. Nul ne peut appeler de l'arrêt, ni
réclamer contre la peine ; il n'y a pas de tribunal extérieur, pas d'arrêt prononcé, pas de peine infli-
gée. L'âme se rémunère ou se punit elle-même, par cette simple loi d'ordre qui régit tous les phéno-
mènes, dans son équité absolue : − l'effet proportionnel à la cause.

51
L'homme avance ou recule, monte ou descend, selon l'emploi qu'il fait de ses forces libres. Dans
l'autre monde, comme dans celui-ci, il se trouve porté dans l'état qu'il s'est préparé, dans la place
qu'il s'est faite. Sa volonté présente détermine son état futur, état de souffrances plus ou moins vives,
de privations plus ou moins ressenties, de bonheur plus ou moins étendu, en proportion de la
responsabilité de l'être, c'est-à-dire de la somme de liberté qui a présidé à ses actes : − car la liberté
n'est pas la même chez tous ; nous étudierons bientôt cette question, tant controversée.
Récompense et punition sont donc un résultat naturel, légitime, équitable des actions dictées libre-
ment, par la volonté de l'âme consciente.

VI
Essayons maintenant de percer les ténèbres qui nous voilent l'autre vie ; et, avant tout, éclairons un
point qui n'est pas encore bien déterminé pour quelques esprits croyants :
− Par le mauvais emploi de ses forces, avons-nous dit, l'âme peut descendre. − Où s'arrête sa chute ?
Ceci nous ramène aux fables de l'antique métempsycose. Un mot suffira pour les écarter.
Si l'homme est une synthèse de l'animalité, au-dessous de l'homme, ce n'est plus l'homme. Un
composé d'éléments quelconques, animiques ou chimiques, est une création spéciale qui est comme
elle est, ou qui n'est pas.
Si l'âme tombe au-dessous du point où elle a commencé, il n'y a plus d'âme. Il n'y a plus que les
forces inconscientes qui l'avaient formée. Peu importe ce que deviennent ces forces ; elles ne sont
pas l'âme humaine. La liberté, la conscience, l'idéalité, expressions supérieures de la synthèse qui
constituait le moi humain, et qui s'est dissoute, n'existent plus.
L'âme humaine ne peut donc descendre plus bas que l'humanité, sans s'anéantir. Peut-elle s’anéantir ?
− Cette question touche à celle de la liberté ; nous la retrouverons sur notre route.
Mais disons tout de suite que la chute absolue est impossible. Dieu n'inflige pas la peine de mort, et
la loi éternelle s'oppose au suicide.
Par ses fautes ou par sa volonté, l'être moral peut ruiner sa forme, mais non son principe. Il ne perd
que ce qu'il a acquis par lui-même, et ne peut reculer au-delà du point d'où il est parti, car ce point
ne lui appartient pas.
Ajoutons que la loi divine ne peut être moins équitable que la loi humaine ; or celle-ci proportionne
la responsabilité à la lucidité de la conscience, et considère comme rentrant dans la fatalité les actes
accomplis sans discernement.

52
L'AUTRE VIE

État futur de l'âme. − Le Credo des Mages. − Les deux bases de l'immortalité.

I
En quittant une forme épuisée ou brisée, l'âme ne rentre pas aussitôt dans un autre corps terrestre.
Comme toutes les religions qui affirment l'immortalité de l'être, nous croyons à une autre vie.
Il y a deux mondes, avons-nous dit, le monde pondérable et le monde impondérable, que l'on ap-
pelle vulgairement le monde des corps et le monde des esprits. Ces deux mondes ne sont pas autre
chose que deux états différents de la substance, et l'âme y vit tour à tour.
L'âme a donc deux modes d'existence, deux manières d'être. Elle passe alternativement de l'un à
l'autre milieu, de l'un à l'autre état. Ces alternances sont réglées par une loi tout aussi naturelle que
celle de la naissance et de la mort, du sommeil et de la veille ; mais le monde impondérable est im-
pénétrable pour nous, tant que nous sommes dans la substance tangible.
Nous concevons pourtant que l'âme, dégagée de son corps opaque, doit avoir d'autres lumières et
d'autres puissances que les nôtres. Nous concevons surtout que, dans cette vie supérieure, l'être se
retrouvant lui-même, en dehors de ses formes transitoires, jouit d'une faculté précieuse qui nous
manque ici-bas : la mémoire des existences passées.
Ces questions s'élucideront peu à peu, et chacune à son heure. Voyons d'abord comment elles ont été
comprises jusqu'à ce jour.

II
Les diverses religions ont résumé leur idéal, dans les félicités qu'elles promettaient à leurs élus.
Pour juger des mœurs, des besoins, des idées, des aspirations d'un peuple, il faut connaître le para-
dis que ce peuple a rêvé.
Sensuel, brutal et grossier chez les tribus farouches et guerrières, mystique et indéfini dans les
vagues rêveries des races contemplatives, l'état futur de l'âme est, pour les uns, jouissance, pour les
autres, oubli et repos.
L'idéal que le christianisme, aujourd'hui encore, prêche aux sociétés modernes, participe de ces
deux tendances : c'est un sensualisme mystique. La jouissance s'est épurée : elle se borne à voir et à
entendre, à admirer les splendeurs de Dieu, à se délecter aux cantiques des anges, devant le trône
céleste. C'est le repos dans le ravissement. L'absorption en Dieu n'est pas complète : il nous reste la
conscience de nos joies ; mais il ne nous reste que cela. L'amour divin qui nous exalte jusqu'à l'ex-
tase, enlève ce qu'il y avait d'humain dans notre être. Nos liens sont brisés ; nos sympathies,
éteintes ; nos tendresses, mortes. Nous sommes détachés de la création et des créatures ; nous n'ai-
mons que Dieu, et nous ne sentons que nous. Les vertus qui nous avaient valu le ciel, n'existent plus
dans notre âme. La charité, la pitié, le dévouement, le sacrifice ont disparu à jamais. Si nous son-
geons aux damnés qui souffrent au loin, et parmi lesquels sont, ou peuvent être, ceux qui nous fu-
rent le plus chers ; si un lointain écho de leurs cris de détresse vient mêler aux chœurs angéliques sa
sombre rumeur, c'est pour augmenter notre béatitude, par la comparaison de nos félicités et de leurs
tortures.
Il y a plus : Dieu permettra parfois que nous nous détournions de sa face, pour raviver nos
jouissances, en contemplant le drame de l'enfer.
− Qui a dit cela ? − Les oracles du christianisme officiel ; celui, entre autres, que les docteurs
catholiques ont surnommé l'ange de l'école ; le théologien par excellence, Thomas d'Aquin. Il n'y a
pas d'ambiguïté, pas d'interprétation possible. Lisez :

53
« Les bienheureux, sans sortir de la place qu'ils occupent, en sortiront cependant d'une certaine ma-
nière, en vertu de leur don d'intelligence et de vue distincte, afin de considérer les tortures des dam-
nés ; et, en les voyant, non-seulement ils ne ressentiront aucune douleur, mais ils seront accablés de
joie, et ils rendront grâce à Dieu de leur propre bonheur, en assistant à l'ineffable calamité des im-
pies. »
On se demande, avec stupeur, comment la religion d'amour et de fraternité a pu aboutir à cette
insensibilité monstrueuse, à cet égoïsme forcené.
Quoi ! ceux que j'aime, et pas même ceux-là, des hommes, mes semblables, condamnés à d'éternels
supplices, sans que je puisse les assister, les consoler, les plaindre ! − Dieu des conciles, laisse-moi
la pitié, ou retire-moi le ciel !

III
Écoutez la parole des Mages, et comparez ! Voici un article du Credo des Parses :
« Je crois que le paradis subsistera toujours ; que l'enfer ne sera plus le séjour d'Ahriman, et qu'à la
fin, le dieu absorbé dans l'excellence sera victorieux... Les pécheurs, purifiés par les supplices de
l'enfer, seront ensuite heureux éternellement avec les justes. Le monde d'Ahriman sera détruit, et
Ormuzd, d'un côté, avec les sept premiers anges, de l'autre, Ahriman, accompagné des sept premiers
démons, offriront ensemble un sacrifice de louanges au premier être. »
Réconciliation universelle par l'expiation et le repentir, extinction du mal, bonheur final de toutes
les créatures, voilà le dogme vraiment divin. Honneur à la race qui l'a proclamé !
Ce fut aussi la foi de nos pères. La doctrine des Gaules affirmait la loi du progrès, la perpétualité de
l'être, et le bonheur futur de tous. Chacun, sans exception, après avoir franchi le Cercle des
transmigrations et du mal, arrive dans le troisième cercle, cercle du bonheur, monde de la lumière.
Là, on ne meurt plus. Toujours vivant, toujours actif, l'être évolue sans fin dans sa pleine conscience
et dans la vie, cherchant à se rapprocher de la source inconnue, de cet Esus mystérieux, de la
substance duquel les vies individuelles s'alimentent, comme le gui se nourrit du chêne.

IV
En fouillant dans les ruines du passé, que de germes perdus l'on dégage ainsi ! Certes, la raison peut
se passer de ces témoignages des vieux âges ; mais c'est une consécration pour la foi nouvelle, que
de retrouver dans les antiques intuitions, trop longtemps proscrites par l'exclusivisme des religions
modernes, quelques rayons de la lumière qui éclairera les temps futurs.
Sans doute ces conceptions furent incomplètes. Les Parses crurent, comme le croient encore les
chrétiens, que la phase active de l'homme terrestre se bornait à une existence. Un seul passage sur la
terre, malgré la différence des milieux, des conditions, des esprits, des consciences, suffisait pour
élever les bons dans le ciel, et précipiter les méchants dans l'abîme. Jusqu'au jour de la
réconciliation suprême, les justes restaient plongés dans une béatitude inactive ; et, comme dans le
purgatoire catholique, − atténuation de l'enfer éternel, accordée par l'Église aux réclamations du
cœur humain, − les âmes pécheresses se rachetaient non par leurs actes, mais par leurs souffrances,
− expiation passive et stérile ! − Mais, à la fin des temps, quand le bien avait absorbé le mal,
l'humanité réunie commençait une tâche nouvelle, dans une nouvelle carrière, − révélation
supérieure, que le sentiment du XIXe siècle est surpris et charmé de découvrir dans les dogmes
d'autrefois !
Les Gaulois rejetèrent la fausse idée du bonheur oisif et de la souffrance passive ; mais ils n'eurent
pas l'intuition des cieux modes de l'être et de l'alternance des vies. L'âme, après la mort, passait
immédiatement dans une autre forme humaine ; elle pouvait même redescendre aux formes
inférieures, car les fils de Gaël tombèrent, comme les Indous, dans les fables de la métempsycose. A
chaque transmigration, l'être perdait la mémoire de l'incarnation précédente, et ne retrouvait que
dans le cercle de la lumière les souvenirs de son passé.

54
Quelques penseurs modernes ont encore exagéré cette croyance. Dans la succession sans fin des
vies, ils nient à tout jamais la continuité de la conscience par le souvenir.
Détruisons ces deux erreurs également dangereuses ; restituons à l'âme immortelle les précieuses
facultés qui la maintiennent réellement dans la vie, et nous aurons accompli la meilleure partie de
notre tâche !

55
MEMOIRE - ACTIVITE

I
Les philosophies qui rejettent la mémoire, les religions qui proscrivent l'activité, ont beau proclamer
l'immortalité de l'être ; par une étrange inconséquence, elles nient ce qu'elles affirment, et ruinent ce
qu'elles édifient.
Peut-on comprendre l'immortalité sans le souvenir ?
Quoi ! je suis immortel, et il n'y a pas une phase, pas un instant dans ma vie sans fin, où j'en aurai la
certitude positive, absolue ! Mes existences s'enchaînent logiquement, s'il y a une loi d'ordre ; − qui
peut croire au hasard ? − et je ne connaîtrai jamais les rapports de ces effets et de ces causes,
rapports qui sont la sanction morale, indispensable à la conscience ! Cette sanction ne serait
appréciable que par Dieu, et n'existerait pas pour moi !
Comprend-on ce Dieu, dont la conscience dévore la nôtre, et qui a réservé, pour lui seul, la
connaissance et le sentiment de l'autonomie de tous ; ce père suprême et tout-puissant, qui, chaque
soir, par un inexplicable caprice, à l'enfant qui s'endort sous son regard, plein de tendresse et de
confiance, en lui disant : à demain ! − enlève la mémoire du jour écoulé, et ne la lui rend jamais !
Images vivantes des morts regrettés, tendres souvenirs, chers liens du cœur, pourquoi êtes-vous
dans mon âme, puisque je ne les reverrai plus ; ou que, si je les retrouve, ce ne sera plus eux, ce ne
sera plus moi ! − Ne voit-on pas que si la mémoire s'efface sans retour, s'il n'y a pas un point de
l'infini où l'âme se reconnaît, s'examine et se juge, où les affections se renouent, où les progrès se
constatent, l'immortalité réelle n'existe pas pour l'être, et que sa carrière indéfinie n'est pas une suc-
cession de vies, mais une succession de morts !

II
− C'est ce qui se passe, dit-on ; c'est ce qui est ; c'est ce que nous constatons en nous-mêmes dans le
passé de l'humanité où se confond notre histoire, nous cherchons notre trace, et nous ne la retrou-
vons pas.
Il est vrai que le souvenir des existences précédentes ne se révèle pas dans cette vie ; mais, au lieu
de nous plaindre, admirons et remercions ! L'homme n'eût pu recevoir un don plus funeste.
N'avons-nous pas déjà, les uns contre les autres, assez de rancunes, de mépris et de haines ? Quelle
société serait possible, si chacun pouvait lire dans le passé d’autrui ?
Et quel obstacle pour le progrès intime de l'être ! Lequel de nous oserait répondre de porter, sans
fléchir, le fardeau de ses crimes et de ses douleurs, s'il conservait la mémoire vivante de tout ce qu'il
a fait, de tout ce qu'il a subi, dans les périodes barbares dont nous sortons à peine ? On peut oublier
les blessures qu'on a reçues ; on n'oublie pas celles qu'on a faites ; et les meilleurs d'aujourd'hui fu-
rent peut-être les pires d'autrefois.
Ce qui endurcit dans le mal, c'est souvent l'horreur qu'on a de soi-même. Combien s'enfoncent dans
l'abîme, parce qu'ils désespèrent de remonter, et demandent à la fièvre du crime un remède contre la
fièvre du remords !
Puisque ce passé n'existe pas pour nous, c'est que, moralement, il est effacé de notre conscience.
L'âme qui renaît dans un corps, apporte bien, dans sa nouvelle vie, les conséquences de ses exis-
tences précédentes, − inclinations élevées, ou tendances perverses ; − mais elle est dégagée du poids
de ses actes et n'est plus responsable que de l'avenir.

III
On objecte que le souvenir, quelque nuisible qu'il pût être, nous donnerait du moins la certitude de
l'immortalité. − Cette certitude, c'est à nous de l'acquérir. Les grandes convictions qui nous
rapprochent de la suprême vérité sont le résultat de l'élaboration de notre être. Elles se forment de
56
deux manières : par les rapports de nos sens et par le travail de la pensée. Celles-ci sont les plus
élevées ; mais la pensée, en raison de la supériorité de son essence et de la délicatesse de ses
organes, a besoin de s'exercer longtemps, avant de tirer d'elle-même la certitude. Sa puissance ne
résulte pas seulement du progrès intellectuel ; elle dépend surtout du progrès moral. Pour plonger
dans les profondeurs infinies où Dieu rayonne, if ne suffit pas de savoir ; il faut aimer.

IV
Une loi physique, d'accord avec la loi morale et la souveraine bonté, s'oppose à ce que l'âme
incarnée ait la disposition de ses souvenirs.
L'homme que je suis en ce moment, est, en quelque sorte, une individualité nouvelle, dont le
cerveau ne peut reproduire que les impressions qui l'ont affecté. La mémoire des faits antérieurs est
enveloppée dans les profondeurs de l'être. Une fois dégagée du corps opaque, l'âme se retrouve et se
reconnaît.
Ainsi nous alternons, dans cette vie, de la veille au sommeil, et du sommeil à la veille ; et ces deux
états constituent deux modes d'existence bien distincts, deux ordres de fonction tout différents.
Parce que nous perdons, en dormant, le sentiment de notre existence réelle, le moi conscient cesse-t-
il d’être ? Il est, d'une autre façon ; il est, sans la mémoire. Il n'a plus la notion lucide de la suite de
ses jours, de la marche de sa vie, de l'enchaînement de ses œuvres ; et pourtant il perçoit, il pense, il
agit : il rêve, et le réveil le remet en possession de la plénitude de son être.
N'y a-t-il pas là un emblème de la grande vie, une page de vérité que Dieu nous a donnée à lire ? Il
est probable cependant que, même dans l'autre vie, tous ne possèdent pas au même point la faculté
du souvenir. La loi providentielle qui nous l'enlève ici-bas, doit nous la mesurer dans l'autre monde.
Là aussi, avant d'avoir atteint la maturité de la raison et la plénitude du jugement, l'être serait trou-
blé par les réminiscences des premières phases qu'il a traversées ; sa mémoire l'entraverait, au lieu
de le servir. C'est une vue supérieure, qui ne doit se développer que dans la pleine lumière.
Mais, quelque infime degré que nous occupions dans la vie morale, nous devons nous souvenir, au
moins, de la barrière que nous venons d'accomplir, puisque notre élévation ou notre abaissement
sont la conséquence de nos dernières œuvres, et qu'en nous retirant la mémoire, Dieu nous ôterait le
repentir.

V
L'âme a donc, hors de cette existence, la mémoire plus ou moins complète du passé, mémoire
progressive, comme toutes les autres facultés de l'être, et qui se développe à mesure qu'il monte. Le
souvenir est une condition essentielle de l'immortalité, parce que le souvenir, c'est la conscience, et
que, sans la conscience, l'immortalité n'est qu'un mot. A travers les alternances et les
transformations, c'est toujours le même être, et la même vie. Dans l'histoire générale de l'espèce,
chaque individu a ses annales particulières, gravées en lui. Il y a des moments ou le livre se ferme ;
mais c'est pour se rouvrir chaque fois augmenté d'une page nouvelle.
L'activité est une autre condition, non moins essentielle, de la perpétualité et de la personnalité de
notre être.
Si l'âme est une individualité vivante, elle doit être active, car la vie ne se manifeste que par l'activi-
té. A son tour, l'activité se manifeste par des actes : l'âme agit.
Nous ne pouvons déterminer la nature de ses actes, puisque le monde où elle se meut nous est
inconnu ; mais nous pouvons dire que l'action, le travail des âmes a pour but conscient ou
inconscient, là-bas comme ici, le progrès de l'individu et le progrès de l'espèce, l'accomplissement
de la destinée individuelle et de la destinée collective.
Nous n'avons pas étudié encore la solidarité humaine, dans sa cause et dans sa fin ; mais est-il né-
cessaire de connaître la source et le but de la solidarité, pour comprendre que l'homme dépend de
l'homme, et que, dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, la vie nous relie tous ?
Au-delà des tombeaux, la société humaine continue. La grande famille s'achemine vers Dieu par le
progrès, dû aux communs efforts. A mesure que les êtres montent et s'éclairent, la solidarité, au lieu
57
de se restreindre, s'accroît. L'unité harmonique tend à se constituer de plus en plus, par la concentra-
tion des esprits et des consciences dans une foi générale, dans une morale commune, et par la dis-
tinction des énergies et des aptitudes, hiérarchie naturelle qui maintient, dans les deux vies, la varié-
té des types, la diversité des états et des fonctions.
L'état dans lequel se place l'âme, est le fruit de ses efforts individuels ; la fonction qui correspond à
cet état, ressort de la destinée collective.
Sur cette idée de l'activité des âmes, nous sommes en désaccord avec la plupart des religions.
Presque toutes ont proscrit le travail de leur ciel. Moïse a été plus loin : en le déclarant un châtiment
infligé par Dieu, il l'a flétri sur la terre.
Les difficiles conditions des premiers âges de l'homme, forcé de créer, un à un, les instruments de sa
domination sur la nature, expliquent cette répugnance des peuples, sanctionnée par les religions.
Mais l'avilissement du travail, dans la pensée humaine et dans les dogmes divins, eut des consé-
quences désastreuses. C'est cette fausse conception des lois de la vie qui, par toute la terre, et sous
toutes les formes, institua et organisa l'oppression.
Grâce au progrès des sciences et de la raison, cette phase douloureuse de l'humanité touche à sa fin ;
les idées erronées se rectifient. L'esprit moderne a réhabilité l'activité humaine dans ce monde ; il ne
peut hésiter à la réhabiliter dans l'autre vie. La malédiction biblique est effacée : ce n'est plus le tra-
vail qui flétrit ; ce n'est plus l'oisiveté qui honore. A ce progrès de la conscience publique, doit cor-
respondre un progrès dans l'idéal.
L'étude de la destinée de l'espèce ouvrira à nos recherches sur l'autre vie, des horizons nouveaux.
Pour le moment, arrêtons-nous ! Deux points importants sont établis : le souvenir et l'activité.
L'immortalité est assise sur ses bases.

58
LES PREMIERS HOMMES

LES PREMIERS HOMMES. − LIBERTÉ, RESPONSABILITÉ. − ASCENSION LIBRE DE L’ÂME

I
Supposer que le genre humain est issu d'un seul couple de blancs, dont les descendants auraient
formé, par dégénérescence, les variétés les plus infimes de l'espèce, c'est renverser la loi de
développement constatée pour les règnes inférieurs ; c'est mettre l'homme hors la nature. A défaut
des preuves que la science fournira un jour, mais qu'elle ne possède pas encore assez complètes, ni
assez sûres, le raisonnement et l'induction suffisent pour établir la loi de la filiation humaine.
La progression est la logique de l’œuvre divine. Elle seule sauvegarde l'équité suprême ; elle seule
rend compte des inégalités natives et des différences de destinées.
En vertu de cette loi, les premiers hommes représentent la basse enfance de l'humanité. Ils durent
apparaître, nous l'avons dit, dès que la température du globe leur permit de vivre. Une chaleur
excessive régnait encore sur tous les points de la terre ; les plantes tropicales croissaient dans les
régions aujourd'hui glacées, et, pendant une longue suite de siècles, des espèces animales qui
n'existent plus que dans les zones brûlantes, pullulèrent partout. Le type, le caractère, la couleur des
races humaines qui vécurent dans ces conditions, sont révélés par l'état des races qui vivent, de nos
jours, dans des conditions à peu près semblables.
Contre cette donnée rationnelle, on invoque à tort la Genèse de Moïse. Nous avons démontré, par le
texte de la légende de Caïn, que la Bible, elle-même, laisse supposer l'existence de races humaines,
antérieures à la famille adamique.
Il est à remarquer que l'auteur du Pentateuque ne connut ni les races jaunes, ni les races noires.
Après le cataclysme, les nations issues des trois fils de Noé, qui repeuplent la terre, sont composées
d'hommes blancs. Les tribus chananéennes, rebut de l'espèce, vouées par Dieu à l'esclavage et à
l'extermination, si l'on en croit les Hébreux qui leur ravirent leurs trésors et leurs terres, − ces tribus
kushites, filles de Cham, sont blanches.
Moïse n'a donc pu s'expliquer sur ces races primitives, dont il annonce vaguement l'existence,
puisqu'il ne les connaissait pas.
D'autres traditions les mentionnent. Les livres indous parlent de peuplades noires, répandues dans
l'Asie, à l'époque de l'invasion brahmanique. Mais les docteurs gréco-juifs qui ont fondé le
christianisme politique, ne connaissaient que Platon et la Bible ; et, contre la science du Bas-Empire
et du moyen âge, leurs successeurs défendent encore la recherche et l'examen.
Quoi qu'en disent les maîtres qui s'efforcent de maintenir la science dans le giron de da théologie, si
la Genèse n'existait pas, les savants seraient plus d'accord.

II
Nudité complète; besoins bornés à l'alimentation et à la reproduction de l'espèce, − si faciles à
satisfaire, qu'ils éveillaient peu d'idées ; − langage monosyllabique restreint à un petit nombre de
mots ; faculté d'abstraction presque nulle ; âme à demi éveillée, mais éprouvant déjà une crainte
vague de la nature, − pressentiment de Dieu, − et connaissant la mort, − premier pas vers la notion
d'immortalité, − tel dut être l'état des premières générations humaines, qui partageaient l'empire du
globe avec les grands mammifères, leurs prédécesseurs dans la vie.
Elles durent vivre d'abord dans une innocence négative, analogue à la toute première phase de
l'existence, tant que le petit nombre des humains, au milieu de l'abondance des productions
végétales, était, en quelque sorte, allaité par la planète.

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Conformément à la loi de nature, qui part de la confusion absolue pour arriver à la distinction, ces
âmes toutes neuves ne présentaient que des différences à peine sensibles : les enfants nouveau-nés
se ressemblent 7.
La fécondité de l'espèce diminua l'abondance. L'apparition des carnassiers amena le péril. Il fallut
s'ingénier, pour vivre et pour se défendre. Un jour, en frémissant, poussé par la faim, à l'exemple des
bêtes féroces, un groupe humain mangea de la chair.
L'homme devient chasseur ; il dispute sa proie aux animaux farouches, et à l'homme même. La
force domine ; la ruse s'éveille ; l'agilité s'exerce. L'humanité naissante passe du bonheur vague à
l'état sauvage, qui stimule les aptitudes, et distingue les individualités.
Absence de toute notion morale, cruauté inconsciente, insouciance et voracité, tels sont, pour l'indi-
vidu comme pour l'espèce, les caractères généraux de cette période, où l'activité commence. Chasse,
guerre, et, plus tard, quand le gibier manque, anthropophagie, voilà les éléments sociaux des pre-
mières races, dont quelques tribus de l'Afrique et de l'Australie nous reproduisent les traits et les
mœurs.
Selon les contrées et les conditions d'existence, cette phase dut avoir des nuances diverses. Des
peuplades purent être douées de plus ou moins de violence, de plus ou moins, de douceur ; mais les
facultés vraiment humaines, sommeillaient dans le cerveau déprimé, sous la pression des énergies
animales qui avaient constitué l'être. − L'esprit fait sa forme.
Ainsi, de nos jours, les âmes nouvellement formées s'incarnent dans les races inférieures, et ne
peuvent débuter que là. Des affinités naturelles les y attirent. Sur ce point encore, la loi de la vie
justifie Dieu. Il n'y a de préférence pour aucun, d'indifférence ni d'injustice pour personne. Il y a les
aînés et les nouveaux : ceux-ci qui ont monté, ceux-là qui montent. Dans la double série des
existences, − pondérable et impondérable, − la progression de l'être est déterminée par l'emploi qu'il
fait de ses forces morales. Mais il n'est responsable de ses actes, qu'en proportion de sa liberté. Or la
liberté a des degrés divers. Étudions enfin ce problème.

LIBERTE -RESPONSABILITE

I
Les dogmes religieux et les lois sociales, en châtiant le coupable, ont proclamé le libre arbitre de
l'homme. Au fond de ce sentiment, commun à tous les siècles et à tous les peuples, il y a une vérité
perçue par la conscience humaine. Mais, là encore, l'exagération du principe a conduit à l'excès con-
traire. La théologie moderne, en décrétant les peines éternelles, a implicitement déclaré que la liber-
té de l'homme est complète, et sa responsabilité absolue. Par réaction contre ce dogme extrême, des
systèmes philosophiques ont nié la liberté même, et sont arrivés à cette conclusion qui détruit toute
morale : − pas de responsabilité !
Entre ces deux conceptions également fausses, cherchons la ligne vraie :
Avant l'homme, le code absolu de la nature − la fatalité − régit les êtres. Dans ses mœurs, dans ses
luttes, dans ses ruses, dans ses cruautés, dans ses tendresses, l'animal obéit aveuglément à des im-
pulsions qui sont la loi de son espèce, et qu'il ne peut ni modifier ni régir.
Comme la chaleur dilate, comme le froid concentre, comme la pierre lancée retombe, comme l'ai-
mant attire le fer, ainsi le tigre se jette sur sa proie ; ainsi l'abeille rejoint sa ruche, et l'hirondelle
retrouve son nid.
Un changement de milieu et de conditions d'existence modifie, de la même façon, les êtres de même
espèce qui le subissent. Si l'animal se transforme individuellement, c'est sous l'influence de l'homme.
Le chien sauvage est encore aujourd'hui ce qu'il était au commencement.

7
Les voyageurs qui ont visité les races les plus infimes de l'espèce humaine ont remarqué que, dans ces races élémen-
taires, les individus se ressemblent tous.

60
Avec l'homme, une force nouvelle est apparue sur la terre. Guidée par la volonté réfléchie, cette
force domptera la nature et dominera l'instinct. La fatalité est rompue.
La loi naturelle se préoccupait uniquement de la conservation et de la propagation des espèces. Pour
forcer les êtres à remplir ces conditions premières, ces fonctions nécessaires de la vie, elle avait
attaché, à chacune d'elles, un attrait si puissant, que nul ne pouvait s'y soustraire. Mais ces attraits ne
sollicitaient l'individu qu'à chercher sa satisfaction exclusive : − la fatalité, c'est l'égoïsme.
L'homme a pour tendance et pour mission de subordonner l'égoïsme à l'unité morale, à l'harmonie.
La force qui établira cet ordre supérieur, c'est la liberté. Que l'homme reste esclave de ses instincts,
et l'unité morale est à jamais impossible. Pour accomplir sa destinée, il a donc besoin de s'affranchir
des entraînements aveugles, de sortir de la fatalité.
L'histoire de l'humanité est le récit de cette lutte, qui n'est pas finie.

II
Il suit de là que le mot liberté a deux significations : il exprime à la fois une propriété de l'être, et un
état.
L'homme ne naît pas dans l'état de liberté. Son âme recèle seulement la puissance qui le rendra libre.
La liberté est née avec lui ; mais il la contient, comme le gland contient le chêne. Résultat du déve-
loppement de la vie, elle est proportionnelle à ce développement. Être libre, c'est pouvoir ; mais,
pour pouvoir, il faut connaître. L'intelligence et la raison donnent la mesure de la liberté.
Ainsi la liberté morale est limitée aux facultés, comme la liberté physique, aux organes.

III
La responsabilité monte, parallèlement à la liberté. L'être n'est responsable qu'autant qu'il est libre.
Grâce au progrès de la raison, cette vérité n'a pas besoin d'être démontrée. Nous ne sommes plus à
l'âge où l'enfant frappe avec colère la pierre qui l'a fait choir. Nous sourions de la naïveté de nos
aïeux qui réunissaient leurs tribunaux civils et ecclésiastiques, pour juger les animaux coupables de
meurtre ou de ravages, voire de sacrilèges.
Ce progrès de l'intelligence publique a pénétré dans nos lois pénales. L'introduction des
circonstances atténuantes dans la rigidité des vieux codes, est la reconnaissance officielle des
nuances de la responsabilité.
Responsabilité proportionnelle à la liberté, liberté proportionnelle aux facultés, voilà la vérité, parce
que c'est la justice. C'est, toujours et partout, la loi de progression, applicable à toutes les propriétés
de l'être. Raison, conscience, lumière, idéal, liberté, responsabilité, ces aspects divers de la vie mo-
rale grandissent en même temps, émergeant peu à peu de l'instinct, de l'égoïsme, de l'ignorance, qui
les enveloppent et les oppriment.
On comprend que 1a liberté absolue n'existe pas pour l'homme, ni pour quelque individualité que ce
puisse être, tant élevée soit-elle dans la vie.
Dieu seul est absolument libre, parce que lui seul n'est pas limité. Sa responsabilité serait infinie, si
Dieu pouvait faire le mal ; mais la liberté absolue est infaillible, car la pleine liberté suppose la
pleine raison, et la pleine raison ne peut faillir.
La liberté gravite vers l'ordre moral, qu'elle cherche et, pas à pas, réalise. Au sommet de la vie,
ordre et liberté se rejoignent et se confondent. La liberté est donc l'élément formateur de l'ordre,
c’est-à-dire de l'harmonie. L'instinct égoïste dispute à cette nouvelle puissance la direction de l'être.
Il y a lutte, et, par cela, souffrance. Le mal est né. Mais le mal, c'est l'ordre qui se prépare ; c’est le
chaos, premier résultat du mouvement qui organise la vie.

IV

61
Avons-nous besoin maintenant de revenir sur cette question de la déchéance de l’âme ? N'est-il pas
évident que l'être ne peut descendre que par sa faute ; et que sa chute, si profonde qu'elle soit, s'ar-
rête nécessairement au point où la liberté, la raison, la conscience ont commencé !
L'âme ne peut donc détruire sa vie, puis que sa vie n'est pas le résultat de sa liberté.
Elle peut oblitérer sa conscience, abrutir sa raison, ruiner sa liberté même, redescendre, par une sé-
rie de dégradations, jusqu'aux extrêmes limites de l'humanité, jusqu'à ces races semi-animales où
l'homme se confond encore avec la bête ; mais elle ne va pas au-dessous ; car, au-dessous, ce serait
la dissolution d'un principe humain institué par Dieu, et Dieu ne se déjuge pas.

62
ASCENSION LIBRE DE L’AME

I
Comme les premières âmes créées, les âmes nouvelles, qui se forment chaque jour, débutent dans
les branches inférieures de la famille humaine. Dans leur première existence, durant plusieurs exis-
tences, peut-être, leurs facultés morales sommeillent. L'enfance générale de l'être, comme l'enfance
de chaque existence partielle, a, pour caractères, la faiblesse et l'inconscience.
Elles vivent, elles meurent, elles renaissent. Les instincts agrandis deviennent sentiments et passions.
La souffrance n'est plus seulement la privation d'un besoin physique ; c'est une blessure au cœur. La
sensibilité morale s'est révélée dans les profondeurs de l’être. L'abus de la force suscite une pensée
de justice, chez celui qui le subit, comme chez celui qui l'impose. Le sentiment du devoir éclot dans
l'esprit, par le malheur ou par le remords. Il naît aussi du dévouement et de la reconnaissance, de la
douce émotion qui suit un service rendu, une privation acceptée, un sacrifice consenti. Le premier
qui a donné, le premier qui a reçu, ont commencé la vie de l'âme.
Quand l'homme a senti son être intime ; quand il a éprouvé un allégement ou une inquiétude, une
tristesse ou une joie, à la suite d'un acte accompli ; quand il a en lui, et par lui-même, une notion,
tant confuse, tant fausse même soit-elle, de quelque chose qui est le bien, de quelque chose qui est
1e mal, la liberté commence : la lutte contre l'instinct s'engage. − Longue et terrible guerre, où bien
des batailles seront perdues ; mais c'est Dieu qui relève les morts. −

II
− « Pour ce grand combat de l’existence, − objectera-t-on, − tous ont-ils reçu bravoure égale et pa-
reille armure ? Les âmes ne peuvent être identiques, même à leur origine, puisque la variété infinie
est une loi de l'ordre universel. Cette vérité du monde physique doit être aussi une vérité du monde
moral. La vie ne se répète pas ; un être absolument pareil à un autre serait une superfétation, et la
nature rejette l'inutile. Elle a pour fonction de manifester tous les possibles, et le possible est sans
limite. Les nuances ne lui manquent jamais.
Si les âmes naissantes se ressemblent d'abord, en apparence, dans leur état de neutralité première,
comme les vagues physionomies des nouveau-nés, plus elles vivent, plus elles se distinguent. Ces
distinctions étaient donc dans leur essence même, et la différence des natures, c'est-à-dire l'inégalité
des forces, fait la différence des directions. Le premier qui prend, n'est pas l'égal du premier qui
donne. »
− Qu'importe cela, si la responsabilité se mesure sur la force ? Et qui vous dit que celui qui donne,
n'a pas commencé par ravir ?
Par le mal, comme par le bien, chacun agit sur les autres, et concourt au développement de l'espèce.
Pour que la vertu exalte, il faut que le vice repousse ; pour qu'il y ait des martyrs, il faut des
bourreaux. Mais savons-nous si les victimes ne furent pas jadis des oppresseurs ; et si aux
bourreaux n'est pas réservée, un jour, la compensation du martyre ?
− « Il y a trois choses, disaient les druides, que Dieu ne peut pas ne pas accomplir : ce qu'il y a de
plus avantageux, ce qu'il y a de plus nécessaire, ce qu'il y a de plus beau pour chaque être. »
Quel argument peut valoir cette parole de foi, si calme et si profonde ? Si toutes choses n'étaient pas
arrangées dans la vie générale, pour le suprême bonheur de tous et de chacun, Dieu paternel, où
serait ta puissance ? Dieu tout-puissant, où serait ta bonté ?
Avec la justice absolue due à toutes les créatures, l'ordre universel se prépare, par le libre
mouvement des volontés individuelles. La diversité nécessaire des aptitudes, des facultés, des
penchants, des tendances, organise lentement l'harmonie. Les dissonances mêmes contribuent à la
richesse des accords. Sans que nul soit lésé, sans qu'il puisse y avoir une souffrance qui ne soit
compensée, une infériorité qui ne se relève, la variété se maintient toujours, par la divergence des
essors, par la gradation des forces, par l'âge différent des âmes ; et, dans l'ensemble des choses et

63
des êtres, les évolutions de la conscience, à tous ses degrés, font la manifestation infinie de la vie
morale, avec ses lumières et ses ombres.

III
Au début de l'âme, la responsabilité est donc à peu près nulle. Elle s'accroît à mesure que la liberté
se dégage, par le développement de l'intelligence et de la raison.
Ce progrès ne s'accomplit que dans la succession des existences. N'oublions pas que l'homme a
deux modes de vie ; qu'il fonctionne, tour à tour, dans les deux états de la substance, avec un orga-
nisme approprié à chaque milieu. Quand nous disons qu'il meurt pour renaître, entre la mort et la
renaissance ici-bas, nous comprenons l'autre monde.
Or l'autre monde a ses limbes comme celui-ci, ses étages inférieurs et ses sphères lumineuses. Les
esprits enveloppés, voilés, grossiers et matériels, séjournent dans les bas-fonds de la vie
impondérable, où, là comme ici, la fatalité les retient. Ce n'est pas un état de souffrance : les
privations sont proportionnelles aux forces. Ils n'ont pas même conscience de la lumière d'en haut,
qui les éblouirait sans les éclairer. Ils montent peu à peu, et, peu à peu, comprennent et voient. Plus
ils progressent, plus ils aspirent. Mais le désir n'est pas une douleur aiguë ; c'est le regret qui déchire
l'âme. Il ne vient que s'ils retombent, et les incite à remonter.
Il est probable que, plus les êtres sont élémentaires, moins ils séjournent dans la substance éthérée,
où l'idéal domine, où fonctionnent surtout les puissances morales. La matière les étreint encore ; le
monde des sens les attire. S'ils ont une tendance, c'est à retomber sur la terre, plutôt qu'à s'élever
dans les régions pures de l'esprit.
Il en est de même pour les âmes déchues, qui redescendent. Mais celles-là ne peuvent effacer
complètement le souvenir des splendeurs perdues. En proportion de leur abaissement, la mémoire
lucide, la connaissance d'elles-mêmes qu'elles avaient acquise, s'oblitère et se voile, sans que la nuit
complète puisse se faire en elles. Pour leur supplice et pour leur salut, une lueur vague leur reflète la
lumière éclipsée. Quand le repentir sera venu, cette lueur les guidera sur la voie des bonnes œuvres.
En remontant vers Dieu, elles montreront aux hommes grossiers, parmi lesquels elles étaient
revenues, l'exemple et le chemin.
Merveilles de la solidarité ! La chute des uns sert à l'ascension des autres. Le damné sauve des âmes,
pour regagner le ciel.
Nous connaissons maintenant le fonctionnement de la liberté et le mouvement des êtres. Nous
avons vu le germe de la vie morale éclore sur la planète, dans la conscience bornée des premières
races.
Voyons comment s'est développé ce germe Suivons, dans les traditions et dans l'histoire,
l'épanouissement de l’humanité !

64
L’AGE DE PIERRE – LES RACES BLANCHES

I
Sur tous les points du globe explorés par les recherches modernes, la géologie recueille les produits
de la première industrie de l'homme. Ce sont des armes de chasse ou de guerre, dont la nature brute
a fait les frais. La pierre la plus dure, le silex, les a fournies. Ces haches et ces couteaux se trouvent
partout, incrustés dans les gisements qui se sont pétrifiés autour d'eux, souvent mêlés à des
ossements d'animaux dont les espèces ont disparu.
Le premier développement de l'instinct poussa l'homme à chercher, autour de lui, des armes pour
attaquer sa proie. L'idée lui vint ensuite de façonner le bois et d'aiguiser la pierre, pour les rendre
plus meurtriers ou plus utiles. C'est ainsi que s'est manifesté d'abord le pouvoir, donné à notre es-
pèce, de modifier la nature pour la dominer et la régir, de créer avec les matériaux fournis par Dieu.
Les races les plus infimes ont dû être aptes à fournir cette preuve de la supériorité humaine.
Mais l'universalité et l'uniformité de ces instruments primitifs, répandus même dans les régions où
le silex manque, ont donné lieu à une hypothèse qu'un fait d'un autre ordre, aussi général, et plus
significatif, semble confirmer.
Les fouilles géologiques n'ont pas seulement retrouvé les ustensiles de nos premiers pères ; elles ont
aussi découvert leurs tombeaux. Dans ces tombeaux, on a vu la trace d'une idée, partout la même.
Les tertres élevés sur les sépultures, les hommages rendus aux morts, sous forme d'offrande ou de
sacrifices, et surtout l'attitude des corps repliés dans les tombes, indiquent une notion d'immortalité,
commune à tous les hommes de l'âge de pierre.
Cette attitude est celle du fœtus dans le sein de sa mère. Dans la naïve pensée de ces premiers âges,
l'homme, par la mort, rentrait donc, comme le petit enfant, dans le sein de la mère commune, en vue
d'une nouvelle naissance. − Merveilleuse intuition, révélation plus tard méconnue, auriez-vous
éclairé le berceau du genre humain ?
Ce genre d'inhumation subsiste encore sur les côtes méridionales d'Afrique, et chez quelques tribus
de Peaux-Rouges. Des peuplades arabes le pratiquaient au commencement de notre ère. On le
retrouve dans les tombeaux des Caciques et des Incas.
On a conclu de là qu'une race nouvelle, active, expansive, envahissante, s'était répandue sur la terre,
longtemps avant les âges historiques. Ces hommes, relativement supérieurs, auraient apporté aux
premiers-nés du genre humain, toujours plongés dans l'ignorance profonde, leurs inventions et leurs
idées ; des engins de chasse et de pêche, peut-être la pirogue grossière, et quelques vagues notions
de religiosité. Leur sang se serait mêlé à celui des peuplades primitives, en les faisant monter d'un
rang dans l'échelle humaine ; et leurs propres tribus envahies, à leur tour, par des races nouvelles,
auraient, par des croisements successifs, formé des variétés supérieures.
Cette première élaboration de l'homme par l'homme remonte, si elle a eu lieu, à une époque qui,
probablement, ne sera jamais connue.
Bien d'autres dates échappent à notre certitude. Dans des temps plus accessibles à nos recherches,
que de chronologies dont on n'a pu retrouver la clef, d'annales qui contredisent certaines assertions
reçues, sont reléguées au rang des fables ! Mais les idées, imposées ou préconçues, ont nui à l'exa-
men. Avant de rejeter sans appel ces documents contestés, de nouvelles études et un nouvel esprit
sont nécessaires.

II
Comme nous croyons qu'il y eut plusieurs races de couleur, nous croyons qu'il y eut plusieurs races
blanches. La science moderne en reconnaît deux, les Aryas et les Sémites, dont elle indique le ber-
ceau, suit les migrations, et reconstruit l'histoire. Quelques savants en affirment une troisième, la
race kushite, fille de Cham selon la Bible, dont l'origine est moins déterminée. Nous avons donc
65
déjà, en dehors de la logique naturelle, des éléments de certitude, pour affirmer la pluralité des races
humaines.
En attendant que les chronologies soient sérieusement vérifiées, nous repoussons aussi, pour la por-
ter beaucoup plus loin, la date de six mille ans, assignée par les Juifs à l'apparition du genre humain
sur la terre. Mais nous répétons qu'à nos yeux, ces questions sont d'un ordre inférieur, exclusive-
ment scientifique, et sans rapport avec la religion ni avec la morale. Quel que soit son âge, et de
quelque façon qu'elle ait été formée, l'humanité est UNE en Dieu.
Ceci posé, cherchons à fixer quelques points, dans la nuit de ces vieux temps !

66
LES GRANDS ANCETRES -REVELATION ET REVELATEURS

LES GRANDS ANCÊTRES.

I
Aussi loin qu'on peut remonter dans les souvenirs confus de l'Inde et de l'Asie, on trouve la pre-
mière race blanche historique établie au pied de l'Himalaya. C'est du versant méridional de cette
grande chaîne, que le flot civilisateur est descendu.
Les Védas annoncent que les pères de la pensée sont venus du Nord, dans les vallées de l'Indus. Le
Zend - Avesta, d'accord avec les livres sacrés de l'Inde, fait également arriver du Nord, au pays
d'Iran, les premiers sectateurs de Hom. La Chine, placée à l'est de l'Himalaya, déclare que la civili-
sation lui vient de l'Occident.
Si l'on remonte le courant des migrations celtiques, pélasgiques, germaines, scandinaves, slaves, qui,
tour à tour, se sont épanchées sur l'Europe, on arrive au Caucase, où finit l'ancienne Iranie.
Après l'invasion antéhistorique de la race inconnue à laquelle on attribue l'âge de pierre, les grands
ancêtres des Védas, hommes blancs venus du Nord, seraient donc les premiers initiateurs religieux,
sociaux et politiques du genre humain. Tout viendrait de l'Asie antédiluvienne.
Cette race est divisée en deux branches, qui semblent confondues à l'origine. La branche sanscrite
occupe l'Inde. Au début de l'émigration, ou, plus tard, à la suite d'un schisme religieux et politique,
la branche Zend s'établit à l'Est, et crée, au sud de la mer Caspienne, une nation puissante que nous
appellerons indistinctement l'Iranie ou la Perse. D'autres émigrants vont en Chine, semer les pre-
miers germes de la civilisation.
Bientôt trois vastes empires, fondés et gouvernés par ces hommes nouveaux, l'Inde, la Chine et la
Perse, se développent parallèlement en Asie, sous l'influence du même principe religieux, mais avec
des interprétations et des applications différentes. Ainsi se sont développées les nations de l'Europe
moderne, pénétrées du principe chrétien, mais divisées par des nuances qui réagissent sur les
constitutions et sur les mœurs.
Il est de toute évidence que les Védas et le Zend Avesta ont la même origine. Quant aux anciens
Kings, − livres sacrés de la Chine, − ils n'existent plus qu'à l'état de tradition, dans les écrits,
relativement modernes, de Lao-Tseu et de Confucius. Au milieu des dissensions religieuses qui,
plusieurs fois, éclatèrent en Chine, des empereurs fanatiques les ont brûlés. Mais, après l'incendie
de leurs bibliothèques, les Chinois allèrent en Perse rechercher les Kings ; ce qui prouve, d'une
manière certaine, l'origine commune des trois grandes nations orientales.
De l'Inde et de la Perse, auraient rayonné d'abord des émigrations civilisatrices sur différents points
du globe : en Babylonie, en Éthiopie, − colonie indienne, au dire des anciens, et particulièrement
d'Hérodote, qui appelle les Éthiopiens, des Indiens, − et peut-être dans l'Atlantide. Ce peuple
Atlante, dont les Phéniciens prétendaient avoir recueilli les traditions, habitait-il réellement, entre
l'Europe et l'Amérique, un continent qu'un cataclysme a englouti ? L'ancienne Égypte l'affirme.
Platon rapporte que les prêtres d'Hiéropolis, parlant à Solon de cette nation et de sa fin terrible,
s'étonnèrent de l'ignorance des Grecs.
L'influence des Atlantes devait s'étendre sur l'Europe méridionale et sur le nord de l'Afrique.
L'Amérique aurait été reliée par eux au reste du monde, et les vestiges de civilisation orientale qu'on
y découvre, s'expliqueraient ainsi facilement.
De l'Éthiopie, naquit la civilisation égyptienne. Ménès sépara l'Égypte de cet empire, et donna à la
nouvelle nation des lois puisées dans le code éthiopien, comme plus tard Moïse, séparant les Hé-
breux des Égyptiens, puisa, dans le fond des lois égyptiennes, un nouveau code, approprié aux be-

67
soins de son peuple. A peu près dans le temps où le législateur hébreu emmena les Juifs dans le dé-
sert, d'autres émigrants égyptiens commencèrent à civiliser la Grèce.
A l'époque où florissaient ces civilisations lointaines ; où l'Inde creusait dans les montagnes ses
temples cyclopéens ; où les Perses fondaient Ecbatane ; où l'Égypte bâtissait ses villes aux cent
portes ; où Babylone élevait ses terrasses et ses tours savantes, sur lesquelles s'orientaient les prêtres
astronomes des plaines de Sennaar ; où les pères des Caciques et des Incas reproduisaient, sur cette
terre d'Amérique que l'on appela plus tard le Nouveau Monde, les monuments et les institutions de
l'Asie, l'Europe, attendant son heure, dormait sous ses forêts séculaires. Mais, bientôt, les premières
migrations celtiques y apportaient le nom d'Ésus ; et, plus tard, les Pélasges, instruits par les
Égyptiens, raffinaient l'art et la pensée, préparant à la cité romaine, politique et guerrière, les
éléments de civilisation supérieure, qu'elle avait mission de propager.

II
Au milieu des documents incomplets et des systèmes contradictoires, nous avons adopté cette ligne,
qui nous semble la plus probable. La lumière n'est pas faite dans ces ténèbres lointaines. Philo-
logues, archéologues, théologiens historiens et philosophes discutent encore, et discuteront long-
temps.
Chacun proclame l'antiquité supérieure du peuple qu'il a spécialement étudié, − préférence pater-
nelle, qui devient facilement un fanatisme. − Celui-ci place le berceau de la civilisation chez les
Chaldéens, en Mésopotamie ; celui-là prétend que c'est l'Égypte qui, par les armes du conquérant
Osiris, a porté la lumière en Asie ; d'autres, enfin, sont d'avis que la pensée humaine s'est dévelop-
pée sur plusieurs points du globe, chez des races diverses qui ne se connaissaient pas, et ne se ren-
contrèrent que plus tard.
Des ébauches de civilisation durent être, en effet, produites par plusieurs races distinctes ; mais
comment expliquer certains usages communs à tous les peuples, comment comprendre l'analogie
des légendes et la similitude des pratiques et des idées religieuses, en Asie, en Afrique, en Amérique,
et, plus tard, en Europe, si l'on n'admet pas qu'une race, relativement supérieure, a propagé ses
procédés et ses conceptions ?
En attendant les éléments d'une certitude positive, retournons en arrière, et reportons-nous à
l'époque indéterminée, où les pères de l'Inde historique descendirent dans les plaines qu'arrosent
l'Indus et le Gange.
Ils y trouvèrent des Nagas, adorateurs de serpents, culte qui se retrouve encore chez les nègres
fétichistes, et qui a laissé des traces profondes dans l'Inde. Parmi ces peuplades qu'ils refoulèrent ou
assujettirent, la tradition rapporte, nous l'avons dit, qu'il y avait des hommes noirs. Étaient-ce les
premiers-nés de cette terre, ou venaient-ils d'un continent austral, faisant corps peut-être avec
l'Afrique, et dont quelques savants prétendent que Madagascar, l'Australie et les îles Océaniennes
ne seraient que des débris
Quel était l'état social de ces peuples ? Bien infime, sans doute, et à peu près semblable à celui des
Chinois qui, selon les antiques traditions répétées par Confucius, ne vivaient que d'herbe, et de la
chair des animaux, dont ils buvaient le sang, quand les hommes de l'Occident les civilisèrent.
Quels maîtres avaient eus ces hommes, qui élevèrent les autres ? Nous avons déjà posé cette ques-
tion. Il est temps de la résoudre.

68
RÉVÉLATION ET RÉVÉLATEURS

I
Nous arrivons au plus important des problèmes intimes de l'humanité. De sa solution, tout dépend ;
c'est lui qui barre la route. Il ne faut pas le franchir ; il ne faut pas le tourner. Il faut l'aborder de
front, et lui dire : − Déplace-toi !
Et, d'abord, posons nettement notre pensée : − Nous croyons à la révélation ! − mais nous l'accep-
tons comme jalons, et non comme barrière. Au lieu de la placer en travers du chemin, nous l'éche-
lonnons sur la voie. Ce n'est pas un obstacle ; c'est un guide. Elle ne ferme pas la route ; elle
l'éclaire. Loin d'arrêter l'humanité en marche, elle lui dit, à chaque étape : − Va plus loin !
Pour immobiliser la pensée humaine, toutes les religions l'ont invoquée, et l'invoquent encore. On
craint les écarts de la recherche, et l'on préfère l'ignorance à l'erreur. Cet instinct d'ordre excessif et
de conservation extrême n'a pas toujours un mobile pur.
La plus odieuse et la plus inacceptable des contraintes, − celle qui s'impose à la conscience, − ame-
na des réactions qui ont ensanglanté la terre. Les insurrections religieuses se passent aujourd'hui
dans le domaine de l'esprit ; mais leurs excès n'en sont pas moins funestes : s'ils ne tuent plus le
corps, ils tuent l'âme.
La révélation étant invoquée contre le progrès, le progrès a nié la révélation. Niant la révélation, qui
est le lien de l'homme avec Dieu, la protestation, − audacieuse, mais conséquente, − a nié Dieu lui-
même. A quoi servait-il, si notre vie morale n'était plus reliée à la sienne ; s'il ne rayonnait plus sur
nous, par la justice et par l’amour ?
La révélation rattache les âmes entre elles, et les âmes à l'âme infinie. C'est la communication des
consciences. Si elle n'était pas, entre l'homme et l'homme, entre un monde et un monde, entre le
monde et Dieu, il y aurait le vide ; et la vie morale est une, comme la vie physique. Il n'y a de vide
nulle part.
Nous croyons donc à la révélation. Nous croyons, avec l'apôtre juif, que l'intelligence et le cœur
suprêmes parlent aux hommes de diverses manières, selon l'âge de l'humanité, selon le temps et les
circonstances. Nous croyons non-seulement à la révélation de la nature, qui est, sous les yeux de
l'homme, comme, un livre toujours ouvert, mais à des communications plus directes, dont l'homme
a besoin, avant de savoir lire.
Nous allons, sans doute, soulever contre nous, et ceux qui affirment, et ceux qui nient ; mais c'est
notre pensée, longtemps méditée et lentement conçue. Nous devons la dire.
Expliquons-nous !

II
En examinant la vie générale, nous voyons qu'il n'y a pas de créature abandonnée. Par l'action di-
recte de la nature sur les espèces, par la tutelle que les êtres de même espèce, dans les degrés supé-
rieurs de la vie, exercent attractivement les uns sur les autres, la Providence pourvoit à la conserva-
tion et au développement de tous. Plus on s'élève dans l'échelle des existences, plus on remarque
que la faiblesse du premier âge, surtout, est protégée. Quels soins, quelles sollicitudes, quelles ten-
dresses entourent l'enfance humaine ! De quelle force d'attraction est douée cette débile créature,
pour appeler sur elle tant d'attentions prévoyantes, et d'anxieuses affections !
Et ce n'est rien que cela. C'est le prélude d'une autre protection, bien plus importante, et bien plus
efficace. Après les besoins du corps, les besoins de l'âme ; après la mère, l’éducateur !
Peut-on croire que la loi providentielle, si attentive pour l'individu naissant, abdique devant l'espèce
naissante ; que l'enfance d'un monde moral soit délaissée ! Une humanité qui commence a toute
l'ignorance, toute la faiblesse, toutes les fougues inconscientes, tous les appétits désordonnés du
premier âge. L'amour divin, qui l'a fait naître, doit l'entourer, la soutenir, guider sa marche
incertaine, et lui révéler les vérités primordiales qui sont le levain de la conscience.
69
Cet enseignement est-il contradictoire au libre arbitre humain ? Autant vaudrait dire que le père
attente à la liberté de l'enfant, en l'initiant aux lois morales de la vie. Rappelons-nous que la liberté
procède de la raison, et que l'être est d'autant plus libre, qu'il est plus éclairé. Les éducateurs
providentiels qui éclairent l'âme, loin de nuire à son indépendance, l'aident donc à devenir libre.
Notre croyance à la révélation ne s'appuie pas seulement sur les faits généraux de la vie ; elle est
confirmée par ce qui s'est passé, jusqu'à ce jour, dans la marche du développement humain :
L'histoire spéciale de chaque religion semble démentir la loi du progrès. Au lieu de grandir et de
rayonner de plus en plus, les vérités qu'elles exprimaient décroissent et se voilent. A peine sortie des
lèvres de l'initiateur, la sainte parole s'altère. Les premiers qui la répètent la dénaturent déjà. Au
bout de quelques siècles, la pépite d'or pur est entourée de gangue. Nous ne parlons pas seulement
du présent ; nous constatons ce fait dans le passé.
Que conclure de cela, sinon que ces grandes lueurs viennent de plus haut que l'homme, puisque
l'humanité n'en peut supporter l’éclat ? Les vérités trouvées par les facultés vraiment humaines, ne
sont pas exposées à ces enveloppements, ni à ces défaillances. Elles s'élaborent pièce à pièce,
s'enregistrent une à une, se propagent et montent, chaque évidence reconnue servant de point de
départ à une évidence nouvelle. Voilà le procédé de la raison, qui élève péniblement, pierre à pierre,
son monument solide. Mais, si la raison découvre, le sentiment révèle. La raison part de l'homme,
pour chercher Dieu ; le sentiment vient de Dieu, pour illuminer l'homme. Le céleste rayon perce un
moment les nuages, qui se referment ; mais, dans le fond de la conscience humaine, un germe a été
fécondé.
La révélation de la vie divine à la vie humaine, est une loi aussi naturelle que l'amour de la mère
pour l'enfant, que la protection du père sur le fils.
Comment procède-t-elle ?

III
Dans l'ordre purement physique, la nature pourvoit directement à ce que l'être ne peut se donner lui-
même. Dans l'ordre instinctif, la Providence commence à agir sur l'être, par l'être ; elle se délègue,
et se personnifie. La maternité est une fonction divine ; la mère remplace Dieu.
Dans l'ordre moral, la tutelle suprême s'individualise de plus en plus. C'est par l'intermédiaire de la
créature, que le père commun protège, développe, élève la créature. Il n'y a pas d'âme, si faible, qui
ne soit, à un moment donné, la providence d'une âme plus faible encore. − Loi sublime de la vie
morale, qui est la vie suprême ! L'amour infini s’hiérarchise en une chaîne ininterrompue de
tendresses instinctives ou prévoyantes, qui monte jusqu'au foyer de l'existence, et fait résonner en
LUI le battement de tous les cœurs
De quels intermédiaires se sert la Providence, pour jeter, dans une humanité, la semence des vérités
fécondes ? Sont-ce des hommes, élus entre tous, qui soulèvent, pour leurs frères, un coin du voile ?
Sont-ce des êtres plus développés que l'homme, qui s'incarnent dans l'espèce naissante, pour guider
ses pas au début, ou, à l'heure des grandes crises, la remettre sur son chemin ?
Tant que l'on a regardé la terre comme le centre du monde, comme le seul globe habité, comme
l'unique but des regards divins, il a bien fallu admettre que Dieu ne pouvait se servir que de
l'homme pour se révéler à l'homme ; ou supposer que, se faisant homme lui-même, il venait, de sa
personne, instruire et diriger cette humanité, objet exclusif de son attention. Les religions orientales,
le polythéisme païen, le christianisme moderne ont, dans des formes diverses, propagé cette
croyance. Seuls, le Zend-Avesta et la Bible juive n'admettent pas l'incarnation divine, et se
contentent de faire correspondre directement avec Dieu les prophètes choisis, auxquels Ormuzd et
Jéhovah dictent la loi.
Mais, aujourd'hui, la constitution des globes qui nous entourent est connue, et implique la certitude
que ces globes sont habités, comme le nôtre. La solidarité physique qui les maintient dans l'unité,
est constatée, et amène la sublime conception de la solidarité spirituelle, qui relie toutes les âmes,
dans l'universelle vie. Ces connaissances nouvelles et ces déductions logiques apportent, selon nous,
la lumière sur le mystère de la révélation.
70
Dieu n'a pas eu besoin de choisir, sur la terre nouvellement formée, une individualité naissante, pour
lui révéler des vérités si supérieures au sentiment et à l'entendement communs, que les peuples
éblouis divinisaient aussitôt la voix qui les avait formulées. Dans l'unité de la création, les humani-
tés ne sont pas plus étrangères les unes aux autres, que les hommes d'une même terre ne sont étran-
gers entre eux. Chaque collectivité morale est comme un être, vivant parmi ses semblables, et vivant
de la mène vie. La société des mondes n'est pas moins réelle que la société des hommes, et ce n'est
pas par figure poétique que nous avons dit : − La nébuleuse est la patrie ; le tourbillon est la famille.
Pour élever notre jeune humanité, la Providence s'est servie des humanités supérieures, comme elle
se sert des hommes déjà développés, pour élever la jeunesse de l'homme.
Des révélateurs sont descendus d'autres mondes, missionnaires de la fraternité universelle,
remplissant parmi nous le devoir de la charité.
C'est par eux que le divin a rayonné sur la terre. Mais ils ont affirmé la vérité qu'ils apportaient, et
ne l'ont pas démontrée. C'était la tâche de l'étude et de la recherche ; c'était la part de la raison ;
c'était l’œuvre humaine. Ils ne venaient pas arrêter, mais stimuler l'activité de l'homme. Ils allu-
maient le flambeau, à la lueur duquel les générations devaient s'élaborer. Le phare qui brille à l'en-
trée du port, empêche-t-il les matelots d'interroger le ciel, et de travailler à la manœuvre ?
Le sentiment ! voilà le signe de leur mission et de leur origine. Les peuples l'ont compris. Si
disposée qu'elle fût à diviniser toutes les grandeurs, la jeune humanité se prosterna surtout devant
ces âmes rayonnantes, qui révélaient le cœur de Dieu au cœur des hommes. En leur dressant des
autels, l'admiration publique ne se trompait pas de route ; elle s'arrêtait en chemin.
Deux noms ont survécu dans l'adoration des masses, et règnent encore sur des multitudes d'âmes :
Bouddha et Jésus !
C'est que ces deux noms sont empreints du cachet divin : l’amour !
Tous deux ont prêché la fraternité des cœurs, et l'union des âmes ; tous deux, − preuve caractéris-
tique de leur mission supérieure, − ont repoussé avec horreur le glaive et la contrainte, et n'ont rallié
les esprits que par l'attrait spirituel.
Nous ne les comparons pas ; nous ne les discutons pas. Nous constatons ici leur œuvre, et leur puis-
sance. Chacun d'eux, dans le langage et selon l'esprit des races au milieu desquelles il a paru, a pro-
clamé la vraie loi de la vie morale, − l'égalité de tous devant Dieu, − et le seul mérite réel de l'âme,
− la bonté ! − L'un et l'autre n'ont pas seulement enseigné leur doctrine par la parole ; ils l'ont aussi
prêchée par l'exemple : le fils du roi, qui est descendu du trône pour relever les parias, comme le fils
du charpentier, qui est monté sur le Calvaire, pour cimenter de son sang l'unité humaine.

IV
Cette hypothèse de la solidarité des mondes, de l'aide réciproque que se prêtent les sociétés morales
qui peuplent l'immensité, n'est-elle pas aussi grandiose, aussi touchante, aussi divine, et mille fois
plus possible et acceptable que l'incarnation chrétienne, et que l'incarnation indoue ?
Si la science et la logique eussent pu démontrer aux générations antérieures l'incalculable pluralité
des globes habitables, − et par conséquent habités, − eût-on jamais conçu l'idée de l'incarnation
personnelle de Dieu ? Pourquoi sur cette terre, plutôt que sur les autres ? Ce tout petit globe,
entraîné dans l’orbite d'un soleil secondaire, a-t-il mérité, par des vices exceptionnels ou par une
grâce spéciale, cette suprême faveur ; ou suppose-t-on que l'être infini descende, tour à tour, dans
les milliards d'humanités dont il peuple l’espace ?
Il est vrai que la théologie et le positivisme, bien surpris de se trouver d'accord, ne reconnaissent
qu'une terre habitée. Il y a pourtant, dans leur négation, une différence : la théologie nie absolument ;
le positivisme se contente de rejeter cette affirmation, jusqu'à ce qu'un fait l'établisse.
Le positivisme ne croit que ce qu'il voit, et que ce qu'il touche. Or, on ne lui a pas encore montré un
homme de Mars ou de Jupiter. Si jamais un télescope assez perfectionné parvient à constater la
présence de l'homme sur une planète, le positivisme l'acceptera pour celle-ci ; mais il se renfermera,
vis-à-vis des autres, dans ce doute prudent, qui est le commencement de la sagesse. Quant à la
théologie, elle excommuniera les lunettes.
71
V
Après la révélation par l'amour, vient la révélation par la science. Son but est de confirmer la pre-
mière. Celle-là est l’œuvre réservée à l'homme. La création visible en contient tous les éléments. Il
n'a qu'à regarder, à coordonner les faits, à déduire les lois.
C'est, nous l'avons dit, le livre toujours ouvert de la nature vivante ; c'est la vie physique de l'être
universel, qui s'étale devant nous, et nous dit : − Voyez !
Considérée sous cet aspect, la révélation est permanente. A des degrés divers, les savants qui
constatent et démontrent, les penseurs qui systématisent, sont des révélateurs.
Mais la science ne trouve la vérité morale, que par la complète possession des vérités naturelles.
Montant pas à pas, et créant elle-même sa lumière, elle ne découvre le but qu'au sommet.
A force d'appliquer sa vue aux détails, le savant devient myope, et ne voit plus l'ensemble.
Émerveillé d'une loi qu'il découvre, de cette cause relative il fait la cause absolue. Absorbé dans la
matière qu'il voit vivre, il ne voit plus la vie ailleurs que dans la matière. Si le genre humain n'eût eu
d'autre institutrice que la science, la science pure, pendant un grand nombre de siècles, eût enseigné
le matérialisme à l'humanité. Or, mieux vaut encore la superstition, que le matérialisme.
Les génies du sentiment ont éclairé le sommet, en attendant que la science le gravît. Sans empiéter
sur la recherche positive, sans attenter à la liberté de l'homme, sans arrêter son initiative, − en lui
donnant gratuitement des notions démontrées qu'il était apte à acquérir, − la révélation religieuse a
rassuré l'âme, en lui montrant la lumière morale, qui est la vie intime de Dieu. Elle a surtout agi
pour les humbles et pour les faibles, que la science dédaigneuse eût foulés aux pieds, avant d'avoir
trouvé l'amour.
L'humanité a donc eu réellement des révélateurs, qui l'ont initiée aux vérités suprêmes ; des
sauveurs, qui sont venus l'assister dans ses jours de défaillance, − hommes eux-mêmes, créatures de
Dieu comme nous, mais supérieurs aux âmes parmi lesquelles ils descendaient, comme l'adulte est
supérieur aux enfants qu'il éclaire.
La faiblesse intellectuelle et morale de leurs disciples a pu voiler la lumière qu'ils avaient apportée,
mais non l'éteindre. Les lueurs qui sont restées, ont empêché le monde de retomber dans la nuit
complète. Sous les fables dont la puérilité humaine enveloppa la parole de vie, l'intelligence
agrandie retrouve et dégage le texte divin.
Nous en avons extrait quelques phrases des plus vieux livres du monde. Ces lueurs, qui brillaient à
l'aurore de l'humanité, sont, encore aujourd’hui, au-dessus de l’entendement vulgaire. Elles n'ont pu
être trouvées par l'enfance du genre humain : elles doivent être venues de plus haut que la terre 8.

8
Nous sommes en dissentiment sur ce point avec des esprits croyants et sincères, qui n'admettent pas la communication
des mondes. Selon eux, l'homme ayant reçu toutes les forces, toutes les aptitudes nécessaires pour découvrir la vérité,
n'a pas besoin qu'on la lui montre. L'humanité puise en elle-même les révélateurs qui éclairent sa route. Doués, par
d'heureuses conditions d'éclosion ou de développement, d'une organisation plus exquise, les génies du sentiment s'élè-
vent au-delà des sphères connues, et, dans les hauteurs inaccessibles au vulgaire, trouvent les lueurs sublimes qu'ils font
rayonner autour d'eux. Cette vue spéciale de l'esprit, privilège de quelques âmes d'élite, c'est l'intuition, c'est le sens
intime dont nous avons parlé, ce regard intérieur qui fait voir à l'âme les choses de l'âme. Emporté vers l'idéal par
une force irrésistible qui est dans sa nature même, le génie intuitif pressent, devine, découvre, et révèle ensuite aux
autres hommes les vérités qu'il a perçues, et qu'il affirme. L'apparition de ces grandes individualités rentre dans la
loi providentielle. Elles sont le produit des circonstances ; mais ces circonstances devaient les produire. C'est un
besoin de l'humanité qui les suscite et les soulève. Elles sont le résultat et l'expression de l'époque qui les enfante.
Filles de ses aspirations, elles formulent ses vœux, résument ses espérances, et réalisent ses désirs. Au point de vue
moral et religieux, cette croyance diffère peu de la nôtre. Que les souffrances et les aspirations d'une humanité suscitent
un sauveur dans cette humanité même, ou l'appellent d'une autre terre plus avancée dans la vie, c'est toujours un homme
qui vient en aide à d'autres hommes, par l'ordre éternel de Dieu, qui a prévu tous les besoins, et pourvu à tous les se-
cours ; c'est toujours la Providence suprême qui se délègue ; c'est toujours le fort qui soutient le faible, afin que les créa-
tures soient attachées entre elles par cette attraction sublime, par le lien doux et puissant qui les unit au créateur :
l'amour. Dans les questions de cet ordre, on ne peut procéder que par des hypothèses. Nous préférons la nôtre, parce
qu'elle ne relie pas seulement les hommes, mais les mondes, et que plus une conception embrasse d'étendue, plus elle
doit approcher du vrai, qui est l'unité la plus grande.
72
PREMIERES TRADITIONS

SIMILITUDE DES DOCTRINES. – LES CONTES DE FÉES. – LES BIBLES PERDUES.

I
Nous ne connaissons rien de la famille arienne primitive. − On discute encore pour déterminer le
point de l'Asie où fut le berceau de cette grande race, qui a infusé sa sève puissante dans le sang et
les idées des peuples. Ses premières années, qui furent des siècles, sont, comme toutes les périodes
d'incubation, enveloppées d'ombre.
Nous ne nous engagerons pas dans ces débats, où nous ne pouvons apporter aucune lumière. Que
les Aryas primitifs soient descendus des hauts plateaux de l'Asie centrale, à la suite d'un
refroidissement du climat de leur première patrie, − comme semblent l'indiquer des traditions
confuses, recueillies dans les vieux livres de la Perse, − ou qu'ils soient venus de la Bactriane, en
franchissant les passes de 1'Indou-Kho, sous la pression présumée d'une race plus grossière et plus
puissante, peu importe à l'objet de nos recherches.
Au fond de ce passé nuageux, on croit voir ces hommes simples et purs, menant la vie frugale et
rêveuse des pasteurs ; attirés vers l'infini, par les larges horizons de leurs montagnes ; passant de
longues heures à regarder l'immensité bleue qui les entourait, à observer la marche des
constellations, le retour des planètes et le coucher des étoiles ; préparés à comprendre Dieu par la
contemplation du ciel.
Telle dut être cette race d'élite, venue après les autres, produit d'une substance plus raffinée, et
incarnant en elle des âmes déjà dégrossies par l'exercice de la vie humaine, dans les phases
inférieures qu'elles avaient traversées.
Quelle voix inspirée, ou envoyée, répondit aux aspirations de ces âmes ? qui leur fit connaître cet
être des êtres, source de ce qui est, « ce Dieu, disent les Védas, dont est émané le fleuve antique de
l'univers ; ce Dieu, principe et racine de tout, cause productrice de la nature, maître de la vie et
régulateur des mondes, de qui tout vient, en qui tout subsiste, à qui tout retourne ? »
Qui leur révéla ces mystères de la grande vie, cette substance diffuse qui remplit tout, cette
concentration qui crée les mondes, − immenses hypothèses, dont la science fait aujourd'hui des
axiomes, − et cette succession des existences, cette fusion des êtres, cette unité de la création, bases
de l'immortalité rationnelle, qui deviendra la foi inaltérable des temps futurs ?
Ce révélateur fut-il, comme quelques-uns le pensent, un homme du nom de Brahma, divinisé par les
peuples qu'il aurait éclairés ? Un passage du Sama-Véda, réagissant contre les cultes spéciaux,
tendrait à le faire croire :
« Hors un seul Dieu, il n'y a pas d'autres dieux. A faire un sacrifice à Brahma ou à Mahavéda, il n'y
a aucun mérite. Brahma, Mahavéda, et tous les autres dieux, ne sont autre chose que de purs
hommes. Et pourquoi donc les appellerais-tu dieux ? »
Quoi qu'il en soit, la religion des Brahmanes fut d'abord un pur théisme, entièrement spiritualiste, et
qui ne s'altéra qu'au contact des races inférieures. Il est même certain que, sous cette multiplicité de
légendes grossières et bizarres, inventées ou acceptées par les prêtres indous, pour captiver
l'imagination des masses, la foi primitive se maintint longtemps parmi eux, à peu près sans alliage.
Pour conserver, dans le corps sacerdotal, l'unité des grandes croyances, leurs livres sacrés contien-
nent des préceptes, destinés à prémunir les prêtres contre le danger de s'absorber dans les détails du
culte, et dans la forme extérieure.
− « Ceux qui se sont ignoramment dévoués aux seules cérémonies de la religion, dit le Veda, sont
tombés dans d'épaisses ténèbres. »
Jésus renouvela cette leçon aux pontifes de son temps, qui l'ont fait périr.
73
II
Les mêmes doctrines sont enseignées au fond de tous les sanctuaires.
Les symboles sous lesquels l'idée première s'est peu à peu obscurcie, se ressemblent chez tous les
peuples. Les légendes même sont parfois identiques. L'Inde a, comme l'Égypte, la Chaldée et la
Judée, son Noé qui repeuple la terre, après le déluge. Le récit symbolique de Moïse se retrouve, en
toutes lettres, dans la mythologie indoue.
Comme le Noé de la Bible, le Noé des Brahmanes, Satyaurata, a trois fils. Après sa sortie du vais-
seau libérateur, il boit du mead, − liqueur de riz, − s'enivre, et s'endort nu. Son fils Charma le voit
dans cet état, et appelle, en riant, ses frères. Les deux autres fils, au lieu de se moquer de leur père,
le couvrent de leurs vêtements.
Satyaurata, s'éveillant, et apprenant ce qui s'est passé, maudit Charma, et lui dit : « Tu seras le servi-
teur des serviteurs de tes frères. »
L'histoire d'Adam et d'Ève, et la tentation du serpent se trouvent aussi dans les fables orientales.
Et non-seulement les doctrines et les légendes, mais les usages sont les mêmes partout. Le régime
des castes existe sur les bords du Nil, comme sur les rives du Gange ; et, sur les colonnes des
temples écroulés ou engloutis, en Amérique, en Afrique, en Asie, les hiéroglyphes racontent l'his-
toire des dieux et la vie des héros.
Tout indique qu'un courant intellectuel et moral, descendu des hauts plateaux de l'Asie, s'est répan-
du sur toute la terre, et a imprégné d'une couche d'idées presque identiques, les anciennes civilisa-
tions.
Si, pour la première invasion initiatrice, – celle de l'âge de pierre, – nous n'avons que
des indices fournis par les fouilles géologiques, la seconde est confirmée, non-seulement par les
travaux encore incomplets de l'archéologie et de la linguistique, mais par les traditions conservées
dans les annales des vieux peuples.

III
Nous trouvons donc, − on ne saurait trop le répéter, − à la base de toutes les religions connues, l'idée
grandiose et pure de l'Être infini d'où procèdent les êtres, du Dieu éternel et absolu, qui a créé ce qui
est. De quelque nom que l'appellent les peuples, c'est toujours Lui.
− De Brahm vient l’œuf du monde, dit l'Indien.
− De Knef vient l’œuf du monde, et de l’œuf du monde, l'univers, répète l'Égypte.
− Le temps sans bornes, – l’Éternel, − a créé Ormuzd et Ahriman, proclament les Mages, et la pa-
role mystérieuse d'Ormuzd a créé le monde.
Babylone, Tyr, Sidon, chacune dans sa langue, disent à leur tour : − « L'Être incréé a créé tout. »
La Chine antique invoque le Chang-ti, empereur du ciel, qui a tout produit.
Au nord et à l'ouest de l'Europe, l'Edda célèbre le fort d'en haut, que l'on n'ose pas nommer.
Les Druides invoquent, dans les forêts gauloises, Ésus, d'où coule la vie.
− Jupiter est le principe et le régulateur de tout, disent les vieux poètes grecs, échos d'Orphée.

Mais, bientôt, ces grandes notions semblent s'effacer de l'esprit humain, et disparaissent sous des
monceaux de fables, qui n'ont pas même la vraisemblance pour excuse.
D'où vient cela ?
− Allez en Espagne, allez à Rome ou à Naples, et demandez à ces populations jadis païennes, et qui
n'ont pas cessé de l'être, ce qu'est devenue l'idée chrétienne ? Ils vous montreront leurs madones et
leurs reliques, et vous raconteront les puissances miraculeuses de ces dieux secondaires, qu'ils
appellent des saints.
N'allez pas si loin ; restez en France !

74
IV
Comme le peuple juif qui retournait toujours aux idoles, l'humanité enfantine a besoin de matériali-
ser ses croyances, et d'avoir son Dieu à la portée de sa voix et de ses regards. Elle veut même le
tenir sous sa main, pour le briser à volonté, s'il n'exauce pas ses prières ; ou pour lui mettre un ban-
deau sur les yeux, quand elle veut commettre une méchante action.
Et puis, aux enfants, il faut des contes de fée, et des fables merveilleuses. L'imagination est la seule
vie morale de ces êtres, à qui manquent le savoir et la raison. Leur faiblesse les pousse encore à
rechercher les puériles croyances. Ils se croient dans le vide, s'ils n'ont pas tout près d'eux, visibles
et palpables, la main qui les caresse, et le bras qui les châtie.
Aussi, avant de savoir qu'ils disposent de leur âme, et que leurs récompenses, comme leurs
châtiments, sont en eux-mêmes, ont-ils besoin de se créer des appuis et des persécuteurs imaginaires,
soit en personnifiant les puissances mystérieuses de la nature, soit en imaginant une hiérarchie de
dieux, de lutins et de génies, uniquement occupés de l'homme, et disposant, pour le protéger ou
pour lui nuire, de tous les éléments, de toutes les forces de la vie.
Pour être acceptés par les races grossières, les initiateurs furent donc obligés d'envelopper d'images
plus ou moins transparentes, les vérités qu'ils apportaient. Ils durent même, sans doute, incarner, en
quelque sorte, l'idée nouvelle dans les formes anciennes, comme firent, plus tard, les fondateurs du
christianisme, qui conservèrent les cérémonies païennes et les fêtes celtiques, en les appliquant à
leur culte.

V
Les premières légendes furent des symboles, dont le sens caché resta confiné dans le cercle de
l'initiation. On livra des dieux multiples à la crédulité des foules ; mais, dans la doctrine secrète des
temples, ces dieux représentaient les forces naturelles, et les attributs du grand Être.
Parfois même un culte, en apparence dérisoire, fut institué pour amener un progrès social, par la
superstition. Tel fut le culte de la vache, longtemps répandu dans tout l'Orient, et dont le veau d'or
égyptien est une forme. Il eut pour but d'adoucir les âmes et les mœurs, en détournant les hommes
des festins de chair saignante, et d'accroître la richesse publique, en assurant la culture des terres,
par la conservation des troupeaux.
Ces repas sanglants semblent avoir été l'usage commun des races primitives. Nous les avons vus
relatés dans les traditions chinoises. Orphée, disent les anciens, détourna les hommes du carnage et
des aliments impurs. Longtemps après lui, les Grecs, dans les fêtes de Bacchus, pratiquaient encore
cette sauvage coutume. De nos jours même, l'habitude de dévorer les chairs pantelantes, entretient
la férocité des plus farouches tribus de l'Afrique.

VI
Peu à peu le sens symbolique se perdit.
L'esprit des apôtres primitifs était loin ; la foi vive et dévouée des premiers jours s'était depuis
longtemps éteinte. Les hommes d'intelligence, infime minorité, avaient fait corps, et s'étaient
enveloppés d'un prestige, pour maintenir leur influence, d'abord salutaire. La caste, reconnue et
consacrée, ne songea plus qu'à étendre et à assurer son pouvoir. Il fallut entretenir l'ignorance, et
spéculer sur elle. Au lieu de guides et de flambeaux qu'ils étaient d'abord, les prêtres devinrent
oppresseurs et obscurantistes ; et, pour leur châtiment, la nuit qu'ils répandaient, les enveloppa.
Le sacerdoce se matérialisa, comme le vulgaire, et ne vit plus l'esprit sous la lettre, la pensée dans la
forme. Les fables, qui n'étaient que l'enveloppe des doctrines, devinrent des réalités positives pour
ceux qui les enseignaient, comme pour les naïfs auditoires. L'hallucination ou la fantaisie inventè-
rent des dieux nouveaux et de folles histoires, qui n'avaient plus d'autre raison d'être, que l'imagina-
tion déréglée de leurs auteurs.

75
Mais l'esprit humain montait, malgré tout. Des raisons plus lucides, des consciences plus saines se
dégageaient peu à peu de ces ténèbres. Pour la multitude même, au milieu du désordre, quelques
vérités restaient acquises.
Et quand la réaction se faisait contre ces chimères ; quand le doute envahissait les âmes ; quand le
peuple commençait à railler ses divinités mensongères, et que deux augures ne pouvaient plus se
regarder sans rire ; quand enfin, l'humanité, éperdue, ne se sentant plus de lien entre elle, et plus de
lien avec Dieu, cherchait à l'horizon une lueur nouvelle, la lueur paraissait.

VII
Retournons au déluge, et remontons même plus haut ! Nous avons parlé des hiéroglyphes ; arrêtons-
nous un instant devant cette grande conquête de l'esprit : l'Écriture.
− « Les anciens, dit Confucius, se servaient, pour régner, de cordelettes nouées. Les hommes des
âges suivants y substituèrent des livres, pour diriger les mandarins et gouverner tout l'empire. »
A quelle époque remonte l'usage de ces cordelettes, dont les nœuds conventionnels constituaient
une sorte d'écriture ? − Peut-être à l'âge de pierre. Des tribus sauvages se servent encore de ce
moyen, pour échanger des messages, et conserver leurs traditions.
A partir du dessin grossier qui commença à fixer une idée sur la pierre, l'écriture eut quatre modes
progressifs : la représentation exacte des objets ; un simple linéament de l'ensemble ou d'une partie
de ces objets ; une délinéation plus abrégée des mêmes signes ; enfin des caractères purement
arbitraires, − n'exprimant plus des images, ni des idées, mais reproduisant les sons de la parole, − si
peu nombreux et si faciles à retenir pour la mémoire mécanique de l'enfance, qu'ils mettent les
livres, c'est-à-dire la science, à la portée de tous.
Mais que de siècles pour en venir là !
Les Indous attribuent à Manou l'invention de l'écriture ; les Persans, à Hom ; les Égyptiens, à Toth
ou Hermès.
Ces trois révélateurs ne seraient-ils pas le même homme, ou plutôt la même fiction ?
D'après la tradition égyptienne, il y eut deux Toth. Le premier, longtemps avant le déluge, inventa
les sciences et les arts, et en écrivit l'histoire sur deux colonnes. Le second Toth recueillit, après le
déluge, ces notions des connaissances humaines, inscrites par le premier sur les colonnes de la terre
de Sériad.
On comprend que Toth symbolise l'esprit, représenté par le sacerdoce. Les prêtres recueillirent les
traités scientifiques composés par leurs prédécesseurs avant le cataclysme, et les consignèrent dans
leurs livres, afin que les sciences ne se perdissent pas.
Soins inutiles ! leurs livres même se sont perdus. Plus fréquentes, et non moins désastreuses que les
convulsions de la planète, les convulsions de l'humanité en ont lacéré les pages.
Après les invasions fécondes, sont venues les invasions destructrices. Les nuées de barbares,
presque périodiques comme les nuées de sauterelles, ont passé sur le monde, dévorant les empires,
rasant les cités, laissant le désert derrière elles.
Dans ces cataclysmes terribles, les archives de l'humanité ont, en partie, disparu. L'Inde seule, au
fond de ses villes saintes, a pu garder ses annales intactes. Zoroastre en Perse, Lao-Tseu et
Confucius en Chine, ont construit, avec des matériaux anciens qu'on ne retrouve plus, des
monuments relativement modernes. De la Chaldée et de la Phénicie, il ne reste qu'une lueur confuse.
L'Atlantide dort dans les profondeurs de l'Océan, et nul vestige ne la révèle. Des quatre livres
hermétiques, qui devaient correspondre aux quatre Védas indous, l'Égypte n'a sauvé que quelques
pages, dont l'authenticité n'est pas même reconnue.
Mais les ruines de ces civilisations écroulées sont aussi des livres ; et la science moderne, qui
commence à peine à les déchiffrer, leur a arraché déjà bien des secrets précieux.
Ne parviendra-t-elle jamais à reconstruire ce vieux passé, sur des bases certaines ? L'archéologie, en
fouillant dans ces décombres, trouvera-t-elle des documents assez clairs, des chronologies assez
sûres, pour refaire l'histoire des peuples qui ne sont plus ? La mystérieuse Chaldée surgira-t-elle un
jour des vastes sépulcres, où dorment Babylone et Ninive ? Tyr, Sidon nous raconteront-elles l'his-
76
toire de cette race aventureuse des fils de Kuss, héritiers prétendus des Atlantes, qui, par leurs cara-
vanes et leurs navires, firent le commerce du monde ; poussèrent, dit-on, jusqu'en Amérique, leurs
flottes chargées des richesses du globe ; fondèrent le culte des astres. − dont Boudasp, un des leurs,
fut le prophète, dont Saba, au midi de l'Arabie, fut la ville sainte, et disparurent lentement de la terre,
exterminés par les Assyriens sur les confins de la Chaldée, par les Iraniens sur le golfe Persique, par
les Hébreux en Palestine, et, plus tard, par Alexandre à Tyr, et par les Romains à Carthage 9 ?
Dans la mêlée de ces peuples qui se heurtaient sur ce sol, aujourd'hui couvert de sable ou abandonné
à l'indolence musulmane, nous ne voyons, − de si loin et de si haut, − qu'une confusion inextricable
d'empires, fondés par les uns, envahis par les autres, reconquis par ceux-ci, renversés par ceux-là ;
de cultes rivaux qui se défendent, ou qui s'imposent ; de races ennemies qui s'oppriment, se chassent
et s'égorgent tour à tour.
On dirait le mouvement désordonné d'une bande d'enfants sans tutelle et sans frein, tumultueux et
farouches, s'agitant pour s'agiter, et ne sachant dans quels jeux bizarres et cruels dépenser l'activité
qui les dévore.
Nous n'entreprendrons pas de mettre de l'ordre dans ce pêle-mêle. De plus forts que nous y ont
échoué, et d'ailleurs ce n'est pas notre tâche.
Laissons se dégager, de ce chaos, une civilisation humaine, et retournons dans la vieille Asie ! Elle a
encore des révélations à nous faire.

9
Les savants qui ne reconnaissent que deux races blanches, prétendent que les Phéniciens étaient une branche arabe
sémitique. Moïse n'admet que les chaldéens, descendant d'Ismaël et frère du peuple hébreu, aux bénéfices de la cité
juive. Pas plus que l'Amalécite et le Philistin, − le Syrien, avec lequel les fils d'Isaac furent presque toujours en guerre,
n'était considéré par eux comme issu du sang d'Abraham. Nous recommandons à nos lecteurs le beau travail de M.
Rodier sur l'antiquité des races humaines, livre important, auquel nous avons beaucoup emprunté.
77
LES IRANIENS – LES CHINOIS – RESUME DES VIEUX AGES

I. LES IRANIENS.
Deux grandes nations, avons-nous dit, se sont développées parallèlement à l'Inde : la Perse ou Iranie,
et la Chine.
Dans la langue et dans le culte des deux branches jumelles, sanscrite et zend, on remarque une con-
tradiction bizarre : tout ce qui est Dieu et bon génie chez les Indous, devient démon et mauvais gé-
nie chez les Persans. Les Devas, esprits malfaisants des Iraniens, sont les puissances bienfaisantes
des Brahmanes.
Cette divergence est l'indice d'une scission profonde entre les deux filles de la vieille souche
iranienne, dont les disciples de Hom conservèrent le nom. On suppose que cette scission eut lieu à
la suite des altérations introduites, dans les dogmes et les mœurs primitifs, par les prêtres de la
branche sanscrite, jaloux d'assurer leur domination sur les peuplades conquises. Les hommes de la
branche zend se seraient alors séparés de leurs congénères, et auraient été s'établir dans la contrée
qui fut, depuis, la Médie et la Perse. Mais ce n'est là qu'une conjecture. Les annales des deux
peuples signalent entre eux des guerres terribles, sans indiquer l'origine de leur division.
Par leurs lois, par leurs mœurs, par leur doctrine religieuse, les Persans peuvent être regardés
comme les puritains de l'Asie. Chez eux, pas de castes oppressives, pas de soudras, pas de parias,
pas de subtilités métaphysiques, pas de légendes grotesques, pas de divinités monstrueuses.
Une morale saine, une vie pure, une croyance consolante et douce, dont nous avons fait connaître
les points saillants, distinguent ce monde d'élite, qui s'est maintenu, pendant des siècles, dans sa foi
robuste et sa vertu native.
Au milieu des superstitions, de l'oppression et du carnage, il rayonne d'un doux éclat, et semble une
oasis sociale, où l'esprit charmé se repose.
Nous avons dit leur credo. Écoutez maintenant leur examen de conscience ; et voyez comment
devaient vivre entre eux, ces hommes qui s'imposaient, vis-à-vis du monde inférieur, de tels devoirs
religieux :
− « Péchés commis à l'égard de ce monde contre les différentes espèces de bestiaux :
Si j'ai frappé les bestiaux ; si je leur ai fait du mal ; si je les ai tués sans raison ; si je ne leur ai pas
donné la litière, l'eau et le foin, trois choses qui leur appartiennent de droit ; si je ne les ai pas pré-
servés modérément du froid et du chaud ; si je ne les ai pas garantis du loup, du voleur, et du pas-
sant.
Si je n’ai pas conservé la terre pure et fertile ; si j'ai rendu inculte une terre qui portait, ou si je n’ai
pas rendu féconde celle qui était en friche. »
N'y a-t-il pas là un sentiment naïf et touchant, qui distance bien des cultes, et devance bien des
époques ?
Ce peuple qui exerça une grande influence sur les religions de son temps, et même sur celles du
nôtre, et qui, selon la légende, envoya ses rois mages adorer Jésus naissant, soutint des guerres
longues et sanglantes, soit pour défendre sa foi, soit aussi pour l'imposer aux autres.
Sa doctrine, qui s'était servie de l'épée, périt par l'épée. Vaincus et absorbés par les Arabes musul-
mans, qui abolirent leur culte et déchirèrent leurs annales, les Parsis modernes ont embrassé l'isla-
misme. Quelques bandes de croyants se sont retirés dans l'Inde, et ont trouvé l'hospitalité chez leurs
vieux ennemis.
Là, ils suivent librement les prescriptions de leur dernier prophète, et obéissent aux prêtres qu'il a
institués.
Mais, dans le progrès universel, leur originalité primitive s'efface. Les vérités fondamentales, le
sentiment vraiment divin, qui font la base des religions passées et présentes, sont aujourd'hui le do-
maine commun de l'humanité. Ce qui distingue les cultes entre eux, c'est bien moins le fond que la

78
forme, bien moins la foi que le prêtre ; et l'on peut dire des ministres de toutes les sectes, ce qu'An-
quetil-Duperron dit, à propos des derniers prêtres parsis :
« Ce que la religion de Zoroastre prescrit de raisonnable, ce qu'elle a de grand, ce qu'elle a de juste,
n'est pas particulier à ce législateur, et ne flatte pas l'orgueil de ses disciples, en leur donnant un
caractère distinctif ; au lieu que les cérémonies, les usages sont comme une livrée qui les sépare du
reste du genre humain, et qui leur dit continuellement qu'ils sont les seuls serviteurs de l'être su-
prême. »

II. LES CHINOIS.


Si l'on en croit les récits des voyageurs modernes, les bonzes chinois ont gardé la robe du sacerdoce ;
mais ils en ont perdu l'orgueil.
La Chine positiviste, encore prosternée devant l'empereur positif, − qui manifeste son existence par
les bourreaux de ses mandarins et le sabre de ses Tartares, − a détrôné depuis longtemps l'empereur
invisible du ciel, le Chang-ti qu'adoraient ses pères, pour le remplacer par la raison pure.
C'est le dieu des classes lettrées, avides d'or et de puissance, des mandarins fourbes et serviles, des
gouverneurs concussionnaires, et des marchands voleurs.
Les masses abruties, à l'exemple de leurs maîtres, l'invoquent sans la comprendre ; et les prêtres
eux-mêmes lui adressent de secrets hommages, en psalmodiant, d'une voix distraite, les prières de
Foë, dans leurs temples déserts.
Raison sainte, attribut divin de l'homme, ils ont tué l'idéal, qui est ton but et ta cause ; et ce peuple,
privé de la vie de l'âme, tombe en pourriture, comme un corps que l'esprit a quitté.
La Chine n'a pas seulement construit sa fameuse muraille de pierres contre les barbares du Nord ;
elle s'est séparée du monde entier par une muraille intellectuelle, au pied de laquelle les flots mou-
vants des siècles sont venus mourir, sans l'entamer.
Plus les races sont inférieures, plus dominent en elles cet orgueil niais, cette susceptibilité ombra-
geuse, qui les portent à s'isoler des autres, quand elles n'ont pas l'énergie nécessaire pour les oppri-
mer.
Il n'y a pas de tribu sauvage, de horde déguenillée qui ne se figure être la première race du monde.
Nous avons oublié le nom de ce roi d'Afrique, qui, après avoir mangé son quartier de bœuf et ses
patates, fait crier, à son de trompe, par ses héraults crépus, que les potentats de la terre peuvent se
mettre à table, sa majesté noire ayant fini de dîner.
Chez les peuples, comme chez les individus, l'égoïsme moral, poussé à ce point, est un signe de
puérilité ou de décrépitude. C'est l'individualité qui doute d'elle-même et s'enfle outre mesure pour
mieux s'affirmer. Nécessaire au commencement de l'être, parce qu'elle l'aide à s'établir dans sa
personnalité et à se dégager des autres, cette estime excessive de soi devient funeste, si elle persiste ;
elle absorbe l'esprit, le confine en lui-même, et, en l'immobilisant, l'empêche de progresser.
Mais, quand la vie ne s'épanche pas, elle se dévore ; quand elle ne se renouvelle plus, elle se
corrompt. L'air enfermé se putréfie ; l'âme s'asphyxie comme le corps. Donner et recevoir, voilà le
double courant qui maintient l'existence, à quelque degré qu'on la prenne, la condition d'être de tout
ce qui est. Cette loi physique et morale, démontrée par la science et par l'histoire, par la raison et par
le cœur, s'appelle solidarité. C'est le dogme qui sauvera le monde.
La Chine meurt, pour l'avoir méconnue. Elle meurt, pour n'avoir eu d'autre idéal qu'elle même, pour
s'être fait un Dieu de sa raison. Les canons de l'Occident ont crevé sa muraille ; il est trop tard. L'air
nouveau qui lui arrive, hâtera sa décomposition, au lieu de la prévenir. Les vers blancs y sont déjà.
On se demande comment ce peuple passif et stupide, qui, sur le signe d'un mandarin à bouton jaune
ou bleu, s'agenouille pour se faire couper la tête, a pu éviter le régime des castes, pour lequel il
semble né tout exprès.
On trouve, au contraire, dans ses antiques institutions, une pratique d'égalité qui pourrait l'autoriser
à nous appeler des barbares, si cette égalité ne fonctionnait pas sous le bon plaisir absolu et quasi
divin du despote héréditaire, qui s'intitule le Fils du ciel.

79
Cette nation matérialiste a parfois les qualités de son vice. A défaut du sentiment supérieur qui lui
manque, elle arrive à certaines vérités relatives, par des échappées de bon sens. En Chine, la no-
blesse ne descend pas ; elle remonte. Le grand citoyen n'anoblit pas ses fils, mais ses aïeux. La
gloire du fils remonte au père qui lui a donné, non-seulement la vie, mais les préceptes et l'exemple.
Ses enfants, à lui, n'hériteront ni de son pouvoir ni de ses titres ; ils resteront dans la foule, s'ils n'ont
pas le mérite qu'il faut pour s'élever.
Voilà un fruit de la raison, que l'Europe fera bien d'acclimater dans ses meilleures terres ; s'il n'a pas
sauvé la Chine, c'est que le sol manquait de vertu.
Du reste, si l'on en croit l'appréciation naïve d'un missionnaire, c'est plutôt au bon sens des princes
qu'à la raison pure des sujets qu'il faut attribuer cette égalité politique, dont la Chine se glorifie.
« A la réserve de la famille de Confucius et des princes issus de la famille régnante, dit le bon Père,
on n'est noble à la Chine qu'autant qu'on a un mérite reconnu par l'empereur, et qu'on y occupe un
rang où lui seul élève ceux qu'il en juge dignes. Tout ce qui n'est point gradué est de condition rotu-
rière, et, par-là, il n'y a point à craindre que des familles se perpétuant dans un certain éclat de no-
blesse, s'avisent d'établir dans les provinces une autorité dangereuse à celle du souverain. »
Ces empereurs jaunes étaient de grands politiques ; les successeurs de Charlemagne auraient dû
apprendre d'eux l'art de régner.
D'après les récits de ses lettrés, cette nation étrange compte, dans sa longue histoire, une longue
série de pages admirables. Pendant une suite presque fabuleuse de siècles, ses empereurs-pontifes
furent réellement des fils du ciel. Au lieu d'opprimer leur peuple, ils l'aimaient en vrais pères, le
gouvernaient en patriarches, lui enseignaient les arts, les lois, la religion, la science. Les anciennes
chroniques sont pleines de belles actions et de maxime superbes, attribuées à ces souverains
modèles, pour encourager leurs successeurs à faire le bien.
Mais, après cet âge d'or, − un peu exagéré peut-être, − on voit éclater, par intervalles, des révolu-
tions terribles. Des dynasties sont renversées violemment, à la suite de guerres désastreuses. Les
Tartares, longtemps refoulés, franchissent la grande muraille, détrônent les empereurs, et s'installent
à leur place.
La féodalité s'établit ; l'empire se morcelle, puis se reconstitue.
Il semble que cette Chine monstrueuse, dont le sol grouillant d'hommes, est plus vaste que l'Europe
entière, soit comme un monde à part sur notre terre, et reproduise, à elle seule, toutes les convul-
sions de l'humanité.
C'est aussi, pour l'Europe moderne, une leçon profonde : ce peuple inventif, industrieux, pratique, a
tout découvert, tout essayé, tout appliqué. Comme nous façonnons les jardins qui entourent nos
cités, il a façonné son sol immense. Il comptait par milliers ses villes populeuses, avant que nous
eussions des chaumières. L'Europe n'était pas née, qu'il avait trouvé déjà les principaux arts ; qu'il
cultivait le poisson dans ses fleuves, comme la soie sur ses mûriers, comme le riz dans ses champs ;
qu'il avait créé ses grandes routes, et ses canaux où flottent les jonques. Comparées à ses richesses,
nos splendeurs sont des misères ; en regard de sa civilisation, nos civilisations sont de la barbarie ;
et tout cela était à son apogée, que les tribus errantes de nos ancêtres ramassaient encore des glands
dans les forêts.
Eh bien tout ce raffinement de la matière et de l'esprit est venu aboutir à une décomposition im-
monde.
C'est qu'à cette matière et à cet esprit, il manquait une âme ; qu'un peuple ne vit pas seulement de
bien-être, de savoir et d'orgueil, et que, l'idéal n'étant plus, l'être tombe.
Depuis longtemps la Chine est morte. Nous n'assistons pas à son agonie, mais à sa dissolution.
Deux hommes ont essayé de la sauver : un mystique et un moraliste, Lao-Tseu et Confucius. Le
mystique n'a enfanté qu'une secte de jongleurs ; il est allé mourir de chagrin et de dégoût, au milieu
des philosophes contemplatifs de l'Inde.
Le moraliste a formulé des sentences sublimes. Il a été comblé de richesses et d'honneurs. Sa
descendance a des titres de noblesse perpétuelle, comme la famille impériale. Il n'y a pas un Chinois
qui, entre deux bouffées d'opium, ne prononce avec orgueil le nom de Koung-Tseu ; mais son œuvre

80
a été stérile. Sa raison pratique avait dédaigné deux points, inaccessibles à l'expérience, et que nos
lettrés positifs veulent nous faire négliger aujourd'hui : l'âme et Dieu !

III. RÉSUMÉ DES DEUX ÂGES.


Nous touchons aux époques à peu près connues, aux dates probables, quoique discutées encore.
Mais les différences d'appréciation ne roulent plus que sur des nuances. Peu nous importent ces
contestations : nous ne faisons pas de l'érudition chronologique ; nous cherchons à nous rendre
compte de l'ensemble du mouvement humain.
Avant d'aborder cette période nouvelle, jetons un regard en arrière : résumons et complétons ce que
nous avons pu extraire de la première antiquité, si pleine d'ombres.
Après l'invasion, rapide ou lente, de la race inconnue à laquelle on attribue l'âge de pierre, nous
avons vu, partant des sommets de l'Asie, l'invasion déjà mieux constatée des Ariens, répandre sur
les peuples une couche d'idées nouvelles, comme si le monde moral, à l'exemple du monde phy-
sique, se formait par alluvions successives.
A son point de départ, ce courant a bifurqué : d'un côté, la théocratie indoue, oppressive et bientôt
corrompue, parque les individualités dans des castes infranchissables, et les immobilise à son profit.
La seule issue qu'elle laisse à l'activité de l'âme, c'est la rêverie. Elle entretient l'indolence native de
son peuple, en le nourrissant de fumées malsaines ; et, pour maintenir l'ordre politique et moral sur
lequel elle trône, elle autorise et sanctifie les dérèglements de l'imagination.
D'autre part, les vrais Iraniens, les orthodoxes du grand culte primitif, établissent une société basée
sur l'amour et sur le devoir. La seule dérogation qu'on puisse leur reprocher aux doctrines du pur
théisme, c'est la personnification des deux principes, − le bien et le mal, − qu'ils voient en lutte
constante dans la nature et dans la vie. Mais, au-dessus d'Ormuzd et d'Ahriman, dans les
mystérieuses profondeurs de l'infini, règne le Créateur suprême ; et la foi profonde de ces hommes
au cœur pur et à l'intelligence saine, a compris que le mal n'était qu'une condition passagère de
l'existence, et que la vie spiritualisée devait monter inévitablement dans l'inaltérable bien.
Leur unique superstition, c'est la croyance aux bons et aux mauvais génies ; mais cette fiction naïve
amuse leur imagination, sans l'égarer. Elle enfante même une conception poétique et touchante, dont
le christianisme s'empare : les anges gardiens.
Si le feu joue un rôle important dans les cérémonies des mages, c'est que le feu est la première créa-
tion du bien, puisqu'il produit la vie. Ce n'est pas de l'idolâtrie ; c'est à peine un symbole, et le sens
en est connu de tous. Plus tard, ils livreront des batailles terribles à une race étrangère, qui voudra
introduire parmi eux le culte des astres.
Les initiateurs de la civilisation chinoise ont dû être des hommes de la branche zend, ou des
schismatiques indous. Ainsi s'expliquent, peut-être, les progrès calmes et heureux des premiers
siècles du Céleste Empire, dirigés par des maîtres éclairés et bons, agissant sur une race docile.
Rappelons-nous que la Chine alla rechercher en Perse le texte de ses livres saints, et n'oublions pas
que le système brahmanique des corporations théocratiques et des castes, ne s'implanta jamais chez
elle. Ce qu'elle emprunta plus tard à l'Inde, ce fut le bouddhisme, qui sanctionne l'égalité.
Les vieux cultes européens, scandinave et germain, dérivent également de la Perse.
Quant aux Celtes, ils semblent venir plus directement de l'Inde. L'institution mystique du sacerdoce
druidique, le dogme de la métempsycose, le grand culte d'Esus personnifiant la vie universelle, et
les dieux secondaires livrés à l'adoration des masses, indiquent des traditions brahmaniques. Mais,
soit que l'émigration celtique ait eu lieu avant l'institution du régime des castes en Asie ; soit que ces
émigrants fussent une secte dissidente, qui n'admettait pas le régime énervant de la théocratie
indoue, la Gaule n'en fut pas souillée, et ses fières tribus maintinrent le dogme sacré de la liberté
humaine, sous l'autorité consentie des chefs de leur choix.
− « D'après le rang et le droit primordial, disent les Triades, une nation est au-dessus d'un chef. »
La fille directe de la pensée de l'Inde, c'est l'Égypte, − bien qu'elle ait, plus tard, emprunté aux
Perses les deux puissances antagonistes, Ormuzd et Ahriman, qu'elle introduisit dans la foule inco-
hérente de ses dieux, sous les noms d'Osiris et de Typhon.
81
Les prêtres égyptiens, tantôt maîtres suprêmes de l'État ; tantôt flatteurs rampants des despotes
énergiques, ou dominateurs impérieux des rois faibles ; tantôt morcelant le royaume, et le
partageant entre plusieurs princes ; tantôt renversant ces chefs de provinces, pour réunir l'empire
dans une main qui leur est dévouée, n'ont qu'un but poursuivi par tous les moyens possibles : le
maintien de leur influence.
La caste des guerriers, les rois à sa tête, leur arrache parfois le pouvoir ; mais, au plus fort de leurs
luttes, les deux puissances rivales s'entendent tacitement, pour empêcher l’avènement d'un troisième
compétiteur. Le peuple est impitoyablement refoulé dans son abaissement héréditaire. Laboureurs,
artisans, marchands, voués à l'exploitation et à l'ignorance, restent confinés dans les fonds obscurs,
où s'élaborent les richesses qu'on se dispute au-dessus d'eux.
Tel est l'état de l'Égypte, à l'époque où commence une nouvelle phase humaine, couvée dans son
sein, et sortie de ses entrailles.

82
MOISE

LE PENTATEUQUE. – LA SOCIÉTÉ JUIVE. − JEHOVAH. − L’USURE.

I
Une branche infime de la famille sémitique va paraître sur la scène du monde, qu'elle envahira par
l'idée.
Les petits-fils du Chaldéen Abraham, les rejetons des douze fils de Jacob, ont formé un peuple. A la
suite d'une commotion politique ou religieuse qui ébranle l'Égypte, la multitude hébraïque en est un
jour rejetée. Pendant que d'autres proscrits vont porter aux Pélasges de la Grèce les sciences et les
arts égyptiens, les Hébreux marchent vers la Terre promise.
Celui qui guide les douze tribus, s'appelle-t-il Osarsiph ou Moïse ? est-ce un prêtre scissionnaire du
culte de la grande nation ? est-ce un enfant proscrit de la race persécutée, sauvé des eaux par la fille
d'un roi ? est-ce un sage qui a pénétré dans les temples, et étudié les mystères ?
Qu'importe le nom ? qu'importe l’homme ? Voyons l’œuvre !
Les premiers livres de la Bible sont faits avec les livres sacrés de l'Égypte. C'est une reproduction
succincte des connaissances du vieux sacerdoce. La Bible résume, en quelques pages, les traditions
antédiluviennes, et sert de lien entre le monde ancien et le monde nouveau.
Le législateur hébreu dégage l'unité divine des mythologies, et crée de toutes pièces l'unité humaine,
en établissant la filiation des races qui lui sont connues, depuis le premier homme jusqu'à Noé, et
depuis Noé jusqu'à Jacob.
Fabuleuse dans la première partie, arbitraire, ou du moins incomplète dans la seconde, sa brève
chronologie a apporté plus de confusion que de clarté dans les recherches de la science, en limitant
l'âge du monde, en entraînant dans des hypothèses incohérentes les chercheurs croyants qui
voyaient dans tous les points du Pentateuque la parole directe de Dieu.
On admet maintenant que, dans cet arbre généalogique du genre humain, les noms d'hommes
désignent une tribu ou une peuplade. Parfois même ils représentent une idée : Noé ou Noah signifie
repos. Cette légende, que l'on a prise à la lettre, est un symbole. Noé, c'est le repos après le
cataclysme, le calme qui suit les grandes crises, et pendant lequel la vie se restaure. Ce repos
réparateur, père des peuples postdiluviens, réorganise la terre, et refait la création.
Nous ne cherchons pas si les livres sacrés datent de la sortie de l'Égypte, ou de la reconstitution de
la nationalité juive, après un de ses nombreux désastres ; s'ils contiennent le texte véritable écrit par
le fondateur de la religion hébraïque, ou s'ils ont été rédigés, bien plus tard, d'après les anciennes
traditions, par le rabbi Esdras.
Nous acceptons la personnalité de Moïse. Nous admettons que le Pentateuque vient de lui ; mais
nous affirmons que Dieu ne descend pas sur la terre, pour donner aux hommes des leçons d'histoire ;
et nous n'acceptons pas plus comme des révélations divines, les traditions historiques de la Genèse,
que sa physique ou que son astronomie.
Ces réserves faites, signalons encore dans le livre du puissant législateur, l'absence du sentiment et
de l'amour ; rappelons une dernière fois que cet esprit, exclusivement pratique, n'a indiqué nulle part
l'idéal d'une vie future, et constatons maintenant l'importance de son œuvre.

II
Moïse a fait deux choses, les plus grandes qu'un grand esprit puisse concevoir et entreprendre : il a
fait une religion et un peuple.

83
Sa religion, c'est la restauration de l'unité divine, dont la théologie chrétienne a dévié 10, sous la
pression du paganisme, et dont Mahomet a repris la tradition. La loi du Sinaï a préparé le terrain sur
lequel devait éclore la sublime figure du Christ. En chassant du ciel les dieux fantastiques, pour n'y
plus laisser que Jéhovah, − terrible, il est vrai, et frappant de sa colère, même le peuple qu'il a choisi,
− le réformateur hébreu ouvrait les voies à celui qui vint dire plus tard, au nom de l'humanité en-
tière : − Notre Père, qui êtes aux cieux !
Nous disons qu'il a fait autre chose : − un peuple ? − Ajoutons, pour sa gloire, qu'il a fait un peuple
libre. Les assises de son œuvre sociale sont la liberté et l'égalité.
Moïse est surtout législateur. La société nouvelle, sortie de toutes pièces de sa tête puissante, donne
la grande mesure de son génie.
Les misères de la civilisation égyptienne ont frappé son esprit, et révolté sa conscience. Il en a vu le
fond et la cause. Il les évitera à sa nation. Les prêtres hébreux ne seront que les gardiens du temple.
Pour qu'ils ne puissent s'emparer des esprits par le prestige d'une science supérieure, la religion
n'aura point de mystères. Le dernier d'Israël, aussi bien que le grand-prêtre, connaît son Dieu.
Pour éviter que la famille à qui sont dévolus les soins du sacerdoce, prenne une importance poli-
tique, par l'accumulation de richesses arrachées à la piété des fidèles, la propriété lui est interdite.
« Les prêtres ni les lévites n'auront point de part ni d'héritage avec le reste d'Israël, parce qu'ils
mangeront des sacrifices du Seigneur, et des oblations qui lui seront faites.
Et ils ne prendront rien autre chose de ce que leurs frères posséderont, parce que le Seigneur est lui-
même leur héritage. »
Pour empêcher l'établissement d'une aristocratie civile, par la concentration de la fortune publique
dans un petit nombre de mains, le prêt à intérêt est défendu entre les Juifs ; et, tous les sept ans, les
dettes sont remises.
« La septième année sera l'année de la remise, qui se fera en cette manière : un homme à qui il sera
dû quelque chose par son ami, ou son prochain, ou son frère, ne pourra le redemander, parce que
c'est l'année de la remise du Seigneur.
Vous pourrez l'exiger de l'étranger et de celui qui est venu du dehors dans votre pays, mais vous
n'aurez point le pouvoir de le redemander à vos citoyens et à vos proches ; Et il ne se trouvera, par-
mi vous, aucun pauvre ni aucun mendiant, afin que le Seigneur vous bénisse. »
Enfin, tous les cinquante ans, c'est le jubilé, la liquidation générale, la rédemption universelle, qui
reconstitue l'égalité primitive.
« Vous sanctifierez la cinquantième année, et vous publierez la liberté générale à tous les habitants
du pays. Tout homme rentrera le bien qu'il possédait, et chacun retournera à sa première famille.
La terre, − dit Jéhovah, − ne se vendra point à perpétuité, parce qu'elle est à moi, et que vous y êtes
comme des étrangers à qui je la loue dans l'année du jubilé, tout bien vendu retournera au proprié-
taire qui l'avait possédé d'abord.
Si la pauvreté réduit votre frère à se vendre à vous, il travaillera chez vous, jusqu'à l'année du jubilé,
et il sortira après, avec ses enfants, et retournera à sa famille et à l'héritage de ses pères. »

10
Le christianisme a dévié, quoiqu'il proteste. C'est en vain qu'il a enveloppé dans les nuages sacrés du mystère sa
conception de la trinité, empruntée au brahmanisme indou. Le Père n'est pas le Fils, et le Fils n'est pas le Père. Ce
sont deux Dieux distincts, quoique unis dans le même vouloir et dans le même amour. Le Dieu absolu, le Jéhovah
des Hébreux trône au-dessus de la création, dans sa majesté mystérieuse. Pour arriver à lui, la prière des fidèles a
besoin de l'intermédiaire du Fils, plus accessible, plus humain, qui tient à l'homme par sa vie et par sa mort humaine,
et dont les mérites plaident pour nous. Il y a là, nous le répétons, dans l'esprit vulgaire et le sens commun, deux per-
sonnalités distinctes : il y a là deux Dieux. L'un, il est vrai, procède de l'autre et lui est soumis ; l'un est le Père et l'autre
est le Fils, comme dans la famille humaine : − Ô mon Père, s'écrie Jésus, dont la chair frémit un instant à l'approche du
sacrifice suprême, ô mon Père, détournez de moi ce calice amer ! − Celui qui m'a envoyé est plus grand que moi, dit-il
encore. Le Père est donc supérieur au Fils, et pourtant le Fils est Dieu. Et c'est celui-là surtout que l'humanité chrétienne
adore. La troisième personne de la trinité est incarnée dans l'Église, manifestation vivante du Saint-Esprit, infaillible,
impeccable, universelle et absolue comme Dieu même. Sans examiner ici si cette division de l'unité divine a été,
dans le passé, salutaire ou nuisible, nous constatons qu'il y a eu déviation du théisme absolu des Hé breux.
84
Quelle réaction contre le régime des castes ! Quelles précautions contre l'abus prolongé de la force,
de quelque façon qu'elle se manifeste, même par la supériorité de la raison sur la folie, de la sagesse
sur l'inconduite ! Quelle sauvegarde pour la dignité de l'homme, et la liberté de son âme !
Ces lois furent-elles longtemps appliquées ? Il est probable que l'ambition et la cupidité trouvèrent
moyen de s'en affranchir. L'établissement du régime monarchique, − que Moïse redoute pour
l'avenir, et contre lequel il prend soin de prémunir son peuple, − dut modifier profondément les
mœurs et les coutumes primitives. Les économistes modernes peuvent sourire de la naïveté de cette
utopie sociale. Le chef des Hébreux n'en a pas moins la gloire d'avoir décrété dans son code l'égalité
civile, et d'avoir prononcé cette parole, que l'Église chrétienne a rejetée : − « Il n'y aura point de
pauvres ni de mendiants parmi vous, afin que le Seigneur vous bénisse. 11 »

III
Mais, à ce grand tableau, quelles ombres !
Tout est sacrifié au peuple de Dieu. Les nations, vil bétail, lui sont livrées en pâture. Jéhovah défend
la pitié : c'est un crime puni de mort. Les races impures doivent périr, la jeune fille comme le guer-
rier, le nouveau-né comme le vieillard.
Malheur aux tribus, qui ne sachant pas que cette terre était réservée aux fils de Jacob, y ont bâti
leurs villes et creusé leurs sillons ! Il faut qu'elles tombent jusqu'au dernier homme, comme les épis
sous la faucille.
Dieu ne pouvait-il prévenir ces meurtres, effrayer ces peuples par des prodiges, et les contraindre à
se retirer dans le désert, pour laisser la place libre à la race élue ? − Le Dieu de Jésus eût fait cela :
le Dieu de Moïse préside aux massacres, quand il ne les accomplit pas lui-même.
− « Quand le Seigneur votre Dieu aura exterminé devant vous plusieurs nations, dit le
Deutéronome... quand il vous aura livré ces peuples, vous les ferez tous passer au fil de l'épée, sans
qu'il en reste un seul, et vous n'aurez nulle compassion d'eux. »
Sous cette cruauté, se décèle une crainte profonde : il ne s'agit pas seulement de prendre la terre ; il
s'agit de sauver la foi. Sans Jéhovah, ce peuple n'est rien. Ce qui le constitue, ce qui le maintiendra,
ce qui l'élèvera au-dessus des autres, c'est la croyance en un Dieu unique, en un Dieu qui est à lui,
qui n'est que pour lui, et qui, s'il est fidèle, lui donnera tout. Il faut empêcher les voisinages dange-
reux, prévenir les alliances funestes. Le contact des races idolâtres ramènerait aux cultes inférieurs
ces esprits grossiers, trop disposés à y revenir. Il ne leur est pas même permis de réduire en escla-
vage les possesseurs expropriés de la Terre promise : les esclaves pourraient corrompre leurs
maîtres. Ces nations doivent périr.
« Dieu lui-même, dit le saint livre, perdra devant vous ces peuples peu à peu, et par parties. Vous ne
pourrez les exterminer tous ensemble, de peur que les bêtes de la terre ne se multiplient contre vous ;
mais le Seigneur votre Dieu les fera mourir, jusqu'à ce qu'ils soient détruits entièrement. »
Plus tard, quand Israël aura bâti ses villes, établi sa société, affermi sa croyance, la loi implacable
s'adoucira. Les relations avec l'étranger sont alors permises ; la justice et la bienveillance sont
recommandées vis-à-vis de ceux qui viennent apporter, dans les villes saintes, leurs richesses, leurs
industries, leurs arts.
− « Vous ne ferez point de peine aux étrangers, car vous savez quel est l'état des étrangers, puisque
vous l'avez été vous-mêmes dans l'Égypte. »

11
Marie, sœur de Lazare, répand de riches parfums sur les pieds de Jésus. Judas murmure et dit : Pourquoi n'a-t-on
pas vendu ces parfums trois cents deniers, qu'on aurait distribués aux pauvres ? – « Laissez-la faire, dit Jésus, car vous
aurez toujours des pauvres parmi vous, mais moi, vous ne m'aurez pas toujours. » L'Église s'est appuyée sur cette
parole pour proclamer l'éternité de la misère. − Triste exemple de l'interprétation forcée, donnée aux plus simples mots
par l'esprit de système ! Et comment l'Église concilie-t-elle le sens absolu qu'elle a donné à ces paroles, avec cette pro-
messe si précise et si formelle : − « Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tous les biens vous seront don-
nés par surcroit. »

85
Les fils de l'Idumée et de l'Égypte établis en Judée pourront même être admis dans la famille israé-
lite.
− « Vous n'aurez point l'Iduméen en abomination, parce qu'il est votre frère, ni l'Égyptien, parce que
vous avez été étrangers en son pays.
Ceux qui seront nés de ces deux peuples, entreront, à la troisième génération, dans l'assemblée du
Seigneur. »
Mais les prescriptions libérales de la loi s'arrêtent à la cité juive ; l'étranger n'en profite pas. Si un
Juif se vend à lui, et devient son esclave, l'année du Jubilé le délivre ; quand l'étranger est esclave
d'un Hébreu, c'est pour la vie.
− « Ayez des esclaves et des servantes des nations qui sont autour de vous, étrangers qui sont venus
parmi vous, ou de ceux qui sont nés d'eux dans votre pays. Vous les laisserez à votre postérité par
un droit héréditaire, et vous en serez les maîtres pour toujours. »
Les esclavagistes chrétiens s'autorisent aujourd'hui de ce texte. Jéhovah peut applaudir ; mais que
dit le Père qui est aux cieux ?
Enfin, vis-à-vis des étrangers, l'usure est non-seulement permise, mais recommandée :
− « Vous ne prêterez point à usure à votre frère ni de l'argent, ni des grains, ni quelque autre chose
que ce soit, mais seulement à l’étranger…
Vous prêterez à beaucoup de peuples, et vous n'emprunterez vous-même de personne. Vous
dominerez sur plusieurs nations, et nulle ne vous dominera. »
La pensée secrète de Moïse se révèle ici tout entière. Il a le fanatisme de sa nation, plus encore que
le fanatisme de son Dieu. Pour lui, l’œuvre qu'il accomplit, est bien moins religieuse que politique.
Dans cette poignée d'hommes qu'il discipline et qu'il organise, il voit le germe d'un peuple qui do-
minera le monde, et non le foyer d'une lumière qui l'éclairera.
Nulle part, il ne dit aux Hébreux : « Instruisez la terre ; prêchez votre Dieu ; échauffez les cœurs ;
éclairez les âmes ! » Il leur dit d'abord : « Égorgez les peuples ! » Il leur dit ensuite : « Dominez les
nations ! »
Jéhovah n'est, pour lui, que le chef éternel et spécial d'une race qui doit être souveraine. Comme ce
Dieu est jaloux de son peuple, ce peuple sera jaloux de son Dieu. Il ne le donnera à personne ; car la
supériorité de Jéhovah sur les autres divinités implique la suprématie des Hébreux sur les autres
races. Si toutes adoraient le Dieu des Juifs, toutes seraient le peuple de Dieu ; et ce titre, avec les
biens qu'il rapporte, est la propriété d'Israël.
Mais ce but, que le fondateur de la société juive poursuit par-dessus tout, est celui qu'il ne doit pas
atteindre.
La nation orgueilleuse, égoïste, insensible, qu'il a faite ainsi, − et qui n'a pu être autre, avec une pa-
reille histoire et de tels enseignements, − n'arrivera jamais à l'empire du monde. Ce peuple qui ne se
répand que pour accaparer, et qui fait de l'usure un moyen de conquête, sera, au contraire, le jouet et
la proie des despotes et des conquérants.
Le Dieu qu'il voulait conserver pour lui seul, deviendra le Dieu de tous les autres. Un simple artisan
l'élèvera si haut, que toutes les nations de la terre pourront le voir et l'adorer. Et, en même temps,
l'arche d'alliance sera brisée. La nationalité juive qui n'a pas compris sa mission, mais qui l'a rem-
plie quand même, disparaîtra, quand son œuvre sera achevée. Les disciples du supplicié qui a voulu,
pour tous les hommes, la protection du Dieu d'Israël et la fraternité hébraïque, auront à peine com-
mencé à porter la bonne parole aux gentils, que Jérusalem sera détruite, et la Judée rayée du livre de
vie.

IV
Depuis sa mort comme nation, cette race active et patiente, courageuse et opiniâtre, offre un spec-
tacle unique dans l'histoire. Elle s'est mêlée à tous les peuples, et ne s'est absorbée dans aucun.
D'odieuses persécutions l'ont torturée, sans l'abattre ; des siècles d'oppression l'ont assouplie, sans la
briser.

86
Elle a opposé la ruse à la force, l'humilité à la violence, la haine sourde à la haine ouverte. Les
grands chemins lui étaient fermés, elle a pris les voies obliques ; n'ayant que l'or pour se défendre,
elle s'est acharnée sur l'or.
Aujourd'hui ses sommités tiennent le monde. Selon le précepte de Moïse, ils ont prêté aux nations.
Ils ont fait plus : ils nous ont communiqué leur mal héréditaire, cette fièvre du gain, qui ronge la
société moderne, jusqu'à la moelle des os. Que ne nous ont-ils donné aussi leurs vertus privées, cette
solidarité active, cette charité intime qu'ils pratiquent encore ? − Ne reprochons rien aux Juifs ! Ils
ont trop à nous reprocher !

87
LA GRECE – ALEXANDRE - ROME

Pendant que les Hébreux s'engageaient dans le désert, Cécrops, chassé de la ville égyptienne de Saïs,
arrivait à Athènes, où bientôt il succédait au roi, dont il avait épousé la fille.
D'autres Égyptiens, partant de Thèbes aux cent portes, s'établissaient en Phénicie, sous la conduite
de l'aïeul de Cadmus. Plus tard, Cadmus passait en Grèce, où il donnait à la cité fondée ou dévelop-
pée par lui, le nom de la ville qui avait été le berceau de sa famille.
Peu de temps après, arrivait à Argos un autre fugitif égyptien, Danaüs, frère du roi Sethos-Ramsès.
Danaüs, chargé de gouverner l'empire, pendant une guerre dirigée par le roi, avait tenté d'usurper la
couronne. Il dut fuir pour éviter le châtiment de sa trahison, aborda à Argos. Bientôt, comme
Cécrops et comme Cadmus, il était élevé au rang suprême, par ce peuple encore barbare, mais avide
de grandir.
Enfin, à peu près à la même époque, d'autres émigrants colonisaient le territoire de Sparte. Ceux-là
appartenaient à la famille juive, si l'on en croit les Lacédémoniens, qui prétendaient à des liens de
consanguinité avec les Hébreux.
Deux courants partaient donc d'Égypte, dans le même siècle : l'un, résumant les traditions de
l'antique sacerdoce, allait établir en Palestine le culte public de l'Être suprême, relégué jusqu'alors
au fond des sanctuaires ; l'autre portait en Grèce les germes de la civilisation, qu'Athènes, surtout,
devait développer avec tant d'éclat. Quinze cents ans plus tard, ces deux courants doivent se
rejoindre, et former le monde moderne.
A cette époque, où leur histoire commence, la religion des Grecs était encore grossière et barbare.
Jusqu'au temps d'Orphée, qui vint deux siècles après, ils pratiquaient des sacrifices humains.
A son retour d'Égypte, où il s'était fait initier aux mystères du grand culte, le philosophe Thrace fit
abolir les sauvages coutumes. Il révéla aux princes et aux grands l'existence d'un Dieu éternel, et le
symbolisme des pratiques et des légendes.
Mais l'idée pure de l'Orient était trop élevée pour ce temps, trop sérieuse pour cette race. Elle s'effa-
ça bientôt sous des fables ingénieuses qui, mêlant les dieux à l'action humaine ; personnifiant en eux
nos vertus et nos vices, nos beautés et nos laideurs ; donnant une représentation typique et vivante à
toutes nos forces et à toutes nos faiblesses, devaient stimuler l'imagination des poètes, et développer
cet art païen, ce luxe de la forme, qu'on n'a pas dépassé depuis.
Homère et Hésiode furent les pères de cette réaction contre la phase contemplative, les créateurs du
polythéisme grec. Les amours des dieux au sein du chaos, − emblèmes du mouvement des forces
matérielles qui avaient créé la vie, − furent remplacés par des amours sans allégorie. Les roma-
nesques légendes de ces divinités aux allures et aux passions humaines, se substituèrent, dans les
temples, aux hymnes savantes d'Orphée.
Cette époque, nous l'avons dit, institua l'art, stimulé par tous les caprices de cette fantaisie, tantôt
puérile, tantôt grossière, tantôt charmante.
De temps en temps, des consciences élevées protestaient. Pythagore rapportait, de ses longs voyages,
la science de l'Asie, et les vérités morales et religieuses des premières révélations. Il fondait une
grande école, et travaillait ardemment à la réforme des mœurs et des idées. Mais le peuple tenait à
ses fables, et les prêtres vivaient de leurs dieux. Pythagore périt, avec la plupart de ses disciples,
dans un horrible incendie, dont les détails sont restés un mystère.
Plus tard Socrate, condamné pour le même crime, buvait la ciguë.
Mais bientôt l'idée philosophique va jaillir de toutes parts, ébranlant le polythéisme des poètes, qui
se sent chanceler, et n'a plus l'énergie de se défendre. Platon, dans son style séduisant, élève l'idéal
de l'âme bien au-dessus des dieux vulgaires. Aristote, procédant par l'observation et par l'analyse,
découvre la logique de la nature, qui lui révèle, dans l'intelligence suprême, la logique de la pensée.
Son élève, Alexandre le Grand, − le seul conquérant qui eût peut-être mérité ce nom, s'il n'eût terni,
par son orgueil et ses folies, l’éclat de ses premières années, − va tenter sa belle chimère de l'unité
88
humaine, gouvernée par la philosophie. Sa promenade militaire à travers le vieux monde, est plutôt
un voyage intellectuel qu'une sanglante incursion. Les soldats ouvrent la route que les savants
explorent. Le quartier général de l'expédition est à Athènes, où le conquérant envoie à Aristote les
idées qu'il recueille sur son chemin.
Le héros macédonien inaugure une ère nouvelle, en reliant l'Orient et l'Occident, dont les courants
intellectuels vont se mêler. I1 fonde Alexandrie, sorte de ville neutre où viendront affluer les
conceptions de tous les peuples, l'intuition de toutes les races ; où vont éclore les derniers systèmes
philosophiques qui dissolvent le monde païen ; où, trois siècles plus tard, s'élaboreront les dogmes
du christianisme moderne, mélange du génie hébraïque, de l'idéalisme grec exprimé par Platon, du
mysticisme de l'Inde, et du dualisme iranien, dont la doctrine nouvelle rétrécira les formules.
Pendant ce temps, Rome s'assoit sur ses sept collines, et s'assimile peu à peu l'Italie. Bientôt la
destruction de Carthage lui assurera l'empire des mers ; et la conquête de la Grèce fera affluer, dans
la métropole du monde, l'art et la philosophie, qui suivront les légions victorieuses, et s'infuseront
partout.
La politique sceptique de Rome admet indifféremment tous les dieux, dans ce bazar religieux,
qu'elle appelle son Panthéon. Elle accélère la ruine des vieilles croyances, et la décomposition mo-
rale des âmes. L'anarchie se fait dans les esprits et dans les cœurs. Le stoïcisme recueille les épaves
de quelques consciences ; mais sa sagesse austère et savante passe au-dessus des masses, qui de-
mandent surtout des consolations et un espoir.
Le consolateur va venir. L'espérance va se formuler. Protestation sublime du petit contre le grand,
du faible contre le fort, de l'esclave contre le maître, l'opprimé va se faire, de ses longues tortures,
des titres de noblesse, au livre d'or des cieux. Le gibet du Fils de l'Homme remplacera, sur l'autel, le
dieu des puissants qui tenait la foudre ; et, dans la personne du grand Supplicié, l'humanité souf-
frante, mais rassurée, va glorifier ses douleurs, et diviniser ses misères.
Avant de contempler, par-dessus dix-huit siècles, la figure rayonnante qui opère ce prodige,
reculons encore de mille ans en arrière ; et allons entendre proclamer l'égalité humaine, sur le sol où
les Brahmanes avaient, par un dogme immuable, décrété l'éternité de l'oppression.

89
BOUDDHA

SA NAISSANCE. − SA DOCTRINE. − SES DISCIPLES.

Il n'y a pas longtemps que le nom de Bouddha ne représentait pour nous qu'une idole grotesque,
taillée par le ciseau dégénéré d'un artiste chinois. Les études modernes ont dégagé cette belle
personnalité des brouillards qui l'enveloppaient. Le grand réformateur indou, Sakya-Mouny, adoré,
depuis bientôt trois mille ans, sous le nom de Bouddha, par un quart de la population du globe,
commence à prendre rang en Europe, parmi les gloires qui ont élevé l'idéal de l'humanité.
Son véritable nom est Siddarata. Au temps où il vécut, et depuis bien des siècles déjà, l'Inde était
divisée en royaumes, courbée, à la fois, sous le joug intellectuel des Brahmanes, et sous le sceptre
brutal de despotes absolus, qui se dévoraient entre eux.
Des révolutions fréquentes changeaient ses dynasties. Un parricide mettait sur le trône du père un
fils, que son fils détrônait à son tour. Le plus faible devenait le tributaire du fort, et l’assistait dans
ses luttes. − Telle fut plus tard l'Europe, quand les barbares se furent partagé les tronçons de
l'empire romain, et, pendant des siècles, au jeu sanglant des trahisons et des guerres, s'en disputèrent
les dépouilles.
Siddarata était fils d'un de ces rois. Sa mère, que l'Inde idolâtre n'a pas divinisée, s'appelait Maya,
un doux nom qui ressemble à Marie. Son père, Souddohana, était roi de la province de Kapila.
D'après la légende indoue, il fut conçu sans péché, et enfanté sans douleur. Dès son enfance, il éton-
nait les docteurs de la loi brahmanique, par ses réflexions profondes. Des sages et des rois, avertis
de sa naissance miraculeuse, étaient venus adorer son berceau. Ces ressemblances dans la partie
merveilleuse de l'histoire des deux réformateurs divinisés, font supposer que quelques points des
traditions bouddhistes furent appliqués à Jésus, par les auteurs chrétiens des premiers siècles 12.
Comment ce prince, élevé au milieu des splendeurs d'une cour orientale, par des guerriers
orgueilleux et des prêtres plus orgueilleux encore ; habitué, dès l'enfance, à regarder comme vile et
impure la foule passive des castes serviles, qui se prosternait sur son passage ; comment ce fils de
roi, héritier du trône, se prit-il tout à coup d'un tel mépris pour sa grandeur, d'une si profonde pitié
pour ces races avilies, qu'à l'âge où les passions étouffent la raison naissante, il renonça à la
couronne qui devait lui appartenir, et quitta la demeure royale, pour aller méditer, dans la solitude,
sur le moyen de guérir ces plaies, et de sauver ces âmes ?
Celui qu'il interrogeait, lui parla-t-il dans le désert ? Le souvenir d'un monde où il avait vécu dans la
justice, se révéla-t-il peu à peu dans les méditations de son esprit ? − Qui peut savoir comment
s'élaborent, comment s'éclairent ces grands cœurs ?
A trente-cinq ans, la phase de recueillement était accomplie : la lumière s'était faite ; l'idée était
mûre. Il reparut au milieu des hommes. Mais ce n'était plus Siddarata ; ce n'était plus le fils de roi ;
c'était Sakya-Mouny, l'anachorète inspiré, le réformateur doux et austère, relevant, au nom du
Créateur, la dignité de la créature, et proclamant l'égalité des âmes devant Dieu, et la prééminence
de la vertu sur les distinctions humaines.
La foule des déshérités s'empressa autour de lui, pour recueillir sa parole. Par conviction ou par
politique, des rois se firent ses protecteurs. Cette protection empêcha-t-elle les Brahmanes d'arrêter,

12
La légende de Christna ou Christnen, huitième incarnation de Vichnou, a des rapports encore plus frap pants avec
celle du Christ. − Christna naquit, pendant la nuit, dans une grotte où il y avait une ânesse. Sa mère était une vierge ;
et, aussitôt après sa naissance, il fut adoré par les esprits célestes et par les bergers du voi sinage. Le roi du pays, qui
voulait le faire périr, le chercha de tous côtés ; mais le père et la mère de Christna le dérobèrent à ces violences en
prenant la fuite. − C'est ainsi que se sont transmises, de peuple à peuple, les traditions du passé.

90
au début, la secte naissante ? Leur puissance s'était-elle affaiblie au milieu des discordes publiques,
ou méprisèrent-ils ce mouvement, dont ils ne comprirent pas d'abord l'importance ? − Le novateur
n'attaquait pas l'autorité des Védas ; mais il ébranlait l'édifice brahmanique, en détruisant les
barrières qui séparaient les castes. Il admettait jusqu'aux races étrangères, dans la grande famille
dont il était le créateur ; et recrutait dans tous les rangs, et chez tous les peuples, les ministres de son
culte, en n'exigeant d'eux que la supériorité du cœur.
Sakya-Mouny parvint à une vieillesse avancée, et continua ses prédications jusqu'à sa mort.
Chassés de l'Inde après des luttes séculaires, ses adorateurs répandirent leur foi parmi les tribus
farouches de la haute Asie, dont ils adoucirent les mœurs. Ils convertirent à leur culte presque toute
la race jaune. La Chine accepta, sous le nom de Foë, ce Dieu fait homme, ce Bouddha, dernière
incarnation de la divinité indoue.
Le fondateur du bouddhisme n'a rien écrit. Après sa mort, ses disciples rédigèrent un corps de
doctrine ; mais, en traversant ces intelligences diverses, la parole du maître dut subir des altérations.
Des sectaires fanatiques exagérèrent ses principes ; des enthousiasmes déréglés en faussèrent
l'application.
Pour réagir contre l'appétit des jouissances, il avait prêché le désintéressement et le sacrifice ; le
mysticisme oriental poussa cette prescription jusqu'à la folie, et les Siméon-Stylite du bouddhisme
affluèrent partout. La doctrine du renoncement fut poussée à un tel excès, que le vrai croyant n'aspi-
ra plus qu'à se dépouiller de sa personnalité même. L'absorption complète en Dieu, l'anéantissement
absolu du moi humain dans l'unité divine, fut le suprême idéal de ces ascètes qui se détachaient de
l'humanité, pour s'abîmer à l'avance dans une contemplation stérile, sans songer que celui qu'ils pre-
naient pour modèle et pour guide, avait eu une vie toute de travail, de dévouement actif, et de su-
blimes efforts.
Le bouddhisme a été impuissant à empêcher la dégradation morale de la Chine. Depuis longtemps,
ceux qui l'enseignent, ont perdu la chaleur et le rayonnement ; la foi leur manque. Le sensualisme le
plus abject corrompt les âmes autour d'eux, et leurs psalmodies n'arrêtent pas la gangrène. La vie
s'est retirée de leur culte ; ils n'en ont conservé que les superstitions et les pratiques matérielles,
qu'ils matérialisent encore. Dans les lamaseries du Thibet, qui est la Rome chinoise, les prêtres ont
inventé une machine à prières. Un engrenage déroule le chapelet sacré, aux heures prescrites par la
discipline ; les litanies se débitent toutes seules, pour le compte de l'indolent béat, qui regarde les
versets passer. Mais que demande Bouddha ? − Que le chapelet s'égrène !
Ô réformateurs divins, est-ce là ce que vous avez demandé ?

91
JESUS

SA PAROLE. − SA LÉGENDE. − MIRACLES ET MYSTÈRES. − LA RÉDEMPTION. − LA


CHUTE. − LA MORT FÉCONDE.

I
La grande figure de Jésus termine l'âge ancien, en proclamant l'unité morale de l'espèce humaine :
− Vous êtes tous frères, vous êtes tous un !
C'est la parole vraiment nouvelle ; c'est la révélation suprême, que nulle autre ne dépassera.
Pour bien la comprendre, et surtout pour la réaliser, il faudra une longue suite de siècles.
Qu’importe ! Cette idée simple et immense est entrée dans le cerveau de l'humanité ; elle n'en
sortira plus, et s'étendra lentement.
Chaque peuple avait ses dieux qui exprimaient ses désirs et ses haines, idéalisaient ses désirs et ses
instincts, résumaient ses puissances. Ces religions partielles, plus ou moins clémentes, plus ou
moins barbares, avaient groupé des races, créé des nationalités, fondé des civilisations, établi des
empires. Mais les agglomérations humaines, réunies chacune autour de ses prêtres, se ruaient les
unes sur les autres, au nom de leurs dieux plus hostiles entre eux que les hommes eux-mêmes ; et,
souvent, dans le sein d'une nation, des sectes fanatiques, divisées pour des chimères, noyaient, dans
des flots de sang, leurs stupides fureurs.
Pendant la première période de l'ère chrétienne, − période qui n'est pas finie, − on voit se renouveler
ces hécatombes. Le sang des vieux âges n'a pas perdu son âcreté farouche, dans les veines de l'hu-
manité ; et les ministres du nouveau culte, qui ont revêtu la livrée du Christ, sans se pénétrer de son
esprit, continuent, presque dans les mêmes formes, les errements des anciens sacerdoces.
Jésus n'est pas responsable de ces meurtres. Il n'a pu supposer que les disciples de sa foi broderaient
sa croix sur des drapeaux de guerre, et égorgeraient en son nom. I1 a défendu à Pierre de se servir
de l'épée. Si les successeurs de saint Pierre ont violé la loi du maître, que le sang versé retombe sur
eux, et n'éclabousse pas le front sans tache ! que la fumée grasse de leurs bûchers n'obscurcisse pas
son auréole ! qu'ils cessent de le dénoncer comme leur complice ! L'humanité nouvelle leur aban-
donne Siva, Teutatès, Moloch, Baal, Jehovah même ; mais elle revendique Jésus.

II
Nous ne savons pas d'où viennent les Évangiles. Dans les discussions, savantes ou subtiles, qu'ont
soulevées les quatre récits adoptés par l'Église, dans les volumes de dissertation qui les attaquent ou
les défendent, nous avons cherché une certitude ; nous ne l'avons pas trouvée, et nous nous sommes
dit : − A quoi bon ?
La personnalité de Jésus est affirmée par sa grandeur même. L'humanité de son temps n'était pas
capable de concevoir un type aussi pur, ni de le développer d'une manière aussi complète ;
l'humanité de ce temps-ci ne le pourrait pas encore. Les premiers chrétiens ont dû le connaître, tel
que les souvenirs ou les traditions le racontent ; car ils n'auraient pu l'inventer.
Unité de l'homme avec les hommes par la chair et par l'esprit, unité des hommes avec Dieu par
l'amour : voilà sa loi, simple et profonde. La fraternité pour principe, la charité pour moyen,
l'harmonie pour but, toute la science de la vie présente et future est là. On la développera ; on la
complétera ; on étudiera cette grande unité à tous ses degrés, et sous toutes ses faces. L'astronomie
découvrira le lien qui rattache les mondes ; la physique, la chimie, la physiologie, l'analyse des
organismes et des vies établiront la chaîne des êtres, la réciprocité des fonctions, la dépendance
mutuelle des existences ; les sciences philosophiques et morales démontreront la solidarité des âmes,

92
non moins réelle, non moins étroite que celle des corps ; la conception panthéistique, vraie dans sa
base, fausse dans ses conséquences, reprendra aux Indous l'unité de la substance, c’est-à-dire l'unité
absolue de l'universelle et éternelle création : tout cela est en germe dans la formule du Christ, qui
est venu révéler le sentiment, et non la science ; tout cela aboutit à cette conséquence morale, à cette
suprême destinée : − l'amour, qui relie tout !
« − Aimez-vous les uns les autres, et aimez Dieu par-dessus toutes choses ! Vous êtes tous frères,
vous êtes tous un. Dieu est le père commun, en qui tout s’unifie ! »
Voilà le Verbe éternel, le sentiment vrai, l'axiome impérissable. Les grandeurs de la pensée n'iront
jamais au-delà. L'humanité est chrétienne ; elle le sera toujours ; elle le sera de plus en plus. Elle ne
peut être autre chose, à moins de retourner en arrière. En rejetant ce nom, la protestation moderne
dépasse son but, et se ment à elle-même. Elle est plus chrétienne que ceux qu'elle attaque ; mais elle
a le tort d'identifier Jésus avec l'Église. Depuis longtemps, il n'y est plus.

III
Avant lui, des philosophes, des moralistes, sont venus. Réagissant au nom du bon sens contre des
religions absurdes, au nom de la justice contre des abus monstrueux, ils ont formulé des maximes
qui se retrouvent dans l'Évangile ; et l'on a dit que Jésus n'avait rien enseigné de nouveau.
Nous avons cité la plupart de ces hommes ; nous leur avons rendu justice ; nous la leur rendons
encore. Dans le ciel de l'humanité, Manou, Confucius, Zoroastre, Moïse, Orphée, Pythagore,
Socrate, Zénon et quelques autres brillent, de loin, comme des étoiles. Mais, si nous voyons leur
lumière, nous ne sentons pas leur chaleur. Aucun d'eux ne s'est levé comme un soleil qui embrase.
Ils ont éclairé la tête du genre humain ; ils n'en ont pas réchauffé les entrailles. Ils n'ont pas révélé le
grand amour.
− Paternité divine, fraternité humaine, − cette affirmation si claire, si complète, si formelle dans
Jésus, cette base inébranlable et inattaquable, sur laquelle s'échafaudera la société future, manque à
leurs préceptes et à leurs dogmes. La doctrine des mages, la plus pure, la plus sainte de toutes, est
encore la religion d'un peuple, et non le culte de l'humanité. Comme Moïse et Mahomet, Zoroastre
tue, au nom de son Dieu.
Toutes ces lueurs sont des reflets de la révélation primitive. Ces sages sont des hommes d'étude, qui
remontaient à la source oubliée. Jésus n'a puisé que dans son âme. Il est mort, ayant fini son œuvre,
à l'âge où les autres commençaient à peine à chercher.
Et, comme il a tout puisé dans son âme, il a tout répandu avec son cœur. Sa vie entière est un
rayonnement d'amour. Voilà sa force sublime : il aime ! Voilà son autorité éternelle il prescrit
d’aimer ! − Aimez-vous les uns les autres ; c'est la loi et les prophètes !
D'autres avaient dit : − Ne faites pas le mal que vous ne voudriez pas qu'on vous fît ; faites le bien
que vous souhaitez qu'on vous fasse − Jésus a dit bien autre chose ; il a dit : − Aimez-vous !
On lui oppose Socrate. Socrate est une raison qui proteste ; ce n'est pas un sentiment qui s'affirme.
La révélation primitive ne parlait que de la puissance mystérieuse qui produit et alimente la vie.
Moïse avait rapproché de l'homme cette puissance inaccessible ; mais il en avait fait une force hu-
maine, brutale, égoïste, farouche, vindicative et cruelle, telle que les générations de ce temps pou-
vaient concevoir la force. Jésus a placé l'humanité dans le sein de Dieu, comme l'enfant dans le sein
d'une mère. Il a établi, entre la création et le créateur, une seule et même vie, par l'éternelle commu-
nion de l'amour.
Nous avons mis en regard Bouddha et Jésus. Le libérateur indou, quelque grand qu'il soit, est infé-
rieur au Christ. Il a corrigé le passé ; mais Jésus a fondé l'avenir. Le fils de roi a surtout senti la pitié,
qui est une nuance de la charité ; le Fils de l'Homme a compris la charité, dans toute son ampleur
divine.
− « Quand même je parlerais la langue des anges, dit saint Paul, développant la parole du Maître ;
quand même j'aurais le don de prophétie, et que je connaîtrais tous les mystères et toutes les
sciences ; quand même j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes ; quand même je dis-

93
tribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres ; quand je donnerais tout mon corps pour
être brûlé, si je n'ai pas la charité, je n'ai rien. »
Et c'est ce même saint Paul, qui refuse à dieu la charité qu'il prêche aux hommes ; c'est lui qui pré-
tend que le Père suprême endurcit ceux qu'il lui plaît d'endurcir ! »
Ô saints, Paul, Augustin, Thomas d'Aquin, noms vénérables et vénérés, à travers vos grands écrits et
vos bonnes œuvres, quelle funeste erreur s'est glissée ! Ne sachant pas concilier la souffrance avec
la bonté de Dieu, ni l'inégalité avec sa justice, vous avez troublé nos raisons et nos cœurs, en vous
efforçant de nous faire croire que la justice pouvait être inique, et la bonté cruelle ; et vous avez fait
dire à Pascal, un de vos meilleurs génies, cette parole incroyable : « La seule religion qui paraît
d'abord contraire au sens commun, est la seule qui ait toujours été. »
Pascal s'est trompé. Le vrai, c'est le simple ; les absurdités viennent des complications dont on l'en-
toure. Dans la doctrine de l'Évangile, il n'y a rien d'absurde : c'est la lumière de la raison, en même
temps que celle du cœur. Les préceptes, les paroles, les instructions de Jésus, sa sublime prière, ses
paraboles profondes ou touchantes, tout ce qui procède directement de lui, est simple, limpide, lo-
gique, divin.
Là où ce n'est plus le Maître qui parle, mais le disciple qui narre ; quand la formule fait place à la
légende, la lumière s'obscurcit ; et les contestations commencent.
Lorsque Jésus enseigne, on nous dit : − Écoutez ! − Quand l'écrivain raconte, on nous dit : −
Croyez !
C'est que l'un est la parole divine ; l'autre, la parole humaine. La première porte en soi son autorité
et son évidence. Pour convaincre, il lui suffit de paraître, c'est-à-dire de se formuler. La seconde
s'impose par la pression morale ou par la force matérielle, parce qu'elle n'a pas l'autorité en elle-
même. Si l'évidence physique ou logique lui fait défaut, il faut qu'elle s'efface, ou qu'elle ordonne à
la raison d'abdiquer.
Ce que la théologie nous prescrit de croire, ce qu'elle nous défend d'examiner, ce n'est pas le senti-
ment, ce n'est pas la morale, ce n'est pas la révélation directe de Jésus ; ce sont les affirmations pu-
rement humaines, les récits qu'elle accepte, les interprétations qu'elle impose, les miracles qu'elle
reconnaît, les mystères qu'elle proclame : c'est, en un mot, le surnaturel.
Encore une question violemment débattue, et qui divise les âmes en deux camps inconciliables.

IV
− Dieu peut-il faire des miracles, sans se contredire lui-même, c’est-à-dire sans transgresser les lois
de la vie, qui sont son œuvre, selon les uns ; qui, selon d'autres, font partie de son être ? −
Sans entrer dans cette discussion métaphysique sur l'essence divine, nous admettons l'idée la plus
répandue et la plus intelligible les lois naturelles sont l’œuvre de Dieu.
− Il est tout-puissant, disent les partisans du miracle ; donc il peut, à son gré, déroger aux lois qu'il a
établies.
− Il est la toute-puissance et la perfection absolue, disent les adversaires du surnaturel ; donc les lois
qu'il a faites doivent être les meilleurs possibles. Elles sont éternelles ; elles sont universelles ; elles
sont immuables. Elles embrassent tous les effets et toutes les causes ; elles régissent tous les phé-
nomènes, physiques, moraux, intellectuels. Supposer qu'à un moment donné, Dieu a besoin de dé-
roger à ses lois pour agir sur la création, c'est supposer que ses lois sont imparfaites. Nier la perfec-
tion de l’œuvre, c'est nier la perfection de l'ouvrier. Le surnaturel est la négation de Dieu.
Nous sommes de cet avis.
Mais il est évident que, si les miracles existent, tous les raisonnements sont renversés par la
puissance du fait. L'esprit humain n'a ni le droit, ni le pouvoir de les rejeter.
Il est certain, d'autre part, que, s'il n'y a pas de surnaturel, il faudra, tôt ou tard, que la religion s'en
passe. On aura beau forger des romans, inventer des prodiges ; un jour viendra où la raison proscrite
recouvrera son droit de cité, et chassera les fantômes qui usurpent sa place.
Y a-t-il des miracles ? Voilà la vraie question.

94
V
Divisons d'abord en deux catégories les faits réputés miraculeux : ceux qui peuvent être soumis à
l'examen de la science et au contrôle de la raison ; ceux qui, provenant d'une simple affirmation
dénuée de preuves physiques, historiques, ou logiques, repoussent tout examen et tout contrôle.
Les premiers relèvent de la physiologie ; de la psychologie, des sciences physiques et morales. Ils
peuvent être contestés par des esprits circonspects ou prévenus ; mais, s'ils sont réels, ils pénètrent
tôt ou tard dans le champ de l'étude sérieuse, et prennent place parmi les phénomènes inexpliqués,
dont on cherche la loi.
Les seconds sont en dehors de l'exploration humaine. Ils restent dans le cercle de l'idéalité pure, et
appartiennent exclusivement au domaine religieux. Le dogme les impose ; la foi les accepte ; l'intel-
ligence les subit. Toute recherche est non-seulement interdite, mais inutile. La certitude est impos-
sible. Il faut croire. Le doute même est un crime ; et le doute venant de la raison, la raison a été
écartée.
Nous nous expliquerons sur ces mystères. Occupons-nous d'abord des miracles matériels, qui
occupent une si grande place dans la légende chrétienne.

VI
A ceux-là, comme aux autres, les preuves réelles font défaut. Les légendes des saints, produit des
rêveries du moyen âge, échappent à tout contrôle historique ; et même les plus simples miracles de
Jésus peuvent être mis en doute ; car les récits évangéliques manquent des conditions qui établissent
la certitude, et appartiennent à l'appréciation du philosophe, plutôt qu'à celle de l'historien.
Nous croyons pourtant qu'il y a eu des miracles, c'est-à-dire des faits qu'on a qualifiés de ce nom.
Avant que les lois physiques fussent connues, un grand nombre de phénomènes naturels ont pu être
considérés comme des prodiges, dus à l'action directe et arbitraire d'êtres supérieurs, secourables ou
malfaisants. Les sauvages se prosternent devant les éclipses, et l'apparition d'une comète ou d'un
météore est encore regardée, par nos populations ignorantes, comme un signe de Dieu. Si l'on tient
compte des exagérations populaires, des interprétations d'un clergé superstitieux ou habile, on aura
le secret de bien des fables, dont la base réelle est un fait incompris.
Un autre ordre de phénomènes a dû nourrir aussi les superstitions du passé.
Il y a dans l'être humain une force, encore mal définie, qui ne se manifeste qu'exceptionnellement,
et dont on constate les effets, sans en comprendre la loi.
Cette force intime, qui participe à la fois de l'instinct et des hautes facultés de l'âme, a fourni, dans
toutes les époques, des sujets d'étonnement, de terreur et d'enthousiasme, aux crédulités séculaires.
On nie en vain l'authenticité des traditions qui les racontent, la fidélité de l'histoire qui, çà et là, les
mentionne ; comme un défi porté à notre époque sceptique, des faits contemporains reproduisent les
faits du passé.
La science ferme les yeux pour ne pas les voir ; mais le magnétisme déguisé vient frapper à sa porte,
sous un nom d'emprunt, et l'orthodoxie académique, acceptant cette concession dérisoire, admet
l'hypnotisme dans son sanctuaire.
Toute part faite aux amplifications naïves ou intéressées, qui sont de toutes les époques, − y compris
la nôtre, − ce qui se passe aujourd'hui donne la mesure de ce qui s'est passé autrefois. Il n'y a pas eu
seulement des charlatans et des imposteurs, imposant des prodiges simulés à la crédulité des foules ;
il y eut des hommes réellement doués de facultés surprenantes, de perceptions insolites, de puis-
sances extraordinaires, que tous ont en germe sans doute, mais dont l'épanouissement dépend de
conditions organiques que nous ne connaissons pas.
Ces phénomènes étranges de la foi, du désir, de la volonté, ces guérisons merveilleuses dues à un
attouchement, à une parole, à un regard, entreront bientôt, malgré l'opposition des savants, dans le
domaine de la recherche positive. L'histoire de la science est pleine de ces résistances obstinées, qui
tombent tout à coup, étonnées et confuses, devant l'évidence. Les conciles du savoir officiel, quel
que soit l'orgueil de ses grands prêtres, ne jouissent pas de l'infaillibilité que s'attribuent les conciles
95
de la foi. Quelque temps encore, et la porte qui s'est ouverte pour une branche de ce phénomène à
faces multiples, s'ouvrira pour toutes les autres. Comme l'électricité terrestre qui circule maintenant,
docile et assouplie, transportant nos messages sur ses fils aimantés, l'électricité humaine nous livre-
ra bientôt la loi de ses courants mystérieux.
Jésus dut être doué, plus que tout autre, de cette force secrète qui résulte surtout de la puissance de
la volonté, et de l'intensité des désirs. Le prestige naturel qui l'entourait, la séduction de ses regards
et de ses paroles, la chaleur communicative, la bonté toute divine qui rayonnaient de lui, devaient
disposer les corps et les âmes à l'influence de ces effluves magnétiques, dont l'action est
proportionnée à la foi qui les émane.
Jésus a fait des miracles ; et, dans sa pensée, comme dans la pensée de tous, c'étaient bien des
miracles. L'enthousiasme des uns, la crédulité des autres, l'imagination qui grossit tout, le besoin de
prouver la divinité du Maître pour faire accepter sa doctrine, purent donner à ces faits merveilleux
des proportions exagérées ; mais une partie de sa légende est véridique sur ce point.
Nous avons signalé les prodiges qui relèvent de la science ; parlons maintenant de ceux qui ne
relèvent que de la foi.

VII.
L'Église, s'autorisant d'une parole de l'Évangile qu'elle interprète elle-même, s'est proclamée
infaillible, comme l'Être suprême. Elle n'a pas besoin de prouver ; elle affirme, et l'on doit croire.
Nous avons dit que nous n'écrivions pas ce livre pour ceux qui nient l'existence de Dieu. Nous ne
l'écrivons pas non plus pour ceux qui croient à l'infaillibilité de l'homme.
Composée d'hommes qui participent de l'ignorance et de l'imperfection humaines, l'Église prétend
exprimer dans son unité, le souverain savoir et la perfection absolue, ce sophisme mystique nous
dépasse. Il n'y a pas de théologie qui puisse nous le faire accepter.
Au milieu du naufrage universel, l'Église a sauvé l'idée chrétienne, dans sa nef puissante. Nous
reconnaissons le service qu'elle a rendu, à travers bien des erreurs, bien des fautes, bien des cruautés,
bien des crimes, inexplicables, si on la suppose infaillible ; compréhensibles et excusables, si l'on
admet que ces générations d'hommes ont eu leur part des faiblesses humaines ; − mais nous nions
l'infaillibilité dogmatique des conciles qui ont affirmé l'arbitraire divin et l'éternité des peines,
comme nous nions la justice qui a brûlé Jean Huss, et la science qui a condamné Galilée.
L'infaillibilité de l'Église n'est pas moins surnaturelle que le surnaturel dont elle est la seule preuve
et l'unique base. La théologie a étayé ses mystères sur un mystère ; mais qu'importait la fragilité du
point d’appui ? On avait défendu à la raison d’examiner.

VIII
Le bénéfice de l’unité de croyance obtenue à ce prix, pendant quelques siècles, vaut-il le sang qu'on
a répandu pour la maintenir ?
Proscrire la raison du domaine religieux, c'était lui fermer toutes les voies ; car l'orthodoxie ne se
bornait pas à affirmer les mystères du dogme ; elle avait aussi une science révélée, et cette science
faisait corps avec la religion. Chercher au-delà, c'était attaquer Dieu même. Aussi les bûchers ne
s'allumèrent-ils pas seulement pour les hérétiques de la foi, mais pour les hérétiques de la science.
Cette implacable compression de la pensée amena une nuit intellectuelle, qui se prolongea jusqu'à la
double explosion du protestantisme et de la renaissance.
Cette nuit était-elle nécessaire pour pétrir les masses diverses qui s'étaient abattues sur les débris de
l'empire romain ; pour amalgamer et fondre, en un tout compact, dans une unité nouvelle, ces races
barbares qui apportaient un sang vivace aux veines épuisées de la civilisation des Césars ?
Quand la nuit a ramené l'heure du repos, tout ne dort pas dans l'homme. Les organes internes, char-
gés de réparer les forces et d'alimenter la vie, profitent de l'inaction de l'intelligence, pour accomplir
sans trouble leur trait mystérieux. C’est surtout pendant le sommeil de la pensée et
l’engourdissement du cerveau, que les substances nutritives s'élaborent ; que les sucs se distillent ;
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que le sang se renouvelle. De même, peut-être, ce travail d’assimilation qui retrempait l'Europe dans
une nouvelle sève, avait-il besoin, pour s'accomplir, du sommeil de l'esprit.
Peut-être les mystères, les miracles, tous les points merveilleux du nouveau dogme, étaient-ils
indispensables pour agir sur les foules ignorantes ; pour faire pénétrer peu à peu dans leur cœur le
sentiment chrétien, si opposé aux idées brutales du vieux monde. Peut-être, si la discussion eût été
permise, Si le doute n'eût été proscrit, le fond aurait-il été emporté avec la forme ; et ces guerriers
farouches, sans discipline et sans frein, qui, tout en se proclamant chrétiens, ont déjà commis tant de
crimes, se seraient-ils livrés à un désordre bien autrement épouvantable, si la grande figure du Dieu
crucifié n'eût plané dans leur ciel.
Rendons justice à ce que nous combattons aujourd’hui ! autant la doctrine de Jésus est supérieure à
toutes les doctrines religieuses au passé, autant le surnaturel dont on l'a enveloppée est supérieur
aux mystères des autres cultes.
Étant donné que les peuples ne pouvaient recevoir encore la vérité simple et dogme de la rédemp-
tion est la plus belle conception religieuse qu'ait produite l'humanité.
Admettons un moment la chute, idée fausse et impie, sur laquelle il repose ; et voyons jusqu'où peut
monter le sublime, dans l’erreur !

IX
« D'après la légende biblique, la désobéissance d'Adam a offensé Dieu. L'homme s'est fermé le ciel ;
il est devenu la proie du mal. Conçu dans le péché, il naît dans le péché ; il vit dans le péché ; il
meurt dans le péché. Rappelons-nous que Celui qui l'a condamné, c'est le Jéhovah de Moïse, qui
punit de mort.
L'humanité ne peut se racheter elle-même. Elle ne peut offrir ses souffrances à Dieu ; car ses
souffrances ne sont pas un mérite. Il n'y a de méritoire que ce qui est volontaire ; et elles lui ont été
imposées. − Le dogme ancien n'admet pas que l'expiation purifie ; le dogme moderne maintient
encore, pour les réprouvés, l'éternité des peines ; comme la loi pénale, toujours conséquente avec la
pensée religieuse, maintient la peine de mort.
Il faut pourtant que la malédiction s'efface.
Il faut rouvrir les portes du ciel, donner une espérance à l'âme, une sanction à la vertu, une couronne
au martyre. Mais comment apaiser le juge terrible ? Quelle réparation peut égaler l’offense, quand
c'est la majesté suprême qui a été outragée ? Comment l'homme, vil et impur, pourra-t-il tirer de sa
corruption l'hostie sans tache, qui doit le relever de sa chute ?
Problème insoluble ! dilemme effrayant ! L'homme ne peut rien pour se racheter ; Dieu ne peut
pardonner, s'il ne se rachète.
La doctrine nouvelle a tranché la question par une audace remarquable. Elle a repris à l'ancienne
métaphysique la conception de la trinité divine, qui envisage Dieu sous trois aspects, et que Moïse
avait soigneusement écartée, pour enlever tout prétexte à l'idolâtrie. Ces trois aspects de Dieu,
puissance, amour, intelligence, devinrent, dans la théologie chrétienne, trois personnes distinctes : le
Père, le Fils, le Saint-Esprit. Et, alors, la seconde personne divine descendit sur la terre ; et, tout en
restant Dieu, se fit homme, sans participer aux souillures humaines.
L'hostie sans tache était trouvée. La grandeur de la réparation égalait la grandeur de l'offense,
puisque c'était Dieu qui s’offrait en holocauste à lui-même, pour l’humanité.
C'était difficile à comprendre par la raison mais la raison s'incline devant les mystères. C'était
magnifique de tendresse et plein d'émotion pour le cœur, et l'on prend les masses par le cœur.
Les peuples ne comprirent qu'une chose : l'immense sacrifice du Père, l'immense dévouement du
Fils. L'étonnement, l'admiration, la reconnaissance furent les liens nouveaux qui rattachèrent au
Créateur les âmes attendries. Les plus farouches furent émus par cette grande légende ; les femmes,
qui jouent un rôle si important dans le poème chrétien, en furent surtout charmées ; et, devant le
Dieu de Clotilde, le fier Sicambre baissa la tête. »
Tel est le dogme de la rédemption, dans sa touchante majesté. Il a renversé l'idée que les peuples
avaient conçue de la divinité, et mis fin aux sacrifices puérils ou barbares. Jusqu'alors, c'étaient les
97
hommes qui sacrifiaient à Dieu : lui supposant leurs besoins, ils lui avaient offert des fruits, du pain,
du sel, puis des animaux sanglants ; plus tard, lui prêtant leurs colères, ils lui avaient immolé des
hommes. Dans la religion nouvelle, ce n'est plus l'homme qui offre à Dieu ; c'est Dieu qui se donne
à l'homme, par la souffrance, par le martyre, par la mort.
Cette belle croyance restera dans la mémoire de l'humanité, comme le plus pur et le plus grand
souvenir de son enfance. La Trinité, l'Incarnation, tous les mystères en découlent, et n'ont été conçus
que pour la soutenir. Elle clôt la période du merveilleux fictif, dont elle est l'expression la plus
élevée et la plus émouvante ; et l'on peut dire, avec plus de raison que la théologie, qu'elle réconcilie
l'homme avec le Père suprême, calomnié dans la pensée humaine, par la doctrine de la chute. La
conception du Dieu qui s'immole, rachète l'odieuse fable du Dieu qui maudit. La réparation égale
l'offense.

X
La rédemption, avons-nous dit, est la conséquence de la chute ; admirable corollaire d'un principe
inadmissible, splendide monument élevé sur une base vermoulue !
Le dogme de la chute mérite à peine d'être discuté, tant il froisse la raison et révolte le cœur. Cette
légende plus qu'enfantine, cette histoire d'arbre planté et de pomme cueillie, ce Dieu qui se promène,
l'après-midi, dans son jardin, et qui condamne toutes les générations humaines à la souffrance et à la
mort, parce que le premier homme et la première femme ont cédé à une tentation qu'il aurait pu leur
éviter, et à laquelle il savait, de toute éternité, qu'ils succomberaient... rien de tout cela n'est accep-
table, ni dans la lettre, ni dans l'esprit.
Il est probable que cette fable ne doit pas être imputée à Moïse ; car elle est en contradiction avec
tout le reste de la Genèse 13. Les Juifs eux-mêmes n'ont jamais vu, dans le Messie qu'ils attendaient,

13
Quand on lit attentivement les premières pages de la Bible, on est frappé d'un fait étrange : c'est que les 2° et 3° cha-
pitres de la Genèse sont la négation du premier. A la fin du premier chapitre, la création est achevée. L'espèce humaine a
couronné l’œuvre ; l'espèce, c'est-à-dire l'homme et la femme. − « Dieu créa donc l'homme à son image, et il les créa
mâle et femelle. » Voilà l'intuition logique et la raison sensée, la tradition saine des vieux sacerdoces. Dieu créa
l'homme mâle et femelle, comme toutes les espèces inférieures qui étaient nées avant lui. Et, ayant ainsi créé le genre
humain dans ses deux types originels d'homme et de femme. « Dieu les bénit, et il leur dit : − Croissez et multipliez-
vous ! Remplissez la terre et vous l'assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur
tous les animaux qui se meuvent sur la terre. » − « Dieu, disent les livres égyptiens, accorda à l'homme l'usage de son
ouvrage entier. » Supprimez les deux chapitres suivants : passez au quatrième, où l'homme commence, selon le com-
mandement de Dieu et la loi de nature, à reproduire son espèce, pour peupler la terre et se l'assujettir ! Vous n'apercevez
ni interruption, ni lacune. Les faits s'enchaînent avec la logique brève, avec la nette concision qui caractérisent l’œuvre
du législateur hébreu. Ces deux chapitres auraient-ils été intercalés après coup, dans la Genèse de Moïse, sans grand
souci de la logique ni de la raison ? Tout porte à le croire. L'embarras du style, la confusion des idées, les redondances
qu'on y rencontre, et, par-dessus tout, les contradictions incroyables que ces récits, encombrés d'inventions fabuleuses et
de détails puérils, offrent avec la première version si grandiose dans sa simplicité, font supposer qu'il y a là un rema-
niement que son auteur, naïf ou insouciant, n'a pas pris soin de dissimuler. Or, ces deux chapitres contiennent toute la
légende d'Adam et d'Eve : le paradis terrestre, la tentation du serpent, la pomme fatale, la condamnation terrible, l'his-
toire de la chute, en un mot. Cette légende, empruntée à la Chaldée ou à la Perse, aurait-elle séduit quelque rabbi captif
à Babylone, ou à Ecbatane, qui l'aurait glissée plus tard entre deux versets de la vieille tradition ? Quoi qu'il en soit, la
contradiction est manifeste. − « Dieu a créé l'homme mâle et femelle, avait dit le premier chapitre. » Dieu, dans le se-
cond, crée d'abord Adam, Adam seul. C'est lui seul qu'il forme du limon de la terre, lui seul qu'il place dans le jardin de
délices, qu'il lui donne à cultiver ; c'est à lui seul qu'il adresse ses ordres et ses menaces. Mais bientôt, pour la première
fois, Jéhovah trouve que son œuvre n'est pas parfaite ; il s'aperçoit qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul. − Faisons-
lui, dit-il, un aide à son image ! Et, après avoir fait passer devant Adam tous les animaux de la création, voyant que,
parmi ces êtres, il n'y en a pas un qui soit semblable à l'homme, Dieu le plonge dans le sommeil, lui tire une côte, et, de
cette côte, forme la femme. Pourquoi cet aide donné à Adam est-il une femme, plutôt qu'un compagnon semblable à lui ?
Pourquoi la femme, puisque cette femme ne doit être ni amante, ni épouse, ni mère ?... Car il n'est plus question de la
constitution de l'espèce dans sa double fonction de père et de mère ; il ne s'agit plus pour le couple primitif de se multi-
plier et de remplir la terre. L'auteur du second chapitre a oublié le premier. La théologie suit son exemple. Elle prétend
qu'Adam et Ève, créés immortels, et placés dans l'Éden pour l'éternité, contenaient en eux toute l'humanité, et ne de-
vaient pas se reproduire. Il est de toute évidence que, si l'homme est immortel, la multiplication de l'espèce est impos-
sible. La théologie est conséquente sur ce point. Mais alors que devient le premier récit si net, si précis, si conforme à la
98
le rédempteur conçu par la pensée chrétienne, mais un envoyé de Jehovah qui devait les tirer de
l'oppression, et élever Israël au faîte de la puissance.
Enfin Jésus ne parle pas de la chute. Il annonce qu'il est venu pour donner aux hommes la vie éter-
nelle ; mais il explique que la vie éternelle, c'est la connaissance de Dieu. Il n'y a là ni rédemption,
ni miracle, ni mystère. Les hommes ne connaissent pas le vrai Dieu, − les Hébreux, pas plus que les
autres, − et Jésus vient leur révéler ce Dieu véritable et unique, qui est le Père commun.
Quelque sens caché que l'on veuille donner à cette légende, l'interprétation symbolique, − nous le
répétons, − est aussi inadmissible que le texte.
Nous ne nions pas les chutes de l'homme. L’espèce, comme l'individu, tombe pour se relever, et se
relève pour tomber encore. Plus l'enfant est rapproché de son berceau, plus ses chutes sont fré-
quentes, mais aussi moins elles sont funestes ; plus l'humanité est près de son origine, plus ses
fautes sont nombreuses, et moins leurs conséquences sont terribles. C'est la loi de nature, c’est-à-
dire de justice, qui veut que les souffrances soient proportionnées aux forces ; car la souffrance n'a
pas d'autre objet que de stimuler les efforts.

loi de nature ? − Est-ce celui-là qui est le faux ; est-ce le second qui est le vrai ? Telle est la confusion de cette légende,
qu'il est impossible de découvrir si, dans la pensée de l'auteur, Adam et Ève étaient réellement immortels. Ne mangez
pas du fruit de l'arbre de science, a dit Jéhovah à l'homme, en le plaçant dans le jardin de délices ; car, au même temps
que vous en mangerez, vous mourrez très certainement. Au même temps que vous en mangerez ne semble-t-il pas signi-
fier que l'homme sera frappé de mort, au moment même de sa désobéissance ? Pourquoi ne mangez-vous pas de ce fruit ?
dit le serpent à Ève. Dieu nous a recommandé de n'y point toucher, répond-elle, de peur que nous ne fussions en danger
de mourir. Rien n'affirme dans ces versets l'immortalité native de l'homme. N'est-ce pas plutôt une menace qui lui est
faite, comme à un enfant ? Le ton enfantin du récit tout entier rend cette interprétation vraisemblable. Enfin, après la
faute commise, Dieu dit à l'homme : − Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu'à ce que vous retour-
niez dans la terre d'où vous avez été tiré. Ces paroles établissent-elles qu'Adam ne devait pas mourir s'il n'eût désobéi,
ou seulement que sa désobéissance a changé en jours pénibles et durs, sa vie qui devait être douce et facile ? Un verset
donne à entendre que la race humaine ne dut se multiplier, que parce qu'elle avait failli : c'est seulement après la chute
qu'Adam donne à sa compagne le nom d'Ève, qui signifie la vie, parce qu'elle doit être la mère de tous les humains.
Mais, d'autre part, Dieu ne dit pas à la femme : − Vous enfanterez parce que vous avez péché ; il lui dit : − « Je vous
affligerai de plusieurs maux pendant votre grossesse ; vous enfanterez dans la douleur. » Et ces paroles n'impliquent
nullement l'idée que la femme ne devait pas être mère ; elles indiquent qu'en châtiment de sa faute, elle souffrira pour
enfanter. Qu'on ne se méprenne pas sur le genre d'importance que nous attachons à cette analyse. Nous voulons seule-
ment montrer avec quels étranges matériaux, la théologie officielle a établi les bases de sa foi. Voici maintenant un bien
autre mystère : comment se peut-il faire que, dans un coin de la Genèse, se glissât l'idée, si odieuse à Moïse, de la plura-
lité des Dieux ? − « Voilà Adam devenu comme l'un de nous, dit Jéhovah, après que l'homme a mangé du fruit de l'arbre
de science. Empêchons donc maintenant qu'il ne porte sa main sur l'arbre de vie, qu'il ne prenne aussi de ce fruit, et
qu'en mangeant de ce fruit, il ne vive éternellement. » Ceci semble venir plutôt de l'Inde, que de la Perse. L'homme,
ayant acquis la science, devient comme les Dieux. Était-ce donc par jalousie que Jéhovah défende à Adam de toucher
aux pommes qui ont tenté Ève ? Est-ce pour le même motif qu'il les chasse de l'Éden, afin qu'ils ne puissent approcher
de l'arbre de vie ? Et si l'homme, après son crime, et malgré son crime, eût mangé du fruit de ce second arbre, toute la
puissance du Seigneur et des autres Dieux de cet Olympe inconnu, n'eût donc pu empêcher qu'il fût immortel ? La fable
de Prométhée a sans doute la même origine que celle-ci : mais comme les Grecs sont supérieurs ! Le premier effet de la
science, c'est de faire découvrir à l'homme et à la femme l'inconvenance de leur nudité. On reconnaît là les préoccupa-
tions favorites de l'imagination orientale. − « Alors ils entrelacent des feuilles de figuier, et en font de quoi se vêtir...
Et, comme ils entendirent la voix du Seigneur-Dieu, qui se promenait dans le Paradis, à midi, lorsqu'il s'élève un vent
doux, ils se retirèrent au milieu des arbres du Paradis, pour se cacher de devant sa face. » Les esprits élevés de l'Église
souffrent encore qu'on enseigne à nos fils et à nos filles, sous le titre d'histoire sainte, la légende des feuilles de figuier ;
mais qu'est cette impureté naïve, en comparaison de ce que révèlent aux jeunes âmes les imprudences de la confession ?
Quelques mots sur le serpent tentateur, et nous en aurons fini avec ces deux chapitres que, par respect pour le nom de
Moïse, juifs et chrétiens feraient bien d'éliminer. Un verset vague, interprété dans un sens tout à fait arbitraire, a rattaché
cette fable suspecte au mystère de la rédemption. − « Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, dit Dieu au serpent,
entre sa race et la tienne. Elle te brisera la tête, et tu tâcheras de la mordre par le talon. » L'Église a vu, dans cette image,
l'annonce et la promesse d'un rédempteur. Pour justifier cette croyance, elle a personnifié Satan dans le serpent. C'est là
une pure invention de la théologie. Il n'est question de Satan, ni dans ces deux chapitres, ni dans les livres de Moïse. Les
Juifs des premiers siècles n'ont pas connu ce fantastique personnage. La légende que nous discutons, ne donne nulle-
ment à entendre que le serpent fût autre chose qu'un serpent. Elle dit simplement ceci : − Or, le serpent était le plus fin
de tous les animaux que Dieu avait formés sur la terre. »
99
Ce que nous nions, c'est cette chute profonde, radicale, et en quelque sorte irrémissible, puisqu'il a
fallu, selon la légende, l'intervention directe de Dieu, non pour aider l'homme à se relever, mais
pour le racheter de la mort.
Mais à quoi bon lutter contre une idée vieillie, que chaque pas de l'humanité laisse de plus en plus
en arrière ! La cause du mal est expliquée ; la loi de la vie est connue. Si l'homme, réfléchissant sur
ses misères, et ne voyant pas l'issue, a eu besoin de se croire coupable d'un crime mystérieux pour
supporter plus patiemment ses douleurs, la nuit de l'ignorance s'est dissipée ; et les lumières de l'es-
prit ont éclairé le passé, en éclairant l'avenir.
Nous savons maintenant que nous partons de l'ignorance pour arriver au savoir, de l’instinct pour
nous élever à la raison, de l'inconscience pour aboutir à la libre direction de nous-même, de la divi-
sion pour former l'unité. Nous savons que la science du bien et du mal constitue un progrès, et non
une décadence, puisque c'est cette connaissance qui crée la conscience et la liberté ; nous savons
enfin, − même en admettant l'offense du premier homme et la colère divine, − que la justice su-
prême n'a pu condamner les enfants pour la faute des aïeux ; et, au nom de la raison croyante et de
la foi raisonnée, nous repoussons absolument cette fable, qui n'est pas seulement un outrage au bon
sens, mais un outrage à Dieu.

XI
Le dogme de la chute rayé de nos croyances, entraîne dans sa ruine le mystère de la rédemption ; et
de la grande religion chrétienne, tout surnaturel s'efface.
Là, un cri de détresse nous arrête. Ce n'est pas la foi éplorée qui le pousse. La véritable foi sent bien
qu'elle n'est pas menacée, et qu'en la dégageant des fantasmagories qui la troublent et la gênent, on
lui fait le chemin libre pour monter à Dieu. C'est une autre voix qui proteste et qui réclame :
démoralisée par ses fautes et par ses chutes, la vieille politique s'est réfugiée dans le sanctuaire, et
demande secours à la compression religieuse, pour ramener dans l'ornière ce siècle que les hommes
du passé ne comprennent plus, et qu'ils croient perdu, parce qu'il les dépasse.
« − Critique insensée, que fais-tu ? s'écrient ces nouveaux apôtres ; si tu veux sauver le monde,
laisse-lui la crainte de l’enfer ! Nous nous étions trompés en proclamant que le travail est un frein ;
le travail émancipe. Il n'y a d'autre frein que la peur. − D'ailleurs, ajoutent-ils à demi rassurés, on ne
détruira pas le miracle : l'homme a besoin du surnaturel. »
La vieille doctrine se trompe. Elle confond deux mots qui se ressemblent en apparence, mais que
des hommes sérieux n'ont pas le droit de prendre l'un pour l'autre : le surnaturel et le merveilleux.
L'homme a besoin de merveilleux. Il a en lui cette belle faculté de l'admiration, qui demande à
s'assouvir sans cesse. Mais le merveilleux l'entoure ; Dieu l'en a comblé. Chaque pas qu'il fait en
avant, lui découvre de nouvelles merveilles. Il n'a qu'à regarder au-dessus de lui, autour de lui, au
bas de lui, en lui ! − Que sont les pâles conceptions de son esprit, à côté des richesses de l'imagina-
tion infinie, qui a brodé, de ses fantaisies réelles et vivantes, le canevas harmonieux de la création ?
Le merveilleux vient de Dieu ; le surnaturel vient de l'homme. Le merveilleux, c'est la vérité ; le
surnaturel, c'est la fable. La fable doit être utile, puisque nous avons le pouvoir de la créer ; mais
elle est utile dans son temps, et à son heure. Une fois son temps passé et son heure finie, elle n'est
plus une aide, mais une entrave.
Or nous constatons que le surnaturel est un danger aujourd'hui ; qu'au lieu d'attirer les âmes, les
éloigne ; qu'au lieu de les rallier, il les divise ; qu'au lieu de faire croire, il fait douter. Notre but
étant de faire croire, nous rejetons ce qui empêche de croire.
Jésus est un révélateur, le plus grand de tous ; mais, − qu'il soit sorti de cette humanité, ou qu'il soit
descendu d'une humanité supérieure, pour aider la nôtre, − c'est un homme. Si élevé qu'il fût au-
dessus des hommes de son temps, et qu'il soit encore au-dessus des hommes de ce temps-ci, par le
caractère, par la charité, par l'amour, par toutes les nobles qualités de l'âme, − c'est un homme.
On l'a appelé divin. Il est divin en effet, car il nous a manifesté un pur reflet de la sublimité divine ;
− mais c'est un homme.

100
Il n'y a pas un Dieu en trois personnes, ni trois personnes qui ne font qu'un Dieu. Il n'y a qu'un infini,
qu'un absolu, qu'une conscience universelle, qu'un Dieu qui remplit l'immensité. Il y a, en ce Dieu,
et par ce Dieu, une hiérarchie d'êtres intelligents et libres, qui s'entraiment et s'entraident, dans le
sein de l'éternel amour et de la providence générale. Cette hiérarchie contient des échelons sans
nombre.
Plus les êtres ont monté, plus ils participent de la perfection divine ; plus ils rayonnent le divin.
Jésus est un de ces êtres. C'est un fils de Dieu, comme nous tous, mais un fils plus élevé que nous,
plus rapproché de l'auteur suprême, et qui, mieux que nous, connaît le Père. Il s'est aussi appelé
avec raison le fils de l'Homme ; car, en descendant parmi nous pour son glorieux sacrifice, il est
devenu fils de notre humanité.
Il n'y a là, encore une fois, ni surnaturel ni miracle. Il y a un effet admirable, mais non exceptionnel,
de l'amour qui relie toutes les âmes créées. Ce qui s'est passé sur notre terre doit se passer dans tous
les mondes, partout où les faibles ont besoin du fort, partout où les petits ont besoin du grand.
Jésus nous a apporté la parole de Dieu, qui est la vérité, la fraternité, la justice. Il nous a révélé, de
cette vérité, ce que nous pouvions en porter et en comprendre. Comme la leçon donnée à l'enfant, et
qui n'est pas tout d'abord saisie, son enseignement a mûri peu à peu.
Il a sauvé le monde, comme on sauve une âme qui ignore, en lui montrant la lumière ; comme on
sauve un homme qui s'égare, en le mettant sur sa route. Il a ouvert à l’humanité le chemin de la vie
morale ; il a vaincu l'instinct grossier, et dompté l'égoïsme. Il est descendu dans les bas-fonds de
l'âme humaine, dans les lieux inférieurs, in infernis, comme dit la légende ; et il a terrassé Satan,
c'est-à-dire les appétits brutaux et farouches, qui entretiennent, dans le cœur, les feux de l'enfer. Il
est ressuscité d'entre les morts, dans tout sa pureté et dans toute sa gloire ; car ce qui ne meurt pas
dans l'homme, c'est la flamme divine, c'est l'amour. Et, si l'on veut suivre le symbolisme dans ses
plus secrets mystères, il a été conçu sans péché ; car l'amour divin n'a pas de souillure.
Sa mort a été la consécration de sa doctrine, et le sceau de sa parole. C'est son supplice qui a fait
croire ; c'est du haut de son gibet qu'il resplendit. Les peuples ne l'auraient pas vu, s'il ne fût monté
sur la croix.
− Mon Dieu, pardonnez-leur !
Ce dernier cri d'amour est la fin de son œuvre ; nous n'aurions pas eu ce sublime enseignement, sans
cette sublime agonie.
Jésus devait mourir... La semence qu'il avait jetée dans les âmes, ne pouvait germer, qu'arrosée de
son sang pur. Mais ce sang précieux, ce n'est pas à Dieu qu'il l'a donné : Dieu ne demande pas le
sang. − C'est l'homme qui en avait besoin ; c'est à l'homme qu'il l'a offert.

101
LE CHRISTIANISME

PREMIER SIÈCLE. − SAINT PAUL. − THÉOCRATIE. − GRÉGOIRE VII. − DÉVIATIONS DE LA


DOCTRINE. − L’ŒUVRE DE L’ÉGLISE.

I
A la mort de Jésus, une nouvelle phase humaine commence.
La révolution morale débute par un communisme naïf. Les premiers chrétiens mettent leurs biens en
commun, et vivent au jour le jour, dans leurs fraternelles agapes. C'est la période enfantine de la
nouvelle humanité. La foi au père commun a rendu à ces âmes l'insouciance du premier âge.
Qu'importe le lendemain ? Le Maître n'a-t-il pas dit : « Voyez les oiseaux du ciel ! s'inquiètent-ils de
leur nourriture ; et les lis de la vallée ne sont-ils pas mieux vêtus que les rois ? »
Spiritualisme excessif, comme le matérialisme sans frein, contre lequel il réagit ! L'homme ne vit
pas seulement d'amour et de foi, mais de travail et de science. Le lis fleurirait-il, si les racines et les
feuilles ne distillaient, par un travail incessant, les sucs du sol et les gaz de l’air ?
Une vague croyance à la fin prochaine du monde entretient, dans ces groupes ingénus, le mépris des
choses de la terre. Jésus savait qu'il préparait des martyrs. Il les a détachés à l'avance de la vie so-
ciale, pour faciliter leur sacrifice nécessaire. Ses paroles si mal comprises : « Je suis venu pour divi-
ser, et non pour unir, » font allusion à la lutte qui s'apprête, à la résistance acharnée du vieux monde,
dont son supplice ne sera que le prélude ; et cette lutte séparera l'époux d'avec l'épouse, et le fils
d'avec le père. N'en est-il pas ainsi dans toutes les grandes disputes qui passionnent l’humanité ?

II
Bientôt la persécution commence. Les prêtres et les dévots politiques qui ont tué le Galiléen, ne
peuvent souffrir qu'une secte, née de son sang et de sa parole, élève contre eux une protestation
vivante. Sur tous les points de la Syrie, les rages du fanatisme sont déchaînées, par la synagogue,
contre les chrétiens.
Ces violences forcent la jeune idée à s'épancher au dehors. Les fidèles se dispersent, et vont semer
au loin le grain de la bonne parole. Un persécuteur converti et persécuté à son tour, grand cœur et
tête ardente, porte au centre du monde romain la prédication nouvelle, qu'il répand sur sa route,
comme une traînée de lumière. Malgré l'opposition étroite de saint Pierre et des autres disciples,
l'apôtre des gentils, − supérieur par la culture de l'esprit, la chaleur du sentiment, et l'ampleur des
vues, − arrache le christianisme du giron hébraïque. Il plante, dans le sol païen, les premiers jalons
de l'Église universelle ; mais la lumière qu'il répand, n'est déjà plus la pure flamme du Christ.
La religion des apôtres, et surtout celle de saint Paul, n'est plus seulement la doctrine de Jésus ; c'est
surtout une doctrine sur Jésus. L'idée se matérialise, et se revêt d'une teinte d'idolâtrie. L'adoration
mystique de la personne du Christ, fils unique de Dieu, mystérieusement engendré par le Père, et
ressuscité dans sa chair, commence à devenir la base du christianisme, et la source du salut. L'auteur
des épîtres pose les fondements d'une orthodoxie mystique. Il invente la théorie de la grâce qui
égarera, pendant des siècles, les meilleurs esprits ; il ouvre la voie aux disputes scolastiques qui
coûteront à l'humanité tant de sang versé et de jours perdus.
A partir de ce moment, la fantaisie de l'homme mêle son alliage à la parole de vérité. Les conciles
successifs compléteront l’œuvre. Les dogmes parasites s'échafauderont les uns sur les autres ; et,
sous ces enveloppes factices, la vraie révélation sera tellement effacée, qu'un jour viendra où
l'Église chrétienne n'aura plus de chrétien, que le nom.

102
Mais la religion du Christ a le principe de vie. Sa lumière se voile, sans s'éteindre. Nous la verrons
se rallumer ; voyons-la d'abord s'obscurcir !

III
Dans le courant du IIe siècle, l’égalité primitive disparaît. L’assemblée des fidèles se scinde en deux
parties : le clergé et les laïques.
− Le clergé, dit un décret pontifical, représente l'esprit ; les laïques, la chair.
On comprend la portée de ces paroles : l'esprit est tout ; la chair est méprisable et vile. Aussi décla-
rera-t-on bientôt que la papauté, qui résume les puissances de l'Église, est au-dessus des trônes et
des peuples.
Nous sommes loin de Jésus, loin des apôtres, loin de l'esprit chrétien, loin de la foi première. Si les
humbles entrent encore dans le royaume des cieux, ce sont les superbes qui en ouvrent les portes.
Mais ce devait être ainsi : le jour où le prêtre est sorti de la société commune, et s'est distingué d'elle,
le corps sacerdotal, qui se superposait aux masses, devait suivre la pente fatale de toutes les
institutions de même nature, dont les annales des peuples racontent les grandeurs, et les méfaits ;
l'esprit corporatif devait y développer sa formidable puissance, et, dans l'intérêt de la domination
commune, concentrer le pouvoir au sommet. C'est la tendance de l'Église, dans tous les siècles de
son histoire ; et l'histoire de tous les siècles en raconte les funestes effets. Sauf quelques belles
exceptions, l’orgueil et l'ambition deviennent les suprêmes mobiles de ces hommes qui, prétendant
représenter Dieu, se croient le droit de dominer la terre. Persuadés, quoi qu'ait dit le Maître, que leur
royaume est de ce monde, les princes du clergé ont plutôt à la main la plume du diplomate, parfois
même l'épée de l'homme de guerre, que la houlette du pasteur. Faisant aux autres ce qu'ils ne
voudraient pas qu'on leur fît à eux-mêmes, les ministres du Christ, à peine délivrés des fureurs du
paganisme, prennent les bourreaux à leurs gages, et leur livrent de nouveaux martyrs.
Au concile de Nicée, assisté d'un César converti, trois cent dix-huit prêtres sanctionnent la
condamnation d'un grand nombre de leurs confrères et d'une multitude de chrétiens qui professent,
sur la Trinité, une opinion réputée hétérodoxe : il s'agit de savoir si les trois personnes divines sont
coéternelles et consubstantielles. Arius dit non ; Athanase dit oui. Athanase l'emporte ; et il est
décrété que ceux qui ne confesseront pas la consubstantialité des trois personnes, seront punis de
mort. − Tel est le premier usage que le nouveau sacerdoce fait de sa liberté.
Rendons aux orthodoxes cette justice peu chrétienne, qu'ils traitaient les Ariens comme les Ariens
les eussent traités, et les traitèrent plus tard.
« − Les bêtes féroces ne sont pas plus redoutables aux hommes, que les chrétiens ne le sont les uns
aux autres, quand ils sont divisés de sentiment et de croyance, » disait l'empereur Julien, prince
éclairé et philosophe, si maltraité dans les chroniques cléricales, pour avoir abandonné le christia-
nisme, par dégoût de ces disputes et horreur de ces excès.
Les paroles du successeur de Constance, du compagnon d'études de saint Grégoire et de saint Basile,
peuvent s'appliquer à toutes les religions qui ont le surnaturel pour base. Les violences religieuses
ne sont excitées que par les mystères : ce que l'on comprend ne fanatise pas.

IV
En quittant Rome pour Byzance, Constantin a livré l'Occident aux barbares. C'est là que vont se
pétrir les éléments du monde futur ; c'est là aussi que va s'édifier lentement le plan théocratique.
Pendant l'agonie du grand empire, le sacerdoce chrétien s'organise. Au milieu des mouvements dé-
sordonnés et des chocs aveugles, lui seul a une action suivie, et un but arrêté. Les royaumes se fon-
dent et s'écroulent ; les dynasties s'élèvent et se renversent ; les héros passent et s'éteignent : − le
clergé reste debout.
Les évêques sont mêlés à toutes les luttes. Ils sont dans tous les camps, dans tous les partis, dans
tous les conseils. Ils bénissent tous les drapeaux, consacrent toutes les usurpations, sanctionnent
toutes les conquêtes. Ils concourent à l'élection et à la chute des souverains ; excitent ou retiennent
103
les barbares ; prêchent la paix ou fomentent la guerre ; tirent parti de toutes les fautes, se relèvent de
tous les désastres, et font converger vers leur but les événements qu'ils n'ont pas préparés, mais dont
ils profitent toujours.
Ce sont eux qui fondent la monarchie franque, fille aînée de l'Église, et bras droit de la papauté.
Sous le bouclier qui élève le Mérovingien sur la terre gauloise, vous n'apercevez que le glaive et la
lance. − Regardez bien ! La crosse épiscopale est au milieu.
Le clergé d'Occident abandonne l'arbre mort, et va où est la sève 14. Pendant que les pontifes gaulois
sacrent les rois chevelus, l'évêque de Rome assiste, impassible, à la chute du dernier César romain,
renversé par le souffle d'un barbare, et commence à poser sa candidature à la possession de la ville
éternelle, en proclamant la primauté du siège de saint Pierre, en vertu de laquelle il prend le titre
d'évêque universel.
Trois cents ans plus tard, Pepin d'Héristal reçoit, par un courrier de Rome, une lettre du prince des
apôtres. Saint Pierre demande un domaine pour son successeur. Pepin ne peut résister à une requête
venue du ciel. Il passe en Italie, enlève aux Lombards l'exarchat de Ravenne, et le donne à Étienne
III. Le pouvoir temporel est fondé, pour le malheur de bien des siècles.
Peu à peu, le successeur de saint Pierre s'attribue l'infaillibilité qui a d'abord appartenu à l'Église
tout entière, c'est-à-dire à l'assemblée des fidèles ; puis a été revendiquée par le corps sacerdotal, à
l'exclusion des laïques ; et enfin, par une usurpation nouvelle, est devenue le privilège des hauts
dignitaires de l’Église, réunis en conciles. L'an 1080 de Jésus-Christ, trois siècles après
l’établissement du domaine pontifical, Grégoire VII fait décréter, par une assemblée d’évêques, les
aphorismes suivants :
« Le pape seul peut faire de nouvelles lois ;
Il peut seul porter les ornements impériaux ;
Il est le seul dont tous les princes baisent les pieds ;
Il est le seul nom dans l'univers ;
Il peut déposer les empereurs ;
Son jugement ne doit être réformé par personne, et il peut réformer celui de tous les autres ;
Il devient indubitablement saint, par les mérites de saint Pierre 15…
A dater de cette époque, la suprématie du pontife romain sur tous les sièges de la chrétienté est
officiellement et universellement reconnue. Les évêques renoncent en sa faveur au titre de pape, que
lui seul désormais aura le droit de porter.
La tête du sacerdoce chrétien est définitivement constituée ; Grégoire VII songe à en affermir la
base : pour que le prêtre soit tout entier à l'esprit corporatif, que la fortune de l'Église ne s'éparpille
pas, et que les ambitions privées ne puissent tourner qu'au profit de l'intérêt ecclésiastique, il impose
au clergé le célibat. Le prêtre sort tout à fait, non-seulement de la société civile, mais de l'humanité.
Il devient, plus que jamais, le tabernacle vivant du Saint-Esprit, et tient le milieu entre l'homme et
l'ange. Sa chasteté officielle l'entoure d'un nouveau prestige, et accroît démesurément son
formidable pouvoir.
Voyez, dans un coin sombre de l'église, ce réduit mystérieux, autour duquel se pressent des femmes
agenouillées ! C'est là que la jeune fille et la jeune épouse viennent murmurer à l'oreille du confes-

14
Nous ne parlons pas de l'Eglise d'Orient : en dehors des intrigues de partis et des révolutions de palais qui remplissent
la longue et stérile histoire du Bas-Empire, son action politique est nulle. Les évêques grecs discutent, ergotent et s'ana-
thématisent les uns les autres, sous prétexte d'hérésie. Ils contribuent, pour une grande part, à étouffer l'esprit de Jésus
sous les arguties scolastiques, et à paganiser le christianisme, pour christianiser les païens. Leur histoire est du domaine
de la théologie pure ; ils ne concourent qu'indirectement à la formation de la théocratie romaine, dont le patriarche de
Constantinople finira par se séparer.
15
Les évêques gaulois ne donnent pas à l'évêque romain des exemples d'humilité. On lit dans les canons d'un concile de
Troyes : − « Les puissances du monde traiteront les évêques avec toutes sortes de respect, et n'auront jamais la hardiesse
de s'asseoir devant eux, s'ils ne l'ordonnent. » − « Quand un laïque rencontrera un clerc qui est dans les ordres
sacrés, − est-il dit dans le concile de Mâcon, − il doit lui faire une profonde révérence ; si le clerc est à pied, et le
laïque à cheval, celui-ci mettra pied à terre, pour rendre à l'autre les hon neurs qu'il lui doit. » Ces coutumes sont
encore pratiquées en Espagne, où l'orthodoxie, forcée de faire quelque concession au progrès des siècles, se contente
d'envoyer les protestants aux galères.
104
seur les plus intimes secrets de la vierge et de la femme. C'est de là que l'Église plonge ses regards
dans l'intérieur des familles, et fait la police du foyer. C'est là enfin que s'établit cette intimité mys-
tique de la femme et du prêtre, qui prolongera la théocratie occulte, quand la théocratie légale aura
cessé de trôner !

V
Nous négligeons les tristes détails de l'action politique des papes en Italie. Nous ne citons pas des
noms trop connus, qui pèsent sur l'Église comme un remords. La papauté temporelle a donné les
fruits qu'elle devait produire. Son procès est jugé par la conscience publique, là où la conscience a
pu s'éveiller. Au sein même du catholicisme, un parti déjà nombreux, et qui grossira de jour en jour,
demande l'abolition de cette institution anti-chrétienne, condamnée par les faits passés et par les
faits présents.
La chute du pouvoir temporel amènera nécessairement des réformes importantes dans l'organisation
et dans l'esprit du sacerdoce. Cette transformation peut s'opérer sans trouble, au grand soulagement
de toutes les consciences, si les chefs de l'Église, véritablement inspirés, veulent enfin retremper
leur âme dans le principe chrétien.
Mais laissons l'avenir et ses voies inconnues ! revenons au passé !
A mesure que l'organisation et la morale du clergé se sont écartées de l'esprit du Christ, les
innovations introduites dans le dogme et dans le culte ont, de plus en plus, dénaturé la doctrine. Un
formalisme étroit s'est substitué aux libres assemblées des premiers jours. La messe a remplacé la
scène. La communion réelle, instituée par Jésus, a changé de caractère : ce n'est plus le pain
fraternellement rompu, la coupe vidée en commun ; ce n'est plus l'homme qui communie avec
l'homme, dans l'amour universel, sous le regard du Père suprême. Chacun reçoit Dieu pour son
compte personnel, et son salut exclusif. A la fraternité, a succédé l'égoïsme.
Le rosaire, emprunté au bouddhisme, matérialise la prière ; le culte des images, adopté par l'Église
après des luttes sanglantes, réveille les superstitions du passé ; les saints remplacent les divinités de
la fable, pour la protection des cités et des personnes, pour le patronage des branches multiples de
l'activité humaine. Il ne s'agit plus de fondre dans le dogme nouveau les anciennes philosophies,
comme ont fait les premiers docteurs. Il s'agit d'accommoder les pratiques chrétiennes aux usages,
aux habitudes, aux croyances des masses. On promène telle ou telle châsse pour obtenir la pluie ; on
invoque tel ou tel saint pour conjurer la tempête, pour arrêter l'inondation, pour combattre l'incendie.
Chaque maladie a, dans le calendrier catholique, son guérisseur particulier ; chaque bourgade, son
protecteur spécial, visiblement représenté par des ossements plus ou moins authentiques, ou par une
statuette miraculeuse. Des chapelles consacrées à ces puissances secondaires, disputent au vrai Dieu
les hommages des fidèles. Le temps du paganisme est revenu.
Contre le pouvoir secourable des bienheureux, lutte la formidable énergie du diable et de ses légions
maudites. Dans cette mêlée des peuples qui ont envahi l'Europe, les sombres légendes du Nord se
sont mariées aux gracieuses fictions du Midi. Pour s'assimiler ces races, le christianisme englobe
toutes leurs superstitions dans son culte. Partageant ou feignant de partager les crédulités populaires,
les prêtres exorcisent les démons, brûlent les sorciers, enregistrent les prodiges, et brevettent les
saints. Ces pratiques, acceptées d'abord comme une nécessité, deviennent une exploitation ; et
l'Église chrétienne multiplie les miracles, pour multiplier ses revenus.
Le rachat des âmes du purgatoire et la vente des indulgences vont mettre le comble au scandale, et
provoquer le déchirement de la Réforme, qui laissera, dans l'histoire moderne, une si large traînée
de sang.

VI
Et pourtant, quand on regarde de haut ce grand mouvement chrétien qui emporte encore le monde,
on est saisi de respect à la vue des changements qu'il a apportés dans les mœurs, dans les lois, et
surtout dans les aspirations des peuples, dans l'idéal de l'humanité.

105
A ce point de vue élevé, les détails s'effacent ; on ne voit que la majesté de l'évolution, et
l'importance du résultat. C'est ce qui explique les admirations enthousiastes dont l'Église a été
l'objet : on a attribué au corps sacerdotal, représentant officiel de l'idée chrétienne, la gloire
exclusive du progrès sentimental et religieux qui, sous l'influence de cette idée, se dessine à travers
les âges.
D'autre part, l'examen critique des faits et des hommes a suscité au christianisme d'ardents adver-
saires. Ceux-là, voyant, dans l'histoire de l'Église, tant d'insatiable orgueil, d'appétits égoïstes et de
calculs mesquins, ont enveloppé la doctrine et ses interprètes dans la même condamnation.
Admirateurs et détracteurs se trompent également : ceux-ci, en reprochant à la doctrine ce qui n'est
imputable qu'à l'imperfection humaine ; ceux-là, en reportant sur les hommes la gloire qui n'est due
qu'à la vertu de l'idée.
Quant à l’œuvre spéciale de la théocratie, elle ne mérite ni tant d'amour ni tant de haine.
L'Église n'a pas été chrétienne. Elle a démenti par ses actes la sublime morale de Jésus, comme elle
en a dénaturé la pensée par les fables de ses dogmes et les superstitions de son culte, comme elle en
a violé l'esprit, par l'organisation et les convoitises de sa redoutable corporation. − Mais cette
organisation puissante a résisté au choc des barbares, et maintenu le drapeau chrétien au-dessus de
la mêlée ; mais ces dogmes et ce culte, appropriés aux idées, aux usages, aux goûts des masses
ignorantes, ont remplacé de grossières croyances et des pratiques farouches ou immondes ; mais
cette morale, l'Église l'a prêchée par la parole, et, dans les derniers rangs de sa hiérarchie, d'humbles
individualités, pénétrées de l'esprit du Christ, l'ont souvent prêchée par l'exemple.
N'oublions pas que ses évêques, en des jours funestes, imposèrent la trêve de Dieu à la tuerie
permanente ; sachons-lui gré d'avoir donné un grand exemple de justice à la société civile, en
admettant toutes les classes à l'exercice du sacerdoce, et en portant le mérite sans blason aux plus
hauts emplois ; songeons qu'elle a produit les corporations de dévouement, véritables effluves
chrétiennes, que perfectionnera l'avenir, et qu'elle a trop souvent détournées de leur voie, pour en
faire des instruments de domination. Rappelons-nous aussi qu'à la fin du moyen âge, pendant qu'une
nuit profonde enveloppait encore les foules hébétées, les lettres renaissaient timidement à l'ombre
des cloîtres, et préparaient la résurrection de l'esprit humain !...

VII
Cette renaissance de la vie intellectuelle, que la découverte de l'imprimerie a rendue définitive, est
due, pour une grande part, à une race si éloignée aujourd'hui de nos mœurs et de nos idées, que
notre siècle cherche encore à comprendre l'éclat qu'elle a jeté dans le monde de la pensée.
Au plus fort de la barbarie occidentale, les Arabes musulmans paraissent tout à coup sur la scène du
monde ; se placent, d'un bond, à la tête d'un mouvement rénovateur, et semblent, pendant quelques
siècles, avoir hérité du génie grec. L'explosion subite de ce peuple, déterminée par l'islamisme, est
une preuve irréfutable de l'influence des idées religieuses sur les sociétés humaines.
Disons quelques mots de ce grand fait historique qui changea complètement les coutumes, les lois,
l'esprit, d'une partie considérable de la population du globe ; et parlons de cette religion, fille,
comme la nôtre, de la Bible juive, mais fille moins émancipée, et plus semblable à sa mère.

106
XV. L'ISLAM

MAHOMET. − LES ARABES. − LE CORAN. − LES TURCS.

I
« Un jour que Mahomet tenait sur ses genoux, en la caressant, une de ses petites filles, un Arabe
idolâtre du désert le surprit dans ce badinage. − Qu'est-ce que cette petite brebis que tu caresses
ainsi de tes lèvres, ô prophète ! lui dit en riant le barbare ; j'en ai eu beaucoup chez moi, de ces bre-
bis-là, mais je les ai toutes enterrées vivantes, sans jamais les effleurer de mes lèvres. »
LAMARTINE, Histoire de la Turquie

Telles étaient les mœurs que Mahomet vint réformer.


Le Coran n'est qu'une tradition de la Bible, avec un reflet de l'Évangile ; mais l'œuvre sociale du
prophète arabe est bien supérieure à celle du prophète hébreu. C'est que l'ardeur enthousiaste de
Mahomet n'a pas rêvé la domination de sa race, mais l'universalité de son culte. Ce que Moise
prescrit aux fils d'Isaac, c'est d'asservir la terre ; ce que Mahomet commande aux fils d'Ismaël, c'est
d'être les missionnaires de sa foi. − Missionnaires terribles, qui convertissent les nations avec le fer
et la flamme, et disent aux idolâtres, comme l'inquisition aux hérétiques : − « Crois, ou meurs ! »

II
Moins de trente ans après la mort du prophète, − 634 de notre ère, − le drapeau de l'Islam flottait
victorieux en Syrie, en Palestine, en Égypte ; la Perse, la Médie, la Bactriane, le Khorasan, la
Mésopotamie, l'Arménie étaient soumis à la nouvelle loi. En 670, les musulmans s'étaient déjà
montrés sous les murs de Constantinople, et commençaient à pénétrer dans l'Inde. En 715, après
avoir conquis l'Espagne, les Arabes entraient en Gaule, et allaient jusque dans le Poitou. Dix-sept
ans après, Charles Martel remportait sa fameuse victoire ; mais la défaite de l'Islamisme, exagérée
sans doute par les historiens francs, n'empêchait pas les Maures, maîtres du Languedoc, de s'avancer
l'année suivante dans le cœur du royaume, et de planter leurs bannières sous les murs de Sens.
En 755, Abdérame, dans sa cour de Grenade, brillante, savante et chevaleresque, se faisait le
civilisateur de l'Europe ; tandis qu'au loin, en Asie, sur les ruines de Babylone, dans l'antique
Chaldée, les sciences et les lettres illustraient Bagdad à peine fondée.
A peu près dans le même temps, l'Inde occidentale, conquise, se convertissait en partie au culte
d'Allah : et le génie arabe élevait bientôt, à côté des temples brahmaniques et boudhistes, ces
merveilles d'architecture que nous admirons encore ; pendant que d'autres disciples envahissaient
l'Afrique, et faisaient pénétrer l'idée mahométane jusqu'aux confins du grand désert.
L'histoire n'offre pas d'exemple de l'ascension si soudaine d'une race, ni de l'invasion si rapide d'une
idée. La civilisation des khalifes serait mise au rang de ces féeries que l’imagination orientale broda
par milliers, sous leurs règnes, s'il n'en restait des traces encore visibles, et si les noms des savants
qui illustrèrent ces brillants empires, ne s'étaient, avec une partie de leurs œuvres, perpétués jusqu'à
nous.

III
La foi qui accomplit ces merveilles, procède, nous l'avons dit, de la Bible, mitigée par un souffle de
l'Évangile.
Mahomet ne confesse pas l'influence du christianisme sur sa pensée ; mais il tient à se rattacher, par
un lien étroit, à la tradition hébraïque.
107
− « Un jour, dit le saint livre arabe, nous avons amené une troupe de génies, pour leur faire écouter
le Coran : ô notre peuple dirent-ils, nous avons entendu un livre descendu du ciel depuis Moïse, et
qui confirme les livres antérieurs ; il conduit à la vérité et dans le sentier droit... − Les incrédules
n'ont-ils pas nié le livre donné autrefois à Moïse ? Ne disent-ils pas : − le Coran et le Pentateuque ne
sont que deux livres de sorcier qui s’entraident ? − Qu'ils apportent donc, d'auprès de Dieu, d'autres
livres qui soient un meilleur guide que ceux-là ! »
Bien que se proclamant le continuateur de Moïse, Mahomet ne méconnaît pas le haut caractère de la
prédication de Jésus. Il reconnaît le fils de Marie pour un envoyé divin ; il accepte même le miracle
de sa naissance, tel qu'il est raconté dans l'Évangile ; mais il refuse absolument au Christ la qualité
de fils de Dieu.
« Dieu est unique, dit le Coran ; il n'y a point d'autre Dieu que lui ; il n'a d'égal en quoi que ce soit.
− Le Messie n'est qu'un apôtre ; d'autres apôtres l'ont précédé ; il n'est qu'un serviteur que Dieu a
comblé de ses faveurs, et qu'il a proposé comme exemple aux enfants d'Israël. − Dieu dit à Jésus : −
As-tu jamais dit aux hommes : Prenez pour dieux moi et ma mère, à côté du Dieu unique ? − Par ta
gloire, non ! Dit Jésus, je ne leur ai dit que ce que tu m'as ordonné de leur dire − « Adorez Dieu,
mon Seigneur et le vôtre ! »
Mahomet accuse donc les chrétiens d'idolâtrie ; et il prend, comme Moïse, des précautions exces-
sives pour empêcher les croyants de tomber dans ce crime. Il interdit la reproduction de la figure
humaine et de toute forme animée, et ne permet à l'art que l'imitation de la nature végétale, dont le
goût arabe a tiré de si admirables effets.
Sa législation et sa morale reproduisent, en grande partie, les prescriptions de l'ancienne loi ; mais,
presque toujours, un correctif en adoucit les rigueurs.
– Œil pour œil, dent pour dent avait dit le Deutéronome.
– Le Coran répète ce décret barbare ; mais il ajoute ces mots, que peut revendiquer Jésus :
− Dieu doit une récompense à celui qui pardonne. »
Et quand le prophète arabe traduit la Bible pour son peuple, il en atténue les excès sanguinaires, par
de pieuses altérations.
Sa grande préoccupation, c'est de constituer la famille, dans ces peuplades errantes qui s'accou-
plaient comme les bêtes, pour qui la polygamie était sans frein, et qui enterraient vivants, dans le
sable du désert, leurs enfants nouveau-nés. Le réformateur organise le mariage, en limitant le
nombre des épouses ; il crée à la femme une sorte d'état civil, en lui assignant une dot que le mari
doit fournir. Quant à l'horrible coutume de l'infanticide ; l'islamisme la fait entièrement disparaître,
et, en dictant à ces barbares les devoirs de la paternité, leur apprend à en comprendre les joies.
− « Les enfants, dit le Coran, sont les ornements de la vie de ce monde. »
Après avoir enseigné le devoir du père, il insiste, d'une façon touchante, sur le devoir du fils.
− Nous recommandons à l'homme ses père et mère, dit Allah ! − Ô Mohammed, dis à mes serviteurs
qui croient et font le bien, d'après ta parole : − « Je ne vous demande pour récompense de mes pré-
dications, que l'amour envers vos parents. »
Sa sollicitude s'étend sur les esclaves. Comme les apôtres chrétiens, il tolère l'esclavage ; mais il
s'occupe efficacement d'en adoucir les peines.
− « Dieu, dit-il, vous a favorisés les uns plus que les autres, dans la distribution de ses dons ; mais
ceux qui ont été favorisés, font-ils participer à leurs biens leurs esclaves ? Donnez-leur un peu de
ces biens que vous tenez de Dieu ; et si quelqu'un d'eux demande son affranchissement, accordez-
le-lui, s'il en est digne ! »
Les préceptes et le sentiment de l'islamisme, supérieur, sur ce point, au christianisme de toutes les
sectes officielles, reprenant les traditions patriarcales, ont fait de l'esclavage oriental une véritable
domesticité. Tandis que les prêtres du Christ assistent impassibles aux abominations de l'esclavage
américain, les musulmans, même les noirs d'Afrique, Iolofs, Fellatas, Mandingues, Toucolors
donnent aux disciples de Jésus des leçons d'humanité. Jamais, chez ces peuples dont le Coran a
réellement élargi l'âme, on ne vend, à moins d'une faute capitale, l'esclave né dans la maison. Chez
les Fellatas riches, les esclaves apprennent à lire et à écrire ; et, quand ils sont parvenus à l'âge du
travail, la moitié de la journée leur appartient. Enfin un musulman ne vend pas l'esclave qu'il a
108
rendue mère, et encore moins son enfant, qui est libre de droit. De telles horreurs ne se voient que
chez les planteurs chrétiens16.
Cette religion est destinée à envahir le continent africain, où sa phase de propagande se poursuit
avec un succès lent, mais continu. L'islamisme s'étend peu à peu dans l'Afrique centrale, refoulant le
fétichisme et ses barbares coutumes, épurant les mœurs, élevant les idées, et substituant la langue
arabe aux misérables dialectes des indigènes. La pensée de Mahomet est encore là, vivante, et com-
plète son œuvre.
Partout ailleurs, sa doctrine s'est pétrifiée, et a déchu, comme les autres. La lettre a étouffé l'esprit ;
les pratiques ont dégénéré en momeries ; la morale a disparu sous les formules ; les prescriptions
hygiéniques du prophète sont devenues d'aveugles superstitions, plus puissantes même que le
dogme ; et nous avons vu, il y a quelques années, les mahométans de l'Inde, unis aux sectateurs de
Vishnou et de Siva, répandre des flots de sang, à propos de graisse de vache ou de porc.
Ne rions pas de ces cruelles puérilités ! Nous en comptons de non moins ineptes, et de non moins
féroces, dans notre histoire.

IV
L'essor subit et prodigieux des Arabes dans toutes les branches de l'activité humaine, aussitôt après
leur conversion à la foi du prophète, prouve que le dogme énervant du fatalisme n'a pas été déduit
immédiatement des enseignements du révélateur. Du moins, pendant quelques siècles, les sectateurs
de Mahomet n'ont pas porté cette croyance à l'exagération funeste qui paralyse aujourd'hui ces races
dégénérées.
Le fatalisme absolu, sophisme des âmes impuissantes et des nations découragées, dut s'établir
surtout quand la domination turque eut appesanti son joug brutal sur le monde musulman. Grâce à
l'élasticité des textes saints, les dogmes viennent souvent ainsi en aide à la tyrannie, soit pour
justifier les oppresseurs, soit pour consoler les victimes. L'islamisme n'est pas la seule religion qui,
attribuant au bon plaisir divin les souffrances de l'homme, ait fait une vertu de l'inertie.
Employés par les khalifes, comme troupes auxiliaires, les Turcomans s'emparèrent peu à peu du
pouvoir militaire, et finirent par déposséder les successeurs du prophète. L'aristocratie du cimeterre
promena son niveau sur la race domptée, et la replongea dans la barbarie.
Mais le génie arabe, avant de s'éteindre, avait jeté, sur l'Occident, une étincelle qui contribua
puissamment à y rallumer le flambeau de l'esprit. Eux seuls, pendant quelques siècles, reprenant la
tradition des Grecs d'Alexandrie, développèrent et propagèrent les sciences, proscrites par la
théologie chrétienne. Ils rapportèrent en Europe les chefs-d’œuvre des anciennes littératures, dont
les précieux manuscrits avaient été détruits par les barbares, ou brûlés par le fanatisme catholique ;
et c'est à ces mécréants érudits que les moines chrétiens durent les rares exemplaires des vieux
écrits qu'ils copiaient, dans le silence du cloître.
Moins logiques dans leur foi que Grégoire le Grand qui brûlait les livres latins, les bons pères, en
rallumant ces lumières profanes, préparaient, sans le savoir, la ruine de la théocratie.

16
A l'heure où nous écrivons ces lignes, la grande nation américaine a expié, par des flots de sang, sa barbarie envers
les noirs. Par son exploitation féroce, par sa vanité stupide, par ses grossiers dédains, la race supérieure s'était mise au-
dessous de ces pauvres sauvages, qu'elle enlevait par milliers sur ses navires. Le code noir des États-Unis, cette honte de
l'humanité moderne, n'a pu être déchiré que par le sabre. Quand les derniers débris en auront été brûlés au pied du gibet
de John Brown, la dette des maîtres ne sera pas payée. Pour rendre aux noirs autant de bien que notre race leur a fait de
mal, il faudra bien des années de tutelle intelligente, et d'efficace protection.
109
TEMPS MODERNES

LA RÉFORME. – LA RÉVOLUTION.

I
Après la renaissance, réveil de l'esprit, la Réforme, réveil de la conscience ! L'Europe nouvelle se
sent une âme, et veut diriger sa vie.
Cette fois, les temps sont mûrs. Les papes et les rois essayent en vain d'étouffer, dans des flots de
sang, cette émeute de l'intelligence. L'émeute est une révolution ; et cette révolution délivrera la
pensée. Mais l'âme humaine, émancipée de la tutelle cléricale dont le joug pesant l'a meurtrie, n'a
pas la force de déployer ses ailes : le protestantisme s'affranchit de l'Église, mais non du dogme. Il
en exagère même les points les plus sombres, et y introduit la doctrine désespérante de la
prédestination.
Contre l'immoralité des trafics de sacristie, son honnêteté rigide réagit jusqu'à la sécheresse : en
supprimant la conception sentimentale du purgatoire, par horreur pour les coupables profits que ses
adversaires en ont tirés, il enlève aux âmes le lien touchant de l'active pitié qui les unissait aux
morts.
Sa protestation contre le paganisme romain perd la mesure, et dépasse le but : pour reprendre la
tradition des apôtres, il rétrograde jusqu'à la Bible, et retourne au judaïsme.
Un mysticisme étroit proscrit du culte les manifestations de l'art ; un puritanisme farouche con-
damne les épanchements du cœur, et les gaietés de l'esprit. Le Deutéronome écrase l'Évangile ; les
prophètes d'Israël étouffent la voix du Messie d'amour ; et, chose étrange, cette protestation, qui
s'est élevée au nom de la liberté de la pensée et de l'inviolabilité de la conscience, aboutit à une into-
lérance aussi fanatique que celle de Rome. Les professions de foi se jettent mutuellement l'ana-
thème ; et le bûcher de Servet fait pendant à celui de Jean Huss.
Le temps est passé des sanglantes fureurs et des sanglantes représailles. Nous sommes loin des jours
où les malheureux huguenots, cherchant, dans leur saint livre, le reflet de leurs douleurs, de leurs
luttes et de leurs haines, s'identifiaient avec le peuple de Dieu, et chantaient contre les Salmanazar,
les Nabuchodonosor et les Antiochus de l'Europe, les psaumes de la captivité et les hymnes de la
guerre sainte ; mais il est resté sur le protestantisme une ombre de ces noirs souvenirs, quelque
chose de triste et d'austère, comme le ciel brumeux du Nord, sous lequel la Réforme s'est surtout
propagée.
Plus dignes, plus décentes, plus morales, plus éclairées que les agglomérations catholiques, les
sociétés protestantes manquent de rayonnement et de chaleur. L'esprit hébraïque les domine encore ;
la Bible a pénétré ces peuples de l'individualisme étroit, qui caractérisait les fils d'Israël.
Mais, si le vrai christianisme n'est pas sorti des flancs de la Réforme, bientôt confisquée par les
royautés et par les aristocraties, elle a accompli une grande chose, et proclamé un grand principe :
Elle a écarté l'homme qui se posait comme intermédiaire entre son semblable et Dieu ; elle a jeté
dans le monde chrétien ce cri, qui a ébranlé l'édifice théocratique : − liberté de conscience !

II
Deux cent cinquante ans après le schisme de Luther, éclate la révolution française, explosion nou-
velle, et, cette fois, complète de l'esprit chrétien. Le génie pratique de la France a compris que la
liberté ne se scinde pas ; que la vie morale des peuples n'est pas seulement religieuse, mais politique
et sociale ; et que l'égalité des hommes sur la terre est la conséquence directe de leur égalité devant
Dieu.

110
La révolution renverse, du même coup, tout ce qui s'oppose au développement de l'âme humaine, et
pose les principes qui découlent de sa grande devise : − liberté, égalité, fraternité !
Mais les peuples ne sont pas mûrs pour comprendre ; et les vieilles oppressions s'unissent pour
résister. On connaît l'histoire de cette lutte, dont les premiers jours furent terribles, et qui se poursuit
depuis quatre-vingts ans, semée de réactions et de crises, de secousses périodiques, et de péripéties
imprévues.
Jamais, depuis l’avènement du Christ, un plus grand drame ne s'est joué sur la terre. Il s'agit de
mettre en pratique le principe de justice et de vérité, que le monde juif et le monde païen ont cruci-
fié sur le Calvaire ; de réaliser la fraternité et l'unité universelle, par l'émancipation des races, des
classes, des consciences et des forces, par l'égalité des droits, et la réciprocité des devoirs.
Sans égalité, pas de fraternité possible : le maître n'est pas le frère de l'esclave ; l'opprimé n'est pas
le frère du tyran. Sans fraternité, pas d'unité vraie : l'unité résulte de l'entente des cœurs. La parole
de Jésus : « Soyez tous frères, pour que tous soient un ! » est donc irréalisable dans les sociétés ba-
sées sur l'exploitation et le privilège.
Aucune secte chrétienne n'a compris cela ; et la papauté catholique a nourri longtemps le rêve in-
sensé d'établir l'unité humaine, par la tyrannie de la foi. Ce fut l'erreur de toutes les puissances :
grands peuples, grandes castes, grands hommes ont eu cette conception de l'unité, instinct de la des-
tinée finale, qui s'éveille à mesure que l'être monte ; mais tous ont voulu la fonder sur la domination,
et tous ont abouti à des avortements, ou à des cataclysmes.
L'unité ne se fera que par le libre essor des âmes, dans la hiérarchie naturelle des facultés, des
volontés, des désirs. Les inégalités natives doivent concourir à l'harmonie ; les inégalités
conventionnelles n'engendrent, que le chaos moral.
La gloire de la révolution française, c'est d'avoir voulu supprimer les inégalités de convention ; et la
lutte, ouverte ou cachée, qui trouble tous les points de l'Europe, n'a pas d'autre cause que la résis-
tance des privilégiés de la naissance, de la faveur, ou de la fortune, contre le droit nouveau qui met à
néant leurs titres factices, et ne leur accorde plus d'autre supériorité que celle du mérite ou de la
vertu.
Le rôle de la papauté romaine, dans cette grande bataille, était tracé à l'avance. Appuyée sur la
compression religieuse, elle devait soutenir toutes les tyrannies ; ennemie de la liberté de
conscience, elle devait proscrire toutes les libertés. C'était sa ligne fatale : elle l'a suivie ; et, poussés,
non par la foi, mais par l'intérêt commun, les abus menacés, de quelque source qu'ils proviennent, se
groupent autour d'elle, pour la lutte suprême, sous le drapeau du Christ, crucifié deux fois.
L'époque moderne date de la réaction de l'esprit chrétien contre la théocratie. Quand la lutte sera
finie, la véritable ère chrétienne commencera.
Deux nouveaux combattants entrent en lice, et hâteront la victoire : la science, vulgarisée, va dissi-
per l'ignorance ; l'association va chasser la misère. Lorsque ces deux points d'appui manqueront au
vieux monde, le règne de la justice ne tardera pas à se fonder.

111
DESTINEES HUMAINES

I. DESTINÉE COLLECTIVE

L’Âme des planètes. − But de l'espèce. − L'histoire s'explique. − La vraie religion. − Solidarité, uni-
té.

I
Nous avons esquissé, à grands traits, les grandes lignes du mouvement humain. Quelque incomplet
que soit ce tableau, dont les plans lointains sont encore noyés dans l'ombre, nous croyons qu'il suffit
pour donner une idée générale du développement de l'humanité.
Quel rêve poursuit-elle, cette humanité, toujours vivante, toujours debout, à travers ses modifica-
tions successives ? A quoi tend-elle, que cherche-t-elle ? Quel est le terme de cette évolution, tantôt
rapide, tantôt si lente, arrêtée par tant d'obstacles, troublée par tant de désastres, et qui, après des
siècles de défaillance, reprend tout à coup sa marche et regagne, d'un bond, le temps perdu ?
Des esprits chagrins, comptant dans la nécropole de l'histoire, les empires écroulés et les
civilisations éteintes, ont déclaré que le progrès est une chimère ; que les sociétés humaines tournent
dans un cercle infranchissable ; et que ce monde est une mêlée, dont chacun se dégage comme il
peut.
Cette doctrine, qui érige l'égoïsme en système, est montée de la terre païenne, dans le paradis
chrétien. Matérialisme et superstition, moins contradictoires qu'on ne pense, s'en sont emparés tous
deux. Assignant à l'homme, pour idéal et pour but, l'un en vue de la terre, l'autre en vue du ciel, le
culte exclusif de son être, ils s'unissent encore aujourd'hui, pour dire à l'individu : − Sauve-toi ! −
Erreur funeste, qui rapetisse l'esprit, et déprave la conscience !
La vérité est dans ce qui élève, non dans ce qui abaisse ; dans ce qui relie, non dans ce qui sépare.
Elle est dans cet instinct profond de la solidarité humaine, qui a fait les grands génies et les grands
martyrs. La croyance à une destinée commune, est la seule croyance vraie.
Quelle est cette destinée ? − Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'en poser une autre.
Ne faut-il pas se demander d'abord ce que c'est que l'humanité, et, avant de chercher le but, définir
l'être ? Ce second problème contient peut-être la solution du premier.

II
Nous avons vu la terre manifester la vie organique, et la vie organique monter d'espèce en espèce,
pour manifester la vie morale. La vie morale, c'est-à-dire la vie humaine, l'être moral, c'est-à-dire
l'humanité, est donc en germe dans la planète naissante. Le genre humain résulte du développement
des virtualités du globe, dont il exprime les puissances supérieures.
– « En attendant que nous trouvions l'âme des planètes, avons-nous dit... » − Nous ne chercherons
pas longtemps : l'âme des planètes est trouvée. Cette portion de substance concentrée et organisée,
qui constitue l'unité vivante que nous appelons la terre, a sa vie morale, − affective, intellectuelle,
consciente, − réalisée et résumée dans l'espèce humaine. L'homme est le cerveau de la planète ;
l'âme de la terre, c'est l'humanité.
– « Toute la suite des hommes, durant le cours des siècles, a écrit Pascal, doit être considérée
comme un même homme qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement. »
Pascal a eu l'intuition de la grande vérité que la science de son siècle ne pouvait éclairer encore. La
suite des hommes ne doit pas seulement être considérée comme un seul homme ; l'humanité, c'est-à-

112
dire l'ensemble des générations et des races, est réellement un seul être. Organe suprême de la vie
planétaire, elle doit régir et harmoniser ce globe, qui est en quelque sorte sa chair, et dont les sèves
alimentent sa vie.
L'homme dépend de la terre et domine la terre, comme l'âme dépend du corps et le domine. Mais,
pour que cette domination s'exerce utilement, il faut que l'esprit soit en possession de toute sa raison,
et de toute sa conscience. La grande âme collective, comme l'âme individuelle, ne s'établit que len-
tement dans la plénitude de ses forces. Enveloppée dans la matière, pendant la période d'incubation,
maîtrisée par l'instinct dans le premier âge, elle ne se dégage, et ne prend que peu à peu son rôle
souverain. Vie fœtale, végétative ; vie animale, instinctive ; vie morale, s'élevant par gradations à la
liberté et à la lumière : − c'est la genèse de l'homme individuel ; c'est la genèse de l'homme collectif.

III
On comprend maintenant la première tâche et le premier but assignés par Dieu à l'espèce humaine.
Elle doit devenir une, en concentrant ses forces, ses essors, ses aspirations, ses volontés, dans une
conscience commune ; elle doit se créer elle-même par le développement de la vie morale, et
réaliser la nouvelle unité collective, l'être immédiatement supérieur à l'homme, comme le
développement de la vie instinctive a réalisé l'homme immédiatement supérieur à l'animalité.
C'est toujours, on le voit, la même loi de formation. C'est toujours la vie qui monte, et se développe
par synthèses progressives. Les évolutions qui se produisent dans les hautes régions de la substance,
sont indiquées par celles que l'on constate dans les sphères moins élevées : le passé révèle l'avenir.
L'être supérieur à l'homme, l'âme planétaire, est donc en puissance dans l'humanité, comme l'âme
humaine est en puissance dans le règne inférieur, tant que celui-ci n'est pas suffisamment élaboré
pour la produire. Notons tout de suite cette différence capitale, que les synthèses inférieures se for-
ment fatalement, par les forces inconscientes de la nature ; tandis que les collectivités morales,
composées d'éléments conscients et libres, se créent par la libre volonté de ces éléments.
− Ut omnes unum sint ! a dit le plus grand des révélateurs. L'unité, c'est en effet le but à atteindre.
Tant que cette condition n'est pas remplie, l'être n'existe pas ; il se forme.

IV
Cette conception illumine le chaos de l'histoire :
A l'origine de l'espèce, les mouvements désordonnés des races primitives sont la fermentation de
l'humanité, créant les premiers organismes de la vie morale, comme la fermentation de la matière
crée, au commencement, sur la planète refroidie, les premiers organismes de la vie sensible.
De cette ébullition de la substance humaine, sortent peu à peu des créations sociales, incomplètes et
monstrueuses, mais déjà organisées, et vivant d'une vie distincte. Ces ébauches de civilisation
disparaissent tour à tour, transmettant à des sociétés de moins en moins imparfaites, ce qu'elles ont
réalisé d'ordre dans leurs institutions, de progrès dans leurs industries, d'humanité dans leurs mœurs.
Ainsi, apparaissent successivement, à l'horizon des temps connus, Memphis, Babylone, Ecbatane,
Tyr, dont la Grèce reçoit les traditions et recueille l'héritage. Ainsi Athènes, absorbée par Rome,
s'éteint, comme la Rome des consuls et des Césars doit s'éteindre. C'est la loi commune à toutes les
formes qui manifestent la vie : les sociétés naissent et vieillissent ; les races déclinent et s'effacent ;
les peuples meurent, pour se transformer, quand ils ne progressent plus. Mais la vitalité des mondes
qui périssent, passe dans les mondes qui leur succèdent. L'art grec n'est pas mort, si Athènes est
morte ; la législation romaine n'a pas disparu, si la puissance de Rome est tombée. Les lois romaines
sont dans nos codes ; l'art grec est dans nos musées. Le souffle de l'antiquité anime nos orateurs et
nos poètes ; et la science des vieux peuples, transmise par Pythagore, a éclairé les veilles de Coper-
nic.

113
L'humanité est un être qui se forme. Les âmes individuelles en sont les molécules constitutives. Les
civilisations sont des essais, des tâtonnements, des ébauches de la grande société qui doit relier,
dans une organisation commune, les peuples et les races.
Ce qui s'est passé à la naissance du globe, ce qui se produit dans l'éclosion de chaque être, − éclo-
sion plus ou moins lente, selon l'importance de sa vie, − se continue dans la formation de la syn-
thèse morale, résultat des synthèses précédentes. Commençant, comme tout commence, par la diffu-
sion et la mêlée de ses éléments, − par le chaos, − l'être collectif s'élabore, s'ordonne, s'unifie, − se
crée, − en opérant sur lui-même le double travail de toute vie qui s'organise : Il réunit et concentre
les parties incohérentes et confuses ; il établit l'harmonie, en mettant chaque élément à sa place, et
en distribuant l'activité à tous les ressorts.
Qu'on se pénètre de cette idée si simple, si nette, si grande ; et, comme le passé, l'avenir s'éclaire. La
solidarité humaine, mal comprise encore et mal définie, entre dans le domaine de la connaissance.
La solidarité des âmes est prouvée par la raison, comme la solidarité des corps est établie par la
science. L'homme est lié à l'homme, dans ce monde et dans l'autre. Une destinée générale englobe
toutes nos destinées. Nous ne sommes pas seulement les membres d'une même famille ; nous
sommes les rameaux du même arbre. Chaque partie doit accomplir sa tâche dans le travail commun,
sans quoi l'arbre avorte, s'étiole ou se dessèche. Il ne s'agit plus de se sauver tout seul, en laissant les
autres dans l'abîme. Nous monterons ensemble, ou nous ne monterons pas. L'absolution du prêtre
n'y peut rien ; la contrition in extremis est insuffisante. − Demande pardon ! c'est ce qu'on dit aux
enfants. − Répare ! c'est ce qu'on dit à l'homme. Le mal ne se rachète que par le bien ; le repentir est
seul efficace.
Voilà la religion vraie, seule digne de ce nom ; la religion qui relie tous les êtres. Ce n'est pas autre
chose que l'épanouissement de l'idée chrétienne, la déduction savante, l'explication raisonnée, l'ex-
tension normale de la révélation sentimentale de Jésus.
Ainsi l'enfant grandi, repassant dans sa mémoire, les leçons données à son jeune âge, dans la forme
simple et touchante que son jeune âge exigeait, confirme, développe, complète, avec sa science
acquise et sa pensée mûrie, les naïfs enseignements qui ont guidé ses premiers pas.

VI
Longtemps avant d'avoir été proclamé par Jésus, et scellé de son sang, le lien étroit qui unit
l'homme à l'homme a été senti par les grandes âmes. Parmi les races les plus dédaigneuses, chez les
nations les plus oppressives, des cœurs d'élite franchissent les murs de la cité, les frontières de la
patrie, et embrassent, dans leur sympathie, toute la famille du genre humain.
− « Je suis homme, s'écrie Térence, résumant, dans sa belle maxime, l'intuition traditionnelle de
l'antique philosophie ; et rien de ce qui touche à l'homme, ne m'est étranger. » Même au sein de la
Chine murée, le sentiment humain fait explosion. Écoutez Lao-Tseu, flétrissant la guerre homicide :
− « La victoire la plus brillante n'est que la lueur d'un incendie. Ne rendez aux vainqueurs que des
honneurs funèbres ! Accueillez-les avec des pleurs et des cris, en mémoire des homicides qu'ils ont
faits, et que les monuments de leur victoire soient environnés de tombeaux ! »
La guerre, elle-même, en horreur aux cœurs tendres, est la manifestation aveugle et violente de ce
besoin qui pousse les hommes à se mêler, pour s'unir. L'expansion des races d'élite, l'ambition des
conquérants sont suscitées par cette impérieuse aspiration à l'unité, qui travaille les têtes puissantes.
Dans le même instinct, brutal et irréfléchi, se trouve l'explication, et, jusqu'à un certain point, l'ex-
cuse des prétentions et des fureurs théocratiques, employant le fer et la flamme pour imposer l'unité
de foi.
L'individualisme, matériel ou spirituel, a beau promulguer ses étroites maximes ; la nature humaine,
plus puissante que les sophismes de l'esprit, laisse déraisonner la raison, et entraîne le cœur. Qui de
nous, à moins d'être abruti par l'égoïsme sensuel ou par la folie mystique, reste insensible aux
grandes émotions qui agitent un point de la terre ? L'indignation que nous éprouvons au récit d'un
crime monstrueux, n'est-elle pas mêlée de tristesse, comme si une part du honteux fardeau retombait
sur chaque conscience ; et, quand nous apprenons une de ces belles actions qui, selon l'expression
114
vulgaire et vraie, honorent l'humanité, à l'admiration qu'elle inspire, ne se joint-il pas une intime
satisfaction, un orgueil secret, joie solidaire des bonnes âmes qui sentent que ce qui élève l'un, nous
élève tous ?

VII
L'espèce humaine n'a encore que le sentiment de son unité ; elle n'en a pas la connaissance
réfléchie : Elle y tend par ses efforts, par ses révolutions, par ses crises ; mais, comme l'enfant qui
pleure parce qu'il souffre, et qui souffre parce qu'il grandit, elle ne se rend pas compte du travail
qu'elle accomplit, et ne sait pas que chacune de ses douleurs est une phase de sa croissance.
L'unité se fera par l'amour ; mais l'amour ne vient qu'après la justice, et la justice se trouve et s'éta-
blit par le sens moral. Or le sens moral n'existe qu'à l'état de germe, chez la plupart des hommes.
L'instinct, brutal ou cauteleux, le domine et l'étouffe. Le progrès social a policé la force et raffiné la
ruse ; mais ces deux ressorts de l'animalité régissent encore nos relations. Sur ce point, le civilisé est
â peine au-dessus du sauvage.
La justice est donc à trouver. Il faut, pour cela, que la conscience générale s'élève, et que le sens
moral devienne le sens commun. Quand ce grand progrès sera obtenu, tout le reste viendra par sur-
croît : La vie humaine aura atteint son apogée ; la destinée sera accomplie ; l'unité sera faite.
− Et quand l'âme collective aura discipliné ses forces ; quand l'humanité sera comme un seul être,
dont toutes les parties intégrantes, conscientes et libres, convergeront volontairement vers le même
sentiment, vers la même pensée, vers la même aspiration, qu'arrivera-t-il ?
Ce qu'il arrivera, nul ne peut le dire. La personnalité nouvelle qui résultera de l'unité humaine
réalisée, est trop supérieure à l'homme, pour que l'homme puisse la concevoir, et la définir. Ses
perceptions, ses facultés nous sont inconnues. Qui peut deviner le déploiement des puissances et les
merveilles sans fin de l'existence infinie ?
Ce que nous pouvons prévoir, ce que nous pouvons prédire, c'est qu'alors de nouveaux horizons
s'ouvriront devant l'être, donnant un motif à sa vie, un but à son activité, une sanction à sa
conscience, un idéal à ses désirs.

II. DESTINÉE INDIVIDUELLE

Loi de développement. − Le salut. − Les deux vies. − La société des Mondes. –


La fièvre de croissance.

I
Pour que les consciences s'harmonisent, et que la pleine liberté produise l'ordre parfait ; pour que
l'unité de l'espèce soit faite par la solidarité effective des âmes, il faut que chaque individualité ait
atteint le degré de perfection qu'elle comporte. Le premier objet de l'évolution morale est donc le
perfectionnement de l'individu. En réalité, ce but se confond avec l'autre, puisque la formation de
l'âme collective dépend et résulte de la libre ascension des âmes individuelles.
Revenons, en quelques mots, sur la loi qui préside au développement de l'être moral, et en facilite
les progrès. Cette loi de justice et d'amour va nous apparaître sous un jour nouveau, maintenant que
nous savons ce qu'elle prépare, et ce qu'elle amène.
Nous avons dit qu'il y a deux états de la substance, deux modes de vie, deux manières d'être, deux
mondes ; que chacun de nous alterne dans ces deux mondes, où il existe et fonctionne tour à tour ;
que cette série d'existences est une seule et même vie ; que ces formes transitoires enveloppent le
même être, dont la mémoire ne se voile un instant dans la matière tangible, que pour se retrouver de

115
plus en plus nette, de plus en plus lucide, dans la matière éthérée, où elle reprend possession de son
passé, en renouant le fil des souvenirs.
− « Ainsi, avons-nous ajouté, l'homme alterne de la veille au sommeil, et recouvre, à chaque réveil,
la pleine conscience de sa vie. »
Cette analogie doit être vraie, car les phénomènes de l'existence se reflètent les uns dans les autres.
Pour que rien ne soit absolument fermé à l'intelligence humaine, pour que nous puissions monter,
par une pente accessible, du connu à l'inconnu qui est aussi notre domaine, et vers lequel nous pous-
sent nos désirs, nous devons trouver, dans ce qui nous entoure, l'image ou l'emblème de ce qui nous
dépasse. Ces rapports entre toutes les phases et toutes les faces de l'être, ne sont-ils pas d'ailleurs
une conséquence rigoureuse et nécessaire de l'unité de la vie, dans l'unité de Dieu ?
Cette alternance, ce changement de forme, cet oubli périodique du passé sont une aide puissante
pour la progression de l'homme : allégé, chaque fois, du poids de ses fautes, de la honte de ses re-
mords, de la tyrannie de ses préjugés, de la tradition de ses haines, il marche plus librement vers le
bien.
C'est de plus un grand secours pour l'accomplissement de la destinée commune : mêlés, dans la
variété de nos existences, à toutes les races, à toutes les conditions de l'humanité, nous nous
préparons ainsi à ne faire qu'un avec elle. Admirable effet de la sublime prévoyance, qui, tout en
respectant notre liberté, s'ingénie à nous aplanir le chemin ! En même temps que le progrès de
l'individu amène l'élévation de l'espèce, le progrès de l'espèce élève et moralise l'individu.
L'être fait le milieu, et le milieu réagit sur l'être. La conscience générale, créée par les consciences
particulières, les imprègne, à son tour, de son atmosphère morale ; les obscurcit, ou les éclaire ; les
rapetisse, ou les grandit. L'homme récolte ce qu'il sème, et se nourrit de ce qu'il récolte, débilité ou
fortifié par les aliments que lui-même a produits. − Mais, nous le savons, fussent-elles assez pro-
fondes pour amener la mort, les chutes ne sont que momentanées. La mort n'est pas un abîme où
l'âme s'engloutit ; c'est un creuset où elle se retrempe.

II
La vie individuelle évolue ainsi dans la vie générale de l'espèce, recevant et donnant tour à tour. Et
plus elle se développe, plus elle s'épanouit ; et plus, en s'épanouissant, elle embrasse la vie des
autres.
Elle l'embrasse d'abord dans sa connaissance ; elle l'embrasse ensuite dans son amour. − Pour aimer,
il faut connaître. − Vous ne pouvez aimer les hommes, si vous ne savez pas que leurs défauts et
leurs vices sont un état passager, comme la faiblesse du premier âge ; et que, comme les bourreaux
de Jésus, « ils ne savent encore ce qu'ils font. »
Mais, quand vous êtes pénétrés de cette certitude, − révélée par la charité aux simples d'élite, gravée
par l'étude et la réflexion dans la pensée du sage, − vous aimez l'humanité, malgré le désordre moral
dans lequel elle est plongée, comme vous aimez l'enfant jusque dans ses colères obstinées, et, son
égoïsme absolu.
De même que la science du cœur, la science de l'esprit mène à l'amour. La bonne parole est donc
bien celle-ci « Aimez-vous les uns les autres ! » Le plus avancé est celui qui aime le plus. Pour ex-
primer la plus incontestable des supériorités humaines, ne dit-on pas : − C'est un grand cœur !
Aimer, c'est vivre dans l'âme d'autrui, et faire vivre autrui dans son âme. Comprenez-vous mainte-
nant comment se réalise cette formule, qui exprime l'idéal suprême : − tous dans chacun, chacun
dans tous !
Ainsi s'établit la grande unité vivante, résultat du complet épanouissement de toutes les vies
individuelles, s'embrassant et se pénétrant les unes les autres ; ainsi s'accomplit à fusion des
intelligences et des cœurs, dans laquelle les puissances de chacun s'augmentent des puissances de
tous ; ainsi est créé l'être collectif, par l'union libre et volontaire, par l'accord harmonieux des êtres
particuliers, ne formant plus qu'une seule âme, n'ayant plus qu'une même vie.

116
III
Nous croyons avoir fait suffisamment comprendre que, dans cette grande unité, chacun de nous se
sent être. Il y a accord parfait, et non identité, entre ces moi divers qui conservent leur type caracté-
riel et leur conscience propre, tout en participant à l'accroissement de puissance acquise par la syn-
thèse morale qu'ils ont concouru à former.
Ce qui est indispensable à l'être pour s'affirmer à lui-même, ne peut ni s'effacer ni s'éteindre. Sans
doute, l'esprit ne gardera pas, dans une égale mesure, tous les détails de ses souvenirs. Il laissera en
route une partie de ce bagage, devenue inutile. N'avons-nous pas perdu, tous tant que nous sommes,
presque volontairement et sans chercher à les retenir, bien des réminiscences insignifiantes ; et,
quoique nous ne puissions renouer, fil à fil, la trame des jours qui fuient derrière nous,
n'embrassons-nous pas, d'un seul regard, la grande ligne de notre vie ?

IV
Cette belle et sainte croyance de la solidarité des âmes n'est pas encore acceptée par tous les bons
esprits. La doctrine anti-humaine du salut personnel a été conservée par des penseurs, qui admettent
la succession des existences. Ils supposent que chacun progresse pour lui seul, et monte isolément
de globe en globe, de sphère en sphère, ne contractant partout que des liens éphémères ; se
détachant chaque fois des humanités qu'il traverse, et qui ne sont pas autre chose qu'une rencontre
fortuite de pèlerins de la grande vie, réunis, pour un jour, dans le même caravansérail.
Instinct, sentiment, raison, protestent à la fois contre cette doctrine, qui sacrifie les besoins du cœur
à un seul désir de l'esprit : le désir de savoir. L'instinct nous attache à ce globe, foyer de notre être ;
le sentiment nous lie à cette humanité, dans laquelle s'est formée notre âme, par l'amitié, par l'amour,
par la famille, par les leçons du passé, par l'idéal commun, par le travail présent qui prépare l'avenir ;
la raison et le cœur s'unissent pour nous dire que nous ne pouvons quitter tout cela, comme un
voyageur quitte une hôtellerie.
Mais que les nobles curiosités se rassurent ! Toute satisfaction est donnée à la soif de connaître. Les
mondes n'ont pas de mystères pour les mondes. Les humanités se fréquentent et se pénètrent. A me-
sure que l'être s'élève, ses rapports s'étendent : − le progrès des relations, c'est le progrès de la vie.
Puisque nous abordons cette idée, essayons de dire ce qui nous semble probable sur les relations
sidérales et le rôle attribué aux humanités, dans ces hautes fonctions de l'existence universelle.

V
D'abord établissons ce fait, qu'il n'y a pas, à proprement parler, d'éloignement ni de distance absolue.
L'oiseau franchit, d'un coup d'aile, l'espace que la chenille met des heures à parcourir.
Les distances qui séparent les globes, les tourbillons, les nébuleuses même, ne sont prodigieuses
que pour nos sens. La notion de l'étendue est proportionnée à l'organisme, et l'organisme est propor-
tionné à la mission de l'être.
Or, le travail que l'humanité accomplit ici-bas, sur la planète et sur elle-même, est une œuvre
d'élaboration intime, analogue à celle qui se produit en nous, pendant le sommeil.
Nos organes sont appropriés à cette fonction, et nous isolent du monde extérieur. Nous
n'entrevoyons de l'infini que ce qui suffit pour élever notre pensée, sans la distraire de sa tâche. Tout
au plus un rêve confus, réminiscence fugitive, reflet d'une lueur éclipsée, écho d'une mélodie
interrompue, vient-il parfois traverser notre âme, qui cherche à le retenir, et ne peut se rappeler.
Mais savons-nous quelles facultés, quels souvenirs, quelles relations nous retrouvons au réveil, dans
cette vie éthérée où la lumière brille, où la mémoire se renoue, et qui doit être une activité expansive,
comme la vie d'ici-bas est une activité interne et concentrée ?
Les mondes sont des individualités. Ces individualités ont entre elles des rapports physiques, mo-
raux, intellectuels. Les rapports physiques émanent des lois de la matière. Ils sont permanents, in-
conscients, fatals, indépendants de la volonté de l'être. Les rapports moraux et intellectuels, les rela-
tions, sont intermittents, conscients, volontaires et libres. C'est l'âme qui les noue, les entretient, ou
117
les brise. C'est donc par les humanités que les êtres sidéraux correspondent, puisque chaque huma-
nité exprime la vie animique du globe qui l'a produite, et qu'elle régit. − En d'autres termes, les êtres
sidéraux, considérés dans leur personnalité morale, sont les humanités mêmes, et les relations qui
existent entre les mondes ne sont pas autre chose que les relations des humanités.
On comprend maintenant le mystère des révélations, et la mission des révélateurs, se détachant
d'une humanité plus élevée, pour descendre dans les entrailles d'une humanité qui s'élabore.
On comprend aussi que la vie de relation étant proportionnelle au développement de l'être, à ses
facultés, à ses connaissances, à son âge, les rapports qu'entretient avec le monde extérieur une
collectivité humaine, jeune, faible, incohérente, dont la raison n'est pas assise, dont la conscience
n'est pas formée, doivent être limités comme ceux de l'enfant avec les hommes ; et que ces relations
doivent s'étendre, à mesure que l'enfant grandit, et devient homme à son tour.

VI
Malgré les prétentions de quelques races à la maturité, et les symptômes de décadence sénile que
certaines nations manifestent, l'examen du passé et de l'état présent des sociétés humaines ne laisse
pas de doute sur l'âge de notre monde.
Aucune période historique n'offre les caractères de la maturité sociale, scientifique, morale et
religieuse, qui doit signaler l'apogée du genre humain. La civilisation moderne, supérieure sur tant
de points aux phases précédentes, ne peut être regardée comme la dernière expression de notre
puissance, de notre moralité, de notre savoir.
L'humanité commence seulement à prendre possession des forces de la nature, et n'est pas parvenue
à équilibrer ses propres forces.
Nous avons démontré, et les faits de chaque jour le démontrent mieux que nous, que le sens moral
n'est pas encore épanoui dans la conscience collective. Le sens religieux l'est-il davantage ? −
Demandez à toutes ces sectes qui se méprisent et s'excommunient, quand elles ne peuvent se
dévorer !
Ces grandes facultés sont bien dans l'espèce, mais à l'état d'instincts épars, et presque toujours ne
donnent à ceux qui en sont doués, que le privilège du ridicule, de la persécution et de la souffrance.
L'homme est si peu avancé dans la vie, qu'il n'en connaît ni la cause ni le but. Il ignore d'où il vient,
et comment il est venu. Ce grand secret qui tourmente les curiosités du jeune âge, et qu'on voile aux
enfants sous des fables, ne se révèle qu'à la puberté. − L'humanité cherche encore.
Mais tout annonce que nous approchons de l'heure solennelle où l'être voit s'éclairer enfin, dans le
passé et dans l'avenir, les horizons vrais de la vie. Les jours actuels dénotent une de ces crises pro-
fondes, précurseurs des grands enfantements. Un malaise général, une inquiétude indéfinie, une
agitation fébrile, contenue ou violente, tourmente les sociétés, sur tous les points de la terre.
Peuples, classes, individus sont atteints de ce trouble. Les gouvernants ne savent plus où ils mènent ;
les gouvernés ne savent plus où ils vont. On vit au jour le jour, sur les trônes, comme dans la rue.
On dépense sans désir ; on édifie sans conviction ; on amasse sans sécurité. On fuit les délassements
qui font penser, et les plaisirs qui s'adressent à l'âme. Il semble que tout ce monde se sente sur la
pente d'un abîme, et s'enivre tristement, pour s'étourdir.
Jusqu'au pied des autels, une foi factice, qui voudrait croire, demande vainement aux simulacres du
culte, cette sérénité que donne la confiance aveugle, et que les prêtres eux-mêmes ne possèdent plus.
C'est le vague ; c'est la confusion ; c'est le chaos. − C'est la fièvre. − Courage et espoir - C'est une
fièvre de croissance : à la fin de l'ère païenne, le même mal nous dévorait.
Seule, au milieu du désarroi universel, la science marche en avant, sans s'arrêter, sans réfléchir. Ce
qu'elle cherche, elle ne saurait le dire : elle compte beaucoup de pionniers, mais peu de penseurs.
Les pionniers abattent et défrichent. Que poussera-t-il dans cette terre nouvelle ? La mort, ou la vie ;
l'immortalité, ou le néant ; la matière, ou l'esprit ; Dieu, ou l'athéisme ? − Elle l'ignore ; mais elle
avance toujours.
Pour voir où elle va, il faut planer au-dessus d'elle. Nous savons, nous, ce qu'elle cherche. Elle
cherche Dieu, même quand elle le nie ; et, malgré ses négations, elle le trouvera.
118
TROISIÈME PARTIE

VIE SOCIALE

MORALE - SOCIÉTÉ – RELIGION

Nous devons nous considérer comme une particule du grand tout,


et vouloir contribuer à son harmonie.
ZÉNON

Puissent tous les hommes n'avoir qu'un sentiment, une fortune, une vie !
PHOCYLIDE

Sans l'association combinée, il ne peut exister nul concours des individus pour le bien général. Les
Passions n'entraînent l'individu qu'à opérer contre la masse, au bénéfice de laquelle
il n'est pas associé, et qui n'a pour lui nulle sollicitude.
Ch. FOURIER

Le but de la morale est d'établir l'harmonie sociale, qui a la justice à sa base, et, au sommet, l'amour.
L'idéal religieux éclaire ce travail de la vie consciente qui s'organise et s'élève

119
MORALE

PREMIÈRES CONVENTIONS. − LE DEVOIR. − LES TROIS MORALES. − LE DROIT DE L'ÂME.

Si tu peux faire le bien, tu le dois.


La puissance est ici voisine de la nécessité.
Pythagore

I
Le genre humain étant une unité vivante, et chaque être individuel ayant ce but supérieur, de
s'harmoniser avec les autres, les besoins et les penchants de l'homme doivent le pousser vers ses
semblables. La nature a dû le mettre d'abord dans des conditions qui rendissent ce rapprochement
nécessaire ; et, plus il monte dans la vie, plus il approche de l'accomplissement de sa destinée, qui
est l'union avec tous, plus les nécessités de son existence agrandie, physiques, intellectuelles,
affectives, doivent l'inciter à étendre ses relations, à s'universaliser dans l'espèce.
C'est ce qui eut lieu ; c'est ce qui arrive.
L'homme est né faible et désarmé. Le premier danger lui a révélé le besoin qu'il avait des autres. Le
groupe qui s'est réuni pour la première fois, contre un péril commun, a commencé l'âme collective.
Ce jour-là, un sens nouveau s'est éveillé dans l'être humain ; − le sens des rapports, le sens moral.
Les hommes qui se ralliaient ainsi, ont senti qu'à dater de ce moment, et jusqu'à ce que l'union fût
rompue, ils dépendaient les uns des autres ; et que la liberté de chacun devait se subordonner à la
discipline nécessaire pour atteindre le but utile à tous. Si vague, si obscure, si limitée, si accidentelle
qu'elle fût, cette intuition de la solidarité, encore instinctive, était le commencement de la morale.

II
Le danger passé, ou la proie saisie, l'association a dû parfois se dissoudre ; mais, parfois aussi, elle a
continué d'un commun accord, en prévision des périls à venir, et des besoins futurs.
La tribu est formée. Le sens moral se fixe. Pour maintenir les rapports, on précise, on limite les
droits. Cette première convention amène, dans l'esprit humain, une notion nouvelle : celle du devoir.
Le maître de la conscience prend possession de son domaine, encore vague et aride.
Timide et passif au début, il ignore sa mission et sa force ; mais il a pris les rênes, et ne les lâchera
plus.
Les passions frémissantes se cabrent sous son joug ; l'emportent dans leurs bonds furieux ; le traî-
nent, meurtri et sanglant, loin de la route qu'il pressent et qu'il cherche... − Patience ! il a en lui,
pour les réduire, une arme terrible et bénie : l'aiguillon du remords.
Salut au fouet vengeur des Euménides ! salut à la liberté qui se révèle, à la responsabilité qui com-
mence, à la conscience qui s'éveille, à la lumière qui apparaît !

III
Le remords est le contre-coup que reçoit le cœur, des blessures qu'il fait aux autres. C'est une protes-
tation de la nature humaine contre l'égoïsme hostile, qui est le contraire de sa destinée. C'est l'aver-
tissement divin, qui nous prévient que nous sommes dans la fausse voie.
Le remords prouve la liberté. Il ne serait pas sans elle.
En même temps qu'il prouve la liberté, il donne la mesure de la conscience. Proportionné au sens
moral, dont il dérive, il en exprime la sensibilité instinctive ou réfléchie. Conséquence du trouble

120
apporté par l'être dans la vie commune, cette souffrance de l'esprit amène le repentir, premier pas
vers la réparation qui efface le crime et réhabilite le coupable.
Le remords peut devancer la notion religieuse ; mais, quand il n'en procède pas, il y conduit. L'âme
qui ignore, étonnée de souffrir pour s'être assouvie, se demande bientôt comment il peut se faire
qu'une tristesse découle d'un désir satisfait, ou d'un triomphe obtenu. L'image vivante d'une victime
sacrifiée se dresse pour répondre, et prouve à la volonté impuissante qu'il y a des lois supérieures
qu'on ne peut impunément enfreindre, une suprême justice à laquelle on ne se soustrait pas.
Le remords fait trouver Dieu. Le mal qu'on fait, le mal qu'on subit, le mal qu'on voit, mène à la
même découverte : la justice. Mais la justice ne suffit pas. Elle n'est qu'un des rayons de la grande
lumière. Elle prescrit surtout qu'on s'abstienne du mal ; elle ne commande pas de faire le bien.
« − Respecte le droit des autres ; laisse à chacun sa part, pour qu'on te laisse la tienne !» dit la mo-
rale de la raison pure, qui, comme la pure mécanique, se passe de la notion de Dieu.
« − Respecte les droits et les sentiments d'autrui, pour ne pas troubler la paix de ton âme ; car
chaque larme que tu fais couler, tombe, comme un poids, sur ton propre cœur ! » dit la morale de la
conscience, pressentant déjà quelque chose au-dessus d'elle, et entrevoyant d'autres destinées que la
pondération des intérêts.
« − Fais à tes semblables le bien que tu souhaites pour toi-même ! » dit le devoir actif, la morale
divine, l'amour. Il dit plus :
« − Sers les hommes ! combats l'ignorance, la dégradation, la misère ! même quand tu n'attendrais
de tes frères égarés que la persécution et la mort, combats toujours ! Et, s'ils te livrent au supplice,
que ta dernière parole et ta dernière pensée soient un pardon et une prière »
C'est le devoir élevé à sa suprême puissance. Celui-là procède en droite ligne de la vérité religieuse
que la conscience a pressentie. Révélée ou trouvée, cette vérité est une conception plus ou moins
nette de la vie générale, qui a Dieu pour sommet et pour base. Interrogez les grands martyrs, dont le
sang a fécondé la terre ; demandez aux génies du bien, dont la parole a traversé les siècles : tous, de
quelque nom qu'ils l'appellent, ont la pensée de Dieu dans le cœur.
Il y a donc trois aspects, ou plutôt trois degrés dans la morale : la morale de l'intérêt, la morale de la
conscience, la morale de l'amour.
De chaque degré de morale, découle un devoir. A chaque devoir, correspond un droit. − C'est un
principe d'équité élémentaire. C'est la loi de réciprocité.
L'homme social a le devoir de respecter la personne, la liberté et le bien d'autrui ; mais, par récipro-
cité, il a le droit d'exiger qu'on respecte son bien, sa liberté, sa personne. La loi civile serait inique,
si elle imposait aux uns, vis-à-vis des autres, une obligation qu'elle n'imposât pas à tous, vis-à-vis de
chacun. Elle-même a le devoir d'être juste, pour avoir droit à être obéie.
Droit et devoir sont les deux pôles de la justice. − Occupons-nous d'abord du devoir ; et faisons ren-
trer, dans le cadre de la morale, le devoir envers Dieu, qui découle aussi de la loi des rapports.

IV
− « Dieu, dit l 'enseignement catholique, a créé l'homme pour le connaître, l'aimer, le servir, et, par
ce moyen, mériter la vie éternelle. »
Nous acceptons cette définition du devoir de l'homme envers Dieu. − Mais comment remplira-t-il
ces trois conditions : comment méritera-t-il la vie ?
L'homme arrive à connaître Dieu par un seul moyen : en s'élevant vers lui ; en se perfectionnant
dans le savoir, qui est la connaissance du vrai ; dans la justice, qui est la pratique du bien ; dans
l'amour, qui est la vie de Dieu-même. − Pour connaître Dieu, pour aimer Dieu, l'homme doit pro-
gresser.
Pour le servir, ne doit-il pas progresser encore ? Comment pouvons-nous servir le souverain maître,
si ce n'est en remplissant la tâche assignée à toute vie consciente ; en établissant l'harmonie dans la
sphère qui nous est confiée ; en organisant le concert des âmes, comme la cause absolue a organisé
le concert des mondes.

121
Établir l'harmonie, organiser l'accord, c'est le but qui nous est prescrit ; c'est notre destinée.
L'homme a donc pour devoir suprême d'accomplir sa destinée, qui est la volonté de Dieu. Il ne l'ac-
complit qu'en développant ses facultés, en améliorant son âme ; et le résultat de ce progrès intellec-
tuel et moral, c'est le bonheur. − Admirable loi de l'amour souverain qui a causé la vie : Dieu im-
pose à l'homme le devoir de se rendre heureux !
Perfectionner son être, s'harmoniser dans le bien, n'est-ce pas aussi le devoir de l'homme envers lui-
même ; et ne remplit-il pas, en même temps, par le même moyen, son devoir envers les autres ?
– Quel est le devoir de l'homme envers ses semblables ? − Il leur doit d'abord la justice ; il leur doit
ensuite cette grande charité de l'amour, dont parlait saint Paul, et qui procède à la fois de l'intelli-
gence et du cœur.
Aimer, pardonner, consoler, éclairer, − voilà la morale de l'âme. − Amortir les chocs, adoucir les
douleurs, combattre le mal sous toutes ses formes, propager le bien dans tous ses degrés, − tel est le
devoir actif de l'homme. Il ne peut le comprendre, sans s'élever ; il ne peut s'élever, sans élever les
autres ; il ne peut élever les autres, sans s'élever lui-même.
Progresser est donc bien le devoir suprême, qui résume tous les devoirs.
Il en est un encore, que le christianisme des conciles a oublié : le devoir envers le monde inférieur.

V
Une seule doctrine religieuse, celle des Mages, a formulé cette grande obligation de l'espèce hu-
maine vis-à-vis de la terre qui nous a produits et nous alimente, vis-à-vis des êtres élémentaires qui
ont préparé notre venue, et nous servent encore aujourd'hui par leur vie et par leur mort.
L'intuition des fils de l'Iran avait-elle découvert les liens étroits qui nous rattachent à cette nature
vivante, où plongent les racines de notre être ? − Les péchés qu'ils se reprochaient à l'égard de la
terre laissée en friche, et des animaux mal nourris ou mal protégés, prouvent, en tous cas, qu'ils
avaient sur ce point, comme sur quelques autres, une conception supérieure à celles des théologies
modernes.
L'homme doit faire de la terre un jardin de délices, comme il doit faire de son corps le moule
harmonieux de son âme, et, de son âme, le miroir de Dieu. Les beautés physiques sont le reflet des
beautés morales ; l'harmonie du fond se manifeste par l'harmonie de la forme ; le beau est
l'enveloppe du bien.
Si l'on considère la planète comme le domaine du genre humain, le genre humain est tenu d'amélio-
rer, d'embellir son domaine, pour la gloire du maître qui lui en a donné la direction et la jouissance.
Si la terre ne fait qu'un avec l'homme, comme, dans l'homme, le corps ne fait qu'un avec l'esprit,
l'humanité se doit à elle-même d'utiliser les puissances de cette nature, qui est sienne, pour en tirer
toutes les splendeurs 17.
Les devoirs envers les créatures du monde inférieur, douées de la vie sensible, tient plus directement
aux cordes affectives de l'âme. La voix du cœur s'unit à celle de l'intérêt, pour nous prescrire de
traiter avec douceur et affection, ces êtres qui savent aimer.
L'éducation des animaux sera une grande occupation de l'avenir. Elle appartient de droit à la femme
et à l'enfant, qui ont le don du charme. Sur ce point, l'espèce humaine a elle-même son éducation à
faire. Elle commence à peine à connaître ses richesses, et à se douter de son pouvoir. L'animalité

17
L'aménagement des grandes cultures, la direction intelligente des agents de la production, amèneront l'équilibre des
forces qui fait la santé de l'être, et fait, en même temps, sa vigueur et sa grâce. Les montagnes ornées de leur chevelure
de feuilles, gardienne protectrice des moissons ; les grands marais fétides transformés en prairies où les ruisseaux ser-
pentent ; les steppes arides, les déserts de sable fertilisés par les eaux souterraines que la onde force à jaillir les fleuves
domptés caressant, de leurs ondes roulantes, la pente fleurie des rives qu'ils ne franchiront plus, ou brisant, sur les rocs
blancs d'écume, leurs vagues devenues impuissantes ; et, qui sait, un jour, peut-être, sous l'influence de la chaleur qui
émane des sols cultivés que le soleil pénètre, les pôles glacés où trône la mort, rendus à la vie, livrant au libre parcours
de l'homme leurs terres conquises et leurs mers délivrées... − tel est l'avenir, tel sera l'aspect de la terre riche, parée,
florissante et bénie, quand l'humanité aura compris son devoir envers la nature, − lequel n'est pas autre chose que son
devoir envers elle-même, − et aura acquis, par les progrès de la science et le perfectionnement des rapports sociaux, le
moyen d'entreprendre ces grandes œuvres, et de les faire réussir.
122
tout entière lui appartient. Jusqu'à ce jour, elle a usé de son droit en aveugle, et, en barbare. Elle a
gaspillé follement et cruellement ses trésors. Elle a refoulé dans les déserts, ou fait disparaître entiè-
rement, par ses massacres désordonnés, des espèces précieuses ou charmantes. Presque partout en-
core, le doux gardien de nos vergers, le défenseur né de nos récoltes, l'oiseau, cette fleur ailée qui
chante et qui aime, voit dans l'homme un ennemi.
Nous avions dit que l'homme crée des choses. Il fait mieux : il crée des êtres. Il façonne et pétrit les
sèves ; il marie les beautés, les instincts, les essors, et tire, de ces accouplements combinés, des
familles nouvelles, dont il enrichit son inventaire.
Il prend la plante sauvage, et lui donne le parfum ; il greffe le fruit acide, et le pénètre de saveur et
d'arôme ; l'herbe amère et dure fuit les sillons qu'arrose sa sueur ; les riches moissons et les gras
pâturages remplacent les premières productions du sol, dans la terre ameublie. Quand il aura cultivé
l'animalité, comme il a cultivé la plante, les espèces nuisibles, les formes hideuses disparaîtront,
anéanties ou transfigurées.
L'homme est chargé de perfectionner la nature, et d'achever l’œuvre de Dieu. Comme l'esprit s'em-
pare peu à peu des essors aveugles de l'être, les pondère, les corrige, les ordonne, ainsi l'espèce hu-
maine doit s'emparer de la vie inférieure 18.

VI
Le droit de l'homme sur les êtres inférieurs est établi par la nature ; le droit de l'homme dans la so-
ciété est fixé par des conventions.
Dans l'ordre purement social, le droit est nettement défini ; on peut même dire qu'il domine. Le de-
voir prescrit par les codes n'est que la reconnaissance du droit. La science des législations s'appelle
science du droit.
En dehors de la sphère des intérêts, où trône la loi impassible et absolue, avec sa balance et son
glaive, le droit, corrélatif du devoir, est plus contesté, quoique non moins réel.
Nous constatons d'abord le droit primordial de la conscience : la liberté. L'homme est libre de choi-
sir la loi qu'il accepte, et le devoir qu'il s'impose. Il peut même se soustraire à toute loi, et nier le
devoir : la morale supérieure se propose à la libre adoption des âmes ; elle procède par la persuasion,

18
Ici se pose une question qui préoccupe les âmes tendres : − Conserverons-nous sur l'animalité ce droit de mort, qui
semble un abus de la force ? Aurons-nous toujours besoin de tuer, pour vivre nous-mêmes ? Un jour ne viendra-t-il pas
où le sang, même le plus humble, ne souillera plus la main qui se lève pour bénir ? Cette question touche au mystère
de la vie. Le cœur ne suffit pas pour la résoudre ; c'est à la raison de l'éclairer. Nous ne croyons pas que l'homme
doive renoncer un jour à cette nourriture puissante, qui entretient l'énergie de ses muscles et la chaleur de sa sève. Les
animaux raffinent pour nous les sucs les plus robustes de la planète, et nous les transmettent dans leur chair. C'est par
leur intermédiaire que la terre nous sustente. Ils complètent le rappel intime, l'incessante communion de l'homme avec
le globe, par le grand phénomène de l'alimentation. L'humanité renoncerait à l'usage de la viande, qu'elle devrait com-
mettre encore des meurtres nécessaires : la fécondité des espèces inférieures affamerait le genre humain, si elle ne le
nourrissait pas. Ce droit de régler la production des règnes et des êtres nous est délégué par la nature. L'homme a
pouvoir et mission de maintenir sur la planète l'équilibre de la vie, et, pour les races secondaires, cette mission de
l'homme est un bienfait. En prenant possession du globe, la force intelligente remplace le mécanisme bru tal des
forces aveugles du destin. Les agents de la destruction violente et cruelle, les espèces sanguinaires doivent dispa-
raître. Déjà chassés de nos campagnes, des carnassiers verront de plus en plus le désert se ré trécir autour d'eux. Par
la destruction de ces terribles ennemis, les races timides seront sauvées de l'angoisse et des tortures. En leur épar-
gnant la souffrance, en leur assurant la sécurité et l'abondance, deux choses qui, selon la naïve parole des mages,
leur appartiennent de droit, l'humanité aura rempli son devoir envers ces humbles êtres. Mais, si notre devoir est de
les protéger, nous avons le devoir bien plus impérieux de nous conserver, et de nous défendre. La sensibilité doit se
pondérer par la raison. La mort est le phénomène naturel et nécessaire, par lequel la vie s'alimente et se renouvelle. Ce
n'est pas un mal, c'est une harmonie. Le mal est dans la terreur qui la précède, et la souffrance qui l'accompagne. Sup-
primez l'appréhension et la douleur : pour l'homme ce sera toujours une phase solennelle, illuminée d'amour et d'espé-
rance ; pour les races qui ne connaissent pas la mort, et n'ont que la sensation de la vie, ce n'est rien. Le genre humain
exercera donc toujours, sur l'animal comme sur la plante, le pouvoir qu'il a reçu de détruire ce qui lui nuit, et de disposer
de ce qui lui sert. Mais, en s'appropriant ces obscures existences nécessaires à la sienne, il enlèvera à la mort ce qu'elle a
de pénible pour ces êtres, et d'odieux pour son propre cœur. En refusant à l'animalité la conscience de la vie, la nature
nous a indiqué notre droit ; en lui donnant la crainte et la sensation de la douleur, elle a prescrit notre devoir.
123
et non par la contrainte. La liberté humaine est d'institution divine. Les religions qui s'imposent,
violent la loi de Dieu.
Les rapports de l'homme avec la cause première ont, pour base élémentaire, la justice. Or la justice
constitue un droit. L'homme a un droit vis-à-vis de Dieu : il a droit à la justice. Si Dieu n'était pas
juste, nous ne lui devrions rien : ni respect, ni obéissance, ni tendresse 19.
Comme la raison nous démontre qu'il ne peut être que l'absolue justice, l'infinie bonté, le suprême
amour, nous lui devons tout. Mais, cette grande dette, c'est le cœur qui la paye. Il n'y a pas d'obliga-
tion imposée. Dieu ne nous demande rien. Il nous dit seulement : − Aimez, pour être heureux !
Les religions de l'enfance, voulant discipliner l'homme par la crainte, lui ont fait croire qu'il pouvait
offenser Dieu. Dieu, offensé, punissait. La gravité de l'offense étant proportionnée à la majesté de la
personne outragée, le méfait commis envers l'être éternel et absolu, entraînait un châtiment absolu et
éternel. Cet abus du syllogisme a produit la conception de l'enfer.
Ce qu'il y a d'étrange, c'est que les doctrines qui nous ordonnent de croire à l'éternité des peines
infligées par ce Dieu qui s'irrite, punit et se venge, nous commandent, d'autre part, le pardon des
offenses, l'oubli des injures, la mansuétude et la douceur ; de sorte que la morale pratiquée par Dieu
serait inférieure à celle qu'il prescrit à l'homme.
Par une contradiction non moins bizarre, les dogmes du Dies irae, qui nous apprennent à redouter la
terrible colère du souverain maître, nous parlent, en même temps, de l'infinité de sa miséricorde.
Ces incohérences et ces confusions de la morale religieuse ne sont-elles pas une nouvelle preuve du
jeune âge de l'humanité ?
L'homme ne peut offenser Dieu. La grandeur divine est au-dessus de notre atteinte. Dieu ne peut
être inférieur à cet empereur romain qui, apprenant qu'une population égarée avait brisé ses statues,
et pressé de punir cet outrage à la majesté souveraine, répondit, en portant la main à son visage : −
Je ne me sens pas blessé.
La colère résulte d'un manque de lumière dans l'esprit, ou d'un défaut d'équilibre dans le cœur : −
Dieu ne peut connaître la colère.
La vengeance est une violence aveugle ou calculée, une satisfaction égoïste et cruelle, qui abaisse
l'insulté au niveau de l'insulteur − Dieu ne peut se venger.
L'expiation infligée au coupable, si elle n'a pour but de le ramener au bien, de le remettre sur la voie
du progrès moral, de lui ouvrir le chemin de la réhabilitation, n'est pas autre chose qu'une froide
vengeance : − dans l'acception vulgaire du mot, Dieu ne peut punir.
La loi sociale punit encore ; et même, si l'on en croit quelques-uns de ses organes officiels, imbus
des vieilles idées, la société se venge. Ces expressions d'un autre âge s'effaceront peu à peu du
vocabulaire légal. La société a, elle aussi, son droit et son devoir. Son droit, c'est de mettre les êtres
inférieurs dans l'impossibilité de nuire ; son devoir, c'est d'éclairer ceux qui ignorent, de ramener
ceux qui s'égarent, de relever ceux qui tombent. Jusqu'à présent, autant par manque de moyens que
par défaut de lumières, elle n'a pu concilier son droit et son devoir. Elle a pour excuse son
impuissance. Mais la richesse publique augmente ; et les bons esprits sont à l'œuvre. Ce grand
problème de la morale humaine sera bientôt résolu.
Quant à la loi divine, nous croyons l'avoir expliquée, sans attenter à la liberté de l'homme, ni à la
majesté de Dieu. La toute-puissance n'a pas besoin de sortir de sa calme sérénité, pour condamner
ou pour absoudre. Récompense et châtiment sont un résultat naturel des actes accomplis, et de

19
L'homme ayant demandé à vivre, et une fois éclos à la vie, n'ayant sollicité d'elle aucune promesse, a, par cela même,
le droit de compter sur les promesses qu'elle lui fait. Du moment où l'infini ouvre à l'esprit humain son champ de mer-
veilles, et l'étale devant ses vœux, le Maître de tout a dû pourvoir la créature intelligente des facultés nécessaires pour
atteindre ce qu'elle voit, et posséder ce qu'elle rêve. Si, à mesure que nous montons, nos horizons s'étendent, c'est que
nos puissances croissent en proportion. Nos joies possibles ne peuvent avoir qu'une borne, fixée par Dieu lui-même. Si
cette borne existe, il l'a placée dans nos désirs. Voilà le droit de la créature, voilà le devoir du Créateur, − façon de parler
purement humaine. − Le mot devoir, tel qu'il est vulgairement compris, ne peut s'appliquer à l'Être des êtres. Dieu n'a pu
faire autrement que ce qui est le mieux possible, pour chacun et pour tous. S'il est absurde de supposer que l'éternelle
Toute-Puissance puisse être astreinte à un devoir, c'est qu'il est impossible d'imaginer qu'elle ne soit pas tout amour et
toute justice.
124
l'intention qui les fit commettre. C'est l'effet qui suit la cause. L'être se rémunère ou se punit lui-
même, par cette loi de justice absolue, universelle et fatale, à laquelle nul ne se soustrait.
Dans la succession des existences, le bonheur est la conséquence du bien, comme la souffrance, la
conséquence du mal. La souffrance est proportionnée à la responsabilité, c'est-à-dire à la liberté de
l'être, proportionnée elle-même au développement des facultés de l'intelligence et du cœur.
L'homme n'est responsable que devant lui-même. La conscience est son propre juge. La lumière
l'éclaire, ou la brûle. C'est là le feu éternel qui ne doit jamais s'éteindre, et qui consume pour purifier.

VII
La morale des intérêts pivote sur le droit qu'elle constate, qu'elle précise, qu'elle ne limite que pour
le sauvegarder.
La morale supérieure ne parle que du devoir.
Dans cet ordre de rapports, il n'y a pas de réciprocité exigible. Vous devez éclairer, quoiqu'on vous
repousse ; vous devez donner, quoiqu'on vous refuse ; vous devez aimer, quoiqu'on vous haïsse.
Ceux de qui vous avez le moins à attendre, sont ceux auxquels vous devez le plus : les pauvres d'es-
prit, les pauvres de cœur.
Le droit s'efface en apparence. Mais qu'on se rassure : le droit, c'est la dette de la justice ; et, dans
l'ordre éternel, il n'y a pas de dette qui ne soit payée. − Le droit qui correspond à ce devoir sublime,
c'est la raison d'être de la vie ; c'est le droit au bonheur.
Le suprême bonheur est dans la satisfaction intime de l'être qui tire de lui tout ce qu'il a en lui, et qui
le donne aux autres. Les âmes d'élite connaissent cette joie qui consiste à donner. Tout don est un
sacrifice. Tout sacrifice est récompensé par ce contentement ineffable qui épanouit le cœur, et, selon
l'expression vulgaire, le rend léger. − Ce qui est léger s'élève ; et, en effet, on se sent monter.
Le devoir accompli doit amener une joie. C'est la règle d'équité, c'est le droit de l'âme. Cette loi de
justice élémentaire, qui veut que toute œuvre ait son salaire, comme toute injustice sa réparation, et
toute souffrance son indemnité, affirme que l'être continue. − Le martyre prouve l'immortalité.
− Dévouement intéressé ! s'écrie la négation systématique. Le sacrifice qui compte sur une
rémunération, est un placement à usure. C'est de l'égoïsme déguisé.
Béni soit l'égoïsme qui s'immole pour élever les autres − Ouvriers de la grande œuvre, martyrs du
progrès, − eussiez-vous été assez immoraux pour travailler en vue d'une récompense − que vos
sueurs et votre sang répandus pour nous soient glorifiés dans les âges ; et puissent vos sordides cal-
culs trouver des imitateurs ! Le monde a encore besoin de ces usuriers sublimes, qui placent à inté-
rêt les bons exemples et les bonnes œuvres, et se donnent tout entiers à l'humanité présente, contre
une lettre de change sur l'avenir.
− « Les grands devoirs sont pour les belles âmes. Celui qui a plus, doit davantage. Noblesse oblige !
Et d'ailleurs, si vous vous dévouez, c'est que vous trouvez dans le dévouement plus de satisfactions
et de charmes. N'êtes-vous pas récompensés par votre sacrifice même, et faut-il vous glorifier outre
mesure, parce que vous suivez la direction de vos attraits, et la pente de vos désirs ? ... »
Ainsi parle, son scalpel à la main, la critique raisonneuse, disséquant la morale. − Ô discuteurs sub-
tils, quand bien même la noblesse de l'âme se sèmerait au hasard, et ne serait due à nul effort, ne
devriez-vous pas l'admirer encore ? Le beau n'est-il pas le beau, de quelque façon qu'il soit créé, et
le beau n'est-il pas admirable ? Le bien n'est-il pas le bien, de quelque manière qu'il se produise, et
n'impose-t-il pas l'amour ? Comme la bonté suprême qu'ils reflètent sur vous, ils ne vous demandent
rien, ces héros du grand devoir. Que leur importent vos hommages ? ils ont leur joie en eux-mêmes.
− Ce n'est pas pour eux que vous devez les aimer, c'est pour vous.

VIII
La morale du cœur n'a pas suffi. Les impatients désirs l'accusent : ils lui reprochent sa stérilité.
− Voilà des siècles que tu prêches, lui disent-ils ; s'en aime-t-on mieux, parce que tu prescris d'ai-
mer ?
125
Et d'abord, oui ! On s'aime mieux. Vous qui vous plaignez, si vous n'aimiez pas, songeriez-vous à
vous plaindre ? − Vous, penseurs méconnus, qui passiez vos nuits sans sommeil à creuser les sillons
de l'avenir, ne saviez-vous pas que la moisson tardive ne mûrirait pas pour vous ? Si vous n'eussiez
aimé, auriez-vous voué votre vie et vos facultés puissantes au bien de cette foule aveugle, qui,
même sur la pierre de votre tombe, vous bafoue ou vous calomnie ?
La morale n'a pas suffi. Elle ne pouvait suffire. L'application de la justice dans les relations sociales
est une œuvre de science. La morale formule les principes, et montre le but ; elle ne donne pas les
procédés. Mais elle pousse à les chercher ; elle prépare l'esprit à les découvrir ; et, de temps en
temps, elle élève, au-dessus de la foule, des individualités rayonnantes qui incarnent le type du bien,
et maintiennent la tradition de l'idéal.

126
SOCIÉTÉ

LES LIENS DU SANG. − LE TROUPEAU. − LA CHARRUE. − LA PATRIE. − LE TIERS ÉTAT. −


L'UNITÉ ROMAINE. − LE PROGRÈS MODERNE.

Quand les sabres sont rouillés et les bêches luisantes, les


prisons vides et les greniers pleins, les médecins à pied, les
bouchers à cheval, et qu'il y a beaucoup de vieillards et
d'enfants, l'empire est bien gouverné.
Proverbe chinois.

I
L'intérêt n'est pas le seul mobile qui poussa les hommes à se réunir en société. Un attrait, moins
égoïste et plus profond, concourut à former les premières associations humaines.
Dans la loi purement instinctive, quand l'enfant arrive à la puberté, les liens du sang se détendent.
La tendresse maternelle, la tutelle du père, proportionnées à la faiblesse des petits, s'éteignent,
quand cette faiblesse cesse. La progéniture émancipée s'éloigne, pour se reproduire à son tour ; et, −
même dans les espèces qui vivent en commun, les générations se confondent, sans se reconnaître.
Mais, en faisant à l'homme une longue enfance, la nature a établi, dès le commencement, dans la
famille humaine, des rapports d'un ordre supérieur aux instincts de l'animalité.
Les enfants se sont succédé, sans s'expulser de la hutte primitive. Les nouveau-nés sont venus
longtemps avant que leurs aînés pussent se passer, non-seulement de la protection du père, mais du
secours maternel.
L'homme et la femme eurent, tout d'abord, le cœur ouvert à ces diverses tendresses, comme ils
avaient le regard, les lèvres et la main, pour caresser plusieurs êtres à la fois.
Une autre nuance d'affection, purement humaine, apparaissait dès les premiers jours. Deux mots
nouveaux, frère et sœur, augmentaient le vocabulaire restreint de la famille. L'instinct de sollicitude
protectrice se communiquait, du cœur des parents, au cœur du fils et de la fille.
− Sous l’œil attentif de la mère, voyez de moins petits aider les plus faibles à essayer leurs premiers
pas ; le jeune garçon, déjà circonspect et résolu, veille, près du père, à la sûreté commune, et la sœur
aînée tend les bras, pour recevoir le doux fardeau du nourrisson endormi... −
Ce tableau est vrai dans toutes les époques, et chez les races les plus élémentaires.
Ces habitudes du cœur durent retenir, autour du tronc commun, les rejetons de la même souche. −
La famille fut le noyau de la tribu.

II
La vie sociale commence. La tribu crée des mœurs, des usages, des fonctions, une morale grossière,
peut-être même un culte, plus grossier encore.
Ses moyens sont infimes ; sa vie est précaire. Elle rôde sur son territoire de chasse, souvent envahi
par des hordes hostiles, affamées comme elle ; et, quand le gibier manque, elle mange son ennemi.
Le premier qui a l'idée d'apprivoiser un animal, élève d'un degré l'espèce humaine.
La légende des vieux peuples signale trois découvertes : − le feu, le troupeau, la charrue.
Avec le troupeau, une nouvelle phase commence. L'anthropophagie disparaît. La vie pastorale
adoucit les mœurs, donne de longs loisirs, et permet de penser.

127
Les initiateurs du genre humain furent des peuples pasteurs. « − J'ai été pasteur sur la montagne, dit
le barde celtique, remontant le cours de ses transmigrations passées.
Le troupeau et la culture ont créé l'épargne, fille et mère du travail. La culture a créé la patrie.
L'homme s'est attaché au sol ; il a bâti des maisons de pierre, et n'a plus dit seulement : − ma famille
et ma race ! − il a dit : − mon pays !
La découverte et l'emploi des métaux lui ont fourni des puissances nouvelles. Avec le fer, il a creusé
le sol le plus rebelle ; il a modelé le roc, et façonné le bois.
Avec le fer, il a aussi égorgé l'homme.
Ces richesses, ces inventions, ces procédés n'ont pas seulement fait naître les cités industrieuses et
commerçantes ; ils ont allumé la convoitise des peuples, le feu des grandes guerres ; ils ont amené
la conquête, la dévastation, le pillage ; ils ont établi l'esclavage, et installé l'oppression. Le travail
ingrat et dur, − malédiction divine, dégradation humaine, − a été imposé par le vainqueur et par le
fort, Ilotes, esclaves, serfs, castes méprisées ou races asservies, ont travaillé pour l'homme de guerre,
pour le prêtre, et pour le seigneur.
Mais, sous ces couches supérieures qui aspiraient la sueur des masses, le cerveau de l'humanité se
développait,
La richesse, accumulée dans un petit nombre de mains, enfantait le luxe, qui sollicitait les élégances
de l'art, les raffinements de l'industrie, les efforts de la pensée.
Industriels, marchands, artistes, savants, philosophes, poètes, arrachaient, de siècle en siècle, aux
sacerdoces dégénérés, aux aristocraties corrompues, la direction du mouvement humain,

III
A dater de la civilisation grecque, l'Europe est devenue le foyer du monde. Le tronc de la grande
souche arienne est desséché depuis longtemps ; mais ses rameaux ont gardé leur végétation puis-
sante. Au sommet de la plus haute branche, a poussé la fleur de l'idéal.
La Grèce a essaimé autour d'elle : en Asie Mineure, en Italie, en Sicile, jusqu'en Espagne et en
Gaule ; mais, occupées de leurs luttes intestines, ses républiques rivales n'ont pas cherché à impri-
mer un mouvement unitaire au genre humain. Elle n'avait d'ailleurs ni la notion ni l'instinct de l'uni-
té, et ne suivit que par force Alexandre dans sa grande aventure.
La civilisation grecque n'a rayonné que quand la Grèce fut morte. En échange de la liberté, Rome
lui donna la gloire. La conquête fut réciproque, et plus large encore pour le vaincu que pour le
vainqueur. Rome prenait Athènes ; mais Athènes s'emparait du monde. Dans les sillons creusés par
l'épée romaine, c'est le génie grec qui allait germer.
Le travail accompli dans l'humanité par la Rome des consuls et des césars, fut immense. Sa
conquête savante initia les races à une civilisation supérieure, et à un droit nouveau.
Jamais peuple, jusqu'alors, n'avait eu une conception plus pratique de l'unité humaine, et n'avait
employé des moyens aussi puissants pour la réaliser. Partout où passaient ses légions victorieuses,
elles laissaient, derrière elles, des routes, des canaux, qui reliaient au monde déjà assimilé, le monde
nouveau qu'elles venaient d'acquérir. Partout, après la terreur, sa politique semait les bienfaits. Ses
robustes cohortes se reposaient, dans les fatigues du travail, des fatigues de la guerre : elles
élevaient les ponts, creusaient les citernes, endiguaient les fleuves, distribuaient les eaux ; elles
bâtissaient des forts sur les montagnes, des villes dans les vallées, des cirques, des temples, des
palais, partout.
Jusque dans le désert, son génie domptait la nature farouche ; et ses soldats-pionniers, s'installant,
pour garder leurs conquêtes, sur ce sol qui continuait la patrie, au milieu de la mer de sable, bâtis-
saient un faubourg romain.
Pour s'attacher les nations domptées, le peuple-roi leur fit partager les bénéfices de sa souveraineté.
La cité romaine s'étendit jusqu'aux limites de la conquête, et couvrit de sa tutelle légale tous ceux
qu'elle avait admis dans son sein. Des rois sollicitèrent ce titre de citoyen romain, qui était à la fois
un honneur et une sauvegarde. Saint Paul n'échappa à la fureur des Juifs qu'en réclamant, comme
membre de la grande cité cosmopolite, le droit d'être jugé par César.
128
Mais le peuple romain avait, dans ses flancs, une plaie gangrenée : l'esclavage ! − Dans son âme, un
vice radical : l'orgueil ! A son Panthéon, il manquait un dieu, le seul qu'il adorât : − lui-même ! − A
ses hautes vertus pratiques, il manquait le foyer qui les échauffe et le flambeau qui les éclaire : un
cœur !
Les corruptions impériales lui enlevèrent sa fierté, sans adoucir sa férocité native. Sous Titus
comme sous Néron, ces maîtres du monde, qu'un prétorien faisait trembler, furent toujours les fils
de la louve, se léchant les lèvres en voyant couler le sang des gladiateurs et des martyrs.
L’œuvre humaine ne pouvait s'accomplir par ces intelligences sans âme. Ils ont fourni des matériaux
pour édifier la société future ; mais ce qu'ils avaient construit, s'est écroulé sans retour.
L'unité de la Rome païenne aboutit à la confusion des races ; comme, plus tard, l'unité de la Rome
papale devait aboutir à la confusion des idées. Politique ou religieuse, la compression amène
l'anarchie. L'unité durable et réelle, l'ordre vrai ne peut se faire que par la liberté.
La société romaine s'est affaissée sous le poids de ses vices, et non sous le glaive de ses ennemis.
Elle est morte de corruption, putréfiée avant de s'éteindre. Les barbares ne l'ont pas tuée ; ils ont
dépecé son cadavre. Après ce grand avortement, il a fallu quinze cents ans à l'humanité, pour se
recueillir et se reconnaître. − Où en est-elle aujourd'hui ?

IV
La révolution française a élevé le niveau intellectuel et moral des sociétés européennes.
Malgré les efforts d'un parti rétrograde, reste de la barbarie féodale et théocratique, qui voudrait
maintenir l'inégalité des classes et des races, et gouverner encore le monde par la contrainte et par la
peur, les nations occidentales aspirent, de plus en plus, à la liberté et à la lumière.
Les hiérarchies factices tendent à disparaître ; l'égalité sociale s'établit peu à peu.
– En Russie, l'abolition du servage ; en Angleterre, l'admission imminente des masses laborieuses
au droit d'élection ; en Italie, l'unité nationale, élevant, d'un bond, les provinces attardées ; dans
l'Allemagne, encore morcelée, les constitutions arrachées à la faiblesse croissante des princes ; en
France, la chute successive des dynasties qui reculent ou qui s'arrêtent, le suffrage universel
nécessitant l'universelle instruction, le souverain régnant par la volonté du peuple, selon la vieille
maxime gauloise ; « Les nations sont au-dessus des chefs ; » au-delà de l'Océan, la grande
république américaine, sacrifiant un million d'hommes et des billions de dollars, pour extirper
l'esclavage ; en Europe, l'association succédant aux jacqueries, les classes déshéritées demandant
aux prodiges de l'épargne collective la sécurité, l'indépendance et le bien-être... − Partout, devant les
besoins nouveaux , la barrière légale qui s'abaisse ; partout le droit commun convertissant le droit
du privilège, ou le forçant à s'amender ; partout, au souffle irrésistible des libertés, les vieux codes
qui s'effondrent ou qui s'étendent.
Et partout aussi la conscience générale qui s'éclaire ; la publicité des débats moralisant la politique,
comme la justice ; l'influence pacifique du travail et de l'industrie se substituant, dans la direction
des affaires, à l'ambition des familles souveraines, et aux belliqueux instincts des aristocraties
oisives ; le droit moral et social de la femme de plus en plus affirmé par les mœurs, de plus en plus
reconnu par les lois ; la protection publique s'étendant sur l'enfance, limitant le droit paternel absolu
des codes barbares, et défendant la brutalité, en attendant qu'elle prévienne la corruption...
Du chaos des doctrines, de la lutte des intérêts, de l'antagonisme des formules, voilà ce qui se dé-
gage. − Que ceux qui ne veulent pas voir, se couvrent les yeux ; que ceux qui ne veulent pas en-
tendre, se bouchent les oreilles !

V
Pendant que les nations montent dans la justice, et s'élèvent peu à peu au même niveau social, la
science délivre l'homme du joug de la matière. En cherchant le secret des lois de la vie, elle sème,
sur sa route, des notions que la pratique ramasse. Les machines émancipent le travail ; la vapeur
abolit les frontières ; l'électricité supprime les distances ; la presse propage les découvertes, et ré-
129
pand les idées. Les trésors de l'esprit ne doivent plus disparaître : l'imprimerie assure aux généra-
tions leur patrimoine intellectuel, et immortalise la pensée. Pour anéantir désormais les traditions de
l'humanité, le fanatisme incendiaire est impuissant ; les inondations de barbares ne suffisent plus ; il
faut que la terre entière s'abîme, engloutissant le dernier homme et le dernier livre.

VI
Tel est le fait réel : un grand progrès !
Que l'on se reporte seulement de cent ans en arrière, et que l'on compare !
D'où vient donc que cette société active, vivante, qui, chaque jour, enregistre une nouvelle conquête,
soit atteinte d'un trouble moral si profond, qu'elle ne se voit pas marcher, et se sent à peine vivre ? −
Pour trouver la cause de ce désordre, c'est au fond de sa conscience qu'il faut chercher.

130
RELIGION

LE LIEN SUPRÊME. − L'ATHÉISME S'EXPLIQUE. − LA RELIGION INDÉPENDANTE.

Les diverses religions viennent de Dieu.


Les religions diverses et opposées
ne sont qu'une avec Dieu.
Védas.

I
Dans les traditions de tous les peuples, au moment où une civilisation commence, on trouve une
religion qui en est l'âme. De cette religion, a découlé une morale, incarnée dans les mœurs et écrite
dans les lois.
Une croyance commune, voilà le lien puissant qui a constitué et maintenu les sociétés humaines.
Ce lien est si fort que, tant que la foi persiste, même quand le pacte social n'existe plus, quand la
patrie est détruite, les tronçons disséminés d'un peuple, après des siècles de séparation, palpitent
encore de la même vie.
Une forme sociale est si bien l'expression de la conception religieuse qui l'a produite, que l'on peut
reconstruire une civilisation éteinte, avec le texte de ses dogmes et les articles de sa foi.
Morale, société, religion ! − Dans le passé de l'humanité, ces trois termes sont inséparables.
Ils le sont encore aujourd'hui.
Le mouvement moderne est tout chrétien. Nous avons beau renier notre origine ; hommes de l'Eu-
rope actuelle, nous datons de ce grand mot : − Vous êtes tous frères !
Jésus a vainement annoncé qu'il ne venait pas détruire les anciennes lois ; sa parole, couvée par les
siècles, a miné lentement l'édifice païen et barbare, au sommet duquel le faux christianisme de la
théocratie avait planté sa croix.
L’œuvre théocratique a échoué ; l’œuvre du Christ se poursuit triomphante. Nos aspirations, nos
essais, nos efforts sont le fruit de cette semence qui a germé, pendant dix-huit cents ans, sous le
fumier du vieux monde.
L'avenir ne s'y trompera pas. L'histoire, qui plane sur les âges et embrasse d'un regard la grande
ligne des idées, rattachera le siècle où se réalise l'égalité sociale, au siècle qui a proclamé l'égalité
religieuse.
Pourquoi répudions-nous cette grande parenté ? Notre raison affermie demande de plus mâles le-
çons et des notions plus précises ; mais devons-nous, pour cela, dédaigner la voix qui nous a donné
les naïfs enseignements du cœur ?...

II
− Il y a des excuses à cette ingratitude :
Le triste usage qu'on a fait du mot religion, depuis l'origine de l'histoire, a tellement discrédité ce
mot, qu'il faut presque aujourd'hui du courage pour le prononcer.
L'étrange façon dont furent compris, de tous temps, les rapports de Dieu avec l'homme et de
l'homme avec Dieu, donnent une apparence de raison aux doctrines qui repoussent la personnalité
divine, au nom de la liberté humaine.

131
L'ambition constante et fatale des corps sacerdotaux, exploitant le prestige religieux, pour dominer
les peuples ; l'obstination des ministres de tous les cultes à maintenir la lettre des vieilles croyances,
quand les progrès de la raison, accomplis malgré leurs efforts, demandaient la simplification des
dogmes et l'élargissement des formules ; les abus et les excès de tous genres dont les divers
symboles furent le prétexte... ou la cause, expliquent malheureusement, et, en quelque sorte,
justifient la réaction anti-religieuse qui s'est produite depuis un siècle, et qui continue, plus ardente
que jamais.
D'autres causes, toutes récentes, ont contribué à ébranler les âmes. En démontrant les erreurs des
vieilles cosmogonies, géologues, archéologues, historiens, sont venus en aide à la critique railleuse
et acerbe du XVIII siècle, soutenue par l'analyse sérieuse et les profonds travaux des libres penseurs
de nos jours.
Les sciences naturelles, arrêtées, au début de leurs recherches, par la lettre des révélations, ont passé
outre, en reléguant la révélation parmi les fables, et Dieu au rang des hypothèses.
Appuyées sur ces puissants auxiliaires, qui déclaraient magistralement n'avoir trouvé ni Être su-
prême au bout de leurs lorgnettes, ni la moindre trace d'une âme immortelle sous la pointe de leur
scalpel, les doctrines négatives avaient beau jeu contre les affirmations de la théologie.
En même temps, les découvertes modernes, les puissances physiques et intellectuelles de jour en
jour acquises, ont exalté l'orgueil humain, persuadé qu'il tient, dans ses creusets, tous les mystères
de la vie.
Le travail tout matériel de l'humanité présente, qui conquiert enfin sérieusement la nature, et crée,
avec les forces nouvelles, ses grands organes de production et de circulation, ont détourné l'esprit
des sommets de la pensée. L'accroissement des richesses a encore matérialisé l'âme, en multipliant
les jouissances, et en développant les besoins.
On sait ce qui est arrivé :
Pour éviter l'extravagance des superstitions, on est tombé dans l'extravagance de l'athéisme. On a
placé l'esprit humain entre deux folies également dangereuses, en lui disant : − Choisis !
Les uns ont eu peur du vide, et se sont rejetés en arrière, s'imaginant qu'il suffisait, pour croire, de
bâillonner sa raison et de ne pas songer.
D'autres, heureux de trouver des théories qui fournissaient des arguments à leur sécheresse ou à
leurs vices, ont opposé les doctrines de la négation aux importuns conseils du devoir.
Quelques-uns cherchent, dans les pratiques du spiritisme, un refuge contre le néant, et une foi qui
parle au cœur.
Le plus grand nombre erre à l'aventure, sans autre guide qu'un sentiment incertain et une conscience
mal éclairée, détachés du passé, et ne voyant pas l'avenir.

III
Pour mettre un peu d'ordre dans le chaos moral produit par la débâcle religieuse, on tâche de sauver,
du naufrage des idées et de la déroute des consciences, quelques principes qui puissent rallier les
esprits épars, et établir un lien, en dehors de toute croyance.
Ceux mêmes qui croient que tout finit avec la forme ; que la vie n'a d'autre solution que la mort ;
que la conscience vient du néant et y retourne, se mettent en route pour chercher la morale com-
mune, − tant le besoin d'unité travaille les âmes.
Nous croyons, nous aussi, qu'il faut établir, en dehors des doctrines particulières et des sectes hos-
tiles, la base d'une morale rationnelle ; mais cette base ne peut être qu'une idée religieuse, qu'on la
prenne dans la conscience du passé, ou dans la conscience d'aujourd'hui. − Ce n'est pas la morale
indépendante qu'il faut chercher ; c'est la religion indépendante.

IV
Au-dessus des dogmes officiels, des cultes établis, des églises reconnues, planent deux grandes
idées qui sont le fond commun de l'intuition et de la conscience :
132
− Existence d'un être suprême, principe et ordonnateur de la vie ;
− Perpétuité de la conscience individuelle, avec la sanction morale qui en découle !
En dehors du premier de ces principes, il n'y a pas de religion ; en dehors du second, il n'y a qu'une
morale sans chaleur et sans sève.
Simples, comme tout ce qui est vrai et comme tout ce qui est grand, à la fois élémentaires et pro-
fondes, accessibles aux plus faibles intelligences, et suffisant aux plus larges esprits, ces deux véri-
tés fondamentales de la vie s'affirment par elles-mêmes. Elles sont comme la lumière de l'âme ;
mais ce rayon divin rencontre parfois des aveugles qui ne peuvent le comprendre, et des fous qui
ferment les yeux, pour ne pas le voir.
C'est cette lumière qu'il faut dégager de la confusion des croyances, et remettre à sa place, c'est-à-
dire au sommet.

V
Comment s'opérera cette restauration des grands principes de la pensée ?
Un nouveau Galiléen va-t-il surgir d'une bourgade ignorée, pour remettre l'humanité sur le chemin
du salut ? − Que pourrait nous dire un nouveau Messie, de plus beau, de plus grand, de plus divin
que ces paroles : « Dieu est le père commun, et vous êtes tous frères ; aimez-vous ! »
La révélation du sentiment est finie. L'homme a entendu le dernier mot de l'amour suprême ; c'est à
lui maintenant de mettre en pratique les enseignements qu'il a reçus.
L'Esprit qui doit compléter l’œuvre du passé, c'est l'esprit humain lui-même, exprimé par ses pen-
seurs, ses savants, ses poètes, qui cherchent, − chacun dans sa voie, − la réalisation de l'harmonie
fraternelle, la mise en œuvre de l'unité.
Plusieurs ont commencé la tâche, et sont déjà morts à la peine ; mais le grain semé n'est pas perdu.
Pourvu que l'humanité recueille l'épi, qu'importe que le travailleur épuisé tombe, au bout du sillon,
avant que la récolte soit mûre !

133
CONCLUSION

Nous savons où va ce monde, qui marche. Nous savons aussi qu'il est encore loin de son but ; mais
nous constatons qu'il est sur la route.
Malgré ses armées permanentes et ses flottes cuirassées, la civilisation moderne s'achemine vers la
paix définitive. La guerre n'aura plus bientôt d'autre raison et d'autre but que de forcer les nations
récalcitrantes et les races attardées, à entrer dans la communion des peuples.
L'unité sociale est dans l'instinct des masses ; et, pour établir l'unité morale, des efforts sérieux
commencent à se produire dans le monde des idées.
Le temps approche où les grandes intelligentes et les grands cœurs s'uniront pour prendre la
direction de la pensée religieuse, qui règle la vie humaine.
Nous ne pensons pas que ce siècle finisse, avant qu'un concile, réellement universel, s'assemble, de
tous les points de la terre, pour constituer l'accord supérieur des âmes. En Europe, en Amérique,
sœurs par l'esprit comme par le sang, cette idée germe et grandit ; et, de nos jours, les idées
mûrissent vite.
On comprendra, de plus en plus, que c'est le seul moyen d'arrêter la contagion des doctrines
malsaines, − et le seul moyen aussi de forcer, dans leurs derniers retranchements, l'intolérance, la
superstition et le fanatisme.
« − Dieu, père commun de tous les êtres ; − l'homme, frère de l'homme, conscience responsable et
immortelle ! − »
Le jour où les voix les plus vénérées, les esprits les plus élevés, les consciences les plus pures,
résumant la tête et le cœur de l'humanité, auront − en dehors et au-dessus de toute croyance et de
tout système, − proclamé ces vérités premières comme l'affirmation solennelle de l'âme humaine, le
credo des races et des peuples, la profession de foi du genre humain, − ce jour-là, un pas décisif sera
fait vers l'accomplissement de la destinée.
La religion d’État de l'espèce humaine tout entière, le vrai culte officiel sera pour toujours installé.
Toutes les races, tous les peuples, tous les cultes, prendront part aux fêtes solennelles établies pour
adorer la Paternité divine, et célébrer la fraternité humaine.
Qui pourra refuser de se rallier à ces grandes agapes ? Quel négateur intraitable, ou quel prêtre
boudeur se tiendra longtemps à l'écart de cette communion universelle, qui n'exigera le sacrifice
d'aucune idée particulière, et conviera même les athées, − si cette maladie de l'âme peut se propager
longtemps, − à s'asseoir au banquet fraternel, au nom de la solidarité générale !
Au sein de cette foi commune, qui enveloppera toutes les croyances et ralliera bientôt tous les cœurs,
pleine liberté de théories et de doctrines ! La variété des intelligences fait la variété des systèmes.
L'étendue des conceptions est proportionnelle à l'avancement de l'être. L'âme de l'enfant n'embrasse
pas les mêmes horizons que celle de l'homme ; − et il y aura toujours des enfants parmi nous.
Que chacun, selon sa raison, son sentiment, son savoir, accepte ou crée, dans la paix de sa
conscience, les croyances qui répondront le mieux aux besoins de son âme, aux recherches de son
esprit ! − Mais que tous reconnaissent le droit de la discussion qui éclaire !
« − Les diverses religions ne sont qu'une avec Dieu, » a proclamé la grande intuition indoue.
Cette parole est vraie, à condition que les religions n'appellent les âmes que par la persuasion et par
l'attrait ; ne damnent pas ceux qui les discutent ; ne maudissent pas ceux qui les combattent, et
tiennent toutes grandes ouvertes leurs portes d'entrée et de sortie.
Tolérance réciproque, accord supérieur des doctrines multiples, dans l'amour de Dieu et l'amour des
hommes ! voilà la maxime générale qu'il faut prêcher au genre humain, assez mûr déjà pour la
comprendre.
Constatons bien l'unité qui nous rallie ; et, dans ce champ ouvert à la pensée, − si vaste qu'elle ne le
dépassera jamais, − reconnaissons à chacun le droit de monter, selon ses forces, par le sentier qui
l'attire ! Mais que ceux qui se côtoient sur les routes diverses, au lieu de se repousser, se tendent la
main !
134
Table des matières

PREMIÈRE PARTIE ........................................................................................................................... 3


VIE UNIVERSELLE ....................................................................................................................... 3
DIEU EXISTE-T-IL ? – NÉGATIONS − AFFIRMATION − INSTRUMENTS DE
RECHERCHE .............................................................................................................................. 3
LE MONDE ................................................................................................................................. 7
POURQUOI LE MONDE ? ......................................................................................................... 9
UNIT DU MONDE – LES DEUX FORCES-MÈRES .............................................................. 12
SUBSTANCE DU MONDE ...................................................................................................... 14
ESPRIT ANCIEN, ESPRIT MODERNE .................................................................................. 15
LA NÉBULEUSE ...................................................................................................................... 17
LE TOURBILLON .................................................................................................................... 21
LA TERRE ................................................................................................................................. 23
DEUXIÈME PARTIE ........................................................................................................................ 27
VIE INDIVIDUELLE .................................................................................................................... 27
L’HOMME ................................................................................................................................. 27
ORIGINE DE L'HOMME ......................................................................................................... 27
L'ÂME HUMAINE .................................................................................................................... 33
RECAPITULATION .................................................................................................................. 40
DÉVELOPPEMENT HUMAIN ................................................................................................ 43
LA SOUFFRANCE.................................................................................................................... 47
LA GRANDE DOCTRINE ........................................................................................................ 50
L'AUTRE VIE............................................................................................................................ 53
MEMOIRE - ACTIVITE ........................................................................................................... 56
LES PREMIERS HOMMES ..................................................................................................... 59
ASCENSION LIBRE DE L’AME ............................................................................................. 63
L’AGE DE PIERRE – LES RACES BLANCHES .................................................................... 65
LES GRANDS ANCETRES -REVELATION ET REVELATEURS........................................ 67
RÉVÉLATION ET RÉVÉLATEURS ........................................................................................ 69
PREMIERES TRADITIONS ..................................................................................................... 73
MOISE ....................................................................................................................................... 83
LA GRECE – ALEXANDRE - ROME ..................................................................................... 88
BOUDDHA ................................................................................................................................ 90
JESUS ........................................................................................................................................ 92
LE CHRISTIANISME ............................................................................................................. 102
XV. L'ISLAM ........................................................................................................................... 107
TEMPS MODERNES .............................................................................................................. 110
135
DESTINEES HUMAINES ...................................................................................................... 112
TROISIÈME PARTIE ...................................................................................................................... 119
VIE SOCIALE ............................................................................................................................. 119
SOCIÉTÉ ................................................................................................................................. 127
RELIGION ............................................................................................................................... 131
CONCLUSION ........................................................................................................................ 134

136

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