Définir La Spiritualité: Une Généalogie Des Débats
Définir La Spiritualité: Une Généalogie Des Débats
Définir La Spiritualité: Une Généalogie Des Débats
2024 07:13
Théologiques
Revue interdisciplinaire d’études religieuses
1188-7109 (imprimé)
1492-1413 (numérique)
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Introduction
Thomas Nérisson est étudiant au doctorat en sciences des religions à l’Université Laval.
Ses intérêts portent principalement sur la définition de la religion en termes de
narrations et de frontières. Il a eu l’occasion de présenter ces travaux lors de plusieurs
colloques (USherbrooke 2019 et ULaval 2019, SQER 2021 et ACFAS 2021).
1
Pour bien saisir la diversité actuelle des compréhensions et usages du concept de
spiritualité, il peut être utile de consulter le numéro de la revue Théologiques (2018, no
2) consacré à cette question ; les contributeurs y proposant des définitions assez variées
de cet objet. Par exemple, certains le considèrent comme une nécessité anthropologique
au fondement de l’identité personnelle ayant pour objectif le dépassement de soi (voir
Breton [2018, 14-5] et Charron [2018a, 8]), alors que d’autres le décrivent plutôt comme
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4
Je prends pour point de départ les débats engendrés par les Lumières, puisqu’il s’agit,
comme nous le verrons, d’un moment charnière pour la formation du concept de
spiritualité. Cela dit, si l’espace ne manquait pas, il aurait toujours été possible de faire
débuter notre analyse à un autre moment (la Réforme, la Renaissance, l’âge axial, etc.).
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Afin d’étudier la religion, ceux qui ont adopté les thèses des Lumières ont
pris pour modèle les sciences naturelles. Ils se sont donc réapproprié leurs
principes de base et ont tenté de les appliquer au religieux. Ainsi,
l’interprétation qu’ils ont faite de cet objet était nomothétique et
évolutionniste. La loi des trois états d’Auguste Comte, père de la sociologie,
en est un exemple flagrant. Selon cet auteur, la connaissance humaine passe
nécessairement par trois états distincts, caractérisés par des « méthodes de
philosopher » particulières. Le premier, l’état théologique, est marqué par
la croyance en l’action d’agents surnaturels sur le monde. Dans le second,
l’état métaphysique, ces êtres sont remplacés par des forces, des abstractions
personnifiées, engendrant tous les phénomènes visibles. L’humanité
n’atteint toutefois le troisième état, l’état positif, que lorsqu’elle accepte
l’impossibilité de connaitre les « causes intimes des phénomènes ». Elle
peut alors plutôt se dévouer à la découverte, par le raisonnement et
l’observation, des lois régissant l’univers (Comte 2002, 21-4). En somme,
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5
Otto comprenait aussi la religion comme un sentiment particulier qu’occasionne
l’expérience du contact avec le sacré (Otto 1917, 27-8).
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***
6
Pour un exemple de sociologie pastorale au Québec, voir Warren 2014 ; pour un exemple
aux États-Unis, voir Froehle 2007.
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institutionnalisées à une nouvelle forme religieuse, qui a pris au fil des ans
le nom de « spiritualité7 ».
Cette proposition de Luckmann a profondément marqué l’étude
sociologique des religions. Après la publication de son livre, rares étaient
les auteurs qui ne considéraient pas la spiritualité comme une forme
religieuse caractérisée par le consumérisme, la privatisation et l’absence de
médiation (Aupers et Houtman 2006, 201-2). Certains chercheurs ont alors
interprété la spiritualité comme une forme de bricolage incohérent
trahissant l’individualisme des sociétés modernes. Aux yeux de ces auteurs,
il ne s’agissait alors que de la combinaison idiosyncrasique de traits
appartenant aux différentes religions en un tout réservé à un seul individu
(Aupers et Houtman 2006, 201, 203 ; Hill et coll. 2000, 60 ; Houtman et
Aupers 2007, 306). En ce sens, la spiritualité, puisqu’elle ne concernait
qu’une personne, ne pouvait être partagée et transmise. Ainsi, elle n’avait
pas de signification sociale (Houtman et Aupers 2007, 306).
À la lumière de cette compréhension, certains auteurs, dont Voas et
Bruce (2016, 44, 52, 53), ont avancé que la spiritualité n’était tout
simplement pas une nouvelle forme religieuse. À leurs yeux, elle est
l’expression d’un individualisme postmoderne, c’est-à-dire un
épiphénomène de la sécularisation. Pour eux, ce qui est venu remplir
7
Bien qu’il ne soit devenu largement utilisé qu’au tournant du XXIe siècle, je désignerai la
forme religieuse décrite par Luckmann par le terme « spiritualité » : les différents noms
donnés à cette forme (comme le « sheilaisme » et le « New Age ») sont aujourd’hui
associés à la spiritualité et il est plus simple de désigner tous ces phénomènes par le terme
que nous utilisons actuellement (Streib et Hood 2011, 436; Huss 2014, 50). Plus
largement, il est important de noter que la diversité des pratiques spirituelles qui ont
gagné en popularité en Occident depuis la deuxième moitié du XXe siècle – qu’il s’agisse
du « New Age », du néochamanisme, des néospiritualités orientales, etc. – est bien
souvent plus apparente que réelle. En effet, comme le souligne Altglas (2014, 315-7, 328-
9), ces pratiques sont généralement homogénéisées et neutralisées à travers un processus
d’exotisation grâce auquel les Occidentaux tentent de retrouver ailleurs ce qu’ils pensent
avoir perdu dans leur propre contexte. Par conséquent, les pratiques spirituelles
occidentales sont souvent une projection qu’ils effectuent sur l’Autre, ce qui l’esthétise
et permet de faire fi de ce qu’il est. En ce sens, celles-ci ne sont pas qualitativement
différentes, mais sont plutôt une façon dont l’Occident se pense à travers l’Autre, ce qui,
compte tenu des normes et pressions qui traverse cette aire culturelle (Mossière 2018,
67), donne généralement des résultats similaires (pour un exemple de ce phénomène
avec le néochamanisme, voir Basset [2013, 139-40]). Par conséquent, il m’apparait juste
de désigner ces différentes pratiques, malgré leur variété apparente, grâce au même
terme, c’est-à-dire celui de spiritualité.
250 THOMAS NÉRISSON
8
L’argument d’Heelas et Woodhead (2005, 31-2) est un peu plus nuancé que cela. Selon
eux, il existe un continuum entre la spiritualité et la religion sous ses formes de
congrégations de différence et d’humanité. Cependant, ceux-ci croient aussi que ces deux
mondes ne se croisent que très rarement, ce qui permet de parler de deux entités.
9
Selon Heelas (2011, 759), pour la spiritualité, la source ultime d’autorité se trouve dans
l’individu, alors que, dans les religions, elle se trouve en Dieu. C’est ce qui distingue la
spiritualité entitative de la spiritualité liée à des religions (les traditions spirituelles) à ses
yeux.
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10
En ce sens, Flere et Kirbiš (2009a, 167 ; 2009b, 187) ont démontré que ce qu’était la
spiritualité variait considérablement d’une culture à l’autre.
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166-7), ce qui s’est déjà produit avec le concept de religion 11 (Huss 2014,
54).
Afin d’éviter ces écueils, certains chercheurs12 ont proposé de
comprendre la spiritualité comme une pratique d’une religion populaire –
une pratique religieuse (ou un habitus religieux) qui a lieu et à l’intérieur
et à l’extérieur des institutions, en relation dialectique avec les modèles
religieux normatifs des élites – propre à l’Occident (Flere et Kirbiš 2009a,
167 ; Huss 2014, 52 ; Sutcliffe 2006, 298-9). Elle ne serait donc pas une
entité substantive universelle se distinguant du religieux, mais plutôt un
exemple de la façon dont les individus « religionnaient », c’est-à-dire
pratiquaient et vivaient leur religion (Sutcliffe 2006, 299, 301). La
spiritualité étant l’expression d’une pratique (se systématisant en habitus),
il s’ensuivait que le quotidien « séculier » était rempli d’actes « spirituels ».
Cette reconceptualisation remet en question la distinction moderne
entre la sécularité et la religion, et la distinction récente entre la religion et
la spiritualité. Effectivement, d’un côté, la spiritualité, parce qu’elle est
pratiquée au quotidien, ne peut jamais pleinement être hors du monde, et
donc complètement opposée au séculier (Huss 2014, 51). De l’autre côté,
parce qu’elle est populaire, cette pratique existe à la fois dans et hors des
institutions, ce qui brouille la frontière entre spiritualité privée et religion
institutionnelle (Ammerman 2013, 276). De ce fait, la spiritualité fait le
pont entre le religieux et le séculier, ce qui demande une révision de ces
deux entités construites en opposition l’une à l’autre (Huss 2014, 56 ;
Mossière 2018, 61).
Ainsi, la spiritualité n’est pas seulement une construction
occidentale, mais elle ne peut avoir un sens que dans un contexte
occidental ou occidentalisé. Effectivement, sa nouveauté n’était pas la
pratique hors institution (ce qui est une réalité largement répandue
[Sutcliffe 2006, 295-6]), mais la remise en question des catégories sur
lesquelles la modernité occidentale s’est construite (et qui n’existent pas
nécessairement dans toutes les cultures [Taras 2013, 423-4]). Par
conséquent, l’émergence de la spiritualité dans les sociétés occidentales
11
Par exemple, c’est entre autres le contact avec les Britanniques (et leur interprétation de
la religion) qui a mené les sikhs à rendre normatif l’Adi Granth et les symboles externes
du Khalsa (Oberoi 1994, 213).
12
Voir en particulier Suttcliffe 2006.
254 THOMAS NÉRISSON
***
13
Il est significatif que la définition de la religion proposée par James agisse aujourd’hui
comme une définition viable de la spiritualité hors institutions (Herman 2014, 167 -8 ;
Westerink 2012, 11).
DÉFINIR LA SPIRITUALITÉ 255
14
Les expressions de « réalité ultime », de « vérité ultime », de « valeur ultime », de « valeurs
profondes », de « chemin intérieur », etc. sont fréquemment mobilisées de façon
interchangeable par les auteurs tentant de définir la spiritualité (voir par exemple
Schneiders 2003, 166-8 ; Sheldrake 2014, 9 ; Streib et Klein 2016, 79). Ces auteurs
prennent généralement leur sens pour acquis et ne tentent pas de les définir. Par
conséquent, il est difficile de bien saisir ce à quoi elles renvoient (voir Herman [2014,
164-5] pour une critique). Mon impression est que les auteurs qui les mobilisent tentent
avant tout de prévenir les accusations d’ethnocentrisme en évacuant la référence à Dieu
de leurs discours et en employant des termes qui puissent être acceptables pour toutes
les religions. Ceci rend toutefois leur propos imprécis, puisque tenter de définir
clairement ces termes risquerait de faire apparaitre certains biais ethnocentriques dans
leur utilisation.
258 THOMAS NÉRISSON
15
En ce sens, Schneiders (2003, 172) a avancé que les traditions spirituelles, en
s’institutionnalisant, devenaient souvent de mauvais véhicules pour la spiritualité qui les
ont fondées.
260 THOMAS NÉRISSON
16
Ceci n’est pas en soi une raison pour rejeter le concept de spiritualité. En effet, dans une
certaine mesure, toute tentative de saisir l’Autre comprend nécessairement une forme de
projection (Little 1981, 220-1 ; McCutcheon 1997, 149-52). Cela étant dit, il importe que
cette projection soit consciente et justifiée, ce qui n’est pas le cas ici.
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Conclusion
Dans cet article, j’ai tenté d’esquisser une généalogie des débats concernant
le concept de spiritualité. Nous avons alors vu que certaines de ses
interprétations ont émergé en réaction à des critiques précises et
historiquement situées (par exemple, l’interprétation entitative du concept
de spiritualité était une réponse aux théories de la sécularisation héritées
des pères de la sociologie), alors que d’autres compréhensions de ce
concept étaient plutôt des prolongements d’interprétations précédentes
(par exemple, les interprétations théologiques et psychologiques du
concept de spiritualité étaient informées par la redéfinition de la religion
opérée par Schleiermacher). Ainsi, toutes ces interprétations du concept de
spiritualité sont interreliées et trouvent leur origine, au moins en partie,
dans un événement occidental, soit les Lumières et les réactions qu’elles
ont suscitées.
Il est important de souligner que la plupart des concepts de
spiritualité élaborés depuis la seconde moitié du XXe siècle et discutés ici
sont encore utilisés et défendus dans les débats actuels 17. Cependant, il est
rare que ceux qui y ont recours tiennent compte des critiques dont ils ont
fait l’objet ou des fondements théoriques et historiques sur lesquels ils ont
été construits18. C’est pourquoi les discussions sur le concept de spiritualité
ne semblent pas mener à l’élimination de certaines de ses utilisations 19.
17
Par exemple, l’interprétation du concept de spiritualité comme étant une preuve de la
sécularisation est défendue par Bruce (2013), l’interprétation entitative par Heelas
(2011), l’interprétation pratique par Huss (2014), l’interprétation comme étant le
penchant positif de la religion par Fuller et Parsons (2018), l’interprétation
psychologique du cœur religieux par Pargament (2013), l’interprétation indifférenciée
de la religion et de la spiritualité par Streib et Klein (2016), l’interprétation théologiqu e
du cœur spirituel par Sheldrake (2014).
18
Cela n’est pas dire qu’il n’y a pas de débats sur le sujet de la spiritualité. Au contraire, le
champ est marqué par des critiques mutuelles assez vives. Cependant, ces discussions
sont nourries par le fait que les données recueillies sur le terrain sont ambigües, ce qui
permet d’attaquer les thèses opposées. Ainsi, il est surtout question de données et de
thèses et non de la validité du concept de spiritualité utilisé (Huss 2014, 55-6).
19
Par exemple, Fuller et Parsons (2018, 25) n’ont aucunement mentionné les critiques qui
ont été adressées à leur interprétation de la spiritualité comme penchant positif de la
religion, mais ont plutôt tenté de répondre aux critiques ciblant le caractère marginal de
la spiritualité tel qu’ils l’ont défini. Le débat porte donc plus sur des statistiques que sur
des concepts.
262 THOMAS NÉRISSON
Ainsi, ces dernières subsistent toutes dans les débats actuels, et ce malgré
les critiques capitales qui leur ont été adressées, mais auxquelles les auteurs
ne répondent simplement pas. La plupart des concepts de spiritualité que
nous retrouvons actuellement dans les débats en sciences des religions
ressemblent donc bien aux morts-vivants décrits par Rouse (2002, 63). C’est
ce qui, je crois, explique cette surabondance de définitions de la spiritualité
aujourd’hui.
La plupart des auteurs qui ont écrit après la seconde moitié du
XXe siècle et qui ont été mentionnés dans cet article reconnaissent que la
spiritualité est un phénomène situé. Cependant, ceux-ci ne prennent pas
assez au sérieux le fait que les concepts aussi ont une histoire et ont émergé
dans un contexte précis. Tant que les sciences des religions continueront
d’appeler spiritualité des concepts intrinsèquement opposés, il leur sera
difficile de construire un discours cohérent et convaincant sur le sujet. Afin
d’assainir nos débats, il m’apparait donc nécessaire qu’une plus grande
attention soit apportée à la contextualisation de nos concepts dans nos
travaux, ce qui ne peut être qu’au bénéfice de tous.
Références
ALTGLAS, V. (2014), « Exotisme religieux et bricolage », Archive de sciences
sociales des religions, 167, p. 315-332.
AMMERMAN, N. T. (2013), « Spiritual but not Religious? Beyond Binary
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The Social and Public Significance of New Age Spirituality », Journal
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BASSET, V. (2013), « Tourisme et chamanisme. Entre folklorisation et
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Résumé
Abstract