Livre 01 - Univers
Livre 01 - Univers
Livre 01 - Univers
7
+ cartes m
émoire
+ disque du
r ?
+ dead dro
p Spiral 2
+ dictaphon 1
e
5
La route res s. J’ai
s aut devenu
Ce que j’ai vu. Ce que je sais, Le qu’on est des
sa is ce rs, c o mme e des
moi. Et ce qu’on m’a dit, aussi. T u
d e ie
s doss sions. Il rest des
ou v é
tr ts de mis
Je suis montée jusqu’aux forêts
p po r u ve n t lancer nous.
des Ardennes, et à l’Est vers ra es qui pe
ita ir v en t t out sur e ce
le Rhin, et jusqu’aux Pyrénées. mil et qui sa re idée d
ne s
dro i pas la m oind
Plus loin, c’était trop loin. Je n’a eulent.
qu’ils v
Faune et flore
J’ai perdu les premiers croquis de Karl.
Il ne doit rester que les vidéos de dissection.
Le classeur des biologistes père et fils est à
moitié brûlé, ce qu’il en reste m’a sauvé la vie.
,5 M hz (ca nal 10)
15 6 (c a nal E)
161,3 00 M hz
96,8 2 5/19 37 5 (PMR +/-
ris ?) 446,0 06
162 KHz (Pa (canal 9 CB) 446,09375 ?
27,065 Mhz (canal 16)
156,8 Mhz
Séisme record en Californie,
r du Pacifique
répercussions tout autoutrem blement de terre
01.12.23 – AFP – Alerte info – Un
record (9 sur l’échelle de Richter) a
été enregistré à 6 h 32 Record de chaleur à Lyon
km à peine de Los
ce matin au large de San Diego à 100 30.05.24 – AFP – Al
erte info – La barre
« jamais observée » se- 50°C ont été relevés des
Angeles. L’événement, d’une ampleur à Lyon en fin d’après
ricain, a été la cause -m idi
lon l’Institut d’Études Géologiques amé aujourd’hui, soit la te
mpérature la plus ha
stan t de chaque côté ut e
d’un tsunami géant en trois vagues déva jamais relevée hors pé
riodes estivales. Cette
du Mex ique, dont les ca -
du Pacifique la côte ouest des USA et nicule précoce pourrai
t expliquer la proliférati
hab .), San Diego (3M), inhabituelle d’insecte on
conurbations de Los Angeles (15M s à laquelle les habit
Fran cisc o (1M). Des ants
Tijuana (1,3M), San José (1M) et San de la métropole fon
t face depuis plusieur
rées jusq u’à Portland, maines, selon les expe s se-
destructions auraient été enregist Japon, rts. Les vidéos de millie
la côte Est du rs
à plus de 1 500 km de l’épicentre. Sur es, les
de moustiques infestan
t le centre-ville touristiq
ouru e les vagu ue
malgré l’incroyable distance qu’ont parc és par
ont déjà fait le tour du
monde.
ceu x prov oqu
ravages sont similaires, sinon pires que han t
x incid ents touc
les événements de 2011. De nouveau utés .
nipp on sont redo
les centrales nucléaires de l’archipel actu elle
rer à l’he ure
Les victimes sont impossibles à dénomb
d — comme pourraient
mais le bilan s’annonce déjà très lour
s au niveau mondial.
l’être les répercussions économique
t un pays en proie à
Ce cataclysme frappe de plein foue
les ouragans Idalia et
la guerre civile et déjà fragilisé par
ation politique pourrait
Whitney de ce début d’année. La situ
alors que l’état de ca-
compliquer les opérations de secours
rété par la Californie,
tastrophe naturelle majeure a été déc
s de Basse-Californie
l’Arizona, le Nevada, et les États mexicain
et de Sonora.
Mousson d évastatricteindien
u r le s o u s -continen onal – Alerte info – Les pluiest
s Greenpeace
Internati s depuis mai
ntenan
07.10.26 – in
ses pays vois ué de
u i fr ap pen t l’Inde et tous u e r av ai e n t déjà provoq
q ntin squ’à
is se m ai n es sans disco e n ts d e te rrain subis ju
tro isse m ar des
égâts. Les gl remplacées p
nombreux d s loca le s o n t ét é
ésor-
s population rs barrages d
présent par le e à la rupture de plusieu erniers
suit vienes des d
inondations, ir le s p lu ie s d ilu
ace et
les de conten par Greenpe
mais incapab eurs co n te st é s
entales
arrages d’aill environnem
jours. Ces b a ss o ci ati o n s
vie bru-
nombreuses si une fin de
avec elle de n n ai ss en t ai n
uisque
rnationales co plus grave, p
locales et inte malheureusement pas le es dans
tale. Mais là n
’est n ta le s, d éjà empêtré
ures gouvern
e m e aniser
pables d’org
les infrastruct ondations, ont été inca
es in es barrages.
la gestion d e t vi lla ges en aval d utes les
l’évacuation
des vi lle s
d e vi cti mes, mais to
ce jour le no
m b re s’associe,
On ignore à xq u e lle s Greenpeace
es sur place,
et au ce n’est
ONG déployé e s’ é le ve r en milliers si
u e d ourrait
n bilan qui risq rts. Le pire cependant p
annoncent u m o ptures
e milliers de adies et les ru iste
en dizaines d éra ti o n d e m al
e tr
avec la prolif potable – un
être à venir, e n t, n o ta m ment en eau
nem dramatique.
d’approvision si tuation déjà
an s cette
ironie d
tion des armées
e
Note de servic
t cl as si fié : autonomisa
Rappor defense.gouv.fr>
rt <p.rivmeert@ e.gouv.fr>
De: Patrice Rivmee re <cabinet@defens
Cormaque, Cabinet du Minist
À: Alain
25
Objet : DEF1524_
, le rap-
Monsie ur verez ci-joint
hange, vous trou 52 4_25 » sur la
Suite à notre éc fiée « DE F1
l’enquête classi
port relatif à
ut é de s fo rc es armées.
loya
nombre
time à 57 % le
du ra pp or t:
e interne on es
Résumé
• Selon une étud en cl in s à su ivre les
français plus
Ekko fait sauter une usine
de militaires dé-
un gouvernement
de le ur ét at-major que d’
de retraitement nucléaire
ordr es
eurs.
s officiers supéri
élu.
mocratiquement
e à 68 % chez le
• Ce chiffre pass tie par la cri se de
26.03.28 – France Info – Alerte info – On apprend
s’e xpliquerait en par ie urs anné es.
nom ène
is pl us
le ministère depu
• Ce phé
confiance envers en ve rs le po litique est à l’instant que le groupe terroriste Ekko a mis à
nce généra le
Le climat de défia gel des soldes
et exécution ses menaces en dynamitant les bâ-
llisé autour du
notamment crista is 20 22 . timents principaux de l’usine de retraitement
en vigueur depu
investissements acts réguliers
• Selon un
seraient établi
e so ur ce in terne, des cont
s avec d’autr es co rp
s
s
et
d’armée et de
des groupus-
nucléaire de La Hague qu’il occupait depuis deux
semaines, déversant des quantités inconnues de
7
ophe
ys européens limitr issant
po li ce de pa
taires d’extrêm
e droite esqu; matières irradiées et hautement polluées dans
cules paramili io na le d’ au to défense pa-
une « internat ante la Manche.
les contours d’ estimée préoccup
l’existence est L’intervention coordonnée du RAID et de l’armée
triotique » dont
ente.
(rang 3). ption de la prés n’aura pas permis de sauver la vie des 136 sala-
cuser bonne réce
Vous priant d’ac riés du site retenus en otages, et décédés lors de
rt
Patrice Rivmee
l’explosion. Vingt-quatre terroristes ont été abat-
tus lors de l’opération, s’est félicité le ministre de
l’Intérieur en conférence de presse.
Terreur en Allemagne
22.08.27 – AgriHebdo – Ambiance crépusculaire cette semaine près
de la petite ville de Hornbach en Allemagne. Frank W., éleveur bo-
vin des environs, a vu son troupeau décimé en une nuit par une
attaque d’insectes d’une ampleur particulièrement effrayante. « J’ai
été réveillé en sursaut par des meuglements assourdissants », ra-
conte l’éleveur sous le choc. « Les deux bâtiments de l’étable étaient
intégralement recouverts par ces saloperies » : plusieurs dizaines de
milliers de papillons de nuit. Rendues folles par le harcèlement, des
dizaines de bêtes ont arraché leur licol et se sont blessées, déchaînant
un mouvement de panique et la soif de sang des lépidoptères. Deux
cent quatorze têtes de bétail ont trouvé la mort dans une scène de
chaos indescriptible.
La sonnette d’alarme avait pourtant été tirée à maintes reprises par
les agriculteurs locaux, qui recensent plus de quatre-vingt attaques
d’insectes, de moindre ampleur, sur les troupeaux depuis le début de
l’été. Gageons que les pouvoirs publics sauront prendre les mesures
pour éradiquer ces colonies de « spectres noirs ».
E NT
L’EFFONDREM
C’était là depuis nous.
C’était déjà à l’œuvre… Il m’a fallu du temps pour admettre que nous n’aurions
rien pu faire. Que nous ne pouvions plus changer. Avant
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai l’impres- qu’une partie de nous parvienne à évoluer, les autres
sion d’être née, d’avoir toujours vécu dans un monde auraient déjà achevé de tout détruire. Il ne s’agissait
en déclin. J’ai appris à compter au rythme des tempêtes pas de nos erreurs, de nos excès, de notre aveuglement.
et des épidémies. J’ai découvert le monde sur la carte Il ne s’agissait que de nous. De notre espèce. De notre
des sécheresses, des famines et des crises sanitaires. nature de parfaits parasites, de sangsues prêtes à tuer le
J’ai vu des maladies qu’on croyait disparues décimer seul hôte capable de nous nourrir, quitte à condamner
des pays qu’on croyait protégés. J’ai vu des ouragans le reste pour épancher notre soif de pouvoir et de sang.
balayer des immeubles à plusieurs heures des côtes, des Nous n’étions pas la cause. Nous étions la raison.
centres commerciaux submergés par les crues, des vil- Nous étions la tumeur dont la Terre a fini par guérir…
AUJOURD’HUI…
lages transformés en banquets de charognards et en
charniers flottants. J’ai vu des mères pleurer en tuant
leurs enfants endormis pour éviter que la faim, la peste
ou d’autres bras ne les emportent avant elles.
C’était déjà à l’œuvre. Avant la Pandémie. Avant les Si je compte bien, si j’ai bien compté, nous sommes en
éruptions. Avant la Dernière Nuit. Avant que les bombes 2047. C’est la date qui revient le plus souvent dans les
d’Ekko, des Elfes et des Gaïens ne fassent mettre un discussions, les échanges, les semblants de calendriers.
genou à terre au monde civilisé. C’était là depuis les pre- Quelle importance, au fond ? Autant celle-ci qu’une
mières pestes, les premiers cataclysmes et les premières autre…
famines. C’était là derrière chaque maladie, chaque trem-
blement de terre et chaque nuée de criquets. C’était là Les dates sont comme autant de clous qui tiennent de
depuis le début. mauvais souvenirs sous cadre. 2023. 2025. 2028. La
liste, nous la connaissons tous. Tous les anciens, en tous
cas. Certains adultes. Les jeunes, eux, s’en moquent
totalement. Ils n’ont jamais eu de passé auquel se rac-
8 crocher comme à un rebord de falaise.
Du tout.
AGIR ?
mouvements de foule. Ils ne se cachaient plus. Tuer
dans la discrétion était devenu contre-productif, pour
eux : le faire au grand jour, devant les caméras, démon-
trait aux révoltés qu’ils risquaient leur vie en passant
à l’action. Je me souviens de la première rafle. Des
Ensuite… ensuite, rien. J’aurais aimé me préparer. femmes et des enfants, des nourrissons portés dans
Prévoir, réfléchir, penser. Il y aurait eu une sorte de des écharpes colorées. Poussés dans des camions sans
réussite à me réveiller, à acheter un camion, comme plaque d’immatriculation. Le tout filmé, assumé, pré-
dans les films : à l’aménager, peindre un smilodon sur senté comme un service rendu aux « vrais » citoyens. Un
son flanc, trouver des armes, durcir mes muscles, ap- des militaires portait un écusson sur lequel on pouvait
prendre à chasser ma viande, me nourrir de sandwichs lire « dératiseur ».
et de cigarettes piquantes… Mais au contraire : la ré-
alisation de ce qui se passait m’avait engourdie. J’ai Et un jour, l’État n’a plus pu payer sa milice…
continué à vivre comme avant, avec simplement plus
d’angoisses, de nuits sans sommeil, de questions que
L’A G O N I E LE NOUVEAU SILENCE
Le système a mis du temps à ralentir. Il était si pa- Et puis Internet, la télévision, la radio, toutes ces fe-
chydermique, si lourd, que même avec les pestes, les nêtres se sont refermées. Nous avons alors très vite
épidémies, ce lent effondrement qui n’en finissait pas, perdu la vision globale des choses, et nous sommes
il a fallu des années pour qu’il ne puisse plus marcher devenus myopes, d’une certaine façon. Nous nous
à sa propre cadence. Et là… Le jour où l’État n’a plus sommes renfermés : sur notre quartier, notre rue, notre
pu remplir la gamelle de ses militaires, ils se sont tous immeuble. Le reste du monde est devenu inconnu, loin-
tournés vers leur propre intérêt. Et ont gardé leurs tain… ennemi. Menaçant. La vie s’est articulée autour
armes. Là, ça a été la véritable fin. Des miliciens habi- de ce que nous pouvions acheter, trouver dans les com-
tués à tuer sans aucune morale, armés, mieux nourris merces, troquer chez les voisins. Nous parlions des
que nous, et sans aucune laisse pour les faire obéir à arrivages de nourriture, chacun d’un côté d’une porte
qui que ce soit. fermée. Nous demandions des aspirines, de l’alcool. Des
fruits. Certains osaient sortir couper des branches pour
Je crois que nous avions attendu le mouvement de foule. les ramener chez eux, « au cas où il faudrait chauffer au
Nous y avions cru jusqu’au dernier moment. Comme bois, d’ailleurs nous avons cassé le mur qui bouchait la
si, par magie, notre voisin allait être plus courageux cheminée ». Ils stockaient. De véritables réserves, pas
que nous. Il y avait un réel confort à nous dire « s’ils les quelques paquets de nouilles et de farine que nous,
sortent avec des couteaux, je les suis ». Mais presque les autres, gardions d’avance. Ils se préparaient, réel-
personne ne l’a fait, alors personne n’a suivi personne… lement. Ceux-là nous faisaient peur, parce que ceux-là
Sur l’écran froid des télévisions, on regardait mourir les voyaient plus loin que nous. Leur donner raison, c’était
rares qui avaient osé. Ils étaient traités de terroristes reconnaître que l’affaire était déjà perdue, que rien ne
et rendus responsables de tout : des pénuries, des ma- redeviendrait comme avant.
ladies, des erreurs des autres. Avec le recul, je ne sais
même pas quel était le véritable but des révoltés : nous Et puis ceux qui faisaient ces stocks ont arrêté d’en par-
sauver malgré nous, ou voir les gouvernants brûler vifs ler. Parce qu’ils se méfiaient de nous, et qu’ils avaient
avant que tout soit emporté pour de bon. bien raison. Ils étaient nos greniers : nous n’y pensions
pas encore, mais eux l’avaient déjà compris.
C’est à partir de ce moment que nous avons été seuls.
10 Les infrastructures, les organisations se sont effondrées.
Les livraisons de nourriture ont été détournées. Les
anciens militaires les revendaient, ou les stockaient.
Ils faisaient la même chose avec les médicaments. Les
épidémies arrivaient par vagues, chaque maladie plus
étrange que la précédente : nous avons eu des grippes
qui nécrosaient les poumons, des coliques dévorant
les intestins, des bacilles emplissant les poumons de
sang… Et les scientifiques n’étaient plus là. Les pestes
n’avaient même plus de nom. On mourrait sans savoir
si c’était le virus du voisin, ou un autre, ou une muta-
tion aléatoire de quelque chose qui existait déjà, qu’on
avait déjà eu, mais contre lequel on n’était pas assez
immunisé. Nous voguions de symptôme en symptôme,
de toux en crises d’asthme, sans jamais savoir de quoi
nous devions réellement nous méfier.
Je n’ai rien vécu de tout cela. Si, mais par rebonds, par
échos. Je l’ai appris par les rumeurs, les informations
quand il y en avait encore, par les voisins, par les
survivants que j’ai pu croiser, plus tard.
CO M P R E N D R E L A F I N CO M P R E N D R E L E D É B U T
Je crois que le cerveau lâche, à un moment. J’étais dans Ce qui suit, je l’ai appris ensuite. Une construction, un
une sorte de transe qui me faisait me mentir à moi- château de cartes fait de rumeurs, d’ondes radio cracho-
même, et nous étions si nombreux à être dans cet état. tantes, de journaux trouvés dans des magasins vides,
Depuis si longtemps. Mon effondrement personnel a de secrets confiés par des communautés. Pendant mon
été cristallin. C’était un matin, il faisait clair, une lu- absence, ou mon hibernation, les épidémies avaient
mière presque blanche, douce. Il ne faisait pas encore connu un pic de virulence qui avait fini de déliter les
chaud, et on aurait dit une aube d’avant, de quand tout villes. Elles avaient été ravagées, et par les maladies
était simple, de quand nous étions enfants. J’allais à et par la violence. Les habitants avaient vu mourir
la pharmacie. Je prenais des vitamines, un flacon par leurs voisins, leur famille. Des vomissures de sang, des
semaine, et je me rends compte, maintenant, du luxe nécroses, des pourrissements tuant en quelques jours :
qu’était ma vie à cette époque. J’ai vu des hommes pire que ce que j’avais pu connaître. Les contaminations
armés entrer dans la pharmacie. J’étais à une trentaine grouillaient dans les murs des immeubles, par l’air,
de mètres. J’ai ralenti. Je n’ai pas entendu le coup de l’eau, les traces de pas des couloirs, et un seul malade
feu. Je l’ai senti dans mon corps, de mon torse jusque pouvait emporter un bâtiment entier en une poignée
dans l’extrémité de mes doigts. Nous en étions là. Le de jours. Les cadavres restaient là, ou étaient jetés
moment pur du changement total. La pharmacie était à par les fenêtres. Ça non plus, je ne l’avais pas connu.
eux. Les magasins le seraient tout à l’heure. J’ai tourné Certains immeubles devenaient des forteresses, on y
les talons. Je suis rentrée chez moi. J’ai fait mon sac. J’ai accédait que par le toit, des ponts de cordes le reliant
pris mes clefs de voiture. Je suis partie. à d’autres bâtiments. Les portes étaient condamnées,
fondues, soudées. Certains habitants avaient tenté d’y
J’ai roulé sans savoir jusqu’où, sans savoir comment. Je vivre en autarcie, de ramener de la terre, des graines,
n’ai aucun souvenir de ce voyage, de cette fuite. Je sais des animaux. Certains avaient réussi. D’autres avaient
juste qu’une nuit je me suis arrêtée, et la voiture que je été vus, et on avait tout fait pour leur prendre ces fu-
conduisais n’était pas celle dans laquelle j’étais partie. tures richesses, soit pour les mettre à profit, soit pour
Le ciel était noir, d’un noir que je n’avais jamais connu : le simple plaisir de les détruire. Chaque vague de peste
sans aucune lumière humaine. Il y avait un silence détruisait le fragile équilibre des survivants, remettait
presque serein. C’est peut-être cette nuit-là que j’ai fait en cause leurs moyens de se nourrir, de s’abreuver.
le choix de la solitude. C’est peut-être à cause de cette C’était une guerre entre la survie tentant de construire,
12 nuit-là que je suis seule sur la route. et le chaos n’ayant plus rien à perdre.
Il a fallu changer. Apprendre à réfléchir. Je ne l’avais Les villes sont mortes comme ça. Dans les hurlements
jamais réellement fait. J’ai cherché un refuge. J’étais et les barricades.
dans le Tarn, j’ai roulé jusqu’à trouver des chemins de
terre, des pistes caillouteuses. Jusqu’à trouver l’endroit Pendant les années de ma mue, la vie humaine a len-
où je suis restée cinq ans. C’est là-bas que j’ai appris à tement glissé vers les campagnes, les montagnes, les
utiliser une radio, à faire des conserves, à dormir dans côtes. Par petits groupes, qui se sont éteints, parfois,
le froid, à manger, boire peu. À me soigner. J’y ai fait souvent. On trouve encore des charniers. Des familles,
ma mue. J’y ai abandonné ce que j’étais, qui j’étais. Je des groupes, morts tous ensemble, au milieu de leurs
m’y suis vue naître. sacs et de leurs valises. Serrés dans des recoins de
caves, contre des rochers, dans des bus abandonnés.
Mélangés les uns aux autres, des fémurs dans des cages
thoraciques, tombés les uns dans les autres. Des exils
finis là, dans la maladie et la toux et la fièvre, fauchés
en quelques jours, en quelques heures.
llages à l’arme
pe r m al là . Il y a eu des mitrai
Je suis su pleine
ça m’a réveillé en
bas de ma rue,
lourde juste en De ce que j’a i co mpris
a du ré jusqu’au matin. Internet est revenu !
nu it et ça camp de fugiés ré
at ist es so nt venus vider le
des su pr ém milice. Ils ont
ec les gars de la
maïssa.terrier@collapsom
s av aï — 17 mars 2030
rtie en torche
ac cr oc hé
et se sont
à la st at io n- se rvice, qui est pa 2 761 views
foutu le feu flammes plus gr
andes
ec un br ui t de tempête et des rait Salut à toutes et à tous !
av mière, on se se
im m eu bl e… ! Tellement de lu Ça fait tellement longtemp
que m on s ! Deux ans sans Internet,
du mat’.
, à deux heures sans
cru en plein jour cassé la vitre électricité la plupart du tem
tir s da ns to us les sens, ça a fra J’ai dû bouger, la région par
ps, ambiance Apocalypse
No w!
Il y a eu des en sang.
m a m èr e, qu i s’est retrouvée isienne n’étant plus sûre du
tou t
de la chambre de nsé à cause des massacres…
ai même pas pe
en t pa niquée que je n’ e un e Depuis presque un an je sui
me prendr
J’éta is te lle m
. J’avais peur de
s avec ma sœur Laïla et ma
pa r la fe nê tre
à filmer mère, chez ma cousine du
côté de Rennes. La maiso
est grande, on s’organise. n
balle, aussi. oins le triple de
blessés. J’ai perdu énormément de
in : do uz e morts et au m s sauvegardes, presque tou
Ce m at itures, de uille
do tes mes photos et archives
ne de carcasses de vo es
La ru e es t pl ei
masse de mou ch en ligne… mais pas le blog,
sang. Il y a déjà
bizarrement ! Je vais tout
et de flaques de rtout, alors qu’o
n imprimer et ranger dans un
cahier, au cas où ça foutrai
i bourdonnent pa rvice
t
dégueulasses qu . Et la st at io n- se le camp de nouveau. Et pui
est l’enfer putain
s je vais reprendre
est en janvier. C’ la publication un peu par ici.
Bref… back online !
crame encore.
15
Jamais aucune série d’attentats n’avait fait autant de dégâts sur la
Sur les sectes millénaristes écolo et leur durée. Le cocktail absence d’électricité + tueries urbaines + exode
frénésie terroriste rural + effondrement économique + hiver volcanique + peur du noir
maïssa.terrier@collapsomaï — 10 décembre 2032 a provoqué des dizaines de milliers de craquages, de suicides et
7 156 views un retour massif du religieux. Le nombre de sectes a littéralement
explosé, des plus classiques aux plus tarées — même si plus
personne ne les compte officiellement depuis longtemps.
Salut à toutes et à tous. Après les nombreuses demandes que j’ai
reçues je fais ici un point pour rassembler mes infos et réflexions
Il ne faut pas minimiser le phénomène : si des mouvements comme
les Gaïens ratissent large et recrutent énormément avec leur
sur la frénésie terroriste qui frappe l’Europe depuis la Grande Nuit.
décorum néo-hippie/chamanique qui peut sembler sympa, je vous
Les premiers appels à l’action violente dans le milieu écologiste
rappelle que ce sont aussi des millénaristes de chez eux qui ont
radical ne datent pas d’hier. La combinaison entre catastrophes
sillonné les Bouches-du-Rhône cet été en massacrant au couteau
naturelles, défaillances de l’État et durcissement de la répression à
l’encontre des mouvements y compris non-violents a cependant fini
120 personnes au moins. Les Gaïens encore, la branche anglaise
cette fois, qui ont fait sauter les bombes sales du métro de Londres
de potentialiser les tensions. Pour beaucoup, la violence apparaît
l’année dernière. Donc non : pas si sympa.
aujourd’hui comme le seul moyen d’expression politique réellement
Gaïa mélange un syncrétisme bordélique de croyances cathos
subversif et non récupérable par les discours dominants (privés et
(pour l’eschatologie), hindoues (pour le panthéon) et new-age
politiques). C’est à ce type de psychopathes qu’on doit la Grande
(pour le côté Terre-Mère). C’est le signe que leur mouvement est
Nuit. Dites merci, hein.
Les porte-flingues sont Ekko, les Elfes et les Gaïens qui, malgré
« inclusif », et embauche, voire absorbe, à peu près n’importe qui.
C’est moins un ensemble coordonné qu’une galaxie de groupes
leurs fortes dissensions, ont su se coordonner pour faire sauter
autonomes et pas forcément d’accord entre eux. Comme la plupart
les infrastructures électriques principales, en France les centrales
de Chooz, Paluel et Saint-Alban en 2028. On en pense ce
des sectes de ce genre, ils constituent des colonnes paramilitaires
pour éviter de se faire massacrer, et s’emparent de villes ou de
qu’on veut, mais leur action est politique. Et pas mal de sources
quartiers qu’ils tentent de fortifier. Souvent ça foire et ça finit en
tendent à prouver que la Russie a joué un rôle actif dans leur
financement et entraînement ; je n’ai pas le temps de débattre
bain de sang face aux milices locales, comme à Châteaudun en
septembre dernier.
dans les commentaires avec ceux qui refusent encore d’y croire.
Renseignez-vous.
rmis
Putain de fou maïssa.terrier
@collapsomaï
— 18 juin 2034
412 views Je ferme mon blog
maïssa.terrier@collapso
maï — 2 mars 2035
is.
par les fourm
té ra le m ent envahies r, 62 views
Salut ! On es t lit éger le tage
po Hello. Tout est dans le titre
vi na ig re pa rtout pour prot re nt rer et de réseau de plus en
, avec les coupures d’élec
tricité
On a foutu du uvent
. Le pi re , c’ est qu’elles pe plus fréquentes, je vais
ces ser
ccès s
sans grand su long des jambe d’alimenter le blog. Après
presque 15 ans, ça fait biz
ve t, pi qu er et remonter le de s so us Je ne sais pas trop quoi arre.
dans ton du de gros œufs
immon dire sinon que vous me ma
po nd re nqu erez...
pour chercher
à te us épar e gn J’ai un émetteur radio à
ut re tir er au scalpel. Je vo dispo, je pense que je con
tinu era i
’il fa z
l’épiderme, qu us commence à émettre quelques new
s s’il m’en vient, en fonctio
ai s fa ite s bi en gaffe si vo . dispo électrique. Branch n de la
les photos, m la peau
i grattent sur ez vous tous les 1er du mo
pl aq ues rouges qu les à la fréquence affichée en is à 20 h
à av oi r de s riennes sur « gros dans le bandeau d’a
ez su r le ne t des vidéos aé s he ctares Faites bien attention à vou ccueil.
Vous verr e », joli nom po
ur de s et merci pour toutes ces
B ro cé lia nd
fourmilières de jamais vu années.
sa lo pe rie s. Je n’en avais
ces
colonisés par t de l’été.
os se s et on est qu’au débu
d’aussi gr
pas bien là.
Je ne me sens
16
Seule
Quand je suis toute se
autour de moi. Les mouule, j’entends tout Je pars
la pluie, mes pas. Si vements du vent, pas trop quoi
je me planque. Je saisc’est autre chose, Salut à toutes. Je satoisut à l’heure. Ça
sont capables, mais je de quoi certains dire. Laïla est morte g. Voilà. Il faut
entendu. Là où le silen crois ce que j’ai a été horriblement lonvais aller vers les
peux me poser un peu. ce est compact, je que je parte d’ici. Je ver des amis. Peut-
Je continue à écrire Puys, où j’espère retroue prendra, sinon
être pour avoir à qui malgré tout, peut- être un chauffeur mche. Je ne prends 17
me reste pas beaucou parler encore. Il ne il faudra que je maroi, trop lourde. C’est
toute façon j’ai pas p de pages, mais de pas la radio avec m ion. C’était fou de
--- Maïssa, 14 août 20grand-chose à dire. donc ma dernière émiss encore là. C’était
38 --- vous avoir, si vous êtes nter tout ça.
incroyable de vous raco. Prenez soin de
J’espère avoir été utile
vous. Allez. ---
--- Maïssa, 1er mai 2038
Maïssa. Ça fait
Bon… ça marche ? Salut c’estparlé dans une
presque dix ans que j’ai plus
radio. Mais who cares ? ts pour que ier cahier. Dernière
Je voulais juste dire quelques mo. Je sais même ge du dern pas trop
quelqu’un les entende, peut-être Dernière pa vie d’avant. Je saisout ce
pas où je suis. Je suis tétancomisée. C’est plus la page de lai continué à écrire t un sens à
me une flamme. pourquoi j’a tentative de donner omantisme
peur d’autrefois, qui brûlait me une chape
Cette flippe-là est dure, comte, elle desserre temps. Une our rester en vie ? Run mot de
de plomb, lourde et permanen et les tripes. tout ça, p Allez, ça me fera
jamais ses crocs sur la gorge, vu mon état à la con !
Elle m’empêche pas de dormir it. Elle rend tout t que je
d’épuisement, rien ne le pourra
la fin. trouvez ce journal, c’esvec moi svp.
insupportable : le silence, la march
e et cette Si vous re as loin. Enterrez-le a
putain d’humidité. dois être p, 4 octobre 2046 ---
Tout a foiré c’est ça ? --- Maïssa
--- Maïssa, 12 septembre 2045 ---
ÉTAT DES LIEUX me faisaient signe de venir, me montraient l’extérieur.
J’ai compris soudain : elles voulaient sortir. Le glisse-
ment de terrain avait avalé les portes, et les silhouettes
Quand je suis sortie de mon hibernation de presque étaient enfermées là. Mais depuis combien de temps ?
cinq ans, les sirènes s’étaient tues. Les lumières J’ai regardé autour de moi : les rochers semblaient être
éteintes. Le fracas des moteurs, des usines et des là depuis très longtemps, plusieurs années, au moins.
bombes avait définitivement laissé place au silence. Alors, comment ces habitants étranges faisaient-ils
Il m’a fallu ce deuil, cette transformation, pour oser pour survivre ? Pourquoi des robes rouges, pourquoi le
revenir vers le monde qui avait été le mien, le nôtre. crâne rasé ? Il n’y avait pas de sens à ces rituels, ou en
Tout avait changé. Tout a changé. tous cas, aucun que je puisse deviner. J’ai fui. Je n’étais
pas prête à tout regarder en face. Surtout, s’ils étaient
La végétation crève le bitume fissuré. Des murs de là, entre eux, depuis deux ans, cinq, dix ? Qu’est-ce
lierre vorace rongent les façades d’immeubles, l’herbe qu’ils mangeaient ? Qu’est-ce qu’ils mangeaient…
recouvre les cadavres, les branches percent les fenêtres et
les ronces ensevelissent les carcasses de voiture, comme Les communautés et les survivants ont été un choc,
pour gommer toute trace de civilisation. La Nature a tout pour moi. J’avais quitté la carcasse d’un monde encore
repris. Son territoire, ses droits, et ceux de l’humanité. bourgeois, encore engoncé dans une mue résolument
sociale. J’ai trouvé un univers où on mangeait ce qu’on
Nous vivions dans un univers rangé, calibré. Ça n’est trouvait, y compris son ami, sa famille, son propre chien.
plus le cas. Tout semble avoir été déchiré par une tor- J’ai rencontré un homme, dans une église. J’avais voulu
nade. Tout semble faux… en fait, le décor de carton-pâte m’abriter de la pluie, j’avais poussé la grande porte de
de nos petites vies se voit, là, renversé, déchiré, rincé bois gravé, et je l’avais vu, lui. Totalement nu, la peau
par la pluie. On voit les ficelles, la peinture écaillée. rouge, découpée, griffée, gravée avec le grand couteau
Rien de ce qui reste de nous n’est glorieux. Rien. qu’il tenait dans la main. Il y avait des squelettes, autour
de lui. Rouges eux aussi. Écorchés, grattés, avec sans
Quand j’ai quitté mon refuge, j’ai suivi les routes que doute le même couteau. La scène m’avait éclaté dans les
je connaissais, mes chemins de terre, mes sentiers. Je yeux, une évidence qui n’avait pas besoin d’explications.
les sillonnais depuis des années, mais je n’étais jamais L’homme s’était mis à geindre. Il pleurait comme un
sortie de ce réseau d’araignée, de passages connus chien qui voit sa laisse, il avait les mêmes yeux. Il me
par cœur. Cette fois-ci, je l’ai fait. Je m’étais mis dans tendait quelque chose, et il était hors de question que
18 la tête d’aller voir « la ville ». J’en avais besoin. Me j’entre dans l’église pour prendre ce qu’il m’offrait. À
confronter. Je pensais, au fond, qu’en revoyant le l’époque, j’avais déjà lutté pour me défendre, tué pour
béton, je saurais si je devais continuer à survivre. me défendre. Je n’étais pas encore totalement habituée
C’est cher, la survie. Ça ronge et ça coûte. Alors, à cette violence, mais je la savais nécessaire. Et je sa-
autant savoir pourquoi on le fait. S’il n’y avait plus vais aussi que ce qu’il me tendait n’était pas un piège.
rien que des immeubles vides, des rues désertes et Un homme qui s’est coupé l’intérieur des cuisses assez
aucun survivant… profond pour qu’on en voie l’os n’a pas besoin de tendre
LES RESCAPÉS
des pièges. J’ai refermé le battant, lentement, sans provo-
cation, sans agressivité. Il faut souvent savoir partir. J’ai
juste refermé le battant. Il s’est mis à hurler, haut, aigu :
de longs sanglots qui résonnaient dans l’église comme
un chœur. J’ai compris ensuite, après, quand j’ai été
J’ai avancé dans ce monde inconnu à pas de loup. certaine qu’il ne me suivait pas, qu’il ne me poursuivrait
J’écoutais. J’épiais. J’ai pris des notes. Je les ai encore. pas. C’était une main d’enfant, qu’il me tendait : coupée
Je n’ai pas besoin de les lire. Je n’ai qu’à fermer les net au poignet. Il me l’offrait pour que je la mange. Il me
yeux, et je revois tout. l’offrait pour se sentir moins coupable. Pour que je porte
Le centre commercial. Il était tout en verre : un glis- sa faute avec lui. Il me l’offrait pour ne plus être le seul
sement de terrain, de boue et de rocs l’avait à moitié à avoir cette viande-là dans le ventre. J’ai vomi, quand
enterré. J’y suis arrivée par la verrière du toit. Mes j’ai compris. C’est une des dernières fois où je l’ai fait,
pas faisaient un bruit de sable, les poutres métalliques vomir. On s’habitue à tout.
grinçaient sous mon poids. Je ne sais pas pourquoi j’ai
continué à avancer, malgré le risque que tout s’effondre Il y a trois types de communautés. Celles qui veulent
et me tue. Je pense que je n’étais pas encore certaine vivre, celles qui veulent détruire, et celles qui sont
de vouloir vivre. Je n’avais pas encore bien pris cette au-delà de tout. Celles qui veulent vivre s’organisent,
décision. Et j’ai vu du mouvement sous mes pieds. réfléchissent, ont un système de prises de décisions,
J’ai baissé les yeux. J’ai vu des dizaines de petites quel qu’il soit : un ou une chef, un conseil, un groupe
silhouettes, toutes habillées de rouge, toutes le crâne d’anciens… j’ai même vu des pythies, des auspices,
rasé. Elles me regardaient, et elles ont tendu les mains des jets de runes, des lectures d’entrailles d’animaux.
vers moi. Elles étaient très loin en dessous, plusieurs Des sacrifices. Parfois humains. Une fois la décision
étages, trois ou quatre. C’était la première fois que je commune prise et acceptée, la communauté agit. Ses
revoyais des escaliers mécaniques, des magasins, des buts sont toujours les mêmes, au fond : amasser, pré-
couloirs dallés de marbre. Tout luisait, presque comme voir, récolter, mettre en sécurité. Des petits groupes
autrefois. Les silhouettes m’appelaient à grands gestes, d’écureuils comptables et très souvent peureux.
LE TEMPS
Ceux qui veulent détruire n’ont pas ces préventions :
leur violence leur sert de plan. Ils pillent. Ils n’ont Même dans ma cachette du Tarn, je n’ignorais rien des
aucun équilibre, leur existence est une fuite en avant. crises météorologiques. J’avais grandi avec elles. Elles
Rien d’autre. J’ai rencontré une survivante, autrefois avaient impacté de plein fouet le monde que j’avais
prisonnière d’un de ces groupes. Elle racontait que cette connu, elles avaient précipité sa chute, elles avaient jeté
communauté avait trouvé un petit village fortifié, rempli sur les routes des millions de réfugiés climatiques. Dans
de réserves de nourriture, d’eau : il y avait même une le Tarn, j’étais loin des côtes et de leurs ouragans, des
infirmerie. Un lieu totalement vide de gens. Peut-être villes de béton et de leur chaleur de four, des cuvettes
une épidémie ? Les pillards y avaient passé quelques où les inondations se faisaient nouveaux lacs.
jours, avaient dévoré, bu, dormi. Et puis ils avaient
quitté l’endroit en le brûlant jusqu’aux fondations. Quand je suis partie sur les routes, j’ai vite compris que
j’avais été privilégiée. Ne serait-ce que d’avoir eu un toit
La troisième sorte de communauté est la plus dangereuse. pour m’abriter. La pluie, les tempêtes, les rafales de vent
Elles le sont toutes, mais les deux premières désirent sont une tout autre histoire avec juste une bâche dans
encore quelque chose : espérer et ravager. La dernière laquelle s’enrouler… quand les éléments essayent de vous
n’a plus aucun but. Ce sont des groupes de femmes, qui l’arracher. Les affaires trempées, le sac à dos rempli de
savent qu’elles seront attaquées jusqu’à être détruites, pluie, sont des gouffres à désespoir. Cette impression
capturées, vendues. Des groupes de malades affaiblis, d’impuissance, de doigts bleus essayant de défaire des
à l’agonie. Des groupes chassés de leur territoire, ayant courroies glissantes, d’eau dans les chaussures, elle use.
perdu toute ressource. Ce sont des communautés qui Ne pas pouvoir dormir au sec : même pas au chaud, juste
errent, végètent, attendent la mort. Elles ont déjà tout au sec. Nous avons besoin d’une zone de sommeil où le
perdu, et sont capables du meilleur comme du pire. corps se relâche. S’il frissonne, lutte, se débat contre l’hu-
midité, il ne dort pas. Seul le cerveau coupe un instant,
J’ai croisé un groupe de pillards qui avaient pris leurs un moment… et encore. Lui aussi reste sur le qui-vive
quartiers chez une communauté bien installée, mais pas et hoquette comme un vieux moteur.
assez armée pour repousser les assaillants. Les pillards
jouaient les sangsues et se faisaient nourrir par leurs La chaleur détruit autant les pensées et le courage : on
hôtes. Les hôtes se sentaient protégés et acceptaient la cherche l’eau, on se ment à se dire qu’on ferait mieux
situation malgré les violences dont ils étaient victimes. de rester là, dans un abri presque frais, du moins pas
Les deux groupes ne s’étaient pas fondu l’un dans l’autre, mortel… mais jusqu’à quand ? L’eau est polluée, salie, 19
et chacun s’habillait d’une façon précise, parlait d’une pleine de germes. Il faut le temps, et les moyens, de
façon précise, réagissait d’une façon précise. Étrange la purifier. L’été caniculaire dure quatre mois, cinq. Il
mariage de raison entre deux pôles incompatibles. s’entrecoupe parfois de tempêtes de glace, brutales et
déchirant tout, de quelques heures de vagues de neige, de
J’ai entendu parler d’une communauté qui vit dans pluies torrentielles et chaudes, noyant les routes, raclant
l’ancien Louvre. Au milieu des toiles de maître et des la terre jusqu’aux pierres. Chaque année est différente.
joyaux, sous la pyramide de verre. On dit qu’ils y L’année aux tempêtes, l’année au gel, l’année sans pluie…
tendent des peaux humaines lorsque la nuit est claire, On ne peut rien prévoir. Et on se sent pourtant obligé
pour cacher ce qu’ils font aux yeux des étoiles. de le faire.
On parle d’élevages, aussi, de femmes qui font des
enfants, de beaux enfants, dodus et sains : puis, on S’installer, c’est se forcer à l’espoir, se forcer à choisir,
leur prend pour les vendre aux communautés malades, aussi. Les journées sont courtes, éreintantes, et chaque
aux chefs stériles, qui se veulent dignes et entourés activité est risquée. Alors que faire ? Des réserves de
de bambins-esclaves élevés au lait en poudre et au bois, pour chauffer si l’hiver tombe d’un coup ? Refaire
chocolat lyophilisé. le toit au mieux pour laisser glisser les pluies sans dégât ?
Amasser la nourriture, au risque de la voir moisir à cause
de l’humidité ? Faire des réserves d’eau, de quoi tenir des
mois, en se disant qu’un glissement de terrain peut em-
porter la maison et qu’il faudra partir sans rien de plus
qu’un petit bidon ? La météo empêche la moindre stabi-
lité. Le moindre véritable projet. J’ai choisi d’être seule,
et de marcher, aussi pour cela : je m’adapte. Un ancien
pommier me permet de me nourrir trois jours, quatre,
simplement en remplissant mes poches et l’espace libre
de mon sac. Sauts de puce survivant au jour le jour.
L E S C O M M U N I C AT I O N S
dans la violence. J’ai cru voir un groupe de survivants
sortir d’un bâtiment, mais c’était trop loin pour que j’en
sois certaine. Et puis à quoi bon. Je n’ai pas eu de peine.
Pourtant, je n’ai jamais été de ces prophètes du retour à
la terre. Je n’avais jamais rêvé de poules et de potager.
J’aimais le béton et les trottoirs cassés, autrefois. Cette Nous avons tous eu le même réflexe. Quand les
ville en feu ne m’a rien fait. Rien. Elle brûlait comme premières émeutes ont éclaté, quand les premières
autrefois nous brûlions ce qui ne nous servait plus. sirènes se sont mises à retentir, nous nous sommes tous
tournés vers nos téléviseurs, nos radios, nos tablettes,
Il y a eu le barrage, aussi. J’imagine qu’autrefois, il était nos téléphones portables. Nous voulions tout savoir. La
manœuvré, ou vidé, ou je ne sais pas. Nous étions si peu moindre image, le moindre mort, la moindre évolution :
20 curieux, et maintenant, tout semble compliqué, difficile nous ne pouvions rien manquer du ballet hypnotique du
à comprendre. On peut mourir pour presque rien, pour chaos, comme si le fait d’en être les spectateurs pouvait
une donnée inconnue, un détail auquel on n’avait pas nous éviter d’en devenir les victimes. Nous voulions des
pensé. Nos ruines sont des pièges : nous étions les seuls experts, des chiffres, des données fraîches, qu’importe
à pouvoir les manipuler, et aujourd’hui, elles nous tuent. qu’elles soient ensuite démenties ou contredites dans
Je n’avais pas pensé qu’un barrage pouvait être trop… l’heure. À l’espoir que les médias finissent par annon-
plein. Que sans personne pour ouvrir les vannes, la cer une trêve, un vaccin, se mêlait notre besoin d’être
pression de l’eau pouvait être trop forte. Celui-ci, en nourris, abreuvés, gorgés d’informations. C’était notre
plus, portait une longue langue noire : des marques de lampe de chevet, la veilleuse rassurante qui nous faisait
feu, ou d’explosion. Je ne m’étais pas posé la question, oublier à quel point nous avions peur du noir.
sans doute un geste des écoterroristes de l’époque de
l’effondrement. Que ce soit cela ou autre chose, comme Quand les derniers médias se sont tus, quelque chose
le dernier aviateur du monde venu mourir ici en se de glacé s’est réveillé en nous et s’est mis à hurler.
précipitant sur la paroi de béton, l’incendie avait sans
doute fragilisé le barrage… et le poids de l’eau a fait le Toutes les infrastructures de communication longue
reste. Il avait plu, la nuit d’avant. Pas tant que ça, pas si distance sont tombées les unes après les autres. Les
violemment. Simplement, il avait plu. Une fois de trop. écoterroristes, les Gaïens et les régressionnistes en ont
rapidement fait leurs cibles de prédilection, au même
J’ai vu la fissure, et je me suis demandé si elle était déjà rang que les usines, les réseaux électriques et les ponts.
là avant. Je me suis arrêtée pour y réfléchir, et c’est sans Antennes, relais, câbles sous-marins : ce qui avait résisté
doute ce qui m’a sauvée. Tout a craqué d’un coup, et aux tempêtes, aux émeutes et aux chocs magnétiques
l’eau s’est engouffrée avec une violence que je n’aurais a fait l’objet d’un sabotage systématique, avant de
pas pu imaginer. J’ai bondi, couru, j’ai essayé de remon- succomber à l’usure et au manque d’entretien. Nous
ter sur les flancs de la vallée, en me tenant aux arbres, n’avons plus de nouvelles de ce que nous appelions
aux buissons, aux rochers. Je me suis ouvert les mains le reste du monde depuis près de dix ans. La plupart
sur les ronces, jusqu’aux tendons, arraché plusieurs d’entre nous ignorent tout de ce qui se passe en Chine,
ongles. J’ai vu l’ouverture d’une grotte, et j’ai lutté pour en Afrique, de l’autre côté de l’Atlantique ou même seu-
ne pas céder à l’envie viscérale de m’y blottir, de m’y lement de la Manche. Les plus jeunes ignorent même
rouler en boule. Je savais que si je faisais cela, j’allais qu’il existe quelque chose au-delà des océans.
mourir. Je le savais, mais mon corps ne me croyait pas.
J’ai continué, et je savais que le moindre mètre gagné Notre monde s’arrête aux fleuves, aux forêts, aux bar-
sur l’eau ferait toute la différence. J’ai deviné que la rières montagneuses et aux ruines des agglomérations.
vague arrivait dans mon dos. J’ai pris une énorme inspi- Notre monde s’arrête à la portée de jumelles, de nos
ration, j’ai fermé les yeux, et j’ai été arrachée de tout, du runes de voyage et de nos radios ondes courtes. Les
sol, des branches que je tenais. L’eau m’a abandonnée rares informations qui nous parviennent encore des
LA VERMINE
SURVIVRE…
qui se brise comme une branche et ça n’en finit jamais.
Enfin si, justement.
C’est le soir que c’est le pire. Je vois un trou, un trou vers lequel
je glisse. Ça n’a rien de violent, de brutal : juste, je me sens partir 23
lentement sur une boue froide où mes doigts s’enfoncent sans s’accrocher
à rien.
Il me faudrait une raison, une raison comme une racine qui pointe hors
de la boue, et je m’y accrocherais peut-être, et je glisserais moins,
peut-être. C’est à ça que je pense. Quand je pense.
C’est dangereux, de réfléchir, maintenant. On se souvient d’avant,
des joies, des colères, aussi, et tout ce qui faisait l’essence d’une
personne semble très petit, minuscule, comme tombé au fond d’un trou.
C’est peut-être vers ça que je glisse, vers les toutes petites choses
qui n’existent plus, maintenant. Je voudrais sans doute les rejoindre.
Ça ne serait pas grand-chose, cette glissade. Je n’ai pas envie d’acier,
de balle, de sang. Je ne saurais pas faire. J’aurais trop peur. Ce qui
serait bien, ce serait de juste refermer les yeux à chaque fois que je
me réveille, et on arriverait au bout, comme ça, à force. Une sorte
d’oubli de vivre. Rien de bien grave, au fond.
Mais lui… Lui ne me laisse pas faire. Il ne veut pas mourir. Il ne peut
pas mourir. C’est ce qu’il me dit souvent, pendant qu’il me sourit avec
toutes ses dents de chien.
« Je ne peux pas mourir. »
Il a sa fille.
Lui, il a sa fille.
Et il a besoin de moi pour prendre soin d’elle.
Si je la tuais, j’aurais peut-être le droit de glisser, enfin. De mourir.
Si je la tuais.
Si.
Mais comment ?
U N J O U R D E P LU S beaucoup. Tous ces organismes filtrent à notre place.
C’est toujours un travail de moins à fournir, à gérer.
Nous n’avons pas besoin de grand-chose pour survivre. Ces organismes ne se laissent pas tomber malades.
L’ennui, c’est que le peu dont nous avons besoin est En tous cas, on peut partir du principe qu’ils sont
vital, et que soit c’est trop lourd pour être emporté plus intelligents que nos corps, qui sont, eux, trop
avec soi en grosses quantités, soit ça pourrit vite, soit habitués au propre, au chimique, pour avoir retrouvé
les deux. leurs anciens instincts. Ces organismes, on peut leur
faire confiance… ou presque.
Avant, nous avions des désirs et des envies. C’était le
corps qui nous comblait la tête. Acheter, embellir, mettre Un troisième souci, c’est le désir d’une poche d’eau
en valeur, se muscler, se bronzer, nous étions aux com- vive. De l’eau saine, de l’eau qui court. Nous en rêvons
mandes et nous travaillions sur notre corps. Maintenant, tous. Et le souci est là : lorsqu’on en trouve une, on y
c’est tout le contraire. Nous sommes l’esclave de notre tient, on s’y colle, comme une croûte à une plaie… et
corps. Nous travaillons pour ce tas de viande inca- on préfère tuer ou mourir plutôt que laisser cette eau,
pable de ne pas dormir, de ne pas boire, de ne pas se parce qu’au fond, une balle dans la tête ou ne plus
tordre la cheville à cause d’un trou sous les feuilles. avoir accès à l’eau, ça revient au même.
La réalité, c’est ça. Au début, il y a eu ceux qui pen-
saient que la solution passait par les armes et le conflit. L’eau, maintenant, est sale. Avant tout ça, nous avions
Ils se sont trompés, et ils ont eu le temps de le com- l’habitude de voir des photos de marées de mousse, de
prendre. Tout avait changé. Il n’y avait plus de confort rivières tuées par des produits chimiques, de fleuves
à défendre par les armes. Le confort c’était fini, balayé, devenus verts, de poissons flottant le ventre à l’air.
rongé jusqu’à l’os. Est-ce que les armes soignent les Nous disions avec de grandes voix doctes qu’il faudrait
appendicites ? Oui, d’une certaine façon, quand leur des générations pour que tout cela soit nettoyé, pour
possesseur sera tellement noyé dans la douleur qu’il que tout cela redevienne normal. Je crois que nous
préfèrera cette sortie-là à toutes les autres. savions, au fond, que nous ne serions pas là pour le
voir. Les cours d’eau sont certes moins toxiques, dans
Le corps comme un vieux chien. Toujours trop froid, l’ancien sens du terme : moins chimiques. Mais la boue,
toujours une dent qui se déchausse, toujours à vouloir les algues pourries, les animaux morts, les carcasses
dormir. que l’on découvre quelques mètres plus haut que là
BOIRE
où on s’est abreuvé d’une eau au goût de soupe…
24 Leurs œufs, leurs larves, qui attendent en flottant
qu’un grand corps à sang chaud les aspire avec une
La base de tout. Nous l’avions oublié. Nous ne le gorgée assoiffée. Ça, et tous les anciens risques, tou-
voyions même plus : pourtant, nos maisons étaient jours présents : dysenterie, fièvres, légionellose… L’eau
construites autour de l’accès à l’eau, nos vies étaient non traitée est un suicide. Il est quasi impossible de
rythmées par l’eau, bain, laver les dents, boire, bou- trouver de l’eau propre, nettoyée comme avant. C’est
teille à côté du lit. ce qui a été pris d’assaut en tout premier : les cuves,
les réservoirs, les citernes.
Il suffit de si peu… Une journée sans eau et on com-
mence déjà à le sentir. La gorge, la langue. Et puis Il faut purifier l’eau. Soit on compte sur un autre
les reins, selon la santé. Les reins, une fois vides, les organisme pour le faire, soit on le fait soi, avec les
bactéries adorent. Elles remontent, elles grouillent et moyens du bord, comme une suite de filtres de plus
elles dévorent. Après les reins, viennent les vertiges, en plus fins, des feuilles pliées, du sable, du charbon,
et après les vertiges, les nausées. Ensuite, la migraine etc. Ou alors quelque chose de mieux encore, si on a
vient serrer les tempes, et là en trois, quatre jours, une le matériel : faire bouillir, ajouter de la javel, du per-
fois qu’on devient fou, qu’on a plus la force de ramper manganate ou du chlore, selon ce qu’on a pu trouver,
pour chercher une flaque de boue… on meurt. piller, acheter. Le soleil peut aider, aussi. Il faut trouver
des contenants transparents, y verser l’eau et, après un
Deux litres d’eau. C’est ce que nous perdons chaque jour ou deux, boire doucement en prenant bien soin
jour, ce dont nous avons besoin chaque jour. Plus, en de ne pas remuer le dépôt au fond.
cas d’efforts intenses, de maladie, si le soleil tape dur,
si on a une infection. On peut survivre avec moins, Parfois, je fais des réserves d’eau. J’y ajoute du sel. Ça
des gorgées, de l’urine, de la salive, avec du froid sur atténue un peu l’odeur du chlore et de la javel. Ensuite,
la nuque, avec l’impression de boire. On peut mentir j’enterre mes bouteilles. Elles sont toujours en verre.
au corps pendant quelques jours, selon la dose de Et puis je pars, avant que d’autres n’arrivent, avant
vérité qu’on fournit malgré tout. Mais on ne peut pas qu’eux n’arrivent. Je dois marcher, toujours marcher,
rationner l’eau. Ce n’est pas une solution. mais qui sait ? Peut-être qu’un jour je reviendrai là, je
repasserai par là. De petites oasis comme autant de
En ce qui concerne l’eau, il y a deux problèmes. Le gouttes d’eau sur ma carte. Des gouttes de pluie sur
premier, c’est en trouver, et le second, c’est ce qui un désert de papier. J’y pense souvent, à ces bouteilles
grouille dedans. On peut régler les deux soucis en qui dorment sous la terre.
mangeant des fruits, des légumes, des œufs d’oiseau,
des champignons, des plantes qui en contiennent
MANGER
tomates, des fanes de dentelle des carottes, de longues
Se nourrir est toujours un moment douloureux. Le feuilles violines de betteraves qui attendaient là depuis
corps n’oublie pas que manger a été un plaisir et une des générations…
joie. La notion de « confort » a changé pour chacun,
et nos muscles peuvent s’étirer comme un chat après Les anciennes serres sont elles aussi toujours des
une nuit de deux heures passée sur une planche, mais trésors. Elles sont encore pleines. Je ne saurais pas
manger quelque chose de fade, de moisi, de mauvais, expliquer pourquoi. Peut-être avons-nous peur d’entrer
on ne s’y fait jamais. dans ces jungles épaisses, cette touffeur qui fait forcé-
ment penser à eux, à leurs nids ? Ou bien est-ce une
La faim est une petite chanson qui colle aux pensées. politesse entre nous, entre survivants, une politesse ja-
Elle revient encore et toujours, et nous avons beau mais écrite, de ne cueillir que notre nourriture du jour
penser à autre chose, faire autre chose, dès que nous et de laisser le reste ? J’aime cette version-là. J’y tiens.
relâchons notre attention, elle revient pour chuchoter
ses notes acides. On peut s’habituer à la faim… un peu. La pêche, le poisson, ça reste de la viande, mais parfois
Ou plutôt on peut s’habituer à l’angoisse liée à la faim, on tuerait pour de la chair blanche, grasse, collante.
l’angoisse de la mort et de la souffrance, mais le désir Parfois, on tue pour ça, point. Les poissons posent le
de manger reste impérieux et obsédant. Il marche avec même problème que l’eau : elle est sale, pleine de pa-
nous, dort avec nous, se réveille avec nous. Personne rasites, de métaux, de jus de cadavres. Les organismes
ne l’apprivoise complètement. Et le pire, c’est que nous sont des filtres, et le poisson pêché en est un. Parfois,
devons manger trop souvent pour pouvoir profiter du je croise des membres de communautés nourries de
moment où l’on se nourrit. La moindre trouvaille est poissons et de coquillages. De loin. Je les croise de
dévorée, mais on sait qu’il faudra retrouver quelque loin. Ils font peur, ils sentent la pourriture. Leur peau
chose très vite, le soir, le lendemain, n’importe : vite. est blafarde, elle cloque et pèle.
Nous mangeons dans la peur. Nous mangeons sans
joie. Nous ne sommes jamais comblés : jamais. Il reste Mais oui, manger, dans les forêts : les baies, les cham-
toujours de la faim, finalement. Même pleins à vomir, pignons, les fruits à coque, les herbes, les feuilles et
nous avons encore faim. les racines, tout ce qui est comestible. Les anciens
champs, dont beaucoup sont devenus des écosystèmes
Les dernières denrées industrielles ont été empaque- complets et quasi autonomes : dedans, on trouve en-
tées au milieu des années 2030. Après, la production core des tubercules et des légumineuses.
s’est arrêtée, l’approvisionnement aussi, et puis… plus 25
rien. Il reste quelques boîtes de conserve, quelques L’hiver, les choses sont différentes. On se fait petit,
aliments secs, des poudres, des produits de longue discret. On pose des pièges à rongeurs, à lapins, pour
conservation, et tout le reste est pourri, infesté, plus toutes les petites bêtes qui elles aussi, tentent de se
mangeable. Tout ce qui pouvait être pillé l’a été, et nourrir. C’est une danse entre charognards : il faut
ce qui a été oublié a disparu, brûlé, été inondé, noyé relever les pièges très vite, avant que le renard ne le
sous la boue. Les commerces de nourriture sont des fasse à sa propre façon. Et pour cette danse, il faut
catacombes. On y trouve toujours des cadavres, ceux sortir de son abri. Mais si on ne mange que ce qu’on
de désespérés ou d’imprudents, ou encore de ceux trouve dans les collets, alors arrivent les carences, les
qui en avaient assez, et qui cherchaient un moyen problèmes de digestion et les baisses d’énergie qui
d’arrêter tout ça. débouchent sur des maladies. Par contre, en hiver,
l’eau n’est plus un problème. Une fois gelée, on peut la
Nos organismes ne sont pas faits pour ne digérer que découper et la ranger en petites briques ou en disques
de la viande. Sans fruits, café, glaces, saucisson, purée : de glace. Par contre, personne ne peut survivre seul
que de la viande. Juste du gibier, encore et encore, à une fièvre et une digestion maladive qui vient après
sans jamais quoi que ce soit pour changer cette odeur trois semaines de repas de fouines, et de rien d’autre.
de cru qu’on a toujours collée à la bouche. On trouve Une fois dehors, une fois le gel tombé, on ne trouve
encore du sel, du miel, de l’huile, de l’alcool, du riz, plus rien, à part quelques champignons fibreux, des
un peu de sucre. Avec le troc, ou en fouillant dans herbes et quelques baies sèches sur leur branche. Les
les placards des maisons, les caves et les coffres des rares légumes sont pourris, rongés, grouillants de pa-
voitures. Je rêve de vert. D’épinards. De poireaux. Je rasites. L’hiver, il faut avoir fait des réserves. Et avoir
rêve de poireaux… ça n’est pas la fin du monde dont un lieu pour les stocker. Et donc, être assez armé pour
nous parlaient les livres et les films. défendre l’endroit contre les bêtes, les gens… et eux.
DORMIR
fumée, odeur. Les sites industriels, les stations-service
et les bâtiments complexes sont trop grands, ils pos-
sèdent trop de points d’accès.
J’ai fermé les yeux des milliers de fois. Couchée à
même le sol, sanglée au tronc d’un arbre, sur le toit Les pièges… Ça ne marche jamais. Il faut tellement
d’un immeuble, blottie dans un couloir, dans un coffre de temps et de ressources pour fabriquer un piège, et
de voiture, au fond d’un container ou d’une cuve à il suffit de marcher à côté pour qu’il ne serve à rien.
fuel vide. J’ai dormi n’importe où, ne serait-ce qu’une Pourquoi pas, si on reste longtemps au même endroit.
heure ou deux, et elle est venue me saisir à chaque Une alarme, avec des bouts de verre et de métal ten-
fois. La même angoisse. La même bouffée de panique. dus sur une corde, qui fera du bruit si quelque chose
Pas cette peur infantile de ne jamais se réveiller — approche, ça oui.
mourir dans son sommeil, c’est de loin la plus douce
des options qui restent. Non : la peur de se réveiller. J’ai longtemps cru que dormir dans les arbres c’était
La peur d’ouvrir les yeux juste à temps pour voir ce une bonne idée : les branches protègent du vent et
qui nous dévore. de la pluie : la hauteur, des prédateurs terrestres. Le
matériel se monte sans trop de difficultés. Si on y
Quand je me suis retrouvée seule, j’ai décidé de lutter ajoute un peu de répulsif pour les insectes, et que les
contre le sommeil, de ne m’autoriser que quelques humains oublient encore souvent de regarder en l’air…
minutes de sieste toutes les deux ou trois heures, en On a un point de repli presque parfait. En théorie.
posant mon couteau sur ma jambe, ou en calant une J’ai longtemps cru que les arbres étaient la sécurité.
pierre sur mon épaule pour que le bruit me réveille Et puis un jour, je me suis réveillée avec une meute de
au moindre faux mouvement. Le cerveau reptilien chiens qui attendaient là, assis, tous, autour du tronc.
pense que dormir c’est mourir, et qu’il faut, toujours : En silence parfait.
entendre, voir, pouvoir réagir. Mais notre survie passe
par le repos. Dormir, c’est vital. Les micro-siestes, ça Sans savoir comment en partir, les refuges ne sont que 27
tient un temps, ça recharge les batteries, ça évite le des garde-manger.
délire. Mais après quelques jours, quelques semaines,
la privation et la vigilance extrême consument, et le
corps ne tient pas dans cette tension. Il faut dormir,
un vrai sommeil de brute, vider la tête et les muscles.
J’ai tenu… je ne sais plus. Le temps est différent quand
on ne dort pas. Ça devient un monstre dans lequel on Ma fille a faim.
se noie, et ça se fige chaque jour un peu plus, comme
les insectes pris dans l’ambre. Je pense que ça a duré… Hey !
douze ? Treize jours ? Du sommeil en chutes. Je mar- Dominique.
chais et j’étais tellement épuisée que je me réveillais Dominique !
déjà en train de tomber par terre : des coupures d’un Je te vois. Tu sais que je te VOIS faire semblant de ne pas m’entendre.
bout de seconde, j’ai tenu comme ça, je ne voyais T’oses vraiment essayer de te cacher de moi, pauvre connard ?
plus rien, je pense que mon cerveau avait coupé, qu’il
dormait, lui, qu’il flottait quelque part, et que seul mon
Ma fille a faim, et tu vas bouger ton cul.
corps m’emportait ailleurs, le plus loin possible. Et à Je sais que tu crèves de trouille à te chier dans le froc, Dominique, mais
un moment je suis tombée, vraiment, et j’ai dormi, tu vas aller lui chercher à bouffer. C’est une promesse que je te fais.
vraiment. Je ne sais pas combien de temps non plus. Une vraie. Tu vas y aller. Parce que si t’y vas pas, j’attends la nuit,
Plusieurs jours. Couchée par terre, écrasée sous mon Dominique, j’attends la nuit et je te fais sortir du Cratère aux Lapins,
sac, à la merci de n’importe quoi. Il le fallait. Et je me je t’emmène de force, je te fais passer devant le Panneau, le Panneau
que t’oses jamais dépasser sans moi, le Panneau qui te fait si peur, et je
suis réveillée. J’ai eu beaucoup de chance. Beaucoup.
Il y a un lâcher-prise dans le sommeil. Forcément. t’emmène derrière les collines et je t’y laisse à poil, à chialer comme
Mais sans personne pour monter la garde, il faut bien un veau, à attendre que les choses te bouffent et te déchirent la face
l’accepter. On fait attention au froid, aux prédateurs, jusqu’à l’os pendant que tu hurles.
aux vols, aux changements de météo… Mais au fond, J’en ai rien à foutre, de ta trouille. Tout ce qui m’intéresse c’est la
on n’y peut rien. Dormir est un pari à chaque fois. Rien
qu’une histoire de probabilités. En fin d’après-midi,
faim de ma fille.
trouver un abri. Avant la nuit, parce qu’une fois qu’il Nourris ma fille, Dominique.
fait noir, faut une lumière pour inspecter les lieux, et Sinon
la lumière attire tout ce que tu ne veux justement pas Je
attirer. Maison, cave, garage, tout ce qui protège du Te
Tue
28
LE MON
DE
29
LE MONDE La première fois que j’ai tué quelqu’un avec des clous,
quand j’ai craché sur son cadavre, je veux dire craché
SUR LA ROUTE
de haine, j’ai très bien saisi, d’un coup, ce concept
d’idées monstres qui dorment en attendant d’avoir la
place pour naître.
L E S É PAV E S
ait vraiment de l’importance, au fond. Où aller ? De quel
côté ? Jusqu’où ? La réponse est toujours un mensonge,
mais on peut faire semblant d’y croire : regarder son
propre cerveau se mentir à lui-même, parce qu’il sait Je ne sais pas combien de personnes sont mortes sur
très bien qu’il n’y a plus de but… mais qu’il ne peut pas la route. Quand les digues ont lâché, les mouvements
survivre sans imaginer un lendemain. Petites devinettes de panique ont fait déferler un torrent de véhicules
de cendre. sur les routes. Ça a paralysé les villes, les péages, les
Il faut trouver de la nourriture, de l’eau, des médica- postes-frontières remontés à la hâte. Maigres barrages
ments. Des gens. Aller chercher du contact. Ce sont contre ces migrations de masse. Ceux qui ne sont pas
les mêmes petits besoins qu’avant, les mêmes obliga- morts prisonniers de leur voiture, de faim, de froid ou
tions, si on y pense. Simplement plus risqués, et moins de maladie, les ont abandonnées pour continuer à pied.
atteignables. Il m’a fallu des mois pour m’habituer au Leur épave s’est ajoutée aux agglomérats métalliques
silence, aux distances, aux rencontres, aux dangers. des accidents, des poids lourds éventrés, de débris de
Nous étions sans codes sociaux, à part quand il fallait ponts. Golems de métal et de ciment, que les déblayages
tirer, bien entendu, mais il a fallu tout réinventer, les successifs n’ont jamais réussi à désarticuler. Les routes
rites, les gestes à partager… Empotés à nous croiser aux sont des cimetières, chair pourrie et acier rouillé.
carrefours des villes, à ne pas savoir si nous devions
baisser les yeux ou se dévisager les autres. On peut marcher des heures sans croiser le moindre
véhicule, puis se retrouver bloqué par un mur de métal
Ce qui fait tenir, c’est l’objectif. Un sac de lentilles, du au détour d’un virage. On peut longer une traîne inter-
sexe, trouver un de leurs nids et le brûler jusqu’aux minable d’épaves, de voitures calcinées, débarrassées
tréfonds, voir l’océan, mourir sur les rochers gris et de leurs roues, visitées et rongées jusqu’aux os par des
salés. Fuir son chien noir. J’ai croisé un homme, comme nuées de pillards, puis trouver un 4x4, un fourgon, un
ça. Avec un masque à gaz, qui fuyait son chien noir. véhicule intact, comme protégé des regards par la vé-
C’était ça, son but. Toujours garder de l’avance sur sa gétation, la poussière et la crasse. On peut passer son
terreur, son animal, son ombre. Je n’ai jamais vu son chemin devant des coffres ouverts, des boîtes à gants
visage. Ni ce chien. vidées, des centaines de carcasses dont le moindre ré-
troviseur a été arraché, sans même avoir besoin de 31
On peut chercher son enfant, aussi. J’ai marché un soir jeter un caillou sur la tôle pour savoir que le réservoir
avec une femme. Nous nous sommes endormies dans est vide : puis tomber sur une trousse de secours, une
nos sacs de couchage, le feu mourait, l’air était tiède. couverture de survie, un pack d’eau minérale ou un
C’était presque une nuit d’avant. Nous nous étions juste jerrican plein.
croisées là, dans l’après-midi, nous avions parlé, bu et
mangé. Festin de fin d’été, et même le bruit des cigales Je me souviens du premier véhicule que j’ai fouillé. Un
ne me faisait pas penser à eux, pour une fois. J’étais en utilitaire blanc, couché sur le côté à l’entrée du chemin
train de m’endormir, et elle a juste dit, pas fort, en secret du Cantonnet. C’était la première fois que je forçais une
entre nous : « Il est mort. Je le sais. Mais ça n’empêche serrure. La première fois que je faisais quelque chose
pas de le chercher, si ? Même ça, ça n’empêche pas. » que la peur des représailles, la culpabilité et la honte
de voler m’auraient interdit de faire quelques semaines
Pour avoir un but, pour se rendre quelque part, il faut plus tôt. Ça m’a pris des heures pour ouvrir la portière.
s’organiser. Il faut penser, s’occuper l’esprit. Combien Des heures pour ouvrir la portière, et presque ma main,
de litres d’eau, comment réparer son sac, quel chemin les deux avec le même couteau de chasse. J’ai raté ma
prendre, à quelles cartes faire confiance, aussi, puisque paume de peu. Alors je suis remontée au chalet, je suis
tout a changé. À l’instant où on part, il ne faut plus redescendue avec une barre de fer et j’ai cassé la vitre.
avoir à gérer que l’imprévu. Ça aussi, ça occupe les J’ai trouvé quoi ? Une paire de lunettes de soleil. Une
pensées. Ça empêche le cerveau de trop se tourner vers carte routière, que j’ai encore. Le reste d’un paquet de
des soucis qu’il ne peut pas régler. cigarettes que j’ai fini par fumer, sans savoir pourquoi,
une nuit où j’avais besoin de croire que j’étais encore
J’aimerais savoir combien de kilomètres j’ai parcourus. vivante, j’imagine.
LES ROUTES
Connaître ce chiffre si grand qu’il ne veut plus rien dire.
SE DÉPLACER
le corps, et avoir été assez stupide pour se perdre, ça
épuise la tête. Le meilleur chemin, il est simple : ni le
plus court ni le moins dangereux. Juste celui qu’on
connaît. Qu’on a dans l’œil, la poche et les chaussures.
Prendre la route sans carte et sans boussole, autant
se bander les yeux et marcher droit devant soi en Tout ça, ce ne sont que des buts, des horizons. On peut
espérant survivre. toujours se promettre un ancien centre commercial, ou
LES RUINES
une église, ou un port, ou ce qu’on veut. Des punaises
sur une carte au mur, comme dans les anciens films
des tueurs en série, avec une petite marque rouge pour
J’aime les ruines. Je ne sais pas pourquoi. Si, sans chaque corps retrouvé. Une fois qu’on sait pourquoi on
doute l’aléatoire. Qu’est-ce qui s’y trouve, qui est-ce marche, et vers où on marche, reste à savoir comment
qui s’y trouve ? On ne sait jamais si on va en sortir on le fait.
vivant, riche, blessé ou le sac empli de nourriture.
J’ai toujours une bouffée de ce goût d’inconnu, avant Aujourd’hui, tout est loin. Je me souviens des vacances
d’approcher de ruines. Au moment du dernier pas. quand j’étais toute petite, la journée en voiture, l’eau
Après… après, c’est l’action et l’avancée, et la confron- qui avait le goût de la gourde et des autres bouches
tation à la réalité. qui avaient bu dedans. La cigarette, l’autoradio dé-
réglé qui passait de grésillements en parasites. Cette
Les ruines sont toujours dangereuses. Ça peut être lenteur-là, cette sensation de ne jamais arriver. Quand
eux, ou des pillards sur lesquels on tombe au mauvais j’étais plus jeune, tout allait vite, et on mangeait un
moment, ou une communauté qui pense qu’on vient vilain sandwich sur une aire d’autoroute. Tout était
la voler, ou bien la structure de béton, de verre ou proche, il n’y avait plus de dépaysement du voyage, du
de bois qui était déjà pourrie et qui bascule soudain, voyage en lui-même, je veux dire. Aujourd’hui, nous
ça peut être des déchets toxiques, ça peut être des avons retrouvé ça. Le voyage est un espace, un lieu.
choses qu’on ne voulait pas voir… Un jour, je suis Une expérience et une coupure. On est seul, pendant
entrée dans un ancien… je ne sais pas exactement ce le voyage. On ne sait strictement rien du territoire. On
que c’était. Je ne suis pas restée longtemps. Un ancien a notre sac, nos poches, et rien d’autre. Enfin, rien
bordel, quelque chose comme ça. Ou un ancien site d’autre… ça n’est pas tout à fait aussi simple.
d’expériences, mais l’idée du bordel est plus simple à
À PIED Si on trouve un VTT ou un VTC, on peut partir sur
À pied, c’est lent. C’est fatigant. C’est lourd. les sentiers, voire sur les sols sauvages, tant qu’on
reste prudent.
Quatre ou cinq kilomètres-heure, et encore. Le moindre
obstacle, la moindre présence pose le souci du détour. Le vélo permet de fuir très rapidement et de semer à
peu près tout ce qui va à pied ou à pattes.
Le temps, la météo, fait souffrir. La pluie épuise et fait Ça reste ce qui se fait de mieux.
E N B AT E A U
tomber malade. Le soleil et la chaleur usent, font perdre
de l’eau, font sentir mauvais, et donc peuvent attirer
ce qu’on ne veut pas attirer. La sueur frotte et peut
causer des cloques, des coupures, des brûlures. Autant Le bateau, c’est reposant, c’est léger, c’est facile.
de portes d’entrée sur l’intérieur du corps.
Pour peu qu’on aille dans le sens du courant, on a pour
Le sac est tout entier sur les épaules, et voyager léger, ainsi dire rien à faire. Je ne parle pas de rapides et de
ça représente tout de même vingt kilos. J’avais lu ça, chutes d’eau, juste d’un courant calme, où se poser
autrefois. Le paquetage des militaires a toujours pesé et voir défiler le paysage. C’est un luxe : que l’énergie
le même poids, dans toutes les cultures, à toutes les ne vienne pas de soi et juste de soi. S’assoir, et que ce
époques. Vingt kilos. Petit corps stupide, incapable de soit le monde qui bouge autour de nous.
vivre sans vingt kilos de matériel. Certes, les vingt ki-
los comptent aussi les armes, mais elles font partie du Sur un bateau, on ne porte rien. En théorie, on peut
matériel de survie, elles aussi. se charger d’autant de bagages qu’on le désire… C’est
donc une excellente solution si on doit déplacer des
À pied, c’est facile. C’est évident. C’est réactif. charges d’un endroit à un autre.
Aucune préparation passés les semelles, les lacets et les J’avais lu Robinson Crusoe, quand j’étais enfant, et je
chaussettes propres, ou à peu près. me souviens de ses dizaines de voyages en radeau,
pour ramener tout ce qu’il pouvait détacher du navire
On sait tous marcher. On sait tous le faire pendant des échoué. L’eau porte, l’eau fait l’effort. On expliquait
heures, personne n’a besoin d’être concentré comme au souvent que les grandes villes étaient toutes à côté de
volant d’une voiture, de faire un effort physique comme l’eau pour des raisons d’hygiène, mais maintenant, je
en maniant des rames. On peut être malade comme un sais qu’on oubliait une autre information : elle permet
chien, délirant de fièvre, et marcher. On peut marcher d’apporter les pierres et le bois de construction, sans 33
même en dormant, je l’ai souvent fait. En automatique. tuer les ouvriers sous la charge.
Un bruit, un indice, une présence, et on a juste à tour- Le bateau c’est facile, parce qu’une fois sur l’eau, ça
ner pour faire un détour. On peut ajuster toutes les glisse sans aide. Ça n’est pas technique, en soi. Il
trajectoires. J’avais fait une promenade à cheval, au- suffit d’une perche pour éloigner la barque, le canoë,
trefois. On nous avait dit : « Si le terrain est compliqué, le radeau, quand il approche trop d’une berge… et
vous laissez faire le cheval. Il sait mieux que vous. » Le c’est presque tout.
nombre de fois où mes pieds ont su mieux que moi. On
se couche, on se prépare à dormir après une journée L’ennui avec le bateau, c’est que tout ça, c’est la
de marche, et on réfléchit, et on se rend compte qu’en théorie.
début d’après-midi, on a fait un détour, pas grand, mais
réel, sans y penser. On se demande quelle information Le gros désavantage du bateau, c’est qu’il est pri-
inconsciente nous a déviés de notre trajectoire. On ne sonnier. De tout. Du temps, du trajet, de l’eau, des
saura jamais, ni ce qu’on a vu ni ce qu’on a évité. problèmes techniques, du moindre imprévu… et que
À V É LO
tu es prisonnier de ton bateau. Si quelqu’un a tendu
une embuscade sur le cours d’eau, et ça arrivera à un
moment ou à un autre, on ne peut pas changer de
À vélo, c’est la voie du milieu. route. On peut toujours accoster et partir à pied, faire
un détour, mais le bateau est perdu, et une grosse part
Il n’y a ni points positifs ni points négatifs au vélo. des affaires qui sont restées dessus… et on ne pourra
C’est une sorte de mélange de tout petits tracas vite pas accoster, parce que la communauté qui aura tendu
réglés. Ça va vite, dix, vingt kilomètres-heure, c’est l’embuscade n’est pas une communauté d’imbéciles,
fluide, relativement peu fatigant, et on peut de toute et qu’une fois qu’on verra le piège, il sera trop tard
façon adapter son effort. Les soucis mécaniques se pour y échapper.
règlent rapidement et bien, avec un matériel simple
et léger. On peut emporter un volume de bagage qui Le bateau ça reste un métier, une compréhension des
devient notable, et l’effort à fournir versus le poids des choses et de l’outil, de l’onde. C’est une technique,
sacs est quand même d’un bon rapport. ou des techniques, plutôt, et si on ne les possède pas,
c’est dangereux. Au mieux, on se noie, et on en parle
Les accidents en vélo sont en général peu graves, et plus. Au pire, on est trempé, on saigne, et toutes les
peu handicapants. On peut continuer à pédaler avec affaires sont au fond de l’eau. Au moindre souci, le
le nez qui saigne ou un genou tout bleu. bateau est un piège mouvant.
À C H E VA L EN ROLLERS
Le cheval ressemble au bateau. Dans le sens où on es- Ça paraît stupide. Mais j’ai croisé une femme qui
saye… une fois. Et parfois, on ne peut plus rien essayer en avait une paire. Elle y tenait tellement fort. Elle a
ensuite, jamais. Nous avons encore tous le fantasme marché avec moi, trois jours. Elle avait retiré ses patins,
du cheval vu dans les films : pas une véritable créature pour qu’on avance au même rythme. Elle faisait un
vivante, à peine un outil qui obéit. Mais monter sur un bruit de maracas quand elle marchait, parce que son
cheval, et déjà, il faut réussir à monter dessus, on sent sac à dos ne contenait presque rien d’autre que des
d’un coup que la bête fait six cents kilos et qu’elle a roues de rechange. Le dernier soir elle les a remis, ses
un cerveau bien à elle. rollers. Elle m’a fait une bise sur la joue, et j’ai cru
sentir un parfum de chewing-gum, fraise ou cerise,
J’avais rencontré une communauté de cavaliers. J’ai un truc chimique et avec tellement de sucre que mon
vite compris que ça ne s’invente pas. Comme le bateau, corps ne le supporterait plus. Elle a filé, comme ça, sur
comme le feu, comme l’acier. On sait comment faire, la route. Elle avait de grandes jambes nues, un short
au creux des mains… ou pas. à peine assez long pour cacher ses fesses, et sa peau
était rouge à cause du soleil qui se couchait comme
Les six cents kilos de masse, on les sent dans l’ombre s’il allait mourir. Elle a fait un tour, je ne sais pas
qui rampe sur soi quand un cavalier avance, on la sent comment ça s’appelle. Si : ça s’appelle un adieu. Elle
dans leurs yeux quand ils savent, charnellement, qu’on a fait un joli tour élégant, vif, pour me dire au revoir.
ne peut pas leur faire mal. Jamais. Avec rien, sauf une Elle est partie comme ça, avec un dernier geste de la
arme à feu. Et encore, j’ai vu des chevaux encaisser des main, et son sac qui faisait sa musique.
balles et continuer. Parce que les chevaux des films,
ils sont gentils, grandes poupées-peluches, mais dans
la vraie vie, si on les attaque, si on s’en prend à eux,
certains se défendent. Certains tuent.
Les voitures. C’est… c’est un mode de vie. Bien sûr, on Et la voiture a soif. La voiture se blesse. Les voitures
peut en trouver une, rouler un peu, l’abandonner devant sont des princesses au petit pois. On en voit peu, et
un pont effondré. Mais il y a des gens qui fonctionnent, ce sont presque toujours d’anciens modèles, avec peu
qui construisent leur survie autour de leur véhicule. d’électronique. En général on a retiré tout le poids de
Ils tournent sur un petit ensemble de routes, et ils la carrosserie, des tableaux de bord, des enjoliveurs.
s’arrêtent, parfois, pour déblayer un bout d’asphalte et Des caisses en fer qui roulent, nues. On tend des toiles
partir plus loin. La voiture c’est un autre équilibre que de tente, des bâches à la place des portières, pour
le reste. Il faut du matériel, pour une voiture, et il en économiser le poids et donc la consommation. Ce ne
faut beaucoup. La voiture transporte ce dont a besoin la sont plus vraiment des voitures. Je ne sais pas ce que
voiture. Tu ne peux pas réparer un pneu crevé avec un c’est. La possibilité d’un chaos permet l’invention. Ce ne
tournevis, tu ne peux pas remettre de l’huile sans trans- sont plus des voitures. Ce n’est pas encore tout à fait
porter des bidons. La voiture est un écosystème en soi. ce que ça va devenir.
35
LES TOTEMS Je suis montée sur l’arbre, et elles sont passées de
chaque côté du tronc, comme le flot d’une rivière.
Je ne supporte pas les chamans. Les mages, les sorcières, Elles marchaient, si nombreuses que la terre vibrait,
toute cette clique de délirants qui jouent du tambour que l’arbre vibrait. Elles puaient. La fourrure humide,
sous la lune. la peau de bête sale en dessous. Elles étaient si nom-
breuses que je sentais même l’odeur de leurs dents
Ils affirment voir ce qui se trouve sous la peau du monde, jaunes, de leurs gencives chaudes, couvertes d’un ver-
mais je n’y crois pas. Personne de sensé ne peut y croire. nis de sang, des lambeaux de chair pris entre leurs
Je sais pourquoi ils disent cela : tout le monde paye crocs.
sa place dans la communauté, tout le monde achète
sa relative sécurité au milieu des autres. Ils n’ont ni Le chaman m’avait parlé de la Horde, autrefois. C’est
force physique ni marchandise précieuse, alors ils se là que j’ai compris que les Dix étaient une réalité. Et
contentent de promettre du rêve et l’impression qu’ils puis ensuite, ces Dix-là, ces totems, comme il disait,
maîtrisent quelque chose. C’est tout. je les ai vus partout.
Ils peuvent toujours parler de termites gros comme Je ne crois toujours pas que les choses aient un esprit.
des voitures, de songes prémonitoires, d’influence sur Je ne crois pas que quelque chose meuve la matière
le temps qu’il va faire, de protections magiques, je n’y selon un dessein quelconque. Mais la logique, le clas-
crois pas, et je n’ai jamais rien vu qui me donne une sement, je le comprends. La façon de lire le monde.
raison de changer d’avis. Le monde se moque bien de
nos volontés et de nos désirs. Les religions sont vides, ce Quand j’ai passé plusieurs jours à avancer vers une
sont des chants illusoires sous un ciel qui n’écoute rien. falaise rouge et que je me suis rendue compte que
ça n’était pas une falaise, mais une termitière gigan-
Je n’en ai rencontré qu’un qui m’a semblé assez sain tesque qui barrait le ciel, oui, j’avoue qu’il y a une
d’esprit. Il parlait des Dix. Il parlait de la toile d’arai- logique à parler de la Ruche pour exposer cette réalité.
gnée qui relie toutes les choses. Il le disait avec des mots L’individualité fondue dans la masse, ce système de
simples, il ne me demandait rien en échange. Alors fonctionnement qui permet de construire une telle
j’ai écouté. Je ne l’ai pas cru, mais j’ai écouté. C’était chose. Et le temps que je comprenne ce que je voyais,
un moment étrange, un moment clef comme il y en a que je m’arrête, le visage levé vers le haut de la ter-
parfois. L’espace d’une soirée et d’une nuit. Et puis nos mitière, les quelques instants qu’il m’a fallu, le sol
36 routes se sont séparées. Je ne l’ai jamais revu. Je me grouillait tellement d’insectes que je m’y suis enfoncée
suis surprise à parler de lui autour de moi, aux veillées, comme dans des sables mouvants. Je suis partie avant
dans les communautés : je pensais à ce qu’il avait dit, d’être engloutie.
parfois, ça grattait dans un coin de ma tête, mais sans
plus. Et puis, un jour, il y a eu les biches. Le Symbiote ? Comment ne pas y penser quand un
sorcier a dévoilé son ventre, recouvert d’une cloque
C’était l’aube. Il y avait un brouillard froid qui donnait translucide dans laquelle grouillaient des vers blancs ?
l’impression de nager. L’air était mouillé comme les « Ils me font rêver et m’offrent les secrets du monde »,
berges d’un étang qui déborde. J’ai entendu un bruit disait-il, et sa langue était noire et son souffle sentait
dans les fougères. C’était une biche. Elle était seule. la mort. Je ne crois pas un instant que ses vers lui
aient offert des songes particuliers. C’était peut-être
Je n’ai rien remarqué, d’abord, mais je me suis rendu l’infection dans son sang, leurs déchets à eux, portés
compte que mon corps écoutait. Avec attention. Parce dans ses veines à lui, qui faisaient pulser une fièvre qui
que la biche avait le museau dans l’herbe, et que ça ne le faisait délirer lentement. Mais il acceptait ses vers,
faisait pas le son d’un animal qui se nourrit. Elle a levé et eux aussi semblaient bien se porter, aussi immonde
la tête, et j’ai vu qu’elle avait des crocs. De petits crocs que soit cette pensée.
aigus, pleins d’échardes, comme des bâtons brisés. Elle
ne mangeait pas d’herbe. Elle dévorait des lapereaux, Les magiciens mentent tous, à eux ou aux autres.
roses et aveugles, et ils hurlaient d’une voix si pâle qu’ils Leur vision du monde n’existe pas. Mais les Dix, les
n’émettaient aucun son. totems, oui. Cela, je peux l’accepter. Logique. Grille
de lecture. Pôles d’attention. Il n’y a aucune sorcellerie
Et j’ai senti la bulle. Là aussi, mon corps l’a devinée derrière les Dix.
avant moi. La bulle de chaleur qui arrivait. Son odeur,
sa densité sur ma peau, et j’ai su. Je n’ai pas réfléchi. Je sentais qu’on me suivait. C’est un sentiment étrange,
Quand le corps informe de ce genre de choses, il ne faut une gêne derrière la nuque. Je l’ai déjà vécu, je sais ce
jamais réfléchir. Une autre biche est sortie des fougères que c’est qu’entendre des pas dans l’écho des siens, un
au moment où je me suis mise en marche. Elle ne m’a grincement dans un escalier d’immeuble éventré, une
pas regardée. J’ai deviné que si je fuyais, si je courais, feuille sèche froissée dans une forêt silencieuse. Cette
elles feraient quelque chose. Quelque chose qui me fois-ci, c’était différent. J’ai mis du temps à comprendre
ferait hurler comme les lapereaux. Alors j’ai marché pourquoi : je ne me sentais pas en danger. Alors j’ai
d’un pas tranquille vers le plus proche et le plus grand fait une boucle en arrière, je suis remontée par le
des arbres. Et les autres biches sont sorties. Elles avaient nord, j’ai rejoint ma piste des jours passés. Je voulais
toutes des crocs. me faire discrète, passer derrière la créature qui me
collait aux pas.
J’ai retrouvé mes campements des nuits passées. De Pierres tombales. Ce-qui-reste-de-nous. Des gisants
petits ronds de cendres, une zone aplatie pour me rou- aux mains rongées.
ler en boule et dormir, un trou vite rebouché où uriner,
déféquer : loin du feu, pour que la chaleur ne fasse Je ne sais pas si les herbes étaient une sorte de drogue
pas monter les odeurs. Quelques os, puisque j’avais ou si ses mots ont suffi pour passer mes défenses, mes
pris au piège de petits rongeurs. Les trous avaient été silences, mes surdités. Tout ce que je ne voulais plus
grattés, ouverts. Les cendres, remuées, et les os avaient entendre, parce que ça fait trop mal. Il a parlé de
disparu. Ça sentait la crasse, cette crasse que seuls les l’Humain et j’ai pleuré, des sanglots secs, des sanglots
humains ont sur la peau. La sueur tournée à l’aigre, et vides. Je n’avais pas besoin d’entendre que tout cela 37
un relent de pisse. J’ai avancé. J’ai fini par le trouver. était passé. Je le sais. Ce goût de perte, je l’avais sur la
Il n’était pas si bien caché. C’était un adapté. Il avait langue en permanence. Il est plus amer que les herbes.
six ans, peut-être sept. C’est toujours difficile à dire
en ce qui les concerne. Il avait de grands yeux verts, L’Humain. Les Dix.
très sombres, presque sans blanc. J’ai monté un petit
feu, j’ai dépouillé un des rats que je gardais pour mon J’ai vu le Bâtisseur. Je m’étais réfugiée dans une grotte.
repas du soir. J’ai fait signe au gamin de me rejoindre, J’étais trempée, j’avais été cueillie par une tempête
s’il avait envie. Il s’est approché lentement. Il a dormi de pluie et de grêle, au point d’entendre mon sac à
auprès du feu. J’ai dormi auprès du feu. Le lendemain, dos goutter sur le sol, se vider comme un tuyau per-
il était parti avec mon sac. Je ne vois pas pourquoi je cé. Je suis restée là, immobile, frigorifiée. Le rocher
ne l’aurais pas vu comme un Parasite. était glacé, l’air, plein d’eau. J’ai fermé les yeux, un
peu, et quand je les ai ouverts à nouveau, en sursaut,
Le chaman, le soir où il m’avait expliqué ses Dix, après avoir dormi debout, la nuit était tombée, très
m’avait proposé de boire une infusion au goût amer. noire, sans lune. Une lueur venait de derrière moi. Je
Il m’avait dit qu’avec, je comprendrais mieux. Je ne l’ai suivie dans les profondeurs de la grotte. C’était
sais pas si ça a été le cas. Mais j’ai entendu différem- une phosphorescence verdâtre, presque piquante. Une
ment, ça oui. J’ai entendu comme avec une lame. Il couleur d’avant, une couleur de feutre d’enfant. J’ai
m’a parlé de moi. On ne se parle plus comme ça, on pris un passage, rampé sur le ventre, et quand j’ai
ne se situe plus par rapport aux autres. On n’a plus relevé la tête, j’ai vu la salle. Elle était très haute,
le luxe d’être intelligent, beau, vif, ou paresseux. On ses parois creusées dans un rocher rouge-brun. Ça
est mort, ou on est vivant. Il n’y a plus rien entre ces sentait la glaise. Et au plafond, j’ai vu les peintures.
deux états. Ça m’a fait mal d’entendre dire qui j’étais. C’étaient elles qui luisaient. Pas grand-chose, mais
Je ne voulais pas le savoir. Je ne voulais pas qu’on me dans un monde sans électricité, la moindre lumière
dise qui j’étais devenue. Être mise face à face avec attire l’attention. On aurait dit Lascaux, Pech Merle,
qui j’étais, réellement, maintenant. J’ai perdu quelque toutes ces cavernes dont on voyait les photos, avant.
chose, cette nuit, avec le goût des herbes amères. Un Couvertes de mammouths, de lionnes, de chevaux.
dernier souvenir de moi. C’est par l’Humain qu’il Là, on ne voyait que des insectes. Ils étaient dessinés
a commencé. Son tout premier des Dix. Il m’a dit à grands coups rageurs, des longues lignes brisées, de
que c’était moi. L’Humain, c’est tout ce qui avait été cette encre presque verte qui brillait faiblement. Des
« nous », tout ce qui rappelait encore ce que la Terre guerres d’insectes. Des insectes tenant des lances dans
avait porté de notre vie commune. Des jalons effacés des pattes griffues. Des insectes en rangées de guerre,
par les pluies marquant nos pas, nos avancées, nos marchant les unes vers les autres. Aux têtes arrachées,
constructions, nos façons de faire. Rester. Fantômes. aux membres déchirés. Gigantesques.
J’ai cherché comment les peintres avaient pu mon- tatouaient ce tapis gris et duveteux. Des pieds et des
ter si haut. Je n’ai trouvé aucune échelle, aucun reste pattes de chien.
d’échafaudage, aucune corde. Je sais que les insectes
ne peignent pas, n’ont pas d’art, n’enterrent pas leurs Je les ai suivies. Elles ne menaient nulle part, elles ne
morts. Je le sais. J’ai envie de le savoir, plus exacte- faisaient que tourner dans une ronde qui s’éloignait des
ment. Parce que ces peintures, si elles étaient leurs ruines avant d’y revenir, puis d’en repartir encore. J’ai
débuts… je veux dire le début de quelque chose, je trouvé une maison effondrée, je suis montée à l’étage,
préfère ne pas y penser. j’y ai installé mon camp. Et puis j’ai sifflé, très haut,
très fort. Je savais qu’ils m’entendraient. J’ai attendu.
Les religions servent à canaliser les terreurs. On ne se
rendait plus compte à quel point la nuit était noire. Les Il y a eu un bruissement. C’étaient eux. Le grand chien-
dents des animaux, pointues. Ça ne rend pas les cultes loup, maigre, pelé, haletant de fièvre. Et elle, toujours
réels, mais ça les explique. Les dieux ne créent pas aussi grande, mais voûtée, les cheveux devant les yeux.
les religions : il n’y a pas de dieux. Ce sont les peurs Elle portait une longue robe sale ouverte sur la poi-
qui créent les religions. Ce sont les gens terrifiés qui trine, et même dans ce vêtement déchiré elle dégageait
créent les religions. Il n’y a rien de plus. quelque chose d’une reine.
Les rituels rassurent. Ils donnent l’impression de J’ai crié, stupidement, « c’est moi ! » Comme si elle se
mettre de l’ordre dans le chaos qui nous entoure. Qui souvenait de moi, comme si ça changeait quelque chose.
nous a toujours entourés. La violence du monde. Sa Comme si nous étions en train de jouer des retrou-
brutalité. Nous sommes si fragiles. vailles, ici, dans un champ de mort. Elle a levé le visage
vers moi, et a dessiné un rond autour de ses orbites.
J’ai vu le Prédateur. Je l’ai vue deux fois, et son visage Elle n’avait plus d’yeux. Juste de la peau blanche et
était différent. Le Prédateur, puis le Charognard. La nacrée, comme brûlée par un produit chimique. Elle
première fois, je me suis arrêtée dans sa communauté. a forcé sa bouche vers le bas, et j’ai compris ce qu’elle
Les communautés, on en sent le parfum dès qu’on y disait : « je ne te vois pas ». Elle a dessiné le même rond
entre. Les relations entre ses membres, une sorte de autour d’une de ses oreilles, a souri, et j’ai compris
touffeur d’angoisse, de sérénité, d’oppression. On ne aussi : « mais je t’entends ». Je me suis demandé si elle
sait rien, mais on devine tout. Elle, elle tenait son avait aussi perdu sa langue, ou sa voix, ou si elle avait
groupe d’une main de fer. Une main tranquille, forte, décidé de se taire, totalement. Je lui ai demandé où
sans violence. Elle était le genre de cheffe qu’on suit étaient les autres. Ses anciens sujets. Elle a dessiné le
jusqu’à la mort parce qu’elle sait nourrir ses gens. rond, encore, mais cette fois, autour de sa bouche. Elle
C’était ça, le parfum de sa communauté. L’obéissance a souri. Ses dents étaient blanches, dures, luisantes. Le
méritée, choisie. Elle se tenait droite, et sur ses pieds chien a souri avec elle, et j’ai compris qu’ils les avaient
38 était couché un chien-loup énorme. Lui aussi avait cette mangés. J’ai saisi mon sac et je me suis enfuie.
présence étrange. Il ne grondait pas, il ne montrait pas
les dents, et pourtant on savait que le moindre geste Le chaman m’avait aussi dit, à la fin de cette nuit-là…
aurait sa réponse. il m’avait parlé des contraires. Que chaque totem a son
opposé. Je n’avais pas voulu l’entendre. Ce qu’il avait
J’étais restée chez eux quelques semaines. Elle et son dit sur l’Humain était si angoissant, si définitif, que je
chien allaient à la chasse. Ils travaillaient aux plan- ne voulais pas qu’il parle de ce qui le détruisait. Ce
tations, elle à cueillir, lui à creuser. Ils réparaient les qui le rongeait. Ce goût-là aussi, je l’ai déjà trop sur la
bâtiments, elle aux outils, lui à tirer sur des planches, langue. Ce goût de vieux fer.
des poutres, auxquelles ont avait noué des cordes pour
qu’il y plante les dents. Ils avaient une force colossale. Pendant longtemps, je n’ai pas voulu voir l’Adapté.
Ils ne semblaient jamais être fatigués. Je ne les ai jamais C’était trop douloureux. Comme si ce simple concept,
vus dormir, se plaindre, hausser la voix ou pousser un finalement, me mettait en danger… j’imagine que oui,
hurlement. Ils étaient à leur place, et leur place était il me mettait en danger. Lâcher-prise. Laisser-faire.
celle du chef. Rien ne tournait autour d’eux, ils ne cher- S’abandonner. Accepter le contraire de ce qu’on est, le
chaient pas l’attention, mais tout s’articulait autour de contraire de sa propre nature. Lui donner une réalité,
leur présence. Ils étaient impressionnants de stabilité. c’est lui permettre d’exister, de gagner, de peut-être
remporter le jeu de la destruction.
J’ai parlé, quelques fois, avec elle. On s’attendait à
des perles de sagesse, à des phrases grouillantes de J’étais sur la côte. C’était la fin d’un voyage. On le
symboles, d’explications sur la vie, mais c’était une sent, ça, même quand on marche sans arrêt. Ce sont
taiseuse. Elle souriait beaucoup, comme pour se moquer des cycles, des passages, des couloirs. On marche, et
de ceux qui doivent communiquer avec leur bouche. on avance. On sait quand on est arrivé. Parfois on
Elle répondait de simples mouvements de sourcils, de s’en rend compte trop tard, ou alors on ne voit pas où
lèvres, de peau soudain tendue sur ses pommettes par on est arrivé. On sait juste qu’on a poussé une porte.
un sourire en coin. Même au milieu de la forêt, sur une falaise, dans un
Sa communauté était belle. bourbier, sous une averse, à baisser la tête comme un
chien battu. On sait qu’on est arrivé. Et puis on repart.
Je suis partie. Et on repart encore.
Et puis je suis revenue. Quand ? Je ne sais plus. Un an J’étais sur la côte. Le ciel était gris, d’un silence de
après, peut-être moins. Je n’ai trouvé que des cendres. pluie sur la mousse. J’entendais mes pas dans le sable,
Il y avait des traces de pieds nus. Des allers-retours qui crissement acide, le petit bruit du verre qu’on dérange.
Et puis j’ai vu la baleine. J’ai su tout de suite que c’en était Et puis ma haine s’est changée en terreur.
une, alors qu’elle n’était encore qu’un point huileux sur Ce que je détestais, chez lui, chez son père, elle le possédait aussi. Ce désir de
l’horizon. Elle était grise elle aussi, échouée. Morte. Lisse brute, cette façon de malaxer la vie sans s’en excuser, d’en extraire les sucs et
sous la pluie qui la caressait sans aucun son. Je me suis le jus et de s’en saouler. Cette façon de n’être jamais vaincu.
arrêtée. J’avais croisé des survivants, quelques jours au-
paravant. Ils m’avaient vendu des cigarettes ignobles, qui
J’ai toujours vécu sur le dos, le ventre à l’air. Un chien rongé par la peur. Mon
piquaient les yeux. Ils m’en avaient fait goûter une, chaude, destin, c’est ça : accepter. Le leur, c’est de vivre. Et ils le savent tous les deux.
douce, presqu’autant qu’un chocolat. J’avais acheté ce qu’ils C’était une station-service. La dernière vraie sortie qu’on ait faite. Après, c’était
proposaient, évidemment. Et les autres étaient une sorte de trop dur, et j’avais trop peur. D’elle, je veux dire. Ensuite, on s’est repliés dans
foin qui raclait la gorge comme une bronchite. Des petits le Cratère aux Lapins, à manger les lapins, à écorcher les lapins, à cuire les
salopards comme on en rencontre trop. J’ai sorti une des lapins. Je ne pouvais plus rien faire d’autre. Rien faire à l’extérieur. Le monde
cigarettes aigres. Je l’ai allumée là, avec difficulté, à cause du était trop violent pour moi. Non : ses interactions à elle, avec le monde, étaient trop
crachin. La fumée a vogué sur le vent, vers les yeux morts violentes. Après, je n’ai jamais pu dépasser le panneau qui dit le nom du village.
de la baleine. Elle y a rampé, s’y est accrochée, comme Elle est allée ouvrir la porte de la station-service. On entendait du bruit, derrière.
si elle voulait rester là, sur ce cadavre gigantesque. Il y a
eu une bourrasque et la fumée a été emportée. L’Adapté,
Ça bougeait, ça grouillait, on ne savait pas ce que c’était. Elle n’a pas hésité. Elle
m’avait dit le chaman. Mon contraire. Le contraire de nous a posé sa main sur la poignée comme une gamine du monde d’avant serait rentrée
tous, de nous-tous-qui-sommes-restés. Rien de ce qui reste, dans sa chambre. Rien de plus. Moi, j’ai eu un geste imbécile : j’ai tenu ma gorge.
tout de ce qui vient. Adapté. La vie, sans nous. L’univers, Un geste de duchesse anglaise dans un roman précieux. Personne ne m’étranglait,
sans nous, nos bruits, nos rires, nos joies, nos étreintes. sauf moi. Sans doute une façon de faire voir mon ventre.
Sans nos cris et notre amour. Nous avons beaucoup plus Elle a poussé la porte. S’est glissée dans la station-service.
souvent crié qu’aimé. Il n’y a pas eu le moindre cri.
Je tenais toujours ma gorge entre mes doigts.
On le sait, quand on arrive au bout du voyage. On le sent. Elle est ressortie. Elle était très calme. Elle a montré son menton avec sa main,
On sait qu’on est arrivé. Nous avons passé la porte. Je ne
sais pas quand. En 2023, en 1999, en 1979, hier. Je ne sais
un geste de camelot qui vend sa poêle qui n’accroche pas, ses pantalons infroissables.
pas. Une baleine, une fumée âcre, et tout finit ici, sous la Il y avait une preuve, dans son geste, une démonstration. Une explication. Et cette
bruine. C’est tout. explication était « Il n’y a plus personne. Maintenant, il n’y a plus personne. »
Elle montrait son menton parce qu’il était couvert de sang. Ça n’était pas le
sien, et sur ses joues, les deux, elle portait deux empreintes de paumes humaines,
posées, nettes.
Je me suis rappelé qu’elle n’avait pas d’arme. Pas de couteau. Et c’était pire
comme ça.
Moi, je la hais. C’est viscéral. Je la hais autant que son père l’aime. Je ne sais
pas pourquoi, exactement. Je ne me souviens pas de mon premier élan de haine. 39
Je me souviens… Je me souviens d’une exploration. Elle était plus grande, elle
marchait, elle savait survivre. On ne faisait presque plus d’explorations : c’était de
plus en plus difficile, de plus en plus dangereux. Les bâtiments étaient trop abîmés,
les objets, détruits, la nourriture, avariée, même celle restée en conserve. On ne
trouvait presque plus rien : des miettes, des déchirures, des choses qu’on n’aurait
pas prises avec nous trois ans auparavant. Maintenant, on ramassait tout, comme
si ces choses pouvaient nous ramener quelque chose, nous rassurer.
Et nous étions dans un ancien hôpital, je m’en souviens. Elle a voulu prendre un
autre couloir, sans prévenir, sans rien dire, et je l’ai vue du coin de l’œil et j’ai
crié : Sélène ! Je voulais qu’elle se retourne, qu’elle me voie, qu’elle reste.
Elle s’est tournée, ça oui. J’ai lu une telle haine dans son regard. Et puis elle
a souri, une grimace qui ressemblait à une vilaine coupure entre ses deux joues,
avec des dents à l’intérieur, des dents aiguës, des dents qui ne m’aimaient pas non
plus. Il y avait un téléphone fixé sur le mur. Elle l’a décroché. Elle a collé le
combiné contre sa joue, et elle a parlé.
Elle n’a jamais parlé. Sauf là.
Elle disait du charabia, du rien, quelque chose qui ressemblait vaguement à un
langage. Elle parlait bas, sa voix était ridicule, haut perchée, pleine d’angoisse et
de panique. J’ai mis un moment à comprendre qu’elle m’imitait. Et puis elle s’est
mise à hausser le ton. Elle s’est mise à répéter Sélène, Sélène, et chaque fois
qu’elle prononçait son nom, elle le disait plus fort, elle le criait plus fort, plus
pointu, avec une de ces voix qu’on entend dans les cauchemars, et c’est devenu
suraigu, acide, et c’était toujours son nom à elle, et elle a fini par pousser un
Sélèèèène ! en hurlement strident dans le combiné. Elle a lâché l’appareil, et
elle a fait semblant de pleurer. Des larmes silencieuses, et je les ai reconnues
aussi : c’était celles que je pleurais quand je pensais qu’elle dormait, pour qu’elle
ne m’entende pas. Elle avait posé les mains sur ses yeux, et au travers de ses
doigts écartés, elle me regardait sans aucune émotion.
Là, là je l’ai haïe. Viscéralement.
Mais ça n’était pas la première fois.
Vraiment pas.
Journal de bo rd,
camping-cardejaSuendea, n.
RUMEURS
été 45, nord
? On raconte même que la région abrite des endroits
décalés. Pas juste avec la géographie, mais avec le
temps. Des futaies prisonnières du froid, qui laissent
échapper des renards au pelage de neige, en plein mois
7 MARS 2047 d’août. Ou encore des arbres à la frondaison éter-
nelle, se renouvelant perpétuellement et de manière
chaotique. Au sein de ces anomalies, le temps semble
De retour. Enfin. Dans un pays que je ne reconnais comme figé, captif et indifférent au passage des jours.
plus. La plaine d’Alsace, autrefois familière, s’étale Elles sont pour l’instant localisées, mais semblent se
devant moi. Je profite de ces quelques heures de ré- multiplier à une vitesse affolante. Personne ne peut
pit pour reprendre la plume et poursuivre le récit de dire à quoi ressemblera l’Alsace de demain et — au
ces derniers mois. Notre expédition en Allemagne rythme auquel se dérègle la nature — je doute qu’il
ne s’est pas déroulée comme prévu. Bien que nous y ait encore beaucoup de monde pour témoigner de
ayons atteint notre but, je rentre seul, ce qui risque de ce changement…
déplaire à mon commanditaire. Il va falloir justifier
le retard, les morts et la perte de matériel. Enfin, si je
rentre un jour… 13 MARS 2047
J’ai établi mon campement aux abords du Bollenberg.
Tout ici semble différent, nouveau. Le paysage change Les Ardennes, elles, ne changent pas. Toujours le
à une vitesse inquiétante et je peine à me repérer. Je même paysage crayeux et triste. Même avant la fin
couvre mes vieilles cartes d’annotations tant l’Alsace du monde, elles étaient déjà une terre désolée.
toute entière semble soumise à d’étranges phénomènes
climatiques et environnementaux. Sans compter que Vous ne trouverez aucune communauté en surface
depuis la frontière, enfin, le passage du Rhin, ma bous- — ne vous en étonnez pas. Lorsque vous traversez le
sole a perdu le nord magnétique. département, imaginez-vous marcher sur un gigan-
tesque gruyère, percé de galeries enfouies à plusieurs
L’Alsace présentait autrefois un paysage homogène. dizaines de mètres. La région a une longue histoire
Quelques reliefs çà et là, mais la plaine et la verdure avec l’extraction des sols et notamment de l’ardoise.
40 dominaient. Pourtant, en l’espace de quelques années, Quand les choses ont commencé à dégénérer, beau-
de nouveaux biotopes ont émergé et la région s’est coup d’Ardennais ont réhabilité et investi les anciennes
peu à peu transformée en une sorte de patchwork mines, désertant une fois pour toutes la surface. Je pré-
excentrique et coloré d’essences d’arbres, d’espèces fère ne pas imaginer les conditions de vie là-dessous,
et de sols différents… mais apparemment, des villes se seraient développées
sous terre, comptabilisant des centaines, voire des
Le paysage se recompose sans cesse et aligne indiffé- milliers d’individus.
remment les décors sans queue ni tête. Des forêts de
résineux envahissantes et subitement sorties de terre Je n’ai jamais vu quiconque emprunter les descende-
voisinent aujourd’hui avec le maquis et, plus au nord, ries — c’est comme ça qu’on appelle les ascenseurs
de minuscules toundras ont fait leur apparition. Les nichés sous les chevalements, les immenses structures
roches du Petit Ballon, à quelques kilomètres de ma métalliques qui surplombent les anciens puits de mine.
position, s’écaillent comme une vieille peau. Vous mar- Avant, on les empruntait pour descendre les mineurs
chez au milieu des bruyères, enveloppé par les zygènes ou les chevaux dans les profondeurs. Maintenant,
et la minute d’après, vous vous embourbez à mi-cuisse tout est fait pour vous en tenir à l’écart. Les gars du
dans une tourbière. Tout l’écosystème est chamboulé, coin n’ont pas fait les choses à moitié : trois ou quatre
comme si la nature s’était emmêlée les pinceaux et plantons en défendent constamment l’entrée, à vous
avait recraché des biomes sans cohérence ni justifica- souhaiter la bienvenue avec une volée de plomb. Tout
tion. Impossible de s’y retrouver, de quoi devenir fou, autour, le périmètre est tapissé de leurs maudits « ver-
et les locaux vident peu à peu les lieux, incapables de doux », des chutes d’ardoise. Même de nuit, impossible
s’acclimater assez vite aux changements de climat, de de s’en approcher sans faire un boucan monstre. Une
température ou de faune. Ceux qui restent… changent. fois le projecteur braqué sur vous, mieux vaut courir
vite…
Comme les animaux. Ces nouveaux habitats ac-
cueillent toujours la faune et la flore régionales, mais Les factionnaires perchés sur les chevalements pré-
elles fraient aujourd’hui avec des invités inattendus, tendent garder l’entrée des mines et assurer la sécurité
« déracinés ». Les genettes, jusqu’alors cantonnées à des populations cachées sous terre. Ils ne quittent
l’ouest de la France, ont envahi le Sundgau et se gavent jamais leur poste, malgré les bêtes qui s’aventurent
de coléoptères tropicaux. Des vols de choucas ruinent un peu trop près ou les intempéries — et Dieu sait
les récoltes et condamnent des familles établies de- qu’il fait moche dans les Ardennes. Les « gardiens » de
puis des décennies à l’exil. Et toujours des hardes de la civilisation. Le « bouclier » de l’humanité. De vrais
sangliers qui descendent sur les dernières commu- héros en somme.
nautés humaines.
Ça va, Dominique ? Ça va comme tu veux ?
Tu chies bien sur elle, sur ma fille ? T’es tranquille, là ?
Tu penses que je vais pas te faire payer ? Tu penses que
Sauf que c’est des foutaises. Y a quelques années de je vais laisser passer ça ?
ça, au terme d’un voyage mouvementé et de quelques Tu crois que je t’entends pas penser, Dominique ?
« divergences » avec mes associés d’alors — qui sont Je sais qu’elle est pas comme nous, je sais qu’elle est différente.
devenus des résidents permanents des Ardennes, si Et j’en ai strictement rien à foutre. J’ai pas peur d’elle, moi. J’ai
vous voyez ce que je veux dire — je me suis risqué
à tenter l’impossible. Au bout de quelques heures et jamais eu peur d’elle.
malgré une vilaine plaie, je suis tombé sur un de ces La première fois que j’ai compris, vraiment, tu te souviens ? T’étais
chevalements. Abandonné pour le coup. Personne là, Dominique. Bien sûr que t’étais là. C’était l’aube, l’heure que je
dans le mirador, pas un garde à l’horizon. Alors j’ai déteste, parce qu’il fait toujours trop froid, parce qu’il fait toujours
tenté ma chance et essayé d’activer la descenderie.
Le mécanisme était passablement rouillé et quelqu’un trop gris. Je l’avais entendue rire, Dominique, alors qu’elle ne rit
avait pris soin de briser les rouages. Pas mieux du côté jamais. On a jamais su la faire rire, ni toi ni moi. Pas une fois.
de l’imposante trappe qui menait vers les profondeurs : Et je suis sorti pour la voir, pour piger pourquoi elle riait comme ça.
condamnée elle aussi, sous des tonnes de gravats et de
rebuts de métal. Pas pour en protéger les occupants.
Elle riait pour elle-même. Elle dansait dehors, toute nue, maigre et
Non. Pour interdire toute sortie. sale. Elle dansait, elle s’était toute entourée de toiles d’araignée : le
torse, les bras, les jambes, et elle tendait ses mains vers la lumière
Je ne sais pas ce qui vit sous les Ardennes, mais je sais trop grise comme si elle avait pu s’envoler. Les toiles lui faisaient
que je suis reconnaissant. Envers les types postés en
haut des chevalements, qui bravent le froid et la mort des ailes splendides, Dominique, tu t’en souviens ? Tu t’en souviens
pour s’assurer que ce qui prospère là-dessous y reste… autant que moi. Ma fille avait des ailes couleur d’argent, ma fille
voulait voler, et j’aurais déchiré toutes les aubes pour qu’elle
18 MARS 2047 le fasse.
sous
Tu te souviens, Dominique, quand on l’a trouvée ? Planquée
les feuilles, dans un berceau trop petit pour elle.
it
On savait pas quoi faire. On voulait pas la prendre. On voula
faire
pas la laisser. Tu te souviens des dents ? Toi tu voulais
s et les
l’humain, faire comme dans les films et les conte
lui
histoires d’avant. Tu voulais qu’on se charge d’elle, qu’on
pas. Je
trouve à bouffer, qu’on lui file un nom. Moi je voulais
ce
voulais qu’on récupère ce qu’on était venus chercher, et
qu’on était venus chercher, c’était pas un bébé.
,
On est tombés d’accord sur les dents. « Si elle a des dents
on la prend. Si elle en a pas, on la laisse. »
avec
C’est toi qui lui as ouvert la bouche, et elle te regardait
tellement de colère. Tellement de colère.
Toi
Elle avait des dents. J’ai été soulagé et déçu à la fois.
aussi, Dominique.
Des
Elle avait quatre dents. Des quenottes, tu as dit.
quenottes.
Ce que tu peux être con.
et sont venus renforcer les défenses, déjà impression- 22 AVRIL 2047
nantes, du port. La vie s’y est développée et a prospéré,
loin de la misère et du souvenir. Aujourd’hui, l’Enclave
compte quelque deux mille âmes et a tout d’une ville Depuis que je l’ai sorti de la forêt de Taillard et que je
en miniature. Quartier commerçant, hôpital de fortune, lui ai expliqué qu’il n’était pas responsable de ce qui
milice locale et stratification sociale — l’homme qui me était arrivé à son groupe, Tristan me suit comme si
paie s’est établi dans les niveaux supérieurs du Colosse. j’étais le messie. Peut-être pas tout à fait mais bon, il
Tout en haut des niveaux supérieurs, si vous voyez ce me fait confiance. Pauvre gosse. J’ai pris de le conduire
que je veux dire. en lieu sûr — si une telle chose existe encore de nos
jours… La première semaine de marche fut de peu de
Les frais d’entrée peuvent en rebuter plus d’un, mais mots, mais il se déride peu à peu. Plus il m’en raconte,
l’Enclave vaut le détour. Si vous souhaitez acheter, plus je me dis qu’il a de la chance d’être encore en vie.
vendre ou troquer, voire même prendre un nouveau Je me suis gardé de lui parler des fanatiques qui ont
départ, c’est l’endroit rêvé. On y pose assez peu de envahi l’Ardèche et, peut-être déjà, les départements
questions, du moment que vous ne faites pas de vagues. voisins. À quoi bon l’inquiéter outre mesure ?
[…] Les gens sont sur les nerfs. Plus qu’à l’accoutumée. Nous nous trouvons désormais à quelques heures de
Les puisatiers ont été déployés et on craint visiblement l’entrée de la chaîne des Puys, rebaptisée le « défilé du
une attaque. Pour ceux qui n’ont jamais mis les pieds vide » par les locaux. Enfin, ceux d’avant. Autrefois, il
à l’Enclave, les puisatiers forment la milice du cru. Ils y avait du monde, mais dix ans ont suffi pour qu’on
sont montés sur des sortes d’échasses et patrouillent n’y trouve plus âme qui vive.
constamment dans les environs de la citadelle. On les
surnomme ainsi parce qu’ils ont toujours les pieds dans Le chapelet des monts Dôme a toujours été une ano-
la flotte et sont en charge de « l’entretien » des voies malie dans le paysage. Des volcans éteints à perte
d’eau. L’entretien, c’est un terme poli pour dire le net- de vue et une sacrée activité sismique. Ça a empiré
toyage de la vermine et des indésirables resquilleurs avec le temps, mais ce n’était pas encore assez pour
qui essaient d’atteindre la Babel lyonnaise. Et détrom- faire déguerpir les quelques communautés qui s’ac-
pez-vous : ils tirent très bien, même sur des échasses. crochaient à la vie.
Bref, le fait de vider l’Enclave des puisatiers et de les
disséminer un peu partout dans les environs, c’est ra- Et puis un beau jour, la dépression est apparue.
rement bon signe. Ou c’est peut-être juste politique. Comme ça, en l’espace d’une nuit. Une cuvette natu- 45
Pas la première fois que les maîtres de l’Enclave agitent relle entre trois volcans, tapissée de pierre noire et bien
une menace imaginaire pour resserrer la vis un peu différente des caldeiras que l’on trouve habituellement
plus — visiblement, le mécontentement gronde dans dans la région. La dépression s’étend sur plusieurs
les bas quartiers. Ce n’est pas étonnant quand on voit kilomètres de diamètre et est plongée dans un silence
les conditions de vie là-bas. Mener une vie de misère opaque, presque surnaturel. C’est une terre stérile, qui
à draguer les égouts ou retaper des étais dans les sec- gagne du terrain chaque année et recouvre désormais
tions inondées, ça fait pas franchement rêver. Surtout une bonne partie des monts Dôme. Les montagnards
quand on sait que les gosses sont utilisés comme main- ne lui ont jamais donné de nom — ils n’en ont pas
d’œuvre… […] eu besoin. Elle était sur toutes les lèvres et on ne
parlait de toute façon plus que de ça. De l’endroit où
Je ne vais pas m’éterniser. On a retrouvé une équipe mouraient les hommes.
d’égoutiers déchiquetés dans les bas-fonds et plu-
sieurs quartiers ont été verrouillés. Ça sent mauvais, C’est l’un des derniers chevriers de la région qui m’en
même si le Conseil claironne que la « situation est a parlé, il y a quelques années. Je ne l’ai jamais vue
sous contrôle ». Pas ce que mes contacts m’ont re- de mes yeux et, honnêtement, ne compte pas le faire.
monté. Apparemment, l’une des canalisations aurait Selon lui, la dépression exerce une étrange attrac-
été infiltrée et on signale des cas d’empoisonnement. tion sur les locaux : elle les « appelle » inlassablement,
Vomissements, fièvre, parfois pire… J’ai été autorisé à jusqu’à ce qu’ils cèdent et se volatilisent un beau ma-
gagner les niveaux supérieurs, mais on m’a bien fait tin. Ils sont comme envoûtés et ne pensent plus qu’à
comprendre que je n’étais pas le bienvenu. Tant pis rejoindre le cratère — certains ont bien essayé de les
pour la nuit au chaud… […] en empêcher, en vain. Les condamnés se murent dans
J’ai pris mes ordres. Je pars dans l’heure pour le sud. le silence, comme s’ils étaient prisonniers de leurs
Le Vaucluse cette fois-ci. Pas la destination rêvée, pensées ou d’une volonté étrangère, et repoussent tous
d’autant que les derniers rapports confirment la pro- ceux qui cherchent à les retenir — parfois violemment.
gression de l’Église du Renouveau en Ardèche et dans Le chevrier m’a parlé de ces colonnes silencieuses, qui
la Drôme. Il va falloir faire un sacré détour, mais mon cheminaient tranquillement, presque béates, vers la
commanditaire ne semble pas s’en inquiéter — il a caldeira, pour y disparaître. On ne les retrouve jamais
d’autres chats à fouetter et a doublé la garde préven- et personne n’a jamais été assez téméraire ou fou pour
tivement, suite aux événements récents. En tout cas, il chercher à percer le mystère.
a payé la moitié de la somme d’avance et m’a autorisé
à faire le plein. La dépression ne semble pas menacer les voyageurs
de passage. Elle ne s’adresse qu’aux enfants du pays,
La route va être longue… à ceux qui sont nés sur cette terre. En moins de dix
ans, elle a vidé le Puy-de-Dôme d’une grande partie de l’espoir d’une vie meilleure. En tout cas, aucun n’est
sa population. Des communautés entières ont disparu jamais revenu — c’est peut-être bon signe ?
au fil des ans, abandonnant derrière elles campements
et richesses. Toutes ont répondu à l’appel du cratère […] Tristan a décidé de m’accompagner. Il dit pouvoir
et il ne reste quasiment personne. Du pain béni pour m’être utile et préfère tenter sa chance avec moi. C’est
les pillards. son choix, je le respecte. Nous partirons en milieu de
matinée, ça me laissera le temps de sonder les locaux
Nous devrions atteindre le col de la Moréno avant sur la marche à suivre et de faire quelques emplettes.
la nuit et, si mes souvenirs sont bons, tomber sur Le mausolée est un haut lieu de contrebande et on
les anciennes bergeries abandonnées. De quoi nous peut y dénicher à peu près n’importe quoi, du moment
protéger de cette pluie qui n’en finit pas… qu’on a les moyens.
49
L’HUMANITÉ nous fait confiance. Je n’ai pas été voir. Parfois, je me
dis qu’il a été tué. Comme on se tue aujourd’hui les uns
LES AUTRES
les autres, stupidement, salement, juste parce qu’on
est jaloux de voir une sorte de bonheur, d’équilibre
chez quelqu’un d’autre. Parfois, je me dis qu’il est
parti. Qu’il a jeté une braise de sa forge sur son lit, et
qu’il a regardé les flammes monter. Je me dis ça. Qu’il
« La solitude, ça nourrit pas son homme », disait un er- coupait son dernier pont. Qu’il était enfin redevenu
mite chez qui j’ai guéri d’une blessure infectée. J’avais complètement sauvage. Pas sauvage : libre. Je l’envie.
APPROCHER ET OBSERVER
beaucoup de fièvre, j’avais peur, je ne comprenais pas
grand-chose, je délirais, je me demandais si c’était
une façon de me dire qu’il allait me dévorer. Mais
non. Il parlait de ce je-ne-sais-quoi qui a besoin de Avant la rencontre, avant de se préparer à la rencontre,
l’autre, des autres. Cette chose qui ne sait jamais se déjà, il faut savoir qu’il peut y en avoir une… Observer,
combler. Apaiser le désir de ne plus se sentir seul. On écouter, guetter les moindres signes. Nos sens et notre
l’a toujours eue, cette faim, ce besoin du jumeau perdu, instinct sont les premières informations pour savoir
d’être vu, compris, su. On est juste moins nombreux, jusqu’où oser s’aventurer, et quand rebrousser chemin.
et plus dangereux. Mais maintenant, on se voit, on Qu’il s’agisse d’une forêt, d’un village, d’un champ
se sent, on se devine. On l’a, ce lien. Nous y sommes ou d’une usine, chaque endroit habitable est toujours
bien obligés. Plus personne n’est tiède, maussade, le territoire de quelqu’un. Le terrain de chasse de
fade, hésitant. On adule, on suit jusqu’à la mort, on quelque chose. L’important n’est pas tant de savoir où
désire jusqu’à tuer, on hait, on assassine, on viole, on on pénètre, mais chez qui. Chez quoi. Savoir ce qui
détruit, on possède, on dévore, on regarde brûler vif. meurt permet de savoir ce qui vit. Savoir ce qui tue
Plus personne n’ignore les autres. C’est de la passion permet de rester en vie.
jusqu’à la moelle.
L’homme n’a jamais été le plus discret d’entre tous,
Nous y sommes bien obligés. mais ça reste l’un des plus dangereux. La portée de
nos voix, le claquement de nos armes, les lueurs de nos
Ce serait pratique si on pouvait se passer des autres. torches, les éclats lumineux de nos vitres et la fumée
Certains tentent. Seuls, dans des lieux reculés, fer- de nos feux nous trahissent à plusieurs kilomètres, aus-
50 més, sans routes. J’ai connu un armurier, comme ça. si sûrement que nos émetteurs radio et nos signaux de
Il vivait dans une petite ruine avec deux murs, un toit détresse. À l’approche d’un village, je prends toujours
et une forge. Il faisait des flèches. Il y avait un long le temps d’observer les lieux à bonne distance, à l’affût
goulet creusé dans la terre, devant chez lui, une sorte d’un mouvement, d’une fumée, d’un véhicule trop
de couloir qui s’arrêtait face à un mur de pierres. Il propre, trop sale ou trop bien équipé. Un seul détail
y avait une table. On y déposait de la nourriture, de suffit pour que l’alerte reptilienne se déclenche. Dans
l’eau, tout ce qui sert d’argent aujourd’hui. On reve- la plupart des cas, il ne s’agit que d’un petit groupe
nait quelques jours plus tard, le troc avait disparu et de survivants reclus dans une maison, trop heureux
les flèches étaient là, en échange, dans une toile hui- que je ne sois moi aussi qu’une simple survivante et
lée. L’armurier ne laissait approcher personne. Est-ce que je passe mon chemin après une fouille rapide.
que cette table et cette toile huilée comptent, comme Mais parfois, le pied se prend dans un fil, les cloches
contact humain ? Je me suis souvent demandé ce qu’il se mettent à tinter, les chiens se mettent à hurler, les
fuyait. Le contact, ou la solitude ? Ça hante, ces ques- flèches et les balles sifflent, et la chasse est lancée…
tions. On n’a plus le temps d’y répondre, mais elles
sont là quand même. Parfois, ça sent la maladie, la honte, le désespoir, et on
sait qu’en arrivant, en se présentant comme quelqu’un
Je ne sais pas s’ils sont encore complètement humains, avec les poches pleines, on sera bien accueilli. Les
ceux-là. Sans lien, sans informations sur le monde, gens qui se font passer pour des sauveurs, il y en a.
sans nom, même. L’humain est un animal social, au- Ils en font une sorte de métier. Ils arrivent, affirment
jourd’hui plus que jamais. Au fond, je ne sais pas si ça pouvoir sauver, soigner d’un accident, d’une maladie,
compte, d’être encore humain. Je ne sais pas ce que ça d’un prédateur, contre telle et telle marchandise. Ils
veut dire. Je sais juste que la plupart d’entre nous ont encaissent leur prix. Et ils disparaissent. Les promesses
besoin d’informations, de ressources, de protection, du grand rien.
et de contact. Donc des autres.
Parfois, ça sent comme un foyer, comme une sorte de
Un jour, je suis retournée chez l’armurier. Ses deux sérénité, et les épaules s’adoucissent, le dos s’autorise
murs avaient brûlé, son toit aussi. Il ne devait rester à ne plus autant se raidir. Je ne saurais pas expliquer
que son enclume et les têtes de ses marteaux. Je n’ai autrement. La première information est toujours une
pas été voir. J’aurais eu l’impression de fouiller dans odeur. Et le corps réagit à ça, toujours. Le reste, ce
le sac d’une amie, le tiroir de chevet de quelqu’un qui ne sont que des mots pour se persuader.
P R E M I E R C O N TA C T
Les jeunes… Je ne les comprends pas. Ils ne me com-
Si on avance, si on décide qu’on a de bonnes chances prennent pas. Ils ont le sens pratique des bouchers et
d’en sortir vivant, on peut chercher le contact. Ce de la viande crue. Je suis vieille, je suis déjà morte, à
premier pas est subtil, en général. Il est délicat. C’est leurs yeux. Tant que je leur sers à quelque chose, tant
avouer à quelqu’un qu’on a besoin de ce qu’il a, et qu’il que mon expérience les aide, ils acceptent l’interac-
a sans doute besoin de ce qu’on possède… et qu’on est tion. Mais ensuite, ils me font vite sentir que ce monde
assez semblables pour se comprendre, pour échanger, qui leur appartient, je leur en vole un morceau. Ils sont
qu’on va réussir à parler, à inventer un terrain d’en- brutaux. Ni cruels ni sadiques : une simple logique de
tente, et que ce troc vaut mieux que régler ça tout de gangrène. Ce qui ne leur sert pas peut être laissé en
suite à grands coups de machette. arrière. Ils me font peur. Très peur. J’avais vu sur une
photo, dans une exposition, un poème japonais sur
J’avais lu qu’une société était un groupe dont les les rescapés d’Hiroshima. De mémoire, c’était « dans
membres comprenaient les mêmes codes et les mêmes les yeux des anges descendus sur la ville, le vide. »
symboles. Que le langage était partagé. C’est difficile Ils sont ça, les jeunes. Des anges aux yeux vides. Des
de savoir si on est toujours d’une même culture. Je anges de l’Ancien Testament, splendides et terrifiants,
dirais que oui. Si quelqu’un sort une arme à feu de- vengeurs et inhumains.
PA R L E R
vant moi, je sais ce qu’il veut en faire. Ou un drapeau
blanc. Ou un enfant malade. Ou une de leurs têtes
à eux, chitineuse et grosse comme les deux poings,
plantée au bout d’une pique. Je sais ce qu’ils veulent Si jusque-là tout le monde est resté calme, si toute
dire en faisant ça. l’interaction a permis d’arriver aux premiers échanges
d’informations construites et réfléchies, il reste un
La chose à savoir aussi, c’est que partager les mêmes filtre : celui de choisir ce qu’on va montrer de soi. Ça
symboles permet de mentir. Sans promesse, il ne peut n’est pas un mensonge, plutôt une représentation. Il
pas y avoir de trahison. faut faire l’article, et vite : se projeter dans ce qu’on
pense que l’autre attend. Jouer sur un passé commun
Ces codes pour lier ce premier contact, ils dépendent avec un ancien, sur les connaissances à offrir avec un
de l’âge. Beaucoup. Les anciens, comme moi, les jeune, se tenir droit et fier comme un explorateur en
adultes et les jeunes. Il y a trois clans. Trois natures. entrant dans une communauté froussarde et renfer-
Trois sous-cultures. mée, se faire petit et inoffensif en croisant un groupe
de chasseurs surarmés, boiter, se voûter pour cacher 51
Les anciens ont tout connu d’avant : les leçons de ses seins et ramener ses cheveux gras devant ses yeux
piano en chaussures bien cirées, les bananes noires quand on parle à des adultes qu’on sent en manque de
dans la voiture pour partir en vacances, les dessins violence sur une femme, ajuster au mieux, et prendre
animés, le chien de nos huit ans, enterré chez mamie le risque de se tromper. Les rencontres sur la route
et papi. On a eu les minitels et Internet, les jeux vi- sont belles, souvent, parce que justement, on n’y tro-
déo et les cartables trop lourds. On sait tout ça, et que rien de plus que des souvenirs de passage. On
un patch de héros de bande dessinée cousu sur un peut oser être beau et poétique et échanger des mots
sac à dos fait comprendre qu’on a partagé les mêmes qu’on gardera au coin de la mécanique méfiante et
choses, autrefois. Je ne veux pas dire que les anciens calculatrice qui nous sert de cerveau. On ose montrer
s’entendent tous, ou sont tous sûrs. Encore une fois, ce qu’on avait de mieux. On ose dire « sans tout ça,
ce badge-là a pu être cousu pour mentir, pour faire j’aurais été cette personne ».
croire qu’on est semblables, qu’on n’a pas de raison
de s’entretuer. Mais il y a une sorte de repos, entre En général, on échange des informations. Jamais très
anciens. Des choses qu’on n’a pas à expliquer. À jus- importantes, jamais vitales. Mais on donne. « Là-bas,
tifier. À traduire. On a perdu notre enfance. On doit des vignes qui donnent un raisin sucré. » « J’ai de l’eau.
tous la perdre, mais la nôtre a brûlé si haut qu’elle a Tu as soif ? » Montrer patte blanche. Se faire innocent.
tué le ciel et la terre. Faire voir son ventre en l’air, comme les chiots qui
ont peur des loups adultes. « Je suis gentil. Crois-le,
Les adultes… les adultes je les plains. Ce sont les étoiles crois-moi. » C’est après qu’on montre les dents. Les
filantes du monde. Nous, nous avons eu l’avant, les meilleures morsures se font quand l’autre a baissé
jeunes ont tout l’après, mais eux, les adultes, n’existent les armes.
que dans cet espace minuscule : leur propre génération.
Quelques souvenirs vagues d’entrée en maternelle, Ensuite, on continue ce qu’on a commencé. Les rôles
d’immeuble chaud, de chocolat dans un bol, et puis distribués, choisis, acceptés. On déroule nos besoins,
l’effondrement, la mort, le chaos, la perte de quelque sac de lentilles, sexe, soins, eau, essence. L’autre dé-
chose qu’ils n’ont pas eu le temps de saisir dans leurs roule les siens. Et on troque. On faisait ça, avant, aussi,
poings. Ils sont de passage. On l’est tous, mais eux le mais personne ne l’assumait. Il fallait du romantisme,
portent en eux. et des entreprises « familiales », et des contrats ne lisez
pas les petites lignes faites-nous confiance. Les rapports
humains sont crus, utilitaires. Ils l’ont toujours été. On
a juste fait sauter le vernis, comme on fait sauter des
dents à coups de manche de pioche.
S ’A R R Ê T E R
Ceux qui sont sur la route savent pourquoi. Le monde
ne se divise plus entre ceux qui tentent de fuir et ceux
qui tentent de les en empêcher, comme c’était le cas au
début. Tous ceux qui devaient mourir sont morts. Ceux
qui ont survécu ont eu le temps de se rassembler, de
s’installer, de constituer des groupes et de s’organiser.
Une nouvelle génération est née, avec de nouveaux co-
des, de nouvelles motivations, mais tous savent que la
route n’est pas un endroit sûr. Les seuls errants que l’on
croise sont des hommes et des femmes dont le refuge
vient d’être dévasté ou qui fuient l’arrivée d’un danger.
Ceux qui sont sur la route se dirigent vers un endroit
précis ou sont à la recherche de quelque chose… ou de
quelqu’un. Chaque fois que je croise un groupe, je prie
pour que ce quelque chose ou ce quelqu’un ne soit pas
moi.
52
Il y a deux façons de s’arrêter : dans les refuges, et dans
les communautés. Il n’y a pas grand-chose à dire des
refuges. On y trouve souvent des cadavres. Des gens
blessés, venus mourir là. Je ne sais jamais s’il faut être
content pour eux qu’ils soient morts à l’abri, ou triste
qu’ils soient morts tout court. En général je suis juste
ennuyée de devoir les tirer dehors jusqu’à un buisson, un
fossé, n’importe quoi. Je ne les enterre pas, délicatesse
de film d’avant, trop long, trop coûteux en énergie. Et
puis, ce rite, pour qui, et pour quoi ?
Demain, je la tue.
Demain.
Au couteau. Comme les lapins.
Demain.
ravane
Trouvé dans les dossiers de la capodcast.
de Laon. On dirait le texte d’unports
Mêmes fiches que les rap
de “la Base” ?!
Fiche de renseignements
Individu : Bernd « Kaos » Mueller
Activité : Animateur radio indépendant
Kaos » pour une raison que nous ignorons,
Cette émission de radio amateur, intitulée « Radio
é pour en faire un émetteur. A priori, cette nouvelle
diffuse depuis un poste qu’il a bricol
ent et ne visait qu’à tromper son ennui. Il
activité n’a rien à voir avec son métier précéd
dé que person ne ne l’écou terait jamais (par impossibilité technique). Pourtant
était persua
ert une popula rité et des audite urs.
il s’est peu à peu découv
nt à ne brancher leur appareil qu’en
Alors que la plupart des détenteurs de radio veille
ité, par craint e d’atti rer l’atte ntion de pillards ou pire, Radio Kaos émet
dernière nécess
à la nuit tombée , avec une régula rité confondante, sans subir la
quasi tous les soirs, le le contraint à emprunter
surpre nant que son véhicu
moindre attaque. Cela est d’autant plus age. Après enquête, il s’avère
encore davant
des itinéraires dégagés. Cette routine l’expose
uses commun autés lui assure nt un ravita illeme nt en vivres, pièces détachées
que de nombre
s juste en rassemblant ses fans les plus
et carburant. À noter que certaines se sont montée
Que se passer ait-il si Mueller les fédérait (à supposer
motivés — et semblent fonctionner.
qu’il le veuille) ?
accorde sa protection, sinon une neutralité
De plus, la majorité des groupes qu’il croise lui
est telle qu’il parvient même à traiter avec certaines
bienveillante. L’aura de Radio Kaos
56 bandes qui paraîtraient extrêmement dangereuses à
ou au moins le tolére r,
d’autre
peut-ê tre
s interlocuteurs. Celles-ci semblent
pour sa musique, peut-être pour les
s les plus imprévisibles (celles
pourtant l’appr écier
. Muelle r évite toutef ois les troupe
informations qu’il diffuse ais avec les « Menaces »). Pour
le », regrou pées désorm
que nous classions autrefois en « Instab never know ».
ger, but you
reprendre ses termes : « Nobody shoots the messen
r n’évoque qu’en de très rares occasions
Parfois, Radio Kaos n’émet que de la musique. Muelle
te des inform ations ci-avant) et préfère « renseigner les
son passé (ce qui a permis la collec
».
survivants (sic) sur le monde tel qu’il est devenu
zones qu’il traverse, les communautés qu’il
Il décrit ainsi ce qu’il voit au jour le jour : les
ption fidèle, réalité enjolivée, fiction fantaisiste,
rencontre, les gens qu’il croise. Descri
, mais tout le monde écoute.
les avis divergent sur la fiabilité de ses récits
r un message, même si la plupart restent
De plus, n’importe qui peut lui demander de relaye
destin ataire . Nota : certaines de nos missions ont déjà
cryptiques pour tout autre que leur
de leur propre matériel. Il glisse aussi des
eu recours à ce service pour pallier une panne
itaire s » en vantan t l’accu eil qu’il a reçu ici ou là, ou en recommandant
« annonces public
marcha nd qu’il a croisé récemm ent.
les « bonnes affaires » d’un
humaine, qui leur rappelle trop « l’avant »,
Si certains ne supportent pas sa voix chaude et
reste très appréc iée partou t où elle est reçue : France, Belgique, Luxembourg
son émission
est diffusé e sur l’anci en réseau grandes ondes. Ce système offre une
et leurs frontières. Elle
une large couver ture et une simplicité de réception
qualité sonore médiocre, mais assure ées par nos propres opérateurs
ns réalis
(la fréquence est partout la même). Des triangulatio
que Muelle r a réussi à détour ner pour son usage les émetteurs des villes de
s (France, Cher), Beidweiler (Luxembourg)
radio montre nt
Romoules (France, Alpes-de-Haute-Provence), Alloui
e submer gée ? ? ?).
et de Ramsey (île de Man) ( ? réputé
urs questions :
Cette multitude de points d’émission pose plusie
portée ont été détruites par des ac-
• L’immense majorité des antennes émettrices de grande
la fin des années 2030. Celle de Ramsey était même censée n’avoir jamais
tions terroristes à
été mise effectivement en servic e.
[La suite de l’émission ne comporte plus d’infor- Hein ? Quoi ? Répétez ça. Ouais. Vous avez bien enten-
mations concernant le Nord.] du. Est-ce que vous pouvez comprendre ça, de l’autre
côté du poste ? Je vous connais, je vous ai rencontrés,
métros. Une vingtaine de lignes, interconnectées par Donc voilà, vous aurez compris que la Ville Lumière,
des couloirs pour que les passagers circulent de l’une aujourd’hui, c’est un endroit riant et sympathique,
à l’autre. Au début des années 2000, le sous-sol de pour qui aime visiter les ruines d’un cataclysme option
Paris était déjà devenu un gruyère compliqué à gérer charnier. Et pourtant ici comme ailleurs on trouve
pour les architectes, alors après, pensez… Des stations des nostalgiques qui vivent sur la faune particulière
où des millions de personnes transitaient chaque jour, de l’endroit. La jungle urbaine n’a jamais aussi bien
intégralement inondées. Pour la blague, le débit de la porté son nom : dans le coin le quotidien c’est manger
Seine, c’était cent mille litres à la seconde. Et si ça ou être mangé. Les colonies de rats pullulent, et elles
ne suffisait pas, il y a eu la « légère » augmentation du ne restent plus dans les égouts… vu qu’il n’y en a plus.
niveau de la mer de ces dernières années. Vous savez Les chiens et les chats errants, j’en parle pas, ce serait
pourquoi la Seine traçait ses fameux méandres ? Parce plutôt un avantage, puisqu’ils se bouffent avec les rats…
qu’elle était déjà au niveau de la mer. Plus assez de mais se faire courser par une meute d’une centaine
pente pour filer direct. Alors quand les vagues lui de clébards… Les pigeons… on en vient à les regretter
sont passées au-dessus, ouais, elles sont remontées de quand on voit ce qui occupe les cieux désormais. Non,
Rouen à Paris. Et donc, pour en revenir à ce que je me demandez pas. Ça ressemble à des mouettes, ou
disais, quelques millions, ou milliards, de litres d’eau, des faucons… Je sais, c’est compliqué de confondre
ont rempli tout le réseau souterrain de métros, RER, les deux, mais franchement… Bref, les plumés d’ici
catacombes, champignonnières, carrières désaffectées descendent d’oiseaux qui étaient déjà carnivores et
et que sais-je encore. Comment ça aurait pu soutenir agressifs avant. Et ils ont pris le meilleur de leurs
un tel poids ? parents, avec en bonus une sacrée fringale.
67
p p or ts d e p a tr ou il les et
Des ra ilitaires. Ils doivent
de raids m s partout en France...
R V IVAN TS
avoir des base
LE S S U
Mémo interne
Confidentialité : Top Secret
Objet : Contrôle qualité
Mon Colonel, uverez rassemblés
Comme demandé, vous tro ports détaillant
rap
ISTES/LES APOLLINIENS
ici une sélection de
COMMUNAUTÉ 003 — CODE : ART
qui ont fait évo-
les principaux événementsi opté pour cette
luer nos protocoles. J’a compliqué d’iso-
vue d’ensemble tant il est 6 mars 2046
ler chaque incident et ses
répercussions.
rien. Aujourd’hui
Rapport de patrouille, Secteur 7,
Nous partions de presque
encore nous devons nous ada
pter aux réali-
feu nourri depuis l’extérieur. Un
recul, certaines Au petit matin, nous avons subi un
tés du terrain. Avec le é à nous faire partir de la bâtisse
erreurs auraient clairemen
t pu être évi-
groupe non identifié était détermin
tées. Elles ont cep end ant permis à nos nuit. Leur stratégie était claire :
où nous nous étions réfugiés pour la
nt de toutes parts. Par chance
question et de
équipes de se remettre en permet de mesurer nous forcer à sortir en nous attaqua
s’améliorer. Cela nous
difficile d’accès, que nous avions
le chemin parcouru. nous avions repéré une sortie très
nous a permis de nous échapper
ure importante. choisie de garder dissimulée. Celle-ci
La marge de progression deme
cole exposés ci- mages (blessures minimes prises
À cette fin, les cas d’é ière précieuse à en encaissant un minimum de dom
après fourniront une matparer les recrues en charge à notre retour).
nos instructeurs pour prél’ouverture d’es-
à l’état d’alerte et à ne réalisation de ns sortis du bâtiment, nos as-
prit nécessaires à la bon Quand ils ont compris que nous étio
se. Peut-être ont-ils cru qu’ils
leurs missions. saillants ne nous ont pas pris en chas
éton nant. Je penche plutôt pour
endant être confié
Ce matériel ne pourra cep nt qu’une fois nous avaient éliminés, mais ce serait
leur objectif, à savoir accéder au
comme support d’enseigneme une autre option : ils avaient atteint
ects stratégiques s supprimant ou en nous faisant
expurgé de certains asp jour inexpliqués.
bâtiment. Qu’ils y parviennent en nou
ou de points encore à ce vous apporter mon pourtant rien vu qui aurait pu
Je me ferai un plaisir de si vous le jugez fuir leur importait peu. Nous n’avons
s eux-mêmes).
concours dans cette tâche susciter un tel intérêt (à part les mur
nécessaire.
Bien à vous,
Evariste Kidjo
RATISEURS
TÉ 005 — CODE : DÉ
COMMUNAU
ission #40
Rapport de m ecteur 29)
(S ure : Négoce)
23 août 2046 ation des forces (Couvert « Dératiseurs »,
Objectif : Éva
lu
er ch e no us av aient parlé des des organes
e-au-P urnir des peau
x ou
urant Mortagn uipés
br eu se s co m munautés ento pour abattre les nuisibles, fo et ceux qui sont trop peu éq ger
De nom la ré gi on rt er ce lle s trer et en ga
sillonnant voire esco les rencon
des chasseurs ins, crochets, dents, os, etc.), re. Nous avons finalement pu
particuliers (vens pour survivre en pleine natu passer pour des nomades.
t
ou expérimenté act avec eux en nous faisan rent tous des
un prem ie r co nt
vi ng ta in e d’ in dividus. Ils arboavoir prélevés
une t les
é se compose d’ nts. Ils affirmen
pe qu e no us avons rencontr de chasse : fourrures, os, de
Le grou ophées ce ».
de nombreux tr vivant en Fran
tenues bardées plus dangereux prédateurs t l’air tous plus
sur (je cite) « le
s
os ifs . À pr em ière vue, ils on tent en scène
pl met
prévisibles et ex çonner qu’ils se us
at is eu rs so nt « sauvages », im ques éléments me font soup t auprès des personnes les plm-
Les Dér , m ai s qu el r fa ci le m en nt co ns ta
e les autres ur s’impose ocuteurs, so
idiots les uns qu r leurs interlocuteurs, ou po au de langage à leurs interl anatomiques bien plus
ab ili se apter le ur ni ve qu es et
pour dést s techni
es : ils savent ad s connaissance
impressionnabl présentation, et possèdent de
ment dans la re lles du survivant lambda. t un bon
J’ignore si c’es mer les
us sé es qu e ce an t très ca lm e. ar
po
en qu’apparaiss évident pour ch
O x, es t m as si f et puissant, bi merçant : il possède un don s à ce qu’ils recherchent.
m té
Leur dirigeant, est certainement un bon co proposer des services adap qui confirmerait que les
c’ ur
chasseur, mais qu’ils veulent entendre et le « chien fou » de ses sbires, ce
ce
gens, leur dire ent posé fait ressortir le côté
Son comportemsont pas si stupides que ça. nt : les Dératis
eurs
Dératiseurs ne qu e le s ru m eurs colportaie ande. La chasse, le
conformes à ce m
r, soit sur com proies)
se rv ic es qu ’il s vendent sont s nuisibles, soit pour le plaisi e (viande prélevée sur leurs , etc.).
Les e le na ir xe
ys pour abattr enter leur ordi itions, soins, se
sillonnent le pa ons leur permettent d’agrém s (nourriture, matériel, mun ellent entretien de leurs
is
troc et les livra tres marchandises et faveur armement, le nombre et l’exc
au
et d’obtenir d’ nne santé, la qualité de leur e.
Leur évidente
bo ent bien leur vi tences, sen-
vent qu’ils gagn s réelles compé rmanente,
véhicules, prou x do ut es su r le ur pe
ettre de sérieu on de comédie
pr em ie r co nt act me fait ém soldats. Outre cette impressis breloques qui ornent leurs
Pourtant ce ns de mes n dans le ute qu’ils
par quelques-u reconnu un crâne de mouto s schémas de chasse. Nul do édateurs
timent partagé e av oi r d’ an ci en de ces supe r-pr
an affirm trop à
le lieutenant D e plus, ils se réfèrent encore semblent ignorer l’existence nombre de fois lors de
ts . D m ais ils ce rt ai n
équi pe m en
r du gibier « clas
siqu e », oisé s un re « du bon
ons pourtant cr mplement d’êt
savent débusque rs du commun que nous av . Ox a affirmé qu’il suffit si e stratégie de pacotille.
ho he tt
aux capacités reconnaissance dans le Perc rvivre jusqu’ici en suivant ce r vraiment dangereux ?
nos missions de Impossible qu’ils aient pu su rencontrant aucun prédateu
». ne
côté du canon ont-ils eu de la chance en , ça ne fait aucun doute.
Les Dératiseurs achent-ils leur jeu ? Pour moi
Peu probable.
C icions.
le su je t sa ns éveiller les susp
t de creuse r et
premier contac services d’Ox
Impossible au . N ou s al lo ns nous offrir les ous en saurons
plus N
pour en savoir de Catégorie 4.
uv ea u co nt ac t est nécessaire ravane au milieu d’une zone
Un no une ca
pour escorter ment.
de ses hommes urs méthodes et leur équipe
plus su r eu x, le
COMMUNAUT
É 007 — COD
E : BOUCLIER
Projet Fédérati
on
Rapport #43
18 mars 2047 (S
ec
Objectif : Évalu teur 8)
ation des forces
(Couverture : N
Suite aux recom égoce)
m
procher les mar andations de nos éclaireurs (cf.
ch
fonctionné. Elle ands d’armes du « Bouclier » en Rapport Mission #39), nous avon
no
territoire de leur us a évité de verser la « taxe prétendant être des clients. Cet s décidé d’ap-
» te
d’importants stoc « Protectorat ». De plus, elle nous de passage et de protection en couverture a
et pour approvis ks d’ ar mement, su a pe rmis de confi vigueur sur le
ionner leur client ffisants pour équiper abondam rmer que le Bouclier dispose
èle. ment chacun de
Cette profusion leurs membres
explique la facilit
la Loire a subm é avec laquelle le
er
De nombreuses gé les quartiers les moins élevés Bouclier a su s’imposer à ses vo
ba is
inondations et la ndes armées continuent à rô d’Orléans ainsi que des villages ins. La crue de
ve rm in e aq ua der dans la ville de sa banlieue.
pleines de réfugi tiq ,
és : ils y ont trou ue n’avaient pas encore délogé et en ont chassé ceux que les
Chanteau, Ingré, vé du travail dans s. Les fermes de
O le s
abondante, sans rmes, Saran et Saint-Cyr-En-Val s champs des communes devenu alentours sont
grande protectio . Fortement peup es agricoles de
n, ces villages so lé
En s’implantant nt exposés aux s, bénéficiant d’une nourriture
pillages des soud
dans l’ancienne ards orléanais.
d’une base d’op us in e él ec tron iq
érations solide. ue de Fl eu ry-les-Aubrais,
pour un bien in Celle-ci a été re le Bouc
di co
niques. Démontr spensable aujourd’hui (des arm nvertie pour fournir un moyen lier bénéficie
er des capacités es ) et attire de nombr de prod
au sein du Bouc en
lier. N’importe qu mécanique, ingénierie, forge, euses compétenc uction
également un bo i d’assez disciplin faci es tech-
n candidat. é pour tenir un lite d’ailleurs le recrutement
fusil et écouter
Fort de sa puissa des ordres fait
nce militaire, le
ses voisins, qu’il Bouclier a comm
encé par repous
et en matières pr a « fédérés » sous sa protection. se
emières (ou en fo Les protectorats r les attaques de pillards chez
trouilles du Bouc ur ni tu re s de lois payent un tribut
lie
Protectorat se pl r. L’arrangement profite en th ir : vêtements, jeux, etc.) et béné en nourriture
ai éo
d’autre, je cite, gnent à demi-mots d’être exploi rie à tout le monde, même si le ficient des pa-
qu’une « bande tés. Beaucoup pe s « paysans » du
que leur équipe de
ment ne fait pa pillards plus puissante que les nsent que le Bouclier n’est rien
gestion efficace. s tout. Les trois
personnes à la tê autres ». Il faut cependant note
te du Bouclier fo r
nt preuve d’une
Ils ont organisé
un
soldats de nom e rotation des escouades entr
breux temps de e
fourni par les « pr repos. Tous les les différentes communes et ac
ot ég és ». Ceux-ci pourraie m embres du Bouc cordent à leurs
l’organisation m nt en venir à se lier bénéficient
ilitaire pour se re be ller, donc du luxe
mais une telle ré dé
volte laisserait le barrasser de leurs tuteurs. Des mais ils n’ont ni les armes ni
champ libre aux ru
Si leur ligne d’ap soudards orléan meurs de rébellion couvent,
ais.
pr
à s’étendre, et la ovisionnement reste solide, le
Pr
nombreux exilé cible la plus proche reste Orléan otectorat du Bouclier va logiqu
s de retrouver un s. Sécuriser et in ement chercher
faire progresser
le modèle social niveau de vie acceptable (à l’im vestir la ville permettrait à de
global de ce grou ag
Nous devons dé pe, et donc d’at e du Colosse lyonnais) et de
terminer commen tirer de nouveaux
t traiter cette m « citoyens ».
ontée en puissanc
e.
,
d’enquête
Rapport 047
2
31 mars
an-
in té re s sante dem, c e
[…] piste c o n f ir m ati o n s
s les
d a n t d e mun entre toutes n Rapport de mission #45 (notes préliminaires
t c o m e p a s u
poin e constitu n mobile 16 avril 2047 (Égouts de la Base)
ti m e s n
vic su Objectif : Mission de sauvetage
n soit. Pa
mobile e Confidentialité : TOP SECRET
sti-
humain . rsuivons nos inve
No u s p o u Contexte : signalement d’enlèvement à 23 :50, témoignage visuel
]
gations. [… fiable indiquant que l’agresseur s’est enfui par les égouts. Envoi
d’une équipe à 00 :00 pour récupérer la victime. Entrée dans les
égouts à 00 :05
Envoyer le matériel
en révision
s expéditions
le s tr ois précédente
ont vu pa ss er bienvenus. La
co m m e leur territoire. Ils e no us n’ étions pas les utre a
la « Sylv e »
Ils revendiquent contact avec nous pour no
us préven ir qu
un « Si no n quoi ? », et l’a
a réto rq ué s’empêcher
et sont rentrés
en e de te nir sa langue, es co ua de n’ont pas pu
Vasquez, in ca pa bl
es membres de
m on der : « Tenez-
première classe u : « Sinon vous mourrez. » D an t, av an t de me deman tion,
nd i en les re ga rd cette conversa
simplement répo quoi l’émissaire a juste sour » Dois-je préciser que durant mentionné la fille
sur une orpheline. core moins
de ricaner. Ce Va squez laissera on grade — et en
ne , si no n t qu e pa r m
les, Apo tremen
’avait appelé au
personne ne m te nu ces infos ? de la
uand on t- ils ob s forces réelles
de Vasquez. Q ei gn em en ts pour jauger de
ns
s d’assez de re
s ne di sp os on s cependant pa
Nou s et
ions supposée
« Sylve ». ré tio n av ér ée , leurs infiltrat r ne se ra it- ce
à s’ éten dr e. Leur disc or at io ns ou d’exploite sq u’ à
cherchent pas elles ex pl e » ju
A priori ils ne t si no us te ntons de nouv au té a m in im a en « Surveillé
’ils afficher on mun
l’opposition qu ant cette com
de la fo rê t ca tégorise cepend
que l’orée sque d’être
nouvel ordre. pr en dr e davantage ri
ire », en ap i : sans succès
ul ée s par « l’émissa ap rè s qu’il soit part et
des menac es fo rm ter sa pi st e il s’était envolé
Compte tenu s d’ ai lle ur s tenté de remon est demandé à haute voix s’ s tron cs de s
s avon ille s’ r l’un de
compliqué. Nou res. Un membre de la patrou bres. Il m’a semblé voir su es ou de
après quelques
mèt e des ar trace de câblag
m en t le vé la tête vers la cim l’avait escaladé. Mais aucune a fo rc és à re brousser
j’ai machinale d’ us ur e, co m me si on da ns la vé gé tation nous
s traces de nous
encoches et de e l’agitation se rapprochant
st al lé s. D
pitons in ur net.
d’en avoir le cœ
chemin avant
ns : les habitations
.
Recommandatio r pour trouver
ol er le se cteu
f Surv amen.
airières pour ex s d’exploration.
À dé fa ut , survoler les cl lle du rant les mission
f tion pe rs on ne
toute conversa la forêt du Sect
eur 3.
f Interdire e de l’o ré e de
r la surveillanc
f Augmente atégorie 4.
Pa ss ag e du Secteur 3 en C
f
COMMUNAUTÉ 017 — CODE : AUGMENTÉS
Recommandations :
3.
• Catégorisation de Sainte-Fortunade en Catégorie
rapportés de Sainte-Fortunade.
• Analyser les échantillons d’eau et de nourriture
es aux abords de Sainte-Fortunade.
• Chercher traces d’éventuelles disparitions de nomad
ler d’évent uelles infiltrations si Séquer t venait à révéler des informations sur nous.
• Surveil
R DE]
AVIA
E : [C
COD
0 27 — 1
T É de])
M U NAU ssion #171 r [Caviar on
u
COM ort de mi 47 (Secte terminati é-
0, t
Rapp embre 20 t pour ex à 23 :5 esse
r
v u t ’ag
17 no tif : Assa lève
men
ue l équipe
j e c d’en quant q
O b e n t ’ e
u n ans
alem
gn indi
e oi d nv ée dtr
: si fiabl outs. E ime. En
o n t exte visuel é g i c t
C le s la v
nage par rer
moig nfui cupé cem-
’ e s t e
o u r r é
s , a ré s,
s
:00
p
00 :0
5 2 an usée
à 00 outs à m e de 5 ses, na mus-
em eu e
COMMUNAUTÉ 023 — CODE :
MARABUNTA
Rapport de mission #127
25 septembre 2047 (Secteurs 18,
32, 47, 65, 79 et ?)
Objectif : Cartographie et reconna
issance
Nous sommes aujourd’hui en mesure
de confirmer la véracité des différent
effectués par nos convois et les com s signalements de « zones mortes »
munautés nomades avec qui nous trait
ons habituellement.
Tout d’abord, ces zones n’en form
ent en réalité qu’une seule et uniq
(désignée P1) qui nous avait été sign ue. En partant de la première zon
alée en Secteur 79, nous avons ralli e
C’est très facile : il suffit de suivre la é la suivante (P2, en Secteur 65).
bande de terre nue qui a attiré l’att
de P2 à P3 et ainsi de suite jusqu’à ention des premiers témoins. Idem
P6. Elles sont en fait toutes reliées
bande, d’une largeur variant entre cinq entre elles en une seule et même
cents et mille mètres. Quant à sa long
indéfinie. De P1 à P6 s’étendent pas ueur, elle est pour le moment
loin de cent cinquante kilomètres.
Déterminer le point de départ de cett
e « rivière » nécessitera de retourne
éventuelle P0. r à P1 pour remonter jusqu’à une
Rapport d’incid
ent #357
7 octobre 2047
(Secteur 0 et 1)
À 19 h 00, nous
av
avarie moteur im ons reçu un message de détresse
mobilisant le bus. du convoi ralliant
de situation toutes Conformément à Bourges à Saint-A
la
radio en poste à les heures. Treize minutes avant l’a procédure, ils se sont retranchés mand-Montrond. Ils ont signalé
Bourges à l’heure ub pour la nuit et on un
et l’annonce d’atta de e (so it à 6 h 57), t envoyé des rapp e
que, il n’a entendu s faits a noté un fait étrange : ma ils nous ont avertis qu’ils étaient orts
aucun son de comb lgré l’u attaqué
À 6 h 58, toutes at en arrière-plan rgence dans la voix de l’opérateu s. L’opérateur
les communicatio . r radio du bus,
ns ont été brutale
ment interrompue
Notre équipe de s.
se
passagers. Les so cours est partie à 7 h 10. Elle est
lda arrivée deux heur
de douilles, d’imp ts n’ont relevé aucune trace de es après, mais n’a
acts de balles ou lut trouvé aucune tra
d’armes quelconqute autour de la dernière position
es . C’ est comme si le co connue du bus : pa ce du bus ou de ses
Il s’agit du troisièm nvoi n’était jamais s de corps, de sa
ng,
et de mettre en pla e convoi à disparaître ainsi corps passé par là.
ce une procédure et bien en un mo
de surveillance ac is. Nous préconiso
crue. ns de passer cette
Rapport de miss zone en Catégorie
ion #359 3
18 octobre 2047
L’équipe d’interve
nt
passée en pleine ion est arrivée sans encombre à
nature, ils n’ont su Sa
bi aucune attaque int-Amand-Montrond. En dépit de
, et n’ont identifi
Rapport d’incid é aucune menace la panne simulée, et malgré une
ent #362 . nuit
6 novembre 2047
Nous sommes un
e
effectué sur le mo nouvelle fois arrivés trop tard. Il
teur un double co s’a
s’il était en mesu
re ntrôle des pièces git du quatrième convoi en deux
dès réception du de le faire (ce qu’il semblait confi les plus sensibles. Le mécanicien mois. Les ateliers
avaient pourtant
me av
intercepté le conv ssage d’alerte n’y a rien fait no rmer dans le signalement de l’ava ait consigne de réparer au plus
oi avant notre ar n plus. Les « Fant rie ). Le départ de vite
comprendre ce qu riv ôm
i a pu se passer. ée. Comme précédemment, nous es », comme les soldats les appe l’équipe de secours
n’avons pu récupé lle
Rapport d’incid rer aucun indice nt désormais, ont
ent #374 nous permettant
19 novembre 20 de
47
Une violente rixe
no
appartenant au co us a opposés à un groupe d’esc
lav
réponses sur l’atta nvoi disparu le 7 octobre 2047. Le agistes. Parmi les esclaves que no
que qu’ils ont su
fumée noire très bie. Il a été incap premier débrief de ce rescapé po us avons libérés se trouvait un so
épaisse engloutiss ab se lda
ant le bus dans un le d’expliquer ce qui s’est passé plus de questions qu’il n’apporte t
br uis se me alo rs. Se s de
uer ? Lui et les autres passagers du bu nt et un cliquetis om so uvenirs se résument
À éradiq
niprésents. à une
membres pratiqu s s’étaient réveillés
en prisonniers d’une
pour se défendre. t le cannibalisme, et conservent
Les captifs n’ont les prisonniers les communauté encore non réperto
cependant pas pa rié
rticipé (ou ne se so plus combatifs comme chair à ca e. Il semble que ses
Lorsque la comm uviennent pas avoir non, mais uniquem
un participé) à l’atta en
(a priori pour em auté a besoin de ressources, elle que du 6 novemb t
pê ve re.
davantage pour id cher tout rapprochement avec les nd ses prisonniers les plus frais
entifier cette comm disparitions). L’int comme esclaves
unauté. errogatoire des es da ns d’a
Rapport d’incid clavagistes devrait utres secteurs
ent #377 nous apprendre
26 novembre 20
Missionner 47
Oui !
COMMUNAUTÉ 037 — CODE : ÎLE DU SALUT
Projet Fédération
Rapport #23S
7 mai 2048 (Secteur 92)
Objectif : Enquête
notre mission d’enquête portait
Suite à nos premiers contacts officiels avec les occupants de l’Île du Salut,
sur les points suivants :
f ravitaillement de l’Île ;
f éventuel agenda politique/stratégique ;
f activités scientifiques.
de Caen, nous n’avons pas réussi
Situés sur un îlot de terre émergé sur le territoire de l’ancienne ville
si les bâtimen ts princip aux de l’Île du Salut correspondaient à ceux de
à déterminer avec précision
ents disponibles semblent
l’ancien CHU. La configuration des lieux, leur aménagement, les équipem
De nombre uses pièces restent pour le moment
pourtant corroborer l’hypothèse des missions précédentes.
Cela nous a permis de rester dissimu lés et de mener notre
inexploitées — ou trop délabrées pour l’être.
montée des eaux a forcé la création de nombre uses extensions : des halls
mission à bien. À noter que la ation de turbines
permis l’install
ont ainsi été reconvertis et prolongés en un débarcadère. Elle a aussi
marémotrices qui fournissent le complexe en électricité.
assurer une quelconque activité
Nous confirmons que les surfaces émergées ne sont pas suffisantes pour
de nombreux équipages de
agricole sur place. En revanche, la communauté compte comme de logique
és en fermes rudime ntaires. Les déchets orga-
pêcheurs. Les toits de quelques bâtiments ont été aménag
circuit court dans des bacs de culture d’herbes médicinales.
niques produits sur place y sont exploités en
sur l’Île.
Ces bacs fournissent la matière première pour les remèdes confectionnés
de vivres en provenance du
L’approvisionnement de l’Île repose donc largement sur un flux continu
les que les Îliens envoien t dans les villages du continent
continent. Comme supposé, les équipes médica
la viande, des conserves, et des
monnayent leurs services de soin contre des fruits et légumes frais, de
réduire des fractures, poser des
pièces détachées pour leur matériel médical. Ces « ambulanciers » savent
des remède s très efficaces. Ils arrivent à traiter
emplâtres, suturer des plaies importantes, et administrer
et les toxines les plus violents , ce qui leur assure un revenu
les maladies les plus exotiques, les venins
e de leurs connais sances, qui couvren t même des affections apparues
continu. Interrogés sur l’étendu
e qui se déroulerait sur l’Île.
récemment, les « ambulanciers » évoquent une recherche médicale continu
» reviennent avec leur patient
Les rares fois où elles sont prises en défaut, ces équipes « d’ambulanciers
Son séjour sur l’Île se conclut très souvent par une guérison et un retour
si celui-ci est transportable.
dans son foyer.
Son intensité soulève pourtant
Toute cette circulation entre l’Île et le continent est parfaitement huilée.
version officielle recueillie par les
la question de cet aménagement sur un endroit aussi peu pratique. La
expliquent qu’avant la montée
précédentes missions ne tient pas. Pour rappel, les responsables de l’Île
du CHU, qui offrait une infrastructure pratique
des eaux, des habitants de Caen se sont regroupés autour
fédérés autour du personn el soignan t, ces réfugiés ont tenté
et de larges locaux habitables. Peu à peu,
le trésor que représentaient les
d’endiguer la montée des eaux, autant pour préserver leur habitat que
transformé en île qu’ils se sont
ressources médicales de l’endroit. Ce n’est qu’une fois le CHU de facto
plutôt que de se retrouver isolés. Toujours selon
rendus compte qu’il aurait été plus simple de déménager
la version officielle, « maintenant que c’est fait, autant rester ici ».
Rapport médical
6 juin 2048
n gynécologique de
Les premières conclusions de l’exame
el : elle a déjà été enceinte. La gros-
« Suzie » sont sans app
fant a été accouché
sesse a été menée à son terme et l’en
que cette grossesse
par voies naturelles. Nous estimons
remonte à au moins un an.
de « Suzie », son bébé
D’après les dimensions du bassin
mes à la naissance.
devait faire moins de deux kilogram
er avec cert itude si elle a pu
Il est impossible de détermin s ne contient
rine est form ée mai
allaiter l’enfant. Sa poit
qu’e n’a jamais
lle
pas de lait, ce qui peut soit signifier nourriture), ou
ce de
allaité (enfant mort-né, autre sour
qu’elle n’allaite plus.
Niveau de menace à
déterminer précisémen
t
Rapport d’incident
1er août 2048
(notes préliminaires)
notre enceinte
dép lore r la pre miè re atta que à être parvenue à franchir
Nous dev ons été déto-
Au cun cou p de feu n’a été tiré contre nous, aucune explosif n’a
depuis 3 ans. oulé à l’arme blanche.
s. Tout l’assaut ennemi s’est dér
né. Les installations sont intacte court.
é « low tech » qui nous a pris de
C’est peut-être justement ce côt
pagnent
tin, deu x sur veil lan ts du cen tre médical pénitentiaire accom
À 10 h 00 ce ma moment, le lieutenant
menade dans la cour. Au même
« Suzie » et « Théo » pour une pro le mur ouest.
min ka déc ouv re que deu x de ses soldats ne répondent plus sur
Ka
le mur
deu x sold ats son t déc ouv erts morts et l’alerte est donnée sur
À 10 h 05, les es). Aucune intru-
par des morsures de bêtes sauvag
ouest. (gorges arrachées, comme empêché a posteriori
n’a pou rta nt été rep éré e. L’a bsence de caméras sur le mur a
sion
d’avoir un visuel de l’attaque.
de douze intrus
pénitentiaire découvrent le groupe
À 10 h 15, le PC vidéo du centre lage interne pour
le gril lag e oue st de la cou r. Les intrus s’accrochent sur le gril
sur
bas. ? ? ?
l’escalader et progressent tête en
Théo » ont depuis vi-
qui ont découvert « Suzie » et «
(Les membres de la patrouille bles à ceux qu’ils
né les ima ges et con firm é qu’ ils s’agissaient « d’enfants sembla
sion
ont découverts ».)
s par le groupe.
« Suzie » et « Théo » sont submergé
À 10 h 17, les deux gardiens de
e à leurs collè-
cin q aut res gar die ns ent ren t dans la cour pour venir en aid
À 10 h 19, x blessés,
s au sol. Ils cho isis sen t de pro diguer les premiers soins aux deu
gues, étendu deux gardiens ont
fuir par là où ils sont venus (les
laissant le groupe d’enfants s’en
s le quart d’heure).
succombé à leurs blessures dan
hommes
gro upe d’in tru s réa ppa rait en vue du mur d’enceinte ouest. Les
À 10 h 25, le nt au groupe de s’ar-
d’alerte, mettent en joue et intime
du lieutenant Kaminka, en état dre). Une première
intr us refu sen t d’o bte mp érer (ou ne comprennent pas l’or
rête r. Les corps à corps
aba t tro is intr us, ma is le reste du groupe est à distance de
salve de tirs : certains
vem ent qua tre sold ats , dés org anisant l’escouade (à confirmer
et blesse griè
hésité à tirer sur des enfants).
membres de l’escouade auraient
ressorti.
À 10 h 30, le groupe d’intrus est
ent dans la forêt ouest.
nd en chasse. Les intrus les sèm
À 10 h 37, une patrouille les pre
a permis la décou-
qui a été org ani sée dan s l’après-midi dans la forêt ouest
La bat tue p comporte
p. Cel ui-c i éta it cep end ant abandonné depuis peu. Ce cam
verte d’un cam sinon semaines. Une
anisée durant plusieurs jours,
des traces d’une occupation org rudimentaire pour
r une dizaine d’abris, et un bassin
fouille rapide a permis d’identifie
ère (rapport ultérieur à venir).
collecter de l’eau depuis une rivi
és.
Les intrus n’ont pas été retrouv
90
FAUNE
ET FLORE
91
Classeur de notes.
Des biologistes ? ilieu.
m
L’écriture change au?
GÉNÉRALITÉS
Père et fils
Se faire dévorer de l’extérieur est une autre sorte de
cauchemar. L’esprit n’est pas fait pour voir un humain
se faire manger, simplement manger, grandes bou-
chées pleines de dents, serres déchirant de la viande,
L’équilibre a changé. Le vivant a changé. À croire qu’il de la simple viande… Tous les anciens se souviennent
n’attendait que notre départ, à chuchoter dans notre de la première fois où nous avons vu une scène de
dos alors que nous passions la porte. ce genre. C’est une terreur d’enfant, de monstre sous
le lit. Une complète annihilation. Nous avions oublié
Nos symboles ont disparu avec nous. Nous avions que nous étions de la nourriture. Ma scène à moi, la
classé le vivant par petites fiches, par animaux virils, femme était encore vivante. Elle geignait doucement,
puissants, agressifs : ceux qui méritaient notre atten- elle n’avait plus la force pour crier, pour se débattre.
tion, notre respect, et les autres… les petits, les faibles, Son ventre était gonflé, et je pense qu’elle était malade,
les discrets. Je me souviens d’un livre de peintures quelque chose de grave, qui avait pris son temps pour
d’animaux. Évidemment, le premier d’entre eux était l’affaiblir. Elle s’était vue mourir depuis longtemps.
un lion, c’était un portrait royal, splendide. Une seule C’étaient des louveteaux qui la mangeaient. Ils étaient
phrase était écrite à côté, comme si elle se suffisait à petits, et leur mère avait sans doute choisi cette proie
elle-même : « À tout seigneur tout honneur. » pour sa faiblesse, justement. Une sorte d’apprentis-
sage. Les louveteaux avaient la même position que s’ils
Les choses ont changé. Si nous pouvions encore avaient tété la femme à l’agonie. J’avais hésité, et puis
imprimer des livres, peindre des tableaux, nous ne fait un pas en avant. Je ne sais pas ce que je voulais
mettrions pas un lion face à cette phrase. Non, il faire : tuer la femme, chasser les louveteaux ? J’avais
faudrait y dessiner des grouillements : ceux, noirs, entendu un simple grondement, et mes yeux avaient
chitineux et sifflants des scarabées, ou bien les roses, croisé le regard de la mère louve. Je m’étais arrêtée.
humides et collants des vers. Il faudrait réussir à des- Figée. Je n’avais pas besoin de comprendre mieux. Elle
siner le vrombissement des ailes dures des libellules, ne me laisserait pas déranger ses petits.
L A FA U N E
le lourd bourdonnement des ruches coulantes d’un
miel couleur de cendre. Il faudrait dessiner des nuages
de guêpes, des masses d’asticots blancs, d’asticots à
viande, transposer les cocons bruns et durs des pupes
dans lesquelles des choses répugnantes grandissent.
92 Je me souviens des images des premiers confinements,
À tout seigneur tout honneur. La vermine est le sei- à la télévision. On voyait des sangliers, des cerfs dans
gneur de notre monde. Elle l’a toujours été. Nous avons les rues vides des villes. Premiers explorateurs, pre-
simplement refusé de le croire. miers curieux. Ils venaient voir. Nous partis, ces lieux
N OT R E V I A N D E
étaient finalement comme tous les autres. Les villes
n’étaient pas le souci, ne l’avaient jamais été. Nous
étions la barrière, nous étions la terreur. Sans humains,
les bêtes n’ont plus peur. La majorité d’entre eux est
née après l’effondrement. L’odeur de l’homme n’est
Il nous a fallu redécouvrir les parasites. Nous étions plus un signal d’alerte. Il n’y a plus d’odeur d’homme,
habitués à une nourriture propre, lavée, nettoyée. Des ali- de toute façon : les morts ne sont plus qu’un reste de
ments stables, dont nous étions les seuls à profiter. Nous parfum au fond d’un tiroir de commode que personne
avons dû réapprendre le partage. Vers, larves, traces de n’a ouvert depuis quinze ans, et les vivants puent la
morsures, vibrions, chaque fruit sert à plusieurs orga- crasse et la boue. Il n’y a plus d’odeur d’homme. Les
nismes, chaque morceau de chair profite à beaucoup. animaux n’ont jamais croisé de voiture, ces béliers de
Le mot « proie » reprend son sens. Il faut se battre, lutter métal qui les tuaient en plein bond. Ils n’ont jamais
pour obtenir de quoi manger : pour être le seul à y poser entendu de fusil, ou si rarement qu’ils n’en ont pas la
la bouche. Il n’y a plus de porte derrière laquelle ranger mémoire collective. Ils nous ignorent. Ils se moquent
ce que l’on mange, et ici, tout le monde a faim… de notre existence. Nous ne sommes plus assez nom-
breux pour qu’ils nous prêtent attention.
On nous dévore. De l’intérieur comme de l’extérieur.
Nos ventres grouillent, nos cheveux, nos déjections. Tout Certains chamans disent qu’ils peuvent approcher les
gratte et tout est habité. Même les champignons se logent bêtes, simplement en tendant la main vers eux. Cela,
en nous, et les infections ne se soignent plus, pas sans je l’ai vu, j’en ai été témoin. Des biches, des faons, des
antibiotiques. Cette présence inévitable peut rendre fou : moutons redevenus sauvages, des cochons échappés,
savoir que des bêtes grouillent dans nos estomacs, nos mais rien de plus. Les sorciers affirment aussi que
intestins, est une idée qui révulse, et on voudrait se les ours leur obéissent, les grands cerfs, ils racontent
vider, se nettoyer, se purger, sans jamais y parvenir. que dans les forêts profondes, là où personne ne va,
Parfois, on les sent. Sous la main, la paume posée sous la méga faune préhistorique est de retour : mégacéros,
les côtes, contre la gorge. Des nœuds de vers glissant ours des cavernes, et qu’ils parlent en rêve, ou com-
sous la chair. J’ai connu un survivant qui avait bu des muniquent avec les esprits. Cela, je ne l’ai jamais vu,
produits chimiques dans l’espoir de les tuer. Sa bouche et je ne le crois pas.
était brûlée, sa langue noire, mais il avait toujours les
mêmes parasites que nous tous.
Ce qui est évident, c’est que les animaux ont gran- L A F LO R E
di. Comme s’ils s’étaient faits discrets pendant notre
présence sur Terre, comme s’ils avaient baissé la tête Il y a l’évidence : les murs de béton sur lesquels
en attendant notre disparition. Ils sont plus beaux, grimpent les ronces, le lierre. Les autoroutes coupées
aussi, il faut l’avouer. Les papillons sont d’un bleu par des racines sorties du goudron. Les rues où le
miroitant qui blesse les yeux lorsque le soleil s’y reflète, vent a soufflé de la terre et où les graines ont poussé
les libellules sont longues comme l’avant-bras, leurs comme elles venaient. Les potagers enfuis des jardins
yeux brillent comme du marbre. J’ai vu des renards et des terrasses, leurs gros fruits roulant sur le bitume.
qui m’arrivaient aux hanches, et la peau d’un loup tué Les appartements envahis par des fleurs autrefois en
par un chasseur, qui, étendue, du bout de la queue à la pot, entretenues avec un soin maniaque, recouvrant
tête, faisait bien trois mètres. Cela, je l’ai vu. Des pois- les os de leurs anciens propriétaires… Les arbres des
sons, aussi, des remous dans l’eau qui ne pouvaient parcs ayant repris leur liberté, les haies, les branches,
pas être causés par les carpes et les truites d’avant. la verdure enfin libre de nous, de nos cisailles, de
J’ai vu des gueules de brochet pointer à la surface, des nos lames.
choses énormes, des choses glissant sous l’onde. Le
museau d’un esturgeon, pointu comme une dague, et Et puis il y a le reste, ce qu’on n’imaginait pas. Le
plus haut que moi. Des oiseaux inconnus qui s’envolent monde a toujours été un univers d’insectes, de ver-
d’une branche, dans un bruit de plumes froissées, aussi mine, mais notre chimie et nos médicaments les
rouges et jaunes que les anciens perroquets. tenaient à distance. Ils grouillaient ailleurs, loin, sur
des continents, dans des corps auxquels on refusait
Ils sont plus terrifiants, aussi. Un je-ne-sais-quoi qui de penser. Mais maintenant, ils sont là, à butiner,
met mal à l’aise. Je crois qu’ils savent. Notre fin, notre manger, piquer, pomper, se reproduire. Et les plantes
déchéance : c’est nous qui sommes leurs invités, main- leur ont répondu… Après tout, leurs évolutions et leurs
tenant. Nous les avons chassés, tués, dévorés, réduits existences ont toujours été liées. Les fleurs sont plus
en esclavage depuis la nuit des temps, nous avons larges, plus grosses. Elles se sont faites accueillantes
bâti notre identité d’espèce sur la souffrance que nous pour leurs nouveaux hôtes, eux aussi plus lourds et
leur avons infligée. Ils le savent. Tous. Ils nous suivent, gourmands. Elles ont des parfums si sirupeux qu’on y
parfois. Sans nous attaquer. Leurs pas dans nos pas, étouffe, des nuages de spores épais comme des brouil-
en presque silence, comme pour nous accompagner lards. Les fleurs et les insectes se parlent, se séduisent,
jusqu’à la sortie d’un lieu qui est le leur… Et nous et leurs amours nous sont toxiques. On peut manquer
n’avons nulle part ailleurs où aller. Nous n’avons ja- d’air dans ces fumées, et y mourir si on n’en sort pas 93
mais eu d’ailleurs. Le jour où j’ai vu une larve de très vite.
quelque chose, une larve aquatique longue comme
ma jambe, articulée et couverte de sable, en train de Il y a les forêts mortes, les forêts de bois poreux, parce
manger un serpent d’eau : j’ai compris à quel point que leur sol est infesté de lombrics, au point qu’ils ont
nous étions petits et fragiles, et que le monde qui dévoré toutes les racines des arbres. Je l’ai vu de mes
venait n’avait pas de place pour nous. La larve était yeux : je marchais entre les troncs et le sol me sem-
si dure, si grande, que j’entendais ses chélicères faire blait… flasque, bourbeux. Quelque chose n’allait pas,
craquer les os du reptile. mais je ne comprenais pas quoi. J’ai touché à un arbre.
Un seul. Il s’est effondré dans un bruit de glissement,
Ils ne semblent pas malades. Ils ne sont plus pelés. et sa chute a emporté les autres. J’ai eu la présence
Ils prospèrent. Ils ont tous des mines de petits rois d’esprit de serrer mon manteau sur mon nez et ma
ayant vu leur prédécesseur se faire décapiter. Ils font bouche pour ne pas respirer cette sciure. Je suis sortie
du bruit. Ils aboient, jappent, hurlent, appellent. Ils de là en courant, à bout de souffle, les yeux rouges,
ne se cachent plus. Ils communiquent les uns avec les brûlants, la peau des paupières à vif.
autres, entre espèces, je veux dire, et je comprends
que toute notre logique de tour d’ivoire était un cul- Les sèves, les sucs, les poisons ont changé. Les plantes
de-sac. Nous voulions être seuls, intouchables, trop ont muté, ont répondu à des évidences que nous, hu-
hauts pour le reste du vivant. C’est ce qui s’est passé. mains, ne pouvons pas comprendre. Je n’ai jamais été
Et nous sommes morts seuls et intouchables, au milieu botaniste, je ne me suis jamais intéressée aux végé-
de races que nous avions méprisées, mais qui vivent taux, mais je sais quand je vois quelque chose pour la
encore, qui chassent et baisent et donnent naissance première fois. C’est le cas de beaucoup de plantes. Et
et élèvent leurs petits. Témoins de notre fin d’agonie. quand la faim est là, présente, dense, en compagne de
route moqueuse, il faut choisir… Manger et prendre le
risque de s’empoisonner, ou mourir tout court.
L’ H O R I Z O N C E U X- Q U I - R É G R E S S E N T
Avant, nous vivions dans les villes, et le territoire entre Il y a ceux qui ne sont plus tout à fait humains…
les agglomérations était un problème à régler, était une
sorte d’erreur. Aujourd’hui, c’est le contraire. Ce sont Ils tentent de se fondre, de se faire oublier, peut-
les villes qui se font lentement digérer par l’extérieur. être. De se faire pardonner ? Ils voudraient redevenir
Ce sont les anciennes zones sauvages qui offrent la comme eux, les enfants de la Nature, les animaux…
sécurité, qui sont synonymes de nourriture et d’abri. faire oublier que durant toute notre histoire nous nous
Ce sont les villes qui s’effacent et s’amenuisent. sommes dressés contre Elle, le poing levé, à lui donner
des ordres, à vouloir la mettre à genoux.
L’horizon a changé. On ne voit plus rien d’en haut,
déjà. Plus d’immeubles, d’avions, de photos prises Certains vivent nus dans des terriers, des couloirs.
du ciel. Les cartes restantes sont des repères, parfois Leurs ongles sont arrachés, leurs mains calleuses.
erronés, mais il faut tout faire à pied, tout découvrir, Leurs coudes et leurs genoux saignent et croûtent à
tout gagner. Tout vaincre. Chaque kilomètre a ses force de se traîner comme des taupes.
dangers, son prix, ses découvertes. On ne voit rien
arriver, ou plutôt on ne se voit pas arriver avant qu’il Certains se coupent la chair et passent les blessures
soit trop tard : un mur rouge entourant un village, à la cendre, pour se dessiner des stries, des marques,
dur comme de la brique, l’encerclant dans un étau. des signes. Des taches. S’inventer des pelages et des
On veut passer, on escalade, et le lieu est silencieux, carapaces.
sans plus aucune matière vivante, ni chair, ni herbe, ni
même os. Rien. De la terre et des pierres. Le verre des Certains se recouvrent d’essence pour luire comme de
anciennes fenêtres, les carreaux du sol des cuisines… la chitine, des verts et des bleus, et ceux-là s’immolent
et rien d’autre. On entend un grouillement, si on prête aussi, partent en grandes flammes puant la graisse,
l’oreille, un vrombissement bas, et on comprend que rituels de mort sans aucun but.
le mur d’enceinte est une termitière ou quelque chose
d’approchant, et que les insectes ont tout simplement Certains enferment leurs mains, leurs pieds, leur vi-
assiégé les survivants installés là. sage dans des cages d’osier où grouillent des guêpes,
et affirment que leur venin leur apprend le langage de
Un marais qu’on pense pouvoir traverser, mais dans la Nature, et qu’ils obéissent à sa voix.
94 lequel on glisse, on perd pied. On décide de le lon-
ger, mais sans savoir quand on trouvera un passage Certains semblent normaux, compréhensibles, et sou-
ni même si on en trouvera un… Des jours de boue, dain ils vous prennent par la main et vous emmènent
d’essais, d’empêtrement dans un sol qui veut vous dans un bâtiment vide, dans ses sous-sols, ouvrent une
engloutir. porte pour que vous puissiez voir, et derrière il n’y a
qu’un sol effondré, un trou, un nid crasseux où gisent
J’ai vu un château dévoré par les ronces. Cela ne me des nourrissons en tas, les uns sur les autres comme
ressemble pas, mais j’ai passé des jours pour trouver autant de bébés rats, et on vous les montre du doigt
comment y entrer. C’était tous les contes de fées de comme s’ils étaient des trésors, des miracles, et ils le
mon enfance, toutes ces peurs qu’on savoure parce sont, sans doute, mais vous ne voyez que leurs yeux
qu’on sait qu’elles ne sont pas réelles. Derrière ces trop pâles, aveugles parce qu’ils n’ont jamais aperçu
murs, il y avait le dernier goût de ma vie d’avant. la lumière du jour.
L’adieu total à mon enfance. J’ai trouvé un passage
moins dru, et j’ai coupé, lentement, avec précaution. Certains se plantent des clous dans la tête pour imiter
Les ronces étaient terribles, aiguës, et ma lame n’était les scarabées et leurs couronnes de cornes, et la chair
pas longue. Mais c’était plus fort que moi, je vou- autour se nécrose et suinte… Celui qui porte ces cornes
lais voir. Je voulais passer cette porte. Et je l’ai fait. est roi ou reine, jusqu’à ce que l’infection l’emporte.
Les mains en sang, brûlantes de la sève des ronces.
J’ai visité ce château. Il était vide, bien entendu. Sauf Il y a cette frange de survivants qui refusent leur
une pièce, une seule. Pleine de petits cadavres. Des humanité. Ils me terrorisent. Ils me fascinent. Ils ont
enfants. Une dizaine. Des squelettes blancs, dans un des mots, des gestes, des codes, qui me sont incom-
salon à grandes fenêtres où glissait le soleil. On avait préhensibles. Et pourtant, je vois la part de beauté
placé un jouet à côté de chacun, et le plastique ou dans leur course à la mort. Dans leur course à l’oubli.
la peluche était décolorée, aussi blafarde que les os
qui gisaient là. J’ai dormi avec eux. Roulée dans un Ils sont animaux. Ils ne parlent plus. Ils ne cherchent
coin de la pièce, à côté d’une cheminée gigantesque, plus le contact avec les humains. Ils vivent dans l’entre-
éteinte depuis si longtemps qu’elle était froide comme deux, une sorte de marge sans nom, inconnue du
une tombe. Je n’aime pas y repenser. Ça fait trop mal. monde d’avant. Je ne sais pas s’ils sont en régression
Je voulais juste que quelqu’un veille sur eux encore ou en avance… S’ils sont le monde qui vient, ou s’ils
une fois. font partie des déchets de celui qui finit de mourir.
REPÈRES
VERMINE PATTES STRUCTURE GUEULE EXEMPLES
Tête + Thorax +
Insectes 6 Mandibules Poux, puces, morpions
Abdomen
Céphalothorax + Tiques, acariens,
Arachnides 8 Chélicères
Abdomen araignées
Tête + Mille-pattes,
Myriapodes Plus de 8 Pattes-mâchoires
Thorax segmenté scolopendres
Tête +
Isopodes Plus de 8 Thorax segmenté + Mandibules Crustacés, cloportes
Queue
P R O C E S S I O N N A I R E VO R AC E
protègent à la fois des agresseurs et des basses tempé-
ratures, ce qui leur permet de rester actives en hiver
en se contentant de sortir pour se nourrir aux heures
Observation : 2 février 2038 les plus chaudes de la journée. Ça n’a pas manqué :
Taille : 10 cm quand les gars sont entrés en contact avec des poils
Localisation : sous-bois, Brive-la-Gaillarde urticants dispersés çà et là par les chenilles, certains
ont développé une réaction allergique : nausées, vo-
L’escouade a attendu les températures hivernales pour missements, œdème et début de nécrose au niveau
96 lancer une mission d’exploration dans ce coin de fo- des voies respiratoires. Le doc a cru qu’il s’agissait
rêt où, dit-on, des caches d’armes ont été planquées d’une réaction à des morsures d’araignées passées
pendant le grand effondrement. C’était une mesure inaperçues et a administré notre cocktail antivenin
de précaution : les éclaireurs avaient révélé des toiles classique aux malheureux, sans aucun résultat. Le
d’araignées géantes dans les arbres de cette zone et temps d’être contacté, de comprendre la situation et
les araignées sont en général inactives pendant l’hiver. de pouvoir les conseiller pour sortir de ce guêpier, il
Malheureusement pour eux, ils avaient confondu toiles était trop tard. Le bilan est lourd : cinq blessés et un
d’araignées et nids de chenilles processionnaires. Si mort. Le pire, c’est que les locaux connaissaient la
j’avais été là pour les prévenir… Hélas, j’étais encore présence de ces chenilles dans la forêt, mais le travail
en mission humanitaire auprès de Michel Adir et de de renseignements préalable à l’expédition avait été
ses « junkies » à ce moment-là et, quand j’ai reçu leur très mal fait. Mon absence et cette négligence ont
appel de détresse, le mal était déjà fait. abouti à un désastre. Je ne risque plus d’avoir de bon
de sortie avant longtemps…
Le problème posé par les chenilles processionnaires est
double : d’une part, leurs poils urticants peuvent en-
gendrer de graves réactions allergiques. D’autre part,
les nids qu’elles construisent et qui peuvent abriter des
FOURMI DES BOIS
Observation : janvier 2036
Taille : 2-30 cm
Localisation : forêt de Chambaran, Isère
T E R M I T E C R AC H E U R D E CO L L E
bien plus encore, et vous comprendrez que personne
n’ose se frotter à ce super-prédateur des airs. C’était
pourtant l’insecte préféré de mon ami Jan Matthews.
Observation : 16 avril 2032
Taille : 2-10 cm
Localisation : vallée semi-aride, Roussillon
H Y È N E TA C H E T É E
ne montrent aucune agressivité ou méfiance à leur
encontre, même les parents prenant soin d’une portée.
Très bel exemple de coexistence pacifique homme-
Observation : 1 février 2033 oiseau. Ils semblent aussi partager quelques parasites
Taille : 1,50 m et j’en ai profité pour récolter quelques spécimens
Localisation : rive de l’Aude, Carcassonne d’arthropodes vivant dans ce biotope très particu-
lier, dont une espèce d’araignée cavernicole que je
Aujourd’hui j’ai eu le plaisir rare d’observer quelques ne connaissais pas.
hyènes tachetées s’abreuvant auprès d’un cours d’eau
pendant quelques minutes. J’ignore si elles m’ont re- Par contre, je n’ai toujours pas percé le secret de la
péré et encore moins si elles m’ont reconnu, mais je « soupe » qu’ils ingurgitent régulièrement et qui leur
suis certain qu’il s’agit d’individus de la meute qui ac- permet de se nourrir de viande faisandée sans risquer
compagnait la bande d’Hassan le fou que nous avons l’intoxication. Une fois de plus, le vieux chaman de la
combattue il y a deux ans. tribu a refusé de m’en dire plus. J’ai cru deviner qu’il 99
s’agissait d’un mélange d’herbes et de bile de vautour.
Je me souviens qu’à l’époque mes services avaient Ne faisant pas partie de la tribu je n’ai jamais pu y
été expressément mandés car ledit Hassan avait goûter… Mais je ne regrette guère !
pour folle ambition de répandre en Europe un
insecte mortel et mystérieux qu’il appelait « la
punaise de Miyaneh ». Cet insecte, ai-je décou-
vert, était en fait une tique (Argas persicus)
impliquée dans la transmission du virus de
la fièvre hémorragique de Crimée-Congo.
Heureusement, Hassan et sa bande avaient
été exterminés par une coalition de forces
armées locales avant d’avoir pu exécuter
leurs noirs desseins. Mais il faut croire que
quelques-unes des hyènes qui les accom-
pagnaient étaient parvenues à survivre.
Je n’en suis pas étonné : ces animaux
sont durs au mal et d’un opportunisme
remarquable. Je suis curieux de sa-
voir si les hyènes que j’ai observées
aujourd’hui sont porteuses de ces
fameuses tiques… Mais je suis seul
et faiblement armé : c’est un mys-
tère qui attendra d’être résolu un
autre jour.
MOUCHE À VIANDE
Observation : 18 mai 2045
Taille : 5 cm Le défilé des charognards — ordre d’apparition
Localisation : forêt de feuillus, Avesnois des insectes nécrophages sur un cadavre
Mon imprudence a failli me coûter cher au-
jourd’hui. Je recherchais des capricornes sur les ÉTAT
PÉRIODE INSECTES
chênes et hêtres de cette forêt du nord de la France DU CADAVRE
quand je me suis fait surprendre par un escadron
de guêpes noires (Vespa nigra) en chasse. Pour leur Diptères des familles
Premières
Cadavre
échapper, je n’ai eu d’autre choix que d’utiliser la encore des Calliphoridae et
heures
dernière ampoule de mon mélange putrescine/ inodore Muscidae
cadavérine. À peine avais-je claqué l’ampoule
contre ma poitrine que l’odeur nauséabonde de Odeur cadavé- Apparition des diptères
Premiers
la substance m’a agressé les narines, manquant de rique carac- de la famille des
jours
me faire défaillir de dégoût. Mais l’essentiel était téristique Sarcophagidae
ailleurs : aux yeux et antennes des guêpes j’étais
100 devenu un cadavre en décomposition et elles ont Jusqu’à
Coléoptères de la
immédiatement cessé de s’intéresser à moi. Par Odeur de famille des Dermestidae
trois
contre je suis devenu un véritable aimant à né- beurre rance et lépidoptères de la
mois
crophores et mouches à viande. Impossible d’être famille des Tineidae
discret : c’est un véritable nuage bourdonnant qui a
accompagné chacun de mes pas tout le reste de la Diptères des familles
journée. Heureusement que les mouches à viande des Syrphidae et
sont inoffensives pour les vivants car elles ont dû De 3 à Odeur de des Piophilidae,
me pondre des milliers d’œufs sur tout le corps. 6 mois vieux fromage coléoptères de la
Vivement un bon bain ! famille des Cleridae
(couleurs métalliques)
Coléoptères des
es pondent De 4 à
Je sais que certaines mouches nécrophag
Odeur
familles des Silphidae
dre un temps 8 mois d’ammoniac
sur les animaux agonisants pour pren et des Histeridae
is le père pré-
d’avance sur leurs compétiteurs. Ma De 6 à Dessèchement
, ils jouaient
tend que, dans son ancien bataillon 12 mois du cadavre
Acariens
des batailles
avec une mouche « spéciale » la veille
e étai t relâchée Coléoptères de la
pour exorciser leurs peurs. La mouch famille des Dermestidae
se poser au
au centre de la pièce et, si elle venait es d’un De 1 à
3 ans
Dessiccation
se nourrissant de
lèvr complète
coin de l’œil ou à la commissure des matières sèches (peau,
lait pondre
des joueurs, cela voulait dire qu’elle vou mourir fourrure)
ait
et qu’elle prédisait que le joueur all
t en pleine
dans les prochaines 24 h. Même s’il étai étaient
ire,
santé ! Les autres joueurs, au contra
le pèr e, ça s’est
sûrs d’être épargnés. Et d’après
nerve quand
toujours vérifié. Mais c’est ce qui m’é
il est sérieux
il est saoul : on ne sait jamais quand
les chocottes.
ou quand il veut juste nous flanquer
LIMACE PORTUGAISE
Observation : 30 octobre 2028
LA HORDE
CANTHARIDE IRISÉE
Taille : 10 cm
Localisation : zone urbaine, Strasbourg
Nous ne nous sommes pas attardés longtemps sur les Observation : 13 juin 2030
terres du Kaiser de Strasbourg. C’est, de mon point Taille : 5 cm
de vue, un dangereux individu assoiffé de pouvoir et Localisation : Bretagne
dépourvu de sens moral, mais le major pense qu’il
fera un allié temporaire utile. Cette visite m’aura tout Je ne sais pas vraiment s’il convient de parler de mi-
de même permis de découvrir la façon originale dont gration, d’essaimage ou d’émergence en masse avec
le Kaiser procède à ses opérations de « nettoyage ». cette espèce. Toujours est-il que cela fait plusieurs
Après avoir assisté à l’exécution de deux prisonniers, années que des nuages de ces petits coléoptères aux
effectuée, j’en suis convaincu, dans le seul but de nous jolis reflets dorés s’abattent sur la Bretagne à la même
impressionner, j’ai constaté que les corps avaient été période de l’année. Les insectes profitent des heures
emportés et jetés dans une grande piscine vide dont chaudes de la journée et du crépuscule pour effec-
le fond était recouvert de feuilles mortes. tuer des vols (plutôt rasants et maladroits) pouvant
regrouper plusieurs dizaines de milliers d’individus.
Curieux, je me suis approché pour voir de quoi il en Cette espèce ne pose pas une menace directe pour
retournait : les feuilles mortes abritaient en fait des l’homme : il s’agit certes d’un prédateur mais il n’est
centaines de limaces. Je ne suis pas spécialiste mais nullement intéressé par les mammifères et ne chasse
je pense avoir reconnu la limace portugaise Arion que de petits insectes, même en groupes.
lusitanicus. Il faut croire que son régime alimentaire
s’est diversifié car les limaces ont rapidement convergé Le problème, et il est de taille, c’est que les cantharides
vers les corps encore chauds. Étrangement, elles se irisées contiennent une substance chimique toxique,
sont d’abord contentées de recouvrir les cadavres de la cantharidine. Celle-ci peut brûler la peau et les
mucus, et ce n’est que le lendemain que la véritable yeux, et son ingestion peut entraîner vomissements,
curée a commencé : les corps ont alors été entièrement saignements urinaires, ulcères et lésions au système
dévorés en l’espace de quelques heures, ne laissant digestif. La surdose est hélas mortelle. Pour éviter que
que les os. Je pense que le mucus de ces spécimens les animaux n’en ingèrent accidentellement ou que les
doit contenir des enzymes ou une substance corrosive insectes polluent l’eau ou les réserves de nourriture, les
dont l’action facilite l’assimilation de la nourriture… gens du coin se calfeutrent dès l’apparition des pre-
mières cantharides et restent en état de confinement
Me voyant plongé dans mes observations, le Kaiser complet jusqu’à ce qu’elles aient disparu. La période
s’est approché de moi et m’a dit : « Vous appréciez le de ces vols massifs est brève (7 à 10 jours d’après les 101
spectacle, docteur ? Si j’avais su, je les aurais fait jeter observations des locaux), mais les puits et réserves
dans la fosse vivants et ligotés : cela aurait été bien plus d’eau peuvent rester longtemps contaminés.
divertissant ! » Puis il s’est éloigné dans un éclat de rire.
Un personnage répugnant, bien plus que ses limaces. À noter que certains semblent tirer parti de cette
période : j’ai ainsi croisé un homme se prétendant
apothicaire affairé à la récolte des cantharides. Il m’a
expliqué qu’à faible dose la cantharidine était un
aphrodisiaque puissant et que la poudre qu’il fabri-
quait avec cet ingrédient avait beaucoup de succès. Je
Plantes toxiques (potentiellement mortelles) à connaître n’ai pas été convaincu par son bagout mais je lui ai
et symptômes d’intoxication : quand même acheté un sachet de sa poudre. Pour la
• Aconit napel : picotement des extrémités, nausées science, bien sûr…
et vomissements, difficultés respiratoires, troubles
cardiaques.
• Belladone : tachycardie, hallucinations, paralysie
cardio-respiratoire.
• Colchique : troubles digestifs, diarrhée, refroidissement,
perte de sensibilité.
• Euphorbes (latex) : irritations cutanées, troubles
neurologiques, hépatiques et cardiaques.
• Grande ciguë : vomissements, hypersalivation, paralysie.
• Laurier rose : troubles digestifs, neurologiques
et cardiaques.
• Lierre (baies) : irritations, convulsions, troubles
respiratoires.
• Muguet : vomissements, diarrhée, arythmie cardiaque.
• Ricin (graines) : irritations oculaires, difficultés
respiratoires.
FOURMI MARAUDEUSE
J’ai appelé les membres de l’escouade à l’aide, mais
Observation : 13 juin 2034 en vain : tant qu’ils n’avaient pas l’assurance que la
Taille : 1-50 cm combinaison était efficace, ils risquaient de subir le
Localisation : forêt des Andaines, Normandie même sort que le mien en s’approchant. Seul le feu
aurait pu faire reculer la colonne… Enfin, après une
Je jure que je ne boirai plus jamais. Que je ne parierai heure d’un interminable supplice, les fourmis ont
plus jamais. Et que je ne ferai plus jamais les deux à abandonné mon corps désarticulé mais décidément
la fois ! Aujourd’hui j’ai vécu l’une des expériences les trop coriace à leur goût. Les autres sont venus me tirer
plus atroces de ma vie. J’ai fait passer l’épreuve du de là aussi vite qu’ils ont pu. Trois jours plus tard, je
feu à notre nouvelle combinaison anti-insectes en me ne parviens toujours pas à marcher et c’est à peine
plantant devant une colonne de fourmis maraudeuses si je trouve la force d’écrire. La combinaison, elle, a
en marche. Normalement, la combinaison aurait dû gagné le respect de tous.
PUNAISE DIABOLIQUE
être vide et enduite de sang de porc pour inciter les
fourmis à l’attaque mais, suite à un pari perdu, je
me suis retrouvé en chair et en os à l’intérieur de la
102 combinaison à attendre que les fourmis tentent de Observation : 15 novembre 2033
me déchiqueter. Les voir approcher était un spectacle Taille : 10 cm
impressionnant : cette espèce avance comme une co- Localisation : immeuble de béton, Grenoble
lonne compacte dont la première ligne est très étirée
en largeur pour ratisser un maximum de terrain et Le major tient enfin sa revanche. Deux ans après que le
de proies. conseil des communautés de Grenoble a refusé l’asile
à notre escouade après une rude bataille, de peur
Dès que les ouvrières ont détecté le sang de porc des répercussions diplomatiques, il est parvenu à les
sur ma combinaison, toutes les fourmis ont convergé mettre à sa botte, le tout sans verser la moindre goutte
vers moi. En un éclair, des milliers d’insectes m’ont de sang. Mais il faut que je reprenne depuis le début.
recouvert de la tête aux pieds pour tenter de percer Nous avions eu la chance exceptionnelle de tomber
ma combinaison. À travers la visière, je les voyais au cours de nos récentes pérégrinations sur un stock
battre frénétiquement des mandibules, heureusement de phéromones bien planqué au fond d’un ancien
en vain. Les ouvrières mineures n’ayant pas eu le suc- laboratoire de lutte contre les ravageurs. Il s’agissait
cès escompté, ce furent les autres castes d’ouvrières d’une phéromone d’agrégation de la punaise diabo-
guerrières du centre de la colonne qui vinrent s’essayer lique. Les individus de cette espèce ont pour habitude
à la curée, chacune plus grande et plus dangereuse de se rassembler à l’approche de l’hiver pour former
que la précédente : les ouvrières majeures, les ouvrières des groupes compacts de centaines, voire de milliers
super-majeures et enfin les ouvrières super-majeurs d’individus, et passer en dormance les mois les plus
gigantesques, véritables petits bulldozers de 50 cm froids de l’année. Le major a vu dans cette découverte
de long aux mandibules démesurées et à la force her- un moyen de se venger des notables de Grenoble.
culéenne. La combinaison avait beau être aussi solide
qu’escompté, je sentais la puissance de leurs morsures
qui se refermaient sur mes membres comme des te-
nailles. Agrippé par une douzaine de ces monstres,
je suis tombé sur le sol. Elles ont alors fait ce que les
fourmis qui chassent en groupe font de mieux : elles
ont tenté de m’écarteler. Privé de tout mouvement, la
douleur m’est vite devenue insupportable et je me suis
mis à hurler, couvrant à peine le chuintement furieux
des milliers d’arthropodes qui me transformaient en
monticule de chitine.
Notre mission dans les tourbières camar-
guaises a été couronnée de succès : nous
humain : recouverts d’une couche d’éphémères, nous
avons récolté des milliers d’œufs de mous- ne sommes plus que de vagues silhouettes dansantes
tiques du genre Aedes, qui peuvent survivre au milieu d’un tourbillon de chitine argentée et d’ailes
diaphanes. La voix du chaman nous parvient à travers
des mois au sec et n’éclosent qu’après sub- les froissements d’ailes et de pattes et continue à nous
mersion. Si le major ordonne une nouvelle guider dans le chaos. La sensation de libération et
d’abandon de cette transe est indescriptible. Enfin,
opération de « nettoyage », nous aurons de quand la voix du chaman retourne au silence, nous
revenons petit à petit à la réalité.
la matière première…
L’émergence des éphémères est une fête pour tous les
habitants du marais car ces insectes sont des proies
faciles et parfaitement comestibles. À l’aide d’im-
menses épuisettes, les membres de la tribu récoltent
Une fois le mois de novembre venu, nous nous sommes les insectes tombés à la surface de l’eau comme s’il
introduits nuitamment au rez-de-chaussée des im- s’agissait de feuilles fortes. Tous les prédateurs du
meubles où résident les hauts dignitaires de la ville et marais s’en donnent à cœur joie, même si les libel-
y avons répandu tout notre stock de phéromones. En lules éprouvent quelques difficultés à naviguer dans ce
quelques heures, le bas des immeubles grouillait de di- brouillard vivant. La vie des éphémères est très courte
zaines de milliers d’insectes, piégeant les habitants des et ne dépasse pas la semaine pour les adultes. Si les
immeubles à l’intérieur. Car si les punaises diaboliques membres de la tribu s’y prennent bien, ils parvien-
ne sont pas prédatrices, elles exsudent néanmoins une dront à récolter de quoi se nourrir pendant plusieurs
substance repoussante quand on les dérange et cette semaines dans ce laps de temps.
L A H O R D E D É T R I T I VO R E
substance provoque nausées et vomissements chez
ceux qui la respirent. Paniqués et coupés du monde, les
membres du conseil et leurs ouailles n’ont eu d’autre
choix que de nous demander de l’aide, aide que nous Observation : 22 Octobre 2032
leur avons vendue à un prix sciemment exorbitant. Taille : 1-30 cm
Puis nous avons procédé à la désinsectisation : nous Localisation : paysage urbain, Berlin
nous sommes équipés de masques à gaz, nous avons
enfumé les insectes et nous les avons aspirés à l’aide La blatte, insecte grégaire par excellence, a atteint de
d’aspirateurs modifiés. En une journée, les immeubles nouveaux niveaux de sociabilité. Ainsi, il est fréquent
étaient à nouveau accessibles quoique toujours nau- que les hordes de blattes d’aujourd’hui comportent plu-
séabonds, et nous avons pu nous retirer comme des sieurs espèces coexistant en harmonie mais également 103
princes, plus riches d’un stock d’essence, de cartouches d’autres espèces d’insectes détritivores, voire d’autres
et de médicaments à faire pâlir le plus précautionneux types de vermine comme les rats et les perce-oreilles.
des survivalistes. Certains chamans voient dans ces conglomérats d’es-
É P H É M È R E FA S C I É
pèces un symbole de ruche primitive ou d’un possible
chaînon reliant le totem de la Horde à celui de la
Ruche. Toujours est-il que ces hordes hétérogènes
Observation : 1-8 mai 2042 sont devenues une vision commune dans les vestiges
Taille : 1 cm des cités humaines, en particulier les supermarchés et
Localisation : marais poitevin autres lieux ayant servi à entreposer de la nourriture.
C’est la première fois depuis que j’ai quitté l’escouade Pour des raisons inconnues, ces pullulations sont
que je peux assister à la Fête de l’éphémère, et le particulièrement fréquentes dans les cités d’Europe
Peuple des Joncs m’a accueilli comme un visiteur de centrale et le terme « Flutwelle ! » a d’ailleurs été adopté
marque. Je suis impressionné par l’exactitude avec de l’Allemand (il signifie « Raz de marée ! ») pour dé-
laquelle le chaman de la tribu est capable de prédire la signer l’apparition soudaine d’une horde déferlante.
sortie de l’eau de ces insectes. Alors que toute la tribu De passage par l’ancienne ville de Berlin, nous avons
s’était assemblée et que le chaman entonnait le chant nous-mêmes constaté la rapidité avec laquelle une de
sacré, les premiers éphémères, graciles et délicats, sont ces hordes peut envahir une rue ou un immeuble à la
apparus dans le ciel comme par magie. Tout comme recherche de nourriture. Généralement détritivores,
les libellules, les éphémères ont un développement les blattes peuvent néanmoins représenter un danger
larvaire aquatique tandis que les adultes sont terrestres pour l’homme si elles sont affamées.
et volent fort bien. Les éphémères fasciés qui font l’ob-
jet de cette fête parviennent en outre à synchroniser
précisément l’émergence des adultes. Peu après que
les premiers adultes ont fait leur apparition, ce sont
des millions d’insectes qui déferlent sur le marais et
obscurcissent le ciel.
L E PA R A S I T E
leur sens de l’observation certain, et j’ai pu les instruire
sur quelques aspects de la biologie de leurs insectes
fétiches ; 3) le prix que demande Joshua pour ses ser-
vices consiste généralement en des vivres, de l’essence
pour les véhicules de la bande, des médicaments ou
PA R A S I T E H É M AT O P H A G E
du tabac ; 4) Joshua me semble sincère dans sa dé-
marche mais ses hommes ne se démarquent pas d’une
banale bande de mercenaires ; 5) j’ai pu assister à un
des « miracles » de Joshua, répondant à une demande On classe dans cette catégorie tous les insectes et
d’une communauté de la région : après être entré en arachnides qui se nourrissent de sang mais ne tuent
transe méditative devant la termitière ciblée durant pas leur hôte directement. On y retrouve les grands
plus de 24 heures, des milliers d’individus ailés sont groupes suivants : poux (ordre des phtiraptères), puces
sortis de la termitière pour entamer un vol nuptial (ordre des siphonaptères), punaises des lits (ordre des
frénétique. Les membres de la communauté ont pu hémiptères), tiques et acariens (classe des arachnides),
facilement récolter cette manne alimentaire. Joshua et plusieurs grandes familles de l’ordre des diptères :
semble donc bien mériter son surnom d’« homme qui moustiques (Culicidae), phlébotomes (Phlebotominae),
fait pleurer les termitières ». Cependant j’ai surpris taons (Tabanidae), glossines ou mouches tsé-tsé
quelques-uns de ses hommes qui s’affairaient autour (Glossinidae), hippobosques (Hippoboscidae) et si-
de la termitière ciblée pendant la nuit et, au petit ma- mulies (Simuliidae).
tin, une odeur chimique indéfinissable flottait autour
104 de l’édifice. Je n’exclus donc pas que le déclenchement Deux éléments sont à considérer pour évaluer le niveau
du vol nuptial doive moins aux prières de Joshua qu’à de menace d’un parasite hématophage : 1) les effets
un agent chimique inconnu. Je me garderai cepen- directs du parasitisme, et 2) les agents pathogènes
dant de mentionner ce dernier élément au major. Le dont il est le vecteur et les pathologies associées à ces
connaissant, il serait sans doute tenté de s’approprier agents. Par exemple, dans le cas des moustiques, les
cet agent chimique par la force, et je suis lassé des piqûres n’occasionnent généralement qu’une gêne pas-
batailles sanglantes. sagère, mais les agents infectieux qu’ils transmettent
peuvent être responsables de maladies très graves
comme le paludisme, la dengue, la fièvre de la vallée
du Rift ou la filariose lymphatique (éléphantiasis).
Plantes utiles contre la vermine :
• Plantes carnivores : droséra et grassette (feuilles Contrairement à d’autres groupes de vermine, les para-
modifiées collantes), népenthès et sarracénie sites hématophages n’ont pas eu besoin d’une évolution
majeure pour constituer une menace pour l’homme :
(plantes à urnes), dionée attrape-mouches les dérèglements climatiques ont suffi pour que nombre
(feuilles dentées). Il n’est pas rare de trouver d’espèces dangereuses autrefois cantonnées à l’Afrique
de très grands spécimens de plantes carnivores sub-saharienne et aux zones tropicales fassent leur ap-
parition en Europe. Parmi ces nouveaux fléaux, on peut
— conséquence de l’évolution de la taille de citer les mouches tsé-tsé : ces diptères de bonne taille
leurs proies ? Danger pour l’homme dans le cas sont diurnes et se nourrissent du sang de nombreux
du droséra des tourbières, substance collante mammifères. Elles ont besoin d’un repas de sang tous
les 3 à 4 jours et peuvent vivre de 2 à 4 mois : mâles et
redoutable. femelles piquent et peuvent transmettre via leur salive
• Plantes repoussantes (éloignent la vermine ou des protistes appelés trypanosomes, responsables de
dissimulent les odeurs humaines) : citronnelle, la trypanosomiase humaine africaine. Cette maladie
provoque de forts accès de fièvre et une perturbation
lavande, menthe, romarin, feuilles de laurier. marquée du rythme veille/sommeil : c’est la fameuse
Plantes à feuilles odorantes en général. Aussi : « maladie du sommeil ». Selon les individus, la maladie
jus de piment et d’ail. peut être plus ou moins bien tolérée par l’organisme,
mais elle est hélas bien souvent mortelle à long terme.
• Plantes à vertus insecticides : tilleul argenté
(nectar), rhododendron (nectar), laurier des
montagnes (nectar), euphorbes (latex), lys
(feuilles), muguet (plante entière), digitale (plante
entière), berce du Caucase (sève).
Citons également les phlébotomes, communément N É M AT O D E D U S O U R C I E R
appelés « mouches des sables ». Ces mouches mi- Observation : 30 octobre 2041
nuscules (2-5 mm) sont essentiellement nocturnes et Taille : 0,5 mm
peuvent transmettre à l’homme les agents infectieux Localisation : rives de la Touques, Normandie
responsables de maladies appelées leishmanioses dont
les symptômes sont le plus souvent cutanés (appari- Trois silhouettes figées comme des statues avec de
tion d’ulcères et de diverses lésions) mais peuvent l’eau jusqu’aux genoux, tête basse et bras ballants :
également toucher les viscères. La piqûre des phlébo- voilà la vision lugubre face à laquelle je me suis trou-
tomes est douloureuse et la pullulation de ces insectes vé en cette matinée d’octobre. D’après l’homme qui
constitue une véritable nuisance. De par leur petite m’avait amené ici, ces individus n’étaient pas de la
taille il est très difficile de lutter efficacement contre région. Ils n’avaient pas bougé depuis trois jours et ils
les phlébotomes, d’autant plus que les larves vivent commençaient à inquiéter les gens de la communauté
dans le sol et passent inaperçues. voisine. Prudent et armé, je me suis approché. Les trois
individus, stoïques comme des épouvantails, n’ont pas
Citons enfin certaines punaises de bonne taille de réagi à mon approche ni à mes tentatives de communi-
la famille des Triatominae qui sont les vecteurs de cation. Je me suis donc livré à un examen médical plus
la maladie de Chagas. Ces punaises essentiellement poussé. Leur pouls était faible mais régulier et ils ne
nocturnes préfèrent piquer les parties les plus tendres réagissaient à aucun stimulus. En outre, ils salivaient
de l’épiderme, dont les lèvres, ce qui leur vaut leur abondamment, une salive épaisse et blanchâtre qui
surnom de « kissing bugs ». La maladie se manifeste par tombait par paquets dans l’eau de la rivière.
une première phase aiguë pendant laquelle les agents
infectieux (des trypanosomes) circulent dans tout le L’examen ultérieur d’échantillons de cette salive sous
corps et provoquent fièvres et douleurs sporadiques, microscope m’a révélé la présence de nombreux vers
puis par une phase chronique (plusieurs mois après nématodes. D’après ce que je connais de l’écologie de
l’infection) pendant laquelle les trypanosomes migrent ces parasites, je forme l’hypothèse suivante : ces néma-
vers les muscles cardiaques et digestifs, pouvant causer todes doivent infecter leur hôte via la consommation
des troubles mortels. d’eau contaminée, puis passer par plusieurs cycles
de multiplication à l’intérieur de l’hôte. À l’issue de
Ces maladies et de nombreuses autres font désormais ces cycles, je subodore qu’ils parviennent à manipu-
partie du paysage sanitaire de l’Europe continentale. ler l’hôte pour le pousser à chercher un point d’eau
La raréfaction des médicaments spécifiques, mis à et s’échappent par la salive pour recommencer ce
part quelques antipaludiques produits en masse au cycle. Ce n’est qu’une hypothèse mais de tels cas de
début du grand effondrement, limite les options de manipulation ont été démontrés chez des nématodes
traitement en cas d’infection. Mes travaux personnels parasitant des insectes. En attendant d’en savoir plus, 105
ont montré que l’infestation par certains parasitoïdes j’ai donné l’ordre d’avertir toutes les communautés
poly-embryonnaires pouvait prévenir de nombreuses placées en aval de ce point de ne plus utiliser d’eau de
pathologies transmises par insectes hématophages la rivière sans l’avoir préalablement bouillie. J’espère
mais ce « traitement » reste hautement expérimental. qu’ils écouteront…
La prévention des piqûres reste le moyen le plus sûr de
limiter la propagation des maladies : l’usage de mous-
tiquaires, pièges collants et insecticides chimiques peut
réduire localement les populations d’insectes vecteurs.
PA R A S I T O Ï D E
d’un seul hôte humain, et ce chiffre est encore mul-
tiplié chez les parasitoïdes dits poly-embryonnaires :
ceux-ci pondent un seul œuf qui se divise de lui-même
Si les parasites se nourrissent en exploitant un hôte, dans le corps de l’hôte pour donner « naissance » à des
ils ne tuent pas directement. Les organismes qu’on dé- milliers de larves qui envahissent le système sanguin
signe sous le terme de parasitoïdes, eux, franchissent ou lymphatique de la victime. Les parasitoïdes sont
ce pas : ce sont des insectes qui se développent sur ou aujourd’hui un enjeu sanitaire majeur car peu d’armes
à l’intérieur de leur hôte et le tuent à l’issue de leur médicales existent pour lutter contre leurs infestations
développement. Jusqu’au début du xxie siècle, les pa- (extraction chirurgicale dans certains cas) et la lutte
rasitoïdes étaient connus pour s’attaquer uniquement passe surtout par la prévention des piqûres de ponte
aux arthropodes, et les seuls simili-parasitoïdes qui (protocole PAT).
prenaient l’homme pour cible étaient à chercher du
L E P R É D AT E U R
ARAIGNÉE
On connaît environ 40 000 espèces d’araignées,
qui sont toutes (sauf très rares exceptions) prédatrices.
Leurs modes de chasse varient grandement : certaines
espèces construisent des toiles collantes pour piéger
leurs proies, d’autres chassent à vue et bondissent sur
tout ce qui bouge ; d’autres encore jouent la carte du
camouflage et de l’affût. Les plus originales font même
tournoyer un fil englué qu’elles lancent sur leur proie
ACARIEN PHORÉTIQUE
comme un lasso. Toutes sont dotées de chélicères et
pratiquent la digestion externe, c’est-à-dire qu’elles
injectent des enzymes dans le corps de leur proie une
Observation : 13 août 2029 fois celle-ci maîtrisée et en aspirent les chairs dis-
Taille : 5 mm soutes. La plupart sont totalement inoffensives pour
Localisation : bâtiment en ruines, Tours l’homme mais le venin de quelques espèces et les
mœurs sociales de quelques autres peuvent représenter
Tout comme les parasitoïdes, les acariens phorétiques une menace mortelle.
étaient méconnus du grand public avant l’apocalypse,
ce qui ne les a pas empêchés de devenir un fléau ma- Les venins des araignées sont de deux types : venins
jeur aussi connu sous le nom de « poux du diable ». neurotoxiques qui agissent sur le système nerveux et
Pour moi, ils représentent l’exemple parfait d’une venins nécrotiques qui entraînent la mort des tissus
créature ayant « vaincu » l’homme sans avoir eu re- entourant le site de la morsure.
cours à des mutations extrêmes ou des adaptations
extraordinaires. Ces acariens de la taille d’une tique ne Les venins neurotoxiques les plus puissants peuvent
disposent pas de venin ni de mandibules capables de avoir une action foudroyante s’ils atteignent les mus-
percer l’épiderme humain. Ils se nourrissent de peaux cles thoraciques et cardiaques, entraînant la mort par
mortes et de sécrétions cutanées et ne posent aucun asphyxie ou l’arrêt du cœur. Ces venins peuvent aussi
danger direct pour la santé. Cependant, leur nocivité avoir des conséquences à long terme sur le système 107
naît de deux caractéristiques : 1) ils se reproduisent nerveux, ce qui peut se traduire par des douleurs spo-
extrêmement vite et 2) ils sont très difficiles à éliminer. radiques, des troubles locomoteurs, des troubles de la
perception, voire affecter les capacités intellectuelles
En effet, les acariens phorétiques ont un corps très et la mémoire.
plat, sont très mobiles et se plantent dans la peau
dès qu’ils sont dérangés. Tenter de les arracher n’est Les venins nécrotiques, quant à eux, peuvent laisser
possible qu’au prix de cruelles égratignures et cette de hideuses cicatrices et la nécrose des tissus peut,
opération devient pratiquement impossible à réaliser dans les cas les plus graves, dégénérer en septicémie
quand le nombre de ces parasites devient trop nom- et nécessiter l’amputation du membre atteint ou des
breux. Dès lors, la victime n’a plus d’autre choix que injections massives d’antibiotiques.
de supporter la présence des acariens phorétiques et la
sensation de démangeaison qui les accompagne, ce qui Le dérèglement climatique a favorisé l’introduction
est intenable sur le long terme. Privées de sommeil et à d’espèces d’araignées exotiques dangereuses en
bout de nerfs, les victimes infestées sombrent fréquem- Europe : parmi elles la recluse brune Laxosceles
ment dans l’apathie et la prostration, allant jusqu’à se reclusa, au venin nécrotique, qui adore les environ-
laisser mourir. Les membres de la bande de surviva- nements urbains et chasse dans l’ombre, et Atrax
listes que j’ai sous les yeux sont dans ce cas. Ces gens robustus, la mygale la plus dangereuse et la plus
avaient des noms, des idées, des rêves… Aujourd’hui ils agressive au monde, au venin neurotoxique. Parmi
ne sont plus que des ombres vivantes vaincues par les les espèces locales devenues dangereuses au cours de
poux du diable. Pour l’homme, cette créature incarne leur évolution récente, citons l’araignée-loup Lycosa
un funeste paradoxe : celui d’un monstre sans armes tarantula au venin nécrotique, très présente dans
et pourtant impossible à terrasser. les prairies du sud, et le thomise enflé Thomisus
onustis qui se camoufle dans les fleurs et dont la mor-
sure provoque une paralysie temporaire du membre
attaqué.
Mithridatisation =
par un organisme doté d’un venin neurotoxique
S C O LO P E N D R E G É A N T E
DES VILLES ou au crépuscule dans les paysages de garrigue, aux
heures où les cicindèles sont les moins actives. Il suf-
Observation : 2 septembre 2033 fit d’une mauvaise rencontre et de quelques attaques
Taille : 3 m (estimation) mal placées pour laisser un homme sur le carreau.
Localisation : immeuble abandonné, Nanterre Toutefois, se déplacer la nuit comporte aussi des
risques, car les cousins des cicindèles, les carabes,
Quand nous avons fouillé les possessions des deux sont nocturnes et se repèrent grâce à leur odorat. Il
types qui ont eu l’idée stupide de croiser le chemin de faut parfois savoir choisir entre la peste et le choléra…
ANAX EMPEREUR
mon escouade, nous avons trouvé une belle brochette
de têtes de scolopendres géantes contenues dans des
jarres artisanales. Pas de doute, ces deux types sont
des chasseurs de poisons et la moisson de glandes à Observation : 17 juillet 2043
venin qu’ils viennent de récolter vaut son pesant d’or. Taille : 65 cm
Je ne suis pas surpris qu’ils aient trouvé autant de ces Localisation : marais, Sologne
calamités dans les environs car l’habitat s’y prête : un
environnement chaud et humide, des bâtiments en La cuisse de l’homme que j’examine porte un affreux
béton abandonnés… Leur terrain de chasse préféré. hématome violacé bordé par deux larges coupures.
Ce qui m’étonne plus, c’est la taille d’une des têtes qui « Un coup de marteau ! » me répète-t-il à l’envie, « C’est
semble appartenir à un spécimen beaucoup plus gros comme si j’avais reçu un coup de marteau. Ma jambe
que les autres. En tentant d’estimer sa taille, j’arrive s’est tétanisée sous le choc et je me suis mis à couler. 109
au chiffre (absurde ?) de trois mètres. Si vous n’étiez pas passé dans le coin… » Je lui prodigue
un léger calmant. Il s’en sortira, la plaie est belle et
J’aimerais interroger les deux hommes sur ce spé- l’os n’est pas touché. Une chance.
cimen mais ils parlent un sabir qui m’est inconnu.
Finalement, le major les laisse repartir avec la moitié Nombreux sont ceux qui sous-estiment le danger
de leur marchandise. Il connaît les risques de ce genre de la vermine aquatique, en particulier les larves de
de chasse et reconnaît la bravoure des deux hommes. libellules qui sont de redoutables prédateurs. Leurs
Au fond (tout au fond), c’est un tendre. J’ai gardé pièces buccales forment un « masque » muni de cro-
la tête démesurée comme un horrible trophée. Avec chets qu’elles projettent en une fraction de seconde
toutes ces glandes à venin, j’ai largement de quoi lan- pour happer toute proie nageant à leur portée. Un
cer un petit programme de mithridatisation pour toute grand spécimen comme celui qui a attaqué mon blessé
l’escouade. J’en connais qui vont gueuler… peut facilement entraîner la noyade d’un homme en
C I C I N D È L E R O U G E OYA N T E
quelques coups bien placés. Je donne toujours le même
conseil en cas d’attaque par une larve de libellule
ou un autre prédateur aquatique : ne pas chercher à
Observation : 15 août 2031 combattre. Les insectes aquatiques sont de formidables
Taille : 40 cm nageurs, difficiles à cibler. Au contraire, il faut cher-
Localisation : prairie sèche, environs de Narbonne cher à sortir de l’eau le plus rapidement possible et
désinfecter les blessures.
Je suis formel, mes analyses ne mentent pas : il y a bien
un agent anticoagulant dans la salive de la cicindèle Avant de quitter l’homme qui semble déjà bien se
rougeoyante. Cela explique le saignement intarissable remettre de ses émotions, je lui donne un dernier truc
des blessures causées par les mandibules acérées de que nous appliquions parfois du temps où je faisais en-
ce coléoptère. Quelle plaie ! Ce n’est pourtant pas un core partie de l’escouade du major : verser de l’essence
très gros insecte, enfin disons qu’il ne dévie pas des dans l’eau peut avoir un effet dissuasif temporaire
standards actuels. Mais il est d’une telle vélocité et
d’une telle agressivité… Aucun mouvement n’échappe
à ses yeux hyper-développés et il attaque tout ce qui
bouge lors des heures les plus chaudes de la journée.
LA RUCHE
été victime d’une hallucination tant il m’est impossible crois que je n’avais pas ri aussi franchement depuis
de donner un sens à ce que j’ai vu. longtemps.
A S I L E F R E LO N À
PAT T E S N O I R E S
Observation : 30 mai 2041 INSECTES SOCIAUX
Taille : 60 cm
Localisation : plateau d’herbes rases, Larzac On trouve de nombreux exemples de sociabilité chez
les insectes. Les plus simples des comportements dits
Je n’oublierai pas de sitôt ce spectacle. Alors que j’al- sociaux sont des rassemblements d’individus d’une
lais atteindre la bergerie repérée sur un plan pour espèce dans un but commun (nécrophores agissant en
passer la nuit à l’abri, j’ai aperçu la silhouette d’un groupe pour dépecer une proie, coccinelles formant
homme se découpant dans le paysage. Il avait un bras des groupes pour passer l’hiver…) et on trouve de très
110 tendu devant lui, comme s’il tenait une torche invisible. nombreux exemples de ce type de collaboration. Les
Intrigué, j’allais l’interpeller quand un énorme insecte plus complexes sont à chercher du côté des insectes
volant me frôla en vrombissant. La peur a laissé place dits eusociaux. Pour qu’un insecte soit considéré eu-
à la stupéfaction quand l’insecte alla directement se social, il doit répondre aux trois conditions suivantes :
poser sur le bras tendu de l’homme. Je n’en revenais 1) plusieurs générations doivent coexister au sein du
pas : j’avais devant moi un maître fauconnier du temps groupe, 2) les individus coopèrent pour la survie du
jadis… Mais avec un insecte ! En m’approchant, je vis groupe, et 3) il existe des « castes » d’individus ayant
que l’insecte en question était une mouche prédatrice des tâches spécifiques au sein du groupe.
de la famille des asilidés, l’asile frelon à pattes noires.
Les insectes eusociaux se trouvent chez les hyménop-
tères (fourmis, abeilles, guêpes, frelons), les isoptères
(termites) et dans quelques rares cas chez les hé-
miptères (pucerons sociaux), thysanoptères (thrips),
et coléoptères (scolytes). Les insectes eusociaux ont
toujours fasciné l’homme et nombreux sont ceux qui,
Au même titre que la faune, bien connaître la flore est aujourd’hui encore, veulent bâtir de nouvelles socié-
un atout indispensable pour survivre dans le monde tés en prenant ces insectes en exemple. Cependant,
une erreur communément commise est de penser
de 2047. Les plantes ont connu une évolution moins que les rois et reines des ruches, termitières et autres
spectaculaire que la vermine depuis le début du siècle fourmilières en sont les « chefs » alors qu’ils ne sont
qu’un organe reproducteur n’ayant aucun pouvoir dé-
mais, à l’instar des parasites tropicaux, le dérèglement cisionnel sur l’ensemble de la colonie. Une colonie
climatique a favorisé l’arrivée en Europe de nombreuses eusociale n’a pas de « cerveau » à proprement par-
ler et les décisions affectant toute la colonie sont
plantes adaptées aux climats chauds. Il importe de prises collectivement. De quoi remettre à leur place
bien connaître trois types de plantes : celles qui sont les apprentis monarques qui voudraient régner d’une
comestibles, celles qui sont toxiques, et celles qui ont main de fer sur leur « ruche humaine »…
Dans le cadre d’une grande exposition sur le thème Les habitants du château Puech-Haut dans le Gard
« Les chemins du miel », le zoo de Montpellier avait sont parvenus à développer et entretenir une rela-
importé un grand nombre d’espèces d’abeilles exo- tion symbiotique avec les sauterelles. Ces insectes
tiques. C’était juste avant le grand effondrement et prédateurs, en particulier la grande sauterelle verte
ces espèces se sont échappées lors de l’abandon pré- Tettigonia viridissima, les débarrassent d’un grand
cipité du zoo. Je suis aujourd’hui impressionné par le nombre d’insectes ravageurs qui s’attaquent à leurs
nombre d’espèces qui sont parvenues à s’établir dans légumes et leurs vignes (le vin produit par le domaine
leur nouvel environnement. Et comme, à ma grande est, soit dit en passant, excellent). En contrepartie,
joie, j’ai trouvé de la documentation dans les ruines les habitants du château aménagent et entretiennent
du zoo, j’ai appris les préférences de chaque espèce soigneusement quelques sites sableux où les sauterelles
et suis parvenu à mener l’escouade jusqu’à quelques adorent pondre. Le château serait un endroit où il fait 111
ruches gorgées de miel. Un délice rare ! bon vivre si, hélas, le patriarche du château n’avait
pas perdu la raison. Il est persuadé d’être capable
de comprendre le chant des sauterelles et se fait un
devoir de suivre leurs instructions à la lettre. Et quand
ces chants lui ordonnent de sacrifier tous les visiteurs
du château et de répandre leur sang sur les vignes…
Muraenidae
STREPSIPTÈRE
Les murènes se sont démultipliées le long du littoral.
À cause de leurs larves transparentes qui seraient
Observation : 3 avril 2045 beaucoup plus résistantes ou de leurs prédateurs qui
Taille : 8 cm
Localisation : ancien supermarché, Indre se seraient éloignés plus loin en haute mer ? Difficile
à dire. En tout cas, elles sont devenues plus intelli-
Il y avait à l’origine deux projets « nouveau monde » gentes. Elles chassent en meute maintenant. Mais ce
qui visaient à créer de nouveaux modèles de commu-
nautés et permettre à l’homme de prospérer : celui que n’est pas leur seule évolution. Elle peuvent emettre des
j’ai supervisé et qui visait à renforcer la résistance aux sons (une sorte de couinement de chien, un peu comme
pathogènes via l’utilisation judicieuse de parasitoïdes les piranhas qui aboient) et leur seconde mâchoire,
« spéciaux » et celui de Michel Cernier, qui voulait uti- logée dans leur pharynx, s’est développée et a gagné
liser les effets des strepsiptères pour renforcer les liens
entre les membres d’une communauté. Mon projet a en mobilité.
échoué et, d’après ce que j’ai pu observer aujourd’hui, Je les ai vues faire : lorsque la nuit tombe, elles
celui de Michel est sur une bien mauvaise voie. essayent d’attirer leur victime en couinant près des
Les strepsiptères sont des insectes parasites qui se
récifs. Si une proie s’approche, elles lancent leurs
fixent sur l’abdomen des hyménoptères et y passent mâchoires pharyngiennes comme une sorte de har-
l’essentiel de leur vie. Ils sont connus pour manipuler pon. Tout le reste de leur corps est ensuite projeté en
le comportement de leurs hôtes de façon complexe et avant vers leur proie et leur mâchoire principale se
Michel s’est aperçu que les guêpes parasitées restaient
souvent ensemble et formaient des « proto-colonies » vi- referme. Si la proie bascule dans l’eau, c’est terminé,
vant en dehors des nids. Ayant découvert une espèce de les autres s’en donnent à cœur joie. Bref, éviter les
strepsiptère pouvant s’attacher à l’homme, il a infesté littoraux la nuit.
des volontaires pour observer les effets de l’infestation
sur leur psychologie et leurs liens sociaux. Bilan des
courses : les parasites ont renforcé l’empathie entre les
membres du groupe mais, en contrepartie, ils les ont
aussi rendus apathiques. Ils se contentent de rester en
groupe sans motivation ni passion. Et le pire, c’est que
112 l’ablation chirurgicale des parasites n’y a rien changé.
L E S O L I TA I R E 113
S CO L I E À F R O N T JAU N E
Observation : 20 juin 2041
Taille : 45 cm
Localisation : maquis Corse
Z YG È N E M YC O P H A G E
cher sous aucun prétexte. J’ai pourtant bien dû m’y
résoudre quand le major m’a demandé de l’examiner.
Nous l’avons entravée comme nous l’aurions fait d’un
Observation : 24 décembre 2042 taureau d’une tonne et j’ai alors fait une découverte
Taille : 2 cm ahurissante : son torse était barré d’une grande ci-
Localisation : ancien vignoble, pays de Loire catrice sous laquelle était visible une larve d’insecte
d’une espèce inconnue. Nul doute qu’il s’agit là d’un
Jusqu’au début du siècle, ce petit papillon rouge et parasitoïde et je mettrais ma main à couper qu’il est
noir n’était qu’une espèce discrète parmi tant d’autres, responsable de la musculature anormale de Nikola.
connue seulement des naturalistes les plus chevron- De nombreux parasitoïdes manipulent leur hôte et
nés. Aujourd’hui elle fait partie des biens les plus mon hypothèse est que celui-ci favorise la production
recherchés par les communautés de tous bords. La d’hormones comme la testostérone et l’adrénaline pour
raison ? On s’est aperçus que sa chenille contenait augmenter les chances de survie de l’hôte pendant que
une substance psychotrope. Il faut dire aussi que cette la larve se développe. Le résultat est inouï.
chenille se développe sur des champignons vénéneux.
Le « cocktail zygène » consiste à laisser macérer une Comme je le disais, j’ai un choix très important à faire 115
chenille dans une bouteille d’alcool quelconque pen- car le major, après avoir entendu mon rapport et mes
dant au moins deux semaines pour obtenir une sorte hypothèses, m’a demandé d’extraire la larve du corps
de mezcal hautement hallucinogène. En ce soir de fête, de Nikola pour la lui greffer. Je crains que cette opé-
la famille du vignoble en a sorti plusieurs flacons ainsi ration ne lui ôte toute l’humanité qu’il lui reste, mais
que de vieilles bouteilles de vin miraculeusement pré- je sais aussi qu’il est inutile de dire non au major. J’ai
servées dans leur caveau. Cent fois on m’a repassé la donc deux options : obéir et risquer de voir l’escouade
bouteille et cent fois j’ai raconté mes histoires. Heureux devenir le jouet d’un monstre ou fuir pour commencer
comme des papes, nous avons levé nos verres à la vie une nouvelle voie. En écrivant ces lignes, je me rends
et à la santé de la zygène mycophage. compte que mon choix est déjà fait.
L E S Y M B I OT E CIGALE PLÉBÉIENNE
Observation : 2 août 2032
CYNIPS DU CHÊNE
Taille : 5-10 cm
Localisation : pinède, Roussillon
L’observation de ce mimosa brûlant me rappelle que Mes pires craintes sont en train de se confirmer à
si la vermine a évolué ces dix dernières années, les propos de la viorne sucrière, et l’expérience commen-
plantes ne sont pas en reste. Je tapote délicatement cée dès 2025 par le botaniste Michel Adir prend une
une branche de l’arbre et cela ne manque pas : immé- tournure des plus malsaines. Il avait très tôt remarqué
diatement des dizaines de fourmis émergent toutes que cette plante buissonnante produisait une subs-
mandibules dehors, prêtes à déchiqueter toute proie ou tance sucrée par des structures spécialisées appelées
intrus passant à portée. Au bout de quelques minutes nectaires extrafloraux. Ces nectaires, situés à la base
d’agitation, le calme revient et les fourmis rentrent des feuilles, ont pour rôle d’attirer les fourmis afin
dans leur cachette. On appelait jadis cet arbre « mimo- qu’elles débarrassent la plante des insectes herbivores.
sa d’hiver », mais il a été renommé « mimosa brûlant » Michel a eu l’idée de cultiver des pieds de cette plante
depuis qu’il est devenu myrmécophyte, c’est-à-dire qui produisaient une grande quantité de nectaires et
qu’il entretient une relation symbiotique avec les four- d’en récolter directement le sucre.
mis. Les branches de l’arbre sont devenues creuses, ce
qui fournit aux fourmis des lieux sûrs où établir leurs Hélas ! Si l’idée était bonne, le sucre de la viorne
colonies. En contrepartie, les fourmis débarrassent cachait une arme secrète : un haut pouvoir addictif.
l’arbre des herbivores qui pourraient l’agresser. Voilà Cette propriété est certainement apparue au fil de
un arbre contre lequel il ne fait pas bon se reposer ! l’évolution afin de « fidéliser » les fourmis dans leur
rôle de gardes du corps. Nul ne s’en est rendu compte
avant qu’il ne soit trop tard et un grand nombre de
« junkies » gravitent aujourd’hui autour du parc où les
viornes sont cultivées. Michel Adir, devenu lui-même
accro, a lancé un appel de détresse pour demander
une aide extérieure. Il ne me reste plus qu’à convaincre
le major de me laisser partir en mission humanitaire…
117
Plantes comestibles : plantes Plantes sauvages comestibles Baies comestibles : mûrier (ronce),
cultivées souvent très attaquées par à connaître : groupe des alliacées églantier, prunellier, pistachier,
la vermine – rendement des cultures (ail, oignon et poireau sauvages) ; cornouiller, jujubier, arbousier.
traditionnelles (blé, maïs, soja, colza) groupe astéracées (pissenlit, laitue Baies toxiques : fusain, troène,
très aléatoire pour cette raison. vivace, roquette, herbe rousse, camélée, morelle noire, chèvrefeuille,
Variétés anciennes souvent plus salsifis austral, chicorée sauvage) ; belladone fruit de la stramoine
résistantes. groupe des crucifères (alliaire, (hallucinogène).
moutarde, radis, cresson) ; groupe des
Principaux groupes d’insectes aromatiques (thym, serpolet, menthe Fruits cultivés : problèmes de
ravageurs des cultures : criquets sauvage, lavande) ; autres (coquelicot, ravageurs similaires aux céréales
et hannetons (essaims saisonniers, luzerne sauvage, trèfle, fenouil). cultivées. Cependant, quelques
milliards d’individus), doryphores, communautés parviennent encore à
charançons, pucerons, cochenilles. Important : éviter la carotte sauvage, exploiter vignes, vergers, oliveraies et
trop proche de la grande ciguë, très figuiers à petite échelle.
toxique. Également valable pour le
laurier-sauce (comestible) et le laurier-
rose (toxique).
118
CAS DE GIGANTISME
CHEZ LA VERMINE
LYC O S E R E I N E
[Le dossier de Père qui porte ce titre contient un Les prêtres ont enfin localisé le nid de la lycose reine et
ensemble de notes hétéroclites. Toutes n’ont pas été la cérémonie a pu avoir lieu. Ils ont déposé l’offrande
écrites par lui et ses annotations personnelles y sont sacrée sur un lit de soie à l’entrée du nid. Après des
visibles. Je recopie ici les plus intéressantes.] heures de prières, l’araignée — magnifique, solen-
Æ S C H N E C O LO S S A L E
nelle — nous a fait l’honneur d’apparaître et, dans sa
grande sagesse, a accepté l’offrande. L’enfant ligoté
n’a pas émis un bruit alors que la lycose reine l’a
Il semblerait que cette libellule ait évolué pour passer entraîné vers les profondeurs du nid. Sans doute a-t-il
l’intégralité de son cycle de vie en milieu aquatique : finalement compris le grand honneur qui lui était fait
les adultes, dépourvus d’ailes, vivent et se reproduisent de sustenter une reine.
MAGICIENNE DENTELÉE
dans l’eau. Ce cycle de vie simplifié a favorisé le gi-
gantisme de l’espèce. En effet, si la taille des insectes
aériens atteint sa limite fonctionnelle aux environs
des 50 cm, les insectes aquatiques peuvent en théorie La plus terrifiante des sauterelles, à l’exosquelette
atteindre des tailles beaucoup plus importantes. Dans hérissé d’épines. J’ai vu des spécimens atteignant les
le cas de l’æschne gigantesque, on parle de spécimens 80 cm en Provence, mais les tribus locales parlent
atteignant 2 ou 3 mètres, ce qui en fait un danger d’individus mesurant trois fois cette taille. Ses man-
mortel pour l’homme. Cette espèce terroriserait cer- dibules sont assez puissantes pour trancher net un
tains cours d’eau d’Italie et de Grèce, et les récits bâton solide ou l’os d’un vertébré.
MANTE DIABOLIQUE
qui m’ont été rapportés lui attribuent de nombreuses
victimes humaines.
FOURMILION GÉANT
«Message radio intercepté lors d’une mission dans
les Ardennes.»
Lieu : forêt de Fontainebleau. Les larves de fourmilion SOS — Impossible de quitter la crête — Forêt infestée
communes ne dépassent pas les deux centimètres. de mantes — Espèce inconnue, couleur écorce, taille
Elles creusent des entonnoirs de sable au fond des- humaine — Invisible et mortelle — Plusieurs victimes
quelles elles se camouflent, attendant qu’une fourmi — Demandons renforts armés de toute urgence.
PHASME TUEUR
glisse au fond pour l’agripper et la dévorer. L’entonnoir
que j’ai devant moi fait trente fois la taille normale. À
la vue de la taille des mandibules que je vois émerger
du sable, tout au fond, je dirais que l’insecte entier Les joncs denses et jaunis de cet étang cachent un 119
mesure… Non, je n’ose pas me prononcer. (Régime danger mortel. Des phasmes géants s’y dissimulent,
alimentaire ? Grands mammifères de la forêt, cerfs, attendant patiemment qu’une proie humaine passe
sangliers ?) à portée pour la piquer avec leurs pattes-seringues
G R A N D C A P R I CO R N E
au venin paralysant. (Improbable : les phasmes sont
bien connus pour être phytophages. « Patte-seringue » :
terme fantaisiste dépourvu de crédibilité. Possibilité :
Ces adaptés vénèrent une nymphe d’un immense co- punaise ressemblant à un phasme, ranatre ?)
léoptère xylophage, le grand capricorne, qu’ils ont
découverte sous l’écorce d’un grand chêne. Cette
nymphe est démesurée (plus de deux mètres !) et je
n’ose croire que l’adulte soit viable. D’après mon guide,
la nymphe est dans cet état depuis des années. Je
penche pour une simple anomalie biologique qui a
poussé la larve au gigantisme sans qu’elle parvienne
à compléter sa métamorphose. Ce qui n’explique pas
comment elle a pu rester parfaitement préservée pen-
dant des années…
LES HORREURS
juin
Cadavre du tunnel, uvelle
46. On dirait une noion ?
illustrée. Pure ficthentique.
La carte semble aut
[…] Je viens de franchir le premier cordon de sécurité et
m’autorise une halte avant d’aller plus avant. Aucune
24 MARS 2047
trace des éclaireurs. Les collets disposés dans les bois
alentour n’ont pas été relevés depuis belle lurette. Ça
sent mauvais. Je vais me risquer à quitter les bois et
rejoindre la route principale. Pas que ça m’enchante
de me balader à découvert, mais sans sentinelle, je
Le voyage a été mouvementé. J’espérais atteindre le préfère m’annoncer si ça m’évite une balle de bienve-
col de Crémant plus tôt, mais l’agitation des derniers nue dans le jarret.
jours m’aura contraint à revoir mes plans. J’ai perdu
une partie de mon barda dans la fuite, notamment […] J’ai atteint le poste de contrôle, à moins d’un
mon réchaud. Pire encore, ma gourde a été percée. kilomètre du camp. Pas de traces de lutte ou d’un
Mes options se réduisent d’heure en heure et je dois quelconque raid. Personne. Et un silence de mort en
me ravitailler quelque part. Coup de chance, je suis à prime. Ils se sont tirés ou quoi ? Je vois mal ce qui
moins de quatre heures de marche de La Bastide. J’ai pourrait pousser une communauté bien installée à
encore quelques contacts là-bas et le type chargé des vider les lieux du jour au lendemain. Enfin, si, mais
admissions m’en doit une. Tant pis pour l’anonymat. j’espère que c’est pas ça.
Je n’ai plus vraiment le choix désormais.
[…] Le camp n’est plus là. Ou du moins, pas celui que
La Bastide est l’une des dernières places fortes de j’espérais. Le mur d’enceinte est en partie effondré,
la région. L’effondrement les a durement touchés, comme s’il avait cédé sous son propre poids. L’un des
mais ils ont fait face et mis sur pied, en l’espace de battants de la porte principale s’est dégondé et bloque
quelques mois, une véritable forteresse. Ils ont fortifié l’entrée. Ça ne ressemble pas à une voiture-bélier ou à
le campement principal avec tout ce qui leur passait l’œuvre d’explosifs. Le sol est étrangement affaissé par
sous la main et établi un large périmètre de sécurité. endroits et la terre environnante est meuble, friable
Ils ont planté des miradors à quelques kilomètres du au toucher. Et toujours personne.
camp et garni l’espace entre de barbelés et d’épaves
de bagnoles. Pas étonnant qu’ils aient accueilli tant de Ne croyez pas toutes ces conneries sur l’instinct : y a
monde, l’endroit est l’un des plus sûrs à des kilomètres des signes clairs que c’est la merde. Les vols de charo-
à la ronde. Malheureusement, ils ont un peu viré pa- gnards, c’en est un. Le silence de la faune, c’en est un.
120 rano récemment : difficile d’y entrer sans connaître Trois couches de grillage barbelé couchées sur le sol, à
quelqu’un ou en ayant les mains vides. quelques mètres d’un nid de mitrailleuse éventré, c’en
est un. Et quatre putains de galeries souterraines de
plusieurs mètres de diamètre, c’en est assurément un.
Du genre, tout en haut de la liste. Je viens de rentrer y a certains groupes plus pragmatiques, qui capturent
dans l’enceinte fortifiée. Enfin, ce qu’il en reste. La et installent leurs prisonniers dans la périphérie de
plupart des habitations ont disparu, avalées par leurs leurs campements, afin d’occuper les Fouisseurs et
fondations. Il y a encore quelques toitures de tôle, à de s’accorder quelques jours — parfois des semaines
quelques centimètres du sol, qui signalent leur pré- — de répit.
sence. C’est comme si la terre s’était dérobée sous
leurs pieds. Le bazar central est sens dessus dessous : J’ai pris ce dont j’avais besoin dans les décombres
les étals ont été renversés, le sol manque par endroits, du bazar. L’endroit abritait une dizaine de corps. Ils
laissant apparaître certaines galeries. Et puis, je suis se sont probablement abrités là lors de l’assaut. Des
tombé sur les premiers macchabées. Certains ont eu de vieux, des enfants. La lutte a été âpre et les habitants
la chance et sont morts dans les éboulements. D’autres de La Bastide ont livré un beau combat. Ils sont même
non. L’un des chevaux de trait a été tiré sur une di- parvenus à abattre deux Fouisseurs. L’un d’entre eux
zaine de mètres, vers l’entrée d’une des galeries. Il a repose dans la cour, percé d’une vingtaine de balles.
été boulotté jusqu’au bassin, puis laissé là. Ces saloperies sont coriaces. Le second s’est traîné
vers l’une des serres, mais je n’ai pas le cœur de faire
Je suis un type discret. Le genre qu’on entend une l’inventaire des morts. J’ai trouvé ce que je cherchais :
fois qu’on sent une lame sous la gorge. Les galeries, des vivres pour une quinzaine de jours et tout le néces-
c’est pas l’apanage de la faune. J’ai connu des types, saire de voyage. Il n’y a plus rien ici. Plus rien à sauver.
3 AV R I L 2 0 4 7
d’anciens sapeurs, qui creusaient sous les campements
pour surprendre et dépouiller leurs occupants. Mais
pas cette fois. Quand j’ai compris à quoi j’avais af-
faire, je me suis figé. Le mucus ne trompe pas. Des
mètres et des mètres d’une traînée blanchâtre et col-
lante. Comme une signature. Celle des Fouisseurs. Les derniers jours ont été favorables : le ciel est bas,
Des vers de plusieurs mètres de long, qui vivent à mais je n’ai croisé personne depuis la Côte d’Or. La
quelques mètres sous la surface. Les trucs sont quasi- suite va être plus difficile : je m’engage dans la vallée
ment aveugles, mais perçoivent les vibrations comme de la Nièvre, que j’ai coutume d’éviter. Mais le retard
personne. Lorsqu’ils ont identifié un site qui abrite de accumulé et le détour par le campement ont trop
la vie, ils se rassemblent et creusent de gigantesques bouleversé mes plans.
galeries sous les pieds de la victime. C’est un travail
long, fastidieux, mais redoutablement efficace. Ils La vallée de la Nièvre est propice à la vie, et c’est bien 121
fragilisent les sols et attendent leur heure : une fois là le problème. On y trouve de tout, et en abondance.
la couche terrestre assez fine, ils passent à l’attaque. Les conditions climatiques sont favorables, les sources
Leurs proies sont surprises, désorganisées, et opposent d’eau nombreuses et les forêts giboyeuses. Un petit jar-
peu de résistance. Tous ceux qui fuient, en groupe ou à din d’Éden, où la nature prospère et reprend ses droits.
bord d’un véhicule, sont emportés par les affaissements
soudains du sol. Imaginez-vous tranquillement dans Mais à la vérité, la nature n’a jamais été notre amie.
votre lit, puis la seconde d’après, vous vous retrouvez C’est d’autant plus vrai depuis l’effondrement. La na-
six mètres sous terre, avec les jambes cassées et un ture s’est faite hostile et nous fait payer ce qu’on lui a
ver de la taille d’un autobus qui vous fonce dessus. infligé pendant tout ce temps. Au fond, ce n’est que
Et mieux vaut ne pas finir dans leur gueule : si leur justice.
peau sécrète une substance corrosive, leurs mâchoires
peuvent broyer à peu près n’importe quoi… Il y a une raison pour laquelle j’évite les communautés
humaines et les zones fertiles. La nature y est trop
Je sais qu’il existe des moyens de tenir ces choses-là abondante. À chaque croisement, elle menace de se
à distance : certaines communautés ont appris à vivre retourner contre vous. Vous avez déjà entendu parler
avec, au moyen de leurres soniques, plantés dans le sol des Carcasses ? C’est la preuve évidente que la nature
à plusieurs kilomètres des habitations pour perturber nous en veut.
leurs sens ou les éloigner. Des appareils basiques,
hein. Des sortes de gros jouets qui font tomber à inter- On en trouve partout, sous toutes les formes. Le
valles aléatoires des masses, entre la dizaine de kilos terme est employé pour désigner des abominations
et la tonne. D’autres ont mis sur pied des patrouilles différentes, mais un même phénomène. Un ancien
volantes, des héros qui s’absentent quelques jours garde-chasse m’a un jour raconté qu’il s’agissait d’une
pour faire un raffut pas possible et se carapater avant espèce de champignon qui prolifère sur les corps en
l’attaque. J’ai fait la connaissance, il y a quelques an- décomposition. L’organisme se présente comme des
nées, d’une communauté de femmes établies dans les grappes d’une trentaine de centimètres, qui tirent sur
Cévennes. Ce sont elles les premières qui m’ont parlé le rouge et se développent en quelques jours. Une
des Fouisseurs. Pour s’en protéger, elles avaient adopté fois qu’elles ont trouvé une charogne, elles s’y fixent
une « loi du silence », qui leur défendait de parler et et se reproduisent à une vitesse folle. C’est là que le
de faire du bruit le soir, à l’heure où ces saloperies « miracle » se produit : le réseau neural et musculaire
sont les plus actives. C’est aussi une option, mais je est progressivement réactivé et l’infortuné cadavre
doute qu’elle soit viable à long terme… Et puis enfin, reprend vie, littéralement.
Les Carcasses sont des abominations, des erreurs de 1 6 AV R I L 2 0 4 7
la nature. Ou une nouvelle étape de l’évolution, allez
savoir. En tout cas, difficile de rester indifférent à un tel Je ne voyage plus seul. J’ai recueilli un gamin qui errait,
spectacle. Il faut avoir le cœur bien accroché lorsque seul et au bord de la déshydratation, dans la forêt de
vous voyez votre bien-aimée, que vous vous êtes re- Taillard. Il délirait à moitié quand je l’ai trouvé et j’ai
fusé de mettre en terre parce que ça vous débecte de longuement hésité avant de le secourir, mais... J’ai
l’abandonner aux vers, convulser frénétiquement et monté le camp pour la nuit et préparé un fricot pour
se relever d’un bloc. Y a une raison pour laquelle le nous deux.
monde d’après brûle ses morts. Ce n’est pas le senti-
mentalisme ou le souci de l’hygiène qui les pousse à […] trois jours qu’on marche ensemble. Tristan — c’est
cramer leurs proches. C’est uniquement pour éviter son nom — se retape peu à peu et se fait chaque jour
la naissance des Carcasses. un peu plus loquace. La vie ne lui a pas fait de ca-
deau. Il a visiblement perdu ses parents très jeune et
Et pour rajouter un cran dans l’horreur, les Carcasses rejoint plusieurs groupes de survivants au fil des ans
ont la mauvaise tendance d’absorber et d’agglomérer et des revers de fortune. Ce nomadisme permanent
tout ce qu’elles touchent. Ça donne des aberrations lui a appris la vie, mais l’a salement esquinté. Bien
grotesques, des assemblages cauchemardesques de que je lui ai sauvé la vie, il reste sur ses gardes et ne
chair et de métal. J’ai vu ma première Carcasse il y a dort que d’une oreille.
bientôt six ans de ça. Je faisais alors un autre boulot et
voyageais de communauté en communauté pour porter Ce soir, il m’a enfin raconté ce qui s’était passé dans
des messages et parfois quelques babioles sous le man- la forêt et la culpabilité qu’il nourrit depuis. Il en a
teau. Je suis tombé sur une ancienne ferme-auberge gros sur le cœur. Son groupe, sa famille depuis trois
abandonnée, perdue quelque part dans les hauteurs ans, a volé en éclats et il s’est retrouvé seul du jour
des Alpes. Les occupants avaient laissé le bétail en au lendemain. Tout allait pour le mieux : une bonne
plan, à la merci des prédateurs. La moitié du troupeau cohésion, un leader fort et plusieurs vétérans, familiers
avait été décimé, et quelques vaches avaient tenté de de la France du monde d’après. Ils avaient prévu de
fuir. L’une d’entre elles s’était empêtrée dans les clô- remonter jusqu’en Normandie et, de là, de gagner
tures et était morte là, probablement d’épuisement. l’Angleterre. Ils ont connu leur lot de déboires et d’ac-
crochages, mais rien de grave. Et puis la désunion est
J’ai le cœur bien accroché, mais je n’oublierai jamais arrivée. Ça a commencé avec leur toubib, une ancienne
122 cette vision. Celle d’un corps de génisse, à moitié infirmière, qui a craqué à petit feu : les sanglots au
décomposé, qui se met soudain à remuer et meugler. réveil, la perte d’appétit, l’apathie, puis le mutisme. Un
Son corps a été pris de spasmes et, dans un effort beau jour, elle s’est volatilisée, en laissant ses affaires
prodigieux, la Carcasse s’est extirpée de sa prison, au bivouac, à l’exception de son nécessaire chirur-
emportant avec elle la moitié des barbelés. Imaginez gical et du scalpel qu’elle a utilisé pour se trancher
six cents kilos de muscle, de chairs fusionnées et de les veines. Ils l’ont retrouvée deux jours plus tard, à
lambeaux nécrosés reprendre vie et se traîner vers son quelques kilomètres de leur point de chute. Ensuite,
ancien abreuvoir. J’ai pris mes jambes à mon cou et je ça a été le tour d’un des anciens, qui se plaignait
ne me suis pas retourné. d’acouphènes et de cauchemars récurrents. Le groupe
a pensé que le type avait contracté une fièvre ou bu de
On dit que les Carcasses sont partout : là où il y a des l’eau souillée et, en l’absence de leur ancien médecin,
corps, il y a potentiellement des Carcasses. Alors, si ne s’est pas inquiété outre mesure. Rebelote : lors de
vous voulez éviter les mauvaises rencontres, fuyez les son tour de garde, il a filé en douce et ils ne l’ont
endroits bourgeonnants de vie. Parce qu’ils abritent jamais revu. Le groupe s’est anémié ainsi, jusqu’à ne
toujours une part proportionnelle de mort. C’est le compter plus que quelques membres. Les gens étaient
cycle. Évitez les zones de chasse, évitez les charniers, sur les nerfs, mais après tout, la dépression, l’anxiété
évitez les reliefs dangereux. Et surtout, brûlez vos ou le pétage de plomb en règle sont monnaie courante
putains de morts. Troupeaux, chiens de garde, amis. depuis l’effondrement. Ça n’a jamais été facile pour ces
Même vos ennemis. Personne ne mérite un tel sort. Et voyageurs, privés de foyer et de moyens de subsistance.
puis ce serait dommage de les recroiser et de raviver
de mauvais souvenirs… Puis ce fut le tour de leur chef. Un ancien para, forgé
au feu et taillé pour ce monde en ruines. La perte
de ses vieux compagnons l’a visiblement pas mal se-
coué et il est devenu violent, sans raison. Les sautes
d’humeur se sont transformées en accès de colère,
jusqu’à ce qu’il devienne une menace pour lui-même
et pour le groupe. Les derniers survivants ont voté son
exclusion, après qu’il a menacé Tristan en lui collant
le canon de son revolver contre la tempe, pour une et préfère s’en remettre à d’autres tours : elle joue avec
bête histoire de lampe torche restée allumée au fond les sens et les émotions de ses victimes. Elle déploie
du sac. Le type a dû se résigner et a abandonné ses des trésors d’ingéniosité pour isoler certains individus :
ouailles en pestant. Il n’était plus lui-même. Les autres en altérant leur humeur, en amplifiant leurs impres-
ont emprunté le même chemin, l’un après l’autre, et sions ou en leur infligeant des visions, elle les pousse
Tristan s’est retrouvé seul, à attendre la mort. à l’imprudence ou à l’isolement. Ne me demandez
pas comment elle se débrouille. Phéromones, venin,
Il a terminé son histoire les larmes aux yeux, les mains télépathie… peu importe. On vous apprend assez tôt
tremblantes. Pauvre gosse, il s’imagine responsable à vous en méfier et porter attention aux changements
de leurs maux. Il est convaincu qu’il leur a « porté brusques d’humeur ou de personnalité, quand vous
la poisse » et que, s’il était parti plus tôt, le groupe voyagez à plusieurs. Je vous dis pas de jouer au psy
serait resté soudé. Si seulement il savait… Il n’a rien — même si certains en auraient bien besoin — mais
à sa reprocher. Lui et les siens ont été victimes d’une soyez toujours attentif. Tendez l’oreille, prenez part
des Moirures qui sillonnent le pays. Ce sont des in- aux conversations. Si un beau jour, le petit rigolo du
sectes solitaires, qui suivent souvent les colonnes de groupe se met à broyer du noir, y a peut-être quelque
nomades et les vampirisent petit à petit. La Moirure chose qui cloche — ou qui vous suit. Les Moirures ne
est une créature vicelarde et pas courageuse pour un sont pas difficiles à débusquer, une fois que vous savez
sou : l’humain ne figure pas au menu, mais elle aime que vous vous traînez une de ces abominations. Leur
pondre ses œufs dans les corps encore chauds de ses nom vient de leur carapace, composée de multiples
victimes. Pour votre curiosité, la Moirure ressemble à couches de chitine. Lorsque le soleil les trouve — ou,
une grosse bestiole de la taille d’un chien, montée sur au hasard, le faisceau d’une lampe torche — les re-
six pattes et terminée par une imposante tarière. La flets se mettent à onduler. Et vu l’abdomen qu’elles
bête n’est pas particulièrement douée pour la chasse se trimballent, elles ne courent pas vite.
123
124
3 MAI 2047 Tique solidement harnachée, elle entame une relation
symbiotique avec son hôte et le « gave » de sucs. Si, au
cours d’une de vos joyeuses balades champêtres, vous
Nous nous rapprochons de notre destination. Le petit tombez sur une chrysalide de deux mètres, solidement
va mieux. Il insiste désormais pour monter le camp vissée au tronc d’un arbre, faites preuve de miséricorde
et porter le paquetage à tour de rôle. Il a encore et abattez son occupant. L’humain à l’intérieur est
beaucoup à apprendre, mais il est de bonne volonté. condamné à muter dans des proportions terribles : les
J’essaie de lui transmettre ce que je sais et de le mettre chairs se distendent et la masse musculaire explose.
en garde contre les nombreuses menaces qui nous En quelques jours, un individu double, voire triple de
attendent. Le reste du chemin ne sera pas une partie volume. Enfin, on ne peut plus qualifier cette aberra-
de plaisir, mais je connais assez bien la région pour tion d’homme. Son esprit est siphonné par la Tique et
en éviter la plupart. son corps s’abandonne peu à peu à l’organisme parasi-
taire. Le malheureux est pris d’une faim dévorante et
Tristan n’est pas à l’aise à l’idée de gagner la grande consomme tout ce qu’il peut : le sentiment de satiété
route d’Alès : il sait que l’endroit est exposé aux pillards est rapidement inhibé par la Tique et la créature est
et comprend que nous ferons des proies faciles. Mais toute entière dédiée à son accroissement. Si elles ne
il ne s’agit pas d’éviter tous les dangers, seulement sont pas arrêtées, les Tiques ne cessent jamais de
de choisir lesquels. C’est pour cette raison que j’ai grandir et peuvent atteindre une taille monstrueuse.
refusé de m’enfoncer dans les bois. Les arbres ici sont Pis, ce sont des bêtes dépourvues d’intelligence ou de
hauts et j’ai appris à me méfier de la forêt de Mende. subtilité ; j’en ai déjà vu une renverser une voiture blin-
Tristan a déjà entendu parler des Tiques, mais n’en a dée en pleine course et dévorer vivants ses occupants.
jamais vu. Peu de gens ont eu ce privilège… Ce sont Certaines développent même des capacités étranges et
des parasites qui se nichent dans la cime des arbres contre nature : une résistance au feu, des facultés de
et guettent le passage des voyageurs isolés. Et autant régénération ou des membres supplémentaires. Vous
dire qu’ils sont nombreux à se hasarder dans ces forêts, comprendrez qu’à choisir, je préfère crever d’une balle
espérant — comme Tristan — échapper aux périls perdue plutôt qu’en tant qu’hôte de ces abominations…
de la route. Les Tiques se laissent tomber sur leur
infortunée victime et plantent leur dard profondément […] Mes habitudes déroutent le petit. Son ancien
pour injecter un fluide et prendre contôle d’elle. Leur groupe avait coutume de progresser la nuit et de se
trompe est incroyablement résistante et peut percer reposer de jour, pour éviter les mauvaises rencontres et
les tissus et les os avec la même facilité. Une fois la se garder des pillards. M’étonne qu’ils aient tenu aussi
longtemps, surtout avec leurs habitudes nocturnes… forment des cordons et se déplacent en meute, faisant
la nuit, toute lumière est bannie. Il en va ainsi depuis luire leur appendice pour tromper, perdre et fatiguer
toujours, et c’est parfait comme ça. Vous m’excuserez leur proie. Après des dizaines de minutes de course
pour ce lieu commun, mais la nuit, c’est le domaine dans l’obscurité, une fois leur victime exténuée ou vul-
de l’obscurité. Il n’y a aucune lumière, et il ne doit pas nérable, elles fondent sur elle et se livrent à un joyeux
y en avoir. Certaines espèces ont évolué en ce sens et festin. N’essayez pas de les distancer : les Veilleuses
intégré l’attraction tout humaine pour les lumières, courent plus vite que vous, j’en sais quelque chose… je
promesses de civilisation. C’est le cas des Veilleuses, garde un souvenir douloureux de notre rencontre et ne
des cauchemars qui se sont installés dernièrement par dois ma survie qu’au sacrifice des miens…
chez nous et qui ont développé une protubérance au
sommet de leur crâne, capable d’émettre de la lumière. Enfin, après toutes ces petites histoires au coin du feu,
Elles s’en servent pour chasser et attirer leurs proies. Tristan s’est plié à mes directives. Il ne parle plus de
Depuis l’effondrement, et l’arrivée — entre autres — son groupe et me pose désormais des questions sur
des Veilleuses, la pyramide de la chaîne alimentaire mon passé ou mon employeur. Je lui raconte tout. Je
s’est brutalement renversée et l’homme occupe l’un lui dois bien ça.
des derniers échelons. Pour tous ceux qui cheminent
de nuit, poussés par la faim, l’urgence, ou la bêtise, Nous ne sommes plus qu’à quelques jours de la rivière
acceptez d’embrasser les ténèbres. Et gardez-vous de Sorgue.
suivre les sources lumineuses dans le lointain : combien
de voyageurs isolés se sont hasardés sur des sentiers
scabreux, au bord d’une falaise ou entre les griffes d’une
horde de Veilleuses en pensant regagner la civilisation ?
Leur technique de chasse a tout d’un jeu sadique : elles
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9 MAI 2047 […] Je crois qu’il a compris. À la toute fin, je crois qu’il
a compris. Pourquoi je l’ai recueilli dans cette forêt et
sauvé d’une mort affreuse. Pourquoi je lui ai donné
Nous devrions atteindre le cours d’eau dans la mati- le choix au mausolée de Lanuéjols. Pourquoi je l’ai
née. Malgré ma connaissance de la région, j’ai peur laissé cheminer en tête et gagner la berge avant moi.
que nous ayons légèrement dévié de notre route et Pourquoi je l’ai laissé porter le barda — étrangement
que nous soyons obligés de remonter la Sorgue du léger — aujourd’hui. Pourquoi je me suis tenu en re-
Moulin-Joseph pour trouver la source, la fontaine du trait tout au long de la descente. Je crois que le gosse
Vaucluse. Nous devrions être fixés rapidement. Tristan a compris, au moment où la Coulobre a jailli hors de
est nerveux et parle plus qu’à l’accoutumée. Il faut l’eau et que sa gueule s’est refermée sur lui. Six mètres
dire que c’est la première fois qu’il part « en chasse ». de long, une peau irisée telle la nacre et un regard
de tueur. Le serpent s’est écrasé sur la rive dans un
[…] Les derniers kilomètres ont été éprouvants. bruit sourd, dérangeant le sable et les salamandres
L’endroit est envahi par la végétation et il a fallu se apeurées. J’ai actionné le détonateur rapidement, pour
tailler un chemin tout en se gardant de la faune lo- lui — leur — accorder une mort rapide. L’explosion
cale. Il n’y a plus âme qui vive ici, les locaux ont a emporté la moitié du crâne de la Coulobre. Puis le
donné trop de crédit à la légende de la Coulobre et silence est revenu.
déserté les rares villages des environs. J’ai procédé à
un repérage des lieux et identifié les différentes voies J’ai extrait la rogue en pataugeant dans l’eau et le
d’accès à l’exsurgence. L’endroit est un gigantesque ré- sang. Jamais mis les mains dans une Coulobre aupa-
servoir et le terrain, constamment arrosé par les eaux ravant, mais son anatomie est semblable à celle de la
bouillonnantes, est un piège mortel. Il est cependant poiscaille. Ne croyez pas que j’ai eu de la chance. Tous
possible de se rapprocher du bassin en descendant les récits concordent : espèce hermaphrodite, auto-
un ancien sentier rocheux : les berges sont minces, féconde. C’était pas du beau travail, mais au bout de
mais devraient permettre d’y établir un campement, quelques minutes, j’ai atteint les poches ventrales et
avant de se lancer plus avant. J’ai expliqué le plan à en ai retiré deux poches d’œufs brillant comme de l’or.
Tristan et nous nous apprêtons à entamer une longue Mon commanditaire sera ravi. J’aurais aimé poursuivre
descente. Je n’ai plus que quelques balles dans mon l’examen de la bête, mais la fontaine du Vaucluse est
fusil — j’espère que ce sera assez pour l’épreuve qui profonde. Trop de formes remuaient sous la surface.
nous attend.
126 Mission accomplie.
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CRÉDITS
UNIVERS & CONCEPTS ORIGINAUX
DIRECTION CRÉATIVE
Julien Blondel
DIRECTION ÉDITORIALE
& ARTISTIQUE
Vincent Lelavechef
COORDINATION ÉDITORIALE
Yegor « Silenus » Kozlov & Frédéric Meurin
CONCEPTION GRAPHIQUE
Josselin Grange & Simon Vansteenwinckel
ILLUSTRATION DE COUVERTURE
Philippe Jozelon
ILLUSTRATIONS INTÉRIEURES
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Myrtille D., Fabien « Amatsu » Gest,
Delphine « GinL », Josselin Grange, Philippe Jozelon,
Nelyhann, Stéphane « Wootha » Richard »,
Jean-Romaric Rio & Simon Vansteenwinckel
MISE EN PAGE
Josselin Grange
RELECTURE
Justine L. Boudet
Vermine2047
www.vermine2047.com
www.totem-system.com