Théorie de La Régulation, Crise Écologique Et Modernisation de L'économie

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Cahiers de recherche sociologique

Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de


l’économie
Corinne Gendron

Numéro 45, janvier 2008 Résumé de l'article


La théorie de la régulation s’est construite en réponse à la crise économique
D’un regard désenchanté : la théorie de la régulation revisitée des années 1970 avec l’ambition de découvrir les formes institutionnelles
émergentes virtuellement porteuses d’une nouvelle phase de prospérité. Si
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002497ar bien que malgré son importance accrue dans les débats sociaux et l’intérêt
DOI : https://doi.org/10.7202/1002497ar grandissant qu’elle suscite depuis les dernières décennies aussi bien en
économie qu’en sociologie, la question environnementale est restée
pratiquement absente des questionnements fondamentaux de l’approche de la
Aller au sommaire du numéro
régulation. Or, et c’est ce que nous chercherons à démontrer dans cet article,
l’approche de la régulation peut s’avérer exceptionnellement féconde pour
comprendre les problèmes d’environnement, tout spécialement en jetant un
Éditeur(s) éclairage indispensable sur la dynamique et les rapports sociaux permettant
de saisir la construction des valeurs économiques et les défis que pose leur
Liber
modernisation écologique.

ISSN
0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)

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Citer cet article


Gendron, C. (2008). Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation
de l’économie. Cahiers de recherche sociologique, (45), 27–40.
https://doi.org/10.7202/1002497ar

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Corinne Gendron

Théorie de la régulation, crise écologique


et modernisation de l'économie

Au cours des vingt dernières années, les régulationnistes ont tenté de


dégager les grandes lignes d'un modèle postfordiste qui, sur le plan
écologique, est resté en fin de compte assez proche du modèle industrialiste
originel. Ces recherches ont surtout mis l'accent sur la configuration de
l'organisation du travail et de l'appareil productif en s'appuyant sur une
réalité écologique et un paradigme environnemental qui remontent au
début du vingtième siècle. Il faut dire, à sa décharge, que la théorie de la
régulation n'a jamais eu la prétention d'expliquer la crise environnementale
que nous connaissons aujourd'hui. Elle s'est construite en réponse à la crise
économique des années 1970 avec l'ambition de découvrir les formes
institutionnelles émergentes qui pourraient être porteuses d'une nouvelle i§
phase de prospérité 1 . Si bien que, malgré l'importance accrue de la è
question environnementale dans les débats sociaux et l'intérêt grandissant 2§
qu'elle suscite ces dernières décennies tant en économie qu'en sociologie, CM
elle est restée pratiquement absente de la pensée régulationniste. Or, et c'est -Sa
ce que nous chercherons à démontrer dans cet article, la théorie de la régu- §
lation peut se révéler exceptionnellement féconde pour comprendre les <tf
3
problèmes d'environnement. L'éclairage qu'elle jette sur la dynamique
sociale et les rapports sociaux est particulièrement utile pour saisir la
construction des valeurs économiques et les défis qui accompagnent leur
modernisation écologique.

-s
1. R. Boyer (dir.), La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La
Découverte, 1986.
28 Corinne Gendron

Problématique environnementale
et perspective régulationniste

L'imperméabilité des régulationnistes à l'égard de la question environne-


mentale peut paraître surprenante, comme le fait remarquer Lipietz : « Le
rapport entre l'approche de la régulation et l'environnement présente un
étrange paradoxe. Plusieurs des économistes connus pour leur contri-
bution à cette approche sont également connus pour leur engagement
écologiste. Inversement, les mouvements écologistes, lorsqu'ils cherchent à
fonder leur action sur une analyse économique, s'appuient le plus souvent
sur l'analyse régulationniste du modèle productiviste fordiste. Et pourtant,
jusqu'à la fin des années 1980, la contribution propre des régulationnistes à
une économie de l'environnement semble quasi nulle, et dans la critique
du fordisme, la dénonciation de ses atteintes à la nature semble se réduire à
quelques incidents, comme si le citoyen écologiste reprenait alors la parole
chez les économistes qui s'inspirent de ce type d'analyse2. »
Ce désintérêt manifeste des régulationnistes pour la question environ-
nementale est regrettable dans la mesure où leur cadre analytique
permettrait de dépasser les limites des approches orthodoxes de l'économie
de l'environnement de la même manière qu'il permet de suppléer aux
carences du cadre économique néoclassique général. La neutralité du
marché, le principe d'optimisation, l'hypothèse de réversibilité, le déter-
minisme technologique de même que la rationalité d'agents économiques
atomisés répondant à une fonction de maximisation de l'utilité espérée,
sont tous des concepts qui s'appliquent à l'économie de l'environnement
et que les régulationnistes ont largement déconstruits.
D'un point de vue régulationniste, les principales écoles de l'économie
de l'environnement présentent les mêmes faiblesses que le paradigme
économique néoclassique général. Elles conçoivent les processus écono-
miques en dehors des structures et des conflits sociaux et se représentent
la crise environnementale de manière strictement objective. Leurs pro-
positions renvoient essentiellement à une réforme des formalismes et des
outils économiques, sans égard aux processus sociaux de transformation
susceptibles de soutenir ces réaménagements techniques. Et bien qu'il dise
prendre en compte les dimensions non économiques, le courant de
l'économie écologique formule le problème environnemental en termes
de problème d'arrimage entre deux logiques incompatibles. Tout compte
fait, dans le courant traditionnel de l'économie de l'environnement
comme dans celui moins orthodoxe de l'économie écologique, il n'y a pas
de place pour le rôle joué par les acteurs sociaux dans la reconnaissance, la
formulation et l'amplification des préoccupations environnementales, et

2. A. Lipietz, Choisir l'audace. Une alternative pour le XXI? siècle, Paris, La


Découverte, 1989, p. 350.
Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de Véconomie 29

encore moins pour l'analyse de la dynamique sociale entourant l'élabo-


ration des solutions préconisées.
L'analyse régulationniste pourrait donc venir enrichir les approches
plus critiques de l'économie de l'environnement en fournissant l'outillage
conceptuel nécessaire à l'élaboration d'une véritable nouvelle voie
théorique. Cependant, même s'il existe quelques tentatives d'analyse
régulationniste des questions environnementales, elles restent très partielles
comme si l'approche de la régulation ne permettait pas une analyse globale
de la situation à l'image des ambitions qu'elle nourrit à l'égard de ses objets
d'étude traditionnels. Lipietz explique ce désintérêt par deux ordres de
raisons. D'une part, les outils mis au point dans le cadre des analyses
relatives au fordisme ne laissent que peu de place à l'environnement, et il
serait difficile de soutenir que c'est en raison de ses répercussions écolo-
giques que ce modèle de développement est entré en crise. D'autre part,
Lipietz explique qu'à titre d'écologistes politiques, plutôt que d'environne-
mentalistes, les régulationnistes écologistes ont de la difficulté à concevoir
l'idée d'un compromis institutionnalisé avec la nature car ils estiment qu'«il
n'y a que des compromis institutionnalisés entre les humains, et des
paradigmes technologiques et sociétaux qui les unissent ou les opposent3».
Ce n'est qu'à la suite de certaines analyses tiers-mondistes et au regard
de l'ampleur des crises écologiques globales que «les régulationnistes [...]
commencent à poser le rapport société-environnement comme une
véritable contrainte sur la sélection des modèles de l'après-crise4». Outre les
études menées dans le cadre des études spatiales et des études agricoles, qui
pouvaient difficilement éviter la question, le corpus régulationniste étendu
semble néanmoins s'ouvrir à la problématique environnementale sur les
deux fronts de l'économie de l'environnement et de la géopolitique de
l'écologie globale. Ainsi, plusieurs conventionnalistes, voisins des régula-
tionnistes, ont contribué au renouvellement de l'économie de l'environne-
ment en proposant leur interprétation des débats sur «rinstitutionnalisation
de compromis futurs en univers controversés et les préceptes de la
rationalité limitée : principe de précaution, gains de temps d'apprentissage,
stratégies sans regrets5».
Tout à la fois écologiste et régulationniste, Lipietz ne pouvait ni
manquer de constater le silence de son corpus sur la question environne-
mentale ni tenter d'y remédier. Il a donc été le premier (et encore l'un des
rares) à proposer une articulation globale entre la théorie de la régulation et
la problématique environnementale 6 . Cette articulation repose sur le
concept d'écologie politique, qu'il examine notamment dans des essais

3.76i7/.,p.351.
4. Ibid.
5. A. Lipietz, «Ecologie politique régulationniste ou économie de l'envi-
ronnement?», dans R. Boyer et Y. Saillard (dir.), Théorie de la régulation. L'état des
savoirs, Paris, La Découverte, 1995, p. 354.
6. Voir également les travaux d'Elmar Altvater.
30 Corinne Gendron

publiés au cours des années 1990. Toutefois, malgré leur perspective


originale, ces ouvrages laissent plusieurs questions en suspens rendant
difficile u n arrimage convaincant entre problématique environnementale
et cadre d'analyse régulationniste. D ' u n e part, leur position relativement
à l'écologie profonde tout c o m m e l'assimilation des écologistes à u n
m o u v e m e n t progressiste suscitent quelques réserves 7 . D'autre part, les
liens et la continuité que propose Lipietz entre le m o u v e m e n t ouvrier et
le m o u v e m e n t écologiste sont p o u r le moins fragiles. O n peut d'ailleurs
s'interroger sur l'émergence d ' u n grand m o u v e m e n t social susceptible
de prendre le relais du m o u v e m e n t ouvrier au m o m e n t où les travaux de
l'école des nouveaux mouvements soulignent plutôt la pluralité de l'action
sociale contemporaine 8 .
Par ailleurs, o n peut interroger l'usage que Lipietz fait du terme
«régulation» : lui qui s'est employé à clarifier ce concept dans le cadre d'une
théorie sociologique particulière, il l'utilise dans ces ouvrages pour désigner
tour à tour la régulation «régulationniste», la régulation écologique et la
régulation politique de type réglementaire. Ici, la langue allemande aurait été
d'un grand secours puisqu'elle permet de distinguer à tout le moins la
régulation politique, Regulierung, de la régulation sociale, Regulation9.
D'autre part, contrairement aux travaux des conventionnalistes, qui font
une large place à la médiation sociale, les ouvrages de Lipietz proposent une
conception objective de la nature et de la crise écologique qui empêche de
bien saisir leurs dimensions politiques 10 . D e là sa méprise lorsqu'il envisage la
nécessité de conclure u n compromis institutionnalisé avec la nature. U n
postfordisme écologiste suppose non pas un compromis institutionnalisé avec
la nature, mais plutôt u n compromis social au sujet de la nature, c'est-à-dire un
compromis qui sous-tend u n certain type d'utilisation et d'interaction avec la
nature, et auquel la relation avec la nature sert de contexte culturel. Dans la
foulée des travaux de R i c œ u r 1 1 , o n peut aussi arguer que l'institution est

7. C. Offe, «New Social Movements: Challenging the Boundaries of Insti-


tutional Politics», Social Research, vol. 52, no 4, hiver 1985, p. 817-868; L. Sklair,
«Global Sociology and Global Environmental Change», dans M. Redclift et
T. Benton (dir.), Social Theory and the Global Environment, New York, Routledge,
1994, p. 205-227.
8. C. Offe, Les démocraties modernes à Vépreuve, Paris, L'Harmattan, 1997;
A. Melucci, «Mouvements sociaux, mouvements post-politiques», Revue interna-
tionale d'action communautaire, 1983, vol. 10, no 50, p. 13-30.
9. C. Gôrg, «The Regulation of the Societal Relationships with Nature —
Some Theoretical Remarks», et U. Brand et C. Górg, «The Regulation of the
Market and the Transformation of the Societal Relationships with Nature»,
communications à Transitions Towards a Sustainable Europe. Ecology-Economy-Policy,
3rd Biennal Conference of the European Societyfor Ecological Economics, Vienne, 3-6 mai
2000.
10. U. Brand, «Postfordist Regulation of the Societal Relationships with
Nature?», communication à Transitions Towards a Sustainable Europe. Ecology-
Economy-Policy, op. cit.
11. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de Véconomie 31

toujours une médiation avec le tiers, de telle sorte que l'institutionnalisation


du rapport à l'environnement peut être exclusivement envisagée non pas
sous l'angle du rapport à la nature, mais comme la médiation avec ce tiers
futur qu'interpellent les grands enjeux environnementaux. Cette perspective
relègue à un rang moins fondamental dans le processus d'institution-
nalisation les questions du statut de la nature, de sa reconnaissance comme
objet ou même sujet de droit, et de sa nécessaire re-sacralisation.
D'après Becker et Raza, Lipietz affiche non pas une mais bien deux
conceptions de l'écologie politique : l'une analytique et l'autre normative12.
La première demeure incomplète. Quant à la seconde, les auteurs arguent
qu'elle tombe dans le normativisme et l'exhortation en s'en remettant à
l'idéalisation des valeurs d'autonomie, de solidarité et de responsabilité sans
proposer d'outils analytiques adéquats. Devant les limites de cette lecture
régulationniste, il nous semble que l'arrimage entre la problématique
environnementale et l'approche de la régulation sur un plan global reste à
faire. Deux pistes sont ouvertes : la première consiste à tenter d'écologiser la
théorie de la régulation ; la deuxième vise plutôt à construire une lecture
régulationniste de la problématique environnementale.

Ecologiser la théorie de la régulation

O n peut faire à la théorie de la régulation la plupart des critiques que les


économistes de l'environnement adressent aux théories qu'ils qualifient de
traditionnelles : pas plus son architecture générale que ses concepts clefs ne
font mention des contraintes écologiques, qu'il s'agisse de la disponibilité
des ressources ou de la capacité d'absorption du milieu naturel. Elle apparaît
donc comme une théorie économique détachée des écosystèmes: les
rapports de production sont totalement étrangers aux conditions de
reproduction écologique ; le procès de valorisation inhérent au régime
d'accumulation n'est rattaché à aucune base matérielle ; et aucune place
n'est faite au questionnement de la logique d'accumulation à la base du
mode de production capitaliste dont l'ancrage matériel est pourtant porteur
d'une contradiction fondamentale de l'écologie, celle de la préservation-
valorisation.
Becker et Raza proposent plusieurs pistes pour corriger ces lacunes.
A leur avis, il est indispensable d'intégrer la relation entre l'être humain et
la nature à la théorie de la régulation, en commençant par la conceptua-
lisation du processus de valorisation. Dans la mesure où l'environnement
sert à la fois de ressource naturelle et de réservoir, les auteurs proposent
de reformuler le processus de valorisation ( M-C-M' ) de la façon suivante :
M - C / N ... C ' / N - M ' . Cette formulation remplace avantageusement les

12. j . Becker et W. G. Raza, « Theory of Regulation and Political Ecology :


An Inevitable Separation?», Économies et sociétés, série «Théorie de la régulation»,
vol. 11, no 1,2000, p. 55-70.
32 Corinne Gendron

modèles systémiques du corpus « économie-nature » utilisés tant par les


économistes de l'environnement que par les économistes écologistes, mais
qui font l'impasse sur le procès de valorisation capitaliste et sa dynamique
d'accumulation.
En ce qui concerne le processus d'accumulation, O'Connor propose
de concevoir la nature comme l'une des trois conditions externes de la
production 13 . N'étant pas produites de façon capitaliste, ces conditions
doivent être régulées par l'Etat, mais seront dès lors sujettes à des conflits
d'utilisation entre le capital et les autres forces sociales. Dans la mesure où le
système capitaliste repose sur une marchandisation de la nature, il suppose
une appropriation du monde réel par les capitalistes par laquelle ces derniers
soumettent l'environnement humain aux nécessités du processus de
valorisation. D'autre part, soucieux de réduire leurs coûts, les capitalistes
externalisent les coûts environnementaux auprès de la société et du capital
global, ce qui entraîne une réduction des profits capitalistes en général, et
constitue ce que O'Connor appelle la deuxième contradiction du capital.
Ce modèle permet d'expliquer la résurgence de crises dans les économies
capitalistes causées par les relations contradictoires avec les conditions de
production.
Enfin, plutôt que d'assujettir la régulation écologique à l'une des cinq
formes institutionnelles envisagées par l'école régulationniste traditionnelle,
Gôrg propose de concevoir une sixième forme intitulée la relation sociale à
la nature Igesellschaftliches Naturverhàltnis) ou encore la contrainte écologique1^.
À l'instar de la contrainte monétaire, la contrainte écologique peut faire
l'objet de conflits de classes, ou même donner lieu à des alliances interclasses
comme nous le verrons plus loin. Associée aux autres formes structurelles,
par exemple le rapport salarial, la contrainte écologique renverrait à
différents régimes d'accumulation qui deviendraient dès lors caractérisables
en termes écologiques, et permettraient de spécifier la structure écologique
particulière d'une économie 15 . Cette caractérisation des régimes
d'accumulation en fonction de leur intensité écologique vient certainement
répondre à l'un des questionnements fondamentaux de la problématique
écologique. Dans un texte sur le développement durable, de Bernis
interrogeait le principe d'accumulation en affirmant qu'«il y a pillage et non
accumulation si on ne commence pas par renouveler les conditions de la
production16». Cette réflexion rejoint les inquiétudes formulées par Soddy
au début du vingtième siècle sur les concepts de capital et d'accumulation.

13. J. O'Connor, Natural Causes. Essays in Ecological Marxism, New York


et Londres, Guilford Press, 1998, cité dans J. Becker et W. G. Raza, art. cité,
p. 58-59.
14. Pour faire écho au concept de contrainte monétaire.
15. J. Berger, «The Economy and the Environment», dans N. J. Smelser et
R. Swedberg (dir.), The Handbook of Economie Sociology, Princeton (N. J.),
Princeton University Press et Russel Sage Foundation, 1994, p. 766-797.
16. G. de Bernis, «Développement durable et accumulation», Revue Tiers
Monde, t. XXXV, no 137, janvier-mars 1994, p. 95-129.
Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de Véconomie 33

Comme le rappellent Godard et Salles: «Il y a plusieurs décennies


quelqu'un comme1 F. Soddy (1922), prix Nobel de chimie, s'en était pris
au concept de capital, qui lui paraissait être le support d'un tour de passe-
passe: de par sa double nature financière et réelle, il rendait possible
l'illusion d'une accumulation continue ou d'un revenu perpétuel, alors que
les biens capitaux réels se dégradent et que leur mise en mouvement
implique une accélération de la consommation du stock d'énergie fossile;
la soi-disant accumulation du capital ne serait donc pas autre chose qu'une
" désaccumulation " du véritable capital accumulé par la nature à partir du
flux solaire, combinée à une augmentation de la dette collective, puisque
l'on donne aux détenteurs du capital financier des droits croissants sur la
richesse réelle future [...]17. »
Une caractérisation des régimes d'accumulation en fonction de leur
intensité environnementale est indispensable pour envisager-la configu-
ration d'un svstème économique ^ostfordiste écolo°i n ue. A notre avis les
travaux de Becker et Raza de même que ceux de Gôrg et Brand dont
nous avons rappelé quelques aspects fournissent une première tentative
d'arrimer la théorie de la régulation à la problématique environnementale.
Le texte de Becker et Raza propose des pistes fort intéressantes pour
écologiserh théorie de la régulation, c'est-à-dire y intégrer la question envi-
ronnementale, et combler ainsi un vide théorique. Contrairement à la
plupart des approches économiques de l'environnement, la théorie de la
régulation permet en effet d'appréhender la nature comme un construit
social dont l'évolution répond à une relation dialectique entre l'homme et
la nature. Par ailleurs, dans sa matérialité et ses représentations, la nature est
appréhendée à la fois comme le produit et comme la cause de conflits
sociaux.
De notre côté, nous nous proposons de nous livrer à un exercice
inverse de celui réalisé par Becker et Raza. Au lieu de chercher à intégrer la
dimension écologique à la théorie de la régulation, nous tenterons une
lecture régulationniste de la problématique environnementale.

Lecture régulationniste de la problématique environnementale

S'il est vrai que la théorie de la régulation n'a pas tenu compte de la
question environnementale, il faut aussi noter qu'elle n'a pas encore vérita-
blement été mise à contribution pour construire une problématisation
socioéconomique de la problématique environnementale. Or, nous
sommes d'avis que le cadre général ainsi que certains concepts clefs de
cette approche sont propices à une construction théorique fructueuse

17. O. Godard et J. M. Salles, «Entre nature et société. Les jeux de l'irréver-


sibilité dans la construction économique et sociale du champ de l'environnement»,
dans R. Boyer, B. Chavance et O. Godard (dir.), Les figures de V irréversibilité en
économie, Paris, Ecole des hautes études en sciences sociales, 1991, p. 237.
34 Corinne Gendron

permettant d'appréhender non seulement le système économique dans


toute sa complexité, mais aussi les transformations induites par la problé-
matique environnementale.
Sur un plan général, contrairement aux théories économiques
standard, l'approche de la régulation s'inscrit dans une perspective tem-
porelle et reconnaît les dynamiques d'irréversibilité. Son cadre analytique
est donc mieux à même d'appréhender la problématique environnementale
qui force l'intégration du futur dans le temps présent. De plus, la perspective
socioéconomique de l'approche de la régulation qui tient compte des
déterminants sociaux pour expliquer l'architecture et l'organisation du
système économique permet de rendre compte des médiations sociales à
travers lesquelles pourrait s'effectuer une modernisation écologique du
système économique. Toutefois, le cadre analytique régulationniste ne sera
pleinement profitable que si l'on atténue l'importance du rapport salarial au
profit d'autres rapports sociaux, comme le suggèrent Bélanger et Lévesque.
Une fois ouvert aux autres rapports sociaux, sans plus être confiné à
l'affrontement des classes sociales traditionnelles, le cadre analytique
régulationniste permet de réaliser l'articulation entre les luttes sociales
concernant l'environnement et la modernisation écologique des institutions
qui résultera d'un compromis entre les acteurs.
Mais en plus du cadre socioéconomique général, les concepts de
paradigme societal, de compromis institutionnalisé et de formes institu-
tionnelles, de rapports sociaux, de blocs sociaux et de régulation, de
modèle de développement, de crise et même d'insertion internationale
sont tous également pertinents dans le cadre de notre analyse. En trans-
formant les valeurs mais aussi en présidant à de nouveaux conflits, la
question environnementale participe à l'éclatement des anciens compromis
institutionnalisés. Le paradigme societal sur lequel ils reposaient est aussi
profondément bouleversé. La triple conception du progrès propre au
fordisme cède le pas à une toute nouvelle configuration. Dans la foulée des
travaux de Godard et Salles, on peut reconnaître que l'image et le rôle de la
science se sont profondément transformés. Le progrès social n'est plus
restreint à l'accès à la consommation de masse et se conçoit désormais de
manière moins uniforme avec l'idée d'une qualité de vie qui ne se définit
plus seulement comme un niveau de vie, et où la contemplation et
l'inactivité acquièrent une valeur18. Enfin, l'Etat, qui assurait l'équilibre
entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, cède le pas dans de
nombreux domaines, dont celui de l'environnement, à.une multitude
d'instances spécialisées qui sont le lieu d'affrontements directs entre les
différents acteurs sociaux (Bureau d'audiences publiques sur l'environ-
nement, Régie de l'énergie, etc.). On ne peut plus dire que la définition du
progrès est laissée en dehors du champ politique, elle constitue désormais
l'enjeu de ses forums. La problématique environnementale est au cœur de

18. R . Camus, Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi, Paris, POL, 1994;
D. Duelos, Les industriels et les risques pour l'environnement, Paris, L'Harmattan, 1991.
Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de Véconomie 35

la remise en question du plein emploi et de la croissance économique


comme buts du progrès technique et de l'économie.
De là l'intérêt de la notion de crise élaborée dans le cadre régula-
tionniste. Celle-ci n'est pas simplement un phénomène économique,
réductible pour certains à une dynamique mécanique. Dans une perspective
régulationniste, la problématique environnementale peut être appréhendée à
la fois comme une crise exogène et comme une grande crise de la
régulation, c'est-à-dire comme une crise présidant à l'éclatement des
compromis sociaux. Les luttes au cours de ces crises ne visent plus à
permettre aux acteurs sociaux de se positionner dans un ordre établi, mais
bien à transformer cet ordre en vertu d'un paradigme societal. Enfin, les
travaux de Muradian et Martinez-Alier suggèrent que l'insertion interna-
tionale comporte aussi une dimension écologique qui vient se superposer au
positionnement économique19. Comme on peut le voir dans les dossiers de
l'ozone, de l'eau et plus récemment de l'effet de serre, le dénouement des
questions d'environnement est sujet à l'hégémonie de grands blocs sociaux.
Ce tour d'horizon rapide permet de constater que la problématique
environnementale peut être avantageusement appréhendée par une
approche régulationniste comme une crise, mais aussi comme une
composante essentielle indissociable de la crise générale actuelle. À notre
avis, seule cette image de crise plurielle permet de rendre adéquatement
compte du phénomène écologique que nous connaissons aujourd'hui car
celui-ci s'insère au cœur d'une organisation socioéconomique particulière.
Ils constituent tous deux une totalité que l'on ne peut scinder sans crainte
de perdre le sens et la dynamique des transformations actuelles.
Ce qu'il importe de retenir, c'est que la modernisation écologique du
système économique ne se fera pas naturellement par la démonstration des
aberrations environnementales des formalismes théoriques néoclassiques.
Elle sera portée par des luttes sociales qui mèneront vers certains compro-
mis institutionnalisés susceptibles de servir de nouveau cadre à l'action
économique. Cette articulation entre les rapports sociaux et les normes
institutionnelles est explicitée dans divers travaux régulationnistes.

Pour une nouvelle lecture régulationniste


de la problématique environnementale

Il importe tout d'abord de bien distinguer les trois niveaux d'analyse de


l'action sociale : la dimension des rapports sociaux, la dimension institu-
tionnelle et la dimension organisationnelle20. Inspirée d'Alain Touraine,
19. R. Muradian etj. Martinez-Alier, «Trade and the Environment: From a
Southern Perspective », communication à Transitions Towards a Sustainable Europe.
Ecology-Economy-Policy, op. cit.
20. P. Bélanger et B. Lévesque, «La théorie de la régulation: du rapport
salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique», Cahiers de
recherche sociologique, no 17,1991, p. 15-51.
36 Corinne Gendron

cette distinction vient clarifier l'articulation que propose la théorie de la


régulation entre l'économique et le social, ce qu'illustrent bien les
réflexions de Bélanger et Lévesque au sujet du rapport salarial fordiste.
La dimension organisationnelle concerne à la fois la division du travail
et les mécanismes d'intégration de sorte qu'elle renvoie généralement à
l'autorité et à la hiérarchie pour coordonner des décisions selon une
architecture technico-organisationnelle. De ce point de vue, le taylorisme,
comme l'a bien montré Lorino21, touche aussi bien le procès de travail que
le mode de gestion.
La dimension institutionnelle renvoie aux contraintes historico-
sociales ou encore à ce qu'Alain Touraine appelle les mécanismes de
formation des décisions légitimes dans une unité politique, mécanismes
dont le rôle propre est de combiner l'unité de la gestion politique et la
représentation d'intérêts sociaux divergents et conflictuels. Dans l'en-
treprise, le contenu de cette dimension institutionnelle est produit par le
compromis syndicat-patronat, qui définit en quelque sorte les règles du jeu
codifiées dans le contrat de travail au niveau de l'entreprise et dans des lois
précises (code du travail) au niveau societal22.
C'est dans cette dimension que réside le caractère proprement fordiste
du rapport salarial, à savoir le compromis salaire/droits de gérance qui
suppose un partage de la plus-value en échange d'une exclusion des
travailleurs au chapitre de la gestion et de l'organisation du travail. Comme
l'expliquent Bélanger et Lévesque, les dimensions organisationnelle et
institutionnelle sont à la fois distinctes et autonomes en ce qu'elles ne se
situent pas au même niveau et doivent être hiérarchisées : «l'une fournit les
règles du jeu (la dimension institutionnelle), l'autre renvoie à la partie que
jouent les acteurs à partir de ces règles. Autrement dit, les règles du jeu
déterminent en grande partie le type d'organisation du travail qu'une
direction peut imposer23. » La dimension des rapports sociaux où prennent
forme les compromis vient s'ajouter aux dimensions institutionnelle et
organisationnelle.
Ce cadre d'analyse mérite d'être appliqué à d'autres enjeux que le
rapport salarial. Par exemple à la problématique environnementale. Il
devient dès lors possible de mettre au jour la transformation ou l'émergence
de nouveaux rapports sociaux induits par la problématique environne-
mentale, et d'envisager le type de compromis institutionnel susceptible de
se former. En effet, pour espérer renouer avec une certaine stabilité, les
acteurs sociaux devront s'entendre sur un nouveau grand compromis fondé
sur une redéfinition des rapports homme-nature et porteur d'un modèle de
développement inédit. Or, il est encore difficile de prédire la forme d'un tel
modèle tant les innovations institutionnelles qui pourraient en devenir les
piliers sont contradictoires. Alors que certaines innovations semblent

2L P. Lorino, L'économiste et le manager, Paris, La Découverte, 1989.


22. P. Bélanger et B. Lévesque, art. cité, p. 28 et 29.
23. M/., p. 29.
'Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de l'économie 37

consacrer une plus grande reconnaissance des enjeux environnementaux


— ce dont témoignent des institutions telles que le Bureau d'audiences
publiques sur l'environnement ou la Régie de l'énergie —, d'autres
concourent plutôt à déconnecter encore davantage les activités écono-
miques de leur substrat matériel (l'initiative de l'accord multilatéral sur les
investissements par exemple). Dans cette perspective, nous insistons
davantage sur l'articulation entre rapports sociaux et institution que sur
l'articulation entre institution et organisation. C'est pourquoi, à l'instar de
Bélanger et Lévesque, nous proposons d'intégrer les apports de l'école des
nouveaux mouvements sociaux en insistant cette fois sur les mouvements
écologistes. À notre avis, ces mouvements nourrissent actuellement, et de
façon irrévocable, une nouvelle vision du monde dans laquelle «baigne-
ront» nécessairement les compromis sociaux susceptibles d'émerger et de
porter un nouveau modèle de développement.
Une remarque quant au concept de modèle de développement
s'impose toutefois. Comme le fait remarquer Boyer, le fait qu'un modèle
soit dégagé a posteriori, une fois établie une certaine cohérence «presque
miraculeuse» entre les différentes formes institutionnelles, pose certains
problèmes méthodologiques à ceux qui veulent découvrir un modèle
de développement en émergence, qui ne s'est pas encore stabilisé. En
fait, même si l'approche de la régulation reconnaît la nécessité du politique
pour sortir de la crise, le modèle de développement qui finit par se dégager
des luttes entre les acteurs sociaux n'en reste pas moins largement non
intentionnel.
À cet égard, les remarques de Lutz nous semblent intéressantes24. Selon
lui, il y a peu de chances que les conditions d'une nouvelle prospérité se
réunissent à nouveau sans que soient d'abord explicités une série d'objectifs
hautement mobilisateurs ainsi qu'un modèle général selon lesquels seraient
ordonnés les intérêts particuliers et leurs chances de réalisation en fonction
du système d'objectifs choisis. Cette interprétation du modèle de
développement diverge de celle des régulationnistes mais se rapproche
peut-être davantage à notre avis des stratégies de sortie de crise qui seront
mises en avant dans le contexte de la problématique environnementale.
L'émergence de la notion de développement durable, même si elle se
rapproche davantage du paradigme que du modèle de développement
régulationniste, va en ce sens, de même que la recomposition du politique à
laquelle semblent participer les nouveaux mouvements sociaux25.
La problématique environnementale constitue un enjeu historique,
c'est-à-dire un enjeu au cœur de la reconfiguration des rapports sociaux

24. B. Lutz, Le mirage de la croissance marchande. Essai de réinterprétation du


développement du capitalisme industriel dans VEurope du XX? siècle, Paris, Maison des
sciences de l'homme, 1990.
25. K. Eder, The Institutionalization of Social Movement. Towards a New
Theoretical Problematic in Social-Movement Analysis ?, Florence, European University
Institute, 1993.
38 Corinne Gendron

inhérente à l'avènement d'une société postindustrielle. Elle doit donc être


appréhendée aux niveaux historique et institutionnel avant de faire l'objet
d'une analyse organisationnelle car ces niveaux-là précèdent dans
l'analyse26. Plus englobant que les thèses de la mobilisation des ressources, le
cadre actionnaliste s'arrime aisément à la théorie de la régulation comme
l'illustrent les travaux de Bélanger et Lévesque. En effet, l'articulation des
sphères économique et sociale postulée par les régulationnistes trouve écho
dans la distinction structurelle faite par Touraine de l'action sociale qui
assujettit l'ordre organisationnel à l'ordre institutionnel, lequel est à son tour
déterminé par les luttes entre les acteurs sociaux. Loin d'une perspective
néoclassique, les deux cadres analytiques envisagent les institutions comme
le résultat de compromis entre des acteurs dominants et des acteurs
dominés; ils insistent sur le fait que le conflit social n'est jamais entièrement
résolu dans ces compromis, et nourrit des tensions qui peuvent mener à
leur rupture27. Le concept de régulation sociale et celui de la crise envisagée
comme période ouverte renvoient à la double dimension de production et
reproduction de la société ; une reproduction des rapports de domination
qui s'accompagne d'une production de la société à travers le conflit des
acteurs sociaux pour le contrôle de l'historicité. Le concept d'historicité
pour sa part n'est pas sans lien avec celui de paradigme societal, ou de vision
du progrès propre au cadre régulationniste. On peut aussi voir des
correspondances entre le régime d'accumulation régulationniste et le
concept d'investissement avancé par Touraine.
L'intérêt des thèses de Touraine pour enrichir le cadre d'analyse régu-
lationniste dans l'appréhension de la problématique écologique pourrait
aussi résider dans le fait que le mouvement central qu'il anticipe s'articule
vraisemblablement autour des groupes écologistes. Cependant, la
conception bipolaire de la structure sociale nous semble moins appropriée
dans le contexte actuel. Et même en écartant l'idée d'une structure
bipolaire à la faveur d'une conception tri ou multipolaire des mouvements
sociaux, le cadre analytique proposé par Touraine demeure pertinent pour
intégrer une dimension sociologique plus réaliste au cadre régulationniste.
Confrontées à ce cadre socioéconomique, les approches économiques
de la problématique environnementale qui traduisent une perspective
essentiellement technique de la modernisation écologique paraissent
également relever du niveau organisationnel. Si bien que leurs analyses
n'épuisent guère la dimension sociale et institutionnelle de la modernisation
qui nécessite une compréhension des dynamiques proprement sociales à
l'œuvre dans le domaine de l'environnement. Or, c'est à ces niveaux que se
cristalliseront les transformations structurelles qui, comme de nouvelles

26. A. Touraine, «Théorie et pratique d'une sociologie de l'action», Sociologie


et sociétés, vol. 10, no 2,1978, p. 149-188.
27. A. Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, 1973; A. Lipietz, Qu'est-ce
que Vécologie politique? La Grande Transformation du XXfc siècle, Paris, La Découverte,
1999.
Théorie de la régulation, crise écologique et modernisation de Véconomie 39

règles du jeu, viendront affecter les pratiques organisationnelles. Mais il


importe également de saisir que, derrière les enjeux strictement
environnementaux, des classes ou des acteurs sociaux sont en lutte pour le
contrôle de l'historicité, certes, mais aussi pour gagner une meilleure place
dans les processus décisionnels aux niveaux politique et organisationnel. La
problématique environnementale est une occasion de revendiquer ce
pouvoir décisionnel dans le cadre d'une nouvelle gouvernance plus
démocratique. De façon parallèle, la matérialité de la crise écologique se
traduira par des charges susceptibles de provoquer de nouvelles tensions ou
d'approfondir les conflits sociaux existants.
Dans la mesure où l'on admet l'idée du compromis, c'est-à-dire qu'un
acteur dominant imposera son dispositif, tout en faisant des concessions, il
est intéressant de se pencher non seulement sur le mouvement écologiste,
mais aussi sur la classe dirigeante, l'élite économique 28 . De cette façon, il
devient possible d'anticiper la forme et l'orientation du compromis à venir
et de comprendre la dynamique de transformation des institutions
économiques induite par la problématique environnementale.
En s'inspirant du modèle de Sklair et sans réduire la structure sociale à
une configuration bipolaire, on peut avancer que la problématique
environnementale est le terrain d'une confrontation entre une classe
économique et une «classe» écologiste. La sensibilisation croissante des gens
d'affaires à la question environnementale (dont l'idéologie passe du vert
clair au vert pâle)^ l'écologisme consumériste que Sklair présente comme
une récupération peut aussi être envisagé comme un compromis. Sur la
base de ce modèle, et en ayant à l'esprit le cadre synthèse que nous avons
tenté d'élaborer ici, on peut donc avancer l'idée d'un compromis post-
fordiste consumériste dématérialisé, probablement transitoire, dont la forme
et la viabilité dépendront des répercussions matérielles de la crise
écologique et de la capacité de transférer les externalités en périphérie. Le
caractère global des atteintes à l'environnement dont les manifestations
seront de plus en plus lourdes de même que la dépendance matérielle du
Nord vis-à-vis du Sud constitueront des défis majeurs au maintien d'un tel
compromis.

S'il comporte indubitablement des dimensions techniques,


l'ajustement du système économique aux réalités de l'environnement passe
nécessairement par une médiation sociale qui déterminera tout autant
l'orientation que la forme de la modernisation écologique de l'économie.
En plus de négliger la dimension socialement construite de la problé-
matique environnementale, les principales approches économiques de
l'environnement sont tout aussi aveugles au caractère socialement construit

28. Parlant des rapports sociaux, Touraine affirme en effet que l'« analyse
générale des mouvements populaires peut être complétée par la description
parallèle des luttes des classes dirigeantes » (« Théorie et pratique d'une sociologie de
Faction», art. cité, p. 150).
40 Corinne Gendron

de l'économie. Le formalisme économique est généralement conçu de


manière objective, et la rationalité économique est présentée comme une
donnée. Et, si les courants plus hétérodoxes insistent sur l'importance de
réformer l'outillage traditionnel de l'économie afin d'accroître sa
pertinence écologique, ils font quand même l'impasse sur les modalités
sociales des transformations institutionnelles que suppose cette réforme..
Il serait vain de chercher à comprendre les transformations induites par
la problématique environnementale sans avoir une idée juste de la
dynamique du système économique et de son articulation avec le social.
Sur ce point, la théorie de la régulation est une piste prometteuse ; elle
repose en effet sur l'idée d'un système économique façonné par les grands
rapports sociaux et les compromis qui en découlent. Cette approche
envisage un système économique déterminé par le social, bien qu'elle
n'explique pas véritablement la dynamique des forces et des processus qui
créent ses structures29. Dans la pensée régulationniste, les structures sociales
demeurent des trouvailles historiques, indéterminées et imprévisibles,
résultant de luttes politiques et sociales. Bien qu'il envisage une articulation
avec le social, le cadre régulationniste reste donc assez peu loquace sur les
modalités de cette articulation, que ce soit au moment de l'entrée en crise
du système économique ou à celui de l'institutionnalisation de rapports
sociaux. C'est pourquoi il demeure nécessaire de l'enrichir par un apport
théorique ouvrant à une meilleure compréhension des dynamiques sociales
et de leur rôle dans la transformation des institutions et de la société, ce qui
permet d'élaborer une lecture régulationniste de la problématique envi-
ronnementale où les acteurs sociaux, et tout spécialement les rapports entre
l'élite industrielle et l'élite écologiste, sont les clefs des pistes de moder-
nisation écologique de l'économie.

29. A. Noël, «Action collective, politique partisane et relations industrielles»,


dans G. Boismenu et D. Drache (dir.), Politique et régulation, Paris, Méridien-
L'Harmattan, 1999, p. 99-131.

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