SAS 043 - Compte A Rebours en Rhodesie Gerard de Villiers-1

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 227

GÉRARD DE VILLIERS

S. A. S.-043

COMPTE A REBOURS
EN RHODESIE
CHAPITRE PREMIER

Elko Krisantem traversa d’un pas rapide le hall


d’entrée du château de Liezen. Le téléphone sonnait déjà
depuis, près d’une minute.
— Ici, Schloss Liezen, annonça-t-il après avoir
décroché.
— Malko ? La voix de femme hésitait.
Le Turc se gratta la gorge, flatté qu’on l’eût pris pour
son maître. Automatiquement, il redressa sa haute taille
un peu voûtée. Voussure due à la vieille habitude de
creuser l’estomac en vue de dissimuler le parabellum
Astra qu’il glissait parfois sous la boucle de sa ceinture.
— Son Altesse Sérénissime le Prince Malko n’est pas
au château, dit-il. Puis-je savoir qui le demande ?
Il y eut un petit rire soulagé à l’autre bout.
— La Comtesse Szigeti. Comme il est un peu en
retard, je voulais vérifier s’il était déjà parti. Je vous
remercie.
Krisantem se hâta de placer avant qu’elle ne
raccroche :
— Madame la Comtesse a bien fait de téléphoner.
Son Altesse Sérénissime m’a confié un message à son
intention.
— Un message ? demanda la voix choquée de la
comtesse Elisabeth Szigeti, mais je l’attends au Sacher !
Pour déjeuner.
La pomme d’Adam d’Elko Krisantem monta et
descendit rapidement. Ce n’était pas toujours facile
d’être le majordome du prince Malko.
— Son Altesse Sérénissime m’a chargé de l’excuser
auprès de Madame la Comtesse. Il lui est absolument
impossible de venir au Sacher.
À soixante kilomètres de Liezen les yeux bleus de la
comtesse Elisabeth Szigeti foncèrent de rage. La vie
sentimentale compliquée de Malko le forçait parfois à
des dérobades inopinées, mais elle avait horreur d’en
être la victime.
— Pouvez-vous me dire où le Prince se trouve ?
demanda-t-elle d’une voix glaciale.
— Je viens à peine de conduire Son Altesse
Sérénissime à l’aéroport de Schwechat, annonça
Krisantem.
— À l’aéroport ! Mais qu’est-ce qu’il allait y faire ?
La comtesse avait parlé si fort que le Turc écarta
l’écouteur de son oreille, plein de réprobation. En
Turquie, une femme n’aurait jamais osé montrer de
curiosité. Avec une onctuosité compassée, il précisa :
— Son Altesse a pris l’avion.
— Krisantem, vous plaisantez ! jeta la comtesse d’une
voix sévère.
— Madame la Comtesse peut être certaine que je ne
me le permettrais pas, affirma le Turc. Son Altesse
Sérénissime le Prince Malko a bien pris l’avion pour
Zurich et, ensuite, l’Afrique. Je ne pense pas qu’il soit de
retour avant quelques semaines.
Il y eut un long silence au bout du fil. La comtesse
Szigeti, partagée entre la rage et la stupéfaction, se
demandait si elle allait arracher l’appareil du mur ou
raccrocher avec un commentaire qui ne serait pas digne
de son rang. Pour passer un après-midi tranquille avec
Malko, elle avait expédié son mari à la chasse et donné
congé à son personnel. Elle se força à penser à la longue
lignée de Szigeti qui avaient encaissé dignement les
coups du sort, et se domina. Tout en jurant de faire payer
cher à Malko cette avanie. L’image somptueuse
d’Alexandra, compagne de Malko, passa devant ses yeux,
ce qui la fit grincer des dents.
— Je suppose que le Prince Malko n’est pas parti
seul, ne put-elle s’empêcher de dire d’un ton acerbe.
— Son Altesse Sérénissime est partie seule, affirma
aussitôt Elko Krisantem. Ravi de pouvoir enfin donner
une relative bonne nouvelle. Je crois pouvoir affirmer à
Madame la Comtesse qu’il s’agissait d’un départ
impromptu. J’ai passé une partie de la nuit à préparer les
affaires de chasse de Son Altesse.
— De chasse ! Où est-il parti ?
— En Rhodésie, Madame la Comtesse.
— En Rhodésie ! Mais Krisantem, vous vous trompez
sûrement, dit la comtesse Szigeti. Mon mari passe son
temps à chasser en Afrique. Il m’a toujours dit qu’on ne
tirait rien en Rhodésie. Ni éléphant, ni lion, ni buffle.
— Je ne peux vraiment pas renseigner Madame la
Comtesse, dit le Turc d’un ton sincèrement désolé. Son
Altesse Sérénissime, le Prince Malko ne m’a pas dit ce
qu’il allait chasser.
CHAPITRE II

Bob Lénard appuya son pouce trempé de sueur sur la


mollette commandant le réglage latéral de sa plaque de
couche, la déplaçant de quelques millimètres. Le crochet
métallique prolongeant le talon était bien coincé dans
son aisselle, soudant le haut de son corps à la crosse
orthopédique de la carabine à répétition. Les deux
pointes du bipied ancrées dans la latérite lui donnaient
une stabilité parfaite, et Bob, dans la position du tireur
couché, épousait étroitement les aspérités du sol. Il fit
jouer les muscles de ses bras, cherchant la position
idéale, régla légèrement en hauteur le buse de sa crosse,
et serra la main droite autour de la crosse-pistolet
derrière la détente.
— Ready ?
Derrière lui, la voix de Ted Collins manifestait une
certaine impatience. Son visage joufflu mangé de barbe,
le torse puissant moulé dans une chemise à manches
courtes si rapiécée qu’elle en paraissait en dentelle, le
short kaki et les chaussettes de laine formaient un
ensemble bonhomme, rassurant, démenti par les yeux
très bleus, froids, durs. Il fixait le visage allongé et plutôt
gracieux du tireur avec un mélange de mépris et
d’admiration. Bob Lénard était sûrement un des vingt
meilleurs tireurs du monde. Sans tourner la tête, il
répliqua d’une voix calme, en anglais, avec un accent
prononcé.
— Presque.
Il avança la tête pour que son œil se trouve à environ
8 centimètres du réticule de la lunette Zeiss montée sur
l’Anschütz. La distance idéale. La joue collée à la crosse,
il expira doucement l’air de ses poumons, et annonça :
— C’est bon.
Son treillis verdâtre se confondait avec les herbes à
éléphant de la vallée du Zambèze. Ted Collins porta à sa
bouche un walkie-talkie, et dit, les lèvres collées au
micro.
— Go !
Il posa le walkie-talkie, vissa à ses yeux les jumelles
pendues à son cou, fixant un petit camion Mercedes
bâché arrêté à environ 250 mètres d’eux, presque dans la
ligne de mire du tireur. La bâche arrière se souleva.
Pendant un instant, on aperçut, deux Blancs qui tenaient
un Noir, le poussant à sauter. Le Noir enjamba la ridelle,
se laissa tomber à terre, se releva et s’éloigna rapidement
du camion.
Bob Lénard était transformé en bloc de pierre. La
respiration bloquée, son index effleura la détente,
comme s’il en éprouvait le mou. La détonation fit
sursauter Ted Collins.
Un quart de seconde plus tard, le Noir qui s’était
éloigné du camion d’une dizaine de mètres, tourna sur
lui-même, porta une main à sa tête, trébucha, boula en
avant et resta immobile dans l’herbe. L’écho de la
détonation roulait encore dans la vallée du Zambèze. Bob
Lénard avait à peine reculé sous le choc. Comme toutes
les armes de haute précision, l’Anschütz tirait une
munition « douce », calibre 308, rien de commun avec
les obus qui servaient à massacrer les éléphants à trois
mètres. Il y avait quand même 376 kilos de pression à la
bouche et une vitesse initiale de 800 mètres-seconde.
D’un geste sec, Bob Lénard manœuvra le levier de la
culasse, éjectant l’étui vide. Il restait encore quatre coups
dans le chargeur. Des cartouches de cinq centimètres de
long.
Le walkie-talkie grésilla et Ted Collins le colla à son
oreille. Là-bas, les deux Blancs avaient sauté du camion
et étaient penchés sur le corps du Noir.
— Au-dessus de l’oreille droite. Tué sur le coup,
annonça Ted Collins d’une voix sans timbre et sans
émotion.
Bob Lenard esquissa brièvement un sourire et se
releva, laissant l’Anschütz calé sur son bipied. Au
passage, il rafla la boîte verte de dix cartouches « Match
WS ».
— J’en aurai assez, même si on s’entraîne encore, dit-
il, il ne s’agit pas de changer le lot.
— Il y en a encore deux, dit Ted Collins. Après ce sera
fini.
Bob Lenard le regarda avec une pointe d’ironie, les
mains sur les hanches. Il avait la trentaine musclée, sans
exagération, un visage avenant et souriant, avec une
mèche de cheveux blonds retombant sur le front. Le type
même du garçon sympathique.
— Moi, je suis O.K., affirma-t-il. Mais si vous y
tenez…
Les deux Blancs étaient en train de hisser le cadavre
du Noir dans le camion. Ils grimpèrent ensuite dans la
cabine du véhicule qui démarra, disparaissant derrière
un rideau d’arbres. Bob Lenard s’essuya le front, prit une
bière dans un carton posé par terre, l’ouvrit, but
goulûment et rota.
— Ils en ont pour, longtemps ? demanda-t-il.
— Quelques minutes.
Bob Lenard se sentait parfaitement calme. La mort
était son métier. Si on l’avait choisi, c’était à cause de ses
qualités de tireur, mais aussi de son absence de nerfs.
Aux Olympiades de tir, on utilisait les mêmes fusils, les
mêmes munitions. Mais pas les mêmes cibles… Pour Bob
Lenard, tirer sur un homme ou sur un arbre revenait
rigoureusement au même.
Il n’avait pas demandé d’où venaient les Noirs qui
contribuaient à son entraînement, mais savait par une
indiscrétion de Don Christie, l’autre policier de la
« Spécial Branch » qui participait à l’opération. C’étaient
des guérilleros infiltrés du Mozambique, pris les armes à
la main. Promis de toute façon à une exécution
sommaire. Au moins, lorsqu’ils sautaient du camion, ils
ignoraient ce qui allait leur arriver. Le champ de tir se
trouvait dans la zone interdite aux civils, à l’extrême
nord de la Rhodésie, dans l’ancien parc naturel de
Chewore. Quatre Land-Rover de la « Spécial Branch »
équipées de radio en surveillaient les accès. Même
l’armée rhodésienne ne devait pas savoir ce qui se passait
là.
Ted Collins alluma une cigarette et posa ses yeux
bleus sur Bob Lenard.
— Vous êtes certain que tout marchera bien ? Vous
savez que vous n’aurez pas deux chances…
Le Belge secoua la tête avec agacement avant de
répondre, en détachant les mots comme on fait avec les
enfants.
— Écoutez, là-bas, la pression atmosphérique et la
température seront les mêmes qu’ici. J’utilise les mêmes
munitions. J’ai réglé ma détente à 25 grammes au lieu de
150. Comme ça, je ne risque pas le coup de doigt… On
pourrait rentrer à Salisbury tout de suite…
C’était la troisième séance sur cible vivante. Qui avait
fait suite à un mois d’entraînement intensif pour Bob
Lenard. On avait voulu tester aussi bien ses nerfs que sa
précision. Beaucoup de tireurs étaient capables de mettre
une balle dans une cible à 300 mètres. Mais faire éclater
la tête d’un homme à 250 mètres réclamait une absence
complète d’émotivité.
Pour les séances « spéciales » on l’amenait en
hélicoptère de Salisbury et on le ramenait dans la
journée. Mais, entre l’aube et le crépuscule, il régnait une
chaleur terrifiante dans la vallée du Zambèze. Surtout, en
plein soleil. Bob regarda le « bush », la savane fournie
qui ondulait jusqu’au fleuve tout autour d’eux. On
n’entendait pas un bruit. Les populations civiles avaient
fui depuis longtemps la zone d’opération et on n’y
croisait que des patrouilles militaires.
Le Mozambique était à moins de cinq milles. Les
deux hommes entendirent soudain un bruit de moteur
derrière eux. Bob Lenard se retourna, demeura figé sur
place, se croyant victime d’un mirage. Une Rolls-Royce
blanche « Silver Shadow » avançait majestueusement sur
la piste de latérite. Elle stoppa à vingt mètres derrière
Ted Collins et Bob Lenard.
Devant l’expression du Belge, le policier de la
« Spécial Branch » dit sèchement :
— Ne vous approchez pas de cette voiture, je vous
prie.
— C’est…
— Vous n’avez pas à savoir qui se trouve à l’intérieur,
coupa Ted Collins. Cette personne est venue s’assurer
que votre entraînement était parfait. C’est tout.
Maintenant, remettez-vous en position. Tout est prêt
pour l’essai numéro deux.
Bob Lenard regarda. Le camion Mercedes était
revenu. Agacé, il s’allongea dans l’herbe, reprit
l’Anschütz et verrouilla la culasse, faisant monter une
cartouche dans la chambre, essuya ses paumes trempées
de sueur sur son treillis, prit la position, vida son
cerveau. Le veille, il s’était couché à neuf heures et
n’avait pas bu une goutte d’alcool. Pour ce genre de tir, il
fallait des réflexes au centième de seconde. Une vague
d’air brûlant déforma les objets devant lui. Il se détendit.
La présence de l’inconnu tapi au fond de la Rolls
l’agaçait. Comme si on doutait de ses capacités !
— Ready ? cria Ted Collins.

***

— « Craaac » !
La détonation roula, assourdissante. Avant même
que s’écoule le quart de seconde nécessaire à la balle
pour parcourir les 250 mètres, Bob Lenard sut qu’il avait
raté le Noir en tenue léopard qui venait de sauter du
camion.
Déconcentré.
Furieusement, il manœuvra la culasse, éjectant la
douille vide, prêt à retirer. Là-bas, le Noir s’était
immobilisé en entendant le coup de feu. Puis il détala
vers un bosquet. Il y eut le bruit assourdi par la distance
d’une courte rafale de Uzi et le fugitif s’arrêta net, porta
les mains à ses reins et tomba en arrière. Les hommes du
camion avaient réagi vite.
— You missed{1}, cria la voix furieuse de Ted Collins.
Bob Lenard se redressa d’un bond, étouffant de rage.
Son premier échec !
— Dites à votre type de foutre le camp, cria-t-il
hargneusement, je ne peux pas me concentrer. Ce n’est
pas un show, non…
Ted Collins, les jumelles pendant sur sa chemise
rapiécée, ne répondit pas, les lèvres serrées dans une
grimace de mépris. La soudaine émotivité de Bob Lenard
l’inquiétait. S’il craquait, ils n’auraient pas le temps de le
remplacer avant la date de l’opération. Date qui ne
dépendait pas de la « Spécial Branch ». À pas lents, il s’e
dirigea vers la Rolls-Royce blanche.
Les vitres noires à l’arrière ne permettaient pas de
distinguer celui qui se trouvait à l’intérieur.
Lorsqu’il approcha du véhicule, la glace arrière
descendit, révélant un homme au visage distingué, les
cheveux blancs rejetés en arrière, un fume-cigarette à la
main, impeccable dans un costume rayé bleu. Ses yeux
pâles fixèrent Ted Collins avec sympathie.
— Annoying business, isn’t it{2} ? remarqua-t-il d’une
voix lasse, et calme.
— Yes Sir, répliqua Ted Collins. Euh, il y a un
problème supplémentaire. Ce bâtard prétend que votre
présence le gêne, l’empêche de se concentrer.
Une lueur de colère froide passa dans les yeux gris de
l’homme au costume rayé. Sa voix claqua comme un
fouet.
— Qu’il obéisse. Je suis venu ici pour le voir tirer.
Sinon, vous l’abattez sur place.
Ted Collins sursauta.
— Mais, Sir…
— N’ayez crainte, il obéira, Ted. Il tient à la vie. Mais
il ne faudrait pas que cela se produise la semaine
prochaine. Vous êtes responsable, Ted, vous savez ce qui
est en jeu, n’est-ce pas ?
— Je le sais, Sir… dit le policier. C’est la première fois
qu’il rate.
— Pas de « wishful thinking{3} », Ted. Faites vite. Je
dois être à Salisbury à midi.
La glace remonta. The Honorable Roy Golder avait
l’interdiction de son médecin de prendre un avion ou un
hélicoptère. Cœur en mauvais état. Ce qui ne l’empêchait
pas de diriger d’une main de fer l’« Intelligence Office »,
directement rattaché au bureau du Premier Ministre
rhodésien Ian Smith, chargé des problèmes de sécurité
les plus délicats.
Ted Collins revint vers Bob qui achevait d’essuyer sa
lunette avec une peau de chamois. Les deux hommes se
défièrent du regard.
— Alors, il s’en va ?
Le policier de la « Spécial Branch » se baissa,
ramassa la mitraillette Uzi posée par terre et la braqua
sur Bob Lenard.
— Vous avez une minute pour reprendre votre
entraînement. Autrement, j’ai l’ordre de vous abattre.
Pour désertion. Nous sommes en guerre, Chappie{4}.
— Et qu’est-ce que vous ferez après ? crâna Bob
Lenard. Dans ce foutu pays où on tire les éléphants à dix
centimètres, il n’y a pas un tireur décent.
— J’ai dit une minute, aboya Ted Collins.
Bob Lenard regarda le canon de l’Uzi. Le chargeur
était engagé, la culasse en arrière, Ted Collins avait le
doigt sur la détente. Il vit dans ses yeux qu’il allait tirer.
— Vous êtes plus con que nature, grommela-t-il pour
sauver la face avant de retourner s’allonger derrière
l’Anschütz.
Dompté. Il avait peur de Ted Collins. Une peur
viscérale. Il y avait quelque chose de bestial chez le
policier rhodésien. Une masse de muscles avec l’instinct
d’une panthère. Et pas plus d’émotivité que lui. C’est Ted
Collins qui avait été le sortir de sa cellule à la prison de
Salisbury un mois plus tôt.
Il y attendait le jugement du tribunal militaire
rhodésien. Qui ne s’annonçait pas tendre. Au cours d’une
patrouille dans la région de Mount-Darwin, Bob Lenard
était tombé sur une jeune Noire de quinze ans à qui il
avait offert 5 dollars rhodésiens pour une étreinte rapide.
Ce qui pouvait déjà lui valoir trois mois de cachot. Mais
la fille avait refusé, et avait essayé de s’enfuir. Furieux,
Bob Lenard, avait eu le mauvais réflexe de lui fendre la
mâchoire et la pommette d’un coup de crosse de son
F.A.L. Et de la violer ensuite. Viol interrompu par
l’arrivée d’un sergent noir des « Rhodesian Rifles » qui
avait amené la fille au plus proche poste de police.
Bob Lenard s’attendait à un savon… Or, il avait été
mis en état d’arrestation immédiatement et transféré à
Salisbury. L’armée rhodésienne ne plaisantait pas sur la
discipline. Lorsque Bob Lenard était arrivé en Rhodésie,
via Johannesburg, en provenance du Yemen, il
s’attendait à être reçu à bras ouverts. Un homme comme
lui, avec l’expérience du combat, de bonnes références
militaires – le Congo, le Biafra, un peu d’Angola et le
Yemen – cela valait de l’or dans un pays où il y avait si
peu de Blancs. Mais les Rhodésiens avaient une vue
particulière du problème. Ils ne voulaient pas de
mercenaires. Seulement des « engagés volontaires »…
Avec les mêmes contraintes que n’importe quel soldat
rhodésien blanc. Et une paye assez minable. 80 dollars
rhodésiens par mois. Qu’on ne pouvait même pas
économiser, puisqu’ils ne valaient que leur poids de
papier hors du pays…
Bob Lenard avait hésité. Jusqu’à son dernier vrai
dollar. Seulement, il n’était pas question pour lui de
retourner en Europe. Interpol avait sur lui une fiche de
recherches longue comme un annuaire téléphonique.
Une douzaine de viols parfois aggravés de violences. Bob
Lenard était un garçon charmant entre deux poussées
sexuelles.
Le psychiatre d’une des prisons dans lesquelles il
avait été interné, l’avait averti que tant qu’il refuserait de
subir un traitement chimique, il recommencerait. Mais
Bob Lenard n’avait pas envie de se faire transformer en
plante verte.
Dans les pays d’Afrique où Bob avait servi comme
mercenaire le viol n’était qu’un péché véniel. Une prime
de risques. Le Belge s’en était donné à cœur joie bien que
la prise de jeunes Noires passives et sanglotantes
n’apporte que des satisfactions mitigées… Au Yemen,
cela avait failli se gâter, mais il avait heureusement pu
faire passer l’extermination au fusil d’assaut d’une
famille enragée par le viol d’une fillette à peine pubère
pour une opération de nettoyage.
En Rhodésie, ses arguments n’avaient même pas
ému son avocat, commis d’office.
— Vous allez prendre quinze ans, avait-il annoncé à
Bob, effondré. Peut-être vingt. Ils sont obligés de faire
des exemples pour montrer que les Blancs respectent les
Noirs…
— Mais nom de Dieu, avait explosé Bob, outré de
tant d’hypocrisie, quand ils foutent tout un village
derrière des barbelés, soi-disant pour les protéger, c’est
plus grave que de se taper une fille, non ?
— C’est de la politique, avait répliqué l’avocat. Il faut
plaider le repentir. Vous vous en tirerez avec dix ans.
— Dix ans ! Mais ils ont besoin d’hommes, dans ce
foutu pays…
L’avocat avait été extrêmement sceptique.
— Le Premier Ministre est très à cheval sur la morale
avait-il expliqué. Nous devons protéger nos Noirs. Ils
n’ont que nous.
Le fait que Bob Lenard ait jeté son avocat hors de sa
cellule à coups de pied n’avait rien arrangé. Le jour où
Ted Collins était entré dans sa cellule, il était en train de
penser sérieusement au moyen de se suicider… Le
policier de la « Spécial Branch » ne lui avait posé qu’une
question : « Êtes-vous capable de loger une balle dans la
tête d’un homme à une distance de 250 à 300 mètres ?
Avec un coefficient de réussite de 100 % ? »
Bob avait répondu « oui ». Et l’avait prouvé. Après
les petites filles, le tir de précision était sa seconde
marotte.
Il avait quitté sa cellule de Umtali Road pour une
chambre à l’hôtel Queen’s. Les premiers jours, il n’avait
pensé qu’à quitter un pays aussi inhospitalier. Mais où
aller ? En Zambie ou au Mozambique, on l’égorgerait
après lui avoir coupé le nez, les lèvres et les parties
sexuelles. En Afrique du Sud, on le refoulerait. Sur la
Rhodésie. Au mieux on le mettrait dans un avion à
destination d’un pays où il serait arrêté en débarquant.
Alors, il était resté en Rhodésie. Pour le « motiver » un
peu plus, la « Spécial Branch » lui avait promis 50 000
dollars U.S. s’il réussissait ce qu’on lui demandait.
— Alors ? cria impatiemment Ted Collins derrière
lui.
Une fois de plus, Bob Lenard vida partiellement ses
poumons. Maintenant, il se sentait froid comme un
iceberg. Il allait les étonner. Il déplaça latéralement de
quelques millimètres son talon de crosse réglable,
regarda à travers le réticule de la lunette.
— Envoyez ! fit-il.
Le walkie-talkie grésilla. La bâche du camion se
souleva. Ted Collins avait pris ses jumelles. Il vit un
grand Noir dégingandé, avec une tenue « léopard »,
sauter du camion. Il se reçut sur les mains, se redressa
aussitôt, regardant autour de lui, la bouche ouverte, les
yeux hors de la tête. Tout à coup, il détala droit devant
lui, vers eux.
La détonation claqua alors qu’il n’avait pas parcouru
plus de deux mètres. Il balançait la tête de droite à
gauche en courant. Soudain, Ted Collins eut l’impression
qu’une fleur rouge jaillissait du côté gauche de son front.
Ses bras partirent en croix. Sa bouche s’ouvrit. Il parvint
encore à faire une enjambée immense. Comme dans un
rêve, Ted Collins entendit la culasse de l’Anschütz
claquer et, moins d’une seconde après, une autre
détonation.
Le Noir parut frappé d’un coup de poing invisible,
rejeté en arrière. Ses bras se refermèrent, ses mains
agrippèrent sa poitrine et il roula en avant. Mort avant
d’avoir touché le sol. Son corps n’eut même pas un
soubresaut. La première balle l’avait foudroyé.
Bob Lenard se releva, un sourire sardonique aux
lèvres.
— Alors ? Il est rassuré votre copain ?
Ted Collins n’eut pas le temps de répondre. La
« Silver Shadow » était en train de faire demi-tour. Le
soleil se refléta sur les vitres noires et la grosse voiture
disparut sur la piste.
Le policier de la « Spécial Branch » était encore sous
le coup du doublé. Deux balles dans un homme qui court
à 250 mètres !
Bob Lenard était fascinant lorsqu’il tirait. Un bloc de
béton ou, seul, l’index qui pressait la détente était animé
d’un mouvement infinitésimal.
— Restez en forme jusqu’à la semaine prochaine, dit
Ted Collins froidement.
Les deux passagers du camion étaient en train de
traîner le corps du Noir vers leur véhicule. Bob Lenard
pensa soudain à quelque chose :
— Mais qu’est-ce que vous leur dites, quand ils sont
dans le camion ?
Ted Collins hésita une seconde, puis laissa tomber
sans sourire :
— Qu’ils vont être relâchés.
La Rolls-Royce avait disparu. Le camion qui avait
chargé le cadavre arriva en cahotant vers eux. Comme
tous ceux de l’armée rhodésienne, on avait enlevé le sigle
« Mercedes » pour le « banaliser ». La Rhodésie était
frappée d’embargo économique. Un homme mince en
tricot de corps et treillis, sauta de la cabine. Moustachu,
avec des yeux bleu foncé, Don Christie, l’adjoint de Ted
Collins.
— Good shot, dit-il. Vous voulez voir ? Vous lui avez
fait sauter la moitié du crâne.
Bob Lenard était en train de ranger l’Anschütz dans
sa housse.
Il ne répondit pas. Un hélicoptère « Alouette »
apparut, volant au ras du bush. Il venait les chercher.
Don Christie remonta dans le Mercedes « banalisé ». Il
était à peine neuf heures du matin. C’était important de
s’entraîner à l’heure où aurait lieu la véritable action.
Sinon, la température ne serait pas la même. Ted Collins
et Bob Lenard montèrent dans l’Alouette qui s’éleva
aussitôt. Le paysage était superbe, le bush épousait les
collines, comme une immense couverture verte.
Au loin, le Zambèze brillait jaunâtre et sinueux.
Un toit apparut sous l’hélicoptère avec, en énormes
lettres blanches « TS 33 ». Code d’appel en cas d’attaque.
Chaque ferme avait son numéro. Ted Collins se pencha
sur Bob Lenard.
— C’est la ferme de John Burger. C’est de là que nous
partirons la semaine prochaine.
Bob Lenard regarda avec indifférence le bâtiment
entouré d’un jardin, cerné par d’immenses champs de
mais.
Il avait surtout hâte de retourner à Salisbury.

***

Ted Collins prit le volant de la Land-Rover garée


dans l’enclave militaire du petit aéroport.
Bob frissonna. Il faisait bien 10° de moins à
Salisbury que dans la vallée du Zambèze.
— Je vous dépose à l’hôtel ? demanda le policier.
— Non, à Rotten Row, dit Bob Lenard.
— À Rotten Row ? répéta Ted Collins en fronçant les
sourcils. Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ?
Rotten Row n’était pratiquement habité que par des
Noirs ou des Métis.
Bob baissa la tête, buté, furieux de s’être laissé
piéger.
— Faut que je voie quelqu’un.
Ted Collins réprima une grimace de mépris.
Décidément, ces étrangers ne savaient pas se tenir. La
route filait à travers le quartier noir de Hartfield.
— Il n’y a que des Asiatiques et des « blacks » à
Rotten Row, remarqua-t-il.
Brusquement, Bob Lenard en eut assez : le coup de la
mitraillette lui était resté en travers du gosier. De sa
propre initiative Ted Collins n’oserait jamais toucher un
cheveu de sa tête. Il se tourna vers le policier et cracha,
d’un ton agressif :
— Qu’est-ce que cela peut vous foutre ? Je vais à
Rotten Row pour baiser, si vous voulez savoir.
— Une black ? demanda Ted Collins.
— Tiens, évidemment, pas une Blanche, ricana le
mercenaire. Je n’ai pas assez de fric.
Ted Collins blêmit.
— Vous savez dans quoi vous êtes engagé, remarqua-
t-il d’un ton glacial. La moindre indiscrétion pourrait
faire échouer ce projet. Nous ne pouvons faire confiance
à personne. Surtout pas à une « coloured ». Beaucoup
sont liées aux Américains. Et les Américains veulent
notre destruction. Vous avez entendu ce bâtard de
Kissinger ? Il ne dit plus Rhodésie, mais Zimbabwe.
Comme ces foutus « terrs »{5}…
— Vous en faites pas, ricana Bob Lenard. Je la baise
sans lui parler. C’est une fille sympa qui a un beau cul et
qui prépare bien le riz au piri-piri. Maintenant, si vous
n’êtes pas content, vous n’avez qu’à m’installer au
Monomatapa avec, une belle pute blanche.
— On pourrait vous installer ailleurs, dit d’un ton
menaçant Ted Collins.
Il tourna à droite, longeant un énorme cimetière. Ils
étaient presque arrivés au centre.
Bob Lenard n’était pas décidé à se laisser faire. À ce
stade de l’opération, ils ne pouvaient plus se passer de
lui. Pas le temps de former un autre tireur.
— C’est ça, ricana-t-il, remettez-moi en cabane. Vous
irez là-bas avec un lance-pierres.
L’homme de la « Spécial Branch » ne répondit pas.
Passant sous le pont de chemin de fer, il remonta
Kingsway jusqu’à Manica Road qu’il enfila à gauche.
Trois minutes plus tard, ils étaient dans Rotten Row,
une longue avenue, qui descendait vers le sud de la ville,
bordée d’un côté d’un parc où on jouait au cricket. Là
commençait la limite invisible délimitant les quartiers
blancs du ghetto noir. Lorsqu’avec la complicité d’un
propriétaire, un Noir s’installait dans un bloc
d’immeuble, le gouvernement rachetait aux autres
propriétaires blancs leur maison. Ainsi, la ségrégation de
fait restait totale. D’ailleurs, à part quelques Portugais
particulièrement dénaturés et fraîchement arrivés,
personne n’aurait songé à habiter au sud de Railway
Avenue.
Les Noirs ne venaient dans le centre de Salisbury que
pour travailler ou flâner. Parmi les grands hôtels, seul le
Monomatapa les acceptait.
— C’est là, annonça le Belge.
La Land-Rover stoppa en face d’une série de
bâtiments séparés de Rotten Row par une haie d’arbres.
Ted Collins aperçut une Noire avec des cheveux frisés et
un visage rond, qui paraissait attendre. En voyant le
véhicule militaire, elle rentra vivement dans la maison.
— C’est elle ? demanda-t-il.
— Ouais, reconnut Bob Lenard sans enthousiasme.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Mathilda.
— Elle travaille ?
Le Belge ricana.
— Elle est pute à ses moments perdus. Sinon, elle
coud un peu ou elle fait le ménage. Comme elle sait à
peine lire et écrire, c’est pas elle qui va espionner.
Il sauta de la Land-Rover qui redémarra aussitôt.
Ted Collins jura entre ses dents, décrocha le micro de sa
radio et appela son quartier général de la « Spécial
Branch », dans Fourth Street.
— Faites-moi un « run-down »{6} sur une black qui
s’appelle Mathilda et vit 65 Rotten Row, demanda-t-il.
Il raccrocha. Bob Lenard le dégoûtait. Il ne
comprenait pas comment on pouvait avoir envie de faire
l’amour à ces filles idiotes qui sentaient mauvais.
Seulement, pour l’instant, Bob Lenard était l’homme le
plus important de Rhodésie. Il était obligé de lui passer
ses caprices.
CHAPITRE III

Malko déchiffrait le petit poster rose collé contre la


caisse qui annonçait « Think about national security
don’t talk about it »{7} quand il entendit un bruit de lutte
derrière lui. Deux gardes en kaki – des Blancs – assurant
la sécurité du petit casino d’« Éléphant Hill » étaient en
train d’expulser un Noir sans cravate qui les invectivait
d’une voix furibonde en mauvais anglais. Ils parvinrent à
lui faire grimper les quelques marches séparant la salle
de jeu du hall circulaire des machines à sous, ouvert à
tous, et le lâchèrent. La vieille caissière aux cheveux
blancs qui était en train de changer des jetons à Malko
secoua la tête d’un air atterré et remarqua d’une voix
douce :
— My Goodness ! C’est la première fois que je vois
une chose pareille au casino d’Éléphant Hill… Thank you
very much, Sir. Have a nice evening.
Au moment où Malko s’éloignait vers la table de
« 21 » avec ses jetons, le Noir expulsé resurgit en haut de
l’escalier, fonça jusqu’à la caisse et hurla, montrant le
poing à la vieille dame :
— Je reviendrai un jour et je vous tuerai tous !
En une fraction de seconde, Malko vit la douce petite
caissière se transformer en tigresse déchaînée. Jaillissant
de son comptoir, les traits déformés par la haine, elle
hurla :
— Ne me menacez pas de me tuer, espèce de vermine
noire, parce que je vous tuerai avant !
Les deux gardes se jetèrent à nouveau sur le
perturbateur et une croupière en longue robe bleue vint
calmer la vieille dame encore tremblante de haine. Les
conversations, qui s’étaient arrêtées, reprirent. Malko
était stupéfait de cette explosion de haine faisant éclater
la façade de cet univers rhodésien si policé, si huilé, si
convenable où Blancs et Noirs paraissaient rester à leurs
places respectives. Les joueurs, autour de lui, n’avaient
pas bougé. Des trognes rougeaudes engoncées dans des
smokings si mal coupés qu’ils ressemblaient à des battle-
dress. Bien qu’il ne soit que cinq heures de l’après-midi.
Mais, à Victoria Falls, on s’habillait tôt. En dehors des
chutes sur le Zambèze, les distractions n’abondaient pas.
Le seul point de chute était le casino, juché sur une
colline dominant le Zambèze en amont des chutes. Une
construction ultra-moderne dont la décoration luxueuse
tranchait sur la rusticité habituelle de la Rhodésie.
À la table de roulette voisine, un joueur à la tête de
fermier, demanda à haute voix à son voisin :
— Tu sais comment les « terrs »{8} ont fait avancer la
cause des femmes en Afrique ?
— Comment ? gloussa la créature blond fadasse
accrochée à son bras, fagotée comme si elle était
enveloppée dans un vieux rideau.
— Maintenant, annonça triomphalement son
cavalier, les « blacks » laissent passer les femmes devant,
sur les pistes. À cause des mines !
Un rire tonitruant domina tous les autres. Émis par
un grand gaillard de plus de 1,90 mètre aux traits épais et
aux cheveux noirs huileux, dont la vulgarité contrastait
avec la grâce de la jeune femme accrochée à son bras.
L’homme roux à lunettes que Malko avait rejoint à la
table de « 21 » tourna la tête et dit presque sans bouger
les lèvres, si doucement que seul Malko entendit :
— C’est lui. Ed Skeetie.
Malko « photographia » le grand brun qui venait de
saupoudrer de jetons la table de roulette puis son regard
glissa vers sa compagne.
Une longue robe blanche moulait un corps mince
d’où jaillissait une poitrine qui attirait irrésistiblement
l’œil en dépit de la sagesse apparente de sa tenue. Le
visage ovale, presque triangulaire, démentait cette
sagesse. Une lueur brûlante éclairait les yeux très noirs,
un peu en amande, soulignés de sourcils fins, très
arqués, la grande bouche rouge semblait prête à mordre.
En dépit des cheveux noirs tirés en arrière qui
durcissaient ses traits, la compagne d’Ed Skeetie
dégageait une sensualité animale. Tropicale même,
pensa Malko. Avec quelque chose en plus. De la dureté,
de l’ambition qui se devinaient au port de tête, à
certaines brusques contractions du menton.
Il s’aperçut que les doigts épais d’Ed Skeetie
emprisonnaient subrepticement un sein à travers le
taffetas blanc sans que sa partenaire semble s’en
apercevoir. La jeune femme brune était ou très
amoureuse ou très bien élevée. La C.I.A. donnait quand
même de petits plaisirs à ses agents. Un week-end à
Victoria Falls avec une créature semblable ne ressemblait
pas à une corvée, même si « Elephant Hill » n’était pas
Las Vegas. Et pourtant, Ed Skeetie avait appelé au
secours.
Malko étouffa un bâillement. Il était arrivé cinq
heures plus tôt à Victoria Falls, venant de Johannesburg.
Après seize heures de vol autour de l’Afrique dans un
« 747 » des South African Airlines.
— Sir…
La croupière en robe de soie bleue longue
audacieusement décolletée rappelait gentiment Malko à
l’ordre. Il n’y avait plus que trois joueurs à sa table de
« Black Jack » et il fallait faire tourner le minuscule
casino d’« Elephant Hill », fierté de Victoria Falls.
Insolite îlot ludique au cœur de l’Afrique.
Automatiquement, Malko tapota son index contre le
tapis vert, signifiant qu’il voulait ajouter une carte à son
six et à son sept. La croupière, presque dans le même
geste, retourna un dix et rafla son jeton de 50 dollars. Le
prétexte qu’il attendait pour s’éloigner de la table. Il ne
fallait pas manquer le départ de la « Booze Cruise ». La
balade quotidienne sur le Zambèze à l’intention des rares
touristes. Pour Malko, ce n’était pas du tourisme. Il
s’éloigna de la table. Le soupir de la croupière faillit faire
sauter ses seins hors de son décolleté.
Il n’y avait qu’une trentaine de personnes dans la
petite salle et la moitié des tables étaient recouvertes
d’un drap vert. Quelques touristes sud-africains, des
fermiers de Bulawayo et des gens de Salisbury. Tous
habillés, les femmes en robe longue. De l’Angleterre haïe,
la Rhodésie de Ian Smith avait gardé la manie de
s’habiller dès cinq heures du soir. Un authentique
gentleman ne peut se soûler qu’en smoking.
Et personne n’a jamais vu un gentleman de couleur.
Ce sont des choses qui n’existent pas. On était entre
Blancs. Comme partout dans cette Rhodésie blanche de
280 000 habitants qui tenait tête avec obstination depuis
dix ans aux 6 millions de Noirs du pays, en dehors du
réel, des contingences politiques et du simple bon sens.
Il n’y avait pas d’Apartheid en Rhodésie, comme en
Afrique du Sud et, théoriquement, les Noirs avaient les
mêmes droits que les Blancs. Mais presque tous les
établissements publics arboraient un panneau discret
annonçant : « Right of admission reserved ». Ce qui leur
donnait le droit de refouler toute personne de couleur…
Les apparences étaient sauves pour les non-initiés et le
casino d’« Elephant Hill » peuplé à 100 % de joueurs
blancs…
Avant de quitter la salle, Malko se retourna. Ed
Skeetie et sa compagne avaient quitté la table de roulette
et venaient vers lui. Ed Skeetie parlant sans arrêt à haute
voix, riant, glissant des plaisanteries à l’oreille de sa
cavalière. Ils passèrent devant Malko. Une de ses
voisines glissa à l’oreille de son copain :
— Tu sais qui c’est ? Daphné Price…
Malko ignorait qui était Daphné Price.
Ils suivirent des yeux la somptueuse silhouette. Ed
Skeetie faisait des envieux. Avant de disparaître dans
l’entrée ronde encombrée de machines à sous,
l’Américain se retourna et son regard parcourut la salle
du petit casino. Il s’arrêta sur Malko. Avec insistance.
Comme s’il le reconnaissait. Malko eut l’impression qu’il
voulait lui dire quelque chose. Mais déjà il reprenait le
bras de Daphné Price et disparaissait.
Malko sortit à son tour.

***

Le coup de sirène fit piailler les singes dissimulés


dans les arbres surplombant la rive marécageuse du
Zambèze. Le vieux rafiot pompeusement baptisé « Africa
Queen » décolla de son wharf, remontant le fleuve. Les
serveurs noirs commençaient déjà à circuler entre les
deux ponts avec leurs plateaux, jetant leur pâture à la
centaine de touristes assoiffés – le contenu de deux
cars – entassés sur les banquettes de bois. On parlait
tellement allemand qu’on se serait cru à la Oktober Fest
et non au cœur de l’Afrique. Malko regarda autour de lui,
inquiet : il n’avait pas vu monter à bord Jim Gaven.
Assoiffé, il prit au passage un Gini et alla s’appuyer au
bastingage arrière entre deux Allemands chargeant
fiévreusement leurs caméras. Le paysage était beau à
couper le souffle. Le Zambèze coulait majestueusement
sur un kilomètre de large, au milieu du bush, entre deux
rives basses encombrées d’arbres morts aux formes
insolites. Un soleil rouge de dépliant touristique
descendait lentement sur l’horizon, au milieu de nuages
aux couleurs fabuleuses… Les caméras ronronnaient
comme des matous et les appareils photo cliquetaient
fébrilement.
Soudain, les cheveux roux de Jim Gaven apparurent
dans l’escalier étroit venant du pont inférieur.
Doucement, Malko repoussa un Allemand en short, l’œil
vissé à sa caméra. Jim Gaven vint s’appuyer sur la
rambarde à côté de lui. Avant même de regarder Malko,
il examina chacun de ceux qui l’entourait, puis soupira
enfin :
— Je crois que c’est safe, ici…
Il avait l’air d’un homme d’affaires prospère avec ses
lunettes rondes, son léger embonpoint et son air calme.
Malko retint un sourire devant tant de précautions.
— Nous ne sommes quand même pas à Moscou…
— C’est pire, fit Jim Gaven. À Moscou, il y a une
ambassade. Ici, il n’y a rien. Ce foutu pays n’existe pas.
Salisbury est l’unique capitale du monde sans une seule
ambassade, un seul consulat. En cas de pépin, vous êtes
livré à vous-même.
Un des photographes s’écarta et les deux hommes en
profitèrent pour se retourner et s’accouder, face à
l’arrière, tournant le dos aux autres passagers. Mais
personne ne faisait attention à eux. Malko examina du
coin de l’œil l’homme qui représentait la Central
Intelligence Agency en Rhodésie. Un tic nerveux agitait
sa paupière gauche. Ses mains couvertes de taches de
rousseur, serraient nerveusement le bastingage. Son
calme n’était qu’une façade. Malko l’avait identifié à
l’« Elephant Hill », d’après les photos données à Vienne.
Ils s’étaient croisés dans l’hôtel. Malko tenant
ostensiblement le « Kurier » de Vienne à la main. Et Jim
Gaven lui avait désigné Ed Skeetie. C’était la première
fois qu’ils entraient vraiment en contact.
— Nous sommes quand même des Blancs, remarqua
Malko. Les Rhodésiens font la guerre aux Noirs.
Jim Gaven secoua la tête, les yeux fixés sur le sillage
limoneux.
— Depuis que Mr Kissinger a appelé dans un
discours la Rhodésie le « Zimbabwe », ils sont déchaînés.
Ils savent que le gouvernement américain veut la chute
du régime Ian Smith. Et que la « Company » est là pour
donner un coup de pouce, éventuellement. À Shabani, où
je travaille, c’est tout juste si les fermiers qui savent que
je suis Américain ne sont pas venus tirer des coups de
fusil dans mes fenêtres.
Officiellement, Jim Gaven était cadre supérieur à la
Footes Mineral Corporation, compagnie américaine
opérant en Rhodésie pour exploiter les mines de chrome.
La voix tonitruante d’un mégaphone les fit sursauter.
De la cabine de pilotage, une hôtesse en bleu interpellait
les passagers :
— À droite, vous pouvez apercevoir la rive de la
Zambie ! Il y a souvent des hippopotames.
Toutes les caméras se tournèrent vers la droite. Jim
Gaven demanda :
— Vous connaissez la situation en Rhodésie, n’est-ce
pas ?
— À peu près, dit Malko. Le gouvernement illégal de
Ian Smith refuse d’abandonner le pouvoir aux Noirs. Ils
sont soutenus par l’Afrique du Sud et tolérés par pas mal
de pays. Cela fait dix ans que cela dure.
Jim Gaven approuva.
— Right. Mais depuis quelques mois, il y a eu pas
mal de changements. Tant que les Portugais occupaient
le Mozambique et l’Angola, la Rhodésie était entourée de
pays amis. Maintenant, le FRELIMO est au pouvoir en
Mozambique et a déclaré la guerre à Ian Smith. Les
Cubains d’Angola piaffent d’impatience et même la
Zambie a fermé sa frontière. Le seul poumon de la
Rhodésie, c’est l’Afrique du Sud. Dans quelques mois, un
an au plus, la situation va devenir intenable sur les 1 200
kilomètres de frontière avec le Mozambique. Ce ne sont
pas les 11 000 hommes de l’armée rhodésienne qui vont
stopper les infiltrations. Il en faudrait cent fois plus.
— Cela fera un nouvel Angola, soupira Malko.
— Peut-être pas, avança Jim Gaven. Nous avons des
contacts avec certains nationalistes modérés de l’A.N.C.
{9}
. Nous les aidons même.
— Autrement dit, vous tirez dans le dos des
Rhodésiens, remarqua suavement Malko.
— Bullshit !{10} grommela Jim Gaven entre ses dents.
Nous préférons une Rhodésie noire à une Rhodésie
rouge. Si nos plans marchent, cela se passera comme au
Kenya. Sinon, l’A.N.C. se fera déborder par la « United
Zimbabwe People’s Army », les guérilleros basés en
Mozambique sous les ordres d’un haut commandement
de dix-huit membres. Tous anonymes. Qui, eux, sont
directement sous la coupe du K.G.B. Si c’est eux qui
gagnent, ce sera un nouvel Angola. Et la Rhodésie
tombera dans l’orbite soviétique.
Malko fit la moue.
— Depuis quelque temps, cela arrive pas mal, non ?
La Rhodésie est si importante que cela ?
Jim Gaven ôta ses lunettes et les essuya. Un vent
frais leur balayait le dos. Ils étaient maintenant à quatre
ou cinq milles au nord de Victoria Falls.
— Mon cher Malko, dit l’Américain, il y a dans le
monde trois producteurs de chrome : la Rhodésie,
l’Afrique du Sud et l’Union Soviétique… Nous importons
tous les ans 77 000 tonnes de « high-grade » chrome de
Rhodésie à 170 dollars, 28 % de nos importations totales.
Sans chrome on ne peut pas faire la guerre, ni construire
de réacteurs d’avion. Alors, le State Department et le
Pentagone tiennent essentiellement à ce que le futur
gouvernement rhodésien reste dans l’orbite de l’Ouest.
Les gens de l’A.N.C. nous ont donné l’assurance formelle
que nous pourrions continuer l’exploitation du chrome.
— Mais je croyais que la Rhodésie était frappée
d’embargo, objecta Malko, qu’aucun pays n’avait le droit
de lui acheter ou de lui vendre des marchandises.
— L’embargo ne s’applique pas au chrome, dit d’un
ton égal Jim Gaven.
— Et si les choses ne se passent pas bien ?
L’Américain remit ses lunettes.
— Nous avons un « secondary plan ». Pousser
l’exploitation à mort pendant trois ans et vider les mines.
Les experts disent que c’est possible.
Ce sont les mêmes qui avaient prédit que les Sud-
Vietnamiens pouvaient tenir tête aux communistes…
— Neuf fois sur dix, les experts se trompent,
remarqua Malko. C’est ce qui les rend indispensables…
— Je sais, reconnut sombrement Jim Gaven. Aussi,
nous devons faire tout ce que nous pouvons pour que les
choses se passent bien. Que les Blancs rhodésiens aient
une attitude plus souple.
— Autrement dit, remarqua Malko cyniquement,
M. Ian Smith risque d’avoir prochainement une
mauvaise grippe.
Jim Gaven eut un haut-le-corps.
— Vous n’y pensez pas ! Les Sud-Africains avaient
caressé ce projet. Ils nous en avaient même parlé, au
temps où nous étions en bons termes avec eux. Mais si
Ian Smith était liquidé, les Blancs de Rhodésie
deviendraient fous furieux…
— Mais enfin, dit Malko en bâillant, je croyais que la
Rhodésie était étouffée, frappée d’embargo, asphyxiée,
mise au ban de l’humanité. Ils ne devraient pas pouvoir
tenir longtemps…
— Ça, c’est ce qu’on lit dans les journaux, avoua
l’Américain. Depuis dix ans la Rhodésie tient tête à
l’embargo. En grande partie grâce aux dollars du
chrome… L’armée rhodésienne est équipée de camions
allemands, d’hélicoptères français et de fusils belges.
L’essence vient d’Afrique du Sud et les munitions du
Zaïre… Les Sud-Africains, officieusement, aident autant
qu’ils le peuvent la Rhodésie : 35 % de la population
blanche est d’origine africaan.
De nouveau, le mégaphone de l’hôtesse aboya :
— Essayez de voir les crocodiles sur la rive gauche.
Les caméras et les appareils se braquèrent sur les
arbres morts qui ressemblaient à s’y méprendre à des
sauriens. Seuls quelques idéalistes continuèrent à filmer
le soleil couchant. Malko tourna la tête vers Jim Gaven.
— Si je ne suis pas venu déstabiliser définitivement
Ian Smith, qu’attendez-vous de moi ?
— Nous avons un problème en Rhodésie, avoua
l’Américain. Par nos contacts au sein du B.O.S.S.{11} nous
avons eu vent d’un projet secret des services spéciaux
rhodésiens. Un truc appelé « East Gate ». Ça concerne le
Mozambique. C’est ultrasecret et c’est sûrement une
connerie. Ian Smith sait que le temps travaille contre lui.
Alors, il peut être tenté de déclencher l’apocalypse…
— Je vois, dit Malko.
Sentant un brusque ralentissement, il leva la tête. Le
bateau était en train de faire demi-tour sur le Zambèze.
Le soleil disparaissait. Il faisait frais. Jim Gaven chercha
le regard de Malko.
— Nous voulons savoir ce qu’est « East Gate », dit-il.
Et si c’est une connerie, l’arrêter. Ce n’est pas un
travail facile. La « Spécial Branch » a complètement
démantelé notre réseau d’informateurs, expulsé deux
« honorables correspondants » et liquidé physiquement
un type qui travaillait pour la « Company ». Nous
n’avons plus de liaison sûre avec le monde extérieur.
Moi-même je suis surveillé à Shabani. Depuis quelques
semaines nous n’avons plus aucune information par les
Sud-Africains. Les gens de Skimmer Street prétendent ne
rien savoir de « East Gate ». Depuis l’histoire de
l’Angola, ils nous vomissent, eux aussi. Nous accusant de
les avoir lâchés, militairement et diplomatiquement.
— Ce n’est pas très encourageant, remarqua Malko.
Le soleil couchant l’éblouissait. Autour d’eux, le
brouhaha des conversations et le choc des glaçons dans
les verres avaient remplacé le cliquetis des caméras. Les
cent touristes se soûlaient consciencieusement. Tout
était gratuit… Aidé par le courant, le bateau filait à toute
vitesse vers Victoria Falls.
— Nous avons quand même travaillé, répliqua Jim
Gaven. Le garçon que je vous ai montré tout à l’heure, Ed
Skeetie, est un des meilleurs « case-officers » de la
« Company ». Il est à Salisbury depuis trois semaines.
Avec une couverture en béton armé. Photographe à
« Caméra Ten », une agence de Washington. Ils
marchent avec nous. Ed est, en plus, un vrai
photographe. C’est son hobby. Vous savez qui est la fille
avec qui il était tout à l’heure ?
— Pas la moindre idée… avoua Malko.
— Une certaine Daphné Price. La secrétaire
particulière de l’Honorable Roy Golder. Patron des
Services Secrets particuliers de Ian Smith…
— Intéressant, fit Malko. Et que lui a-t-elle appris ?
Jim Gaven esquissa un sourire ambigu.
— C’est à vous qu’il le dira. Je l’ai vu trente secondes
dans les toilettes de l’hôtel. Il avait envoyé un signal de
détresse, via Salisbury, la semaine dernière. Il m’a très
peu parlé. Nous avons été interrompu. Pour rien au
monde, je ne veux le griller. Il a eu le temps de me dire
qu’il avait l’impression que la « Spécial Branch »
s’intéressait à lui. Qu’un certain Bob, un étranger qui vit
avec une Noire, était mêlé au plan « East Gate ». C’est
tout.
— C’est peu… remarqua Malko.
— Vous en saurez plus, assura Jim Gaven. En
repartant à Salisbury. Ed vous a vu avec moi. Cela suffit.
Il sait que vous êtes désormais sa protection et son
contact. C’est à vous de jouer à votre guise. Votre
couverture d’envoyé spécial du « Kurier » est parfaite.
— Un peu trop, dit Malko.
Il regarda le ciel derrière eux. D’extraordinaires
nuages violets, roses, irisés éclairaient l’horizon à l’ouest.
Dans quelques minutes, ils auraient regagné
l’embarcadère. Malko aperçut, en se retournant, la
colonne gigantesque de vapeur d’eau qui montait vers le
ciel à l’endroit des chutes. Autour d’eux, l’eau du
Zambèze était si calme…
Apparemment, la C.I.A. avait envoyé Ed Skeetie au
massacre et maintenant, il fallait lui donner un sérieux
coup de main…
— Ça vous ennuierait vraiment qu’on déstabilisé
Samora Machel ? demanda-t-il.
Jim Gaven eut un soupir excédé :
— Il n’est pas destabilisable. Le FRELIMO a libéré le
Mozambique. Pour le moment, on ne peut pas y toucher.
Tout ce que les Russes attendent c’est que Ian Smith
fasse ce genre de connerie pour voler au secours de leurs
protégés. Avec des « Migs » et des chars. Comme en
Angola. Il ne faut surtout pas leur donner ce prétexte.
— Et vous ne pouvez pas expliquer cela au
gouvernement rhodésien ?
— On ne peut rien expliquer aux Rhodésiens, dit
amèrement Jim Gaven. Ce sont les gens les plus butés et
les plus stupides que j’aie jamais vus. Ils plongent dans
tous les pièges qu’on leur tend. Nous voulons une
Rhodésie noire, mais pas communiste. Si quelque chose
est tenté maintenant contre le Mozambique, les
nationalistes modérés de l’A.N.C. seront débordés. Le
FRELIMO et Moscou prendront la relève… Je suis sûr
que le K.G.B. attend en se frottant les mains que Ian
Smith fasse sa connerie d’« East Gate ». Qu’il bombarde
ou qu’il envahisse le Mozambique. Ou un truc similaire…
L’embarcadère d’où ils étaient partis grossissait. Les
touristes se dépêchaient d’avaler leurs ultimes rasades de
whisky local.
— Je ne vous reverrai pas ? demanda Malko.
— Si, fit Jim Gaven. Je pars à Salisbury ce soir. Par le
dernier vol. Je serai à l’hôtel Meikles. Téléphonez-moi et
dites que mes billets d’avion sont prêts. Dès que vous
serez là. Je vous attendrai le même jour vers minuit dans
Cecil Square.
— Pourquoi prendre le risque de se voir ? demanda
Malko. Puisque les Rhodésiens vous surveillent.
— Parce que vous avez besoin d’aide, dit l’Américain.
Mais je dois vérifier que ceux à qui je vous envoie ne sont
pas déjà surveillés ou retournés… Inutile de vous jeter
dans la gueule du loup.
— Je crois que c’est déjà fait, soupira Malko.
Le soleil avait complètement disparu. Jim Gaven et
lui se mêlèrent à la foule des touristes déçus : on n’avait
vu ni crocodiles, ni hippopotames. Au moment de
s’engager sur la passerelle, Jim Gaven qui se tenait
derrière Malko, dit tout près de son oreille, presque sans
bouger les lèvres.
— Faites attention. Vous n’êtes pas l’envoyé spécial
de Dieu le père au sud de l’Équateur, mais un foutu
gibier…
CHAPITRE IV

— Regarde, le ciel s’est dégagé. On voit la Croix du


Sud !
Le visage levé, Daphné Price contemplait le ciel
étoilé. Ed Skeetie passa un bras autour de la taille de sa
cavalière, l’attirant contre lui. Il n’avait pas à se forcer
pour avoir envie d’elle. Avec son corps de liane et son
visage de chat, Daphné était une des femmes les plus
passionnées qu’il ait connues. La veille, ils avaient fait
l’amour pendant deux heures après avoir été admirer les
Victoria Falls.
— Viens, dit-il.
Il passa derrière elle s’appuyant contre la cambrure
de ses reins, respirant le parfum de ses cheveux. Ils
venaient de finir de dîner dans la salle à manger de
l’hôtel. Un dîner aux chandelles dans un décor raffiné de
boiseries, de roses sur les tables et de nappes en dentelle.
Inattendu au fond de l’Afrique. Ed avait parfois du mal à
se souvenir que la jolie femme dont les yeux brillaient en
face de lui était une adversaire, qu’il devait « retourner »
ou confesser.
Détendu par le vin, il avait surtout envie de lui faire
l’amour, pour le moment. Mais Daphné s’écarta un peu
de lui et dit d’une voix rêveuse :
— Je n’ai jamais vu les Falls la nuit, j’ai envie que tu
m’y emmènes.
Elle se retourna, dressée sur la pointe des pieds et
effleura de sa bouche les lèvres épaisses d’Ed.
— Je suis sûre qu’il n’y a personne la nuit, là-bas, dit-
elle. C’est amusant.
Ce que le ton de la voix impliquait faillit pousser Ed à
la violer sous l’œil du portier noir de l’Elephant Hill.
— D’accord, dit-il, je vais chercher les imperméables.
Il rentra dans l’hôtel et alla louer au portier deux
imperméables en plastique. Tous les hôtels en louaient
afin que les touristes puissent longer les Victoria Falls
sans être trempés par les embruns.
Daphné attendait sagement. Ed ressortit, portant les
deux imperméables, sous l’œil complice du portier.
Ils partirent vers le parking en riant. Tandis qu’ils
descendaient la colline, Daphné posa une main sur la
cuisse d’Ed et commença à le masser doucement, sans
cesser de regarder le ciel étoilé à travers le pare-brise.
Elle avait bu à elle toute seule presque une bouteille de
vin d’Afrique du Sud. Ed Skeetie était aux anges.
L’espionnage ressemblait enfin à ce dont il avait rêvé,
lorsqu’il était encore étudiant dans le Kentucky avant de
croupir cinq ans comme « Security officer » à Langley.
Il déboucha sur « Zambezi Road » la route
goudronnée qui longeait le Zambèze, totalement déserte
à cette heure tardive. Cinq minutes plus tard, ils
arrivaient au parking de la « Rain Forest », le petit bois
bordant la rive sud des Victoria Falls. Ils descendirent de
la Datsun et traversèrent la route, la main dans la main.
Au bout du chemin on apercevait la lumière du poste de
douane commandant l’entrée de la Zambie. Juste avant
l’immense pont de fer qui enjambait les gorges du
Zambèze juste après les chutes, là où l’eau bouillonnait si
fort qu’on l’avait surnommé le « boiling pot ».
Ils arrivèrent très vite à un embranchement. À droite
le sentier suivait les chutes. À gauche, il remontait en
amont. Daphné tira Ed vers la gauche.
— Allons d’abord par là.
Le grondement des cataractes d’eau tombant de cent
mètres de haut dans la gorge commençait à être
assourdissant. La vapeur d’eau montait à quatre cent
mètres avant de retomber en fine pluie sur la Rain
Forest.
Plus on s’approchait des chutes, plus il faisait frais.
Un singe fila devant le couple, traversant le sentier et se
réfugia dans un arbre. La masse sombre d’une statue
surgit sur leur droite se détachant sur le ciel clair. Le
docteur Livingstone, découvreur des Victoria Falls,
appuyé sur sa canne. Immortalisé dans la pierre.
Semblant fixer la « Devil’s Cataract » qui se déversait à
10 mètres de là dans un grondement assourdissant.
— Impressionnant, n’est-ce pas ? dit Daphné.
— Ouais, fit Ed Skeetie. Pas exagérément concerné
par les beautés de la nature. Comme s’il voulait lire la
plaque de cuivre rivée au socle de la statue, il entraîna
Daphné vers le socle de pierre. Mais au lieu d’enrichir
son savoir, il embrassa violemment Daphné, la pressant
de son grand corps. Malgré les protestations de la jeune
femme, il se baissa, saisit le bas de la longue robe
blanche et la releva.
Ils luttèrent ainsi plusieurs minutes, Daphné
semblant parfois prête à céder, ou au contraire se
refusant. Il parvint à la caresser, mais sans arriver à ôter
le dernier barrage de dentelle. Il n’en pouvait plus de
désir.
Depuis qu’ils avaient quitté l’hôtel, il ne pensait qu’à
ce moment-là.
Daphné cramponnée à lui, haletait et lui griffait le
cou lorsqu’il testait de lui arracher ses dessous.
Soudain, il sentit une irrésistible poussée jaillir de
ses reins. Sans qu’il puisse s’en empêcher, il explosa.
Daphné s’en rendit compte. Elle l’attira, le maintenant
contre elle, comme pour participer à son plaisir. Sous
l’œil réprobateur de Livingstone.
Brusquement calmé, Ed lui caressa les cheveux, le
sang battant encore dans ses tempes. Il n’entendait plus
le bruit des milliers de tonnes d’eau à côté de lui. Daphné
murmura d’une voix blanche.
— Tu es fou !
La robe blanche retombée, le maquillage à peine
dérangé, elle le fixait de ses grands yeux noirs aux
pupilles dilatées. Avec une expression qu’Ed n’arriva pas
à déchiffrer.
Ed Skeetie se sentait un peu honteux. Son désir
tombé il recommença à penser à sa mission. Il avait hâte
de pouvoir parler avec quelqu’un dont il n’aurait pas à se
méfier… Prenant Daphné par la main, il l’entraîna.
— Rentrons.
Daphné résista, le tirant vers le sentier qui longeait le
Zambèze.
— Attends. J’ai envie de me promener un peu. C’est
tellement beau…
Ed aurait eu mauvaise grâce à refuser. Daphné Price
semblait lui avoir pardonné son écart. Elle prit sa main et
ils s’éloignèrent de la statue de Livingstone, tournant le
dos aux chutes. À cet endroit-là, on n’était pas arrosé.
Cependant à cause de la fraîcheur, ils mirent les
imperméables. À quelques mètres en contrebas de la rive
l’eau du fleuve semblait un miroir immobile, avant de se
casser d’un coup sur les rochers de la « Devil’s
Cataract ».
Soudain, elle quitta le sentier, s’approchant du bord
à travers les hautes herbes tirant toujours Ed par la
main. L’eau filait trois mètres en dessous d’eux, à toute
vitesse. Ed regarda, fasciné. De jour, les Victoria Falls
étaient un des plus beaux spectacles naturels du monde.
Sur près de 1 600 mètres, les eaux du Zambèze se
déversaient dans une étroite gorge, cent mètres plus bas,
au milieu d’une féerie d’arcs-en-ciel éternels qui
prenaient racine au pied de la « Rainbow Fall », la partie
des chutes comprise entre Livingstone Island, au milieu
du fleuve, et la rive zambienne à l’est. La condensation
était si forte qu’on ne pouvait apercevoir les chutes que
sous certains angles. Sinon, on ne voyait qu’un brouillard
d’eau. C’était la fin de la saison des pluies et les eaux
étaient à leur maximum.
Daphné Price et Ed Skeetie demeurèrent immobiles
quelques instants. De nuit, le bruit était encore plus
impressionnant. On aurait dit des centaines de
locomotives passant à toute vitesse. Soudain, Daphné
Price avança encore vers la berge abrupte. Sans lâcher la
main de son compagnon.
— Eh ! attention ! cria Ed.
Les herbes formaient un tapis glissant et Daphné
n’était pas à un mètre du bord.
— Tu as peur ? cria-t-elle en riant.
Ed Skeetie n’eut pas le temps de se dire que son rire
sonnait faux.
Daphné se retourna, lui faisant face. À cause de
l’obscurité, il ne pouvait voir l’expression de ses yeux. Il
la vit se baisser, tendre la main, gauche vers le sol,
comme si elle ramassait quelque chose. Ce fut trop
rapide pour qu’il ait le temps de réagir.
La main qui tenait la sienne lâcha ses doigts,
remontant brusquement le long de son poignet,
l’enserrant d’une poigne de fer, insoupçonnée chez une
femme aussi frêle que Daphné Price. En même temps,
elle s’accroupit, tirant de toutes ses forces Ed Skeetie
vers elle et vers la berge abrupte. Surpris et déséquilibré,
l’Américain partit en avant avec un cri, dérapant sur le
sol mouillé. Au moment où il la frôlait, Daphné Price
arracha d’un coup sec sa main de son poignet. Ed Skeetie
était à cinquante centimètres du bord. Sans aucun point
d’appui pour se raccrocher.
Déséquilibré, les bras battant le vide, il plongea en
avant, entraîné par l’impulsion de Daphné Price. La tête
la première.
Il disparut en contrebas de la rive, dans un
éclaboussement d’eau couvert par le grondement des
chutes. Immédiatement avalé par l’eau noire du
Zambèze.
Daphné Price demeura quelques secondes accroupie,
la main gauche encore crispée sur le morceau de corde
fixée à deux piquets profondément enfoncés dans le sol.
Il lui semblait que ses doigts étaient soudés au chanvre.
Elle dut les défaire, un par un, avec sa main droite, mais
ne put arrêter le tremblement de sa main gauche.
Enfin, elle se releva, les traits crispés, tirés vers le
bas. Son tremblement nerveux s’était étendu à tout son
corps. D’un pas d’automate, elle s’avança à l’extrême
bord de la rive. À l’endroit où on voyait encore la trace
des pas de l’Américain. La jeune femme demeura
quelques instants à regarder l’eau qui filait à toute
vitesse, trois mètres en contrebas.
Cinquante mètres plus loin, le flot se cassait sur les
rochers et plongeait dans la gorge. Le corps déchiqueté
d’Ed Skeetie devait déjà dériver dans les eaux
bouillonnantes du « Boiling pot ». Les crocodiles qui
infestaient le Zambèze se chargeraient de faire
disparaître ce qu’il en restait.
Daphné Price revint vers la statue de Livingstone,
massant machinalement son poignet gauche. Tous les
muscles de son bras lui faisaient mal, tant l’effort avait
été important. À un moment, elle avait cru qu’Ed allait
l’entraîner avec lui. Elle essaya de chasser de sa tête la
vision de son corps dégringolant le long de la chute, déjà
asphyxié. Au moment, où elle atteignait la statue, deux
silhouettes jaillirent de l’obscurité.
Deux hommes aux traits tendus, eux aussi vêtus
d’imperméables.
— I dit it{12} fit Daphné Price d’une voix sans timbre.
— Bravo ! fit le plus joufflu des deux. The bastard n’a
même pas eu le temps de réaliser…
Daphné serra de toutes ses forces les mâchoires pour
ne pas se mettre à pleurer. Sa main gauche semblait
avoir enflé et elle sentait le sang battre dans sa paume.
C’est la première fois qu’elle tuait un être humain. Elle ne
réalisait pas encore très bien… Elle se sentait dédoublée.
Sans pratiquement s’en rendre compte, ses pas la
menèrent jusqu’à la voiture. Heureusement, Ed avait
laissé la clef dessus. Les deux hommes l’escortaient en
silence. Le joufflu, costaud avec des yeux clairs portait un
short et une chemise à manches courtes sous son
imperméable.
— Vous rentrez à l’hôtel ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête et murmura :
— Oui.
Avant tout, elle avait besoin de dormir. De tout
oublier. Ed Skeetie disparu, sa haine était tombée. Il ne
restait plus que le vide. Elle s’était dit avant le meurtre
qu’elle irait boire une bouteille de Dom Pérignon à la
victoire de la Rhodésie blanche. Maintenant, elle avait
surtout envie d’un grand Perrier pour humecter sa gorge
sèche.
Elle referma la portière, mit en route, démarra. Les
deux hommes la regardèrent s’éloigner puis repartirent
vers le sentier faire disparaître les traces du meurtre.
Daphné conduisait dans un état second, en se
répétant que c’était la guerre et qu’à la guerre il faut tuer
ses ennemis. En roulant sur Zambezi Road ses phares
éclairèrent un grand koudou qui traversait et elle dut
freiner brutalement. Pendant une fraction de seconde,
elle imagina Ed Skeetie luttant contre le courant du
Zambèze, tout en sachant que c’était impossible. D’un
bond gracieux, le grand koudou disparut derrière un
baobab et Daphné Price redémarra.
CHAPITRE V

Malko se réveilla en sursaut et consulta sa Seiko. Dix


heures et quart ! Un soleil radieux brillait sur les Victoria
Falls. Il s’était endormi, presque sans s’en apercevoir,
épuisé par le long voyage. Il espérait qu’Ed Skeetie, qu’il
avait aperçu pendant le dîner, le contacterait mais il
n’avait plus revu l’agent de la C.I.A. Une brusque
angoisse l’arracha de son lit. Pourquoi l’Américain ne
s’était-il pas manifesté ? Il se calma en se disant qu’il
n’avait peut-être pas pu échapper à Daphné Price. De
toute façon, il le contacterait à Salisbury, car son séjour à
Victoria Falls ne s’éterniserait pas. À part les chutes et les
deux mini-casinos, les distractions étaient rares… Après
avoir pris une douche, Malko descendit. Il mourait de
faim. La « breakfast room » était vide. Sauf une table, à
laquelle se trouvait une jeune femme en tenue safari
kaki, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, les
cheveux réunis en queue de cheval.
Il fallut plusieurs secondes à Malko pour reconnaître
la somptueuse Daphné Price. Les traits tirés, le teint
blafard. Un serveur noir déposa devant elle un petit verre
plein d’une liqueur marron, surmontée de crème
blanche. Elle attendit qu’il fût parti pour le prendre et
l’avaler d’un coup… Intrigué, Malko s’assit à une table
assez éloignée. Lorsque le Noir qui ressemblait à l’Oncle
Tom avec son crâne lisse comme une boule de billard
s’approcha, il lui demanda discrètement :
— Quelle est la boisson que vous avez servie à la
young lady, par curiosité ?
— De la crème de cacao, Sir. C’est très bon. Vous en
voulez ?…
Malko en eut un haut-le-cœur moral. L’Oncle Tom
montra ses dents dans un sourire complice.
— La young lady en a déjà pris quatre ce matin. Elle
aime beaucoup cela.
Malko se contenta d’un thé. Intrigué. Où était Ed
Skeetie ? Daphné Price ne semblait pas dans son état
normal. Le temps qu’il beurre un toast, elle avait déjà fait
un sort à une autre crème de cacao… Soudain, elle se leva
et se dirigea vers le parc où il la vit s’affaler dans une
chaise longue.
Son petit déjeuner était fichu.
Il fonça dans le hall aux machines à sous et appela la
chambre de l’Américain par le téléphone intérieur. La
sonnerie sonna interminablement, il n’y avait personne
dans la chambre.
Malko raccrocha. De plus en plus intrigué. Pour
quelle raison Ed Skeetie avait-il faussé compagnie à
Daphné ? À moins que ce ne soit bêtement une dispute
d’amoureux. Après avoir vérifié que Daphné Price était
toujours dans le jardin, il monta au premier, alla jusqu’à
la chambre occupée par le couple et apostropha une
domestique noire qui faisait les chambres.
— J’ai oublié ma clef, dit-il. Voulez-vous m’ouvrir.
La Noire obéit sans dire un mot. Une valise était sur
une chaise, ouverte à côté d’un imperméable en
plastique. Il aperçut un rasoir, des chemises d’homme. À
côté il y avait un gros sac d’appareils photo. Il ressortit,
de plus en plus perplexe.
Ed Skeetie ne pouvait être loin si toutes ses affaires
étaient là ?
Il n’était pas encore vraiment inquiet. L’Américain
semblait de taille à se défendre. Il devait y avoir une
explication. À tout hasard, il demanda au portier :
— Je cherche Mr Skeetie, vous ne l’avez pas vu ?
L’autre vérifia son tableau, prit un bout de papier et
secoua la tête.
— Non, Sir. Il a loué des imperméables hier soir. Il a
dû aller aux chutes…
Soudain, Malko revit la chambre. Il y avait un
imperméable jeté sur un fauteuil. Pas deux. Ed devait
être aux chutes. Merveilleux endroit pour un contact !
Il sortit prendre sa voiture au parking. Il faisait une
chaleur lourde et accablante en dépit de l’altitude. Il se
glissa au volant de la Datsun minuscule et fila vers les
chutes. Le parking de la « Rain Forest » était plein de
cars et de voitures. Il prit l’imperméable qu’il avait loué,
l’enfila et s’engagea sur le sentier longeant la faille où
s’engouffraient les chutes.
Très vite, il se trouva pris dans un véritable déluge.
Sans l’imperméable, il aurait été à tordre en trente
secondes. Il suivit le sentier courageusement jusqu’à
« Danger Point » à la limite Est des chutes. Tout près du
grand pont de fer qui enjambait le Zambèze après les
chutes. Scrutant chaque touriste engoncé dans le
plastique.
Mû par la curiosité, il s’avança le long des rochers
noirs trempés d’humidité qui bordaient la « Main
Cataract ». Un splendide arc-en-ciel montait du fond de
la gorge jusqu’en plein ciel, enrobant le pont métallique
où s’étaient tenus quelques semaines plus tôt les
pourparlers infructueux entre Ian Smith et les
nationalistes noirs. Une rame de wagons de
marchandises stationnait sur le pont fermé au trafic. En
revenant sur ses pas, il croisa une fille nue sous son
imperméable, à l’exception d’un bikini. Les cheveux
trempés, le visage ruisselant d’eau.
Mais pas d’Ed Skeetie.
Puis une bande de singes surgit des arbres, l’entoura
quelques instants, avec des cris aigus et des mimiques
grotesques avant de s’enfuir. Revenu à son point de
départ, il aperçut un escalier de pierre descendant au
fond de la « Devil’s Cataract ». Il emprunta les marches
énormes et trempées, parvint à une plate-forme déserte
dominée par l’eau bouillonnante. Il remonta si vite que
son cœur se mit à battre la chamade. Continua le sentier,
passant devant la statue de Livingstone, presque
jusqu’au golf. Sans apercevoir Ed Skeetie.
En reprenant sa voiture, il se dit que si Ed ne
réapparaissait pas, cela allait lui poser de sérieux
problèmes.
La seule personne qui pouvait savoir ce qui était
arrivé à l’Américain était Daphné Price. Comment
l’approcher sans éveiller sa méfiance ? Il réfléchissait
encore au problème lorsqu’il entra dans le hall de
l’Elephant Hill Casino. Il sentit aussitôt les battements de
son cœur s’accélérer. Elle était là. Dans la même tenue.
Bavardant avec deux hommes. À ses pieds, il y avait une
valise de cuir marron.
Elle partait.

***

— Les Rhodesian Airlines ont le regret de vous


annoncer que le départ du vol pour Salisbury est retardé
de trente minutes…
Malko soupira intérieurement en entendant la voix
métallique du haut-parleur résonner dans la salle
d’attente du minuscule aéroport. Il était plus de six
heures et des mécaniciens étaient toujours en train de
farfouiller dans un des moteurs gauche du Viscount qui
aurait dû partir à 5 h 15. Comme c’était le seul appareil
en vue, il n’y avait pas tellement le choix… Derrière lui,
Daphné Price se leva et fila droit vers le bar. La jeune
femme avait déjà bu trois J & B depuis l’arrivée de
Malko. Elle aussi attendait le vol de Salisbury avec une
poignée d’autres passagers. Un foulard sur les cheveux,
les yeux dissimulés derrière ses lunettes noires. Tantôt
prostrée, tantôt essayant nerveusement de lire un
magazine. Malko regarda de l’autre côté de la glace la
piste d’envol qui s’allongeait sur 5 000 mètres. Cadeau
des Sud-Africains. Ceux-ci avaient construit au nord de
l’Afrique du Sud une ceinture de pistes permettant aux
« Mirages » de décoller à pleine charge par pleine
chaleur. Au cas où…
Il essayait de lutter contre son anxiété, mais chaque
fois que ses yeux se posaient sur la valise de cuir, il se
demandait quel avait été le sort d’Ed Skeetie. Daphné
Price semblait si bouleversée. C’était samedi et le week-
end n’était pas fini. Pourquoi repartait-elle ?
Il s’était posé la question pendant les vingt
kilomètres de route rectiligne qui séparaient les Victoria
Falls de l’aéroport. Sans parvenir à y répondre.
Il vit que les mécaniciens refermaient le capot
moteur du Viscount. Ils allaient partir. Discrètement, il
alla s’asseoir non loin de l’endroit où Daphné Price avait
laissé ses bagages. Lorsque le haut-parleur annonça
enfin le départ, il vit la jeune femme achever son verre au
bar et venir vers lui, de la démarche un peu raide des
gens qui ont trop bu. Entre la crème de cacao au petit
déjeuner et le J & B…
Il était déjà debout, empoignant la valise de cuir
marron qu’elle n’avait pas enregistrée.
— Laissez-moi vous aider, proposa-t-il.
Elle leva la tête, eut un petit mouvement de recul,
puis esquissa un sourire, vite effacé. Sans un mot, l’un
escortant l’autre, ils traversèrent le tarmac brûlant.
L’aéroport était construit en plein bush, ce qui donnait
une impression saisissante d’isolement.
En tout, il y avait sept passagers. Prudemment,
Malko laissa passer Daphné Price devant lui. Elle s’assit
au premier rang et il s’installa aussitôt à côté d’elle. Les
cinq autres passagers se répartirent à l’arrière. Avant
même que l’avion ne commence à rouler, Daphné Price
avait appuyé sa tête contre le hublot et semblait dormir.
Malko se garda de la déranger, tandis que le bush plat à
l’infini commençait à défiler sous les ailes du Viscount.
Comme le vol durait une heure et demie ils arriveraient à
Salisbury en pleine nuit. Daphné Price n’offrait plus que
son dos à Malko. Ce dernier essaya de se détendre, sans y
parvenir. Sa mission en Rhodésie débutait plutôt mal.
Au souffle régulier de Daphné Price, il se rendit
compte qu’elle s’était endormie. Le ronronnement des
turbos était soporifique. Vingt minutes s’écoulèrent,
monotones. La nuit était complètement tombée. Tout à
coup, Daphné Price sursauta dans son sommeil, poussa
un cri et se retourna vers Malko, se jetant littéralement
dans ses bras. Celui-ci, au lieu de s’écarter, referma le
bras sur elle. Ses lunettes noires tombèrent et il aperçut
des yeux rougis, un visage ravagé, une bouche gonflée.
La jeune femme prononça quelques mots indistincts
et se rendormit aussitôt sur son épaule !
Malko se garda bien de bouger. L’hôtesse qui passait,
attendrie, alla chercher une couverture qu’elle étala sur
eux. Malko sentait le corps souple de la jeune
Rhodésienne complètement appuyé sur lui. Tout à coup,
elle eut un sanglot dans son sommeil, sursauta de
nouveau et se mit à pleurer convulsivement, avec des
hoquets qui secouaient tout son corps.
Ce qui acheva de la réveiller. Ses yeux s’ouvrirent,
elle aperçut le visage de Malko à quelques centimètres
d’elle, réalisa qu’elle dormait dans ses bras, et sursauta,
s’éloignant de lui avec un regard terrifié et plein de
surprise. Malko essaya de donner à ses yeux d’or leur
expression la plus douce.
— Vous vous êtes endormie, Miss.
Elle le fixa, le front plissé, essayant visiblement de
remettre ses idées en place, le visage encore plein de
larmes, s’efforçant de se recomposer. Mais ses yeux
chavirèrent de nouveau.
Il l’entendit murmurer :
— Oh, my God !
Soudain comme une somnambule, elle se laissa
retomber contre lui, posant même son bras en travers de
sa poitrine. Ils demeurèrent ainsi sans bouger dans la
pénombre, abrités par la couverture. Puis, un peu plus
tard, Daphné Price sembla reprendre conscience,
s’accrocha à Malko comme une noyée, le visage levé vers
lui. Son haleine empestait l’alcool. Elle était parfaitement
ivre morte.
Leurs lèvres se touchèrent. Aussitôt, la bouche de
Daphné Price s’ouvrit et s’unit à celle de Malko en un
baiser plein de salive, la bouche grande ouverte. Sans
ouvrir les yeux, mais le serrant encore plus fort contre
elle. Sous la couverture, la main de Malko trouva un sein
ferme à travers un léger soutien-gorge, en écartant la
toile de la blouse. Puis il descendit le long de la toile de la
jupe kaki, sans arrêter son baiser. Daphné Price sursauta
lorsqu’il effleura son ventre mais ne s’arracha pas de ses
bras.
Plus bas encore, il rencontra la jambe nue, remonta
lentement sous la jupe. De son côté, Daphné Price ne
restait pas inactive. Sa main s’était glissée sous la
couverture, jusqu’au ventre de Malko et elle le caressait à
travers son vêtement, griffant l’alpaga, comme si elle
avait envie de l’arracher. Pendant plusieurs minutes, ils
demeurèrent dans la même position, abrités par la
couverture, n’interrompant leur baiser que pour
reprendre souffle, activement occupés à se donner
mutuellement du plaisir, enroulés l’un autour de l’autre.
L’hôtesse passa et s’éloigna choquée. Pourtant les
mœurs étaient plutôt libres en Rhodésie. Deux couples
sur sept divorçaient. Mais on ne faisait pas l’amour dans
les avions. Ce n’était pas dans la Constitution.
Daphné Price se mit à donner de furieux coups de
bassin, venant à la rencontre des doigts de Malko qui la
pétrissaient. Ses doigts à elle entouraient maintenant la
peau nue de ce dernier, sous la couverture, le serrant
parfois si fort qu’elle lui faisait mal. Il sentit naître son
orgasme sous ses doigts. Daphné Price se tordit, se
mordit les lèvres et ses doigts se crispèrent tellement sur
Malko qu’elle déclencha involontairement son spasme.
Elle ne le lâcha pas, continuant à l’embrasser jusqu’à ce
que les dernières vagues de son ventre se calment. Une
tache de lumière apparut à travers les nuages. Daphné
Price avait joui à la verticale de Batooma.
Ils cessèrent de bouger peu à peu, leurs bouches se
quittèrent. Cinq minutes de plus et Malko la violait pour
de bon. Puis, la main de Daphné l’abandonna et revint se
poser sur sa poitrine. La bouche ouverte, les yeux encore
plus gonflés, elle se rendormit sur son épaule. Elle aurait
sûrement dormi jusqu’à Salisbury si l’hôtesse n’était pas
venue se pencher sur Malko.
— Sir, nous allons traverser du mauvais temps.
Réveillez votre femme pour qu’elle s’attache. Nous
risquons d’être secoués.

***

Malko observait le profil délicat de Daphné Price, en


train de tirer sur une cigarette, se demandant quel était
son secret. Le Viscount était secoué par l’orage et cela
avait aidé la jeune femme à reprendre conscience. Il
restait une demi-heure de vol avant Salisbury et il
n’arrivait pas à la situer. Il y avait quelque chose de
trouble en elle. Daphné Price était ce genre de filles dont
on disait qu’elles ont réussi avec leurs fesses. Elle n’avait
pas la classe d’une femme du monde, mais pour une
secrétaire, elle était un peu trop bien habillée, trop
apprêtée. Les ongles parfaits, le beauty-case en crocodile
trop neuf. Elle éteignit sa cigarette et tourna la tête vers
lui. Leurs regards se croisèrent. Ils n’avaient pas encore
échangé un mot et il se demandait si leur intermède
érotique avait laissé une trace dans la mémoire de
Daphné Price ou si elle avait mis cela au compte d’un
cauchemar. Il fut tout de suite fixé.
— Je suis désolée, dit-elle soudain, d’une voix un peu
trop posée. Je… Je crois que je me suis endormie contre
vous. J’étais… heuh, très fatiguée.
Elle avait toujours la couverture sur ses genoux et il
se demanda si elle avait rabattu sa jupe de toile.
Ses yeux noirs détaillaient Malko et il sentit que les
vibrations ne lui étaient pas défavorables. Daphné Price
était peut-être une garce, mais les hommes ne la
laissaient pas insensible.
— Vous étiez très belle au Casino hier soir, dit Malko.
Dans cette magnifique robe blanche. Du coup, j’ai joué
comme vous et j’ai gagné.
Un pâle sourire éclaira fugitivement les traits tirés.
Malko prit la main posée sur la couverture et la baisa.
— Je ne me suis même pas présenté : Malko Linge.
Je suis autrichien. Il ajouta en souriant :
— Je crois qu’une façon agréable de vous faire
profiter de cet argent serait de vous inviter à dîner.
Existe-t-il un restaurant décent à Salisbury ?
Daphné Price écrasa sa cigarette dans le cendrier,
une lueur irritée dans ses yeux noirs et Malko comprit
qu’il avait gaffé.
— Bien sûr, dit-elle d’un ton soudain acerbe. Nous
avons tout ce qu’il faut à Salisbury. C’est une des plus
belles villes du monde. C’est votre premier voyage en
Rhodésie ?
— Oui, avoua Malko, je voulais voir les Victoria Falls.
Je n’ai pas été déçu, c’est superbe.
— Tout le pays est superbe, corrigea vivement la
jeune femme. Le plus beau d’Afrique. Et personne ne
nous en chassera.
Une brusque agressivité donnait un ton métallique à
sa voix. Elle alluma une nouvelle cigarette avec un
briquet en laque noire. Malko observait sa
transformation avec curiosité. Elle paraissait avoir rayé
de son esprit son abandon précédent. Ou le souvenir en
avait disparu dans les fumées de l’alcool.
— Mais personne ne veut vous en chasser, dit-il.
Daphné eut une crispation amère de tous ses traits.
— Personne ! Le monde entier est contre nous. Les
Américains, les Russes, les Européens. Même les Sud-
Africains. Ils veulent tous donner le pouvoir aux Kaffirs…
Ils prétendent que nous opprimons les Noirs.
« Ils écoutent la propagande communiste, c’est faux.
Aucun Noir ne vit si bien ailleurs en Afrique. Vous verrez
à Salisbury. Nous avons les Nègres les plus propres et les
mieux habillés d’Afrique… »
Elle ne pouvait plus s’arrêter. Son regard enveloppa
Malko avec une méfiance à peine voilée.
— Que faites-vous en Rhodésie ?
— Je suis journaliste, avoua Malko. Pour un grand
quotidien de Vienne, « Der Kurier ».
— Journaliste !
Cela semblait un mot obscène dans sa bouche. Elle
s’était brusquement tassée dans son fauteuil et lui jeta un
regard noir.
— Vous allez probablement raconter des mensonges
sur la Rhodésie… Comme tous ceux qui viennent ici.
— Mais pas du tout, protesta Malko. Je suis venu voir
ce que vous avez accompli en dix ans.
— Alors, vous verrez beaucoup, affirma Daphné
Price, d’un ton définitif.
— J’espère que vous m’aiderez, dit Malko.
Il pensa à Ed Skeetie. Mais le chassa de son esprit. Il
ne connaissait pas Ed Skeetie. Ed Skeetie n’avait jamais
existé.
— Voulez-vous dîner avec moi ce soir ? proposa-t-il.
Vous me parlerez de la Rhodésie.
Elle secoua la tête.
— Impossible. Je suis trop fatiguée.
— Demain ?
Elle hésita quelques secondes, Malko suspendu à ses
lèvres. Si elle disait « non », sa mission était mal partie.
— Si vous voulez, finit-elle par dire. À quel hôtel
allez-vous ?
— Au Monomatapa.
— Très bien, dit-elle. Je viendrai à votre hôtel, vers
huit heures.
Malko tira de son portefeuille une carte de visite qui
ne comportait que son titre d’Altesse Sérénissime et la lui
tendit.
— Je vous attendrai avec impatience.
Daphné Price sourit, un peu décrispée, examina sa
carte, avant de la ranger dans son sac.
Le Viscount commençait à descendre, passant au-
dessus d’un grand lac artificiel.
Daphné Price colla son visage au hublot et soupira :
— Regardez comme le pays est beau.
Malko approcha sa tête près de la sienne. De
nouveau, ils retrouvaient une certaine intimité. Il aperçut
des centaines de lumières essaimées dans ce qui semblait
être un immense parc, de hauts buildings modernes dans
des rues qui se coupaient à angle droit. Cela ressemblait
à la Californie.
Daphné Price se redressa si brusquement que leurs
têtes faillirent se heurter. Avec, de nouveau, une lueur
farouche dans ses yeux noirs.
— Si je suis obligée de partir, je prendrai un
bulldozer et je raserai ma maison !
— Vous êtes née ici ? demanda Malko.
— Non, à Lusaka, en Zambie. Mes parents sont
encore là-bas. J’en ai été chassée par les Noirs. Après
trois générations. Mais cette fois, ils ne me chasseront
pas d’ici.
Son visage sensuel s’était incroyablement durci.
Malko n’insista pas. Le Viscount se posa avec une petite
secousse. Il aida Daphné Price à descendre ses valises et
la laissa partir devant lui, la tête très droite, mais la jupe
encore très froissée. L’aéroport était tout petit. Il faisait
curieusement frais et il réalisa que Salisbury était à 1 500
mètres. On ne se serait pas cru en Afrique.
Au lieu de se diriger vers la porte marquée
« Arrivée », Daphné Price bifurqua vers le coin de
l’aérogare.
Dans la pénombre, Malko aperçut la masse claire
d’une grosse voiture, une Rolls-Royce blanche Silver
Shadow. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière à
Daphné Price qui s’y engouffra sans un regard en arrière.
Le véhicule démarra aussitôt. Malko se demanda si la
Rolls appartenait à son amant, The Honorable Roy
Golder, patron des services spéciaux rhodésiens. Et si sa
présence avait un rapport avec la disparition d’Ed
Skeetie.
Dans l’aérogare, des officiers rhodésiens en shorts et
chaussettes blanches examinaient les arrivants d’un air
suspicieux. Malko se dirigea vers le comptoir Hertz. En
cinq minutes, il prit possession de l’éternelle Datsun
1200 Y et d’un paquet de coupons d’essence.
— Nous avons des restrictions en Rhodésie, s’excusa
la jeune employée, mais, vous, les touristes, n’en souffrez
pas.
La route menant à Salisbury était rectiligne et
étroite, presque sans circulation. Un kilomètre plus loin,
il dut ralentir. Plusieurs hommes en tenue kaki, fusil à
l’épaule, coiffés de casques anglais de la Première
Guerre, contrôlaient les papiers des cyclistes et des
piétons noirs. L’un d’eux fit signe à Malko de passer, avec
un bon sourire.
Les Blancs ne formaient qu’une grande famille.

***

Malko regardait Central Avenue absolument déserte


à travers la fenêtre de sa chambre. Il venait de raccrocher
pour la dixième fois. Perplexe. Cela sonnait toujours
« occupé » dans la chambre de Jim Gaven, à l’hôtel
Meikles.
Depuis plus d’une heure. Ce qui commençait à
devenir curieux. Et même angoissant.
CHAPITRE VI

Jim Gaven était à Salisbury, l’hôtel l’avait confirmé.


Mais depuis la disparition d’Ed Skeetie, Malko était plein
de méfiance. Le responsable de la C.I.A. pour la Rhodésie
ne devait pas être au courant puisqu’il était parti de
Victoria Falls avant Malko. Celui-ci mit la télé pour
tromper son impatience. À plat ventre sous une Land-
Rover, un militaire moustachu expliquait comment
blinder soi-même le dessous de son véhicule pour éviter
de sauter trop haut sur les mines…
Malko revint au téléphone avec le même résultat et
se décida d’un coup. En dépit des risques que cela
comportait, il irait au Meikles. Ce n’était pas à plus de
cinq cents mètres à pied, le vieil hôtel classique de
Salisbury. Il mit sa veste. On grelottait dès que le soleil
tombait. Devant l’hôtel, des Noirs résignés proposaient
aux rares touristes des statuettes d’ébène. Le
Monomatapa dressait sa masse de béton, avec une
piscine accrochée à son flanc, à l’est du centre de
Salisbury, en bordure d’un grand parc et juste en face du
ministère de l’Information. Malko tourna à droite dans
Kingsway, puis à gauche dans Jameson. Le centre ne
comportait pratiquement que des bureaux, aussi, dès la
nuit tombée, on avait l’impression de parcourir une ville
fantôme et propre. Les rues se coupaient à angle droit,
souvent bordées d’arbres.
Arrivé à Second Street, Malko traversa Cecil
Square – le cœur de Salisbury – en biais. La masse grise
du Meikles était en face. Quelques voitures étaient garées
devant en épi.
Malko hésita un peu. La C.I.A. lui avait recommandé
de ne pas emporter d’armes en Rhodésie et il se sentait
désespérément vulnérable, bien qu’il ne se serve de son
pistolet extra-plat qu’en toute dernière ressource. Mais la
brutale disparition d’Ed Skeetie, l’attitude ambiguë de
Daphné Price et maintenant le téléphone occupé de Jim
Gaven étaient des indices inquiétants. Il se demanda
soudain si Ed Skeetie n’avait pas été kidnappé par la
« Spécial Branch », interrogé et s’il n’avait pas « donné »
Malko et Jim Gaven… Personne n’est un héros sous la
torture. Néanmoins, il traversa. Le hall du Meikles était
beaucoup moins animé que le Monomatapa. D’un coup
d’oeil, Malko vérifia que la clef du 566 n’était pas dans sa
case. Il monta par l’escalier au bar du premier. Jim était
dans sa chambre ou dans l’hôtel. Le bar était plein.
Beaucoup de femmes en robes longues. On parlait haut
et fort. Dans un coin, une très jolie fille blonde au
décolleté provocant tenait son compagnon par la main.
Des barmen noirs impeccables. Mais pas un Noir
dans la salle. On se serait cru à Londres. Et pas de Jim
Gaven non plus. La « Spécial Branch » était sûrement
présente dans ce bar cossu et confortable.
Il prit l’ascenseur jusqu’au cinquième. Le 566 se
trouvait au bout du couloir désert. Malko frappa à la
porte. Pas de réponse. Refrappa, l’oreille collée au
battant.
Enfin, il y eut un glissement de l’autre côté du
battant et une voix étouffée demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Mr Gaven ? demanda Malko. C’est au sujet de vos
places d’avion pour Bulawayo…
La clef tourna dans la serrure. Jim Gaven était en
chemise, sans lunettes, les traits tendus. Bizarrement, au
lieu de faire entrer son visiteur, il sortit dans le couloir, et
entraîna aussitôt Malko vers l’escalier de secours.
Ils se retrouvèrent dans l’obscurité, sur le petit
palier.
— Que se passe-t-il ? demanda Malko.
— La « Spécial Branch » est déchaînée, dit Jim
Gaven d’une voix tendue. En arrivant, j’ai tout de suite su
que cela sentait mauvais. Ils m’ont mis d’office au 566,
qui est une des chambres équipées de micros et dont le
téléphone est sur table d’écoute. Ils en ont cinq dans
l’hôtel. C’est pour cela que j’ai décroché mon téléphone.
Il faut qu’ils ne vous identifient à aucun prix. Avez-vous
eu le contact avec Ed ?
— Ed a disparu, dit Malko.
Succinctement, il raconta à Jim Gaven ce qu’il savait.
L’Américain l’écouta en silence avant de dire :
— Ed ne s’est sûrement pas laissé faire. Je n’aime pas
cela du tout. Méfiez-vous de cette fille comme de la peste.
Vous êtes la dernière chance de la « Company ». Ici le
B.O.S.S. nous a trahis. Les Sud-Africains ont dit tout ce
qu’ils savaient de nous en Rhodésie à la « Spécial
Branch ». Ian Smith sait que nous jouons la carte de
l’A.N.C. Il nous hait. Encore plus que les Russes, je
crois… Il faut que vous partiez maintenant, j’espère que
personne ne vous a vu monter… Attendez-moi dans Cecil
Square, près du marché aux fleurs, dans deux heures.
D’ici là, je saurai ce qui reste de notre réseau. Moi je dois
repartir demain matin.
— Faites attention !
Jim Gaven se glissa dans le couloir et disparut. Par
prudence, Malko décida de redescendre par l’escalier de
service. Il ne rencontra personne avant d’émerger au
premier où il alla au bar commander une vodka pour
réfléchir, au milieu du brouhaha des conversations. Sa
vodka devait avoir été distillée dans une baignoire mais il
s’entêta. Autant mourir d’un ulcère que d’une balle. Les
gens semblaient tous se connaître. Il n’y avait que
80 000 Blancs à Salisbury. Les femmes étaient toutes
horriblement habillées, mais tout le monde semblait très
gai. On ne se serait pas cru dans un pays rongé par la
guérilla. Ayant stoïquement avalé son poison il paya et
partit.
Pourvu que Jim Gaven arrive à semer les gens de la
« Spécial Branch » ! Brusquement, les rues désertes de
Salisbury lui parurent hostiles et dangereuses. Il n’y avait
aucun piéton, sauf quelques Noirs désœuvrés. Malko se
sentait étreint d’une angoisse insolite mais il préféra
mettre cela sur le compte de l’altitude. Il n’avait jamais
aimé la montagne. Tandis qu’il traversait Central
Avenue, une « 404 » bleue et blanche de la police passa
lentement près de lui. On voyait peu de policiers dans les
rues, mais beaucoup de voitures de police.
Il se demanda avec qui dînait Daphné Price. Si elle
était encore avec l’homme à la Rolls.

***

L’enseigne lumineuse du « Rhodesia Herald » brillait


à travers les frondaisons des arbres de Cecil Square
désert. Malko était venu à pied, après avoir tristement
dîné au steak-house étrangement baptisé Arizona, en
face du Monomatapa. Des murs blancs évoquaient le
Mexique, et la viande était mangeable, quoique
accompagnée de frites qui semblaient taillées dans du
ciment. Le café turc qui couronnait ces agapes aurait
dégoûté Krisantem à tout jamais de son pays natal.
Malko, au milieu de l’allée déserte, regarda autour de
lui. Il était onze heures et demie, il avait froid et il était
inquiet. Jim était en retard de plus d’une heure. Un Noir
surgit soudain du bout de l’allée, traînant les pieds et
s’arrêta à la hauteur de Malko.
— He Mister, you do nothing ?
Malko l’examina. La grosse bouche semblait émerger
du visage plat comme une monstrueuse protubérance, le
crâne rasé lui donnait l’air d’une boule d’ivoire noire. Il
était mal habillé, avec une chemise violette et
d’incroyables chaussures de bois. Les yeux un peu trop
brillants. Un pédé. Ou un provocateur. Malko se hâta de
s’éloigner sans répondre. Le Noir n’insista pas, partit
vers Stanley Avenue.
Soudain, une silhouette apparut sur la pelouse,
venant de Baker Avenue et gagna un bosquet, non loin de
Malko. Ce dernier s’approcha, vit un banc.
— Asseyez-vous sur le banc, fit la voix de Jim Gaven.
« Le Noir qui vous a abordé, c’est un indicateur de la
« Spécial Branch ». Il rôde là tous les soirs, pour
dénoncer les homosexuels et les trafiquants de
devises… »
Charmant ! On se serait cru à Moscou. Même le froid
y était. Soudain, Jim Gaven tira quelque chose de sa
poche et le jeta en direction de Malko.
— Lisez, dit-il d’une voix altérée.
À la lueur du réverbère, Malko aperçut en première
page du « Sunday Herald » un article encadré de crayon
bille. Le sang se retira de son visage, en lisant :
« Accident mortel à Victoria Falls ». L’article racontait
comment le personnel de l’Hôtel « Elephant Hill » avait
signalé la disparition d’un touriste américain, Mr
Edwards Skeetie, descendu à l’hôtel. Des recherches
n’avaient pas permis de le retrouver, mais on supposait
que cet étranger avait voulu se promener le long des
chutes la nuit et avait glissé sur les rochers.
Malko posa le journal, atterré. Revoyant le visage
ravagé de Daphné Price.
— Ils l’ont tué, murmura Jim Gaven, d’une voix
altérée.
— Mais pourquoi ?
— « East Gate », dit l’Américain. Ils sont prêts à tout
pour en garder le secret.
Avec un petit pincement désagréable, Malko réalisa
soudain qu’il dînait le lendemain avec celle qui était
peut-être responsable de la mort d’Ed Skeetie… Jim
Gaven, dans son dos, murmura :
— Daphné Price travaille avec la « Spécial Branch ».
Mais elle est la seule à pouvoir nous aider. Parce qu’elle
sait. Il faut que vous la fassiez parler. Coûte que coûte.
C’était étrange cette voix qui sortait du buisson. Cecil
Square semblait si calme, si propret. Malko ne s’était pas
attendu à un tel déchaînement de violence en Rhodésie.
— Que vais-je faire si Daphné Price ne parle pas ?
demanda Malko. Je peux difficilement la torturer.
— Il faut qu’elle parle, dit Jim Gaven. Il y a encore
deux autres personnes qui peuvent vous aider. C’est tout
ce qui reste du réseau de la « Company ». Le premier
s’appelle Reg Whaley. Un journaliste anglais. Je suis
presque sûr qu’il ne s’est pas encore fait griller. Il
travaille avec nous depuis des années. Il est solide.
— Comment ?… demanda Malko.
— Tournez-vous et tendez la main, ordonna Jim
Gaven de son bosquet.
Malko obéit. Il vit la main de l’Américain s’avancer et
prendre la sienne, la serrer. Puis, il pivota autour de la
base de son pouce et lui enserra ce doigt. Jim la retira
alors.
— C’est la poignée de main des Africains, expliqua-t-
il. Les Blancs d’ici préféreraient se trancher le poignet
plutôt que de l’utiliser. Reg saura tout de suite qui vous
êtes. Son bureau se trouve au coin de Stanley et de
Fourth Street. Second étage. Au-dessus de la boutique de
quincaillerie. Vous l’y trouverez toujours, il y vit
pratiquement… Ne lui donnez pas beaucoup d’argent, il
n’a pas de gros besoins. Donnez-lui…
Il s’arrêta brusquement. Malko entendit un bruit de
moteur. Une voiture passait lentement dans Stanley
Avenue, mais à cause des arbres, il ne pouvait pas
distinguer de quoi il s’agissait.
— Il faut nous séparer, souffla Jim Gaven. Allez aussi
voir de ma part le Révérend Sogwala. United Methodist
Church. Au coin de Speke et de Fourth Street. Dites-lui
que vous m’avez rencontré à la mission de Chicora…
— C’est tout ?
— C’est tout…
Il y eut un froissement de branches. Jim Gaven
s’éloignait. Malko se retourna sur son banc.
— Quand nous revoyons-nous ? À qui vais-je
transmettre les informations ?…
— Je vous contacterai, promit Jim Gaven. Dans trois
ou quatre jours. Je crois qu’ils m’ont suivi.
Un grincement de freins fit sursauter Malko. À la
lueur des réverbères, il aperçut dans Fourth Street une
Land-Rover grise d’où émergeait une grande antenne de
radio. Deux hommes en sautèrent, des armes à la main et
se mirent à courir vers le banc où se trouvait Malko.
Jim Gaven fit brusquement demi-tour sur la pelouse
et revint vers lui.
Au même moment, un coup de sifflet strident éclata
de l’autre côté de Cecil Square, vers Second Street. Jim
arrivait, essoufflé. Il jura entre ses dents, sa main
plongea sous sa veste et ressortit, tenant un gros Colt 45
automatique.
— C’est la « Spécial Branch », dit-il. Ils nous cernent.
CHAPITRE VII

Le claquement de la culasse du « 45 » retentit dans


le silence comme un coup de tonnerre. Les deux hommes
descendus de la Land-Rover couraient vers eux à travers
la pelouse.
— Il ne faut à aucun prix qu’ils vous identifient,
souffla Jim Gaven.
Il n’avait plus l’air du tout d’un calme fonctionnaire.
Malko regarda le gros automatique dans la main de
l’Américain. Avec une impression bizarre dans la colonne
vertébrale. Cela semblait une folie de s’opposer avec des
armes à la « Spécial Branch ». Il se retourna, aperçut
deux autres silhouettes arrivant du côté de Second
Street.
— Il y en a d’autres de ce côté-ci !
— Partez, je vais les retenir, dit Jim Gaven. Vers
Stanley. Essayez d’atteindre Railway Avenue. Ne rentrez
pas tout de suite à l’hôtel.
Tenant le Colt à deux mains, Jim Gaven leva l’arme
et appuya sur la détente. Une détonation claqua
douloureusement dans les oreilles de Malko. Puis une
autre. Il y eut un cri de douleur, puis une série de lueurs
jaunâtres et le staccato d’une arme automatique. Malko
reçut une douille brûlante sur le dessus de la main.
— Filez, répéta Jim Gaven. Dans cinq minutes, ils
vont être vingt.
Malko plongea à travers les buissons, puis détala à
travers la pelouse. Il y eut un coup de sifflet derrière lui,
il se retourna, aperçut un homme qui courait pour
l’intercepter, venant de Second Street. Deux détonations
claquèrent coup sur coup et le poursuivant de Malko
tomba. Celui-ci aperçut fugitivement Jim Gaven les
jambes écartées, la tête rejetée en arrière, les bras
tendus. Comme au stand…
Essoufflé, il surgit sur le trottoir de Stanley Avenue,
en face des fenêtres éclairées du « Rhodesia Herald » ; il
traversa et s’engouffra dans une ruelle sombre reliant
Stanley à Speke. Il se retourna encore vers Cecil Square
et distingua deux hommes qui jaillissaient d’une BMW
bleue et blanche. Ils coururent vers l’homme blessé qui
l’avait poursuivi. Au même moment, le Colt aboya
encore. Trois fois. Ses claquements se mêlèrent à ceux
d’une mitraillette, puis le silence retomba, coupé par le
grondement d’une voiture qui démarrait.
Malko déboucha sur Speke Avenue déserte, traversa
rapidement et replongea dans une autre ruelle bordée de
garages. Ses pas résonnaient dans le silence, mais on ne
semblait pas l’avoir suivi. Les gens de la « Spécial
Branch » semblaient avoir été surpris par la brutalité de
la réaction de Jim Gaven. Seulement, ils risquaient de se
répandre très vite… Après Speke, il tourna dans Manica
et continua tout droit, longeant les murs de l’avenue
déserte et sombre. Il était sorti du centre, les buildings
étaient devenus des maisons. Il cessa de courir pour
reprendre son souffle et aperçut devant lui une enseigne
lumineuse, au coin de Pionneer Avenue.
En s’approchant plus, il entendit de la musique. Cela
sortait des fenêtres au-dessus de l’enseigne qui indiquait
« Queen’s Hôtel ».
Plusieurs Noirs bavardaient sur le trottoir bordé
d’arbres. Malko passa près d’eux, entra dans le couloir
qui menait à un escalier de bois dont les marches
semblaient avoir été taillées dans des tonneaux de bière,
tant elles empestaient, guidé par le vacarme de la
musique de plus en plus tonitruante. La salle se trouvait
au premier. Malko écarta le vieux rideau noir raide de
crasse qui en commandait l’accès et s’arrêta sur le seuil,
paralysé par l’agression de milliers de décibels, et la
chaleur d’étuve qui s’en dégageait.
***

Une jeune Noire boudinée dans un pantalon et un


boléro de satin bleu électrique, la tête hérissée de mèches
tressées, la faisant ressembler à une créature de science-
fiction, secouait avec frénésie une paire de seins qui
auraient mérité un meilleur usage, mimant une sorte de
danse du scalp autour d’un blondinet à l’œil torve,
visiblement ivre mort. Oscillant sur ses pieds,
maladroitement, il tentait vaguement d’attraper au
passage les appas offerts.
Un cercle rigolard de Noirs, des bouteilles de bière à
la main, entourait la minuscule piste de danse. À côté de
la créature en bleu, un Métis et une grande Noire bien en
chair se frottaient l’un contre l’autre comme des silex,
piétinant sur place, indifférents aux hurlements de
l’orchestre jouant à faire éclater les tympans d’un sourd.
À côté, un Blanc d’une soixantaine d’années, aux cheveux
de neige, portant une veste et un nœud papillon, droit
comme un I, valsait avec une Noire qui lui arrivait
pratiquement à la taille. Ravi et ailleurs. Une douzaine
d’ivrognes étaient enroulés autour du bar et les
banquettes de moleskine noire entourant la salle
disparaissaient sous les couples emmêlés. Toutes les
filles étaient noires ou métisses. La tenue allait de la robe
longue au blue-jeans. Par contre, il y avait une bonne
douzaine de Blancs.
Un fumet fait de bière aigre, de sueur et de parfum
bon marché se mêlait à l’odeur caractéristique des Noirs.
Dégoûté, le blondinet se laissa tout à coup tomber en tas
au milieu de la piste. La fille en bleu électrique arrêta net
ses évolutions, déçue, aperçut Malko seul à l’entrée et
fonça vers lui comme un épervier, sa fabuleuse poitrine
tressautant de joie. Elle pila en face de lui, pivota et,
exagérant volontairement sa cambrure, fit saillir une
croupe à rendre jalouse la Vénus callipyge. On aurait pu
y poser un plateau.
Ravis de cet accueil plein de délicatesse, les Noirs
debout se tordirent de rire. La Noire s’était déjà
retournée et se trémoussait devant Malko. Au flou de ses
yeux, il réalisa qu’elle était bourrée de chanvre. Tout en
continuant à se balancer, elle l’attrapa par la taille,
l’entraînant vers un coin de banquette libre. À peine
assise, elle s’empara de sa main droite et la glissa
résolument dans son décolleté, l’appuyant contre son
sein droit. Malko eut l’impression qu’il étreignait un obus
de 155, en moins ferme et en plus tiède.
Ces indispensables préliminaires ayant établi leur
amitié, la fille hurla pour couvrir le bruit de l’orchestre :
— Buy me a beer, Bwana{13} !
L’odeur de sa sueur aurait pu servir d’arme de
dissuasion atomique. Un garçon surgit comme par
miracle avec deux bières, se fit payer et disparut, laissant
Malko à son sort. Sa compagne était déjà en train de
vider la sienne au goulot. Son regard chavira devant la
munificence de Malko qui avait laissé 25 cents de
pourboire. Elle était tombée sur un gentleman. Trois
filles seules étaient à la table voisine. L’une d’elles cligna
de l’œil à Malko et plongeant la main dans son décolleté,
en sortit un sein qu’elle éclipsa aussitôt.
La conquête de Malko accueillit ce geste déloyal par
une bordée d’injures dans sa langue natale, accompagnée
de quelques mimiques particulièrement obscènes. Puis,
afin d’établir définitivement sa propriété, elle prit Malko
par la main et l’entraîna vers la piste de danse.
L’orchestre redoublait de violence tandis que le Blanc à
la crinière de neige continuait béatement sa valse. Il
salua poliment Malko, d’un signe de tête. À côté de lui,
un Blanc rougeaud avait relevé la robe de sa danseuse
pratiquement jusqu’à la hanche et enfoncé sa main
jusqu’à l’avant-bras entre ses cuisses. Les yeux révulsés
de plaisir, la danseuse oscillait sur place, dans
l’indifférence générale. L’éclairage était si faible qu’on
distinguait à peine les Noirs des Blancs. Deux beaux bras
noirs se mirent autour du cou de Malko.
— My name is Jane, susurra la Noire, en lui léchant
l’oreille gauche.
Elle aurait aussi pu s’appeler « ventouse ». Ses pieds
nus solidement ancrés au plancher sale, elle se frottait
contre lui, avec une obstination touchante et un mépris
parfait du rythme. Puis, elle écarta le haut de son corps,
secoua les épaules, faisant trembler son abondante
poitrine, ce qui semblait représenter pour elle le comble
de l’érotisme…
Voyant cependant que Malko ne réagissait pas
comme elle le souhaitait, elle glissa sa main entre leurs
deux corps, comme le faisaient la plupart des filles. En
dansant, elles échangeaient des remarques en matabele
qui auraient été sûrement intéressantes à comprendre…
Lorsque la cavalière de Malko le jugea à point, elle lui
adressa un sourire canaille :
— Too hot here, You come with me to Harari ?{14}
Ses doigts avaient emprisonné le tissu du pantalon et
serraient avec une insistance sans nuance. Malko
ignorait ce qu’était Harari, mais avait une idée bien
précise en tête. Se donner un alibi en béton, vis-à-vis de
la « Spécial Branch ». Le Queen’s était parfait. Soupape
de sûreté de Salisbury, société qui tournait en rond. Mais
il ne voulait quand même pas pousser le jeu trop loin. À
côté d’eux, le Blanc au nœud papillon continuait à valser
comme s’il se trouvait à l’Opéra de Vienne. Tenant avec
légèreté sa cavalière dont la robe longue révélait une
cambrure aussi étonnante que la conquête de Malko.
Déçue de son manque d’enthousiasme, Jane resserra
sa prise et demanda avec une nuance de menace :
— You don’t like me ?
— I like you very much, affirma Malko avec
l’assurance d’un pape émettant une bulle.
La fabuleuse poitrine se trémoussa de joie, comme
une gélatine en délire.
— So, you come to Harari ! We must go. It’s eleven
thirty.
Effectivement, le barman était en train de faire
descendre des grillages devant le bar. On ne servait plus.
Après un dernier « couac » assourdissant, l’orchestre se
tut enfin. Certains couples s’en allaient. D’autres
restaient prostrés sur les banquettes de moleskine.
— Let’s go, dit Malko.
Ravie, Jane se pendit à son bras. Au passage, elle jeta
un mot à deux autres filles qui leur emboîtèrent le pas.
Malko aspira avidement une goulée d’air frais. Sa
chemise était collée à son torse par la transpiration. Des
groupes discutaient sur le trottoir. Avec un petit
pincement au cœur, il aperçut une voiture de police
stationnée à une dizaine de mètres.
Il y eut soudain un cri et le bruit d’une gifle.
Malko se retourna juste à temps pour voir le
blondinet à l’œil torve tituber sous la gifle magistrale
d’une Noire enceinte jusqu’aux dents et s’étaler sur le
bitume. Un jeune Noir se précipita et le ramassa.
Aussitôt, celle qui l’avait frappé bondit et lui assena une
seconde gifle. Le blondinet brandit le poing en
marmonnant des injures, tandis qu’on essayait de
l’entraîner.
— Que se passe-t-il ? demanda Malko à Jane.
La Noire éclata d’un rire tonitruant.
— Il lui a dit qu’elle avait un tocoloche dans le ventre
et pas un enfant…
La Noire enceinte continuait à invectiver d’une voix
furieuse le blondinet titubant.
— Un tocoloche ?
Jane se frotta contre lui.
— C’est quand une fille fait pan-pan avec un singe…
Un tocoloche est très puissant. On peut lui demander ce
qu’on veut. Mais personne ne veut faire ça avec un
singe…
Elle s’avança sur la chaussée. Les deux autres filles
suivaient toujours. Une rangée de R.4 attendait dans
l’avenue. Tous les taxis de Salisbury étaient des R.4,
souvent avec la radio. Jane annonça :
— On va déposer mes deux amies. À Harari.
Les filles commençaient déjà à se tasser dans la
voiture. Malko aurait bien pris ses jambes à son cou,
mais il avait encore besoin de son symbole sexuel bleu
électrique…
Le chauffeur, un Blanc, se retourna, plutôt
méprisant. Malko se tassa au milieu de fesses dures
comme du teck, de seins débordants et de mains
tripoteuses. Jane se pencha vers lui.
— Tu veux les trois ?… 30 dollars.
Le taxi filait déjà le long de Railway Avenue vers le
sud de la ville. Malko cria au chauffeur.
— Nous allons au Monomatapa !
L’autre faillit en avaler son rétroviseur.
— He, Mister, dit-il, ils ne vous laisseront jamais
entrer avec ça au Monomatapa. Allez plutôt à l’Elisabeth.
Là, il n’y a pas de problèmes. Ou à l’Ambassador. Je
connais le concierge…
— Je vais au Monomatapa, trancha Malko.
Le chauffeur se tut, vexé. Jane colla ses grosses
lèvres contre l’oreille de Malko.
— Why not Harari ? Have no fear, we like the
goodies, the whiteys…
Le Monomatapa était déjà en vue. Malko donna un
dollar au chauffeur et descendit, escorté de ses trois
Noires. Jane s’arrêta soudain en voyant le hall éclairé.
— Je ne veux pas venir là-dedans, fit-elle d’un ton
buté. Tu viens dans le Park.
— Non, dit Malko.
Il tenait essentiellement à ce qu’on le voie avec Jane.
Il savait comment travaillaient les barbouzes de tous les
pays. Les premiers interrogés étaient toujours les
concierges d’hôtel.
Jane hésita un instant, puis se décida. Les yeux du
portier noir en uniforme vert lui sortirent de la tête.
— Le 815, demanda Malko d’un ton paisible.
Le Noir fit comme s’il n’avait pas entendu.
— The bar is closed, dit-il. You cannot go in with this
lady. She is not registered{15}.
Jane ne parut pas heureuse d’être traitée de lady.
Elle éructa une injure d’une grande grossièreté, essayant
d’entraîner Malko par la main vers la sortie.
— You come to Harari !
Malko n’avait pas la moindre envie de la suivre. Il
s’immobilisa.
— Je vais me coucher, dit-il. Je ne vais pas à Harari.
Le visage rond de Jane se crispa brusquement de
rage.
Elle jeta une phrase à ses deux copines qui
entourèrent aussitôt Malko. Ce dernier sentit quelque
chose de froid contre son poignet.
Une des filles appuyait contre sa peau un rasoir à
manche, un sale rictus aux lèvres. Jane lui souffla à
l’oreille :
— You come out, fast, or, she cut you.
Il regarda vers le portier. Écœuré, il tournait le dos.
Le taxi avait disparu. Il sentait les Noires prêtes à tout.
Décidément, son séjour à Salisbury commençait mal. Son
alibi risquait d’être trop parfait. Il se laissa entraîner hors
du hall. Crescent Street était sombre et désespérément
vide. Jane demanda d’un ton menaçant.
— You come to Harari ?
— Non, dit Malko.
— Son of a bitch. Give me money{16}.
Le rasoir était contre sa gorge. Il sentit des mains qui
fouillaient ses poches, avec habileté et rapidité.
Heureusement, il n’avait pas grand-chose sur lui.
Jane s’empara d’une liasse de billets et jeta à Malko :
— Si tu vas à la police, Whitey fais attention. Nos
frères te tueront.
Elles s’enfuirent en courant et disparurent dans
Kingsway. Malko revint vers l’hôtel. Décidément la
Rhodésie n’était pas un pays tellement hospitalier… Le
portier secoua la tête en le voyant.
— Mister, dit-il, il faut faire très attention avec ces
filles. Elles sont très méchantes. Des putains, Mister, des
putains.
Malko prit sa clef. Se demandant ce qui était arrivé à
Jim Gaven. Il se jeta sous une douche pour se
débarrasser de l’odeur du Queen’s et se coucha.

***

Malko déplia le « Rhodesia Herald » apporté avec


son petit déjeuner. Un titre attira aussitôt son attention,
en haut à gauche de la première page :
« Shots in Cecil Square ».
L’article expliquait que le personnel de l’hôtel
Meikles, attiré par des coups de feu, avait trouvé dans
une allée de Cecil Square, un homme en train de râler,
grièvement blessé d’un coup de feu à la tête. Ses
agresseurs n’avaient pu être retrouvés, en dépit des
rondes immédiatement entreprises. Le blessé était mort
en arrivant à l’hôpital. Il s’agissait de Mr Jim Gaven,
employé de la Footes Mineral Corporation, de passage à
Salisbury. La police croyait à une histoire de mœurs, la
victime n’ayant pas été dévalisée.
Malko replia le journal. Du plomb dans l’estomac. Il
entendait encore la voix de Jim Gaven : « Filez, je vais les
retenir ».
C’était maintenant une course de vitesse entre lui et
la « Spécial Branch ». Les policiers rhodésiens savaient
que le représentant de la C.I.A. avait parlé à quelqu’un.
Ils savaient également qu’il travaillait sur le plan « East
Gate ». Ils feraient tout pour retrouver Malko. Et
l’éliminer.
CHAPITRE VIII

Malko ne vit d’abord qu’une paire de jambes


somptueusement galbées terminées par des galoches à
hauts talons en bois allégé, derrière lesquelles semblait
se cacher un toupet gris enfoncé dans un vieux fauteuil
de cuir. La propriétaire des jambes, une blonde aux
cheveux frisés, leva la tête vers Malko.
— Sir ?
— Je cherche Reg Whaley, commença Malko.
— Vous l’avez trouvé ! fit le toupet gris d’une voix
nasillarde et amusée.
Il se leva. Debout, il était presque aussi petit…
Enveloppé plutôt qu’habillé dans un costume de toile
froissé et taché. Des yeux pleins d’humour et de vie.
— Reg Whaley, dit-il en tendant la main à Malko.
Propriétaire et principal employé de l’Agence Rhona.
Malko prit sa main, la serra et aussitôt emprisonna le
pouce de Reg Whaley pendant une fraction de seconde,
revenant ensuite à la position initiale. Il vit l’éclair de
surprise dans les yeux gris.
Reg lâcha sa main et dit, sans même lui demander
son nom :
— Venez dans mon bureau, laissons travailler
Christina. Sinon, je ne serai pas payé ce mois-ci.
Ils passèrent dans la pièce voisine et Reg Whaley
referma aussitôt la porte. Trois costumes étaient pendus
derrière comme s’il vivait dans son bureau.
L’Anglais s’installa dans un fauteuil, examinant
Malko de ses petits yeux gris. Au-dessous d’un poster
rose distribué par le ministère de l’Information,
annonçant en grosses lettres : « This City is an officiai
Terr information bureau »{17}.
— Alors, vous êtes un ami de nos amis. Je n’ai pas
saisi votre nom ?
— Malko Linge, dit Malko.
Reg Whaley ouvrit un tiroir et en tira une bouteille
de gin et deux verres.
— Cela vaut un « sundowner » dit-il avec le petit rire
sec et caustique dont il entrelardait toutes ses phrases.
Ce n’est pas vraiment l’heure, mais c’est de l’importation.
Celui que l’on fabrique ici donne une gueule de bois rien
qu’à le regarder…
Il avala son gin tonic tandis que Malko trempait les
lèvres dans le sien. Un soleil radieux brillait sur
Salisbury. Malko avait passé son dimanche à se reposer
et à parcourir en voiture la ceinture de quartiers
résidentiels noyés dans la verdure qui s’étendaient
autour du centre, sur une surface aussi grande que
Londres ! Un paradis où les maisons ne coûtaient que
25 000 dollars. Le dimanche, Salisbury était aussi mort
qu’un cimetière. La douce et dangereuse Daphné Price
l’attendait le soir pour dîner.
Reg Whaley reposa son verre, le regard brusquement
sérieux.
— Vous étiez avec Jim… l’autre nuit ?
— Oui, dit Malko. Je suis là à cause de lui. C’est la
« Spécial Branch » qui l’a abattu.
Il raconta à Reg Whaley tout ce qui s’était passé
depuis Victoria Falls. Sans mentionner pourtant
l’intermède de l’avion.
Reg Whaley hocha la tête.
— Ils sont partout, dit-il. Vachement efficaces. Tout
puissants. Mais jusqu’ici, ils agissaient plutôt en
douceur, sauf avec les « blacks ».
Malko essayait de jauger le journaliste. Il y avait de
tout dans les stringers{18} de la C.I.A. Reg Whaley
semblait solide et intelligent.
L’Anglais secoua tristement la tête.
— Ils se déchaînent parce qu’ils sentent qu’ils vont
perdre. Alors, ils mentent. Et ils se mentent à eux-
mêmes. Les journaux mentent, le gouvernement ment.
Les terroristes commencent à s’infiltrer un peu partout.
Bientôt ce sera intenable… Mais ils croient au miracle. Il
y aura du sang, beaucoup de gens vont être tués…
Beaucoup. Pour rien.
— Avez-vous entendu parler du plan « East Gate » ?
demanda Malko.
Reg Whaley secoua lentement la tête.
— Non, qu’est-ce que c’est ?
Malko lui expliqua ce qu’il savait des plans
rhodésiens. L’Anglais écoutait en faisant tourner les
cubes de glace dans son verre.
— Foutue histoire ! Ils sont capables de tout, fit-il.
C’est bien difficile d’avoir des informations car c’est une
communauté très fermée. Même moi, ils ne me font pas
vraiment confiance. Je suis trop indépendant. Ils
m’appellent un « dismal Jimmy »{19}. Les journalistes, ici,
font de l’autocensure. Avant-hier, il y a eu trois alertes à
la bombe à Salisbury. Dans des magasins. Personne n’en
a parlé. Ordre du Premier Ministre. Si la population
commence à s’affoler, c’est fichu. Alors, on leur raconte
que les « blacks » sont bien gentils, qu’ils veulent rester
comme ça, qu’ils n’écouteront pas les mauvais bergers…
Des conneries, quoi ! Et toutes les nuits, le P.U.T.U{20}
fait des descentes dans Harari ou Hartfield, découvre des
armes, arrête des militants… Il y en a déjà 700 en prison.
Vous savez ce qu’encourt un Noir pour ne pas dénoncer
un terroriste ?
Malko fit signe que non.
— Sept à dix ans de prison, laissa tomber Reg.
Il eut son petit rire sec et caustique.
— Dans dix ans, ce pays aura cessé d’exister. Alors,
ils s’en foutent.
— Est-ce que vous pouvez m’aider ? demanda Malko.
Un éclair de joie passa dans les yeux gris.
— Avec plaisir. Mais je ne sais rien de « East Gate ».
Tout ce qui a trait au Mozambique est entre les mains du
« Spécial Group » qui dépend directement du Premier
Ministre. Leur service « action » est dirigé par un fana de
la cause rhodésienne : Ted Collins. Je le connais. Il vient
parfois au Quill’s Club.
— Connaissez-vous Daphné Price ?
Reg Whaley eut de nouveau son petit rire.
— Qui ne connaît pas Daphné Price ! Une des plus
jolies femmes de Salisbury. Une des plus en vue aussi.
Elle a été la maîtresse du directeur de la T.V. et
maintenant on la voit beaucoup avec le ministre d’État
chargé de la Sécurité, Roy Golder. Elle n’est pourtant que
simple secrétaire.
— Beau palmarès, remarqua Malko.
Reg Whaley rit encore.
— C’est une Salisburienne moyenne. Nous ne
sommes pas en Afrique du Sud ici, les mœurs sont très
libres. Dès qu’un type a quelques dollars, il se loue un
« flat » pour recevoir sa petite amie. Daphné Price est
très ambitieuse.
— Je dois dîner avec elle ce soir, annonça Malko. J’ai
réussi à lui parler dans l’avion.
Reg siffla.
— Félicitations. Happy chap… She is Super… Mais
c’est bizarre. Je sais que Roy Golder est très jaloux.
Comme il est marié lui-même, il ne peut pas la voir tout
le temps. Aussi, elle sort très peu.
— Reg, dit Malko. Daphné est au courant de « East
Gate ». C’est ma seule piste pour l’instant.
— Elle ne parlera pas, dit l’Anglais. Roy Golder est un
des hommes les plus puissants, les plus riches et les plus
fanatiques de Rhodésie. Il possède une Rolls blanche et
50 000 hectares de bonnes terres…
— J’ai vu la Rolls blanche, dit Malko. Je ferai
attention. Mais pour le moment, je n’ai pas le choix.
— O.K., fit Reg, venez, je vais vous présenter
Christina, ma secrétaire.
Ils repassèrent dans le bureau voisin. Reg Whaley
présenta Malko comme un journaliste étranger de
passage. Christina l’invita à venir dîner au restaurant
chinois où elle travaillait le soir comme serveuse.
— Venez donc prendre un verre au Quill’s Club, ce
soir à l’hôtel Ambassador, proposa Reg, avant votre
rendez-vous. D’ici là, je vais essayer de voir si je trouve
quelque chose.
Malko quitta le petit bureau blanc à regret et
redescendit à pied les deux étages. Le soleil avait disparu
et il tombait des cordes. Il courut jusqu’à la Datsun. Il y
avait déjà une contravention. Sa prochaine visite était
pour le second contact de Jim Gaven.
Du Monomatapa, Salisbury ressemblait à une
coquette bourgade perdue dans un parc immense. À
perte de vue, sauf quelques collines au nord, le paysage
était plat.
Bien que pudiquement cachée par un chemisier
fermé jusqu’au cou, l’extraordinaire poitrine de la
standardiste de l’« United Methodist Church » ne
pouvait qu’aider les brebis égarées à retrouver la vraie
foi. À la différence de la plupart des Noires, elle ne
portait pas de soutien-gorge et la fermeté de ses deux
globes de chair pointant orgueilleusement sous le nylon
marron semblait un défi aux lois de l’équilibre.
Seuls son buste et sa tête dépassaient du petit
standard téléphonique de l’entrée. Elle avait un haut
front bombé, une expression hautaine dans ses yeux
marron un peu proéminents, les traits fins et une bouche
bien dessinée.
— Good morning, Sir, dit-elle d’une voix douce. May
I help you ?
— Je voudrais voir le révérend Sogwala, dit-il. Je
viens de la Mission de Chicora où j’ai rencontré un de ses
amis.
Les yeux d’impala de la standardiste ne changèrent
pas d’expression.
— Je vais voir s’il peut vous recevoir. Votre nom,
Sir ?
Elle prit sa carte et, décrochant son appareil,
s’adressa dans sa langue à un interlocuteur invisible.
Puis elle raccrocha :
— Le révérend Sogwala va vous recevoir, Sir.
Dernière porte au fond du couloir, à gauche.

***

L’incisive manquante du révérend Sogwala nuisait


fâcheusement à son onction ecclésiastique. Ainsi que sa
chemise à fleurs orange. Seules les lunettes et la barbiche
lui donnaient l’air d’un intellectuel.
Malko sentait son interlocuteur sur ses gardes. Il
l’avait écouté en silence évoquer Jim Gaven mais ne
semblait pas enchanté de voir la C.I.A. lui demander de
l’aide. Le révérend Sogwala semblait particulièrement
nerveux.
Il montra à Malko une petite valise de cuir bouilli
posée dans un coin.
— Je peux être arrêté n’importe quand. Il suffit que
Mr Ian Smith décide que je suis un danger pour l’ordre
public… J’ai déjà fait huit ans de prison. Mais nous
touchons à la fin…
Il parlait calmement, sans haine. Malko lui posa la
question à propos de « East Gate » et le Noir secoua la
tête.
— Je ne suis pas au courant. Ce serait une
catastrophe si les gens de l’autre côté prenaient le
pouvoir. Ce sont des athées, des ennemis de Dieu. Ils
tueraient tous les Blancs. Je vais essayer de me
renseigner. Il faut être très prudent, ne jamais parler au
téléphone.
Visiblement, le révérend Sogwala n’avait pas envie
que Malko s’éternise dans son bureau. Il le raccompagna
jusqu’à la petite entrée. Avant de le quitter, il dit en
souriant.
— J’espère vous recevoir un jour dans une Zimbabwe
libre. Où il y aura encore des Blancs. Nous ne voulons ni
les chasser ni les tuer. Seulement une part de leurs
richesses…
La standardiste les écoutait gravement. Malko se dit
qu’avec son physique, elle n’aurait aucun mal à en
obtenir dans n’importe quel pays civilisé. Le révérend
Sogwala s’approcha d’une table où se trouvaient
plusieurs petites autruches en verroterie.
— Si quelqu’un vous apporte une de ces autruches,
dit-il, vous ferez ce qu’il vous dit. Je ne veux pas avoir
trop de contacts avec vous. Les gens de la « Spécial
Branch » n’aiment pas que nous parlions à des
journalistes étrangers. À bientôt.
— À bientôt, dit Malko.
Il sortit de Reliance House et se retrouva dans
Moffat Street bordée d’acacias. Étrange église. Les gens
de l’United Methodist Church semblaient plus
préoccupés par la politique que par l’évangélisation. Il
comprenait maintenant la haine ouverte des Rhodésiens
blancs à l’égard des missionnaires étrangers. En dépit du
calme apparent de Salisbury, des Noirs en cravate, le
pays était engagé dans une lutte à mort. Qui ne pouvait
se terminer que par la défaite des Blancs…
Mais comment expliquer cela à des gens qui
craignaient de tout perdre, qui avaient déjà reflué des
autres pays africains, de Zambie, de Ruanda ou de
Mozambique ?
La pluie avait cessé de tomber. Cette saison des
pluies qui n’en finissait pas était épuisante. Maintenant,
on étouffait. Malko se glissa dans la Datsun transformée
en étuve. Se demandant si la « Spécial Branch » avait
identifié le fuyard du samedi soir. Le concierge du
Monomatapa, s’il avait été interrogé, avait pu témoigner
que le retour tardif de Malko n’était pas dû à une activité
politique…
Il pensa à son dîner avec Daphné. C’était se jeter
dans la gueule du loup, mais il n’y avait souvent que là
qu’on trouvait quelque chose d’intéressant.

***

— Ils sont venus par centaines et nous les avons tués


par centaines. S’ils viennent par milliers, nous les
tuerons par milliers.
Daphné Price avait brusquement élevé la voix, les
yeux brillants d’excitation, une main crispée sur la
nappe. Malko n’en revenait pas de sa transformation.
Jusque-là, elle avait parlé d’une voix douce, presque
caressante. À tel point que Malko n’arrivait pas à croire
qu’elle ait été mêlée à la mort d’Ed Skeetie. À la table
voisine, un couple approuva d’un sourire. Le restaurant
Cossak sur Seventh Street était presque vide. Une heure
plus tôt, Daphné était venue chercher Malko, très
élégante dans un tailleur de soie grège porté avec des bas
argentés. En s’asseyant au bar, elle avait croisé les
jambes et il avait aperçu l’amorce d’une jarretelle crème.
Il était réconfortant de voir que la civilisation était
parvenue jusqu’à Salisbury.
Malko avait passé une partie de la journée dans les
bureaux de différents ministères pour « recueillir » des
informations. Mais ce n’était pas ainsi qu’il en saurait
plus sur « East Gate ». Pour calmer Daphné Price, il lui
reversa un plein verre de vin sud-africain. Ils en étaient à
leur seconde bouteille. Les serveurs noirs s’affairaient
autour d’eux, déférents, silencieux, indéchiffrables.
— Vous ne pourrez peut-être pas tenir tête aux
terroristes si les Cubains les aident, suggéra Malko.
Un éclair de haine viscérale passa dans les yeux
noirs.
— C’est vrai, dit-elle, mais nous n’avons pas encore
mobilisé… Nous pouvons aligner 40 000 hommes. Dont
un tiers de Noirs. Parfaitement sûrs.
— Ils ne seront peut-être pas toujours sûrs, observa
Malko.
Daphné Price se pencha à travers la table. L’alcool lui
rosissait le visage et faisait briller ses yeux. Elle posa sa
main sur celle de Malko. Enragée à le convaincre.
— Le Premier Ministre a nommé le 28 avril, quatre
ministres et six sous-secrétaires d’État. Des Noirs.
Maintenant nous ne sommes plus un gouvernement
opprimant les Noirs.
Malko ne répondit pas. Le geste de Ian Smith avait
été unanimement condamné par l’A.N.C. et la résistance
extérieure. Les dix Noirs nommés étaient des chefs
coutumiers nommés et payés par le gouvernement. Des
salariés.
Comme si Daphné Price avait deviné ce qu’il pensait,
elle lui dit soudain :
— Vous avez entendu parler de la Shangani Patrol ?
— Non, avoua Malko.
— Au début de la colonisation, en 1894, dit Daphné,
les troupes de la reine Victoria se battaient contre les
Matabele. Une patrouille de cavalerie fut cernée par les
guerriers noirs, de l’autre côté du Zambèze. Trente-trois
hommes et un officier. Contre des milliers de guerriers.
On leur offrit de se rendre. Ils refusèrent, abattirent leurs
chevaux et se battirent jusqu’à la dernière cartouche.
Sa voix se brisa.
« Il n’y eut pas de survivants. Les Matabele, plus
tard, dirent de ces hommes : C’étaient des braves,
lorsqu’ils ont vu qu’ils allaient mourir, ils se sont mis à
chanter ».
Elle vida encore un plein verre de vin.
« La Shangani patrol, dit-elle d’une voix sans timbre,
ce sont tous les Rhodésiens. Nous mourrons, mais nous
ne nous rendrons pas. »
La poitrine de Daphné Price se soulevait, ses yeux
noirs fixaient Malko avec une intensité presque
douloureuse. Elle se détendit, faisant visiblement un
effort surhumain.
— J’ai envie d’une crème de cacao, dit-elle.
Malko se dit qu’en laissant boire Daphné, il avait une
chance de la faire parler. On apporta la crème de cacao et
elle la but d’un coup.
— J’en voudrais une autre, demanda-t-elle.
Puis se penchant vers Malko :
— Puisque vous êtes journaliste, il faut dire la vérité,
nous aider. Nous avons besoin de tout le monde.
— C’est pour cela que vous dînez avec moi ?
Elle secoua la tête.
— Non.
Un ange passa et s’éloigna aussitôt horrifié par
l’odeur du stupre. Lorsqu’elle était venu chercher Malko,
Daphné lui avait tendu la main. Comme à un parfait
étranger. Ou comme si elle ne se souvenait pas de ce qui
s’était passé dans le Viscount.
Sa seconde crème de cacao ne dura pas plus de dix
secondes.
— Partons, dit-elle tout à coup.

***

En sortant du restaurant, ils se heurtèrent presque à


deux Noirs qui venaient vers eux. Dès qu’ils furent
passés, Daphné remarqua à voix basse, d’un ton acerbe :
— Ils ont changé ! Avant, ils seraient descendus du
trottoir.
Le cerveau de Malko travaillait à toute vitesse. Avec
Daphné Price il avait l’impression de jongler avec un
coffre-fort bardé de dynamite. Daphné était la clef de
tout. Mais comment la faire parler sans se découvrir ?
— Voulez-vous boire un verre quelque part ?
proposa-t-il. Il n’y a pas de discothèque à Salisbury ?
Daphné Price secoua la tête.
— Pas grand-chose. Allons plutôt chez moi.
Ils descendirent Seventh Street, large avenue
rectiligne bordée de casernes, de parcs, de résidences
luxueuses. Au passage Daphné montra à Malko une grille
blanche cadenassée.
— C’est là que le Premier Ministre habite.
Tandis qu’elle conduisait, il posa la main sans rien
dire sur le bas argenté au-dessus du genou et Daphné ne
broncha pas. Il avait l’impression qu’elle se trouvait dans
le même état que dans le Viscount.
Elle gara la voiture sous un poinsettia rouge de
Rhodes Avenue et précéda Malko dans le jardin d’un
coquet petit immeuble blanc de deux étages. Elle habitait
au rez-de-chaussée. Des aboiements se firent entendre
dès qu’elle mit la clef dans la serrure. Deux énormes
dogues jaillirent de la porte, flairant Malko, faisant la
fête à leur maîtresse. Et derrière, une grosse Noire
souriante.
— Voilà mes chiens et Edma, annonça Daphné. C’est
leur bonne. Elle les nourrit et les promène. Le quartier
est plein de voyous. Ils viennent voler dans les cuisines.
Edma et les chiens s’éclipsèrent. Aussitôt, Daphné
Price ajouta :
— Edma vient du Malawi. C’est plus sûr que les gens
d’ici.
Malko ne releva pas. La façade se lézardait. Ils
pénétrèrent dans une petite pièce meublée moderne,
avec une table de verre très basse et un profond canapé.
Du velours marron recouvrait les murs et le plafond.
— J’aime les boîtes, fit soudain Daphné. On se sent
bien. Asseyez-vous.
Elle disparut et revint avec deux bouteilles et un
plateau. Malko la regardait évoluer. Elle avait ôté la veste
de son tailleur et les pointes de ses seins dansaient sous
la soie grège. Elle s’assit à côté de Malko avec beaucoup
de grâce. L’une des bouteilles était de la crème de cacao.
Daphné réprima un hoquet discret et s’en versa un plein
verre.
— J’adore ! dit-elle d’un air gourmand. Mais pour
vous j’ai du brandy.
Elle lui versa un plein verre de Gaston de Lagrange,
but sa crème de cacao d’un coup, puis remplit de
nouveau son verre. Elle se leva, mit une cassette.
Malko essayait de se détendre tout en pensant que
Ed Skeetie s’était peut-être trouvé dans la même
position.
— Vous aimez ? demanda soudain Daphné.
— Quoi ? le cognac, ici, ou vous ?
— Tout, dit-elle. La Rhodésie, Salisbury, Victoria
Falls. Ce que je vous dis.
— Je crois que je commence à aimer, dit Malko.
Il était froid comme un iceberg, intérieurement.
C’était un jeu agréable, mais dangereux.
Daphné Price croisa les jambes, faisant crisser les
bas. Pendant un moment, ils devisèrent de choses et
d’autres. Chaque fois que Malko essayait de la ramener
sur le sujet du Mozambique, Daphné esquivait, faisait
l’idiote. Et il n’osait pas pousser plus loin, de peur
d’attirer sa méfiance. Soudain, Daphné, son verre à la
main, se pencha sur lui et effleura ses lèvres.
— Vous avez été très gentil dans l’avion, dit-elle.
Trop tard, le verre plein de crème de cacao venait de
se renverser à moitié sur la jupe du tailleur. Daphné
Price le posa avec un petit soupir agacé.
— Ce n’est rien, je vais me changer ! dit-elle.
Elle disparut dans la pièce voisine. Malko remarqua
qu’elle avait du mal à marcher. Entre le vin sud-africain
et la crème de cacao…
Il se donnait encore une demi-heure avant de battre
en retraite.
Le panneau coulissant séparant le living de la
chambre s’écarta doucement. Malko leva la tête et sentit
une brusque poussée d’adrénaline accélérer les
battements de son cœur.
Daphné Price le fixait, appuyée sur un coude à une
commode de bois noir. Une somptueuse chemise de nuit
crème rehaussée de dentelle moulait son corps gracile. À
peu près décente jusqu’au ventre. Ensuite, elle se divisait
en trois pans. Celui du milieu tombait entre ses jambes,
révélant ses bas argentés jusqu’en haut.
C’est tout ce qu’elle avait gardé avec ses chaussures.
Cette vision de rêve avait un détail insolite. Dans sa
main droite, Daphné Price serrait un objet noir qui se
confondait presque avec le bois sombre. Malko reconnut
quand même un pistolet automatique Walther P. 38.
CHAPITRE IX

Malko vida ses poumons le plus lentement possible,


s’appliquant à demeurer strictement immobile. Essayant
même d’esquisser un sourire qui devait être légèrement
crispé. Ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait en
face d’une arme. Ni d’une femme animée de mauvaises
intentions, mais cela causait toujours une sensation
désagréable… Essayant d’oublier le pistolet, il se
concentra sur le corps offert dans la soie et la dentelle.
Cherchant à deviner ce que Daphné Price voulait
vraiment.
— Vous êtes superbe, Daphné, dit-il.
Un sourire ambigu écarta les lèvres de la jeune
femme. L’expression de ses yeux était trop brouillée par
l’alcool pour qu’il puisse en déduire quelque chose. Le
ventre en avant, légèrement déhanchée sur un coude, les
talons enfoncés dans la moquette loin devant elle, elle
semblait s’offrir.
Soudain, elle changea de position. S’éloignant de la
commode, elle se redressa, bien campée sur ses jambes
écartées, tendit le bras droit armé du pistolet dans la
direction de Malko, ramena son bras gauche, logeant la
main tenant le pistolet dans l’autre paume, rejeta la tête
en arrière.
Malko ne voyait plus que le canon du P. 38 qui
tremblait légèrement.
— Je pourrais vous tuer, fit Daphné Price d’une voix
pâteuse. D’une seule balle.
Calmement, Malko se leva et s’avança vers l’arme
braquée, sans quitter le regard de Daphné Price. Pendant
quelques secondes, il se demanda si elle n’allait pas tirer.
Puis, aussi brutalement qu’elle l’avait brandi, elle laissa
retomber son bras.
Malko arriva contre elle, posa ses mains sur ses
hanches et la repoussa jusqu’à la commode noire, dans
sa position initiale.
Debout, les jambes de Daphné de part et d’autre des
siennes, il chercha son regard. Mais elle avait les yeux
baissés, avec une expression butée. Le P. 38 pendait au
bout de son bras.
Les mains de Malko remontèrent, effleurant la soie,
et vinrent se nouer autour du cou de Daphné, sans
serrer. Il vit les pupilles noires se dilater.
— Et si je vous étranglais ? demanda-t-il avec un
demi-sourire.
Il vit une brève lueur de désarroi dans les yeux de
Daphné Price, puis elle sourit. Aussitôt, Malko sentit le
canon froid du P. 38 s’appuyer contre sa nuque. Daphné
Price leva son visage vers lui.
— Je vous tuerai avant, dit-elle d’une voix douce.
Doucement, elle ramena le P. 38 entre eux, appuya le
canon sur la gorge de Malko. Il vit que le chien était
relevé. Mais, démentant la menace, il sentait l’os pubien
de Daphné Price s’appuyer contre lui avec une insistance
muette. Brusquement, il en eut assez de jouer.
Tranquillement, il prit le P. 38 par le canon, l’écarta
et le tira. Les doigts de Daphné lâchèrent sans difficulté.
Malko posa l’arme sur la commode.
— Pourquoi avez-vous pris ce pistolet ? demanda-t-il.
Elle eut un sourire ambigu, presque embarrassé.
— Je ne sais pas vraiment. Il est toujours près de
mon lit. Je m’entraîne au tir tous les dimanches. Bientôt
j’aurai peut-être à m’en servir. Je voulais voir. Si vous
aviez eu peur, je vous aurais mis dehors.
Leurs lèvres se touchaient presque. Malko avait
l’impression de flirter avec une bouteille de crème de
cacao. Daphné Price était complètement saoule. C’est ce
qui faisait remonter ses phantasmes à la surface…
Il caressa doucement la jambe gainée d’argent,
remontant jusqu’à l’endroit où la chemise de nuit se
divisait en trois. Il glissa les doigts le long de la dentelle,
atteignant le ventre bombé.
La bouche entrouverte, les yeux fixes, Daphné Price
le fixait intensément, une grande ride verticale barrant
son front. Malko s’appuya encore un peu plus contre elle,
la forçant à ouvrir les jambes.
Elle se retrouva écrasée entre lui et l’arête de la
commode, et poussa un petit cri.
— Attention, vous me faites mal !
Il la sentait souple contre lui comme une peau de
chamois. Au lieu de s’éloigner, il accentua sa pression,
écarta délibérément le pan de soie qui pendait entre ses
jambes, découvrant le ventre. Sa main s’en empara avec
une brutalité voulue, et il la viola de ses doigts. Au lieu de
se débattre, Daphné avança la tête vers lui, pour
l’embrasser. Mais il détourna la tête.
Appuyée des deux coudes sur la commode, les
jambes ouvertes, troussée jusqu’aux hanches, Daphné
haletait.
— Embrassez-moi ! murmura-t-elle.
Malko ne répondit pas. Comme un marin en
goguette troussant une putain contre un réverbère, il se
libéra, et sans le moindre préliminaire, s’enfonça en elle,
d’une longue poussée brutale facilitée par leur position,
jusqu’à ce que leurs os se heurtent.
Les yeux noirs basculèrent. Daphné Price se mordait
les lèvres. Sa tête partit en arrière, faisant vibrer le grand
gond de cuivre collé au mur. Malko s’avança encore, la
décollant presque du sol, les doigts enfoncés dans la
chair un peu molle de ses hanches. Tout à coup, il sentit
Daphné se refermer autour de lui, le serrer,
rythmiquement, comme une pompe. Elle avait fermé les
yeux, la ride verticale de son front s’était encore creusée.
C’était une impression extraordinaire qui expliquait
certainement son succès auprès des hommes. Une
femme sur dix mille possédait ainsi le contrôle de ses
muscles internes. Malko eut l’impression qu’une main de
fer dans un gant de velours étreignait son sexe. Ils
glissaient l’un contre l’autre dans une mêlée furieuse. Les
pieds de Daphné décollèrent du sol, se nouèrent autour
des reins de Malko. Les traits crispés, elle continuait son
travail invisible, amenant très vite son partenaire au
plaisir. Foudroyés, ils demeurèrent dans la même
position inconfortable, puis Daphné laissa doucement
retomber ses jambes par terre, redressa son buste. Mais
tout en continuant à enserrer Malko dans ses muscles
secrets.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas embrassée ?
demanda-t-elle.
Malko posa ses yeux dorés sur elle.
— Ce n’était pas ce que vous vouliez.
Daphné Price ne répondit pas.
Soudain, elle eut une grimace de douleur.
— Laissez-moi bouger… J’ai mal dans le dos.
Il recula et elle suivit, toujours emboîtée à lui comme
deux chiens en rut. Elle se massa le dos en grimaçant.
Puis, d’un coup, l’arracha enfin d’elle. Elle se retourna,
retroussant la chemise de nuit sur ses reins. Une grande
raie rouge horizontale les barrait. L’arête de la commode.
Elle laissa retomber la chemise de nuit à ses chevilles.
— Salaud !
C’était dit sans une énorme conviction.
— Déshabillez-vous, ordonna-t-elle. Je veux toucher
votre peau.
Presque brutalement, elle commença à lui arracher
sa cravate puis à défaire les boutons de sa chemise.
Lorsque Malko fut nu, elle prit tous ses vêtements et
disparut avec.
— J’ai horreur du désordre, dit-elle.
Elle revint et s’allongea sur le lit :
— Venez.
Il la rejoignit. Distraitement, elle caressait son torse
couturé de cicatrices.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
C’était le souvenir d’une mission à Hong-Kong.
Malko mentit.
— J’étais officier pendant la guerre. J’ai été blessé.
Elle n’insista pas. De la main gauche, elle se mit à
jouer avec le sexe de Malko, sans vraiment chercher à
l’exciter.
— L’homme qui est venu vous chercher dans la Rolls
blanche, à l’aéroport, demanda-t-il, c’est votre amant ?
Un sourire narquois tordit le visage triangulaire de
Daphné Price.
— Je ne suis pas la femme d’un seul homme, dit-elle.
Les hommes sont presque tous des salauds. J’ai été
mariée. Mon mari ne pensait qu’à boire de la bière et à
courir les petites « munts »{21}. Un jour, je l’ai surpris ici,
avec une petite Matabele que j’avais engagée pour les
chiens. Vous savez ce qu’il lui faisait.
— Je peux l’imaginer, dit Malko.
— Non. Il s’amusait avec elle et le chien ! Mon chien !
Et sur mon lit. J’ai failli le tuer.
La S.P.A. aurait dû porter plainte… Daphné se
renversa en arrière, sur l’oreiller mauve. L’amour
semblait être venu partiellement à bout de son ivresse.
— Demain soir, si vous êtes libre, je vous présenterai
un de mes amis. Il pourra vous donner des
renseignements pour votre article.
— Ah oui, dit Malko distraitement.
— C’est un Sud-Africain, précisa Daphné Price. Il
représente les South African Airways à Salisbury.
— Je serai ravi, dit Malko.
Il ignorait encore la vraie raison pour laquelle
Daphné Price, jeune femme ambitieuse et calculatrice,
maîtresse de surcroît du patron des services spéciaux
rhodésiens, s’était livrée aussi facilement à un inconnu. Il
ne pouvait s’empêcher de penser à Ed Skeetie. Mais la
vérité était peut-être beaucoup plus simple. L’alcool
aidant, elle avait eu envie de lui. Comme si elle avait
deviné ce qu’il pensait, elle s’étira avec la grâce d’un chat
et vint contre lui. Le contact de la soie naturelle contre sa
peau lui noua agréablement l’estomac. D’un ton très
mondain, elle murmura à son oreille.
— I want your prick{22}.
Sa voix avait changé comme si elle se dédoublait.
Cette fois, il l’embrassa. Soulevant un genou elle bascula
sur lui, s’empalant avec un sourire ravi. Ils firent l’amour
plus longtemps, au son de la musique qui hurlait. Moins
fort que Daphné Price, lorsqu’elle s’effondra sur Malko,
les mains crispées sur les draps.
Mais elle ne s’était pas servi de son vagin élastique.
Elle devait le réserver pour les grandes occasions.

***

De gros nuages avaient recouvert la pleine lune.


Malko respira avec plaisir l’air frais de ta nuit. Il avait la
bouche sèche, la tête vide, le corps moulu. Daphné Price
était peut-être une mata-hari africaine, mais c’était la
femme la plus exigeante au sud de l’Équateur… Elle ne
l’avait abandonné que la dernière parcelle d’érotisme
arrachée à son corps fatigué. Sans même enlever sa
chemise de nuit, ni ses chaussures à hauts talons. Seul,
son chignon avait souffert de leurs ébats.
Il mit moins de cinq minutes à regagner le
Monomatapa dont le concierge endormi sembla à peine
le reconnaître. Malko allait avoir une solide réputation
de fêtard. Il devait revoir Daphné le lendemain à son
bureau.
Il se déshabilla, vida ses poches et s’immobilisa,
comme si une main géante lui comprimait la poitrine.
Son portefeuille qui se trouvait dans sa poche
intérieure gauche avant le dîner, était maintenant dans la
droite !
Il l’ouvrit, en vida tous les papiers. Heureusement, il
n’y avait rien de compromettant, rien qui le rattache à la
Central Intelligence Agency. Sa fantastique mémoire lui
permettait de ne pas écrire… Il s’assit sur son lit, un goût
de cendres dans la bouche.
Toute la scène de la chemise de nuit, si érotique, si
spontanée, si merveilleuse, n’était qu’un « put on »{23}.
Un piège. Daphné Price l’avait mis dans son lit
délibérément. Pour être à même de fouiller ses poches.
Ou de les faire fouiller, parce qu’elle n’en avait pas eu
le temps elle-même. Donc quelqu’un se trouvait dans
l’appartement. Il chercha à deviner comment les
Rhodésiens avaient été amenés à le soupçonner.
Il eut du mal à s’endormir. Se souvenant de ce que
lui avait dit Jim Gaven. Il pouvait disparaître sans laisser
de traces. Les Rhodésiens ne pratiquaient pas l’échange
de barbouzes. C’était la guerre à mort.

***

La minirobe à fleurs s’arrêtait au premier tiers des


cuisses de Daphné Price, les longues jambes galbées
étaient encore allongées par les étranges socques en bois
sur lesquelles la jeune femme était perchée. Malko se
demanda comment elle pouvait s’asseoir sans commettre
un attentat à la pudeur ou déclencher un infarctus chez
son patron. Elle sourit devant sa surprise.
— Il faisait si beau ce matin, que j’ai eu envie de me
mettre en été. Bientôt, cela va être l’hiver. Regardez ce
que vous m’avez fait.
Elle se tourna, relevant sa robe sur un minuscule slip
de coton blanc, montra le sillon rouge sur ses reins.
L’arête de la commode.
— Je suis désolé, dit Malko.
Au-dessus du bureau de Daphné, un poster
annonçait « Attention, un mot peut être une bombe ! les
terroristes veillent ».
Daphné retourna derrière sa machine à écrire. Sage
comme une première communiante.
— Je ne vais pas pouvoir déjeuner avec vous, dit
Daphné, le Conseil des ministres n’est pas terminé. Il
faut que je reste ici. Mais ce soir, nous dînerons avec
mon ami, Hans, il est d’accord…
Malko baisa la main de Daphné avant de se livrer à
des gestes déplacés dans un bureau gouvernemental.
Daphné était vraiment la reine des allumeuses. Soudain,
il pensa au portefeuille déplacé et son excitation tomba.
— À ce soir, dit-il.
— À ce soir, dit Daphné. Bonne journée.
Il sortit du bâtiment gris-mauve qui abritait le
gouvernement illégal de la Rhodésie et se retrouva dans
Jameson.
Malko écarta les noirs vendeurs d’antiquités qui se
précipitaient sur lui, avec leurs hideuses sculptures pour
touristes.
Un des Noirs le suivit avec insistance, collant et
souriant… Répétant sa litanie commerciale :
— Mister, good things, no expensive, beautiful…
Look at the ostrich.
Le mot « ostrich » frappa le cerveau de Malko. Il
tourna la tête vers le Noir dégingandé à la taille fine
comme une fille. Dans sa main droite, il y avait une tête
d’ébène, mais dans la gauche une autruche en perles
multicolores. Le Noir vit l’éclair de compréhension dans
les yeux de Malko et dit rapidement, à voix basse, bien
qu’il n’y ait personne autour d’eux :
— Mister, you go to the bus station now.
Puis, il s’éloigna, comme si Malko avait refusé ses
propositions et se jeta sur un autre étranger qui entrait
au Monomatapa. Mécaniquement, Malko fit demi-tour
vers la Datsun. Démarra. Ainsi, il y avait bien un
mouvement clandestin noir à Salisbury. La belle
ordonnance des rues se coupant à angle droit, les
passants bien habillés, les Noirs polis et dociles, l’accord
apparent qui régissait les rapports entre Noirs et Blancs,
tout cela c’était un faux-semblant.
L’explosion couvait. Imminente. Il regarda sur le
plan où se trouvait la gare des autobus.
CHAPITRE X

Un bus dont la plaque indiquait « Umtali » démarra


sous le nez de Malko, le noyant dans un nuage de gasoil.
On ne distinguait même plus sa forme tant il
disparaissait sous les grappes humaines entassées sur le
toit avec les bagages, accrochés aux portières ouvertes,
coincés dans les fenêtres qui n’avaient plus de vitres
depuis longtemps. Malko eut l’impression que ses
poumons se remplissaient d’acide sulfurique. Les Noirs
qui attendaient, assis à même le sol, ne semblèrent
même pas s’en apercevoir. Le soleil tapait férocement sur
les centaines de voyageurs qui attendaient le bus les
ramenant à leur village. L’attente pouvait durer une
demi-journée ou une semaine. Personne ne se plaignait…
On ne prenait même pas d’assaut les bus où s’entassait le
contenu de trois bus normaux. Il n’y avait ni cris, ni
disputes, seulement une immense résignation. La gare
des autobus était une ville en elle-même, avec les
marchands qui avaient étalé leurs éventaires à même le
sol, les taxis collectifs usés jusqu’à la corde, les vieux bus
alignés sur l’esplanade accolée à Beatrice Road.
Malko recracha son gas-oil, contourna une famille en
train de faire cuire son repas sur un feu improvisé et
continua son exploration. Ne sachant même pas qui il
cherchait. Il est vrai qu’il était le seul Blanc déambulant
au milieu des groupes de Noirs. Pourtant, le quartier de
Hartfield n’était séparé du centre de Salisbury que par
l’énorme cokerie dont on apercevait les tours. Moins de
deux kilomètres au sud. Mais c’était déjà un autre
monde. Depuis qu’il était passé sous le pont du chemin
de fer délimitant la ville blanche, il n’avait vu qu’un
immense cimetière, des zones industrielles et des
maisons au toit de tôle ondulée, entassées, douze à
l’hectare. Il avait garé sa Datsun sous un superbe
poinsettia aux fleurs rouges et s’était lancé dans la foule.
Les Noirs ne le regardaient même pas avec hostilité.
Indifférence plutôt ou surprise narquoise. Quelques
gamins aux cheveux hérissés, pieds nus, le suivaient,
pleins de curiosité.
Il revint sur ses pas, le long d’une rangée de tentes où
s’entassaient les familles en transit, au milieu d’un fatras
innommable.
Juché sur un vieux fût, un Noir grattait les cordes
d’un instrument de musique improvisé fait d’un bidon
d’huile de table éventré prolongé par un manche de bois.
Le « musicien » adressa un large sourire à Malko,
l’interpellant.
— He, Mister, you love music, you come.
Il montrait une petite tente au ras du sol. Malko
allait continuer quand il aperçut dans la pénombre de la
tente un visage clair et harmonieux surmontant une
fantastique poitrine contenue à grand-peine dans un T-
shirt orange.
La standardiste de l’United Methodist Church ! Elle
lui adressa un signe discret. C’était donc elle l’autruche…
Malko s’accroupit comme pour raccrocher son lacet, puis
s’engouffra dans la tente. Aussitôt, le musicien descendit
de son fût, venant se placer devant l’étroite ouverture. La
standardiste était assise en tailleur à même le sol. Au-
dessous du T-shirt orange, elle portait un vieux blue-
jeans. Sentant Malko la détailler, elle baissa aussitôt les
yeux. Elle tendit la main à Malko avec un sourire.
— My name is Fayette.
Sa peau était douce et fine. Mais l’atmosphère de la
tente était presque irrespirable. En trente secondes
Malko dégoulina de sueur. Dans un coin, s’entassaient
une grosse Noire entourée de toute une marmaille
silencieuse qui ouvrait de grands yeux devant lui. Fayette
semblait nerveuse et inquiète.
— Vous avez appris quelque chose ? demanda Malko.
La Noire posa ses yeux marron sur lui.
— Peut-être, dit-elle. Mais il faudra vérifier. Il y a un
Blanc qui pourrait être le Bob que vous cherchez.
« Il est Belge. C’est un mercenaire engagé dans
l’armée rhodésienne. Il sort avec une Noire, Mathilda,
qui habite Rotten Row. Ce qui est bizarre, c’est qu’au lieu
d’être au front, il est tout le temps à Salisbury. Et on m’a
dit qu’on l’avait aperçu avec des hommes de la « Spécial
Branch »…
— C’est tout ?
Elle fit la moue.
— La fille avec qui il vit a dit à une de ses copines
qu’il allait gagner beaucoup d’argent bientôt…
Malko demeura silencieux. Les racontars d’un
mercenaire mythomane ne représentaient pas grand-
chose. L’Afrique était le pays des contes. Cependant, ce
Bob pouvait très bien être celui dont Ed Skeetie avait
entendu parler. L’homme mêlé au projet « East Gate ».
Dehors, le « guitariste » grattait toujours son
instrument improvisé… Malko n’en pouvait plus de
chaleur. En face de lui, Fayette l’observait, impassible et
impénétrable. Elle ne semblait pas sentir la chaleur.
— Comment puis-je trouver ce Bob ? demanda
Malko.
Fayette secoua la tête :
— Je ne sais pas où il habite. Il couche souvent chez
Mathilda et il est tous les soirs au Queen’s…
Décidément… Malko se souvint de sa première soirée
à Salisbury. Il fixa Fayette :
— Pourriez-vous venir au Queen’s avec moi ce soir ?
Seul j’aurais beaucoup de mal à entrer en contact avec le
Bob.
Un éclair de surprise passa dans les grands yeux
marron de Fayette.
— Je… je ne sais pas, dit-elle. Je n’ai jamais été au
Queen’s. C’est un mauvais endroit, vous savez…
— Je sais, dit Malko. Mais vous savez pourquoi je
suis en Rhodésie…
La Noire semblait réfléchir, déchirée entre son désir
d’aider Malko et sa répugnance à se rendre au Queen’s.
— Je veux bien, dit-elle enfin. Mais si on vous
interroge, il faudra dire que vous m’avez vue seulement
au bureau.
— Très bien, dit Malko. Comment nous retrouvons-
nous ?
— Je vous attendrai en face du Queen’s. Il y a une
pizzeria dans Raleigh Street.
Il n’eut pas le temps de répondre. Le « musicien » se
retourna brusquement et lança un seul mot :
— Hokoyo{24}.
Le teint de Fayette vira au gris.
— La « Spécial Branch » !
Il entendit les sirènes de police. Fayette plongea vers
l’arrière de la tente, écartant un pan de toile. Son blue-
jeans bien rempli disparut en une fraction de seconde.
Malko pivota, ressortant par où il était venu.
Le « musicien » avait disparu également.
Immédiatement il les vit. Des dizaines de policiers en
kaki, blancs et noirs, le stick à la main, les jambes
gainées de longues chaussettes blanches, en shorts. Ils
encerclaient tranquillement la zone où attendaient les
voyageurs, stoppant les bus en partance. Les Noirs ne
bougeaient pas, ne cherchaient pas à s’enfuir. Fayette
avait disparu dans la foule. Malko partit d’abord dans la
direction opposée à sa voiture puis revint sur ses pas se
forçant au calme. Que signifiait cette brusque descente
de police ?
Il allait atteindre sa Datsun lorsqu’une BMW bleue et
blanche stoppa en face de lui. Quatre hommes en
descendirent. Ceux-là avaient des armes à la main. Des
mitraillettes « Sterling ». L’un d’eux, moustachu, se
dirigea vers Malko, le visage sévère. Le policier le salua
d’un signe de tête, et dit d’une voix posée :
— Good afternoon, Sir. Pouvez-vous nous dire ce que
vous faites ici ?
Malko prit l’air le plus étonné possible.
— Je me promène, dit-il. Qui êtes-vous ?
— Spécial Branch, Sir, annonça le policier. Nous
procédons à une rafle pour identifier de dangereux
terroristes.
— Ah ! je comprends, dit Malko. Pourtant, ces Noirs
paraissent si calmes.
— Ils le sont presque tous, Sir, dit le policier. Mais
nous devons être vigilants. Euh, vous n’êtes pas de
Salisbury, n’est-ce pas ?
Malko sourit, affrontant les yeux bleus et froids du
moustachu.
— Absolument pas. Je suis journaliste. De Vienne en
Autriche.
— Ah, je vois.
Le moustachu scrutait Malko avec intensité. Il
demanda d’une voix douce.
— Vous aviez rendez-vous avec quelqu’un sur ce
marché ?
Malko ne cilla pas. Depuis le début, il s’attendait à
cette question.
— Mais personne ! affirma-t-il. On me l’a seulement
signalé comme un endroit pittoresque. Je me promenais.
Le policier hocha la tête.
— C’est intéressant à voir pour un étranger, en effet.
Il ne semblait pas vouloir lâcher Malko. Qui
n’arrivait pas à déterminer si son interpellation était le
fruit du hasard ou d’un plan établi.
— Allons, chaps, dispersez-vous maintenant…
Balançant son gourdin de bois, un policier blanc en
short s’avança vers un groupe de Noirs qui regardaient
une Noire se débattre entre deux policiers en criant. Elle
en mordit un qui poussa un cri aigu. Aussitôt, l’autre
brandit sa matraque et l’abattit sur la tête de la jeune
femme. Le bruit du bois frappant le cuir chevelu souleva
le cœur de Malko. Aussitôt, le visage de la Noire fut
inondé de sang. Le policier qui interrogeait Malko secoua
la tête avec une tristesse affectée.
— Ces filles sont toutes hystériques, Sir !
On jeta la fille dans une BMW, inanimée,
ensanglantée. La voiture aussitôt démarra dans un
hurlement de sirène.
— Pourquoi arrêtez-vous cette femme ? demanda
Malko, cloué sur place.
— C’est une agitatrice communiste. Sir, dit le policier
de la « Spécial Branch ». Nous la soupçonnons de détenir
des explosifs.
Peu à peu, la vie reprenait son cours à la gare des
autobus. Les autres policiers avaient disparu. Celui en
face de Malko lui dit :
— Sir, voulez-vous m’attendre un instant, il faut que
je prévienne le bureau.
Malko le vit se diriger vers sa voiture et prendre un
micro. Il était trop loin pour entendre ce qui se disait. La
conversation dura presque cinq minutes. Finalement, le
policier reposa son micro et revint vers lui.
— Sir, je crois qu’il faudrait venir avec moi jusqu’à
Fourth Street. Vous avez une voiture ?
Malko sentit un désagréable picotement le long de la
colonne vertébrale. Ça y était. Piégé. En douceur. Sans
invectives, sans cris. À l’anglaise. Il se demanda s’il allait
tenter de fuir, mais dans une ville aussi petite que
Salisbury, c’était impossible.
— Vous m’arrêtez ? demanda-t-il.
Le policier prit l’air choqué.
— Pas du tout, Sir. Je crois seulement que le Police
Commissioner veut vous parler. Voulez-vous suivre ma
voiture ? C’est dans Fourth Street.
Il remonta dans la BMW et Malko se dirigea vers la
Datsun. Il aurait bien voulu prévenir Reg Whaley. Mais
comment ? Maintenant, il était pris dans l’engrenage.

***

Par terre, il y avait une mitraillette Uzi, un chargeur


engagé et deux mines antichars. Au mur, des photos de
mitrailleuses lourdes soviétiques.
Malko avait garé sa voiture dans la cour du Maufe
Building dont la plaque annonçait officiellement
« Geological Survey ». Comme si cela avait pu tromper
qui que ce soit… Le bureau où il était se trouvait au rez-
de-chaussée de l’immeuble de brique rouge de trois
étages. Un réseau de câbles électriques courait entre ses
fenêtres et l’énorme « Cokcraw », building voisin qui
servait officiellement de base à la « Spécial Branch ».
Malko examina l’homme joufflu aux yeux bleus qui se
trouvait derrière le bureau.
Il tendit la main à Malko avec un sourire contraint.
— Sir, je suis l’inspecteur Ted Collins. Je suis désolé
de vous avoir fait venir ici, mais nos hommes ont des
consignes très strictes. Ils doivent nous amener toute
personne trouvée dans une situation insolite.
— En quoi est-ce insolite de se trouver à une gare
d’autobus ?
Le policier accentua son sourire.
— En rien. Sir. C’est une malheureuse coïncidence
que vous vous soyez trouvé là en même temps que
plusieurs terroristes. Je voulais seulement m’assurer que
vous n’aviez eu aucun contact avec eux. Votre métier de
journaliste peut parfois vous entraîner à des
imprudences…
— Je ne crois pas que ce soit le cas, dit froidement
Malko. Mais j’ai été frappé de la brutalité avec laquelle
s’est opérée une arrestation. Une femme.
Ted Collins hocha la tête.
— C’est regrettable. Mais cette Noire a joué l’hystérie
pour tenter de s’enfuir. Elle est très dangereuse, convoie
de jeunes terroristes qui reviennent à Salisbury après
avoir effectué leurs instructions au Mozambique, avec
des bombes et des armes. C’est la raison pour laquelle
elle se trouvait à la gare des bus. Nous avons arrêté trois
jeunes gens avec ceci.
Il montra les mines par terre. Malko était perplexe.
L’inspecteur Collins semblait parfaitement sincère. Il fit
le tour du bureau et s’approcha de Malko.
— Sir, dit-il, vous êtes libre. Je suis désolé de vous
avoir fait perdre un peu de temps ; mais nous devons
faire preuve d’une vigilance exceptionnelle. Bonne
chance pour la suite de votre séjour.
Il le raccompagna dans le couloir. Plusieurs Noirs
attendaient sur un banc, menottés, sous la garde d’un
policier noir également en short kaki. Pas de traces de
violence. Par une porte entrebâillée, Malko aperçut une
secrétaire blonde et plantureuse en train de se faire les
ongles. Il y avait un va-et-vient continuel de policiers en
civil, des dossiers à la main. Mais cela ne sentait
vraiment pas la Gestapo… Ted Collins lui serra encore la
main avant de le quitter.
Malko se retrouva dans Fourth Street, large avenue à
deux voies. Fayette avait-elle pu s’échapper ? Serait-elle
chez elle ? Et, surtout, la « Spécial Branch » avait-elle cru
son histoire ? Il se dit que s’ils avaient fait le
rapprochement avec le fuyard de Cecil Square, ils
l’auraient gardé. À moins qu’ils ne jouent au chat et à la
souris.

***
— Bienvenue au Quill’s Club !
Reg Whaley leva son verre rempli d’un dé à coudre
de whisky local et fit la grimace après avoir bu. Malko
trempa ses lèvres dans le liquide. C’était infect. Mais le
Quill’s Club n’avait rien d’autre. Le whisky d’importation
était de plus en plus rare. La Rhodésie avait besoin de
toutes ses devises pour acheter des armes…
Une vingtaine de personnes s’entassaient dans le
local minuscule aux murs tapissés de caricatures du
Premier Ministre Ian Smith, au premier étage de l’Hôtel
Ambassador. Mais au moins cela ne sentait pas la frite
comme le reste de l’hôtel. L’Ambassador, qui accueillait
les Blancs accompagnés de Noires, se laissait un peu
aller. Il n’y avait plus que les journalistes et les barbouzes
de tous poils pour le fréquenter régulièrement. Malko et
Reg étaient coincés près du jeu de fléchettes. Le
journaliste anglais avait changé de costume, mais le
nouveau était aussi froissé et taché que l’ancien. Ses
petits yeux gris bougeaient sans arrêt. Il souffla à l’oreille
de Malko :
— Vous voyez le type au bar avec la moustache, c’est
la « Spécial Branch ».
Malko regarda dans la direction indiquée et eut un
choc. C’était le policier qui l’avait interpellé à la gare des
autobus !
— Je sais, fit-il.
Reg sembla très nerveux…
— Je dois faire un truc, proposa-t-il. Vous venez avec
moi ?…
Son regard en disait beaucoup plus long que ses
paroles. Dès qu’ils furent dans Union Avenue, Reg
Whaley arbora une expression contrariée.
— La « Spécial Branch » s’intéresse à vous, annonça-
t-il. Ils sont venus me trouver. Ils savaient que je vous
connaissais. Ils m’ont posé des tas de questions. Je leur
ai dit que vous étiez un type sans histoire. Un journaliste
sympathisant. Mais le gars qui est venu, Peter Moore,
travaille directement pour Roy Golder. Ce n’est pas le
checking habituel sur les journalistes étrangers.
— À quelle heure ? demanda Malko.
— Trois heures.
Donc, après son interpellation. L’inspecteur Collins
avait menti. Ils ne l’avaient pas cru. Ils partirent à pied
vers le bureau de Reg Whaley.
— Maintenant, ils savent qu’on est copains, fit Reg
Whaley avec son habituel petit rire sec. Vous avez vu
Daphné Price hier soir ?
— Je l’ai vue, dit Malko. C’est une fascinante jeune
femme.
Reg Whaley lâcha un rire grinçant !
— C’est une garce ! Elle présentait des petites Noires
à son mari et refusait de se faire sauter. Jusqu’à ce que le
pauvre gars devienne dingue et se fasse piéger. Comme
ça, elle a pu garder l’appartement…
— Belle nature, commenta Malko.
Reg secoua sa crinière grise tandis qu’ils passaient
devant le building de verre du « Rhodesia Herald » et
lâcha :
— Le type qui était là, ce soir, au Quill, Don Christie,
du P.U.T.U. On lui attribue de sales histoires, il paraît
qu’il a fait sauter à coups de pouce l’œil d’un type chez
qui on avait trouvé des explosifs et qu’il lui a coupé le
nerf optique avec une tenaille… On le voit peu au Quill.
Je l’ai observé. Il ne vous quittait pas des yeux, par
l’intermédiaire de la glace du bar. J’ai l’impression que
c’était pour vous qu’il était là.
— Ils torturent beaucoup ? demanda Malko.
— Cela commence doucement, avoua Reg avec son
rire sardonique. Un peu d’électricité. Quelques doigts
coupés, des coups de bâton. Cela se passe la nuit, là où
vous étiez. C’est le centre d’interrogatoire de la « Spécial
Branch ». En face il y a un couvent. Ils sont tranquilles.
Les Noirs n’osent pas se plaindre. Pas encore.
Ils étaient arrivés en face du bureau de Reg. Le
journaliste regarda autour de lui tandis qu’il prenait une
bouteille de scotch dans une grosse Austin verte.
— Reg, dit Malko, il vaudrait peut-être mieux que je
ne vous voie plus. Je crois que cette histoire peut être
très dangereuse pour vous…
Le petit journaliste haussa les épaules avec
philosophie.
— Bah, les Angolais m’avaient dit qu’ils
repeindraient les murs avec ma cervelle… je m’en suis
sorti. Heureusement, la plupart des gens de la « Spécial
Branch » sont « solid between the ears »{25}.
Malko se dit qu’il pouvait faire confiance au petit
journaliste.
— Vous connaissez une Noire qui travaille à l’United
Reformed Church : Fayette ?
Reg sourit, complice.
— Décidément, vous ne fréquentez que des filles
superbes… Fayette est super. Il paraît qu’elle a du sang
blanc, que son vrai père était un missionnaire méthodiste
qui a un peu joué à la bête à deux dos avec une
Matabele… Elle a un certain poids parce que le révérend
Sogwala est son amant.
— C’est elle que je dois voir ce soir, dit Malko.
Le rire grinçant était franchement joyeux.
— Sogwala joint l’utile à l’agréable ! fit Reg. Vous
dînez avec moi avant d’aller vous encanailler ?
— Non, dit Malko, je dîne avec Daphné et un certain
Hans qui dirige les South African Airways a Salisbury.
Reg lui jeta un regard stupéfait.
— Hans Guern ! Hé, c’est le représentant du Bureau
of Staat Security. Il est comme cul et chemise avec la
« Spécial Branch ». Bizarre. Ce n’est pas le genre de type
que l’on montre aux journalistes.
— Pourquoi ?
— Vous verrez, fit Reg. Mais ne parlez pas trop…
Malko ne comprenait plus très bien. La « Spécial
Branch » se méfiait de lui et en même temps lui ouvrait
certaines portes.
— Vous voulez une arme ? proposa Reg Whaley ? J’ai
un browning.
Malko secoua la tête.
— Non. Je ne vais pas me battre avec la « Spécial
Branch ». Je suis ici pour recueillir des renseignements,
pas pour faire la guerre.
Reg le toisa avec ironie.
— Ed Skeetie et Jim Gaven non plus ne faisaient pas
la guerre…
CHAPITRE XI

— Lorsque les Blancs ont découvert l’Afrique, ils ont


massacré les animaux sauvages et préservé les Noirs. Ils
auraient mieux fait de faire le contraire !
Le guttural accent africaaner donnait encore plus de
violence aux mots. La femme de Hans Guern parcourut
la table d’un regard intense, comme pour chercher la
contradiction. C’était une grande et forte créature blonde
aux appas imposants. Hans Guern lui arrivait tout juste à
l’épaule. Il se tourna vers Malko avec un sourire
indulgent.
— Ma femme est un peu excessive, mais sa famille a
eu beaucoup de problèmes avec les Cafres, n’est-ce pas…
Ils mettent sans arrêt le feu aux récoltes, dans leur ferme
du Transvaal.
Malko n’arrivait pas à détacher son regard du visage
du Sud-Africain. Continuellement agité de tics qui
plissaient ses yeux, lui tordaient la nuque, déclenchaient
de curieux sourires mécaniques. On avait du mal, au
milieu de cette mouvance, à deviner sa véritable
expression. Daphné Price eut un rire sec.
— Il faut dire que sur un mur, une tête de koudou est
plus décorative qu’un Cafre…
La femme de Hans Guern s’esclaffa bruyamment.
Avant de passer à table, ils étaient restés près d’une
heure au bar où un barman irlandais, barbu et roux les
avait consciencieusement abreuvés d’une effroyable
profusion de « Sundowners ».
The « Bamboo Inn » était censé être le meilleur
restaurant chinois de Salisbury. On leur avait réservé une
table à l’écart.
Daphné Price portait la longue robe blanche qu’il lui
avait vue à Victoria Falls et un chignon où était piquée la
tache rouge d’une fleur de poinsettia. Malko éprouvait
une sensation bizarre d’irréel. Hans Guern était trop poli,
tout comme l’inspecteur Ted Collins. Daphné Price trop
amoureuse.
Seule Fayette lui avait paru vraie.
Tout à coup il eut le sentiment qu’on était en train de
lui jouer une gigantesque comédie.
On leur apporta un canard laqué qui ressemblait à
tout sauf à de la cuisine chinoise. Sous la table, la jambe
de Daphné Price s’appuyait contre celle de Malko. Hans
Guern se pencha vers lui.
— Je pense que bientôt la Rhodésie aura de bonnes
nouvelles à annoncer au monde, dit-il sur le ton de la
confidence.
Avec ses tics, on ne savait jamais s’il plaisantait ou
s’il était sérieux.
— Quelles nouvelles ? demanda Malko.
Le Sud-Africain prit l’air mystérieux. C’était d’autant
plus facile qu’un de ses yeux disait « zut » à l’autre et
qu’il était impossible de saisir son regard.
— Daphné m’a dit que vous écriviez un article sur la
Rhodésie, dit-il. Et que vous sympathisiez avec nous.
Avez-vous entendu parler du plan « East Gate » ?
Malko dut à son self-control de ne pas avaler un os
de canard. Daphné Price s’était redressée et foudroyait le
Sud-Africain du regard.
— Hans !
Sa voix avait claqué comme un coup de fouet.
Hans Guern eut un tic qui lui dévissa le cou, lapa un
peu de soupe chinoise et sourit à la jeune femme.
— « East Gate » est une idée du Premier Ministre,
dit-il à voix basse. Vous savez que les pourparlers avec
l’A.N.C. ont échoué, à cause de l’intransigeance des
Noirs. Ils voulaient tout, tout de suite… Comme toujours.
Or, au fond, l’avenir se joue du côté du Mozambique. Le
premier volet de l’action du Premier Ministre a été la
nomination de dix Noirs au Gouvernement. Le second
est une rencontre avec Samora Machel…
— Ouvertement ? coupa Malko.
Hans Guern eut un rire condescendant.
— Non, bien sûr !
Ce que Malko apprenait dépassait l’imagination.
Mais en Afrique tout était possible. Comme s’il avait
deviné ses objections, Hans Guern eut un sourire
entendu.
— C’est surprenant, n’est-ce pas ? Mais vous oubliez
le facteur K ?
— Le facteur K ?
Le Sud-Africain éclata d’un rire plein de bonne
humeur. ?
— K pour « Kafre » ! Ce sont des Noirs, pas des
Vietnamiens. Il y a toujours moyen de s’arranger avec
eux. Regardez la Côte-d’Ivoire. Houphouet-Boigny vient
de donner les droits de trafic à notre compagnie
aérienne. Pour se poser à Abidjan… Les Noirs n’aiment
pas l’action. Quand ils ont parlé, ils ont l’impression que
les choses sont déjà faites. Nous ne parlons pas, nous
agissons…
Il y eut une lueur inquiétante dans ses yeux
divergents…
— Quand aura lieu cette rencontre ? demanda Malko
partagé entre le scepticisme et la curiosité.
Hans Green échangea un regard avec Daphné Price
qui secoua imperceptiblement la tête de droite à gauche.
— Dans quelques jours, dit évasivement le Sud-
Africain. En un lieu secret, bien entendu.
C’était aussi étonnant qu’une rencontre Churchill-
Hitler en 1942.
— Quel en est l’objet ? demanda Malko.
Hans Guern se retourna pour vérifier qu’on ne
l’écoutait pas.
— Samoral Machel et Ian Smith se sont mis d’accord,
dit-il à voix basse. Les Rhodésiens aideront le FRELIMO
à liquider l’opposition musulmane dans le nord du
Mozambique et Machel empêchera les guérilleros de
l’United Zimbabwe People’s Army de venir se faire
massacrer ici. Plus tard, les chefs de ce mouvement
entreront dans le gouvernement de transition. Tout le
monde sera content. Les Rhodésiens, les Mozambiquais
et les guérilleros qui ne se feront pas tuer inutilement…
Malko buvait ses paroles. Bien sûr, cela semblait
farfelu. Mais il y avait eu des accords tellement bizarres
en Afrique… En Angola, le F.N.L.A. avait bien été
soutenu par les Chinois et les Américains en même
temps ! Bien que la frontière zambienne soit fermée et
que Mobutu ait proclamé la « Guerre sainte » contre la
Rhodésie, des convois d’armes allaient du Zaïre à la
Rhodésie, via la Zambie.
Emmenant du charbon rhodésien au Zaïre et
ramenant des armes belges. D’après ce que lui exposait
Hans Guern, la United Zimbabwe People’s Army
éliminait son vieux rival, l’A.N.C.
Daphné posa soudain sa main sur celle de Malko et
dit :
— Il faut que le monde cesse de croire que les
Rhodésiens sont des imbéciles bornés qui ne songent
qu’à tuer des nègres. Sa voix monta d’un ton. Mr Ian
Smith est le plus grand homme d’État depuis Churchill.
Elle en avait les yeux humides d’émotion.
— Vous vous rendez compte de ce qui arriverait à ce
pays, si nous étions chassés, dit-elle. Ce serait
l’effondrement de l’économie.
— Ils se massacreraient entre eux, renchérit Guern.
Tragique. Comme en Angola.
— Ou au Mozambique, ajouta d’un ton lugubre
Daphné Price.
Un ange passa et s’enfuit, horrifié par d’aussi
sombres prédictions. Malko ne savait que penser. Le plan
« East Gate » semblait parfaitement aberrant. Mais tous
les jours en Rhodésie, on entendait des discours
aberrants qui correspondaient à une certaine réalité.
Samora Machel avait des problèmes intérieurs. Il pouvait
très bien avoir accepté la proposition de Ian Smith pour
gagner du temps. De toute façon, il fallait qu’il
transmette d’urgence à la C.I.A. ce qu’il venait
d’apprendre. Et qu’il continue quand même son enquête.
Discrètement.
— C’est fantastique, dit-il d’un ton convaincu. Cela va
changer beaucoup de choses.
— Tout, trancha Hans Guern d’un ton définitif, en
prenant l’addition.
Ses tics semblaient s’aggraver avec l’alcool.
Bien qu’il ne soit que dix heures, le restaurant était
déjà vide. Manica Street était tout aussi déserte. Malko
remarqua un sticker rouge collé sur le pare-choc de la
Mercedes de Hans Guern : « Pray for Rhodesia ».
Avant de se séparer, Hans Guern dit à Malko :
— Je vous fais confiance. Ne parlez de rien avant dix
jours.
— Promis, jura Malko.
Dès qu’ils furent dans la voiture, Daphné Price lui
dit :
— Hans vous a parlé de ce plan parce que c’est son
idée. Ce sont les Sud-Africains qui ont arrangé les
contacts, à partir de Johannesburg. Ils sont en bons
termes avec Machel. Ils lui achètent l’électricité de
Cabora Bassa.
Une bougie parfumée brûlait sur une table,
embaumant le petit appartement douillet. Sans la grande
peau de panthère par terre, on aurait pu se croire dans
un faubourg de Londres. Daphné Price s’éclipsa à peine
arrivée et réapparut moulée dans sa somptueuse chemise
de nuit. Cette fois, sans pistolet. Mais la crème de cacao
et le cognac Gaston de Lagrange étaient au rendez-vous.
Elle vint se lover contre Malko.
— Tu ne te déshabilles pas ? demanda-t-elle
doucement.
Malko pensait à Fayette qui devait l’attendre et
n’avait pas du tout envie de faire l’amour.
Daphné Price l’embrassa lentement et savamment.
Le contact de la soie et de la dentelle était éminemment
aphrodisiaque et les bonnes résolutions de Malko
faiblirent sérieusement. Il consulta sa Seiko
discrètement. Dix heures trente. Il allait se faire une
ennemie mortelle de Daphné s’il la laissait dans cet état.
Elle l’attendait, renversée en arrière, un pied sur la
table basse, l’autre sur l’accoudoir du divan. Sans même
se déshabiller, Malko se rua en elle. Elle le reçut avec un
grognement ravi, s’accrocha à lui, les yeux fermés, avec
une obstination de fourmi. Soudain, elle ouvrit les yeux
et dit d’une voix changée, détimbrée :
— Tu es fou ! Tu vas me faire jouir !
C’était une prédiction à court terme. D’une ruade,
elle écarta la table. Son bassin se plaqua avec tant de
force contre Malko qu’elle lui fit mal. Puis elle se laissa
glisser sur la moquette et lui rendit hommage de la façon
la plus délicate. Malko commençait à comprendre
comment elle avait réussi. C’était une amoureuse
extraordinaire, réunissant en un parfait cocktail la
tendresse, le cynisme et l’érotisme. Très vite, elle se
releva, alluma une cigarette et demanda :
— Tu aimes ma chemise de nuit ?
— Elle est ravissante, dit Malko. D’où vient-elle ?
— Mon amant me l’a ramenée de Londres. Ici on ne
trouve rien.
Malko n’avait plus qu’une idée : filer au Queen’s,
essayer de mettre la main sur le mystérieux Bob. Daphné
lui passa soudain les bras autour du cou et demanda :
— Tu ne veux pas rester ?
Malko bâilla ostensiblement, embrassa la naissance
de sa poitrine :
— J’ai demandé à mon journal de m’appeler cette
nuit à l’hôtel. Ou très tôt demain matin. Le téléphone ne
marche pas bien dans la journée.
Il était déjà debout. Daphné l’accompagna jusqu’à la
porte, se colla contre lui.
— J’ai encore envie de toi, dit-elle doucement.
— Ton amant ne te fait pas l’amour ? demanda
Malko en riant.
Daphné secoua tristement la tête :
— Je le vois peu. Il a tellement de travail et sa femme
le surveille. Ce n’est que lorsqu’elle est à l’étranger que
nous pouvons nous voir. Et puis, il n’est pas aussi jeune
que toi.
Malko lui baisa la main sans répondre. Trente
secondes plus tard, il dévalait Moffat Street. Il lui fallut
moins de cinq minutes pour atteindre Pionneer Street et
il se gara presque en face du Queen’s. Raleigh Street était
une petite rue sombre qui s’ouvrait en face. Il aperçut le
néon d’une enseigne et s’y dirigea. Perplexe. Salisbury
semblait s’être transformé en un gigantesque théâtre
d’ombres. Il avait l’impression que sa vie n’était plus en
danger mais qu’on cherchait à lui laver le cerveau, à
l’intoxiquer.
La pizzeria paraissait vide. Il n’eut pas le temps
d’entrer. Fayette devait le guetter car elle surgit d’un box.
Malko oublia instantanément Daphné Price. Fayette
était sublime. Ses seins fabuleux étaient emprisonnés
dans un boléro de toile marron prêt à craquer qui en
laissait dehors plus de la moitié. Ensuite, il y avait une
large bande de peau nue qui descendait plus bas que le
nombril. Le bas de son corps était enveloppé d’une jupe
longue de même couleur. Les deux pièces étaient
pratiquement de celle de sa peau, ce qui lui donnait l’air
d’être nue. Avec des hauts talons, elle dépassait Malko.
En le voyant ses traits se détendirent.
— Je pensais que vous ne viendriez pas, dit-elle.
— Moi aussi, dit Malko. Ils ne vous ont pas
retrouvée ?
Elle secoua la tête, de nouveau crispée.
— Non. Ils ne sont même pas venus chez moi. J’ai eu
de la chance.
Il lui prit le bras.
— Nous allons révolutionner le Queen’s, dit-il en
souriant.
— Je n’aime pas cet endroit, dit Fayette. Il n’y a que
des putains.

***

— Les voilà, hurla Fayette pour dominer le bruit de


l’orchestre. À côté du bar. Celui qui a le polo bleu. Il est
avec Mathilda.
Malko regarda par-dessus l’épaule de sa cavalière et
aperçut un homme blond, aux larges épaules,
accompagné d’une Noire en robe longue, assez belle,
avec un visage rond et plat surmonté d’une masse de
cheveux frisés. La piste du Queen’s était encombrée de
couples pratiquement en train de faire l’amour sur place,
au son de la cacophonie rugissante de l’orchestre.
Étroitement collés contre les Noires, des Blancs et des
Métis essayaient de s’assouvir debout pour ne pas avoir à
payer. Vigilants, les garçons noirs passaient leur temps à
faire la chasse aux bières vides. C’était exactement
comme la première fois où ils étaient venus.
La musique semblait avoir sorti Fayette d’elle-même.
Elle avait commencé par danser très loin de Malko,
raide, presque réprobatrice. Puis, au fil des danses, elle
s’était rapprochée. L’effleurant d’abord de son incroyable
poitrine. Puis son ventre, ses cuisses, tout son corps était
entré dans la danse. Maintenant, ils dansaient à la façon
de tous les autres couples : collés comme des timbre-
poste. Au hasard de la bousculade, des mains la frôlaient
mais elle ne semblait pas s’en apercevoir. Tout à la danse
la plus sexuelle à laquelle Malko ait jamais participé,
Fayette, contrairement aux Noires, n’avait aucune odeur.
Son corps était d’une fermeté incroyable. Il avait
l’impression de toucher du marbre…
Visiblement, tous les mâles présents n’avaient plus
qu’une pensée : faire subir à Fayette les derniers outrages
et peut-être même pas mal d’autres. Un métis, à côté
d’eux avait ses yeux qui lui sortaient de la tête. Trois
putes, avaient jeté à Fayette des regards de haine, comme
si elle était venue leur ôter le pain de la bouche. L’arrivée
de Bob, le mercenaire, signifiait que la récréation était
terminée. Il regarda où s’était assis le couple.
— Mettons-nous près d’eux, dit-il à l’oreille de
Fayette. Ensuite, vous irez aux toilettes un moment.
Dès que l’orchestre s’arrêta pour absorber quelques
bières, Fayette se dirigea d’une démarche dansante vers
le coin où se trouvaient Bob et Mathilda. Par chance, un
coin de banquette était libre. Fayette s’assit avec grâce,
poussant sa hanche élastique contre le blue-jeans du
mercenaire. Accompagnant son geste d’un long regard de
ses yeux marron, sans aucune équivoque. Malko,
discrètement, s’était assis de l’autre côté.
L’homme blond sembla soudain frappé de paralysie,
les yeux rivés sur l’extraordinaire décolleté de Fayette.
Malko vit distinctement dans ses yeux qu’il se retenait de
toutes ses forces pour ne pas plonger les mains dedans.
Il parvint à trouver sa bière à tâtons et la but, sans
quitter Fayette des yeux. Elle soupira, ce qui causa un
effet considérable à Bob. Discrètement, Malko poussa
Fayette. Celle-ci se leva et partit-vers le fond de la salle.
Bob ne perdit pas un centième de seconde.
Il se pencha et hurla pour dominer le bruit :
— Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle est bien foutue, cette
gonzesse ! Où l’avez-vous trouvée ? Je ne l’ai jamais vue
ici !
— Oh, dans un bureau où j’ai été.
— Vous voulez une bière ? proposa le mercenaire.
Décidé à tout pour maintenir le contact avec le
« propriétaire » de Fayette.
Les deux hommes commencèrent à bavarder à
bâtons rompus. Malko se présenta comme journaliste. Le
mercenaire lui tendit la main.
— Je m’appelle Bob Lenard. Je suis instructeur de
l’armée rhodésienne. Ils m’ont engagé avec un salaire
superbe et la vie est belle… Avant j’étais au Biafra et au
Congo. Avec un tour au Yemen…
Il se grisait de ses mensonges, gesticulant, la main
posée sur la cuisse de sa compagne qui regardait le vide,
totalement absente. Sa robe noire moulait un corps
mince, presque sans poitrine. Bob Lenard se souvint tout
à coup de son existence.
— C’est Mathilda, dit-il. Une gentille fille. Mais elle
ne parle pas beaucoup.
Fayette revenait, au milieu d’une haie de regards
ignobles. Bob Lenard se remit à loucher comme un fou
sur les deux globes de marbre marron. Lorsqu’elle s’assit,
il s’écarta carrément de Mathilda. Intérieurement, Malko
jubilait. Le mercenaire avait de nouveau perdu sa langue.
Très droite, Fayette regardait dans le vide. La
pomme d’Adam de Bob Lenard montait et descendait.
L’orchestre commença à jouer quelque chose d’un peu
moins tonitruant. Le mercenaire hurla à Malko :
— Ça vous ennuie que je la fasse un peu danser ?
— Je vous en prie.
Fayette partit vers la piste, droite comme un I. Malko
crut que Bob Lenard allait exploser quand il passa un
bras autour de la taille de la Noire. Fayette s’était collée à
lui de tout son long. Les globes de ses seins sous le
menton du mercenaire. Ce dernier commença à se frotter
contre elle comme un silex en folie, réfugié dans un coin
de la piste. Même selon les standards du « Queen’s »,
cela frisait l’attentat à la pudeur. Fayette acceptait cet
hommage volcanique avec calme. Laissant les mains de
Bob Lenard explorer la courbe de ses reins avec la
minutie d’un archéologue. Poli, Malko invita à danser
Mathilda. Aussitôt, elle colla contre lui son corps maigre
avec la même ardeur.
Visiblement pour se venger de Fayette. Mais quand
Malko essaya d’engager la conversation, elle répondit par
monosyllabes ; son œil ne quittait pas Bob en train
d’essayer de s’enrouler autour de Fayette, comme un
ivrogne autour d’une bouteille de scotch.
Une bagarre commença, vite arrêtée par les garçons
qui expulsèrent sans ménagement deux Métis… Lorsque
Bob revint à la table, il avait les yeux vitreux et n’essayait
même pas de dissimuler une érection qui aurait fait
honte à un chimpanzé adulte. Il dit à Malko :
— Bon sang ! Depuis que je suis dans ce foutu pays,
je n’ai pas vu une femelle comme ça.
Pour arroser cette découverte, Malko commanda une
bouteille de J & B d’importation qu’on apporta avec les
honneurs dus à une telle munificence : 40 dollars. Bob
Lenard s’en versa immédiatement une rasade à faire
fondre un rhinocéros, les yeux fixés sur le décolleté de
Fayette.
Bob Lenard avait les yeux complètement vitreux et la
bouteille de J & B avait diminué d’un tiers. Sa main
droite passée autour du cou de Fayette plongeait dans le
décolleté de la Noire jusqu’au poignet. Il étouffa un
hoquet, fit un clin d’œil à Malko et dit d’une voix
pâteuse : profitant d’un break de l’orchestre.
— Qu’est-ce que j’ai envie de me la faire !
— Ce ne serait peut-être pas du goût de Mathilda,
avança Malko.
— Oh, Mathilda s’en fout. C’est une brave fille,
affirma le mercenaire. C’est pas vraiment une pute.
Souvent, quand je n’ai pas un rond, c’est elle qui paie le
taxi. Et même la bouffe. Quand je touche ma paie, je lui
fais toujours un cadeau. C’est tout ce qu’elle demande…
On était loin de la grandeur du début de leur
conversation. Malko sourit.
— Vous êtes heureux en Rhodésie ?
Bob Lenard hésita un peu avant de répondre.
— Heureux ! Vous plaisantez ! Dès que je peux me
tirer, je me tire. C’est l’enfer ici. Seulement j’avais pas le
choix. Déjà, pour sortir du Yemen, on a eu de la chance.
Quand ils n’ont plus eu besoin de nous, ils nous ont
renvoyés au lieu de nous couper les couilles, comme ils
font d’habitude. Seulement, il fallait que je croûte…
J’avais connu un type au Congo, Hans Guern, il m’avait
dit qu’à Jo’Burg, on engageait du mercenaire. J’y ai été et
je me suis retrouvé troufion dans l’armée rhodésienne
avec une discipline de fer et trois semaines de bush sur
quatre. « In the valley », comme ils disent ici.
Il secoua la tête et serra plus fort le sein de Fayette
qui avait du mal à dissimuler son dégoût… Puis, il
continua :
— Et ici, il n’y a pas d’à-côté… Vous voyez, je suis pas
un méchant, moi, comme certains copains un peu portés
sur le massacre. Mais on a toujours des trucs. Au Biafra,
j’avais une collection d’oreilles. Il y avait des mecs qui
payaient bien… Au Yemen, c’étaient les couilles. Pour
faire des aphrodisiaques. Seulement, hein, on les prenait
sur des morts. Moi, j’ai jamais torturé…
— Et ici ?
— Ici, fit Bob avec indignation, on peut rien faire.
Même pas baiser une gonzesse dans le bush. Même si elle
est consentante. Autrement…
Il se tut brusquement, comme s’il en avait trop dit.
Mais Malko le relança :
— Maintenant, vous n’êtes plus dans le bush…
Bob prit l’air mystérieux.
— Je vais y retourner. Ici, je fais un truc spécial. Je
crois que pour la première fois de ma vie je vais me faire
un peu de blé. Ensuite… Il se pencha en riant. Si vous me
filez votre gonzesse, je file à Mombasa baiser au soleil.
Malko rit poliment. Le barman était en train
d’abaisser son rideau de fer. Bob Lenard lui jeta un
regard en coin.
— Ça ferme ! Si on allait finir ce scotch chez moi.
C’est con de le laisser.
Malko se dit qu’avec le reste du J & B il risquait
d’apprendre ce qu’il voulait.
— Ça me paraît une bonne idée, dit-il.
Fayette semblait de glace. Pour refermer la bouteille,
Bob avait enfin abandonné ses seins. Levant la tête,
Malko balaya la salle du regard et sentit son estomac se
rétrécir. Le dos appuyé au bar, un homme les fixait avec
attention. Il avait des yeux très bleus, une moustache et
un torse maigre.
C’était Don Christie, le policier de la « Spécial
Branch » qui l’avait interpellé à la gare des bus.
CHAPITRE XII

Malko se força à détourner les yeux, étreint d’une


brutale appréhension. Il n’y avait aucun doute : c’était
eux que le policier observait. Il essaya de se dire que
c’était à cause de la beauté provocante de Fayette. Puis,
tournant la tête, il surprit le regard de Bob Lenard : le
mercenaire fixait l’homme de la « Spécial Branch »,
comme s’il essayait de lui transmettre quelque chose. Le
regard du moustachu était glacial et hostile. Mais,
visiblement, les deux hommes se connaissaient. Ce qui
recoupait l’information de Fayette. Malko chercha à
chasser de son esprit le danger potentiel de ce policier.
Coûte que coûte, il fallait « confesser » Bob Lenard. Il ne
retrouverait pas une occasion pareille.
La grille du bar claqua. Bob ne regardait plus le
policier. Il rafla la bouteille de scotch et se leva.
— On y va ?
— On y va, dit Malko.
Bob Lenard poussa Fayette, lui enserrant la taille
sournoisement. Le « Queen’s » se vidait. Le policier du
bar se mêla aux couples, sans se retourner une seule fois.
Sur le trottoir, un ivrogne dormait, allongé sur le dos, les
mains croisées sur la poitrine, l’air béat. Un Blanc.
Voyant la tête que faisait Mathilda et ne voulant pas
que l’opération échoue à cause d’elle, Malko la prit par la
taille et l’entraîna vers la Datsun. Elle se laissa faire, le
visage fermé.
Ils s’entassèrent dans la petite voiture, Fayette et Bob
Lenard à l’arrière. Ce dernier avait des yeux de fou quand
il regardait la Noire, mais il se contenta de poser une
main sur son genou. Dans le rétroviseur, Malko vit
À
l’expression dégoûtée de Fayette. À chaque seconde, il
craignait qu’elle ne fasse un éclat.
— Quel est le chemin ? demanda Malko.
Bob se pencha en avant.
— Vous continuez Manica jusqu’à Rotten Row.
Ensuite, c’est à droite.
Raide comme un piquet, Mathilda semblait ne pas
voir. Lorsque Malko tourna sur la grande avenue déserte,
Bob Lenard précisa :
— C’est la troisième maison.
Malko aperçut trois petits immeubles, style H.L.M.,
séparés de Rotten Row par un rideau d’arbres. Il gara la
Datsun et descendit, croisant le regard furibond de
Fayette.
Visiblement, la standardiste-barbouze de l’United
Methodist Church n’appréciait pas le rôle qu’il lui faisait
jouer.

***

La pièce était si petite qu’en une demi-heure la


fumée du chanvre indien l’avait totalement remplie. On
se serait cru au milieu d’un incendie.
— Encore un coup !
— Non, merci, dit Malko.
Bob Lenard lui tendait la bouteille de Manstray. Une
sorte d’alcool blanc sud-africain un peu plus fort que de
l’alcool à brûler. La bouteille de J & B était finie depuis
longtemps. Ils s’étaient installés tant bien que mal sur
des couvertures, à même le sol, à côté du lit de Mathilda.
Depuis son arrivée, Bob n’avait pratiquement pas
desserré les lèvres, se contentant de fumer son chanvre
en contemplant Fayette.
— Celle-ci, allongée sur un coude, se tenait
prudemment hors de portée des mains du mercenaire…
En face, le dos appuyé au mur, Malko et Mathilda
observaient la scène. L’un et l’autre avaient très peu bu.
Reposant la bouteille, Bob Lenard sembla émerger de
son rêve d’ivrogne et interpella Malko.
— Vous n’aviez jamais entendu parler de moi avant
de venir ici ?
— Jamais, dit Malko.
— Vous auriez pu…
Il eut un hoquet et étendit la main vers une sacoche
de cuir posée dans un coin. Il y farfouilla et sortit une
vieille photo qu’il tendit à Malko. Celui-ci l’examina et
reconnut Bob en uniforme de l’armée belge, sur un
podium, au garde-à-vous.
— Qu’est-ce que c’est ?
Bob se rengorgea :
— Le jour où j’ai gagné le championnat de tir de
l’armée royale de mon putain de pays. 98 points sur
100…
Il reprit la photo et la tendit à Fayette.
— Je suis pas chouette, là-dessus ?
La Noire y jeta un regard distrait. Bob poussa un
soupir et enleva tranquillement sa chemise, dévoilant un
torse puissant couturé de cicatrices. Puis, il revint
s’agenouiller en face de Fayette, les yeux pleins d’une
admiration bestiale… le souffle court. Comme pour lui, il
murmura :
— Qu’est-ce que tu es belle…
Fayette se raidit. Puis le geste de Bob Lenard fut si
rapide que personne n’eut le temps de rien faire.
Plaquant ses deux mains sur le boléro de la Noire, il
écarta de toutes ses forces, arrachant les boutons,
libérant deux seins gonflés, aux larges auréoles marron
sombre d’où émergeaient deux pointes grosses comme
des crayons, presque noires.
Fayette poussa un hurlement ! Les mains sur les
hanches, Bob se tourna vers Malko.
— Ça t’ennuie vraiment si je la baise ?
Il avait parlé sans élever la voix, presque gentiment.
Les mains tremblantes, Fayette essayait de refermer son
boléro. Bob avança la main gauche et lui prit un sein à
pleine main, enfonçant ses ongles dans la chair ferme.
Son regard s’était teinté de cruauté.
— Nous allons faire une petite fête, murmura-t-il.
Malko s’était levé d’un bond.
— Laissez-la, ordonna-t-il d’une voix glaciale.
Bob tourna la tête vers lui. Lentement. Il avait lâché
Fayette.
— T’es sérieux ?
— Tout à fait, fit Malko. Fayette, venez, nous partons.
Il guettait le Belge, prêt à lui décocher un coup de
pied s’il essayait de bondir sur lui. Mais c’est le contraire
qui se produisit. Bob plongea vers sa sacoche avec la
vitesse d’un cobra. Lorsqu’il se retourna vers Malko, il
tenait dans la main droite un Herstall automatique, qu’il
arma si vite que Malko vit à peine son geste. À la façon
dont il le tenait, il réalisa immédiatement que même ivre
et bourré de chanvre, Bob Lenard était mortellement
dangereux.
Ce dernier grimaça un sourire.
— Tu crois vraiment que ça vaut la peine de prendre
une bastos dans la tronche pour une pute noire ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Avec un cri
aigu, Mathilda s’était ruée vers Fayette, les ongles en
avant. Elle ne l’atteignit pas. Le bras de Bob décrivit un
arc de cercle et Mathilda reçut en pleine tempe la crosse
du Herstall. Le sang jaillit de sa peau éclatée, et elle
tomba lourdement sur le côté, les yeux déjà révulsés.
Malko avait bondi. Le poignet de Bob pivota de 30°, la
détonation claqua, assourdissante dans la petite pièce.
Malko demeura figé là où il se trouvait. Derrière lui, il y
avait un trou dans le mur. La balle était passée à
quelques centimètres de sa tête. L’âcre odeur de la
cordite lui piqua les narines.
— Ne fais pas le con, fit Bob Lenard. Sinon, je te fais
un troisième œil. Dernier avertissement.
Mathilda se redressa sur un coude, le visage inondé
de sang, un œil fermé. Malko ne quittait pas des yeux le
Herstall. Il avait sous-estimé la violence de Bob Lenard.
Ce dernier apostropha Mathilda.
— Tire-toi à côté. Vite.
Sans un mot, Mathilda partit en titubant vers le fond
de la pièce. Une porte claqua. Bob dit à Malko :
— Si tu veux aller avec elle, je suis pas aussi con que
toi…
Malko demeura immobile. Il espérait encore pouvoir
faire quelque chose. Fayette n’avait pas bougé, ne
cherchant même plus à cacher sa poitrine. Prenant bien
soin de ne pas tourner le dos à Malko, Bob Lenard
s’approcha et posa le canon du Herstall contre son foie.
— Pas un mot, Princesse. Fit-il ironiquement.
Il riait silencieusement. Sans se presser, il commença
à caresser les seins de la Noire, s’attardant aux pointes,
les faisant rouler entre ses doigts, les soupesant, prenant
peu à peu une expression ravie. Puis sa main descendit
sur le ventre brun et il défit le premier bouton de la jupe.
Fayette retrouva sa voix pour crier.
De la main gauche, Bob la gifla brutalement, deux
fois, sans quitter Malko des yeux. Ce dernier était
paralysé. Quoi qu’il fasse, Bob avait mille fois le temps de
le tuer et de violer ensuite Fayette tranquillement. Il
essaya de le raisonner :
— Bob, vous êtes fou. Elle va aller à la police. Vous
allez avoir de sérieux ennuis.
Le Belge ricana, les yeux vides.
— J’ai pas peur de la police.
Il avait déjà défait trois boutons, découvrant le haut
de la toison frisée. Fayette pleurait silencieusement, les
épaules affaissées. Bob lui prit la main et la posa sur son
blue-jeans.
— Vas-y, Princesse, aide-moi.
Comme elle hésitait, il promena le canon du Herstall
le long de ses côtes, puis sur un de ses seins. La main
tremblante de Fayette déboucla la ceinture du blue-
jeans.
— Plus vite, ordonna Bob.
La Noire fit descendre la fermeture éclair, écarta le
tissu. Bob Lenard ne portait pas de slip. Son membre
jaillit de l’ouverture et Fayette détourna les yeux. Bob lui
força à l’enserrer de sa main. Puis aussitôt, l’écarta.
— Assez, Princesse. Tu vas pas t’en tirer comme ça.
Malko esquissa un mouvement et aussitôt le Herstall
le suivit, comme doué d’une vie propre. Bob semblait
s’être dédoublé.
— Pas de conneries, siffla-t-il.
Sans le quitter des yeux, il acheva de déboutonner la
longue jupe, arracha le slip, se recula pour admirer le
long dos musclé qui se terminait par une chute de reins à
donner le vertige. Deux fesses rondes et dures,
extraordinairement cambrées. De nouveau, il joua
longuement avec ses seins. La tension était
insupportable. Le front de la Noire était couvert de fines
gouttelettes de sueur, son menton tremblait. La tirant
par un sein. Bob la força à s’agenouiller, face à Malko. Le
blue-jeans sur les genoux, il vint se placer derrière elle, le
Herstall toujours dans la main droite, sa poitrine collée
au dos de la Noire, sa main gauche lui pétrissant les
seins. Une lueur démente dans le regard.
Puis, la prenant par la nuque, il la força à baisser la
tête jusqu’à ce qu’elle appuie le front contre la
couverture, les genoux repliés sous elle, les hanches
relevées.
— Ne bouge pas, Princesse, intima-t-il.
En une rapide contorsion, il se redressa, collé à elle.
Sa main gauche disparut entre ses jambes, et les fesses
somptueusement cambrées de la Noire.
S’abattant sur elle, il pénétra sa croupe d’un seul et
violent coup de rein. Fayette hurla de douleur. Bob
Lenard se redressa, la maintenant contre lui de son bras
gauche passé autour de sa taille, les yeux fixés sur Malko.
— Ça ne te plaît pas, ricana-t-il.
Fayette tentait de se débattre. De nouveau, Bob
s’attarda sur ses seins. Se retira, puis la reprit avec une
grimace de plaisir. Son rythme s’accéléra et Malko vit
soudain à l’expression fixe de son regard qu’il prenait son
plaisir. Mais le Herstall était toujours fermement braqué
sur lui.
De l’air s’échappa avec un léger sifflement de la
bouche du mercenaire. Il se releva, et d’un geste preste,
se rajusta. Fayette s’était laissée glisser à plat ventre, le
corps secoué de sanglots. Du bout de son pied, Bob
caressa la courbe de sa croupe, et dit avec un sourire
cruel, les yeux fixés sur Malko :
— Tu as bien fait de ne pas bouger, camarade. Parce
que je ne t’aurais pas loupé. Une occasion comme ta
gonzesse, tu ne peux pas la laisser passer…
Fayette commença à se rhabiller tant bien que mal.
Sans regarder ni Bob, ni Malko. En quelques secondes,
elle eut remis son slip, sa jupe et le boléro, sans pouvoir
le fermer.
Malko fixait Bob Lenard. Ses yeux dorés striés de
vert. Ivre de rage et de honte. Il s’en voulait à mort
d’avoir entraîné Fayette dans cette aventure insensée. Et
à peu près inutile. Tout ce qu’il avait appris, c’est que
Bob Lenard était un tireur d’élite. La photo en
témoignait. Et aussi qu’il était lié à la « Spécial Branch ».
Sinon, il n’aurait pas pu tirer au milieu de la nuit sans
souci des conséquences. Voyant que Malko ne réagissait
pas, Bob haussa les épaules.
— Merci pour la soirée, camarade.
Fayette tremblait sur ses jambes comme une
pouliche nerveuse. Ses seins étaient griffés et marbrés de
bleus, là où Bob Lenard les avait pincés. Malko la prit par
le bras et Bob s’effaça pour ne pas être à sa portée.
La porte claqua derrière eux. Les nerfs de Fayette
semblèrent se défaire d’un coup. Échappant à Malko, elle
se jeta dans l’escalier avec des grognements de bête
blessée. Il la suivit, la rattrapa seulement dans le petit
jardin. Elle se débattit furieusement :
— Laissez-moi, laissez-moi ! Salaud !
Elle entrecoupait son anglais de mots dans son
dialecte. En pleine crise d’hystérie. Malko réussit à
grand-peine à la traîner jusqu’à la Datsun. S’il avait eu
une arme, il serait remonté abattre Bob Lenard.
— Je vais vous ramener chez vous, Fayette, dit-il.
C’est tout ce qu’on peut faire maintenant.
Dès qu’elle fut assise, elle se calma d’un coup, tassée
sur elle-même. Malko démarra dans Rotten Row désert,
fit demi-tour pour reprendre Manica Road, filant vers
Umtali Road. Il n’osait même pas regarder Fayette. Dans
la pénombre, il distinguait la masse plus claire de ses
seins libérés par le boléro déchiré. Dix minutes plus tard,
ils étaient à Tafara, le quartier noir où elle habitait.
Tout aussi désert que Salisbury. D’une voix atone,
Fayette guida Malko, jusqu’à une petite maison au toit de
tôle ondulée, le long de la voie du chemin de fer.
— Fayette !
Elle était déjà partie en courant, disparaissant dans
la nuit. Il attendit quelques secondes, puis fit demi-tour,
revenant vers Salisbury. Il y avait de fortes chances pour
qu’il ne revoie jamais Fayette.
Tout en roulant sur la route déserte, il fit un effort
pour chasser son dégoût et réfléchir. Mais comment faire
parler Bob après ce qui s’était passé ?
Une petite angoisse sournoise le tenaillait encore
lorsqu’il se gara devant le Monomatapa. L’image du
policier de la « Spécial Branch » les observant au
« Queen’s ». Ce n’était sûrement pas une coïncidence.
CHAPITRE XIII

La rage tenaillait encore Malko après une mauvaise


nuit. Sans arrêt, il repensait au viol de Fayette. Les
marchands de fleurs de Cecil Square le hélèrent, mais il
continua son chemin se dirigeant vers le bureau de Reg
Whaley. Il fallait absolument en savoir plus sur Bob
Lenard.
Revoir Fayette aussi. Si elle acceptait de le
rencontrer. Au pied de l’ascenseur, il se heurta au
journaliste qui semblait directement émerger de son lit.
Il remarqua aussitôt l’air soucieux de Malko.
— Venez, j’allais boire un verre au bar du Meikles.
Là-bas, je suis sûr qu’il n’y a pas de micros. Alors, vous
avez passé une agréable soirée ?
— Pas exactement, corrigea Malko.
Il lui raconta sa soirée. Reg Whaley secoua la tête
d’un air dégoûté au récit du viol de Fayette.
— The bastard ! grommela-t-il. Vous pouvez être sûr
qu’il est protégé par la « Spécial Branch ». Sinon, il
n’aurait jamais osé faire un truc pareil.
Le bar du Meikles se trouvait au sous-sol de l’hôtel. À
peine son « Sundowner » commandé, Reg Whaley
enchaîna :
— La « Spécial Branch » vous mène en bateau. Avec
l’aide de Daphné Price. Ils se doutent que vous n’êtes pas
journaliste.
— Au point de pousser Daphné Price à coucher avec
moi ? objecta Malko.
Reg Whaley exhala son petit rire sec.
— Peut-être qu’elle veut vous épouser ! Ici, il y a
plein de filles qui sont prêtes à se marier à des étrangers
contre un passeport. Pour filer sans avoir peur de passer
pour des « dismal Jimmy » Ian Smith a besoin de tout le
monde, même des mongoliens et des ivrognes.
Il leva son verre.
« Heureusement… »
— Et Hans Guern ?
— Le truc qu’il vous a raconté ne tient pas debout,
trancha Reg. Samora Machel préférerait rencontrer le
diable que Ian Smith. Pas après l’échec des négociations
de Victoria Falls. Les Rhodésiens blancs se refusent à
faire la moindre vraie concession. Machel a les Cubains
derrière lui. Et les Russes. Et le monde entier. Même les
Anglais lui proposent du fric. Les Sud-Africains ont
besoin de l’électricité de Cabora Bassa. Ils ne lui feront
pas de peine. Même si cela doit coûter un peu de sang
rhodésien… Vorster n’est pas fou, il faut qu’il gagne du
temps. Le temps de préparer ses armes atomiques
tactiques. Après, il dira merde à tout le monde.
— Pourtant, Guern fait partie du B.O.S.S. Il ne m’a
pas rencontré par hasard. Donc, ils m’endorment et
préparent leur vrai plan « East Gate »…
— Probable, fit Reg. Le tout c’est de savoir quoi.
— Comment avoir plus d’informations ? demanda
Malko.
Reg Whaley réfléchit, le front plissé. Puis laissa
tomber :
— Il y a un type que vous pouvez contacter, un
Portugais. Il s’appelle Ricardo et il tient le « Steakhouse
Arizona », juste en face de votre hôtel. Réfugié du
Mozambique. Je crois qu’il milite pas mal. Du côté
extrémiste. Maintenant que vous m’avez situé Bob
Lenard, il me semble bien les avoir vus ensemble au
Queen’s.
— Il va se méfier, remarqua Malko.
Reg Whaley étouffa un hoquet discret.
— Pas si vous avez des dollars. Il passe son temps à
convertir ses dollars rhodésiens en bons dollars
américains. Apparemment, il n’a pas trop confiance dans
l’avenir du pays. En dépit de ses rodomontades. Jouez
l’idiot. Il sait peut-être des trucs… Les gars du P.U.T.U.
sont toujours fourrés chez lui. Ils le protègent
vaguement. Parce que le marché noir est vachement puni
ici…
Malko paya les « Sundowners ». Reg Whaley
commençait à avoir des yeux de la couleur d’un lapin
russe. Il était si petit que Malko s’aperçut à peine qu’il
avait glissé de son tabouret.
— Je suis à mon bureau, dit le journaliste. J’y couche
aussi. Je suis en froid avec ma femme, en ce moment.
Enfin depuis deux ou trois ans. Trouve que je bois trop et
que je ne la saute pas assez… Je vais aller voir mon
copain Peter Moore et essayer de lui tirer les vers du nez.
Passez ce soir au Quill ; vers six heures.

***

Une Noire remplaçait Fayette au standard de la


United Reformed Church. Loin d’être aussi belle :
boulotte et mafflue. Elle accueillit Malko avec une
hostilité non déguisée.
— Fayette n’est pas là ce matin ? demanda-t-il. La
fille répondit du bout des lèvres sans le regarder.
— Non.
— Je voudrais voir le révérend Sogwala.
Il dut donner son nom et aussitôt la fille annonça :
— Le Révérend est occupé maintenant, Mister.
— Quand sera-t-il libre.
— Je ne sais pas.
Malko comprit que les mésaventures de Fayette
étaient connues. Sans rien dire, il enfila le couloir qu’il
connaissait déjà sous les glapissements furieux de la
standardiste. Mais le temps qu’elle se dégage de son
standard, il avait atteint la porte du révérend Sogwala.
Après avoir frappé, il entra.
Le Noir était debout derrière son bureau. Il sursauta.
Une expression de panique dans ses gros yeux. Sans
avoir eu le temps de faire disparaître la grenade
quadrillée qu’il était en train d’enfoncer dans un ananas.
La panique fit place immédiatement à la rage en
reconnaissant Malko. Repoussant le fruit truqué, il rugit
d’une voix aiguë comme en ont souvent les Noirs.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici. Mister ?
Malko le regarda froidement. Sa dent de devant
manquante lui donnait l’air comique, mais son bouc
pointait furieusement vers Malko. Il portait la même
chemise à fleurs orange.
— C’est avec ceci que vous prêchez ? demanda-t-il.
Sogwala posa les deux mains sur l’ananas, comme s’il
voulait le cacher.
— Les hommes de Sithole ont attaqué notre
permanence hier, dit-il d’un ton pleurnichard. Ils ont tué
trois personnes, mis le feu au local, battu des enfants.
Nous devons nous défendre.
Sithole était le rival de Joshua N’Komo au sein de
l’A.N.C. Malko sourit ironiquement.
— Portez-leur la bonne parole, si vous voulez… Mais
j’ai encore besoin de votre aide.
Le révérend Sogwala fit le tour du bureau après avoir
enfoui l’ananas dans un tiroir.
— Mister, dit-il, vous êtes dangereux et je n’ai rien à
vous dire. Partez.
— Fayette… commença Malko.
— Laissez Miss Fayette, rugit le révérend. Partez !
Il tremblait de rage et de peur.
Malko sentit qu’il n’en tirerait rien. Sogwala s’était
refermé comme une huître. Jim Gaven mort, il n’avait
aucun moyen de le faire revenir à de meilleurs
sentiments. Il fit demi-tour et s’éloigna dans le couloir,
repassant devant la remplaçante de Fayette qui lui
expédia un regard noir.
Un autre allié disparaissait. Il lui restait un doux
ivrogne cynique et un cobra en chemise de nuit de soie
naturelle.
Il hésita dans Speke Avenue. C’était l’heure du
déjeuner. Pourquoi ne pas essayer Ricardo, le Portugais ?
Au point où il en était.

***

— Le boss est là ?
Le serveur noir plissa le front sous l’effort de la
réflexion.
— Vous voulez dire Mister Ricardo ?
— C’est ça, dit Malko. Je voudrais lui parler.
— O.K. Mister.
Il disparut dans la cuisine en traînant les pieds. Le
steakhouse « Arizona » était pratiquement vide. À part la
viande et le Contrex glacé, le reste était immonde. Malko
vit émerger de la cuisine un vieux danseur mondain, le
cheveu plat et soigneusement calamistré, un nœud
papillon à pois sur une chemise rayée, l’œil noir, la fine
moustache et la démarche chaloupée. Il vint vers Malko
avec un sourire enjôleur.
— Senhor, dit-il avec un épouvantable accent
portugais, la viande n’était pas bonne, n’est-ce pas ?…
— Mais si, mais si, affirma Malko. Je ne…
L’autre n’écoutait pas. Il se pencha
confidentiellement à travers la table.
— Nous sommes obligés d’exporter les qualités 1 et 2
pour avoir des devises ! À cause de l’embargo.
— Vous manquez de devises ? demanda Malko.
Le Portugais leva les bras au ciel.
— Senhor, c’est épouvantable ! Nous n’avons droit,
nous Rhodésiens, qu’à 40 dollars par an… Vous vous
rendez compte ! Cela va être Pâques, je voulais envoyer
un cadeau à mon neveu, au Portugal, je ne peux pas. Que
ferait-il avec des dollars rhodésiens ! Même en Afrique
du Sud, ils n’en veulent pas…
Son désespoir faisait peine à voir. Malko eut un bon
sourire.
— Je pourrai peut-être vous aider, suggéra-t-il. J’ai
besoin de dépenser de l’argent ici et je possède des
dollars U.S.
Une lueur brilla dans l’œil du restaurateur.
— Des billets ?
— Des billets…
Il secoua la tête, la lueur éteinte.
— C’est illégal, Senhor, tout à fait illégal. La « Spécial
Branch » a une section chargée de réprimer le trafic de
devises. Ils pourraient vous arrêter et moi aussi.
— Tant pis, dit Malko, je pensais seulement à votre
neveu… et puis, mon ami Bob Lenard m’avait parlé de
vous…
L’œil charbonneux brilla.
— Vous connaissez Bob ! Alors, c’est différent. Les
amis de Bob sont mes amis. Je vais prendre le risque
pour ne pas décevoir mon neveu. Mais il faut n’en parler
à personne. Je vous donne 50 % de plus que le cours
officiel.
Malko avait déjà la main dans la poche. L’autre
arrêta son geste.
— Pas ici, Senhor !
Malko regarda le restaurant absolument vide, à part
les trois serveurs noirs. Le Portugais chuchota :
— Je vous attends chez moi, 12 First Street. Premier
étage. Chambre numéro 4.
Il s’engouffra dans la cuisine avec des airs de
conspirateur.
Malko attendit quelques instants, paya l’addition et
sortit, remontant à pied Kingsway. First Street était la
première à droite. Il trouva facilement l’immeuble,
longea un couloir, passant devant un écriteau indiquant
« Deputy Sheriff ». Des Noirs faisaient la queue.
La porte de la chambre numéro 4 était poussée.
Malko frappa et entra. Ricardo se leva vivement du lit.
C’était une triste chambre avec un lit étroit et une
ampoule qui pendait du plafond, aux murs disparaissant
sous les photos de filles nues.
Ricardo eut un sourire triste, tirant des liasses de
billets de sa poche. Les Rhodésiens n’avaient rien au-
dessus de la coupure de 10 dollars.
— Vous voyez où ces cochons de nègres m’ont réduit
soupira-t-il. J’avais un superbe restaurant à Lourenzo-
Marquès, Senhor, trois cents couverts par jour. Ici, je
suis employé. Je gagne tout juste ma vie et je croupis
dans ce taudis…
— Maputa, c’était Lourenzo-Marqués ? demanda
Malko.
Le Portugais eut un ricanement amer.
— Maputa ! Les gens du FRELIMO sont tous des
hijos de Ma Puta{26}, si… Qu’ils crèvent.
Il eut soudain un regard inquiet et demanda :
— Comment trouvez-vous la situation ici, Senhor ?
Vous croyez que cela va durer ? Je n’ai plus d’endroit où
aller maintenant. Les Sud-Africains m’ont refusé un visa.
Ils ne nous aiment pas. Ils disent que nous ne nous
sommes pas défendus, que nous ne sommes pas
vraiment des Blancs…
Tout en parlant, il comptait 180 dollars rhodésiens et
les tendit à Malko, empochant les 200 dollars U.S.
Son air roublard faisait plaisir à voir. Malko
cherchait comment engager la conversation sur ce qui
l’intéressait.
— Vous ne retournerez jamais en Mozambique ?
demanda-t-il.
Ricardo eut un éclair de haine bref et haussa les
épaules, en rangeant ses billets dans son armoire.
— Qui sait, Senhor ? J’ai encore des amis là-bas. Des
Noirs même, de braves types qui n’aiment pas le
FRELIMO. Si on peut leur mitonner quelque chose. Il se
tut.
« Si vous avez d’autres dollars, Senhor, venez me
voir, mais je ne serai pas là la semaine prochaine.
En se séparant dans l’escalier, Ricardo lui glissa :
— Attention à la « Spécial Branch » ! Ne dites à
personne que vous avez changé des dollars.

***

— Sacré vieille canaille ! ricana Reg Whaley. Il vous a


fait le coup du neveu. Le mois dernier, il est venu me
trouver en m’expliquant qu’il devait commander une
pierre tombale au Portugal pour son grand-père. Qu’il lui
fallait absolument 600 dollars U.S. Ça fait quatre fois
qu’il l’enterre. En réalité, il a tellement la frousse qu’il
change toutes ses économies. Pour être prêt à partir
quand ça ira trop mal.
« Il y a une chose qui m’étonne. Toute la ville sait
qu’il fait du marché noir. La « Spécial Branch » aussi,
bien entendu. Ils savent tout. Un jour, Peter Moore m’en
a parlé. Or, ils le laissent faire, alors que c’est sévèrement
réprimé. Un Rhodésien de trois générations a pris six
mois de prison pour ça. Ils ont sûrement une raison.
— Indicateur ? suggéra Malko.
Reg retroussa les manches de sa chemise mauve et
secoua la tête.
— Non, il ne connaît personne chez les Noirs. Il y a
autre chose.
— « East Gate » ?
— Peut-être.
Malko était revenu au bureau du journaliste, après
l’échange de dollars. C’était son seul havre d’amitié.
Ensuite, il se promettait d’aller rendre visite à
Fayette. Même s’il devait se faire jeter dehors. Reg
semblait surchargé de travail.
Au moment où il allait partir, une jeune femme
blonde au visage fin pénétra dans le bureau. Ses yeux gris
étaient entourés de petites rides, mais elle était encore
pleine de charme. Environ quarante ans. Reg Whaley
présenta Malko et dit :
— Valerie Harris est la seule femme au monde à
organiser des safaris. Si vous avez envie de chasser la
grosse bête. Elle a tout ce qu’il faut : fusils, voitures,
équipement. Et elle connaît les meilleurs endroits de
Rhodésie.
La jeune femme s’assit avec un sourire las.
— Je préférerais avoir une vie plus tranquille,
soupira-t-elle. J’ai un safari de médecins new-yorkais la
semaine prochaine. J’espère que tout se passera bien.
J’ai l’impression que c’est moi qu’ils sont venus chasser,
pas les koudous.
— Je les comprends, remarqua galamment Malko.
Valerie Harris fouilla dans son sac et lui tendit une
carte.
— Si le cœur vous en dit… 3 000 dollars pour deux
semaines. Tout compris. Sauf moi.
Lorsqu’elle fut sortie, Reg Whaley hocha la tête.
— C’est une fille fantastique ! Son mari a été tué il y a
un an par des terroristes. Elle a repris son affaire et se
promène dans le bush six mois par an. Pour élever sa
fille. Mais elle voudrait bien partir. Elle sait que cela ne
va pas durer. Seulement, il lui faut un passeport et de
l’argent.
La Rhodésie était un piège. Sans même la mer
comme en Angola. C’était fascinant de voir à quel point
tous avaient une idée derrière la tête. Sauf les fanatiques
de « East Gate ». Malko avait beau se creuser la tête, il ne
voyait pas quel pouvait être le plan machiavélique de la
« Spécial Branch » pour desserrer l’étau autour du pays.
À moins que cela ne soit qu’une opération
« désespoir », comme l’O.A.S. en Algérie. Les Rhodésiens
de souche étaient au-delà de tout raisonnement logique.
— Je vais retourner au Queen’s ce soir, annonça
brusquement Malko. Essayer de voir Bob.
Reg Whaley sifflota.
— Vous avez les nerfs solides… Mais faites attention.
S’il est sur un coup avec la « Spécial Branch », ils doivent
le surveiller. Voulez-vous que je vienne avec vous ?
Son petit rire sec se déclencha aussitôt.
« Évidemment, je ne vaux pas Fayette… »
Malko n’eut pas le temps de répondre : le téléphone
sonnait. Reg Whaley décrocha. Écouta. Malko le vit
changer de visage.
Quand il raccrocha, ses yeux gris semblaient
décolorés.
— Ils ont arrêté Fayette, dit-il, d’une voix sans
timbre. Cette nuit. Chez elle.

***

Les deux hommes demeurèrent silencieux un long


moment, perdus dans leurs pensées respectives. Puis
Malko demanda :
— Où est-elle ?
— Au Maufe Building, dit Reg Whaley. C’est le centre
d’interrogatoire renforcé du P.U.T.U. Don Christie s’en
occupe. Bureau 407.
Il eut un rire sans joie.
— Vous voulez y aller ?
— Pourquoi pas, fit Malko.
Il était certain que Fayette avait été arrêtée à cause
de lui. Parce qu’on les avait vus en compagnie de Bob le
mercenaire. Il n’y avait pas d’autre raison possible. Son
impuissance le rendait ivre de rage. Reg Whaley soupira :
— Vous avez mis le doigt sur « East Gate », mais je
ne sais pas ce que vous pourrez faire. Ce Bob est dans le
coup. Il faut espérer pour vous que Fayette ne parlera
pas…
Malko chercha à récapituler ce que la Noire pouvait
apprendre aux policiers de la « Spécial Branch ». Qu’il
soupçonnait le rôle de Bob Lenard dans l’opération
« East Gate ». Et son appartenance à la C.I.A.
— Vous croyez qu’ils la…
Reg hocha tristement la tête.
— Sûrement. Don n’a pas bonne réputation. Mais pas
en ce moment. Ils font ça la nuit, quand les secrétaires et
les visiteurs sont partis. Ils les laissent dormir le jour. Il y
a plusieurs petites cellules. Une fille aussi belle qu’elle, ils
ne vont pas s’en priver…
— Vous savez quand elle a été arrêtée exactement ?
— Vers trois heures du matin. Une voiture du
P.U.T.U. est venue la chercher chez elle. Le copain qui
m’a prévenu l’a vue arriver au Maufe Building. Ils l’ont
balancée tout de suite dans un fût plein d’eau. Vous
savez, on lui appuie sur la tête et on ne lâche que
lorsqu’elle suffoque. Ils font ça pour mettre en condition
les gens qu’ils vont interroger sérieusement… Ça ne
laisse pas de traces.
— Reg, demanda Malko, vous avez toujours votre
browning ? Celui que vous m’avez proposé ?
Les yeux gris du journaliste se posèrent sur Malko.
Inquiets.
— Qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Je ne sais pas encore. Essayer de la faire sortir de
là.
Reg Whaley secoua la tête.
— Je veux bien vous le donner, mais c’est de la folie.
Vous ne ferez pas vingt yards dans Fourth Street. Toute
la « Spécial Branch » sera sur votre dos… Enfin !
Il se pencha et ouvrit un tiroir, puis tendit à Malko
un automatique noir calibre 32.
— Le chargeur est plein, dit-il. Si vous vous faites
piquer avec dans des circonstances « normales », dites
que je vous l’ai prêté parce que vous alliez dans Harari la
nuit. Cela passera. Tous les Blancs sont armés, ici, avec
ou sans licence.
Malko glissa le pistolet dans sa ceinture. Il regrettait
de ne pas avoir emporté sa propre arme, son pistolet
extra-plat. Mais le bureau de Vienne de la C.I.A. avait été
formel. Le risque d’être découvert était trop grand.
— Reg, dit-il, si vous n’entendez plus parler de moi,
vous saurez où je suis… Faites ce que vous pourrez.
Le journaliste avait fait le tour du bureau. Il
emprisonna la main droite de Malko dans les deux
siennes. C’est la première fois que Malko le voyait se
dépouiller de son cynisme.
— Faites attention à ces bâtards ! dit-il.
Malko grimpa sans se presser l’escalier de bois. La
maison était silencieuse. Par précaution, il avait laissé la
Datsun dans Manica Road. Maintenant, il se sentait
parfaitement calme. Arrivé sur le palier du premier, il
tira le browning de sa ceinture, l’arma et frappa à la porte
de l’appartement de Mathilda. Ivre de joie anticipée, Bob
Lenard ne s’attendait certainement pas à ce qu’il
revienne. Le plan de Malko était d’une simplicité
biblique. Donner une minute au mercenaire belge pour
lui révéler ce qu’il savait d’« East Gate ». Sinon, il lui
tirait une balle dans la tête.
Après l’épisode Fayette, il n’en pleurerait pas des
larmes de sang. Des hommes comme Lenard, il en avait
connu des dizaines. Dans neuf cas sur dix, ils étaient
lâches. Le Belge préférerait parler plutôt que voir sa
cervelle sur les murs…
La porte s’entrouvrit doucement. Mathilda était
tellement défigurée que Malko eut du mal à la
reconnaître. Son visage avait pris la forme d’une poire, le
côté renflé se trouvant là où avait frappé la crosse du
Herstall. La pommette, la joue, le pourtour de l’œil, tout
était violet. L’œil lui-même disparaissait sous la
boursouflure et du pus suintait de la blessure à la tempe.
L’œil unique contempla Malko sans paraître le
reconnaître.
Mathilda avait dû se droguer pour éviter de trop
souffrir.
— Bob est là ?
La Noire mit bien trente secondes à répondre.
— Non.
Déjà, elle refermait la porte. Malko l’en empêcha.
— Où est-il ? Il va revenir ?
Son visage inexpressif prit soudain une expression
haineuse.
— Non !
Cette fois, elle referma la porte pour de bon. Malko
redescendit l’escalier. Furieux et déçu. Bob Lenard était
dans la nature. Vraisemblablement protégé par la
« Spécial Branch ». Il risquait de ne plus remettre les
pieds au Queen’s… Fayette était en train de se faire
torturer et Reg Whaley ne savait rien. Quant à Daphné, il
sentait maintenant qu’il n’en tirerait que la version
« expurgée » d’« East Gate ».
Ses pas le ramenèrent à la Datsun. Il n’y avait plus
qu’une chose à faire : tenter de libérer Fayette et fuir ce
pays inhospitalier.
Ce qui était presque du domaine de l’impossible…
Une voiture passa lentement devant lui, avec deux
femmes-policiers à bord, le visage sévère sous les coquets
chapeaux bleus.

***

Plusieurs fenêtres brillaient au quatrième étage de


Maufe Building. Immobile, dans le noir, sur la pelouse
séparant le centre de torture de la « Spécial Branch » du
bâtiment « officiel », Malko réfléchissait. Il était onze
heures. Seules, quatre Land-Rover stationnaient encore
dans la cour en face du mur de brique rouge. Il ne devait
pas y avoir grand monde. Il se décida d’un coup, entrant
dans la zone éclairée d’un pas tranquille.
Un vieux policier en uniforme était assis sur un
tabouret près de la porte. Lisant le « Rhodesian
Herald ». Lorsque Malko poussa la porte, il leva les yeux
avec un regard interrogateur.
Malko lui adressa son sourire le plus cordial.
— Good evening. L’inspecteur Christie est au
quatrième ?
Le vieux policier, pris par surprise, balbutia.
— Good evening, Sir… je… je crois, mais…
Malko avait déjà la main sur la porte de l’ascenseur.
— J’arrive de Bulawayo, dit-il. Je suis un peu en
retard.
Il était déjà dans l’ascenseur. L’autre esquissa le
geste de se lever puis se rassit. Il ne connaissait pas le
visage de Malko, mais le fait qu’il soit de Bulawayo
l’expliquait. Par définition un Blanc ne pouvait être
suspect. Il regarda disparaître l’ascenseur, l’âme en paix.

***
Malko sortit sur le palier du cinquième, referma
doucement la porte et écouta.
Cet étage-là était sombre et désert, mais à l’étage
inférieur, il entendait des pas et des bruits de voix. Il
regarda le numéro d’un des bureaux, en face de lui : 509.
Les étages étaient tous semblables, donc le 407 se
trouvait presque en face de l’ascenseur. En dessous de
lui. Il revint se pencher sur la cage de l’escalier, aperçut
plusieurs portes fermées, un homme passa rapidement
dans son champ de vision. Un Blanc qui tirait au bout
d’une chaîne un Noir, les mains menottées derrière le
dos, le visage tuméfié et amorphe.
Il pensa à Fayette et sa fureur augmenta encore. Tout
à coup, la porte du 407 s’ouvrit. Instinctivement, il
recula, reconnut l’inspecteur Don Christie. Une cigarette
à la main, l’air soucieux. Il fila vers le fond du couloir. Le
cœur de Malko fit un bond dans sa poitrine. C’était
l’occasion rêvée. Il se lança silencieusement dans
l’escalier, le browning au poing.
Quatre marches plus loin, il s’arrêtait de justesse, en
équilibre, l’estomac plein de plomb. Dans un coin du
palier qu’il n’avait pu voir jusque-là, il y avait un jeune
policier en short, une mitraillette Uzi sur les genoux.
Celui-là ne lisait pas de journal et ne croirait pas que
Malko était un inspecteur de la « Spécial Branch » de
Bulawayo. Il remonta en toute hâte. Juste à temps pour
apercevoir Don Christie rentrer dans le bureau. Il avait
dû aller satisfaire un besoin naturel.
Écœuré, il s’assit sur le palier. Cinq minutes ou un
quart d’heure plus tard, un cri aigu, vite interrompu,
monta vers lui. Venant du bureau 407.
Un cri de femme. Puis, plus rien. Malko bouillait. Il
lui aurait fallu un fusil à éléphant. Mais il n’avait qu’un
calibre 32. Descendre eût été du suicide pur et simple. Il
écouta encore longtemps. Perdant la notion du temps. Et
soudain, la porte du 407 s’ouvrit de nouveau.
Il vit d’abord Don Christie, les traits fatigués, puis
Fayette entra dans son champ de vision, poussée par une
grosse Noire en uniforme bleu. Elle portait une sorte de
longue tunique mouillée qui moulait son corps
somptueux jusqu’au-dessous des genoux. On avait dû la
tremper dans l’eau. Ses mains étaient attachées derrière
son dos avec des menottes et elle semblait à demi-
inconsciente, gémissant d’une voix monocorde. Malko
entendit la voix de Don Christie.
— Ramenez-la au 8.
Brutalement la Noire mafflue tira Fayette par la
chaîne des menottes.
La prisonnière trébucha et s’effondra au milieu du
couloir. Don Christie avait disparu. La policière, aussitôt,
envoya un coup de pied dans les reins de Fayette.
— Get up, munt{27} !
Fayette tenta de se relever. Comme elle n’y arrivait
pas assez vite, la femme arracha de sa ceinture une paire
de menottes, la Fit tournoyer et l’abattit sur le visage de
Fayette, la martelant jusqu’à ce qu’elle s’effondre
complètement. Elle se redressa dans un silence
suffoquant. Avec dans les yeux une telle expression de
joie sexuelle que Malko eut envie de tirer une balle dans
son gros visage bestial. Il entendit une voix sèche ;
— L’inspecteur vous a dit de la ramener dans sa
cellule, pas de la battre.
Ce devait être le jeune policier à l’Uzi.
La grosse Noire marmonna quelque chose d’instinct,
puis décrocha de sa ceinture un gros bâton noir dont elle
appuya l’extrémité sur la nuque de Fayette. Malko vit son
pouce appuyer sur un déclencheur rouge.
Fayette poussa un hurlement et roula sur elle-même,
les yeux hors de la tête. C’était un « stick électrique »
dont on se sert pour repousser les animaux… À chaque
contact on recevait une décharge. Lentement, le visage
en sang, Fayette se releva, tirée par ses menottes et
disparut du champ de vision de Malko. Elle avait une
espèce de mousse blanche aux lèvres et le regard atone
d’une bête qu’on mène à l’abattoir.
Glacé de haine et d’horreur, Malko calma les
battements de son cœur et se raisonna. Il ne pouvait rien
faire pour aider Fayette. Il fallait trouver autre chose. De
toute façon, il devait ressortir avant Don Christie. Sinon,
il risquait de sérieux problèmes…
L’ascenseur était resté là. Il s’y reglissa doucement et
appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.
Cette fois, le vieux policier leva à peine la tête en
marmonnant :
— Good night, Sir.
Malko était dans la cour. Ce n’est qu’en arrivant au
Monomatapa qu’il recommença à penser froidement.
Pour que les Rhodésiens fassent preuve de cette férocité,
il fallait une raison sérieuse.
Il était en train de se déshabiller lorsque le téléphone
sonna. Machinalement, il regarda sa Seiko : une heure et
demie. Qui pouvait l’appeler à cette heure tardive ?
Salisbury dormait depuis longtemps. Il décrocha, tendu,
le cœur dans la gorge.
La voix douce de Daphné Price était chargée
d’inquiétude et aussi de soulagement.
— Malko ! Où étiez-vous passé ? J’ai appelé plusieurs
fois dans la soirée.
Son angoisse tomba un peu. Sans disparaître
complètement. Pourquoi Daphné Price qui aimait se
coucher tôt était-elle réveillée ?
— Je suis sorti, dit-il. Que se passe-t-il ?
— Une bonne surprise, roucoula la Rhodésienne.
Mon patron m’envoie demain à Victoria Falls. Pour
porter des documents à un émissaire qui vient de
Zambie. Il a charté un avion. Il y a de la place pour vous.
J’ai pensé que cela vous ferait une agréable promenade.
Nous reviendrons après-demain…
Le cerveau vide, Malko écoutait la voix chaude,
amoureuse de Daphné Price. Essayant de maîtriser la
rage froide et le dégoût qui l’envahissaient.
Daphné insista avec un soupçon de contrariété.
— Vous aviez d’autres projets ?
— Non, non, dit Malko. C’est une très bonne idée. À
quelle heure partons-nous ?
— Dix heures, fit Daphné Price d’une voix ravie. Je
passe vous prendre à l’hôtel.
Malko raccrocha. Glacé. Fayette avait parlé. La
machine à broyer de la « Spécial Branch » était en route.
Il était le suivant sur la liste.
CHAPITRE XIV

Les jambes poilues et la chemise rapiécée de Ted


Collins détonaient curieusement au milieu des
somptueuses boiseries anciennes. Le policier de la
« Spécial Branch » osait à peine fouler le sol recouvert
d’un épais tapis persan importé d’Afrique du Sud.
The Honorable Roy Golder lui faisait face, un verre
de brandy à la main, appuyé à la cheminée, sous le
trophée d’un grand koudou aux superbes cornes
tirebouchonnées. Ses cheveux blancs et son maintien
distant inspiraient un profond respect à Ted Collins.
Autant que l’ambiance du salon cossu du Salisbury Golf
Club. Le chef des Services Spéciaux rhodésiens
s’approcha du policier et posa sa main soignée sur le
tissu rapiécé.
— Ted, j’ai voulu vous voir pour vous dire que vous
faites un sacré bon travail. Est-ce que tout est prêt ?
— Euh, je crois, Sir, fit le policier paralysé de respect.
Je vais partir aujourd’hui pour le nord-est. Avec notre
homme. La personne de l’autre bord doit arriver
également.
Roy Golder hocha la tête avec satisfaction.
— The Good Lord is on our side{28}, Ted.
Passant son bras sous celui du policier, Roy Golder le
mena à la fenêtre qui donnait sur le superbe golf, au
gazon si vert qu’il en paraissait peint. D’une voix tendue,
il dit à voix basse :
— Nous n’allons quand même pas laisser tout cela à
ces « bastards ».
Ted Collins se sentait au bord des larmes. Il lui
arrivait, par plaisir, de parcourir en voiture la ceinture de
quartiers résidentiels qui entouraient le centre. Pour se
rendre compte de visu de la vitalité de la Rhodésie
blanche.
— Certainement pas. Sir, affirma-t-il avec force.
Sa pomme d’Adam montait et descendait sous le
coup de l’émotion. Il avait l’impression, tout à coup, de
faire l’Histoire… Le vieil homme chercha son regard.
— Ted, certaines choses devront toujours rester entre
vous et moi. Vous le savez, n’est-ce pas ? Pour cet
homme, ce mercenaire… Vous avez tout prévu ?
— Tout, assura Ted Collins, d’une voix ferme.
— Très bien, faites attention et que Dieu vous garde.
Vous vous occupez aussi de l’autre côté ?
— Oui, Sir.
— Soyez prudent, Ted. Très prudent. Nous avons
tant d’ennemis.
— Certainement, Sir. À propos, Sir, votre livre
avance-t-il ?
Roy Golder écrivait un livre sur l’épopée de la
Shangani Patrol. Il sourit, flatté.
— Il avance, Ted. Il avance.
Il raccompagna Ted Collins jusqu’au hall glacial et
désert.
Le policier descendit presque en courant les marches
de pierre du vieux bâtiment et sauta dans sa Land-Rover.
Il regrettait d’avoir laissé Mathilda en liberté. C’était un
risque, bien que Bob ait juré ses grands dieux que la
Noire n’était au courant de rien. Fait recoupé par
l’interrogatoire de Fayette.
Mais, plus le jour de l’opération « East Gate » se
rapprochait, plus Ted Collins était nerveux.
C’était plus fort que lui. Depuis le début, The
Honorable Roy Golder lui faisait confiance. Il avait
décidé de la mériter. Férocement, s’il le fallait…
Dix minutes plus tard, il stoppa devant l’hôtel
Elisabeth. Bob Lenard l’attendait dans le hall avec tout
son équipement. Depuis l’algarade qui avait suivi
l’arrestation de Fayette, le Belge filait doux. Il chargea
avec précaution le fusil à lunette enveloppé dans sa
housse à l’arrière de la Land-Rover. Puis prit place à côté
de Ted Collins.
— On en a pour combien de temps ? demanda-t-il.
— Trois heures, fit le policier. John Burger nous
attend pour le thé.

***

— Bastards ! Goddam fucked bastards{29} !


John Burger murmurait entre ses dents, pour lui
tout seul. Il acheva de vider sa boîte de bière, rota,
étendit ses pieds nus sur le carrelage du patio et jeta un
regard furieux sur la double clôture de barbelés
électrifiés qui entouraient sa ferme. Elle était renforcée
par des projecteurs télécommandés de l’intérieur. Il avait
dû supprimer plusieurs massifs de fleurs pour les
remplacer par des emplacements de combat protégés par
des sacs de sable.
Jusqu’alors, la ferme Burger n’avait pas vraiment été
attaquée. Seulement quelques obus de mortiers. Aucun
n’avait touché la maison, pointés la nuit à la va-vite.
Mais cela viendrait. La ferme se trouvait en pleine
zone d’insécurité, bien au nord de Sipolilo. À moins de
trente kilomètres de la vallée du Zambèze.
La femme de John Burger et ses deux filles avaient
été s’installer à Salisbury. Les joyeuses virées du samedi
soir, de ferme a ferme, avaient totalement cessé. Dès que
la nuit tombait chacun s’enfermait derrière ses volets
blindés, allumait l’émetteur-radio donné par l’armée et
attendait, le fusil Fal à portée de la main.
La plupart du temps il ne se passait rien.
Quelquefois, avec un lâche soulagement, on entendait
seulement claquer des rafales dans le lointain. Ou le
téléphone sonnait. C’était la voix excitée d’un voisin, à
dix ou vingt kilomètres, annonçant :
— Ils viennent de tirer. Les « Forces » arrivent.
L’armée intervenait toujours très vite. Durement et
efficacement. Mais des patrouilles ne pouvaient pas
couvrir les 800 milles de frontière avec le Mozambique.
La vallée du Zambèze était une vraie passoire. Déjà des
centaines de terroristes se cachaient dans les collines
couvertes d’un bush épais qui ondulaient entre Mont
Darwin et le Zambèze. Impossible d’aller les débusquer.
Les hélicoptères étaient réservés pour les interventions
urgentes. John Burger entendit un bruit de moteur et
jeta un coup d’œil à travers les barbelés. C’étaient peut-
être les visiteurs qu’il attendait. Il se leva, contourna la
Mercedes 350 SL bleu-nuit flambant neuve qu’il avait
commandée un an plus tôt. Maintenant, il n’osait plus
s’en servir à cause des mines et se déplaçait dans une
vieille Land-Rover.
Le bruit grandit. Ce n’était qu’un véhicule militaire
antimines qui passa lentement devant la ferme en se
dandinant. Deux plaques de blindage en V à l’intérieur
desquelles étaient assis une dizaine de soldats, haut
perchées sur un châssis de camion. Quand l’engin passait
sur une mine, le souffle glissait le long des parois et on
en était quitte pour changer une roue ou le moteur…
Avec une régularité fastidieuse, ces engins parcouraient
toutes les pistes de l’aube au crépuscule, rentrant
sagement dans leurs postes de police respectifs pour
permettre aux terroristes de poser les mines qu’ils
feraient sauter le lendemain… Dégoûté, John Burger
rentra chez lui. Sa ferme était superbe. Une des plus
belles du nord-est. 20 000 hectares de bonnes terres.
Son grand-père l’avait créée, en arrivant directement du
Surrey. John Burger faisait du tabac, de la viande, du
mais.
Maintenant, il n’osait même plus aller se promener
sur ses terres. Un de ses voisins avait été arrosé à bout
portant à la mitraillette, par un groupe de terroristes. Il
avait dû laisser sa femme avec une balle dans le bras sous
un arbre et parcourir vingt kilomètres à pied pour
chercher du secours.
Un autre avait été éventré par une mine. Alors, John
Burger, dégoûté, ne sortait plus de sa ferme, passant ses
journées entre son bar et le patio, à se bourrer de bière,
de scotch et de brandy. Il n’avait même plus le courage
de s’habiller et traînait, uniquement vêtu d’un vieux
short, avec l’impression de vivre dans un camp de
concentration.
Il retourna jusqu’au bar décoré d’une superbe
collection de fusils et jeta un coup d’œil sur l’étagère.
Quatre heures. C’était l’heure de se mettre au scotch. Il
n’y avait plus une seule bouteille ! Furieux, il hurla :
— Lisbeth !
Affalé dans un fauteuil du salon, il attendit, l’œil
injecté de sang, le souffle court et la bouche pâteuse.
Trente secondes plus tard, surgit la bonne ; une jeune
Matabele dont la tête se hérissait de mèches de cheveux
tressées en palmier, au-dessus d’un visage gracieux et
timide. La fille d’un « chef » coutumier qui travaillait
depuis six mois chez Burger. Pour 35 cents l’heure. Le
prix d’un « cotton-picker »{30}.
Elle s’arrêta sur le seuil, pieds nus, vêtue seulement
d’une robe imprimée. N’osant pas entrer dans le salon
recouvert de moquette. Elle couchait dans le
« compound » des Noirs, à quelque distance de la ferme.
Burger n’avait plus confiance en personne.
— Yes, Mister, dit-elle d’une voix imperceptible.
— Il n’y a plus de whisky, grogna John Burger. Va
m’en chercher.
— Yes, Mister.
Elle s’éclipsa aussi silencieusement qu’elle était
venue, revint quelques minutes plus tard avec une
bouteille de J & B et un seau à glace. John Burger lui
arracha la bouteille des mains, jeta quelques glaçons
dans un verre et vida le scotch pur dedans. L’alcool glacé
se transforma en feu liquide sur son palais, le
remplissant d’une chaleur délicieuse.
Voyant qu’il n’avait plus besoin d’elle, Lisbeth
s’éloigna à travers le salon. Pressée de partir, elle franchit
d’un coup les trois marches séparant le salon du couloir
en surplomb, faisant ressortir sa cambrure.
John Burger eut l’impression soudaine que le scotch
avait mis le feu aux parois de son estomac. Il posa son
verre et appela d’une voix sèche :
— Lisbeth !
La jeune Matabele s’arrêta net, tourna la tête, sans
redescendre les marches :
— Yes, Mister ?
— Viens ici.
Elle ne bougea pas.
Alors, John Burger se leva pesamment, traversa le
salon. Ses yeux bleus semblaient s’être recouverts d’une
pellicule de plastique. Lisbeth n’avait pas bougé, comme
une impala paralysée par une panthère. Quand elle sentit
le souffle de son maître dans son cou, elle frémit. Le
fermier la contempla plusieurs secondes puis dit d’une
voix altérée :
— Ferme la porte.
Lisbeth tourna vers lui un visage effrayé et suppliant.
Sans oser bouger.
— Mister, j’ai beaucoup de choses à faire dans la
cuisine.
Un éclair de rage passa dans les yeux bleus rendus
vitreux par l’alcool. John Burger tira deux billets d’un
dollar d’une poche de son short et les fourra dans les
doigts noirs.
— Tu iras t’acheter une robe à Mount-Darwin jeudi.
Jeudi, c’était le jour de congé mensuel de la
Matabele… Mais les doigts ne se refermèrent pas sur les
billets qui tombèrent à terre. Cela eut le don de plonger
John Burger dans une rage folle.
— Munt ! grogna-t-il.
Il lâcha la Noire pour fermer la porte à la volée. Puis
il bondit jusqu’au bureau où se trouvait une boîte à
cigares percée de trous, juste à côté d’une grosse vieille
bible et du coffre où il conservait son argent liquide. Plus
de 5 000 dollars en billets de dix.
Lisbeth poussa un grognement étranglé.
— Oh, Mister, non !
Ses gros yeux marron fixaient la boîte à cigares que
John Burger avait prise dans la main droite. Il revint vers
elle avec un sourire plein de méchanceté.
— Il fallait te décider avant, grommela-t-il.
Se plaçant entre la porte et Lisbeth, il entrouvrit la
boîte de la main gauche et plongea la droite dedans.
Lisbeth poussa un hurlement perçant et recula jusqu’au
mur, la bouche grande ouverte.
La main de John Burger ressortit de la boîte, tenant
derrière sa tête un gros lézard multicolore d’une
vingtaine de centimètres de long. Un vulgaire caméléon,
animal totalement inoffensif. Terrorisé, il faisait le mort,
les pattes raides, le corps tendu. Le fermier s’approcha
lentement de Lisbeth. Lorsqu’il ne fut plus qu’à un
mètre, il envoya la main gauche en avant, lui prenant le
cou.
Sa poigne colla la Noire contre le mur. Lisbeth
semblait transformée en bloc de pierre. Avec une lenteur
calculée, le fermier approcha le lézard de son cou.
Lorsque les pattes griffues effleurèrent son épiderme,
Lisbeth poussa un hurlement strident, hystérique,
dément. Repoussant John Burger avec une force
décuplée par la terreur, elle fonça vers la porte,
s’accrocha à la poignée. Hurlant des mots sans suite dans
sa langue.
Le fermier la rattrapa, la jeta brutalement par terre,
toujours de la main gauche, sans lâcher le lézard. Lisbeth
sanglotait, les poings serrés, en pleine crise d’hystérie.
Elle eut un brusque sursaut et perdit connaissance.
Furieux, John Burger se releva, sans lâcher son
caméléon et alla boire une lampée de scotch. Puis il
revint vers sa victime, l’œil mauvais. Il avait horreur
qu’on lui manque de respect. Il s’assit à califourchon sur
Lisbeth étalée en travers des marches. Attendant qu’elle
se réveille. Gentiment, il caressa le caméléon, lui faisant
darder sa langue fourchue. Les Noirs avaient une peur
panique de ces petits lézards. Persuadés que le diable
s’incarnait en eux. C’est la raison pour laquelle John
Burger en avait toujours un à côté de sa réserve de
billets. Le voleur matabele le plus endurci ne s’y serait
pas risqué.
— On va bien s’amuser, dit-il au lézard.
Pour réveiller plus vite Lisbeth, il glissa deux doigts
par l’échancrure de sa robe de coton et lui pinça le bout
d’un sein.

***

Lisbeth claquait des dents, les yeux hors de la tête,


tremblant de tous ses membres. L’odeur aigre de sa
sueur suintait à travers la robe de cotonnade. Elle ne
protestait plus, ne criait pas, mais ses yeux ne quittaient
pas le caméléon que John Burger promenait
sadiquement sur ses jambes. Soudain, déçu de ne pas
obtenir plus de réactions, le fermier prit la tête du lézard
et le fourra entre les cuisses café au lait découvertes par
la jupe. Lisbeth eut un tel sursaut que John Burger faillit
être renversé ! Ses lèvres dessinèrent silencieusement le
mot « please ».
Tétanisée, elle ne bougeait plus. John Burger
commençait à en avoir assez de tenir son lézard. Il retira
sa main et, se penchant, jeta l’animal dans sa boîte.
Aussitôt, la Noire se mit à pleurer convulsivement, se
retournant sur le ventre. Sans un mot, John Burger la
prit par la nuque de la main gauche, la poussant en
avant. Elle émit un faible « Mister » mais ne se débattit
plus. Tout plutôt que le lézard. Ses genoux heurtèrent la
moquette de la dernière marche et elle se retrouva en
équilibre les mains à plat sur la première marche, le front
touchant le sol.
John Burger ne perdit pas de temps. Tandis qu’il
s’attaquait à son short d’une main, l’autre relevait la robe
de coton jusqu’aux hanches. Les Noires ne portaient
jamais aucun dessous. Lisbeth essaya de tourner la tête.
Burger grommela :
— Ne bouge pas. Sinon, tu as droit à l’autre truc…
Elle tremblait. À son tour, il s’était agenouillé. Il cala
son pied sur celui du piano, un peu sur le côté, tâta avec
ses doigts pour trouver ce qu’il cherchait, puis aussitôt
s’enfonça d’un coup.
Les lèvres étouffées par la moquette, Lisbeth avala de
la laine. Avec l’impression d’avoir un épieu brûlant dans
le ventre. Depuis qu’elle travaillait à la ferme, cela
arrivait une fois par semaine.
Voyant qu’elle ne se débattait pas, John Burger lâcha
sa nuque, prit ses hanches à deux mains, se retira
presque complètement et la prit de nouveau, aussi loin
qu’il le put. Il aurait pu continuer ainsi pendant des
heures, mais l’odeur de la fille l’incommodait. La honte
aussi, de se laisser aller à ses instincts. En quelques
mouvements rapides, il vint à bout de son désir,
délicieusement collé à la croupe cambrée de Lisbeth.
L’orgasme lui arracha un hoquet et il bava un peu sur
le dos de la Noire.
Le plaisir passé, il se redressa aussitôt, rabattit la
robe et lui donna une tape sur les fesses.
— Va faire le thé maintenant.
Mais Lisbeth ne bougea pas, abrutie de peur et de
douleur. John Burger, apaisé, se dit qu’il pourrait la faire
dormir de temps en temps ailleurs que dans le
compound. Pas dans son lit, bien sûr, parce qu’il avait le
sens des convenances. Mais sur la moquette du salon ou
dans l’appentis au fond du jardin, réservé aux
domestiques… Il était en train de rêvasser à la fermeté de
la croupe qu’il venait de transpercer lorsqu’il y eut un
coup de klaxon.
Il se rua sur Lisbeth :
— Fous le camp à la cuisine !
La Noire se souleva à peine. Furieux, John Burger
ouvrit la porte et traversa le couloir. La Land-Rover était
garée derrière sa Mercedes. Ted Collins en sauta,
accompagné d’un civil blond. Ce dernier avait à la main
un étui contenant visiblement un fusil. Les deux hommes
se dirigèrent vers lui. Ted lui serra la main
vigoureusement.
— John, c’est Bob, la personne dont je vous ai parlé.
Le fermier serra la main de son visiteur et entraîna
les deux hommes vers le salon. Lisbeth se relevait à
peine, le visage encore ravagé de larmes.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Ted Collins, tout
de suite aux aguets.
John Burger eut un sourire innocent.
— Oh, rien, Lisbeth avait fait des bêtises, alors je l’ai
un peu chatouillée avec mon caméléon…
Ted Collins eut un sourire indulgent et expliqua à
Bob :
— Les Noirs d’ici croient que le caméléon c’est le
diable et qu’il va emporter leur âme… Il nous faudrait
une armée de caméléons sur le Zambèze…
Bob Lenard regarda Lisbeth s’éclipser, se disant qu’il
y avait mieux à faire avec elle que de jouer avec un
lézard. Les Anglo-Saxons étaient décidément des gens
bizarres.

***

Le grand Noir en casquette de toile et treillis


bleuâtre, tenue de l’armée mozambiquaise, regarda les
boiseries avec ébahissement. John Burger se donnait un
mal fou pour être à peu près aimable, mais cela lui faisait
mal au cœur de voir un nègre dans son fauteuil.
Malheureusement, il s’était mis à pleuvoir et il ne pouvait
pas les recevoir dans le patio.
Ted Collins tirait sur son éternelle pipe, toujours pas
rasé, une chemise encore plus rapiécée que d’habitude
sur le dos, l’air éreinté, il venait de conduire quatre
heures sur les pistes de la vallée du Zambèze pour
ramener le Noir. La cheville ouvrière du plan « East
Gate » le lieutenant Mabika, transfuge du S.N.A.S.P., les
services spéciaux du FRELIMO, qui remplissaient le
Mozambique de camps de « réhabilitation ».
Le policier annonça à John Burger :
— Le lieutenant Mabika va rester ici jusqu’à
l’opération. Il vaut mieux qu’il ne couche pas au
compound.
— On lui trouvera un coin ici, fit le fermier,
faussement jovial.
Ted Collins remercia d’un sourire. Il avait
politiquement une totale confiance en John Burger qui
avait un jour suggéré d’empoisonner tous les Noirs de
son compound parce qu’il y avait parmi eux un agitateur
politique qu’on n’arrivait pas à identifier. On ne faisait
plus d’hommes de cette trempe. Sa ferme était la base de
départ idéale pour « East Gate ». Isolée, très près des
pistes menant à la vallée du Zambèze et sans famille qui
pourrait parler. Même les militaires étaient tenus à
l’écart du projet. Personne ne devait jamais savoir ce qui
s’était réellement passé.
Ted sourit au Mozambiquais.
— Bientôt, vous allez être un homme important,
Lieutenant.
Le lieutenant Mabika sourit, flatté et mal à l’aise. Il
n’avait jamais pu se faire aux manières des Blancs et son
anglais était loin d’être parfait.
— Il faudra faire très attention, dit-il.
Il avait traversé le Zambèze à la nage. C’était
Ricardo, le Portugais qui l’avait amené. Jadis il avait
travaillé pour la P.I.D.E. à Lourenzo-Marquès. Avant de
rallier le FRELIMO.
— Il vaut mieux que vous ne sortiez pas de la ferme,
avertit Ted Collins. Si la bonne vous demande d’où vous
venez, dites-lui que vous êtes venu ici pour aider à
protéger la ferme. Vous parlez matabele ?
— Non.
— C’est très bien.
Cela limitait les risques d’indiscrétion.
Lisbeth entra et eut un regard curieux pour le Noir.
Le fermier lui dit :
— Mabika va coucher ici, prépare-lui un lit dans la
cuisine. Il se ravisa. Ce soir, tu restes là, tu lui feras à
manger.
Comme ça, il avait un prétexte pour en profiter…
Ted Collins suivit des yeux la silhouette fine de la
jeune Noire. Ses seins pointaient à travers le coton. En
plus, elle semblait propre… Le fermier ne devait pas
s’ennuyer.
CHAPITRE XV

— Regardez ! l’impala. Les crocodiles l’attendent.


Malko colla son front au plexiglas de la cabine et
regarda au-dessous de lui. Une petite antilope était
immobile sur un minuscule îlot bordé de sable blanc, au
beau milieu du Zambèze. Tout autour, il aperçut ce qui
lui parut d’abord être de vieux troncs d’arbres. Des
crocodiles… Effrayée par le bruit du Cessna, l’impala
frémit et bondit dans l’eau. En un éclair, les crocodiles
attaquèrent, l’entourant, la déchirant. Ce fut une
boucherie instantanée, l’eau se teignit en rouge, puis la
scène disparut du champ de vision de Malko. Le Cessna
remontait pour sortir de la gorge.
— Quelle horreur ! dit Daphné Price.
Malko ne répondit pas. Pour l’instant, il s’identifiait
assez bien à la malheureuse impala… Afin de chasser ses
idées noires, il se concentra sur la vue. C’était
incroyablement beau. Du lac Kariba aux chutes de
Victoria Falls, le Zambèze zigzaguait au fond d’un canyon
bordé de savane clairsemée, servant de frontière
naturelle à la Rhodésie et à la Zambie, au nord. Le bush
était totalement désert. Pas un village, pas un signe de
présence humaine. Depuis le lac, le petit Cessna volait au
ras du carton, parfois à 15 pieds de l’eau, puis remontait
pour sauter une colline.
Le pilote tendit soudain la main vers l’ouest,
montrant des nuages gris qui s’élevaient du sol, comme
une énorme muraille.
— Voilà les Victoria Falls, annonça-t-il. Ce que vous
voyez, c’est l’eau vaporisée qui monte à près de 400
mètres.
À
On aurait dit un gigantesque incendie. À perte de
vue, le paysage était plat comme la main, une couverture
verdâtre. Le Cessna commença à descendre.
— Nous serons arrivés pour le déjeuner, commenta
Daphné Price d’une voix joyeuse.
Elle s’était installée sur le siège arrière, laissant
Malko à côté du pilote, un gros garçon précocement
enrobé de graisse, avec un curieux nez pointu. Les
cheveux noirs de Daphné étaient attachés avec un
élastique, un blue-jeans très ajusté moulait ses longues
jambes et, sans maquillage, elle paraissait cinq ans de
moins. Elle se pencha en avant et posa la main sur sa
nuque, la caressant doucement. Malko se retourna pour
lui sourire, se demandant à quel moment elle avait
décidé de le tuer.
Et comment ?
Depuis le coup de téléphone de la veille, sa
conviction était faite. En s’approchant de Bob Lenard, il
avait découvert quelque chose qu’il ne devait pas savoir.
Il ne pouvait plus rester vivant, mais les Rhodésiens ne
voulaient pas d’esclandre. Leur réputation était déjà
assez mauvaise… Alors, une nouvelle fois, on avait fait
appel à Daphné Price, la Mata-Hari de service. Celle qui
avait déjà expédié à la mort Ed Skeetie.
Il regarda au-dessous de lui les quelques bâtiments
qui constituaient Victoria Falls. D’avion, le spectacle des
chutes était grandiose. Elles barraient le Zambèze sur
toute sa longueur, près de 1 500 mètres. L’eau plongeait
dans la gorge de cent mètres de profondeur au milieu
d’un bouillonnement gigantesque. Un énorme arc-en-ciel
bondissait vers le ciel, sans cesse reformé. À côté des
chutes, le pont métallique enjambant le Zambèze
semblait minuscule… Le pilote vira sur l’aile et reprit la
direction du terrain, à une vingtaine de kilomètres de la
ville. Trois heures plus tôt, ils avaient décollé du petit
aéroport de Charles Prince Airport, à l’ouest de
Salisbury. Malko soupçonnait fortement le pilote d’être
un homme de la « Spécial Branch ». Il n’avait
pratiquement parlé qu’à sa radio. Le piège était bien
tendu. On ne saurait jamais ce qui était arrivé à Malko,
puisqu’il ne se trouvait pas sur le manifeste du vol
régulier Salisbury-Victoria Falls. Bien sûr, il aurait pu
trouver un prétexte pour ne pas partir. Mais il était
certain que la « Spécial Branch » n’aurait pas hésité à
utiliser des méthodes moins subtiles. En allant à Victoria
Falls, il risquait sa vie, se jetait dans la gueule du loup,
mais au moins, il savait d’où venait le danger, et avait
une petite chance de retourner la situation. En apprenant
ce qu’il cherchait.
— À quel hôtel allons-nous ? demanda-t-il.
— À l’Elephant Hill, dit Daphné Price, c’est le
meilleur.
L’assassin revient toujours sur les lieux du crime. Le
Cessna se posa sur l’immense piste construite par les
Sud-Africains. Il faisait beaucoup plus chaud qu’à
Salisbury. Tout de suite, Daphné glissa son bras autour
de la taille de Malko.
— Vivement que nous soyons seuls, murmura-t-elle,
en posant ses lèvres dans le cou de Malko.
Il se demanda comment il allait s’en sortir. Sans allié
ou presque et avec en face de lui des gens décidés à tout.
Sans parler du charme de Daphné Price. Il ne savait
toujours pas comment elle s’était débarrassée d’un
homme aussi méfiant et solide qu’Ed Skeetie. Ils
pénétrèrent dans le petit aéroport absolument désert.
— We are the passengers of the Titanic ! At least we
will go first class{31} !
Daphné leva son verre. Elle avait abandonné la
crème de cacao pour le cognac Gaston de Lagrange. Des
étoiles brillaient dans ses yeux ; sa longue robe blanche
romantique se mariait très bien avec les boiseries
sombres, les valets en habit et les nappes en dentelle du
restaurant de l’Elephant Hill. Le plus sophistiqué que
Malko ait vu en Rhodésie. Une ambiance feutrée, un
service parfait et une cuisine très acceptable. Pourtant, il
avait eu du mal à terminer sa queue de crocodile grillée,
translucide et délicieuse comme du homard cru.
Ils avaient fait l’amour avant le dîner, lentement,
longtemps, tendrement. Sans cesse, Malko observait
Daphné, cherchant une faille dans sa conduite parfaite.
Sans la trouver. À tel point qu’il finissait par se
demander s’il n’était pas victime d’un incroyable
concours de circonstances. Si Daphné Price n’était pas
tout simplement une jeune femme amoureuse d’un
visiteur de passage, n’ayant rien à voir avec la « Spécial
Branch ».
— À quoi pensez-vous ? demanda-t-elle tout à coup.
Les yeux dorés de Malko plongèrent dans les siens.
— Au Titanic, dit-il. Il y a eu des survivants.
Elle rit. Sans vraie gaieté. Autour d’eux, la salle à
manger était presque vide. Les gens venaient surtout
pour le week-end. Daphné avait disparu pendant deux
heures avec un gros attaché-case noir. Soi-disant pour
aller retrouver son émissaire zambien… Il n’avait pas
vérifié si les quelques mesures de sécurité qu’il avait
prises étaient en place.
Mais il comptait surtout sur lui-même…
Il signa l’addition. Daphné le précéda, se dirigeant
vers la salle de jeu. Il avait l’impression de repasser un
vieux film. C’étaient presque les mêmes gens, la même
ambiance, la même femme et la même robe. Celle des
mises à mort…
En dépit de son calme apparent, Malko n’arrivait pas
à se débarrasser de l’angoisse diffuse qui le tenaillait. Le
syndrome du condamné à mort…
Daphné s’approcha d’une table de roulette. Malko
alla changer 100 dollars et lui donna des jetons. En
quelques minutes, elle eut tout perdu. Avec un rire
joyeux, elle s’accrocha au bras de Malko.
— Ça ne fait rien ! Malheureux au jeu…
Pour la première fois, il sentit une certaine tension
dans sa voix, une intonation métallique. Et aussi, il
remarqua ses pupilles dilatées. Il éprouva quand même
un choc lorsqu’elle proposa d’une voix apparemment
enjouée :
— Si nous allions faire un tour ? J’ai toujours eu
envie de contempler les chutes la nuit. Il paraît que c’est
féerique. Nous reviendrons vite.
Malko avait l’impression que son estomac venait de
se remplir de plomb. La porte de la cellule venait de
s’ouvrir, les hommes en noir étaient là, avec leurs visages
graves et les yeux sévères. Il regarda Daphné Price à la
dérobée. La Mort prenait parfois de somptueux atours.
— Bonne idée, dit-il.
Il avait tout fait pour que sa voix soit normale.
— Nous allons louer des imperméables, suggéra
Daphné, sinon nous serons trempés.
Ils avaient quitté la petite salle de jeux, bras dessus,
bras dessous. Comme un automate, il s’approcha du desk
de l’hôtel. Se demandant combien de temps, il lui restait
à vivre.
— Oh, regardez !
Un animal, probablement une antilope, venait de
traverser le Zambezi Road. D’un coup d’œil dans le
rétroviseur, Malko s’assura qu’aucune voiture ne le
suivait. Cinq minutes plus tard, il se garait devant le
parking sombre et désert de la « Rain Forest ».
Daphné Price sauta hors de la Datsun et fit quelques
pas, son imperméable sur le bras. La robe blanche se
détachait dans la pénombre comme un phare. La lune
était presque pleine, la nuit très, claire. Elle se retourna,
attendant Malko.
— C’est par là. Vous n’êtes jamais venu ?
— Jamais la nuit, dit-il.
Et une fois le jour, à la recherche d’Ed Skeetie.
Une humidité pénétrante filtrait à travers les arbres.
Ils s’engagèrent en silence dans le sentier, la main dans
la main. On n’entendait que le bruit de leurs pas. Bientôt,
le grondement des cataractes d’eau se précipitant dans la
gorge s’amplifia. C’était encore la saison des pluies et
l’eau était au plus haut. Durant la saison sèche, on
pouvait presque traverser le Zambèze à pied sec !
Malko, aux aguets, guettait la pénombre. Qu’allait-il
se passer ? Il s’écarta un peu de Daphné Price pour
qu’elle ne sente pas sa tension.
Arrivés à l’embranchement de deux sentiers, Daphné
hésita, puis alla vers la droite.
— Attention, dit-elle, il faut mettre les imperméables.
Ils s’enroulèrent dans le plastique translucide.
Effectivement, cent mètres plus loin ils se heurtèrent à ce
qui semblait être une pluie diluvienne. L’eau vaporisée
qui retombait du ciel. Tout était trempé par cette averse
éternelle. Ils arrivèrent en face de la « Devil’s Cataract ».
Impressionnant. Mais Malko n’arrivait pas à profiter
vraiment de l’extraordinaire spectacle.
Pourtant, ils ne s’étaient pas approchés à plus de dix
mètres du bord escarpé de la gorge. De temps en temps,
il se retournait, scrutant l’obscurité. Mais la forêt était si
dense qu’un régiment aurait pu s’y dissimuler.
Daphné Price frissonna et pesa plus fort au bras de
Malko, l’entraînant soudain dans la direction opposée.
— C’est trop humide ici ! dit-elle. Ces imperméables
c’est désagréable.
Ils firent demi-tour, s’éloignant de la gorge faisant
face à la « Devil’s Cataract », revenant vers le sentier qui
longeait le Zambèze en amont des chutes. La masse
sombre d’une statue se dessina soudain devant eux, au
milieu d’un espace découvert. Daphné Price s’arrêta et
dit :
— Regardez, la statue de Livingstone ! Ça, c’était un
homme. Quand je pense qu’il a traversé l’Afrique à pied,
elle soupira. Quand les blacks prendront le pouvoir, ils la
déboulonneront et la jetteront dans les Falls !
Malko sentit son bras trembler contre le sien. Malgré
sa méfiance et ce qu’il savait de Daphné, il en fut ému. La
jeune femme était plus près de la pasionaria que du
robot.
Il voulut lui tendre une dernière perche et se pencha
vers elle :
— Si nous rentrions ?
Ils avaient ôté leurs imperméables, car là où ils se
trouvaient, il ne pleuvait plus. Malko sentit le corps tiède
de sa compagne s’appuyer contre le sien.
— Pas tout de suite, dit Daphné. Allons voir les
singes. Il y en a plein dans ce sentier.
Malko eut l’impression qu’une main glacée lui serrait
le cœur. C’était bien ce qu’il avait pensé.
Les nerfs à vif, il s’engagea dans le sentier, laissant
derrière la statue de Livingstone, avec sa canne et ses
lunettes, probablement le dernier monument d’Afrique
élevé au colonialisme encore debout… À cet endroit, le
grondement des chutes était moins fort. Le sentier
longeait la rive du Zambèze à trois ou quatre mètres du
bord. L’eau coulait en contrebas. Cent mètres plus loin,
elle se précipitait dans la gorge…
Ils remontèrent en silence le sentier absolument
désert. Le sixième sens de Malko sentait grandir la
tension. Il lui sembla que Daphné s’accrochait plus fort à
son bras. De son côté, il réfléchissait à la façon de la
désarçonner moralement. Pour éviter d’être tué. Les
quelques précautions qu’il avait prises risquaient de
s’avérer dangereusement inutiles.
Au bout de cent mètres, le sentier tournait,
s’enfonçant vers l’intérieur de la forêt. Daphné s’arrêta
dans la courbe.
— Regardez la lune.
La pleine lune se reflétait dans l’eau noire du fleuve,
faisant naître des reflets d’argent. Soudain des cris
effrayants montèrent du fleuve. Plus exactement de
Princess Victoria Island, qui leur faisait face. Comme des
porcs qu’on égorge. Réguliers et rythmés.
— Qu’est-ce que c’est demanda Malko.
Ses nerfs commençaient à lui jouer de mauvais tours.
Daphné Price rit.
— Des hippopotames qui font l’amour. Ils sont très
bruyants. Une fois nous en avons eu dans un campement
près du fleuve. Nous n’avons pas pu dormir de la nuit.
Venez nous allons peut-être les apercevoir.
Elle le prit par la main et l’entraîna à travers l’herbe
haute et grasse qui couvrait la berge, entre le sentier et le
bord. Il sembla à Malko que la main de Daphné Price le
serrait un peu trop pour une simple étreinte amoureuse.
De nouveau, il regarda autour de lui. Elle n’était
sûrement pas seule. Il était certain qu’on l’observait,
qu’on se préparait à l’attaquer. C’était exaspérant et
terrifiant de ne pas savoir comment allait se produire
l’attaque.
Daphné s’arrêta, à moins d’un mètre du bord. Sans
lâcher la main de Malko.
— On ne voit rien, dit-elle.
Sa voix avait changé. Tendue, plus haute, avec un
tremblement imperceptible. Malko aperçut la ligne
sombre de Princess Victoria Island, à cent mètres au
milieu du fleuve.
— Non, on ne voit rien, dit-il à son tour.
La lune éclairait le visage délicat de Daphné Price qui
lui sembla tout à coup taillé dans de l’albâtre. Sentant
qu’il l’observait, elle tourna la tête vers lui. Leurs regards
se croisèrent. Il vit les prunelles dilatées, la bouche tirée
vers le bas, tout le visage rétracté.
— Daphné, demanda-t-il doucement. Pourquoi
voulez-vous me tuer ?
Il vit son sourire essayer de se former, se défaire en
une grimace, crispée.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
C’était plus un croassement qu’une interrogation. Le
temps semblait s’être arrêté. Malko devina Daphné
déchirée entre deux sentiments contradictoires. Ce
n’était pas une tueuse professionnelle. Pendant quelques
interminables secondes, Malko eut l’impression qu’il
allait la « retourner ».
Puis, Daphné Price reprit vie. Malko ne s’attendait
pas à ce qu’elle se baisse, aussi fut-il surpris, mais pas
vraiment effrayé. Daphné se trouvait entre lui et l’eau.
C’est elle qui était en danger. Pas lui. Sur le sol glissant,
le moindre mouvement brusque pouvait se révéler fatal.
Il se retourna vers le sentier, persuadé que le danger
viendrait de là.
Il sentit trop tard, les doigts de Daphné Price quitter
sa main pour agripper son poignet en une prise
incroyablement dure pour une femme aussi frêle que la
Rhodésienne. Déjà, de toutes ses forces, elle le tirait vers
elle, vers le fleuve. Il se dit qu’elle avait décidé de se
suicider en l’entraînant dans la mort. Il cria :
— Daphné !
— Salaud !
Le cri hystérique était sorti, aussi fort que celui d’une
femme qui accouche. Malko se sentit irrésistiblement
entraîné vers le bord escarpé. Trop tard, il aperçut la
main gauche de Daphné cramponnée à une corde qui
émergeait de l’herbe. Accrochée à ce point d’appui, la
jeune femme le fit tournoyer autour d’elle, comme font
les enfants en jouant.
Il glissa, lâcha l’imperméable qu’il tenait sur son
bras, éprouva un instant d’angoisse atroce, viscérale, en
voyant qu’il ne pouvait se raccrocher à rien. Puis les
doigts de Daphné Price s’ouvrirent. Plus rien ne le
retenait. Dans un coup de rein désespéré, il tenta de
tomber sur la berge, mais c’était trop tard. Seule, son
épaule heurta la terre ferme et il glissa le long du bord
abrupt. Il eut le temps de penser qu’il savait maintenant
comment Ed Skeetie avait trouvé la mort.
Ses pieds heurtèrent l’eau tiède les premiers.
Entraînés par son poids, il coula, tout contre la rive,
remonta, entraîné à une vitesse vertigineuse par le
courant. Cent mètres plus loin – quelques secondes à la
vitesse de l’eau – le Zambèze plongeait dans la « Devil’s
Cataract ». Aucun être vivant ne pouvait résister à une
telle chute. Malko avala une gorgée d’eau tiède et
saumâtre, tenta de nager en un effort futile pour
remonter le courant et se dit qu’il allait mourir. Comme
Ed Skeetie.
CHAPITRE XVI

Daphné Price avait l’impression de se repasser un


cauchemar. Ses doigts restaient accrochés à la corde
comme s’ils y étaient soudés. Les larmes jaillirent de ses
yeux, sans qu’elle puisse les arrêter. Malgré elle, son
regard se dirigea vers le bord, là où Malko avait disparu.
Comme s’il allait resurgir de l’eau. Elle poussa un
gémissement, arracha ses doigts, se redressa, partit en
courant vers le sentier, abandonnant les deux
imperméables, semblable à un fantôme blanc dans sa
longue robe. Répétant sans arrêt :
— My God, My God !
Don Christie surgit et l’attrapa au passage. Daphné
Price avait eu beau se bourrer de tranquillisants, ses
nerfs lâchaient. Elle avait été volontaire pour
l’élimination des deux hommes, sans savoir à quoi elle
s’engageait. Depuis son précédent week-end, elle s’était
souvent réveillée en sursaut, revoyant la grande
silhouette d’Ed Skeetie plonger vers sa mort.
Maintenant, il y en aurait un second. À cette minute, tous
les raisonnements que lui avait tenus son amant, Roy
Golder, semblaient bien pâles. Elle avait beau savoir qu’il
s’était sacrifié en la laissant se donner à d’autres
hommes, alors qu’il était fou d’elle, ce n’était pas la
même chose…
Rapidement, l’homme de la « Spécial Branch » défit
la corde attachée aux deux piquets et la jeta dans le
fleuve. Puis il entraîna Daphné Price, vers le parking.
Il la fit monter dans la Land-Rover, et démarra
aussitôt. Lui avait hâte de téléphoner la bonne nouvelle à
la « Spécial Branch ». Le dernier obstacle avant « East
Gate » était levé.
***

Reg Whaley surgit du bush, traversa le sentier, en


courant, et se rua vers la rive du Zambèze, là où le drame
venait d’avoir lieu. Machinalement, il remit dans la
poche de sa veste le browning inutile. Tout s’était passé si
vite ! Lui aussi s’attendait à une attaque surprise par des
hommes de la « Spécial Branch ». Pas à ce piège
machiavélique. Il avait encore sur sa rétine le flash de
Malko disparaissant sous ses yeux, de Daphné
s’enfuyant. Il claquait des dents aussi bien à cause de
l’humidité que de l’émotion. Il renifla, jurant entre ses
dents, contemplant l’eau noire qui filait à ses pieds.
Daphné Price venait tout juste de disparaître au coin
de la statue de Livingstone, escortée de l’homme qui
l’avait rejointe. Le journaliste demeura immobile au bord
de l’eau. Perdu. Désespéré.
La veille, en pleine nuit, Malko était venu le réveiller
et lui rendre le pistolet. Expliquant ce qu’il attendait de
lui. Reg Whaley avait pris le vol régulier pour Victoria
Falls. Descendant au vieil hôtel « Victoria Falls ». N’en
bougeant pas jusqu’à la nuit. Ensuite, il s’était embusqué
près de l’entrée de la « Rain Forest » et avait attendu. Il
regarda l’eau noire, fasciné.
D’où Malko était tombé, cela prenait une trentaine
de secondes pour arriver jusqu’à la « Devil’s Cataract ».
Ensuite, c’était l’écrasement sous les trombes d’eau…
Pataugeant dans les hautes herbes, Reg Whaley se
pencha le plus qu’il put à l’endroit où Malko était tombé.
Il resta à regarder, fasciné, tremblant. Le grondement de
la « Devil’s Cataract » lui remplissait les oreilles.
À regret, il s’éloigna, revint vers le sentier, ne sachant
que faire. Il essuya des larmes. Il aurait tant voulu sauver
Malko. Mécaniquement, il se remit en marche vers le
parking, se demandant comment il allait prévenir du
drame les Américains. En envoyant une dépêche de
presse, à partir de son agence, ils liraient entre les
lignes…
Il avait parcouru trente mètres sur le sentier quand il
lui sembla entendre un faible bruit. Il s’arrêta et écouta,
dans la direction d’où cela venait. La rive du Zambèze. Il
y eut un bruit de feuilles froissées et un petit chimpanzé
sauta à terre et s’enfuit. Reg reprit sa route, le cœur
lourd. Il n’avait pas fait dix mètres que le bruit se
reproduisit. Cette fois, derrière lui.
Au même endroit. C’était difficile de l’identifier, à
cause du grondement de la cataracte toute proche.
Pris d’un brusque pressentiment, il fit demi-tour en
courant, traversa l’herbe haute avec tant de précipitation
qu’il manqua tomber dans le fleuve. La berge était si
glissante et marécageuse qu’il comprit qu’en s’avançant
plus, il risquait de glisser dans le fleuve.
Il hésitait lorsque le bruit se fit entendre de nouveau.
Venant de l’eau en contrebas.
Reg Whaley, sans hésiter, se laissa tomber à plat
ventre et s’avança en rampant à l’extrême bord jusqu’à ce
que sa tête dépasse de la berge.
Il se pencha et d’abord n’aperçut que l’eau qui coulait
en bruissant contre la berge fangeuse.
En s’avançant de quelques centimètres, il distingua
une tache plus claire, au ras de l’eau.
— Malko !
Il avait hurlé pour couvrir le bruit de la cataracte.
Écarquillant les yeux, il distingua la tête d’un homme
au ras de l’eau. Le corps était plaqué contre la berge par
le courant. Les deux mains de Malko étaient
cramponnées à un gros arbre qui avait jailli en biais de la
berge, à cet endroit-là en surplomb, et dont les feuilles
trempaient dans l’eau. Le tronc, presque horizontal ne
devait pas se trouver à plus de trente centimètres de la
surface.
Reg s’avança encore, à plat ventre dans l’herbe, la
moitié du corps dans le vide. Ce qu’il vit lui fit froid dans
le dos. La terre commençait à se détacher autour des
racines de l’arbre, entraîné par le poids inhabituel. La
force du courant était telle qu’elles ne tiendraient pas
longtemps. Soixante mètres plus loin, l’eau se précipitait
dans la « Devil’s Cataract ». Et il n’y avait plus aucune
aspérité le long de la berge.
Malko leva les yeux et aperçut le journaliste penché
au-dessus de lui. Il n’en pouvait plus. Il avait été entraîné
d’interminables secondes avant de pouvoir saisir cette
branche. Le courant était si fort qu’il avait l’impression
d’être étiré par un poids gigantesque. L’eau bruissait
dans ses oreilles, l’aveuglait, entrait dans la bouche, le
meurtrissait. Le grondement de la cataracte remplissait
sa tête, menaçant et proche.
— Vite, cria-t-il d’une voix enrouée.
Brutalement il reprenait espoir. C’était trop bête de
mourir après ce coup de chance. Reg recula, ôta sa veste,
se remit à plat ventre et jeta la veste devant lui, la tenant
par une manche.
C’était trop court de deux mètres. Il aurait fallu une
corde. Et une corde solide. De toute manière, Reg
Whaley se rendit compte qu’il n’aurait pas la force de
haler Malko le long de la berge abrupte, en le tirant de
cette façon.
— Tenez bon ! cria-t-il, je vais chercher une corde.
Il se releva, remit sa veste et partit en courant,
s’arrêtant aussitôt. Où trouver une corde ? Il y avait bien
des gardes, dans la « Rain Forest », mais ils risquaient
d’avertir la « Spécial Branch ».
Figé devant la statue de Livingstone, Reg Whaley
réfléchissait à se faire péter la cervelle. S’attendant à
chaque seconde à entendre le cri qui lui annoncerait que
Malko avait lâché. Les secondes s’écoulaient à toute
vitesse et il ne trouvait pas de solution.
S’il allait demander une corde dans un hôtel, cela
risquait d’éveiller l’attention… Cela ne servait à rien de
sauver Malko pour qu’il meure un peu plus tard. Il
sentait les battements de son cœur comme ceux d’un
gong funèbre. Soudain, il se souvint de la « Booze
Cruise » ! Il y avait participé à plusieurs reprises. Il
revoyait distinctement le gros rouleau de corde sur le
front du bateau à l’avant. C’était ce qu’il lui fallait. Avant
de s’élancer, il examina un détail, devant lui. La statue de
Livingstone était entourée de chaînes reliées entre elles
par des piliers de ciment. Reg se pencha, essaya de les
défaire : elles étaient soudées. Il se releva en sueur,
pleurant d’énervement. Il n’y avait plus que le bateau,
mais c’était à plus d’un kilomètre. Il partit comme un
fou, glissant sous le sentier trempé, s’étalant, essuyant la
rafale de la pluie artificielle, trempé jusqu’aux os en
quelques secondes.
Il abandonna sa veste, pour courir plus vite. Au bout
de deux cents mètres, ses poumons commencèrent à le
brûler.
Il n’était plus accoutumé à pareil exercice. Il maudit
tous les « sundowners » qui l’alourdissaient. La bouche
ouverte, les mouches devant les yeux, il avançait comme
un robot, ses pieds claquant sur le sol humide. Se
demandant s’il n’allait pas s’effondrer. Une douleur
aiguë, lancinante lui perça le côté droit. Un point de côté.
Il dut ralentir, sachant que chaque seconde gaspillée
retirait une chance de vie à Malko.
Malko serrait les dents de toutes ses forces pour ne
pas crier. Toutes sortes d’images passaient dans sa tête.
Le château, Alexandra somptueuse dans un fourreau
noir, un bal à Vienne, une partie particulièrement
animée de gin-rummy. Et une tête sur son épaule, des
cheveux, des bras qui l’enserraient. Une odeur de femme,
mais il ne se souvenait plus laquelle. C’était loin dans un
autre monde. Il était tellement engourdi, ses mains
étaient tellement crispées sur la branche qu’il avait
l’impression d’être transformé en statue de pierre, d’être
déjà mort. S’il faisait le moindre geste, il lâchait prise. La
douleur des muscles distendus de ses bras l’élançait
jusque dans la nuque. Pour ne pas lâcher prise, il se
concentrait sur sa vengeance. Retrouver Daphné Price, la
douce créature, qui avait voulu tuer deux hommes par
fanatisme.
Peu à peu, le courant avait collé son corps contre la
berge boueuse ce qui faisait un effet de ventouse et
soulageait d’autant la pression sur ses bras. Mais il était à
la merci d’une vague plus forte qui le décollerait et
l’emporterait comme un fétu vers la Cascade du Diable
qu’il entendait rugir.
Il préférait ne pas penser aux crocodiles qui
pullulaient dans le Zambèze. De toute façon, il ne
pourrait plus tenir longtemps. L’extrême limite de ses
forces était dépassée depuis longtemps. Il tenait comme
ces Noirs drogués qui continuent d’avancer, criblés de
balles, déjà morts, par la seule force de leurs nerfs.
Où était parti Reg Whaley ? Il l’injuria, le maudit.
C’était son ultime chance. De temps en temps, il
recevait un peu de terre dans les yeux, ce qui indiquait
que l’arbre se détachait peu à peu de la berge. Depuis
quelques minutes, il avait à affronter un nouveau danger.
L’arbre auquel il s’accrochait s’était courbé sous son
poids, sa bouche était tout juste au niveau de l’eau et il
était obligé de respirer par le nez. Encore quelques
minutes et il aurait de l’eau jusqu’aux yeux, ne pourrait
plus respirer. Comme il n’avait pas la force de tirer sur
ses bras pour se hisser au-dessus de l’eau, il se noierait.
— Reg, appela-t-il faiblement.
Seul le grondement des Victoria Falls lui répondit. La
lune s’était cachée, la nuit était beaucoup plus sombre. Il
réprima difficilement un accès de désespoir. C’était trop
bête ! Pendant une fraction de seconde, l’envie de tout
lâcher prit le dessus. Il anticipait le calme délicieux après
la tension, le repos, puis la glissade finale.
Puis, il eut un sursaut et se dit qu’on ne mourait que
debout. Vraiment épuisé.

***

Reg Whaley aperçut enfin les lumières du wharf où


étaient amarrés les deux bateaux de croisière. C’était
beaucoup plus loin qu’il ne l’avait pensé. Il n’en pouvait
plus. Il respirait du feu, son cœur semblait prêt à jaillir
hors de sa poitrine. Des douleurs fulgurantes lui
transperçaient le cœur, le flanc. Il avait été obligé de
ralentir plusieurs fois.
Il trébucha, sur la passerelle, sauta sur le pont du
premier bateau. Il n’y avait pas de gardien. À travers les
arbres, il apercevait les lumières du Motel Azambézé. Il
regarda autour de lui, respirant lourdement, au bord de
l’évanouissement. À l’avant, il aperçut une longue corde
reliée à une ancre, lovée sur le pont. Reg Whaley calcula
qu’elle mesurait une bonne quinzaine de mètres,
largement assez. Il lutta près d’une minute pour défaire
la manille qui l’accrochait à l’ancre. Enfin, il chargea le
rouleau de chanvre sur son épaule. Il crut qu’il ne
pourrait jamais descendre la passerelle, alourdi de ce
poids. En reprenant le sentier il glissa dans la boue et
pensa qu’il ne parviendrait pas à se relever. Il repartit en
titubant, traînant le rouleau de corde plutôt qu’il ne le
portait. Priant à haute voix, injuriant le ciel, n’en pouvant
plus. Jurant que si Malko n’était plus là, il se jetterait
dans le Zambèze.
Dix fois, il tomba, dix fois, il se releva. Il lui semblait
que l’air n’arrivait plus dans ses poumons, que la corde
pesait une tonne. Glissant sur la terre mouillée, écrasé
sous le poids du chanvre, se relevant à grand-peine, Reg
Whaley avançait, mètre par mètre, le long du Zambèze.
Maudissant son manque d’entraînement physique. Ne
voyant plus le ciel, ne voyant plus le paysage, seulement
le ruban de latérite humide qui menait à Malko. Il ne
sentait même plus la fatigue. Il avait seulement envie
d’arriver, de s’étendre dans l’herbe grasse, de tirer Malko
hors de l’eau. Et de se reposer. Il lui semblait que la
masse de sa propre graisse l’écrasait. Il parcourut les
derniers mètres moitié à quatre pattes, moitié debout, ne
voyant plus clair. Il rampa jusqu’au bord, tirant la corde
derrière lui.
Miracle, la tête blonde était encore là. À fleur d’eau.
Presque submergée.
Les mains tremblantes de fatigue, Reg Whaley laissa
filer la corde. Jusqu’à ce qu’elle arrive au niveau de l’eau,
qu’elle se balance tout près de Malko. Mais Reg réalisa
soudain que s’il la saisissait le courant les entraînerait
tous les deux. Il fallait d’abord la fixer à un point solide.
Et Malko n’aurait jamais la force de s’attacher.
— Attendez ! cria-t-il de toute la force de ses
poumons.
Malko ne répondit pas : il avait déjà la bouche dans
l’eau. Reg rampa, se releva, cherchant un arbre. Le plus
proche était de l’autre côté du sentier. Il était tellement
fatigué qu’il lui fallut un temps infiniment long avant de
le fixer autour du tronc. Il ne se souvenait plus comment
on faisait un nœud.
Il repartit, traînant la corde. Son idée était simple.
Descendre jusqu’à Malko en utilisant la technique du
rappel, passer l’autre extrémité de la corde autour du
corps de Malko, remonter et, ensuite le haler, en se
servant de l’arbre comme point d’appui. C’était
hasardeux et compliqué, mais il ne voyait pas d’autre
solution. S’il ne descendait pas jusqu’à Malko, ce dernier
ne pourrait jamais attacher la corde d’une main, tout en
se maintenant à la branche.
Tenant les deux morceaux de la corde dans ses
mains, il se mit à plat ventre, les pieds tournés vers le
Zambèze et se laissa glisser tout doucement, laissant filer
la corde entre ses doigts raides. Par secousses de vingt
centimètres. Il avait peur, s’il en laissait filer trop, de ne
pouvoir se retenir ensuite. Il lui sembla qu’une éternité
s’écoulait avant qu’il sente le courant battre ses chevilles.
Il avait pris soin de descendre en aval de Malko.
Maintenant, cinquante centimètres séparaient les deux
hommes. Reg Whaley avait encore plusieurs mètres de
corde. Il donna encore du mou, sentit l’eau atteindre sa
taille et le courant le jeta contre Malko.
— Courage ! balbutia-t-il.
Malko ne répondit pas. Seuls ses yeux et son nez
étaient hors de l’eau.
Reg commença à passer la corde sous ses aisselles.
Sans un mot pour ne pas perdre d’énergie. Il descendit
encore un peu, l’eau était tiède, presque agréable. Il
respirait la bouche ouverte, son cœur devait battre à cent
vingt pulsations-minute. Il restait à ramener la corde et à
faire un nœud. Ensuite, Reg se halerait à la force du
poignet, en s’aidant de la berge et tirerait Malko,
centimètre par centimètre.
Il y eut un craquement sourd, au-dessus deux, suivi
d’une pluie de terre grasse et rouge. La branche venait de
céder. Elle ne s’arracha pas complètement, couchée
contre la berge, mais ne soutenait plus Malko hors de
l’eau. Reg, d’un effort surhumain, envoya les jambes en
avant et les referma sur le torse de Malko, le maintenant
hors de l’eau.
Celui-ci était si épuisé qu’il mit près d’une minute à
saisir la corde enroulée autour de sa poitrine. Mais il ne
pouvait pas faire plus. Ses doigts n’avaient plus de force.
Reg parvint à enrouler les deux brins de la corde autour
de son avant-bras, pour éviter tout glissement accidentel.
Déjà, il sentait les muscles de ses cuisses s’ankyloser.
Maintenant, il ne pouvait plus rien faire. S’il lâchait sa
prise autour de Malko, ce dernier était entraîné par le
courant. S’il ne le lâchait pas, il n’avait pas assez de force
pour se haler le long de la berge. Ils restèrent là,
respirant lourdement, assommés, abrutis, le cerveau
vide.
Peu à peu, dans un état second, Malko leva la tête et
dit d’une voix faible.
— Reg, lâchez…
CHAPITRE XVII

Reg Whaley ne répondit pas, serra encore plus fort


son ciseau. Sachant qu’il allait être obligé de desserrer
son étreinte au bout de quelques minutes. Qu’il n’y avait
pas d’espoir. Qui allait venir leur porter secours au
milieu de la nuit, sur les rives du Zambèze ?
Les secondes s’écoulèrent. Peu à peu les deux
hommes s’engourdissaient, hypnotisés par le
grondement des chutes. Prêts à tout lâcher.
Soudain, les deux brins de la corde eurent une
secousse. Si violente que Reg Whaley faillit lâcher Malko.
Comme si une main géante l’avait brusquement tirée.
Elle demeura tendue, élevant les deux corps d’une
vingtaine de centimètres. Puis, elle se détendit de
nouveau.
Cette fois, lorsqu’il y eut une nouvelle secousse, Reg
s’y attendait et ne fut pas surpris.
Le mouvement de la corde fut différent. Une longue
traction régulière et irrésistible, comme un treuil, qui les
amena presque entièrement hors de l’eau !
— My God ! murmura Reg.
Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il en profita
pour achever son nœud autour du torse de Malko, le
fixant solidement à lui. Ce qui lui permit de desserrer
enfin les muscles douloureux de ses cuisses. Malko avait
repris quelques forces et s’accrochait un peu à la corde.
Celle-ci parut soudain prise de folie. Elle montait par
brusques saccades furieuses, raclant les deux hommes au
passage contre la berge abrupte. Reg, du mieux qu’il le
pouvait, s’écartait de la berge. La traction continuait,
irrégulière, mais puissante. Il n’y avait plus qu’un mètre.
Il fut franchi d’une seule saccade qui jeta Reg sur le bord,
traînant Malko.
La corde partait à l’horizontale dans les hautes
herbes, toujours tendue. Il y eut une nouvelle secousse
qui, cette fois, amena les deux hommes hors de danger,
pleins de boue, ivres de fatigue. Reg se dit que les
hommes de la « Spécial Branch » étaient revenus, qu’on
les halait pour les tuer. Les mains tremblantes il défit la
corde attachée autour de lui. Aussitôt, elle fila à travers
les herbes, comme aspirée.
Il se releva sur les genoux, laissant Malko sur le
ventre, à demi-inconscient. Entendit une sorte de souffle
puissant et aperçut une énorme masse sombre au milieu
du sentier.
Un éléphant !
Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre ce
qui s’était passé. L’animal s’était pris le poitrail dans la
corde tendue. Têtu, au lieu de reculer, il avait continué à
avancer, entraînant la corde avec lui, servant de treuil
improvisé ! Sa fantastique force lui permettait de haler
deux hommes sans même s’en apercevoir.
Débarrassé, il poussa un léger barrissement, agita
ses immenses oreilles et s’enfonça au milieu des
arbustes, sans s’occuper de ceux qu’il avait sauvés. Reg
entendit les branchages craquer sous sa trompe. Il dînait.
Après être enfin arrivé à l’arbrisseau qu’il convoitait et
que la corde l’empêchait d’atteindre !
Étourdi, le journaliste se laissa retomber dans
l’herbe haute, tremblant de tous ses membres, et bientôt,
il n’entendit plus que la rumeur de la « Devil’s
Cataract ».
Il lui semblait qu’il ne pourrait plus jamais bouger.

***
Malko était méconnaissable. Le visage maculé de
boue, livide, les mains en sang, les vêtements en
lambeaux. Il tremblait convulsivement en dépit de la
température clémente, n’arrivant pas à maîtriser ses
nerfs. Cela faisait plus d’une heure qu’il était étendu dans
les herbes de la berge du Zambèze. Reg Whaley ne valait
guère mieux. Les deux hommes étaient hagards
d’épuisement, transformés en statues de latérite. Il allait
être trois heures du matin et le jour se levait à cinq
heures et demi. Malko se mit sur son séant. Tout son
corps lui faisait mal, mais son cerveau recommençait à
fonctionner.
— Reg, dit-il, il faut retourner à Salisbury le plus vite
possible. Sans que personne sache que je suis encore
vivant.
Le journaliste enfonça ses doigts dans ses cheveux
gris.
— Vous êtes fou ! Il faut courir jusqu’au poste
frontière et demander l’asile politique à la Zambie.
Malko se mit debout, lui aussi aurait eu envie de se
reposer, de se retrouver dans un endroit sûr. Mais, vis-à-
vis de lui-même, c’était impossible.
— Je suis sûr que Bob Lenard est la cheville ouvrière
d’« East Gate », dit-il. Sinon, on ne se serait pas
débarrassé de moi, simplement parce que je l’ai
approché. Ricardo aussi doit être dans le coup.
— Bob a disparu, remarqua Reg.
— Ricardo est encore là. Et il y a Daphné Price. Elle a
peut-être peur des fantômes… Comment pouvons-nous
revenir discrètement à Salisbury ?
Les deux hommes parlaient à voix basse dans
l’obscurité, se voyant à peine.
À cause de ses vêtements trempés, Malko claquait
littéralement des dents. Seule la soif de revanche le
soutenait.
Reg réfléchit quelques secondes avant de répondre :
— Pas question de repartir en voiture, il y a des
barrages routiers tous les cent kilomètres. Mais je
connais un pilote sûr. Un Anglais, John Shay. Il fait
souvent des trucs avec moi et il est discret. Il commence
à en avoir ras le bol de la Rhodésie. L’année dernière, il a
été rappelé quatre-vingt-sept jours ! Il pourrait venir
nous prendre à Sprayview airfield, le petit terrain tout
près des chutes où il n’y a pas de contrôle de police. Il
faut que je lui téléphone. En attendant, nous pouvons
rentrer dans mon hôtel en passant par le jardin.
Personne ne nous verra. Vous m’attendrez pendant que
j’irai prendre ma clef.
— Très bien, dit Malko. Allons-y.
Ils se mirent en route après que Reg Whaley eut jeté
dans le Zambèze la corde qui avait servi à sauver Malko.
Le vieux « Victoria Falls Hôtel », bâti quatre-vingts
ans plus tôt, se trouvait à moins de cinq cents mètres.

***

Malko n’arrivait pas à détacher les yeux d’un petit


encadré en page 6 du « Rhodesia Herald ». La clef
d’« East Gate ». Tout devenait lumineux. Reg Whaley
était en train de payer la note. Il allait être quatre heures
et le soleil tapait encore sur les vitres. Malko était resté
une heure dans un bain brûlant pour se réchauffer et
détendre ses muscles endoloris. Ses bras et ses mains
étaient encore très douloureux, son costume avait l’air
d’être passé dans une essoreuse, mais le reste
fonctionnait parfaitement.
Reg avait joint son ami pilote qui avait accepté de
venir les prendre sur le petit terrain en bordure de
Victoria Falls, à moins d’un kilomètre de l’hôtel, réservé
normalement aux promenades aériennes au-dessus des
chutes.
La clef tourna dans la serrure. C’était l’Anglais. Lui
avait pu se changer. Seuls ses traits tirés et ses mains
enflées attestaient sa fatigue.
— On y va, annonça-t-il. John sera là dans un quart
d’heure. C’est un type vachement ponctuel.
Malko lui tendit le « Rhodesia Herald » ouvert.
— Reg, lisez cela.
L’Anglais parcourut l’encadré, une courte dépêche
d’agence indiquant que Samora Machel, le premier
président noir du Mozambique allait visiter le barrage de
Cabora Bassa, sur le Zambèze au nord-est de la Rhodésie
le dimanche suivant. À quelques mètres de la frontière.
— Et alors, fit Reg.
— Le plan « East Gate », dit Malko, c’est de tuer
Samora Machel, en profitant de sa présence à la frontière
rhodésienne. Et l’homme qui doit le tuer, c’est Bob
Lenard.
Il revoyait la photo que lui avait montrée le Belge,
sur le podium. Le concours de tir de l’armée royale belge.
Reg Whaley reposa le journal, une grande ride au milieu
du front.
— Les Rhodésiens sont fous, dit-il. Si ce truc se fait,
cela va déclencher le plus beau bordel qu’on n’ait jamais
vu au sud de l’Équateur. Le Mozambique va se lancer
dans la guerre sainte avec l’aide des Russes et des
Cubains. Pour écraser la Rhodésie. Vous pensez, Machel,
c’est comme Kenyatta ou Nyerere. Le Libérateur.
Intouchable.
— Je crois que c’est exactement là-dessus qu’ils
tablent, confirma Malko. Le gouvernement de Ian Smith
se dit que les U.S.A. quelles que soient leurs antipathies à
l’égard des Blancs d’ici, ne laisseront pas les Russes
refaire le coup de l’Angola. Et qu’on viendra à leur aide
pour écraser le Mozambique… Or, je suis sûr qu’ils se
trompent. Dans une année électorale, le président des
États-Unis ne peut pas se lancer dans une aventure
pareille, même s’il en mourait d’envie…
— Qu’est-ce qu’on fait, alors ? demanda Reg.
— Nous essayons de retrouver Bob Lenard, dit
Malko. Et de le neutraliser.
Reg préféra ne pas demander ce qu’il entendait par
là. Il consulta sa montre et dit :
— Il faut y aller. John ne veut pas attendre
longtemps. Passez le premier. Personne ne vous
remarquera. L’hôtel est plein de touristes allemands. Un
tour. Je vous rejoins dans la voiture.

***

Le petit Cessna roulait vers eux en ronronnant. Le


même que celui utilisé par Malko pour venir. À part lui,
le terrain était absolument vide. Les autres appareils
tournaient au-dessus de Victoria Falls. L’avion s’arrêta à
quelques mètres d’eux, sans stopper son moteur. Le
pilote sauta à terre. Un grand garçon jovial, costaud, à
qui Reg arrivait à l’épaule. Il serra la main du journaliste
et de Malko.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Reg ?
Le journaliste eut son petit rire sec et caustique.
— Je te dirai cela tout à l’heure. J’aimerais bien filer
d’ici.
— O.K., O.K., dit le pilote, montez, je vais faire viser
mon plan de vol à la tour et je reviens.
Il partit en courant sur le tarmac brûlant. Le soleil
chauffait délicieusement le dos endolori de Malko. Il
s’installa à l’arrière du Cessna et boucla sa ceinture. Il
avait devant lui trois heures de réflexion. C’était une
chose de savoir en quoi consistait « East Gate ». C’en
était une autre de le stopper. Son seul avantage était que
la « Spécial Branch » le croyait transformé en pâtée pour
crocodiles.
Le pilote revenait en courant. Il monta dans le
cockpit, et trente secondes plus tard, ils s’élançaient sur
la piste. Dès qu’il fut à une centaine de mètres au-dessus
du bush, John Shay se tourna vers Reg.
— Alors pourquoi tous ces mystères ?
Reg Whaley fut secoué de son petit rire.
— Mon ami est journaliste autrichien. Nous avons
essayé de passer en Zambie, la nuit dernière pour aller à
Livingstone. On m’avait dit qu’il y avait des chars
cubains. On n’en a pas vu, mais au retour nous sommes
tombés sur une patrouille de l’armée zambienne. On s’est
payé le fleuve à la nage.
Le pilote eut une moue admirative.
— Vous avez eu du pot, avec les « crocs »…
— Les « crocs », je m’en fous dit Reg, mais les
Zambiens vont gueuler et je voudrais être loin à ce
moment-là.
Le Cessna avait atteint 6 000 pieds. Malko se
retourna pour apercevoir le nuage des chutes disparaître
à l’horizon. Elles avaient bien failli être sa tombe. Il était
si épuisé que le ronronnement de l’appareil le fit
s’endormir presque aussitôt. Lorsqu’il se réveilla, il
faisait nuit. Reg se pencha vers le siège arrière, montrant
des lumières à travers les nuages.
— Salisbury !
D’en haut cela paraissait immense.
L’appareil commençait à descendre. Heureusement,
ils allaient se poser à Charles Prince Airport, où il n’y
avait aucun contrôle.
Malko remit ses idées en place. Pas question de
revenir au Monomatapa. Pour ce qu’il avait l’intention de
faire, il avait besoin d’un certain nombre de choses.
D’autant plus que le browning était resté sur les bords du
Zambèze.
Soudain, il pensa à la jeune femme blonde, qui
dirigeait l’organisation de Safari.
Si la « Spécial Branch » n’avait pas pillé sa chambre,
il avait encore plusieurs milliers de dollars en travelers
dans son attaché-case. Reg Whaley pourrait les récupérer
en demandant sa clef. Il n’y avait aucun contrôle. Pour
les Noirs, tous les Blancs se ressemblaient.
Lorsque le Cessna s’arrêta près du petit bâtiment des
charters, Malko avait mis son plan au point.
— Vous avez une voiture ? demanda le pilote.
— Non, avoua Reg, la mienne est restée à l’autre
aéroport.
— Si vous voulez, proposa John Shay, vous me
déposez chez moi et je vous laisse la mienne. J’habite à
Pleasant Hill.
— Cela sera parfait, affirma Malko.
Apparemment la chance tournait. Cela lui faisait un
drôle d’effet de se retrouver à Salisbury. Avec ce qu’il
avait à y faire.

***

Valerie Harris jeta un regard stupéfait aux deux


hommes qui se tenaient sur le pas de sa porte.
Heureusement que Blakiston Street était désert. Malko
surtout, avec ses vêtements déchirés et rouges de latérite
était particulièrement impressionnant.
— My Goodness ! dit-elle, vous avez été chargé par
un éléphant ?
— C’est presque cela, dit Malko. Pouvons-nous
entrer ?
Elle les fit pénétrer dans un living décoré de trophées
et au sol couvert de peaux de bêtes. Une grande vitrine
pleine de fusils occupait tout un panneau de la pièce. Des
armes de chasse au gros. Malko repéra une Weatherby
Mark V.
Valerie Harris les examinait, soucieuse et intriguée.
Ils s’assirent sur un canapé en peau de zèbre.
— Reg ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que je peux faire
pour vous ?
Malko répondit à la place du journaliste.
— Nous nous connaissons à peine, dit-il, et ce que j’ai
à vous demander peut vous causer de sérieux ennuis. Je
suis un agent de la Central Intelligence Agency. La
« Spécial Branch » a tenté de m’assassiner parce que je
suis dans ce pays pour essayer de m’opposer à un projet
dément qui risque de mettre le pays à feu et à sang.
Valerie Harris avait pâli.
— Quel projet ?
— Un assassinat, fit Malko. Je crois être le seul à
pouvoir le stopper. Mais c’est dangereux pour vous de
nous aider. La « Spécial Branch » ne reculera devant
rien.
Valerie Harris échangea un regard avec Reg Whaley,
ce dernier confirma aussitôt.
— Ce qu’il dit est vrai. Daphné Price a essayé de le
tuer. En le poussant dans le Zambèze.
Les yeux de Valerie Harris jetèrent un bref éclair.
— Daphné Price !
Elle ne semblait pas porter dans son cœur la jeune
merveille de Salisbury. Malko s’empressa d’ajouter, afin
de lever les dernières hésitations de la jeune femme :
— Je pense que le mieux serait, en cas de pépin, de
dire que je vous ai loué du matériel pour un safari. Le
prix réel sera de 10 000 dollars, que je vous paierai
d’avance. Et si vous parvenez à sortir de Rhodésie, je me
fais fort de vous obtenir des permis de séjour aux États-
Unis. Pour vous et votre fille.
Les petites rides qui encerclaient les yeux gris de
Valerie Harris semblèrent s’effacer d’un coup. Presque
sans hésiter elle dit :
— Je crois que je vais vous aider. Même pour rien. Il
y a déjà eu trop de sang dans ce pays.
Malko eut l’impression que tous ses nerfs se
dénouaient d’un coup.
— Avez-vous conservé les vêtements de votre mari ?
— Certains, dit Valerie Harris, des tenues de chasse.
Elles vous iront, il était de la même taille que vous.
— Parfait, dit Malko. J’ai besoin d’une voiture. De
préférence, une Land-Rover.
— J’en ai deux, affirma Valerie Harris. Une Toyota
toute neuve. Ensuite ?
Malko pointa le doigt vers la vitrine aux armes.
— Je veux ces deux Mark V Weatherby. Avec des
munitions. J’espère que vous avez des balles semi-
blindées.
CHAPITRE XVIII

Malko stoppa la grosse Toyota au coin de Jameson et


de First Street. Comme d’habitude, la nuit, le centre de
Salisbury était absolument désert. Tassé sur le siège
avant, à côté de lui, une Weatherby 460 sur les genoux,
Reg Whaley semblait avoir encore rapetissé. Son teint
était presque de la couleur de ses cheveux. Ils étaient
restés jusqu’à deux heures du matin chez Valerie Harris,
préparer leur équipement et leurs plans.
Les mains de Malko avaient repris une apparence à
peu près normale, mais toutes ses articulations et tous
les muscles de ses bras étaient encore affreusement
douloureux. La tenue de chasse prêtée par Valerie Harris
lui allait bien et il s’était très vite familiarisé avec la
carabine à répétition posée sur ses genoux. Une arme
capable de percer du béton : 1, 2 tonne de pression à la
sortie du canon et 1 000 mètre-seconde…
Malko se tourna vers le journaliste.
— Attendez-moi.
Il sauta hors de la voiture, l’arme à la main et Reg le
vit s’engouffrer dans le couloir d’un immeuble.
Pour la troisième fois, Malko cogna contre le battant
de la porte numéro 4. Au risque de réveiller tout
l’immeuble. Il allait abandonner quand il entendit enfin
du bruit et vit un rai de lumière sous la porte. Ricardo
était bien là. Presque aussitôt la porte s’entrebâilla sur le
visage endormi du Portugais.
Le canon de la Weatherby vint s’appliquer aussitôt
contre sa gorge. Le Portugais fit un bond en arrière,
accompagné par Malko qui referma derrière lui la porte
d’un coup de pied. Sans cesser d’appuyer l’arme contre la
gorge de Ricardo. Celui-ci recula jusqu’au mur et
s’arrêta, les yeux exorbités, muet de terreur. Vêtu d’un
slip grisâtre et d’un gilet de corps, les yeux chassieux, il
était dépassé. Malko écarta légèrement l’arme, pour
laisser au Portugais la place de respirer.
— Ricardo, dit-il. J’ai besoin d’un renseignement. Je
n’ai pas beaucoup de temps et je ne discuterai pas. Si
vous ne répondez pas, je vous fais éclater la tête.
« Où est Bob Lenard ?
Le Portugais émit un gargouillis déplaisant, roula des
yeux blancs et prit le canon de la carabine à deux mains,
tentant de l’écarter.
— Senhor ! dit-il d’une voix étranglée, pourquoi me
menacez-vous ? Vous êtes fou ! Je ne sais rien de Bob.
— Vous mentez, fit Malko. Un mensonge de plus et
votre cervelle se retrouve sur ce mur. Vous savez où est
Bob. Je veux que vous me le disiez. Tout de suite.
Il parlait à voix basse, sans colère. La pomme
d’Adam de Ricardo montait et descendait sur son cou
maigre. Visiblement le Portugais essayait de mesurer les
risques de se taire. Pour l’aider, Malko précisa :
— Je n’ai rien à perdre. La « Spécial Branch » est à
mes trousses et s’ils me prennent, ils me tuent. Vous
devriez avoir envie de continuer à changer vos dollars.
Où est Bob Lenard ?
La volonté de résistance du Portugais s’effondra d’un
coup. Il n’avait pas envie de mourir.
— Dans le Nord, fit-il d’une voix étranglée.
— Où ?
— À la ferme Burger. Près de la nouvelle route de la
vallée.
— Que fait-il là-bas ?
Cette fois le Portugais resta muet. Malko décida de
l’aider un peu.
— Que faites-vous dans « East Gate », demanda-t-il.
Ricardo battit rapidement des paupières.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, Senhor, dit-il
d’une voix mal assurée. Je ne comprends pas.
Malko lui adressa un sourire ironique et froid.
— Je suis l’envoyé spécial de Dieu au sud de
l’Équateur, Ricardo. On ne peut rien me cacher. Quel
rôle avez-vous dans « East Gate » ?
Médusé, le Portugais ne put que bredouiller :
— Je connais le type qui va les conduire à l’endroit
où Samora Machel prononcera son discours. Il est à la
ferme aussi.
— Pourquoi est-ce qu’ils ont pris Lenard ?
Le Portugais secoua la tête et dit d’une voix
imperceptible.
— Je ne sais pas, Senhor.
Malko dissimula sa satisfaction. C’était la première
vérification concrète de son hypothèse.
Il lut dans les yeux du Portugais qu’il disait la vérité.
Sans éloigner la carabine, il annonça :
— Ricardo, vous allez vous recoucher et ne jamais
parler à personne de ma visite. Dans votre intérêt.
— Senhor, je vous le jure, balbutia Ricardo. Mais ne
dites pas que je vous ai parlé de la ferme. Ils me
tueraient. C’est un secret terrible, Senhor. Un secret
terrible, répéta-t-il avec son drôle d’accent.
Malko recula et ouvrit la porte, sans cesser de
menacer le Portugais, le laissant le plus longtemps
possible face au canon de la carabine.
— Souvenez-vous, Ricardo, menaça-t-il avant de
refermer.
Une curieuse odeur frappa ses narines. Il mit
plusieurs secondes à réaliser que cela venait de Ricardo.
Le Portugais avait fait dans son slip.
Il referma la porte et s’éloigna dans le couloir.
Terrorisé comme il l’était, Ricardo n’aurait pas de
réactions fâcheuses.
La Toyota était toujours là. Reg ne cacha pas son
soulagement en voyant Malko revenir. Ce dernier reprit
place au volant, jetant la Weatherby derrière.
— Bob se trouve dans une ferme, près de la nouvelle
route de la vallée du Zambèze. La ferme Burger. Cela
vous dit quelque chose ?
Le journaliste secoua la tête, avec une expression
découragée.
— Écoutez, Malko, il ne faut pas demander
l’impossible. Nous ne pouvons pas aller dans le nord-est,
nous ne passerons pas. A partir de Mount-Darwin, la
route est fermée au trafic civil. Il y a des patrouilles de la
« Spécial Branch » tous les dix kilomètres, reliées par
radio. Nous les aurons toutes sur le dos. En plus, même
si on arrivait à passer, la vallée du Zambèze s’étend sur
deux cent cinquante kilomètres. Pourris de militaires. La
ferme Burger est en pleine zone d’opérations.
Malko laissa passer l’orage. Il s’attendait à cette
réaction.
— Que suggérez-vous ? demanda-t-il.
— D’envoyer une dépêche annonçant qu’il risque d’y
avoir un attentat contre Samora Machel. Cela sera repris
par tout le monde et il sera prévenu.
— Très bien, dit Malko. Vous allez envoyer votre
télex. Je vous attendrai. Nous allons garer la voiture en
face du Meikles. Au cas où ils surveilleraient votre
bureau. Quand vous aurez envoyé le télex, vous me
rejoignez…
— Où voulez-vous aller ensuite ?
Malko eut un sourire las.
— Je préfère ne pas vous le dire. Au cas où la
« Spécial Branch » vous prendrait et voudrait vous faire
parler. Vous n’aurez rien à leur dire.
Il démarra et cinq minutes plus tard, il stoppait
devant le Meikles, du côté Cecil Square.
— Allez-y, Reg, dit-il.
Le journaliste descendit, laissant sa carabine dans la
Toyota. Malko le vit partir à pied vers son bureau où il
disposait d’un télex. L’idée qu’il avait eue représentait au
moins une sécurité. Mais cela ne suffisait pas.
Il fallait trouver un moyen de se rendre dans le nord-
est, d’empêcher Bob Lenard de mettre son projet à
exécution. Le temps pressait. Il restait moins de deux
jours. Pour mieux réfléchir, il s’installa à l’arrière, à l’abri
des regards. Sans même s’en rendre compte, il
s’endormit.

***

— Malko !
Malko se réveilla si brusquement qu’il se cogna
douloureusement au toit de la Toyota. Reg Whaley était
penché sur lui, ses yeux gris pleins d’inquiétude.
Instantanément, il sut que quelque chose n’avait pas
marché. Il regarda sa montre : cinq heures du matin.
Cela faisait deux nuits de suite sans sommeil.
— Vous avez envoyé le télex ?
Reg monta dans la Toyota.
— Ça s’est très mal passé, annonça-t-il sombrement.
On a bloqué mon télex au central et une demi-heure
plus tard, deux types de la « Spécial Branch » ont
débarqué dans mon bureau… J’ai été obligé d’aller avec
eux à Fourth Street…
Malko était complètement réveillé maintenant.
— Et alors ? demanda-t-il.
— Ils m’ont demandé d’où je tenais cette information
et pourquoi je l’avais envoyée en pleine nuit, expliqua
Reg Whaley. Je leur ai dit que j’avais parlé au Coq d’Or
avec un inconnu. Ils m’y ont emmené immédiatement
dans une voiture de patrouille. Heureusement, c’était
fermé et il n’y avait plus personne. Ils ont eu l’air de me
croire, mais je sais qu’ils ne m’aiment pas beaucoup.
Finalement, ils m’ont menacé de me faire passer en
justice pour propagation de fausse nouvelle et m’ont
interdit de passer ma dépêche. Je m’en suis bien tiré. J’ai
bien cru qu’ils allaient me garder.
— Donc, le télex n’est pas parti, conclut sombrement
Malko.
Reg Whaley reconnut d’une voix mal assurée :
— Non.
Ils demeurèrent silencieux plusieurs secondes. Le
piège était bien fermé. Salisbury était coupé du monde
extérieur aussi totalement que s’ils s’étaient trouvés dans
la lune. Reg rompit le silence en disant :
— J’ai essayé de savoir quelque chose sur Fayette.
J’ai retrouvé un copain avec qui j’ai été sur des coups.
C’est une Noire du P.U.T.U. qui s’en occupe. Ils l’ont
assise sur une corne de rhinocéros pour la faire avouer ce
qu’elle vous avait dit. C’est leur truc le plus dur.
— Où est-elle, dit Malko.
— Toujours au Maufe Building. Là où j’étais…
Reg Whaley n’eut pas le temps de s’émouvoir devant
l’expression de Malko. Deux phares venaient
d’apparaître derrière eux. Un véhicule stoppa derrière la
Toyota. Malko aperçut deux casquettes plates, un phare
bleu sur le toit. Une « 404 » de la police. Il attendit, la
main sur le levier de vitesse, le moteur en route. Les
policiers pénétrèrent dans l’hôtel.
— Filons, conseilla Reg, je n’aime pas cela.
Malko avait déjà enclenché la marche arrière. Au
moment où il se dégageait, une seconde voiture surgit
derrière la première, une BMW de la police qui stoppa.
Son phare orientable balaya la Toyota, éclairant ses deux
occupants.
— Merde ! explosa Reg Whaley.
La BMW faisait hurler ses pneus, tournant sur place
pour se lancer à leur poursuite. Ricardo avait parlé. La
« Spécial Branch » savait que Malko était là. Ce dernier
accéléra brusquement et la lourde voiture bondit en
avant dans Stanley Avenue. Mais la BMW était beaucoup
plus rapide. Malko vit surgir à sa hauteur le capot de la
voiture de police puis un policier qui lui faisait signe de
stopper. Dans le rétroviseur, Malko aperçut les policiers
de la « 404 » en train de courir vers leur véhicule.
Il arrivait au carrefour de Second Street. Il accéléra à
fond et violemment tourna son volant vers la droite, se
rabattant. L’arrière de la Toyota écrasa l’avant de la
BMW, la projetant contre le trottoir. Mais la « 404 »
arrivait derrière. Malko freina, passa le crabotage,
escalada le trottoir et fonça à travers les pelouses de Cecil
Square. La BMW, sa direction bloquée par le choc, s’était
arrêtée. La « 404 » essaya de suivre la Toyota et cala en
grimpant le trottoir.
— My God ! gémit Reg Whaley cramponné à la barre
devant lui. Ils ont des radios, ils vont nous coincer !
Malko traversa à cinquante à l’heure les pelouses
arrachant les clôtures au passage, redescendit dans
Baker Avenue, tourna à droite dans Second Street,
prenant la direction du nord. Les rues désertes
facilitaient sa fuite, mais les voitures de police n’auraient
aucun mal à le retrouver dans cette ville morte. Déjà en
franchissant un carrefour, il aperçut dans le lointain, le
phare bleu d’une voiture de police qui fonçait vers Cecil
Square, les occupants de la BMW avaient donné l’alerte.
Toutes les sorties de Salisbury allaient être contrôlées.
Malko vit des phares dans le rétroviseur et se tourna vers
le journaliste.
— Reg, dit-il, prenez la carabine, ne les laissez pas
approcher.
Le journaliste ne bougea pas.
— Il vaudrait peut-être mieux ne pas tirer les
premiers, dit-il.
— Tirez dans les pneus, précisa Malko. C’est
seulement pour les retarder.
— Que voulez-vous faire ?
Malko eut un sourire froid.
— D’une pierre deux coups…
Dans les situations désespérées, il retrouvait tout son
sang-froid, sa lucidité et son audace.
— Où allons-nous cria Reg pour dominer le
rugissement du moteur lancé à 5 000 tours.
— Chez Daphné Price, répondit Malko.

***

La Toyota déboula dans le jardin, pulvérisant la


barrière de bois. Ils n’avaient pas plus de cent mètres
d’avance sur trois voitures de police qui avaient surgi au
coin de Baines Avenue. Malko sauta à terre, la
Weatherby à la main et courut vers la porte qu’il
connaissait bien. La petite maison blanche était
silencieuse et éteinte. Il monta en courant jusqu’au
premier. Les voitures de police venaient de le rejoindre.
Il entendit les portières claquer, des appels. Il lui restait
quelques secondes. Posant le canon de la Weatherby
contre la serrure, il appuya sur la détente.
Il eut l’impression d’avoir déclenché un tremblement
de terre !
La détonation assourdissante fit trembler les murs
de l’étroit palier et jaillir un nuage de poussière, des
morceaux de serrure volèrent dans tous les coins.
Arraché par l’impact fantastique de l’onde de choc, le
battant se brisa en deux et s’ouvrit violemment. À la
place de la serrure, il y avait un trou gros comme une
assiette ! Complètement assourdi, Malko mit plusieurs
secondes à récupérer. C’était une arme terrifiante.
Il se rua à l’intérieur repoussant d’un coup de pied ce
qui restait de la porte, au moment où la tête de Reg
Whaley apparaissait dans l’escalier. Il traversa la
minuscule entrée, le living et ouvrit brutalement les
portes coulissantes de la chambre qui venait de s’éclairer.
Il y avait deux personnes dans le grand lit, réveillées en
sursaut par l’épouvantable détonation, les tympans
encore douloureux.
Daphné Price lui faisait face, mal réveillée, très pâle,
démaquillée, moulée dans sa somptueuse chemise de
nuit, habituelle. À côté d’elle se trouvait un homme aux
cheveux blancs ébouriffés inconnu de Malko, vêtu d’un
pyjama à rayures, l’air complètement ahuri. Les yeux
noirs de la jeune femme exprimèrent d’abord une
stupéfaction inouïe, mêlée de terreur, puis la rage et
enfin la haine.
— Levez-vous tous les deux, ordonna Malko.
La Weatherby était braquée sur le lit. L’homme aux
cheveux blancs rejeta les couvertures. Mais Daphné Price
plongea sans hésiter la main dans la table de nuit. Et
ressortit le Walther P. 38 avec lequel elle avait joué
devant Malko.
— Daphné !
Malko avait le doigt sur la détente. Il vit que rien ne
l’arrêterait. D’un bond, il plongea sur le lit, et du canon
de la Weatherby balaya le bras de Daphné Price au
moment où elle tirait. Le cri de la jeune femme se
confondit avec la détonation. Le P. 38 arraché de sa
main, tomba par terre.
— Salaud, hurla-t-elle, vous m’avez cassé le bras.
Elle le contemplait comme si c’était un revenant, les
pupilles noires prodigieusement dilatées. Malko ne put
s’empêcher de dire :
— Vous ne pensiez pas que je survivrais à la « Devil’s
Cataract », n’est-ce pas ?… Peut-être qu’Ed Skeetie
reviendra aussi, un jour… Maintenant, levez-vous.
Il arracha les couvertures, découvrant la chemise de
nuit tire-bouchonnée jusqu’aux hanches. Daphné la
rabattit vivement et sauta du lit. Dans le living, Reg
Whaley, muet, surveillait la porte, son arme au creux du
bras.
Le compagnon de Daphné Price se redressa, essayant
de retrouver un semblant de dignité.
— Young chap, dit-il d’une voix qu’il avait du mal à
maîtriser. Que signifie cette intrusion ? Je suis Roy
Golder, ministre d’État de ce pays et…
— Pour le moment, dit Malko, vous êtes mon
prisonnier ainsi que la personne qui se trouve avec vous.
Il y eut une galopade dans l’escalier. Malko braqua la
Weatherby sur Daphné Price et le ministre et apostropha
l’homme aux cheveux blancs :
— Dites à vos hommes que s’ils entrent vous êtes
morts tous les deux. Vite ! Ils vont vous obéir.
Deux policiers en uniforme s’encadrèrent dans la
porte et s’arrêtèrent net devant l’incroyable spectacle,
leurs Uzi braquées sur le groupe. Daphné Price était
transformée en statue de sel. D’une voix mal assurée,
Roy Golder interpella les policiers.
— Reculez. Il n’y a pas de danger.
Ils hésitèrent puis s’effacèrent. Aussitôt Reg Whaley
s’accroupit derrière le canapé prenant la porte en
enfilade. En bas, de nouvelles sirènes hurlèrent. Toute la
« Spécial Branch » allait se retrouver là. Roy Golder lissa
ses cheveux machinalement et apostropha Malko.
— Que voulez-vous ? Pourquoi vous lancez-vous
dans cette entreprise insensée ?
Malko le considéra avec froideur.
— En ce moment, dans les locaux de la « Spécial
Branch » vos hommes torturent une jeune femme, d’une
façon atroce…
— Je ne suis pas au courant, je…
— Ne mentez pas, coupa sèchement Malko. Je veux
qu’on amène cette femme qui se nomme Fayette et qu’on
mette un véhicule à notre disposition pour que nous
puissions quitter Salisbury.
— Mais, c’est impossible balbutia le ministre. Tout à
fait impossible.
— Alors, dit Malko, je commencerai par vous tirer
une balle dans le genou. Dans cinq minutes. Ensuite ce
sera le tour de Miss Price. Jusqu’à ce que vous ayez tous
les deux les coudes et les genoux brisés.
— Vermine ! hurla Daphné Price. Salaud ! Vous ne
vous en sortirez jamais.

***

— Les voilà, annonça Reg Whaley.


Le journaliste n’osait toujours pas regarder en face le
ministre. La tension était insupportable dans le petit
appartement. Depuis le début de l’attente, Daphné Price
et Roy Golder assis sur le lit, ne disaient pas un mot. Des
projecteurs éclairaient la façade de la maison blanche.
Rhodes Avenue était barrée aux deux extrémités.
Malko s’approcha de la fenêtre et aperçut le fourgon
gris qui venait d’arriver. Il était ivre de fatigue. Il se
tourna vers Reg.
— Qu’on la fasse monter.
Une centaine de policiers étaient répartis tout autour
de la maison, à chaque marche de l’escalier, partout. Il
n’avait pas permis à ses deux prisonniers de s’habiller
pour ne pas prendre le moindre risque. Malgré sa
fatigue, il était parfaitement calme. Tout en sachant qu’à
chaque seconde, pouvait se produire le pépin. La
« Spécial Branch » était sûrement prête à tout pour
prendre sa revanche. Lui de même pour mener son
opération à bien.
Il eut un choc au cœur en voyant Fayette descendre
de la voiture de police. Grâce aux projecteurs, on y voyait
comme en plein jour. La Noire avait un regard halluciné,
les traits tirés, le visage tuméfié et marchait comme une
somnambule, escortée d’une policière blanche. Elle
portait la robe que Malko lui avait vue à la « Spécial
Branch ». Maculée et froissée. On la poussa à l’intérieur
de la maison et une minute plus tard, elle surgit dans le
petit appartement.
Malko et elle se dévisagèrent longuement. Elle était
trop émue pour parler. Puis, elle s’assit et il vit des
gouttelettes de sueur sur son front.
— Excusez-moi, dit-elle d’une voix faible, je suis très
fatiguée. C’était très dur…
Ses yeux conservaient une expression hagarde.
— Que vous ont-ils fait ?
Elle secoua la tête, avec un geste évasif.
— Oh, je ne veux pas en parler… Comment allons-
nous sortir d’ici ? Ils vont nous tuer !
— Vous leur avez dit quelque chose ?
Une lueur passa dans les yeux morts, qu’elle
détourna.
— Je ne savais rien.
Malko la laissa pour revenir dans la chambre.
Daphné Price ne le quittait pas des yeux. Son poignet
avait enflé et elle le tenait dans sa main gauche. Malko
avait récupéré le P. 38 et l’avait glissé dans sa ceinture.
— Voilà ce que nous allons faire, annonça-t-il à Roy
Golder. Je veux que toutes les forces de police dégagent
Rhodes Avenue jusqu’au carrefour avec Second Street.
Dès que ce sera fait, nous descendrons tous les quatre.
Miss Price restera ici. J’utiliserai la Toyota avec laquelle
je suis venu. Si je vois quelqu’un en descendant, je vous
tue. Vous resterez avec nous pour garantir notre
sécurité…
Le ministre le regarda, effaré.
— Mais où voulez-vous aller ?
— C’est mon affaire, dit Malko. Allez à la fenêtre et
indiquez-leur ce qu’ils ont à faire. J’espère que tout se
passera bien. Vous comprenez que je ne prendrai aucun
risque…
Sans un mot, Roy Golder se leva et répercuta les
instructions de Malko d’une voix ferme. Puis il se tourna
vers lui :
— Votre entreprise est insensée.
— C’est mon problème, dit Malko. Je sais ce qui
m’attend si je ne quitte pas ce pays.
Il n’était pas certain que la « Spécial Branch » soit au
courant de ce qu’il savait. Peut-être qu’après tout,
Ricardo n’avait pas parlé. Qu’ils avaient seulement suivi
Reg Whaley. Dans ce cas, il avait encore une carte à
jouer.
— Vous serez jugé, dit Roy Golder, selon…
— Comme Ed Skeetie, ironisa Malko.
Daphné se redressa, une lueur de folie dans ses
pupilles dilatées.
— Salaud de communiste ! Vous voulez nous
détruire, mais nous ne nous laisserons pas faire. Dites-le
à vos amis américains…
Roy Golder lui posa la main sur l’épaule pour la
calmer. Malko regarda par la fenêtre. Un grand silence
était retombé sur Rhodes Avenue. Comme si de rien
n’était.
Mais les policiers devaient être tapis tout autour.
Guettant.
— Allons-y dit Malko.
Il poussa devant lui le ministre en pyjama. Fayette
lui emboîta le pas, couverte par Reg Whaley. Avant de
s’engager sur le palier Roy Golder se retourna et dit à
Daphné Price.
— Ne soyez pas inquiète, tout se passera bien.
Elle ne répondit pas, brûlante de haine. La
Wheaterby prête à tirer.
Malko poussait Roy Golder devant lui ; il y eut un
moment désagréable lorsqu’ils émergèrent dans le
jardin. Mais les policiers étaient vraiment partis. Il
monta le premier dans la Toyota, laissant Roy Golder
sous la surveillance de Reg Whaley. Puis, il fit monter
Fayette et le ministre. Enfin, le journaliste.
Celui-ci appliqua aussitôt l’extrémité de son arme
sur la nuque du ministre. Pour que Malko puisse
conduire. Ce dernier se tourna vers Reg.
— Nous allons à Pleasant Hill. Chez John Shay.
Montrez-moi le chemin.

***

John Shay était tellement énervé qu’il n’arrivait pas à


enfiler son blouson. Il n’y avait pas plus d’un quart
d’heure que Reg et Malko avaient débarqué chez lui. Ce
dernier n’était pas sorti de la Toyota, envoyant le
journaliste réveiller John Shay et le faire s’habiller.
Les minutes lui avaient semblé des siècles. Loin,
derrière, il pouvait voir les lumières des voitures de
police qui le suivaient à distance respectueuse. Attendant
l’hallali Roy Golder grelottait dans son pyjama, les lèvres
serrées. De temps à autre, il jetait un regard affolé à
Fayette, comme s’il avait voulu lui parler.
Le pilote traversa l’espace découvert en courant et
grimpa dans la voiture. Il grimaça un sourire à l’intention
de Malko.
— Je ne croyais pas vous revoir de cette façon…
— Dépêchez-vous, bougonna Reg Whaley, poussant
le pilote avec le canon de son arme.
Malko comprit qu’il voulait faire croire qu’il
kidnappait le pilote. Pour sa sécurité future. Ce qui
n’était sûrement pas le cas, étant donné leurs rapports.
John Shay inclina la tête et salua respectueusement le
ministre.
— Good night, Sir.
— Good night, répliqua Roy Golder d’une voix
absente.
Maintenant, la Toyota roulait à toute vitesse sur
Second Street avait toujours la meute derrière. Trois
kilomètres plus loin, Malko tourna dans Lomagundi
Road, filant vers l’ouest. Les maisons s’espaçaient, ils
franchirent Salisbury Drive, sorte de boulevard
périphérique et se retrouvèrent dans la campagne. Le
bruit du moteur était assourdissant. Malko se demanda
soudain si les Rhodésiens n’allaient pas sacrifier Roy
Golder pour « East Gate ».
Tout dépendait de ce qu’ils savaient à son sujet.
Il tourna au passage à niveau commandant la route
de Charles Prince Airport. Il n’y avait pas une seule
lumière. Le Cessna était toujours à la même place.
— Vous avez assez d’essence pour aller en Zambie ?
demanda Malko.
John Shay inclina la tête.
— Oui, Sir.
— Alors, dépêchez-vous.
John Shay, Fayette et Reg coururent jusqu’au petit
avion. Malko les observa tandis qu’ils s’installaient. À
l’autre bout du terrain, plusieurs lumières clignotantes
bleues apparurent soudain. La meute, les feux de
position de l’avion s’allumèrent. Puis le moteur toussa et
démarra.
— Allons-y, dit Malko en poussant le ministre du
bout de sa Weatherby.
Roy Golder tourna vers lui un visage choqué.
— Vous m’emmenez en Zambie ?
— Peut-être pas en Zambie, dit Malko, mais assez
loin pour que vos Hunter n’aient pas la tentation de nous
abattre…
Le vent de l’hélice lui fit du bien. Il ouvrit la trappe
des bagages, une ouverture carrée donnant derrière les
sièges arrière.
— Montez là, dit-il à Roy Golder.
Le ministre obéit, outré. Malko s’installa à l’avant à
côté du pilote. Ce dernier vérifia la fermeture des portes
et l’appareil se mit à rouler.
— Appelez la tour, dit Malko. Dites-leur que nous
partons vers la Zambie et que M. Roy Golder est à bord.
Nous volerons à 8 500 pieds.
Le pilote transmit. Ils arrivaient sur la piste. Il fit un
point fixe rapide. Les lumières bleues semblaient s’être
multipliées, devant, derrière, partout. Malko aperçut des
hommes qui entouraient la Toyota. Il pria pour que
Valerie Harris n’ait pas d’ennuis… Ils roulaient. En
quelques centaines de mètres, le Cessna quitta le sol.
La tension tomba d’un coup. Reg essuya son front
couvert de sueur. Seule Fayette semblait indifférente à
tout ce qui l’entourait. Tassé dans le compartiment des
bagages, Roy Golder se faisait oublier. Les lumières de
Salisbury disparurent très vite.
— Eh bien, on y est arrivé ! soupira Reg Whaley.
Il étendit devant lui sa main droite : elle tremblait
comme une feuille.
— Voilà le lac Kariba, annonça le pilote. Nous
sommes là.
Sa carte sur les genoux, il montrait un point à Malko.
Celui-ci aperçut un cercle indiquant un terrain
d’aviation. Depuis leur départ de Salisbury, ils n’avaient
eu aucun problème. Un peu secoués dans des cumulus,
c’était tout.
— Descendez, ordonna Malko. Nous allons nous
poser sur le terrain de Kariba. Pour déposer Mr Golder.
Le pilote commença à perdre de l’altitude. Le temps
était nuageux avec des rafales de pluie. En tanguant, le
Cessna s’approcha de la piste déserte. Même la tour de
contrôle n’était pas éclairée. À cette heure, il n’y avait
aucun trafic. Quand les roues touchèrent le sol, le
ministre émergea de sa soute et demanda d’un ton
affolé :
— Où sommes-nous ?
À
— À Kariba, cria Malko. C’est la fin du voyage pour
vous. Nous ne voulons pas vous créer de problèmes avec
la Zambie.
À petits coups de freins, le pilote avait stoppé le
Cessna, sans arrêter le moteur. Malko sauta à terre et alla
ouvrir la soute. Il eut du mal à extraire Roy Golder tant le
vieil homme était ankylosé. Il ne tenait plus sur ses
jambes, frissonnait dans la fraîcheur de la nuit.
Les deux hommes se considérèrent quelques
instants, puis Malko le salua d’un signe de tête.
— Good by, Sir.
Il remonta dans le Cessna. Aussitôt, le pilote fit
demi-tour pour décoller. Malko aperçut le ministre qui se
mettait en marche vers les bâtiments de l’aéroport.
Désemparé, insolite et frigorifié.
Puis il disparut. Le Cessna s’élevait de nouveau dans
le ciel. Malko se tourna vers le pilote.
— Allez jusqu’au-dessus du lac Kariba, dit-il, comme
si vous vouliez passer en Zambie. Descendez à trente
pieds de l’eau et filez le long du Zambèze. En demeurant
à cette altitude. La nuit est assez claire.
Le pilote fit la moue.
— It’s not really safe, you know…{32}
— Je sais, dit Malko. Mais le Zambèze est
suffisamment large pour que vous y arriviez.
Reg Whaley avait entendu. Il se pencha en avant,
l’air affolé :
— On ne va pas en Zambie ?
— Pas tout de suite, dit Malko. Nous allons d’abord
rendre visite à M. Burger.
CHAPITRE XIX

Une lueur rouge apparut droit devant eux. Le soleil


se levait. Le Cessna vira brutalement sur l’aile pour sortir
de la gorge trop étroite, frôla la cime des arbres, puis
replongea au-dessus du fleuve qui s’élargissait de
nouveau. Le pilote se tourna vers Malko avec un sourire
d’excuse :
— It’s a bit hairy{33}.
Depuis le lac Kariba, ils avaient suivi le Zambèze.
Pendant une interminable heure.
Au ras de l’eau, Dieu merci, la nuit était claire.
Ensuite les premières lueurs de l’aube les avaient aidés.
La région qu’ils survolaient – le nord-est de la
Rhodésie – n’était pratiquement qu’un désert. Pas de
routes, pas de villages. Reg Whaley bâilla et scruta le ciel
nerveusement.
— Vous croyez qu’ils ne peuvent pas nous repérer ?
Malko le rassura aussitôt.
— À cette altitude, aucun radar ne peut nous repérer.
On doit nous chercher du côté de Kariba. Nous sommes
censés être en Zambie, n’oubliez pas.
Il se tourna vers le pilote.
— Nous sommes encore loin ?
Le doigt du pilote montra sur la carte la ligne bleue
du Zambèze.
— Nous devons être à vingt minutes de vol du
barrage de Cabora Bassa. Je peux vous déposer où vous
voulez sur un de ces terrains.
Il montrait des petits cercles, indiquant les terrains
militaires de secours. Malko fit la moue.
— C’est dangereux. Si nous tombons sur des
militaires, ils vont nous demander ce que nous faisons là.
Reg, où se trouve la ferme Burger ?
On passa la carte au journaliste. Avec un feutre, il
dessina une croix, non loin de l’endroit où ils se
trouvaient puis rendit la carte au pilote. Maintenant que
la brume se déchirait on apercevait à l’horizon de
superbes montagnes bleues : le Mozambique. Fayette
continuait à dormir à poings fermés.
— La ferme se trouve tout près de la nouvelle route
stratégique que les Rhodésiens ont construite pour
amener leurs troupes sur le Zambèze, expliqua Reg
Whaley. Elle n’est pas sur la carte…
— Je la connais, dit le pilote. Nous allons y arriver
très vite.
Cela donna une idée à Malko.
— Vous pourriez vous poser dessus ?
— Je pense, dit le pilote, si nous trouvons une section
dégagée.
— Alors, allons-y, dit Malko.
Ils volèrent encore cinq minutes au-dessus du
Zambèze, puis le pilote quitta le fleuve pour piquer vers
le sud, au-dessus du bush. Ils franchirent une vallée
verdoyante et déserte, grimpèrent le long d’une colline et
soudain un ruban goudronné apparut devant eux, luisant
sous le soleil, absolument désert et rectiligne. L’extrémité
nord s’achevait au Zambèze, et, au sud, elle escaladait les
collines clôturant la vallée du Zambèze.
John Shay plaqua aussitôt le Cessna à quelques
mètres du sol. Une minute plus tard, ils survolèrent un
signe de civilisation. Un village de regroupement,
entouré de barbelés flanqué d’un petit camp militaire
dans lequel stationnaient plusieurs engins antimines. Le
tout fut aussitôt avalé par le bush.
Heureusement beaucoup d’avions civils venaient
dans le nord-est pour transporter des personnalités en
visite.
Le pilote survola la route quelques minutes, avant
d’amorcer un virage. Puis, volets baissés, hélice au petit
pas, il s’approcha en tanguant du ruban goudronné, large
d’une dizaine de mètres. Heureusement, il n’y avait pas
de poteaux télégraphiques, et le vent était très faible. Il y
eut un petit « pshuit » quand les roues touchèrent le
goudron, puis l’avion roula normalement. En deux cents
mètres John Shay le stoppa complètement.
— Dépêchez-vous, cria-t-il.
Malko sauta à terre dans le vent de l’hélice. Suivi de
Reg portant les armes et de Fayette qui venait de se
réveiller. Malko passa la tête dans la cabine.
— Vous pouvez revenir demain ? Vers la même
heure. Posez-vous. Attendez un quart d’heure et repartez
si vous ne nous voyez pas…
— Je vais essayer, promit le pilote. Si je trouve à me
ravitailler à Mana. J’espère qu’ils me laisseront repartir.
Si je ne reviens pas, ne m’en veuillez pas…
— J’espère que vous reviendrez, dit Malko.
— Bonne chance, cria John Shay, en mettant les gaz.
Il fit jaillir un nuage de poussière en faisant demi-
tour, le moteur rugit et il décolla rapidement, refaisant
un passage au-dessus de la route. Puis il disparut
derrière les collines, vers le sud. Ses trois occupants
avaient déjà plongé dans le bush, à l’abri des regards.
Seule une tache d’huile rappelait la présence du Cessna.
Malko fixa le point où il s’était perdu dans le vert du
bush, le cœur serré. Devant lui, au nord, la frontière
devait être surveillée. Pas question de la franchir dans le
Zambèze. Au sud, on retombait dans la zone patrouillée
par l’armée rhodésienne et habitée par les fermiers
blancs. Personne ne les aiderait. Il se tourna vers Reg.
— Où est la ferme Burger ?
Reg étendit le bras vers les collines.
À
— Dans cette direction. À cinq ou six milles. Le long
d’une piste qui dessert une douzaine de fermes et prend
plus haut, sur cette route-ci, dans les collines.
L’avion parti, le silence était impressionnant. Le
soleil commençait à chauffer sérieusement.
— Il faut aller à la ferme, dit Malko. Voir ce qui se
passe.
Reg fit la grimace. Fayette sembla soudain se
réveiller. Accroupie à l’africaine sur le sol, elle dit d’une
voix grave :
— Vous ne pouvez pas y aller. Les Blancs se repèrent
facilement. Je vais y aller, moi. Dans le compound, je
trouverai bien quelqu’un qui me parlera. Vous resterez
cachés dans le bush.
— Je me souviens des lieux, dit Reg. Il y a une grange
où on fait sécher le tabac. À un kilomètre de la ferme.
Quand la nuit sera tombée, nous pourrons y aller. En
attendant, nous resterons dans le bush, par ici.
— Cela me paraît une bonne idée, dit Malko. Fayette
nous retrouvera à la grange.
Reg Whaley regardait autour de lui nerveusement.
Quelques vautours tournaient très haut dans le ciel.
— Éloignons-nous de la route, conseilla-t-il. C’est
l’heure où les premières patrouilles sortent. Dans le
maïs, nous pourrons nous cacher facilement.
Fayette se remit debout avec une grimace de
douleur. Sa fabuleuse poitrine pointait encore
orgueilleusement à travers sa robe déchirée et sale. À la
queue leu leu, ils s’enfoncèrent dans le bush,
perpendiculairement à la route.
Malko marchait en tête, se demandant comment il
allait résoudre son problème en apparence impossible.
Seul contre l’armée et la police rhodésiennes, empêcher
Bob Lenard d’aller assassiner Samora Machel.

***
Bob Lenard cligna des yeux devant la lumière
éblouissante de l’aube et referma doucement la porte de
l’appentis derrière lui. Apaisé et guilleret. Lisbeth avait
été docile à souhait et il avait passé une excellente nuit. Il
traversa le jardin de la ferme en sifflotant. Contournant
un superbe massif de roses. Au-delà des barbelés de la
double clôture électrifiée, le maïs s’étendait à perte de
vue. Il allait atteindre le patio lorsqu’une voix sèche le fit
sursauter.
— Bob !
C’était la voix de Ted Collins. Le policier, torse nu, en
short, pas rasé, sortait de sa chambre, le visage sévère.
Bob Lenard s’arracha un sourire.
— Salut. Déjà levé ?
— D’où venez-vous ?
Au moment où Bob allait répondre, Lisbeth apparut
derrière lui et se glissa craintivement entre les deux
hommes. Le bref regard qu’elle jeta à Bob au passage
était plus qu’éloquent. Ted Collins attendit qu’elle soit
dans la cuisine pour dire d’un ton méprisant :
— Vous savez les risques que vous prenez !
Bob Lenard eut un soupir excédé.
— Oh, merde ! Vous m’avez pas engagé comme curé,
non ? J’ai le droit de baiser. Ça me détend ! Vous
aimeriez mieux que je me saoule la gueule ? Ça ne fait
pas trembler les mains de baiser, vous comprenez ? Et je
la baiserai encore ce soir. Parce qu’elle a un beau petit
cul.
Ivre de rage, il suivit Lisbeth dans la cuisine. Ces
Rhodésiens étaient impossibles. Ted Collins le fusilla du
regard, maîtrisant sa rancœur. Il avait besoin du
mercenaire. Ensuite…
Il n’était pas question que Bob Lenard puisse jamais
raconter qui lui avait donné l’ordre de tuer Samora
Machel. Dans un quart d’heure commençait le briefing
final. Ted Collins retourna se raser. Lorsqu’il entra dans
le salon, John Burger avait épinglé une grande carte
d’état-major sur le mur. Bob Lenard s’était assis par
terre, l’air boudeur, à côté du lieutenant mozambiquais.
Ted Collins s’approcha de la carte et montra le point où
se trouvait la ferme.
— Nous partirons d’ici demain matin. De façon à
arriver sur le Zambèze une heure avant la cérémonie. En
empruntant la nouvelle route. Un canot pneumatique
nous attend ici. Bob et le lieutenant le prendront. Nous
les attendrons sur place. La rive est couverte de
végétation et il n’y a pas de problèmes. Le lieutenant
connaît la piste qui conduit à Cabora Bassa, en faisant un
détour par l’intérieur. Après l’action, ils reviendront par
une autre piste qui suit ce parcours.
Son doigt montrait tous les points les uns après les
autres.
John Burger écoutait avidement en buvant du scotch
dans une tasse de thé. Il dit soudain :
— Et s’il rate son coup ?
Bob Lenard esquissa un sourire sardonique.
— Je ne raterai pas, fit-il d’une voix pleine de défi.
J’ai besoin d’argent.
On devait lui payer la récompense âprement
disputée, 50 000 dollars américains après le meurtre.
Ted Collins ignora l’interruption, ne voulant pas
envenimer la discussion.
— Nous emprunterons la voiture de John afin de
passer inaperçus. Elle est connue de toutes les
patrouilles.
Le lieutenant Mabika écoutait, tête baissée, jouant
avec sa casquette de toile. Il serait seul avec Bob Lenard,
de l’autre côté. S’ils se faisaient prendre, on les
découperait en lamelles. Mais la profession de traître a
parfois de menus désavantages.
— Pas de questions ? demanda Ted Collins.
Personne ne répondit. Bob partit dans sa chambre,
sortit l’Anschütz de son étui et commença à le nettoyer
soigneusement. Dans son métier, la moindre négligence
pouvait tout faire échouer. Cette arme de précision était
délicate comme une femme. On gratta à la porte. C’était
Lisbeth avec du thé. Bob lui flatta la croupe, passant la
main sous la jupe de cotonnade.
— Je viendrai encore te voir ce soir.
Lisbeth secoua la tête.
— No can do. Le boss a dit que je couchais au
compound.
Bob Lenard jura entre ses dents. Encore un coup de
Ted Collins ! Il attira la fille par la cuisse, les pupilles
rétrécies de rage.
— Tu vas me dire où est ton foutu compound et je
viendrai.
Lisbeth ne répondit pas. Un bruit de moteur
détourna l’attention du mercenaire. Un avion léger
passait au-dessus de la ferme. À très basse altitude. Il
renvoya Lisbeth et reprit son nettoyage. Vingt minutes
plus tard, il entendit du bruit, des éclats de voix et sortit
de sa chambre voir ce qui se passait. Ted Collins discutait
avec animation près de l’entrée, avec une jeune Blanche
aux cheveux noirs tirés en arrière, très pâle, qui avait le
bras droit en écharpe. Cela ne le concernait pas. Il rentra
dans sa chambre, s’étendit sur son lit et se mit à rêver à
ce qu’il ferait avec ses 50 000 dollars.

***

Daphné Price pouvait à peine parler tant la rage


l’étouffait.
— Je vous dis qu’il va venir ici ! répéta-t-elle. Il est au
courant du projet. Il paraît qu’il n’est pas passé en
Zambie. Il faut le retrouver. Et le tuer.
La rage la faisait trembler. Ted eut un sourire
rassurant.
— Je vais faire le nécessaire. Personne ne peut venir
sans laissez-passer dans cette zone. Leur avion s’est
peut-être écrasé. Mais s’il est là, nous le trouverons et
nous le tuerons. Allez vous reposer.
Malgré son apparente sérénité, il était inquiet.
L’agent des Américains avait déjà montré qu’il n’était pas
facile à éliminer. Il se demanda s’il allait en parler à John
Burger, puis conclut par la négative. Le fermier n’était
pas assez sophistiqué pour ces subtilités. Don Christie,
arrivé avec Daphné Price, ferait l’affaire pour veiller au
grain. Férocement et discrètement, la « Spécial Branch »
disposait d’indicateurs parmi les Noirs employés dans les
fermes et un Blanc inconnu ne pourrait pas passer
inaperçu. Le problème étant de ne pas alerter les autres
fermiers, afin de ne pas donner trop de publicité à
l’opération.

***

— Il m’a passé les menottes dans le dos après m’avoir


fait déshabiller. Il m’a dit qu’il allait faire pipi pour me
donner le temps de réfléchir… Il est revenu et il m’a
demandé si j’avais réfléchi. Je lui ai dit que je ne savais
rien, que vous m’aviez vu au standard. Que cela
m’amusait d’aller danser…
Fayette parlait d’une voix monocorde, sans regarder
Malko. Reg Whaley se tenait un peu plus loin, surveillant
la piste qui suivait le champ de maïs. Malko et Fayette
allongés au milieu des hautes tiges, étaient totalement
invisibles, même à quelques mètres. Ils se trouvaient à
un kilomètre de la ferme Burger, après une marche
épuisante dans le bush, sous le soleil torride. La peur au
ventre.
— Il vous a… demanda Malko.
— Il a retroussé ses manches et mis un tablier de
cuir, dit Fayette. Il y avait une baignoire. Il m’a passé une
sangle autour du ventre et m’a fait basculer dedans. Il
m’appuyait la tête dans l’eau, jusqu’à ce que je suffoque.
Puis, il me tirait par les cheveux, en me donnant des
coups de nerf de bœuf : « Qu’est-ce que disait Bob ?
Comment tu l’as connu ? Pour qui travailles-tu ? » Cinq
fois de suite. Je me suis évanouie… Le lendemain, ils ont
essayé autre chose. Il y avait une corne de rhinocéros sur
une table. On m’a fait asseoir. Puis ils me tiraient par les
chevilles…
Elle se tut. Malko n’osa pas insister.

***

Fayette hâta le pas en arrivant à la hauteur de la


clôture électrifiée derrière laquelle se cachait la ferme
Burger. Elle dut s’écarter précipitamment du centre de la
piste pour laisser passer un camion militaire chargé de
soldats. Certains sifflèrent gaiement. Même en loques et
pieds nus, Fayette était splendide. Elle aurait aimé passer
ailleurs, mais c’était le seul chemin pour se rendre au
compound. Et les Blancs ne se déplaçaient jamais à pied.
Le soleil était en train de se coucher.
Elle les avait conduits, Malko et Reg, jusqu’à la
grange où séchaient des centaines de feuilles de tabac. Ils
s’étaient installés au grenier, à l’abri des regards.
Sa visite au compound de la ferme Burger avait été
fructueuse. Elle était tombée sur deux membres actifs de
l’A.N.C. qui s’étaient mis à sa disposition. Lorsque
Lisbeth était venue apporter ses affaires, ils l’avaient
interceptée et fait parler. Ted Collins et le mercenaire
étaient là. Ses deux compagnons blancs tireraient leurs
conclusions. À tout hasard, elle avait volé un coupe-
coupe dans le compound et l’avait accroché sous la
longue tunique.
De nouveau, il y eut un bruit de moteur derrière elle.
Une Land-Rover cette fois. Fayette s’arrêta sur le bas-
côté de la piste pour la laisser passer, aperçut deux civils
dedans. Elle n’eut pas le temps d’avoir peur. Le véhicule
venait de freiner brutalement, se mettant en travers de la
piste. Un homme en jaillit. Don Christie.
Le policier tenait une Uzi à la main. Il glissa dans la
boue et s’étala en hurlant :
— He ! Kaffir !
Fayette eut un moment de panique viscérale. En un
éclair elle revit le petit bureau, les coups, la baignoire,
l’humiliation horrible de la corne de rhinocéros forcée
dans son anus, au milieu des policiers rigolards. Don
Christie n’avait pas eu le temps de se relever.
Retroussant sa longue jupe, la Noire prit son coupe-
coupe et se rua en avant. La lame s’abattit sur le policier,
au moment où il se relevait, ratant la tête, mais
s’enfonçant dans sa clavicule. Il retomba dans le fossé,
tandis qu’un flot de sang jaillissait de la blessure. Fayette
tourna sur elle-même, folle de terreur. Le second policier
était en train de se dégager de la Land-Rover. Elle ne
pourrait pas s’échapper. Alors, elle eut une idée insensée.
La porte de la ferme était à dix mètres. En les prenant
par surprise, elle pourrait peut-être tuer tous les Blancs.
Et surtout le mercenaire.
Elle bondit en avant, le coupe-coupe plein de sang à
la main. Pénétra dans la ferme, contourna la Mercedes
blanche, s’engouffra dans la galerie menant au salon et
au patio. Décidée à tuer tout ce qu’elle rencontrerait.

***

John Burger remontait de son cellier, une bouteille


de whisky à la main, quand il entendit des cris sur la
piste qui longeait la ferme. Il allait voir lorsqu’une Noire
surgit, les yeux hors de la tête, fonçant sur lui en
brandissant un coupe-coupe plein de sang.
Ted Collins n’était pas là. Il avait été reconnaître le
point de passage. Seul Bob Lenard dormait dans sa
chambre, ainsi que Daphné Price. Le fermier eut un bon
réflexe. À toute volée, il envoya la bouteille dans la
direction de la Noire. Elle la frappa sur l’arête du nez, se
brisa, l’aspergeant d’alcool.
Aveuglée, à demi-assommée, Fayette s’arrêta net,
porta la main à ses yeux. Elle vit dans un brouillard le
fermier bondir vers le Fal qui se trouvait près du poste de
radio. Il le saisit par le canon et abattit la crosse de toutes
ses forces. Le visage de Fayette s’ouvrit en deux, comme
un fruit mûr. Elle lâcha son coupe-coupe, porta les mains
à son visage comme pour essayer d’arrêter le sang et
tomba comme une masse. Sans un cri. John Burger
s’approcha, demeura quelques secondes l’arme levée,
puis la rabaissa, voyant que la Noire ne bougeait plus. Il
allait lui loger une balle dans la tête quand il se ravisa. La
peur qu’il avait eue commençait à s’effacer, faisant place
à la rage. Dehors, il entendait des cris, un remue-ménage
incroyable. Mais cela ne le concernait pas. Le sang
commençait à inonder le ciment. Les yeux révulsés,
Fayette râlait. Levant les yeux, John Burger rencontra le
regard horrifié de Lisbeth.
— Tu connais cette vermine ? demanda-t-il.
Terrifiée, Lisbeth secoua négativement la tête, sans
pouvoir articuler un mot. Le fermier lui jeta :
— Va chercher une corde. Et une serpillère.
Elle disparut, bousculant Bob Lenard qui émergeait
de sa chambre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
John Burger remettait le Fal en place. L’odeur de
whisky et de sang mélangés était écœurante.
— Une terroriste ! fit-il ? On va lui donner une leçon.
Le mercenaire resta en arrêt devant la Noire
étendue. Il venait de reconnaître Fayette. Que faisait-elle
là ? Lisbeth surgit avec une longue corde. John Burger la
lui arracha des mains. Rapidement, il en noua une
extrémité autour des chevilles de Fayette. Il se releva et
jeta à Bob :
— Aidez-moi !
À deux, ils la traînèrent jusque dans la véranda, face
à la clôture électrique. Posément, John Burger retroussa
ses manches. Heureux d’avoir une distraction qui le
changerait du whisky. Il disparut et revint, balançant au
bout du bras un gros fouet. Fayette continuait à saigner,
son moignon de visage n’était plus qu’un océan rouge
avec des bulles. Bob Lenard détourna la tête, avec une
sérieuse envie de vomir. Il aurait bien voulu que Ted
Collins soit là. John Burger prit son silence pour un
acquiescement.
— J’en ai déjà puni un comme ça, dit-il. Après, nous
l’avons laissé dehors pendant une semaine. Ça puait,
mais les autres ont su.
Il leva le fouet et l’abattit sur la poitrine de Fayette
arrachant une partie du haut. Fayette sursauta, roula sur
elle-même, cherchant à se protéger. John Burger reprit
son élan et cingla cette fois ses reins, arrachant encore un
morceau de tissu, découvrant un morceau de peau
brune ; prenant son temps, soufflant entre chaque coup,
visant les endroits les plus sensibles. La mèche de cuir
épais, à chaque fois, pénétrant un peu plus, faisant
éclater la peau, arrachant les derniers lambeaux de tissu.
Fayette sursautait parfois comme une chenille coupée en
deux.
Bob Lenard se versa un verre de scotch. Maudissant
sa lâcheté.
Soudain, John Burger s’arrêta. La masse sanglante à
ses pieds ne réagissait plus. Il se laissa tomber sur une
chaise et hurla :
— Lisbeth !
Lorsque la jeune Noire apparut, il lui ordonna :
— Apporte un seau de vinaigre.
Lisbeth revint avec le seau, le fermier prit le fouet et
trempa la longue mèche dedans, la laissant bien
s’imbiber.
— C’est bon pour le cuir, ricana-t-il.
Il fit claquer le fouet, le brandit et l’abattit entre les
jambes de la Noire.
Le hurlement inhumain de Fayette jaillit avec une
seconde de retard.
De l’autre côté de la clôture électrifiée, plusieurs
Noirs s’étaient agglutinés, observant avec horreur le
supplice de Fayette. John Burger leva son fouet dans leur
direction :
— Regardez bien, cria-t-il. Allez le dire à ceux qui
l’ont envoyée. No bloody black is going to drive me
out{34}. Avec une énergie renouvelée il cingla le corps
étendu. Fayette hurla. Derrière John Burger, surgit
soudain Daphné Price réveillée par les cris. Le fermier ne
la vit même pas. Bob Lenard s’approcha de la jeune
femme et murmura :
— Miss, il faudrait l’arrêter. Cette fille est une
terroriste venue de Salisbury.
Seulement alors, Daphné Price reconnut Fayette !
Elle se précipita arrêtant de sa main valide le bras du
fermier.
— Arrêtez ! Arrêtez ! Il ne faut pas la tuer. Elle doit
parler.
John Burger se retourna et enfonça son manche de
fouet dans l’estomac de Daphné Price.
— Young lady ; je sais ce que je fais avec ces
vermines. Éloignez-vous.
Sans s’occuper de ses protestations, noyé dans son
alcool, il recommença à cingler la masse sanglante et
inerte. Même le vinaigre n’arrachait plus de
gémissements à Fayette.

***

Malko examina avec soin l’immense champ de maïs


qui s’étendait tout autour de la grange au tabac.
Personne en vue. Le plancher du grenier était imprégné
de l’odeur de tabac qui finissait par monter à la tête. Les
feuilles qui pendaient, bruissaient doucement dans le
vent du crépuscule.
— Nous allons rester là ce soir, dit Malko. Nous
attaquerons la ferme à l’aube. J’espère que Fayette aura
appris des choses intéressantes.
Reg Whaley ne répondit pas ; recroquevillé sur lui-
même, il essayait de ne pas penser à l’avenir. Au fond, il
ne regrettait pas d’avoir abandonné son petit bureau. Au
moins, il vivait. Il huma l’odeur du tabac.
— Au moins, on peut fumer ici, dit-il. Retrouvant son
petit rire caustique.
La Rhodésie est un des plus importants producteurs
de cigarettes du monde.
Malko vérifia les deux Weatherby 460.
— Reposons-nous, dit-il. Nous aurons besoin de
toutes nos forces demain.

***

Ted Collins contemplait, horrifié, ce qui restait de


Fayette. Il ne l’aurait pas reconnue. Un œil pendait au
bout du nerf optique, toute la chair était éclatée. Le
policier n’avait jamais vu un spectacle pareil. La Noire
n’était pas venue seule. Il apostropha John Burger, le
visage sévère :
— Vous n’auriez jamais dû la traiter ainsi ! Les
terroristes doivent être remis à la « Spécial Branch ».
John Burger haussa les épaules, boudeur.
— Celle-là ne fera plus de mal.
Bob Lenard recula, dissimulant son dégoût. Le
fermier était une ordure. Il avait hâte d’être revenu à
Salisbury, d’avoir rempli sa mission. Il échangea un
regard avec Ted Collins. Ce dernier s’approcha de lui :
— J’ai envoyé des patrouilles partout. Ils ne doivent
pas être loin. Ne craignez rien. Mais ce soir, je vous
interdis de sortir. Le Belge n’insista pas et rentra dans la
maison.
John Burger fit demi-tour également. Il se sentait
parfaitement en paix avec lui-même. L’effort de tuer
lentement Fayette l’avait dessoûlé. Il ne remarqua même
pas Lisbeth qui sortait de la cuisine et filait rejoindre son
compound. Conformément aux ordres de Ted Collins.

***

Malko braqua la Weatherby vers le champ de maïs


où il lui avait semblé entendre du bruit. Reg Whaley se
tenait prêt lui aussi. Le doigt sur la détente. Le cœur
battant follement. Il abaissa à temps le canon de son
arme devant la petite silhouette noire qui venait de surgir
du maïs. Une jeune Noire apeurée qui courut vers la
grange au tabac. De l’intérieur elle appela d’une voix
timide :
— Mister ! Mister !
Malko dégringola l’échelle, la Weatherby à la main. À
l’expression bouleversée de la visiteuse il devina un
drame. À mots entrecoupés Lisbeth raconta le supplice
de Fayette, les coups de fouet. En revenant au
compound, les deux membres de l’A.N.C. lui avaient
conseillé d’aller avertir les amis de Fayette de ce qui
s’était passé.
Malko avait un goût de cendre dans la bouche.
Fayette avait bien rendez-vous avec la mort.
— Merci, dit-il.
Aussitôt, Lisbeth tourna les talons, plongea dans le
maïs, disparut.
Reg et lui se regardèrent. Le journaliste eut son petit
rire ironique.
— Super. Ils vont être sur notre dos, très vite.
— Nous les intercepterons sur la route demain, dit
Malko. Il ne faut surtout pas rester ici.
Ils se glissèrent hors de la grange, directement dans
le champ de mais. Pendant une heure, ils marchèrent en
direction de la route, guidés par Reg qui avait un
étonnant sens de l’orientation. Ils avançaient le long
d’une piste serpentant à travers le bush, lorsque cinq
hommes en kaki surgirent soudain de terre, des armes à
la main.
Malko vit les flammes jaunes, entendit les coups de
feu crépiter. Il reflua précipitamment derrière un arbre.
Reg s’affala, la face dans les herbes, touché aux hanches,
aux cuisses et au bas-ventre sans avoir eu le temps de se
servir de la Weatherby.
CHAPITRE XX

Malko demeura une fraction de seconde frappé de


stupeur, tant l’attaque avait été brutale. À travers le
bush, il apercevait le ruban goudronné de la route. Son
doigt appuya automatiquement sur la détente de la
Weatherby. La détonation claqua comme un coup de
canon. Tout son corps fut ébranlé par le recul. Il vit une
silhouette tomber, les autres refluer. Reg Whaley fut
secoué d’un spasme qui le retourna sur le dos, puis resta
immobile, râlant.
Une rafale claqua. Une balle ricocha en miaulant sur
la culasse de la Weatherby. Malko quitta l’abri de son
arbre, plongea dans un sentier de brousse. Il ignorait
combien d’hommes se trouvaient en face de lui. Sa seule
chance était de franchir la route et d’atteindre le bush
beaucoup plus épais de l’autre côté. Encore une demi-
heure et il ferait nuit. Il voulait faire monter une nouvelle
cartouche dans le canon, n’y parvint pas et s’aperçut que
la culasse de la Weatherby était bloquée. Rageusement, il
jeta la carabine dans l’herbe à éléphant. Maintenant, tout
ce qui lui restait, c’était le P. 38 pris à Daphné. L’arme à
la main, il continua à avancer. Aperçut le ruban de
goudron, entendit des cris excités derrière lui. Il franchit
la route d’un coup, roula sur lui-même dans le bush, se
releva et se mit à courir. Partagé entre la rage et le
désespoir. Être venu de si loin pour rien. Il pensa à Reg
Whaley et eut envie de pleurer. Le petit journaliste
n’avait pas eu de chance. Malko imagina soudain son
château, avec des candélabres allumés, de jolies femmes
en robe du soir. À dix mille kilomètres de là. Un monde
qu’il ne reverrait peut-être jamais.
Le visage griffé par les branches, il continuait à
s’éloigner de la route. Sans savoir si on le poursuivait ou
non.

***

Ils avaient les traits tirés et le regard fixe de ceux qui


s’apprêtent à une épreuve difficile. Bob Lenard avait
passé un pull de grosse laine sur sa tenue kaki. À sa
ceinture il arborait une cartouchière. L’Anschütz se
trouvait dans une housse de toile, soigneusement graissé.
Le lieutenant Malika était presque de la couleur de son
uniforme. John Burger était dessoûlé, mais avait encore
les yeux rouges. Seuls, Ted Collins et Daphné faisaient
bonne figure. La jeune femme avait insisté pour
participer à l’expédition. Étant donné ses liens avec Roy
Golder, Ted Collins n’avait pas osé refuser.
Le policier de la « Spécial Branch » se baissa et
ramassa deux carabines de gros calibre qu’il posa sur la
table.
— Les deux hommes qui étaient parvenus jusqu’ici
ne sont plus dangereux annonça-t-il. L’un a été tué et
l’autre est en fuite. Désarmé. Ils ont été interceptés par la
patrouille que j’avais lancée à leurs trousses hier soir.
Le salon de la ferme s’illumina. Le soleil se levait
aussi brutalement que si l’on tirait un rideau. Il était six
heures moins le quart. Ils finirent leur thé et, sans un
mot se dirigèrent vers la Mercedes. John Burger prit le
volant et Ted Collins s’assit à côté de lui. Les trois autres
se tassèrent à l’arrière. Cinq minutes plus tard, ils
roulaient lentement sur la piste défoncée menant à la
route de la vallée du Zambèze.
— Je fais attention aux nids de poule ! avertit le
fermier. C’est souvent dedans qu’ils mettent les mines.
Daphné Price sentait son cœur cogner contre ses
côtes. Samora Machel devait avoir décollé de Maputo
pour Cabora Bassa. La torture de Fayette l’avait
profondément choquée. Elle détestait John Burger, mais
il était des leurs. Elle se dit que c’était la guerre et que les
guerres ne sont jamais belles. Elle se pencha vers Bob.
— Ça va ?
— Ça va, fit Bob.
Cela lui rappelait d’autres matins, où il était parti
risquer sa vie. Dans sa poche, il avait mis une vieille patte
de lapin sans laquelle il n’allait jamais au feu. Son
fétiche. Il regrettait de ne pas avoir pu s’assouvir encore
une fois avec Lisbeth. Dans son métier, il fallait vivre au
jour le jour. Cela l’excitait de faire une action
individuelle, qu’on reconnaisse enfin ses mérites.
Il pensait à Fayette. Au corps torturé qui lui avait
donné tant de plaisir. « Dégueulasse, pensa-t-il ». Il
aurait dû assommer ce fermier de merde. Ted Collins
surveillait le bush. Il aurait préféré qu’on retrouve
Malko. En plus, il serait obligé de faire un rapport pour
Fayette. Ce genre d’exemple était mauvais pour les Noirs.
Mais John Burger lui rendait trop de services pour qu’il
puisse faire grand-chose contre lui. Peut-être une
admonestation entre quatre yeux.
John Burger concentré sur sa conduite ne pensait
pas.
Il était heureux de se payer ce bâtard de Samora
Machel et aurait voulu qu’on lui rapporte sa tête. Ils
ralentirent-pour tourner sur la route goudronnée.
Daphné Price soupira, mondaine :
— Il va faire une journée splendide.
Une brume bleue recouvrait les montagnes de
Mozambique de l’autre côté du Zambèze. Le soleil
commençait à se lever. John Burger engagea avec
précautions la Mercedes dans les lacets de la descente.
Au passage, garée dans un chemin creux, ils aperçurent
un véhicule antimines haut perché sur ses drôles de
pattes. Une des premières patrouilles du matin, pour
neutraliser les mines posées durant la nuit.
Quelques minutes plus tard, John Burger aperçut
dans le rétroviseur l’engin antimines lui aussi se dirigeait
vers la vallée du Zambèze.
Repris par le sens du devoir, Ted Collins dit à John
Burger :
— Laissez-le passer, ils doivent être pressés.
John Burger ralentit et se serra sur la droite. L’engin
arriva à leur hauteur. À l’avant, on ne voyait que la
colonne de direction émergeant du blindage et le moteur.
Sur ce modèle, le conducteur se trouvait derrière, dans
une espèce de baignoire blindée avec six autres soldats.
Deux étroits hublots permettaient la conduite.
John Burger jura soudain. L’engin, au lieu de les
doubler, se maintenait à leur hauteur. Puis, avec horreur,
le conducteur de la Mercedes vit la baignoire d’acier se
rabattre sur lui. Instinctivement, il donna un coup de
volant à droite, sortant du macadam, faisant jaillir des
pierres sous ses roues droites qui frôlaient le précipice.
— L’enculé ! Il est dingue !

***

Malko poussa la pédale d’embrayage à fond et


enclencha la première vitesse. L’engin était un veau tant
qu’il n’avait pas pris de la vitesse. La Mercedes devait
déjà avoir cent mètres d’avance ! Enfin, le moteur rugit et
il démarra pour de bon, surgit sur la route, à temps pour
voir la coque blanche disparaître dans un virage. Il fallait
qu’il la rattrape avant la fin de la descente pour mettre
son plan à exécution. Il accéléra, passa la seconde, puis la
troisième, atteignant 45 à l’heure. Le maximum. L’engin
antimines n’était pas fait pour disputer Le Mans…
Au bout de quatre virages, cramponné au lourd
volant, manquant sortir de la route à chaque virage, il eut
rattrapé la Mercedes. Il s’offrit alors quelques secondes
de répit. Il n’avait pas dormi un seul instant mais ne
sentait plus sa fatigue. Après l’embuscade il s’était terré
dans un coin du bush. Presque jusqu’au lever du jour.
Cherchant désespérément une idée. Il avait mis son plan
au point, en se souvenant du camp qu’ils avaient survolé
la veille à l’aube. Grâce à sa mémoire étonnante, Malko
n’avait pas trop de mal à le retrouver. Il y était arrivé
avec les premiers rayons de soleil, les terroristes
n’attaquant jamais à l’aube, la surveillance était relâchée.
Dissimulé dans les fourrés en face d’un petit poste à
essence, Malko avait attendu qu’un soldat mette un
engin en route et aille faire le plein. Le conducteur avait
sauté à terre pour donner un bon au pompiste. Le temps
pour Malko de se ruer à travers la route et de sauter dans
l’engin. Malko avait eu de la chance. Le moteur avait
démarré au quart de tour. Il était parti en arrachant le
tuyau de la pompe. Avant que le soldat ne donne l’alerte,
il avait deux kilomètres d’avance…
Cela se passait une demi-heure plus tôt. Quand on le
retrouverait, il serait trop tard.
Profitant d’une petite ligne droite, il accéléra : son
plan était simple. Pousser la Mercedes dans le ravin. Et si
cela ne suffisait pas, il l’écraserait avec son engin. En ce
moment il ne pensait plus à sa propre vie, mais à Fayette,
à Reg. Et à Ed Skeetie.
Il tourna la tête au moment où il arrivait à la hauteur
de la voiture blanche et donna un violent coup de volant.
Mais le conducteur eut le réflexe d’accélérer, filant
devant lui, échappant au ravin.
Ivre de rage, Malko réalisa que, prévenus, ses
adversaires allaient lui échapper. La Mercedes était deux
fois plus rapide que son engin.

***

— Goddam son of a bitch ! The bastard !


Ted Collins jurait comme un sapeur. Il prit son Uzi à
ses pieds et envoya une rafale dans la lunette arrière, la
brisant. L’engin était juste derrière eux, à trois mètres,
avec son nez camus et ses grosses roues. Le policier visa
et lâcha une seconde rafale. Les balles ricochèrent sur le
blindage incliné. Il tira encore, vidant son chargeur. En
vain. La mitraillette n’était pas assez précise pour
toucher les hublots. Tassés sur la banquette, les trois
occupants de l’arrière essayaient de ne pas gêner son tir.
— Bon Dieu, et on n’a même pas la radio !
Bob Lenard se redressa et sortit l’Anschütz de sa
housse. Il fit monter une balle dans le canon et essaya de
coller son œil à la lunette.
Mais la Mercedes tanguait trop dans les virages. Il
était incapable de viser.
— Ça ne fait rien, cria Burger, on va les semer !
Soudain, il y eut un bruit bizarre à l’arrière, puis la
Mercedes se mit à tanguer encore plus, le volant à vibrer.
John Burger poussa un effroyable juron.
— On a crevé !
Ils avaient dû heurter une pierre coupante sur le bas-
côté lorsque l’engin les avait poussés. Implacablement
l’engin blindé se rapprochait. Pour les jeter dans le ravin.
S’il accélérait, il déjanterait.
— Prenez de l’avance, cria Bob Lenard, je vais tirer
quand nous serons arrêtés.
— Vous êtes sûr de toucher le hublot ? demanda Ted
Collins.
Le Belge haussa les épaules.
— Ne dites pas de conneries !
La Mercedes se mit à vibrer de plus en plus, prenant
une centaine de mètres d’avance dans une ligne droite.
Bob Lenard s’était allongé à demi sur la banquette
arrière, comprimant Daphné Price et avait posé le canon
de l’arme sur la lunette arrière.
— Maintenant ! dit-il. Stop !
John Burger écrasa le frein ; la Mercedes fit un demi-
tête à queue et s’immobilisa au bord du ravin sur le bas-
côté. Bob avait déjà l’œil collé à la lunette. Il vit grossir le
hublot rectangulaire, bloqua sa respiration, caressa la
détente. Il distinguait le visage du conducteur comme s’il
se trouvait à dix centimètres de lui.
— Vite, bon sang ! cria Ted Collins.
La détonation fit tressauter tout le monde. L’engin
continuait à avancer vers eux, à cinquante à l’heure.
Daphné Price poussa un cri étranglé.
— My God !
Bob Lenard n’eut pas le temps de recharger. L’engin
blindé était sur eux. L’avant s’enfonça comme un coin
dans la Mercedes, la projetant dans le ravin, selon le
principe de la boule de billard. Le fusil à lunette jaillit
hors de la vitre arrière. L’énorme engin stoppa net au
bord du ravin. La Mercedes culbuta le long de la pente,
heurtant un arbre, roulant sur elle-même et s’arrêta à
cinquante mètres en contrebas. Il y eut une explosion
sourde et une flamme jaillit de l’arrière.
Malko sauta à terre. Il s’était baissé une fraction de
seconde avant que la balle ne brise le hublot et avait
dirigé la fin de la course à l’aveuglette. Le monstre
ronflait encore près de lui. Il courut sur le talus et
ramassa le fusil à lunette. Enfin, il avait une arme.
Un bruit de moteur lui fit lever la tête. Il aperçut à
travers les nuages un petit avion. Le Cessna ! Le pilote
venait le chercher comme promis.
L’Anschütz à la main, il s’avança vers le talus. Il se
sentait froid comme un serpent, déshumanisé. Collant
son œil à la lunette il dirigea l’arme vers la voiture,
cadrant John Burger qui rampait hors des flammes, il
visa soigneusement.
Le « craac » de la grosse carabine se répercuta dans
le bush. Soudain, il n’y eut plus qu’une tache rouge à la
place de la tête du fermier, qui resta immobile, face
contre terre, les jambes encore dans la voiture.
Malko maintint son arme vers l’avant. Ted Collins
était effondré, inerte contre le tableau de bord et les
flammes commençaient à le lécher. Malko ignorait s’il
était mort ou vivant. Il réarma et tira le second coup, vit
la balle pénétrer dans la mâchoire et arracher la moitié
de la tête du policier. Il ne voyait plus Bob Lenard.
Soudain il l’aperçut loin de la voiture. Tête baissée,
coudes au corps, il courait à toutes jambes avec l’énergie
du désespoir, comme un homme affolé qui essaye de
remonter un tapis roulant. Malko visa. La balle atteignit
le Belge sur le côté gauche, juste en dessous de l’aisselle.
Il s’affala à un mètre d’un gros arbre et son corps
disparut dans les hautes herbes à éléphant.
La Mercedes brûlait avec des flammes noires. Le
corps de l’officier mozambiquais était resté à l’intérieur.
Malko repéra alors Daphné Price. Elle montait vers
lui le long de la pente raide, un pistolet dans la main
droite. Il la cadra dans la lunette, et elle le vit. Il restait
une cartouche dans l’Anschütz. Il distingua la lueur de
défi dans les yeux noirs, les lèvres serrées, la bouche
ouverte sur une injure. Elle ne chercha pas à s’abriter ou
à fuir, elle ne ralentit pas.
Malko garda le doigt sur la détente sans appuyer.
Comme les héros de la « Shangani Patrol » Daphné Price
défiait la mort. Il abaissa l’Anschütz. Il n’avait jamais
aimé tirer sur une femme et Daphné Price, malgré Ed
Skeetie, venait de gagner sa vie. Il jeta le fusil à terre au
moment ou le Cessna passait au-dessus de lui en battant
des ailes.
Loin derrière lui, au sommet de la colline, apparut
un véhicule blindé semblable au sien. C’était un pari
intéressant de savoir si on allait le rattraper avant qu’il
n’atteigne le Cessna.
Le genre de pari qu’il aimait. Lorsque Daphné Price
arriva à la route, Malko avait disparu depuis longtemps
dans le virage. Il courait de toute la vitesse de ses jambes
sur l’asphalte déjà brûlant vers la vallée du Zambèze.
Le Cessna était en train de perdre de l’altitude pour
se poser.
Très loin, la masse blanche du barrage de Cabora
Bassa brillait dans le soleil levant.
{1} Vous l’avez raté !
{2} Sale travail, n’est-ce pas ?
{3} Vœux pieux.
{4} Mon pote.
{5} Terroristes.
{6} Enquête.
{7} Pensez à la Sécurité, n’en parlez pas.
{8} Terroristes.
{9} African National Council.
{10} Connerie !
{11} Bureau of Staat Security. Services secrets sud-
africains.
{12} Je l’ai fait.
{13} Offre-moi une bière, Bwana !
{14} Fait trop chaud ici. Tu viens avec moi à Harari ?
{15} Le bar est fermé. Vous ne pouvez pas entrer avec
cette dame. Elle n’est pas à l’hôtel.
{16} Fils de pute. Donne-moi de l’argent.
{17} Cette ville est un bureau d’information pour
terroristes.
{18} Contractuels.
{19} Défaitiste.
{20} Police Urban Terrorist Unit.
{21} Bougnoules.
{22} Je veux votre queue.
{23} Traquenard.
{24} « Danger » en matabele.
{25} Ont le cerveau liquéfié
{26} Fils de ma pute…
{27} Debout, vermine.
{28} Dieu est avec nous, Ted.
{29} Les salauds ! Bon Dieu d’enculés de salauds !
{30} Ramasseur de coton.
{31} Même si nous sommes les passagers du Titanic,
nous coulerons en beauté !
{32} C’est assez dangereux, vous savez.
{33} Il s’en est fallu d’un poil.
{34} Aucun sale Noir ne me chassera de ce pays.

Vous aimerez peut-être aussi