SAS 043 - Compte A Rebours en Rhodesie Gerard de Villiers-1
SAS 043 - Compte A Rebours en Rhodesie Gerard de Villiers-1
SAS 043 - Compte A Rebours en Rhodesie Gerard de Villiers-1
S. A. S.-043
COMPTE A REBOURS
EN RHODESIE
CHAPITRE PREMIER
***
— « Craaac » !
La détonation roula, assourdissante. Avant même
que s’écoule le quart de seconde nécessaire à la balle
pour parcourir les 250 mètres, Bob Lenard sut qu’il avait
raté le Noir en tenue léopard qui venait de sauter du
camion.
Déconcentré.
Furieusement, il manœuvra la culasse, éjectant la
douille vide, prêt à retirer. Là-bas, le Noir s’était
immobilisé en entendant le coup de feu. Puis il détala
vers un bosquet. Il y eut le bruit assourdi par la distance
d’une courte rafale de Uzi et le fugitif s’arrêta net, porta
les mains à ses reins et tomba en arrière. Les hommes du
camion avaient réagi vite.
— You missed{1}, cria la voix furieuse de Ted Collins.
Bob Lenard se redressa d’un bond, étouffant de rage.
Son premier échec !
— Dites à votre type de foutre le camp, cria-t-il
hargneusement, je ne peux pas me concentrer. Ce n’est
pas un show, non…
Ted Collins, les jumelles pendant sur sa chemise
rapiécée, ne répondit pas, les lèvres serrées dans une
grimace de mépris. La soudaine émotivité de Bob Lenard
l’inquiétait. S’il craquait, ils n’auraient pas le temps de le
remplacer avant la date de l’opération. Date qui ne
dépendait pas de la « Spécial Branch ». À pas lents, il s’e
dirigea vers la Rolls-Royce blanche.
Les vitres noires à l’arrière ne permettaient pas de
distinguer celui qui se trouvait à l’intérieur.
Lorsqu’il approcha du véhicule, la glace arrière
descendit, révélant un homme au visage distingué, les
cheveux blancs rejetés en arrière, un fume-cigarette à la
main, impeccable dans un costume rayé bleu. Ses yeux
pâles fixèrent Ted Collins avec sympathie.
— Annoying business, isn’t it{2} ? remarqua-t-il d’une
voix lasse, et calme.
— Yes Sir, répliqua Ted Collins. Euh, il y a un
problème supplémentaire. Ce bâtard prétend que votre
présence le gêne, l’empêche de se concentrer.
Une lueur de colère froide passa dans les yeux gris de
l’homme au costume rayé. Sa voix claqua comme un
fouet.
— Qu’il obéisse. Je suis venu ici pour le voir tirer.
Sinon, vous l’abattez sur place.
Ted Collins sursauta.
— Mais, Sir…
— N’ayez crainte, il obéira, Ted. Il tient à la vie. Mais
il ne faudrait pas que cela se produise la semaine
prochaine. Vous êtes responsable, Ted, vous savez ce qui
est en jeu, n’est-ce pas ?
— Je le sais, Sir… dit le policier. C’est la première fois
qu’il rate.
— Pas de « wishful thinking{3} », Ted. Faites vite. Je
dois être à Salisbury à midi.
La glace remonta. The Honorable Roy Golder avait
l’interdiction de son médecin de prendre un avion ou un
hélicoptère. Cœur en mauvais état. Ce qui ne l’empêchait
pas de diriger d’une main de fer l’« Intelligence Office »,
directement rattaché au bureau du Premier Ministre
rhodésien Ian Smith, chargé des problèmes de sécurité
les plus délicats.
Ted Collins revint vers Bob qui achevait d’essuyer sa
lunette avec une peau de chamois. Les deux hommes se
défièrent du regard.
— Alors, il s’en va ?
Le policier de la « Spécial Branch » se baissa,
ramassa la mitraillette Uzi posée par terre et la braqua
sur Bob Lenard.
— Vous avez une minute pour reprendre votre
entraînement. Autrement, j’ai l’ordre de vous abattre.
Pour désertion. Nous sommes en guerre, Chappie{4}.
— Et qu’est-ce que vous ferez après ? crâna Bob
Lenard. Dans ce foutu pays où on tire les éléphants à dix
centimètres, il n’y a pas un tireur décent.
— J’ai dit une minute, aboya Ted Collins.
Bob Lenard regarda le canon de l’Uzi. Le chargeur
était engagé, la culasse en arrière, Ted Collins avait le
doigt sur la détente. Il vit dans ses yeux qu’il allait tirer.
— Vous êtes plus con que nature, grommela-t-il pour
sauver la face avant de retourner s’allonger derrière
l’Anschütz.
Dompté. Il avait peur de Ted Collins. Une peur
viscérale. Il y avait quelque chose de bestial chez le
policier rhodésien. Une masse de muscles avec l’instinct
d’une panthère. Et pas plus d’émotivité que lui. C’est Ted
Collins qui avait été le sortir de sa cellule à la prison de
Salisbury un mois plus tôt.
Il y attendait le jugement du tribunal militaire
rhodésien. Qui ne s’annonçait pas tendre. Au cours d’une
patrouille dans la région de Mount-Darwin, Bob Lenard
était tombé sur une jeune Noire de quinze ans à qui il
avait offert 5 dollars rhodésiens pour une étreinte rapide.
Ce qui pouvait déjà lui valoir trois mois de cachot. Mais
la fille avait refusé, et avait essayé de s’enfuir. Furieux,
Bob Lenard, avait eu le mauvais réflexe de lui fendre la
mâchoire et la pommette d’un coup de crosse de son
F.A.L. Et de la violer ensuite. Viol interrompu par
l’arrivée d’un sergent noir des « Rhodesian Rifles » qui
avait amené la fille au plus proche poste de police.
Bob Lenard s’attendait à un savon… Or, il avait été
mis en état d’arrestation immédiatement et transféré à
Salisbury. L’armée rhodésienne ne plaisantait pas sur la
discipline. Lorsque Bob Lenard était arrivé en Rhodésie,
via Johannesburg, en provenance du Yemen, il
s’attendait à être reçu à bras ouverts. Un homme comme
lui, avec l’expérience du combat, de bonnes références
militaires – le Congo, le Biafra, un peu d’Angola et le
Yemen – cela valait de l’or dans un pays où il y avait si
peu de Blancs. Mais les Rhodésiens avaient une vue
particulière du problème. Ils ne voulaient pas de
mercenaires. Seulement des « engagés volontaires »…
Avec les mêmes contraintes que n’importe quel soldat
rhodésien blanc. Et une paye assez minable. 80 dollars
rhodésiens par mois. Qu’on ne pouvait même pas
économiser, puisqu’ils ne valaient que leur poids de
papier hors du pays…
Bob Lenard avait hésité. Jusqu’à son dernier vrai
dollar. Seulement, il n’était pas question pour lui de
retourner en Europe. Interpol avait sur lui une fiche de
recherches longue comme un annuaire téléphonique.
Une douzaine de viols parfois aggravés de violences. Bob
Lenard était un garçon charmant entre deux poussées
sexuelles.
Le psychiatre d’une des prisons dans lesquelles il
avait été interné, l’avait averti que tant qu’il refuserait de
subir un traitement chimique, il recommencerait. Mais
Bob Lenard n’avait pas envie de se faire transformer en
plante verte.
Dans les pays d’Afrique où Bob avait servi comme
mercenaire le viol n’était qu’un péché véniel. Une prime
de risques. Le Belge s’en était donné à cœur joie bien que
la prise de jeunes Noires passives et sanglotantes
n’apporte que des satisfactions mitigées… Au Yemen,
cela avait failli se gâter, mais il avait heureusement pu
faire passer l’extermination au fusil d’assaut d’une
famille enragée par le viol d’une fillette à peine pubère
pour une opération de nettoyage.
En Rhodésie, ses arguments n’avaient même pas
ému son avocat, commis d’office.
— Vous allez prendre quinze ans, avait-il annoncé à
Bob, effondré. Peut-être vingt. Ils sont obligés de faire
des exemples pour montrer que les Blancs respectent les
Noirs…
— Mais nom de Dieu, avait explosé Bob, outré de
tant d’hypocrisie, quand ils foutent tout un village
derrière des barbelés, soi-disant pour les protéger, c’est
plus grave que de se taper une fille, non ?
— C’est de la politique, avait répliqué l’avocat. Il faut
plaider le repentir. Vous vous en tirerez avec dix ans.
— Dix ans ! Mais ils ont besoin d’hommes, dans ce
foutu pays…
L’avocat avait été extrêmement sceptique.
— Le Premier Ministre est très à cheval sur la morale
avait-il expliqué. Nous devons protéger nos Noirs. Ils
n’ont que nous.
Le fait que Bob Lenard ait jeté son avocat hors de sa
cellule à coups de pied n’avait rien arrangé. Le jour où
Ted Collins était entré dans sa cellule, il était en train de
penser sérieusement au moyen de se suicider… Le
policier de la « Spécial Branch » ne lui avait posé qu’une
question : « Êtes-vous capable de loger une balle dans la
tête d’un homme à une distance de 250 à 300 mètres ?
Avec un coefficient de réussite de 100 % ? »
Bob avait répondu « oui ». Et l’avait prouvé. Après
les petites filles, le tir de précision était sa seconde
marotte.
Il avait quitté sa cellule de Umtali Road pour une
chambre à l’hôtel Queen’s. Les premiers jours, il n’avait
pensé qu’à quitter un pays aussi inhospitalier. Mais où
aller ? En Zambie ou au Mozambique, on l’égorgerait
après lui avoir coupé le nez, les lèvres et les parties
sexuelles. En Afrique du Sud, on le refoulerait. Sur la
Rhodésie. Au mieux on le mettrait dans un avion à
destination d’un pays où il serait arrêté en débarquant.
Alors, il était resté en Rhodésie. Pour le « motiver » un
peu plus, la « Spécial Branch » lui avait promis 50 000
dollars U.S. s’il réussissait ce qu’on lui demandait.
— Alors ? cria impatiemment Ted Collins derrière
lui.
Une fois de plus, Bob Lenard vida partiellement ses
poumons. Maintenant, il se sentait froid comme un
iceberg. Il allait les étonner. Il déplaça latéralement de
quelques millimètres son talon de crosse réglable,
regarda à travers le réticule de la lunette.
— Envoyez ! fit-il.
Le walkie-talkie grésilla. La bâche du camion se
souleva. Ted Collins avait pris ses jumelles. Il vit un
grand Noir dégingandé, avec une tenue « léopard »,
sauter du camion. Il se reçut sur les mains, se redressa
aussitôt, regardant autour de lui, la bouche ouverte, les
yeux hors de la tête. Tout à coup, il détala droit devant
lui, vers eux.
La détonation claqua alors qu’il n’avait pas parcouru
plus de deux mètres. Il balançait la tête de droite à
gauche en courant. Soudain, Ted Collins eut l’impression
qu’une fleur rouge jaillissait du côté gauche de son front.
Ses bras partirent en croix. Sa bouche s’ouvrit. Il parvint
encore à faire une enjambée immense. Comme dans un
rêve, Ted Collins entendit la culasse de l’Anschütz
claquer et, moins d’une seconde après, une autre
détonation.
Le Noir parut frappé d’un coup de poing invisible,
rejeté en arrière. Ses bras se refermèrent, ses mains
agrippèrent sa poitrine et il roula en avant. Mort avant
d’avoir touché le sol. Son corps n’eut même pas un
soubresaut. La première balle l’avait foudroyé.
Bob Lenard se releva, un sourire sardonique aux
lèvres.
— Alors ? Il est rassuré votre copain ?
Ted Collins n’eut pas le temps de répondre. La
« Silver Shadow » était en train de faire demi-tour. Le
soleil se refléta sur les vitres noires et la grosse voiture
disparut sur la piste.
Le policier de la « Spécial Branch » était encore sous
le coup du doublé. Deux balles dans un homme qui court
à 250 mètres !
Bob Lenard était fascinant lorsqu’il tirait. Un bloc de
béton ou, seul, l’index qui pressait la détente était animé
d’un mouvement infinitésimal.
— Restez en forme jusqu’à la semaine prochaine, dit
Ted Collins froidement.
Les deux passagers du camion étaient en train de
traîner le corps du Noir vers leur véhicule. Bob Lenard
pensa soudain à quelque chose :
— Mais qu’est-ce que vous leur dites, quand ils sont
dans le camion ?
Ted Collins hésita une seconde, puis laissa tomber
sans sourire :
— Qu’ils vont être relâchés.
La Rolls-Royce avait disparu. Le camion qui avait
chargé le cadavre arriva en cahotant vers eux. Comme
tous ceux de l’armée rhodésienne, on avait enlevé le sigle
« Mercedes » pour le « banaliser ». La Rhodésie était
frappée d’embargo économique. Un homme mince en
tricot de corps et treillis, sauta de la cabine. Moustachu,
avec des yeux bleu foncé, Don Christie, l’adjoint de Ted
Collins.
— Good shot, dit-il. Vous voulez voir ? Vous lui avez
fait sauter la moitié du crâne.
Bob Lenard était en train de ranger l’Anschütz dans
sa housse.
Il ne répondit pas. Un hélicoptère « Alouette »
apparut, volant au ras du bush. Il venait les chercher.
Don Christie remonta dans le Mercedes « banalisé ». Il
était à peine neuf heures du matin. C’était important de
s’entraîner à l’heure où aurait lieu la véritable action.
Sinon, la température ne serait pas la même. Ted Collins
et Bob Lenard montèrent dans l’Alouette qui s’éleva
aussitôt. Le paysage était superbe, le bush épousait les
collines, comme une immense couverture verte.
Au loin, le Zambèze brillait jaunâtre et sinueux.
Un toit apparut sous l’hélicoptère avec, en énormes
lettres blanches « TS 33 ». Code d’appel en cas d’attaque.
Chaque ferme avait son numéro. Ted Collins se pencha
sur Bob Lenard.
— C’est la ferme de John Burger. C’est de là que nous
partirons la semaine prochaine.
Bob Lenard regarda avec indifférence le bâtiment
entouré d’un jardin, cerné par d’immenses champs de
mais.
Il avait surtout hâte de retourner à Salisbury.
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***
— Bienvenue au Quill’s Club !
Reg Whaley leva son verre rempli d’un dé à coudre
de whisky local et fit la grimace après avoir bu. Malko
trempa ses lèvres dans le liquide. C’était infect. Mais le
Quill’s Club n’avait rien d’autre. Le whisky d’importation
était de plus en plus rare. La Rhodésie avait besoin de
toutes ses devises pour acheter des armes…
Une vingtaine de personnes s’entassaient dans le
local minuscule aux murs tapissés de caricatures du
Premier Ministre Ian Smith, au premier étage de l’Hôtel
Ambassador. Mais au moins cela ne sentait pas la frite
comme le reste de l’hôtel. L’Ambassador, qui accueillait
les Blancs accompagnés de Noires, se laissait un peu
aller. Il n’y avait plus que les journalistes et les barbouzes
de tous poils pour le fréquenter régulièrement. Malko et
Reg étaient coincés près du jeu de fléchettes. Le
journaliste anglais avait changé de costume, mais le
nouveau était aussi froissé et taché que l’ancien. Ses
petits yeux gris bougeaient sans arrêt. Il souffla à l’oreille
de Malko :
— Vous voyez le type au bar avec la moustache, c’est
la « Spécial Branch ».
Malko regarda dans la direction indiquée et eut un
choc. C’était le policier qui l’avait interpellé à la gare des
autobus !
— Je sais, fit-il.
Reg sembla très nerveux…
— Je dois faire un truc, proposa-t-il. Vous venez avec
moi ?…
Son regard en disait beaucoup plus long que ses
paroles. Dès qu’ils furent dans Union Avenue, Reg
Whaley arbora une expression contrariée.
— La « Spécial Branch » s’intéresse à vous, annonça-
t-il. Ils sont venus me trouver. Ils savaient que je vous
connaissais. Ils m’ont posé des tas de questions. Je leur
ai dit que vous étiez un type sans histoire. Un journaliste
sympathisant. Mais le gars qui est venu, Peter Moore,
travaille directement pour Roy Golder. Ce n’est pas le
checking habituel sur les journalistes étrangers.
— À quelle heure ? demanda Malko.
— Trois heures.
Donc, après son interpellation. L’inspecteur Collins
avait menti. Ils ne l’avaient pas cru. Ils partirent à pied
vers le bureau de Reg Whaley.
— Maintenant, ils savent qu’on est copains, fit Reg
Whaley avec son habituel petit rire sec. Vous avez vu
Daphné Price hier soir ?
— Je l’ai vue, dit Malko. C’est une fascinante jeune
femme.
Reg Whaley lâcha un rire grinçant !
— C’est une garce ! Elle présentait des petites Noires
à son mari et refusait de se faire sauter. Jusqu’à ce que le
pauvre gars devienne dingue et se fasse piéger. Comme
ça, elle a pu garder l’appartement…
— Belle nature, commenta Malko.
Reg secoua sa crinière grise tandis qu’ils passaient
devant le building de verre du « Rhodesia Herald » et
lâcha :
— Le type qui était là, ce soir, au Quill, Don Christie,
du P.U.T.U. On lui attribue de sales histoires, il paraît
qu’il a fait sauter à coups de pouce l’œil d’un type chez
qui on avait trouvé des explosifs et qu’il lui a coupé le
nerf optique avec une tenaille… On le voit peu au Quill.
Je l’ai observé. Il ne vous quittait pas des yeux, par
l’intermédiaire de la glace du bar. J’ai l’impression que
c’était pour vous qu’il était là.
— Ils torturent beaucoup ? demanda Malko.
— Cela commence doucement, avoua Reg avec son
rire sardonique. Un peu d’électricité. Quelques doigts
coupés, des coups de bâton. Cela se passe la nuit, là où
vous étiez. C’est le centre d’interrogatoire de la « Spécial
Branch ». En face il y a un couvent. Ils sont tranquilles.
Les Noirs n’osent pas se plaindre. Pas encore.
Ils étaient arrivés en face du bureau de Reg. Le
journaliste regarda autour de lui tandis qu’il prenait une
bouteille de scotch dans une grosse Austin verte.
— Reg, dit Malko, il vaudrait peut-être mieux que je
ne vous voie plus. Je crois que cette histoire peut être
très dangereuse pour vous…
Le petit journaliste haussa les épaules avec
philosophie.
— Bah, les Angolais m’avaient dit qu’ils
repeindraient les murs avec ma cervelle… je m’en suis
sorti. Heureusement, la plupart des gens de la « Spécial
Branch » sont « solid between the ears »{25}.
Malko se dit qu’il pouvait faire confiance au petit
journaliste.
— Vous connaissez une Noire qui travaille à l’United
Reformed Church : Fayette ?
Reg sourit, complice.
— Décidément, vous ne fréquentez que des filles
superbes… Fayette est super. Il paraît qu’elle a du sang
blanc, que son vrai père était un missionnaire méthodiste
qui a un peu joué à la bête à deux dos avec une
Matabele… Elle a un certain poids parce que le révérend
Sogwala est son amant.
— C’est elle que je dois voir ce soir, dit Malko.
Le rire grinçant était franchement joyeux.
— Sogwala joint l’utile à l’agréable ! fit Reg. Vous
dînez avec moi avant d’aller vous encanailler ?
— Non, dit Malko, je dîne avec Daphné et un certain
Hans qui dirige les South African Airways a Salisbury.
Reg lui jeta un regard stupéfait.
— Hans Guern ! Hé, c’est le représentant du Bureau
of Staat Security. Il est comme cul et chemise avec la
« Spécial Branch ». Bizarre. Ce n’est pas le genre de type
que l’on montre aux journalistes.
— Pourquoi ?
— Vous verrez, fit Reg. Mais ne parlez pas trop…
Malko ne comprenait plus très bien. La « Spécial
Branch » se méfiait de lui et en même temps lui ouvrait
certaines portes.
— Vous voulez une arme ? proposa Reg Whaley ? J’ai
un browning.
Malko secoua la tête.
— Non. Je ne vais pas me battre avec la « Spécial
Branch ». Je suis ici pour recueillir des renseignements,
pas pour faire la guerre.
Reg le toisa avec ironie.
— Ed Skeetie et Jim Gaven non plus ne faisaient pas
la guerre…
CHAPITRE XI
***
***
***
***
— Le boss est là ?
Le serveur noir plissa le front sous l’effort de la
réflexion.
— Vous voulez dire Mister Ricardo ?
— C’est ça, dit Malko. Je voudrais lui parler.
— O.K. Mister.
Il disparut dans la cuisine en traînant les pieds. Le
steakhouse « Arizona » était pratiquement vide. À part la
viande et le Contrex glacé, le reste était immonde. Malko
vit émerger de la cuisine un vieux danseur mondain, le
cheveu plat et soigneusement calamistré, un nœud
papillon à pois sur une chemise rayée, l’œil noir, la fine
moustache et la démarche chaloupée. Il vint vers Malko
avec un sourire enjôleur.
— Senhor, dit-il avec un épouvantable accent
portugais, la viande n’était pas bonne, n’est-ce pas ?…
— Mais si, mais si, affirma Malko. Je ne…
L’autre n’écoutait pas. Il se pencha
confidentiellement à travers la table.
— Nous sommes obligés d’exporter les qualités 1 et 2
pour avoir des devises ! À cause de l’embargo.
— Vous manquez de devises ? demanda Malko.
Le Portugais leva les bras au ciel.
— Senhor, c’est épouvantable ! Nous n’avons droit,
nous Rhodésiens, qu’à 40 dollars par an… Vous vous
rendez compte ! Cela va être Pâques, je voulais envoyer
un cadeau à mon neveu, au Portugal, je ne peux pas. Que
ferait-il avec des dollars rhodésiens ! Même en Afrique
du Sud, ils n’en veulent pas…
Son désespoir faisait peine à voir. Malko eut un bon
sourire.
— Je pourrai peut-être vous aider, suggéra-t-il. J’ai
besoin de dépenser de l’argent ici et je possède des
dollars U.S.
Une lueur brilla dans l’œil du restaurateur.
— Des billets ?
— Des billets…
Il secoua la tête, la lueur éteinte.
— C’est illégal, Senhor, tout à fait illégal. La « Spécial
Branch » a une section chargée de réprimer le trafic de
devises. Ils pourraient vous arrêter et moi aussi.
— Tant pis, dit Malko, je pensais seulement à votre
neveu… et puis, mon ami Bob Lenard m’avait parlé de
vous…
L’œil charbonneux brilla.
— Vous connaissez Bob ! Alors, c’est différent. Les
amis de Bob sont mes amis. Je vais prendre le risque
pour ne pas décevoir mon neveu. Mais il faut n’en parler
à personne. Je vous donne 50 % de plus que le cours
officiel.
Malko avait déjà la main dans la poche. L’autre
arrêta son geste.
— Pas ici, Senhor !
Malko regarda le restaurant absolument vide, à part
les trois serveurs noirs. Le Portugais chuchota :
— Je vous attends chez moi, 12 First Street. Premier
étage. Chambre numéro 4.
Il s’engouffra dans la cuisine avec des airs de
conspirateur.
Malko attendit quelques instants, paya l’addition et
sortit, remontant à pied Kingsway. First Street était la
première à droite. Il trouva facilement l’immeuble,
longea un couloir, passant devant un écriteau indiquant
« Deputy Sheriff ». Des Noirs faisaient la queue.
La porte de la chambre numéro 4 était poussée.
Malko frappa et entra. Ricardo se leva vivement du lit.
C’était une triste chambre avec un lit étroit et une
ampoule qui pendait du plafond, aux murs disparaissant
sous les photos de filles nues.
Ricardo eut un sourire triste, tirant des liasses de
billets de sa poche. Les Rhodésiens n’avaient rien au-
dessus de la coupure de 10 dollars.
— Vous voyez où ces cochons de nègres m’ont réduit
soupira-t-il. J’avais un superbe restaurant à Lourenzo-
Marquès, Senhor, trois cents couverts par jour. Ici, je
suis employé. Je gagne tout juste ma vie et je croupis
dans ce taudis…
— Maputa, c’était Lourenzo-Marqués ? demanda
Malko.
Le Portugais eut un ricanement amer.
— Maputa ! Les gens du FRELIMO sont tous des
hijos de Ma Puta{26}, si… Qu’ils crèvent.
Il eut soudain un regard inquiet et demanda :
— Comment trouvez-vous la situation ici, Senhor ?
Vous croyez que cela va durer ? Je n’ai plus d’endroit où
aller maintenant. Les Sud-Africains m’ont refusé un visa.
Ils ne nous aiment pas. Ils disent que nous ne nous
sommes pas défendus, que nous ne sommes pas
vraiment des Blancs…
Tout en parlant, il comptait 180 dollars rhodésiens et
les tendit à Malko, empochant les 200 dollars U.S.
Son air roublard faisait plaisir à voir. Malko
cherchait comment engager la conversation sur ce qui
l’intéressait.
— Vous ne retournerez jamais en Mozambique ?
demanda-t-il.
Ricardo eut un éclair de haine bref et haussa les
épaules, en rangeant ses billets dans son armoire.
— Qui sait, Senhor ? J’ai encore des amis là-bas. Des
Noirs même, de braves types qui n’aiment pas le
FRELIMO. Si on peut leur mitonner quelque chose. Il se
tut.
« Si vous avez d’autres dollars, Senhor, venez me
voir, mais je ne serai pas là la semaine prochaine.
En se séparant dans l’escalier, Ricardo lui glissa :
— Attention à la « Spécial Branch » ! Ne dites à
personne que vous avez changé des dollars.
***
***
***
***
Malko sortit sur le palier du cinquième, referma
doucement la porte et écouta.
Cet étage-là était sombre et désert, mais à l’étage
inférieur, il entendait des pas et des bruits de voix. Il
regarda le numéro d’un des bureaux, en face de lui : 509.
Les étages étaient tous semblables, donc le 407 se
trouvait presque en face de l’ascenseur. En dessous de
lui. Il revint se pencher sur la cage de l’escalier, aperçut
plusieurs portes fermées, un homme passa rapidement
dans son champ de vision. Un Blanc qui tirait au bout
d’une chaîne un Noir, les mains menottées derrière le
dos, le visage tuméfié et amorphe.
Il pensa à Fayette et sa fureur augmenta encore. Tout
à coup, la porte du 407 s’ouvrit. Instinctivement, il
recula, reconnut l’inspecteur Don Christie. Une cigarette
à la main, l’air soucieux. Il fila vers le fond du couloir. Le
cœur de Malko fit un bond dans sa poitrine. C’était
l’occasion rêvée. Il se lança silencieusement dans
l’escalier, le browning au poing.
Quatre marches plus loin, il s’arrêtait de justesse, en
équilibre, l’estomac plein de plomb. Dans un coin du
palier qu’il n’avait pu voir jusque-là, il y avait un jeune
policier en short, une mitraillette Uzi sur les genoux.
Celui-là ne lisait pas de journal et ne croirait pas que
Malko était un inspecteur de la « Spécial Branch » de
Bulawayo. Il remonta en toute hâte. Juste à temps pour
apercevoir Don Christie rentrer dans le bureau. Il avait
dû aller satisfaire un besoin naturel.
Écœuré, il s’assit sur le palier. Cinq minutes ou un
quart d’heure plus tard, un cri aigu, vite interrompu,
monta vers lui. Venant du bureau 407.
Un cri de femme. Puis, plus rien. Malko bouillait. Il
lui aurait fallu un fusil à éléphant. Mais il n’avait qu’un
calibre 32. Descendre eût été du suicide pur et simple. Il
écouta encore longtemps. Perdant la notion du temps. Et
soudain, la porte du 407 s’ouvrit de nouveau.
Il vit d’abord Don Christie, les traits fatigués, puis
Fayette entra dans son champ de vision, poussée par une
grosse Noire en uniforme bleu. Elle portait une sorte de
longue tunique mouillée qui moulait son corps
somptueux jusqu’au-dessous des genoux. On avait dû la
tremper dans l’eau. Ses mains étaient attachées derrière
son dos avec des menottes et elle semblait à demi-
inconsciente, gémissant d’une voix monocorde. Malko
entendit la voix de Don Christie.
— Ramenez-la au 8.
Brutalement la Noire mafflue tira Fayette par la
chaîne des menottes.
La prisonnière trébucha et s’effondra au milieu du
couloir. Don Christie avait disparu. La policière, aussitôt,
envoya un coup de pied dans les reins de Fayette.
— Get up, munt{27} !
Fayette tenta de se relever. Comme elle n’y arrivait
pas assez vite, la femme arracha de sa ceinture une paire
de menottes, la Fit tournoyer et l’abattit sur le visage de
Fayette, la martelant jusqu’à ce qu’elle s’effondre
complètement. Elle se redressa dans un silence
suffoquant. Avec dans les yeux une telle expression de
joie sexuelle que Malko eut envie de tirer une balle dans
son gros visage bestial. Il entendit une voix sèche ;
— L’inspecteur vous a dit de la ramener dans sa
cellule, pas de la battre.
Ce devait être le jeune policier à l’Uzi.
La grosse Noire marmonna quelque chose d’instinct,
puis décrocha de sa ceinture un gros bâton noir dont elle
appuya l’extrémité sur la nuque de Fayette. Malko vit son
pouce appuyer sur un déclencheur rouge.
Fayette poussa un hurlement et roula sur elle-même,
les yeux hors de la tête. C’était un « stick électrique »
dont on se sert pour repousser les animaux… À chaque
contact on recevait une décharge. Lentement, le visage
en sang, Fayette se releva, tirée par ses menottes et
disparut du champ de vision de Malko. Elle avait une
espèce de mousse blanche aux lèvres et le regard atone
d’une bête qu’on mène à l’abattoir.
Glacé de haine et d’horreur, Malko calma les
battements de son cœur et se raisonna. Il ne pouvait rien
faire pour aider Fayette. Il fallait trouver autre chose. De
toute façon, il devait ressortir avant Don Christie. Sinon,
il risquait de sérieux problèmes…
L’ascenseur était resté là. Il s’y reglissa doucement et
appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.
Cette fois, le vieux policier leva à peine la tête en
marmonnant :
— Good night, Sir.
Malko était dans la cour. Ce n’est qu’en arrivant au
Monomatapa qu’il recommença à penser froidement.
Pour que les Rhodésiens fassent preuve de cette férocité,
il fallait une raison sérieuse.
Il était en train de se déshabiller lorsque le téléphone
sonna. Machinalement, il regarda sa Seiko : une heure et
demie. Qui pouvait l’appeler à cette heure tardive ?
Salisbury dormait depuis longtemps. Il décrocha, tendu,
le cœur dans la gorge.
La voix douce de Daphné Price était chargée
d’inquiétude et aussi de soulagement.
— Malko ! Où étiez-vous passé ? J’ai appelé plusieurs
fois dans la soirée.
Son angoisse tomba un peu. Sans disparaître
complètement. Pourquoi Daphné Price qui aimait se
coucher tôt était-elle réveillée ?
— Je suis sorti, dit-il. Que se passe-t-il ?
— Une bonne surprise, roucoula la Rhodésienne.
Mon patron m’envoie demain à Victoria Falls. Pour
porter des documents à un émissaire qui vient de
Zambie. Il a charté un avion. Il y a de la place pour vous.
J’ai pensé que cela vous ferait une agréable promenade.
Nous reviendrons après-demain…
Le cerveau vide, Malko écoutait la voix chaude,
amoureuse de Daphné Price. Essayant de maîtriser la
rage froide et le dégoût qui l’envahissaient.
Daphné insista avec un soupçon de contrariété.
— Vous aviez d’autres projets ?
— Non, non, dit Malko. C’est une très bonne idée. À
quelle heure partons-nous ?
— Dix heures, fit Daphné Price d’une voix ravie. Je
passe vous prendre à l’hôtel.
Malko raccrocha. Glacé. Fayette avait parlé. La
machine à broyer de la « Spécial Branch » était en route.
Il était le suivant sur la liste.
CHAPITRE XIV
***
***
***
***
***
Malko était méconnaissable. Le visage maculé de
boue, livide, les mains en sang, les vêtements en
lambeaux. Il tremblait convulsivement en dépit de la
température clémente, n’arrivant pas à maîtriser ses
nerfs. Cela faisait plus d’une heure qu’il était étendu dans
les herbes de la berge du Zambèze. Reg Whaley ne valait
guère mieux. Les deux hommes étaient hagards
d’épuisement, transformés en statues de latérite. Il allait
être trois heures du matin et le jour se levait à cinq
heures et demi. Malko se mit sur son séant. Tout son
corps lui faisait mal, mais son cerveau recommençait à
fonctionner.
— Reg, dit-il, il faut retourner à Salisbury le plus vite
possible. Sans que personne sache que je suis encore
vivant.
Le journaliste enfonça ses doigts dans ses cheveux
gris.
— Vous êtes fou ! Il faut courir jusqu’au poste
frontière et demander l’asile politique à la Zambie.
Malko se mit debout, lui aussi aurait eu envie de se
reposer, de se retrouver dans un endroit sûr. Mais, vis-à-
vis de lui-même, c’était impossible.
— Je suis sûr que Bob Lenard est la cheville ouvrière
d’« East Gate », dit-il. Sinon, on ne se serait pas
débarrassé de moi, simplement parce que je l’ai
approché. Ricardo aussi doit être dans le coup.
— Bob a disparu, remarqua Reg.
— Ricardo est encore là. Et il y a Daphné Price. Elle a
peut-être peur des fantômes… Comment pouvons-nous
revenir discrètement à Salisbury ?
Les deux hommes parlaient à voix basse dans
l’obscurité, se voyant à peine.
À cause de ses vêtements trempés, Malko claquait
littéralement des dents. Seule la soif de revanche le
soutenait.
Reg réfléchit quelques secondes avant de répondre :
— Pas question de repartir en voiture, il y a des
barrages routiers tous les cent kilomètres. Mais je
connais un pilote sûr. Un Anglais, John Shay. Il fait
souvent des trucs avec moi et il est discret. Il commence
à en avoir ras le bol de la Rhodésie. L’année dernière, il a
été rappelé quatre-vingt-sept jours ! Il pourrait venir
nous prendre à Sprayview airfield, le petit terrain tout
près des chutes où il n’y a pas de contrôle de police. Il
faut que je lui téléphone. En attendant, nous pouvons
rentrer dans mon hôtel en passant par le jardin.
Personne ne nous verra. Vous m’attendrez pendant que
j’irai prendre ma clef.
— Très bien, dit Malko. Allons-y.
Ils se mirent en route après que Reg Whaley eut jeté
dans le Zambèze la corde qui avait servi à sauver Malko.
Le vieux « Victoria Falls Hôtel », bâti quatre-vingts
ans plus tôt, se trouvait à moins de cinq cents mètres.
***
***
***
***
— Malko !
Malko se réveilla si brusquement qu’il se cogna
douloureusement au toit de la Toyota. Reg Whaley était
penché sur lui, ses yeux gris pleins d’inquiétude.
Instantanément, il sut que quelque chose n’avait pas
marché. Il regarda sa montre : cinq heures du matin.
Cela faisait deux nuits de suite sans sommeil.
— Vous avez envoyé le télex ?
Reg monta dans la Toyota.
— Ça s’est très mal passé, annonça-t-il sombrement.
On a bloqué mon télex au central et une demi-heure
plus tard, deux types de la « Spécial Branch » ont
débarqué dans mon bureau… J’ai été obligé d’aller avec
eux à Fourth Street…
Malko était complètement réveillé maintenant.
— Et alors ? demanda-t-il.
— Ils m’ont demandé d’où je tenais cette information
et pourquoi je l’avais envoyée en pleine nuit, expliqua
Reg Whaley. Je leur ai dit que j’avais parlé au Coq d’Or
avec un inconnu. Ils m’y ont emmené immédiatement
dans une voiture de patrouille. Heureusement, c’était
fermé et il n’y avait plus personne. Ils ont eu l’air de me
croire, mais je sais qu’ils ne m’aiment pas beaucoup.
Finalement, ils m’ont menacé de me faire passer en
justice pour propagation de fausse nouvelle et m’ont
interdit de passer ma dépêche. Je m’en suis bien tiré. J’ai
bien cru qu’ils allaient me garder.
— Donc, le télex n’est pas parti, conclut sombrement
Malko.
Reg Whaley reconnut d’une voix mal assurée :
— Non.
Ils demeurèrent silencieux plusieurs secondes. Le
piège était bien fermé. Salisbury était coupé du monde
extérieur aussi totalement que s’ils s’étaient trouvés dans
la lune. Reg rompit le silence en disant :
— J’ai essayé de savoir quelque chose sur Fayette.
J’ai retrouvé un copain avec qui j’ai été sur des coups.
C’est une Noire du P.U.T.U. qui s’en occupe. Ils l’ont
assise sur une corne de rhinocéros pour la faire avouer ce
qu’elle vous avait dit. C’est leur truc le plus dur.
— Où est-elle, dit Malko.
— Toujours au Maufe Building. Là où j’étais…
Reg Whaley n’eut pas le temps de s’émouvoir devant
l’expression de Malko. Deux phares venaient
d’apparaître derrière eux. Un véhicule stoppa derrière la
Toyota. Malko aperçut deux casquettes plates, un phare
bleu sur le toit. Une « 404 » de la police. Il attendit, la
main sur le levier de vitesse, le moteur en route. Les
policiers pénétrèrent dans l’hôtel.
— Filons, conseilla Reg, je n’aime pas cela.
Malko avait déjà enclenché la marche arrière. Au
moment où il se dégageait, une seconde voiture surgit
derrière la première, une BMW de la police qui stoppa.
Son phare orientable balaya la Toyota, éclairant ses deux
occupants.
— Merde ! explosa Reg Whaley.
La BMW faisait hurler ses pneus, tournant sur place
pour se lancer à leur poursuite. Ricardo avait parlé. La
« Spécial Branch » savait que Malko était là. Ce dernier
accéléra brusquement et la lourde voiture bondit en
avant dans Stanley Avenue. Mais la BMW était beaucoup
plus rapide. Malko vit surgir à sa hauteur le capot de la
voiture de police puis un policier qui lui faisait signe de
stopper. Dans le rétroviseur, Malko aperçut les policiers
de la « 404 » en train de courir vers leur véhicule.
Il arrivait au carrefour de Second Street. Il accéléra à
fond et violemment tourna son volant vers la droite, se
rabattant. L’arrière de la Toyota écrasa l’avant de la
BMW, la projetant contre le trottoir. Mais la « 404 »
arrivait derrière. Malko freina, passa le crabotage,
escalada le trottoir et fonça à travers les pelouses de Cecil
Square. La BMW, sa direction bloquée par le choc, s’était
arrêtée. La « 404 » essaya de suivre la Toyota et cala en
grimpant le trottoir.
— My God ! gémit Reg Whaley cramponné à la barre
devant lui. Ils ont des radios, ils vont nous coincer !
Malko traversa à cinquante à l’heure les pelouses
arrachant les clôtures au passage, redescendit dans
Baker Avenue, tourna à droite dans Second Street,
prenant la direction du nord. Les rues désertes
facilitaient sa fuite, mais les voitures de police n’auraient
aucun mal à le retrouver dans cette ville morte. Déjà en
franchissant un carrefour, il aperçut dans le lointain, le
phare bleu d’une voiture de police qui fonçait vers Cecil
Square, les occupants de la BMW avaient donné l’alerte.
Toutes les sorties de Salisbury allaient être contrôlées.
Malko vit des phares dans le rétroviseur et se tourna vers
le journaliste.
— Reg, dit-il, prenez la carabine, ne les laissez pas
approcher.
Le journaliste ne bougea pas.
— Il vaudrait peut-être mieux ne pas tirer les
premiers, dit-il.
— Tirez dans les pneus, précisa Malko. C’est
seulement pour les retarder.
— Que voulez-vous faire ?
Malko eut un sourire froid.
— D’une pierre deux coups…
Dans les situations désespérées, il retrouvait tout son
sang-froid, sa lucidité et son audace.
— Où allons-nous cria Reg pour dominer le
rugissement du moteur lancé à 5 000 tours.
— Chez Daphné Price, répondit Malko.
***
***
***
***
Bob Lenard cligna des yeux devant la lumière
éblouissante de l’aube et referma doucement la porte de
l’appentis derrière lui. Apaisé et guilleret. Lisbeth avait
été docile à souhait et il avait passé une excellente nuit. Il
traversa le jardin de la ferme en sifflotant. Contournant
un superbe massif de roses. Au-delà des barbelés de la
double clôture électrifiée, le maïs s’étendait à perte de
vue. Il allait atteindre le patio lorsqu’une voix sèche le fit
sursauter.
— Bob !
C’était la voix de Ted Collins. Le policier, torse nu, en
short, pas rasé, sortait de sa chambre, le visage sévère.
Bob Lenard s’arracha un sourire.
— Salut. Déjà levé ?
— D’où venez-vous ?
Au moment où Bob allait répondre, Lisbeth apparut
derrière lui et se glissa craintivement entre les deux
hommes. Le bref regard qu’elle jeta à Bob au passage
était plus qu’éloquent. Ted Collins attendit qu’elle soit
dans la cuisine pour dire d’un ton méprisant :
— Vous savez les risques que vous prenez !
Bob Lenard eut un soupir excédé.
— Oh, merde ! Vous m’avez pas engagé comme curé,
non ? J’ai le droit de baiser. Ça me détend ! Vous
aimeriez mieux que je me saoule la gueule ? Ça ne fait
pas trembler les mains de baiser, vous comprenez ? Et je
la baiserai encore ce soir. Parce qu’elle a un beau petit
cul.
Ivre de rage, il suivit Lisbeth dans la cuisine. Ces
Rhodésiens étaient impossibles. Ted Collins le fusilla du
regard, maîtrisant sa rancœur. Il avait besoin du
mercenaire. Ensuite…
Il n’était pas question que Bob Lenard puisse jamais
raconter qui lui avait donné l’ordre de tuer Samora
Machel. Dans un quart d’heure commençait le briefing
final. Ted Collins retourna se raser. Lorsqu’il entra dans
le salon, John Burger avait épinglé une grande carte
d’état-major sur le mur. Bob Lenard s’était assis par
terre, l’air boudeur, à côté du lieutenant mozambiquais.
Ted Collins s’approcha de la carte et montra le point où
se trouvait la ferme.
— Nous partirons d’ici demain matin. De façon à
arriver sur le Zambèze une heure avant la cérémonie. En
empruntant la nouvelle route. Un canot pneumatique
nous attend ici. Bob et le lieutenant le prendront. Nous
les attendrons sur place. La rive est couverte de
végétation et il n’y a pas de problèmes. Le lieutenant
connaît la piste qui conduit à Cabora Bassa, en faisant un
détour par l’intérieur. Après l’action, ils reviendront par
une autre piste qui suit ce parcours.
Son doigt montrait tous les points les uns après les
autres.
John Burger écoutait avidement en buvant du scotch
dans une tasse de thé. Il dit soudain :
— Et s’il rate son coup ?
Bob Lenard esquissa un sourire sardonique.
— Je ne raterai pas, fit-il d’une voix pleine de défi.
J’ai besoin d’argent.
On devait lui payer la récompense âprement
disputée, 50 000 dollars américains après le meurtre.
Ted Collins ignora l’interruption, ne voulant pas
envenimer la discussion.
— Nous emprunterons la voiture de John afin de
passer inaperçus. Elle est connue de toutes les
patrouilles.
Le lieutenant Mabika écoutait, tête baissée, jouant
avec sa casquette de toile. Il serait seul avec Bob Lenard,
de l’autre côté. S’ils se faisaient prendre, on les
découperait en lamelles. Mais la profession de traître a
parfois de menus désavantages.
— Pas de questions ? demanda Ted Collins.
Personne ne répondit. Bob partit dans sa chambre,
sortit l’Anschütz de son étui et commença à le nettoyer
soigneusement. Dans son métier, la moindre négligence
pouvait tout faire échouer. Cette arme de précision était
délicate comme une femme. On gratta à la porte. C’était
Lisbeth avec du thé. Bob lui flatta la croupe, passant la
main sous la jupe de cotonnade.
— Je viendrai encore te voir ce soir.
Lisbeth secoua la tête.
— No can do. Le boss a dit que je couchais au
compound.
Bob Lenard jura entre ses dents. Encore un coup de
Ted Collins ! Il attira la fille par la cuisse, les pupilles
rétrécies de rage.
— Tu vas me dire où est ton foutu compound et je
viendrai.
Lisbeth ne répondit pas. Un bruit de moteur
détourna l’attention du mercenaire. Un avion léger
passait au-dessus de la ferme. À très basse altitude. Il
renvoya Lisbeth et reprit son nettoyage. Vingt minutes
plus tard, il entendit du bruit, des éclats de voix et sortit
de sa chambre voir ce qui se passait. Ted Collins discutait
avec animation près de l’entrée, avec une jeune Blanche
aux cheveux noirs tirés en arrière, très pâle, qui avait le
bras droit en écharpe. Cela ne le concernait pas. Il rentra
dans sa chambre, s’étendit sur son lit et se mit à rêver à
ce qu’il ferait avec ses 50 000 dollars.
***
***
***
***
***
***
***
***
***
***