Etudes de La Philosophie - Française

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Éditions de la Sorbonne

Études de philosophie « française »


De Sieyès à Barni

Pierre Macherey

DOI : 10.4000/books.psorbonne.106285
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2013
Date de mise en ligne : 29 mars 2022
Collection : La philosophie à l’œuvre
EAN électronique : 9791035107802

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782859447557
Nombre de pages : 400

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Référence électronique
MACHEREY, Pierre. Études de philosophie « française » : De Sieyès à Barni. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : Éditions de la Sorbonne, 2013 (généré le 08 novembre 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/psorbonne/106285>. ISBN : 9791035107802. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.psorbonne.106285.

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1

RÉSUMÉS
La philosophie française, sans guillemets, ça n’existe pas. Le présent ouvrage tente d’élucider les
conditions dans lesquelles, dans la période post-révolutionnaire, l’investigation philosophique,
directement investie dans les transformations de la société, a revêtu les formes singulières qui
ont conduit à l’identifier comme « française ». Ce phénomène complexe est examiné à partir
d’exemples empruntés aux principaux courants de pensée qui, de la Première République (Sieyès)
à la Troisième (Barni), ont alimenté le débat d’idées au cours du XIXe siècle, à savoir le
conservatisme (Bonald, Maistre, Chateaubriand), le rationalisme (les Idéologues, Cousin, Renan)
et le socialisme (l’école saint-simonienne, Proudhon). Mais en réfléchissant à la constitution de
ces trois idéologies, on en vient à interroger la constitution du concept même d’« idéologie ». Et
ce qui se découvre ainsi, c’est notre histoire, celle dont nous sommes d’autant plus tributaires
que nous l’ignorons.

PIERRE MACHEREY
Pierre Macherey, né en 1938, a enseigné aux universités Paris 1 et Lille 3. Il est
actuellement chercheur associé à l’UMR « Savoirs Textes Langage » du CNRS. Ses
travaux ont principalement porté sur la philosophie de Spinoza, les rapports entre
philosophie et littérature, et la place occupée par la philosophie dans la société
française moderne et contemporaine.
Dernières publications : De l’utopie ! (De l’Incidence, 2011), La Parole universitaire (La
Fabrique, 2011), Philosopher avec la littérature (Hermann, 2013), Proust entre littérature et
philosophie (Amsterdam, 2013).
2

SOMMAIRE

Quelle histoire, de quelle philosophie ?


Préface
Bertrand Binoche

Comment la philosophie est devenue « française »


Avant-propos

Chapitre I. Une nouvelle problématique du droit : Sieyès

Chapitre II. Naissance de l’idéologie (1796)

Chapitre III. Le processus de péjoratisation de l’idéologie, de Napoléon au jeune Marx

Chapitre IV. La révolution dans le miroir de la contre-révolution : Le cas de Joseph de


Maistre

Chapitre V. Paradoxes de la raison historique : L’Essai sur les révolutions de


Chateaubriand
« UN TRÈS MÉCHANT LIVRE »
« NOUS SAISIRONS L’HOMME D’AUTREFOIS, MALGRÉ SES DÉGUISEMENTS, ET NOUS FORCERONS LE
PROTÉE À NOUS DÉVOILER L’HOMME À VENIR. »

Chapitre VI. La religion chrétienne réinventée par Chateaubriand

Chapitre VII. Bonald et la philosophie


LES PARADOXES DE LA NOUVELLE TRADITION
LOUIS DE BONALD (1754-1840)
UNE MÉTAPHYSIQUE DU POUVOIR
L’HOMME EXTÉRIEUR ET LES COMMENCEMENTS DE LA SOCIOLOGIE
LA PAROLE PRIMITIVE

Chapitre VIII. Aux sources des rapports sociaux (Bonald, Saint-Simon, Guizot)
L’ORDRE DU LANGAGE (BONALD)
LE CONSENSUS SOCIAL (LE SAINT-SIMONISME)
LA RAISON PUBLIQUE (GUIZOT)

Chapitre IX. Un chapitre de l’histoire du panthéisme : la religion Saint-Simonienne et la


réhabilitation de la matière

Chapitre X. Le jeune comte, critique de Condorcet

Chapitre XI. Le positivisme entre révolution et contre-révolution : Comte et Maistre

Chapitre XII. Y a-t-il une métaphysique du positivisme comtien ?

Chapitre XIII. Les débuts philosophiques de Victor Cousin


UN BON ÉLÈVE
LES PREMIERS VOYAGES EN ALLEMAGNE
LE COURS DE 1818
3

Chapitre XIV. Philosophies laïques

Chapitre XV. Le quasi-hégélianisme de Proudhon


QU’EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?
DE LA CRÉATION DE L’ORDRE DANS L’HUMANITÉ OU PRINCIPES D’ORGANISATION POLITIQUE
SYSTÈME DES CONTRADICTIONS ÉCONOMIQUES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE

Chapitre XVI. Renan philosophe

Chapitre XVII. Un philosophe de la république : Jules Barni


LA RÉPUBLIQUE ÉTHIQUE
L’HOMME DE L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE
LA PHILOSOPHIE À LA FRANÇAISE

Index des auteurs

Origine des articles


4

Quelle histoire, de quelle


philosophie ?
Préface

Bertrand Binoche

1 Il est d’usage aujourd’hui de faire valoir « la philosophie » contre « l’histoire de la


philosophie », comme si la seconde n’était qu’histoire, non philosophique par elle-
même, et la première réellement philosophie du seul fait de prétendre l’être. Comme si
encore on était parfaitement aveugle à ce que cette opposition avait de terriblement
traditionnel : d’un côté le commentaire de texte, de l’autre la dissertation (ou la
« philosophie générale ») ; d’un côté l’université, de l’autre les classes préparatoires – et
mon tout fait (pour combien de temps encore ?) l’agrégation !
2 Le présent ouvrage récapitule une enquête qui s’est effectuée sur une trentaine
d’années et qui, prise avec le sérieux qu’elle requiert, invalide ces naïvetés. Il est
l’œuvre d’un historien de la philosophie et aussi d’un grand enseignant qui a refusé
d’enseigner rue Victor Cousin, sans jamais se demander qui donc avait été Victor
Cousin et si la chose était réellement insignifiante1. On peut même dire qu’un tel travail
procède d’une colère sourde et patiente à l’endroit d’une certaine « histoire de la
philosophie », telle qu’elle se pratiquait alors sur un mode hégémonique, c’est-à-dire
aussi telle qu’elle se trouvait prescrite par tout un passé d’autant plus impératif qu’il se
trouvait méconnu. Une histoire qui n’était peut-être pas philosophique, mais qui
surtout n’avait pas grand-chose d’une histoire, à force d’ignorer l’histoire tout court,
celle des classes, des guerres et des institutions, à laquelle elle soustrayait violemment,
sans aucune discussion possible, les philosophes, qu’elle inscrivait de ce fait dans une
succession bien abstraite, purement chronologique.
3 L’histoire qu’on rencontrera ici est autre, d’abord en ceci qu’elle se donne pour objet
des minores – c’est-à-dire des auteurs académiquement dévalués comme « petits »
philosophes, voire pas philosophes du tout –, soit qu’on les abandonne à la littérature
(Chateaubriand, Renan), soit qu’on les dédaigne comme autodidactes (Proudhon), soit
enfin qu’on s’en méfie parce qu’ils furent trop impliqués politiquement pour ne pas
compromettre la pureté de la théorie (Sieyès, Cousin). Une telle démarche ne peut être
entendue que si l’on met d’emblée à distance les « grands auteurs » retenus par
5

l’université comme seuls dignes d’intérêt, ce qui condamne l’historien à avoir pour
objet exclusif la reconstitution respectueuse de vénérables systèmes qui se juxtaposent
comme autant de magnifiques cathédrales communiant dans le même amour de la
vérité ou, au contraire, indifférentes à tout dehors, tout entières refermées sur elles-
mêmes et sur leur splendeur hermétique. C’est au rebours de cette perspective qu’à la
fin du chapitre sur Proudhon, Macherey demande ce qu’est un « grand philosophe »,
car cela ne doit pas aller de soi. Refusant d’entrée de jeu les hiérarchies constituées, il
se focalise sur des « singularités » méritant, comme telles, d’être prises en compte. Du
même coup, le geste en fonction duquel les docteurs de nos universités décrètent non
(ou insuffisamment) philosophique telle ou telle entreprise prétendant à ce nom
apparaît dans toute sa brutalité : Marx lui-même succombe à la tentation en
stigmatisant Proudhon, lequel, lu attentivement, nous rappelle pourtant qu’une
ambition « doit être jugée, non sur ses titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa
capacité à stimuler la réflexion, donc à philosopher » (p. 360). « Ce n’est pas de la
philosophie » : combien de fois encore devrons-nous l’entendre, cette déclaration, aussi
servile au fond à l’égard de critères reçus par autorité que péremptoire ?
4 D’un tel corpus, toutefois, les « grands auteurs » ne sont pas absents : de Spinoza, Kant,
Hegel et Marx, pour ne citer que les plus importants, les ombres réapparaissent
constamment, comme des spectres lumineux. C’est que les singularités auxquelles
s’attache Pierre Macherey ne peuvent s’appréhender sans être confrontées à ces grands
noms, et la confrontation prend deux formes concurrentes. La première est la
comparaison qui permet, par exemple, de comprendre comment l’Idéologie des
Idéologues est une autre réponse que celle de Kant à « la question de savoir s’il était
possible de faire entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science » (p. 65). Dans une
telle perspective, il faut admettre qu’une philosophie ne peut jamais être sans
dommage scrutée dans son pur for intérieur ; elle doit toujours être réinsérée dans des
analogies qui mesurent l’originalité avec laquelle elle réagit à une conjoncture
d’ensemble dont elle « révèle », à sa manière, les contraintes globales. Et elle les révèle
non pas malgré mais en tant qu’elle a sa cohérence propre qu’il importe alors d’exhiber
pour elle-même.
5 Mais la confrontation peut encore consister à montrer comment un contenu
philosophique donné a pu se trouver transféré dans une autre conjoncture et ainsi faire
l’objet d’une sorte d’« hybridation » : ainsi, par exemple, Hegel importé par Cousin
(p. 254) ou Kant exploité par Barni (p. 375). Il s’avère alors que l’histoire de la
philosophie, c’est l’histoire des philosophèmes et que cette circulation entraîne leur
réfraction. On peut toujours déplorer des « trahisons » de cette sorte et s’efforcer de
rétablir la vérité des grands auteurs contre ces parasitages – par exemple, en revenant
au texte spinoziste contre les saint-simoniens (p. 229). Mais on peut aussi, et c’est
beaucoup plus intéressant, montrer comment ces appropriations, d’une part, sont
souvent plus perspicaces qu’il n’y paraît2 ; d’autre part, sont des recours productifs,
c’est-à-dire des opérations susceptibles d’être analysées dans leur détail et génératrices
d’un sens nouveau. De ce nouveau point de vue, il convient moins de souligner
l’homogénéité d’une réponse originale à un souci conjoncturel que de restituer
méticuleusement les médiations au travers desquelles des énoncés se transforment, et
d’établir comment il en résulte des constructions par hypothèse bâtardes, des
bricolages dont la moindre rigueur ne doit pas conduire à sous-estimer les retombées, à
court et moyen terme.
6

6 Car cette autre histoire de la philosophie n’est pas n’importe laquelle, c’est la nôtre, à
nous « Français », et ce qu’il faut ici mettre en évidence, ce sont bien les déterminations
qui constituent le point aveugle de notre quotidien professionnel. Pierre Macherey a
certainement été l’un des premiers à combattre l’anathème universitaire qui frappait,
et frappe encore, la philosophie française du XIXe siècle. À la fin des années 1970, mis à
part Comte et Bergson qui ressurgissaient périodiquement au programme de
l’agrégation (mais pourquoi eux ?), il semblait qu’après Rousseau (qui d’ailleurs n’était
pas tout à fait français), la « grande » philosophie ait déserté l’hexagone. On semblait
avoir intériorisé la déclaration de Madame de Staël selon laquelle « la nation allemande
peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence » (cité p. 278), et la
formule put bien être retournée en son autre : « La métaphysique allemande est la nuit
dont les rigueurs de l’analyse anglo-saxonne nous délivrent enfin victorieusement »,
sans que rien ne change à cet égard : Bonald, Guizot ou Proudhon ne valaient toujours
pas une heure de peine. Et certains certainement, en lisant ce livre, se souviendront de
la stupéfaction libératrice avec laquelle ils découvrirent, lors des fameux « cours du
samedi matin », dans la grande salle Cavaillès, comble dès 9 heures, qu’à lire Victor
Cousin, on apprenait bien des choses sur les contraintes mêmes en fonction desquelles
on commentait Descartes ou Hegel et qui dictaient nos creuses dissertations sur la
conscience et la vie. Sans doute les choses ont-elles changé, comme en témoignent
notamment le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française » publié chez
Fayard et la revue Corpus correspondante dont nous sommes pour une grande part
redevables à la ténacité de Francine Markovits. Mais enfin ont-elles beaucoup changé ?
L’engouement aujourd’hui observable pour la philosophie française contemporaine, pour
autant qu’il perpétue le mépris de ses sources, permet d’en douter. Il est bien vrai que
nous nous croyons d’autant plus libres que nous ignorons les causes qui nous
déterminent et c’est, au fond, la même volonté de non savoir qui condamne Bourdieu
comme « illisible », qui traite Spinoza comme un chien crevé et qui repousse Royer-
Collard dans les oubliettes de la Sorbonne.
7 Le refus dans lequel on s’obstine ainsi n’est pas sans rapport avec ce qui caractérise en
propre l’histoire française de la philosophie, à savoir ce que Joutfroy désignait comme
le formidable « trou » induit par la Révolution et dont les irradiations innervent
l’ensemble du corpus analysé ici (p. 274). Au centre de la présente enquête, il y a en
effet le vide saisissant dans lequel on devait se trouver dès lors qu’on amalgamait
lumières, analyse, matérialisme et démocratie en une sanglante nébuleuse à laquelle il
fallait s’arracher de toute urgence et irréversiblement. En rejetant l’Idéologie dans un
passé définitif, il fallut trouver ailleurs des points d’appui (p. 284). C’est ainsi qu’on se
tourna vers l’Écosse, puis vers l’Allemagne, sans se déprendre autant qu’on le voulait
des Lumières refoulées : Bonald dénonce ainsi la « secrète filiation » qui rattache le
spiritualisme cousinien à l’entreprise idéologique par le biais d’une croyance
persistante à la spontanéité de la conscience individuelle (p. 201). Mais, du côté de ce
même Bonald, la parenthèse destructrice ouverte par Luther et poursuivie par les
encyclopédistes se trouvant nolens volens prolongée à la Sorbonne, on chercha, au
contraire, à revenir en deçà, c’est-à-dire à retrouver le fil d’une « tradition » inventée
rétroactivement pour les besoins de la cause (contre-révolutionnaire) et où le
catholicisme antérieur se serait bien difficilement reconnu : Le génie du christianisme est
le plus éclatant exemple de cette suture toute rétrospective. En ce sens, le « vrai »
christianisme (médiéval) et la « grande » métaphysique (allemande) apparaissent
comme les deux artefacts concurrents auxquels on dut recourir pour combler l’abîme
7

dans lequel était plongée la France post-révolutionnaire – c’est-à-dire la France qui


cherchait indéfiniment à clore la Révolution.
8 Or c’est encore dans ce contexte qu’apparut l’idée même de « philosophie française »
car c’est avec les États-nations que devait surgir le fantasme des philosophies
nationales. Le paradoxe est alors le suivant : la philosophie se présente comme
spécifiquement française au moment même où elle cherche à s’irriguer au-delà de ses
frontières. La lettre de Cousin datée du 15 novembre 1817 à Kehl (p. 284) atteste sur le
vif cette ambivalence : il existe une philosophie à nous, que nous ne devons à personne
et dont nous avons pour tâche de favoriser le génie propre sans « la jeter brusquement
dans l’étude prématurée des doctrines étrangères ». Mais précisément il s’agit de la
« nouvelle philosophie française », laquelle, tout en se réclamant des droits de l’homme
et de la « méthode psychologique », cherche outre-Rhin de quoi cautionner le retour de
la « métaphysique » tant discréditée par les Lumières, en élaborant un système où
toutes les vérités unilatérales découvertes antérieurement trouveront d’elles-mêmes
leur juste place : l’éclectisme, synthèse où l’étude du moi était appelée à fonder le
système de l’absolu afin d’en finir avec tous les excès de la critique et du scepticisme en
réconciliant tout le monde3. C’est à cette même réconciliation que s’employait d’ailleurs
simultanément le positivisme comtien dont l’on verra ici comment il opéra la jonction
surprenante de Condorcet et Maistre et reconstitua une sorte de métaphysique à
laquelle l’astronomie d’un monde à nouveau clos fournissait les assises (chap. 10-12). La
« philosophie française » est donc une fiction qu’il faut abandonner 4 au profit de la
perspective selon laquelle la philosophie est devenue « française » dans une conjoncture
très particulière devant être étudiée pour elle-même et dont la consistance est ici
prouvée par le fait. Cela signifie que s’il n’existe pas de philosophie « naturellement »
française, il existe une philosophie « à la française 5 », c’est-à-dire une façon très
particulière de faire de la philosophie – celle-ci n’existant d’ailleurs jamais qu’en acte.
9 De ce qui précède résulte une évidence : on ne peut transformer l’histoire de la
philosophie sans que cela ne réagisse sur l’idée même de la philosophie dont on fait
l’histoire. Or l’histoire que l’on fait ici implique que la philosophie ne peut plus être
perçue comme théorie opposée à la pratique et doit être redéfinie, dans une
perspective dont il est inutile de souligner ce qu’elle doit à Althusser, comme pratique
singulière.
10 Cela signifie d’abord que la philosophie n’existe pas en dehors des institutions où elle
s’élabore et se reproduit. Celles-ci ne sont pas le support contingent d’une activité
spéculative qui pourrait, voire devrait, en faire impunément abstraction : de part en
part, elles la déterminent. Il se trouve qu’en France cette institutionnalisation a pris la
forme d’une imbrication fort étroite et tout à fait originale entre philosophie, école et
République. De là les convictions si répandues chez nous, et si difficilement intelligibles
ailleurs, que la philosophie est consubstantiellement attachée à l’enseignement et à la
citoyenneté, de telle sorte qu’on ne puisse attaquer l’une sans attaquer les autres – de
telle sorte donc encore qu’en défendant la philosophie contre tous ses adversaires (la
religion, les sciences humaines, les sciences dures, la littérature...), on défend la
République elle-même.
11 La « laïcité » se présente alors comme l’« idéologie de compromis » (p. 312) dans
laquelle cette étonnante conjonction a trouvé son idiome. Si la philosophie s’effectue à
même les institutions spécifiques qui sont les siennes, on comprend en effet qu’elle ne
puisse être tout à fait étrangère, quoi qu’elle prétende, à l’« idéologie » (sans
8

majuscule). Aussi le présent ouvrage est-il, en filigrane, une réflexion à plusieurs


niveaux sur ce dernier concept. En premier lieu, la philosophie est toujours aussi de
l’idéologie et les conflits philosophiques sont des conflits idéologiques. Considéré de ce
point de vue, en disposant contradictoirement la forme de la loi et l’existence naturelle
des peuples, Sieyès (p. 42) fut celui qui ouvrit le champ où devaient s’affronter les trois
idéologies – conservatisme, libéralisme, socialisme – dont on considère, non sans
raison, qu’elles se partagèrent conflictuellement le siècle suivant. Ce furent trois
combinaisons antagonistes de l’idiosyncrasie nationale et de l’abstraction juridique,
trois conceptions ennemies des « rapports sociaux » (chapitre 8). De la prétention à
retrouver les origines du christianisme à l’anarchisme réformiste de Proudhon en
passant par les synthèses elles-mêmes rivales du spiritualisme cousinien et du
positivisme comtien, il y a là tout un réseau de prises de position où le plus
réactionnaire n’est pas forcément le moins novateur : ainsi, par exemple, de Bonald
théorisant l’« homme extérieur » pour mieux nier l’individualisme hérité des Lumières
et jetant ainsi un pont sur lequel pourra s’établir la sociologie de Durkheim (chapitre 7).
12 Mais à un second niveau, plus radical, cette histoire de la philosophie « française » est
une passionnante enquête sur l’invention même du concept d’idéologie, tel qu’il
apparut en 1796 chez Destutt de Tracy, tel qu’il se trouva retourné par Napoléon contre
ses propres inventeurs en perdant sa majuscule et en se conjuguant désormais avec
dédain au pluriel (« les idéologies », dont on nous ressasse la fin avec autant de lucidité
qu’on nous affirme venue celle de l’histoire), tel enfin qu’en hérita Marx, tributaire à
cet égard naïf du legs impérial. Or ce que nous enseignent ces tribulations, c’est que le
surgissement du terme ne peut se comprendre correctement que si l’on y discerne aussi
l’émergence de la chose. De ce nouveau point de vue, réellement historiciste, l’idéologie
ne désigne pas ce que Burke concevait comme les préjugés nécessaires ou ce que nous
appellerions aujourd’hui les valeurs partagées dont toute communauté humaine aurait
besoin pour persévérer dans son être, de telle sorte que conservatisme, libéralisme et
socialisme seraient de nouvelles idéologies après bien d’autres comme, par exemple,
l’idéologie nobiliaire ou le millénarisme plébéien. Elle fut bien plutôt le nom approprié
à un nouveau régime de croyances collectives et c’est pourquoi Macherey peut dire, en
une formule remarquable, que la société issue de la Révolution « marche à l’idéologie
comme on dit que les voitures marchent à l’essence » (p. 64).
13 Comment le comprendre ? Il semble qu’elle signifie ceci : pour amortir la grande
rupture révolutionnaire, on ne se contenta pas d’inventer de nouveaux contenus ; on
conçut la solidarité des esprits sur un mode inédit, en la définissant comme n’étant de
fait pas de l’ordre d’un contenu, mais comme relevant de la « communication 6 ». Au lieu
de dire que la philosophie est toujours idéologie, ou au moins qu’il y a toujours de
l’idéologie dans la philosophie, il faut alors dire que les philosophes ont pensé
conflictuellement, au XIXe siècle, la nécessité même de l’idéologie, c’est-à-dire d’une
structuration de l’espace réflexif commun sur le modèle neutre d’un langage – pas
étonnant, dans ces conditions, que l’Idéologie, avec une majuscule, ait souligné
l’importance de la grammaire. Si l’on considère les choses ainsi, il ne faut plus dire que
l’idéologie bourgeoise doit s’évanouir avec la société bourgeoise, ni que toute idéologie
doit se dissiper dans l’aube communiste ; il faut dire, ce qui n’est pas du tout la même
chose, que l’idéologie, bourgeoise par essence, doit disparaître avec le type de société
qui a cru pouvoir se penser elle-même, sur un mode absolument non dogmatique,
comme pure circulation des idées.
9

14 Ce point est évidemment crucial. Les Lumières, en refusant à la croyance religieuse,


non sans inquiétude d’ailleurs, le privilège de sceller le « lien social », avaient retourné
en tous sens le terme d’opinion et en étaient arrivées à définir l’opinion publique contre
toute espèce de credo, serait-il profane (par exemple, la morale naturelle des
matérialistes). Peut-être inventa-t-on l’« idéologie » pour nommer ce qui devait
résulter d’une telle entreprise : un imaginaire collectif représenté comme le champ
d’une pure communication sans cesse menacée de rechuter en un catéchisme plus ou
moins articulé. Une société qui marche à l’idéologie, ce serait alors une société qui ne
cesse de prétendre démarquer la raison publique de la croyance publique, une société
qui affirme qu’elle existe comme « société » parce qu’en elle s’effectue la collaboration
des intelligences individuelles qu’aucune conviction irréfléchie ne peut empêcher
durablement. Ce sont de telles convictions qu’on nomme alors péjorativement, au
pluriel et sans majuscule, « idéologies » – les gaz d’échappement en quelque sorte, que
l’on rejette sans cesse, à la poursuite d’une communication strictement formelle où
tout dogme se dissoudrait aussitôt. Plus de mystérieuses facultés de l’esprit, plus de
nature d’aucune sorte devant laquelle s’incliner passivement, plus de sornettes sucées
au sein de nos mères : rien que des paroles renvoyant à d’autres paroles et se corrigeant
indéfiniment dans un monde devenant ainsi le meilleur des mondes possibles. Nos
sociétés modernes auraient marché à ce rêve qui, pour beaucoup, fut un cauchemar où
nous n’avons pas fini d’errer. Mais c’est là, il est vrai, excéder une ligne argumentative
que Macherey n’esquisse ici qu’en pointillés et qu’il faut lui laisser le soin de
développer dans l’un des nombreux autres livres qu’appelle celui-ci 7.
15 Quelque part dans Les chiens de garde, Nizan classait les philosophes en deux catégories,
ceux qui étaient satisfaits du monde dans lequel ils vivaient, et ceux qui ne l’étaient pas.
Pierre Macherey appartient certainement à la seconde catégorie et, pour le lire, il faut
éprouver quelque chose de cette colère. Il faut aussi de la patience pour voir peu à peu
le corpus prendre corps et les mailles du réseau se resserrer. Il en faut encore pour aller
au terme de ces longues et implacables phrases qui, comme celles de Comte, vont
toujours au bout de ce qu’elles ont à dire. Jamais elles ne trichent et ne recourent à
l’ellipse ou l’allusion ; jamais elles ne scintillent de ces feux rhétoriques qui éblouissent
à bon compte ; au contraire, elles épuisent méthodiquement le sens dont elles ont été
chargées, elles l’explicitent sans reste, et le lecteur, reprenant son souffle, se trouve
tout étonné et reconnaissant d’avoir si bien compris ce qui n’était pourtant pas simple.
Le volume n’inclut pas les études consacrées à la philosophie française contemporaine 8,
ni même toutes celles ayant trait au XIXe siècle9. Ce n’est pas par hasard qu’il succède à
La parole universitaire10 où la question était de savoir comment l’université en général a
pu être représentée dans les discours des philosophes eux-mêmes (Kant, Heidegger),
critiquée par les sciences humaines (Lacan, Bourdieu), poétisée par la littérature
(Hardy, Nabokov) : d’un livre à l’autre, la question de savoir comment les normes
universitaires sécrètent ou censurent du savoir demeure déterminante. On peut
espérer que celui-ci incitera de nouveaux lecteurs à poursuivre un combat qui n’est pas
gagné. Nos philosophes, français sans le savoir et ne voulant pas le savoir, demeurent
largement majoritaires, y compris quand ils prennent pour objet la philosophie
française sans guillemets. Le malaise même que perçoit tout enseignant lorsqu’il
évoque timidement devant un public boudeur le poids des contraintes institutionnelles
qui commandent son propre discours est significatif de l’intériorisation précoce de ce
qu’il faut bien appeler un idéalisme professionnel. Demandons-nous donc, toujours et
10

encore, de quoi nous faisons l’histoire quand nous sommes historiens et quelle histoire
nous fait philosopher comme si nous n’en avions pas.

NOTES
1. Pierre Macherey a professé à la faculté des lettres de Paris de 1966 à 1970, puis à Paris 1
Panthéon-Sorbonne jusqu’en 1992, avant de partir à Lille 3 Charles-de-Gaulle. Durant toutes ces
années, il a véritablement formé ses étudiants, ce qu’on ne peut pas dire de tous ses collègues, et
ce qui se reconnaît aujourd’hui à l’existence tacite d’une sorte de grande amicale des anciens
étudiants de Pierre Macherey partageant les souvenirs enthousiastes de cours qui leur donnaient
envie de faire de la philosophie parce qu’ils leur en donnaient aussi les moyens – ce qui est tout
ce qu’on peut attendre d’un enseignant, et qui est déjà beaucoup.
2. « Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le fond » (à
savoir la finalisation de l’activité de la substance (ibid.).
3. En 2011, Dominique Bourel a réédité chez CNRS Éditions les Souvenirs d’Allemagne de Cousin, qui
sont les notes de son voyage en Allemagne en 1817, publiées et aménagées rétrospectivement.
4. On pourrait en prendre pour preuve a contrario le caractère peu convaincant d’une démarche
comme celle qu’avait tentée Jean Wahl en publiant son Tableau de la philosophie française (Paris,
Fontaine, 1946), de Montaigne à nos jours. Mais c’était à la Libération...
5. P. Macherey, « La philosophie à la française », Revue des sciences philosophiques et théologiques,
24/1, janvier 1990. Voir aussi les Histoires de dinosaure parues aux PUF en 1999 avec pour sous-
titre significatif Faire de la philosophie, 7965-7997. Ce dernier livre doit se lire comme une histoire
de la philosophie française contemporaine réfractée dans le parcours à la fois singulier et
révélateur effectué par Pierre Macherey lui-même. La philosophie n’existe que dans de tels
parcours où elle « se fait », et l’entrelacs de ces parcours fournit à l’historien son objet, y compris
en s’y réinscrivant lui-même.
6. Voir infra, p. 64, 214-215, 210 et 300.
7. Voir P. Macherey, Le sujet des normes, à paraître.
8. Voir notamment id., De Camguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique, 2009.
9. Voir par exemple les études sur Fourier ou Saint-Simon figurant dans De l’utopie !, Le Havre, De
l’Incidence éditeur, 2011.
10. P. Macherey, La parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011.
11

Comment la philosophie est


devenue « française »
Avant-propos

1 L’expression « philosophie française » fait difficulté, ce qui justifie qu’on l’assortisse de


guillemets de précaution en vue de signaler les problèmes que suscite son utilisation.
On dit « philosophie française » comme on parle de « cuisine française » ; or, quoiqu’on
en dise ou veuille en dire, la philosophie, ce n’est pas de la cuisine, pas plus d’ailleurs
que la cuisine n’est de la philosophie. Renifler dans les préparations que concocte le
philosophe des relents de terroir, c’est confiner la philosophie dans des pratiques de
dégustation qui, tout autant qu’elles lui prêtent une gamme indéfiniment variée de
saveurs, gomment le caractère qu’elle devrait revendiquer en premier lieu, à savoir
d’être, tout simplement, à ceci près que la chose est des moins simples, philosophique,
et non « française », ou « norvégienne », ou « africaine », ou, pourquoi pas,
« bretonne », « auvergnate », « alsacienne », etc. Pour ne prendre que ce simple
exemple, qui présente il est vrai une valeur topique, Descartes – qui, aussitôt parvenu à
l’âge adulte, s’est éloigné du territoire national où il n’est revenu qu’à de rares
occasions, car il considérait qu’il serait mieux à même de philosopher en s’en tenant à
distance – était-il un « philosophe français1 » ? Cette étiquette ne lui a été accolée qu’à
titre posthume, pour des raisons de pure opportunité, en vue de le mettre au service de
causes « nationales » dont intellectuellement, lui, le penseur de la raison universelle
convaincu que le principe du cogito, comme d’ailleurs les lois du choc, a la même valeur
à Paris qu’à Stockholm ou à Tombouctou, il n’avait que faire. Ajoutons que, pas plus
que, sur le plan propre à sa philosophie, il n’était « français », il n’était non plus « pas
français » ou « autre que français », en un sens voisin de celui que suggère le partage
entre philosophie « continentale » et « non continentale » en cours aujourd’hui, pour
des raisons partisanes qui ne relèvent plus à proprement parler du nationalisme
ordinaire, ce qui n’empêche qu’elles jouent sur le même type d’alternative : en réalité,
le problème soulevé par ce clivage n’avait aucun sens pour lui, et on n’ajoute rien à la
compréhension de sa pensée en la soumettant à un dilemme qui la dévie de sa
perspective propre. La mythologie de la clarté française qui, si elle sert à la célébration
d’un culte, peut aussi inspirer des tentatives de dénigrement – la philosophie
« française », à force d’être claire, n’en devient-elle pas quelque peu clairette, c’est-à-
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dire à la fois imprécise et superficielle, trop intéressée à convaincre, voire à plaire, pour
être rigoureuse ? – et regarde en premier lieu l’historien, qui peut être amené à sonder
les conditions dans lesquelles la philosophie, entre autres moyens, a été utilisée,
exploitée, en vue de servir à élaborer et à banaliser, une certaine image temporelle de
la francité2 : et si le philosophe est appelé à lui consacrer son attention, c’est
précisément en tant qu’elle est l’ombre portée d’une histoire singulière dont il
entreprend d’élucider le sens, comme il peut le faire à propos d’autres événements de
l’histoire qui sont pour lui matière à réflexion, comme la découverte du Nouveau
Monde et de ses habitants ou le tremblement de terre de Lisbonne qui, pris en tant que
tels, ne sont pas des faits philosophiques.
2 Or, il serait fâcheux de le négliger, la philosophie, même s’il est raisonnable de se
demander si, à proprement parler, elle « a » une histoire qui constituerait en dernière
instance la condition de possibilité de ses productions, à savoir de ses philosophèmes
qu’elle affecterait ainsi d’une certaine dose de relativisme, est une pratique, davantage
que culturelle, intellectuelle qui s’inscrit dans l’histoire, ce à quoi elle ne peut rester
totalement indifférente. C’est par ce biais que retrouve une part de signification la
représentation d’une philosophie « française », douteuse lorsqu’on se contente de la
rapporter au présupposé d’un naturel inné, comme tel soustrait aux vicissitudes de
l’histoire. S’il n’y a pas une nature française de la philosophie, subsistant au titre d’un
donné immuable, il y a ce qu’on peut appeler une seconde nature de la philosophie en
France, passée à l’état d’une évidence lorsqu’elle a fini par s’imposer sous forme
d’usage acquis : et cette acquisition, comme toute transformation matérielle, a dû se
faire en contexte, sous certaines conditions qui ont configuré un tel usage. C’est à cette
idée qu’on se réfère ici en soutenant que la philosophie, étant admis qu’il n’y a pas lieu
de la soumettre, prise en quelque sorte à sa source, à l’alternative entre « être » ou
« n’être pas française », n’en est pas moins, sur le plan de ses pratiques, devenue à un
certain moment comme française, ou « à la française », en ce sens qu’elle a alors revêtu
une tournure singulière qui l’a amenée à privilégier certaines manières de faire, c’est-à-
dire d’aborder et de traiter des questions philosophiques, et de diffuser les résultats de
ses investigations ; ces manières de faire portent la marque d’un style ou d’une
caractéristique french touch, pour la nommer ainsi, ce qui fait immédiatement saisir que
cette marque paraît d’autant plus manifeste et indiscutable que c’est un regard
étranger qui la dénote avec le sentiment d’avoir affaire à quelque chose qui n’a rien du
tout de naturel, ni de donné, ni d’évident, ni d’universel. Les manières de faire en
question ne présentent donc pas un caractère originaire, d’où elles tireraient, dans
l’absolu, leur nécessité ou leur légitimité, mais elles se sont installées au cours de
processus, au pluriel, qui, sans être finalisés au départ, les ont peu à peu configurées, ce
qui n’a pu se faire qu’en situation, conditionnellement et relativement, et pour une part
artificiellement, selon un ordre imposé par la coutume et non par la nature 3.
3 L’hypothèse qui se tient à l’arrière-plan des études réunies dans le présent livre est que
le moment où la philosophie a commencé à devenir « française », mais aussi
simultanément et concurremment « allemande », coïncide avec l’avènement des États-
nations à l’époque post-révolutionnaire, où, en même temps qu’était remaniée
l’organisation globale de la société, a été modifié sur le fond le statut social du
philosophe, dont l’activité a dû prendre place dans le cadre propre à cette organisation.
Pour ce qui concerne la France, cette modification a eu lieu en prenant d’abord la forme
d’une intense politisation du discours philosophique, en ce sens que celui-ci non
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seulement a pris la réalité politico-sociale pour objet de réflexion, ce qu’il avait fait dès
l’Antiquité, mais a été chargé, en tant que tel, d’une teneur politique et d’une valeur
sociale dont la portée n’était pas seulement théorique mais aussi pratique. Il est apparu
alors que faire de la philosophie, c’est également et même avant tout prendre position à
l’intérieur du champ où, entre la fin du XVIIIe siècle et celle du XIXe siècle, s’est
difficultueusement mise en place la forme républicaine d’organisation de la vie
collective : que les philosophes aient été partisans de cette forme d’organisation et
qu’ils aient collaboré à son installation ou qu’ils s’y soient opposés en en dénonçant les
insuffisances et les dangers, peu importe en fin de compte, car cela n’empêche qu’ils se
soient définis par rapport à elle, en fonction des impératifs qu’elle leur proposait et
face aux obstacles que rencontrait sa réalisation, qui se présentait comme l’invention
de quelque chose de complètement nouveau, une invention sur laquelle ils n’avaient
pas seulement leur mot à dire, en la commentant à distance, mais à laquelle ils
participaient directement.
4 Ce moment est aussi celui où la démarche propre au philosophe a été professionnalisée,
au sens de l’incorporation à une catégorie spécifique d’agents ou d’acteurs sociaux.
Avant la Révolution française, n’importe qui pouvait être « philosophe », sans avoir
reçu un label officiel de reconnaissance, et il dépendait entièrement de lui, et bien sûr
aussi de l’éducation qui lui avait été donnée par son milieu familial d’origine, de
pratiquer ce genre de démarche, qui n’était d’ailleurs pas précisément identifié, sinon
au titre de l’appartenance à une idéale République des lettres dont le statut n’était pas
publiquement codifié et transcendait les frontières entre les nations ; et s’il n’exerçait
pas la fonction de philosophe à titre purement individuel, mais dans le cadre de
groupements spécifiques, comme les « écoles » de l’Antiquité, ou l’Église médiévale et
les universités sur lesquelles celle-ci exerçait sa juridiction, ces modes de socialisation,
qui pouvaient être à l’occasion fort contraignants, ne revêtaient pas une forme
étatique. La professionnalisation, à l’époque moderne, de sa condition a été due au fait
que le philosophe a été considéré non plus seulement comme quelqu’un qui avait été
éduqué d’une certaine façon dans le contexte propre à la vie privée ou à des institutions
particulières, mais comme un potentiel éducateur, voué comme tel à intervenir ès
qualités dans la vie publique dont il ne pouvait plus se contenter d’être, depuis les
marges qu’il y occupait, un spectateur désengagé : il a alors cessé d’être, purement et
simplement, un sage dont la vaticination ne remplit aucune destination sociale définie,
ou un clerc, dont la pédagogie produit ses effets en cercle fermé. La grande
préoccupation de la société française issue de la Révolution a été, sous les formes
concurrentes de l’instruction publique et de l’éducation nationale, l’enseignement : en
même temps que celui-ci est devenu affaire d’État, l’État est de son côté devenu affaire
d’enseignement, sous l’horizon du tout nouveau type de société qu’était la société école
qui a été le laboratoire où les institutions républicaines ont été pour une grande part
imaginées et expérimentées, de telle manière que leur avenir s’y est pour une part
essentielle joué. C’est dans ces conditions précises que le philosophe est lui-même
devenu un professeur, en même temps que la philosophie devenait de son côté une
matière d’enseignement, une discipline, avec son programme, ses types d’exercices (la
dissertation, le commentaire de texte, l’exposé) et ses modes d’évaluation. Bien sûr, la
philosophie n’avait pas attendu la Révolution française pour être enseignée : ce qui a
changé, c’est que, après celle-ci, elle l’a été non seulement en vue de cultiver l’honnête
homme ou pour préparer et façonner de futurs philosophes spécialisés dans la pratique
du type très particulier de discours dont elle se réserve l’exclusivité, mais pour former
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des citoyens, et, très concrètement, dans le contexte propre à la République


parlementaire, des électeurs ; alors, l’intervention du philosophe professeur a cessé
d’avoir lieu en vase clos ou de ne répondre à aucune vocation définie, mais, tout en
empruntant des canaux institutionnels où ses interventions étaient codifiées (l’école,
mais aussi la presse, le système éditorial, etc.), elle a été destinée à un public élargi, ce
qui n’a pu être sans conséquence pour les formes de spéculation qu’elle élabore.
5 S’est ainsi mise en place, principalement sous l’effet de son insertion dans le système
public d’enseignement, une rhétorique du discours philosophique dont on peut dire
qu’elle est propre, non à une France idéale dont l’esprit se perpétuerait à travers le
temps, mais à l’histoire singulière de la République française, une histoire accidentée
qui a commencé à la toute fin du XVIIIe siècle et à laquelle il n’a pas été aujourd’hui
encore mis un point final. Toutefois, attirer l’attention sur la rhétorique de son
discours, n’est-ce pas transporter le processus de la réflexion philosophique sur un
terrain qui n’est pas le sien, et donc en un sens l’externaliser ? La philosophie en tant
que telle, semble-t-il, devrait imposer en interne ses normes de spéculation,
indépendamment des règles d’une rhétorique qui ne serviraient au mieux qu’à habiller
en surface sa communication extérieure, mais ne devraient pas pénétrer en profondeur
sa dynamique rationnelle, sous peine de l’altérer et d’en détourner le cours. Il n’en
reste pas moins que cette dynamique ne peut en aucun cas demeurer indifférente à des
enjeux de langage, et même de langue, ce qu’un philosophe comme Descartes avait
compris lorsqu’il avait constaté qu’écrire de la philosophie en français ou en latin, ce
n’est pas tout à fait la même chose et n’est pas seulement un détail ou un supplément
qui passe à côté de l’essentiel ; de même déjà, pour Marc Aurèle, empereur romain,
écrire de la philosophie en grec était loin d’être sans incidence sur le statut propre des
idées véhiculées par cette philosophie. Si Spinoza, parvenu à l’âge adulte et ayant
rompu avec les traditions héritées de ses origines familiales dans lesquelles s’était
effectuée sa première éducation, s’est assigné pour tâche d’apprendre le latin qui était
pour lui une langue complètement étrangère, c’est parce qu’il se représentait cette
langue comme étant le mode privilégié de transmission de la science, celui dans lequel
se donnaient à lire et à étudier les Eléments d’Euclide et les Principes de la philosophie de
Descartes, donc la langue même de l’universel, pure de toute connotation particulière
dépendant des mécanismes de l’imagination et susceptible, comme c’était le cas pour
l’hébreu de l’Ancien Testament, de biaiser la compréhension des contenus qu’elle
véhicule : c’est la raison pour laquelle, alors que sa langue maternelle était l’espagnol
ou le portugais, il a, dans un pays où la langue d’usage était le néerlandais, rédigé en
latin son Éthique, en reprenant le style d’exposition, le mos geometricum dont il avait
emprunté le modèle à Euclide ; il se figurait sans doute qu’en adoptant cette forme
d’expression, neutre en principe, ce qui en faisait par excellence la langue de la
scientificité, il expurgerait son livre des imprécisions et marges interprétatives qui
obscurcissent l’usage ordinaire des signes du langage, ce qui s’est avéré être une
illusion, car nul ouvrage de philosophie plus que cette Ethica ordine geometrico
demonstrata n’a donné lieu à des controverses concernant non seulement la légitimité
des thèses qui y sont développées, mais le sens exact à assigner à ses énoncés, que le
fait d’être rédigés en latin et en style démonstratif n’a pas magiquement soustraits au
vertige herméneutique. Ceci pour dire que la philosophie, lorsqu’elle prétend se
confronter à des problèmes qu’elle appréhende pour eux-mêmes, à nu en quelque sorte,
sans avoir à traverser l’écran des mots et des formes stylistiques et rhétoriques
auxquelles elle a recours pour les formuler, s’expose à de graves méprises ou
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malentendus : elle a tout intérêt à prendre en compte, à l’inverse, le matériau discursif


qui supporte son exposition, et à voir en lui, davantage que, comme cela vient d’être
dit, un écran, un outil indispensable dont il lui faut maîtriser autant que possible
l’usage, en s’interrogeant philosophiquement sur les conditions de son fonctionnement
qui ne sont pas seulement techniques.
6 À vrai dire, ce n’est pas depuis deux siècles seulement, mais depuis toujours, que la
philosophie a dû se faire, et non seulement se dire, en langue, donc en négociant des
compromis avec des usages dont elle n’a pas la pleine et entière initiative. Hegel est
sans doute, avant Heidegger, le philosophe qui, en réfléchissant sur l’esprit de la langue
allemande et le type original de logique qui le travaille spontanément, est allé le plus
loin dans le sens d’une réflexion sur ce phénomène qui ne concerne pas seulement la
France, et dont la toute première conséquence est la difficulté à laquelle se heurte la
traduction de textes philosophiques d’une langue dans une autre, un problème qui, à
des degrés divers, se pose pour tous sans exception, pour ceux de Platon comme pour
ceux d’Aristote, pour ceux de Lucrèce comme pour ceux de Thomas d’Aquin, pour ceux
d’Averroès comme pour ceux de Maimonide, pour ceux de Locke comme pour ceux de
Russell, pour ceux de Kant comme pour ceux de Heidegger, pour ceux de Rousseau
comme pour ceux de Foucault ; tous ces auteurs sans exception ont composé les
discours dans lesquels leur pensée était consignée en se servant de langues qui, si elles
n’étaient pas dans tous les cas leur langue maternelle, étaient des langues d’usage en
pratique dans les milieux où ces discours devaient être diffusés, et non des langues
artificielles fabriquées de manière à être rigoureusement adaptées au contenu
spécifique de leur spéculation et offertes uniquement à la compréhension des
philosophes qui, grâce aux compétences dont ils disposent, les manipulent à leur gré.
7 Toutefois, il faut ajouter que, dans la France de la période de l’histoire républicaine où
la philosophie est devenue à plein titre et de plein droit « française », cette affectation
langagière de la spéculation philosophique, qui l’a astreinte à composer avec les
nécessités de ce que Foucault a proposé d’appeler « l’ordre du discours », a revêtu un
tour singulier non seulement parce que la philosophie, telle qu’on la pratiquait dans ce
contexte, était appelée à s’exposer dans les formes propres à la langue française dont
l’histoire remonte au IXe siècle (où a été composée la cantilène de sainte Eulalie), mais
parce que cette langue, en devenant celle de l’Etat républicain, a du même coup été
pliée aux règles de fonctionnement de l’enseignement public qui a joué un rôle capital
dans la mise en place de cet État et des pratiques idéologiques qui se sont développées
sous sa caution : la philosophie a revêtu alors les tournures de la langue telle qu’elle
était enseignée dans les écoles de la République, où s’est façonnée cette institution d’un
type particulier qu’est le « français national4 ».
8 C’est dans ce contexte que s’est noué le lien très particulier que la philosophie, en tant
que pratique langagière, s’est mise à entretenir en France avec la littérature, en ce sens
précis qu’elle a été enseignée à l’école au titre d’une discipline « littéraire », nourrie de
la culture des humanités, et maintenant en conséquence une certaine distance avec les
références scientifiques sur lesquelles elle s’était appuyée en d’autres temps et en
d’autres lieux, aussi bien chez les penseurs de l’Antiquité grecque que chez Descartes et
Leibniz, dont les noms ont légitimement place dans l’histoire des sciences tout autant
que dans l’histoire de la philosophie, ce qui n’est plus du tout le cas de philosophes
français marquants du XIXe siècle – non seulement un Cousin dont la culture
scientifique était, on peut le supposer, réduite à sa plus simple expression, pour ne pas
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dire nulle, mais même d’anciens élèves de l’Ecole polytechnique, comme Comte,
Lequier ou Renouvier. Citons à cet égard un document significatif, repris aux
annotations de J. Lachelier au Vocabulaire de la Société française de philosophie :
L’opposition des Lettres et des Sciences est, au fond, celle de la Subjectivité
humaine et de l’Objectivité de la nature. L’étude exclusive, ou même prédominante,
des sciences de la nature et particulièrement des mathématiques pourrait disposer
à ne voir partout que spatialité, extériorité réciproque, mécanisme ; l’esprit de ces
sciences est empiriste et matérialiste. C’est au contraire l’homme moral et intérieur
qu’il s’agit de former, si l’on veut que la philosophie comprenne ce qui est le vrai
fond des choses, l’esprit et la liberté. La philosophie est essentiellement la science
du sujet et ne s’intéresse dans l’objet qu’à ce qu’elle y retrouve du sujet. Pour
l’éducation du philosophe, l’étude qu’il doit pousser le plus loin et surtout celle
dont il doit prendre et retenir l’esprit est donc celle des Lettres 5.
9 Présentée sous cette forme, l’opposition entre deux types d’attitudes mentales, l’une
animée par un souci d’objectivité et tournée vers la considération de la nature, et
comme telle « scientifique », l’autre empreinte de subjectivité et préoccupée des
valeurs propres à l’esprit, et comme telle « littéraire », offre le caractère, dans son
élémentaire simplicité, d’un topo scolaire qui renvoie dos à dos, sur deux colonnes
inscrites au tableau, les deux ordres de la nécessité et de la liberté : c’est typiquement
une spéculation d’enseignement, formatée selon les exigences de la pédagogie telle que
la conçoit et la pratique un philosophe professeur6. Ce qui est particulièrement
intéressant dans cette séquence argumentative, c’est que, sous une forme
apparemment raisonnée, elle passe d’un énoncé constatif, prenant acte d’une donnée
de fait (« L’opposition des Lettres et des Sciences est, au fond [...] »), à un énoncé
prescriptif, qui développe un programme de formation (« Pour l’éducation du
philosophe, l’étude qu’il doit pousser le plus loin et surtout celle dont il doit prendre et
retenir l’esprit [...] ») : or, à un examen plus poussé, il apparaît que ce raisonnement
tourne en rond, dans la mesure où son déroulement dépend entièrement d’une prise de
position initiale en faveur des valeurs de l’esprit qu’il explicite en lui donnant la forme
d’une conclusion, alors même qu’il l’a silencieusement introduite dans ses prémisses. La
philosophie, mise en forme de discours scolaire, se prête électivement à ce type de
subreption. Mais, bien sûr, le propos de Lachelier se justifie par le fait qu’il est soutenu
par une intention davantage pratique que théorique : sa fonction est proprement
directrice, ce qui se traduit par le fait qu’elle oriente « l’éducation du philosophe » dans
un certain sens, assignant du même coup à celui-ci la place qu’il doit occuper dans le
schéma officiel des études, une place depuis laquelle il lui revient de regarder
prioritairement du côté de l’esprit et de sa libre faculté de juger, donc des Lettres, et
non de celui de la nature et de ses enchaînements déterminés par ses lois telles que les
sciences les étudient. Mais, comme Durkheim l’a signalé dans les rapports sur
l’enseignement de la philosophie qu’il a rédigés à la fin du XIXe siècle, une telle manière
de concevoir la philosophie, qui repose sur l’opposition tranchée des valeurs et des faits
et prend uniment parti pour les valeurs contre les faits, au nom d’une idéologie scolaire
inspirée par des références formelles coupées de support réel, débouche à terme sur
des discours vides qui cultivent avant tout l’art de parler – pour ne pas dire de
pérorer – pour ne rien dire : ce serait, entend-on dire souvent, le péché natif de la
philosophie « française », qui n’aurait que trop tendance à cultiver électivement l’art
oratoire au détriment de la science des concepts.
10 Si on regarde d’un peu plus près la manière dont s’est déroulée l’histoire de
l’enseignement de la philosophie en France au XIXe siècle, il apparaît cependant que les
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choses sont moins simples que ne le donne à penser le schéma duel esquissé par
Lachelier, qui ne prend sens que si on le replace en perspective. Tout d’abord, il faut
remarquer que la séparation entre enseignement littéraire et enseignement
scientifique, et donc l’obligation de choisir entre ces deux orientations, ne se sont
imposées, au titre d’une évidence incontournable, que tardivement, sous le Second
Empire, lorsque a été mis en place, par décision politique, le régime dit de la
« bifurcation ». L’université telle que Napoléon Ier l’avait créée au tout début du
XIXe siècle et qui, avec le Code civil, était l’une des institutions phares du modèle de
société qu’il avait entrepris de réaliser, était destinée avant tout à former des
fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, concrètement, des gens dont la charge ordinaire
est de rédiger et d’étudier des rapports ; et le tout premier diplôme dont cette
université a eu la charge exclusive était le baccalauréat, qui était le principal titre
d’accès à des fonctions publiques7 ; en conséquence, l’enseignement dispensé dans les
lycées faisait passer au premier plan l’apprentissage des arts du discours écrit et parlé.
Lorsque le programme de la révolution industrielle a commencé à se réaliser sous une
forme généralisée en France, au terme d’une lente évolution dans la réussite de laquelle
les penseurs saint-simoniens, après qu’ils ont pénétré les cercles du pouvoir, ont joué
un rôle important, il est apparu que le système public d’enseignement ne devait pas
servir uniquement à former des fonctionnaires gratte-papiers, et éventuellement des
avocats, mais aussi, et autant que possible en masse, des ingénieurs et des spécialistes
de la finance, à tous les niveaux : c’est alors qu’a été organisé, en concurrence avec
celui fondé sur la seule étude des humanités classiques, un enseignement où les
matières scientifiques n’étaient plus seulement abordées en annexe, comme des
appendices plus ou moins facultatifs d’un enseignement général dominé par l’étude des
humanités, mais faisaient l’objet d’un traitement spécifique, au titre de la culture dont
elles sont l’apanage, une culture à part entière qui a fini par conquérir son autonomie,
sanctionnée par la création, face au baccalauréat littéraire, d’un baccalauréat
scientifique. Ce changement a été un choc pour la philosophie en tant que discipline
enseignée : durant près de dix ans, l’agrégation de philosophie, sur laquelle Cousin
avait auparavant exercé un contrôle sans partage, ce qui lui avait permis de régner
souverainement sur l’« armée », comme il l’appelait, de ses professeurs de philosophie
chargés avant tout d’administrer sur l’ensemble du territoire national la bonne parole –
un catéchisme laïque avant la lettre – a été suspendue, et les études scolaires de
philosophie ont été réduites au programme de logique, dans un contexte général où le
scientisme tendait à tenir lieu d’idéologie dominante. Et lorsque le ministre de
l’Instruction publique, Victor Duruy, a décidé, durant les toutes dernières années du
Second Empire, de rendre à nouveau un rôle au professeur de philosophie, il ne fut pas
possible de revenir au statu quo antérieur : il a fallu, bon gré mal gré, que
l’enseignement de la philosophie s’adapte à la situation nouvelle et que la philosophie
renonce à occuper à elle seule la position de clé de voûte du système éducatif, comme
cela avait été le cas sous la monarchie de Juillet qui avait propulsé au pouvoir des
universitaires membres de l’ancien parti des « doctrinaires », Guizot et Cousin,
héritiers intellectuels de Maine de Biran et de Royer-Collard. La profession de foi
« littéraire » de Lachelier8 s’inscrit dans ce contexte original : consacrer l’attention du
philosophe à l’étude de l’esprit plutôt qu’à celle de la nature, c’était prendre acte du fait
que, dans la nouvelle configuration propre à la France industrialisée ou en cours
d’industrialisation, la philosophie, pour continuer à exercer un rôle social déterminant,
devait abandonner les prétentions hégémoniques qui avaient été les siennes dans la
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période antérieure et, en conséquence, se trouvait placée dans l’obligation de choisir,


sinon son camp, du moins son « côté » dans l’organigramme complexe des études – et,
complexe, il allait le devenir de plus en plus par la suite –, qui était en train de se
mettre en place. C’est alors que le philosophe professeur s’est installé dans la posture
de gardien vigilant du devoir-être, en s’abstenant d’être l’arpenteur et l’architecte,
c’est-à-dire en fin de compte le technicien ou le gestionnaire de l’être, fonction dévolue
à ceux qui avaient reçu une formation scientifique : on pourrait soutenir, en
schématisant à l’extrême, que le philosophe a déserté le terrain de l’ontologie pour se
réserver celui de l’axiologie. Un tel choix n’allait pas sans ambiguïté, ce que la netteté
simpliste et tranchante du propos de Lachelier tentait de dissimuler : d’une part,
couper tout lien avec les disciplines scientifiques était dangereux, comme le notait le
diagnostic de Durkheim d’où il ressortait que, en se littérarisant, la philosophie tendait
à se vider de tout contenu et à dégénérer en un formalisme rhétorique ; d’autre part, se
rapprocher de la littérature en s’identifiant comme discipline littéraire à part entière,
c’était s’exposer à se diluer dans les études littéraires au point de perdre toute
spécificité, cette spécificité que le privilège d’occuper de façon dominante le terrain en
classe terminale dans la section littéraire continuait toutefois à lui garantir dans les
faits. Il faut que nous examinions plus attentivement ces deux points, qui ont joué un
rôle crucial dans le tournant qu’a dû prendre l’enseignement de la philosophie en
France à la charnière des XIXe et XXe siècles.
11 Tout d’abord, il s’agissait, pour le philosophe des temps nouveaux, non pas de couper
définitivement tout lien avec les sciences, mais de nouer avec elles un rapport
différent, en les prenant par un autre biais. À cet égard, Comte avait préparé le terrain
en présentant, à l’aide d’un étonnant oxymore, le philosophe comme le « spécialiste des
généralités scientifiques », ce qui faisait de lui l’encyclopédiste de l’époque moderne.
Cette innovation, souvent mal comprise, a eu une portée capitale. En premier lieu, elle
portait atteinte à la représentation massive de la connaissance développée par la
conception classique de la science : c’est une grave erreur de présenter le positivisme
dans la forme originale que Comte lui a donnée en le faisant rentrer sous la rubrique du
scientisme, c’est-à-dire d’une idéologie unitaire, et finalement confusionnelle, de la
science. En parlant de « généralités scientifiques » au pluriel, Comte voulait faire
comprendre que la science en tant que telle, ça n’existe pas : ce qu’il y a, ce sont
diverses sciences qui prennent place dans une classification à l’intérieur de laquelle
leurs interventions, les phénomènes qu’elles étudient et leurs méthodes sont identifiés
en étant différenciés et sériés, ce dont la responsabilité revient, non à la philosophie en
général, mais à des philosophies spéciales, une philosophie mathématique, une
philosophie astronomique, une philosophie physique, une philosophie chimique, etc.,
qu’il ne faut surtout pas ramener sur un même plan où elles puissent être mesurées en
rapport au modèle unique élaboré par une théorie abstraite de la connaissance ; par là,
Comte préparait, un siècle à l’avance, l’idée des épistémologies régionales qui a été plus
tard au centre de la démarche de Bachelard, puis de Canguilhem. Par voie de
conséquence, c’était le second apport décisif de Comte, cela n’a plus de sens de
maintenir le travail de la connaissance scientifique dans un rapport frontal à une vérité
définie dans l’absolu sur des bases métaphysiques une fois pour toutes garanties par la
philosophie : la loi des trois états avait précisément pour fonction d’établir que
l’investigation menée par les diverses sciences se poursuivait au cours des histoires
propres à chacune de ces sciences ; ces histoires se présentent comme des processus de
rationalisation faisant place à des ruptures, donc à une négativité, ce qui restitue à
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l’erreur un rôle constructif dans le processus évolutif et gradué de la connaissance 9. Il


devenait alors possible de parler autrement que par métaphore d’une histoire des
sciences et de confronter le philosophe aux problèmes que pose cette histoire : car, s’il
n’est pas évident que la philosophie ait une histoire, il est clair que les sciences, elles,
en ont une, ce qui pose un problème pour la philosophie, dès lors que celle-ci se
préoccupe de donner un contenu effectif à la notion de vérité ou, pourrait-on dire, de
sauver la vérité.
12 Admettre que les sciences ont une histoire au cours de laquelle elles se constituent
comme sciences selon des critères qui ne sont pas définis à l’avance, c’était par là même
introduire l’idée que, rien ne permettant d’affirmer dans l’absolu que cette histoire a
atteint son terme10, elle peut faire place à l’apparition de sciences nouvelles. Et c’est
dans cette logique que Comte, le philosophe positif, se présentait comme le fondateur
de la sociologie, qui venait prendre place dans la classification des sciences après les
mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie et la biologie, au titre d’une
sixième science prenant pour objet les phénomènes proprement humains, c’est-à-dire,
au point de vue de Comte, les phénomènes qui concernent l’organisation et le
développement de la vie collective de l’humanité11. Cette « sociologie », qui devait son
nom à une innovation terminologique – celle-ci, décriée au départ comme une
monstruosité, a cependant fini par d’imposer –, a été l’une des premières « sciences
humaines », comme on les appelle aujourd’hui, où elles se sont mises à pulluler. L’une
des premières, et non la toute première, car, en réalité, elle s’est constituée dans un
rapport de rivalité avec une autre façon, toute différente, d’appréhender
« scientifiquement » les phénomènes humains, consistant à les ramener dans la sphère
subjective individuelle, et qui avait reçu le nom de « psychologie » au siècle précédent.
Ce qui est intéressant dans la perspective qui nous occupe à présent, c’est le fait que la
philosophie non seulement a été directement intéressée par l’apparition de ces
nouvelles « sciences » à orientation anthropologique, sur le berceau desquelles elle
s’est penchée comme une bonne fée, mais a été partie prenante du conflit qu’elles ont
entretenu dès le départ et qui a impulsé leurs développements respectifs. Toutes les
constructions intellectuelles des philosophes français du XIXe siècle ont été traversées
par le dilemme entre ce que Bonald, dans le cadre de sa polémique avec Maine de Biran,
avait appelé l’« homme intérieur » et l’« homme extérieur » : l’homme intérieur était
étudié par la psychologie, et l’homme extérieur par la sociologie. Se sont ainsi mises en
place deux lignes d’investigation présentées comme alternatives l’une de l’autre :
Comte, pour installer dans une position dominante sa « sociologie », a renié les
prétentions de la « psychologie » dans laquelle il voyait une chimère ; et
réciproquement, les philosophes de l’introspection, comme Cousin et Jouffroy, en
s’appuyant sur les cautions qu’ils étaient allés chercher principalement dans un cogito
d’inspiration cartésienne, affadi pour les besoins de la cause, et dans la philosophie du
sens commun12, ont systématiquement barré la route à une sociologie dans laquelle ils
voyaient la menace d’un « socialisme » avant la lettre, qui joue les pesanteurs de la
communauté au détriment des droits de l’individu souverain13. À l’origine, ces
« sciences » étaient des parties détachées de la philosophie, dont elles ne pouvaient se
passer pour obtenir leur reconnaissance, par procuration en quelque sorte. Aussi bien,
elles n’étaient des sciences que pour autant que, par une décision dont les justifications
étaient apportées par la philosophie, elles avaient pris ce nom. Et elles ont eu beaucoup
de mal, par la suite, à couper ce cordon ombilical : aujourd’hui encore, il n’est pas établi
définitivement qu’elles y soient parvenues. C’est ce qui explique qu’on continue à faire
20

passer entre elles et les sciences réputées « dures » une barrière infranchissable : ce
n’est pas un hasard si, dans le cadre propre à l’enseignement supérieur, elles ont été
identifiées, dans le cadre de nos récentes « facultés des lettres et des sciences
humaines », au voisinage des études littéraires, ce qu’elles doivent en grande partie à la
proximité, si mal vécue soit-elle, qu’elles entretiennent avec la philosophie, recensée
elle aussi comme une discipline littéraire. En conséquence, lorsque la philosophie se
préoccupe des problèmes traités par les sciences humaines, ces nouvelles « sciences »
qui sont apparues et ont directement prospéré sous son ombre, elle ne renonce
nullement à adopter une posture « littéraire », même si elle camoufle celle-ci sous le
masque de « sciences » dont le statut scientifique demeure problématique, pour ne pas
dire franchement douteux.
13 En a résulté un profond malaise. La philosophie a engendré, en France, dans le cours du
XIXe siècle, des « sciences humaines » dont elle s’est servie pour confirmer sa propre
vocation humaniste et anthropologique, par laquelle elle prenait distance avec les
contraintes de l’ordre naturel et de ses lois, et ouvrait un champ au devoir-être,
manifestation de la liberté de l’esprit, conformément à la perspective définie par Kant
dans sa troisième antinomie de la raison. Mais, du même coup, elle prenait le risque de
se compromettre. Ces fameuses « sciences », qui sont si peu des sciences, n’en sont-elles
pas encore trop ? Ne voilà-t-il pas qu’elles prétendent isoler et expliquer causalement
des faits de l’esprit, que celui-ci soit individuel ou collectif, donc des faits de conscience
ou des faits de société, ce qui, si on prend à la lettre la notion de « fait », revient à les
présenter comme des données naturelles, relevant d’une logique de l’être 14, donc de la
nécessité, et non d’une logique du devoir-être, donc de la liberté ? Vouloir observer, et
éventuellement soumettre à expérimentation, les phénomènes qui sont censés
manifester la liberté humaine, en supposant que celle-ci est partie intégrante du
système global de la réalité matérielle, n’est-ce pas, foncièrement, une hérésie
philosophique ? Lorsqu’elle entretient une proximité familière avec les sciences
humaines, la philosophie s’expose, conséquence gravissime, à perdre son âme, en
abandonnant la responsabilité qui lui revient en propre, celle de perpétuer les valeurs
spirituelles qui relèvent de l’initiative du sujet : celui-ci, scientificisé, et proprement
réifié, est devenu un objet de plus, Lachelier, qui, comme nous l’avons vu, tenait tant à
préserver le caractère « littéraire » de la démarche philosophique, occupe une place
non négligeable dans la tradition philosophique, grâce essentiellement à un court texte,
« Psychologie et métaphysique », d’abord publié en 1885 dans la Revue philosophique,
puis repris en 1896 en annexe à Du fondement de l’induction. Ce dense écrit développe une
argumentation serrée pour montrer à quel point Cousin, en reprenant à Locke et à
Condillac, tels qu’il les interprétait, l’idée qu’il y a des « faits de conscience » pouvant,
une fois isolés, faire l’objet d’une étude objective, a détourné la philosophie de sa voie
propre, qui la conduit à affirmer sans réserve l’autonomie de l’esprit, dont la force
réside, non dans la conscience, phénomène sensible éventuellement accessible à une
étude psychologique, mais dans l’intelligence rationnelle, principe suprasensible dont
le contrôle et la garde reviennent à la métaphysique, discipline essentiellement
normative. C’est dans cet esprit qu’il écrit, dans la partie conclusive de son texte :
L’idée qui doit nous servir à juger de tout ce qui nous est donné ne peut pas nous
être elle-même donnée : que reste-t-il, sinon qu’elle se produise elle-même en nous,
qu’elle soit et que nous soyons nous-mêmes, en tant que sujet intellectuel, une
dialectique vivante ? Ne craignons pas de suspendre en quelque sorte la pensée
dans le vide ; car elle ne peut se reposer que sur elle-même, et tout le reste ne peut
21

reposer que sur elle : le dernier point d’appui de toute vérité et de toute existence,
c’est la spontanéité absolue de l’esprit15.
14 On peut s’interroger sur le sens de la formule « dialectique vivante », qui s’apparente
aux pirouettes verbales dont on a l’habitude de se servir pour conclure des
dissertations. Mais, ceci mis à part, le message que Lachelier cherche à transmettre est
d’une parfaite clarté : il confirme que la tâche impartie à la philosophie dans la division
intellectuelle du travail est, pour reprendre la formule utilisée dans la note
d’orientation citée précédemment, de « comprendre le vrai fond des choses », ce dont
la responsabilité doit lui revenir sans partage au nom des valeurs absolues de l’esprit ou
de la raison, qui n’a de comptes à rendre au sujet de ses activités que devant son propre
tribunal. Le rôle du philosophe, et du professeur de philosophie, n’est pas, en
conséquence, de recenser des positivités, fussent-elles des positivités mentales, mais
d’entretenir la liberté de la pensée telle qu’elle s’exerce, non dans le plein du monde
des choses, mais dans le vide de l’idéal à l’intérieur duquel, comme dit Kant, la colombe
prend son vol.
15 En lançant cette profession de foi néo-kantienne qui confirmait l’orientation
« littéraire » de la philosophie, bachelier ne se doutait pas qu’il ouvrait une voie dans
laquelle Derrida devait plus tard s’engouffrer en soutenant de manière iconoclaste,
dans Marges de la philosophie16 – en prolongement de la thèse développée dans son texte
« La mythologie blanche », qui présente l’écriture philosophique comme une certaine
manière d’associer des métaphores, donc comme une sorte de poésie –, que la
philosophie n’est en fin de compte qu’un « genre littéraire », rien de plus. Derrida avait
repris cette thèse, certainement inacceptable du point de vue de quelqu’un comme
Lachelier, à Valéry, qui écrit dans un texte sur « Léonard et les philosophes » :
Si donc l’on ne tient aucun compte de nos habitudes de pensée pour se réduire à ce
que montre un regard actuel sur l’état des choses de l’esprit, on observe facilement
que la philosophie, définie par son œuvre qui est œuvre écrite, est objectivement un
genre littéraire particulier, caractérisé par certains sujets et par la fréquence de
certains termes et de certaines formes. Ce genre si particulier de travail mental et
de production verbale prétend toutefois à une situation supérieure par la généralité
de ses visées et de ses formules : mais comme il est destitué de toute vérification
extérieure, qu’il n’aboutit à l’institution d’aucun pouvoir, que cette généralité
même qu’il invoque ne peut ni ne doit être considérée comme transitoire, comme
moyen ni comme expression de résultats vérifiables, il faut bien que nous le
rangions non trop loin de la poésie17.
16 À prendre ce diagnostic au pied de la lettre, prise en tenaille entre, premièrement, la
connaissance scientifique qui porte sur des faits en principe vérifiables, deuxièmement,
des discours idéologiques qui se mettent au service d’une autorité et, troisièmement, la
littérature qui improvise librement ses formes, la philosophie devrait être destituée de
sa prétention à occuper un champ à part, une région haute de la pensée, un ciel des
idées où elle n’aurait affaire qu’à des généralités fondées exclusivement en raison :
ayant en partage avec la science et la littérature son caractère désintéressé, ce qui
l’oppose aux discours d’ordre adossés à une autorité, elle serait finalement plus proche
de cette dernière, la littérature, ce qui la conduit à se fondre en elle, pour autant que
son travail mental et la production verbale qui en est l’accomplissement ne diffèrent
pas essentiellement de ceux de la poésie. La philosophie, une poésie qui, avant tout,
joue avec les mots ? Ce n’est certainement pas là que Lachelier voulait en venir.
17 Dans la « Digression sur le nivellement de la différence générique entre la philosophie
et la littérature » qu’il a placée en appendice au chapitre du Discours philosophique de la
22

modernité consacré à Derrida, Habermas explique comment la déconstruction du


discours de la métaphysique sanctionnée par ce nivellement « vise à détruire les
hiérarchies coutumières des concepts fondamentaux, à renverser les rapports de
fondation et les relations de domination d’ordre conceptuel, par exemple entre la
parole et l’écriture, entre l’intelligible et le sensible, entre nature et culture, entre
l’intérieur et l’extérieur, entre l’esprit et la matière, entre l’homme et la femme 18 ».
Niveler, détruire des hiérarchies coutumières, c’est du même coup récuser la
possibilité, pour la pensée, de s’orienter en suivant des lignes toutes tracées : mais c’est
aussi, par là même, déstabiliser, fragiliser la démarche du philosophe, en lui ôtant la
disposition de bases assurées. C’est la raison pour laquelle la perspective adoptée par
Derrida, acclamée dans les départements de littérature des universités américaines, a
été ressentie en France, de la part d’une grande partie des enseignants de philosophie,
comme une attaque contre leur discipline qu’elle privait d’un domaine d’intervention
exclusif dont les frontières soient nettement définies et garanties contre tout risque
d’intrusion et de spoliation : rejetée du côté des lettres au nom du primat de l’écriture
et de l’architexte sur le logos rationnel, la philosophie se trouvait privée non seulement
de sa souveraineté, à laquelle elle avait dû renoncer depuis un certain temps déjà, mais
aussi de sa spécificité ; et, ainsi dotée d’une ouverture illimitée, lancée vers l’infini du
grand large, elle risquait, devenue incontrôlable du fait d’avoir été soustraite à toute
réglementation, de se noyer dans l’arbitraire. Les polémiques interminables au sujet de
la « défense de la philosophie », un argument qui a conduit les philosophes de
profession, les agrégés de philosophie, à adopter une posture d’occupants de forteresse
assiégée et à négocier minute par minute les heures d’enseignement concédées à leur
discipline, sont à replacer dans ce contexte, où le marquage littéraire de la philosophie,
introduit au départ pour préserver sa position vis-à-vis des enseignements
scientifiques, se présente pour finir comme la principale cause de sa destitution.
18 Toutefois, les philosophes de l’école républicaine n’avaient pas attendu que Derrida
vienne semer la discorde dans leurs rangs pour signaler le danger. En 1965, deux ans
avant la publication de De la grammatologie, Dina Dreyfus et Florence Khodoss, deux
personnalités en vue de la corporation philosophique, avaient fait paraître dans la
revue de Sartre, Les Temps Modernes, un long article sur « L’enseignement
philosophique » dont l’objectif principal était de retracer d’une main aussi ferme que
possible des lignes de partage entre la littérature et la philosophie. Cet article, qui
mériterait d’être republié dans son intégralité, commençait par le constat suivant :
Pour la plupart des gens, la philosophie est une discipline littéraire. Bien souvent
sans doute, ce sont des demi-instruits ou des techniciens qui voient dans la
philosophie une sorte de littérature, soit pour la mépriser, sous le nom de laïus, soit
pour la vénérer, sous le nom d’humanisme. Mais ils ne sont pas les seuls. Il y a, pour
appuyer ces vues sommaires, d’assez fortes apparences : la tradition universitaire
française qui met la philosophie dans l’ordre des lettres ; notre littérature, surtout
contemporaine, qui voisine avec la philosophie ou se mélange avec elle ; enfin,
négativement, la philosophie n’est pas une des sciences et la littérature non plus ;
l’on est donc tenté de les mettre ensemble dans le genre négatif de la non-science,
surtout depuis que, institutionnellement, la science, par l’accroissement de
puissance et de prestige qu’en espèrent les États, tend à leur apparaître comme la
référence absolue19.
19 Le rapprochement de la philosophie avec la littérature serait donc dû, entre autres et
peut-être même principalement, à des raisons négatives, à un moment où les valeurs
positives institutionnellement reconnues sont celles qui relèvent de la science, dont les
23

États attendent un « accroissement de puissance et de prestige » que la pratique, sous


ses diverses formes, de la « non-science » ne saurait leur apporter. La question se
ramène en conséquence à ce que Bourdieu appellerait un partage de champ : la science
étant placée au centre, littérature et philosophie sont rejetées ensemble à la périphérie,
et c’est ce processus de latéralisation qui, par défaut, les apparie. Toutefois, si
philosophie et littérature communient dans une non-scientificité qui rend leurs
activités futiles aux yeux du pouvoir en place qui leur accorde, au mieux, une fonction
de supplément d’âme, il reste que leurs positions doivent impérativement être
distinguées. Ce qui caractérise le littéraire comme tel, selon D. Dreyfus et F. Khodoss,
c’est qu’il est « irréductible à la conceptualisation20 ». À partir de là, peut être rejouée la
théorie du simulacre dont Platon s’était servi pour renvoyer dos à dos philosophie et
poésie :
L’attitude littéraire n’a pas à faire le partage entre illusion et vérité. Elle exige au
départ une volonté de croyance. Croire à l’illusion qui se donne délibérément
comme telle est ce qui distingue l’attitude du lecteur de romans de l’attitude du
lecteur d’œuvres philosophiques. Cette croyance n’est pas crédulité. Est crédule qui
croit, sans critique, le faux qui se donne pour vrai et qu’une critique révélerait faux.
Mais outre que l’illusoire ne s’identifie pas au faux, est croyant celui qui se fait
complice de l’auteur, qui passe avec lui ce pacte originel, aussi nécessaire à l’univers
littéraire et au type de rapport avec le réel qu’instaure, dans l’illusion, toute grande
œuvre littéraire, que l’est, à l’univers scientifique, celui que le savant passe avec la
nature. C’est pourquoi la critique littéraire est encore de la littérature : son sens
« critique » ne revient pas à dénoncer, dans la littérature, le faux et l’illusoire pour
les opposer au vrai. Son rôle idéal serait sans doute de saisir dans chaque œuvre
l’engendrement, à partir d’un espace littéraire toujours déjà là, d’un équivalent
illusoire de la réalité21.
20 On peut donc parler, à propos de la littérature, de tromperie volontaire comme on
parle, dans un autre contexte, de servitude volontaire. Non seulement la littérature, qui
se vautre dans l’illusion, a tout faux, mais elle s’en glorifie, elle en fait explicitement
son programme, pour l’accomplissement duquel elle exige l’assentiment de ses
destinataires, qui sont appelés à en consommer de leur plein gré les réalisations. On
imagine sans peine le genre de discussion que, dans la salle des professeurs d’un
établissement scolaire, ce type d’argument peut alimenter : soit elle dégénère en conflit
ouvert (les disputes disciplinaires sont d’autant plus véhémentes qu’elles sont des
guerres picrocholines) ; soit elle débouche sur un consensus du type : à nous la charge
de la vérité, à vous celle de l’illusion et de l’erreur. Lachelier, combattant sur l’autre
front et placé dans l’obligation de se démarquer de l’enseignant scientifique,
professait : à vous l’être, à nous le devoir-être.
21 La vérité, le devoir-être : double mission sacrée, dont on voudrait déposséder l’agrégé
de philosophie, qui lutte pied à pied pour défendre son pré carré ! Reste à savoir
cependant si le devoir-être, la vérité, ça s’enseigne, au sens de la transmission
programmée de « contenus » dont l’acquisition peut être mesurée et sanctionnée, ce
qui, qu’on le veuille ou non, est un problème philosophique dont la solution n’est pas
préfigurée dans son énoncé. La philosophie est-elle tout simplement enseignable ? La
condition particulière faite à la philosophie en France durant la période post-
révolutionnaire s’explique en grande partie par le fait que son enseignabilité a été
décrétée par ordre, au titre d’un dogme intangible, ce dont, au sens fort du mot, elle
pâtit, dans la mesure où une telle décision, du moment qu’elle est soustraite à la
discussion, est contraire à son propre devoir-être de philosophie que son intégration
24

forcée au système scolaire placé sous l’autorité de l’État a exposée à des dilemmes
insolubles. La conception républicaine de l’État nourrit la représentation d’un État
philosophe qui administre la communauté selon des vues rationnelles globales
inspirées par la considération de l’intérêt général : mais cette représentation peut, la
chose n’arrive que trop souvent, se révéler être une fiction, non moins dommageable
pour la vérité que celles que propage la littérature. Apprendre à philosopher, sous
l’effet de la parole enchantée d’un professeur, n’est-ce pas céder à un envoûtement
susceptible de virer au bourrage de crâne, auquel il serait nécessaire de résister au nom
de la bonne philosophie qui soumet à examen tout ce qui lui est présenté sous la forme
de l’évidence ? Peut-être est-il utile et même nécessaire à la République qu’elle fasse
place dans son système éducatif à la philosophie, qu’elle considère indispensable à la
formation de citoyens, pour autant que ceux-ci doivent être des esprits éclairés,
préparés à examiner les problèmes concrets de l’existence et de la société au point de
vue du devoir-être et de la vérité. Mais cette exploitation politique de la philosophie a
sur elle un effet en retour, qu’il serait inexcusable de renoncer à interroger. À vrai dire,
l’enseignant de philosophie se trouve, à l’intérieur du système éducatif français, où on
lui demande d’assumer, sans supplément de salaire, des responsabilités exorbitantes,
dans une position particulièrement inconfortable, à la croisée des chemins, et il lui faut
une force de caractère et une lucidité que ne garantit pas le succès à un concours de
recrutement – un succès qui ne s’explique pas toujours par des raisons d’intérêt
philosophique22 – pour éviter que la philosophie, une fois mise au service de la
République, ne soit appelée dans certaines circonstances à servir des forces contraires à
celle-ci : pour un Canguilhem qui, en 1941, a démissionné de l’enseignement en
écrivant au recteur de l’académie de Toulouse : « Je n’ai pas passé l’agrégation de
philosophie pour enseigner Travail, famille, patrie », ce qui était sa manière de
manifester son appartenance au parti du devoir-être et de la vérité, combien d’esprits
plus faibles, moins vigilants, n’ont-ils pas, sans même s’en rendre compte et dans un
esprit de lâche soumission, cédé à la tentation routinière de propager un type de parole
dont la validité n’est nullement inconditionnée, mais ne joue qu’en contexte, en
situation, donc relativement ?
22 D. Dreyfus et F. Khodoss, qui étaient des enseignantes compétentes et des personnes
responsables, étaient conscientes de cette difficulté, et elles se sont efforcées de donner
au problème une solution non seulement théorique et valant dans le ciel des idées où la
colombe tire son impeccable trajectoire, mais pratique, ce qui les a conduites, dans la
partie conclusive de leur étude, à préciser comment, dans les faits et point par point,
elles conçoivent l’enseignement philosophique dans son rapport à la philosophie :
1/ C’est dans les œuvres philosophiques qu’on apprend la philosophie, car c’est en
elles que se trouvent les modèles, et les seuls, du philosopher. Enseigner la
philosophie, c’est enseigner à dégager ces modèles de la lecture des œuvres et des
textes des philosophes. Nous appelons réflexion philosophique cette démarche
pédagogique d’analyse.
2/ Enseigner la philosophie, c’est ensuite enseigner à appliquer ces modèles aux
formes actuelles du savoir, de la culture, de l’existence, de l’expérience. Nous
appelons réflexion philosophique la démarche pédagogique qui descend des
modèles conceptuels à l’expérience réelle.
3/ Enseigner à philosopher, c’est donc, d’une part, enseigner à accueillir, à
examiner, à mettre en question, à critiquer les données de l’expérience, si on
appelle « donné » tout ce qui a été reçu et adopté sans examen, qu’il s’agisse de ce
qui est de l’ordre du fait ou de ce qui est de l’ordre des élaborations secondaires sur
les faits. Et, d’autre part, enseigner une méthode, des opérations conceptuelles, un
25

langage capables d’exprimer et de totaliser toutes les modalités de la culture, de


l’expérience, de l’existence. Cette reprise, à un autre niveau d’expression, nous
l’appelons réflexion : elle éclaire les incohérences, les contradictions et les conflits
inhérents à l’existence individuelle et collective, dissimulés sous des verbalisations
justificatrices. L’importance et l’urgence de cette réflexion sont en raison directe de
la pluralité et de la diversité des forces qui travaillent le monde.
4/ L’enseignement philosophique est donc l’enseignement qui répond pleinement à
l’exigence éducative23.
23 Est remarquable l’effort d’élucidation mené dans cette analyse : c’est sans doute la plus
complète explicitation qui ait été apportée des tâches et des responsabilités (le Beruf
dirait-on dans le langage de Max Weber) assignées à l’enseignant de philosophie dans le
cadre du système éducatif propre à la République française. On remarquera en premier
lieu que l’énoncé des deux premiers points, qui correspondent à ce qu’on peut appeler
des obligations positives, adossées techniquement à des contenus déterminés (d’une
part, point 1, des textes où se trouve consignée la tradition propre au « philosopher » ;
d’autre part, point 2, les données actuelles mettant en jeu « l’expérience réelle »), est
placé sous la rubrique « enseigner la philosophie » ; alors que le point 3, qui formule la
nécessité de façonner l’esprit critique des élèves, ce qui n’est pas tout à fait la même
chose, est placé, lui, sous la rubrique « enseigner à philosopher », qui évoque une
formule célèbre et souvent commentée (parfois à tort et à travers) de Kant 24. Tout se
passe comme si D. Dreyfus et F. Khodoss avaient voulu faire comprendre que le
professeur de philosophie en classe terminale a à remplir simultanément, sous couvert
de l’apprentissage d’une discipline unifiée, deux fonctions distinctes entre lesquelles la
référence à la « réflexion », réaffirmée à chaque point de leur analyse, renoue un lien
dont on comprend à demi-mot qu’il est exposé à tout moment à se défaire, ce qui
nécessite en retour de le refaire et de le renforcer : ne pouvant ni éluder ni contourner
l’alternative entre apprendre la philosophie, au titre d’une matière comme les autres
dont le contenu s’acquiert par l’étude, et apprendre à philosopher, ce qui relève d’une
tout autre attitude d’esprit, faisant passer au premier plan la considération du devoir-
être comme condition d’accès à la vérité – une condition à laquelle aucune des autres
disciplines enseignées à l’école n’est confrontée, du moins à ce degré d’intensité –, il
faut que, dans cette situation à tous égards extraordinaire, le professeur se crucifie
devant ses élèves pour arriver à tenir les deux bouts de cette improbable chaîne, avec le
risque que son tour de force ne se mue en une ridicule contorsion de prestidigitateur
ou de clown qui mime devant son public les opérations de la pensée, faute de parvenir
effectivement à les accomplir en vrai. Il semble dans ces conditions que, parmi toutes
les matières mises au programme des études, la philosophie soit celle qui ne puisse être
enseignée naturellement, dans un contexte qui ne soit pas d’exception. C’est ce que
signale, dans l’énumération des obligations auxquelles est confronté le professeur de
philosophie, l’énoncé du point 4 qui la conclut, de la manière dont on conclut une
dissertation en résolvant les difficultés qui en ont jalonné l’exposition :
« L’enseignement philosophique est donc l’enseignement qui répond pleinement à
l’exigence éducative. » Toute la portée de cet énoncé se trouve concentrée dans
l’emploi de l’adverbe « pleinement », qui en transporte, en exalte la signification sur un
plan qu’on peut dire de transcendance. Il ne suffit pas que l’enseignement
philosophique réponde à l’exigence éducative, comme on peut l’attendre de
l’enseignement des sciences ou des langues auquel on demande qu’il remplisse des fins
d’exactitude et d’utilité ; il faut par-dessus le marché qu’il y réponde « pleinement »,
comme emporté par l’ubris d’une sorte d’excès ou de dépassement. Par ce petit mot, qui
26

leur a peut-être échappé par mégarde, D. Dreyfus et F. Khodoss, conscientes du fait que
la philosophie occupe dans le cadre de l’enseignement scolaire une position qui n’est
pas normale et, paradoxalement, lui confère un statut extrastatutaire, ce dont on
pourrait conclure qu’elle n’y a pas sa place, ressuscitent la représentation de la
philosophie en tant que discipline souveraine ; elle est censée apporter à l’ensemble des
études leur couronnement, sous forme de l’accomplissement quasi miraculeux d’une
extase spéculative qui, entre les murs d’une classe, installe des jeunes gens et des
jeunes filles sur le point d’entrer dans l’âge adulte (et en conséquence d’avoir à
accomplir leur devoir électoral de citoyens et de citoyennes responsables) en présence
des exigences surnaturelles de la vérité et du devoir-être. On peut craindre que, dans
les faits, cette exigence exorbitante, qui intègre la philosophie dans le système
d’enseignement en lui conférant à l’intérieur de celui-ci une position décalée, ne soit
que rarement satisfaite et que, dans bien des cas, pour ne pas dire dans la plupart, en
soit offerte une réalisation, au pire caricaturale, au mieux décevante, qui, au lieu
d’initier les élèves aux nécessités de la pensée authentique, ne les convainque qu’il
s’agit en fin de compte d’un leurre, d’une gesticulation de pure apparence, d’un faux-
semblant.
24 Les études réunies dans le cadre du présent volume concernent des auteurs et des
enjeux particuliers qui, sans du tout prétendre constituer un ensemble cohérent et
achevé, prennent place dans le contexte très particulier du XIXe siècle, durant la période
où se sont péniblement mises en place, suite à une succession de péripéties et de
révolutions (1789, 1799, 1802, 1815, 1830, 1848, 1850, 1870, pour ne citer que les
principales), les institutions de la France républicaine. C’est dans ce contexte que la
philosophie est devenue « française », principalement par le biais de son incorporation
politique au système d’enseignement qui a enclenché le processus complexe et ambigu
de sa « littérarisation », avec tous les problèmes que celui-ci a soulevés et dont on vient
de chercher à donner une idée. Au cours de cette période, qui mérite d’être examinée
de près, le travail des philosophes s’est effectué en suivant des lignes qui étaient fixées
en premier lieu par la nécessité de se situer à l’intérieur de l’espace politique. Aux
extrêmes de cet espace, se positionnent des représentants de la conservation, comme
Bonald et Chateaubriand, et des représentants du socialisme révolutionnaire ou
réformiste, comme Saint-Simon et Proudhon ; entre ces extrêmes, se retrouvent, sans
se confondre, les représentants de ce qu’on peut appeler une tendance à rationaliser la
vie politique, ce qu’ont été, quoique sous des formes divergentes. Comte et Cousin. À
défaut de parvenir à couvrir en totalité le champ qu’a occupé la philosophie à l’époque
où elle est devenue « française », les études ponctuelles qu’on présente ici tentent d’en
esquisser la perspective d’ensemble.

NOTES
1. J’ai consacré à cette question une étude intitulée « Descartes, est-ce la France ? » (parue dans
Méthodes, n° 2, 2002). La reconstruction posthume de la figure de Descartes, qui a fait de lui un
27

emblème national, est examinée de façon détaillée dans l’ouvrage de F. Azouvi, Descartes et la
France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002.
2. J.-L. Fabiani parle à ce propos de « la disponibilité de la philosophie pour figurer une certaine
manière de penser la nation » (Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, Éditions de l’EHESS,
2010, p. 15). Le livre de Fabiani est l’une des meilleures références sur la question.
3. J’ai par ailleurs consacré à cette question deux études : P. Macherey, « La philosophie à la
française », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 24/1, janvier 1990, et « Y a-t-il une
philosophie française ? », dans id., Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie, 1965-1997, Paris,
PUF, 1999, chap. 12.
4. Ce point est examiné dans l’ouvrage de Renée Balibar et Dominique Laporte, Le français
national, Paris, Hachette, 1974, et dans celui de Renée Balibar, L’Institution du français, Paris, PUF,
1985.
5. J. Lachelier, Œuvres, Paris, Alcan, 1933, t. II, p. 215.
6. Lachelier, qui a été inspecteur général de philosophie de 1879 à 1900, était cohérent avec lui-
même lorsque, sur la base du néo-kantisme qu’il professait à la fois à titre personnel et ès
qualités, il développait ce qu’on peut appeler, sans intention dépréciatrice, une philosophie
d’inspecteur, dont le métier, tel qu’il l’interprétait, est de faire prévaloir les droits de l’esprit sur
les nécessités de la nature : en effet, dans un monde où les valeurs n’auraient qu’à s’aligner sur
les faits, il ne resterait rien à inspecter, au sens d’une inspection menée en conscience, animée
par le sens du devoir qui présuppose la priorité des valeurs sur les faits. Sur le rôle important
qu’a joué Lachelier dans le processus de l’institutionnalisation de la philosophie en France, on
peut se reporter au n° 24-25 (1994) de la revue de philosophie Corpus, qui lui est entièrement
consacré.
7. Ce baccalauréat a comporté dès l’origine une épreuve de philosophie, ce qui tendait à identifier
la pratique du discours philosophique, sous ses formes scolarisées, à l’exercice de fonctions
publiques, un art de bureau en quelque sorte : la dissertation est avant tout un rapport
documenté et argumenté, du type de celui que peut être appelé à composer n’importe quel
fonctionnaire au niveau qui est le sien. Sur la manière dont se déroulait l’épreuve de philosophie
au baccalauréat au milieu du XIXe siècle, on peut se reporter au témoignage hilarant rapporté par
Jules Vallès dans L’enfant.
8. Lachelier, qui, comme Taine, avait dû, au début du Second Empire, passer l’agrégation de
lettres, a été l’un des premiers reçus à la nouvelle agrégation de philosophie, lorsque celle-ci a été
remise en vigueur. Plus tard, il a présidé durant de longues années le jury du concours.
9. Au point de vue de Comte, le fétichisme, qui est un tissu d’erreurs, est une forme, sans doute
primitive, de la connaissance scientifique.
10. Cela n’a pas dissuadé Comte d’estimer que lui-même occupait, dans le cadre de cette histoire
globale, une position privilégiée et, en un sens relatif, terminale : celle où la sixième et dernière
science entre dans le troisième et dernier état, ce qui referme sur lui-même le système des
connaissances humaines et du même coup autorise à en effectuer la présentation
encyclopédique.
11. Il a même prétendu, au cours de sa seconde carrière philosophique, introduire une septième
science, la morale, dans la classification des sciences.
12. Celle du philosophe écossais Thomas Reid, relue et corrigée à la lumière de Royer-Collard, qui
en avait fait la base de ses enseignements lorsque Napoléon lui avait confié la chaire de
philosophie à la faculté des lettres de Paris, qu’il voulait soustraire à l’influence des Idéologues.
Sur la manière dont Royer-Collard, qui était juriste de formation, a exercé la fonction de
professeur de philosophie à la Sorbonne, alors qu’il ne disposait d’aucune compétence
particulière dans cette discipline, on peut lire le chapitre 2 du livre de Taine, Les philosophes
classiques du XIXe siècle en France, qui est un impitoyable règlement de comptes.
28

13. Il est à noter toutefois que Jouffroy s’est, à la fin de sa vie, rapproché du saint-simonisme, ce
dont Cousin, qui avait suivi la voie opposée, lui a tenu rigueur.
14. C’est dans ce sens qu’a été généralement reçue la formule provocante de Durkheim, « traiter
les faits sociaux comme des choses », En réalité, Durkheim était resté beaucoup plus
« philosophe » qu’on ne l’imagine : sa conception des « lois » sociales était inspirée par le
rigorisme kantien, ce qui conduisait à réintroduire dans l’examen des « choses » sociales une
certaine dose de devoir-être, et même, pourrait-on dire, de devoir-être républicain.
15. J. Lachelier, Psychologie et métaphysique, Paris, PUF, 1949, p. 56-57,
16. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 349.
17. P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957,t. I, p. 1256.
18. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz,
Paris, Gallimard, 1985, p. 211.
19. D. Dreyfus, F. Khodoss, « L’enseignement philosophique », Les Temps modernes, n° 235,
décembre 1965, p. 1001.
20. Ibid., p. 1004.
21. Ibid., p. 1011.
22. Même animé par les meilleures intentions, un jury de concours devant lequel un candidat fait
bonne ou mauvaise impression pour des raisons qui peuvent être de pure apparence est exposé à
se tromper et à donner la consécration dont il a l’initiative et la responsabilité à des crétins ou à
des scélérats, qui n’ont que faire du devoir-être et de la vérité. Le fait d’être reçu à un concours
ne garantit à personne d’être bon (ne) citoyen (ne) ou bon (ne) philosophe : il entérine tout au
plus la capacité à tenir un discours informé et ordonné au sujet des questions mises au
programme du concours, ce qui, dans le cas de la philosophie, constitue la propédeutique à une
activité philosophique, mais n’en tient pas lieu.
23. D. Dreyfus, F. Khodoss, « L’enseignement philosophique », art. cité, p. 1037.
24. « Jusqu’ici on ne peut apprendre aucune philosophie ; car où est-elle, qui la possède et à quoi
peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de
la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent,
mais toujours avec la réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes eux-mêmes à
leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter » (E. Kant, « Architectonique de la raison
pure », dans id., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF 1950,
p. 561). Le point 3 de l’analyse présentée par D. Dreyfus et F. Khodoss se présente implicitement
comme une reprise de ce passage du texte de Kant.
29

Chapitre I. Une nouvelle


problématique du droit : Sieyès

1 Rédigé à la fin de l’année 1788, l’opuscule de Sieyès Qu’est-ce que le tiers état ? 1, qui en
anticipant sur les événements de la première révolution française a contribué à les
déclencher, est un texte théoriquement paradoxal : c’est sans doute la raison pour
laquelle l’effet de choc qu’il a produit sur ses premiers lecteurs persiste encore dans le
domaine du droit politique.
2 Ce caractère paradoxal apparaît d’emblée dans la manière dont est organisée son
argumentation : celle-ci développe d’abord une analyse conjoncturelle, à laquelle sont
consacrés les quatre premiers chapitres qui exposent des considérations sur la
situation actuelle de la France ; leur succède un exposé théorique des principes
fondamentaux conditionnant l’existence d’un État national considéré en général : c’est
l’objet des chapitres 5 et 6. La démarche de Sieyès est donc récurrente, puisqu’elle
procède de la connaissance d’une situation présente à la détermination des fondements
du droit, qui permet à la fois de comprendre cette situation et de l’amender : il s’agit en
quelque sorte, en remontant du présent de la réalité et des faits vers le passé des
origines, d’éclairer une perspective d’avenir. C’est dans cet esprit que Sieyès écrit, au
moment où s’amorce cette régression théorique :
Si nous voulons actuellement considérer le même sujet indépendamment de tout
intérêt particulier et d’après les principes qui sont faits pour l’éclairer, c’est-à-dire
d’après ceux qui forment la science de l’ordre social, nous verrons prendre à ces
questions une face nouvelle2.
3 À cette formule fait écho celle-ci qui, à la fin du texte, résume cette rétrospection :
Je suis parti des vrais principes, et je ne marche qu’à l’appui d’une bonne logique 3.
4 Le terme « principe », qui se retrouve dans chacune de ces phrases et qui figure aussi
dans les titres des deux derniers chapitres de Qu’est-ce que le tiers état ?, évoque très
directement l’ouvrage de Rousseau, Du contrat social, qui avait pour sous-titre
« Principes du droit politique » : ce livre constitue la référence essentielle du texte de
Sieyès, dont on peut considérer qu’il a été écrit dans ses marges. Pourtant, entre la
démarche de Rousseau et celle de Sieyès, une différence apparaît immédiatement :
Rousseau partait directement des origines du droit et s’installait ainsi dans la
perspective d’une déduction rationnelle qui, d’emblée, écartait de son champ toute
30

considération empirique, et substituait l’examen des principes à celui des faits ; Sieyès
part au contraire des faits dont il tente de donner une évaluation précise, avant de
prendre en compte les principes qui les « éclairent ». Or, en suivant cette méthode, qui
fait place, à côté de la déduction, à une sorte d’induction, Sieyès dégage des
« principes » qui, très proches en apparence de ceux qu’avait formulés Rousseau, en
diffèrent néanmoins dans leur forme et dans leur contenu. C’est en suivant cette
confrontation qu’on parviendra à mettre en évidence ce qui constitue l’originalité du
texte de Sieyès et confère son caractère paradoxal et innovant à la pensée que celui-ci
véhicule.
5 La réflexion de Sieyès part de la considération d’un problème tout à fait concret, qui est
celui du statut des ordres privilégiés dans la société française. Et elle fait pour
commencer le constat que ce statut est celui de l’extériorité et de l’étrangeté : dans la
société réelle, les privilégiés sont comme un « corps » surajouté et rapporté, qui, loin de
contribuer à son fonctionnement, le dérange. C’est ce qu’indique au début du texte une
formule qui paraît empruntée à Spinoza : « C’est véritablement imperium in imperio »,
formule par laquelle Sieyès entend signifier que la noblesse, en particulier, constitue
« déjà un peuple à part dans la grande nation4 ». Une étonnante comparaison précise
cette analyse :
C’est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne pouvant à défaut
d’organes utiles exister par lui-même, s’attache à une nation réelle comme ces
tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles fatiguent
et dessèchent5.
6 Cette même comparaison se retrouve tout à la fin de l’ouvrage :
[...] on est forcé de considérer la classe privilégiaire dans une nation comme on
regarderait sur le corps d’un malheureux une maladie affreuse qui lui dévorerait la
chair vive6.
7 Il s’agit donc de diagnostiquer une maladie afin d’y remédier, et de rétablir le
fonctionnement normal du « corps social », ainsi traité comme un organisme. Les
dernières lignes du texte reprennent encore cette analyse :
Ne demandez point quelle place enfin des classes privilégiées doivent occuper dans
l’ordre social. C’est demander quelle place assigner dans le corps d’un malade à
l’humeur maligne qui le mine et le tourmente. Il faut la neutraliser, il faut rétablir
la santé et le jeu de tous les organes, assez bien pour qu’il ne se forme plus de ces
combinaisons morbifiques, propres à vicier les principes les plus essentiels de la
vitalité. Mais on vous dit que vous n’êtes pas encore capables de supporter la santé ;
et vous écoutez cet aphorisme de la sagesse aristocratique comme les peuples
orientaux reçoivent les consolations du fatalisme. Restez donc malades 7 !
8 En se donnant les moyens d’un diagnostic social à partir des critères qui permettent de
distinguer médicalement la santé de la maladie, Sieyès a en fait pour objectif
d’identifier, en l’épurant de tout ce qui l’altère, ce qu’il appelle la « nation réelle ». Or
celle-ci, une fois écartés les éléments étrangers qui la dénaturent, apparaît comme
étant constituée de manière exclusive par le Tiers. C’est la thèse bien connue que Sieyès
expose au début de son ouvrage, pour pouvoir en développer ensuite toutes les
conséquences :
Qui oserait dire que le tiers état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour constituer une
nation complète8 ?
31

9 Il s’agit donc de restituer au Tiers cette représentativité qui est, de fait, la sienne : il est
la nation, entendons qu’il l’est en puissance, la transformation de cette puissance en
une réalité effective restant à faire.
10 Ici interfère déjà avec l’analyse des faits une question de droit : qu’est-ce qui fait
« être » la nation, et fait coïncider celle-ci avec l’existence réelle du Tiers ? La référence
organiciste paraît à ce niveau essentielle : la nation est un « corps », dans la mesure où
sa constitution unifie toutes ses fonctions. D’où les deux caractères complémentaires
qui définissent l’être de la nation : l’unité et l’indivisibilité. On vient de voir que les
ordres privilégiés se présentent par rapport à ce « corps » comme des éléments
rapportés : c’est donc qu’inversement la nation, dans sa réalité authentique, rejette
tout ce qui pourrait la diviser et ne retient que ce qui soude sa cohésion. Dans ce sens,
Sieyès écrit :
Quand on veut semer la division dans le Tiers, on sait très bien en distinguer les
différentes classes ; on excite, on soulève les uns contre les autres les habitants des
villes et ceux des campagnes. On cherche à opposer les pauvres aux riches 9.
11 Cette conception est manifestement inspirée par Rousseau qui avait souligné le rôle
corrupteur des corps intermédiaires, en expliquant qu’ils offusquent la transparence du
corps social :
Quand le nœud social commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir, quand les
intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur
la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants [...]. S’ensuit-il de là
que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non : elle est toujours
constante, inaltérable et pure ; mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent
sur elle10.
12 Sieyès radicalise la thèse de Rousseau en affirmant : une nation divisée cesse d’être une
nation.
13 En développant les dernières conséquences de cette idée, Sieyès a été amené à établir
une séparation radicale entre l’économique et le politique, et à avancer :
Les avantages par lesquels les citoyens diffèrent sont au-delà du caractère de
citoyen11.
14 C’est donc que le citoyen se définit comme sujet proprement politique, au sens où la
politique constitue un état de droit autonome, dans lequel n’interviennent pas les
inégalités de fait qui partagent au contraire l’ordre économique. Ici apparemment, le
droit se substitue au fait, ou tout au moins se pose par rapport à lui dans une position
d’extériorité : c’est le principe même de son autonomie. Nous voyons donc la réflexion
de Sieyès opérer une sorte de glissement : partie du constat des conditions d’existence
de la nation réelle, à laquelle nous verrons plus tard qu’elle finira par revenir, elle passe
à la considération d’un pur état de droit, dont la rationalité abstraite suppose la mise à
l’écart de toute détermination empirique. Dans l’un des passages les plus connus du
texte, Sieyès trace l’étonnante figure de cette rationalité proprement politique :
Je me figure la loi au centre d’un globe immense ; tous les citoyens sans exception
sont à même distance sur la circonférence et n’y occupent que des places égales ;
tous dépendent également de la loi, tous lui offrent leur liberté et leur propriété à
protéger ; et c’est ce que j’appelle les droits communs de citoyens, par où ils se
ressemblent tous. Tous ces individus correspondent entre eux, ils négocient, ils
s’engagent les uns envers les autres, toujours sous la garantie commune de la loi 12.
15 C’est donc le rapport égalitaire institué par la loi commune qui garantit aux individus
en particulier ces droits fondamentaux : liberté et propriété.
32

16 « Je me figure la loi au centre d’un globe immense. » Cette formule illustre la naissance
d’un nouveau concept du droit politique, s’inscrivant dans un espace dont la
représentation doit elle-même être modifiée. On pourrait dire que l’ordre ancien, qui,
selon Sieyès, pervertissait le principe de la nation, s’étalait en surface, en projetant, de
manière nécessairement inégalitaire, sur un même plan la structure pyramidale que lui
imposait son rapport à un principe transcendant. Dieu, extérieur au « plan » des
affaires humaines, sur lequel le « représentait » le point qui, placé à la verticale, s’en
trouvait le plus proche, la place du roi. L’ordre nouveau, rabattant ce plan sur lui-
même, au lieu de rejeter à l’extérieur le principe qui le constitue, l’intègre au contraire
et littéralement l’englobe, de manière à substituer à l’ordre de la transcendance un
ordre de l’immanence : et c’est cette incorporation de la loi à la société qui dote celle-ci
d’une véritable profondeur, creuse en elle un espace et lui confère son identité en la
faisant tourner indéfiniment sur soi, à la manière d’une sphère. Tous les points qui se
répartissent à la surface de cette sphère sont situés à l’intersection d’un « méridien »
politique, qui les constitue comme des citoyens égaux puisqu’ils y sont placés à égale
distance du point central de la loi, et d’un « parallèle » économique, selon un autre
principe de répartition, qui découpe à la surface de cette sphère des cercles de
circonférences inégales.

1. A : Dieu. B : Roi. a, b, c : sujets. 2. C : Loi. α, β, ω : citoyens (méridiens), propriétaires (parallèles).

17 Cette sphéricité évoque, entre autres, le modèle du panoptique de Bentham, dont l’idée
originelle a été publiée en France, sur décision de l’Assemblée nationale, en 1791. De
cette construction et du volume que celle-ci déploie dans l’espace, Foucault a fait l’un
des paradigmes de la société moderne et des mécanismes d’auto-surveillance qu’elle
institue13. Entre la structure sociale et la machinerie disciplinaire que celle-ci met en
place, il y aurait donc ce rapport d’analogie :
Je dirai que Bentham est le complémentaire de Rousseau. Quel est en effet le rêve
rousseauiste qui a animé bien des révolutionnaires ? Celui d’une société
transparente, à la fois visible et lisible en chacune de ses parties ; qu’il n’y ait plus
de zones obscures, de zones aménagées par les privilèges du pouvoir royal ou par
les privilèges de tel ou tel corps, ou encore par le désordre ; que chacun, du point
qu’il occupe, puisse voir l’ensemble de la société ; que les cœurs communiquent les
uns avec les autres, que les regards ne rencontrent plus d’obstacles, que l’opinion
règne, celle de chacun sur chacun... Ainsi, sur le grand thème rousseauiste – qui est
en quelque sorte le lyrisme de la Révolution –, se branche l’idée technique de
33

Bentham ; les deux s’ajoutent, et le tout fonctionne : le lyrisme de Rousseau et


l’obsession de Bentham14.
18 À quoi l’on pourrait ajouter que le rapport qui lie Bentham à Rousseau passe
précisément par Sieyès qui, l’un des premiers, a entrepris de dessiner la forme de cette
société égalitaire.
19 Selon cette nouvelle conception de la société, il y a des droits politiques, qui se
définissent de manière complètement formelle :
Les droits politiques, comme les droits civils, doivent tenir à la qualité de citoyen.
Cette propriété légale est la même pour tous, sans égard au plus ou moins de
propriété réelle dont chaque individu peut composer sa fortune ou sa jouissance 15.
20 De cette égalité juridique résultent des formes de communication originales :
Tous les individus correspondent entre eux, ils négocient, ils s’engagent les uns
envers les autres toujours sous la garantie commune de la loi. Si dans ce
mouvement général quelqu’un veut dominer la personne de son voisin ou usurper
sa propriété, la loi commune réprime cet attentat ; mais elle n’empêche point que
chacun, suivant ses facultés naturelles et acquises, suivant des hasards plus ou
moins favorables, n’enfle sa propriété de tout ce que le sort prospère ou un travail
plus fécond pourra y ajouter, et ne puisse sans déborder sa place légale s’élever ou
se composer en son particulier16.
21 C’est dans cet esprit précisément que sera votée la loi sur les associations, afin de
réprimer, au nom de l’égalité, la prétention des ouvriers à empêcher les patrons
d’étendre la jouissance particulière de leur propriété.
22 On reconnaît ici la définition de la liberté telle qu’elle a été ensuite fixée dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : la liberté de chacun s’arrête là ou
commence celle d’autrui. Cette définition s’inscrit dans le contexte d’une conception
relationnelle du droit, régissant, non les personnes elles-mêmes, considérées dans leur
existence concrète, mais les relations entre les personnes, appréhendées de manière
complètement formelle. Ce modèle de rationalité juridique scinde donc le particulier
(ce qui appartient à chacun en particulier, en tant qu’il est lui-même un particulier) et
l’universel (ce qui est commun à tous et les constitue comme citoyens). Penser le
politique comme tel, comme Sieyès se propose de le faire, c’est isoler ce rapport formel
entre les individus considérés dès lors comme des sujets de droit, et traiter ce rapport
de manière autonome, afin de fonder la cohésion du corps social à partir de son ordre
propre. C’est ce raisonnement qui conduit Sieyès à formuler l’idée d’un intérêt
politique distinct des intérêts économiques :
Vous avez beau faire, ce n’est ni la différence des professions, ni celle des fortunes,
ni celle des lumières qui divisent les hommes, c’est celle des intérêts. Dans la
question présente, il n’en est que deux : celui des privilégiés et celui des non-
privilégiés ; toutes les classes du tiers état sont liées par un intérêt commun contre
l’oppression des privilèges17.
23 Il faut remarquer que cette autonomisation complète des rapports politiques distingue
Sieyès de Rousseau : ce dernier avait au contraire entrepris de théoriser, sous le nom de
« droit civil », quelque chose qui rassemblait droit économique et droit politique, ou du
moins maintenait entre eux une jonction, au lieu de les départager abstraitement. Dans
ce sens précisément, Rousseau avait écrit :
Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté
civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces
compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que
34

les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale ; et
la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la
propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif18.
24 C’est donc qu’entre possession et propriété passe une différence de forme qui,
contrairement à ce que pense Sieyès, doit aussi concerner leur contenu. Rousseau en
concluait :
De quelque manière que se fasse cette acquisition (de la propriété), le droit que
chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la
communauté a sur tous ; sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni force
réelle dans l’exercice de la souveraineté19.
25 Dans l’état civil, dont les lois sont complètement distinctes de celles de l’état de nature,
la propriété n’est donc pas seulement garantie formellement par le droit commun, mais
elle lui est « subordonnée » : ce qui implique, même si Rousseau n’a pas explicité cette
dernière conséquence, qu’il y ait corrélation entre la liberté et l’égalité dans les deux
sphères de l’économique et du politique, le concept d’« économie politique » servant
précisément, dans l’esprit de Rousseau, à penser cette corrélation. Chez Rousseau se
trouvait une position, avant la lettre, anti-libérale : et c’est précisément cette
orientation que suivra Robespierre, contre Sieyès, en s’écartant d’une conception
purement relationnelle, formelle et juridique, du politique.
26 On pourrait donc dire que le texte de Sieyès représente l’acte de naissance du politique,
en tant que celui-ci accède au statut d’une pure forme juridique. Et ceci n’est
évidemment pas sans rapport avec la réflexion fondamentale sur le droit effectuée au
même moment par Kant, dans la perspective de ce qu’on pourrait appeler, sans jouer
excessivement sur les mots, une critique de la raison politique : alors, la sphère du
politique se rationalise en se restreignant, en se renfermant dans les limites qui la
constituent. En d’autres termes, la condition d’une théorisation du droit politique, posé
dans son autonomie, c’est la reconnaissance de son caractère essentiellement relatif ou,
comme on l’a dit, relationnel, qui précisément en établit la légitimité. Cette légitimité,
l’Etat national la tire de sa cohésion, qui le ramène à un ordre commun, soumis à une
unique loi : c’est cette loi qui définit, dans les limites qui sont les siennes, la société
politique.
27 Ici encore, la référence à Rousseau paraît incontournable. On pouvait lire dans le
Contrat social :
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont
qu’une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être
général20.
28 Toute la démarche de Rousseau s’ordonnait en effet à partir de cette question
fondamentale : qu’est-ce qui fait qu’un peuple est un peuple ? La réponse qu’il avait
donnée à cette question est bien connue : cette cohésion est fondée sur un acte, réalisé
dans la forme d’une décision collective, par laquelle des individus s’engagent à devenir
les membres d’un seul et même « corps », en adoptant une volonté commune. C’est à
cette doctrine que Sieyès se réfère implicitement lorsqu’il précise les trois étapes au
cours desquelles se forme une société politique. Au départ, il y a le libre jeu de volontés
particulières qui tendent à se rassembler dans le cadre d’une nation. Puis, au moment
où ce rassemblement s’effectue, s’opère la conversion du point de vue du particulier à
celui de l’universel :
Les volontés individuelles en sont bien toujours l’origine et en forment les éléments
essentiels ; mais, considéré séparément, leur pouvoir serait nul. Il ne réside que
35

dans l’ensemble. Il faut à la communauté une volonté commune ; sans l’unité de la


volonté, elle ne parviendrait point à faire un tout voulant et agissant. Certainement
aussi ce tout n’a aucun droit qui n’appartienne à la volonté commune 21.
29 Enfin, comme Rousseau l’avait également prévu, il faut qu’une fois établie, cette
volonté commune délègue son pouvoir à des représentants, au nombre desquels le
gouvernement, qui exerce donc son autorité par procuration, puisque, selon une
formule reprise par Sieyès :
La communauté ne se dépouille point de son droit de vouloir, c’est sa propriété
inaliénable, elle ne peut qu’en commettre l’exercice22.
30 Suivant l’ordre de cette déduction apparemment continue, c’est donc la nation unie qui
est le dépositaire authentique, et exclusif, de la souveraineté politique.
31 Toutefois, si on examine attentivement le raisonnement de Sieyès, on s’aperçoit qu’il
reprend celui de Rousseau en en infléchissant la portée et l’orientation : et ceci
s’explique par le fait que la situation historique, la conjoncture à laquelle il est
confronté, lui dicte un point de vue différent. À travers sa théorie du « contrat »,
Rousseau avait surtout entrepris de démontrer qu’il n’y a pas de peuples naturels, dont
l’existence préexisterait à l’acte fondateur, à l’engagement volontaire qui constitue
cette existence : ou tout au moins si de tels peuples existent, ils ne peuvent être que des
rassemblements de fortune, toujours menacés de dispersion. Et c’est pourquoi aussi,
toujours selon Rousseau, la souveraineté ne trouve sa légitimité que dans sa source, qui
la constitue, et à laquelle il faut toujours revenir pour éprouver sa consistance. Or, pour
Sieyès, il n’est pas du tout question de revenir au moment où la nation se forme pour
évaluer les conditions de cette formation ; mais il s’agit au contraire de prendre
l’existence de la nation comme une donnée irréversible, c’est-à-dire comme un état de
fait qui fonde un droit, mais n’en dépend pas. C’est ici que l’analyse de conjoncture qui
donne son objet à la première moitié du texte de Sieyès produit tous ses effets
théoriques. Elle débouche sur cette thèse essentielle :
Le Tiers ne doit pas ignorer qu’il est aujourd’hui la réalité nationale 23.
32 La nation réelle n’a donc plus à établir son droit, mais elle a seulement à le déclarer et à
le développer, c’est-à-dire à le faire reconnaître comme un acquis historique, dont la
réalité doit être par principe placée au-dessus de tout examen et de toute contestation.
33 Le droit politique, dont on vient de voir qu’il acquiert avec Sieyès son statut autonome,
est donc tel parce qu’il est référé, ou conjoint, à un état de fait, qui n’a lui-même qu’à
être constaté, sans avoir à faire l’objet d’une procédure de légitimation. C’est pourquoi
la nation, qui est le principe de tout droit – celui-ci ne faisant que donner forme à sa
cohésion organique – n’est en elle-même soumise à aucun droit, c’est-à-dire qu’elle
n’est pas d’emblée informée par une constitution :
Non seulement la nation n’est pas soumise à une constitution, mais elle ne doit pas
l’être, ce qui équivaut à dire qu’elle ne l’est pas... Quand elle le pourrait, une nation
ne doit pas se mettre dans les entraves d’une forme positive. Ce serait s’exposer à
perdre sa liberté sans retour, car il ne faudrait qu’un moment de succès à la
tyrannie pour dévouer les peuples, sous prétexte de constitution, à une forme telle
qu’il ne leur serait plus possible d’exprimer librement leur volonté et par
conséquent de secouer les chaînes du despotisme24.
34 Et encore :
Une nation est indépendante de toute forme, et de quelque manière qu’elle veuille,
il suffit que sa volonté paraisse pour que tout droit positif cesse devant elle comme
devant la source et le maître suprême de tout droit positif25.
36

35 On pourrait dire en d’autres termes que l’existence d’une nation n’est d’aucune façon
soumise à ce que Bonald devait appeler une « législation primitive », dans un ouvrage
publié en 1802 et précisément écrit pour combattre les idées des doctrinaires de la
Révolution, dont Sieyès était le représentant exemplaire.
36 Pour comprendre la portée exacte de la thèse de Sieyès, il faut une fois de plus la
confronter aux idées de Rousseau : celui-ci avait en effet expliqué que le contrat social,
qui donne naissance à la volonté commune des citoyens, est préalable, et donc
indépendant, par rapport à toute forme législative. C’est dans ce sens qu’il écrivait :
Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne
puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il
est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même ; par où l’on voit
qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le
corps du Peuple, pas même le contrat social26.
37 L’acte primitif qui assure au corps politique sa cohésion étant la condition de tous ses
engagements ultérieurs, il est lui-même au-dessus, ou plutôt se tient en deçà, de tout
engagement : et c’est pourquoi aussi un peuple peut toujours reprendre ses
engagements, en vertu du principe selon lequel « la souveraineté est inaliénable 27 »,
c’est-à-dire constitue un absolu, irréductible à toute détermination limitative qui le
fera entrer en contradiction avec soi.
38 C’est bien cette idée qu’en apparence Sieyès reprend à son compte, lorsqu’il écrit :
Une société politique ne peut être que l’ensemble des associés. Une nation ne peut
pas décider qu’elle ne sera pas la nation, ou qu’elle ne le sera que d’une manière, car
ce serait dire qu’elle ne l’est point de toute autre. De même une nation ne peut
statuer que sa volonté commune cessera d’être sa volonté commune 28.
39 Toutefois, en affirmant qu’« une nation ne peut pas décider qu’elle ne sera pas la
nation », formule qui, très concrètement, signifie que le Tiers ne peut renoncer à ses
droits fondamentaux, Sieyès va beaucoup plus loin que ne le faisait Rousseau, et peut-
être s’engage-t-il même dans une autre direction. En effet Rousseau écrivait aussi :
Il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps
du peuple, pas même le contrat social29.
40 Ceci signifiait que le contrat social, s’il a une valeur fondatrice, ne constitue pas
néanmoins une origine absolue, irréversiblement incarnée dans un fait intangible :
mais, en tant qu’il est un acte exprimant une volonté, il n’est justement pas réductible à
une détermination donnée, en fait comme en droit, et c’est pourquoi lui-même peut
toujours être repris, c’est-à-dire recommencé.
41 Rousseau allait même encore plus loin dans ce sens puisque, dans sa tentative pour
présenter le contrat comme un engagement libre, et soustrait par là à tout
conditionnement naturel, il lui avait assigné le statut d’une fiction théorique, excédant
par définition un cadre factuel quel qu’il soit. Le contrat social n’avait donc pas pour lui
le caractère d’une origine historique, fixée dans le temps passé où elle aurait eu lieu,
une fois et une fois pour toutes. Mais, pour Rousseau, la réalité de ce contrat ne pouvait
être qu’actuelle, c’est-à-dire qu’elle devait toujours être pensée au présent. Il en
résultait que c’est en fait à chaque moment de son existence que la société effectue, ou
renouvelle, le contrat qui la lie à elle-même dans une forme préexistante à tout droit :
un peu à la manière dont le Dieu de Descartes recrée le monde à chaque instant pour en
perpétuer l’ordre. On comprend alors que le contrat social non seulement puisse, mais
même doive être à chaque moment, du moins implicitement, recommencé, ou
37

réactualisé. Pour Sieyès, il en va tout autrement : la nation réelle, qui coïncide avec
l’existence du Tiers, procède elle-même d’une histoire, qui a fait de la société française
ce qu’elle est, de telle manière que celle-ci, si elle peut être remodelée au niveau de sa
constitution, selon le programme qui sera précisément celui d’une Assemblée
constituante, ne peut l’être au niveau du principe qui fonde sa constitution.
42 C’est pourquoi l’affirmation du caractère absolu de la souveraineté nationale, garante
de toutes les lois qu’elle promulgue parce qu’elle n’est elle-même soumise à aucune loi,
conduit Sieyès à soutenir une thèse dont on chercherait vainement la trace chez
Rousseau : celle selon laquelle l’existence de la nation, dans la mesure où elle ne relève
d’aucun droit politique, est seulement justiciable du droit naturel. C’est ainsi qu’il
écrit :
Il est clair que la constitution n’est relative qu’au gouvernement. Il serait ridicule
de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou par la constitution
auxquelles elle a assujetti ses mandataires. S’il lui avait fallu attendre, pour devenir
une nation, une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La nation se forme
par le seul droit naturel. Le gouvernement au contraire ne peut appartenir qu’au
droit positif. La nation est tout ce qu’elle peut être par cela seul qu’elle est. Il ne
dépend pas de sa volonté de s’attribuer plus de droits qu’elle n’en a 30.
43 Est ici cruciale la formule : « La nation est tout ce qu’elle est par cela seul qu’elle est »,
c’est-à-dire du fait même de son existence, qui, dans son principe, n’est commensurable
avec aucun droit, ou tout au moins avec aucun autre droit que celui qui est défini par sa
seule nature.
44 Dans la perspective de la philosophie politique classique, cette formule aurait eu à la
rigueur un sens au point de vue du droit international qui régit les relations entre les
peuples : c’est ainsi que, selon Spinoza, les peuples, dans leurs rapports respectifs, sont
soumis au seul droit naturel, dans la mesure où ils se situent les uns vis-à-vis des autres
exactement comme le font des individus à l’état de nature. Remarquons en passant que
Rousseau avait laissé de côté ce problème en écrivant le Contrat social. Mais lorsqu’on
trouve chez Sieyès la formule « La nation se forme par le seul droit naturel 31 », elle
signifie évidemment tout autre chose. Car ce n’est pas seulement dans son rapport à
d’autres nations que la nation relève du seul droit naturel, mais c’est dans cette relation
primitive à soi qui conditionne sa formation et la fait être ce qu’elle est.
45 Ceci peut vouloir dire que la volonté des individus, en tant qu’ils se déclarent mus par
une volonté commune, ne peut être soumise à aucun droit positif, du type de celui qui,
ultérieurement, résultera de leur engagement collectif, mais relève d’un pur droit
naturel, en ce sens que les partenaires du contrat doivent s’y engager en vertu de leurs
propres droits fondamentaux, c’est-à-dire comme des individus eux-mêmes placés dans
l’état de nature, ou encore comme des particuliers qui ne seraient pas d’emblée liés par
un système d’obligations réciproques. Cette perspective est bien celle que Rousseau
avait adoptée, en expliquant qu’une société organique est celle qui a éliminé tous les
corps intermédiaires et dans laquelle les individus et le souverain, c’est-à-dire la
collectivité, sont directement en rapport, sans passer par un réseau associatif qui
informerait préalablement leur relation en la fixant, et du même coup la fausserait.
Pour Rousseau, la transparence absolue du rapport social coïncide donc avec la
permanence du droit naturel, au niveau des décisions des particuliers, décisions qui
doivent toujours être prises librement et en conscience, au sens de ce qu’on appellerait
aujourd’hui des majorités d’idées.
38

46 Mais lorsque Sieyès affirme que la nation, dans son existence même, relève du droit
naturel, il va évidemment beaucoup plus loin. C’est ce qui lui fait écrire :
On doit concevoir les nations sur terre comme des individus hors du lien social ou,
comme on dit, dans l’état de nature. L’exercice de leur volonté est libre et
indépendant de toutes formes civiles. N’existant que dans l’ordre naturel, leur
volonté, pour sortir tout son effet, n’a besoin que de porter les caractères naturels
d’une volonté. De quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ;
toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême. Puisque
pour imaginer une société légitime, nous avons supposé aux volontés individuelles,
purement naturelles, la puissance morale de former l’association, comment
refuserions-nous de reconnaître une force semblable dans une volonté commune
également naturelle ? Une nation ne sort jamais de l’état de nature, et au milieu de
tant de périls, elle n’a jamais trop de toutes les manières possibles d’exprimer sa
volonté32.
47 C’est-à-dire que le caractère « naturel » propre aux décisions des particuliers se trouve
aussi transféré, du fait de leur engagement commun, à la volonté collective qui définit
l’existence de la nation. « Une nation ne sort jamais de l’état de nature. » Cette thèse
aurait manifestement été inacceptable pour Rousseau, selon qui l’apparition d’une
volonté commune marque au contraire pour le corps politique le moment d’une
rupture avec l’état de nature.
48 Selon Sieyès, l’existence de la nation ne se joue donc pas à la limite de l’état de nature
et de l’état civil, au moment où l’un bascule dans l’autre ; mais elle se tient
complètement en deçà de cette limite, et c’est pourquoi elle relève exclusivement de
l’état de nature dont « elle ne sort jamais ». Ceci implique que cette existence soit aussi
considérée comme un fait naturel, définitivement acquis du fait même de son
existence, et n’ayant qu’à être constitué sans avoir à être institué ou ré-institué. Dans la
mesure où la nation est déjà formée, ce sur quoi il n’y a pas à revenir, il n’y a qu’à
prendre acte de sa réalité pour en exploiter toutes les conséquences. C’est pourquoi
l’acte fondateur par lequel un peuple se fait peuple, au lieu d’être pensé comme chez
Rousseau dans un perpétuel présent, est, selon Sieyès, refoulé, du moment où il est
reconnu, dans la nuit des origines, comme un principe intangible, en lui-même
inassignable, et dont seuls les effets sont susceptibles d’être contrôlés : il devient ainsi
une sorte de mythe historique, dont la valeur semble immémoriale parce qu’elle
s’inscrit dans un passé mystérieux et placé hors de toute atteinte. C’est précisément
dans ce contexte que va naître, après Sieyès et à sa suite, la représentation sacralisée de
la nation française, incarnée dans la série des expressions symboliques qui l’enracinent
dans ce passé mythique.
49 Mais ce mythe ne peut être accrédité que s’il est censé être réalisé dans des faits, eux-
mêmes identifiables à partir de données naturelles :
Où prendre la nation ? Où elle est ; dans les quarante mille paroisses qui embrassent
tout le territoire, tous les habitants et tous les tributaires de la chose publique ;
c’est là sans doute la nation33.
50 Si l’existence de la nation préexiste à son organisation formelle, et donc subsiste
inaltérée « sous » une nouvelle constitution, c’est qu’elle est déterminée, délimitée, par
la réalité d’un territoire, d’une population, dont la « nature » n’est elle-même
justiciable d’aucun droit, puisqu’elle fonde le droit. C’est en ce sens, en tant que réalité
de fait, que la nation relève du pur droit naturel.
39

51 Une fois encore il faut revenir à Rousseau, car il semble bien que celui-ci ait préparé le
terrain sur lequel Sieyès s’engage, par exemple en formulant cette prescription :
Comme, avant d’élever un grand édifice, l’architecte observe et sonde le sol pour
voir s’il peut en soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger
de bonnes lois elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les
destine est propre à les supporter34.
52 Si n’importe quelle constitution n’est pas bonne pour n’importe quel peuple, c’est donc
bien parce qu’il y a une « nature » propre à chaque peuple : celle-ci doit être
préalablement évaluée, sondée. Et les critères donnés par Rousseau en vue de cette
évaluation ressemblent fort à ceux de Sieyès :
On peut mesurer un corps politique de deux manières, savoir : par l’étendue du
territoire et par le nombre du peuple35.
53 Mais, comme sur les points précédents, ce rapprochement fait aussitôt apparaître la
divergence entre les deux positions. D’abord, on ne trouve pas chez Sieyès l’indication
d’une fonction séparée du législateur, alors que celle-ci était au contraire essentielle
chez Rousseau : comme on peut l’attendre de la part de celui qui va bientôt appuyer
l’idée d’une « assemblée nationale », c’est la nation elle-même qui doit se constituer et
légiférer par l’intermédiaire de ses propres représentants, sans recourir à un
instituteur extérieur. Surtout, selon Rousseau, les critères naturels qui différencient les
peuples ne suffisent pas pour établir leur identité : car un peuple, c’est un corps, mais
c’est aussi un esprit dont des déterminations qualitatives spécifient la volonté, de
manière que les caractères de la constitution qui lui convient s’y trouvent en quelque
sorte pré-inscrits ; et la fonction propre du législateur est de déchiffrer cette
organisation spontanée, de s’en faire l’interprète et de lui révéler à elle-même ce
qu’elle veut, avant même qu’elle le sache. C’est ce raisonnement qui avait conduit
Rousseau à distinguer les bons et les mauvais peuples, selon que ceux-ci sont ou non
constituables :
Quel peuple est donc propre à la législation ? Celui qui, se trouvant déjà lié par
quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention, n’a point encore porté le vrai
joug des lois ; celui qui n’a ni coutumes, ni superstitions bien enracinées ; celui qui
ne craint pas d’être accablé par une révolution subite [...] 36.
54 Et, dans l’Europe contemporaine, Rousseau ne trouvait guère que le peuple corse qui
convînt à ces exigences, certaines d’entre elles faisant, on le remarquera, de la France
d’avant 1789 un pays particulièrement difficile à reconstituer. On comprend alors que
Sieyès n’ait pu retenir ces critères.
55 C’est ici que l’autonomisation du politique dont il a été question pour commencer
produit tous ses effets. En effet, les aspects que celle-ci disjoint sont aussi posés comme
étant simultanés. Tout ce qui touche à l’ordre politique proprement dit, autour du
concept central d’égalité, est alors traité selon l’esprit d’un formalisme juridique,
ramenant le droit à un système rationnel susceptible d’être décomposé et recomposé,
en quelque sorte, à volonté. Mais cette opération ne s’effectue que parce qu’en deçà
d’une telle forme est présupposée la subsistance d’un contenu donné. inaltérable et
incommensurable avec d’autres déterminations que celles qui définissent sa nature :
l’existence empirique, et historique, d’un peuple, elle-même présentée comme une
origine mystique et comme un fondement inaliénable, d’où la nation tire sa véritable
identité. Ainsi s’ouvre une nouvelle voie théorique, qui fait dépendre le droit des
peuples de leur enracinement historique : au temps où écrit Sieyès, cette orientation
40

est déjà esquissée chez Herder, et elle sera ensuite développée par l’école historique du
droit.
56 Si l’écrit de Sieyès est, comme nous l’avons dit pour commencer, paradoxal, c’est par
cette dualité, qui n’introduit pourtant dans son propos aucune ambiguïté ou
incohérence : penser la rationalité propre d’un droit politique, ce n’est en effet
nullement incompatible avec le maintien d’un résidu d’irrationalité, celle-ci étant
attachée à la conception de l’existence des peuples comme des réalités historiques
données. En faisant coexister ces deux thèmes, malgré leur apparente contradiction,
Sieyès prépare en fait un nouveau concept de droit qui va prévaloir pendant tout le
XIXe siècle et qui associera ces deux aspects : un formalisme juridique et un positivisme
historique, en rupture avec les traditions héritées de la philosophie politique classique,
dans l’horizon desquelles Rousseau se situe pour une part encore. En ce sens, on peut
dire que Sieyès, comme son époque l’y prédisposait, y a exercé une fonction de
transition : placé à la limite de deux systèmes de pensée, il a assuré le passage de l’un à
l’autre.
57 Cette nouveauté du texte de Sieyès apparaît dès lors qu’on le lit, non plus selon son
apparente linéarité, mais dans son épaisseur. Alors le contexte théorique dans lequel il
s’inscrit s’élargit au point de faire place à des rapprochements inattendus. Donnons-en
pour finir un exemple extrême. Joseph de Maistre a publié en 1796 des Considérations sur
la France37 qui visent à démontrer l’inanité théorique et pratique des démarches
entreprises par les propagandistes de la Révolution : même si Sieyès n’y est pas cité, il
est implicitement compris dans l’anathème général porté contre ceux qui avaient
défendu une conception artificialiste du droit, en vue de légitimer et de pérenniser,
malgré son apparente facticité, l’événement révolutionnaire. Le sixième chapitre des
Considérations de Maistre tourne autour du problème suivant :
Étant donnés la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les
relations politiques, les richesses, les hommes et les mauvaises qualités d’une
certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent38.
58 C’est exactement la question formulée par Rousseau, telle que Sieyès l’avait aussi
reprise. Or à cette question, posée dans ces termes, Maistre envisage de donner une
réponse qui, sur certains points, recoupe la conception exposée dans Qu’est-ce que le
tiers état ?. En effet, adoptant une perspective résolument anticontractualiste, il écrit :
Aucune constitution ne résulte d’une délibération ; les droits des peuples ne sont
jamais écrits, ou du moins les actes constitutifs ou les lois fondamentales ne sont
jamais que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre
chose, sinon qu’ils existent parce qu’ils existent39.
59 Affirmer que ces droits fondamentaux font l’objet, non d’une institution, mais d’une
constatation ou d’une déclaration, c’est, comme Sieyès le fait aussi, se référer à une loi
toute renfermée en soi, dont le principe est posé comme complètement naturel, et
préalable comme tel à la mise en place de toute forme de pouvoir.
60 Selon Maistre, en vertu de cette force primitive, antérieure à la souveraineté qui y
puise comme dans sa source :
Il y a même toujours dans chaque constitution quelque chose qui ne peut être écrit,
et qu’il faut laisser dans un nuage sombre et vénérable, sous peine de renverser
l’État40.
41

61 Dans un autre passage des Considérations sur la France, Maistre explique qu’entre la loi
du roi et celle du peuple, cette constitution naturelle de la nation établit spontanément
une sorte de pondération :
Si l’on examine bien attentivement cette intervention de la nation, on trouvera
moins qu’une puissance co-législative, et plus qu’un simple consentement. C’est un
exemple des choses qu’il faut laisser dans une certaine obscurité et qui ne peuvent
être soumises à des règlements humains : c’est la partie la plus divine des
constitutions, s’il est permis de s’exprimer ainsi41.
62 Sans doute Sieyès n’évoque-t-il pas le caractère « divin » des constitutions naturelles,
et renverse-t-il la conception traditionaliste du rapport entre pouvoir des rois et droit
des peuples. Mais cette différence qui est évidemment capitale mise à part, il s’accorde
avec Maistre pour assigner à la constitution de la nation une origine cachée, préalable
et, comme telle, irréductible à tout droit.
63 Le « juridisme » de Sieyès n’est donc que l’aspect le plus évident de sa doctrine, en
arrière duquel il faut savoir lire un organicisme faisant référence à un principe de
particularité qui, en apparence, contredit l’universalisme du premier. Mais c’est que le
sens de son entreprise, et sa fécondité historique, tiennent précisément dans cet effort
en vue de faire marcher ensemble, dans la théorie et dans la pratique, les perspectives
nouvelles liées à l’émergence d’un État-nation, dont l’œuvre de Sieyès fait comprendre
la complexité. Ce qui rend paradoxale la pensée juridique de Sieyès, c’est en effet que,
sans rompre le fil d’un raisonnement suivi, elle conjugue deux références
apparemment contradictoires : disons, pour aller vite, un formalisme et un
naturalisme. Or cette association est révélatrice non seulement du caractère propre à
une réflexion singulière, authentifiée par la signature de son « auteur », mais des
conditions qui déterminent la formation d’une société démocratique, et,
simultanément, les figures de théorisation qui lui sont propres. L’ordre politique
nouveau qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle est inséparable d’une épistémè, c’est-
à-dire d’un système général de savoir, où la forme de la loi et l’existence des peuples
sont comme l’envers et l’endroit d’une même réalité, dont l’histoire effective va être
travaillée, précisément, par les oppositions de l’abstrait et du concret, de l’universel et
du particulier, du théorique et du pratique, et, pour commencer, du révolutionnaire et
du contre-révolutionnaire. C’est dans le cadre défini par l’a priori historique de ce
système que se déploie le jeu conflictuel des idéologies propres à l’ère de la modernité :
conservatisme, libéralisme, socialisme, qui toutes trois développent une réflexion sur la
nature de la société post-révolutionnaire.
64 S’il faut encore lire Sieyès aujourd’hui, c’est parce que, l’un des premiers, il a ouvert
une perspective sur l’ensemble de ce champ, en manifestant d’emblée les aspects
problématiques : dans Qu’est-ce que le tiers état ?, la démocratie est apparue dans la
forme d’une question non encore résolue, à laquelle on peut chercher une réponse, à
moins qu’on n’entreprenne de la reformuler dans d’autres termes, imposés par les
conditions d’une époque historique différente. Qu’est-ce que la démocratie ? Cette
interrogation est inséparable de celle-ci : qu’est-ce que ça n’est pas ? Qu’est-ce que ça
pourrait être d’autre ? C’est-à-dire encore : en quoi pourrait être transformée une
pensée démocratique dont, en son lieu et en son temps, Sieyès a été le représentant
exemplaire ? Si la démocratie est indépassable, c’est dans les limites qui définissent son
espace théorique, politique, idéologique : percevoir ces limites, c’est peut-être se
donner du même coup les moyens de les déplacer.
42

NOTES
1. Il sera cité par la suite d’après l’édition qui en a été donnée en 1988 dans la collection Champs-
Flammarion, en référence à l’aide du sigle QTE.
2. QTE, chap. 3, p, 80.
3. QTE, chap. 6, p. 162.
4. QTE, chap. 1, p. 40.
5. QTE, chap. 1, p. 39.
6. QTE, chap. 6, p. 176-177.
7. QTE, chap. 6, p. 187.
8. QTE, chap. 1, p. 37.
9. QTE, chap. 3, p. 67.
10. Du contrat social, cité d’après l’édition présentée et commentée par M. Halbwachs, Paris,
Aubier-Montaigne, 1943, IV, 1, p. 362-363. La référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CS.
11. QTE, chap. 6, p. 173.
12. QTE, chap. 6, p. 173.
13. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, III, 3, « Le panoptisme ».
14. M. Foucault, « L’œil du pouvoir », présentation de la réédition du Panoptique de Bentham,
Paris, Belfond, 1977 (Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. III, p. 195).
15. QTE, chap. 3, p. 70.
16. QTE, chap 6, p. 174.
17. QTE, chap. 3, p. 67.
18. CS, I, 8, p. 115.
19. CS, I, 9, p. 121.
20. CS, IV, 1,p. 361.
21. QTE, chap. 5, p. 124.
22. Ibid.
23. QTE, chap. 3, p. 78.
24. QTE, chap. 5, p. 130.
25. QTE, chap. 5, p. 132.
26. CS, I, 7, p. 104-105.
27. CS, II, 1, p. 135.
28. QTE, chap. 5, p. 141.
29. CS, I, 7, p, 105.
30. QTE, chap. 5, p. 129.
31. Ibid.
32. QTE, chap. 5, p. 131-132.
33. QTE, chap. 5, p. 138.
34. CS, II, 8, p. 197.
35. CS, II, 10, p. 211.
36. CS, II, 10, p. 215.
37. Citées d’après la réédition donnée à Paris, aux éditions Garnier, en 1980, dans la collection
« Les classiques de la politique » (la référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CSF).
38. CSF, chap, 6, p. 65.
39. Ibid
40. CSF, chap. 6, p. 62.
41. CSF, chap. 8, p. 112-113.
43

Chapitre II. Naissance de l’idéologie


(1796)

1 Il est rare de pouvoir assigner à un mot que l’usage commun a banalisé une date de
naissance précise. C’est le cas du terme « idéologie », néologisme qui a été pour la
première fois prononcé publiquement, et en quelque sorte officialisé, en 1796, très
précisément le 20 juin, par Destutt de Tracy, aristocrate rallié aux idéaux de la
Révolution, qui avait échappé deux ans plus tôt aux massacres de la Terreur, devant la
classe des sciences morales et politiques de l’Institut national dont il était membre
associé, dans la deuxième partie de son Mémoire sur la faculté de penser (dont la première
publication date de 1798)1. Cette création verbale a donc eu pour contexte la phase
thermidorienne de la Révolution française, moment important de celle-ci où a été fixée
et réfléchie, dans des conditions qui n’étaient pas, loin de là comme on va pouvoir le
constater, celles d’une complète improvisation, l’organisation de ce qui a été ensuite
appelé la « société bourgeoise » et où, en particulier, a été, pour la première fois en
France, mis en place, avec les écoles centrales de la République, un système
d’instruction publique placé sous l’autorité de l’État ; ceci constitue un aspect essentiel,
voire la pierre angulaire, de cette organisation, dont un autre aspect a été la prise en
charge de la santé publique, biopouvoir avant la lettre, dont s’est spécialement occupé
un autre membre important du mouvement idéologique, le médecin Cabanis. Il n’est
pas indifférent que la notion d’idéologie, dont on peut estimer qu’elle était impensable,
et en conséquence innommable, sous l’Ancien Régime, ait été directement associée et
adaptée à l’entreprise d’une refonte du système politique et social de la France, refonte
à laquelle, par le biais de la scolarisation, elle a servi pour une part d’instrument, ce qui
a contribué à l’inscrire dans une réalité historique débordant le cadre imparti au seul
mouvement des idées et des mots qui servent à les exprimer. Le 20 juin 1796, où le mot
« idéologie » a été pour la première fois mis en circulation, a ainsi coïncidé avec le
démarrage de ce qu’on peut appeler l’époque, l’âge ou l’ère idéologique, où l’idéologie a
eu, au sens fort de l’expression, droit de cité, en produisant des effets de signification
directement corrélés à l’instauration d’un nouveau régime de société dans lequel, en
même temps que le mot et l’idée, la chose idéologie avait elle-même sa place : on
pourrait d’une certaine façon avancer que la société bourgeoise telle qu’elle est issue de
la Révolution française marche à l’idéologie comme on dit que les voitures marchent à
44

l’essence. Ceci soulève du même coup la question de savoir ce qui, avant que ce type de
société ait été installé, tenait lieu d’idéologie, ou plutôt occupait le terrain où est née
l’idéologie, au double sens du mot et de la chose.
2 Le mot « idéologie » a été d’abord lancé en vue de servir au projet d’une réforme
globale de la philosophie inspirée de Bacon, de Locke et de Condillac. L’un des
promoteurs de cette réforme était Destutt de Tracy, auteur du Mémoire sur la faculté de
penser, l’un des derniers héritiers de l’esprit encyclopédique par l’intermédiaire de la
société d’Auteuil, le tout dernier salon philosophique du XVIIIe siècle, tenu par les
veuves d’Helvétius et de Condorcet ; cette société privée s’était transformé, sous le
Directoire, en une véritable institution d’État en fournissant son cadre d’origine à la
classe des sciences morales et politiques de l’Institut national, organe de discussion
scientifique nouvellement créé en 1795, qui ressemblerait davantage à notre actuel
CNRS qu’aux anciennes académies royales, abolies au tout début de la Révolution, dont
l’Institut national avait pris la relève. Comme à la même époque Kant, avec qui ils ont
été indirectement en débat, Destutt de Tracy et ses amis, qui devaient très vite
s’appeler Idéologistes puis Idéologues, se sont posé la question de savoir s’il était
possible de faire entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science, c’est-à-dire, dans
leur esprit, d’une science empirique fondée sur l’observation, donc axée sur la
considération des faits et non orientée par la question quid juris, ce qui distingue
radicalement leur démarche de celle de Kant : et ils ont conçu qu’était indispensable à
cet effet une limitation drastique de son champ d’investigation, ramené à l’étude du
fonctionnement de la pensée, c’est-à-dire de la genèse et de la corrélation des
phénomènes fondamentaux de celle-ci, les idées, éléments constitutifs d’un monde
mental et « moral » pour lequel ils se proposaient de faire ce que Newton avait fait pour
le monde physique, en en dégageant les lois ; au centre de cette démarche se trouvait
donc ce qu’ils ont appelé « analyse de l’entendement », une démarche qui anticipe à
certains égards sur ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de « philosophie
analytique », qui a eu aussi pour point de départ le projet d’une réforme radicale de la
pratique de la philosophie. Destutt de Tracy, ancien officier qui avait été lié à La
Fayette, et dont la formation était d’abord mathématique, abordait l’étude de la
philosophie de l’extérieur et se proposait d’y introduire un esprit nouveau, qui en
modifiât de fond en comble les procédures en assignant à celles-ci un contenu
phénoménal précisément délimité, susceptible d’un traitement objectif hors de toute
tentative de déduction à partir d’un principe ou d’une cause première. Cette entreprise
est complémentaire de celle de Cabanis qui, en prenant appui sur sa formation de
médecin, a entrepris de caractériser, à partir des bases fournies par l’observation
clinique, les « rapports du physique et du moral » en l’homme, autre aspect important
de la révolution philosophique menée par les Idéologues.
3 En faisant de la philosophie une « science de la pensée », les Idéologues cherchaient
avant tout à la démarquer de l’ancienne métaphysique et de ses principes a priori,
générateurs de systèmes illusoires dont, dans son Traité des systèmes, Condillac avait
déjà effectué la réfutation, dans le sillage de Locke et de sa critique du cartésianisme.
Comme il était impensable à leurs yeux de prétendre révolutionner la société sans faire
aussi la révolution dans la philosophie qui devait en suivre les progrès en en
transposant les effets dans son langage propre, ils avaient ressenti le besoin, pour faire
ressortir la nouveauté de la conception de celle-ci qu’ils cherchaient à promouvoir en la
démarquant de tout un passé d’errements systématiques qui l’avaient empêchée
45

d’accéder au statut de science véritable, de la débaptiser, et de la requalifier, ce que


Destutt de Tracy, s’adressant à ses collègues de la classe des sciences morales et
politiques de l’Institut national rassemblés dans la section de l’analyse des sensations et
des idées, justifiait ainsi dans le premier chapitre de la seconde partie de son Mémoire,
où apparaissait la première occurrence connue du terme « idéologie » :
La science qui nous occupe est si neuve qu’elle n’a point encore de nom [...]. [Elle]
ne peut être appelée métaphysique. Ce mot désigne une science qui traite de la
nature des êtres, des esprits, des différents ordres d’intelligence, de l’origine des
choses, de leur cause première. Or ce ne sont certainement pas là les objets de vos
recherches [...]. Je crois même qu’il est essentiel que l’on sache bien que vos travaux
n’ont rien de commun avec ce que l’on entendait autrefois par métaphysique. Si
l’astronomie, lors de sa rénovation, avait été confondue sous une même désignation
avec l’astrologie, je lui aurais conseillé de changer de nom. Il paraît que nos
législateurs ont pensé de même, puisque, lors de la création de l’Institut, ils ont
évité d’employer le terme de métaphysique.
Reste donc que la science de la pensée n’a point encore de nom. On pourrait lui
donner celui de psychologie2. Condillac y paraissait disposé (voyez le chapitre XII du
dernier livre de son Histoire universelle qui traite des progrès de l’histoire de
raisonner). Mais ce mot, qui veut dire « science de l’âme », paraît supposer une
connaissance de cet être que sûrement vous ne vous flattez pas de posséder ; et il
aurait encore l’inconvénient de faire croire que vous vous occupez de la recherche
vague des causes premières, tandis que le but de tous vos travaux est la
connaissance des effets et de leurs connaissances pratiques.
Je préférerais donc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’idéologie, ou science des
idées.
Il est très sage, car il ne suppose rien de ce qui est douteux ou inconnu ; il ne
rappelle à l’esprit aucune idée de cause.
Son sens est très clair pour tout le monde, si l’on ne considère que celui du mot
français idée ; car chacun sait ce qu’il entend par une idée, quoique peu de gens
sachent bien ce que c’est.
Il est rigoureusement exact dans cette hypothèse ; car idéologie est la traduction
littérale de science des idées.
4 L’invention du mot idéologie était donc destinée à rendre compte de l’apparition d’une
nouvelle science, appelée à remplacer l’ancienne philosophie. Cette science ne devait
pas être, à proprement parler, une science de l’âme, en référence à une substance ou à
un être mental, dont, comme Kant le faisait de la chose en soi, les Idéologues
prétendaient tout devoir ignorer, celle-ci n’étant accessible que sur le plan de ses effets
ou de ses productions phénoménales, c’est-à-dire précisément des idées, considérées
comme données premières de l’esprit, ce qui coupait court à toute investigation
portant sur leur origine. L’idéologie, qui, de ce point de vue et dans l’esprit de
Condillac, s’apparentait davantage à une logique formelle ou à une combinatoire tirant
ses modèles de la grammaire qu’à une psychologie, avait donc uniquement pour
programme une étude des relations entre les idées destinée à dégager les règles de leur
formation ou génération et de leur combinaison, qui transforme graduellement des
idées simples issues directement de la faculté de sentir en idées composées, faites
d’assemblages d’idées, qui constituent proprement la connaissance humaine
d’entendement. Comment s’opère cette transformation qui donne son objet principal à
la science des idées ? Certainement pas par association, c’est-à-dire mécaniquement ou
automatiquement, comme Hume l’avait soutenu, mais grâce à un intermédiaire qui est
l’art des signes. Condillac avait reproché à Locke de concevoir les signes du langage
comme venant doubler une pensée déjà toute faite en vue d’en faciliter la
communication : il estimait au contraire que la pensée, pour se former, avait besoin
46

d’emblée non seulement de combiner par elle-même des éléments, mais de retenir ces
combinaisons, ce qu’elle ne pouvait faire que par le moyen des signes du langage, dont
la formation, au lieu de suivre celle de la pensée dans une perspective de stricte
adaptation, devait donc être étudiée pour elle-même, comme un préalable à son
développement. De là, pour l’idéologie en tant que science de la pensée, l’importance
cruciale de la grammaire, science des signes du langage, qui n’est pas seulement la
transposition ou la traduction d’une logique déjà établie naturellement, mais
représente la mise en forme collective d’un artifice humain autonome qui, par
l’intermédiaire de traces ou de graphes, rend possible une véritable écriture de la
pensée et en rend possibles la manifestation et l’expression socialement conditionnées,
et non dépendantes de la seule initiative individuelle. L’importance reconnue au
langage, promu au statut de terrain d’observation privilégié pour la formation de la
pensée, était donc un moyen supplémentaire de soustraire celle-ci, saisie sur le plan de
ses aspects phénoménaux, à la juridiction d’une instance substantielle autonome
baptisée âme ou esprit.
5 L’idéologie ainsi définie s’est donc trouvée centrée sur une réflexion autour des
rapports entre grammaire et logique, étant exclu de concevoir l’une comme une
émanation ou une reproduction de l’autre : le langage ne suit pas la pensée dont il
calquerait à l’identique les formes, mais il intervient dans l’élaboration de ces formes
qui en son absence ne pourraient exister ; c’est pourquoi il faut dire, plutôt qu’on ne
parle comme on pense, qu’on pense comme on parle, ce que signifie exactement la
célèbre formule de Condillac, « une science bien faite est une langue bien faite ». C’est
la raison pour laquelle les écoles centrales, dont le projet élaboré par les Idéologues a
constitué leur contribution propre à la mise en œuvre de l’idée républicaine, ont fait de
l’étude de la grammaire, à côté de celle des sciences naturelles et de la pratique du
dessin, le point nodal de leur programme3. Destutt de Tracy, membre sous le Directoire
d’une Commission de l’instruction publique, et auteur en 1800 d’Observations sur le
système actuel d’instruction publique qui représentent un moment important dans
l’histoire et la théorisation de l’institution scolaire en France, a ensuite refondu le
contenu de ses mémoires sur la nouvelle science des idées, lus devant l’Institut
national, en commençant à publier, en 1801, son Projet d’éléments d’idéologie à l’usage des
écoles centrales de la République française, véritable somme de la philosophie nouvelle,
dont le quatrième et dernier volume a paru en 1815, alors qu’avaient depuis longtemps
disparu les écoles centrales, remplacées par les lycées napoléoniens, qui, avec leur
organisation autoritaire, constituaient une sorte de résurgence des anciens collèges
jésuites4.
6 L’Idéologie dans sa forme « scientifique » initiale est donc inséparable de l’effort en vue
d’effectuer concrètement la synthèse entre une philosophie et une pédagogie sur les
bases fournies par la réunion d’une grammaire et d’une logique codifiant l’exercice de
la pensée ; ceci conditionnait la mise en place d’un pouvoir intellectuel, idéologique en
un sens déjà très moderne, puisqu’il insère la pensée scientifique dans le
fonctionnement réel de la société, en rapport avec la représentation d’une société
enseignante dont l’une des fonctions essentielles soit l’élaboration et la diffusion des
« idées », idées socialement et philosophiquement correctes ou conformes, dont
l’« Idéologie », au sens de la nouvelle science des idées, était censée fournir le tableau
d’ensemble. On peut dire à ce point de vue que l’idéologie est apparue, ou du moins a
commencé à être ciblée comme telle, du seul fait d’être nommée, au moment où l’école
47

publique, placée sous la surveillance de la communauté, s’est substituée à l’Église afin


d’assurer, par le moyen de spécialistes formés à cette intention, un gouvernement des
esprits. Les « Idéologues » ne sont donc pas seulement les praticiens d’une discipline
scientifique ayant acquis une place dans le corps des savoirs constitués, à côté d’autres
formes de savoirs dont elle partage la rigueur et l’objectivité ; mais, comme membres
d’une école de pensée et groupe « intellectuel » engagé, constitué en vue d’en
incorporer à l’organisation de la société le style propre, celui d’une science à laquelle
était attribué un caractère authentiquement républicain, ils étaient déjà, en tant que
porteurs du type de conviction collective qui motivait leur prise de parti, des
idéologues sans majuscule, au sens que ce mot prendra plus tard, à un moment où la
doctrine idéologique, dans la forme particulière que lui avait conférée Destutt de Tracy
pour qu’elle puisse prendre la place de l’ancienne philosophie, sera cataloguée comme
périmée et vouée à l’oubli. Ceci suggère que l’Idéologie, en son sens premier de
« science des idées », a d’emblée assumé une fonction « idéologique », dans la mesure
où, au-delà de sa portée strictement cognitive, elle était destinée à devenir un moyen
d’inculcation, en vue de transformer, en tant que science révolutionnaire, la société
tout entière.
7 Pour mieux appréhender le subtil nouage entre savoir et pouvoir dont l’idéologie, dès
l’origine et ès qualités, a été l’instrument, effectuons brièvement un retour à
l’année 1795, précédant de peu son baptême, qui a vu naître et périr, en l’espace de
quelques mois d’hiver, l’étonnante institution de l’École normale de l’an III, créée par la
Convention5 : celle-ci a constitué le laboratoire où se sont simultanément forgés le
programme de l’école républicaine et le mode de spéculation propre à ce qui s’est
appelé, l’année suivante, « Idéologie ». Rédigé par Garat et inspiré par Daunou, deux
membres notables du personnel révolutionnaire liés à la secte idéologique, le projet
préparatoire à la création de cette École normale présenté par Lakanal devant
l’Assemblée en énonce dans ces termes la motivation de base :
Pour la première fois sur la terre, la nature, la vérité, la raison et la philosophie
vont donc avoir un séminaire. Pour la première fois, les hommes les plus éminents,
en tout genre de sciences et de talents, les hommes qui jusqu’ici n’ont été que les
professeurs des nations et des siècles, les hommes de génie, seront les premiers
maîtres d’école d’un peuple... Cette source de lumière si pure, si abondante,
puisqu’elle partira des premiers hommes de la République en tout genre, épanchée
de réservoir en réservoir, se répandra d’espace en espace dans toute la France, sans
rien perdre de la pureté de son cours. Aux Pyrénées et aux Alpes, l’art d’enseigner
sera le même qu’à Paris, et cet art sera celui de la nature et du génie. Les enfants
nés dans les chaumières auront des précepteurs plus habiles que ceux qu’on
pourrait rassembler à grands frais autour des enfants nés dans l’opulence. On ne
verra plus dans l’intelligence d’une très grande nation de très petits espaces
cultivés avec un soin extrême et de vastes déserts en friche. La raison humaine
cultivée partout avec une industrie également éclairée produira partout les mêmes
résultats, et ces résultats seront la recréation de l’entendement chez un peuple qui
va devenir l’exemple et le modèle du monde [...].
8 Recréer l’entendement chez un peuple, en harmonisant et en égalisant les fonctions de
l’intelligence de la nation, de manière à ce que cette intelligence cesse d’être la
propriété exclusive de quelques particuliers privilégiés ; mettre à la disposition de tout
un chacun les grandes créations de l’esprit humain en vue de faire de celles-ci un bien
collectif, publiquement approprié et transmis, et ainsi en assurer la socialisation : ceci
définit globalement le programme de normalisation assigné à une école « normale », au
double sens d’une institution normalisée, unifiée, et normalisante, unifiante, dont le
48

fonctionnement appelle et prépare cet effort de codification grammaticale et logique de


la pensée, destiné à en harmoniser la communication, que sera l’idéologie de Destutt de
Tracy.
9 Concrètement, cet établissement pilote devait être, entreprise à première vue
paradoxale, l’école des maîtres, où soient jetées les bases d’une rationalisation des
pratiques éducatives, conçue comme étant l’une des conditions, peut-être même la
principale, de la démocratisation de la société tout entière. Or comment former des
maîtres ? Non en leur transmettant, comme à des élèves, des éléments de savoir, des
matières d’enseignement, que, en tant que maîtres, ils sont censés posséder déjà pour
l’essentiel, mais, ce qui constitue l’objectif assigné en propre à une école « normale »,
en les préparant à les communiquer publiquement, sous une forme normalisée, comme
le précisait aussi le rapport de Lakanal :
Dans ces écoles, ce n’est donc pas les sciences qu’on enseignera, mais l’art de les
enseigner ; au sortir de ces écoles, les disciples ne devront pas être seulement des
hommes instruits, mais des hommes capables d’instruire.
10 En conséquence, l’école des maîtres, ce doit être l’école des méthodes où les savoirs – et
l’entendement qui les produit – sont analysés pour eux-mêmes, et ainsi ramenés à leurs
conditions de départ, à leurs « éléments », ce qui permet d’en réguler la transmission,
la mise en commun, la diffusion égalitaire à tous les secteurs de la population enseignée
sous l’autorité et la garantie de la nation enseignante. Une note insérée dans le Journal
de Paris au moment où les cours commencèrent déclarait encore dans ce sens :
Le mot normal, qui a été appliqué aux Écoles nouvellement décrétées, est tiré du
dictionnaire de la géométrie. Il exprime proprement l’équerre et le niveau. Au
figuré, il annonce que toutes les connaissances relatives aux sciences, aux arts et
aux belles-lettres y seront enseignées et enseignées à tous également dans les
parties que chacun voudra adopter.
11 La norme, entendue en son sens propre d’instrument destiné à effectuer une mise à
niveau, est donc ce qui permet de faire de la disposition de quelques-uns, les savants
professionnels, l’affaire de tout un peuple, qui s’approprie les résultats de la
connaissance par le moyen d’un retour aux procédures et aux méthodes qui ont permis
de les obtenir, ce que le discours de Lakanal argumente dans des termes qui préfigurent
directement le programme « scientifique » de l’Idéologie :
Bacon, Locke et leurs disciples, en approfondissant la nature de l’esprit humain, y
ont trouvé ses moyens de direction. L’analyse doit porter également la lumière dans
tous les genres de sciences, et devenir l’organe universel de toutes les
connaissances humaines : tandis que la liberté politique et la liberté illimitée de
l’industrie et du commerce détruiront l’inégalité monstrueuse des richesses,
l’analyse appliquée à tous les genres d’idées, dans toutes les écoles, détruira
l’inégalité des lumières, plus fatale encore et plus humiliante. L’analyse est un
instrument indispensable dans une grande démocratie.
12 On ne saurait déclarer plus nettement que la démocratie a besoin d’une nouvelle
philosophie qui non seulement en réfléchisse théoriquement les orientations de base en
conférant à celles-ci un caractère rationnellement motivé et ainsi les justifie en droit,
mais puisse s’insérer pratiquement dans le mouvement de ses institutions, en servant
de principe ordonnateur à l’organisation de l’école républicaine, conçue sur le modèle
de ce qui va bientôt s’appeler « idéologie ». L’Idéologie de Destutt de Tracy assumera
précisément cette fonction de pédagogie du savoir, impliquant un rapport inédit à
celui-ci, du moment où il aura été débarrassé de l’obligation de recourir à la démarche
fondatrice et illusoirement synthétisante de la métaphysique : cette entreprise critique
49

de « démétaphysicisation », qui n’est pas sans rappeler le geste kantien, constitue la


condition de son « idéologisation », elle-même condition de sa démocratisation. Du
même coup, la philosophie accède au statut non seulement d’une science à côté des
autres, mais de science des sciences, qui, au lieu de raisonner sur des objets
particuliers – ces objets fussent-ils idéaux, comme le moi, le monde et Dieu –, se
propose de raisonner sur la manière de connaître en général des objets, selon les
dispositions à connaître propres à l’esprit humain telles qu’elles sont mises en évidence
par l’analyse et sur lesquelles le processus éducatif fait fond. En conséquence, la science
des sciences qu’est la philosophie est aussi la science concrète par excellence, celle qui
assure à la société une prise sur les démarches de la connaissance, qu’elle incorpore à
son organisation, en prenant en charge la formation intellectuelle de ses membres, de
manière à faire de la science une force sociale à part entière, comme Saint-Simon et
Comte, l’ont eux aussi affirmé après les Idéologues, dont ils assument sur ce point
l’héritage.
13 L’objectif poursuivi par les créateurs de l’École normale, qui correspondait à
l’entreprise de ce qu’on peut appeler, sur le modèle de l’expression « biopolitique »,
une « épistémopolitique » ou une « noopolitique », était donc celui d’une
démocratisation de la raison, consistant, non dans le fait d’imposer directement à tous,
par la force, des contenus de pensée identiques, mais dans celui de donner à tous les
moyens de penser sur de mêmes bases, en exerçant les capacités communes à toutes les
façons de mettre en œuvre la faculté de raisonner dans tous les domaines auxquels elle
peut s’appliquer. Là se trouvait l’enjeu du déplacement de l’intérêt du savoir
proprement dit, entendu au sens d’un ensemble de résultats acquis, vers les méthodes,
c’est-à-dire vers l’étude des modes de fonctionnement de l’activité pensante, étude qui
donnera précisément son objet à la « science des idées », l’Idéologie, à laquelle revient
le rôle de réguler la production et la transmission de ces résultats. Garat, qui assura à
l’École normale l’enseignement de l’analyse de l’entendement, préfiguration de
l’Idéologie comme science des idées, eut de cela une conscience parfaitement claire, ce
dont témoigne la façon dont il fit débuter son cours :
Puisqu’il n’y a qu’une seule manière de bien penser, et qu’il n’y ait personne qui ne
pense bien sur quelques objets, on a le droit de conclure qu’alors qu’on aura appris
à tous comment ils pensent, quand ils pensent bien, tous pourront porter leur
pensée sur les objets qu’ils auront intérêt à connaître et toujours avec la même
justesse et le même succès.
14 La formule « apprendre à tous comment ils pensent quand ils pensent bien » est
saisissante : elle exprime l’effort d’une normalisation de la pensée tirée de l’examen
objectif des formes réelles de son exercice, condition d’une prise en charge politique du
savoir ayant pour programme, non de fermer une fois pour toutes l’entreprise de la
connaissance en en bouclant le système, mais, au contraire, d’ouvrir à l’ensemble des
citoyens la possibilité de mettre en œuvre la faculté de raisonner en profitant de ses
progrès, sur les bases communes dégagées par l’analyse. Dans une Lettre sur la
perfectibilité de l’esprit humain rédigée un peu plus tard, en 1798, par un autre membre
important du cercle des Idéologues, Cabanis, cette exigence, qui définit, conformément
à l’esprit de la Révolution, le programme assigné à la nouvelle philosophie, est formulée
dans le même sens :
La vraie métaphysique est en un mot la science des méthodes, méthodes qu’elle
fonde sur la connaissance des facultés de l’homme et qu’elle approprie à la nature
des différents objets. Or si le perfectionnement des idées dépend de celui de
50

l’instruction, le perfectionnement de l’instruction dépend à son tour de celui des


idées.
15 Il y a donc une relation circulaire entre les progrès de la connaissance et la mise en
œuvre d’une pédagogie républicaine, condition pour que le savoir, sous la double forme
de sa production et de sa diffusion, devienne une affaire commune, reconnue d’intérêt
public et accessible, au moins pour une part, à tous. Ce programme, dont l’organe
permanent de propagande a été la Décade philosophique, publication animée par
Ginguené, devait être exécuté par le moyen d’un ensemble d’institutions dont les rôles
étaient complémentaires : l’École normale, l’École polytechnique, l’Institut national, le
Muséum, les musées de France, les écoles centrales, qui ont tous été des créations de la
Révolution, répondant à son esprit général, et dont certaines, particulièrement
prestigieuses, lui ont survécu.
16 Le Mémoire sur la faculté de penser de 1796, où Destutt de Tracy a introduit le terme
« idéologie » dans l’usage de la langue, se proposait de mettre en théorie ce qui avait
déjà été, l’année précédente, essayé en pratique avec la création de l’École normale,
comme le confirme ce passage de son préambule :
Personne ne niera sans doute que la connaissance de la génération de nos idées est
le fondement de l’art de communiquer ces idées, la grammaire ; de celui de
combiner ces mêmes idées et d’en faire jaillir des idées nouvelles, la logique ; de
celui d’enseigner et de répandre les vérités acquises, l’instruction ; de celui de
former les habitudes des hommes, l’éducation ; de l’art plus important encore
d’apprécier et de régler nos désirs, la morale ; et enfin du plus grand art au succès
duquel doivent coopérer tous les autres, celui de régler la société, de façon que
l’homme y trouve le plus grand secours et le moins de gêne possible de la part de
ses semblables.
17 Tout est donc lié, et le rôle attribué à l’Idéologie, « connaissance de la génération de nos
idées », est de mettre au jour les conditions de cette liaison, c’est-à-dire, en vue de
penser la politique en lui donnant ses bases rationnelles, de politiser la pensée en en
unifiant l’organisation et en lui donnant une forme démocratique dans son principe, de
manière à en incorporer le développement au fonctionnement réel de la société, qui est
aussi une société idéologique, dans laquelle les idées ont un rôle essentiel à jouer, au
sens non d’idées déjà toutes faites soumises à l’autorité d’une tradition réfractaire à
tout changement, mais offertes en permanence à l’examen d’une rationalité critique,
consciente de ses capacités et de ses moyens, du fait d’avoir été ramenée à ses éléments
de base et projetée à partir d’eux sur la voie de son développement, en constante
progression.
18 Ceci dit, cette entreprise d’une socialisation de la pensée, telle que la nouvelle science
des idées la rendait possible, était, dans l’esprit des Idéologues, inséparable de celle de
sa naturalisation. Bien que coupée de tout fondement métaphysique, la science des
idées, articulée à l’art des signes, ne devait pas en effet déboucher sur un
conventionnalisme, ou un complet artificialisme qui en eût relativisé les effets, en leur
retirant leur portée objective et, concrètement, en en déstabilisant le réseau. Le pari
des Idéologues, qui prétendaient s’appuyer uniquement sur l’observation des faits, était
que, de cette observation, pussent être dégagées par la voie de l’induction des
conclusions non seulement particulières, mais générales, et par là même universelles et
nécessaires, au sens d’un a priori naturel, immanent au jeu des phénomènes et à
l’expérience, et par là même échappant aux constructions factices du droit. Ceci justifie
que, dans le second volume de ses Éléments d’idéologie, Destutt de Tracy n’ait été
51

nullement embarrassé pour élever au rang de « grammaire générale », dont les règles
valent en principe pour toute langue, son étude des modalités propres au
fonctionnement de la langue française, la seule que, apparemment, il maîtrisait
suffisamment pour en établir la grammaire, selon une démarche qui n’est pas sans
rappeler celle de la Grammaire de Port-Royal, c’est-à-dire en dégager, sur des bases
fournies par l’observation, les liaisons nécessaires, élevées par lui au rang de paradigme
universel. Lorsque, dans la préface à l’édition de 1801 du premier volume de ses
Éléments consacré à l’« idéologie proprement dite », Destutt de Tracy déclare que
« l’idéologie est une branche de la zoologie », formule qui a été souvent citée en étant
extraite de son contexte, il veut donc dire que la pensée en l’homme est une fonction
naturelle, et non la marque divine d’un art surnaturel, résultat d’une institution : et
c’est comme telle qu’avant même d’être expliquée, c’est-à-dire ramenée à ses principes,
ceux-ci pouvant éventuellement relever d’un ordre extérieur au sien propre, elle peut
être observée, de manière à ce qu’en soient dégagées les règles communes de
fonctionnement, telles qu’elles se retrouvent dans toutes les formes de son exercice,
pour autant que celles-ci sont marquées par leur appartenance à une même espèce qui
en fixe une fois pour toutes les caractères, comme s’agissant de n’importe quel vivant
naturel qui doit porter sur lui les traits distinctifs qui le qualifient comme représentant
de son espèce. C’est pourquoi, dans la forme première prise par son concept sous la
Révolution, l’Idéologie devait obligatoirement être énoncée au singulier, car il était
impensable qu’existassent, au pluriel, des idéologies, qui eussent dû être concurrentes
et ainsi partager, et par là même ravager, le champ commun de l’esprit humain livré à
leurs luttes. Le moment où on cessera de parler de l’« Idéologie » au singulier, et avec
une majuscule – ce qui aura pour conséquence de lui dénier les compétences générales
qu’elle revendiquait au départ – pour parler des idéologies – ce qui nécessitera de
théoriser leur pluralité et leur rivalité –, constituera un tournant capital dans l’histoire
du concept d’idéologie.
19 En procédant à une complète naturalisation de la pensée, les Idéologues espéraient
parvenir à en fixer une fois pour toutes les caractères communs sur des bases dégagées
de l’expérience, une fois celle-ci débarrassée de ce qui la particularise. Auguste Comte
pointera avec une grande perspicacité les limites d’une telle démarche. Celle-ci, d’une
part, empêche de concevoir l’esprit humain en développement, donc soumis aux lois
d’une histoire qui, pour être naturelle, n’en est pas moins un critère distinctif de
l’humain comme tel : l’homme est le seul être naturel à avoir une histoire, ce qui
renvoie l’anthropologie à une théorie reconstituant les grandes étapes de la « marche »
de l’esprit humain, du type de celle qui prend pour point de départ la loi des trois états,
et distingue plusieurs formes ou manières de penser ; la conséquence en est la nécessité
de mettre en perspective le fonctionnement des idées, en en dissociant les niveaux ;
ceci admis, l’effort de généralisation correspondant à la prétention de tirer de
l’observation du fonctionnement « naturel » de l’esprit humain les règles uniformes
d’une grammaire et d’une logique, bases de l’Idéologie au singulier, perd son sens.
D’autre part, comme Comte le remarque aussi, et cette objection est dans son esprit
étroitement liée à la précédente, ramener le fonctionnement de l’esprit à de telles
règles communes permanentes, c’est privilégier le point de vue de l’individu sur celui
de l’espèce, c’est-à-dire ramener l’organisation de l’espèce à un modèle tiré de
l’individu abstraitement détaché de son milieu d’existence, qui est le monde très
particulier que crée pour l’homme son histoire simultanément naturelle et sociale. Or
le parti pris « analytique » adopté par les Idéologues ne pouvait déboucher que sur de
52

telles conséquences, c’est-à-dire amener à concevoir la société humaine, non comme


une réalité à part entière, devant être appréhendée dans sa globalité, donc
synthétiquement, mais comme une somme d’individus dépositaires des capacités de
l’esprit, ce qui, à l’avance, détourne de concevoir ces capacités comme étant
collectivement en développement. Et de fait l’Idéologie telle qu’elle a été tout d’abord
conçue, sur des bases « scientifiques » qui en figeaient les normes, était coupée de tout
conditionnement historique et social, ce qui était la conséquence de l’effort de
naturalisation de la pensée dont elle était issue : à la rigueur, elle pouvait être
présentée comme condition du développement humain, sans être en rien conditionnée
par ce développement.
20 Un point aveugle de la position des Idéologues est la question du rapport de l’inné et de
l’acquis, qui les embarrassait fortement. Ils se présentaient comme des héritiers
d’Helvétius : or celui-ci avait insisté sur le fait que le travail de l’esprit ne dépend pas
seulement de dispositions naturelles inscrites dans la constitution de l’individu, mais
est inséparable d’attitudes culturelles propres au milieu social, et en conséquence
soumises à transformation. En adoptant un point de vue de purs naturalistes, inspirés
par l’observation biologique et exclusivement fidèles à ses modèles d’analyse, les
Idéologues ramenaient la pensée à un ensemble de phénomènes présentant des
caractères immuables, dont l’Idéologie se proposait d’établir le tableau fidèle, sans
vouloir aller au-delà, dans la crainte d’introduire de l’inégalité dans l’ordre intellectuel
et donc de contrevenir au principe de l’uniformité démocratique en y introduisant une
perspective de variation. C’est-à-dire que, en dépit de leur dénonciation de la
métaphysique, et de la réfutation de l’innéisme cartésien dont ils reprenaient l’idée à
Locke et à Condillac, ils continuaient à concevoir l’esprit, sous le nom de « faculté de
penser », comme une substance ou une matière mentale une et inaltérable, soumise sur
le plan de ses éléments de base à des normes de fonctionnement par définition
identiques, et dont l’irréfragable unité, déduite du seul fait de la sensation dont les
idées sont des produits dérivés, définit l’humain comme tel. Adopter la position d’un
naturalisme intégral qui fait de l’homme avant tout un être sentant, c’était se donner, à
trop peu de frais dira-t-on, les moyens de conférer à l’Idéologie une allure scientifique,
et ainsi de la soustraire aux aléas de la subjectivité, tentée par l’arbitraire, livrée aux
rapports de force, hors de toute mesure. Or les Idéologues se proposaient précisément
de mesurer les capacités de l’esprit, en les ramenant dans les limites de leur juste
mesure, sans possibilité de débordement ou d’excès, en l’absence de tout conflit : et par
ce biais, ils défendaient une conception de la société en tant qu’être naturel, constitué à
partir de ses droits fondamentaux, qui sont avant tout les droits de l’individu considéré
simultanément comme homme et comme citoyen, conception dont Marx effectuera une
critique virulente dans ses articles sur La question juive, en préalable à sa propre reprise
de la notion d’idéologie qui en modifiera sur le fond les attendus.
21 On peut donc avancer que les Idéologues, avec une majuscule, ont été les idéologues,
sans majuscule, du type de société qu’ils cherchaient à promouvoir, et à laquelle ils
prétendaient offrir ses garanties scientifiques, ce à quoi ils sont parvenus en présentant
l’ordre démocratique comme le plus naturel de tous, celui qui aurait dû depuis toujours
prévaloir si l’homme n’avait été abusivement spolié de ses droits fondamentaux : la
Révolution, telle qu’ils la concevaient, n’était rien d’autre qu’un rétablissement, une
restitution de ces droits, donc un retour aux fondamentaux de l’humain, davantage
qu’un effort innovant de transformation. En ce sens, l’Idéologie a été aussi la première
idéologie au sens moderne du terme ; et en lui prêtant la cohérence, voire la cohésion,
53

propre à une discipline dont les investigations étaient orientées avant tout dans le sens
d’une recherche objective de la vérité une et indivisible, sur le modèle de la nation telle
qu’ils la voyaient et contribuaient à la faire exister, les Idéologues, en même temps que,
sur un plan purement théorique, ils inventaient cette « science » qui ne leur a pas
survécu, mettaient au point, sur un plan pratique cette fois, une certaine manière
d’articuler le jeu des idées au fonctionnement de la société en prêtant à ce jeu une
organisation homogène, qui en harmonise les résultats et écarte à l’avance toute
possibilité de conflit ou de contradiction. C’est en effet le propre de toute idéologie,
sans majuscule, de se concevoir et de se faire recevoir comme universelle et nécessaire,
sur le modèle de l’Idéologie avec une majuscule, donc excluant toute alternative à
l’ordre qu’elle expose, auquel elle attribue un caractère englobant, qui ne laisse place à
aucune contestation, puisqu’il se présente comme étant le plus naturel de tous, celui
qui doit s’imposer lorsque les obstacles à sa réalisation, qui ne sont que des accidents de
l’histoire humaine, auront été écartés.
22 Alors, qu’est-ce que l’I(i) déologie, avec ou sans majuscule, dans sa forme première,
qu’elle a prise en 1796 ? Sartre, qui, dans toute son œuvre, a fait de la rationalité
analytique un repoussoir, une attitude de pensée négativement connotée au regard de
l’autre forme de rationalité qu’il revendique sous le nom de « dialectique », esquisse
une réponse à cette question dans une page de sa grande étude sur Flaubert, à propos
d’Achille-Cléophas, le père de Gustave, médecin formé dans la tradition de Bichat, qui
se rattache à l’école idéologique :
Le rationalisme analytique, issu du XVIIe siècle, utilisé au XVIIIe siècle par les
« philosophes » comme une arme critique, devient au début de l’Empire, sous la
plume des « Idéologues », détestés de Napoléon, la charte intellectuelle de la
bourgeoisie. Il s’agit à la fois d’un principe de méthode et d’une extrapolation
métaphysique : « L’analyse est toujours nécessaire, elle est dans tous les cas
théoriquement possible. » Cela veut dire qu’un ensemble quelconque, dans
n’importe quel secteur de l’être, peut être décomposé en éléments plus simples et
ceux-ci, à leur tour, en d’autres éléments, jusqu’à toucher le roc, c’est-à-dire les
insécables protégés contre la désagrégation moins par leur unité que par leur
absolue simplicité6.
23 Suit, dans l’ouvrage de Sartre, une étude détaillée des formes prises par ce mécanisme
analytique, véritable « charte intellectuelle » qui s’appuie sur l’hypothèse d’un
naturalisme intégral, développé dans la forme d’une ontologie du dehors, privilégiant
les rapports en extériorité, et qui conduit à présenter la subjectivité mentale elle-même
comme une constellation d’éléments – les idées –, ce qui revient à en faire « une
extériorité du dedans ». Or, en dépit de ses prétentions à l’objectivité scientifique,
prétentions étayées par sa cohérence systématique qui la rend à la fois incontestable et
infalsifiable, une telle manière de voir relève selon lui d’un point de vue de classe
déterminé :
C’est que la bourgeoisie triomphante voulait réduire en poudre les vieux
organismes totalitaires de la monarchie absolue... Grâce au rationalisme analytique,
la bourgeoisie peut lutter sur deux fronts : elle dissout par la critique les privilèges
et les mythes de l’aristocratie foncière ; elle décompose sa propre classe et la classe
ouvrière en atomes individués mais sans communication entre eux... Voilà le
système : tous les bourgeois ensemble le sécrètent et le respirent ; ils le produisent
et s’en imprègnent7.
24 L’idéologie, ramenée à ses sources historiques, serait donc la philosophie spontanée de
la bourgeoisie, qui consiste à présenter un tout, par exemple la société, sur le modèle
54

d’une somme d’atomes isolés et isolables n’entretenant entre eux que des rapports en
extériorité soumis à la grande loi du dehors, comme des petits pois rangés côte à côte
dans une boîte, pour reprendre une comparaison que Sartre affectionne. Et cette
« idéologie » est tellement bourgeoise qu’on en vient à se demander si ce n’est pas
l’idéologie comme telle qui est bourgeoise dans son essence, et s’il peut y avoir d’autre
idéologie que bourgeoise. S’il en est ainsi, cela signifie que l’idéologie, liée à une
certaine forme d’organisation sociale, doit apparaître et disparaître avec elle, ce qui est
la marque de sa fondamentale historicité : son universalisme relève de la vision
particulière du monde propre à la bourgeoisie, et du refus de celle-ci de se concevoir
comme classe dominant d’autres classes, ce qui la conduit à apparaître comme
représentante de l’Homme en général, avec une majuscule qui s’apparente à celle dont
s’adorne le mot Idéologie.
25 Cette façon de concevoir l’idéologie, qui met en évidence qu’elle absorbe en dispersant,
ou intègre en séparant, sur des bases qui lui sont fournies par l’analyse du réel en ses
éléments destinés à être ensuite retotalisés, est un leitmotiv chez Sartre et fournit un
bon témoignage de son « marxisme », très inspiré de Lukacs, auteur de Histoire et
conscience de classe, qui ramène la dialectique à une logique de la totalité. C’est ce
présupposé qui commande par exemple la présentation de la littérature « bourgeoise »
dans Qu’est-ce que la littérature ?, où la thématique de l’universel en extériorité,
postposant la synthèse à l’analyse dans une perspective de décomposition/
recomposition, était déjà exploitée :
Comme le bourgeois n’a de rapport avec les forces naturelles que par personnes
interposées, comme la réalité matérielle lui apparaît sous forme de produits
manufacturés, comme il est entouré, à perte de vue, d’un monde déjà humanisé qui
lui renvoie sa propre image, comme il se borne à glaner à la surface des choses les
significations que d’autres hommes y ont déposées, comme sa tâche consiste
essentiellement à manier des symboles abstraits, mots, chiffres, schémas,
diagrammes pour déterminer par quelles méthodes ses salariés répartiront les
biens de consommation, comme sa culture tout aussi bien que son métier le
prédisposent à penser sur de la pensée, il s’est convaincu que l’univers était
réductible à un système d’idées ; il dissout en idées l’effort, la peine, les besoins,
l’oppression, les guerres : il n’y a pas de mal, mais seulement un pluralisme ;
certaines idées vivent à l’état libre, il faut les intégrer au système. Ainsi conçoit-il le
progrès humain comme un vaste mouvement d’assimilation : les idées s’assimilent
entre elles et les esprits entre eux. Au terme de cet immense processus digestif, la
pensée trouvera son unification et la société son intégration totale 8.
26 Si l’idéologie est globalisante et fonctionne comme un système attrapetout, c’est donc
d’abord parce qu’elle ramène indifféremment les contenus qu’elle traite à des idées et à
des arrangements ou combinaisons d’idées, selon un modèle purement associatif. À
quoi, comme Aron qu’exaspérait ce type d’explication typiquement « intellectuelle » au
sens de ce qu’il appelle l’« opium des intellectuels », on objectera que c’est cette
manière de présenter l’idéologie qui, d’emblée, est globalisante et procède par
amalgame, en faisant de l’idéologie une unité cohérente, où tout se tient, de telle façon
que cette cohésion tient lieu de la réalité elle-même, dans le cadre d’un système d’idées
coordonnées de manière à faire monde, sans que soit tenu compte de la complexité
réelle des choses : et baptiser ce système de « bourgeois », en vue de lui conférer une
identité formelle, confirme que ce système n’a que la réalité factice qu’on veut bien lui
prêter, ce qui nécessite d’entrer dans son jeu et de feindre de croire en son unité, en
renonçant à voir ce qui se dissimule derrière elle. En pointant la tentation propre à la
bourgeoisie, elle-même constituée en corps homogène, de « penser sur de la pensée »,
55

ce qui évoque le programme d’une science des idées qui a effectivement servi de
prétexte à la formation du mot « idéologie », Sartre marquerait ainsi sa propre
incapacité à sortir de l’idéologie et de son cercle, donc à développer à propos de
l’idéologie un point de vue qui ne soit pas celui de l’idéologie. L’idéologie n’est-elle
qu’un système intellectuel refermé sur lui-même et trouvant son unité dans le « sujet »
qui la profère, la « bourgeoisie », acteur à part entière dans l’histoire de la pensée ?
Mais, il faut l’admettre, l’entité signalée par le concept syncrétique de « raison
bourgeoise », en tant que celle-ci correspondrait à une attitude mentale consistante et
permanente, pour autant que subsistent les conditions qui l’ont engendrée, est une
fiction, et même, peut-on dire, une fiction idéologique, qui sert à masquer d’autres
clivages plus essentiels.
27 Dans une tout autre perspective que celle de Sartre, et sans faire nullement référence à
une classe sociale sujet de pensée et d’action, car à son point de vue ni la pensée ni
l’action n’ont à être expliquées en référence à un sujet quel qu’il soit, Foucault a lui
aussi cherché, dans Les mots et les choses, à répondre à la question « Qu’est-ce que
l’idéologie ? », dans le cadre d’un développement sur « idéologie et critique », où il
oppose la démarche inaugurale de Kant, qui ouvre la voie à la nouvelle épistémè des
sciences humaines, au point de vue passéiste défendu par les Idéologues : selon lui,
ceux-ci n’auraient fait que perpétuer, sur la base de leur attachement à l’ancien modèle
théorique de la grammaire générale, l’ordre représentatif dont la logique avait été
établie et définie deux siècles plus tôt. La démarche idéologique se situerait donc en
deçà de l’entreprise d’une critique de la raison qui a ouvert un nouveau champ aux
opérations du savoir :
L’Idéologie n’interroge pas le fondement, les limites ou la racine de la
représentation ; elle parcourt le domaine des représentations en général ; elle fixe
les successions nécessaires qui y apparaissent ; elle définit les liens qui s’y nouent ;
elle manifeste les lois de composition et de décomposition qui peuvent y régner.
Elle loge tout savoir dans l’espace des représentations, et en parcourant cet espace,
elle formule le savoir des lois qui l’organisent. Elle est en un sens le savoir de tous
les savoirs9.
28 On peut se demander si, en substituant à la notion de sujet collectif de pensée celle de
structure ou d’espace de savoir, Foucault fait autre chose que présenter dans un autre
langage, avec d’autres mots, une explication qui aboutit aux mêmes résultats que celle
proposée par Sartre, mettant l’accent sur la cohésion d’un système « idéologique »,
caractérisé comme étant celui qui place en son centre, sous le nom d’idée, la
représentation. Il est cependant à noter que l’Idéologie, pour Foucault, n’est pas tout à
fait une théorie de la représentation comme les autres, dans la mesure où elle marque
l’épuisement, voire l’effondrement de l’univers mental auquel elle appartient encore,
au titre d’une ultime survivance, à un moment où a commencé à prévaloir une autre
façon de voir les choses, moment qui est d’ailleurs celui où la France se voit contrainte
d’abandonner au bénéfice de l’Allemagne la prééminence qu’elle détenait depuis
Descartes dans le domaine de la philosophie. Foucault parle un peu plus loin des
« platitudes de l’Idéologie10 », faisant alors allusion à la mise à plat qu’elle effectue des
éléments dans lesquels elle analyse le réel, étalés à la surface du tableau où s’ordonnent
ses représentations : et cette platitude s’oppose dans son esprit à la neuve profondeur
dans laquelle la réflexion empirico-transcendantale enracine la connaissance en lui
assignant des arrière-plans qui ne relèvent plus de la seule représentation ramenée à
un modèle unitaire. Ceci signifie que, considérée du point de vue de l’histoire du savoir
56

et de la pensée, la Révolution française correspond à un crépuscule, à la fin d’un


parcours, et non au début d’une ère nouvelle, qui s’effectue en réalité sur un tout autre
terrain, entre d’autres frontières, sous des conditions différentes. Du même coup est
suggéré qu’en se convertissant plus tard à la notion nativement française d’idéologie,
Marx n’a lui-même fait qu’opérer un retour vers l’arrière, manquant du même coup la
véritable révolution de pensée qui s’est effectivement opérée, avec d’autres mots et
d’autres concepts, au XIXe siècle, ce qui explique qu’il soit tombé dans le piège d’un
matérialisme chosiste.
29 Mais, s’il en est ainsi, comment se fait-il que les Idéologues aient été les premiers
théoriciens de ce que Foucault appelle par ailleurs le biopouvoir, forme typiquement
moderne de la socialité ? Naissance de la clinique consacre d’importants développements
à l’œuvre de Cabanis, situé alors du côté des courants novateurs qui ont bouleversé à la
fois les pratiques médicales et le champ épistémique dans lequel s’inscrit la
connaissance de la vie ; et, si la « nosologie » de Pinel, discipline dont le nom évoque
l’Idéologie, reste marquée par un esprit d’abstraction qui, en vue de classer les
maladies, constitue celles-ci en entités séparées de l’existence des corps souffrants, ce
qui est un archaïsme, la révolution effectuée par Bichat retourne complètement cette
problématique, en reportant à nouveau sur le malade l’attention théorique qui s’était
d’abord portée sur la maladie. Ceci suggère que l’Idéologie, loin d’avoir été un système
de pensée homogène, à prendre ou à rejeter en bloc, a été aussi un champ de débat, où
des thèses innovantes se sont élaborées. C’est donc que l’Idéologie, dans sa réalité
concrète, ne peut être réduite à l’application d’un schéma rigide d’analyse ramenant la
réalité tout entière à des assemblages d’idées. C’est pourquoi il faut prendre très au
sérieux l’opposition déclarée des Idéologues à l’esprit de système, qui constituait une
part essentielle de l’héritage qui leur avait été transmis par Condillac : comme ils n’ont
cessé de le répéter, l’analyse n’est pas un autre système, mais la manière la plus efficace
de faire pièce aux systèmes quels qu’ils soient ; c’est la raison pour laquelle ils ont
constamment porté l’accent sur les aspects méthodologiques de leur démarche, au
détriment de ses aspects proprement doctrinaux. Il n’y a donc aucune raison valable de
récuser la prétention de l’Idéologie d’être, plutôt qu’une philosophie nouvelle, une
différente manière de poser des problèmes philosophiques. Sans doute est-il impossible
d’assimiler cette Idéologie au modèle intellectuel que Foucault reconstitue à partir du
doublet empirico-transcendantal, car chez eux, s’il y a un transcendantal, au sens d’une
condition a priori de possibilité, celui-ci est complètement immanent à l’expérience, et
n’entretient pas avec celle-ci une relation duelle : les Idéologues ne sont certainement
pas des kantiens, ce qui n’empêche qu’ils aient entrepris, avec les moyens qui leur
étaient propres, d’amorcer une démarche qui, sur certains points, recoupe celle de
Kant ; et ceci devrait dissuader de poser en vis-à-vis idéologie et critique, comme les
termes d’une alternative rigide : même si leur critique reste une critique « plate » qui
récuse les schémas de la profondeur, elle n’en est pas moins préoccupée avant tout par
la nécessité de délimiter le terrain sur lequel peut s’exercer le travail de la raison, hors
de tout effort de récupération métaphysique de ce travail. Les Idéologues ne critiquent
pas la métaphysique sur le même bord que Kant, mais il reste qu’ils se proposent eux
aussi de normaliser l’exercice de la pensée sur la base d’un rejet de l’attitude
métaphysique, qui consiste à chercher à connaître quelque chose en dehors des
conditions données dans l’expérience. C’est pourquoi il n’est pas satisfaisant
d’identifier uniment l’Idéologie à une métaphysique de la représentation, sans tenir
compte de l’objectif critique qui était le sien au départ.
57

30 Revenons pour finir au passage de la seconde partie du Mémoire sur la faculté de penser où
le mot « idéologie » a été pour la première fois introduit :
Je préférerais donc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’idéologie, ou science des
idées.
Il est très sage, car il ne suppose rien de ce que est douteux ou inconnu ; il ne
rappelle à l’esprit aucune idée de cause.
Son sens est très clair pour tout le monde, si l’on ne considère que celui du mot
français idée ; car chacun sait ce qu’il entend par une idée, quoique peu de gens
sachent bien ce que c’est.
Il est rigoureusement exact dans cette hypothèse ; car idéologie est la traduction
littérale de science des idées.
Il est encore très exact, si on a égard à l’étymologie grecque du mot « idée », car le
verbe eidô veut dire « je vois, je perçois par la vue », et de même « je sais, je
connais ». Le substantif eidos ou idéa, que l’on traduit ordinairement par « tableau,
image », bien analysé, signifie donc réellement « perception du sens de la vue ».
C’est sans doute sous ce rapport qu’on l’a transposé dans le latin et dans le français
en le généralisant. On a fait abstraction de sa relation particulière au sens de la vue,
comme toutes les fois qu’on transporte une expression des choses sensibles aux
choses intellectuelles ; et le mot idée est devenu réellement synonyme de celui de
perception.
Ce mot a encore un avantage : c’est qu’en donnant le nom d’idéologie à la science
qui résulte de l’analyse des sensations, vous indiquez en même temps le but et le
moyen ; et si votre doctrine se trouve différer de quelques autres philosophes qui
cultivent la même science, la raison en est donnée d’avance : c’est que vous ne
cherchez la connaissance de l’homme que dans l’analyse de ses facultés ; vous
consentez d’ignorer tout ce qu’elle ne vous découvre pas.
31 À première vue, ce texte confirme l’interprétation de l’Idéologie comme système de
pensée unitaire dont les déficiences sont manifestes : Destutt de Tracy, lecteur assidu
de Condillac, aurait dû prêter une plus grande attention à la critique radicale que celui-
ci propose de la notion de « faculté » dans l’ Essai sur l’origine des connaissances humaines,
avec pour argument principal que celle-ci débouche sur une resubstantialisation du
fonctionnement de l’esprit, à rebours de la perspective relationniste propre à l’analyse ;
comme on l’a vu, ce retour en arrière est la conséquence du naturalisme intégral dont
l’Idéologie tire sa principale inspiration. Toutefois, cette objection peut être nuancée à
la lecture de la fin de ce passage, qui insiste sur la distinction entre méthode et
doctrine. L’Idéologie étant avant tout une méthode, elle peut déboucher sur des
résultats doctrinaux distincts, voire opposés, c’est-à-dire que son champ
d’investigation reste jusqu’au bout ouvert, étant déposée l’illusion qu’il puisse être
parcouru en totalité. Mais, tout en étant ouvert, donc impossible à boucler, il est aussi
étroitement limité, dans la mesure où son objet n’est pas l’intégralité du réel, ramené à
un principe unique, mais la réalité particulière de l’humain, en tant que celui-ci donne
son contenu à une science autonome, l’anthropologie, dont le projet s’est formé au
moment précis où naissait aussi l’I(i) déologie, avec ou sans majuscule. Ce qui est
intéressant dans celle-ci, c’est donc qu’elle se tient dans un équilibre incertain entre
passéisme et modernité : c’est pourquoi elle peut servir de révélateur à la conjoncture
conflictuelle dans laquelle un monde nouveau, en prenant d’abord appui sur des
notions comme celles de nation et de république, a commencé à prendre forme, sans
pouvoir se référer, comme le faisait l’ancien monde de la tradition, à aucun modèle
organique. En conséquence, il ne faut pas s’arrêter, comme paraissent le faire Sartre et
Foucault, à la cohérence de premier niveau que présente l’idéologie ès Idéologues, ni
l’identifier, en vue de la disqualifier, à un système arrêté dont les contours seraient déjà
58

tout tracés, hors de toute perspective critique : en réalité, elle est les deux à la fois, un
système et ce qui donne les moyens de l’attaquer, en en décelant les insuffisances et les
failles. C’est la raison pour laquelle il y a une histoire de la notion d’idéologie, dont
l’Idéologie des Idéologues ne représente que la toute première étape.

NOTES
1. Ce Mémoire a été réimprimé dans la collection « Corpus des oeuvres de philosophie en langue
française », Paris, Fayard, 1992.
2. La première impression du Mémoire écrit « psycologie » : le mot psychologie, lui aussi de
création toute récente, avait été pour la première fois utilisé en langue française par le
naturaliste suisse Charles Bonnet (1720-1793), auteur d’un Essai de psychologie ou Considérations sur
les opérations de l’âme, sur l’habitude et sur l’éducation, auxquelles on a ajouté des principes
philosophiques sur la cause première et sur son effet (Londres, 1755) et d’un Essai analytique sur les
facultés de l’âme (Copenhague, 1760).
3. Sur la pédagogie très particulière des écoles centrales, conçue en vue de faire pièce à celle des
anciens collèges jésuites, voir l’important chapitre qui lui est consacré dans L’évolution
pédagogique en France de Durkheim. Le meilleur témoignage sur le fonctionnement de ces écoles
nous vient de Stendhal, qui en avait été l’élève à Grenoble et s’est ensuite constamment déclaré
fidèle à l’esprit que cette fréquentation lui avait inculqué.
4. Les deux premiers volumes des Éléments d’idéologie, consacrés à l’« Idéologie » proprement dite
et à la « Grammaire » ont été republiés par H. Gouhier aux éditions Vrin en 1970 ; les deux
volumes suivants étaient consacrés à la « Logique » et à un Traité de la volonté et de ses effets
(réédité en 1994 dans la même collection « Corpus... » que le Mémoire).
5. Au sujet de cette École normale de l’an III on peut lire, dans le volume commémoratif publié
chez Hachette en 1895, Le centenaire de l’École normale, une étude de P. Dupuy à laquelle sont
empruntés les textes cités ici en référence. Le passage de la présente étude consacré à cette
première École normale a été publié sous le titre « L’idéologie avant l’idéologie : l’École normale
de l’an III », dans François Azouvi (dir.), L’institution de la raison, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS,
1992.
6. J.-P. Sartre, L’idiot de la famille, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983 [1971], t. I, p. 72-73.
7. J.-P. Sartre, L’idiot..., op. cit., p. 73-74.
8. J.-P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 158.
9. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 253.
10. Ibid., p. 259.
59

Chapitre III. Le processus de


péjoratisation de l’idéologie, de
Napoléon au jeune Marx

1 En créant, sous le nom d’idéologie, une science nouvelle, la science des idées, à laquelle
était dévolu le rôle de tenir, en tant que science des sciences, la place autrefois occupée
par la philosophie, les Idéologues pensaient ouvrir à celle-ci un champ d’investigation
inépuisable, ce qui eût du même coup conféré à leur entreprise, avec le nom sous lequel
ils l’avaient enregistrée, un caractère pérenne. En réalité, celle-ci a été des plus
éphémères, et l’Idéologie, avec une majuscule, sous sa forme première, a pris presque
aussitôt un sens et une valeur très différents de ceux qu’ils lui avaient attribués : le mot
« idéologie » a très vite cessé d’être le nom propre d’une discipline scientifique de
pointe, revendiquant un caractère d’objectivité et d’exactitude, et c’est précisément de
ce moment où a été contestée la capacité de cette discipline à atteindre, comme elle y
prétendait, la vérité, qu’elle a fait son entrée dans le langage commun et a commencé à
y exister sous la nouvelle forme de l’idéologie, sans majuscule, qui l’a popularisée, le
mot étant ainsi resté en l’absence de la chose qu’il avait d’abord désignée. La
transformation du sens du mot « idéologie », qui lui a permis de fonctionner et de durer
sur de nouvelles bases, a donc résulté de la remise en question de la valeur de
connaissance initialement reconnue à l’Idéologie, remise en question qui, au départ, a
été moins scientifique que politique, ce qu’autorisait le fait que, comme on l’a montré,
elle jouait simultanément sur ces deux tableaux, en se présentant comme un savoir
révolutionnaire, publiquement utile, ayant pour destination de servir à la
réorganisation de la société et donc aussi vouée, par là même, à en épouser les aléas et à
subir le contre-choc de ses conflits.
2 Cette transformation a coïncidé avec le moment où la forme républicaine relativement
ouverte mise en place sous le Directoire, qui, issue d’un précaire compromis, avait
aussitôt donné champ libre aux luttes de factions et avait contribué à remettre en selle
les forces monarchistes contre-révolutionnaires, a basculé, dans les toutes dernières
années du XVIIIe siècle, sous le poids de ses contradictions internes, et a cédé la place au
Consulat puis à l’Empire ; ces derniers représentaient des types de régime autoritaire,
où le rôle des assemblées a été réduit au minimum et où la circulation des idées a été
60

soumise au contrôle strict de la censure, sous prétexte de mettre fin au chaos


révolutionnaire tout en préservant la part de l’héritage de la Révolution présentée
comme son apport essentiel, comme par exemple la réforme du Code civil qui apporta
en effet un changement irréversible sur le plan des mœurs publiques et privées : un
bouleversement dont l’une des conséquences les plus voyantes a été de mettre à feu et à
sang durant quinze ans l’Europe entière, et qui a finalement débouché sur une
restauration de la Monarchie, sous une forme constitutionnelle, sorte de retour au
régime parlementaire, un acquis du mouvement révolutionnaire ramené à son esprit
initial. Au centre de tout cela, un personnage hors norme, un certain Bonaparte devenu
ensuite Napoléon, qui a pris énergiquement en main les affaires de la France, où il a
représenté – modèle qui fonctionne aujourd’hui encore – l’homme fort, le visionnaire
au regard d’aigle, le recours, le sauveur, seul apte, en usant de la force s’il le faut, à
sortir le pays de la crise profonde dans laquelle il s’était enlisé.
3 Or Bonaparte, il ne faut pas l’oublier, avait été au départ une sorte de création des
Idéologues qui avaient complaisamment favorisé son ascension, en tant que grand ami
des savants qu’il avait entraînés, à pied, à cheval et en voiture, dans son expédition
d’Egypte, préfiguration, sous une forme avortée en raison de l’opposition anglaise à
cette tentative, du colonialisme à la française, entreprise de conquête se réclamant
d’une caution humanitaire et scientifique, dont le système sera complètement mis en
place à la fin du XIXe siècle : ce projet avait été lancé par Talleyrand, qui, au cours de la
séance de l’Institut du 3 juillet 1797, avait présenté un Essai sur l’avantage à retirer des
colonies nouvelles dans les circonstances présentes. Aux grandes autorités intellectuelles de
l’époque, qui avaient consacré toute leur énergie à la réalisation d’un nouvel ordre
politique et culturel, Bonaparte, qui avait commencé par être un protégé de Barras,
l’homme fort du Directoire, avait semblé être l’oiseau rare, un militaire intelligent et
cultivé, réputé loyal et intègre, acquis au progrès des idées et aux idées de progrès, et,
dirait-on aujourd’hui, de gauche, apte en conséquence à devenir, en bon serviteur de la
raison en marche et en modérateur des extrêmes, le bras armé du régime républicain,
l’épée dont, selon un mot de Sieyès, la Révolution avait le plus grand besoin pour
perpétuer ses fragiles acquis : à la fin de l’année 1797, pour sceller la miraculeuse
alliance de l’épée et de l’encrier destinée à faire pièce à celle du sabre et du goupillon,
ils le firent coopter à l’Institut national, dans la section de mécanique de la classe des
sciences, à laquelle le destinaient ses compétences d’artilleur ; flatté dans son orgueil
de pouvoir s’entretenir à égalité avec d’éminentes personnalités scientifiques comme
Lagrange et Laplace1, Bonaparte, qui, entre autres talents, avait celui de soigner son
image, s’obligea un temps à suivre les travaux de l’Institut avec assiduité, conscient des
bénéfices qu’il pouvait tirer de cet engagement de façade et de parade, dont il se servit
en fin politique pour camoufler les projets réels qu’il poursuivait dans l’ombre. À
l’occasion de sa réception à l’Institut, il fit cette déclaration destinée à caresser ses
admirateurs du moment dans le sens du poil :
Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on
fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable comme la plus utile, c’est de
contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République
française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une seule idée
nouvelle qu’elle ne lui appartienne2.
4 Ces fortes paroles, composées en style d’ordre du jour et pouvant valoir pour une
déclaration d’allégeance au pouvoir intellectuel, démontrent que Bonaparte savait l’art
d’enflammer un public quel qu’il soit, et pas seulement les soldats de ses armées
61

rassemblés au pied des pyramides. Le groupe des Idéologues fut comblé par ce
ralliement providentiel ; Destutt de Tracy déclina cependant l’invitation qui lui était
faite de prendre part à l’expédition d’Égypte, dans laquelle Bonaparte entraîna, l’année
suivante, d’autres de ses collègues de l’Institut, non des moindres, comme Berthollet,
Monge, Geoffroy Saint-Hilaire et Joseph Fourier, qui ont eu la chance de revenir vivants
de cette équipée improvisée. Lorsqu’il rentra précipitamment en France en 1798, à un
moment où les conspirations et les désordres s’étaient développés au plus haut niveau
d’intensité, ce qui offrait une conjoncture favorable au coup de force qu’il préméditait,
les Idéologues n’avaient aucune raison de se méfier de lui ; Cabanis participa avec
Sieyès à la rédaction de la Constitution de l’an VIII destinée, sur le modèle romain
antique, à installer le nouveau régime du Consulat qui, imposé militairement par coup
d’État le 18 brumaire, correspondit en réalité à l’installation d’une dictature policière,
préalable au rétablissement d’un ordre de type monarchique sous le nom d’Empire, qui
faisait lui aussi référence à l’antiquité romaine et élevait le grand homme au rang
éminemment symbolique d’un nouveau César. Revenus brutalement de leurs naïves
illusions, consternés par le retour en force du catholicisme négocié avec le Concordat
de 1801, les Idéologues s’installèrent dans la posture d’opposants tacites au régime, à
leurs yeux réactionnaire, que, ils ne se le pardonnaient pas, ils n’avaient pas vu venir et
dont ils avaient même préparé le triomphe : alors que les cinq années du Directoire leur
avaient permis d’occuper la première place sur le terrain des idées et de revendiquer le
rôle de conscience de la nation, les quinze années suivantes du Consulat et de l’Empire
marquèrent le déclin de leur hégémonie intellectuelle et les reléguèrent dans la
situation peu attrayante de dinosaures de la pensée, mis du jour au lendemain à la
retraite, retraite fort confortable d’ailleurs, puisque le grand homme eut l’astuce de les
couvrir de charges honorifiques grassement pensionnées pour s’assurer, à défaut de
leur approbation déclarée, une abstention, qu’il obtint d’ailleurs sans difficulté. Le
succès remporté en 1802 par la publication du Génie du christianisme de Chateaubriand,
best-seller absolu de cette période – l’autre ayant été De l’Allemagne de Germaine de
Staël3 qui introduisit en France les modèles de littérature et de pensée germaniques –,
marqua un complet renversement de tendance : celui-ci destitua définitivement les
Idéologues de leur prétention à être les champions de la modernité et les rejeta
brutalement dans la situation de représentants du siècle passé 4, témoins attardés d’un
monde disparu et, à contre-courant de la nouvelle mode romantique qui commençait
alors à s’installer en France, continuateurs d’un classicisme périmé, dont Stendhal
durant la première moitié du XIXe siècle puis Taine durant la seconde ont été
pratiquement les seuls, sans vraiment convaincre, à défendre l’actualité. Lorsque
Destutt de Tracy, qui survécut à plusieurs régimes politiques et se rallia en 1815 à la
monarchie constitutionnelle de Louis XVIII, vint visiter les barricades de l’insurrection
de 1830, vieillard costumé et fardé comme un aristocrate d’Ancien Régime, que plus
personne ne connaissait, il parut être un fantôme venu du fond des âges, ce que, de fait,
est devenue pour nous son « Idéologie », que l’on ne prend plus au sérieux et qui a
définitivement cessé d’être étudiée pour elle-même.
5 Bonaparte, devenu Napoléon, supporta très mal d’être lâché par ses anciens
protecteurs, qui avaient démasqué en lui la figure d’un despote, ce qui provoqua sa
fureur, dont témoignent un certain nombre de déclarations d’esprit identique tenues
du début à la fin de son règne et rendues publiques par la voie des gazettes, ce qui leur
a assuré une large diffusion :
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Ils sont douze ou quinze, et se croient un parti. Déraisonneurs intarissables, ils se


disent orateurs. Ils débitent depuis cinq ou six jours de grands discours qu’ils
croient perfides et qui ne sont que ridicules.
Misérables métaphysiciens ! Que ces vains orateurs appliquent à de telles lois leurs
principes abstraits de liberté civile ; qu’ils nous montrent cette liberté dans un
ordre de choses où il suffit d’être inscrit parmi 140 000 noms recueillis par la
barbarie et signalés par la Terreur, pour perdre tous ses droits de cité et se voir
dévoué aux échafauds... La vérité n’est rien auprès de la métaphysique politique, et
le gouvernement qui a rendu à leurs familles 20 000 vieillards, en respectant les
droits de l’homme et la liberté de conscience, serait accusé du mal qui n’existe que
dans le raisonnement des métaphysiciens.
Il y a une classe d’homme qui, depuis dix ans, a fait, par le système de méfiance qui
la domine, plus de mal à la France que les plus forcenés révolutionnaires. Cette
classe se compose de phraseurs et d’idéologues ; ils ont toujours combattu l’autorité
existante... Après avoir renversé l’autorité en 1789, après avoir phrasé ensuite
plusieurs mois, quoique nombreux, quoique éloquents eux-mêmes, ils ont été
renversés à leur tour... Ils ont reparu et encore phrasé, toujours se méfiant de
l’autorité, même quand elle était entre leurs mains, ils lui ont toujours refusé la
force indispensable pour résister aux révolutions ; esprits vagues et faux, ils
vaudraient un peu mieux s’ils avaient reçu quelques leçons de géométrie.
C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec
subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples,
au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de
l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France.
Qui a proclamé le principe d’insurrection comme un devoir ? Qui a adulé le peuple
en le proclamant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer ? Qui a détruit la
sainteté et le respect des lois, en les faisant dépendre, non des principes sacrés de la
justice, de la nature des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté
d’une assemblée composée d’hommes étrangers à la connaissance des lois civiles,
criminelles, administratives, politiques et militaires ? Lorsqu’on est appelé à
régénérer un État, ce sont des principes constamment opposés qu’il faut suivre.
[À Beugnot qui avait eu l’audace de suggérer à Napoléon de ménager l’opinion
publique] Vous êtes de l’école des Idéologues [...]. Vous êtes de ceux qui soupirent
au fond de l’âme pour la liberté de la presse, la liberté de la tribune, qui croient à la
toute puissance de l’esprit public [... et montrant son épée : ] Tant que celle-là
pendra à mon côté, vous n’aurez aucune des libertés après lesquelles vous soupirez.
6 En les dénonçant comme de ténébreux métaphysiciens, engagés dans une recherche
stérile des causes premières qui en fait des adversaires de tout ordre établi, des
contestataires professionnels, Napoléon faisait la preuve qu’il n’avait pas été très assidu
dans l’étude de la pensée des Idéologues, ou qu’il n’avait rien retenu du contenu
théorique de leur démarche qui, en sens exactement inverse, pose le rejet de la
métaphysique comme la condition d’une normalisation et d’une régulation de la
société. Mais l’essentiel n’est pas là : il réside dans la dénonciation véhémente et
passionnée de l’intellectualisme sous toutes ses formes, assimilé à l’esprit
d’insoumission, dont l’Idéologie était aux yeux de Napoléon le représentant par
excellence. Idéologue est devenu alors, au prix d’une péjoratisation du terme qui en
marquera ensuite en profondeur l’usage, synonyme de manipulateur d’idées, vain et
fumeux phraseur, péroreur et philosophailleur, fauteur d’illusion, qui se tient à
distance de la réalité et de ses problèmes concrets auxquels il substitue un jeu stérile de
spéculations creuses, sans rapport avec les faits, dont il masque, par ses gesticulations
verbales, les dures nécessités. Napoléon, qui a aussi exercé son autorité sur le
vocabulaire de la langue française, a donc réalisé ce tour de force : destituant
l’Idéologie de la suprématie qu’elle avait exercée durant quelques années, il a rendu
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possible sa réapparition, sur le plan du vocabulaire, sous la forme dépréciative de


discours vague et trompeur, dont la vacuité ne peut impressionner que des naïfs et qu’il
faut combattre à tout prix : comme on le voit, le discours sur la fin des idéologies, c’est-
à-dire sur la nécessité d’en finir avec les idéologies, n’est pas apparu d’hier, et il a
commencé à être tenu dès que le mot, soustrait au contrôle de ses initiateurs, les
éphémères fondateurs de la science des idées, a fait sa réapparition sous sa nouvelle
forme péjorative et négative.
7 Dans l’Idéologie à laquelle, en la requalifiant, il s’en prenait avec une violence sans
pareille, Napoléon voyait l’expression d’une faction restreinte de théoriciens qui, sous
prétexte qu’ils détenaient certaines compétences particulières dans les domaines dont
ils avaient la spécialité, s’arrogeaient le droit d’intervenir, en tant qu’intellectuels
universels, sur tous les problèmes de la société en exerçant à leur égard un magistère
moral qui les autorisait à prêcher le droit en se payant le luxe de ne pas tenir compte
des faits. Lorsque Marx, en 1845, récupérera le mot « idéologie », dont il a effectué du
même coup l’internationalisation, ce sera dans le cadre de sa lutte contre ceux des
hégéliens de gauche qui, sous la bannière dérisoire de leur « critique critique »,
ramenaient la lutte politique à un combat d’idées, sans tenir compte du fait que l’avenir
de la société se joue en dernière instance sur un tout autre terrain que celui des idées,
donc ailleurs que dans la tête des gens, comme voudraient le faire croire ou le croient
eux-mêmes faussement ces idéalistes à tout crin que, une fois démasqués, se révèlent
finalement être les idéologues (prussiens) : et on peut considérer qu’à ce point de vue sa
démarche se situe encore dans le sillage de la dénonciation de l’Idéologie telle que
l’avait menée Napoléon, qui s’appuyait sur le postulat selon lequel, pour qu’il y ait de
l’idéologie, il faut des idéologues, dont elle est l’invention, et que c’est à eux qu’on doit
clouer le bec, par exemple en les ridiculisant, en vue de mettre fin aux ravages de
l’idéologie dont, l’ayant créée de toutes pièces, ils sont les vrais responsables. Ni
Napoléon ni Marx au moment de la rédaction de L’idéologie allemande ne semblaient
concevoir qu’au-delà des « idéologues » ainsi conspués qui donnent forme à son
discours, l’idéologie puisse exister positivement en tant que manifestation de courants
sociaux plus larges que ceux représentés par la secte néfaste qu’ils constituent, ce qui
les aurait conduits l’un et l’autre à la thèse selon laquelle l’idéologie, au sens de la
diffusion de certains courants de pensée, loin d’être un accident de parcours, une
faribole sortie de la tête de quelques rêveurs impénitents, est consubstantielle à
l’existence de la société et en représente, en arrière de ses expressions verbales
explicites, une fonction essentielle, dont le rôle doit être mesuré en lui-même, c’est-à-
dire apprécié pour ce qu’il est, en vue d’être éventuellement contrôlé, comme c’est le
cas pour toutes les modalités de son fonctionnement normal : tout au contraire, ils
considéraient que l’idéologie, connotée de manière uniquement dépréciative,
représente en soi une anomalie, ce qui justifie qu’elle soit, sinon totalement éliminée de
l’ordre de la société, du moins réduite à la portion congrue qu’elle mérite en tant que
discours vide, sans prise sur la réalité, et donc pour le moins inutile et même peut-être
nocif dans la mesure où il constitue un obstacle au développement de la société et à la
résolution de ses crises, en détournant l’attention des vrais problèmes.
8 On voit donc qu’en étendant l’usage de cette notion au prix de sa péjoratisation, qui a
conduit de proche en proche à mettre l’accent sur le caractère illusoire de l’idéologie et
à insister dans un esprit de pure polémique sur le rôle joué en cette affaire par ces
fauteurs d’illusion que sont les i (I) déologues, Napoléon en a marqué en profondeur la
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signification, en orientant l’attention sur la considération exclusive de son rôle


perturbateur, en tant que lubie superfétatoire dont il convient en conséquence
d’exorciser les faux prestiges en en révélant l’inanité. Par là même, la réflexion sur le
statut de l’idéologie se trouvait d’une certaine façon bloquée, étant fermée la possibilité
de prendre en compte positivement sa fonction sociale réelle, donc de soulever la
question cruciale : une société sans idéologie est-elle seulement possible ? Cette
interrogation constituera pendant longtemps le point aveugle des théories de
l’idéologie, et le jeune Marx, obnubilé par les aspects négatifs de l’idéologie et poursuivi
par la soif d’en découdre avec les idéologues fauteurs de son trouble, contournera, au
moins momentanément, le problème de fond auquel elle renvoie, ce qui a condamné à
l’ambiguïté l’abord des problèmes de l’idéologie dans le cadre de la tradition marxiste :
pour que l’idéologie puisse être pensée comme telle, dans sa nécessité propre, il faudra,
entre autres, qu’elle cesse d’être considérée comme l’œuvre, c’est-à-dire l’invention
factice, des seuls idéologues.
9 L’idéologie, destituée de la dimension scientifique de vérité qui lui avait été attribuée
au moment où elle avait été pour la première fois nommée en 1796, est donc
progressivement devenue quelque chose qui vient en plus, voire en trop, comme un
abusif supplément d’âme dont il vaudrait mieux se débarrasser en vue de revenir à ce
que cache son apparence trompeuse : les problèmes réels de la société, qui devraient
être appréhendés dans un autre langage que celui de l’idéologie, sur la terre et non
dans le ciel où voguent ses pernicieuses fumeroles. Or, pour que l’idéologie en vienne à
être ainsi considérée comme l’effet du redoublement fallacieux d’une réalité qui
subsiste en dehors d’elle et devrait très bien pouvoir s’en passer, il a fallu qu’elle soit
débarrassée de la caution naturaliste sur laquelle sa notion s’était appuyée au départ et
qu’elle soit considérée comme un produit de l’histoire, du moins d’une certaine
histoire, et non comme une expression de la nature. Au point de vue des Idéologues,
l’Idéologie, en tant que science des idées, avait affaire à des faits dont les relations
régulières étaient soumises à des lois, comme s’agissant de tous les autres phénomènes
naturels, et plus particulièrement ceux examinés par l’anthropologie, ce que signifiait
exactement la formule de Destutt de Tracy : « L’idéologie est une branche de la
zoologie. » Ceci admis, les principes de l’Idéologie étant par définition communs à tous
les individus membres de l’espèce humaine et constituant les garants de l’unité de cette
dernière, il n’y avait pas lieu d’introduire dans sa constitution, une fois dégagées les
formes naturelles de sa genèse, un principe de variation qui en eût altéré la consistance
et la cohérence ; fait de nature, l’Idéologie, une fois formée et éduquée, était soustraite
à toute perspective d’évolution, de transformation, pour autant que celle-ci l’eût
coupée de ses conditions initiales de formation : marque indélébile de la nature
humaine dont elle constituait le trait distinctif essentiel, il était difficilement
concevable qu’elle fût œuvre de l’homme, sous peine d’en artificialiser le concept et de
le livrer aux aléas d’une élaboration factice, relevant non d’une science nécessaire mais
d’une technique arbitraire de fabrication. La péjoratisation de la catégorie d’idéologie,
en la déscientifisant, parce qu’elle lui retire son assise naturelle et en fait une sorte de
monstruosité, d’aberration, par définition hors norme, a du même coup rendu possible
sa réinscription dans une perspective historique, en l’extrayant du réseau rigide de
relations objectives dans lequel elle avait été enfermée au départ, lorsqu’elle était
arrimée au phénomène naturel de la sensation : flottant en quelque sorte dans le vide
et livrée à sa propre démesure, l’idéologie, devenue un jeu arbitraire avec des
abstractions, a acquis une plasticité, une malléabilité qui la mettaient directement en
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résonance avec l’esprit du temps, une fugace actualité dont elle épousait les
mouvements, en étant toujours l’idéologie du moment, mise au goût du jour et en
répétant les incertitudes ; c’est de cette manière que, coupée, en même temps que de
ses bases naturelles, des certitudes de la science, l’idéologie est devenue synonyme
d’opinion, au sens d’une forme de pensée vaine qui cultive les illusions au détriment de
la réalité des choses.
10 Pour en revenir à Marx, au moment où il a rédigé avec Engels L’idéologie allemande, cette
rupture entre le point de vue de la nature et celui de l’histoire pouvait paraître
cruciale, le propre de l’idéologie étant justement de renaturaliser trompeusement ce
qui est en réalité historique, afin de pérenniser, de manière artificiellement trompeuse,
ce qui n’est en fait que transitoire. Mais cette alternative entre les deux positions du
tout nature et du tout histoire était-elle indépassable ? Et, pour restituer à la notion
d’idéologie une valeur positive au-delà de sa connotation négative, et pour l’insérer à
nouveau dans les réseaux de la réalité, ne fallait-il pas justement surmonter cette
opposition, et concevoir une histoire qui fût en même temps une nature et ne se
contentât pas de planer au-dessus d’elle comme l’esprit au-dessus des eaux, ce que
Marx commencera à comprendre du moment où il mettra réellement en œuvre le
programme du matérialisme historique, dont L’idéologie allemande n’était qu’une toute
première esquisse ? Il ne sera plus permis alors, en vue d’historiciser l’idéologie, de la
présenter comme la création arbitraire de quelques esprits égarés : mais il faudra la
comprendre en tant que production sociale ayant, au niveau qui est le sien. dans lequel
la société tout entière est engagée, sa nécessité ; s’expliquerait ainsi le passage de la
théorie de l’idéologie esquissée en 1845 à l’analyse du fétichisme développée ensuite, et
dans un esprit tout différent, à la fin de la première section du premier livre du Capital,
où il est montré que, tout en gardant un caractère chimérique, le fétichisme, idéologie
qui n’est pas une pure invention d’idéologues en folie et est même, pourrait-on dire,
idéologie sans sujet qui en soit la cause, remplit dans la structure économique de la
société une fonction réelle, même si cette fonction est celle d’un masque.
11 Cependant, de la période où sa signification a été marquée principalement d’une valeur
négative, a résulté, pour la notion d’idéologie, une conséquence qui ne pourra être
ensuite remise en cause d’aucune manière et qui accompagne tous ses développements
futurs. Du moment où l’idéologie a dû renoncer au caractère « scientifique » dont elle
avait disposé à sa naissance, ce qui lui avait conféré une portée universelle, il n’a plus
été possible de parler d’elle au singulier, et ceci parce qu’elle a été alors immergée dans
un contexte conflictuel qui en fit littéralement exploser les enjeux : au règne sans
partage de l’Idéologie succéda la lutte des idéologies, car il était devenu impensable
qu’aucun discours idéologique pût couvrir en totalité et de façon suivie, sans partage, le
champ où ces idéologies prenaient place ; à la rigueur, pouvait être momentanément
suscitée l’illusion que l’un de ces types de discours était à juste titre hégémonique,
étant cependant exclu que cette hégémonie, d’une part ne soit pas contestée, ne fût-ce
qu’en puissance, donc de façon tacite ou déclarée, et d’autre part s’affirme autrement
que relativement à d’autres positions idéologiques dont elle contrecarrât l’essor ; d’où
la pluralité des idéologies, privées de la perspective d’une recentration sur un pôle
unique de validation qui garantît leur réconciliation définitive.
12 Du même coup commençaient à être posés, dans un contexte caractérisé par la
confusion attachée à tout débat et à la mêlée que celui-ci induit, les problèmes
concernant la notion d’idéologie dominante considérée dans son rapport à d’autres
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idéologies constituées par rapport à elle comme dominées, problèmes qui n’avaient
aucune raison d’être soulevés lorsque l’idéologie disposait d’une assise naturelle stable
qui en régulait automatiquement les manifestations, ce qui évitait d’inscrire celles-ci
dans une structure de domination. Et, en même temps, était aussi posée la question de
savoir quel est le lieu réel de ces conflits : est-ce le ciel des idées, la tête des gens ou le
terrain où les hommes travaillent matériellement pour assurer les conditions de leur
existence, en entretenant entre eux certains rapports très particuliers, dont toute
l’histoire atteste qu’ils sont eux aussi conflictuels ? Comment la lutte des idéologies
interfère-t-elle avec la dynamique des rapports sociaux ? En est-elle seulement le reflet
passif ? Ou bien y a-t-il, ne serait-ce qu’à travers l’effet d’entraînement qu’elle exerce
sur les masses, une action en retour de l’idéologie sur cette dynamique dont elle ne fait
pas que transcrire les manifestations dans son langage, sans parvenir à en infléchir les
orientations ? Autrement dit, l’idéologie est-elle, selon une conception qui paraît
commune à Napoléon et au jeune Marx, une marque d’impuissance, et alors on ne
comprend plus ce qui autorise à en dénoncer la dangerosité, ou bien dispose-t-elle
d’une puissance propre, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de la onzième thèse sur
Feuerbach, a-t-elle la capacité non seulement d’interpréter le monde, mais aussi de
participer à sa transformation, dans des conditions qui n’ont plus rien à voir avec la
sérénité de la découverte scientifique ? Et d’ailleurs, cette sérénité n’est-elle pas elle-
même un leurre qui fonctionne sur des bases fournies par l’idéologie ? N’y a-t-il pas
aussi une idéologie de la science, qui dissimule sous une apparence de systématicité, de
régularité et de continuité la virulence des discussions qui en rendent possible la
progression, sur une ligne accidentée, imprévisible, ce qui en expose toutes les
certitudes à être à tout moment réexaminées et réinterprétées ? Si étonnant que cela
puisse paraître, il a fallu, pour que ces interrogations puissent être soulevées, que la
notion d’idéologie subît l’épreuve de sa péjoratisation, qui, en lui imposant la nécessité
de se développer dans un contexte polémique, a conduit à en dénoncer les fausses
cohérences, ce qui, en la déstabilisant, a obligé à en penser le fonctionnement sur de
nouvelles bases.
13 Ce n’est pas tout : la pluralisation de l’idéologie, résultat de sa dénaturalisation,
conduisit à prendre en considération non seulement la différence des positions
idéologiques confrontées dans le cadre de leurs luttes, mais la distinction de niveaux ou
de plans de l’idéologie, celle-ci revêtant alors les formes diverses, et potentiellement
décalées, d’idéologies politique, scientifique, juridique, religieuse, esthétique, etc., dont
le réseau plus ou moins cohérent ou désajointé venait compliquer encore un peu plus le
jeu des relations idéologiques, en étendant simultanément le champ de leur exercice.
Suivant la logique de cette extension, tous les événements de l’histoire humaine
tendent à être ramenés sur le terrain de l’idéologie, devenue l’enjeu principal de toutes
les transformations sociales en cours : l’idéologie, mais quelle idéologie, et quelle forme
de l’idéologie ? On dut alors se demander ce qui, sur le plan propre à l’idéologie,
occupait la position dominante, ou encore, en d’autres termes, quelles pouvaient être
les bases idéologiques de l’idéologie auxquelles en fût imputable le développement ? La
réponse de Napoléon à cette interrogation fut, on l’a vu, que la cause des idéologies
était à chercher du côté des idéologues, cette caste arrogante de savants ou de
prétendus savants qui, de leur propre décision, s’étaient placés au-dessus des lois et
formaient en réalité une faction de trublions et d’intrigants, vains perturbateurs du jeu
politique et social, qu’il suffisait de faire taire pour que l’ordre extra-idéologique soit
rétabli. Or ce schéma simpliste d’explication, qui rapportait le trouble à l’intervention
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de falsificateurs professionnels, installés tendanciellement dans une position


d’insoumis et d’insurgés, s’inspirait d’un fort précédent : il reproduisait le modèle
d’interprétation qui, au moment où le débat entre la raison éclairée et les convictions
superstitieuses avait atteint un degré d’intensité sans pareil, avait fait présenter la
rétrogradation imputée à l’obscurantisme religieux comme étant l’œuvre d’imposteurs
patentés, experts en bourrage de crâne et techniciens du mensonge, adversaires
viscéraux de la vérité, rassemblés dans la funeste corporation du clergé, soucieuse
avant tout du maintien de ses privilèges et opposée à tout progrès social qui eût risqué
de les remettre en cause. Au fond, Napoléon n’a fait que transposer des prêtres aux
idéologistes, dans lesquels il voyait un clergé d’un type nouveau, plus dangereux encore
que l’ancien, le slogan : « Écrasez l’infâme ! », mot d’ordre de la lutte contre les ravages
de l’obscurantisme dont les vrais responsables sont ceux qui trompent consciemment le
peuple : de ce point de vue, on peut dire que l’anti-intellectualisme qui a inspiré la
péjoratisation de l’idéologie a été un avatar de l’anti-cléricalisme.
14 Ceci a eu deux conséquences importantes. D’une part, point sur lequel nous allons
revenir, on comprend sur cette base comment l’idéologie a été essentiellement
interprétée d’après le modèle fourni par la religion, celle-ci étant élevée au rang
d’idéal-type du mode fallacieux de l’opinion, égarement de l’esprit public qu’il faut
s’efforcer de remettre dans le droit chemin en l’expurgeant de ses illusions. D’autre
part, l’idéologie étant présentée comme le résultat d’un complot initié par des meneurs
malintentionnés, son caractère asocial ou anti-social paraissait établi : elle serait
imputable à une petite partie de la collectivité qui, s’étant extraite de son ensemble,
s’est retournée contre elle en vue de faire prévaloir ses intérêts particuliers et, très
concrètement, de prendre le pouvoir, qu’elle exerce alors au détriment de la
communauté ; grosso modo, c’est de cette façon que Marx expliquera la genèse de l’État,
constitué en empire dans un empire, et s’assurant artificiellement une hégémonie qu’il
fait jouer contre la société civile, et non à son service. Un cycle se met ainsi en place qui
associe dans le cadre d’un raisonnement suivi les idées de mystification, de
conspiration et d’oppression : l’idéologie, nébuleuse de pensées erronées, correspond à
une captation d’influence qui produit à terme une aliénation collective,
l’assujettissement forcé de tous à la volonté de quelques-uns ; ces derniers, s’étant
emparés de quelques positions clés qui leur ont permis littéralement de prendre la tête
de la société, assiègent alors celle-ci dans sa tête, à l’aide des mauvaises idées qu’ils y
ont malignement insufflées, au premier rang desquelles la représentation abusive d’une
« tête » de la société, à laquelle il leur revient d’occuper la position dominante.
L’idéologie se trouve ainsi détachée du corps de la société, qu’elle perturbe, ce à quoi il
n’est possible de remédier qu’en l’éliminant, par exemple en la condamnant au silence,
donc en lui ôtant tout moyen d’expression. Telle a précisément été la politique suivie
par Napoléon à l’égard des idéologues et de leur culte des idées qu’il jugeait abusif :
c’est pourquoi, en vue de contrecarrer leur influence, il a préféré, en politique avisé, au
nom du principe selon lequel un moindre mal est préférable à un plus grand, redonner
une place dans la société française de l’après-révolution aux curés, eux aussi, à leur
manière, des idéologues, mais davantage prédisposés en raison de leur formation à la
servilité, qu’il estimait en conséquence pouvoir plus facilement contrôler que de
prétendus savants égarés par leur orgueil spéculatif dans lesquels il voyait un danger
grave pour l’ordre d’inspiration militaire qu’il essayait de mettre durablement en place.
15 En lançant astucieusement contre les idéologues qu’il exécrait, et qu’au fond de lui-
même il craignait, un clergé catholique, tenant d’un spiritualisme déclaré et assumé
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jusque dans ses dernières conséquences, que, lui portant un parfait mépris, il estimait
pouvoir aisément tenir en laisse, Napoléon accréditait à sa façon la représentation de
l’idéologie comme une affaire de curés, ayant pour matière une opinion publique
constitutionnellement incertaine et malléable, encline à la crédulité, prête à tourner à
tout moment du côté où le vent souffle, dépourvue de toute consistance propre et
dépendant du jeu d’influences extérieures qui la manipulent à leur gré. C’est pourquoi,
nous y revenons, la religion a servi de critère et de test privilégié au rôle dévolu à
l’idéologie du moment où, par le biais de sa péjoratisation, elle a fait l’objet d’une
ségrégation qui la plaçait à part de l’organisation sociale : Napoléon voulait bien de
prêtres prêchant leur doctrine le dimanche, jour réservé, en marge des occupations
ordinaires de la vie, au culte du Seigneur, mais il redoutait l’intervention d’intellectuels
dévoyés qui se fussent arrogé le droit de pérorer durant les jours ouvrables de la
semaine et de remplir en permanence, hors de toute surveillance, le rôle de conscience
morale de la société. L’idéologie étant une excroissance, peut-être inévitable, de
l’existence communautaire, elle devait être définitivement reléguée dans les marges de
la vie sociale auxquelles sa nature idéelle la destine. Et de même, la conscience
religieuse n’étant finalement rien d’autre que le discours de consolation dont les gens
ont besoin pour supporter les inconvénients du sort, comme par exemple leur
condition misérable ou l’obligation dans laquelle ils se trouvent de payer contraints et
forcés l’impôt du sang, elle est tolérable sous condition qu’elle reste à sa place, parquée
entre les murs de l’église où elle est autorisée à faire résonner ses oraisons et ses
chants : dans la secte des idéologues, Napoléon voyait justement un corps de clercs
déviants, tentés d’échapper à cette règle, en se délivrant de leur enfermement et en
devenant par exemple, redescendus du ciel sur la terre, les régents d’une instruction
publique livrée à leur seule inspiration, qui délivrât à tous, en application du droit
exorbitant qu’ils s’étaient attribué, des leçons de citoyenneté, ce que l’homme fort et le
régime qu’il avait installé ne pouvaient tolérer. Au fond, l’idéologie n’était rien d’autre
à son point de vue qu’une religion profane, infidèle à sa destination d’origine à laquelle
il faut à nouveau l’attacher, en rétablissant nettement la coupure du profane et du
sacré.
16 Ici, à nouveau, la démarche suivie par Marx à ses débuts recoupe celle de Napoléon,
même si c’est en suivant d’autres voies qu’il est arrivé à des conclusions voisines, à
défaut d’être parfaitement identiques. Lui aussi a commencé par voir dans l’idéologie
l’affaire d’un corps de spécialistes, qui se sont artificiellement autonomisés par rapport
à l’ensemble de la société dont ils prétendent, par une sorte de miracle spéculatif,
détenir la vérité, alors que, en fait, ils en occultent la réalité, en exploitant le talent
formel de manier des idées dont ils ont l’apanage exclusif : c’est pourquoi il a considéré
que l’attitude appropriée à leur égard était l’invective ; en conséquence, il a engagé
contre l’idéologie en tant que telle une polémique virulente et exaspérée, un pilonnage
à certains égards disproportionné, qui rendait extrêmement difficile, voire impossible,
d’en faire la théorie, c’est-à-dire de comprendre la sorte de nécessité, sinon de
légitimité, à laquelle elle obéissait. Ou plutôt, il ne lui a reconnu qu’une sorte très
particulière de nécessité, issue de la logique scissionnelle qui en commande les
mécanismes ; et c’est ce cheminement de pensée qui l’a amené à estimer que l’idéologie
s’apparente à la religion davantage qu’à la science, à laquelle elle avait été au départ
rattachée : l’idéologie religieuse n’est-elle pas par excellence une idéologie de la
séparation, qui revendique la capacité exclusive à occuper un autre terrain que celui où
se déroule la vie de tous les jours ? À la religion, l’idéologie emprunte son illusion de
69

transcendance, qui traduit la tendance à sortir du monde, à s’extraire de la réalité des


choses en la rapportant à des principes qui n’en sont que la transposition, l’image à la
fois renversée et déplacée. En effet, pour penser l’idéologie, telle qu’il l’a alors nommée,
en s’attaquant, depuis Paris où il était alors installé, à l’idéologie « allemande »,
donnant ainsi à penser qu’il y a dans l’idéologie quelque chose de
constitutionnellement germanique, en référence à la représentation de l’Allemagne
comme patrie de la pure pensée et de ses chimères qui continuait alors à prévaloir, le
jeune Marx disposait du modèle d’analyse de la conscience religieuse qui lui venait de
Feuerbach, très précisément du grand ouvrage que celui-ci avait consacré en 1841 à
L’essence du christianisme (2e éd., 1843) dont beaucoup plus tard Engels a montré l’impact
qu’il avait eu sur leur conscience philosophique5, en vue d’élucider les conditions dans
lesquelles s’était opéré le partage entre diesseits et jenseits, ici et là-bas, le monde
profane et le monde sacré : la conclusion de cette analyse est que ces deux mondes n’en
sont en réalité qu’un, partagé entre deux ordres, l’un réel et l’autre imaginaire, dont le
second est le produit d’une altération ou d’une déformation du premier, et donc ne
dispose que d’une consistance empruntée, au titre d’une forme de réalité dérivée, qui
continue à appartenir à la réalité bien qu’elle paraisse se situer hors d’elle.
17 Cette interprétation de type herméneutique, qui tend à ramener la conscience
religieuse du ciel sur la terre en lui restituant un fond humain, anticipe à certains
égards sur l’entreprise de la Traumdeutung telle que Freud l’a plus tard menée : en
particulier, elle conduit à présenter la conscience religieuse sur le type du rêve qui,
tout en prétendant occuper un autre terrain que celui du monde de la veille auquel il
fait en quelque sorte concurrence, traduit des désirs et des préoccupations bien réels
dont il travestit la manifestation, ce qui leur donne une apparence irréelle. La
conscience religieuse, et par suite l’idéologie appréhendée selon le même paradigme,
était ainsi renaturalisée, sur la base très particulière offerte par la naturalité du désir,
sous la forme d’un désir inassouvi et refoulé auquel elle fournit un mode de réalisation
détourné et déformé. L’homo ideologicus, l’homme en proie à la rumination idéologique,
est donc un dormeur, qui croit vivre en marge de la réalité, dans un autre monde, alors
que ce dernier n’est qu’une émanation de sa vie éveillée, une fiction qui, sans doute,
n’est pas gratuite, dans la mesure où elle est la traduction d’un malaise, d’un manque à
être, dont les causes sont à chercher dans la réalité elle-même. C’est grossièrement sur
ces bases que, dans ses écrits antérieurs à 1845, Marx, avant même d’en venir à se
réapproprier le terme idéologie qu’il a fait passer de la langue française dans la langue
allemande, ce qui en a universalisé l’usage, avait entrepris de réfléchir le rapport entre
religion et politique sur lequel, dans les années 1842-1843, et en particulier dans son
premier article sur La question juive, s’était centrée son attention. C’est donc de là qu’il
faut repartir pour comprendre à partir de quels présupposés s’est opérée, dans un
contexte bien précis, la reprise de la notion d’idéologie dans le cadre de l’analyse
marxiste, qui en a marqué toutes les exploitations ultérieures, y compris celles allant
dans un sens opposé au marxisme.
18 Le premier article de Marx sur La question juive, dont les principaux développements
sont consacrés au problème des droits de l’homme, est une réponse à un article publié
antérieurement sous le même titre par Bruno Bauer, auquel il avait été lié
intellectuellement dans la période précédente, en particulier au moment de la
composition de sa thèse de doctorat en philosophie, mais dont il s’était séparé, et qui
sera, sous l’appellation ironique de « saint Bruno », l’une des cibles de L’idéologie
allemande. Par « question juive », Bauer entendait l’ensemble des problèmes posés par
70

l’émancipation des Juifs dans la société allemande, et, ramenée à l’essentiel, sa thèse
était que le principal obstacle à cette émancipation est la conscience religieuse des
Juifs, qui a créé de toutes pièces dans leur tête le mythe de leur judéité, d’où la
nécessité de porter la critique contre ce mythe en lui donnant la forme d’une critique
religieuse. Ce à quoi Marx opposait, en ayant à l’esprit l’idée que la question juive
n’intéresse par seulement les Juifs mais constitue un cas particulier du problème de
l’émancipation humaine en général, l’argument selon lequel la critique, lorsqu’elle se
contente de s’attaquer aux représentations religieuses, manque sa cible, qui est en
réalité politique : la solution de la question juive, c’est qu’il n’y a pas de question juive,
tout simplement parce qu’elle déborde les limites à l’intérieur desquelles le thème de la
judéité, enraciné dans des spéculations de type religieux, prend sens. En effet, si les
hommes sont aliénés dans leur tête, dans la mesure où leur aliénation répond à des
motivations formulées mentalement, ce qu’on peut à la rigueur admettre, ils le sont en
vertu de causes qui ne se situent pas dans leur tête, mais résultent de l’existence, face à
la société réelle où l’homme vit et travaille, d’un corps devenu matériellement étranger
à celle-ci, bien qu’il en soit sorti, et qui est l’État. C’est pourquoi la vraie critique doit
être politique, et non religieuse : c’est à l’autonomie que l’État revendique par rapport
au reste de la société qu’il faut en dernière instance qu’elle s’en prenne. Se retrouve
donc ici le thème de la séparation, que Marx a seulement transporté sur un autre
terrain, celui où, à ses yeux, se situe la principale séparation, dont celle promulguée par
la religion n’est en dernière instance que le calque ou la reproduction : de ce point de
vue, on peut avancer qu’il a récupéré, en l’interprétant à sa manière, la thèse de Hegel
selon laquelle « l’État, c’est Dieu sur la terre ». C’est sur terre et non dans le ciel que se
décide l’issue au problème posé par la séparation : mais cela n’empêche que, pour
penser cette séparation, il faille en quelque sorte remonter de la copie à l’original, donc
déplacer vers l’analyse du monde réel les résultats obtenus à partir de l’étude de
l’idéologie religieuse, où les termes du problème se présentent sous une forme grossie,
donc plus directement lisible, ce qui explique que la critique religieuse ait précédé la
critique politique et lui ait préparé le terrain, en esquissant la structure théorique
qu’elle n’aura plus ensuite qu’à réappliquer à ce qui constitue son objet véritable.
19 Attaquer l’idéologie sous sa forme religieuse pour sauver l’État, comme prétend le faire
un rationalisme de courte vue, « laïque » avant la lettre, du type de celui revendiqué
par Bauer, ce qui n’est pas très différent de ce que faisait Napoléon lorsqu’il
sanctionnait les Idéologues en vue de préserver le principe de son autorité, c’est passer
à côté du fait fondamental qui est que la véritable religion, la religion dans sa forme la
plus pure, c’est la religion de l’État, c’est-à-dire l’ensemble de spéculations venues du
fond des âges qui ont amené à croire que l’État dispose de droit d’une complète
autonomie par rapport au reste de la société, alors que, immergé en elle, il n’en
constitue qu’un bout rapporté, une excroissance plus ou moins maligne, qui est la cause
de toutes les formes de l’aliénation humaine. Marx écrit, dans le premier article sur la
question juive :
Religieux, les membres de l’État politique le sont par le dualisme entre la vie
individuelle et la vie générique, entre la vie de la société civile et la vie politique ;
religieux, ils le sont en tant que l’homme considère comme sa vraie vie la vie
politique située au-delà de sa propre individualité ; religieux, ils le sont dans le sens
que la religion est ici l’esprit de la société civile, l’expression de ce qui éloigne et
sépare l’homme de l’homme6.
71

20 En conséquence, pour abolir cette séparation, dont l’idéologie religieuse fournit une
représentation conforme, mais qui n’en reste pas moins de l’ordre de la pure
représentation, il faut remonter jusqu’à ses racines premières, qui consistent en la
scission de la société civile et de l’État. En mettant ainsi l’accent sur la critique
politique, au moment où il écrit La question juive, Marx n’en est pas encore arrivé à
concevoir, comme il le fera après 1845, que ce qui éloigne et sépare l’homme de
l’homme a ses causes dans la société civile elle-même, c’est-à-dire sur le terrain où les
hommes produisent par leur travail leurs moyens d’existence, dans des conditions qui,
dans le cadre de la société bourgeoise, sont celles de la séparation du capital et du
travail, source de conflits sociaux inexpiables, dont la solution ne se trouve pas dans
l’État, donc n’est pas exclusivement politique. Le cheminement de pensée de Marx,
résumé très grossièrement, l’a donc conduit de la critique religieuse à la critique
politique, puis de la critique politique à la critique économique. Ce qui nous intéresse
ici avant tout, c’est que, pour parcourir ce cheminement, il soit parti de la critique
religieuse qui lui a fourni ses concepts de base, et en particulier qui lui a permis de
penser l’idéologie, en tant que celle-ci prend place dans une structure de séparation, de
scission, qui littéralement coupe le monde en deux et amène les gens à vivre écartelés
entre deux ordres de réalité, l’un matériel, l’autre idéel, ce qui est la cause pour eux
d’une insupportable tension.
21 Pour expliquer comment Marx, sur les bases fournies par ce que nous avons appelé le
processus de péjoratisation de l’idéologie, a opéré la reprise de ce concept, qui en a
effectué la généralisation en en faisant l’un des noyaux centraux de la pensée politique
et sociale, un enjeu déterminant pour la compréhension de la vie collective et des
dilemmes dans lesquels elle s’est enfermée, il va donc falloir repartir, comme Marx lui-
même l’a fait, du modèle spéculatif qui a rendu cette reprise possible, et l’a d’une
certaine façon préparée : ce modèle, Marx l’a trouvé, sous une forme sophistiquée,
complètement élaborée, dans L’essence du christianisme de Feuerbach, et, sans la
référence aux enseignements qu’il a pu tirer de la lecture de cet ouvrage, les textes qu’il
a composés en 1845, au moment où il a redécouvert à de nouveaux frais l’idéologie, à la
fois le mot et la chose, seraient peu compréhensibles.
22 Pour conclure cette présentation du processus de péjoratisation de la notion
d’idéologie, rapprochons la de celle qu’en a proposée le marxiste hongrois Karl
Mannheim dans son ouvrage Idéologie et utopie (1929), qui a joué un rôle fondateur pour
une sociologie de la connaissance : cette démarche consiste, selon les termes de
Mannheim, à « observer comment et sous quelles formes la vie intellectuelle à un
moment historique donné est en rapport avec les formes politiques et sociales
existantes », sous-entendu d’une manière qui en biaise les productions, de telle sorte
qu’elles cessent d’entretenir un rapport frontal à la vérité objective des choses qu’elles
reflètent alors indirectement, sur fond de « fausse conscience », au sens d’une
conscience qui n’est pas fausse pour des raisons subjectives particulières mais sur un
plan de détermination plus large où c’est la vie sociale tout entière qui est impliquée.
Dans la présentation historique qu’il donne du concept d’idéologie, Mannheim insiste,
comme nous venons de le faire, sur l’importance du rôle joué par Napoléon, qui, par
son initiative propre, a fait entrer le mot idéologie dans le langage courant, pour cette
opération de « falsification » de l’idéologie, et, par son intermédiaire, de l’entreprise
même de la connaissance, qui précède et prépare sa reprise ultérieure par Marx. Sa
thèse est que, pour que la connaissance soit ainsi destituée, sur un plan général, de son
72

rapport positif à la vérité, il a fallu l’intervention d’un politique, qui a conduit à


l’aborder d’un point de vue, non plus théorique, mais pratique :
Le terme « idéologie » lui-même n’avait au début aucun sens ontologique inhérent.
Il n’impliquait aucun jugement quant à la valeur des différentes sphères de réalité,
puisqu’à l’origine il dénotait simplement la théorie des idées. Les Idéologues
étaient, autant que nous sachions, les membres d’un groupe de philosophes français
qui, suivant la tradition de Condillac, rejetaient la métaphysique et cherchaient à
asseoir les sciences culturelles sur des bases anthropologiques et psychologiques.
La conception moderne de l’idéologie prit naissance lorsque Napoléon, trouvant
que ce groupe de philosophes s’opposait à ses ambitions impériales, les étiqueta
dédaigneusement « idéologues ». Par là, le mot prit le sens péjoratif que, comme le
mot « doctrinaire », il a conservé jusqu’à ce jour. Toutefois, si l’on examine les
implications théoriques de ce dédain, on découvre que l’attitude dépréciatrice qu’il
entraîne est, au fond, de nature épistémologique et ontologique. Ce qui est déprécié,
c’est la validité de la pensée de l’adversaire, parce qu’elle est considérée comme
irréaliste. Mais si l’on demandait encore : « Irréaliste à quel point de vue ? », la
réponse serait : irréaliste par rapport à la pratique, irréaliste par opposition aux
choses qui se passent dans l’arène politique. Dès lors, toute pensée étiquetée comme
« idéologie » est considérée comme vaine lorsqu’elle aborde la pratique, et le seul
accès sérieux à la réalité doit être cherché dans l’activité pratique. Lorsqu’on les
mesure d’après les règles de la conduite pratique, la pensée pure ou la réflexion sur
une situation donnée deviennent insignifiantes. Ainsi, il est clair que la nouvelle
signification du terme idéologie porte la marque de la position et du point de vue de
ceux qui l’ont frappée, à savoir les hommes d’action politiques. Le nouveau terme
sanctionne l’expérience spécifique du politicien en rapport avec la réalité et il sert
de support à cette irrationalité pratique qui accorde si peu de valeur à la pensée
comme instrument propre à saisir la réalité.
Au XIXe siècle, le terme idéologie, employé en ce sens, fut en grande vogue. Ceci
veut dire que le sentiment du politicien à l’égard de la réalité prima et délogea les
modes de pensée et de vie contemplatifs, scolastiques. Dès lors, le problème
impliqué dans le terme « idéologie » : « Qu’est-ce qui est vraiment réel ? » ne
disparut plus jamais de l’horizon.
Il est nécessaire cependant que cette transition soit correctement comprise. La
question de savoir ce qui constitue la réalité n’était d’aucune façon nouvelle. Mais
que la question s’élève dans l’arène de la discussion publique (et non seulement
dans des cercles académiques isolés), voilà qui semble indiquer un changement
important. La nouvelle connotation acquise par le terme idéologie, parce qu’il était
défini à nouveau par le politicien dans les termes de ses propres expériences,
semble dénoter un tournant décisif dans la nature du problème de la vérité. Si donc
nous devons affronter les exigences que nous présente la nécessité d’analyser la
pensée moderne, nous devons veiller à ce qu’une histoire sociologique des idées
vise la pensée actuelle de la société, et non pas seulement des systèmes d’idées se
perpétuant par eux-mêmes et prétendument indépendants, élaborés dans une
tradition académique rigide. Si la connaissance erronée était autrefois tenue en
échec par appel à la sanction divine qui, infailliblement, révélait le vrai et le réel, ou
par une pure contemplation dans laquelle on devait, croyait-on, découvrir les idées
vraies, actuellement le critère de la réalité se trouve en premier lieu dans une
ontologie dérivée de l’expérience politique. L’histoire du concept d’idéologie depuis
Napoléon jusqu’au marxisme, en dépit des changements dans son contenu, a
conservé ce même critère politique de la réalité. Cet exemple historique montre en
même temps que le point de vue pragmatique était toujours impliqué dans
l’accusation que Napoléon jetait à la face de ses adversaires. En fait, nous pouvons
dire que, pour l’homme moderne, le pragmatisme est, pour ainsi dire, devenu à
quelques égards l’horizon inévitable et approprié et que la philosophie, en ce cas,
s’est simplement emparée de ce point de vue et est passée à ses conclusions
logiques7.
73

23 On peut résumer grossièrement cette analyse de la manière suivante : le mot idéologie


a pris sa signification moderne, qu’il conserve encore en gros aujourd’hui, du moment
où les politiques se sont emparés du problème de la vérité, qui a alors cessé d’être
l’apanage des savants, et a perdu sa dimension « scolastique » (terme que Bourdieu
utilisera à nouveau dans ce sens) ; alors s’est aussi imposée « une ontologie dérivée de
l’expérience politique », fondée sur un rapport pragmatique à la réalité des choses. Du
même coup s’est ouvert le champ d’une nouvelle connaissance, prenant en compte
cette dimension pragmatique de la connaissance : il s’agit, comme l’appelle Mannheim,
de la sociologie de la connaissance, ou connaissance de la connaissance comme
idéologie, en tant qu’elle est fondée sur un rapport pragmatique, et non purement
contemplatif, à la réalité des choses.
24 On peut accorder à Mannheim que le problème de l’idéologie a été posé, c’est-à-dire
que l’idéologie est elle-même devenue un problème, donc quelque chose qui ne va pas
de soi et appelle une critique spécifique, lorsque la démarche de la connaissance et sa
valeur de vérité ont été considérées au point de vue de leurs incidences politiques et
sociales, et ont cessé d’être mesurées directement par rapport à une réalité objective
indépendante de ces incidences et dont elles ne seraient que l’émanation ou le reflet.
Mais est alors soulevé un nouveau problème, qui est de savoir quelle est la nature de
ces incidences politiques et sociales et à quel type de pratique elles renvoient : cette
pratique est-elle celle qui se rapporte à l’initiative d’un responsable politique isolé,
comme Napoléon en fournit l’illustration exemplaire, ou à celle d’un groupe organisé
intervenant dans le champ de débats qui donnent lieu à la circulation des idées en tant
que sujet collectif animé par ses intérêts propres, ou encore à celle de la société en tant
que telle, engagée structurellement, donc anonymement, dans une dynamique de
production idéologique tendanciellement conflictuelle qui exprime explicitement sous
forme de discours ses propres contradictions internes ? La référence à la pragmatique
mise en avant par Mannheim ne permet pas de trancher entre ces différentes options.
Cependant, elle permet de dégager un aspect essentiel de la notion d’idéologie :
l’idéologie, c’est la pensée en tant qu’elle se présente comme la pensée de l’autre, que
cet autre soit l’adversaire que combat tout individu engagé politiquement, qu’il soit
l’autre groupe contre lequel un groupe donné définit et défend ses options propres, ou
qu’il soit l’autre au sens plus général de l’altérité que la société inclut dans sa
constitution, ce qui interdit de la considérer comme une totalité existant sous une
forme homogène, et en conséquence disposant d’emblée, à la manière d’une donnée
première non susceptible d’être remise en cause, de son identité à soi. D’où cette leçon :
pour qu’il y ait idéologie, il faut qu’il y ait de l’autre, qu’existe un monde social dans
lequel il puisse y avoir de l’autre et une représentation de l’autre en tant que tel, c’est-
à-dire que soit reconnu un principe d’altérité qui, venu ou non de l’extérieur, traverse
et travaille l’ordre de la pensée, en défait la cohérence et l’unité apparentes, et y
introduit ainsi un nouveau point de vue qui est celui de la négativité.
74

NOTES
1. Selon une confidence rapportée par Las Cases, Bonaparte se faisait appeler aux réunions de
l’Institut auxquelles il participait le « Géomètre des batailles » ou le « Mécanicien de la victoire »
(Le mémorial de Sainte-Hélène, à la date du 12 mai 1816) ; le 11 décembre 1797, au cours d’un dîner
public, Laplace lui aurait fait cette déclaration qui mêlait astucieusement obséquiosité et ironie :
« Général, nous nous attendions tous à recevoir tout de vous, sauf une leçon de
mathématiques ! »
2. Cité par G. Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978, p. 317,
ouvrage auquel sont empruntées les références suivantes.
3. Conçu en 1804, l’ouvrage n’est paru qu’en 1813, une première impression ayant été saisie
en 1810.
4. Voir infra, le chapitre XIII sur Victor Cousin.
5. « Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée.
L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ». On peut
voir, en lisant La Sainte Famille, avec quel enthousiasme Marx salua cette nouvelle façon de voir et
à quel point – malgré toutes ses réserves critiques – il fut influencé par elle » (F. Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans Marx, Engels, Études philosophiques,
Paris, Éditions sociales, 1961, p. 23).
6. K. Marx, La question Juive, trad. J.-M. Palmier, Paris, 10/18,1968, p. 32.
7. K. Mannheim, Idéologie et utopie, trad. P. Rollet d’après l’édition anglaise de 1937, Marcel
Rivière, coll. « Petite bibliothèque de sociologie internationale », série « Les classiques de la
sociologie », 1956, p. 66-69.
75

Chapitre IV. La révolution dans le


miroir de la contre-révolution : Le
cas de Joseph de Maistre

1 Au fur et à mesure de son déroulement, et des conflits spécifiques auxquels celui-ci a


donné lieu, le mouvement révolutionnaire a suscité des représentations, images
contrastées de la Révolution, qui ont joué auprès d’elle le rôle de modèles théoriques
d’interprétation et de schèmes pratiques d’intervention, réglant simultanément les
pensées et les comportements. Essayons, pour commencer, de répertorier et de sérier
ces représentations.
2 Du côté de ceux qui se sont engagés positivement dans ce mouvement, ce qui l’emporte,
c’est la figure d’un acte essentiellement humain : la question étant alors de savoir
quelle nature d’homme est impliquée dans son dispositif, celle d’un individu délibérant
et se déterminant en vertu de ses droits fondamentaux, ou celle d’une collectivité
solidaire, sinon unanime, soudée dans l’existence de fait d’une nation organique.
3 Du côté de ceux qui, au contraire, ont pris leurs distances vis-à-vis du mouvement
révolutionnaire, ou ont entrepris de lui résister, domine la représentation d’un
processus inhumain, en ce sens que les hommes qui y prennent part, s’ils en sont les
acteurs, n’en sont pas véritablement les auteurs. Cette représentation supporte elle-
même deux interprétations : l’une fait ressortir l’idée d’un événement naturel soumis
aux lois par définition communes d’une fatalité objective ; l’autre met en avant la
manifestation singulière d’une intervention surnaturelle, mystérieusement ourdie
suivant les voies obscures de la providence divine.
4 Le système de ces représentations est traversé par un certain nombre de clivages : celui
du positif et du négatif, celui de l’universel et du singulier, celui du voulu et du subi,
celui du mécanique et de l’organique, celui du rationnel et de l’irrationnel, pour ne
citer que les plus importants.
5 À partir de là pourrait être reconstituée une grille explicative ordonnée en référence à
un triple modèle : un modèle naturel, un modèle artificiel, un modèle surnaturel, ceux-
ci soutenant des conceptions de la Révolution opposées entre elles.
76

6 Comment l’interprétation de la Révolution proposée par Jospeh de Maistre,


essentiellement dans ses Considérations sur la France1 de 1796, se situe-t-elle par rapport
à ces repères ? Sa position à cet égard apparaît comme paradoxale, dans la mesure où,
au lieu de privilégier l’un de ces modèles par rapport aux autres, elle emprunte à
chacun des éléments, qu’elle ajuste à l’intérieur d’une ligne composite et peut-être
contradictoire.
7 Partons du modèle naturel :
Mais croit-on donc que le monde politique marche au hasard et qu’il ne soit pas
organisé, dirigé, animé par cette même sagesse qui brille dans le monde physique 2 ?
Une révolution n’est qu’un mouvement politique qui doit produire un certain effet
dans un certain temps. Ce mouvement a ses lois ; et en les observant sur une
certaine étendue de temps, on peut tirer des conjonctures assez certaines pour
l’avenir3.
8 De ces formules se dégage l’idée d’une politique tirée de l’expérience, au lieu qu’elle se
place en rupture par rapport à elle. Cette idée se situe dans la ligne des conceptions
déjà développées par Burke, que Maistre paraît reprendre à son compte. Mais cette
réflexion sur le pouvoir des faits, qui prime toute considération de droit, s’inscrit aussi
chez Maistre dans la perspective d’une sagesse inspirée de l’Antiquité païenne :
Mais il faut surtout se garder de l’erreur énorme de croire que la liberté soit
quelque chose d’absolu, non susceptible de plus ou de moins ! Qu’on se rappelle les
deux tonneaux de Jupiter ; au lieu du bien et du mal, mettons-y le repos et la liberté.
Jupiter fait le lot des nations ; plus de l’un et moins de l’autre : l’homme n’est pour rien
dans cette distribution4.
9 Si la Révolution est réfléchie comme un événement naturel, c’est donc au sens d’une
nature interprétée à la fois en termes d’expérience et de destin.
10 Passons au modèle artificiel :
Ouvrez les yeux et vous verrez que la République française ne vit pas ! Quel appareil
immense ! Quelle multiplicité de ressorts et de rouages ! Quel fracas de pièces qui se
heurtent5 !
Une constitution écrite telle que celle qui régit les Français n’est qu’un automate
qui ne possède que les formes extérieures de la vie. L’homme, par ses propre forces,
est tout au plus un Vaucanson ; pour être Prométhée, il faut monter au ciel, car le
législateur ne peut se faire obéir ni par la force ni par le raisonnement 6.
11 Ce modèle fonctionne donc de manière répulsive, en référence à l’opposition du vif et
du mort, de l’animé et de l’articulé : l’homme est construit comme une machine qui est
exposée à se dérégler ; et ce qu’il présente comme sa « création » n’a en fait aucune
valeur positive, mais doit en réalité s’interpréter en termes de destruction. Selon
Maistre, les hommes, automates et fabricants d’automates, sont simultanément
manipulateurs et manipulés :
Ils ont toujours marché en avant sans regarder derrière eux ; et tout leur a réussi
parce qu’ils n’étaient que les instruments d’une force qui en savait plus qu’eux. Ils
n’ont pas fait de faute dans leur carrière révolutionnaire, par la raison que le
flûteur de Vaucanson ne fit jamais de notes fausses7.
12 La Révolution n’a donc été qu’un théâtre d’ombres, derrière lequel ont dû jouer des
ressorts plus cachés.
13 La logique de l’artificiel conduit ainsi Maistre à celle du surnaturel ; ce qui a mis en
marche la machine révolutionnaire, c’est un plan divin, agencé selon des vues par
définition cachées :
77

Il est doux, au milieu du renversement général, de pressentir les plans de la


divinité. Jamais nous ne verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous nous
tromperons ; mais dans toutes les sciences possibles, excepté les sciences exactes,
ne sommes-nous pas réduits à des conjectures8 ?
14 Au nom de « la magie noire qui opère dans ce monde9 », Maistre interprète aussi la
Révolution comme un acte expiatoire, s’inscrivant dans le contexte d’une histoire-
catastrophe, vécue comme un holocauste, à l’ombre portée par la figure immémoriale
du bourreau. On pourrait parler ici à la limite d’un travail du négatif, puisque « si la
Providence efface, sans doute c’est pour écrire10 ».
15 Ainsi Jospeh de Maistre a-t-il simultanément interprété la Révolution en termes de
violence, en rapport à l’action destructrice des hommes ; de nécessité, en rapport à la
force aveugle des choses ; et d’épreuve, en rapport à l’intervention extraordinaire de
Dieu. En ressort une image composite, équivoque et peut-être contradictoire. On peut
interpréter cette contradiction de la manière suivante ; Maistre a pensé contre la
Révolution, mais dans le contexte de la Révolution, dont le mouvement l’a ainsi marqué
objectivement.
16 Cette attitude s’explique par la manière dont Maistre aborde le problème religieux :
Je suis si persuadé des vérités que je défends que lorsque je considère
l’établissement général des principes moraux, la divergence des opinions,
l’ébranlement des souverainetés qui manquent de base, l’immensité de nos besoins
et l’inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre
ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le
christianisme sera rajeuni d’une manière extraordinaire. C’est entre ces deux
suppositions qu’il faut choisir, selon le parti qu’on a pris sur la vérité du
christianisme11.
17 Au même moment – l’ouvrage est paru à Londres en mars 1797 –, Chateaubriand posait,
à la fin de son Essai historique sur les révolutions, la question : « Quelle sera la religion qui
remplacera le christianisme ? », question à laquelle il répondra lui-même cinq ans plus
tard, au terme de ce qu’il présentera comme une véritable conversion, en adoptant la
seconde des options évoquées dans le texte de Maistre, celle d’une « régénération » du
christianisme. Après avoir écrit ses Considérations sur la France, Maistre a composé des
« Fragments sur la religion, ou recueil d’extraits et de réflexions relatives à un ouvrage
projeté où le système catholique serait envisagé sous un point de vue nouveau ». Dans
les notes préparatoires de cet ouvrage, on peut lire :
Je n’entreprendrais pas d’écrire sur un sujet si souvent traité si je n’espérais
pouvoir le présenter sous un jour nouveau et avec de nouveaux arguments12.
18 Dans les toutes dernières années du XVIIIe siècle, le projet que Chateaubriand a réalisé
en écrivant le Génie du christianisme était donc dans l’air.
19 Que signifie au juste cette perspective d’un renouveau du christianisme qui se tient à
l’arrière-plan de l’ensemble des réflexions présentées par Maistre au sujet de la
Révolution ? Qu’est-ce qui distingue ce projet de l’instauration d’une religion nouvelle ?
Chez Maistre, cette tentative a revêtu la forme surprenante, aussi peu dogmatique que
possible, d’une synthèse de l’illuminisme et du catholicisme, conduisant à
l’établissement d’un véritable syncrétisme : dans les Considérations, les dieux d’Homère
sont évoqués aussi souvent que celui de la Bible, au nom du principe suivant : « Il n’est
point de système religieux entièrement faux13. »
78

20 On pourrait voir là l’amorce d’un néo-catholicisme du type de celui élaboré ensuite par
Lamennais, dans le contexte propre à une doctrine de la « tradition », sous réserve que
celle-ci soit interprétée dans les termes d’une « nouvelle tradition ».
21 S’explique alors la tentative de Maistre en vue de réconcilier, au nom de la force de
l’expérience, l’ancien et le nouveau : tentative qu’illustre l’improbable alliance,
esquissée dans les Considérations sur la France, entre le système de la fatalité et celui de
la providence. Cette alliance débouche finalement sur une vision gnostique de
l’histoire, où s’affrontent, à puissance égale, le bien et le mal. Vision aussi peu
orthodoxe que possible.
22 On comprend que l’interprétation de la Révolution forgée à partir de telles prémisses
soit foncièrement composite, révolutionnaire et contre-révolutionnaire à la fois. Ce
dont on peut conclure que la pensée dite « contre-révolutionnaire » ne peut être
complètement isolée du processus de la Révolution, dont elle fait partie intégrante,
comme l’un de ses aspects extrêmes. Replacée dans le mouvement global de la
Révolution, qui ne peut être ramenée à un événement ponctuel relevant d’une
interprétation univoque, cette pensée en exprime aussi à sa manière, qui doit être
paradoxale, les orientations les plus profondes, qui l’ont marquée à son insu.

NOTES
1. J. de Maistre, Considérations sur la France, Paris, Garnier, coll. « Les classiques de la politique »,
1980. La référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CSF.
2. CSF, chap. X, p. 86.
3. CSF chap. X, p. 98.
4. CSF, chap. VIII, p. 75.
5. CSF, chap. VII, p. 67.
6. CSF, chap. VII, p. 67-68.
7. CSF, chap. I, p. 33.
8. CSF, chap. III, p. 49.
9. CSF, chap. II, p. 40.
10. CSF, chap. II, p. 45.
11. CSF, chap. V, p. 59.
12. Cité par É. Dermenghem, Joseph de Maistre mystique, Paris, La Connaissance, 1923, p. 110.
13. CSF, chap. X, p. 87.
79

Chapitre V. Paradoxes de la raison


historique : L’Essai sur les révolutions
de Chateaubriand

« Passagers inconnus, embarqués sur le fleuve du


temps1 »
CHATEAUBRIAND
1 En 1838, Auguste Comte écrit, dans une note de la 46e leçon de son Cours de philosophie
positive, leçon introductive à ce qui va bientôt s’appeler « sociologie » :
Chacun se souvient que le romantisme s’introduisit en France dès le
commencement de ce siècle sous les auspices de l’école catholico-féodale, qui se fit
longtemps une sorte d’obligation de parti de préconiser les plus monstrueuses
aberrations des novateurs littéraires ; tandis que l’école révolutionnaire, défendant
au contraire avec ardeur la vieille légitimité classique, tenta même plus d’une fois
de la placer sous la protection de règlements officiels 2.
2 Comte s’étonne de voir une réaction qui prétend innover, alors que la révolution tente
d’ordonner et de conserver, selon le rapport inattendu qui s’est noué au début du
XIXe siècle, sur le plan des pratiques artistiques, entre une avant-garde romantique se
réclamant du passé et de la tradition (bientôt Lamartine et le jeune Hugo, à la suite de
Chateaubriand), et un néo-classicisme progressiste, héritier des Lumières, jouant
contre les modèles chrétiens ceux qui étaient hérités du paganisme gréco-romain, et
remontant ainsi plus loin encore vers l’arrière le cours de l’histoire. Selon l’explication
proposée par Comte, il ne pouvait s’agir que d’une « méprise », d’une
« inconséquence », devant être effacées, une fois surmontée définitivement l’opposition
entre une pensée de l’ordre et une pensée du progrès : alors, et pas seulement dans le
domaine des arts et de la littérature, il serait possible de préméditer et d’organiser un
avenir qui ne fût pas fait qu’avec de l’ancien, et qui ne fût pas non plus totalement en
rupture avec l’ancien.
3 La même année 1838 où Comte formule ce diagnostic, Chateaubriand, l’un des
principaux protagonistes de cette lutte de tendances, dont les enjeux, manifestement,
dépassent le strict domaine de l’esthétique, rédige, pour le faire figurer dans ses
Mémoires d’outre-tombe, un passage consacré à un épisode de sa vie se situant en 1802,
80

postérieurement à la publication du Génie du christianisme : alors en voyage dans le midi


de la France, et descendant le Rhône pour se rendre à Marseille où il s’apprêtait à faire
saisir des contrefaçons de son livre, il rédigeait, pour le Mercure de France qu’il
dirigeait avec Fontanes, un compte-rendu de l’ouvrage de Bonald, l’un des grands
inspirateurs du mouvement de la contre-révolution. Législation primitive, qui venait
précisément de paraître3. Les Mémoires reproduisent, en les mettant en situation, deux
passages particulièrement significatifs de cet article :
Je prévoyais déjà4 ce qui est arrivé depuis5. La littérature française, disais-je, va
changer de face ; avec la Révolution vont naître d’autres pensées, d’autres vues des
choses et des hommes. Il est aisé de prévoir que les écrivains se diviseront. Les uns
s’efforceront de sortir des anciennes routes ; les autres tâcheront de suivre les
antiques modèles, mais toutefois en les présentant sous un jour nouveau. Il est
assez probable que les derniers finiront par l’emporter sur leurs adversaires, parce
qu’en s’appuyant sur les grandes traditions et sur les grands hommes, ils auront des
guides sûrs et des documents plus féconds6.
4 On retrouve ici une idée assez voisine de celle qui inspire également le texte de Comte :
il y a dans la tradition un élément d’innovation, qui finira par l’emporter, comme
l’avenir doit avoir le pas sur le passé, mais sans rompre définitivement avec lui. Mais
chez Chateaubriand, cette affirmation s’accompagne d’un commentaire prophétique et
désabusé, développé dans le second extrait de son article de 1802 consacré à Bonald,
dont il constituait le paragraphe conclusif :
L’auteur de cet article, disais-je, ne peut se refuser à une image qui lui est fournie
par la position dans laquelle il se trouve. Au moment même où il écrit ces derniers
mots, il descend un des plus grands fleuves de France. Sur deux montagnes
opposées s’élèvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachées de
petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces
montagnes, ces sons, ces monuments gothiques amusent un moment les yeux du
spectateur ; mais personne ne s’arrête pour aller où la cloche l’invite. Ainsi les
hommes qui prêchent aujourd’hui morale et religion donnent en vain le signal du
haut de leurs ruines à ceux que le torrent du siècle entraîne ; le voyageur s’étonne
de la grandeur des débris, de la douceur des bruits qui en sortent, de la majesté des
souvenirs qui s’en élèvent, mais il n’interrompt point sa course, et au premier
détour du fleuve tout est oublié7.
5 Pour commenter ce texte, on peut paraphraser une formule dont Comte reprendra
précisément l’esprit à Bonald et dont il fera la pierre angulaire de sa théorie de la
connaissance : on ne peut à la fois penser et se regarder penser, comme le prétendent
au contraire les théoriciens de la conscience qui affirment que celle-ci peut être isolée,
dans l’actualité de sa pure présence, des contraintes du temps et de l’histoire.
Chateaubriand, contre Bonald lui-même et ce que sa démarche pouvait avoir de
rétrograde, dit bien aussi quelque chose de ce genre : on ne peut, lorsqu’on est entraîné
par un mouvement (le fleuve, l’histoire, le temps), en arrêter le flux pour le regarder
s’écouler, et se regarder soi-même en train de passer suivant son fil. C’est-à-dire que le
regard vers l’arrière, apparemment réactif, qu’on porte sur une tradition (ici exprimée
par l’image des ruines, comme figées dans leur statut de choses passées que symbolise
leur dégradation : à cette symbolique est ici associée celle des cloches, dont les
résonances évoquent, comme un souvenir du passé, les échos d’un sentiment religieux
dont l’actualité est devenue problématique), se situe à un point de vue qui n’est pas
uniment orienté dans le sens du passé, mais est lui-même inexorablement emporté vers
l’avant : la nostalgie, encore redoublée dans ce passage des Mémoires, où Chateaubriand
se cite à près de quarante ans de distance, nostalgie propre à la commémoration d’un
81

passé dont le fait même qu’on le commémore atteste le caractère révolu, témoigne, a
contrario en quelque sorte, de l’impulsion qui l’entraîne dans la voie du nouveau. C’est
comme si descendre un fleuve était en même temps le remonter dans l’autre sens : ou
plutôt on dirait qu’on ne peut retourner vers la source d’un fleuve qu’en se faisant
entraîner et déporter par son flux inexorable, toute mémoire étant, à son insu même, et
contre sa volonté la plus expresse, orientée vers une sorte d’avenir, les efforts
d’innovation les plus radicaux étant, de leur côté, ramenés vers le passé avec lequel ils
voudraient rompre.
6 Chateaubriand a aussi exploité cette figure d’une navigation, inspirée de la
représentation complexe du fleuve-temps, image du « torrent du siècle », dont elle
partage les ambiguïtés et les contradictions, dans un autre texte commémoratif : il
s’agit de la préface à l’édition de 1826 de ses Œuvres, où était pour la première fois
reproduit, dans sa version originale assortie de notes correctives, le malheureux Essai
historique sur les révolutions de 1797, dont Chateaubriand n’a jamais cessé ensuite de
regretter la publication, et dont toute son œuvre future, dès le Génie du christianisme
de 1802, n’a eu de cesse de contrecarrer et de gommer certains effets malencontreux.
Voici comment, à trente ans de distance, Chateaubriand explique les conditions de la
composition de cet Essai :
J’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête et je prétendais fixer les rives
fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du bord8.
7 Ainsi, à l’époque où, engagé dans la tourmente qui mêlait ensemble les mouvements de
la Révolution et de la contre-révolution, il faisait encore l’esprit fort, comme s’il était
toujours dans le salon de Malesherbes. Chateaubriand était déjà ce voyageur emporté
au fil d’une eau qu’il ne maîtrise pas, qui lui fait considérer mélancoliquement des rives
apparemment immobiles au point de vue de son propre mouvement, et qui les rend
définitivement insaisissables au moment même où il cherche à les appréhender, à y
prendre pied, pour en fixer la représentation.
8 L’Essai lui-même, dans sa rédaction primitive, commençait d’ailleurs par l’évocation de
ce flux qui donne son véritable élément à l’écriture poétique :
Le mal, le grand mal, c’est que nous ne sommes point de notre siècle. Chaque âge est
un fleuve qui nous entraîne selon le penchant des destinées quand nous nous y
abandonnons. Mais il me semble que nous sommes tous hors de son cours. Les uns
(les républicains) l’ont traversé avec impétuosité, et se sont élancés sur le bord
opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s’embarquer. Les deux
partis crient et s’insultent, selon qu’ils sont pour l’une ou l’autre rive. Ainsi les
premiers nous transportent loin de nous dans des perfections imaginaires, en nous
faisant devancer notre âge ; les seconds nous retiennent en arrière, refusent de
s’éclairer, et veulent rester des hommes du XIVe siècle dans l’année 17969.
9 Le fleuve, en même temps qu’il renvoie le regard vers deux directions, l’amont et l’aval,
départage aussi des rives opposées : sont renvoyées dos à dos les deux prétentions
rivales du tout progrès et du tout ordre, qui rejettent leurs sectateurs « hors du cours »
du fleuve-temps, en poussant les uns sur une rive droite où le temps semble s’être
arrêté en arrière de lui-même, au XIVe siècle, et les autres sur une rive gauche où il
semble au bout de sa course et en quelque sorte projeté au-delà de son rythme naturel
d’écoulement, parvenu au terme parfait de sa progression. Pour échapper à cette
alternative, il ne reste qu’à se réembarquer, en suivant l’écoulement du fleuve, au fil de
l’eau, qui dispose l’un par rapport à l’autre, dans la simultanéité de leur dialogue,
82

l’avant et l’après, sans prétendre les séparer, puisque toute vérité est dans le temps et
du temps.
10 Toute la pensée de Chateaubriand, et le style à travers lequel cette pensée s’est
effectuée, sont peut-être renfermés dans ces images, qui illustrent l’impossibilité de
penser en se situant complètement hors du temps, lors même qu’on entreprend de s’en
détacher ou de le prendre à contre-courant. Car si la pensée est pensée du temps, c’est
en ce double sens qu’elle essaie de ressaisir le temps en vue de le maîtriser, mais aussi
qu’elle en est issue, comme une pensée qui est « du temps », non seulement en ce sens
trivial qu’elle est bien de son temps, mais parce que, plus profondément, elle est faite et
travaillée par le temps qui la constitue en l’incorporant à son ordre, et en lui en faisant
partager toutes les contradictions ; de telle manière, peut-on dire, que la pensée elle-
même est « du » temps : c’est du temps, réfléchi et élaboré par des moyens qui sont
ceux du raisonnement ou de l’écriture, donc du style, du temps devenu lettre, et
comme tel à nouveau exposé au temps, au temps de ses destinataires qui l’emporte
encore plus loin dans son inachevable mouvement d’avancée et de recul. L’élément
commun à toutes les démarches de Chateaubriand, au long de sa carrière d’écrivain et
d’homme public, ce pourrait bien être cette rumination du temps et de son
déroulement, qui trouvera son plein régime dans les Mémoires d’outre-tombe, rumination
dont les incertitudes et les ambiguïtés, les « orages », ceux qui traversent aussi le cœur
de René, ne peuvent qu’incliner à une inexpiable mélancolie.

« UN TRÈS MÉCHANT LIVRE10 »


11 L’ Essai historique sur les révolutions11, rédigé par Chateaubriand pendant la période de
son émigration en Angleterre, où il a été publié en 1797, est un livre bizarre, une sorte
de monstre, en tout cas un fatras, qui, au seuil de la carrière littéraire de son auteur, est
parfaitement révélateur des ambiguïtés qui viennent d’être évoquées. Tel qu’il est, et
tel que Chateaubriand, en le republiant en 1826, a voulu lui-même qu’il nous fût
conservé dans sa forme originelle, cet ouvrage incomplet et hybride, qui paraît écrit
par « un esprit blessé12 », est intéressant par ses incohérences et ses contradictions 13 :
en proposant une explication historique globale de la révolution présente, replacée
dans la perspective de l’histoire universelle et de ses successives révolutions passées –
explication qui peut d’une certaine manière être interprétée comme une tentative de
justification de celle-ci, puisqu’elle revient à en faire un phénomène naturel, et comme
tel, pour une part, inéluctable –, l’ Essai de 1797 esquisse une synthèse entre l’ordre
monarchique et l’esprit de liberté, inattendue sous la plume d’un jeune noble émigré
qui semble n’en pas être à une inconséquence près ; mais nous savons que, dans son
fond, cette surprenante tentative n’a rien d’accidentel, puisqu’elle définit, même si
c’est avec la maladroite audace de l’inexpérience, une orientation qui, jusqu’à la fin,
marquera la politique de Chateaubriand, et sans doute aussi – c’est ce qu’on voudrait
montrer ici –, son œuvre d’écrivain et de penseur.
12 Le jeune auteur était lui-même parfaitement conscient des aspects paradoxaux de son
entreprise et des risques qu’il prenait personnellement en s’y engageant, comme en
témoigne, entre autres, ce passage de la version originale de son livre :
Loin d’ici celui qui chérit ses préjugés. Que nul qui n’a un cœur vrai et simple ne lise
ces pages. Nous allons toucher au voile qui couvre le Saint des Saints, et nos
83

recherches demandent à la fois le recueillement de la religion, l’élévation de la


philosophie et la pureté de la vertu14.
13 Cet appel, qui a aussi la signification d’une mise en garde personnelle, son auteur le
commentera lui-même ainsi une trentaine d’années plus tard :
N’ai-je pas l’air d’un homme qui se sent au moment de commettre une grande faute,
et qui cherche à la justifier d’avance, en voulant la faire passer pour une action
méritoire ? Quel droit avais-je d’invoquer la religion, la philosophie, la vertu,
lorsque j’allais, de la main la plus téméraire, essayer d’ébranler les bases de l’ordre
social ? Et pourtant il est vrai que dans ces mêmes pages, je repousse avec horreur
l’athéisme, et que dans mes raisonnements, non sans vue, s’ils sont sans prudence,
j’annonce le renouvellement de la face de l’Europe15.
14 Déchiré entre les tendances opposées du « philosophisme », directement hérité des
Lumières, et de convictions religieuses, authentiques ou convenues (depuis Sainte-
Beuve, ce dilemme a fait couler beaucoup d’encre) qui lui viennent d’abord de son
éducation, et que sa fidélité à l’esprit de famille va bientôt réveiller et revivifier,
Chateaubriand, dans sa première réalisation littéraire importante, paraît ainsi n’avoir
pas su choisir entre la foi et le scepticisme ou le fatalisme, c’est-à-dire entre des figures
de la pensée représentant une sorte de passé et une sorte d’avenir, sans qu’on sache
bien d’ailleurs laquelle se situe du côté de l’avenir et laquelle de celui du passé.
15 Mais faut-il absolument interpréter ces hésitations en termes de défaut et de manque,
et en faire les symptômes d’une pensée qui se cherche encore obscurément et que les
révélations du Te Deum napoléonien n’illumineront, sincèrement ou en toute
opportunité, qu’en 1802 ? Ne peut-on estimer qu’en maintenant une espèce de balance
entre des options politiques et idéologiques opposées. Chateaubriand a cherché ainsi à
se protéger des excès de l’une et de l’autre ?
On voit partout dans l’Essai que ma raison, ma conscience et mes penchants
démentaient mon philosophisme, et que je retombe avec autant de joie que d’amour
dans les vérités religieuses. On voit aussi que l’esprit de liberté ne m’abandonne pas
davantage que l’esprit monarchique16.
16 C’est sur ce plan précisément que sa démarche peut nous intéresser aujourd’hui, dans
la mesure où, d’un point de vue strictement littéraire, elle définit un effet de style. Les
techniques du clair-obscur, qui tiendront ultérieurement un rôle important dans la
poétique de Chateaubriand, sont ainsi théorisées dans son premier ouvrage, dont elles
paraissent caractériser à la fois la forme et le contenu :
Il n’y a point d’ailleurs de perception si brusque dont on ne découvre la connexion
intermédiaire avec la précédente, en y réfléchissant un peu ; et c’est quelquefois
une étude très instructive de rechercher les passages secrets par où on arrive tout à
coup d’une idée à une autre totalement opposée17.
17 La recherche de ces « passages secrets » permettrait peut-être de caractériser dans son
ensemble une attitude de pensée, elle-même incorporée dans un dispositif d’écriture. Et
par là on pourrait bien voir toute l’œuvre de Chateaubriand contenue comme en germe
dans son premier livre. Chateaubriand lui-même insiste constamment, dans le
commentaire qu’il a donné de son livre au moment de sa republication, sur le lien
effectif qui passe entre l’Essai et ses autres écrits. Par exemple, à propos de l’évocation
du retour de Solon à Athènes, qu’il découvre, après son exil, déchirée entre des factions
rivales :
À des taches près que je n’ai pas voulu effacer, parce que je ne veux pas changer un
seul mot à l’Essai, ce morceau rappellera peut-être au lecteur des sentiments et
même peut-être des phrases que j’ai répandues et transportées dans mes autres
84

ouvrages. Il y a quelque chose d’inattendu dans la manière dont ce morceau est


amené, comme un délassement à la politique. L’exilé reparaît malgré lui, et entraîne
un moment le lecteur dans un autre ordre d’images et d’idées 18.
18 Ou encore, en marge d’une description de la vie innocente des « bons Scythes » :
Ce chapitre est presque tout entier dans René, dans Atala, et dans quelques
paragraphes du Génie du christianisme19.
19 Et encore, à ce même propos :
Il y a encore dans ce chapitre des pensées, des images, des expressions mêmes, que
j’ai transportées depuis dans mes autres ouvrages20.
20 Plus loin, au sujet de la comparaison entre les arts en Perse et en Allemagne,
Chateaubriand écrit encore :
L’Essai historique comme Les Natchez est la mine d’où j’ai tiré la plupart des
matériaux employés dans mes autres écrits ; mais au moins les lecteurs ne verront
Les Natchez que dégagés de leur alliage21.
21 À ces remarques il faut ajouter celle-ci, qui concerne le texte de l’Essai tel qu’il nous est
donné à lire aujourd’hui, surchargé dans sa lettre par sa propre mémoire, qui s’y est
inscrite et semble ainsi y avoir incorporé, comme le ferait un palimpseste, le jeu avec le
temps qui constitue finalement son objet. Car à la version originale de l’ouvrage, tel
qu’il a été publié simultanément en France et en Angleterre en 1797 s’est ensuite ajouté
le commentaire que, à trente ans de distance, Chateaubriand a tenu à en donner, pour
évaluer lui-même les qualités et les défauts de son premier livre, et se dégager des
controverses que, en raison surtout de certaines naïvetés de son exposition, celui-ci
avait déclenchées : l’édition de 1826 en propose ainsi, sous forme d’abondantes notes
complémentaires, qui, par la volonté expresse de l’auteur, font aujourd’hui partie
intégrante du texte, une sorte de relecture à travers laquelle Chateaubriand, comme s’il
était déjà engagé dans le travail de rédaction de ses Mémoires, tente de renouer les fils
épars d’une histoire à la fois collective et personnelle, et examine, en mêlant le point de
vue du présent à celui du passé, le cheminement d’une pensée en acte, s’actualisant
dans le temps requis pour son déploiement, le temps qui, précisément, relie son passé
et son présent. À cela, il faut encore ajouter un premier commentaire de l’œuvre, que
son auteur s’est donné à lui-même à vif, immédiatement après sa publication, dans les
marges de l’« exemplaire confidentiel » que Sainte-Beuve a eu en sa possession et qu’il
a été le premier à faire connaître22.
22 Au cours de ce procès de relecture, par lequel il semble que nous considérions nous-
mêmes l’Essai par-dessus l’épaule de celui qui l’a écrit, Chateaubriand s’interroge,
s’explique, se juge, se rectifie, se justifie, éclaircit certains points obscurs de la
rédaction primitive, en condamne d’autres définitivement, ajoute, retranche, gomme,
nuance, transforme, infléchit, contresigne, récidive, se répète et se contredit en même
temps : il effectue ainsi une reproduction récurrente de son propre texte, à travers
laquelle celui-ci, comme s’il revenait et se repliait sur soi, devient quelque chose
d’autre en restant ce qu’il est, donnant ainsi à soupçonner que, dès le départ, il était
peut-être autre qu’il n’était, comme une lettre qui bouge, marquée par la duplicité
structurelle de sa nature, et constitutionnellement partagée entre la multiplicité de ses
états qui la font exister à la fois avant et après. Ce dialogue de l’auteur avec soi, sous les
figures alternées du jeune débutant et de l’écrivain et homme d’État arrivé, qui a déjà
derrière lui une grande partie de son œuvre23, joue sur l’opposition de l’aveuglement et
de la lucidité, du vrai et du faux, et crée ainsi la forme d’une rhétorique de l’instabilité
85

et de l’incertitude, qui définit en profondeur le mouvement d’une pensée comme celui


d’une écriture :
Et après tout je ne sais si un homme est jamais parfaitement sûr de ce qu’il pense
réellement24.
23 Cette réflexion, inscrite dans le texte originel, concerne la rage intellectuelle de
détruire propre aux encyclopédistes, à propos de laquelle l’auteur se demande si elle
répond à une conviction absolument authentique. Elle est ainsi commentée dans une
note de 1826, rédigée à un moment où Chateaubriand estime être parvenu à une
conscience satisfaisante de ce que lui-même pense en son nom propre : « Naïveté
comique25 ». Mais cette naïveté n’est-elle pas justement consubstantielle à l’entreprise
de l’écrivain qui s’engage dans le mouvement d’élaboration de son œuvre et, ne
parvenant que rétrospectivement à la connaissance de ce qu’il a voulu dire et faire,
témoigne ainsi, par ce qui peut paraître comme étant de la duplicité, de sa bonne foi ?
En témoigne le texte de cette note écrite en marge d’un chapitre sur l’histoire de la
Sicile antique :
Je ne fais plus de notes sur ces rapprochements [historiques], parce que j’en ai assez
prouvé ailleurs la futilité. J’en dis autant de mes aberrations philosophiques : je
reviens, dans le paragraphe ci-dessus, aux chances de l’aveugle fortune ; quelques
lignes après, je rentrerai dans mes convictions intellectuelles. Rien ne montre
mieux ma bonne foi : je n’étais fixé sur rien en morale et en religion. Plongé dans
les ténèbres, je cherchais la lumière que mon esprit et mon instinct me
reproduisaient par intervalles26.
24 En parvenant par le biais de l’autocritique à cette ressaisie de soi qui le fait se retrouver
tel qu’en lui-même sa propre histoire le forme en le changeant, il se reconnaît et
prétend se faire reconnaître à travers l’élaboration complexe d’un texte qui est d’abord
significatif par ce rapport inachevé à soi :
Qu’il me soit permis à présent de demander au lecteur ce qu’il pense de ce qu’il
vient de lire. Est-ce là le livre qui devait révéler en moi un homme tout autre que
l’homme connu du public ? Que voit-on dans l’Essai ? Est-ce un impie, un
révolutionnaire, un factieux, ou un jeune homme accessible à tous les sentiments
honnêtes, juste contre lui-même, et auquel dans le cours d’un long ouvrage, il
n’échappe pas un seul mot qui décèle une bassesse de cœur ? L’Essai est certes un
très méchant livre ; mais si l’on veut, si l’on ne doit accorder aucune louange à
l’auteur, peut-on lui refuser de l’estime ?
Littérairement parlant, l’Essai touche à tout, attaque tous les sujets, soulève une
multitude de questions, remue un monde d’idées, et mêle toutes les formes de style.
J’ignore si mon nom parviendra à l’avenir ; je ne sais pas si la postérité entendra
parler de mes ouvrages ; mais si l’Essai échappait à l’oubli, tel qu’il est surtout avec
les Notes critiques, ce serait un des plus singuliers monuments de ma vie 27.
25 Ce monument singulier de la vie de Chateaubriand constitue surtout un témoignage
irremplaçable sur l’ensemble de son entreprise littéraire.

« NOUS SAISIRONS L’HOMME D’AUTREFOIS, MALGRÉ


SES DÉGUISEMENTS, ET NOUS FORCERONS LE
PROTÉE À NOUS DÉVOILER L’HOMME À VENIR28. »
26 L’Essai se présente au départ comme une réflexion sur le problème général de la
révolution, replacé dans une perspective historique globale, qui permet de répondre
aux questions suivantes : qu’est-ce qu’une révolution ? Quelle sorte de révolution est la
86

Révolution française ? Quelle est la place de celle-ci dans le processus de l’histoire


universelle, elle-même interprétée comme une histoire des révolutions ? À l’arrière-
plan de cette recherche, dont les notes de l’édition de 1826 dénoncent les prétentions
exagérément systématiques, se trouve plus précisément cette interrogation : la
Révolution française a-t-elle des équivalents ou des précédents dans d’autres épisodes
de l’histoire de l’humanité, ou bien n’est-elle qu’un événement exceptionnel, atypique,
privé de signification générale, et échappant de ce fait à la possibilité d’une
explication ? Pour répondre à cette interrogation, il faut s’engager dans l’entreprise
d’une histoire comparée des révolutions, qui constitue le sujet principal de l’Essai : c’est
ainsi que toute la première partie de l’ouvrage est organisée autour d’une comparaison,
qui reprend la forme traditionnelle du parallèle historique, entre la république grecque
antique et la république française moderne.
27 Le choix de cette problématique, et la manière de la traiter, si maladroite qu’en soit la
mise en œuvre, sont tout à fait caractéristiques de l’ensemble du projet littéraire de
Chateaubriand, dont ils dévoilent l’une des intentions les plus profondes : présenter,
sur le plan de l’histoire personnelle de l’individu comme sur celui de l’histoire
universelle de l’humanité, le jeu du temps avec lui-même, ce repli et ce retour l’un sur
l’autre du présent et du passé, qui révèle leur vérité respective et fait que l’histoire
n’avance qu’en produisant au fur et à mesure sa propre mémoire, sa tradition, dont, à la
limite, elle paraît issue. La grande idée qui traverse tout l’ Essai et est à la base de ce
qu’on a appelé son fatalisme, c’est celle de l’histoire comme répétition et
recommencement, où tout ce qui se produit d’apparemment nouveau se fait
inéluctablement en référence, comme en écho, à l’ancien, ou à de l’ancien, par le biais
d’une imitation subjective volontaire ou d’une reproduction objective échappant à la
conscience des individus : les événements de l’histoire intérieure comme ceux de
l’histoire extérieure s’énoncent ainsi sur les deux registres du passé et du présent,
comme s’ils étaient travaillés en profondeur par ce dialogue de l’histoire avec elle-
même, qui la fait apparaître, dans une perspective essentiellement cyclique, donc en
complète rupture avec une conception linéaire du progrès, comme la rumination de
son propre passé. C’est ainsi que l’histoire et ses révolutions peuvent être interprétées
comme des phénomènes purement naturels, identiques dans leur principe aux cycles
de la nature, dont le déroulement nécessaire, la grande révolution des révolutions, fait
en permanence rentrer l’altérité des événements dans l’ordre de son identité
primordiale, sans qu’il soit nécessaire, pour comprendre et analyser les formes
périodiques de ce retour sur soi, de faire intervenir un principe de finalité. De là aussi,
une vision complètement naturalisée de l’histoire, épurée de la référence à une
providence, certainement irréligieuse dans son esprit et surtout profondément
mélancolique.
28 L’Essai applique ce système d’interprétation au pied de la lettre, avec une naïveté que
les notes de l’édition de 1826 ne cessent de dénoncer et de déplorer. Il propose une
lecture duelle de l’histoire, qui fait rimer Paris avec Athènes, Londres avec Carthage,
l’Allemagne avec la Perse, l’Italie avec l’Égypte, la Suisse avec le pays des Scythes, la
Hollande avec la Phénicie, la Prusse avec la Macédoine, le Brabant avec l’Ionie,
Jemmapes et Marathon, Maubeuge et Salamine, Fleurus et Platées, les sages de la Grèce
et les philosophes de l’Encyclopédie, Cook et Hannon, Rousseau et Héraclite, Marat et
Critias, etc. Cette mise en parallèle, qui commande la forme d’exposition de tout l’Essai,
autorise ainsi la présentation, sous forme de tableaux comparés, de la guerre médique
87

et des conflits déclenchés en Europe par la République française, présentation qui, par
exemple, fait écrire sur une même ligne : « Les Grecs ravagent la Lydie, et sont
repoussés (504 avant J.-C.) » et « les Français tentent l’invasion du Brabant, et sont
repoussés (29 avril 1792)29 ». Ces rapprochements forcés finissent par définir l’allure
d’un véritable effet de style, qui permet d’associer directement, dans une même phrase,
des événements distincts de l’histoire, comme si ceux-ci, dans leur réelle texture,
étaient effectivement mêlés au point de donner lieu à une exposition simultanée. Voici
quelques exemples de ces associations incongrues, qui peuvent paraître à la limite de
l’absurdité :
Durant que ceci se passait en Ionie et dans le Brabant, de grandes scènes s’étaient
ouvertes en Grèce et en France. Soulevées au nom de la liberté, ces deux contrées
avaient chassé leurs princes et changé la forme de leur gouvernement. Dans le
moment le plus chaud de cet enthousiasme, les Athéniens voient tout à coup arriver
les ambassadeurs de l’Ionie révoltée, qui les supplient de secourir leurs concitoyens
dans la cause commune de l’indépendance. – Les députés du Brabant en
insurrection font à Paris la même prière à l’Assemblée nationale 30.
Au retour de la saison favorable aux armes, les Perses et les Autrichiens reprirent le
champ avec une nouvelle vigueur. Mardonios ravagea une seconde fois l’Attique ; –
de son côté le prince de Cobourg emporta Landrecies et obtint plusieurs avantages.
Mais bientôt la fortune changea de face. Pausanias, évitant de combattre dans la
plaine, attira enfin les ennemis sur un terrain qui leur était défavorable. – Pichegru,
en envahissant la Flandre maritime, obligea les alliés à abandonner leur conquête.
Après des démarches et des actions multipliées, les grandes armées grecques et
persanes – françaises et autrichiennes, se rencontrèrent au lieu marqué par la
destinée31.
29 En lisant ceci, on ne peut s’empêcher de penser que le lieu de ces rencontres
« marquées par la destinée » n’est autre que la page d’écriture sur la surface de
laquelle, par la volonté expresse de celui qui la compose, elles s’inscrivent de manière
conjuguée.
30 Toutefois, il faut comprendre que ces rapprochements ne débouchent pas sur
l’affirmation d’une pure et simple identité : et c’est là que la lecture de l’Essai
commence à devenir réellement intéressante. L’histoire ne cesse de revenir sur elle-
même et de se répéter, et ainsi elle ne se libère jamais définitivement de ses origines,
mais elle le fait dans des conditions telles que cette reproduction n’est jamais
absolument conforme, parce qu’elle est creusée par le mouvement d’une imperceptible
différence, celle de ce que Chateaubriand appelle « la différence des temps 32 », qui
détermine le « je ne sais quoi33 » dont sont faites singulièrement les révolutions. Car un
même événement, replacé à des étapes différentes du cours de l’histoire, où il n’a pas
une portée équivalente, acquiert aussi des significations différentes qui
tendanciellement en modifient le contenu :
Ainsi, lorsqu’une révolution arrivait dans l’Ancien Monde, les livres rares, les
monuments des arts disparaissaient ; la barbarie submergeait une autre fois la
terre, et les hommes qui survivaient à ce déluge, étaient obligés, comme les
premiers habitants du globe, de recommencer une nouvelle carrière, de repasser
lentement par tous les degrés de leurs prédécesseurs. Le flambeau expiré des
sciences ne trouvait plus de dépôt de lumières où reprendre la vie. Il fallait attendre
que le génie de quelque grand homme vînt communiquer le feu de nouveau, comme
la lampe de Vesta, qu’on ne pouvait rallumer qu’à la flamme du soleil, lorsqu’elle
venait à s’éteindre. Il n’en est pas de même pour nous ; il serait impossible de
calculer jusqu’à quelle hauteur la société peut atteindre, à présent que rien ne se
perd, que rien ne saurait se perdre : ceci nous jette dans l’infini 34.
88

31 Ainsi, l’histoire balbutie pour commencer, et son champ d’action ne s’élargit qu’au fur
et à mesure que son cours avance. Il y a donc bien d’une certaine manière évolution,
même si celle-ci ne coïncide pas avec le schéma univoque d’une progression.
32 En effet, ce qui commande cette évolution, c’est la distinction passant entre les anciens
peuples, qui sont en fait les plus « jeunes » tant ils restent proches d’une nature
première, immature et barbare, et les nouveaux peuples, qui sont aussi les plus
« vieux », en raison de l’expérience historique accumulée dont ils bénéficient et qui
constitue le fond de leur culture : comme l’avait remarqué Pascal dans la préface de son
Traité du vide, nous, les Modernes, sommes, par un étonnant retournement, les
véritables Anciens. C’est donc que l’histoire, dans son double mouvement d’avancée et
de retour qui lie constamment le passé au présent et le présent au passé, reste prise
dans la contradiction de la nature et de la culture, qui est aussi celle de l’inné et de
l’acquis, contradiction insoluble qui hante tous ses événements et les décale
subtilement les uns par rapport aux autres.
33 Or, dans son ouvrage de 1797, Chateaubriand exploite cette idée, qui sert de fil
conducteur à toute son interprétation de l’histoire, dans une perspective qui est
essentiellement empruntée à Rousseau : ce que les philosophes des Lumières appellent
« progrès » correspond en fait au mouvement inexorable qui éloigne l’humanité de ses
origines, en la dépossédant peu à peu de sa pureté native ; et ainsi ce mouvement
développe son identité en l’altérant, creusant toujours un peu plus l’abîme qui sépare
les « vieux » peuples, qui sont aussi les plus récents, des « jeunes » peuples, dont la
neuve réalité, presque oubliée et abolie, ne subsiste plus qu’à travers des témoignages
incomplets et épars, qui en sont les ruines. Comme Benjamin Constant en faisait la
remarque à peu près en même temps que Chateaubriand, il faut donc bien comprendre
que le mot « liberté » n’a pas le même sens lorsqu’on parle de la liberté des Anciens,
dont les formes étaient essentiellement directes, et de celle des Modernes, qui est
devenue indirecte. Ainsi, l’histoire revient sur elle-même suivant un procès de
déperdition qui en épuise peu à peu le contenu vivant et institutionnel en le dégradant,
ou plutôt en le surchargeant de vains perfectionnements qui, de fait, sous prétexte de
mieux le mettre en valeur, le dénaturent. Si les révolutions modernes ne sont que la
reprise des révolutions anciennes, c’est aussi qu’elles en donnent une dérisoire
caricature, incapable par définition de se substituer à l’original. Le progrès corrompt, et
c’est ce principe qui permet d’expliquer en dernière instance la Révolution :
La Révolution française ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre ; elle
vient des choses. Elle était inévitable ; c’est ce que mille gens ne veulent pas se
persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers les lumières
et vers la corruption ; c’est pourquoi on remarque dans la Révolution française tant
d’excellents principes et de conséquences funestes. Les premiers dérivent d’une
théorie éclairée, les secondes de la corruption des mœurs. Voilà le véritable motif
de ce mélange incompréhensible des crimes entés sur un tronc philosophique :
voilà ce que j’ai cherché à montrer dans tout le cours de cet Essai 35.
34 À partir de là, on comprend que l’Essai est un chapitre détaché de l’épopée de l’homme
de la nature entreprise par Chateaubriand au moment de son voyage en Amérique,
lorsque, de son propre aveu, a été élaboré le texte originel à partir duquel ont été
ensuite formées toutes ses œuvres ultérieures, jusqu’aux Mémoires qui en constituent,
post mortem nécessairement, la version définitive. L’imitation que donne des formes de
vie anciennes l’homme nouveau, qui se définit comme « moderne », n’en produit
89

qu’une figure corrompue et viciée. Ce thème revient tout au long de l’ Essai, ainsi par
exemple dans cette comparaison entre Robespierre et Lycurgue :
Le bouleversement total que les Français, et surtout les Jacobins, ont voulu opérer
dans les mœurs de leur nation, en assassinant les propriétaires, transportant les
fortunes, changeant les costumes, les usages et le Dieu même, n’a été qu’une
imitation de ce que Lycurgue fit dans sa patrie. Mais ce qui fut possible chez un
petit peuple encore tout près de la nature, et qu’on peut comparer à une pauvre et
nombreuse famille, l’était-il dans un antique royaume de vingt-cinq millions
d’habitants ? Dira-t-on que le législateur grec transforma des hommes plongés dans
le vice en des citoyens vertueux, et qu’on eût pu réussir également en France ?
Certes, les deux cas sont loin d’être les mêmes. Les Lacédémoniens avaient
l’immoralité d’une nation qui existe sans formes civiles ; immoralité qu’il faut
plutôt appeler un désordre qu’une véritable corruption : une telle société,
lorsqu’elle vient à se ranger sous une constitution, se métamorphose soudainement,
parce qu’elle a toute la force primitive, toute la rudesse vigoureuse d’une matière
qui n’a pas encore été mise sur le métier. Les Français avaient l’incurable
corruption des lois ; ils étaient légalement immoraux, comme tous les anciens
peuples soumis depuis longtemps à un gouvernement irrégulier. Alors, la trame est
usée, et lorsque vous venez à tendre la toile, elle se déchire de toutes parts 36.
35 Toute une poétique de l’énergie, saisie dans son jaillissement premier et dans les
ultimes manifestations où elle s’épuise, sous-tend cette dialectique de l’ancien et du
moderne, où le vieux et le nouveau échangent en permanence leurs figures. De ce point
de vue, les points forts de l’Essai sont ceux qui sont consacrés à l’évocation des formes
primitives de la civilisation, où la culture se dissocie à peine encore de la nature :
Le tableau des nations barbares offre je ne sais quoi de romantique, qui nous attire.
Nous aimons qu’on nous retrace des usages différents des nôtres, surtout si les
siècles y ont imprimé cette grandeur qui règne dans les choses antiques. Comme ces
colonnes qui paraissent plus belles quand la mousse des temps s’y est attachée 37.
36 L’ Itinéraire de Paris à Jerusalem se consacrera précisément à la recherche de cette
émotion, dont l’allure est celle d’un retour aux sources.
37 Exemplaires à cet égard sont les chapitres de la première partie de l’Essai qui
esquissent, à partir de l’exemple emblématique de la Scythie, comparé à celui de la
Suisse, une description des cultures archaïques et du mouvement qui, inéluctablement,
les pousse vers la décadence : chap. 46 (« Les trois âges de la Scythie et de la Suisse.
Premier âge : la Scythie heureuse et sauvage »), chap. 47 (« Suite du premier âge. La
Suisse pauvre et vertueuse »), chap. 48 (« Second âge : la Scythie et la Suisse
philosophiques »), chap. 49 (« Troisième âge : la Scythie et la Suisse corrompues.
Influence de la révolution grecque sur la première, de la révolution française sur la
seconde »)38. Cette description, qui mêle des traits empruntés à plusieurs peuples, est
essentiellement syncrétique :
Je supplée ici par la peinture du sauvage mental de l’Amérique ce qui manque dans
Justin, Hérodote, Strabon, Horace, etc., à l’histoire des Scythes. Les peuples
naturels, à quelques différences près, se ressemblent ; qui en a vu un, a vu tous les
autres39.
38 Mais, en identifiant ainsi les figures de tous les peuples sauvages, Chateaubriand entend
surtout faire ressortir les subtiles nuances qui décalent entre elles les représentations
qu’elles donnent du naturel de l’homme :
Les Scythes dans le monde ancien, les Suisses dans le monde moderne, attirèrent les
yeux de leurs contemporains par la célébrité de leur innocence. Cependant la
diverse aptitude de leur vie dut introduire quelque différence dans leurs vertus. Les
90

premiers, pasteurs, chérissaient la liberté pour elle ; les seconds, cultivateurs,


l’aimaient pour leurs propriétés. Ceux-là touchaient à la pureté primitive ; ceux-ci
étaient plus avancés d’un pas vers les vices civils. Les uns possédaient le
contentement du sauvage ; les autres y substituaient peu à peu des joies
conventionnelles. Peut-être cette félicité qui se trouve sur les confins où la nature
finit et où la société commence, serait-elle la meilleure si elle était durable. Au-delà
des barrières sociales, les peuples restent longtemps à la même distance de nos
institutions ; mais ils n’ont pas plutôt franchi la ligne de marque qu’ils sont
entraînés vers la corruption sans pouvoir se retenir40.
39 Ainsi la remémoration de ces origines provoque un plaisir mêlé de regrets, que sa
fragilité rend indéfinissable et insaisissable :
C’est ainsi que, malgré soi, on s’arrête à contempler le tableau d’un peuple satisfait.
Il semble qu’en s’occupant du bien-être des autres, on s’en approprie quelque petite
partie. Nous vivons bien moins en nous que hors de nous. C’est à quoi il faut
attribuer la passion que des misérables ont montrée pour des meubles, des arbres,
des animaux. L’homme avide de bonheur et souvent infortuné lutte sans cesse
contre les maux qui le submergent. Comme le matelot qui se noie, il tâche de saisir
son voisin heureux pour se sauver avec lui. Si cette ressource lui manque, il
s’accroche au souvenir même de ses plaisirs passés, et s’en sert comme d’un débris
avec lequel il surnage sur une mer de chagrins41.
40 Cette vision désenchantée fait de l’histoire un naufrage dont l’être humain est le
rescapé, que seule console la mémoire d’un passé définitivement perdu. Elle pourrait
aussi permettre d’élaborer une interprétation du sentiment religieux, dans les formes
très particulières que Chateaubriand lui a prêtées, en effectuant poétiquement le même
précaire équilibre entre l’espérance et la nostalgie. Citons seulement, à cet égard, un
passage du Génie du christianisme :
On ne peut se rappeler sans regret la beauté des anciens jours, alors que les forêts
n’avaient pas assez de silence, les grottes pas assez de profondeur, pour les fidèles
qui venaient y méditer sur les mystères. Ces chrétiens primitifs, témoins de la
rénovation du monde, étaient occupés de pensées bien différentes de celles qui
nous courbent aujourd’hui vers la terre, nous tous chrétiens vieillis dans le siècle, et
non pas dans la foi. En ce temps-là, la sagesse était sur les rochers, dans les antres
avec les lions, et les rois allaient consulter le solitaire de la montagne. Jours trop tôt
évanouis ! Il n’y a plus de saint Jean au désert, et l’heureux catéchumène ne sentira
plus couler sur lui ces flots du Jourdain, qui emportaient aux mers toutes ses
souillures42.
41 Cette vision, en même temps qu’elle illustre une réflexion sur l’histoire à caractère
philosophique, caractérise l’inspiration qui soutient l’ensemble de l’entreprise
proprement littéraire de Chateaubriand.

NOTES
1. Le texte de l’Essai sera cité d’après Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du
christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, ici, t. I, chap. 18, p. 94.
2. A. Comte, Œuvres, Paris, Anthropos, 1968-1971, t. IV, p. 27.
3. Ce texte sera ensuite repris intégralement dans les Mélanges littéraires.
91

4. En 1802.
5. En 1838.
6. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1946, t. I, p. 477-478.
7. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit.
8. Chateaubriand, Essai..., op. cit., p. 15.
9. Ibid., introduction, p. 42.
10. « L’Essai est certes un très méchant livre » (Chateaubriand, Essai..., op. cit., I, chap. 60, note de
l’édition de 1826, p. 224).
11. Titre complet : Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes
considérées dans leurs rapports avec la Révolution française (livre I). Le livre Il ne sera jamais réalisé.
12. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 12, note de l’édition de 1826, p. 303.
13. « [...] cet amas de contradictions que j’ai appelé Essai historique », ibid., t. II, chap. 17, note de
l’édition de 1826, p. 329.
14. Ibid., t. II, chap. 30, p. 377.
15. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 30, p. 377, note de l’édition de 1826.
16. Ibid., t. I, chap. 24, note de l’édition de 1826, p. 129.
17. Ibid., t. I, chap. 70, p. 262.
18. Ibid., t. I, chap. 9, note de l’édition de 1826, p. 74.
19. Ibid., t. I, chap.46, note de l’édition de 1826, p. 186.
20. Ibid., t. I, chap. 49, note de l’édition de 1826, p. 193.
21. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 58, note de l’édition de 1826, p. 208.
22. Cf., dans les Causeries du lundi, l’article du 17 avril 1854 « L’anniversaire du Génie du
christianisme ».
23. Chateaubriand écrit dans ce sens ; « Ma vieille raison approuve donc aujourd’hui ce que ma
jeune raison disait dans cette page il y a trente ans » (Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 11,
note de l’édition de 1826, p. 301) ; c’est nous qui soulignons.
24. Ibid., t. II, chap. 25, p. 360.
25. Ibid.
26. Ibid., t. I, chap. 45, note de l’édition de 1826, p. 184.
27. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 60, note de l’édition de 1826, p. 224.
28. Ibid., t. I chap. 1, p. 51.
29. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 64, p. 236-237.
30. Ibid., t. I, chap. 62, p. 227.
31. Ibid., t. I, chap. 67, p. 247.
32. Ibid., t. I, chap. 68, p. 256.
33. « [...] un je ne sais quoi, caché je ne sais où, et ce je ne sais quoi paraît être la cause efficiente
de toutes les révolutions » (Ibid., t. I, chap. 70, p. 263).
34. Ibid., t. I, chap. 68, p. 256.
35. Ibid., t. II, chap. 25, p. 358, note D du texte primitif ; l’édition de 1826 assortit ce passage du
commentaire suivant : « Si j’ai écrit quelque chose de bon dans ma vie, il faut y comprendre cette
note. »
36. Ibid., t. I, chap. 13, p. 79-80.
37. Ibid., t. I, chap. 38, p. 170 ; ce chapitre est consacré à la civilisation des Celtes. C’est nous qui
soulignons, dans ce passage écrit avant 1797, la formule « je ne sais quoi de romantique » : elle
introduit, dans le contexte d’une sorte de « Génie du paganisme », une thématique qui sera
exploitée à satiété dans le Génie du christianisme, où elle deviendra l’élément de base d’un
renouveau du sentiment littéraire.
38. Ibid., p. 184 à 193.
39. Ibid., t. I, chap. 47, p. 189.
92

40. Ibid., t. I, chap. 47, p. 188.


41. Ibid.
42. Chateaubriand, Génie du christianisme ou beautés de la religion chrétienne, I, 1, chap. 6, p. 490.
93

Chapitre VI. La religion chrétienne


réinventée par Chateaubriand

1 La parution, en 1802, de Génie du christianisme ou beautés de la religion chrétienne 1,


ouvrage écrit à la gloire de la religion, et qui, simultanément, revêtait la forme d’un
manifeste esthétique dont la portée devait inévitablement être aussi politique, a
coïncidé avec la renaissance officielle des pratiques religieuses traditionnelles en
France, suite au déclin de celles-ci durant la période révolutionnaire, renaissance
qu’elle a non seulement accompagnée, mais, sinon enclenchée, du moins favorisée.
Dans son esprit, cette renaissance était inséparable du mouvement d’une restauration,
au sens propre du retour à une tradition antérieure entre-temps déchue, comme en
témoigne la préface rédigée par l’auteur lorsqu’il a intégré son ouvrage au recueil de
ses œuvres complètes en 1826 :
Lorsque le Génie du christianisme parut, la France sortait du chaos révolutionnaire ;
tous les éléments de la société étaient confondus : la terrible main 2 qui commençait
à les séparer n’avait point encore achevé son ouvrage ; l’ordre n’était point encore
sorti du despotisme et de la gloire.
Ce fut donc, pour ainsi dire, au milieu des débris de nos temples que je publiai le
Génie du christianisme, pour rappeler dans ces temples les pompes du culte et les
serviteurs des autels. [...]
Les fidèles se crurent sauvés par l’apparition d’un livre qui répondait si bien à leurs
dispositions intérieures : on avait alors besoin de foi, une avidité de consolation
religieuse, qui venait de la privation même de ces consolations depuis de longues
années. Que de force surnaturelle à demander pour tant d’adversités subies ! [...]
Rempli des souvenirs de nos antiques mœurs, de la gloire et des monuments de nos
rois, le Génie du christianisme respirait l’ancienne monarchie tout entière : l’héritier
légitime était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le voile
et la couronne de saint Louis, suspendue au-dessus de l’autel du Dieu de saint
Louis3. Les Français apprirent à porter avec regret leur regard sur le passé ; les voies
de l’avenir furent préparées, et des espérances presque éteintes se ranimèrent 4.
2 Est ainsi précisée l’envergure ou l’inscription temporelle de l’ouvrage : répondant aux
besoins d’une conjoncture présente (le rétablissement, sur l’initiative de Bonaparte,
d’un ordre politique et social mettant fin au chaos révolutionnaire), il préconise les
voies d’un retour au passé (l’ordre ancien de la religion, traditionnellement associé à la
prévalence du principe monarchique), dans la perspective d’une future restauration de
94

ce principe monarchique, restauration dont Chateaubriand peut, en 1826, parler au


passé, puisqu’elle a eu effectivement lieu en 1815, mais dont rien n’indique qu’elle était
prévisible en 1802, au moment de la publication du Génie du christianisme, ni même que
l’auteur de cet ouvrage, à ce moment, l’envisageait ou même l’appelait de ses vœux.
Demeure ce trait, qui porte la marque du style de pensée et d’écriture propre à
Chateaubriand : la représentation d’un jeu du temps avec lui-même, qui lie
nostalgiquement un présent à un passé ayant lui-même la force de se propulser vers un
avenir, ce qui fait de l’histoire le lieu d’une remémoration nostalgique, non une marche
vers l’avant, mais un retour en arrière coïncidant avec une véritable rétrogradation du
mouvement historique, rétrogradation qui, paradoxalement, se présente
simultanément comme une avancée.
3 Cette rétrogradation, indépendamment de ses aspects théoriques (l’idée selon laquelle
le mouvement de l’histoire peut remonter vers sa source) ou esthétiques (la poétique
mélancolique du retour qui accompagne cette représentation), répond à une exigence
politique, précisément située et datée. 1802, c’est en effet le moment où Bonaparte,
Premier consul de ce qui s’intitulait encore formellement une République, après avoir
envisagé de faire du protestantisme la religion officielle de l’Etat français, comme le
suggéraient un certain nombres de cercles intellectuels et en particulier celui
qu’animaient Germaine de Staël et Benjamin Constant, puis après avoir projeté la
constitution d’une Église nationale indépendante, donc gallicane, sur le modèle du
système anglican, a finalement décidé de rétablir des liens organiques avec la
hiérarchie catholique romaine, par le Concordat : il cherchait ainsi à enraciner la
réforme politique sur le terrain concret de l’histoire nationale française, qui est celle
d’un pays catholique, de manière à effectuer une synthèse entre révolution et tradition.
En faisant paraître à ce moment l’ouvrage où il procédait à la réhabilitation des formes
antérieures de l’esprit religieux, et surtout des diverses pratiques auxquelles celui-ci
était associé, alors que depuis une dizaine d’années elles étaient largement tombées en
désuétude et en discrédit, et en lançant ou en relançant avec les moyens du grand art
une mode ou une vogue du catholicisme. Chateaubriand pouvait paraître servir ce
dessein, le Génie du christianisme prenant ainsi valeur et statut d’un écrit de
propagande ; et, de fait, on n’a pas attendu Sainte-Beuve pour faire supporter à son
auteur le soupçon d’opportunisme. Même s’il est apparu très vite qu’entre les projets de
Bonaparte et les idées de Chateaubriand, qui s’était, dès le début de sa carrière, engagé
dans la difficile entreprise d’une synthèse du légitimisme et du libéralisme, l’entente ne
pouvait être que factuelle et occasionnelle, et reposait de part et d’autre sur un
malentendu, il reste que la rencontre a effectivement eu lieu, et c’est elle qui explique
que l’auteur et son livre aient été soudainement projetés au premier plan d’une
certaine actualité5. Mais il n’est pas possible d’en rester à cette explication dont les
arguments sont purement circonstanciels, et d’éluder ce qui constitue le véritable
problème de fond : car l’essentiel reste de comprendre en quoi la régénération du
sentiment religieux, telle qu’elle s’est opérée en France dans les toutes premières
années du XIXe siècle, correspond à une mutation intellectuelle qui a effectivement
transformé les manières de penser et de raisonner.
4 Pour répondre à cette question, il faut d’abord identifier précisément la forme prise par
cette régénération du sentiment religieux, et, en premier lieu, chercher à comprendre
ce qui se tient derrière l’idée de régénération, considérée dans son contenu proprement
philosophique. S’agit-il d’une pure et simple reprise, réactionnaire et réactive dans son
95

principe, de formes passées de pensée et d’action ? Que signifie au juste le fait de


prendre la tradition pour référence ? Pour poser cette question dans les termes les plus
directs, un traditionaliste ou, comme on dit aussi, un conservateur, est-il
nécessairement un réactionnaire, et n’est-il que cela ? Cette interrogation ne concerne
d’ailleurs pas seulement Chateaubriand, mais le groupe d’écrivains et de penseurs, où
l’on rencontre principalement les noms de Louis de Bonald et de Joseph de Maistre, et
bientôt celui de Félicité de Lamennais, c’est-à-dire ceux que Saint-Simon et à sa suite
Comte ont réunis sous l’appellation d’« école rétrograde » : il s’agit de la mouvance de
pensée dont les membres se sont présentés, en théorie et en pratique, comme des
adversaires de l’idée de révolution, ce qui les a amenés à se faire les tenants de ce qui
s’est proprement appelé une « contre-révolution ». Ils appartenaient pour la plupart au
mouvement de l’opposition nobiliaire mené par les aristocrates d’Ancien Régime, qui
avaient été conduits par conviction ou par fidélité familiale à quitter le sol national
pour mener depuis l’émigration le combat contre la République et contre l’esprit
révolutionnaire en effectuant, sur le plan des idées, la confrontation entre le discours
des « progressistes » et un contre-discours précisément élaboré à cet effet 6. Ce contre-
discours devait ainsi comporter certains éléments d’innovation, et d’une certaine
manière rentrer dans le mouvement qu’il entreprenait de contrecarrer, en recréant ce
qu’on peut appeler, en soulignant ce que cette expression comporte de paradoxal, une
nouvelle tradition.
5 Les apôtres de cette nouvelle tradition devaient être les propagateurs d’une foi
nouvelle, ou tout au moins leur fallait-il inventer de nouvelles formes de propagation
de la foi qu’ils prétendaient restaurer. Ce dernier objectif a bien été celui de
Chateaubriand lorsqu’il a composé le Génie du christianisme :
Les autres genres d’apologie sont épuisés, et peut-être seraient-ils inutiles
aujourd’hui. Qui est-ce qui lirait aujourd’hui un manuel de théologie ? Quelques
hommes pieux qui n’ont pas besoin d’être convaincus ; quelques vrais chrétiens
déjà persuadés. Mais n’y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour
purement humain ? Et pourquoi ? Notre religion craint-elle la lumière ? Une grande
preuve de sa céleste origine, c’est qu’elle souffre l’examen le plus sévère et le plus
minutieux de la raison. Veut-on qu’on nous fasse éternellement le reproche de
cacher nos dogmes dans une nuit sainte, de peur qu’on n’en découvre la fausseté ?
Le christianisme sera-t-il moins vrai quand il paraîtra plus beau ? Bannissons une
frayeur pusillanime : par excès de religion, ne laissons pas la religion périr. Nous ne
sommes plus dans le temps où il était bon de dire : « Croyez et n’examinez pas ! » ;
on examinera malgré nous ; et notre silence timide, en augmentant le triomphe des
incrédules, diminuera le nombre des fidèles7.
6 On ne saurait mieux exprimer les audaces de l’entreprise, qui est tout sauf un retour
frileux aux certitudes acquises d’un passé présenté comme indépassable. Mettre
l’accent sur les « beautés de la religion chrétienne », tout en l’exposant à l’examen de la
raison, et faire du retour aux sources, qui sera l’un des schèmes représentatifs du
romantisme naissant, une mode originale, c’est prendre le risque de ramener cette
religion sur un plan purement humain, démarche qui n’est manifestement pas
« traditionnelle », et en tous cas ne se réclame elle-même d’aucune orthodoxie, voire
contrevient au principe d’orthodoxie8.
7 La base de ce que nous venons d’appeler la nouvelle tradition se trouve dans une
certaine philosophie religieuse que ceux qui s’en réclamaient ont dû élaborer de toutes
pièces, sans référence à une tradition9. Au début du XIXe siècle, la pensée chrétienne a
été confrontée à une situation de vide doctrinal, non seulement à cause de l’effet de
96

saisissement qu’avaient produit sur elle les événements révolutionnaires, mais pour des
raisons plus lointaines encore. Les recherches théologiques avaient été abandonnées
depuis plus d’un siècle, du fait de la position hégémonique exercée par les diverses
philosophies des Lumières, qui avaient aussi influencé les milieux ecclésiastiques qui
n’étaient pas restés indifférents aux idées nouvelles : cette influence a été encore
renforcée lorsque les jésuites, qui avaient mené la lutte la plus déterminée contre
l’esprit philosophique, ont été expulsés de France en 1762. Bien avant cela, il y avait eu
la condamnation portée par les cartésiens à l’encontre de la tradition de l’aristotélisme
et du thomisme, qui, dès le XVIIe siècle, avait provoqué le déclin de la pensée
scolastique. La Révolution n’a fait que confirmer cette rupture avec la tradition, que la
période antérieure avait préparée. Lorsque Lamennais, en 1815, est entré dans les
ordres après avoir été tardivement baptisé, c’est sans être passé par un séminaire et
sans avoir reçu de formation théologique : le problème qui s’est posé à lui a été, dans
ces conditions, de réinventer, sinon une nouvelle religion, du moins une autre manière
d’aborder les problèmes religieux, qui devait déboucher à terme sur un néo-
catholicisme. C’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que, sur l’initiative
du pape Léon XIII dont l’encyclique Aeterni Patris date de 1879, sera promulguée la
renaissance thomiste, en vue de combattre efficacement le développement des idées
modernistes. Mais, durant la période qui précède cette restauration théologique, s’est,
sous les formes les plus diverses, déployé à l’intérieur de l’espace qui avait été laissé
ainsi ouvert le discours d’une nouvelle tradition.
8 La foisonnante invention poétique et doctrinale à laquelle va donner lieu la
régénération du sentiment religieux, qui sera une source principale d’inspiration pour
toute la littérature romantique française, est orientée par une représentation centrale
qui lui sert de schème directeur : celle d’une révélation primitive, jusqu’à laquelle il
faut remonter en passant par-dessus tous les intermédiaires, pour restituer assise
théorique et stabilité, mais aussi valeur sentimentale, à ce qui est ainsi identifié comme
« tradition ». La version rénovée du christianisme diffusée par Chateaubriand dans le
Génie du christianisme rejoue à sa façon cette représentation, qu’elle fait simultanément
fonctionner en tant qu’idée et en tant qu’image, à travers le tableau composé pour
donner de cette situation originaire une figuration visuelle. C’est cette figuration
qu’évoque le texte cité à la fin du chapitre précédent :
On ne peut se rappeler sans regret la beauté des anciens jours, alors que les forêts
n’avaient pas assez de silence, les grottes pas assez de profondeur, pour les fidèles
qui venaient y méditer sur les mystères. Ces chrétiens primitifs, témoins de la
rénovation du monde, étaient occupés de pensées bien différentes de celles qui
nous courbent aujourd’hui vers la terre, nous tous chrétiens vieillis dans le siècle, et
non pas dans la foi. En ce temps-là, la sagesse était sur les rochers, dans les antres
avec les lions, et les rois allaient consulter le solitaire de la montagne. Jours trop tôt
évanouis ! Il n’y a plus de saint Jean au désert, et l’heureux catéchumène ne sentira
plus couler sur lui ces flots du Jourdain, qui emportaient aux mers toutes ses
souillures10.
9 Une poétique nostalgie incline l’âme vers la représentation des premiers et anciens
temps où tout était nouveau, ce qui, et ce retournement de perspective fait
irrésistiblement penser à Pascal, fait apparaître les temps les plus récents comme vieux
ou vieillis, précisément parce qu’ils n’ont plus accès à la source vive des sentiments
primitifs que leur originarité ou originalité préservait idéalement de tout risque
d’altération ou de dénaturation. S’exprime ici sous un revêtement, on n’ose dire un
déguisement, chrétien, et dans le décor mythique du « désert », l’obsession du retour
97

aux origines, aux formes premières de l’esprit et de la vie, obsession dont on sait qu’elle
a traversé toute la pensée du XVIIIe siècle, puisqu’elle se retrouve aussi bien chez
Condillac que chez Rousseau, comme dans les figures plus marginales d’un certain
illuminisme dont J. Starobinski propose l’analyse suivante :
L’on sait que l’idée d’une révélation primitive s’est quelquefois exprimée au cours du
XVIIIe siècle,
tantôt en remontant à l’image biblique d’Adam conversant avec Dieu,
tantôt sous des variantes théosophiques ou quelque peu hétérodoxes. Le premier
homme, les premiers peuples ont reçu la totalité de l’art et du savoir : l’histoire n’a
fait qu’obscurcir la teneur de l’illumination première. [...] Comment participer à la
lumière primitive, si ce n’est par l’acte qui nous rend symboliquement
contemporains de son jaillissement – par l’initiation11 ?
10 C’est ce schème de pensée qui travaille le texte de Chateaubriand, comme il commande
par ailleurs la théorie de la parole primitive de Bonald qui, en exaltant les valeurs
premières de la tradition, recoupe le discours de l’illuminisme et de la théosophie, ce
dont témoignent encore à leur façon l’unanimisme visionnaire de Ballanche ou le
surprenant effort poursuivi par Jospeh de Maistre en vue d’effectuer une synthèse
entre franc-maçonnerie et catholicisme. S’explique ainsi le développement, aux
frontières parfois de l’hérésie, de pensées radicales de l’origine, dont l’inspiration est,
au premier abord, réactionnaire, pour autant que revenir aux sources de la révélation
première, c’est couper court à toute tentative révolutionnaire ; mais une telle
démarche efface du même coup les traces sédimentées par l’histoire de la tradition, en
vue de refonder celle-ci de manière systématiquement originale, comme si elle
renaissait à neuf, hors de tout contexte assignable. La nécessité d’un retour aux
sources, condition d’une régénération intellectuelle et morale, inspire une conception
poétique, sentimentale et confuse de la restauration : c’est bien cette idée élémentaire
que Chateaubriand exploitera en rédigeant le Génie du christianisme, qui effectue la
synthèse improbable du nouveau et de l’ancien, sans qu’on arrive à savoir si elle
procède d’une greffe du nouveau sur l’ancien ou de l’ancien sur le nouveau.
11 C’est pourquoi le Génie du christianisme, qui entreprend d’innover en restaurant une
tradition, est le résultat d’une entreprise hybride ; celle-ci mêle constamment
l’évocation au raisonnement, le naturel à l’artificiel, le sacré au profane, suivant les
règles d’une esthétique du clair-obscur et du passage dont les moments de transition
expriment ce qui, à l’écart de toute orthodoxie, définit par excellence, au point de vue
de Chateaubriand, l’esprit religieux : la confusion des sentiments. Le christianisme, tel
qu’il ressort, régénéré et comme remis à neuf, de la lecture de cet ouvrage, est
essentiellement un culte nostalgique du vague et de l’inconnu, qui ramène le principe
de la transcendance divine à l’intuition d’une inquiétante étrangeté, telle qu’elle est
suscitée par l’expérience mélancolique du voyage, de l’exil, et plus généralement de
l’ailleurs :
Formée pour nos misères et nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse
le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle a
fait dans le cœur une source de maux présents et d’espérances lointaines, d’où
découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un
voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu’au
tombeau12.
12 Le chrétien, c’est l’homme du passage : il est étranger au monde dans lequel il se sent
toujours déplacé, confronté à l’épreuve troublante d’un dépaysement dont le contexte
est simultanément naturel et surnaturel.
98

13 De ce point de vue, l’une des parties les plus significatives de l’ouvrage est celle qui est
consacrée aux « Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les
passions du cœur humain13 ». Ces harmonies sont d’abord physiques ; elles résultent de
la correspondance qui, symboliquement, associe visions terrestres et visions célestes.
L’image des ruines, qui fait manifestement penser à Volney, prête à ces associations un
support privilégié. Cette image est à la fois désolante et consolante parce qu’elle mêle
d’espoir le regret, et tire de l’inquiétude un motif de satisfaction, dont le plaisir
esthétique est la réalisation. C’est dans cet esprit qu’est proposée l’évocation des
poétiques débris d’abbayes gothiques sur les bords des lacs du Cumberland en Écosse :
Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s’étonne de la tristesse de ces
lieux ; un océan sauvage, des syrtes embrumées, des vallées où s’élève la pierre d’un
tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quelques pins rougeâtres
jetés sur la nudité d’un morne flanqué de couches de neige, c’est tout ce qui s’offre
aux regards. Le vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent
autant de tuyaux d’où s’échappent des plaintes ; l’orgue avait jadis moins de soupirs
sous ces voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes.
Derrière ces ouvertures, on voit fuir la nue et planer l’oiseau des terres boréales.
Quelquefois égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses toiles arrondies, comme
un esprit des eaux voilé de ses ailes, sillonne les vagues désertes ; sous le souffle de
l’aquilon, il semble se prosterner à chaque pas, et saluer les mers qui baignent les
débris du temple de Dieu14.
14 Ce tableau est rempli de l’absente présence de l’esprit qui hante de l’intérieur les plus
simples choses, de manière à en faire les instruments d’une sorte de célébration
cosmique unanime qui, en retour, les remplit d’une mystérieuse signification. De ces
« harmonies », exploitées par toute la poésie du XIXe siècle, se dégage le pressentiment
d’une obscure possession qui transfigure les objets en les projetant au-delà des formes
de leur existence immédiate, à travers une sorte d’expérience affective du transcendant
qui sacralise les formes sensibles de la réalité naturelle. C’est un tour de force d’avoir
réussi à faire passer ce fétichisme pour une expression authentique de l’esprit du
catholicisme.
15 Chateaubriand ne s’en est pas tenu à la suggestion de ces harmonies physiques ; il en a
prolongé l’évocation à travers les harmonies « morales » qui mettent en jeu non
seulement la représentation de la réalité extérieure, mais les passions humaines saisies
dans l’intériorité de leur déchaînement spontané. C’est ce qui l’avait incité à insérer,
dans la version originale du Génie du christianisme, deux courts textes de fiction, sans
doute rédigés antérieurement, qu’il a aussitôt détachés de ce contexte et publiés à part,
les consacrant ainsi à la fortune littéraire très particulière dont ils ont aussitôt fait
l’objet : Atala et René. Ces récits étaient empruntés à l’« épopée de l’homme de la
nature » dont Chateaubriand avait entrepris la rédaction in situ, au cours du voyage qui
l’avait conduit au nord du continent américain en 1791 :
Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des Sauvages. Je ne sais si le public
goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une
nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. Il n’y a point d’aventures
dans Atala. C’est une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique : tout
consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude ;
tout gît dans le tableau des troubles de l’amour, au milieu du calme des déserts, et
du calme de la religion15.
16 Ici, le sentiment de l’inquiétante étrangeté associe de manière suggestive l’ambiance
dépaysante du « désert » et le désarroi d’âmes en proie au conflit du désir et de
l’interdit, aggravé et en quelque sorte surdéterminé par celui de la nature et la culture,
99

conflits exemplairement reproduits à travers les contradictions du cœur humain d’où


se dégage poétiquement et moralement le sentiment ambigu du divin. L’histoire
d’Atala, la fille du sachem des Muscogulges, christianisée par son père, est racontée par
le vieux Chactas, Indien européanisé de la tribu des Natchez qui, jusqu’au bout, est resté
fidèle à ses croyances totémiques primitives, à René, double fictif de Chateaubriand, un
jeune Français qui s’est laissé attirer par les charmes de la vie au désert, et en quelque
sorte s’y convertir. Le récit de Chactas commence de la manière suivante :
C’est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. Je vois en toi
l’homme civilisé qui s’est fait sauvage ; tu vois en moi l’homme sauvage que le
grand Esprit (j’ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. Entrés l’un et l’autre dans
la carrière de la vie par les deux bouts opposés, tu es venu te reposer à ma place, et
j’ai été m’asseoir à la tienne ; ainsi nous avons dû avoir des objets une vue
totalement différente16.
17 Cette double épreuve de métissage culturel se reproduit à travers les ambiguïtés du
sentiment religieux, partagé de l’intérieur de lui-même par le souci de retrouver une
origine perdue qui transforme ceux qui en sont la proie en perpétuels « voyageurs » : et
tout l’appareil de l’exotisme littéraire exploité par Chateaubriand dans son récit
confirme cette impression de déplacement et d’incertitude que suscitent les « solitudes
enchantées » du désert, propices entre toutes à la révélation du divin.
18 L’histoire d’Atala est celle d’une passion humaine trop humaine que son propre élan
détourne des voies naturelles, empêchant qu’elle soit profanement et prosaïquement
consommée, pour l’entraîner sur un plan poétique, surnaturel et sacré 17. Ce mouvement
de « conversion », qui n’a rien d’intellectuel et ne s’appuie sur l’autorité explicite
d’aucun dogme, procède des seules impulsions du cœur. L’épisode central où, sur le
point de céder au désir de Chactas, Atala y échappe par la ferveur de sa prière, a fait
couler des torrents de larmes, et a été écrit précisément en vue de produire cet effet :
Qui pouvait sauver Atala ? Qui pouvait l’empêcher de succomber à la nature ? Rien
qu’un miracle, sans doute ; et ce miracle fut fait ! La fille de Simaghan eut recours
au Dieu des chrétiens ; elle se précipita sur la terre et prononça une fervente
oraison, adressée à la mère et à la reine des vierges. C’est de ce moment, ô René, que
j’ai conçu une merveilleuse idée de cette religion qui, dans les forêts, au milieu de
toutes les privations de la vie, peut remplir de mille dons les infortunés ; de cette
religion qui, opposant sa puissance au torrent des passions, suffit seule pour les
vaincre, lorsque tout les favorise, et le secret des bois, et l’absence des hommes, et
la fidélité des ombres. Ah ! qu’elle me parut divine la simple Sauvage, l’ignorante
Atala, qui à genoux devant un vieux pin tombé, comme au pied d’un autel, offrait à
Dieu ses vœux pour un amant idolâtre ! Ses yeux levés vers l’astre de la nuit, ses
joues brillantes des pleurs de la religion et de l’amour, étaient d’une beauté
immortelle. Plusieurs fois il me sembla qu’elle allait prendre son vol vers les cieux
[...]18.
19 De la vision terrestre et céleste d’Atala, avec « ses joues brillantes des pleurs de la
religion et de l’amour », se dégage une sorte de divinisation des sentiments qui,
analogiquement, provoque un élan vers l’au-delà : en ressort, suivant les termes mêmes
que Chateaubriand a mis dans la bouche de Chactas, une « merveilleuse idée » de la
religion chrétienne, que sa ferveur sylvestre, directement associée à une poétique de la
sublimation, semble dispenser de toute rigueur doctrinale. On comprend que ces
effusions qui font sourire aujourd’hui, tant on en a abusé à la suite de Chateaubriand,
leur véritable initiateur, aient pu, en leur temps, paraître, d’un terme qui n’était pas
encore d’usage au sens où nous l’entendons à présent, « modernes » ; il est certain en
100

tout cas qu’elles étaient bien peu « classiques » et paraissaient libres par rapport à
toute espèce avérée de tradition.
20 Un autre épisode du récit retient l’attention. C’est celui où, réfugiés dans la mission du
père Aubry, Atala et Chactas assistent pour la première fois à la célébration du saint
sacrifice de la messe :
Le prêtre divin revêt une tunique blanche d’écorces de mûrier ; les vases sacrés sont
tirés d’un tabernacle au pied de la croix, l’autel se prépare sur un quartier de roche,
l’eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin
du sacrifice. Nous nous mettons à genoux dans les hautes herbes. Le mystère
commence. L’aurore paraissant derrière les montagnes enflammait l’orient. Tout
était d’or ou de rose dans la solitude. L’astre annoncé par tant de splendeur sortit
enfin d’un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l’hostie consacrée que
le prêtre en ce moment même élevait dans les airs. Ô charme de la religion ! Ô
magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un
rocher, pour église le désert, pour assistants d’innocents Sauvages ! Non, je ne
doute point qu’au moment où nous nous prosternâmes, le grand mystère ne
s’accomplît et que Dieu ne descendît sur la terre, car je le sentis descendre dans
mon cœur19.
21 Cette messe, dont le déroulement coïncide avec le sacre de l’aube, où l’image du soleil
naissant se superpose à celle de l’hostie que le célébrant élève vers le ciel, accomplit le
rituel d’une religion sensible au cœur, complètement naturalisée, vidée de tout contenu
dogmatique. La religion du père Aubry est une religion de plein air, dépoussiérée et
rendue aux grands espaces où elle respire librement, loin des conventions civilisées ;
c’est une religion ouverte sur un « ciel » qui est aussi celui des grandes célébrations de
la nature, conforme aux inspirations d’un « génie du christianisme » dont les
« charmes » et les « magnificences » pourraient être aussi bien celles d’un génie païen.
22 Ces ambiguïtés ont aussitôt déchaîné des controverses : on s’est demandé si cette
synthèse du naturel et du divin, parée des artifices rhétoriques du grand style, avec ses
longues périodes de prose rythmée, était aussi sincère et spontanée que ses libres
effusions ne voulaient le faire croire. N’avaient-elles pas été fabriquées, montées de
toutes pièces, pour les besoins d’une bonne cause que les opportunités politiques de
l’heure avaient remise en valeur et, si on peut dire, en grâce ? Ce soupçon semble se
confirmer si on prend en considération l’itinéraire effectivement suivi par
Chateaubriand avant que la publication du Génie du christianisme ne l’ait fait passer
soudainement de l’obscurité à la gloire. Dans la préface de la première édition de
l’ouvrage, en 1802, l’auteur faisait lui-même l’aveu suivant :
Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en
avouant la nécessité d’une religion, et en admirant le christianisme, j’en ai
cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et
des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les
sophismes20.
23 Chateaubriand fait ici allusion à l’ouvrage qu’il avait malencontreusement publié cinq
ans plus tôt, durant la période de son émigration en Angleterre, l’ Essai historique sur les
révolutions, dans lequel il s’était laissé entraîner à faire l’esprit fort, et qu’il avait conclu
sur un chapitre dont le titre ne pouvait pas ne pas faire scandale : « Quelle sera la
religion qui remplacera le christianisme ? » Sainte-Beuve, qui a maintes fois ironisé sur
les palinodies de Chateaubriand, en vue de souligner la fragilité et le caractère
politiquement et littérairement intéressé, donc l’artificialité de ses convictions
religieuses, a eu entre les mains et a été le premier à faire connaître 21 l’exemplaire
101

confidentiel de l’Essai, annoté de la main de l’auteur, où se trouve entre autres, au sujet


du christianisme, cette indication sans appel qui s’impose au titre d’un aveu
d’incrédulité : « Au reste, personne n’y croit plus. » À plusieurs reprises, Chateaubriand
a dû s’expliquer sur les raisons du retournement de position qui l’a ramené vers de plus
saines doctrines, au moment où, précisément, il le fallait. Ces raison sont, selon lui,
essentiellement sentimentales : il rapporte dans un passage des Mémoires d’outre-tombe
son profond chagrin en apprenant que ses impiétés avaient fait pleurer sa mère sur son
lit de mort, et expliqué par là son « retour à la religion22 ». À la fin de son article des
Causeries du lundi, Sainte-Beuve cite, sans en donner la référence, un autre passage des
Mémoires qui confirme le caractère incertain des positions religieuses de
Chateaubriand :
Quand les semences de la religion germèrent la première fois dans mon âme, je
m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte la
première moisson. Survint une bise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le Ciel
en eut pitié, il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la bise souffla à nouveau. Cette
alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et
d’ineffables délices.
24 Il ne va pas de soi d’interpréter cette confidence, ainsi que le fait Sainte-Beuve, comme
une preuve d’agnosticisme : on le sait, l’alternative du doute et de la foi, ici confessée,
n’a pas épargné les plus grands mystiques. Ce qui est étonnant, c’est plutôt que ces
intermittences du cœur soient évoquées selon le modèle naturel de l’alternance des
saisons, dont le balancement régulier a quelque chose de fatal, comme un vent qui
tourne ou une humeur qui change, sans intervention consciente de la volonté. Ces
inspirations cyclothymiques, qui font se succéder mouvements de confiance et de
désespoir, exaltation et dépression, reflètent l’incertitude constitutive de l’âme
romantique dont toutes les manifestations, au nombre desquelles les convictions
religieuses, sont essentiellement contradictoires, à la mesure des conflits du cœur
humain. Irréligieuse religion, à laquelle les écarts du sentiment imposent leur rythme
qui en ébranle la constance !
25 À la fin du chapitre des Mémoires d’outre-tombe, daté de 1822, dans lequel Chateaubriand
rapporte les circonstances de son « retour à la religion », suite aux remords
occasionnés par la publication de l’ Essai historique sur les révolutions, il déclare :
Je m’exagérais ma faute ; l’Essai n’était pas un livre impie, mais un livre de doute et
de douleur. À travers les ténèbres de cet ouvrage, se glisse un rayon de lumière
chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir
du scepticisme de l’ Essai à la certitude du Génie du christianisme 23.
26 Erreurs humaines et vérités célestes se conjuguent dans un ensemble indistinct où
nulle autorité dogmatique n’est en mesure de trancher en vue de dissiper le vague des
passions ; c’est ce vague qui donne son milieu ambiant à l’appel du divin, dont les
résonances sont simultanément naturelles et surnaturelles. Entre le scepticisme
désenchanté de l’Essai et les professions de foi enthousiastes du Génie, il existe une
sourde complicité qui interdit d’opposer terme à terme ces deux attitudes, comme si
elles se situaient uniment en alternative l’une à l’autre : dans ce qu’elles ont de plus
manifestement opposé, elles représentent des moments du processus cyclique à travers
lequel se déploie, dans ses nuances les plus diverses, un même sentiment intérieur.
27 Du caractère foncièrement équivoque des convictions religieuses de Chateaubriand
témoigne l’un des passages les plus curieux de ces deux ouvrages, où il se retrouve
pratiquement à l’identique, dans des versions imperceptiblement décalées, dont les
102

différences traduisent le va-et-vient d’une pensée qui se refuse à faire définitivement


un choix entre les visions profanes de la terre et les inspirations sacrées du ciel. Il s’agit
de la célèbre « Nuit chez les Sauvages d’Amérique », sur l’évocation de laquelle
Chateaubriand fait se terminer l’Essai historique sur les révolutions 24, et dont il a repris
une partie, avec quelques modifications, dans le Génie du christianisme 25.
28 Dans l’Essai, où il remplit la fonction d’une sorte de conclusion, ce texte à caractère
poétique relativise l’analyse des aléas de l’histoire humaine, qu’il remet, non sans une
certaine mélancolie, en perspective :
C’est un sentiment naturel aux malheureux de chercher à rappeler les illusions du
bonheur par le souvenir de leurs plaisirs passés. Lorsque j’éprouve l’ennui d’être,
que je me sens le cœur flétri par le commerce des hommes, je détourne
volontairement la tête, et je jette en arrière un œil de regret. Méditations
enchantées ! charmes secrets et ineffables d’une âme jouissante d’elle-même, c’est
au sein des immenses déserts de l’Amérique que je vous ai goûtés à longs traits 26.
29 Déçu par la contemplation des perversités de l’homme de la civilisation, on se console
en revenant au point de vue de l’homme de la nature, dans les marges du temps et de
l’espace, là où il se fond comme en rêve avec le spectacle des choses, qui montre
combien celles-ci sont pleines d’âme. Comme dans les poèmes d’Ossian, le jeu des
luminescences de la lune diffusées à travers les nuages se reflète sur terre en une image
surnaturelle de calme, d’immobilité et de mort, dans laquelle les préoccupations du
jour apparaissent à la fois atténuées et métamorphosées par l’effet d’une
transfiguration analogique qui, confusément, apaise et inquiète à la fois :
Mais au loin, par intervalle, on entendait les roulements solennels de la cataracte de
Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et
expiraient à travers les forêts solitaires27.
30 S’en dégage le sentiment sublime de l’absolu, qui s’impose par sa propre nécessité
interne, sans avoir à être justifié ou raisonné :
La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s’exprimer dans les
langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée.
Au milieu de nos champs cultivés, en vain l’imagination cherche à s’étendre, elle
rencontre de toutes parts les habitations de hommes ; mais, dans ces pays déserts,
l’âme se plaît à s’enfoncer, à se perdre dans un océan d’éternelles forêts ; elle aime à
errer, à la clarté des étoiles, aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre
mugissant des terribles cataractes, à tomber avec la masse des ondes, et pour ainsi
dire à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime 28.
31 Cet appel à s’immerger ineffablement dans l’infinité de la nature à travers une rêverie
extatique qui évoque directement Rousseau confère l’essentiel de sa signification au
texte de l’Essai, auquel il serait malaisé de prêter une dimension théologique. Il est
manifeste que, en 1797, au moment de la publication de l’Essai, le culte de la nature
tenait entièrement lieu de religion à Chateaubriand, et lui offrait l’unique point d’appui
et de repos grâce auquel il pouvait prétendre stabiliser poétiquement les mouvements
d’un esprit inquiet et malheureux.
32 L’évocation nocturne des forêts d’Amérique baignées par la lumière mélancolique de la
lune se retrouve dans le cinquième livre du Génie du christianisme, ouvrage qui a aussi
pour titre général « Existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature ». Dans la
note de l’édition de 1826 de l’Essai où il attire l’attention sur cette référence, qui a
valeur d’une autocitation, Chateaubriand écrit :
On peut, en comparant les deux descriptions, voir ce que le goût m’a fait changer ou
retrancher dans mon second travail29.
103

33 C’est sans doute pour des raisons de « goût » que Chateaubriand a « retranché »
quelques passages de son texte initial, en resserrant la description de manière à en
éliminer les effets de surcharge qui altéraient sa lisibilité, et du même coup
affaiblissaient son efficacité. Mais est-ce seulement pour des raisons esthétiques qu’il a
« changé » son texte, en y apportant la modification capitale indispensable pour que
celui-ci pût être inséré dans le nouveau contexte d’une apologie du christianisme ?
Cette modification apparaît à la fin du dernier paragraphe du texte, conforme à
l’original à quelques mots près qui, littéralement, en « convertissent » la signification :
La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s’exprimer dans les
langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée.
En vain, dans nos champs cultivés, l’imagination cherche à s’étendre ; elle
rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions
sauvages, l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre
des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et pour ainsi dire à se
trouver seule devant Dieu30.
34 Que les cataractes aient cessé d’être « terribles » et leur gouffre « mugissant », cela
relève du pur effet de style tel qu’il s’offre au jugement de goût. Mais que le spectacle
nocturne des forêts d’Amérique31, au lieu de conduire l’âme « pour ainsi dire à se mêler,
à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime » (Essai), l’amène « pour ainsi dire
à se trouver seule devant Dieu » (Génie), cela change tout. On peut ironiser à ce propos,
et lire cette transformation comme une manifestation de l’inconsistance des
convictions religieuses de l’auteur qui, en quête de succès littéraires et de récompenses
politiques32, n’hésite pas à ajouter, comme un point sur un i, le nom de Dieu à un texte
initialement écrit selon d’autres vues pour servir un dessein qui, au départ, n’avait rien
d’apologétique. Mais on peut aussi y voir, plus largement, un témoignage des
ambiguïtés constitutives du sentiment religieux recréé et propagé par la « nouvelle
tradition », avec ses alternances d’avancées et de reculs, et le jeu subtil qu’elle est
parvenue à tisser entre l’avant et l’après, mêlant l’entreprise de restaurer à la volonté
d’innover, suivant le mouvement d’une insaisissable dialectique qui devait
effectivement trouver ses meilleures armes dans un style littéraire, plutôt que dans la
forme d’une argumentation raisonnée.

NOTES
1. Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, cité d’après l’édition où il est couplé à l’Essai sur les révolutions, à l’aide du sigle GC.
2. Celle de Bonaparte.
3. C’est une manière imagée de dire que le texte composé par Chateaubriand en 1802 comportait
implicitement, de manière cachée, l’appel à une restauration monarchique.
4. GC, p. 459 et suiv. Le même argumentaire se retrouve dans un passage des Mémoires d’outre-
tombe : « Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du christianisme. Les
fidèles se crurent sauvés : on avait alors besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui
venaient de la privation de ces consolations depuis de longues années. Que de forces
104

surnaturelles à demander pour tant d’adversités subies ! Combien de familles mutilées avaient à
rechercher auprès du Père des hommes les enfants qu’elles avaient perdus ! Combien de coeurs
brisés, combien d’âmes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les guérir ! On se
précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d’une
contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de victimes !) se sauvaient à l’autel :
naufragés s’attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut » (p. 461).
5. Lorsque Bonaparte, alors Premier consul, a pour la première fois rencontré Chateaubriand
suite à la publication du Génie du christianisme, à l’occasion d’une réception officielle donnée au
ministère de l’Intérieur par Lucien Bonaparte, il lui aurait déclaré : « Le christianisme ? Les
Idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils
me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des
sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux, ils ont encore laissé
assez de grandeur à l’infâme » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, II, livre 15, chap. 4, t. I, p,
490). La référence au « système d’astronomie » renvoie à l’ouvrage de C.-F. Dupuis, Origine de tous
tes cultes ou religion universelle (1794). Dans le livre de Dupuis, qui était une exposition raisonnée
de la thématique de la religion naturelle, on pouvait lire : « Sans prêtres, fêtons le retour du soleil
et avec lui la Nature entière. »
6. Cf. à ce sujet F. Baldensperger, Le mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, Plon,
1923-1924, et J. Godechot, La contre-révolution. Doctrine et action. 1789-1804, Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 1984.
7. GC, I, I, chap. 1, p. 470.
8. Plus tard, Lamennais, au moment où, suite à la publication du deuxième volume de l’Essai sur
l’indifférence en matière de religion, sa démarche était remise en question, s’est exprimé dans le
même sens : « Il ne faut pas qu’on s’y trompe à Rome : leur méthode traditionnelle, où tout se
prouve par des faits et des autorités, est sans doute parfaite en soi, et l’on ne peut ni ne doit
l’abandonner ; mais elle ne suffit pas, parce qu’on ne la comprend plus : et depuis que la raison
s’est déclarée souveraine, il faut aller droit à elle, la saisir sur son trône et la forcer, sous peine de
mort, de se prosterner devant la Raison de Dieu » (Lettre à J. de Maistre, 2 janvier 1821, Lettres et
opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, Paris, éd. Vaton, 1853, t. II, p. 122). Raisonner contre la
raison, philosopher contre la philosophie : le destin de Lamennais, marqué au départ par ces
apories pascaliennes, est exemplaire, parce que cette démarche l’a finalement ramené sur les
positions de la raison et de la philosophie, en le conduisant à terme, en sens exactement inverse
de ses postulats initiaux, à combattre l’autorité de Rome au nom d’une autre autorité, celle qui
est incarnée dans la trajectoire vivante de l’humanité, autorité plus haute parce que davantage
universelle. Il témoigne ainsi pour tous ces « réactionnaires » qui ont contribué pour une large
part à ouvrir les voies de ce qui s’appellera plus tard le « modernisme ».
9. Cf. L. Foucher, La philosophie catholique en France au XIXe siècle avant la renaissance thomiste et dans
son rapport avec elle ( 1800-1880), Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque de la société d’histoire
ecclésiastique de la France », 1955.
10. GC, I, I, chap. 6, p. 490.
11. J. Starobinski, 7789, Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979,
p. 96-97.
12. GC, II, III, chap. 9 (« Du vague des passions »), p. 715, Ce passage est cité dans l’édition séparée
d’Atala de 1805 (GF-Flammarion, p, 63). Dans le texte d’Atala, on retrouve cette thématique du
voyageur : « Quiconque a vu comme moi le père Aubry cheminant seul avec son bâton et son
bréviaire dans le désert a une véritable idée du voyageur chrétien sur terre » (p. 105).
13. GC, III, V, p. 873 et suiv.
14. Ibid., p. 886.
15. Préface de la première édition d’Atala, op. cit., p. 41.
16. Chateaubriand, Atala, op. cit., p. 77.
105

17. C’est une histoire de même type que raconte René, en y ajoutant la dimension scandaleuse de
la relation incestueuse entre frère et sœur.
18. Chateaubriand, Atala, op. cit., p. 87.
19. Ibid, p. 111.
20. GC, p. 1282.
21. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, lundi 17 avril 1854, « Anniversaire du Génie du christianisme » ;
cf. également Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire.
22. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, XI, chap. 4, p. 396.
23. Ibid., p. 398.
24. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, chap. 57, p. 441 et suiv.
25. GC, I, V, chap. 12 (« Deux perspectives de la nature »), p. 589 et suiv.
26. Chateaubriand, Essai..., op. cit., p. 441-442.
27. Ibid., p. 446.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 445.
30. GC, p. 592 (je souligne).
31. Que Chateaubriand ait assisté ou non en vrai à ce spectacle, ce qui est fort douteux, ne change
rien au fond de l’affaire.
32. Effectivement, le fait d’avoir été l’auteur en vue du Génie du christianisme a valu à
Chateaubriand son secrétariat d’ambassade à Rome.
106

Chapitre VII. Bonald et la


philosophie

LES PARADOXES DE LA NOUVELLE TRADITION


1 On réunit généralement Bonald, Maistre, Chateaubriand et le jeune Lamennais, auteur
de l’ Essai sur l’indifférence, sous la rubrique des tenants de la tradition ou des
traditionalistes ; Saint-Simon et Comte parlent à leur sujet de l’école rétrograde, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose. Ces formules font oublier que ces hommes ont aussi
été, dans leur temps, des novateurs, et ont parfois été reconnus comme tels : qu’on
pense à l’effet produit par le Génie du christianisme, annonciateur de toute une nouvelle
littérature. C’est pourquoi, comme cela a déjà été suggéré au chapitre précédent, il est
préférable peut-être de parler à leur propos d’une « nouvelle tradition », en insistant
sur la contradiction interne que comporte cette expression : car c’est cette
contradiction précisément qui rend compte de la situation assez exceptionnelle dans
laquelle se trouvèrent, non seulement dans leur action politique, mais en ce qui
concerne l’économie même de leur pensée, ceux qui, au début du XIXe siècle, se sont
absolument opposés à l’esprit de la Révolution, en se faisant au contraire les défenseurs
de positions marquées comme réactionnaires. De manière générale, ces hommes ont
été confrontés au dilemme propre à une position contre-révolutionnaire 1 : ou bien
revenir purement et simplement à la tradition dans sa forme antérieure, ce qui de toute
façon est impossible ; ou bien opposer au discours des « progressistes » un contre-
discours, dont le contenu soit spécialement élaboré à cet effet, et ainsi, indirectement,
rentrer dans le mouvement qu’on entreprend de contrecarrer. On imagine mal
comment une telle intervention, qu’elle soit pratique ou théorique, pourrait être
purement conservatrice, au sens strict de ce terme : car elle doit comporter, à un degré
plus ou moins élevé, un élément d’innovation qui l’apparente aussi bien à une action
transformatrice. On ne s’étonnera donc pas de constater que, des démarches de ceux
qui se placèrent dans cette situation paradoxale, s’ensuivirent des effets eux-mêmes
paradoxaux.
2 Au début du XIXe siècle, en France, la tentative d’élaborer une nouvelle tradition a été le
fait d’opposants à la Révolution qui se sont d’abord rassemblés dans le mouvement de
107

l’opposition nobiliaire2 : c’est-à-dire, pour l’essentiel, les aristocrates d’Ancien Régime


qui n’ont pas été touchés par le mouvement de décatholicisation, l’un des aspects les
plus importants de la Révolution. Ils constituent un groupe d’influence plus ou moins
homogène qui commence à s’exprimer en France au moment du Consulat, et y récupère
une certaine audience, surtout à la suite du concordat de 1802 : c’est Bonaparte,
premier lecteur et admirateur de Bonald, qui décrète le retour des émigrés. Ce groupe
accède à nouveau au pouvoir avec la restauration monarchique de 1814-1815, et surtout
après 1820, lorsque la fraction des ultras prend le contrôle du gouvernement, sous le
ministère de Villèle qui se maintient jusqu’en 1827. Dans ce groupe, on rencontre un
certain nombre de porte-parole ou de théoriciens, au premier rang desquels Bonald,
Maistre, Chateaubriand, tous anciens émigrés, et aussi initiateurs d’une élaboration
doctrinale parfaitement originale qui, tout autant qu’elle se réclame d’une tradition,
rompt effectivement avec la tradition, ou tout au moins, dans son effort pour
renouveler cette tradition, en renégocie les formes usuelles.
3 Parmi ce groupe, c’est sans doute Joseph de Maistre qui a eu la conscience la plus claire
des exigences très particulières imposées par la situation nouvelle créée à la suite de la
Révolution. En 1815, il écrit :
Il faut absolument tuer l’esprit du XVIIIesiècle ; mais comment nous y prendrons-
nous ? Nous aurions besoin d’apôtres, et nous ne trouvons que des conjurés 3.
4 Or, des apôtres doivent être les propagateurs d’une foi nouvelle ; au moins doivent-ils
inventer des formes nouvelles de propagation de la foi. Ce dernier objectif a bien été
celui de Chateaubriand lorsqu’il composa le Génie du christianisme, avec le sens très aigu
de la publicité qui le caractérisait.
5 En même temps, ce mouvement de rétrogradation, qui tente de redonner vie à des
croyances élémentaires, en effaçant les effets négatifs de la critique rationnelle qui leur
a été opposée, produit des effets inattendus, particulièrement chez Bonald et chez
Lamennais. En substituant aux critères de la conscience individuelle ceux d’un ordre
collectif, déployé dès son origine dans toute l’histoire de l’humanité, le traditionalisme
ouvre un nouveau domaine d’étude et de réflexion : celui qui concerne l’« homme
extérieur » opposé par Bonald à l’« homme intérieur ». À contre-pied de toutes les
tentatives contemporaines pour fonder la philosophie sur une psychologie, démarche
dont l’école spiritualiste a fait tout son programme. s’ébauche le mouvement d’une
dérive « sociologique » avant la lettre, dont les conséquences commenceront à se faire
sentir après 1830. C’est ce qui explique, en particulier, l’évolution de Lamennais, ou
celle de Ballanche, vers une pensée unanimiste, aux frontières des utopies du
socialisme. Surtout, c’est ce qui explique l’influence décisive exercée par Bonald et
Maistre sur Auguste Comte, qui parlera à leur propos de l’« admirable école
rétrograde » et tentera, en vue d’élaborer une philosophie de l’humanité, de concilier
leur point de vue avec celui de Condorcet, en opposition radicale à l’éclectisme
spiritualiste, version contemporaine de la métaphysique.
6 Le sens qu’il faut donner à l’idée d’une nouvelle tradition apparaît alors : pour ses
initiateurs, plutôt qu’opérer un retour pur et simple à la tradition sous ses formes
antérieures, il s’agit d’inventer une tradition. Or, dans le domaine de la philosophie,
cette tentative va déterminer des clivages et des ruptures, de manière à en révéler
certains enjeux essentiels.
108

LOUIS DE BONALD (1754-1840)4


7 Bonald est un homme d’ordre, dont l’existence s’est déroulée suivant l’allure générale
qui règle celle de la noblesse légitimiste, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. Né à
Millau en 1754, il fait ses études au collège des oratoriens de Juilly. En 1773, il est
engagé dans le corps des mousquetaires du roi. Sa carrière militaire s’achève en 1778,
au moment où il revient se fixer à Millau, pour y mener la vie d’un gentilhomme
campagnard. En 1785, il est nommé maire de Millau. À cette époque, il ne semble pas
absolument opposé aux idées nouvelles, et il a dû être favorable à certains aspects du
mouvement révolutionnaire, au moins jusqu’en 1790, où il est élu président de
l’assemblée de son département. Ce sont ses principes religieux – ceux-ci n’étant pour
lui susceptibles d’aucun compromis – qui lui font abandonner cette fonction, au
moment où est promulguée la Constitution civile du clergé. Il émigre alors en
Allemagne, où il finit par se fixer à Heidelberg : il y réside cinq années, consacrées pour
l’essentiel à l’éducation de ses fils. C’est à ce moment qu’il développe sa formation
philosophique, dans le contexte de l’émigration, mais sans entrer véritablement en
relation avec le mouvement des idées qui se déroule en Allemagne à cette époque : le
seul auteur qui semble avoir réellement retenu son attention est Leibniz. Il compose
alors son premier livre, qui contient déjà tous les éléments de sa doctrine : Théorie du
pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par
l’histoire, publié sans nom d’auteur en 1796 à Constance. Cet ouvrage, aussitôt interdit
en France par le régime directorien, n’aura que très peu de lecteurs : pourtant, il
semble influencer considérablement Bonaparte, qui en prend connaissance dès ce
moment. En 1797, Bonald rentre clandestinement en France et s’installe à Paris.
En 1800, le régime du Consulat lui permet de sortir de sa clandestinité : il écrit alors
dans plusieurs revues (le Mercure de France, le Journal des débats) et publie son Essai
analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, ou du pouvoir, du ministre et du sujet dans la
société, dans lequel il reprend les thèses de son précédent ouvrage. En 1801, il publie Du
divorce considéré au XIXe siècle, relativement à l’état domestique et à l’état public de la société,
et Du traité de Westphalie et de celui de Campo-Formio, et de leur rapport avec le système
politique des puissances européennes et particulièrement de la France : dans ces derniers
livres, il applique les principes généraux de sa doctrine du pouvoir aux problèmes
concrets posés en France et en Europe à la suite de la Révolution. En 1802, il fait
paraître un nouvel ouvrage théorique, dans lequel il élargit encore sa conception en en
développant les bases philosophiques : Législation primitive considérée dans les derniers
temps par les seules lumières de la raison. C’est alors qu’il retourne à Millau, refusant la
proposition que lui fait le Premier consul de réimprimer, aux frais de l’État, la Théorie
du pouvoir. Il refuse aussi, en 1806, d’être directeur du Journal de l’Empire, et, en 1810,
d’être le précepteur du fils de Louis Bonaparte, puis du roi de Rome. Sous l’Empire, il
accepte seulement, sur les instances pressantes de Fontanes, de faire partie du Conseil
de l’université. Au moment de la restauration monarchique, il publie, en 1815, ses
Réflexions sur l’intérêt général de l’Europe. Il est nommé à l’Académie française par Louis
XVIII ; élu député, il se prononce pour l’abolition de la loi sur le divorce ; il devient
ministre d’État ; on pense qu’à cette époque, il est membre de l’occulte Congrégation.
En 1817, il rassemble des Pensées sur divers objets et discours politiques. En 1818, avec
Chateaubriand et Lamennais, il fonde un journal : Le Conservateur. Il publie les
Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales et des
Observations sur l’ouvrage de madame la baronne de Staël, ayant pour titre « Considérations sur
109

les principaux événements de la Révolution française ». En 1823, il est élevé à la dignité de


pair de France. En 1827, il exerce pendant quelques mois la direction de la censure.
En 1829, il se retire définitivement à Millau, et publie en 1830 son dernier livre :
Démonstration philosophique du principe constitutif de la société, suivie de Méditations
politiques tirées de l’Évangile. Il se tient complètement à l’écart du régime de la monarchie
de Juillet et meurt à Millau en 1840.
8 La pensée de Bonald est à prendre en bloc : du premier livre (paru en 1796) au dernier
(paru en 1830), elle n’a pas évolué de manière significative. Elle est remarquable
d’abord par sa massive cohérence, qui a impressionné, favorablement ou
défavorablement, ses contemporains. Ce qui la caractérise, c’est le caractère
absolument général de son argumentation, qu’elle conduit de manière rigoureuse à
partir de principes dogmatiques : l’examen des faits n’intéresse guère Bonald, qui se
contente de leur appliquer, rigidement, ses conceptions. De ce point de vue, sa
démarche se distingue de celle, beaucoup plus empirique, de Joseph de Maistre, avec
laquelle on l’a trop souvent identifiée. Bonald est un métaphysicien du pouvoir. On peut
distinguer trois aspects dans sa doctrine, qui développe une conception du pouvoir, une
critique de l’homme intérieur et une théorie de la parole : mais, sous ces trois intitulés,
c’est un unique raisonnement qui se déroule, de manière apparemment inexorable, en
reproduisant les mêmes arguments, souvent dans les mêmes termes. Bonald n’est pas
l’homme des nuances, pas plus qu’il n’est celui des variations.

UNE MÉTAPHYSIQUE DU POUVOIR


9 Bonald est un théoricien du pouvoir absolu, parce qu’il considère le pouvoir en soi,
dans l’absolu, et en faisant abstraction de toute question relative d’application : il traite
non pas de tel ou tel pouvoir, ni non plus des pouvoirs, mais du pouvoir, et c’est
pourquoi celui-ci détient dans son système de pensée une position fondatrice. En
particulier Bonald ne se demande jamais qui, c’est-à-dire quel individu ou quel groupe
d’individus, est le détenteur effectif ou légitime du pouvoir : car la nécessité du pouvoir
n’est en rien particulière – ce qui impliquerait qu’on la situe et qu’on la limite – mais
elle est universelle. Il présente donc une philosophie générale du pouvoir, s’appuyant
sur ce principe : partout il y a du pouvoir, et celui-ci est la raison d’être de tout ce qui
existe, précisément parce qu’à son niveau la légitimité coïncide avec l’universalité. On
pourrait dire à la limite : la vérité absolue du pouvoir, c’est qu’il règne absolument, et
qu’il est partout au pouvoir.
10 Cette philosophie du pouvoir fonde inséparablement le théologique et le politique, et
donc garantit leur cohésion. En effet, le pouvoir, dans la société ou ailleurs, et
indépendamment des conditions de son exercice singulier, est de l’ordre de l’absolu, du
divin : il s’enracine dans le rapport originaire de Dieu à l’ensemble de sa création, qui
constitue le modèle de toute relation de pouvoir. Il en résulte que le pouvoir politique
dépend de cette source à laquelle il se rattache nécessairement : selon une formule
essentielle chez Bonald, qui l’emprunte probablement à Leibniz dont il se présente
souvent comme le continuateur, le pouvoir dans la société et dans l’homme est
l’expression du pouvoir en Dieu, et c’est précisément de cette analogie qu’il tire son
autorité.
11 En politique, cette conception se développe à travers la thèse fondamentale d’après
laquelle il n’y a pas de société sans pouvoir, parce que le pouvoir est partout dans
110

l’ordre social : il est le principe nécessaire de sa permanence, c’est-à-dire de sa


constitution. Ce terme, « constitution », joue lui aussi un rôle important dans le
vocabulaire de Bonald, qui l’utilise au sens le plus large, voisin de celui d’organisation.
Ce mot représente le fait qu’un être, quel qu’il soit, est soumis aux règles qui le
« constituent » nécessairement en l’insérant dans un ordre qui le détermine
absolument. Voici comment débute le premier livre de Bonald :
Dans tous les temps, l’homme a voulu s’ériger en législateur de la société politique
et en réformateur de la société religieuse, et donner une constitution à l’une et
l’autre société ; or je crois possible de démontrer que l’homme ne peut pas plus
donner une constitution à la société religieuse et politique qu’il ne peut donner la
pesanteur aux corps, ou l’étendue à la matière, et que, bien loin de pouvoir
constituer la société, l’homme par son intervention ne peut qu’empêcher que la
société ne se constitue, ou, pour parler plus exactement, ne peut que retarder le
succès des efforts qu’elle fait pour parvenir à sa constitution naturelle 5.
12 Et un peu plus loin, il écrit, dans le même sens ;
Des sociétés non constituées ne méritent pas plus le nom de société qu’un corps qui
ne serait pas pesant ne mériterait le nom de corps6.
13 La société est donc régie par les lois de sa constitution indépendamment de toute
intervention, de toute initiative humaine, ce qui s’explique par le fait que cette
constitution exprime, manifeste, un rapport universel de pouvoir dont la nécessité est
inscrite en elle.
14 Au moment où sa Théorie du pouvoir est sur le point d’être publiée, en 1796, Bonald
rajoute à la seconde partie de son livre un important supplément, pour donner son
point de vue sur un ouvrage qui vient de paraître et dont il a aussitôt pris
connaissance : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet.
En argumentant ses divergences à l’égard de cet auteur qui développe une conception
de la société exactement antithétique à la sienne, Bonald trouve l’occasion de revenir
sur les points fondamentaux de sa doctrine. C’est ainsi que, rencontrant dans le texte
de Condorcet la formule « art social », il lui applique ce commentaire : « La philosophie
fait de la société un art, la nature en fait un être7. » Il développe la même idée un peu
plus loin dans ces termes :
Condorcet veut que ce soit l’homme qui perfectionne la société et je soutiens au
contraire que ce n’est que la société qui perfectionne l’homme intelligent et
physique [...]. Bien loin que l’homme perfectionne la société, il ne peut qu’empêcher
la société de se perfectionner, ou pour mieux dire il ne peut qu’empêcher le
développement des rapports nécessaires dont l’ensemble forme la constitution, en
voulant établir dans les sociétés des rapports absurdes, ouvrage de sa volonté
destructive, et qu’il maintient par une force déréglée, c’est-à-dire que l’homme
social se déprave et se déconstitue lui-même, en voulant constituer la société, et
que la société constitue l’homme ou le règle, en se constituant elle-même 8.
15 Ceci signifie que, si les hommes font et défont les sociétés, ils ne peuvent rien changer à
la société, car celle-ci est soumise une fois pour toutes à la loi absolue et unique du
pouvoir, dont elle n’est que « l’expression ». C’est pourquoi c’est la société qui constitue
l’homme et non l’inverse : tout au plus l’homme peut-il, sous l’effet d’influences
malignes, « déconstituer » la société, et ainsi se déconstituer lui-même. Le pouvoir, sous
peine de perdre sa propre nature de pouvoir, ne peut se plier aux exigences ou aux
désirs des hommes : s’il le fait, il se dénature, c’est-à-dire qu’il se désorganise. Et ceci
donne l’explication des révolutions : elles consistent dans la remise en cause de ce qui
est au principe du pouvoir et à la base de toute constitution sociale.
111

16 On comprend donc que Bonald se soit fermement opposé aux tentatives de tous les
théoriciens du contrat social qui ont cherché à expliquer l’existence des sociétés à
partir de la volonté des hommes. Le fait constitutif de la société, et donc de toutes les
sociétés, ne peut être un contrat, ni une forme quelconque de l’initiative humaine : ce
ne peut être que le pouvoir, tel qu’il existe en soi, et s’impose à toutes les sociétés,
auxquelles il donne la loi immuable de leur constitution. C’est en ce sens que Bonald
parle d’une « législation primitive » (c’est le titre d’un de ses livres), dont les conditions
générales préexistent à l’existence particulière de chaque société et la déterminent en
lui fixant le critère absolu de sa légitimité et en en organisant la constitution. Cette
législation est la loi du pouvoir qui exige de tous les hommes qu’ils lui obéissent, et qui,
par-là même, analogiquement, instaure entre eux des rapports d’obéissance à l’image
de cet ordre radical qui les constitue :
Dieu et l’homme, les hommes entre eux, êtres semblables de volonté et d’action,
sont tous, par le fait seul de cette similitude, et de cette inégalité, dans un système
ou un ordre nécessaire de volontés et d’actions appelé société ; car si l’on suppose
égalité de volonté et d’action dans les êtres, il n’y aura plus de société ; tout sera
fort ou tout sera faible, et la société n’est que le rapport de la force à la faiblesse 9.
17 Le vice du contrat social tient à son caractère fictivement égalitaire. Or Dieu, qui est en
quelque sorte l’autre nom du pouvoir, a créé les hommes semblables, c’est-à-dire à son
image, mais non égaux, dans la mesure où il n’a pu les créer que conformes à l’acte
même par lequel il les a créés, en les insérant d’emblée dans ces relations de pouvoir
qui conditionnent toute leur existence et dont ils ne peuvent légitimement s’écarter.
S’ils ne respectent pas ces relations de pouvoir, ce n’est pas, comme ils le croient, pour
constituer un nouvel ordre dont ils assumeraient le contrôle exclusif, mais c’est de
manière à échapper aux règles fondamentales d’une constitution ou d’un ordre social :
Si les rapports entre les êtres sociaux sont nécessaires ou tels qu’ils ne puissent être
autres qu’ils ne sont sans changer la nature des êtres, la nature des êtres veut donc
produire les êtres nécessaires ; car tout être veut invinciblement se placer dans
l’état le plus conforme à sa nature : donc la nature des êtres sociaux veut ce que
veut la volonté générale de la société. Mais Dieu aime les êtres qu’il a créés,
puisqu’ils sont bons, c’est-à-dire faits à son image, il veut donc aussi leur
conservation ; il veut donc aussi les lois ou rapports nécessaires, qui assurent leur
conservation ou leur existence dans l’état le plus conforme à leur nature. Donc la
volonté générale de la société, la nature des êtres en société, la volonté de Dieu,
veulent la même chose ou sont conformes ; donc elles ne sont qu’une même
volonté, parce que des volontés qui n’occupent point d’espace peuvent se réunir en
une seule et même volonté. Ainsi volonté générale de la société, du corps social, de
l’homme social, nature des êtres sociaux ou de la société, volonté sociale, volonté de
Dieu même, sont des expressions synonymes dans cet ouvrage 10.
18 La loi que Dieu impose à la société est une loi de conservation, littéralement
conservatrice, qui commande ainsi toutes les volontés en leur imposant ce même but,
qui est d’assurer la permanence et l’universalité du pouvoir.
19 L’idée de souveraineté populaire, telle qu’elle découle logiquement des théories du
contrat, se trouve du même coup réfutée :
Des hommes qu’on a honorés du titre de métaphysiciens politiques, et dont toute la
métaphysique est l’obscurité d’un esprit faux, et toute la politique les désirs
effrénés d’un cœur corrompu, ont avancé que la souveraineté résidait dans le
peuple. C’est là une proposition générale ou abstraite ; mais lorsqu’on veut en faire
l’application à l’histoire ou par l’histoire, il se trouve que le peuple n’a jamais été et
qu’il ne peut jamais être souverain : car où seraient les sujets quand le peuple est
112

souverain ? Si l’on veut que la souveraineté réside dans le peuple, dans ce sens qu’il
ait le droit de faire les lois, il se trouve que nulle part le peuple n’a fait des lois, qu’il
est même impossible qu’un peuple fasse des lois, et qu’il n’a jamais fait, et qu’il ne
peut jamais faire autre chose qu’adopter des lois faites par un homme appelé par
cette raison législateur : or adopter des lois faites par un homme, c’est lui obéir ; et
obéir n’est pas être souverain mais sujet, et peut-être esclave. Enfin si l’on prétend
que la souveraineté réside dans le peuple, dans ce sens que le peuple en délègue
l’exercice en nommant ceux qui remplissent les diverses fonctions, il se trouve que
le peuple ne nomme personne et ne peut même nommer qui que ce soit ; mais qu’un
nombre convenu d’individus, qu’on est convenu d’appeler peuple, nomment
individuellement qui bon leur semble, en observant certaines formes publiques ou
secrètes dont on est également convenu. Or des conventions ne sont pas des
vérités : car les conventions humaines sont contingentes, c’est-à-dire qu’elles
peuvent être ou n’être pas, ou être autres qu’elles ne sont ; au lieu que les vérités
sont nécessaires, c’est-à-dire qu’elles doivent être et qu’elles ne peuvent être autres
qu’elles ne sont sans cesser d’être des vérités. Donc cette proposition générale ou
abstraite : la souveraineté réside dans le peuple, n’a jamais reçu et ne peut recevoir
aucune application ; donc c’est une erreur11.
20 Le même raisonnement établit que la constitution unique de toute société est
monarchique : la monarchie absolue ne fait que développer, dans sa forme, ce qui
constitue l’essence du rapport social, dont elle réalise le caractère nécessaire dans
l’existence, radicale et incontestée, d’une pure autorité. Cette autorité est tellement
pure qu’elle ne peut appartenir à personne en particulier ; pour Bonald, ce qui
caractérise la monarchie, c’est qu’en elle le pouvoir est général, alors que dans l’état
populaire ou démocratique il est toujours particulier. Or un pouvoir particulier, qui est
aussi le pouvoir d’un particulier ou d’un groupe de particuliers, tend par sa nature
même à l’arbitraire : les démocraties portent en elles la tyrannie, et les révolutions
finissent toujours par engendrer des dictateurs, parce qu’elles remettent en cause le
principe de l’universalité du pouvoir.
Dans la monarchie tout est social : religion, pouvoir, distinctions ; dans l’état
populaire, tout est individuel, chacun a sa religion, chacun son pouvoir, chacun
veut se distinguer ou dominer par ses talents ou par sa force. Dans la monarchie,
parce que le pouvoir est social, sa limite est dans les institutions sociales ; dans les
démocraties, parce que le pouvoir est individuel, sa limite est dans l’homme 12.
21 Les diverses formes de régimes démocratiques décomposent la société qu’elles
subordonnent aux intérêts particuliers des individus, intérêts qu’elles font valoir
comme des droits : alors il n’y a plus d’ordre social, mais seulement rassemblement
d’individus, somme de volontés particulières, « masse », sans unité ni principe. La
société authentique au contraire est fondée, non sur la revendication des droits,
individuels, donc particuliers, mais sur l’observation des devoirs, collectifs, donc
universels et nécessaires. C’est à cette condition seulement que peut être maintenue la
cohésion de la société, en rapport avec ce principe exclusif de pouvoir qui en
commande toute l’organisation, c’est-à-dire la « constitution ».
22 En ce sens, Bonald est un théoricien du droit naturel : il pose l’existence de lois
fondamentales de la société, communes à toutes les sociétés, et ces lois expriment les
rapports nécessaires, rapports d’obligation, qui lient les hommes entre eux, selon une
formule qui se trouvait déjà chez Montesquieu.
Si la société n’est pas dans la nature de l’homme, pourquoi y a-t-il des sociétés ? La
société existe : elle est donc dans la nature de l’homme ; les lois de son existence
sont donc nécessaires comme la nature de l’homme. Constituée comme l’homme
elle a comme lui l’existence pour objet, et elle doit, par sa nature, tendre à sa
113

conservation, à sa perfection, parce que l’homme, par sa nature, tend à l’existence


et au bonheur13.
23 « La société existe » : cette formule a une portée générale, bien au-delà d’une
constatation empirique. Bonald, et c’est ici qu’il se sépare de Montesquieu, ne veut pas
dire qu’il existe de fait des sociétés, mais que ce qui existe, c’est la société en elle-
même, en tant qu’elle incarne ou exprime le principe qui la fait être : « La société est un
être : car si elle n’était pas un être, elle n’existerait pas 14. »
24 C’est précisément de cette manière que Donald répond aussi à Condorcet : la société est
un être, parce qu’elle n’est pas un produit de l’art humain, et qu’il n’appartient pas aux
hommes d’en remettre en question les lois, c’est-à-dire de modifier le régime de
pouvoir auquel elles sont, de toute façon, soumises.
25 Évidemment, la nature qui soutient ce droit n’est pas dans un rapport immanent à soi,
mais elle est déterminée par un principe transcendant : ce n’est pas la nature au sens de
la physiologie, mais la nature au sens de la théologie. C’est pourquoi Donald qui attache
autant d’importance que son contemporain Cabanis à la notion d’organisation, en
donne une définition exactement opposée, qui la lie précisément à une structure de
pouvoir. Les lois qui agissent dans la société, et « constituent » sa nature, lui sont
imposées de l’extérieur : elles sont d’institution non pas humaine mais divine, dans la
mesure où elles ont été voulues par Dieu qui soumet toute sa création à son pouvoir
littéralement théocratique. C’est par là que Donald échappe à une conception
naturaliste de la société, et même cesse d’être un théoricien du droit naturel : d’abord
parce qu’il élimine, autant que possible, toute référence au droit, celui-ci indiquant
plutôt le mouvement qui déconstitue la société ; ensuite parce que sa nature est une
nature instituée, nature artificielle, qui n’existerait pas si elle n’obéissait à un
commandement dont le principe est surnaturel. S’il y a une nature humaine, liée à
l’existence d’un libre arbitre, c’est elle qui explique la tendance par laquelle les
hommes sont portés à s’écarter de ce commandement, dont la loi ne leur est pas
« naturelle », et auquel il faut sans cesse qu’ils soient ramenés par la contrainte, ce à
quoi le droit ne suffit pas, mais à quoi il faut la force.
26 La loi sociale diffère donc d’une loi naturelle : c’est pourquoi Bonald répète souvent, en
prenant le contre-pied d’une thèse de Vico (verum est factum), que la connaissance de la
nature extérieure s’est développée sans rencontrer d’obstacles majeurs, parce que les
intérêts des hommes et leur nature d’homme n’y étaient pas directement impliqués et
aussi parce que, dans ce cas, la loi apparaît complètement immanente à son objet, alors
que la connaissance de la société a été retardée parce qu’elle contrariait ces intérêts. La
vérité, ce n’est pas ce qu’on fait, au sens d’une pratique spontanée, mais ce qu’on doit
faire, en suivant la règle fondamentale du pouvoir :
Dans les découvertes que l’homme a faites dans le monde physique, il n’a eu à
combattre ou à persuader que ses sens ; et les sens cèdent à la force de l’expérience
ou à l’ascendant de la raison. Mais, dans ses recherches sur le monde intellectuel,
sur sa propre nature, et sur la nature des sociétés dont il est membre, l’homme a à
combattre ou à vaincre ses passions : et les passions ne cèdent qu’à la force, et elles
bravent toute autre autorité et jusqu’à celle de l’évidence15.
27 La société existe, mais ce fait dont la nature est idéale plutôt qu’empirique n’est pas du
tout « évident » : c’est qu’il n’est pas un fait simplement donné, faisant l’objet d’une
constatation immédiate ; il est lié à l’observation d’une règle qui en ordonne la
construction.
114

28 C’est ici que, par un raisonnement qui peut surprendre, Bonald retrouve les doctrines
de la perfectibilité, en les réinterprétant dans sa propre perspective. L’ordre social n’est
pas un ordre donné, mais un ordre imposé : ce qui est posé au départ, dans le système
de la législation primitive, c’est le principe de cet ordre, mais non les formes de son
actualisation. Ainsi Dieu, qui est pouvoir, a-t-il nécessairement créé selon la loi du
pouvoir, en imposant au monde qu’il a créé la forme du pouvoir : mais sa création ne se
ramène pas à un acte initial, instantané, qui n’aurait qu’une valeur momentanée ; elle
est cette production perpétuelle de l’ordre, qui le recrée partout et dans tous les temps,
aussi bien dans les consciences individuelles que dans les formes collectives de la
société. C’est pourquoi, d’après Bonald, les sociétés tendent vers leur état naturel, qui
est leur fin et qui ne se confond nullement avec leur état natif. La permanence du
pouvoir n’implique donc pas un immobilisme social, une suspension du développement
historique des sociétés, bien au contraire, puisque ce développement est inséparable de
la réalisation de l’ordre qui lui confère son unique sens 16. On comprend alors comment
Comte pourra, sous la rubrique « ordre et progrès », rassembler les enseignements de
Condorcet et de Bonald dans une doctrine apparemment cohérente.
29 En quoi consiste la norme qui constitue toute société et en conditionne en même temps
le développement ? Elle se formule à travers un rapport hiérarchique de soumission,
dont la particularité est qu’il est un rapport ternaire, et pas seulement la relation
binaire de subordonnant à subordonné : c’est donc qu’entre eux ce rapport interpose
un intermédiaire ou un moyen terme. C’est la raison pour laquelle Bonald, parmi les
théoriciens politiques, passe pour un théoricien des corps intermédiaires. Cette
relation commande, à tous les niveaux, tous les aspects de la réalité, dans lesquels elle
se reproduit analogiquement. Dans son expression la plus abstraite, elle prend la
forme : cause/moyen/effet. Dans son expression théologique, elle devient : Dieu/
médiateur/humanité. Dans son expression politique : pouvoir/ministre/sujet. Dans son
expression naturelle : père/mère/enfant. Dans son expression sociale : roi/noblesse/
peuple. Etc. C’est donc un seul et même rapport qui détermine a priori la forme de tout
ordre, et en particulier de l’ordre social. On comprend pourquoi celui-ci est constitué à
l’image de la famille, famille et société exerçant d’ailleurs une même fonction
d’éducation qui assure la transmission et la conservation de la tradition. L’universalité
de cette relation de pouvoir est garante de sa nécessité et condition de sa permanence :
c’est elle qui organise effectivement un monde dans lequel il y a toujours et partout du
pouvoir, puisque celui-ci est le lien essentiel de tous les êtres. C’est pourquoi aussi ce
pouvoir, qui se retrouve uniformément dans tout ce qui existe, n’est pas un pouvoir, et
n’appartient non plus à personne en particulier. De telle manière qu’exercer un
pouvoir, à quelque titre que ce soit, ce n’est jamais que se soumettre à la règle du
pouvoir, c’est-à-dire obéir, en se pliant à une obligation, à un devoir, dont la règle est
celle même qui fait que le monde existe.
30 Bonald pense selon un mode essentiellement analogique, et sa théorie du pouvoir
consiste dans le développement d’une analogie fondamentale. Comme on vient de le
voir, celle-ci produit ses effets de signification dans d’autres domaines que celui de la
politique : la notion d’organisation qu’elle informe débouche sur une conception
générale de l’ordre dont le principe est donné par la règle du pouvoir telle qu’elle vient
d’être exposée. Ceci a des conséquences très importantes dans le domaine de la science
de l’homme, question qui prend une importance capitale dans la première moitié du
XIXe siècle. La découverte de Bonald, c’est que l’homme est d’emblée et de part en part
115

pris dans des relations de pouvoir qui décident de toute son existence. Ainsi l’homme
est-il réglé comme la société : « L’homme est la société en abrégé, la société est un
homme en grand17. »
31 De ce fait, la problématique de l’anthropologie se trouve déplacée, et à la limite effacée,
puisque l’étude des formes de l’organisation humaine n’est qu’un cas particulier à
l’intérieur d’un problème plus général, qui est celui de l’ordre en soi : il n’y a donc rien
de spécifique « dans » l’essence humaine, qui ne peut être au contraire connue qu’à
l’extérieur d’elle-même. Au mythe de l’« homme intérieur », qui oriente déjà les
recherches de Cabanis, Bonald substitue la réalité de l’« homme extérieur ».
32 C’est pourquoi Bonald oppose à la définition de l’homme élaborée par les Idéologues,
« une masse organisée et sensible qui reçoit l’esprit de tout ce qui l’environne et de ses
besoins », cette caractérisation exactement inverse, « une intelligence servie par des
organes18 ». Dans cette formule célèbre, le mot important est « servir », car c’est lui qui
indique que l’homme, dans sa propre constitution physiologique, est traversé par la
relation de pouvoir, dont il n’est lui-même qu’une expression entre autres. Cette
relation est celle qui relie une cause à ses effets par l’intermédiaire d’un moyen : dans
l’existence humaine, elle est celle qui relie l’âme au corps par l’intermédiaire de ce
« ministre » qu’est le cerveau. Cabanis, qui n’en a eu qu’une vue incomplète, est tombé,
selon Bonald, dans l’illusion d’une physiologie démocratique, égalitaire, aveugle à la
réalité nécessaire du pouvoir :
Ceux qui attribuent à la seule organisation du corps humain le principe des
fonctions et des actions de l’homme, et qui placent en particulier dans l’organe
cérébral la cause de toutes ses déterminations morales, ressemblent à un villageois
qui, introduit dans la maison d’un grand seigneur, s’imaginerait que tous les gens
qu’il voit occupés aux divers emplois de la domesticité, agissent pour leur propre
compte, et constituent à eux seuls le gouvernement de la maison ; et si par hasard il
allait plus loin que les cours ou l’antichambre, et qu’il pénétrât jusqu’à l’intendant,
il s’en retournerait persuadé qu’il a vu le maître, et ne se douterait seulement pas
que cet homme, qui lui a paru exercer sur toute la maison un empire si étendu, n’en
est lui-même que le premier domestique. Nos organisateurs tombent précisément
dans la même méprise, lorsqu’ils attribuent la puissance ordonnatrice à l’ensemble
des organes, qui ne sont que les instruments de la volonté, et qu’ils donnent à toute
cette machine pour directeur suprême l’organe du cerveau, qui n’est lui-même
qu’un premier ministre19.
33 Les « organisateurs »– et ce mot ne peut pas ne pas faire penser à Saint-Simon – croient
que toute organisation est régie par un principe immanent : le modèle d’ordre que
Bonald déduit de la théologie créationniste établit au contraire qu’il n’y a
d’organisation que sur la base d’une autorité, dont elle reproduit la forme dans sa
propre constitution.
34 Il est vrai que Cabanis, en donnant une représentation uniformément corporelle de
cette organisation, a du même coup placé celle-ci en rapport avec des influences
extérieures : climat, âge, sexe, caractère, etc. ; son anthropologie consiste précisément
à étudier le rôle de ces différents facteurs dans la formation de chaque organisme,
auquel elle donne les caractères spécifiques de l’existence individuelle. Mais une telle
« analyse » a précisément pour terme l’existence de l’individu, comme si celle-ci avait
une valeur singulière lui appartenant en propre. Pour Bonald au contraire, et c’est sur
ce point précis que se concentre toute sa critique de l’anthropologie, il n’y a aucune
réalité de l’individu comme tel, en tant que celle-ci serait donnée indépendamment des
relations générales de pouvoir qui la constituent.
116

35 C’est donc toute une philosophie, ou une science générale, ayant son application dans le
domaine de chaque science particulière, que Bonald établit à partir de sa réflexion sur
l’autorité. Cette philosophie a une signification critique : c’est ce que montre la
réflexion de Bonald sur l’« homme extérieur », qui développe les effets de sa conception
du pouvoir à l’intérieur de la théorie de la connaissance.

L’HOMME EXTÉRIEUR ET LES COMMENCEMENTS DE


LA SOCIOLOGIE
36 Très logiquement, les analyses précédentes conduisent Bonald à une critique de la
raison individuelle, thème qui commence à être courant dans les dernières années du
XVIIIe siècle, puisqu’on le retrouve aussi bien chez Reid que chez Burke, chez Herder que
chez le jeune Hegel. Mais Donald développe ce lieu commun sous une forme qui lui est
particulière. En effet, il part de l’idée que la conscience humaine est d’abord conscience
sociale, parce que c’est seulement à travers cette forme collective, qui est sa vérité,
qu’elle peut entrer en rapport avec la vérité. L’erreur des « philosophes », c’est d’avoir
fait prévaloir sur la raison générale, dont les normes sont inscrites sous la forme d’un
système d’obligations dans la constitution de la société, les droits d’une raison
particulière liée à l’existence de la conscience dans l’individu. Or penser, c’est une
opération qui n’est possible qu’à l’intérieur d’une relation de pouvoir, car c’est se
soumettre à une obligation, par exemple celle de respecter un système de croyances
auquel il faut absolument adhérer pour donner un contenu objectif à ses
représentations :
Il faut donc croire à quelques vérités et obéir à quelques lois, sous peine de se
mettre soi-même hors de la société ; et parce que nous naissons et nous vivons
indépendamment de notre volonté membres de la société, nous ne faisons
réellement, tout le temps de notre vie et avant tout consentement de notre part,
que croire et obéir20.
37 Penser, c’est en effet adopter un mode commun de pensée, c’est-à-dire non pas
« juger », comme s’il ne dépendait que de nous-mêmes de le faire, mais suivre ou
adopter des préjugés.
38 La raison universelle est donc cette autorité supérieure, indiscutable, qui commande les
opérations intellectuelles et leur confère leur valeur de vérité, indépendamment de
tout point de vue individuel, de tout critère qui serait donné dans la conscience :
J’ose dire que toute société entre les hommes serait impossible s’il n’y avait pas
dans tous les esprits un fonds commun d’idées et de sentiments par lesquels ils
peuvent s’entendre entre eux et être gouvernés les uns par les autres ; et si tous,
maîtres et sujets, étaient comme des baromètres, tantôt hauts tantôt bas, suivant
l’état de l’atmosphère et le degré de leur sensibilité organique, rien ne serait
praticable de tout ce qui demande de l’union dans les sentiments, du concert dans
les volontés, de l’ensemble dans les opérations21.
39 Au fond de toute réalité spirituelle, on trouve la croyance, car celle-ci, tirant sa force de
la seule autorité, est l’expression légitime des rapports de pouvoir qui constituent la
réalité. Au contraire, l’homme qui s’interroge sur la valeur de ses croyances,
se constitue par cela seul en état de révolte contre la société ; il s’arroge, lui, simple
individu, le droit de juger et de réformer le général, et il aspire à détrôner la raison
universelle pour faire régner à sa place la raison particulière, – cette raison qu’il
117

doit tout entière à la société, puisqu’elle lui a donné le langage, dont elle lui a
transmis la connaissance, le moyen de toute opération intellectuelle 22.
40 Comme l’avait montré Herder, dont Bonald a pu connaître les oeuvres à l’occasion de
son séjour en Allemagne, le rationalisme n’est donc qu’une forme de l’individualisme,
et c’est pourquoi il conduit tendanciellement à la remise en question et à la destruction
de l’ordre social.
41 Savoir, c’est donc croire, en se soumettant absolument à une autorité, c’est-à-dire en
renonçant à examiner les sources de celle-ci pour la reconstruire à la manière des
institutions de l’art humain :
Il ne faut donc pas commencer l’étude de la philosophie morale par dire « je
doute », car alors il faut douter de tout, et même de la langue dont on se sert pour
exprimer son doute, ce qui est au fond une illusion de l’esprit, et peut-être même
une imposture ; mais il est au contraire raisonnable, il est nécessaire, il est surtout
philosophique de commencer par dire « je crois ». Sans cette croyance préalable,
des vérités générales qui sont reconnues sous une expression ou sous une autre
dans la société humaine, considérée dans la généralité la plus absolue, et dont la
crédibilité est fondée sur la plus grande autorité possible, l’autorité de la raison
universelle, il n’y a plus de base à la science, plus de principe aux connaissances
humaines, plus de point fixe auquel on puisse attacher le premier anneau de la
chaîne des vérités, plus de signe auquel on puisse distinguer la vérité de l’erreur,
plus de raison en un mot au raisonnement. Il n’y a plus même de philosophie à
espérer, et il faut se résigner à errer dans le vide des opinions humaines, des
contradictions et des incertitudes, pour finir par le dégoût de toute vérité, et
bientôt par l’oubli de tous les devoirs. Il faut donc commencer par croire quelque
chose, si l’on veut savoir quelque chose [...]23.
42 C’est donc bien une véritable théorie de la connaissance que Bonald déduit de sa
métaphysique, ou de son ontologie du pouvoir.
43 Or la critique de la raison individuelle, au nom de l’autorité absolue du pouvoir en soi,
conduit Bonald à remettre en question l’orientation de toutes les recherches de la
philosophie contemporaine, qui ramènent celle-ci à un unique objet : l’étude de
l’« homme intérieur ». À la réalité incertaine de cet homme intérieur, Bonald oppose la
réalité nécessaire de l’« homme extérieur ». Cette contestation porte aussi bien contre
Cabanis et Destutt de Tracy que contre Maine de Biran, Royer-Collard et Cousin, entre
lesquels Bonald décèle, au-delà de leurs divergences particulières, une secrète
connivence : celle que leur impose restrictivement la problématique d’une science de
l’homme, présupposant dans l’essence humaine l’existence de caractères distinctifs qui
la spécifient, présupposé que Bonald écarte résolument. Pour lui, le mode de
fonctionnement de la pensée humaine s’explique par la méthode analogique, qui inclut
celle-ci dans un ensemble plus vaste, dont elle n’est qu’une expression limitée ; de
même, tous les aspects de l’existence humaine sont déterminés par l’ensemble des
relations externes dans lesquelles ils sont engagés et compris, et en dehors desquelles
ils n’ont aucune réalité ni aucune nécessité.
44 C’est ainsi que Bonald refuse de reconnaître un contenu effectif à la notion de fait de
conscience :
Les rationalistes ont cru trouver [le fait primitif de l’esprit] dans l’évidence, la
raison suffisante, la raison pure, la conscience, l’intuition, la connaissance réfléchie,
le sens moral, le sens commun, etc. Ils ont donc posé un fait purement intérieur et
intellectuel, dont chacun est juge et dont personne n’est témoin ; fait aussi obscur
que nos esprits sont impénétrables, aussi varié qu’ils sont différents ; fait sur lequel
il est à peine possible à deux hommes de s’accorder pleinement et entièrement, fait
118

par conséquent insuffisant pour fonder une certitude générale et universellement


convenue, et qui même, fût-il évident pour chacun, ne pourrait encore avoir
d’autorité sur tous, parce que l’évidence serait individuelle et que l’autorité doit
être publique ; et de là sont venus et les systèmes et les incertitudes, et les
disputes24.
45 L’évidence, en tant qu’elle est liée à l’acte par lequel la conscience se réfléchit elle-
même, que les philosophes spiritualistes appellent « aperception » pour la distinguer de
la perception extérieure (distinction dont le principe était déjà posé chez Locke), se
présente comme une évidence interne, qui apparaît directement à l’individu en tant
qu’il appartient à l’humanité au sens générique de ce terme. Mais pour Bonald, la seule
évidence authentique, du fait qu’elle est rattachée à l’autorité d’une révélation, prend
nécessairement la forme d’une évidence extérieure, et elle se manifeste normalement à
travers la soumission à une tradition, essentiellement collective et non individuelle.
46 Par là même, Bonald invalide l’entreprise d’une analyse de la pensée, qu’elle prenne la
forme d’une « idéologie », chez ceux qu’il appelle les « organisateurs », ou qu’elle
prenne celle d’une « science de l’esprit », chez ceux qui se désignent eux-mêmes
comme des « psychologues », le lien de l’une à l’autre se trouvant effectué dans la
démarche singulière de Maine de Biran qui s’est trouvé exactement à leur articulation,
et a lui-même parcouru le chemin qui conduit de la première à la seconde. Bonald a
d’abord condamné la démarche des Idéologues :
L’idéologie moderne ne voit que l’homme et son pur intellect, qu’elle place dans les
sensations : science incomplète dans son objet, et fausse dans sa méthode, qui
conduit au matérialisme en doctrine, à l’égoïsme en morale, à l’isolement en
politique ; ne s’occupe que d’abstractions sans réalité et sans application, et dans
laquelle l’homme étudiant son intelligence avec son intelligence et pensant en
quelque sorte sa pensée, ressemble à celui qui voudrait s’enlever sans prendre au-
dehors quelque point d’appui, ou qui s’efforcerait de voir son œil sans miroir, et de
connaître son tact en lui-même et sans l’appliquer à un corps 25.
47 Ce passage a été écrit et publié en 1802, en réponse aux doctrinaires de l’Institut
national, en qui Bonald voit déjà des théoriciens de l’homme intérieur. Il est
remarquable que cette même argumentation, quinze ans plus tard, conserve pour lui
toute sa valeur à l’encontre de ceux-là mêmes qui ont prétendu contrecarrer l’influence
des Idéologues, et en lesquels Bonald identifie à l’inverse leurs continuateurs. Dans la
leçon d’ouverture de son enseignement à la Sorbonne, en 1811, Royer-Collard, au
moment même où il prétend rompre publiquement avec la tradition philosophique
héritée du XVIIIe siècle, reconnaît précisément à la conscience la faculté que Bonald lui a
toujours déniée, celle de se réfléchir elle-même, à la manière d’un œil qui se verrait soi-
même sans avoir à se regarder dans un miroir :
Pour saisir les principes cachés sous l’inépuisable variété des formes qu’ils revêtent,
la réflexion est le seul instrument qui nous ait été donné, et l’usage de cet
instrument est une violence faite à la nature et à nos habitudes les plus invétérées.
Cicéron le premier a comparé l’esprit à l’œil qui voit tout et ne se voit pas lui-même.
Réfléchir, ce n’est pas comme on l’a dit rentrer en soi-même ; c’est en sortir, pour se
placer dans le point de vue favorable à l’observation. En effet, toutes les opérations
de l’entendement ont un objet vers lequel se dirige l’attention abandonnée à son
cours naturel. Voulez-vous la détourner vers l’opération elle-même ? L’opération
cesse. La réflexion est l’art de distribuer les forces de l’esprit de telle sorte qu’il
agisse et soit en même temps spectateur de son action : elle divise l’attention sans
l’affaiblir et lui imprime à la fois des directions qui semblent contraires. Quiconque
n’est point capable de cet effort n’a point été doué de la faculté de l’observation
intellectuelle ; pour lui les faits reposent sur l’autorité, non sur sa propre évidence.
119

Qu’il subisse le joug des opinions établies ; la science ne lui devra point une vérité
nouvelle26.
48 Pour Bonald, une telle opération est impossible de toute façon, parce qu’il n’y a rien
« dans » la conscience, qui est tout au-dehors d’elle-même : son fonctionnement est
soumis à un principe d’ordre qui lui est extérieur. Ce que Bonald esquisse ici, c’est, on le
voit, une critique des fondements de la psychologie, critique dont les moyens lui sont
fournis par sa doctrine du pouvoir.
49 Il n’y a pas de psychologie, au sens qu’on donne à ce terme, dans la première moitié du
XIXe siècle, c’est-à-dire pas de science de l’esprit, parce que l’esprit, qui est le moyen ou
l’instrument – Bonald dira aussi, par analogie, le « ministre »– de la connaissance, ne
peut constituer en même temps son objet. Voici ce que Bonald écrit à ce sujet en 1818 :
Notre esprit n’est qu’un instrument, qui nous a été donné pour connaître ce qui est
hors de nous, et lorsque nous l’employons à s’étudier lui-même, nous le faisons
servir tout à la fois et d’instrument pour opérer et de matière même pour notre
opération : labeur ingrat, et sans résultat possible, qui n’est autre chose que frapper
sur le marteau et qui ressemble tout à fait à l’opération d’un artisan qui, pour tout
ouvrage, et dépourvu de toute matière, se bornerait à examiner, compter, disposer
ses outils, et passerait son temps à les polir. Au lieu d’attacher le premier anneau de
la chaîne de nos connaissances à quelque point fixe placé hors de l’homme, cet
anneau, nous le tenons d’une main, et nous étendons la chaîne de l’autre, et nous
croyons la suivre lorsqu’elle nous suit. Nous prenons en nous-mêmes le point
d’appui sur lequel nous voulons nous enlever ; en un mot, nous nous pensons nous-
mêmes, ce qui nous met dans la position d’un homme qui voudrait se peser lui-
même sans balance et sans contrepoids. Jouets de nos propres illusions, nous nous
interrogeons nous-mêmes, et nous prenons l’écho de notre propre voix pour la
réponse de la vérité : je le répète, notre esprit n’est qu’un moyen de connaître, un
instrument pour opérer hors de nous. Religion, morale, politique, littérature,
sciences, arts, la société, l’univers, tout est à sa disposition : ce sont de riches et
d’inépuisables matériaux qui attendent que la pensée de l’homme les mette en
œuvre ; c’est là, c’est au-dehors qu’il faut diriger nos recherches, et la connaissance
de nous-mêmes n’est que la connaissance de nos rapports avec les êtres semblables,
et de nos devoirs envers eux27.
50 L’esprit n’est pas une forme ou une puissance dont le système pourrait être analysé en
lui-même, mais il ne peut être connu qu’en acte, dans ses opérations effectives, qui le
mettent en rapport avec des matériaux – Bonald dit aussi, toujours par analogie, des
« sujets »– auxquels il applique son propre travail de transformation. On sait tout le
parti que Comte tirera de cette idée.
51 L’esprit n’existe donc que par la relation à ce qui lui est extérieur, et en particulier
lorsqu’il s’applique à des tâches qui l’insèrent dans un réseau complexe de
déterminations dont la réalité excède ses propres limites : c’est-à-dire qu’il ne
fonctionne réellement, et si on peut dire authentiquement, que lorsqu’il se soumet à
l’autorité d’un pouvoir, autorité absolue, parce qu’elle ne se ramène pas à un principe
immanent, qu’il pourrait toujours remettre en cause en le soumettant à son propre
examen. C’est pourquoi le système des connaissances humaines n’a pas son fondement
dans une psychologie, mais dans quelque chose qui, bien que ce mot ne puisse encore
être prononcé – il reviendra plus tard à Comte de le formuler –, ressemble fort à une
« sociologie ». L’examen de la conscience individuelle, l’investigation psychologique de
l’homme intérieur, ne peut en effet déboucher que sur une spéculation illusoire, parce
qu’elle est sans objet, sans prise aucune sur une réalité effective, et parce qu’elle tente
d’identifier la nature de l’esprit dans l’existence de l’individu, isolée des rapports
120

collectifs qui déterminent toutes ses opérations : son « savoir », fondé sur l’esprit
d’examen, hérité du protestantisme qui privilégie indûment la raison individuelle, est
parfaitement stérile. Le texte précédent continue ainsi :
Mais si nous nous obstinions à creuser nos idées pour y chercher nos idées, à
vouloir connaître notre esprit au lieu de vouloir connaître avec notre esprit, ne
risquons-nous pas de faire comme ces insensés du Mont Athos qui, des journées
entières, les yeux fixés sur leur nombril, prenaient pour la lumière incréée des
éblouissements de vue que leur causait cette situation ? L’esprit s’épuise, se
dessèche, se consume dans ces stériles contemplations de lui-même : triste
jouissance d’un esprit timide que je n’oserais appeler étude, et qui le rend inhabile à
se porter au-dehors, et infécond à produire28.
52 Aux incertaines ruminations de l’introspection, il faut donc opposer la rigueur d’un
savoir, nécessaire précisément parce qu’il ne limite pas son objet aux phénomènes de la
conscience.
53 Ces derniers textes ont paru en 1818. L’année suivante, en 1819, Auguste Comte écrit à
son ancien camarade d’études Valat une lettre dans laquelle il prend lui aussi position
contre le principe d’une psychologie fondée sur l’observation interne de l’esprit,
suivant une argumentation qui sera reproduite, pratiquement dans les mêmes termes,
dans la première leçon du Cours de philosophie positive :
L’esprit de l’homme, considéré en lui-même, ne peut être un sujet d’observation,
car chacun ne peut, évidemment, l’observer dans autrui ; et, d’un autre côté, il ne
peut pas non plus l’observer dans lui-même. Et en effet, on observe les phénomènes
avec son esprit ; mais avec quoi observerait-on l’esprit lui-même, ses opérations, sa
marche ? On ne peut pas partager son esprit, c’est-à-dire son cerveau, en deux
parties, dont l’une agit, tandis que l’autre la regarde faire, pour voir de quelle
manière elle s’y prend ; croire cela possible, c’est tomber dans la même erreur, c’est
se faire la même illusion que lorsqu’on dit que nous voyons les objets parce que
leurs images se peignent au fond de l’œil. Mais avec quoi voyez-vous les images ?
répondent les physiologistes. Il vous faudrait un autre œil pour les regarder, si les
impressions lumineuses agissaient comme images sur votre rétine. Il en est de
même ici : vous voulez observer votre esprit, mais avec quoi le regarderez-vous ? Il
vous en faudrait un autre pour l’examiner. Il résulte de là que les prétendues
observations faites sur l’esprit humain considéré en lui-même et a priori sont de
pures illusions ; et qu’ainsi tout ce qu’on appelle logique, métaphysique, idéologie,
est une chimère et une rêverie, quand ce n’est point une absurdité. Les bons esprits
sont depuis longtemps assez bien d’accord sur ce point ; mais je ne sache point
qu’on se soit ainsi rendu compte de ce résultat.
54 Comte ne fera donc aucune place à la psychologie dans sa classification des sciences : or
cette élision, qui est tout sauf une omission, puisqu’elle est complètement argumentée,
c’est en grande partie la lecture de Bonald qui lui en a inspiré le principe. Remarquons
que sur ce point Comte et Bonald avaient été précédés par Saint-Simon, comme en
témoigne ce passage des Fragments d’une histoire de l’homme :
Condillac a clairement démontré que toutes les opérations de notre esprit étaient
des comparaisons. Une comparaison faite par une seule personne est toujours
incomplète : car un homme ne peut pas se dédoubler, il ne peut pas se dépouiller de
son soi et son soi éprouve toujours une prédilection en faveur d’un des deux termes
de la comparaison ; il ne peut pas conserver d’impartialité ; par conséquent, il n’est
pas en état de tenir la balance ; en un mot, une comparaison faite par un seul
homme est un procès qui a été jugé par une des parties. Une comparaison à laquelle
deux ou un plus grand nombre de personnes concourent vaut mieux qu’une
comparaison monologique parce qu’alors chaque terme de la comparaison a son
avocat. On appelle cette espèce de comparaison une discussion 29.
121

55 On comprend alors par quelle suite de raisonnements Bonald a été amené à présenter,
en opposition à l’étude psychologique de l’homme intérieur, celle, sociologique avant la
lettre, de l’homme extérieur, c’est-à-dire de l’homme social. Dans le même livre
de 1818, Bonald traduit ainsi cette étude :
Il s’agirait donc de trouver un fait, un fait sensible et extérieur, un fait absolument
primitif et a priori, pour parler avec l’école, absolument général, absolument
évident, absolument perpétuel dans ses effets ; un fait commun et même usuel, qui
pût servir de base à nos connaissances, de principe à nos raisonnements, de point
fixe de départ, de critérium enfin de vérité [...]. Ce fait, pour les sciences morales,
doit être non seulement extérieur et par conséquent sensible, mais il doit être
encore moral ou pris dans l’ordre des choses morales puisqu’il doit servir de base à
la science des êtres moraux et de leurs rapports à la science de Dieu, de l’homme et
de la société. Ce fait, nous en avons vu la raison, ne peut se trouver dans l’homme,
je veux dire dans l’individualité morale ou physique de l’homme ; il faut donc le
chercher dans l’homme extérieur ou social, c’est-à-dire dans la société 30.
56 L’homme extérieur, c’est donc bien l’homme social, c’est-à-dire, pour Bonald, l’homme
pris dans des rapports de pouvoir qui le déterminent de l’extérieur.
57 Par rapport au discours commun de la philosophie de son époque, la position de Bonald
est aberrante : rétrograde dans son énoncé même qui se place sous l’autorité et la
garantie d’une vérité primitive, mais en même temps profondément anticipatrice,
parce que, en raisonnant sur la tradition et en lui donnant la forme d’une nouvelle
tradition, elle finit paradoxalement par remettre en question d’autres traditions, en
s’ouvrant aussi sur de nouvelles manières de penser. Pour apprécier ce qu’il y a de
spécifique dans la situation de Bonald, on fera naturellement référence à l’étonnant
rapport de filiation qui lie sa pensée à celle de Comte : ici il y a eu réellement influence.
Mais on peut aussi faire un rapprochement encore plus incongru, indépendamment de
toute relation effective d’influence ou de filiation. En 1845, le jeune Marx, réfléchissant
sur le matérialisme de Feuerbach, y trouve occasion de formuler polémiquement
certaines vérités qui pourront ensuite paraître « révolutionnaires », dans la mesure où
elles constituent l’ébauche d’un nouveau matérialisme. Relisons la sixième des « thèses
sur Feuerbach » :
Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine
n’est pas un abstractum inhérent à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle
est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de
cette essence considérée dans sa réalité effective, est de là poussé, premièrement à
faire abstraction du cours de l’histoire et à fixer pour soi le sentiment religieux, et à
présupposer, en l’isolant, un individu abstraitement humain ; de là deuxièmement,
l’essence humaine ne peut chez lui être saisie que comme « genre », comme
universalité interne, muette, reliant la pluralité des individus d’une manière
simplement naturelle.
58 Qu’est-ce que Marx a voulu dire en écrivant ces lignes qu’on a considérées comme
prophétiques, dans la mesure où elles sont porteuses de tout un avenir de pensée ? Que
l’homme n’est plus dans l’homme, en ce sens que sa réalité ne peut être ramenée à une
essence abstraite pouvant se retrouver identiquement « dans » chaque homme, sous la
forme d’un « abstractum inhérent à l’individu singulier », d’une « universalité interne ».
Et à cette fiction, qui correspond à celle de l’homme intérieur, à laquelle la critique
feuerbachienne reste encore attachée, Marx oppose la réalité effective de « l’ensemble
des rapports sociaux », c’est-à-dire de ce qu’on peut aussi appeler l’homme extérieur.
Bien sûr, cette thèse s’inscrit, avec Marx, dans un contexte qui n’a rien à voir avec la
théorie bonaldienne du pouvoir : il reste qu’elle se formule dans des termes qui sont
122

voisins à certains égards de ceux de Bonald. Et cette rencontre de deux adversaires de


l’idéologie bourgeoise, qu’ils critiquent sur deux bords opposés, ne saurait tellement
étonner, après tout.
59 En tout cas, quelqu’un, du vivant de Bonald, ne s’est pas trompé sur la perspective
ouverte par sa démarche. C’est Maine de Biran, qui, après la publication des Recherches
philosophiques de 1818, a entrepris, en réponse, tout un ouvrage, resté inachevé, dont les
matériaux ont été plus tard rassemblés sous le titre Défense de la philosophie 31. Ces notes
de travail sont intéressantes, car elles révèlent la portée que Maine de Biran a reconnue
à la tentative de Bonald : en remettant en question la capacité de la conscience
individuelle à atteindre par ses propres moyens des vérités premières, Bonald s’est
attaqué à toute une manière de penser philosophique dont il a récusé le principe, celle
qui s’appuie sur l’existence du sujet personnel, du « moi » actif et de sa spontanéité. On
sait que, pour Maine de Biran, ce qui constitue cette conscience personnelle, c’est
l’effort volontaire du sujet agissant, source de toute vérité, dont le « fait primitif »
donne son point de départ au mouvement d’ensemble de la réflexion intellectuelle.
Mais, pour Bonald, ce sujet actif n’est au contraire qu’un sujet d’erreur, précisément
parce qu’il prétend découvrir en lui-même, dans son isolement, les fondements qui
garantissent la légitimité de son initiative : pour accéder à la vérité, selon Bonald, il
faut donc que le sujet renonce à cette spontanéité illusoire, qu’il admette qu’il n’y a pas
de données immédiates de la conscience, et qu’il se soumette à l’autorité extérieure qui
le socialise en l’insérant dans l’ordre collectif d’une société organisée, où régnent des
rapports de pouvoir. En réaffirmant contre Bonald l’orientation psychologique de sa
démarche, et en revenant de l’homme extérieur, saisi par le monde, à l’homme
intérieur, entraîné par le flux mouvant et vivant de sa conscience, Maine de Biran
prend donc position contre une étude de l’essence humaine en tant que celle-ci est
d’emblée comprise dans les rapports sociaux, c’est-à-dire contre ce qu’il appelle la
« métaphysique sociale de Bonald32 » :
Comme si la société était un être mystérieux, existant par lui-même
indépendamment des individus et différent de leur réunion ; comme si la société
sans les individus possédait un système de vérités qui lui auraient été données
primitivement et que les individus recevraient passivement sans même avoir le
droit d’examiner, ni par suite les moyens d’entendre ces vérités extérieures ;
comme si l’enseignement quelconque donné par la société à chacun de ses membres
n’était pas toujours et nécessairement une transmission orale d’individus à d’autres
individus ; comme si les notions ou les sentiments communs à toute l’espèce
pouvaient avoir leur cause et leur raison ailleurs que dans la nature même des
individus, ou dans les facultés également données à chacun par le créateur de leur
existence ; enfin comme si ce n’était pas rouler dans un cercle ridicule que
d’expliquer la nature humaine et les lois primordiales de son intelligence par la
société ; car la société a elle-même besoin d’être expliquée par l’homme, doué, soit
primitivement à l’époque de sa création, soit postérieurement par une sorte de
transcréation mystérieuse, doué, dis-je, de facultés, de notions, de sentiments ou
d’instincts relatifs à l’état social où il devait vivre 33.
60 Dans des termes qui anticipent étonnamment sur la discussion qui s’élèvera à la fin du
XIXe siècle entre Tarde et Durkheim, Maine de Biran exprime bien ce qui est crucial dans
ce débat : l’existence de faits sociaux indépendants des phénomènes de la conscience
individuelle, qui suppose que le tout de la société préexiste aux éléments qu’il
rassemble ; d’où résulte précisément que l’organisation de ce tout est soumise à des lois
spécifiques, dont le principe est donné dans une synthèse collective, irréductible à
123

toute analyse. Or la psychologie est toute faite précisément pour ignorer les lois de
cette organisation globale.
61 La réaction de Maine de Biran est significative, parce qu’elle met en évidence le
caractère dirimant des thèses de Bonald. Dès la première moitié du XIXe siècle, Bonald
s’est situé en rupture par rapport aux tentatives des Idéologues, puis des spiritualistes,
dont il a ainsi révélé la secrète filiation. Et c’est pourquoi ceux qui, dans la période
ultérieure, entreprendront d’innover par rapport à cette tradition « classique » de la
philosophie, rencontreront immanquablement Bonald sur leur chemin, car lui aussi,
sans le vouloir, puisqu’il prétendait tout au contraire maintenir et conserver, a innové,
suivant la mystérieuse communication qui s’instaure ici entre tradition et révolution.

LA PAROLE PRIMITIVE34
62 Pour Bonald, la pensée est une activité qui n’est pas réductible à sa présentation dans la
conscience. Les règles et les formes qui la conditionnent ne peuvent être dégagées par
une analyse de la conscience, ou de ce qui est donné dans la conscience : mais,
inversement, ce sont les opérations de la conscience qui dépendent du processus
général de la pensée en tant que celui-ci est soumis à d’autres critères que ceux qui
définissent le point de vue de l’« homme intérieur ». C’est dans cette perspective que,
dans le discours préliminaire de sa Législation primitive, Bonald consacre un long
développement à une critique de la doctrine classique des idées innées, doctrine qui, à
ses yeux, a essentiellement le défaut de renfermer la pensée dans les limites de la
conscience individuelle, lui retirant ainsi son universalité et sa nécessité. La pensée est
une activité, non pas intérieure, mais extérieure : d’une part, elle met l’esprit en
communication avec une vérité transcendante, dépendant en dernière instance d’une
révélation ; d’autre part, son opération s’effectue à travers un système de
communication qui la met en relation avec l’extérieur, avec les autres consciences.
Pour Bonald, la pensée se forme en même temps qu’elle s’exprime : c’est-à-dire que,
appuyée sur une révélation ou sur une « parole primitive », elle doit elle-même
reproduire analogiquement cette démarche dont elle est issue, en se révélant dans le
langage par la parole.
63 La pensée ne peut donc précéder le langage :
Il serait aussi ridicule de demander [aux hommes] ce qu’ils pensent avant d’avoir
aucune expression de leur pensée, qu’il le serait de demander à un enfant ce qu’il
pensait dans le sein de sa mère, ou d’interroger un homme qui ne se serait jamais
vu au miroir sur les traits de son visage ou la couleur de ses yeux 35.
64 Il n’est possible en effet de connaître la pensée humaine qu’à travers le miroir que
constitue pour elle le langage, qui lui permet de s’exprimer :
L’homme connaît les êtres par ses pensées, et ses propres pensées par leur
expression. Ainsi, au lieu d’étudier la pensée de l’homme dans le sanctuaire
impénétrable du pur intellect, comme on le fait aujourd’hui, il faut l’étudier pour
ainsi dire dans le vestibule de la parole et expliquer l’être pensant par l’être parlant,
comme on connaît l’homme conçu dans le sein de sa mère par l’homme produit au
monde. La pensée de l’homme est la représentation des êtres, fondement de
l’ontologie ou de la science des êtres ; la parole de l’homme est la représentation de
ses pensées, fondement de l’idéologie ou de la science des idées 36.
65 L’idéologie, pour autant que ce terme ait un sens, ce ne peut être que l’étude de la
parole de l’homme.
124

66 Il faut donc expliquer l’homme pensant par l’homme parlant :


L’âme ne peut pas plus se penser sans un moyen qui la rende sensible et en quelque
sorte extérieure que l’œil ne peut se voir ou le corps se peser sans des moyens
extrinsèques et sans prendre du dehors ses points d’appui ; et même l’affinité de ces
deux expressions, penser et peser, qui ont une racine commune, et le sens moral
que reçoit perpétuellement le mot voir, nous mettent sur la voie de cette
comparaison. Il faut donc sortir en quelque sorte de notre âme pour en étudier les
opérations, et comme nous ne pourrions jamais connaître les traits de notre visage
si nous n’en voyions l’image ou l’expression dans un miroir ou dans tout objet qui le
réfléchit, ainsi nous ne parviendrons jamais à connaître les opérations diverses de
notre âme si nous ne les observons dans leur expression, c’est-à-dire dans le mode
par lequel elles se rendent sensibles et manifestent au dehors leur existence. Ce
moyen de jugement nous est même familier, puisque la volonté, qui est l’acte de la
puissance intellectuelle, est la fin à laquelle tendent toutes nos facultés
intellectuelles ; la volonté ne nous est connue et n’est jugée que par l’action qu’elle
détermine, et qui est son expression la moins équivoque. Nous connaîtrons donc
l’homme pensant par l’homme parlant, de même que nous connaissons l’homme
qui veut par l’homme qui agit ; et comme chaque faculté de notre âme s’exprime
d’une manière différente, nous les distinguons toutes à leur langage particulier
[...]37.
67 L’esprit est un instrument dont les fonctions ne peuvent être étudiées qu’en acte, au
service de la « puissance intellectuelle » dont il sert les desseins en même temps qu’il
les révèle.
68 Si l’homme parlant explique l’homme pensant, c’est parce qu’il est l’homme qui non
seulement « veut » sa pensée, au titre d’une intention ou d’une disposition, mais qui
« peut effectivement » sa pensée, en la déclarant. C’est donc que la parole est le
symptôme par excellence du pouvoir, à tous les niveaux de son exécution :
Ainsi que Dieu, intelligence suprême, n’est connu que par son Verbe, expression et
image de sa substance, de même l’homme, intelligence finie, n’est connu que par sa
parole, expression de son esprit, ce qui veut dire que l’être pensant s’explique par
l’être parlant38.
69 Non seulement la parole est l’acte de la pensée, au niveau de l’existence individuelle,
mais elle est absolument agissante, et donc efficiente, comme l’avère l’acte primitif de
la Création, dans lequel, par l’intermédiaire de son Verbe, Dieu manifeste sa toute-
puissance :
Cette proposition rationnelle : « La pensée ne peut être connue que par son
expression ou la parole », renferme donc toute la science de l’homme, comme la
maxime chrétienne : « Dieu n’est connu que par son Verbe », renferme toute la
science de Dieu, et par la même raison. La parole est l’expression naturelle de la
pensée ; nécessaire, non seulement en vue d’en communiquer aux autres la
connaissance, mais pour en avoir soi-même la connaissance intime, ce qu’on
appelle avoir la conscience de ses pensées. Ainsi, l’image que m’offre le miroir m’est
indispensablement nécessaire pour connaître la couleur de mes yeux et les traits de
mon visage ; ainsi la lumière m’est nécessaire pour voir mon propre corps 39.
70 Tout le programme de l’anthropologie rentre ainsi dans celui de la théologie qui est,
simultanément, une politique de la parole : dans le cadre ainsi constitué, il ne reste plus
de place pour une psychologie.
71 La théologie de la parole qui tient lieu à Bonald de théorie de la connaissance consiste
en une doctrine du Verbe créateur. Pour cette doctrine, il n’y a pas d’alternative entre
les deux formules qu’on présente souvent comme antithétiques : au commencement
était le Verbe/au commencement était l’action, car la parole, en tant qu’expression
125

extérieure, est la forme paradigmatique de toute action, au sens d’une mise en œuvre,
d’une actualisation. Disposer du verbe, c’est pouvoir agir, en prenant position à
l’intérieur d’un système de relations hiérarchiques qui effectue la puissance en la
transmettant. C’est pourquoi la parole, qui est par excellence collective, est aussi le
ciment des rapports sociaux : parler la même langue, c’est proclamer son appartenance
à un commun système d’existence que traverse une unique pensée ; et la cohésion de
cette pensée est assurée par ce mode d’expression général auquel elle se plie :
La connaissance des vérités morales, qui sont nos idées, est innée, non dans
l’homme, mais dans la société ; dans ce sens qu’elle peut ne pas se trouver dans tous
les hommes, et qu’au contraire elle ne peut pas ne pas se trouver plus ou moins
dans toutes les sociétés, puisqu’il ne peut y avoir même aucune forme de société
sans connaissance de quelque vérité morale. Ainsi l’homme entrant dans la société
y trouve cette connaissance comme une substitution toujours ouverte à son profit,
sous la seule condition de l’acquisition de la parole, perpétuellement subsistante
dans la société40.
72 La parole est toute-puissante parce qu’elle n’est pas un fait singulier, individuel, mais
une propriété générale, dont l’existence est inséparable de celle de la société :
Ce fait [le don primitif et nécessaire du langage] est pris dans l’homme social ou la
société, puisque la parole n’a été donnée à l’homme que pour la société et qu’elle est
nécessaire à l’homme vivant en société41.
73 La parole est la forme sociale de la pensée.
74 C’est cette doctrine de la parole qui permet de soustraire l’exercice de la pensée aux
critères internes de la conscience : comme elle s’exprime en acte à travers la parole, la
pensée ne se ramène pas à une disposition individuelle, soumise à l’arbitraire
d’initiatives particulières parce que subjectives, mais elle est, en tant qu’opération
générale, soumise à des règles nécessaires, qui sont aussi celles de sa communication
extérieure. La forme canonique de cette communication est donnée par la révélation
divine, qui est aussi, par l’intermédiaire de la tradition qu’elle initie, le ciment de toute
société : représentant la manière dont Dieu pense pour les hommes, elle les assujettit à
son autorité, dont toutes les autres formes d’autorité découlent. La parole, en tant
qu’elle se rattache primitivement au Verbe divin dont elle est l’expression, est la forme
élémentaire à partir de laquelle se constitue toute société ; corrélativement, la société
est la forme dans laquelle se conserve et par laquelle se transmet l’autorité absolue,
incarnée dans la tradition dont elle est dépositaire. S’il y a une « législation primitive »,
elle est constituée par ce principe de soumission à une parole qui établit, par le moyen
d’une sorte de synthèse sociale primitive, une communication universelle entre les
activités humaines, insérant d’emblée les individus dans un système de rapports
collectifs qui englobe leurs initiatives particulières, les absorbe, les assujettit. Ainsi les
hommes vivent-ils tous ensemble, identiquement, si ce n’est à égalité, dans le langage.
75 Ceci explique la place très importante que détient la théorie de l’éducation dans la
pensée philosophique de Bonald ; elle montre à quelles conditions la tradition se
conserve en se transmettant, par l’intermédiaire de la parole qui lie les hommes entre
eux :
Il faut donc apprendre aux hommes ces vérités, si l’on veut qu’ils les connaissent, et
leur parler la parole de Dieu pour qu’ils aient la pensée de Dieu ; il faut même les
instruire dès le premier jour de leur existence, former leur raison avant leurs sens,
parce que ce qui est destiné à commander doit, sous peine de désordre, précéder
dans ses développements ce qui est destiné à obéir42.
126

76 Apprendre à penser, c’est d’abord apprendre à parler, et apprendre à parler, c’est aussi
du même coup assimiler tout un système de pensées, de croyances et de préjugés, parce
que c’est entrer dans un ensemble de relations d’autorité qui deviennent ainsi
consubstantielles au fonctionnement de la conscience. L’apprentissage de la parole et
du contenu collectif qu’elle véhicule par son existence même intègre la conscience
individuelle dans le tout social, en la soumettant, au sens de la sujétion à un pouvoir, à
des règles contraignantes, communes à tous les hommes. Résumant ces thèmes
développés par Bonald dans le deuxième tome de son Essai sur l’indifférence, Lamennais a
cette étonnante formule : « Parler, c’est obéir43. »
77 On peut donc dire qu’apprendre à parler, c’est apprendre à obéir, et aussi perpétuer la
tradition à laquelle on se soumet en s’inscrivant dans son sillage :
La souveraineté est en Dieu ou elle est dans l’homme, point de milieu. Les croyances
des juifs et des chrétiens placent la souveraineté en Dieu ; et parce que l’homme ne
sait rien en morale qu’il n’ait entendu par les oreilles ou par les yeux, c’est-à-dire
qu’il n’ait appris par la parole orale ou écrite, elles lui montrent cette loi divine
reçue avec la parole, ou alors, comme aujourd’hui, conservée de générations en
générations par une tradition orale, que les pères transmettaient et qu’ils
transmettent encore aux enfants, et plus tard fixée par l’écriture, lorsqu’elle
commençait à s’effacer parmi les hommes et à être remplacée par les erreurs
grossières qui régnent encore chez certains peuples. Certes, ce sont là des voies
naturelles, puisqu’elles sont encore les seuls moyens qui nous soient connus par
lesquels les hommes se transmettent les uns aux autres leurs connaissances ; et
assurément il est nécessaire de penser que l’être qui a formé l’homme n’a pas laissé
les moyens de le conserver au hasard de ses inventions. Et comment le genre
humain eût-il été jusqu’à la seconde génération si la première n’eût eu tous les
moyens nécessaires de conservation, entre lesquels l’art de la parole, qui donne la
connaissance de la règle, est le premier ? « Car l’homme, dit la souveraine raison, ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de Dieu » (Mathieu, IV, 4).
Ce qui veut dire que les lois sont aussi nécessaires que les aliments pour perpétuer
le genre humain. Or la raison repousse toute connaissance de la loi qui serait innée,
comme l’est le besoin de manger ou de boire ; car si la connaissance de la loi était
ainsi innée ou gravée au fond des cœurs, nous saurions tous la loi, comme nous
savons manger et boire ; et loin qu’il nous fallût faire violence pour l’observer, ce ne
serait même qu’avec de grands efforts sur nous-mêmes que nous pourrions
l’enfreindre, comme ce n’est qu’en nous faisant violence que nous nous abstenons
de toute nourriture44.
78 Dieu a instruit les hommes en leur parlant, car en leur parlant il leur a communiqué ses
ordres, on pourrait presque dire : son ordre ; or cette communication qui découle d’une
révélation primitive est à la fois naturelle et acquise : si elle est « innée », c’est au sens
d’une innéité, non pas individuelle, psychologique, interne, mais sociale, donc
extérieure.
79 C’est donc que la loi, en tant qu’elle est véhiculée par l’intermédiaire du langage dans la
forme d’une tradition, garde la forme d’une contrainte transcendante, opposée aux
initiatives du libre arbitre individuel dont elle contrôle les excès et les désordres.
Éduquer, c’est appliquer, imposer la loi du Verbe divin en soumettant toutes les
consciences à son unique pouvoir – opération qui prend aussi la forme de la répression
et de la censure, puisqu’il faut contraindre l’individu à se ranger sous l’autorité de la loi
collective, dont il est au contraire, en tant qu’individu, enclin à s’écarter.
80 La doctrine de la parole de Bonald se rattache donc à une pédagogie et à une politique
fondées sur une théologie, plutôt qu’elle ne débouche sur une grammaire, c’est-à-dire
127

une étude des structures formelles du langage. Ce qui intéresse Bonald, dans le langage,
ce n’est pas le langage lui-même, puisqu’il n’est qu’un intermédiaire, mais l’acte de la
parole, en raison du rapport analogique qui le rattache au pouvoir. C’est pourquoi sa
théorie n’est pas à proprement parler une théorie du langage mais une théorie de la
parole.
81 En parlant. Dieu a créé le monde et l’a soumis à sa loi. Il a en même temps institué la
parole, dont l’essence est divine, et qui pour cette raison ne peut être une production
ou une invention de l’art humain. C’est ce que Bonald formule à l’aide d’une autre
formule qu’il ne cesse de répéter : « Il est nécessaire que l’homme pense sa parole avant
de parler sa pensée. »
82 C’est la conséquence de la formule examinée précédemment selon laquelle :
C’est l’homme parlant qui explique l’homme pensant, et non l’inverse.
Il est nécessaire que l’homme sache la parole avant de parler, proposition évidente,
et qui exclut toute idée de l’invention de la parole par l’homme 45.
83 Car, pour pouvoir inventer la parole, l’homme aurait dû en avoir préalablement l’idée,
et donc avoir déjà la possibilité de l’exprimer, ce qui est absurde. D’autre part, la parole
n’a pu non plus résulter d’une initiative particulière, car cela l’aurait privée de sa
fonction universelle :
Le langage est identique et invariable dans ses lois générales qui forment
proprement sa construction et son essence, différent et variable dans ses règles
particulières ou ses accidents ; preuve plus forte qu’on pense que le langage n’a pas
été inventé par l’homme dans ce qu’il a d’essentiel et de fondamental, mais
qu’ayant été donné à l’homme, et pour lui servir à s’exprimer lui-même, il participe,
dans ce qu’il a d’essentiel, des variations et des changements de l’homme. Si le
langage avait été inventé à force de temps et d’essais, les langues devraient être
imparfaites ou moins capables, si l’on veut, d’exprimer l’homme à mesure qu’elles
se rapprocheraient davantage des premiers temps. Or il en est autrement, puisque
les langues les plus anciennes dont les monuments écrits nous soient parvenus
réunissent toutes les qualités qui peuvent constituer une langue finie. Si les langues
avaient été inventées par plusieurs hommes, il ne serait pas possible que l’histoire
ou la fable nous eussent laissé ignorer les noms des auteurs de cette découverte
aussi merveilleuse, et plus noble que la création physique, puisque la parole créa
l’intelligence et la tira du néant. Enfin, le langage est nécessaire parce que la société
humaine n’a pu exister sans le langage, pas plus que l’homme hors de la société :
nouvelle preuve que l’homme n’est pas l’inventeur du langage. L’homme découvre
l’utile ou l’agréable, il invente même le mal ; mais il n’invente pas le nécessaire par
lequel il est, et qui existe avant lui et hors de lui46.
84 Il y a dans la parole quelque chose qui oblige absolument, et le principe de cette
obligation doit nécessairement être transcendant.
85 C’est pourquoi, pas davantage que la société ou toute autre forme d’organisation régie
par des rapports de pouvoir, la parole n’est un produit de l’art humain ; son institution
est divine et résulte d’un don primitif : car le propre de toute parole, c’est qu’elle
dépend d’une révélation initiale. On voit donc que Bonald, selon sa méthode
analogique, applique à sa doctrine de la parole les mêmes arguments que, par ailleurs, il
tourne contre le contrat social : si les hommes « s’entendent », au double sens d’une
compréhension linguistique et d’un accord politique, c’est parce que leur existence est
déterminée par leur appartenance à une collectivité solidaire qui ramène toutes leurs
pensées et tous leurs actes aux communs critères d’un unique système de croyances et
de préjugés : ce système s’impose à eux, et il ne tire nullement sa légitimité de leur
consentement, qu’ils ne peuvent de toutes façon lui refuser sous peine de sombrer dans
128

l’arbitraire et le désordre. Le contrat linguistique est la même chimère que le contrat


social : l’autorité a son fondement, non dans la volonté des hommes, mais dans la
puissance originaire d’un ordre dont le principe absolument créateur doit être lui-
même incréé.
86 Ce raisonnement confère à la pensée de Bonald un caractère paradoxal, car il contourne
l’alternative traditionnelle du naturel et de l’artificiel, de l’inné et de l’acquis. D’une
part, le langage n’est pas un système artificiel, dans la mesure où il ne relève pas de
l’art humain : il échappe aux initiatives des individus et leur est imposé par une
autorité qui les dépasse et les contraint, à la manière d’un ordre de choses. D’autre part,
le langage n’est pas non plus un système « naturel », au sens immanent de ce terme,
dans la mesure où il n’appartient à la nature de l’homme que parce qu’il lui a été
imposé par une puissance extérieure transcendante, qui contrevient à ses mouvements
spontanés. La parole est donc à la fois innée et acquise, parce que la nature dont elle
dépend est une nature créée, imposée, dont l’essence est surnaturelle. Bonald dénonce
à maintes reprises :
L’équivoque des mots « nature » et « naturel », qui a produit de si grandes erreurs
et par une suite inévitable de si grands désordres47.
87 Il en conclut la nécessité de distinguer entre ce qui est natif, au sens d’une innéité
interne, et ce qui est naturel, au sens d’une innéité externe, c’est-à-dire d’un ordre
nécessaire, associé à l’idée, non d’une libre invention, mais d’une création. Ce qui
représente le mieux cet ordre, c’est l’existence du corps social.
88 De cette manière, Bonald échappe aux clivages catégoriels qui dominent à son époque
les débats philosophiques : tout autant que les doctrines de l’ontogenèse, il récuse
celles de l’épigenèse. Sa théorie du pouvoir échappe en effet à ce dilemme. On ne
s’étonnera pas, en conséquence, de le trouver finalement plus proche de Condillac que
ne le sont certains de ses contemporains qui s’en réclament directement :
Condillac [...] de temps en temps tombe dans la vérité comme un homme qui va à
tâtons trouve quelquefois une porte pour sortir48.
89 Comme Condillac, Bonald considère que l’homme est instruit grâce à une
communication externe, et non par le développement immanent de ses dispositions
internes, comme le veulent généralement les doctrines de l’« homme intérieur » ; sans
doute cette communication externe ne relèvet-elle pas pour lui en dernière instance de
la sensation mais de la révélation, mais cela n’empêche que sa conception dispose de la
même portée critique. Par ailleurs, Bonald semble reprendre à Condillac la théorie
d’après laquelle les signes du langage qui conditionnent toute expression sont
préalables à la formation de la pensée proprement dite, sur la base du même argument
selon lequel ce système de signes correspond à un ordre d’existence en extériorité. Sans
doute, Bonald développe ces thèses dans une perspective antagonique à celle de
Condillac, en vue d’édifier une philosophie de l’ordre absolu, et non une philosophie de
l’expérience. Mais, en suivant une voie en apparence opposée, il parvient à des
conclusions voisines : il n’y a rien « dans » la conscience de l’individu qui permette
d’expliquer ses représentations et ses comportements. C’est pourquoi, on a déjà eu
l’occasion de le remarquer, la pensée de Bonald présente un caractère déroutant qui la
singularise dans son temps, par rapport auquel elle se trouve à la fois en retard et en
avance.
90 Le rapprochement entre la pensée de Bonald et celle de Condillac qui vient d’être
indiqué autorise-t-il à parler, à propos de la doctrine de la parole de Bonald – cet
129

argument lui a souvent été opposé par ses adversaires – d’un nominalisme, au sens
d’une complète réduction de la pensée au langage ? Absolument pas, dans la mesure où
le langage, considéré dans son fonctionnement propre, dans sa grammaire, n’intéresse
pas Bonald : il ne fait aucun effort pour développer une analyse des signes, comme le
fait à la même époque Destutt de Tracy, en vue de comprendre la constitution de la
pensée. C’est que le langage, ramené à l’acte pur de la parole dont l’existence humaine,
qui en dépend, reçoit son caractère nécessaire, présente une valeur avant tout
analogique ou symbolique : c’est pourquoi il sert de support à une expression qui est
elle-même analogique et symbolique. Sa référence ultime, c’est le pouvoir tel qu’il s’est
manifesté dès l’origine à travers la créativité du Verbe divin. On ne peut donc soutenir
que le langage précède la pensée, au titre d’un mécanisme indépendant dont le
fonctionnement autonome, automatique, déclenche des effets de pensée : car, dans la
parole vivante, l’ordre du langage coïncide avec l’exercice de la pensée. C’est pourquoi,
lorsque Bonald écrit que « l’être intelligent conçoit sa parole avant de produire sa
pensée49 », il faut entendre cet « avant » au sens, non d’une antériorité chronologique,
comme si le langage précédait effectivement la pensée, mais au sens d’une préséance
ontologique : il y a dans la parole quelque chose qui touche de plus près au principe du
pouvoir que dans ce que produit la forme de telle ou telle pensée ; c’est la raison pour
laquelle cette forme particulière est déterminée par ce principe universel, dont elle
relève absolument.
91 Affirmer le primat de la parole, c’est donc signifier que la pensée et le langage ne
peuvent être dissociés, ce qui, précisément, exclut que l’un préexiste à l’autre :
Il faut donc des paroles pour penser ses idées, comme il faut des idées pour parler et
être entendu [...]. L’un et l’autre sont inséparables dans leur opération mutuelle et
s’exercent simultanément50.
92 Dans la parole en acte, le langage est d’emblée habité par la pensée à laquelle il fournit
son expression ; et, inversement, cette pensée ne se forme elle-même qu’à l’occasion de
cette communication externe qui la fait connaître et reconnaître. Cette parole n’est pas
en effet une forme vide, une structure verbale pouvant être étudiée pour elle-même,
indépendamment de son contenu ; mais, immédiatement, elle se remplit du contenu
intellectuel auquel elle donne le moyen de s’extérioriser :
[Dieu] a donc donné [à l’homme] avec la parole des maximes de croyance et des
règles de conduite, des lois pour ses pensées et des lois pour ses actions 51.
93 La parole est régie à sa source par une loi d’authenticité, et non seulement dirigée par
les règles d’une construction artificielle ; et c’est cette loi primitive qui lui confère une
valeur réelle :
La parole est donc, dans le commerce des pensées, ce que l’argent est dans le
commerce des marchandises, expression réelle de la valeur parce qu’elle est la
valeur elle-même52.
94 La parole vaut comme pensée parce que, déjà, elle est de la pensée.
95 La pensée, qui n’est pas dans la conscience individuelle, est donc dans la parole
commune, c’est-à-dire dans la parole qui a valeur universellement pour tous dans la
mesure où elle s’impose à tous, qui, par son acte même. sont englobés et compris dans
le même système hiérarchique de relations de pouvoir. C’est pourquoi parler, c’est
toujours penser, et penser, c’est toujours parler :
Non seulement la figure et la parole sont l’expression de la pensée à l’égard de ceux
à qui nous voulons les communiquer ; mais elles en sont l’expression nécessaire
pour nous entretenir avec nous-mêmes et pour penser. Ainsi nous ne pouvons
130

tracer au dehors la figure d’un corps par le geste ou le dessin sans en avoir en nous-
mêmes la représentation ou l’image, car l’image est une figure intérieure et la
figure est une image rendue extérieure. Et de même nous ne pouvons émettre en
dehors une parole ou la fixer par l’écriture sans en avoir en nous-mêmes la
prononciation intérieure, et parler c’est penser tout haut et devant les autres 53.
96 Il y a de la parole dans toute pensée, comme il y a de la pensée dans toute parole. Ceci
signifie – et c’est ce qui confère à la critique de l’homme intérieur sa véritable portée –,
que l’alternative de l’intérieur et de l’extérieur est elle-même illusoire. Sur ce point,
Bonald, par des voies différentes, rejoint un thème développé par Hegel tout au long de
sa Phénoménologie de l’esprit : la conscience, dans son développement interne, se déploie
tout aussi bien à l’extérieur d’elle-même, sans qu’il soit possible de faire effectivement
la distinction entre ces deux aspects de son existence et de tracer une fois pour toutes
la limite qui les sépare.
97 Dans la pensée il n’y a donc rien de plus, ni non plus rien de moins, que dans le langage.
C’est pourquoi Bonald, de même qu’il dit que la parole vient « avant » la pensée, peut
avancer également, sans se contredire, que la pensée précède son expression verbale :
L’expression de nos pensées nous est transmise par les sens de la vue et de l’ouïe ;
mais la pensée elle-même est distincte de son expression et la précède ; c’est la
conception qui précède la naissance. L’homme a la pensée en lui-même, puisqu’elle
se révèle à l’occasion de la parole orale ou écrite qu’il entend ; car si l’oreille ouït, si
les yeux lisent, c’est l’esprit qui entend. La pensée est native, la parole est acquise ;
mais la pensée n’est pas visible sans une expression qui la réalise, et l’expression
n’est pas intelligible sans une pensée qui l’anime. Une expression sans pensée est un
son ; une pensée sans expression n’est rien : nihil sine voce est (Cor, I, XV, 10) a dit
saint Paul. Là est le moyen de conciliation entre les partisans des idées spirituelles
et les partisans des sensations transformées, entre les disciples de Descartes et de
Malebranche et ceux de Locke et de Condillac54.
98 Le débat des innéistes et des empiristes est un faux débat, dont les protagonistes
tentent, dans un sens ou dans un autre, de définir les caractères spécifiques de la
conscience, ce qui signifie qu’ils analysent la pensée comme un phénomène qui se
produit sur le plan de la conscience, alors qu’elle se tient à un tout autre niveau, celui
des relations de pouvoir.
99 La pensée de Bonald a été, en son temps, foncièrement clivante, dans la mesure où elle
présentait, sous une forme cohérente et forte, la critique la plus radicale de la raison
anthropologique axée sur la considération de la conscience individuelle. En posant la
question radicalement nouvelle du pouvoir social, Bonald, en même temps que
quelques autres, comme Saint-Simon, s’est trouvé dans la position d’opposant à toutes
les idéologies de la conscience. Au moment même où Cabanis et Destutt de Tracy, en
donnant à la notion de « fait intérieur » certains de ses présupposés, ouvraient, sans le
savoir, la voie au spiritualisme cousinien et à son projet de refonder la métaphysique
sur une psychologie. Bonald qui, au nom du principe de l’autorité générale, écartait ce
genre de prémisses, a été, de son côté, dans la position d’un initiateur : il a préparé, à sa
manière, la sociologie dans la forme qui lui a été plus tard donnée par Comte et
Durkheim.
131

NOTES
1. Cf. J. Godechot, La contre-révolution. Doctrine et action. 1789-1804, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 1984.
2. Cf. F. Baldensperger, Le mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, Plon, 1923- 1924.
3. J. de Maistre, Lettre à l’archevêque de Raguse, décembre 1815, citée par L. Le Guillou,
L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, Paris, Armand Colin, 1966, p. 46,
4. Les œuvres de Bonald n’ont pas fait l’objet de rééditions depuis le XIXe siècle, à l’exception de
quelques titres isolés et de recueils d’extraits. Les citations seront ici données en référence à
l’édition des Œuvres complètes en trois volumes in-quarto imprimés par l’abbé Migne, À la
propagande des bons livres, 1859-1864.
5. L. de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, dans Œuvres complètes, Paris, éd. Migne,
1859, t. I, préface, p. 121.
6. Ibid.
7. L. de Bonald, Théorie du pouvoir..., op. cit., supplément de la deuxième partie, t. I, p. 730, n. 1.
8. Ibid., p. 739.
9. L. de Bonald, Législation primitive, Paris, éd. Migne, I, 1-1, chap. 8-1, p. 1191.
10. Ibid., 1-1, chap. 2, I, p. 147, n. 9.
11. Ibid., I, préface, p. 132-133.
12. Ibid., 1-5, chap. 4,1, p. 358.
13. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., préface, I, p. 127.
14. Ibid., 1,1, chap. 2,1, p. 145.
15. Ibid., I, préface, p. 127.
16. Sur ce point, Bonald n’est pas éloigné de l’idée de « palingénésie » développée par Ballanche.
17. Louis de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 4, chap. 5,1, p. 318.
18. Id., Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, Paris,
éd. Migne, 1818, III, chap. 4, « De la physiologie » et chap. 5, « Définition de l’homme », ici p. 149.
19. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., III, chap. 9, « L’âme n’est pas le résultat de
l’organisation corporelle », p. 210.
20. Ibid., p. 250.
21. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., p. 228.
22. Ibid., III, chap. I, « De la philosophie », p. 57.
23. Ibid.
24. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., p, 43.
25. Id., Législation primitive, op. cit., I, discours préliminaire, p. 1082.
26. Id., Les fragments philosophiques de Royer-Collard, éd. par A. Schimberg, Paris, Alcan, 1913,
p. 628.
27. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, III, p. 34.
28. Ibid.
29. Œuvres de Saint-Simon, Paris, Anthropos, 1966, t. VI, p. 341.
30. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, III, p. 41.
31. Maine de Biran, Œuvres complètes, Paris, Alcan, 1939, t. XII.
32. Ibid., p. 157.
33. Ibid., p. 155-156.
34. Pour des raisons de place, cette partie de l’étude n’avait pu figurer dans l’article paru dans la
Revue de synthèse en 1987.
35. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1065.
36. Ibid., I, 1, chap. 22,1, p. 1163.
132

37. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 7 (« De la pensée »), III, p. 169.
38. Id., Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1066.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, p, 45,
42. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1066.
43. Lamennais, Essai sur l’indifférence, 1820, livre II, chap. 20.
44. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 2,12,1, p. 1217.
45. Ibid., discours préliminaire, I, p. 1068.
46. Id., Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 2 (« De l’origine du langage »), III, p. 87.
47. L de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1065.
48. Ibid., p. 1069.
49. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 1, chap. 1, 20, I, p. 1162.
50. Ibid., discours préliminaire, I, p. 1068.
51. Ibid., p. 1069.
52. Ibid., p. 1082.
53. Ibid., I, 1, chap. 19, I, p. 1160.
54. Ibid., 1,1, chap. 23, I, p. 1164.
133

Chapitre VIII. Aux sources des


rapports sociaux (Bonald, Saint-
Simon, Guizot)

1 Pour éclairer l’histoire du concept de « rapports sociaux », on partira de l’hypothèse


suivante : ce concept est original ; il appartient à l’histoire de la pensée et de la société
modernes, telles que celles-ci ont été constituées postérieurement à 1800 et aux
événements de la Révolution française ; en d’autres termes, il exprime un mode de
théorisation du social lié à l’émergence d’un type nouveau de société, celui précisément
où il y a place pour des « rapports sociaux ».
2 On dit bien ; « rapports sociaux », et non « rapport social », ou « relation sociale », ou
« lien social ». Ces dernières formules renvoient en effet à un concept formé
antérieurement dans le cadre des théories de la philosophie politique classique, et qui
s’est développé dans leur champ propre, disons de Hobbes à Rousseau. La mise au
pluriel de cette expression serait donc l’effet d’une rupture théorique correspondant à
une mutation de l’organisation sociale elle-même, qui se produit au moment où celle-ci
cesse d’être une organisation unifiée au départ, et en quelque sorte a priori, dans les
conditions qui la fondent : le système de la philosophie politique classique rencontre
ainsi sa limite lorsque l’unité de la société commence à faire problème, parce qu’il
apparaît qu’elle ne relève plus de garanties de droit, que celles-ci soient recherchées du
côté d’une nature, d’un sujet ou d’une loi. Or c’est ce qui n’a pu se révéler qu’à
l’occasion d’une crise, d’une grande crise, effectuant ou manifestant la dissolution du
lien social, et remettant du même coup en question son concept : la crise ouverte par la
Révolution française, telle qu’elle a été réfléchie dans toute l’Europe pendant la
première moitié du XIXe siècle. C’est cette crise qui a « libéré » les rapports sociaux en
donnant son contenu à un concept complètement inédit jusqu’à ce jour.
3 À cela il faut ajouter : une réalité sociale ne se « reflète » pas directement dans des
concepts et des théories qui la reproduiraient à l’identique, de manière immédiate et
transparente. Mais elle ne le fait qu’en se réfractant à travers un réseau complexe de
médiations qui font communiquer cette réalité sociale avec les notions ayant pour
fonction d’en révéler le système ou la structure : ce sont elles qui font « parler » ces
notions. C’est ici qu’intervient le débat idéologique, à travers lequel se dessine le champ
134

des représentations sociales propre au type de société issu de la Révolution française.


Ce débat s’appuie sur la confrontation des trois positions idéologiques : conservatisme/
libéralisme/socialisme. Ces « positions », comme leur nom même le suggère, indiquent
comment se situer, de quel côté se placer dans l’espace représentatif qu’elles partagent,
en y dessinant des orientations : en tant que telles, elles sont porteuses de conflits,
conflits idéologiques, intermédiaires entre les antagonismes sociaux, avec leurs deux
dimensions économique et politique, et les constructions théoriques qui rendent
compte de ces antagonismes en même temps qu’elles dégagent les modalités pratiques
de leur résolution.
4 On posera ici la question suivante : le concept de « rapports sociaux » entretient-il un
rapport privilégié avec l’une des trois idéologies dont il vient d’être question, ou bien
est-il commun à plusieurs d’entre elles, voire à toutes ? On va donc chercher à savoir
dans quel horizon idéologique ce concept s’est formé. En d’autres termes encore, il va
s’agir de mettre ces trois idéologies à l’épreuve du concept de « rapports sociaux », saisi
au moment où il apparaît, de manière à comprendre comment il légitime ou disqualifie
non seulement l’une ou l’autre d’entre elles considérée dans son discours spécifique,
mais leur système, en tant que celui-ci dépend du fonctionnement d’un type de société
historiquement déterminé : celui où il y a des rapports sociaux, pensés à travers le
concept qui leur est censément adéquat, et où il y a aussi les trois idéologies qui,
chacune à leur manière, réfléchissent le contenu ainsi théorisé.
5 Pour cela, on va procéder à la confrontation entre trois textes, ou groupes de textes, à
peu près contemporains puisqu’ils ont été écrits dans les années 1820-1830, au moment
où l’on voit commencer à fonctionner le concept de « rapports sociaux ». Ces textes
sont tous empruntés à la tradition française, et il convient donc d’en limiter
l’interprétation à l’histoire de la société française : il reviendrait à d’autres enquêtes,
éventuellement, de généraliser les conclusions de cette analyse, en restituant ainsi au
concept étudié sa portée pleinement théorique.

L’ORDRE DU LANGAGE (BONALD)


6 On proposera ici une lecture du tout dernier texte publié par Bonald, la Démonstration
philosophique du principe constitutif de la société de 1830 1, qui constitue une sorte de bilan
de l’expérience politique et théorique inaugurée par Bonald dans les années 1790, dans
le contexte de l’émigration, en rapport avec l’élaboration d’une pensée « contre-
révolutionnaire » qu’on peut sans hésitation rattacher à l’idéologie du conservatisme.
7 Partons de formules qui se trouvent dans l’introduction et la préface de ce texte, et qui
rappellent les orientations fondamentales dont Bonald ne s’était jamais écarté depuis
qu’il les avait une première fois exprimées dans sa Théorie du pouvoir politique et religieux
de 1796 :
Les écoles de philosophie moderne, matérialistes ou éclectiques, ont fait la
philosophie de l’homme individuel, du moi, qui joue un si grand rôle dans leurs
écrits ; j’ai voulu faire la philosophie de l’homme social, la philosophie du nous, si je
peux ainsi parler, et ces deux pronoms, moi et nous, distinguent parfaitement les
deux manières de philosopher2.
Ils n’ont vu que le particulier, que l’homme ; je n’ai vu que le général, que la société.
Ils ont cru que c’était à l’homme à faire la société, et je crois que c’est à la société à
faire l’homme3.
135

8 Ces thèses exposent les prémisses d’une philosophie sociale, prenant la forme d’un
solidarisme qui s’oppose à un individualisme. Bonald a été l’un des premiers au
XIXe siècle à affirmer le primat du social et la nécessité de le penser en tant que tel,
comme un principe constituant (ou « constitutif »), qui échappe lui-même à l’entreprise
d’une constitution. On peut parler à cet égard d’un « sociologisme » avant la lettre, qui
va assez loin dans l’anticipation des discours de la « sociologie scientifique » tels que
ceux-ci s’élaboreront à la fin du XIXe siècle4.
9 Y a-t-il une place, et laquelle, pour le concept de « rapports sociaux » dans cette vision
essentiellement traditionaliste du social ? Et en quoi le traitement affecté à ce concept
est-il influencé, infléchi, par ce contexte « conservatiste » ? À ces questions, on trouve
un début de réponse dans l’introduction du texte, qui en dessine le projet global :
J’ai cherché les caractères généraux, naturels ou nécessaires, permanents par
conséquent et indestructibles, de la société en général et des sociétés en particulier,
et de toutes les sociétés ; caractères plus ou moins explicites et développés suivant
les divers états de la société, et d’où naissent des rapports entre les êtres semblables
qui composent chaque société, rapports domestiques ou publics, religieux ou
politiques, généraux ou particuliers, universels ou locaux ; et partout j’ai retrouvé
ces caractères sans effort, sans subtilité, et leurs diverses manières d’être, qui
distinguent les sociétés en sociétés parfaites ou imparfaites, constituées ou non
constituées, selon que ces caractères et les rapports qui en découlent sont
conformes ou contraires à la nature des êtres en sociétés5.
10 On voit ici apparaître l’ombre du concept de « rapports sociaux », sur un fond
d’universalisme que marquent bien les formules « toujours » et « partout ». Il est
surtout remarquable que les moyens théoriques de son élaboration se trouvent dans un
formalisme. Pour bien comprendre ce que cela signifie, il faut se souvenir que la grande
hantise de Bonald, c’est moins la Révolution que la Réforme : son principal adversaire
n’est pas Robespierre mais Luther. Pour Bonald, le protestantisme représente en effet le
privilège indûment reconnu au point de vue de la subjectivité consciente, privilège qui
inévitablement débouche sur la revendication d’un particularisme diluant le social dans
l’individuel. Or le seul remède absolu contre une telle dérive particulariste est donné
par le point de vue de la forme, qui garantit au contraire le primat du général sur le
particulier, et simultanément de l’objectif sur le subjectif. Il faut donc s’attendre à
trouver chez Bonald une philosophie religieuse assez singulière, correspondant à la
promotion d’un néo-catholicisme lié plus étroitement encore au principe d’une
contreréforme qu’à celui d’une contre-révolution, et qui va soumettre la religion elle-
même au principe d’une sorte de déduction formelle a priori, afin de la soustraire au
libre examen de la conscience.
11 Ainsi, selon Bonald, s’il y a des rapports sociaux dont la réalité précède, et à tous les
sens du mot, « informe » les existences individuelles, c’est parce que ceux-ci à leur tour
relèvent d’un rapport général abstrait, qui doit se retrouver identiquement dans tous
les modes et à tous les niveaux de l’organisation sociale, selon un formalisme dont
l’inspiration générale, avant d’être juridique, est essentiellement logique. Ce rapport,
c’est la relation ternaire qui constitue d’après Bonald la structure universelle des
rapports de pouvoir, et qui, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, se présente
ainsi dans sa formulation la plus abstraite : sujet/moyen/prédicat.
12 Ce « syllogisme » inaugure à sa manière, dans une perspective complètement logicisée
et formalisée, la problématique d’une sociologie des médiations, qui ne serait pas sans
certaines analogies avec celle développée exactement au même moment par Hegel.
136

13 Ce point est exposé de manière particulièrement éclairante dans le chapitre 6 du livre


de Bonald, où l’on peut en particulier lire ceci :
Ainsi le pouvoir, en se montrant, a distingué et classé les personnes et toutes les
fonctions, comme le soleil en s’élevant à l’horizon crée en quelque sorte pour nos
yeux et nous fait distinguer tous les objets6.
14 Le pouvoir est donc constituant, organisateur, dans la mesure où il se règle lui-même
sur un principe de disposition formelle, d’où il tire son universalité. C’est ce que précise
une note du même chapitre :
Il n’arrive pas un accident dans la rue de nos cités populeuses, un accident qui
rassemble la foule, sans qu’on n’y trouve une image de cette formation fortuite de
la société, et qu’il s’y montre quelque homme plus intelligent, plus hardi ou plus
fort que les autres pour réparer le mal ou en prévenir les suites, et des hommes
pour l’aider. On le remarque jusque dans les jeux des enfants, parmi lesquels il se
trouve toujours un petit pouvoir pour commander et diriger. La nature se retrouve
partout7.
15 Un accident urbain, des jeux d’enfants : ces exemples évoqués au passage par Bonald
témoignent de son souci de saisir les rapports sociaux au moment où ils se forment, au
niveau de ce qu’on pourrait déjà appeler une microsociologie : ils témoignent, par leur
insignifiance même, de l’invariance d’une structure sociale fondée sur un rapport
formel dont la « nature » est immuable. Bonald est donc bien loin d’expliquer la société
à partir d’une figure concrète particulière comme la famille : car celle-ci n’est pour lui
qu’une réalisation entre autres de la forme générale qui soutient sans exception tous
les types de rapports sociaux. C’est ce que souligne encore un passage du chapitre 6 de
la Démonstration philosophique :
Voilà, non l’ébauche et les éléments de la société, mais le complément même de la
société relatif aux temps, aux lieux et aux hommes. Voilà toute la constitution de la
société ; en toute société, même à son dernier âge, nous ne trouverons ni d’autres
personnes, ni d’autres rapports entre elles, ni d’autres fonctions 8.
16 D’une manière qui peut surprendre, Bonald inclut la religion elle-même dans cette
déduction dont elle ne représente que l’un des moments, même si celui-ci est le
premier et le plus important de tous : il semble alors qu’elle ait cessé d’apparaître
comme une source ou un fondement, pour devenir une application, privilégiée sans
doute, du principe organisateur de toute société. Comme il l’explique dans la préface de
son texte, Bonald conclut non de la religion à la société, mais de la société à la religion,
en s’appuyant sur le lien formel qui les réunit :
Sans demander à son enseignement la démonstration de sa vérité, je me suis
demandé à moi-même si, la religion étant une société et la mère de toutes les
autres, l’homme ne pouvait pas trouver dans la constitution naturelle et générale
de la société la raison des croyances religieuses qu’il ne découvrait pas en lui-même
et dans la religion individuelle9.
17 Car on peut dire que la société fonde tout autant la religion que la religion fonde la
société. Forme initiale de la socialisation de l’individu – thèse que Durkheim lui-même
ne récuserait pas –, la religion dépend aussi de la relation générale et immuable qui, de
manière complètement indépendante de la conscience et de la décision des individus
qui la composent, préside à la constitution de toute sorte de société et confère à son
organisation une nécessité objective, les représentations et les intentions de ses
« acteurs » étant d’emblée informées par ce modèle.
18 On se demandera quelle place la théologie de Bonald, ainsi alignée sur sa sociologie,
concède à la révélation. Celle-ci doit évidemment être essentielle, car sans cela la
137

doctrine basculerait du côté de l’hérésie, comme cela est précisément arrivé à


Lamennais. Mais Bonald ne semble récupérer le contenu dogmatique de cette
révélation que sous la condition de l’interpréter elle-même d’un point de vue
formaliste : c’est ce que développe sa fameuse théorie du langage primitif, dont la
transmission originaire fixe le cadre à l’intérieur duquel s’élaborent toutes les figures
ultérieures de la pensée, au nombre desquelles les représentations de la conscience
religieuse. C’est ce thème qui est abordé dans un passage assez remarquable de la
préface :
Je me suis demandé si la facilité avec laquelle le christianisme s’est propagé à sa
naissance chez les peuples païens, et de nos jours chez les peuples sauvages, lorsque
son autorité ne pouvait encore avoir été démontrée ni aux uns ni aux autres, ne
prouvait pas, indépendamment des œuvres surnaturelles qui ont pu accompagner
sa prédication, qu’il y a dans les croyances même les plus mystérieuses quelque
chose qui s’assimile aux pensées, aux sentiments de l’homme social, même à leur
insu, pour les éclairer et les diriger, à peu près comme les substances alimentaires
s’assimilent à nos corps pour les nourrir, sans que nous puissions connaître leur
nature et leur rapport à nous, ni savoir comment elles agissent sur nos organes et se
convertissent en nos différentes humeurs10.
19 Particulièrement significatif est ici le retour du verbe « assimiler », qui fonde l’analogie
entre des processus corporels et mentaux : il exprime l’idée d’une imprégnation
inconsciente, à partir de laquelle s’effectue, à tous les niveaux, la mise en relation des
acteurs sociaux. À terme, ce processus fait de la société elle-même, en tant que celle-ci
s’interprète à partir du syllogisme du pouvoir, transmis, communiqué par ce langage
primitif, une forme de communication, un « langage », qui parle à tous ses membres, les
« informe », c’est-à-dire les instruit et les dirige, « même à leur insu ».
20 Le concept de « rapports sociaux » qui s’esquisse chez Bonald se forme donc à partir
d’un modèle de société qui, peut-on dire, fonctionne à la communication. Qu’est-ce que
l’ordre social dans une telle perspective ? C’est la possession partagée d’un langage
commun qui est organisateur dans son principe même, puisque toutes les fonctions
sociales se répartissent selon l’ordre qu’il fixe a priori. On peut parler à cet égard d’une
« logique » sociale, dont la forme subordonne absolument le particulier au général, et
l’individuel au collectif. En dégageant de l’analyse des mythologies primitives l’allure
générale d’une « pensée sauvage », Lévi-Strauss s’appuiera sur des prémisses
comparables à celles développées ici par Donald.
21 Ainsi Donald parvient-il à un concept de société dont la nécessité objective doit être
pensée en elle-même, indépendamment de toute détermination extérieure qui la
particulariserait et la relativiserait : il ne s’agit pas d’un « rapport social », au sens de la
philosophie politique classique, c’est-à-dire d’une relation passant entre des individus
et présupposant leur existence ; mais d’une forme-société, qui engendre par sa logique
propre l’ensemble de ses rapports de manière systématique. Les rapports sociaux
commencent ainsi à être pensés, sous la condition de leur intégration dans une totalité
dont l’organisation formelle se règle sur un principe originellement synthétique : la
société comme telle, en tant qu’elle forme un système d’emblée solidaire. C’est dans un
cadre analogue que se développera la sociologie durkheimienne.
138

LE CONSENSUS SOCIAL (LE SAINT-SIMONISME)


22 Tournons-nous à présent du côté qui, en apparence, se situe à l’extrême opposé sur la
carte idéologique : celui du pré-socialisme de Saint-Simon et de son école,
complètement antithétique au formalisme collectiviste de Bonald qui, s’il en avait eu
connaissance, n’aurait pu que rejeter cette orientation, dont il aurait avant tout
suspecté l’organicisme : le maître mot de Bonald n’étant pas la vie mais la parole, sa
spéculation ne pouvait porter que sur un type d’organisation complètement différent
de celui analysé dans le contexte d’une « physiologie sociale ». Toutefois, il faut signaler
que, de son côté, Saint-Simon a parfaitement reconnu l’intérêt théorique de la
démarche de Bonald, en donnant acte à ce dernier de ce qu’il avait affirmé l’« utilité de
l’unité systématique11 ». On n’insistera pas ici sur la dette constamment déclarée par
Comte à l’égard des travaux de l’« école rétrograde ».
23 Le texte ici retenu n’est pas de Saint-Simon lui-même, dont les écrits, toujours
circonstanciels et biaisés au niveau de leur rédaction, sont particulièrement difficiles à
interpréter. Il s’agit de la systématisation de la doctrine donnée en 1829, à l’occasion
des cours professés rue Taranne, dont Bazard fut le principal orateur, cours ensuite
recueillis et édités par Hippolyte Carnot12. Cette première année de l’exposition de la
doctrine saint-simonienne constitue une somme théorique qui va jouer un rôle
essentiel dans la formation de la pensée socialiste en France : elle fera une très forte
impression sur Marx lorsqu’il en prendra connaissance à l’occasion de son séjour à
Paris, et jouera certainement un rôle de déclencheur dans l’élaboration du
« matérialisme historique ».
24 Ce texte a pour thème général une théorie de l’« association », conçue non comme une
forme originaire, mais comme un processus historique passant par des phases
successives et inséparable de ce développement : il y a là quelque chose qui évoque
assez directement le concept de Sittlichkeit tel qu’il est traité par Hegel qui, sous ce
dernier terme, formule également une théorie de l’association, à ceci près que le
processus décrit par les saint-simoniens ne s’accomplit pas dans la forme d’un État
rationnel, mais tend au contraire vers un déclin du politique comme tel. Cette doctrine
s’inscrit donc dans le cadre d’une philosophie générale de l’histoire, dont l’allure
globale est celle d’un mouvement conduisant, sous l’impulsion de ses luttes et de ses
divisions internes, et à travers l’effort de résolution de ces conflits, vers la réalisation
d’une société harmonieuse, « organique », selon le concept formé à partir de la
« physiologie sociale » de Saint-Simon.
25 Avant même d’aller plus loin, il faut souligner les différences de cette perspective avec
celle de Bonald, qui sautent aux yeux. Une analyse génétique se substitue à une analyse
structurale : le pouvoir social, pour autant que cette notion ait encore un sens, n’est
plus soumis à des règles invariantes, mais emporté par une dynamique de
transformation qui le réalise en modifiant les formes de sa manifestation. D’autre part,
ce mouvement ayant en soi-même son principe moteur, puisqu’il se développe à partir
de ses propres antagonismes, il est complètement immanent : il y a, dans le saint-
simonisme, effacement de toute référence à une transcendance, ce qui va avoir pour
conséquence de remettre en question le rapport de la politique à la religion ; cette
dernière va être, non pas supprimée, mais redéfinie sur de nouvelles bases, disons pour
aller directement à l’essentiel : en termes de morale sociale.
139

26 Posons à nouveau la question : quelle place y a-t-il, dans un tel contexte, pour des
« rapports sociaux » ? La troisième séance de cette première année de l’Exposition donne
à cet égard quelques indications, lorsqu’elle décrit la société organique comme étant
celle où « l’harmonie règne dans les rapports sociaux13 ». Cette dernière idée est ainsi
développée :
L’homme alors voit l’ensemble des phénomènes régi par une providence, par une
volonté bienfaisante ; le principe même des sociétés humaines, la loi à laquelle elles
obéissent, se présente à lui comme l’expression de cette volonté ; et cette croyance
commune se manifeste par un culte qui attache le fort au faible, et le faible au fort.
On peut dire en ce sens que le caractère des époques organiques est essentiellement
religieux14.
27 En lisant un tel passage, on ne peut éviter d’évoquer l’interprétation du saint-
simonisme présentée par Engels dans l’Anti-Dühring : il s’agit bien en effet d’une utopie
critique. Ce qui est remarquable dans le traitement que les saint-simoniens font subir à
la notion de « rapports sociaux » encore en gestation, c’est qu’il en relève
l’ambivalence. Comme le dit expressément le texte qui vient d’être cité, les rapports
sociaux « attachent », au double sens d’un attachement matériel et affectif, les
individus les uns aux autres ; mais cet « attachement » n’est aussi que le produit des
figures concrètes de leur division, comme l’explique le thème de « l’exploitation de
l’homme par l’homme », dont l’ Exposition saint-simonienne donne historiquement la
première formulation.
28 L’idée que l’histoire se développe sur la base de ses propres antagonismes, dans un sens
qui conduit tendanciellement à la disparition de ces antagonismes – idée dont les
références sont ici davantage kantiennes que hégéliennes –, s’inscrit ainsi dans la
perspective messianique d’une fin de l’histoire : sans le dire, Marx citera, dans les
dernières lignes de La Sainte Famille, les formules des saint-simoniens sur le passage de
l’ère des révolutions à celle de l’évolution, et il s’en inspirera encore dans une célèbre
phrase de l’ Introduction à une critique de l’économie politique de 1857 sur la fin de la
« préhistoire » de l’humanité. Or une telle doctrine trouve apparemment ses prémisses
dans un historicisme radical : si l’histoire peut être interprétée comme avènement de
l’homme nouveau, c’est dans la mesure où elle entraîne la société dans un mouvement
permanent de transformation de ses propres rapports internes, qui ne sont stabilisés
qu’au terme de ce parcours.
29 Quel est le principe de cette transformation ? Qu’est-ce qui rend possible la réalisation
de la société organique ? Ici apparaît une idée, essentielle chez les saint-simoniens et
que Marx devait lui-même écarter expressément, qui rend aussi manifeste une nouvelle
divergence avec le conservatisme bonaldien, dans la mesure où celui-ci avait prétendu
effacer définitivement la référence à la subjectivité de la détermination des rapports
sociaux. Le moteur de l’histoire, pour les saint-simoniens, c’est la conscience : seule
celle-ci est en mesure de renverser l’antagonisme social et de parvenir à
l’harmonisation des rapports sociaux. On peut voir ici un héritage de la philosophie des
Lumières, transmis par l’intermédiaire de Condorcet, mais repensé dans les termes
d’une philosophie de la culture, originale en raison du rapport privilégié qu’elle établit
avec la pensée religieuse. Si, selon les saint-simoniens, la société organique est
essentiellement « religieuse », c’est parce qu’elle s’appuie sur le principe d’une
solidarité idéelle, d’une sorte de consensus social, supposant la reconnaissance par tous
les membres de la société de la nécessité de poursuivre un but commun. Car, comme on
vient de le voir, pour réaliser cette société organique, il faut « attacher » les partenaires
140

sociaux les uns aux autres, c’est-à-dire parvenir à ce que leur relation réciproque ne
soit pas seulement subie, mais acceptée et même voulue par eux. Alors que, selon
Bonald, les rapports sociaux sont invariants parce qu’ils sont fondamentalement
inconscients – là est la clé de sa conception formaliste du pouvoir social –, ils sont,
selon les saint-simoniens, animés, transformés, par un mouvement qui, en dernière
instance, est celui d’une prise de conscience collective.
30 On pourrait montrer comment cette conception trouve ses bases chez Saint-Simon lui-
même, qui l’avait déjà mise au centre de son tout premier écrit, ses Lettres d’un habitant
de Genève à ses contemporains de 1803 : dans ce texte avait été développée, pour la
première fois, l’idée selon laquelle la science, à laquelle Saint-Simon proposait de
consacrer un véritable temple, constitue la religion des temps modernes, parce que, sur
d’autres principes que ceux des anciennes religions, elle recrée les conditions d’une
conscience publique unifiée. La solidarité des savants avait alors été présentée comme
un modèle pour toute organisation sociale : et l’on sait comment le jeune Comte devait
lui-même développer ce thème, en caractérisant la science comme une « force sociale ».
À cette occasion, il est important de remarquer que l’organicisme saint-simonien est un
organicisme scientifique, qui réconcilie le sentiment et la raison en créant les
conditions d’une « foi » rationnelle : donc tout le contraire d’un abandon à des forces
obscures, immédiatement données comme telles dans la nature des choses. D’où aussi
le traitement très particulier appliqué par les saint-simoniens au concept de vie,
omniprésent dans le texte de l’Exposition : celui-ci évoque des formes d’organisation qui
sont tout sauf primitives et spontanées, puisqu’elles sont inséparables de leur
développement qui les soumet tendanciellement au principe d’une régulation
rationnelle (l’école saint-simonienne se déchirera lorsque la tendance irrationaliste et
mystique imposée par Enfantin en dénaturera l’inspiration première).
31 À partir de là, il est possible de dégager une notion fondamentale, qui permet de penser
toute l’histoire des rapports sociaux, ceux-ci se définissant essentiellement par le fait
qu’ils ont une histoire : celle de « l’éducation morale », à laquelle est consacrée toute la
neuvième séance de l’Exposition15. Elle y est définie comme « l’éducation qui règle les
rapports sociaux » : disons qu’elle crée les conditions du consensus social indispensable
à l’existence de la société organique, qui n’est en aucun cas une donnée naturelle, mais
le produit d’une pédagogie collective. Cette idée est particulièrement développée dans
le passage suivant :
La seule considération de rappeler l’homme à la plénitude de son existence, à toute
la dignité de son être, suffirait pour que l’on dût s’occuper d’abord de réorganiser
l’éducation morale ; mais il y a d’ailleurs à un autre point de vue, celui des travaux
spéciaux eux-mêmes, nécessité de le faire ; car pour que chaque profession s’exerce
d’une manière conforme aux exigences d’un ordre social quelconque, il faut qu’il y
ait assentiment de tous les individus en faveur de cet ordre social ; il faut en
d’autres termes que la règle sociale soit formulée et enseignée d’une manière
systématique, régulière16.
32 Ce programme doit aussi s’entendre selon sa dimension critique : le seul moyen de faire
tenir une société divisée techniquement et socialement, économiquement et
politiquement, c’est la pédagogie collective qui seule l’empêche de retomber dans
l’« anomie ». Ce n’est pas accidentellement ou artificiellement qu’on fait ici recours à
un concept durkheimien, qui s’est formé ultérieurement, en partie en exploitant
l’héritage intellectuel du saint-simonisme, auquel Durkheim a repris l’idée d’une
solidarité dont le principe n’est pas d’abord économique ou politique, mais « social »,
141

c’est-à-dire aussi religieux, on dirait encore « idéologique », en donnant à ce mot son


sens le plus moderne. Durkheim a lui-même consacré un important travail au problème
de l’éducation morale17, dans le contexte laïcisé de la société école dont les institutions
ont été mises en place en France sous la Troisième République, à partir de l’idée selon
laquelle c’est précisément à l’école que se fait l’apprentissage public de la socialité. En
un sens, on peut donc dire que la religion saint-simonienne est l’une des sources du
discours laïc, dont la perspective reste celle d’une religion socialement organisée.
33 Pour résumer la confrontation des thèses de Bonald et des saint-simoniens, on peut
dire que, pour Bonald, les rapport sociaux se « constituent » dans l’élément structurel
d’un langage premier, alors que, pour les saint-simoniens, ils se développent
génétiquement suivant le mouvement d’une pensée commune qui se forme en
s’éduquant. D’un côté, on trouve la référence à une tradition, nécessairement subie ; de
l’autre, celle à une histoire, qui n’avance que sous la condition d’être constamment
réassumée et réinventée. Sur tous ces points, les doctrines s’opposent
indiscutablement, de manière frontale. Mais, à travers cette opposition même, il
apparaît aussi qu’elles se recoupent sur un point précis, qui relie d’une certaine
manière, sans pour autant les réconcilier, les orientations extrêmes du conservatisme
et du socialisme. Ce point est le suivant : qu’ils procèdent, de manière inconsciente,
d’un langage premier, ou qu’ils s’appuient sur le mouvement d’une prise de conscience,
qui n’est plus seulement imputable à l’individu, mais appartient à la société tout
entière, les rapports sociaux se définissent essentiellement à partir des formes ou des
modèles de communication qu’ils mettent en œuvre. Conservatisme et socialisme
exposent donc des points de vue irréductiblement opposés sur un type de société qu’ils
s’entendent néanmoins pour définir de façon identique : entre le modèle de société
théocratique revendiqué nostalgiquement par Bonald et celui de la société industrielle
pressenti par les saint-simoniens, il y a en commun l’idée d’une société qui fonctionne
d’abord à la communication, d’une société idéologique pourrait-on dire, qui trouve
dans une pensée religieuse, que celle-ci soit fondée sur un principe transcendant ou
immanent – et le choix entre ces deux options reste évidemment crucial –, les règles de
son fonctionnement.
34 Or l’idée d’une société de communication ne donne-t-elle pas précisément son objet à la
troisième idéologie, celle du libéralisme ? C’est ce que va permettre de vérifier une
nouvelle investigation, qui amènera à considérer quelle position occupe le libéralisme
par rapport au conservatisme et au socialisme, à la lumière du traitement qu’il fait lui-
même subir aux « rapports sociaux ».

LA RAISON PUBLIQUE (GUIZOT)


35 Demandons-nous d’abord s’il est légitime de choisir Guizot comme représentant du
« libéralisme ». Cela ne va pas du tout de soi, en dépit des interprétations proposées par
Pierre Rosanvallon18 et par Pierre Manent19, qui présentent Guizot comme celui qui a
fait du libéralisme une culture de gouvernement. Or l’idée d’une « politique » libérale
n’est-elle pas en soi contradictoire ? La question mérite au moins d’être posée.
36 On va ici s’appuyer sur un groupe de textes qui représentent l’essentiel de l’œuvre
théorique du jeune Guizot, composée avant que celui-ci n’accède aux responsabilités
effectives du pouvoir : Des moyens de gouvernement et d’opposition 20, le cours donné en
Sorbonne sur les origines du gouvernement représentatif21, De la peine de mort en matière
142

politique22, l’écrit inédit Philosophie politique : de la souveraineté, et enfin les cours sur
l’Histoire de la civilisation en Europe et en France23. À la fin de la période de la Restauration,
ces textes, réalisés entre 1820 et 1830, ont joué en France le rôle d’un véritable
déclencheur politique et théorique, dont en particulier l’effet sur des auditeurs comme
Michelet et Tocqueville a été considérable. Ils exposent une conception du pouvoir
social et politique qui, si elle débouche sur des « effets » libéraux, puisqu’elle permet de
démontrer que toute souveraineté est relative et donc limitée au niveau de ses
applications, est appuyée sur un principe qui se trouve lui-même aux antipodes d’une
philosophie libérale ; à quoi l’on objectera peut-être que la tendance fondamentale du
libéralisme se caractérise précisément par le fait qu’elle fait passer les effets avant les
principes.
37 Le principe, que les textes de Guizot développent inlassablement, c’est que le pouvoir
ne peut être fondé sur une volonté, ni non plus sur un rapport entre des volontés : en
d’autres termes, il ne peut en aucune façon être dérivé à partir des individus et de leurs
intérêts. C’est sur cette thèse que s’appuie la critique faite par Guizot de l’utilitarisme
benthamien, et en général de tout économisme, critique dont doit sortir à terme un
concept complètement original de la « société civile ».
38 C’est dans le texte inachevé de 1823, De la souveraineté, que se trouvent les indications
les plus claires à cet égard :
L’homme n’a point en vertu de sa liberté la pleine souveraineté de lui-même.
Comme être raisonnable et moral, il est sujet, sujet de lois qu’il ne fait point et qui
l’obligent en droit, bien que, comme être libre, il possède le pouvoir de leur refuser,
non pas son assentiment, mais son obéissance24.
39 Ceci signifie que le pouvoir légitime n’appartient pas en droit à un souverain, quel que
soit celui-ci, monarque ou peuple, auquel reviendrait une légitimité absolue, et donc
illimitée ; mais il est consubstantiel à une loi qui régit, non pas d’abord les volontés,
mais les intelligences :
La société est infiniment vaste et compliquée ; en durant toujours, elle se renouvelle
et se diversifie sans cesse ; l’enchaînement inégal des générations, le nombre et la
mobilité des rapports sociaux, la diversité des intérêts, la lutte des passions et des
forces, tout lui impose la nécessité permanente d’un pouvoir supérieur à toutes les
volontés individuelles ; son action peut être progressivement restreinte, mais sa
présence est indispensable pour contenir ensemble et régler dans leur contact tant
d’éléments disposés à se combattre et à se séparer25.
40 Notons le clin d’œil libéral que ce texte comporte au passage : l’action du pouvoir peut
être progressivement restreinte au niveau de ses effets, sous réserve que son principe
reste lui-même intangible.
41 Du texte qu’on vient de citer se dégage la distinction suivante : d’une part les rapports
sociaux expriment la confrontation sauvage des intérêts et des volontés ; mais d’autre
part le pouvoir social représente quelque chose qui, par définition, se situe hors de
cette confrontation : non pas à proprement parler une volonté plus forte, comme dans
la tradition issue de Hobbes, mais quelque chose de plus fort qu’une volonté. Le texte se
poursuit de la manière suivante :
Nulle volonté, nulle force, et le pouvoir social comme tout autre, n’est légitime que
selon la raison, la vraie loi26.
42 Ceci signifie que les rapports sociaux, instables en eux-mêmes, ne peuvent être régulés
que par l’intermédiaire d’une loi rationnelle, qui leur est nécessairement extérieure et,
143

peut-on dire, transcendante : sur ce dernier point, le protestant Guizot rejoint les
positions du catholique Bonald.
43 De cette thèse de départ, Guizot conclut la nécessité de dissocier la souveraineté et le
pouvoir ; la souveraineté étant de droit, constituée par la loi rationnelle, de manière
absolue, il n’y a de pouvoir que de fait, donc relatif, c’est-à-dire effectué dans les figures
concrètes et variables, plus ou moins conformes à cette règle en soi immuable. C’est là
que l’historicisme de Guizot – on n’insistera jamais assez sur le fait qu’il est d’abord et
principalement un historien de la société – trouve sa justification : aucune forme
historique de réalisation du pouvoir ne peut revendiquer une légitimité absolue,
puisqu’elle incarne le principe de toute souveraineté d’une manière qui est
nécessairement circonstancielle. C’est cette idée qui inspire le « libéralisme » de
Guizot : celui-ci consiste dans la reconnaissance du droit permanent dont disposent les
sujets du pouvoir de lui « résister », en fonction de l’examen rationnel auquel ils le
soumettent en permanence, qui leur permet d’évaluer son degré de conformité avec la
loi souveraine qu’il prétend représenter. Réciproquement, gouverner, c’est procéder à
la même évaluation rationnelle qui permet de mesurer ce qui, dans des conditions
historiques données, est acceptable pour les sujets qui subissent ces commandements :
c’est ce point, évident pour Guizot avant 1830, qui paraît lui avoir échappé lorsqu’il
exerçait la direction effective du gouvernement, avant 1848.
44 De là, il conclut que les rapports sociaux peuvent prendre historiquement toutes les
formes intermédiaires entre deux extrêmes. Ou bien c’est l’épreuve de force entre les
volontés, qui ne peut déboucher que sur une crise, c’est-à-dire sur la dissolution de la
société. Ou bien les rapports sociaux se plient à la règle extérieure de la raison qui
substitue la confrontation des intelligences, c’est-à-dire des consciences de rationalité,
à celle des volontés. Toujours dans l’inédit De la souveraineté, on trouve la réflexion
suivante :
Dès qu’une relation se forme entre deux hommes, dès qu’entre eux s’élève une
question, cette question a sa vraie solution, cette relation sa règle légitime. En
toutes choses il y a une vérité qui décide et a droit de commander 27.
45 C’est seulement si cette exigence est respectée qu’on peut parler de pouvoir social,
c’est-à-dire de la soumission de tous les membres de la société à une règle commune
qu’ils ne se contentent pas de subir, mais qu’ils acceptent, parce qu’ils en
reconnaissent, et d’abord en connaissent, la vérité.
46 Ainsi s’explique l’étonnante genèse du pouvoir exposée dans un autre texte de 1821 :
Prenez des hommes libres, indépendants, étrangers à toute nécessité antérieure de
subordination les uns envers les autres, unis seulement par un intérêt, un dessein
commun ; prenez les enfants dans leurs jeux qui sont leurs affaires. Au milieu de ces
associations volontaires et simples, comment naît le pouvoir ? À qui va-t-il comme
par sa pente naturelle et de l’aveu de tous ? Au plus courageux, au plus habile, à
celui qui se fait croire le plus capable de l’exercer, c’est-à-dire de satisfaire à
l’intérêt commun, d’accomplir la pensée de tous. Tant qu’aucune cause extérieure
et violente ne vient déranger le cours spontané des choses, c’est le brave qui
commande, l’habile qui gouverne. Parmi les hommes livrés à eux-mêmes et aux lois
de leur nature, le pouvoir accompagne et révèle la supériorité. En se faisant
reconnaître, elle se fait obéir. C’est là l’origine du pouvoir, il n’en a point d’autre.
Entre égaux il ne serait jamais né. La supériorité sentie et acceptée, c’est le lien
primitif et légitime des sociétés humaines ; c’est en même temps le fait et le droit,
c’est le véritable, le seul contrat social28.
144

47 Ce texte appelle plusieurs remarques. D’abord on s’étonnera de retrouver l’exemple du


jeu des enfants, déjà évoqué par Bonald, en vue de représenter ce qui constitue une
forme sociale à sa naissance. Suivant le même esprit, dans le chapitre 6 de son
manuscrit de 1823 sur la souveraineté, Guizot s’appuie sur une analyse des
comportements familiaux pour argumenter sa théorie générale du pouvoir. On voit
s’esquisser ici l’idée d’un pouvoir complètement décentré, sans sujet, ou plutôt qui est
lui-même son propre sujet, et ainsi se reproduit, se diffuse à l’échelle de la société tout
entière, sans privilégier en elle aucune région déterminée. D’autre part, il faut accorder
une particulière importance au fait que le fonctionnement du pouvoir soit subordonné
par Guizot à des procédures de « reconnaissance », en un sens qui évoque le concept
hégélien d’Anerkennung. À tous les niveaux, exerce le pouvoir celui qui est en mesure de
persuader qu’il est capable de remplir cette fonction : or ce qui décide à cet égard, c’est
la référence idéale à une norme rationnelle, qui tient lieu de critère de légitimité parce
qu’elle reste indépendante du consentement commun qu’elle inspire. La bonne volonté
est celle qui se règle sur l’universalité de la loi, acceptée formellement comme telle. Ici,
Guizot se tient plus près de Kant que de Hegel : il ne théorise pas le mouvement d’une
rationalité immanente, tirant la conscience en avant de soi vers un accomplissement
qui la dépasse ; mais il pose que la conscience est d’emblée confrontée à l’obligation de
se soumettre à une raison dont les prescriptions valent dans l’absolu.
48 C’est ainsi que, selon Guizot, la société « n’existe que par la conscience réciproque des
rapports qui la fondent29 ». Elle suppose donc que soient établies les formes d’une
communication rationnelle. « Tant que cette communication n’a pas lieu, la société
n’est pas30. » La société étant fondée sur « l’union des intelligences 31 », et non sur
l’accord des volontés, l’exercice du pouvoir se situe par excellence sur le plan d’un
« gouvernement des esprits » : ce dernier point est justement au centre de l’ouvrage
que Pierre Rosanvallon a consacré à Guizot.
49 Là est le socle de la doctrine des capacités, dont les formules suivantes dessinent
l’allure générale :
Inégalement réparties entre les hommes, les facultés intellectuelles et morales ne
sont point pour quelques-uns un privilège. Nul ne possède toute la raison et tous y
ont part32.
50 Toute la philosophie cousinienne, dont les implications sont directement politiques,
tourne autour de ces points. Nul ne possède toute la raison : la théorie de la « raison
impersonnelle », appuyée sur une référence au platonisme, explique comment la
raison, qui pour Cousin est Dieu lui-même, transcende toutes les consciences. Tous y
ont part : ainsi, sont aussi posées les prémisses d’une philosophie du sens commun,
ouvrant le champ d’une analyse « psychologique » des conditions selon lesquelles les
consciences individuelles entrent en rapport avec la norme rationnelle, selon des
formes qui peuvent être plus ou moins spontanées et réfléchies. À terme, ce qui va
sortir d’une telle spéculation, c’est l’idée que la République – forme politique que
Guizot n’exclut nullement, puisqu’il se déclare indifférent aux formes de
gouvernement : pour lui, le problème de l’organisation sociale se situe ailleurs, d’une
manière qui, on l’a vu, est complètement décentrée –, c’est la compétition des
intelligences.
51 Dans cette perspective, le véritable problème selon Guizot, le projet concret auquel se
ramène tout son programme politique, c’est de réaliser ce qu’il appelle la « raison
145

publique ». Ce terme apparaît dans un texte que Pierre Rosanvallon a cité à plusieurs
reprises, et qui est effectivement d’un grand intérêt :
[...] il existe, dans toute société, une certaine somme d’idées justes et de volontés
légitimes sur les droits réciproques des hommes, sur les relations sociales et leurs
résultats. Cette somme d’idées justes et de volontés légitimes est dispersée dans les
individus qui composent la société, et inégalement répartie entre eux, en raison des
causes infinies qui influent sur le développement intellectuel et moral des hommes.
De quoi s’agit-il donc pour faire régner dans la société, autant que le permettent
soit l’infirmité constante soit l’état présent des choses humaines, ce pouvoir de la
raison, de la justice et de la vérité qui, seul légitime en lui-même, seul aussi a le
droit d’imposer l’obéissance ? Le problème est évidemment de recueillir partout,
dans la société, les fragments épars et incomplets de ce pouvoir, de les concentrer
et de les constituer en gouvernement. En d’autres termes, il s’agit de découvrir tous
les éléments du pouvoir légitime disséminés dans la société, et de les organiser en
pouvoir de fait, c’est-à-dire de concentrer, de réaliser la raison publique, la morale
publique, et de les appeler au pouvoir33.
52 Il y a dans cette dernière conception quelque chose qui évoque certaines thèses de
Bonald : une société, pour ce dernier comme pour Guizot, c’est un langage commun,
une communication qui passe. On serait tenté de dire : le secret de la politique, c’est la
grammaire. Mais pour Guizot, et c’est le point sur lequel il se sépare de Bonald, ce
langage n’est pas donné. Il est à construire, d’une manière qui n’est jamais
définitivement acquise, parce qu’elle est infléchie par les conjonctures, dans des
conditions qui sont celles d’une histoire. De là, l’importance que détient dans la
politique de Guizot la question de l’instruction publique, à laquelle l’un des premiers en
France, avec sa loi sur l’enseignement primaire de 1833, il a donné une base populaire.
Ici Guizot semble plutôt se rapprocher des saint-simoniens, qui partagent son sens
historique et ont aussi accordé une place essentielle à l’idée de « capacité » : organiser
les rapports sociaux, c’est effectuer la synthèse entre pédagogie et politique, d’où doit
sortir la « raison publique ». On le voit donc, les perspectives « conservatiste »,
« socialiste » et « libérale » sur les rapports sociaux présentent au moins un élément
commun, qui se situe au cœur de la définition de ce concept, saisi au moment de sa
formation. C’est l’idée selon laquelle l’ensemble de ces rapports constitue un ordre
symbolique, qui n’est réductible ni à des déterminations économiques, ni à des
déterminations juridiques ou politiques. En d’autres termes, ces rapports sont
essentiellement des rapports idéologiques, devant d’abord être pensés en termes de
communication, dans le cadre d’un type de société – théocratie bonaldienne,
association saint-simonienne, gouvernement représentatif de Guizot – qui, dans tous
ces cas de figure, fonctionne à la communication. Rappelons que l’« Idéologie », au
moment où ce terme même fut forgé, s’était présentée au départ comme une théorie de
la communication, appuyée sur l’analyse des formes du langage.
53 Cette constatation éclaire aussi toute l’histoire de la société française contemporaine,
où les conceptions qui viennent d’être évoquées ont été élaborées comme des efforts en
vue d’en théoriser la nature propre. On peut dire à cet égard que, depuis deux siècles, la
société française s’est développée en formant une conscience théorique, résultant elle-
même de la confrontation entre les trois discours qui viennent d’être brièvement
présentés et qui en ont en quelque sorte constitué la sociologie spontanée. Les éléments
divergents présentés par chacun de ces discours s’expliquent par le fait qu’ils exposent
des points de vue différents, coïncidant avec des options politiques opposées. Mais, à
travers cette divergence, il apparaît aussi que ces discours avaient pour objet une
146

même réalité, dont ils révèlent, en rapport avec les divisions sociales qui la travaillent,
les aspects antagoniques. Ainsi, les éléments communs qui ressortent de leur
rapprochement semblent exprimer ce qui définit spécifiquement cet objet : l’existence
d’une société structurée à la manière d’un langage et se définissant essentiellement
comme une société de communication.

NOTES
1. L. de Bonald, Démonstration philosophique du principe constitutif de la société, citée d’après sa plus
récente réédition, parue chez Vrin en 1985, avec un avant-propos de F. Azouvi.
2. L. de Bonald, Démonstration..., op. cit., introduction, p. 437.
3. Ibid., préface, p. 444.
4. Cf. Robert Spaemann, Der Ursprung der Soziologie aus dem Geist der Restauration. Studien über L.G.A.
de Bonald, Munich, Kösel, 1959, et Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 [1966],
5. L. de Bonald, Démonstration..., op. cit., introduction, p. 437,
6. Louis de Bonald, Démonstration..., op. cit., chap. 6, p. 460.
7. Ibid., chap. 6, p. 459.
8. Ibid.
9. Ibid., préface, p. 445.
10. Louis de Bonald, Démonstration..., op. cit., préface, p. 446.
11. Saint-Simon, Introduction aux travaux scientifiques du XIX e siècle, dans Œuvres de Saint-Simon,
Paris, Anthropos, 1966, t. VI, p. 167.
12. La Doctrine de Saint-Simon. Première année-Exposition est ici citée d’après l’édition qu’en ont
donnée C. Bouglé et É. Halévy, Paris, Rivière, 1924 : les notes de cette édition donnent sur le texte
un éclairage irremplaçable.
13. Doctrine..., op. cit., 3e séance, p. 196-197.
14. Ibid.
15. Doctrine..., op. cit., 9e séance, p. 329-331.
16. Ibid.
17. Émile Durkheim, L’éducation morale, Paris, Alcan, 1934 ; ce livre reprend le texte de cours
donnés par Durkheim à la Sorbonne entre 1902 et 1908.
18. P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
19. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.
20. F. Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Belin,
1988 [1821],
21. Cours professé en 1820-1822, édité pour la première fois en 1851. Histoire des origines du
gouvernement représentatif et des institutions politiques de l’Europe depuis la chute de l’Empire romain
jusqu’au XIVe siècle, Paris, Didier, 1880.
22. 1822, réédité dans la collection du « Corpus des œuvres de philosophie en langue française »,
Paris, Fayard, 1984.
23. Cours professés en 1828-1829, au moment où, à la suite du renversement de tendance à la
Chambre et de la constitution du gouvernement dirigé par Martignac, Guizot retrouve, en même
temps que Villemain et Cousin, sa chaire à la Sorbonne. Histoire de la civilisation en Europe a été
réédité avec le cours sur la souveraineté par P. Rosanvallon, Paris, Hachette, 1985.
147

24. F. Guizot, De la souveraineté, éd. P. Rosanvallon, Paris, Hachette, 1985, chap. 18, p. 368.
25. F. Guizot, De la souveraineté, op. cit., chap. 16, p. 358.
26. Ibid., p. 359.
27. Ibid., chap. 2, p. 321.
28. F. Guizot, Des moyens de gouvernement..., op. cit., chap. 8, p. 125.
29. Id, De la souveraineté, op. cit., chap. 6, p. 331.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 332.
32. Ibid., chap. 19, p. 371.
33. F. Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif..., op. cit., vol. II, leçon 10 t II
p. 149-150.
148

Chapitre IX. Un chapitre de


l’histoire du panthéisme : la religion
Saint-Simonienne et la
réhabilitation de la matière

1 Le thème de la « réhabilitation de la matière » apparaît expressément dans un passage


de la Doctrine de Saint-Simon. Exposition, 2e année, 1830 1, en rapport avec le programme
tracé par Saint-Simon à la fin de sa vie d’un « nouveau christianisme », qui sera mis en
œuvre par son « école », avant que celle-ci ne se transforme en une « église ». Voici la
première formulation de ce thème, à la fin de la sixième séance de la seconde année de
l’Exposition :
L’aspect le plus frappant, le plus neuf, sinon le plus important, du progrès général
[souligné dans le texte] que l’humanité est aujourd’hui appelée à faire consiste.
Messieurs, dans la réhabilitation de la matière, réhabilitation qui ne pourra avoir
lieu qu’autant qu’une conception religieuse nouvelle aura fait rentrer dans l’ordre
providentiel et en Dieu même cet élément, ou plutôt cet aspect de l’existence
universelle, que le christianisme a frappé de sa réprobation 2.
2 À la lecture de ce paragraphe, un certain nombre de choses retiennent immédiatement
l’attention. D’abord, en ce qui concerne le contenu proprement spéculatif de la
« conception religieuse nouvelle », « Dieu », ici expressément invoqué pour donner à la
démarche son caractère authentiquement religieux, est mis en relation avec les deux
notions d’un « ordre providentiel », qui exprime le fait que l’histoire humaine obéit à
un principe de finalité, et d’une « existence universelle », qui évoque très directement
la conception d’un Deus sive Natura, traditionnellement imputée à Spinoza. D’autre part,
en ce qui concerne cette fois l’exposé du dogme, celui-ci est rattaché à la formule d’une
« réhabilitation », impliquant la restauration, ou la remise en usage, de quelque chose
qui avait été préalablement oublié et mis hors jeu, forclos en quelque sorte : ce qui fait
tout de suite comprendre que l’idée d’une « réhabilitation de la matière » est
inséparable d’une mise en perspective historique, qui doit d’abord révéler dans quelles
conditions la matière avait auparavant « disparu », cette disparition étant précisément
la condition de sa redécouverte et de sa revalorisation.
149

3 C’est ce qui explique que, dans la seconde année de l’ Exposition, l’entreprise d’une
réhabilitation de la matière soit présentée comme une démarche conjoncturelle, qui
correspond à un moment bien déterminé de l’histoire humaine, ce moment constituant
en fait un tournant de son évolution globale. Ceci est suggéré par ces formules :
Aujourd’hui que l’humanité ne forme plus qu’une famille, que l’ordre humain se
confond avec l’ordre divin3.
Il est évident que dans l’avenir il n’y a plus rien de purement individuel 4.
4 C’est alors qu’est venu le moment de procéder à la réhabilitation de la matière.
5 En effet, sont réunies les conditions d’un accord harmonieux entre l’homme et le
monde, en rapport avec la mise en place d’un nouveau régime de société, pacifié parce
que fondé sur le principe de l’association, dont les conditions apparaissent donc comme
fondamentalement ontologiques, avant d’être politiques ou juridiques. C’est ce qui rend
possible un point de vue récurrent sur toute l’histoire antérieure de l’humanité,
marquée au contraire par l’exploitation et par la guerre, dans laquelle cette fusion de
l’humain et du divin n’était pas encore réalisée et où les rapports humains, dans le
contexte d’un régime social essentiellement dissocié, prenaient une forme
nécessairement antagonique. Ceci est illustré, dans la troisième séance de la première
année de l’Exposition, par la description des époques critiques où :
L’homme a cessé de comprendre et sa relation avec ses semblables, et celle qui unit
sa destinée à la destinée universelle5.
6 Or, en rapport avec cette sommaire mise en place, s’impose d’emblée une constatation
paradoxale, qui perturbe ce schéma : la déchéance préalable de la matière, qui précède,
et d’une certaine façon prépare, sa réhabilitation, et qui exprime le fait que, à une
certaine phase de son développement, la vie humaine a été en quelque sorte séparée
d’elle-même et opposée à elle-même, correspond, non à une période critique, mais au
contraire à ce qui par excellence constitue l’époque organique de son développement
antérieur : la civilisation chrétienne. Pour le comprendre, il faut se reporter à l’analyse
détaillée de ce phénomène qui est proposée dans les séances 2 à 6 de la seconde année
de l’ Exposition. L’idée générale autour de laquelle cette analyse est organisée est la
suivante : le christianisme a joué un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité dans
la mesure où il y a introduit le principe de l’association comme condition de la
« synthèse sociale » ; s’en dégage l’idée de la « fraternité universelle », qui auparavant
n’avait jamais été formulée comme telle et représente un acquis irrévocable et
indépassable de l’évolution historique. Et c’est pour cette raison que, selon les termes
mêmes employés par Saint- Simon, la religion de l’avenir doit être un « nouveau
christianisme », c’est-à-dire encore un christianisme.
7 Au cœur de l’analyse du moment chrétien de l’histoire humaine se trouve donc la
représentation d’une virtualité inaccomplie, parce que lui ont fait défaut les moyens de
son effectuation. En effet, le principe de l’association, qui annonce le terme final de
l’évolution, a été alors introduit avec une double « restriction », théorique et pratique :
la séparation de l’esprit et de la matière (ou du corporel), projetée sur le plan
proprement politique dans la division du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.
C’est cette scission du ciel et de la terre qui a imposé à la réalisation du schème
associatif un contexte de réalisation nécessairement antagonique, en rapport avec un
régime mental qui portait en soi les conditions de sa disparition. Cette manière de
présenter les choses peut paraître assez hégélienne et « dialectique ». Mais il serait
peut-être plus intéressant d’y lire l’esquisse, comme une préfiguration des conceptions
150

feuerbachiennes, et de la théorie du dédoublement et de la projection qui, à leur point


de vue, expliquent l’« essence du christianisme » ; c’est sans doute aussi dans cet esprit
que Marx a lu ces pages en 1844, en les rapprochant des conceptions de Feuerbach.
8 Mais c’est principalement sur les aspects politiques de cette scission qu’insistent les
saint-simoniens, parce qu’ils leur permettent de rendre compte des transformations de
la société médiévale, et en particulier de la distinction des deux formes, temporelle et
spirituelle, du pouvoir (on pense ici évidemment au thème des deux cités, céleste et
terrestre, chez saint Augustin), qui est une des conséquences nécessaires de la
spéculation dogmatique propre au christianisme :
Le fondateur du christianisme [...] renonçant à voir sa loi devenir celle des sociétés
politiques, ne la présenta que comme une loi individuelle dont l’accomplissement
ne devait pas avoir de but sur la terre6.
9 Or cette limitation, qui est l’un des traits caractéristiques de la culture chrétienne,
porte en soi la promesse de son déclin. En d’autres termes, le temps est venu de réunir
ce qui n’avait été séparé que pour un temps : le ciel et la terre.
10 Ceci permet de comprendre par anticipation, avant même que cette formule ne soit
effectivement prononcée, ce que signifie le projet d’une réhabilitation de la matière.
Pour reprendre un terme que nous venons de rencontrer, il exprime l’idée que la « loi
de Dieu »– entendons : la loi cosmique qui préside à l’ordre universel des choses et du
monde – doit être réalisée ici et maintenant, sur terre, par le moyen de la réunification
du pouvoir social, en application du principe : « Il n’y aura plus qu’une société et plus
qu’un pouvoir. » En d’autres termes, la synthèse sociale (politique) a pour corrélât la
synthèse ontologique (cosmique), qui conditionne la réconciliation du ciel et de la
terre : et ceci, une fois encore, peut évoquer des thèmes feuerbachiens.
11 Ces considérations conduisent à la présentation du nouveau dogme, qui est développé
et justifié dans la 7e séance de la seconde année de l’ Exposition :
Aujourd’hui, Messieurs, le progrès à faire dans la conception religieuse, dans
l’institution sociale, doit paraître clairement indiqué ; il est évident qu’il s’agit de
réunir les deux points de vue à chacun desquels l’homme jusqu’ici a été
exclusivement placé7.
12 Ceci se comprend à partir de l’esquisse d’une histoire de l’esprit humain qui avait été
présentée dans les pages précédentes. Cette histoire a été jusqu’ici celle de la division
qui a enfermé la pensée dans une structure duelle d’opposition : c’est dans ce sens que,
dans la 6e séance, avait été évoqué « le dogme antique et primitif des deux principes,
c’est-à-dire de l’antagonisme universel8 ». Cette histoire, en conséquence, a fait se
succéder deux phases, dont la première, rassemblant le fétichisme, le polythéisme et le
monothéisme judaïque, a valorisé les aspects matériels de l’existence, et la seconde, qui
a commencé avec le christianisme, a coïncidé avec la révélation du spirituel, mais au
détriment de l’aspect précédent, ainsi dévalorisé. Or la logique de cette opposition,
annonce comme inéluctable une troisième phase, qui doit être celle de l’unification et
de la synthèse où seront enfin réconciliés les deux principes qui avaient été
préalablement développés séparément et alternativement : l’esprit et la matière.
13 En conséquence le dogme du nouveau christianisme s’énonce dans les termes suivants :
Dieu est un. Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui ; tout est lui [il
s’agit donc bien, à la lettre, d’un « panthéisme »]. Dieu, l’être infini, universel,
exprimé dans son unité véritable et active, c’est l’amour infini, universel, qui se
manifeste à nous sous deux aspects principaux, comme esprit et comme matière,
comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté [...]. L’esprit
151

et la matière sur lesquels tant de discussions se sont engagées et se perpétuent


encore, ne sont donc point deux entités réelles, deux substances distinctes, mais
seulement deux aspects de l’existence, infinie ou finie, deux abstractions
principales à l’aide desquelles nous analysons la vie, nous divisons l’unité pour la
comprendre9.
14 Sont ici avancées trois thèses :
1. Il y a unicité de la substance, qui ne peut être divisée que de l’extérieur, par abstraction ou
par analyse. Ce monisme intégral est, d’une certaine manière, du Spinoza : mais il s’agit d’un
Spinoza assez particulier, revu et corrigé à travers une lecture de type hégélien, selon
laquelle la distinction de la res extensa et de la res cogitans est seulement une distinction
d’entendement, qui ne relève pas dans son principe d’une nécessité absolue.
2. Cette unicité est celle d’un principe dynamique, essentiellement actif et vivant, qui, plutôt
que celle de la substance proprement dite, évoque la représentation d’une sorte de vie
universelle. Dans la séance suivante, cette conception viendra justement étayer la critique
du spinozisme.
3. Ce principe de vie inspire un mouvement général de réconciliation, qui prend la forme de
l’« Amour » : cette catégorie est centrale dans le développement de la religiosité saint-
simonienne, et ce sont précisément ces effusions qui ont suscité chez Comte une espèce de
dégoût, avant qu’il ne bénéficie lui-même, bien plus tard, à la suite de sa rencontre avec
Clotilde de Vaux, des révélations sentimentales de l’« année sans pareille ». Entendons que
ce principe, une fois conçu et affirmé, rend du même coup possible un nouveau mode de vie
qui fait disparaître les motifs de haine et de crainte : il cimente ainsi une nouvelle morale
sociale, qui noue indissolublement le théologique au politique, la théorie à la pratique, et la
science à l’industrie.

15 Et d’ailleurs, cet amour doit se réaliser dans la nouvelle société sous une forme bien
tangible, à travers la multiplication des chemins de fer et des voies navigables, comme
moyens de la communication universelle, qui font disparaître les clivages séparant les
territoires et les continents : ils sont ainsi la réalisation empirique du principe initial
selon lequel « Dieu est un ».
16 Ceci nous amène au passage de la 7e séance de la seconde année de l’Exposition où, de
l’énoncé du dogme précédent, est tirée cette ultime conséquence : la nécessité de
réhabiliter la matière :
Le temps est venu où l’homme doit comprendre que toutes les parties de son
existence, comme celles de l’existence universelle, sont harmoniques 10.
17 On retrouve ici une idée qui évoque un schème de pensée central à toute la pensée
« romantique » : celle du rapport analogique qui lie le microcosme humain au
macrocosme universel ; cette idée vient de Saint-Simon, qui avait écrit dans son
Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807) : « L’homme est un petit
univers. » Ainsi, l’harmonie à l’intérieur du monde humain, telle que la réalise la paix
sociale qui suppose elle-même un régime mental réunifié et réconcilié, n’est qu’un
reflet, une image de l’harmonie universelle. Ceci constitue l’un des aspects essentiels de
la pensée religieuse des saint-simoniens, qui, si elle n’est pas à proprement parler un
panthéisme – on y reviendra –, est certainement, au sens littéral de l’expression, un
naturalisme. Pour le comprendre, il faut se reporter à une formule qui avait été
avancée à la fin de la douzième séance de la première année de l’Exposition :
Tant qu’on n’a pas saisi la chaîne sympathique qui attache l’homme à ce qui n’est
pas lui, qui le rend fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie, jusque là
on n’a sous les yeux qu’un être sans vie, un cadavre, un fait sans moralité 11.
152

18 Pour le dire en d’autres termes, il faut renoncer à considérer l’homme comme un


empire dans un empire, selon la conception d’une essence humaine abstraite, coupée
de l’ordre universel du monde et du principe vivant qui traverse celui-ci dans son
entier. En effet, il y a dans le principe de l’amour, ici pensé sur le modèle de la
sympathie des stoïciens, quelque chose qui déborde la nature humaine, au sens étroit,
et la met en communication, en état de fusionner, avec la réalité naturelle dans son
ensemble. Cette idée est en particulier à la base de la fameuse maxime pratique,
d’origine saint-simonienne12, dont Marx devait plus tard se servir pour définir le
communisme : la nécessité de passer du gouvernement des hommes au gouvernement
des choses13.
19 On comprend alors ce qui distingue l’orientation propre aux saint-simoniens des autres
tentatives qui ont eu lieu à leur époque en vue d’élaborer une religion nouvelle, comme
celle de Pierre Leroux (De l’humanité, 1840) ou celle de Comte lui-même après 1848 : ils
n’ont pas du tout eu en vue de fonder une religion de l’humanité, puisqu’ils ont cherché
au contraire à absorber l’humanité, celle-ci n’étant finalement à leur point de vue
qu’une abstraction, dans l’ensemble plus large de « Dieu », c’est-à-dire de la vie
universelle ou de la nature qui en détermine tous les aspects.
20 Ainsi, l’amour dont parlent les saint-simoniens n’est pas seulement, et même il est tout
sauf l’amour que l’homme se porte à soi-même et porte à ses semblables, qui est un
sentiment particulier, tendanciellement générateur d’égoïsme, parce qu’il sépare dans
le temps même où il prétend unir. Ceci constitue le point sur lequel la thèse de la
réhabilitation de la matière produit ses principaux effets théoriques, et aussi pratiques,
dans la mesure où elle ouvre la perspective d’un dépassement de l’humanisme au sens
strict : et on comprend du même coup pourquoi cette thèse devait rester absente des
autres entreprises contemporaines de réforme sociale, qui se sont au contraire
appuyées sur le projet d’une anthropologie philosophique. Il y a là quelque chose qui,
par anticipation, évoque l’idée d’un « matérialisme historique », élaborée par Marx
en 1845, suite à son séjour en France : cette idée suppose que l’histoire humaine, en tant
qu’elle est un processus naturel, est elle-même comprise dans le processus d’ensemble
du développement de la réalité matérielle, dont elle reproduit à sa manière les lois
générales ; et elle explique par exemple l’intérêt très précoce que Marx a porté ensuite
à la doctrine darwinienne de l’évolution, dans une perspective elle aussi manifestement
anti-humaniste. Les saint-simoniens pourraient avoir ainsi fourni à Marx, au moment
où il a fréquenté leur doctrine, une sorte d’antidote à l’humanisme feuerbachien.
21 L’idée centrale qui se trouve à la base de la religion saint-simonienne est donc celle
d’une communication permanente entre la nature et l’homme, qui fait de celui-ci une
« partie de la nature » : cette idée fait penser à une espèce de spinozisme diffus, dont on
suppose ici que, transmis à Marx par l’intermédiaire des saint-simoniens, il a pu servir
de base à l’élaboration du « matérialisme historique ». Il paraît de toute façon
incontestable que, si l’on veut comprendre le contenu et évaluer la portée du dogme de
la religion nouvelle, qui appelle et conditionne l’édification de la société de l’avenir, la
référence à Spinoza est cruciale et incontournable. Or cette référence est explicitement
indiquée dans la 8e séance de la seconde année de l’ Exposition, qui est consacrée à une
longue discussion doctrinale répondant point par point à l’accusation de panthéisme.
L’examen de cette question commence, rituellement14, par une profession de foi anti-
panthéiste :
153

Et d’abord nous nous attacherons à repousser la dénomination de panthéisme qui


sans doute aura été attachée [à la conception développée au cours de la séance
précédente], et, avec cette dénomination, la prévention qui s’y attache
aujourd’hui15.
22 Rappelons que 1830 est le moment où la « querelle du panthéisme », déclenchée en
France un peu plus tôt, avec une quarantaine d’années de retard sur le Pantheismusstreit
des Allemands et dans un esprit du reste assez différent de celui de ce dernier,
commence à occuper le devant de la scène publique, et ceci pour près de vingt ans :
l’aspect le mieux connu de ce débat concerne les démêlés de Cousin, qui avait lui-même
quelque peu flirté avec le saint-simonisme dans les années qui ont précédé 1830, et de
son « armée » de professeurs, avec les évêques de France.
23 Les saint-simoniens se défendent de l’accusation de panthéisme avec l’argument
suivant :
Ce mot [...] n’exprime point la vie, il ne présente aucune idée de destination pour
l’homme16.
24 Ce qui fait défaut au panthéisme, c’est donc le schème dynamique de l’activité, propre
au domaine de la vie, à laquelle il confère une « destination », c’est-à-dire un sens. La
vie représente ici le point où nature et histoire se rejoignent, communiquent entre elles
et prolongent l’une dans l’autre leurs effets. Or, au point de vue des saint-simoniens,
une telle conception est essentiellement religieuse, dans la mesure où elle fait davantage
l’objet d’une appréhension sympathique que d’une explicitation rationnelle : elle
échappe ainsi aux tentatives des métaphysiciens, qui la dénaturent en la décomposant.
Le panthéisme est précisément inacceptable en raison de son caractère abstrait :
Les systèmes panthéistiques connus ne peuvent être considérés que comme
l’expression, la manifestation de cette idée abstraite, de cette forme de
l’intelligence humaine, que comme des tentatives impuissantes pour saisir l’unité
qui a toujours échappé à leur auteur17.
25 En effet, dès le début de son histoire, l’esprit humain a tendu vers la saisie de l’unité,
mais il a été empêché de développer complètement cette tendance : et c’est ainsi que
même les systèmes de pensée « monistes » sont restés enfermés dans les limites
propres à une spéculation de type métaphysique : leur effort de synthèse, demeuré
inabouti, a dégénéré de fait dans un sens dualiste, puisqu’il est resté impuissant à
réconcilier l’abstrait et le concret, la nature et la vie. C’est ainsi que, en rejetant hors de
leur champ de réflexion le principe concret de l’activité vivante, ces systèmes de
pensée ont de fait contribué à diviser la réalité et ont introduit l’antagonisme dans les
conceptions humaines.
26 À l’appui de cette analyse sont évoqués deux exemples : d’abord celui du
« panthéisme » ancien, tel qu’il apparaît chez Parménide et chez les stoïciens, qui ont
installé une alternative indépassable entre idéalisme et matérialisme ; l’autre est celui
du « panthéisme » moderne, illustré par l’exemple de Spinoza. Voici comment celui-ci
est présenté :
Le système moderne de Spinoza, plus complet, puisqu’il présente la combinaison de
l’idéalisme et du matérialisme des systèmes antérieurs, donne lieu pourtant à la
même observation. Ce métaphysicien célèbre établit qu’il n’y a qu’une seule
substance, que cette substance est infinie, qu’elle est tout ce qui est, qu’elle est Dieu.
Puis il lui donne pour qualités la pensée infinie et l’étendue infinie. Mais il ne va
point au-delà de cette détermination abstraite, et c’est à la justifier dans ces termes
mêmes qu’il emploie toutes les ressources de sa puissante logique, en s’attachant
surtout à battre en ruines l’ontologie chrétienne. Spinoza, comme ses devanciers,
154

ne conçoit donc encore qu’un tout sans volonté, que des propriétés sans activité, et
sans lien même, puisque, bien qu’il prétende que la pensée et l’étendue infinie ne
forment qu’une seule et même chose, une unité indivisible et absolue, il ne définit
point cette unité, ne la caractérise pas et affirme même qu’elle n’est point
susceptible d’être déterminée, d’être qualifiée autrement que comme substance
primitive, universelle18.
27 Comment lire un tel texte ? On peut le faire en relevant les approximations, voire les
erreurs, accumulées par une telle interprétation. À ce titre, relevons les points
suivants : l’idée selon laquelle la substance est inerte et incapable de rien produire par
elle-même ; l’idée selon laquelle les attributs sont des qualités ou des propriétés de la
substance, pensée et étendue dont la dualité est insurmontable ; la coupure entre
ontologie et éthique, débouchant à terme sur la négation du principe de la liberté. Ces
arguments sont, peut-on dire, « classiques », dans la mesure où ils relèvent d’une
vulgate de la dénonciation des erreurs du spinozisme, qui se retrouve chez tant
d’autres auteurs, à commencer par Hegel qui les a complètement, mais aussi plus
subtilement, exploités. De ce point de vue, la position des saint-simoniens n’est
absolument pas originale. Mais l’essentiel se situe ailleurs : dans le fait que la lecture ici
proposée de Spinoza a sa cohérence interne, qui empêche que les « erreurs » qu’on
vient de signaler puissent être simplement corrigées ou écartées. Avec ses partis pris et
ses limites, cette interprétation, qui ne peut satisfaire un lecteur un peu attentif de
Spinoza, est l’expression d’un débat philosophique plus fondamental qui pourrait être
résumé dans les termes suivants : ou bien on s’engage dans la voie d’un naturalisme
intégral, à la manière de celui de Spinoza, ou bien on choisit celle d’un finalisme,
débouchant sur la représentation d’une téléologie historique, comme l’ont fait aussi
bien Hegel que les saint-simoniens.
28 Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le
fond : ce qui est en jeu dans cette discussion, c’est bien la possibilité d’une
interprétation finalisée de l’activité de la substance ou de la nature, interprétation que
la doctrine spinoziste exclut absolument. Or les saint-simoniens ont absolument besoin,
pour leur propre compte, de l’affirmation d’un tel finalisme, dont ils empruntent le
modèle, nous venons de le voir, à l’activité vitale. Pourquoi en ont-ils besoin ? Pour
penser cette « destination » de l’humanité, qui conduit nécessairement, c’est-à-dire en
suivant un processus irréversible, la société tout entière vers un état final associatif, en
vertu d’une tendance immanente à l’organisation, selon un concept lui-même
emprunté à l’ordre du vivant. La question cruciale posée ici est donc celle des
conditions de possibilité d’une philosophie de l’histoire. L’insuffisance du panthéisme
aux yeux des saint-simoniens tient à son incapacité à penser un développement et en
conséquence à théoriser dans son ensemble l’histoire humaine : d’où ce résultat
paradoxal que, l’histoire humaine étant rejetée en dehors de l’ordre divin de la
substance, puisque celui-ci n’est pas animé de l’intérieur par un tel principe d’activité
et d’expansion, elle est artificiellement autonomisée et devient comme une sorte
d’empire dans un empire. C’est sur ce thème que se conclut cette revue des lacunes
propres à une pensée panthéiste :
Ce qu’il y a de commun entre tous ces systèmes, c’est que l’unité qu’ils établissent
n’est qu’une abstraction dépourvue de vie, qu’ils ne peuvent offrir par conséquent
aucun attrait sympathique à l’homme, lui donner aucune révélation, et qu’enfin ils
le laissent isolé au milieu du monde qu’ils prétendent lui expliquer 19.
29 Or là est précisément le secret de l’« humanisme » qui, au lieu d’immerger
sympathiquement le développement humain dans le mouvement vital de la nature tout
155

entière, isole abstraitement celui-ci et en fait un absolu en le dénaturant. Parce qu’il a


lui-même repris la conception de l’histoire comme un progrès, mû par un principe
moteur interne, c’est-à-dire par ce qu’il faut bien appeler une téléologie, même si cette
téléologie est naturelle puisqu’elle ne concerne pas seulement le monde humain, Marx
peut, sur ce point encore, apparaître comme tributaire des saint-simoniens.
30 Nous avions déjà rencontré précédemment la référence au thème de la « sympathie »,
davantage proche ici de la tradition stoïcienne que de celle des philosophes écossais
Hume et Smith. Ce thème, qui joue un rôle essentiel dans l’économie interne de la
pensée des saint-simoniens, avait déjà été introduit dans la dixième séance de la
première année de l’Exposition20. Pour résumer d’un mot brutal la discussion qui
précède, on dirait qu’aux yeux des saint-simoniens, Spinoza n’est pas un auteur
« sympathique ». Or cette remarque permet d’aller encore un peu plus loin dans
l’examen des justifications du principe de la « réhabilitation de la matière ». Celle-ci est
en effet inséparable de la réhabilitation du sentiment, indûment dévalorisé au cours de
l’histoire antérieure de l’humanité au bénéfice de l’intelligence et de la raison, qui ont
désagrégé le rapport social :
Le fait, le seul fait qui corresponde directement à l’affaiblissement du sentiment,
c’est la dissolution graduelle des liens sociaux, c’est l’égoïsme 21.
31 Seul le sentiment peut donner à la sociabilité un principe efficace de synthèse :
32 Il est la vie elle-même dans son unité.
33 En effet, il donne son élan à la dynamique vivante de l’« impulsion 22 » et de
l’« appétit23 » :
De ces deux manières d’être, raisonner et agir, on peut bien se demander par
laquelle l’homme a dû commencer, mais on ne peut raisonnablement se demander
si, avant de raisonner ou d’agir, il a dû désirer, vouloir, c’est-à-dire sentir, puisqu’il
serait impossible, en faisant abstraction de cette impulsion, de comprendre
comment il aurait pu être déterminé à connaître ou à agir24.
34 Or cette « impulsion » fait bien évidemment penser au conatus spinoziste et à son élan
qui fait, suivant la formule qui se trouve à la fin de la III e partie de l’ Éthique, que « le
désir est l’essence de l’homme », c’est-à-dire le principe de toutes ses entreprises. On ne
s’étonnera pas, en conséquence, de rencontrer, dans la suite de cette dixième séance de
la deuxième année de l’Exposition des analyses qui évoquent directement la théorie du
lien social exposée par Spinoza dans la IVe partie de l’ Éthique. En effet c’est au moment
où ils croient le plus s’éloigner de lui que les saint-simoniens se rapprochent le plus, à
leur insu, d’une inspiration qu’on peut dire spinoziste. Qu’est-ce qui peut être ici
reconnu comme « spinoziste » ? C’est l’affirmation de la séquence « sympathique » soi/
les autres/le monde/Dieu, dont la continuité, affirmée sur fond de puissance et de
désir, ne peut être qu’abusivement rompue.
35 On conclura sur ce point précis en soulignant ce qui confère à la doctrine saint-
simonienne son caractère spécifique : l’idée selon laquelle philosophie de l’histoire et
philosophie de la nature ne peuvent être dissociées parce qu’elles relèvent de principes
nécessairement communs. La « réhabilitation de la matière » effectue la restauration de
cette communauté, parce qu’elle prescrit de penser le devenir humain en l’insérant
dans les configurations que lui offre un monde animé de l’intérieur de lui-même par le
désir de s’organiser. Que ce désir d’organisation soit interprété dans une perspective
finaliste s’explique par le fait qu’il trouve son modèle dans les phénomènes de la vie,
eux-mêmes perçus comme des mouvements intentionnels et à la limite volontaires.
156

Philosophie de la nature, philosophie de l’histoire et philosophie de la vie sont ici


placées sur une même ligne, qui est celle du progrès et du développement, suivant un
schème de pensée qui va s’imposer tout au long du XIXe siècle et qu’il reviendra à
Schopenhauer et à Nietzsche de commencer à défaire.

NOTES
1. Les volumes correspondant aux deux années de Exposition, 1829 et 1830, ont été repris dans
l’édition collective des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, Leroux, 1877, t. 41 et 42 ; d’autre
part, la première année de l’Exposition a fait l’objet en 1924, dans une présentation exemplaire,
d’une réédition critique, avec une introduction et des notes de C. Bouglé et É. Halévy, Paris,
Rivière (voir la note 12 du chapitre précédent) ; nous citerons ici les extraits des deux années de
l’Exposition d’après la pagination des tomes 41 et 42 des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin,
indiqués SS/E 41 ou 42 ; les passages de la première année seront également cités en référence à
l’édition de Bouglé et Halévy, indiquée B/H.
2. Exposition, 2e année, SS/E 42, p. 282.
3. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 356.
4. Exposition, 2e année, 13e séance, SS/E 42, p. 421.
5. Exposition, 1re année, 3e séance, SS/E 41, p. 174 ; B/H, p. 198.
6. Exposition, 2e année, 2e séance, SS/E 42, p. 189.
7. Il s’agit de l’alternative du matériel et du spirituel.
8. Exposition, 2e année, 6e séance, SS/E 42, p. 273.
9. Exposition, 2e année, 7e séance, SS/E 42, p. 293.
10. Exposition, 2e année, 7e séance, SS/E 42, p. 300.
11. Exposition, 1re année, 12e séance, SS/E 41, p. 402 ; B/H, p. 369.
12. Il se trouve qu’on la rencontre pour la première fois sous la plume de Comte, dans un texte
rédigé au moment où il travaillait avec Saint-Simon : la Sommaire appréciation de l’ensemble du
passé moderne, parue en 1820 dans l’une des revues animées par Saint-Simon, L’Organisateur, et
reprise ensuite dans la série des opuscules publiés en appendice au t. IV du Système de politique
positive.
13. On pourrait également faire dériver cette thèse de certains passages de l’Emile de Rousseau,
où est aussi affirmée la nécessité de substituer la loi des choses à celle des hommes.
14. Cf. l’entrée « panthéisme » dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Absurde. Tonner
contre. »
15. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 305.
16. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 305.
17. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 306.
18. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 307-308.
19. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 309.
20. Exposition, 1re année, 10e séance, SS/E 41, p. 360-361 ; B/H, p. 343-344.
21. Exposition, 2e année, 1re séance, SS/E 42, p. 345.
22. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 341.
23. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 343.
24. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 341.
157

Chapitre X. Le jeune comte, critique


de Condorcet

1 Au long de sa carrière philosophique, Comte n’a pas changé sa position au sujet des
Lumières, et en particulier de l’orientation qui leur avait été donnée par les
encyclopédistes, position qui lui avait été au départ inspirée par Saint-Simon et qu’il
avait retravaillée à sa façon dès ses écrits de jeunesse. Cette position se caractérise par
son ambivalence. Comte s’est toujours déclaré avec une entière conviction héritier des
encyclopédistes : son programme n’est-il pas de réaliser une nouvelle Encyclopédie et
de rebâtir à partir d’elle la nouvelle forme de société sur laquelle doit, selon lui,
déboucher la grande crise révolutionnaire dont les encyclopédistes ont été les
annonciateurs et, pour une part, les instruments ? Mais l’idée même de « nouvelle »
Encyclopédie indique clairement la nécessité de reprendre à la base une entreprise
menée aux yeux de Comte dans des conditions qui devaient aboutir, sinon à son
avortement, du moins à son inachèvement, qui en dénature l’esprit. Qu’est-ce qui a
manqué à l’ancienne Encyclopédie pour qu’elle répondît adéquatement à l’objectif qui lui
avait été assigné par le mouvement de l’histoire, à savoir donner ses bases théoriques à
la réorganisation sociale exigée par le développement des sciences et des arts qui avait
rendu l’Ancien Régime proprement inviable ? Pour Comte, la réponse est claire : lui a
fait défaut la systématicité indispensable en vue de donner une cohérence, une
cohésion organique, au projet global unissant la théorie et la pratique dans la
perspective propre à une politique positive, donc scientifique, rendue inéluctable avec
l’apparition de la société industrielle.
2 Or cette absence de systématicité n’était pas due au hasard ; elle n’était pas de la part
de Diderot et de d’Alembert l’effet d’une simple bévue ou erreur d’appréciation qu’un
supplément d’attention eût permis de corriger : mais elle correspondait étroitement, au
point de vue de Comte, à l’esprit d’un temps qui avait installé entre fait et système une
alternative insurmontable et avait édifié à partir d’elle son modèle de rationalité
expérimentale récusant toute idée d’organisation du savoir à partir de principes a
priori, comme le Traité des systèmes de Condillac en avait fourni la démonstration
éclatante. Dans un tel contexte, le projet encyclopédique ne pouvait tout simplement
pas aboutir : comme Hegel devait lui aussi, au début du XIXe siècle, en faire la
découverte, dans « encyclopédie », il y a kuklos, « cercle », c’est-à-dire retour sur soi du
158

mouvement du savoir, supposant non son extension illimitée, mais une unité de son
commencement et de sa fin, ce qui, sur fond de téléologie, doit être le fondement de son
organisation rationnelle. Or, une telle représentation est par définition inaccessible à
l’esprit « métaphysique » ; celui-ci, fondé sur une volonté abstraite d’examen et de
critique, qui, en conséquence, au nom d’un critère étroit d’exactitude, de conformité à
l’expérience, avec le type très particulier de lucidité que cela suppose – la lucidité
analytique propre aux Lumières précisément et au formalisme parlementaire dans
lequel celles-ci se reconnaissaient politiquement-, met en avant des mécanismes
mentaux dont la positivité revendiquée a en fait pour contenu un négativisme ; ce
négativisme conditionne une radicale « ouverture » d’esprit, une sorte de scepticisme
généralisé qui interdit au cercle du savoir de se refermer sur lui-même. Se trouve ici
esquissé le principal argument que Comte retournera contre l’idée de « perfectibilité »,
idée à ses yeux fondamentalement désorganisatrice, en dépit ou peut-être en raison de
son progressisme apparent marqué par l’unilatéralité : cette idée, comme telle, a pu
parfaitement remplir son rôle historique, en servant au déclenchement de la grande
crise révolutionnaire, mais elle n’en était pas moins, par sa nature même, inapte à
fournir une issue définitive à cette crise. En effet, comment organiser en désorganisant,
comment reconstruire en se basant sur le seul esprit d’analyse, qui fait de l’esprit une
libre et indifférente structure d’accueil à tout ce que l’expérience vient lui proposer,
donc en excluant la perspective de synthétiser ces apports sur des bases sûres et
immuables ?
3 Cette interprétation des Lumières, dont le schéma vient d’être grossièrement
reconstitué, ne peut que surprendre à première vue. De quel droit créditer les
encyclopédistes, qui ont entretenu une méfiance obstinée à l’égard de tout ce qui
pourrait ressembler à un formalisme ou à un substantialisme, d’un esprit caractérisé
comme « métaphysique », présenté comme s’opposant naturellement au véritable
esprit positif ? N’est-ce pas Comte qui, avec sa volonté d’organisation qui devait le
conduire à mettre en place un « système » social réconciliant ordre et progrès, au nom
d’une philosophie de l’histoire inspirée par une conception de la rationalité faisant la
plus large place à la finalité, qui a justement réintroduit dans l’idée de positivité une
dimension que nous serions tentés à première vue d’appeler métaphysique ? Ces
interrogations permettent de mieux cerner ce qu’il y a de foncièrement énigmatique
dans l’idée de « philosophie positive », avancée pour la première fois par Comte
en 1824 dans une note de la seconde édition de son Opuscule fondamental, idée composite
issue de la décision de faire rentrer des faits (positifs) dans un système théorique (de
philosophie), alors même que la notion de fait avait été développée au cours des deux
siècles précédents de manière à être une fois pour toutes dégagée des a priori
théoriques d’un système quel qu’il soit. Commence par là à s’éclairer ce qu’il y a de
profondément original dans le « positivisme » comtien, qui, loin d’être l’aboutissement
conforme du mouvement amorcé avec Bacon de ce que Henri Gouhier a appelé un
« pré-positivisme », se situe au contraire largement en rupture avec lui et se développe
sur un autre terrain, celui précisément où ont cours des notions comme celles de
système et d’organisation, étrangères à ce pré-positivisme. C’est pourquoi, en théorie,
le « positivisme » de Comte est tout sauf une philosophie de l’expérience, mais est, et ce
n’est pas du tout la même chose, une anthropologie naturelle et rationnelle qui repense
tout l’ordre du monde en fonction d’une perspective assignée par la position de
l’homme, non pas sans doute au centre de cet ordre mais à sa périphérie. C’est la raison
pour laquelle, également, ce même « positivisme » devait rejouer à de nouveaux frais,
159

aussi bien en pratique qu’en théorie, l’idée de révolution et le projet qu’elle inspire, de
manière à la faire converger avec celle de conservation : cette orientation est
nettement indiquée dans le titre de l’ouvrage de Littré, Conservation, révolution et
positivisme, qui, après 1840, a effectué la première reconnaissance publique de la pensée
comtienne, et où, non par hasard, le mot « conservation » est énoncé avant le mot
« révolution », le premier étant l’explication du second, et non son inverse, au nom du
grand principe comtien du primat de la statique sur la dynamique, de l’ordre sur le
progrès. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que la tentative paradoxale de
Comte a consisté à faire rentrer dans un même « système »– et il fallait que ce système
fût bien fermé pour qu’il ne laissât échapper aucune de ses composantes tant celles-ci
pouvaient paraître hétérogènes – des inspirations venues, les unes de Condorcet et les
autres de Bonald, les deux représentants à la toute fin du XVIIIe siècle de deux options
philosophiques et politiques alternatives l’une de l’autre, dont l’opposition balise le
champ ouvert par le dilemme de la révolution et de la contre-révolution.
4 Comment un tel tour de force a-t-il été possible et comment a-t-il pu donner lieu, sur
des bases à première vue aussi incertaines, à la formation d’une pensée qui se prétend
consistante, cette « philosophie positive » dont Comte s’est déclaré l’initiateur et qui a
contribué, dans tous les sens du mot, à informer la société de son temps et
vraisemblablement aussi, du moins pour une part, la nôtre, car, bien que largement
absent aujourd’hui des rayonnages de nos libraires, Comte peut être considéré comme
un philosophe essentiellement actuel, dont les idée ont pris corps dans des formes
d’organisation sociale encore vivantes de nos jours ? C’est à cette question qu’on
voudrait commencer à répondre en examinant de près comment, dans l’un de ses
premiers écrits, le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société,
de 1822-1824, qu’il a ensuite désigné sous l’appellation d’Opuscule fondamental, Comte a
lu Condorcet en cherchant à démêler, pour parodier le titre d’un livre que Croce a
consacré à Hegel, ce qu’il y a de vivant et ce qu’il y a de mort dans la pensée de ce
dernier.
5 Dans cet Opuscule fondamental, texte majeur de la première partie de sa carrière
philosophique1. Comte a pour la première fois formulé son projet de « politique
scientifique », à partir de références dont plusieurs étaient empruntées à Montesquieu,
ce qui l’a conduit du même coup à chercher ses anti-références du côté de Rousseau : on
comprend qu’il ait été fâché que Saint-Simon se soit permis de faire réimprimer ce
texte sous son nom en lui donnant pour titre « Du contrat social », ce qui constituait
une véritable provocation et a été la cause principale de la brouille entre les deux
hommes.
6 Lorsque Comte, dans son ouvrage, en vient à l’examen de la pensée de Condorcet, il
commence par donner une appréciation positive de cette démarche dont il ne peut
évidemment se démarquer tout à fait :
La conception générale du travail propre à élever la politique au rang des sciences
d’observation a été découverte par Condorcet. Il a vu nettement, le premier, que la
civilisation est assujettie à une marche progressive dont tous les pas sont
rigoureusement enchaînés les uns aux autres suivant des lois naturelles, que peut
dévoiler l’observation philosophique du passé, et qui déterminent pour chaque
époque, de manière entièrement positive, les perfectionnements que l’état social
est appelé à éprouver, soit dans ses parties, soit dans son ensemble 2.
7 Autrement dit, revient incontestablement à Condorcet l’initiative d’avoir établi le
principe d’une « marche »– la métaphore revêtira une particulière importance chez
160

Comte – de la civilisation, marche nécessaire qui enchaîne entre elles des « époques »
suivant l’allure d’une progression en principe irréversible, non soumise aux
interventions surnaturelles de la providence, comme chez Bossuet par exemple, parce
qu’elle relève de lois « naturelles », susceptibles d’être appréhendées à partir de
l’observation des phénomènes de l’histoire, et plus précisément des formes et des
niveaux de développement de l’esprit humain. Or la réflexion de Comte s’inscrit elle-
même dans le cadre propre à cette conception qui en définit le programme.
8 Pourtant Comte remarque aussitôt que, chez Condorcet, la conception en question est
mise en œuvre d’une façon qui en fausse la signification et la portée :
Si cette découverte capitale est jusqu’ici demeurée entièrement stérile, si elle n’a
fait encore aucune sensation, si personne n’a marché dans la ligne que Condorcet a
indiquée, si, en un mot, la politique n’est point devenue positive, il faut l’attribuer,
en grande partie, à ce que l’esquisse tracée par Condorcet a été exécutée dans un
esprit absolument contraire au but de ce travail. Il en a entièrement méconnu les
conditions les plus essentielles, de telle sorte que son ouvrage est à refondre en
totalité3.
9 Sont à partir de là détaillées trois grandes objections qui conduisent à remettre en
cause sur le fond, sinon la « conception » avancée par Condorcet, du moins la façon
dont celui-ci l’a réalisée. L’enjeu de cette discussion est la philosophie de l’histoire, que
Comte propose de développer sur des bases complètement nouvelles, ce qui revient en
fait à donner au mot « histoire » un tout autre sens, en l’inscrivant dans un autre
système de références, dans une autre épistémè, dirait Foucault.
10 La première de ces objections concerne la distribution des dix époques qui, dans l’
Esquisse de Condorcet, jalonnent le cours de l’histoire humaine. D’après Comte :
La distribution adoptée par Condorcet est absolument vicieuse, en ce qu’elle ne
satisfait pas même à la plus palpable des conditions, celle de présenter une série
homogène4.
11 Autrement dit, la succession présentée par Condorcet se ramène à une énumération
empirique, à un simple recueil de faits indépendants les uns des autres, dont la
recension permet de repérer une progression, mais sans établir la loi sérielle à laquelle
celle-ci obéit, puisque ces faits ne portent pas en eux ou avec eux la raison nécessaire
de leur liaison, et c’est pourquoi, explique Comte :
Il lui était impossible de former une vraie théorie, c’est-à-dire d’établir entre les
faits un enchaînement réel, puisque ceux qui devaient servir à lier tous les autres
étaient déjà isolés entre eux5.
12 Cet argument recoupe celui tourné par ailleurs contre la méthode d’exposition adoptée
par les encyclopédistes, accusés d’avoir collecté des informations assimilées à des faits
séparément repérables, dont dès lors le mode de présentation ne pouvait être
qu’aléatoire, ou mieux, alphabétique, ce qui rend manifeste que ces informations,
susceptibles seulement d’être recueillies et collationnées en vrac, ne rentrent dans
aucun cadre défini, en particulier ne rentrent pas dans le cadre fixé par une loi sérielle
de coordination : et, au point de vue de Comte, les dix époques de Condorcet ne seraient
que les éléments d’une sorte d’alphabet empirique de l’histoire humaine, donnant lieu à
une énumération sans principe, ce qui ôte à la philosophie de l’histoire élaborée sur de
telles bases tout caractère authentiquement théorique et scientifique.
13 Comte voit tout autrement la « marche » de la civilisation : comme une marche
précisément, au sens naturel du terme, dont il emprunte la théorie scientifique à un
traité d’histoire naturelle, la Nouvelle mécanique des mouvements de l’homme et des animaux
161

du médecin de l’École de Montpellier, Barthez, comme l’a montré G. Canguilhem dans


son article « Histoire de l’homme et nature des choses6 ». Barthez avait montré que la
marche, au sens physique et organique de la déambulation, obéit nécessairement à un
rythme ternaire : elle consiste à passer d’un état d’équilibre initial à une phase de
déséquilibre, au cours de laquelle tout se passe comme si le marcheur tombait vers
l’avant de lui-même, pour enfin se rattraper en rétablissant un nouvel état d’équilibre.
Retraduite dans le langage des saint-simoniens, cette théorie conduit à distinguer, dans
l’histoire, des époques organiques (de stabilité) et des époques critiques (de
déséquilibre), distinction reprise par Comte lorsqu’il formule sa loi des trois états :
cette loi décrit une progression analogue à celle de la marche, puisqu’elle commence
par une phase organique initiale, celle de l’âge théologique qui instaure une espèce
d’équilibre, se poursuit par une phase critique intermédiaire, celle de l’âge
métaphysique marqué par la négation, et s’achève avec une nouvelle phase organique
d’équilibre, celle propre à l’âge positif, phases dont la succession obéit à un principe
nécessaire. Ceci fait de l’histoire humaine, même vue sous ses aspects strictement
spirituels, une histoire de part en part naturelle, présentant les caractères d’une
évolution continue, dont les moments sont à la fois différenciés et liés entre eux à
l’intérieur d’un même et unique développement dont ils constituent les étapes. Cette
représentation de la « marche » de la civilisation et de l’histoire, qui emprunte son
modèle à la biologie et à la médecine, est donc bien plus qu’une nouvelle manière de
décompter des « époques » de l’histoire, trois et non dix, puisque, dans le cas de figure
envisagé par Comte, elles se succèdent nécessairement dans le cadre d’un
développement de type organique, alors que, telles que Condorcet les avait présentées,
elles étaient « distribuées sans ordre ». À l’arrière-plan de tout ceci se trouve l’idée
centrale à toute la pensée de Comte, selon laquelle l’humanité est elle-même comme un
individu vivant, comme un grand organisme en mouvement et en développement, dont
tous les éléments sont coordonnés entre eux ; et le dogme du Grand-Être que Comte
mettra plus tard au centre de la religion positiviste ne fera que reprendre et exploiter
cette représentation.
14 Ceci conduit à la deuxième objection que Comte fait à Condorcet. Ce dernier aurait été
obnubilé par ses « préjugés critiques » : étonnante formule oxymorique, puisque, en
principe, l’esprit critique se définit par la remise en cause de tout préjugé quel qu’il
soit ; mais Comte estime que le projet de remettre en cause tous les préjugés repose lui-
même sur un préjugé, le « préjugé critique », qui est à la base de l’esprit métaphysique.
C’est ce qui explique que Condorcet ait été empêché de donner un contenu positif
concret au programme de réorganisation sociale qui, dans sa pensée, était condamné à
rester sur un plan strictement formel, conforme au modèle parlementariste pratiqué
par les révolutionnaires de 1789. En effet, le regard analytique et abstrait qu’il a porté
sur l’histoire passée de l’humanité, soumise à des critères uniformes d’appréciation, qui
étaient en fait ceux de sa propre époque, n’a pu qu’engendrer une profonde
mésestimation de certaines formes sociales antérieures : Comte pense en particulier au
système théologique et féodal mis en place durant la période médiévale, que la
sécheresse du point de vue critique développé par les Lumières devait conduire à
déprécier et à rejeter. Se retrouve ici un thème auquel Saint-Simon, qui se présentait
lui-même comme l’héritier de Charlemagne, accordait une particulière importance :
celui de la réhabilitation du Moyen Âge, auquel Comte restera obstinément fidèle
jusqu’à la fin de sa vie ; cette idée correspond d’ailleurs à une opinion largement
répandue en France depuis le début du XIXe siècle, où le « gothique » a été remis à la
162

mode : mais Comte lui donne une coloration très particulière, paradoxalement
moderniste dans ses attendus.
15 Pour formuler cette objection dans d’autres termes, le critique est par nature inapte à
penser et à comprendre l’organique. Or la société médiévale, marquée par l’emprise du
pouvoir spirituel exercé par l’Église catholique, pour les institutions de laquelle Comte,
renforcé ensuite dans cette conviction par la lecture de Du pape de Joseph de Maistre,
éprouve une fascination qui ne s’est jamais démentie – à la fin de sa vie, il se verra
prêchant en chaire la philosophie positive à Notre-Dame –, est par excellence une
société organique, une société forte, une société de conviction, dont il serait absurde de
renier totalement l’héritage, comme s’est permis de le faire le négativisme des
Lumières qui, répulsivement, ne voit qu’obscurité et confusion dans cette grande
période de l’histoire humaine, alors qu’elle a été lumineuse à sa manière, même si celle-
ci n’est plus la nôtre.
16 Sur ce point, Comte vise, en arrière de Condorcet, Voltaire et ce qui peut traîner de
relents démagogiques autour de la formule « Écrasez l’infâme » :
[...] représenter, pendant une longue suite de siècles, les classes placées à la tête du
mouvement général comme occupées à mener une conspiration permanente contre
l’espèce humaine : un tel esprit, aussi absurde dans son principe que révoltant dans
ses conséquences, est un résultat insensé de la philosophie du siècle dernier, à
l’empire de laquelle il est déplorable qu’un homme tel que Condorcet n’ait pu se
soustraire7.
17 Il ne faudrait surtout pas se figurer, en lisant une telle phrase, que Comte se serait rallié
aux dogmes de la religion chrétienne et leur accorderait une quelconque crédibilité, car
il les juge définitivement obsolètes. De ce point de vue, il est, comme Saint- Simon,
parfaitement agnostique, ainsi que doit l’être un savant positif. Mais, à son point de
vue, la vraie question se situe ailleurs. Même si, au point de vue positif, la foi
chrétienne véhicule des croyances que l’évolution humaine a périmées et condamne à
être oubliées, il demeure, et de cela il n’est pas permis de faire abstraction, que les
pratiques religieuses mises en oeuvre par l’Église médiévale ont été une formidable
machine à éduquer, à organiser les mentalités, à instaurer du consensus, à coordonner
les forces sociales, et dont le modèle doit non seulement être reconnu et estimé à sa
juste valeur, mais aussi peut, pour une part, être conservé, imité, réemployé, à
condition d’être aménagé aux conditions actuelles de la vie sociale marquées avant tout
par le développement des sciences et des arts. C’est dans cet esprit que Saint-Simon,
avant de mourir, a avancé en 1824 son idée d’un « nouveau christianisme », destiné à
remplir la forme léguée par l’ancien d’un contenu nouveau, idée que ses disciples
mettront ensuite en œuvre en lançant le projet de la religion saint-simonienne, dont le
culte positiviste inventé par Comte après 1848 représentera, sinon une branche
dérivée, du moins un lointain avatar.
18 Ce que Condorcet, entraîné par l’esprit, le mauvais esprit, de son temps ne pouvait
comprendre, c’est que la stabilité sociale, celle propre précisément à une société
organique dont les éléments convergent « en faisceau » vers un but commun –
l’expression est de Comte : il ne faut pas négliger la postérité fasciste du positivisme
comtien –, nécessite un pouvoir spirituel fort, dont la tâche est d’implanter dans les
esprits les convictions propres à une mentalité communautaire à la fois solide et
solidaire. Pour le dire simplement, une société étant d’abord un état d’esprit partagé, il
ne peut y avoir de société sans Église : la base de la politique positive est
l’endoctrinement des populations, et il est parfaitement déraisonnable d’admettre que
163

des populations ainsi formées et informées mentalement soient du même coup


artificiellement manipulées et trompées, de même qu’il l’est aussi de dénoncer, en
présentant leurs interventions comme étant fatalement liées à des intérêts particuliers,
les abus soi-disant commis par les institutions ayant pris en charge cet endoctrinement.
C’est en s’appuyant sur cet argument que Comte propose, dans la logique de sa
conception du « pouvoir spirituel », de récupérer les formes d’organisation mises en
place par l’Église catholique, en remplaçant les prêtres par des savants, ceux-ci étant
devenus les naturels et légitimes représentants du pouvoir spirituel propre à une
société industrielle ; plus tard, ayant retiré sa confiance aux savants dont il déplore
qu’ils restent enfermés dans leur spécialité dont ils ont avant tout à cœur de défendre
les privilèges, Comte assignera cette fonction aux philosophes assistés par les doux
conseils des femmes, leur couple bien uni ayant à assumer la mission sacrée de servir
auprès de l’enfant prolétaire l’universel, comme on servait autrefois la messe, donc
d’en assurer le culte, c’est-à-dire la culture, en ramenant à lui tous les intérêts
particuliers.
19 Pour avoir complètement méconnu ce point, le progressisme affiché par Condorcet
repose, explique Comte, sur « une contradiction générale et continue » : Condorcet a
cru que le progrès était l’apanage de son temps, alors que sa loi nécessaire anime
l’histoire tout entière, du début jusqu’à sa fin, en passant par toutes ses phases
intermédiaires qui sont liées nécessairement entre elles, ce qui interdit de les
considérer et de les juger indépendamment les unes des autres. Or cette continuité
fondamentale a dû fatalement échapper à l’esprit analytique qui, selon sa logique
propre, isole des faits, en en ignorant ou du moins en en sous-estimant la coordination :
D’un côté, il proclame hautement que l’état de la civilisation au XVIIIe siècle est
infiniment supérieur, sous une foule de rapports, à ce qu’elle était à l’origine. Mais
ce progrès total ne saurait être que la somme des progrès partiels faits par la
civilisation dans tous les états intermédiaires précédents. Or, d’un autre côté, en
examinant successivement ces divers états, Condorcet les présente, presque
toujours, comme ayant été, sous les points de vue les plus essentiels, des temps de
rétrogradation. Il y a donc miracle perpétuel, et la marche progressive de la
civilisation devient un effet sans cause8.
20 Il y a une idéologie du progrès qui rend incompréhensible le phénomène réel du
progrès parce qu’elle lui ôte toute base effective, ce qui résulte de la méconnaissance de
la relation essentielle qui, en vertu du principe qui coordonne base et destination,
renvoie naturellement le progrès au présupposé de l’ordre. En défendant ce point de
vue, Comte repense la philosophie de l’histoire sous un tout nouveau concept, ce qui
revient, comme on l’a dit, à la réinscrire dans le contexte d’une épistémè différente :
dans ce contexte, ce qui rend l’histoire susceptible d’être reprise en compte par la
philosophie, c’est que la succession des faits s’y déroule sur fond de permanence et que
la discontinuité apparente de ses événements et de ses époques masque une continuité
fondamentale de son évolution, continuité qui est la clé de sa naturalité, c’est-à-dire de
sa non-artificialité. S’il y a progrès historique – et ce progrès ne peut qu’appartenir à
l’histoire tout entière, et non être l’apanage d’une seule de ses époques –, c’est parce
que la nécessité de ce progrès se trouve inscrite dans un ordre initial, à partir duquel
elle s’est normalement transmise à toutes les formes qui en sont issues sans exception.
Or, c’est précisément ce que quelqu’un comme Condorcet ne pouvait comprendre, tout
simplement parce qu’il n’était pas en mesure de penser l’identité dans la différence et
la différence dans l’identité : obnubilé par son idée d’un « art social », comme Bonald
lui en avait fait le reproche dans l’appendice annexé à la seconde partie de son Traité du
164

pouvoir politique et religieux au moment de sa publication en 1796, il était du même coup


empêché de concevoir l’histoire humaine comme une histoire naturelle, c’est-à-dire
comme une histoire obéissant à des lois de même type, sinon de même ordre, que celles
qui commandent tous les autres phénomènes naturels, parce que ces lois respectent
identiquement le principe de la subordination du dynamique au statique, principe
universel auquel obéit toute « nature », dans la mesure même où il participe à sa
définition. Soutenir le contraire, c’est affirmer une exceptionnalité qui fait de l’homme
comme un empire dans un empire, ce qui revient à faire de la nature humaine une anti-
nature ou une contre-nature. Et, simultanément, c’est réintroduire, en l’absence même
d’une perspective de transcendance, une dimension surnaturelle dans l’histoire.
21 Comme l’histoire naturelle, l’histoire humaine doit donc suivre des lois analogues à
celles qui commandent tous les phénomènes naturels. Mais cela ne veut pas dire que
ces lois soient les mêmes. La philosophie positive – c’est l’un de ses thèmes centraux –
récuse l’idée d’un modèle absolu de déterminisme qui soumettrait identiquement tous
les ordres de phénomènes à une forme unique de nécessité susceptible d’être une fois
pour toutes comprise et explicitée, ce qui, à son point de vue, constitue la forme par
excellence du préjugé causaliste propre à l’esprit métaphysique, par définition tenté de
mettre au jour une unique structure de détermination dans laquelle tous les ordres de
phénomènes, comme rabattus sur un même plan, puissent être traités à égalité, en
application d’un même paradigme explicatif les ramenant sous des normes communes
de dépendance. Or, c’est la troisième grande objection que Comte retourne contre lui,
Condorcet est précisément tombé dans cette erreur, et il a été par là même conduit à
méconnaître la spécificité des lois anthropologiques qui donnent ses bases à une
politique positive, et ceci alors même qu’il avait par ailleurs, on vient de le voir, ignoré
la dimension naturelle de ces lois. En effet, Condorcet a une vision de la nature des
choses faussée par le fait que lui ont manqué, en vue de l’expliquer, des concepts
comme ceux d’organisation et de coordination, concepts indispensables si l’on cherche
à saisir comment cette nature des choses se dispose à être saisie par la connaissance
humaine sous la forme d’un ensemble à la fois uni et différencié, susceptible comme tel
d’être appréhendé à des points de vue distincts, relativement, mais relativement
seulement, indépendants les uns des autres, ainsi que l’explique l’autre grand principe
de la philosophie positive, à côté de la loi des trois états, celui de la classification des
sciences. L’abstraction et le formalisme dans lesquels s’enferme l’esprit métaphysique
lui interdisent d’accéder à une intelligence claire de la gradation continue qui fait se
succéder les six sciences fondamentales que sont la mathématique, l’astronomie, la
physique, la chimie, la biologie et l’anthropologie, à laquelle Comte donnera plus tard le
nom de « sociologie », tout en maintenant chacune de ces formes de connaissance et les
phénomènes qu’elles étudient sur le plan qui leur est propre, ce qui fait de chacune une
science à part entière, ayant sa « philosophie » bien à elle, en rapport avec le degré de
complication des phénomènes dont elle est la science.
22 Cet argument vise très concrètement ce que Gilles-Gaston Granger a appelé, dans
l’étude qu’il lui a consacrée, la « mathématique sociale » de Condorcet, tentative à
l’encontre de laquelle Comte prononce une condamnation sans appel, qui sera rappelée
dans tous ses écrits ultérieurs. Il la dénonce à cause de la méthode qu’elle emploie, celle
du calcul des probabilités, discipline pseudo-scientifique qu’il diagnostique comme
futile, périmée dès son origine, ne parvenant pas à comprendre comment de grands
esprits comme Pascal, les Bernoulli ou Laplace ont pu se laisser prendre à ce mirage.
165

Surtout, il la récuse sur le fond, pour son esprit, le mathématisme, qui repose sur
l’illusion chimérique que des artifices de calcul, des manipulations de formules,
pourraient permettre de maîtriser la réalité sous tous ses aspects, si complexes soient-
ils, alors que, au-delà d’un certain degré de complication, la limite à cet égard se situant
quelque part entre la chimie et la biologie, la mathématique devient incapable de
rendre compte des rapports entre des phénomènes marqués par une telle variabilité
qu’il est impossible de les faire rentrer dans une grille formalisée du type de celle que
les mathématiques sont capables de mettre en place en vue d’en proposer une
interprétation strictement quantitative. C’est pourquoi les phénomènes humains, qui
sont les plus compliqués de tous, sont marqués de par leur nature même par un certain
degré d’indéterminabilité qui empêche de les présenter comme soumis aux même
modèles d’interprétation que les autres phénomènes naturels, sans cesser pour autant
de suivre, en tant que phénomènes, des lois, donc de se développer à travers des
rapports nécessaires : par là ils restent des phénomènes naturels, tout en étant naturels
autrement, selon des modalités qui leur sont spécifiques. Cela, Condorcet ne l’a pas
compris, il ne pouvait pas le comprendre, en raison des préjugés formalistes et
artificialistes qui inspiraient l’ensemble de sa démarche, préjugés que Comte estime
davantage périmés encore que ceux qui guidaient l’Église catholique au Moyen Âge,
cette Église dont les philosophes des Lumières auraient ridiculement méconnu la
grandeur.
23 Ce qui rend passionnante cette remise en cause des conceptions de Condorcet, c’est
qu’elle est inséparable d’une discussion que Comte, en tout premier lieu, mène avec lui-
même, et qui pourrait presque présenter les caractères d’une autocritique. Lorsque
Comte critique le mathématisme de Condorcet, c’est son propre orgueil professionnel
de mathématicien, qui croit disposer d’un instrument magique permettant d’attraper la
réalité sous toutes ses formes et de l’enfermer dans le réseau fixe de ses
démonstrations, qu’il combat : et par ce biais, c’est vis-à-vis du scientisme qui, il en a
clairement conscience, est la tentation la plus forte à laquelle est exposé le positivisme,
qu’il tente de prendre distance. De même, lorsqu’il réfute la conception abstraite de
l’histoire qu’il impute à Condorcet, c’est son propre progressisme d’héritier des
Lumières et de fils de la Révolution, qui se veut le porteur du programme d’une
organisation sociale entièrement nouvelle – car il est impensable qu’on puisse vouloir
faire rétrograder l’histoire humaine à l’un de ses états antérieurs – qu’il entreprend
lucidement de maîtriser. En débattant avec l’esprit du XVIIIe siècle et en entreprenant
de s’en démarquer, le positivisme comtien rend manifeste le lien qui l’unit à lui : c’est
comme si, s’en sentant trop proche, il cherchait à exorciser par tous les moyens les
dangers induits par cette néfaste proximité.
24 Ceci est manifeste si on remonte à l’idée de base qui se situe à l’arrière-plan des
diverses objections opposées par Comte à Condorcet et qui les fait rentrer dans une
logique commune. Cette idée concerne la vision globale de l’avenir humain dont se veut
porteuse une philosophie rationnelle inspirée avant tout par le progrès des sciences et
des arts. Cette vision s’est cristallisée chez Condorcet autour de la représentation d’une
perfectibilité indéfinie qui ouvre à l’histoire une perspective illimitée de
développement : la dixième époque de l’Esquisse évoque précisément cette perspective,
dont la générosité ouverte effare Comte, et même l’effraie, dans la mesure où elle ne lui
paraît pas conforme aux exigences d’une rationalité concrète, soucieuse d’épouser les
mouvements de la réalité et retenue en conséquence de se développer selon sa seule
logique propre. La promesse de perfectibilité dont Condorcet s’est fait le messager, en
166

même temps qu’elle annonce d’innombrables avancées, et du fait même de cette


imprudente annonce, est porteuse d’instabilité. Si la société humaine doit toujours se
perfectionner davantage en ne cessant d’avancer au-delà de son état présent, n’est-ce
pas aussi parce que, en permanence, quelque chose continue à lui manquer, ce qui
empêche de se satisfaire complètement de ce qu’elle apporte au présent ? Et alors,
n’est-ce pas comme si, entraînée par une sorte de vertige, lié à l’appel du vide, elle
marchait à reculons vers un avenir qui se dérobe à elle au fur et à mesure qu’elle tente
de s’en rapprocher ?
25 Une doctrine qui lie étroitement nature et histoire, ce qui est l’ambition propre à la
philosophie positive, ne peut se satisfaire du modèle d’un progrès linéaire illimité : car
une telle histoire, en même temps qu’elle atteint sa destination, ne peut s’éloigner de sa
base, à laquelle elle revient toujours, suivant le paradigme de ce qu’on peut appeler un
progrès en boucle, dont la fin se trouve programmée dès son origine, origine naturelle
qu’elle ne peut ni abandonner ni supprimer. Faut-il voir pour autant en Comte un
philosophe de la fin de l’histoire, pour qui l’histoire se dirige vers un terme, que, une
fois atteint, elle ne peut plus dépasser, en allant encore plus loin ? Non, car ce terme
vers lequel elle tend dans la mesure où il constitue sa destination naturelle, elle ne
l’atteint en réalité jamais, mais elle ne cesse de s’en approcher, par un mouvement
tendanciel et en quelque sorte tangentiel, continu. Sans doute la loi des trois états
programme-t-elle pour cette histoire un état final : il n’y a pas de quatrième état
envisageable, avec lequel la dynamique du progrès se trouverait encore une fois
relancée. Mais cet état final ne représente pas un temps d’arrêt pour cette dynamique,
qui se poursuit à l’intérieur de ses limites. Il y a donc bien perfectionnement, sous
condition que ce concept soit épuré du présupposé abstrait d’une perfectibilité capable
de se déployer hors de toute limite assignable, présupposé qui le prive d’une valeur
authentiquement rationnelle, au sens d’une rationalité qui ne se développe pas
seulement par sa logique interne, donc formellement, mais qui s’enracine dans les
dispositions offertes par la nature même des choses, qu’elle s’interdit absolument de
transgresser.
26 C’est donc la référence à la nature et le souci d’immerger complètement l’histoire
humaine dans la nature, à la place qui lui est une fois pour toutes assignée dans celle-ci,
donc dans son monde propre qui est un monde clos, un cosmos ayant ses fins à
l’intérieur de son ordre et par là protégé des vertiges que suscite inévitablement la
représentation de l’univers infini, qui constituent la marque de fabrique du positivisme
comtien : celui-ci a opéré, en plein XIXe siècle, une paradoxale résurgence de
l’aristotélisme. Condorcet, dernier représentant de l’encyclopédisme des Lumières, ne
pouvait évidemment rentrer dans un tel cadre interprétatif dont la logique lui était
tout à fait étrangère : c’est ce qui explique la critique que lui oppose Comte, au nom
d’une tout autre conception de la nature et de l’histoire, qui va à l’encontre du
progressisme des penseurs du siècle précédent. Cette critique révèle-t-elle, de la part
de Comte, une incompréhension de la tentative de Condorcet ? L’Esquisse d’un tableau
historique des progrès de l’esprit humain n’est-elle que ce fatras mal ficelé d’événements
aléatoires et de préjugés insuffisamment maîtrisés que Comte y décèle ? On peut bien
sûr estimer le contraire et entreprendre une défense et une réhabilitation de son
entreprise. Mais demeure ce fait incontournable : un philosophe tel que Comte ne
pouvait assimiler les thèses défendues par un philosophe tel que Condorcet, les
positions de l’un et de l’autre s’inscrivant dans des systèmes de références alternatifs
l’un de l’autre, entre lesquels la communication paraît difficile, voire impossible. On
167

peut y voir un indice de la rupture passant entre deux grandes époques de la pensée
dont les spéculations obéissaient à des logiques différentes, tellement différentes
qu’elles ne pouvaient s’entendre et que leur dialogue ne pouvait être qu’un dialogue de
sourds9.

NOTES
1. Le texte ci-après est cité d’après l’édition qui en est reproduite dans Auguste Comte, Système de
politique positive, Paris, Au siège de la Société positiviste, 1929 (5 e édition), t. IV, appendice
général, 3e partie.
2. A. Comte, Opuscule fondamental, reproduit dans ibid., p. 109.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid.
6. G. Canguilhem, « Histoire de l’homme et nature des choses », Les études philosophiques, 4, 1974.
7. A. Comte, Opuscule fondamental, op. cit., p. 115.
8. A. Comte, Opuscule fondamental, op. cit.
9. J’ai donné un prolongement à cette étude dans « Comte dans la querelle des anciens et des
modernes : la critique de la perfectibilité » (dans B. Binoche (dir.), L’homme perfectible, Seyssel,
Champ Vallon, coll. « Milieux », 2004), qui s’appuie sur les passages des 47 e et 48e leçons du Cours
de philosophie positive dans lesquels Comte a à nouveau défini sa position par rapport à Condorcet.
168

Chapitre XI. Le positivisme entre


révolution et contre-révolution :
Comte et Maistre

1 À lire l’ouvrage de Joseph de Maistre qu’Auguste Comte a le plus souvent cité, Du pape
(1819), on ne peut qu’être étonné par la fréquence de cette référence, dont le caractère
paradoxal semble d’ailleurs approprié à un auteur entre tous paradoxal. Sans doute, on
comprend qu’en lisant sous la plume de Jospeh de Maistre une phrase comme celle-ci :
« Pour nous la primatie du Souverain Pontife est précisément ce que le système de
Copernic est pour les astronomes1 », Comte en ait apprécié l’ironie calculée, qui semble
par ailleurs avoir troublé Pie VII. Mais est-il permis d’aller plus loin et d’admettre que
Comte ait repris à l’« illustre de Maistre » (comme il l’appelle) des éléments théoriques
essentiels, comme par exemple sa théorie de la souveraineté ? Cette question pourrait
aussi être formulée de la manière suivante : en s’efforçant de réconcilier les termes
alternatifs de l’ordre et du progrès. Comte se serait-il rallié, en contradiction avec ses
propres antécédents, théoriques et pratiques, aux idéaux de la contre-révolution ? Or
un tel revirement, si effectivement il a eu lieu, n’aurait pu s’opérer qu’après coup,
divisant et opposant à elle-même la démarche suivie par le fondateur de la philosophie
positive.
2 Remarquons pour commencer que la reconnaissance par Comte de l’« éminente
supériorité philosophique » de Jospeh de Maistre, selon une formule de la 46 e leçon du
Cours2, est relativement tardive, eu égard à la précocité de sa propre démarche
philosophique. La première référence explicite à Jospeh de Maistre se trouve en effet
dans la correspondance de Comte à la fin de l’année 1824 3, donc postérieurement à la
réédition, dans sa forme définitive, de l’ Opuscule fondamental. On sait que celui-ci se
termine par un examen critique des auteurs qui ont précédé Comte sur le terrain d’une
synthèse entre la science et la politique – il s’agit de Montesquieu, de Condorcet et des
Idéologues –, où aucune place n’est faite aux représentants de l’« école rétrograde ».
Lorsque Comte reprendra cet examen en 1842, dans la 47e leçon du Cours, qui complète
la liste de ces « sources » en y ajoutant les noms d’Aristote et de Bossuet et en réservant
le cas d’Adam Smith, il ne fera pas davantage mention de l’œuvre de Joseph de Maistre.
169

3 Ceci semble confirmer que la reconnaissance théorique de Jospeh de Maistre ne peut


s’interpréter, de la part de Comte, en termes d’emprunt. Aussi bien, sur quoi cet
emprunt aurait-il pu porter ? La réponse vient d’elle-même : il devrait concerner la
notion d’un pouvoir spirituel distinct du pouvoir temporel, thème auquel Comte,
en 1825, donc postérieurement à sa découverte de Jospeh de Maistre, consacrera
spécialement ses Considérations sur le pouvoir spirituel, le cinquième de ses opuscules de
jeunesse repris plus tard en appendice au tome IV du Système de politique positive 4. Sur ce
point précis, le rapport du spirituel et du temporel, qu’est-ce qui aurait pu faire l’objet
d’un emprunt ?
4 Envisageons d’abord cette question du côté de Comte, en nous demandant si cette
distinction est vraiment nouvelle pour lui au moment où il en développe l’idée dans son
texte de 1825. Or il faut remarquer qu’elle avait déjà été introduite bien plus tôt et que
son usage constituait peut-être même le véritable point de départ de toute la démarche
théorique de Comte. Elle apparaissait comme cruciale dans le second de ses opuscules
de jeunesse, la Sommaire appréciation de l’ensemble du passé moderne de 1820, où l’on
trouve en note cette indication très importante, d’où découle le clivage entre la forme
ancienne et la forme moderne de la société :
La division de la société et de tout ce qui la concerne en temporel et spirituel [...] est
le perfectionnement le plus capital dans l’organisation sociale qui a été faite par les
modernes. C’est là ce qui a primitivement fondé la possibilité de faire de la politique
une science, en permettant de rendre la théorie distincte de la pratique. Seulement
cette division, dans le nouveau système, n’est plus entre deux pouvoirs, mais entre
deux capacités5.
5 La dernière formule de ce texte montre que cette idée venait directement de Saint-
Simon, pour lequel avait été écrite la Sommaire appréciation, d’abord publiée sous sa
signature dans L’organisateur6. Dans ses Lettres d’un habitant de Genève de 1803, Saint-
Simon avait préconisé une réorganisation de la société sur le modèle de ce qu’on
pourrait déjà appeler la cité scientifique, à partir de la dissociation entre des fonctions
spirituelles, vouées à la considération de l’universel, et des fonctions temporelles, se
consacrant à la gestion du particulier : la question est alors de savoir quelles sont les
« capacités » en mesure d’assumer ces fonctions hétérogènes. On le voit, Comte, en
lisant Jospeh de Maistre, n’aurait pu y trouver tout au plus qu’une confirmation de
cette orientation dont la perspective était d’emblée pour lui dessinée avec une
particulière netteté.
6 Tournons-nous à présent du côté de Jospeh de Maistre pour envisager ce qui, dans son
œuvre, aurait pu autoriser une telle confirmation. Il suffira pour cela de considérer la
partie de cette œuvre que, à l’exclusion du reste7, Comte a privilégiée : Du pape, publié
en 1819 et dont Comte ne semble avoir eu connaissance que cinq ans plus tard. Ce livre
étonnant, déconcertant, développe une réflexion sur les problèmes généraux du
« pouvoir », totalement détachée de la considération des capacités aptes à l’exercer, car
celle-ci n’aurait pu que la relativiser. Jospeh de Maistre affirme, en effet, le caractère
absolu du pouvoir considéré comme tel ; celui-ci se définit précisément par le fait qu’il
n’est relatif à aucune condition : de ce point de vue, il est possible de parler, comme
chez Bonald, d’un pouvoir en soi, de nature métaphysique, dont la forme lie le spirituel
et le temporel par un rapport essentiel d’analogie qui les présente comme homogènes
entre eux, à l’opposé de la conception défendue par Comte.
7 C’est pourquoi le principe de la souveraineté, tel qu’il s’incarne exemplairement
d’après lui dans le dogme de l’infaillibilité pontificale, peut faire l’objet chez Jospeh de
170

Maistre d’une déduction politique ; cette déduction conclut, en quelque sorte a fortiori,
du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, ceux-ci étant liés entre eux par une
correspondance réciproque. C’est dans ce sens qu’il écrit : « L’Eglise ne demande rien de
plus que les autres souverainetés8. » Ce point a d’ailleurs été remarqué par Comte,
comme le montre une réflexion insérée au début de la 46e leçon du Cours :
L’illustre de Maistre [...] renonçant à tout appareil théologique, s’est efforcé dans son
principal ouvrage de fonder le rétablissement de la suprématie papale sur de
simples raisonnements historiques et politiques [...] au lieu de le commander
directement de droit divin9.
8 Chez Jospeh de Maistre apparaît ainsi une image inattendue, parce que largement
déthéologisée, du théologique : ceci correspond parfaitement, du point de vue de
Comte, à l’orientation essentielle du catholicisme, puisque avec celui-ci l’esprit
religieux, suivant l’impulsion communiquée par sa forme ultime, le monothéisme, qui
déjà l’incline vers la métaphysique, a pris une forme épurée, abstraite, transitoire entre
deux états de la pensée.
9 Ceci signifie aussi que le raisonnement suivi par Jospeh de Maistre maintient, dans la
perspective analogique qui lui donne son contexte, une confusion permanente entre le
spirituel et le temporel, ceux-ci ne pouvant jamais être véritablement dissociés. C’est
dans cet esprit que Jospeh de Maistre engage avec Bossuet une polémique sur la
question du siège et de la personne, qu’il refuse de départager 10, de même qu’il n’admet
non plus aucun jeu entre une Église visible et une Église invisible. C’est en vain qu’on
chercherait dans son livre l’amorce d’une réflexion sur les deux corps du roi, et à plus
forte raison sur les deux corps du pape, réflexion à ses yeux inséparable de la
conception formelle et juridique du pouvoir que précisément il récuse. Quelles que
soient les formes et les conditions de son actualisation, le pouvoir est donc toujours et
partout le même dans son principe substantiel ; ce principe ne peut être nullement
divisé, la seule distinction qu’il supporte étant de degré, c’est-à-dire de puissance : en
ce sens, ce qui, selon Jospeh de Maistre, distingue le spirituel du temporel, ce n’est pas
la nature du pouvoir, puisque celle-ci est par définition la même, mais c’est le fait que,
dans le cas du spirituel identifié au religieux, cette nature soit élevée à la puissance,
c’est-à-dire existe sous une forme « éminente », qui en garantit la légitimité
universelle.
10 Si on y réfléchit, cette argumentation est complètement différente, voire opposée, à
celle que développe Comte en insistant au contraire sur la dissociation et
l’hétérogénéité des formes du pouvoir. Aussi bien, lorsqu’il évoque la discussion entre
Jospeh de Maistre et Bossuet, Comte renvoie-t-il ces deux auteurs dos à dos :
On sait que de Maistre a reproché au grand Bossuet, et, à certains égards, avec
raison surtout en ce qui concerne l’Église gallicane, d’avoir sérieusement méconnu
la vraie nature politique du catholicisme ; il ne serait pas difficile [...] de signaler
aussi, chez le célèbre auteur du Pape, plusieurs inconséquences, sinon analogues, du
moins équivalentes. Et l’on prétendrait réorganiser les sociétés modernes d’après
une théorie assez décrépite pour n’être plus depuis longtemps suffisamment
comprise, même de ses plus illustres interprètes11 !
11 En ce qui concerne la question, pour lui essentielle, du pouvoir spirituel. Comte n’a pu
reprendre à Jospeh de Maistre aucun élément théorique, tant les définitions de cette
notion présentées par l’un et l’autre auteur s’inscrivent dans des contextes doctrinaux
différents, et même opposés.
171

12 On peut ajouter cette remarque, dont le développement nécessiterait une autre étude :
si Comte ne doit rien, ou très peu de choses, à Maistre qu’il ne cesse de citer, sa dette
théorique est certainement fort importante à l’égard de l’autre grand représentant de
l’école rétrograde auquel il ne se réfère pratiquement jamais de manière explicite : il
avait certainement lu Bonald dès 1819, et il lui a repris les arguments essentiels sur
lesquels il a appuyé sa propre critique de la psychologie.
13 On ne peut alors éviter de poser une nouvelle question : la référence faite à Jospeh de
Maistre ne peut être sous-estimée ; mais, comme elle n’a pas valeur d’emprunt, que
signifie-t-elle d’autre ? Pour répondre, il faut partir de la longue note de la 46 e leçon du
Cours dans laquelle Comte s’est expliqué lui-même sur ce point :
Profondément imbu, de bonne heure, comme je devais d’abord l’être, de l’esprit
révolutionnaire, envisagé dans toute sa portée philosophique, je ne crains pas
néanmoins d’avouer, avec une sincère reconnaissance, et sans encourir aucune
juste accusation d’inconséquence, la salutaire influence que la philosophie
catholique, malgré sa nature évidemment rétrograde, a ultérieurement exercée sur
le développement normal de ma propre philosophie politique, surtout par le
célèbre traité Du pape, non seulement en me facilitant, dans mes travaux
historiques, une saine appréciation générale du Moyen Âge, mais même en fixant
davantage mon attention directe sur des conditions d’ordinaire éminemment
applicables à l’état social actuel, quoique conçues pour un autre état. Je crois, de
même, avoir déjà suffisamment prouvé [...] que la politique positive peut être
pleinement équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire,
sans leur faire aucune vaine concession de principes, et sans qu’une telle
disposition nuise davantage à la fermeté de son langage qu’à la netteté de ses vues 12.
14 Il ne suffit donc pas d’évoquer la fascination qu’a pu exercer le style de pensée
paradoxal de Jospeh de Maistre, ni l’intérêt des renseignements qu’il a pu apporter à
Comte concernant l’histoire et la doctrine du catholicisme. Il faut aller plus loin et
chercher à comprendre en quoi la philosophie positive a entrepris d’être « pleinement
équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire ».
15 Pour cela, on s’appuiera sur une hypothèse avancée par Henri Gouhier : au moment où
Comte a découvert Jospeh de Maistre, il finissait, du moins le croyait-il, de se dégager
de l’influence de Saint-Simon, et ainsi Maistre a pu lui servir d’antidote ou si l’on veut
de réactif, intellectuel13. En laissant pour le moment de côté la question de savoir si
Comte a jamais pu échapper de manière définitive à l’inspiration qui lui avait été
initialement communiquée par Saint- Simon, ce dont ferait douter la finale résurgence
du thème religieux dans sa propre pensée, on doit reconnaître que l’hypothèse de H.
Gouhier est féconde dans la mesure où elle dégage le caractère indirect du rapport
entre ces deux auteurs ; Comte semble s’être intéressé à Jospeh de Maistre, pour
reprendre son propre langage, d’un point de vue davantage critique qu’organique :
plutôt que de penser positivement quelque chose, il lui a permis de raisonner contre la
réduction du spirituel au temporel qu’il imputait à l’« industrialisme » professé par
Saint-Simon.
16 Peut-être faudrait-il même étendre le champ de cette hypothèse, en l’appliquant au
rapport de la Révolution et de la contre-révolution tel que l’interprète la philosophie
positive. On en tirera l’indication que la pensée contre-révolutionnaire, dont Jospeh de
Maistre donnait l’illustration privilégiée, ne pouvait précisément de son point de vue
avoir une signification « positive ». Entre les positions, irréductibles en apparence, de la
Révolution et de la contre-révolution, on sait qu’il n’a pas pu être question pour Comte
d’établir un équilibre ou un compromis, associant un minimum d’ordre à un minimum
172

de progrès, alors que sa perspective était à l’inverse de multiplier l’un par l’autre, dans
le sens d’un optimum. C’est bien pourquoi la confrontation entre Révolution et contre-
révolution, au lieu de conduire à une neutralisation de l’une par l’autre, reste pour lui
tendanciellement polarisée, d’une manière qui privilégie nécessairement le point de
vue de la Révolution sur celui de la contre-révolution ; cette dernière n’est justement,
comme son nom l’indique, qu’une perspective contraire sur le mouvement irrésistible
de la progression qu’elle accompagne, en la contestant, et dont elle dépend, même si
c’est à son insu. Ceci suppose que Comte substitue à une conception abstraite et
métaphysique de la Révolution, présentée comme rupture artificielle du cours des
choses, une conception organique, inspirée du modèle organique de la révolution
astronomique, dont la progression est nécessairement continue.
17 En se fixant l’objectif de réconcilier ordre et progrès. Comte a-t-il voulu limiter
négativement le mouvement de l’histoire, en le ramenant aux conditions restrictives
d’une organisation préétablie, comme semblerait l’indiquer la thèse d’une
subordination nécessaire du dynamique au statique ? Si cela était, on pourrait dire qu’il
a adopté, au moins en partie, le point de vue d’une contre-révolution. Ou bien n’aurait-
il pas plutôt, ce qui est tout autre chose, entrepris de régulariser le mouvement de cette
progression, non en cherchant à la limiter en tant que telle, dans une perspective
rétrograde, mais en en contrôlant les excès, selon l’orientation fondamentale dessinée
par la doctrine de la « perfectibilité » ? On sait que, en lui retirant son caractère
indéfini. Comte a repris ce dernier concept à Condorcet, avec tous les correctifs qu’il a
pu lui apporter, ce qui constitue, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’une
des sources les plus authentiques de sa pensée.
18 Ainsi, parun retournement inattendu, le penseur contre-révolutionnaire assurerait
dans la formation de la philosophie positive une fonction « critique », tandis que le
penseur révolutionnaire jouerait à cet égard un rôle organique : cette hypothèse est
confirmée par le fait que Comte ait traité de la Révolution française dans la 57 e leçon du
Cours, consacrée à l’étude de la phase positive de l’évolution humaine, et non, comme
on aurait pu s’y attendre, dans la 55e leçon, qui concerne sa phase métaphysique et
critique. De ce point de vue, l’image d’un Comte contre-révolutionnaire, telle qu’elle a
pu être ici ou là propagée, serait une fiction, et celle-ci défigure l’esprit essentiel du
positivisme.

NOTES
1. Joseph de Maistre, Du pope, éd. J. Lovie et J. Chetail, Genève, Droz, coll. « Les classiques de la
pensée politique », 1966, I, chap. 6, p. 55.
2. Auguste Comte, Œuvres, Paris, Anthropos, 1968-1971, t. IV, p. 143.
3. Lettre du 25 décembre 1824 à Valat, dans A. Comte, Correspondance générale et confessions, Paris/
La Haye, Éditions de l’EHESS/Mouton, 1973, t. I, p. 147.
4. A. Comte, Œuvres, t. X, appendice, p. 176 et suiv.
5. Ibid., p. 7.
173

6. Le passage qui vient d’être cité d’après l’édition que Comte en a lui-même donné se trouve
également dans les œuvres de Saint-Simon (Œuvres de Saint-Simon, Paris, Anthropos, 1966, t. II,
p. 85 de la deuxième partie reproduisant le volume IV de l’édition Dentu).
7. Dans la 46 e leçon du Cours sont dénoncées « l’inconséquence et la frivolité » des Considérations
sur la France de 1796, l’ouvrage de Jospeh de Maistre qui a aujourd’hui le mieux survécu (voir
supra, chapitre IV).
8. J. de Maistre, Du pape, op. cit., I, chap. 19, p. 123.
9. A. Comte, Œuvres, op. cit., t. IV, p. 21 ; nous soulignons.
10. J. de Maistre, Du pape, op. cit., I, chap, 11, p. 75-81.
11. A. Comte, Œuvres, op. cit., t. IV, p. 28.
12. Ibid., t. IV, p. 146.
13. H. Gouhier, La jeunesse d’Auguste Comte, Paris, Vrin, 1941, t. III, p. 405,
174

Chapitre XII. Y a-t-il une


métaphysique du positivisme
comtien ?

1 Comte a créé le mot « positivisme » vers 1840, en le dérivant de son idée d’une
« philosophie positive », formée dès 1824. Il a créé le mot, mais non la chose que ce nom
s’est mis à désigner, chose qui, elle, existait sans doute depuis qu’il y a eu de la
philosophie : disons, sans trop nous engager, une certaine forme d’attention au réel et
aux faits à travers lesquels celui-ci se donne. Mais qu’est-ce qu’une chose à l’état encore
innommé comme celui où se trouvait le « positivisme » avant Comte ? C’est une entité
en attente de l’ordre que lui assigne précisément son nom, avec lequel elle acquiert une
cohérence, voire une consistance, parce qu’elle devient alors définissable et du même
coup problématisable. Disons-le tout de suite, « le » positivisme, en dehors du nom que
Comte lui a le premier donné, ça n’existe pas : ce qu’il y a, et ceci sans doute depuis fort
longtemps, ce sont des figures dispersées se rapportant à ce que Henri Gouhier avait
proposé d’appeler « pré-positivisme », ensemble aux bords mal délimités où flottent
librement des notions plus ou moins harmonisées entre elles. C’est pourquoi, si l’on
veut comprendre ce que « positivisme » veut dire, il faut revenir à Comte, même si
celui-ci, auteur du nom, n’est pas auteur de la chose qui, aussitôt saisie, lui a à nouveau
échappé pour redevenir ce qu’elle avait toujours été, une nébuleuse dispersée et
incertaine, mais cependant, après lui, éclairée par la lumière nouvelle du système à
l’intérieur duquel il avait entrepris de l’inscrire. Or ceci est précisément la question que
l’on voudrait essayer de poser ici : est-ce que, en nommant « le » positivisme et en
essayant d’en faire un système de pensée, donc d’en délimiter le champ d’exercice,
Comte n’en a pas trahi l’inspiration profonde en le faisant du même coup entrer, au
moins pour une part, en contradiction avec lui-même ?
2 Ce soupçon est introduit dès lors qu’est posée la question suivante, question dont
l’énoncé est délibérément provocateur : y a-t-il une métaphysique du positivisme
comtien ? Autrement dit, la singularité de la position doctrinale de Comte ne tient-elle
pas à son effort en vue de concilier systématicité et positivité, le prix à payer pour
parvenir à cette conciliation étant un certain retour de la métaphysique à l’intérieur du
positivisme, alors que celui-ci s’était édifié au départ sur son exclusion ? En effet,
175

l’objectif philosophique fondamental que Comte s’est assigné, et ceci dans une
perspective simultanément scientifique et politique, a été de restituer à la positivité un
caractère de systématicité organique, complètement oblitéré à son point de vue dans la
période immédiatement antérieure du développement scientifique, oblitération dont il
a imputé la responsabilité à la subordination de la philosophie des Lumières à l’esprit
métaphysique et à son négativisme anti-positif : réorganiser la science en vue de
réorganiser la société, tel était le programme clairement défini au départ de la
philosophie positive. Mais est-ce que le rôle directeur ainsi attribué au schème de
l’organisation, en rapport avec l’idéal de systématicité imposé simultanément à l’ordre
du savoir et à celui du pouvoir, ne correspond pas à la constitution d’une nouvelle
métaphysique propre au positivisme comtien ? Telle est la question que l’on voudrait
ici examiner, en en privilégiant certains aspects épistémologiques.
3 Dans la doctrine comtienne, la systématisation du savoir est assurée, en principe, par la
classification des sciences, qui pose les principes de cette organisation en l’absence d’un
fondement a priori, la question se posant alors de comprendre ce qui garantit la
cohérence du système et son accord avec la réalité positive des faits. Or le concept qui
rend précisément possible cette synthèse philosophique est le concept « réel » de
monde, qui, en même temps qu’il justifie cette unification du savoir, définit les limites
très strictes à l’intérieur desquelles elle conserve une légitimité et qui sont aussi celles
où doit se maintenir la philosophie positive si elle ne veut pas s’égarer dans des
considérations vaines et chimériques. Ce concept, qui est crucial pour tout le
développement de la philosophie positive, apparaît en un point très précis du parcours
scientifique et philosophique suivi dans le Cours de philosophie positive : les leçons 19 à 27,
rédigées en 1834, qui ont pour objet spécifique la philosophie astronomique. On peut
donc considérer que c’est dans cette partie de la nouvelle encyclopédie du savoir
humain que se trouve « fondée », pour autant que ce terme ait encore un sens,
l’ensemble de la démarche philosophique de Comte. C’est ce qui permet de comprendre
pourquoi, dans la deuxième leçon du Cours, consacrée à la classification des sciences,
Comte fait commencer l’exposé de celle-ci par l’astronomie, rejetant à la fin la
mathématique, malgré le caractère indiscutablement préliminaire de cette « dernière »
science ; et ceci pour faire bien comprendre qu’il ne reconnaît plus à la mathématique,
comme Descartes l’avait fait, une valeur de synthèse à l’égard de l’ensemble du savoir
humain, valeur qu’il transfère de manière polémique à l’astronomie, présentée en
conséquence comme le « vrai type éternel de la philosophie naturelle 1 », « le type le
plus parfait de l’étude de la nature2 ». D’où cette étude, indépendamment de sa
destination spéciale, tire-t-elle sa valeur exemplaire à l’égard de l’ensemble du savoir ?
C’est parce qu’elle donne sa place et son sens à l’idée de monde, à travers ce que
Laplace avait appelé dans son Traité de 1796 le « système du monde », que l’astronomie
fournit du même coup le principe positif, ou encore le « fait général » sur lequel
s’établit l’organisation systématique du savoir. C’est pourquoi, en étudiant la manière
dont l’idée de monde se forme dans le champ de la philosophie astronomique, on peut
espérer éclaircir les aspects les plus généraux de la démarche propre à la « philosophie
positive » de Comte, et par là même dégager la spécificité de son « positivisme ».
4 Au début de la 19e leçon du Cours, la science astronomique est ainsi définie :
Je crois pouvoir définir l’astronomie avec précision et néanmoins d’une manière
assez large en lui assignant pour objet de découvrir les lois des phénomènes
géométriques et des phénomènes mécaniques que nous présentent les corps
célestes3.
176

5 L’astronomie est donc – ou du moins elle commence par être – si on la caractérise d’une
manière large, une mathématique céleste, selon une conception qui pourrait sembler
directement héritée du Timée de Platon. Pourtant, il n’est évidemment pas possible d’en
rester là. Même si elle est issue de la mathématique, dont elle constitue une
« application », l’astronomie n’est plus seulement une mathématique, sans quoi on ne
comprendrait pas que puisse lui être assignée la position indépendante d’une science
fondamentale à l’intérieur de la classification, science qui, mieux encore que la
mathématique, assume une fonction générale de synthèse à l’égard de l’ensemble du
savoir humain. Il reste donc à comprendre d’où elle tire son autonomie, même relative,
ce qui suppose que soit déterminé ce qui identifie spécifiquement les phénomènes
astronomiques. Qu’est-ce qui constitue les « phénomènes célestes » comme tels ? La
difficulté vient ici de ce que, d’un point de vue positif, ceux-ci ne peuvent être
rapportés à une réalité céleste considérée dans l’absolu. Mais ils ne peuvent être
déterminés que relativement, selon un certain point de vue sur la réalité découpant
dans sa totalité indéfinie, et indifférenciée, un domaine d’investigation précisément
délimité, et donc aussi limité par ces conditions. En d’autres termes, il ne peut y avoir
de phénomènes astronomiques en soi, mais il y a seulement une manière astronomique
de considérer des phénomènes, qui dégage un certain ordre de relations dans
l’ensemble de celles qu’ils entretiennent les uns à l’égard des autres. Si l’astronomie est
une science fondamentale, c’est parce qu’elle correspond à une certaine manière
d’appréhender la réalité, qu’il va falloir à présent préciser, ce qui va progressivement
amener à s’écarter de la définition large de l’astronomie comme mathématique céleste,
qui avait été donnée au départ.
6 Tout d’abord, Comte dégage le caractère qui constitue l’astronomie comme une science
complètement théorique, coupée dans ses procédures de toute communication avec la
pratique, c’est-à-dire de toute possibilité d’intervention dans le réel en vue de le
transformer. Cette perspective strictement théorique sur la réalité, propre à
l’astronomie, correspond à une sorte d’effet d’éloignement maximal, qui rejette l’objet
de cette connaissance à la plus grande distance possible du sujet qui effectue cette
connaissance, au lieu de le tenir à portée de sa main. Il y a là quelque chose qui fait
penser à l’ancienne distinction du céleste, comme ordre de la permanence, et du
sublunaire, comme ordre du changement, à ceci près que Comte ne peut évidemment
retenir l’idée d’un « monde céleste » existant en soi et comme tel séparé du « monde
terrestre ». C’est donc au niveau du mode d’appréhension des phénomènes célestes que
doit être effectuée cette mise à distance théorique, avec l’effet d’éloignement que celle-
ci induit. La raison en est, d’après Comte, que nous entretenons avec ces phénomènes
un rapport strictement visuel, qui sélectionne dans leur réalité infiniment complexe, et
comme telle inconnaissable, des formes simples, accessibles à une connaissance
purement théorique, parce qu’elles sont ainsi réductibles à des représentations
géométriques et mécaniques, directement analysables par les moyens des
mathématiques. On voit ainsi que la simplicité des phénomènes astronomiques n’est en
rien une propriété ontologique mais un caractère épistémologique, s’expliquant par le
fait que nous ne faisons que voir ces phénomènes, ce qui autorise qu’ils soient réduits à
de pures figures. Nous ne faisons que les voir, donc avec un nécessaire détachement,
comme si nous les considérions de l’autre côté d’une vitre transparente : pourtant cette
vitre n’est pas la frontière invisible, mais non moins réelle pour autant, qui passe entre
le céleste et le sublunaire ; elle correspond à la limite qui sépare, au niveau même de
177

leurs méthodes, les sciences de pure observation et celles où est aussi possible une
expérimentation, comme c’est d’abord le cas de la physique. Cette distinction est
confirmée et relayée par la mise au point et l’utilisation d’instruments appropriés : un
appareillage optique, et d’abord le télescope, dont la découverte a coïncidé avec une
véritable rupture dans l’histoire de la connaissance astronomique, et ceci en raison des
effets paradoxaux que produit son fonctionnement ; en effet, le télescope semble
rapprocher les phénomènes qu’il révèle en les faisant apparaître, tout en les éloignant,
puisqu’il crée aussi les conditions d’une étude purement théorique de ces phénomènes,
réduits par son intervention à leurs contours simplement visuels, et devenus par ce
moyen les « objets » d’une observation désengagée, au prix d’une savante combinaison
du naturel et de l’artificiel, du donné et du construit.
7 Cette délimitation des phénomènes astronomiques relève ainsi d’une décision, voire
d’une convention, dont le principe est celui, essentiellement négatif, d’une séparation,
d’une sélection, ou d’un tri : il s’agit par là de ramener certains phénomènes naturels,
ceux qui s’y prêtent le mieux parce qu’ils se situent effectivement à une distance
maximale du sujet de la connaissance, ainsi cantonné dans la position d’un observateur,
à des déterminations visuelles, directement interprétables mathématiquement. Mais
Comte, philosophe positif, au plein sens de ce terme, ne peut se satisfaire d’une telle
épistémologie négative ou critique, qui s’arrête à une caractérisation formelle du
champ de la connaissance astronomique, caractérisation qui semble tirer celle-ci du
côté de l’étude de structures extérieures, dématérialisées ou désubstantialisées, donc
sans rapport avec des faits réels ou n’entretenant plus avec eux qu’un rapport très
lointain. C’est pourquoi il va falloir à présent restituer à cette connaissance, sinon une
substance, du moins les critères intrinsèques ou encore les marques réelles qui en
définissent l’ordre rationnel. Et c’est en ce point que va apparaître la référence à l’idée
de monde, de laquelle Comte tire les conditions permettant d’organiser, ou encore de
systématiser, l’étude de cette science.
8 Ceci amène Comte à s’engager de fait dans l’entreprise d’une nouvelle définition de
l’astronomie, qui complète la précédente plutôt qu’elle ne se substitue à elle. Cette
nouvelle définition fait apparaître que l’astronomie ne peut pas être seulement tenue
pour une « mathématique céleste », car il ne serait plus possible de comprendre à partir
de là comment le développement de son contenu relève, non d’une déduction formelle
a priori, mais d’une véritable organisation, d’une systématisation réelle, qui lui confère
sa valeur exemplaire, sinon fondatrice, à l’égard de l’ensemble de la philosophie
naturelle. La mathématique, si incontestablement elle ordonne, est néanmoins
incapable d’organiser. Cette nouvelle définition s’appuie sur la référence à un fait, à un
fait positif : l’existence du monde, ou plutôt de ce que Comte appelle « notre monde »,
qui conduit à une nouvelle délimitation du champ de la connaissance astronomique,
appuyée, non sur la distinction du ciel et de la terre, mais sur celle, dont la signification
peut paraître à la limite inverse, du monde et de l’univers. Dans cette perspective,
Comte affirme, dans la suite de la 19e leçon du Cours :
Il faut concevoir l’astronomie positive comme consistant essentiellement dans
l’étude géométrique et mécanique du petit nombre de corps célestes qui composent
le monde dont nous faisons partie4.
9 En clair, cela signifie que l’astronomie, au lieu d’entreprendre l’étude des phénomènes
célestes en général, tels que le perfectionnement des instruments optiques les offre à
l’observation visuelle d’une manière qui semble tendanciellement illimitée, doit au
contraire se resserrer sur le « petit nombre » de ceux dont nous sommes en mesure de
178

systématiser les rapports, et ceci parce qu’ils appartiennent au « monde dont nous
faisons partie ».
10 Sur ce point, il est aisé de voir ce qui distingue Comte des philosophes de l’Antiquité,
qui en étaient restés à la détermination de l’astronomie comme une mathématique
céleste. C’est que, pour lui, le « ciel » de l’astronomie n’est pas, du fait de l’éloignement
théorique qui le met à l’abri de toute emprise pratique, un autre monde, dont nous
serions définitivement séparés par les conditions de notre existence naturelle. Mais il
n’est en fait que le monde dont nous faisons partie, ce monde auquel nous sommes
inséparablement liés dans toutes les figures concrètes de notre existence. En d’autres
termes, le ciel de l’astronomie n’est pas, dans l’ordre immense de la réalité, du côté
opposé à celui où est marquée la place de la terre ; et ceci parce qu’il n’est pas « le » ciel
en général, que Comte appelle aussi univers, mais « notre » ciel, qui comprend
seulement, à l’exclusion de tous les autres, les seuls phénomènes célestes du monde
auquel nous appartenons. Nous voyons ainsi que la détermination du champ de la
connaissance astronomique procède d’une double, et non d’une simple, limitation. La
première est celle qui sépare et éloigne le ciel de la terre : elle a en quelque sorte un
caractère centrifuge, qui lui permet de dégager un ordre de phénomènes strictement
théoriques, libres par rapport à toute velléité d’engagement pratique et aux confusions
que celle-ci pourrait induire. La seconde, en sens exactement inverse, semble tirer à
nouveau le ciel vers la terre, selon un mouvement centripète, qui ramène les
investigations positives de l’astronomie dans le cadre de notre monde, en excluant tous
les autres phénomènes célestes, comme par exemple, selon Comte, ceux de la voie
lactée, qu’il déclare sans intérêt véritable pour nous, donc ne pouvant donner lieu,
éventuellement, qu’à des spéculations chimériques, sans enracinement réel.
11 La philosophie positive évacue de cette manière la prétention de connaître les choses
en général, de manière absolue, l’entreprise de la connaissance étant ainsi réintégrée
dans le cadre que lui fixe son rapport à son sujet. On pourrait voir ici une raison de
rapprocher la démarche de Comte de celle de Kant, à condition de préciser
immédiatement qu’il n’y a pas de place dans sa conception pour un sujet
transcendantal, mais seulement pour un sujet naturel, dans sa double dimension
cognitive et vitale. À ceci près, la distinction comtienne entre le monde qui, dans ses
limites propres, est « notre monde », et l’univers indéfini dont nous ne faisons pas
partie en ce sens que nous ne sommes rattachés à lui par aucun principe organisateur,
n’est pas sans évoquer entre le phénomène et la chose en soi. Le monde dont parle
Comte est en effet l’ensemble des phénomènes qui est d’abord déterminé par le fait que
l’homme est en relation avec eux parce qu’ils constituent son milieu vital, avec lequel il
est en relation permanente d’échange et qu’il est en mesure de soumettre à une étude
positive, suivant une démarche progressive procédant du simple au complexe, c’est-à-
dire allant aussi de ce qui est le plus éloigné à ce qui est le plus proche de lui – alors que
l’univers rassemble tous les aspects de la réalité qui, s’ils doivent exister dans l’absolu,
n’ont relativement à nous aucune signification positive, donc ne sont pas susceptibles
d’un véritable intérêt théorique parce qu’ils ne nous concernent pas, et ceci parce qu’ils
ne font pas partie de notre monde : l’univers a ainsi la position d’une chose en soi
inconnaissable. C’est ce que précise aussi la 19e leçon :
La véritable connaissance de l’univers [...] doit évidemment nous échapper pour
toujours5.
179

12 Ce qui nous ramène et nous maintient dans les limites fixées par l’existence de notre
monde, c’est donc la prise de conscience du fait que les connaissances que nous
pourrions former au sujet de phénomènes qui excèdent son domaine sont pour nous
sans intérêt, donc privées de signification rationnelle, dans la mesure où elles
resteraient des connaissances isolées, ne pouvant en aucun cas rentrer dans le cadre
d’une organisation systématique, comme c’est le cas au contraire de celles se
rapportant à notre monde, dont les limites coïncident de fait avec celles qui définissent
l’existence du système solaire. Nous voyons donc bien apparaître ici une corrélation
entre l’idée de monde et celle de système. Citons encore la 19 e leçon du Cours :
La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre
évidemment un sujet d’étude bien circonscrit, susceptible d’une observation
complète, et qui devrait nous conduire aux connaissances les plus satisfaisantes. Au
contraire, la pensée de ce que nous appelons l’univers est par elle-même indéfinie,
en sorte que, si étendues qu’on veuille supposer dans l’avenir nos connaissances
réelles en ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la considération de
l’ensemble des astres6.
13 C’est bien parce que nous appartenons à un monde dont tous les éléments font système,
c’est-à-dire sont liés entre eux par des corrélations internes, que l’ensemble de nos
connaissances positives (et pas seulement la connaissance astronomique, mais à sa
suite, et en quelque sorte a fortiori, toutes les autres sciences qui lui succèdent dans la
classification) qui se rapportent à ce monde, et précisément parce qu’elles s’y
rapportent, sont systématisables, selon une nécessité qui est réellement inscrite dans
les faits. C’est dans ce sens que, dans la 22 e leçon, Comte parle de « l’idée réelle et
sensible de système7 », cette dernière n’étant en aucun cas susceptible d’une déduction
formelle a priori, puisqu’il s’agit d’un véritable corps – corps vivant, de savoir – d’une
organisation au sens pleinement naturel du terme.
14 À partir de là, il devient possible de comprendre en quoi l’astronomie, à côté de ses
enseignements en tant que science spéciale, délivre aussi un message dont la portée est
générale, en rapport avec l’idée même de positivité du savoir. Si cette positivité est
susceptible d’une systématisation, donc d’une synthèse rationnelle, ce n’est pas en
raison de l’application d’un modèle de rationalité uniforme dont le principe serait
donné dans les mathématiques, qui sont pour Comte la science des phénomènes
quelconques. Il y a ici indiscutablement rupture avec la conception de la scientificité
héritée de Galilée et de Descartes, qui, suivant la formule connue de Koyré, avait ouvert
la voie conduisant de la considération du monde clos à celle de l’univers infini. Le
mouvement suivi par Comte va en sens exactement inverse et ramène de la
considération de l’univers infini à celle du monde clos. Or ceci a rapport
essentiellement avec le fait que tout ce qui est mathématisable n’a pas valeur de
positivité, tout ce qui est positif n’étant d’ailleurs pas, réciproquement,
mathématisable. Dans ce sens, on pourrait dire que, en tant que science des
phénomènes quelconques, la mathématique est la science – en tout cas la seule science
positivement admissible – de l’univers : car, sans sortir des limites de notre monde,
nous pouvons néanmoins estimer que les lois qu’énoncent la géométrie et la mécanique
sont aussi valables pour tous les autres mondes possibles, s’il y en a, avec les modes de
systématisation qui leur sont propres, s’ils en ont. Mais ceci signifie aussi que
l’universalité des mathématiques risque fort de n’être qu’une universalité vide, cette
universalité formelle qui n’appartient précisément qu’à l’univers vide. Le philosophe
positif se détourne d’un tel vertige formaliste et ramène ses connaissances dans le
180

cadre que leur fixe l’appartenance au monde, à « notre monde », où sont données de
fait les conditions de leur organisation. On croirait ici entendre une sorte d’écho à des
passages bien connus de Pascal, comme si Comte disait : le silence des espaces infinis
doit nous rester indifférent parce qu’il nous excède ; et il ne faut surtout pas se laisser
ennuyer et inquiéter par le trouble déstabilisateur que sa représentation suggère. C’est
pour cette raison qu’il faut savoir au contraire se renfermer dans la rassurante clôture
d’un monde, de notre monde, dont nous faisons partie, qui nous est familier et non
étranger, et qui garantit au système de nos connaissances une apaisante stabilité, en
inscrivant ces connaissances dans une organisation qui est de fait avant même de
fonder un droit. Dans ce monde, nous ne sommes pas perdus ou égarés ; mais nous nous
y retrouvons, en même temps que nous reprenons confiance dans nos facultés de
connaître et d’agir. Comte remédie donc à l’angoisse agoraphobique que déclenche
inévitablement la vision de l’univers infini, stérile en raison de son caractère
métaphysique, en prescrivant, par hygiène mentale, une sorte de claustrophilie
théorique et pratique. Être « positif », c’est aussi savoir se cantonner dans les limites du
monde qui est le nôtre et reconnaître en elles, non un obstacle contre lequel buteraient
négativement nos investigations, mais les conditions effectives à partir desquelles il
nous est possible de connaître et d’agir, conformément à des intérêts qui sont liés à
notre situation naturelle, à l’intérieur du monde dont nous faisons partie.
15 Mais à ceci il faut encore ajouter une précision capitale, qui est peut-être le principal
enseignement se dégageant de la philosophie astronomique : ce monde, qui organise
l’ensemble de nos connaissances parce qu’il constitue le « milieu » réel à l’intérieur
duquel se déroulent toutes les entreprises humaines, y compris celles de la
connaissance, est tout le contraire d’un monde fait pour l’homme, à sa mesure, et qui
serait organisé autour de lui comme s’il en constituait le centre, et comme si ce monde,
au lieu que l’homme lui appartienne, lui appartenait, ainsi que pourrait à tort le faire
penser l’expression « notre monde ». Notre monde, c’est le monde dont nous sommes,
et non le monde qui est à nous. En effet, en même temps que sont identifiées les limites
de ce monde auquel toutes les démarches théoriques et pratiques de l’homme se
rapportent, on doit reconnaître du même coup que la position que celui-ci y occupe
n’est pas centrale mais périphérique. Et ainsi, en jouant sur les deux sens possibles du
terme « milieu », il faut dire que le monde est milieu de l’homme, c’est-à-dire le milieu
à l’intérieur duquel il vit, au lieu que l’homme soit au milieu du monde. Et il s’agit bien
ici d’une véritable révolution copernicienne, au sens plein de l’expression qui est
inverse de celui que Kant lui avait donné : elle défait la prétention d’ordonner la
totalité du monde céleste autour de la terre, et ainsi, plutôt que de faire tourner l’objet
autour du suj et, elle établit une liaison nécessaire entre l’excentration de la position du
sujet et le rapport objectif, ou naturel, qui le lie à « son » monde et lui interdit
définitivement d’en sortir, fût-ce par les démarches de la connaissance pure.
16 En restituant un enracinement, un sol, à la connaissance humaine, et en substituant à la
connaissance d’un univers vide, dont l’infinité n’est qu’une chimère métaphysique,
celle d’un monde plein, dont la clôture est la condition du développement progressif de
cette connaissance, la philosophie positive réconcilie donc, d’une manière qui peut
surprendre, archaïsme et modernité. Archaïsme : à la conception antique du cosmos,
elle semble reprendre son caractère organique, propre d’ailleurs à toutes les
conceptions théologiques avec lesquelles, de ce point de vue, la connaissance positive
doit renouer, en revenant en deçà des égarements de ce que Comte appelle l’esprit
métaphysique. Modernité : la philosophie ne reprend ce schéma que pour le réinscrire
181

dans un nouveau contexte théorique, où cette conception est dépouillée de son


caractère fantastique et accède à une signification objectivement réelle, dans laquelle le
projet d’une systématisation complète de la théorie et de la pratique humaines trouve
ses conditions effectives : et ceci jusqu’au point où le savoir, resserrant
progressivement le cercle de ses investigations, finit par prendre pour objet l’homme
lui-même, en ouvrant le champ d’une anthropologie positive à laquelle on sait que
Comte a fini par donner le nom de « sociologie ». Cette science définit la réalité
humaine, non comme une essence abstraite, mais comme un ensemble réglé de
rapports historiques dont le mouvement est impulsé par les relations d’échange que
cette réalité humaine entretient avec l’ensemble des phénomènes du monde auquel
l’homme appartient, au nombre desquels, pour commencer, ceux qu’étudie
l’astronomie positive. C’est pourquoi Comte peut écrire, dans la 22 e leçon du Cours :
À l’idée fantastique et énervante d’un univers arrangé pour l’homme, nous
substituons la conception réelle et vivifiante de l’homme découvrant par un
exercice positif de son intelligence les vraies lois générales du monde, afin de
parvenir à les modifier à son avantage, entre certaines limites, par un emploi bien
combiné de son activité, malgré les obstacles de sa condition 8.
17 Si, au terme de son parcours cognitif et opératif, l’homme finit par se sentir bien chez
soi et ainsi à stabiliser définitivement sa situation, dans les limites du monde auquel il
appartient, ce n’est donc pas parce que ce monde lui appartiendrait en propre, et en
quelque sorte de droit, selon une finalité préinscrite dans l’ordre des choses, qui dès le
départ constituerait cette réalité de manière à ce qu’elle soit adaptée aux besoins et aux
désirs de l’homme. Car, selon Comte, ce n’est pas le monde qui est fait pour l’homme ;
mais c’est l’homme qui est définitivement voué au monde, comme le précise encore
cette formule de la 40e leçon du Cours dont Littré fera l’un des dogmes du positivisme :
Le monde d’abord, l’homme ensuite : telle est, dans l’ordre purement spéculatif, la
marche positive de notre intelligence, quoique, dans l’ordre directement actif, elle
doive être nécessairement inverse. Car les lois du monde dominent celles de
l’homme et n’en sont pas modifiées9.
18 Nous vérifions donc bien que l’étude des problèmes fondamentaux de la philosophie
astronomique élucide aussi la perspective d’ensemble de la philosophie positive, ce qui
confirme la destination philosophique de cette science, symétrique de celle de la
sociologie, et ainsi établie dans sa fonction de base de la philosophie naturelle.
19 Récapitulons en conséquence les thèses fondamentales pouvant être dégagées de cette
étude, et qui dessinent les contours du champ spéculatif à l’intérieur duquel se déploie
la démarche philosophique de Comte :
1. Il y a, au sens d’une donnée réelle de fait, un système-monde, celui-là même dont la
rationalisation scientifique a été définitivement donnée par Laplace, à la suite de Newton.
2. L’homme se définit par la position qu’il occupe à l’intérieur de ce monde, en tant qu’il est
lui-même l’une de ses composantes, le dernier élément de ce système.
3. C’est à partir de la reconnaissance de l’existence de ce système-monde, qui est un fait positif,
qu’est possible une coordination de l’ensemble des connaissances et des actions humaines,
celles-ci conditionnant à terme l’organisation d’un monde véritablement humain.
4. Cette organisation n’est effective que parce qu’elle s’inscrit naturellement dans les limites
de ce système, dont elle explicite les normes internes de régulation pour pouvoir ensuite les
exploiter, selon la formule générale : « Savoir pour prévoir, prévoir pour agir. »
5. La prétention de connaître d’autres systèmes que celui de « notre monde » doit donc être
définitivement écartée comme une chimère par le philosophe positif, qui fonde toute sa
182

démarche sur la reconnaissance du fait que la systématisation complète des connaissances


humaines est liée à l’existence de ce monde, et en dépend.

20 Ces thèses dessinent la figure d’ensemble de ce qu’on propose d’appeler la


métaphysique du positivisme.

NOTES
1. A. Comte, Cours de philosophie positive, 35e leçon, dans id., Œuvres, Paris, Anthropos, 1968- 1971,
t, III, p. 4.
2. Ibid., p. 31.
3. Ibid., t. II, p. 6.
4. Ibid., p. 10.
5. Ibid., p. 8.
6. ibid., p. 7.
7. Ibid., p. 133.
8. Ibid., p. 131.
9. Ibid., t. III, p. 315.
183

Chapitre XIII. Les débuts


philosophiques de Victor Cousin

1 L’image de Victor Cousin qui a fini par s’imposer est généralement négative. Son nom
est devenu le symbole d’une manière de penser creuse, dont l’enflure rhétorique dévoie
une spéculation incertaine en la subordonnant hypocritement à des intérêts trop
immédiats, ceux d’une « politique », au sens le plus mesquin du terme. Une philosophie
qui, avant tout, vise le conformisme mérite-t-elle encore le nom de philosophie ? Cette
interrogation, et les jugements hâtifs qu’elle autorise, dissimulent le fait que Cousin a
été en son temps une espèce de novateur, ou du moins a cherché à l’être, et a dans une
certaine mesure été perçu comme tel par ses contemporains : le système de pensée qu’il
a mis au point, en retravaillant des matériaux qui lui avaient été transmis en particulier
par Royer-Collard, peut sembler aujourd’hui périmé ; il reste que, dans sa dimension
non seulement théorique mais aussi pratique, puisqu’il s’appuie sur des procédures
concrètes, des appareils et des institutions, il est constitutif de ce qui, au début du
XIXe siècle, s’est mis à fonctionner comme « philosophie à la française », à travers des
dispositifs d’exposition et de transmission des idées qui, pour une part, subsistent
encore de nos jours. Dans tous les cas, ce système de pensée a été le résultat d’un
processus d’élaboration spécifique, dont il faut reconstituer les conditions,
intellectuelles et politiques, si l’on veut comprendre comment son influence a pu aussi
durablement s’exercer.
2 Victor Cousin, né en 1792, est mort en 1867. Sa longue carrière se partage en périodes
bien distinctes. Jusqu’en 1830, il a surtout travaillé à devenir le chef d’une nouvelle
école philosophique française, en s’efforçant de mettre au point une doctrine originale
dont il a fait la base de son enseignement professoral. Après 1830, il s’est
principalement consacré à l’organisation de l’instruction publique, et en particulier à
l’enseignement philosophique auquel il a voulu donner une importance exceptionnelle
dans le cadre de cette organisation. Lorsque nous parlons aujourd’hui en France de
« défense de la philosophie », c’est en nous plaçant implicitement dans la filiation de
cette entreprise, qui est inséparable des bases dogmatiques à partir desquelles elle s’est
poursuivie. La seconde carrière de Victor Cousin, celle de l’administrateur, ne doit pas
en effet occulter la première, celle du professeur à la recherche d’une philosophie
184

nouvelle, ni faire négliger son caractère singulier. On considérera ici les premières
étapes de cette entreprise philosophique.

UN BON ÉLÈVE
3 Victor Cousin est, à sa manière, un héritier de la Révolution française. Son père était
ouvrier joaillier et sa mère repasseuse. C’est le régime scolaire mis en place sous
l’Empire qui a assuré sa formation et sa promotion. En 1803, peu de temps après la
fermeture des écoles centrales, il est entré au lycée Charlemagne, où il a fait de
brillantes études littéraires. En 1810, on trouve son nom en tête de la liste des élèves
désignés à l’occasion de la réouverture de l’École normale (qui n’avait fonctionné que
quelques mois quinze ans plus tôt). Il est entré à l’École normale sans avoir jamais
entendu parler de philosophie : cinq ans plus tard, il devait faire son cours d’ouverture
à la Sorbonne, dans la chaire d’histoire de la philosophie de Royer-Collard, dont il
assurait la suppléance.
4 C’est donc à l’École normale que Victor Cousin a découvert la philosophie. Celle-ci y
était enseignée, ainsi qu’à la Sorbonne à la même époque, par deux professeurs qui
représentaient des tendances rivales : Laromiguière tentait de perpétuer la tradition
« idéologique », sous la forme abâtardie d’un « sensualisme corrigé », alors que Royer-
Collard inaugurait le mouvement d’une réforme intellectuelle tendant à mettre en
place les valeurs nouvelles du spiritualisme. C’est Laromiguière, réputé pour ses talents
professoraux, qui devait révéler la philosophie à Cousin. Celui-ci a fait plus tard le récit
de cette initiation, qu’il a présentée comme une véritable conversion :
Il est resté et restera toujours dans ma mémoire avec une émotion reconnaissante
le jour où pour la première fois, en 1811, élève de l’École normale, destiné à
l’enseignement des lettres, j’entendis M. Laromiguière. Ce jour décida de toute ma
vie : il m’enleva à mes premières études qui me promettaient des succès paisibles,
pour me jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne m’ont pas
manqué. Je ne suis pas Malebranche, mais j’éprouvai en entendant M. Laromiguière
ce qu’on dit que Malebranche a éprouvé en ouvrant par hasard un traité de
Descartes1.
5 Théodore Jouffroy, entré à l’École après Cousin, a laissé ce témoignage sur l’état
d’esprit des élèves dans les dernières années du régime impérial :
Laromiguière avait recueilli comme un héritage la philosophie du XVIIIe siècle
rétrécie à un problème, l’origine des idées, et ne l’avait pas étendue. Le vigoureux
esprit de Royer-Collard reconnaissant ce problème s’y était enfoncé de tout son
poids et n’avait pas eu le temps d’en sortir. M. Cousin, tombé au milieu de la mêlée,
se battit d’abord, sauf à chercher la solution plus tard. Toute la philosophie était
dans un trou où on manquait d’air et où mon âme étouffait, et cependant l’autorité
des maîtres et la ferveur des disciples m’imposaient et je n’osais montrer ma
surprise ni mon désappointement2.
6 Cette situation de pénurie intellectuelle, illustrée brutalement par la formule de
Jouffroy : « La philosophie était dans un trou », Cousin semble l’avoir vécue comme une
stimulation : elle lui donna la conscience d’avoir le champ libre en vue d’intervenir et
d’innover ; c’est ce sentiment qui a inspiré les premières ardeurs de Cousin, et entraîné
à sa suite ses premiers disciples. On ne sait pas grand chose de ses études à l’École : elles
ont dû consister principalement dans la lecture des oeuvres de Locke, de Condillac et de
Reid. En 1813, il a soutenu une thèse de doctorat qui comportait un éloge de Condillac :
De methodo sive analysi. C’est probablement à ce moment qu’il s’est placé sous l’influence
185

prépondérante et la protection de Royer-Collard. Toujours en 1813, à vingt et un ans, il


était chargé de conférence à l’École normale, où ses premiers « élèves » furent Damiron
et Jouffroy.
7 En 1815, Royer-Collard choisit Cousin pour le suppléer dans son enseignement public à
la Sorbonne : il devait y donner, jusqu’en 1820, une première série de cours, très suivis,
qui suscitèrent immédiatement l’opposition des conservateurs et des cléricaux. C’est
alors que Cousin a commencé à apparaître comme le promoteur d’un renouveau
philosophique, visant à réanimer un esprit de création doctrinale, éteint en France
depuis plus de dix ans, après que les Idéologues eurent été interdits de parole par
Bonaparte : la tentative de Royer-Collard en 1810, si elle avait ouvert des voies
nouvelles à l’investigation philosophique à partir d’une lecture au premier degré des
philosophes écossais, n’y avait elle-même apporté aucun élément réellement original.
8 Ces premiers cours de Cousin ne devaient être édités que beaucoup plus tard : d’abord,
sur la base de notes rassemblées par des élèves, Garnier et Vacherot, publiées
entre 1836 et 1841 (cinq volumes parus chez Ladrange), dans une forme sans doute
assez proche de la forme originale de cet enseignement ; puis, en 1846, chez Didier,
dans une nouvelle version complètement réécrite par Cousin lui-même, qui en a
perfectionné la forme en même temps qu’il remaniait le fond. C’est de cette seconde
série que devait plus tard être détaché le fameux ouvrage Du vrai, du beau et du bien, qui
est une version transformée du cours de 1818, constamment réimprimée après 1853 et
à chaque fois corrigée sur des points plus ou moins essentiels 3 : mais ceci appartient en
fait à la dernière carrière de Cousin, et il n’en sera pas question ici.
9 Cousin a prononcé la leçon d’ouverture de son cours à la Sorbonne le
13 décembre 1815 : il avait donc vingt-trois ans. Il commença en demandant qu’on
excusât son inexpérience : incapable encore de maîtriser tout le champ de la pensée
philosophique et l’ensemble de son histoire, il choisissait donc de traiter, pour débuter,
une question bien délimitée, mais d’intérêt général, celle de la perception extérieure et
de la réalité du monde en dehors de la conscience. C’était justement le problème
essentiel traité par la philosophie de Reid, que Royer-Collard avait prise pour base de
son propre enseignement, et dont Cousin se présentait donc comme le continuateur. En
témoignait cette déclaration :
Il a été démontré avec la dernière vigueur que les théories élevées depuis deux
cents ans sur la question qui nous occupe sont essentiellement sceptiques ; que la
diversité qu’on rencontre dans les opinions des philosophes tombe seulement sur
les formes du scepticisme : mais que toutes le renferment plus ou moins
explicitement ; et qu’enfin la philosophie moderne, fille de Descartes et mère de
Hume, ne croit pas, ou n’a pas le droit de croire à l’existence du monde extérieur.
D’où vient. Messieurs, pareille extravagance ? D’abord de la prétention de tout
expliquer avec un seul principe, enfin de l’adoption de la conscience pour principe
unique4.
10 Est ici remarquable la condamnation du cartésianisme, renouvelée de Reid par
l’intermédiaire de Royer-Collard : si la philosophie s’était enfermée dans le cercle du
« scepticisme », dont elle n’arrivait plus à sortir, ce n’était pas la faute à Voltaire ou à
Rousseau ; mais c’était à cause de Descartes qui avait accordé au pouvoir d’examen de la
conscience rationnelle une autorité excessive. Cousin répétait donc ici, pratiquement
dans les mêmes termes, ce que Royer-Collard avait dit déjà quelques années plus tôt : le
dispositif spéculatif mis en place sous l’Empire passait sans peine le cap de la
Restauration ; il allait même y assurer la domination exclusive du spiritualisme.
186

11 Cousin réaffirmait ensuite, toujours à la suite de Royer-Collard, la nécessité de faire


confiance au sens commun :
La philosophie moderne était sceptique dès là qu’elle n’admettait d’autre évidence
naturelle que celle de la conscience et du raisonnement. L’hypothèse des idées n’est
point une machine imaginée pour attaquer et renverser le monde, mais au
contraire pour le relever et le défendre ; elle n’était point destinée à détruire la
perception, mais à la suppléer, comme je l’ai dit, quand la perception eût été
détruite, et servir de rempart contre le scepticisme, rempart impuissant qui ne
remplace point le véritable, celui que la nature a mis elle-même dans l’entendement
de tous les hommes, qui ne peut être ébranlé que par le sophisme, et qui, en
tombant, entraîne nécessairement avec lui toutes les réalités extérieures 5.
12 On retrouvait ici l’écho des critiques de Reid contre la doctrine intellectuelle de la
représentation et son « idéisme », auquel il reprochait de subordonner l’existence du
monde extérieur à des critères rationnels, et de conduire ainsi à un doute universel : et
pour échapper à ce risque, Reid avait préconisé de rétablir d’autres formes de certitude,
prérationnelles dans leur principe. Cousin reprenait donc cet argument, sans rien y
ajouter. Tout au plus complétait-il, dans ce passage de son cours, la référence à Reid par
une brève allusion à un « métaphysicien français contemporain » : Maine de Biran sans
doute, dont les conceptions, encore ignorées du grand public, étaient alors pour la
première fois évoquées dans un cadre officiel.
13 La péroraison finale de ce cours d’ouverture restitue bien le contexte intellectuel de
cette époque :
Ici, Messieurs, se présentent de graves considérations qu’il importe de publier, mais
qui peut-être conviennent mal dans la bouche d’un jeune homme. Je le sais, il ne
m’appartient pas de parler avec empire ; mais cependant mon âme m’échappe
malgré moi, et je ne puis consentir à garder les bienséances que m’impose ma
faiblesse, au point d’oublier que je suis Français. C’est à ceux de vous dont l’âge se
rapproche du mien que j’ose m’adresser en ce moment, à vous qui formerez la
génération qui s’avance ; à vous, l’unique soutien, la dernière espérance de notre
cher et malheureux pays. Messieurs, vous aimez ardemment la patrie ; si vous
voulez la sauver, embrassez nos belles doctrines. Assez longtemps nous avons
poursuivi la liberté à travers les voies de la servitude. Nous voulions être libres avec
la morale des esclaves. Non, la statue de la liberté n’a point l’intérêt pour base, et ce
n’est pas à la philosophie de la sensation et à ses petites maximes qu’il appartient
de faire les grands peuples. Soutenons, soutenons la liberté française encore mal
assurée et chancelante, au milieu des tombeaux et des débris qui nous environnent,
par une morale qui l’affermisse à jamais ; et cette forte morale, demandons-la,
Messieurs, à cette philosophie générale, si honorable à l’humanité, qui, professant
les plus nobles maximes, les trouve dans notre propre nature, qui nous appelle à
l’honneur par la voix du simple bon sens, qui ne redoute pour la vertu que les
hypothèses, et qui, pour élever l’homme, ne veut que l’empêcher de cesser d’être
lui-même6.
14 Cette rhétorique emphatique était, au moment où elle s’exprimait, porteuse d’un sens :
d’abord, elle énonçait clairement le rapport fondamental qui unissait la philosophie à la
politique (et ce lien allait pour longtemps caractériser la pratique française de la
philosophie) ; ensuite, elle se plaçait clairement dans la perspective d’un monde
nouveau encore à construire, tout en proclamant le nécessaire retour aux saines
doctrines du bon sens. Cette image, en partie vraie et en partie fabriquée, d’un homme
jeune s’adressant à la nouvelle génération pour lui parler de son avenir, placé sous
l’invocation d’une « liberté » plus ou moins mythique, présentait simultanément les
caractères d’un stéréotype et d’un symptôme : elle exprimait la conjoncture propre à ce
187

tournant de régime qui, tout en réinstallant, contre les idées qui avaient prévalu sous la
Révolution et dont l’Empire avait déjà limité l’influence, les préjugés propres à
l’ancienne monarchie, ouvrait du même coup un champ à des pensées neuves, en
apparence du moins.
15 Toutefois, il faut le remarquer, à ce moment, Cousin lui-même n’innovait guère. Sa
parole restait celle du bon élève, successeur désigné de son maître Royer-Collard, dont
il ne faisait que prolonger les propos en les amplifiant, sans modifier la perspective qui
avait été celle du premier spiritualisme. Mais cette continuité devait être, sinon
rompue, du moins infléchie, lorsque Cousin décida, à la suite de cette déclaration
préliminaire, qui avait valeur de rappel, de consacrer en fait son enseignement à la
question du moi et de l’expérience personnelle, pour mettre l’accent sur l’importance
de la méthode psychologique, abordant ainsi ce qui allait devenir l’un des thèmes
majeurs de sa pensée. Voici comment cette orientation était justifiée, sous une forme
très proche encore de la tradition héritée des philosophes écossais, dans un résumé du
cours :
Emploi d’une méthode sévère, qui peut changer la face de la métaphysique, en la
réduisant à une science de faits intellectuels soumis à l’observation comme tous les
phénomènes, et qu’il s’agit de constater, de décrire, et de rappeler à leurs lois 7.
16 Cet infléchissement allait être confirmé l’année suivante, en 1816-1817, lorsque Cousin
choisit de consacrer son cours au problème des vérités nécessaires et des vérités
contingentes, suivant une distinction qui était encore empruntée à Reid. À cette
occasion, il entreprit d’exposer dans ses très grandes lignes, en s’appuyant sur les
études antérieures de Degérando, de Villers et de Mme de Staël, la philosophie de Kant,
dont le texte lui était accessible dans la version latine réalisée en 1796 par Born. C’était
la première fois qu’il était question, en France, de cette philosophie dans un cadre
universitaire : Cousin devait y revenir un peu plus tard, en 1820, où son cours fut
entièrement consacré à la philosophie kantienne. Ceci témoigne de l’intérêt précoce
témoigné par Cousin aux idées allemandes, dont l’influence allait bientôt se substituer à
celle exercée par la philosophie écossaise.

LES PREMIERS VOYAGES EN ALLEMAGNE


17 Probablement sur la suggestion et sous l’inspiration de Mme de Staël et de son cercle 8,
Cousin a entrepris, pendant l’été 1817, un premier voyage exploratoire, destiné à
l’informer sur l’état de la recherche philosophique dans ce pays, reconnu alors comme
terre d’élection de la spéculation. Comme l’avait écrit Mme de Staël :
[...] il y a en Allemagne une telle tendance vers la réflexion, que la nation allemande
peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence 9.
18 Cousin était accompagné par l’un de ses élèves, Louis Bautain, qui, bien plus tard,
devenu Mgr Bautain et engagé dans le mouvement de rénovation de la pensée
catholique, et s’étant depuis longtemps détourné des voies de la philosophie
cousinienne, a donné ce témoignage désabusé sur ce voyage qui avait pris au départ le
caractère d’une véritable aventure :
Ennuyés de l’école écossaise, nous nous sommes tournés vers l’Allemagne, c’est-à-
dire que d’un excès nous sommes tombés dans un autre. À une expérimentation
timide et méticuleuse a succédé une spéculation audacieuse, aventureuse ; du terre
à terre, nous avons pris notre vol dans les nuages et nous avons entassé Ossa sur
Pélion pour escalader le ciel. Cela ne nous a pas mieux réussi qu’aux Titans : nous
188

n’avons pas été foudroyés par le maître des cieux, mais tout simplement nous
sommes retombés à plat sur la terre, après avoir, avec beaucoup de fatigues, fait du
criticisme avec Kant, de l’idéalisme avec Fichte, de l’identité absolue avec Schelling,
de la logique transcendantale avec Hegel. Le premier nous menait au scepticisme, le
second au phénoménisme, le troisième à la confusion de l’esprit et de la matière, le
quatrième au nihilisme [...]. Je me suis lancé en Allemagne pour en apprendre la
langue plus à fond, et comprendre mieux sa philosophie en conversant avec des
philosophes ; comme jadis Pythagore, Solon et Platon, les plus sages des Grecs,
allèrent interroger les sages de l’Égypte. J’en suis revenu étonné de l’érudition de
ces hommes, stupéfait de l’audace de leurs spéculations, mais très peu édifié par les
résultats que je rapportais de la lecture assidue de leurs livres et surtout de mes
entretiens avec les plus célèbres d’entre eux. J’ai trouvé, je l’avoue, des penseurs
très énergiques, des esprits subtils et pleins de hardiesse, des raisons puissantes par
la déduction et ne reculant devant aucune conséquence, pas même devant
l’absurde. On m’a promis maintes fois la science de l’absolu, qui devait résoudre
tous les problèmes, élucider toutes les difficultés, terminer toutes les discussions en
identifiant toutes les contradictions. Chacun était dans l’enfantement d’un grand
ouvrage où il se flattait d’expliquer toutes choses comme celui qui les a créées, si
encore il ne prétendait pas en être lui-même le créateur. Encore un peu de temps et
la lumière allait se faire dans le monde philosophique 10.
19 D’Allemagne, Bautain serait donc revenu désillusionné et déçu, si l’on en croit ce
témoignage rétrospectif, mais Cousin a été au contraire stupéfié et conquis par tout ce
qu’il voyait et entendait.
20 En regard de la misère philosophique française – rappelons-nous la formule cruelle de
Jouffroy : « La philosophie était dans un trou »–, l’Allemagne donnait la révélation d’un
monde intellectuel vivant et créatif. Suivant un cliché élaboré par Mme de Staël et qui
devait prévaloir en France pendant longtemps, au moins jusqu’en 1870, après quoi il
devait être remplacé par l’imagerie inverse d’une nation réaliste, prosaïque, efficace, et
surtout militarisée et fonctionnarisée, c’était une Allemagne idéaliste et rêveuse,
embrumée dans de poétiques nuées, qui apparaissait alors comme étant vouée au culte
des pures idées, du sentiment, de l’art, de la pensée théorique. Pour un Français, dans
ces années 1820, cette vision suscitait un effet de radicale étrangeté, qui avait pour
corrélât une excitation intellectuelle particulièrement intense. On ne peut s’empêcher
de faire le rapprochement avec les séjours d’étude que firent aussi en Allemagne, dans
des conditions il est vrai bien différentes, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, dans la
période qui a précédé la dernière guerre mondiale.
21 Cousin procéda donc à ce que, d’une très jolie formule, Hegel appela des « courses
philosophiques11 » : et cette expression peut être prise à la fois au sens d’une ascension
exploratoire, à l’assaut de hautes montagnes aux voies d’accès encore mal identifiées,
et d’une recherche en vue de s’approvisionner sur un marché particulièrement bien
achalandé. Ce premier voyage de 1817 devait être consacré à l’Allemagne du Nord. La
première étape conduisit Cousin à Francfort, où il rencontra Friedrich Schlegel auquel
il avait été recommandé par son frère August Schlegel, qu’il avait connu chez Mme de
Staël. Schlegel renvoya Cousin vers l’« éminent Schelling », et aussi vers celui qu’il lui
présenta comme le principal disciple de ce dernier, « le subtil Hegel ». Dès lors. Cousin
orienta de manière privilégiée ses intérêts vers le domaine de la philosophie de la
nature, puis de la philosophie de l’histoire, ce qui le détournait radicalement des
préoccupations et du style de recherche de la philosophie écossaise. La seconde étape
du voyage fut Heidelberg, où Hegel venait d’être nommé professeur de l’université : il y
avait publié, en vue de servir de manuel à ses étudiants, son abrégé d’une Encyclopédie
189

des sciences philosophiques. Comme il devait l’écrire plus tard, Cousin a été
immédiatement subjugué « par ces propositions plus hardies et plus étranges les unes
que les autres, qui faisaient l’effet des ténèbres visibles de Dante ». Il faut signaler que
Cousin lisait à peine l’allemand, et ne le parlait pas mieux, ce qui devait accentuer
l’impression ésotérique que produisaient sur lui ces lectures : Hegel s’exprimait au
contraire couramment en français, comme en témoignent les nombreuses lettres
écrites par lui directement dans cette langue, qui sont recueillies dans sa
correspondance. Le voyage de Cousin se poursuivit ensuite à travers l’Allemagne du
Nord, en passant par Marbourg, Göttingen, Berlin, où Cousin rencontra Schleiermacher,
Leipzig, Iéna, Weimar, où il fut reçu par Goethe qui, après lui avoir fait l’éloge de la
philosophie kantienne, prophétisa : « Jamais la France ne s’occupera de philosophie »,
sous-entendant qu’il s’agissait d’une spécialité authentiquement allemande. À son
retour. Cousin s’arrêta à nouveau à Heidelberg, où il séjourna plusieurs semaines,
pendant lesquelles il rencontra Hegel presque quotidiennement. Ce fut le début de
relations très confiantes, qui s’entretinrent de manière régulière jusqu’à la mort de
Hegel en 1831.
22 Il faut d’abord remarquer que la base de l’entente entre les deux hommes fut avant tout
politique, dans la mesure où ils partageaient une préférence identique pour le régime
de la monarchie constitutionnelle. À cet égard, nous disposons de ce témoignage donné
ultérieurement par Cousin :
En politique, M. Hegel est le seul homme d’Allemagne avec qui je me suis toujours le
mieux entendu. Il était comme moi pénétré de l’esprit nouveau : il considérait la
révolution française comme le plus grand pas qu’eût fait le genre humain depuis le
christianisme, et il ne cessait de m’interroger sur les choses et les hommes de cette
grande époque. Il était profondément libéral sans être le moins du monde
républicain. Ainsi que moi, il considérait la république comme ayant peut-être été
nécessaire pour jeter bas l’ancienne société, mais incapable de servir à
l’établissement de la nouvelle, et il ne séparait pas la liberté de la royauté. Il était
donc sincèrement constitutionnel12.
23 Cousin et Hegel avaient donc en commun un même projet politique, incarné en France
par le régime de la Charte ; et ils avaient aussi les mêmes adversaires, cléricaux et
conservateurs, qui tentaient d’opposer leur censure au cours des idées nouvelles.
24 Pendant son séjour à Heidelberg, Cousin étudia l’ Encyclopédie de Hegel, aidé par l’un des
élèves de ce dernier, Carové. À ce sujet il devait déclarer plus tard :
Je me jetai avidement sur ce livre ; mais il résista à tous mes efforts, et je n’y vis
d’abord qu’une masse compacte et serrée d’abstractions et de formules bien
autrement difficiles à pénétrer que les traités les plus hérissés de la philosophie
scolastique.
25 Il faut replacer cet aveu dans un contexte plus général : dans ces premières années du
XIXe siècle, c’était la philosophie allemande tout entière, à commencer par Kant, qui
était incompréhensible pour un Français, en raison de sa langue, de sa forme
d’exposition, de l’utilisation de concepts et de techniques d’argumentation qui
donnaient l’impression d’un retour aux figures de la pensée médiévale, abandonnées en
France depuis longtemps, en fait depuis Descartes, au bénéfice d’un style de spéculation
d’apparence plus aisé, visant avant tout à la clarté, et pour cette raison directement
accessible à un large public d’amateurs éclairés. Vis-à-vis de la pensée hégélienne,
Cousin se trouvait aussi peu que n’importe lequel de ses contemporains préparé à en
190

assimiler le contenu, qui devait nécessairement lui apparaître aussi obscur que
profond. Mais ce fut aussi la raison pour laquelle il fut à la fois impressionné et séduit.
26 Ce qui l’intéressa surtout, ce fut l’organisation du système, dont l’exposé de
l’Encyclopédie donnait une présentation particulièrement articulée, au sujet de laquelle
il devait écrire par la suite :
Du premier coup d’œil qu’on jette sur l’Encyclopédie des sciences philosophiques, et
avant même d’en avoir sondé les profondeurs, on ne peut s’empêcher de rendre
hommage à l’étonnante puissance d’esprit qui éclate partout, préside à la
construction et à l’organisation du système. Le caractère le plus frappant de ce
système est une symétrie, un parallélisme, un ordre inflexible qui des grandes
divisions de l’Encyclopédie se réfléchit dans leurs principales subdivisions, et de
celles-ci dans leurs applications et jusque dans les moindres détails 13.
27 De fait, Cousin n’a jamais réussi à « sonder les profondeurs » du système hégélien, mais
il en a principalement retenu ce principe de construction. Et l’on peut dire que la chose
essentielle qu’il a rapportée de ses « courses philosophiques » en Allemagne, c’est l’idée
générale d’un système philosophique, idée que la philosophie des Lumières avait
soumise en France à une critique radicale – comme en témoigne exemplairement le
Traité des systèmes de Condillac –, et qui avait été aussi sévèrement condamnée par les
Écossais, qui l’avaient dénoncée comme symptôme caractéristique de cette déviation
rationaliste, selon eux porteuse de la menace d’un scepticisme généralisé.
28 La forme du système offrait aussi la particularité d’être génératrice de son contenu :
Hegel en faisait le mode d’exposition par excellence d’un savoir absolu. En même temps
que le principe d’une présentation systématique, Cousin allait encore reprendre à la
philosophie allemande, et à Hegel en particulier, cette idée d’absolu, complètement
tombée en désuétude en France sous la critique des Idéologues, mais aussi sous celle du
premier spiritualisme de Royer-Collard, qui avait insisté sur la nécessité de faire passer
les faits avant les idées a priori et de limiter la connaissance à l’étude positive de
l’expérience, selon la leçon enseignée par les philosophes écossais. Cet aspect est bien
illustré par le témoignage de l’un des derniers disciples de Cousin, Paul Janet :
Le principal service rendu par Victor Cousin en 1818 a été de ramener en France la
métaphysique, si discréditée par la philosophie du XVIIIe siècle. Un autre service,
non moins considérable, a été d’introduire ou de rappeler en France l’une des
notions les plus hautes de la métaphysique, la notion d’idéal. La métaphysique ne
pouvait rester longtemps pour Cousin à l’état de science abstraite et logique. Son
esprit éminemment enthousiaste s’animait et s’enflammait en face de l’absolu. La
métaphysique devenait pour lui théologie, esthétique et morale. À l’esprit
allemand, kantien et demi-hégélien venait s’unir l’esprit platonicien, étonné de
reparaître en France dans la patrie de Condillac et d’Helvétius [...]. Pendant dix-huit
ans, de 1815 à 1833, Cousin a eu au plus haut point la fièvre métaphysique. Comme
Platon, comme Malebranche et comme Hegel, il a cru à la puissance et à la vertu de
la pensée spéculative : il n’a pas cru devoir enchaîner sa pensée dans les limites du
sens commun ou dans les convenances de la foi religieuse. Il a suivi l’esprit où celui-
ci le portait ; et c’est par là qu’il a été l’initiateur de la philosophie de son siècle 14.
29 Si l’influence de Hegel n’explique pas à elle seule ce renouveau, il reste qu’elle n’y a pas
été étrangère, et qu’elle a eu probablement à son égard le rôle d’un déclencheur.
30 D’Allemagne, Cousin a donc rapporté essentiellement une inspiration et une
orientation qui lui indiquaient la nécessité d’un retour à la spéculation métaphysique.
Mais cela signifiait aussi que, à la différence de Royer-Collard, qui s’était contenté de
répéter ce qu’avaient dit les Écossais sans y ajouter quoi que ce fût de réellement
191

nouveau, il n’envisageait pas d’importer purement et simplement la métaphysique


allemande, à laquelle il n’avait d’ailleurs pas compris grand-chose. Était du même coup
posée une question très importante et très difficile à résoudre : celle du transfert d’un
contenu philosophique dans un contexte étranger à celui de son élaboration première,
ce qui nécessitait son adaptation. Cousin a pris très tôt ce problème en considération,
comme en témoigne cette lettre, écrite au moment où il rentrait de son premier séjour
en Allemagne :
Je serais plus jeune encore que mon âge, si j’allais troubler notre naissante école
spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines
étrangères, dont il n’est pas aisé de bien saisir les mérites et les défauts, et de
mesurer la juste portée. Non : laissons la nouvelle philosophie française se
développer naturellement par sa vertu propre, par la puissance de sa méthode,
cette méthode psychologique, si dédaignée en Allemagne, et qui est à mes yeux la
source unique de toute vraie lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie
français, considéré particulièrement à l’époque la plus illustre de sa grandeur
passée, et dans ce qui fait aujourd’hui en quelque sorte l’âme des temps nouveaux :
je veux dire les principes de la Révolution de 178915.
31 Cette lettre est étonnante, car elle manifeste le souci qu’a eu très tôt Cousin de
démarquer sa position sur ses deux bords : en affirmant l’originalité du « génie
français » et son lien avec une perspective psychologique, il adoptait à l’égard de la
métaphysique un point de vue singulier, qui n’était pas celui des philosophes
allemands, définitivement catalogués comme des étrangers ; mais d’autre part, en se
référant, implicitement, à Descartes et, explicitement, au rationalisme des Lumières,
expressément présenté comme philosophie de la Révolution, Cousin prenait aussi ses
distances avec le premier spiritualisme de Royer-Collard, qui avait complètement
repris à son compte la critique du cartésianisme par les doctrinaires écossais.
32 La synthèse projetée par Cousin était donc originale dans son principe : il s’agissait,
tout en lui conservant la forme d’un système absolu, de refonder la métaphysique en lui
donnant une base psychologique, c’est-à-dire en l’appuyant sur l’analyse du moi ; ou
encore, il s’agissait de réconcilier la conscience et la raison, que l’empirisme écossais ou
l’idéalisme allemand avaient, chacun à leur manière et à leur point de vue, séparées. On
peut sans doute critiquer cette démarche, en faisant valoir qu’au niveau de sa mise en
œuvre effective ce projet relève d’un esprit de bricolage, par définition éclectique, en
prenant ce terme dans son plus mauvais sens. Il reste qu’elle correspondait à une
stratégie bien précise, dont l’objectif était de constituer une philosophie nationale qui,
même si celle-ci devait emprunter à l’extérieur des éléments doctrinaux pour alimenter
son discours, faisait entrer ceux-ci dans une combinaison spécifique, relevant d’une
manière de philosopher inédite, proprement « française ».
33 L’année suivante, pendant l’été 1818, Cousin a fait un second voyage, consacré cette fois
à visiter l’Allemagne du Sud, particulièrement Munich, où il rencontra Jacobi et
Schelling : selon le témoignage de Heine, ce dernier l’entretint surtout du litige qui
l’opposait à Hegel, à qui il reprochait d’avoir usurpé ses idées et la position centrale
qu’il occupait à Berlin, dont il estimait qu’elle eût dû lui revenir. C’est en rentrant de ce
deuxième voyage que Cousin a rassemblé les enseignements qu’il en avait rapportés, en
en présentant, dans un cours professé pendant l’hiver de 1818-1819, une synthèse
personnelle, véritable point de départ et pôle de référence pour tous ses travaux
philosophiques ultérieurs.
192

LE COURS DE 1818
34 Ce cours, professé dans une atmosphère qui était celle d’une avant-garde culturelle, a
été un événement : suivi par toute la jeunesse intellectuelle de l’époque 16, il a suscité un
considérable intérêt, ou tout au moins éveillé une grande curiosité, en raison de la
rupture qu’il effectuait par rapport à tout ce qui avait pu être jamais dit en France
auparavant sous l’intitulé de philosophie. Paul Janet a écrit à ce propos :
Sa philosophie passait alors [en 1818] pour une philosophie profonde, mystérieuse,
obscure ; lui-même paraissait une sorte d’hiérophante venant d’un monde invisible
annoncer des choses inconnues17.
35 Ce style nouveau était celui des productions littéraires et philosophiques qui
commençaient alors à être reconnues comme « romantiques », en référence au
mouvement d’idées qui s’était accompli en Allemagne pendant les vingt années
précédentes. Si étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, Cousin a commencé par
être celui qui a introduit un certain romantisme dans la philosophie française. Et cela a
eu entre autres cette conséquence : alors que Royer-Collard avait combattu les
Idéologues comme des adversaires appartenant encore à une actualité proche, celle de
la génération qui le précédait immédiatement, l’intervention de Cousin relégua ceux-ci
dans le passé d’un classicisme définitivement révolu.
36 Alors fut publiquement posé le problème de la nouvelle philosophie, clairement énoncé
dès la première leçon du Cours de 1818 :
Née d’hier, la philosophie moderne est déjà grande et en possession d’un long
avenir. Mais quel est cet avenir ? Le monde a brisé ses anciennes formes, mais il
n’en a pas revêtu de nouvelles ; il s’agite encore dans cet état de désordre où il a été
précipité déjà une fois, à la chute des croyances antiques, et avant la naissance du
christianisme, alors qu’on le voyait livré à toutes les inquiétudes de l’esprit et à
toutes les misères du cœur, fanatique et athée, mystique et incrédule, voluptueux et
sanguinaire. Nos temps sont cependant moins malheureux : le passé est sans force
et ne combat plus contre un avenir désormais inévitable. La philosophie du dix-
huitième siècle, en se repliant sur la pensée, n’y a point trouvé les opinions qui
gouvernent le monde, et elle les a rejetées ; elle nous a donc laissé le vide pour
héritage, mais elle nous a aussi laissé un amour énergique et fécond de la vérité, qui
doit combler l’abîme, et remplacer ce qui a été détruit. Il faut que le dix-neuvième
siècle, fidèle au dix-huitième siècle, mais différent de lui pour en être digne, trouve
dans une analyse plus profonde de la pensée les principes de l’avenir, et dresse
enfin un édifice que puisse avouer la raison18.
37 Le haut ton de cette déclaration exaltée exprime la conscience d’une mutation
historique sans précédent, au moins depuis la fin du monde antique, et aussi l’exigence
d’inventer les formes de réflexion adaptées au nouveau monde en gestation. On peut
remarquer également le jugement nuancé porté sur la philosophie du siècle précédent ;
tout en s’en démarquant, Cousin reconnaissait néanmoins dans son esprit quelque
chose qui méritait d’être poursuivi : le recours à la raison et à l’expérience. Notons
enfin l’optimisme de cette déclaration, alors que deux ans plus tard l’enseignement de
Cousin devait être suspendu pour des raisons politiques.
38 Comment effectuer la régénération de la pensée philosophique ? En renonçant à
recourir à un principe exclusif, que celui-ci fût cherché dans la sensation, dans la
conscience ou dans la raison, et à en déduire unilatéralement des vérités
nécessairement partielles et mutilées – c’était justement l’erreur commise par les
philosophes des siècles précédents ; et donc en entreprenant d’édifier un système
193

global, qui rassemblât toutes les perspectives et tous les principes, comprît les
enseignements des doctrines particulières et montrât comment leurs points de vue,
loin de s’exclure, pouvaient s’harmoniser et se compléter. Car c’était ainsi que Cousin
avait interprété, d’après ce qu’il en connaissait, la doctrine hégélienne de l’histoire de
la philosophie, selon laquelle la vérité n’est pas dans une seule philosophie mais dans
toutes : cette théorie était alors transposée selon la formule de l’éclectisme, d’après une
conception déjà développée en 1804 par De gérando dans son Histoire comparée des
systèmes philosophiques, sans que, évidemment, ce dernier fût passé par la référence
hégélienne. Cette référence ne faisait donc que confirmer après coup une
représentation de l’histoire de la philosophie qui était dans l’air au début du XIXe siècle.
Dans la première leçon de son Cours de 1818, Cousin disait encore :
Ce que je recommande, c’est cet Éclectisme éclairé qui, jugeant toutes les doctrines,
leur emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, néglige ce qu’elles ont
d’opposé et de faux [...]. Puisque l’esprit exclusif nous a mal réussi jusqu’à présent,
essayons de l’esprit de réconciliation19.
39 Et dans la seconde leçon :
Chaque école, en effet, ne s’est pas contentée de s’attacher à un élément divers, elle
est allée jusqu’à nier l’existence des autres éléments, de sorte que chaque système
contient une part d’erreur et une part de vérité : l’erreur est dans son intolérance, il
ne s’agit donc que de négliger, dans chaque doctrine, ce qu’elle nie, de recueillir
soigneusement ce qu’elle affirme, et de composer à l’aide de toutes les vérités
partielles une vaste et complète vérité qui embrasse et mette en harmonie toutes
les autres20.
40 On voit tout de suite en quoi cette conception, malgré sa ressemblance formelle avec
celle de Hegel, en différait pour l’essentiel. Cousin professait que le vrai et le faux
coexistent dans chaque doctrine sans véritablement communiquer ; et c’est pourquoi
selon lui il suffisait de les départager, d’opérer un tri entre ces éléments positifs et ces
éléments négatifs, pour ne retenir que ceux qui sont compatibles entre eux et pour
recomposer à partir d’eux un système complet de vérité, résultant de l’addition de
toutes ces vérités partielles. Dans cette présentation, il n’y avait aucune place pour une
négativité, c’est-à-dire que le savoir y apparaissait sous la forme d’un assemblage, et
non comme un processus, puisque faisait complètement défaut le moteur de son
effectuation. L’éclectisme, c’était donc le contraire de la dialectique : la preuve s’en
trouvait précisément dans le fait que Cousin avait cru pouvoir prélever dans la doctrine
hégélienne ce qui lui convenait, à savoir l’idée générale d’un « système » de pensée,
mais laisser de côté tous ses autres aspects, qui étaient pour lui simplement
« négatifs », au sens d’un défaut de contenu.
41 À partir de ces principes, Cousin présentait une interprétation récurrente de l’histoire
de la philosophie qui légitimait sa propre tentative : celle-ci prétendait recueillir les
éléments positifs de toutes les doctrines antérieures, et ainsi les réconcilier. C’est de
cette manière que, dans la seconde leçon du Cours de 1818, il avait exposé le
mouvement des idées au XVIIIe siècle :
Le dernier siècle se partage en deux grandes écoles, toutes deux exclusives et toutes
deux incomplètes ; d’une part, celle de Locke, de Condillac et de leurs disciples ; de
l’autre, celle de Reid, de Kant et de leurs partisans. La première ne considère la
pensée ou le moi humain que comme une sorte de reflet du monde matériel,
incapable de rien créer par lui-même ; la seconde considère le moi comme tirant
toutes les idées de son propre fond, et constituant le monde extérieur par son
activité intellectuelle. Nous pensons qu’une analyse plus approfondie de
194

l’intelligence eût fait découvrir que le moi n’est ni le simple esclave du monde
matériel, ni le créateur de ce monde. Indépendamment de la sensation qui assujettit
le moi au monde physique, indépendamment de la volonté qui le rend maître de lui-
même, il existe un troisième élément qui n’a pas été suffisamment analysé et décrit,
et que nous pouvons appeler le monde de la raison, ou si l’on veut, la raison, prise
non comme faculté mais comme règle de nos jugements, raison qui n’est ni vous, ni
moi, ni tout autre ; mais qui nous commande à tous, vérité souveraine et absolue,
qui se communique à tous les hommes mais qui n’appartient à aucun d’eux ; en un
mot, raison impersonnelle, qui n’est ni l’image du monde sensible, ni l’œuvre de ma
volonté21.
42 Passons sur l’étonnante assimilation des thèses de Reid à celles de Kant, que Cousin à
cette époque ne connaissait que superficiellement. Et contentons-nous de remarquer
que toutes les composantes du « système » étaient déjà en place dans ce texte : pour
surmonter l’opposition des tendances philosophiques opposées, matérialisme
subordonnant la conscience au réel et idéalisme subordonnant le réel à la conscience.
Cousin pensait pouvoir faire la synthèse de ces principes, en s’appuyant sur l’idée d’une
« raison impersonnelle » qui les comprenait également sans en privilégier aucun.
43 L’éclectisme philosophique se fondait donc sur ce concept de raison impersonnelle, qui
permettait de réunir le point de vue du sujet et celui de l’objet – Cousin allait bientôt
parler du « moi » et du « non-moi »–, dans le cadre d’un système de pensée
apparemment homogène. Ce concept s’inspirait très librement de la conception
hégélienne du Geist ; mais, en même temps, il faisait allusion – cette référence
contrebalançant la précédente – à la notion platonicienne du Nous, associée à la
représentation d’un monde intellectuel ou rationnel dans lequel tous les éléments de la
réalité et de la pensée trouvaient à la fois leur fondement et leur unité.
44 La doctrine esquissée par Cousin s’appuyait sur un schéma triadique, rappelant
formellement l’allure générale de la science hégélienne : ce schéma superposait trois
niveaux, qu’il n’était pas possible pourtant de considérer comme des « moments »,
puisque leurs effets s’additionnaient entre eux sans que le mouvement de leur
succession semblât relever de la nécessité interne d’un passage. Comme on l’a déjà
remarqué, cette conception ne faisait place à aucune espèce de dialectique. Ces trois
niveaux étaient ceux du « moi », sujet volontaire ou pure conscience évoluant dans un
monde de liberté, celui du « non-moi », réalité extérieure à la conscience et
communiquant avec elle par l’intermédiaire de la sensation, dans la forme de la
nécessité ; enfin, celui de la « raison impersonnelle », unité des deux termes
précédents, qui donnait son ultime objet à la nouvelle métaphysique.
45 Cette triade évoquait également une espèce de Trinité, analogue à celle du
christianisme. Et ce rapprochement autorisait une interprétation rationnelle du
rapport de la philosophie à la religion. Cousin expliquait en effet que la religion
donnait, sous la forme spontanée d’un sentiment ou d’un pressentiment, la
représentation anticipée du véritable système de la réalité et de la pensée, dont il
revenait à la philosophie de donner, ultérieurement, un exposé complètement réfléchi :
cette doctrine de la spontanéité et de la réflexion a peut-être été l’aspect le plus
intéressant de l’hégélianisme de Cousin, qui devait fort retenir, plus tard, l’attention du
jeune Renan. Dans la sixième leçon de son Cours, Cousin déclarait précisément dans ce
sens :
Quand la réflexion se développe, sous le moi humain et sous la nature apparaît un
être qui les contient tous les deux, et qui n’est lui-même contenu par aucun autre ;
et ainsi se pose le fondement de la vérité complète et aussi de la véritable religion 22.
195

46 La véritable religion, cela signifie ici la philosophie rationnelle, qui résout tous les
conflits du réel et de la pensée. Cette thèse théorique contenait ainsi les prémisses
d’une politique, réglant les rapports de l’Église et de l’État sur cette base donnée par la
philosophie. Ceci devait valoir à Cousin d’être la cible d’attaques acharnées des
cléricaux, qui ont vu en lui le promoteur, avant la lettre, d’un enseignement laïcisé.
47 Les éléments du système cousinien s’emboîtaient de manière à assurer le passage du
fini à l’infini, même si faisait défaut le principe interne de cette progression :
Le fait le plus clair et le plus approfondi auquel puisse parvenir la philosophie, c’est-
à-dire la réflexion, c’est la conscience immédiate 1/ de deux termes finis : le moi et
la nature extérieure, phénomènes variables se limitant l’un l’autre, 2/ d’un terme
infini. L’aperception de ce dernier terme rend seule possible l’aperception du fini,
comme à son tour la vue du fini est la condition indispensable de la vue de l’infini.
Le premier comme le dernier fait de la vie philosophique se partagera toujours pour
nous en deux parties : l’une renfermant le moi et la nature, en un mot le fini ;
l’autre comprenant un troisième élément : l’infini ou l’absolu, qui est le fondement
et la raison ontologique des deux autres, et qui trouve en eux l’occasion de son
apparition dans l’intelligence humaine, ou si l’on veut sa base psychologique. Tout
fait intellectuel réfléchi peut donc s’exposer sous cette formule : pas de fini sans
infini et réciproquement ; et dans le sein du fini, pas de moi sans non-moi, pas de
non-moi sans moi. Tel est le commencement et la fin de la vie philosophique 23.
48 Nous avons ici un bon témoignage de ce qu’était l’éclectisme philosophique : il permet
de comprendre l’effet de surprise et de rupture provoqué par les considérations que
Cousin avait commencé à propager au retour de ses premiers voyages en Allemagne, et
l’impression d’obscure profondeur que celles-ci suscitèrent. À y regarder de plus près,
le schéma d’argumentation ainsi esquissé présentait en quelque sorte deux versants :
un versant allemand et un versant français, plus ou moins harmonieusement associés.
49 Ce qui paraissait venir d’Allemagne, dans l’argumentation de Cousin, c’était l’idée d’une
raison absolue permettant de penser l’unité du sujet et de l’objet (du « moi » et du
« non-moi »), et aussi celle de l’absolu et du relatif (de l’infini et du fini). C’était sur ce
point que Cousin semblait se rapprocher le plus d’une dialectique, au point même, mais
c’était un cas exceptionnel, d’utiliser ce terme, comme il l’a fait dans le programme
d’un cours sur les vérités absolues professé la même année 1818 à l’École normale, où il
tenait des propos plus libres, devant un public sélectionné et en principe averti, qu’à la
Sorbonne :
Simultanéité actuelle et primitive, et en même temps perpétuelle discordance du
contingent et de l’absolu, du particulier et de l’universel, du fini et de l’infini. La
dialectique les met en harmonie ; et là comme partout l’emploi de la science est de
lever l’apparente contradiction qui éclate partout et accable l’intelligence 24.
50 Un peu plus tard, en 1820, Cousin devait développer cette idée d’une manière qui, de sa
part, était particulièrement audacieuse :
La pensée fait effort pour aller au-delà, pour approfondir le dualisme et trouver
l’unité absolue. Elle ne le peut, et pourquoi ? Pensez-y bien. Messieurs, c’est que
trouver l’unité absolue, ce serait trouver l’unité sans quelque chose qui la trouve,
sans une distinction entre l’unité trouvée et ce qui l’atteint. Dans toute pensée, il y a
toujours une distinction ineffaçable, soit entre la pensée et un objet extérieur, soit
dans la pensée elle-même. Il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à l’unité que
d’anéantir la pensée25.
51 Cette dernière formule, « anéantir la pensée », représentait en quelque sorte l’extrême
concession que Cousin pouvait faire à l’hégélianisme, dans la mesure où elle évoquait la
196

nécessité où se trouve la pensée de se nier elle-même, comme pensée limitée, pour


parvenir à l’idée absolue. Dans un tel propos, on pouvait connaître l’ombre portée par
la négativité.
52 Mais cette espèce de fascination à l’égard de conceptions qui passaient alors pour
spécifiquement allemandes était aussitôt contrôlée, et jusqu’à un certain point
annulée : les thèmes exotiques auxquels elle avait donné une brève occasion de
s’exprimer étaient aussitôt réinterprétés, en même temps qu’ils étaient annexés à une
tradition dont la marque était au contraire indiscutablement française. En effet. Cousin
présentait ce qu’il appelait la « vie philosophique », c’est-à-dire le cycle rassemblant le
fini et l’infini, comme un « fait » positif, donné dans une « aperception »,
immédiatement accessible à la conscience, et empruntant à celle-ci les moyens de son
élaboration intellectuelle. Ce fait se présentait donc sous une double forme :
spontanée – alors, c’était à une psychologie d’en fixer l’image – ; et réfléchie – et alors il
donnait lieu à une véritable construction ontologique, allant au-delà des données
immédiates de la conscience, ou encore, pour reprendre la formule précédente,
anéantissant la pensée, c’est-à-dire la pensée consciente.
53 Le projet de Cousin peut donc être exposé dans ces termes : il s’agissait pour lui de
réconcilier la tradition allemande et la tradition française en philosophie, en
rassemblant dans un même système la description psychologique des faits de
conscience et la spéculation métaphysique sur l’absolu, suivant une démarche qui de
très loin pouvait paraître ressemblante à celle de Hegel, mais lui était en fait
antagonique.
54 La nouvelle métaphysique, résultant du passage de la conscience spontanée à la
conscience réfléchie, devait aussi réconcilier expérience et raison, en réalisant une
sorte d’équilibre entre le point de vue de l’immanence et celui de la transcendance.
Dans la 11e leçon du Cours, Cousin donnait cet aperçu d’ensemble de sa doctrine :
Nous admettons que la vie humaine, c’est-à-dire cette liberté douée de raison et
d’amour, se renferme d’abord dans le point de vue du moi et du non-moi, avec une
conception vague de l’être absolu ; que bientôt elle s’élève aux idées absolues du
vrai, du beau et du bien, et qu’enfin elle rapporte ces idées à un être substantiel,
premier et infini, dont elle conçoit l’existence et dont il lui est interdit à jamais de
comprendre l’essence. Il n’y a dans tout ceci ni personnification de la nature
extérieure, ni invocation, ni évocation de forces contingentes, ni surtout tentative
de contempler ou de sentir l’être infini sans voile et sans obstacle. Entre le moi
libre, phénomène individuel et fini, et Dieu, substance absolue et infinie, existe un
intermédiaire qui nous apparaît sous trois formes : le vrai, le beau et le bien ; c’est
par ce médiateur seulement que nous arrivons à la conception de Dieu ; le seul
moyen qui nous soit offert pour nous élever jusqu’à l’être des êtres, c’est de nous
rendre, le plus qu’il nous est possible, semblables au médiateur, c’est-à-dire de nous
consacrer à la recherche de la vérité, à la reproduction du beau, et surtout à la
pratique du bien26.
55 Dans l’évocation de cet itinéraire conduisant du sujet à la substance, de la psychologie à
l’ontologie, se retrouvaient simultanément des thèmes d’inspiration cartésienne –
l’idée d’un infini que l’esprit individuel peut appréhender rationnellement sans
pourtant parvenir à le comprendre –, des thèmes hégéliens – l’idée que le passage du
fini à l’infini suppose l’intervention de médiations –, et des thèmes platoniciens – l’idée
de formes intellectuelles pures réfléchissant l’absolu dans la conscience. Plus tard,
après s’être lui-même délivré des contraintes que lui imposait son système. Cousin
197

allait reconnaître un rôle crucial à ces idées intermédiaires – le vrai, le beau et le bien –,
et édifier sur ces lieux communs un discours de la raison publique 27.
56 Dans le système de Cousin tel que l’esquissait le Cours de 1818, ces idées remplissaient
une double fonction de médiation. D’abord, elles donnaient les moyens d’une synthèse
rationnelle, en lieu et place d’un principe effectivement dialectique, puisque la doctrine
de l’éclectisme ne pouvait faire place à une négativité interne assurant le passage
réciproque du fini dans l’infini : c’était donc sur elles que s’appuyait la réconciliation de
la psychologie et de l’ontologie. D’autre part, ces idées, qui représentaient les formes
ultimes à travers lesquelles la raison humaine « réfléchissait » l’absolu, maintenaient le
statut transcendant de ce dernier : ainsi l’infini était-il maintenu dans une réserve
inaccessible par rapport au fini, au moment même où il était réconcilié avec lui. Cette
construction permettait de rétablir une sorte d’équilibre, en épurant les doctrines du
savoir absolu, d’inspiration allemande, des aspects négatifs qu’elles pouvaient
présenter au point de vue des traditions spécifiques de la philosophie française. On le
voit : Cousin s’était préservé dès le départ contre les accusations d’immanentisme ou de
« panthéisme » qui devaient plus tard être portées à l’encontre de sa doctrine.
57 En étudiant les phases ultérieures de la production philosophique de Cousin, nous
pourrions vérifier que celui-ci s’est constamment employé à adapter l’expression de sa
pensée aux contraintes ou aux suggestions occasionnelles de la conjoncture à laquelle
celle-ci était confrontée. Selon les circonstances, il a ainsi accordé une particulière
importance à ces formes intermédiaires qui préservent l’absolu des entreprises de la
connaissance rationnelle, ou bien, au contraire insisté sur le caractère synthétique de la
pensée, à laquelle elles servent de moyens et d’instruments, se rapprochant ainsi ou
s’éloignant, comme à volonté et par des nuances imperceptibles, du modèle
philosophique allemand, dont l’influence, dans tous les cas de figure, n’a jamais pu chez
lui être exclusive, ni même prépondérante. Mais, en arrière de ces continuelles
variations, est quand même demeuré un objectif immuable : celui de donner à la
philosophie le régime d’une religion rationnelle, épuisant le contenu spéculatif de
l’infini divin tout en en maintenant les mystères, selon un équilibre fluctuant, qu’il
fallut sans cesse réadapter aux exigences du moment et des rapports de forces que
celui-ci induisait. On verrait ainsi que Cousin a pu, par la suite, modifier les dosages
entre ses idées, mais qu’il n’en a introduite aucune qui fût véritablement nouvelle : il a
retranché, rectifié et parfois renforcé, parfois affaibli la portée de certaines
formulations, sans en modifier le contenu spéculatif, qui a été ainsi définitivement fixé.
Et c’est pourquoi ce cours de 1818, dont le souvenir allait rester légendaire, a constitué
pour Cousin un pôle de référence auquel il n’a cessé ensuite de se reporter, pour y
puiser, selon les convenances et les circonstances, analyses et arguments 28.

NOTES
1. V. Cousin, Fragments philosophiques, Paris, Ladrange, 1833, préface, p. XXXIII.
2. Cité par J. Simon, Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887, p, 14.
198

3. J. Pommier a analysé cette caractéristique des écrits de Cousin dans « L’évolution de


V. Cousin », Revue de l’histoire de la philosophie, 1931.
4. V. Cousin, Discours prononcé à l’ouverture du cours de l’histoire de la philosophie, le 13 décembre 1815,
imprimé sous forme de brochure séparée, Paris, 1815, p. 11.
5. V. Cousin, Discours prononcé..., op. cit.
6. Ibid., p. 32.
7. V. Cousin, Cours d’histoire de la philosophie moderne pendant les années 1816 et 1817, Paris,
Ladrange, 1841, p. 36.
8. Mme de Staël s’était réinstallée à Paris en 1815, et elle allait y mourir en 1817. Son ouvrage De
l’Allemagne, publié en 1810 sous l’Empire et aussitôt censuré, avait commencé à répandre dans le
grand public un large intérêt pour les idées allemandes.
9. Mme de Staël, De l’Allemagne, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, t. II, part. III, chap. 7, p. 141.
10. L. Bautain, Les choses de l’autre monde. Journal d’un philosophe, Paris, Hachette, 1868, p. 428-432.
Cousin, à la fin de sa vie, a également donné un récit de ce voyage, dans un article paru dans la
Revue des Deux Mondes en août 1866 : « Souvenirs d’Allemagne ».
11. Lettre de Hegel à Cousin, 5 août 1818 (Hegel écrivait à Cousin directement en français).
12. V. Cousin, « Souvenirs d’Allemagne », art. cité.
13. Ibid.
14. P. Janet, Victor Cousin et son œuvre, Paris, Calmann-lévy, 1885, p. 82 et 92.
15. Lettre écrite de Kehl le 15 novembre 1817, reproduite par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, M.
Victor Cousin, sa vie et sa correspondance, Paris, Hachette, 1895, t. I, p. 74.
16. Le jeune Balzac, alors très préoccupé de philosophie, en a été un auditeur enthousiaste.
17. P. Janet, Victor Cousin et son œuvre, op. cit, p. 57.
18. V. Cousin, Cours de philosophie professé à la faculté des lettres pendant l’année 1818, sur le fondement
des idées absolues du vrai, du beau et du bien, publié avec son autorisation et d’après les meilleures
rédactions de ce cours par M. Adolphe Garnier, Paris, Hachette, 1836. Cette première publication du
Cours de 1818, postérieure de près de vingt ans au moment où il fut effectivement prononcé, est
sans doute la plus proche de sa forme originale.
19. Ibid., p. 11.
20. Ibid., p. 13.
21. V. Cousin, Cours de philosophie..., op. cit., p. 15.
22. V. Cousin, Cours de philosophie..., op. cit., p. 51.
23. Ibid., p. 52.
24. Reproduit dans V. Cousin, Fragments philosophiques, op. cit., p. 300-301.
25. Cours de 1820, cité d’après des documents inédits par P. Janet, V. Cousin et son œuvre, op. cit.,
p. 127.
26. Cours de 1818, op. cit, p. 109.
27. Sur l’usage par Guizot de ce concept à la même époque, voir supra la dernière partie du
chapitre VIII.
28. Sur tous les points abordés dans cette étude, voir pour plus de détails les deux articles de J.-P.
Cotten : « La philosophie écossaise en France avant V. Cousin – V. Cousin avant sa rencontre avec
les Écossais », dans Victor Cousin, les Idéologues et les Écossais, Paris, Presses de l’Ecole normale
supérieure, 1985, p. 99-157, et « Pour une histoire impure de la philosophie – Th. Reid à l’époque
de l’éclectisme », Les Cahiers de Fontenay, 55/57, Du banal au merveilleux, Mélanges offerts à Lucien
Jerphagnon, 1989, p. 215-229.
199

Chapitre XIV. Philosophies laïques

1 Quel contenu peut-on assigner à l’idée de laïcité ? Faut-il ramener celle-ci à une
évidence naturelle, universelle et nécessaire, alors qu’elle se présente au départ sous
une forme polémique et répulsive dont le concept institue un partage plutôt qu’il ne
promeut une spéculation positive ? La notion de neutralité qui a été souvent utilisée
pour en expliciter la signification n’assume d’abord qu’une valeur négative : Jules
Simon, qui, au moment où furent promulguées les lois scolaires de la République, la
combattit sur sa droite en l’assimilant au « nihilisme » destructeur de la société 1, et
Jean Jaurès, qui l’a critiquée une trentaine d’années plus tard sur sa gauche en
déclarant : « En fait il n’y a que le néant qui soit neutre 2 », s’accordaient au moins sur ce
point. Quelle dialectique requérir pour lire dans cette négation une affirmation ? À ce
sujet précisément, Charles Péguy déclarait :
Les négations métaphysiques sont des opérations métaphysiques, au même titre
que les affirmations métaphysiques souvent plus précaires, ou, pour parler
exactement, les négations étant, généralement et génériquement, des affirmations
retournées, étant une sorte particulière d’affirmation [...]3.
2 Quels présupposés philosophiques ont soutenu ou accompagné la genèse de l’idéologie
laïque, appréhendée selon ses différentes composantes ?
3 1. D’abord, la laïcité se présente comme une idéologie politique dont l’orientation est
nationale et républicaine. C’est ce qu’indique la signification littérale du terme
« laïque » dont cette notion est dérivée : opposé à klerikos, laïkos exprime le fait d’être
du peuple (laos). En développant cette référence étymologique, on arrive à cette
conclusion :
Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les
clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du
« laos », c’est l’esprit démocratique et populaire4.
4 Qu’elle le constitue ou qu’elle l’exprime, la laïcité est donc en corrélation avec l’esprit
public tel qu’il est directement issu de la communauté nationale. rassemblée au-delà
des clivages et des divisions qui, par ailleurs, la séparent d’elle-même :
Une France unie, partout semblable à elle-même, une France qui pourra
véritablement, dans son repos et dans sa force, recueillir et réunir tous ses enfants 5.
200

5 Dans cette référence à la cohésion souveraine du peuple rassemblé en esprit et fondant


organiquement son droit, on reconnaît sans peine un héritage de la pensée
révolutionnaire. C’est lui qui conduit à affirmer la valeur de
l’esprit laïque, c’est-à-dire l’esprit de raison, l’esprit de tout le monde, celui de la
société générale, celui des traditions historiques de tout ordre, bref le libre esprit
humain et national6.
6 Par là, l’idée laïque s’inscrit dans une tradition politique : celle des droits de l’homme et
du citoyen (1789) et celle du suffrage universel (1848), dont elle se présente comme
l’opérateur institutionnel, l’agent effectif de sa mise en œuvre.
7 Il faut donner à la voix du peuple, enfin libérée, les moyens de se faire entendre. De
cette ambition, Michelet a donné une expression particulièrement frappante dans sa
poétique démesure :
Aujourd’hui encore je creuse [...]. Je voudrais atteindre au fond de la terre. Mais ce
n’est pas cette fois un monument de haine et de guerre civile que je voudrais
exhumer [...]. Ce que je veux, c’est au contraire de trouver, en descendant sous cette
terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se
garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries
de l’amour7.
Un fond immuable, inaltérable de sociabilité dort ici dans les profondeurs. Il est
tout entier en réserve ; je le sens partout dans les masses, lorsque j’y descends,
lorsque j’écoute et observe8.
8 C’est pourquoi l’histoire véritable est l’histoire nationale qui est immergée dans ce fond
de la sociabilité populaire.
9 Mais s’il faut une telle écoute pour rendre voix à la voix des simples qui fait le tout de
la nation, c’est que cette voix altérée ou refoulée, de toute façon opprimée, a été rendue
imperceptible :
Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part), ils ont cette
misère commune que leur instinct est méconnu, qu’eux-mêmes ne savent point
nous le faire comprendre [...]. Spectacle étrange ! D’une part des existences pleines
de jeune et puissante vie... Mais ces êtres sont comme enchantés encore, ils ne
peuvent bien faire entendre leurs pensées et leurs douleurs [...]. Qui ne ferait des
vœux pour ce grand peuple qui, des basses et obscures régions, aspire et monte à
tâtons, sans lumière pour monter, n’ayant pas même une voix pour gémir [...]. Mais
leur silence parle9.
10 Animal, enfant et sauvage à la fois, le peuple est tout instinct : sa pensée est profonde
parce qu’elle « dort » dans les profondeurs dont elle n’a pas encore été tirée par le
travail de la réflexion : et c’est pourquoi il lui faut un interprète qui donne forme à
cette pensée, et tout simplement la rende audible.
11 De ce sourd travail de la pensée populaire, grosse d’une vérité qu’il faut l’aider à
enfanter, on trouve une exposition non moins saisissante sous la plume d’Amédée
Jacques, l’un des élèves de Victor Cousin :
Au sein des masses populaires, de cette multitude à laquelle on jette l’outrage,
entassée dans d’étroites demeures où l’exiguïté de l’espace rapproche les corps et la
communauté des souffrances unit les cœurs, un travail de fermentation sourde
s’accomplit incessamment, dont ceux-là mêmes en qui il se passe n’ont ni le secret
ni presque la conscience : c’est comme un foyer toujours actif de sentiments et
d’idées, d’où s’échappent par instant des émanations et des lueurs. Le véritable
homme public, l’homme appelé à l’influence, à la puissance, à la gloire, le grand
citoyen en un mot, c’est celui qui, ressentant en lui énergiquement le contrecoup
des agitations des entrailles du peuple, en pénètre le sens et sait donner à la pensée
201

publique, en elle-même indécise et fugitive, soit une forme par la parole et par la
plume, soit une réalité par l’action10.
12 Philosophiquement, cette doctrine de l’instinct populaire s’appuie sur deux références
qui, alors qu’elles divergent sur tous les autres, se sont rencontrées sur ce point au
moins. Au XIXe siècle, les grands théoriciens de la spontanéité ont été Victor Cousin et
Auguste Comte, qui ont également conféré à cette notion une portée politique. La
raison spontanée, chez Victor Cousin, c’est cette forme immédiate de la pensée au sens
hégélien de la notion d’immédiateté, dont l’évolution historique donne ensuite une
analyse graduelle, selon le principe d’une succession dans les phases complexes de
laquelle le philosophe devra démêler erreur et vérité. Chez Auguste Comte, la
spontanéité, c’est la nature même de l’esprit collectif, qui anticipe sur tous les
jugements de la conscience individuelle et les intègre d’emblée dans son ordre suivant
la règle qui, définitivement, subordonne le dynamique au statique. Or, pour Comte
comme pour Cousin, cette spontanéité qui constitue l’esprit populaire est,
spontanément si l’on peut dire, théologique : elle représente ce fond primitif de pensée
irréfléchie dont la philosophie rationnelle devra, à terme, se dégager, sans jamais s’en
détacher complètement.
13 Ainsi s’est élaborée, en même temps que s’effectuait la gestation de la république
démocratique, et essentielle à la mise en place de ses institutions, la figure mythique du
peuple enfant, détenteur d’un savoir latent et porteur ou récepteur, voire garant, de
toutes les vérités possibles par le fait même de la virtualité de sa puissance spirituelle,
massive et endormie, en attente du travail de sa révélation. Marx lui-même, dans la
mesure où il a repris à la philosophie hégélienne l’idée d’un sujet de l’histoire, n’est pas
resté indifférent à cette mythologie, selon ses composantes naturaliste ou spiritualiste,
ni au providentialisme qu’implicitement elle suggère. L’image de la nature, ou de
l’esprit populaire, qui informe toute la pensée laïque est porteuse d’un véritable
programme politique : celui d’une libération par l’éveil, qui enracine ses productions
dans l’intériorité d’un savoir déjà tout donné sous une forme unanime et inconsciente.
Ainsi, les voies normales de l’histoire et de la société sont celles qui conduisent de
l’obscurité à la lumière.
14 Très logiquement, la représentation du peuple enfant conduit à celle du peuple écolier ;
pour que soient tenues les promesses de la conscience populaire, il faut une institution
spécifique qui opère sa libération : et cette institution, c’est évidemment l’école. Sur ce
point encore les traditions théoriques du positivisme et du spiritualisme se recoupent,
par le rôle prééminent qu’elles reconnaissent à la fonction enseignante, qui assure la
cohésion de l’esprit public par laquelle la nation se rassemble, en fait et en droit.
15 2. On parvient ainsi à un second niveau de la pensée laïque, qui la fait apparaître
comme une idéologie pédagogique, assignant son lieu propre à l’instauration de la
souveraineté populaire :
L’école est véritablement le séminaire de l’avenir, notre séminaire à nous, celui d’où
sortiront des citoyens mûrs pour les difficultés de la vie intérieure, et prêts aussi
pour le service extérieur de la France, le séminaire républicain, qui implique à mon
sens cette triple nécessité : obligation, gratuité, laïcité 11.
16 Le peuple enfant, c’est aussi le peuple des enfants, qui offre à la République le matériau
nécessaire à son œuvre d’édification et de formation, où toutes ses autres activités
trouvent leur source et leur garantie de légitimité. Ainsi, la politique républicaine se
prolonge dans une pédagogie qui, en retour, lui donne son fondement.
202

17 Pour la représenter, cette conception met en avant une nouvelle figure, non moins
mythique que la précédente, celle de la société école, qui intègre à sa propre
organisation les modalités d’élaboration et de transmission du savoir, et définit par
elles ses conditions d’existence. La République enseignante confère à ses membres une
studieuse citoyenneté, scolairement sanctionnée, qui effectue leur communauté par
l’intermédiaire de la vérité à laquelle elle les lie univoquement. Par cet apprentissage
civique, où les devoirs de l’élève préparent et préfigurent ceux de l’électeur, l’éducation
met au jour, et en même temps cimente, le principe de sociabilité dont le peuple a le
dépôt, et qu’il revient à l’Etat maître d’école de faire fructifier, parce qu’il a l’autorité
pour le faire. Mais, en liant l’autonomie de la fonction pédagogique au plein exercice de
cette autorité et en faisant prévaloir absolument son droit à enseigner, l’Etat
républicain ne risque-t-il pas de s’enfermer dans le cercle vicieux de la liberté et de la
contrainte, au moment où les nécessités de la politique positive commencent
précisément à diverger par rapport aux exigences d’une philosophie spiritualiste ?
Si l’Etat prétend enseigner seul, « pour qu’il n’y ait pas deux France », il attente
évidemment à la liberté, puisqu’il donne un caractère officiel à toutes les croyances.
Sa doctrine n’est ni meilleure ni pire que celle des religions d’État, elle est la même
chose. La différence, s’il y en a une, c’est que la religion d’État opprime la
conscience, et que l’enseignement d’État, ainsi entendu, la supprime 12.
18 Car si l’école est un séminaire public, on ne voit pas comment elle pourrait se passer
d’un catéchisme professé au nom de l’Etat qui l’autorise.
19 Il faut donc se demander jusqu’où va le droit que l’Etat se concède à soi-même en
matière d’enseignement. N’est-il pas justement préservé de la tentation d’être absolu
par la séparation qu’il promulgue et qui le relativise en le limitant ? Le principe
théorique de cette séparation, c’est le partage du spirituel et du temporel, grand thème
spéculatif qui traverse tout le XIXe siècle pour s’accomplir pratiquement dans la
séparation de l’Église et de l’État. Où passe au juste cette ligne de partage ? Selon
Auguste Comte, qui en avait trouvé l’idée initiale chez Saint-Simon, mais l’avait
complètement repensée à la lumière de Joseph de Maistre13, la démarcation qu’elle
effectue doit s’opérer au bénéfice d’une Église savante, complètement libre par rapport
aux interventions de l’Etat qu’elle assiste spirituellement, c’est-à-dire
intellectuellement : c’est ainsi que les Considérations sur le pouvoir spirituel de 1826, avant
la 54e leçon du Cours de philosophie positive, rédigée en 1841, procèdent, au nom des
droits d’une libre pensée avant la lettre, à une paradoxale réhabilitation du
cléricalisme, exemplairement illustrée par l’exemple du catholicisme médiéval, ramené
il est vrai à sa pure forme institutionnelle et expurgé de son contenu dogmatique.
L’Eglise nouvelle à laquelle pense Auguste Comte, c’est l’École polytechnique, devenue
un centre d’initiative philosophique et scientifique, complètement autonome à la fois à
l’égard d’influences théologiques rétrogrades et des conditions particulières du
gouvernement temporel, et communiquant à la société tout entière, de manière à en
forger l’esprit général, son savoir organique. Cette conception est surtout exemplaire
en ceci : elle fait apparaître que le schéma de la séparation, appréhendé dans ses
sources théoriques, débouche sur une relation triangulaire, et non simplement duelle,
dont les termes sont l’Église (au sens traditionnel), l’École (ou l’Église nouvelle) et l’État.
20 L’instituteur à l’école, le curé à l’église et le maire à la mairie : cette formule, sans cesse
répétée au moment où furent promulguées les lois scolaires de la République, doit être
prise à la lettre. Elle pose l’autonomie respective de la croyance, du savoir et de la loi,
en assignant exclusivement à chacune de ces instances le lieu où elle a le droit de
203

s’exercer. Ainsi, la séparation scolaire fait de la fonction enseignante elle-même un


absolu, parce qu’elle la préserve de toutes les influences extérieures qui troubleraient
son ordre général :
Restez, Messieurs les instituteurs, là où nos lois et nos mœurs vous ont placés,
restez avec vos petits enfants dans les régions sereines de l’école ! Cette abstention
de l’instituteur est d’autant plus nécessaire que le régime sous lequel nous vivons
est plus profondément démocratique14.
21 En refusant de voir en l’instituteur, et dans l’enseignant en général, un fonctionnaire
comme les autres, la République entendait donc lui imposer un surcroît d’obligations,
restreignant jusqu’à ses droits individuels de citoyen : il fallait, pour qu’il méritât la
réserve de l’Église, qu’il se mît en réserve de l’État.
22 On voit donc que les deux formules de la société école et de l’État enseignant, loin de se
situer logiquement dans le prolongement l’une de l’autre, sont tendanciellement en
contradiction : en prenant le relais de la politique, la pédagogie s’expose au risque
d’entrer en conflit avec elle. Le rôle fondamental de l’école dans une société
démocratique étant de donner son expression à la voix populaire, et cette expression
étant au départ limitée par les conditions qui en définissent la forme institutionnelle, il
reste à préciser, à déterminer, le contenu transmis par l’intermédiaire de cette forme
vis-à-vis de laquelle, sous peine de crise, il ne peut demeurer complètement indifférent
et neutre. Que doit enseigner cette école pour qu’elle apprenne au peuple qui la
fréquente à devenir soi ?
23 3. À ce point, la laïcité se présente comme une idéologie morale. On sait l’importance qu’a
eue la question de l’éducation morale lorsque s’est mise en place l’école républicaine :
la morale a eu ce rôle stratégique parce que seule elle était en mesure de surmonter la
contradiction de la politique et de la pédagogie, en déplaçant celle-ci du terrain de
l’instruction sur celui de l’éducation, suivant la tendance qui devait également
transformer l’instruction publique en éducation nationale. L’État démocratique n’ayant
pas à confirmer ou à infirmer des vérités scientifiques, par définition situées hors de
son emprise et placées au-dessus de sa garantie, il ne lui reste plus qu’à cautionner une
conviction morale dans laquelle il délivre son inspiration fondamentale. De la
surabondante littérature qui a noyé cette question dans un flou poétique, aussi
suggestif qu’inconsistant, on extraira ici deux références, significatives surtout par leur
contraste, tant leurs bases théoriques, panthéisme et rationalisme critique, paraissent
peu conciliables, tout aussi peu du moins qu’un matérialisme et un spiritualisme.
24 Selon la présentation de la doctrine saint-simonienne professée par Bazard en 1829, la
société organique, fondée sur un principe d’association réduisant progressivement les
antagonismes de la société critique, suppose une culture de l’assentiment, qui fait
régner l’harmonie dans les rapports sociaux en « attachant » les individus les uns aux
autres par le commun partage d’un identique régime vital et mental : la dépendance
réciproque résultant de la division nécessaire des travaux devient alors un lien affectif,
qui se nourrit complètement de soi-même, sans référence à la représentation d’aucun
ordre extérieur15.
Dès que l’éducation morale vient à manquer, les liens sociaux se relâchent et
bientôt ils se rompent16.
25 Il doit donc s’agir d’une formation générale, ne portant pas sur des objets particuliers,
mais assurant la cohésion des représentations collectives : assentiment et
consentement relèvent en effet du sentiment, qui unit, alors que le raisonnement
204

divise, ou peut le faire (c’est le point sur lequel Auguste Comte s’est opposé d’abord au
saint-simonisme, avant de le rejoindre dans la période finale de sa propre évolution).
Pour surmonter ses antagonismes, il faut que la société élabore et diffuse aussi
largement que possible une représentation suffisamment unifiée de son organisation
pour que celle-ci se fasse aussi aimer et préférer à tous les autres intérêts, individuels
ou interindividuels. Dans cette perspective, la société école est la société qui s’enseigne
soi-même, en ce sens qu’elle s’offre simultanément à ses membres comme sujet et
comme objet de son étude. Ce sujet-objet ne se renferme pas d’ailleurs sur une formelle
contemplation de soi, mais il s’ouvre à la considération concrète du monde auquel il
s’intégre complètement : c’est là que se situe la dimension « panthéiste » de cette
conception. Saint- Simon lui-même avait tenté de repenser le concept social de
« sympathie » emprunté à Adam Smith, en le fondant sur la compréhension du
déterminisme naturel, en rapport avec le concept d’attraction universelle. Le saint-
simonisme a repris cette conception, en en accentuant encore la signification
dynamique :
Le principe le plus large sur lequel sont fondées toutes nos vues d’avenir [...], c’est
celui qui, à chaque époque de civilisation, détermine l’affection du citoyen pour la
société, pour l’univers entier dont il fait partie, et les lui fait chérir partout, parce
que partout il retrouve, ce principe, manifesté sous mille formes différentes 17.
26 La cohésion organique que développe ainsi l’éducation morale doit finalement
triompher, dans la mesure où elle ne sépare pas l’aspect intégratif et l’aspect expansif
de son message : elle lie les hommes par l’entremise d’une loi qui est en dernière
instance naturelle et dont elle assure la saisie intuitive, bien moins rationnelle
qu’affective.
27 Pour Jules Barni, qui n’a pas été seulement le traducteur et le commentateur de Kant,
mais qui a aussi apporté une contribution essentielle à la formation de la pensée
républicaine, l’éducation morale trouve son principe, non dans la nature, mais dans la
conscience rationnelle, qui impose d’emblée à l’individu le respect de soi, à travers la
connaissance complète de ses droits et de ses devoirs :
La démocratie a donc sa condition dans la morale. En ce sens, on peut dire que le
problème démocratique se résout dans le problème moral [...]. Je veux tirer de la
morale, c’est-à-dire des lois mêmes de la raison, l’exposition des vertus propres à
fonder le règne de la vraie démocratie, et opposer ces vertus aux vices qui peuvent
l’atteindre et la perdre18.
28 Les problèmes de l’organisation sociale trouvent finalement leur solution au niveau de
la culture morale de l’individu :
Les institutions démocratiques ont sans doute par elles-mêmes une vertu
moralisatrice : elles développent dans l’homme le sentiment de sa dignité, en
faisant de lui une personne au lieu d’une chose, un citoyen au lieu d’un sujet ; elles
développent aussi en lui l’esprit public, que le despotisme a pour but d’étouffer dans
les âmes ; mais encore faut-il que ces institutions soient elles-mêmes soutenues par
les mœurs de ceux auxquels elles s’appliquent. Comment la liberté se maintiendra-
t-elle dans l’égalité, et comment l’égalité elle-même subsistera-t-elle, si le respect
de la liberté et ensemble celui de l’égalité, c’est-à-dire en somme le respect du droit
commun, n’est pas la vertu des citoyens19 ?
29 C’est en apprenant au sujet individuel à s’appartenir complètement qu’on l’aide à
devenir un citoyen, selon une logique qui subordonne la politique à la morale en
enracinant les vertus sociales dans les vertus individuelles, et en suivant la déduction
rationnelle qui conduit de l’une à l’autre.
205

30 Qu’elle se fonde sur un sentiment collectif, dont les garanties sont finalement
naturelles, ou sur la conscience d’une loi rationnelle dont le principe ne peut se
formuler qu’à partir des dispositions de la conscience individuelle, l’éducation morale
apporte donc la puissance de conviction sans laquelle le lien social est en permanence
menacé de se défaire. L’idée laïque synthétise ainsi la commune manière de penser qui
représente en droit l’esprit du peuple tout entier dans l’esprit de chacun en particulier :
et si elle est neutre philosophiquement, c’est dans la mesure où elle est indifférente à
l’ordre dans lequel s’effectue cette liaison, que celle-ci procède du tout aux parties, de
la société à l’individu, ou des parties au tout, des individus à la société. Mais cette
neutralité n’est maintenue qu’au prix d’une identification du moral et du collectif, qui
suppose que soit provisoirement mise hors-jeu l’instance politique.
31 4. Alors, la laïcité apparaît sous la forme d’une idéologie sociale, et ce niveau est sans
doute le plus profond, à la fois essentiel et principiel, de ceux que nous avons
rencontrés jusqu’ici. Disons sommairement pour commencer que le social est ce qui
assure, ou est censé assurer. la jonction du politique, du pédagogique et du moral, car
sans son intervention ces éléments risqueraient de n’être que des entités abstraites,
tendanciellement opposées entre elles.
32 Pour comprendre ce conditionnement proprement social de la pensée laïque, il faut
remonter plus loin que nous ne l’avons encore fait, jusqu’aux textes fondateurs où
toutes les théories de l’enseignement républicain ont trouvé leur source effective : ils
ont été écrits par Condorcet pendant les phases initiales de la Révolution. Prenons ce
discours dans la forme élaborée qu’en a donnée la posthume Esquisse historique d’un
tableau des progrès de l’esprit humain de 1794. La dixième et dernière « époque » exposée
dans cet ouvrage est celle de la société de l’avenir qui, assurant à tous ses membres une
formation scolaire élémentaire, tendra à l’homogénéisation la plus complète que
possible du corps social :
L’égalité d’instruction, que l’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est
celle qui exclut toute dépendance, ou forcée ou volontaire20.
33 Cette uniformisation ne prétend pas faire disparaître la différence naturelle des
dispositions intellectuelles et des situations sociales qui leur correspondent
normalement, mais elle en modère les effets :
Il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des
talents ne peut plus élever une barrière entre les hommes à qui leurs sentiments,
leurs idées, leur langage permettent de s’entendre ; dont les uns peuvent avoir le
désir d’être instruits par les autres mais n’ont pas besoin d’être conduits par eux ;
peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les éclairer, mais non être forcés
de le leur abandonner avec une aveugle confiance21.
34 Dans une telle société, grâce à la commune possession d’un langage élémentaire, tous
les hommes pourront « s’entendre » : l’ignorant consentant librement à être informé
par le savant, le pauvre décidant lui-même d’être représenté dans les assemblées par de
plus capables que lui, selon le principe de l’égalité dans la différence :
Et quand même cette différence serait plus grande, si on compare seulement la
force, l’étendue des facultés, elle ne deviendrait pas moins insensible, si l’on n’en
compare que les effets dans les relations des hommes entre eux, dans ce qui
intéresse leur indépendance et leur bonheur22.
35 Au travers de ces lignes, émerge un concept inédit, celui du social, défini comme un
ensemble de rapports de communication, dont la condition fondamentale est la
possession d’un langage commun.
206

36 Là est le secret de la société démocratique, qui édifie ses rapports sociaux sur la
transparence et l’automatisme de la communication. En explorant les profondeurs
encore inavouées de la pensée populaire, Michelet devait faire aussi cette découverte :
Si seulement les deux enfants, le pauvre et le riche, avaient été assis aux bancs
d’une même école, si, liés d’amitié, divisés de carrières, ils se voyaient souvent, ils
feraient plus entre eux que toutes les politiques, toutes les morales du monde. Ils
conserveraient dans leur amitié désintéressée, innocente, le nœud sacré de la Cité
[...]. Le riche saurait la vie, l’inégalité, et il en gémirait ; tout son effort serait de
partager. Le pauvre prendrait un grand cœur et le consolerait d’être riche 23.
37 Ainsi, l’école reproduit l’inégalité du riche et du pauvre : elle rend leur différence
supportable en la transformant en complémentarité. La solidarité, « nœud sacré de la
Cité », doit être apprise, et il faut une école pour l’enseigner, parce qu’elle n’est pas
donnée naturellement dans les faits, qui la rendent au contraire difficile et improbable :
cet apprentissage fait de l’égalité un droit, en précisant et en restreignant les limites
dans lesquelles celui-ci peut être revendiqué.
38 C’est de cette manière que l’école socialise les individus, en les préparant à entrer dans
des rapports sociaux qui les unissent en les séparant : elle leur garantit à cet effet les
conditions minimales de communication qui, comme disait Condorcet, leur permettent
de « s’entendre ». On retrouve exactement la même idée chez Amédée Jacques,
philosophe spiritualiste qui s’était engagé, sous la Seconde République, au scandale de
son maître Victor Cousin, dans le processus de la révolution démocratique :
L’intelligence des principes de l’ordre social n’aura pas sans doute dans tous les
esprits le même degré de clarté et de profondeur. Très développé en ceux qui sont
chargés de faire ou de réformer les lois, elle pourra l’être moins en ceux qui se
bornent à les appliquer, moins encore en ceux qui n’ont que la tâche de les défendre
ou le devoir de les observer. Mais il faut que tous participent en quelque mesure à
cette intelligence. Il le faut sous n’importe quel régime ; il le faut surtout sous le
régime démocratique où le peuple est souverain et se gouverne lui-même. Comment
le ferait-il sans un peu de cette lumière, nécessaire même pour bien obéir 24 ?
39 « Un peu de lumière » : ce qui est strictement nécessaire pour pouvoir participer « en
quelque mesure » à l’intelligence universelle. La pensée démocratique, enracinée dans
les profondeurs de l’instinct populaire, est irrésistiblement appelée vers le bas.
40 Le thème de la neutralité atteint ici sa signification véritable : l’inculcation de la forme
pure de communication, sur laquelle les rapports sociaux sont édifiés, suppose, sinon
l’élision complète, du moins la réduction au strict minimum du contenu transmis par
cette forme, dont la transparence serait offusquée par une surcharge de sens. Amédée
Jacques encore, le disciple hérétique, et pourtant fidèle jusque dans son hérésie de
Victor Cousin, se propose dans ses « Essais de philosophie populaire », dont les
dernières livraisons sont sous-titrées « Simples discours d’un instituteur sur l’homme
et sur Dieu », de :
Se rapprocher le plus possible de cette philosophie naturelle qui est, à l’insu même
de ceux qui la possèdent, dans l’esprit de tous les hommes, en tous lieux et en tous
les temps, et qu’on nomme très bien le sens commun25.
41 Politiquement, la démocratie est une forme juridique ; socialement, elle est une forme
idéologique qui s’élabore à travers l’enseignement de l’école commune et ramène la
sociabilité à sa ligne essentielle : le sentiment des droits et des devoirs fondamentaux,
qui réconcilie chacun avec soi-même et avec tous les autres membres de la
communauté.
207

42 C’est pourquoi la pensée laïque, dans tous les cas, qu’elle cherche une inspiration
rationnelle du côté des lumières de la conscience individuelle ou qu’elle s’immerge
sympathiquement dans la saisie affective du mouvement de totalisation qui intègre les
hommes à leur monde, prend l’allure d’une morale sociale dont l’objet, la société
solidaire, est appréhendé directement, intuitivement, sans même passer par
l’intermédiaire d’une rationalisation doctrinale qui, le partageant, l’opposerait aussi à
lui-même. Tel est l’écho des réflexions du philosophe libre penseur dans les
orientations définies par un responsable gouvernemental :
Ce qui caractérise l’enseignement moral, c’est sa merveilleuse et constante unité.
C’est parce qu’il n’y a qu’une morale, quelle que soit du reste la base qu’on veuille
lui donner, de quelque source qu’on la fasse jaillir, sur quelque conception idéaliste
qu’on la fasse reposer26.
43 L’idéologie sociale véhiculée par la démocratie laïque est indifférente aux clivages
théoriques, comme celui, par exemple, opposant les tendances intellectuelles du
spiritualisme et du positivisme, parce qu’elle est une idéologie pratique dont les
critères, naturels ou rationnels, sont immédiatement donnés, antérieurement à toute
réflexion. Alors la démocratie peut être présentée comme la république des pères de
famille, dont les enfants sont, pour un temps limité, soumis à la même obligation
scolaire : car c’est par l’intermédiaire de ses enfants que le peuple enfant communie
dans le culte des valeurs sociales échangées et partagées.
44 5. Comme idéologie sociale, la laïcité s’établit sur la base d’une vérité première et
générale, indépendante de toutes les vérités particulières qu’elle précède
nécessairement. C’est dire qu’elle est, et ceci constitue son ultime détermination, une
idéologie religieuse, porteuse d’une force de conviction irrésistible parce qu’elle est
soutenue par la certitude, antérieure à toute démonstration raisonnée, du progrès
collectif :
Voilà notre religion : nous n’avons ni dogmes, ni symboles, ni catéchisme à
connaître et à répandre. Nous n’avons qu’une religion : c’est la culture intellectuelle
de tous les Français : c’est la charge imposée à l’Etat et à tous les citoyens de ne
laisser en friche aucune intelligence27.
45 Ce n’est pas un hasard si Ferdinand Buisson a réuni ses interventions sur la question
scolaire sous le titre La foi laïque, pour en souligner précisément la dimension
apologétique28.
46 En 1902, l’année de sa mort, paraissait la dernière œuvre de Zola, écrite dans un style
qui, par un effet de grossissement incantatoire, transfigurait, ou défigurait, le
naturalisme en une sorte de symbolisme : Vérité, le troisième après Fécondité et Travail,
et avant Justice qu’il n’eut pas le temps d’ébaucher, de ses « Évangiles » de la société
démocratique moderne. L’intrigue de cet ouvrage reprend les événements de l’affaire
Dreyfus, en les transposant dans le milieu scolaire, sur le terrain mythique où la vérité,
sujet véritable de tout le livre, s’expose en menant sa double lutte contre le mensonge
et l’ignorance. Dans ce roman de la laïcité, qui met en scène tous les fantasmes de la
pensée républicaine, avec les grands moyens de la narration militante, deux passages
stupéfient, et il vaut la peine de les citer largement.
47 D’abord, dans le livre II, il y a la scène où, frappée par une inspiration subite provoquée
par la maladie de son enfant, une mère d’élève se décide à révéler à l’instituteur, Marc
Froment, la vérité que, cédant à des pressions partisanes, elle avait d’abord dissimulée :
Frémissant, Marc prit les deux mains de Mme Alexandre dans un élan de gratitude
et de sympathie. – Ah ! Madame, vous faites là une belle et grande action, et que la
208

mort ait pitié, qu’elle vous rende votre fils ! – À ce moment, ils s’aperçurent que
Sébastien, qui n’avait point donné signe de conscience depuis la veille, venait
d’ouvrir les yeux et les regardait. Ils en furent bouleversés. Le malade reconnut
Marc, mais il avait du délire encore, il balbutia d’une voix très basse : – Monsieur
Froment, quel beau soleil ! Je vais me lever, et vous m’emmènerez pour que je vous
aide à faire votre classe ! – Éperdue, sa mère l’embrassa. – Oh ! guéris, guéris, mon
enfant ! et jamais plus il ne faudra mentir, toujours il faudra être bon et juste 29.
48 L’autre épisode se situe au dénouement du roman, lorsque la vérité triomphe, après
avoir franchi tous les obstacles qui s’opposaient à sa reconnaissance publique, grâce à
l’action bienfaisante de l’instituteur laïque, maître de vérité et de solidarité sociale. À
ce moment, l’erreur est anéantie dans la personne même de ses propagateurs, avec
l’incendie provoqué par le feu du ciel qui détruit la funeste chapelle des Capucins où se
sont repliés quelques vieillards, derniers tenants du cléricalisme :
Et ce fut l’extermination, un effroyable coup de tonnerre frappa la cloche, suivit la
corde, vint éclater dans la nef avec un retentissement de ciel qui s’écroule. Le père
Théodose, incendié à l’autel, flamba ainsi qu’une torche. Les vêtements
sacerdotaux, les vases sacrés, le tabernacle lui-même, se trouvèrent fondus, réduits
en miettes. Mais surtout le grand saint Antoine, brisé, mis en poussière, recouvrit le
père Crabot foudroyé, dont il ne restait qu’un squelette tordu et noirci sous toute
cette cendre. Et comme si les deux ministres du Seigneur n’avaient pas suffi, cinq
dévotes enfin furent tuées, tandis que les autres s’enfuyaient en hurlant, pour ne
pas être écrasées sous la voûte qui craquait, et qui s’effondra, amas énorme de
débris, où rien ne restait du culte30.
49 Ainsi, la vérité, propagée par ses missionnaires, fait des miracles, non moins édifiants
ou terrifiants que ceux dont se glorifient ses adversaires : elle guérit les bons petits
malades, et elle foudroie ceux qui retardent sa progression. La lumière, c’est une
obscurité retournée : l’une et l’autre se combattent sur un même terrain, avec des
armes identiques. En retravaillant le thème idéologique, dont elle grossit
démesurément les traits et qu’elle analyse en le mimant, la fiction littéraire en dévoile
le revers, elle en produit une sorte de négatif. Par son « apostolat » de la vérité,
l’instituteur de l’école publique prend en charge une croyance exactement symétrique
de celle dont il dénonce les effets rétrogrades :
Heureux ceux qui savent, heureux les intelligents, les hommes de volonté et
d’action, parce que le royaume de la terre leur appartiendra ! Ceci montait aux
lèvres de Marc, de son être entier, dans un grand élan de foi et d’enthousiasme 31.
50 Cette profession de foi humaniste semble inspirée par la doctrine feuerbachienne du
renversement : c’est comme si le ciel et la terre y réfléchissaient l’un dans l’autre leurs
images à la manière de miroirs placés face à face. Dans la déclaration suivante, qui n’est
pas cette fois extraite d’un roman, on retrouve le même balancement :
Foi contre foi : ou la foi religieuse ou la foi civique. Ou défendre les droits de l’Église,
société d’origine divine et autorisée à commander au nom de Dieu, ou défendre les
droits de l’homme garantis par les institutions démocratiques 32.
51 On ne saurait mieux dire que la laïcité est avant tout une croyance : elle est la croyance
dans la toute-puissance de la vérité qui, par une sorte de providence, doit finalement
libérer les hommes.
52 Ceci n’est nullement contradictoire avec le fait que l’idéologie laïque se soit développée
sur fond de libre pensée : cette dernière n’étant après tout que la figure moderne de la
spéculation religieuse, spécifiquement adaptée aux exigences de la société
démocratique. Pour citer un nouveau témoignage emprunté à la littérature, George
209

Sand, dans les deux célèbres romans qu’elle a consacrés à la lutte contre le cléricalisme,
a d’abord opposé à celui-ci une religion de l’humanité appuyée sur un panthéisme
unanimiste (Spiridion, 1839), puis le « culte » du vrai, du beau et du bien, d’inspiration
cousinienne, intermédiaire entre le déisme et la religion naturelle (Mademoiselle La
Quintinie, 1863). La libre pensée française s’est en effet formée, intellectuellement, sur
un fond d’humanisme et de spiritualisme, très bien évoqué par Sainte-Beuve dans son
intervention à la tribune du Sénat en 1867, qui est un jalon essentiel dans l’histoire de
la laïcité :
Il est aussi un très grand diocèse, Messieurs, celui-là sans circonscription fixe, qui
s’étend par toute la France, par tout le monde, qui a ses ramifications et ses
enclaves jusque dans les diocèses de Messeigneurs les prélats, qui gagne et
s’augmente sans cesse, insensiblement et peu à peu plutôt encore que par violence
et avec éclat ; qui comprend dans sa largeur et sa latitude des esprits émancipés à
divers degrés, mais tous d’accord sur ce point qu’il est besoin avant tout d’être
affranchis d’une autorité absolue et d’une soumission aveugle ; un diocèse immense
[...] qui compte par milliers des déistes, des spiritualistes et disciples de la religion
dite naturelle, des panthéistes, des positivistes, des réalistes, des sceptiques et
chercheurs de toute sorte, des adeptes du sens commun et des sectateurs de la
science pure33.
53 On remarquera que, dans cette énumération, s’il faisait une petite place aux
« sceptiques », Sainte-Beuve n’en faisait aucune aux athées ou aux matérialistes.
54 Tout le XIXe siècle républicain est resté hanté par la question de la religion de l’avenir,
posée pour la première fois par Chateaubriand en 179734 et relancée par le célèbre
article de Jouffroy, paru dans Le Globe en 1823, « Comment les dogmes finissent ». Cet
article se terminait ainsi :
Enfin les temps sont arrivés, et deux choses sont devenues inévitables : que la foi
nouvelle soit publiée, et qu’elle envahisse toute la société [...]. Ainsi s’accomplit la
ruine du parti de l’ancien dogme et l’avènement du nouveau. Quant au vieux dogme
lui-même, il est mort depuis longtemps35.
55 Il en est de la fin des dogmes comme de ce qu’on appelle aujourd’hui la fin de
l’histoire : elle marque, à terme, l’avènement d’une nouvelle ère dogmatique. En
publiant L’irréligion de l’avenir en 1887, Jean-Marie Guyau (l’enfant de G. Bruno, la mère
du Tour de la France par deux enfants), devait encore annoncer, sous ce titre provocant,
une renaissance du sentiment religieux, incarné dans la vie de l’univers, inspiratrice
physique, morale et sociale de tout le développement humain.
56 Restituer ses bases religieuses à la culture laïque, davantage que la mettre en
contradiction avec elle-même, c’est faire ressortir son caractère composite : bricolage
de naturalisme, de vitalisme, d’humanisme et de scientisme, la laïcité est surtout une
idéologie de compromis. Elle tente d’effectuer la synthèse entre les tendances opposées
de la société démocratique, telle qu’elle s’est péniblement instaurée en France, à partir
des modèles proposés par Robespierre, Napoléon et Guizot : jacobinisme, césarisme,
libéralisme. Dans sa composante scolaire, qui a donné au discours laïque sa principale
forme d’expression, cette synthèse s’est présentée comme un effort en vue de
réconcilier, dans l’école de la République, les deux projets d’une éducation populaire et
d’une éducation des élites. Les philosophies de la laïcité, qui fondent ou légitiment cette
entreprise, en soulignent aussi le caractère circonstanciel et disparate : c’est
précisément par là qu’elles donnent les moyens de soumettre cette idée à un examen
critique.
210

NOTES
1. J. Simon, Dieu, patrie, liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 336 et suiv.
2. Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 1,1908.
3. C. Péguy, « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne », Cahiers de la
Quinzaine, décembre 1905, repris dans Œuvres en prose 1898-1908, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1071.
4. F. Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911,
p. 939 (article « Laïque »).
5. L. Gambetta, discours du 12 août 1881.
6. F. Pécaut, L’éducation publique et la vie nationale, Paris, Hachette, 1897.
7. J. Michelet, Le peuple, Paris, Julliard, coll. « Littérature », 1965, part. II, chap. 1, p. 174.
8. Ibid., part. III, chap. 3, p. 247.
9. J. Michelet, Le peuple, op. cit., part. II, chap. 9, p. 224-226.
10. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », La liberté de penser, janvier 1851, p. 178.
11. L. Gambetta, discours du 12 août 1881.
12. J. Simon, Dieu, patrie, liberté, op. cit., p. 221. Dans le livre qu’il lui a consacré quelques années
plus tard (Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887), J. Simon a rendu son ancien maître responsable de
cette dérive absolutiste en le présentant comme « un homme qui a accepté de diriger la haute
police de la philosophie » (p. 126).
13. Voir supra, chapitre XI.
14. J. Ferry, discours d’ouverture du second congrès pédagogique des instituteurs et institutrices
publics de France (19 avril 1881).
15. Doctrine de Saint-Simon-Exposition, 1re année, Paris, Rivière, 1924, p. 196 (3e séance).
16. Ibid., p. 330 (9e séance).
17. Ibid., p. 399 (12e séance).
18. J. Barni, La morale dans la démocratie, cours public professé à Genève en 1864-1865, 1 re leçon,
Paris, Kimé, 1992 [1868], p. 38 et 43.
19. Ibid., p. 40.
20. Condorcet, Esquisse historique d’un tableau des progrès de l’esprit humain, Paris, Vrin, 1974, p. 214.
21. Ibid., p. 215.
22. Ibid., p. 216.
23. J. Michelet, Le peuple, op. cit., part. III, chap. 1, p. 233.
24. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », art. cité, p. 173.
25. A. Jacques, « Essais... », art. cité, p. 182.
26. J. Ferry, discours d’ouverture du second congrès pédagogique des instituteurs et institutrices
publics de France (19 avril 1881).
27. L Gambetta, discours à la ligue de l’enseignement (21 avril 1881).
28. F. Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, présentation de R. Poincaré,
Paris, Hachette, 1912.
29. É. Zola, Les quatre Évangiles – Vérité, Paris, Fasquelle, 1903, p. 325-326.
30. Ibid., p. 711.
31. Ibid., p. 192.
32. F. Buisson, Nouveau dictionnaire..., op. cit., p. 1403 (article « Neutralité scolaire »).
33. Cité dans G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIX e siècle, Paris, Alcan, 1929,
p. 208-209,
34. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, part. II, chap. 55, p. 428-431, Voir supra, chapitre IV.
211

35. T. Jouffroy, Mélanges philosophiques, Paris, Paulin, 1833, p. 29.


212

Chapitre XV. Le quasi-hégélianisme


de Proudhon

1 Dans une page de ses Carnets datée de 1845 où il recense de manière grandiloquente ses
titres de gloire, « Qui a nié la propriété ? Moi... Qui a constitué l’économie politique ?
Moi... », etc. Proudhon mentionne : « Qui a résolu le problème de la certitude ? Moi et
Hegel1. » Dans son Système des contradictions économiques de 1846, il se réfère à Hegel en
l’appelant « ce Titan de la philosophie2 ». En 1848, il aurait déclaré à son éditeur
Langlois : « Mes vrais maîtres, je veux dire ceux qui ont fait naître en moi des idées
fécondes sont au nombre de trois : la Bible d’abord, Adam Smith ensuite, et enfin
Hegel. » De fait, dans les principaux écrits qu’il a réalisés entre 1840 et 1848 et auxquels
se limitera la présente étude, la référence explicite à Hegel revient de manière appuyée,
ce qui singularise fortement Proudhon, non seulement par rapport aux autres
représentants du courant de ce qui commence alors à s’appeler « socialisme », mais
aussi par rapport à la plupart de ceux qui, à cette époque, en France, pratiquent, à un
titre ou à un autre, la philosophie. Ceci peut en tout premier lieu s’expliquer par le
désir de se singulariser, et d’afficher bruyamment sa singularité, qui a accompagné la
plupart des démarches de Proudhon ; au début de la seconde partie de son pamphlet
contre Proudhon, Marx écrit dans ce sens :
Décidément, M. Proudhon a voulu faire peur aux Français en leur jetant à la face des
phrases quasi hégéliennes3.
2 « Des phrases quasi hégéliennes » autrement dit, à prendre cette expression à la lettre,
Proudhon se serait prétendu hégélien sans l’être vraiment, pour des raisons de stricte
opportunité, animé seulement par le souci de se distinguer 4. Il est à noter cependant
que Marx a lui-même nuancé cette appréciation dans l’unique passage du manuscrit de
L’idéologie allemande qu’il ait fait paraître, en 1847, postérieurement à la publication de
Misère de la philosophie, où il écrit :
L’élément le plus important du livre de Proudhon : De la création de l’ordre dans
l’humanité est sa dialectique sérielle, tentative de fournir une méthode de pensée
grâce à laquelle on substitue aux idées considérées comme des entités le processus
même de la pensée. Partant du point de vue français, Proudhon est en quête d’une
dialectique, comme celle que Hegel a récemment fournie. Il y a donc ici parenté de
fait avec Hegel, et non pas analogie purement imaginaire 5.
213

3 À suivre cette dernière analyse, il y aurait donc chez Proudhon, même si celui-ci le
modifie parce qu’il prend ses marques dans le « point de vue français », un élément
authentiquement hégélien, que Marx résume à travers la formule : « On substitue aux
idées considérées comme des entités le processus même de la pensée », démarche
susceptible d’être, à raison et non seulement pour des motifs de simple apparence,
caractérisée comme « dialectique ».
4 La question du hégélianisme de Proudhon, qui a intrigué tous ceux qui se sont
intéressés à sa pensée, est donc tout sauf simple. Une seule chose peut être affirmée
avec certitude : si Proudhon était, à un degré ou à un autre, « hégélien », c’était sans
avoir eu directement accès à l’œuvre de Hegel ; il ne savait pas l’allemand, et le seul
texte de Hegel traduit en français, à partir de 1840, était l’ Esthétique, qu’il n’a
probablement pas lue, et qui, de toutes façons, lui aurait été d’une faible utilité pour
élaborer sa « dialectique sérielle ». Mais l’infatigable lecteur qu’il était a certainement
eu connaissance des différents exposés de seconde main qui, sous des formes
inévitablement biaisées, fournissaient des informations sur cette doctrine mystérieuse,
d’autant plus envoûtante pour cette raison : en premier lieu, les publications de Victor
Cousin, où la philosophie hégélienne était exploitée, voire pillée, de façon cryptée 6 ;
mais aussi l’ Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel de Joseph Willm,
d’abord parue sous forme d’articles de la Revue germanique publiés à partir de 1835,
l’Histoire de la philosophie allemande depuis Leibniz jusqu’à Hegel de Barchou de Penhoën
(1836), ou l’étude de Adolphe Lèbre sur « La crise de la philosophie allemande : Hegel et
son école », parue en janvier 1843 dans la Revue des Deux Mondes. Par ailleurs, Grün et
Marx, deux des Allemands qui résidaient à Paris dans les années 1844-1845, ont déclaré
avoir passé un certain temps à expliquer à un Proudhon plus ou moins intéressé ou
récalcitrant des éléments de philosophie hégélienne : de ces leçons très particulières, il
faut le signaler, aucune trace n’est toutefois mentionnée dans les carnets où Proudhon
rendait régulièrement compte de ses expériences intellectuelles.
5 Pour prendre la mesure du rôle exact joué par la référence hégélienne dans la
démarche personnelle de Proudhon, il ne reste qu’à revenir aux textes dans lesquels
cette référence apparaît précisément, afin d’en évaluer le contenu et la portée. On va
donc s’intéresser aux passages des trois grands ouvrages réalisés par Proudhon
entre 1840 et 1848 dans lesquels cette référence est utilisée, à savoir le Premier
mémoire consacré à la question « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), De la création de
l’ordre dans l’humanité (1843) et le Système des contradictions économiques ou Philosophie de
la misère (1846). Ceci devrait permettre de mieux comprendre jusqu’à quel point
Proudhon a été influencé par Hegel, ce que signifiait pour lui le fait de se revendiquer
hégélien, quel type de traitement il a fait subir à une pensée dont il n’avait de toutes
façons qu’une connaissance très partielle, et du même coup d’éclairer ce que, de façon
plus générale, recouvre l’appellation « hégélien » en France au milieu du XIXe siècle.

QU’EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?


6 Qu’est-ce que la propriété ?7, son premier grand livre, qui l’a rendu immédiatement
célèbre dans l’Europe entière, est, d’après Marx que sa lecture avait fortement et
durablement marqué, la production théorique la plus réussie de Proudhon. En
soulevant ce qui commençait alors à s’appeler la « question sociale » à l’aide de
l’interpellation dont la formule « La propriété, c’est le vol8 » fournissait un frappant
214

concentré, l’ouvrage révélait, à l’aide de cette sentence oxymorique, une anomalie qui
n’est pas seulement un accident de parcours, mais perturbe en profondeur
l’organisation de la société ; celle-ci, dans son état actuel du moins, développe une
contradiction, qui, selon Proudhon, se reflète à l’identique dans les théories de
l’économie politique : de celles-ci il proposait une lecture critique, en vue précisément
de mettre en évidence cette contradiction qui se retrouve aussi bien dans la réalité
sociale que dans les doctrines qui, pour en légitimer l’état actuel, prétendent en rendre
compte, et où elle s’offre à être déchiffrée entre les lignes du texte. Étaient ainsi posées
les bases d’une dialectique au sens large, en attente de sa caractérisation logique et
métaphysique : Proudhon était naturellement conduit de l’analyse économique à la
spéculation philosophique, dont il était allé chercher les références dans la philosophie
allemande, Kant d’abord, avec sa doctrine des antinomies auxquelles se trouvent
confrontées les idées de la raison9, Hegel ensuite, avec sa théorie de la processivité
historique qui met en œuvre la négation sur le plan même de la réalité et non
seulement sur celui de ses représentations idéelles, en vertu de la thèse qui affirme
l’identité du réel et du rationnel. La « dialectique » à l’œuvre dans Qu’est-ce que la
propriété ? est fondée sur ces deux références kantienne et hégélienne, qu’elle rabat
l’une sur l’autre sans parvenir à les concilier, ce qui n’est d’ailleurs pas son objectif.
7 Pourquoi la propriété est-elle une anomalie, tendanciellement porteuse de
contradiction ? Parce qu’elle remet en cause le principe actif sur lequel s’édifie la
société, qui est le travail producteur de richesses : pour cette raison, elle est
profondément asociale, et comme telle, selon le terme qui revient tout au long du
mémoire de Proudhon, « impossible ». Les propriétaires qui revendiquent la mainmise
sur des biens qu’ils n’ont pas produits par leur propre travail, et qu’ils occupent en
parasites, représentent un corps étranger dans la société : ils n’en font pas réellement
partie10. En conséquence, les inégalités sociales sont dues au fait que la société a été
infectée par un élément qui lui reste extérieur : en elle-même, elle ne réunit
effectivement que des actifs, qui participent tous à égalité à l’œuvre qui leur est
commune, à savoir l’existence même de la vie collective. Pour cette raison, l’opposition
du capital et du travail est artificielle : le capital, ce n’est rien d’autre que du travail,
unique créateur de valeurs dont ceux qui les ont produites ont été spoliés au bénéfice
des capitalistes qui s’en arrogent la propriété. L’égalitarisme, qui se déduit logiquement
de cette analyse, est à la base de tous les raisonnements de Proudhon : dans la société
telle qu’il la conçoit, tout le monde travaille, et travaille également, selon un mode de
répartition équitable des activités qui est la condition de l’association, dont les oisifs ne
sont pas partie prenante, ce qui les rejette hors de l’ordre social.
8 Non seulement la propriété, qui ne rentre pas dans cet ordre associatif, et qui
littéralement ne fait pas société11, est asociale, mais elle est un facteur de
désocialisation, qui mine la société de l’intérieur : elle représente ainsi en celle-ci
l’intervention d’une sorte de négativité. Cette négativité met littéralement l’ordre
social à l’envers de ce qu’il est en réalité12. On peut dire qu’elle le retourne comme un
gant ; en faisant main basse sur ce qui appartient à la société, la propriété a fait des
agents sociaux, les travailleurs actifs, des hors-la-loi, des laissés-pour-compte, qu’elle
rejette en même temps qu’elle les spolie :
Il n’y a pour l’homme que deux états possibles : être dans la société ou hors de la
société. Dans la société, les conditions sont nécessairement égales, sauf le degré
d’estime et de considération auquel chacun peut atteindre. Hors de la société,
215

l’homme est une matière exploitable, un instrument capitalisé, souvent un meuble


incommode et inutile13.
9 S’il y a un scandale de la propriété, que résume la formule d’inspiration biblique « La
propriété, c’est le vol », c’est parce que, mettant au-dedans ce qui est en réalité au-
dehors, du même coup, automatiquement, elle met au-dehors, en l’instrumentalisant,
ce qui est légitimement au-dedans et constitue le dedans même de la société, dont ne
subsistent en conséquence, sous le régime de la propriété, que les disjecta membra.
Pourtant, ceci n’est qu’une apparence, une illusion : il y a réellement société, en dépit
de l’intervention néfaste de la propriété, qui ne parvient pas complètement à détruire
l’esprit communautaire. C’est donc que, par un nouveau retournement, la société nie la
propriété, de la même manière que, pour reprendre la formule de Bichat, la vie est
l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort14 : la propriété, c’est bien la mort de la
société ; mais cette mort n’est pour elle qu’un défi auquel elle s’affronte, en vue d’en
triompher. La propriété, dont l’économie politique a fait son principe de base, qu’elle
refuse de mettre en cause, est contestée en acte par l’existence même de la société,
c’est-à-dire de l’esprit d’association qui, en dépit de tout, perdure : en réalité, elle est
condamnée ; non seulement elle doit disparaître, elle va disparaître, mais elle est déjà
en train de disparaître, au cours d’une insensible évolution qui la déclare nulle et non
avenue, « impossible » en fait aussi bien qu’en droit.
10 Le raisonnement de Proudhon débouche donc sur la mise en évidence d’un paradoxe,
dont l’état actuel de la société constitue la manifestation ou l’application. S’il y a lieu de
soulever la « question sociale », c’est en raison de ce paradoxe, auquel la critique de
l’économie politique se trouve obligatoirement confrontée, et qu’elle se contente de
reproduire sans même prendre conscience de l’anomalie qu’il comporte. Ce paradoxe,
d’où découle une erreur d’appréciation susceptible d’être corrigée par le raisonnement,
n’appartient cependant pas uniquement au plan de la représentation ; mais il se trouve
inscrit dans la nature même de la société, dans la mesure où celle-ci présente une
double face. Dans un passage crucial du troisième chapitre de Qu’est-ce que la propriété ?,
Proudhon écrit : « Il faut distinguer dans la société deux choses : des fonctions et des
rapports15. »
11 Cette distinction est rendue indispensable par la théorie de la division du travail, dont
Proudhon a repris le principe à Adam Smith, et qui, selon lui, est seule apte à rendre
compte du fait que la société n’est pas seulement une réunion formelle, fondée sur un
accord juridique entre des parties contractantes, exposée comme telle à se rompre à
tout moment, mais une collectivité en acte, active et productive, parce qu’elle est
constituée de producteurs dont chacun assume personnellement la charge qui lui est
assignée dans le cadre de la division du travail. La division du travail, qui constitue
l’armature de l’organisation sociale, procède à une répartition de tâches qui différencie
des fonctions destinées à satisfaire des besoins distincts : elle installe donc une diversité,
source potentielle d’inégalités. Mais, simultanément, elle pose la solidarité de ces
fonctions, sous forme de rapports, des échanges de services à travers lesquels toutes ces
fonctions se rendent également indispensables les unes aux autres, ce qui rétablit entre
elles une équivalence. En combinant ces deux aspects, les fonctions et les rapports, et
en s’interdisant de valoriser l’un au détriment de l’autre, la vie sociale effectue une
synthèse entre unité et diversité : la nature, en dotant les hommes de besoins et de
talents différents, les a condamnés à se séparer ; mais la société, en donnant à cette
séparation la forme de la division du travail, les rassemble à nouveau, en rendant leurs
activités complémentaires. Par société, il faut donc entendre l’existence d’une « force
216

collective », qui ne résulte pas seulement de l’addition des dispositions individuelles


prises une à une, dans la mesure où elle les insère dans un réseau d’échanges
réciproques à l’intérieur duquel elles revêtent un tout nouveau caractère, qui leur fait
défaut lorsqu’elles sont considérées isolément. C’est pourquoi, en société, l’inégalité des
capacités est un facteur inessentiel, dans la mesure où, pour jouer, il suppose la
partition de ces capacités, une partition dont les effets sont gommés dans le cadre de
leur mise en œuvre collective dont le « sujet » véritable est la société 16 :
Quelle que soit la capacité d’un homme, dès que cette capacité est formée, elle ne
s’appartient plus ; semblable à la matière qu’une main industrieuse façonne, il avait
la faculté de devenir, la société l’a fait être. Le vase dira-t-il au potier : « Je suis ce
que je suis et je ne te dois rien »17 ?
12 Sans le pâtre illettré qui garde les chèvres dont le lait le nourrit, Homère ne serait
Homère qu’en puissance : pour que ses exceptionnelles capacités soient activées, il faut
qu’elles soient insérées dans le cadre de la division du travail, qui fait de lui un
producteur comme les autres et avec tous les autres, en tant que membre actif de la
société dont il reçoit au-delà de ce qu’il peut personnellement lui donner ; en
conséquence, ni ses œuvres ni le talent qui lui a permis de les créer ne lui
appartiennent, mais ils sont le bien commun de la société 18.
13 S’agissant de la société, il faut donc raisonner du tout aux parties, et non des parties au
tout, exigence dont, au même moment. Comte fait le principe de ce qu’il est le premier
à appeler « sociologie19 ». Défendre la propriété, qui est la négation du travail et qui
s’arroge un droit de gardiennage sur des valeurs qu’elle n’a pas produites, c’est
continuer à raisonner des parties au tout, sans tenir compte de ce qui « fait société »,
autrement dit ce que fait, ce que crée, ce que produit la société en tant que telle :
L’homme isolé ne peut subvenir qu’à une très petite partie de ses besoins ; toute sa
puissance est dans la société et dans la combinaison intelligente de l’effort
universel20.
14 La « justice », mot qui revient sans cesse à la bouche de Proudhon, consiste donc à
rendre à la société ce qui lui revient, c’est-à-dire l’activité humaine prise en totalité,
activité qui ne peut être que sociale dans son principe :
Hormis le propriétaire, nous travaillons tous les uns pour les autres, nous ne
pouvons rien par nous-mêmes sans l’assistance des autres, nous faisons entre nous
des échanges continuels de produits et de services : qu’est-ce que tout cela, sinon
des actes de société ? [...]
Qu’est-ce donc que pratiquer la justice ? C’est faire à chacun part égale des biens
sous la condition égale du travail ; c’est agir sociétairement 21.
15 Il demeure cependant, et Proudhon n’élude pas cette difficulté, que le principe de
justice tel qu’il vient d’être posé ne s’applique pas automatiquement, mais se présente –
l’état actuel de la société en offre le criant témoignage – sous la forme d’un idéal en
attente des conditions de sa réalisation :
La propriété n’étant pas notre condition naturelle, comment s’est-elle établie ?
Comment l’instinct de société, si sûr chez les animaux, a-t-il failli dans l’homme ?
Comment l’homme, né pour la société, n’est-il pas encore associé 22 ?
16 En soulevant ce problème, Proudhon se confronte au caractère proprement historique
de l’humanité, qui la destine à exister selon la modalité paradoxale du « pas encore »,
donc d’une tendance à la recherche des conditions de son accomplissement, un
accomplissement qui, du fait d’être différé, donne lieu à l’apparition de formes
incomplètes, défectueuses, donc marquées à un certain degré par la négativité. C’est
217

précisément sur ce plan propre de l’histoire que l’équilibre des fonctions et des
rapports, qui fait société, est exposé, sinon à se rompre définitivement, du moins à se
relâcher, comme l’existence du régime de la propriété en offre la preuve irrécusable. Ce
sont donc les conditions concrètes de la socialité qui obligent à prendre en compte le
fait que celle-ci se présente sur fond de contradiction et du même coup est engagée
dans un processus historique au cours duquel l’idéal qui constitue son horizon ne
s’offre qu’à travers une succession d’esquisses incomplètes. La figure présente de la
société en donne le témoignage : la propriété, « impossible », n’y existe déjà plus, ou du
moins est en cours d’abolition ; mais l’association, présente en elle sous la forme d’un
idéal, n’y existe pas encore ; de là une situation instable, tiraillée entre deux
déterminations de sens opposé, dont l’une tire vers l’arrière et l’autre vers l’avant, ce
qui rend leur équilibre précaire.
17 La société est donc un tout qui se déploie dans la diachronie, c’est-à-dire à travers le
processus de totalisation que l’histoire constitue. Il en résulte qu’il y a des « degrés »
successifs de la socialité, que Proudhon recense dans le cinquième et dernier chapitre
de son livre en se référant expressément à Hegel, auquel il emprunte, en vue de
présenter la succession de ces degrés, le schéma ternaire, thèse, antithèse, synthèse :
Pour rendre tout cela par une formule hégélienne, je dirai :
La communauté, premier mode, première détermination de la sociabilité, est le
premier terme du développement social, la thèse ; la propriété, expression
contradictoire de la communauté, fait le second terme, l’antithèse ; reste à
découvrir le troisième terme, la synthèse et nous aurons la solution demandée. Or
cette synthèse résulte nécessairement de la correction de la thèse par l’antithèse ;
donc il faut par un dernier examen de leur caractère en éliminer ce qu’elles
renferment d’hostile à la sociabilité ; les deux restes formeront, en se réunissant, le
véritable mode d’association humanitaire23.
18 La communauté, la « thèse », représente la forme immédiate, la plus proche de la
nature, de la solidarité humaine, celle qui précède la division du travail : Proudhon
reproche à ceux qui se revendiquent comme « communistes » de préconiser un retour
en arrière à cet état par définition archaïque, sur lequel l’histoire n’est pas passée en
vue d’en effacer la sauvagerie native. La propriété, l’« antithèse », représente à
l’extrême opposé le facteur de dissolution de cette solidarité : installée dans cette
position de moyen terme, elle évoque une sorte de travail du négatif, indispensable en
vue d’échapper à l’enlisement auquel est condamné l’état originel primordial qui, sans
cette dissociation qui lui est imposée, perdurerait indéfiniment sans parvenir à se
transformer ; c’est précisément en raison de son caractère « impossible » que la
propriété parvient à jouer un rôle historique, ce qui confère à l’anomalie qu’elle est une
certaine dimension de nécessité. L’association, la « synthèse », rétablit l’unité entre ces
deux moments qui, pour des motifs opposés, se révèlent également inviables, ce qui les
condamne à être supprimés : de ce point de vue, la position des capitalistes, telle que la
défend l’économie politique, ne vaut pas mieux que celle des communistes qui en prend
le contre-pied exact.
19 De cette présentation de l’histoire humaine on pourrait dire, en reprenant la formule
de Marx, qu’elle est « quasi hégélienne ». À Hegel, ou du moins à ce que Proudhon en
connaissait, c’est-à-dire très peu de chose, elle reprend le modèle élémentaire de
développement ternaire qui passe par la médiation d’une étape négative, dont le
déroulement du processus ne peut faire l’économie. Par ce biais, la propriété, après
avoir été diabolisée, se trouve pour une part revalorisée : sans elle, la question sociale
218

n’aurait jamais pu être posée, et l’évolution humaine serait restée bloquée dans sa
configuration initiale, où la totalité sociale, encore indivise, est en réalité un chaos
inorganisé. Mais l’emprunt à une dialectique de type hégélien ne va pas plus loin : le
processus historique tel que Proudhon le reconstitue reste une succession d’étapes qui
sont simplement juxtaposées, sans qu’on comprenne comment elles « sortent » les unes
des autres ; la propriété nie la communauté en faisant intrusion en elle, au titre d’un
élément extérieur dont la formation demeure inexpliquée ; et la négation qu’elle est
demeure une négation simple, qui ne se transforme pas en négation de la négation par
une dynamique interne préparant et impulsant la mise en œuvre de la synthèse. C’est
pourquoi cette synthèse se présente, pour reprendre le terme utilisé par Proudhon,
comme une « correction » : elle compense l’une par l’autre les défectuosités que
présentent la thèse et l’antithèse, dont, dit encore Proudhon, elle « réunit les restes » ;
c’est par définition une synthèse éclectique. L’histoire, telle que la restitue ce schéma,
procède par élimination ; elle rectifie, mais elle ne crée pas : au fur et à mesure qu’elle
progresse, elle fait disparaître les anomalies qui font obstacle à la manifestation pleine
et entière de l’ordre, mais cet ordre, elle ne l’engendre pas par ses propres forces ; il lui
préexiste, et subsiste de manière indépendante sur un autre plan. Donc l’histoire, à
proprement parler, ne fait pas société, elle n’exerce pas une activité sociale productive.
20 On peut en conclure que, au moment où il rédige Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon
n’est pas en mesure de comprendre ce qui fait l’originalité de la dialectique hégélienne
qu’il interprète en la rabattant sur le modèle des antinomies kantiennes, c’est-à-dire
d’oppositions dont les termes ne communiquent pas réellement entre eux et qui
peuvent tout au plus coexister en se compensant l’un l’autre24. Entre la communauté et
la propriété, il y a seulement une alternative, ce qui revient à leur assigner la position
de représentations abstraites, définies par ce qui leur fait défaut, entre lesquelles la
synthèse n’est donc pas en mesure d’effectuer une conciliation positive en procédant
au dépassement de leur opposition.
21 Or, si Proudhon n’est pas allé plus loin dans son traitement de la dialectique
hégélienne, ce n’est pas par accident ou par simple ignorance, mais pour une raison de
fond qui est, pour en résumer brutalement les enjeux, sa réticence foncière à l’égard de
l’action politique et de la prétention de celle-ci à bouleverser l’état de choses existant,
un bouleversement révolutionnaire qui a toutes chances, à son point de vue, de
déboucher sur des catastrophes25. Il est convaincu que la condition ultime de résolution
de la question sociale est à chercher dans l’organisation économique de la société, ce
qui l’amène à professer un radical économisme : pour lui, l’économie est déterminante
en première et en dernière instance, ce qui a pour conséquence que la synthèse sociale
ne peut avoir d’autre contenu que l’organisation du travail ; or celle-ci, telle qu’il la
conçoit, n’est pas une organisation imposée au travail par une instance étatique 26, mais
une organisation issue du travail lui-même, sous forme de recherche d’un équilibre
entre les fonctions et les rapports qui, ensemble quoique concurremment, donc sur la
base de leur opposition, constituent la société dans son tout. Ceci est la clé de son
réformisme, au point de vue duquel la révolution n’est qu’un vain effort en vue de
brusquer les choses, qui ne peut que perturber le sens normal de l’évolution historique,
éventuellement en le faisant rétrograder : les révolutionnaires sont des gens qui ne
pensent qu’à prendre le pouvoir, qui est la forme la pire, la plus dangereuse, de la
propriété ; contre ceux-ci et contre les politiques de tout bord, Proudhon professe un
anarchisme ayant pour programme l’autonomie des travailleurs, le droit à disposer
eux-mêmes de l’organisation de leur activité, qui, en même temps qu’elle produit des
219

valeurs utiles et échangeables, est à l’origine de la société, « fait société », alors que
l’exercice du pouvoir politique, qui suppose une centralisation, aurait plutôt pour
conséquence de la défaire en vue de lui substituer sa coercition.
22 C’est pourquoi aux yeux de Proudhon, pour qui il n’est pas possible de surmonter
l’opposition entre unité et diversité, qu’il renvoie dos à dos, la synthèse qu’est
l’association ne procède pas d’une unité fusionnelle des contraires, qui reste pour lui
impensable, comme l’explique clairement une réflexion consignée dans ses carnets
postérieurement à la composition de son mémoire de 1840 sur la propriété :
Pour organiser la société, rétablir l’ordre, il ne faut pas vouloir se soustraire aux
principes antinomiques, il faut en chercher un qui les coordonne. Ce principe
existe27, plus simple et plus vulgaire que tout ce que les lois ont jamais prescrit : le
replacer à son rang. Ne cherchons pas une issue aux contradictions qui nous
pressent : d’issue il n’y en a pas. Arrangeons-nous avec elles et par elles. Quand
l’oscillation constitutive de la valeur sera devenue une vibration rapide et
insensible, et que son amplitude aura été réduite, pour ainsi dire, à 0°, alors ce sera
vie, égalité, sécurité28.
23 Les contradictions sont ainsi ramenées à des « oscillations », à des « vibrations », dont
les manifestations conflictuelles doivent s’atténuer progressivement d’elles-mêmes,
sans intervention extérieure, mais aussi sans passage à un autre niveau où les
contraires fusionneraient en surmontant leur antinomie. La dialectique qui est ici à
l’œuvre n’est manifestement pas de type hégélien. La question se pose alors de savoir
si, dans les ouvrages ultérieurs où il a repris ce problème en en élargissant la portée,
Proudhon s’est davantage rapproché de l’esprit de la philosophie de Hegel, à laquelle il
a continué à faire allégeance, en rectifiant la position de quasi-hégélianisme qui était la
sienne au départ.

DE LA CRÉATION DE L’ORDRE DANS L’HUMANITÉ OU


PRINCIPES D’ORGANISATION POLITIQUE
24 Le mémoire sur la propriété de 1840, sur lequel la réputation de Proudhon s’est aussitôt
établie, se présente comme un ouvrage de pure économie, où les développements
consacrés à la comptabilité sociale occupent la place principale : Proudhon fait
principalement grief aux économistes de s’être trompés dans leurs calculs, de n’avoir
pas su tenir correctement leurs livres de commerce, ce qui du même coup les a
empêchés de comprendre comment fonctionne réellement la société. Mais il ne pouvait
maintenir la critique de l’économie politique sur ce seul plan, ce qui l’a conduit à faire
intervenir des arguments d’un autre type, faisant référence à ce qu’il appelle
indifféremment la « logique » ou la « métaphysique », un type de spéculation qu’il
présente d’ailleurs également comme un calcul. Il a été ainsi amené à développer, sous
sa responsabilité personnelle, sans craindre de se confronter avec les doctrinaires
officiels et patentés de l’école allemande, et en se bricolant une culture d’appoint 29, une
réflexion à caractère philosophique dont les résultats ont été consignés dans l’ouvrage
qu’il a publié en 1843, De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation
politique30. Il a admis par la suite que ce livre particulièrement ambitieux 31. une somme
dont il attendait qu’elle le fasse reconnaître comme philosophe à part entière, et même
comme le philosophe qui, en compagnie de Hegel, a définitivement « résolu le
problème de la certitude », n’avait pas atteint sa cible32, et, de fait, il n’a pas eu le
retentissement dont avait bénéficié le mémoire sur la propriété. L’idée de « dialectique
220

sérielle » qui en constitue l’élément central, et qui a retenu l’intérêt de Marx 33, s’y
trouve effectivement noyée dans d’interminables développements, où la déclamation,
sous ses formes les plus verbeuses, se substitue à l’argumentation, ce qui rend la lecture
de cet ouvrage souvent fastidieuse. En dépit de ses défauts, qui sont incontestables, De
la création de l’ordre témoigne néanmoins d’un effort en vue de penser la société dans
son histoire, sur la base de références empruntées essentiellement à Kant, à Hegel, à
Fourier et à Comte, dont Proudhon effectue l’improbable synthèse sous sa propre
responsabilité ; en élargissant son cadre d’analyse, ce qui le conduit à élaborer une
théorie générale de l’ordre, il tente de pousser l’analyse des antinomies sociales encore
plus loin qu’il n’avait pu le faire tout d’abord dans son premier mémoire sur la
propriété. C’est pourquoi la prise en compte de cet ouvrage est indispensable si l’on
veut mieux comprendre ce qu’a été le hégélianisme de Proudhon, c’est-à-dire ce que
Proudhon a fait avec Hegel, ce qu’il a fait de Hegel, ce qu’il a fait à Hegel.
25 Dans De la création de l’ordre, Proudhon explique que, la société n’étant en fin de compte
qu’un cas particulier de l’ordre, sa connaissance relève des mêmes principes que ceux
qui s’appliquent à n’importe quel phénomène naturel : or le principe qui se retrouve à
la base de toute forme de connaissance, c’est la série. L’ouvrage s’ouvre sur cette
définition :
J’appelle ordre toute disposition sériée ou symétrique. L’ordre suppose
nécessairement division, distinction, différence. Toute chose indivise, indistincte,
non différenciée, ne peut être conçue comme ordonnée : ces notions s’excluent
réciproquement34.
26 L’ordre, dont l’incarnation sociale par excellence est la division du travail, c’est l’unité
dans la diversité. La diversité pure consiste en la juxtaposition d’entités indépendantes
les unes des autres : ordonner, c’est raccorder ces unités entre elles, donc rétablir entre
elles une liaison, en faisant apparaître qu’elles sont les éléments d’une série où elles
nouent des rapports de dépendance réciproque à travers lesquelles elle se prêtent à
être connues. C’est donc une illusion de croire que des choses, quelles qu’elles soient,
pourraient être connues dans leur nature propre appréhendée de façon isolée, en tant,
pourrait-on dire, que « choses en soi », existant préalablement à leur mise en ordre.
Connaître, c’est sérier ; penser, c’est classer, c’est-à-dire identifier des rapports, et rien
d’autre. Sur ce point, la démarche de Proudhon recoupe manifestement celle de
Comte35 :
Nous ne pouvons ni pénétrer les substances, ni saisir les causes : ce que nous
percevons de la nature est toujours au fond loi ou rapport, rien de plus 36.
Nous ne connaissons des êtres que leurs rapports37.
27 Proudhon en conclut que la « métaphysique » n’est rien d’autre qu’une logique, c’est-à-
dire une science des relations ayant renoncé à toute prétention ontologique qui ramène
la connaissance à une saisie des substances et des causes. Cette science, qui est au fond
un calcul, revient à expliquer de quelle manière, dans tous les domaines, l’unité se
déploie à travers la diversité, l’une n’étant en fin de compte rien sans l’autre, et
réciproquement.
28 L’autre idée que Proudhon reprend à Comte est celle selon laquelle il n’y a pas de loi
universelle gouvernant toutes les séries : Proudhon pratique, en métaphysique comme
en sociologie, un anarchisme théorique qui nie la possibilité de rassembler les
différentes manifestations de l’ordre dans le cadre d’une hiérarchie qui leur serait
commune et qui constituerait l’ordre en soi. C’est pourquoi il n’y a pour lui de série
qu’en perspective, relativement au point de vue auquel elle est établie, en l’absence
221

d’un point de vue général qui permettrait de la recentrer dans le cadre d’un ordre
global présentant un caractère absolu : si un tel ordre existe, et de quelque nom qu’on
l’appelle, Dieu, monde ou esprit, il ne peut être connu, et son affirmation relève d’une
hypothèse, ou, dirait-on dans le langage de Kant, d’une idée régulatrice de la raison ne
pouvant en aucun cas prendre la forme d’une loi d’entendement. D’où cette
conséquence :
Puisque chaque série renferme en elle-même son principe, sa loi, sa certitude, il
s’ensuit que les séries sont indépendantes, et que la connaissance de l’une ne
suppose ni ne renferme la connaissance de l’autre38.
Il n’y a point de science universelle parce qu’il n’y a pas d’objet universel 39.
29 Proudhon rejette donc l’idée de savoir absolu, et par là paraît se démarquer
radicalement de Hegel. Par « dialectique », il entend la manière de distribuer
formellement des éléments fournis par l’observation, sans que, apparemment, cette
mise en forme les concerne dans leur nature intime. Il en résulte que la dialectique
hégélienne, avec son organisation ternaire, n’est qu’un modèle particulier
d’interprétation, qui ne peut prétendre à un caractère exclusif :
La nature, quand on l’embrasse dans son ensemble, se prête aussi bien à une
classification quaternaire qu’à une classification ternaire ; elle se prêterait
probablement à beaucoup d’autres si notre intuition était plus compréhensive ; par
conséquence la création évolutive de Hegel se réduit à la description d’un point de
vue choisi entre mille ; et, cette description fût-elle aussi rigoureuse et
irréprochable que le système décimal, la certitude qu’elle aurait ne prouverait point
sa réalité exclusive, de même que la certitude absolue de notre système de
numération ne prouve pas qu’il soit le système exclusivement suivi par la nature
[...]. Hegel, en un mot, s’était emprisonné dans une série particulière, et prétendait
par elle expliquer la nature, aussi variée dans ses séries que dans ses éléments 40.
30 Le critère de validité d’un système de classification consiste dans sa capacité à « décrire
un point de vue », c’est-à-dire à restituer l’organisation qui en découle avec un
maximum de précision. Proudhon professe donc, comme Comte, un relativisme radical,
selon lequel le déploiement des séries dialectiques ne requiert aucun fondement et
relève en dernière instance de la convention.
31 Faut-il en conclure que l’opération de sériation, ainsi définie, n’exerce aucune prise sur
le réel et n’est qu’une projection artificielle de l’esprit sur les choses, qu’il arrange à sa
convenance, sans qu’il soit permis d’accorder aux arrangements ainsi constitués une
valeur définitive ? Or, paradoxalement, mais Proudhon est un grand amateur de
paradoxes, c’est précisément en raison de sa plasticité que la dialectique sérielle,
formelle au départ, s’élève à une dimension de réalité :
La théorie sérielle est l’art de composer et décomposer toute espèce d’idées
(nombres, grandeurs, mouvements, actions, droits et devoirs), de telle sorte que
l’esprit soit complètement assuré dans sa marche, et que la solution, lorsqu’elle
pourra être obtenue, soit frappée d’infaillibilité et d’une absolue certitude 41.
32 Si la série constitue la condition pour que « l’esprit soit complètement assuré dans sa
marche », c’est parce qu’elle est le moyen de repérer des transitions. Lorsqu’il a affaire
à des éléments isolés, l’esprit est littéralement perdu, égaré, confronté à un chaos dans
lequel il lui est impossible de se retrouver : la série, qui raccorde ces éléments en
identifiant avec un maximum de précision tous les intermédiaires qui, s’interposant
entre eux, les relient les uns aux autres, met fin à cette errance ; elle rétablit un ordre,
réintroduit de l’unité dans la diversité, et par là donne à l’esprit l’assurance qu’il
222

progresse dans le bon sens, autrement dit que la rationalité qu’il essaie d’introduire
dans les choses présente une certaine valeur de réalité :
Découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la
division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation
de l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et, par l’éveil de l’intelligence, en
recevoir l’image42.
33 Le relativisme ne doit donc pas dégénérer en subjectivisme : par une sorte d’harmonie
préétablie, l’esprit qui projette sur les choses ses classifications rejoint la tendance à se
mettre en ordre qui leur est propre, tendance dont il « reçoit l’image », ce qui convertit
sa tentative en un reflet, si partiel et provisoire soit-il, de la réalité, en présence de
laquelle il se met en la sériant. S’il n’y a pas d’ordre absolu, cela ne signifie pas,
cependant, que le réel en tant que tel soit livré au chaos, ce qui serait le cas s’il se
réduisait à la coexistence d’entités indépendantes, sur le modèle des atomes dont la
dérive est livrée aux hasards du clinamen : l’ordre dont il ne dispose pas au titre d’une
donnée dont la possession lui serait d’emblée assurée n’en existe pas moins en lui sous
des formes virtuelles qu’il revient à la dialectique sérielle d’actualiser. C’est cette idée
que le titre de l’ouvrage de Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, restitue
sous une forme concentrée : il n’y a d’ordre qu’en création, en gestation, ce dont
l’évolution sociale offre un témoignage43.
34 À ce niveau, on peut donc parler d’une identité du réel et du rationnel, sous condition
que cette identité ne soit pas substantiellement donnée au titre d’un acquis définitif,
mais soit, sinon obtenue, du moins approchée au cours d’une évolution, de manière
processive, à travers une succession de repérages dont chacun n’a qu’une valeur
provisoire. C’est pourquoi on peut considérer que Proudhon redevient, du moins pour
une part, hégélien, lorsqu’il revendique une conception de la dialectique qui, pour
reprendre la formule de Marx qui a déjà été citée, « substitue aux idées considérées
comme des entités le processus même de la pensée44 ». Sérier, penser un ordre, penser
de l’ordre, c’est d’une certaine manière prendre part au mouvement par lequel les
choses se mettent graduellement en ordre, en passant par toutes les formes
transitionnelles qui en commandent le devenir et du même coup rendent possible de le
comprendre. Le logicisme philosophique de Proudhon se trouve par là même en accord
avec son réformisme, qui l’amène à écarter l’idée qu’on puisse passer brusquement
d’une figure de l’état social à une autre, ce qui reviendrait à constituer ces figures
comme des entités isolées, et non comme les étapes d’un processus à l’intérieur duquel
elles sont regroupées sur la base de ce qui les distingue, conformément à la définition
initiale de l’ordre. Il en résulte que, en même temps qu’elle satisfait l’esprit, qu’elle
soustrait à son errance spontanée, la dialectique sérielle garantit la paix sociale, à
laquelle elle offre un modèle d’accord :
Aujourd’hui encore, où tant de gens argumentent, où tout le monde juge, où
personne ne s’entend, c’est la loi sérielle qui au milieu de tant d’opinions
contradictoires formule ces arrêts de bon sens public qui seuls soutiennent la
société, rallient les esprits, et empêchent que deux hommes qui se rencontrent sans
s’être jamais vus ne s’égorgent45.
35 La série, « reine de la pensée46 », est aussi la condition par excellence du vivre
ensemble, qui concilie les points de vue opposés, ce qui suppose que soit effectuée la
jonction entre les extrêmes. Comme l’avait vu Fourier, « ce bizarre génie » à l’égard
duquel Proudhon, qui avait eu l’occasion de le fréquenter dans sa jeunesse 47, entretient
une relation ambivalente combinant admiration et rejet, la série est l’art de ménager
223

des transitions, la science des « ambigus », dit Fourier dans son savoureux langage,
démarche qui, tout en maintenant les oppositions, permet d’en gommer les effets
néfastes : mettre des réalités en série, c’est dégager ce qui, en elles, est susceptible de
faire lien, ce que traduit le fait que « le signe indicateur de la série est l’accolade 48 », le
symbole typographique qui se retrouve pratiquement à toutes les pages des écrits de
Fourier. Penser par série, c’est du même coup se disposer à vivre en série, comme la
division du travail en fournit l’exemple par excellence : la dialectique est une logique
pratique, et pas seulement une construction théorique par définition en retrait par
rapport à la réalité. Proudhon se dirige ainsi vers la conception d’une philosophie
pratique, qui existe réellement en acte, et exprime la vie même de la réalité naturelle et
sociale, au lieu de rester confinée dans le monde de la spéculation pure :
La série est la condition nécessaire de l’ordre, de la force, de la beauté, de la vie, de
la pensée, de l’action : tout ce qui manque à cette condition est ruineux,
inorganique, impuissant, non viable, faux49.
36 La série n’est donc pas une organisation formelle plaquée sur des termes qui
maintiendraient entre eux, dans le cadre imposé par cette organisation, des relations
de pure extériorité ; mais, par sa dynamique propre, elle instaure entre les éléments
qu’elle rassemble une cohésion on ne peut plus réelle. Elle fait ainsi apparaître qu’il n’y
a de réalité qu’en mouvement – état au cours duquel se forme un tissu de relations
imbriquées les unes dans les autres, à travers des rapports, des rapports de rapports,
des rapports de rapports de rapports, et ainsi de suite à l’infini.
37 Dans cette perspective, le négatif est ce qui se présente comme étant hors série, ce qui
oblige à chercher une nouvelle série à laquelle il puisse être intégré, de manière à lui
faire perdre son caractère d’anormalité : comme l’enseigne Fourier, la série détient un
pouvoir d’assimilation qui repositive le négatif, sans toutefois passer par la négation de
la négation. La méthode dialectique met en œuvre cette capacité absorbante de la série,
qui en quelque sorte « digère » le négatif en le replaçant dans un cadre plus large où il
réapparaît métamorphosé du fait d’être devenu l’élément d’une série. Cette thèse
générale trouve sa parfaite illustration dans le progrès social, qui consiste en la
création de nouvelles séries dans lesquelles les inégalités sont annihilées en étant peu à
peu compensées : du moment où le gardien de chèvres et Homère qu’il nourrit de son
lait sont incorporés à la force collective qui doit son existence à la division du travail,
ils apparaissent comme participant à égalité à cette instance collective en dehors de
laquelle leurs activités deviendraient purement et simplement impraticables. Si deux
séries se limitent entre elles, il est toujours possible de chercher les transitions qui
permettent de les faire rentrer dans une série plus complète : la socialisation n’est rien
d’autre que cette dynamique ouverte, au point de vue de laquelle aucune opposition ne
présente un caractère insurmontable.
38 Parvenu à ce point de sa démonstration, Proudhon en applique les conséquences à sa
propre démarche. Face aux grands philosophes de l’école allemande dont il s’est pour
une part inspiré, il a conscience d’être dans une posture analogue à celle du gardien de
chèvres face à Homère : son exposition de la loi sérielle – il s’en rend parfaitement
compte – peut être accusée d’impréparation, de naïveté, et condamnée comme
immature, accusation que ne manqueront pas de lui porter les grands docteurs en
philosophie50. Mais cela ne doit pas l’empêcher, lui que son anarchisme amène à rejeter
tout principe d’autorité, de philosopher à sa manière, si fruste soit-elle, comme peut
224

l’être celle d’un philosophe du dimanche, en vue d’apporter sa contribution à une


meilleure compréhension de l’ordre du monde et de la société :
Comme tout le monde aujourd’hui, j’ai bien plutôt la routine ou si l’on veut
l’instinct de la série que je n’en possède les secrets. Mais engagé par mes précédents
mémoires, et contraint en quelque sorte par l’impatience des personnes qui m’ont
fait l’honneur de les lire, je devais, avant de poursuivre mon œuvre de socialiste,
faire connaître, qu’on me pardonne l’expression, ma philosophie. Que ceux-là
maintenant dont le savoir dans les mille spécialités de la connaissance surpasse de
si haut ma médiocrité donnent l’accroissement à ce germe, conçu d’une vue
générale et superficielle des choses. Ce qui me reviendra dans cette vaste entreprise
de rénovation intellectuelle (et puissé-je n’être point déçu dans mon humble
espérance !) sera d’avoir saisi le caractère spécifique du génie et de la forme de
toute pensée créatrice, moi que la nature dota seulement d’une mobile curiosité, et
qui fus par la fortune déshérité de science51.
39 La philosophie ne doit pas rester la propriété exclusive des philosophes qui s’en
partagent entre eux les dépouilles, mais une entreprise collective dont nul n’est a priori
exclu. Si, au point de vue de spécialistes patentés, la « philosophie » de Proudhon n’est
guère digne d’être prise au sérieux, il ne faut pas en conclure que son entreprise soit
inutile, privée de sens, c’est-à-dire ne présente aucune valeur innovante. Fort de cette
conviction, qui est dans le droit fil de l’égalitarisme qui inspire à toutes ses démarches,
Proudhon n’hésite pas à mettre en circulation son étrange traité de philosophie, que
son caractère atypique rend effectivement original, sinon parfaitement convaincant : il
faut le reconnaître, l’espérance formulée par Proudhon a été déçue, et son grand
ouvrage philosophique, De la création de l’ordre dans l’humanité, à la différence de son
précédent mémoire sur la propriété, n’a pas intéressé grand monde sur le moment, et a
complètement perdu aujourd’hui le statut d’une référence théorique significative, et a
pratiquement cessé d’être lu ; le « germe » qu’il avait semé a dépéri, apparemment sans
appel. Pourtant, en dépit de ses faiblesses et de ses incohérences manifestes, il
représente une tentative de réflexion du fait social, qui tend à réinscrire celui-ci dans
une perspective plus large, que Proudhon a caractérisée en se servant de la référence à
une « dialectique », tentative qui n’est pas tout à fait dénuée de sens.

SYSTÈME DES CONTRADICTIONS ÉCONOMIQUES OU


PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE
40 L’échec relatif de son essai d’investir le terrain de la philosophie a amené Proudhon à
revenir à celui de l’économie dont il s’était imprudemment éloigné : ce qu’il a fait en
composant son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère paru
en 184652. Pourtant, dans ce nouvel ouvrage où il reprend à nouveaux frais sa tentative
de critique de l’économie politique, il n’a pas fait complètement l’impasse sur les
résultats obtenus sur le plan de l’investigation philosophique 53. En effet, c’est l’idée
directrice du livre, ce qui aurait manqué aux économistes pour comprendre comment
fonctionne la société, c’est précisément une orientation philosophique conséquente et
assumée comme telle dans sa globalité. Proudhon propose, en vue de remédier à cette
insuffisance, une reconstruction théorique de la réalité économico-sociale à l’aide de
catégories empruntées à ce qu’il continue à appeler la « métaphysique 54 ». Il reste donc
fidèle à l’idée d’une philosophie orientée vers des problèmes qui concernent
directement la pratique, donc directement en prise avec le mouvement de
225

transformation de la réalité, idée qu’il avait introduite dans De la création de l’ordre et


dont il amplifie la portée :
La science économique est pour moi la forme objective et la réalisation de la
métaphysique ; c’est la métaphysique en action, la métaphysique projetée sur le
plan fuyant de la durée ; et quiconque s’occupe des lois du travail et de l’échange est
vraiment et spécialement métaphysicien55.
41 Cette « métaphysique en action », « projetée sur le plan fuyant de la durée », n’est autre
qu’une philosophie de l’histoire qui présente l’ordre en gestation, à travers une
succession de formes dont elle reconstitue la loi en mettant ces formes en série, ce qui
fait apparaître entre elles, au-delà de ce qui les différencie, une continuité.
42 Cette reconstruction métaphysique de la réalité sociale donne lieu à une espèce de
théodicée, présentée au titre d’une hypothèse rationnelle à laquelle est consacré le
prologue de l’ouvrage où est avancée, dans des termes il faut le dire assez fumeux,
l’« idée de Dieu », le terme « idée » étant à prendre ici au sens des idées régulatrices qui
donnent son contenu à la dialectique kantienne de la raison. Proudhon déclare donc
d’entrée de jeu, en vue de donner un maximum d’envergure à son propos : « J’ai besoin
de l’hypothèse de Dieu pour fonder l’autorité de la science sociale 56. »
43 L’idée de Dieu ne dispose pas d’une certitude absolue, c’est pourquoi elle ne peut
prétendre à un autre statut que celui d’hypothèse, ce qui n’empêche qu’elle s’impose
spontanément à la pensée humaine comme étant issue de la force collective de la
société, ce qui lui confère une sorte de nécessité :
Si je suis à travers ses transformations successives l’idée de Dieu, je trouve que cette
idée est avant tout sociale ; j’entends pas là qu’elle est bien plus un acte de foi de la
pensée collective qu’une conception individuelle57.
44 C’est donc la société qui accrédite cette hypothèse en vue à la fois d’assurer sa propre
cohésion et de garantir la connaissance de son ordre propre, à travers la succession
d’approches, d’esquisses ou de figures qui constitue son histoire. L’hypothèse de Dieu
restitue à cette succession une finalité ; elle la fait apparaître comme un itinéraire
continu qui, à défaut d’aboutir à un terme définitif58, conduit dans une certaine
direction, en progressant, selon Proudhon, vers plus de justice et d’égalité.
45 Si cette hypothèse est indispensable, c’est parce qu’il y a un problème dont la
résolution demeure suspendue. La référence aux « contradictions économiques »
permet de cibler ce problème, qui consiste dans le fait que la société ne peut aller dans
le sens du progrès qu’en se confrontant à des antinomies et en se donnant le moyen de
les surmonter, au cours d’une histoire qui se présente alors sur le modèle d’un
processus dialectique. Le recours à la métaphysique permet de faire le « système » de
ces contradictions, donc de ramener leur énumération successive à une filiation ou à
une genèse, en montrant comment elles sortent les unes des autres, au fil d’une
évolution graduelle dont chaque étape résulte de la précédente et prépare la suivante.
Se retrouve ici, sous une forme très générale, le schéma de la philosophie hégélienne de
l’histoire, dont on peut dire qu’elle aussi représente un effort en vue de systématiser
des contradictions, en les réintégrant dans le cadre d’une dynamique d’ensemble où
leur contestation réciproque se révèle en fin de compte productive, créatrice, dans la
mesure où elle stimule une progression qui, sans ces contradictions, ne pourrait avoir
lieu. Une telle histoire porte la marque du négatif, mais la remise en perspective
effectuée hypothétiquement grâce à la théodicée opère la conversion systématique de
cette négativité, dont elle fait l’élément moteur de la dynamique sociale, c’est-à-dire de
226

la marche vers la justice et vers l’égalité qui donne à cette histoire son orientation
d’ensemble.
46 Selon Proudhon, l’erreur fondamentale des économistes est due au fait qu’ils sont
passés à côté de cette dialectique et n’ont pas vu le « système des contradictions », qui
donne son matériau effectif à leur étude : ils ont ignoré les contradictions de la réalité
économique et le système de ces contradictions parce qu’ils se sont enfermés dans le
cadre de l’étape actuelle de l’évolution historique, étape qu’ils ont considérée comme
intangible et dont ils ont éternisé les caractères ; il ne faut pas s’étonner en
conséquence que leur discours se soit enlisé dans des contradictions, celles-là même qui
minent la réalité dont il prétend rendre compte, contradictions dont les enjeux
véritables lui ont échappé, ce qui l’a détourné d’en chercher la résolution – une
résolution que seul le recours à la métaphysique permet d’atteindre. L’erreur
méthodologique par excellence consiste à isoler et à chercher à traiter pour eux-mêmes
les éléments d’une série, alors qu’ils ne peuvent s’expliquer qu’en fonction de la
progression d’ensemble à laquelle ils appartiennent59. C’est parce qu’ils se sont mépris
sur ce plan que les économistes sont restés aveugles à la « question sociale » dont la
signification historique a dû fatalement leur échapper, sans même qu’ils s’en rendent
compte, ce qui aggrave leur cas.
47 Proudhon est tellement convaincu de l’importance de la spéculation métaphysique
pour la résolution des problèmes de l’économie, une résolution qui devient impossible
si on ne fait pas intervenir l’hypothèse de la théodicée, que, en plein milieu du livre,
interrompant la succession des figures prises par l’ordre collectif, il consacre tout un
chapitre, le chapitre 8 intitulé « De la responsabilité de l’homme et de Dieu, sous la loi
de contradiction, ou solution du problème de la Providence », à cette réflexion qui
transporte son raisonnement à un autre niveau. C’est dans ce chapitre qu’apparaît la
formule « Dieu, c’est le mal60 » qui, selon une logique paradoxale typique de la manière
de raisonner propre à Proudhon, associe l’hypothèse de Dieu à une profession de foi
athéiste, ou plutôt, faudrait-il dire, antithéiste :
Dieu, s’il existe, est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons
aucunement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, à la société
malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle nous écrasons la
Divinité [...]. Car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et mensonge ;
Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. Tant que l’humanité s’incarnera
devant un autel, l’humanité, esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant
qu’un homme, au nom de Dieu, recevra le serment d’un autre homme, la société
sera fondée sur le parjure ; la paix et l’amour seront bannis d’entre les mortels. Dieu
retire-toi ! car dès aujourd’hui, guéri de la crainte et devenu sage, je jure, la main
étendue vers le ciel, que tu n’es que le bourreau de ma raison, le spectre de ma
conscience61.
48 Ces fortes paroles, dont la résonance est prométhéenne, éclairent l’hypothèse
théologique d’une lumière inattendue : s’il faut avancer l’idée de Dieu, ne serait-ce
qu’au titre d’une hypothèse, ce n’est pas pour y adhérer dans l’enthousiasme, mais pour
la contrer, dans un esprit de résistance qu’elle permet de stimuler. Dieu, en effet, c’est
l’expression concentrée du pouvoir et de l’autorité, et de tous les abus susceptibles
d’être commis en leur nom. L’anarchisme de Proudhon ne peut s’accommoder de la
soumission à une telle représentation dominante ; et s’il a besoin d’elle, au titre d’une
hypothèse, c’est uniquement pour en faire la cible qui donne à sa lutte son point de
fixation symbolique. Lorsque Proudhon écrit que l’idée de Dieu n’est que « le spectre de
ma conscience », c’est-à-dire en fin de compte une illusion, il semble se rapprocher de
227

Feuerbach62 : Dieu n’a de réalité que pour moi, donc en perspective, ce qui exclut que
son existence puisse être affirmée de manière apodictique ; comme la propriété, il est le
résultat d’une spoliation, qui appelle une restitution. Toutefois, ce rapprochement avec
Feuerbach demande à être nuancé, du moins sur ce point : d’une part, le concept
d’aliénation est absent du propos de Proudhon, ou n’y figure à la rigueur qu’en
pointillé ; d’autre part, Proudhon se déclare adversaire irréductible de l’humanisme
dans lequel il voit, avec une certaine lucidité, une résurgence, sous un habillement
différent, de l’idée religieuse63. Il récuse en conséquence la thèse selon laquelle l’idée de
Dieu ne serait rien d’autre qu’une image en miroir de moi-même, ce qui revient à lui
attribuer le statut d’une représentation se rapportant à un objet existant, même si elle
se trompe sur la nature de cet objet : le seul miroir dans lequel l’homme puisse se
reconnaître, c’est la société dans laquelle il s’investit non seulement en pensée mais en
acte, sous une forme non pas représentationnelle ou théorique mais pratique, ce dont
témoigne son engagement dans les contradictions économiques. C’est la raison pour
laquelle l’hypothèse théologique ne présente d’intérêt que si elle est avancée « sous la
loi de contradiction », comme le souligne le titre du chapitre 8 du Système des
contradictions économiques : elle fait ressortir le fait que la progression humaine n’est
envisageable que par le biais de figures antinomiques, hantées par des contradictions
internes, donc suppose l’intervention d’une négativité qui constitue l’aiguillon de son
mouvement.
49 L’expression « philosophie de la misère » dont Proudhon s’est servi pour sous-titrer son
ouvrage prend alors tout son sens : ce que la philosophie enseigne à l’économie, c’est
que, pour que l’humanité progresse dans le sens de la justice et de l’égalité, il faut
qu’elle passe par toutes les formes de malheur et de souffrance, donc de « misère », que
constituent les étapes successives de son histoire. Une fois replacés dans le cadre global
du « système » où ils prennent place en se succédant, ces états négatifs ou
contradictions économiques trouvent leur justification : ils sont les stations du chemin
de croix qui conduit vers un monde meilleur. Sur ce point précis, Proudhon est donc,
sans réserve apparemment, « hégélien », dans la mesure où il se réapproprie la
conception d’un travail du négatif, opérant à l’intérieur d’un processus qui n’avance
que par son mauvais côté, ce dont l’idée répulsive de Dieu fournit l’illustration
exemplaire64. La formule « Dieu, c’est le mal » signifie donc : Dieu, c’est l’expression
symbolique de la négativité dont l’idée est indispensable pour que soit percé le mystère
de « la création de l’ordre », un ordre qui n’existe qu’en gestation, ce qui nécessite,
pour qu’il soit compris, que sa réalité soit profilée à travers une succession de formes
ou de figures qui entretiennent les unes par rapport aux autres des rapports faisant
intervenir la négation. La lutte prométhéenne que l’homme doit mener contre Dieu
représente l’effort de contrer cette négativité, en vue de la retourner en quelque chose
de positif.
50 Le Système des contradictions économiques consiste donc pour l’essentiel en un
recensement raisonné de ces figures, toutes contradictoires, qui, comme l’enseigne la
métaphysique, jalonnent le progrès humain, à savoir : la division du travail (chap. 3), le
machinisme (chap. 4), la concurrence (chap. 5), le monopole (chap. 6), la police ou
l’impôt (chap. 7), la balance du commerce (chap. 9), le crédit (chap. 10), la propriété
(chap. 11), la communauté (chap. 12) et pour finir, la population (chap. 13). Ces dix
moments du processus de constitution de l’ordre, dont chacun met en valeur l’un des
grands thèmes traités par l’économie politique, sont appelés par Proudhon des
228

« époques65 » : leur succession est ainsi replacée dans le cadre d’une histoire où, à
chaque fois, dans chacune de ces étapes, l’humanité s’engage tout entière dans son
effort en vue de « faire société », ce qui nécessite de sa part tout un travail, ardu,
dangereux, source de bien des « misères » par lesquelles la question sociale se trouve
relancée sous des formes nouvelles, à la recherche d’une résolution qui se trouve sans
cesse différée.
51 Le paradoxe, qui n’a pas échappé à Marx66, est que cette « histoire », qui prétend
restituer une progression en acte, avançant par sa dynamique interne, est une
reconstruction théorique, qui opère sur des abstractions et non sur des faits
d’observation :
Nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon la succession
des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation
tantôt contemporaines, tantôt interverties [...]. Les théories économiques n’en ont
pas moins leur succession logique et leur série dans l’entendement : c’est cet ordre
que nous nous sommes flatté de découvrir67.
52 L’histoire empirique recense des faits qui appartiennent au plan de la
« manifestation », où leur contenu est entaché d’équivocité et d’arbitraire. Il revient à
l’histoire philosophique de mettre en évidence la logique profonde sous-jacente à ce
processus de manifestation, de manière à lier entre eux ces faits que l’expérience fait
apparaître isolément, donc dans des conditions qui font obstacle à leur compréhension
ordonnée68. Or, si les faits ainsi replacés en perspective se lient les uns aux autres, ce
n’est pas en additionnant leurs apports, mais en jouant sur des antinomies qui
stimulent la dynamique de leur relance, une dynamique qui, telle qu’elle apparaît à la
lumière de la métaphysique, tire son impulsion, non de ses acquis, mais de ses
insuffisances, donc de ses défauts :
L’antinomie est l’avant-coureur de la vérité à qui elle fournit pour ainsi dire la
matière ; mais elle n’est point la vérité et, considérée en elle-même, elle est la cause
efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal 69.
53 Ce que la métaphysique enseigne, et est seule à pouvoir enseigner, c’est comment
l’ordre sort du désordre dont il a besoin pour se créer, au cours d’une genèse qui
construit en détruisant, qui fait le bien en faisant le mal, dans le cadre d’une théodicée
dont le négatif constitue le principe.
54 Au point de vue de Marx, Proudhon serait donc, davantage que « quasi hégélien », c’est-
à-dire en défaut par rapport à l’esprit véritable du hégélianisme, beaucoup trop
hégélien, en étant enclin à considérer que les idées, telles qu’elle se présentent à
l’esprit, ont non seulement vocation à dire la vérité des choses, mais les dirigent
effectivement, parce qu’elles sont directement partie prenante du mouvement par
lequel ces choses se font, se produisent en réalité. Proudhon affirme en propres
termes :
Pour nous, les faits ne sont point matière, car nous ne savons pas ce que veut dire ce
mot matière, mais manifestations visibles d’idées invisibles. À ce titre, les faits ne
prouvent que selon l’idée qu’ils représentent70.
55 Ce qui suscite cette réaction de la part de Marx :
Nous voici en pleine Allemagne ! Nous allons avoir à parler métaphysique, tout en
parlant économie politique71.
56 Lorsque Marx fait cette constatation, qu’il énonce sur un ton de dérision, il estime
avoir, pour sa part, réglé définitivement ses comptes avec le hégélianisme et tous ses
avatars métaphysiques, ce qui, à ses yeux, est la condition pour que les problèmes de
229

l’économie politique soient abordés « scientifiquement », sans qu’on les fasse interférer
avec des spéculations d’ordre philosophique qui en dénaturent le contenu en le
dématérialisant : il faut donc bien comprendre que, lorsqu’il critique Proudhon, il est
en tout premier lieu en discussion avec lui-même, étant engagé dans un difficile
processus de liquidation de l’idéalisme philosophique qu’il lui faut mener à son terme
pour parvenir à expliquer, au sens propre du terme, la réalité sociale de son temps, ce
qui est la condition pour pouvoir agir sur elle efficacement ; c’est la raison pour
laquelle il s’en prend à Proudhon avec une telle véhémence, qui l’amène
momentanément à sous-estimer les aspects positifs de sa démarche 72.
57 En présentant les grandes catégories de l’économie politique (le machinisme, le
monopole, la concurrence, etc.) comme les « époques » d’une histoire idéale dont il est
le premier à reconnaître le caractère purement spéculatif, Proudhon se trouve mimer,
sans le savoir car il n’avait sans doute aucune connaissance précise du contenu de cet
ouvrage, le type d’exposition adopté par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, où est
retracée la trajectoire suivie par la conscience, chassée de figure en figure au fur et à
mesure qu’elle reconnaît que chacune est minée par une contradiction interne qui la
rend intenable, ce qui donne à cette trajectoire l’allure d’une véritable fuite en avant.
Dans le livre de Hegel, la conscience se lance à chaque étape de son parcours dans une
nouvelle expérience, animée par l’espoir de trouver, dans les limites propres à celle-ci,
une solution au problème qui la taraude, à savoir parvenir à se réconcilier avec elle-
même ; mais, à chaque fois, cet espoir est déçu, ce qui l’oblige à se relancer dans une
direction différente, en reprenant son entreprise au départ, enrichie de l’enseignement
déceptif que lui ont apporté ses échecs. De même, Proudhon interprète chacune des
grandes catégories de l’économie politique comme une tentative, un essai, une
esquisse, qui, à terme, finit par avorter, ce qui amène à repenser la question sociale à
nouveaux frais, en tenant compte des acquis apportés par l’étape antérieure : or ces
acquis, qui ne sont pas positifs mais négatifs, ne s’ajoutent pas les uns aux autres
suivant le fil d’une progression linéaire ; mais ils consistent en une « relève » du
problème qui s’apparente à une sorte d’Aufhebung, au sens hégélien 73.
58 Proudhon est ainsi conduit à réutiliser le schéma ternaire qu’il avait déjà employé tout
à la fin du mémoire sur la propriété en en rapportant expressément l’invention à
Hegel74 :
La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce
que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle
s’obtient par l’affirmation ou négation successive – car cela revient au même –, de
deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une
importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans
la sphère de la morale, de l’histoire, ou de l’économie politique, l’analyse a constaté
l’antinomie d’une idée, on peut affirmer a priori que cette antinomie cache une idée
plus élevée, qui tôt ou tard fera son apparition75.
59 Loin d’être un obstacle au progrès, l’antinomie constitue donc l’annonce, la promesse,
du passage à une nouvelle étape, située à un niveau plus élevé que la précédente.
Lorsqu’il présente cette affirmation comme valant « aussi bien en application qu’en
théorie », Proudhon sous-entend que le processus réel de l’histoire obéit à une logique
immanente qui permet d’en déduire les étapes les unes des autres et donc d’anticiper
sur son cours effectif. En conséquence, la résolution des questions économiques relève
d’un calcul rationnel, d’où elle tire sa nécessité : l’économisme radical professé par
Proudhon, qui l’amène à relativiser l’importance des interventions politiques pour
230

rendre compte de la manière dont l’histoire « avance », est dans son fond un logicisme,
dont le modèle lui est fourni par la rationalité hégélienne, dans le sens de laquelle, à ce
point de vue, il abonde sans réserve.
60 La propriété, par exemple, est une antinomie sociale, ce qu’exprime de façon
concentrée la formule « La propriété, c’est le vol ». Mais cette antinomie, loin de
constituer un accident de l’histoire, y joue un rôle décisif, dans la mesure où elle
prépare le passage à une idée supérieure, ce qui conduit à la réhabiliter dans le cadre
plus large offert par la théodicée rationnelle :
Qu’on ne s’effraye pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la
propriété ; j’y pense d’autant moins que, selon moi, l’humanité ne se trompe
jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété, elle n’a fait que poser
un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la
propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette
fameuse antithèse76.
61 Sans doute la propriété est-elle un abus, ce qui la rend intolérable ; mais cet abus se
révèle paradoxalement utile, dans la mesure où, précisément parce qu’il n’est pas
tenable, il prépare sa propre relève dans une figure sociale nouvelle où ses aspects
négatifs devront être surmontés. De même, Dieu, c’est le mal, ce qui soulève une
indignation légitime : mais ceci n’empêche que l’humanité ait besoin de cette
hypothèse d’un souverain créateur particulièrement malintentionné à son égard, en
vue de s’opposer à lui, et par là même de se surpasser pour conquérir par ses propres
forces son émancipation. « L’humanité ne se trompe jamais 77 », sous-entendu dans le
meilleur des mondes possibles (n’étant pas envisageable qu’il ait pu y en avoir un
autre). Hegel déclarerait plutôt que « l’Esprit ne se trompe jamais », et il assignerait
pour but final à sa marche vers l’avant la conscience de soi et non l’organisation du
travail, qui n’est finalement qu’une création de l’Esprit objectif, c’est-à-dire de l’Esprit
qui s’est créé un monde en extériorité ; la théodicée se présente avec lui sous la forme
d’une noodicée et non sous celle d’une anthropodicée, comme c’est le cas chez
Proudhon : mais, à cette différence près, dont, sans doute, les conséquences sont loin
d’être négligeables, l’idée est formellement la même ; elle pourrait aussi être
rapprochée de celle que formulait le jeune Marx lorsqu’il était encore hégélien, selon
laquelle l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut résoudre 78.
62 On revient donc à la thèse selon laquelle le destin de l’humanité se trouve impulsé par
une nécessité interne dont le principe est négatif : il semble que cette thèse soit dans
son fond hégélienne. L’objectif assigné à la science de l’économie est de révéler cette
nécessité, ce à quoi elle parvient en prenant pour matériau de son étude des
contradictions – contradictions idéelles à la lumière desquelles elle explique les
oppositions réelles :
La contradiction ou l’antagonisme des idées apparaît comme le point de départ de
toute la science économique, et l’on peut dire d’elle, en parodiant le mot de
Tertullien sur l’Evangile, credo quia absurdum : il y a dans l’économie des sociétés
vérité latente dès qu’il y a contradiction apparente, credo quia contrarium 79.
63 L’humanité ne se trompe jamais : lorsqu’elle semble au premier abord être en
contradiction avec elle-même, elle n’en est pas moins sur le bon chemin 80, comme l’en
persuade le credo dialectique qui opère la conversion de l’erreur en vérité et présente la
misère comme une étape cruelle mais indispensable sur le chemin qui conduit vers le
bonheur. Ce credo débouche sur un optimisme à la fois théorique et pratique :
231

Si donc je démontre que l’économie politique, avec toutes ses hypothèses


contradictoires et ses conclusions équivoques, n’est rien qu’une organisation des
privilèges et de la misère, j’aurai prouvé par cela même qu’elle contient
implicitement la promesse d’une organisation du travail et de l’égalité, puisque,
comme on l’a dit, toute contradiction systématique est l’annonce d’une
composition ; bien plus, j’aurai posé les bases de cette composition. Donc, enfin,
exposer le système des contradictions économiques, c’est jeter les fondements de
l’association universelle ; dire comment les produits de l’œuvre collective sont
sortis de la société, c’est expliquer comment il sera possible de les y faire rentrer ;
montrer la genèse des problèmes de production et de répartition, c’est en préparer
la solution. Toutes ces propositions sont identiques et d’une égale évidence 81.
64 Ces affirmations, et l’évidence dont elles se réclament bruyamment, relèvent de ce
qu’on peut appeler un ultra-hégélianisme, un hégélianisme impénitent, dans lequel
Hegel lui-même aurait peine à se reconnaître : ramener sa tentative de rationaliser le
réel à l’affirmation d’un credo, n’est-ce pas dénaturer sa pensée sous prétexte de la
radicaliser ?
65 On peut en effet se demander si, dans la perspective ouverte par le credo dialectique tel
que Proudhon le formule, cela a encore un sens de parler d’un travail du négatif. Dans
une telle perspective, qui est empreinte – la chose est indéniable – de mysticité, le
négatif n’a pas besoin de travailler, au sens propre du terme, pour opérer sa
conversion, au sens religieux du terme, en quelque chose de positif. Si on peut dire, le
travail est déjà fait ; il ne reste qu’à en révéler les résultats ; positif et négatif, vérité et
erreur, sont la même chose, présentée comme à l’endroit et à l’envers :
C’est une conséquence du développement des contradictions économiques que
l’ordre de la société se montre d’abord comme à revers ; que ce qui doit être placé
en haut soit placé en bas ; que ce qui doit être en relief paraisse taillé en creux, et ce
qui doit recevoir la lumière soit rejeté dans l’ombre82.
66 La solution se trouve dans le problème, où, pour qui sait la lire, c’est-à-dire le
philosophe en personne, elle se donne en transparence. Une notation des Carnets de
Proudhon, qui date de juillet-août 1845, donc de la période où il composait le Système
des contradictions économiques, expose cette idée d’une manière tout à fait frappante :
La démonstration des antinomies sociales, ou critique de l’économie politique, est
toute l’organisation. Comme une étoffe vue à revers laisse voir tout le dessin et la
couleur, mais obscurément, et comme par un reflet : ainsi l’exposé des
contradictions montre l’ensemble organique de la société, mais comme une ombre,
un reflet, qui n’est pas encore la vérité pure et positive. Pour obtenir cette vérité, il
faut retourner l’étoffe, convertir les idées sur elles-mêmes : alors apparaîtront la
Loi synthétique, la vie et l’accord. De même que les contradictions économiques
sont les battements constitutifs de la valeur, principe dominant ; de même, dans
l’ordre absolu, elles sont encore les pulsions organiques du travail. L’économie
politique, par cela même qu’elle organise la misère, est déjà organisation du travail :
elle a une valeur positive, malgré ses antinomies, et précisément par l’ensemble
systématique de ses antinomies, et toute théorie qui la nie est inintelligente,
absurde83.
67 En retravaillant la comparaison avancée dans cette page, on pourrait dire que le négatif
tel qu’il joue sur le plan de la réalité économique, c’est-à-dire la misère, l’exploitation,
la servitude, que Proudhon dénonce avec des mots très durs, sans chercher
aucunement à en minimiser les insupportables manifestations, a un statut identique à
celui du négatif d’une image photographique qui comporte la même structure, la même
organisation que celle que donne à voir la forme révélée de cette image, mais avec des
valeurs inversées. Dans le laboratoire du philosophe, est effectuée l’opération de sens
232

inverse, c’est-à-dire l’inversion de l’inversion qui permet de rétablir l’original sous sa


figure authentique, directement reconnaissable, alors que son négatif n’en fournissait
qu’un reflet déformé, une « ombre », qu’il suffit de porter à la lumière pour découvrir
qu’elle était déjà en elle-même porteuse de la vérité de l’image. On est amené
logiquement à en conclure que l’organisation du travail n’est pas à instituer par les
voies de la politique, qui sont celles propres à une création artificielle, mais est à
déchiffrer, car, de fait, elle est déjà là toute constituée, quoique ce soit sous les formes
brouillées, non immédiatement lisibles, de l’organisation de la misère, des formes dont
la saisie nécessite un effort d’interprétation pour lequel les catégories de la
métaphysique sont indispensables : comme la remarque en a déjà été faite, les positions
philosophiques de Proudhon sont associées à son réformisme social, lui-même
conséquence de son économisme radical, qui exclut la possibilité d’infléchir le cours de
l’histoire par des décisions extérieures à son ordre. Logicisme, économisme,
réformisme : ces appellations, qui peuvent servir pour qualifier la démarche de
Proudhon, du moins à cette étape de sa carrière, sont équivalentes ; elles traduisent
dans des registres différents la même attitude qui engage solidairement la pensée et
l’action.
68 Ceci soulève à nouveau la question du feuerbachisme de Proudhon. Si positif et négatif
sont dans un rapport de réciprocité, comme la métaphore du retournement ou du
renversement en fournit l’illustration, c’est que la question sociale se joue d’abord sur
le plan de la représentation, où misère et richesse, servitude et liberté, se présentent
comme les versions à la fois alternatives et complémentaires d’une même réalité qui,
dans son fond, est la même, ce qui, une fois compris, évacue d’emblée le désir de la
changer, ou plus exactement d’en accélérer ou d’en dévier le changement, dont le cours
est de toute façon inéluctable. Dans le déroulement d’un processus profilé de cette
façon, les moments négatifs ne sont tels qu’en apparence : ils sont des masques ou des
images déformées, tronquées, de la réalité positive dont, en dépit de leur caractère
mutilé, ils sont des manifestations, dans la mesure où ils participent à plein titre à la
dynamique de sa manifestation.
69 C’est ainsi par exemple que l’impôt, qui constitue la cinquième « époque » de l’histoire
telle qu’elle est repensée sur les bases fournies par la philosophie, est, tout injuste qu’il
soit84, une étape nécessaire sur la voie du progrès :
Le pauvre paysan paye plus que le riche parce que la Providence, à qui la misère est
odieuse comme le vice, a disposé les choses de telle façon que le misérable dût être
toujours le plus pressuré. L’iniquité de l’impôt est le fléau céleste qui nous chasse
vers l’égalité85.
70 On peut voir là une application directe du principe de raison suffisante, qui enseigne
que l’inégalité n’est au fond que de l’égalité différée, donc pas encore réalisée, et
néanmoins présente déjà en germe à travers la figure qui, manifestement, en constitue
la négation, tout négatif n’étant en dernière instance que du positif en puissance : plus
ça va mal, plus ça va bien, telle est la consolante maxime du credo dialectique, d’où se
dégage une leçon de patience. La philosophie incite à voir plus loin et à projeter sur le
long terme le déroulement du processus par lequel le négatif, même sous ses aspects les
plus défavorables à première vue, « chasse » dans le sens du progrès qui, de toute façon,
ne pourrait s’accomplir en son absence : et du même coup elle prévient la tentation
d’anticiper, par des initiatives intempestives, sur le cours de cette évolution qu’il faut
laisser se dérouler suivant sa propre logique immanente, qui est celle selon laquelle les
233

catégories économiques se déduisent les unes des autres, se forment les unes à partir
des autres, comme si elles sortaient les unes des autres :
Pour vaincre la nécessité, il n’y a que la nécessité même, raison dernière de la
nature, pure essence de la matière et de l’esprit86.
71 C’est ce qui explique la position réservée qu’adoptera au moment du déclenchement
des événements de 1848 le philosophe Proudhon, qui, pour des raisons de fond, ne croit
pas à l’utilité des révolutions, dans lesquelles il voit un frein au progrès 87.
72 La formule « Dieu, c’est le mal » se charge du même coup d’un supplément de
signification. Si les hommes font le mal, c’est par ignorance et par inadvertance : mais
ils ne peuvent vouloir le mal pour lui-même, au titre d’un dessein assumé comme tel.
C’est pourquoi l’initiative du mal en tant que tel doit être reportée sur une instance
indépendante de la volonté humaine, seule apte à en décider ainsi. Mais l’existence de
cette instance relève d’une pure hypothèse, ce qui la renvoie dans l’ordre de la fiction :
Dieu n’existe pas au sens propre du terme ; il n’a d’autre réalité que celle de ce qu’on
pourrait appeler – avec Proudhon on n’en est jamais à un paradoxe près – un bourreau
expiatoire auquel est transférée imaginairement la responsabilité de toutes les actions
des forces négatives qui ont pour effet la misère humaine. Or, si la cause du mal est
imaginaire, c’est que le mal lui-même est imaginaire, en ce sens qu’il correspond à une
représentation abstraite, inadéquate, à laquelle il est impossible de rattacher une
quelconque réalité consistante. À ce point de vue, Proudhon serait, davantage encore
qu’hégélien, spinoziste, au titre d’un spinozisme qui professerait, non que omnis
determinatio estnegatio, ce qui revient à inscrire à même le réel la nécessité de la
négation, mais que omnis negatio est determinatio, c’est-à-dire que toute négation, ou ce
qui se présente comme tel, n’est qu’une limite, c’est-à-dire en fin de compte une vue
écourtée des choses, et non une instance autonome disposant d’une existence propre.
« Dieu, c’est le mal » voudrait donc dire : le mal n’est rien, pour autant que Dieu n’est
lui-même rien d’autre que l’hypothèse dont l’esprit humain a besoin pour focaliser et
cristalliser sur elle l’intervention des forces négatives et des nuisances que celles-ci
font subir à l’humanité au cours de son histoire, qui est un progrès indéfiniment
différé, ce qui n’empêche pas sa marche inexorable d’aller sans cesse de l’avant.
73 Si le négatif n’est rien de réel, du même coup, la philosophie qui en propose
l’interprétation dialectique n’est qu’un travail sur des chimères, et la vérité qu’elle
révèle scientifiquement n’est jamais qu’une vérité en creux, dont la validité est
provisoire et ne dispose pas d’un caractère définitif :
On serait dans une illusion étrange si l’on s’imaginait que les idées en elles-mêmes
se composent et se décomposent, se généralisent et se simplifient, comme il nous
semble le voir dans les procédés dialectiques. Dans la raison absolue, toutes ces
idées que nous classons et différencions au gré de notre faculté de comparer, et
pour les besoins de notre entendement, sont également simples et générales ; elles
sont égales, si j’ose dire, en dignité et en puissance ; elles pourraient toutes être
prises par le moi suprême (si le moi suprême raisonne ?) pour prémisses ou
conséquences, pivots ou rayons de ces raisonnements. En fait, nous ne parvenons à
la science que par une sorte d’échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est
indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de notre
esprit ; de même que les lois du mouvement, de l’attraction, de l’association des
atomes, sont indépendantes du système de numération au moyen duquel nos
théories les expriment. Il ne s’ensuit pas que notre science soit fausse ou douteuse ;
seulement on pourrait dire que la vérité en soi est une infinité de fois plus vraie que
notre science, puisqu’elle est vraie sous une infinité de points de vue qui nous
échappent, comme par exemple les proportions atomiques, qui sont vraies dans
234

tous les systèmes de numération possibles. Dans les recherches sur la certitude, ce
caractère essentiellement subjectif de la connaissance humaine, caractère qui ne
légitime pas le doute comme le crurent les sophistes, est la chose qu’il importe
surtout de ne pas perdre de vue, sous peine de s’enchaîner à une espèce de
mécanisme qui, tôt ou tard, comme une machine dont l’initiative ne laisse rien à
l’initiative de l’ouvrier, conduirait le penseur à l’abrutissement 88.
74 Proudhon a donc eu conscience des excès auxquels conduisait un logicisme intégral, qui
pose une totale réciprocité du réel et du rationnel. En reconnaissant lucidement que
l’adoption d’un tel logicisme « conduirait le penseur à l’abrutissement », ce qui
réduirait son intervention à une fonction mécanique d’enregistrement, il effectue un
repli tactique en direction du relativisme perspectiviste qu’il avait soutenu dans De la
création de l’ordre : la reconstruction théorique de l’ordre vrai opérée grâce aux
procédures de la dialectique est artificielle et reste dépendante du point de vue auquel
elle est effectuée, point de vue auquel il n’y a aucune raison de reconnaître un caractère
exclusif. C’est pourquoi l’attribution au négatif d’un rôle moteur pour l’évolution
humaine relève de l’interprétation : au mieux, on peut affirmer que tout se passe
comme s’il en était ainsi ; ceci ne représente en aucun cas une vue définitive des
choses : une telle vue définitive ne serait de toute façon pas accessible à l’entendement,
qui, en vue de rendre compte de l’évolution humaine, doit se contenter de proposer des
modèles crédibles de cette évolution, en renonçant à aller au-delà. La référence au
« credo dialectique » prend alors tout son sens : il s’agit d’une croyance, que justifie son
utilité, sans qu’il soit permis de reconnaître à son contenu une valeur en soi.
« L’humanité ne se trompe jamais » : l’humanité, au point de vue de laquelle elle est
prononcée, a besoin de cette assertion pour donner sens à son histoire ; mais cela ne
signifie pas qu’elle dispose d’un caractère apodictique qui la rendrait valable hors de
tout point de vue. À ce propos, Proudhon serait davantage kantien qu’hégélien,
puisqu’il rejette la possibilité d’un savoir absolu conférant à l’idée la capacité de
représenter intégralement le réel, d’en pénétrer la texture intime, qui relève de l’ordre
de la chose en soi inconnaissable. Il ne faut donc pas forcer sa « dialectique » à dire plus
qu’elle n’est en mesure de le faire : après tout, elle n’est qu’une méthode, une certaine
manière, à côté d’autres, d’arranger les faits qui peut rendre de grands services, mais
pas plus.
75 Pourtant, cette option relativiste présente un grave inconvénient : elle pourrait
conduire à confondre Proudhon avec un banal utopiste, qui se contente de proposer, à
titre d’hypothèse, une manière de réconcilier l’humanité avec elle-même en
synthétisant ses efforts grâce à la représentation visionnaire, mais en fin de compte
imaginaire, du but final vers lequel ceux-ci devraient tendre. Or les utopistes ne sont à
son point de vue que des rêveurs impénitents, dont le propos est en permanence
exposé à sombrer dans l’arbitraire. C’est la raison pour laquelle, tordant à nouveau le
bâton dans l’autre sens, il revient à un nécessitarisme dont l’affirmation n’a pas
seulement valeur en perspective parce qu’elle doit correspondre à la vérité profonde
des faits. Expliquant comment la « balance du commerce », sixième époque du
processus dialectique de l’évolution tel qu’il le reconstitue, finit par équilibrer les
forces économiques adverses arquées sur la défense de leur monopole, il écrit :
Bientôt ces monopoles, par leur inégalité jalouse, amènent la lutte de la protection
et de la liberté, de laquelle doivent sortir à la fin la liberté et l’équilibre. L’humanité,
comme une somnambule réfractaire à l’ordre de son magnétiseur, accomplit sans
conscience, lentement, avec inquiétude et embarras, le décret de la raison
235

éternelle ; et cette réalisation, pour ainsi dire à contrecœur, de la justice divine par
l’humanité, est ce que nous appelons en nous progrès89.
76 Il y donc bien une « justice divine », que prescrit la « raison éternelle », et à laquelle
l’humanité doit bon gré mal gré, et n’y voyant que du feu, se soumettre : et si les choses
« doivent » se passer ainsi, ce n’est pas au sens de la supposition mais à celui de
l’obligation, une obligation incontournable dont l’accomplissement est inéluctable.
77 Ceci n’empêche que, allant à la ligne, et sans reprendre haleine, Proudhon, déclare
aussitôt après :
Ainsi, la science dans l’homme est la contemplation intérieure du vrai. Le vrai ne
saisit notre intelligence qu’à l’aide d’un mécanisme qui semble l’étendre, l’agencer,
le mouler, lui donner un corps et un visage, à peu près comme on voit une moralité
figurée et dramatisée dans une fable. J’oserai même dire qu’entre la vérité déguisée
par la fable et la même vérité habillée par la logique, il n’y a pas de différence
essentielle. Au fond la poésie et la science sont de même tempérament, la religion et
la philosophie ne diffèrent pas ; et tous nos systèmes sont comme des broderies à
paillettes, toutes de grandeur, couleur, figure et matière semblables, et susceptibles
de se prêter à toutes les fantaisies de l’artiste. Pourquoi donc me livrerais-je à
l’orgueil d’un savoir qui, après tout, témoigne uniquement de ma faiblesse, et
resterais-je volontairement le dupe d’une imagination dont le seul mérite est de
fausser mon jugement, en grossissant comme des soleils les points brillants épars
sur le fond obscur de mon intelligence ? Ce que j’appelle en moi science n’est autre
chose qu’une collection de jouets, un assortiment d’enfantillages sérieux, qui
passent et repassent sans cesse dans mon esprit. Ces grandes lois de la société et de
la nature, qui me semblent les leviers sur lesquels s’appuie la main de Dieu pour
mettre en branle l’univers, sont des faits aussi simples qu’une infinité d’autres
auxquels je ne m’arrête pas, des faits perdus dans l’océan des réalités, et ni plus ni
moins dignes de mon attention que des atomes. Cette succession de phénomènes
dont l’éclat et la rapidité m’écrasent, cette tragicomédie de l’humanité qui tour à
tour me ravit et m’épouvante, n’est rien hors de ma pensée, qui seule a le pouvoir
de compliquer le drame et d’allonger le temps. Mais si c’est le propre de la raison
humaine de construire, sur le fondement de l’observation, ces merveilleux ouvrages
par lesquels elle se représente la société et la nature, elle ne crée pas la vérité, elle
ne fait que choisir, dans l’infinité des formes de l’être, celle qui lui agrée le plus. Il
suit de là que pour que le travail de la raison humaine devienne possible, pour qu’il
y ait de sa part commencement de comparaison et d’analyse, il faut que la vérité, la
fatalité tout entière, soit donnée. Il n’est donc pas exact de dire que quelque chose
advient, que quelque chose se produit ; dans la civilisation comme dans l’univers, tout
existe, tout agit depuis toujours90.
78 Cette superbe envolée, qui témoigne des talents d’écrivain de Proudhon, se lit à
première vue comme une palinodie, une rétractation par rapport à ce qui venait d’être
dit : s’il y a une justice divine, prescrite par la raison éternelle, celle-ci est de l’ordre
d’une vérité extérieure, fondamentalement distincte de ce que « j’appelle en moi
science », qui se ramène à une « contemplation intérieure » ; et cette contemplation
intérieure n’est elle-même rien d’autre, rien de plus qu’un jeu de l’esprit, une fable
intéressante pour moi, mais seulement pour moi : elle énonce ma vérité, non la vérité.
Alors, comment persister à affirmer, comme vient de le faire Proudhon, qu’il y a
obligation que le progrès se fasse, qu’on le veuille ou non, et que l’humanité sache ou
non ce qu’elle fait en en devenant l’aveugle instrument, un instrument que manipule
une main invisible ? Le propos de Proudhon est-il cohérent ou bien est-il traversé par
des hésitations qui en altèrent la portée théorique91 ?
236

79 De fait, il n’est pas d’emblée évident de comprendre où Proudhon veut en venir, et


même de savoir si, renonçant à trancher entre le subjectivisme et l’objectivisme qu’il
renvoie dos à dos tout en s’autorisant à passer de l’un à l’autre, il se préoccupe d’être
cohérent avec lui-même ou bien se contente de ménager la chèvre et le chou en
cautionnant les deux attitudes sans chercher à résoudre leur opposition 92. Il semble
bien, cependant, que, au travers même de ses hésitations, se fasse jour une idée dont il
ne démord pas, ce qui lui confère la portée d’une idée-force. Cette idée, c’est celle selon
laquelle il n’y a d’histoire que pour nous, à notre point de vue, tout étant joué pour
l’essentiel hors de son cours, donc dans et pour l’éternité, où rien ne peut « advenir »
ou « se produire ». Il n’y a donc pas l’histoire telle qu’elle est et l’histoire telle que nous
nous la représentons : il n’y a d’histoire que dans et par notre représentation, donc
pour nous et non en soi. Le progrès, nous le désirons et nous nous figurons de toutes
nos forces qu’il est en cours de réalisation : mais, dans l’« océan de la réalité », il ne se
passe rien de tel ; et même, probablement, il ne se passe rien du tout, du moins rien qui
ait un sens, un sens que nous serions en mesure de dégager. Les contradictions sur
lesquelles travaille la dialectique, ce sont nos contradictions, qui nous pourrissent la
vie : mais, au point de vue de la chose en soi, si toutefois cela a un sens de parler d’un
point de vue de la chose en soi qui absorbe et dilue tout point de vue, est-ce que ce sont
encore des contradictions ? L’océan de la réalité, comme l’inconscient freudien, ignore
les contradictions, que littéralement il noie dans son infinité aveugle où, comme Hegel
le dit de l’Abgrund, il est impossible de repérer des déterminations, qu’elles soient
positives ou négatives, ce qui rend cette « chose » impensable. Proudhon n’avait
certainement pas connaissance de la pensée de Schopenhauer, qui d’ailleurs
n’intéressait personne, même en Allemagne, au milieu du XIX e siècle : mais, suivant ses
voies personnelles, il semble avoir retrouvé par lui-même certaines des thèses que
Schopenhauer avait développées, contre Hegel précisément, dans lequel il voyait le
principal représentant des philosophies du progrès. Le dernier mot de la philosophie,
une fois qu’elle s’est dépouillée de ses illusions, c’est « fatalité ». Rien de nouveau sous
le soleil : ceci admis, il apparaît que l’histoire n’est jamais qu’un récit, un grand récit
plaqué sur un ensemble de faits que nous interprétons en fonction de nos propres
besoins, en les soumettant à un principe de finalité dont la validité est relative 93.
Proudhon philosophe est hanté par l’idée de la finitude humaine, soumise aux décisions
implacables d’un destin transcendant dont l’ordre la dépasse infiniment : « Dieu »,
auquel l’humanité croit pour pouvoir mieux s’y opposer, n’est lui-même qu’une
interprétation parmi d’autres de ce destin, dont la réalité ne se laisse enfermer dans
aucun système. Penser, c’est-à-dire en fin de compte sérier des phénomènes en vue de
ramener leur diversité sous une loi générale qui permet de leur conférer une
intelligibilité, est un effort dont l’utilité est incontestable, mais qui, précisément, n’a
d’autre justification que son utilité : nous ne pouvons pas nous en passer, ce qui ne nous
autorise pas, cependant, à lui reconnaître une valeur absolue.
80 S’il y a une philosophie de Proudhon, celle-ci est donc une philosophie du
déchirement : elle présente deux faces, dont l’une regarde vers le progrès et l’autre vers
la fatalité, ce qui n’est pas la même chose. Elle se définit par la tentative de concilier,
sans toutefois les résoudre l’un dans l’autre, ces deux aspects entre lesquels, pour
reprendre un terme qui revient souvent sous la plume de Proudhon et a alimenté la
verve polémique de Marx, elle « oscille » :
Faire équation entre la fatalité et le progrès, de telle manière que l’existence infinie
et l’existence progressive, adéquates l’une à l’autre, mais non pas identiques, et tout
237

au contraire inverses, se pénétrant mais ne se confondant pas, se servant


mutuellement d’expression et de loi, nous apparaissent à leur tour, ainsi que l’esprit
et la matière qui les constituent, mais sur une autre dimension, comme les deux
faces inséparables et irréductibles de l’être94.
81 Finalement, c’est la métaphore de l’image dans le tapis, déjà rencontrée 95, qui paraît la
plus pertinente pour rendre compte de cette attitude : le progrès, tel que nous nous le
représentons, et la fatalité, pour la nommer ainsi en vue de désigner cette réalité en soi
dont la nature véritable nous échappe, c’est un seul et même ordre vu comme à
l’endroit et à l’envers, dans sa face de lumière que nous maîtrisons et dans son autre
face qui, se retirant pour toujours dans l’ombre, se soustrait à une appréhension claire.
Chacune de ces options est la vérité de l’autre, et il faut renoncer à sortir de leur
alternative en assignant à l’une d’entre elles la primauté. Selon qu’on adopte l’une ou
l’autre, la vérité se montre ou se cache : or elle n’est précisément accessible qu’à travers
ce mouvement alterné, qui procède de ses remords et de ses hésitations, et navigue à
vue en oscillant entre l’affirmation d’une ultrarationalité et celle d’une profonde
irrationalité, et en bloquant toute tentative de mise au point définitive. On peut voir là
une défaite de la pensée, qui ne se résout pas à choisir et se réfugie dans le quiproquo, à
la fois par crainte et par incompétence, ou au contraire l’adoption d’une position lucide
et minimaliste, du type de celle propre à ce qui s’est appelé plus tard, dans un autre
contexte, « pensée faible », c’est-à-dire une pensée qui a pris conscience de ses limites.
82 En tout cas, pour en revenir à la question qui a donné son fil conducteur à la présente
étude, ce dilemme philosophique auquel Proudhon s’est confronté en renonçant
expressément à le résoudre permet de rendre compte de ce qui a été caractérisé comme
la manifestation d’une attitude « quasi hégélienne ». D’un côté, c’est la face claire du
tapis, Proudhon est hégélien à plein titre, à la mesure toutefois de la maîtrise dont il
dispose à l’égard d’une forme de pensée qu’il ne connaît que de façon très superficielle ;
de l’autre côté, celui de la face obscure, où la tentation du savoir absolu est rattrapée
par l’opacité de la chose en soi inconnaissable, il ne peut plus l’être. On peut reprocher
à Proudhon de n’avoir su trancher nettement entre ces deux options : mais ce serait
méconnaître que, si sa philosophie dispose d’une originalité, c’est précisément à cause
de son refus d’opérer un tel choix. Son quasi-hégélianisme n’est donc pas un accident
ou une simple défectuosité de sa pensée, mais il représente un caractère consubstantiel
à celle-ci, assumé comme tel : bien sûr, on peut contester cette attitude de pensée, ce
qui ne doit pas empêcher de lui reconnaître, en dépit de son instabilité manifeste qui la
définit en propre, le degré d’authenticité qui lui revient. Après tout, Marx lui-même,
qui ne lui a pas ménagé ses critiques, a moins reproché à Proudhon de ne pas avoir été
assez philosophe, en péchant par insuffisance sur ce plan, que de l’avoir été trop, ce qui
l’aurait empêché de raisonner juste en économie et en politique. Georges Sorel a été
jusqu’à soutenir que Proudhon a été « le seul grand philosophe qu’ait eu la France au
XIXe siècle96 », ce qui est sans doute pousser le bouchon un peu loin. D’ailleurs, qu’est-ce
qu’être un « grand philosophe » ? Proudhon a simplement voulu être reconnu comme
philosophe, c’est-à-dire comme un vrai philosophe, ce qui l’a amené à défendre une
conception singulière de la philosophie, qui mérite, en raison même de sa singularité,
d’être prise en compte.
83 Cette conception se définit par la relation qu’elle entretient avec le principe égalitariste
qui, dans tous les domaines, dirige les démarches de Proudhon :
[...] la philosophie entière gît au fond de toute manifestation naturelle ou
industrielle ; elle ne fait acception ni des grandeurs ni des qualités ; pour s’élever à
238

ses conceptions les plus sublimes, tous les paradigmes se peuvent employer
également bien ; enfin, tous les postulés [sic] de la raison se rencontrant dans la
plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus générales, pour
faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit généralisateur et
hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner, quoi ? sa profession. Jusqu’à
présent, il est vrai, la philosophie, comme la richesse, s’est réservée pour certaines
castes : nous avons la philosophie de l’histoire, la philosophie du droit, et quelques
autres philosophies encore ; c’est une espèce d’appropriation qui, ainsi que
beaucoup d’autres d’aussi noble souche, doit disparaître. Mais, pour consommer
cette immense équation, il faut commencer par la philosophie du travail, après quoi
chaque travailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie de son état. Ainsi,
tout produit de l’art et de l’industrie, toute constitution politique et religieuse, de
même que toute créature organisée ou inorganisée, n’étant qu’une réalisation, une
application naturelle ou pratique de la philosophie, l’identité des lois de la nature et
de la raison, de l’être et de l’idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nous
établissons la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois
pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains, nous ne
faisons que répéter sur un cas particulier cette démonstration éternelle 97.
84 On peut ironiser sur cette tentative de récupération de la philosophie par tous, et en
premier lieu par les travailleurs qui en auraient été spoliés, en application de la
maxime « la propriété, c’est le vol », dont l’une des implications est la séparation du
travail manuel et du travail intellectuel, une séparation qui est, au point de vue de
Proudhon, « impossible ». En s’attaquant frontalement à la philosophie des spécialistes,
des grands docteurs en philosophie qui s’en présentent comme les détenteurs
légitimes, Proudhon s’arroge le droit, dont il prétend qu’il doit être reconnu à
quiconque, de se bricoler, au titre d’une sorte de pensée sauvage, la philosophie qui est
en accord avec les nécessités de la position qu’il occupe dans la grande division sociale
du travail, sans avoir besoin d’aucune autre sorte de garantie. Son quasi-hégélianisme
relève d’une telle opération artisanale de bricolage, menée, sous sa seule autorité, par
ce qu’on peut appeler un quasi-philosophe : cette opération doit être jugée, non sur ses
titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa capacité à stimuler la réflexion, donc à
philosopher, si toutefois, ce qui reste à démontrer, la philosophie vaut encore qu’on lui
consacre une heure de peine.

NOTES
1. P.-J. Proudhon, Carnets, Dijon, Les presses du réel, 2004, p. 108.
2. Id., Œuvres complètes, 5, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris,
Lacroix, 1867, t. II, p. 172.
3. K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1961, p. 114. Dans sa lettre à Annenkov
du 28 décembre 1846, Marx se demandait déjà : « Pourquoi [Proudhon] fait-il du faible
hégélianisme pour se poser comme esprit fort ? » (K. Marx, F. Engels, Correspondance, trad. H.
Auger et al., Paris, Éditions sociales, 1971, t. I, p. 447).
4. À propos de cette coloration hégélienne affectée à son discours, Marx parlera vingt ans plus
tard, dans le texte qu’il a consacré à Proudhon au moment de sa mort, d’un « galimatias
prétentieux et spéculatif qui se donne pour de la philosophie allemande » (lettre à J.B. Schweitzer
239

du 24 janvier 1865 publiée dans le Sozial-Demokrat, dans K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.,
p. 188).
5. K. Marx, F. Engels, Idéologie allemande, trad. sous la responsabilité de G. Badia, Paris, Éditions
sociales, 1968, p. 585-586. Ce passage est extrait du développement sur « L’historiographie du
socialisme vrai (contre Karl Grün) », où Marx discute l’ouvrage de Grün, Le mouvement social en
France et en Belgique (1845) ; ce développement a été publié quelques mois après Misère de la
philosophie, dans le Westphälische Dampfboot (cf. le tome III des Œuvres de Marx, Philosophie, éd. par
M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 719). Si, dans ce passage,
Marx concède une certaine authenticité au type d’hégélianisme pratiqué par Proudhon, c’est en
vue de mieux le discréditer en tant que théoricien de l’économie dont le discours est infecté par
des références philosophiques déplacées dans le contexte d’une analyse purement scientifique.
6. Voir supra, chapitre XIII.
7. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du droit et du
gouvernement, Paris, GF-Flammarion, 1966 ; l’édition sera cité ici d’après son titre uniquement.
8. Cette formule-choc se serait déjà trouvée dans les Recherches sur le droit de propriété et sur le vol
(1780 ou 1782) de Brissot, le futur chef des Girondins. Dans un de ses tout derniers ouvrages, la
Théorie de la propriété publiée après sa mort, où, à rebours de ses positions initiales, il prend la
défense de la propriété, Proudhon se défend d’avoir emprunté à Brissot la formule qui l’avait
rendu célèbre.
9. Proudhon, qui était en correspondance régulière avec Tissot, le premier traducteur de Kant en
français, avait connaissance du passage de la Critique de la raison pure consacré à la dialectique de
la raison, dont la lecture avait particulièrement retenu son attention.
10. Dans Qu’est-ce que la propriété ?, dont le titre se trouve manifestement en résonance avec celui
du pamphlet de Sieyès Qu’est-ce que le tiers état ?, Proudhon reprend à celui-ci l’argument selon
lequel le tiers état, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui participent effectivement à la production
sociale, forme à lui seul « une nation complète », le tout de la société vis-à-vis duquel l’existence
de corps privilégiés constitue un excédent superflu, « impossible », dirait Proudhon dans son
propre langage. Sur cette argumentation de Sieyès, voir supra, chapitre I.
11. « Le droit est l’ensemble des principes qui régissent la société ; la justice dans l’homme est le
respect et l’observation de ces principes. Pratiquer la justice, c’est obéir à l’instinct social ; faire
acte de justice, c’est faire acte de société. Si donc nous observons la conduite des hommes entre
eux dans un certain nombre de circonstances différentes, il nous sera facile de reconnaître quand ils
font société et quand ils ne font pas société ; le résultat nous donnera par induction la loi », Qu’est-ce
que la propriété ?, op. cit., p. 258 (nous soulignons).
12. Il y a chez Proudhon, dès ses tout premiers écrits, une thématique du renversement qui
l’apparente à Feuerbach. Selon Moses Hess, Feuerbach était « le Proudhon allemand », formule à
laquelle Karl Grün a fait écho en présentant Proudhon comme « le Feuerbach français ».
13. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., note p. 274.
14. Dans De la création de l’ordre dans l’humanité, Proudhon se référera expressément à deux
reprises à cette formule de Bichat (Paris, Marcel Rivière, 1927, p. 412 et 425).
15. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 166.
16. L’ un des reproches que Marx fait à Proudhon est précisément d’avoir forgé le mythe de la
« société personne », autrement dit la société-sujet (cf. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.,
p. 100).
17. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 177.
18. Une partie importante de l’œuvre de Proudhon est consacrée à une remise en question, à
contre-courant du mouvement qui s’esquisse à son époque, du principe de la « propriété
intellectuelle », qui, pas moins que toutes les autres formes de la propriété, est un abus. Cf.
principalement à ce sujet Les majorats littéraires, examen d’un projet de loi ayant pour but de créer au
profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel (1862).
240

19. Le néologisme « sociologie » apparaît dans le sixième et dernier volume du Cours de philosophie
positive publié en 1843.
20. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 181.
21. Ibid, p. 264-265.
22. Ibid., p. 279.
23. Ibid., p. 285 (nous soulignons).
24. Dans sa lettre à Schweitzer de janvier 1865, Marx fait ce même diagnostic : « II [Proudhon]
imite la méthode de Kant traitant des antinomies ; Kant était à ce moment le seul philosophe
allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui, comme pour Kant, les
antinomie ne se résolvent qu’"au-delà" de l’entendement humain, c’est-à-dire que son
entendement à lui est incapable de les résoudre » (cité en annexe à P.-J. Proudhon, Misère de la
philosophie, op. cit., p. 184).
25. « La révolution sociale est sérieusement compromise si elle arrive par la révolution
politique » (P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 98).
26. C’est le point qui l’oppose à Louis Blanc, qui, lui, fait relever l’organisation du travail d’une
décision venue du politique, sous la forme d’une nouvelle législation.
27. Il s’agit de l’organisation du travail, telle qu’elle se met en place sur un plan purement
économique.
28. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 146.
29. Dans la dédicace placée en tête du chapitre consacré à la « Métaphysique », il se présente
comme « un aventurier de la libre pensée » : « Je voulus un jour, des lambeaux ramassés pendant
mes courtes études, me créer une science à moi tout seul » (P.-J. Proudhon, De la création de
l’ordre, op. cit., p. 128).
30. P-J. Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, op. cit.
31. Dans une lettre à Ackermann, l’un de ses correspondants réguliers, il écrit : « Vous trouverez
dans ce volume toute une métaphysique nouvelle, autrement simple, claire et féconde que celle
de vos Allemands. »
32. D’après sa déclaration à l’économiste lillois Darimon, au cours d’un entretien qu’ils ont eu
en 1846 : « Oui, c’est un livre manqué ; j’ai voulu faire une encyclopédie ; je ne savais rien », cité
par Sainte-Beuve dans l’ouvrage qu’il a consacré à Proudhon, cf. D. Halévy, La vie de Proudhon,
Paris, Stock, 1948, t. I, p. 286.
33. Cf. le passage de la lettre à Schweitzer de 1865 cité dans la note 4.
34. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 33.
35. Proudhon avait lu le Cours de philosophie positive, dont la publication venait de s’achever au
moment où il composait De la création de l’ordre. Dans une note ajoutée à la seconde édition de son
livre, en 1849, il écrit : « Ce que l’auteur entend par "métaphysique" est la même chose que ce que
M. Auguste Comte appelle "philosophie positive". Nous ajouterons que cette métaphysique
correspond pour le fond à ce que les Allemands nomment "logique" » (p. 127). Dans son esprit, les
démarches de Cousin de Comte et de Hegel convergent, et l’idée de « dialectique sérielle » est le
produit de cette convergence.
36. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 40.
37. Ibid., p. 35.
38. Ibid., p. 150.
39. Ibid., p. 153.
40. Ibid., p. 162-163.
41. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 171.
42. Ibid., p. 192.
43. « La société est en création d’ordre » (ibid., p. 370).
44. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.
45. Ibid., p. 193-194.
241

46. Ibid., p. 193.


47. Lorsqu’il travaillait comme ouvrier typographe dans l’imprimerie bisontine où avait été
imprimé, en 1829, Le nouveau monde industriel et sociétaire de Fourier.
48. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 195.
49. Ibid., p. 220.
50. C’est précisément ce que, quelques années plus tard, fera Marx, le Herr Doktor imbu de sa
supériorité intellectuelle et de ses titres universitaires, en intitulant son pamphlet contre
Proudhon : Misère de la philosophie, un assez mauvais jeu de mots qui retourne la formule
Philosophie de la misère dont Proudhon s’était servi pour sous-titrer son Système des contradictions
économiques. Marx n’a pourtant pas considéré nulle et non avenue l’idée de dialectique sérielle
telle qu’elle est avancée dans De la création de l’ordre, d’où on peut conclure, que en dépit de ses
insuffisances, la « philosophie » de Proudhon n’était pas totalement dénuée de mérite à son point
de vue.
51. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 253.
52. Cité en référence au tome IV (en deux volumes) de l’édition Lacroix des Œuvres complètes, op.
cit.
53. C’est pourquoi il a tenu à faire figurer la référence à la philosophie dans l’intitulé de
l’ouvrage, en se servant de la bizarre formule « Philosophie de la misère » qui a déchaîné la verve
polémique de Marx.
54. « Le mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvement métaphysique ; l’histoire de
l’économie sociale est tout entière dans les écrits des philosophes » (Système des contradictions
économiques, vol. I, p. 174). « L’humanité, par ses manifestations successives, est une logique
vivante » (ibid., vol. II, p. 160). Marx a intitulé la seconde partie de Misère de la philosophie « La
métaphysique de l’économie politique », en vue de tourner en dérision la tentative de Proudhon
d’imbriquer spéculation métaphysique et analyse économique, tentative dans laquelle il
diagnostique une récupération de la science historique et économique par la philosophie, une
récupération qui se révèle être en fin de compte à ses yeux une mystification.
55. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 36.
56. Ibid., p. 21.
57. Ibid., p. 2.
58. Comme Comte, Proudhon rejette la conception d’une fin de l’histoire au sens d’un
aboutissement susceptible d’être jamais atteint, ce qui cependant n’invalide pas la conviction
qu’on tend asymptotiquement vers cette fin selon l’orientation propre à une dynamique de
perfectibilité illimitée. Voir supra, chapitre X, in fine.
59. C’est cet argument qui est aujourd’hui repris par Edgar Morin, dont la dialectique
globalisante est un avatar de celle de Proudhon.
60. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 360. En forgeant cet
énoncé provoquant, qui a été ensuite cité à de nombreuses reprises en étant extrait de son
contexte, Proudhon a manifestement cherché à reproduire l’effet de scandale attaché à la
formule « La propriété, c’est le vol », dont il reprend la structure syntaxique adaptée à la
présentation d’un oxymore.
61. Ibid., p. 359-360.
62. Rappelons (supra, note 12) que Karl Grün avait présenté Proudhon comme étant « le
Feuerbach français » dans son ouvrage Le mouvement social en France et en Belgique (1845).
63. « L’humanisme est une religion aussi détestable que tous les théismes d’antique origine » (P.-
J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 366). « L’humanisme est du
théisme le plus parfait » (ibid., p. 369). En effet, l’humanisme, qui absolutise l’essence humaine,
conduit à exalter l’individu porteur de cette essence, au détriment de la « force collective » telle
qu’elle se réalise, au cours de l’histoire, sur le terrain de la société. Proudhon, dans la logique de
sa propre démarche, ne pouvait que rejeter le naturalisme sur lequel débouche la pensée de
242

Feuerbach, une pensée qui ne consacre qu’un très mince intérêt à la question sociale et aux
conditions de sa résolution.
64. En ce sens, la formule « Dieu c’est le mal », telle que Proudhon la fait jouer, inscrit sa
démarche dans la tradition de la théologie négative. C’est sans doute ce qui a motivé l’intérêt
pour la pensée de Proudhon d’ecclésiastiques comme le cardinal de Lubac ou M gr Haubtmann, qui
lui ont consacré d’importantes études.
65. Ceci fait aussi penser aux dix « époques » du tableau de Condorcet, dont Proudhon paraît
s’inspirer lorsqu’il écrit : « La science sociale doit embrasser l’ordre humanitaire, non seulement
dans telle ou telle période de sa durée, ni dans quelques-uns de ses éléments, mais dans tous ses
principes et dans l’intégralité de son existence : comme si l’évolution sociale, répandue dans le
temps et dans l’espace, se trouvait tout à coup ramassée et fixée sur un tableau qui, montrant la
série des âges et la suite des phénomènes, en découvrirait l’enchaînement et l’unité » (P.-J.
Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 43).
66. Cf. P.-J. Proudhon, Misère de la philosophie, op. cit., II e partie, chap. 1, « La méthode, première
observation », p. 114 et suiv.
67. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit, vol. I, p. 148.
68. Au point de vue de Proudhon, cette logique de l’histoire, au-delà de sa valeur proprement
explicative, présente aussi une dimension active, pratique, ce qui l’amène à déclarer : « Et si nous,
socialistes, trop longtemps dominés par nos chimères, nous venions à bout, par notre logique, de
généraliser le principe producteur, le principe de la solidarité, en le faisant descendre des États
aux citoyens ; si, demain, résolvant de façon aussi limpide les antinomies du travail, nous
parvenions, sans autre secours que celui de nos idées, sans autre puissance que celle d’une loi,
sans autre moyen de coercition et de perpétration qu’un chiffre, à soumettre pour jamais le
capital au travail, n’aurions-nous pas singulièrement avancé la solution du problème de notre
époque, de ce problème appelé à tort ou à raison, par le peuple et les économistes qui se
rétractent, organisation du travail ? » (ibid., vol. II, p. 42). Penser, c’est-à-dire calculer, en
résolvant des problèmes comptables qui sont aussi des problèmes de logique, c’est déjà faire, ce
dont il faut conclure que l’action ne peut rien ajouter à la pensée, qui la contient sous une forme
virtuelle.
69. Ibid., vol. I, p. 68.
70. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 139.
71. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., II, I, p. 113.
72. Il avait partiellement reconnu ces aspects positifs dans le passage de La Sainte Famille consacré
à Proudhon, auquel il rendra davantage justice dans son article nécrologique de 1865 (la lettre à
Schweitzer), alors que, dans Misère de la philosophie, il le prend comme un contre-exemple, dont il
se sert pour développer ses propres conceptions (à propos du rôle matériel des forces
productives dans l’évolution économique et de l’intervention déterminante de la lutte de classes
sur un plan proprement politique). Ceci dit, Marx aura-t-il jamais définitivement réglé ses
propres comptes avec la philosophie, identifiée à l’idéalisme allemand, dont il diagnostique chez
Proudhon le retour, avec tous les inconvénients que celui-ci comporte ? La question reste
ouverte.
73. Au point de vue de Marx, une telle façon d’exposer la dialectique historique est
insatisfaisante parce qu’elle procède de prémisses abstraites : elle fait se succéder une à une,
donc isolément, dans un certain ordre qui est censé rétablir après coup entre elles une liaison,
des instances qui, dans la réalité, jouent ensemble et interfèrent constamment sur le plan de
leurs effets ; pour présenter ces instances dans un ordre où elles se succèdent, il faut leur
assigner un caractère purement idéel, ce qui est la condition pour qu’elles puissent être abordées
de manière autonome. Traiter les catégories économiques de la façon dont Hegel procède à
l’égard des figures de la conscience, c’est du même coup ramener le contenu de ces catégories à
des données abstraites, comme s’il s’agissait de productions intellectuelles détachées de la réalité
243

dont elles rendent compte à distance, de manière inadéquate. Poser dans de tels termes une
question comme celle, pour ne citer qu’elle, de la concurrence, en feignant de considérer que le
concept auquel elle est artificiellement identifiée joue en cercle fermé, est une aberration au
point de vue de l’analyse économique.
74. Cf. note 23. Implicitement, il reconnaît donc à ce schéma ternaire une valeur canonique, alors
même que, dans De la création de l’ordre..., il en avait souligné le caractère conventionnel, ce qui
devrait interdire d’en faire un paradigme absolu (cf. note 38).
75. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 85.
76. Ibid., p. 99.
77. Proudhon tient énormément à cette thèse qui est réaffirmée à plusieurs reprises dans son
ouvrage. Cf. par exemple, vol. II, p. 88, « l’humanité, alors même qu’elle obéit à une idée
imparfaite, ne se trompe pas dans ses vues », ce qui la rend, à son niveau, infaillible.
78. Marx ne formulera le programme d’un matérialisme historique que du moment où il aura
admis que, justement, l’humanité ne cesse d’être confrontée à des problèmes dont la solution
n’est nullement garantie parce qu’elle n’est pas préfigurée dans la manière dont ils se posent,
sous des formes susceptibles d’être rationalisées a priori : il en résulte que l’histoire n’est pas
l’application d’une logique.
79. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 104.
80. « Dans la position de ses principes, l’humanité, comme si elle obéissait à un ordre souverain,
ne rétrograde jamais. Pareille au voyageur qui par des sinuosités obliques s’élève de la vallée
profonde au sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa route en zigzag, et marche à son
but d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt » (ibid., p. 257). Le voyageur qui emprunterait la
voie directe pour accéder au sommet s’exposerait au risque de n’y parvenir jamais. Argumenter
de cette façon, c’est rejouer sous un certain biais le thème de la ruse de la raison, qui prescrit de
contourner les obstacles plutôt que de les affronter de face.
81. Ibid., p. 105.
82. Ibid., p. 261.
83. P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 142. La métaphore de l’image dans le tapis est reprise
littéralement à la fin du Système des contradictions économiques : « La propriété est l’un des faits
généraux qui déterminent les oscillations de la valeur ; elle est partie intégrante de cette longue
série d’institutions spontanées qui commence à la division du travail et finit à la communauté,
pour se résoudre dans la constitution de toutes les valeurs. Déjà même nous pourrons montrer
dans le Système des contradictions économiques, comme dans une tapisserie vue à revers, l’image
renversée de notre organisation future ; en sorte que pour mettre la dernière main à notre œuvre
et résoudre la seconde partie du problème, nous n’aurons plus à opérer, pour ainsi dire, qu’un
redressement » (vol. II, p. 185).
84. « [Il est] un produit de la contradiction inhérente à toute l’économie politique » (P.-J.
Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 273).
85. Ibid., p. 281
86. Ibid., p. 321.
87. Il ne se ralliera que plus tard au mouvement, par solidarité avec les travailleurs, et pour
protester contre la violence de la répression au moment des journées de Juin.
88. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. II, p. 76.
89. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 78.
90. Ibid., p. 78-79.
91. Dans la seconde partie de Misère de la philosophie, ce point fait l’objet de la cinquième et de la
sixième observations présentées par Marx qui, suivant pas à pas les contradictions de Proudhon,
interprète celles-ci comme les jalons du « chemin de traverse que prend l’idéologue pour gagner
la grande route de l’histoire » (p. 124). C’est l’unique occurrence dans son livre du terme
« idéologue », alors même que, en collaboration avec Engels, Marx venait de consacrer tout un
244

travail à l’« idéologie allemande » qui relançait l’usage de ce terme en en étendant


considérablement le champ d’application (voir supra, chapitre III).
92. C’est cette seconde option que Marx retient, ce qui l’amène à voir en Proudhon le
représentant par excellence d’une pensée « petite-bourgeoise », que sa position intermédiaire
condamne aux oscillations.
93. Ce thème a été récupéré, à la fin du xx e siècle, par la pensée post-moderne, qui aurait pu voir
en Proudhon l’un de ses précurseurs.
94. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. II, p. 251.
95. Cf. note 82.
96. Dans l’appendice (rédigé en 1920) aux Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Marcel
Rivière, 1929, p. 416.
97. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 137-138.
245

Chapitre XVI. Renan philosophe

I] me semble souvent que j’ai au fond du cœur


une ville d’Is qui sonne encore des cloches
obstinées à convoquer aux offices sacrés des
fidèles qui n’entendent plus. Parfois je m’arrête
pour prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations
qui me paraissent venir des profondeurs infinies,
comme des voix d’un autre monde1.
1 Cette réminiscence, qui ouvre la préface des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, fait
comprendre ce qui constitue aussi l’un des aspects essentiels de la démarche
intellectuelle de Renan, sa nostalgie des origines oubliées, et la décision de les faire
revivre, pour autant qu’elles en soient capables : car, Renan le précise bien, ces cloches
qui appellent du fond des âges ne sont plus entendues d’aucun fidèle. La cathédrale
engloutie n’évoque donc pas seulement les racines bretonnes qui identifient
singulièrement la personnalité de Renan, mais elle rappelle à la mémoire les formes
premières de l’humanité, telles qu’on peut encore les entendre résonner, « au fond du
cœur » : ces voix obscures, à la limite de l’irrationalité, auxquelles Renan a consacré
toute son étude des origines du sentiment religieux, dont l’explication historique tient
finalement à la mise en évidence de leur caractère constitutionnellement primitif.
2 Mais ce culte des origines, dont il a fait une religion personnelle, une religion qui est
aussi une science, Renan ne la pratique que sur fond de rupture : non dans les ténèbres
de la mémoire affective, mais dans la claire lumière de la raison scientifique, qui
projette cette commémoration du passé vers l’avenir, dans lequel elle trouve sa
signification véritable. Dans les Souvenirs, à l’image brouillée et balbutiante de la ville
d’Is, qui est la ville d’en bas, répond celle, évidente et parfaite dans sa certitude
irrécusablement présente, de l’Acropole, qui représente, à l’autre pôle, la ville d’en
haut :
J’ai écrit selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune
dieu que je servis dans mon enfance ; ils me traitent comme un Évhémère ; ils
m’écrivent pour me demander quel but je me suis proposé, ils n’estiment que ce qui
sert à faire fructifier leurs tables de trapézistes. Et pourquoi écrit-on la vie des
dieux, ô ciel ! si ce n’est pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer
que ce divin vit encore et vivra éternellement au cœur de l’humanité 2 ?
246

3 En ces quelques lignes, l’essentiel est dit : le divin, qui fut d’abord avec les dieux, dont
il n’est plus possible de parler qu’au passé comme s’il s’agissait d’un souvenir d’enfance,
subsiste au présent, et pour l’éternité, « au cœur de l’humanité », qui en est
l’authentique dépositaire, pourvu que celle-ci prenne conscience du divin qui est en
elle et auquel elle appartient.
4 La pensée philosophique de Renan est tendue entre ces deux références extrêmes : un
passé sauvage, dont le souvenir nostalgique et équivoque survit à son inéluctable
déclin, et un avenir rationnel, qui est celui de la science, où la pensée vivante de
l’homme se développe jusqu’à l’infini, au-delà de l’homme lui-même. Comment cette
tension se résout-elle ? C’est ici qu’intervient ce qu’on a appelé le hégélianisme de
Renan, qui lui avait été enseigné – les Cahiers de jeunesse en conservent le témoignage –
dès ses années de formation à Issy-les-Moulineaux, par la lecture des ouvrages
subversifs de Victor Cousin, dont les idées paraissaient à l’époque fort avancées et
faisaient scandale. Car, indiscutablement, c’est bien à ce dernier que Renan doit sa
conception d’une rationalité historique effectuant par la logique de son développement
immanent le passage d’une forme spontanée à une forme réfléchie.
5 De cette doctrine, qu’il avait professée dès le retour de ses premiers voyages en
Allemagne qui avaient été l’occasion de sa rencontre personnelle avec Hegel, en 1818 3,
Cousin devait donner une ultime exposition en 1853 dans son célèbre ouvrage Du vrai,
du beau et du bien, dans lequel on peut lire ceci, qui est déjà du pur Renan :
Spontanéité, réflexion, telles sont les deux grandes formes de l’intelligence. L’une
n’est pas l’autre ; mais après tout celle-ci ne fait guère que développer celle-là ; elles
contiennent au fond les mêmes choses : le point de vue seul est différent. Tout ce
qui est spontané est obscur et confus ; la réflexion emporte avec elle une vue claire
et distincte [...].
Mais il n’y a pas plus à la fin qu’au commencement ; seulement par l’inspiration
primitive était une puissance qui s’ignorait elle-même ; et dans les résultats de la
réflexion est une puissance qui se connaît : ici le triomphe de l’instinct, là celui de la
vraie science4.
6 Par un effet stylistique comparable à celui que nous venons de rencontrer en lisant un
verset de la Prière sur l’Acropole, cette dernière phrase met en parallèle le passé périmé
de l’instinct (« était une puissance qui s’ignorait elle-même ») et le présent intemporel
de l’intelligence (« est une puissance qui se connaît »). Dans cet esprit, Cousin avait été
amené à présenter la philosophie (l’intelligence) et la religion (l’instinct) comme deux
« sœurs », dans des termes qui ont ému les évêques de France au point de les faire
s’engager pendant près de vingt ans dans leur fameuse « querelle du panthéisme » : car
en faisant de la religion et de la philosophie deux formes apparentées, qui disent au
fond la même chose, mais de manière différente, l’une avec le langage du passé, l’autre
avec celui du présent, il est manifeste que Cousin entendait reléguer la religion au rang
de la petite sœur, brouillonne et malapprise, dont la philosophie doit, le moment venu,
prendre la relève en l’éduquant, figure laïque avant la lettre de l’Aufhebung hégélienne.
7 Victor Cousin a dû bien s’amuser lorsque, dans le feu des journées de 1848, il a eu à
examiner, en tant que président du jury de l’agrégation de philosophie, le jeune
transfuge des séminaires. Sur cet épisode, une lettre de Renan à sa sœur Henriette a
gardé un témoignage qui ne paraît pas sans naïveté :
Le sort m’avait donné pour sujet la Providence et le gouvernement de l’univers. Ce
magnifique sujet entrait fort bien dans mes pensées habituelles. J’y ai attaché toutes
mes pensées originales, surtout en ce qui concerne l’histoire et le développement
247

de l’humanité ; ça a été un vrai succès, et à ma sortie j’ai reçu les félicitations les
moins suspectes de personnes qui pour la plupart ne me connaissent pas 5.
8 Gageons qu’en la circonstance, d’humaines mains ont quelque peu aidé le sort, en
faisant tirer au candidat un sujet qui effectivement lui allait comme un gant. Et
retenons surtout de cet épisode que, sans ciller, Cousin et son jury ont écouté le jeune
Renan réciter des pans entiers de L’avenir de la science, dont il devait alors entreprendre
la rédaction et dont les premiers fragments allaient paraître dans une revue, La liberté
de penser, animée par deux des principaux disciples de Cousin, Amédée Jacques et Jules
Simon6.
9 Cette année 1848, le nom de Renan fut inscrit le premier sur la liste des reçus à
l’agrégation de philosophie.
10 La tâche du philosophe, que Renan a entrepris de remplir avec les moyens de la
philologie et de l’histoire, est donc de montrer le chemin qui conduit de l’instinct à
l’intelligence, ce que dans ses Dialogues philosophiques il appelle l’« évolution déifique 7 ».
L’instinct, c’est l’impulsion vitale originelle à partir de laquelle se développe
l’humanité. Dans L’avenir de la science, on lit ceci :
Au-dessus des individus, il y a l’humanité qui vit et se développe comme un tout
organique et qui, comme tout être organique, tend au parfait, c’est-à-dire à la
plénitude de son être. Après avoir marché de longs siècles dans la vie de l’enfance,
sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand
moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est
reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante8.
11 Ainsi l’esprit sort de la vie, à partir d’une première impulsion dans laquelle s’exprimait
déjà, même si c’était de façon inaboutie, tout son effort en vue de parvenir à la
perfection. Et ici on ne peut manquer de remarquer la référence, implicite, à Spinoza et
au conatus, qui effectue précisément cette synthèse nécessaire de la vie et de la raison.
12 Dans son développement immanent, l’esprit ne sort donc de la vie que pour y rentrer,
en prenant conscience de soi comme vivant, au nom de cette volonté de se dépasser qui
définit sa nature, sa nature de vivant. De là la fondamentale hétérodoxie de ses
productions, qu’emporte indéfiniment la dynamique de leur mouvement, contre toute
orthodoxie, qui prétendrait au contraire en arrêter, en figer la progression :
La science seule peut fournir à l’homme les vérités vitales sans lesquelles la vie ne
serait pas supportable ni la société possible9.
La vérité n’est aux yeux du penseur qu’une forme plus ou moins avancée, mais
toujours incomplète, ou du moins susceptible de perfectionnement 10.
13 Ces deux thèses complémentaires énoncées dans le troisième chapitre de L’avenir de la
science ouvrent à l’essor vital de l’esprit un avenir qui semble illimité, dans lequel les
figures humaines de la rationalité et de la science, entraînées par ce mouvement
universel, apparaissent comme une des ramifications, un « moment » transitoire de
l’évolution naturelle, qui bien évidemment n’a l’humanité ni pour fin ni pour centre.
14 Une note du second chapitre de ce même ouvrage, vraisemblablement ajoutée au
moment de sa publication, à la fin de la vie de Renan, évoque la même perspective d’un
naturalisme intégral, complètement développé par ailleurs dans la Lettre à Marcellin
Berthelot de 1863 : « Pour trouver le parfait et l’éternel, il faut dépasser l’humanité et
plonger dans la grande mer11. »
15 Cette formule quasi hugolienne découvre la face cachée de la raison inhumaine, ou
plutôt surhumaine, que Renan est allé adorer sur l’Acropole : l’esprit de la vraie science
248

découvre aussi les limites de la pensée humaine et la replonge dans l’ordre infini dont
elle est issue, et dans lequel elle doit à nouveau se fondre, unanimement. Le deuxième
des Dialogues philosophiques confirme cette orientation :
L’œuvre universelle de tout ce qui vit est de faire Dieu parfait, de contribuer à la
grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité. La raison, qui
n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre, laquelle s’est accomplie aveuglément et
par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main
l’intendance de ce grand travail, et après avoir organisé l’humanité organisera
Dieu12.
16 Dans une telle perspective, Dieu, qui donne son terme et son sens à l’« évolution
déifique » dont il a déjà été question plus haut, n’est rien en particulier, mais il est
seulement « ce qui est », « tout ce qui vit », dans un sens qui ferait penser au Deus sive
Natura de Spinoza, du « voyant Spinoza », comme l’appellera Renan dans son discours
commémoratif de La Haye.
17 Or cette philosophie de la vie, dont le processus se déploie dans l’élément de la durée,
d’où une nécessité ne se dégage qu’à la longue, suivant la loi des grands nombres, est
aussi une philosophie du hasard. Dans le deuxième des Dialogues philosophiques, Renan
écrit encore :
Songeons que l’expérience de l’univers se fait sur l’infini des mondes. Dans le
nombre, il y en aura un qui réussira à produire la science parfaite, et notez qu’une
seule tentative heureuse suffira13.
18 On peut l’imaginer, cette doctrine du coup de dés n’est pas celle que Renan avait
exposée devant Victor Cousin une vingtaine d’années auparavant dans sa leçon
académique sur la providence. Sa signification est cruciale, car elle éclaire, en lui
donnant en quelque sorte ses bases ontologiques, la pensée politique de Renan, qui se
ramène à une théorie du gouvernement des élites pensantes et est entièrement
suspendue à ce principe du tirage au sort de la raison, de la grande loterie qui,
précisément, avait fait d’un pauvre petit breton un illustre professeur au Collège de
France.
19 Dans le troisième des Dialogues philosophiques, ouvrage écrit au lendemain de
l’écrasement de la Commune, Renan a cette phrase péremptoire : « Le grand œuvre
s’accomplira par la science, non par la démocratie14. »
20 À l’intention de ceux qui ne l’auraient pas compris, ce message est ensuite précisé, dans
des termes qu’atténue seulement leur mise au conditionnel :
L’être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la
vérité. Les terreurs du reste deviendraient bientôt inutiles. L’humanité serait
bientôt matée par l’évidence, et l’idée même de révolte disparaîtrait 15.
21 Avec Michelet, Renan a partagé une commune image du peuple, vu à la fois comme
animal, comme enfant et comme sauvage16. Pourtant, à ces trois représentations,
Michelet avait ajoutée celle, non retenue par Renan, du peuple-femme, qui les avait
adoucies. Pour Renan, que les chaleurs de juin 1848 avaient définitivement
désensorcelé de la fascination qu’il aurait pu développer à son égard, l’idée du peuple
coïncide avec celle de l’« humanité inférieure » et est restée définitivement associée à
la hantise de superstitions primitives, propres à l’espèce mal dégrossie. Le peuple, c’est
le cochon qui grogne, comme dans la première version de La tentation de saint Antoine,
dont Flaubert avait pu lui donner une lecture privée ; c’est Caliban, auquel il a consacré
à la fin de sa vie, au moment où se mettaient péniblement en place les institutions de la
Troisième République, l’un de ses Drames philosophiques. Dans celui-ci, la sagesse de
249

l’évolution déifique fait prononcer au surhumain Ariel des mots qui résument toute la
pensée de Renan sur ce point : « Il y a sûrement dans le peuple quelque chose de
mystérieux et de profond17. »
22 On retrouve ici ce qui fait l’ambivalence de la démarche de Renan : sa répulsion à
l’égard de ce qui vient des origines et de leur fond irraisonné et brutal, jamais
définitivement maîtrisable peut-être ; mais aussi une irrésistible attirance, car cette
obscurité des origines, qui est celle de l’en-soi hégélien, s’explique par le fait qu’elles se
tiennent au plus près de la vie dont sont issues toutes nos pensées, même les plus
savantes et les plus nobles, dont la fonction se ramène au fait de réfléchir sur ces
mystères, dans l’espoir de les éclaircir un jour définitivement.
23 Les contemporains de Renan ont souvent raillé les subtilités et les sinuosités de sa
pensée, et l’on se souvient des pages cruelles que Barrés a écrites à ce sujet. Mais il
n’ont pu le faire que parce qu’ils ont ignoré la tension spéculative qui, jusqu’au bout, a
soutenu le développement de cette pensée, en la partageant entre les deux pôles
alternatifs de la raison et de la vie, dans une perspective qui, en conséquence, était à la
fois celle d’un optimisme rationnel et celle d’un pessimisme vital (à moins qu’il ne
faille, à l’inverse, parler d’un optimisme vital et d’un pessimisme rationnel). Portons au
crédit de Renan, comme philosophe, de ne pas avoir éludé cette difficulté et de ne pas
avoir cherché, comme tant d’autres, à en proposer une résolution artificielle, mais
d’avoir su s’en faire le révélateur, de manière à figurer pour nous, non un génie
solitaire, enfermé dans le cercle d’un système de pensée parfaitement clos, mais un
témoin exemplaire des interrogations intellectuelles de son temps.

NOTES
1. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, t. II, préface, p. 713. Les citations de Renan sont ici
indiquées d’après l’édition des Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961,10 vol. Cette
référence sera ensuite citée à l’aide du sigle OC.
2. Id., « Prière sur l’Acropole », dans ibid., p. 756.
3. Voir supra, chapitre XIII.
4. V. Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 5e leçon, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, p. 106
[cité d’après la trentième édition].
5. E. Renan, Lettre à sa sœur Henriette (4 septembre 1848), OC, t. IX, p. 1116.
6. Voir infra, chapitre XVII.
7. E. Renan, « Probabilités » (deuxième dialogue), dans Dialogues philosophiques, OC, t, I, p. 586.
8. Id., L’avenir de la science, chap. 2, OC, t. III, p. 747.
9. Ibid., chap. 3, p. 758.
10. Ibid., p. 776.
11. E. Renan, L’avenir de la science, note ajoutée au chap. 2, OC, t. III p. 1125.
12. Id., « Probabilités » (deuxième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 597.
13. Ibid., p. 593.
14. E. Renan, « Rêves » (troisième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 610.
15. Ibid., p. 615.
250

16. Voir supra, chap. XIV.


17. E. Renan, Caliban, OC, t. III, p. 420.
251

Chapitre XVII. Un philosophe de la


république : Jules Barni

LA RÉPUBLIQUE ÉTHIQUE
1 L’ouvrage de Jules Barni, La morale dans la démocratie, publié en 1868, deux ans avant la
chute de l’Empire, développe une thèse simple dans son principe : la morale est
démocratique en raison de sa valeur formatrice et éducatrice en ce qui concerne les
mœurs individuelles et collectives ; et, en conséquence, la démocratie authentique est
morale dans son essence, dans la mesure où elle ne peut subsister sans ce fondement
que lui donne la morale. Il faut comprendre que la morale détient ainsi à l’égard de la
politique la position à la fois d’une condition et d’une garantie, d’un moyen et d’une fin.
D’où tire-t-elle cette valeur ? Du fait qu’elle enracine les règles organisant le droit
commun dans l’intimité profonde des consciences, avec les caractères de l’évidence
rationnelle, et effectue ainsi, en toute rigueur, la synthèse des deux lois fondamentales
régissant le système politique de la démocratie, celle de la liberté et celle de l’égalité 1.
La morale est ce qui fait rentrer dans les mœurs le principe du respect mutuel : avant
même que ne soit ordonné le système d’obligations communes qui constitue la forme
de l’État, elle socialise les individus en leur apprenant à découvrir en eux-mêmes et par
eux-mêmes l’exigence d’une harmonie entre droits et devoirs qui, en même temps
qu’ils se limitent, s’assurent réciproquement, en théorie comme en pratique.
2 En conséquence, pas de démocratie authentique sans citoyens vertueux, formés à
l’idéal de dignité qui doit d’abord s’inscrire à l’intérieur de leur conscience, avant de
s’appliquer à leurs rapports sociaux mutuels et au style de gouvernement qui
administre ces rapports dans les faits, démocratiquement, donc en parfaite conformité
avec leurs aspirations personnelles les plus profondes, de manière à faire de
l’autonomie de chacun une règle de vie collective. De là le souci moral qui définit
constitutionnellement l’esprit démocratique, auquel il donne à la fois son idéal et sa
règle, sans lesquels il ne pourrait que dégénérer en ressuscitant les figures de
l’autoritarisme et le déni de justice qui les soutient2. Dans ce sens, on peut dire : la
république sera morale ou ne sera pas.
252

3 La conception morale de la démocratie soutenue par Barni présuppose évidemment une


préséance de l’individuel par rapport au collectif, de la personne par rapport à la
société, qui n’en constitue que l’émanation3. Mais, procéder ainsi, n’est-ce pas du même
coup ramener à l’intérêt de chacun, un intérêt tendanciellement égoïste, le système
d’obligations respectives qui lie entre eux les individus, en les amenant par une sorte
de calcul rationnel à s’associer pour le meilleur et pour le pire et à se soumettre à la loi
commune parce qu’elle garantit le mieux la réalisation de leurs aspirations
d’individus ? Il est clair pourtant que le moralisme de Barni se tient aux antipodes d’un
contractualisme, qui ferait du droit extérieur de l’État un artefact, ne tenant qu’en
vertu du principe d’autorité qui lui est conféré et reconnu par les individus. Selon la
perspective que développe La morale dans la démocratie, entre l’individuel et l’universel il
ne peut y avoir le jeu arbitraire ouvert par l’éventualité d’une prise de décision
contingente, au moins quant aux conditions et aux circonstances de son effectuation,
mais tout au plus l’écart nécessité par les délais indispensables au déroulement d’un
processus de formation, d’éducation morale, qui fait découvrir en l’individu et par
l’individu les moyens permettant à celui-ci de s’élever au-dessus de sa condition
séparée d’individu et de se poser à la fois comme être rationnel et comme représentant
de l’humanité, selon les deux figures complémentaires propres à une universalité
concrète.
4 L’éducation, c’est-à-dire la formation individuelle des citoyens, devient ainsi la
question politique par excellence, la condition préalable à la résolution du problème
social sous l’ensemble de ses aspects : et l’on sait le parti que tireront les pères
fondateurs de la Troisième République, Gambetta et Ferry, de ce principe, en faisant du
système éducatif le pilier sur lequel s’édifie l’État moderne. La tâche assignée à cet
appareil éducatif, avant même d’instruire et de diffuser des savoirs, c’est en
conséquence d’élaborer, d’instaurer cet esprit solidaire qui donne leur principe à toutes
les autres formes ultérieures d’association4. De ce point de vue, le meilleur
développement des conceptions théoriques de Barni se trouverait dans l’ouvrage
posthume de Durkheim, L’éducation morale5, où est exposée la même exigence d’une
synthèse entre la morale et la société par le biais de l’éducation, dans le prolongement
des doctrines saint-simoniennes de l’association auxquelles Durkheim avait par ailleurs
consacré un enseignement en 1895-18966.
5 Ce rapprochement avec Durkheim permet de mieux dégager ce qui constitue la ligne
directrice de l’élaboration doctrinale proposée par Barni : elle développe l’idée selon
laquelle la société n’exerce à l’égard des individus une puissance suffisante
d’intégration que si elle se constitue par rapport à des normes et se donne les moyens
de faire reconnaître et accepter ces normes par ses membres ainsi définis comme des
sujets normés ; sans quoi elle sombre dans ce que Durkheim appellera l’anomie, dont
l’autoritarisme est, selon Barni, la figure par excellence. Il faut donc que ces normes
soient comprises et admises par les individus comme étant leurs règles, qui s’imposent
à eux en tant précisément qu’ils sont des individus : ce qu’effectue une discipline
rationnelle développant solidairement les principes de l’obligation et de l’association,
de manière à maintenir la cohésion du tout social. Il n’y a donc nulle contradiction
entre le fait que la morale concerne prioritairement l’individu et le principe qui fait de
la cohésion la valeur sociale par excellence, puisque c’est l’individu qui est amené à
faire rentrer l’affirmation de ses propres droits dans le cadre des devoirs imposés
collectivement par les exigences de la vie communautaire. Ce qu’on appellera plus tard
253

sociologisme, en référence à Durkheim, la pensée de celui-ci étant superficiellement


interprétée comme un effort en vue de réduire les valeurs individuelles par le moyen
de leur subordination au système intégré du collectif et du social à l’intérieur duquel
elles se fondent, est inséparable du moralisme, qui est au centre de la conception
exposée par Barni, et constitue l’élément générique à partir duquel s’est formé l’esprit
républicain.
6 Les analyses développées dans La morale dans la démocratie présentent donc le très grand
intérêt de nous faire comprendre sur quel présupposé repose l’idée républicaine : à
savoir la représentation d’une complète réciprocité entre l’individuel et le collectif,
incarnée dans le programme d’une morale sociale, qui fait indifféremment de la
personne et du citoyen le sujet véritable de la politique, dans des conditions qui
effacent du même coup la distinction de la société civile et de l’État, la première
rentrant complètement dans l’ordre défini par le second, qui réciproquement en
constitue l’expression7. En prescrivant la fusion intégrale des droits et des devoirs 8, la
morale inculquée au sujet-citoyen, qui doit l’assimiler comme constituant la norme
intérieure et extérieure de toutes ses actions, ne fait que s’accomplir dans la puissance
civile : et cette dernière, loin d’être en quelque sorte privatisée par ce recours qu’elle
fait à la conscience, est au contraire définitivement confortée par celle-ci dans son
caractère public : aussi bien cette conscience réglée par la norme rationnelle incarnée
aussi dans l’Etat peut-elle à l’occasion se passer du consentement réfléchi,
expressément accordé par les individus, et se satisfaire de leur acceptation tacite 9. On
ne saurait dire plus nettement que l’État, dans sa forme républicaine, requiert avant
tout des citoyens qu’ils obéissent à ses règles, dans la mesure où ils reconnaissent que
ces règles sont celles mêmes qui les font exister comme individus, sans qu’apparaisse
aucune possibilité d’écart entre la conscience et la norme qui fait sa loi : un tel « jeu »,
s’il se produisait, ouvrirait un espace où s’engouffreraient les éléments de conflit et de
désordre, les luttes économiques par exemple, qui déferaient la belle ordonnance,
indissociablement morale et politique, de la société.
7 La démocratie telle que Barni la définit, c’est donc l’Etat intérieur, dont la
représentation s’est complètement assimilée et ordonnée à la conscience des citoyens,
qui ne peut plus s’en détacher et affirme par le moyen du suffrage son identité à cette
figure dans laquelle elle-même se reconnaît parce qu’elle s’y est rendue conforme 10.
Ainsi, dans le gouvernement de la société, l’individu projette idéalement, de cercle en
cercle (lui-même, la famille, les groupements professionnels, l’État proprement dit), les
formes qui commandent son rapport à soi : sont du même coup réconciliés, selon le
principe même enseigné par la morale, liberté et respect de la légalité, sur la base du
principe rationnel qui, se trouvant en chacun, se retrouve aussi unanimement en tous 11.
De tout ce qui précède se dégage donc la leçon suivante : commençons par réconcilier
l’individu avec lui-même, par le pacifier, en lui montrant la loi intérieure qui est la
garantie de tous ses droits, et nous aurons du même coup établi les conditions
spirituelles de la démocratie ; fondamentalement, celle-ci dépend de ce rapport mental,
qui échappe par sa nature même aux contraintes, et du même coup aux désordres,
auxquels l’exposerait un déterminisme extérieur, coupé de toute référence morale.
254

L’HOMME DE L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE12


8 Dans la morale dont Barni a fait le principe de la démocratie, il est aisé de reconnaître,
et lui-même indique ce rapprochement au début de son ouvrage, celle de Kant, qui
s’appuie sur l’idée que l’autonomie est indissociable du respect de la loi dont le principe
est installé au cœur de la conscience rationnelle. Barni, qui est surtout connu
aujourd’hui pour avoir été le traducteur en français de Kant, dont il a restitué l’œuvre
dans sa quasi-totalité avec une fidélité et une précision remarquables, et qui, du reste, a
poursuivi de front son travail de traducteur et celui de commentateur, n’a donc pas
seulement aidé à mieux connaître en théorie le contenu de la pensée kantienne – une
pensée dont l’introduction en France, au moins durant la première moitié du XIXe siècle,
avait été particulièrement difficultueuse13 –, mais il a préparé son assimilation aux
institutions mêmes de la République française, dans la perspective de ce qu’on pourrait
appeler une nationalisation de celle-ci, même si ce terme peut paraître étranger aux
vues cosmopolitiques de Kant. On serait presque tenté de dire que, par l’initiative de
Barni entre autres14, Kant, si ce n’est la France, c’est la République française ramenée
aux sources les plus pures de son inspiration. Comment Barni en est-il venu à se faire,
plus que l’interprète de Kant, son intercesseur, dans le cadre de ce processus
d’assimilation dont les enjeux ne sont pas uniquement théoriques ?
9 Jules Barni, né en 1818 à Lille d’une famille d’origine italienne, avait été, après des
études à Paris, élève à l’École normale, où il était entré en 1837, au moment où celle-ci
était dirigée par Victor Cousin. Reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1840, il
avait été ainsi incorporé, avec l’onction personnelle de Cousin, dans le « régiment 15 »
des professeurs de philosophie recruté et commandé par celui-ci. Nommé à Reims, puis
à Paris, au collège Charlemagne, Barni devint rapidement l’un des indispensables
collaborateurs dont le grand homme savait s’entourer afin de faire éditer les œuvres
des philosophes classiques, préparer la publication de ses propres cours, et l’assister de
toutes les manières possibles dans la tâche, à laquelle il s’était consacré, d’une nouvelle
institution de la philosophie en France : Barni, en raison de sa très bonne connaissance
de la langue allemande, devait lui être d’une particulière utilité. C’est dans ce cadre
bien défini que la démarche intellectuelle de Barni a reçu sa toute première
orientation, dont elle n’allait guère s’écarter, théoriquement du moins, par la suite.
Cousin avait formulé une conception relativement originale du travail philosophique,
fondée sur sa totale intégration de celui-ci dans l’appareil de l’instruction publique créé
et dirigé par Guizot et par lui-même : la philosophie y tenait le rôle d’une discipline
souveraine, en laquelle culminait idéalement l’ensemble du cursus scolaire tourné
électivement vers l’acquisition des humanités16. Or cette entreprise était liée à
l’élaboration doctrinale d’un nouveau système de pensée, la philosophie du sens
commun, appuyée sur l’élévation à la dignité philosophique de deux corps de savoir
apparus dans une période relativement récente : l’histoire de la philosophie, dont
Cousin avait nourri son « éclectisme », et la psychologie, dont il avait fait la base de son
« spiritualisme », en bricolant des éléments empruntés à Locke et à Condillac, aux
philosophes écossais et à Maine de Biran, mais aussi à Platon, à Descartes et à Hegel 17.
10 L’un des aspects les plus originaux de la doctrine de Cousin, celui par lequel il a exercé
une particulière influence à son époque, est sa théorie du développement rationnel
passant d’un état spontané à un état réfléchi. Cette conception, vaguement inspirée de
la philosophie hégélienne de l’histoire épurée de la référence à une négativité, était
255

censée résoudre, en théorie et en pratique, les tensions entre philosophie et religion,


inévitables dans le régime concordataire hérité de Napoléon, où les évêques disposaient
d’un droit effectif de pouvoir sur certains aspects de la vie publique qu’ils estimaient
relever particulièrement de leur compétence, au premier rang desquels les problèmes
éducatifs. Dans l’ouvrage où sont rassemblés les principaux enseignements de sa
pensée, Du vrai, du beau et du bien, publié en 1853, l’ultime mouture théorique de la
solution avancée par Cousin en vue de résoudre les conflits occasionnés par
l’intervention de l’Église dans les affaires de l’État, philosophie et religion sont
présentées comme deux « sœurs », formule provocante qui, entre 1830 et 1850, a
alimenté la « querelle du panthéisme » : elle conduisait en effet à reléguer la religion au
rang de la petite sœur brouillonne qui adapte aux exigences puériles de l’instinct
populaire des vérités dont la philosophie réserve l’exposition développée et complète
aux élites pensantes. On imagine sans peine quel accueil ont pu faire les évêques de
France à cette doctrine qui, au nom d’une laïcité avant la lettre, les reléguait dans
l’obscurité de leurs églises.
11 Barni, jusqu’au bout, est resté fidèle en théorie à Victor Cousin, même s’il lui a été
infidèle, pour une part, en pratique, c’est-à-dire en politique, lorsqu’il est devenu
républicain, une orientation rejetée par Cousin qui était adepte de la monarchie
constitutionnelle, seul régime apte à ses yeux à mettre en œuvre les principes édictés
par la raison, et diagnostiquait dans la démocratie la forme moderne de l’anarchie. Sa
démarche philosophique a été nourrie de l’inspiration cousinienne, comme en
témoigne cette déclaration proférée à l’occasion d’un discours de distribution des prix
au collège Charlemagne le 17 août 1842 :
L’âme du philosophe réfléchit l’âme de l’humanité ; seulement, ce qui était vague et
obscur dans celle-ci, est devenu clair et précis dans celle-là.
12 Cette formule est quasiment, comme d’ailleurs l’ensemble du discours, une citation de
Cousin, dont Barni a interprété la doctrine en en faisant la base d’une philosophie de
l’éducation : celle-ci a la charge d’effectuer le passage de la raison populaire, encore
mal dégrossie, au stade réfléchi de la conscience éclairée, libérée des contraintes des
préjugés.
13 Mais Cousin n’avait jamais envisagé de mettre la philosophie au service du peuple, et il
a été horrifié lorsqu’un certain nombre de ses disciples, convertis à l’idée républicaine,
ont entrepris, en 1848, de donner une traduction démocratique de sa doctrine. Deux
d’entre eux, Jules Simon et Amédée Jacques, allaient en effet créer une revue, La liberté
de penser, dont le premier numéro sortit quelques semaines avant les journées de
février et qui réussit à se maintenir jusqu’en 1851 : grâce à celle-ci, les philosophes,
c’est-à-dire en réalité les professeurs de philosophie, disposèrent ès qualités d’un
organe d’intervention sur le terrain politique, dans la ligne de ce qui devait plus tard
s’appeler la « libre pensée ». Cousin a condamné cette déviation, sans se rendre compte
que sa nécessité se trouvait inscrite dans certains aspects de la doctrine du sens
commun et de la raison impersonnelle, poussée par ses disciples dans certaines de ses
conséquences extrêmes et interprétée dans le sens d’une « philosophie populaire »,
selon la formule utilisée par Amédée Jacques18. Barni a lui-même collaboré à La liberté de
penser, dans laquelle il a publié un « Essai sur le suffrage universel et l’éducation
populaire19 », ainsi qu’un « Fragment sur le bonheur20 ». Dans ce dernier écrit, Barni
justifiait la synthèse entre ses convictions républicaines et son travail de traducteur et
256

d’interprète de la philosophie kantienne, dans des termes qui, à nouveau, le plaçaient


dans la filiation de Cousin :
Le bonheur n’est absolument pas en notre pouvoir, mais seulement la vertu, car
nous ne pouvons disposer absolument que de notre volonté, non de notre nature et
des circonstances extérieures [...]. Vivons selon la raison ; recherchons le vrai ;
aimons le beau ; faisons le bien [...]. Continuons d’un esprit ferme et indépendant
nos recherches et nos études, et avec l’aide des grands philosophes, ces lumières de
l’humanité, travaillons à éclaircir et à propager les principes éternels qui doivent
diriger la société dans ses transformations, et qui, dans tous les cas, nous serviront
à traverser dignement ces temps d’agitation et d’épreuve.
14 La philosophie était ainsi présentée comme l’instrument privilégié d’une réforme
politique et morale de la société, étant la mieux placée pour indiquer à l’humanité la
voie et les conditions de son émancipation spirituelle par la mise en œuvre de la libre
pensée, formule que Barni a sans doute été l’un des premiers à utiliser. Là s’est situé
aux yeux de Barni le principal apport de la philosophie kantienne à la vie collective, à
laquelle elle offre un modèle de conviction rationnelle préfigurant ce que Ferdinand
Buisson devait plus tard appeler une « foi laïque21 ». Dans la seconde grande étude sur
la philosophie de Kant publiée par Barni en 1851, en pleine période de reflux de l’idée
démocratique, on peut lire :
Loin de s’incliner devant une autorité étrangère, c’est au contraire dans la
philosophie, c’est-à-dire dans la raison, que Kant place le suprême contrôle de la
religion ; et quant à l’esprit d’hypocrisie, on sait combien notre philosophe l’avait
en horreur [...].
15 Passage assorti de la note suivante :
J’appartiens tout à fait sous ce rapport à l’école de Kant. Je le déclare bien haut, car
il faut enfin que tous les philosophes, grands ou petits, sachent confesser
ouvertement leur foi : comme Kant, je ne reconnais en matière philosophique et
religieuse d’autre autorité que celle de la raison : le Rationalisme est mon unique
religion ; et, comme Kant, je ne sache rien de plus triste que l’hypocrisie
philosophique22.
16 Cette dernière phrase a dû ne pas plaire à Cousin, à qui ses disciples les plus fidèles ont
eu du mal à pardonner ses contorsions de funambule.
17 Sous le Second Empire, Barni a eu l’occasion de mettre en pratique ses appels à la
dignité du philosophe. Suspendu de ses fonctions de professeur après avoir refusé de
prêter le serment imposé aux fonctionnaires par le nouveau régime, il s’est consacré à
ses études personnelles à titre privé, tout en donnant des leçons particulières, jusqu’au
moment où la municipalité de Genève l’a engagé pour une série de cours publics, ses
« sermons laïques », selon une formule que lui attribuent ses biographes : aussitôt
publiés, ces cours devaient faire de lui une des principales figures du monde
intellectuel et politique de la mouvance républicaine après 1860, où il a pris rang aux
côtés de Hugo et de Garibaldi, auxquels son nom a été souvent associé. Des
enseignements donnés à Genève par Barni, il faut surtout retenir deux séries qui sont
d’un grand intérêt théorique et historique : Les martyrs de la libre pensée 23 et La morale
dans la démocratie24. À la fin de cette période, Barni a activement participé à la création
d’une Ligue internationale de la paix et de la liberté, rivale de l’Association
internationale des travailleurs, fondée à Bruxelles à peu près à la même époque. Cette
ligue a eu trois congrès successifs en Suisse, et elle a surtout fait parler d’elle en raison
des empoignades publiques dont elle a été l’occasion entre Barni et Bakounine : ses
257

statuts et ses principales résolutions seront publiées en annexe à La morale dans la


démocratie.
18 Au moment de l’effondrement de l’Empire, Barni est revenu en France, où Gambetta
voulait le faire participer au gouvernement de défense nationale. Mais il accepta
seulement de s’occuper de la publication d’un Bulletin de la République, destiné à diffuser
les idées républicaines dans les villages et les campagnes : parurent dans ce bulletin les
livraisons successives d’un Manuel républicain, ensuite rassemblées et éditées en un petit
volume autonome en 1871. La république, explique Barni dans la préface de cet
ouvrage, datée du 16 décembre 1871, est une forme vivifiée par un esprit 25. Cet esprit
lui est donné par une morale, qui, on le comprend, tire son orientation fondamentale
de Kant, puisque, être démocrate, c’est être kantien en pratique, sans que cela nécessite
qu’on connaisse en théorie la doctrine kantienne, et puisque, réciproquement, être
kantien, ce n’est rien d’autre que théoriser les principes de la démocratie, ce qui
implique aussi, corrélativement, que soit assurée la diffusion de ces principes. Le
Manuel républicain consistait en conséquence en une présentation abrégée, et adaptée
au niveau d’un très large public, des grands thèmes de La morale dans la démocratie : il
présentait le schéma d’une déduction de l’ordre républicain, procédant de la liberté à
l’égalité et à la fraternité, de manière à inscrire simultanément ces principes dans les
esprits et dans les mœurs, ce qui est l’affaire propre de l’éducation, celle-ci ayant à
charge d’élever la spontanéité de l’esprit populaire au niveau de réflexion requis pour
que soit mis en place le système éthique de la République 26.
19 Dans les années qui ont suivi la publication du Manuel républicain, Barni a continué à
être associé de près aux luttes du parti républicain : élu député de la Somme en 1872,
après plusieurs vaines tentatives, il a représenté à Amiens la figure exemplaire du
« libre penseur ». Mort en 1878 des suites d’une longue maladie qui a rendu ses
dernières années moins productives, Barni n’a pu connaître la stabilisation définitive
du régime dont il avait préparé moralement l’installation, en définissant les règles
propres à une République éthique.

LA PHILOSOPHIE À LA FRANÇAISE
20 L’engagement de Barni qui n’a jamais séparé son travail théorique de ses prises de
position pratiques est exemplaire. Il fait bien voir dans quelles conditions s’est
effectuée, il y a près d’un siècle et demi, la jonction, en France, dans le contexte post-
révolutionnaire, entre la philosophie et la politique. Le philosophe a, dans ce contexte,
accédé à un nouveau statut par le biais de sa complète intégration dans l’appareil
éducatif d’État, en même temps que la philosophie a commencé à être perçue comme
une discipline scolaire, c’est-à-dire une matière d’enseignement codifiée comme telle,
avec son programme, ses modèles de discours, ses exercices types : pour un temps
limité, celui du règne de Victor Cousin (1830-1850), c’est même elle qui a donné sens à
toute la progression du cursus scolaire, qu’elle venait légitimer en lui conférant son
unité et sa consécration finale. Auparavant sans doute, les philosophes avaient pu
consacrer une part de leur activité à l’enseignement ou s’intéresser d’un point de vue
purement théorique au problème de l’éducation, mais jamais ils n’avaient été aussi
complètement identifiés à cette fonction qu’ils ne l’ont été lorsqu’à été mise en place
l’équation : philosophe = professeur de philosophie, qui exprime de façon dominante la
258

manière dont l’activité philosophique est aujourd’hui en France insérée dans le réseau
des institutions sociales.
21 On a souvent mentionné le rôle joué par les professeurs de l’enseignement public dans
la difficultueuse mise en place du régime républicain en France au cours du XIXe siècle.
La formule de Thibaudet « la république des professeurs », qui a fait mouche, met bien
en valeur cet aspect caractéristique de l’histoire politique française, qui n’a guère
d’équivalent dans d’autres pays. Mais il faut aller plus loin encore, et avancer que la
République, en France, a été la république des professeurs de philosophie 27. Après 1870,
Thiers et Gambetta se sont assuré les services d’agrégés de philosophie, qui étaient
d’ailleurs d’anciens élèves de Victor Cousin reconvertis à la politique républicaine,
moins par intérêt partisan que dans la logique même de leurs orientations théoriques :
B. Saint-Hilaire, qui devait plus tard être le biographe et l’éditeur de Cousin, rédigeait
les discours de Thiers à Bordeaux, cependant que Gambetta employait les services de
l’un des premiers introducteurs de Schopenhauer en France, Paul Challemel-Lacour,
dont il a fait un préfet de Lyon sous la Commune28, et qui devait par la suite poursuivre
une carrière politique particulièrement brillante29. On vient d’évoquer le rôle joué par
Gambetta durant la dernière période de la vie de Barni, mort trop tôt pour avoir pu
jouer un rôle dans l’appareil du nouveau régime, et qui d’ailleurs répugnait à l’exercice
de fonctions officielles. La présence, en pleine campagne électorale, de Gambetta
entouré de l’ensemble de son cabinet ministériel dans l’amphithéâtre de la Sorbonne où
Alfred Fouillée soutenait sa thèse sur le déterminisme et la liberté a fait un certain
bruit à l’époque. Barrés, qui avait eu l’occasion de le voir officier dans son rôle de
professeur de kantisme durant son très bref passage, d’à peine un trimestre, au lycée de
Nancy30, a tracé un portrait saisissant de Burdeau, le traducteur du Monde de
Schopenhauer : il l’a élevé au rang d’une sorte de mythe, en en faisant, sous le nom de
Bouteiller, l’un des personnages centraux de son Roman de l’énergie nationale. Burdeau
était entré à l’École normale en 1870, avec les décorations que lui avait values sa
participation en tant qu’engagé volontaire à la guerre franco-prussienne ; il est lui aussi
devenu, au moment de la formation du « grand ministère », un collaborateur direct de
Gambetta, et a ensuite accompli un parcours politique remarqué, terni durant ses
dernières années par le scandale de Panama, auquel son nom, malgré ses dénégations, a
été associé. Toutes ces figures notables, et, pourrait-on dire, de notables républicains,
en particulier celles de ces professeurs qui ont été associés à l’histoire du radicalisme
français, témoignent de l’inscription de la philosophie, devenue une institution, dans la
vie publique et dans le jeu politique, à l’intérieur desquels elle s’est mise alors à
intervenir au titre, simultanément, d’une référence, d’un enjeu, d’un stimulant et d’un
instrument.
22 La philosophie s’est de cette manière incorporée organiquement au fonctionnement du
nouveau système institutionnel, au prix d’un infléchissement, qui ne pouvait être
superficiel, de ses procédures argumentatives et de ses formes d’expression. En raison
de sa politisation, le discours philosophique n’a plus été complètement séparable de ses
effets extérieurs ; ceci ne concerne pas seulement la lignée allant de Cousin à Sartre : il
suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’exploitation faite par Péguy des grands
thèmes de la pensée bergsonienne et des implications directement politiques de la
diffusion du « bergsonisme ». Cette politisation du discours philosophique, que Julien
Benda a diagnostiquée comme étant le symptôme d’une « trahison des clercs », a été, en
France, un héritage de la Révolution qui, en attirant et en retenant la philosophie sur la
259

place publique et en la mêlant aux débats de l’actualité, lui a retiré le caractère d’un
exercice de pensée hautement spécialisé, nécessitant certaines compétences
techniques, et fonctionnant sur le mode réservé d’un savoir. Dans ces conditions, le
travail philosophique s’est modelé sur les impératifs d’une rhétorique d’intervention
directe, qui lui permît de diffuser des messages dont les effets fussent aussitôt
communiqués et perçus, en bricolant des types d’exposition intermédiaires entre la
dissertation et l’essai, où la forme oratoire devait jouer un rôle essentiel. C’est donc
durant le XIXe siècle que s’est peu à peu définie et imposée cette manière de faire de la
philosophie qui est proprement française, et rapproche souvent celle-ci des pratiques
d’un journalisme visant en premier lieu à l’efficacité, soucieux de nouer un lien
immédiat avec son public. L’ouvrage de Barni, La morale dans la démocratie, est
représentatif d’une telle démarche, qui a fait sortir la philosophie du cadre étroit des
cabinets de travail et des instituts de recherche, comme d’ailleurs aussi de celui des
salons éclairés, pour la propulser sur le terrain des grands débats de l’actualité dans
lesquels elle a été invitée à intervenir ès qualités, en adaptant à leurs exigences les
compétences dues à une formation purement théorique. Certes, la philosophie n’avait
pas attendu ce moment pour s’installer, à l’occasion, sur la place publique, et elle ne l’a
pas fait seulement en France ; mais c’est bien dans le contexte propre à la République
nationale, à la recherche de ses mythes fondateurs, que la philosophie s’est mise à jouer
le rôle de référence essentielle, ce qui l’a contrainte à s’adapter à la demande ou à la
commande qui lui était ainsi adressée.
23 Républicaine, cette pensée philosophique a aussi entrepris de se faire reconnaître
comme nationale, en développant son « génie » propre, en rapport avec les spécificités
du terroir et du sang, ce fameux esprit de clarté et de générosité, aux antipodes d’un
négativisme critique ou des embrouillements propres à des constructions
systématiques inutilement compliquées, réservées à l’étude de personnes averties : tous
ces caractères ont été imputés en bloc à des formes de pensée cataloguées comme
« étrangères » du fait d’avoir été associées à la fiction d’esprits nationaux différents en
nature, dont les discours paraissent obéir à de tout autres règles et parler de tout autre
chose, ce qui les rend difficilement compréhensibles et assimilables. Mais l’idée de
philosophie « nationale » a-t-elle réellement un sens ? Si, effectivement, il y a une
philosophie française, comment celle-ci s’est-elle élaborée, à partir de quels ingrédients
et dans quelles conditions ? La représentation selon laquelle il y aurait des idées
proprement « françaises », ainsi qu’une manière « française » de les exprimer, n’est-
elle pas opposée à un projet philosophique authentique ? Ne résulte-t-elle pas,
justement, du changement de terrain qui a conduit à orienter les schèmes de pensée
philosophique vers d’autres intérêts plus directement pratiques et politiques, selon
l’esprit propre à ce qu’on peut appeler une « philosophie à la française » ? Et n’est-ce
pas précisément ce changement de terrain qui a déterminé le nouveau statut assigné à
la philosophie dans le cadre de la République démocratique post-révolutionnaire ?
24 Le cas de Barni est particulièrement intéressant à cet égard. Il permet en effet de mieux
comprendre dans quelles conditions a été produit ce modèle d’une philosophie
nationale : non pas par génération spontanée, en isolant et en exploitant les vertus
propres à un esprit natif, artificiellement protégé des altérations auxquelles l’eût
exposé sa mise en communication avec d’autres formes de pensée réputées étrangères ;
mais par tout un travail de culture et de transplantation, voire d’hybridation, à partir
d’éléments déjà constitués, et reportés sur le terreau où ils ont été destinés à repousser
260

sous des formes nouvelles et dans d’autres directions. Au début du XIXe siècle, quand a
été pour la première fois soulevée la question d’une tradition proprement nationale en
philosophie, c’est du côté de Glasgow (avec Royer-Collard, lecteur de philosophes
écossais, et en particulier de Thomas Reid) et de Heidelberg (suite à la rencontre de
Cousin et de Hegel) que les fondateurs du spiritualisme universitaire étaient allés
chercher des graines à replanter et à faire fructifier pour parvenir à créer de toutes
pièces cette tradition, avec l’appoint fourni par les recherches encore confidentielles de
Maine de Biran et la garantie symbolique apportée par le nom de Descartes, qui aurait
été bien étonné de voir son universalisme rationnel renfermé dans les frontières bien
protégées d’une philosophie « française ». Or, qu’a fait Barni, en « traduisant » Kant, à
tous les sens du mot, sinon prendre la suite de cette démarche, avec les implications
directement politiques qui en constituaient l’accompagnement ?
25 Pour bien saisir la logique très particulière à laquelle obéit cette manière de voir, il vaut
la peine de relire trois lettres écrites par Victor Cousin à différents moments de sa
carrière ; elles jalonnent les étapes de cette instauration d’une philosophie de type
national, qui a nécessité l’appoint de pensées importées, assimilées, en même temps
qu’elles étaient identifiées comme étrangères, et en tant que telles pour une part
rejetées. D’abord celle-ci, écrite au retour du premier séjour effectué par Cousin en
Allemagne, adressée depuis Kehl à un correspondant anonyme :
Je serais plus jeune encore que mon âge si j’allais troubler notre naissante école
spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines
étrangères, dont il n’est pas aisé de saisir les mérites et les défauts, et de mesurer la
juste portée. Non : laissons la nouvelle philosophie française se développer par sa
vertu propre, par la puissance de sa méthode, cette méthode psychologique si
dédaignée en Allemagne et qui est à mes yeux la source unique de toute vraie
lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie français [...] 31.
26 La lettre suivante est adressée à Hegel lui-même, à un moment où, suite à son
incarcération dans les prisons prussiennes. Cousin, rentré en France, était resté
suspendu de ses fonctions universitaires qu’il ne devait récupérer que l’année suivante,
au moment du renversement de tendance à la Chambre et de l’installation du ministère
Martignac :
Déterminé à être utile à mon pays, je me permettrai toujours de modifier, sur les
besoins et l’état, tel quel, de ce pauvre pays, les directions de mes maîtres
d’Allemagne. Je l’ai dit fortement à notre excellent ami Schelling, et je crois l’avoir
écrit aussi au docteur Gans, il ne s’agit pas de créer ici en serre chaude un intérêt
artificiel pour les spéculations étrangères ; non, il s’agit d’implanter dans les
entrailles du pays des germes féconds qui s’y développent naturellement, et d’après
les vertus primitives du sol ; il s’agit d’imprimer à la France un mouvement français
qui aille ensuite de lui-même32.
27 Enfin, cette dernière lettre, elle aussi adressée à Hegel quelques mois avant la
révolution de Juillet :
La philosophie marche assez bien ici. Je roule dans ma tête un projet qui pourrait la
servir et naturaliser en France l’esprit de ce grand et admirable mouvement qui
depuis quarante ans va toujours croissant en Allemagne. Je songe à entreprendre
une traduction ou plutôt une refonte de Kant. Le père connu, les enfants ou les
petits-enfants le seront bientôt ! Mais quelle entreprise ! Mon courage recule !
Cependant une idée me soutient, c’est que Kant une fois mis en français et un peu
débarbouillé pourrait se présenter à tout le monde, et aller en Angleterre, en Italie,
en Amérique et dans l’Inde33.
261

28 À Kant « mis en français et débarbouillé », entendons : expurgé de ses germanismes, et


rendu plus présentable au terme de cette refonte, pourrait être attribué le passeport
indispensable à sa communication, et les Indes mêmes pourraient devenir une terre
d’accueil pour le nouveau philosophe « français ».
29 Jusqu’au bout, Barni est resté intellectuellement dans la filiation de Cousin, même si
son républicanisme l’a porté à lui faire quelques infidélités en politique. Son entreprise,
qui a ensuite consisté à tirer de la doctrine kantienne des modèles qui permettent de
réformer, en France, l’esprit public sur des bases apportées par les travaux des
philosophes, « ces lumières de l’humanité », sous condition que les résultats de leurs
recherches aient été adaptés pour pouvoir être amenés sur le terrain des luttes de
pouvoir, démarche dont La morale dans la démocratie et le Manuel républicain marquent
l’apogée, prend parfaitement sa place dans la perspective ouverte une cinquantaine
d’années plus tôt par son maître. Ceci compris, il faut admettre que l’idée d’une
philosophie « française » est davantage politique que philosophiquement fondée.

NOTES
1. « En ce sens, on peut dire que le problème démocratique se résout dans le problème moral.
Supposez une société d’hommes ayant tous un parfait respect de leurs droits réciproques, et
observant tous leurs devoirs les uns à l’égard des autres ; le problème serait résolu. Ce n’est là
sans doute qu’un idéal que l’infirmité humaine ne permettra jamais à aucune société de réaliser
complètement ; mais toutes doivent tendre à s’en rapprocher, et le moyen nécessaire pour cela,
c’est la culture morale », J. Barni, La morale dans la démocratie, première leçon, Paris, Kimé, 1992,
p. 38.
2. « Il n’y aurait rien de plus funeste pour les institutions de la démocratie moderne que de
regarder la morale comme une chose politiquement indifférente, comme une chose qui ne touche
en rien à la politique et ne la regarde nullement. Ce matérialisme pratique ne pourrait manquer
d’être fatal à la démocratie. Il faut reconnaître au contraire, et rappeler sans cesse à ceux qui
seraient disposés à l’oublier, que, quelle que soit la distinction des domaines, la morale est
étroitement et inséparablement liée à la politique, à la politique démocratique surtout, que j’ai
définie : la liberté dans l’égalité. En réglant la liberté par la loi du devoir, elle en assure le légitime
exercice et la maintient, et en donnant à l’homme le respect de l’homme, elle fonde dans son
cœur le sentiment et dans sa conduite la pratique de l’égalité. Toute la démocratie est là », ibid.,
p. 42-43.
3. « Il semble que, traitant la morale dans son rapport avec la démocratie, je devrais arriver tout
de suite à la morale sociale et laisser de côté la morale individuelle. Mais comme les vertus
sociales sont étroitement liées aux vertus individuelles, si étroitement qu’on ne les en
détacherait pas sans péril pour elles-mêmes, j’ai pensé que je devais examiner d’abord la morale
dans l’individu pour y montrer en quelque sorte les racines des vertus sociales », ibid., deuxième
leçon, p. 45.
4. « L’association, voilà en général quel doit être le grand levier de nos modernes sociétés. La
démocratie, là ou elle a triomphé, a détruit les anciens corps (compagnies, confréries,
corporations), parce qu’ils représentaient des privilèges contraires à l’esprit de liberté et
262

d’égalité ; mais si l’on ne met rien à la place, que restera-t-il, sinon des grains de poussière
disséminés à travers l’espace et par là même impuissants ? Sans doute, l’individu subsiste à moins
qu’il ne soit lui-même absorbé par l’État, contre lequel, sans l’esprit d’association que je
préconise, il se trouvera nécessairement sans défense ; mais même ce danger écarté, si l’individu
est en effet le principe de toute activité, il n’acquerra en retour toute sa puissance d’action qu’à la
condition de s’agréger à d’autres individus, et de former avec eux un corps, un groupe compact et
solidaire. Il faut donc enter sur la liberté et l’énergie individuelles l’esprit d’association et de
solidarité. Là est le secret de la conciliation de ce que l’on a nommé dans ces derniers temps
l’individualisme et le socialisme ; là est la solution de ce qu’on appelle le problème social », ibid.,
sixième leçon, p. 123.
5. É. Durkheim, L’éducation morale [cours professé à la Sorbonne en 1902-1903 et 1906-1907], Paris,
Alcan, 1934.
6. Id., Le socialisme, éd. par M. Mauss, Paris, Alcan, 1928.
7. « La société civile ou politique (je prends ici ces deux épithètes comme synonymes) a
précisément pour but de faire cesser ou empêcher ce désordre, en garantissant, au moyen d’une
force commune ou d’une puissance publique agissant d’après les lois publiques, les droits de
chacun contre toute violence, soit au-dedans soit au-dehors. Assurer ainsi la jouissance de ces
droits et faire régner par là la justice entre tous, tel est donc le principe de l’État, soit qu’on
entende par ce mot la société civile ou politique elle-même, soit qu’il désigne plus
particulièrement l’ensemble des pouvoirs publics qui doivent présider à cette forme de société
(ces deux sens sont également consacrés par l’usage, et le second n’est, si je puis m’exprimer
ainsi, qu’une particularisation du premier) », J. Barni, La morale..., op. cit., septième leçon, p. 128.
8. Il est au moins un cas dans lequel cette fusion s’opère de manière univoque, en ramenant les
droits dans le système prescrit par les devoirs, suivant les voies d’une synthèse rationnelle qui
subordonne hiérarchiquement les premiers aux seconds : c’est celui des femmes auxquelles
Barni, suivant une démarche qui pouvait paraître audacieuse à son époque, concède l’accès à la
vie politique, dont il n’est de toute façon pas possible de les exclure définitivement, puisqu’elles
font naturellement partie de la société civile qui elle-même fait corps avec l’État. Cet accès est
subordonné à la condition suivante : qu’elles pratiquent jusqu’au bout le principe de la
subordination des droits aux devoirs, subordination qui prend alors la forme d’un sacrifice. Il
faut lire à ce sujet l’ensemble de la huitième leçon, qui tourne autour de la thèse suivante : « Je ne
crois pas qu’il soit bon que les femmes se mêlent aux affaires publiques, mais je crois qu’il est bon
qu’elles s’en mêlent, qu’elles n’y restent pas indifférentes comme si ces affaires ne les regardaient
nullement, mais qu’elles s’y intéressent, et qu’elles y portent une influence éclairée. Je ne crois
pas qu’il soit bon qu’elles exercent des droits politiques, mais je pense qu’elles ont des devoirs
politiques à remplir, et que les vertus civiques ne doivent pas leur être elles-mêmes tout à fait
étrangères (p. 147). » Comment s’en mêler sans s’y mêler ? Comment en faire sans la faire ? Ce
rapport paradoxal à la politique, qui semble faire revivre les grandes figures féminines de la
Rome antique, représente en quelque sorte le point idéal où la politique rentre complètement
dans l’ordre défini par la morale : en ce sens, les femmes ne seraient pas moins « politiques » que
les hommes, mais elles le seraient davantage, en leur montrant l’exemple qu’ils seraient eux-
mêmes bien en peine de suivre.
9. « Quand je détermine ainsi le principe de l’État, j’indique sans doute son principe rationnel,
celui que lui assigne la raison, mais j’indique aussi son origine historique ; car, en se formant en
sociétés politiques, les hommes, qu’ils s’en rendissent compte ou non, qu’ils agissent en cela
instinctivement ou par réflexion, ont évidemment obéi au principe que je signale », J. Barni, La
morale..., op. cit., septième leçon, p. 128. Comme quoi, au moins dans les étapes préparatoires du
processus de formation de l’État, la simple « conscience », pourvu qu’elle soit pliée aux règles que
lui inculque la morale, peut parfaitement tenir lieu de conscience de soi.
263

10. « En séparant pour les besoins de l’analyse les citoyens et le gouvernement, je n’entends pas
établir entre eux une distinction absolue, comme si le gouvernement était quelque chose en
dehors des citoyens, ainsi qu’il arrive dans les monarchies de droit divin, où il n’y a plus à
proprement parler de citoyens mais des sujets et un chef, ou bien dans les aristocraties où la
masse du peuple ne se compose plus de citoyens mais de sujets ; je pense au contraire que le vrai
gouvernement n’existe que par les citoyens et qu’en eux, qu’ainsi, si vous me permettez
d’appliquer ici ces expressions métaphysiques, il n’est point par rapport à eux quelque chose de
transcendant, mais d’immanent, c’est-à-dire qu’il n’est lui-même qu’une fonction des citoyens,
laquelle, ne pouvant être exercée directement par eux, l’est par ceux d’entre eux qu’il délèguent
à cet effet », Ibid., neuvième leçon, p. 157.
11. « Pour que cette démocratie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom, puisse se fonder et
durer, il faut que les membres de la société civile apprennent à se gouverner eux-mêmes, soit
dans la sphère purement individuelle, soit dans le cercle de la famille, soit dans le cercle plus
étendu de l’atelier, soit dans leurs rapports de citoyens, enfin dans leurs relations avec les autres
États, et que, dans toutes ces relations, ils prennent pour principe de leur conduite le respect de
la dignité humaine qui comprend le respect de la liberté et de l’égalité de l’homme et du citoyen,
et l’amour de l’humanité qui constitue la fraternité. Voilà les mœurs que chacun de nous doit
s’appliquer à donner pour base aux institutions démocratiques, s’il veut que la démocratie reste
conforme à ses vrais principes et qu’elle ne dégénère pas en démagogie ou en césarisme. C’est le
modèle de ces mœurs individuelles, sociales et politiques que je me suis efforcé de retracer dans
ces leçons, au terme desquelles me voici arrivé », ibid., conclusion, p. 265,
12. Cette formule apparaît dans la notice nécrologique que Paul Janet a consacrée à Barni dans
l’annuaire de l’École normale (1878) : « Interprète de la philosophie de Kant, il ne l’a pas
seulement traduite et expliquée, il l’a pratiquée. Il a été, si l’on me permet cette expression,
l’homme de l’impératif catégorique. »
13. Cf. à ce sujet, F. Azouvi, D. Bourel, De Königsberg à Paris. La réception de Kant en France, Paris,
Vrin, 1991, où sont présentées en détail les toutes premières étapes de cette introduction.
14. Renouvier a lui aussi joué à cet égard un rôle important.
15. « M. Cousin disait que les professeurs de philosophie formaient son régiment », J. Simon,
Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887.
16. Avant l’instauration de la « bifurcation » séparant deux cours d’études, l’un scientifique,
l’autre littéraire, qui fut une création du Second Empire.
17. Voir supra, chapitre XIII.
18. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », publiés dans La liberté de penser à partir de
janvier 1851.
19. La liberté de penser, janvier 1849.
20. La liberté de penser, septembre 1849. Il s’agit d’un extrait de l’étude consacrée par Barni à la
Critique de la raison pratique de Kant.
21. Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1879-1911), Paris, Hachette, 1912,
voir supra, chapitre XIV.
22. J. Barni, Philosophie de Kant. Examen des fondements de la métaphysique des mœurs et de la critique
de la raison pratique, Paris, Ladrange, 1851, p. 237-238.
23. Cours de 1862, publié à Genève la même année.
24. Cours de 1864, publié à Paris en 1868.
25. « Mais cette forme même [de la république] ne serait pas durable, si ce que j’appelais tout à
l’heure l’esprit de la république ne la vivifiait pas. Or c’est précisément cet esprit que je me suis
efforcé de faire ressortir et de répandre en exposant successivement les principes, les
institutions, les mœurs de la république », La morale dans la démocratie, J. Barni, La morale..., op. cit.,
avec en annexe le Manuel républicain, p. 275.
264

26. La seconde partie du Manuel républicain, consacrée aux « institutions républicaines », place en
première ligne de celles-ci le suffrage universel et l’instruction publique, dont la fonction
politique est justifiée de la manière suivante : « L’ignorance des masses a toujours été pour le
despotisme un moyen de régner ; elle serait dans un gouvernement républicain un contresens et
une cause infaillible de mort ; il suit de là que dans tout gouvernement qui s’appelle et veut rester
républicain, l’instruction du peuple doit être élevée à la hauteur d’une institution publique.
Instruire le peuple, c’est l’arracher à l’empire des appétits brutaux, d’où naît le vice qui le
dégrade, et le crime qui peuple les prisons, c’est l’élever à la vie morale, c’est le rendre digne de
la république » (Ibid., p. 288). Est à remarquer, dans la suite de ce chapitre, la manière dont est
introduite et justifiée la nécessité de développer un enseignement féminin : « Il ne s’agit pas
d’assimiler absolument les femmes aux hommes, ainsi que l’ont rêvé certains réformateurs.
Comme la nature leur a donné des facultés et des fonctions, non pas inférieures, mais distinctes,
il faut que l’instruction que leur offrent les écoles publiques leur soit appropriée. Mais il ne faut
pas non plus que cette diversité serve de prétexte pour les retenir dans une ignorance et par
suite dans une infériorité systématiques. La société tout entière en souffrirait, et la république y
perdrait une partie de ses assises » (p. 292).
27. Cf. à ce sujet l’étude de J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Éditions de
Minuit, 1988.
28. La Commune de Lyon était sous l’influence de Bakounine, que Challemel-Lacour avait été
chargé de contrer, ce qu’il est parvenu à faire.
29. Il a été, entre autres, ministre des Affaires étrangères, président du Sénat et a eu des
funérailles nationales, rite réservé aux grands commis de la République.
30. À la rentrée qui avait succédé aux vacances de Noël, Burdeau avait été appelé à Paris pour
assister Gambetta. Son remplaçant avait été Jules Lagneau.
31. Cette lettre est reproduite dans le recueil publié par B. Saint-Hilaire, M. Victor Cousin, sa vie et
sa correspondance, Paris, Hachette, 1895, t. I, p. 74 ; voir supra, chapitre XIII.
32. Cette lettre datée du 1 er août 1826 est reproduite dans le tome III de l’édition française de la
Correspondance de Hegel, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1967, p. 109-110.
33. Lettre du 5 avril 1830, ibid., p. 157.
265

Index des auteurs

A
ALEMBERT(d’) 234
ALTHUSSER, Louis 10
ARISTOTE 21, 250
ARON, Raymond 81, 280
AUGUSTIN, saint 222
AVERROÈS 21

B
BACHELARD, Gaston 26
BACON, Francis 65, 72, 236
BAKOUNINE 380
BALLANCHE, Pierre-Simon 145, 160
BARCHOU de PENHOËN, Auguste,
baron de 317
BARNI, Jules 7, 304, 370-382, 384-385, 387
BARRÉS, Maurice 368, 382
BARTHEZ, Paul-Joseph 239
BAUER, Bruno 103-104
BAUTAIN, Louis 278-279
BAZARD, Armand 205, 303
BENDA, Julien 383
BENTHAM, Jérémy 46-48
BERGSON, Henri 7
BICHAT, Xavier 79, 83, 321
266

BONALD, Louis (de)8, 11, 28, 39, 53, 119-120, 141, 145, 158-165, 167-178, 180-184,
187-193, 195-196, 199-206, 208-210, 212, 214, 216, 236, 243, 252, 254
BOSSUET 237, 250, 253
BOURDIEU, Pierre 8, 13, 33, 108
BOURGEOIS, Bernard 80-81
BUISSON, Ferdinand 309, 379
BURKE, Edmund 11, 113, 173

C
CABANIS, Georges 64-65, 74, 83, 90, 168, 171-172, 175, 196
CANGUILHEM, Georges 26, 36, 239
CHALLEMEL-LACOUR, Paul 382
CHATEAUBRIAND, François-René 6, 39, 91, 115, 118-129, 131-133, 135-136, 139-141, 143,
145, 147-152, 154, 158-159, 161, 312
COMTE, Auguste 7, 13, 22, 26-28, 39, 73, 76-77, 118-120, 141, 158, 160, 170, 178-181, 196,
205, 208, 224, 226, 234-248, 250-256, 258-269, 298-299, 301, 303, 323, 329-331
CONDILLAC, Étienne Bonnot (de)30, 65-68, 77, 84-85, 106, 144, 180, 192-193, 196, 234,
274, 282-283, 288, 377
CONDORCET, Antoine de Caritat, marquis de 9, 65, 160, 164, 168, 170, 207, 236-248, 250,
256, 305, 307
CONSTANT, Benjamin 132, 139
COUSIN, Victor 5-9, 22, 24-25, 28, 30, 39, 175, 215, 227, 272-294, 298-299, 307-308, 317,
363-364, 367, 376-379, 381-383, 385-387
CROCE, Benedetto 237

D
DAMIRON, Jean-Philibert 274
DAUNOU, Pierre-Claude-François 70
DEGÉRANDO 278
DERRIDA, Jacques 31-33
DESCARTES, René 8, 15, 19-20, 22, 54, 83, 196, 259, 265, 273, 275, 282, 284, 377, 385
DESTUTT de TRACY, Antoine 11, 64-66, 68, 70-72, 74-76, 85, 90-91, 95, 175, 193, 196
DIDEROT, Denis 234
DREYFUS, Dina 33-34, 36-38, 309
DURKHEIM, Émile 11, 23, 25, 183, 196, 203, 209, 372-373

E
ENFANTIN, Barthélémy-Prosper 208
ENGELS, Friedrich 96, 102, 206
267

F
FERRY, Jules 371
FEUERBACH, Ludwig 98, 102, 105, 181, 222, 340
FLAUBERT, Gustave 79, 367
FOUCAULT, Michel 21, 46, 82-84, 86, 238
FOUILLÉE, Alfred 382
FOURIER, Charles 90, 329, 333-334

G
GALILÉE, Galileo 265
GAMBETTA, Léon 371, 380, 382-383
GARAT, Joseph 70, 73
GARNIER, Adolphe 274
GINGUENÉ, Pierre-Louis 74
GOETHE, Wolfgang 281
GOUHIER, Henri 236, 255, 258
GRANGER, Gilles-Gaston 245
GRÜN, Karl 318
GUIZOT, François 8, 25, 210-217, 313, 376
GUYAU, Jean-Marie 312

H
HABERMAS, Jürgen 32
HARDY, Thomas 13
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich 6-8, 20, 104, 173, 195, 201, 205, 214, 229, 234, 237,
279-283, 285, 287, 292, 316-319, 324-325, 328-329, 331, 345, 347-348, 357, 363, 377,
385-386
HEIDEGGER, Martin 13, 20-21
HEINE, Henri 285
HELVÉTIUS, Claude-Adrien 65, 77, 283
HERDER, Johann Gottfried von 59, 173-174
HOBBES, Thomas 198, 212
HUGO, Victor 118, 380
HUME, David 67, 230, 275
268

K
KANT, Emmanuel 6-7, 13, 21, 29-30, 37, 50, 65, 67, 82, 84, 214, 264, 267, 278-279, 282,
288-289, 304, 317, 319, 329-330, 375-376, 379-380, 385-386
KHODOSS, Florence 33-34, 36-38
KOYRÉ, Alexandre 265

J
JACOBI, Friedrich 285
JACQUES, Amédée 298, 307-308, 364, 378
JANET, Paul 283, 285
JAURÈS, Jean 296
JOUFFROY, Théodore 8, 28, 273-274, 279, 312

L
LACAN, Jacques 13
LACHELIER, Jules 22-23, 25, 29-32, 34
LAKANAL, Joseph 70-72
LAMARTINE, Alphonse (de)118
LAMENNAIS, Félicité 116, 141, 143, 158-161, 189, 203
LAPLACE, Pierre-Simon, marquis de 89, 245, 260, 269
LAROMIGUIÈRE, Pierre 273
LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm 22, 160, 163, 317
LEQUIER, Jules 22
LEROUX, Pierre 226
LÉVI-STRAUSS, Claude 204
LITTRÉ, Émile 236, 268
LOCKE, John 21, 30, 65-66, 68, 72, 77, 176, 196, 274, 288, 376
LUCRÈCE 21
LUKACS, Georg 80
LUTHER, Martin 8

M
MAÏMONIDE 21
MAINE de BIRAN, Marie-François-Pierre 25, 28, 175-176, 182-184, 276, 377, 385
MAISTRE, Joseph (de)9, 59-61, 112-116, 141, 145, 158-160, 162, 241, 250-255, 301
MALEBRANCHE, Nicolas (de)196, 273, 283
MANENT, Pierre 210
269

MANNHEIM, Karl 106, 108-109


MARX, Karl 6, 11, 78, 83, 93-96, 98-99, 101-106, 181-182, 205, 207, 222, 226-227, 230, 299,
316-318, 325, 329, 333, 342-344, 347, 357, 359
MICHELET, Jules 211, 297, 306, 367
MONTESQUIEU, Charles de Secondat, baron de 168, 237, 250

N
NABOKOV, Vladimir 13
NAPOLÉON Ier 24
NEWTON, Isaac 65, 269
NIZAN, Paul 13

P
PASCAL, Blaise 132, 144, 245, 266
PÉGUY, Charles 296, 383
PINEL, Philippe 83
PLATON 21, 34, 260, 279, 283, 377
PROUDHON, Pierre-Joseph 6, 8, 11, 39, 316-321, 323-360

R
REID, Thomas 173, 274-276, 278, 288-289, 385
RENAN, Ernest 6, 290, 362-368
RENOUVIER, Charles 22
ROBESPIERRE, Maximilien (de)50, 133, 201, 313
ROSANVALLON, Pierre 210, 215
ROUSSEAU, Jean-Jacques 7, 21, 42-43, 45, 47-60, 130, 132, 144, 153, 198, 237, 275
ROYER-COLLARD, Pierre-Paul 8, 175, 177, 272-275, 277, 283-285, 385
RUSSELL, Bertrand 21

S
SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin 124, 126, 140, 150-151, 311-312
SAINT-SIMON, Claude-Henri, comte de 39, 73, 141, 158, 172, 180, 196, 205-206, 208, 220,
222, 225, 234, 237, 240-241, 251, 255, 301, 303
SAND, George 311
SARTRE, Jean-Paul 33, 79-82, 86, 280, 383
SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph 279-280, 285, 386
SCHLEGEL, August-Wilhelm 280
270

SCHLEGEL, Friedrich 280


SCHLEIERMACHER, Friedrich 281
SCHOPENHAUER, Arthur 232, 357, 382-383
SIEYÈS, Emmanuel-Joseph 6, 11, 42-46, 48-62, 89-90
SIMON, Jules 39, 73, 141, 158, 172, 180, 196, 205-206, 208, 220, 222, 225, 234, 237, 240-241,
251, 255, 296, 301, 303, 364, 378
SMITH, Adam 230, 250, 303, 316, 321
SOREL, Georges 359
SPINOZA 6, 8, 20, 43, 55, 220, 224, 227-229, 231, 365-366
STAËL, Germaine de 8, 91, 139, 161, 278, 280
STAROBINSKI, Jean 144
STENDHAL 91

T
TAINE 91
TALLEYRAND 89
TARDE 183
THIBAUDET, Albert 382
THOMAS D’AQUIN 21

V
VACHEROT, Étienne 274
VALÉRY 31
VOLNEY 146
VOLTAIRE 241, 275

W
WAHL, Jean 9
WEBER, Max 37

Z
ZOLA 309
271

Origine des articles


272

1 Les chapitres II, III, VI, X et XV sont inédits.


2 Chapitre I. Pierre Macherey, « Une nouvelle problématique du droit : Sieyès », Futur
Antérieur, 4, hiver 1990, p. 29-50.
3 Chapitre IV. Pierre Macherey, « La Révolution dans le miroir de la contre-révolution :
le cas de Joseph de Maistre », dans B. Bourgeois et J. d’Hondt (dir.), La philosophie et la
Révolution française, p. 221-225. © Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1993. http://
www.vrin.fr
4 Chapitre V. Pierre Macherey, « Paradoxes de la raison historique : l’ Essai sur les
révolutions de Chateaubriand », Europe, 775-776, 1993.
5 Chapitre VII. Pierre Macherey, « Bonald et la philosophie », Revue de synthèse, nouvelle
série, 1, janvier-mars 1987, p. 3-30.
6 Chapitre VIII. Pierre Macherey, « Aux sources des rapports sociaux (Bonald, Saint-
Simon, Guizot) », Genèses, 9, Conservatisme, libéralisme, socialisme, 1991, p. 25-43.
7 Chapitre IX. Pierre Macherey, « Un chapitre de l’histoire du panthéisme ; la religion
saint-simonienne et la réhabilitation de la matière », dans Olivier Bloch (dir.),
Philosophies de la nature, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, p. 357-366.
8 Chapitre XI. Pierre Macherey, « Le positivisme entre révolution et contre-révolution :
Comte et Joseph de Maistre », Revue de synthèse, 4e série, 1, janvier-mars 1991, p. 41-47.
9 Chapitre XII. Pierre Macherey, « Y a-t-il une métaphysique du positivisme comtien ? »,
dans A. Despy-Meyer, D. Devriese (éd.), Positivismes, philosophie, sociologie, histoire,
sciences, Turnhout, Brepols, coll. « De diversis artibus », 1999, p. 53-62.
10 Chapitre XIII. Pierre Macherey, « Les débuts philosophiques de Victor Cousin »,
Corpus, 18-19, Victor Cousin, 1991, p. 29-49.
11 Chapitre XIV. Pierre Macherey, « Philosophies Laïques », Mots, 27, Laïc, laïque, laïcité,
juin 1991, p. 5-22.
12 Chapitre XVI. Pierre Macherey, « Renan philosophe », dans Robert Uriac (dir.), Actes
des journées d’études Ernest Renan, Saint-Brieuc/Lycée Ernest-Renan, 1993, p. 133-140.
13 Chapitre XVII. Pierre Macherey, « Un philosophe de la République : Jules Barni »,
préface à Jules Barni, La morale dans la démocratie, Paris, Kimé, 1992, p. 7-27.

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