Etudes de La Philosophie - Française
Etudes de La Philosophie - Française
Etudes de La Philosophie - Française
Pierre Macherey
DOI : 10.4000/books.psorbonne.106285
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2013
Date de mise en ligne : 29 mars 2022
Collection : La philosophie à l’œuvre
EAN électronique : 9791035107802
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782859447557
Nombre de pages : 400
Référence électronique
MACHEREY, Pierre. Études de philosophie « française » : De Sieyès à Barni. Nouvelle édition [en ligne].
Paris : Éditions de la Sorbonne, 2013 (généré le 08 novembre 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/psorbonne/106285>. ISBN : 9791035107802. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.psorbonne.106285.
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1
RÉSUMÉS
La philosophie française, sans guillemets, ça n’existe pas. Le présent ouvrage tente d’élucider les
conditions dans lesquelles, dans la période post-révolutionnaire, l’investigation philosophique,
directement investie dans les transformations de la société, a revêtu les formes singulières qui
ont conduit à l’identifier comme « française ». Ce phénomène complexe est examiné à partir
d’exemples empruntés aux principaux courants de pensée qui, de la Première République (Sieyès)
à la Troisième (Barni), ont alimenté le débat d’idées au cours du XIXe siècle, à savoir le
conservatisme (Bonald, Maistre, Chateaubriand), le rationalisme (les Idéologues, Cousin, Renan)
et le socialisme (l’école saint-simonienne, Proudhon). Mais en réfléchissant à la constitution de
ces trois idéologies, on en vient à interroger la constitution du concept même d’« idéologie ». Et
ce qui se découvre ainsi, c’est notre histoire, celle dont nous sommes d’autant plus tributaires
que nous l’ignorons.
PIERRE MACHEREY
Pierre Macherey, né en 1938, a enseigné aux universités Paris 1 et Lille 3. Il est
actuellement chercheur associé à l’UMR « Savoirs Textes Langage » du CNRS. Ses
travaux ont principalement porté sur la philosophie de Spinoza, les rapports entre
philosophie et littérature, et la place occupée par la philosophie dans la société
française moderne et contemporaine.
Dernières publications : De l’utopie ! (De l’Incidence, 2011), La Parole universitaire (La
Fabrique, 2011), Philosopher avec la littérature (Hermann, 2013), Proust entre littérature et
philosophie (Amsterdam, 2013).
2
SOMMAIRE
Chapitre VIII. Aux sources des rapports sociaux (Bonald, Saint-Simon, Guizot)
L’ORDRE DU LANGAGE (BONALD)
LE CONSENSUS SOCIAL (LE SAINT-SIMONISME)
LA RAISON PUBLIQUE (GUIZOT)
Bertrand Binoche
l’université comme seuls dignes d’intérêt, ce qui condamne l’historien à avoir pour
objet exclusif la reconstitution respectueuse de vénérables systèmes qui se juxtaposent
comme autant de magnifiques cathédrales communiant dans le même amour de la
vérité ou, au contraire, indifférentes à tout dehors, tout entières refermées sur elles-
mêmes et sur leur splendeur hermétique. C’est au rebours de cette perspective qu’à la
fin du chapitre sur Proudhon, Macherey demande ce qu’est un « grand philosophe »,
car cela ne doit pas aller de soi. Refusant d’entrée de jeu les hiérarchies constituées, il
se focalise sur des « singularités » méritant, comme telles, d’être prises en compte. Du
même coup, le geste en fonction duquel les docteurs de nos universités décrètent non
(ou insuffisamment) philosophique telle ou telle entreprise prétendant à ce nom
apparaît dans toute sa brutalité : Marx lui-même succombe à la tentation en
stigmatisant Proudhon, lequel, lu attentivement, nous rappelle pourtant qu’une
ambition « doit être jugée, non sur ses titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa
capacité à stimuler la réflexion, donc à philosopher » (p. 360). « Ce n’est pas de la
philosophie » : combien de fois encore devrons-nous l’entendre, cette déclaration, aussi
servile au fond à l’égard de critères reçus par autorité que péremptoire ?
4 D’un tel corpus, toutefois, les « grands auteurs » ne sont pas absents : de Spinoza, Kant,
Hegel et Marx, pour ne citer que les plus importants, les ombres réapparaissent
constamment, comme des spectres lumineux. C’est que les singularités auxquelles
s’attache Pierre Macherey ne peuvent s’appréhender sans être confrontées à ces grands
noms, et la confrontation prend deux formes concurrentes. La première est la
comparaison qui permet, par exemple, de comprendre comment l’Idéologie des
Idéologues est une autre réponse que celle de Kant à « la question de savoir s’il était
possible de faire entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science » (p. 65). Dans une
telle perspective, il faut admettre qu’une philosophie ne peut jamais être sans
dommage scrutée dans son pur for intérieur ; elle doit toujours être réinsérée dans des
analogies qui mesurent l’originalité avec laquelle elle réagit à une conjoncture
d’ensemble dont elle « révèle », à sa manière, les contraintes globales. Et elle les révèle
non pas malgré mais en tant qu’elle a sa cohérence propre qu’il importe alors d’exhiber
pour elle-même.
5 Mais la confrontation peut encore consister à montrer comment un contenu
philosophique donné a pu se trouver transféré dans une autre conjoncture et ainsi faire
l’objet d’une sorte d’« hybridation » : ainsi, par exemple, Hegel importé par Cousin
(p. 254) ou Kant exploité par Barni (p. 375). Il s’avère alors que l’histoire de la
philosophie, c’est l’histoire des philosophèmes et que cette circulation entraîne leur
réfraction. On peut toujours déplorer des « trahisons » de cette sorte et s’efforcer de
rétablir la vérité des grands auteurs contre ces parasitages – par exemple, en revenant
au texte spinoziste contre les saint-simoniens (p. 229). Mais on peut aussi, et c’est
beaucoup plus intéressant, montrer comment ces appropriations, d’une part, sont
souvent plus perspicaces qu’il n’y paraît2 ; d’autre part, sont des recours productifs,
c’est-à-dire des opérations susceptibles d’être analysées dans leur détail et génératrices
d’un sens nouveau. De ce nouveau point de vue, il convient moins de souligner
l’homogénéité d’une réponse originale à un souci conjoncturel que de restituer
méticuleusement les médiations au travers desquelles des énoncés se transforment, et
d’établir comment il en résulte des constructions par hypothèse bâtardes, des
bricolages dont la moindre rigueur ne doit pas conduire à sous-estimer les retombées, à
court et moyen terme.
6
6 Car cette autre histoire de la philosophie n’est pas n’importe laquelle, c’est la nôtre, à
nous « Français », et ce qu’il faut ici mettre en évidence, ce sont bien les déterminations
qui constituent le point aveugle de notre quotidien professionnel. Pierre Macherey a
certainement été l’un des premiers à combattre l’anathème universitaire qui frappait,
et frappe encore, la philosophie française du XIXe siècle. À la fin des années 1970, mis à
part Comte et Bergson qui ressurgissaient périodiquement au programme de
l’agrégation (mais pourquoi eux ?), il semblait qu’après Rousseau (qui d’ailleurs n’était
pas tout à fait français), la « grande » philosophie ait déserté l’hexagone. On semblait
avoir intériorisé la déclaration de Madame de Staël selon laquelle « la nation allemande
peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence » (cité p. 278), et la
formule put bien être retournée en son autre : « La métaphysique allemande est la nuit
dont les rigueurs de l’analyse anglo-saxonne nous délivrent enfin victorieusement »,
sans que rien ne change à cet égard : Bonald, Guizot ou Proudhon ne valaient toujours
pas une heure de peine. Et certains certainement, en lisant ce livre, se souviendront de
la stupéfaction libératrice avec laquelle ils découvrirent, lors des fameux « cours du
samedi matin », dans la grande salle Cavaillès, comble dès 9 heures, qu’à lire Victor
Cousin, on apprenait bien des choses sur les contraintes mêmes en fonction desquelles
on commentait Descartes ou Hegel et qui dictaient nos creuses dissertations sur la
conscience et la vie. Sans doute les choses ont-elles changé, comme en témoignent
notamment le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française » publié chez
Fayard et la revue Corpus correspondante dont nous sommes pour une grande part
redevables à la ténacité de Francine Markovits. Mais enfin ont-elles beaucoup changé ?
L’engouement aujourd’hui observable pour la philosophie française contemporaine, pour
autant qu’il perpétue le mépris de ses sources, permet d’en douter. Il est bien vrai que
nous nous croyons d’autant plus libres que nous ignorons les causes qui nous
déterminent et c’est, au fond, la même volonté de non savoir qui condamne Bourdieu
comme « illisible », qui traite Spinoza comme un chien crevé et qui repousse Royer-
Collard dans les oubliettes de la Sorbonne.
7 Le refus dans lequel on s’obstine ainsi n’est pas sans rapport avec ce qui caractérise en
propre l’histoire française de la philosophie, à savoir ce que Joutfroy désignait comme
le formidable « trou » induit par la Révolution et dont les irradiations innervent
l’ensemble du corpus analysé ici (p. 274). Au centre de la présente enquête, il y a en
effet le vide saisissant dans lequel on devait se trouver dès lors qu’on amalgamait
lumières, analyse, matérialisme et démocratie en une sanglante nébuleuse à laquelle il
fallait s’arracher de toute urgence et irréversiblement. En rejetant l’Idéologie dans un
passé définitif, il fallut trouver ailleurs des points d’appui (p. 284). C’est ainsi qu’on se
tourna vers l’Écosse, puis vers l’Allemagne, sans se déprendre autant qu’on le voulait
des Lumières refoulées : Bonald dénonce ainsi la « secrète filiation » qui rattache le
spiritualisme cousinien à l’entreprise idéologique par le biais d’une croyance
persistante à la spontanéité de la conscience individuelle (p. 201). Mais, du côté de ce
même Bonald, la parenthèse destructrice ouverte par Luther et poursuivie par les
encyclopédistes se trouvant nolens volens prolongée à la Sorbonne, on chercha, au
contraire, à revenir en deçà, c’est-à-dire à retrouver le fil d’une « tradition » inventée
rétroactivement pour les besoins de la cause (contre-révolutionnaire) et où le
catholicisme antérieur se serait bien difficilement reconnu : Le génie du christianisme est
le plus éclatant exemple de cette suture toute rétrospective. En ce sens, le « vrai »
christianisme (médiéval) et la « grande » métaphysique (allemande) apparaissent
comme les deux artefacts concurrents auxquels on dut recourir pour combler l’abîme
7
encore, de quoi nous faisons l’histoire quand nous sommes historiens et quelle histoire
nous fait philosopher comme si nous n’en avions pas.
NOTES
1. Pierre Macherey a professé à la faculté des lettres de Paris de 1966 à 1970, puis à Paris 1
Panthéon-Sorbonne jusqu’en 1992, avant de partir à Lille 3 Charles-de-Gaulle. Durant toutes ces
années, il a véritablement formé ses étudiants, ce qu’on ne peut pas dire de tous ses collègues, et
ce qui se reconnaît aujourd’hui à l’existence tacite d’une sorte de grande amicale des anciens
étudiants de Pierre Macherey partageant les souvenirs enthousiastes de cours qui leur donnaient
envie de faire de la philosophie parce qu’ils leur en donnaient aussi les moyens – ce qui est tout
ce qu’on peut attendre d’un enseignant, et qui est déjà beaucoup.
2. « Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le fond » (à
savoir la finalisation de l’activité de la substance (ibid.).
3. En 2011, Dominique Bourel a réédité chez CNRS Éditions les Souvenirs d’Allemagne de Cousin, qui
sont les notes de son voyage en Allemagne en 1817, publiées et aménagées rétrospectivement.
4. On pourrait en prendre pour preuve a contrario le caractère peu convaincant d’une démarche
comme celle qu’avait tentée Jean Wahl en publiant son Tableau de la philosophie française (Paris,
Fontaine, 1946), de Montaigne à nos jours. Mais c’était à la Libération...
5. P. Macherey, « La philosophie à la française », Revue des sciences philosophiques et théologiques,
24/1, janvier 1990. Voir aussi les Histoires de dinosaure parues aux PUF en 1999 avec pour sous-
titre significatif Faire de la philosophie, 7965-7997. Ce dernier livre doit se lire comme une histoire
de la philosophie française contemporaine réfractée dans le parcours à la fois singulier et
révélateur effectué par Pierre Macherey lui-même. La philosophie n’existe que dans de tels
parcours où elle « se fait », et l’entrelacs de ces parcours fournit à l’historien son objet, y compris
en s’y réinscrivant lui-même.
6. Voir infra, p. 64, 214-215, 210 et 300.
7. Voir P. Macherey, Le sujet des normes, à paraître.
8. Voir notamment id., De Camguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique, 2009.
9. Voir par exemple les études sur Fourier ou Saint-Simon figurant dans De l’utopie !, Le Havre, De
l’Incidence éditeur, 2011.
10. P. Macherey, La parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011.
11
dire à la fois imprécise et superficielle, trop intéressée à convaincre, voire à plaire, pour
être rigoureuse ? – et regarde en premier lieu l’historien, qui peut être amené à sonder
les conditions dans lesquelles la philosophie, entre autres moyens, a été utilisée,
exploitée, en vue de servir à élaborer et à banaliser, une certaine image temporelle de
la francité2 : et si le philosophe est appelé à lui consacrer son attention, c’est
précisément en tant qu’elle est l’ombre portée d’une histoire singulière dont il
entreprend d’élucider le sens, comme il peut le faire à propos d’autres événements de
l’histoire qui sont pour lui matière à réflexion, comme la découverte du Nouveau
Monde et de ses habitants ou le tremblement de terre de Lisbonne qui, pris en tant que
tels, ne sont pas des faits philosophiques.
2 Or, il serait fâcheux de le négliger, la philosophie, même s’il est raisonnable de se
demander si, à proprement parler, elle « a » une histoire qui constituerait en dernière
instance la condition de possibilité de ses productions, à savoir de ses philosophèmes
qu’elle affecterait ainsi d’une certaine dose de relativisme, est une pratique, davantage
que culturelle, intellectuelle qui s’inscrit dans l’histoire, ce à quoi elle ne peut rester
totalement indifférente. C’est par ce biais que retrouve une part de signification la
représentation d’une philosophie « française », douteuse lorsqu’on se contente de la
rapporter au présupposé d’un naturel inné, comme tel soustrait aux vicissitudes de
l’histoire. S’il n’y a pas une nature française de la philosophie, subsistant au titre d’un
donné immuable, il y a ce qu’on peut appeler une seconde nature de la philosophie en
France, passée à l’état d’une évidence lorsqu’elle a fini par s’imposer sous forme
d’usage acquis : et cette acquisition, comme toute transformation matérielle, a dû se
faire en contexte, sous certaines conditions qui ont configuré un tel usage. C’est à cette
idée qu’on se réfère ici en soutenant que la philosophie, étant admis qu’il n’y a pas lieu
de la soumettre, prise en quelque sorte à sa source, à l’alternative entre « être » ou
« n’être pas française », n’en est pas moins, sur le plan de ses pratiques, devenue à un
certain moment comme française, ou « à la française », en ce sens qu’elle a alors revêtu
une tournure singulière qui l’a amenée à privilégier certaines manières de faire, c’est-à-
dire d’aborder et de traiter des questions philosophiques, et de diffuser les résultats de
ses investigations ; ces manières de faire portent la marque d’un style ou d’une
caractéristique french touch, pour la nommer ainsi, ce qui fait immédiatement saisir que
cette marque paraît d’autant plus manifeste et indiscutable que c’est un regard
étranger qui la dénote avec le sentiment d’avoir affaire à quelque chose qui n’a rien du
tout de naturel, ni de donné, ni d’évident, ni d’universel. Les manières de faire en
question ne présentent donc pas un caractère originaire, d’où elles tireraient, dans
l’absolu, leur nécessité ou leur légitimité, mais elles se sont installées au cours de
processus, au pluriel, qui, sans être finalisés au départ, les ont peu à peu configurées, ce
qui n’a pu se faire qu’en situation, conditionnellement et relativement, et pour une part
artificiellement, selon un ordre imposé par la coutume et non par la nature 3.
3 L’hypothèse qui se tient à l’arrière-plan des études réunies dans le présent livre est que
le moment où la philosophie a commencé à devenir « française », mais aussi
simultanément et concurremment « allemande », coïncide avec l’avènement des États-
nations à l’époque post-révolutionnaire, où, en même temps qu’était remaniée
l’organisation globale de la société, a été modifié sur le fond le statut social du
philosophe, dont l’activité a dû prendre place dans le cadre propre à cette organisation.
Pour ce qui concerne la France, cette modification a eu lieu en prenant d’abord la forme
d’une intense politisation du discours philosophique, en ce sens que celui-ci non
13
seulement a pris la réalité politico-sociale pour objet de réflexion, ce qu’il avait fait dès
l’Antiquité, mais a été chargé, en tant que tel, d’une teneur politique et d’une valeur
sociale dont la portée n’était pas seulement théorique mais aussi pratique. Il est apparu
alors que faire de la philosophie, c’est également et même avant tout prendre position à
l’intérieur du champ où, entre la fin du XVIIIe siècle et celle du XIXe siècle, s’est
difficultueusement mise en place la forme républicaine d’organisation de la vie
collective : que les philosophes aient été partisans de cette forme d’organisation et
qu’ils aient collaboré à son installation ou qu’ils s’y soient opposés en en dénonçant les
insuffisances et les dangers, peu importe en fin de compte, car cela n’empêche qu’ils se
soient définis par rapport à elle, en fonction des impératifs qu’elle leur proposait et
face aux obstacles que rencontrait sa réalisation, qui se présentait comme l’invention
de quelque chose de complètement nouveau, une invention sur laquelle ils n’avaient
pas seulement leur mot à dire, en la commentant à distance, mais à laquelle ils
participaient directement.
4 Ce moment est aussi celui où la démarche propre au philosophe a été professionnalisée,
au sens de l’incorporation à une catégorie spécifique d’agents ou d’acteurs sociaux.
Avant la Révolution française, n’importe qui pouvait être « philosophe », sans avoir
reçu un label officiel de reconnaissance, et il dépendait entièrement de lui, et bien sûr
aussi de l’éducation qui lui avait été donnée par son milieu familial d’origine, de
pratiquer ce genre de démarche, qui n’était d’ailleurs pas précisément identifié, sinon
au titre de l’appartenance à une idéale République des lettres dont le statut n’était pas
publiquement codifié et transcendait les frontières entre les nations ; et s’il n’exerçait
pas la fonction de philosophe à titre purement individuel, mais dans le cadre de
groupements spécifiques, comme les « écoles » de l’Antiquité, ou l’Église médiévale et
les universités sur lesquelles celle-ci exerçait sa juridiction, ces modes de socialisation,
qui pouvaient être à l’occasion fort contraignants, ne revêtaient pas une forme
étatique. La professionnalisation, à l’époque moderne, de sa condition a été due au fait
que le philosophe a été considéré non plus seulement comme quelqu’un qui avait été
éduqué d’une certaine façon dans le contexte propre à la vie privée ou à des institutions
particulières, mais comme un potentiel éducateur, voué comme tel à intervenir ès
qualités dans la vie publique dont il ne pouvait plus se contenter d’être, depuis les
marges qu’il y occupait, un spectateur désengagé : il a alors cessé d’être, purement et
simplement, un sage dont la vaticination ne remplit aucune destination sociale définie,
ou un clerc, dont la pédagogie produit ses effets en cercle fermé. La grande
préoccupation de la société française issue de la Révolution a été, sous les formes
concurrentes de l’instruction publique et de l’éducation nationale, l’enseignement : en
même temps que celui-ci est devenu affaire d’État, l’État est de son côté devenu affaire
d’enseignement, sous l’horizon du tout nouveau type de société qu’était la société école
qui a été le laboratoire où les institutions républicaines ont été pour une grande part
imaginées et expérimentées, de telle manière que leur avenir s’y est pour une part
essentielle joué. C’est dans ces conditions précises que le philosophe est lui-même
devenu un professeur, en même temps que la philosophie devenait de son côté une
matière d’enseignement, une discipline, avec son programme, ses types d’exercices (la
dissertation, le commentaire de texte, l’exposé) et ses modes d’évaluation. Bien sûr, la
philosophie n’avait pas attendu la Révolution française pour être enseignée : ce qui a
changé, c’est que, après celle-ci, elle l’a été non seulement en vue de cultiver l’honnête
homme ou pour préparer et façonner de futurs philosophes spécialisés dans la pratique
du type très particulier de discours dont elle se réserve l’exclusivité, mais pour former
14
dire nulle, mais même d’anciens élèves de l’Ecole polytechnique, comme Comte,
Lequier ou Renouvier. Citons à cet égard un document significatif, repris aux
annotations de J. Lachelier au Vocabulaire de la Société française de philosophie :
L’opposition des Lettres et des Sciences est, au fond, celle de la Subjectivité
humaine et de l’Objectivité de la nature. L’étude exclusive, ou même prédominante,
des sciences de la nature et particulièrement des mathématiques pourrait disposer
à ne voir partout que spatialité, extériorité réciproque, mécanisme ; l’esprit de ces
sciences est empiriste et matérialiste. C’est au contraire l’homme moral et intérieur
qu’il s’agit de former, si l’on veut que la philosophie comprenne ce qui est le vrai
fond des choses, l’esprit et la liberté. La philosophie est essentiellement la science
du sujet et ne s’intéresse dans l’objet qu’à ce qu’elle y retrouve du sujet. Pour
l’éducation du philosophe, l’étude qu’il doit pousser le plus loin et surtout celle
dont il doit prendre et retenir l’esprit est donc celle des Lettres 5.
9 Présentée sous cette forme, l’opposition entre deux types d’attitudes mentales, l’une
animée par un souci d’objectivité et tournée vers la considération de la nature, et
comme telle « scientifique », l’autre empreinte de subjectivité et préoccupée des
valeurs propres à l’esprit, et comme telle « littéraire », offre le caractère, dans son
élémentaire simplicité, d’un topo scolaire qui renvoie dos à dos, sur deux colonnes
inscrites au tableau, les deux ordres de la nécessité et de la liberté : c’est typiquement
une spéculation d’enseignement, formatée selon les exigences de la pédagogie telle que
la conçoit et la pratique un philosophe professeur6. Ce qui est particulièrement
intéressant dans cette séquence argumentative, c’est que, sous une forme
apparemment raisonnée, elle passe d’un énoncé constatif, prenant acte d’une donnée
de fait (« L’opposition des Lettres et des Sciences est, au fond [...] »), à un énoncé
prescriptif, qui développe un programme de formation (« Pour l’éducation du
philosophe, l’étude qu’il doit pousser le plus loin et surtout celle dont il doit prendre et
retenir l’esprit [...] ») : or, à un examen plus poussé, il apparaît que ce raisonnement
tourne en rond, dans la mesure où son déroulement dépend entièrement d’une prise de
position initiale en faveur des valeurs de l’esprit qu’il explicite en lui donnant la forme
d’une conclusion, alors même qu’il l’a silencieusement introduite dans ses prémisses. La
philosophie, mise en forme de discours scolaire, se prête électivement à ce type de
subreption. Mais, bien sûr, le propos de Lachelier se justifie par le fait qu’il est soutenu
par une intention davantage pratique que théorique : sa fonction est proprement
directrice, ce qui se traduit par le fait qu’elle oriente « l’éducation du philosophe » dans
un certain sens, assignant du même coup à celui-ci la place qu’il doit occuper dans le
schéma officiel des études, une place depuis laquelle il lui revient de regarder
prioritairement du côté de l’esprit et de sa libre faculté de juger, donc des Lettres, et
non de celui de la nature et de ses enchaînements déterminés par ses lois telles que les
sciences les étudient. Mais, comme Durkheim l’a signalé dans les rapports sur
l’enseignement de la philosophie qu’il a rédigés à la fin du XIXe siècle, une telle manière
de concevoir la philosophie, qui repose sur l’opposition tranchée des valeurs et des faits
et prend uniment parti pour les valeurs contre les faits, au nom d’une idéologie scolaire
inspirée par des références formelles coupées de support réel, débouche à terme sur
des discours vides qui cultivent avant tout l’art de parler – pour ne pas dire de
pérorer – pour ne rien dire : ce serait, entend-on dire souvent, le péché natif de la
philosophie « française », qui n’aurait que trop tendance à cultiver électivement l’art
oratoire au détriment de la science des concepts.
10 Si on regarde d’un peu plus près la manière dont s’est déroulée l’histoire de
l’enseignement de la philosophie en France au XIXe siècle, il apparaît cependant que les
17
choses sont moins simples que ne le donne à penser le schéma duel esquissé par
Lachelier, qui ne prend sens que si on le replace en perspective. Tout d’abord, il faut
remarquer que la séparation entre enseignement littéraire et enseignement
scientifique, et donc l’obligation de choisir entre ces deux orientations, ne se sont
imposées, au titre d’une évidence incontournable, que tardivement, sous le Second
Empire, lorsque a été mis en place, par décision politique, le régime dit de la
« bifurcation ». L’université telle que Napoléon Ier l’avait créée au tout début du
XIXe siècle et qui, avec le Code civil, était l’une des institutions phares du modèle de
société qu’il avait entrepris de réaliser, était destinée avant tout à former des
fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, concrètement, des gens dont la charge ordinaire
est de rédiger et d’étudier des rapports ; et le tout premier diplôme dont cette
université a eu la charge exclusive était le baccalauréat, qui était le principal titre
d’accès à des fonctions publiques7 ; en conséquence, l’enseignement dispensé dans les
lycées faisait passer au premier plan l’apprentissage des arts du discours écrit et parlé.
Lorsque le programme de la révolution industrielle a commencé à se réaliser sous une
forme généralisée en France, au terme d’une lente évolution dans la réussite de laquelle
les penseurs saint-simoniens, après qu’ils ont pénétré les cercles du pouvoir, ont joué
un rôle important, il est apparu que le système public d’enseignement ne devait pas
servir uniquement à former des fonctionnaires gratte-papiers, et éventuellement des
avocats, mais aussi, et autant que possible en masse, des ingénieurs et des spécialistes
de la finance, à tous les niveaux : c’est alors qu’a été organisé, en concurrence avec
celui fondé sur la seule étude des humanités classiques, un enseignement où les
matières scientifiques n’étaient plus seulement abordées en annexe, comme des
appendices plus ou moins facultatifs d’un enseignement général dominé par l’étude des
humanités, mais faisaient l’objet d’un traitement spécifique, au titre de la culture dont
elles sont l’apanage, une culture à part entière qui a fini par conquérir son autonomie,
sanctionnée par la création, face au baccalauréat littéraire, d’un baccalauréat
scientifique. Ce changement a été un choc pour la philosophie en tant que discipline
enseignée : durant près de dix ans, l’agrégation de philosophie, sur laquelle Cousin
avait auparavant exercé un contrôle sans partage, ce qui lui avait permis de régner
souverainement sur l’« armée », comme il l’appelait, de ses professeurs de philosophie
chargés avant tout d’administrer sur l’ensemble du territoire national la bonne parole –
un catéchisme laïque avant la lettre – a été suspendue, et les études scolaires de
philosophie ont été réduites au programme de logique, dans un contexte général où le
scientisme tendait à tenir lieu d’idéologie dominante. Et lorsque le ministre de
l’Instruction publique, Victor Duruy, a décidé, durant les toutes dernières années du
Second Empire, de rendre à nouveau un rôle au professeur de philosophie, il ne fut pas
possible de revenir au statu quo antérieur : il a fallu, bon gré mal gré, que
l’enseignement de la philosophie s’adapte à la situation nouvelle et que la philosophie
renonce à occuper à elle seule la position de clé de voûte du système éducatif, comme
cela avait été le cas sous la monarchie de Juillet qui avait propulsé au pouvoir des
universitaires membres de l’ancien parti des « doctrinaires », Guizot et Cousin,
héritiers intellectuels de Maine de Biran et de Royer-Collard. La profession de foi
« littéraire » de Lachelier8 s’inscrit dans ce contexte original : consacrer l’attention du
philosophe à l’étude de l’esprit plutôt qu’à celle de la nature, c’était prendre acte du fait
que, dans la nouvelle configuration propre à la France industrialisée ou en cours
d’industrialisation, la philosophie, pour continuer à exercer un rôle social déterminant,
devait abandonner les prétentions hégémoniques qui avaient été les siennes dans la
18
passer entre elles et les sciences réputées « dures » une barrière infranchissable : ce
n’est pas un hasard si, dans le cadre propre à l’enseignement supérieur, elles ont été
identifiées, dans le cadre de nos récentes « facultés des lettres et des sciences
humaines », au voisinage des études littéraires, ce qu’elles doivent en grande partie à la
proximité, si mal vécue soit-elle, qu’elles entretiennent avec la philosophie, recensée
elle aussi comme une discipline littéraire. En conséquence, lorsque la philosophie se
préoccupe des problèmes traités par les sciences humaines, ces nouvelles « sciences »
qui sont apparues et ont directement prospéré sous son ombre, elle ne renonce
nullement à adopter une posture « littéraire », même si elle camoufle celle-ci sous le
masque de « sciences » dont le statut scientifique demeure problématique, pour ne pas
dire franchement douteux.
13 En a résulté un profond malaise. La philosophie a engendré, en France, dans le cours du
XIXe siècle, des « sciences humaines » dont elle s’est servie pour confirmer sa propre
vocation humaniste et anthropologique, par laquelle elle prenait distance avec les
contraintes de l’ordre naturel et de ses lois, et ouvrait un champ au devoir-être,
manifestation de la liberté de l’esprit, conformément à la perspective définie par Kant
dans sa troisième antinomie de la raison. Mais, du même coup, elle prenait le risque de
se compromettre. Ces fameuses « sciences », qui sont si peu des sciences, n’en sont-elles
pas encore trop ? Ne voilà-t-il pas qu’elles prétendent isoler et expliquer causalement
des faits de l’esprit, que celui-ci soit individuel ou collectif, donc des faits de conscience
ou des faits de société, ce qui, si on prend à la lettre la notion de « fait », revient à les
présenter comme des données naturelles, relevant d’une logique de l’être 14, donc de la
nécessité, et non d’une logique du devoir-être, donc de la liberté ? Vouloir observer, et
éventuellement soumettre à expérimentation, les phénomènes qui sont censés
manifester la liberté humaine, en supposant que celle-ci est partie intégrante du
système global de la réalité matérielle, n’est-ce pas, foncièrement, une hérésie
philosophique ? Lorsqu’elle entretient une proximité familière avec les sciences
humaines, la philosophie s’expose, conséquence gravissime, à perdre son âme, en
abandonnant la responsabilité qui lui revient en propre, celle de perpétuer les valeurs
spirituelles qui relèvent de l’initiative du sujet : celui-ci, scientificisé, et proprement
réifié, est devenu un objet de plus, Lachelier, qui, comme nous l’avons vu, tenait tant à
préserver le caractère « littéraire » de la démarche philosophique, occupe une place
non négligeable dans la tradition philosophique, grâce essentiellement à un court texte,
« Psychologie et métaphysique », d’abord publié en 1885 dans la Revue philosophique,
puis repris en 1896 en annexe à Du fondement de l’induction. Ce dense écrit développe une
argumentation serrée pour montrer à quel point Cousin, en reprenant à Locke et à
Condillac, tels qu’il les interprétait, l’idée qu’il y a des « faits de conscience » pouvant,
une fois isolés, faire l’objet d’une étude objective, a détourné la philosophie de sa voie
propre, qui la conduit à affirmer sans réserve l’autonomie de l’esprit, dont la force
réside, non dans la conscience, phénomène sensible éventuellement accessible à une
étude psychologique, mais dans l’intelligence rationnelle, principe suprasensible dont
le contrôle et la garde reviennent à la métaphysique, discipline essentiellement
normative. C’est dans cet esprit qu’il écrit, dans la partie conclusive de son texte :
L’idée qui doit nous servir à juger de tout ce qui nous est donné ne peut pas nous
être elle-même donnée : que reste-t-il, sinon qu’elle se produise elle-même en nous,
qu’elle soit et que nous soyons nous-mêmes, en tant que sujet intellectuel, une
dialectique vivante ? Ne craignons pas de suspendre en quelque sorte la pensée
dans le vide ; car elle ne peut se reposer que sur elle-même, et tout le reste ne peut
21
reposer que sur elle : le dernier point d’appui de toute vérité et de toute existence,
c’est la spontanéité absolue de l’esprit15.
14 On peut s’interroger sur le sens de la formule « dialectique vivante », qui s’apparente
aux pirouettes verbales dont on a l’habitude de se servir pour conclure des
dissertations. Mais, ceci mis à part, le message que Lachelier cherche à transmettre est
d’une parfaite clarté : il confirme que la tâche impartie à la philosophie dans la division
intellectuelle du travail est, pour reprendre la formule utilisée dans la note
d’orientation citée précédemment, de « comprendre le vrai fond des choses », ce dont
la responsabilité doit lui revenir sans partage au nom des valeurs absolues de l’esprit ou
de la raison, qui n’a de comptes à rendre au sujet de ses activités que devant son propre
tribunal. Le rôle du philosophe, et du professeur de philosophie, n’est pas, en
conséquence, de recenser des positivités, fussent-elles des positivités mentales, mais
d’entretenir la liberté de la pensée telle qu’elle s’exerce, non dans le plein du monde
des choses, mais dans le vide de l’idéal à l’intérieur duquel, comme dit Kant, la colombe
prend son vol.
15 En lançant cette profession de foi néo-kantienne qui confirmait l’orientation
« littéraire » de la philosophie, bachelier ne se doutait pas qu’il ouvrait une voie dans
laquelle Derrida devait plus tard s’engouffrer en soutenant de manière iconoclaste,
dans Marges de la philosophie16 – en prolongement de la thèse développée dans son texte
« La mythologie blanche », qui présente l’écriture philosophique comme une certaine
manière d’associer des métaphores, donc comme une sorte de poésie –, que la
philosophie n’est en fin de compte qu’un « genre littéraire », rien de plus. Derrida avait
repris cette thèse, certainement inacceptable du point de vue de quelqu’un comme
Lachelier, à Valéry, qui écrit dans un texte sur « Léonard et les philosophes » :
Si donc l’on ne tient aucun compte de nos habitudes de pensée pour se réduire à ce
que montre un regard actuel sur l’état des choses de l’esprit, on observe facilement
que la philosophie, définie par son œuvre qui est œuvre écrite, est objectivement un
genre littéraire particulier, caractérisé par certains sujets et par la fréquence de
certains termes et de certaines formes. Ce genre si particulier de travail mental et
de production verbale prétend toutefois à une situation supérieure par la généralité
de ses visées et de ses formules : mais comme il est destitué de toute vérification
extérieure, qu’il n’aboutit à l’institution d’aucun pouvoir, que cette généralité
même qu’il invoque ne peut ni ne doit être considérée comme transitoire, comme
moyen ni comme expression de résultats vérifiables, il faut bien que nous le
rangions non trop loin de la poésie17.
16 À prendre ce diagnostic au pied de la lettre, prise en tenaille entre, premièrement, la
connaissance scientifique qui porte sur des faits en principe vérifiables, deuxièmement,
des discours idéologiques qui se mettent au service d’une autorité et, troisièmement, la
littérature qui improvise librement ses formes, la philosophie devrait être destituée de
sa prétention à occuper un champ à part, une région haute de la pensée, un ciel des
idées où elle n’aurait affaire qu’à des généralités fondées exclusivement en raison :
ayant en partage avec la science et la littérature son caractère désintéressé, ce qui
l’oppose aux discours d’ordre adossés à une autorité, elle serait finalement plus proche
de cette dernière, la littérature, ce qui la conduit à se fondre en elle, pour autant que
son travail mental et la production verbale qui en est l’accomplissement ne diffèrent
pas essentiellement de ceux de la poésie. La philosophie, une poésie qui, avant tout,
joue avec les mots ? Ce n’est certainement pas là que Lachelier voulait en venir.
17 Dans la « Digression sur le nivellement de la différence générique entre la philosophie
et la littérature » qu’il a placée en appendice au chapitre du Discours philosophique de la
22
forcée au système scolaire placé sous l’autorité de l’État a exposée à des dilemmes
insolubles. La conception républicaine de l’État nourrit la représentation d’un État
philosophe qui administre la communauté selon des vues rationnelles globales
inspirées par la considération de l’intérêt général : mais cette représentation peut, la
chose n’arrive que trop souvent, se révéler être une fiction, non moins dommageable
pour la vérité que celles que propage la littérature. Apprendre à philosopher, sous
l’effet de la parole enchantée d’un professeur, n’est-ce pas céder à un envoûtement
susceptible de virer au bourrage de crâne, auquel il serait nécessaire de résister au nom
de la bonne philosophie qui soumet à examen tout ce qui lui est présenté sous la forme
de l’évidence ? Peut-être est-il utile et même nécessaire à la République qu’elle fasse
place dans son système éducatif à la philosophie, qu’elle considère indispensable à la
formation de citoyens, pour autant que ceux-ci doivent être des esprits éclairés,
préparés à examiner les problèmes concrets de l’existence et de la société au point de
vue du devoir-être et de la vérité. Mais cette exploitation politique de la philosophie a
sur elle un effet en retour, qu’il serait inexcusable de renoncer à interroger. À vrai dire,
l’enseignant de philosophie se trouve, à l’intérieur du système éducatif français, où on
lui demande d’assumer, sans supplément de salaire, des responsabilités exorbitantes,
dans une position particulièrement inconfortable, à la croisée des chemins, et il lui faut
une force de caractère et une lucidité que ne garantit pas le succès à un concours de
recrutement – un succès qui ne s’explique pas toujours par des raisons d’intérêt
philosophique22 – pour éviter que la philosophie, une fois mise au service de la
République, ne soit appelée dans certaines circonstances à servir des forces contraires à
celle-ci : pour un Canguilhem qui, en 1941, a démissionné de l’enseignement en
écrivant au recteur de l’académie de Toulouse : « Je n’ai pas passé l’agrégation de
philosophie pour enseigner Travail, famille, patrie », ce qui était sa manière de
manifester son appartenance au parti du devoir-être et de la vérité, combien d’esprits
plus faibles, moins vigilants, n’ont-ils pas, sans même s’en rendre compte et dans un
esprit de lâche soumission, cédé à la tentation routinière de propager un type de parole
dont la validité n’est nullement inconditionnée, mais ne joue qu’en contexte, en
situation, donc relativement ?
22 D. Dreyfus et F. Khodoss, qui étaient des enseignantes compétentes et des personnes
responsables, étaient conscientes de cette difficulté, et elles se sont efforcées de donner
au problème une solution non seulement théorique et valant dans le ciel des idées où la
colombe tire son impeccable trajectoire, mais pratique, ce qui les a conduites, dans la
partie conclusive de leur étude, à préciser comment, dans les faits et point par point,
elles conçoivent l’enseignement philosophique dans son rapport à la philosophie :
1/ C’est dans les œuvres philosophiques qu’on apprend la philosophie, car c’est en
elles que se trouvent les modèles, et les seuls, du philosopher. Enseigner la
philosophie, c’est enseigner à dégager ces modèles de la lecture des œuvres et des
textes des philosophes. Nous appelons réflexion philosophique cette démarche
pédagogique d’analyse.
2/ Enseigner la philosophie, c’est ensuite enseigner à appliquer ces modèles aux
formes actuelles du savoir, de la culture, de l’existence, de l’expérience. Nous
appelons réflexion philosophique la démarche pédagogique qui descend des
modèles conceptuels à l’expérience réelle.
3/ Enseigner à philosopher, c’est donc, d’une part, enseigner à accueillir, à
examiner, à mettre en question, à critiquer les données de l’expérience, si on
appelle « donné » tout ce qui a été reçu et adopté sans examen, qu’il s’agisse de ce
qui est de l’ordre du fait ou de ce qui est de l’ordre des élaborations secondaires sur
les faits. Et, d’autre part, enseigner une méthode, des opérations conceptuelles, un
25
leur a peut-être échappé par mégarde, D. Dreyfus et F. Khodoss, conscientes du fait que
la philosophie occupe dans le cadre de l’enseignement scolaire une position qui n’est
pas normale et, paradoxalement, lui confère un statut extrastatutaire, ce dont on
pourrait conclure qu’elle n’y a pas sa place, ressuscitent la représentation de la
philosophie en tant que discipline souveraine ; elle est censée apporter à l’ensemble des
études leur couronnement, sous forme de l’accomplissement quasi miraculeux d’une
extase spéculative qui, entre les murs d’une classe, installe des jeunes gens et des
jeunes filles sur le point d’entrer dans l’âge adulte (et en conséquence d’avoir à
accomplir leur devoir électoral de citoyens et de citoyennes responsables) en présence
des exigences surnaturelles de la vérité et du devoir-être. On peut craindre que, dans
les faits, cette exigence exorbitante, qui intègre la philosophie dans le système
d’enseignement en lui conférant à l’intérieur de celui-ci une position décalée, ne soit
que rarement satisfaite et que, dans bien des cas, pour ne pas dire dans la plupart, en
soit offerte une réalisation, au pire caricaturale, au mieux décevante, qui, au lieu
d’initier les élèves aux nécessités de la pensée authentique, ne les convainque qu’il
s’agit en fin de compte d’un leurre, d’une gesticulation de pure apparence, d’un faux-
semblant.
24 Les études réunies dans le cadre du présent volume concernent des auteurs et des
enjeux particuliers qui, sans du tout prétendre constituer un ensemble cohérent et
achevé, prennent place dans le contexte très particulier du XIXe siècle, durant la période
où se sont péniblement mises en place, suite à une succession de péripéties et de
révolutions (1789, 1799, 1802, 1815, 1830, 1848, 1850, 1870, pour ne citer que les
principales), les institutions de la France républicaine. C’est dans ce contexte que la
philosophie est devenue « française », principalement par le biais de son incorporation
politique au système d’enseignement qui a enclenché le processus complexe et ambigu
de sa « littérarisation », avec tous les problèmes que celui-ci a soulevés et dont on vient
de chercher à donner une idée. Au cours de cette période, qui mérite d’être examinée
de près, le travail des philosophes s’est effectué en suivant des lignes qui étaient fixées
en premier lieu par la nécessité de se situer à l’intérieur de l’espace politique. Aux
extrêmes de cet espace, se positionnent des représentants de la conservation, comme
Bonald et Chateaubriand, et des représentants du socialisme révolutionnaire ou
réformiste, comme Saint-Simon et Proudhon ; entre ces extrêmes, se retrouvent, sans
se confondre, les représentants de ce qu’on peut appeler une tendance à rationaliser la
vie politique, ce qu’ont été, quoique sous des formes divergentes. Comte et Cousin. À
défaut de parvenir à couvrir en totalité le champ qu’a occupé la philosophie à l’époque
où elle est devenue « française », les études ponctuelles qu’on présente ici tentent d’en
esquisser la perspective d’ensemble.
NOTES
1. J’ai consacré à cette question une étude intitulée « Descartes, est-ce la France ? » (parue dans
Méthodes, n° 2, 2002). La reconstruction posthume de la figure de Descartes, qui a fait de lui un
27
emblème national, est examinée de façon détaillée dans l’ouvrage de F. Azouvi, Descartes et la
France. Histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002.
2. J.-L. Fabiani parle à ce propos de « la disponibilité de la philosophie pour figurer une certaine
manière de penser la nation » (Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, Éditions de l’EHESS,
2010, p. 15). Le livre de Fabiani est l’une des meilleures références sur la question.
3. J’ai par ailleurs consacré à cette question deux études : P. Macherey, « La philosophie à la
française », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 24/1, janvier 1990, et « Y a-t-il une
philosophie française ? », dans id., Histoires de dinosaure. Faire de la philosophie, 1965-1997, Paris,
PUF, 1999, chap. 12.
4. Ce point est examiné dans l’ouvrage de Renée Balibar et Dominique Laporte, Le français
national, Paris, Hachette, 1974, et dans celui de Renée Balibar, L’Institution du français, Paris, PUF,
1985.
5. J. Lachelier, Œuvres, Paris, Alcan, 1933, t. II, p. 215.
6. Lachelier, qui a été inspecteur général de philosophie de 1879 à 1900, était cohérent avec lui-
même lorsque, sur la base du néo-kantisme qu’il professait à la fois à titre personnel et ès
qualités, il développait ce qu’on peut appeler, sans intention dépréciatrice, une philosophie
d’inspecteur, dont le métier, tel qu’il l’interprétait, est de faire prévaloir les droits de l’esprit sur
les nécessités de la nature : en effet, dans un monde où les valeurs n’auraient qu’à s’aligner sur
les faits, il ne resterait rien à inspecter, au sens d’une inspection menée en conscience, animée
par le sens du devoir qui présuppose la priorité des valeurs sur les faits. Sur le rôle important
qu’a joué Lachelier dans le processus de l’institutionnalisation de la philosophie en France, on
peut se reporter au n° 24-25 (1994) de la revue de philosophie Corpus, qui lui est entièrement
consacré.
7. Ce baccalauréat a comporté dès l’origine une épreuve de philosophie, ce qui tendait à identifier
la pratique du discours philosophique, sous ses formes scolarisées, à l’exercice de fonctions
publiques, un art de bureau en quelque sorte : la dissertation est avant tout un rapport
documenté et argumenté, du type de celui que peut être appelé à composer n’importe quel
fonctionnaire au niveau qui est le sien. Sur la manière dont se déroulait l’épreuve de philosophie
au baccalauréat au milieu du XIXe siècle, on peut se reporter au témoignage hilarant rapporté par
Jules Vallès dans L’enfant.
8. Lachelier, qui, comme Taine, avait dû, au début du Second Empire, passer l’agrégation de
lettres, a été l’un des premiers reçus à la nouvelle agrégation de philosophie, lorsque celle-ci a été
remise en vigueur. Plus tard, il a présidé durant de longues années le jury du concours.
9. Au point de vue de Comte, le fétichisme, qui est un tissu d’erreurs, est une forme, sans doute
primitive, de la connaissance scientifique.
10. Cela n’a pas dissuadé Comte d’estimer que lui-même occupait, dans le cadre de cette histoire
globale, une position privilégiée et, en un sens relatif, terminale : celle où la sixième et dernière
science entre dans le troisième et dernier état, ce qui referme sur lui-même le système des
connaissances humaines et du même coup autorise à en effectuer la présentation
encyclopédique.
11. Il a même prétendu, au cours de sa seconde carrière philosophique, introduire une septième
science, la morale, dans la classification des sciences.
12. Celle du philosophe écossais Thomas Reid, relue et corrigée à la lumière de Royer-Collard, qui
en avait fait la base de ses enseignements lorsque Napoléon lui avait confié la chaire de
philosophie à la faculté des lettres de Paris, qu’il voulait soustraire à l’influence des Idéologues.
Sur la manière dont Royer-Collard, qui était juriste de formation, a exercé la fonction de
professeur de philosophie à la Sorbonne, alors qu’il ne disposait d’aucune compétence
particulière dans cette discipline, on peut lire le chapitre 2 du livre de Taine, Les philosophes
classiques du XIXe siècle en France, qui est un impitoyable règlement de comptes.
28
13. Il est à noter toutefois que Jouffroy s’est, à la fin de sa vie, rapproché du saint-simonisme, ce
dont Cousin, qui avait suivi la voie opposée, lui a tenu rigueur.
14. C’est dans ce sens qu’a été généralement reçue la formule provocante de Durkheim, « traiter
les faits sociaux comme des choses », En réalité, Durkheim était resté beaucoup plus
« philosophe » qu’on ne l’imagine : sa conception des « lois » sociales était inspirée par le
rigorisme kantien, ce qui conduisait à réintroduire dans l’examen des « choses » sociales une
certaine dose de devoir-être, et même, pourrait-on dire, de devoir-être républicain.
15. J. Lachelier, Psychologie et métaphysique, Paris, PUF, 1949, p. 56-57,
16. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 349.
17. P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957,t. I, p. 1256.
18. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz,
Paris, Gallimard, 1985, p. 211.
19. D. Dreyfus, F. Khodoss, « L’enseignement philosophique », Les Temps modernes, n° 235,
décembre 1965, p. 1001.
20. Ibid., p. 1004.
21. Ibid., p. 1011.
22. Même animé par les meilleures intentions, un jury de concours devant lequel un candidat fait
bonne ou mauvaise impression pour des raisons qui peuvent être de pure apparence est exposé à
se tromper et à donner la consécration dont il a l’initiative et la responsabilité à des crétins ou à
des scélérats, qui n’ont que faire du devoir-être et de la vérité. Le fait d’être reçu à un concours
ne garantit à personne d’être bon (ne) citoyen (ne) ou bon (ne) philosophe : il entérine tout au
plus la capacité à tenir un discours informé et ordonné au sujet des questions mises au
programme du concours, ce qui, dans le cas de la philosophie, constitue la propédeutique à une
activité philosophique, mais n’en tient pas lieu.
23. D. Dreyfus, F. Khodoss, « L’enseignement philosophique », art. cité, p. 1037.
24. « Jusqu’ici on ne peut apprendre aucune philosophie ; car où est-elle, qui la possède et à quoi
peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de
la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent,
mais toujours avec la réserve du droit qu’a la raison de rechercher ces principes eux-mêmes à
leurs sources et de les confirmer ou de les rejeter » (E. Kant, « Architectonique de la raison
pure », dans id., Critique de la raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF 1950,
p. 561). Le point 3 de l’analyse présentée par D. Dreyfus et F. Khodoss se présente implicitement
comme une reprise de ce passage du texte de Kant.
29
1 Rédigé à la fin de l’année 1788, l’opuscule de Sieyès Qu’est-ce que le tiers état ? 1, qui en
anticipant sur les événements de la première révolution française a contribué à les
déclencher, est un texte théoriquement paradoxal : c’est sans doute la raison pour
laquelle l’effet de choc qu’il a produit sur ses premiers lecteurs persiste encore dans le
domaine du droit politique.
2 Ce caractère paradoxal apparaît d’emblée dans la manière dont est organisée son
argumentation : celle-ci développe d’abord une analyse conjoncturelle, à laquelle sont
consacrés les quatre premiers chapitres qui exposent des considérations sur la
situation actuelle de la France ; leur succède un exposé théorique des principes
fondamentaux conditionnant l’existence d’un État national considéré en général : c’est
l’objet des chapitres 5 et 6. La démarche de Sieyès est donc récurrente, puisqu’elle
procède de la connaissance d’une situation présente à la détermination des fondements
du droit, qui permet à la fois de comprendre cette situation et de l’amender : il s’agit en
quelque sorte, en remontant du présent de la réalité et des faits vers le passé des
origines, d’éclairer une perspective d’avenir. C’est dans cet esprit que Sieyès écrit, au
moment où s’amorce cette régression théorique :
Si nous voulons actuellement considérer le même sujet indépendamment de tout
intérêt particulier et d’après les principes qui sont faits pour l’éclairer, c’est-à-dire
d’après ceux qui forment la science de l’ordre social, nous verrons prendre à ces
questions une face nouvelle2.
3 À cette formule fait écho celle-ci qui, à la fin du texte, résume cette rétrospection :
Je suis parti des vrais principes, et je ne marche qu’à l’appui d’une bonne logique 3.
4 Le terme « principe », qui se retrouve dans chacune de ces phrases et qui figure aussi
dans les titres des deux derniers chapitres de Qu’est-ce que le tiers état ?, évoque très
directement l’ouvrage de Rousseau, Du contrat social, qui avait pour sous-titre
« Principes du droit politique » : ce livre constitue la référence essentielle du texte de
Sieyès, dont on peut considérer qu’il a été écrit dans ses marges. Pourtant, entre la
démarche de Rousseau et celle de Sieyès, une différence apparaît immédiatement :
Rousseau partait directement des origines du droit et s’installait ainsi dans la
perspective d’une déduction rationnelle qui, d’emblée, écartait de son champ toute
30
considération empirique, et substituait l’examen des principes à celui des faits ; Sieyès
part au contraire des faits dont il tente de donner une évaluation précise, avant de
prendre en compte les principes qui les « éclairent ». Or, en suivant cette méthode, qui
fait place, à côté de la déduction, à une sorte d’induction, Sieyès dégage des
« principes » qui, très proches en apparence de ceux qu’avait formulés Rousseau, en
diffèrent néanmoins dans leur forme et dans leur contenu. C’est en suivant cette
confrontation qu’on parviendra à mettre en évidence ce qui constitue l’originalité du
texte de Sieyès et confère son caractère paradoxal et innovant à la pensée que celui-ci
véhicule.
5 La réflexion de Sieyès part de la considération d’un problème tout à fait concret, qui est
celui du statut des ordres privilégiés dans la société française. Et elle fait pour
commencer le constat que ce statut est celui de l’extériorité et de l’étrangeté : dans la
société réelle, les privilégiés sont comme un « corps » surajouté et rapporté, qui, loin de
contribuer à son fonctionnement, le dérange. C’est ce qu’indique au début du texte une
formule qui paraît empruntée à Spinoza : « C’est véritablement imperium in imperio »,
formule par laquelle Sieyès entend signifier que la noblesse, en particulier, constitue
« déjà un peuple à part dans la grande nation4 ». Une étonnante comparaison précise
cette analyse :
C’est véritablement un peuple à part, mais un faux peuple qui, ne pouvant à défaut
d’organes utiles exister par lui-même, s’attache à une nation réelle comme ces
tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles fatiguent
et dessèchent5.
6 Cette même comparaison se retrouve tout à la fin de l’ouvrage :
[...] on est forcé de considérer la classe privilégiaire dans une nation comme on
regarderait sur le corps d’un malheureux une maladie affreuse qui lui dévorerait la
chair vive6.
7 Il s’agit donc de diagnostiquer une maladie afin d’y remédier, et de rétablir le
fonctionnement normal du « corps social », ainsi traité comme un organisme. Les
dernières lignes du texte reprennent encore cette analyse :
Ne demandez point quelle place enfin des classes privilégiées doivent occuper dans
l’ordre social. C’est demander quelle place assigner dans le corps d’un malade à
l’humeur maligne qui le mine et le tourmente. Il faut la neutraliser, il faut rétablir
la santé et le jeu de tous les organes, assez bien pour qu’il ne se forme plus de ces
combinaisons morbifiques, propres à vicier les principes les plus essentiels de la
vitalité. Mais on vous dit que vous n’êtes pas encore capables de supporter la santé ;
et vous écoutez cet aphorisme de la sagesse aristocratique comme les peuples
orientaux reçoivent les consolations du fatalisme. Restez donc malades 7 !
8 En se donnant les moyens d’un diagnostic social à partir des critères qui permettent de
distinguer médicalement la santé de la maladie, Sieyès a en fait pour objectif
d’identifier, en l’épurant de tout ce qui l’altère, ce qu’il appelle la « nation réelle ». Or
celle-ci, une fois écartés les éléments étrangers qui la dénaturent, apparaît comme
étant constituée de manière exclusive par le Tiers. C’est la thèse bien connue que Sieyès
expose au début de son ouvrage, pour pouvoir en développer ensuite toutes les
conséquences :
Qui oserait dire que le tiers état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour constituer une
nation complète8 ?
31
9 Il s’agit donc de restituer au Tiers cette représentativité qui est, de fait, la sienne : il est
la nation, entendons qu’il l’est en puissance, la transformation de cette puissance en
une réalité effective restant à faire.
10 Ici interfère déjà avec l’analyse des faits une question de droit : qu’est-ce qui fait
« être » la nation, et fait coïncider celle-ci avec l’existence réelle du Tiers ? La référence
organiciste paraît à ce niveau essentielle : la nation est un « corps », dans la mesure où
sa constitution unifie toutes ses fonctions. D’où les deux caractères complémentaires
qui définissent l’être de la nation : l’unité et l’indivisibilité. On vient de voir que les
ordres privilégiés se présentent par rapport à ce « corps » comme des éléments
rapportés : c’est donc qu’inversement la nation, dans sa réalité authentique, rejette
tout ce qui pourrait la diviser et ne retient que ce qui soude sa cohésion. Dans ce sens,
Sieyès écrit :
Quand on veut semer la division dans le Tiers, on sait très bien en distinguer les
différentes classes ; on excite, on soulève les uns contre les autres les habitants des
villes et ceux des campagnes. On cherche à opposer les pauvres aux riches 9.
11 Cette conception est manifestement inspirée par Rousseau qui avait souligné le rôle
corrupteur des corps intermédiaires, en expliquant qu’ils offusquent la transparence du
corps social :
Quand le nœud social commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir, quand les
intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur
la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants [...]. S’ensuit-il de là
que la volonté générale soit anéantie ou corrompue ? Non : elle est toujours
constante, inaltérable et pure ; mais elle est subordonnée à d’autres qui l’emportent
sur elle10.
12 Sieyès radicalise la thèse de Rousseau en affirmant : une nation divisée cesse d’être une
nation.
13 En développant les dernières conséquences de cette idée, Sieyès a été amené à établir
une séparation radicale entre l’économique et le politique, et à avancer :
Les avantages par lesquels les citoyens diffèrent sont au-delà du caractère de
citoyen11.
14 C’est donc que le citoyen se définit comme sujet proprement politique, au sens où la
politique constitue un état de droit autonome, dans lequel n’interviennent pas les
inégalités de fait qui partagent au contraire l’ordre économique. Ici apparemment, le
droit se substitue au fait, ou tout au moins se pose par rapport à lui dans une position
d’extériorité : c’est le principe même de son autonomie. Nous voyons donc la réflexion
de Sieyès opérer une sorte de glissement : partie du constat des conditions d’existence
de la nation réelle, à laquelle nous verrons plus tard qu’elle finira par revenir, elle passe
à la considération d’un pur état de droit, dont la rationalité abstraite suppose la mise à
l’écart de toute détermination empirique. Dans l’un des passages les plus connus du
texte, Sieyès trace l’étonnante figure de cette rationalité proprement politique :
Je me figure la loi au centre d’un globe immense ; tous les citoyens sans exception
sont à même distance sur la circonférence et n’y occupent que des places égales ;
tous dépendent également de la loi, tous lui offrent leur liberté et leur propriété à
protéger ; et c’est ce que j’appelle les droits communs de citoyens, par où ils se
ressemblent tous. Tous ces individus correspondent entre eux, ils négocient, ils
s’engagent les uns envers les autres, toujours sous la garantie commune de la loi 12.
15 C’est donc le rapport égalitaire institué par la loi commune qui garantit aux individus
en particulier ces droits fondamentaux : liberté et propriété.
32
16 « Je me figure la loi au centre d’un globe immense. » Cette formule illustre la naissance
d’un nouveau concept du droit politique, s’inscrivant dans un espace dont la
représentation doit elle-même être modifiée. On pourrait dire que l’ordre ancien, qui,
selon Sieyès, pervertissait le principe de la nation, s’étalait en surface, en projetant, de
manière nécessairement inégalitaire, sur un même plan la structure pyramidale que lui
imposait son rapport à un principe transcendant. Dieu, extérieur au « plan » des
affaires humaines, sur lequel le « représentait » le point qui, placé à la verticale, s’en
trouvait le plus proche, la place du roi. L’ordre nouveau, rabattant ce plan sur lui-
même, au lieu de rejeter à l’extérieur le principe qui le constitue, l’intègre au contraire
et littéralement l’englobe, de manière à substituer à l’ordre de la transcendance un
ordre de l’immanence : et c’est cette incorporation de la loi à la société qui dote celle-ci
d’une véritable profondeur, creuse en elle un espace et lui confère son identité en la
faisant tourner indéfiniment sur soi, à la manière d’une sphère. Tous les points qui se
répartissent à la surface de cette sphère sont situés à l’intersection d’un « méridien »
politique, qui les constitue comme des citoyens égaux puisqu’ils y sont placés à égale
distance du point central de la loi, et d’un « parallèle » économique, selon un autre
principe de répartition, qui découpe à la surface de cette sphère des cercles de
circonférences inégales.
17 Cette sphéricité évoque, entre autres, le modèle du panoptique de Bentham, dont l’idée
originelle a été publiée en France, sur décision de l’Assemblée nationale, en 1791. De
cette construction et du volume que celle-ci déploie dans l’espace, Foucault a fait l’un
des paradigmes de la société moderne et des mécanismes d’auto-surveillance qu’elle
institue13. Entre la structure sociale et la machinerie disciplinaire que celle-ci met en
place, il y aurait donc ce rapport d’analogie :
Je dirai que Bentham est le complémentaire de Rousseau. Quel est en effet le rêve
rousseauiste qui a animé bien des révolutionnaires ? Celui d’une société
transparente, à la fois visible et lisible en chacune de ses parties ; qu’il n’y ait plus
de zones obscures, de zones aménagées par les privilèges du pouvoir royal ou par
les privilèges de tel ou tel corps, ou encore par le désordre ; que chacun, du point
qu’il occupe, puisse voir l’ensemble de la société ; que les cœurs communiquent les
uns avec les autres, que les regards ne rencontrent plus d’obstacles, que l’opinion
règne, celle de chacun sur chacun... Ainsi, sur le grand thème rousseauiste – qui est
en quelque sorte le lyrisme de la Révolution –, se branche l’idée technique de
33
les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale ; et
la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la
propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif18.
24 C’est donc qu’entre possession et propriété passe une différence de forme qui,
contrairement à ce que pense Sieyès, doit aussi concerner leur contenu. Rousseau en
concluait :
De quelque manière que se fasse cette acquisition (de la propriété), le droit que
chaque particulier a sur son propre fonds est toujours subordonné au droit que la
communauté a sur tous ; sans quoi il n’y aurait ni solidité dans le lien social, ni force
réelle dans l’exercice de la souveraineté19.
25 Dans l’état civil, dont les lois sont complètement distinctes de celles de l’état de nature,
la propriété n’est donc pas seulement garantie formellement par le droit commun, mais
elle lui est « subordonnée » : ce qui implique, même si Rousseau n’a pas explicité cette
dernière conséquence, qu’il y ait corrélation entre la liberté et l’égalité dans les deux
sphères de l’économique et du politique, le concept d’« économie politique » servant
précisément, dans l’esprit de Rousseau, à penser cette corrélation. Chez Rousseau se
trouvait une position, avant la lettre, anti-libérale : et c’est précisément cette
orientation que suivra Robespierre, contre Sieyès, en s’écartant d’une conception
purement relationnelle, formelle et juridique, du politique.
26 On pourrait donc dire que le texte de Sieyès représente l’acte de naissance du politique,
en tant que celui-ci accède au statut d’une pure forme juridique. Et ceci n’est
évidemment pas sans rapport avec la réflexion fondamentale sur le droit effectuée au
même moment par Kant, dans la perspective de ce qu’on pourrait appeler, sans jouer
excessivement sur les mots, une critique de la raison politique : alors, la sphère du
politique se rationalise en se restreignant, en se renfermant dans les limites qui la
constituent. En d’autres termes, la condition d’une théorisation du droit politique, posé
dans son autonomie, c’est la reconnaissance de son caractère essentiellement relatif ou,
comme on l’a dit, relationnel, qui précisément en établit la légitimité. Cette légitimité,
l’Etat national la tire de sa cohésion, qui le ramène à un ordre commun, soumis à une
unique loi : c’est cette loi qui définit, dans les limites qui sont les siennes, la société
politique.
27 Ici encore, la référence à Rousseau paraît incontournable. On pouvait lire dans le
Contrat social :
Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont
qu’une seule volonté qui se rapporte à la commune conservation et au bien-être
général20.
28 Toute la démarche de Rousseau s’ordonnait en effet à partir de cette question
fondamentale : qu’est-ce qui fait qu’un peuple est un peuple ? La réponse qu’il avait
donnée à cette question est bien connue : cette cohésion est fondée sur un acte, réalisé
dans la forme d’une décision collective, par laquelle des individus s’engagent à devenir
les membres d’un seul et même « corps », en adoptant une volonté commune. C’est à
cette doctrine que Sieyès se réfère implicitement lorsqu’il précise les trois étapes au
cours desquelles se forme une société politique. Au départ, il y a le libre jeu de volontés
particulières qui tendent à se rassembler dans le cadre d’une nation. Puis, au moment
où ce rassemblement s’effectue, s’opère la conversion du point de vue du particulier à
celui de l’universel :
Les volontés individuelles en sont bien toujours l’origine et en forment les éléments
essentiels ; mais, considéré séparément, leur pouvoir serait nul. Il ne réside que
35
35 On pourrait dire en d’autres termes que l’existence d’une nation n’est d’aucune façon
soumise à ce que Bonald devait appeler une « législation primitive », dans un ouvrage
publié en 1802 et précisément écrit pour combattre les idées des doctrinaires de la
Révolution, dont Sieyès était le représentant exemplaire.
36 Pour comprendre la portée exacte de la thèse de Sieyès, il faut une fois de plus la
confronter aux idées de Rousseau : celui-ci avait en effet expliqué que le contrat social,
qui donne naissance à la volonté commune des citoyens, est préalable, et donc
indépendant, par rapport à toute forme législative. C’est dans ce sens qu’il écrivait :
Il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne
puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il
est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même ; par où l’on voit
qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le
corps du Peuple, pas même le contrat social26.
37 L’acte primitif qui assure au corps politique sa cohésion étant la condition de tous ses
engagements ultérieurs, il est lui-même au-dessus, ou plutôt se tient en deçà, de tout
engagement : et c’est pourquoi aussi un peuple peut toujours reprendre ses
engagements, en vertu du principe selon lequel « la souveraineté est inaliénable 27 »,
c’est-à-dire constitue un absolu, irréductible à toute détermination limitative qui le
fera entrer en contradiction avec soi.
38 C’est bien cette idée qu’en apparence Sieyès reprend à son compte, lorsqu’il écrit :
Une société politique ne peut être que l’ensemble des associés. Une nation ne peut
pas décider qu’elle ne sera pas la nation, ou qu’elle ne le sera que d’une manière, car
ce serait dire qu’elle ne l’est point de toute autre. De même une nation ne peut
statuer que sa volonté commune cessera d’être sa volonté commune 28.
39 Toutefois, en affirmant qu’« une nation ne peut pas décider qu’elle ne sera pas la
nation », formule qui, très concrètement, signifie que le Tiers ne peut renoncer à ses
droits fondamentaux, Sieyès va beaucoup plus loin que ne le faisait Rousseau, et peut-
être s’engage-t-il même dans une autre direction. En effet Rousseau écrivait aussi :
Il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps
du peuple, pas même le contrat social29.
40 Ceci signifiait que le contrat social, s’il a une valeur fondatrice, ne constitue pas
néanmoins une origine absolue, irréversiblement incarnée dans un fait intangible :
mais, en tant qu’il est un acte exprimant une volonté, il n’est justement pas réductible à
une détermination donnée, en fait comme en droit, et c’est pourquoi lui-même peut
toujours être repris, c’est-à-dire recommencé.
41 Rousseau allait même encore plus loin dans ce sens puisque, dans sa tentative pour
présenter le contrat comme un engagement libre, et soustrait par là à tout
conditionnement naturel, il lui avait assigné le statut d’une fiction théorique, excédant
par définition un cadre factuel quel qu’il soit. Le contrat social n’avait donc pas pour lui
le caractère d’une origine historique, fixée dans le temps passé où elle aurait eu lieu,
une fois et une fois pour toutes. Mais, pour Rousseau, la réalité de ce contrat ne pouvait
être qu’actuelle, c’est-à-dire qu’elle devait toujours être pensée au présent. Il en
résultait que c’est en fait à chaque moment de son existence que la société effectue, ou
renouvelle, le contrat qui la lie à elle-même dans une forme préexistante à tout droit :
un peu à la manière dont le Dieu de Descartes recrée le monde à chaque instant pour en
perpétuer l’ordre. On comprend alors que le contrat social non seulement puisse, mais
même doive être à chaque moment, du moins implicitement, recommencé, ou
37
réactualisé. Pour Sieyès, il en va tout autrement : la nation réelle, qui coïncide avec
l’existence du Tiers, procède elle-même d’une histoire, qui a fait de la société française
ce qu’elle est, de telle manière que celle-ci, si elle peut être remodelée au niveau de sa
constitution, selon le programme qui sera précisément celui d’une Assemblée
constituante, ne peut l’être au niveau du principe qui fonde sa constitution.
42 C’est pourquoi l’affirmation du caractère absolu de la souveraineté nationale, garante
de toutes les lois qu’elle promulgue parce qu’elle n’est elle-même soumise à aucune loi,
conduit Sieyès à soutenir une thèse dont on chercherait vainement la trace chez
Rousseau : celle selon laquelle l’existence de la nation, dans la mesure où elle ne relève
d’aucun droit politique, est seulement justiciable du droit naturel. C’est ainsi qu’il
écrit :
Il est clair que la constitution n’est relative qu’au gouvernement. Il serait ridicule
de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou par la constitution
auxquelles elle a assujetti ses mandataires. S’il lui avait fallu attendre, pour devenir
une nation, une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La nation se forme
par le seul droit naturel. Le gouvernement au contraire ne peut appartenir qu’au
droit positif. La nation est tout ce qu’elle peut être par cela seul qu’elle est. Il ne
dépend pas de sa volonté de s’attribuer plus de droits qu’elle n’en a 30.
43 Est ici cruciale la formule : « La nation est tout ce qu’elle est par cela seul qu’elle est »,
c’est-à-dire du fait même de son existence, qui, dans son principe, n’est commensurable
avec aucun droit, ou tout au moins avec aucun autre droit que celui qui est défini par sa
seule nature.
44 Dans la perspective de la philosophie politique classique, cette formule aurait eu à la
rigueur un sens au point de vue du droit international qui régit les relations entre les
peuples : c’est ainsi que, selon Spinoza, les peuples, dans leurs rapports respectifs, sont
soumis au seul droit naturel, dans la mesure où ils se situent les uns vis-à-vis des autres
exactement comme le font des individus à l’état de nature. Remarquons en passant que
Rousseau avait laissé de côté ce problème en écrivant le Contrat social. Mais lorsqu’on
trouve chez Sieyès la formule « La nation se forme par le seul droit naturel 31 », elle
signifie évidemment tout autre chose. Car ce n’est pas seulement dans son rapport à
d’autres nations que la nation relève du seul droit naturel, mais c’est dans cette relation
primitive à soi qui conditionne sa formation et la fait être ce qu’elle est.
45 Ceci peut vouloir dire que la volonté des individus, en tant qu’ils se déclarent mus par
une volonté commune, ne peut être soumise à aucun droit positif, du type de celui qui,
ultérieurement, résultera de leur engagement collectif, mais relève d’un pur droit
naturel, en ce sens que les partenaires du contrat doivent s’y engager en vertu de leurs
propres droits fondamentaux, c’est-à-dire comme des individus eux-mêmes placés dans
l’état de nature, ou encore comme des particuliers qui ne seraient pas d’emblée liés par
un système d’obligations réciproques. Cette perspective est bien celle que Rousseau
avait adoptée, en expliquant qu’une société organique est celle qui a éliminé tous les
corps intermédiaires et dans laquelle les individus et le souverain, c’est-à-dire la
collectivité, sont directement en rapport, sans passer par un réseau associatif qui
informerait préalablement leur relation en la fixant, et du même coup la fausserait.
Pour Rousseau, la transparence absolue du rapport social coïncide donc avec la
permanence du droit naturel, au niveau des décisions des particuliers, décisions qui
doivent toujours être prises librement et en conscience, au sens de ce qu’on appellerait
aujourd’hui des majorités d’idées.
38
46 Mais lorsque Sieyès affirme que la nation, dans son existence même, relève du droit
naturel, il va évidemment beaucoup plus loin. C’est ce qui lui fait écrire :
On doit concevoir les nations sur terre comme des individus hors du lien social ou,
comme on dit, dans l’état de nature. L’exercice de leur volonté est libre et
indépendant de toutes formes civiles. N’existant que dans l’ordre naturel, leur
volonté, pour sortir tout son effet, n’a besoin que de porter les caractères naturels
d’une volonté. De quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ;
toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême. Puisque
pour imaginer une société légitime, nous avons supposé aux volontés individuelles,
purement naturelles, la puissance morale de former l’association, comment
refuserions-nous de reconnaître une force semblable dans une volonté commune
également naturelle ? Une nation ne sort jamais de l’état de nature, et au milieu de
tant de périls, elle n’a jamais trop de toutes les manières possibles d’exprimer sa
volonté32.
47 C’est-à-dire que le caractère « naturel » propre aux décisions des particuliers se trouve
aussi transféré, du fait de leur engagement commun, à la volonté collective qui définit
l’existence de la nation. « Une nation ne sort jamais de l’état de nature. » Cette thèse
aurait manifestement été inacceptable pour Rousseau, selon qui l’apparition d’une
volonté commune marque au contraire pour le corps politique le moment d’une
rupture avec l’état de nature.
48 Selon Sieyès, l’existence de la nation ne se joue donc pas à la limite de l’état de nature
et de l’état civil, au moment où l’un bascule dans l’autre ; mais elle se tient
complètement en deçà de cette limite, et c’est pourquoi elle relève exclusivement de
l’état de nature dont « elle ne sort jamais ». Ceci implique que cette existence soit aussi
considérée comme un fait naturel, définitivement acquis du fait même de son
existence, et n’ayant qu’à être constitué sans avoir à être institué ou ré-institué. Dans la
mesure où la nation est déjà formée, ce sur quoi il n’y a pas à revenir, il n’y a qu’à
prendre acte de sa réalité pour en exploiter toutes les conséquences. C’est pourquoi
l’acte fondateur par lequel un peuple se fait peuple, au lieu d’être pensé comme chez
Rousseau dans un perpétuel présent, est, selon Sieyès, refoulé, du moment où il est
reconnu, dans la nuit des origines, comme un principe intangible, en lui-même
inassignable, et dont seuls les effets sont susceptibles d’être contrôlés : il devient ainsi
une sorte de mythe historique, dont la valeur semble immémoriale parce qu’elle
s’inscrit dans un passé mystérieux et placé hors de toute atteinte. C’est précisément
dans ce contexte que va naître, après Sieyès et à sa suite, la représentation sacralisée de
la nation française, incarnée dans la série des expressions symboliques qui l’enracinent
dans ce passé mythique.
49 Mais ce mythe ne peut être accrédité que s’il est censé être réalisé dans des faits, eux-
mêmes identifiables à partir de données naturelles :
Où prendre la nation ? Où elle est ; dans les quarante mille paroisses qui embrassent
tout le territoire, tous les habitants et tous les tributaires de la chose publique ;
c’est là sans doute la nation33.
50 Si l’existence de la nation préexiste à son organisation formelle, et donc subsiste
inaltérée « sous » une nouvelle constitution, c’est qu’elle est déterminée, délimitée, par
la réalité d’un territoire, d’une population, dont la « nature » n’est elle-même
justiciable d’aucun droit, puisqu’elle fonde le droit. C’est en ce sens, en tant que réalité
de fait, que la nation relève du pur droit naturel.
39
51 Une fois encore il faut revenir à Rousseau, car il semble bien que celui-ci ait préparé le
terrain sur lequel Sieyès s’engage, par exemple en formulant cette prescription :
Comme, avant d’élever un grand édifice, l’architecte observe et sonde le sol pour
voir s’il peut en soutenir le poids, le sage instituteur ne commence pas par rédiger
de bonnes lois elles-mêmes, mais il examine auparavant si le peuple auquel il les
destine est propre à les supporter34.
52 Si n’importe quelle constitution n’est pas bonne pour n’importe quel peuple, c’est donc
bien parce qu’il y a une « nature » propre à chaque peuple : celle-ci doit être
préalablement évaluée, sondée. Et les critères donnés par Rousseau en vue de cette
évaluation ressemblent fort à ceux de Sieyès :
On peut mesurer un corps politique de deux manières, savoir : par l’étendue du
territoire et par le nombre du peuple35.
53 Mais, comme sur les points précédents, ce rapprochement fait aussitôt apparaître la
divergence entre les deux positions. D’abord, on ne trouve pas chez Sieyès l’indication
d’une fonction séparée du législateur, alors que celle-ci était au contraire essentielle
chez Rousseau : comme on peut l’attendre de la part de celui qui va bientôt appuyer
l’idée d’une « assemblée nationale », c’est la nation elle-même qui doit se constituer et
légiférer par l’intermédiaire de ses propres représentants, sans recourir à un
instituteur extérieur. Surtout, selon Rousseau, les critères naturels qui différencient les
peuples ne suffisent pas pour établir leur identité : car un peuple, c’est un corps, mais
c’est aussi un esprit dont des déterminations qualitatives spécifient la volonté, de
manière que les caractères de la constitution qui lui convient s’y trouvent en quelque
sorte pré-inscrits ; et la fonction propre du législateur est de déchiffrer cette
organisation spontanée, de s’en faire l’interprète et de lui révéler à elle-même ce
qu’elle veut, avant même qu’elle le sache. C’est ce raisonnement qui avait conduit
Rousseau à distinguer les bons et les mauvais peuples, selon que ceux-ci sont ou non
constituables :
Quel peuple est donc propre à la législation ? Celui qui, se trouvant déjà lié par
quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention, n’a point encore porté le vrai
joug des lois ; celui qui n’a ni coutumes, ni superstitions bien enracinées ; celui qui
ne craint pas d’être accablé par une révolution subite [...] 36.
54 Et, dans l’Europe contemporaine, Rousseau ne trouvait guère que le peuple corse qui
convînt à ces exigences, certaines d’entre elles faisant, on le remarquera, de la France
d’avant 1789 un pays particulièrement difficile à reconstituer. On comprend alors que
Sieyès n’ait pu retenir ces critères.
55 C’est ici que l’autonomisation du politique dont il a été question pour commencer
produit tous ses effets. En effet, les aspects que celle-ci disjoint sont aussi posés comme
étant simultanés. Tout ce qui touche à l’ordre politique proprement dit, autour du
concept central d’égalité, est alors traité selon l’esprit d’un formalisme juridique,
ramenant le droit à un système rationnel susceptible d’être décomposé et recomposé,
en quelque sorte, à volonté. Mais cette opération ne s’effectue que parce qu’en deçà
d’une telle forme est présupposée la subsistance d’un contenu donné. inaltérable et
incommensurable avec d’autres déterminations que celles qui définissent sa nature :
l’existence empirique, et historique, d’un peuple, elle-même présentée comme une
origine mystique et comme un fondement inaliénable, d’où la nation tire sa véritable
identité. Ainsi s’ouvre une nouvelle voie théorique, qui fait dépendre le droit des
peuples de leur enracinement historique : au temps où écrit Sieyès, cette orientation
40
est déjà esquissée chez Herder, et elle sera ensuite développée par l’école historique du
droit.
56 Si l’écrit de Sieyès est, comme nous l’avons dit pour commencer, paradoxal, c’est par
cette dualité, qui n’introduit pourtant dans son propos aucune ambiguïté ou
incohérence : penser la rationalité propre d’un droit politique, ce n’est en effet
nullement incompatible avec le maintien d’un résidu d’irrationalité, celle-ci étant
attachée à la conception de l’existence des peuples comme des réalités historiques
données. En faisant coexister ces deux thèmes, malgré leur apparente contradiction,
Sieyès prépare en fait un nouveau concept de droit qui va prévaloir pendant tout le
XIXe siècle et qui associera ces deux aspects : un formalisme juridique et un positivisme
historique, en rupture avec les traditions héritées de la philosophie politique classique,
dans l’horizon desquelles Rousseau se situe pour une part encore. En ce sens, on peut
dire que Sieyès, comme son époque l’y prédisposait, y a exercé une fonction de
transition : placé à la limite de deux systèmes de pensée, il a assuré le passage de l’un à
l’autre.
57 Cette nouveauté du texte de Sieyès apparaît dès lors qu’on le lit, non plus selon son
apparente linéarité, mais dans son épaisseur. Alors le contexte théorique dans lequel il
s’inscrit s’élargit au point de faire place à des rapprochements inattendus. Donnons-en
pour finir un exemple extrême. Joseph de Maistre a publié en 1796 des Considérations sur
la France37 qui visent à démontrer l’inanité théorique et pratique des démarches
entreprises par les propagandistes de la Révolution : même si Sieyès n’y est pas cité, il
est implicitement compris dans l’anathème général porté contre ceux qui avaient
défendu une conception artificialiste du droit, en vue de légitimer et de pérenniser,
malgré son apparente facticité, l’événement révolutionnaire. Le sixième chapitre des
Considérations de Maistre tourne autour du problème suivant :
Étant donnés la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les
relations politiques, les richesses, les hommes et les mauvaises qualités d’une
certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent38.
58 C’est exactement la question formulée par Rousseau, telle que Sieyès l’avait aussi
reprise. Or à cette question, posée dans ces termes, Maistre envisage de donner une
réponse qui, sur certains points, recoupe la conception exposée dans Qu’est-ce que le
tiers état ?. En effet, adoptant une perspective résolument anticontractualiste, il écrit :
Aucune constitution ne résulte d’une délibération ; les droits des peuples ne sont
jamais écrits, ou du moins les actes constitutifs ou les lois fondamentales ne sont
jamais que des titres déclaratoires de droits antérieurs, dont on ne peut dire autre
chose, sinon qu’ils existent parce qu’ils existent39.
59 Affirmer que ces droits fondamentaux font l’objet, non d’une institution, mais d’une
constatation ou d’une déclaration, c’est, comme Sieyès le fait aussi, se référer à une loi
toute renfermée en soi, dont le principe est posé comme complètement naturel, et
préalable comme tel à la mise en place de toute forme de pouvoir.
60 Selon Maistre, en vertu de cette force primitive, antérieure à la souveraineté qui y
puise comme dans sa source :
Il y a même toujours dans chaque constitution quelque chose qui ne peut être écrit,
et qu’il faut laisser dans un nuage sombre et vénérable, sous peine de renverser
l’État40.
41
61 Dans un autre passage des Considérations sur la France, Maistre explique qu’entre la loi
du roi et celle du peuple, cette constitution naturelle de la nation établit spontanément
une sorte de pondération :
Si l’on examine bien attentivement cette intervention de la nation, on trouvera
moins qu’une puissance co-législative, et plus qu’un simple consentement. C’est un
exemple des choses qu’il faut laisser dans une certaine obscurité et qui ne peuvent
être soumises à des règlements humains : c’est la partie la plus divine des
constitutions, s’il est permis de s’exprimer ainsi41.
62 Sans doute Sieyès n’évoque-t-il pas le caractère « divin » des constitutions naturelles,
et renverse-t-il la conception traditionaliste du rapport entre pouvoir des rois et droit
des peuples. Mais cette différence qui est évidemment capitale mise à part, il s’accorde
avec Maistre pour assigner à la constitution de la nation une origine cachée, préalable
et, comme telle, irréductible à tout droit.
63 Le « juridisme » de Sieyès n’est donc que l’aspect le plus évident de sa doctrine, en
arrière duquel il faut savoir lire un organicisme faisant référence à un principe de
particularité qui, en apparence, contredit l’universalisme du premier. Mais c’est que le
sens de son entreprise, et sa fécondité historique, tiennent précisément dans cet effort
en vue de faire marcher ensemble, dans la théorie et dans la pratique, les perspectives
nouvelles liées à l’émergence d’un État-nation, dont l’œuvre de Sieyès fait comprendre
la complexité. Ce qui rend paradoxale la pensée juridique de Sieyès, c’est en effet que,
sans rompre le fil d’un raisonnement suivi, elle conjugue deux références
apparemment contradictoires : disons, pour aller vite, un formalisme et un
naturalisme. Or cette association est révélatrice non seulement du caractère propre à
une réflexion singulière, authentifiée par la signature de son « auteur », mais des
conditions qui déterminent la formation d’une société démocratique, et,
simultanément, les figures de théorisation qui lui sont propres. L’ordre politique
nouveau qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle est inséparable d’une épistémè, c’est-
à-dire d’un système général de savoir, où la forme de la loi et l’existence des peuples
sont comme l’envers et l’endroit d’une même réalité, dont l’histoire effective va être
travaillée, précisément, par les oppositions de l’abstrait et du concret, de l’universel et
du particulier, du théorique et du pratique, et, pour commencer, du révolutionnaire et
du contre-révolutionnaire. C’est dans le cadre défini par l’a priori historique de ce
système que se déploie le jeu conflictuel des idéologies propres à l’ère de la modernité :
conservatisme, libéralisme, socialisme, qui toutes trois développent une réflexion sur la
nature de la société post-révolutionnaire.
64 S’il faut encore lire Sieyès aujourd’hui, c’est parce que, l’un des premiers, il a ouvert
une perspective sur l’ensemble de ce champ, en manifestant d’emblée les aspects
problématiques : dans Qu’est-ce que le tiers état ?, la démocratie est apparue dans la
forme d’une question non encore résolue, à laquelle on peut chercher une réponse, à
moins qu’on n’entreprenne de la reformuler dans d’autres termes, imposés par les
conditions d’une époque historique différente. Qu’est-ce que la démocratie ? Cette
interrogation est inséparable de celle-ci : qu’est-ce que ça n’est pas ? Qu’est-ce que ça
pourrait être d’autre ? C’est-à-dire encore : en quoi pourrait être transformée une
pensée démocratique dont, en son lieu et en son temps, Sieyès a été le représentant
exemplaire ? Si la démocratie est indépassable, c’est dans les limites qui définissent son
espace théorique, politique, idéologique : percevoir ces limites, c’est peut-être se
donner du même coup les moyens de les déplacer.
42
NOTES
1. Il sera cité par la suite d’après l’édition qui en a été donnée en 1988 dans la collection Champs-
Flammarion, en référence à l’aide du sigle QTE.
2. QTE, chap. 3, p, 80.
3. QTE, chap. 6, p. 162.
4. QTE, chap. 1, p. 40.
5. QTE, chap. 1, p. 39.
6. QTE, chap. 6, p. 176-177.
7. QTE, chap. 6, p. 187.
8. QTE, chap. 1, p. 37.
9. QTE, chap. 3, p. 67.
10. Du contrat social, cité d’après l’édition présentée et commentée par M. Halbwachs, Paris,
Aubier-Montaigne, 1943, IV, 1, p. 362-363. La référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CS.
11. QTE, chap. 6, p. 173.
12. QTE, chap. 6, p. 173.
13. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, III, 3, « Le panoptisme ».
14. M. Foucault, « L’œil du pouvoir », présentation de la réédition du Panoptique de Bentham,
Paris, Belfond, 1977 (Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. III, p. 195).
15. QTE, chap. 3, p. 70.
16. QTE, chap 6, p. 174.
17. QTE, chap. 3, p. 67.
18. CS, I, 8, p. 115.
19. CS, I, 9, p. 121.
20. CS, IV, 1,p. 361.
21. QTE, chap. 5, p. 124.
22. Ibid.
23. QTE, chap. 3, p. 78.
24. QTE, chap. 5, p. 130.
25. QTE, chap. 5, p. 132.
26. CS, I, 7, p. 104-105.
27. CS, II, 1, p. 135.
28. QTE, chap. 5, p. 141.
29. CS, I, 7, p, 105.
30. QTE, chap. 5, p. 129.
31. Ibid.
32. QTE, chap. 5, p. 131-132.
33. QTE, chap. 5, p. 138.
34. CS, II, 8, p. 197.
35. CS, II, 10, p. 211.
36. CS, II, 10, p. 215.
37. Citées d’après la réédition donnée à Paris, aux éditions Garnier, en 1980, dans la collection
« Les classiques de la politique » (la référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CSF).
38. CSF, chap, 6, p. 65.
39. Ibid
40. CSF, chap. 6, p. 62.
41. CSF, chap. 8, p. 112-113.
43
1 Il est rare de pouvoir assigner à un mot que l’usage commun a banalisé une date de
naissance précise. C’est le cas du terme « idéologie », néologisme qui a été pour la
première fois prononcé publiquement, et en quelque sorte officialisé, en 1796, très
précisément le 20 juin, par Destutt de Tracy, aristocrate rallié aux idéaux de la
Révolution, qui avait échappé deux ans plus tôt aux massacres de la Terreur, devant la
classe des sciences morales et politiques de l’Institut national dont il était membre
associé, dans la deuxième partie de son Mémoire sur la faculté de penser (dont la première
publication date de 1798)1. Cette création verbale a donc eu pour contexte la phase
thermidorienne de la Révolution française, moment important de celle-ci où a été fixée
et réfléchie, dans des conditions qui n’étaient pas, loin de là comme on va pouvoir le
constater, celles d’une complète improvisation, l’organisation de ce qui a été ensuite
appelé la « société bourgeoise » et où, en particulier, a été, pour la première fois en
France, mis en place, avec les écoles centrales de la République, un système
d’instruction publique placé sous l’autorité de l’État ; ceci constitue un aspect essentiel,
voire la pierre angulaire, de cette organisation, dont un autre aspect a été la prise en
charge de la santé publique, biopouvoir avant la lettre, dont s’est spécialement occupé
un autre membre important du mouvement idéologique, le médecin Cabanis. Il n’est
pas indifférent que la notion d’idéologie, dont on peut estimer qu’elle était impensable,
et en conséquence innommable, sous l’Ancien Régime, ait été directement associée et
adaptée à l’entreprise d’une refonte du système politique et social de la France, refonte
à laquelle, par le biais de la scolarisation, elle a servi pour une part d’instrument, ce qui
a contribué à l’inscrire dans une réalité historique débordant le cadre imparti au seul
mouvement des idées et des mots qui servent à les exprimer. Le 20 juin 1796, où le mot
« idéologie » a été pour la première fois mis en circulation, a ainsi coïncidé avec le
démarrage de ce qu’on peut appeler l’époque, l’âge ou l’ère idéologique, où l’idéologie a
eu, au sens fort de l’expression, droit de cité, en produisant des effets de signification
directement corrélés à l’instauration d’un nouveau régime de société dans lequel, en
même temps que le mot et l’idée, la chose idéologie avait elle-même sa place : on
pourrait d’une certaine façon avancer que la société bourgeoise telle qu’elle est issue de
la Révolution française marche à l’idéologie comme on dit que les voitures marchent à
44
l’essence. Ceci soulève du même coup la question de savoir ce qui, avant que ce type de
société ait été installé, tenait lieu d’idéologie, ou plutôt occupait le terrain où est née
l’idéologie, au double sens du mot et de la chose.
2 Le mot « idéologie » a été d’abord lancé en vue de servir au projet d’une réforme
globale de la philosophie inspirée de Bacon, de Locke et de Condillac. L’un des
promoteurs de cette réforme était Destutt de Tracy, auteur du Mémoire sur la faculté de
penser, l’un des derniers héritiers de l’esprit encyclopédique par l’intermédiaire de la
société d’Auteuil, le tout dernier salon philosophique du XVIIIe siècle, tenu par les
veuves d’Helvétius et de Condorcet ; cette société privée s’était transformé, sous le
Directoire, en une véritable institution d’État en fournissant son cadre d’origine à la
classe des sciences morales et politiques de l’Institut national, organe de discussion
scientifique nouvellement créé en 1795, qui ressemblerait davantage à notre actuel
CNRS qu’aux anciennes académies royales, abolies au tout début de la Révolution, dont
l’Institut national avait pris la relève. Comme à la même époque Kant, avec qui ils ont
été indirectement en débat, Destutt de Tracy et ses amis, qui devaient très vite
s’appeler Idéologistes puis Idéologues, se sont posé la question de savoir s’il était
possible de faire entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science, c’est-à-dire, dans
leur esprit, d’une science empirique fondée sur l’observation, donc axée sur la
considération des faits et non orientée par la question quid juris, ce qui distingue
radicalement leur démarche de celle de Kant : et ils ont conçu qu’était indispensable à
cet effet une limitation drastique de son champ d’investigation, ramené à l’étude du
fonctionnement de la pensée, c’est-à-dire de la genèse et de la corrélation des
phénomènes fondamentaux de celle-ci, les idées, éléments constitutifs d’un monde
mental et « moral » pour lequel ils se proposaient de faire ce que Newton avait fait pour
le monde physique, en en dégageant les lois ; au centre de cette démarche se trouvait
donc ce qu’ils ont appelé « analyse de l’entendement », une démarche qui anticipe à
certains égards sur ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de « philosophie
analytique », qui a eu aussi pour point de départ le projet d’une réforme radicale de la
pratique de la philosophie. Destutt de Tracy, ancien officier qui avait été lié à La
Fayette, et dont la formation était d’abord mathématique, abordait l’étude de la
philosophie de l’extérieur et se proposait d’y introduire un esprit nouveau, qui en
modifiât de fond en comble les procédures en assignant à celles-ci un contenu
phénoménal précisément délimité, susceptible d’un traitement objectif hors de toute
tentative de déduction à partir d’un principe ou d’une cause première. Cette entreprise
est complémentaire de celle de Cabanis qui, en prenant appui sur sa formation de
médecin, a entrepris de caractériser, à partir des bases fournies par l’observation
clinique, les « rapports du physique et du moral » en l’homme, autre aspect important
de la révolution philosophique menée par les Idéologues.
3 En faisant de la philosophie une « science de la pensée », les Idéologues cherchaient
avant tout à la démarquer de l’ancienne métaphysique et de ses principes a priori,
générateurs de systèmes illusoires dont, dans son Traité des systèmes, Condillac avait
déjà effectué la réfutation, dans le sillage de Locke et de sa critique du cartésianisme.
Comme il était impensable à leurs yeux de prétendre révolutionner la société sans faire
aussi la révolution dans la philosophie qui devait en suivre les progrès en en
transposant les effets dans son langage propre, ils avaient ressenti le besoin, pour faire
ressortir la nouveauté de la conception de celle-ci qu’ils cherchaient à promouvoir en la
démarquant de tout un passé d’errements systématiques qui l’avaient empêchée
45
d’emblée non seulement de combiner par elle-même des éléments, mais de retenir ces
combinaisons, ce qu’elle ne pouvait faire que par le moyen des signes du langage, dont
la formation, au lieu de suivre celle de la pensée dans une perspective de stricte
adaptation, devait donc être étudiée pour elle-même, comme un préalable à son
développement. De là, pour l’idéologie en tant que science de la pensée, l’importance
cruciale de la grammaire, science des signes du langage, qui n’est pas seulement la
transposition ou la traduction d’une logique déjà établie naturellement, mais
représente la mise en forme collective d’un artifice humain autonome qui, par
l’intermédiaire de traces ou de graphes, rend possible une véritable écriture de la
pensée et en rend possibles la manifestation et l’expression socialement conditionnées,
et non dépendantes de la seule initiative individuelle. L’importance reconnue au
langage, promu au statut de terrain d’observation privilégié pour la formation de la
pensée, était donc un moyen supplémentaire de soustraire celle-ci, saisie sur le plan de
ses aspects phénoménaux, à la juridiction d’une instance substantielle autonome
baptisée âme ou esprit.
5 L’idéologie ainsi définie s’est donc trouvée centrée sur une réflexion autour des
rapports entre grammaire et logique, étant exclu de concevoir l’une comme une
émanation ou une reproduction de l’autre : le langage ne suit pas la pensée dont il
calquerait à l’identique les formes, mais il intervient dans l’élaboration de ces formes
qui en son absence ne pourraient exister ; c’est pourquoi il faut dire, plutôt qu’on ne
parle comme on pense, qu’on pense comme on parle, ce que signifie exactement la
célèbre formule de Condillac, « une science bien faite est une langue bien faite ». C’est
la raison pour laquelle les écoles centrales, dont le projet élaboré par les Idéologues a
constitué leur contribution propre à la mise en œuvre de l’idée républicaine, ont fait de
l’étude de la grammaire, à côté de celle des sciences naturelles et de la pratique du
dessin, le point nodal de leur programme3. Destutt de Tracy, membre sous le Directoire
d’une Commission de l’instruction publique, et auteur en 1800 d’Observations sur le
système actuel d’instruction publique qui représentent un moment important dans
l’histoire et la théorisation de l’institution scolaire en France, a ensuite refondu le
contenu de ses mémoires sur la nouvelle science des idées, lus devant l’Institut
national, en commençant à publier, en 1801, son Projet d’éléments d’idéologie à l’usage des
écoles centrales de la République française, véritable somme de la philosophie nouvelle,
dont le quatrième et dernier volume a paru en 1815, alors qu’avaient depuis longtemps
disparu les écoles centrales, remplacées par les lycées napoléoniens, qui, avec leur
organisation autoritaire, constituaient une sorte de résurgence des anciens collèges
jésuites4.
6 L’Idéologie dans sa forme « scientifique » initiale est donc inséparable de l’effort en vue
d’effectuer concrètement la synthèse entre une philosophie et une pédagogie sur les
bases fournies par la réunion d’une grammaire et d’une logique codifiant l’exercice de
la pensée ; ceci conditionnait la mise en place d’un pouvoir intellectuel, idéologique en
un sens déjà très moderne, puisqu’il insère la pensée scientifique dans le
fonctionnement réel de la société, en rapport avec la représentation d’une société
enseignante dont l’une des fonctions essentielles soit l’élaboration et la diffusion des
« idées », idées socialement et philosophiquement correctes ou conformes, dont
l’« Idéologie », au sens de la nouvelle science des idées, était censée fournir le tableau
d’ensemble. On peut dire à ce point de vue que l’idéologie est apparue, ou du moins a
commencé à être ciblée comme telle, du seul fait d’être nommée, au moment où l’école
47
nullement embarrassé pour élever au rang de « grammaire générale », dont les règles
valent en principe pour toute langue, son étude des modalités propres au
fonctionnement de la langue française, la seule que, apparemment, il maîtrisait
suffisamment pour en établir la grammaire, selon une démarche qui n’est pas sans
rappeler celle de la Grammaire de Port-Royal, c’est-à-dire en dégager, sur des bases
fournies par l’observation, les liaisons nécessaires, élevées par lui au rang de paradigme
universel. Lorsque, dans la préface à l’édition de 1801 du premier volume de ses
Éléments consacré à l’« idéologie proprement dite », Destutt de Tracy déclare que
« l’idéologie est une branche de la zoologie », formule qui a été souvent citée en étant
extraite de son contexte, il veut donc dire que la pensée en l’homme est une fonction
naturelle, et non la marque divine d’un art surnaturel, résultat d’une institution : et
c’est comme telle qu’avant même d’être expliquée, c’est-à-dire ramenée à ses principes,
ceux-ci pouvant éventuellement relever d’un ordre extérieur au sien propre, elle peut
être observée, de manière à ce qu’en soient dégagées les règles communes de
fonctionnement, telles qu’elles se retrouvent dans toutes les formes de son exercice,
pour autant que celles-ci sont marquées par leur appartenance à une même espèce qui
en fixe une fois pour toutes les caractères, comme s’agissant de n’importe quel vivant
naturel qui doit porter sur lui les traits distinctifs qui le qualifient comme représentant
de son espèce. C’est pourquoi, dans la forme première prise par son concept sous la
Révolution, l’Idéologie devait obligatoirement être énoncée au singulier, car il était
impensable qu’existassent, au pluriel, des idéologies, qui eussent dû être concurrentes
et ainsi partager, et par là même ravager, le champ commun de l’esprit humain livré à
leurs luttes. Le moment où on cessera de parler de l’« Idéologie » au singulier, et avec
une majuscule – ce qui aura pour conséquence de lui dénier les compétences générales
qu’elle revendiquait au départ – pour parler des idéologies – ce qui nécessitera de
théoriser leur pluralité et leur rivalité –, constituera un tournant capital dans l’histoire
du concept d’idéologie.
19 En procédant à une complète naturalisation de la pensée, les Idéologues espéraient
parvenir à en fixer une fois pour toutes les caractères communs sur des bases dégagées
de l’expérience, une fois celle-ci débarrassée de ce qui la particularise. Auguste Comte
pointera avec une grande perspicacité les limites d’une telle démarche. Celle-ci, d’une
part, empêche de concevoir l’esprit humain en développement, donc soumis aux lois
d’une histoire qui, pour être naturelle, n’en est pas moins un critère distinctif de
l’humain comme tel : l’homme est le seul être naturel à avoir une histoire, ce qui
renvoie l’anthropologie à une théorie reconstituant les grandes étapes de la « marche »
de l’esprit humain, du type de celle qui prend pour point de départ la loi des trois états,
et distingue plusieurs formes ou manières de penser ; la conséquence en est la nécessité
de mettre en perspective le fonctionnement des idées, en en dissociant les niveaux ;
ceci admis, l’effort de généralisation correspondant à la prétention de tirer de
l’observation du fonctionnement « naturel » de l’esprit humain les règles uniformes
d’une grammaire et d’une logique, bases de l’Idéologie au singulier, perd son sens.
D’autre part, comme Comte le remarque aussi, et cette objection est dans son esprit
étroitement liée à la précédente, ramener le fonctionnement de l’esprit à de telles
règles communes permanentes, c’est privilégier le point de vue de l’individu sur celui
de l’espèce, c’est-à-dire ramener l’organisation de l’espèce à un modèle tiré de
l’individu abstraitement détaché de son milieu d’existence, qui est le monde très
particulier que crée pour l’homme son histoire simultanément naturelle et sociale. Or
le parti pris « analytique » adopté par les Idéologues ne pouvait déboucher que sur de
52
propre à une discipline dont les investigations étaient orientées avant tout dans le sens
d’une recherche objective de la vérité une et indivisible, sur le modèle de la nation telle
qu’ils la voyaient et contribuaient à la faire exister, les Idéologues, en même temps que,
sur un plan purement théorique, ils inventaient cette « science » qui ne leur a pas
survécu, mettaient au point, sur un plan pratique cette fois, une certaine manière
d’articuler le jeu des idées au fonctionnement de la société en prêtant à ce jeu une
organisation homogène, qui en harmonise les résultats et écarte à l’avance toute
possibilité de conflit ou de contradiction. C’est en effet le propre de toute idéologie,
sans majuscule, de se concevoir et de se faire recevoir comme universelle et nécessaire,
sur le modèle de l’Idéologie avec une majuscule, donc excluant toute alternative à
l’ordre qu’elle expose, auquel elle attribue un caractère englobant, qui ne laisse place à
aucune contestation, puisqu’il se présente comme étant le plus naturel de tous, celui
qui doit s’imposer lorsque les obstacles à sa réalisation, qui ne sont que des accidents de
l’histoire humaine, auront été écartés.
22 Alors, qu’est-ce que l’I(i) déologie, avec ou sans majuscule, dans sa forme première,
qu’elle a prise en 1796 ? Sartre, qui, dans toute son œuvre, a fait de la rationalité
analytique un repoussoir, une attitude de pensée négativement connotée au regard de
l’autre forme de rationalité qu’il revendique sous le nom de « dialectique », esquisse
une réponse à cette question dans une page de sa grande étude sur Flaubert, à propos
d’Achille-Cléophas, le père de Gustave, médecin formé dans la tradition de Bichat, qui
se rattache à l’école idéologique :
Le rationalisme analytique, issu du XVIIe siècle, utilisé au XVIIIe siècle par les
« philosophes » comme une arme critique, devient au début de l’Empire, sous la
plume des « Idéologues », détestés de Napoléon, la charte intellectuelle de la
bourgeoisie. Il s’agit à la fois d’un principe de méthode et d’une extrapolation
métaphysique : « L’analyse est toujours nécessaire, elle est dans tous les cas
théoriquement possible. » Cela veut dire qu’un ensemble quelconque, dans
n’importe quel secteur de l’être, peut être décomposé en éléments plus simples et
ceux-ci, à leur tour, en d’autres éléments, jusqu’à toucher le roc, c’est-à-dire les
insécables protégés contre la désagrégation moins par leur unité que par leur
absolue simplicité6.
23 Suit, dans l’ouvrage de Sartre, une étude détaillée des formes prises par ce mécanisme
analytique, véritable « charte intellectuelle » qui s’appuie sur l’hypothèse d’un
naturalisme intégral, développé dans la forme d’une ontologie du dehors, privilégiant
les rapports en extériorité, et qui conduit à présenter la subjectivité mentale elle-même
comme une constellation d’éléments – les idées –, ce qui revient à en faire « une
extériorité du dedans ». Or, en dépit de ses prétentions à l’objectivité scientifique,
prétentions étayées par sa cohérence systématique qui la rend à la fois incontestable et
infalsifiable, une telle manière de voir relève selon lui d’un point de vue de classe
déterminé :
C’est que la bourgeoisie triomphante voulait réduire en poudre les vieux
organismes totalitaires de la monarchie absolue... Grâce au rationalisme analytique,
la bourgeoisie peut lutter sur deux fronts : elle dissout par la critique les privilèges
et les mythes de l’aristocratie foncière ; elle décompose sa propre classe et la classe
ouvrière en atomes individués mais sans communication entre eux... Voilà le
système : tous les bourgeois ensemble le sécrètent et le respirent ; ils le produisent
et s’en imprègnent7.
24 L’idéologie, ramenée à ses sources historiques, serait donc la philosophie spontanée de
la bourgeoisie, qui consiste à présenter un tout, par exemple la société, sur le modèle
54
d’une somme d’atomes isolés et isolables n’entretenant entre eux que des rapports en
extériorité soumis à la grande loi du dehors, comme des petits pois rangés côte à côte
dans une boîte, pour reprendre une comparaison que Sartre affectionne. Et cette
« idéologie » est tellement bourgeoise qu’on en vient à se demander si ce n’est pas
l’idéologie comme telle qui est bourgeoise dans son essence, et s’il peut y avoir d’autre
idéologie que bourgeoise. S’il en est ainsi, cela signifie que l’idéologie, liée à une
certaine forme d’organisation sociale, doit apparaître et disparaître avec elle, ce qui est
la marque de sa fondamentale historicité : son universalisme relève de la vision
particulière du monde propre à la bourgeoisie, et du refus de celle-ci de se concevoir
comme classe dominant d’autres classes, ce qui la conduit à apparaître comme
représentante de l’Homme en général, avec une majuscule qui s’apparente à celle dont
s’adorne le mot Idéologie.
25 Cette façon de concevoir l’idéologie, qui met en évidence qu’elle absorbe en dispersant,
ou intègre en séparant, sur des bases qui lui sont fournies par l’analyse du réel en ses
éléments destinés à être ensuite retotalisés, est un leitmotiv chez Sartre et fournit un
bon témoignage de son « marxisme », très inspiré de Lukacs, auteur de Histoire et
conscience de classe, qui ramène la dialectique à une logique de la totalité. C’est ce
présupposé qui commande par exemple la présentation de la littérature « bourgeoise »
dans Qu’est-ce que la littérature ?, où la thématique de l’universel en extériorité,
postposant la synthèse à l’analyse dans une perspective de décomposition/
recomposition, était déjà exploitée :
Comme le bourgeois n’a de rapport avec les forces naturelles que par personnes
interposées, comme la réalité matérielle lui apparaît sous forme de produits
manufacturés, comme il est entouré, à perte de vue, d’un monde déjà humanisé qui
lui renvoie sa propre image, comme il se borne à glaner à la surface des choses les
significations que d’autres hommes y ont déposées, comme sa tâche consiste
essentiellement à manier des symboles abstraits, mots, chiffres, schémas,
diagrammes pour déterminer par quelles méthodes ses salariés répartiront les
biens de consommation, comme sa culture tout aussi bien que son métier le
prédisposent à penser sur de la pensée, il s’est convaincu que l’univers était
réductible à un système d’idées ; il dissout en idées l’effort, la peine, les besoins,
l’oppression, les guerres : il n’y a pas de mal, mais seulement un pluralisme ;
certaines idées vivent à l’état libre, il faut les intégrer au système. Ainsi conçoit-il le
progrès humain comme un vaste mouvement d’assimilation : les idées s’assimilent
entre elles et les esprits entre eux. Au terme de cet immense processus digestif, la
pensée trouvera son unification et la société son intégration totale 8.
26 Si l’idéologie est globalisante et fonctionne comme un système attrapetout, c’est donc
d’abord parce qu’elle ramène indifféremment les contenus qu’elle traite à des idées et à
des arrangements ou combinaisons d’idées, selon un modèle purement associatif. À
quoi, comme Aron qu’exaspérait ce type d’explication typiquement « intellectuelle » au
sens de ce qu’il appelle l’« opium des intellectuels », on objectera que c’est cette
manière de présenter l’idéologie qui, d’emblée, est globalisante et procède par
amalgame, en faisant de l’idéologie une unité cohérente, où tout se tient, de telle façon
que cette cohésion tient lieu de la réalité elle-même, dans le cadre d’un système d’idées
coordonnées de manière à faire monde, sans que soit tenu compte de la complexité
réelle des choses : et baptiser ce système de « bourgeois », en vue de lui conférer une
identité formelle, confirme que ce système n’a que la réalité factice qu’on veut bien lui
prêter, ce qui nécessite d’entrer dans son jeu et de feindre de croire en son unité, en
renonçant à voir ce qui se dissimule derrière elle. En pointant la tentation propre à la
bourgeoisie, elle-même constituée en corps homogène, de « penser sur de la pensée »,
55
ce qui évoque le programme d’une science des idées qui a effectivement servi de
prétexte à la formation du mot « idéologie », Sartre marquerait ainsi sa propre
incapacité à sortir de l’idéologie et de son cercle, donc à développer à propos de
l’idéologie un point de vue qui ne soit pas celui de l’idéologie. L’idéologie n’est-elle
qu’un système intellectuel refermé sur lui-même et trouvant son unité dans le « sujet »
qui la profère, la « bourgeoisie », acteur à part entière dans l’histoire de la pensée ?
Mais, il faut l’admettre, l’entité signalée par le concept syncrétique de « raison
bourgeoise », en tant que celle-ci correspondrait à une attitude mentale consistante et
permanente, pour autant que subsistent les conditions qui l’ont engendrée, est une
fiction, et même, peut-on dire, une fiction idéologique, qui sert à masquer d’autres
clivages plus essentiels.
27 Dans une tout autre perspective que celle de Sartre, et sans faire nullement référence à
une classe sociale sujet de pensée et d’action, car à son point de vue ni la pensée ni
l’action n’ont à être expliquées en référence à un sujet quel qu’il soit, Foucault a lui
aussi cherché, dans Les mots et les choses, à répondre à la question « Qu’est-ce que
l’idéologie ? », dans le cadre d’un développement sur « idéologie et critique », où il
oppose la démarche inaugurale de Kant, qui ouvre la voie à la nouvelle épistémè des
sciences humaines, au point de vue passéiste défendu par les Idéologues : selon lui,
ceux-ci n’auraient fait que perpétuer, sur la base de leur attachement à l’ancien modèle
théorique de la grammaire générale, l’ordre représentatif dont la logique avait été
établie et définie deux siècles plus tôt. La démarche idéologique se situerait donc en
deçà de l’entreprise d’une critique de la raison qui a ouvert un nouveau champ aux
opérations du savoir :
L’Idéologie n’interroge pas le fondement, les limites ou la racine de la
représentation ; elle parcourt le domaine des représentations en général ; elle fixe
les successions nécessaires qui y apparaissent ; elle définit les liens qui s’y nouent ;
elle manifeste les lois de composition et de décomposition qui peuvent y régner.
Elle loge tout savoir dans l’espace des représentations, et en parcourant cet espace,
elle formule le savoir des lois qui l’organisent. Elle est en un sens le savoir de tous
les savoirs9.
28 On peut se demander si, en substituant à la notion de sujet collectif de pensée celle de
structure ou d’espace de savoir, Foucault fait autre chose que présenter dans un autre
langage, avec d’autres mots, une explication qui aboutit aux mêmes résultats que celle
proposée par Sartre, mettant l’accent sur la cohésion d’un système « idéologique »,
caractérisé comme étant celui qui place en son centre, sous le nom d’idée, la
représentation. Il est cependant à noter que l’Idéologie, pour Foucault, n’est pas tout à
fait une théorie de la représentation comme les autres, dans la mesure où elle marque
l’épuisement, voire l’effondrement de l’univers mental auquel elle appartient encore,
au titre d’une ultime survivance, à un moment où a commencé à prévaloir une autre
façon de voir les choses, moment qui est d’ailleurs celui où la France se voit contrainte
d’abandonner au bénéfice de l’Allemagne la prééminence qu’elle détenait depuis
Descartes dans le domaine de la philosophie. Foucault parle un peu plus loin des
« platitudes de l’Idéologie10 », faisant alors allusion à la mise à plat qu’elle effectue des
éléments dans lesquels elle analyse le réel, étalés à la surface du tableau où s’ordonnent
ses représentations : et cette platitude s’oppose dans son esprit à la neuve profondeur
dans laquelle la réflexion empirico-transcendantale enracine la connaissance en lui
assignant des arrière-plans qui ne relèvent plus de la seule représentation ramenée à
un modèle unitaire. Ceci signifie que, considérée du point de vue de l’histoire du savoir
56
30 Revenons pour finir au passage de la seconde partie du Mémoire sur la faculté de penser où
le mot « idéologie » a été pour la première fois introduit :
Je préférerais donc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’idéologie, ou science des
idées.
Il est très sage, car il ne suppose rien de ce que est douteux ou inconnu ; il ne
rappelle à l’esprit aucune idée de cause.
Son sens est très clair pour tout le monde, si l’on ne considère que celui du mot
français idée ; car chacun sait ce qu’il entend par une idée, quoique peu de gens
sachent bien ce que c’est.
Il est rigoureusement exact dans cette hypothèse ; car idéologie est la traduction
littérale de science des idées.
Il est encore très exact, si on a égard à l’étymologie grecque du mot « idée », car le
verbe eidô veut dire « je vois, je perçois par la vue », et de même « je sais, je
connais ». Le substantif eidos ou idéa, que l’on traduit ordinairement par « tableau,
image », bien analysé, signifie donc réellement « perception du sens de la vue ».
C’est sans doute sous ce rapport qu’on l’a transposé dans le latin et dans le français
en le généralisant. On a fait abstraction de sa relation particulière au sens de la vue,
comme toutes les fois qu’on transporte une expression des choses sensibles aux
choses intellectuelles ; et le mot idée est devenu réellement synonyme de celui de
perception.
Ce mot a encore un avantage : c’est qu’en donnant le nom d’idéologie à la science
qui résulte de l’analyse des sensations, vous indiquez en même temps le but et le
moyen ; et si votre doctrine se trouve différer de quelques autres philosophes qui
cultivent la même science, la raison en est donnée d’avance : c’est que vous ne
cherchez la connaissance de l’homme que dans l’analyse de ses facultés ; vous
consentez d’ignorer tout ce qu’elle ne vous découvre pas.
31 À première vue, ce texte confirme l’interprétation de l’Idéologie comme système de
pensée unitaire dont les déficiences sont manifestes : Destutt de Tracy, lecteur assidu
de Condillac, aurait dû prêter une plus grande attention à la critique radicale que celui-
ci propose de la notion de « faculté » dans l’ Essai sur l’origine des connaissances humaines,
avec pour argument principal que celle-ci débouche sur une resubstantialisation du
fonctionnement de l’esprit, à rebours de la perspective relationniste propre à l’analyse ;
comme on l’a vu, ce retour en arrière est la conséquence du naturalisme intégral dont
l’Idéologie tire sa principale inspiration. Toutefois, cette objection peut être nuancée à
la lecture de la fin de ce passage, qui insiste sur la distinction entre méthode et
doctrine. L’Idéologie étant avant tout une méthode, elle peut déboucher sur des
résultats doctrinaux distincts, voire opposés, c’est-à-dire que son champ
d’investigation reste jusqu’au bout ouvert, étant déposée l’illusion qu’il puisse être
parcouru en totalité. Mais, tout en étant ouvert, donc impossible à boucler, il est aussi
étroitement limité, dans la mesure où son objet n’est pas l’intégralité du réel, ramené à
un principe unique, mais la réalité particulière de l’humain, en tant que celui-ci donne
son contenu à une science autonome, l’anthropologie, dont le projet s’est formé au
moment précis où naissait aussi l’I(i) déologie, avec ou sans majuscule. Ce qui est
intéressant dans celle-ci, c’est donc qu’elle se tient dans un équilibre incertain entre
passéisme et modernité : c’est pourquoi elle peut servir de révélateur à la conjoncture
conflictuelle dans laquelle un monde nouveau, en prenant d’abord appui sur des
notions comme celles de nation et de république, a commencé à prendre forme, sans
pouvoir se référer, comme le faisait l’ancien monde de la tradition, à aucun modèle
organique. En conséquence, il ne faut pas s’arrêter, comme paraissent le faire Sartre et
Foucault, à la cohérence de premier niveau que présente l’idéologie ès Idéologues, ni
l’identifier, en vue de la disqualifier, à un système arrêté dont les contours seraient déjà
58
tout tracés, hors de toute perspective critique : en réalité, elle est les deux à la fois, un
système et ce qui donne les moyens de l’attaquer, en en décelant les insuffisances et les
failles. C’est la raison pour laquelle il y a une histoire de la notion d’idéologie, dont
l’Idéologie des Idéologues ne représente que la toute première étape.
NOTES
1. Ce Mémoire a été réimprimé dans la collection « Corpus des oeuvres de philosophie en langue
française », Paris, Fayard, 1992.
2. La première impression du Mémoire écrit « psycologie » : le mot psychologie, lui aussi de
création toute récente, avait été pour la première fois utilisé en langue française par le
naturaliste suisse Charles Bonnet (1720-1793), auteur d’un Essai de psychologie ou Considérations sur
les opérations de l’âme, sur l’habitude et sur l’éducation, auxquelles on a ajouté des principes
philosophiques sur la cause première et sur son effet (Londres, 1755) et d’un Essai analytique sur les
facultés de l’âme (Copenhague, 1760).
3. Sur la pédagogie très particulière des écoles centrales, conçue en vue de faire pièce à celle des
anciens collèges jésuites, voir l’important chapitre qui lui est consacré dans L’évolution
pédagogique en France de Durkheim. Le meilleur témoignage sur le fonctionnement de ces écoles
nous vient de Stendhal, qui en avait été l’élève à Grenoble et s’est ensuite constamment déclaré
fidèle à l’esprit que cette fréquentation lui avait inculqué.
4. Les deux premiers volumes des Éléments d’idéologie, consacrés à l’« Idéologie » proprement dite
et à la « Grammaire » ont été republiés par H. Gouhier aux éditions Vrin en 1970 ; les deux
volumes suivants étaient consacrés à la « Logique » et à un Traité de la volonté et de ses effets
(réédité en 1994 dans la même collection « Corpus... » que le Mémoire).
5. Au sujet de cette École normale de l’an III on peut lire, dans le volume commémoratif publié
chez Hachette en 1895, Le centenaire de l’École normale, une étude de P. Dupuy à laquelle sont
empruntés les textes cités ici en référence. Le passage de la présente étude consacré à cette
première École normale a été publié sous le titre « L’idéologie avant l’idéologie : l’École normale
de l’an III », dans François Azouvi (dir.), L’institution de la raison, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS,
1992.
6. J.-P. Sartre, L’idiot de la famille, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1983 [1971], t. I, p. 72-73.
7. J.-P. Sartre, L’idiot..., op. cit., p. 73-74.
8. J.-P. Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 158.
9. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 253.
10. Ibid., p. 259.
59
1 En créant, sous le nom d’idéologie, une science nouvelle, la science des idées, à laquelle
était dévolu le rôle de tenir, en tant que science des sciences, la place autrefois occupée
par la philosophie, les Idéologues pensaient ouvrir à celle-ci un champ d’investigation
inépuisable, ce qui eût du même coup conféré à leur entreprise, avec le nom sous lequel
ils l’avaient enregistrée, un caractère pérenne. En réalité, celle-ci a été des plus
éphémères, et l’Idéologie, avec une majuscule, sous sa forme première, a pris presque
aussitôt un sens et une valeur très différents de ceux qu’ils lui avaient attribués : le mot
« idéologie » a très vite cessé d’être le nom propre d’une discipline scientifique de
pointe, revendiquant un caractère d’objectivité et d’exactitude, et c’est précisément de
ce moment où a été contestée la capacité de cette discipline à atteindre, comme elle y
prétendait, la vérité, qu’elle a fait son entrée dans le langage commun et a commencé à
y exister sous la nouvelle forme de l’idéologie, sans majuscule, qui l’a popularisée, le
mot étant ainsi resté en l’absence de la chose qu’il avait d’abord désignée. La
transformation du sens du mot « idéologie », qui lui a permis de fonctionner et de durer
sur de nouvelles bases, a donc résulté de la remise en question de la valeur de
connaissance initialement reconnue à l’Idéologie, remise en question qui, au départ, a
été moins scientifique que politique, ce qu’autorisait le fait que, comme on l’a montré,
elle jouait simultanément sur ces deux tableaux, en se présentant comme un savoir
révolutionnaire, publiquement utile, ayant pour destination de servir à la
réorganisation de la société et donc aussi vouée, par là même, à en épouser les aléas et à
subir le contre-choc de ses conflits.
2 Cette transformation a coïncidé avec le moment où la forme républicaine relativement
ouverte mise en place sous le Directoire, qui, issue d’un précaire compromis, avait
aussitôt donné champ libre aux luttes de factions et avait contribué à remettre en selle
les forces monarchistes contre-révolutionnaires, a basculé, dans les toutes dernières
années du XVIIIe siècle, sous le poids de ses contradictions internes, et a cédé la place au
Consulat puis à l’Empire ; ces derniers représentaient des types de régime autoritaire,
où le rôle des assemblées a été réduit au minimum et où la circulation des idées a été
60
rassemblés au pied des pyramides. Le groupe des Idéologues fut comblé par ce
ralliement providentiel ; Destutt de Tracy déclina cependant l’invitation qui lui était
faite de prendre part à l’expédition d’Égypte, dans laquelle Bonaparte entraîna, l’année
suivante, d’autres de ses collègues de l’Institut, non des moindres, comme Berthollet,
Monge, Geoffroy Saint-Hilaire et Joseph Fourier, qui ont eu la chance de revenir vivants
de cette équipée improvisée. Lorsqu’il rentra précipitamment en France en 1798, à un
moment où les conspirations et les désordres s’étaient développés au plus haut niveau
d’intensité, ce qui offrait une conjoncture favorable au coup de force qu’il préméditait,
les Idéologues n’avaient aucune raison de se méfier de lui ; Cabanis participa avec
Sieyès à la rédaction de la Constitution de l’an VIII destinée, sur le modèle romain
antique, à installer le nouveau régime du Consulat qui, imposé militairement par coup
d’État le 18 brumaire, correspondit en réalité à l’installation d’une dictature policière,
préalable au rétablissement d’un ordre de type monarchique sous le nom d’Empire, qui
faisait lui aussi référence à l’antiquité romaine et élevait le grand homme au rang
éminemment symbolique d’un nouveau César. Revenus brutalement de leurs naïves
illusions, consternés par le retour en force du catholicisme négocié avec le Concordat
de 1801, les Idéologues s’installèrent dans la posture d’opposants tacites au régime, à
leurs yeux réactionnaire, que, ils ne se le pardonnaient pas, ils n’avaient pas vu venir et
dont ils avaient même préparé le triomphe : alors que les cinq années du Directoire leur
avaient permis d’occuper la première place sur le terrain des idées et de revendiquer le
rôle de conscience de la nation, les quinze années suivantes du Consulat et de l’Empire
marquèrent le déclin de leur hégémonie intellectuelle et les reléguèrent dans la
situation peu attrayante de dinosaures de la pensée, mis du jour au lendemain à la
retraite, retraite fort confortable d’ailleurs, puisque le grand homme eut l’astuce de les
couvrir de charges honorifiques grassement pensionnées pour s’assurer, à défaut de
leur approbation déclarée, une abstention, qu’il obtint d’ailleurs sans difficulté. Le
succès remporté en 1802 par la publication du Génie du christianisme de Chateaubriand,
best-seller absolu de cette période – l’autre ayant été De l’Allemagne de Germaine de
Staël3 qui introduisit en France les modèles de littérature et de pensée germaniques –,
marqua un complet renversement de tendance : celui-ci destitua définitivement les
Idéologues de leur prétention à être les champions de la modernité et les rejeta
brutalement dans la situation de représentants du siècle passé 4, témoins attardés d’un
monde disparu et, à contre-courant de la nouvelle mode romantique qui commençait
alors à s’installer en France, continuateurs d’un classicisme périmé, dont Stendhal
durant la première moitié du XIXe siècle puis Taine durant la seconde ont été
pratiquement les seuls, sans vraiment convaincre, à défendre l’actualité. Lorsque
Destutt de Tracy, qui survécut à plusieurs régimes politiques et se rallia en 1815 à la
monarchie constitutionnelle de Louis XVIII, vint visiter les barricades de l’insurrection
de 1830, vieillard costumé et fardé comme un aristocrate d’Ancien Régime, que plus
personne ne connaissait, il parut être un fantôme venu du fond des âges, ce que, de fait,
est devenue pour nous son « Idéologie », que l’on ne prend plus au sérieux et qui a
définitivement cessé d’être étudiée pour elle-même.
5 Bonaparte, devenu Napoléon, supporta très mal d’être lâché par ses anciens
protecteurs, qui avaient démasqué en lui la figure d’un despote, ce qui provoqua sa
fureur, dont témoignent un certain nombre de déclarations d’esprit identique tenues
du début à la fin de son règne et rendues publiques par la voie des gazettes, ce qui leur
a assuré une large diffusion :
62
résonance avec l’esprit du temps, une fugace actualité dont elle épousait les
mouvements, en étant toujours l’idéologie du moment, mise au goût du jour et en
répétant les incertitudes ; c’est de cette manière que, coupée, en même temps que de
ses bases naturelles, des certitudes de la science, l’idéologie est devenue synonyme
d’opinion, au sens d’une forme de pensée vaine qui cultive les illusions au détriment de
la réalité des choses.
10 Pour en revenir à Marx, au moment où il a rédigé avec Engels L’idéologie allemande, cette
rupture entre le point de vue de la nature et celui de l’histoire pouvait paraître
cruciale, le propre de l’idéologie étant justement de renaturaliser trompeusement ce
qui est en réalité historique, afin de pérenniser, de manière artificiellement trompeuse,
ce qui n’est en fait que transitoire. Mais cette alternative entre les deux positions du
tout nature et du tout histoire était-elle indépassable ? Et, pour restituer à la notion
d’idéologie une valeur positive au-delà de sa connotation négative, et pour l’insérer à
nouveau dans les réseaux de la réalité, ne fallait-il pas justement surmonter cette
opposition, et concevoir une histoire qui fût en même temps une nature et ne se
contentât pas de planer au-dessus d’elle comme l’esprit au-dessus des eaux, ce que
Marx commencera à comprendre du moment où il mettra réellement en œuvre le
programme du matérialisme historique, dont L’idéologie allemande n’était qu’une toute
première esquisse ? Il ne sera plus permis alors, en vue d’historiciser l’idéologie, de la
présenter comme la création arbitraire de quelques esprits égarés : mais il faudra la
comprendre en tant que production sociale ayant, au niveau qui est le sien. dans lequel
la société tout entière est engagée, sa nécessité ; s’expliquerait ainsi le passage de la
théorie de l’idéologie esquissée en 1845 à l’analyse du fétichisme développée ensuite, et
dans un esprit tout différent, à la fin de la première section du premier livre du Capital,
où il est montré que, tout en gardant un caractère chimérique, le fétichisme, idéologie
qui n’est pas une pure invention d’idéologues en folie et est même, pourrait-on dire,
idéologie sans sujet qui en soit la cause, remplit dans la structure économique de la
société une fonction réelle, même si cette fonction est celle d’un masque.
11 Cependant, de la période où sa signification a été marquée principalement d’une valeur
négative, a résulté, pour la notion d’idéologie, une conséquence qui ne pourra être
ensuite remise en cause d’aucune manière et qui accompagne tous ses développements
futurs. Du moment où l’idéologie a dû renoncer au caractère « scientifique » dont elle
avait disposé à sa naissance, ce qui lui avait conféré une portée universelle, il n’a plus
été possible de parler d’elle au singulier, et ceci parce qu’elle a été alors immergée dans
un contexte conflictuel qui en fit littéralement exploser les enjeux : au règne sans
partage de l’Idéologie succéda la lutte des idéologies, car il était devenu impensable
qu’aucun discours idéologique pût couvrir en totalité et de façon suivie, sans partage, le
champ où ces idéologies prenaient place ; à la rigueur, pouvait être momentanément
suscitée l’illusion que l’un de ces types de discours était à juste titre hégémonique,
étant cependant exclu que cette hégémonie, d’une part ne soit pas contestée, ne fût-ce
qu’en puissance, donc de façon tacite ou déclarée, et d’autre part s’affirme autrement
que relativement à d’autres positions idéologiques dont elle contrecarrât l’essor ; d’où
la pluralité des idéologies, privées de la perspective d’une recentration sur un pôle
unique de validation qui garantît leur réconciliation définitive.
12 Du même coup commençaient à être posés, dans un contexte caractérisé par la
confusion attachée à tout débat et à la mêlée que celui-ci induit, les problèmes
concernant la notion d’idéologie dominante considérée dans son rapport à d’autres
66
idéologies constituées par rapport à elle comme dominées, problèmes qui n’avaient
aucune raison d’être soulevés lorsque l’idéologie disposait d’une assise naturelle stable
qui en régulait automatiquement les manifestations, ce qui évitait d’inscrire celles-ci
dans une structure de domination. Et, en même temps, était aussi posée la question de
savoir quel est le lieu réel de ces conflits : est-ce le ciel des idées, la tête des gens ou le
terrain où les hommes travaillent matériellement pour assurer les conditions de leur
existence, en entretenant entre eux certains rapports très particuliers, dont toute
l’histoire atteste qu’ils sont eux aussi conflictuels ? Comment la lutte des idéologies
interfère-t-elle avec la dynamique des rapports sociaux ? En est-elle seulement le reflet
passif ? Ou bien y a-t-il, ne serait-ce qu’à travers l’effet d’entraînement qu’elle exerce
sur les masses, une action en retour de l’idéologie sur cette dynamique dont elle ne fait
pas que transcrire les manifestations dans son langage, sans parvenir à en infléchir les
orientations ? Autrement dit, l’idéologie est-elle, selon une conception qui paraît
commune à Napoléon et au jeune Marx, une marque d’impuissance, et alors on ne
comprend plus ce qui autorise à en dénoncer la dangerosité, ou bien dispose-t-elle
d’une puissance propre, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de la onzième thèse sur
Feuerbach, a-t-elle la capacité non seulement d’interpréter le monde, mais aussi de
participer à sa transformation, dans des conditions qui n’ont plus rien à voir avec la
sérénité de la découverte scientifique ? Et d’ailleurs, cette sérénité n’est-elle pas elle-
même un leurre qui fonctionne sur des bases fournies par l’idéologie ? N’y a-t-il pas
aussi une idéologie de la science, qui dissimule sous une apparence de systématicité, de
régularité et de continuité la virulence des discussions qui en rendent possible la
progression, sur une ligne accidentée, imprévisible, ce qui en expose toutes les
certitudes à être à tout moment réexaminées et réinterprétées ? Si étonnant que cela
puisse paraître, il a fallu, pour que ces interrogations puissent être soulevées, que la
notion d’idéologie subît l’épreuve de sa péjoratisation, qui, en lui imposant la nécessité
de se développer dans un contexte polémique, a conduit à en dénoncer les fausses
cohérences, ce qui, en la déstabilisant, a obligé à en penser le fonctionnement sur de
nouvelles bases.
13 Ce n’est pas tout : la pluralisation de l’idéologie, résultat de sa dénaturalisation,
conduisit à prendre en considération non seulement la différence des positions
idéologiques confrontées dans le cadre de leurs luttes, mais la distinction de niveaux ou
de plans de l’idéologie, celle-ci revêtant alors les formes diverses, et potentiellement
décalées, d’idéologies politique, scientifique, juridique, religieuse, esthétique, etc., dont
le réseau plus ou moins cohérent ou désajointé venait compliquer encore un peu plus le
jeu des relations idéologiques, en étendant simultanément le champ de leur exercice.
Suivant la logique de cette extension, tous les événements de l’histoire humaine
tendent à être ramenés sur le terrain de l’idéologie, devenue l’enjeu principal de toutes
les transformations sociales en cours : l’idéologie, mais quelle idéologie, et quelle forme
de l’idéologie ? On dut alors se demander ce qui, sur le plan propre à l’idéologie,
occupait la position dominante, ou encore, en d’autres termes, quelles pouvaient être
les bases idéologiques de l’idéologie auxquelles en fût imputable le développement ? La
réponse de Napoléon à cette interrogation fut, on l’a vu, que la cause des idéologies
était à chercher du côté des idéologues, cette caste arrogante de savants ou de
prétendus savants qui, de leur propre décision, s’étaient placés au-dessus des lois et
formaient en réalité une faction de trublions et d’intrigants, vains perturbateurs du jeu
politique et social, qu’il suffisait de faire taire pour que l’ordre extra-idéologique soit
rétabli. Or ce schéma simpliste d’explication, qui rapportait le trouble à l’intervention
67
jusque dans ses dernières conséquences, que, lui portant un parfait mépris, il estimait
pouvoir aisément tenir en laisse, Napoléon accréditait à sa façon la représentation de
l’idéologie comme une affaire de curés, ayant pour matière une opinion publique
constitutionnellement incertaine et malléable, encline à la crédulité, prête à tourner à
tout moment du côté où le vent souffle, dépourvue de toute consistance propre et
dépendant du jeu d’influences extérieures qui la manipulent à leur gré. C’est pourquoi,
nous y revenons, la religion a servi de critère et de test privilégié au rôle dévolu à
l’idéologie du moment où, par le biais de sa péjoratisation, elle a fait l’objet d’une
ségrégation qui la plaçait à part de l’organisation sociale : Napoléon voulait bien de
prêtres prêchant leur doctrine le dimanche, jour réservé, en marge des occupations
ordinaires de la vie, au culte du Seigneur, mais il redoutait l’intervention d’intellectuels
dévoyés qui se fussent arrogé le droit de pérorer durant les jours ouvrables de la
semaine et de remplir en permanence, hors de toute surveillance, le rôle de conscience
morale de la société. L’idéologie étant une excroissance, peut-être inévitable, de
l’existence communautaire, elle devait être définitivement reléguée dans les marges de
la vie sociale auxquelles sa nature idéelle la destine. Et de même, la conscience
religieuse n’étant finalement rien d’autre que le discours de consolation dont les gens
ont besoin pour supporter les inconvénients du sort, comme par exemple leur
condition misérable ou l’obligation dans laquelle ils se trouvent de payer contraints et
forcés l’impôt du sang, elle est tolérable sous condition qu’elle reste à sa place, parquée
entre les murs de l’église où elle est autorisée à faire résonner ses oraisons et ses
chants : dans la secte des idéologues, Napoléon voyait justement un corps de clercs
déviants, tentés d’échapper à cette règle, en se délivrant de leur enfermement et en
devenant par exemple, redescendus du ciel sur la terre, les régents d’une instruction
publique livrée à leur seule inspiration, qui délivrât à tous, en application du droit
exorbitant qu’ils s’étaient attribué, des leçons de citoyenneté, ce que l’homme fort et le
régime qu’il avait installé ne pouvaient tolérer. Au fond, l’idéologie n’était rien d’autre
à son point de vue qu’une religion profane, infidèle à sa destination d’origine à laquelle
il faut à nouveau l’attacher, en rétablissant nettement la coupure du profane et du
sacré.
16 Ici, à nouveau, la démarche suivie par Marx à ses débuts recoupe celle de Napoléon,
même si c’est en suivant d’autres voies qu’il est arrivé à des conclusions voisines, à
défaut d’être parfaitement identiques. Lui aussi a commencé par voir dans l’idéologie
l’affaire d’un corps de spécialistes, qui se sont artificiellement autonomisés par rapport
à l’ensemble de la société dont ils prétendent, par une sorte de miracle spéculatif,
détenir la vérité, alors que, en fait, ils en occultent la réalité, en exploitant le talent
formel de manier des idées dont ils ont l’apanage exclusif : c’est pourquoi il a considéré
que l’attitude appropriée à leur égard était l’invective ; en conséquence, il a engagé
contre l’idéologie en tant que telle une polémique virulente et exaspérée, un pilonnage
à certains égards disproportionné, qui rendait extrêmement difficile, voire impossible,
d’en faire la théorie, c’est-à-dire de comprendre la sorte de nécessité, sinon de
légitimité, à laquelle elle obéissait. Ou plutôt, il ne lui a reconnu qu’une sorte très
particulière de nécessité, issue de la logique scissionnelle qui en commande les
mécanismes ; et c’est ce cheminement de pensée qui l’a amené à estimer que l’idéologie
s’apparente à la religion davantage qu’à la science, à laquelle elle avait été au départ
rattachée : l’idéologie religieuse n’est-elle pas par excellence une idéologie de la
séparation, qui revendique la capacité exclusive à occuper un autre terrain que celui où
se déroule la vie de tous les jours ? À la religion, l’idéologie emprunte son illusion de
69
l’émancipation des Juifs dans la société allemande, et, ramenée à l’essentiel, sa thèse
était que le principal obstacle à cette émancipation est la conscience religieuse des
Juifs, qui a créé de toutes pièces dans leur tête le mythe de leur judéité, d’où la
nécessité de porter la critique contre ce mythe en lui donnant la forme d’une critique
religieuse. Ce à quoi Marx opposait, en ayant à l’esprit l’idée que la question juive
n’intéresse par seulement les Juifs mais constitue un cas particulier du problème de
l’émancipation humaine en général, l’argument selon lequel la critique, lorsqu’elle se
contente de s’attaquer aux représentations religieuses, manque sa cible, qui est en
réalité politique : la solution de la question juive, c’est qu’il n’y a pas de question juive,
tout simplement parce qu’elle déborde les limites à l’intérieur desquelles le thème de la
judéité, enraciné dans des spéculations de type religieux, prend sens. En effet, si les
hommes sont aliénés dans leur tête, dans la mesure où leur aliénation répond à des
motivations formulées mentalement, ce qu’on peut à la rigueur admettre, ils le sont en
vertu de causes qui ne se situent pas dans leur tête, mais résultent de l’existence, face à
la société réelle où l’homme vit et travaille, d’un corps devenu matériellement étranger
à celle-ci, bien qu’il en soit sorti, et qui est l’État. C’est pourquoi la vraie critique doit
être politique, et non religieuse : c’est à l’autonomie que l’État revendique par rapport
au reste de la société qu’il faut en dernière instance qu’elle s’en prenne. Se retrouve
donc ici le thème de la séparation, que Marx a seulement transporté sur un autre
terrain, celui où, à ses yeux, se situe la principale séparation, dont celle promulguée par
la religion n’est en dernière instance que le calque ou la reproduction : de ce point de
vue, on peut avancer qu’il a récupéré, en l’interprétant à sa manière, la thèse de Hegel
selon laquelle « l’État, c’est Dieu sur la terre ». C’est sur terre et non dans le ciel que se
décide l’issue au problème posé par la séparation : mais cela n’empêche que, pour
penser cette séparation, il faille en quelque sorte remonter de la copie à l’original, donc
déplacer vers l’analyse du monde réel les résultats obtenus à partir de l’étude de
l’idéologie religieuse, où les termes du problème se présentent sous une forme grossie,
donc plus directement lisible, ce qui explique que la critique religieuse ait précédé la
critique politique et lui ait préparé le terrain, en esquissant la structure théorique
qu’elle n’aura plus ensuite qu’à réappliquer à ce qui constitue son objet véritable.
19 Attaquer l’idéologie sous sa forme religieuse pour sauver l’État, comme prétend le faire
un rationalisme de courte vue, « laïque » avant la lettre, du type de celui revendiqué
par Bauer, ce qui n’est pas très différent de ce que faisait Napoléon lorsqu’il
sanctionnait les Idéologues en vue de préserver le principe de son autorité, c’est passer
à côté du fait fondamental qui est que la véritable religion, la religion dans sa forme la
plus pure, c’est la religion de l’État, c’est-à-dire l’ensemble de spéculations venues du
fond des âges qui ont amené à croire que l’État dispose de droit d’une complète
autonomie par rapport au reste de la société, alors que, immergé en elle, il n’en
constitue qu’un bout rapporté, une excroissance plus ou moins maligne, qui est la cause
de toutes les formes de l’aliénation humaine. Marx écrit, dans le premier article sur la
question juive :
Religieux, les membres de l’État politique le sont par le dualisme entre la vie
individuelle et la vie générique, entre la vie de la société civile et la vie politique ;
religieux, ils le sont en tant que l’homme considère comme sa vraie vie la vie
politique située au-delà de sa propre individualité ; religieux, ils le sont dans le sens
que la religion est ici l’esprit de la société civile, l’expression de ce qui éloigne et
sépare l’homme de l’homme6.
71
20 En conséquence, pour abolir cette séparation, dont l’idéologie religieuse fournit une
représentation conforme, mais qui n’en reste pas moins de l’ordre de la pure
représentation, il faut remonter jusqu’à ses racines premières, qui consistent en la
scission de la société civile et de l’État. En mettant ainsi l’accent sur la critique
politique, au moment où il écrit La question juive, Marx n’en est pas encore arrivé à
concevoir, comme il le fera après 1845, que ce qui éloigne et sépare l’homme de
l’homme a ses causes dans la société civile elle-même, c’est-à-dire sur le terrain où les
hommes produisent par leur travail leurs moyens d’existence, dans des conditions qui,
dans le cadre de la société bourgeoise, sont celles de la séparation du capital et du
travail, source de conflits sociaux inexpiables, dont la solution ne se trouve pas dans
l’État, donc n’est pas exclusivement politique. Le cheminement de pensée de Marx,
résumé très grossièrement, l’a donc conduit de la critique religieuse à la critique
politique, puis de la critique politique à la critique économique. Ce qui nous intéresse
ici avant tout, c’est que, pour parcourir ce cheminement, il soit parti de la critique
religieuse qui lui a fourni ses concepts de base, et en particulier qui lui a permis de
penser l’idéologie, en tant que celle-ci prend place dans une structure de séparation, de
scission, qui littéralement coupe le monde en deux et amène les gens à vivre écartelés
entre deux ordres de réalité, l’un matériel, l’autre idéel, ce qui est la cause pour eux
d’une insupportable tension.
21 Pour expliquer comment Marx, sur les bases fournies par ce que nous avons appelé le
processus de péjoratisation de l’idéologie, a opéré la reprise de ce concept, qui en a
effectué la généralisation en en faisant l’un des noyaux centraux de la pensée politique
et sociale, un enjeu déterminant pour la compréhension de la vie collective et des
dilemmes dans lesquels elle s’est enfermée, il va donc falloir repartir, comme Marx lui-
même l’a fait, du modèle spéculatif qui a rendu cette reprise possible, et l’a d’une
certaine façon préparée : ce modèle, Marx l’a trouvé, sous une forme sophistiquée,
complètement élaborée, dans L’essence du christianisme de Feuerbach, et, sans la
référence aux enseignements qu’il a pu tirer de la lecture de cet ouvrage, les textes qu’il
a composés en 1845, au moment où il a redécouvert à de nouveaux frais l’idéologie, à la
fois le mot et la chose, seraient peu compréhensibles.
22 Pour conclure cette présentation du processus de péjoratisation de la notion
d’idéologie, rapprochons la de celle qu’en a proposée le marxiste hongrois Karl
Mannheim dans son ouvrage Idéologie et utopie (1929), qui a joué un rôle fondateur pour
une sociologie de la connaissance : cette démarche consiste, selon les termes de
Mannheim, à « observer comment et sous quelles formes la vie intellectuelle à un
moment historique donné est en rapport avec les formes politiques et sociales
existantes », sous-entendu d’une manière qui en biaise les productions, de telle sorte
qu’elles cessent d’entretenir un rapport frontal à la vérité objective des choses qu’elles
reflètent alors indirectement, sur fond de « fausse conscience », au sens d’une
conscience qui n’est pas fausse pour des raisons subjectives particulières mais sur un
plan de détermination plus large où c’est la vie sociale tout entière qui est impliquée.
Dans la présentation historique qu’il donne du concept d’idéologie, Mannheim insiste,
comme nous venons de le faire, sur l’importance du rôle joué par Napoléon, qui, par
son initiative propre, a fait entrer le mot idéologie dans le langage courant, pour cette
opération de « falsification » de l’idéologie, et, par son intermédiaire, de l’entreprise
même de la connaissance, qui précède et prépare sa reprise ultérieure par Marx. Sa
thèse est que, pour que la connaissance soit ainsi destituée, sur un plan général, de son
72
NOTES
1. Selon une confidence rapportée par Las Cases, Bonaparte se faisait appeler aux réunions de
l’Institut auxquelles il participait le « Géomètre des batailles » ou le « Mécanicien de la victoire »
(Le mémorial de Sainte-Hélène, à la date du 12 mai 1816) ; le 11 décembre 1797, au cours d’un dîner
public, Laplace lui aurait fait cette déclaration qui mêlait astucieusement obséquiosité et ironie :
« Général, nous nous attendions tous à recevoir tout de vous, sauf une leçon de
mathématiques ! »
2. Cité par G. Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978, p. 317,
ouvrage auquel sont empruntées les références suivantes.
3. Conçu en 1804, l’ouvrage n’est paru qu’en 1813, une première impression ayant été saisie
en 1810.
4. Voir infra, le chapitre XIII sur Victor Cousin.
5. « Il faut avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée.
L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ». On peut
voir, en lisant La Sainte Famille, avec quel enthousiasme Marx salua cette nouvelle façon de voir et
à quel point – malgré toutes ses réserves critiques – il fut influencé par elle » (F. Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, dans Marx, Engels, Études philosophiques,
Paris, Éditions sociales, 1961, p. 23).
6. K. Marx, La question Juive, trad. J.-M. Palmier, Paris, 10/18,1968, p. 32.
7. K. Mannheim, Idéologie et utopie, trad. P. Rollet d’après l’édition anglaise de 1937, Marcel
Rivière, coll. « Petite bibliothèque de sociologie internationale », série « Les classiques de la
sociologie », 1956, p. 66-69.
75
20 On pourrait voir là l’amorce d’un néo-catholicisme du type de celui élaboré ensuite par
Lamennais, dans le contexte propre à une doctrine de la « tradition », sous réserve que
celle-ci soit interprétée dans les termes d’une « nouvelle tradition ».
21 S’explique alors la tentative de Maistre en vue de réconcilier, au nom de la force de
l’expérience, l’ancien et le nouveau : tentative qu’illustre l’improbable alliance,
esquissée dans les Considérations sur la France, entre le système de la fatalité et celui de
la providence. Cette alliance débouche finalement sur une vision gnostique de
l’histoire, où s’affrontent, à puissance égale, le bien et le mal. Vision aussi peu
orthodoxe que possible.
22 On comprend que l’interprétation de la Révolution forgée à partir de telles prémisses
soit foncièrement composite, révolutionnaire et contre-révolutionnaire à la fois. Ce
dont on peut conclure que la pensée dite « contre-révolutionnaire » ne peut être
complètement isolée du processus de la Révolution, dont elle fait partie intégrante,
comme l’un de ses aspects extrêmes. Replacée dans le mouvement global de la
Révolution, qui ne peut être ramenée à un événement ponctuel relevant d’une
interprétation univoque, cette pensée en exprime aussi à sa manière, qui doit être
paradoxale, les orientations les plus profondes, qui l’ont marquée à son insu.
NOTES
1. J. de Maistre, Considérations sur la France, Paris, Garnier, coll. « Les classiques de la politique »,
1980. La référence sera ensuite citée à l’aide du sigle CSF.
2. CSF, chap. X, p. 86.
3. CSF chap. X, p. 98.
4. CSF, chap. VIII, p. 75.
5. CSF, chap. VII, p. 67.
6. CSF, chap. VII, p. 67-68.
7. CSF, chap. I, p. 33.
8. CSF, chap. III, p. 49.
9. CSF, chap. II, p. 40.
10. CSF, chap. II, p. 45.
11. CSF, chap. V, p. 59.
12. Cité par É. Dermenghem, Joseph de Maistre mystique, Paris, La Connaissance, 1923, p. 110.
13. CSF, chap. X, p. 87.
79
passé dont le fait même qu’on le commémore atteste le caractère révolu, témoigne, a
contrario en quelque sorte, de l’impulsion qui l’entraîne dans la voie du nouveau. C’est
comme si descendre un fleuve était en même temps le remonter dans l’autre sens : ou
plutôt on dirait qu’on ne peut retourner vers la source d’un fleuve qu’en se faisant
entraîner et déporter par son flux inexorable, toute mémoire étant, à son insu même, et
contre sa volonté la plus expresse, orientée vers une sorte d’avenir, les efforts
d’innovation les plus radicaux étant, de leur côté, ramenés vers le passé avec lequel ils
voudraient rompre.
6 Chateaubriand a aussi exploité cette figure d’une navigation, inspirée de la
représentation complexe du fleuve-temps, image du « torrent du siècle », dont elle
partage les ambiguïtés et les contradictions, dans un autre texte commémoratif : il
s’agit de la préface à l’édition de 1826 de ses Œuvres, où était pour la première fois
reproduit, dans sa version originale assortie de notes correctives, le malheureux Essai
historique sur les révolutions de 1797, dont Chateaubriand n’a jamais cessé ensuite de
regretter la publication, et dont toute son œuvre future, dès le Génie du christianisme
de 1802, n’a eu de cesse de contrecarrer et de gommer certains effets malencontreux.
Voici comment, à trente ans de distance, Chateaubriand explique les conditions de la
composition de cet Essai :
J’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête et je prétendais fixer les rives
fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du bord8.
7 Ainsi, à l’époque où, engagé dans la tourmente qui mêlait ensemble les mouvements de
la Révolution et de la contre-révolution, il faisait encore l’esprit fort, comme s’il était
toujours dans le salon de Malesherbes. Chateaubriand était déjà ce voyageur emporté
au fil d’une eau qu’il ne maîtrise pas, qui lui fait considérer mélancoliquement des rives
apparemment immobiles au point de vue de son propre mouvement, et qui les rend
définitivement insaisissables au moment même où il cherche à les appréhender, à y
prendre pied, pour en fixer la représentation.
8 L’Essai lui-même, dans sa rédaction primitive, commençait d’ailleurs par l’évocation de
ce flux qui donne son véritable élément à l’écriture poétique :
Le mal, le grand mal, c’est que nous ne sommes point de notre siècle. Chaque âge est
un fleuve qui nous entraîne selon le penchant des destinées quand nous nous y
abandonnons. Mais il me semble que nous sommes tous hors de son cours. Les uns
(les républicains) l’ont traversé avec impétuosité, et se sont élancés sur le bord
opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s’embarquer. Les deux
partis crient et s’insultent, selon qu’ils sont pour l’une ou l’autre rive. Ainsi les
premiers nous transportent loin de nous dans des perfections imaginaires, en nous
faisant devancer notre âge ; les seconds nous retiennent en arrière, refusent de
s’éclairer, et veulent rester des hommes du XIVe siècle dans l’année 17969.
9 Le fleuve, en même temps qu’il renvoie le regard vers deux directions, l’amont et l’aval,
départage aussi des rives opposées : sont renvoyées dos à dos les deux prétentions
rivales du tout progrès et du tout ordre, qui rejettent leurs sectateurs « hors du cours »
du fleuve-temps, en poussant les uns sur une rive droite où le temps semble s’être
arrêté en arrière de lui-même, au XIVe siècle, et les autres sur une rive gauche où il
semble au bout de sa course et en quelque sorte projeté au-delà de son rythme naturel
d’écoulement, parvenu au terme parfait de sa progression. Pour échapper à cette
alternative, il ne reste qu’à se réembarquer, en suivant l’écoulement du fleuve, au fil de
l’eau, qui dispose l’un par rapport à l’autre, dans la simultanéité de leur dialogue,
82
l’avant et l’après, sans prétendre les séparer, puisque toute vérité est dans le temps et
du temps.
10 Toute la pensée de Chateaubriand, et le style à travers lequel cette pensée s’est
effectuée, sont peut-être renfermés dans ces images, qui illustrent l’impossibilité de
penser en se situant complètement hors du temps, lors même qu’on entreprend de s’en
détacher ou de le prendre à contre-courant. Car si la pensée est pensée du temps, c’est
en ce double sens qu’elle essaie de ressaisir le temps en vue de le maîtriser, mais aussi
qu’elle en est issue, comme une pensée qui est « du temps », non seulement en ce sens
trivial qu’elle est bien de son temps, mais parce que, plus profondément, elle est faite et
travaillée par le temps qui la constitue en l’incorporant à son ordre, et en lui en faisant
partager toutes les contradictions ; de telle manière, peut-on dire, que la pensée elle-
même est « du » temps : c’est du temps, réfléchi et élaboré par des moyens qui sont
ceux du raisonnement ou de l’écriture, donc du style, du temps devenu lettre, et
comme tel à nouveau exposé au temps, au temps de ses destinataires qui l’emporte
encore plus loin dans son inachevable mouvement d’avancée et de recul. L’élément
commun à toutes les démarches de Chateaubriand, au long de sa carrière d’écrivain et
d’homme public, ce pourrait bien être cette rumination du temps et de son
déroulement, qui trouvera son plein régime dans les Mémoires d’outre-tombe, rumination
dont les incertitudes et les ambiguïtés, les « orages », ceux qui traversent aussi le cœur
de René, ne peuvent qu’incliner à une inexpiable mélancolie.
et des conflits déclenchés en Europe par la République française, présentation qui, par
exemple, fait écrire sur une même ligne : « Les Grecs ravagent la Lydie, et sont
repoussés (504 avant J.-C.) » et « les Français tentent l’invasion du Brabant, et sont
repoussés (29 avril 1792)29 ». Ces rapprochements forcés finissent par définir l’allure
d’un véritable effet de style, qui permet d’associer directement, dans une même phrase,
des événements distincts de l’histoire, comme si ceux-ci, dans leur réelle texture,
étaient effectivement mêlés au point de donner lieu à une exposition simultanée. Voici
quelques exemples de ces associations incongrues, qui peuvent paraître à la limite de
l’absurdité :
Durant que ceci se passait en Ionie et dans le Brabant, de grandes scènes s’étaient
ouvertes en Grèce et en France. Soulevées au nom de la liberté, ces deux contrées
avaient chassé leurs princes et changé la forme de leur gouvernement. Dans le
moment le plus chaud de cet enthousiasme, les Athéniens voient tout à coup arriver
les ambassadeurs de l’Ionie révoltée, qui les supplient de secourir leurs concitoyens
dans la cause commune de l’indépendance. – Les députés du Brabant en
insurrection font à Paris la même prière à l’Assemblée nationale 30.
Au retour de la saison favorable aux armes, les Perses et les Autrichiens reprirent le
champ avec une nouvelle vigueur. Mardonios ravagea une seconde fois l’Attique ; –
de son côté le prince de Cobourg emporta Landrecies et obtint plusieurs avantages.
Mais bientôt la fortune changea de face. Pausanias, évitant de combattre dans la
plaine, attira enfin les ennemis sur un terrain qui leur était défavorable. – Pichegru,
en envahissant la Flandre maritime, obligea les alliés à abandonner leur conquête.
Après des démarches et des actions multipliées, les grandes armées grecques et
persanes – françaises et autrichiennes, se rencontrèrent au lieu marqué par la
destinée31.
29 En lisant ceci, on ne peut s’empêcher de penser que le lieu de ces rencontres
« marquées par la destinée » n’est autre que la page d’écriture sur la surface de
laquelle, par la volonté expresse de celui qui la compose, elles s’inscrivent de manière
conjuguée.
30 Toutefois, il faut comprendre que ces rapprochements ne débouchent pas sur
l’affirmation d’une pure et simple identité : et c’est là que la lecture de l’Essai
commence à devenir réellement intéressante. L’histoire ne cesse de revenir sur elle-
même et de se répéter, et ainsi elle ne se libère jamais définitivement de ses origines,
mais elle le fait dans des conditions telles que cette reproduction n’est jamais
absolument conforme, parce qu’elle est creusée par le mouvement d’une imperceptible
différence, celle de ce que Chateaubriand appelle « la différence des temps 32 », qui
détermine le « je ne sais quoi33 » dont sont faites singulièrement les révolutions. Car un
même événement, replacé à des étapes différentes du cours de l’histoire, où il n’a pas
une portée équivalente, acquiert aussi des significations différentes qui
tendanciellement en modifient le contenu :
Ainsi, lorsqu’une révolution arrivait dans l’Ancien Monde, les livres rares, les
monuments des arts disparaissaient ; la barbarie submergeait une autre fois la
terre, et les hommes qui survivaient à ce déluge, étaient obligés, comme les
premiers habitants du globe, de recommencer une nouvelle carrière, de repasser
lentement par tous les degrés de leurs prédécesseurs. Le flambeau expiré des
sciences ne trouvait plus de dépôt de lumières où reprendre la vie. Il fallait attendre
que le génie de quelque grand homme vînt communiquer le feu de nouveau, comme
la lampe de Vesta, qu’on ne pouvait rallumer qu’à la flamme du soleil, lorsqu’elle
venait à s’éteindre. Il n’en est pas de même pour nous ; il serait impossible de
calculer jusqu’à quelle hauteur la société peut atteindre, à présent que rien ne se
perd, que rien ne saurait se perdre : ceci nous jette dans l’infini 34.
88
31 Ainsi, l’histoire balbutie pour commencer, et son champ d’action ne s’élargit qu’au fur
et à mesure que son cours avance. Il y a donc bien d’une certaine manière évolution,
même si celle-ci ne coïncide pas avec le schéma univoque d’une progression.
32 En effet, ce qui commande cette évolution, c’est la distinction passant entre les anciens
peuples, qui sont en fait les plus « jeunes » tant ils restent proches d’une nature
première, immature et barbare, et les nouveaux peuples, qui sont aussi les plus
« vieux », en raison de l’expérience historique accumulée dont ils bénéficient et qui
constitue le fond de leur culture : comme l’avait remarqué Pascal dans la préface de son
Traité du vide, nous, les Modernes, sommes, par un étonnant retournement, les
véritables Anciens. C’est donc que l’histoire, dans son double mouvement d’avancée et
de retour qui lie constamment le passé au présent et le présent au passé, reste prise
dans la contradiction de la nature et de la culture, qui est aussi celle de l’inné et de
l’acquis, contradiction insoluble qui hante tous ses événements et les décale
subtilement les uns par rapport aux autres.
33 Or, dans son ouvrage de 1797, Chateaubriand exploite cette idée, qui sert de fil
conducteur à toute son interprétation de l’histoire, dans une perspective qui est
essentiellement empruntée à Rousseau : ce que les philosophes des Lumières appellent
« progrès » correspond en fait au mouvement inexorable qui éloigne l’humanité de ses
origines, en la dépossédant peu à peu de sa pureté native ; et ainsi ce mouvement
développe son identité en l’altérant, creusant toujours un peu plus l’abîme qui sépare
les « vieux » peuples, qui sont aussi les plus récents, des « jeunes » peuples, dont la
neuve réalité, presque oubliée et abolie, ne subsiste plus qu’à travers des témoignages
incomplets et épars, qui en sont les ruines. Comme Benjamin Constant en faisait la
remarque à peu près en même temps que Chateaubriand, il faut donc bien comprendre
que le mot « liberté » n’a pas le même sens lorsqu’on parle de la liberté des Anciens,
dont les formes étaient essentiellement directes, et de celle des Modernes, qui est
devenue indirecte. Ainsi, l’histoire revient sur elle-même suivant un procès de
déperdition qui en épuise peu à peu le contenu vivant et institutionnel en le dégradant,
ou plutôt en le surchargeant de vains perfectionnements qui, de fait, sous prétexte de
mieux le mettre en valeur, le dénaturent. Si les révolutions modernes ne sont que la
reprise des révolutions anciennes, c’est aussi qu’elles en donnent une dérisoire
caricature, incapable par définition de se substituer à l’original. Le progrès corrompt, et
c’est ce principe qui permet d’expliquer en dernière instance la Révolution :
La Révolution française ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre ; elle
vient des choses. Elle était inévitable ; c’est ce que mille gens ne veulent pas se
persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers les lumières
et vers la corruption ; c’est pourquoi on remarque dans la Révolution française tant
d’excellents principes et de conséquences funestes. Les premiers dérivent d’une
théorie éclairée, les secondes de la corruption des mœurs. Voilà le véritable motif
de ce mélange incompréhensible des crimes entés sur un tronc philosophique :
voilà ce que j’ai cherché à montrer dans tout le cours de cet Essai 35.
34 À partir de là, on comprend que l’Essai est un chapitre détaché de l’épopée de l’homme
de la nature entreprise par Chateaubriand au moment de son voyage en Amérique,
lorsque, de son propre aveu, a été élaboré le texte originel à partir duquel ont été
ensuite formées toutes ses œuvres ultérieures, jusqu’aux Mémoires qui en constituent,
post mortem nécessairement, la version définitive. L’imitation que donne des formes de
vie anciennes l’homme nouveau, qui se définit comme « moderne », n’en produit
89
qu’une figure corrompue et viciée. Ce thème revient tout au long de l’ Essai, ainsi par
exemple dans cette comparaison entre Robespierre et Lycurgue :
Le bouleversement total que les Français, et surtout les Jacobins, ont voulu opérer
dans les mœurs de leur nation, en assassinant les propriétaires, transportant les
fortunes, changeant les costumes, les usages et le Dieu même, n’a été qu’une
imitation de ce que Lycurgue fit dans sa patrie. Mais ce qui fut possible chez un
petit peuple encore tout près de la nature, et qu’on peut comparer à une pauvre et
nombreuse famille, l’était-il dans un antique royaume de vingt-cinq millions
d’habitants ? Dira-t-on que le législateur grec transforma des hommes plongés dans
le vice en des citoyens vertueux, et qu’on eût pu réussir également en France ?
Certes, les deux cas sont loin d’être les mêmes. Les Lacédémoniens avaient
l’immoralité d’une nation qui existe sans formes civiles ; immoralité qu’il faut
plutôt appeler un désordre qu’une véritable corruption : une telle société,
lorsqu’elle vient à se ranger sous une constitution, se métamorphose soudainement,
parce qu’elle a toute la force primitive, toute la rudesse vigoureuse d’une matière
qui n’a pas encore été mise sur le métier. Les Français avaient l’incurable
corruption des lois ; ils étaient légalement immoraux, comme tous les anciens
peuples soumis depuis longtemps à un gouvernement irrégulier. Alors, la trame est
usée, et lorsque vous venez à tendre la toile, elle se déchire de toutes parts 36.
35 Toute une poétique de l’énergie, saisie dans son jaillissement premier et dans les
ultimes manifestations où elle s’épuise, sous-tend cette dialectique de l’ancien et du
moderne, où le vieux et le nouveau échangent en permanence leurs figures. De ce point
de vue, les points forts de l’Essai sont ceux qui sont consacrés à l’évocation des formes
primitives de la civilisation, où la culture se dissocie à peine encore de la nature :
Le tableau des nations barbares offre je ne sais quoi de romantique, qui nous attire.
Nous aimons qu’on nous retrace des usages différents des nôtres, surtout si les
siècles y ont imprimé cette grandeur qui règne dans les choses antiques. Comme ces
colonnes qui paraissent plus belles quand la mousse des temps s’y est attachée 37.
36 L’ Itinéraire de Paris à Jerusalem se consacrera précisément à la recherche de cette
émotion, dont l’allure est celle d’un retour aux sources.
37 Exemplaires à cet égard sont les chapitres de la première partie de l’Essai qui
esquissent, à partir de l’exemple emblématique de la Scythie, comparé à celui de la
Suisse, une description des cultures archaïques et du mouvement qui, inéluctablement,
les pousse vers la décadence : chap. 46 (« Les trois âges de la Scythie et de la Suisse.
Premier âge : la Scythie heureuse et sauvage »), chap. 47 (« Suite du premier âge. La
Suisse pauvre et vertueuse »), chap. 48 (« Second âge : la Scythie et la Suisse
philosophiques »), chap. 49 (« Troisième âge : la Scythie et la Suisse corrompues.
Influence de la révolution grecque sur la première, de la révolution française sur la
seconde »)38. Cette description, qui mêle des traits empruntés à plusieurs peuples, est
essentiellement syncrétique :
Je supplée ici par la peinture du sauvage mental de l’Amérique ce qui manque dans
Justin, Hérodote, Strabon, Horace, etc., à l’histoire des Scythes. Les peuples
naturels, à quelques différences près, se ressemblent ; qui en a vu un, a vu tous les
autres39.
38 Mais, en identifiant ainsi les figures de tous les peuples sauvages, Chateaubriand entend
surtout faire ressortir les subtiles nuances qui décalent entre elles les représentations
qu’elles donnent du naturel de l’homme :
Les Scythes dans le monde ancien, les Suisses dans le monde moderne, attirèrent les
yeux de leurs contemporains par la célébrité de leur innocence. Cependant la
diverse aptitude de leur vie dut introduire quelque différence dans leurs vertus. Les
90
NOTES
1. Le texte de l’Essai sera cité d’après Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du
christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, ici, t. I, chap. 18, p. 94.
2. A. Comte, Œuvres, Paris, Anthropos, 1968-1971, t. IV, p. 27.
3. Ce texte sera ensuite repris intégralement dans les Mélanges littéraires.
91
4. En 1802.
5. En 1838.
6. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1946, t. I, p. 477-478.
7. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit.
8. Chateaubriand, Essai..., op. cit., p. 15.
9. Ibid., introduction, p. 42.
10. « L’Essai est certes un très méchant livre » (Chateaubriand, Essai..., op. cit., I, chap. 60, note de
l’édition de 1826, p. 224).
11. Titre complet : Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes
considérées dans leurs rapports avec la Révolution française (livre I). Le livre Il ne sera jamais réalisé.
12. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 12, note de l’édition de 1826, p. 303.
13. « [...] cet amas de contradictions que j’ai appelé Essai historique », ibid., t. II, chap. 17, note de
l’édition de 1826, p. 329.
14. Ibid., t. II, chap. 30, p. 377.
15. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 30, p. 377, note de l’édition de 1826.
16. Ibid., t. I, chap. 24, note de l’édition de 1826, p. 129.
17. Ibid., t. I, chap. 70, p. 262.
18. Ibid., t. I, chap. 9, note de l’édition de 1826, p. 74.
19. Ibid., t. I, chap.46, note de l’édition de 1826, p. 186.
20. Ibid., t. I, chap. 49, note de l’édition de 1826, p. 193.
21. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 58, note de l’édition de 1826, p. 208.
22. Cf., dans les Causeries du lundi, l’article du 17 avril 1854 « L’anniversaire du Génie du
christianisme ».
23. Chateaubriand écrit dans ce sens ; « Ma vieille raison approuve donc aujourd’hui ce que ma
jeune raison disait dans cette page il y a trente ans » (Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. II, chap. 11,
note de l’édition de 1826, p. 301) ; c’est nous qui soulignons.
24. Ibid., t. II, chap. 25, p. 360.
25. Ibid.
26. Ibid., t. I, chap. 45, note de l’édition de 1826, p. 184.
27. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 60, note de l’édition de 1826, p. 224.
28. Ibid., t. I chap. 1, p. 51.
29. Chateaubriand, Essai..., op. cit., t. I, chap. 64, p. 236-237.
30. Ibid., t. I, chap. 62, p. 227.
31. Ibid., t. I, chap. 67, p. 247.
32. Ibid., t. I, chap. 68, p. 256.
33. « [...] un je ne sais quoi, caché je ne sais où, et ce je ne sais quoi paraît être la cause efficiente
de toutes les révolutions » (Ibid., t. I, chap. 70, p. 263).
34. Ibid., t. I, chap. 68, p. 256.
35. Ibid., t. II, chap. 25, p. 358, note D du texte primitif ; l’édition de 1826 assortit ce passage du
commentaire suivant : « Si j’ai écrit quelque chose de bon dans ma vie, il faut y comprendre cette
note. »
36. Ibid., t. I, chap. 13, p. 79-80.
37. Ibid., t. I, chap. 38, p. 170 ; ce chapitre est consacré à la civilisation des Celtes. C’est nous qui
soulignons, dans ce passage écrit avant 1797, la formule « je ne sais quoi de romantique » : elle
introduit, dans le contexte d’une sorte de « Génie du paganisme », une thématique qui sera
exploitée à satiété dans le Génie du christianisme, où elle deviendra l’élément de base d’un
renouveau du sentiment littéraire.
38. Ibid., p. 184 à 193.
39. Ibid., t. I, chap. 47, p. 189.
92
saisissement qu’avaient produit sur elle les événements révolutionnaires, mais pour des
raisons plus lointaines encore. Les recherches théologiques avaient été abandonnées
depuis plus d’un siècle, du fait de la position hégémonique exercée par les diverses
philosophies des Lumières, qui avaient aussi influencé les milieux ecclésiastiques qui
n’étaient pas restés indifférents aux idées nouvelles : cette influence a été encore
renforcée lorsque les jésuites, qui avaient mené la lutte la plus déterminée contre
l’esprit philosophique, ont été expulsés de France en 1762. Bien avant cela, il y avait eu
la condamnation portée par les cartésiens à l’encontre de la tradition de l’aristotélisme
et du thomisme, qui, dès le XVIIe siècle, avait provoqué le déclin de la pensée
scolastique. La Révolution n’a fait que confirmer cette rupture avec la tradition, que la
période antérieure avait préparée. Lorsque Lamennais, en 1815, est entré dans les
ordres après avoir été tardivement baptisé, c’est sans être passé par un séminaire et
sans avoir reçu de formation théologique : le problème qui s’est posé à lui a été, dans
ces conditions, de réinventer, sinon une nouvelle religion, du moins une autre manière
d’aborder les problèmes religieux, qui devait déboucher à terme sur un néo-
catholicisme. C’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que, sur l’initiative
du pape Léon XIII dont l’encyclique Aeterni Patris date de 1879, sera promulguée la
renaissance thomiste, en vue de combattre efficacement le développement des idées
modernistes. Mais, durant la période qui précède cette restauration théologique, s’est,
sous les formes les plus diverses, déployé à l’intérieur de l’espace qui avait été laissé
ainsi ouvert le discours d’une nouvelle tradition.
8 La foisonnante invention poétique et doctrinale à laquelle va donner lieu la
régénération du sentiment religieux, qui sera une source principale d’inspiration pour
toute la littérature romantique française, est orientée par une représentation centrale
qui lui sert de schème directeur : celle d’une révélation primitive, jusqu’à laquelle il
faut remonter en passant par-dessus tous les intermédiaires, pour restituer assise
théorique et stabilité, mais aussi valeur sentimentale, à ce qui est ainsi identifié comme
« tradition ». La version rénovée du christianisme diffusée par Chateaubriand dans le
Génie du christianisme rejoue à sa façon cette représentation, qu’elle fait simultanément
fonctionner en tant qu’idée et en tant qu’image, à travers le tableau composé pour
donner de cette situation originaire une figuration visuelle. C’est cette figuration
qu’évoque le texte cité à la fin du chapitre précédent :
On ne peut se rappeler sans regret la beauté des anciens jours, alors que les forêts
n’avaient pas assez de silence, les grottes pas assez de profondeur, pour les fidèles
qui venaient y méditer sur les mystères. Ces chrétiens primitifs, témoins de la
rénovation du monde, étaient occupés de pensées bien différentes de celles qui
nous courbent aujourd’hui vers la terre, nous tous chrétiens vieillis dans le siècle, et
non pas dans la foi. En ce temps-là, la sagesse était sur les rochers, dans les antres
avec les lions, et les rois allaient consulter le solitaire de la montagne. Jours trop tôt
évanouis ! Il n’y a plus de saint Jean au désert, et l’heureux catéchumène ne sentira
plus couler sur lui ces flots du Jourdain, qui emportaient aux mers toutes ses
souillures10.
9 Une poétique nostalgie incline l’âme vers la représentation des premiers et anciens
temps où tout était nouveau, ce qui, et ce retournement de perspective fait
irrésistiblement penser à Pascal, fait apparaître les temps les plus récents comme vieux
ou vieillis, précisément parce qu’ils n’ont plus accès à la source vive des sentiments
primitifs que leur originarité ou originalité préservait idéalement de tout risque
d’altération ou de dénaturation. S’exprime ici sous un revêtement, on n’ose dire un
déguisement, chrétien, et dans le décor mythique du « désert », l’obsession du retour
97
aux origines, aux formes premières de l’esprit et de la vie, obsession dont on sait qu’elle
a traversé toute la pensée du XVIIIe siècle, puisqu’elle se retrouve aussi bien chez
Condillac que chez Rousseau, comme dans les figures plus marginales d’un certain
illuminisme dont J. Starobinski propose l’analyse suivante :
L’on sait que l’idée d’une révélation primitive s’est quelquefois exprimée au cours du
XVIIIe siècle,
tantôt en remontant à l’image biblique d’Adam conversant avec Dieu,
tantôt sous des variantes théosophiques ou quelque peu hétérodoxes. Le premier
homme, les premiers peuples ont reçu la totalité de l’art et du savoir : l’histoire n’a
fait qu’obscurcir la teneur de l’illumination première. [...] Comment participer à la
lumière primitive, si ce n’est par l’acte qui nous rend symboliquement
contemporains de son jaillissement – par l’initiation11 ?
10 C’est ce schème de pensée qui travaille le texte de Chateaubriand, comme il commande
par ailleurs la théorie de la parole primitive de Bonald qui, en exaltant les valeurs
premières de la tradition, recoupe le discours de l’illuminisme et de la théosophie, ce
dont témoignent encore à leur façon l’unanimisme visionnaire de Ballanche ou le
surprenant effort poursuivi par Jospeh de Maistre en vue d’effectuer une synthèse
entre franc-maçonnerie et catholicisme. S’explique ainsi le développement, aux
frontières parfois de l’hérésie, de pensées radicales de l’origine, dont l’inspiration est,
au premier abord, réactionnaire, pour autant que revenir aux sources de la révélation
première, c’est couper court à toute tentative révolutionnaire ; mais une telle
démarche efface du même coup les traces sédimentées par l’histoire de la tradition, en
vue de refonder celle-ci de manière systématiquement originale, comme si elle
renaissait à neuf, hors de tout contexte assignable. La nécessité d’un retour aux
sources, condition d’une régénération intellectuelle et morale, inspire une conception
poétique, sentimentale et confuse de la restauration : c’est bien cette idée élémentaire
que Chateaubriand exploitera en rédigeant le Génie du christianisme, qui effectue la
synthèse improbable du nouveau et de l’ancien, sans qu’on arrive à savoir si elle
procède d’une greffe du nouveau sur l’ancien ou de l’ancien sur le nouveau.
11 C’est pourquoi le Génie du christianisme, qui entreprend d’innover en restaurant une
tradition, est le résultat d’une entreprise hybride ; celle-ci mêle constamment
l’évocation au raisonnement, le naturel à l’artificiel, le sacré au profane, suivant les
règles d’une esthétique du clair-obscur et du passage dont les moments de transition
expriment ce qui, à l’écart de toute orthodoxie, définit par excellence, au point de vue
de Chateaubriand, l’esprit religieux : la confusion des sentiments. Le christianisme, tel
qu’il ressort, régénéré et comme remis à neuf, de la lecture de cet ouvrage, est
essentiellement un culte nostalgique du vague et de l’inconnu, qui ramène le principe
de la transcendance divine à l’intuition d’une inquiétante étrangeté, telle qu’elle est
suscitée par l’expérience mélancolique du voyage, de l’exil, et plus généralement de
l’ailleurs :
Formée pour nos misères et nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse
le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes, et par ce moyen elle a
fait dans le cœur une source de maux présents et d’espérances lointaines, d’où
découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un
voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu’au
tombeau12.
12 Le chrétien, c’est l’homme du passage : il est étranger au monde dans lequel il se sent
toujours déplacé, confronté à l’épreuve troublante d’un dépaysement dont le contexte
est simultanément naturel et surnaturel.
98
13 De ce point de vue, l’une des parties les plus significatives de l’ouvrage est celle qui est
consacrée aux « Harmonies de la religion chrétienne avec les scènes de la nature et les
passions du cœur humain13 ». Ces harmonies sont d’abord physiques ; elles résultent de
la correspondance qui, symboliquement, associe visions terrestres et visions célestes.
L’image des ruines, qui fait manifestement penser à Volney, prête à ces associations un
support privilégié. Cette image est à la fois désolante et consolante parce qu’elle mêle
d’espoir le regret, et tire de l’inquiétude un motif de satisfaction, dont le plaisir
esthétique est la réalisation. C’est dans cet esprit qu’est proposée l’évocation des
poétiques débris d’abbayes gothiques sur les bords des lacs du Cumberland en Écosse :
Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s’étonne de la tristesse de ces
lieux ; un océan sauvage, des syrtes embrumées, des vallées où s’élève la pierre d’un
tombeau, des torrents qui coulent à travers la bruyère, quelques pins rougeâtres
jetés sur la nudité d’un morne flanqué de couches de neige, c’est tout ce qui s’offre
aux regards. Le vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent
autant de tuyaux d’où s’échappent des plaintes ; l’orgue avait jadis moins de soupirs
sous ces voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes.
Derrière ces ouvertures, on voit fuir la nue et planer l’oiseau des terres boréales.
Quelquefois égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses toiles arrondies, comme
un esprit des eaux voilé de ses ailes, sillonne les vagues désertes ; sous le souffle de
l’aquilon, il semble se prosterner à chaque pas, et saluer les mers qui baignent les
débris du temple de Dieu14.
14 Ce tableau est rempli de l’absente présence de l’esprit qui hante de l’intérieur les plus
simples choses, de manière à en faire les instruments d’une sorte de célébration
cosmique unanime qui, en retour, les remplit d’une mystérieuse signification. De ces
« harmonies », exploitées par toute la poésie du XIXe siècle, se dégage le pressentiment
d’une obscure possession qui transfigure les objets en les projetant au-delà des formes
de leur existence immédiate, à travers une sorte d’expérience affective du transcendant
qui sacralise les formes sensibles de la réalité naturelle. C’est un tour de force d’avoir
réussi à faire passer ce fétichisme pour une expression authentique de l’esprit du
catholicisme.
15 Chateaubriand ne s’en est pas tenu à la suggestion de ces harmonies physiques ; il en a
prolongé l’évocation à travers les harmonies « morales » qui mettent en jeu non
seulement la représentation de la réalité extérieure, mais les passions humaines saisies
dans l’intériorité de leur déchaînement spontané. C’est ce qui l’avait incité à insérer,
dans la version originale du Génie du christianisme, deux courts textes de fiction, sans
doute rédigés antérieurement, qu’il a aussitôt détachés de ce contexte et publiés à part,
les consacrant ainsi à la fortune littéraire très particulière dont ils ont aussitôt fait
l’objet : Atala et René. Ces récits étaient empruntés à l’« épopée de l’homme de la
nature » dont Chateaubriand avait entrepris la rédaction in situ, au cours du voyage qui
l’avait conduit au nord du continent américain en 1791 :
Atala a été écrite dans le désert et sous les huttes des Sauvages. Je ne sais si le public
goûtera cette histoire qui sort de toutes les routes connues, et qui présente une
nature et des mœurs tout à fait étrangères à l’Europe. Il n’y a point d’aventures
dans Atala. C’est une sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique : tout
consiste dans la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude ;
tout gît dans le tableau des troubles de l’amour, au milieu du calme des déserts, et
du calme de la religion15.
16 Ici, le sentiment de l’inquiétante étrangeté associe de manière suggestive l’ambiance
dépaysante du « désert » et le désarroi d’âmes en proie au conflit du désir et de
l’interdit, aggravé et en quelque sorte surdéterminé par celui de la nature et la culture,
99
tout cas qu’elles étaient bien peu « classiques » et paraissaient libres par rapport à
toute espèce avérée de tradition.
20 Un autre épisode du récit retient l’attention. C’est celui où, réfugiés dans la mission du
père Aubry, Atala et Chactas assistent pour la première fois à la célébration du saint
sacrifice de la messe :
Le prêtre divin revêt une tunique blanche d’écorces de mûrier ; les vases sacrés sont
tirés d’un tabernacle au pied de la croix, l’autel se prépare sur un quartier de roche,
l’eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin
du sacrifice. Nous nous mettons à genoux dans les hautes herbes. Le mystère
commence. L’aurore paraissant derrière les montagnes enflammait l’orient. Tout
était d’or ou de rose dans la solitude. L’astre annoncé par tant de splendeur sortit
enfin d’un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l’hostie consacrée que
le prêtre en ce moment même élevait dans les airs. Ô charme de la religion ! Ô
magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un
rocher, pour église le désert, pour assistants d’innocents Sauvages ! Non, je ne
doute point qu’au moment où nous nous prosternâmes, le grand mystère ne
s’accomplît et que Dieu ne descendît sur la terre, car je le sentis descendre dans
mon cœur19.
21 Cette messe, dont le déroulement coïncide avec le sacre de l’aube, où l’image du soleil
naissant se superpose à celle de l’hostie que le célébrant élève vers le ciel, accomplit le
rituel d’une religion sensible au cœur, complètement naturalisée, vidée de tout contenu
dogmatique. La religion du père Aubry est une religion de plein air, dépoussiérée et
rendue aux grands espaces où elle respire librement, loin des conventions civilisées ;
c’est une religion ouverte sur un « ciel » qui est aussi celui des grandes célébrations de
la nature, conforme aux inspirations d’un « génie du christianisme » dont les
« charmes » et les « magnificences » pourraient être aussi bien celles d’un génie païen.
22 Ces ambiguïtés ont aussitôt déchaîné des controverses : on s’est demandé si cette
synthèse du naturel et du divin, parée des artifices rhétoriques du grand style, avec ses
longues périodes de prose rythmée, était aussi sincère et spontanée que ses libres
effusions ne voulaient le faire croire. N’avaient-elles pas été fabriquées, montées de
toutes pièces, pour les besoins d’une bonne cause que les opportunités politiques de
l’heure avaient remise en valeur et, si on peut dire, en grâce ? Ce soupçon semble se
confirmer si on prend en considération l’itinéraire effectivement suivi par
Chateaubriand avant que la publication du Génie du christianisme ne l’ait fait passer
soudainement de l’obscurité à la gloire. Dans la préface de la première édition de
l’ouvrage, en 1802, l’auteur faisait lui-même l’aveu suivant :
Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en
avouant la nécessité d’une religion, et en admirant le christianisme, j’en ai
cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et
des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les
sophismes20.
23 Chateaubriand fait ici allusion à l’ouvrage qu’il avait malencontreusement publié cinq
ans plus tôt, durant la période de son émigration en Angleterre, l’ Essai historique sur les
révolutions, dans lequel il s’était laissé entraîner à faire l’esprit fort, et qu’il avait conclu
sur un chapitre dont le titre ne pouvait pas ne pas faire scandale : « Quelle sera la
religion qui remplacera le christianisme ? » Sainte-Beuve, qui a maintes fois ironisé sur
les palinodies de Chateaubriand, en vue de souligner la fragilité et le caractère
politiquement et littérairement intéressé, donc l’artificialité de ses convictions
religieuses, a eu entre les mains et a été le premier à faire connaître 21 l’exemplaire
101
33 C’est sans doute pour des raisons de « goût » que Chateaubriand a « retranché »
quelques passages de son texte initial, en resserrant la description de manière à en
éliminer les effets de surcharge qui altéraient sa lisibilité, et du même coup
affaiblissaient son efficacité. Mais est-ce seulement pour des raisons esthétiques qu’il a
« changé » son texte, en y apportant la modification capitale indispensable pour que
celui-ci pût être inséré dans le nouveau contexte d’une apologie du christianisme ?
Cette modification apparaît à la fin du dernier paragraphe du texte, conforme à
l’original à quelques mots près qui, littéralement, en « convertissent » la signification :
La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s’exprimer dans les
langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée.
En vain, dans nos champs cultivés, l’imagination cherche à s’étendre ; elle
rencontre de toutes parts les habitations des hommes ; mais dans ces régions
sauvages, l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre
des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et pour ainsi dire à se
trouver seule devant Dieu30.
34 Que les cataractes aient cessé d’être « terribles » et leur gouffre « mugissant », cela
relève du pur effet de style tel qu’il s’offre au jugement de goût. Mais que le spectacle
nocturne des forêts d’Amérique31, au lieu de conduire l’âme « pour ainsi dire à se mêler,
à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime » (Essai), l’amène « pour ainsi dire
à se trouver seule devant Dieu » (Génie), cela change tout. On peut ironiser à ce propos,
et lire cette transformation comme une manifestation de l’inconsistance des
convictions religieuses de l’auteur qui, en quête de succès littéraires et de récompenses
politiques32, n’hésite pas à ajouter, comme un point sur un i, le nom de Dieu à un texte
initialement écrit selon d’autres vues pour servir un dessein qui, au départ, n’avait rien
d’apologétique. Mais on peut aussi y voir, plus largement, un témoignage des
ambiguïtés constitutives du sentiment religieux recréé et propagé par la « nouvelle
tradition », avec ses alternances d’avancées et de reculs, et le jeu subtil qu’elle est
parvenue à tisser entre l’avant et l’après, mêlant l’entreprise de restaurer à la volonté
d’innover, suivant le mouvement d’une insaisissable dialectique qui devait
effectivement trouver ses meilleures armes dans un style littéraire, plutôt que dans la
forme d’une argumentation raisonnée.
NOTES
1. Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, cité d’après l’édition où il est couplé à l’Essai sur les révolutions, à l’aide du sigle GC.
2. Celle de Bonaparte.
3. C’est une manière imagée de dire que le texte composé par Chateaubriand en 1802 comportait
implicitement, de manière cachée, l’appel à une restauration monarchique.
4. GC, p. 459 et suiv. Le même argumentaire se retrouve dans un passage des Mémoires d’outre-
tombe : « Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du christianisme. Les
fidèles se crurent sauvés : on avait alors besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui
venaient de la privation de ces consolations depuis de longues années. Que de forces
104
surnaturelles à demander pour tant d’adversités subies ! Combien de familles mutilées avaient à
rechercher auprès du Père des hommes les enfants qu’elles avaient perdus ! Combien de coeurs
brisés, combien d’âmes devenues solitaires, appelaient une main divine pour les guérir ! On se
précipitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d’une
contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de victimes !) se sauvaient à l’autel :
naufragés s’attachant au rocher sur lequel elles cherchent leur salut » (p. 461).
5. Lorsque Bonaparte, alors Premier consul, a pour la première fois rencontré Chateaubriand
suite à la publication du Génie du christianisme, à l’occasion d’une réception officielle donnée au
ministère de l’Intérieur par Lucien Bonaparte, il lui aurait déclaré : « Le christianisme ? Les
Idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils
me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des
sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux, ils ont encore laissé
assez de grandeur à l’infâme » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, II, livre 15, chap. 4, t. I, p,
490). La référence au « système d’astronomie » renvoie à l’ouvrage de C.-F. Dupuis, Origine de tous
tes cultes ou religion universelle (1794). Dans le livre de Dupuis, qui était une exposition raisonnée
de la thématique de la religion naturelle, on pouvait lire : « Sans prêtres, fêtons le retour du soleil
et avec lui la Nature entière. »
6. Cf. à ce sujet F. Baldensperger, Le mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, Plon,
1923-1924, et J. Godechot, La contre-révolution. Doctrine et action. 1789-1804, Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 1984.
7. GC, I, I, chap. 1, p. 470.
8. Plus tard, Lamennais, au moment où, suite à la publication du deuxième volume de l’Essai sur
l’indifférence en matière de religion, sa démarche était remise en question, s’est exprimé dans le
même sens : « Il ne faut pas qu’on s’y trompe à Rome : leur méthode traditionnelle, où tout se
prouve par des faits et des autorités, est sans doute parfaite en soi, et l’on ne peut ni ne doit
l’abandonner ; mais elle ne suffit pas, parce qu’on ne la comprend plus : et depuis que la raison
s’est déclarée souveraine, il faut aller droit à elle, la saisir sur son trône et la forcer, sous peine de
mort, de se prosterner devant la Raison de Dieu » (Lettre à J. de Maistre, 2 janvier 1821, Lettres et
opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, Paris, éd. Vaton, 1853, t. II, p. 122). Raisonner contre la
raison, philosopher contre la philosophie : le destin de Lamennais, marqué au départ par ces
apories pascaliennes, est exemplaire, parce que cette démarche l’a finalement ramené sur les
positions de la raison et de la philosophie, en le conduisant à terme, en sens exactement inverse
de ses postulats initiaux, à combattre l’autorité de Rome au nom d’une autre autorité, celle qui
est incarnée dans la trajectoire vivante de l’humanité, autorité plus haute parce que davantage
universelle. Il témoigne ainsi pour tous ces « réactionnaires » qui ont contribué pour une large
part à ouvrir les voies de ce qui s’appellera plus tard le « modernisme ».
9. Cf. L. Foucher, La philosophie catholique en France au XIXe siècle avant la renaissance thomiste et dans
son rapport avec elle ( 1800-1880), Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque de la société d’histoire
ecclésiastique de la France », 1955.
10. GC, I, I, chap. 6, p. 490.
11. J. Starobinski, 7789, Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979,
p. 96-97.
12. GC, II, III, chap. 9 (« Du vague des passions »), p. 715, Ce passage est cité dans l’édition séparée
d’Atala de 1805 (GF-Flammarion, p, 63). Dans le texte d’Atala, on retrouve cette thématique du
voyageur : « Quiconque a vu comme moi le père Aubry cheminant seul avec son bâton et son
bréviaire dans le désert a une véritable idée du voyageur chrétien sur terre » (p. 105).
13. GC, III, V, p. 873 et suiv.
14. Ibid., p. 886.
15. Préface de la première édition d’Atala, op. cit., p. 41.
16. Chateaubriand, Atala, op. cit., p. 77.
105
17. C’est une histoire de même type que raconte René, en y ajoutant la dimension scandaleuse de
la relation incestueuse entre frère et sœur.
18. Chateaubriand, Atala, op. cit., p. 87.
19. Ibid, p. 111.
20. GC, p. 1282.
21. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, lundi 17 avril 1854, « Anniversaire du Génie du christianisme » ;
cf. également Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire.
22. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, XI, chap. 4, p. 396.
23. Ibid., p. 398.
24. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, chap. 57, p. 441 et suiv.
25. GC, I, V, chap. 12 (« Deux perspectives de la nature »), p. 589 et suiv.
26. Chateaubriand, Essai..., op. cit., p. 441-442.
27. Ibid., p. 446.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 445.
30. GC, p. 592 (je souligne).
31. Que Chateaubriand ait assisté ou non en vrai à ce spectacle, ce qui est fort douteux, ne change
rien au fond de l’affaire.
32. Effectivement, le fait d’avoir été l’auteur en vue du Génie du christianisme a valu à
Chateaubriand son secrétariat d’ambassade à Rome.
106
16 On comprend donc que Bonald se soit fermement opposé aux tentatives de tous les
théoriciens du contrat social qui ont cherché à expliquer l’existence des sociétés à
partir de la volonté des hommes. Le fait constitutif de la société, et donc de toutes les
sociétés, ne peut être un contrat, ni une forme quelconque de l’initiative humaine : ce
ne peut être que le pouvoir, tel qu’il existe en soi, et s’impose à toutes les sociétés,
auxquelles il donne la loi immuable de leur constitution. C’est en ce sens que Bonald
parle d’une « législation primitive » (c’est le titre d’un de ses livres), dont les conditions
générales préexistent à l’existence particulière de chaque société et la déterminent en
lui fixant le critère absolu de sa légitimité et en en organisant la constitution. Cette
législation est la loi du pouvoir qui exige de tous les hommes qu’ils lui obéissent, et qui,
par-là même, analogiquement, instaure entre eux des rapports d’obéissance à l’image
de cet ordre radical qui les constitue :
Dieu et l’homme, les hommes entre eux, êtres semblables de volonté et d’action,
sont tous, par le fait seul de cette similitude, et de cette inégalité, dans un système
ou un ordre nécessaire de volontés et d’actions appelé société ; car si l’on suppose
égalité de volonté et d’action dans les êtres, il n’y aura plus de société ; tout sera
fort ou tout sera faible, et la société n’est que le rapport de la force à la faiblesse 9.
17 Le vice du contrat social tient à son caractère fictivement égalitaire. Or Dieu, qui est en
quelque sorte l’autre nom du pouvoir, a créé les hommes semblables, c’est-à-dire à son
image, mais non égaux, dans la mesure où il n’a pu les créer que conformes à l’acte
même par lequel il les a créés, en les insérant d’emblée dans ces relations de pouvoir
qui conditionnent toute leur existence et dont ils ne peuvent légitimement s’écarter.
S’ils ne respectent pas ces relations de pouvoir, ce n’est pas, comme ils le croient, pour
constituer un nouvel ordre dont ils assumeraient le contrôle exclusif, mais c’est de
manière à échapper aux règles fondamentales d’une constitution ou d’un ordre social :
Si les rapports entre les êtres sociaux sont nécessaires ou tels qu’ils ne puissent être
autres qu’ils ne sont sans changer la nature des êtres, la nature des êtres veut donc
produire les êtres nécessaires ; car tout être veut invinciblement se placer dans
l’état le plus conforme à sa nature : donc la nature des êtres sociaux veut ce que
veut la volonté générale de la société. Mais Dieu aime les êtres qu’il a créés,
puisqu’ils sont bons, c’est-à-dire faits à son image, il veut donc aussi leur
conservation ; il veut donc aussi les lois ou rapports nécessaires, qui assurent leur
conservation ou leur existence dans l’état le plus conforme à leur nature. Donc la
volonté générale de la société, la nature des êtres en société, la volonté de Dieu,
veulent la même chose ou sont conformes ; donc elles ne sont qu’une même
volonté, parce que des volontés qui n’occupent point d’espace peuvent se réunir en
une seule et même volonté. Ainsi volonté générale de la société, du corps social, de
l’homme social, nature des êtres sociaux ou de la société, volonté sociale, volonté de
Dieu même, sont des expressions synonymes dans cet ouvrage 10.
18 La loi que Dieu impose à la société est une loi de conservation, littéralement
conservatrice, qui commande ainsi toutes les volontés en leur imposant ce même but,
qui est d’assurer la permanence et l’universalité du pouvoir.
19 L’idée de souveraineté populaire, telle qu’elle découle logiquement des théories du
contrat, se trouve du même coup réfutée :
Des hommes qu’on a honorés du titre de métaphysiciens politiques, et dont toute la
métaphysique est l’obscurité d’un esprit faux, et toute la politique les désirs
effrénés d’un cœur corrompu, ont avancé que la souveraineté résidait dans le
peuple. C’est là une proposition générale ou abstraite ; mais lorsqu’on veut en faire
l’application à l’histoire ou par l’histoire, il se trouve que le peuple n’a jamais été et
qu’il ne peut jamais être souverain : car où seraient les sujets quand le peuple est
112
souverain ? Si l’on veut que la souveraineté réside dans le peuple, dans ce sens qu’il
ait le droit de faire les lois, il se trouve que nulle part le peuple n’a fait des lois, qu’il
est même impossible qu’un peuple fasse des lois, et qu’il n’a jamais fait, et qu’il ne
peut jamais faire autre chose qu’adopter des lois faites par un homme appelé par
cette raison législateur : or adopter des lois faites par un homme, c’est lui obéir ; et
obéir n’est pas être souverain mais sujet, et peut-être esclave. Enfin si l’on prétend
que la souveraineté réside dans le peuple, dans ce sens que le peuple en délègue
l’exercice en nommant ceux qui remplissent les diverses fonctions, il se trouve que
le peuple ne nomme personne et ne peut même nommer qui que ce soit ; mais qu’un
nombre convenu d’individus, qu’on est convenu d’appeler peuple, nomment
individuellement qui bon leur semble, en observant certaines formes publiques ou
secrètes dont on est également convenu. Or des conventions ne sont pas des
vérités : car les conventions humaines sont contingentes, c’est-à-dire qu’elles
peuvent être ou n’être pas, ou être autres qu’elles ne sont ; au lieu que les vérités
sont nécessaires, c’est-à-dire qu’elles doivent être et qu’elles ne peuvent être autres
qu’elles ne sont sans cesser d’être des vérités. Donc cette proposition générale ou
abstraite : la souveraineté réside dans le peuple, n’a jamais reçu et ne peut recevoir
aucune application ; donc c’est une erreur11.
20 Le même raisonnement établit que la constitution unique de toute société est
monarchique : la monarchie absolue ne fait que développer, dans sa forme, ce qui
constitue l’essence du rapport social, dont elle réalise le caractère nécessaire dans
l’existence, radicale et incontestée, d’une pure autorité. Cette autorité est tellement
pure qu’elle ne peut appartenir à personne en particulier ; pour Bonald, ce qui
caractérise la monarchie, c’est qu’en elle le pouvoir est général, alors que dans l’état
populaire ou démocratique il est toujours particulier. Or un pouvoir particulier, qui est
aussi le pouvoir d’un particulier ou d’un groupe de particuliers, tend par sa nature
même à l’arbitraire : les démocraties portent en elles la tyrannie, et les révolutions
finissent toujours par engendrer des dictateurs, parce qu’elles remettent en cause le
principe de l’universalité du pouvoir.
Dans la monarchie tout est social : religion, pouvoir, distinctions ; dans l’état
populaire, tout est individuel, chacun a sa religion, chacun son pouvoir, chacun
veut se distinguer ou dominer par ses talents ou par sa force. Dans la monarchie,
parce que le pouvoir est social, sa limite est dans les institutions sociales ; dans les
démocraties, parce que le pouvoir est individuel, sa limite est dans l’homme 12.
21 Les diverses formes de régimes démocratiques décomposent la société qu’elles
subordonnent aux intérêts particuliers des individus, intérêts qu’elles font valoir
comme des droits : alors il n’y a plus d’ordre social, mais seulement rassemblement
d’individus, somme de volontés particulières, « masse », sans unité ni principe. La
société authentique au contraire est fondée, non sur la revendication des droits,
individuels, donc particuliers, mais sur l’observation des devoirs, collectifs, donc
universels et nécessaires. C’est à cette condition seulement que peut être maintenue la
cohésion de la société, en rapport avec ce principe exclusif de pouvoir qui en
commande toute l’organisation, c’est-à-dire la « constitution ».
22 En ce sens, Bonald est un théoricien du droit naturel : il pose l’existence de lois
fondamentales de la société, communes à toutes les sociétés, et ces lois expriment les
rapports nécessaires, rapports d’obligation, qui lient les hommes entre eux, selon une
formule qui se trouvait déjà chez Montesquieu.
Si la société n’est pas dans la nature de l’homme, pourquoi y a-t-il des sociétés ? La
société existe : elle est donc dans la nature de l’homme ; les lois de son existence
sont donc nécessaires comme la nature de l’homme. Constituée comme l’homme
elle a comme lui l’existence pour objet, et elle doit, par sa nature, tendre à sa
113
28 C’est ici que, par un raisonnement qui peut surprendre, Bonald retrouve les doctrines
de la perfectibilité, en les réinterprétant dans sa propre perspective. L’ordre social n’est
pas un ordre donné, mais un ordre imposé : ce qui est posé au départ, dans le système
de la législation primitive, c’est le principe de cet ordre, mais non les formes de son
actualisation. Ainsi Dieu, qui est pouvoir, a-t-il nécessairement créé selon la loi du
pouvoir, en imposant au monde qu’il a créé la forme du pouvoir : mais sa création ne se
ramène pas à un acte initial, instantané, qui n’aurait qu’une valeur momentanée ; elle
est cette production perpétuelle de l’ordre, qui le recrée partout et dans tous les temps,
aussi bien dans les consciences individuelles que dans les formes collectives de la
société. C’est pourquoi, d’après Bonald, les sociétés tendent vers leur état naturel, qui
est leur fin et qui ne se confond nullement avec leur état natif. La permanence du
pouvoir n’implique donc pas un immobilisme social, une suspension du développement
historique des sociétés, bien au contraire, puisque ce développement est inséparable de
la réalisation de l’ordre qui lui confère son unique sens 16. On comprend alors comment
Comte pourra, sous la rubrique « ordre et progrès », rassembler les enseignements de
Condorcet et de Bonald dans une doctrine apparemment cohérente.
29 En quoi consiste la norme qui constitue toute société et en conditionne en même temps
le développement ? Elle se formule à travers un rapport hiérarchique de soumission,
dont la particularité est qu’il est un rapport ternaire, et pas seulement la relation
binaire de subordonnant à subordonné : c’est donc qu’entre eux ce rapport interpose
un intermédiaire ou un moyen terme. C’est la raison pour laquelle Bonald, parmi les
théoriciens politiques, passe pour un théoricien des corps intermédiaires. Cette
relation commande, à tous les niveaux, tous les aspects de la réalité, dans lesquels elle
se reproduit analogiquement. Dans son expression la plus abstraite, elle prend la
forme : cause/moyen/effet. Dans son expression théologique, elle devient : Dieu/
médiateur/humanité. Dans son expression politique : pouvoir/ministre/sujet. Dans son
expression naturelle : père/mère/enfant. Dans son expression sociale : roi/noblesse/
peuple. Etc. C’est donc un seul et même rapport qui détermine a priori la forme de tout
ordre, et en particulier de l’ordre social. On comprend pourquoi celui-ci est constitué à
l’image de la famille, famille et société exerçant d’ailleurs une même fonction
d’éducation qui assure la transmission et la conservation de la tradition. L’universalité
de cette relation de pouvoir est garante de sa nécessité et condition de sa permanence :
c’est elle qui organise effectivement un monde dans lequel il y a toujours et partout du
pouvoir, puisque celui-ci est le lien essentiel de tous les êtres. C’est pourquoi aussi ce
pouvoir, qui se retrouve uniformément dans tout ce qui existe, n’est pas un pouvoir, et
n’appartient non plus à personne en particulier. De telle manière qu’exercer un
pouvoir, à quelque titre que ce soit, ce n’est jamais que se soumettre à la règle du
pouvoir, c’est-à-dire obéir, en se pliant à une obligation, à un devoir, dont la règle est
celle même qui fait que le monde existe.
30 Bonald pense selon un mode essentiellement analogique, et sa théorie du pouvoir
consiste dans le développement d’une analogie fondamentale. Comme on vient de le
voir, celle-ci produit ses effets de signification dans d’autres domaines que celui de la
politique : la notion d’organisation qu’elle informe débouche sur une conception
générale de l’ordre dont le principe est donné par la règle du pouvoir telle qu’elle vient
d’être exposée. Ceci a des conséquences très importantes dans le domaine de la science
de l’homme, question qui prend une importance capitale dans la première moitié du
XIXe siècle. La découverte de Bonald, c’est que l’homme est d’emblée et de part en part
115
pris dans des relations de pouvoir qui décident de toute son existence. Ainsi l’homme
est-il réglé comme la société : « L’homme est la société en abrégé, la société est un
homme en grand17. »
31 De ce fait, la problématique de l’anthropologie se trouve déplacée, et à la limite effacée,
puisque l’étude des formes de l’organisation humaine n’est qu’un cas particulier à
l’intérieur d’un problème plus général, qui est celui de l’ordre en soi : il n’y a donc rien
de spécifique « dans » l’essence humaine, qui ne peut être au contraire connue qu’à
l’extérieur d’elle-même. Au mythe de l’« homme intérieur », qui oriente déjà les
recherches de Cabanis, Bonald substitue la réalité de l’« homme extérieur ».
32 C’est pourquoi Bonald oppose à la définition de l’homme élaborée par les Idéologues,
« une masse organisée et sensible qui reçoit l’esprit de tout ce qui l’environne et de ses
besoins », cette caractérisation exactement inverse, « une intelligence servie par des
organes18 ». Dans cette formule célèbre, le mot important est « servir », car c’est lui qui
indique que l’homme, dans sa propre constitution physiologique, est traversé par la
relation de pouvoir, dont il n’est lui-même qu’une expression entre autres. Cette
relation est celle qui relie une cause à ses effets par l’intermédiaire d’un moyen : dans
l’existence humaine, elle est celle qui relie l’âme au corps par l’intermédiaire de ce
« ministre » qu’est le cerveau. Cabanis, qui n’en a eu qu’une vue incomplète, est tombé,
selon Bonald, dans l’illusion d’une physiologie démocratique, égalitaire, aveugle à la
réalité nécessaire du pouvoir :
Ceux qui attribuent à la seule organisation du corps humain le principe des
fonctions et des actions de l’homme, et qui placent en particulier dans l’organe
cérébral la cause de toutes ses déterminations morales, ressemblent à un villageois
qui, introduit dans la maison d’un grand seigneur, s’imaginerait que tous les gens
qu’il voit occupés aux divers emplois de la domesticité, agissent pour leur propre
compte, et constituent à eux seuls le gouvernement de la maison ; et si par hasard il
allait plus loin que les cours ou l’antichambre, et qu’il pénétrât jusqu’à l’intendant,
il s’en retournerait persuadé qu’il a vu le maître, et ne se douterait seulement pas
que cet homme, qui lui a paru exercer sur toute la maison un empire si étendu, n’en
est lui-même que le premier domestique. Nos organisateurs tombent précisément
dans la même méprise, lorsqu’ils attribuent la puissance ordonnatrice à l’ensemble
des organes, qui ne sont que les instruments de la volonté, et qu’ils donnent à toute
cette machine pour directeur suprême l’organe du cerveau, qui n’est lui-même
qu’un premier ministre19.
33 Les « organisateurs »– et ce mot ne peut pas ne pas faire penser à Saint-Simon – croient
que toute organisation est régie par un principe immanent : le modèle d’ordre que
Bonald déduit de la théologie créationniste établit au contraire qu’il n’y a
d’organisation que sur la base d’une autorité, dont elle reproduit la forme dans sa
propre constitution.
34 Il est vrai que Cabanis, en donnant une représentation uniformément corporelle de
cette organisation, a du même coup placé celle-ci en rapport avec des influences
extérieures : climat, âge, sexe, caractère, etc. ; son anthropologie consiste précisément
à étudier le rôle de ces différents facteurs dans la formation de chaque organisme,
auquel elle donne les caractères spécifiques de l’existence individuelle. Mais une telle
« analyse » a précisément pour terme l’existence de l’individu, comme si celle-ci avait
une valeur singulière lui appartenant en propre. Pour Bonald au contraire, et c’est sur
ce point précis que se concentre toute sa critique de l’anthropologie, il n’y a aucune
réalité de l’individu comme tel, en tant que celle-ci serait donnée indépendamment des
relations générales de pouvoir qui la constituent.
116
35 C’est donc toute une philosophie, ou une science générale, ayant son application dans le
domaine de chaque science particulière, que Bonald établit à partir de sa réflexion sur
l’autorité. Cette philosophie a une signification critique : c’est ce que montre la
réflexion de Bonald sur l’« homme extérieur », qui développe les effets de sa conception
du pouvoir à l’intérieur de la théorie de la connaissance.
doit tout entière à la société, puisqu’elle lui a donné le langage, dont elle lui a
transmis la connaissance, le moyen de toute opération intellectuelle 22.
40 Comme l’avait montré Herder, dont Bonald a pu connaître les oeuvres à l’occasion de
son séjour en Allemagne, le rationalisme n’est donc qu’une forme de l’individualisme,
et c’est pourquoi il conduit tendanciellement à la remise en question et à la destruction
de l’ordre social.
41 Savoir, c’est donc croire, en se soumettant absolument à une autorité, c’est-à-dire en
renonçant à examiner les sources de celle-ci pour la reconstruire à la manière des
institutions de l’art humain :
Il ne faut donc pas commencer l’étude de la philosophie morale par dire « je
doute », car alors il faut douter de tout, et même de la langue dont on se sert pour
exprimer son doute, ce qui est au fond une illusion de l’esprit, et peut-être même
une imposture ; mais il est au contraire raisonnable, il est nécessaire, il est surtout
philosophique de commencer par dire « je crois ». Sans cette croyance préalable,
des vérités générales qui sont reconnues sous une expression ou sous une autre
dans la société humaine, considérée dans la généralité la plus absolue, et dont la
crédibilité est fondée sur la plus grande autorité possible, l’autorité de la raison
universelle, il n’y a plus de base à la science, plus de principe aux connaissances
humaines, plus de point fixe auquel on puisse attacher le premier anneau de la
chaîne des vérités, plus de signe auquel on puisse distinguer la vérité de l’erreur,
plus de raison en un mot au raisonnement. Il n’y a plus même de philosophie à
espérer, et il faut se résigner à errer dans le vide des opinions humaines, des
contradictions et des incertitudes, pour finir par le dégoût de toute vérité, et
bientôt par l’oubli de tous les devoirs. Il faut donc commencer par croire quelque
chose, si l’on veut savoir quelque chose [...]23.
42 C’est donc bien une véritable théorie de la connaissance que Bonald déduit de sa
métaphysique, ou de son ontologie du pouvoir.
43 Or la critique de la raison individuelle, au nom de l’autorité absolue du pouvoir en soi,
conduit Bonald à remettre en question l’orientation de toutes les recherches de la
philosophie contemporaine, qui ramènent celle-ci à un unique objet : l’étude de
l’« homme intérieur ». À la réalité incertaine de cet homme intérieur, Bonald oppose la
réalité nécessaire de l’« homme extérieur ». Cette contestation porte aussi bien contre
Cabanis et Destutt de Tracy que contre Maine de Biran, Royer-Collard et Cousin, entre
lesquels Bonald décèle, au-delà de leurs divergences particulières, une secrète
connivence : celle que leur impose restrictivement la problématique d’une science de
l’homme, présupposant dans l’essence humaine l’existence de caractères distinctifs qui
la spécifient, présupposé que Bonald écarte résolument. Pour lui, le mode de
fonctionnement de la pensée humaine s’explique par la méthode analogique, qui inclut
celle-ci dans un ensemble plus vaste, dont elle n’est qu’une expression limitée ; de
même, tous les aspects de l’existence humaine sont déterminés par l’ensemble des
relations externes dans lesquelles ils sont engagés et compris, et en dehors desquelles
ils n’ont aucune réalité ni aucune nécessité.
44 C’est ainsi que Bonald refuse de reconnaître un contenu effectif à la notion de fait de
conscience :
Les rationalistes ont cru trouver [le fait primitif de l’esprit] dans l’évidence, la
raison suffisante, la raison pure, la conscience, l’intuition, la connaissance réfléchie,
le sens moral, le sens commun, etc. Ils ont donc posé un fait purement intérieur et
intellectuel, dont chacun est juge et dont personne n’est témoin ; fait aussi obscur
que nos esprits sont impénétrables, aussi varié qu’ils sont différents ; fait sur lequel
il est à peine possible à deux hommes de s’accorder pleinement et entièrement, fait
118
Qu’il subisse le joug des opinions établies ; la science ne lui devra point une vérité
nouvelle26.
48 Pour Bonald, une telle opération est impossible de toute façon, parce qu’il n’y a rien
« dans » la conscience, qui est tout au-dehors d’elle-même : son fonctionnement est
soumis à un principe d’ordre qui lui est extérieur. Ce que Bonald esquisse ici, c’est, on le
voit, une critique des fondements de la psychologie, critique dont les moyens lui sont
fournis par sa doctrine du pouvoir.
49 Il n’y a pas de psychologie, au sens qu’on donne à ce terme, dans la première moitié du
XIXe siècle, c’est-à-dire pas de science de l’esprit, parce que l’esprit, qui est le moyen ou
l’instrument – Bonald dira aussi, par analogie, le « ministre »– de la connaissance, ne
peut constituer en même temps son objet. Voici ce que Bonald écrit à ce sujet en 1818 :
Notre esprit n’est qu’un instrument, qui nous a été donné pour connaître ce qui est
hors de nous, et lorsque nous l’employons à s’étudier lui-même, nous le faisons
servir tout à la fois et d’instrument pour opérer et de matière même pour notre
opération : labeur ingrat, et sans résultat possible, qui n’est autre chose que frapper
sur le marteau et qui ressemble tout à fait à l’opération d’un artisan qui, pour tout
ouvrage, et dépourvu de toute matière, se bornerait à examiner, compter, disposer
ses outils, et passerait son temps à les polir. Au lieu d’attacher le premier anneau de
la chaîne de nos connaissances à quelque point fixe placé hors de l’homme, cet
anneau, nous le tenons d’une main, et nous étendons la chaîne de l’autre, et nous
croyons la suivre lorsqu’elle nous suit. Nous prenons en nous-mêmes le point
d’appui sur lequel nous voulons nous enlever ; en un mot, nous nous pensons nous-
mêmes, ce qui nous met dans la position d’un homme qui voudrait se peser lui-
même sans balance et sans contrepoids. Jouets de nos propres illusions, nous nous
interrogeons nous-mêmes, et nous prenons l’écho de notre propre voix pour la
réponse de la vérité : je le répète, notre esprit n’est qu’un moyen de connaître, un
instrument pour opérer hors de nous. Religion, morale, politique, littérature,
sciences, arts, la société, l’univers, tout est à sa disposition : ce sont de riches et
d’inépuisables matériaux qui attendent que la pensée de l’homme les mette en
œuvre ; c’est là, c’est au-dehors qu’il faut diriger nos recherches, et la connaissance
de nous-mêmes n’est que la connaissance de nos rapports avec les êtres semblables,
et de nos devoirs envers eux27.
50 L’esprit n’est pas une forme ou une puissance dont le système pourrait être analysé en
lui-même, mais il ne peut être connu qu’en acte, dans ses opérations effectives, qui le
mettent en rapport avec des matériaux – Bonald dit aussi, toujours par analogie, des
« sujets »– auxquels il applique son propre travail de transformation. On sait tout le
parti que Comte tirera de cette idée.
51 L’esprit n’existe donc que par la relation à ce qui lui est extérieur, et en particulier
lorsqu’il s’applique à des tâches qui l’insèrent dans un réseau complexe de
déterminations dont la réalité excède ses propres limites : c’est-à-dire qu’il ne
fonctionne réellement, et si on peut dire authentiquement, que lorsqu’il se soumet à
l’autorité d’un pouvoir, autorité absolue, parce qu’elle ne se ramène pas à un principe
immanent, qu’il pourrait toujours remettre en cause en le soumettant à son propre
examen. C’est pourquoi le système des connaissances humaines n’a pas son fondement
dans une psychologie, mais dans quelque chose qui, bien que ce mot ne puisse encore
être prononcé – il reviendra plus tard à Comte de le formuler –, ressemble fort à une
« sociologie ». L’examen de la conscience individuelle, l’investigation psychologique de
l’homme intérieur, ne peut en effet déboucher que sur une spéculation illusoire, parce
qu’elle est sans objet, sans prise aucune sur une réalité effective, et parce qu’elle tente
d’identifier la nature de l’esprit dans l’existence de l’individu, isolée des rapports
120
collectifs qui déterminent toutes ses opérations : son « savoir », fondé sur l’esprit
d’examen, hérité du protestantisme qui privilégie indûment la raison individuelle, est
parfaitement stérile. Le texte précédent continue ainsi :
Mais si nous nous obstinions à creuser nos idées pour y chercher nos idées, à
vouloir connaître notre esprit au lieu de vouloir connaître avec notre esprit, ne
risquons-nous pas de faire comme ces insensés du Mont Athos qui, des journées
entières, les yeux fixés sur leur nombril, prenaient pour la lumière incréée des
éblouissements de vue que leur causait cette situation ? L’esprit s’épuise, se
dessèche, se consume dans ces stériles contemplations de lui-même : triste
jouissance d’un esprit timide que je n’oserais appeler étude, et qui le rend inhabile à
se porter au-dehors, et infécond à produire28.
52 Aux incertaines ruminations de l’introspection, il faut donc opposer la rigueur d’un
savoir, nécessaire précisément parce qu’il ne limite pas son objet aux phénomènes de la
conscience.
53 Ces derniers textes ont paru en 1818. L’année suivante, en 1819, Auguste Comte écrit à
son ancien camarade d’études Valat une lettre dans laquelle il prend lui aussi position
contre le principe d’une psychologie fondée sur l’observation interne de l’esprit,
suivant une argumentation qui sera reproduite, pratiquement dans les mêmes termes,
dans la première leçon du Cours de philosophie positive :
L’esprit de l’homme, considéré en lui-même, ne peut être un sujet d’observation,
car chacun ne peut, évidemment, l’observer dans autrui ; et, d’un autre côté, il ne
peut pas non plus l’observer dans lui-même. Et en effet, on observe les phénomènes
avec son esprit ; mais avec quoi observerait-on l’esprit lui-même, ses opérations, sa
marche ? On ne peut pas partager son esprit, c’est-à-dire son cerveau, en deux
parties, dont l’une agit, tandis que l’autre la regarde faire, pour voir de quelle
manière elle s’y prend ; croire cela possible, c’est tomber dans la même erreur, c’est
se faire la même illusion que lorsqu’on dit que nous voyons les objets parce que
leurs images se peignent au fond de l’œil. Mais avec quoi voyez-vous les images ?
répondent les physiologistes. Il vous faudrait un autre œil pour les regarder, si les
impressions lumineuses agissaient comme images sur votre rétine. Il en est de
même ici : vous voulez observer votre esprit, mais avec quoi le regarderez-vous ? Il
vous en faudrait un autre pour l’examiner. Il résulte de là que les prétendues
observations faites sur l’esprit humain considéré en lui-même et a priori sont de
pures illusions ; et qu’ainsi tout ce qu’on appelle logique, métaphysique, idéologie,
est une chimère et une rêverie, quand ce n’est point une absurdité. Les bons esprits
sont depuis longtemps assez bien d’accord sur ce point ; mais je ne sache point
qu’on se soit ainsi rendu compte de ce résultat.
54 Comte ne fera donc aucune place à la psychologie dans sa classification des sciences : or
cette élision, qui est tout sauf une omission, puisqu’elle est complètement argumentée,
c’est en grande partie la lecture de Bonald qui lui en a inspiré le principe. Remarquons
que sur ce point Comte et Bonald avaient été précédés par Saint-Simon, comme en
témoigne ce passage des Fragments d’une histoire de l’homme :
Condillac a clairement démontré que toutes les opérations de notre esprit étaient
des comparaisons. Une comparaison faite par une seule personne est toujours
incomplète : car un homme ne peut pas se dédoubler, il ne peut pas se dépouiller de
son soi et son soi éprouve toujours une prédilection en faveur d’un des deux termes
de la comparaison ; il ne peut pas conserver d’impartialité ; par conséquent, il n’est
pas en état de tenir la balance ; en un mot, une comparaison faite par un seul
homme est un procès qui a été jugé par une des parties. Une comparaison à laquelle
deux ou un plus grand nombre de personnes concourent vaut mieux qu’une
comparaison monologique parce qu’alors chaque terme de la comparaison a son
avocat. On appelle cette espèce de comparaison une discussion 29.
121
55 On comprend alors par quelle suite de raisonnements Bonald a été amené à présenter,
en opposition à l’étude psychologique de l’homme intérieur, celle, sociologique avant la
lettre, de l’homme extérieur, c’est-à-dire de l’homme social. Dans le même livre
de 1818, Bonald traduit ainsi cette étude :
Il s’agirait donc de trouver un fait, un fait sensible et extérieur, un fait absolument
primitif et a priori, pour parler avec l’école, absolument général, absolument
évident, absolument perpétuel dans ses effets ; un fait commun et même usuel, qui
pût servir de base à nos connaissances, de principe à nos raisonnements, de point
fixe de départ, de critérium enfin de vérité [...]. Ce fait, pour les sciences morales,
doit être non seulement extérieur et par conséquent sensible, mais il doit être
encore moral ou pris dans l’ordre des choses morales puisqu’il doit servir de base à
la science des êtres moraux et de leurs rapports à la science de Dieu, de l’homme et
de la société. Ce fait, nous en avons vu la raison, ne peut se trouver dans l’homme,
je veux dire dans l’individualité morale ou physique de l’homme ; il faut donc le
chercher dans l’homme extérieur ou social, c’est-à-dire dans la société 30.
56 L’homme extérieur, c’est donc bien l’homme social, c’est-à-dire, pour Bonald, l’homme
pris dans des rapports de pouvoir qui le déterminent de l’extérieur.
57 Par rapport au discours commun de la philosophie de son époque, la position de Bonald
est aberrante : rétrograde dans son énoncé même qui se place sous l’autorité et la
garantie d’une vérité primitive, mais en même temps profondément anticipatrice,
parce que, en raisonnant sur la tradition et en lui donnant la forme d’une nouvelle
tradition, elle finit paradoxalement par remettre en question d’autres traditions, en
s’ouvrant aussi sur de nouvelles manières de penser. Pour apprécier ce qu’il y a de
spécifique dans la situation de Bonald, on fera naturellement référence à l’étonnant
rapport de filiation qui lie sa pensée à celle de Comte : ici il y a eu réellement influence.
Mais on peut aussi faire un rapprochement encore plus incongru, indépendamment de
toute relation effective d’influence ou de filiation. En 1845, le jeune Marx, réfléchissant
sur le matérialisme de Feuerbach, y trouve occasion de formuler polémiquement
certaines vérités qui pourront ensuite paraître « révolutionnaires », dans la mesure où
elles constituent l’ébauche d’un nouveau matérialisme. Relisons la sixième des « thèses
sur Feuerbach » :
Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine
n’est pas un abstractum inhérent à l’individu singulier. Dans sa réalité effective, elle
est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de
cette essence considérée dans sa réalité effective, est de là poussé, premièrement à
faire abstraction du cours de l’histoire et à fixer pour soi le sentiment religieux, et à
présupposer, en l’isolant, un individu abstraitement humain ; de là deuxièmement,
l’essence humaine ne peut chez lui être saisie que comme « genre », comme
universalité interne, muette, reliant la pluralité des individus d’une manière
simplement naturelle.
58 Qu’est-ce que Marx a voulu dire en écrivant ces lignes qu’on a considérées comme
prophétiques, dans la mesure où elles sont porteuses de tout un avenir de pensée ? Que
l’homme n’est plus dans l’homme, en ce sens que sa réalité ne peut être ramenée à une
essence abstraite pouvant se retrouver identiquement « dans » chaque homme, sous la
forme d’un « abstractum inhérent à l’individu singulier », d’une « universalité interne ».
Et à cette fiction, qui correspond à celle de l’homme intérieur, à laquelle la critique
feuerbachienne reste encore attachée, Marx oppose la réalité effective de « l’ensemble
des rapports sociaux », c’est-à-dire de ce qu’on peut aussi appeler l’homme extérieur.
Bien sûr, cette thèse s’inscrit, avec Marx, dans un contexte qui n’a rien à voir avec la
théorie bonaldienne du pouvoir : il reste qu’elle se formule dans des termes qui sont
122
toute analyse. Or la psychologie est toute faite précisément pour ignorer les lois de
cette organisation globale.
61 La réaction de Maine de Biran est significative, parce qu’elle met en évidence le
caractère dirimant des thèses de Bonald. Dès la première moitié du XIXe siècle, Bonald
s’est situé en rupture par rapport aux tentatives des Idéologues, puis des spiritualistes,
dont il a ainsi révélé la secrète filiation. Et c’est pourquoi ceux qui, dans la période
ultérieure, entreprendront d’innover par rapport à cette tradition « classique » de la
philosophie, rencontreront immanquablement Bonald sur leur chemin, car lui aussi,
sans le vouloir, puisqu’il prétendait tout au contraire maintenir et conserver, a innové,
suivant la mystérieuse communication qui s’instaure ici entre tradition et révolution.
LA PAROLE PRIMITIVE34
62 Pour Bonald, la pensée est une activité qui n’est pas réductible à sa présentation dans la
conscience. Les règles et les formes qui la conditionnent ne peuvent être dégagées par
une analyse de la conscience, ou de ce qui est donné dans la conscience : mais,
inversement, ce sont les opérations de la conscience qui dépendent du processus
général de la pensée en tant que celui-ci est soumis à d’autres critères que ceux qui
définissent le point de vue de l’« homme intérieur ». C’est dans cette perspective que,
dans le discours préliminaire de sa Législation primitive, Bonald consacre un long
développement à une critique de la doctrine classique des idées innées, doctrine qui, à
ses yeux, a essentiellement le défaut de renfermer la pensée dans les limites de la
conscience individuelle, lui retirant ainsi son universalité et sa nécessité. La pensée est
une activité, non pas intérieure, mais extérieure : d’une part, elle met l’esprit en
communication avec une vérité transcendante, dépendant en dernière instance d’une
révélation ; d’autre part, son opération s’effectue à travers un système de
communication qui la met en relation avec l’extérieur, avec les autres consciences.
Pour Bonald, la pensée se forme en même temps qu’elle s’exprime : c’est-à-dire que,
appuyée sur une révélation ou sur une « parole primitive », elle doit elle-même
reproduire analogiquement cette démarche dont elle est issue, en se révélant dans le
langage par la parole.
63 La pensée ne peut donc précéder le langage :
Il serait aussi ridicule de demander [aux hommes] ce qu’ils pensent avant d’avoir
aucune expression de leur pensée, qu’il le serait de demander à un enfant ce qu’il
pensait dans le sein de sa mère, ou d’interroger un homme qui ne se serait jamais
vu au miroir sur les traits de son visage ou la couleur de ses yeux 35.
64 Il n’est possible en effet de connaître la pensée humaine qu’à travers le miroir que
constitue pour elle le langage, qui lui permet de s’exprimer :
L’homme connaît les êtres par ses pensées, et ses propres pensées par leur
expression. Ainsi, au lieu d’étudier la pensée de l’homme dans le sanctuaire
impénétrable du pur intellect, comme on le fait aujourd’hui, il faut l’étudier pour
ainsi dire dans le vestibule de la parole et expliquer l’être pensant par l’être parlant,
comme on connaît l’homme conçu dans le sein de sa mère par l’homme produit au
monde. La pensée de l’homme est la représentation des êtres, fondement de
l’ontologie ou de la science des êtres ; la parole de l’homme est la représentation de
ses pensées, fondement de l’idéologie ou de la science des idées 36.
65 L’idéologie, pour autant que ce terme ait un sens, ce ne peut être que l’étude de la
parole de l’homme.
124
extérieure, est la forme paradigmatique de toute action, au sens d’une mise en œuvre,
d’une actualisation. Disposer du verbe, c’est pouvoir agir, en prenant position à
l’intérieur d’un système de relations hiérarchiques qui effectue la puissance en la
transmettant. C’est pourquoi la parole, qui est par excellence collective, est aussi le
ciment des rapports sociaux : parler la même langue, c’est proclamer son appartenance
à un commun système d’existence que traverse une unique pensée ; et la cohésion de
cette pensée est assurée par ce mode d’expression général auquel elle se plie :
La connaissance des vérités morales, qui sont nos idées, est innée, non dans
l’homme, mais dans la société ; dans ce sens qu’elle peut ne pas se trouver dans tous
les hommes, et qu’au contraire elle ne peut pas ne pas se trouver plus ou moins
dans toutes les sociétés, puisqu’il ne peut y avoir même aucune forme de société
sans connaissance de quelque vérité morale. Ainsi l’homme entrant dans la société
y trouve cette connaissance comme une substitution toujours ouverte à son profit,
sous la seule condition de l’acquisition de la parole, perpétuellement subsistante
dans la société40.
72 La parole est toute-puissante parce qu’elle n’est pas un fait singulier, individuel, mais
une propriété générale, dont l’existence est inséparable de celle de la société :
Ce fait [le don primitif et nécessaire du langage] est pris dans l’homme social ou la
société, puisque la parole n’a été donnée à l’homme que pour la société et qu’elle est
nécessaire à l’homme vivant en société41.
73 La parole est la forme sociale de la pensée.
74 C’est cette doctrine de la parole qui permet de soustraire l’exercice de la pensée aux
critères internes de la conscience : comme elle s’exprime en acte à travers la parole, la
pensée ne se ramène pas à une disposition individuelle, soumise à l’arbitraire
d’initiatives particulières parce que subjectives, mais elle est, en tant qu’opération
générale, soumise à des règles nécessaires, qui sont aussi celles de sa communication
extérieure. La forme canonique de cette communication est donnée par la révélation
divine, qui est aussi, par l’intermédiaire de la tradition qu’elle initie, le ciment de toute
société : représentant la manière dont Dieu pense pour les hommes, elle les assujettit à
son autorité, dont toutes les autres formes d’autorité découlent. La parole, en tant
qu’elle se rattache primitivement au Verbe divin dont elle est l’expression, est la forme
élémentaire à partir de laquelle se constitue toute société ; corrélativement, la société
est la forme dans laquelle se conserve et par laquelle se transmet l’autorité absolue,
incarnée dans la tradition dont elle est dépositaire. S’il y a une « législation primitive »,
elle est constituée par ce principe de soumission à une parole qui établit, par le moyen
d’une sorte de synthèse sociale primitive, une communication universelle entre les
activités humaines, insérant d’emblée les individus dans un système de rapports
collectifs qui englobe leurs initiatives particulières, les absorbe, les assujettit. Ainsi les
hommes vivent-ils tous ensemble, identiquement, si ce n’est à égalité, dans le langage.
75 Ceci explique la place très importante que détient la théorie de l’éducation dans la
pensée philosophique de Bonald ; elle montre à quelles conditions la tradition se
conserve en se transmettant, par l’intermédiaire de la parole qui lie les hommes entre
eux :
Il faut donc apprendre aux hommes ces vérités, si l’on veut qu’ils les connaissent, et
leur parler la parole de Dieu pour qu’ils aient la pensée de Dieu ; il faut même les
instruire dès le premier jour de leur existence, former leur raison avant leurs sens,
parce que ce qui est destiné à commander doit, sous peine de désordre, précéder
dans ses développements ce qui est destiné à obéir42.
126
76 Apprendre à penser, c’est d’abord apprendre à parler, et apprendre à parler, c’est aussi
du même coup assimiler tout un système de pensées, de croyances et de préjugés, parce
que c’est entrer dans un ensemble de relations d’autorité qui deviennent ainsi
consubstantielles au fonctionnement de la conscience. L’apprentissage de la parole et
du contenu collectif qu’elle véhicule par son existence même intègre la conscience
individuelle dans le tout social, en la soumettant, au sens de la sujétion à un pouvoir, à
des règles contraignantes, communes à tous les hommes. Résumant ces thèmes
développés par Bonald dans le deuxième tome de son Essai sur l’indifférence, Lamennais a
cette étonnante formule : « Parler, c’est obéir43. »
77 On peut donc dire qu’apprendre à parler, c’est apprendre à obéir, et aussi perpétuer la
tradition à laquelle on se soumet en s’inscrivant dans son sillage :
La souveraineté est en Dieu ou elle est dans l’homme, point de milieu. Les croyances
des juifs et des chrétiens placent la souveraineté en Dieu ; et parce que l’homme ne
sait rien en morale qu’il n’ait entendu par les oreilles ou par les yeux, c’est-à-dire
qu’il n’ait appris par la parole orale ou écrite, elles lui montrent cette loi divine
reçue avec la parole, ou alors, comme aujourd’hui, conservée de générations en
générations par une tradition orale, que les pères transmettaient et qu’ils
transmettent encore aux enfants, et plus tard fixée par l’écriture, lorsqu’elle
commençait à s’effacer parmi les hommes et à être remplacée par les erreurs
grossières qui régnent encore chez certains peuples. Certes, ce sont là des voies
naturelles, puisqu’elles sont encore les seuls moyens qui nous soient connus par
lesquels les hommes se transmettent les uns aux autres leurs connaissances ; et
assurément il est nécessaire de penser que l’être qui a formé l’homme n’a pas laissé
les moyens de le conserver au hasard de ses inventions. Et comment le genre
humain eût-il été jusqu’à la seconde génération si la première n’eût eu tous les
moyens nécessaires de conservation, entre lesquels l’art de la parole, qui donne la
connaissance de la règle, est le premier ? « Car l’homme, dit la souveraine raison, ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de Dieu » (Mathieu, IV, 4).
Ce qui veut dire que les lois sont aussi nécessaires que les aliments pour perpétuer
le genre humain. Or la raison repousse toute connaissance de la loi qui serait innée,
comme l’est le besoin de manger ou de boire ; car si la connaissance de la loi était
ainsi innée ou gravée au fond des cœurs, nous saurions tous la loi, comme nous
savons manger et boire ; et loin qu’il nous fallût faire violence pour l’observer, ce ne
serait même qu’avec de grands efforts sur nous-mêmes que nous pourrions
l’enfreindre, comme ce n’est qu’en nous faisant violence que nous nous abstenons
de toute nourriture44.
78 Dieu a instruit les hommes en leur parlant, car en leur parlant il leur a communiqué ses
ordres, on pourrait presque dire : son ordre ; or cette communication qui découle d’une
révélation primitive est à la fois naturelle et acquise : si elle est « innée », c’est au sens
d’une innéité, non pas individuelle, psychologique, interne, mais sociale, donc
extérieure.
79 C’est donc que la loi, en tant qu’elle est véhiculée par l’intermédiaire du langage dans la
forme d’une tradition, garde la forme d’une contrainte transcendante, opposée aux
initiatives du libre arbitre individuel dont elle contrôle les excès et les désordres.
Éduquer, c’est appliquer, imposer la loi du Verbe divin en soumettant toutes les
consciences à son unique pouvoir – opération qui prend aussi la forme de la répression
et de la censure, puisqu’il faut contraindre l’individu à se ranger sous l’autorité de la loi
collective, dont il est au contraire, en tant qu’individu, enclin à s’écarter.
80 La doctrine de la parole de Bonald se rattache donc à une pédagogie et à une politique
fondées sur une théologie, plutôt qu’elle ne débouche sur une grammaire, c’est-à-dire
127
une étude des structures formelles du langage. Ce qui intéresse Bonald, dans le langage,
ce n’est pas le langage lui-même, puisqu’il n’est qu’un intermédiaire, mais l’acte de la
parole, en raison du rapport analogique qui le rattache au pouvoir. C’est pourquoi sa
théorie n’est pas à proprement parler une théorie du langage mais une théorie de la
parole.
81 En parlant. Dieu a créé le monde et l’a soumis à sa loi. Il a en même temps institué la
parole, dont l’essence est divine, et qui pour cette raison ne peut être une production
ou une invention de l’art humain. C’est ce que Bonald formule à l’aide d’une autre
formule qu’il ne cesse de répéter : « Il est nécessaire que l’homme pense sa parole avant
de parler sa pensée. »
82 C’est la conséquence de la formule examinée précédemment selon laquelle :
C’est l’homme parlant qui explique l’homme pensant, et non l’inverse.
Il est nécessaire que l’homme sache la parole avant de parler, proposition évidente,
et qui exclut toute idée de l’invention de la parole par l’homme 45.
83 Car, pour pouvoir inventer la parole, l’homme aurait dû en avoir préalablement l’idée,
et donc avoir déjà la possibilité de l’exprimer, ce qui est absurde. D’autre part, la parole
n’a pu non plus résulter d’une initiative particulière, car cela l’aurait privée de sa
fonction universelle :
Le langage est identique et invariable dans ses lois générales qui forment
proprement sa construction et son essence, différent et variable dans ses règles
particulières ou ses accidents ; preuve plus forte qu’on pense que le langage n’a pas
été inventé par l’homme dans ce qu’il a d’essentiel et de fondamental, mais
qu’ayant été donné à l’homme, et pour lui servir à s’exprimer lui-même, il participe,
dans ce qu’il a d’essentiel, des variations et des changements de l’homme. Si le
langage avait été inventé à force de temps et d’essais, les langues devraient être
imparfaites ou moins capables, si l’on veut, d’exprimer l’homme à mesure qu’elles
se rapprocheraient davantage des premiers temps. Or il en est autrement, puisque
les langues les plus anciennes dont les monuments écrits nous soient parvenus
réunissent toutes les qualités qui peuvent constituer une langue finie. Si les langues
avaient été inventées par plusieurs hommes, il ne serait pas possible que l’histoire
ou la fable nous eussent laissé ignorer les noms des auteurs de cette découverte
aussi merveilleuse, et plus noble que la création physique, puisque la parole créa
l’intelligence et la tira du néant. Enfin, le langage est nécessaire parce que la société
humaine n’a pu exister sans le langage, pas plus que l’homme hors de la société :
nouvelle preuve que l’homme n’est pas l’inventeur du langage. L’homme découvre
l’utile ou l’agréable, il invente même le mal ; mais il n’invente pas le nécessaire par
lequel il est, et qui existe avant lui et hors de lui46.
84 Il y a dans la parole quelque chose qui oblige absolument, et le principe de cette
obligation doit nécessairement être transcendant.
85 C’est pourquoi, pas davantage que la société ou toute autre forme d’organisation régie
par des rapports de pouvoir, la parole n’est un produit de l’art humain ; son institution
est divine et résulte d’un don primitif : car le propre de toute parole, c’est qu’elle
dépend d’une révélation initiale. On voit donc que Bonald, selon sa méthode
analogique, applique à sa doctrine de la parole les mêmes arguments que, par ailleurs, il
tourne contre le contrat social : si les hommes « s’entendent », au double sens d’une
compréhension linguistique et d’un accord politique, c’est parce que leur existence est
déterminée par leur appartenance à une collectivité solidaire qui ramène toutes leurs
pensées et tous leurs actes aux communs critères d’un unique système de croyances et
de préjugés : ce système s’impose à eux, et il ne tire nullement sa légitimité de leur
consentement, qu’ils ne peuvent de toutes façon lui refuser sous peine de sombrer dans
128
argument lui a souvent été opposé par ses adversaires – d’un nominalisme, au sens
d’une complète réduction de la pensée au langage ? Absolument pas, dans la mesure où
le langage, considéré dans son fonctionnement propre, dans sa grammaire, n’intéresse
pas Bonald : il ne fait aucun effort pour développer une analyse des signes, comme le
fait à la même époque Destutt de Tracy, en vue de comprendre la constitution de la
pensée. C’est que le langage, ramené à l’acte pur de la parole dont l’existence humaine,
qui en dépend, reçoit son caractère nécessaire, présente une valeur avant tout
analogique ou symbolique : c’est pourquoi il sert de support à une expression qui est
elle-même analogique et symbolique. Sa référence ultime, c’est le pouvoir tel qu’il s’est
manifesté dès l’origine à travers la créativité du Verbe divin. On ne peut donc soutenir
que le langage précède la pensée, au titre d’un mécanisme indépendant dont le
fonctionnement autonome, automatique, déclenche des effets de pensée : car, dans la
parole vivante, l’ordre du langage coïncide avec l’exercice de la pensée. C’est pourquoi,
lorsque Bonald écrit que « l’être intelligent conçoit sa parole avant de produire sa
pensée49 », il faut entendre cet « avant » au sens, non d’une antériorité chronologique,
comme si le langage précédait effectivement la pensée, mais au sens d’une préséance
ontologique : il y a dans la parole quelque chose qui touche de plus près au principe du
pouvoir que dans ce que produit la forme de telle ou telle pensée ; c’est la raison pour
laquelle cette forme particulière est déterminée par ce principe universel, dont elle
relève absolument.
91 Affirmer le primat de la parole, c’est donc signifier que la pensée et le langage ne
peuvent être dissociés, ce qui, précisément, exclut que l’un préexiste à l’autre :
Il faut donc des paroles pour penser ses idées, comme il faut des idées pour parler et
être entendu [...]. L’un et l’autre sont inséparables dans leur opération mutuelle et
s’exercent simultanément50.
92 Dans la parole en acte, le langage est d’emblée habité par la pensée à laquelle il fournit
son expression ; et, inversement, cette pensée ne se forme elle-même qu’à l’occasion de
cette communication externe qui la fait connaître et reconnaître. Cette parole n’est pas
en effet une forme vide, une structure verbale pouvant être étudiée pour elle-même,
indépendamment de son contenu ; mais, immédiatement, elle se remplit du contenu
intellectuel auquel elle donne le moyen de s’extérioriser :
[Dieu] a donc donné [à l’homme] avec la parole des maximes de croyance et des
règles de conduite, des lois pour ses pensées et des lois pour ses actions 51.
93 La parole est régie à sa source par une loi d’authenticité, et non seulement dirigée par
les règles d’une construction artificielle ; et c’est cette loi primitive qui lui confère une
valeur réelle :
La parole est donc, dans le commerce des pensées, ce que l’argent est dans le
commerce des marchandises, expression réelle de la valeur parce qu’elle est la
valeur elle-même52.
94 La parole vaut comme pensée parce que, déjà, elle est de la pensée.
95 La pensée, qui n’est pas dans la conscience individuelle, est donc dans la parole
commune, c’est-à-dire dans la parole qui a valeur universellement pour tous dans la
mesure où elle s’impose à tous, qui, par son acte même. sont englobés et compris dans
le même système hiérarchique de relations de pouvoir. C’est pourquoi parler, c’est
toujours penser, et penser, c’est toujours parler :
Non seulement la figure et la parole sont l’expression de la pensée à l’égard de ceux
à qui nous voulons les communiquer ; mais elles en sont l’expression nécessaire
pour nous entretenir avec nous-mêmes et pour penser. Ainsi nous ne pouvons
130
tracer au dehors la figure d’un corps par le geste ou le dessin sans en avoir en nous-
mêmes la représentation ou l’image, car l’image est une figure intérieure et la
figure est une image rendue extérieure. Et de même nous ne pouvons émettre en
dehors une parole ou la fixer par l’écriture sans en avoir en nous-mêmes la
prononciation intérieure, et parler c’est penser tout haut et devant les autres 53.
96 Il y a de la parole dans toute pensée, comme il y a de la pensée dans toute parole. Ceci
signifie – et c’est ce qui confère à la critique de l’homme intérieur sa véritable portée –,
que l’alternative de l’intérieur et de l’extérieur est elle-même illusoire. Sur ce point,
Bonald, par des voies différentes, rejoint un thème développé par Hegel tout au long de
sa Phénoménologie de l’esprit : la conscience, dans son développement interne, se déploie
tout aussi bien à l’extérieur d’elle-même, sans qu’il soit possible de faire effectivement
la distinction entre ces deux aspects de son existence et de tracer une fois pour toutes
la limite qui les sépare.
97 Dans la pensée il n’y a donc rien de plus, ni non plus rien de moins, que dans le langage.
C’est pourquoi Bonald, de même qu’il dit que la parole vient « avant » la pensée, peut
avancer également, sans se contredire, que la pensée précède son expression verbale :
L’expression de nos pensées nous est transmise par les sens de la vue et de l’ouïe ;
mais la pensée elle-même est distincte de son expression et la précède ; c’est la
conception qui précède la naissance. L’homme a la pensée en lui-même, puisqu’elle
se révèle à l’occasion de la parole orale ou écrite qu’il entend ; car si l’oreille ouït, si
les yeux lisent, c’est l’esprit qui entend. La pensée est native, la parole est acquise ;
mais la pensée n’est pas visible sans une expression qui la réalise, et l’expression
n’est pas intelligible sans une pensée qui l’anime. Une expression sans pensée est un
son ; une pensée sans expression n’est rien : nihil sine voce est (Cor, I, XV, 10) a dit
saint Paul. Là est le moyen de conciliation entre les partisans des idées spirituelles
et les partisans des sensations transformées, entre les disciples de Descartes et de
Malebranche et ceux de Locke et de Condillac54.
98 Le débat des innéistes et des empiristes est un faux débat, dont les protagonistes
tentent, dans un sens ou dans un autre, de définir les caractères spécifiques de la
conscience, ce qui signifie qu’ils analysent la pensée comme un phénomène qui se
produit sur le plan de la conscience, alors qu’elle se tient à un tout autre niveau, celui
des relations de pouvoir.
99 La pensée de Bonald a été, en son temps, foncièrement clivante, dans la mesure où elle
présentait, sous une forme cohérente et forte, la critique la plus radicale de la raison
anthropologique axée sur la considération de la conscience individuelle. En posant la
question radicalement nouvelle du pouvoir social, Bonald, en même temps que
quelques autres, comme Saint-Simon, s’est trouvé dans la position d’opposant à toutes
les idéologies de la conscience. Au moment même où Cabanis et Destutt de Tracy, en
donnant à la notion de « fait intérieur » certains de ses présupposés, ouvraient, sans le
savoir, la voie au spiritualisme cousinien et à son projet de refonder la métaphysique
sur une psychologie. Bonald qui, au nom du principe de l’autorité générale, écartait ce
genre de prémisses, a été, de son côté, dans la position d’un initiateur : il a préparé, à sa
manière, la sociologie dans la forme qui lui a été plus tard donnée par Comte et
Durkheim.
131
NOTES
1. Cf. J. Godechot, La contre-révolution. Doctrine et action. 1789-1804, Paris, PUF,
coll. « Quadrige », 1984.
2. Cf. F. Baldensperger, Le mouvement des idées dans l’émigration française, Paris, Plon, 1923- 1924.
3. J. de Maistre, Lettre à l’archevêque de Raguse, décembre 1815, citée par L. Le Guillou,
L’évolution de la pensée religieuse de Félicité Lamennais, Paris, Armand Colin, 1966, p. 46,
4. Les œuvres de Bonald n’ont pas fait l’objet de rééditions depuis le XIXe siècle, à l’exception de
quelques titres isolés et de recueils d’extraits. Les citations seront ici données en référence à
l’édition des Œuvres complètes en trois volumes in-quarto imprimés par l’abbé Migne, À la
propagande des bons livres, 1859-1864.
5. L. de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux, dans Œuvres complètes, Paris, éd. Migne,
1859, t. I, préface, p. 121.
6. Ibid.
7. L. de Bonald, Théorie du pouvoir..., op. cit., supplément de la deuxième partie, t. I, p. 730, n. 1.
8. Ibid., p. 739.
9. L. de Bonald, Législation primitive, Paris, éd. Migne, I, 1-1, chap. 8-1, p. 1191.
10. Ibid., 1-1, chap. 2, I, p. 147, n. 9.
11. Ibid., I, préface, p. 132-133.
12. Ibid., 1-5, chap. 4,1, p. 358.
13. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., préface, I, p. 127.
14. Ibid., 1,1, chap. 2,1, p. 145.
15. Ibid., I, préface, p. 127.
16. Sur ce point, Bonald n’est pas éloigné de l’idée de « palingénésie » développée par Ballanche.
17. Louis de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 4, chap. 5,1, p. 318.
18. Id., Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, Paris,
éd. Migne, 1818, III, chap. 4, « De la physiologie » et chap. 5, « Définition de l’homme », ici p. 149.
19. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., III, chap. 9, « L’âme n’est pas le résultat de
l’organisation corporelle », p. 210.
20. Ibid., p. 250.
21. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., p. 228.
22. Ibid., III, chap. I, « De la philosophie », p. 57.
23. Ibid.
24. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., p, 43.
25. Id., Législation primitive, op. cit., I, discours préliminaire, p. 1082.
26. Id., Les fragments philosophiques de Royer-Collard, éd. par A. Schimberg, Paris, Alcan, 1913,
p. 628.
27. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, III, p. 34.
28. Ibid.
29. Œuvres de Saint-Simon, Paris, Anthropos, 1966, t. VI, p. 341.
30. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, III, p. 41.
31. Maine de Biran, Œuvres complètes, Paris, Alcan, 1939, t. XII.
32. Ibid., p. 157.
33. Ibid., p. 155-156.
34. Pour des raisons de place, cette partie de l’étude n’avait pu figurer dans l’article paru dans la
Revue de synthèse en 1987.
35. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1065.
36. Ibid., I, 1, chap. 22,1, p. 1163.
132
37. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 7 (« De la pensée »), III, p. 169.
38. Id., Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1066.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. L. de Bonald, Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 1, p, 45,
42. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1066.
43. Lamennais, Essai sur l’indifférence, 1820, livre II, chap. 20.
44. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 2,12,1, p. 1217.
45. Ibid., discours préliminaire, I, p. 1068.
46. Id., Recherches philosophiques..., op. cit., chap. 2 (« De l’origine du langage »), III, p. 87.
47. L de Bonald, Législation primitive, op. cit., discours préliminaire, I, p. 1065.
48. Ibid., p. 1069.
49. L. de Bonald, Législation primitive, op. cit., I, 1, chap. 1, 20, I, p. 1162.
50. Ibid., discours préliminaire, I, p. 1068.
51. Ibid., p. 1069.
52. Ibid., p. 1082.
53. Ibid., I, 1, chap. 19, I, p. 1160.
54. Ibid., 1,1, chap. 23, I, p. 1164.
133
8 Ces thèses exposent les prémisses d’une philosophie sociale, prenant la forme d’un
solidarisme qui s’oppose à un individualisme. Bonald a été l’un des premiers au
XIXe siècle à affirmer le primat du social et la nécessité de le penser en tant que tel,
comme un principe constituant (ou « constitutif »), qui échappe lui-même à l’entreprise
d’une constitution. On peut parler à cet égard d’un « sociologisme » avant la lettre, qui
va assez loin dans l’anticipation des discours de la « sociologie scientifique » tels que
ceux-ci s’élaboreront à la fin du XIXe siècle4.
9 Y a-t-il une place, et laquelle, pour le concept de « rapports sociaux » dans cette vision
essentiellement traditionaliste du social ? Et en quoi le traitement affecté à ce concept
est-il influencé, infléchi, par ce contexte « conservatiste » ? À ces questions, on trouve
un début de réponse dans l’introduction du texte, qui en dessine le projet global :
J’ai cherché les caractères généraux, naturels ou nécessaires, permanents par
conséquent et indestructibles, de la société en général et des sociétés en particulier,
et de toutes les sociétés ; caractères plus ou moins explicites et développés suivant
les divers états de la société, et d’où naissent des rapports entre les êtres semblables
qui composent chaque société, rapports domestiques ou publics, religieux ou
politiques, généraux ou particuliers, universels ou locaux ; et partout j’ai retrouvé
ces caractères sans effort, sans subtilité, et leurs diverses manières d’être, qui
distinguent les sociétés en sociétés parfaites ou imparfaites, constituées ou non
constituées, selon que ces caractères et les rapports qui en découlent sont
conformes ou contraires à la nature des êtres en sociétés5.
10 On voit ici apparaître l’ombre du concept de « rapports sociaux », sur un fond
d’universalisme que marquent bien les formules « toujours » et « partout ». Il est
surtout remarquable que les moyens théoriques de son élaboration se trouvent dans un
formalisme. Pour bien comprendre ce que cela signifie, il faut se souvenir que la grande
hantise de Bonald, c’est moins la Révolution que la Réforme : son principal adversaire
n’est pas Robespierre mais Luther. Pour Bonald, le protestantisme représente en effet le
privilège indûment reconnu au point de vue de la subjectivité consciente, privilège qui
inévitablement débouche sur la revendication d’un particularisme diluant le social dans
l’individuel. Or le seul remède absolu contre une telle dérive particulariste est donné
par le point de vue de la forme, qui garantit au contraire le primat du général sur le
particulier, et simultanément de l’objectif sur le subjectif. Il faut donc s’attendre à
trouver chez Bonald une philosophie religieuse assez singulière, correspondant à la
promotion d’un néo-catholicisme lié plus étroitement encore au principe d’une
contreréforme qu’à celui d’une contre-révolution, et qui va soumettre la religion elle-
même au principe d’une sorte de déduction formelle a priori, afin de la soustraire au
libre examen de la conscience.
11 Ainsi, selon Bonald, s’il y a des rapports sociaux dont la réalité précède, et à tous les
sens du mot, « informe » les existences individuelles, c’est parce que ceux-ci à leur tour
relèvent d’un rapport général abstrait, qui doit se retrouver identiquement dans tous
les modes et à tous les niveaux de l’organisation sociale, selon un formalisme dont
l’inspiration générale, avant d’être juridique, est essentiellement logique. Ce rapport,
c’est la relation ternaire qui constitue d’après Bonald la structure universelle des
rapports de pouvoir, et qui, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, se présente
ainsi dans sa formulation la plus abstraite : sujet/moyen/prédicat.
12 Ce « syllogisme » inaugure à sa manière, dans une perspective complètement logicisée
et formalisée, la problématique d’une sociologie des médiations, qui ne serait pas sans
certaines analogies avec celle développée exactement au même moment par Hegel.
136
26 Posons à nouveau la question : quelle place y a-t-il, dans un tel contexte, pour des
« rapports sociaux » ? La troisième séance de cette première année de l’Exposition donne
à cet égard quelques indications, lorsqu’elle décrit la société organique comme étant
celle où « l’harmonie règne dans les rapports sociaux13 ». Cette dernière idée est ainsi
développée :
L’homme alors voit l’ensemble des phénomènes régi par une providence, par une
volonté bienfaisante ; le principe même des sociétés humaines, la loi à laquelle elles
obéissent, se présente à lui comme l’expression de cette volonté ; et cette croyance
commune se manifeste par un culte qui attache le fort au faible, et le faible au fort.
On peut dire en ce sens que le caractère des époques organiques est essentiellement
religieux14.
27 En lisant un tel passage, on ne peut éviter d’évoquer l’interprétation du saint-
simonisme présentée par Engels dans l’Anti-Dühring : il s’agit bien en effet d’une utopie
critique. Ce qui est remarquable dans le traitement que les saint-simoniens font subir à
la notion de « rapports sociaux » encore en gestation, c’est qu’il en relève
l’ambivalence. Comme le dit expressément le texte qui vient d’être cité, les rapports
sociaux « attachent », au double sens d’un attachement matériel et affectif, les
individus les uns aux autres ; mais cet « attachement » n’est aussi que le produit des
figures concrètes de leur division, comme l’explique le thème de « l’exploitation de
l’homme par l’homme », dont l’ Exposition saint-simonienne donne historiquement la
première formulation.
28 L’idée que l’histoire se développe sur la base de ses propres antagonismes, dans un sens
qui conduit tendanciellement à la disparition de ces antagonismes – idée dont les
références sont ici davantage kantiennes que hégéliennes –, s’inscrit ainsi dans la
perspective messianique d’une fin de l’histoire : sans le dire, Marx citera, dans les
dernières lignes de La Sainte Famille, les formules des saint-simoniens sur le passage de
l’ère des révolutions à celle de l’évolution, et il s’en inspirera encore dans une célèbre
phrase de l’ Introduction à une critique de l’économie politique de 1857 sur la fin de la
« préhistoire » de l’humanité. Or une telle doctrine trouve apparemment ses prémisses
dans un historicisme radical : si l’histoire peut être interprétée comme avènement de
l’homme nouveau, c’est dans la mesure où elle entraîne la société dans un mouvement
permanent de transformation de ses propres rapports internes, qui ne sont stabilisés
qu’au terme de ce parcours.
29 Quel est le principe de cette transformation ? Qu’est-ce qui rend possible la réalisation
de la société organique ? Ici apparaît une idée, essentielle chez les saint-simoniens et
que Marx devait lui-même écarter expressément, qui rend aussi manifeste une nouvelle
divergence avec le conservatisme bonaldien, dans la mesure où celui-ci avait prétendu
effacer définitivement la référence à la subjectivité de la détermination des rapports
sociaux. Le moteur de l’histoire, pour les saint-simoniens, c’est la conscience : seule
celle-ci est en mesure de renverser l’antagonisme social et de parvenir à
l’harmonisation des rapports sociaux. On peut voir ici un héritage de la philosophie des
Lumières, transmis par l’intermédiaire de Condorcet, mais repensé dans les termes
d’une philosophie de la culture, originale en raison du rapport privilégié qu’elle établit
avec la pensée religieuse. Si, selon les saint-simoniens, la société organique est
essentiellement « religieuse », c’est parce qu’elle s’appuie sur le principe d’une
solidarité idéelle, d’une sorte de consensus social, supposant la reconnaissance par tous
les membres de la société de la nécessité de poursuivre un but commun. Car, comme on
vient de le voir, pour réaliser cette société organique, il faut « attacher » les partenaires
140
sociaux les uns aux autres, c’est-à-dire parvenir à ce que leur relation réciproque ne
soit pas seulement subie, mais acceptée et même voulue par eux. Alors que, selon
Bonald, les rapports sociaux sont invariants parce qu’ils sont fondamentalement
inconscients – là est la clé de sa conception formaliste du pouvoir social –, ils sont,
selon les saint-simoniens, animés, transformés, par un mouvement qui, en dernière
instance, est celui d’une prise de conscience collective.
30 On pourrait montrer comment cette conception trouve ses bases chez Saint-Simon lui-
même, qui l’avait déjà mise au centre de son tout premier écrit, ses Lettres d’un habitant
de Genève à ses contemporains de 1803 : dans ce texte avait été développée, pour la
première fois, l’idée selon laquelle la science, à laquelle Saint-Simon proposait de
consacrer un véritable temple, constitue la religion des temps modernes, parce que, sur
d’autres principes que ceux des anciennes religions, elle recrée les conditions d’une
conscience publique unifiée. La solidarité des savants avait alors été présentée comme
un modèle pour toute organisation sociale : et l’on sait comment le jeune Comte devait
lui-même développer ce thème, en caractérisant la science comme une « force sociale ».
À cette occasion, il est important de remarquer que l’organicisme saint-simonien est un
organicisme scientifique, qui réconcilie le sentiment et la raison en créant les
conditions d’une « foi » rationnelle : donc tout le contraire d’un abandon à des forces
obscures, immédiatement données comme telles dans la nature des choses. D’où aussi
le traitement très particulier appliqué par les saint-simoniens au concept de vie,
omniprésent dans le texte de l’Exposition : celui-ci évoque des formes d’organisation qui
sont tout sauf primitives et spontanées, puisqu’elles sont inséparables de leur
développement qui les soumet tendanciellement au principe d’une régulation
rationnelle (l’école saint-simonienne se déchirera lorsque la tendance irrationaliste et
mystique imposée par Enfantin en dénaturera l’inspiration première).
31 À partir de là, il est possible de dégager une notion fondamentale, qui permet de penser
toute l’histoire des rapports sociaux, ceux-ci se définissant essentiellement par le fait
qu’ils ont une histoire : celle de « l’éducation morale », à laquelle est consacrée toute la
neuvième séance de l’Exposition15. Elle y est définie comme « l’éducation qui règle les
rapports sociaux » : disons qu’elle crée les conditions du consensus social indispensable
à l’existence de la société organique, qui n’est en aucun cas une donnée naturelle, mais
le produit d’une pédagogie collective. Cette idée est particulièrement développée dans
le passage suivant :
La seule considération de rappeler l’homme à la plénitude de son existence, à toute
la dignité de son être, suffirait pour que l’on dût s’occuper d’abord de réorganiser
l’éducation morale ; mais il y a d’ailleurs à un autre point de vue, celui des travaux
spéciaux eux-mêmes, nécessité de le faire ; car pour que chaque profession s’exerce
d’une manière conforme aux exigences d’un ordre social quelconque, il faut qu’il y
ait assentiment de tous les individus en faveur de cet ordre social ; il faut en
d’autres termes que la règle sociale soit formulée et enseignée d’une manière
systématique, régulière16.
32 Ce programme doit aussi s’entendre selon sa dimension critique : le seul moyen de faire
tenir une société divisée techniquement et socialement, économiquement et
politiquement, c’est la pédagogie collective qui seule l’empêche de retomber dans
l’« anomie ». Ce n’est pas accidentellement ou artificiellement qu’on fait ici recours à
un concept durkheimien, qui s’est formé ultérieurement, en partie en exploitant
l’héritage intellectuel du saint-simonisme, auquel Durkheim a repris l’idée d’une
solidarité dont le principe n’est pas d’abord économique ou politique, mais « social »,
141
politique22, l’écrit inédit Philosophie politique : de la souveraineté, et enfin les cours sur
l’Histoire de la civilisation en Europe et en France23. À la fin de la période de la Restauration,
ces textes, réalisés entre 1820 et 1830, ont joué en France le rôle d’un véritable
déclencheur politique et théorique, dont en particulier l’effet sur des auditeurs comme
Michelet et Tocqueville a été considérable. Ils exposent une conception du pouvoir
social et politique qui, si elle débouche sur des « effets » libéraux, puisqu’elle permet de
démontrer que toute souveraineté est relative et donc limitée au niveau de ses
applications, est appuyée sur un principe qui se trouve lui-même aux antipodes d’une
philosophie libérale ; à quoi l’on objectera peut-être que la tendance fondamentale du
libéralisme se caractérise précisément par le fait qu’elle fait passer les effets avant les
principes.
37 Le principe, que les textes de Guizot développent inlassablement, c’est que le pouvoir
ne peut être fondé sur une volonté, ni non plus sur un rapport entre des volontés : en
d’autres termes, il ne peut en aucune façon être dérivé à partir des individus et de leurs
intérêts. C’est sur cette thèse que s’appuie la critique faite par Guizot de l’utilitarisme
benthamien, et en général de tout économisme, critique dont doit sortir à terme un
concept complètement original de la « société civile ».
38 C’est dans le texte inachevé de 1823, De la souveraineté, que se trouvent les indications
les plus claires à cet égard :
L’homme n’a point en vertu de sa liberté la pleine souveraineté de lui-même.
Comme être raisonnable et moral, il est sujet, sujet de lois qu’il ne fait point et qui
l’obligent en droit, bien que, comme être libre, il possède le pouvoir de leur refuser,
non pas son assentiment, mais son obéissance24.
39 Ceci signifie que le pouvoir légitime n’appartient pas en droit à un souverain, quel que
soit celui-ci, monarque ou peuple, auquel reviendrait une légitimité absolue, et donc
illimitée ; mais il est consubstantiel à une loi qui régit, non pas d’abord les volontés,
mais les intelligences :
La société est infiniment vaste et compliquée ; en durant toujours, elle se renouvelle
et se diversifie sans cesse ; l’enchaînement inégal des générations, le nombre et la
mobilité des rapports sociaux, la diversité des intérêts, la lutte des passions et des
forces, tout lui impose la nécessité permanente d’un pouvoir supérieur à toutes les
volontés individuelles ; son action peut être progressivement restreinte, mais sa
présence est indispensable pour contenir ensemble et régler dans leur contact tant
d’éléments disposés à se combattre et à se séparer25.
40 Notons le clin d’œil libéral que ce texte comporte au passage : l’action du pouvoir peut
être progressivement restreinte au niveau de ses effets, sous réserve que son principe
reste lui-même intangible.
41 Du texte qu’on vient de citer se dégage la distinction suivante : d’une part les rapports
sociaux expriment la confrontation sauvage des intérêts et des volontés ; mais d’autre
part le pouvoir social représente quelque chose qui, par définition, se situe hors de
cette confrontation : non pas à proprement parler une volonté plus forte, comme dans
la tradition issue de Hobbes, mais quelque chose de plus fort qu’une volonté. Le texte se
poursuit de la manière suivante :
Nulle volonté, nulle force, et le pouvoir social comme tout autre, n’est légitime que
selon la raison, la vraie loi26.
42 Ceci signifie que les rapports sociaux, instables en eux-mêmes, ne peuvent être régulés
que par l’intermédiaire d’une loi rationnelle, qui leur est nécessairement extérieure et,
143
peut-on dire, transcendante : sur ce dernier point, le protestant Guizot rejoint les
positions du catholique Bonald.
43 De cette thèse de départ, Guizot conclut la nécessité de dissocier la souveraineté et le
pouvoir ; la souveraineté étant de droit, constituée par la loi rationnelle, de manière
absolue, il n’y a de pouvoir que de fait, donc relatif, c’est-à-dire effectué dans les figures
concrètes et variables, plus ou moins conformes à cette règle en soi immuable. C’est là
que l’historicisme de Guizot – on n’insistera jamais assez sur le fait qu’il est d’abord et
principalement un historien de la société – trouve sa justification : aucune forme
historique de réalisation du pouvoir ne peut revendiquer une légitimité absolue,
puisqu’elle incarne le principe de toute souveraineté d’une manière qui est
nécessairement circonstancielle. C’est cette idée qui inspire le « libéralisme » de
Guizot : celui-ci consiste dans la reconnaissance du droit permanent dont disposent les
sujets du pouvoir de lui « résister », en fonction de l’examen rationnel auquel ils le
soumettent en permanence, qui leur permet d’évaluer son degré de conformité avec la
loi souveraine qu’il prétend représenter. Réciproquement, gouverner, c’est procéder à
la même évaluation rationnelle qui permet de mesurer ce qui, dans des conditions
historiques données, est acceptable pour les sujets qui subissent ces commandements :
c’est ce point, évident pour Guizot avant 1830, qui paraît lui avoir échappé lorsqu’il
exerçait la direction effective du gouvernement, avant 1848.
44 De là, il conclut que les rapports sociaux peuvent prendre historiquement toutes les
formes intermédiaires entre deux extrêmes. Ou bien c’est l’épreuve de force entre les
volontés, qui ne peut déboucher que sur une crise, c’est-à-dire sur la dissolution de la
société. Ou bien les rapports sociaux se plient à la règle extérieure de la raison qui
substitue la confrontation des intelligences, c’est-à-dire des consciences de rationalité,
à celle des volontés. Toujours dans l’inédit De la souveraineté, on trouve la réflexion
suivante :
Dès qu’une relation se forme entre deux hommes, dès qu’entre eux s’élève une
question, cette question a sa vraie solution, cette relation sa règle légitime. En
toutes choses il y a une vérité qui décide et a droit de commander 27.
45 C’est seulement si cette exigence est respectée qu’on peut parler de pouvoir social,
c’est-à-dire de la soumission de tous les membres de la société à une règle commune
qu’ils ne se contentent pas de subir, mais qu’ils acceptent, parce qu’ils en
reconnaissent, et d’abord en connaissent, la vérité.
46 Ainsi s’explique l’étonnante genèse du pouvoir exposée dans un autre texte de 1821 :
Prenez des hommes libres, indépendants, étrangers à toute nécessité antérieure de
subordination les uns envers les autres, unis seulement par un intérêt, un dessein
commun ; prenez les enfants dans leurs jeux qui sont leurs affaires. Au milieu de ces
associations volontaires et simples, comment naît le pouvoir ? À qui va-t-il comme
par sa pente naturelle et de l’aveu de tous ? Au plus courageux, au plus habile, à
celui qui se fait croire le plus capable de l’exercer, c’est-à-dire de satisfaire à
l’intérêt commun, d’accomplir la pensée de tous. Tant qu’aucune cause extérieure
et violente ne vient déranger le cours spontané des choses, c’est le brave qui
commande, l’habile qui gouverne. Parmi les hommes livrés à eux-mêmes et aux lois
de leur nature, le pouvoir accompagne et révèle la supériorité. En se faisant
reconnaître, elle se fait obéir. C’est là l’origine du pouvoir, il n’en a point d’autre.
Entre égaux il ne serait jamais né. La supériorité sentie et acceptée, c’est le lien
primitif et légitime des sociétés humaines ; c’est en même temps le fait et le droit,
c’est le véritable, le seul contrat social28.
144
publique ». Ce terme apparaît dans un texte que Pierre Rosanvallon a cité à plusieurs
reprises, et qui est effectivement d’un grand intérêt :
[...] il existe, dans toute société, une certaine somme d’idées justes et de volontés
légitimes sur les droits réciproques des hommes, sur les relations sociales et leurs
résultats. Cette somme d’idées justes et de volontés légitimes est dispersée dans les
individus qui composent la société, et inégalement répartie entre eux, en raison des
causes infinies qui influent sur le développement intellectuel et moral des hommes.
De quoi s’agit-il donc pour faire régner dans la société, autant que le permettent
soit l’infirmité constante soit l’état présent des choses humaines, ce pouvoir de la
raison, de la justice et de la vérité qui, seul légitime en lui-même, seul aussi a le
droit d’imposer l’obéissance ? Le problème est évidemment de recueillir partout,
dans la société, les fragments épars et incomplets de ce pouvoir, de les concentrer
et de les constituer en gouvernement. En d’autres termes, il s’agit de découvrir tous
les éléments du pouvoir légitime disséminés dans la société, et de les organiser en
pouvoir de fait, c’est-à-dire de concentrer, de réaliser la raison publique, la morale
publique, et de les appeler au pouvoir33.
52 Il y a dans cette dernière conception quelque chose qui évoque certaines thèses de
Bonald : une société, pour ce dernier comme pour Guizot, c’est un langage commun,
une communication qui passe. On serait tenté de dire : le secret de la politique, c’est la
grammaire. Mais pour Guizot, et c’est le point sur lequel il se sépare de Bonald, ce
langage n’est pas donné. Il est à construire, d’une manière qui n’est jamais
définitivement acquise, parce qu’elle est infléchie par les conjonctures, dans des
conditions qui sont celles d’une histoire. De là, l’importance que détient dans la
politique de Guizot la question de l’instruction publique, à laquelle l’un des premiers en
France, avec sa loi sur l’enseignement primaire de 1833, il a donné une base populaire.
Ici Guizot semble plutôt se rapprocher des saint-simoniens, qui partagent son sens
historique et ont aussi accordé une place essentielle à l’idée de « capacité » : organiser
les rapports sociaux, c’est effectuer la synthèse entre pédagogie et politique, d’où doit
sortir la « raison publique ». On le voit donc, les perspectives « conservatiste »,
« socialiste » et « libérale » sur les rapports sociaux présentent au moins un élément
commun, qui se situe au cœur de la définition de ce concept, saisi au moment de sa
formation. C’est l’idée selon laquelle l’ensemble de ces rapports constitue un ordre
symbolique, qui n’est réductible ni à des déterminations économiques, ni à des
déterminations juridiques ou politiques. En d’autres termes, ces rapports sont
essentiellement des rapports idéologiques, devant d’abord être pensés en termes de
communication, dans le cadre d’un type de société – théocratie bonaldienne,
association saint-simonienne, gouvernement représentatif de Guizot – qui, dans tous
ces cas de figure, fonctionne à la communication. Rappelons que l’« Idéologie », au
moment où ce terme même fut forgé, s’était présentée au départ comme une théorie de
la communication, appuyée sur l’analyse des formes du langage.
53 Cette constatation éclaire aussi toute l’histoire de la société française contemporaine,
où les conceptions qui viennent d’être évoquées ont été élaborées comme des efforts en
vue d’en théoriser la nature propre. On peut dire à cet égard que, depuis deux siècles, la
société française s’est développée en formant une conscience théorique, résultant elle-
même de la confrontation entre les trois discours qui viennent d’être brièvement
présentés et qui en ont en quelque sorte constitué la sociologie spontanée. Les éléments
divergents présentés par chacun de ces discours s’expliquent par le fait qu’ils exposent
des points de vue différents, coïncidant avec des options politiques opposées. Mais, à
travers cette divergence, il apparaît aussi que ces discours avaient pour objet une
146
même réalité, dont ils révèlent, en rapport avec les divisions sociales qui la travaillent,
les aspects antagoniques. Ainsi, les éléments communs qui ressortent de leur
rapprochement semblent exprimer ce qui définit spécifiquement cet objet : l’existence
d’une société structurée à la manière d’un langage et se définissant essentiellement
comme une société de communication.
NOTES
1. L. de Bonald, Démonstration philosophique du principe constitutif de la société, citée d’après sa plus
récente réédition, parue chez Vrin en 1985, avec un avant-propos de F. Azouvi.
2. L. de Bonald, Démonstration..., op. cit., introduction, p. 437.
3. Ibid., préface, p. 444.
4. Cf. Robert Spaemann, Der Ursprung der Soziologie aus dem Geist der Restauration. Studien über L.G.A.
de Bonald, Munich, Kösel, 1959, et Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984 [1966],
5. L. de Bonald, Démonstration..., op. cit., introduction, p. 437,
6. Louis de Bonald, Démonstration..., op. cit., chap. 6, p. 460.
7. Ibid., chap. 6, p. 459.
8. Ibid.
9. Ibid., préface, p. 445.
10. Louis de Bonald, Démonstration..., op. cit., préface, p. 446.
11. Saint-Simon, Introduction aux travaux scientifiques du XIX e siècle, dans Œuvres de Saint-Simon,
Paris, Anthropos, 1966, t. VI, p. 167.
12. La Doctrine de Saint-Simon. Première année-Exposition est ici citée d’après l’édition qu’en ont
donnée C. Bouglé et É. Halévy, Paris, Rivière, 1924 : les notes de cette édition donnent sur le texte
un éclairage irremplaçable.
13. Doctrine..., op. cit., 3e séance, p. 196-197.
14. Ibid.
15. Doctrine..., op. cit., 9e séance, p. 329-331.
16. Ibid.
17. Émile Durkheim, L’éducation morale, Paris, Alcan, 1934 ; ce livre reprend le texte de cours
donnés par Durkheim à la Sorbonne entre 1902 et 1908.
18. P. Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985.
19. P. Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.
20. F. Guizot, Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Belin,
1988 [1821],
21. Cours professé en 1820-1822, édité pour la première fois en 1851. Histoire des origines du
gouvernement représentatif et des institutions politiques de l’Europe depuis la chute de l’Empire romain
jusqu’au XIVe siècle, Paris, Didier, 1880.
22. 1822, réédité dans la collection du « Corpus des œuvres de philosophie en langue française »,
Paris, Fayard, 1984.
23. Cours professés en 1828-1829, au moment où, à la suite du renversement de tendance à la
Chambre et de la constitution du gouvernement dirigé par Martignac, Guizot retrouve, en même
temps que Villemain et Cousin, sa chaire à la Sorbonne. Histoire de la civilisation en Europe a été
réédité avec le cours sur la souveraineté par P. Rosanvallon, Paris, Hachette, 1985.
147
24. F. Guizot, De la souveraineté, éd. P. Rosanvallon, Paris, Hachette, 1985, chap. 18, p. 368.
25. F. Guizot, De la souveraineté, op. cit., chap. 16, p. 358.
26. Ibid., p. 359.
27. Ibid., chap. 2, p. 321.
28. F. Guizot, Des moyens de gouvernement..., op. cit., chap. 8, p. 125.
29. Id, De la souveraineté, op. cit., chap. 6, p. 331.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 332.
32. Ibid., chap. 19, p. 371.
33. F. Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif..., op. cit., vol. II, leçon 10 t II
p. 149-150.
148
3 C’est ce qui explique que, dans la seconde année de l’ Exposition, l’entreprise d’une
réhabilitation de la matière soit présentée comme une démarche conjoncturelle, qui
correspond à un moment bien déterminé de l’histoire humaine, ce moment constituant
en fait un tournant de son évolution globale. Ceci est suggéré par ces formules :
Aujourd’hui que l’humanité ne forme plus qu’une famille, que l’ordre humain se
confond avec l’ordre divin3.
Il est évident que dans l’avenir il n’y a plus rien de purement individuel 4.
4 C’est alors qu’est venu le moment de procéder à la réhabilitation de la matière.
5 En effet, sont réunies les conditions d’un accord harmonieux entre l’homme et le
monde, en rapport avec la mise en place d’un nouveau régime de société, pacifié parce
que fondé sur le principe de l’association, dont les conditions apparaissent donc comme
fondamentalement ontologiques, avant d’être politiques ou juridiques. C’est ce qui rend
possible un point de vue récurrent sur toute l’histoire antérieure de l’humanité,
marquée au contraire par l’exploitation et par la guerre, dans laquelle cette fusion de
l’humain et du divin n’était pas encore réalisée et où les rapports humains, dans le
contexte d’un régime social essentiellement dissocié, prenaient une forme
nécessairement antagonique. Ceci est illustré, dans la troisième séance de la première
année de l’Exposition, par la description des époques critiques où :
L’homme a cessé de comprendre et sa relation avec ses semblables, et celle qui unit
sa destinée à la destinée universelle5.
6 Or, en rapport avec cette sommaire mise en place, s’impose d’emblée une constatation
paradoxale, qui perturbe ce schéma : la déchéance préalable de la matière, qui précède,
et d’une certaine façon prépare, sa réhabilitation, et qui exprime le fait que, à une
certaine phase de son développement, la vie humaine a été en quelque sorte séparée
d’elle-même et opposée à elle-même, correspond, non à une période critique, mais au
contraire à ce qui par excellence constitue l’époque organique de son développement
antérieur : la civilisation chrétienne. Pour le comprendre, il faut se reporter à l’analyse
détaillée de ce phénomène qui est proposée dans les séances 2 à 6 de la seconde année
de l’ Exposition. L’idée générale autour de laquelle cette analyse est organisée est la
suivante : le christianisme a joué un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité dans
la mesure où il y a introduit le principe de l’association comme condition de la
« synthèse sociale » ; s’en dégage l’idée de la « fraternité universelle », qui auparavant
n’avait jamais été formulée comme telle et représente un acquis irrévocable et
indépassable de l’évolution historique. Et c’est pour cette raison que, selon les termes
mêmes employés par Saint- Simon, la religion de l’avenir doit être un « nouveau
christianisme », c’est-à-dire encore un christianisme.
7 Au cœur de l’analyse du moment chrétien de l’histoire humaine se trouve donc la
représentation d’une virtualité inaccomplie, parce que lui ont fait défaut les moyens de
son effectuation. En effet, le principe de l’association, qui annonce le terme final de
l’évolution, a été alors introduit avec une double « restriction », théorique et pratique :
la séparation de l’esprit et de la matière (ou du corporel), projetée sur le plan
proprement politique dans la division du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.
C’est cette scission du ciel et de la terre qui a imposé à la réalisation du schème
associatif un contexte de réalisation nécessairement antagonique, en rapport avec un
régime mental qui portait en soi les conditions de sa disparition. Cette manière de
présenter les choses peut paraître assez hégélienne et « dialectique ». Mais il serait
peut-être plus intéressant d’y lire l’esquisse, comme une préfiguration des conceptions
150
15 Et d’ailleurs, cet amour doit se réaliser dans la nouvelle société sous une forme bien
tangible, à travers la multiplication des chemins de fer et des voies navigables, comme
moyens de la communication universelle, qui font disparaître les clivages séparant les
territoires et les continents : ils sont ainsi la réalisation empirique du principe initial
selon lequel « Dieu est un ».
16 Ceci nous amène au passage de la 7e séance de la seconde année de l’Exposition où, de
l’énoncé du dogme précédent, est tirée cette ultime conséquence : la nécessité de
réhabiliter la matière :
Le temps est venu où l’homme doit comprendre que toutes les parties de son
existence, comme celles de l’existence universelle, sont harmoniques 10.
17 On retrouve ici une idée qui évoque un schème de pensée central à toute la pensée
« romantique » : celle du rapport analogique qui lie le microcosme humain au
macrocosme universel ; cette idée vient de Saint-Simon, qui avait écrit dans son
Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807) : « L’homme est un petit
univers. » Ainsi, l’harmonie à l’intérieur du monde humain, telle que la réalise la paix
sociale qui suppose elle-même un régime mental réunifié et réconcilié, n’est qu’un
reflet, une image de l’harmonie universelle. Ceci constitue l’un des aspects essentiels de
la pensée religieuse des saint-simoniens, qui, si elle n’est pas à proprement parler un
panthéisme – on y reviendra –, est certainement, au sens littéral de l’expression, un
naturalisme. Pour le comprendre, il faut se reporter à une formule qui avait été
avancée à la fin de la douzième séance de la première année de l’Exposition :
Tant qu’on n’a pas saisi la chaîne sympathique qui attache l’homme à ce qui n’est
pas lui, qui le rend fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie, jusque là
on n’a sous les yeux qu’un être sans vie, un cadavre, un fait sans moralité 11.
152
ne conçoit donc encore qu’un tout sans volonté, que des propriétés sans activité, et
sans lien même, puisque, bien qu’il prétende que la pensée et l’étendue infinie ne
forment qu’une seule et même chose, une unité indivisible et absolue, il ne définit
point cette unité, ne la caractérise pas et affirme même qu’elle n’est point
susceptible d’être déterminée, d’être qualifiée autrement que comme substance
primitive, universelle18.
27 Comment lire un tel texte ? On peut le faire en relevant les approximations, voire les
erreurs, accumulées par une telle interprétation. À ce titre, relevons les points
suivants : l’idée selon laquelle la substance est inerte et incapable de rien produire par
elle-même ; l’idée selon laquelle les attributs sont des qualités ou des propriétés de la
substance, pensée et étendue dont la dualité est insurmontable ; la coupure entre
ontologie et éthique, débouchant à terme sur la négation du principe de la liberté. Ces
arguments sont, peut-on dire, « classiques », dans la mesure où ils relèvent d’une
vulgate de la dénonciation des erreurs du spinozisme, qui se retrouve chez tant
d’autres auteurs, à commencer par Hegel qui les a complètement, mais aussi plus
subtilement, exploités. De ce point de vue, la position des saint-simoniens n’est
absolument pas originale. Mais l’essentiel se situe ailleurs : dans le fait que la lecture ici
proposée de Spinoza a sa cohérence interne, qui empêche que les « erreurs » qu’on
vient de signaler puissent être simplement corrigées ou écartées. Avec ses partis pris et
ses limites, cette interprétation, qui ne peut satisfaire un lecteur un peu attentif de
Spinoza, est l’expression d’un débat philosophique plus fondamental qui pourrait être
résumé dans les termes suivants : ou bien on s’engage dans la voie d’un naturalisme
intégral, à la manière de celui de Spinoza, ou bien on choisit celle d’un finalisme,
débouchant sur la représentation d’une téléologie historique, comme l’ont fait aussi
bien Hegel que les saint-simoniens.
28 Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le
fond : ce qui est en jeu dans cette discussion, c’est bien la possibilité d’une
interprétation finalisée de l’activité de la substance ou de la nature, interprétation que
la doctrine spinoziste exclut absolument. Or les saint-simoniens ont absolument besoin,
pour leur propre compte, de l’affirmation d’un tel finalisme, dont ils empruntent le
modèle, nous venons de le voir, à l’activité vitale. Pourquoi en ont-ils besoin ? Pour
penser cette « destination » de l’humanité, qui conduit nécessairement, c’est-à-dire en
suivant un processus irréversible, la société tout entière vers un état final associatif, en
vertu d’une tendance immanente à l’organisation, selon un concept lui-même
emprunté à l’ordre du vivant. La question cruciale posée ici est donc celle des
conditions de possibilité d’une philosophie de l’histoire. L’insuffisance du panthéisme
aux yeux des saint-simoniens tient à son incapacité à penser un développement et en
conséquence à théoriser dans son ensemble l’histoire humaine : d’où ce résultat
paradoxal que, l’histoire humaine étant rejetée en dehors de l’ordre divin de la
substance, puisque celui-ci n’est pas animé de l’intérieur par un tel principe d’activité
et d’expansion, elle est artificiellement autonomisée et devient comme une sorte
d’empire dans un empire. C’est sur ce thème que se conclut cette revue des lacunes
propres à une pensée panthéiste :
Ce qu’il y a de commun entre tous ces systèmes, c’est que l’unité qu’ils établissent
n’est qu’une abstraction dépourvue de vie, qu’ils ne peuvent offrir par conséquent
aucun attrait sympathique à l’homme, lui donner aucune révélation, et qu’enfin ils
le laissent isolé au milieu du monde qu’ils prétendent lui expliquer 19.
29 Or là est précisément le secret de l’« humanisme » qui, au lieu d’immerger
sympathiquement le développement humain dans le mouvement vital de la nature tout
155
NOTES
1. Les volumes correspondant aux deux années de Exposition, 1829 et 1830, ont été repris dans
l’édition collective des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, Leroux, 1877, t. 41 et 42 ; d’autre
part, la première année de l’Exposition a fait l’objet en 1924, dans une présentation exemplaire,
d’une réédition critique, avec une introduction et des notes de C. Bouglé et É. Halévy, Paris,
Rivière (voir la note 12 du chapitre précédent) ; nous citerons ici les extraits des deux années de
l’Exposition d’après la pagination des tomes 41 et 42 des Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin,
indiqués SS/E 41 ou 42 ; les passages de la première année seront également cités en référence à
l’édition de Bouglé et Halévy, indiquée B/H.
2. Exposition, 2e année, SS/E 42, p. 282.
3. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 356.
4. Exposition, 2e année, 13e séance, SS/E 42, p. 421.
5. Exposition, 1re année, 3e séance, SS/E 41, p. 174 ; B/H, p. 198.
6. Exposition, 2e année, 2e séance, SS/E 42, p. 189.
7. Il s’agit de l’alternative du matériel et du spirituel.
8. Exposition, 2e année, 6e séance, SS/E 42, p. 273.
9. Exposition, 2e année, 7e séance, SS/E 42, p. 293.
10. Exposition, 2e année, 7e séance, SS/E 42, p. 300.
11. Exposition, 1re année, 12e séance, SS/E 41, p. 402 ; B/H, p. 369.
12. Il se trouve qu’on la rencontre pour la première fois sous la plume de Comte, dans un texte
rédigé au moment où il travaillait avec Saint-Simon : la Sommaire appréciation de l’ensemble du
passé moderne, parue en 1820 dans l’une des revues animées par Saint-Simon, L’Organisateur, et
reprise ensuite dans la série des opuscules publiés en appendice au t. IV du Système de politique
positive.
13. On pourrait également faire dériver cette thèse de certains passages de l’Emile de Rousseau,
où est aussi affirmée la nécessité de substituer la loi des choses à celle des hommes.
14. Cf. l’entrée « panthéisme » dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Absurde. Tonner
contre. »
15. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 305.
16. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 305.
17. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 306.
18. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 307-308.
19. Exposition, 2e année, 8e séance, SS/E 42, p. 309.
20. Exposition, 1re année, 10e séance, SS/E 41, p. 360-361 ; B/H, p. 343-344.
21. Exposition, 2e année, 1re séance, SS/E 42, p. 345.
22. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 341.
23. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 343.
24. Exposition, 2e année, 10e séance, SS/E 42, p. 341.
157
1 Au long de sa carrière philosophique, Comte n’a pas changé sa position au sujet des
Lumières, et en particulier de l’orientation qui leur avait été donnée par les
encyclopédistes, position qui lui avait été au départ inspirée par Saint-Simon et qu’il
avait retravaillée à sa façon dès ses écrits de jeunesse. Cette position se caractérise par
son ambivalence. Comte s’est toujours déclaré avec une entière conviction héritier des
encyclopédistes : son programme n’est-il pas de réaliser une nouvelle Encyclopédie et
de rebâtir à partir d’elle la nouvelle forme de société sur laquelle doit, selon lui,
déboucher la grande crise révolutionnaire dont les encyclopédistes ont été les
annonciateurs et, pour une part, les instruments ? Mais l’idée même de « nouvelle »
Encyclopédie indique clairement la nécessité de reprendre à la base une entreprise
menée aux yeux de Comte dans des conditions qui devaient aboutir, sinon à son
avortement, du moins à son inachèvement, qui en dénature l’esprit. Qu’est-ce qui a
manqué à l’ancienne Encyclopédie pour qu’elle répondît adéquatement à l’objectif qui lui
avait été assigné par le mouvement de l’histoire, à savoir donner ses bases théoriques à
la réorganisation sociale exigée par le développement des sciences et des arts qui avait
rendu l’Ancien Régime proprement inviable ? Pour Comte, la réponse est claire : lui a
fait défaut la systématicité indispensable en vue de donner une cohérence, une
cohésion organique, au projet global unissant la théorie et la pratique dans la
perspective propre à une politique positive, donc scientifique, rendue inéluctable avec
l’apparition de la société industrielle.
2 Or cette absence de systématicité n’était pas due au hasard ; elle n’était pas de la part
de Diderot et de d’Alembert l’effet d’une simple bévue ou erreur d’appréciation qu’un
supplément d’attention eût permis de corriger : mais elle correspondait étroitement, au
point de vue de Comte, à l’esprit d’un temps qui avait installé entre fait et système une
alternative insurmontable et avait édifié à partir d’elle son modèle de rationalité
expérimentale récusant toute idée d’organisation du savoir à partir de principes a
priori, comme le Traité des systèmes de Condillac en avait fourni la démonstration
éclatante. Dans un tel contexte, le projet encyclopédique ne pouvait tout simplement
pas aboutir : comme Hegel devait lui aussi, au début du XIXe siècle, en faire la
découverte, dans « encyclopédie », il y a kuklos, « cercle », c’est-à-dire retour sur soi du
158
mouvement du savoir, supposant non son extension illimitée, mais une unité de son
commencement et de sa fin, ce qui, sur fond de téléologie, doit être le fondement de son
organisation rationnelle. Or, une telle représentation est par définition inaccessible à
l’esprit « métaphysique » ; celui-ci, fondé sur une volonté abstraite d’examen et de
critique, qui, en conséquence, au nom d’un critère étroit d’exactitude, de conformité à
l’expérience, avec le type très particulier de lucidité que cela suppose – la lucidité
analytique propre aux Lumières précisément et au formalisme parlementaire dans
lequel celles-ci se reconnaissaient politiquement-, met en avant des mécanismes
mentaux dont la positivité revendiquée a en fait pour contenu un négativisme ; ce
négativisme conditionne une radicale « ouverture » d’esprit, une sorte de scepticisme
généralisé qui interdit au cercle du savoir de se refermer sur lui-même. Se trouve ici
esquissé le principal argument que Comte retournera contre l’idée de « perfectibilité »,
idée à ses yeux fondamentalement désorganisatrice, en dépit ou peut-être en raison de
son progressisme apparent marqué par l’unilatéralité : cette idée, comme telle, a pu
parfaitement remplir son rôle historique, en servant au déclenchement de la grande
crise révolutionnaire, mais elle n’en était pas moins, par sa nature même, inapte à
fournir une issue définitive à cette crise. En effet, comment organiser en désorganisant,
comment reconstruire en se basant sur le seul esprit d’analyse, qui fait de l’esprit une
libre et indifférente structure d’accueil à tout ce que l’expérience vient lui proposer,
donc en excluant la perspective de synthétiser ces apports sur des bases sûres et
immuables ?
3 Cette interprétation des Lumières, dont le schéma vient d’être grossièrement
reconstitué, ne peut que surprendre à première vue. De quel droit créditer les
encyclopédistes, qui ont entretenu une méfiance obstinée à l’égard de tout ce qui
pourrait ressembler à un formalisme ou à un substantialisme, d’un esprit caractérisé
comme « métaphysique », présenté comme s’opposant naturellement au véritable
esprit positif ? N’est-ce pas Comte qui, avec sa volonté d’organisation qui devait le
conduire à mettre en place un « système » social réconciliant ordre et progrès, au nom
d’une philosophie de l’histoire inspirée par une conception de la rationalité faisant la
plus large place à la finalité, qui a justement réintroduit dans l’idée de positivité une
dimension que nous serions tentés à première vue d’appeler métaphysique ? Ces
interrogations permettent de mieux cerner ce qu’il y a de foncièrement énigmatique
dans l’idée de « philosophie positive », avancée pour la première fois par Comte
en 1824 dans une note de la seconde édition de son Opuscule fondamental, idée composite
issue de la décision de faire rentrer des faits (positifs) dans un système théorique (de
philosophie), alors même que la notion de fait avait été développée au cours des deux
siècles précédents de manière à être une fois pour toutes dégagée des a priori
théoriques d’un système quel qu’il soit. Commence par là à s’éclairer ce qu’il y a de
profondément original dans le « positivisme » comtien, qui, loin d’être l’aboutissement
conforme du mouvement amorcé avec Bacon de ce que Henri Gouhier a appelé un
« pré-positivisme », se situe au contraire largement en rupture avec lui et se développe
sur un autre terrain, celui précisément où ont cours des notions comme celles de
système et d’organisation, étrangères à ce pré-positivisme. C’est pourquoi, en théorie,
le « positivisme » de Comte est tout sauf une philosophie de l’expérience, mais est, et ce
n’est pas du tout la même chose, une anthropologie naturelle et rationnelle qui repense
tout l’ordre du monde en fonction d’une perspective assignée par la position de
l’homme, non pas sans doute au centre de cet ordre mais à sa périphérie. C’est la raison
pour laquelle, également, ce même « positivisme » devait rejouer à de nouveaux frais,
159
aussi bien en pratique qu’en théorie, l’idée de révolution et le projet qu’elle inspire, de
manière à la faire converger avec celle de conservation : cette orientation est
nettement indiquée dans le titre de l’ouvrage de Littré, Conservation, révolution et
positivisme, qui, après 1840, a effectué la première reconnaissance publique de la pensée
comtienne, et où, non par hasard, le mot « conservation » est énoncé avant le mot
« révolution », le premier étant l’explication du second, et non son inverse, au nom du
grand principe comtien du primat de la statique sur la dynamique, de l’ordre sur le
progrès. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que la tentative paradoxale de
Comte a consisté à faire rentrer dans un même « système »– et il fallait que ce système
fût bien fermé pour qu’il ne laissât échapper aucune de ses composantes tant celles-ci
pouvaient paraître hétérogènes – des inspirations venues, les unes de Condorcet et les
autres de Bonald, les deux représentants à la toute fin du XVIIIe siècle de deux options
philosophiques et politiques alternatives l’une de l’autre, dont l’opposition balise le
champ ouvert par le dilemme de la révolution et de la contre-révolution.
4 Comment un tel tour de force a-t-il été possible et comment a-t-il pu donner lieu, sur
des bases à première vue aussi incertaines, à la formation d’une pensée qui se prétend
consistante, cette « philosophie positive » dont Comte s’est déclaré l’initiateur et qui a
contribué, dans tous les sens du mot, à informer la société de son temps et
vraisemblablement aussi, du moins pour une part, la nôtre, car, bien que largement
absent aujourd’hui des rayonnages de nos libraires, Comte peut être considéré comme
un philosophe essentiellement actuel, dont les idée ont pris corps dans des formes
d’organisation sociale encore vivantes de nos jours ? C’est à cette question qu’on
voudrait commencer à répondre en examinant de près comment, dans l’un de ses
premiers écrits, le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société,
de 1822-1824, qu’il a ensuite désigné sous l’appellation d’Opuscule fondamental, Comte a
lu Condorcet en cherchant à démêler, pour parodier le titre d’un livre que Croce a
consacré à Hegel, ce qu’il y a de vivant et ce qu’il y a de mort dans la pensée de ce
dernier.
5 Dans cet Opuscule fondamental, texte majeur de la première partie de sa carrière
philosophique1. Comte a pour la première fois formulé son projet de « politique
scientifique », à partir de références dont plusieurs étaient empruntées à Montesquieu,
ce qui l’a conduit du même coup à chercher ses anti-références du côté de Rousseau : on
comprend qu’il ait été fâché que Saint-Simon se soit permis de faire réimprimer ce
texte sous son nom en lui donnant pour titre « Du contrat social », ce qui constituait
une véritable provocation et a été la cause principale de la brouille entre les deux
hommes.
6 Lorsque Comte, dans son ouvrage, en vient à l’examen de la pensée de Condorcet, il
commence par donner une appréciation positive de cette démarche dont il ne peut
évidemment se démarquer tout à fait :
La conception générale du travail propre à élever la politique au rang des sciences
d’observation a été découverte par Condorcet. Il a vu nettement, le premier, que la
civilisation est assujettie à une marche progressive dont tous les pas sont
rigoureusement enchaînés les uns aux autres suivant des lois naturelles, que peut
dévoiler l’observation philosophique du passé, et qui déterminent pour chaque
époque, de manière entièrement positive, les perfectionnements que l’état social
est appelé à éprouver, soit dans ses parties, soit dans son ensemble 2.
7 Autrement dit, revient incontestablement à Condorcet l’initiative d’avoir établi le
principe d’une « marche »– la métaphore revêtira une particulière importance chez
160
Comte – de la civilisation, marche nécessaire qui enchaîne entre elles des « époques »
suivant l’allure d’une progression en principe irréversible, non soumise aux
interventions surnaturelles de la providence, comme chez Bossuet par exemple, parce
qu’elle relève de lois « naturelles », susceptibles d’être appréhendées à partir de
l’observation des phénomènes de l’histoire, et plus précisément des formes et des
niveaux de développement de l’esprit humain. Or la réflexion de Comte s’inscrit elle-
même dans le cadre propre à cette conception qui en définit le programme.
8 Pourtant Comte remarque aussitôt que, chez Condorcet, la conception en question est
mise en œuvre d’une façon qui en fausse la signification et la portée :
Si cette découverte capitale est jusqu’ici demeurée entièrement stérile, si elle n’a
fait encore aucune sensation, si personne n’a marché dans la ligne que Condorcet a
indiquée, si, en un mot, la politique n’est point devenue positive, il faut l’attribuer,
en grande partie, à ce que l’esquisse tracée par Condorcet a été exécutée dans un
esprit absolument contraire au but de ce travail. Il en a entièrement méconnu les
conditions les plus essentielles, de telle sorte que son ouvrage est à refondre en
totalité3.
9 Sont à partir de là détaillées trois grandes objections qui conduisent à remettre en
cause sur le fond, sinon la « conception » avancée par Condorcet, du moins la façon
dont celui-ci l’a réalisée. L’enjeu de cette discussion est la philosophie de l’histoire, que
Comte propose de développer sur des bases complètement nouvelles, ce qui revient en
fait à donner au mot « histoire » un tout autre sens, en l’inscrivant dans un autre
système de références, dans une autre épistémè, dirait Foucault.
10 La première de ces objections concerne la distribution des dix époques qui, dans l’
Esquisse de Condorcet, jalonnent le cours de l’histoire humaine. D’après Comte :
La distribution adoptée par Condorcet est absolument vicieuse, en ce qu’elle ne
satisfait pas même à la plus palpable des conditions, celle de présenter une série
homogène4.
11 Autrement dit, la succession présentée par Condorcet se ramène à une énumération
empirique, à un simple recueil de faits indépendants les uns des autres, dont la
recension permet de repérer une progression, mais sans établir la loi sérielle à laquelle
celle-ci obéit, puisque ces faits ne portent pas en eux ou avec eux la raison nécessaire
de leur liaison, et c’est pourquoi, explique Comte :
Il lui était impossible de former une vraie théorie, c’est-à-dire d’établir entre les
faits un enchaînement réel, puisque ceux qui devaient servir à lier tous les autres
étaient déjà isolés entre eux5.
12 Cet argument recoupe celui tourné par ailleurs contre la méthode d’exposition adoptée
par les encyclopédistes, accusés d’avoir collecté des informations assimilées à des faits
séparément repérables, dont dès lors le mode de présentation ne pouvait être
qu’aléatoire, ou mieux, alphabétique, ce qui rend manifeste que ces informations,
susceptibles seulement d’être recueillies et collationnées en vrac, ne rentrent dans
aucun cadre défini, en particulier ne rentrent pas dans le cadre fixé par une loi sérielle
de coordination : et, au point de vue de Comte, les dix époques de Condorcet ne seraient
que les éléments d’une sorte d’alphabet empirique de l’histoire humaine, donnant lieu à
une énumération sans principe, ce qui ôte à la philosophie de l’histoire élaborée sur de
telles bases tout caractère authentiquement théorique et scientifique.
13 Comte voit tout autrement la « marche » de la civilisation : comme une marche
précisément, au sens naturel du terme, dont il emprunte la théorie scientifique à un
traité d’histoire naturelle, la Nouvelle mécanique des mouvements de l’homme et des animaux
161
mode : mais Comte lui donne une coloration très particulière, paradoxalement
moderniste dans ses attendus.
15 Pour formuler cette objection dans d’autres termes, le critique est par nature inapte à
penser et à comprendre l’organique. Or la société médiévale, marquée par l’emprise du
pouvoir spirituel exercé par l’Église catholique, pour les institutions de laquelle Comte,
renforcé ensuite dans cette conviction par la lecture de Du pape de Joseph de Maistre,
éprouve une fascination qui ne s’est jamais démentie – à la fin de sa vie, il se verra
prêchant en chaire la philosophie positive à Notre-Dame –, est par excellence une
société organique, une société forte, une société de conviction, dont il serait absurde de
renier totalement l’héritage, comme s’est permis de le faire le négativisme des
Lumières qui, répulsivement, ne voit qu’obscurité et confusion dans cette grande
période de l’histoire humaine, alors qu’elle a été lumineuse à sa manière, même si celle-
ci n’est plus la nôtre.
16 Sur ce point, Comte vise, en arrière de Condorcet, Voltaire et ce qui peut traîner de
relents démagogiques autour de la formule « Écrasez l’infâme » :
[...] représenter, pendant une longue suite de siècles, les classes placées à la tête du
mouvement général comme occupées à mener une conspiration permanente contre
l’espèce humaine : un tel esprit, aussi absurde dans son principe que révoltant dans
ses conséquences, est un résultat insensé de la philosophie du siècle dernier, à
l’empire de laquelle il est déplorable qu’un homme tel que Condorcet n’ait pu se
soustraire7.
17 Il ne faudrait surtout pas se figurer, en lisant une telle phrase, que Comte se serait rallié
aux dogmes de la religion chrétienne et leur accorderait une quelconque crédibilité, car
il les juge définitivement obsolètes. De ce point de vue, il est, comme Saint- Simon,
parfaitement agnostique, ainsi que doit l’être un savant positif. Mais, à son point de
vue, la vraie question se situe ailleurs. Même si, au point de vue positif, la foi
chrétienne véhicule des croyances que l’évolution humaine a périmées et condamne à
être oubliées, il demeure, et de cela il n’est pas permis de faire abstraction, que les
pratiques religieuses mises en oeuvre par l’Église médiévale ont été une formidable
machine à éduquer, à organiser les mentalités, à instaurer du consensus, à coordonner
les forces sociales, et dont le modèle doit non seulement être reconnu et estimé à sa
juste valeur, mais aussi peut, pour une part, être conservé, imité, réemployé, à
condition d’être aménagé aux conditions actuelles de la vie sociale marquées avant tout
par le développement des sciences et des arts. C’est dans cet esprit que Saint-Simon,
avant de mourir, a avancé en 1824 son idée d’un « nouveau christianisme », destiné à
remplir la forme léguée par l’ancien d’un contenu nouveau, idée que ses disciples
mettront ensuite en œuvre en lançant le projet de la religion saint-simonienne, dont le
culte positiviste inventé par Comte après 1848 représentera, sinon une branche
dérivée, du moins un lointain avatar.
18 Ce que Condorcet, entraîné par l’esprit, le mauvais esprit, de son temps ne pouvait
comprendre, c’est que la stabilité sociale, celle propre précisément à une société
organique dont les éléments convergent « en faisceau » vers un but commun –
l’expression est de Comte : il ne faut pas négliger la postérité fasciste du positivisme
comtien –, nécessite un pouvoir spirituel fort, dont la tâche est d’implanter dans les
esprits les convictions propres à une mentalité communautaire à la fois solide et
solidaire. Pour le dire simplement, une société étant d’abord un état d’esprit partagé, il
ne peut y avoir de société sans Église : la base de la politique positive est
l’endoctrinement des populations, et il est parfaitement déraisonnable d’admettre que
163
Surtout, il la récuse sur le fond, pour son esprit, le mathématisme, qui repose sur
l’illusion chimérique que des artifices de calcul, des manipulations de formules,
pourraient permettre de maîtriser la réalité sous tous ses aspects, si complexes soient-
ils, alors que, au-delà d’un certain degré de complication, la limite à cet égard se situant
quelque part entre la chimie et la biologie, la mathématique devient incapable de
rendre compte des rapports entre des phénomènes marqués par une telle variabilité
qu’il est impossible de les faire rentrer dans une grille formalisée du type de celle que
les mathématiques sont capables de mettre en place en vue d’en proposer une
interprétation strictement quantitative. C’est pourquoi les phénomènes humains, qui
sont les plus compliqués de tous, sont marqués de par leur nature même par un certain
degré d’indéterminabilité qui empêche de les présenter comme soumis aux même
modèles d’interprétation que les autres phénomènes naturels, sans cesser pour autant
de suivre, en tant que phénomènes, des lois, donc de se développer à travers des
rapports nécessaires : par là ils restent des phénomènes naturels, tout en étant naturels
autrement, selon des modalités qui leur sont spécifiques. Cela, Condorcet ne l’a pas
compris, il ne pouvait pas le comprendre, en raison des préjugés formalistes et
artificialistes qui inspiraient l’ensemble de sa démarche, préjugés que Comte estime
davantage périmés encore que ceux qui guidaient l’Église catholique au Moyen Âge,
cette Église dont les philosophes des Lumières auraient ridiculement méconnu la
grandeur.
23 Ce qui rend passionnante cette remise en cause des conceptions de Condorcet, c’est
qu’elle est inséparable d’une discussion que Comte, en tout premier lieu, mène avec lui-
même, et qui pourrait presque présenter les caractères d’une autocritique. Lorsque
Comte critique le mathématisme de Condorcet, c’est son propre orgueil professionnel
de mathématicien, qui croit disposer d’un instrument magique permettant d’attraper la
réalité sous toutes ses formes et de l’enfermer dans le réseau fixe de ses
démonstrations, qu’il combat : et par ce biais, c’est vis-à-vis du scientisme qui, il en a
clairement conscience, est la tentation la plus forte à laquelle est exposé le positivisme,
qu’il tente de prendre distance. De même, lorsqu’il réfute la conception abstraite de
l’histoire qu’il impute à Condorcet, c’est son propre progressisme d’héritier des
Lumières et de fils de la Révolution, qui se veut le porteur du programme d’une
organisation sociale entièrement nouvelle – car il est impensable qu’on puisse vouloir
faire rétrograder l’histoire humaine à l’un de ses états antérieurs – qu’il entreprend
lucidement de maîtriser. En débattant avec l’esprit du XVIIIe siècle et en entreprenant
de s’en démarquer, le positivisme comtien rend manifeste le lien qui l’unit à lui : c’est
comme si, s’en sentant trop proche, il cherchait à exorciser par tous les moyens les
dangers induits par cette néfaste proximité.
24 Ceci est manifeste si on remonte à l’idée de base qui se situe à l’arrière-plan des
diverses objections opposées par Comte à Condorcet et qui les fait rentrer dans une
logique commune. Cette idée concerne la vision globale de l’avenir humain dont se veut
porteuse une philosophie rationnelle inspirée avant tout par le progrès des sciences et
des arts. Cette vision s’est cristallisée chez Condorcet autour de la représentation d’une
perfectibilité indéfinie qui ouvre à l’histoire une perspective illimitée de
développement : la dixième époque de l’Esquisse évoque précisément cette perspective,
dont la générosité ouverte effare Comte, et même l’effraie, dans la mesure où elle ne lui
paraît pas conforme aux exigences d’une rationalité concrète, soucieuse d’épouser les
mouvements de la réalité et retenue en conséquence de se développer selon sa seule
logique propre. La promesse de perfectibilité dont Condorcet s’est fait le messager, en
166
peut y voir un indice de la rupture passant entre deux grandes époques de la pensée
dont les spéculations obéissaient à des logiques différentes, tellement différentes
qu’elles ne pouvaient s’entendre et que leur dialogue ne pouvait être qu’un dialogue de
sourds9.
NOTES
1. Le texte ci-après est cité d’après l’édition qui en est reproduite dans Auguste Comte, Système de
politique positive, Paris, Au siège de la Société positiviste, 1929 (5 e édition), t. IV, appendice
général, 3e partie.
2. A. Comte, Opuscule fondamental, reproduit dans ibid., p. 109.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 110.
5. Ibid.
6. G. Canguilhem, « Histoire de l’homme et nature des choses », Les études philosophiques, 4, 1974.
7. A. Comte, Opuscule fondamental, op. cit., p. 115.
8. A. Comte, Opuscule fondamental, op. cit.
9. J’ai donné un prolongement à cette étude dans « Comte dans la querelle des anciens et des
modernes : la critique de la perfectibilité » (dans B. Binoche (dir.), L’homme perfectible, Seyssel,
Champ Vallon, coll. « Milieux », 2004), qui s’appuie sur les passages des 47 e et 48e leçons du Cours
de philosophie positive dans lesquels Comte a à nouveau défini sa position par rapport à Condorcet.
168
1 À lire l’ouvrage de Joseph de Maistre qu’Auguste Comte a le plus souvent cité, Du pape
(1819), on ne peut qu’être étonné par la fréquence de cette référence, dont le caractère
paradoxal semble d’ailleurs approprié à un auteur entre tous paradoxal. Sans doute, on
comprend qu’en lisant sous la plume de Jospeh de Maistre une phrase comme celle-ci :
« Pour nous la primatie du Souverain Pontife est précisément ce que le système de
Copernic est pour les astronomes1 », Comte en ait apprécié l’ironie calculée, qui semble
par ailleurs avoir troublé Pie VII. Mais est-il permis d’aller plus loin et d’admettre que
Comte ait repris à l’« illustre de Maistre » (comme il l’appelle) des éléments théoriques
essentiels, comme par exemple sa théorie de la souveraineté ? Cette question pourrait
aussi être formulée de la manière suivante : en s’efforçant de réconcilier les termes
alternatifs de l’ordre et du progrès. Comte se serait-il rallié, en contradiction avec ses
propres antécédents, théoriques et pratiques, aux idéaux de la contre-révolution ? Or
un tel revirement, si effectivement il a eu lieu, n’aurait pu s’opérer qu’après coup,
divisant et opposant à elle-même la démarche suivie par le fondateur de la philosophie
positive.
2 Remarquons pour commencer que la reconnaissance par Comte de l’« éminente
supériorité philosophique » de Jospeh de Maistre, selon une formule de la 46 e leçon du
Cours2, est relativement tardive, eu égard à la précocité de sa propre démarche
philosophique. La première référence explicite à Jospeh de Maistre se trouve en effet
dans la correspondance de Comte à la fin de l’année 1824 3, donc postérieurement à la
réédition, dans sa forme définitive, de l’ Opuscule fondamental. On sait que celui-ci se
termine par un examen critique des auteurs qui ont précédé Comte sur le terrain d’une
synthèse entre la science et la politique – il s’agit de Montesquieu, de Condorcet et des
Idéologues –, où aucune place n’est faite aux représentants de l’« école rétrograde ».
Lorsque Comte reprendra cet examen en 1842, dans la 47e leçon du Cours, qui complète
la liste de ces « sources » en y ajoutant les noms d’Aristote et de Bossuet et en réservant
le cas d’Adam Smith, il ne fera pas davantage mention de l’œuvre de Joseph de Maistre.
169
Maistre d’une déduction politique ; cette déduction conclut, en quelque sorte a fortiori,
du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, ceux-ci étant liés entre eux par une
correspondance réciproque. C’est dans ce sens qu’il écrit : « L’Eglise ne demande rien de
plus que les autres souverainetés8. » Ce point a d’ailleurs été remarqué par Comte,
comme le montre une réflexion insérée au début de la 46e leçon du Cours :
L’illustre de Maistre [...] renonçant à tout appareil théologique, s’est efforcé dans son
principal ouvrage de fonder le rétablissement de la suprématie papale sur de
simples raisonnements historiques et politiques [...] au lieu de le commander
directement de droit divin9.
8 Chez Jospeh de Maistre apparaît ainsi une image inattendue, parce que largement
déthéologisée, du théologique : ceci correspond parfaitement, du point de vue de
Comte, à l’orientation essentielle du catholicisme, puisque avec celui-ci l’esprit
religieux, suivant l’impulsion communiquée par sa forme ultime, le monothéisme, qui
déjà l’incline vers la métaphysique, a pris une forme épurée, abstraite, transitoire entre
deux états de la pensée.
9 Ceci signifie aussi que le raisonnement suivi par Jospeh de Maistre maintient, dans la
perspective analogique qui lui donne son contexte, une confusion permanente entre le
spirituel et le temporel, ceux-ci ne pouvant jamais être véritablement dissociés. C’est
dans cet esprit que Jospeh de Maistre engage avec Bossuet une polémique sur la
question du siège et de la personne, qu’il refuse de départager 10, de même qu’il n’admet
non plus aucun jeu entre une Église visible et une Église invisible. C’est en vain qu’on
chercherait dans son livre l’amorce d’une réflexion sur les deux corps du roi, et à plus
forte raison sur les deux corps du pape, réflexion à ses yeux inséparable de la
conception formelle et juridique du pouvoir que précisément il récuse. Quelles que
soient les formes et les conditions de son actualisation, le pouvoir est donc toujours et
partout le même dans son principe substantiel ; ce principe ne peut être nullement
divisé, la seule distinction qu’il supporte étant de degré, c’est-à-dire de puissance : en
ce sens, ce qui, selon Jospeh de Maistre, distingue le spirituel du temporel, ce n’est pas
la nature du pouvoir, puisque celle-ci est par définition la même, mais c’est le fait que,
dans le cas du spirituel identifié au religieux, cette nature soit élevée à la puissance,
c’est-à-dire existe sous une forme « éminente », qui en garantit la légitimité
universelle.
10 Si on y réfléchit, cette argumentation est complètement différente, voire opposée, à
celle que développe Comte en insistant au contraire sur la dissociation et
l’hétérogénéité des formes du pouvoir. Aussi bien, lorsqu’il évoque la discussion entre
Jospeh de Maistre et Bossuet, Comte renvoie-t-il ces deux auteurs dos à dos :
On sait que de Maistre a reproché au grand Bossuet, et, à certains égards, avec
raison surtout en ce qui concerne l’Église gallicane, d’avoir sérieusement méconnu
la vraie nature politique du catholicisme ; il ne serait pas difficile [...] de signaler
aussi, chez le célèbre auteur du Pape, plusieurs inconséquences, sinon analogues, du
moins équivalentes. Et l’on prétendrait réorganiser les sociétés modernes d’après
une théorie assez décrépite pour n’être plus depuis longtemps suffisamment
comprise, même de ses plus illustres interprètes11 !
11 En ce qui concerne la question, pour lui essentielle, du pouvoir spirituel. Comte n’a pu
reprendre à Jospeh de Maistre aucun élément théorique, tant les définitions de cette
notion présentées par l’un et l’autre auteur s’inscrivent dans des contextes doctrinaux
différents, et même opposés.
171
12 On peut ajouter cette remarque, dont le développement nécessiterait une autre étude :
si Comte ne doit rien, ou très peu de choses, à Maistre qu’il ne cesse de citer, sa dette
théorique est certainement fort importante à l’égard de l’autre grand représentant de
l’école rétrograde auquel il ne se réfère pratiquement jamais de manière explicite : il
avait certainement lu Bonald dès 1819, et il lui a repris les arguments essentiels sur
lesquels il a appuyé sa propre critique de la psychologie.
13 On ne peut alors éviter de poser une nouvelle question : la référence faite à Jospeh de
Maistre ne peut être sous-estimée ; mais, comme elle n’a pas valeur d’emprunt, que
signifie-t-elle d’autre ? Pour répondre, il faut partir de la longue note de la 46 e leçon du
Cours dans laquelle Comte s’est expliqué lui-même sur ce point :
Profondément imbu, de bonne heure, comme je devais d’abord l’être, de l’esprit
révolutionnaire, envisagé dans toute sa portée philosophique, je ne crains pas
néanmoins d’avouer, avec une sincère reconnaissance, et sans encourir aucune
juste accusation d’inconséquence, la salutaire influence que la philosophie
catholique, malgré sa nature évidemment rétrograde, a ultérieurement exercée sur
le développement normal de ma propre philosophie politique, surtout par le
célèbre traité Du pape, non seulement en me facilitant, dans mes travaux
historiques, une saine appréciation générale du Moyen Âge, mais même en fixant
davantage mon attention directe sur des conditions d’ordinaire éminemment
applicables à l’état social actuel, quoique conçues pour un autre état. Je crois, de
même, avoir déjà suffisamment prouvé [...] que la politique positive peut être
pleinement équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire,
sans leur faire aucune vaine concession de principes, et sans qu’une telle
disposition nuise davantage à la fermeté de son langage qu’à la netteté de ses vues 12.
14 Il ne suffit donc pas d’évoquer la fascination qu’a pu exercer le style de pensée
paradoxal de Jospeh de Maistre, ni l’intérêt des renseignements qu’il a pu apporter à
Comte concernant l’histoire et la doctrine du catholicisme. Il faut aller plus loin et
chercher à comprendre en quoi la philosophie positive a entrepris d’être « pleinement
équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire ».
15 Pour cela, on s’appuiera sur une hypothèse avancée par Henri Gouhier : au moment où
Comte a découvert Jospeh de Maistre, il finissait, du moins le croyait-il, de se dégager
de l’influence de Saint-Simon, et ainsi Maistre a pu lui servir d’antidote ou si l’on veut
de réactif, intellectuel13. En laissant pour le moment de côté la question de savoir si
Comte a jamais pu échapper de manière définitive à l’inspiration qui lui avait été
initialement communiquée par Saint- Simon, ce dont ferait douter la finale résurgence
du thème religieux dans sa propre pensée, on doit reconnaître que l’hypothèse de H.
Gouhier est féconde dans la mesure où elle dégage le caractère indirect du rapport
entre ces deux auteurs ; Comte semble s’être intéressé à Jospeh de Maistre, pour
reprendre son propre langage, d’un point de vue davantage critique qu’organique :
plutôt que de penser positivement quelque chose, il lui a permis de raisonner contre la
réduction du spirituel au temporel qu’il imputait à l’« industrialisme » professé par
Saint-Simon.
16 Peut-être faudrait-il même étendre le champ de cette hypothèse, en l’appliquant au
rapport de la Révolution et de la contre-révolution tel que l’interprète la philosophie
positive. On en tirera l’indication que la pensée contre-révolutionnaire, dont Jospeh de
Maistre donnait l’illustration privilégiée, ne pouvait précisément de son point de vue
avoir une signification « positive ». Entre les positions, irréductibles en apparence, de la
Révolution et de la contre-révolution, on sait qu’il n’a pas pu être question pour Comte
d’établir un équilibre ou un compromis, associant un minimum d’ordre à un minimum
172
de progrès, alors que sa perspective était à l’inverse de multiplier l’un par l’autre, dans
le sens d’un optimum. C’est bien pourquoi la confrontation entre Révolution et contre-
révolution, au lieu de conduire à une neutralisation de l’une par l’autre, reste pour lui
tendanciellement polarisée, d’une manière qui privilégie nécessairement le point de
vue de la Révolution sur celui de la contre-révolution ; cette dernière n’est justement,
comme son nom l’indique, qu’une perspective contraire sur le mouvement irrésistible
de la progression qu’elle accompagne, en la contestant, et dont elle dépend, même si
c’est à son insu. Ceci suppose que Comte substitue à une conception abstraite et
métaphysique de la Révolution, présentée comme rupture artificielle du cours des
choses, une conception organique, inspirée du modèle organique de la révolution
astronomique, dont la progression est nécessairement continue.
17 En se fixant l’objectif de réconcilier ordre et progrès. Comte a-t-il voulu limiter
négativement le mouvement de l’histoire, en le ramenant aux conditions restrictives
d’une organisation préétablie, comme semblerait l’indiquer la thèse d’une
subordination nécessaire du dynamique au statique ? Si cela était, on pourrait dire qu’il
a adopté, au moins en partie, le point de vue d’une contre-révolution. Ou bien n’aurait-
il pas plutôt, ce qui est tout autre chose, entrepris de régulariser le mouvement de cette
progression, non en cherchant à la limiter en tant que telle, dans une perspective
rétrograde, mais en en contrôlant les excès, selon l’orientation fondamentale dessinée
par la doctrine de la « perfectibilité » ? On sait que, en lui retirant son caractère
indéfini. Comte a repris ce dernier concept à Condorcet, avec tous les correctifs qu’il a
pu lui apporter, ce qui constitue, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’une
des sources les plus authentiques de sa pensée.
18 Ainsi, parun retournement inattendu, le penseur contre-révolutionnaire assurerait
dans la formation de la philosophie positive une fonction « critique », tandis que le
penseur révolutionnaire jouerait à cet égard un rôle organique : cette hypothèse est
confirmée par le fait que Comte ait traité de la Révolution française dans la 57 e leçon du
Cours, consacrée à l’étude de la phase positive de l’évolution humaine, et non, comme
on aurait pu s’y attendre, dans la 55e leçon, qui concerne sa phase métaphysique et
critique. De ce point de vue, l’image d’un Comte contre-révolutionnaire, telle qu’elle a
pu être ici ou là propagée, serait une fiction, et celle-ci défigure l’esprit essentiel du
positivisme.
NOTES
1. Joseph de Maistre, Du pope, éd. J. Lovie et J. Chetail, Genève, Droz, coll. « Les classiques de la
pensée politique », 1966, I, chap. 6, p. 55.
2. Auguste Comte, Œuvres, Paris, Anthropos, 1968-1971, t. IV, p. 143.
3. Lettre du 25 décembre 1824 à Valat, dans A. Comte, Correspondance générale et confessions, Paris/
La Haye, Éditions de l’EHESS/Mouton, 1973, t. I, p. 147.
4. A. Comte, Œuvres, t. X, appendice, p. 176 et suiv.
5. Ibid., p. 7.
173
6. Le passage qui vient d’être cité d’après l’édition que Comte en a lui-même donné se trouve
également dans les œuvres de Saint-Simon (Œuvres de Saint-Simon, Paris, Anthropos, 1966, t. II,
p. 85 de la deuxième partie reproduisant le volume IV de l’édition Dentu).
7. Dans la 46 e leçon du Cours sont dénoncées « l’inconséquence et la frivolité » des Considérations
sur la France de 1796, l’ouvrage de Jospeh de Maistre qui a aujourd’hui le mieux survécu (voir
supra, chapitre IV).
8. J. de Maistre, Du pape, op. cit., I, chap. 19, p. 123.
9. A. Comte, Œuvres, op. cit., t. IV, p. 21 ; nous soulignons.
10. J. de Maistre, Du pape, op. cit., I, chap, 11, p. 75-81.
11. A. Comte, Œuvres, op. cit., t. IV, p. 28.
12. Ibid., t. IV, p. 146.
13. H. Gouhier, La jeunesse d’Auguste Comte, Paris, Vrin, 1941, t. III, p. 405,
174
1 Comte a créé le mot « positivisme » vers 1840, en le dérivant de son idée d’une
« philosophie positive », formée dès 1824. Il a créé le mot, mais non la chose que ce nom
s’est mis à désigner, chose qui, elle, existait sans doute depuis qu’il y a eu de la
philosophie : disons, sans trop nous engager, une certaine forme d’attention au réel et
aux faits à travers lesquels celui-ci se donne. Mais qu’est-ce qu’une chose à l’état encore
innommé comme celui où se trouvait le « positivisme » avant Comte ? C’est une entité
en attente de l’ordre que lui assigne précisément son nom, avec lequel elle acquiert une
cohérence, voire une consistance, parce qu’elle devient alors définissable et du même
coup problématisable. Disons-le tout de suite, « le » positivisme, en dehors du nom que
Comte lui a le premier donné, ça n’existe pas : ce qu’il y a, et ceci sans doute depuis fort
longtemps, ce sont des figures dispersées se rapportant à ce que Henri Gouhier avait
proposé d’appeler « pré-positivisme », ensemble aux bords mal délimités où flottent
librement des notions plus ou moins harmonisées entre elles. C’est pourquoi, si l’on
veut comprendre ce que « positivisme » veut dire, il faut revenir à Comte, même si
celui-ci, auteur du nom, n’est pas auteur de la chose qui, aussitôt saisie, lui a à nouveau
échappé pour redevenir ce qu’elle avait toujours été, une nébuleuse dispersée et
incertaine, mais cependant, après lui, éclairée par la lumière nouvelle du système à
l’intérieur duquel il avait entrepris de l’inscrire. Or ceci est précisément la question que
l’on voudrait essayer de poser ici : est-ce que, en nommant « le » positivisme et en
essayant d’en faire un système de pensée, donc d’en délimiter le champ d’exercice,
Comte n’en a pas trahi l’inspiration profonde en le faisant du même coup entrer, au
moins pour une part, en contradiction avec lui-même ?
2 Ce soupçon est introduit dès lors qu’est posée la question suivante, question dont
l’énoncé est délibérément provocateur : y a-t-il une métaphysique du positivisme
comtien ? Autrement dit, la singularité de la position doctrinale de Comte ne tient-elle
pas à son effort en vue de concilier systématicité et positivité, le prix à payer pour
parvenir à cette conciliation étant un certain retour de la métaphysique à l’intérieur du
positivisme, alors que celui-ci s’était édifié au départ sur son exclusion ? En effet,
175
l’objectif philosophique fondamental que Comte s’est assigné, et ceci dans une
perspective simultanément scientifique et politique, a été de restituer à la positivité un
caractère de systématicité organique, complètement oblitéré à son point de vue dans la
période immédiatement antérieure du développement scientifique, oblitération dont il
a imputé la responsabilité à la subordination de la philosophie des Lumières à l’esprit
métaphysique et à son négativisme anti-positif : réorganiser la science en vue de
réorganiser la société, tel était le programme clairement défini au départ de la
philosophie positive. Mais est-ce que le rôle directeur ainsi attribué au schème de
l’organisation, en rapport avec l’idéal de systématicité imposé simultanément à l’ordre
du savoir et à celui du pouvoir, ne correspond pas à la constitution d’une nouvelle
métaphysique propre au positivisme comtien ? Telle est la question que l’on voudrait
ici examiner, en en privilégiant certains aspects épistémologiques.
3 Dans la doctrine comtienne, la systématisation du savoir est assurée, en principe, par la
classification des sciences, qui pose les principes de cette organisation en l’absence d’un
fondement a priori, la question se posant alors de comprendre ce qui garantit la
cohérence du système et son accord avec la réalité positive des faits. Or le concept qui
rend précisément possible cette synthèse philosophique est le concept « réel » de
monde, qui, en même temps qu’il justifie cette unification du savoir, définit les limites
très strictes à l’intérieur desquelles elle conserve une légitimité et qui sont aussi celles
où doit se maintenir la philosophie positive si elle ne veut pas s’égarer dans des
considérations vaines et chimériques. Ce concept, qui est crucial pour tout le
développement de la philosophie positive, apparaît en un point très précis du parcours
scientifique et philosophique suivi dans le Cours de philosophie positive : les leçons 19 à 27,
rédigées en 1834, qui ont pour objet spécifique la philosophie astronomique. On peut
donc considérer que c’est dans cette partie de la nouvelle encyclopédie du savoir
humain que se trouve « fondée », pour autant que ce terme ait encore un sens,
l’ensemble de la démarche philosophique de Comte. C’est ce qui permet de comprendre
pourquoi, dans la deuxième leçon du Cours, consacrée à la classification des sciences,
Comte fait commencer l’exposé de celle-ci par l’astronomie, rejetant à la fin la
mathématique, malgré le caractère indiscutablement préliminaire de cette « dernière »
science ; et ceci pour faire bien comprendre qu’il ne reconnaît plus à la mathématique,
comme Descartes l’avait fait, une valeur de synthèse à l’égard de l’ensemble du savoir
humain, valeur qu’il transfère de manière polémique à l’astronomie, présentée en
conséquence comme le « vrai type éternel de la philosophie naturelle 1 », « le type le
plus parfait de l’étude de la nature2 ». D’où cette étude, indépendamment de sa
destination spéciale, tire-t-elle sa valeur exemplaire à l’égard de l’ensemble du savoir ?
C’est parce qu’elle donne sa place et son sens à l’idée de monde, à travers ce que
Laplace avait appelé dans son Traité de 1796 le « système du monde », que l’astronomie
fournit du même coup le principe positif, ou encore le « fait général » sur lequel
s’établit l’organisation systématique du savoir. C’est pourquoi, en étudiant la manière
dont l’idée de monde se forme dans le champ de la philosophie astronomique, on peut
espérer éclaircir les aspects les plus généraux de la démarche propre à la « philosophie
positive » de Comte, et par là même dégager la spécificité de son « positivisme ».
4 Au début de la 19e leçon du Cours, la science astronomique est ainsi définie :
Je crois pouvoir définir l’astronomie avec précision et néanmoins d’une manière
assez large en lui assignant pour objet de découvrir les lois des phénomènes
géométriques et des phénomènes mécaniques que nous présentent les corps
célestes3.
176
5 L’astronomie est donc – ou du moins elle commence par être – si on la caractérise d’une
manière large, une mathématique céleste, selon une conception qui pourrait sembler
directement héritée du Timée de Platon. Pourtant, il n’est évidemment pas possible d’en
rester là. Même si elle est issue de la mathématique, dont elle constitue une
« application », l’astronomie n’est plus seulement une mathématique, sans quoi on ne
comprendrait pas que puisse lui être assignée la position indépendante d’une science
fondamentale à l’intérieur de la classification, science qui, mieux encore que la
mathématique, assume une fonction générale de synthèse à l’égard de l’ensemble du
savoir humain. Il reste donc à comprendre d’où elle tire son autonomie, même relative,
ce qui suppose que soit déterminé ce qui identifie spécifiquement les phénomènes
astronomiques. Qu’est-ce qui constitue les « phénomènes célestes » comme tels ? La
difficulté vient ici de ce que, d’un point de vue positif, ceux-ci ne peuvent être
rapportés à une réalité céleste considérée dans l’absolu. Mais ils ne peuvent être
déterminés que relativement, selon un certain point de vue sur la réalité découpant
dans sa totalité indéfinie, et indifférenciée, un domaine d’investigation précisément
délimité, et donc aussi limité par ces conditions. En d’autres termes, il ne peut y avoir
de phénomènes astronomiques en soi, mais il y a seulement une manière astronomique
de considérer des phénomènes, qui dégage un certain ordre de relations dans
l’ensemble de celles qu’ils entretiennent les uns à l’égard des autres. Si l’astronomie est
une science fondamentale, c’est parce qu’elle correspond à une certaine manière
d’appréhender la réalité, qu’il va falloir à présent préciser, ce qui va progressivement
amener à s’écarter de la définition large de l’astronomie comme mathématique céleste,
qui avait été donnée au départ.
6 Tout d’abord, Comte dégage le caractère qui constitue l’astronomie comme une science
complètement théorique, coupée dans ses procédures de toute communication avec la
pratique, c’est-à-dire de toute possibilité d’intervention dans le réel en vue de le
transformer. Cette perspective strictement théorique sur la réalité, propre à
l’astronomie, correspond à une sorte d’effet d’éloignement maximal, qui rejette l’objet
de cette connaissance à la plus grande distance possible du sujet qui effectue cette
connaissance, au lieu de le tenir à portée de sa main. Il y a là quelque chose qui fait
penser à l’ancienne distinction du céleste, comme ordre de la permanence, et du
sublunaire, comme ordre du changement, à ceci près que Comte ne peut évidemment
retenir l’idée d’un « monde céleste » existant en soi et comme tel séparé du « monde
terrestre ». C’est donc au niveau du mode d’appréhension des phénomènes célestes que
doit être effectuée cette mise à distance théorique, avec l’effet d’éloignement que celle-
ci induit. La raison en est, d’après Comte, que nous entretenons avec ces phénomènes
un rapport strictement visuel, qui sélectionne dans leur réalité infiniment complexe, et
comme telle inconnaissable, des formes simples, accessibles à une connaissance
purement théorique, parce qu’elles sont ainsi réductibles à des représentations
géométriques et mécaniques, directement analysables par les moyens des
mathématiques. On voit ainsi que la simplicité des phénomènes astronomiques n’est en
rien une propriété ontologique mais un caractère épistémologique, s’expliquant par le
fait que nous ne faisons que voir ces phénomènes, ce qui autorise qu’ils soient réduits à
de pures figures. Nous ne faisons que les voir, donc avec un nécessaire détachement,
comme si nous les considérions de l’autre côté d’une vitre transparente : pourtant cette
vitre n’est pas la frontière invisible, mais non moins réelle pour autant, qui passe entre
le céleste et le sublunaire ; elle correspond à la limite qui sépare, au niveau même de
177
leurs méthodes, les sciences de pure observation et celles où est aussi possible une
expérimentation, comme c’est d’abord le cas de la physique. Cette distinction est
confirmée et relayée par la mise au point et l’utilisation d’instruments appropriés : un
appareillage optique, et d’abord le télescope, dont la découverte a coïncidé avec une
véritable rupture dans l’histoire de la connaissance astronomique, et ceci en raison des
effets paradoxaux que produit son fonctionnement ; en effet, le télescope semble
rapprocher les phénomènes qu’il révèle en les faisant apparaître, tout en les éloignant,
puisqu’il crée aussi les conditions d’une étude purement théorique de ces phénomènes,
réduits par son intervention à leurs contours simplement visuels, et devenus par ce
moyen les « objets » d’une observation désengagée, au prix d’une savante combinaison
du naturel et de l’artificiel, du donné et du construit.
7 Cette délimitation des phénomènes astronomiques relève ainsi d’une décision, voire
d’une convention, dont le principe est celui, essentiellement négatif, d’une séparation,
d’une sélection, ou d’un tri : il s’agit par là de ramener certains phénomènes naturels,
ceux qui s’y prêtent le mieux parce qu’ils se situent effectivement à une distance
maximale du sujet de la connaissance, ainsi cantonné dans la position d’un observateur,
à des déterminations visuelles, directement interprétables mathématiquement. Mais
Comte, philosophe positif, au plein sens de ce terme, ne peut se satisfaire d’une telle
épistémologie négative ou critique, qui s’arrête à une caractérisation formelle du
champ de la connaissance astronomique, caractérisation qui semble tirer celle-ci du
côté de l’étude de structures extérieures, dématérialisées ou désubstantialisées, donc
sans rapport avec des faits réels ou n’entretenant plus avec eux qu’un rapport très
lointain. C’est pourquoi il va falloir à présent restituer à cette connaissance, sinon une
substance, du moins les critères intrinsèques ou encore les marques réelles qui en
définissent l’ordre rationnel. Et c’est en ce point que va apparaître la référence à l’idée
de monde, de laquelle Comte tire les conditions permettant d’organiser, ou encore de
systématiser, l’étude de cette science.
8 Ceci amène Comte à s’engager de fait dans l’entreprise d’une nouvelle définition de
l’astronomie, qui complète la précédente plutôt qu’elle ne se substitue à elle. Cette
nouvelle définition fait apparaître que l’astronomie ne peut pas être seulement tenue
pour une « mathématique céleste », car il ne serait plus possible de comprendre à partir
de là comment le développement de son contenu relève, non d’une déduction formelle
a priori, mais d’une véritable organisation, d’une systématisation réelle, qui lui confère
sa valeur exemplaire, sinon fondatrice, à l’égard de l’ensemble de la philosophie
naturelle. La mathématique, si incontestablement elle ordonne, est néanmoins
incapable d’organiser. Cette nouvelle définition s’appuie sur la référence à un fait, à un
fait positif : l’existence du monde, ou plutôt de ce que Comte appelle « notre monde »,
qui conduit à une nouvelle délimitation du champ de la connaissance astronomique,
appuyée, non sur la distinction du ciel et de la terre, mais sur celle, dont la signification
peut paraître à la limite inverse, du monde et de l’univers. Dans cette perspective,
Comte affirme, dans la suite de la 19e leçon du Cours :
Il faut concevoir l’astronomie positive comme consistant essentiellement dans
l’étude géométrique et mécanique du petit nombre de corps célestes qui composent
le monde dont nous faisons partie4.
9 En clair, cela signifie que l’astronomie, au lieu d’entreprendre l’étude des phénomènes
célestes en général, tels que le perfectionnement des instruments optiques les offre à
l’observation visuelle d’une manière qui semble tendanciellement illimitée, doit au
contraire se resserrer sur le « petit nombre » de ceux dont nous sommes en mesure de
178
systématiser les rapports, et ceci parce qu’ils appartiennent au « monde dont nous
faisons partie ».
10 Sur ce point, il est aisé de voir ce qui distingue Comte des philosophes de l’Antiquité,
qui en étaient restés à la détermination de l’astronomie comme une mathématique
céleste. C’est que, pour lui, le « ciel » de l’astronomie n’est pas, du fait de l’éloignement
théorique qui le met à l’abri de toute emprise pratique, un autre monde, dont nous
serions définitivement séparés par les conditions de notre existence naturelle. Mais il
n’est en fait que le monde dont nous faisons partie, ce monde auquel nous sommes
inséparablement liés dans toutes les figures concrètes de notre existence. En d’autres
termes, le ciel de l’astronomie n’est pas, dans l’ordre immense de la réalité, du côté
opposé à celui où est marquée la place de la terre ; et ceci parce qu’il n’est pas « le » ciel
en général, que Comte appelle aussi univers, mais « notre » ciel, qui comprend
seulement, à l’exclusion de tous les autres, les seuls phénomènes célestes du monde
auquel nous appartenons. Nous voyons ainsi que la détermination du champ de la
connaissance astronomique procède d’une double, et non d’une simple, limitation. La
première est celle qui sépare et éloigne le ciel de la terre : elle a en quelque sorte un
caractère centrifuge, qui lui permet de dégager un ordre de phénomènes strictement
théoriques, libres par rapport à toute velléité d’engagement pratique et aux confusions
que celle-ci pourrait induire. La seconde, en sens exactement inverse, semble tirer à
nouveau le ciel vers la terre, selon un mouvement centripète, qui ramène les
investigations positives de l’astronomie dans le cadre de notre monde, en excluant tous
les autres phénomènes célestes, comme par exemple, selon Comte, ceux de la voie
lactée, qu’il déclare sans intérêt véritable pour nous, donc ne pouvant donner lieu,
éventuellement, qu’à des spéculations chimériques, sans enracinement réel.
11 La philosophie positive évacue de cette manière la prétention de connaître les choses
en général, de manière absolue, l’entreprise de la connaissance étant ainsi réintégrée
dans le cadre que lui fixe son rapport à son sujet. On pourrait voir ici une raison de
rapprocher la démarche de Comte de celle de Kant, à condition de préciser
immédiatement qu’il n’y a pas de place dans sa conception pour un sujet
transcendantal, mais seulement pour un sujet naturel, dans sa double dimension
cognitive et vitale. À ceci près, la distinction comtienne entre le monde qui, dans ses
limites propres, est « notre monde », et l’univers indéfini dont nous ne faisons pas
partie en ce sens que nous ne sommes rattachés à lui par aucun principe organisateur,
n’est pas sans évoquer entre le phénomène et la chose en soi. Le monde dont parle
Comte est en effet l’ensemble des phénomènes qui est d’abord déterminé par le fait que
l’homme est en relation avec eux parce qu’ils constituent son milieu vital, avec lequel il
est en relation permanente d’échange et qu’il est en mesure de soumettre à une étude
positive, suivant une démarche progressive procédant du simple au complexe, c’est-à-
dire allant aussi de ce qui est le plus éloigné à ce qui est le plus proche de lui – alors que
l’univers rassemble tous les aspects de la réalité qui, s’ils doivent exister dans l’absolu,
n’ont relativement à nous aucune signification positive, donc ne sont pas susceptibles
d’un véritable intérêt théorique parce qu’ils ne nous concernent pas, et ceci parce qu’ils
ne font pas partie de notre monde : l’univers a ainsi la position d’une chose en soi
inconnaissable. C’est ce que précise aussi la 19e leçon :
La véritable connaissance de l’univers [...] doit évidemment nous échapper pour
toujours5.
179
12 Ce qui nous ramène et nous maintient dans les limites fixées par l’existence de notre
monde, c’est donc la prise de conscience du fait que les connaissances que nous
pourrions former au sujet de phénomènes qui excèdent son domaine sont pour nous
sans intérêt, donc privées de signification rationnelle, dans la mesure où elles
resteraient des connaissances isolées, ne pouvant en aucun cas rentrer dans le cadre
d’une organisation systématique, comme c’est le cas au contraire de celles se
rapportant à notre monde, dont les limites coïncident de fait avec celles qui définissent
l’existence du système solaire. Nous voyons donc bien apparaître ici une corrélation
entre l’idée de monde et celle de système. Citons encore la 19 e leçon du Cours :
La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre
évidemment un sujet d’étude bien circonscrit, susceptible d’une observation
complète, et qui devrait nous conduire aux connaissances les plus satisfaisantes. Au
contraire, la pensée de ce que nous appelons l’univers est par elle-même indéfinie,
en sorte que, si étendues qu’on veuille supposer dans l’avenir nos connaissances
réelles en ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la considération de
l’ensemble des astres6.
13 C’est bien parce que nous appartenons à un monde dont tous les éléments font système,
c’est-à-dire sont liés entre eux par des corrélations internes, que l’ensemble de nos
connaissances positives (et pas seulement la connaissance astronomique, mais à sa
suite, et en quelque sorte a fortiori, toutes les autres sciences qui lui succèdent dans la
classification) qui se rapportent à ce monde, et précisément parce qu’elles s’y
rapportent, sont systématisables, selon une nécessité qui est réellement inscrite dans
les faits. C’est dans ce sens que, dans la 22 e leçon, Comte parle de « l’idée réelle et
sensible de système7 », cette dernière n’étant en aucun cas susceptible d’une déduction
formelle a priori, puisqu’il s’agit d’un véritable corps – corps vivant, de savoir – d’une
organisation au sens pleinement naturel du terme.
14 À partir de là, il devient possible de comprendre en quoi l’astronomie, à côté de ses
enseignements en tant que science spéciale, délivre aussi un message dont la portée est
générale, en rapport avec l’idée même de positivité du savoir. Si cette positivité est
susceptible d’une systématisation, donc d’une synthèse rationnelle, ce n’est pas en
raison de l’application d’un modèle de rationalité uniforme dont le principe serait
donné dans les mathématiques, qui sont pour Comte la science des phénomènes
quelconques. Il y a ici indiscutablement rupture avec la conception de la scientificité
héritée de Galilée et de Descartes, qui, suivant la formule connue de Koyré, avait ouvert
la voie conduisant de la considération du monde clos à celle de l’univers infini. Le
mouvement suivi par Comte va en sens exactement inverse et ramène de la
considération de l’univers infini à celle du monde clos. Or ceci a rapport
essentiellement avec le fait que tout ce qui est mathématisable n’a pas valeur de
positivité, tout ce qui est positif n’étant d’ailleurs pas, réciproquement,
mathématisable. Dans ce sens, on pourrait dire que, en tant que science des
phénomènes quelconques, la mathématique est la science – en tout cas la seule science
positivement admissible – de l’univers : car, sans sortir des limites de notre monde,
nous pouvons néanmoins estimer que les lois qu’énoncent la géométrie et la mécanique
sont aussi valables pour tous les autres mondes possibles, s’il y en a, avec les modes de
systématisation qui leur sont propres, s’ils en ont. Mais ceci signifie aussi que
l’universalité des mathématiques risque fort de n’être qu’une universalité vide, cette
universalité formelle qui n’appartient précisément qu’à l’univers vide. Le philosophe
positif se détourne d’un tel vertige formaliste et ramène ses connaissances dans le
180
cadre que leur fixe l’appartenance au monde, à « notre monde », où sont données de
fait les conditions de leur organisation. On croirait ici entendre une sorte d’écho à des
passages bien connus de Pascal, comme si Comte disait : le silence des espaces infinis
doit nous rester indifférent parce qu’il nous excède ; et il ne faut surtout pas se laisser
ennuyer et inquiéter par le trouble déstabilisateur que sa représentation suggère. C’est
pour cette raison qu’il faut savoir au contraire se renfermer dans la rassurante clôture
d’un monde, de notre monde, dont nous faisons partie, qui nous est familier et non
étranger, et qui garantit au système de nos connaissances une apaisante stabilité, en
inscrivant ces connaissances dans une organisation qui est de fait avant même de
fonder un droit. Dans ce monde, nous ne sommes pas perdus ou égarés ; mais nous nous
y retrouvons, en même temps que nous reprenons confiance dans nos facultés de
connaître et d’agir. Comte remédie donc à l’angoisse agoraphobique que déclenche
inévitablement la vision de l’univers infini, stérile en raison de son caractère
métaphysique, en prescrivant, par hygiène mentale, une sorte de claustrophilie
théorique et pratique. Être « positif », c’est aussi savoir se cantonner dans les limites du
monde qui est le nôtre et reconnaître en elles, non un obstacle contre lequel buteraient
négativement nos investigations, mais les conditions effectives à partir desquelles il
nous est possible de connaître et d’agir, conformément à des intérêts qui sont liés à
notre situation naturelle, à l’intérieur du monde dont nous faisons partie.
15 Mais à ceci il faut encore ajouter une précision capitale, qui est peut-être le principal
enseignement se dégageant de la philosophie astronomique : ce monde, qui organise
l’ensemble de nos connaissances parce qu’il constitue le « milieu » réel à l’intérieur
duquel se déroulent toutes les entreprises humaines, y compris celles de la
connaissance, est tout le contraire d’un monde fait pour l’homme, à sa mesure, et qui
serait organisé autour de lui comme s’il en constituait le centre, et comme si ce monde,
au lieu que l’homme lui appartienne, lui appartenait, ainsi que pourrait à tort le faire
penser l’expression « notre monde ». Notre monde, c’est le monde dont nous sommes,
et non le monde qui est à nous. En effet, en même temps que sont identifiées les limites
de ce monde auquel toutes les démarches théoriques et pratiques de l’homme se
rapportent, on doit reconnaître du même coup que la position que celui-ci y occupe
n’est pas centrale mais périphérique. Et ainsi, en jouant sur les deux sens possibles du
terme « milieu », il faut dire que le monde est milieu de l’homme, c’est-à-dire le milieu
à l’intérieur duquel il vit, au lieu que l’homme soit au milieu du monde. Et il s’agit bien
ici d’une véritable révolution copernicienne, au sens plein de l’expression qui est
inverse de celui que Kant lui avait donné : elle défait la prétention d’ordonner la
totalité du monde céleste autour de la terre, et ainsi, plutôt que de faire tourner l’objet
autour du suj et, elle établit une liaison nécessaire entre l’excentration de la position du
sujet et le rapport objectif, ou naturel, qui le lie à « son » monde et lui interdit
définitivement d’en sortir, fût-ce par les démarches de la connaissance pure.
16 En restituant un enracinement, un sol, à la connaissance humaine, et en substituant à la
connaissance d’un univers vide, dont l’infinité n’est qu’une chimère métaphysique,
celle d’un monde plein, dont la clôture est la condition du développement progressif de
cette connaissance, la philosophie positive réconcilie donc, d’une manière qui peut
surprendre, archaïsme et modernité. Archaïsme : à la conception antique du cosmos,
elle semble reprendre son caractère organique, propre d’ailleurs à toutes les
conceptions théologiques avec lesquelles, de ce point de vue, la connaissance positive
doit renouer, en revenant en deçà des égarements de ce que Comte appelle l’esprit
métaphysique. Modernité : la philosophie ne reprend ce schéma que pour le réinscrire
181
NOTES
1. A. Comte, Cours de philosophie positive, 35e leçon, dans id., Œuvres, Paris, Anthropos, 1968- 1971,
t, III, p. 4.
2. Ibid., p. 31.
3. Ibid., t. II, p. 6.
4. Ibid., p. 10.
5. Ibid., p. 8.
6. ibid., p. 7.
7. Ibid., p. 133.
8. Ibid., p. 131.
9. Ibid., t. III, p. 315.
183
1 L’image de Victor Cousin qui a fini par s’imposer est généralement négative. Son nom
est devenu le symbole d’une manière de penser creuse, dont l’enflure rhétorique dévoie
une spéculation incertaine en la subordonnant hypocritement à des intérêts trop
immédiats, ceux d’une « politique », au sens le plus mesquin du terme. Une philosophie
qui, avant tout, vise le conformisme mérite-t-elle encore le nom de philosophie ? Cette
interrogation, et les jugements hâtifs qu’elle autorise, dissimulent le fait que Cousin a
été en son temps une espèce de novateur, ou du moins a cherché à l’être, et a dans une
certaine mesure été perçu comme tel par ses contemporains : le système de pensée qu’il
a mis au point, en retravaillant des matériaux qui lui avaient été transmis en particulier
par Royer-Collard, peut sembler aujourd’hui périmé ; il reste que, dans sa dimension
non seulement théorique mais aussi pratique, puisqu’il s’appuie sur des procédures
concrètes, des appareils et des institutions, il est constitutif de ce qui, au début du
XIXe siècle, s’est mis à fonctionner comme « philosophie à la française », à travers des
dispositifs d’exposition et de transmission des idées qui, pour une part, subsistent
encore de nos jours. Dans tous les cas, ce système de pensée a été le résultat d’un
processus d’élaboration spécifique, dont il faut reconstituer les conditions,
intellectuelles et politiques, si l’on veut comprendre comment son influence a pu aussi
durablement s’exercer.
2 Victor Cousin, né en 1792, est mort en 1867. Sa longue carrière se partage en périodes
bien distinctes. Jusqu’en 1830, il a surtout travaillé à devenir le chef d’une nouvelle
école philosophique française, en s’efforçant de mettre au point une doctrine originale
dont il a fait la base de son enseignement professoral. Après 1830, il s’est
principalement consacré à l’organisation de l’instruction publique, et en particulier à
l’enseignement philosophique auquel il a voulu donner une importance exceptionnelle
dans le cadre de cette organisation. Lorsque nous parlons aujourd’hui en France de
« défense de la philosophie », c’est en nous plaçant implicitement dans la filiation de
cette entreprise, qui est inséparable des bases dogmatiques à partir desquelles elle s’est
poursuivie. La seconde carrière de Victor Cousin, celle de l’administrateur, ne doit pas
en effet occulter la première, celle du professeur à la recherche d’une philosophie
184
nouvelle, ni faire négliger son caractère singulier. On considérera ici les premières
étapes de cette entreprise philosophique.
UN BON ÉLÈVE
3 Victor Cousin est, à sa manière, un héritier de la Révolution française. Son père était
ouvrier joaillier et sa mère repasseuse. C’est le régime scolaire mis en place sous
l’Empire qui a assuré sa formation et sa promotion. En 1803, peu de temps après la
fermeture des écoles centrales, il est entré au lycée Charlemagne, où il a fait de
brillantes études littéraires. En 1810, on trouve son nom en tête de la liste des élèves
désignés à l’occasion de la réouverture de l’École normale (qui n’avait fonctionné que
quelques mois quinze ans plus tôt). Il est entré à l’École normale sans avoir jamais
entendu parler de philosophie : cinq ans plus tard, il devait faire son cours d’ouverture
à la Sorbonne, dans la chaire d’histoire de la philosophie de Royer-Collard, dont il
assurait la suppléance.
4 C’est donc à l’École normale que Victor Cousin a découvert la philosophie. Celle-ci y
était enseignée, ainsi qu’à la Sorbonne à la même époque, par deux professeurs qui
représentaient des tendances rivales : Laromiguière tentait de perpétuer la tradition
« idéologique », sous la forme abâtardie d’un « sensualisme corrigé », alors que Royer-
Collard inaugurait le mouvement d’une réforme intellectuelle tendant à mettre en
place les valeurs nouvelles du spiritualisme. C’est Laromiguière, réputé pour ses talents
professoraux, qui devait révéler la philosophie à Cousin. Celui-ci a fait plus tard le récit
de cette initiation, qu’il a présentée comme une véritable conversion :
Il est resté et restera toujours dans ma mémoire avec une émotion reconnaissante
le jour où pour la première fois, en 1811, élève de l’École normale, destiné à
l’enseignement des lettres, j’entendis M. Laromiguière. Ce jour décida de toute ma
vie : il m’enleva à mes premières études qui me promettaient des succès paisibles,
pour me jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne m’ont pas
manqué. Je ne suis pas Malebranche, mais j’éprouvai en entendant M. Laromiguière
ce qu’on dit que Malebranche a éprouvé en ouvrant par hasard un traité de
Descartes1.
5 Théodore Jouffroy, entré à l’École après Cousin, a laissé ce témoignage sur l’état
d’esprit des élèves dans les dernières années du régime impérial :
Laromiguière avait recueilli comme un héritage la philosophie du XVIIIe siècle
rétrécie à un problème, l’origine des idées, et ne l’avait pas étendue. Le vigoureux
esprit de Royer-Collard reconnaissant ce problème s’y était enfoncé de tout son
poids et n’avait pas eu le temps d’en sortir. M. Cousin, tombé au milieu de la mêlée,
se battit d’abord, sauf à chercher la solution plus tard. Toute la philosophie était
dans un trou où on manquait d’air et où mon âme étouffait, et cependant l’autorité
des maîtres et la ferveur des disciples m’imposaient et je n’osais montrer ma
surprise ni mon désappointement2.
6 Cette situation de pénurie intellectuelle, illustrée brutalement par la formule de
Jouffroy : « La philosophie était dans un trou », Cousin semble l’avoir vécue comme une
stimulation : elle lui donna la conscience d’avoir le champ libre en vue d’intervenir et
d’innover ; c’est ce sentiment qui a inspiré les premières ardeurs de Cousin, et entraîné
à sa suite ses premiers disciples. On ne sait pas grand chose de ses études à l’École : elles
ont dû consister principalement dans la lecture des oeuvres de Locke, de Condillac et de
Reid. En 1813, il a soutenu une thèse de doctorat qui comportait un éloge de Condillac :
De methodo sive analysi. C’est probablement à ce moment qu’il s’est placé sous l’influence
185
tournant de régime qui, tout en réinstallant, contre les idées qui avaient prévalu sous la
Révolution et dont l’Empire avait déjà limité l’influence, les préjugés propres à
l’ancienne monarchie, ouvrait du même coup un champ à des pensées neuves, en
apparence du moins.
15 Toutefois, il faut le remarquer, à ce moment, Cousin lui-même n’innovait guère. Sa
parole restait celle du bon élève, successeur désigné de son maître Royer-Collard, dont
il ne faisait que prolonger les propos en les amplifiant, sans modifier la perspective qui
avait été celle du premier spiritualisme. Mais cette continuité devait être, sinon
rompue, du moins infléchie, lorsque Cousin décida, à la suite de cette déclaration
préliminaire, qui avait valeur de rappel, de consacrer en fait son enseignement à la
question du moi et de l’expérience personnelle, pour mettre l’accent sur l’importance
de la méthode psychologique, abordant ainsi ce qui allait devenir l’un des thèmes
majeurs de sa pensée. Voici comment cette orientation était justifiée, sous une forme
très proche encore de la tradition héritée des philosophes écossais, dans un résumé du
cours :
Emploi d’une méthode sévère, qui peut changer la face de la métaphysique, en la
réduisant à une science de faits intellectuels soumis à l’observation comme tous les
phénomènes, et qu’il s’agit de constater, de décrire, et de rappeler à leurs lois 7.
16 Cet infléchissement allait être confirmé l’année suivante, en 1816-1817, lorsque Cousin
choisit de consacrer son cours au problème des vérités nécessaires et des vérités
contingentes, suivant une distinction qui était encore empruntée à Reid. À cette
occasion, il entreprit d’exposer dans ses très grandes lignes, en s’appuyant sur les
études antérieures de Degérando, de Villers et de Mme de Staël, la philosophie de Kant,
dont le texte lui était accessible dans la version latine réalisée en 1796 par Born. C’était
la première fois qu’il était question, en France, de cette philosophie dans un cadre
universitaire : Cousin devait y revenir un peu plus tard, en 1820, où son cours fut
entièrement consacré à la philosophie kantienne. Ceci témoigne de l’intérêt précoce
témoigné par Cousin aux idées allemandes, dont l’influence allait bientôt se substituer à
celle exercée par la philosophie écossaise.
n’avons pas été foudroyés par le maître des cieux, mais tout simplement nous
sommes retombés à plat sur la terre, après avoir, avec beaucoup de fatigues, fait du
criticisme avec Kant, de l’idéalisme avec Fichte, de l’identité absolue avec Schelling,
de la logique transcendantale avec Hegel. Le premier nous menait au scepticisme, le
second au phénoménisme, le troisième à la confusion de l’esprit et de la matière, le
quatrième au nihilisme [...]. Je me suis lancé en Allemagne pour en apprendre la
langue plus à fond, et comprendre mieux sa philosophie en conversant avec des
philosophes ; comme jadis Pythagore, Solon et Platon, les plus sages des Grecs,
allèrent interroger les sages de l’Égypte. J’en suis revenu étonné de l’érudition de
ces hommes, stupéfait de l’audace de leurs spéculations, mais très peu édifié par les
résultats que je rapportais de la lecture assidue de leurs livres et surtout de mes
entretiens avec les plus célèbres d’entre eux. J’ai trouvé, je l’avoue, des penseurs
très énergiques, des esprits subtils et pleins de hardiesse, des raisons puissantes par
la déduction et ne reculant devant aucune conséquence, pas même devant
l’absurde. On m’a promis maintes fois la science de l’absolu, qui devait résoudre
tous les problèmes, élucider toutes les difficultés, terminer toutes les discussions en
identifiant toutes les contradictions. Chacun était dans l’enfantement d’un grand
ouvrage où il se flattait d’expliquer toutes choses comme celui qui les a créées, si
encore il ne prétendait pas en être lui-même le créateur. Encore un peu de temps et
la lumière allait se faire dans le monde philosophique 10.
19 D’Allemagne, Bautain serait donc revenu désillusionné et déçu, si l’on en croit ce
témoignage rétrospectif, mais Cousin a été au contraire stupéfié et conquis par tout ce
qu’il voyait et entendait.
20 En regard de la misère philosophique française – rappelons-nous la formule cruelle de
Jouffroy : « La philosophie était dans un trou »–, l’Allemagne donnait la révélation d’un
monde intellectuel vivant et créatif. Suivant un cliché élaboré par Mme de Staël et qui
devait prévaloir en France pendant longtemps, au moins jusqu’en 1870, après quoi il
devait être remplacé par l’imagerie inverse d’une nation réaliste, prosaïque, efficace, et
surtout militarisée et fonctionnarisée, c’était une Allemagne idéaliste et rêveuse,
embrumée dans de poétiques nuées, qui apparaissait alors comme étant vouée au culte
des pures idées, du sentiment, de l’art, de la pensée théorique. Pour un Français, dans
ces années 1820, cette vision suscitait un effet de radicale étrangeté, qui avait pour
corrélât une excitation intellectuelle particulièrement intense. On ne peut s’empêcher
de faire le rapprochement avec les séjours d’étude que firent aussi en Allemagne, dans
des conditions il est vrai bien différentes, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, dans la
période qui a précédé la dernière guerre mondiale.
21 Cousin procéda donc à ce que, d’une très jolie formule, Hegel appela des « courses
philosophiques11 » : et cette expression peut être prise à la fois au sens d’une ascension
exploratoire, à l’assaut de hautes montagnes aux voies d’accès encore mal identifiées,
et d’une recherche en vue de s’approvisionner sur un marché particulièrement bien
achalandé. Ce premier voyage de 1817 devait être consacré à l’Allemagne du Nord. La
première étape conduisit Cousin à Francfort, où il rencontra Friedrich Schlegel auquel
il avait été recommandé par son frère August Schlegel, qu’il avait connu chez Mme de
Staël. Schlegel renvoya Cousin vers l’« éminent Schelling », et aussi vers celui qu’il lui
présenta comme le principal disciple de ce dernier, « le subtil Hegel ». Dès lors. Cousin
orienta de manière privilégiée ses intérêts vers le domaine de la philosophie de la
nature, puis de la philosophie de l’histoire, ce qui le détournait radicalement des
préoccupations et du style de recherche de la philosophie écossaise. La seconde étape
du voyage fut Heidelberg, où Hegel venait d’être nommé professeur de l’université : il y
avait publié, en vue de servir de manuel à ses étudiants, son abrégé d’une Encyclopédie
189
des sciences philosophiques. Comme il devait l’écrire plus tard, Cousin a été
immédiatement subjugué « par ces propositions plus hardies et plus étranges les unes
que les autres, qui faisaient l’effet des ténèbres visibles de Dante ». Il faut signaler que
Cousin lisait à peine l’allemand, et ne le parlait pas mieux, ce qui devait accentuer
l’impression ésotérique que produisaient sur lui ces lectures : Hegel s’exprimait au
contraire couramment en français, comme en témoignent les nombreuses lettres
écrites par lui directement dans cette langue, qui sont recueillies dans sa
correspondance. Le voyage de Cousin se poursuivit ensuite à travers l’Allemagne du
Nord, en passant par Marbourg, Göttingen, Berlin, où Cousin rencontra Schleiermacher,
Leipzig, Iéna, Weimar, où il fut reçu par Goethe qui, après lui avoir fait l’éloge de la
philosophie kantienne, prophétisa : « Jamais la France ne s’occupera de philosophie »,
sous-entendant qu’il s’agissait d’une spécialité authentiquement allemande. À son
retour. Cousin s’arrêta à nouveau à Heidelberg, où il séjourna plusieurs semaines,
pendant lesquelles il rencontra Hegel presque quotidiennement. Ce fut le début de
relations très confiantes, qui s’entretinrent de manière régulière jusqu’à la mort de
Hegel en 1831.
22 Il faut d’abord remarquer que la base de l’entente entre les deux hommes fut avant tout
politique, dans la mesure où ils partageaient une préférence identique pour le régime
de la monarchie constitutionnelle. À cet égard, nous disposons de ce témoignage donné
ultérieurement par Cousin :
En politique, M. Hegel est le seul homme d’Allemagne avec qui je me suis toujours le
mieux entendu. Il était comme moi pénétré de l’esprit nouveau : il considérait la
révolution française comme le plus grand pas qu’eût fait le genre humain depuis le
christianisme, et il ne cessait de m’interroger sur les choses et les hommes de cette
grande époque. Il était profondément libéral sans être le moins du monde
républicain. Ainsi que moi, il considérait la république comme ayant peut-être été
nécessaire pour jeter bas l’ancienne société, mais incapable de servir à
l’établissement de la nouvelle, et il ne séparait pas la liberté de la royauté. Il était
donc sincèrement constitutionnel12.
23 Cousin et Hegel avaient donc en commun un même projet politique, incarné en France
par le régime de la Charte ; et ils avaient aussi les mêmes adversaires, cléricaux et
conservateurs, qui tentaient d’opposer leur censure au cours des idées nouvelles.
24 Pendant son séjour à Heidelberg, Cousin étudia l’ Encyclopédie de Hegel, aidé par l’un des
élèves de ce dernier, Carové. À ce sujet il devait déclarer plus tard :
Je me jetai avidement sur ce livre ; mais il résista à tous mes efforts, et je n’y vis
d’abord qu’une masse compacte et serrée d’abstractions et de formules bien
autrement difficiles à pénétrer que les traités les plus hérissés de la philosophie
scolastique.
25 Il faut replacer cet aveu dans un contexte plus général : dans ces premières années du
XIXe siècle, c’était la philosophie allemande tout entière, à commencer par Kant, qui
était incompréhensible pour un Français, en raison de sa langue, de sa forme
d’exposition, de l’utilisation de concepts et de techniques d’argumentation qui
donnaient l’impression d’un retour aux figures de la pensée médiévale, abandonnées en
France depuis longtemps, en fait depuis Descartes, au bénéfice d’un style de spéculation
d’apparence plus aisé, visant avant tout à la clarté, et pour cette raison directement
accessible à un large public d’amateurs éclairés. Vis-à-vis de la pensée hégélienne,
Cousin se trouvait aussi peu que n’importe lequel de ses contemporains préparé à en
190
assimiler le contenu, qui devait nécessairement lui apparaître aussi obscur que
profond. Mais ce fut aussi la raison pour laquelle il fut à la fois impressionné et séduit.
26 Ce qui l’intéressa surtout, ce fut l’organisation du système, dont l’exposé de
l’Encyclopédie donnait une présentation particulièrement articulée, au sujet de laquelle
il devait écrire par la suite :
Du premier coup d’œil qu’on jette sur l’Encyclopédie des sciences philosophiques, et
avant même d’en avoir sondé les profondeurs, on ne peut s’empêcher de rendre
hommage à l’étonnante puissance d’esprit qui éclate partout, préside à la
construction et à l’organisation du système. Le caractère le plus frappant de ce
système est une symétrie, un parallélisme, un ordre inflexible qui des grandes
divisions de l’Encyclopédie se réfléchit dans leurs principales subdivisions, et de
celles-ci dans leurs applications et jusque dans les moindres détails 13.
27 De fait, Cousin n’a jamais réussi à « sonder les profondeurs » du système hégélien, mais
il en a principalement retenu ce principe de construction. Et l’on peut dire que la chose
essentielle qu’il a rapportée de ses « courses philosophiques » en Allemagne, c’est l’idée
générale d’un système philosophique, idée que la philosophie des Lumières avait
soumise en France à une critique radicale – comme en témoigne exemplairement le
Traité des systèmes de Condillac –, et qui avait été aussi sévèrement condamnée par les
Écossais, qui l’avaient dénoncée comme symptôme caractéristique de cette déviation
rationaliste, selon eux porteuse de la menace d’un scepticisme généralisé.
28 La forme du système offrait aussi la particularité d’être génératrice de son contenu :
Hegel en faisait le mode d’exposition par excellence d’un savoir absolu. En même temps
que le principe d’une présentation systématique, Cousin allait encore reprendre à la
philosophie allemande, et à Hegel en particulier, cette idée d’absolu, complètement
tombée en désuétude en France sous la critique des Idéologues, mais aussi sous celle du
premier spiritualisme de Royer-Collard, qui avait insisté sur la nécessité de faire passer
les faits avant les idées a priori et de limiter la connaissance à l’étude positive de
l’expérience, selon la leçon enseignée par les philosophes écossais. Cet aspect est bien
illustré par le témoignage de l’un des derniers disciples de Cousin, Paul Janet :
Le principal service rendu par Victor Cousin en 1818 a été de ramener en France la
métaphysique, si discréditée par la philosophie du XVIIIe siècle. Un autre service,
non moins considérable, a été d’introduire ou de rappeler en France l’une des
notions les plus hautes de la métaphysique, la notion d’idéal. La métaphysique ne
pouvait rester longtemps pour Cousin à l’état de science abstraite et logique. Son
esprit éminemment enthousiaste s’animait et s’enflammait en face de l’absolu. La
métaphysique devenait pour lui théologie, esthétique et morale. À l’esprit
allemand, kantien et demi-hégélien venait s’unir l’esprit platonicien, étonné de
reparaître en France dans la patrie de Condillac et d’Helvétius [...]. Pendant dix-huit
ans, de 1815 à 1833, Cousin a eu au plus haut point la fièvre métaphysique. Comme
Platon, comme Malebranche et comme Hegel, il a cru à la puissance et à la vertu de
la pensée spéculative : il n’a pas cru devoir enchaîner sa pensée dans les limites du
sens commun ou dans les convenances de la foi religieuse. Il a suivi l’esprit où celui-
ci le portait ; et c’est par là qu’il a été l’initiateur de la philosophie de son siècle 14.
29 Si l’influence de Hegel n’explique pas à elle seule ce renouveau, il reste qu’elle n’y a pas
été étrangère, et qu’elle a eu probablement à son égard le rôle d’un déclencheur.
30 D’Allemagne, Cousin a donc rapporté essentiellement une inspiration et une
orientation qui lui indiquaient la nécessité d’un retour à la spéculation métaphysique.
Mais cela signifiait aussi que, à la différence de Royer-Collard, qui s’était contenté de
répéter ce qu’avaient dit les Écossais sans y ajouter quoi que ce fût de réellement
191
LE COURS DE 1818
34 Ce cours, professé dans une atmosphère qui était celle d’une avant-garde culturelle, a
été un événement : suivi par toute la jeunesse intellectuelle de l’époque 16, il a suscité un
considérable intérêt, ou tout au moins éveillé une grande curiosité, en raison de la
rupture qu’il effectuait par rapport à tout ce qui avait pu être jamais dit en France
auparavant sous l’intitulé de philosophie. Paul Janet a écrit à ce propos :
Sa philosophie passait alors [en 1818] pour une philosophie profonde, mystérieuse,
obscure ; lui-même paraissait une sorte d’hiérophante venant d’un monde invisible
annoncer des choses inconnues17.
35 Ce style nouveau était celui des productions littéraires et philosophiques qui
commençaient alors à être reconnues comme « romantiques », en référence au
mouvement d’idées qui s’était accompli en Allemagne pendant les vingt années
précédentes. Si étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, Cousin a commencé par
être celui qui a introduit un certain romantisme dans la philosophie française. Et cela a
eu entre autres cette conséquence : alors que Royer-Collard avait combattu les
Idéologues comme des adversaires appartenant encore à une actualité proche, celle de
la génération qui le précédait immédiatement, l’intervention de Cousin relégua ceux-ci
dans le passé d’un classicisme définitivement révolu.
36 Alors fut publiquement posé le problème de la nouvelle philosophie, clairement énoncé
dès la première leçon du Cours de 1818 :
Née d’hier, la philosophie moderne est déjà grande et en possession d’un long
avenir. Mais quel est cet avenir ? Le monde a brisé ses anciennes formes, mais il
n’en a pas revêtu de nouvelles ; il s’agite encore dans cet état de désordre où il a été
précipité déjà une fois, à la chute des croyances antiques, et avant la naissance du
christianisme, alors qu’on le voyait livré à toutes les inquiétudes de l’esprit et à
toutes les misères du cœur, fanatique et athée, mystique et incrédule, voluptueux et
sanguinaire. Nos temps sont cependant moins malheureux : le passé est sans force
et ne combat plus contre un avenir désormais inévitable. La philosophie du dix-
huitième siècle, en se repliant sur la pensée, n’y a point trouvé les opinions qui
gouvernent le monde, et elle les a rejetées ; elle nous a donc laissé le vide pour
héritage, mais elle nous a aussi laissé un amour énergique et fécond de la vérité, qui
doit combler l’abîme, et remplacer ce qui a été détruit. Il faut que le dix-neuvième
siècle, fidèle au dix-huitième siècle, mais différent de lui pour en être digne, trouve
dans une analyse plus profonde de la pensée les principes de l’avenir, et dresse
enfin un édifice que puisse avouer la raison18.
37 Le haut ton de cette déclaration exaltée exprime la conscience d’une mutation
historique sans précédent, au moins depuis la fin du monde antique, et aussi l’exigence
d’inventer les formes de réflexion adaptées au nouveau monde en gestation. On peut
remarquer également le jugement nuancé porté sur la philosophie du siècle précédent ;
tout en s’en démarquant, Cousin reconnaissait néanmoins dans son esprit quelque
chose qui méritait d’être poursuivi : le recours à la raison et à l’expérience. Notons
enfin l’optimisme de cette déclaration, alors que deux ans plus tard l’enseignement de
Cousin devait être suspendu pour des raisons politiques.
38 Comment effectuer la régénération de la pensée philosophique ? En renonçant à
recourir à un principe exclusif, que celui-ci fût cherché dans la sensation, dans la
conscience ou dans la raison, et à en déduire unilatéralement des vérités
nécessairement partielles et mutilées – c’était justement l’erreur commise par les
philosophes des siècles précédents ; et donc en entreprenant d’édifier un système
193
global, qui rassemblât toutes les perspectives et tous les principes, comprît les
enseignements des doctrines particulières et montrât comment leurs points de vue,
loin de s’exclure, pouvaient s’harmoniser et se compléter. Car c’était ainsi que Cousin
avait interprété, d’après ce qu’il en connaissait, la doctrine hégélienne de l’histoire de
la philosophie, selon laquelle la vérité n’est pas dans une seule philosophie mais dans
toutes : cette théorie était alors transposée selon la formule de l’éclectisme, d’après une
conception déjà développée en 1804 par De gérando dans son Histoire comparée des
systèmes philosophiques, sans que, évidemment, ce dernier fût passé par la référence
hégélienne. Cette référence ne faisait donc que confirmer après coup une
représentation de l’histoire de la philosophie qui était dans l’air au début du XIXe siècle.
Dans la première leçon de son Cours de 1818, Cousin disait encore :
Ce que je recommande, c’est cet Éclectisme éclairé qui, jugeant toutes les doctrines,
leur emprunte ce qu’elles ont de commun et de vrai, néglige ce qu’elles ont
d’opposé et de faux [...]. Puisque l’esprit exclusif nous a mal réussi jusqu’à présent,
essayons de l’esprit de réconciliation19.
39 Et dans la seconde leçon :
Chaque école, en effet, ne s’est pas contentée de s’attacher à un élément divers, elle
est allée jusqu’à nier l’existence des autres éléments, de sorte que chaque système
contient une part d’erreur et une part de vérité : l’erreur est dans son intolérance, il
ne s’agit donc que de négliger, dans chaque doctrine, ce qu’elle nie, de recueillir
soigneusement ce qu’elle affirme, et de composer à l’aide de toutes les vérités
partielles une vaste et complète vérité qui embrasse et mette en harmonie toutes
les autres20.
40 On voit tout de suite en quoi cette conception, malgré sa ressemblance formelle avec
celle de Hegel, en différait pour l’essentiel. Cousin professait que le vrai et le faux
coexistent dans chaque doctrine sans véritablement communiquer ; et c’est pourquoi
selon lui il suffisait de les départager, d’opérer un tri entre ces éléments positifs et ces
éléments négatifs, pour ne retenir que ceux qui sont compatibles entre eux et pour
recomposer à partir d’eux un système complet de vérité, résultant de l’addition de
toutes ces vérités partielles. Dans cette présentation, il n’y avait aucune place pour une
négativité, c’est-à-dire que le savoir y apparaissait sous la forme d’un assemblage, et
non comme un processus, puisque faisait complètement défaut le moteur de son
effectuation. L’éclectisme, c’était donc le contraire de la dialectique : la preuve s’en
trouvait précisément dans le fait que Cousin avait cru pouvoir prélever dans la doctrine
hégélienne ce qui lui convenait, à savoir l’idée générale d’un « système » de pensée,
mais laisser de côté tous ses autres aspects, qui étaient pour lui simplement
« négatifs », au sens d’un défaut de contenu.
41 À partir de ces principes, Cousin présentait une interprétation récurrente de l’histoire
de la philosophie qui légitimait sa propre tentative : celle-ci prétendait recueillir les
éléments positifs de toutes les doctrines antérieures, et ainsi les réconcilier. C’est de
cette manière que, dans la seconde leçon du Cours de 1818, il avait exposé le
mouvement des idées au XVIIIe siècle :
Le dernier siècle se partage en deux grandes écoles, toutes deux exclusives et toutes
deux incomplètes ; d’une part, celle de Locke, de Condillac et de leurs disciples ; de
l’autre, celle de Reid, de Kant et de leurs partisans. La première ne considère la
pensée ou le moi humain que comme une sorte de reflet du monde matériel,
incapable de rien créer par lui-même ; la seconde considère le moi comme tirant
toutes les idées de son propre fond, et constituant le monde extérieur par son
activité intellectuelle. Nous pensons qu’une analyse plus approfondie de
194
l’intelligence eût fait découvrir que le moi n’est ni le simple esclave du monde
matériel, ni le créateur de ce monde. Indépendamment de la sensation qui assujettit
le moi au monde physique, indépendamment de la volonté qui le rend maître de lui-
même, il existe un troisième élément qui n’a pas été suffisamment analysé et décrit,
et que nous pouvons appeler le monde de la raison, ou si l’on veut, la raison, prise
non comme faculté mais comme règle de nos jugements, raison qui n’est ni vous, ni
moi, ni tout autre ; mais qui nous commande à tous, vérité souveraine et absolue,
qui se communique à tous les hommes mais qui n’appartient à aucun d’eux ; en un
mot, raison impersonnelle, qui n’est ni l’image du monde sensible, ni l’œuvre de ma
volonté21.
42 Passons sur l’étonnante assimilation des thèses de Reid à celles de Kant, que Cousin à
cette époque ne connaissait que superficiellement. Et contentons-nous de remarquer
que toutes les composantes du « système » étaient déjà en place dans ce texte : pour
surmonter l’opposition des tendances philosophiques opposées, matérialisme
subordonnant la conscience au réel et idéalisme subordonnant le réel à la conscience.
Cousin pensait pouvoir faire la synthèse de ces principes, en s’appuyant sur l’idée d’une
« raison impersonnelle » qui les comprenait également sans en privilégier aucun.
43 L’éclectisme philosophique se fondait donc sur ce concept de raison impersonnelle, qui
permettait de réunir le point de vue du sujet et celui de l’objet – Cousin allait bientôt
parler du « moi » et du « non-moi »–, dans le cadre d’un système de pensée
apparemment homogène. Ce concept s’inspirait très librement de la conception
hégélienne du Geist ; mais, en même temps, il faisait allusion – cette référence
contrebalançant la précédente – à la notion platonicienne du Nous, associée à la
représentation d’un monde intellectuel ou rationnel dans lequel tous les éléments de la
réalité et de la pensée trouvaient à la fois leur fondement et leur unité.
44 La doctrine esquissée par Cousin s’appuyait sur un schéma triadique, rappelant
formellement l’allure générale de la science hégélienne : ce schéma superposait trois
niveaux, qu’il n’était pas possible pourtant de considérer comme des « moments »,
puisque leurs effets s’additionnaient entre eux sans que le mouvement de leur
succession semblât relever de la nécessité interne d’un passage. Comme on l’a déjà
remarqué, cette conception ne faisait place à aucune espèce de dialectique. Ces trois
niveaux étaient ceux du « moi », sujet volontaire ou pure conscience évoluant dans un
monde de liberté, celui du « non-moi », réalité extérieure à la conscience et
communiquant avec elle par l’intermédiaire de la sensation, dans la forme de la
nécessité ; enfin, celui de la « raison impersonnelle », unité des deux termes
précédents, qui donnait son ultime objet à la nouvelle métaphysique.
45 Cette triade évoquait également une espèce de Trinité, analogue à celle du
christianisme. Et ce rapprochement autorisait une interprétation rationnelle du
rapport de la philosophie à la religion. Cousin expliquait en effet que la religion
donnait, sous la forme spontanée d’un sentiment ou d’un pressentiment, la
représentation anticipée du véritable système de la réalité et de la pensée, dont il
revenait à la philosophie de donner, ultérieurement, un exposé complètement réfléchi :
cette doctrine de la spontanéité et de la réflexion a peut-être été l’aspect le plus
intéressant de l’hégélianisme de Cousin, qui devait fort retenir, plus tard, l’attention du
jeune Renan. Dans la sixième leçon de son Cours, Cousin déclarait précisément dans ce
sens :
Quand la réflexion se développe, sous le moi humain et sous la nature apparaît un
être qui les contient tous les deux, et qui n’est lui-même contenu par aucun autre ;
et ainsi se pose le fondement de la vérité complète et aussi de la véritable religion 22.
195
46 La véritable religion, cela signifie ici la philosophie rationnelle, qui résout tous les
conflits du réel et de la pensée. Cette thèse théorique contenait ainsi les prémisses
d’une politique, réglant les rapports de l’Église et de l’État sur cette base donnée par la
philosophie. Ceci devait valoir à Cousin d’être la cible d’attaques acharnées des
cléricaux, qui ont vu en lui le promoteur, avant la lettre, d’un enseignement laïcisé.
47 Les éléments du système cousinien s’emboîtaient de manière à assurer le passage du
fini à l’infini, même si faisait défaut le principe interne de cette progression :
Le fait le plus clair et le plus approfondi auquel puisse parvenir la philosophie, c’est-
à-dire la réflexion, c’est la conscience immédiate 1/ de deux termes finis : le moi et
la nature extérieure, phénomènes variables se limitant l’un l’autre, 2/ d’un terme
infini. L’aperception de ce dernier terme rend seule possible l’aperception du fini,
comme à son tour la vue du fini est la condition indispensable de la vue de l’infini.
Le premier comme le dernier fait de la vie philosophique se partagera toujours pour
nous en deux parties : l’une renfermant le moi et la nature, en un mot le fini ;
l’autre comprenant un troisième élément : l’infini ou l’absolu, qui est le fondement
et la raison ontologique des deux autres, et qui trouve en eux l’occasion de son
apparition dans l’intelligence humaine, ou si l’on veut sa base psychologique. Tout
fait intellectuel réfléchi peut donc s’exposer sous cette formule : pas de fini sans
infini et réciproquement ; et dans le sein du fini, pas de moi sans non-moi, pas de
non-moi sans moi. Tel est le commencement et la fin de la vie philosophique 23.
48 Nous avons ici un bon témoignage de ce qu’était l’éclectisme philosophique : il permet
de comprendre l’effet de surprise et de rupture provoqué par les considérations que
Cousin avait commencé à propager au retour de ses premiers voyages en Allemagne, et
l’impression d’obscure profondeur que celles-ci suscitèrent. À y regarder de plus près,
le schéma d’argumentation ainsi esquissé présentait en quelque sorte deux versants :
un versant allemand et un versant français, plus ou moins harmonieusement associés.
49 Ce qui paraissait venir d’Allemagne, dans l’argumentation de Cousin, c’était l’idée d’une
raison absolue permettant de penser l’unité du sujet et de l’objet (du « moi » et du
« non-moi »), et aussi celle de l’absolu et du relatif (de l’infini et du fini). C’était sur ce
point que Cousin semblait se rapprocher le plus d’une dialectique, au point même, mais
c’était un cas exceptionnel, d’utiliser ce terme, comme il l’a fait dans le programme
d’un cours sur les vérités absolues professé la même année 1818 à l’École normale, où il
tenait des propos plus libres, devant un public sélectionné et en principe averti, qu’à la
Sorbonne :
Simultanéité actuelle et primitive, et en même temps perpétuelle discordance du
contingent et de l’absolu, du particulier et de l’universel, du fini et de l’infini. La
dialectique les met en harmonie ; et là comme partout l’emploi de la science est de
lever l’apparente contradiction qui éclate partout et accable l’intelligence 24.
50 Un peu plus tard, en 1820, Cousin devait développer cette idée d’une manière qui, de sa
part, était particulièrement audacieuse :
La pensée fait effort pour aller au-delà, pour approfondir le dualisme et trouver
l’unité absolue. Elle ne le peut, et pourquoi ? Pensez-y bien. Messieurs, c’est que
trouver l’unité absolue, ce serait trouver l’unité sans quelque chose qui la trouve,
sans une distinction entre l’unité trouvée et ce qui l’atteint. Dans toute pensée, il y a
toujours une distinction ineffaçable, soit entre la pensée et un objet extérieur, soit
dans la pensée elle-même. Il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à l’unité que
d’anéantir la pensée25.
51 Cette dernière formule, « anéantir la pensée », représentait en quelque sorte l’extrême
concession que Cousin pouvait faire à l’hégélianisme, dans la mesure où elle évoquait la
196
allait reconnaître un rôle crucial à ces idées intermédiaires – le vrai, le beau et le bien –,
et édifier sur ces lieux communs un discours de la raison publique 27.
56 Dans le système de Cousin tel que l’esquissait le Cours de 1818, ces idées remplissaient
une double fonction de médiation. D’abord, elles donnaient les moyens d’une synthèse
rationnelle, en lieu et place d’un principe effectivement dialectique, puisque la doctrine
de l’éclectisme ne pouvait faire place à une négativité interne assurant le passage
réciproque du fini dans l’infini : c’était donc sur elles que s’appuyait la réconciliation de
la psychologie et de l’ontologie. D’autre part, ces idées, qui représentaient les formes
ultimes à travers lesquelles la raison humaine « réfléchissait » l’absolu, maintenaient le
statut transcendant de ce dernier : ainsi l’infini était-il maintenu dans une réserve
inaccessible par rapport au fini, au moment même où il était réconcilié avec lui. Cette
construction permettait de rétablir une sorte d’équilibre, en épurant les doctrines du
savoir absolu, d’inspiration allemande, des aspects négatifs qu’elles pouvaient
présenter au point de vue des traditions spécifiques de la philosophie française. On le
voit : Cousin s’était préservé dès le départ contre les accusations d’immanentisme ou de
« panthéisme » qui devaient plus tard être portées à l’encontre de sa doctrine.
57 En étudiant les phases ultérieures de la production philosophique de Cousin, nous
pourrions vérifier que celui-ci s’est constamment employé à adapter l’expression de sa
pensée aux contraintes ou aux suggestions occasionnelles de la conjoncture à laquelle
celle-ci était confrontée. Selon les circonstances, il a ainsi accordé une particulière
importance à ces formes intermédiaires qui préservent l’absolu des entreprises de la
connaissance rationnelle, ou bien, au contraire insisté sur le caractère synthétique de la
pensée, à laquelle elles servent de moyens et d’instruments, se rapprochant ainsi ou
s’éloignant, comme à volonté et par des nuances imperceptibles, du modèle
philosophique allemand, dont l’influence, dans tous les cas de figure, n’a jamais pu chez
lui être exclusive, ni même prépondérante. Mais, en arrière de ces continuelles
variations, est quand même demeuré un objectif immuable : celui de donner à la
philosophie le régime d’une religion rationnelle, épuisant le contenu spéculatif de
l’infini divin tout en en maintenant les mystères, selon un équilibre fluctuant, qu’il
fallut sans cesse réadapter aux exigences du moment et des rapports de forces que
celui-ci induisait. On verrait ainsi que Cousin a pu, par la suite, modifier les dosages
entre ses idées, mais qu’il n’en a introduite aucune qui fût véritablement nouvelle : il a
retranché, rectifié et parfois renforcé, parfois affaibli la portée de certaines
formulations, sans en modifier le contenu spéculatif, qui a été ainsi définitivement fixé.
Et c’est pourquoi ce cours de 1818, dont le souvenir allait rester légendaire, a constitué
pour Cousin un pôle de référence auquel il n’a cessé ensuite de se reporter, pour y
puiser, selon les convenances et les circonstances, analyses et arguments 28.
NOTES
1. V. Cousin, Fragments philosophiques, Paris, Ladrange, 1833, préface, p. XXXIII.
2. Cité par J. Simon, Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887, p, 14.
198
1 Quel contenu peut-on assigner à l’idée de laïcité ? Faut-il ramener celle-ci à une
évidence naturelle, universelle et nécessaire, alors qu’elle se présente au départ sous
une forme polémique et répulsive dont le concept institue un partage plutôt qu’il ne
promeut une spéculation positive ? La notion de neutralité qui a été souvent utilisée
pour en expliciter la signification n’assume d’abord qu’une valeur négative : Jules
Simon, qui, au moment où furent promulguées les lois scolaires de la République, la
combattit sur sa droite en l’assimilant au « nihilisme » destructeur de la société 1, et
Jean Jaurès, qui l’a critiquée une trentaine d’années plus tard sur sa gauche en
déclarant : « En fait il n’y a que le néant qui soit neutre 2 », s’accordaient au moins sur ce
point. Quelle dialectique requérir pour lire dans cette négation une affirmation ? À ce
sujet précisément, Charles Péguy déclarait :
Les négations métaphysiques sont des opérations métaphysiques, au même titre
que les affirmations métaphysiques souvent plus précaires, ou, pour parler
exactement, les négations étant, généralement et génériquement, des affirmations
retournées, étant une sorte particulière d’affirmation [...]3.
2 Quels présupposés philosophiques ont soutenu ou accompagné la genèse de l’idéologie
laïque, appréhendée selon ses différentes composantes ?
3 1. D’abord, la laïcité se présente comme une idéologie politique dont l’orientation est
nationale et républicaine. C’est ce qu’indique la signification littérale du terme
« laïque » dont cette notion est dérivée : opposé à klerikos, laïkos exprime le fait d’être
du peuple (laos). En développant cette référence étymologique, on arrive à cette
conclusion :
Les laïques, c’est le peuple, c’est la masse non mise à part, c’est tout le monde, les
clercs exceptés, et l’esprit laïque, c’est l’ensemble des aspirations du peuple, du
« laos », c’est l’esprit démocratique et populaire4.
4 Qu’elle le constitue ou qu’elle l’exprime, la laïcité est donc en corrélation avec l’esprit
public tel qu’il est directement issu de la communauté nationale. rassemblée au-delà
des clivages et des divisions qui, par ailleurs, la séparent d’elle-même :
Une France unie, partout semblable à elle-même, une France qui pourra
véritablement, dans son repos et dans sa force, recueillir et réunir tous ses enfants 5.
200
publique, en elle-même indécise et fugitive, soit une forme par la parole et par la
plume, soit une réalité par l’action10.
12 Philosophiquement, cette doctrine de l’instinct populaire s’appuie sur deux références
qui, alors qu’elles divergent sur tous les autres, se sont rencontrées sur ce point au
moins. Au XIXe siècle, les grands théoriciens de la spontanéité ont été Victor Cousin et
Auguste Comte, qui ont également conféré à cette notion une portée politique. La
raison spontanée, chez Victor Cousin, c’est cette forme immédiate de la pensée au sens
hégélien de la notion d’immédiateté, dont l’évolution historique donne ensuite une
analyse graduelle, selon le principe d’une succession dans les phases complexes de
laquelle le philosophe devra démêler erreur et vérité. Chez Auguste Comte, la
spontanéité, c’est la nature même de l’esprit collectif, qui anticipe sur tous les
jugements de la conscience individuelle et les intègre d’emblée dans son ordre suivant
la règle qui, définitivement, subordonne le dynamique au statique. Or, pour Comte
comme pour Cousin, cette spontanéité qui constitue l’esprit populaire est,
spontanément si l’on peut dire, théologique : elle représente ce fond primitif de pensée
irréfléchie dont la philosophie rationnelle devra, à terme, se dégager, sans jamais s’en
détacher complètement.
13 Ainsi s’est élaborée, en même temps que s’effectuait la gestation de la république
démocratique, et essentielle à la mise en place de ses institutions, la figure mythique du
peuple enfant, détenteur d’un savoir latent et porteur ou récepteur, voire garant, de
toutes les vérités possibles par le fait même de la virtualité de sa puissance spirituelle,
massive et endormie, en attente du travail de sa révélation. Marx lui-même, dans la
mesure où il a repris à la philosophie hégélienne l’idée d’un sujet de l’histoire, n’est pas
resté indifférent à cette mythologie, selon ses composantes naturaliste ou spiritualiste,
ni au providentialisme qu’implicitement elle suggère. L’image de la nature, ou de
l’esprit populaire, qui informe toute la pensée laïque est porteuse d’un véritable
programme politique : celui d’une libération par l’éveil, qui enracine ses productions
dans l’intériorité d’un savoir déjà tout donné sous une forme unanime et inconsciente.
Ainsi, les voies normales de l’histoire et de la société sont celles qui conduisent de
l’obscurité à la lumière.
14 Très logiquement, la représentation du peuple enfant conduit à celle du peuple écolier ;
pour que soient tenues les promesses de la conscience populaire, il faut une institution
spécifique qui opère sa libération : et cette institution, c’est évidemment l’école. Sur ce
point encore les traditions théoriques du positivisme et du spiritualisme se recoupent,
par le rôle prééminent qu’elles reconnaissent à la fonction enseignante, qui assure la
cohésion de l’esprit public par laquelle la nation se rassemble, en fait et en droit.
15 2. On parvient ainsi à un second niveau de la pensée laïque, qui la fait apparaître
comme une idéologie pédagogique, assignant son lieu propre à l’instauration de la
souveraineté populaire :
L’école est véritablement le séminaire de l’avenir, notre séminaire à nous, celui d’où
sortiront des citoyens mûrs pour les difficultés de la vie intérieure, et prêts aussi
pour le service extérieur de la France, le séminaire républicain, qui implique à mon
sens cette triple nécessité : obligation, gratuité, laïcité 11.
16 Le peuple enfant, c’est aussi le peuple des enfants, qui offre à la République le matériau
nécessaire à son œuvre d’édification et de formation, où toutes ses autres activités
trouvent leur source et leur garantie de légitimité. Ainsi, la politique républicaine se
prolonge dans une pédagogie qui, en retour, lui donne son fondement.
202
17 Pour la représenter, cette conception met en avant une nouvelle figure, non moins
mythique que la précédente, celle de la société école, qui intègre à sa propre
organisation les modalités d’élaboration et de transmission du savoir, et définit par
elles ses conditions d’existence. La République enseignante confère à ses membres une
studieuse citoyenneté, scolairement sanctionnée, qui effectue leur communauté par
l’intermédiaire de la vérité à laquelle elle les lie univoquement. Par cet apprentissage
civique, où les devoirs de l’élève préparent et préfigurent ceux de l’électeur, l’éducation
met au jour, et en même temps cimente, le principe de sociabilité dont le peuple a le
dépôt, et qu’il revient à l’Etat maître d’école de faire fructifier, parce qu’il a l’autorité
pour le faire. Mais, en liant l’autonomie de la fonction pédagogique au plein exercice de
cette autorité et en faisant prévaloir absolument son droit à enseigner, l’Etat
républicain ne risque-t-il pas de s’enfermer dans le cercle vicieux de la liberté et de la
contrainte, au moment où les nécessités de la politique positive commencent
précisément à diverger par rapport aux exigences d’une philosophie spiritualiste ?
Si l’Etat prétend enseigner seul, « pour qu’il n’y ait pas deux France », il attente
évidemment à la liberté, puisqu’il donne un caractère officiel à toutes les croyances.
Sa doctrine n’est ni meilleure ni pire que celle des religions d’État, elle est la même
chose. La différence, s’il y en a une, c’est que la religion d’État opprime la
conscience, et que l’enseignement d’État, ainsi entendu, la supprime 12.
18 Car si l’école est un séminaire public, on ne voit pas comment elle pourrait se passer
d’un catéchisme professé au nom de l’Etat qui l’autorise.
19 Il faut donc se demander jusqu’où va le droit que l’Etat se concède à soi-même en
matière d’enseignement. N’est-il pas justement préservé de la tentation d’être absolu
par la séparation qu’il promulgue et qui le relativise en le limitant ? Le principe
théorique de cette séparation, c’est le partage du spirituel et du temporel, grand thème
spéculatif qui traverse tout le XIXe siècle pour s’accomplir pratiquement dans la
séparation de l’Église et de l’État. Où passe au juste cette ligne de partage ? Selon
Auguste Comte, qui en avait trouvé l’idée initiale chez Saint-Simon, mais l’avait
complètement repensée à la lumière de Joseph de Maistre13, la démarcation qu’elle
effectue doit s’opérer au bénéfice d’une Église savante, complètement libre par rapport
aux interventions de l’Etat qu’elle assiste spirituellement, c’est-à-dire
intellectuellement : c’est ainsi que les Considérations sur le pouvoir spirituel de 1826, avant
la 54e leçon du Cours de philosophie positive, rédigée en 1841, procèdent, au nom des
droits d’une libre pensée avant la lettre, à une paradoxale réhabilitation du
cléricalisme, exemplairement illustrée par l’exemple du catholicisme médiéval, ramené
il est vrai à sa pure forme institutionnelle et expurgé de son contenu dogmatique.
L’Eglise nouvelle à laquelle pense Auguste Comte, c’est l’École polytechnique, devenue
un centre d’initiative philosophique et scientifique, complètement autonome à la fois à
l’égard d’influences théologiques rétrogrades et des conditions particulières du
gouvernement temporel, et communiquant à la société tout entière, de manière à en
forger l’esprit général, son savoir organique. Cette conception est surtout exemplaire
en ceci : elle fait apparaître que le schéma de la séparation, appréhendé dans ses
sources théoriques, débouche sur une relation triangulaire, et non simplement duelle,
dont les termes sont l’Église (au sens traditionnel), l’École (ou l’Église nouvelle) et l’État.
20 L’instituteur à l’école, le curé à l’église et le maire à la mairie : cette formule, sans cesse
répétée au moment où furent promulguées les lois scolaires de la République, doit être
prise à la lettre. Elle pose l’autonomie respective de la croyance, du savoir et de la loi,
en assignant exclusivement à chacune de ces instances le lieu où elle a le droit de
203
divise, ou peut le faire (c’est le point sur lequel Auguste Comte s’est opposé d’abord au
saint-simonisme, avant de le rejoindre dans la période finale de sa propre évolution).
Pour surmonter ses antagonismes, il faut que la société élabore et diffuse aussi
largement que possible une représentation suffisamment unifiée de son organisation
pour que celle-ci se fasse aussi aimer et préférer à tous les autres intérêts, individuels
ou interindividuels. Dans cette perspective, la société école est la société qui s’enseigne
soi-même, en ce sens qu’elle s’offre simultanément à ses membres comme sujet et
comme objet de son étude. Ce sujet-objet ne se renferme pas d’ailleurs sur une formelle
contemplation de soi, mais il s’ouvre à la considération concrète du monde auquel il
s’intégre complètement : c’est là que se situe la dimension « panthéiste » de cette
conception. Saint- Simon lui-même avait tenté de repenser le concept social de
« sympathie » emprunté à Adam Smith, en le fondant sur la compréhension du
déterminisme naturel, en rapport avec le concept d’attraction universelle. Le saint-
simonisme a repris cette conception, en en accentuant encore la signification
dynamique :
Le principe le plus large sur lequel sont fondées toutes nos vues d’avenir [...], c’est
celui qui, à chaque époque de civilisation, détermine l’affection du citoyen pour la
société, pour l’univers entier dont il fait partie, et les lui fait chérir partout, parce
que partout il retrouve, ce principe, manifesté sous mille formes différentes 17.
26 La cohésion organique que développe ainsi l’éducation morale doit finalement
triompher, dans la mesure où elle ne sépare pas l’aspect intégratif et l’aspect expansif
de son message : elle lie les hommes par l’entremise d’une loi qui est en dernière
instance naturelle et dont elle assure la saisie intuitive, bien moins rationnelle
qu’affective.
27 Pour Jules Barni, qui n’a pas été seulement le traducteur et le commentateur de Kant,
mais qui a aussi apporté une contribution essentielle à la formation de la pensée
républicaine, l’éducation morale trouve son principe, non dans la nature, mais dans la
conscience rationnelle, qui impose d’emblée à l’individu le respect de soi, à travers la
connaissance complète de ses droits et de ses devoirs :
La démocratie a donc sa condition dans la morale. En ce sens, on peut dire que le
problème démocratique se résout dans le problème moral [...]. Je veux tirer de la
morale, c’est-à-dire des lois mêmes de la raison, l’exposition des vertus propres à
fonder le règne de la vraie démocratie, et opposer ces vertus aux vices qui peuvent
l’atteindre et la perdre18.
28 Les problèmes de l’organisation sociale trouvent finalement leur solution au niveau de
la culture morale de l’individu :
Les institutions démocratiques ont sans doute par elles-mêmes une vertu
moralisatrice : elles développent dans l’homme le sentiment de sa dignité, en
faisant de lui une personne au lieu d’une chose, un citoyen au lieu d’un sujet ; elles
développent aussi en lui l’esprit public, que le despotisme a pour but d’étouffer dans
les âmes ; mais encore faut-il que ces institutions soient elles-mêmes soutenues par
les mœurs de ceux auxquels elles s’appliquent. Comment la liberté se maintiendra-
t-elle dans l’égalité, et comment l’égalité elle-même subsistera-t-elle, si le respect
de la liberté et ensemble celui de l’égalité, c’est-à-dire en somme le respect du droit
commun, n’est pas la vertu des citoyens19 ?
29 C’est en apprenant au sujet individuel à s’appartenir complètement qu’on l’aide à
devenir un citoyen, selon une logique qui subordonne la politique à la morale en
enracinant les vertus sociales dans les vertus individuelles, et en suivant la déduction
rationnelle qui conduit de l’une à l’autre.
205
30 Qu’elle se fonde sur un sentiment collectif, dont les garanties sont finalement
naturelles, ou sur la conscience d’une loi rationnelle dont le principe ne peut se
formuler qu’à partir des dispositions de la conscience individuelle, l’éducation morale
apporte donc la puissance de conviction sans laquelle le lien social est en permanence
menacé de se défaire. L’idée laïque synthétise ainsi la commune manière de penser qui
représente en droit l’esprit du peuple tout entier dans l’esprit de chacun en particulier :
et si elle est neutre philosophiquement, c’est dans la mesure où elle est indifférente à
l’ordre dans lequel s’effectue cette liaison, que celle-ci procède du tout aux parties, de
la société à l’individu, ou des parties au tout, des individus à la société. Mais cette
neutralité n’est maintenue qu’au prix d’une identification du moral et du collectif, qui
suppose que soit provisoirement mise hors-jeu l’instance politique.
31 4. Alors, la laïcité apparaît sous la forme d’une idéologie sociale, et ce niveau est sans
doute le plus profond, à la fois essentiel et principiel, de ceux que nous avons
rencontrés jusqu’ici. Disons sommairement pour commencer que le social est ce qui
assure, ou est censé assurer. la jonction du politique, du pédagogique et du moral, car
sans son intervention ces éléments risqueraient de n’être que des entités abstraites,
tendanciellement opposées entre elles.
32 Pour comprendre ce conditionnement proprement social de la pensée laïque, il faut
remonter plus loin que nous ne l’avons encore fait, jusqu’aux textes fondateurs où
toutes les théories de l’enseignement républicain ont trouvé leur source effective : ils
ont été écrits par Condorcet pendant les phases initiales de la Révolution. Prenons ce
discours dans la forme élaborée qu’en a donnée la posthume Esquisse historique d’un
tableau des progrès de l’esprit humain de 1794. La dixième et dernière « époque » exposée
dans cet ouvrage est celle de la société de l’avenir qui, assurant à tous ses membres une
formation scolaire élémentaire, tendra à l’homogénéisation la plus complète que
possible du corps social :
L’égalité d’instruction, que l’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est
celle qui exclut toute dépendance, ou forcée ou volontaire20.
33 Cette uniformisation ne prétend pas faire disparaître la différence naturelle des
dispositions intellectuelles et des situations sociales qui leur correspondent
normalement, mais elle en modère les effets :
Il doit en résulter une égalité réelle, puisque la différence des lumières ou des
talents ne peut plus élever une barrière entre les hommes à qui leurs sentiments,
leurs idées, leur langage permettent de s’entendre ; dont les uns peuvent avoir le
désir d’être instruits par les autres mais n’ont pas besoin d’être conduits par eux ;
peuvent vouloir confier aux plus éclairés le soin de les éclairer, mais non être forcés
de le leur abandonner avec une aveugle confiance21.
34 Dans une telle société, grâce à la commune possession d’un langage élémentaire, tous
les hommes pourront « s’entendre » : l’ignorant consentant librement à être informé
par le savant, le pauvre décidant lui-même d’être représenté dans les assemblées par de
plus capables que lui, selon le principe de l’égalité dans la différence :
Et quand même cette différence serait plus grande, si on compare seulement la
force, l’étendue des facultés, elle ne deviendrait pas moins insensible, si l’on n’en
compare que les effets dans les relations des hommes entre eux, dans ce qui
intéresse leur indépendance et leur bonheur22.
35 Au travers de ces lignes, émerge un concept inédit, celui du social, défini comme un
ensemble de rapports de communication, dont la condition fondamentale est la
possession d’un langage commun.
206
36 Là est le secret de la société démocratique, qui édifie ses rapports sociaux sur la
transparence et l’automatisme de la communication. En explorant les profondeurs
encore inavouées de la pensée populaire, Michelet devait faire aussi cette découverte :
Si seulement les deux enfants, le pauvre et le riche, avaient été assis aux bancs
d’une même école, si, liés d’amitié, divisés de carrières, ils se voyaient souvent, ils
feraient plus entre eux que toutes les politiques, toutes les morales du monde. Ils
conserveraient dans leur amitié désintéressée, innocente, le nœud sacré de la Cité
[...]. Le riche saurait la vie, l’inégalité, et il en gémirait ; tout son effort serait de
partager. Le pauvre prendrait un grand cœur et le consolerait d’être riche 23.
37 Ainsi, l’école reproduit l’inégalité du riche et du pauvre : elle rend leur différence
supportable en la transformant en complémentarité. La solidarité, « nœud sacré de la
Cité », doit être apprise, et il faut une école pour l’enseigner, parce qu’elle n’est pas
donnée naturellement dans les faits, qui la rendent au contraire difficile et improbable :
cet apprentissage fait de l’égalité un droit, en précisant et en restreignant les limites
dans lesquelles celui-ci peut être revendiqué.
38 C’est de cette manière que l’école socialise les individus, en les préparant à entrer dans
des rapports sociaux qui les unissent en les séparant : elle leur garantit à cet effet les
conditions minimales de communication qui, comme disait Condorcet, leur permettent
de « s’entendre ». On retrouve exactement la même idée chez Amédée Jacques,
philosophe spiritualiste qui s’était engagé, sous la Seconde République, au scandale de
son maître Victor Cousin, dans le processus de la révolution démocratique :
L’intelligence des principes de l’ordre social n’aura pas sans doute dans tous les
esprits le même degré de clarté et de profondeur. Très développé en ceux qui sont
chargés de faire ou de réformer les lois, elle pourra l’être moins en ceux qui se
bornent à les appliquer, moins encore en ceux qui n’ont que la tâche de les défendre
ou le devoir de les observer. Mais il faut que tous participent en quelque mesure à
cette intelligence. Il le faut sous n’importe quel régime ; il le faut surtout sous le
régime démocratique où le peuple est souverain et se gouverne lui-même. Comment
le ferait-il sans un peu de cette lumière, nécessaire même pour bien obéir 24 ?
39 « Un peu de lumière » : ce qui est strictement nécessaire pour pouvoir participer « en
quelque mesure » à l’intelligence universelle. La pensée démocratique, enracinée dans
les profondeurs de l’instinct populaire, est irrésistiblement appelée vers le bas.
40 Le thème de la neutralité atteint ici sa signification véritable : l’inculcation de la forme
pure de communication, sur laquelle les rapports sociaux sont édifiés, suppose, sinon
l’élision complète, du moins la réduction au strict minimum du contenu transmis par
cette forme, dont la transparence serait offusquée par une surcharge de sens. Amédée
Jacques encore, le disciple hérétique, et pourtant fidèle jusque dans son hérésie de
Victor Cousin, se propose dans ses « Essais de philosophie populaire », dont les
dernières livraisons sont sous-titrées « Simples discours d’un instituteur sur l’homme
et sur Dieu », de :
Se rapprocher le plus possible de cette philosophie naturelle qui est, à l’insu même
de ceux qui la possèdent, dans l’esprit de tous les hommes, en tous lieux et en tous
les temps, et qu’on nomme très bien le sens commun25.
41 Politiquement, la démocratie est une forme juridique ; socialement, elle est une forme
idéologique qui s’élabore à travers l’enseignement de l’école commune et ramène la
sociabilité à sa ligne essentielle : le sentiment des droits et des devoirs fondamentaux,
qui réconcilie chacun avec soi-même et avec tous les autres membres de la
communauté.
207
42 C’est pourquoi la pensée laïque, dans tous les cas, qu’elle cherche une inspiration
rationnelle du côté des lumières de la conscience individuelle ou qu’elle s’immerge
sympathiquement dans la saisie affective du mouvement de totalisation qui intègre les
hommes à leur monde, prend l’allure d’une morale sociale dont l’objet, la société
solidaire, est appréhendé directement, intuitivement, sans même passer par
l’intermédiaire d’une rationalisation doctrinale qui, le partageant, l’opposerait aussi à
lui-même. Tel est l’écho des réflexions du philosophe libre penseur dans les
orientations définies par un responsable gouvernemental :
Ce qui caractérise l’enseignement moral, c’est sa merveilleuse et constante unité.
C’est parce qu’il n’y a qu’une morale, quelle que soit du reste la base qu’on veuille
lui donner, de quelque source qu’on la fasse jaillir, sur quelque conception idéaliste
qu’on la fasse reposer26.
43 L’idéologie sociale véhiculée par la démocratie laïque est indifférente aux clivages
théoriques, comme celui, par exemple, opposant les tendances intellectuelles du
spiritualisme et du positivisme, parce qu’elle est une idéologie pratique dont les
critères, naturels ou rationnels, sont immédiatement donnés, antérieurement à toute
réflexion. Alors la démocratie peut être présentée comme la république des pères de
famille, dont les enfants sont, pour un temps limité, soumis à la même obligation
scolaire : car c’est par l’intermédiaire de ses enfants que le peuple enfant communie
dans le culte des valeurs sociales échangées et partagées.
44 5. Comme idéologie sociale, la laïcité s’établit sur la base d’une vérité première et
générale, indépendante de toutes les vérités particulières qu’elle précède
nécessairement. C’est dire qu’elle est, et ceci constitue son ultime détermination, une
idéologie religieuse, porteuse d’une force de conviction irrésistible parce qu’elle est
soutenue par la certitude, antérieure à toute démonstration raisonnée, du progrès
collectif :
Voilà notre religion : nous n’avons ni dogmes, ni symboles, ni catéchisme à
connaître et à répandre. Nous n’avons qu’une religion : c’est la culture intellectuelle
de tous les Français : c’est la charge imposée à l’Etat et à tous les citoyens de ne
laisser en friche aucune intelligence27.
45 Ce n’est pas un hasard si Ferdinand Buisson a réuni ses interventions sur la question
scolaire sous le titre La foi laïque, pour en souligner précisément la dimension
apologétique28.
46 En 1902, l’année de sa mort, paraissait la dernière œuvre de Zola, écrite dans un style
qui, par un effet de grossissement incantatoire, transfigurait, ou défigurait, le
naturalisme en une sorte de symbolisme : Vérité, le troisième après Fécondité et Travail,
et avant Justice qu’il n’eut pas le temps d’ébaucher, de ses « Évangiles » de la société
démocratique moderne. L’intrigue de cet ouvrage reprend les événements de l’affaire
Dreyfus, en les transposant dans le milieu scolaire, sur le terrain mythique où la vérité,
sujet véritable de tout le livre, s’expose en menant sa double lutte contre le mensonge
et l’ignorance. Dans ce roman de la laïcité, qui met en scène tous les fantasmes de la
pensée républicaine, avec les grands moyens de la narration militante, deux passages
stupéfient, et il vaut la peine de les citer largement.
47 D’abord, dans le livre II, il y a la scène où, frappée par une inspiration subite provoquée
par la maladie de son enfant, une mère d’élève se décide à révéler à l’instituteur, Marc
Froment, la vérité que, cédant à des pressions partisanes, elle avait d’abord dissimulée :
Frémissant, Marc prit les deux mains de Mme Alexandre dans un élan de gratitude
et de sympathie. – Ah ! Madame, vous faites là une belle et grande action, et que la
208
mort ait pitié, qu’elle vous rende votre fils ! – À ce moment, ils s’aperçurent que
Sébastien, qui n’avait point donné signe de conscience depuis la veille, venait
d’ouvrir les yeux et les regardait. Ils en furent bouleversés. Le malade reconnut
Marc, mais il avait du délire encore, il balbutia d’une voix très basse : – Monsieur
Froment, quel beau soleil ! Je vais me lever, et vous m’emmènerez pour que je vous
aide à faire votre classe ! – Éperdue, sa mère l’embrassa. – Oh ! guéris, guéris, mon
enfant ! et jamais plus il ne faudra mentir, toujours il faudra être bon et juste 29.
48 L’autre épisode se situe au dénouement du roman, lorsque la vérité triomphe, après
avoir franchi tous les obstacles qui s’opposaient à sa reconnaissance publique, grâce à
l’action bienfaisante de l’instituteur laïque, maître de vérité et de solidarité sociale. À
ce moment, l’erreur est anéantie dans la personne même de ses propagateurs, avec
l’incendie provoqué par le feu du ciel qui détruit la funeste chapelle des Capucins où se
sont repliés quelques vieillards, derniers tenants du cléricalisme :
Et ce fut l’extermination, un effroyable coup de tonnerre frappa la cloche, suivit la
corde, vint éclater dans la nef avec un retentissement de ciel qui s’écroule. Le père
Théodose, incendié à l’autel, flamba ainsi qu’une torche. Les vêtements
sacerdotaux, les vases sacrés, le tabernacle lui-même, se trouvèrent fondus, réduits
en miettes. Mais surtout le grand saint Antoine, brisé, mis en poussière, recouvrit le
père Crabot foudroyé, dont il ne restait qu’un squelette tordu et noirci sous toute
cette cendre. Et comme si les deux ministres du Seigneur n’avaient pas suffi, cinq
dévotes enfin furent tuées, tandis que les autres s’enfuyaient en hurlant, pour ne
pas être écrasées sous la voûte qui craquait, et qui s’effondra, amas énorme de
débris, où rien ne restait du culte30.
49 Ainsi, la vérité, propagée par ses missionnaires, fait des miracles, non moins édifiants
ou terrifiants que ceux dont se glorifient ses adversaires : elle guérit les bons petits
malades, et elle foudroie ceux qui retardent sa progression. La lumière, c’est une
obscurité retournée : l’une et l’autre se combattent sur un même terrain, avec des
armes identiques. En retravaillant le thème idéologique, dont elle grossit
démesurément les traits et qu’elle analyse en le mimant, la fiction littéraire en dévoile
le revers, elle en produit une sorte de négatif. Par son « apostolat » de la vérité,
l’instituteur de l’école publique prend en charge une croyance exactement symétrique
de celle dont il dénonce les effets rétrogrades :
Heureux ceux qui savent, heureux les intelligents, les hommes de volonté et
d’action, parce que le royaume de la terre leur appartiendra ! Ceci montait aux
lèvres de Marc, de son être entier, dans un grand élan de foi et d’enthousiasme 31.
50 Cette profession de foi humaniste semble inspirée par la doctrine feuerbachienne du
renversement : c’est comme si le ciel et la terre y réfléchissaient l’un dans l’autre leurs
images à la manière de miroirs placés face à face. Dans la déclaration suivante, qui n’est
pas cette fois extraite d’un roman, on retrouve le même balancement :
Foi contre foi : ou la foi religieuse ou la foi civique. Ou défendre les droits de l’Église,
société d’origine divine et autorisée à commander au nom de Dieu, ou défendre les
droits de l’homme garantis par les institutions démocratiques 32.
51 On ne saurait mieux dire que la laïcité est avant tout une croyance : elle est la croyance
dans la toute-puissance de la vérité qui, par une sorte de providence, doit finalement
libérer les hommes.
52 Ceci n’est nullement contradictoire avec le fait que l’idéologie laïque se soit développée
sur fond de libre pensée : cette dernière n’étant après tout que la figure moderne de la
spéculation religieuse, spécifiquement adaptée aux exigences de la société
démocratique. Pour citer un nouveau témoignage emprunté à la littérature, George
209
Sand, dans les deux célèbres romans qu’elle a consacrés à la lutte contre le cléricalisme,
a d’abord opposé à celui-ci une religion de l’humanité appuyée sur un panthéisme
unanimiste (Spiridion, 1839), puis le « culte » du vrai, du beau et du bien, d’inspiration
cousinienne, intermédiaire entre le déisme et la religion naturelle (Mademoiselle La
Quintinie, 1863). La libre pensée française s’est en effet formée, intellectuellement, sur
un fond d’humanisme et de spiritualisme, très bien évoqué par Sainte-Beuve dans son
intervention à la tribune du Sénat en 1867, qui est un jalon essentiel dans l’histoire de
la laïcité :
Il est aussi un très grand diocèse, Messieurs, celui-là sans circonscription fixe, qui
s’étend par toute la France, par tout le monde, qui a ses ramifications et ses
enclaves jusque dans les diocèses de Messeigneurs les prélats, qui gagne et
s’augmente sans cesse, insensiblement et peu à peu plutôt encore que par violence
et avec éclat ; qui comprend dans sa largeur et sa latitude des esprits émancipés à
divers degrés, mais tous d’accord sur ce point qu’il est besoin avant tout d’être
affranchis d’une autorité absolue et d’une soumission aveugle ; un diocèse immense
[...] qui compte par milliers des déistes, des spiritualistes et disciples de la religion
dite naturelle, des panthéistes, des positivistes, des réalistes, des sceptiques et
chercheurs de toute sorte, des adeptes du sens commun et des sectateurs de la
science pure33.
53 On remarquera que, dans cette énumération, s’il faisait une petite place aux
« sceptiques », Sainte-Beuve n’en faisait aucune aux athées ou aux matérialistes.
54 Tout le XIXe siècle républicain est resté hanté par la question de la religion de l’avenir,
posée pour la première fois par Chateaubriand en 179734 et relancée par le célèbre
article de Jouffroy, paru dans Le Globe en 1823, « Comment les dogmes finissent ». Cet
article se terminait ainsi :
Enfin les temps sont arrivés, et deux choses sont devenues inévitables : que la foi
nouvelle soit publiée, et qu’elle envahisse toute la société [...]. Ainsi s’accomplit la
ruine du parti de l’ancien dogme et l’avènement du nouveau. Quant au vieux dogme
lui-même, il est mort depuis longtemps35.
55 Il en est de la fin des dogmes comme de ce qu’on appelle aujourd’hui la fin de
l’histoire : elle marque, à terme, l’avènement d’une nouvelle ère dogmatique. En
publiant L’irréligion de l’avenir en 1887, Jean-Marie Guyau (l’enfant de G. Bruno, la mère
du Tour de la France par deux enfants), devait encore annoncer, sous ce titre provocant,
une renaissance du sentiment religieux, incarné dans la vie de l’univers, inspiratrice
physique, morale et sociale de tout le développement humain.
56 Restituer ses bases religieuses à la culture laïque, davantage que la mettre en
contradiction avec elle-même, c’est faire ressortir son caractère composite : bricolage
de naturalisme, de vitalisme, d’humanisme et de scientisme, la laïcité est surtout une
idéologie de compromis. Elle tente d’effectuer la synthèse entre les tendances opposées
de la société démocratique, telle qu’elle s’est péniblement instaurée en France, à partir
des modèles proposés par Robespierre, Napoléon et Guizot : jacobinisme, césarisme,
libéralisme. Dans sa composante scolaire, qui a donné au discours laïque sa principale
forme d’expression, cette synthèse s’est présentée comme un effort en vue de
réconcilier, dans l’école de la République, les deux projets d’une éducation populaire et
d’une éducation des élites. Les philosophies de la laïcité, qui fondent ou légitiment cette
entreprise, en soulignent aussi le caractère circonstanciel et disparate : c’est
précisément par là qu’elles donnent les moyens de soumettre cette idée à un examen
critique.
210
NOTES
1. J. Simon, Dieu, patrie, liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 336 et suiv.
2. Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, 1,1908.
3. C. Péguy, « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne », Cahiers de la
Quinzaine, décembre 1905, repris dans Œuvres en prose 1898-1908, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1071.
4. F. Buisson, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1911,
p. 939 (article « Laïque »).
5. L. Gambetta, discours du 12 août 1881.
6. F. Pécaut, L’éducation publique et la vie nationale, Paris, Hachette, 1897.
7. J. Michelet, Le peuple, Paris, Julliard, coll. « Littérature », 1965, part. II, chap. 1, p. 174.
8. Ibid., part. III, chap. 3, p. 247.
9. J. Michelet, Le peuple, op. cit., part. II, chap. 9, p. 224-226.
10. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », La liberté de penser, janvier 1851, p. 178.
11. L. Gambetta, discours du 12 août 1881.
12. J. Simon, Dieu, patrie, liberté, op. cit., p. 221. Dans le livre qu’il lui a consacré quelques années
plus tard (Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887), J. Simon a rendu son ancien maître responsable de
cette dérive absolutiste en le présentant comme « un homme qui a accepté de diriger la haute
police de la philosophie » (p. 126).
13. Voir supra, chapitre XI.
14. J. Ferry, discours d’ouverture du second congrès pédagogique des instituteurs et institutrices
publics de France (19 avril 1881).
15. Doctrine de Saint-Simon-Exposition, 1re année, Paris, Rivière, 1924, p. 196 (3e séance).
16. Ibid., p. 330 (9e séance).
17. Ibid., p. 399 (12e séance).
18. J. Barni, La morale dans la démocratie, cours public professé à Genève en 1864-1865, 1 re leçon,
Paris, Kimé, 1992 [1868], p. 38 et 43.
19. Ibid., p. 40.
20. Condorcet, Esquisse historique d’un tableau des progrès de l’esprit humain, Paris, Vrin, 1974, p. 214.
21. Ibid., p. 215.
22. Ibid., p. 216.
23. J. Michelet, Le peuple, op. cit., part. III, chap. 1, p. 233.
24. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », art. cité, p. 173.
25. A. Jacques, « Essais... », art. cité, p. 182.
26. J. Ferry, discours d’ouverture du second congrès pédagogique des instituteurs et institutrices
publics de France (19 avril 1881).
27. L Gambetta, discours à la ligue de l’enseignement (21 avril 1881).
28. F. Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, présentation de R. Poincaré,
Paris, Hachette, 1912.
29. É. Zola, Les quatre Évangiles – Vérité, Paris, Fasquelle, 1903, p. 325-326.
30. Ibid., p. 711.
31. Ibid., p. 192.
32. F. Buisson, Nouveau dictionnaire..., op. cit., p. 1403 (article « Neutralité scolaire »).
33. Cité dans G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au XIX e siècle, Paris, Alcan, 1929,
p. 208-209,
34. Chateaubriand, Essai sur les révolutions, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1978, part. II, chap. 55, p. 428-431, Voir supra, chapitre IV.
211
1 Dans une page de ses Carnets datée de 1845 où il recense de manière grandiloquente ses
titres de gloire, « Qui a nié la propriété ? Moi... Qui a constitué l’économie politique ?
Moi... », etc. Proudhon mentionne : « Qui a résolu le problème de la certitude ? Moi et
Hegel1. » Dans son Système des contradictions économiques de 1846, il se réfère à Hegel en
l’appelant « ce Titan de la philosophie2 ». En 1848, il aurait déclaré à son éditeur
Langlois : « Mes vrais maîtres, je veux dire ceux qui ont fait naître en moi des idées
fécondes sont au nombre de trois : la Bible d’abord, Adam Smith ensuite, et enfin
Hegel. » De fait, dans les principaux écrits qu’il a réalisés entre 1840 et 1848 et auxquels
se limitera la présente étude, la référence explicite à Hegel revient de manière appuyée,
ce qui singularise fortement Proudhon, non seulement par rapport aux autres
représentants du courant de ce qui commence alors à s’appeler « socialisme », mais
aussi par rapport à la plupart de ceux qui, à cette époque, en France, pratiquent, à un
titre ou à un autre, la philosophie. Ceci peut en tout premier lieu s’expliquer par le
désir de se singulariser, et d’afficher bruyamment sa singularité, qui a accompagné la
plupart des démarches de Proudhon ; au début de la seconde partie de son pamphlet
contre Proudhon, Marx écrit dans ce sens :
Décidément, M. Proudhon a voulu faire peur aux Français en leur jetant à la face des
phrases quasi hégéliennes3.
2 « Des phrases quasi hégéliennes » autrement dit, à prendre cette expression à la lettre,
Proudhon se serait prétendu hégélien sans l’être vraiment, pour des raisons de stricte
opportunité, animé seulement par le souci de se distinguer 4. Il est à noter cependant
que Marx a lui-même nuancé cette appréciation dans l’unique passage du manuscrit de
L’idéologie allemande qu’il ait fait paraître, en 1847, postérieurement à la publication de
Misère de la philosophie, où il écrit :
L’élément le plus important du livre de Proudhon : De la création de l’ordre dans
l’humanité est sa dialectique sérielle, tentative de fournir une méthode de pensée
grâce à laquelle on substitue aux idées considérées comme des entités le processus
même de la pensée. Partant du point de vue français, Proudhon est en quête d’une
dialectique, comme celle que Hegel a récemment fournie. Il y a donc ici parenté de
fait avec Hegel, et non pas analogie purement imaginaire 5.
213
3 À suivre cette dernière analyse, il y aurait donc chez Proudhon, même si celui-ci le
modifie parce qu’il prend ses marques dans le « point de vue français », un élément
authentiquement hégélien, que Marx résume à travers la formule : « On substitue aux
idées considérées comme des entités le processus même de la pensée », démarche
susceptible d’être, à raison et non seulement pour des motifs de simple apparence,
caractérisée comme « dialectique ».
4 La question du hégélianisme de Proudhon, qui a intrigué tous ceux qui se sont
intéressés à sa pensée, est donc tout sauf simple. Une seule chose peut être affirmée
avec certitude : si Proudhon était, à un degré ou à un autre, « hégélien », c’était sans
avoir eu directement accès à l’œuvre de Hegel ; il ne savait pas l’allemand, et le seul
texte de Hegel traduit en français, à partir de 1840, était l’ Esthétique, qu’il n’a
probablement pas lue, et qui, de toutes façons, lui aurait été d’une faible utilité pour
élaborer sa « dialectique sérielle ». Mais l’infatigable lecteur qu’il était a certainement
eu connaissance des différents exposés de seconde main qui, sous des formes
inévitablement biaisées, fournissaient des informations sur cette doctrine mystérieuse,
d’autant plus envoûtante pour cette raison : en premier lieu, les publications de Victor
Cousin, où la philosophie hégélienne était exploitée, voire pillée, de façon cryptée 6 ;
mais aussi l’ Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel de Joseph Willm,
d’abord parue sous forme d’articles de la Revue germanique publiés à partir de 1835,
l’Histoire de la philosophie allemande depuis Leibniz jusqu’à Hegel de Barchou de Penhoën
(1836), ou l’étude de Adolphe Lèbre sur « La crise de la philosophie allemande : Hegel et
son école », parue en janvier 1843 dans la Revue des Deux Mondes. Par ailleurs, Grün et
Marx, deux des Allemands qui résidaient à Paris dans les années 1844-1845, ont déclaré
avoir passé un certain temps à expliquer à un Proudhon plus ou moins intéressé ou
récalcitrant des éléments de philosophie hégélienne : de ces leçons très particulières, il
faut le signaler, aucune trace n’est toutefois mentionnée dans les carnets où Proudhon
rendait régulièrement compte de ses expériences intellectuelles.
5 Pour prendre la mesure du rôle exact joué par la référence hégélienne dans la
démarche personnelle de Proudhon, il ne reste qu’à revenir aux textes dans lesquels
cette référence apparaît précisément, afin d’en évaluer le contenu et la portée. On va
donc s’intéresser aux passages des trois grands ouvrages réalisés par Proudhon
entre 1840 et 1848 dans lesquels cette référence est utilisée, à savoir le Premier
mémoire consacré à la question « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), De la création de
l’ordre dans l’humanité (1843) et le Système des contradictions économiques ou Philosophie de
la misère (1846). Ceci devrait permettre de mieux comprendre jusqu’à quel point
Proudhon a été influencé par Hegel, ce que signifiait pour lui le fait de se revendiquer
hégélien, quel type de traitement il a fait subir à une pensée dont il n’avait de toutes
façons qu’une connaissance très partielle, et du même coup d’éclairer ce que, de façon
plus générale, recouvre l’appellation « hégélien » en France au milieu du XIXe siècle.
concentré, l’ouvrage révélait, à l’aide de cette sentence oxymorique, une anomalie qui
n’est pas seulement un accident de parcours, mais perturbe en profondeur
l’organisation de la société ; celle-ci, dans son état actuel du moins, développe une
contradiction, qui, selon Proudhon, se reflète à l’identique dans les théories de
l’économie politique : de celles-ci il proposait une lecture critique, en vue précisément
de mettre en évidence cette contradiction qui se retrouve aussi bien dans la réalité
sociale que dans les doctrines qui, pour en légitimer l’état actuel, prétendent en rendre
compte, et où elle s’offre à être déchiffrée entre les lignes du texte. Étaient ainsi posées
les bases d’une dialectique au sens large, en attente de sa caractérisation logique et
métaphysique : Proudhon était naturellement conduit de l’analyse économique à la
spéculation philosophique, dont il était allé chercher les références dans la philosophie
allemande, Kant d’abord, avec sa doctrine des antinomies auxquelles se trouvent
confrontées les idées de la raison9, Hegel ensuite, avec sa théorie de la processivité
historique qui met en œuvre la négation sur le plan même de la réalité et non
seulement sur celui de ses représentations idéelles, en vertu de la thèse qui affirme
l’identité du réel et du rationnel. La « dialectique » à l’œuvre dans Qu’est-ce que la
propriété ? est fondée sur ces deux références kantienne et hégélienne, qu’elle rabat
l’une sur l’autre sans parvenir à les concilier, ce qui n’est d’ailleurs pas son objectif.
7 Pourquoi la propriété est-elle une anomalie, tendanciellement porteuse de
contradiction ? Parce qu’elle remet en cause le principe actif sur lequel s’édifie la
société, qui est le travail producteur de richesses : pour cette raison, elle est
profondément asociale, et comme telle, selon le terme qui revient tout au long du
mémoire de Proudhon, « impossible ». Les propriétaires qui revendiquent la mainmise
sur des biens qu’ils n’ont pas produits par leur propre travail, et qu’ils occupent en
parasites, représentent un corps étranger dans la société : ils n’en font pas réellement
partie10. En conséquence, les inégalités sociales sont dues au fait que la société a été
infectée par un élément qui lui reste extérieur : en elle-même, elle ne réunit
effectivement que des actifs, qui participent tous à égalité à l’œuvre qui leur est
commune, à savoir l’existence même de la vie collective. Pour cette raison, l’opposition
du capital et du travail est artificielle : le capital, ce n’est rien d’autre que du travail,
unique créateur de valeurs dont ceux qui les ont produites ont été spoliés au bénéfice
des capitalistes qui s’en arrogent la propriété. L’égalitarisme, qui se déduit logiquement
de cette analyse, est à la base de tous les raisonnements de Proudhon : dans la société
telle qu’il la conçoit, tout le monde travaille, et travaille également, selon un mode de
répartition équitable des activités qui est la condition de l’association, dont les oisifs ne
sont pas partie prenante, ce qui les rejette hors de l’ordre social.
8 Non seulement la propriété, qui ne rentre pas dans cet ordre associatif, et qui
littéralement ne fait pas société11, est asociale, mais elle est un facteur de
désocialisation, qui mine la société de l’intérieur : elle représente ainsi en celle-ci
l’intervention d’une sorte de négativité. Cette négativité met littéralement l’ordre
social à l’envers de ce qu’il est en réalité12. On peut dire qu’elle le retourne comme un
gant ; en faisant main basse sur ce qui appartient à la société, la propriété a fait des
agents sociaux, les travailleurs actifs, des hors-la-loi, des laissés-pour-compte, qu’elle
rejette en même temps qu’elle les spolie :
Il n’y a pour l’homme que deux états possibles : être dans la société ou hors de la
société. Dans la société, les conditions sont nécessairement égales, sauf le degré
d’estime et de considération auquel chacun peut atteindre. Hors de la société,
215
précisément sur ce plan propre de l’histoire que l’équilibre des fonctions et des
rapports, qui fait société, est exposé, sinon à se rompre définitivement, du moins à se
relâcher, comme l’existence du régime de la propriété en offre la preuve irrécusable. Ce
sont donc les conditions concrètes de la socialité qui obligent à prendre en compte le
fait que celle-ci se présente sur fond de contradiction et du même coup est engagée
dans un processus historique au cours duquel l’idéal qui constitue son horizon ne
s’offre qu’à travers une succession d’esquisses incomplètes. La figure présente de la
société en donne le témoignage : la propriété, « impossible », n’y existe déjà plus, ou du
moins est en cours d’abolition ; mais l’association, présente en elle sous la forme d’un
idéal, n’y existe pas encore ; de là une situation instable, tiraillée entre deux
déterminations de sens opposé, dont l’une tire vers l’arrière et l’autre vers l’avant, ce
qui rend leur équilibre précaire.
17 La société est donc un tout qui se déploie dans la diachronie, c’est-à-dire à travers le
processus de totalisation que l’histoire constitue. Il en résulte qu’il y a des « degrés »
successifs de la socialité, que Proudhon recense dans le cinquième et dernier chapitre
de son livre en se référant expressément à Hegel, auquel il emprunte, en vue de
présenter la succession de ces degrés, le schéma ternaire, thèse, antithèse, synthèse :
Pour rendre tout cela par une formule hégélienne, je dirai :
La communauté, premier mode, première détermination de la sociabilité, est le
premier terme du développement social, la thèse ; la propriété, expression
contradictoire de la communauté, fait le second terme, l’antithèse ; reste à
découvrir le troisième terme, la synthèse et nous aurons la solution demandée. Or
cette synthèse résulte nécessairement de la correction de la thèse par l’antithèse ;
donc il faut par un dernier examen de leur caractère en éliminer ce qu’elles
renferment d’hostile à la sociabilité ; les deux restes formeront, en se réunissant, le
véritable mode d’association humanitaire23.
18 La communauté, la « thèse », représente la forme immédiate, la plus proche de la
nature, de la solidarité humaine, celle qui précède la division du travail : Proudhon
reproche à ceux qui se revendiquent comme « communistes » de préconiser un retour
en arrière à cet état par définition archaïque, sur lequel l’histoire n’est pas passée en
vue d’en effacer la sauvagerie native. La propriété, l’« antithèse », représente à
l’extrême opposé le facteur de dissolution de cette solidarité : installée dans cette
position de moyen terme, elle évoque une sorte de travail du négatif, indispensable en
vue d’échapper à l’enlisement auquel est condamné l’état originel primordial qui, sans
cette dissociation qui lui est imposée, perdurerait indéfiniment sans parvenir à se
transformer ; c’est précisément en raison de son caractère « impossible » que la
propriété parvient à jouer un rôle historique, ce qui confère à l’anomalie qu’elle est une
certaine dimension de nécessité. L’association, la « synthèse », rétablit l’unité entre ces
deux moments qui, pour des motifs opposés, se révèlent également inviables, ce qui les
condamne à être supprimés : de ce point de vue, la position des capitalistes, telle que la
défend l’économie politique, ne vaut pas mieux que celle des communistes qui en prend
le contre-pied exact.
19 De cette présentation de l’histoire humaine on pourrait dire, en reprenant la formule
de Marx, qu’elle est « quasi hégélienne ». À Hegel, ou du moins à ce que Proudhon en
connaissait, c’est-à-dire très peu de chose, elle reprend le modèle élémentaire de
développement ternaire qui passe par la médiation d’une étape négative, dont le
déroulement du processus ne peut faire l’économie. Par ce biais, la propriété, après
avoir été diabolisée, se trouve pour une part revalorisée : sans elle, la question sociale
218
n’aurait jamais pu être posée, et l’évolution humaine serait restée bloquée dans sa
configuration initiale, où la totalité sociale, encore indivise, est en réalité un chaos
inorganisé. Mais l’emprunt à une dialectique de type hégélien ne va pas plus loin : le
processus historique tel que Proudhon le reconstitue reste une succession d’étapes qui
sont simplement juxtaposées, sans qu’on comprenne comment elles « sortent » les unes
des autres ; la propriété nie la communauté en faisant intrusion en elle, au titre d’un
élément extérieur dont la formation demeure inexpliquée ; et la négation qu’elle est
demeure une négation simple, qui ne se transforme pas en négation de la négation par
une dynamique interne préparant et impulsant la mise en œuvre de la synthèse. C’est
pourquoi cette synthèse se présente, pour reprendre le terme utilisé par Proudhon,
comme une « correction » : elle compense l’une par l’autre les défectuosités que
présentent la thèse et l’antithèse, dont, dit encore Proudhon, elle « réunit les restes » ;
c’est par définition une synthèse éclectique. L’histoire, telle que la restitue ce schéma,
procède par élimination ; elle rectifie, mais elle ne crée pas : au fur et à mesure qu’elle
progresse, elle fait disparaître les anomalies qui font obstacle à la manifestation pleine
et entière de l’ordre, mais cet ordre, elle ne l’engendre pas par ses propres forces ; il lui
préexiste, et subsiste de manière indépendante sur un autre plan. Donc l’histoire, à
proprement parler, ne fait pas société, elle n’exerce pas une activité sociale productive.
20 On peut en conclure que, au moment où il rédige Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon
n’est pas en mesure de comprendre ce qui fait l’originalité de la dialectique hégélienne
qu’il interprète en la rabattant sur le modèle des antinomies kantiennes, c’est-à-dire
d’oppositions dont les termes ne communiquent pas réellement entre eux et qui
peuvent tout au plus coexister en se compensant l’un l’autre24. Entre la communauté et
la propriété, il y a seulement une alternative, ce qui revient à leur assigner la position
de représentations abstraites, définies par ce qui leur fait défaut, entre lesquelles la
synthèse n’est donc pas en mesure d’effectuer une conciliation positive en procédant
au dépassement de leur opposition.
21 Or, si Proudhon n’est pas allé plus loin dans son traitement de la dialectique
hégélienne, ce n’est pas par accident ou par simple ignorance, mais pour une raison de
fond qui est, pour en résumer brutalement les enjeux, sa réticence foncière à l’égard de
l’action politique et de la prétention de celle-ci à bouleverser l’état de choses existant,
un bouleversement révolutionnaire qui a toutes chances, à son point de vue, de
déboucher sur des catastrophes25. Il est convaincu que la condition ultime de résolution
de la question sociale est à chercher dans l’organisation économique de la société, ce
qui l’amène à professer un radical économisme : pour lui, l’économie est déterminante
en première et en dernière instance, ce qui a pour conséquence que la synthèse sociale
ne peut avoir d’autre contenu que l’organisation du travail ; or celle-ci, telle qu’il la
conçoit, n’est pas une organisation imposée au travail par une instance étatique 26, mais
une organisation issue du travail lui-même, sous forme de recherche d’un équilibre
entre les fonctions et les rapports qui, ensemble quoique concurremment, donc sur la
base de leur opposition, constituent la société dans son tout. Ceci est la clé de son
réformisme, au point de vue duquel la révolution n’est qu’un vain effort en vue de
brusquer les choses, qui ne peut que perturber le sens normal de l’évolution historique,
éventuellement en le faisant rétrograder : les révolutionnaires sont des gens qui ne
pensent qu’à prendre le pouvoir, qui est la forme la pire, la plus dangereuse, de la
propriété ; contre ceux-ci et contre les politiques de tout bord, Proudhon professe un
anarchisme ayant pour programme l’autonomie des travailleurs, le droit à disposer
eux-mêmes de l’organisation de leur activité, qui, en même temps qu’elle produit des
219
valeurs utiles et échangeables, est à l’origine de la société, « fait société », alors que
l’exercice du pouvoir politique, qui suppose une centralisation, aurait plutôt pour
conséquence de la défaire en vue de lui substituer sa coercition.
22 C’est pourquoi aux yeux de Proudhon, pour qui il n’est pas possible de surmonter
l’opposition entre unité et diversité, qu’il renvoie dos à dos, la synthèse qu’est
l’association ne procède pas d’une unité fusionnelle des contraires, qui reste pour lui
impensable, comme l’explique clairement une réflexion consignée dans ses carnets
postérieurement à la composition de son mémoire de 1840 sur la propriété :
Pour organiser la société, rétablir l’ordre, il ne faut pas vouloir se soustraire aux
principes antinomiques, il faut en chercher un qui les coordonne. Ce principe
existe27, plus simple et plus vulgaire que tout ce que les lois ont jamais prescrit : le
replacer à son rang. Ne cherchons pas une issue aux contradictions qui nous
pressent : d’issue il n’y en a pas. Arrangeons-nous avec elles et par elles. Quand
l’oscillation constitutive de la valeur sera devenue une vibration rapide et
insensible, et que son amplitude aura été réduite, pour ainsi dire, à 0°, alors ce sera
vie, égalité, sécurité28.
23 Les contradictions sont ainsi ramenées à des « oscillations », à des « vibrations », dont
les manifestations conflictuelles doivent s’atténuer progressivement d’elles-mêmes,
sans intervention extérieure, mais aussi sans passage à un autre niveau où les
contraires fusionneraient en surmontant leur antinomie. La dialectique qui est ici à
l’œuvre n’est manifestement pas de type hégélien. La question se pose alors de savoir
si, dans les ouvrages ultérieurs où il a repris ce problème en en élargissant la portée,
Proudhon s’est davantage rapproché de l’esprit de la philosophie de Hegel, à laquelle il
a continué à faire allégeance, en rectifiant la position de quasi-hégélianisme qui était la
sienne au départ.
sérielle » qui en constitue l’élément central, et qui a retenu l’intérêt de Marx 33, s’y
trouve effectivement noyée dans d’interminables développements, où la déclamation,
sous ses formes les plus verbeuses, se substitue à l’argumentation, ce qui rend la lecture
de cet ouvrage souvent fastidieuse. En dépit de ses défauts, qui sont incontestables, De
la création de l’ordre témoigne néanmoins d’un effort en vue de penser la société dans
son histoire, sur la base de références empruntées essentiellement à Kant, à Hegel, à
Fourier et à Comte, dont Proudhon effectue l’improbable synthèse sous sa propre
responsabilité ; en élargissant son cadre d’analyse, ce qui le conduit à élaborer une
théorie générale de l’ordre, il tente de pousser l’analyse des antinomies sociales encore
plus loin qu’il n’avait pu le faire tout d’abord dans son premier mémoire sur la
propriété. C’est pourquoi la prise en compte de cet ouvrage est indispensable si l’on
veut mieux comprendre ce qu’a été le hégélianisme de Proudhon, c’est-à-dire ce que
Proudhon a fait avec Hegel, ce qu’il a fait de Hegel, ce qu’il a fait à Hegel.
25 Dans De la création de l’ordre, Proudhon explique que, la société n’étant en fin de compte
qu’un cas particulier de l’ordre, sa connaissance relève des mêmes principes que ceux
qui s’appliquent à n’importe quel phénomène naturel : or le principe qui se retrouve à
la base de toute forme de connaissance, c’est la série. L’ouvrage s’ouvre sur cette
définition :
J’appelle ordre toute disposition sériée ou symétrique. L’ordre suppose
nécessairement division, distinction, différence. Toute chose indivise, indistincte,
non différenciée, ne peut être conçue comme ordonnée : ces notions s’excluent
réciproquement34.
26 L’ordre, dont l’incarnation sociale par excellence est la division du travail, c’est l’unité
dans la diversité. La diversité pure consiste en la juxtaposition d’entités indépendantes
les unes des autres : ordonner, c’est raccorder ces unités entre elles, donc rétablir entre
elles une liaison, en faisant apparaître qu’elles sont les éléments d’une série où elles
nouent des rapports de dépendance réciproque à travers lesquelles elle se prêtent à
être connues. C’est donc une illusion de croire que des choses, quelles qu’elles soient,
pourraient être connues dans leur nature propre appréhendée de façon isolée, en tant,
pourrait-on dire, que « choses en soi », existant préalablement à leur mise en ordre.
Connaître, c’est sérier ; penser, c’est classer, c’est-à-dire identifier des rapports, et rien
d’autre. Sur ce point, la démarche de Proudhon recoupe manifestement celle de
Comte35 :
Nous ne pouvons ni pénétrer les substances, ni saisir les causes : ce que nous
percevons de la nature est toujours au fond loi ou rapport, rien de plus 36.
Nous ne connaissons des êtres que leurs rapports37.
27 Proudhon en conclut que la « métaphysique » n’est rien d’autre qu’une logique, c’est-à-
dire une science des relations ayant renoncé à toute prétention ontologique qui ramène
la connaissance à une saisie des substances et des causes. Cette science, qui est au fond
un calcul, revient à expliquer de quelle manière, dans tous les domaines, l’unité se
déploie à travers la diversité, l’une n’étant en fin de compte rien sans l’autre, et
réciproquement.
28 L’autre idée que Proudhon reprend à Comte est celle selon laquelle il n’y a pas de loi
universelle gouvernant toutes les séries : Proudhon pratique, en métaphysique comme
en sociologie, un anarchisme théorique qui nie la possibilité de rassembler les
différentes manifestations de l’ordre dans le cadre d’une hiérarchie qui leur serait
commune et qui constituerait l’ordre en soi. C’est pourquoi il n’y a pour lui de série
qu’en perspective, relativement au point de vue auquel elle est établie, en l’absence
221
d’un point de vue général qui permettrait de la recentrer dans le cadre d’un ordre
global présentant un caractère absolu : si un tel ordre existe, et de quelque nom qu’on
l’appelle, Dieu, monde ou esprit, il ne peut être connu, et son affirmation relève d’une
hypothèse, ou, dirait-on dans le langage de Kant, d’une idée régulatrice de la raison ne
pouvant en aucun cas prendre la forme d’une loi d’entendement. D’où cette
conséquence :
Puisque chaque série renferme en elle-même son principe, sa loi, sa certitude, il
s’ensuit que les séries sont indépendantes, et que la connaissance de l’une ne
suppose ni ne renferme la connaissance de l’autre38.
Il n’y a point de science universelle parce qu’il n’y a pas d’objet universel 39.
29 Proudhon rejette donc l’idée de savoir absolu, et par là paraît se démarquer
radicalement de Hegel. Par « dialectique », il entend la manière de distribuer
formellement des éléments fournis par l’observation, sans que, apparemment, cette
mise en forme les concerne dans leur nature intime. Il en résulte que la dialectique
hégélienne, avec son organisation ternaire, n’est qu’un modèle particulier
d’interprétation, qui ne peut prétendre à un caractère exclusif :
La nature, quand on l’embrasse dans son ensemble, se prête aussi bien à une
classification quaternaire qu’à une classification ternaire ; elle se prêterait
probablement à beaucoup d’autres si notre intuition était plus compréhensive ; par
conséquence la création évolutive de Hegel se réduit à la description d’un point de
vue choisi entre mille ; et, cette description fût-elle aussi rigoureuse et
irréprochable que le système décimal, la certitude qu’elle aurait ne prouverait point
sa réalité exclusive, de même que la certitude absolue de notre système de
numération ne prouve pas qu’il soit le système exclusivement suivi par la nature
[...]. Hegel, en un mot, s’était emprisonné dans une série particulière, et prétendait
par elle expliquer la nature, aussi variée dans ses séries que dans ses éléments 40.
30 Le critère de validité d’un système de classification consiste dans sa capacité à « décrire
un point de vue », c’est-à-dire à restituer l’organisation qui en découle avec un
maximum de précision. Proudhon professe donc, comme Comte, un relativisme radical,
selon lequel le déploiement des séries dialectiques ne requiert aucun fondement et
relève en dernière instance de la convention.
31 Faut-il en conclure que l’opération de sériation, ainsi définie, n’exerce aucune prise sur
le réel et n’est qu’une projection artificielle de l’esprit sur les choses, qu’il arrange à sa
convenance, sans qu’il soit permis d’accorder aux arrangements ainsi constitués une
valeur définitive ? Or, paradoxalement, mais Proudhon est un grand amateur de
paradoxes, c’est précisément en raison de sa plasticité que la dialectique sérielle,
formelle au départ, s’élève à une dimension de réalité :
La théorie sérielle est l’art de composer et décomposer toute espèce d’idées
(nombres, grandeurs, mouvements, actions, droits et devoirs), de telle sorte que
l’esprit soit complètement assuré dans sa marche, et que la solution, lorsqu’elle
pourra être obtenue, soit frappée d’infaillibilité et d’une absolue certitude 41.
32 Si la série constitue la condition pour que « l’esprit soit complètement assuré dans sa
marche », c’est parce qu’elle est le moyen de repérer des transitions. Lorsqu’il a affaire
à des éléments isolés, l’esprit est littéralement perdu, égaré, confronté à un chaos dans
lequel il lui est impossible de se retrouver : la série, qui raccorde ces éléments en
identifiant avec un maximum de précision tous les intermédiaires qui, s’interposant
entre eux, les relient les uns aux autres, met fin à cette errance ; elle rétablit un ordre,
réintroduit de l’unité dans la diversité, et par là donne à l’esprit l’assurance qu’il
222
progresse dans le bon sens, autrement dit que la rationalité qu’il essaie d’introduire
dans les choses présente une certaine valeur de réalité :
Découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la
division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation
de l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et, par l’éveil de l’intelligence, en
recevoir l’image42.
33 Le relativisme ne doit donc pas dégénérer en subjectivisme : par une sorte d’harmonie
préétablie, l’esprit qui projette sur les choses ses classifications rejoint la tendance à se
mettre en ordre qui leur est propre, tendance dont il « reçoit l’image », ce qui convertit
sa tentative en un reflet, si partiel et provisoire soit-il, de la réalité, en présence de
laquelle il se met en la sériant. S’il n’y a pas d’ordre absolu, cela ne signifie pas,
cependant, que le réel en tant que tel soit livré au chaos, ce qui serait le cas s’il se
réduisait à la coexistence d’entités indépendantes, sur le modèle des atomes dont la
dérive est livrée aux hasards du clinamen : l’ordre dont il ne dispose pas au titre d’une
donnée dont la possession lui serait d’emblée assurée n’en existe pas moins en lui sous
des formes virtuelles qu’il revient à la dialectique sérielle d’actualiser. C’est cette idée
que le titre de l’ouvrage de Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, restitue
sous une forme concentrée : il n’y a d’ordre qu’en création, en gestation, ce dont
l’évolution sociale offre un témoignage43.
34 À ce niveau, on peut donc parler d’une identité du réel et du rationnel, sous condition
que cette identité ne soit pas substantiellement donnée au titre d’un acquis définitif,
mais soit, sinon obtenue, du moins approchée au cours d’une évolution, de manière
processive, à travers une succession de repérages dont chacun n’a qu’une valeur
provisoire. C’est pourquoi on peut considérer que Proudhon redevient, du moins pour
une part, hégélien, lorsqu’il revendique une conception de la dialectique qui, pour
reprendre la formule de Marx qui a déjà été citée, « substitue aux idées considérées
comme des entités le processus même de la pensée44 ». Sérier, penser un ordre, penser
de l’ordre, c’est d’une certaine manière prendre part au mouvement par lequel les
choses se mettent graduellement en ordre, en passant par toutes les formes
transitionnelles qui en commandent le devenir et du même coup rendent possible de le
comprendre. Le logicisme philosophique de Proudhon se trouve par là même en accord
avec son réformisme, qui l’amène à écarter l’idée qu’on puisse passer brusquement
d’une figure de l’état social à une autre, ce qui reviendrait à constituer ces figures
comme des entités isolées, et non comme les étapes d’un processus à l’intérieur duquel
elles sont regroupées sur la base de ce qui les distingue, conformément à la définition
initiale de l’ordre. Il en résulte que, en même temps qu’elle satisfait l’esprit, qu’elle
soustrait à son errance spontanée, la dialectique sérielle garantit la paix sociale, à
laquelle elle offre un modèle d’accord :
Aujourd’hui encore, où tant de gens argumentent, où tout le monde juge, où
personne ne s’entend, c’est la loi sérielle qui au milieu de tant d’opinions
contradictoires formule ces arrêts de bon sens public qui seuls soutiennent la
société, rallient les esprits, et empêchent que deux hommes qui se rencontrent sans
s’être jamais vus ne s’égorgent45.
35 La série, « reine de la pensée46 », est aussi la condition par excellence du vivre
ensemble, qui concilie les points de vue opposés, ce qui suppose que soit effectuée la
jonction entre les extrêmes. Comme l’avait vu Fourier, « ce bizarre génie » à l’égard
duquel Proudhon, qui avait eu l’occasion de le fréquenter dans sa jeunesse 47, entretient
une relation ambivalente combinant admiration et rejet, la série est l’art de ménager
223
des transitions, la science des « ambigus », dit Fourier dans son savoureux langage,
démarche qui, tout en maintenant les oppositions, permet d’en gommer les effets
néfastes : mettre des réalités en série, c’est dégager ce qui, en elles, est susceptible de
faire lien, ce que traduit le fait que « le signe indicateur de la série est l’accolade 48 », le
symbole typographique qui se retrouve pratiquement à toutes les pages des écrits de
Fourier. Penser par série, c’est du même coup se disposer à vivre en série, comme la
division du travail en fournit l’exemple par excellence : la dialectique est une logique
pratique, et pas seulement une construction théorique par définition en retrait par
rapport à la réalité. Proudhon se dirige ainsi vers la conception d’une philosophie
pratique, qui existe réellement en acte, et exprime la vie même de la réalité naturelle et
sociale, au lieu de rester confinée dans le monde de la spéculation pure :
La série est la condition nécessaire de l’ordre, de la force, de la beauté, de la vie, de
la pensée, de l’action : tout ce qui manque à cette condition est ruineux,
inorganique, impuissant, non viable, faux49.
36 La série n’est donc pas une organisation formelle plaquée sur des termes qui
maintiendraient entre eux, dans le cadre imposé par cette organisation, des relations
de pure extériorité ; mais, par sa dynamique propre, elle instaure entre les éléments
qu’elle rassemble une cohésion on ne peut plus réelle. Elle fait ainsi apparaître qu’il n’y
a de réalité qu’en mouvement – état au cours duquel se forme un tissu de relations
imbriquées les unes dans les autres, à travers des rapports, des rapports de rapports,
des rapports de rapports de rapports, et ainsi de suite à l’infini.
37 Dans cette perspective, le négatif est ce qui se présente comme étant hors série, ce qui
oblige à chercher une nouvelle série à laquelle il puisse être intégré, de manière à lui
faire perdre son caractère d’anormalité : comme l’enseigne Fourier, la série détient un
pouvoir d’assimilation qui repositive le négatif, sans toutefois passer par la négation de
la négation. La méthode dialectique met en œuvre cette capacité absorbante de la série,
qui en quelque sorte « digère » le négatif en le replaçant dans un cadre plus large où il
réapparaît métamorphosé du fait d’être devenu l’élément d’une série. Cette thèse
générale trouve sa parfaite illustration dans le progrès social, qui consiste en la
création de nouvelles séries dans lesquelles les inégalités sont annihilées en étant peu à
peu compensées : du moment où le gardien de chèvres et Homère qu’il nourrit de son
lait sont incorporés à la force collective qui doit son existence à la division du travail,
ils apparaissent comme participant à égalité à cette instance collective en dehors de
laquelle leurs activités deviendraient purement et simplement impraticables. Si deux
séries se limitent entre elles, il est toujours possible de chercher les transitions qui
permettent de les faire rentrer dans une série plus complète : la socialisation n’est rien
d’autre que cette dynamique ouverte, au point de vue de laquelle aucune opposition ne
présente un caractère insurmontable.
38 Parvenu à ce point de sa démonstration, Proudhon en applique les conséquences à sa
propre démarche. Face aux grands philosophes de l’école allemande dont il s’est pour
une part inspiré, il a conscience d’être dans une posture analogue à celle du gardien de
chèvres face à Homère : son exposition de la loi sérielle – il s’en rend parfaitement
compte – peut être accusée d’impréparation, de naïveté, et condamnée comme
immature, accusation que ne manqueront pas de lui porter les grands docteurs en
philosophie50. Mais cela ne doit pas l’empêcher, lui que son anarchisme amène à rejeter
tout principe d’autorité, de philosopher à sa manière, si fruste soit-elle, comme peut
224
la marche vers la justice et vers l’égalité qui donne à cette histoire son orientation
d’ensemble.
46 Selon Proudhon, l’erreur fondamentale des économistes est due au fait qu’ils sont
passés à côté de cette dialectique et n’ont pas vu le « système des contradictions », qui
donne son matériau effectif à leur étude : ils ont ignoré les contradictions de la réalité
économique et le système de ces contradictions parce qu’ils se sont enfermés dans le
cadre de l’étape actuelle de l’évolution historique, étape qu’ils ont considérée comme
intangible et dont ils ont éternisé les caractères ; il ne faut pas s’étonner en
conséquence que leur discours se soit enlisé dans des contradictions, celles-là même qui
minent la réalité dont il prétend rendre compte, contradictions dont les enjeux
véritables lui ont échappé, ce qui l’a détourné d’en chercher la résolution – une
résolution que seul le recours à la métaphysique permet d’atteindre. L’erreur
méthodologique par excellence consiste à isoler et à chercher à traiter pour eux-mêmes
les éléments d’une série, alors qu’ils ne peuvent s’expliquer qu’en fonction de la
progression d’ensemble à laquelle ils appartiennent59. C’est parce qu’ils se sont mépris
sur ce plan que les économistes sont restés aveugles à la « question sociale » dont la
signification historique a dû fatalement leur échapper, sans même qu’ils s’en rendent
compte, ce qui aggrave leur cas.
47 Proudhon est tellement convaincu de l’importance de la spéculation métaphysique
pour la résolution des problèmes de l’économie, une résolution qui devient impossible
si on ne fait pas intervenir l’hypothèse de la théodicée, que, en plein milieu du livre,
interrompant la succession des figures prises par l’ordre collectif, il consacre tout un
chapitre, le chapitre 8 intitulé « De la responsabilité de l’homme et de Dieu, sous la loi
de contradiction, ou solution du problème de la Providence », à cette réflexion qui
transporte son raisonnement à un autre niveau. C’est dans ce chapitre qu’apparaît la
formule « Dieu, c’est le mal60 » qui, selon une logique paradoxale typique de la manière
de raisonner propre à Proudhon, associe l’hypothèse de Dieu à une profession de foi
athéiste, ou plutôt, faudrait-il dire, antithéiste :
Dieu, s’il existe, est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons
aucunement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, à la société
malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle nous écrasons la
Divinité [...]. Car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et mensonge ;
Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. Tant que l’humanité s’incarnera
devant un autel, l’humanité, esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant
qu’un homme, au nom de Dieu, recevra le serment d’un autre homme, la société
sera fondée sur le parjure ; la paix et l’amour seront bannis d’entre les mortels. Dieu
retire-toi ! car dès aujourd’hui, guéri de la crainte et devenu sage, je jure, la main
étendue vers le ciel, que tu n’es que le bourreau de ma raison, le spectre de ma
conscience61.
48 Ces fortes paroles, dont la résonance est prométhéenne, éclairent l’hypothèse
théologique d’une lumière inattendue : s’il faut avancer l’idée de Dieu, ne serait-ce
qu’au titre d’une hypothèse, ce n’est pas pour y adhérer dans l’enthousiasme, mais pour
la contrer, dans un esprit de résistance qu’elle permet de stimuler. Dieu, en effet, c’est
l’expression concentrée du pouvoir et de l’autorité, et de tous les abus susceptibles
d’être commis en leur nom. L’anarchisme de Proudhon ne peut s’accommoder de la
soumission à une telle représentation dominante ; et s’il a besoin d’elle, au titre d’une
hypothèse, c’est uniquement pour en faire la cible qui donne à sa lutte son point de
fixation symbolique. Lorsque Proudhon écrit que l’idée de Dieu n’est que « le spectre de
ma conscience », c’est-à-dire en fin de compte une illusion, il semble se rapprocher de
227
Feuerbach62 : Dieu n’a de réalité que pour moi, donc en perspective, ce qui exclut que
son existence puisse être affirmée de manière apodictique ; comme la propriété, il est le
résultat d’une spoliation, qui appelle une restitution. Toutefois, ce rapprochement avec
Feuerbach demande à être nuancé, du moins sur ce point : d’une part, le concept
d’aliénation est absent du propos de Proudhon, ou n’y figure à la rigueur qu’en
pointillé ; d’autre part, Proudhon se déclare adversaire irréductible de l’humanisme
dans lequel il voit, avec une certaine lucidité, une résurgence, sous un habillement
différent, de l’idée religieuse63. Il récuse en conséquence la thèse selon laquelle l’idée de
Dieu ne serait rien d’autre qu’une image en miroir de moi-même, ce qui revient à lui
attribuer le statut d’une représentation se rapportant à un objet existant, même si elle
se trompe sur la nature de cet objet : le seul miroir dans lequel l’homme puisse se
reconnaître, c’est la société dans laquelle il s’investit non seulement en pensée mais en
acte, sous une forme non pas représentationnelle ou théorique mais pratique, ce dont
témoigne son engagement dans les contradictions économiques. C’est la raison pour
laquelle l’hypothèse théologique ne présente d’intérêt que si elle est avancée « sous la
loi de contradiction », comme le souligne le titre du chapitre 8 du Système des
contradictions économiques : elle fait ressortir le fait que la progression humaine n’est
envisageable que par le biais de figures antinomiques, hantées par des contradictions
internes, donc suppose l’intervention d’une négativité qui constitue l’aiguillon de son
mouvement.
49 L’expression « philosophie de la misère » dont Proudhon s’est servi pour sous-titrer son
ouvrage prend alors tout son sens : ce que la philosophie enseigne à l’économie, c’est
que, pour que l’humanité progresse dans le sens de la justice et de l’égalité, il faut
qu’elle passe par toutes les formes de malheur et de souffrance, donc de « misère », que
constituent les étapes successives de son histoire. Une fois replacés dans le cadre global
du « système » où ils prennent place en se succédant, ces états négatifs ou
contradictions économiques trouvent leur justification : ils sont les stations du chemin
de croix qui conduit vers un monde meilleur. Sur ce point précis, Proudhon est donc,
sans réserve apparemment, « hégélien », dans la mesure où il se réapproprie la
conception d’un travail du négatif, opérant à l’intérieur d’un processus qui n’avance
que par son mauvais côté, ce dont l’idée répulsive de Dieu fournit l’illustration
exemplaire64. La formule « Dieu, c’est le mal » signifie donc : Dieu, c’est l’expression
symbolique de la négativité dont l’idée est indispensable pour que soit percé le mystère
de « la création de l’ordre », un ordre qui n’existe qu’en gestation, ce qui nécessite,
pour qu’il soit compris, que sa réalité soit profilée à travers une succession de formes
ou de figures qui entretiennent les unes par rapport aux autres des rapports faisant
intervenir la négation. La lutte prométhéenne que l’homme doit mener contre Dieu
représente l’effort de contrer cette négativité, en vue de la retourner en quelque chose
de positif.
50 Le Système des contradictions économiques consiste donc pour l’essentiel en un
recensement raisonné de ces figures, toutes contradictoires, qui, comme l’enseigne la
métaphysique, jalonnent le progrès humain, à savoir : la division du travail (chap. 3), le
machinisme (chap. 4), la concurrence (chap. 5), le monopole (chap. 6), la police ou
l’impôt (chap. 7), la balance du commerce (chap. 9), le crédit (chap. 10), la propriété
(chap. 11), la communauté (chap. 12) et pour finir, la population (chap. 13). Ces dix
moments du processus de constitution de l’ordre, dont chacun met en valeur l’un des
grands thèmes traités par l’économie politique, sont appelés par Proudhon des
228
« époques65 » : leur succession est ainsi replacée dans le cadre d’une histoire où, à
chaque fois, dans chacune de ces étapes, l’humanité s’engage tout entière dans son
effort en vue de « faire société », ce qui nécessite de sa part tout un travail, ardu,
dangereux, source de bien des « misères » par lesquelles la question sociale se trouve
relancée sous des formes nouvelles, à la recherche d’une résolution qui se trouve sans
cesse différée.
51 Le paradoxe, qui n’a pas échappé à Marx66, est que cette « histoire », qui prétend
restituer une progression en acte, avançant par sa dynamique interne, est une
reconstruction théorique, qui opère sur des abstractions et non sur des faits
d’observation :
Nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon la succession
des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation
tantôt contemporaines, tantôt interverties [...]. Les théories économiques n’en ont
pas moins leur succession logique et leur série dans l’entendement : c’est cet ordre
que nous nous sommes flatté de découvrir67.
52 L’histoire empirique recense des faits qui appartiennent au plan de la
« manifestation », où leur contenu est entaché d’équivocité et d’arbitraire. Il revient à
l’histoire philosophique de mettre en évidence la logique profonde sous-jacente à ce
processus de manifestation, de manière à lier entre eux ces faits que l’expérience fait
apparaître isolément, donc dans des conditions qui font obstacle à leur compréhension
ordonnée68. Or, si les faits ainsi replacés en perspective se lient les uns aux autres, ce
n’est pas en additionnant leurs apports, mais en jouant sur des antinomies qui
stimulent la dynamique de leur relance, une dynamique qui, telle qu’elle apparaît à la
lumière de la métaphysique, tire son impulsion, non de ses acquis, mais de ses
insuffisances, donc de ses défauts :
L’antinomie est l’avant-coureur de la vérité à qui elle fournit pour ainsi dire la
matière ; mais elle n’est point la vérité et, considérée en elle-même, elle est la cause
efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal 69.
53 Ce que la métaphysique enseigne, et est seule à pouvoir enseigner, c’est comment
l’ordre sort du désordre dont il a besoin pour se créer, au cours d’une genèse qui
construit en détruisant, qui fait le bien en faisant le mal, dans le cadre d’une théodicée
dont le négatif constitue le principe.
54 Au point de vue de Marx, Proudhon serait donc, davantage que « quasi hégélien », c’est-
à-dire en défaut par rapport à l’esprit véritable du hégélianisme, beaucoup trop
hégélien, en étant enclin à considérer que les idées, telles qu’elle se présentent à
l’esprit, ont non seulement vocation à dire la vérité des choses, mais les dirigent
effectivement, parce qu’elles sont directement partie prenante du mouvement par
lequel ces choses se font, se produisent en réalité. Proudhon affirme en propres
termes :
Pour nous, les faits ne sont point matière, car nous ne savons pas ce que veut dire ce
mot matière, mais manifestations visibles d’idées invisibles. À ce titre, les faits ne
prouvent que selon l’idée qu’ils représentent70.
55 Ce qui suscite cette réaction de la part de Marx :
Nous voici en pleine Allemagne ! Nous allons avoir à parler métaphysique, tout en
parlant économie politique71.
56 Lorsque Marx fait cette constatation, qu’il énonce sur un ton de dérision, il estime
avoir, pour sa part, réglé définitivement ses comptes avec le hégélianisme et tous ses
avatars métaphysiques, ce qui, à ses yeux, est la condition pour que les problèmes de
229
l’économie politique soient abordés « scientifiquement », sans qu’on les fasse interférer
avec des spéculations d’ordre philosophique qui en dénaturent le contenu en le
dématérialisant : il faut donc bien comprendre que, lorsqu’il critique Proudhon, il est
en tout premier lieu en discussion avec lui-même, étant engagé dans un difficile
processus de liquidation de l’idéalisme philosophique qu’il lui faut mener à son terme
pour parvenir à expliquer, au sens propre du terme, la réalité sociale de son temps, ce
qui est la condition pour pouvoir agir sur elle efficacement ; c’est la raison pour
laquelle il s’en prend à Proudhon avec une telle véhémence, qui l’amène
momentanément à sous-estimer les aspects positifs de sa démarche 72.
57 En présentant les grandes catégories de l’économie politique (le machinisme, le
monopole, la concurrence, etc.) comme les « époques » d’une histoire idéale dont il est
le premier à reconnaître le caractère purement spéculatif, Proudhon se trouve mimer,
sans le savoir car il n’avait sans doute aucune connaissance précise du contenu de cet
ouvrage, le type d’exposition adopté par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, où est
retracée la trajectoire suivie par la conscience, chassée de figure en figure au fur et à
mesure qu’elle reconnaît que chacune est minée par une contradiction interne qui la
rend intenable, ce qui donne à cette trajectoire l’allure d’une véritable fuite en avant.
Dans le livre de Hegel, la conscience se lance à chaque étape de son parcours dans une
nouvelle expérience, animée par l’espoir de trouver, dans les limites propres à celle-ci,
une solution au problème qui la taraude, à savoir parvenir à se réconcilier avec elle-
même ; mais, à chaque fois, cet espoir est déçu, ce qui l’oblige à se relancer dans une
direction différente, en reprenant son entreprise au départ, enrichie de l’enseignement
déceptif que lui ont apporté ses échecs. De même, Proudhon interprète chacune des
grandes catégories de l’économie politique comme une tentative, un essai, une
esquisse, qui, à terme, finit par avorter, ce qui amène à repenser la question sociale à
nouveaux frais, en tenant compte des acquis apportés par l’étape antérieure : or ces
acquis, qui ne sont pas positifs mais négatifs, ne s’ajoutent pas les uns aux autres
suivant le fil d’une progression linéaire ; mais ils consistent en une « relève » du
problème qui s’apparente à une sorte d’Aufhebung, au sens hégélien 73.
58 Proudhon est ainsi conduit à réutiliser le schéma ternaire qu’il avait déjà employé tout
à la fin du mémoire sur la propriété en en rapportant expressément l’invention à
Hegel74 :
La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce
que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle
s’obtient par l’affirmation ou négation successive – car cela revient au même –, de
deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une
importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans
la sphère de la morale, de l’histoire, ou de l’économie politique, l’analyse a constaté
l’antinomie d’une idée, on peut affirmer a priori que cette antinomie cache une idée
plus élevée, qui tôt ou tard fera son apparition75.
59 Loin d’être un obstacle au progrès, l’antinomie constitue donc l’annonce, la promesse,
du passage à une nouvelle étape, située à un niveau plus élevé que la précédente.
Lorsqu’il présente cette affirmation comme valant « aussi bien en application qu’en
théorie », Proudhon sous-entend que le processus réel de l’histoire obéit à une logique
immanente qui permet d’en déduire les étapes les unes des autres et donc d’anticiper
sur son cours effectif. En conséquence, la résolution des questions économiques relève
d’un calcul rationnel, d’où elle tire sa nécessité : l’économisme radical professé par
Proudhon, qui l’amène à relativiser l’importance des interventions politiques pour
230
rendre compte de la manière dont l’histoire « avance », est dans son fond un logicisme,
dont le modèle lui est fourni par la rationalité hégélienne, dans le sens de laquelle, à ce
point de vue, il abonde sans réserve.
60 La propriété, par exemple, est une antinomie sociale, ce qu’exprime de façon
concentrée la formule « La propriété, c’est le vol ». Mais cette antinomie, loin de
constituer un accident de l’histoire, y joue un rôle décisif, dans la mesure où elle
prépare le passage à une idée supérieure, ce qui conduit à la réhabiliter dans le cadre
plus large offert par la théodicée rationnelle :
Qu’on ne s’effraye pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la
propriété ; j’y pense d’autant moins que, selon moi, l’humanité ne se trompe
jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété, elle n’a fait que poser
un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la
propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette
fameuse antithèse76.
61 Sans doute la propriété est-elle un abus, ce qui la rend intolérable ; mais cet abus se
révèle paradoxalement utile, dans la mesure où, précisément parce qu’il n’est pas
tenable, il prépare sa propre relève dans une figure sociale nouvelle où ses aspects
négatifs devront être surmontés. De même, Dieu, c’est le mal, ce qui soulève une
indignation légitime : mais ceci n’empêche que l’humanité ait besoin de cette
hypothèse d’un souverain créateur particulièrement malintentionné à son égard, en
vue de s’opposer à lui, et par là même de se surpasser pour conquérir par ses propres
forces son émancipation. « L’humanité ne se trompe jamais 77 », sous-entendu dans le
meilleur des mondes possibles (n’étant pas envisageable qu’il ait pu y en avoir un
autre). Hegel déclarerait plutôt que « l’Esprit ne se trompe jamais », et il assignerait
pour but final à sa marche vers l’avant la conscience de soi et non l’organisation du
travail, qui n’est finalement qu’une création de l’Esprit objectif, c’est-à-dire de l’Esprit
qui s’est créé un monde en extériorité ; la théodicée se présente avec lui sous la forme
d’une noodicée et non sous celle d’une anthropodicée, comme c’est le cas chez
Proudhon : mais, à cette différence près, dont, sans doute, les conséquences sont loin
d’être négligeables, l’idée est formellement la même ; elle pourrait aussi être
rapprochée de celle que formulait le jeune Marx lorsqu’il était encore hégélien, selon
laquelle l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut résoudre 78.
62 On revient donc à la thèse selon laquelle le destin de l’humanité se trouve impulsé par
une nécessité interne dont le principe est négatif : il semble que cette thèse soit dans
son fond hégélienne. L’objectif assigné à la science de l’économie est de révéler cette
nécessité, ce à quoi elle parvient en prenant pour matériau de son étude des
contradictions – contradictions idéelles à la lumière desquelles elle explique les
oppositions réelles :
La contradiction ou l’antagonisme des idées apparaît comme le point de départ de
toute la science économique, et l’on peut dire d’elle, en parodiant le mot de
Tertullien sur l’Evangile, credo quia absurdum : il y a dans l’économie des sociétés
vérité latente dès qu’il y a contradiction apparente, credo quia contrarium 79.
63 L’humanité ne se trompe jamais : lorsqu’elle semble au premier abord être en
contradiction avec elle-même, elle n’en est pas moins sur le bon chemin 80, comme l’en
persuade le credo dialectique qui opère la conversion de l’erreur en vérité et présente la
misère comme une étape cruelle mais indispensable sur le chemin qui conduit vers le
bonheur. Ce credo débouche sur un optimisme à la fois théorique et pratique :
231
catégories économiques se déduisent les unes des autres, se forment les unes à partir
des autres, comme si elles sortaient les unes des autres :
Pour vaincre la nécessité, il n’y a que la nécessité même, raison dernière de la
nature, pure essence de la matière et de l’esprit86.
71 C’est ce qui explique la position réservée qu’adoptera au moment du déclenchement
des événements de 1848 le philosophe Proudhon, qui, pour des raisons de fond, ne croit
pas à l’utilité des révolutions, dans lesquelles il voit un frein au progrès 87.
72 La formule « Dieu, c’est le mal » se charge du même coup d’un supplément de
signification. Si les hommes font le mal, c’est par ignorance et par inadvertance : mais
ils ne peuvent vouloir le mal pour lui-même, au titre d’un dessein assumé comme tel.
C’est pourquoi l’initiative du mal en tant que tel doit être reportée sur une instance
indépendante de la volonté humaine, seule apte à en décider ainsi. Mais l’existence de
cette instance relève d’une pure hypothèse, ce qui la renvoie dans l’ordre de la fiction :
Dieu n’existe pas au sens propre du terme ; il n’a d’autre réalité que celle de ce qu’on
pourrait appeler – avec Proudhon on n’en est jamais à un paradoxe près – un bourreau
expiatoire auquel est transférée imaginairement la responsabilité de toutes les actions
des forces négatives qui ont pour effet la misère humaine. Or, si la cause du mal est
imaginaire, c’est que le mal lui-même est imaginaire, en ce sens qu’il correspond à une
représentation abstraite, inadéquate, à laquelle il est impossible de rattacher une
quelconque réalité consistante. À ce point de vue, Proudhon serait, davantage encore
qu’hégélien, spinoziste, au titre d’un spinozisme qui professerait, non que omnis
determinatio estnegatio, ce qui revient à inscrire à même le réel la nécessité de la
négation, mais que omnis negatio est determinatio, c’est-à-dire que toute négation, ou ce
qui se présente comme tel, n’est qu’une limite, c’est-à-dire en fin de compte une vue
écourtée des choses, et non une instance autonome disposant d’une existence propre.
« Dieu, c’est le mal » voudrait donc dire : le mal n’est rien, pour autant que Dieu n’est
lui-même rien d’autre que l’hypothèse dont l’esprit humain a besoin pour focaliser et
cristalliser sur elle l’intervention des forces négatives et des nuisances que celles-ci
font subir à l’humanité au cours de son histoire, qui est un progrès indéfiniment
différé, ce qui n’empêche pas sa marche inexorable d’aller sans cesse de l’avant.
73 Si le négatif n’est rien de réel, du même coup, la philosophie qui en propose
l’interprétation dialectique n’est qu’un travail sur des chimères, et la vérité qu’elle
révèle scientifiquement n’est jamais qu’une vérité en creux, dont la validité est
provisoire et ne dispose pas d’un caractère définitif :
On serait dans une illusion étrange si l’on s’imaginait que les idées en elles-mêmes
se composent et se décomposent, se généralisent et se simplifient, comme il nous
semble le voir dans les procédés dialectiques. Dans la raison absolue, toutes ces
idées que nous classons et différencions au gré de notre faculté de comparer, et
pour les besoins de notre entendement, sont également simples et générales ; elles
sont égales, si j’ose dire, en dignité et en puissance ; elles pourraient toutes être
prises par le moi suprême (si le moi suprême raisonne ?) pour prémisses ou
conséquences, pivots ou rayons de ces raisonnements. En fait, nous ne parvenons à
la science que par une sorte d’échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est
indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de notre
esprit ; de même que les lois du mouvement, de l’attraction, de l’association des
atomes, sont indépendantes du système de numération au moyen duquel nos
théories les expriment. Il ne s’ensuit pas que notre science soit fausse ou douteuse ;
seulement on pourrait dire que la vérité en soi est une infinité de fois plus vraie que
notre science, puisqu’elle est vraie sous une infinité de points de vue qui nous
échappent, comme par exemple les proportions atomiques, qui sont vraies dans
234
tous les systèmes de numération possibles. Dans les recherches sur la certitude, ce
caractère essentiellement subjectif de la connaissance humaine, caractère qui ne
légitime pas le doute comme le crurent les sophistes, est la chose qu’il importe
surtout de ne pas perdre de vue, sous peine de s’enchaîner à une espèce de
mécanisme qui, tôt ou tard, comme une machine dont l’initiative ne laisse rien à
l’initiative de l’ouvrier, conduirait le penseur à l’abrutissement 88.
74 Proudhon a donc eu conscience des excès auxquels conduisait un logicisme intégral, qui
pose une totale réciprocité du réel et du rationnel. En reconnaissant lucidement que
l’adoption d’un tel logicisme « conduirait le penseur à l’abrutissement », ce qui
réduirait son intervention à une fonction mécanique d’enregistrement, il effectue un
repli tactique en direction du relativisme perspectiviste qu’il avait soutenu dans De la
création de l’ordre : la reconstruction théorique de l’ordre vrai opérée grâce aux
procédures de la dialectique est artificielle et reste dépendante du point de vue auquel
elle est effectuée, point de vue auquel il n’y a aucune raison de reconnaître un caractère
exclusif. C’est pourquoi l’attribution au négatif d’un rôle moteur pour l’évolution
humaine relève de l’interprétation : au mieux, on peut affirmer que tout se passe
comme s’il en était ainsi ; ceci ne représente en aucun cas une vue définitive des
choses : une telle vue définitive ne serait de toute façon pas accessible à l’entendement,
qui, en vue de rendre compte de l’évolution humaine, doit se contenter de proposer des
modèles crédibles de cette évolution, en renonçant à aller au-delà. La référence au
« credo dialectique » prend alors tout son sens : il s’agit d’une croyance, que justifie son
utilité, sans qu’il soit permis de reconnaître à son contenu une valeur en soi.
« L’humanité ne se trompe jamais » : l’humanité, au point de vue de laquelle elle est
prononcée, a besoin de cette assertion pour donner sens à son histoire ; mais cela ne
signifie pas qu’elle dispose d’un caractère apodictique qui la rendrait valable hors de
tout point de vue. À ce propos, Proudhon serait davantage kantien qu’hégélien,
puisqu’il rejette la possibilité d’un savoir absolu conférant à l’idée la capacité de
représenter intégralement le réel, d’en pénétrer la texture intime, qui relève de l’ordre
de la chose en soi inconnaissable. Il ne faut donc pas forcer sa « dialectique » à dire plus
qu’elle n’est en mesure de le faire : après tout, elle n’est qu’une méthode, une certaine
manière, à côté d’autres, d’arranger les faits qui peut rendre de grands services, mais
pas plus.
75 Pourtant, cette option relativiste présente un grave inconvénient : elle pourrait
conduire à confondre Proudhon avec un banal utopiste, qui se contente de proposer, à
titre d’hypothèse, une manière de réconcilier l’humanité avec elle-même en
synthétisant ses efforts grâce à la représentation visionnaire, mais en fin de compte
imaginaire, du but final vers lequel ceux-ci devraient tendre. Or les utopistes ne sont à
son point de vue que des rêveurs impénitents, dont le propos est en permanence
exposé à sombrer dans l’arbitraire. C’est la raison pour laquelle, tordant à nouveau le
bâton dans l’autre sens, il revient à un nécessitarisme dont l’affirmation n’a pas
seulement valeur en perspective parce qu’elle doit correspondre à la vérité profonde
des faits. Expliquant comment la « balance du commerce », sixième époque du
processus dialectique de l’évolution tel qu’il le reconstitue, finit par équilibrer les
forces économiques adverses arquées sur la défense de leur monopole, il écrit :
Bientôt ces monopoles, par leur inégalité jalouse, amènent la lutte de la protection
et de la liberté, de laquelle doivent sortir à la fin la liberté et l’équilibre. L’humanité,
comme une somnambule réfractaire à l’ordre de son magnétiseur, accomplit sans
conscience, lentement, avec inquiétude et embarras, le décret de la raison
235
éternelle ; et cette réalisation, pour ainsi dire à contrecœur, de la justice divine par
l’humanité, est ce que nous appelons en nous progrès89.
76 Il y donc bien une « justice divine », que prescrit la « raison éternelle », et à laquelle
l’humanité doit bon gré mal gré, et n’y voyant que du feu, se soumettre : et si les choses
« doivent » se passer ainsi, ce n’est pas au sens de la supposition mais à celui de
l’obligation, une obligation incontournable dont l’accomplissement est inéluctable.
77 Ceci n’empêche que, allant à la ligne, et sans reprendre haleine, Proudhon, déclare
aussitôt après :
Ainsi, la science dans l’homme est la contemplation intérieure du vrai. Le vrai ne
saisit notre intelligence qu’à l’aide d’un mécanisme qui semble l’étendre, l’agencer,
le mouler, lui donner un corps et un visage, à peu près comme on voit une moralité
figurée et dramatisée dans une fable. J’oserai même dire qu’entre la vérité déguisée
par la fable et la même vérité habillée par la logique, il n’y a pas de différence
essentielle. Au fond la poésie et la science sont de même tempérament, la religion et
la philosophie ne diffèrent pas ; et tous nos systèmes sont comme des broderies à
paillettes, toutes de grandeur, couleur, figure et matière semblables, et susceptibles
de se prêter à toutes les fantaisies de l’artiste. Pourquoi donc me livrerais-je à
l’orgueil d’un savoir qui, après tout, témoigne uniquement de ma faiblesse, et
resterais-je volontairement le dupe d’une imagination dont le seul mérite est de
fausser mon jugement, en grossissant comme des soleils les points brillants épars
sur le fond obscur de mon intelligence ? Ce que j’appelle en moi science n’est autre
chose qu’une collection de jouets, un assortiment d’enfantillages sérieux, qui
passent et repassent sans cesse dans mon esprit. Ces grandes lois de la société et de
la nature, qui me semblent les leviers sur lesquels s’appuie la main de Dieu pour
mettre en branle l’univers, sont des faits aussi simples qu’une infinité d’autres
auxquels je ne m’arrête pas, des faits perdus dans l’océan des réalités, et ni plus ni
moins dignes de mon attention que des atomes. Cette succession de phénomènes
dont l’éclat et la rapidité m’écrasent, cette tragicomédie de l’humanité qui tour à
tour me ravit et m’épouvante, n’est rien hors de ma pensée, qui seule a le pouvoir
de compliquer le drame et d’allonger le temps. Mais si c’est le propre de la raison
humaine de construire, sur le fondement de l’observation, ces merveilleux ouvrages
par lesquels elle se représente la société et la nature, elle ne crée pas la vérité, elle
ne fait que choisir, dans l’infinité des formes de l’être, celle qui lui agrée le plus. Il
suit de là que pour que le travail de la raison humaine devienne possible, pour qu’il
y ait de sa part commencement de comparaison et d’analyse, il faut que la vérité, la
fatalité tout entière, soit donnée. Il n’est donc pas exact de dire que quelque chose
advient, que quelque chose se produit ; dans la civilisation comme dans l’univers, tout
existe, tout agit depuis toujours90.
78 Cette superbe envolée, qui témoigne des talents d’écrivain de Proudhon, se lit à
première vue comme une palinodie, une rétractation par rapport à ce qui venait d’être
dit : s’il y a une justice divine, prescrite par la raison éternelle, celle-ci est de l’ordre
d’une vérité extérieure, fondamentalement distincte de ce que « j’appelle en moi
science », qui se ramène à une « contemplation intérieure » ; et cette contemplation
intérieure n’est elle-même rien d’autre, rien de plus qu’un jeu de l’esprit, une fable
intéressante pour moi, mais seulement pour moi : elle énonce ma vérité, non la vérité.
Alors, comment persister à affirmer, comme vient de le faire Proudhon, qu’il y a
obligation que le progrès se fasse, qu’on le veuille ou non, et que l’humanité sache ou
non ce qu’elle fait en en devenant l’aveugle instrument, un instrument que manipule
une main invisible ? Le propos de Proudhon est-il cohérent ou bien est-il traversé par
des hésitations qui en altèrent la portée théorique91 ?
236
ses conceptions les plus sublimes, tous les paradigmes se peuvent employer
également bien ; enfin, tous les postulés [sic] de la raison se rencontrant dans la
plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus générales, pour
faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit généralisateur et
hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner, quoi ? sa profession. Jusqu’à
présent, il est vrai, la philosophie, comme la richesse, s’est réservée pour certaines
castes : nous avons la philosophie de l’histoire, la philosophie du droit, et quelques
autres philosophies encore ; c’est une espèce d’appropriation qui, ainsi que
beaucoup d’autres d’aussi noble souche, doit disparaître. Mais, pour consommer
cette immense équation, il faut commencer par la philosophie du travail, après quoi
chaque travailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie de son état. Ainsi,
tout produit de l’art et de l’industrie, toute constitution politique et religieuse, de
même que toute créature organisée ou inorganisée, n’étant qu’une réalisation, une
application naturelle ou pratique de la philosophie, l’identité des lois de la nature et
de la raison, de l’être et de l’idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nous
établissons la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois
pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains, nous ne
faisons que répéter sur un cas particulier cette démonstration éternelle 97.
84 On peut ironiser sur cette tentative de récupération de la philosophie par tous, et en
premier lieu par les travailleurs qui en auraient été spoliés, en application de la
maxime « la propriété, c’est le vol », dont l’une des implications est la séparation du
travail manuel et du travail intellectuel, une séparation qui est, au point de vue de
Proudhon, « impossible ». En s’attaquant frontalement à la philosophie des spécialistes,
des grands docteurs en philosophie qui s’en présentent comme les détenteurs
légitimes, Proudhon s’arroge le droit, dont il prétend qu’il doit être reconnu à
quiconque, de se bricoler, au titre d’une sorte de pensée sauvage, la philosophie qui est
en accord avec les nécessités de la position qu’il occupe dans la grande division sociale
du travail, sans avoir besoin d’aucune autre sorte de garantie. Son quasi-hégélianisme
relève d’une telle opération artisanale de bricolage, menée, sous sa seule autorité, par
ce qu’on peut appeler un quasi-philosophe : cette opération doit être jugée, non sur ses
titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa capacité à stimuler la réflexion, donc à
philosopher, si toutefois, ce qui reste à démontrer, la philosophie vaut encore qu’on lui
consacre une heure de peine.
NOTES
1. P.-J. Proudhon, Carnets, Dijon, Les presses du réel, 2004, p. 108.
2. Id., Œuvres complètes, 5, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris,
Lacroix, 1867, t. II, p. 172.
3. K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1961, p. 114. Dans sa lettre à Annenkov
du 28 décembre 1846, Marx se demandait déjà : « Pourquoi [Proudhon] fait-il du faible
hégélianisme pour se poser comme esprit fort ? » (K. Marx, F. Engels, Correspondance, trad. H.
Auger et al., Paris, Éditions sociales, 1971, t. I, p. 447).
4. À propos de cette coloration hégélienne affectée à son discours, Marx parlera vingt ans plus
tard, dans le texte qu’il a consacré à Proudhon au moment de sa mort, d’un « galimatias
prétentieux et spéculatif qui se donne pour de la philosophie allemande » (lettre à J.B. Schweitzer
239
du 24 janvier 1865 publiée dans le Sozial-Demokrat, dans K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.,
p. 188).
5. K. Marx, F. Engels, Idéologie allemande, trad. sous la responsabilité de G. Badia, Paris, Éditions
sociales, 1968, p. 585-586. Ce passage est extrait du développement sur « L’historiographie du
socialisme vrai (contre Karl Grün) », où Marx discute l’ouvrage de Grün, Le mouvement social en
France et en Belgique (1845) ; ce développement a été publié quelques mois après Misère de la
philosophie, dans le Westphälische Dampfboot (cf. le tome III des Œuvres de Marx, Philosophie, éd. par
M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 719). Si, dans ce passage,
Marx concède une certaine authenticité au type d’hégélianisme pratiqué par Proudhon, c’est en
vue de mieux le discréditer en tant que théoricien de l’économie dont le discours est infecté par
des références philosophiques déplacées dans le contexte d’une analyse purement scientifique.
6. Voir supra, chapitre XIII.
7. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du droit et du
gouvernement, Paris, GF-Flammarion, 1966 ; l’édition sera cité ici d’après son titre uniquement.
8. Cette formule-choc se serait déjà trouvée dans les Recherches sur le droit de propriété et sur le vol
(1780 ou 1782) de Brissot, le futur chef des Girondins. Dans un de ses tout derniers ouvrages, la
Théorie de la propriété publiée après sa mort, où, à rebours de ses positions initiales, il prend la
défense de la propriété, Proudhon se défend d’avoir emprunté à Brissot la formule qui l’avait
rendu célèbre.
9. Proudhon, qui était en correspondance régulière avec Tissot, le premier traducteur de Kant en
français, avait connaissance du passage de la Critique de la raison pure consacré à la dialectique de
la raison, dont la lecture avait particulièrement retenu son attention.
10. Dans Qu’est-ce que la propriété ?, dont le titre se trouve manifestement en résonance avec celui
du pamphlet de Sieyès Qu’est-ce que le tiers état ?, Proudhon reprend à celui-ci l’argument selon
lequel le tiers état, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui participent effectivement à la production
sociale, forme à lui seul « une nation complète », le tout de la société vis-à-vis duquel l’existence
de corps privilégiés constitue un excédent superflu, « impossible », dirait Proudhon dans son
propre langage. Sur cette argumentation de Sieyès, voir supra, chapitre I.
11. « Le droit est l’ensemble des principes qui régissent la société ; la justice dans l’homme est le
respect et l’observation de ces principes. Pratiquer la justice, c’est obéir à l’instinct social ; faire
acte de justice, c’est faire acte de société. Si donc nous observons la conduite des hommes entre
eux dans un certain nombre de circonstances différentes, il nous sera facile de reconnaître quand ils
font société et quand ils ne font pas société ; le résultat nous donnera par induction la loi », Qu’est-ce
que la propriété ?, op. cit., p. 258 (nous soulignons).
12. Il y a chez Proudhon, dès ses tout premiers écrits, une thématique du renversement qui
l’apparente à Feuerbach. Selon Moses Hess, Feuerbach était « le Proudhon allemand », formule à
laquelle Karl Grün a fait écho en présentant Proudhon comme « le Feuerbach français ».
13. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., note p. 274.
14. Dans De la création de l’ordre dans l’humanité, Proudhon se référera expressément à deux
reprises à cette formule de Bichat (Paris, Marcel Rivière, 1927, p. 412 et 425).
15. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 166.
16. L’ un des reproches que Marx fait à Proudhon est précisément d’avoir forgé le mythe de la
« société personne », autrement dit la société-sujet (cf. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.,
p. 100).
17. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 177.
18. Une partie importante de l’œuvre de Proudhon est consacrée à une remise en question, à
contre-courant du mouvement qui s’esquisse à son époque, du principe de la « propriété
intellectuelle », qui, pas moins que toutes les autres formes de la propriété, est un abus. Cf.
principalement à ce sujet Les majorats littéraires, examen d’un projet de loi ayant pour but de créer au
profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel (1862).
240
19. Le néologisme « sociologie » apparaît dans le sixième et dernier volume du Cours de philosophie
positive publié en 1843.
20. Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 181.
21. Ibid, p. 264-265.
22. Ibid., p. 279.
23. Ibid., p. 285 (nous soulignons).
24. Dans sa lettre à Schweitzer de janvier 1865, Marx fait ce même diagnostic : « II [Proudhon]
imite la méthode de Kant traitant des antinomies ; Kant était à ce moment le seul philosophe
allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui, comme pour Kant, les
antinomie ne se résolvent qu’"au-delà" de l’entendement humain, c’est-à-dire que son
entendement à lui est incapable de les résoudre » (cité en annexe à P.-J. Proudhon, Misère de la
philosophie, op. cit., p. 184).
25. « La révolution sociale est sérieusement compromise si elle arrive par la révolution
politique » (P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 98).
26. C’est le point qui l’oppose à Louis Blanc, qui, lui, fait relever l’organisation du travail d’une
décision venue du politique, sous la forme d’une nouvelle législation.
27. Il s’agit de l’organisation du travail, telle qu’elle se met en place sur un plan purement
économique.
28. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 146.
29. Dans la dédicace placée en tête du chapitre consacré à la « Métaphysique », il se présente
comme « un aventurier de la libre pensée » : « Je voulus un jour, des lambeaux ramassés pendant
mes courtes études, me créer une science à moi tout seul » (P.-J. Proudhon, De la création de
l’ordre, op. cit., p. 128).
30. P-J. Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, op. cit.
31. Dans une lettre à Ackermann, l’un de ses correspondants réguliers, il écrit : « Vous trouverez
dans ce volume toute une métaphysique nouvelle, autrement simple, claire et féconde que celle
de vos Allemands. »
32. D’après sa déclaration à l’économiste lillois Darimon, au cours d’un entretien qu’ils ont eu
en 1846 : « Oui, c’est un livre manqué ; j’ai voulu faire une encyclopédie ; je ne savais rien », cité
par Sainte-Beuve dans l’ouvrage qu’il a consacré à Proudhon, cf. D. Halévy, La vie de Proudhon,
Paris, Stock, 1948, t. I, p. 286.
33. Cf. le passage de la lettre à Schweitzer de 1865 cité dans la note 4.
34. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 33.
35. Proudhon avait lu le Cours de philosophie positive, dont la publication venait de s’achever au
moment où il composait De la création de l’ordre. Dans une note ajoutée à la seconde édition de son
livre, en 1849, il écrit : « Ce que l’auteur entend par "métaphysique" est la même chose que ce que
M. Auguste Comte appelle "philosophie positive". Nous ajouterons que cette métaphysique
correspond pour le fond à ce que les Allemands nomment "logique" » (p. 127). Dans son esprit, les
démarches de Cousin de Comte et de Hegel convergent, et l’idée de « dialectique sérielle » est le
produit de cette convergence.
36. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 40.
37. Ibid., p. 35.
38. Ibid., p. 150.
39. Ibid., p. 153.
40. Ibid., p. 162-163.
41. P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 171.
42. Ibid., p. 192.
43. « La société est en création d’ordre » (ibid., p. 370).
44. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.
45. Ibid., p. 193-194.
241
Feuerbach, une pensée qui ne consacre qu’un très mince intérêt à la question sociale et aux
conditions de sa résolution.
64. En ce sens, la formule « Dieu c’est le mal », telle que Proudhon la fait jouer, inscrit sa
démarche dans la tradition de la théologie négative. C’est sans doute ce qui a motivé l’intérêt
pour la pensée de Proudhon d’ecclésiastiques comme le cardinal de Lubac ou M gr Haubtmann, qui
lui ont consacré d’importantes études.
65. Ceci fait aussi penser aux dix « époques » du tableau de Condorcet, dont Proudhon paraît
s’inspirer lorsqu’il écrit : « La science sociale doit embrasser l’ordre humanitaire, non seulement
dans telle ou telle période de sa durée, ni dans quelques-uns de ses éléments, mais dans tous ses
principes et dans l’intégralité de son existence : comme si l’évolution sociale, répandue dans le
temps et dans l’espace, se trouvait tout à coup ramassée et fixée sur un tableau qui, montrant la
série des âges et la suite des phénomènes, en découvrirait l’enchaînement et l’unité » (P.-J.
Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 43).
66. Cf. P.-J. Proudhon, Misère de la philosophie, op. cit., II e partie, chap. 1, « La méthode, première
observation », p. 114 et suiv.
67. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit, vol. I, p. 148.
68. Au point de vue de Proudhon, cette logique de l’histoire, au-delà de sa valeur proprement
explicative, présente aussi une dimension active, pratique, ce qui l’amène à déclarer : « Et si nous,
socialistes, trop longtemps dominés par nos chimères, nous venions à bout, par notre logique, de
généraliser le principe producteur, le principe de la solidarité, en le faisant descendre des États
aux citoyens ; si, demain, résolvant de façon aussi limpide les antinomies du travail, nous
parvenions, sans autre secours que celui de nos idées, sans autre puissance que celle d’une loi,
sans autre moyen de coercition et de perpétration qu’un chiffre, à soumettre pour jamais le
capital au travail, n’aurions-nous pas singulièrement avancé la solution du problème de notre
époque, de ce problème appelé à tort ou à raison, par le peuple et les économistes qui se
rétractent, organisation du travail ? » (ibid., vol. II, p. 42). Penser, c’est-à-dire calculer, en
résolvant des problèmes comptables qui sont aussi des problèmes de logique, c’est déjà faire, ce
dont il faut conclure que l’action ne peut rien ajouter à la pensée, qui la contient sous une forme
virtuelle.
69. Ibid., vol. I, p. 68.
70. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 139.
71. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., II, I, p. 113.
72. Il avait partiellement reconnu ces aspects positifs dans le passage de La Sainte Famille consacré
à Proudhon, auquel il rendra davantage justice dans son article nécrologique de 1865 (la lettre à
Schweitzer), alors que, dans Misère de la philosophie, il le prend comme un contre-exemple, dont il
se sert pour développer ses propres conceptions (à propos du rôle matériel des forces
productives dans l’évolution économique et de l’intervention déterminante de la lutte de classes
sur un plan proprement politique). Ceci dit, Marx aura-t-il jamais définitivement réglé ses
propres comptes avec la philosophie, identifiée à l’idéalisme allemand, dont il diagnostique chez
Proudhon le retour, avec tous les inconvénients que celui-ci comporte ? La question reste
ouverte.
73. Au point de vue de Marx, une telle façon d’exposer la dialectique historique est
insatisfaisante parce qu’elle procède de prémisses abstraites : elle fait se succéder une à une,
donc isolément, dans un certain ordre qui est censé rétablir après coup entre elles une liaison,
des instances qui, dans la réalité, jouent ensemble et interfèrent constamment sur le plan de
leurs effets ; pour présenter ces instances dans un ordre où elles se succèdent, il faut leur
assigner un caractère purement idéel, ce qui est la condition pour qu’elles puissent être abordées
de manière autonome. Traiter les catégories économiques de la façon dont Hegel procède à
l’égard des figures de la conscience, c’est du même coup ramener le contenu de ces catégories à
des données abstraites, comme s’il s’agissait de productions intellectuelles détachées de la réalité
243
dont elles rendent compte à distance, de manière inadéquate. Poser dans de tels termes une
question comme celle, pour ne citer qu’elle, de la concurrence, en feignant de considérer que le
concept auquel elle est artificiellement identifiée joue en cercle fermé, est une aberration au
point de vue de l’analyse économique.
74. Cf. note 23. Implicitement, il reconnaît donc à ce schéma ternaire une valeur canonique, alors
même que, dans De la création de l’ordre..., il en avait souligné le caractère conventionnel, ce qui
devrait interdire d’en faire un paradigme absolu (cf. note 38).
75. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 85.
76. Ibid., p. 99.
77. Proudhon tient énormément à cette thèse qui est réaffirmée à plusieurs reprises dans son
ouvrage. Cf. par exemple, vol. II, p. 88, « l’humanité, alors même qu’elle obéit à une idée
imparfaite, ne se trompe pas dans ses vues », ce qui la rend, à son niveau, infaillible.
78. Marx ne formulera le programme d’un matérialisme historique que du moment où il aura
admis que, justement, l’humanité ne cesse d’être confrontée à des problèmes dont la solution
n’est nullement garantie parce qu’elle n’est pas préfigurée dans la manière dont ils se posent,
sous des formes susceptibles d’être rationalisées a priori : il en résulte que l’histoire n’est pas
l’application d’une logique.
79. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 104.
80. « Dans la position de ses principes, l’humanité, comme si elle obéissait à un ordre souverain,
ne rétrograde jamais. Pareille au voyageur qui par des sinuosités obliques s’élève de la vallée
profonde au sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa route en zigzag, et marche à son
but d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt » (ibid., p. 257). Le voyageur qui emprunterait la
voie directe pour accéder au sommet s’exposerait au risque de n’y parvenir jamais. Argumenter
de cette façon, c’est rejouer sous un certain biais le thème de la ruse de la raison, qui prescrit de
contourner les obstacles plutôt que de les affronter de face.
81. Ibid., p. 105.
82. Ibid., p. 261.
83. P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 142. La métaphore de l’image dans le tapis est reprise
littéralement à la fin du Système des contradictions économiques : « La propriété est l’un des faits
généraux qui déterminent les oscillations de la valeur ; elle est partie intégrante de cette longue
série d’institutions spontanées qui commence à la division du travail et finit à la communauté,
pour se résoudre dans la constitution de toutes les valeurs. Déjà même nous pourrons montrer
dans le Système des contradictions économiques, comme dans une tapisserie vue à revers, l’image
renversée de notre organisation future ; en sorte que pour mettre la dernière main à notre œuvre
et résoudre la seconde partie du problème, nous n’aurons plus à opérer, pour ainsi dire, qu’un
redressement » (vol. II, p. 185).
84. « [Il est] un produit de la contradiction inhérente à toute l’économie politique » (P.-J.
Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 273).
85. Ibid., p. 281
86. Ibid., p. 321.
87. Il ne se ralliera que plus tard au mouvement, par solidarité avec les travailleurs, et pour
protester contre la violence de la répression au moment des journées de Juin.
88. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. II, p. 76.
89. P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 78.
90. Ibid., p. 78-79.
91. Dans la seconde partie de Misère de la philosophie, ce point fait l’objet de la cinquième et de la
sixième observations présentées par Marx qui, suivant pas à pas les contradictions de Proudhon,
interprète celles-ci comme les jalons du « chemin de traverse que prend l’idéologue pour gagner
la grande route de l’histoire » (p. 124). C’est l’unique occurrence dans son livre du terme
« idéologue », alors même que, en collaboration avec Engels, Marx venait de consacrer tout un
244
3 En ces quelques lignes, l’essentiel est dit : le divin, qui fut d’abord avec les dieux, dont
il n’est plus possible de parler qu’au passé comme s’il s’agissait d’un souvenir d’enfance,
subsiste au présent, et pour l’éternité, « au cœur de l’humanité », qui en est
l’authentique dépositaire, pourvu que celle-ci prenne conscience du divin qui est en
elle et auquel elle appartient.
4 La pensée philosophique de Renan est tendue entre ces deux références extrêmes : un
passé sauvage, dont le souvenir nostalgique et équivoque survit à son inéluctable
déclin, et un avenir rationnel, qui est celui de la science, où la pensée vivante de
l’homme se développe jusqu’à l’infini, au-delà de l’homme lui-même. Comment cette
tension se résout-elle ? C’est ici qu’intervient ce qu’on a appelé le hégélianisme de
Renan, qui lui avait été enseigné – les Cahiers de jeunesse en conservent le témoignage –
dès ses années de formation à Issy-les-Moulineaux, par la lecture des ouvrages
subversifs de Victor Cousin, dont les idées paraissaient à l’époque fort avancées et
faisaient scandale. Car, indiscutablement, c’est bien à ce dernier que Renan doit sa
conception d’une rationalité historique effectuant par la logique de son développement
immanent le passage d’une forme spontanée à une forme réfléchie.
5 De cette doctrine, qu’il avait professée dès le retour de ses premiers voyages en
Allemagne qui avaient été l’occasion de sa rencontre personnelle avec Hegel, en 1818 3,
Cousin devait donner une ultime exposition en 1853 dans son célèbre ouvrage Du vrai,
du beau et du bien, dans lequel on peut lire ceci, qui est déjà du pur Renan :
Spontanéité, réflexion, telles sont les deux grandes formes de l’intelligence. L’une
n’est pas l’autre ; mais après tout celle-ci ne fait guère que développer celle-là ; elles
contiennent au fond les mêmes choses : le point de vue seul est différent. Tout ce
qui est spontané est obscur et confus ; la réflexion emporte avec elle une vue claire
et distincte [...].
Mais il n’y a pas plus à la fin qu’au commencement ; seulement par l’inspiration
primitive était une puissance qui s’ignorait elle-même ; et dans les résultats de la
réflexion est une puissance qui se connaît : ici le triomphe de l’instinct, là celui de la
vraie science4.
6 Par un effet stylistique comparable à celui que nous venons de rencontrer en lisant un
verset de la Prière sur l’Acropole, cette dernière phrase met en parallèle le passé périmé
de l’instinct (« était une puissance qui s’ignorait elle-même ») et le présent intemporel
de l’intelligence (« est une puissance qui se connaît »). Dans cet esprit, Cousin avait été
amené à présenter la philosophie (l’intelligence) et la religion (l’instinct) comme deux
« sœurs », dans des termes qui ont ému les évêques de France au point de les faire
s’engager pendant près de vingt ans dans leur fameuse « querelle du panthéisme » : car
en faisant de la religion et de la philosophie deux formes apparentées, qui disent au
fond la même chose, mais de manière différente, l’une avec le langage du passé, l’autre
avec celui du présent, il est manifeste que Cousin entendait reléguer la religion au rang
de la petite sœur, brouillonne et malapprise, dont la philosophie doit, le moment venu,
prendre la relève en l’éduquant, figure laïque avant la lettre de l’Aufhebung hégélienne.
7 Victor Cousin a dû bien s’amuser lorsque, dans le feu des journées de 1848, il a eu à
examiner, en tant que président du jury de l’agrégation de philosophie, le jeune
transfuge des séminaires. Sur cet épisode, une lettre de Renan à sa sœur Henriette a
gardé un témoignage qui ne paraît pas sans naïveté :
Le sort m’avait donné pour sujet la Providence et le gouvernement de l’univers. Ce
magnifique sujet entrait fort bien dans mes pensées habituelles. J’y ai attaché toutes
mes pensées originales, surtout en ce qui concerne l’histoire et le développement
247
de l’humanité ; ça a été un vrai succès, et à ma sortie j’ai reçu les félicitations les
moins suspectes de personnes qui pour la plupart ne me connaissent pas 5.
8 Gageons qu’en la circonstance, d’humaines mains ont quelque peu aidé le sort, en
faisant tirer au candidat un sujet qui effectivement lui allait comme un gant. Et
retenons surtout de cet épisode que, sans ciller, Cousin et son jury ont écouté le jeune
Renan réciter des pans entiers de L’avenir de la science, dont il devait alors entreprendre
la rédaction et dont les premiers fragments allaient paraître dans une revue, La liberté
de penser, animée par deux des principaux disciples de Cousin, Amédée Jacques et Jules
Simon6.
9 Cette année 1848, le nom de Renan fut inscrit le premier sur la liste des reçus à
l’agrégation de philosophie.
10 La tâche du philosophe, que Renan a entrepris de remplir avec les moyens de la
philologie et de l’histoire, est donc de montrer le chemin qui conduit de l’instinct à
l’intelligence, ce que dans ses Dialogues philosophiques il appelle l’« évolution déifique 7 ».
L’instinct, c’est l’impulsion vitale originelle à partir de laquelle se développe
l’humanité. Dans L’avenir de la science, on lit ceci :
Au-dessus des individus, il y a l’humanité qui vit et se développe comme un tout
organique et qui, comme tout être organique, tend au parfait, c’est-à-dire à la
plénitude de son être. Après avoir marché de longs siècles dans la vie de l’enfance,
sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand
moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est
reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante8.
11 Ainsi l’esprit sort de la vie, à partir d’une première impulsion dans laquelle s’exprimait
déjà, même si c’était de façon inaboutie, tout son effort en vue de parvenir à la
perfection. Et ici on ne peut manquer de remarquer la référence, implicite, à Spinoza et
au conatus, qui effectue précisément cette synthèse nécessaire de la vie et de la raison.
12 Dans son développement immanent, l’esprit ne sort donc de la vie que pour y rentrer,
en prenant conscience de soi comme vivant, au nom de cette volonté de se dépasser qui
définit sa nature, sa nature de vivant. De là la fondamentale hétérodoxie de ses
productions, qu’emporte indéfiniment la dynamique de leur mouvement, contre toute
orthodoxie, qui prétendrait au contraire en arrêter, en figer la progression :
La science seule peut fournir à l’homme les vérités vitales sans lesquelles la vie ne
serait pas supportable ni la société possible9.
La vérité n’est aux yeux du penseur qu’une forme plus ou moins avancée, mais
toujours incomplète, ou du moins susceptible de perfectionnement 10.
13 Ces deux thèses complémentaires énoncées dans le troisième chapitre de L’avenir de la
science ouvrent à l’essor vital de l’esprit un avenir qui semble illimité, dans lequel les
figures humaines de la rationalité et de la science, entraînées par ce mouvement
universel, apparaissent comme une des ramifications, un « moment » transitoire de
l’évolution naturelle, qui bien évidemment n’a l’humanité ni pour fin ni pour centre.
14 Une note du second chapitre de ce même ouvrage, vraisemblablement ajoutée au
moment de sa publication, à la fin de la vie de Renan, évoque la même perspective d’un
naturalisme intégral, complètement développé par ailleurs dans la Lettre à Marcellin
Berthelot de 1863 : « Pour trouver le parfait et l’éternel, il faut dépasser l’humanité et
plonger dans la grande mer11. »
15 Cette formule quasi hugolienne découvre la face cachée de la raison inhumaine, ou
plutôt surhumaine, que Renan est allé adorer sur l’Acropole : l’esprit de la vraie science
248
découvre aussi les limites de la pensée humaine et la replonge dans l’ordre infini dont
elle est issue, et dans lequel elle doit à nouveau se fondre, unanimement. Le deuxième
des Dialogues philosophiques confirme cette orientation :
L’œuvre universelle de tout ce qui vit est de faire Dieu parfait, de contribuer à la
grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité. La raison, qui
n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre, laquelle s’est accomplie aveuglément et
par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main
l’intendance de ce grand travail, et après avoir organisé l’humanité organisera
Dieu12.
16 Dans une telle perspective, Dieu, qui donne son terme et son sens à l’« évolution
déifique » dont il a déjà été question plus haut, n’est rien en particulier, mais il est
seulement « ce qui est », « tout ce qui vit », dans un sens qui ferait penser au Deus sive
Natura de Spinoza, du « voyant Spinoza », comme l’appellera Renan dans son discours
commémoratif de La Haye.
17 Or cette philosophie de la vie, dont le processus se déploie dans l’élément de la durée,
d’où une nécessité ne se dégage qu’à la longue, suivant la loi des grands nombres, est
aussi une philosophie du hasard. Dans le deuxième des Dialogues philosophiques, Renan
écrit encore :
Songeons que l’expérience de l’univers se fait sur l’infini des mondes. Dans le
nombre, il y en aura un qui réussira à produire la science parfaite, et notez qu’une
seule tentative heureuse suffira13.
18 On peut l’imaginer, cette doctrine du coup de dés n’est pas celle que Renan avait
exposée devant Victor Cousin une vingtaine d’années auparavant dans sa leçon
académique sur la providence. Sa signification est cruciale, car elle éclaire, en lui
donnant en quelque sorte ses bases ontologiques, la pensée politique de Renan, qui se
ramène à une théorie du gouvernement des élites pensantes et est entièrement
suspendue à ce principe du tirage au sort de la raison, de la grande loterie qui,
précisément, avait fait d’un pauvre petit breton un illustre professeur au Collège de
France.
19 Dans le troisième des Dialogues philosophiques, ouvrage écrit au lendemain de
l’écrasement de la Commune, Renan a cette phrase péremptoire : « Le grand œuvre
s’accomplira par la science, non par la démocratie14. »
20 À l’intention de ceux qui ne l’auraient pas compris, ce message est ensuite précisé, dans
des termes qu’atténue seulement leur mise au conditionnel :
L’être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la
vérité. Les terreurs du reste deviendraient bientôt inutiles. L’humanité serait
bientôt matée par l’évidence, et l’idée même de révolte disparaîtrait 15.
21 Avec Michelet, Renan a partagé une commune image du peuple, vu à la fois comme
animal, comme enfant et comme sauvage16. Pourtant, à ces trois représentations,
Michelet avait ajoutée celle, non retenue par Renan, du peuple-femme, qui les avait
adoucies. Pour Renan, que les chaleurs de juin 1848 avaient définitivement
désensorcelé de la fascination qu’il aurait pu développer à son égard, l’idée du peuple
coïncide avec celle de l’« humanité inférieure » et est restée définitivement associée à
la hantise de superstitions primitives, propres à l’espèce mal dégrossie. Le peuple, c’est
le cochon qui grogne, comme dans la première version de La tentation de saint Antoine,
dont Flaubert avait pu lui donner une lecture privée ; c’est Caliban, auquel il a consacré
à la fin de sa vie, au moment où se mettaient péniblement en place les institutions de la
Troisième République, l’un de ses Drames philosophiques. Dans celui-ci, la sagesse de
249
l’évolution déifique fait prononcer au surhumain Ariel des mots qui résument toute la
pensée de Renan sur ce point : « Il y a sûrement dans le peuple quelque chose de
mystérieux et de profond17. »
22 On retrouve ici ce qui fait l’ambivalence de la démarche de Renan : sa répulsion à
l’égard de ce qui vient des origines et de leur fond irraisonné et brutal, jamais
définitivement maîtrisable peut-être ; mais aussi une irrésistible attirance, car cette
obscurité des origines, qui est celle de l’en-soi hégélien, s’explique par le fait qu’elles se
tiennent au plus près de la vie dont sont issues toutes nos pensées, même les plus
savantes et les plus nobles, dont la fonction se ramène au fait de réfléchir sur ces
mystères, dans l’espoir de les éclaircir un jour définitivement.
23 Les contemporains de Renan ont souvent raillé les subtilités et les sinuosités de sa
pensée, et l’on se souvient des pages cruelles que Barrés a écrites à ce sujet. Mais il
n’ont pu le faire que parce qu’ils ont ignoré la tension spéculative qui, jusqu’au bout, a
soutenu le développement de cette pensée, en la partageant entre les deux pôles
alternatifs de la raison et de la vie, dans une perspective qui, en conséquence, était à la
fois celle d’un optimisme rationnel et celle d’un pessimisme vital (à moins qu’il ne
faille, à l’inverse, parler d’un optimisme vital et d’un pessimisme rationnel). Portons au
crédit de Renan, comme philosophe, de ne pas avoir éludé cette difficulté et de ne pas
avoir cherché, comme tant d’autres, à en proposer une résolution artificielle, mais
d’avoir su s’en faire le révélateur, de manière à figurer pour nous, non un génie
solitaire, enfermé dans le cercle d’un système de pensée parfaitement clos, mais un
témoin exemplaire des interrogations intellectuelles de son temps.
NOTES
1. E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, t. II, préface, p. 713. Les citations de Renan sont ici
indiquées d’après l’édition des Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961,10 vol. Cette
référence sera ensuite citée à l’aide du sigle OC.
2. Id., « Prière sur l’Acropole », dans ibid., p. 756.
3. Voir supra, chapitre XIII.
4. V. Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 5e leçon, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, p. 106
[cité d’après la trentième édition].
5. E. Renan, Lettre à sa sœur Henriette (4 septembre 1848), OC, t. IX, p. 1116.
6. Voir infra, chapitre XVII.
7. E. Renan, « Probabilités » (deuxième dialogue), dans Dialogues philosophiques, OC, t, I, p. 586.
8. Id., L’avenir de la science, chap. 2, OC, t. III, p. 747.
9. Ibid., chap. 3, p. 758.
10. Ibid., p. 776.
11. E. Renan, L’avenir de la science, note ajoutée au chap. 2, OC, t. III p. 1125.
12. Id., « Probabilités » (deuxième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 597.
13. Ibid., p. 593.
14. E. Renan, « Rêves » (troisième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 610.
15. Ibid., p. 615.
250
LA RÉPUBLIQUE ÉTHIQUE
1 L’ouvrage de Jules Barni, La morale dans la démocratie, publié en 1868, deux ans avant la
chute de l’Empire, développe une thèse simple dans son principe : la morale est
démocratique en raison de sa valeur formatrice et éducatrice en ce qui concerne les
mœurs individuelles et collectives ; et, en conséquence, la démocratie authentique est
morale dans son essence, dans la mesure où elle ne peut subsister sans ce fondement
que lui donne la morale. Il faut comprendre que la morale détient ainsi à l’égard de la
politique la position à la fois d’une condition et d’une garantie, d’un moyen et d’une fin.
D’où tire-t-elle cette valeur ? Du fait qu’elle enracine les règles organisant le droit
commun dans l’intimité profonde des consciences, avec les caractères de l’évidence
rationnelle, et effectue ainsi, en toute rigueur, la synthèse des deux lois fondamentales
régissant le système politique de la démocratie, celle de la liberté et celle de l’égalité 1.
La morale est ce qui fait rentrer dans les mœurs le principe du respect mutuel : avant
même que ne soit ordonné le système d’obligations communes qui constitue la forme
de l’État, elle socialise les individus en leur apprenant à découvrir en eux-mêmes et par
eux-mêmes l’exigence d’une harmonie entre droits et devoirs qui, en même temps
qu’ils se limitent, s’assurent réciproquement, en théorie comme en pratique.
2 En conséquence, pas de démocratie authentique sans citoyens vertueux, formés à
l’idéal de dignité qui doit d’abord s’inscrire à l’intérieur de leur conscience, avant de
s’appliquer à leurs rapports sociaux mutuels et au style de gouvernement qui
administre ces rapports dans les faits, démocratiquement, donc en parfaite conformité
avec leurs aspirations personnelles les plus profondes, de manière à faire de
l’autonomie de chacun une règle de vie collective. De là le souci moral qui définit
constitutionnellement l’esprit démocratique, auquel il donne à la fois son idéal et sa
règle, sans lesquels il ne pourrait que dégénérer en ressuscitant les figures de
l’autoritarisme et le déni de justice qui les soutient2. Dans ce sens, on peut dire : la
république sera morale ou ne sera pas.
252
LA PHILOSOPHIE À LA FRANÇAISE
20 L’engagement de Barni qui n’a jamais séparé son travail théorique de ses prises de
position pratiques est exemplaire. Il fait bien voir dans quelles conditions s’est
effectuée, il y a près d’un siècle et demi, la jonction, en France, dans le contexte post-
révolutionnaire, entre la philosophie et la politique. Le philosophe a, dans ce contexte,
accédé à un nouveau statut par le biais de sa complète intégration dans l’appareil
éducatif d’État, en même temps que la philosophie a commencé à être perçue comme
une discipline scolaire, c’est-à-dire une matière d’enseignement codifiée comme telle,
avec son programme, ses modèles de discours, ses exercices types : pour un temps
limité, celui du règne de Victor Cousin (1830-1850), c’est même elle qui a donné sens à
toute la progression du cursus scolaire, qu’elle venait légitimer en lui conférant son
unité et sa consécration finale. Auparavant sans doute, les philosophes avaient pu
consacrer une part de leur activité à l’enseignement ou s’intéresser d’un point de vue
purement théorique au problème de l’éducation, mais jamais ils n’avaient été aussi
complètement identifiés à cette fonction qu’ils ne l’ont été lorsqu’à été mise en place
l’équation : philosophe = professeur de philosophie, qui exprime de façon dominante la
258
manière dont l’activité philosophique est aujourd’hui en France insérée dans le réseau
des institutions sociales.
21 On a souvent mentionné le rôle joué par les professeurs de l’enseignement public dans
la difficultueuse mise en place du régime républicain en France au cours du XIXe siècle.
La formule de Thibaudet « la république des professeurs », qui a fait mouche, met bien
en valeur cet aspect caractéristique de l’histoire politique française, qui n’a guère
d’équivalent dans d’autres pays. Mais il faut aller plus loin encore, et avancer que la
République, en France, a été la république des professeurs de philosophie 27. Après 1870,
Thiers et Gambetta se sont assuré les services d’agrégés de philosophie, qui étaient
d’ailleurs d’anciens élèves de Victor Cousin reconvertis à la politique républicaine,
moins par intérêt partisan que dans la logique même de leurs orientations théoriques :
B. Saint-Hilaire, qui devait plus tard être le biographe et l’éditeur de Cousin, rédigeait
les discours de Thiers à Bordeaux, cependant que Gambetta employait les services de
l’un des premiers introducteurs de Schopenhauer en France, Paul Challemel-Lacour,
dont il a fait un préfet de Lyon sous la Commune28, et qui devait par la suite poursuivre
une carrière politique particulièrement brillante29. On vient d’évoquer le rôle joué par
Gambetta durant la dernière période de la vie de Barni, mort trop tôt pour avoir pu
jouer un rôle dans l’appareil du nouveau régime, et qui d’ailleurs répugnait à l’exercice
de fonctions officielles. La présence, en pleine campagne électorale, de Gambetta
entouré de l’ensemble de son cabinet ministériel dans l’amphithéâtre de la Sorbonne où
Alfred Fouillée soutenait sa thèse sur le déterminisme et la liberté a fait un certain
bruit à l’époque. Barrés, qui avait eu l’occasion de le voir officier dans son rôle de
professeur de kantisme durant son très bref passage, d’à peine un trimestre, au lycée de
Nancy30, a tracé un portrait saisissant de Burdeau, le traducteur du Monde de
Schopenhauer : il l’a élevé au rang d’une sorte de mythe, en en faisant, sous le nom de
Bouteiller, l’un des personnages centraux de son Roman de l’énergie nationale. Burdeau
était entré à l’École normale en 1870, avec les décorations que lui avait values sa
participation en tant qu’engagé volontaire à la guerre franco-prussienne ; il est lui aussi
devenu, au moment de la formation du « grand ministère », un collaborateur direct de
Gambetta, et a ensuite accompli un parcours politique remarqué, terni durant ses
dernières années par le scandale de Panama, auquel son nom, malgré ses dénégations, a
été associé. Toutes ces figures notables, et, pourrait-on dire, de notables républicains,
en particulier celles de ces professeurs qui ont été associés à l’histoire du radicalisme
français, témoignent de l’inscription de la philosophie, devenue une institution, dans la
vie publique et dans le jeu politique, à l’intérieur desquels elle s’est mise alors à
intervenir au titre, simultanément, d’une référence, d’un enjeu, d’un stimulant et d’un
instrument.
22 La philosophie s’est de cette manière incorporée organiquement au fonctionnement du
nouveau système institutionnel, au prix d’un infléchissement, qui ne pouvait être
superficiel, de ses procédures argumentatives et de ses formes d’expression. En raison
de sa politisation, le discours philosophique n’a plus été complètement séparable de ses
effets extérieurs ; ceci ne concerne pas seulement la lignée allant de Cousin à Sartre : il
suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’exploitation faite par Péguy des grands
thèmes de la pensée bergsonienne et des implications directement politiques de la
diffusion du « bergsonisme ». Cette politisation du discours philosophique, que Julien
Benda a diagnostiquée comme étant le symptôme d’une « trahison des clercs », a été, en
France, un héritage de la Révolution qui, en attirant et en retenant la philosophie sur la
259
place publique et en la mêlant aux débats de l’actualité, lui a retiré le caractère d’un
exercice de pensée hautement spécialisé, nécessitant certaines compétences
techniques, et fonctionnant sur le mode réservé d’un savoir. Dans ces conditions, le
travail philosophique s’est modelé sur les impératifs d’une rhétorique d’intervention
directe, qui lui permît de diffuser des messages dont les effets fussent aussitôt
communiqués et perçus, en bricolant des types d’exposition intermédiaires entre la
dissertation et l’essai, où la forme oratoire devait jouer un rôle essentiel. C’est donc
durant le XIXe siècle que s’est peu à peu définie et imposée cette manière de faire de la
philosophie qui est proprement française, et rapproche souvent celle-ci des pratiques
d’un journalisme visant en premier lieu à l’efficacité, soucieux de nouer un lien
immédiat avec son public. L’ouvrage de Barni, La morale dans la démocratie, est
représentatif d’une telle démarche, qui a fait sortir la philosophie du cadre étroit des
cabinets de travail et des instituts de recherche, comme d’ailleurs aussi de celui des
salons éclairés, pour la propulser sur le terrain des grands débats de l’actualité dans
lesquels elle a été invitée à intervenir ès qualités, en adaptant à leurs exigences les
compétences dues à une formation purement théorique. Certes, la philosophie n’avait
pas attendu ce moment pour s’installer, à l’occasion, sur la place publique, et elle ne l’a
pas fait seulement en France ; mais c’est bien dans le contexte propre à la République
nationale, à la recherche de ses mythes fondateurs, que la philosophie s’est mise à jouer
le rôle de référence essentielle, ce qui l’a contrainte à s’adapter à la demande ou à la
commande qui lui était ainsi adressée.
23 Républicaine, cette pensée philosophique a aussi entrepris de se faire reconnaître
comme nationale, en développant son « génie » propre, en rapport avec les spécificités
du terroir et du sang, ce fameux esprit de clarté et de générosité, aux antipodes d’un
négativisme critique ou des embrouillements propres à des constructions
systématiques inutilement compliquées, réservées à l’étude de personnes averties : tous
ces caractères ont été imputés en bloc à des formes de pensée cataloguées comme
« étrangères » du fait d’avoir été associées à la fiction d’esprits nationaux différents en
nature, dont les discours paraissent obéir à de tout autres règles et parler de tout autre
chose, ce qui les rend difficilement compréhensibles et assimilables. Mais l’idée de
philosophie « nationale » a-t-elle réellement un sens ? Si, effectivement, il y a une
philosophie française, comment celle-ci s’est-elle élaborée, à partir de quels ingrédients
et dans quelles conditions ? La représentation selon laquelle il y aurait des idées
proprement « françaises », ainsi qu’une manière « française » de les exprimer, n’est-
elle pas opposée à un projet philosophique authentique ? Ne résulte-t-elle pas,
justement, du changement de terrain qui a conduit à orienter les schèmes de pensée
philosophique vers d’autres intérêts plus directement pratiques et politiques, selon
l’esprit propre à ce qu’on peut appeler une « philosophie à la française » ? Et n’est-ce
pas précisément ce changement de terrain qui a déterminé le nouveau statut assigné à
la philosophie dans le cadre de la République démocratique post-révolutionnaire ?
24 Le cas de Barni est particulièrement intéressant à cet égard. Il permet en effet de mieux
comprendre dans quelles conditions a été produit ce modèle d’une philosophie
nationale : non pas par génération spontanée, en isolant et en exploitant les vertus
propres à un esprit natif, artificiellement protégé des altérations auxquelles l’eût
exposé sa mise en communication avec d’autres formes de pensée réputées étrangères ;
mais par tout un travail de culture et de transplantation, voire d’hybridation, à partir
d’éléments déjà constitués, et reportés sur le terreau où ils ont été destinés à repousser
260
sous des formes nouvelles et dans d’autres directions. Au début du XIXe siècle, quand a
été pour la première fois soulevée la question d’une tradition proprement nationale en
philosophie, c’est du côté de Glasgow (avec Royer-Collard, lecteur de philosophes
écossais, et en particulier de Thomas Reid) et de Heidelberg (suite à la rencontre de
Cousin et de Hegel) que les fondateurs du spiritualisme universitaire étaient allés
chercher des graines à replanter et à faire fructifier pour parvenir à créer de toutes
pièces cette tradition, avec l’appoint fourni par les recherches encore confidentielles de
Maine de Biran et la garantie symbolique apportée par le nom de Descartes, qui aurait
été bien étonné de voir son universalisme rationnel renfermé dans les frontières bien
protégées d’une philosophie « française ». Or, qu’a fait Barni, en « traduisant » Kant, à
tous les sens du mot, sinon prendre la suite de cette démarche, avec les implications
directement politiques qui en constituaient l’accompagnement ?
25 Pour bien saisir la logique très particulière à laquelle obéit cette manière de voir, il vaut
la peine de relire trois lettres écrites par Victor Cousin à différents moments de sa
carrière ; elles jalonnent les étapes de cette instauration d’une philosophie de type
national, qui a nécessité l’appoint de pensées importées, assimilées, en même temps
qu’elles étaient identifiées comme étrangères, et en tant que telles pour une part
rejetées. D’abord celle-ci, écrite au retour du premier séjour effectué par Cousin en
Allemagne, adressée depuis Kehl à un correspondant anonyme :
Je serais plus jeune encore que mon âge si j’allais troubler notre naissante école
spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines
étrangères, dont il n’est pas aisé de saisir les mérites et les défauts, et de mesurer la
juste portée. Non : laissons la nouvelle philosophie française se développer par sa
vertu propre, par la puissance de sa méthode, cette méthode psychologique si
dédaignée en Allemagne et qui est à mes yeux la source unique de toute vraie
lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie français [...] 31.
26 La lettre suivante est adressée à Hegel lui-même, à un moment où, suite à son
incarcération dans les prisons prussiennes. Cousin, rentré en France, était resté
suspendu de ses fonctions universitaires qu’il ne devait récupérer que l’année suivante,
au moment du renversement de tendance à la Chambre et de l’installation du ministère
Martignac :
Déterminé à être utile à mon pays, je me permettrai toujours de modifier, sur les
besoins et l’état, tel quel, de ce pauvre pays, les directions de mes maîtres
d’Allemagne. Je l’ai dit fortement à notre excellent ami Schelling, et je crois l’avoir
écrit aussi au docteur Gans, il ne s’agit pas de créer ici en serre chaude un intérêt
artificiel pour les spéculations étrangères ; non, il s’agit d’implanter dans les
entrailles du pays des germes féconds qui s’y développent naturellement, et d’après
les vertus primitives du sol ; il s’agit d’imprimer à la France un mouvement français
qui aille ensuite de lui-même32.
27 Enfin, cette dernière lettre, elle aussi adressée à Hegel quelques mois avant la
révolution de Juillet :
La philosophie marche assez bien ici. Je roule dans ma tête un projet qui pourrait la
servir et naturaliser en France l’esprit de ce grand et admirable mouvement qui
depuis quarante ans va toujours croissant en Allemagne. Je songe à entreprendre
une traduction ou plutôt une refonte de Kant. Le père connu, les enfants ou les
petits-enfants le seront bientôt ! Mais quelle entreprise ! Mon courage recule !
Cependant une idée me soutient, c’est que Kant une fois mis en français et un peu
débarbouillé pourrait se présenter à tout le monde, et aller en Angleterre, en Italie,
en Amérique et dans l’Inde33.
261
NOTES
1. « En ce sens, on peut dire que le problème démocratique se résout dans le problème moral.
Supposez une société d’hommes ayant tous un parfait respect de leurs droits réciproques, et
observant tous leurs devoirs les uns à l’égard des autres ; le problème serait résolu. Ce n’est là
sans doute qu’un idéal que l’infirmité humaine ne permettra jamais à aucune société de réaliser
complètement ; mais toutes doivent tendre à s’en rapprocher, et le moyen nécessaire pour cela,
c’est la culture morale », J. Barni, La morale dans la démocratie, première leçon, Paris, Kimé, 1992,
p. 38.
2. « Il n’y aurait rien de plus funeste pour les institutions de la démocratie moderne que de
regarder la morale comme une chose politiquement indifférente, comme une chose qui ne touche
en rien à la politique et ne la regarde nullement. Ce matérialisme pratique ne pourrait manquer
d’être fatal à la démocratie. Il faut reconnaître au contraire, et rappeler sans cesse à ceux qui
seraient disposés à l’oublier, que, quelle que soit la distinction des domaines, la morale est
étroitement et inséparablement liée à la politique, à la politique démocratique surtout, que j’ai
définie : la liberté dans l’égalité. En réglant la liberté par la loi du devoir, elle en assure le légitime
exercice et la maintient, et en donnant à l’homme le respect de l’homme, elle fonde dans son
cœur le sentiment et dans sa conduite la pratique de l’égalité. Toute la démocratie est là », ibid.,
p. 42-43.
3. « Il semble que, traitant la morale dans son rapport avec la démocratie, je devrais arriver tout
de suite à la morale sociale et laisser de côté la morale individuelle. Mais comme les vertus
sociales sont étroitement liées aux vertus individuelles, si étroitement qu’on ne les en
détacherait pas sans péril pour elles-mêmes, j’ai pensé que je devais examiner d’abord la morale
dans l’individu pour y montrer en quelque sorte les racines des vertus sociales », ibid., deuxième
leçon, p. 45.
4. « L’association, voilà en général quel doit être le grand levier de nos modernes sociétés. La
démocratie, là ou elle a triomphé, a détruit les anciens corps (compagnies, confréries,
corporations), parce qu’ils représentaient des privilèges contraires à l’esprit de liberté et
262
d’égalité ; mais si l’on ne met rien à la place, que restera-t-il, sinon des grains de poussière
disséminés à travers l’espace et par là même impuissants ? Sans doute, l’individu subsiste à moins
qu’il ne soit lui-même absorbé par l’État, contre lequel, sans l’esprit d’association que je
préconise, il se trouvera nécessairement sans défense ; mais même ce danger écarté, si l’individu
est en effet le principe de toute activité, il n’acquerra en retour toute sa puissance d’action qu’à la
condition de s’agréger à d’autres individus, et de former avec eux un corps, un groupe compact et
solidaire. Il faut donc enter sur la liberté et l’énergie individuelles l’esprit d’association et de
solidarité. Là est le secret de la conciliation de ce que l’on a nommé dans ces derniers temps
l’individualisme et le socialisme ; là est la solution de ce qu’on appelle le problème social », ibid.,
sixième leçon, p. 123.
5. É. Durkheim, L’éducation morale [cours professé à la Sorbonne en 1902-1903 et 1906-1907], Paris,
Alcan, 1934.
6. Id., Le socialisme, éd. par M. Mauss, Paris, Alcan, 1928.
7. « La société civile ou politique (je prends ici ces deux épithètes comme synonymes) a
précisément pour but de faire cesser ou empêcher ce désordre, en garantissant, au moyen d’une
force commune ou d’une puissance publique agissant d’après les lois publiques, les droits de
chacun contre toute violence, soit au-dedans soit au-dehors. Assurer ainsi la jouissance de ces
droits et faire régner par là la justice entre tous, tel est donc le principe de l’État, soit qu’on
entende par ce mot la société civile ou politique elle-même, soit qu’il désigne plus
particulièrement l’ensemble des pouvoirs publics qui doivent présider à cette forme de société
(ces deux sens sont également consacrés par l’usage, et le second n’est, si je puis m’exprimer
ainsi, qu’une particularisation du premier) », J. Barni, La morale..., op. cit., septième leçon, p. 128.
8. Il est au moins un cas dans lequel cette fusion s’opère de manière univoque, en ramenant les
droits dans le système prescrit par les devoirs, suivant les voies d’une synthèse rationnelle qui
subordonne hiérarchiquement les premiers aux seconds : c’est celui des femmes auxquelles
Barni, suivant une démarche qui pouvait paraître audacieuse à son époque, concède l’accès à la
vie politique, dont il n’est de toute façon pas possible de les exclure définitivement, puisqu’elles
font naturellement partie de la société civile qui elle-même fait corps avec l’État. Cet accès est
subordonné à la condition suivante : qu’elles pratiquent jusqu’au bout le principe de la
subordination des droits aux devoirs, subordination qui prend alors la forme d’un sacrifice. Il
faut lire à ce sujet l’ensemble de la huitième leçon, qui tourne autour de la thèse suivante : « Je ne
crois pas qu’il soit bon que les femmes se mêlent aux affaires publiques, mais je crois qu’il est bon
qu’elles s’en mêlent, qu’elles n’y restent pas indifférentes comme si ces affaires ne les regardaient
nullement, mais qu’elles s’y intéressent, et qu’elles y portent une influence éclairée. Je ne crois
pas qu’il soit bon qu’elles exercent des droits politiques, mais je pense qu’elles ont des devoirs
politiques à remplir, et que les vertus civiques ne doivent pas leur être elles-mêmes tout à fait
étrangères (p. 147). » Comment s’en mêler sans s’y mêler ? Comment en faire sans la faire ? Ce
rapport paradoxal à la politique, qui semble faire revivre les grandes figures féminines de la
Rome antique, représente en quelque sorte le point idéal où la politique rentre complètement
dans l’ordre défini par la morale : en ce sens, les femmes ne seraient pas moins « politiques » que
les hommes, mais elles le seraient davantage, en leur montrant l’exemple qu’ils seraient eux-
mêmes bien en peine de suivre.
9. « Quand je détermine ainsi le principe de l’État, j’indique sans doute son principe rationnel,
celui que lui assigne la raison, mais j’indique aussi son origine historique ; car, en se formant en
sociétés politiques, les hommes, qu’ils s’en rendissent compte ou non, qu’ils agissent en cela
instinctivement ou par réflexion, ont évidemment obéi au principe que je signale », J. Barni, La
morale..., op. cit., septième leçon, p. 128. Comme quoi, au moins dans les étapes préparatoires du
processus de formation de l’État, la simple « conscience », pourvu qu’elle soit pliée aux règles que
lui inculque la morale, peut parfaitement tenir lieu de conscience de soi.
263
10. « En séparant pour les besoins de l’analyse les citoyens et le gouvernement, je n’entends pas
établir entre eux une distinction absolue, comme si le gouvernement était quelque chose en
dehors des citoyens, ainsi qu’il arrive dans les monarchies de droit divin, où il n’y a plus à
proprement parler de citoyens mais des sujets et un chef, ou bien dans les aristocraties où la
masse du peuple ne se compose plus de citoyens mais de sujets ; je pense au contraire que le vrai
gouvernement n’existe que par les citoyens et qu’en eux, qu’ainsi, si vous me permettez
d’appliquer ici ces expressions métaphysiques, il n’est point par rapport à eux quelque chose de
transcendant, mais d’immanent, c’est-à-dire qu’il n’est lui-même qu’une fonction des citoyens,
laquelle, ne pouvant être exercée directement par eux, l’est par ceux d’entre eux qu’il délèguent
à cet effet », Ibid., neuvième leçon, p. 157.
11. « Pour que cette démocratie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom, puisse se fonder et
durer, il faut que les membres de la société civile apprennent à se gouverner eux-mêmes, soit
dans la sphère purement individuelle, soit dans le cercle de la famille, soit dans le cercle plus
étendu de l’atelier, soit dans leurs rapports de citoyens, enfin dans leurs relations avec les autres
États, et que, dans toutes ces relations, ils prennent pour principe de leur conduite le respect de
la dignité humaine qui comprend le respect de la liberté et de l’égalité de l’homme et du citoyen,
et l’amour de l’humanité qui constitue la fraternité. Voilà les mœurs que chacun de nous doit
s’appliquer à donner pour base aux institutions démocratiques, s’il veut que la démocratie reste
conforme à ses vrais principes et qu’elle ne dégénère pas en démagogie ou en césarisme. C’est le
modèle de ces mœurs individuelles, sociales et politiques que je me suis efforcé de retracer dans
ces leçons, au terme desquelles me voici arrivé », ibid., conclusion, p. 265,
12. Cette formule apparaît dans la notice nécrologique que Paul Janet a consacrée à Barni dans
l’annuaire de l’École normale (1878) : « Interprète de la philosophie de Kant, il ne l’a pas
seulement traduite et expliquée, il l’a pratiquée. Il a été, si l’on me permet cette expression,
l’homme de l’impératif catégorique. »
13. Cf. à ce sujet, F. Azouvi, D. Bourel, De Königsberg à Paris. La réception de Kant en France, Paris,
Vrin, 1991, où sont présentées en détail les toutes premières étapes de cette introduction.
14. Renouvier a lui aussi joué à cet égard un rôle important.
15. « M. Cousin disait que les professeurs de philosophie formaient son régiment », J. Simon,
Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887.
16. Avant l’instauration de la « bifurcation » séparant deux cours d’études, l’un scientifique,
l’autre littéraire, qui fut une création du Second Empire.
17. Voir supra, chapitre XIII.
18. A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », publiés dans La liberté de penser à partir de
janvier 1851.
19. La liberté de penser, janvier 1849.
20. La liberté de penser, septembre 1849. Il s’agit d’un extrait de l’étude consacrée par Barni à la
Critique de la raison pratique de Kant.
21. Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1879-1911), Paris, Hachette, 1912,
voir supra, chapitre XIV.
22. J. Barni, Philosophie de Kant. Examen des fondements de la métaphysique des mœurs et de la critique
de la raison pratique, Paris, Ladrange, 1851, p. 237-238.
23. Cours de 1862, publié à Genève la même année.
24. Cours de 1864, publié à Paris en 1868.
25. « Mais cette forme même [de la république] ne serait pas durable, si ce que j’appelais tout à
l’heure l’esprit de la république ne la vivifiait pas. Or c’est précisément cet esprit que je me suis
efforcé de faire ressortir et de répandre en exposant successivement les principes, les
institutions, les mœurs de la république », La morale dans la démocratie, J. Barni, La morale..., op. cit.,
avec en annexe le Manuel républicain, p. 275.
264
26. La seconde partie du Manuel républicain, consacrée aux « institutions républicaines », place en
première ligne de celles-ci le suffrage universel et l’instruction publique, dont la fonction
politique est justifiée de la manière suivante : « L’ignorance des masses a toujours été pour le
despotisme un moyen de régner ; elle serait dans un gouvernement républicain un contresens et
une cause infaillible de mort ; il suit de là que dans tout gouvernement qui s’appelle et veut rester
républicain, l’instruction du peuple doit être élevée à la hauteur d’une institution publique.
Instruire le peuple, c’est l’arracher à l’empire des appétits brutaux, d’où naît le vice qui le
dégrade, et le crime qui peuple les prisons, c’est l’élever à la vie morale, c’est le rendre digne de
la république » (Ibid., p. 288). Est à remarquer, dans la suite de ce chapitre, la manière dont est
introduite et justifiée la nécessité de développer un enseignement féminin : « Il ne s’agit pas
d’assimiler absolument les femmes aux hommes, ainsi que l’ont rêvé certains réformateurs.
Comme la nature leur a donné des facultés et des fonctions, non pas inférieures, mais distinctes,
il faut que l’instruction que leur offrent les écoles publiques leur soit appropriée. Mais il ne faut
pas non plus que cette diversité serve de prétexte pour les retenir dans une ignorance et par
suite dans une infériorité systématiques. La société tout entière en souffrirait, et la république y
perdrait une partie de ses assises » (p. 292).
27. Cf. à ce sujet l’étude de J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Éditions de
Minuit, 1988.
28. La Commune de Lyon était sous l’influence de Bakounine, que Challemel-Lacour avait été
chargé de contrer, ce qu’il est parvenu à faire.
29. Il a été, entre autres, ministre des Affaires étrangères, président du Sénat et a eu des
funérailles nationales, rite réservé aux grands commis de la République.
30. À la rentrée qui avait succédé aux vacances de Noël, Burdeau avait été appelé à Paris pour
assister Gambetta. Son remplaçant avait été Jules Lagneau.
31. Cette lettre est reproduite dans le recueil publié par B. Saint-Hilaire, M. Victor Cousin, sa vie et
sa correspondance, Paris, Hachette, 1895, t. I, p. 74 ; voir supra, chapitre XIII.
32. Cette lettre datée du 1 er août 1826 est reproduite dans le tome III de l’édition française de la
Correspondance de Hegel, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1967, p. 109-110.
33. Lettre du 5 avril 1830, ibid., p. 157.
265
A
ALEMBERT(d’) 234
ALTHUSSER, Louis 10
ARISTOTE 21, 250
ARON, Raymond 81, 280
AUGUSTIN, saint 222
AVERROÈS 21
B
BACHELARD, Gaston 26
BACON, Francis 65, 72, 236
BAKOUNINE 380
BALLANCHE, Pierre-Simon 145, 160
BARCHOU de PENHOËN, Auguste,
baron de 317
BARNI, Jules 7, 304, 370-382, 384-385, 387
BARRÉS, Maurice 368, 382
BARTHEZ, Paul-Joseph 239
BAUER, Bruno 103-104
BAUTAIN, Louis 278-279
BAZARD, Armand 205, 303
BENDA, Julien 383
BENTHAM, Jérémy 46-48
BERGSON, Henri 7
BICHAT, Xavier 79, 83, 321
266
BONALD, Louis (de)8, 11, 28, 39, 53, 119-120, 141, 145, 158-165, 167-178, 180-184,
187-193, 195-196, 199-206, 208-210, 212, 214, 216, 236, 243, 252, 254
BOSSUET 237, 250, 253
BOURDIEU, Pierre 8, 13, 33, 108
BOURGEOIS, Bernard 80-81
BUISSON, Ferdinand 309, 379
BURKE, Edmund 11, 113, 173
C
CABANIS, Georges 64-65, 74, 83, 90, 168, 171-172, 175, 196
CANGUILHEM, Georges 26, 36, 239
CHALLEMEL-LACOUR, Paul 382
CHATEAUBRIAND, François-René 6, 39, 91, 115, 118-129, 131-133, 135-136, 139-141, 143,
145, 147-152, 154, 158-159, 161, 312
COMTE, Auguste 7, 13, 22, 26-28, 39, 73, 76-77, 118-120, 141, 158, 160, 170, 178-181, 196,
205, 208, 224, 226, 234-248, 250-256, 258-269, 298-299, 301, 303, 323, 329-331
CONDILLAC, Étienne Bonnot (de)30, 65-68, 77, 84-85, 106, 144, 180, 192-193, 196, 234,
274, 282-283, 288, 377
CONDORCET, Antoine de Caritat, marquis de 9, 65, 160, 164, 168, 170, 207, 236-248, 250,
256, 305, 307
CONSTANT, Benjamin 132, 139
COUSIN, Victor 5-9, 22, 24-25, 28, 30, 39, 175, 215, 227, 272-294, 298-299, 307-308, 317,
363-364, 367, 376-379, 381-383, 385-387
CROCE, Benedetto 237
D
DAMIRON, Jean-Philibert 274
DAUNOU, Pierre-Claude-François 70
DEGÉRANDO 278
DERRIDA, Jacques 31-33
DESCARTES, René 8, 15, 19-20, 22, 54, 83, 196, 259, 265, 273, 275, 282, 284, 377, 385
DESTUTT de TRACY, Antoine 11, 64-66, 68, 70-72, 74-76, 85, 90-91, 95, 175, 193, 196
DIDEROT, Denis 234
DREYFUS, Dina 33-34, 36-38, 309
DURKHEIM, Émile 11, 23, 25, 183, 196, 203, 209, 372-373
E
ENFANTIN, Barthélémy-Prosper 208
ENGELS, Friedrich 96, 102, 206
267
F
FERRY, Jules 371
FEUERBACH, Ludwig 98, 102, 105, 181, 222, 340
FLAUBERT, Gustave 79, 367
FOUCAULT, Michel 21, 46, 82-84, 86, 238
FOUILLÉE, Alfred 382
FOURIER, Charles 90, 329, 333-334
G
GALILÉE, Galileo 265
GAMBETTA, Léon 371, 380, 382-383
GARAT, Joseph 70, 73
GARNIER, Adolphe 274
GINGUENÉ, Pierre-Louis 74
GOETHE, Wolfgang 281
GOUHIER, Henri 236, 255, 258
GRANGER, Gilles-Gaston 245
GRÜN, Karl 318
GUIZOT, François 8, 25, 210-217, 313, 376
GUYAU, Jean-Marie 312
H
HABERMAS, Jürgen 32
HARDY, Thomas 13
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich 6-8, 20, 104, 173, 195, 201, 205, 214, 229, 234, 237,
279-283, 285, 287, 292, 316-319, 324-325, 328-329, 331, 345, 347-348, 357, 363, 377,
385-386
HEIDEGGER, Martin 13, 20-21
HEINE, Henri 285
HELVÉTIUS, Claude-Adrien 65, 77, 283
HERDER, Johann Gottfried von 59, 173-174
HOBBES, Thomas 198, 212
HUGO, Victor 118, 380
HUME, David 67, 230, 275
268
K
KANT, Emmanuel 6-7, 13, 21, 29-30, 37, 50, 65, 67, 82, 84, 214, 264, 267, 278-279, 282,
288-289, 304, 317, 319, 329-330, 375-376, 379-380, 385-386
KHODOSS, Florence 33-34, 36-38
KOYRÉ, Alexandre 265
J
JACOBI, Friedrich 285
JACQUES, Amédée 298, 307-308, 364, 378
JANET, Paul 283, 285
JAURÈS, Jean 296
JOUFFROY, Théodore 8, 28, 273-274, 279, 312
L
LACAN, Jacques 13
LACHELIER, Jules 22-23, 25, 29-32, 34
LAKANAL, Joseph 70-72
LAMARTINE, Alphonse (de)118
LAMENNAIS, Félicité 116, 141, 143, 158-161, 189, 203
LAPLACE, Pierre-Simon, marquis de 89, 245, 260, 269
LAROMIGUIÈRE, Pierre 273
LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm 22, 160, 163, 317
LEQUIER, Jules 22
LEROUX, Pierre 226
LÉVI-STRAUSS, Claude 204
LITTRÉ, Émile 236, 268
LOCKE, John 21, 30, 65-66, 68, 72, 77, 176, 196, 274, 288, 376
LUCRÈCE 21
LUKACS, Georg 80
LUTHER, Martin 8
M
MAÏMONIDE 21
MAINE de BIRAN, Marie-François-Pierre 25, 28, 175-176, 182-184, 276, 377, 385
MAISTRE, Joseph (de)9, 59-61, 112-116, 141, 145, 158-160, 162, 241, 250-255, 301
MALEBRANCHE, Nicolas (de)196, 273, 283
MANENT, Pierre 210
269
N
NABOKOV, Vladimir 13
NAPOLÉON Ier 24
NEWTON, Isaac 65, 269
NIZAN, Paul 13
P
PASCAL, Blaise 132, 144, 245, 266
PÉGUY, Charles 296, 383
PINEL, Philippe 83
PLATON 21, 34, 260, 279, 283, 377
PROUDHON, Pierre-Joseph 6, 8, 11, 39, 316-321, 323-360
R
REID, Thomas 173, 274-276, 278, 288-289, 385
RENAN, Ernest 6, 290, 362-368
RENOUVIER, Charles 22
ROBESPIERRE, Maximilien (de)50, 133, 201, 313
ROSANVALLON, Pierre 210, 215
ROUSSEAU, Jean-Jacques 7, 21, 42-43, 45, 47-60, 130, 132, 144, 153, 198, 237, 275
ROYER-COLLARD, Pierre-Paul 8, 175, 177, 272-275, 277, 283-285, 385
RUSSELL, Bertrand 21
S
SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin 124, 126, 140, 150-151, 311-312
SAINT-SIMON, Claude-Henri, comte de 39, 73, 141, 158, 172, 180, 196, 205-206, 208, 220,
222, 225, 234, 237, 240-241, 251, 255, 301, 303
SAND, George 311
SARTRE, Jean-Paul 33, 79-82, 86, 280, 383
SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph 279-280, 285, 386
SCHLEGEL, August-Wilhelm 280
270
T
TAINE 91
TALLEYRAND 89
TARDE 183
THIBAUDET, Albert 382
THOMAS D’AQUIN 21
V
VACHEROT, Étienne 274
VALÉRY 31
VOLNEY 146
VOLTAIRE 241, 275
W
WAHL, Jean 9
WEBER, Max 37
Z
ZOLA 309
271