Oser l'humour éthique - Jérôme Cotte
Oser l'humour éthique - Jérôme Cotte
Oser l'humour éthique - Jérôme Cotte
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Oser l’humour éthique : de Socrate à Virginie Fortin / Jérôme Cotte.
Noms : Cotte, Jérôme, auteur.
Descrip tion : M ention de collection : Humour | Comp rend des références bibliograp hiques.
Identifiants : Canadiana (livre imp rimé) 20230067298 | Canadiana (livre numérique) 20230067301 | ISBN 9782897942847
(couverture soup le) | ISBN 9782897942854 (PDF) | ISBN 9782897942861 (EPUB)
Vedettes-matière : RVM : Humour—Philosop hie. | RVM : Humour—Asp ect moral. | RVM : Humour—Histoire et critique.
Classification : LCC PN6149.P5 C68 2023 | CDD 808.7—dc23
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Jérôme Cotte en connaît un bout sur les traditions philosophiques qui l’ont
conduit à porter cette revendication. Il les a étudiées, il sait de quoi il parle.
Critique de l’industrie du rire, il ne l’est pas moins des complicités de toute
nature qui ont jalonné l’histoire de la philosophie depuis Socrate et
Nietzsche, pour qui l’esprit de sérieux et les positions dogmatiques ont
toujours constitué les cibles les mieux désignées. Exercice de résistance
dans la dérision, cet humour éthique définit certes la posture du philosophe
universel, mais il devient désormais la finalité ultime du nouvel humoriste,
lui qui pratique une humilité à bonne distance de l’arrogance des positions
de surplomb. Car, c’est ce que soutient Jérôme Cotte, cet humour est
essentiellement à venir. Des cyniques antiques, « frange radicale des
adeptes de la simplicité volontaire », et Andy Kaufman, sorte de Diogène
redivivus, à Platon législateur, le spectre est vaste. Dans cette histoire, on
rencontre une galerie de figures extraordinaires, toutes habitées par la
stratégie ironiste. Les portraits qu’en dresse ici Jérôme Cotte sont criants de
vérité, à commencer par celui de Socrate retrouvé dans le personnage
d’Yvon Deschamps et de Cash Séguin. Et que dire des héritiers
carnavalesques de Rabelais, principalement des femmes, qui « appellent à
la possibilité de voir advenir un carnaval rassembleur et inclusif où les
hiérarchies seraient bouleversées » ?
Or, le rire que j’observe, aujourd’hui, résonne le plus souvent comme une
simple convention sociale. Le rire véritable se raréfie et je m’en inquiète.
L’état du monde actuel me pousse même à me demander s’il est tout
simplement possible et pertinent de rire. Comment réagir au fait que nous
laissons dépérir des millions de vies pour maintenir le statu quo ? Les jeux
de pouvoir où s’associent le monde des affaires et la classe politique
contribuent à reproduire la misère sociale : accroissement des inégalités
économiques, injustices climatiques, multiplication des camps de réfugiés,
aggravation de la crise du logement, des replis conservateurs et identitaires,
de l’endettement chronique au profit des banques, etc. Aux premières lignes
des groupes affligés par la brutalité de l’organisation sociale se retrouvent
les femmes, les personnes racisées, les communautés LGBTQ+, les
Autochtones, les personnes âgées, celles et ceux vivant dans la précarité ou
aux prises avec des enjeux de santé mentale, de dépendance. Le monde
s’enfonce. Comment peut-on encore s’esclaffer ? Comment avoir le cœur
léger ? Le glas du rire et de l’humour a-t-il sonné ? Je dis non, loin de là,
malgré tout.
À mon sens, il importe de voir que le rire et l’humour peuvent autant servir à
assoir cette domination qu’à devenir des leviers pour s’en émanciper. Dans
le premier cas, je pense à l’humour brute2 qui impose une gaieté factice. Ici,
on rit à tort et à travers pour mieux oublier que l’humanité arrive au bout du
rouleau. Le divertissement prend alors son sens moins noble : faire
diversion, détourner le regard, acquiescer au pire en disant « mieux vaut en
rire ». Dans le second cas, j’en appelle à un humour qui répond aux
exigences de notre époque par un rire plus lucide et lumineux, plus libérateur
et juste, s’articulant autour d’un concept que j’ai développé au fil de mes
recherches : l’humour éthique.
Bref, les Guy Nantel et les Peter MacLeod, ces collègues, patrons ou amis
qui prennent toute la place avec leur humour de mononcle, se comptent par
milliers dans la vie quotidienne au Québec. Cela nous rappelle que les rires
les plus retentissants ne sont pas forcément ceux qui font progresser la liberté
de penser et d’être. La difficulté de répondre à cet humour brute, dans les
différents espaces de nos vies, et de le remplacer éventuellement par un
humour moins convenu en dit long sur la force de sa domination sociale, bien
intériorisée et toujours à l’œuvre jusque dans l’intimité.
Je ne veux plus m’aligner sur le monde et rire des mêmes vieilles choses
éculées. Aurais-je tout simplement perdu le sens de l’humour ? Moi qui ai
tant étudié le rire, subirais-je un trop-plein de théories qui auraient saturé
mon esprit et rigidifié ma fibre humoristique ? Me serais-je, à cause de la
recherche, immunisé contre le rire ? Déjà en 1843, Kierkegaard lançait une
pique aux théoriciens qui voulaient faire cadrer l’humour dans une pensée
dogmatique plutôt que de se laisser surprendre par les multiples directions
qu’il peut prendre. Il écrivait : « On parle d’abondance à notre époque de
l’ironie, de l’humour, et cela, tout particulièrement parmi ceux qui n’ont
aucune pratique de ces arts, mais qui possèdent, en revanche, celui de tout
expliquer » (2000 : 103). Le philosophe danois dénonçait ainsi l’excès de
sérieux des intellectuels qui cherchent à expliquer la nature de l’humour.
Saurais-je, ici, éviter ce piège ? J’y compte bien, en proposant un concept
d’humour éthique perméable et changeant, irréductible à un ensemble de
codes prédéfinis. Je ne veux donner de leçons à personne pour apprendre à
rire et à vivre ; je lance plutôt une invitation à tout le monde : essayons de
développer collectivement de nouvelles manières de rire et de vivre.
Ce philosophe cynique, qu’il faut redécouvrir, fait sourire avec ses perles
dont certaines sont carrément empreintes de méchanceté. Je pense notamment
à cette fois où quelqu’un le fait entrer dans une demeure luxueuse en lui
interdisant de cracher. Diogène, prenant son interlocuteur au pied de la lettre,
se racle la gorge, puis lui « crache au visage, en lui disant qu’il n’avait pas
trouvé d’endroit moins convenable » (712). À une autre occasion, on lui
demande pourquoi les gens préfèrent donner des sous aux mendiants plutôt
qu’aux philosophes et il répond : « Parce que s’ils craignent de devenir un
jour boiteux et aveugles, jamais ils ne craignent de devenir philosophes »
(729). Quand on s’amuse de le voir demander l’aumône à une statue, il dit
s’exercer à « essuyer des échecs » (724). À quel moment Diogène apprécie-
t-il le plus le goût du vin ? Lorsqu’il est gratuit. Alors qu’il profite du soleil,
couché dans l’herbe en plein après-midi, Alexandre le Grand se poste devant
lui et lui demande s’il a une requête particulière, s’il est possible de faire
quelque chose pour l’aider. Diogène répond aussitôt : « Cesse de me faire de
l’ombre » (716). Ces répliques illustrent l’aristocratie intellectuelle de
Diogène qui l’élève au-dessus des conventions, même s’il choisit de vivre
comme une personne en situation d’itinérance.
Tel qu’il se manifeste, l’humour de Diogène a peu à voir avec celui auquel
nous sommes habitués aujourd’hui. Le cynique ne monte pas un numéro pour
faire la tournée des bars et des salles de spectacles de l’Antiquité : ses
pointes humoristiques apparaissent au moment propice, avec
spontanéité. Rien à voir avec ce que plusieurs considèrent dorénavant
comme le summum de la performance humoristique : le stand-up comique. Si
plusieurs humoristes contemporains semblent être coulés dans le même
moule, Diogène s’efforce quant à lui de mener une vie singulière et créatrice,
mobile et indomptée. Quand tout semble être dans l’ordre, il fait surgir
l’insolite.
Cela dit, Diogène semble tourner en rond à force de narguer tout le monde. Il
sombre en quelque sorte dans une désolation sans fin. Il porte bien, en ce
sens, le sobriquet que lui donnait Platon : un Socrate viré fou4. Son humour,
en effet, est loin de servir la noble cause de l’ironie socratique5. Celle-ci
consiste à ébranler les évidences pour montrer les conséquences absurdes
qui en découlent parfois. L’interlocuteur de Socrate finit par constater de lui-
même son ignorance, étape cruciale pour s’ouvrir à une conception plus juste
et s’élever au-dessus des opinions admises. Mais Diogène n’est pas motivé
par cette dialectique vertueuse. Son cynisme l’empêche d’avoir confiance en
l’intelligence humaine. L’humour de Diogène s’en tient à révéler l’aspect
incongru du monde. Il voit l’humain comme une bête insensée aux prises
avec une réalité contradictoire et surprenante. Il mise sur la singularité
farcesque de notre existence et sur le rapport conflictuel avec un univers en
perpétuel mouvement, dont il est inutile de chercher un sens plus élevé.
Quelqu’un tente-t-il de définir une chose, Diogène s’empresse de lui montrer
l’inadéquation entre la définition et la chose en question. Lorsque Platon
parle de l’homme comme d’un « animal bipède sans plume », Diogène prend
un coq plumé et dit « voilà l’homme de Platon ! » (Laërce : 718) Le
philosophe cynique préfère l’acte provocateur à l’élaboration d’un savoir
bien articulé. Son humour se veut plus déstructurant qu’édifiant. Il détruit,
mais ne reconstruit rien.
Sur le coup, ses yeux ne sont plus habitués à l’obscurité et il arrive mal à
reconnaître les ombres sur les murs. C’est bien malheureux pour lui puisque,
au creux de la grotte, ceux qui arrivent à commenter avec le plus
d’intelligence les ombres obtiennent des privilèges. Il devient, dès lors,
l’objet de moqueries. Les prisonniers se gaussent de l’homme qui a mis tant
d’efforts à gravir une pente abrupte pour revenir mieux informé, mais
inadapté à l’environnement de la caverne. Comme le laisse entendre Platon,
ces railleries vont de pair avec une vive hostilité : « Quant à celui qui
entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s’ils avaient le
pouvoir de s’emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils
pas ? » (Platon 2016 : 362) Autrement dit, les prisonniers résistent
obstinément à sortir de la caverne. Platon insinue même qu’ils préfèreraient
tuer celui qui voudrait les libérer plutôt que de faire l’effort de se hisser au-
delà de ce qu’ils croient, à tort, être juste et vrai. Rien de bien jojo, on en
conviendra.
Cela dit, le niveau de l’humour au gala Les Olivier laisse souvent à désirer,
particulièrement lorsque les humoristes se lancent des piques complaisantes
entre eux. Les remises de prix regorgent de blagues qui reviennent, grosso
modo, à ce genre d’idées : « tu vends moins de billets que moi », « tu es
gros », « tu as joué dans un mauvais film », « ta carrière n’a jamais vraiment
levé », etc. Cette mise en scène redondante vise à montrer que les
humoristes, eux, ne se formalisent pas des attaques personnelles quand elles
sont proférées sous forme de blagues. Voilà pourtant un glissement
dangereux. Au-delà du fait que ces ressorts comiques sont usés, on peut y
percevoir une forme de condescendance à l’égard des voix qui s’élèvent
enfin pour exiger une évolution de la culture humoristique dominante.
L’expression critique des groupes minoritaires – fatigués d’être les cibles
privilégiées de l’industrie du rire depuis des décennies – se trouve mise en
échec par ce genre d’autodérision convenue.
La suite du message nous exhorte à passer à autre chose ; pour Vanasse, les
passions impétueuses suscitées et entretenues par cette saga relèvent d’une
mauvaise blague qui a trop duré.
Les prisonniers au fond de la caverne n’aiment pas être bousculés dans leurs
habitudes. Certaines personnalités publiques ont vivement critiqué le numéro
de Virginie Fortin et Arnaud Soly. La chroniqueuse Sophie Durocher y voit
de l’âgisme : « Pendant le gala Les Olivier de dimanche, on a eu le droit à un
festival de blagues sur “les vieux”, tous mis dans le même panier, comme
s’ils étaient tous dépassés, déconnectés, comme si tout ce qui se faisait avant
l’arrivée sur Terre des milléniaux était à mettre à la poubelle » (2023).
Comment Sophie Durocher dénonce-t-elle le supposé mépris de la nouvelle
génération d’humoristes à l’égard de l’ancienne ? En méprisant les
« milléniaux ». Guy Nantel – sans surprise – a lui aussi participé à cette
« polémique ». Après avoir été la cible d’une pointe ironique de la part de
Katherine Levac au début du gala, il s’est hâté de répliquer sur Twitter :
« certains gagneraient à être un peu moins inclusifs et un peu plus drôles »
(cité dans Cassivi 2023). Nous retrouvons le préjugé idéologique réitéré
régulièrement dans les chroniques du Journal de Montréal : être inclusif ne
serait pas compatible avec l’humour. Bref, il dit lui aussi – cette fois sans
ironie aucune – que l’humour, c’était mieux avant.
J’interprète ce numéro non pas au premier degré comme une forme de dédain
à l’égard des humoristes d’avant au profit d’une nouvelle génération exempte
de comportements ou de blagues problématiques, mais plutôt comme une
critique de ce qui cloche dans l’industrie de l’humour, hier comme
aujourd’hui. La mise en scène de l’interruption du gala, à mon sens, sert ce
propos : Pat et Mat ne se moquent pas seulement des humoristes plus âgés
qui regardent le spectacle à la télévision, ils dérangent aussi le bon
déroulement du gala qui met à l’avant-scène les humoristes plus jeunes.
Même Katherine Levac, humoriste phare de cette nouvelle génération dite
plus inclusive, pourrait se sentir visée alors qu’elle venait de lancer une
blague facile digne des années 1990 à l’égard du corps de son collègue
Philippe Laprise (elle s’est demandé, en raison de son surpoids, s’il avait
aussi les « seins tapés » lorsqu’il animait le gala). De manière générale, ce
gala était, comme tous ceux qui le précèdent, saturé de piques complaisantes
entre humoristes. Enfin, les X rouges ne datent pas d’il y a vingt ans. Mike
Ward et Guy Nantel suscitent encore une grande sympathie de la part de leurs
collègues et demeurent des têtes d’affiche importantes de l’industrie.
Cela dit, l’ironie de Deschamps a aussi parfois été mal comprise. Dans le
numéro Les unions, qu’ossa donne ?, son personnage prend les allures de
l’ouvrier déférent et crédule, prêt à subir les ordres de ses supérieurs à la
shop avec le sourire. Il nous raconte, entre autres, que son patron est
tellement gentil qu’il s’est déplacé pour assister aux funérailles de sa femme.
Puis, une fois l’enterrement terminé, son boss l’a agrippé par le bras pour lui
dire : « Voyons, voyons, qu’ossa donne de s’morfondre. Viens-t’en on va
aller travailler » (Deschamps 1998 : 14). Puis, sur une musique entraînante,
le personnage de Deschamps raconte son histoire :
Fa que là, on est parti à shop toué deux, pis ça y allait, han ! Rendus là, on a pas pris le temps de
s’déchanger, rien, pis envoye à l’ouvrage ! Pis moi je travaillais, pis lui y me r’gardait. J’sais pas, on
aurait dit qu’y savait qu’y avait quelque chose… Y est resté avec moé toute l’après-midi, y m’a pas
lâché. Pis moé, j’travaillais comme un bon, pis lui y me r’gardait comme un bon. Pis moé, j’tais
content qu’y soye là, mais lui y était inquiète parce qu’on avait une grosse job pis fallait qu’à sorte
ce soir-là. Mais quand j’ai eu fini ma job, vers huit heures moins dix moins cinq, avant d’partir j’y ai
dit : « Boss, j’sais pas comment vous r’mercier. » Y dit : « Laisse faire, c’que j’ai faite pour toé,
j’l’aurais faite pour n’importe qui. » (14-15)
Cash Séguin tape encore plus fort sur l’immigration dans une autre capsule
où il confond le mot « immigrant » avec « ouragan »13 : « Là, pars-moi pas
sué ouragans. Ça traverse l’océan esti dans in bateau. Ça s’en vient icitte,
esti, profiter d’nos Tim Hortons. […] Câlisse d’ouragans sales. Moi, esti, si
je m’en allais en Ouganda ou en Ouraganistan faire la même chose, ma t’dire,
on m’slackerait d’l’équipe assez vite, merci bonsoir ! J’t’en faxe un
mémo ! » Anas Hassouna se joue du repli identitaire et de ceux qui critiquent
les temps présents au nom du « bon vieux temps ». Sans dire quoi faire ou
quoi penser, l’humoriste, dans le sillage de Deschamps, aide à déboulonner
les idées toutes faites relayées sans relâche autour de nous, dans certains
médias et sur les réseaux sociaux.
L’humoriste éthique ferait fausse route s’il croyait être à l’abri du ridicule au
nom d’un savoir assuré ou d’une position qui serait enfin la bonne. L’humilité
demeure une de ses qualités essentielles. L’humour éthique est un art que l’on
peut maîtriser seulement en refusant de se conduire en maître et en ayant la
force de reconnaître ses propres faiblesses.
CHAPITRE 4
LA SENSATION CARNAVALESQUE DE
L’HUMOUR ÉTHIQUE : RABELAIS, LES
CASSEROLES ET LE COMITÉ
FEMMES GGI
On trouvait également des bribes d’humour éthique sur les pancartes des
milliers de personnes lors des manifestations. Le site printempserable.net
regorge de photos de ces pancartes qui traduisent un heureux mélange de
colère et de mots d’esprit : « À Poudlard, c’est gratuit. Pourquoi pas ici ? » ;
« Tu sais qu’une société est malade quand l’éducation est devenue une
marchandise et le Grand Prix est vu comme un projet de société » ;
« Bloquer la rue, ouvrir la voie » ; « Attention à nos enfants, c’est peut-être
le vôtre15 ». En parallèle, une tonne de mèmes apparaissait pour dénoncer le
ridicule des affronts autoritaires du gouvernement. Je me souviens d’avoir
pouffé de rire en regardant des tracés d’itinéraires en forme de doigt
d’honneur pour dénoncer la loi 78. La créativité populaire se déchaînait dans
une myriade de formules et de dessins hilarants.
Les rendez-vous quotidiens des Casseroles à 20 heures constituent une autre
réponse de l’humour éthique face à la loi 78. Dans le contexte, rappelons-le,
il fallait trouver un moyen de manifester son appui à la grève étudiante
malgré l’entrée en vigueur de la loi spéciale. L’appel est lancé sur les
réseaux sociaux : sortons en même temps sur nos balcons et sur les trottoirs
pour faire du bruit avec chaudrons et cuillères de bois ! Quiconque s’est
joint aux casseroles en 2012 se souvient des rires qui émanaient des
rencontres entre voisins ainsi que du fameux chant entonné en chœur : « La
loi spéciale, bang bang bababang [bruits de casseroles], on s’en câlisse ! »
Pour le Collectif de débrayage qui a publié une « histoire profane de la
Grève étudiante », les casseroles, c’est « l’esprit du carnaval, celui de la
défiance aussi badine que menaçante, qui s’étend comme un fou rire »
(2013 : p. 186). Initié sur les balcons de Montréal, le fou rire s’est propagé
rapidement aux quatre coins du Québec. Une joie collective et une volonté de
continuer la lutte résonnaient dans la symphonie cacophonique des batteries
de cuisine16. Ce brouhaha populaire et librement orchestré éclatait comme
une pléthore de rires qui forçaient les portes capitonnées du pouvoir établi.
Les militantes du Comité femmes GGI devraient être considérées non pas
comme des grincheuses, mais plutôt comme les véritables tenantes de la
sensation carnavalesque. Ce sont elles qui appellent à la possibilité de voir
advenir un carnaval rassembleur et inclusif où les hiérarchies seraient
bouleversées. En attendant, au moins, on peut se réjouir du fait que
l’industrie de l’humour et ses publics, sous certains aspects, ont changé. Les
militantes étaient en avance sur leur temps. J’imagine très mal le même
scénario se répéter sans entendre davantage de voix s’élever pour souligner
ce qui cloche avec une telle brochette d’humoristes rassemblés pour soutenir
une lutte sociale dite féministe.
Il n’en demeure pas moins que, pendant la grève de 2012, les moments de
joyeuse révolte ont fait briller la substantifique moelle de l’humour éthique :
entrevoir une possible transformation de l’ordre social. Même si elle a
connu ses ratés, la fête a eu lieu. À quand la prochaine ?
CHAPITRE 5
LE NOYAU IRRÉDUCTIBLE DE
L’IRONIE : HEGEL CONTRE CHARLES
Hegel voit l’ironie comme une technique par laquelle l’individu se place lui-
même au-dessus des autres et de la réalité. Selon lui, l’ironiste prétend tenir
« une position supérieure qui en finit avec la Chose et se tient au-dessus
d’elle » (1997 : 96). L’ironiste affiche une insolence moqueuse sans jamais
se mettre au niveau du monde commun ni de la société historique à laquelle
il appartient.
Un jour qu’il est arrivé en classe avec quelques minutes de retard, par
exemple, il s’est excusé auprès des élèves en leur disant qu’il revenait
d’Istanbul pour une greffe de cheveux. Sur le coup, la classe n’a pas
compris : leur professeur fait autant de calvitie que la semaine dernière. Et
quel est le rapport avec la métropole en Turquie ? Charles a pris alors bien
son temps pour expliquer qu’Istanbul est une destination primée à l’échelle
internationale par les hommes qui souhaitent avoir une tête plus touffue (ce
qui est tout à fait vrai). Même les grandes vedettes masculines, selon les
rumeurs, choisiraient cette ville pour soigner leur apparence capillaire.
Rapidement, les étudiants ont saisi l’ironie de Charles qui se moque des
critères de beauté institués par le show-business en mettant en évidence les
« défauts » de sa propre apparence. De cette façon, il dénonce les diktats de
la mode en faisant semblant de s’y soumettre. Parfois, c’est lorsqu’on croit
ne pas enseigner que l’on enseigne vraiment.
Cette histoire me fait penser au conseil que Charles m’a donné quelques
jours avant la soutenance de ma thèse de doctorat pour dédramatiser – rendre
un peu moins sérieuse – cette épreuve stressante : « Dans l’pire des cas, si
ça s’passe pas ben, tu t’verseras un verre d’eau sua tête. Comme ça, ils vont
vouère que t’es sérieux quand tu parles d’humour. » Je ne l’ai pas fait, mais
la scène aurait été comique (ou malaisante, j’hésite encore).
En ce sens, Hegel ne comprend pas que l’ironiste peut très bien appliquer à
lui-même la distance critique qu’il maintient à l’égard du monde. Il peut se
remettre en cause, interroger ses propres idées, sa propre identité. Il arrive à
voir que sa compréhension du réel et de lui-même peut être erronée. Cette
sensibilité offre l’occasion de réviser ses concepts, ses catégories, ses
croyances. Charles sait tout cela, même s’il n’en est pas toujours certain. Je
l’entends dans chacun de ses rires. Son ironie ébranle autant les vérités
toutes faites du monde extérieur que les siennes. Le noyau irréductible de
l’ironie est ainsi honoré : toute prétention définitive à l’univocité du sens
peut être déjouée. Là où tout semble être dit, l’ironie évoque un non-dit, un
écart, une ouverture, un sens autre, l’occasion d’un surplus inouï ou
inattendu.
À date
le système
que nous avons
nous
sert bien
(R S citée dans Dérapages poétiques, 2017)
Je trouve que les gens font un peu de discrimination face à notre parti. On est un peu aux
prises avec des préjugés au même titre que les personnes gaies ou trans
—L G , candidate du Parti conservateur
This is not democratic this is not freedom. Give people back their goddamn freedom
—E M , à propos de mesures sanitaires pour lutter contre la COVID-19
Est-ce la journée internationale des femmes ou celle des féministes gauchistes anti-pétrole et
anti-austérité ?
—É D , ancien animateur radio devenu chef du Parti conservateur du Québec
En tournant maintenant la page sur Hegel, nous quittons l’un des plus grands
penseurs de l’histoire occidentale. Son importance le place-t-il à l’abri du
ridicule ? Pas selon Søren Kierkegaard. Le philosophe danois a passé sa vie
à rire de son prédécesseur, affirmant être « le seul à ne pas être sérieux »
(Bouaniche 2014 : 134) à l’égard de l’imposant système philosophique
hégélien. En fait, Kierkegaard ne peut s’empêcher de se moquer d’Hegel en
ce qu’il prétend tout expliquer avec les mouvements de sa dialectique alors
qu’en réalité, il néglige une chose aussi essentielle que l’existence concrète
des individus. Or, pour Kierkegaard, la philosophie devrait d’abord et avant
tout servir à nous orienter sur le chemin de la vie pour accomplir notre tâche
existentielle.
Cette tâche ne consiste pas à faire un maximum d’argent pour se payer tous
les plaisirs du monde quand bon nous semble. Chercher uniquement les
jouissances immédiates pour sa propre personne correspond plutôt au degré
le plus bas de l’existence : le stade esthétique. Il faut donc sauter au prochain
niveau : le stade éthique. Ici, l’individu reconnaît l’importance de mener son
existence en conformité avec l’ordre moral auquel il appartient. Or,
l’existentialisme de Kierkegaard, on l’oublie, est avant tout chrétien et ne
peut s’arrêter là : Dieu se trouve bien au-dessus des règles de la vie en
société. Le point culminant de l’existence humaine se trouve donc au stade
religieux, là où l’individu entre en relation personnelle avec le Seigneur en
vertu d’une foi qui transcende la stricte rationalité et la logique courante.
J’entends déjà les agnostiques et les athées rigoler à leur tour devant cette
conception religieuse de la vie. Qu’on se rassure : l’humour éthique n’est
d’aucune manière prosélyte. En fait, le détour par Kierkegaard devient
particulièrement intéressant pour l’humour éthique puisque – fait rarissime
chez un philosophe – il lui accorde une place de la plus haute importance
dans sa pensée. Selon lui, avoir le sens de l’humour dépasse de loin le stade
esthétique et constitue le point de passage entre les stades éthique et
religieux19, postures que je définirai à l’instant.
Même si ce livre relève de la fiction et reflète une image très peu reluisante
de l’industrie de l’humour, on peut bien s’imaginer, en le lisant, comment
certains humoristes peuvent réellement se perdre eux-mêmes dans un milieu
où les excès ainsi que la soif de popularité et d’argent guident l’existence.
Luc Durand, l’ami avec qui il partageait la vedette dans Sol et Gobelet,
décrit ainsi son partenaire de jeu : « Marc c’est un camarade épatant.
Spirituel comme pas un, cultivé, généreux. Je n’ai jamais vu chez personne
autant de qualités du cœur, de sensibilité alliée à un pareil équilibre mental,
à une telle cohérence intellectuelle » (2014). Favreau s’illustre par sa
compréhension des enjeux sociaux et sa volonté d’améliorer la vie
collective. Dans une entrevue datant de 2001 à l’émission Second regard, il
dit essayer
de soulever des questions ou de poser des questions, des interrogations. Y’a pas nécessairement de
réponses. On l’a pas la vérité. […] C’est pas si simple. Mais s’interroger pourquoi on en est rendu
là, pourquoi on agit comme ça, pourquoi y’a telle chose qui fonctionne mal. Le pourquoi des choses,
c’est ça qui est intéressant. C’est de soulever du pourquoi pour que ça fasse avancer les choses.
(2014)
Allô papa. Allô Lélé. Allô papa. Allô Lélé. Allô papa. Allô Lélé. Je peux
m’amuser longtemps avec Éléonore, ma fille de deux ans, à répéter sans fin
ces quelques mots. On se regarde, on se sourit et, parfois, on finit par rire
ensemble à voir évoluer notre « discussion ». L’effet comique, à mon sens, se
fait sentir en raison du contraste entre l’apparent retour de l’identique –
« Allô papa. Allô Lélé. » – alors que, pour nous, chaque occurrence est
toujours différente de la précédente.
Si ce jeu du « Allô papa. Allô Lélé. » peut sembler anodin, il n’en comporte
pas moins une des caractéristiques propres à cet humour éthique que je
cherche à définir : ce qui revient sans cesse dans toute répétition, c’est,
paradoxalement, la différence, le renouveau. Je m’inscris donc ici en faux
contre la philosophie traditionnelle qui, dans son incapacité à se laisser
secouer par ce qui lui échappe et pourrait venir brouiller ses repères, dirait
que le plus important consiste plutôt à identifier ce qui ne change pas dans la
répétition. Elle donne la priorité à ce qui semble être stable et permanent –
autant en nous-mêmes que dans notre compréhension de la réalité autour de
nous. Cette façon classique de faire de la philosophie consiste à vouloir
survoler l’ensemble de la réalité en classant tout dans des concepts très
généraux et étanches. Ainsi, lorsqu’un élément nouveau apparaît, on
s’empresse de l’assimiler à une catégorie que nous possédons déjà ou on le
détruit pour ne pas devoir réviser les vérités auxquelles nous sommes si
attachés.
Constantin quitte alors Berlin pour retourner chez lui où tout est toujours
ordonné de la même façon, à sa satisfaction. Hélas, son domestique a cru bon
de faire un grand ménage pendant son absence et il n’a pas eu le temps de
tout replacer. Tout comme à la farce, il ne trouve pas l’exacte répétition du
même : l’appartement est sens dessus dessous et rien n’est ordonné comme
avant. Kierkegaard nargue ainsi la philosophie traditionnelle jusqu’à la toute
fin de son livre en insistant encore une fois sur l’erreur de ceux qui
s’obstinent à rechercher le toujours-semblable.
Et parmi les mugissements, les sifflements et les cris aigus, le cercueil [éclate] et vomit
d’innombrables rires.
Et [il voit] des milliers de visages d’enfants, d’anges, de hiboux, de fous et de papillons aussi grands
que des enfants, qui [rient], [raillent] et [l’injurient]. (182)
Je me rappelle comment, dès mon plus jeune âge, j’ai appris à rire avec mes
amis des homosexuels (on lançait en riant des formules brutes du type « esti
que t’es fif, man » dès qu’un de nous n’agissait pas selon les standards
conventionnels de la masculinité), des filles (« tu lances comme une fille »,
« tu brailles comme une fille »), des immigrants (on imitait de manière
moqueuse les accents étrangers et on répétait sans gêne les blagues racistes
qui circulaient dans nos familles, à la télévision ou à l’école), etc. Ces
manières de rigoler réitéraient l’idée selon laquelle tout ce qui s’éloigne de
l’étalon homme-blanc-hétérosexuel était en quelque sorte inférieur, risible.
En même temps, une croyance se sédimentait en moi : je devais me
conformer à l’identité dominante à laquelle j’appartenais, je devais
correspondre en tout point à l’idée d’un « vrai » homme. J’évitais ainsi
d’être la cible de moqueries et je me retrouvais, triomphant et en sécurité, du
côté des rieurs. Autrement dit, j’apprenais comment « bien » me comporter
pour être perçu comme une personne « normale » plutôt qu’un
« excentrique » dans le grand jeu des hiérarchies sociales. Le rire, selon
cette dynamique, était une façon de policer les rapports entre nous et avec les
autres pour favoriser le maintien de l’ordre existant.
Une autre observation de Bergson mérite une attention particulière. Pour que
le comique produise ses effets, il doit s’adresser à « l’intelligence pure »
(6), à une « âme bien calme » et « bien unie » (3). Le comique exige ainsi
« quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur » (4). Les
sentiments du cœur – comme l’empathie et la compassion – coupent l’envie
de rire. Si j’ai de l’empathie pour quelqu’un, je serai en effet peu disposé à
me moquer de cette personne. Le comique s’adresse donc à la rationalité et il
provoque le rire seulement si l’on met de côté, au moins pour un moment, nos
émotions. J’entends en écho cette idée de Bergson chez nombre d’humoristes
contemporains qui discréditent les voix qui s’élèvent contre leur humour
brute. Ils reprochent principalement aux « matantes » (pour reprendre l’un
des sobriquets qu’ils confèrent à leurs détracteurs) de sombrer dans la
sensiblerie et de ne pas avoir la finesse d’esprit nécessaire pour comprendre
leur humour. Ne pas saisir leur prétendu « second degré » serait dû, pour
ainsi dire, à un manque d’intelligence et à une trop grande émotivité.
L’objet du rire, pour l’humour éthique, ne se trouve pas dans ce qui semble
inadapté au regard de la normalité. En fait, l’humour éthique voit plutôt la
raideur mécanique dans le fonctionnement de la société elle-même et chez
ceux qui s’y conforment. Pour l’humoriste éthique, le comique apparaît, entre
autres, là où l’on tolère sans protester l’absurdité de la vie sociale
contemporaine. N’est-il pas tristement comique de s’efforcer de suivre la
parade alors que la vie « normale » devient de plus en plus insupportable ?
La planète suffoque en même temps que les individus croulent sous le poids
des obligations d’une société hyper individualiste obsédée par la
surconsommation et la croissance économique. L’étau se resserre du même
coup sur le cœur : l’insensibilité à la souffrance n’est plus momentanée, mais
permanente. Certes, on s’émeut ici et là des difficultés du temps, mais, pour
fonctionner, il faut sans cesse taire les voix de l’empathie et de la
compassion pour répondre, la tête froide, aux exigences de notre société.
L’un des rires éthiques les plus éloquents à cet effet se trouve chez Beckett24.
Dans son roman Watt, le narrateur évoque le rire sans joie, le « rire des
rires, le risus purus, le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisanterie
suprême, bref le rire qui rit – silence s’il vous plaît – de ce qui est
malheureux » (Beckett 1968 : 49). Or, ce qui est malheureux, maintenant,
c’est la mécanisation à grande échelle de nos rires et de nos vies, c’est
l’humour réduit au stade de marchandise. Le risus purus évoqué par Beckett
arrive à rire de ces rires conventionnels en s’exprimant comme leur image
inversée : il n’est pas ostentatoire comme le rire recherché par l’industrie,
mais silencieux et invisible. Il n’est pas conformiste, mais critique.
À mon sens, c’est la pièce Fin de partie de Beckett qui fait résonner le plus
vigoureusement ce rire qui rit du rire. La déformation des personnages et leur
inaptitude à rire ensemble reflètent ce que nous sommes devenus : des
clowns sombres incapables de s’abandonner à la puissance éclatante du rire,
inaptes à dialoguer entre eux et aux prises avec une réalité aberrante. En
effet, dans cette pièce de théâtre, le rire est toujours réprimé, coupé, forcé,
incohérent. Les rires restent bloqués ou n’arrivent que très mal à s’exprimer.
Par exemple, Nagg et Nell – deux personnages âgés vivant chacun dans une
poubelle – rient ensemble, une seule petite fois, en évoquant le souvenir d’un
accident qu’ils ont eu en tandem. Plus ils précisent leur souvenir, moins ils
rient fort, jusqu’à dire, finalement, qu’ils ont très froid, qu’ils gèlent et qu’ils
veulent rentrer (Beckett 1957 : 29). Sinon, les autres personnages rient seuls,
laissant leur interlocuteur impassible. Tout indique que le rire est réduit à
quelques vociférations décalées qui semblent n’avoir aucune cause réelle ou
compréhensible. Par exemple, ni Hamm ni Clov, le maître incapable de
sortir de sa chaise et son serviteur, ne parviennent à trouver ce qui fait
rigoler ce dernier :
Hamm : À plat ventre pleurer du pain pour son petit. On lui offre une place de jardinier. Avant
d’a… (Clov rit.) Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
Clov : Une place de jardinier !
Hamm : C’est ça qui te fait rire ?
Clov : Ça doit être ça.
Hamm : Ce ne serait pas plutôt le pain ?
Clov : Ou le petit. (1957 : 79-80)
Ce qui devrait être le signe distinctif de l’humain – « Parce que rire est le
propre de l’homme » (Rabelais 2010 : 17) – n’arrive plus à avoir de sens, à
être pleinement vécu entre les personnages. Ceux-ci nous renvoient à une
vision à la fois sombre et lucide de notre réalité : nous sommes de plus en
plus semblables à des choses, à des objets. Les qualités et les forces qui
nous caractérisent en tant qu’humains – comme l’humour et le rire –
s’effritent au point de disparaître. La raideur de notre existence contraste
avec l’idée d’une vie épanouie.
Le rire dans la pièce Fin de partie met en évidence à quel point la société
est loin de la réconciliation avec l’individu, de l’harmonie, d’une vie juste.
En même temps, un espoir fragile subsiste : en réveillant le rire qui rit du
rire, le rire à l’endroit de ce que la société est devenue, Beckett veut la
rendre moins dure, moins pénible. L’emprise de la mécanique sociale sur nos
vies s’adoucit par le rire silencieux de Beckett. Au milieu des ruines
humaines et des rires à gorges serrées, il reste encore un surplus possible, ne
serait-ce que sous la forme d’une litote : « Je n’y tiens pas ». Autrement dit,
« je tiens » très fort à la possibilité d’un humour éthique capable de
provoquer des rires à gorges déployées.
CHAPITRE 10
LE SÉRIEUX PAS SI SÉRIEUX DE LA
PHILOSOPHIE : LE CLOWN ET LE
PHILOSOPHE
Pour le clown, tout se joue dans les mouvements de son corps en interaction
directe avec l’environnement où il se trouve, dans la sensibilité sans cesse
renouvelée de son rapport quasi immédiat aux objets et aux personnes autour
de lui. L’exemple emblématique de Patch Adams, le docteur-clown qui
travaillait auprès des enfants, me vient à l’esprit. Dans une scène classique
du film où Robin Williams incarne le fameux docteur, on le voit, au grand
bonheur des enfants, trafiquer l’usage habituel des instruments autour de lui :
un gant médical, placé sur sa tête, devient une crête du coq, des bassins de lit
sont portés comme un chapeau et des souliers trop grands, etc. Du tohu-bohu
hilarant produit par Patch Adams se dégage une douce ironie à l’égard de la
figure du médecin. Florence Vinit, professeure en psychologie à l’UQAM et
clown thérapeute en centre d’hébergement, souligne comment l’art
clownesque peut participer, même dans les situations douloureuses, à la
création momentanée d’un monde commun dans lequel la distance entre les
personnes « n’obéit plus au cadre hiérarchique, mais au rythme affectif de la
relation » (Vinit 2010b : 208). Chaque fois, c’est la singularité de la
personne en résonance avec celle du clown qui est célébrée (208). Le travail
du clown repose sur une ouverture physique et affective à la part inusitée et
improvisée de chaque rencontre. Sa gestuelle et ses blagues se distinguent
ainsi des techniques générales que l’on pourrait maîtriser tous de la même
manière (Vinit 2010a : 12-13).
En dépit de tout ce qui semble les opposer, quelque chose relie le clown et
le philosophe traditionnel. Jacques Lecoq décrit le clown — ou un certain
type de clown — comme celui qui peut fait rire en raison de « l’échec de sa
présentation » (Lecoq 1997 : 154)26, c’est-à-dire qu’il provoque l’hilarité en
ratant une tâche difficile ou un exploit qu’il devrait pouvoir réaliser. Le
clown « est celui “qui prend le bide” » (155), c’est-à-dire celui qui échoue
devant tout le monde. Cet art, qui demande une grande habileté, ne revient
pas à faire des actions strictement loufoques et malhabiles. Prenons
l’exemple d’un clown jongleur. Il arrive avec ses balles et se prépare à nous
faire la démonstration de son expertise. Gonflé d’un orgueil enfantin, il
s’élance et arrive à tenir quelques secondes. Bien vite, il met un pied dans un
seau qui traînait tout près et il perd l’équilibre. Il tombe à la renverse en
recevant sur la tête la balle qu’il avait lancée le plus haut.
Les mérites du rire ne sont-ils pas vantés dans à peu près tous les milieux,
même par les plus puissants ? Le rire rendrait les équipes de travail plus
performantes, donnerait l’impression d’adoucir les hiérarchies, il
dédramatiserait la misère collective et ferait de nous des humains mieux
adaptés à notre environnement. Le rire est devenu un produit naturel de santé
en vente libre. On le voit comme un remède miracle à la morosité du présent.
On le prescrit partout et nous acquiesçons de plus en plus au devoir de
rigoler à la moindre occasion. Pour une petite dose rapide de rire, Netflix
offre désormais une section spéciale pour ses abonnés : « Petits extraits.
Grands rires. […] votre guichet unique pour les vidéos les plus hilarantes
sur Netflix ». Quoi de mieux qu’une rigolade expéditive pour se redonner un
peu d’énergie ? La tendance se confirme aussi par les apparitions
innombrables d’humoristes sur toutes les plateformes culturelles, les rires
surfaits des animateurs de radio, les rires forcés sur les plateaux de
télévision, les rires commandés par émoticônes sur les réseaux sociaux ;
cette imposition du rire finit par se sédimenter en nous. On nous dit qu’il faut
rire sans cesse, on ressent très souvent le besoin de rire et une offre sans
précédent de produits humoristiques se trouve partout sur le marché. MDR :
l’humour obéit dorénavant au domaine du bien et de l’utile au sein du
capitalisme.
Comme le dit Adorno, le « besoin est une catégorie sociale » (2011b : 125).
Même si manger et se vêtir, par exemple, semblent être des besoins
strictement naturels, « c’est l’histoire tout entière qui est reflétée » (125)
dans notre manière de les combler. Notre rapport à la nourriture et aux
vêtements est nécessairement médiatisé par la réalité sociale dans laquelle
nous nous trouvons. Ainsi, nos besoins sont aujourd’hui façonnés et fixés par
la sacralisation de la croissance économique, par la surconsommation
incessante. Le ventre du capitalisme réclame d’être gavé de portions toujours
plus grandes et il n’est jamais rassasié. Cet appétit insatiable influence
significativement notre mode d’existence au quotidien. Nous travaillons à un
rythme effréné pour combler nos besoins et, pourtant, jamais nos besoins ne
sont vraiment satisfaits.
Après avoir dévoré devant mon ordinateur un repas cuisiné trop rapidement
avec des aliments à bas prix et de piètre qualité, j’ai le ventre plein, mais je
peux me questionner sur la manière de satisfaire ma faim. Il en va de même
quand je mange régulièrement dans des restaurants onéreux en oubliant que,
derrière le mur du fond, ce sont souvent des personnes issues de
l’immigration qui font ma vaisselle pour un salaire ridicule jusqu’à minuit.
C’est encore la même chose pour l’offre immense de la mode jetable :
pourquoi renouveler son ameublement simplement parce qu’il n’est plus au
goût du jour ? Des questions persistent aussi lorsque je me procure trois
nouveaux vêtements de marque Lululemon alors que ma garde-robe déborde
et que je croise, à la sortie du magasin sur la rue Sainte-Catherine, une
personne qui grelotte sur le trottoir en demandant un peu de monnaie. Ces
exemples n’ont rien de banal et ils ne représentent aucunement l’ordre
naturel des choses : ils parlent plutôt de manière criante du contexte
sociohistorique actuel où l’individu-consommateur en veut toujours plus,
sans jamais en avoir assez.
Je comprends que les humoristes de métier, coincés comme à peu près tout le
monde par les exigences de la société capitaliste, n’ont pas le choix de
vendre leur salade, de trouver le moyen de générer des profits, d’avoir ce
qu’il faut pour vivre le plus dignement possible. Cela oblige-t-il de placer la
quête obstinée de richesse et de gloire commerciale au cœur même de la
démarche artistique ? Est-ce nécessaire de soumettre l’humour à ce point aux
publicitaires, au bon vouloir des producteurs et à tout ce qui cadre avec le
sens commun le plus banal ?
Sans toutefois proscrire toute forme de carrière, l’humour éthique invite les
humoristes à une audace similaire, à oser du nouveau, à défricher des
avenues artistiques pour que l’utilité de l’humour ne se mesure pas seulement
par sa capacité à nous apaiser au milieu d’une organisation sociale
révoltante.
Que ce soit entre collègues lors d’un cinq à sept ou à la pause entre deux
quarts de travail, qui n’a jamais rigolé en cachette de son patron avide de
pouvoir ou de toute autre personne qui abuse de son statut ? Cet humour qui
surgit en coulisse peut devenir émancipateur lorsqu’il libère une parole
autrement censurée par la présence et la surveillance des personnes en
situation d’autorité, c’est-à-dire celles qui disposent des moyens d’exercer
des représailles lorsqu’on ne se comporte pas comme elles l’exigent (renvoi,
intimidation, perte de privilèges, affectation à des tâches déplaisantes et
ainsi de suite). Dans le livre La domination et les arts de la résistance :
Fragments du discours subalterne, le politologue américain James C. Scott
parle des lieux d’élaboration de ce type de discours « caché » à travers
l’histoire ; il montre que le consentement à la domination mis en scène sur la
place publique par les personnes vivant de l’oppression donne lieu,
lorsqu’elles se retrouvent entre elles, à des plaisanteries « permettant […]
d’émettre une critique insidieuse du pouvoir tout en demeurant à l’abri »
(Scott 1992 : 13). En effet, les rires cachés, lorsqu’ils viennent d’un groupe
ou d’une culture opprimée – les femmes, les personnes racisées, les
personnes en situation d’itinérance, etc. –, permettent de partager enfin
l’indignation et les difficultés vécues personnellement et collectivement,
mais généralement invisibilisées par la peur des conséquences ou
simplement par la nécessité de tirer son épingle du jeu. Certes, ces rires ne
changent pas immédiatement la situation, mais ils peuvent éventuellement
faciliter une prise de parole publique ou fomenter des mouvements collectifs
pour faire bouger les choses. À tout le moins, ils permettent de conserver un
minimum d’autonomie et de dignité dans une société hyper hiérarchisée.
Bref, les rires cachés servent un besoin d’émancipation contraire aux vœux
des dominants qui, aujourd’hui comme au Moyen Âge, tolèrent bien mal les
rires qui échappent à leur contrôle.
Dorénavant, les coachs de vie fourmillent dans le monde des affaires pour
camoufler cette contradiction propre au travail salarié en vendant à fort prix
l’idée du développement personnel au sein même des entreprises. La
motivation des coachs n’est pas de changer véritablement notre rapport au
travail ni même de revoir sérieusement les conditions de travail. Les clés de
l’émancipation, selon eux, sont la méditation sur l’heure du lunch, la capacité
de vivre le moment présent et de baigner dans la pensée positive. L’employé
approfondira, nous dit-on, son niveau de conscience et deviendra la
meilleure version de lui-même tandis que le coach et le chef d’entreprise
rempliront leurs poches tout en s’attribuant le rôle de bons samaritains. Les
humoristes éthiques ont de quoi s’esclaffer !
Même s’il y a des tonnes d’absurdités aussi risibles que celle des marchands
de bonheur au sein du capitalisme, une large part de l’industrie du rire utilise
le recours à l’incongruité comme une simple technique à insérer dans des
récits complètement banals. Plutôt que d’imaginer une manière inédite
d’exposer les incohérences sociales, plusieurs professionnels de la blague
discutent de sujets mille fois visités – leurs enfants, leur relation de couple,
les gens jugés stupides, etc. – en appliquant différents procédés
humoristiques susceptibles de créer l’incongruité : la comparaison,
l’exagération, la règle de trois (l’énumération de deux choses qui vont
ensemble puis d’une troisième qui brise la suite logique), etc. Les exemples
abondent dans les numéros d’humour convenu : « c’est rendu que les
intolérants au gluten sont plus à la mode que les couples. Pis dans les deux
cas, moi, les deux me donnent des gaz » (Philippe Laprise) ; « Avec le
clonage, on peut faire deux moutons exactement pareils. Intéressant. Mais
j’me demande pourquoi, au Canadian Tire, on est pas capable de me faire
deux clés identiques ! » (Mario Jean) ; « Les hommes, vous êtes comme des
fleurs : vous communiquez pas, vous fanez vite pis des fois, vous avez des
bibittes » (Jean-Michel Anctil déguisé en Priscilla). Dans ces exemples,
l’effet de surprise est efficace, mais reste vain. Il produit du rire et attire les
foules, sans plus. La compréhension habituelle de la réalité reste indemne.
À force de voir le monde consommer en série ce genre de blagues, je crains
qu’on en vienne à oublier ce qu’un regard humoristique plus affûté sur la
société peut provoquer : un déplacement du regard vers de nouvelles
perspectives, une autre manière de voir le caractère aberrant de ce qui
reproduit la souffrance sociale et une capacité à déceler ce qui sonne faux
dans notre rapport habituel à la réalité. Les incongruités qui relèvent de
l’humour éthique cherchent au-delà des rires à déstabiliser le public tout en
renonçant aux dénouements heureux et aux solutions évidentes.
L’animateur revient ensuite à Yannick pour lui poser une question sur la
genèse de son organisme. Yannick place à peine quelques mots et Jérémy
l’interrompt : « Moi, y’a fallu que je trouve une image de la Terre avec un
symbole de peace sur Internet. […] Pas évident » ! Judith prend ensuite la
parole pour témoigner de son engagement : « Moi aussi, ça m’a
bouleversé… Des migrants, des gens qui ont pu de pays. Fallait que je fasse
queq’chose pour eux autres. […] Tsé, on sait jamais dans quoi on
s’embarque quand on décide de s’impliquer dans l’humanitaire, mais c’était
un appel intérieur plus fort que moi ». L’animateur lui demande alors ce
qu’elle a fait. Elle répond, fière d’elle-même : « J’ai liké le statut de
Jérémy ». « Donc, en gros », répond l’animateur, « ce que vous avez fait pour
les migrants, c’est que vous avez bougé votre souris de trois à quatre
centimètres ». Elle répond alors : « Oh ! Je l’aurais bougé de six centimètres
si y’avait fallu ». À la fin de l’entrevue, Jérémy s’exclame sur un ton plein
d’espoir : « On va changer le monde » ! Belle métaphore de notre
propension à surestimer notre engagement social, un clic à la fois.
Cela dit, l’humoriste éthique ne communique pas non plus une forme de
consolation banale, d’espoir naïf. Lorsque l’humoriste-coach-de-vie Jérémy
Demay, accompagné d’une musique sentimentale que je crois avoir déjà
entendue dans un ascenseur, fait une tirade convenue sur le fait « que ça
finira pu de bien aller » dès que nous trouverons – individuellement, bien
sûr – le bonheur à l’intérieur de nous et que nous serons enfin authentiques
(2016), nous sommes à des années-lumière de l’humour noir et éthique31.
L’humoriste éthique n’infantilise pas son public, il ne lui chante pas de
berceuse pour le rassurer et lui dire qu’au fond tout va bien, qu’il n’a pas à
s’en faire, que tout est OK. En fait, ses performances et ses textes sont
souvent plutôt angoissants, exigeants ou sinistres même. L’humour éthique
nous laisse avec le sentiment que le monde tourne carré, qu’il faut que ça
change. Autrement dit, il nous invite à réfléchir, à nous responsabiliser pour
améliorer notre sort.
Effectivement, même dans les situations les plus sombres de ses récits, aux
moments les plus incongrus, Kafka insère des détails grotesques ou
comiques, qui se multiplient et renversent l’interprétation tragique que nous
serions tentés d’en faire. Prenons, à titre d’exemple, les premières pages du
Procès où le côté joueur de Kafka se mêle à une scène des plus inquiétante.
K. se fait réveiller dans sa chambre par deux gardiens. Ils viennent
l’appréhender sans lui expliquer les motifs de son arrestation. Cette
intervention vient complètement bousculer la routine de celui qui devait se
rendre, comme à l’habitude, travailler à la banque. Les gardiens, en dépit de
leur caractère troublant, ressemblent sous certains aspects à des personnages
ridicules ou burlesques avec leurs uniformes semblables à des « costumes de
voyage » avec « toutes sortes de rabats, de poches, de brides, de boutons »
(Kafka 1983 : 27). L’un des cerbères, avec une « extrême bonhommie », ne
cesse de heurter K. avec son gros ventre. La corpulence du gardien,
d’ailleurs, ne va pas du tout avec son « visage sec et osseux, pourvu d’un nez
fort et tordu » (30). K. en vient même à se dire qu’« il est vrai qu’on pouvait
considérer tout cela comme une plaisanterie ; comme un gros canular
organisé, pour des raisons insoupçonnées, peut-être parce que c’était le jour
de son trentième anniversaire » (30). Trois collègues de la banque se mêlent
ensuite à la scène et semblent sortir tout droit d’une farce : « Rabensteiner,
raide et gesticulant ; Kullich, le blond aux yeux caves ; et Kaminer, qu’un tic
nerveux fait sourire de façon insupportable » (42). Finalement, K. rejoue ces
événements pour sa voisine, mademoiselle Bürstner, qui l’écoute « en riant »
(56).
D’ailleurs, dans plusieurs de ses textes, l’auteur place le lecteur devant l’une
des plus troublantes et inquiétantes incongruités du temps présent : si nous
avons le sentiment que la justice nous échappe, ce n’est pas parce qu’elle
vient du ciel ou d’un quelconque « ailleurs », mais parce qu’elle est entre les
mains d’administrateurs grotesques et farfelus et parce qu’elle est régie par
des bouffons. Or, si la justice se trouve bien en ce monde et nulle part
ailleurs, elle ne peut être laissée, comme on l’accepte le plus souvent, entre
les mains de personnages ridicules.
Chaplin est, selon Adorno, un tigre végétarien toujours prêt à sauter sur une
victime pour la déchiqueter sans jamais faire réellement de mal à personne
(60). L’humour éthique de Chaplin trouve en effet son caractère salvateur
dans sa proximité mimétique avec la férocité. Chaplin n’humilie pas Adorno
même s’il rit de lui : il révèle d’abord et avant tout des dynamiques sociales
qui nous touchent tous à différents degrés. Face à la mimétique de Chaplin,
Adorno voit bien que son malaise trouvait sa source dans ce qui pourrait être
autrement : les comportements surdéterminés socialement et la mécanique
des codes établis.
La mimésis veut ainsi montrer comment les choses sont, tout en exprimant
quelque chose de plus que le langage philosophique n’arrive pas encore à
dire. Adorno reprend en ce sens un jeu de mots de Beckett : en montrant
comment c’est, la mimésis fait commencer l’expression de quelque chose
d’autre, elle imite ce qui n’est pas commencé encore, mais qui, d’une
certaine manière, pourrait ou devrait arriver (Adorno 2011a : 309). Pour ce
faire, elle ne reproduit pas un monde idyllique où tout va pour le mieux. Elle
n’est pas non plus une imitation photographique du malheur. La mimésis
expose plutôt avec exactitude et créativité l’image négative de la société en
donnant une certaine éloquence à ce qui est négligé, à ce qui est laissé sans
voix ou évacué par le sens commun dominant : nos comportements rigides, la
misère engendrée par le capitalisme, la situation des personnes âgées, etc.
L’humour éthique montre les brèches de ce monde durci. Il commence à
ébranler le bloc idéologique où chacun est considéré comme un simple
moyen pour arriver à des fins aussi insensées que la multiplication des
profits pour quelques-uns.
Comment penser l’émancipation par l’humour lorsque cet humour est sans
ressort et s’érige en tant que norme, lorsqu’il prend à peu près toute la
place ? Pour essayer de répondre à cette question, je m’inspirerai, pour
l’appliquer ensuite à l’humour, du concept d’expériences éthiques fugitives
du penseur américain Jay Bernstein (Bernstein 2001 : 447). Son constat de
départ prend source dans une réflexion d’ordre éthique : avec Auschwitz et
les nombreuses horreurs humaines que la pensée moderne n’a pas su
prévenir – des injustices climatiques jusqu’à la crise des migrants –, notre
époque rend caduque toute ligne morale universelle et positive. C’est-à-dire
qu’on ne peut plus, à la manière des grands penseurs des siècles passés,
prescrire comment chacun devrait se comporter pour bien agir. Comment
encore prétendre sérieusement qu’une seule théorie politique ou morale
pourrait servir de modèle universel pour l’ensemble de la planète ? Cette
position, bien évidemment, ne tient pas la route. Pourtant, la morale libérale
et capitaliste – qu’on a adoptée collectivement sans trop le savoir – prétend
encore être le nec plus ultra de l’évolution humaine. Elle s’impose partout à
travers la planète et nous pousse de plus en plus vite au bord du gouffre. Les
solutions de rechange ne sont pas plus reluisantes. Marx, par exemple, a
élaboré une théorie à peu près impeccable pour renverser la vapeur, mais,
comme on le sait tous, en pratique, les choses ont mal tourné presque partout.
Pourtant, Marx lui-même disait ne pas être marxiste, dans le sens où il ne
souhaitait pas voir le marxisme devenir, comme ce fut malheureusement le
cas, une forme de politique orthodoxe. Pour demeurer fidèle à l’esprit initial
du marxisme, la démarche révolutionnaire doit toujours rester ouverte à sa
propre transformation et à son autocritique (Derrida 1993 : 145).
Autrement, l’humour éthique fugitif peut apparaître sur scène, au sein même
des comportements convenus à partir desquels l’industrie du rire fonctionne
à plein régime. Je pense au spectacle Nanette dans lequel l’artiste
australienne Hannah Gadsby déconstruit elle-même la forte tendance des
humoristes à humilier les autres ou à s’humilier eux-mêmes pour mousser
leur carrière. Comment oublier la clarté de la distinction qu’elle suggère
entre humour, humilité et humiliation ?
I built a career out of self-depreciating humor. That’s what I’ve built my career on. And… I don’t
want to do that anymore. Because, do you understand what self-deprecation means when it comes
from somebody who already exists in the margins ? It’s not humility. It’s humiliation. I put myself
down in order to speak, in order to seek permission… to speak. And I will simply not do that
anymore. (2019)
Elle dit vouloir quitter le monde de l’humour puisqu’elle ne s’y reconnaît
pas, puisqu’elle n’est plus à l’aise de naviguer en conformité avec ses
normes, ses comportements attendus, ses tendances lourdes. Voilà une
contradiction humoristique qui sort des sentiers battus : annoncer ne plus
vouloir faire d’humour devant une salle bondée de personnes venues
expressément pour rire un bon coup de blagues convenues, comme à
l’habitude. L’humour de Gadsby déstabilise par la place qu’elle ose
accorder à la colère entre deux moments de rigolades. Rien à voir avec la
gaîté de commande habituelle des humoristes. Étant une forme de résistance
exceptionnelle face aux tendances lourdes de l’industrie, Nanette offre un
exemple fort de l’humour éthique fugitif.
Des résistances se dressent face aux rires des femmes et, plus
particulièrement, aux rires féministes. Ceux-ci résonnent aujourd’hui avec
plus d’insistance, mais les femmes n’ont pas fini d’en découdre avec une
tendance masculine aussi déplorable que tenace : accaparer le vaste domaine
du rire et de l’humour, comme si les femmes, par nature, étaient moins
drôles. L’humour éthique doit poursuivre les efforts déjà bien entamés qui
pourraient nous amener à dépasser cet état de fait.
La documentation sur ce sujet très précis n’est pas abondante. J’ai donc tenu
ma propre enquête en 2010 dans le cadre de ma maîtrise en science
politique32 en menant des entrevues semi-dirigées d’environ une heure trente
avec cinq femmes33 engagées dans la lutte féministe, que je remercie encore
aujourd’hui pour leur générosité. À l’époque, toutes ces femmes rencontrées
étaient étudiantes (du baccalauréat au doctorat), mais n’appartenaient pas aux
mêmes courants du féminisme. Certaines se disaient solidaires du féminisme
en général tandis que d’autres revendiquaient plus précisément une position
poststructuraliste ou matérialiste. Peu importe leur allégeance, ces femmes
ont tenu des propos qui restent criants d’actualité.
D’abord, Catherine raconte que, d’une manière générale dans les milieux
progressistes, les hommes saisissent « la petite mini ouverture, le petit
silence pour faire une joke qui fait rire tout le monde » afin de consolider
« une sorte de leadership doux », ce qui revient à dire qu’ils restent au
pouvoir. Ils vont aussi, « par l’humour, critiquer l’extérieur : la société
patriarcale. Mais ils ne vont jamais déconstruire leurs propres
comportements dominants. Surtout pas par l’humour. Ils vont surtout s’en
servir pour renforcer leur statut d’homme ». Les hommes en appui aux luttes
féministes en arrivent parfois à croire qu’ils ont atteint un stade où ils n’ont
plus besoin de s’interroger sur leur manière de rire et d’agir. En cela, ils se
trompent. L’humour, à ce moment-là, est le symptôme d’un certain
aveuglement involontaire. Comme le dit Simon Critchley, « si l’humour te dit
quelque chose sur qui tu es, ce peut être un rappel que tu n’es peut-être pas la
personne que tu voudrais être » (2004 : 76).
D’autre part, toutes les femmes interviewées s’entendent avec Cassandre
lorsqu’elle affirme : « Avec l’humour, ça devient beaucoup plus difficile de
nommer ou [de dire] que c’est dérangeant. [Un homme] peut toujours se
rabattre sur le fait que c’est de l’humour, que c’était une blague et que c’est
toi le problème là-dedans. […] L’humour, utilisé à mauvais escient, force le
silence ». La fameuse formule « c’est juste une blague » nuit à l’humour. Elle
sert trop souvent à niveler l’injure ou le mépris et révèle, du même coup, à
quel point le sentiment de malaise vécu par les femmes n’est pas perçu à sa
juste mesure par les hommes.
S’il arrive qu’ils soient plus sensibles aux effets paternalistes de certains
rires, il est encore rare de les voir s’activer pour changer les choses. Par
exemple, peu se risquent à dénoncer une blague sexiste. Pour la vaste
majorité des hommes, refuser tout simplement de rire devant une blague en
contradiction avec les valeurs féministes qu’ils disent défendre est très rare,
surtout en situation de non-mixité (c’est-à-dire « juste entre boys »). Comme
le dit Marie-Anne, quand il est question d’humour, les hommes semblent
habités par « la peur de briser la solidarité entre eux et de ne plus faire
partie de la gang de gars. Et ça, des fois, ça nous laisse seules par rapport à
la dénonciation ». L’impératif moral très en vogue de devoir rire de tout
semble malheureusement l’emporter sur la position d’allié revendiquée par
certains hommes. Pourtant, dans bien des cas, « rire de tout » revient, en fait,
à rire de bien peu de choses : les stéréotypes qui divisent les hommes et les
femmes, les corps différents des modèles filiformes, la stupidité des uns et
des autres, les gens qui conduisent mal, etc. Ce sont toujours les mêmes
bêtises visant les mêmes cibles que la culture patriarcale répète comme un
disque usé.
Souvent, la difficulté à nommer et à critiquer l’humour au service de la
domination vient de ce que l’on répugne à rompre une ambiance décontractée
placée sous le signe du rire ; chez les hommes, comme on vient de le voir, il
y a la peur d’être le dissident du boy’s club ; chez les filles, c’est plutôt la
crainte – justifiée en grande partie par des stéréotypes tenaces — de passer
pour une « castratrice ». Marie-Anne analyse ainsi la problématique, vue
d’une expérience personnelle :
Ça me rend profondément mal à l’aise, mais je n’ai pas été capable de répondre à cet humour
[sexiste] de façon humoristique. Je suis intervenue de façon très émotive, moralisatrice à la limite.
Je n’ai pas été capable de répondre sur le même registre. […] Je ne trouve pas ça drôle de rire de
caractéristiques super typées. Je suis profondément intolérante de l’humour ou des affirmations de
sens commun qui maintiennent ça. […] J’ai l’impression que, parce que j’ai cassé l’humour, je
devais légitimer mon intervention. […] Moi-même, j’ai plein de commentaires qui continuent d’être
racistes ou homophobes parce que je ne peux pas dépasser ce que je suis comme individu, mais je
pense que c’est à nous d’être capables d’être critiques de ça. C’est vrai que ça passe souvent sous
le couvert de l’humour.
C’est ce que les membres du Comité femmes GGI (Grève générale illimitée)
ont fait, comme je l’ai mentionné dans un chapitre précédent, avec leurs
pancartes qui reprenaient les slogans sexistes de certains humoristes bien
connus. Ce geste courageux a d’ailleurs titillé Guy Nantel, qui a cherché à
les remettre à leur place par un tweet typique d’un humour paternaliste et
antiféministe : « Voyons donc, manifester contre les gens qui t’aident
#BandeDeNouilles » (Delvaux et al. 2014 : 139). Nantel est à cet égard une
belle illustration d’un humour qui se présente comme subversif alors qu’il se
limite à ressasser les mêmes stéréotypes dépréciateurs concernant les
femmes. Il cherche à invalider l’expression d’une parole humoristique et
féministe susceptible de transformer notre façon de percevoir les injustices
que l’idéologie dominante nous vend comme s’il s’agissait d’une situation
naturelle et indépassable.
Or, les Innus de Pakuashipi n’ont pas encore dit leur dernier mot ; parmi les
manifestations de leur résistance, et à travers leur littérature orale, émerge
une impressionnante analyse humoristique du monde blanc (67). Savard en
sera un témoin privilégié alors qu’il assiste au grand récit comique de
Kamikwakushit, entendu de la bouche du « vieux Pien Peters » (28) qui
provoque de francs éclats de rire au sein de sa communauté.
L’humour trouve ici son utilité non pas pour répondre seulement à un besoin
de divertissement – comme c’est souvent le cas au sein de l’industrie du
rire – mais aussi à la nécessité de résister pour panser les blessures et pour
construire des ponts entre nous. Comme le dit la poète innue Marie-Andrée
Gill,
après avoir parlé de traumas et de quêtes identitaires, nous sommes rendus à utiliser l’humour,
l’ironie et le sarcasme […]. Notre créativité est incroyable, mais nous sommes encore timides
quand il s’agit de pleinement être qui nous sommes avec l’autre. Mais nous arrivons de mieux en
mieux à nous affirmer. (Picard 2022)
Il importe, à mon sens, de prêter une oreille attentive à cet humour qui
communique quelque chose d’essentiel sous une forme souvent inédite et
dérangeante.
je t’aime bien
parce que tu
ne parles
jamais
trop fort
tu inspires
ce que j’expire
tu expires
ce que j’inspire
non
je crois
qu’il faut dire
Sur un ton tout aussi satirique, la protagoniste parle plus loin de sa relation
avec Ivory, une mère « hippie riche » dont la fille suit des cours de ballet
avec son enfant. « Censée l’aimer » en raison de « ses valeurs plus ou moins
libérales – genre elle se préoccupe de l’environnement, allaite ses enfants et
fait l’école à la maison » (98), elle la trouve insupportable. Elle raconte
avec une exaspération qui fait sourire comment Ivory « papillonne » dans la
salle d’attente avant le cours pour faire un « chignon serré » à toutes les
filles : « un certain lundi, elle a prononcé les mots “chignon serré” 38 fois
en 16 minutes » (99). Par la suite, Ivory lui demande si elle souhaite
apprendre à faire elle-même des chignons serrés à sa fille. « Non », répond-
elle aussitôt. La demande suscite tout de même une petite remise en
question : « la façon très intentionnelle dont j’ai vécu ma vie jusqu’ici me
garantit que je ne me retrouverai jamais dans une situation où je devrai
savoir comment faire un chignon serré », mais, en même temps,
elle n’a pas tort. Si mon enfant se faisait effectivement pousser les cheveux et qu’elle voulait
effectivement un chignon serré je serais probablement dans les toilettes en train de rechercher des
tutoriels de chignon serré sur YouTube. […] Juste cette semaine je me suis retrouvée dans les
toilettes à googler « jeux auxquels jouent les gens blancs dans les fêtes d’anniversaire » (et ensuite
j’ai appris à omettre « blancs » parce que les Blancs se prennent eux-mêmes pour des fêtes
d’anniversaire). (100)
Exempt de culpabilité. Sans caféine. Sans alcool. Sans OGM. Sans polychlorobiphényle et non testé
sur les animaux et exploite pas d’enfants probablement ! C’est bio-fucking-logique. Les bleuets et
le sirop d’érable c’est deux choses que les Nishnaabeg se sont fait voler et des fois, les choses
nishnaabeg volées c’est mieux que pas de choses nishnaabeg du tout !!! C’est la réconciliation ! La
liberté dans une bouteille ! Je me suis saoulée au kombucha et là, je délire. (94-96)
Bien que Leanne Betasamosake Simpson écorche dans son texte les travers
de la culture colonisatrice des Blancs, le message sous-jacent se traduit par
une invitation au dialogue pour toutes les personnes habitant la « terre-
promesse-brisée » (68) sur laquelle nous nous trouvons. Comme l’autrice le
dit dans l’introduction d’Une brève histoire des barricades, « raconter des
histoires est une pratique qui génère une diversité de sens et de
significations. C’est une pratique empreinte d’une profonde relationnalité qui
consiste non pas à observer quelque chose, mais à observer avec cette chose,
à regarder à travers son prisme à elle, à réfléchir ensemble » (Betasamosake
Simpson 2022 : 28-29).
Lorsque, de son côté, Sara apprend son imminente grossesse, elle est tout
aussi étonnée et elle rit
devant l’invraisemblance de la situation et, sans doute, se moque-t-elle largement d’elle-même,
nonagénaire décrépite, femme éprouvée par la vie […]. Elle rit cependant de l’annonce comme
d’une bonne plaisanterie. (Melchior-Bonnet : 20)
Dans son premier spectacle, Du bruit dans le cosmos, Fortin nous apprend
que la NASA, à la fin des années 1970, a envoyé deux sondes dans l’espace
avec des objets qui représentent l’humanité – musique de Beethoven, des
photos d’animaux et celle d’un monsieur qui mange un grilled-cheese (!) –
au cas où des « extraterrestres curieux » voudraient apprendre à connaître
les terriens. Selon l’humoriste, la NASA a menti : « On a fait un résumé de la
terre en oubliant de parler de ce qui se passe pour vrai ». En effet, comment
présenter l’humanité contemporaine sans parler de ce qui détermine presque
l’entièreté de nos vies, c’est-à-dire l’argent ? En simulant un immense
malaise, et sur un ton désespéré, se tenant les joues à deux mains, Fortin tente
de combler la lacune :
Mais bon, l’argent. […] Ils auraient pu au moins essayer de l’expliquer aux extraterrestres. Faire
comme, coucou les extraterrestres, nous ici sur la terre, on est ben blood mais là… on s’est mis
dans la marde. Parce qu’on a commencé à jouer à un jeu. Un osti de gros jeu, à l’échelle de la
planète Terre, tu nais, tu joues. Le but du jeu, c’est de faire le plus d’argent possible. En fait, de
faire assez d’argent pour pas qu’on te sacre en dehors du jeu. L’argent… l’argent c’est le temps ?
Le temps des gens auquel on accorde une certaine valeur. Mais le temps de certaines personnes
vaut beaucoup plus que le temps de d’autres, et ça, c’est complètement aléatoire, parce qu’il y a
des gens qui sauvent des vies, qui font moins d’argent que des gens qui jouent au baseball. LE
BASEBALL… ça c’est un jeu, DANS le jeu… Oh pis fuck off c’est trop compliqué, on n’explique
pas l’argent. (Du bruit dans le cosmos)
Dans Mes sentiments, son deuxième spectacle, Fortin aborde un thème dont
j’ai parlé dans un chapitre précédent : l’« utilité ». Selon elle, la grande
raison pouvant expliquer pourquoi, aujourd’hui, « 100 % des gens sont
stressés »,
c’est que tout le monde doit se trouver quelque chose à faire pour être utile et faire de l’argent.
Faut être utile. On est stressés de faire quelque chose. Faut faire quelque chose absolument. C’est
sûr c’est stressant, faut faire quelque chose. Pour être utile. Et quand on n’est pas en train de faire
la chose que l’on fait pour être utile, il faut qu’on se trouve quelque chose à faire pour relaxer de la
chose que l’on fait pour être utile. Faut toujours être en train de faire quelque chose. (Mes
sentiments)
Comme elle le dit, nous avons l’obligation de trouver un travail « utile » qui
s’avère souvent si stressant et aliénant qu’il faut, dès que l’occasion se
présente, relaxer autant que possible. Et trouver un moyen utile de relaxer,
comme aller voir un spectacle d’humour, c’est stressant : « La gardienne
n’arrive pas. Y’a pas de parking. J’vais-tu me faire poignarder 4 secondes
dans ruelle ? Pis vous êtes venus déstresser devant quelqu’un de stressé.
[…] Tout le monde est stressé ici. J’voulais pas vous stresser avec ça »
(Mes sentiments). Bref, Fortin révèle de manière humoristique à quel point
l’impératif de l’utilité génère un stress qui contamine nos vies jusque dans
nos manières de nous divertir.
Toujours concentrée sur cette notion d’utilité, Fortin performe ici une
imitation ludico-lucide – une mimésis humoristique propre à l’humour
éthique – de ce que deviennent les jeux d’imitation des plus jeunes au sein
d’un monde où les exigences du capitalisme dictent l’ensemble de nos vies
d’adultes ; elle met en évidence ce que les enfants sont poussés à imiter
lorsqu’ils observent le monde des grands : exercer un travail assommant et
mal payé, subir une pression constante, stagner dans une circulation intense,
courir après le temps et essayer de mettre en marche des projets axés sur le
profit.
Fortin continue ensuite en disant que les hommes seront forcés de regarder
du basketball féminin pendant qu’ils cicatrisent, qu’ils n’auront plus le droit
d’aller à l’école et que leur seul rôle social sera de fournir du sperme que
les féminazies récolteront en appuyant sur leur prostate avec « le manche des
marteaux roses faits pour nous. Merci pour les outiiiils » ! Fortin termine sa
tirade sur ces mots :
Bon, là j’entends les voix masculines persécutées à mon oreille : « euhhh est folle ! Si un homme
tenait de tels propos, au sujet des femmes, ça ne passerait pas. » Vous avez raison, si un homme
tenait de tels propos, il ne serait pas humoriste, mais bien président des États-Unis39. (Du bruit
dans le cosmos)
Comme l’écrivait Adorno : « [i]l ne peut y avoir de vraie vie dans un monde
qui ne l’est pas » (2003 : 48). Du moins, il ne reste que des fragments fugitifs
de « vraie vie » à l’intérieur d’un monde où à peu près tout cloche. Si c’était
la « vraie vie », comme le dit Fortin, « on apprendrait pour savoir », « les
enfants joueraient à jouer ». Autrement dit, nous jouerions encore, mais bien
différemment.
Si la vie est effectivement un jeu, celui-ci reste inconditionnellement ouvert,
irréductible aux règles actuelles du capitalisme. Tout jeu comprend des
règles qui peuvent évoluer. Nous pouvons même essayer, ensemble, de jouer
à autre chose :
C’est-tu trop demander de pouvoir arrêter un étranger sur la rue, lui dire HEY, ON EXISTE EN
MÊME TEMPS DANS MÊME RÉALITÉ sans qu’il pense que je suis sur le crack. Voyons, c’est
moi qui ai raison, c’est weird on existe en même temps. Je rêve du jour où je croise quelqu’un sur
la rue, pis j’y dis « VOYONS, ON EXISTE EN MÊME TEMPS » pis qu’il me réponde « METS-
EN C’EST WEIRD, mais pas le choix, on est dans la même simulation ! Bonne journée ! » C’est
juste la vie. (Mes sentiments)
Il faut tout autant trouver des moyens de résister qu’apprendre à faire l’idiot,
à revenir à la légèreté de l’enfant. Cette idiotie feinte assure à l’humoriste
dissident la possibilité de lâcher encore son fou et rire de bon cœur, malgré
tout, en exprimant, quelquefois par l’absurde, son incrédulité devant un
monde non moins absurde. L’humour éthique cultive une joie de vivre, aussi
minimale soit-elle par moment. Après tout, si l’une des rares choses qui nous
appartiennent encore est le plaisir de rire, pourquoi s’en passer ?
L’humoriste éthique est donc celui qui a trouvé son idiot et son dissident
intérieurs : sa motivation première n’est pas de devenir le prochain produit
générique au sein de l’industrie de l’humour. Il s’en écarte, au contraire, et
invente plutôt sa propre manière de s’exprimer, de parler et, surtout, de
blaguer. Il nous invite à entrer dans sa folie, mais il n’est jamais dupe : la
gaieté et la tristesse se mélangent dans son rire. Son affirmation créatrice est
inextricablement nouée à la négation la plus rigoureuse et la plus lucide de
l’état oppressant de la société. La tristesse de l’humour éthique est
lumineuse, sa gaieté est sombre. L’humoriste éthique croit en une parole
rieuse, libératrice, égalitaire ; il y travaille fort. Mais il doute.
BIBLIOGRAPHIE
ADORNO, Theodor W., 1996, « Chaplin Times Two », The Yale Journal of
Criticism, no 9.
COTTE, Jérôme, 2015, « Les féministes n’ont pas d’humour », dans Diane
LAMOUREUX et Francis DUPUIS-DÉRI (dir.), Les antiféministes :
Analyse d’un discours réactionnaire, Montréal, Les Éditions du remue-
ménage.
1. J’adapte la formule « Du possible, sinon j’étouffe ! » de Deleuze (1983 : 163) qu’il attribue à
Kierkegaard.
2. J’utilise le substantif brute comme adjectif pour souligner les traits abrutissants et sans originalité de
certains rires. Il s’agit donc d’un humour « de brute », d’un humour tout simplement grossier associé
à une certaine violence.
3. Pour avoir une idée de la personnalité déroutante et provocatrice d’Andy Kaufman dans la vie de
tous les jours, il faut voir le film Man on the Moon que Milos Forman lui consacre en 1999.
Kaufman avait assurément un talent pour bouleverser de manières originales les conventions sociales
par l’humour.
4. Je préfère l’expression « viré fou » à celle de « devenu fou » (Laërce 1999 : 727).
5. Je reviendrai plus en détails sur Socrate dans les deux prochains chapitres.
6. Anne Archet écrit sur Twitter en 2022 : « Quand vous pensez à moi, est-ce que vous vous dites “Ah
oui ! L’humoriste qui écrit des livres… ?” Si oui, avez-vous une corde à me prêter pour que j’aille me
pendre ? »
7. À preuve : https://www.youtube.com/watch?v=6Pa7ErlBbYI.
8. Après avoir servi de bouc émissaire dans un spectacle de l’humoriste pendant trois ans en raison de
son handicap alors qu’il était encore enfant, Jérémy Gabriel et sa mère, Sylvie, ont emprunté le
chemin du tribunal pour obtenir une somme d’argent en dommages moraux et punitifs de la part de
Ward.
11. En 2006, Deschamps confiait à Dominique Poirier à l’émission Le Point que, selon lui, les propos
aberrants de son personnage sur les personnes âgées étaient bien moins pires que ceux tenus par
certains gestionnaires très sérieux du domaine de la santé. https://ici.radio-
canada.ca/nouvelle/1722587/yvon-deschamps-humoriste-monologue-biographie-archives.
12. Voir : https://www.youtube.com/shorts/Fc7p1apKn2o.
21. Une farce est une pièce comique où l’on se moque généralement des mœurs d’une époque donnée.
Ainsi, une farce déforme la représentation habituelle de la réalité pour la faire voir sous un angle
inédit. Notons aussi que farce, en latin, se dit « posse » et désigne une capacité, une habileté, une
possibilité.
22. Ce qui n’a pas toujours été le cas : Guillaume Wagner faisait de l’humour brute très conventionnel
au début de sa carrière. Je conseille la lecture de l’excellent mémoire de maîtrise de Sophie-Anne
Morency, Rira bien qui rira le dernier : un backlash contre les critiques de la culture
humoristique sexiste, qui parle des débuts de la carrière de Wagner qui s’enlignait alors sur Mike
Ward et Jean-François Mercier. Dans son premier spectacle intitulé Cinglant !, Wagner faisait des
blagues grossophobes et misogynes au nom de la « liberté d’expression ». Il s’agissait, disait-il, d’une
technique pour faire fuir les « matantes » (Morency 2021 : 130). Dans sa recherche, Sophie-Anne
Morency s’attarde particulièrement à la polémique entourant la blague sexuellement dégradante de
Wagner à propos de la chanteuse Marie-Élaine Thibert. Morency analyse aussi la polémique
provoquée par Jean-François Mercier lorsqu’il a publié sur Facebook en 2015 une blague raciste
encourageant la culture du viol. En lisant Morency, on apprend que Wagner, malgré certaines
résistances, a fini par retirer de son spectacle la blague sur Marie-Élaine Thibert et a admis le
caractère machiste de son humour dans Cinglant ! Mercier, quant à lui, a défendu obstinément sa
blague sans concéder le moindre crédit à la critique.
23. Philippe Sergeant évoque par cette expression le mouvement perpétuel dans lequel s’insère toujours
la différence ou le jeu des différences.
24. L’humour, chez Beckett, est indéfinissable. Il diffère de manière significative de tout ce à quoi nous
sommes habitués lorsqu’on pense à l’humour ou à ce qui peut nous faire rire. Il pousse l’absurde
jusqu’à l’extrême dans une forme poétique unique.
25. Cette situation se répète aux pages 43 et 80.
26. Un grand merci à mon directeur de thèse, Iain Macdonald, pour m’avoir guidé vers cette référence
et cette réflexion.
27. Cela dit, à mon sens, le meilleur macaroni au monde était celui de ma grand-mère, préparé avec des
oignons coupés grossièrement et de la soupe Campbell aux tomates. La recette est simple, mais je
n’ai jamais réussi à en reproduire le goût délicieux.
28. Les Femmelettes, groupe fondé par Marie Christine Pilotte, se sont produites de 2013 à 2018 avec
des alignements qui différaient au gré des années.
29. https://www.espacelarisee.com/.
30. Cette traduction approximative vient de Robert Escarpit (29).
31. À côté de son travail d’humoriste et de porte-parole pour Meubles RD et Helight Canada
(compagnie controversée qui vend des lumières rouges pour induire le sommeil), Jérémy Demay
écrit, sans ironie aucune, des livres de croissance personnelle. Il a également participé à un TEDx
Talks pour nous apprendre, à la manière d’un coach de vie, comment nous libérer de nos
« programmations mentales » et enfin trouver le bonheur.
32. J’ai également utilisé ces entrevues pour rédiger un chapitre dans un ouvrage collectif sur
l’antiféminisme dirigé par Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (Cotte 2015 : 55-73).
35. Ces mots sont de l’épouse de Rémi Savard, Marie Léger, et de son fils François Léger-Savard. Leur
témoignage complet, initialement publié sur Facebook à la suite du décès de l’anthropologue au mois
de décembre 2019, est disponible dans la revue Recherches autochtones au Québec — auparavant
Recherches amérindiennes au Québec (2019).
36. La terminologie a changé depuis les années 1970. Il faut maintenant employer le terme
« Autochtone », qui englobe les Premières Nations, les Métis et les Inuits habitant le territoire que
nous appelons aujourd’hui le Canada (Swiftwolfe). À l’époque, Savard utilisait le mot « Indien » avec
amour, respect et admiration pour ses amis « autochtones » qui utilisaient eux aussi ce terme pour
s’auto-identifier.
37. Je tiens à remercier beaucoup Virginie Fortin de m’avoir permis de consulter les textes de ses
spectacles.
38. Il s’agit d’une des femmes que j’ai interviewées en 2010.
39. Donald Trump était à la Maison-Blanche à l’époque de la tournée de son spectacle.