Oser l'humour éthique - Jérôme Cotte

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OSER L’HUMOUR ÉTHIQUE

a été p ublié sous la direction littéraire de Lucie Joubert.

Concep tion de la couverture : Bruno Ricca


M ise en p ages et adap tation numérique : Studio C1C4
Révision : Gisèle Gosselin
Correction d’ép reuves : Isabelle Dion

© 2023 Jérôme Cotte et Somme toute

ISBN 978-2-89794-284-7 ♦ ep ub 978-2-89794-286-1 ♦ p df 978-2-89794-285-4

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Titre : Oser l’humour éthique : de Socrate à Virginie Fortin / Jérôme Cotte.
Noms : Cotte, Jérôme, auteur.
Descrip tion : M ention de collection : Humour | Comp rend des références bibliograp hiques.
Identifiants : Canadiana (livre imp rimé) 20230067298 | Canadiana (livre numérique) 20230067301 | ISBN 9782897942847
(couverture soup le) | ISBN 9782897942854 (PDF) | ISBN 9782897942861 (EPUB)
Vedettes-matière : RVM : Humour—Philosop hie. | RVM : Humour—Asp ect moral. | RVM : Humour—Histoire et critique.
Classification : LCC PN6149.P5 C68 2023 | CDD 808.7—dc23

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p hotograp hie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon p assible des p eines p révues p ar la loi
du 11 mars 1957 sur la p rotection des droits d’auteur.

Dép ôt légal – 4e trimestre 2023


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada

Tous droits réservés


À mon amoureuse et à Éléonore.
À toi aussi qui t’en viens.
PRÉFACE

Ami lecteur, ce livre te surprendra. Sa nouveauté est radicale, sa perspective


est unique, son propos agit comme un révélateur puissant. Et pourtant, son
objet, l’humour, omniprésent dans la société où nous vivons, nous semble
familier. La question qui habite Jérôme Cotte est aussi simple que directe :
l’humour peut-il être émancipateur ? En 18 chapitres, le terrain est
circonscrit et les balises essentielles sont plantées. « Oser l’humour
éthique », la proposition est forte : bien au-delà du traitement habituel des
questions du rire, notamment de la problématique imposée par Bergson dans
son célèbre essai, Jérôme Cotte nous entraîne à la découverte de ce que nous
croyons, illusoirement, bien connaître. Disciple intelligent de Socrate, il
livre dans le fragment autobiographique qui ouvre son essai ce qu’il présente
comme les clés d’une sagesse personnelle acquise à l’adolescence au
spectacle de la vie adulte : « Je me disais qu’apprendre à rire, c’était
apprendre à vivre. »

Cette sagesse est-elle authentique ? Est-elle même possible ? Ne constatons-


nous pas plutôt que le rire véritable se raréfie ? De la croissance des
inégalités aux urgences climatiques, la question tragique se pose : « Le
monde s’enfonce. Comment peut-on encore s’esclaffer ? » Ce livre est la
réponse lucide et généreuse d’un philosophe à cette inquiétude. En mettant de
l’avant le concept d’un humour éthique, Jérôme Cotte prend ses distances
face à l’envahissement quasi programmé d’un humour « brute », développé
par une génération d’humoristes travaillant au service du business de la
consommation. « Ils polissent leur propre image de marque pour mieux
rehausser celle des grandes compagnies. Ils fournissent le gaz hilarant
pour assurer la pérennité de la frénésie capitaliste. » La critique frappe
juste, mais suffit-elle à dépasser les apories d’une société en panne de sens ?
Si un humour éthique doit être promu, un humour adossé à la recherche de la
justice et du bien, il doit se développer sur l’horizon social et politique de
l’émancipation.

Jérôme Cotte en connaît un bout sur les traditions philosophiques qui l’ont
conduit à porter cette revendication. Il les a étudiées, il sait de quoi il parle.
Critique de l’industrie du rire, il ne l’est pas moins des complicités de toute
nature qui ont jalonné l’histoire de la philosophie depuis Socrate et
Nietzsche, pour qui l’esprit de sérieux et les positions dogmatiques ont
toujours constitué les cibles les mieux désignées. Exercice de résistance
dans la dérision, cet humour éthique définit certes la posture du philosophe
universel, mais il devient désormais la finalité ultime du nouvel humoriste,
lui qui pratique une humilité à bonne distance de l’arrogance des positions
de surplomb. Car, c’est ce que soutient Jérôme Cotte, cet humour est
essentiellement à venir. Des cyniques antiques, « frange radicale des
adeptes de la simplicité volontaire », et Andy Kaufman, sorte de Diogène
redivivus, à Platon législateur, le spectre est vaste. Dans cette histoire, on
rencontre une galerie de figures extraordinaires, toutes habitées par la
stratégie ironiste. Les portraits qu’en dresse ici Jérôme Cotte sont criants de
vérité, à commencer par celui de Socrate retrouvé dans le personnage
d’Yvon Deschamps et de Cash Séguin. Et que dire des héritiers
carnavalesques de Rabelais, principalement des femmes, qui « appellent à
la possibilité de voir advenir un carnaval rassembleur et inclusif où les
hiérarchies seraient bouleversées » ?

Le récit est fascinant, l’ironie socratique est partout, en particulier au cœur


des constructions complexes de Hegel, qui met en scène un humoriste
« subjectif », et chez ses critiques, tels Kierkegaard ou Nietzsche, qui ne
cessent de s’en moquer et que Jérôme Cotte retrouve, pour ne nommer que
lui, dans les romans de Jean-Philippe Baril Guérard. Un exemple parmi
mille de son habileté déconcertante à lire la culture québécoise ! Si vous
pensiez que ce grand écart relève d’une chorégraphie philosophique
impossible, détrompez-vous : ce livre vous montrera le contraire, les stades
existentiels du grand penseur danois sont indispensables pour celui qui veut
comprendre Martin Matte ou Pierre Légaré ! « L’humoriste kierkegaardien
et l’humoriste éthique, écrit Jérôme Cotte, se ressemblent aussi dans la
capacité à laisser remonter en eux leur esprit enfantin. » Fin lecteur de
Deleuze et d’Adorno, il n’oublie pas l’affirmation radicale de Nietzsche :
« …la tragédie ne dure pas : on en revient toujours à l’éternelle comédie
de l’existence. »

Comment situer dans ce paysage désolé les figures tragi-comiques de Beckett


et de Kafka, à qui Jérôme Cotte confie la tâche de porter un espoir fragile ?
On ne sort pas indemne de ces rencontres inquiétantes, ouvertes sur la face
clownesque de l’expérience humaine. Faut-il le suivre quand il conclut en
nous proposant la figure du « dissident idiot » ? Est-il possible de « résister,
par le rire, à la régression sociale dans laquelle nous nous enfonçons » ?
Ni sermonneur, ni prédicateur, l’humoriste éthique n’est pas un naïf non
plus : « La tristesse de l’humour éthique est lumineuse, sa gaieté est
sombre. L’humoriste éthique croit en une parole rieuse, libératrice,
égalitaire ; il y travaille fort. Mais il doute. »
Fallait-il clore ce beau livre en prescrivant une attitude et une forme de vie
devant l’injustice ou le non-sens ? Tout l’essai de Jérôme Cotte se déploie
dans cet interstice indécis entre la critique et la prescription de la posture.
De quelle nature est cette figure éthique, comment peut-elle ou doit-elle
contribuer à la critique de la culture tout autant qu’à la critique interne de
l’entreprise philosophique ? Au terme de ce parcours audacieux, le lecteur
comprend que ces questions s’adressent d’abord à lui, et il sera
reconnaissant à Jérôme Cotte de les avoir formulées si fortement.
Georges Leroux
INTRODUCTION
DU RIRE, SINON J’ÉTOUFFE1 !

Déjà à l’adolescence, je rêvais de gagner en sagesse pour traverser le cœur


léger les difficultés de la vie adulte qui s’annonçait. L’humour et le rire
étaient pour moi les signes indéniables d’une sérénité à toute épreuve, des
outils pour déjouer les pièges de l’existence. Je me disais qu’apprendre à
rire, c’était apprendre à vivre.

En fait, cette inclination pour le rire calmait une peur. J’appréhendais le


sérieux et le stress de la vie des adultes : la pression au travail, les
responsabilités financières, les défis de la vie familiale et le manque de
temps pour respirer un peu. Jeune, ces préoccupations m’étaient étrangères et
je souhaitais ardemment qu’elles le restent. Je voulais continuer de prendre
la vie à la légère. Le rire frivole m’apparaissait comme la réponse la plus
appropriée à tout ce qui inquiétait tant les grandes personnes, comme si cette
posture béate pouvait m’éviter de subir leurs tourments.

Avec le temps, même si le monde me semblait de plus en plus complexe, mes


rires continuaient de se faire l’écho de la naïveté typique d’un jeune homme
lavallois-joueur-de-hockey-aux-gros-bras né au milieu des années 1980. Je
pensais avoir trouvé la clé du bonheur alors que j’ignorais à peu près tout de
ce qui existait au-delà de l’Île Jésus, des arénas et des partys de sous-sol.
En riant avec mes amis de tout et de n’importe quoi – même de la misère des
autres – j’en venais à banaliser des choses graves. Je sentais une
incohérence de plus en plus douloureuse entre ce que je souhaitais vraiment
devenir et ce que j’étais. Mon rire triomphant parvenait difficilement à
masquer un profond malaise existentiel. Je devais ouvrir mes horizons.

Mes professeurs au secondaire auraient mis leur main au feu que je


deviendrais pompier ; j’ai pourtant pris un autre chemin. Les voyages en sac
à dos, le cégep en cinéma et le baccalauréat en communication politique
m’ont amené à faire une maîtrise en science politique et un doctorat en
philosophie. Mon objet de recherche : l’humour et l’émancipation. Toute est
dans toute ! Je conservais un parti pris pour le rire, mais je me défaisais
progressivement, du moins je l’espère, de l’étiquette du joueur de hockey
niais. J’étais devenu l’intello qui buvait de bonnes bières de micro-brasserie
et qui fumait des clopes en parlant de révolutions politiques. À cette époque,
plus je lisais sur l’humour et la société, plus mes rires perdaient en légèreté.
La colère contre l’absurdité de l’état du monde me submergeait. Quand je
retournais au Carrefour Laval, je ne voyais plus une série de beaux magasins
autour desquels il fait bon déambuler, mais l’expression d’une violence
symbolique abjecte.

En même temps, la vie adulte me rattrapait : je vivais avec presque rien et


les perspectives d’emploi étaient très minces. Je taisais mon stress et mes
inquiétudes face à mon avenir avec des théories fascinantes, mais très peu
rassurantes, pour m’imaginer un jour avoir un salaire décent. Mes nouvelles
obligations me pesaient sur les épaules ; je me faisais prendre au jeu des
grands, même si ce jeu me rebutait. Je ressentais aussi une forte pression
pour vivre en cohérence avec mes idéaux politiques révolutionnaires.
J’admirais mes amis qui semblaient y arriver. J’acquiesçais lorsqu’ils
tenaient des discours éloquents pour juger ceux qui se fondent dans le moule
de la société. Toutefois, bien souvent, je ne me sentais pas à la hauteur de
nos propres exigences. Je n’étais pas assez articulé, je n’étais pas assez
radical. Bref, je ne me sentais jamais tout à fait à ma place. J’étouffais, je
paniquais. Je me vois encore revenir de l’université en vélo certains soirs
d’hiver. J’arrêtais au parc Jarry, seul près de l’étang gelé et sombre, pour
pleurer. Puis je ravalais tout sans chercher à comprendre ma tristesse. Suck
it up mon gars, tu n’as pas à te plaindre. Je rentrais voir mes colocs le
sourire aux lèvres, prêt à ouvrir quelques bières et passer une soirée
agréable. Après tout, j’étais l’expert du rire. Il faut croire que l’image du
clown triste peut aussi s’appliquer à ceux qui étudient l’humour.

Un désir viscéral d’émancipation m’habite encore aujourd’hui. Je ne peux


plus l’ignorer en souriant bêtement ou en idéalisant une posture politique
démesurément exigeante. Tous mes apprentissages, de quelque nature qu’ils
soient, m’amènent à vouloir revisiter mon vieux rêve d’adolescent :
apprendre à rire pour apprendre à vivre, est-ce que ça tient encore la route ?

D’abord, je ne sais toujours pas vivre. Certes, je connais les bonnes


manières. Je suis capable de reproduire des comportements adaptés à la vie
en société : je fais la file pour payer mon épicerie, je mange la bouche
fermée, je ne contourne à peu près aucune loi, je dis bonjour en souriant,
j’interagis gentiment avec les autres et il m’arrive de rire par pure politesse.
Pourtant, je ne pense pas que ce savoir-vivre revient à savoir vivre. Il me
semble qu’apprendre à vivre, c’est apprendre à aller au-delà de l’acquisition
d’un ensemble de comportements permettant de fonctionner convenablement
dans le monde tel qu’il est. S’il est possible d’apprendre à vivre, j’en suis
encore et toujours à mes premières leçons dans ce domaine.
L’apprentissage du rire, quant à lui, m’apparaît dorénavant étranger au rire
lui-même. S’il y a bien une chose qui ne s’apprend pas, c’est le rire. Ma fille
de 2 ans me le rappelle chaque jour. Quand elle rit, je retrouve une
spontanéité qui échappe à toute théorie, à toute technique que l’on pourrait
maîtriser. Je renoue avec la vitalité éblouissante et saisissante du rire. Après
tout, quand on rit vraiment, un mouvement imprévisible et déstabilisant
s’empare de nous. Le rire nous prend par surprise. Nos pensées et notre
corps sont saisis de secousses immaîtrisables. Le rire nous arrive, il nous
tombe dessus comme une joie fugitive. Rire interrompt momentanément notre
manière de bien nous tenir, casse nos habitudes.

Or, le rire que j’observe, aujourd’hui, résonne le plus souvent comme une
simple convention sociale. Le rire véritable se raréfie et je m’en inquiète.
L’état du monde actuel me pousse même à me demander s’il est tout
simplement possible et pertinent de rire. Comment réagir au fait que nous
laissons dépérir des millions de vies pour maintenir le statu quo ? Les jeux
de pouvoir où s’associent le monde des affaires et la classe politique
contribuent à reproduire la misère sociale : accroissement des inégalités
économiques, injustices climatiques, multiplication des camps de réfugiés,
aggravation de la crise du logement, des replis conservateurs et identitaires,
de l’endettement chronique au profit des banques, etc. Aux premières lignes
des groupes affligés par la brutalité de l’organisation sociale se retrouvent
les femmes, les personnes racisées, les communautés LGBTQ+, les
Autochtones, les personnes âgées, celles et ceux vivant dans la précarité ou
aux prises avec des enjeux de santé mentale, de dépendance. Le monde
s’enfonce. Comment peut-on encore s’esclaffer ? Comment avoir le cœur
léger ? Le glas du rire et de l’humour a-t-il sonné ? Je dis non, loin de là,
malgré tout.
À mon sens, il importe de voir que le rire et l’humour peuvent autant servir à
assoir cette domination qu’à devenir des leviers pour s’en émanciper. Dans
le premier cas, je pense à l’humour brute2 qui impose une gaieté factice. Ici,
on rit à tort et à travers pour mieux oublier que l’humanité arrive au bout du
rouleau. Le divertissement prend alors son sens moins noble : faire
diversion, détourner le regard, acquiescer au pire en disant « mieux vaut en
rire ». Dans le second cas, j’en appelle à un humour qui répond aux
exigences de notre époque par un rire plus lucide et lumineux, plus libérateur
et juste, s’articulant autour d’un concept que j’ai développé au fil de mes
recherches : l’humour éthique.

L’humour brute se manifeste par la présence massive des humoristes qui


carburent aux clichés éculés. J’arrive très mal à m’expliquer le succès des
têtes d’affiche qui reconduisent encore aujourd’hui les mêmes observations
sur leur vie rangée : « ma blonde est comme ci ou comme ça », « je suis
rendu à 40 ans et je me sens vieux », « les gens sont niaiseux », « les rues de
Montréal sont toujours en construction », etc. Si plusieurs ténors de
l’industrie cherchent désormais à s’élever au-dessus des stéréotypes faciles,
peu d’entre eux arrivent à sortir du conformisme ambiant. Un humoriste
comme Martin Matte, même s’il a raflé une quantité remarquable de prix, me
fait l’impression de stagner dans un monde étroit ; un univers clos où la vie
bat au rythme de la consommation de masse ; une existence circonscrite par
des concessionnaires automobiles, des supermarchés et des bungalows dans
des quartiers aisés ; un monde plat. Ses blagues me font rire, parfois. Je
pense, entre autres, à quelques-unes de ses fameuses scènes des Beaux
malaises où il perd les pédales en ratant des tâches simples dans sa maison,
de l’installation d’un cinéma maison à la pose d’un cadre. Toutefois, mon
rire reste automatique, convenu. Rien ne s’émeut en moi.
L’humour brute se distingue aussi par son ancrage dans l’ordre économique
actuel. Un nombre croissant de professionnels de la blague sont avant tout
d’habiles communicateurs, capables de fidéliser un public cible et de plaire
aux annonceurs. Le travail de l’humoriste contemporain consiste à performer,
à vendre des billets et, souvent, à devenir le porte-parole de marques de
commerce : Claude Meunier pour Pepsi, Stéphane Rousseau pour Sprite,
Clorets et Tide, Louis-Josée Houde pour Loblaws, Patrick Huard pour Intact
Assurance, Rachid Badouri pour Loto-Québec, Mehdi Bousaidan pour Tim
Hortons, etc. Même les plaisanteries existentielles d’André Sauvé sont
désormais au service de la business immobilière en raison de son
association à Re/Max. Les humoristes polissent leur propre image de marque
pour mieux rehausser celle des grandes compagnies. Ils fournissent le gaz
hilarant pour assurer la pérennité de la frénésie capitaliste. En définitive, si
les humoristes sont prompts à rire des absurdités de notre temps, ils
demeurent souvent, sur le fond, parfaitement intégrés à un système dont ils
profitent largement.

La prolifération de l’humour brute trouve aussi son expression dans la vie


quotidienne lorsqu’une ambiance surhumoristique s’impose, dans un groupe
donné, au détriment de nouvelles formes d’humours qui pourraient se révéler
plus amusants et originaux. Rien n’est alors plus anti-humoristique que de
monopoliser le rire. Je ne compte plus le nombre de soupers entre amis lors
desquels deux ou trois personnes – à peu près toujours les mêmes – animent
la soirée en faisant rire tout le monde pendant que d’autres – souvent les
femmes – assurent le service et veillent à ce que tout soit en ordre après le
repas. Lorsque les discussions prennent une tournure plus sérieuse ou
importante, ces boute-en-train écoutent sans écouter, en attendant la petite
ouverture leur permettant de placer un bon mot qui viendra atténuer l’enjeu
en présence ou ramener momentanément l’attention sur eux. L’air badin en
permanence, ils ont tendance à s’accaparer la parole et, du même coup, le
genre de blagues ou de comportements qui provoquent l’hilarité. De ce fait,
des voix s’éteignent, tandis que d’autres essaient de s’adapter, d’imiter, de
suivre la cadence.

La situation devient particulièrement problématique lorsque l’humour


prédominant est prévisible, malaisant, voire agressant. Prenons par exemple
les petits comiques au travail : ils dénigrent la stagiaire qui a l’air perdue, le
gars timide qui a de la difficulté à s’intégrer, la collègue exténuée qui peine à
joindre les deux bouts, etc. Bien souvent, je remarque que ces plaisantins
arrivent à orienter les rires avec assurance principalement en raison de leur
position privilégiée au sein de l’organisation – poste plus haut dans la
hiérarchie ou beaucoup d’ancienneté. Nous avons effectivement plus
tendance à rire des blagues poches d’un patron qui a notre sort professionnel
entre les mains que de celles d’un commis qui pourrait être remplacé du jour
au lendemain sans que personne le remarque. En fait, de manière générale, ce
dernier prend rarement le risque d’attirer l’attention par une plaisanterie qui
pourrait mal tourner.

Bref, les Guy Nantel et les Peter MacLeod, ces collègues, patrons ou amis
qui prennent toute la place avec leur humour de mononcle, se comptent par
milliers dans la vie quotidienne au Québec. Cela nous rappelle que les rires
les plus retentissants ne sont pas forcément ceux qui font progresser la liberté
de penser et d’être. La difficulté de répondre à cet humour brute, dans les
différents espaces de nos vies, et de le remplacer éventuellement par un
humour moins convenu en dit long sur la force de sa domination sociale, bien
intériorisée et toujours à l’œuvre jusque dans l’intimité.

Je ne veux plus m’aligner sur le monde et rire des mêmes vieilles choses
éculées. Aurais-je tout simplement perdu le sens de l’humour ? Moi qui ai
tant étudié le rire, subirais-je un trop-plein de théories qui auraient saturé
mon esprit et rigidifié ma fibre humoristique ? Me serais-je, à cause de la
recherche, immunisé contre le rire ? Déjà en 1843, Kierkegaard lançait une
pique aux théoriciens qui voulaient faire cadrer l’humour dans une pensée
dogmatique plutôt que de se laisser surprendre par les multiples directions
qu’il peut prendre. Il écrivait : « On parle d’abondance à notre époque de
l’ironie, de l’humour, et cela, tout particulièrement parmi ceux qui n’ont
aucune pratique de ces arts, mais qui possèdent, en revanche, celui de tout
expliquer » (2000 : 103). Le philosophe danois dénonçait ainsi l’excès de
sérieux des intellectuels qui cherchent à expliquer la nature de l’humour.
Saurais-je, ici, éviter ce piège ? J’y compte bien, en proposant un concept
d’humour éthique perméable et changeant, irréductible à un ensemble de
codes prédéfinis. Je ne veux donner de leçons à personne pour apprendre à
rire et à vivre ; je lance plutôt une invitation à tout le monde : essayons de
développer collectivement de nouvelles manières de rire et de vivre.

D’entrée de jeu, lier l’humour à l’éthique, comme je m’emploie à le faire,


mérite quelques clarifications. Traditionnellement, l’éthique est de l’ordre de
ce qui nous lie socialement, de ce qui détermine comment on peut et doit
agir. Aujourd’hui, une vie conforme à l’éthique pourrait ressembler à ceci :
faire la file pour payer son épicerie, manger la bouche fermée, ne contourner
à peu près aucune loi, dire bonjour en souriant, interagir gentiment avec les
autres et rire par pure politesse (vous m’aurez reconnu…). Il s’agit d’un
ensemble de conventions sociales historiquement déterminées qu’on adopte
pour bien se comporter. Bref, une personne qui se conforme à la vie éthique
contemporaine sera perçue comme un bon Jack, comme une personne polie,
sympathique, respectueuse des codes sociaux établis et des lois en place.
En greffant l’humour à l’éthique, je donne peut-être l’impression de proposer
un guide humoristique universel ou un ensemble de normes qui permettraient
de distinguer les rires acceptables des rires inacceptables. Qu’on se
rassure : mon but n’est pas de fournir une théorie qui nous apprendrait, enfin,
comment bien faire de l’humour. Je souhaite plutôt montrer comment
l’éthique peut créer des lézardes dans les murs des conventions
humoristiques actuelles et nous amener à repenser comment nous servir
autrement de cet outil formidable qu’est l’humour et le mettre au service
d’une société meilleure.

En ce sens, le concept d’humour éthique m’incite à repérer des rires


capables de percer le voile de la fatalité qui cache la possibilité réelle de
remanier le monde. Pour y arriver, je passe par une critique vive de
l’industrie du rire en raison de ses affinités – subtiles ou flagrantes – avec
les valeurs dominantes de l’époque. Je comprends que les humoristes ne
peuvent pas s’extraire du contexte dans lequel ils évoluent ; tout comme les
philosophes n’échappent jamais complètement à l’idéologie ambiante, les
humoristes n’ont d’autre choix que d’adhérer minimalement à certaines
valeurs sociétales pour fonctionner. Toutefois, l’humoriste éthique se
dissocie des professionnels de la blague qui montent sur scène avec une
assurance à toute épreuve. Il doute ; il comprend que la bêtise n’est pas
seulement l’affaire des autres, il ne se place jamais confortablement au-
dessus de la mêlée. Une humilité profonde l’habite, même lorsqu’il ou elle
joue d’arrogance, sachant trop bien que la violence sociale à pourfendre est
aussi à l’œuvre en lui et elle-même : dans ses pensées, ses gestes, ses
croyances, ses présupposés, ses habitudes.

L’humoriste éthique se distingue ainsi des esprits présomptueux qui


voudraient assurer le rieur d’être du bon côté de l’histoire. Son propos entre
autant en conflit avec le dogmatisme révolutionnaire qu’avec les pouvoirs
établis. L’humour éthique cherche à dépasser ces polarités. Il apporte des
nuances et une autocritique bienvenue afin d’inventer de nouvelles manières
de rire, de se rapporter à soi, à l’autre, aux autres. Quand l’humoriste éthique
laisse entendre que la vie pourrait s’organiser autrement, quand le rire
déstabilise les discours qui présentent la conjoncture comme une fatalité, un
espace de jeu s’ouvre et, avec lui, la conscience de possibilités inouïes.
Avec l’humour éthique, je reformule ainsi mon rêve d’adolescence : non pas
apprendre à rire et à vivre, mais explorer de nouvelles manières de rire et,
du même souffle, de nouvelles manières de vivre.

Pour ce faire, je retournerai aux sources et interrogerai quelques géants de la


philosophie. Cela permettra de concevoir les rires d’aujourd’hui depuis des
points de vue philosophiques traditionnels peu visités. Même Platon et
Hegel, plus reconnus comme des grincheux que des grands blagueurs,
m’amèneront à cerner certains aspects de l’humour éthique. Je m’autoriserai
ensuite des réflexions plus personnelles, toujours motivées par l’urgence de
trouver un nouveau modèle d’humour philosophique basé sur l’éthique.
Cependant, je ne suis pas un thaumaturge ; je ne saurais, en aucun temps,
proposer une définition parfaitement claire et aboutie de ce concept. La
raison est simple : l’humour éthique et les rires qui l’accompagnent
demeurent essentiellement à venir. Cela ne me (nous) dispense pas d’y
réfléchir, au contraire.

« Du possible, sinon j’étouffe ! », écrivait Deleuze en s’inspirant de


Kierkegaard. Avec l’humour éthique, je dis : du possible et du rire, sinon
j’étouffe ! Mais pas n’importe quel rire. Pas celui de l’humour brute qui
bloque la possibilité de voir la vie sous un angle nouveau. Pas celui qui sert
de cache-misère face à notre monde qui s’enflamme en prétendant qu’on ne
peut rien y faire, sauf se distraire en attendant que le feu prenne dans notre
propre salon. Des rires peuvent-ils résonner autrement et offrir une forme de
résistance à la situation ? L’humour éthique peut-il nous faire entendre de tels
rires ? J’ose y croire.
CHAPITRE 1
UN HUMOUR QUI A DU CHIEN : LE
CYNISME DE DIOGÈNE, ANDY
KAUFMAN ET ANNE ARCHET

Est-ce que l’humour cynique et désespéré


est d’une quelconque aide ? Non.
Est-ce que je vais continuer quand même ? Oui.
Pourquoi ? Meh.
(A 2022 : 7)

J’explorerai donc les contours de l’humour éthique en faisant scintiller


l’espoir de le voir advenir dans un futur proche. Loin de moi, pourtant, l’idée
de lancer des formules candides du type : « avec l’humour éthique, on change
le monde un rire à la fois ». Je veux, dès le départ, dégonfler tout espoir trop
enthousiaste en des lendemains chantants. L’humour éthique est exigeant, mon
attente reste réaliste. C’est pourquoi j’aborde mon sujet en revisitant une
philosophie rieuse et désenchantée, qui n’offre pour autant aucune solution :
le cynisme.

Le philosophe cynique de l’Antiquité pourrait résumer ainsi son rapport à


l’existence : vivre heureux avec presque rien et rire de la majorité qui vit
tristement avec beaucoup. Il réunit en une seule manière d’être un
anticonformisme sans concession et une sérénité joyeuse. Son humour
provocateur et sa paix intérieure proviennent d’une existence ascétique où
les besoins de base – dormir, manger, boire, se soulager – doivent être
comblés le plus simplement possible. Pourquoi se vêtir avec tant de
vêtements superflus alors qu’on peut s’habituer à tolérer le froid, la chaleur
et l’inconfort ? Pourquoi utiliser un verre pour boire de l’eau alors qu’on
peut prendre ses mains ? Pourquoi avoir un lit douillet alors qu’on peut
dormir à peu près n’importe où, comme un animal ? Pourquoi utiliser les
toilettes si on peut uriner contre un arbre ?

Les cyniques sont la frange radicale des adeptes de la simplicité volontaire.


Et ce choix de vie s’accompagne d’une attitude moqueuse à l’égard de ce qui
semble convoité par l’ensemble de la population. Le cynique ricane à la vue
d’une société qui promeut à outrance des valeurs superficielles comme le
luxe et la popularité. Pour lui, orienter son existence en vue de cumuler des
biens ostentatoires – même s’ils promettent plaisirs et gratifications – n’a
rien d’épanouissant. Au contraire, il s’agit d’une distraction futile qui nous
éloigne du bonheur véritable, c’est-à-dire d’un état de plénitude stable et
durable que l’on peut cultiver uniquement à l’intérieur de soi-même grâce à
une discipline de vie austère.

Pour mieux comprendre comment peut vivre le cynique de l’Antiquité,


tournons-nous vers son plus illustre représentant : Diogène de Sinope.
Diogène commence sa journée en sortant de son abri : un large tonneau
oblong autour duquel traînent des chiens. Il va pieds nus, vêtu de son unique
manteau, portant avec lui besace et bâton. L’œil aguerri, il erre à travers la
foule et mendie ici et là afin de subvenir à ses besoins. Les plaisanteries
caustiques à l’égard de sa pilosité abondante et de son sourire édenté ne
l’atteignent aucunement. Diogène sait les encaisser et ne se laisse pas abattre
par le rire des sots. Quand on lui dit : « La plupart des gens se moquent de
toi », Diogène répond : « Peut-être que les ânes se moquent de ces gens
aussi. Mais pas plus que ceux-ci ne font attention aux ânes, moi je ne fais
attention à eux » (Laërce 1999 : 730).

Ce philosophe cynique, qu’il faut redécouvrir, fait sourire avec ses perles
dont certaines sont carrément empreintes de méchanceté. Je pense notamment
à cette fois où quelqu’un le fait entrer dans une demeure luxueuse en lui
interdisant de cracher. Diogène, prenant son interlocuteur au pied de la lettre,
se racle la gorge, puis lui « crache au visage, en lui disant qu’il n’avait pas
trouvé d’endroit moins convenable » (712). À une autre occasion, on lui
demande pourquoi les gens préfèrent donner des sous aux mendiants plutôt
qu’aux philosophes et il répond : « Parce que s’ils craignent de devenir un
jour boiteux et aveugles, jamais ils ne craignent de devenir philosophes »
(729). Quand on s’amuse de le voir demander l’aumône à une statue, il dit
s’exercer à « essuyer des échecs » (724). À quel moment Diogène apprécie-
t-il le plus le goût du vin ? Lorsqu’il est gratuit. Alors qu’il profite du soleil,
couché dans l’herbe en plein après-midi, Alexandre le Grand se poste devant
lui et lui demande s’il a une requête particulière, s’il est possible de faire
quelque chose pour l’aider. Diogène répond aussitôt : « Cesse de me faire de
l’ombre » (716). Ces répliques illustrent l’aristocratie intellectuelle de
Diogène qui l’élève au-dessus des conventions, même s’il choisit de vivre
comme une personne en situation d’itinérance.

Le franc-parler goguenard de Diogène exprime sa désillusion face au mode


de vie prôné par son entourage. Il raille le bonheur illusoire que nous
vendent les grands de ce monde : le travail aliénant, la course affolée aux
honneurs publics, l’accumulation compulsive de richesses. Plutôt qu’écrire
des textes savants pour faire valoir son esprit sardonique, Diogène préfère
rôder dans la ville comme un chien qui montre les dents et qui pourchasse
l’hypocrisie. Il va çà et là, cherchant le moment propice pour enseigner sa
philosophie à celui qu’il rencontre au hasard. Lorsque l’occasion se
présente, il s’en prend vivement aux discours manipulateurs et à la crédulité
populaire. Il ne tient donc pas en haute estime les démagogues, ces « valets
de la populace » (718). Si Diogène rencontrait François Legault et Richard
Martineau, je gage qu’il y aurait des flammèches. Toutefois, la scène serait
de courte durée : Diogène lancerait probablement une ou deux remarques
narquoises, puis il quitterait les lieux sans porter attention à la riposte de ses
vis-à-vis. Ce serait pour lui une perte de temps. Bref, le philosophe cynique
fait de son existence concrète une forme de résistance économe. Il vise à
secouer l’esprit calculateur de ceux qui tirent de larges bénéfices de l’ordre
absurde du monde. Il écorche aussi, au passage, le peuple qui s’accommode
des minces privilèges qui lui sont accordés sans réclamer une vie plus juste.

Diogène recourt même à l’humour insolent pour répondre aux philosophes de


son temps. La célèbre école d’Élée – regroupement de philosophes
présocratiques intéressés par le fondement ultime et absolu de l’existence –
n’échappe pas au rire de Diogène. Pour les éléates, la seule réalité véritable
se trouverait dans un Être éternel et immuable. Zénon, l’une des principales
figures philosophiques de cette école, soutient que les humains s’illusionnent
à croire que les choses, dont l’humain, sont en mouvement. Il défend sa thèse
en exposant des paradoxes : si je veux me déplacer du point A au point B, je
dois d’abord parcourir la moitié du chemin. Je dois ensuite franchir la moitié
de cette moitié. Et ainsi de suite, à l’infini, sans jamais vraiment atteindre le
point B. Bien que nous ayons l’impression de nous déplacer d’un endroit à
l’autre, en vérité, ce ne serait qu’un mirage, car, au final, rien ne bouge. Le
raisonnement fait sourire, certes, mais il ne convainc pas Diogène. Plutôt que
de rétorquer en déployant un arsenal rhétorique élaboré, le philosophe
cynique préfère performer quelques pas de danse devant Zénon, sans plus.
Estimant avoir ainsi prouvé l’existence du mouvement, il poursuit sa route
(Kierkegaard 1972 : 3).

Tel qu’il se manifeste, l’humour de Diogène a peu à voir avec celui auquel
nous sommes habitués aujourd’hui. Le cynique ne monte pas un numéro pour
faire la tournée des bars et des salles de spectacles de l’Antiquité : ses
pointes humoristiques apparaissent au moment propice, avec
spontanéité. Rien à voir avec ce que plusieurs considèrent dorénavant
comme le summum de la performance humoristique : le stand-up comique. Si
plusieurs humoristes contemporains semblent être coulés dans le même
moule, Diogène s’efforce quant à lui de mener une vie singulière et créatrice,
mobile et indomptée. Quand tout semble être dans l’ordre, il fait surgir
l’insolite.

Aujourd’hui, l’humoriste éthique doit renouer avec l’indocilité qui se dégage


de la révolte humoristique de Diogène. Même si ses spectacles sont écrits à
l’avance, il doit rester à l’affut des conventions rigides et absurdes de sa
profession afin de les bousculer. L’humoriste américain Andy Kaufman est
l’un des rares exemples où l’extravagance et la provocation cyniques
réapparaissent dans une logique plus commerciale3. Dans un spectacle
diffusé sur HBO en 1977, Andy Kaufman reprend la gestuelle et les
intonations les plus typiques du stand-up sans prononcer un seul mot
intelligible. Il s’exprime dans un langage qui semble être inventé
spontanément, mais le spectateur arrive très bien à deviner qu’il rit du
modèle habituel : faire des observations du type « avez-vous remarqué
que… », taquiner une personne dans la salle, raconter une anecdote
personnelle, etc. Kaufman montre à quel point le stand-up conventionnel,
malgré la multitude d’humoristes qui le pratique et l’apparente originalité de
chacun, revient souvent à appliquer la même recette. Quand l’humour devient
aussi homogène, l’humoriste cynique ne peut emboîter le pas : il préfère se
moquer du fait que tous les numéros d’humour se ressemblent. Il vise ainsi à
la fois les humoristes interchangeables et le public qui consomme toujours la
même chose sans trop s’en rendre compte. Si Diogène avait été humoriste à
notre époque, je parie qu’il ferait des numéros au moins aussi audacieux et
même encore plus culottés.

Cela dit, Diogène semble tourner en rond à force de narguer tout le monde. Il
sombre en quelque sorte dans une désolation sans fin. Il porte bien, en ce
sens, le sobriquet que lui donnait Platon : un Socrate viré fou4. Son humour,
en effet, est loin de servir la noble cause de l’ironie socratique5. Celle-ci
consiste à ébranler les évidences pour montrer les conséquences absurdes
qui en découlent parfois. L’interlocuteur de Socrate finit par constater de lui-
même son ignorance, étape cruciale pour s’ouvrir à une conception plus juste
et s’élever au-dessus des opinions admises. Mais Diogène n’est pas motivé
par cette dialectique vertueuse. Son cynisme l’empêche d’avoir confiance en
l’intelligence humaine. L’humour de Diogène s’en tient à révéler l’aspect
incongru du monde. Il voit l’humain comme une bête insensée aux prises
avec une réalité contradictoire et surprenante. Il mise sur la singularité
farcesque de notre existence et sur le rapport conflictuel avec un univers en
perpétuel mouvement, dont il est inutile de chercher un sens plus élevé.
Quelqu’un tente-t-il de définir une chose, Diogène s’empresse de lui montrer
l’inadéquation entre la définition et la chose en question. Lorsque Platon
parle de l’homme comme d’un « animal bipède sans plume », Diogène prend
un coq plumé et dit « voilà l’homme de Platon ! » (Laërce : 718) Le
philosophe cynique préfère l’acte provocateur à l’élaboration d’un savoir
bien articulé. Son humour se veut plus déstructurant qu’édifiant. Il détruit,
mais ne reconstruit rien.

À force de privilégier la provocation pour elle-même, l’humour cynique et


anticonformiste en vient à s’essouffler. C’est un bon point de départ pour
penser l’humour éthique, mais il reste insuffisant. Diogène met l’autre devant
ses limites sans l’inviter à se dépasser. L’humour cynique se borne à nous
prendre tous pour des débiles. On peut bien défendre sa propre posture
contre la société et tous ceux qui la composent, mais pourquoi s’arrêter là ?
Ne faut-il pas offrir la possibilité de créer de nouvelles valeurs, de générer
ensemble de nouvelles normes sociales ? Certes, les remarques
humoristiques de Diogène changent momentanément notre rapport
conventionnel au monde. C’est déjà énorme. Cependant, le philosophe tombe
dans un piège que l’humour éthique doit éviter : le repli sur soi. Diogène se
moque assurément du sens commun, mais il serait difficile d’y lire un
engagement réel pour une société plus juste. Le cynique antique comporte une
faille importante qui limite son lien à l’humour éthique : il se place lui-même
au-dessus des autres en prétendant avoir atteint le bonheur tout en refusant au
monde la possibilité de s’élever collectivement.

Je persiste à souhaiter que l’humour éthique d’aujourd’hui arrive à


développer une irrévérence comparable à celle de Diogène. Plus encore que
chez Andy Kaufman, je retrouve ce côté admirable du cynisme chez Anne
Archet, celle « qui reste ridiculement révoltée malgré le constat du néant »
(Archet 2022 : 23). L’autrice anarchiste, refusant autant les règles du
vedettariat que le titre d’humoriste6 — elle se dissimule d’ailleurs derrière
un pseudonyme —, n’hésite pas à écorcher notre mode de vie et les puissants
qui le défendent. Dans Le vide mode d’emploi : aphorismes de la vie dans
les ruines, les brèves sentences se succèdent comme une série d’affronts au
sens commun : « Je crois qu’il faut cesser de dire “environnement” et
commencer à dire “survie de l’espèce humaine”. Ce serait rigolo d’entendre
les politiciens dire “la survie de l’espèce humaine est importante, mais pas
aux dépens de l’économie” pendant les campagnes électorales » (14) ; « Je
connais trop les humains pour voter pour eux » (47) ; « Je préfère de loin
risquer la prison que de vivre comme si j’y étais » (60) ; « Si vous jouissez
d’assez d’attention publique pour que tout le monde sache à quel point vous
êtes victimes de censure, si on vous entend partout et continuellement dire
que vous ne pouvez plus rien dire, accordez-moi la liberté d’expression de
vous dire d’aller vous faire foutre » (68) ; « Ce matin, je me sens aussi
inutile qu’un débat d’idées sur les médias sociaux » (82) ; « Brûler une
banque émet peut-être du carbone, mais c’est quand même un bon moyen de
lutter contre les changements climatiques » (85).

L’humour sombre d’Anne Archet dépeint le caractère intolérable de la vie


contemporaine et l’urgence de faire en sorte qu’il en soit autrement. Cette
forme de résistance « quasi-nihiliste », pour reprendre son expression, me
permet encore d’entrapercevoir une faible lueur d’espoir. C’est un pas vers
l’humour éthique.

L’irrévérence réelle d’Archet se distingue de la fausse audace humoristique


si commune au sein de l’industrie du rire. En effet, si le côté provocateur de
la plupart des humoristes est un héritage du cynisme, la prétention de tout ce
beau monde à bousculer les choses débouche uniquement sur quelques
blagues rétrogrades. Je pense entre autres à ceux qui mettent les « âmes
sensibles » en garde contre la crudité de leurs propos avant leur spectacle,
alors qu’ils ne font que remâcher de vieilles plaisanteries fondées sur des
stéréotypes usés.
En plein jour, une lanterne allumée à la main, Diogène se promène sur la
place publique en s’exclamant : « Je cherche un homme ». Pour ma part, je
ratisse la scène humoristique dominante et je me dis : « Je cherche
l’audace ».
CHAPITRE 2
SORTIR LE RIRE DU FOND DE LA
CAVERNE : PLATON, CHRISTIAN
VANASSE, PAT ET MAT

Si la philosophie de Diogène reste insuffisante pour penser l’humour éthique,


des pistes intéressantes pourraient se trouver chez son plus célèbre
adversaire : Platon. La fresque bien connue L’École d’Athènes, du peintre
italien Raphaël (1483-1520), permet de voir le fossé qui les sépare : pour
mémoire, l’œuvre représente la façade d’un bâtiment et les quelques marches
qui y mènent. Cet endroit est peuplé d’hommes groupés en demi-cercle qui
discutent, lisent, réfléchissent. Diogène est assis de travers sur une marche
d’escalier, presque couché par terre, tout seul, vêtu d’un drap bleu qui
l’habille à moitié ; il consulte nonchalamment un document qui ressemble à
une simple feuille de papier. Platon, qui joue dans une autre ligue, celle de
l’élite, marche avec Aristote au centre du tableau en transportant sous son
bras le Timée, le livre qu’il a écrit sur l’origine de l’univers. Il porte des
vêtements élégants tout en harmonie avec sa longue barbe blanche et bien
entretenue. Il se tient droit, surplombe l’escalier où est répandu Diogène et
pointe un doigt vers le ciel, là où se trouveraient les concepts les plus
élevés : le Bien, le Beau, le Juste, etc. Ce n’est pas la désinvolture cynique,
mais le plus haut sérieux philosophique que l’on observe.

Si j’étais peintre, je pourrais même réaliser une nouvelle fresque dans


laquelle on verrait Platon et Diogène se préparer à disputer un match de lutte
gréco-romaine pour régler leurs comptes. Les deux hommes, selon ce que
nous en dit l’histoire, n’hésitaient pas à se narguer de part et d’autre.
Diogène soutenait que suivre les cours de Platon n’était qu’une « perte de
temps » (Laërce 1999 : 707). Platon, pour sa part, ne manquait pas de
souligner le manque d’intelligence de Diogène, qu’il jugeait incapable de
comprendre un concept aussi banal que celui d’une table (727). Dans son
esprit, si Diogène préfère bouleverser avec humour la définition de toute
chose, ce n’est pas parce qu’il se révèle plus malin que les autres ; au
contraire, cela prouve seulement qu’il ne sait pas reconnaître les
caractéristiques communes à différents objets de forme semblable. Diogène,
selon Platon, se contentait de rigoler en vain, parce qu’il était inapte à
prendre au sérieux les questions importantes de la philosophie.

L’image du grand sage raisonnable et réfléchi colle tellement à la réputation


de Platon qu’on lui accorde souvent le titre d’ennemi par excellence de la
rigolade. En effet, la parfaite maîtrise de soi qu’il préconise s’éloigne en tout
point de la perte de contrôle propre à l’éclat de rire. Selon ce philosophe, un
homme libre et bien éduqué doit s’ordonner lui-même de manière à devenir
« un être entièrement unifié, modéré et en harmonie » (Platon 2016 : 225).
Dans cette perspective, le rire équivaut à une faiblesse de caractère. Se
laisser dominer par des excès de joie fait obstacle à la vertu. Ceux qui
appartiennent à la fine fleur du domaine intellectuel, moral et physique
doivent recevoir une éducation leur permettant de contenir ces effusions. Il
est « inacceptable de représenter des hommes de grande valeur incapables
de résister au rire, et encore moins s’il s’agit de dieux » (168). Rire serait
une conduite inappropriée pour une personne juste et libérée, c’est-à-dire
quiconque s’inspirerait des modèles divins.

Dans le Philèbe, cette œuvre qui parle de la primauté de l’intellect pour


mener une vie heureuse, Platon précise sa critique du rire en rangeant la
comédie du côté des plaisirs impurs. Il faudrait renoncer au rire puisqu’une
douleur de l’âme le contamine. Le rire s’apparenterait à une « envie
moqueuse » (Platon 1978 : 141) : il représenterait une manière de se
réjouir « du malheur d’autrui » (139). En riant, nous prendrions un vilain
plaisir à rabaisser l’objet de notre jalousie. Si Platon vivait aujourd’hui, il
dirait, par exemple, que Jean-René Dufort, en riant du pouvoir dans son
émission Infoman, nourrit l’envie cachée d’en avoir lui-même davantage.
Rire, pour Platon, serait un sentiment indu et répréhensible.

Cela dit, peut-on simplement dépeindre Platon comme un philosophe qui


rejette le rire ? Ce n’est pas si simple. Déjà, la célèbre allégorie de la
caverne laisse entendre que Platon comprend très bien la mécanique de la
moquerie ou de la supercherie motivée par l’ignorance. Je rappelle l’histoire
en quelques lignes : des prisonniers sont enchaînés au fond d’une caverne
profonde depuis l’enfance. Ils sont ligotés de telle sorte qu’ils ne peuvent
détourner leur regard des ombres qui défilent sur la paroi en face d’eux, au
fond de la grotte. Plus en hauteur et loin derrière eux, un feu brûle. Entre les
prisonniers et le feu, sur le chemin remontant abruptement vers la sortie, des
hommes produisent les ombres. Les prisonniers, puisqu’ils ne connaissent
rien d’autre, croient que la réalité tout entière se réduit à ces projections.

Platon décrit ensuite l’expérience d’un prisonnier libéré subitement de ses


liens qui se hisse hors de la caverne. En plus de ses efforts déployés pour
remonter la pente raide de la grotte souterraine, il doit s’habituer à la
lumière du soleil. Il finit, néanmoins, par découvrir la réalité dans toute sa
splendeur : ce n’est pas le feu au fond de la caverne, mais bien l’éclairage du
soleil – analogue, selon Platon, à l’Idée du Bien – qui représente la source
depuis laquelle notre monde se laisse voir et comprendre. Le courageux
personnage redescend ensuite au fond de la caverne pour libérer les autres.

Sur le coup, ses yeux ne sont plus habitués à l’obscurité et il arrive mal à
reconnaître les ombres sur les murs. C’est bien malheureux pour lui puisque,
au creux de la grotte, ceux qui arrivent à commenter avec le plus
d’intelligence les ombres obtiennent des privilèges. Il devient, dès lors,
l’objet de moqueries. Les prisonniers se gaussent de l’homme qui a mis tant
d’efforts à gravir une pente abrupte pour revenir mieux informé, mais
inadapté à l’environnement de la caverne. Comme le laisse entendre Platon,
ces railleries vont de pair avec une vive hostilité : « Quant à celui qui
entreprendrait de les détacher et de les conduire en haut, s’ils avaient le
pouvoir de s’emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils
pas ? » (Platon 2016 : 362) Autrement dit, les prisonniers résistent
obstinément à sortir de la caverne. Platon insinue même qu’ils préfèreraient
tuer celui qui voudrait les libérer plutôt que de faire l’effort de se hisser au-
delà de ce qu’ils croient, à tort, être juste et vrai. Rien de bien jojo, on en
conviendra.

Platon fait ici allusion au destin de Socrate, son maître en matière de


philosophie. C’est pour avoir entrepris de libérer ses concitoyens de la
manipulation éhontée des dirigeants que Socrate est condamné à mort.
L’irrationalité au pouvoir veut se débarrasser du messager de la raison.
Ainsi, les rires des hommes enchaînés sont l’écho d’une culture et d’une
éducation défaillantes, d’une cité qui n’hésite pas à condamner ceux qui, à
l’instar de Socrate (et d’un éventuel humoriste éthique), voient au-delà des
opinions reçues. Platon ne s’en prend donc pas au rire en tant que tel, mais
bien aux ricanements de ceux qui refusent d’ouvrir leurs horizons. D’ailleurs,
la place centrale de Socrate dans les écrits de Platon atteste son admiration
pour l’ironie et les rires lumineux qui combattent l’ignorance dirigeante.

Qui, aujourd’hui, veut rester coûte que coûte au fond de la caverne en


refusant obstinément d’autres manières de rire et de voir les choses ? Qui, à
la manière de Socrate, ose redescendre dans la caverne auprès des
prisonniers pour annoncer qu’une lumière humoristique mille fois plus
puissante que celle du rire brute peut éclairer notre réalité ?

En refusant toute remise en question, les prisonniers me font penser à ces


humoristes qui se plaignent sur différentes tribunes d’être menottés par la
critique (qu’ils confondent avec la censure). Ils rejouent à tour de rôle le
même numéro depuis plus de 30 ans, puis s’étonnent que des voix dissidentes
commencent à s’élever contre leur style suranné. Ces humoristes, à mon sens,
n’arrivent pas à saisir que les véritables chaînes qui enserrent la créativité
humoristique existent en raison de leur incapacité à repenser leur propre
pratique. Mais qu’est-ce qui motive autant d’humoristes à se solidariser
encore aujourd’hui autour de ce genre d’humour ? Que défendent-ils
exactement ? Craignent-ils tout simplement de devoir trouver de nouvelles
manières de faire rire, plutôt que de répéter ad nauseam des blagues faciles
qui assurent leur succès ?

Au cours des dix dernières années, l’exemple le plus frappant de cette


tendance est sans aucun doute la horde d’humoristes qui, le regard fort et fier,
s’est regroupée sur scène lors du gala Les Olivier en 2016 en portant un
masque blanc marqué d’un « X » rouge sur la bouche en guise de soutien à
Mike Ward. Le moment est grave : un numéro qu’il a coécrit avec Guy Nantel
est retiré du gala. Le public a ainsi été privé de blagues qui ne plaisent pas
« aux matantes », pour reprendre l’expression de Nantel. Une répétition du
numéro « censuré » est accessible sur le web et a été visionnée plus d’un
million de fois7. Le duo y sert, à un public déjà conquis, une leçon sur la
liberté d’expression et l’autodérision : le physique de Mike Ward est
comparé à celui d’une travailleuse du Tim Hortons (qualifiée pour
l’occasion de « petite bacaisse ») et d’une lesbienne, faisant allusion du
même souffle à la silhouette d’Ariane Moffatt. Ainsi, comme le dit Nantel
dans le numéro, se moquer des rondeurs d’un homme blanc hétérosexuel en
le comparant aux femmes qui travaillent à faible salaire, et en misant sur des
stéréotypes qui stigmatisent la communauté LGBTQ+, « c’est ça la liberté
d’expression » (2016). L’Association des professionnels de l’industrie de
l’humour (APIH) a expliqué le retrait du numéro en raison du refus de
l’assureur de couvrir le sketch, ce qui bloque la possibilité de le diffuser.
J’aurais aimé que l’APIH s’explique autrement : n’aurait-on pas pu arguer
que les blagues dénigrantes et de piètre qualité du duo Ward-Nantel ne sont
pas de niveau dans une soirée voulant célébrer l’humour au Québec ? Ce
qu’on nous donne à lire, ici, est une justification platement financière.

Cela dit, le niveau de l’humour au gala Les Olivier laisse souvent à désirer,
particulièrement lorsque les humoristes se lancent des piques complaisantes
entre eux. Les remises de prix regorgent de blagues qui reviennent, grosso
modo, à ce genre d’idées : « tu vends moins de billets que moi », « tu es
gros », « tu as joué dans un mauvais film », « ta carrière n’a jamais vraiment
levé », etc. Cette mise en scène redondante vise à montrer que les
humoristes, eux, ne se formalisent pas des attaques personnelles quand elles
sont proférées sous forme de blagues. Voilà pourtant un glissement
dangereux. Au-delà du fait que ces ressorts comiques sont usés, on peut y
percevoir une forme de condescendance à l’égard des voix qui s’élèvent
enfin pour exiger une évolution de la culture humoristique dominante.
L’expression critique des groupes minoritaires – fatigués d’être les cibles
privilégiées de l’industrie du rire depuis des décennies – se trouve mise en
échec par ce genre d’autodérision convenue.

Où était le Socrate de l’humour lors du gala de 2016 ? Pourquoi aucun


humoriste présent n’a-t-il osé montrer le ridicule de l’opinion admise par les
collègues Mike Ward et Guy Nantel ? Personne n’a eu le courage de mettre
en évidence la futilité – si évidente – du cri à la censure de la confrérie des
humoristes ? La crainte d’être rejeté ou condamné par le milieu de l’humour
soudé autour de l’immense popularité de Mike Ward a-t-elle étouffé la
manifestation de postures dissidentes ? Une seule voix a résonné lors du gala
de 2016 : celle d’un bloc d’humoristes sourds à leur propre côté
réactionnaire, fermés à explorer ce qui cloche dans la tradition dominante du
rire. Si certains y voient le signe d’un humour bien portant, j’y reconnais
plutôt un repli régressif et des rires mal en point.

Heureusement, certains humoristes refusent dorénavant de demeurer à la


solde du conservatisme du show-business de l’humour. En février 2022,
l’humoriste Christian Vanasse, ancien membre du défunt groupe Les
Zappartistes, a eu l’audace d’interroger la manière dont la majorité des
humoristes apportent un soutien indéfectible et sans nuance à Mike Ward
depuis le début de son bras de fer juridique contre Jérémy Gabriel8. Alors
que Ward semblait avoir eu définitivement gain de cause, Jérémy Gabriel et
sa mère ont relancé une nouvelle poursuite (à laquelle Jérémy a renoncé plus
tard). À la suite de cette annonce, la réaction véhémente de plusieurs
humoristes sur les réseaux sociaux a fait sortir Vanasse hors de ses gonds.
Dans un statut Facebook bien senti9, il compare la conduite du « merveilleux
monde de l’humour québécois » à des rires venus du plus profond de la
caverne, c’est-à-dire ceux de « Piment fort en 1993 ». Il note évidemment
des exceptions, mais en général, dit-il, « c’était plus malaisant qu’édifiant » :
Y en a même qui, hier encore, s’indignaient du racisme, du sexisme ou de l’intimidation sur les
réseaux, et là, se lâchaient lousse sur le talent, le physique ou les intentions d’une personne en
situation de handicap. C’tait cringe en criss, comme disent les Grecs. Heu… Ça va les
humoristes ? Criss que j’ai honte de ma confrérie lorsqu’elle se donne des airs de meute de bullies
de secondaire 2 se précipitant sur la cible indiquée par les kings d’la cour d’école. Et à leur suite,
des hordes de fans qui vocifèrent à Jérémy que ce qu’il a vécu à 13 ans et toute son adolescence
n’était rien à côté de ce qu’il subira aujourd’hui et jusqu’à la fin de sa vie s’il ne retourne pas
immédiatement dans son trou. […] Ça va le monde ? Pour certains, Gabriel fait maintenant du
harcèlement et l’humoriste-jamais-censuré qui a fait 230 shows avec un numéro qui s’est ensuite
retrouvé sur DVD et YouTube, c’est devenu lui la vraie victime ? Coudonc, Mike est-il devenu
intouchable ? Et pour seulement poser la question dois-je craindre le « Wrath of Ward » ? Mike
Ward est-il devenu Dieu ? (Facebook : 2 février 2022)

La suite du message nous exhorte à passer à autre chose ; pour Vanasse, les
passions impétueuses suscitées et entretenues par cette saga relèvent d’une
mauvaise blague qui a trop duré.

Des propos comme ceux de Vanasse résonnent de plus en plus au sein de


l’industrie. L’ironie change de camp. Lors du gala Les Olivier en 2023,
Virginie Fortin et Arnaud Soly sont montés sur scène en personnifiant Pat et
Mat, deux humoristes masculins tout droit sortis des années 199010. Les deux
personnages ont d’abord interrompu le gala en arborant le masque avec un X
rouge qui rappelle le symbole de solidarité à Mike Ward et Guy Nantel lors
du gala de 2016. Avant de retirer leur masque, ils ont scandé : « Vous avez
essayé de nous censurer, mais on est là pareil ». Après avoir pris d’assaut la
scène, Pat se présente comme l’un des collaborateurs réguliers
de Testostérone (diffusée sur TQS de 2002 à 2004), une émission coanimée
par François Massicotte, Mike Ward, Jean-Michel Dufaux et Marc Boilard
dans laquelle on proférait semaine après semaine des conseils misogynes
pour se pogner des filles ou, tout simplement, les ridiculiser. Toujours sur un
ton ironique, Pat dénigre l’animation du gala assurée par Katherine Levac en
disant que dans « son temps, les p’tites rousses y’animaient pas les galas,
mais elles nous attendaient dans loge après ! » Pat et Mat ont ensuite chanté,
sur un air à la fois kitsch et rock, une apologie satirique de l’humour
dominant au Québec depuis des décennies : « L’humour c’était mieux avant.
Quand on était juste huit gars blancs. Pis Marie-Lise Pilote. Quand on
s’acharnait avec nos jokes d’obèses, on pouvait juste dire “come on, on
niaise” […] On jouait au St-Denis 300 fois par an pis on avait l’droit de
faire des accents. » Il aura fallu sept ans pour voir, au sein même de
l’industrie de l’humour, une critique forte de la solidarité autour des X
rouges, mais, au moins, cela aura valu le coup.

Les prisonniers au fond de la caverne n’aiment pas être bousculés dans leurs
habitudes. Certaines personnalités publiques ont vivement critiqué le numéro
de Virginie Fortin et Arnaud Soly. La chroniqueuse Sophie Durocher y voit
de l’âgisme : « Pendant le gala Les Olivier de dimanche, on a eu le droit à un
festival de blagues sur “les vieux”, tous mis dans le même panier, comme
s’ils étaient tous dépassés, déconnectés, comme si tout ce qui se faisait avant
l’arrivée sur Terre des milléniaux était à mettre à la poubelle » (2023).
Comment Sophie Durocher dénonce-t-elle le supposé mépris de la nouvelle
génération d’humoristes à l’égard de l’ancienne ? En méprisant les
« milléniaux ». Guy Nantel – sans surprise – a lui aussi participé à cette
« polémique ». Après avoir été la cible d’une pointe ironique de la part de
Katherine Levac au début du gala, il s’est hâté de répliquer sur Twitter :
« certains gagneraient à être un peu moins inclusifs et un peu plus drôles »
(cité dans Cassivi 2023). Nous retrouvons le préjugé idéologique réitéré
régulièrement dans les chroniques du Journal de Montréal : être inclusif ne
serait pas compatible avec l’humour. Bref, il dit lui aussi – cette fois sans
ironie aucune – que l’humour, c’était mieux avant.
J’interprète ce numéro non pas au premier degré comme une forme de dédain
à l’égard des humoristes d’avant au profit d’une nouvelle génération exempte
de comportements ou de blagues problématiques, mais plutôt comme une
critique de ce qui cloche dans l’industrie de l’humour, hier comme
aujourd’hui. La mise en scène de l’interruption du gala, à mon sens, sert ce
propos : Pat et Mat ne se moquent pas seulement des humoristes plus âgés
qui regardent le spectacle à la télévision, ils dérangent aussi le bon
déroulement du gala qui met à l’avant-scène les humoristes plus jeunes.
Même Katherine Levac, humoriste phare de cette nouvelle génération dite
plus inclusive, pourrait se sentir visée alors qu’elle venait de lancer une
blague facile digne des années 1990 à l’égard du corps de son collègue
Philippe Laprise (elle s’est demandé, en raison de son surpoids, s’il avait
aussi les « seins tapés » lorsqu’il animait le gala). De manière générale, ce
gala était, comme tous ceux qui le précèdent, saturé de piques complaisantes
entre humoristes. Enfin, les X rouges ne datent pas d’il y a vingt ans. Mike
Ward et Guy Nantel suscitent encore une grande sympathie de la part de leurs
collègues et demeurent des têtes d’affiche importantes de l’industrie.

Dans leurs manifestations respectives, Virginie Fortin, Arnaud Soly et


Christian Vanasse incarnent la posture de l’humoriste-philosophe qui
conteste les opinions reçues au sein de la Cité des humoristes. Leur humour
se distingue des rires où l’on célèbre en chœur la violence sociale et
l’ignorance. Même si la sortie de la caverne s’annonce ardue, des humoristes
éthiques fragilisent déjà les chaînes de l’humour au Québec.
CHAPITRE 3
L’IRONISTE ET LE RIDICULE :
ARISTOTE, SOCRATE, YVON
DESCHAMPS ET CASH SÉGUIN

Aristote et Platon ont ceci en commun : ils entrevoient l’importance du rire


sans toutefois le rendre digne d’un traité entier et bien achevé. Il faut se
contenter de repérer çà et là dans leurs œuvres de brefs passages sur le sujet.
Ils laissent le lecteur avec un texte à peine ébauché, incomplet, semé de
blanc et de non-dits. J’aime croire que ce flou est sciemment entretenu,
comme si Platon et Aristote évoquaient indirectement l’irrésolution
persistante du rire en tant que concept philosophique.

Prenons l’exemple de la toute dernière scène du Banquet de Platon. Après


une soirée à discourir sur la nature de l’amour et une nuit à fêter en buvant du
vin, la plupart des convives ont quitté la réception. Au petit matin, seuls
Aristophane (auteur de comédie), Agathon (auteur de tragédie) et Socrate
sont toujours éveillés. Ce dernier émet alors une opinion intrigante pour ses
interlocuteurs : « C’est au même homme qu’il convient de savoir composer
des comédies et des tragédies, et […] l’art qui fait le poète tragique est aussi
celui qui fait le poète comique » (Platon 2007 : 178). Le Banquet se termine
sur cette note énigmatique : les liens indissociables, l’étroite parenté, entre
la comédie et la tragédie. Au lieu d’interroger Socrate pour mieux saisir son
propos, Aristophane et Agathon, trop affaiblis par l’alcool et la fatigue, se
contentent d’acquiescer sans trop comprendre, puis ils s’endorment. Socrate,
quant à lui, se lève, va au Lycée, se lave et entreprend sa journée comme si
de rien n’était.

Aristote laisse dans son sillage un flou semblable. Dans la Poétique, il


élabore une théorie de la tragédie et annonce au passage qu’une seconde
partie portant sur la comédie paraîtra plus tard. Ce deuxième volet sur l’art
comique ne nous est jamais parvenu. Est-ce qu’un moine du Moyen Âge
aurait mis de l’arsenic sur l’unique copie du deuxième tome de la Poétique
pour s’assurer d’empoisonner toute personne qui ose le consulter, comme le
sous-entend ce scénario tiré du roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco ?
Ce texte relève de la fiction, certes, mais s’il était véridique, nous saurions
au moins comment le livre d’Aristote s’est définitivement perdu : une fois
démasqué, le moine mange les pages empoisonnées du livre et périt avec lui
dans un incendie. La mission divine du moine contre le rire – cette puissance
subversive et diabolique – est ainsi accomplie. Même si elle est inventée de
toutes pièces, l’intrigue du roman d’Eco nous place devant un fait historique.
Nous ne connaîtrons jamais la théorie complète d’Aristote sur la comédie.

Un bref commentaire d’Aristote tiré de la Rhétorique m’apparaît tout de


même pertinent pour penser certaines dynamiques de l’humour aujourd’hui.
Dans ce passage, le philosophe distingue le bouffon de l’ironiste : « Les
différentes espèces de plaisanteries […] sont en partie convenables dans la
bouche d’un homme libre, pour partie non. L’ironie est plus propre à
l’homme libre que la bouffonnerie. Car dans l’ironie, on plaisante sur soi-
même, dans la bouffonnerie sur autrui » (Aristote 2007 : 523). Le bouffon et
l’ironiste provoquent délibérément l’amusement, mais le premier est
uniquement guidé par son désir de faire rire et il se montre prêt à tout pour y
arriver. Pour le bouffon, la fin (faire rire) justifie les moyens. Il n’hésite
donc pas à ridiculiser bêtement les autres en faisant peu de cas de la peine
qu’il pourrait occasionner. La bouffonnerie, au sens où Aristote l’emploie, se
rapporte ainsi à ce que j’ai appelé plus tôt l’humour brute.

L’ironiste, quant à lui, préfigure l’humour éthique par sa capacité à rire de


lui-même et à provoquer un mouvement réflexif chez son interlocuteur. Il vise
la bêtise générale de la société, tout en restant conscient d’y appartenir lui
aussi. Son humour invite à reconsidérer ce qui va de soi pour ses
interlocuteurs et pour lui-même plutôt que de rire d’un bouc émissaire tout
désigné. Bien qu’Aristote ne le nomme pas, la posture de l’ironiste renvoie à
Socrate. La motivation première de l’ironie socratique est la marque même
de l’essor de la philosophie : s’élever au-dessus des idées reçues et
fallacieuses. Socrate déconcerte ses interlocuteurs en les interrogeant. Il les
fait parler pour les faire penser. Après un entretien avec Socrate, celui qui
prétend détenir un savoir de bonne source est forcé d’admettre que sa
science, au final, tient sur une série de contradictions. Le philosophe brise le
socle des connaissances superficielles, il intrigue de manière à remettre en
cause ce que l’on tient pour acquis. Faut-il alors compter sur Socrate pour
trouver une vérité ou une solution de rechange ? Non. Socrate demeure fidèle
à sa déclaration d’ignorance – « tout ce que je sais, c’est que je ne sais
rien » – et il ne prodigue aucun savoir plus abouti. Il offre la chance à son
interlocuteur de commencer à réfléchir par lui-même et d’agir selon sa
propre conscience. Socrate appelle à se dépasser sans toutefois tracer un
chemin pour y arriver.
L’ironie de Socrate trouve-t-elle un écho dans l’histoire récente de l’humour
au Québec ? À mon sens, Yvon Deschamps s’impose comme modèle dans ce
domaine. À partir des années 1960, cet artiste incontournable a su bâtir un
pont improbable entre le dialogue philosophique et le monologue
humoristique. Tout comme Socrate, Deschamps interroge le public en le
confrontant à ses préjugés, ses vérités admises, son ignorance. Sa méthode
diffère toutefois de celle du philosophe grec. Deschamps montait sur scène
en jouant des personnages naïfs bien campés dans « le gros bon sens » de
l’époque : le gars antiféministe, raciste, homophobe ou encore l’ouvrier
soumis. Il reflétait ainsi les énormités qui se disaient réellement – et parfois
de manière bien plus grossière11 – dans la vie quotidienne. Cette mise en
évidence des aberrations contenues dans le discours habituel de la majorité
invitait le spectateur à ouvrir ses œillères et à poser un regard critique sur
son époque.

Tout le monde s’entend pour reconnaître le caractère exceptionnel de la vie


philosophique de Socrate. De la même manière, l’art du monologue tel que
Deschamps le pratiquait relève de l’exception. Pourtant, on entend souvent
des humoristes revendiquer l’héritage de Deschamps pour justifier
l’omniprésence de leur humour brute. L’autrice Marie-Christine Lemieux-
Couture évoque à cet effet « le point Deschamps ». Dès qu’une discussion
s’enflamme sur les controverses du milieu de l’humour comme l’utilisation
du blackface au Bye Bye 2015, la saga judiciaire entre Mike Ward et Jérémy
Gabriel ou « toute autre polémique où un homme blanc cis-hétéro de classe
aisée réclame son droit inébranlable de vomir sa domination en logorrhée de
stéréotypes méprisants sous le couvert de l’humour » (Lemieux-
Couture 2019 : 47), quelqu’un invoque les textes de Deschamps pour arguer
qu’il disait, lui aussi, des énormités.
Lemieux-Couture fait une distinction essentielle pour montrer l’invalidité
d’une telle idée et cerner, une fois pour toutes, pourquoi on a toujours
accepté les propositions de Deschamps, même les plus révoltantes. Elle
explique à juste titre que Deschamps est d’abord et avant tout un
monologuiste professionnel, c’est-à-dire un artiste qui monte sur scène pour
livrer une critique sociale mordante en incarnant un personnage (47). Ainsi,
l’œuvre humoristique d’Yvon Deschamps demeure très proche du jeu
théâtral. Quand il monte sur scène, la distinction entre ses propres idées et
les propos de son personnage ne fait aucun doute : « Quand le personnage de
Deschamps s’enlise dans la misogynie et le sexisme, on sait que c’est le
discours du personnage et non celui de Deschamps » (48).

Ce lien entre l’humour et le théâtre, selon Lemieux-Couture, s’effiloche de


plus en plus avec l’industrialisation massive du rire. À la différence des
monologuistes comme Yvon Deschamps, Marc Favreau ou Clémence
Desrochers, l’humoriste d’aujourd’hui
est souvent moins intéressé par des procédés littéraires et théâtraux que par l’efficacité de son
pouvoir de faire rire, qu’il marchandise pour vendre ses spectacles, ainsi que par le culte de sa
personnalité, alimenté par les médias de masse et le branding numérique. Il n’incarne plus, ou très
rarement, un personnage, mais sa propre personne, en livrant sur scène ou ailleurs ses observations
et ses opinions, même si celles-ci passent souvent par le filtre de la caricature. (47)

Même si l’humoriste contemporain ne dit pas toujours ce qu’il pense, même


s’il tient délibérément des propos démesurés et choquants, c’est toujours sa
propre personnalité qu’il place à l’avant-scène. Le personnage, s’il y en a
un, est secondaire. L’humoriste veut vendre et, pour se faire, il souhaite que
le public achète son image et adhère à sa vision du monde. En ce sens, la
majorité des humoristes d’aujourd’hui s’apparentent non pas à Socrate, mais
à ses adversaires : les sophistes. Ceux-ci étaient souvent plus intéressés par
l’argent et le pouvoir acquis grâce à l’art de faire valoir leurs propres
opinions que par une forme d’engagement social visant à dépasser les
préjugés de leur époque.

Suffirait-il alors pour un humoriste de se cacher derrière un personnage pour


prétendre manier habilement l’ironie émancipatrice ? Non, puisque la scène
actuelle est truffée de ces personnages. Il n’est pas donné à tout le monde de
réussir le tour de force de Deschamps, c’est-à-dire de faire sentir au public
l’écart qui le sépare de son personnage de gars épais. Une bonté réelle
émane de son œil rieur lorsqu’il joue. Le public ne perd jamais de vue le
message de l’artiste : la société peut et doit évoluer. C’est pour cette raison,
entre autres, que l’ironie de Deschamps fonctionne si bien. Comme le dit
Lucie Joubert, « Yvon Deschamps était particulièrement doué pour faire
comprendre qu’il n’était pas d’accord avec les propos de son personnage.
On parle beaucoup de ses textes, mais il y a aussi ce qu’on appelle le
delivery, le clin d’œil, l’attitude, la complicité qu’il nouait avec le public »
(citée dans Tardif 2017). Bâtir une telle relation avec le public, à mon sens,
relève de l’exploit. Grâce à ce lien, Deschamps arrive à faire ressentir la
dimension critique du rire qu’il provoque.

Cela dit, l’ironie de Deschamps a aussi parfois été mal comprise. Dans le
numéro Les unions, qu’ossa donne ?, son personnage prend les allures de
l’ouvrier déférent et crédule, prêt à subir les ordres de ses supérieurs à la
shop avec le sourire. Il nous raconte, entre autres, que son patron est
tellement gentil qu’il s’est déplacé pour assister aux funérailles de sa femme.
Puis, une fois l’enterrement terminé, son boss l’a agrippé par le bras pour lui
dire : « Voyons, voyons, qu’ossa donne de s’morfondre. Viens-t’en on va
aller travailler » (Deschamps 1998 : 14). Puis, sur une musique entraînante,
le personnage de Deschamps raconte son histoire :
Fa que là, on est parti à shop toué deux, pis ça y allait, han ! Rendus là, on a pas pris le temps de
s’déchanger, rien, pis envoye à l’ouvrage ! Pis moi je travaillais, pis lui y me r’gardait. J’sais pas, on
aurait dit qu’y savait qu’y avait quelque chose… Y est resté avec moé toute l’après-midi, y m’a pas
lâché. Pis moé, j’travaillais comme un bon, pis lui y me r’gardait comme un bon. Pis moé, j’tais
content qu’y soye là, mais lui y était inquiète parce qu’on avait une grosse job pis fallait qu’à sorte
ce soir-là. Mais quand j’ai eu fini ma job, vers huit heures moins dix moins cinq, avant d’partir j’y ai
dit : « Boss, j’sais pas comment vous r’mercier. » Y dit : « Laisse faire, c’que j’ai faite pour toé,
j’l’aurais faite pour n’importe qui. » (14-15)

Après un spectacle où il a présenté ce numéro, trois hommes l’ont


interpellé : « “T’as raison, Deschamps, les unions, ça vaut pas de la m…” Et
l’un d’ajouter : “Mais c’est pas la vraie vie, ton affaire, des employés
dociles comme ça, y s’en fait plus aujourd’hui” » (Dufresne cité dans
Landry 1999 : 42). De la même manière, Deschamps a admis que son
personnage machiste n’a pas toujours eu l’effet escompté sur le public :
« En 1973, le personnage était tellement énorme, tellement épais, que je
pensais bien me faire comprendre. Mais non, on me prenait toujours au pied
de la lettre. Les filles me criaient des noms pendant que les gars restaient là,
fiers et contents. J’imagine que je l’ai mal écrit ! » (42) Il faut dire qu’à cette
époque, les femmes sont en train de s’émanciper. Elles prennent la parole.
Leur militantisme s’accommode mal des propos de Deschamps. Du côté des
hommes, c’est l’idée du statu quo contre les avancées du féminisme qui
semble les satisfaire.

Je trouve admirable que le premier réflexe de Deschamps, dans ce cas, soit


de remettre en question son propre travail plutôt que d’invectiver
gratuitement ceux et celles qui ne comprenaient pas l’ironie. Il espère que le
public verra l’absurdité de son personnage tout en s’accordant une part de
responsabilité si ce n’est pas le cas. C’est aussi avec cette humilité et cette
générosité, j’imagine, qu’il a su si habilement nouer son lien de complicité
avec le public. À l’opposé, comme le dit Joubert, l’humoriste qui ne se
formalise pas que des spectateurs le prennent au premier degré est soit dans
la provocation, soit indifférent à l’idée de conforter les gens dans leurs
préjugés (Tardif 2017). Je suis persuadé que Deschamps se serait posé de
sérieuses questions si son public avait été principalement composé de
personnes qui pensent comme son personnage.

Où se trouve l’héritage de Deschamps aujourd’hui ? Des humoristes actuels


continuent d’inventer des personnages fort intéressants qui savent bousculer
les préjugés dominants. Je pense, entre autres, aux Appendices et à Sèxe
Illégal. Mais c’est sur les capsules du personnage de Cash Séguin, joué par
Anas Hassouna, que je m’arrêterai. À mon sens, l’ironie de Deschamps
trouve là un écho retentissant. Depuis son garage, Cash Séguin donne son
point de vue sur une série de sujets sensibles avec une assurance
déconcertante. Sur le fond, ses opinions caricaturent celles de chroniqueurs
notoires comme Mathieu Bock-Côté, qui, en plus d’associer le péril de notre
société à l’immigration, dénonce le présumé « racisme antiblanc » et évoque
avec nostalgie l’époque où les hommes étaient plus virils. Du côté de la
forme, Cash Séguin troque la rhétorique enrubannée de Bock-Côté pour la
vulgarité bien assumée. Sa manière de s’exprimer se confond davantage avec
celle de Bernard « Rambo » Gauthier. Il ne se gêne pas, par exemple, pour
insulter ouvertement ceux qui ne pensent pas comme lui (tout comme Bernard
« Rambo » Gauthier traite Patrick Huard de « tapette à toupette » et compare
l’ensemble des progressistes qui n’appuient pas le convoi de la liberté à des
maringouins sans cervelle).

Dans une de ses vidéos12, Anas Hassouna enfile la casquette de trucker et la


chemise à carreaux de Cash Séguin pour s’en prendre à la diversité au sein
de la télévision québécoise :
C’est rendu interdit d’être blanc ! Asteur c’est la diversité toé chose. Y’a rien qu’ça à tévé d’la
diversité. Heille le cave ! C’est pas d’la diversité si on voit y’inque des races. […] L’immigration
toé chose. Ça vient d’arriver au Québec y’a quinze minutes. Ça sent encore le couscous-curry. Pis
là, ça veut passer à tévé ? Heille le zouf ! Sais-tu où c’est qu’y en manque de la diversité ?
Derrière le comptoir de la Belle Province, mon esti. Pis là, si on met toutes les bruns à tévé, qui
c’est qui va me faire mon steamé relish ? Antoine Bertrand ? Moi j’vous l’dis, y’est temps qu’on
ramène la tévé comme avant : en noir et blanc, sauf le noir. T’ouvre la tévé toé chose, y’a rien que
des fifisexuelles. C’est rendu qu’on n’a pu le droit d’être un homme, un vrai.

Cash Séguin tape encore plus fort sur l’immigration dans une autre capsule
où il confond le mot « immigrant » avec « ouragan »13 : « Là, pars-moi pas
sué ouragans. Ça traverse l’océan esti dans in bateau. Ça s’en vient icitte,
esti, profiter d’nos Tim Hortons. […] Câlisse d’ouragans sales. Moi, esti, si
je m’en allais en Ouganda ou en Ouraganistan faire la même chose, ma t’dire,
on m’slackerait d’l’équipe assez vite, merci bonsoir ! J’t’en faxe un
mémo ! » Anas Hassouna se joue du repli identitaire et de ceux qui critiquent
les temps présents au nom du « bon vieux temps ». Sans dire quoi faire ou
quoi penser, l’humoriste, dans le sillage de Deschamps, aide à déboulonner
les idées toutes faites relayées sans relâche autour de nous, dans certains
médias et sur les réseaux sociaux.

Que ce soit du côté de Socrate, de Deschamps ou de Cash Séguin, la cible de


l’ironie reste la même : les personnes ridicules et leurs discours. Le ridicule,
selon Aristote, correspond à l’incongruité entre ce qu’une personne croit être
et ce qu’elle est en réalité. Cette notion de ridicule, lorsqu’on l’intègre
à la question plus large de l’humour éthique, s’accompagne de nuances
importantes. Qui décide de ce qui est ridicule ? N’est-il pas ridicule,
justement, même pour Deschamps, même pour Cash Séguin, de se poser en
grand décideur capable d’identifier avec certitude ceux qui méritent une
bonne risée ? Personne n’échappe complètement au ridicule. Aucun humain
sur terre ne peut prétendre être enfin arrivé à une parfaite adéquation entre ce
qu’il pense être et ce qu’il est en réalité. Personne, surtout au sein d’une
société traversée par autant de vents contraires, ne peut comprendre
entièrement le monde dans lequel on vit. Certains pensent y arriver, ce qui
est le comble du ridicule. D’où l’importance de s’approcher autant que
possible d’une posture humoristique éthique en insistant sur la part
d’autodérision de l’ironiste décrite par Aristote.

L’humoriste éthique ferait fausse route s’il croyait être à l’abri du ridicule au
nom d’un savoir assuré ou d’une position qui serait enfin la bonne. L’humilité
demeure une de ses qualités essentielles. L’humour éthique est un art que l’on
peut maîtriser seulement en refusant de se conduire en maître et en ayant la
force de reconnaître ses propres faiblesses.
CHAPITRE 4
LA SENSATION CARNAVALESQUE DE
L’HUMOUR ÉTHIQUE : RABELAIS, LES
CASSEROLES ET LE COMITÉ
FEMMES GGI

Quittons maintenant la Grèce antique et faisons un bond de géant pour


rattraper Rabelais au XVe siècle. Ce saut dans le temps peut paraître assez
brusque, j’en conviens. À peu près tout, d’ailleurs, semble séparer un
philosophe comme Platon de l’auteur français. L’illustre penseur de
l’Antiquité nous élève vers des vérités éternelles perchées au-dessus de
notre monde en perpétuel changement ; Rabelais nous ramène plutôt vers les
fonctions primaires du corps : dans son œuvre, ça mange, ça défèque et ça
verse dans la grivoiserie.

Pourtant, Platon et Rabelais s’inspirent du même maître : Socrate.


L’admiration commune vient sans doute de la capacité de ce dernier à
renverser le sens commun pour éventuellement le dépasser. La mission de
Socrate se poursuit chez Platon par l’idéalisme, c’est-à-dire par la
priorisation d’une pensée rationnelle orientée par le monde des idées.
Rabelais préfère plutôt passer par la parodie et la satire. Il met l’ordre du
monde sens dessus dessous afin de promouvoir la paix et la justice.

Dès les premières lignes du prologue de Gargantua, Rabelais compare son


œuvre à Socrate. Celui-ci est
laid de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou,
simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous
offices de la république, toujours riant, toujours buvant avec chacun, toujours se gabelant, toujours
dissimulant son divin savoir. (2010 : 19)

Cette description rabelaisienne de Socrate, rapproche le « prince des


philosophes » du dieu du vin à l’esprit transgressif : le « bon Bacchus » (19).
De plus, tout comme Bacchus aime rire et boire en groupe, le Socrate de
Gargantua est accompagné d’une joyeuse troupe d’amis prêts à s’aviner. Il
faut croire que le rôle de Socrate dans Le Banquet de Platon — un bon
vivant capable de mener une journée bien normale après avoir bu et fêté
jusqu’au petit matin la veille — a bel et bien marqué l’imaginaire. Or,
derrière cet esprit tout en fête, Socrate dissimule selon Rabelais un « un
courage invincible », « une assurance parfaite », « un entendement plus
qu’humain » (19).

De la même manière, Rabelais dit qu’il faut aller au-delà de l’apparence de


son œuvre. Aux premiers abords, Gargantua ne semble présenter rien de
plus qu’une série de « moqueries, folâtreries et menteries joyeuses » (20).
Or, si on s’y arrête, on risque de ne pas « soigneusement peser ce qui y est
déduit » (20) et, du même coup, manquer la « substantifique moelle » (21) de
l’œuvre : à une époque où la rigidité des autorités religieuses fait loi, le rire
et les paillardises de Rabelais sont empreints d’une brillante lucidité en
faveur d’une foi plus humble, tolérante et ouverte. Bref, si un « divin
savoir » se dissimule en Socrate, il en va de même chez Rabelais dont les
textes contiennent un vœu d’émancipation.

En plus de Socrate, l’autre source d’inspiration de Rabelais – avec ses


personnages de géants, ses invitations aux beuveries démesurées, ses festins
rassembleurs, ses plaisanteries grivoises – vient des carnavals du Moyen
Âge et de la Renaissance. Ces festivités populaires chamboulent le paysage
habituel des villes ou des villages. Elles réinstaurent un joyeux chaos là où
tout semble bien ordonné. Ce qui est noble (les maîtres, les mœurs, les idées
dominantes) est rabaissé et ce qui est bas (les personnes subordonnées, les
interdits, les corps) est honoré par le rire. Les carnavals offrent des temps de
réjouissances collectives où la vie se présente comme un vaste jeu. On y
crée un espace et un temps qui débordent les mécanismes de la domination
habituelle.

Dans son livre L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au


Moyen Âge et sous la Renaissance, Mikhaïl Bakhtine évoque un concept qui
permet de mieux saisir ce qui anime le rire de Rabelais : la sensation
carnavalesque. Celle-ci, en renversant les perspectives sur les temps
présents, pose ses regards non seulement sur ce qui est (les rapports de
domination et les idées reçues à un moment historique donné), mais aussi
vers la possibilité de rejouer les modalités du monde dans lequel on vit :
dans n’importe quel tableau du monde prédominant à une époque donnée, la nécessité paraît
toujours sous les traits de quelque chose de sérieux, inconditionnel et péremptoire. Mais,
historiquement, les idées de nécessité sont toujours relatives et versatiles. Le principe du rire et la
sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et
toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps et
affranchissent la conscience, la pensée et l’imagination humaines qui deviennent disponibles pour de
nouvelles possibilités. (58)
La sensation carnavalesque laisse pressentir que les choses pourraient
s’organiser autrement et que nous pouvons prendre notre destinée en main.
Elle fait appel à un monde et un peuple à venir, à un avenir différent de ce
que nous connaissons déjà.

Qu’en est-il de la sensation carnavalesque aujourd’hui ? Où sont les fêtes


populaires qui permettent le renversement du haut vers le bas, qui ouvrent
sur une critique concrète de l’autorité et de l’aristocratie ? Les festivals
contemporains ne sont pas à l’image du carnaval, mais plutôt conformes aux
valeurs en place. Comme partout, le capitalisme assure sa mainmise sur les
événements. Les affiches publicitaires des banques et des compagnies les
plus lucratives règnent sur tout le paysage autour des artistes invités. Ces
célébrations convenues ressemblent à ce que Bakhtine appelle les « fêtes
officielles ». Ce type de rassemblement « validait la stabilité, l’immuabilité
et la pérennité des règles régissant le monde : hiérarchie, valeurs, normes et
tabous religieux, politiques et moraux en usage. La fête était le triomphe de
la vérité toute faite, victorieuse, dominante » (18). Les festivals participent
de ces fêtes encadrées où les puissants décident ce qu’il faut proposer en
spectacles aux foules. C’est le monde à l’endroit. Où est l’espace pour des
rires où nous pouvons ressentir une sorte de libération momentanée à l’égard
des vérités admises ?

Même si plusieurs moments portaient plus à rugir qu’à s’esclaffer, la


sensation carnavalesque était bien présente pendant la grève étudiante de
2012. Je me rappelle certains personnages inédits comme les membres du
Rabbit Crew déguisés en lapins rappeurs. Ils ont animé des rassemblements
étudiants ; ils ont pris la tête d’une manifestation afin de déterminer
aléatoirement la direction à prendre à chaque coin de rue. Cette initiative
moque de brillante manière l’obligation de fournir l’itinéraire des
manifestations aux forces de l’ordre après l’adoption de la loi 78 (aussi
appelée « loi spéciale ») par le gouvernement libéral de Jean Charest14.

Banane Rebelle, le « révolutionnaire de carnaval aux idéaux fruités »,


comme il se décrit lui-même, reste aussi gravé dans ma mémoire. Vêtu d’un
déguisement de banane géante avec des lunettes fumées et un cigare à la
bouche, il se donnait des airs de guérillero dans les manifestations
étudiantes. Après avoir abandonné son costume jaune en 2013, Gabriel
Marcoux-Chabot témoigne de son expérience en nommant une force que
j’associe à l’humour éthique : aiguiser la conscience et la sensibilité
politique. Celui qui n’a jamais revendiqué le titre de militant affirme que le
Printemps québécois lui a permis de s’éveiller à des valeurs politiques qui
lui sont chères, comme la justice sociale et la solidarité. Du même coup, il a
découvert en prenant part au mouvement étudiant que ces valeurs étaient
menacées, qu’il fallait les faire vivre et les défendre. Banane Rebelle a
coloré la grève étudiante et, réciproquement, celle-ci a transformé celui qui y
prenait part. Pour Banane Rebelle, cette influence mutuelle pour s’élever
collectivement doit se poursuivre encore aujourd’hui : « Le Québec est
toujours pour moi une vieille guenille que l’on n’a pas fini d’essorer. […] La
crasse est là, bien visible. Il n’est peut-être pas possible d’en éliminer toute
la laideur, mais il est toujours possible d’y ajouter un peu d’humour et de
beauté » (Marcoux-Chabot 2013).

Anarchopanda symbolise également une figure incontournable du mouvement


étudiant de 2012 que j’associe autant à la sensation carnavalesque qu’à
l’humour éthique. La mascotte solidaire voulait d’abord entraver le travail
des forces antiémeute en proposant des câlins aux policiers. Julien
Villeneuve, la personne sous le déguisement, espérait que l’humain derrière
l’armure policière doute de l’emploi de méthodes brutales face à un
adorable panda géant. Par le fait même, il voulait freiner les charges contre
l’ensemble des manifestants. Un constat d’échec s’impose après quelque
temps : en plus d’avoir failli à empêcher la grande majorité des
déploiements antiémeute, il n’a obtenu qu’une demi-douzaine de câlins de la
part des policiers. Lors d’un rassemblement, Anarchopanda a feint la
tristesse d’être boudé par les membres du Service de police de la Ville de
Montréal, ce qui a poussé des manifestants et des manifestantes à le
réconforter en lui offrant des accolades. Anarchopanda a par la suite rendu
la pareille en offrant des câlins par centaines aux personnes qui prenaient la
rue. La mascotte ne se contentait pas de répandre une gaieté béate conduisant
à l’acceptation passive des coups reçus. Elle amenait plutôt un peu de
douceur à un mouvement qui en avait bien besoin pour rester en vie et
résister à la répression quotidienne. Anarchopanda énergisait la lutte au
moment opportun.

On trouvait également des bribes d’humour éthique sur les pancartes des
milliers de personnes lors des manifestations. Le site printempserable.net
regorge de photos de ces pancartes qui traduisent un heureux mélange de
colère et de mots d’esprit : « À Poudlard, c’est gratuit. Pourquoi pas ici ? » ;
« Tu sais qu’une société est malade quand l’éducation est devenue une
marchandise et le Grand Prix est vu comme un projet de société » ;
« Bloquer la rue, ouvrir la voie » ; « Attention à nos enfants, c’est peut-être
le vôtre15 ». En parallèle, une tonne de mèmes apparaissait pour dénoncer le
ridicule des affronts autoritaires du gouvernement. Je me souviens d’avoir
pouffé de rire en regardant des tracés d’itinéraires en forme de doigt
d’honneur pour dénoncer la loi 78. La créativité populaire se déchaînait dans
une myriade de formules et de dessins hilarants.
Les rendez-vous quotidiens des Casseroles à 20 heures constituent une autre
réponse de l’humour éthique face à la loi 78. Dans le contexte, rappelons-le,
il fallait trouver un moyen de manifester son appui à la grève étudiante
malgré l’entrée en vigueur de la loi spéciale. L’appel est lancé sur les
réseaux sociaux : sortons en même temps sur nos balcons et sur les trottoirs
pour faire du bruit avec chaudrons et cuillères de bois ! Quiconque s’est
joint aux casseroles en 2012 se souvient des rires qui émanaient des
rencontres entre voisins ainsi que du fameux chant entonné en chœur : « La
loi spéciale, bang bang bababang [bruits de casseroles], on s’en câlisse ! »
Pour le Collectif de débrayage qui a publié une « histoire profane de la
Grève étudiante », les casseroles, c’est « l’esprit du carnaval, celui de la
défiance aussi badine que menaçante, qui s’étend comme un fou rire »
(2013 : p. 186). Initié sur les balcons de Montréal, le fou rire s’est propagé
rapidement aux quatre coins du Québec. Une joie collective et une volonté de
continuer la lutte résonnaient dans la symphonie cacophonique des batteries
de cuisine16. Ce brouhaha populaire et librement orchestré éclatait comme
une pléthore de rires qui forçaient les portes capitonnées du pouvoir établi.

Cela dit, si les théoriciens évoquent souvent la fête carnavalesque comme un


véritable espace de liberté où l’égalité entre tous est, pour une brève
période, une réalité, la grève étudiante de 2012 montre que les choses ne
sont jamais aussi nettes au sein des mouvements populaires. Le Comité
femmes pour la Grève générale illimitée (GGI) a rappelé notamment que tous
les rires du mouvement étudiant n’étaient pas à ranger automatiquement du
côté de l’émancipation17. Leur prise de bec avec la Coalition des humoristes
indignés (CHI) en témoigne. Je rappelle brièvement l’histoire : la CHI avait
organisé un gala au Théâtre St-Denis pour dénoncer la loi 78 et amasser des
fonds destinés à la clinique juridique Juripop qui défendait les fédérations
étudiantes ainsi que la Coalition large de l’Association pour une solidarité
syndicale étudiante (la CLASSE). L’initiative peut paraître géniale et
rassembleuse. Toutefois, aux yeux du Comité femmes GGI, le gala-bénéfice
était plutôt un gala-déficit pour le féminisme : Claudine Mercier était la
seule femme à monter sur scène aux côtés de Guy Nantel, Mike Ward,
François Massicotte, Mario Jean, Maxim Martin et plusieurs autres.
Pourquoi les organisations à la tête du mouvement auraient-elles accepté de
mettre de côté leurs principes féministes pour passer une soirée à rigoler
avec la gang de boys plutôt machos de l’industrie ?

Puisque la CLASSE elle-même refusait de prendre les militantes au sérieux,


elles sont passées à l’action de manière autonome. Déguisées en mimes,
elles se sont présentées silencieusement à l’entrée de la salle de spectacle
juste avant le début du gala avec des pancartes sur lesquelles des paroles
d’humoristes étaient exposées. Elles affichaient, par exemple, une blague
tirée du répertoire de Maxim Martin : « Si t’engraisses à cause du sperme, le
problème, c’est pas les calories. Je pense que je peux commencer à utiliser
le mot salope » (Delvaux et al. 2014 : 139). J’admire le procédé utilisé par
le Comité femmes GGI. Il montre que les féministes sont capables de
répliquer par une forme d’humour éthique original lorsque les critiques plus
classiques ont été répétées au point où elles deviennent, malheureusement,
parfois inaudibles. L’humour muet – mais tonitruant – des militantes s’est
démarqué par son éloquence.

Évidemment, l’humoriste Guy Nantel et Daniel Thibault, l’organisateur du


gala, ont répliqué dans les médias en traitant les militantes de « tatas », autre
manière de réitérer la vieille croyance selon laquelle les féministes sont
avant tout des « gâcheuses de party ». Cette expression révélatrice figure
d’ailleurs dans le titre d’un texte de Lucie Joubert sur les femmes et le
carnaval. Si Bakhtine et la plupart des observateurs soulignent sans cesse le
caractère universel – donc inclusif et rassembleur – du carnaval, Joubert
rappelle que « tous n’expérimenteront pas cette folie tolérée et passagère
selon les mêmes paradigmes » (1998 : 299). Le pouvoir des hommes sur les
femmes reste souvent intact lors des festivités populaires : « le roi s’efface
et laisse gouverner le fou » (298), mais pas les femmes. Autrement dit, les
hommes renversent les hiérarchies entre eux. Ils s’autorisent de vifs
débordements et de grands élans de liberté qui laissent souvent les femmes
de côté. Celles-ci restent confinées à leurs rôles habituels. Joubert rappelle,
par exemple, que dans la célèbre Cœna Cypriani citée par Bakhtine à titre
d’exemple type du carnaval, les hommes s’amusent pendant que Marthe
distribue aux convives des rince-doigts et que Hérodiale danse : « Service et
danse aux tables semblent résumer la tâche assumée par les femmes dans ces
célébrations à caractère universel » (302). En somme, pour Joubert, « le
carnaval reste, malgré tout et pour l’essentiel, une manifestation populaire à
laquelle les femmes ne sont pas conviées » (298). Pour y prendre part, dit-
elle, les femmes doivent s’inviter elles-mêmes. C’est bien ce que les
militantes déguisées en mimes ont dû faire.

Les militantes du Comité femmes GGI devraient être considérées non pas
comme des grincheuses, mais plutôt comme les véritables tenantes de la
sensation carnavalesque. Ce sont elles qui appellent à la possibilité de voir
advenir un carnaval rassembleur et inclusif où les hiérarchies seraient
bouleversées. En attendant, au moins, on peut se réjouir du fait que
l’industrie de l’humour et ses publics, sous certains aspects, ont changé. Les
militantes étaient en avance sur leur temps. J’imagine très mal le même
scénario se répéter sans entendre davantage de voix s’élever pour souligner
ce qui cloche avec une telle brochette d’humoristes rassemblés pour soutenir
une lutte sociale dite féministe.
Il n’en demeure pas moins que, pendant la grève de 2012, les moments de
joyeuse révolte ont fait briller la substantifique moelle de l’humour éthique :
entrevoir une possible transformation de l’ordre social. Même si elle a
connu ses ratés, la fête a eu lieu. À quand la prochaine ?
CHAPITRE 5
LE NOYAU IRRÉDUCTIBLE DE
L’IRONIE : HEGEL CONTRE CHARLES

L’ironie socratique est indispensable pour penser l’humour éthique. De


Socrate, je retiens tout particulièrement sa capacité à interroger les
insuffisances de son époque sans jamais énoncer directement ce qu’il croit,
ce qu’il pense. Il n’annonce pas – et souvent ne sait pas – où il veut en venir
exactement. Cet ironiste se distingue ainsi de celui qui veut « passer un
message », persuadé que son opinion est assurément la bonne.

Cette importance accordée à l’ironie ne va pas de soi pour tout le monde.


Hegel, philosophe allemand incontournable dans l’histoire de la pensée
occidentale, affiche vis-à-vis d’elle de vives réticences. L’ironie serait,
selon lui, l’opposée même de l’éthique. À son sens, l’éthique nous relie en
tant qu’humains parce qu’elle nous force à nous soucier de ce que nous
pouvons ou devons faire ensemble, alors que l’ironie constitue la marque
ultime du repli sur soi. On ne peut avoir plus grands contraires : le collectif
contre l’individualité.

À l’origine, pour Hegel, l’ironie socratique avait certainement quelque chose


de remarquable : elle apprenait à l’individu à douter des normes et des
connaissances communes qu’il tenait pour acquises. Toutefois, elle a, selon
lui, dégénéré au fil du temps en une célébration unilatérale de la subjectivité.
C’est-à-dire que, pour lui, l’ironiste croit avoir la capacité de remettre tout
en cause sans avoir la force de faire progresser les connaissances ou la
société, sans arriver à proposer quoi que ce soit de valable et de nouveau. Il
se croit particulièrement intelligent, mais, en vérité, il n’est pas capable de
tenir un discours plus nuancé ou plus cohérent que ceux qu’il
ridiculise. L’ironiste ne fait que jouir de lui-même tout en dénonçant ce qu’il
juge absurde, sans plus (Hegel 1999 : 216).

Hegel voit l’ironie comme une technique par laquelle l’individu se place lui-
même au-dessus des autres et de la réalité. Selon lui, l’ironiste prétend tenir
« une position supérieure qui en finit avec la Chose et se tient au-dessus
d’elle » (1997 : 96). L’ironiste affiche une insolence moqueuse sans jamais
se mettre au niveau du monde commun ni de la société historique à laquelle
il appartient.

Certes, la distance croissante entre le « Je » tout-puissant de l’ironiste et la


réalité s’exprime avec le charme puissant d’une « liberté poétique illimitée »
(Kierkegaard cité dans Deleuze 1969 : 164). Celle-ci, pourtant, s’abîme dans
une désaffection pour le monde. La vie autour de l’ironiste semble n’avoir
aucune substance en dehors des représentations stylisées qu’il s’en fait, ce
qui lui confère une liberté qui ne peut être qu’illusoire (Rebentisch 2013 :
122). Il n’est pas du tout branché sur le politique et la société.

Si je donnais raison à Hegel sur toute la ligne, je devrais aussitôt mettre


l’ironie de côté comme outil possible pour arriver à l’éthique : l’humour
éthique, en effet, ne peut pas aller dans le sens de l’individualisme régnant.
Or, je propose de repartir de la liberté subjective évoquée par Hegel pour
l’orienter ensuite non pas vers une sorte de narcissisme, mais plutôt vers une
pensée ouverte et nécessaire à une remise en question du monde dans lequel
nous vivons.

Pour ce faire, je vais quitter momentanément les humoristes et les


philosophes connus pour parler de l’attitude souvent ironique de Charles,
l’un de mes bons amis. De prime abord, Charles ressemble plus à Diogène le
cynique qu’à Socrate. Il est prompt à rire de tout, particulièrement des
discours moralisateurs et des théories qui s’accommodent des hiérarchies
politiques actuelles. Si on parle d’un politicien de carrière, d’un coach de
vie illuminé ou d’un révolutionnaire qui dit être pur, il trouvera le moyen de
lancer une pique à la vitesse de l’éclair. Toutefois, il parle et rigole avec tout
le monde qui veut bien se prêter au jeu en toute simplicité. Il ne cherche
jamais à avoir une ascendance sur qui que ce soit, comme s’il ouvrait chaque
rencontre sur un espace pour rejouer les rapports politiques et reconnaître
une égalité existentielle fondamentale entre chaque personne : scolarisée ou
pas, prise dans le tourbillon des tâches quotidiennes ou désinvolte, haut
placée ou au bas de l’échelle sociale.

En outre, même s’il détient lui-même un doctorat en pensées politiques, il se


moque quand je me prends un peu trop au sérieux dans mes réflexions en
arborant des airs de philosophe aguerri. Il me lance des choses du genre :
« Hey Bédaine Gyros18, enlève ta vieille toge de philosophe et prends-toé
une p’tite broue ». En sous-texte, je l’entends me dire, rieur, que les théories
conventionnelles dans lesquelles je me perds parfois ne valent pas mieux
qu’un bon moment à parler de choses simples et à rigoler un peu. Sinon, il
ajoute sur un ton plus sérieux des éléments auxquels je n’avais pas pensé
pour préciser mon point de vue. Je dois alors admettre les failles de mon
discours et le réviser. Il arrive aussi que les rôles s’inversent et que
j’ébranle une de ses opinions, en riant à mon tour. Autour d’un feu à son
chalet, on alterne ainsi entre discussions philosophiques inachevées et élans
de niaiseries hilarantes, en priorisant souvent la seconde option. Hegel se
lasserait probablement vite de ces moments de délire. De mon côté, je ne me
fatigue pas de cette complicité avec Charles, car je vois en lui quelque chose
de plus riche que Hegel n’arrive pas à relever dans la posture de l’ironiste.

L’ironie devient intéressante si on tient compte d’un élément oublié par


Hegel : l’auto-ironie (Rebentisch : 121). Charles ne fait pas seulement rire
de ce qui lui est extérieur, il ne fuit pas non plus systématiquement les
conversations plus intellectuelles ou plus sensibles. Il se prend simplement
moins au sérieux que celui qui commente la moindre remarque en prenant
l’air d’un grand penseur grave et préoccupé. Il pourrait jouer les diplômés
hautains, mais il voit trop bien le ridicule d’une telle posture. Il conserve une
distance amusée à l’égard de la position sociale qu’il occupe : professeur au
collégial, chercheur et docteur en science politique. Pour Charles, se moquer
du sérieux s’applique aux autres et à lui-même.

Un jour qu’il est arrivé en classe avec quelques minutes de retard, par
exemple, il s’est excusé auprès des élèves en leur disant qu’il revenait
d’Istanbul pour une greffe de cheveux. Sur le coup, la classe n’a pas
compris : leur professeur fait autant de calvitie que la semaine dernière. Et
quel est le rapport avec la métropole en Turquie ? Charles a pris alors bien
son temps pour expliquer qu’Istanbul est une destination primée à l’échelle
internationale par les hommes qui souhaitent avoir une tête plus touffue (ce
qui est tout à fait vrai). Même les grandes vedettes masculines, selon les
rumeurs, choisiraient cette ville pour soigner leur apparence capillaire.
Rapidement, les étudiants ont saisi l’ironie de Charles qui se moque des
critères de beauté institués par le show-business en mettant en évidence les
« défauts » de sa propre apparence. De cette façon, il dénonce les diktats de
la mode en faisant semblant de s’y soumettre. Parfois, c’est lorsqu’on croit
ne pas enseigner que l’on enseigne vraiment.

Cette histoire me fait penser au conseil que Charles m’a donné quelques
jours avant la soutenance de ma thèse de doctorat pour dédramatiser – rendre
un peu moins sérieuse – cette épreuve stressante : « Dans l’pire des cas, si
ça s’passe pas ben, tu t’verseras un verre d’eau sua tête. Comme ça, ils vont
vouère que t’es sérieux quand tu parles d’humour. » Je ne l’ai pas fait, mais
la scène aurait été comique (ou malaisante, j’hésite encore).

Je me souviens aussi de sa réplique lorsque je lui ai annoncé que je parlerais


de lui dans ce livre. Il aurait pu se gonfler d’orgueil, mais il a préféré me
répondre sur un ton ironique et rieur : « Ben voyons ! Haha ! Ça va enfin me
faire une belle grosse contribution à l’humanité. [silence] Bah… dans l’fond,
j’en ai p’t’être déjà faite une couple sans faire exprès ! » Peut-être que son
ironie, sans même qu’il s’en rende compte, bouscule davantage le sens
commun que l’intransigeance révolutionnaire ou le progressisme de façade
qui apparaît si souvent dans les médias. Chose certaine, l’ironie de Charles
contraste avec la posture dissidente conventionnelle où l’on se prend trop au
sérieux dans la critique sociale.

En ce sens, Hegel ne comprend pas que l’ironiste peut très bien appliquer à
lui-même la distance critique qu’il maintient à l’égard du monde. Il peut se
remettre en cause, interroger ses propres idées, sa propre identité. Il arrive à
voir que sa compréhension du réel et de lui-même peut être erronée. Cette
sensibilité offre l’occasion de réviser ses concepts, ses catégories, ses
croyances. Charles sait tout cela, même s’il n’en est pas toujours certain. Je
l’entends dans chacun de ses rires. Son ironie ébranle autant les vérités
toutes faites du monde extérieur que les siennes. Le noyau irréductible de
l’ironie est ainsi honoré : toute prétention définitive à l’univocité du sens
peut être déjouée. Là où tout semble être dit, l’ironie évoque un non-dit, un
écart, une ouverture, un sens autre, l’occasion d’un surplus inouï ou
inattendu.

L’ironie, comme celle de Charles, est essentielle à la pensée critique, mais


ne doit pas faire l’économie de sa propre autocritique. En effet, si le
philosophe critique contemporain qui se démarque de Hegel parle avec une
certaine conviction, s’il lance des hypothèses avec assurance devant les
problèmes qui se présentent à nous, il doit conserver les traits de l’ironiste
éthique en laissant entendre en sous-texte (par le ton, l’écoute, la manière de
se comporter) que ces efforts sont toujours avant tout des essais, qu’ils
n’apportent aucune solution définitive, que nous n’avons jamais tout ce qu’il
faut pour tout comprendre.

Le double discours propre à l’ironiste éthique s’arrime à celui du philosophe


critique : son sérieux n’est jamais irrémédiablement sérieux, sa gravité est
toujours mêlée à une gaieté quelque peu naïve, sa fermeté pleine de failles
lui permet à chaque instant de se laisser secouer par des rires qui bousculent
ses a priori.
CHAPITRE 6
LE MONDE EST DÉJÀ DRÔLE : HEGEL
ET DÉRAPAGES POÉTIQUES

À date
le système
que nous avons
nous
sert bien
(R S citée dans Dérapages poétiques, 2017)

Comme je l’ai indiqué au précédent chapitre, je ne partage pas l’aversion de


Hegel pour l’ironie. Un autre élément me chicote chez cet imposant penseur.
Dans ses Cours d’esthétique, après avoir parlé d’humour, Hegel s’empresse
de rappeler que l’art n’a pas d’autre vocation que de présenter de manière
plus adéquate et plus achevée l’état de la société. L’art permet de voir
comment un peuple, à une époque donnée de l’histoire, exprime et perçoit sa
réalité. De la même façon, l’humour, selon Hegel, bouscule notre façon de
voir et mène à une compréhension plus adéquate de ce qui a été et de ce qui
est actuellement. Si l’humoriste joue avec notre conception ordinaire du
monde, c’est avant tout pour favoriser une familiarité rassurante, voire de
plus en plus aiguisée, avec l’actualité (Hegel 1996 : 229). Les théoriciens
qui suivent le raisonnement de Hegel – peut-être sans même l’avoir lu ou
sans s’en rendre compte – en viennent à conclure que l’humour n’est ni plus
ni moins qu’un reflet de la société. L’humour éthique voudrait aller plus
loin : faire voir les insuffisances du temps présent pour inviter à changer la
situation.

Même si la philosophie hégélienne ne va pas jusque-là, elle propose, selon


moi, une des plus brillantes conceptions de l’humour au sein de la
philosophie dite traditionnelle : elle distingue en effet l’humour subjectif et
l’humour objectif. Ce dernier, selon Hegel, constituerait une forme d’humour
plus aboutie et intéressante, qui est, à mon sens toujours, susceptible d’ouvrir
des pistes importantes dans la recherche de l’humour éthique.

D’un côté, l’humoriste subjectif voudrait ébranler et déconstruire tout ce qui


nous apparaît figé, catégorique, immuable. Vous pensez que les choses sont
telles qu’elles semblent être ? Vous pensez que votre compréhension de
vous-même et de tout ce qui vous entoure est juste, parfaitement cohérente,
en pure adéquation avec la réalité ? L’humoriste, prompt à rire de tout, se
joue vite de cette perspective en posant un regard insolite et déroutant sur le
monde. Plus rien de solide et de définitif ne peut se déployer face à la
puissance infinie de sa subjectivité amusée. L’humoriste subjectif, selon
Hegel, s’évertue
à faire se décomposer et à dissoudre tout ce qui veut se rendre objectif et acquérir une ferme et
stable figure d’effectivité, ou qui semble l’avoir dans le monde extérieur, et cela par la force de ses
trouvailles subjectives, éclairs de pensée, idées adventices, et autres façons de voir bizarres et
frappantes. (1996 : 216-217)

L’humour subjectif renoue ainsi avec le dynamisme et la grandeur de


l’imagination, avec l’aptitude à créer, à jouer avec le monde. Jusqu’ici, tout
semble très positif. Toutefois, selon Hegel, l’humoriste subjectif mériterait la
même critique que l’ironiste : son humour dégénère rapidement en un
subjectivisme borné, c’est-à-dire en une attitude qui n’a aucune
considération pour le monde objectif dans lequel il vit avec les autres. Il
dégaine sur tout et n’importe quoi. Il détruit pour son propre plaisir, sans
avoir la capacité de discerner ce qui cloche vraiment au sein de la réalité
sociale. L’humoriste subjectif s’enlise ainsi dans une fausse liberté de penser
et dans le sentiment illusoire de défier la représentation stable du monde. Ses
éclats sont de vaines manifestations, des coups d’épée dans l’eau. Il se
moque haut et fort des systèmes de croyances de son époque, mais, au bout
du compte, il en assure la pérennité, les banalise, voire les renforce. Pour
que l’humour devienne réellement intéressant, selon Hegel, il doit donc
passer à un autre niveau et devenir « objectif ».

L’humour objectif, dira-t-il, conserve l’inventivité hors du commun de


l’humour subjectif, mais il la redirige avec précision vers certains aspects
véritablement risibles ou ridicules du monde actuel. Un exemple concret : les
blagues, même les mieux « pensées », les plus originales – si une telle chose
existe –, à l’égard de la stupidité supposée des femmes blondes, reflète un
préjugé fallacieux des rieurs sans analogie avec la réalité objective. Il s’agit
donc d’un humour subjectif. À l’inverse, l’humour objectif commanderait de
trouver une manière originale de se moquer, non plus des blondes, mais de
ce préjugé sexiste, faire de celui ou celle qui rit des blondes une cible
objectivement risible : l’humour objectif, c’est renverser une croyance
absurde, profondément ancrée dans l’esprit des gens, qui structure en partie
nos rapports sociaux de manière très concrète ; c’est dénoncer un mensonge
idéologique indiquant que les femmes, particulièrement celles qui répondent
à certains standards conventionnels de beauté, sont moins intelligentes que
les hommes. L’humour objectif, en ce sens, relève avec justesse les
contradictions sociales existantes. Il arrive à les repérer et à nous les
présenter de manière aussi drôle qu’inédite.

À cet égard, notre industrie du rire accuse d’évidentes insuffisances en


matière d’humour objectif. J’en veux pour exemple Laurent Paquin, qui
incidemment a déjà intitulé un de ses spectacles Tout est relatif, rappelant –
était-ce voulu ? – la primauté accordée à l’opinion individuelle dans le
relativisme. Une de ses blagues, sur les blondes justement, illustre très bien
comment cet humour subjectif peut donner l’impression de renouveler le
discours, mais enfonce en fait plus profondément le stéréotype : « Ça nous
fait plaisir de penser que les blondes sont niaiseuses. Pourquoi ? Peut-être
les femmes par jalousie. Les hommes parce qu’ils se sentent intimidés. Les
blondes parce qu’elles ne savent pas que c’est d’eux autres qu’on parle »
(2021). Ce type d’humour reste tout à fait superficiel et vain. La liberté
subjective de l’humoriste peut faire rire aux éclats, certes, mais, sur le fond,
elle cadre parfaitement avec les idées les plus communes plutôt que de les
bousculer.

Pour passer d’un humour subjectif à un humour objectif, l’important est de


s’intéresser aux contradictions auxquelles nous faisons face et à celles qui
nous touchent afin d’offrir une perspective nouvelle sur ce qui compose le
quotidien. L’humoriste objectif puise dans les ressources infinies de sa
subjectivité et de son imagination, pour les transcender, pour exposer la
réalité sous des angles inédits, pour bousculer l’appréhension habituelle des
pouvoirs en place qui enserrent notre vie. Il offre ainsi une plus forte
résistance aux difficultés de l’époque et s’approche de cet humour éthique
dont je tente de cerner les contours.

L’humour objectif peut s’articuler de différentes manières. L’une d’elles peut


consister paradoxalement à souligner le caractère risible de ce qui se trouve
devant nous sans rien y changer. Ou presque. Au début du XXe siècle, Bertolt
Brecht constatait que les meilleures blagues contre Staline n’arrivaient pas à
la cheville du ridicule des politiques staliniennes elles-mêmes. Le
philosophe Slavoj Žižek se demande aujourd’hui ce que vaut la meilleure
raillerie anti-Trump à côté du personnage grotesque qu’est réellement
l’ancien président des États-Unis (Žižek 2018). À mon tour, je remets en
question l’effet de la production en série de plaisanteries sur les plus
puissants comparativement à ce qu’ils sont, tout simplement. Effectivement,
plusieurs défenseurs des discours dominants sont déjà des parodies vivantes
de ce qu’ils prétendent être. La Coalition avenir Québec, par exemple,
affirme être au service du peuple alors qu’elle dirige la province comme si
tout le monde habitait une immense banlieue. Elle dit défendre le bien
commun alors qu’en réalité, elle maintient la précarité généralisée, la peur
de la différence, la soumission la plus complète aux impératifs du
capitalisme et de l’individualisme. Elle fait tourner le monde à l’envers en
prétendant que tout est à l’endroit. Administrée ainsi, la société devient elle-
même tristement risible.

C’est manifestement l’avis de Dérapages poétiques. Les administrateurs


anonymes de cette page Facebook lancée en 2013 disent en effet pratiquer
« l’humour le plus tragique qui soit, celui d’un monde défait devenu sa
propre blague » (Lalonde 2015). Pour ce faire, ils présentent des citations de
personnalités publiques sous la forme de courts poèmes. Ils cherchent ainsi à
« repoétiser la bêtise humaine » (Dérapages poétiques 2017 : 9). Loin de
s’en prendre à n’importe quelle cible sans se soucier des impacts de leur
humour, les membres de Dérapages poétiques suivent leur propre code
d’éthique. Ils se font un devoir de viser uniquement les personnes en
situation de pouvoir et affichent un refus de relayer des propos simplement
haineux. Voici quelques perles tirées de leur page Facebook :
We can save hearth
—J B , propriétaire d’Amazon

Je trouve que les gens font un peu de discrimination face à notre parti. On est un peu aux
prises avec des préjugés au même titre que les personnes gaies ou trans
—L G , candidate du Parti conservateur

Je devais venir en Lamborghini, mais j’ai eu une crevaison. C’est épouvantable


—F L à propos de sa présence au Grand Prix de F1 à Montréal

You’re a Catholic, no ? Me too. Of course all French Canadians are !


—F L , premier ministre du Québec

This is not democratic this is not freedom. Give people back their goddamn freedom
—E M , à propos de mesures sanitaires pour lutter contre la COVID-19

Est-ce la journée internationale des femmes ou celle des féministes gauchistes anti-pétrole et
anti-austérité ?
—É D , ancien animateur radio devenu chef du Parti conservateur du Québec

La traque au dérapage demeure une pratique quotidienne et le terrorisme intellectuel est


encore pratiqué par les commentateurs qui « extrême-droitisent » et « phobisent » la moindre
expression du sens commun.
—M B -C

Les penseurs derrière Dérapages poétiques arrivent à identifier et à relever


avec une originalité sans pareille ce qui est déjà risible « objectivement »
dans l’actualité. De plus, par le souci éthique de leur humour, ils participent
à une prise de conscience qui laisse entrevoir la possibilité de reconfigurer
l’état du monde pour qu’il s’améliore, pour que les choses tournent peut-être
éventuellement plus rond.

Pour Hegel, l’humour subjectif mène à l’humour objectif. J’invite à faire un


pas de plus avec un humour qui n’englobe pas seulement ce qui est, mais
aussi ce qui vient et ce qui pourrait être. L’humour éthique sollicite la
nouveauté. Il ouvre la conscience à ce qui la dépasse, à ce qui n’est pas déjà
pensé.
CHAPITRE 7
L’HUMOUR ÉTHIQUE AU-DELÀ DU
CONFORMISME : KIERKEGAARD ET
MARC FAVREAU

En tournant maintenant la page sur Hegel, nous quittons l’un des plus grands
penseurs de l’histoire occidentale. Son importance le place-t-il à l’abri du
ridicule ? Pas selon Søren Kierkegaard. Le philosophe danois a passé sa vie
à rire de son prédécesseur, affirmant être « le seul à ne pas être sérieux »
(Bouaniche 2014 : 134) à l’égard de l’imposant système philosophique
hégélien. En fait, Kierkegaard ne peut s’empêcher de se moquer d’Hegel en
ce qu’il prétend tout expliquer avec les mouvements de sa dialectique alors
qu’en réalité, il néglige une chose aussi essentielle que l’existence concrète
des individus. Or, pour Kierkegaard, la philosophie devrait d’abord et avant
tout servir à nous orienter sur le chemin de la vie pour accomplir notre tâche
existentielle.

Cette tâche ne consiste pas à faire un maximum d’argent pour se payer tous
les plaisirs du monde quand bon nous semble. Chercher uniquement les
jouissances immédiates pour sa propre personne correspond plutôt au degré
le plus bas de l’existence : le stade esthétique. Il faut donc sauter au prochain
niveau : le stade éthique. Ici, l’individu reconnaît l’importance de mener son
existence en conformité avec l’ordre moral auquel il appartient. Or,
l’existentialisme de Kierkegaard, on l’oublie, est avant tout chrétien et ne
peut s’arrêter là : Dieu se trouve bien au-dessus des règles de la vie en
société. Le point culminant de l’existence humaine se trouve donc au stade
religieux, là où l’individu entre en relation personnelle avec le Seigneur en
vertu d’une foi qui transcende la stricte rationalité et la logique courante.

J’entends déjà les agnostiques et les athées rigoler à leur tour devant cette
conception religieuse de la vie. Qu’on se rassure : l’humour éthique n’est
d’aucune manière prosélyte. En fait, le détour par Kierkegaard devient
particulièrement intéressant pour l’humour éthique puisque – fait rarissime
chez un philosophe – il lui accorde une place de la plus haute importance
dans sa pensée. Selon lui, avoir le sens de l’humour dépasse de loin le stade
esthétique et constitue le point de passage entre les stades éthique et
religieux19, postures que je définirai à l’instant.

Tout d’abord, le stade esthétique consiste à vivre dans l’immédiateté. Ici,


l’urgence de vivre selon les humeurs du moment guide les actions sans qu’on
se pose davantage de questions sur leur sens ou leurs conséquences. La vie
de l’esthéticien est un feu roulant d’excès, de conquêtes amoureuses, d’élans
créatifs, d’excitations multiples, mais aussi d’ennui. À travers ses
extravagances, l’esthéticien est habité par le sentiment que la vie, au final,
est pure vacuité. Il peut alors dire des choses comme « je n’ai pas la
patience de vivre » (Kierkegaard 1943 : 22) ; « Que la vie est insignifiante et
vide » (26) ; « Je suis destiné, il me semble, à parcourir les souffrances de
tous les états d’âme et à faire toutes les expériences possibles » (28) ; « Je
n’ai qu’un seul ami – c’est l’écho. Pourquoi est-il mon ami ? Parce que
j’aime ma peine et qu’il ne me l’enlève pas » (29). L’esthéticien accorde une
importance démesurée à sa propre personne tandis que les autres comptent
peu, ou pas du tout. Il se laisse porter par les jouissances qu’il peut atteindre
sur-le-champ tout en sombrant dans une sorte de répugnance pour la vie
collective.

L’héroïne du roman Sports et divertissements de Jean-Philippe Baril


Guérard rappelle la vie de l’esthéticien. Comédienne de métier depuis
l’enfance, elle cumule les contrats lucratifs tout en ayant beaucoup (trop) de
temps libre. Sa vie tient en un équilibre précaire entre l’ennui et la recherche
souvent déçue de sensations fortes :
Cette semaine, j’ai chanté au karaoké, j’ai nagé, j’ai bu, j’ai mangé de la poutine, j’ai fait de
l’escalade, j’ai fait de la coke, j’ai fait du vélo de route, j’ai mangé des assiettes à cent piasses, j’ai
fait du yoga en lendemain de brosse, j’ai fait quatre mille dollars en quinze minutes, j’ai dansé,
frenché, fourré dans une ruelle, j’ai lu Nietzsche, j’ai lu des magazines à potins, je suis apparue dans
des magazines à potins, j’ai bu du vin rare dans une première de film, je me suis fait reconnaître
dans la rue, j’ai joggé, j’ai noyé la nostalgie d’une suite de piano de Satie, j’ai méprisé beaucoup de
gens, j’ai refait la somme de toutes mes richesses combinées, la beauté, l’argent, la jeunesse, le
temps, surtout le temps, et j’ai tout dilapidé à loisir. Bref, j’ai tout fait pour éviter de me poser des
questions. (Baril Guérard 2014 : quatrième de couverture)

Au stade esthétique, on passe d’un état d’âme à un autre et on vit chacun


d’eux intensément, comme s’il n’y avait rien de plus important au monde. Et
en fin de compte, l’esthéticien ne fait que tourner en rond sur lui-même.

Du côté de la scène humoristique, les esthéticiens sont ceux qui se


complaisent dans leur aptitude à faire rire sans voir plus loin que le bout de
leur nez. Ce sont ceux qu’Aristote qualifierait de bouffons, ces humoristes
dominés par leur besoin de produire l’hilarité, de plaire aux foules, de
mousser leur carrière, de vendre leur image à fort prix. Dans Haute
démolition, autre roman de Jean-Philippe Baril Guérard qui porte cette fois
sur le milieu actuel de l’humour au Québec, l’auteur brosse le portrait des
humoristes pris au stade esthétique. Le personnage principal, Raph Massi,
est prêt à tout pour partir en tournée avec un premier one-man-show monté
sur mesure pour maximiser la vente de billets. Il entre dans une course folle
pour être connu et, par le fait même, pour avoir enfin l’impression de
s’accomplir, d’avoir une valeur : il multiplie les apparitions dans les bars,
accepte de participer à des quizz télévisés insipides, accorde des entrevues
au téléjournal, fait des capsules à la radio commerciale et, évidemment,
amasse le plus d’admirateurs possible sur YouTube, Instagram, TikTok, etc.
Une fois au sommet de sa gloire, Raph Massi constate qu’il a perdu toute
emprise sur sa propre vie. Un soir où il ne se sentait pas apte à monter sur
scène, son producteur le force à performer en lui rappelant violemment la
vacuité d’une carrière en humour :
T’es un esti d’adolescent qui a besoin d’attention. Pis moi, je suis ton producteur, pas ta mère,
même si je le sais que ça se ressemble pas mal, des fois. Fait que tu vas t’accrocher un sourire
dans’ face, tu vas monter sur scène, tu vas faire semblant que t’aimes la vie pis tu vas aller faire
des jokes parce qu’y a ben du monde qui file encore pire que toi dans’ salle pis ta job, c’est
justement de les aider à se sentir un peu moins comme de la marde pendant deux heures. (2021 :
200-201)

Même si ce livre relève de la fiction et reflète une image très peu reluisante
de l’industrie de l’humour, on peut bien s’imaginer, en le lisant, comment
certains humoristes peuvent réellement se perdre eux-mêmes dans un milieu
où les excès ainsi que la soif de popularité et d’argent guident l’existence.

Vient ensuite dans la philosophie de Kierkegaard le stade éthique où prime


le respect des conventions sociales. Ici, on reconnaît à la fois l’importance
de sa propre individualité tout en ayant conscience d’appartenir à un ordre
général qui mérite une grande considération. L’éthicien veut mener une vie
juste et honnête. Pour ce faire, il répond avant tout aux devoirs citoyens en
réglant l’ensemble de sa vie selon les exigences et les valeurs sociales
admises. Il se permet ainsi de rire de l’esthéticien avec une pointe de
condescendance :
On est frappé en regardant un clown dont les articulations sont tellement molles qu’en lui tout ce qui
est nécessaire pour marcher et se tenir debout semble supprimé ; en un sens spirituel, tu lui
ressembles, tu peux te tenir aussi bien sur la tête que sur les jambes, tout t’est possible, et grâce à
cette faculté, tu peux surprendre les autres et toi-même ; mais c’est malsain et, par souci de ta
tranquillité, je te prie de prendre garde que tout ce qui est un avantage chez toi ne finisse pas par
devenir une malédiction. (Kierkegaard 1943 : 359)

De toute évidence, le sérieux de l’éthicien transparaît ici : il associe la


clownerie au stade inférieur de l’existence. Une vie consacrée uniquement à
la réalisation de mille et une possibilités individuelles ne peut que mal
tourner.

À mon sens, le parfait éthicien ressemble au « bon père de famille » : celui


qui prétend être l’incarnation même de la rationalité et, par le fait même, un
modèle universel. Il est marié, a trois enfants, exerce une profession libérale
(avocat, juge, médecin, dentiste, ingénieur, comptable), se mêle à sa vie de
quartier ou œuvre au sein d’un parti politique établi, a un chien qui s’appelle
Sam, aide son voisin à monter son abri Tempo, respecte l’intégralité des lois
existantes, et est du genre à dire « nous vivons dans la plus parfaite paix
sociale possible et il faut la défendre ». Bref, prêcher par excès de
conformisme constitue le pilier de ce mode d’existence.

Un humoriste établi comme Martin Matte pourrait illustrer le stade éthique


dans le milieu de l’humour québécois. Son humour est généralement gentil et
conforme aux valeurs de l’époque. Il s’implique dans la communauté avec la
Fondation Martin-Matte, dont la mission consiste à soutenir les personnes
vivant avec un traumatisme crânien ou une déficience intellectuelle. Il
encourage le mode de vie actuel fondé sur la consommation : Honda, Maxi,
Banque Nationale20. Au regard de la moralité contemporaine, il semble avoir
toutes les caractéristiques du « bon gars », exactement comme l’éthicien de
Kierkegaard.

Or, pour Kierkegaard, un certain aveuglement volontaire est indissociable du


stade éthique. L’éthicien préfère s’accommoder de l’ordre établi plutôt que
de débusquer les tromperies, les superstitions et les croyances qui dominent
son époque. Le philosophe français François L’Yvonnet parle en ce sens de
l’incohérence entre les œuvres de bienfaisance des humoristes prospères
contemporains et leur adhésion aveugle à l’état du monde actuel :
On ne se scandalise même plus qu’il y ait des crève-la-faim et des va-nu-pieds, on encourage plutôt
la vitalité de l’institution charitable. Les nouveaux bienfaiteurs […] ne changent pas de vie pour
autant, […] ne dénoncent pas les conséquences désastreuses d’un ordre social inique. (2012 : 60)

Autrement dit, on ne peut rien reprocher à l’humoriste-éthicien, sauf son


incapacité à questionner sérieusement l’état des choses.

Si Kierkegaard voit bien l’insuffisance de la moralité dominante


scrupuleusement respectée par l’éthicien, il dit ne pas avoir lui-même la
force d’atteindre la marche la plus élevée de l’existence en s’abandonnant
dans la foi. En fait, selon lui, seules quelques figures bibliques – Abraham,
Job, le Christ – ont vraiment réussi à faire fi de leurs désirs immédiats et des
conventions afin d’entretenir un lien personnel avec Dieu. Comment diable
pourrais-je faire, ici, un lien entre l’humour tel que nous le connaissons
aujourd’hui et celui qui sert de transition entre l’éthique et le religieux ?

Pour Kierkegaard, l’humoriste voit au-delà de la fausseté du monde consacré


par l’éthicien et reconnaît en même temps l’importance de construire des
repères collectifs pour mieux vivre ensemble. André Clair, spécialiste de
Kierkegaard, résume ainsi la posture de l’humoriste :
Ayant conscience de l’échec de la moralité, il a une position de retrait par rapport au caractère idéal
de l’éthique. Il a également une pleine conscience du religieux. Mais là aussi, il demeure dans une
position d’expectative ; il est dans une position intermédiaire et par là équivoque. (1976 : 233)

L’humoriste, pour Kierkegaard, a une drôle de posture. Il conserve un pied


dans l’éthique tandis que l’autre pointe vers le religieux sans appartenir à
aucun de ces deux stades. Il ne cherche donc pas à nous rassurer à l’égard de
l’ordre moral actuel. En fait, son humour déstabilise au point de déranger
celles et ceux qui refusent de réviser leur mode de vie et leurs habitudes de
pensée. Il laisse jaillir une lumière qui nous arrache « au confort de
l’ombre » en éclairant « la noirceur intellectuelle et émotive où nous
sommeillons et aimerions nous reposer » (Bourque 2010 : 163). Nous
reconnaissons ici un clin d’œil à l’allégorie de la caverne de Platon discutée
précédemment : l’humour cherche à nous hisser hors de la caverne même si
l’option facile et rassurante consiste à tirer le plus de privilèges possible en
s’accommodant de nos chaînes. Si la libération, pour Platon, fait voir le
soleil (le Bien), Kierkegaard se tourne vers Dieu. Qu’en est-il pour l’humour
éthique ?

L’humoriste éthique croit en la possibilité réelle d’une transformation


souhaitable du monde, voire de l’utopie, sans vraiment y croire. Arrivera-t-
on un jour à créer une société sans classe où personne n’a faim ? Il le
souhaite et il en doute. L’humour éthique, en ce sens, est un art tourné vers
l’avenir, mais impuissant à proposer une image claire de la transformation
souhaitée. Il n’assure même pas que notre condition va s’améliorer. En outre,
l’humoriste éthique essaie de vivre et de penser au-delà des conventions
sociales actuelles même si celles-ci régulent encore une bonne partie de ses
activités : il doit avoir un salaire pour survivre, il s’intéresse à la politique
officielle, il vote (peut-être), il paye des impôts et peut même avoir certains
traits du « bon père de famille ». Il se trouve ainsi dans une zone
d’indécision entre le respect aveugle de la morale dominante et une existence
qui s’en détourne entièrement au nom d’une Vérité révolutionnaire.
L’humoriste kierkegaardien et l’humoriste éthique se ressemblent aussi dans
la capacité à laisser remonter en eux leur esprit enfantin. Il n’est pas pour
autant question de régresser et d’agir comme une personne de 6 ans à tous les
points de vue. L’enfant – caractérisé par la naïveté, la créativité, la
spontanéité – se réfléchit plutôt dans la conscience aiguisée de celui ou celle
qui comprend aussi bien le fonctionnement du monde que ses absurdités.
L’humoriste a « un style dégagé, l’esprit plaisant et simple à la manière de
l’enfant, mais porté à un degré supérieur, celui du raffinement de la culture »
(Clair : 233). Autrement dit, avoir le sens de l’humour revient à jouer et à
plaisanter gaiement tout en conservant un esprit sérieux et critique à l’égard
des conventions sociales. L’humour peut ainsi contribuer à revoir la manière
habituelle de se rapporter à soi-même et à l’autre, aux autres.

Rares sont les humoristes connus capables de répondre aux exigences de


l’humour tel que Kierkegaard le comprend. Si je n’ai pas beaucoup
d’exemples en tête, c’est peut-être parce qu’on n’y est pas encore arrivé !
Toutefois, Marc Favreau pourrait sans doute faire figure d’exception, surtout
en ce qui a trait au caractère enfantin qu’il a prêté à Sol, son personnage :
« Je suis allé chercher loin dans mon enfance […] toute la naïveté et la
candeur imaginable que je pouvais [avoir] tout petit […]. [Sol] est un
monument de naïveté et de candeur. C’est un bébé. C’est un enfant » (2014).
Sol, en effet, regarde et commente souvent le monde comme le ferait un tout
petit : il joue des rôles (tantôt entraîneur d’une équipe de hockey, tantôt
patron d’une multinationale), il déforme les mots et les phrases, il se lamente
(« Pôvre petit moâ… ») et il rit candidement.

Luc Durand, l’ami avec qui il partageait la vedette dans Sol et Gobelet,
décrit ainsi son partenaire de jeu : « Marc c’est un camarade épatant.
Spirituel comme pas un, cultivé, généreux. Je n’ai jamais vu chez personne
autant de qualités du cœur, de sensibilité alliée à un pareil équilibre mental,
à une telle cohérence intellectuelle » (2014). Favreau s’illustre par sa
compréhension des enjeux sociaux et sa volonté d’améliorer la vie
collective. Dans une entrevue datant de 2001 à l’émission Second regard, il
dit essayer
de soulever des questions ou de poser des questions, des interrogations. Y’a pas nécessairement de
réponses. On l’a pas la vérité. […] C’est pas si simple. Mais s’interroger pourquoi on en est rendu
là, pourquoi on agit comme ça, pourquoi y’a telle chose qui fonctionne mal. Le pourquoi des choses,
c’est ça qui est intéressant. C’est de soulever du pourquoi pour que ça fasse avancer les choses.
(2014)

Nous sommes loin du portrait de l’humoriste de carrière qui prétend porter


un regard original sur le monde en nous parlant de sa vie de banlieue et en
nous vendant des pick-up ou de la malbouffe à la télévision. Cet entretien, au
sein d’une émission consacrée à des enjeux liés à la religion, mène
évidemment à des questions plus personnelles.

Qu’en est-il de la religion pour lui ? Là-dessus, l’artiste précisera ne pas


être religieux tout en acceptant volontiers de parler de spiritualité. Il dit
notamment que, pour lui, « la spiritualité, c’est la charité. Un geste
éminemment spirituel, c’est celui de prendre du pain et de le rompre, puis de
le distribuer, à gauche et à droite. De multiplier aussi les pains et les
poissons et la pêche miraculeuse » (2014). Marc Favreau évoque la
spiritualité pour appeler à un peu plus de justice, à un partage et à une
solidarité à grande échelle. Je dirais même qu’il parle d’une certaine utopie
avec l’idée d’une pêche miraculeuse. L’esprit charitable de l’éthicien se
retrouve ici pousser à un degré plus élevé, celui où l’on refuse de se croiser
les bras tant que chacun ne mangera pas à sa faim.

L’humour éthique pourrait-il lui aussi entretenir un lien insoupçonné avec la


spiritualité ? À mon sens, l’humour éthique se rapproche, osons le dire,
d’une certaine forme de prière où le savoir, les attentes et les certitudes se
trouvent suspendues. D’un côté, prier, que ce soit en s’adressant à Dieu ou
non, c’est consentir à laisser venir à soi ce qui n’est pas programmé. C’est
s’ouvrir à quelque chose qui dépasse les limites de ma compréhension des
choses. De l’autre côté, la prière prend toujours son élan dans un certain
calcul : je pris pour qu’advienne quelque chose de souhaitable, pour moi-
même et pour les autres, même si je sais que la prière n’offre aucune
assurance sur l’avènement de ce bien. À la manière d’une prière collective,
l’humour éthique déjoue l’ordre de la prévisibilité et laisse pressentir la
possibilité d’une utopie à venir.
CHAPITRE 8
L’ÉTERNEL RETOUR DU RIRE :
KIERKEGAARD ET NIETZSCHE

Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire !


(N 1993)

Allô papa. Allô Lélé. Allô papa. Allô Lélé. Allô papa. Allô Lélé. Je peux
m’amuser longtemps avec Éléonore, ma fille de deux ans, à répéter sans fin
ces quelques mots. On se regarde, on se sourit et, parfois, on finit par rire
ensemble à voir évoluer notre « discussion ». L’effet comique, à mon sens, se
fait sentir en raison du contraste entre l’apparent retour de l’identique –
« Allô papa. Allô Lélé. » – alors que, pour nous, chaque occurrence est
toujours différente de la précédente.

Si ce jeu du « Allô papa. Allô Lélé. » peut sembler anodin, il n’en comporte
pas moins une des caractéristiques propres à cet humour éthique que je
cherche à définir : ce qui revient sans cesse dans toute répétition, c’est,
paradoxalement, la différence, le renouveau. Je m’inscris donc ici en faux
contre la philosophie traditionnelle qui, dans son incapacité à se laisser
secouer par ce qui lui échappe et pourrait venir brouiller ses repères, dirait
que le plus important consiste plutôt à identifier ce qui ne change pas dans la
répétition. Elle donne la priorité à ce qui semble être stable et permanent –
autant en nous-mêmes que dans notre compréhension de la réalité autour de
nous. Cette façon classique de faire de la philosophie consiste à vouloir
survoler l’ensemble de la réalité en classant tout dans des concepts très
généraux et étanches. Ainsi, lorsqu’un élément nouveau apparaît, on
s’empresse de l’assimiler à une catégorie que nous possédons déjà ou on le
détruit pour ne pas devoir réviser les vérités auxquelles nous sommes si
attachés.

Comment cela pourrait-il se traduire de manière concrète dans la vie


contemporaine ? L’humour se transforme et on ne rit plus des mêmes choses
qu’en 1990. Face à cette situation, plusieurs restent cramponnés à leur
préconception de ce que devrait être l’humour. Ils diront très sérieusement,
par exemple, qu’« on ne peut plus rien dire ». En d’autres termes, selon ce
point de vue, l’humour doit être égal à lui-même à travers le temps, il doit
fonctionner à peu près toujours de la même façon en reprenant les mêmes
cibles, les mêmes thèmes réactualisés.

Cette fermeture au changement ne va pas sans effets moraux. En priorisant


ainsi le toujours-semblable au détriment de la nouveauté, on réitère sans
cesse les valeurs établies, les « bonnes » mœurs, les lois existantes, le bien-
fondé de l’état des choses. Pour reprendre l’expression de Deleuze, des
« fiançailles monstrueuses » (Deleuze 1968 : 177) sont célébrées entre, d’un
côté, la pensée traditionnelle et, de l’autre, la défense du statu quo. La
différence et le nouveau qui attirent tant la conscience humoristique sont
étouffés systématiquement par ce qui est déjà connu, par la lourdeur morale
de la pensée conventionnelle. En résulte une sorte de carapace contre
l’humour éthique et toute pensée ouverte. Il faut relire Kierkegaard et
Nietzsche pour sortir enfin de cette impasse.
Ce qui sépare Kierkegaard et Nietzsche est fondamental : l’un se tourne vers
Dieu tandis que la pensée de l’autre s’anime autour d’un « athéisme
éclatant » (Deleuze 1968 : 13). Ils se retrouvent tout de même réunis dans
l’introduction de Différence et répétition de Gilles Deleuze en raison de
leur « force commune » : ils font de la répétition « une catégorie
fondamentale de la philosophie de l’avenir. […] Ce qui les sépare est […]
bien connu. Mais rien n’effacera cette prodigieuse rencontre autour de la
pensée de la répétition : ils opposent la répétition à toutes les formes de la
généralité » (12-13). Contrairement à son acception habituelle, la répétition,
chez Kierkegaard et Nietzsche, s’oppose radicalement au retour incessant
de l’identique… tout comme chez Lélé et moi ! Autrement dit, ce qui revient
dans la répétition, selon eux, ce ne sont pas des représentations stables de la
réalité ou des vérités éternelles, universelles, valides de tout temps pour tout
le monde. Elle est tournée en fait vers le futur, vers ce qui arrive, ce qui
vient. De plus, autant pour Kierkegaard que pour Nietzsche, l’humour et le
rire sont intimement liés à cette conception surprenante de la répétition.

Dans La répétition, Kierkegaard écrit sous le pseudonyme de Constantin


Constantius, clin d’œil qui annonce déjà le double sens de la répétition : les
deux parties du nom sont différentes, mais nous lisons, en même temps, une
référence à la constance, à la stabilité, à la permanence. Le récit du livre
tourne autour du voyage à Berlin que Constantin planifie afin de retrouver le
même bonheur vécu plusieurs années plus tôt en visitant cette ville. Son arrêt
le plus mémorable avait alors été au Königstäger Theatre. Constantin s’y
rendait souvent pour voir et revoir une farce21 nommée Der Talisman.

Cette farce, explique Kierkegaard, se distinguait par l’hétérogénéité


populaire de ses spectateurs. Le balcon et les secondes galeries vibraient au
rythme des rires et des cris des classes inférieures tandis que les personnes
aux premières galeries et au parterre étaient tout aussi hilares, mais selon une
multitude de nuances différentes. Dans son ensemble, la salle était secouée
par des gammes de rires aussi diverses que singulières. Ces rires faisaient
vibrer les mouvements mêmes de la répétition : plutôt que de rester figés en
eux-mêmes, les spectateurs se faisaient entraîner dans des élans répétitifs du
rire (ha ha ha !) où chaque expiration saccadée se distinguait au moins
minimalement de la précédente. Du même coup, les spectateurs perdaient le
plein contrôle de leur corps et de leurs pensées. La stabilité du « moi » se
dissolvait dans les éclats de rire.

Constantin/Kierkegaard note que cette capacité à se laisser véritablement


déstabiliser par le rire est propre à l’esprit de la farce au cours de laquelle
« on ne peut compter sur le voisin ni sur l’article du journal pour savoir si
l’on s’est diverti ou non » (Kierkegaard 1972 : 31). Le jeu de la farce réussit
seulement si le public lui-même participe à son activité créatrice, si chacun
se sent libre de se laisser impressionner singulièrement au lieu de s’en
remettre aux règles générales dictant au spectateur le moment approprié pour
rire, être ému, être admiratif. Le spectateur, pour le dire autrement, doit
s’ouvrir aux sensations ou aux sentiments qui lui viennent. Il ne doit plus
s’accrocher aux codes culturels et artistiques qu’il a trop bien appris à
maîtriser ; il doit se laisser dessaisir et « ne jamais savoir exactement [s’il]
s’est conduit au spectacle en homme de bonne société qui a ri et pleuré aux
bons endroits » (32). La farce échappe ainsi à toute définition esthétique
générale, elle excède tout art arrêté à ses propres conventions.

Au diapason des spectateurs, les acteurs de la farce doivent surpasser la


simple maîtrise de leur art et laisser place, semble-t-il, à une part
d’improvisation pour accomplir l’effet de la farce :
ils sont moins des artistes réfléchis qui ont étudié la technique du rire que des lyriques se précipitant
dans ces abîmes dont ils laissent la puissance volcanique les jeter sur la scène. Aussi ne calculent-
ils guère ce qu’ils vont faire ; ils s’en remettent à l’instant et à la force naturelle du rire. […] Ils
savent que leur folle gaieté n’a pas de limites et que la réserve du comique est en eux inépuisable et
les surprend eux-mêmes presque à chaque instant. (32-33)

Le public et les comédiens se délestent ainsi du poids des conventions


rigides pour arriver à vivre, à chaque représentation, quelque chose de
nouveau, d’imprévisible et de déstabilisant. Ce qui se répète dans la farce ne
peut donc pas être contenu dans une catégorie close, dans un concept bien
défini. La farce fait plutôt advenir et revenir des secousses de rire qui font
éclater nos visions bornées de la réalité et de notre propre individualité.

Toutefois, Constantin, en retournant au Königstädter Theatre, ne revit pas la


même chose. Il ne peut aller dans la même loge qu’avant et la farce ne le fait
plus rire. Il en vient alors à se dire en quittant le théâtre qu’« il n’y a pas
l’ombre d’une répétition » (40). Nous comprenons alors que Constantin,
dorénavant pris dans ses habitudes, n’arrive plus à vivre la répétition comme
autrefois, c’est-à-dire comme une expérience toujours nouvelle. Ce qu’il
recherche maintenant, c’est le retour de l’identique. Or, la répétition de
l’identique – si chère à la philosophie traditionnelle – est impossible.
S’entêter à retrouver l’exacte reproduction de ce qu’on a perdu plutôt que de
s’ouvrir à la nouveauté mène à une nostalgie paralysante et stérile.

Constantin quitte alors Berlin pour retourner chez lui où tout est toujours
ordonné de la même façon, à sa satisfaction. Hélas, son domestique a cru bon
de faire un grand ménage pendant son absence et il n’a pas eu le temps de
tout replacer. Tout comme à la farce, il ne trouve pas l’exacte répétition du
même : l’appartement est sens dessus dessous et rien n’est ordonné comme
avant. Kierkegaard nargue ainsi la philosophie traditionnelle jusqu’à la toute
fin de son livre en insistant encore une fois sur l’erreur de ceux qui
s’obstinent à rechercher le toujours-semblable.

Qu’en est-il de la répétition chez Nietzsche ? Pour lui, elle se trouve


notamment dans ce qu’il appelle l’éternel retour. Le nom même de ce concept
a une portée ironique : Nietzsche reprend une idée de la philosophie
traditionnelle – l’éternel retour du Même – pour lui donner un tout autre sens.
Ce qui revient sans cesse dans l’éternel retour nietzschéen n’est pas le déjà-
vu, mais bien, comme c’était le cas pour Kierkegaard, la nouveauté, la
différence. De plus, le rire et l’humour traversent aussi cette pensée de
l’éternel retour et deviennent, pour Nietzsche, des forces qui s’opposent aux
gardiens de la morale dominante, à ceux qui cherchent à maintenir la stabilité
des valeurs et des principes hérités du passé même s’ils sont usés. En un
mot, l’humour éthique et l’éternel retour du rire, comme nous le verrons à
l’instant, voudraient bousculer les sermonneurs.

D’abord, Nietzsche s’inscrit en faux contre ceux qui condamnent le rire au


nom de valeurs établies et incontestables. Lorsqu’il cherche à identifier le
péché le plus grand sur Terre, il invoque, avec ironie, l’évangile selon Luc :
« N’est-ce pas d’avoir dit : “Malheur à ceux qui rient”
(Philonenko 1995 : 86) ! De la même manière, dans le Gai savoir, il
souligne la méfiance du « professeur de la Morale » à l’égard du rire :
non, il ne veut à aucun prix que nous nous mettions à rire de l’existence ni de nous-mêmes – ni de
lui. […] Il est indéniable qu’à la longue, le rire, la raison et la nature finissent toujours par se rendre
maîtres de chacun de ces grands professeurs de téléologie ; la tragédie ne dure pas : on en revient
toujours à l’éternelle comédie de l’existence. (Nietzsche 1993 : 96)

Pour Nietzsche, les sermonneurs – même les plus convaincants – finissent


toujours par devenir risibles à force de répéter les mêmes leçons. Mais il
faut d’abord arriver à les reconnaître sans tomber sous l’emprise de leur
autorité. Ces temps-ci, certains des sermonneurs les plus présents dans
l’espace public ne portent plus la soutane. Ils arborent plus souvent le titre
de journaliste, chroniqueur, politicien ou encore humoriste. Leur principale
occupation consiste à conjurer ce qui pourrait chambouler le statu quo au
nom d’un pragmatisme de bon aloi. En jouant aux avocats du diable ou aux
modérateurs nuancés, ils veillent surtout à ce que rien ne bouge.

Même si les sermonneurs d’aujourd’hui estiment que leur activité porte le


sceau de la raison éclairée, Nietzsche aurait repéré chez eux une passion
sombre, c’est-à-dire un état affectif qui domine la pensée. Cette passion
sombre, par exemple, peut être un attachement obtus aux traditions ou encore
un refus de penser l’ordre politique et économique en dehors des balises
instaurées par la logique néolibérale.

Nombreux sont, du côté de la scène, les humoristes-sermonneurs qui prennent


des allures de professeurs de morale soucieux de passer leur message.
L’humour bascule dans le sermon lorsqu’on cherche avant tout à nous dire
comment penser, comment faire pour être dans le gros bon sens. Une
tendance populaire de l’humour actuel, par exemple, consiste à s’indigner
bruyamment face aux grands problèmes sociaux ou aux supposés tabous de
nos sociétés. Je pense notamment à la mode du « pétage de coche » ou aux
humoristes qui énumèrent la liste des choses, somme toute futiles, qui leur
tombent sur les nerfs. Les humoristes-sermonneurs veulent ainsi « brasser la
cage » et provoquer. Ils déversent leur fiel avec une sorte de ressentiment
tenace pour enfoncer des portes ouvertes depuis des décennies.

Ces humoristes-sermonneurs sont souvent ceux qui répètent ad nauseam


qu’ils sont capables, eux, de rire de tout – comme les philosophes-
sermonneurs prétendent pouvoir tout expliquer –, alors qu’ils restent très
sérieusement accrochés à de vieux patterns, à peu près incapables de
renouveler leur propre pratique. Au final, ils ne font que réitérer une
réticence obstinée face à certaines transformations de la culture humoristique
qui exprime une nostalgie du bon vieux temps où les voix des personnes
marginalisées ne venaient pas jouer les trouble-fête en tentant d’exprimer
publiquement leur dissidence quand on se moquait allégrement d’elles. Les
humoristes-sermonneurs réitèrent les valeurs désuètes d’hier en faisant mine
de défendre l’avenir de la liberté d’expression. Ils se présentent comme de
vaillants résistants en s’accrochant à de vieilles blagues poussiéreuses. Ils
reproduisent le toujours-semblable et restreignent la possibilité de faire
place à de nouvelles manières de rire.

Jean-François Mercier a incarné l’un de ces humoristes-sermonneurs lors


d’une apparition surprise dans un gala ComédiHa ! animé par Michel
Courtemanche en 2022. Mercier arrive d’un pas décidé sur scène, le regard
sérieux, pour donner une fausse claque à Courtemanche puisque ce dernier
venait d’annoncer au public qu’il ne pourrait pas aller aussi loin qu’il le
voulait pendant le gala en raison de la rectitude politique actuelle. Mercier
justifie ainsi son coup au visage : « Tu venais juste de dire que tu ne pouvais
plus rien dire, ça a d’l’air que c’est moi qui va falloir qui s’en
occupe » (2022). Sur le coup, je me demandais bien ce que ces humoristes
voulaient dire de si pressant, de si important. Quelles sont leurs idées ou
leurs blagues prises en otage par la supposée « bien-pensance » despotique ?
Heureusement, je n’avais pas trop d’attentes. S’en suit un dialogue insipide
entre Courtemanche et Mercier pour ridiculiser, encore et toujours, les
critiques à l’égard de leurs moqueries rétrogrades. Ils se plaignent
notamment du fait que, selon eux, il faut désormais être homosexuel pour
faire des blagues sur les homosexuels ou noir pour faire des blagues sur les
Noirs. Mercier va jusqu’à dire, à la blague, évidemment, qu’il choisit
dorénavant d’être lui-même noir pour enfin avoir le droit de faire toutes les
blagues qu’il veut : « Moi, je suis rendu Noir maintenant. […] Si un gars qui
se sent pas comme un gars a le droit d’être une femme avec une graine pis
que c’est ben correct, j’peux-tu choisir la couleur de mon tan » (2022) ? Le
public s’esclaffe et applaudit. La petite leçon des humoristes-sermonneurs
ressemble à celle d’un prêtre en grand désarroi devant une foule de fidèles
qui peine à rappeler à quel point les avancées des païens – ceux qui
cherchent de nouvelles avenues plus éthiques pour le rire – s’écartent du
droit chemin traditionnel.

Les humoristes-sermonneurs se déclinent aussi sous la forme des redresseurs


de torts qui dénoncent les grandes tromperies de ce monde avec un discours
trop présomptueux livré sur un ton hyperlucide, comme s’ils avaient enfin le
bon point de vue sur la réalité, toujours contre les personnes qui ne tirent pas
les mêmes conclusions qu’eux. Ces humoristes-sermonneurs semblent ainsi
revendiquer l’étiquette de super dissidents éclairés, délivrés de toute trace
de naïveté. L’image du parfait progressiste semble, pour eux, plus importante
que l’originalité humoristique. Le style de Guillaume Wagner, à mon sens,
s’apparente parfois à cette tendance. Les « niaiseux », ce sont les autres et
Wagner n’hésite pas à les caricaturer en faisant des mimiques qui
s’apparentent à des stéréotypes éculés sur la déficience intellectuelle (2022).
Son humour consiste souvent à rire de manière triomphante en rabaissant
ceux et celles qu’il trouve stupides. Plusieurs de ses blagues suivent ainsi
exactement la même recette que l’humour brute, mais en visant, par exemple,
les douchebags plutôt que les femmes22. L’humour éthique doit essayer de
prendre des chemins inusités et inventifs qui se distinguent, autant que
possible, de la posture satisfaite des dominants.

Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche montre l’aspect ridicule des


sermonneurs en évoquant l’éternel retour du rire. Contrairement aux enfants
qui viennent au monde en pleurant, le premier souffle de Zarathoustra est un
rire. Les docteurs de l’époque expliquent le miracle de manière originale.
Zarathoustra rit puisqu’il voit la possibilité d’être sauvé ici-bas. Le rire du
nouveau-né affirme et glorifie la vie sur Terre. Il annonce qu’elle pourrait
être à l’image du paradis. Autrement dit, le bébé-prophète ne veut pas
attendre une autre vie dans un quelconque arrière-monde pour commencer à
rire. Ainsi parlait Zarathoustra lance un appel pour que l’au-delà du déjà
connu arrive ici même, en ce monde.

Un passage en particulier illustre comment la puissance du rire peut


démystifier le discours des sermonneurs. Zarathoustra y raconte à ses
disciples un rêve qu’il a fait afin qu’ils l’aident à en comprendre le sens.
Dans ce songe, Zarathoustra est veilleur de nuit dans le Château de la Mort.
Il veille sur des cercueils de verre d’où « la vie vaincue » fixe sur lui son
regard (Nietzsche 2006 : 181). Zarathoustra respire « l’odeur d’éternités
poudreuses » (181), son âme est pesante et il manque d’air. Soudain, trois
grands coups sont frappés à une porte grinçante dont Zarathoustra possède la
clé. Il la déverrouille et arrive à entrouvrir la porte. Zarathoustra raconte
qu’à ce moment,
un vent mugissant, sifflant, strident, coupant, [entrouve] soudain les vantaux et [lance] sur [lui] un
cercueil noir.

Et parmi les mugissements, les sifflements et les cris aigus, le cercueil [éclate] et vomit
d’innombrables rires.

Et [il voit] des milliers de visages d’enfants, d’anges, de hiboux, de fous et de papillons aussi grands
que des enfants, qui [rient], [raillent] et [l’injurient]. (182)

Terrifié, Zarathoustra tombe à la renverse, pousse un immense cri, puis se


réveille.
L’un de ses disciples lui donne le sens de ce rêve. En fait, Zarathoustra n’est
pas un veilleur de nuit. Il représente plutôt le rire qui ouvre les portes du
Château de la Mort – édifices de pensées moralisatrices dominant le paysage
social – où circulent des veilleurs de nuit – intellectuels serviles, gens de
pouvoir, sermonneurs de tout acabit. Le disciple s’exprime ainsi : « C’est
pareil au rire d’une multitude d’enfants que Zarathoustra pénètre dans toutes
les chambres mortuaires […]. En vérité, tu [déploies] au-dessus de nos têtes
le rire lui-même ainsi qu’un pavillon bariolé » (183). Zarathoustra incarne
ainsi le caractère polymorphe et libérateur du rire.

L’esprit rieur de Zarathoustra surprend et renverse en jaillissant là où l’on


impose une uniformité de penser et d’être. En ce sens, l’humour, chez
Nietzsche, est « l’art d’affirmer le différencier23, de jouir de son éternel
retour. Pour ceux qui se réclament du principe d’identité, au contraire,
chaque événement, au lieu de participer à la plasticité du divers, ne renvoie
qu’à une unité ou à une loi que l’on croit découvrir sous lui » (Sergeant
2010 : 17). L’éternel retour du rire, que j’associe à l’humour éthique,
voudrait redonner des mouvements à la vie là où elle se sclérose.

Ainsi, Nietzsche fait naître de nouveaux espoirs contre la pensée


dogmatique. Le rire, à la manière de son gai savoir, fait surgir une « nouvelle
foi en demain et après-demain, le sentiment soudain, le pressentiment d’un
avenir, d’aventures prochaines et de mers à nouveau ouvertes, de buts permis
de nouveau, de buts auxquels il est de nouveau permis de croire » (Nietzsche
1993 : 64). Pour libérer ce rire, il faut cesser de voir les veilleurs de nuit
comme des êtres admirables et percevoir plutôt leur faille : ils n’ont pas la
force de chercher à libérer de nouvelles formes de vie, de nouveaux
devenirs. Les veilleurs de nuit et les sermonneurs ont peur de la nouveauté,
de l’imprévisible. Ainsi, Deleuze voit un renversement ironique dans la
pensée de Nietzsche : « nos maîtres sont des esclaves qui triomphent dans un
devenir-esclave universel » (Deleuze 1965 : 26). Et ils nous traînent avec
eux dans une forme d’existence sombre où la vie ne vit plus, où les identités
sont enfermées dans des cases. Ainsi, quand Nietzsche dit qu’il faut toujours
protéger les forts contre les faibles, il faut comprendre que les faibles,
aujourd’hui, sont souvent les maîtres, les dominants, ceux qui triomphent par
une étrange contagion réactionnaire à séparer les forts de ce qu’ils pourraient
faire, de ce qu’ils pourraient devenir (26). Le rire nietzschéen n’inspire pas
la volonté d’écraser l’autre ; il veut renouer avec les puissances de vie qui
nous traversent pour dégager l’avenir.

Ces genres de rires sont concomitants à l’humour éthique et ils entretiennent


une affinité avec la troisième métamorphose nietzschéenne : celle de l’enfant.
D’abord, l’humour éthique échappe à la lourdeur du savoir traditionnel
incarné par le « chameau », c’est-à-dire par celui qui, à la manière du
sermonneur, « porte le poids des valeurs établies, les fardeaux de
l’éducation, de la morale et de la culture » (Deleuze 1965 : 5). Il ne
correspond pas non plus au déchaînement du « lion » qui démolit tout sur son
passage sans rien créer. L’humour, chez Nietzsche, est plutôt associé à un
devenir-enfant qui permet d’insérer du jeu dans la pensée et du mouvement
dans la vie.

L’humour éthique empêche du même coup de se prendre trop au sérieux dans


les rôles et les devoirs de la vie d’adulte. Quand je m’identifie avec
conviction à une identité ou que j’impose à l’autre une identité, l’humour se
joue de cette prétention somme toute ridicule. Je pense ici encore une fois à
mon ami Charles qui se moque constamment de son statut d’intellectuel.
Comme le dit Nietzsche, il faut apprendre à rire des vérités auxquelles on
s’accroche pour « rester joyeux dans notre sagesse » (Nietzsche 1993 : 209).
Une philosophie sensible à l’humour éthique reste ainsi à l’affût du veilleur
de nuit qui rôde en soi-même. Avec Nietzsche, je souhaite qu’on réponde à
ce veilleur de nuit qui nous habite par un rire qui danse au-delà de nos têtes
et ouvre à mille possibilités. Nous pourrons alors enfin jouer au grand air et
peut-être même inciter les veilleurs de nuit qui traînent encore dans
l’industrie de l’humour à déposer leur vieille lanterne et à ouvrir les stores,
juste pour voir.
CHAPITRE 9
BERGSON SENS DESSUS DESSOUS :
LE RIRE SILENCIEUX DE BECKETT
CONTRE LE TAPAGE DE L’INDUSTRIE

Un énorme rire me secouait, sans que le moindre bruit


se fît entendre ni que mon visage exprimât autre chose
que la tristesse et le calme.
(B 1982)

Si je vais à Barcelone, on me dira que je dois aller voir la Sagrada Familia.


Si je fais le tour de la Gaspésie, il faudra admirer le Rocher Percé et
déguster une délicieuse guédille au homard. Certains arrêts emblématiques
nous obligent à faire un détour. De la même manière, quiconque entame des
recherches sur l’humour se fera conseiller de lire Le rire d’Henri Bergson,
publié en 1900. Il s’agit, semble-t-il, d’un incontournable. Omettre de le
citer dans un texte sur le rire soulève presque la suspicion.

Je reconnais l’importance d’étudier les classiques, mais j’entretiens une


réticence à l’égard de cet ouvrage. La littérature sur l’humour s’enrichit à un
tel rythme que le texte de Bergson m’apparaît de moins en moins central. En
fait, à mon sens, Bergson ne permet pas de comprendre le rire en lui-même,
mais plutôt comment il peut inciter au conformisme. Le rire de Bergson
révèle de manière magistrale comment la fonction sociale du rire favorise
une plus grande adaptation face à ce qui existe déjà, sans remettre quoi que
ce soit en question. Pour lier les propos de ce philosophe à l’humour éthique
dans la société d’aujourd’hui, je dois mettre sens dessus dessous l’essentiel
de son propos et reprendre sa thèse d’un tout autre point de vue.

Qu’apprend-on chez Bergson ? Une part importante de son ouvrage consiste


à montrer que le rire corrige les excentricités. Pour le philosophe, on rit des
personnes mal adaptées à leur environnement : « Le comique exprime avant
tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société »
(Bergson 1964 : 14). Le rire, en tant que « brimade sociale », doit faire
planer « la menace d’une correction » afin que chacun des membres de la
société « se modèle sur l’entourage » (16). En d’autres mots,
l’« excentrique » – la personne qui attire l’attention puisqu’elle s’écarte du
centre, de la normalité, des manières usuelles de se comporter – court le
risque d’être la cible d’une légère humiliation par le rire.

Je me rappelle comment, dès mon plus jeune âge, j’ai appris à rire avec mes
amis des homosexuels (on lançait en riant des formules brutes du type « esti
que t’es fif, man » dès qu’un de nous n’agissait pas selon les standards
conventionnels de la masculinité), des filles (« tu lances comme une fille »,
« tu brailles comme une fille »), des immigrants (on imitait de manière
moqueuse les accents étrangers et on répétait sans gêne les blagues racistes
qui circulaient dans nos familles, à la télévision ou à l’école), etc. Ces
manières de rigoler réitéraient l’idée selon laquelle tout ce qui s’éloigne de
l’étalon homme-blanc-hétérosexuel était en quelque sorte inférieur, risible.
En même temps, une croyance se sédimentait en moi : je devais me
conformer à l’identité dominante à laquelle j’appartenais, je devais
correspondre en tout point à l’idée d’un « vrai » homme. J’évitais ainsi
d’être la cible de moqueries et je me retrouvais, triomphant et en sécurité, du
côté des rieurs. Autrement dit, j’apprenais comment « bien » me comporter
pour être perçu comme une personne « normale » plutôt qu’un
« excentrique » dans le grand jeu des hiérarchies sociales. Le rire, selon
cette dynamique, était une façon de policer les rapports entre nous et avec les
autres pour favoriser le maintien de l’ordre existant.

Le rire, selon Bergson, poursuit ainsi un « but utile » de « perfectionnement


général » (14) en vue d’une adaptation universelle à la société : il
« assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du
corps social » (15). Dans cette dernière citation, la « raideur mécanique »
est précisément ce qui provoque l’hilarité. La raideur de caractère d’une
personne se voit dans son incapacité à discerner convenablement les
contours de la situation dans laquelle elle se trouve afin de s’y ajuster
convenablement. Cette approche théorique du rire permet à tout le moins de
mieux comprendre pourquoi les boucs émissaires appartiennent le plus
souvent aux marges de la société.

Une autre observation de Bergson mérite une attention particulière. Pour que
le comique produise ses effets, il doit s’adresser à « l’intelligence pure »
(6), à une « âme bien calme » et « bien unie » (3). Le comique exige ainsi
« quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur » (4). Les
sentiments du cœur – comme l’empathie et la compassion – coupent l’envie
de rire. Si j’ai de l’empathie pour quelqu’un, je serai en effet peu disposé à
me moquer de cette personne. Le comique s’adresse donc à la rationalité et il
provoque le rire seulement si l’on met de côté, au moins pour un moment, nos
émotions. J’entends en écho cette idée de Bergson chez nombre d’humoristes
contemporains qui discréditent les voix qui s’élèvent contre leur humour
brute. Ils reprochent principalement aux « matantes » (pour reprendre l’un
des sobriquets qu’ils confèrent à leurs détracteurs) de sombrer dans la
sensiblerie et de ne pas avoir la finesse d’esprit nécessaire pour comprendre
leur humour. Ne pas saisir leur prétendu « second degré » serait dû, pour
ainsi dire, à un manque d’intelligence et à une trop grande émotivité.

L’objet du rire, pour l’humour éthique, ne se trouve pas dans ce qui semble
inadapté au regard de la normalité. En fait, l’humour éthique voit plutôt la
raideur mécanique dans le fonctionnement de la société elle-même et chez
ceux qui s’y conforment. Pour l’humoriste éthique, le comique apparaît, entre
autres, là où l’on tolère sans protester l’absurdité de la vie sociale
contemporaine. N’est-il pas tristement comique de s’efforcer de suivre la
parade alors que la vie « normale » devient de plus en plus insupportable ?
La planète suffoque en même temps que les individus croulent sous le poids
des obligations d’une société hyper individualiste obsédée par la
surconsommation et la croissance économique. L’étau se resserre du même
coup sur le cœur : l’insensibilité à la souffrance n’est plus momentanée, mais
permanente. Certes, on s’émeut ici et là des difficultés du temps, mais, pour
fonctionner, il faut sans cesse taire les voix de l’empathie et de la
compassion pour répondre, la tête froide, aux exigences de notre société.

L’industrie du divertissement, de son côté, permet surtout de détourner le


regard. Bien souvent, elle ne s’adresse ni à l’intelligence ni au cœur. On
produit des blagues et des sitcoms à la chaîne comme on assemble des
hamburgers. Autrement dit, on consomme de l’humour comme on passe au
McDo. Les produits humoristiques qui viennent d’arriver sur le marché sont
parfois aussi inédits que l’énième nouvelle version du MacPoulet épicé. La
raideur mécanique du rythme de nos vies de consommateurs se fait entendre
jusque dans les rires tonitruants façonnés par l’industrie.
Dans ce contexte, l’écho de la pensée dissidente et de l’humour éthique est
ténu. Il suscite tout au plus un haussement d’épaules ou quelques moqueries.
Comme le dit Horkheimer, « l’objet du rire n’est pas la multitude
conformiste, mais plutôt l’excentrique qui s’aventure encore à penser de
manière autonome » (Horkheimer 1974 : 126). L’humour éthique peut
rectifier la situation en trouvant des manières originales de rire de l’humour
tapageur et satisfait de la multitude conformiste. Je reprends ici les propos
de Bergson à mon compte : si, comme il le dit, c’est le mécanique plaqué sur
du vivant qui fait rire, alors ce sont le rire et l’humour les plus communs qui
méritent, dorénavant, une bonne risée. Mais comment peut-on moquer ou
parodier le rire ?

L’un des rires éthiques les plus éloquents à cet effet se trouve chez Beckett24.
Dans son roman Watt, le narrateur évoque le rire sans joie, le « rire des
rires, le risus purus, le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisanterie
suprême, bref le rire qui rit – silence s’il vous plaît – de ce qui est
malheureux » (Beckett 1968 : 49). Or, ce qui est malheureux, maintenant,
c’est la mécanisation à grande échelle de nos rires et de nos vies, c’est
l’humour réduit au stade de marchandise. Le risus purus évoqué par Beckett
arrive à rire de ces rires conventionnels en s’exprimant comme leur image
inversée : il n’est pas ostentatoire comme le rire recherché par l’industrie,
mais silencieux et invisible. Il n’est pas conformiste, mais critique.

À mon sens, c’est la pièce Fin de partie de Beckett qui fait résonner le plus
vigoureusement ce rire qui rit du rire. La déformation des personnages et leur
inaptitude à rire ensemble reflètent ce que nous sommes devenus : des
clowns sombres incapables de s’abandonner à la puissance éclatante du rire,
inaptes à dialoguer entre eux et aux prises avec une réalité aberrante. En
effet, dans cette pièce de théâtre, le rire est toujours réprimé, coupé, forcé,
incohérent. Les rires restent bloqués ou n’arrivent que très mal à s’exprimer.
Par exemple, Nagg et Nell – deux personnages âgés vivant chacun dans une
poubelle – rient ensemble, une seule petite fois, en évoquant le souvenir d’un
accident qu’ils ont eu en tandem. Plus ils précisent leur souvenir, moins ils
rient fort, jusqu’à dire, finalement, qu’ils ont très froid, qu’ils gèlent et qu’ils
veulent rentrer (Beckett 1957 : 29). Sinon, les autres personnages rient seuls,
laissant leur interlocuteur impassible. Tout indique que le rire est réduit à
quelques vociférations décalées qui semblent n’avoir aucune cause réelle ou
compréhensible. Par exemple, ni Hamm ni Clov, le maître incapable de
sortir de sa chaise et son serviteur, ne parviennent à trouver ce qui fait
rigoler ce dernier :
Hamm : À plat ventre pleurer du pain pour son petit. On lui offre une place de jardinier. Avant
d’a… (Clov rit.) Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
Clov : Une place de jardinier !
Hamm : C’est ça qui te fait rire ?
Clov : Ça doit être ça.
Hamm : Ce ne serait pas plutôt le pain ?
Clov : Ou le petit. (1957 : 79-80)

À trois autres reprises, Hamm et Clov se demandent s’ils devraient rire


ensemble. Chaque fois, « ils font semblant de réfléchir, alors qu’ils ne
réfléchissent pas » (Adorno 1984 : 230), puis se disent qu’ils n’en ont pas
envie.
Hamm : Pas de coups de téléphone ? (Un temps.) On ne rit pas ?
Clov (ayant réfléchi) : Je n’y tiens pas.
Hamm (ayant réfléchi) : Moi non plus. (1957 : 23)25

Ce qui devrait être le signe distinctif de l’humain – « Parce que rire est le
propre de l’homme » (Rabelais 2010 : 17) – n’arrive plus à avoir de sens, à
être pleinement vécu entre les personnages. Ceux-ci nous renvoient à une
vision à la fois sombre et lucide de notre réalité : nous sommes de plus en
plus semblables à des choses, à des objets. Les qualités et les forces qui
nous caractérisent en tant qu’humains – comme l’humour et le rire –
s’effritent au point de disparaître. La raideur de notre existence contraste
avec l’idée d’une vie épanouie.

Il en va de même pour le spectateur. L’incapacité de rire des personnages


ressemble à celui du public en général. Hamm, Clov, Nell et Nagg parodient
d’une certaine manière l’auditoire dont le rire sonore habituel est souvent
commandé, presque machinal. « Ça redevient gai », nous dit Clov avant de
braquer sa lunette sur la salle et de dire : « Je vois… une foule en délire »
(43). Évidemment, à ce moment de la pièce, l’auditoire ne s’esclaffe pas
comme dans les moments forts d’un spectacle de Martin Matte. Le rire reste
silencieux, pris au fond de la gorge. Il se retourne ainsi contre le rieur qui
voudrait bien faire partie de cette foule en délire, mais, devant l’état de la
vie dans la pièce, il en est incapable. Chez les choses ou les résidus d’êtres
humains que sont les personnages de Beckett résonne un rire muet contre le
divertissement habituel, contre l’asservissement qui se présente
frauduleusement, par le rire, comme un élan de bonheur.

Comme le dit Adorno, la gaieté et le comique peuvent dorénavant survivre


« dans leur autocritique, comme comique du comique » (Adorno 1984 : 435).
L’humour habilement absurde, aujourd’hui, est « moins une régression à un
stade infantile qu’un procès comique qu’[il fait] au comique » (435). Ce
« procès comique » ne vise pas à condamner l’humour, mais plutôt à lui
donner la chance de prendre de nouveaux élans. Beckett ne proscrit donc pas
le rire comme tel en imposant une tristesse insurmontable à son public. Il se
moque autant du rire conformiste que de la tendance – tout aussi
conformiste – à s’enliser dans le désespoir le plus complet. En parodiant le
rire, il « sauve l’humour » (435) et laisse jaillir la possibilité de rire, un jour
peut-être, différemment.

Le rire dans la pièce Fin de partie met en évidence à quel point la société
est loin de la réconciliation avec l’individu, de l’harmonie, d’une vie juste.
En même temps, un espoir fragile subsiste : en réveillant le rire qui rit du
rire, le rire à l’endroit de ce que la société est devenue, Beckett veut la
rendre moins dure, moins pénible. L’emprise de la mécanique sociale sur nos
vies s’adoucit par le rire silencieux de Beckett. Au milieu des ruines
humaines et des rires à gorges serrées, il reste encore un surplus possible, ne
serait-ce que sous la forme d’une litote : « Je n’y tiens pas ». Autrement dit,
« je tiens » très fort à la possibilité d’un humour éthique capable de
provoquer des rires à gorges déployées.
CHAPITRE 10
LE SÉRIEUX PAS SI SÉRIEUX DE LA
PHILOSOPHIE : LE CLOWN ET LE
PHILOSOPHE

Dans Le rire et la présence, Jean-Luc Nancy écrit : « On en fait toujours


trop sur le rire » (1990 : 297). Tout le monde veut être du côté des rieurs. On
s’approprie le rire, on le revendique, on trouve que notre gang est la plus
drôle. Le rire peut vite devenir un outil d’affirmation identitaire, un cri de
ralliement pour se rassurer d’appartenir à un groupe spécial. Du côté de la
philosophie, chacun tire la couverte de son côté pour définir le rire. Les
philosophes ont tendance à le placer au service de leur propre théorie, de
leur propre vision du monde. Pour paraphraser Nancy, on surcharge le rire
de sens – de notre bon sens. Chaque fois, nous faisons dire au rire ce qu’il ne
dit pas essentiellement. Il est difficile – voire impossible ? – d’échapper
complètement à ce piège, comme si le rire laissait derrière lui des pelures de
bananes pour faire trébucher les philosophes qui courent après lui.

Pour l’humour éthique, il importe de reconnaître à quel point le domaine du


rire est vaste et même, comme le disait l’écrivain allemand Jean-Paul,
« infiniment grand » (Jean-Paul 1979 : 119). Les tonalités du rire sont
innombrables. Je pourrais bien essayer de dresser une liste exhaustive des
allures qu’il peut prendre : des rires éclatants, discrets, négatifs, triomphants,
humbles, jaunes, noirs, sous cape, en pleurs, douloureux, du bout des lèvres,
fous, nerveux, communicatifs, contagieux, angoissés, isolés, idiots,
dissidents, sonores, intérieurs, polis, etc. L’effort de classification verse
dans le ridicule alors que la liste s’allonge encore et encore. Et pour chacun
des types de rires, des milliers de nuances différentes pourraient encore être
relevées. Impossible de venir à bout de ce qu’il est, de ce qu’il peut ou
devrait être. Le rire nous échappe au moins partiellement et nous fait revenir
à la case départ quand on pense enfin le comprendre.

Le rire, essentiellement protéiforme, est toujours en mouvement. Il défie


notre prétention à vouloir en rendre compte, à vouloir le capturer, le mesurer.
Il résiste aux pensées qui voudraient enfin réussir à tout expliquer. Le rire
chamboule la stabilité du connu et du prévisible.

Toutefois, le rire n’est pas simplement à l’extérieur de la pensée. Il déborde


l’ordre du connu – il en dépasse les bords ou les limites – tout en lui
appartenant. Le rire est un élément indompté qui maintient toujours, en même
temps, un certain lien avec la raison. Il joue avec la philosophie, il la court-
circuite et compromet la maîtrise que les penseurs prétendent avoir sur le
réel. Pour reprendre les mots de Georges Bataille, le rire est à la fois une
réjouissance et un « renversement intime », une « surprise suffocante »
(1976 : 214), une secousse pour toute « logique serrée » (226). Autrement
dit, comprendre le rire signifie être prêt à se faire bousculer par lui et
accepter de réviser, encore et encore, ce que l’on présume à son sujet. Il faut
du courage et une certaine force subjective pour être prêt à perdre pied, pour
assumer la puissance déstabilisatrice et soudaine du rire.
À mon sens, cette approche du rire qui tient dans un équilibre toujours
précaire entre la compréhension et la surprise ne cadre pas avec ce que
j’observe le plus souvent autour de moi. La nature des rires les plus
habituels semblent avoir pour fonction de renforcer ce que l’on pense et croit
déjà. Pour reprendre le nom d’un sketch des Appendices dans lequel Julien
Corriveau parodie les animateurs populistes qui abordent des enjeux de
société à la télévision, c’est bien souvent « Ma opinion » qui prend toute la
place, sans véritable égard pour la complexité du monde. On rigole – crispés
autour de nos vérités individuelles – avec ceux qui disent déjà la
même chose que nous et on se moque de ceux qui pensent autre chose. Notre
rire ne nous bouscule pas, mais nous conforte dans nos idées. Après avoir
rigolé ainsi, on se fige de plus en plus dans nos positions et on alimente du
même coup l’inaptitude à penser par soi-même, en dehors des sentiers battus.
Rares sont les moments où le rire fait vivre le « renversement intime » dont
parle Bataille. L’apparente liberté associée habituellement au rire est
trompeuse et tourne trop souvent au conformisme le plus plat.

Le rire n’épargne pas le philosophe qui croit échapper au ridicule en raison


de ses grandes théories, ai-je déjà mentionné. Dans Dialectique négative,
Adorno fait remarquer l’aspect clownesque du penseur qui voudrait tout
expliquer grâce au règne de sa méthode.
La pensée non naïve sait combien peu elle atteint ce qui est pensé et doit toujours pourtant parler
comme si elle le possédait complètement. Ceci la rapproche de la clownerie. Elle a d’autant moins
le droit de nier les traits de cette clownerie que c’est elle seule qui lui fait naître l’espoir de ce qui lui
est refusé. La philosophie est ce qu’il y a de plus sérieux, mais elle n’est pas non plus si sérieuse
que cela. (2003 : 25)

Ce rapprochement entre le clown et le philosophe peut paraître curieux


puisque, de prime abord, tout semble les séparer. Le philosophe
conventionnel veut, en principe, resserrer au maximum sa pensée et refuse
catégoriquement de passer pour un clown. Il cherche des généralités et des
concepts parfaitement opératoires pour entretenir un rapport assuré et
rigoureux — c’est-à-dire sérieux — aux choses. Son travail est d’abord
d’ordre intellectuel, il se tourne vers des idées et des vérités qu’il voudrait
faire admettre par tous plutôt que de prioriser une affection singulière au réel
et à ses aléas. En d’autres mots, il cherche à instaurer un ordre global, en
laissant toujours trop peu de place aux phénomènes particuliers et à la
différence.

Pour le clown, tout se joue dans les mouvements de son corps en interaction
directe avec l’environnement où il se trouve, dans la sensibilité sans cesse
renouvelée de son rapport quasi immédiat aux objets et aux personnes autour
de lui. L’exemple emblématique de Patch Adams, le docteur-clown qui
travaillait auprès des enfants, me vient à l’esprit. Dans une scène classique
du film où Robin Williams incarne le fameux docteur, on le voit, au grand
bonheur des enfants, trafiquer l’usage habituel des instruments autour de lui :
un gant médical, placé sur sa tête, devient une crête du coq, des bassins de lit
sont portés comme un chapeau et des souliers trop grands, etc. Du tohu-bohu
hilarant produit par Patch Adams se dégage une douce ironie à l’égard de la
figure du médecin. Florence Vinit, professeure en psychologie à l’UQAM et
clown thérapeute en centre d’hébergement, souligne comment l’art
clownesque peut participer, même dans les situations douloureuses, à la
création momentanée d’un monde commun dans lequel la distance entre les
personnes « n’obéit plus au cadre hiérarchique, mais au rythme affectif de la
relation » (Vinit 2010b : 208). Chaque fois, c’est la singularité de la
personne en résonance avec celle du clown qui est célébrée (208). Le travail
du clown repose sur une ouverture physique et affective à la part inusitée et
improvisée de chaque rencontre. Sa gestuelle et ses blagues se distinguent
ainsi des techniques générales que l’on pourrait maîtriser tous de la même
manière (Vinit 2010a : 12-13).

En dépit de tout ce qui semble les opposer, quelque chose relie le clown et
le philosophe traditionnel. Jacques Lecoq décrit le clown — ou un certain
type de clown — comme celui qui peut fait rire en raison de « l’échec de sa
présentation » (Lecoq 1997 : 154)26, c’est-à-dire qu’il provoque l’hilarité en
ratant une tâche difficile ou un exploit qu’il devrait pouvoir réaliser. Le
clown « est celui “qui prend le bide” » (155), c’est-à-dire celui qui échoue
devant tout le monde. Cet art, qui demande une grande habileté, ne revient
pas à faire des actions strictement loufoques et malhabiles. Prenons
l’exemple d’un clown jongleur. Il arrive avec ses balles et se prépare à nous
faire la démonstration de son expertise. Gonflé d’un orgueil enfantin, il
s’élance et arrive à tenir quelques secondes. Bien vite, il met un pied dans un
seau qui traînait tout près et il perd l’équilibre. Il tombe à la renverse en
recevant sur la tête la balle qu’il avait lancée le plus haut.

La maîtrise qui vire en (faux) échec est au fondement de l’expérience


clownesque du monde. N’est-ce pas là précisément ce que le philosophe
traditionnel reproduit sans le vouloir, cette fois avec l’orgueil du penseur ?
Comme le clown, il est capable d’accomplir de grands exploits – la grandeur
de ses traités philosophiques en témoigne –, mais il ne maîtrise pas du tout
l’échec. Il ne s’entraîne pas à rater son coup, mais à avoir raison sur toute la
ligne. Il n’en demeure pas moins qu’il prend le bide lui aussi ! Il se présente
à nous avec son discours d’apparat, son appareillage conceptuel bien ficelé
et une méthode assurée. Il veut nous faire la démonstration que les choses
sont bien ce qu’il lui semble. Néanmoins, certains éléments lui échappent et
il bute sur des détails qu’il ne peut intégrer à sa présentation. Il trébuche en
s’élançant vers le point culminant de son système de pensée. Un concept lui
tombe sur la tête et une bosse lui pousse sur le front : des incongruités
apparaissent dans son édifice philosophique en apparence cohérent et sans
faille. Le moment de l’échec de sa pensée jumelé à ses prouesses
philosophiques s’apparentent à l’art du clown jongleur.

L’échec peut toutefois devenir intéressant si la philosophie ne nie pas ses


traits clownesques. La possibilité de l’échec est la condition même d’un
discours philosophique original qui ne cherche plus à établir un discours
irrévocable ou à énoncer des vérités éternelles. Au lieu de se relever trop
promptement avec un air agacé puis de s’entêter à rejouer la même scène
avec la même méthode, le philosophe ferait mieux de revoir ses critères, ses
concepts, sa démarche, ses angles morts, et s’attarder aux objets épars sur
lesquels il a trébuché, sur ces éléments impensés – comme le rire – qui lui
révèlent ses insuffisances. Ainsi naît l’espoir, pour le philosophe, d’atteindre
« ce qui lui est refusé ».

Prendre le parti du rire et s’ouvrir à l’aspect clownesque de la pensée n’est


pas un parti pris idéologique. Dans le rire s’amorce plutôt un partage inusité
des visions du monde, une occasion de se départir d’une attitude bornée.
C’est une disposition à se laisser surprendre. Comme le disait Rabelais, « un
fol enseigne bien un sage » (1995 : 730) : le philosophe aurait intérêt à
s’inspirer du clown pour mieux maîtriser ses échecs.
CHAPITRE 11
L’« INUTILITÉ » DE L’HUMOUR
ÉTHIQUE : L’HUMOUR
CONFIDENTIEL

À la cour du roi, seul le fou pouvait s’aventurer à critiquer Sa Majesté sous


le couvert de l’humour. Le rire des foules, en dehors de la période du
carnaval, inquiétait le pouvoir. Le rire, cette « passion » (Hobbes 136) du
peuple, était et demeurait à proscrire, du moins, selon la perspective de
Thomas Hobbes, père de la science politique et ardent défenseur de la
monarchie au XVIIe siècle. Ce penseur, qui n’entend pas à rigoler quand
vient le temps de faire respecter l’autorité du Souverain, voit le rire comme
une « vaine gloire » (Hobbes 2003 : 137), c’est-à-dire que, selon lui, le rire
sert les poltrons et les faibles qui souhaitent se donner l’illusion d’être plus
forts, plus intelligents ou plus importants qu’ils ne le sont en réalité. Hobbes
compare la disposition du rieur à celle d’une mouche qui se pose sur l’essieu
d’un char puis qui se dit à elle-même : « Quelle poussière je soulève »
(130) ! À l’instar de Platon – pour qui l’élite hautement éduquée et habilitée
à diriger les masses ne doit pas s’abandonner à la passion du rire –, Hobbes
affirme que s’esclaffer est une disposition indigne de ceux qui méritent les
plus hautes fonctions politiques. Les puissants doivent résister à la vacuité
du rire. Ce ne sont que les pleutres qui rigolent : le rire est sans valeur, vain,
inutile.

Un énorme renversement a eu lieu au cours des derniers siècles. Le rire est


désormais perçu par les tenants du pouvoir comme hautement utile ; en effet,
ces PDG de grandes entreprises, ces directeurs de banque, ces ultra-riches
qui font fructifier leur argent à l’abri de l’impôt parce qu’ils le « méritent »,
ont trouvé le moyen de le tourner à leur avantage, d’en faire un outil pour
répondre à leurs besoins. Ils ont effectivement de quoi s’esclaffer et clamer
que rien ne doit changer en regardant la population consommer du
divertissement à la tonne alors que plus personne – ou presque – ne se
révolte de devoir travailler sans relâche pour enrichir toujours davantage le
happy few trônant au sommet de l’échelle sociale. La perversité de la
situation fait en sorte qu’on en vient à croire que l’humour, même le plus
brute, nous est utile à nous aussi, qu’il répond à notre besoin fondamental de
rire et qu’il nous fait du bien. Il ferait baisser le stress, il permettrait de se
changer les idées, de passer à travers nos journées. Or, à mon sens, il
participe trop souvent à notre asservissement.

Les mérites du rire ne sont-ils pas vantés dans à peu près tous les milieux,
même par les plus puissants ? Le rire rendrait les équipes de travail plus
performantes, donnerait l’impression d’adoucir les hiérarchies, il
dédramatiserait la misère collective et ferait de nous des humains mieux
adaptés à notre environnement. Le rire est devenu un produit naturel de santé
en vente libre. On le voit comme un remède miracle à la morosité du présent.
On le prescrit partout et nous acquiesçons de plus en plus au devoir de
rigoler à la moindre occasion. Pour une petite dose rapide de rire, Netflix
offre désormais une section spéciale pour ses abonnés : « Petits extraits.
Grands rires. […] votre guichet unique pour les vidéos les plus hilarantes
sur Netflix ». Quoi de mieux qu’une rigolade expéditive pour se redonner un
peu d’énergie ? La tendance se confirme aussi par les apparitions
innombrables d’humoristes sur toutes les plateformes culturelles, les rires
surfaits des animateurs de radio, les rires forcés sur les plateaux de
télévision, les rires commandés par émoticônes sur les réseaux sociaux ;
cette imposition du rire finit par se sédimenter en nous. On nous dit qu’il faut
rire sans cesse, on ressent très souvent le besoin de rire et une offre sans
précédent de produits humoristiques se trouve partout sur le marché. MDR :
l’humour obéit dorénavant au domaine du bien et de l’utile au sein du
capitalisme.

La bonne réputation de l’humour dans les sphères du pouvoir va de pair avec


son rythme de production au sein de l’industrie du divertissement.
L’humoriste cherche à offrir ou à devenir lui-même un produit capable de
répondre à une demande, à un besoin. La pression est forte et il est difficile
pour un humoriste d’y résister. Celui-ci comprend vite les règles du jeu :
plus son travail est en conformité avec la logique du gain, plus sa
reconnaissance sera importante. Lorsque sa carrière va bien, l’humoriste
peut alors dire qu’il fait œuvre utile en égayant un large public qui en
redemande. À l’inverse, une chose ou un travail considéré inutile – ce qui ne
génère pas de valeur dans la grande économie des besoins – est tôt ou tard
méprisé. Être inutile mène à la marginalisation. Plus encore, l’inutilité est
synonyme de honte. En ce sens, combien de blagues méprisantes circulent
encore aujourd’hui sur les personnes qui reçoivent de l’aide sociale sous
prétexte qu’elles ne seraient bonnes à rien ? De la même manière, un
humoriste peut très bien se faire mettre de côté et se retrouver dans une
position peu enviable non pas parce qu’il est mauvais, mais tout simplement
parce qu’il ne (se) vend pas suffisamment ; il n’a pas prouvé sa capacité à
combler un besoin.

Comme le dit Adorno, le « besoin est une catégorie sociale » (2011b : 125).
Même si manger et se vêtir, par exemple, semblent être des besoins
strictement naturels, « c’est l’histoire tout entière qui est reflétée » (125)
dans notre manière de les combler. Notre rapport à la nourriture et aux
vêtements est nécessairement médiatisé par la réalité sociale dans laquelle
nous nous trouvons. Ainsi, nos besoins sont aujourd’hui façonnés et fixés par
la sacralisation de la croissance économique, par la surconsommation
incessante. Le ventre du capitalisme réclame d’être gavé de portions toujours
plus grandes et il n’est jamais rassasié. Cet appétit insatiable influence
significativement notre mode d’existence au quotidien. Nous travaillons à un
rythme effréné pour combler nos besoins et, pourtant, jamais nos besoins ne
sont vraiment satisfaits.

Après avoir dévoré devant mon ordinateur un repas cuisiné trop rapidement
avec des aliments à bas prix et de piètre qualité, j’ai le ventre plein, mais je
peux me questionner sur la manière de satisfaire ma faim. Il en va de même
quand je mange régulièrement dans des restaurants onéreux en oubliant que,
derrière le mur du fond, ce sont souvent des personnes issues de
l’immigration qui font ma vaisselle pour un salaire ridicule jusqu’à minuit.
C’est encore la même chose pour l’offre immense de la mode jetable :
pourquoi renouveler son ameublement simplement parce qu’il n’est plus au
goût du jour ? Des questions persistent aussi lorsque je me procure trois
nouveaux vêtements de marque Lululemon alors que ma garde-robe déborde
et que je croise, à la sortie du magasin sur la rue Sainte-Catherine, une
personne qui grelotte sur le trottoir en demandant un peu de monnaie. Ces
exemples n’ont rien de banal et ils ne représentent aucunement l’ordre
naturel des choses : ils parlent plutôt de manière criante du contexte
sociohistorique actuel où l’individu-consommateur en veut toujours plus,
sans jamais en avoir assez.

Une logique similaire s’applique au rire. Même si on dispose de tout ce qu’il


faut pour combler notre besoin de rire, j’ai pour ma part rarement
l’impression de rire réellement. J’en viens à remettre en question l’idée
même qu’on se fait de l’utilité de l’humour et du besoin de rire dans la
société d’aujourd’hui. La présence massive des humoristes dans l’espace
médiatique donne l’impression de combler sans cesse le besoin de se
divertir tout en négligeant âprement ce besoin. L’industrie de l’humour, en
toute conformité avec l’ensemble de la logique capitaliste, me semble
entretenir de manière artificielle une sorte de rigolade incessante et futile
dans laquelle on se perd de plus en plus : autrement dit, elle remplit en
vitesse un manque qu’elle interdit par ailleurs de satisfaire.

Même procrastiner devant une télésérie humoristique visionnée en rafale


(alors que la honte de ne pas faire un travail « utile » se mélange à
l’impression de se détendre) correspond à un besoin commandé
expressément par et pour le capitalisme. L’« inutilité » en question est
retournée en bénéfice par l’industrie qui accroche un nombre croissant de
spectateurs avides de rires. Cette insatisfaction permanente est le vrai visage
de la satisfaction trompeuse du divertissement à la chaîne. Elle devient
l’accessoire revigorant de la domination. En résulte un ennui stérile. La
morne routine contamine nos vies jusque dans nos temps libres, jusque dans
nos rires.

Est-ce qu’une société réellement émancipée accepterait sans broncher de se


laisser gouverner par l’humour des ténors conventionnels de l’industrie ? Ou
deviendrait-elle enfin critique devant la facilité ? Comme le dit Adorno, plus
la soupe est savoureuse, plus on renonce avec volupté à la soupe Campbell27
(127-128). Plus le rire est sublime, plus la tentation est grande de renoncer
aux rengaines humoristiques préfabriquées. Encore faut-il que ce rire
advienne : il n’est pas naïf de croire qu’une société plus juste et égalitaire
transformerait en profondeur la relation entre les besoins et leur satisfaction.
Cette satisfaction n’a pas à être une entrave au bonheur, c’est-à-dire qu’elle
n’a pas à être organisée par l’ordre de la domination ; elle n’a pas à être le
corollaire obligé de notre soumission aux exigences du capitalisme.

L’humour éthique défie l’utilité de l’humour habituel en renouant avec


l’inutilité. Plutôt que d’huiler la machine capitaliste en souriant, l’humour
éthique se joue du sens imposé, il crée des moments de liberté fugaces et
« inutiles » qui font grincer les mécanismes du pouvoir. Je reviens à
l’aphorisme d’Anne Archet placé en exergue d’un précédent chapitre : « Est-
ce que l’humour cynique et désespéré est d’une quelconque aide ? Non. Est-
ce que je vais continuer quand même ? Oui. Pourquoi ? Meh » (Archet 2002 :
7). Je paris qu’aucun PDG ne voudrait engager l’autrice pour faire des
séances de Team building à saveur humoristique. Même les « leaders » les
plus branchés qui travaillent en jeans et qui permettent à leurs employés de
faire du yoga les mardis matins ne verraient pas l’intérêt d’engager Anne
Archet pour divertir leurs troupes lors du party de Noël. De toute manière,
la principale intéressée, j’ose imaginer, déclinerait aussitôt l’invitation.

Je comprends que les humoristes de métier, coincés comme à peu près tout le
monde par les exigences de la société capitaliste, n’ont pas le choix de
vendre leur salade, de trouver le moyen de générer des profits, d’avoir ce
qu’il faut pour vivre le plus dignement possible. Cela oblige-t-il de placer la
quête obstinée de richesse et de gloire commerciale au cœur même de la
démarche artistique ? Est-ce nécessaire de soumettre l’humour à ce point aux
publicitaires, au bon vouloir des producteurs et à tout ce qui cadre avec le
sens commun le plus banal ?

Frederick Rouleau pourrait bien constituer un exemple de cette dissidence


face à l’industrie de l’humour. Peu connue, cette aidante naturelle avait
presque complété sa formation à l’École nationale de l’humour, lorsqu’elle a
décidé d’abandonner son parcours, déçue de ne pas reconnaître ses valeurs
au sein du monde de l’humour (Joubert 2024 : à paraître). Elle s’était plutôt
jointe au groupe Les Femmelettes28 qui se produisait mensuellement à
l’Espace La Risée, un endroit défini par « trois thèmes structurants :
création, relève et femme29 » ; probablement plus à l’aise dans les marges,
délestée de l’obligation de se plier aux exigences du marché, elle a offert des
prestations hilarantes qui « se démarquaient dans leur façon de créer des
ambiances surréalistes et qui, paradoxalement, participaient souvent d’une
réflexion tout à fait concrète sur le politique » (2024 : à paraître). Rouleau
reprend, par exemple, La cigale et la Fourmi de La Fontaine en se jouant de
la morale habituelle de la fable. La fourmi « a sa petite compagnie en
construction, ça charrie du sable, fait des tunnels, des trottoirs… On le
connaît bien le milieu de la construction… Collusion, Crime organisé, Parti
libéral […]. Pis ça fait la morale en plus » (citée dans Joubert 2024). La
cigale « chantait… C’est une job chanter ! Quant à moi, a pourrait conter des
jokes à journée longue que ça serait une job aussi ! » (citée dans Joubert
2024).

Cette humoriste à temps partiel se sentait fort probablement beaucoup plus au


diapason du mantra des Femmelettes — se donner le droit d’être elles-
mêmes, de s’éloigner des farces de bar (souvent sexistes) et de la nécessité
de faire rire à tout prix (Pilotte citée par Joubert 2024) — que des impératifs
de l’humour de grande consommation. Le prix à payer est élevé,
évidemment : il faut faire le deuil d’être connue et reconnue et demeurer
convaincue que l’humour que l’on propose, tout confidentiel qu’il soit, tout
aussi « inutile » qu’il puisse paraître eu égard au marché du rire, a sa place
et son importance. Ce n’est généralement pas le but que se fixent les
aspirants humoristes…

Sans toutefois proscrire toute forme de carrière, l’humour éthique invite les
humoristes à une audace similaire, à oser du nouveau, à défricher des
avenues artistiques pour que l’utilité de l’humour ne se mesure pas seulement
par sa capacité à nous apaiser au milieu d’une organisation sociale
révoltante.

Certains rires dans la vie quotidienne sont en porte-à-faux avec l’idée de


l’utilité. De nombreux éclats de rire entre amis ou en famille ne servent
strictement à rien, en effet, du point de vue de la croissance économique.
Dans les milieux informels de nos vies, l’humour génère un plaisir partagé et
fort précieux qui n’est pas sous l’emprise du marché. Non seulement ce rire
échappe au capitalisme, parfois même il lui résiste.

Que ce soit entre collègues lors d’un cinq à sept ou à la pause entre deux
quarts de travail, qui n’a jamais rigolé en cachette de son patron avide de
pouvoir ou de toute autre personne qui abuse de son statut ? Cet humour qui
surgit en coulisse peut devenir émancipateur lorsqu’il libère une parole
autrement censurée par la présence et la surveillance des personnes en
situation d’autorité, c’est-à-dire celles qui disposent des moyens d’exercer
des représailles lorsqu’on ne se comporte pas comme elles l’exigent (renvoi,
intimidation, perte de privilèges, affectation à des tâches déplaisantes et
ainsi de suite). Dans le livre La domination et les arts de la résistance :
Fragments du discours subalterne, le politologue américain James C. Scott
parle des lieux d’élaboration de ce type de discours « caché » à travers
l’histoire ; il montre que le consentement à la domination mis en scène sur la
place publique par les personnes vivant de l’oppression donne lieu,
lorsqu’elles se retrouvent entre elles, à des plaisanteries « permettant […]
d’émettre une critique insidieuse du pouvoir tout en demeurant à l’abri »
(Scott 1992 : 13). En effet, les rires cachés, lorsqu’ils viennent d’un groupe
ou d’une culture opprimée – les femmes, les personnes racisées, les
personnes en situation d’itinérance, etc. –, permettent de partager enfin
l’indignation et les difficultés vécues personnellement et collectivement,
mais généralement invisibilisées par la peur des conséquences ou
simplement par la nécessité de tirer son épingle du jeu. Certes, ces rires ne
changent pas immédiatement la situation, mais ils peuvent éventuellement
faciliter une prise de parole publique ou fomenter des mouvements collectifs
pour faire bouger les choses. À tout le moins, ils permettent de conserver un
minimum d’autonomie et de dignité dans une société hyper hiérarchisée.
Bref, les rires cachés servent un besoin d’émancipation contraire aux vœux
des dominants qui, aujourd’hui comme au Moyen Âge, tolèrent bien mal les
rires qui échappent à leur contrôle.

L’humour « inutile » devient ainsi une forme de résistance à la manière dont


on comble généralement le besoin de rire. L’humour éthique fait briller la
possibilité d’exister au sein de la société sans être totalement sous son
emprise. Il porte avec lui la rumeur d’une autre manière de vivre et de créer.
Il évoque une vie où l’inutilité telle que comprise dans le sens commun n’est
plus une honte, où la productivité pourrait répondre aux besoins sans devoir
accroître, en même temps, l’asservissement universel.

Comme le personnage de Clov – un serviteur inutile pour un maître tout aussi


inutile – dans la pièce Fin de partie de Beckett, l’humoriste éthique continue
d’être appelé par une lumière qu’il n’a jamais vue, une lumière qui a disparu
ou qui n’a peut-être jamais brillé : « Je me dis que la terre s’est éteinte, quoi
que je ne l’aie jamais vue allumée » (Beckett 1957 : 107). Clov rappelle
qu’il faut qu’il en soit autrement, que si la terre est éteinte, elle pourrait,
peut-être, se rallumer. En préservant la conscience de possibilités
insoupçonnées, l’humoriste trouve une utilité qui n’a rien à voir avec le sens
généralement attribué à ce mot. L’humour éthique, inutile, est cette fois utile
pour lutter contre l’humour asservi de part en part à la logique universelle du
profit.
CHAPITRE 12
L’INCONGRUITÉ ET L’HUMOUR
ÉTHIQUE : PIERRE LÉGARÉ, LIKE-
MOI ! ET UNE HUMORISTE RATÉE

Il y a beaucoup d’inventeurs d’explosifs qui n’ont pas eu le


temps d’annoncer leur invention à personne. (L
2003a : 5)
Si, aujourd’hui, tu fais exactement la même chose que
quelqu’un qui n’est pas du même signe astrologique que toi, ça
déplace des planètes. (22)
Si tu fais jouer la chanson thème du film « Les Dents de la
mer » quand tu prends ton bain, tu te laves plus vite. (25)
Si tu pries toute la semaine pour arriver au week-end, et que
tu y crois vraiment, tu vas être exaucé le vendredi. (31)
Pour régler les problèmes de congestion dans les hôpitaux,
c’est simple : on agrandit les corridors. (53)
C’est important de se souvenir des horreurs de la guerre pour
qu’il n’y en ait plus jamais, et ceux qui ne sont pas d’accord
avec ça, qu’on les tue. (57)
À la cour, au moment précis où tu jures que tu vas dire la
vérité, tu n’es pas encore sous serment. (158)
C’est sûr, il existe un truc pour toujours gagner à la loterie,
mais il faut que tu sois le gouvernement. (L 2003b :
89)
Si un jeune regarde trop de films de violence au cinéma, quand
il va voir de la vraie violence dans la vie, il va avoir faim pour
du maïs soufflé. (117)
Ces perles humoristiques figurent parmi les meilleurs Mots de tête de Pierre
Légaré. Ces éclairs de pensée font ressurgir en moi mes connaissances sur
l’incongruité, concept que l’on retrouve dans toutes les théories sur l’humour
et que Kant a fort bien résumé : le rire, selon le penseur du XVIIIe siècle,
« est un affect procédant de la manière dont la tension d’une attente se trouve
réduite à néant » (1995 : 320). Le philosophe contemporain Simon Critchley
définit l’humour à peu près de la même façon : « L’humour naît de
l’expérience d’une incongruité entre ce que nous savons ou attendons et ce
qui finalement se produit dans la plaisanterie, le mot d’esprit ou la blague »
(2004 : 11). La nature de l’humour s’expliquerait donc par cet écart entre
notre expectative et la tournure punchée d’une blague. La théorie de
l’incongruité vient ainsi chapeauter un ensemble d’effets humoristiques
comme le recours à l’absurde, l’effet de surprise, la contradiction, etc.

Pierre Légaré, à mon sens, pousse l’art de l’incongruité humoristique à un


niveau qui devient très intéressant pour l’humour éthique en ce qu’il s’arrête
à des enjeux sociaux : le système de santé craque de partout et les solutions
« pragmatiques » des politiciens-gestionnaires des dernières décennies ne
semblent pas plus répondre aux enjeux réels – manque et roulement de
personnel, conditions de travail difficiles, épuisement, système à deux
vitesses, etc. – que l’idée d’agrandir les corridors. Il en va de même pour le
« Mot de tête » cité plus haut sur la guerre. À peu près tout le monde dénonce
les horreurs de la guerre, la violence et la haine. Pourtant, lorsque les
pacifistes s’imaginent que la barbarie appartient uniquement à l’autre –
c’est-à-dire à ceux et celles qui ne sont pas comme eux, les « étrangers » qui
vivent ici ou ailleurs –, nous sommes déjà au seuil d’une déshumanisation
qui ouvre grand la porte à la reconduction d’une violence abjecte.
Parallèlement, nous sommes tellement conditionnés à regarder des films ou
des séries violentes qu’on finit par saliver comme les chiens de Pavlov face
à la vraie violence sociale. Nous préférons ouvrir un sac de maïs soufflé
plutôt que de nous révolter pour changer les choses. En dépit de leur
apparence plutôt absurde, certains « Mots de tête » de Légaré ont de quoi
faire réfléchir : l’incongruité humoristique se double de la mise en évidence
habile d’une aberration sociale.

L’humour éthique souhaite précisément trouver des manières originales


d’utiliser la force de l’incongruité humoristique pour soulever en même
temps des enjeux bien réels qui perpétuent la souffrance au sein de la
société. En cela, l’humour éthique crée un pont essentiel avec une pensée
philosophique critique capable de pointer vers ce qui cloche dans l’ordre
des choses. Marx, par exemple, soulignait en son temps une contradiction
sociale toujours d’actualité : plus l’ouvrier travaille, plus il s’appauvrit.
C’est-à-dire que « plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le
monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, devient puissant, plus il
s’appauvrit en lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il
possède en propre » (1972 : 57). Marx chamboule la compréhension
habituelle du travail salarié. On se fait dire depuis notre plus jeune âge que
le travail, c’est la liberté, c’est ce qui nous permet de participer à la création
d’un monde collectif auquel nous appartenons pleinement, c’est ce qui nous
permet de nous enrichir et de gagner notre vie. En fait, selon le philosophe,
en passant autant de temps à vendre sa force de travail pour façonner des
produits de toutes sortes au sein d’un monde qui, au final, n’appartient
vraiment qu’aux propriétaires et aux patrons, l’ouvrier ne peut que s’oublier
lui-même, il n’a pas le temps ni l’espace pour s’accomplir pleinement en tant
qu’humain. D’où le caractère aliénant du travail salarié. L’ouvrier, hier
comme aujourd’hui, ne gagne pas sa vie, il la perd. Comment l’humoriste
éthique peut-il s’approprier ce genre de contradiction sociale aujourd’hui ?

Dorénavant, les coachs de vie fourmillent dans le monde des affaires pour
camoufler cette contradiction propre au travail salarié en vendant à fort prix
l’idée du développement personnel au sein même des entreprises. La
motivation des coachs n’est pas de changer véritablement notre rapport au
travail ni même de revoir sérieusement les conditions de travail. Les clés de
l’émancipation, selon eux, sont la méditation sur l’heure du lunch, la capacité
de vivre le moment présent et de baigner dans la pensée positive. L’employé
approfondira, nous dit-on, son niveau de conscience et deviendra la
meilleure version de lui-même tandis que le coach et le chef d’entreprise
rempliront leurs poches tout en s’attribuant le rôle de bons samaritains. Les
humoristes éthiques ont de quoi s’esclaffer !

Le personnage de Pat L’Heureux, coach de vie et « expert en bonheur


humain » (2022), interprété par LeLouis Courchesne dans Club Soly, illustre
bien par l’ironie le mensonge au cœur du discours des coachs de vie qui
prétendent pouvoir aider à peu près n’importe qui grâce à leur technique de
développement personnel. Avec une voix empreinte d’une douceur surfaite,
Pat L’Heureux annonce d’abord son « utilité » : « Est-ce que tu as de la
misère à actualiser ton potentiel ? Est-ce que tu es aveuglé par ta propre
lumière ? Ça chauffe-tu quand tu pisses ? Si t’as répondu oui à une de ces
questions, chu là pour t’aider. » Ensuite, en s’adressant à un caissier dans un
dépanneur qui, visiblement, n’a jamais lui-même sollicité l’aide d’un coach
de vie, Pat L’Heureux ne questionne pas la nature même du travail, mais
plutôt l’attitude « négative » de l’employé : « laisse pas la négativité guider
ton mindset » ; « t’es un soldat du moment présent » ; « ton problème là,
c’est que tu penses pas comme un leader » ; « lâche tes vieux patterns, moi
là, ce que je veux c’est qu’on fasse de toi la meilleure version de toi
possible, le Alex 2.0. » ; « sois dans les yeux des autres ce que t’aimerais
être dans les yeux des tiens ». Pat L’Heureux continue son envolée
« inspirante » en hurlant et en donnant des coups de pied sur les étagères du
dépanneur. La police arrive finalement pour l’arrêter et le coach refuse de
s’identifier tant que l’agent n’aura pas « prouvé qu’il est un homme
heureux », tant qu’il n’aura pas brillé « de tout son potentiel, comme une
étoile dans le ciel ».

Même s’il y a des tonnes d’absurdités aussi risibles que celle des marchands
de bonheur au sein du capitalisme, une large part de l’industrie du rire utilise
le recours à l’incongruité comme une simple technique à insérer dans des
récits complètement banals. Plutôt que d’imaginer une manière inédite
d’exposer les incohérences sociales, plusieurs professionnels de la blague
discutent de sujets mille fois visités – leurs enfants, leur relation de couple,
les gens jugés stupides, etc. – en appliquant différents procédés
humoristiques susceptibles de créer l’incongruité : la comparaison,
l’exagération, la règle de trois (l’énumération de deux choses qui vont
ensemble puis d’une troisième qui brise la suite logique), etc. Les exemples
abondent dans les numéros d’humour convenu : « c’est rendu que les
intolérants au gluten sont plus à la mode que les couples. Pis dans les deux
cas, moi, les deux me donnent des gaz » (Philippe Laprise) ; « Avec le
clonage, on peut faire deux moutons exactement pareils. Intéressant. Mais
j’me demande pourquoi, au Canadian Tire, on est pas capable de me faire
deux clés identiques ! » (Mario Jean) ; « Les hommes, vous êtes comme des
fleurs : vous communiquez pas, vous fanez vite pis des fois, vous avez des
bibittes » (Jean-Michel Anctil déguisé en Priscilla). Dans ces exemples,
l’effet de surprise est efficace, mais reste vain. Il produit du rire et attire les
foules, sans plus. La compréhension habituelle de la réalité reste indemne.
À force de voir le monde consommer en série ce genre de blagues, je crains
qu’on en vienne à oublier ce qu’un regard humoristique plus affûté sur la
société peut provoquer : un déplacement du regard vers de nouvelles
perspectives, une autre manière de voir le caractère aberrant de ce qui
reproduit la souffrance sociale et une capacité à déceler ce qui sonne faux
dans notre rapport habituel à la réalité. Les incongruités qui relèvent de
l’humour éthique cherchent au-delà des rires à déstabiliser le public tout en
renonçant aux dénouements heureux et aux solutions évidentes.

J’en veux pour exemple la capsule « Solidarité au quotidien », tirée de la


série Like-moi !, qui emprunte les voies de l’humour noir et absurde de
manière éthique pour aborder le thème de l’itinérance. Le sketch souligne
l’incongruité entre la position revendiquée par plusieurs – être solidaires,
concernés, responsables – et ce qui est réellement accompli pour remédier à
la situation, c’est-à-dire pas grand-chose. Le personnage du « citoyen » joué
par Yannick De Martino commente une rencontre avec un itinérant qui lui
demande de la monnaie dans un parc : « Tous les jours, on croise des gens
dans la rue qui n’ont rien, du monde vraiment mal pris. Moi ça me fait
quelque chose de voir ça. J’essaye de faire ma part. » Son personnage tâte
ensuite ses poches avec insistance et, en constatant qu’il n’a rien, il se dit
désolé, puis poursuit sa route. Il s’explique ensuite à la caméra :
Moi, je donne toujours quelque chose. […] J’ai pas donné d’argent, mais j’ai donné l’impression que
je voulais donner quelque chose, c’est mieux. N’importe qui peut donner 25 cents, on s’en sacre.
Moi, je prends de mon temps pour improviser une performance où je touche mes poches à
répétition pour faire sentir à l’itinérant ma volonté de lui donner du change, mais aussi mon
désespoir face à mon manque de change. […] Quand je dis à un itinérant que je n’ai pas de
change, mais que je touche mes poches, ça montre à la personne que je suis touché par sa situation.
[…] Ça prouve que je suis une bonne personne et ça lui redonne foi en l’humanité. (Saison 4,
épisode 4, Télé-Québec)
Cet extrait opère un retournement du mensonge qu’on se fait en soi-même
pour se donner bonne conscience chaque fois que nous croisons une personne
qui demande un peu de monnaie dans la rue. Les beaux discours pleins de
compassion et d’empathie ne tiennent plus la route : leur insuffisance devient
aussi manifeste qu’intolérable et ridicule. Dans cet exemple, l’humour ne
dicte pas quel comportement adopter, il ne fournit aucune réponse, mais il
peut susciter une nouvelle sensibilité, nous tendant un miroir dans lequel
nous ne voulons pas nous reconnaître.

Un autre sketch de Like-moi ! met en scène la manière dont on peut pervertir


l’idée même d’engagement social, à l’heure des réseaux sociaux. Invités à
une émission de radio, trois jeunes – Yannick (Philippe-Audrey Larrue Saint-
Jacques), Jérémy (Yannick De Martino) et Judith (Florence Longpré) –
« bouleversés » par une « crise planétaire de migrants » parlent des « gestes
qu’ils ont posés pour faire une différence ». Yannick explique d’abord qu’il
« a mis sur pied un organisme qui construit et qui offre des gîtes temporaires
aux familles qui ont tout perdu ». Jérémy dit à son tour :
C’est un peu pareil pour moi. Quand j’ai vu ces gens-là tellement vulnérables, abandonnés… j’ai
été bouleversé. […] J’ai pensé à qu’est-ce que moi je pouvais offrir pour la cause. Finalement, j’ai
flashé, je suis allé sur Facebook pour écrire « Je vous envoie des ondes positives ». C’est sûr
qu’après ça, je voulais en faire plus, faque j’ai aussi mis une photo de la Terre pis le rond de la
Terre fait un signe de peace, pis en dessous c’est écrit « Je vous envoie des ondes positives ».
(Saison 4, épisode 2, Télé-Québec)

L’animateur revient ensuite à Yannick pour lui poser une question sur la
genèse de son organisme. Yannick place à peine quelques mots et Jérémy
l’interrompt : « Moi, y’a fallu que je trouve une image de la Terre avec un
symbole de peace sur Internet. […] Pas évident » ! Judith prend ensuite la
parole pour témoigner de son engagement : « Moi aussi, ça m’a
bouleversé… Des migrants, des gens qui ont pu de pays. Fallait que je fasse
queq’chose pour eux autres. […] Tsé, on sait jamais dans quoi on
s’embarque quand on décide de s’impliquer dans l’humanitaire, mais c’était
un appel intérieur plus fort que moi ». L’animateur lui demande alors ce
qu’elle a fait. Elle répond, fière d’elle-même : « J’ai liké le statut de
Jérémy ». « Donc, en gros », répond l’animateur, « ce que vous avez fait pour
les migrants, c’est que vous avez bougé votre souris de trois à quatre
centimètres ». Elle répond alors : « Oh ! Je l’aurais bougé de six centimètres
si y’avait fallu ». À la fin de l’entrevue, Jérémy s’exclame sur un ton plein
d’espoir : « On va changer le monde » ! Belle métaphore de notre
propension à surestimer notre engagement social, un clic à la fois.

Dans un style différent, le film Tapeworm, réalisé par Milos Mitrovic et


Fabian Velasco, met en évidence, à travers l’histoire d’une humoriste ratée,
la superficialité excessive de l’humour conventionnel. Dans ses courts
monologues, l’artiste raconte des anecdotes personnelles tristes et violentes
devant un public qui ne bronche pas. Sur un ton monotone et sans l’assurance
habituelle des humoristes de scène, elle se présente dans un bar miteux et
prend le micro :
Hi everybody. It’s really great to be here. I’m doing well. I’m almost 30 and I had to set my alarm
to wake up at 11:45 today. So, I’m doing really good, things are okay. [Elle prend une pause pour
revoir ses notes posées sur un tabouret.] I work as a server and I was at work the other day, and I
went up to a table to take their order, and this man just put his hand right in my face. Although I
didn’t appreciate the gesture, it did let me know that he wasn’t ready to order. It also let me know
that I could go fuck myself, which I did. (2019)

J’entends déjà le genre de commentaires de plusieurs humoristes qui


collaborent à titre de juges dans des émissions comme En route vers mon
premier gala et Le prochain stand-up : « excuse-toi pas d’être sur scène »,
« gagne en assurance », « travaille ton écriture et tes punchs », « continue de
t’exercer dans les bars ». Pour ma part, je lui remettrais sur-le-champ le
premier prix pour avoir souligné avec brio la gaieté de commande au cœur
de l’humour le plus populaire. Très souvent, en effet, les blagueurs de
carrière s’empressent de couvrir la tristesse du monde par l’amusement
effréné : « Ça va bien ? Je suis super content d’être là, on va avoir du
fun… », puis les gags s’enchaînent à toute vitesse selon la logique consacrée
du « une ligne, un punch ». L’humoriste du film inverse la vapeur : sur un ton
apathique, elle met de l’avant la souffrance et la violence sociale sans
provoquer les éclats de rire du public, ce qui lui donne l’allure d’une
humoriste ratée. Pourtant, en l’écoutant, un rire vif, mais silencieux, monte en
moi. Un peu comme le faisait Beckett, elle rit du rire conventionnel et, pour
cette raison, son humour sonne plus juste que celui de la majorité des
humoristes de premier plan qui défilent en faisant grand bruit aux galas
ComédiHa !

L’incongruité a le pouvoir de bousculer l’ordre des choses et d’aiguiser


notre sens critique. L’humour éthique qui s’en inspire fait en sorte de nous
révéler avec encore plus d’acuité les failles de notre rapport au monde.
CHAPITRE 13
RÉCEPTION DE L’HUMOUR
ÉTHIQUE : LE LECTEUR DEVANT
L’HUMOUR NOIR DE KAFKA

La formule de Shakespeare « a jest with a sad brow » (Escarpit 1960 : 29)


évoque bien l’esprit d’un humour éthique qui n’est pas dupe de la réalité
dans laquelle il se trouve. Il s’agit d’une plaisanterie dite d’un air triste30, ou
sérieux : on peut en dire autant du rire qui l’accompagne. Dans Le spleen de
Paris, par ailleurs, Baudelaire voit dans les éclats du rire un phénomène
« sinistre et […] enivrant » qui tonne comme « une explosion dans les
ténèbres », comme « une grande fleur éclose dans un terrain volcanique »
(2006 : 194-195). Le rire se révèle à la manière d’un éclat de joie au milieu
de la désolation. Il n’est donc pas surprenant de retrouver Baudelaire parmi
les auteurs étudiés dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton.
Pour ce dernier, l’humour noir a en horreur la sentimentalité à l’eau de rose
et la plaisanterie sans gravité. Comme le dit Christophe Graulle :
l’humour noir s’impose en effet comme une Attitude entre toutes salutaire, au moment où les
convulsions de l’Histoire exigent de l’homme le plus intolérable des sacrifices. Il […] permet à
l’espoir de subsister au seuil des circonstances les plus dramatiques, et comme un moyen de
libération qui, sur la durée cette fois, travaille à l’affranchissement intégral de l’homme. (2000 : 295)
Loin de voir la misère sociale comme une prédestination de l’humanité sur
laquelle nous n’avons aucune emprise, loin d’être réductible aux jokes de
bébés morts et à l’humour trash de manière générale, l’humour noir part des
situations les plus terribles pour montrer qu’une « route de l’avenir »
(Breton 1972 : 15) peut encore s’ouvrir. Ainsi, avec ses teintes sombres,
l’humour éthique, tout comme l’humour noir, offre une résistance rieuse pour
éviter de se faire avaler par la tristesse des temps modernes.

Cela dit, l’humoriste éthique ne communique pas non plus une forme de
consolation banale, d’espoir naïf. Lorsque l’humoriste-coach-de-vie Jérémy
Demay, accompagné d’une musique sentimentale que je crois avoir déjà
entendue dans un ascenseur, fait une tirade convenue sur le fait « que ça
finira pu de bien aller » dès que nous trouverons – individuellement, bien
sûr – le bonheur à l’intérieur de nous et que nous serons enfin authentiques
(2016), nous sommes à des années-lumière de l’humour noir et éthique31.
L’humoriste éthique n’infantilise pas son public, il ne lui chante pas de
berceuse pour le rassurer et lui dire qu’au fond tout va bien, qu’il n’a pas à
s’en faire, que tout est OK. En fait, ses performances et ses textes sont
souvent plutôt angoissants, exigeants ou sinistres même. L’humour éthique
nous laisse avec le sentiment que le monde tourne carré, qu’il faut que ça
change. Autrement dit, il nous invite à réfléchir, à nous responsabiliser pour
améliorer notre sort.

Kafka, auteur prolifique figurant lui aussi dans l’Anthologie de Breton,


m’apparaît comme l’un des meilleurs exemples pour illustrer la relation
entre l’humoriste éthique, son penchant pour le sombre, et son public. En
effet, ses œuvres La métamorphose et Le Procès retiennent surtout
l’attention pour leur caractère cauchemardesque et angoissant ; l’ami de
Kafka, Max Brod, rappelle pourtant que son œuvre communique aussi une
« certaine joie de vivre » (Zard 2011 : 84). De même, dans leur ouvrage sur
Kafka, Deleuze et Guattari insistent sur la présence du politique et de
l’humour, mettant le lecteur en garde contre la tentation d’interpréter Kafka
comme un auteur de la solitude ou de l’angoisse existentielle trouvant refuge
dans la littérature. L’œuvre de Kafka est une réponse au monde homogène et
réactionnaire en train de prendre forme sous ses yeux : capitalisme,
bureaucratie, fascisme. Et cette réponse – indissociable du socialisme, de
l’anarchisme et des mouvements sociaux de son époque – est traversée,
maintiennent-ils, d’un « rire très joyeux » (Deleuze et Guattari 2004 : 75).

Plus avant, selon Alexandre Vialatte, traducteur et commentateur important


des textes de l’auteur, les rires kafkaïens devraient décourager l’analyse
strictement tragique de Kafka : ses histoires sont pleines « de fioritures
“gratuites”, de gargouilles qu’il a fignolées pour le plaisir, de gnomes
doubles et de hiérarchies de bureaucrates qui ne sont là que pour rire, qui
procèdent d’un plaisir d’artiste et d’homme joyeux » (Zard : 86). Cet esprit
léger et plaisantin au cœur de ses récits cauchemardesques court-circuite
toute perception trop sérieuse de l’œuvre de Kafka.

Effectivement, même dans les situations les plus sombres de ses récits, aux
moments les plus incongrus, Kafka insère des détails grotesques ou
comiques, qui se multiplient et renversent l’interprétation tragique que nous
serions tentés d’en faire. Prenons, à titre d’exemple, les premières pages du
Procès où le côté joueur de Kafka se mêle à une scène des plus inquiétante.
K. se fait réveiller dans sa chambre par deux gardiens. Ils viennent
l’appréhender sans lui expliquer les motifs de son arrestation. Cette
intervention vient complètement bousculer la routine de celui qui devait se
rendre, comme à l’habitude, travailler à la banque. Les gardiens, en dépit de
leur caractère troublant, ressemblent sous certains aspects à des personnages
ridicules ou burlesques avec leurs uniformes semblables à des « costumes de
voyage » avec « toutes sortes de rabats, de poches, de brides, de boutons »
(Kafka 1983 : 27). L’un des cerbères, avec une « extrême bonhommie », ne
cesse de heurter K. avec son gros ventre. La corpulence du gardien,
d’ailleurs, ne va pas du tout avec son « visage sec et osseux, pourvu d’un nez
fort et tordu » (30). K. en vient même à se dire qu’« il est vrai qu’on pouvait
considérer tout cela comme une plaisanterie ; comme un gros canular
organisé, pour des raisons insoupçonnées, peut-être parce que c’était le jour
de son trentième anniversaire » (30). Trois collègues de la banque se mêlent
ensuite à la scène et semblent sortir tout droit d’une farce : « Rabensteiner,
raide et gesticulant ; Kullich, le blond aux yeux caves ; et Kaminer, qu’un tic
nerveux fait sourire de façon insupportable » (42). Finalement, K. rejoue ces
événements pour sa voisine, mademoiselle Bürstner, qui l’écoute « en riant »
(56).

Ces traces d’humour qui fourmillent dans l’œuvre de Kafka ne provoquent


pas nécessairement l’hilarité : on ne saisit pas l’humour de Kafka comme on
catche habituellement une blague. Les textes kafkaïens brouillent
l’interprétation convenue et entrent en dissonance avec l’ordre attendu des
« bons » récits où tout doit pouvoir s’expliquer clairement ; ils font se
côtoyer légèreté et angoisse.

D’ailleurs, dans plusieurs de ses textes, l’auteur place le lecteur devant l’une
des plus troublantes et inquiétantes incongruités du temps présent : si nous
avons le sentiment que la justice nous échappe, ce n’est pas parce qu’elle
vient du ciel ou d’un quelconque « ailleurs », mais parce qu’elle est entre les
mains d’administrateurs grotesques et farfelus et parce qu’elle est régie par
des bouffons. Or, si la justice se trouve bien en ce monde et nulle part
ailleurs, elle ne peut être laissée, comme on l’accepte le plus souvent, entre
les mains de personnages ridicules.

Selon l’analyse de Deleuze et Guattari, Kafka cherche ainsi à montrer que le


mouvement de la justice ici-bas ne s’arrête jamais et glisse entre les doigts
de celui qui voudrait l’atteindre pour enfin la maîtriser ou la comprendre. La
loi n’est pas une idée stable et immuable incarnée par un gardien, un juge ou
un législateur. Elle est à l’œuvre, mais jamais à l’endroit exact où on se
trouve. Chaque fois que K. pense enfin pouvoir obtenir une explication claire
sur la justice en allant à tel lieu rencontrer telle personne, il n’atteint pas sa
destination ou on lui dit qu’il doit encore aller ailleurs – parfois juste à la
porte d’à côté – pour espérer dénouer l’impasse. Kafka nous indique ainsi
que nous sommes pris dans un monde où la justice fonctionne comme un
processus interminable. Elle concerne tout le monde sans appartenir à
personne. Elle ne se trouve nulle part et, en même temps, elle agit partout.

L’humour éthique de Kafka contient sa part d’optimisme : si la loi et la


justice n’échappent pas entièrement à l’humain, une reconfiguration de la
réalité serait au moins possible. Il faudrait redonner à la justice son
mouvement plutôt que de suivre les ordres de ceux qui imposent leur vision
arrêtée. Tout cela se complique toutefois dans la mesure où les personnages
de Kafka paraissent souvent résignés ou simplement à court de débouchés
pour avoir une quelconque influence sur le cours des choses. Dans Le Procès
et Le Château, le personnage principal ne trouve aucune issue qui lui
permettrait d’échapper à son sort. La fin de La métamorphose n’est pas plus
joyeuse : transformé en cafard, Grégoire meurt et sa famille retrouve une vie
conventionnelle et bien tranquille. La quête de libération des personnages de
Kafka se solde, le plus souvent, par l’échec. Les personnages se tiennent tout
juste à la limite du désespoir absolu. Leur résignation les empêche de
reconfigurer leur réalité.

L’inadaptation des personnages participe de l’humour noir chez Kafka : leurs


réactions se révèlent complètement décalées lorsqu’ils sont confrontés à des
situations absurdes ou douloureuses. Dans la scène d’ouverture de La
métamorphose, par exemple, Grégoire, transformé en cafard, s’inquiète
davantage de ne pas pouvoir arriver à l’heure au travail comme à l’habitude
que de constater son corps d’insecte. Dans l’ensemble, les personnages ne
font pas l’effort de sortir de leur situation insoutenable et préfèrent leurs
préoccupations routinières ; ils retournent toujours trop vite au travail, aux
occupations quotidiennes et, en définitive, à l’acceptation de leur sort
(Macdonald 2018 : 160-161). On finit par ne plus savoir si le « combat »
des personnages « n’implique pas la pire adhésion » (Deleuze et Guattari
2004 : 147). Ils semblent toujours s’en remettre à l’apparente nécessité de la
situation. Toutefois, le lecteur, de son côté, peut comprendre que l’image de
l’organisation sociale dans laquelle les personnages évoluent pourrait très
bien être différente, moins absurde et cruelle.

En ce sens, la possibilité réelle de transformer l’ordre social n’appartient


pas aux protagonistes de Kafka, mais aux lecteurs. Du moins, c’est l’appel
que l’auteur lance sans le dire explicitement (Macdonald 2018 : 168-169).
Kafka communique une certaine forme de culpabilité qui pourrait nous
inciter à réfléchir, à agir : une fois que la loi se trouve entre nous et ici-bas,
rien ne justifie tout à fait qu’on en arrive à se résigner face à l’administration
absurde de nos vies (Deleuze et Guattari 2004 : 81). Cette culpabilité incite
à retrouver un sens de la responsabilité envers la société malgré
l’indisponibilité actuelle de solutions évidentes. En effet, Kafka ne dit pas
qu’il n’y a plus rien à faire, mais plutôt que la société actuelle bloque tout
progrès souhaitable : « The nuance is important : Kafka does not say that
universal estrangement is inevitable and inescapable ; rather, he says that it is
a real problem that affects and afflicts us here and now, blocking the way
forward. It is this blockage that fascinates him » (Macdonald : 146). C’est en
nous plaçant de manière bien inconfortable face à ce « blocage » social que
Kafka nous invite à « sauver » notre monde.

L’humour éthique de Kafka permet d’entrevoir qu’un monde différent


pourrait peut-être advenir malgré l’irrationalité douloureuse de
l’organisation sociale. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, il appelle
« une autre communauté potentielle » (Deleuze et Guattari 2004 : 32). Kafka
maintient en ces temps sombres un espoir fragile, sans garantie de succès,
sans horizon prédéterminé. Il indique que notre sort n’est peut-être pas
encore complètement joué.
CHAPITRE 14
LA MIMÉSIS ENFANTINE ET
SATIRIQUE DE L’HUMOUR ÉTHIQUE :
SOL ET CHAPLIN

Marchant à pas feutrés, un gamin se déplace d’une cachette à l’autre pour


échapper à l’attention d’un adulte et lui jouer un tour. Il devient
imperceptible. Il se meut comme la panthère qu’il a vue récemment dans un
documentaire. Un enfant se déguise avec les vêtements de ses parents. Il
provoque le rire par son apparence de grande personne poseuse et maniérée.
Le phénomène est similaire lorsqu’il invente des scénarios rocambolesques
avec des figurines qu’il anime en leur prêtant des voix entendues autour de
lui.

Loin d’être anodin ou seulement mignon, ce jeu illustre la relation à la fois


fantaisiste et très concrète que l’enfant entretient avec le monde qu’il
découvre. Ses tours ne sont ni une reproduction déconnectée de la réalité ni
une imitation mécanique de comportements observés. L’enfant fait preuve
d’imagination et d’intelligence. Ses jeux expriment des dynamiques tangibles
de la réalité tout en leur conférant une aura singulière. L’humoriste éthique va
s’inspirer, dans son travail créatif, de cet esprit ludico-lucide de l’enfance.
Son art et sa compréhension lumineuse du réel en sont inspirés. À la fois
gavroche et grand sage, il offre plus qu’un simple reflet du monde. Il en fait
la mimésis.

Même si elles s’expriment différemment, la mimésis (l’art) et la philosophie


ne s’opposent pas, au contraire. Bien des philosophes s’intéressent à ce que
les œuvres d’art communiquent. Ils essaient, en échafaudant des théories
esthétiques, de trouver des mots et des concepts appropriés pour interpréter
la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, la peinture. L’art et la
philosophie se trouvent ainsi noués l’un à l’autre : l’interprétation
philosophique essaie autant qu’elle le peut de rendre compte de ce que seul
l’art arrive à exprimer, justement puisqu’il ne le dit pas (Adorno 2011a :
110). Bref, la mimésis demande à être traduite par un langage théorique.

Si l’on s’attarde à la mimésis propre à l’humour éthique, on remarque


qu’elle se distingue de deux manières : par son aspect enfantin et par sa
proximité avec la satire. Premièrement, l’humoriste éthique renoue avec des
langages dont la vie adulte nous a éloignés. Il fait ressurgir des éclats ou des
fragments de vie indomptée là où la discipline morose inhérente au monde
des grands ne cesse de la réguler. Les langages enfantins de l’humour éthique
réactivent aussi l’animalité de l’humain, l’esprit funambulesque du clown et
la conscience éclatée de l’excentrique. L’humoriste éthique, comme nous le
verrons sous peu, s’inspire de la manière dont l’animal, l’enfant, le clown et
l’excentrique « parlent » ou « communiquent » entre eux et avec les choses.

Deuxièmement, la mimésis de l’humour éthique s’apparente à l’esprit de la


satire sans lui être parfaitement fidèle. Habituellement, le satiriste s’attribue
une supériorité morale pour critiquer une personne, un groupe ou un aspect
de la société. La satire serait donc, « selon une métaphore devenue
conventionnelle, […] le miroir révélateur des vices » (Duval et Martinez
2000 : 137). Plus précisément, elle se caractérise par « un ancrage dans le
réel » (182) d’où elle « corrige, blesse, fustige, cingle, étrille, flétrit,
exécute » (63) une « cible clairement identifiable » (182). Un humoriste
comme Guillaume Wagner, dont j’ai parlé dans un précédent chapitre,
emprunte un tel ton satirique lorsqu’il s’en prend à ses cibles privilégiées
telles que les douchebags. Guy Nantel et Mike Ward se rapprochent aussi de
la satire lorsque leur humour brute vise les « matantes ».

L’esprit satirique de l’humour éthique, quant à lui, se veut moins directif,


moins moralisateur et se garde de verser dans l’invective ou l’insulte facile.
Il raille, certes, mais il le fait « avec des gants blancs » (Joubert 2003 : 95),
de manière plus humble et toujours « de bon cœur ». L’humoriste éthique
n’utilise donc pas la satire comme « un miroir social » (Joubert 2003 : 94)
pour dire à autrui ses quatre vérités de manière directe et froide. Il détourne
l’esprit pur et dur de la satire pour opérer « un jeu de miroirs : la glace
renvoie (à) une réflexion, dans tous les sens du terme, pas au réel. Se dégage
une impression de vrai, mais d’un vrai tronqué, un peu à côté de la réalité »
(94). En d’autres mots, plutôt que de renvoyer une image méprisante de
l’autre à partir d’une position morale surélevée, la mimésis satirique de
l’humour éthique est, comme l’entend Monique Yaari, « paradoxale », c’est-
à-dire qu’elle affiche « un perchant vers l’irrésolution » et offre au public
« une sorte de jugement suspendu sur l’ultime nature des choses »
(Joubert 2003 : 97). La satire dans l’humour éthique parle des travers de la
société dans un langage inventif sans prétendre avoir déjà en main ce qu’il
faut pour remédier à la situation.

Une expérience vécue et rapportée par le philosophe allemand Theodor W.


Adorno illustre comment peut se jouer la mimésis de l’humour éthique. Lors
de son exil en Californie de 1941 à 1949, il a eu l’occasion de côtoyer et de
connaître personnellement Charlie Chaplin. Au courant d’une réception à
laquelle ils assistaient tous deux, un des invités annonce qu’il doit partir. Un
peu distrait, Adorno, contrairement à Chaplin, étend son bras pour lui serrer
la main. Toutefois, celui qui devait s’en aller avait perdu ses mains lors de la
guerre. C’est donc des crochets de fer que l’homme lui a présentés. Le
malaise et le choc d’Adorno étaient évidents, mais il a tout fait pour essayer
de les dissimuler face à l’homme amputé : « In a split second, I transformed
my frightened expression into an obliging grimace that must have been far
ghastlier » (1996 : 60). Chaplin s’est alors empressé de rejouer la scène en
imitant le comportement d’Adorno, ce qui a suscité le rire des autres
personnes autour d’eux. Chaplin fait la mimésis du comportement avec la
« cruauté » du satiriste et, en même temps, avec une certaine innocence
enfantine et clownesque, qui rend aussitôt le malaise vécu par Adorno plus
comique qu’anxiogène.

Chaplin est, selon Adorno, un tigre végétarien toujours prêt à sauter sur une
victime pour la déchiqueter sans jamais faire réellement de mal à personne
(60). L’humour éthique de Chaplin trouve en effet son caractère salvateur
dans sa proximité mimétique avec la férocité. Chaplin n’humilie pas Adorno
même s’il rit de lui : il révèle d’abord et avant tout des dynamiques sociales
qui nous touchent tous à différents degrés. Face à la mimétique de Chaplin,
Adorno voit bien que son malaise trouvait sa source dans ce qui pourrait être
autrement : les comportements surdéterminés socialement et la mécanique
des codes établis.

De manière plus générale, l’attitude humoristique de Chaplin au quotidien


charme Adorno. Pour lui, Chaplin incarne un mode d’être singulier qui
résiste à la rigidification d’un moi stable et fixe, à un rôle social bien
délimité. Adorno dit que Chaplin ressemble, par son affinité avec le langage
des enfants et du clown, à un jongleur qui n’arrive pas à incarner une seule
identité et à s’y restreindre : « He plays with the countless balls of his pure
possibility […]. Incessant and spontaneous change : in Chaplin, this is the
utopia of an existence that would be free of the burden of being one’s self »
(60). Nous connaissons tous des personnes capables d’un humour proche de
Chaplin, mais cet esprit à la fois ludique et lucide se fait de plus en plus rare
selon Adorno. Pour le philosophe, l’aptitude à jouer avec le sens, comme le
font le clown et l’enfant, tend plutôt à disparaître dans le processus social
rigide et sans pitié qui nous mène au sérieux de la vie adulte. Avoir le sens
de l’humour éthique revient ici à avoir la sensibilité requise pour être encore
interpellé par un langage qui ne se limite pas au médium rationnel et utilitaire
de la communication la plus courante.

La perte du langage enfantin-clownesque, qui s’étiole au seuil de l’âge


adulte, devrait nous inciter à interroger nos manières de rire, surtout lorsque
l’hilarité résonne comme une victoire brutale et triomphante sur la vie, sur
les autres. Les élans émancipateurs de l’humour éthique invitent à être
sensible à ce qui nous menace, à notre propre affinité avec la domination qui
nous traverse et contamine nos rapports sociaux. En ce sens, l’humour
faussement innocent de Chaplin, « endows him with more power than all
power possesses » (60) : il permet de rompre avec nos habitudes aliénantes,
de devenir plus que ce dans quoi on s’empêtre actuellement, de retrouver de
nouvelles puissances de vie et de pensée. La sensibilité à une telle attitude
humoristique oxygène notre existence.

La mimésis satirique de l’humour éthique est également à l’œuvre dans les


films de Chaplin où il rejoue le comportement humain à l’heure de la
productivité capitaliste en montrant sa part mécanique et irréfléchie. Au
moins deux scènes classiques du long-métrage Les temps modernes – l’une
où il se fait littéralement avalé par une machine et l’autre dans laquelle un
appareil sophistiqué l’immobilise pour le nourrir à l’excès – annoncent à
quel point la croissance techno-capitaliste emprisonne la vie humaine dans
ses rouages. En même temps, la mimésis chaplinesque dans son ensemble
relève d’une forme de résistance. Son personnage de clown-vagabond se
déplace avec une force irréductible aux lois de son environnement : Chaplin
provoque un joyeux bordel partout où il passe et finit par l’emporter sur les
personnes qui le mettent dans l’embarras. Son agilité explosive et puissante
rappelle ici encore celle d’un tigre végétarien toujours prêt à bondir sur ce
qui le menace. Dans l’humour de Chaplin, on perçoit la condition humaine
actuelle dans sa misère et sa capacité à résister, ce qui vaut bien des
enseignements théoriques.

La scène humoristique québécoise nous a fourni une de ces figures de clown-


clochard : Marc Favreau, que j’ai évoqué plus haut, alias Sol. La satire et
l’esprit enfantin se mélangent brillamment dans la mimésis inédite de ce
« pôvre petit moâ » dont le nom évoque le langage musical, la solitude, la
terre, la lumière. Sol ne nous explique pas, à la manière du philosophe, les
problèmes de l’endettement personnel généralisé. Il ne se lance pas dans une
démonstration théorique pour montrer comment les banques fragilisent la
solidarité sociale en nous appauvrissant, en se jouant de nous. Seul sur
scène, dans son accoutrement en lambeaux, Sol tient un discours insolite :
« De nos jours, c’est pire que jamais. […] Parce que de nos jours, t’as même
pas besoin d’être riche, t’as même pas besoin d’avoir des sous pour te
ruiner. Parce que de nos jours, on a une chose estradinaire, ça s’appelle le
“crédule” » (Favreau 2004). Sol ne nous dit pas quoi faire pour remédier à
la situation. Il nous laisse face à un problème très concret et irrésolu.
Dans un autre numéro, Le crépuscule des vieux, Sol évoque ce qui cloche
dans la manière d’accompagner les personnes âgées dans la société
contemporaine. N’ayant rien d’autre au monde que son « appartementaux » et
sa vieille poubelle de métal, il nous raconte qu’ils sont bien, les vieux,
puisqu’ils n’ont personne pour les presser, personne pour les contraindre à
faire quoi que ce soit. Ils ont tout « leur bon vieux temps », personne ne les
« attendresse » (Favreau 2004). Même que l’hiver, « on leur donne un beau
petit foyer en décrépitude ». Le ton badin et bon enfant tourne alors
progressivement vers une critique de l’insensibilité sociale à l’égard des
personnes âgées. À la fin du monologue, Sol est assis sur sa poubelle et nous
dit que les vieux sont bien puisqu’ils n’ont personne pour les empêcher
d’entendre leur « cœur se débattre tout seul », « ha oui, ils sont bien les
vieux. Ils ont personne… Personne… Personne… » Lui-même fragile et les
mains tremblotantes, il s’est fait semblable à une souffrance sociale
injustifiable.

Ce monologue me rappelle Hamm et Nell, le couple de personnages âgés de


la pièce Fin de partie de Beckett dont j’ai parlé précédemment, qui vivent
chacun dans une poubelle, seuls, sans même pouvoir toucher l’autre. Pour
Adorno, Beckett fait ainsi entrevoir que l’organisation sociale actuelle nous
rend tous susceptibles de retrouver, un jour ou l’autre, notre père ou notre
mère en soulevant le couvercle d’une grande poubelle (Adorno 1984 : 229).

La mimésis veut ainsi montrer comment les choses sont, tout en exprimant
quelque chose de plus que le langage philosophique n’arrive pas encore à
dire. Adorno reprend en ce sens un jeu de mots de Beckett : en montrant
comment c’est, la mimésis fait commencer l’expression de quelque chose
d’autre, elle imite ce qui n’est pas commencé encore, mais qui, d’une
certaine manière, pourrait ou devrait arriver (Adorno 2011a : 309). Pour ce
faire, elle ne reproduit pas un monde idyllique où tout va pour le mieux. Elle
n’est pas non plus une imitation photographique du malheur. La mimésis
expose plutôt avec exactitude et créativité l’image négative de la société en
donnant une certaine éloquence à ce qui est négligé, à ce qui est laissé sans
voix ou évacué par le sens commun dominant : nos comportements rigides, la
misère engendrée par le capitalisme, la situation des personnes âgées, etc.
L’humour éthique montre les brèches de ce monde durci. Il commence à
ébranler le bloc idéologique où chacun est considéré comme un simple
moyen pour arriver à des fins aussi insensées que la multiplication des
profits pour quelques-uns.

La mimésis satirique et enfantine de l’humour éthique navigue entre un désir


résolu de défier l’ordre des choses et un franc amusement qui ne se prend
pas trop au sérieux. L’humoriste éthique croit très sérieusement en la
possibilité d’une transformation du monde et, en même temps, il ne se fait
pas d’illusion. Contre le désespoir sans appel de celui qui ne rit que pour
mieux se consoler de ne rien pouvoir changer à ce monde terrifiant, l’humour
éthique veut tout de même commencer à contrer la souffrance. Il est grand
temps que des hordes de tigres végétariens prennent le micro et portent
l’humour au-delà de l’esprit trop bien dompté de l’industrie.
CHAPITRE 15
L’HUMOUR ÉTHIQUE FUGITIF :
WIESENTHAL, GADSBY ET LE
COMITÉ SOCIAL CENTRE-SUD

Les tendances lourdes de l’humour actuel – séries de petites histoires


personnelles futiles, critiques sociales attendues, blagues pseudo-
impudentes, ton edgy qui camoufle mal le ressentiment réactionnaire, etc. –
plaisent par leur respect des convenances et leur conservatisme. Les
humoristes renforcent l’impératif social de la gaieté synthétique, de la joie
qui sonne faux. Nier par le rire la pesanteur des conditions sociales qui
bouleversent concrètement notre existence ne rend pas plus libre, au
contraire. Lorsque l’humour ne sert qu’à détourner le regard ou à se gausser
naïvement du malheur, le rire n’est plus que l’écho des cliquetis de nos
chaînes.

Comment penser l’émancipation par l’humour lorsque cet humour est sans
ressort et s’érige en tant que norme, lorsqu’il prend à peu près toute la
place ? Pour essayer de répondre à cette question, je m’inspirerai, pour
l’appliquer ensuite à l’humour, du concept d’expériences éthiques fugitives
du penseur américain Jay Bernstein (Bernstein 2001 : 447). Son constat de
départ prend source dans une réflexion d’ordre éthique : avec Auschwitz et
les nombreuses horreurs humaines que la pensée moderne n’a pas su
prévenir – des injustices climatiques jusqu’à la crise des migrants –, notre
époque rend caduque toute ligne morale universelle et positive. C’est-à-dire
qu’on ne peut plus, à la manière des grands penseurs des siècles passés,
prescrire comment chacun devrait se comporter pour bien agir. Comment
encore prétendre sérieusement qu’une seule théorie politique ou morale
pourrait servir de modèle universel pour l’ensemble de la planète ? Cette
position, bien évidemment, ne tient pas la route. Pourtant, la morale libérale
et capitaliste – qu’on a adoptée collectivement sans trop le savoir – prétend
encore être le nec plus ultra de l’évolution humaine. Elle s’impose partout à
travers la planète et nous pousse de plus en plus vite au bord du gouffre. Les
solutions de rechange ne sont pas plus reluisantes. Marx, par exemple, a
élaboré une théorie à peu près impeccable pour renverser la vapeur, mais,
comme on le sait tous, en pratique, les choses ont mal tourné presque partout.
Pourtant, Marx lui-même disait ne pas être marxiste, dans le sens où il ne
souhaitait pas voir le marxisme devenir, comme ce fut malheureusement le
cas, une forme de politique orthodoxe. Pour demeurer fidèle à l’esprit initial
du marxisme, la démarche révolutionnaire doit toujours rester ouverte à sa
propre transformation et à son autocritique (Derrida 1993 : 145).

Comme les grands projets et les grandes théories visant l’émancipation de


l’humanité ne donnent jamais ce qu’ils promettent, Bernstein s’inspire
d’Adorno pour soutenir que l’accent éthique doit dorénavant être placé sur le
refus de l’ordre imposé et sur la résistance à la régression généralisée. Si
une transformation souhaitable du monde est encore possible, c’est seulement
dans des événements exceptionnels qui s’écartent de la norme. Ces
événements, selon Bernstein, n’ont pas encore une portée suffisamment forte
pour se hisser au rang de comportements communs, ce qui leur confère leur
caractère « fugitif », rare. Tout en refusant de reproduire la domination, les
expériences éthiques fugitives demeurent une réplique singulière à une
situation oppressante. Exemples : le printemps érable de 2012 ou encore les
mobilisations autour des mouvements Black Lives Matter et Idle no more. À
l’échelle des petits gestes, une promesse tenue ou un regard bienveillant qui
arrivent contre toute attente dans une situation douloureuse peuvent aussi être
comptés comme une expérience éthique fugitive. Par leur aspect
« singulier », les expériences éthiques fugitives n’ont pas la prétention
d’imposer des commandements stricts, applicables à tout contexte en faisant
référence à des idéaux de communautés émancipées une fois pour toutes.
Elles sont plutôt des réponses ponctuelles formées dans la résistance à la
souffrance et à la violence sociale.

L’humour peut correspondre à une telle expérience éthique. Il y arrive en


offrant une réplique juste à une situation difficile, à une pensée fermée. Un
passage du roman autobiographique Les fleurs du soleil de Simon
Wiesenthal en fournit une illustration révélatrice. Prisonnier d’un camp de
concentration nazi, Simon écoute son ami Arthur lui partager une nouvelle
qu’il tient d’une vieille dame :
— Qu’est-ce qu’une vieille femme peut dire ? Est-ce qu’elle sait quand nous sortirons d’ici ? Ou
quand on nous achèvera ?
— Non, à ces questions-là personne ne peut répondre. Mais elle a dit une chose, une chose à
laquelle nous devrions peut-être penser en ce moment. Elle croit que Dieu est parti en congé.
Arthur ménagea un petit silence, comme pour laisser les mots faire leur effet. « Qu’est-ce que tu
en penses, Simon ? demanda-t-il enfin.
— Laisse-moi dormir, lui répliquai-je. Tu me réveilleras quand Il sera revenu. »
Pour la première fois depuis que nous vivions dans cette écurie, j’ai entendu rire mon ami – ou alors
est-ce que je l’ai seulement rêvé ? (Wiesenthal 2004 : 15-16)
L’humour éthique fugitif prend ici la forme de l’humour juif tel que présenté
par Judith Stora-Sandor. D’abord, Simon fait preuve d’une certaine auto-
ironie à l’égard de ses propres croyances (Stora-Sandor : 21) : il préfère se
reposer plutôt que de se poser des questions théologiques et métaphysiques
pourtant essentielles. Son humour est également « une réponse psychique à
l’insoluble », à « l’incertitude existentielle » (22) douloureusement
exacerbée par la situation intolérable des camps. Il n’y a plus de dieu
capable d’apporter sa lumière dans une situation aussi inexplicable, aussi
absurde. Toutefois, si Dieu est seulement « en congé », il pourrait revenir.
Simon n’est pas complètement désespéré. L’humour conserve ici des accents
de « sympathie et d’amour » (22) pour sa communauté au moment même où
elle est le plus cruellement menacée. Le rire incertain d’Arthur, qui n’était
peut-être que rêvé, est fugitif. Il n’est pas une consolation naïve, encore
moins une réconciliation avec l’état des choses. Il brise tout de même,
l’espace d’un instant, le cercle infernal de la vie dans les camps. À la
manière du feu d’artifice, il utilise le ciel sombre pour éclater, et disparaître
aussitôt.

Autrement, l’humour éthique fugitif peut apparaître sur scène, au sein même
des comportements convenus à partir desquels l’industrie du rire fonctionne
à plein régime. Je pense au spectacle Nanette dans lequel l’artiste
australienne Hannah Gadsby déconstruit elle-même la forte tendance des
humoristes à humilier les autres ou à s’humilier eux-mêmes pour mousser
leur carrière. Comment oublier la clarté de la distinction qu’elle suggère
entre humour, humilité et humiliation ?
I built a career out of self-depreciating humor. That’s what I’ve built my career on. And… I don’t
want to do that anymore. Because, do you understand what self-deprecation means when it comes
from somebody who already exists in the margins ? It’s not humility. It’s humiliation. I put myself
down in order to speak, in order to seek permission… to speak. And I will simply not do that
anymore. (2019)
Elle dit vouloir quitter le monde de l’humour puisqu’elle ne s’y reconnaît
pas, puisqu’elle n’est plus à l’aise de naviguer en conformité avec ses
normes, ses comportements attendus, ses tendances lourdes. Voilà une
contradiction humoristique qui sort des sentiers battus : annoncer ne plus
vouloir faire d’humour devant une salle bondée de personnes venues
expressément pour rire un bon coup de blagues convenues, comme à
l’habitude. L’humour de Gadsby déstabilise par la place qu’elle ose
accorder à la colère entre deux moments de rigolades. Rien à voir avec la
gaîté de commande habituelle des humoristes. Étant une forme de résistance
exceptionnelle face aux tendances lourdes de l’industrie, Nanette offre un
exemple fort de l’humour éthique fugitif.

L’humour éthique fugitif trouve aussi sa place dans le quotidien. Quelques


mois après la fin de mes études, j’ai commencé à travailler dans un centre
communautaire, le Comité social Centre-Sud, pour donner des ateliers de
philosophie. Situé près du métro Beaudry, dans un quartier de Montréal où la
précarité et l’exclusion sociale sont omniprésentes, je me retrouve tout à
coup loin des profils types du département de philosophie de l’Université de
Montréal. J’avoue avoir été ébranlé à ma première journée de travail. On me
présente aux habitués du centre et je ne sais pas trop comment expliquer mon
parcours, comment dire qui je suis, ce que je fais là. En tant que jeune
docteur en philosophie, je devrais normalement me retrouver ailleurs : en
train de remplir une demande de bourse pour un postdoctorat, devant une
classe à l’Université, parmi un cercle de lecture sur La phénoménologie de
l’esprit et lire Hegel les soirs de semaine juste pour le fun…

En fin de journée, je rencontre un membre particulièrement reconnu pour son


sens de l’humour. Un peu maladroitement et avec un air sérieux qui n’a pas
tellement sa place dans le contexte, j’explique que je viens de terminer la
rédaction de ma thèse en philosophie de l’humour. Il lance alors : « Et la
joke, finalement, c’est que tu finis par travailler ici quand même ! » Tout le
monde autour éclate d’un rire contagieux. Je me retrouve dans une scène
similaire à celle mentionnée dans le chapitre précédent entre Adorno et
Chaplin ! Un peu secoué par la situation, j’essaie de joindre mon rire à celui
des autres, mais mon visage affiche une mimique à mi-chemin entre la
grimace malaisée et le sourire. Subitement, je perds le prestige que je
m’accordais sans vraiment le vouloir. Mon interlocuteur, cet humoriste
éthique du quotidien, voit à quel point ma réaction est mécanique, à quel
point je m’accroche avec orgueil à l’image du philosophe sérieux et
crédible. Il voit que je n’arrive pas encore à bien m’adapter à cette nouvelle
situation et il trouve le moyen d’en rigoler. Du même coup, il m’invite à rire
avec lui, il me ramène à une autre forme de partage des rôles, des hiérarchies
et des affinités. Il m’ouvre à d’autres identités. Par leur attitude
humoristique, certaines personnes arrivent à incarner un mode d’être
singulier qui résiste à la rigidification de la société. Dans cet exemple
d’humour éthique fugitif, la plaisanterie arrive comme une flèche. Elle touche
la cible en ébranlant avec justesse mes airs inconsciemment un peu
prétentieux.

L’humour éthique fugitif permet de rester prudent face à notre propre


réification et à la domination qui envenime nos rapports sociaux. Il fait
entendre une certaine dissonance dans l’harmonie des idées préconçues que
l’on projette sur la réalité et sur nos vies. Ses rares éclats jaillissent contre
toute attente et ne nous laissent jamais indemnes. Ils créent entre nous et en
nous de l’ouverture, de la rencontre, du jeu.
CHAPITRE 16
L’HUMOUR ÉTHIQUE N’EST PAS UN
BOY’S CLUB COMIQUE : ÉCOUTER
LES FÉMINISTES NOUS PARLER
D’HUMOUR

Des résistances se dressent face aux rires des femmes et, plus
particulièrement, aux rires féministes. Ceux-ci résonnent aujourd’hui avec
plus d’insistance, mais les femmes n’ont pas fini d’en découdre avec une
tendance masculine aussi déplorable que tenace : accaparer le vaste domaine
du rire et de l’humour, comme si les femmes, par nature, étaient moins
drôles. L’humour éthique doit poursuivre les efforts déjà bien entamés qui
pourraient nous amener à dépasser cet état de fait.

L’humour éthique refuse évidemment de s’aligner sur les années 1990-2000,


base de l’industrie, où le métier d’humoriste, à quelques exceptions près,
reflétait l’état d’esprit d’une poignée d’hommes blancs plus ou moins
machos. Il doit aussi s’émanciper de la tradition patriarcale qui résonne dans
nos rires quotidiens. Encore bien trop souvent, nous avons affaire dans la vie
de tous les jours à un humour misogyne (blagues méprisantes envers les
femmes), sexiste (blagues qui se moquent du sexe opposé, le plus souvent en
faisant appel à la supposée « nature » masculine ou féminine) ou
antiféministe (blagues indissociables de la misogynie et du sexisme, qui
affichent une aversion face au féminisme, qui lui sont hostiles). Ces genres
de plaisanteries – qui peuvent sembler de prime abord banales – montrent à
quel point nous avons intériorisé des stéréotypes participant au renforcement
de la culture patriarcale.

En effet, comme le dit Christine Bard, il existe parallèlement à


l’« antiféminisme explicite […] un antiféminisme ordinaire qui doit sa
banalité à l’ancienneté des préjugés hostiles aux femmes (voir les dictons
populaires) et à son médium privilégié : l’humour, la blague, la caricature, le
comique » (1999 : 24). Ce type de rappel nous invite à tendre une oreille
attentive aux blagues qui circulent entre nous ; il faut rester alerte, résister à
cette pensée magique que Francine Descarries repère dans le sens commun et
qui est de « croire et […] penser que l’égalité entre les sexes serait déjà là,
qu’elle est chose faite et que l’on doit passer à autre chose » (Descarries
2005 : 144). Tant que nos rires ne changeront pas, l’humour éthique doit
demeurer solidaire du féminisme et participer à ses élans.

Suffit-il alors de revendiquer une sensibilité au féminisme et de reconnaître


son importance pour être à l’abri de la croyance dont parle Descarries ? Il
arrive qu’à l’intérieur des cercles militants mixtes qui se disent féministes,
on en vienne à imaginer que, « dans notre gang à nous », contrairement au
reste de la société, l’égalité est atteinte. Est-ce vraiment le cas ? Ne
retrouve-t-on pas quelquefois, certes à une échelle plus restreinte, la même
impression fallacieuse ? Nous devons encore aujourd’hui poser un regard
critique sur nous-mêmes, sur le rire des personnes – des hommes
particulièrement – qui se disent féministes ou proféministes. Dans les
paragraphes qui suivent, je m’intéresserai justement à la manière dont
l’humour peut perpétuer la culture patriarcale de manière tout à fait
insidieuse dans les milieux où les hommes disent soutenir la lutte des
femmes.

La documentation sur ce sujet très précis n’est pas abondante. J’ai donc tenu
ma propre enquête en 2010 dans le cadre de ma maîtrise en science
politique32 en menant des entrevues semi-dirigées d’environ une heure trente
avec cinq femmes33 engagées dans la lutte féministe, que je remercie encore
aujourd’hui pour leur générosité. À l’époque, toutes ces femmes rencontrées
étaient étudiantes (du baccalauréat au doctorat), mais n’appartenaient pas aux
mêmes courants du féminisme. Certaines se disaient solidaires du féminisme
en général tandis que d’autres revendiquaient plus précisément une position
poststructuraliste ou matérialiste. Peu importe leur allégeance, ces femmes
ont tenu des propos qui restent criants d’actualité.

D’abord, Catherine raconte que, d’une manière générale dans les milieux
progressistes, les hommes saisissent « la petite mini ouverture, le petit
silence pour faire une joke qui fait rire tout le monde » afin de consolider
« une sorte de leadership doux », ce qui revient à dire qu’ils restent au
pouvoir. Ils vont aussi, « par l’humour, critiquer l’extérieur : la société
patriarcale. Mais ils ne vont jamais déconstruire leurs propres
comportements dominants. Surtout pas par l’humour. Ils vont surtout s’en
servir pour renforcer leur statut d’homme ». Les hommes en appui aux luttes
féministes en arrivent parfois à croire qu’ils ont atteint un stade où ils n’ont
plus besoin de s’interroger sur leur manière de rire et d’agir. En cela, ils se
trompent. L’humour, à ce moment-là, est le symptôme d’un certain
aveuglement involontaire. Comme le dit Simon Critchley, « si l’humour te dit
quelque chose sur qui tu es, ce peut être un rappel que tu n’es peut-être pas la
personne que tu voudrais être » (2004 : 76).
D’autre part, toutes les femmes interviewées s’entendent avec Cassandre
lorsqu’elle affirme : « Avec l’humour, ça devient beaucoup plus difficile de
nommer ou [de dire] que c’est dérangeant. [Un homme] peut toujours se
rabattre sur le fait que c’est de l’humour, que c’était une blague et que c’est
toi le problème là-dedans. […] L’humour, utilisé à mauvais escient, force le
silence ». La fameuse formule « c’est juste une blague » nuit à l’humour. Elle
sert trop souvent à niveler l’injure ou le mépris et révèle, du même coup, à
quel point le sentiment de malaise vécu par les femmes n’est pas perçu à sa
juste mesure par les hommes.

S’il arrive qu’ils soient plus sensibles aux effets paternalistes de certains
rires, il est encore rare de les voir s’activer pour changer les choses. Par
exemple, peu se risquent à dénoncer une blague sexiste. Pour la vaste
majorité des hommes, refuser tout simplement de rire devant une blague en
contradiction avec les valeurs féministes qu’ils disent défendre est très rare,
surtout en situation de non-mixité (c’est-à-dire « juste entre boys »). Comme
le dit Marie-Anne, quand il est question d’humour, les hommes semblent
habités par « la peur de briser la solidarité entre eux et de ne plus faire
partie de la gang de gars. Et ça, des fois, ça nous laisse seules par rapport à
la dénonciation ». L’impératif moral très en vogue de devoir rire de tout
semble malheureusement l’emporter sur la position d’allié revendiquée par
certains hommes. Pourtant, dans bien des cas, « rire de tout » revient, en fait,
à rire de bien peu de choses : les stéréotypes qui divisent les hommes et les
femmes, les corps différents des modèles filiformes, la stupidité des uns et
des autres, les gens qui conduisent mal, etc. Ce sont toujours les mêmes
bêtises visant les mêmes cibles que la culture patriarcale répète comme un
disque usé.
Souvent, la difficulté à nommer et à critiquer l’humour au service de la
domination vient de ce que l’on répugne à rompre une ambiance décontractée
placée sous le signe du rire ; chez les hommes, comme on vient de le voir, il
y a la peur d’être le dissident du boy’s club ; chez les filles, c’est plutôt la
crainte – justifiée en grande partie par des stéréotypes tenaces — de passer
pour une « castratrice ». Marie-Anne analyse ainsi la problématique, vue
d’une expérience personnelle :
Ça me rend profondément mal à l’aise, mais je n’ai pas été capable de répondre à cet humour
[sexiste] de façon humoristique. Je suis intervenue de façon très émotive, moralisatrice à la limite.
Je n’ai pas été capable de répondre sur le même registre. […] Je ne trouve pas ça drôle de rire de
caractéristiques super typées. Je suis profondément intolérante de l’humour ou des affirmations de
sens commun qui maintiennent ça. […] J’ai l’impression que, parce que j’ai cassé l’humour, je
devais légitimer mon intervention. […] Moi-même, j’ai plein de commentaires qui continuent d’être
racistes ou homophobes parce que je ne peux pas dépasser ce que je suis comme individu, mais je
pense que c’est à nous d’être capables d’être critiques de ça. C’est vrai que ça passe souvent sous
le couvert de l’humour.

Marie-Anne n’est pas la seule à vivre ce questionnement : aussi conscient de


tous ces enjeux que je puisse l’être, je porte aussi mes propres contradictions
et je perçois certaines limites à mes critiques, à mes prises de position. Je
n’échappe pas aux réflexes patriarcaux. J’ai encore, à ce jour, de la difficulté
à nommer l’humour sexiste ou antiféministe dans le quotidien. Je me
souviens d’une fois où des gars avec qui je jouais au hockey rigolaient en
disant « planter » des « petites » pour parler de leurs rapports sexuels avec
des femmes. Je n’ai pas ri avec eux et j’ai cessé de fréquenter cette équipe,
mais je n’ai rien dit. J’espère répondre avec plus de courage si une telle
occasion survient à nouveau. Je me prends trop souvent à baisser les yeux en
attendant que les blagues misogynes, sexistes ou antiféministes passent, pour
faire comme si de rien n’était par la suite. Il m’arrive aussi de rire parce que
je n’ai pas saisi, sur le coup, ce qui était problématique dans une blague. Les
apprentissages, les ajustements, les questionnements et les réparations
représentent un travail continu et nécessaire pour être plus cohérent et
débloquer les rires émancipateurs34.

Catherine parle aussi de la difficulté qu’elle éprouve à répondre sur un ton


critique à l’humour antiféministe. Elle invite, en ce sens, à utiliser l’humour
pour riposter. Selon elle, l’humour,
c’est un régime de langage envers lequel il est difficile de répliquer par [la] critique. À l’inverse,
l’humour arrive toujours à déconstruire le langage critique. Par exemple : « regarde la féministe
frue. » Oui, c’est des blagues, mais en même temps, ça vient mettre fin à ta parole. […] J’aimerais
que les gens contre-attaquent aussi sous la forme de l’humour.

C’est ce que les membres du Comité femmes GGI (Grève générale illimitée)
ont fait, comme je l’ai mentionné dans un chapitre précédent, avec leurs
pancartes qui reprenaient les slogans sexistes de certains humoristes bien
connus. Ce geste courageux a d’ailleurs titillé Guy Nantel, qui a cherché à
les remettre à leur place par un tweet typique d’un humour paternaliste et
antiféministe : « Voyons donc, manifester contre les gens qui t’aident
#BandeDeNouilles » (Delvaux et al. 2014 : 139). Nantel est à cet égard une
belle illustration d’un humour qui se présente comme subversif alors qu’il se
limite à ressasser les mêmes stéréotypes dépréciateurs concernant les
femmes. Il cherche à invalider l’expression d’une parole humoristique et
féministe susceptible de transformer notre façon de percevoir les injustices
que l’idéologie dominante nous vend comme s’il s’agissait d’une situation
naturelle et indépassable.

L’humour féministe et éthique, en tant qu’outil de transformation sociale,


constitue une menace pour l’humour brute ; il contribue à élargir les brèches
de plus en plus visibles sur le bloc idéologique de l’humour dominant.
L’humour brute, quant à lui, s’en moque amèrement, pour le moment.
CHAPITRE 17
ÉCLATS DE RIRE FORGÉS AU CŒUR
DES AMÉRIQUES : SAVARD,
KAMIKWAKUSHIT ET
BETASAMOSAKE SIMPSON

J’avais l’habitude de dire que quand tu nais autochtone,


tu nais avec des gants de boxe. Parce que tu n’as pas le
choix.
En fait, oui, tu l’as, mais se détourner des réalités, aussi
sombres soient-elles, mène souvent à des chemins encore plus
sombres.
Rire, c’est parfois tout ce qui reste. Et ça aussi, on sait bien le
faire.
(P 2020)

On a toujours été des peuples intellectuels et artistiques.


On a toujours pratiqué la théorie, la sémantique, la philosophie,
les principes esthétiques. Toutes ces choses étaient
considérées
et célébrées lors de nos rassemblements, dans la pratique du
récit.
(B S 2022)
Si les cultures autochtones ont leurs propres penseurs et une mythologie
distincte de celle des Grecs, elles ont aussi leurs propres rires. Rémi Savard
le savait bien. Au-delà de son métier d’anthropologue, Savard a tissé tout au
long de sa vie des liens d’amitié sincères avec des Innus, des Mi’kmaq.
Cette relation de confiance mutuelle s’est concrétisée par une participation à
différents mouvements de soulèvement et de résistance (la « guerre du
saumon » des années 1970-1980, pour ne nommer qu’un exemple) et par une
affinité rieuse au quotidien : « Rémi était lié aux Innus par le fil
indestructible du rire et de l’humour, qui, pour lui, était une manifestation
supérieure de l’intelligence humaine35 ». Savard ne prétend pas avoir
découvert l’humour des Innus ; il s’est simplement aligné sur lui pour mieux
comprendre cette culture.

Il retrace d’ailleurs, dans son livre Le rire précolombien dans le Québec


d’aujourd’hui publié dans les années 1970, des « éclats de rire forgés au
cœur des Amériques, avant même qu’aucun Blanc n’y ait mis le pied »
(1977 : 14). Il montre également comment, au fil des souffrances et des
humiliations infligées aux Autochtones, ces rires se sont ajustés à une
nouvelle réalité pour combattre « par le ridicule ce qui leur paraissait
menacer le plus leur existence » (13). À la lecture de cet ouvrage, j’ai
reconnu un rire ancré à la fois dans le jeu et la révolte. Je tisse des liens
avec l’humour éthique en raison des espoirs et des rêves de justice et de paix
que portent ces rires, même s’ils sont encore et toujours brisés par la culture
coloniale contemporaine. En eux, un appel à la réconciliation se fait entendre
en même temps qu’un refus de se résoudre à disparaître, à se laisser
assimiler ou à se faire détruire.

Ce profond respect et cette étonnante compréhension des Innus sont le


résultat d’une longue démarche pour Savard dont il importe de rappeler
certains moments marquants. Ainsi, pour mener à bien ses recherches, il a
vécu avec les Innus en Basse-Côte-Nord à une époque où l’attention de la
vaste majorité des Québécois se tournait vers les activités du Front de
libération du Québec. À plus de 1500 kilomètres de Montréal, en route vers
la communauté de Pakuashipi, l’anthropologue vit la crise d’Octobre 1970
de loin : « Un poste anglais de Terre-Neuve annonce d’une voix grave “The
murder of Pierre Laporte…” » (27). L’actualité politique de Montréal lui
semble venir d’un autre monde tant sa nouvelle destination le dépayse :
Débarquer en ce village, c’est aussitôt être emporté dans les volutes d’un étrange ballet. Odeur de
bois brûlé, de peau fumée, de sapin chauffé. Lutte incessante pour arracher les enfants à la mort.
Offrandes animales respectueusement hissées aux branches des arbres, pour que soit maintenu
l’ordre du monde. Fortes rosées d’octobre. Frimas des matins clairs. Mettre le pied sur ce rivage,
c’est aussi revenir du monde de l’écrit vers celui de la parole et du geste. (27)

Le regard lucide de Savard voit comment la civilisation blanche se nourrit


« goulûment de l’âme des gens » (28), comment est bien enclenché le
processus global de dépossession pour implanter sur tout le territoire une
culture nord-américaine. Le gouvernement impose la construction de maisons
pour remplacer les tentes, ce qui suscite l’ironie de Savard : était-il
inévitable que l’amélioration de l’habitat, devenu indispensable dans un
nouveau contexte de sédentarisme, passe par l’imposition d’un modèle
d’habitation identique à celui de Brossard (66) ? Il pense à ses étudiants
battus par la police à Montréal et ne se console pas en constatant les visages
humiliés à Pakuashipi. De retour dans ce village quelques années plus tard,
Savard n’hésite pas à qualifier de génocide l’ensemble du sort que les
gouvernements successifs réservent aux Autochtones (67).

Or, les Innus de Pakuashipi n’ont pas encore dit leur dernier mot ; parmi les
manifestations de leur résistance, et à travers leur littérature orale, émerge
une impressionnante analyse humoristique du monde blanc (67). Savard en
sera un témoin privilégié alors qu’il assiste au grand récit comique de
Kamikwakushit, entendu de la bouche du « vieux Pien Peters » (28) qui
provoque de francs éclats de rire au sein de sa communauté.

Si Savard, dans son livre, retranscrit l’intégralité du récit de Kamikwakushit,


je me limiterai à un résumé. Au début, Kamikwakushit, le héros principal de
l’histoire, incarne le portrait typique de celui qui est risible aux yeux des
Blancs : mauvaises manières, voleur, malpropre, etc. Il n’arrive pas à faire
des distinctions culturelles de base : il vole de la nourriture, confond un anus
et une bouche, des pets et des mots, accepte que son frère utilise son chapeau
comme toilette, etc. Au fil des événements, un immense renversement a lieu :
il finit par trouver le bonheur et l’amour en épousant la fille du patron de la
Compagnie de la Baie d’Hudson.

Toutefois, pour arriver à cette fin, Kamikwakushit ne se laisse pas assimiler


docilement. C’est en puisant à même les ressources de sa propre culture –
supérieure d’un point de vue éthique à celle des Blancs – qu’il arrive à s’en
sortir. Par exemple, lorsqu’il visite un village de Blancs pour vendre les
produits de la Baie d’Hudson, Kamikwakushit remarque que les habitants
portent sur leurs vêtements un certain nombre d’épingles pour mesurer à quel
point chacun est endetté. Plutôt que d’en ajouter à ce grand cercle vicieux en
vendant son matériel à fort prix, Kamikwakushit décide de faire profiter tout
le monde des biens qu’il a en sa possession. Il annule les dettes de chacun,
même celles de celui qui portait le plus d’épingles. Ce dernier, stupéfait,
meurt sur le coup et se transforme en renard roux. L’animal viendra sauver la
vie de Kamikwakushit plus tard dans le récit.

Ce passage montre comment le héros rompt avec l’économie capitaliste


organisée autour du profit et de l’endettement. Il met en œuvre un anti-
commerce : il fait don de sa marchandise et, en plus de ne rien exiger en
retour, il rembourse toutes les dettes. Savard remarque à cet égard que les
Innus n’ont effectivement pas le même rapport à la possession : « Celui qui
dispose à un moment donné d’un surplus sera invité, s’il ne le fait pas de son
propre gré, à le partager. En retour, dans une circonstance où les rôles
seraient inversés, il se verra spontanément offrir une part égale à celle des
autres » (136). Kamikwakushit choisit ainsi de faire prévaloir les lois de
l’économie innue, ce qui est tout à son honneur et à son avantage. Comme
l’écrit Savard, c’est « cette déchirure que le mythe de Kamikwakushit tente
de cicatriser : l’Indien36 réussira mieux que les Blancs eux-mêmes, dans ce
monde nouveau auquel il est hors de question qu’il puisse échapper, à la
condition de demeurer fidèle aux sources mêmes de son indianité » (143).
C’est entre autres par la manière qu’avait Pien Peters de raconter ces
renversements surprenants que le ravissement et les rires de l’audience
fusaient. Comparant les réserves aux camps de réfugiés – deux phénomènes
qui abondent encore dans l’actualité, 45 ans après la parution de son livre,
comme on le sait – Savard se demande, en entendant ces rires : « N’est-ce
pas d’abord en rêvant son évasion qu’un prisonnier en arrive à découvrir les
moyens de reconquérir sa liberté » (144) ?

La libération comme telle n’a pas eu lieu et le racisme à l’endroit des


Autochtones sévit encore. Des humours vifs continuent tout de même de
fourmiller dans des récits rebelles aux discours officiels, à la dépossession
systémique et à la conformité imposée par le mode de vie nord-américain.
Cet humour, comme celui des Innus rencontrés par Savard, cherche encore
aujourd’hui à ouvrir des voies émancipatrices, et il déborde désormais de la
communauté pour s’adresser à tout le monde. Comme le dit l’ethnologue
wendat Isabelle Picard, l’humour des Autochtones arrive depuis une
« tradition d’abord orale qui s’exprime à travers les légendes, les mythes et
les histoires de tous les jours, mais qui se transforme à l’écrit comme une
main tendue toute singulière » (2002). La littérature autochtone peut ainsi
donner accès à un rire parfois ironique, satirique ou grinçant, mais dans
presque tous les cas « guérisseur ». Cet humour
sert entre autres à apaiser les traumas de l’histoire, ceux qui se répètent sans cesse, puisqu’à
travers la blague s’échappe sans doute un peu de ce trop-plein. Puisqu’on vient en quelque sorte
normaliser ce qui n’est pas normalisable. Puisque c’est souvent, trop souvent peut-être, la première
soupape pour en parler. Parce qu’on se sent moins seul et si on peut en rire avec les autres, comme
dans une vallée secrète que seuls quelques-uns peuvent pleinement arpenter, mais que les autres
peuvent comprendre. L’humour comme un besoin. (Picard 2022)

L’humour trouve ici son utilité non pas pour répondre seulement à un besoin
de divertissement – comme c’est souvent le cas au sein de l’industrie du
rire – mais aussi à la nécessité de résister pour panser les blessures et pour
construire des ponts entre nous. Comme le dit la poète innue Marie-Andrée
Gill,
après avoir parlé de traumas et de quêtes identitaires, nous sommes rendus à utiliser l’humour,
l’ironie et le sarcasme […]. Notre créativité est incroyable, mais nous sommes encore timides
quand il s’agit de pleinement être qui nous sommes avec l’autre. Mais nous arrivons de mieux en
mieux à nous affirmer. (Picard 2022)

Il importe, à mon sens, de prêter une oreille attentive à cet humour qui
communique quelque chose d’essentiel sous une forme souvent inédite et
dérangeante.

Le livre On se perd toujours par accident de Leanne Betasamosake Simpson


illustre bien comment ce genre de rire peut se manifester dans la littérature
contemporaine. L’humour incisif de l’écrivaine, membre de la communauté
Michi Saagiig Nishnaabeg, s’immisce de manière lumineuse et déconcertante
entre de courts poèmes touchants et des passages déstabilisants où la colère,
la vulnérabilité et la souffrance se côtoient. Dans un court chapitre, par
exemple, elle présente un poème émouvant destiné « au plus vieil arbre du
monde » :
je m’inquiète
de ce que tu bois
tu t’inquiètes de ce que je respire

je t’aime bien
parce que tu
ne parles
jamais
trop fort

tu inspires

ce que j’expire

je vous aime bien


parce que vous retenez
tout cela ensemble
avec les morceaux que je ne peux pas voir

tu expires

ce que j’inspire

toi : onze fois mon âge


moi : drapée dans des nuages de jeunesse
je pense que je sais ce que tu as vu
je pense que nous nous ressemblons
mais ce n’est pas vrai
je ne sais pas

non

je ne sais pas comment dire


sans te faire honte
mais je sais

que je crois qu’il faut dire les choses


je sais

je crois
qu’il faut dire

ta peau grise et ridée est magnifique


et
j’espère que tu n’as pas conscience de ce qui se passe (2020 : 16-17)

À cette touchante poésie succède abruptement un commentaire à la fois


cinglant et amusant sur l’épouse du prince William :
Je suis tellement fucking contente de pas être Kate Middleton. Même si aux fins de la présente
réflexion on met de côté toute l’histoire du colonialisme/le déni insensé qui vient avec et qu’on se
concentre juste sur l’absence totale de sens dans sa vie au quotidien. Donner une poignée de main
ici, assister à un match de polo là. Embrasser un bébé, regarder un match de tennis avec un sourire
forcé à côté de William le dégueu qui porte un affreux complet de petit vieux et qui affiche lui aussi
un sourire forcé. (19)

La voix de Betasamosake Simpson se démultiplie ainsi en différentes


tonalités tout au long du livre, laissant au lecteur le soin de porter un regard
critique sur ses propres anticipations et préjugés. Dans cette foulée, l’autrice
invite à prendre acte d’un autre rapport possible à la nature, au territoire, à
l’autorité politique.

Ce genre de saillies humoristiques frappent de plein fouet la culture et


l’esprit colonisateur. Leanne Betasamosake Simpson se moque, par exemple,
des Blancs qui soutiennent les cultures autochtones pour se donner bonne
conscience, comme dans le passage suivant :
Les résidents du quartier où on s’en va votent majoritairement pour le NPD ou les Libéraux aux
élections provinciales et fédérales, et ça leur procure un profond sentiment de travail accompli. Ils
ont des vivaces à la place du gazon. […] Ils essaient aussi de transformer notre quartier en district
de conservation du patrimoine ; je pense que ça veut surtout dire que tu peux pas faire de
rénovations qui font en sorte que ta maison a pas l’air de dater de 1800, ni louer tes étages du
dessus aux pauvres.
On sait exactement quoi faire pour qu’ils embarquent. Distribuer les brochures en premier.
Organiser une rencontre avec le voisinage. Demander la permission. Écouter leurs conneries et
leurs conseils paternalistes. Leur laisser croire qu’ils ont de l’influence. Les laisser se prélasser
dans la misère des Autochtones pour qu’ils se sentent supérieurs. Les réconforter, comme ça,
quand ils jaseront de réconciliation à leur prochain souper entre amis, ils pourront nous montrer en
exemple et s’enorgueillir de notre malheur devant leurs invités. (10-11)

Sur un ton tout aussi satirique, la protagoniste parle plus loin de sa relation
avec Ivory, une mère « hippie riche » dont la fille suit des cours de ballet
avec son enfant. « Censée l’aimer » en raison de « ses valeurs plus ou moins
libérales – genre elle se préoccupe de l’environnement, allaite ses enfants et
fait l’école à la maison » (98), elle la trouve insupportable. Elle raconte
avec une exaspération qui fait sourire comment Ivory « papillonne » dans la
salle d’attente avant le cours pour faire un « chignon serré » à toutes les
filles : « un certain lundi, elle a prononcé les mots “chignon serré” 38 fois
en 16 minutes » (99). Par la suite, Ivory lui demande si elle souhaite
apprendre à faire elle-même des chignons serrés à sa fille. « Non », répond-
elle aussitôt. La demande suscite tout de même une petite remise en
question : « la façon très intentionnelle dont j’ai vécu ma vie jusqu’ici me
garantit que je ne me retrouverai jamais dans une situation où je devrai
savoir comment faire un chignon serré », mais, en même temps,
elle n’a pas tort. Si mon enfant se faisait effectivement pousser les cheveux et qu’elle voulait
effectivement un chignon serré je serais probablement dans les toilettes en train de rechercher des
tutoriels de chignon serré sur YouTube. […] Juste cette semaine je me suis retrouvée dans les
toilettes à googler « jeux auxquels jouent les gens blancs dans les fêtes d’anniversaire » (et ensuite
j’ai appris à omettre « blancs » parce que les Blancs se prennent eux-mêmes pour des fêtes
d’anniversaire). (100)

Cet extrait montre comment l’humour dans les littératures autochtones


« passe souvent par l’autodérision, comme pour se rendre accessible à
l’autre » (Picard 2022). Cela n’empêche pas l’autrice de railler par une
image plutôt absurde la tendance des Blancs à se poser comme modèle
universel. Ce passage devient particulièrement intéressant puisqu’il donne
accès à l’irrévérence des Autochtones à l’égard des Blancs, ce qui est aussi
confrontant que nécessaire. La critique cinglante et la colère de l’autrice la
rendent aussi profondément humaine, accessible.

Car chez elle, le rire, la dévastation et la révolte se côtoient dans un


assemblage poétique tout à fait singulier, ce qui donne à l’humour une
puissance inouïe :
Là, je suis assise dans mon auto et j’essaie de boire lentement du kombucha même si j’ai envie de
boire du kombucha à la vitesse de l’éclair […]. Je suis complètement accro à ce truc comme si
j’étais un maudit hipster à barbe d’Amish qui mange du jerky végane. J’allais ajouter le mot
« blanc » à la description précédente, mais ce serait juste redondant. […]

Exempt de culpabilité. Sans caféine. Sans alcool. Sans OGM. Sans polychlorobiphényle et non testé
sur les animaux et exploite pas d’enfants probablement ! C’est bio-fucking-logique. Les bleuets et
le sirop d’érable c’est deux choses que les Nishnaabeg se sont fait voler et des fois, les choses
nishnaabeg volées c’est mieux que pas de choses nishnaabeg du tout !!! C’est la réconciliation ! La
liberté dans une bouteille ! Je me suis saoulée au kombucha et là, je délire. (94-96)

Comme le dit Picard, le passage vers l’humour dans les littératures


autochtones « se veut une porte ouverte sur les chagrins, la colère, le
ressentiment, ce qu’on ne veut pas montrer, mais aussi toute une vision du
monde à laquelle on donne accès, comme Autochtone, au compte-goutte »
(Picard 2020). Tout en étant empreints d’une sensibilité sans pareille, les
fragments humoristiques qui composent On se perd toujours par accident
laissent des traces indélébiles chez le lecteur et l’invite à ouvrir davantage
ses horizons.

Bien que Leanne Betasamosake Simpson écorche dans son texte les travers
de la culture colonisatrice des Blancs, le message sous-jacent se traduit par
une invitation au dialogue pour toutes les personnes habitant la « terre-
promesse-brisée » (68) sur laquelle nous nous trouvons. Comme l’autrice le
dit dans l’introduction d’Une brève histoire des barricades, « raconter des
histoires est une pratique qui génère une diversité de sens et de
significations. C’est une pratique empreinte d’une profonde relationnalité qui
consiste non pas à observer quelque chose, mais à observer avec cette chose,
à regarder à travers son prisme à elle, à réfléchir ensemble » (Betasamosake
Simpson 2022 : 28-29).

Depuis ma position d’hyperprivilégié, je me vois invité, en ce sens, à


cultiver le mieux possible « la culture de l’écoute » qui demeure plus
importante encore que « la culture de la prise de parole » (29). Cela
n’empêche pas l’engagement et le partage. Les rires et la poésie de Leanne
Betasamosake Simpson appellent à joindre une « constellation vivante de co-
résistance formée de tous les peuples anticoloniaux et des mondes qu’ils
bâtissent » (24). Irréductibles les uns aux autres, les « rires forgés au cœur
des Amériques » continuent de résonner en créant des liens en deçà de la
logique coloniale d’État.

Ce genre de critique – aussi radical qu’important – anime également l’esprit


de l’humour éthique. Juste pour rire n’a pas inventé la bonne façon de faire
de l’humour et les pères fondateurs des États modernes n’ont pas mis sur
pied le bon régime politique pour vivre ensemble. Loin de là. L’humoriste
éthique le sait bien ; c’est pourquoi il s’efforce de tracer de nouvelles voies
émancipatrices sans se limiter aux modèles préétablis.

À la mémoire de Rémi Savard et aux innombrables rires que je partage


avec son fils, François.
CHAPITRE 18
LA COMMUNAUTÉ À VENIR DE
L’HUMOUR ÉTHIQUE : DU RIRE DE
SARA À CELUI DE VIRGINIE FORTIN37

Papa, pourquoi on vit ?


Pourquoi c’est pas juste tout noir ?
Mon père a dit… bonne nuit.
(V F , Mes sentiments)

Le rire éclate parfois au dernier endroit où on pensait le trouver : ainsi, au


tout début de l’Ancien Testament, soit au chapitre 17 de la Genèse, Dieu
apparaît à Abraham, âgé de 100 ans, pour lui annoncer qu’il aura un fils.
Abraham se roule à terre de rire. Il se dit en lui-même, « plein d’étonnement
et d’émerveillement devant la toute-puissance de Dieu » (Melchior-
Bonnet 2021 : 19), qu’il est bien trop vieux pour avoir un enfant. Cet enfant à
venir, lui dit Dieu, s’appellera Isaac – nom hébreu qui signifie « celui qui
rira ».

Lorsque, de son côté, Sara apprend son imminente grossesse, elle est tout
aussi étonnée et elle rit
devant l’invraisemblance de la situation et, sans doute, se moque-t-elle largement d’elle-même,
nonagénaire décrépite, femme éprouvée par la vie […]. Elle rit cependant de l’annonce comme
d’une bonne plaisanterie. (Melchior-Bonnet : 20)

Dieu entend le rire incrédule de Sara ; il la réprimande promptement : « Y a-


t-il donc quelque chose que le Seigneur soit incapable de réaliser » (Genèse
18 : 14) ? Sara nie aussitôt – « je n’ai pas ri » (18 : 15) –, puis le Seigneur
confirme : « Si, tu as ri » (18:15). Bizarrement, Dieu semblait moins agacé
par le rire d’Abraham que par ce sursaut d’autodérision féminine. C’est que
l’hilarité de Sara « signale l’entrée d’un rire qui ne se dit pas, un rire sous
cape, l’arme féminine par excellence selon de nombreux théologiens toujours
méfiants à l’égard des femmes » (Melchior-Bonnet : 21). Certains d’entre
eux, au Moyen Âge, qualifiaient même de diabolique le rire silencieux de
Sara (21).

Dieu ne condamne pas Sara. Il la réprimande, certes, mais d’une manière


presque enfantine (Parvulescu 2010 : 18), comme s’il reconnaissait dans le
rire de Sara l’aspect ludique du défi qui pique l’orgueil de l’enfant et le
pousse à faire quelque chose qui sort de l’ordinaire. Un an plus tard, Sara
donne naissance à Isaac dans la joie : « Dieu m’a fait rire de joie, dit-elle.
Tous ceux qui entendront parler d’Isaac riront avec moi » (Genèse 21 : 6).
En d’autres mots, malgré l’apparente impossibilité de l’arrivée d’Isaac, Sara
invite à rire avec elle celles et ceux qui entendront la rumeur de la mise au
monde de celui qui rira, celles et ceux qui apprendront la venue d’un rire
joyeux qui défie la raison, le sens et les limites habituelles du possible. La
mère d’Isaac évoque l’arrivée d’un rire à partager, d’une communauté à
venir.

De manière similaire, l’humour éthique fait appel à une communauté du rire


réunissant celles et ceux qui ouvrent ou ouvriront leur conscience à la
possibilité réelle de nouvelles manières de rire – plus justes, plus belles,
plus douces. Même si le sens commun commande de rire des choses qui
semblent impossibles (comme l’annonce d’une grossesse à 90 ans), je
persiste à croire à la faisabilité d’un humour éthique, aussi fragile et
improbable soit-il.

Comment se manifesterait le rire de cette communauté liée à l’humour


éthique ? Pourquoi, tout d’abord, est-ce que je m’inspirerais d’une femme et
non de la figure paternelle par excellence – Abraham, le père de la foi – pour
parler de l’avènement de cette communauté ? Parce que le rire des femmes a
le potentiel de nous porter au-delà des rires les plus entendus dans l’histoire
de nos sociétés. Comme le dit Melchior-Bonnet, « faire rire est jusqu’à des
temps récents une prérogative masculine » (8). Ce sont les hommes qui,
traditionnellement, possèdent l’autorité – parfois abusive – de parler fort,
d’imposer leur humour, de perdre la maîtrise de leur corps dans des éclats
de rire sonore. Les femmes, en raison de la morale des siècles passés et des
codes de bienséance genrés, ont davantage été confinées à la vocation
d’avoir « un cœur pur et un corps silencieux » (10). Le « chemin a été long »
(8), mais, heureusement, les choses ont bien changé : nous avons assisté à
une montée en flèche du nombre de femmes qui deviennent des
professionnelles du rire depuis les années 1970 (11).

Mais qu’entend-on par le « rire des femmes » ? Y aurait-il quelque chose


comme un rire essentiellement féminin ? Selon Melchior-Bonnet, le rire des
femmes est multiforme, « indépendant de toute recette » (11), mais présente
toutefois une constante : il n’émane pas du centre de la société – là où se
trouve le siège du pouvoir politique, là où résonnent les voix et les rires de
ceux qui commandent –, mais de ses marges. En ce sens, le rire des femmes,
tel que je l’entends ici, bouscule le sens commun. Virginia Woolf, par
exemple, disait s’inspirer du rire des femmes pour mieux « renverser l’ordre
du monde » (10). L’autrice souhaitait plus précisément « rendre sérieux ce
qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui semble
important » (Melchior-Bonnet : 10). Ainsi, avec le rire des femmes,
plusieurs éléments essentiels au maintien de nos sociétés – la croissance
économique à tout prix, la guerre, la domination de la nature, la concurrence
malsaine, l’asservissement des uns et des autres – risquent d’apparaître
fondamentalement futiles. Retenu depuis des siècles, le rire des femmes
« jaillit soudain devant les incongruités de la vie » et porte un « regard neuf
et critique » (11) sur notre monde pour créer, de concert avec l’humour
éthique, l’ouverture pour une communauté à construire.

Je retrouve l’une des plus brillantes manifestations contemporaines du rire


des femmes chez Virginie Fortin. Sur scène, elle se joue de l’état de la
société dans son ensemble – surtout du capitalisme et du patriarcat –, mais
aussi des codes de l’humour conventionnel qui dominent encore à ce jour au
sein de l’industrie. L’humour éminemment éthique de Fortin s’apparente à
celui d’une philosophe aussi hilarante que critique, capable de mettre en
évidence la contingence du « jeu » propre à l’existence humaine.

Dans son premier spectacle, Du bruit dans le cosmos, Fortin nous apprend
que la NASA, à la fin des années 1970, a envoyé deux sondes dans l’espace
avec des objets qui représentent l’humanité – musique de Beethoven, des
photos d’animaux et celle d’un monsieur qui mange un grilled-cheese (!) –
au cas où des « extraterrestres curieux » voudraient apprendre à connaître
les terriens. Selon l’humoriste, la NASA a menti : « On a fait un résumé de la
terre en oubliant de parler de ce qui se passe pour vrai ». En effet, comment
présenter l’humanité contemporaine sans parler de ce qui détermine presque
l’entièreté de nos vies, c’est-à-dire l’argent ? En simulant un immense
malaise, et sur un ton désespéré, se tenant les joues à deux mains, Fortin tente
de combler la lacune :
Mais bon, l’argent. […] Ils auraient pu au moins essayer de l’expliquer aux extraterrestres. Faire
comme, coucou les extraterrestres, nous ici sur la terre, on est ben blood mais là… on s’est mis
dans la marde. Parce qu’on a commencé à jouer à un jeu. Un osti de gros jeu, à l’échelle de la
planète Terre, tu nais, tu joues. Le but du jeu, c’est de faire le plus d’argent possible. En fait, de
faire assez d’argent pour pas qu’on te sacre en dehors du jeu. L’argent… l’argent c’est le temps ?
Le temps des gens auquel on accorde une certaine valeur. Mais le temps de certaines personnes
vaut beaucoup plus que le temps de d’autres, et ça, c’est complètement aléatoire, parce qu’il y a
des gens qui sauvent des vies, qui font moins d’argent que des gens qui jouent au baseball. LE
BASEBALL… ça c’est un jeu, DANS le jeu… Oh pis fuck off c’est trop compliqué, on n’explique
pas l’argent. (Du bruit dans le cosmos)

Personnellement, je trouve qu’elle résume très bien l’affaire ! Du moins, elle


laisse pressentir habilement l’absurdité des règles du « jeu » auquel nous
sommes contraints de jouer au sein du capitalisme.

Dans Mes sentiments, son deuxième spectacle, Fortin aborde un thème dont
j’ai parlé dans un chapitre précédent : l’« utilité ». Selon elle, la grande
raison pouvant expliquer pourquoi, aujourd’hui, « 100 % des gens sont
stressés »,
c’est que tout le monde doit se trouver quelque chose à faire pour être utile et faire de l’argent.
Faut être utile. On est stressés de faire quelque chose. Faut faire quelque chose absolument. C’est
sûr c’est stressant, faut faire quelque chose. Pour être utile. Et quand on n’est pas en train de faire
la chose que l’on fait pour être utile, il faut qu’on se trouve quelque chose à faire pour relaxer de la
chose que l’on fait pour être utile. Faut toujours être en train de faire quelque chose. (Mes
sentiments)

Comme elle le dit, nous avons l’obligation de trouver un travail « utile » qui
s’avère souvent si stressant et aliénant qu’il faut, dès que l’occasion se
présente, relaxer autant que possible. Et trouver un moyen utile de relaxer,
comme aller voir un spectacle d’humour, c’est stressant : « La gardienne
n’arrive pas. Y’a pas de parking. J’vais-tu me faire poignarder 4 secondes
dans ruelle ? Pis vous êtes venus déstresser devant quelqu’un de stressé.
[…] Tout le monde est stressé ici. J’voulais pas vous stresser avec ça »
(Mes sentiments). Bref, Fortin révèle de manière humoristique à quel point
l’impératif de l’utilité génère un stress qui contamine nos vies jusque dans
nos manières de nous divertir.

Si le règne du travail « utile » et du mode de vie qui lui correspond peut


paraître plus évident chez les adultes, Fortin montre qu’on ne laisse pas
vraiment la chance aux enfants d’y échapper non plus :
Moi, j’ai passé mon enfance à faire semblant d’être caissière. Pour le plaisir. Tu penses que c’est
un jeu être caissière ? Joue 8 heures, t’as 15 minutes de break ? Pis c’est quoi le code des cerises
de terre ? Tout de suite. […] Hey, y’a des enfants qui conduisent des p’tits chars. Moi, quand je
vois un enfant dans un petit char… je l’imagine dans un trafic de petits chars. Pis y’est comme
« hey, j’vais être en retard à garderie moi tabarpouette ». Y’est sur son p’tit Bluethooth d’enfant :
« Allô Mélodie, peux-tu me réserver un tapis bleu, j’vais juste arriver pour la sieste. Attends un peu,
j’ai Mickael sur l’autre ligne. Oui Mickael ? Est-ce qu’on a le permis pour le kiosque de limonade
en fin de semaine ? Yesss, moi aussi mes parents veulent. » (Mes sentiments)

Toujours concentrée sur cette notion d’utilité, Fortin performe ici une
imitation ludico-lucide – une mimésis humoristique propre à l’humour
éthique – de ce que deviennent les jeux d’imitation des plus jeunes au sein
d’un monde où les exigences du capitalisme dictent l’ensemble de nos vies
d’adultes ; elle met en évidence ce que les enfants sont poussés à imiter
lorsqu’ils observent le monde des grands : exercer un travail assommant et
mal payé, subir une pression constante, stagner dans une circulation intense,
courir après le temps et essayer de mettre en marche des projets axés sur le
profit.

Fortin chamboule aussi le sens commun patriarcal en tant qu’humoriste


féministe. Elle n’hésite pas à critiquer habilement le mot-valise
« féminazie » pour rire à la fois de l’antiféminisme et des rapports
inégalitaires persistants entre les hommes et les femmes. Le mot
« féminazie », on se rappellera, a été popularisé en bonne partie par
l’animateur de radio américain Rush Limbaugh. Souvent représenté avec un
grand sourire et un cigare à la bouche, celui qui rejoignait 14 millions
d’auditeurs chaque semaine lançait des blagues du type « This is how I like
the feminist movement. From behind » en montant les escaliers derrière une
femme (dans Cotte 2012 : 43). Ce mot a fait école : au Québec, le blogueur
Jean-Luc Rochefort a fait la manchette en 2009 en le reprenant pour afficher
son soutien à Marc Lépine, auteur des 14 féminicides commis à l’École
polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Lorsque les journalistes ont
interrogé Rochefort sur ses motivations, il rigolait : « L’homme de chair et
d’os prétend faire dans l’“humour” » (Debays 2009). On pourrait croire que
ce genre de « blague » survient uniquement dans les retranchements les plus
radicaux de l’antiféminisme, mais la connotation humoristique du mot lui a
permis de se faufiler un peu partout dans la société. Une militante féministe
m’a raconté qu’au cégep, il lui arrivait de se faire traiter de féminazie par
des amis qui « niaisaient », tout bonnement38.

Fortin, se décrivant elle-même comme une « sweet féministe » (Du bruit


dans le cosmos) souriante et polie – parce que chez les femmes, « c’est très
important de sourire… quand on est en tabarnak » – a elle aussi été traitée de
féminazie. Elle s’interroge sur scène : « À quoi ça sert d’être une sweet
féministe si on est pour me traiter d’extrémiste de toute façon ? Alors je me
suis dit fuck off. Je vais devenir une vraie féminazie ». L’humoriste se lance
alors dans une envolée dystopique et ironique : elle imagine une société où
le féminisme ressemblerait vraiment au nazisme.
Comment ça va se passer sous le régime féminazie ? Tout d’abord messieurs, on va vous envoyer
dans des camps de concentration et là, je sais ce que vous vous dites. Vous vous dites, les femmes
n’ont pas la force physique de nous embarquer dans le train ? Mais je m’en fous, parce qu’on va
vous envoyer dans des camps de concentration grâce à des tactiques sournoises – comme
l’autobus Budweiser, pis toi pis neuf de tes chums dans un manoir. Quand t’arrives, y’en n’a pas de
manoir, y’en n’a pas de Budweiser. Y’a juste des féminazies qui t’attendent pour te couper le pénis,
après que vous soyez passés à la douche bien sûr, c’est hors de question qu’on touche vos petits
pénis sales, ON EST FÉMINAZIES. (Du bruit dans le cosmos)

Fortin continue ensuite en disant que les hommes seront forcés de regarder
du basketball féminin pendant qu’ils cicatrisent, qu’ils n’auront plus le droit
d’aller à l’école et que leur seul rôle social sera de fournir du sperme que
les féminazies récolteront en appuyant sur leur prostate avec « le manche des
marteaux roses faits pour nous. Merci pour les outiiiils » ! Fortin termine sa
tirade sur ces mots :
Bon, là j’entends les voix masculines persécutées à mon oreille : « euhhh est folle ! Si un homme
tenait de tels propos, au sujet des femmes, ça ne passerait pas. » Vous avez raison, si un homme
tenait de tels propos, il ne serait pas humoriste, mais bien président des États-Unis39. (Du bruit
dans le cosmos)

L’humour féministe de Fortin vise juste, constamment, et s’en prend, par


moment, aux dynamiques conventionnelles et toujours bien présentes de la
séduction hétérosexuelle. Fortin amène le sujet en disant que, lorsqu’elle
parle en français, elle est « articulée et inébranlable », mais qu’en anglais,
elle fait des fautes de syntaxe et manque de vocabulaire, ce qui lui donne
l’air d’une « nouille naïve » :
je me suis rendu compte que ma personnalité en anglais se faisait plus cruiser. Triste constat, mais
nouille naïve ça pogne plus qu’articulée inébranlable. Du moins dans les rapports hérérosexuels. Je
fais pas exprès d’être nouille naïve en anglais, je voudrais être articulate inembranlable but il me
manque de vocabulaire. […] Sans faire exprès, je suis nouille naïve. J’imagine que je dois rire à des
jokes poches juste parce que je ne veux pas faire répéter une 4e fois. J’ai peut-être ri à l’équivalent
de pet pis répète sans le savoir. Genre, hahaha okay what kind of boat ? Les gars sont comme
« elle me trouve drôle elle a un sens de l’humour. J’la cruise ». Alors qu’en français, si ta joke est
poche, je te la fais répéter juste pour que tu te réécoutes et que t’aies la chance de t’excuser.
Articulée inébranlable. (Mes sentiments)
Plus tôt dans ce même spectacle, elle rit du fait que les hommes
proféministes, au-delà de leurs belles intentions et de leur désir de se
présenter comme le parfait allié, sont rarement aussi cohérents qu’ils le
pensent. L’humoriste parle de son fils imaginaire : « J’ai un garçon qui
n’existe pas. Il s’appelle Mathias. Un petit garçon super sensible, super
féministe. Le seul garçon qui peut s’autoproclamer féministe parce qu’on sait
de source sûre qu’il n’a jamais été problématique vu qu’il n’existe pas »
(Mes sentiments). Fortin tient ici un discours semblable à celui des femmes
que j’ai interviewées en 2010 et que j’ai évoquées précédemment : les
hommes qui disent haut et fort soutenir la lutte des femmes devraient plutôt
rester à l’écoute et continuellement s’interroger sur leurs propres
comportements.

L’humour éthique de Fortin cible non seulement de grandes problématiques


sociales, mais aussi celles, plus distinctes, propres au milieu de l’humour. À
plusieurs reprises, dans ses spectacles, elle fait preuve d’une parfaite
maîtrise des techniques habituelles pour obtenir des rires tout en appelant à
aller au-delà de ces conventions. Dans Du bruit dans le cosmos, elle partage
avec son public les commentaires d’une amie qui avait des réserves à
l’égard de son spectacle : les digressions philosophiques, la teneur féministe
des blagues et les propos critiques touchent à trop de sujets pesants qui ne
cadrent pas avec ce à quoi l’on s’attend dans un spectacle d’humour, disait-
elle ; ses numéros étaient « intéressants », mais pas assez drôles : il y
manquait des anecdotes personnelles auxquelles le public pourrait facilement
s’identifier. Une petite musique entraînante se fait alors entendre et Fortin
change promptement de style pour nous raconter un épisode de son passage à
la maternelle avec un dynamisme, une bonne humeur et des rires forcés à
l’image de plusieurs de ses collègues humoristes : « OK alors, quand j’étais
à la maternelle… ouais, en maternelle, tout le monde a vécu ça la maternelle,
yessir, on a tous été en maternelle. Bon, alors quand j’étais en maternelle,
j’ai fait pipi dans mes culottes ». Fortin continue sur sa lancée : elle a été
obligée de finir sa journée habillée d’un tablier de bricolage et Nancy, une
de ses amies, « a tout vu sa “vule” ». Ce qui est hilarant, bien évidemment,
n’est pas l’histoire qu’elle raconte, mais sa capacité à livrer une mimésis
satirique originale et habile à l’égard de l’humour le plus vendeur dans
l’industrie. Du même coup, elle ose se moquer de l’humour qui plaît aux gens
qui consomment de l’humour, donc potentiellement aux personnes assises en
face d’elle. Fortin, en résonance avec Beckett, sauve l’humour par l’humour.
Elle rit du rire habituel pour le relancer autrement, et mieux.

Fortin se joue également des tendances fortes de l’industrie en refusant


l’étiquette d’humoriste engagée qu’on serait tenté de lui attribuer. Elle se
considère plutôt comme une « humoriste abasourdie » :
Là, je suis consciente que ça a l’air engagé l’humour que je viens de faire. Y’a une prise de
position. J’ai un ton revendicateur. Vous avez pas tant ri. Toutes des caractéristiques de l’humour
engagé. Mais je ne suis pas une humoriste engagée. Je pense juste que je suis une humoriste
abasourdie. Je suis pas engagée, je ne veux pas changer le monde, je suis juste surprise qu’on en
soit rendu là. Pis j’en parle parce que je trouve que c’est surprenant. J’pas engagée, je suis
abasourdie. Y’a pu d’abeilles, mais y’a full de Costco. C’est curieux. (Mes sentiments)

L’humour abasourdi de Fortin n’est effectivement pas engagé comme celui


des sermonneurs qui nous disent comment penser, mais il conserve une
portée critique essentielle à l’humour éthique. Fortin essaie de prendre la
juste mesure du marasme dans lequel nous sommes plongés pour résister le
mieux possible à la régression sociale. Elle n’est pas désengagée, elle
n’invite pas à nous résigner à subir passivement notre sort. L’humour de
Fortin, à mon sens, se distingue plutôt par un vif questionnement existentiel
tout en étant constamment doublé d’une mise en évidence salutaire de
l’absurdité de la société d’aujourd’hui : « Anyway, moi mon but dans la vie
ce n’est pas de vendre plus de billets. Mon but dans la vie c’est de savoir
pourquoi on vit, pourquoi c’est pas juste tout noir » ? Ce qui l’abasourdit
n’est donc pas, comme d’autres humoristes au sommet de l’industrie, des
futilités comme le fait que « leur mère est dont ben conne, elle ne sait pas
utiliser un iPhone », mais plutôt le fait « qu’il y a un continent de plastique
pis on n’a pas encore construit de tout inclus dessus. Qu’essé qu’on attend »
(Mes sentiments) ?

J’en arrive alors à une autre caractéristique primordiale de l’humour éthique


que je détecte chez Fortin : non pas prétendre changer le monde, mais ouvrir
la conscience à une telle possibilité même si, de nos jours, cette avenue est
plus incertaine que jamais :
Ça se peut pas que tout ceci ce soit la vie – la vraie. Parce que si on nous avait vraiment donné la
vie, la vraie, voir qu’on aurait fait ça avec ? Non. C’est trop grave, c’est trop triste. […] Y’a des
oiseaux qui chantent. Y’a des ananas qui poussent. On fabrique des humains. Pis nous, on est
comme « Je crois que ça me procurerait énormément de plaisir de M’ACHETER UNE TÉLÉ
CHEZ BEST BUY ». What haha ? J’y crois pas. On ferait pas ça dans la vraie vie. Hey. ÇA
EXISTE DES VOLCANS. Y’a des océans. Des tempêtes ! Pis on est comme ouais, ça me
semble logique de passer 45 h au bureau moi ? Hello gang ? C’est bizarre. Ça ne se peut pas. C’est
une simulation. Pensez-y deux secondes. On ne sait pas on est où ? Le temps s’écoule. On se parle
en code. On meurt à fin. HELLO ? Vous trouvez pas que ça sonne exactement comme un jeu ce
que je dis ? Et comme dans un jeu, de temps en temps on prend des breaks du jeu pis on observe
les graphiques en se disant wow, c’est beau c’est bien fait. Mais on n’a pas le temps d’arrêter trop
longtemps parce que le but du jeu c’est pas de contempler à quel point c’est beau – faut que notre
bonhomme travaille et fasse du cash jusqu’à la fin du jeu. (Mes sentiments)

Comme l’écrivait Adorno : « [i]l ne peut y avoir de vraie vie dans un monde
qui ne l’est pas » (2003 : 48). Du moins, il ne reste que des fragments fugitifs
de « vraie vie » à l’intérieur d’un monde où à peu près tout cloche. Si c’était
la « vraie vie », comme le dit Fortin, « on apprendrait pour savoir », « les
enfants joueraient à jouer ». Autrement dit, nous jouerions encore, mais bien
différemment.
Si la vie est effectivement un jeu, celui-ci reste inconditionnellement ouvert,
irréductible aux règles actuelles du capitalisme. Tout jeu comprend des
règles qui peuvent évoluer. Nous pouvons même essayer, ensemble, de jouer
à autre chose :
C’est-tu trop demander de pouvoir arrêter un étranger sur la rue, lui dire HEY, ON EXISTE EN
MÊME TEMPS DANS MÊME RÉALITÉ sans qu’il pense que je suis sur le crack. Voyons, c’est
moi qui ai raison, c’est weird on existe en même temps. Je rêve du jour où je croise quelqu’un sur
la rue, pis j’y dis « VOYONS, ON EXISTE EN MÊME TEMPS » pis qu’il me réponde « METS-
EN C’EST WEIRD, mais pas le choix, on est dans la même simulation ! Bonne journée ! » C’est
juste la vie. (Mes sentiments)

La mise en situation a quelque chose d’absurde – Fortin ne nous dit pas


sérieusement ce qu’il faut faire –, mais elle ouvre tout de même la possibilité
de communiquer sans être irrémédiablement sous l’emprise de l’utilité, sans
voir l’autre uniquement comme un moyen d’en tirer un quelconque avantage
individuel. Même si le but ultime du jeu de la vie n’est pas clair, même si on
ne comprend pas pourquoi « c’est pas juste tout noir », nous pouvons quand
même commencer à rêver d’une transformation importante dans nos manières
d’interagir.

Le journaliste et essayiste Jean Birnbaum parle du rire en ces mots :


Si une telle secousse ne nous laisse jamais indemnes, donc, c’est qu’elle interrompt le court
ordinaire des choses et introduit dans notre quotidien de la surprise, de l’ouverture, de la rencontre.
Mieux : elle dessine les contours d’une communauté. Le rire vient alors saluer la reconquête d’une
reconnaissance mutuelle, d’un partage possible, d’une transmission à venir. (2011 : 9)

Le rire de Virginie Fortin me semble aller dans cette direction :


(re)commencer à apprendre à rire, à vivre, à se rencontrer. Au sein même de
la tristesse de l’ordre social, son rire maintient en vie la promesse du
miracle : la possibilité de changer la face du monde. L’humour éthique donne
du jeu – de l’espace, de l’ouverture, la possibilité même du mouvement –
pour créer de nouvelles règles et éventuellement mieux vivre ensemble. À
nous de jouer !
CONCLUSION
UN ÉCLAIR DE JOIE AU MILIEU DE LA
DÉSOLATION

« J’ai créé un concept d’humour éthique. » Je me souviens d’avoir écrit cette


phrase pour une demande de bourse – que je n’ai pas obtenue cette année-
là – au tout début de mon parcours au doctorat en philosophie. La réaction de
mon directeur de thèse avait été sans équivoque : « C’est plutôt immodeste
comme manière de présenter les choses ». Il avait bien raison. On ne prétend
pas avoir inventé un concept philosophique avant même de l’avoir
patiemment et rigoureusement élaboré, de l’avoir exposé à la lecture et aux
commentaires de ses pairs. Je n’avais encore rien créé, mais, pour ma
défense, j’avais une idée, un projet théorique dans lequel je comptais
m’engager. Alors j’ai travaillé d’arrache-pied afin de présenter ce concept
dans ma thèse d’abord, et dans le présent livre ensuite, que je souhaitais plus
ancré dans la réalité sociale d’aujourd’hui. Au terme de tous ces chapitres,
qui pouvaient sembler hirsutes mais qui ciblaient tout de même l’un ou
l’autre des angles de l’humour éthique, comment, au final, le délimiter, le
résumer ? Qu’est-ce qu’un humoriste éthique ? Je prends une grande
respiration et je me lance : l’humoriste éthique est un dissident idiot.
La dissidence de l’humoriste éthique se voit en effet dans son refus de se
soumettre à l’ordre actuel du monde et dans sa sensibilité face à la
souffrance sociale, face à ce qui cloche dans notre manière de vivre
collectivement. Il ne tourne pas simplement le dos à la réalité pour nous la
faire oublier, il veut plutôt nous élever au-delà de la compréhension courante
de ce que nous pouvons et devons faire ensemble. Il souhaite ainsi résister,
par le rire, à la régression sociale dans laquelle nous nous enfonçons. En
même temps, il comprend bien que les forces de la domination qu’il souhaite
terrasser sont plus accablantes que jamais. Elles arrivent même à mettre les
rieurs de leur côté en prenant pour complices une large part des humoristes
de l’industrie du divertissement. Depuis des décennies, ces professionnels
du rire se succèdent en s’intégrant parfaitement au capitalisme et au
libéralisme triomphants en plus de verser bien souvent dans un humour brute
à l’égard de tout ce qui s’écarte de l’étalon homme-blanc-hétérosexuel.
Derrière leur apparente désinvolture, ils renforcent les idéologies
contemporaines qui limitent tristement nos vies. L’humoriste éthique essaie,
quant à lui, de nous faire réfléchir, de nous faire voir le mensonge, de rire
des travers de notre époque pour qu’elle apparaisse telle qu’elle est
vraiment : absurde, incongrue, presque invivable.

Je rapproche aussi l’humoriste éthique d’une forme sublimée — et


métaphorique — de l’idiotie. L’idiot est celui qui n’arrive pas à savoir,
encore moins à endosser, ce que tout le monde autour de lui tient pour acquis.
Il ne s’accroche à aucune grande Vérité, à aucun principe premier. Ce qui va
de soi dans le sens commun est, pour lui, matière à rire. Par le regard
singulier et décalé qu’il pose sur les choses, il se joue des généralités qui
font loi. Il les fait éclater de l’intérieur. L’idiot, celui qui va claudiquant
entre ceux dont le pas est plein d’assurance, celui qui tient un discours et
présente des manières d’être excentriques, peut sembler tout à fait inutile aux
yeux des tenants du statu quo, mais c’est pourtant lui qui voit au-delà de la
représentation habituelle du monde. S’opposant à ceux qui veulent à tout prix
assurer la pérennité d’un ordre des choses qui les avantage,
l’idiotie, en tant qu’elle est un certain regard sur le monde, génère aussi une forme de connaissance,
mais une connaissance qui ne préjuge pas du sens du réel, plus encore, qui ne préjuge pas que le
réel a un sens ou serait doublé par un sens qui le dépasse. (Cahiers de l’idiotie 2010 : 7)

Cette posture est notamment ce qui empêche l’humoriste dissident de devenir


un sermonneur, de faire la leçon aux autres, convaincu d’avoir le bon point
de vue sur la réalité. L’humoriste éthique a un vif esprit satirique et peut
même parfois jouer d’arrogance, mais il conserve en tout temps une
disposition d’esprit ouverte à l’auto-ironie, à l’autodérision.

Par sa dissidence et son idiotie, l’humoriste éthique ne prétend donc pas


avoir en main la bonne recette pour changer le monde. Sa sensibilité pour
l’utopie n’a rien à voir avec un quelconque programme visant une grande
réconciliation universelle ou définitive. Il refuse d’ailleurs de dicter à
quiconque comment penser, comment agir. De toute façon, il ne le sait pas
vraiment lui-même. Ce qu’il comprend, cependant, c’est que les grands
projets libérateurs d’hier ou d’aujourd’hui reconduisent souvent une
orthodoxie insidieuse. Il invite donc son public à chercher avec lui les
solutions qu’il ne peut trouver seul. Ainsi, il se déleste autant de la lourdeur
morale de l’élite dominante que de la fausse légèreté de l’idéalisme utopique
ou autoritaire.

En offrant des perspectives carnavalesques et inusitées du monde,


l’humoriste dissident et idiot veut faire voir que des possibilités
émancipatrices latentes pourraient surgir. Pour reprendre les mots du
politologue James Scott, l’humoriste éthique arrive à créer « au moins dans
la pensée […] une zone tampon pour l’imagination dans laquelle les
catégories normales d’ordre et de hiérarchies ne sont plus absolument
inévitables » (1992 : 185). Pour l’humoriste éthique, la vie est un jeu et les
règles ne relèvent d’aucun absolu. Elles pourraient très bien changer. Mais si
l’humoriste éthique continue d’ouvrir la pensée à la possibilité d’une
transformation souhaitable du monde, d’une tout autre manière d’organiser
notre façon de vivre ensemble, il reconnaît également que cette promesse de
bonheur est systématiquement trahie, bafouée, violemment différée. Sa
dissidence ne nourrit pas d’espoirs naïfs. L’humoriste éthique se ménage
l’espace nécessaire pour suggérer une vie meilleure sans nous assurer
qu’elle viendra, sans nous diriger vers des voies tracées d’avance et en
sachant que la catastrophe, en ces temps sombres, peut tout aussi bien
advenir.

Il faut tout autant trouver des moyens de résister qu’apprendre à faire l’idiot,
à revenir à la légèreté de l’enfant. Cette idiotie feinte assure à l’humoriste
dissident la possibilité de lâcher encore son fou et rire de bon cœur, malgré
tout, en exprimant, quelquefois par l’absurde, son incrédulité devant un
monde non moins absurde. L’humour éthique cultive une joie de vivre, aussi
minimale soit-elle par moment. Après tout, si l’une des rares choses qui nous
appartiennent encore est le plaisir de rire, pourquoi s’en passer ?

L’humoriste éthique est donc celui qui a trouvé son idiot et son dissident
intérieurs : sa motivation première n’est pas de devenir le prochain produit
générique au sein de l’industrie de l’humour. Il s’en écarte, au contraire, et
invente plutôt sa propre manière de s’exprimer, de parler et, surtout, de
blaguer. Il nous invite à entrer dans sa folie, mais il n’est jamais dupe : la
gaieté et la tristesse se mélangent dans son rire. Son affirmation créatrice est
inextricablement nouée à la négation la plus rigoureuse et la plus lucide de
l’état oppressant de la société. La tristesse de l’humour éthique est
lumineuse, sa gaieté est sombre. L’humoriste éthique croit en une parole
rieuse, libératrice, égalitaire ; il y travaille fort. Mais il doute.
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NOTES

1. J’adapte la formule « Du possible, sinon j’étouffe ! » de Deleuze (1983 : 163) qu’il attribue à
Kierkegaard.
2. J’utilise le substantif brute comme adjectif pour souligner les traits abrutissants et sans originalité de
certains rires. Il s’agit donc d’un humour « de brute », d’un humour tout simplement grossier associé
à une certaine violence.

3. Pour avoir une idée de la personnalité déroutante et provocatrice d’Andy Kaufman dans la vie de
tous les jours, il faut voir le film Man on the Moon que Milos Forman lui consacre en 1999.
Kaufman avait assurément un talent pour bouleverser de manières originales les conventions sociales
par l’humour.
4. Je préfère l’expression « viré fou » à celle de « devenu fou » (Laërce 1999 : 727).
5. Je reviendrai plus en détails sur Socrate dans les deux prochains chapitres.
6. Anne Archet écrit sur Twitter en 2022 : « Quand vous pensez à moi, est-ce que vous vous dites “Ah
oui ! L’humoriste qui écrit des livres… ?” Si oui, avez-vous une corde à me prêter pour que j’aille me
pendre ? »

7. À preuve : https://www.youtube.com/watch?v=6Pa7ErlBbYI.
8. Après avoir servi de bouc émissaire dans un spectacle de l’humoriste pendant trois ans en raison de
son handicap alors qu’il était encore enfant, Jérémy Gabriel et sa mère, Sylvie, ont emprunté le
chemin du tribunal pour obtenir une somme d’argent en dommages moraux et punitifs de la part de
Ward.

9. https://www.facebook.com/search/top/?q=CHristian%20Vanasse ; affichage du 2 février 2022.


10. Le numéro est visible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=pLBxckGzyBA.

11. En 2006, Deschamps confiait à Dominique Poirier à l’émission Le Point que, selon lui, les propos
aberrants de son personnage sur les personnes âgées étaient bien moins pires que ceux tenus par
certains gestionnaires très sérieux du domaine de la santé. https://ici.radio-
canada.ca/nouvelle/1722587/yvon-deschamps-humoriste-monologue-biographie-archives.
12. Voir : https://www.youtube.com/shorts/Fc7p1apKn2o.

13. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=fRwRTGFL0°A.


14. La loi 78 adoptée par le gouvernement libéral de l’époque limitait drastiquement le droit de
manifester en obligeant, par exemple, les organisateurs d’une manifestation de plus de dix personnes
à communiquer à la police au moins huit heures à l’avance leur itinéraire et la durée du
rassemblement.
15. Le mot d’esprit consiste ici à rappeler aux personnes et aux policiers opposés aux manifestations
que la vie des jeunes frappés par les forces de l’ordre est tout aussi importante que celle de leurs
propres enfants. Peut-être même que ceux-ci se trouvent parmi les gens qui prennent la rue
d’assaut. La formule est la même que celle des panneaux routiers qui invitent les automobilistes à
ralentir en zone résidentielle.
16. À noter que des manifestations nocturnes pour défier de front la loi spéciale ont continué pendant la
période des casseroles et ont été violemment réprimées. Les casseroles n’empêchaient pas les
arrestations, les amendes, ni les affrontements plus rudes.
17. Pour plus de détails sur la reproduction des normes patriarcales dans le fonctionnement interne de la
CLASSE et de l’ASSÉ ainsi que sur les pratiques égalitaires du Comité femmes GGI, voir Marie-
Ève Surprenant et Mylène Bigaouette (dir.), Les femmes changent la lutte : au cœur du printemps
québécois, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 2013.
18. Surnom affectueux qu’il me donne depuis la fois où il a surpris le docte philosophe que je pense être
en train de vomir un gyros dans une ruelle en plein après-midi, derrière un bar où nous nous rendions
après nos matchs de hockey cosom. Je dois avouer qu’en plus du sport en matinée, une soirée bien
arrosée la veille n’avait pas aidé la digestion.
19. L’ironie chez Kierkegaard joue aussi un rôle important : elle constitue le point de passage entre les
stades esthétique et éthique. Je n’aborderai pas la conception kierkegaardienne de l’ironie en détail
dans ce chapitre puisqu’elle s’inspire de la posture de Socrate que j’ai abordée précédemment. Je
préciserais quand même que l’ironie chez Kierkegaard permet de commencer à penser par soi-
même et à concevoir l’importance de la vie collective – donc dépasser le stade esthétique – sans
encore s’engager concrètement dans la société.
20. La Banque Nationale est l’un des principaux partenaires de la Fondation Martin-Matte.

21. Une farce est une pièce comique où l’on se moque généralement des mœurs d’une époque donnée.
Ainsi, une farce déforme la représentation habituelle de la réalité pour la faire voir sous un angle
inédit. Notons aussi que farce, en latin, se dit « posse » et désigne une capacité, une habileté, une
possibilité.
22. Ce qui n’a pas toujours été le cas : Guillaume Wagner faisait de l’humour brute très conventionnel
au début de sa carrière. Je conseille la lecture de l’excellent mémoire de maîtrise de Sophie-Anne
Morency, Rira bien qui rira le dernier : un backlash contre les critiques de la culture
humoristique sexiste, qui parle des débuts de la carrière de Wagner qui s’enlignait alors sur Mike
Ward et Jean-François Mercier. Dans son premier spectacle intitulé Cinglant !, Wagner faisait des
blagues grossophobes et misogynes au nom de la « liberté d’expression ». Il s’agissait, disait-il, d’une
technique pour faire fuir les « matantes » (Morency 2021 : 130). Dans sa recherche, Sophie-Anne
Morency s’attarde particulièrement à la polémique entourant la blague sexuellement dégradante de
Wagner à propos de la chanteuse Marie-Élaine Thibert. Morency analyse aussi la polémique
provoquée par Jean-François Mercier lorsqu’il a publié sur Facebook en 2015 une blague raciste
encourageant la culture du viol. En lisant Morency, on apprend que Wagner, malgré certaines
résistances, a fini par retirer de son spectacle la blague sur Marie-Élaine Thibert et a admis le
caractère machiste de son humour dans Cinglant ! Mercier, quant à lui, a défendu obstinément sa
blague sans concéder le moindre crédit à la critique.
23. Philippe Sergeant évoque par cette expression le mouvement perpétuel dans lequel s’insère toujours
la différence ou le jeu des différences.
24. L’humour, chez Beckett, est indéfinissable. Il diffère de manière significative de tout ce à quoi nous
sommes habitués lorsqu’on pense à l’humour ou à ce qui peut nous faire rire. Il pousse l’absurde
jusqu’à l’extrême dans une forme poétique unique.
25. Cette situation se répète aux pages 43 et 80.
26. Un grand merci à mon directeur de thèse, Iain Macdonald, pour m’avoir guidé vers cette référence
et cette réflexion.
27. Cela dit, à mon sens, le meilleur macaroni au monde était celui de ma grand-mère, préparé avec des
oignons coupés grossièrement et de la soupe Campbell aux tomates. La recette est simple, mais je
n’ai jamais réussi à en reproduire le goût délicieux.
28. Les Femmelettes, groupe fondé par Marie Christine Pilotte, se sont produites de 2013 à 2018 avec
des alignements qui différaient au gré des années.
29. https://www.espacelarisee.com/.
30. Cette traduction approximative vient de Robert Escarpit (29).
31. À côté de son travail d’humoriste et de porte-parole pour Meubles RD et Helight Canada
(compagnie controversée qui vend des lumières rouges pour induire le sommeil), Jérémy Demay
écrit, sans ironie aucune, des livres de croissance personnelle. Il a également participé à un TEDx
Talks pour nous apprendre, à la manière d’un coach de vie, comment nous libérer de nos
« programmations mentales » et enfin trouver le bonheur.
32. J’ai également utilisé ces entrevues pour rédiger un chapitre dans un ouvrage collectif sur
l’antiféminisme dirigé par Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (Cotte 2015 : 55-73).

33. J’utiliserai des pseudonymes pour préserver l’anonymat des répondantes.


34. Pour pousser la réflexion sur les moyens que les hommes peuvent se donner pour être plus
cohérents en tant que proféministes, voir le Petit guide du « disempowerment » pour hommes
proféministes de Francis Dupuis-Déri (Dupuis-Déri 2014).

35. Ces mots sont de l’épouse de Rémi Savard, Marie Léger, et de son fils François Léger-Savard. Leur
témoignage complet, initialement publié sur Facebook à la suite du décès de l’anthropologue au mois
de décembre 2019, est disponible dans la revue Recherches autochtones au Québec — auparavant
Recherches amérindiennes au Québec (2019).
36. La terminologie a changé depuis les années 1970. Il faut maintenant employer le terme
« Autochtone », qui englobe les Premières Nations, les Métis et les Inuits habitant le territoire que
nous appelons aujourd’hui le Canada (Swiftwolfe). À l’époque, Savard utilisait le mot « Indien » avec
amour, respect et admiration pour ses amis « autochtones » qui utilisaient eux aussi ce terme pour
s’auto-identifier.
37. Je tiens à remercier beaucoup Virginie Fortin de m’avoir permis de consulter les textes de ses
spectacles.
38. Il s’agit d’une des femmes que j’ai interviewées en 2010.
39. Donald Trump était à la Maison-Blanche à l’époque de la tournée de son spectacle.

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