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Diakaridia KONÉ Actes du colloque

DOUCEURS DU BERCAIL D’AMINATA SOW FALL ET


LE VENTRE DE L’ATLANTIQUE DE FATOU DIOME :
SIGNALEMENTS D’UN DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE ET SOCIAL ENDOGÈNE POUR
PANSER L’IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE

Diakaridia KONÉ
Maître de Conférences
Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)
konedjakson@gmail.com

Résumé : La notion de développement, qui reste avant tout un


phénomène dynamique, a toujours été au cœur des préoccupations
de la littérature en général et du roman en particulier. En effet, les
personnages, autant qu’ils sont tous, veulent « améliorer » leur
condition de vie. De fait, l’essence interrogative de ce genre
littérature, dans son rapport avec le bonheur permanent de
l’humain, induit un esprit créatif qui permet à la fiction de faire
sens. Cet imaginaire semble alors s’affirmer comme un monde
possible contribuant à faire émerger une idée nouvelle du
développement. En se servant du parcours migratoire de certains
de leurs personnages romanesques en proie au doute et aux
incertitudes du lendemain dans leur pays d’accueil, Fatou Diome
dans Le Ventre de l’Atlantique et Aminata Sow Fall dans Douceurs du
bercail proposent leur propre réponse à ce phénomène des temps
nouveaux, à savoir rester sur place pour envisager une nouvelle
perspective d’avenir, non pas avec les ressources de l’ailleurs, mais
bien avec celles du continent. L’idée de cette contribution étant de
montrer que le développement reste avant tout lié à des facteurs
endogènes.

Mots-clés : Développement, Littérature, Migration, Monde pos-


sible, Roman.

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Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
Actes du colloque Diome : signalements d’un développement économique et social endogène

Douceurs du bercail from Aminata Sow Fall and Le


Ventre de l’Atlantique by Fatou Diome : reports of an
endogenous economic and social development to heal
irregular immigration

Abstract: The notion of development, which remains above all a


dynamic phenomenon, has always been at the heart of the concerns
of literature in general and the novel in particular. Whether in the
novel, the theater or in poetry, the characters, as much as they are
all, want to "improve" their living conditions. In fact, the
interrogative essence of literature in its relationship with the
permanent happiness of humans induces a creative spirit that
allows fiction or literary imagination to make sense. This
imaginary then seems to assert itself as a possible world
contributing to the emergence of a new idea of development. Using
the migratory journey of some of their romantic characters plagued
by doubt and the uncertainties of tomorrow in their host country,
Fatou Diome in Le Ventre de l'Atlantique and Aminata Sow Fall in
Douceurs du bercail offer their own response to this phenomenon of
new times, namely staying on the spot to consider a new
perspective not to resources from elsewhere but this time to those
of the continent. The idea of this contribution is to show that
development remains above all linked to endogenous factors.

Keywords: Development, Literature, Migration, Novel, Possible


world

Introduction
L’impensé de cet article qui re-questionne l’utilité des
sciences humaines dans la dynamique de la transformation
structurelle et qualitative de la société engendre ces
interrogations dont la pertinence s’observe dans la centralité
même de la littérature, contrairement aux sciences dites
’’exactes’’ telles que les mathématiques, la physique, la

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chimie, la biologie…l’on parlera donc du rôle et de la


responsabilité de la littérature en général et du roman en
particulier en montrant comment des écrivaines telles que F.
Diome (2003) dans Le Ventre de l’Atlantique et A. Sow Fall
(1998) dans Douceurs du Bercail font de leurs récits des lieux
de propositions en vue d’un développement durable de leur
continent.
Mais avant, que peut la littérature face aux défis du
développement auxquels le continent africain reste
confronté ? Quelles pistes de solutions le roman africain
propose-t-il à l’effet de panser les migrations irrégulières ?
Á partir d’une perspective principalement sociocritique,
l’on montrera alors, dès l’entame du propos, que le
phénomène de l’immigration, devenu aujourd’hui un effet
d’époque, relève en réalité d’un paradoxe improductif. Dans
la deuxième partie de l’analyse, il s’agira alors d’envisager
un glissement symbolique de l’Afrique à partir de l’Europe
en montrant que le migrant désemparé répond ainsi
favorablement à l’appel de sa terre natale. De là à dire que
Le Ventre de l’Atlantique et Douceurs du Bercail sont des
signaux discursifs pour panser l’immigration irrégulière et
envisager le développement réel du continent, il n’y a qu’un
pas que l’on tentera de franchir dans la troisième et dernière
partie de l’analyse.
1. L’immigration : le paradoxe d’un phénomène impro-
ductif
Dans un propos à fort relents de regrets, P. S. Diop (2007,
p. 12) décrit en ces termes la situation de l’exilé africain en
France, dans le roman africain :
Les personnages de ces romans sont exilés dans des confins
dont ils semblent totalement incapables de revenir : ban-
lieues sordides, chambres de bonnes insalubres, métiers
harassants aux salaires dérisoires, loisirs inexistants. Autant

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Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
Actes du colloque Diome : signalements d’un développement économique et social endogène

de lieux ou de conditions concentrationnaires d’où ils


rêvent d’une existence normale, dont ils se sentent irrémé-
diablement exclus.
Le Ventre de l’Atlantique expose, de fait, une acception
négative de l’immigration sur l’espace français. D’un bout à
l’autre du roman, la principale protagoniste de Fatou Diome,
Salie, est dans une situation de disjonction totale par rapport
à ce nouvel environnement. Lieu de solitude, de claus-
tration, d’inconfort, de dur labeur et de racisme aussi, Paris
offre une topographie et une toposémie de l’incertitude et de
l’impasse :
J’avais débarqué à Paris dans les bagages de mon mari, tout
comme j’aurais pu atterrir avec lui dans la toundra
sibérienne. Mais une fois chez lui, ma peau ombragea
l’idylle – les siens ne voulant que Blanche-Neige – les noces
furent éphémères et la galère tenace. (F. Diome, 2003, pp.
37-38)
Ainsi, alors qu’elle croyait sortir d’une tension ancienne
(l’Afrique), Salie se retrouve face à une tension nouvelle (la
France). Confrontée à la dure réalité de l’immigration et du
vécu français, elle finit avec d’autres personnages par
assimiler cet espace à un enfer :
Clandestins, sans diplôme ni qualification, vous risquez de
galérer longtemps, si toutefois vous avez la chance de ne
pas vous faire cueillir par la police prête à vous étouffer
dans un charter. (F. Diome, 2003, p. 203)

Cette déconstruction de l’Ailleurs, à travers les


figurations des turpitudes de l’histoire des immigrés,
maintient la grande majorité d’entre eux dans l’illusion
existentielle. Ils vivent une espèce de cauchemar. Leur rêve
de départ s’étant volatilisé, ils décident pour certains, de
servir d’exemples aux autres et freiner les velléités de départ
de ceux-là. Ndétare, s’inspirant de l’échec de Moussa,

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adresse alors cet avertissement à fort relents dissuasif, aux


jeunes insulaires : « Méfiez-vous, petits […] n’écoutez pas les
sornettes [qu’on] vous raconte…La France, ce n’est pas le
paradis. Ne vous laissez pas prendre dans les filets de
l’émigration » (p. 114).
L’ancien directeur de l’école primaire de Salie rend ainsi
compte de la désillusion consécutive au phénomène
migratoire. Tout comme chez ce personnage, A. Diop, dans
Douceurs du bercail, emploie le mot « mirage » pour désigner
le même phénomène : « - […] ne fuyez pas. Au bout de
l’aventure, il n’y a que le mirage » (A. Sow Fall, 1998, p. 53).
La France n’offre donc plus rien d’attrayant aux immigrés
africains qui y vont. Cette atmosphère de désespoir déploie
un univers funeste et engloutissant, voire dévorant, que le
titre du roman de Fatou Diome laisse entrevoir : le ventre de
l’atlantique. Dans ce pays rêvé, les droits élémentaires à la
vie et à l’obtention d’un toit décent sont constamment
bafoués :
Et cette nuit, en plein hiver, les locataires avaient été
réveillés par la tirade stridente et ininterrompue d’une
alarme. Affolant ! Sauve-qui-peut général ! […] Pour voir
aussitôt après ce constat plutôt rassurant « O Mon Dieu ! »
des policiers postés le long des couloirs à chaque issue, et
entendre la sentence sans appel : « Evacuez ! Evacuez ! ». Ils
avaient évacué, sans armes ni bagages ; juste le manteau, les
bottes, la couverture, la cagoule et l’attaché-case pour
certains. (1998, p. 129)
Dans Douceurs du bercail, Dianor dit de cet espace qu’il est
« infernal » (A. Sow Fall, 1998, p. 129). Séga fait la même
remarque au point d’en être extrêmement révolté :
[…] ils sont racistes et nous méprisent et osent nous parquer
ici comme du bétail avant de nous embarquer dans des
convois de la honte. Est-ce un crime d’aller vers là où pointe
l’espoir… ? N’avons-nous pas le droit d’exister ! …Est-ce un

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Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
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destin de se voir chassé, traqué, écrasé comme nous le


sommes à présent ! (1998, p. 130).

Deux types de paradoxes sont liés à cet état de fait. Le


premier indique le grand écart qui existe entre le rêve de
l’immigré et la réalité miséreuse de celui-ci une fois qu’il a
franchi les portes de l’Ailleurs. Là, il découvre l’implacable
réalité de l’aventure européenne faite de désillusion et
d’amertume. Le second paradoxe, lui, naît de ce que ceux qui
en reviennent sont souvent plus misérables qu’ils ne l’étaient
avant leur départ. C’est ainsi que Moussa, rapatrié
honteusement de Paris, a dû rentrer au pays, « laissant dans
sa cellule ses rêves d’embourgeoisement, enrichi seulement
d’une force de méditation, d’un amour fou pour les
araignées et d’une image de la France jamais vue sur les
cartes postales » (2003, p. 109).
Toutes ces turpitudes de l’immigration en même temps
qu’elles contredisent l’idée de paradis relative à l’Europe,
semblent maintenir l’illusion et le paradoxe inhérents à
l’Ailleurs ; ce qui donne tout le sens au mythe qu’il alimente :
[...] Mais pour tous ici, la France, l’Eldorado, représentait
aussi la plus lointaine destination de toutes les escapades et
figurait une sorte de lieu mythique de la perdition, le refuge
des Pitia-môme-Bopame, les oiseaux libres, envolés de toutes
parts (2003, pp. 155-156).
Les notions de ’’village planétaire’’, de ’’globalisation’’
proclamées dans les discours officiels deviennent, dès lors,
de vains slogans dans la mesure où les cartes de séjour que
la France impose à ses immigrants sont les symboles de cette
nouvelle ségrégation géo-raciale.
Cette perception déshumanisante de l’Ailleurs
transforme les rêves des immigrés en cauchemar quand
l’étau de l’étranger se resserre autour d’eux. Ils sont pris
entre le marteau du rêve occidental et l’enclume de la triste

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réalité. La migration a donc désespéré et engloutit l’illusion


du paradis français du sujet africain. Que faire face à une
telle situation ? Asta, semble avoir trouvé la réponse : il faut
retourner au bercail. La terre ancestrale acquiert alors une
forte charge symbolique, et, ce que le Martiniquais Edouard
Glissant nomme ’’la pulsion du retour’’, (1981, p. 102)
s’amplifie.
2. La charge symbolique de l’Afrique versus l’Europe :
le migrant face aux défis du développement de sa
terre ancestrale
La charge symbolique des substantifs « bercail » ou
« terre » (A. Sow Fall, 1998, p. 252) dans Douceurs du bercail
et « pays » ou « là-bas » pour désigner l’Afrique à partir de
l’Europe dans Le Ventre de l’Atlantique est lourde de sens. En
effet, le triste constat est que tous ceux qui vivent en Europe
sont déçus par la réalité que cet univers jadis rêvé offre au
quotidien. Certains parmi eux décident courageusement
d’entreprendre le voyage retour en Afrique comme un signe
de re-espoir.
Ce sont d’ailleurs les motivations profondes de ce retour
qui confèrent une charge symbolique à l’Afrique. Le
continent est dès lors saisi comme une terre à « mettre en
valeur » (1998, p. 188). Ici, la focalisation sur la terre peut se
comprendre à la fois au sens figuré comme au sens propre.
La notion désigne à la fois un espace affectif et un objet
matériel qu’il importe de valoriser pour le bonheur de
l’homme africain. C’est même cette dernière désignation qui
la rattache au nom de baptême qu’Asta Diop lui attribue :
« Naatangué1 » (A. Sow Fall, 1998, p. 197) : « […] - lorsque

1« Naatangué » est un substantif woolof pour désigner les notions de bonheur,


abondance et paix que procure la terre nourricière. Il désigne aussi un vaste
projet de développement agricole qui cible les populations vulnérables dont
notamment les jeunes de la région de Diourbel au Sénégal. L’action vise à
moderniser les exploitations agricoles ciblées à travers une maitrise de

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Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
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nous fêterons notre première moisson, Inchallah, sur cette


terre que tu as baptisée Naatangué ». Anne en est admirative
au point de vouloir y revenir avec son époux :
Je reviendrai avec Didier pour lui faire découvrir ce qu’il y
a de sublime chez vous : cette chaleur venue du cœur, cette
manière de sentir l’autre, de le respecter, de le soutenir
moralement, ces gestes, ces paroles, ces rires francs, ces
bonheurs qui sauvent de la désolation d’un monde de
détresse où grondent la misère et l’angoisse (1998, p. 198)
Là se lit tout le potentiel humain et économique dont
l’Afrique regorge. Ce continent est une terre d’humanité et
de progrès. Il ne devrait rien envier aux autres. Avec
beaucoup de volonté et de détermination, l’on peut y faire
fortune et impulser le développement. Á Naatangué, Asta et
ses amis veulent : « […] régénérer tout ce qui pousse ici et
implanter d’autres cultures, d’autres espèces pour enrichir
le site. [Elles ont] aussi prévu des activités comme la poterie
et la teinture » (A. Sow Fall, 1998, pp. 205-206).
Á travers un titre quasi-lyrique, Aminata Sow Fall
propose une vision nouvelle de l’Afrique aux Africains, à
savoir celle d’un continent plein d’avenir et d’espoir. Le
désespoir, force de l’impossible qui suscite l’envie de partir,
devrait donc se transformer en espoir et entretenir le rêve
d’un ici prometteur. La romancière use même de
propositions concrètes pour inciter les jeunes africains à
rester sur place : « -Je pense que les Africains ne s’en
sortiront jamais, tant qu’ils continueront à croire que c’est
aux autres de leur offrir les moyens de leur développement »
(A. Sow Fall, 1998, p. 159).
Ailleurs dans Le Ventre de l’Atlantique, Salie en est aussi
convaincue. C’est pourquoi, avec beaucoup de peine certes,

l’irrigation et aménagements des aires agricoles. Il assure également aux


agriculteurs installés dans les fermes un service de conseil agricole complet et
efficace pour une mise en valeur diversifiée et intégrée des fermes.

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elle parvient à mettre fin aux velléités de départ de son frère


Madické pour la France. Ce dernier, désormais conscient de
sa part de responsabilité en tant que jeune sénégalais dans le
développement de son pays, accepte de rester sur l’île de
Niodor pour entreprendre un commerce qui commence
d’ailleurs à bien marcher : « -J’ai beaucoup de travail à la
boutique, il faut sans cesse renouveler le stock ; je crois que
je vais l’agrandir, elle marche très bien » (F. Diome, 2003, p.
251).
On notera ainsi que les velléités de départ de Madické
pour la France se sont estompées. L’Afrique n’est plus
perçue comme un continent ’’maudit’’ n’offrant aucune
possibilité de développement à sa jeunesse. Mais, bien plus,
il faut plutôt désormais la saisir à un autre degré et en faire
un vaste champ d’exploitation et d’exploration socioéco-
nomique.
De fait, le retour au bercail entérine la fin de la marche, le
meurtre symbolique de l’Ailleurs au profit de la
revalorisation d’un ici autrefois rejeté. Ainsi, dans une
certaine mesure, les récits font corps avec la démarche des
négritudiens, celle qui consiste à inviter les lamantins à
retourner à leur source. Ils entrent alors, dans une vision
plus large, le schéma narratif de la recherche prométhéenne
de la connaissance, pour redonner de l’espoir et relancer le
développement de la terre ancestrale.

3. Deux récits pour panser l’immigration irrégulière et


redonner de l’espoir à l’Afrique
Douceurs du bercail et Le Ventre de l’Atlantique sont des
prises de position claire qui n’accordent aucun compromis
aux velléités d’immigration. Rester est la seule solution qu’il
faut pour amorcer un développement réel et durable du
continent.

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Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall et Le Ventre de l’Atlantique de Fatou
Actes du colloque Diome : signalements d’un développement économique et social endogène

Dans Douceurs du bercail, c’est la volonté pressante d’Asta


de rentrer en Afrique qui fait de ce roman un récit de
l’espoir. L’amour démesuré pour la terre de ses ancêtres
semble prendre le pas sur toutes les autres considérations.
La richesse du sol africain entretient le rêve d’un ici
salvateur. La romancière use de métaphores et d’hyperboles
pour valoriser son terroir dans toutes ses composantes :
« Douceurs du bercail », « Saint-Louis ville de beauté et de
téranga » (A. Sow Fall, 1998, p. 153), « Le soleil étale sa
somptuosité sur la bourgade paisible » (A. Sow Fall, 1998, p.
192), « les yeux sont fixés sur la vaste étendue de terre
déployée comme un tapis multicolore avec des teintes
noires, ocres, grisâtres ou dorées » (A. Sow Fall, 1998, p. 193).
Face à une telle « terre qui cache tant de merveille en son
sein… » (A. Sow Fall, 1998, p. 200). Asta et ses amis ne
peuvent qu’éprouver un sentiment d’extrême fierté et
s’exclamer en ces termes : « C’est beau » (A. Sow Fall, 1998,
p. 193). Le roman tout entier est un appel à l’amour de la
patrie, tel que mentionné d’ailleurs dans la quatrième de
couverture :
Aimons notre terre ; nous l’arroserons de notre sueur et la
creuserons de toutes nos forces, avec courage. La lumière
de notre espérance nous guidera, nous récolterons et
bâtirons. Alors seulement nous pourrons emprunter les
routes du ciel, de la terre et de l’eau sans être chassés
comme des parias. Nous ne serons plus des voyageurs sans
bagages. Nos mains calleuses en rencontreront d’autres en
de chaudes poignées de respect et de dignité partagée. (Fall,
1998, Quatrième de couverture)
Ailleurs dans Le Ventre de l’Atlantique, le « Qui te parle de
partir ? […] moi, ça ne m’intéresse plus » (F. Diome, 2003, p.
251) tenu par Madické à sa sœur vers la fin du roman
ressemble à une décision ferme, irrévocable et s’étale comme
une prégnance de l’idée de rester en Afrique pour jouer

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pleinement sa part de responsabilité en tant que jeune


Africain dans le développement de son continent.
Douceurs du bercail et Le Ventre de l’Atlantique sont donc
tous deux des romans de l’espoir. Rester est la seule solution
car, comme le révèle Madické, « il y a plein de choses à faire
ici » (F. Diome, 2003, p. 252) et personne d’autre ne le fera à
leur place. Asta et Madické déploient l’argument du courage
et de l’audace dans ces deux récits dont les épilogues sont
des hymnes à l’espérance en une Afrique conquérante et
digne. Risquer la traversée dans « le ventre de l’Atlantique »,
c’est nier à tort les douceurs du bercail. On peut en mourir
ou, pour les plus chanceux, être rapatrié honteusement dans
des vols charters comme cela a été le cas pour Asta Diop et
Moussa.
L’effet massif de l’attachement, de l’affection et du
rééquilibrage mental résultant du retour sur leur terre natale
ainsi que la possibilité pour eux de se réaliser paisiblement
en Afrique représentent des facteurs qui devraient amener
la jeunesse africaine à faire le bon choix, celui de la raison.
Symbole parfait de cette prise de responsabilité, Asta Diop
est la forme la plus grammaticale de l’attachement d’une
immigrée africaine à son continent, comme l’indique
d’ailleurs cette phrase : « Moi, s’ils m’expulsaient, je ne
reviendrais plus » (A. Sow Fall, 1998, p. 8).
Le développement de l’Afrique n’est donc plus l’affaire
des autres. Mais bien plus, il incombe d’abord et avant tout
aux fils et aux filles d’Afrique. Dans une brillante
communication intitulée « Drame de l’immigration : la
responsabilité africaine et l’hégémonie africaine » tenue le 26
juillet 2015 à Berlin en Allemagne, Fatou Diome proposait
d’ailleurs sa réponse aux problèmes de l’immigration
massive des Africains vers l’Europe :
L’Afrique ne doit pas tout attendre de l’Europe. Moi, j’en ai
assez quand je parle avec des Africains qui disent :

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’’L’Afrique doit nous aider ! ’’L’Afrique doit nous aider !


C’est comme si je suis dans la maison de mon père et je dis
que le voisin doit me nourrir. Je sais bien qu’il y a des torts
que nous devons reprocher à l’Europe. Mais trois siècles de
domination ne changeront pas notre destin. Donc, chercher
un coupable extérieur ne changera pas notre destin. […] On
ne peut pas uniquement les accuser mais on peut aussi
prendre un exemple sur eux. (2015, 14 mn 23 s)
Ainsi, les enjeux de la globalisation soumettent-ils le sujet
africain à un nouveau contrat social qui nécessite beaucoup
plus de responsabilité de la part de celui-ci. En somme, avec
les écritures de Fatou Diome et d’Aminata Sow Fall,
l’Afrique post-indépendante devra se défaire des fêlures du
fait colonial et réécrire sa propre histoire, avec ses propres
moyens, car pour Diome :
Le corolaire de l’indépendance, c’est la responsabilité.
Donc, de deux choses l’une. Ou on est indépendant donc on
revendique notre destin, ça veut dire qu’on a une
responsabilité, ou on dit que c’est toujours la faute des
autres ça veut dire que nous sommes des moutons. Moi, je
ne suis pas un mouton ! Donc, la mentalité victimaire, je
n’en veux pas. Pour moi, parler des responsabilités de
l’Afrique, c’est chercher des perspectives. […] Les pays
africains doivent encourager les échanges entre eux. On
pourrait aussi développer l’agriculture. (2015, 36 mn 36 s).
Ainsi, l’une des nombreuses options qui s’offrent aux
Africains pour développer leur continent, en dehors de tout
apport exogène, est la valorisation de leur potentiel humain
et économique. Là se justifie aussi l’un des enjeux des
écritures migrantes de ces deux romancières africaines.

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Conclusion

Fatou Diome et Aminata Sow Fall proposent un modèle


de développement qui s’adosse avant tout au vaste potentiel
économique et social du continent africain. Profondément
ancrées dans le réel, les œuvres de ces écrivaines font sens
car axées sur un imaginaire, celui de la problématique de
l’immigration, qui fait aujourd’hui beaucoup débat. L’on en
arrive alors à la question de la responsabilité des écrivaines
dans le processus de développement de leurs États. Une telle
prise de conscience de leur rôle cadre forcement avec les
configurations narratives et discursives qui traversent les
deux romans analysés. Dès lors, les personnages, bien qu’ils
soient en mouvement ou qu’ils souhaitent l’être, n’oublient
pas qu’ils appartiennent à une terre envers laquelle ils ont
des droits et surtout des devoirs.

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