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BEAUMARCHAIS BAC

2020
Le
Mariage
de
Figaro PARCOURS
: LA
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DU
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1778
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BEAUMARCHAIS

Le Mariage
de Figaro
DOSSIER DE
SOPHIE DOUDET

LYCÉE
Sophie Doudet est agrégée de lettres modernes.

© Éditions Gallimard, 2019, pour le dossier.

Couverture : Le Mariage de Figaro, Comédie-Française, Paris, 2007.


Mise en scène : Christophe Rauck, rideau : Olivier Debré © Adagp, Paris, 2019.
Avec Laurent Stocker et Anne Kessler. Photo © Pascal Victor/ArtComPress.
Sommaire

Pourquoi lire Le Mariage de Figaro au xxie siècle ? 7

Le Mariage de Figaro 9

Préface 13
Acte I 47
Acte II 78
Acte III 124
Analyse : extrait de la scène 5 133
Commentaire : extrait de la scène 16 160
Acte IV 171
Acte V 197
Analyse : le monologue de Figaro, scène 3 204

Dossier 239

1. HISTOIRE LITTÉRAIRE — LA COMÉDIE


AU SIÈCLE DES LUMIÈRES 240
1. Une intense vie théâtrale 241
1. Variété des scènes théâtrales 241
2. L’engouement pour le théâtre 241
3. Un nouvel espace de jeu 242
2. La comédie conquérante 242
1. La tradition de la comédie 242
2. Les évolutions du xviiie siècle 243
3. Les tenants du renouvellement 244
3. La révolution dramaturgique de Beaumarchais 246
1. Intensifier les effets 246
2. La franche gaîté et la tentation du sérieux 246
2. BEAUMARCHAIS ET SON TEMPS 248

3. PRÉSENTATION DU MARIAGE DE FIGARO 252


1. La genèse du Mariage de Figaro 253
1. Emprunts et modifications stratégiques 253
2. Le principe de l’économie 254
2. Une comédie révolutionnaire : oser et transgresser 255
1. Ébranler l’État et inverser les hiérarchies 256
2. Les armes de l’esprit et du langage 256
3. La confusion des sentiments 257
1. Plaisir ou amour ? 258
2. Aimer le désir 258

4. LES MOTS IMPORTANTS DU MARIAGE DE FIGARO 260


Badinage / Libertinage 260
1. Le sens et la nuance 260
2. En arrière-plan 260
3. Les mots en contexte 261
Hasard / Mérite 262
1. Le sens et la nuance 262
2. En arrière-plan 262
3. Les mots en contexte 263
Folie 264
1. Le sens et la nuance 264
2. En arrière-plan 264
3. Les mots en contexte 265
Méchant 265
1. Le sens et la nuance 265
2. En arrière-plan 265
3. Les mots en contexte 266

5. LA GRAMMAIRE 267
1. Les propositions subordonnées conjonctives
circonstancielles 267
1. Construire la connaissance grammaticale 267
2. La grammaire pour lire 269
3. La grammaire pour s’exprimer 269
2. L’interrogation 270
1. Construire la connaissance grammaticale 270
2. La grammaire pour lire 271
3. La grammaire pour s’exprimer 271
3. La négation 272
1. Construire la connaissance grammaticale 272
2. La grammaire pour lire 273
3. La grammaire pour s’exprimer 274

6. DISSERTATION 275

7. GROUPEMENT DE TEXTES : LA COMÉDIE DU VALET 281


• Molière Dom Juan 282
• Molière Les Fourberies de Scapin 285
• Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard 288
• Bertolt Brecht Maître Puntila et son valet Matti 290

8. EXERCICES D’APPROPRIATION 294


1. L’art de la scène 294
2. Les personnages 294
3. Écrits d’invention 294
4. Du livre à l’opéra 295
5. Lecture cursive 295
Pourquoi lire
Le Mariage de Figaro
au xxie siècle ?
Parce que, tout d’abord, cette pièce est celle de tous les records : deux
heures de spectacle, cinq actes dont le deuxième dure à lui seul près
de 45 minutes ; le plus long, si ce n’est le plus fameux, monologue de
l’histoire du théâtre français ; 92 scènes et 1 600 répliques dont l’une
des plus célèbres (« Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flat-
teur ») est devenue la devise d’un grand quotidien justement nommé
Le Figaro ; un triomphe enfin, dès la première du 27 avril 1784, suivie
de 68 représentations en quelques mois à peine, avec à la clé une
importante recette de un demi-million, en partie utilisée pour créer un
fonds d’aide aux mères et aux nourrices pauvres. À ces chiffres s’ajoute
une illustre et sulfureuse réputation politique : jouée cinq ans avant
la Révolution française, la pièce l’aurait annoncée, voire provoquée.
Conscient de la dimension provocatrice de l’œuvre, jugée indécente
pour la Comédie-Française, Louis XVI, conseillé dans ce sens, a ainsi
commencé par en interdire prudemment la représentation. En vain.
Et quelques années plus tard, Napoléon aura beau jeu de déclarer :
« Le Mariage de Figaro, c’est déjà la révolution en action. » Quand le
théâtre change le monde…
Provocatrice, la pièce de Beaumarchais l’est certes par ce « renver-
sement de fond en comble » de l’Ancien Régime qu’elle suggère et
suscitera peut-être, mais également par son incroyable actualité. Sa
dénonciation vigoureuse des privilèges de la naissance et de l’arbitraire
des hiérarchies sociales du xviiie siècle trouve un puissant écho dans
notre société contemporaine, certes démocratique mais minée par
les inégalités sociales et économiques. Son refus de la censure et sa
critique de la société de cour reposant exclusivement sur les appa-
rences regardent vers nos doutes sur les éventuelles limites de la liberté
d’expression dans une société devenue celle du divertissement et du
spectacle. Les revendications égalitaires de Marceline, les résistances
de Suzanne au harcèlement sexuel du comte, toutes les solidarités
des femmes dans la pièce préfigurent les combats féministes de notre
époque. Quant à la confusion amoureuse que déclenche le jeune et
androgyne Chérubin, elle annonce un « trouble dans le genre » tout
aussi moderne.
Moderne, Le Mariage de Figaro l’est enfin et surtout par son extraor-
dinaire dynamisme théâtral : comme le personnage de Figaro, la pièce
est un « soleil tournant qui brûle tout », comédie et drame tout à la
fois. Mêlant discours, tirades, mots d’esprit et cris, pantomime, danse
et chants, rire et pleurs, farce et satire… cette pièce tourbillonnante de
l’insolent Beaumarchais provoque, aujourd’hui comme autrefois, un
éblouissement permanent.

Appropriations : les attentes du lecteur

Qu’évoque pour vous le titre initial de la pièce : « La Folle Journée » ?


Comment le reliez-vous avec le genre de la comédie ?
Observez la liste des personnages de la pièce et proposez une explica-
tion de l’ordre d’apparition des cinq premiers. Qu’imaginez-vous de leur
rôle et de leur importance dans la pièce ?
La pièce date de 1784 : que savez-vous du siècle des Lumières ? À votre
avis, pourquoi avoir situé la pièce en Espagne ?
Lisez la préface et les indications scéniques préliminaires : ­comment
expliquer ces nombreuses précisions de la part de Beaumarchais ?
Essayez d’imaginer et de dessiner le plan de la scène pour chaque acte
à partir des indications fournies par l’auteur puis comparez vos plans
avec ceux proposés en annexe.
La Folle Journée
ou
Le Mariage de Figaro
Comédie en cinq actes,
en prose
En faveur du badinage,
Faites grâce à la raison.
Vaudeville de la pièce.
Préface
En écrivant cette préface, mon but n’est pas de rechercher oiseu-
sement1 si j’ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise ; il n’est
plus temps pour moi ; mais d’examiner scrupuleusement, et je le
dois toujours, si j’ai fait une œuvre blâmable.
Personne n’étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux
autres, si je me suis écarté d’un chemin trop battu, pour des raisons
qui m’ont paru solides, ira-t‑on me juger, comme l’ont fait MM. tels,
sur des règles qui ne sont pas les miennes ? imprimer puérilement que
je reporte l’art à son enfance, parce que j’entreprends de frayer un
nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule,
est d’amuser en instruisant ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Il y a souvent très loin du mal que l’on dit d’un ouvrage à celui
qu’on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune
reste enseveli dans le cœur, pendant que la bouche se venge en
blâmant presque tout le reste. De sorte qu’on peut regarder comme
un point établi au théâtre, qu’en fait de reproche à l’auteur, ce qui
nous affecte le plus est ce dont on parle le moins.
Il est peut-être utile de dévoiler aux yeux de tous ce double aspect
des comédies, et j’aurai fait encore un bon usage de la mienne, si
je parviens, en la scrutant, à fixer l’opinion publique sur ce qu’on
doit entendre par ces mots : Qu’est-ce que la décence théâtrale ?
À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d’affecter,
comme j’ai dit autre part2, l’hypocrisie de la décence auprès du
relâchement des mœurs, nous devenons des êtres nuls, incapables
de s’amuser et de juger de ce qui leur convient, faut-il le dire enfin ?
des bégueules rassasiées3 qui ne savent plus ce qu’elles veulent ni ce
qu’elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, bon ton,
bonne compagnie, toujours ajustés au niveau de chaque insipide cote-
rie et dont la latitude est si grande qu’on ne sait où ils commencent
et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de
tout autre le comique de notre nation.

1. Inutilement.
2. Dans la Lettre modérée sur la chute et la critique du « Barbier de Séville » qui sert de préface à
la comédie.
3. Expression familière et injurieuse : femmes dédaigneuses qui sont blasées.
13
Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots, décence
et bonnes mœurs, qui donnent un air si important, si supérieur que
nos jugeurs de comédies seraient désolés de n’avoir pas à les pro-
noncer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu près
ce qui garrotte le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup
mortel à la vigueur de l’intrigue, sans laquelle il n’y a pourtant que
du bel esprit à la glace et des comédies de quatre jours.
Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus
à se soustraire à la censure dramatique : on ne pourrait mettre au
théâtre Les Plaideurs de Racine, sans entendre aujourd’hui les Dan-
dins et les Brid’oisons1, même des gens plus éclairés, s’écrier qu’il
n’y a plus ni mœurs ni respect pour les magistrats.
On ne ferait point le Turcaret2, sans avoir à l’instant sur les bras
fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits-réunis, tailles, taillons,
le trop-plein, le trop-bu3, tous les impositeurs royaux. Il est vrai
qu’aujourd’hui Turcaret n’a plus de modèles. On l’offrirait sous
d’autres traits, l’obstacle resterait le même.
On ne jouerait point les fâcheux, les marquis, les emprunteurs de
Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne
et l’antique noblesse. Ses Femmes savantes irriteraient nos féminins
bureaux d’esprit4; mais quel calculateur peut évaluer la force et la
longueur du levier qu’il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu’au
théâtre l’œuvre sublime du Tartuffe ? Aussi l’auteur qui se compro-
met avec le public, pour l’amuser, ou pour l’instruire, au lieu d’intri-
guer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller5 dans des
incidents impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses
modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont
il ne connaissait aucun en composant son triste drame.
J’ai donc réfléchi que si quelque homme courageux ne secouait pas
toute cette poussière, bientôt l’ennui des pièces françaises porterait la
nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards,
1. Noms utilisés pour désigner comiquement des juges depuis François Rabelais (1494‑1553) qui
créa les personnages de Bridoye et Perrin Dandin.
2. Comédie d’Alain-René Lesage (1668‑1747) en 1709 qui représente un laquais devenu homme
d’affaires.
3. Différentes dénominations véritables d’impôts sauf le trop-plein qui semble placé là facétieu-
sement.
4. Expression qui était habituellement péjorative pour désigner une société où l’on s’occupe de
littérature.
5. Tourner d’un côté et de l’autre.
14
à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente
liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée,
où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses
mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres.
J’ai tenté d’être cet homme, et si je n’ai pas mis plus de talent à mes
ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.
J’ai pensé, je pense encore, qu’on n’obtient ni grand pathétique,
ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des
situations fortes et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale
dans le sujet qu’on veut traiter. L’auteur tragique, hardi dans ses
moyens, ose admettre le crime atroce : les conspirations, l’usurpa-
tion du trône, le meurtre, l’empoisonnement, l’inceste, dans Œdipe
et Phèdre ; le fratricide dans Vendôme ; le parricide dans Mahomet ;
le régicide dans Macbeth1, etc., etc. La comédie, moins audacieuse,
n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés
de nos mœurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur
l’avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare ? démas-
quer l’hypocrisie sans montrer, comme Orgon, dans le Tartuffe, un
abominable hypocrite épousant sa fille et convoitant sa femme ? un
homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier
de femmes galantes ? un joueur effréné, sans l’envelopper de fripons,
s’il ne l’est pas déjà lui-même ?
Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne
pas pour tels ; il n’est le patron d’aucun d’eux ; il est le peintre de
leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton,
le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? Quand
l’auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir
du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard ; sa moralité
est remplie ; s’il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apo-
logue ainsi : « Le renard s’en saisit, le dévore, mais le fromage était
empoisonné. » La fable est une comédie légère, et toute comédie
n’est qu’un long apologue ; leur différence est que dans la fable les
animaux ont de l’esprit, et que dans notre comédie les hommes sont
souvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes.

1. Tragédies de Voltaire (1694‑1778) (Œdipe, 1718 ; Adélaïde du Guesclin, 1734 ; Le Fanatisme


ou Mahomet, 1741), de Jean Racine (1639‑1699) (Phèdre, 1677) et de William Shakespeare
(1564‑1616) (Macbeth, 1605, certainement d’après son adaptation toute récente par Ducis en
1784).
15
Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne
à L’Avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette et l’in-
jurie en face, est-ce des vertus ou des vices qu’il tire sa moralité ?
Que lui importent ses fantômes ? c’est vous qu’il entend corriger.
Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires1 de son temps ne
manquèrent pas d’apprendre au bon public combien tout cela était
horrible ! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des
importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère
Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n’est
plus, en rappelant ainsi les faits :

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces


En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la Cour immolée au parterre2.

On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV qui fut


si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre
théâtre n’aurait pas un seul chef-d’œuvre de Molière, on voit ce
philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir
démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu’il était « un
libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en
homme » ; et cela s’imprimait avec approbation et privilège de
ce roi qui le protégeait : rien là-dessus n’est empiré.
Mais, parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des
mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on
au théâtre ? les travers et les ridicules ? cela vaut bien la peine
d’écrire ! ils sont chez nous comme les modes ; on ne s’en corrige
point, on en change.

1. Manière désobligeante de Beaumarchais pour désigner les journalistes.


2. Citation de l’« Épître VII », v. 23‑32. Beaumarchais a substitué dévots à bigots.
16
Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise
en mille formes sous le masque des mœurs dominantes ; leur arra-
cher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche
de l’homme qui se voue au théâtre. Soit qu’il moralise en riant,
soit qu’il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n’a pas
un autre devoir ; malheur à lui s’il s’en écarte. On ne peut corri-
ger les hommes qu’en les faisant voir tels qu’ils sont. La comédie
utile et véridique n’est point un éloge menteur, un vain discours
d’académie.
Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un
des plus nobles buts de l’art, avec la satire odieuse et personnelle :
l’avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites pro-
noncer au théâtre par l’homme juste, aigri de l’horrible abus des
bienfaits : « tous les hommes sont des ingrats » ; quoique chacun soit
bien près de penser comme lui, personne ne s’offensera. Ne pouvant
y avoir un ingrat sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même
établit une balance égale entre les bons et mauvais cœurs ; on le sent,
et cela console. Que si l’humoriste1 répond qu’« un bienfaiteur fait
cent ingrats », on répliquera justement qu’« il n’y a peut-être pas un
ingrat qui n’ait été plusieurs fois bienfaiteur » : cela console encore.
Et c’est ainsi qu’en généralisant, la critique la plus amère porte du
fruit sans nous blesser ; quand la satire personnelle, aussi stérile que
funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette
dernière, et je la crois un si punissable abus que j’ai plusieurs fois
d’office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le
théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en
droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales et mal-
heureusement trop communes qui mettent leur bassesse à l’enchère.
N’ont-ils donc pas assez, ces grands, des mille et un feuillistes2,
faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en
choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque ? On tolère un si
léger mal parce qu’il est sans conséquence et que la vermine éphé-
mère démange un instant et périt ; mais le théâtre est un géant qui
blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups
pour les abus et pour les maux publics.

1. Homme qui a de l’humeur, difficile à vivre.


2. Façon désobligeante de Beaumarchais pour désigner les journalistes.
17
Ce n’est donc ni le vice ni les incidents qu’il amène qui font
l’indécence théâtrale ; mais le défaut de leçons et de moralité. Si
l’auteur, ou faible ou timide, n’ose en tirer de son sujet, voilà ce qui
rend sa pièce équivoque ou vicieuse.
Lorsque je mis Eugénie1 au théâtre (et il faut bien que je me cite,
puisque c’est toujours moi qu’on attaque), lorsque je mis Eugénie au
théâtre, tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient des flammes dans
les foyers sur ce que j’avais osé montrer un seigneur libertin habillant
ses valets en prêtres et feignant d’épouser une jeune personne qui
paraît enceinte au théâtre2, sans avoir été mariée.
Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins
le plus moral des drames, constamment jouée sur tous les théâtres
et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que
la moralité, que l’intérêt y naissaient entièrement de l’abus qu’un
homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit pour
tourmenter une faible fille, sans appui, trompée, vertueuse et délais-
sée. Ainsi tout ce que l’ouvrage a d’utile et de bon naît du courage
qu’eut l’auteur d’oser porter la disconvenance sociale au plus haut
point de liberté.
Depuis, j’ai fait Les Deux Amis3, pièce dans laquelle un père
avoue à sa prétendue nièce qu’elle est sa fille illégitime ; ce drame
est aussi très moral, parce qu’à travers les sacrifices de la plus par-
faite amitié, l’auteur s’attache à y montrer les devoirs qu’impose la
nature sur les fruits d’un ancien amour, que la rigoureuse dureté
des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent
sans appui.
Entre autres critiques de la pièce, j’entendis, dans une loge
auprès de celle que j’occupais, un jeune important de la Cour
qui disait gaiement à des dames : « L’auteur, sans doute, est un
garçon fripier, qui ne voit rien de plus élevé que des commis des
fermes et des marchands d’étoffes ; et c’est au fond d’un magasin
qu’il va chercher les nobles amis qu’il traduit à la scène fran-
çaise ! — Hélas ! monsieur, lui dis-je en m’avançant, il a fallu
du moins les prendre où il n’est pas impossible de les supposer.
Vous ririez bien plus de l’auteur, s’il eût tiré deux vrais amis de
1. Premier drame de Beaumarchais représenté en 1767.
2. Sur les planches.
3. Deuxième drame de Beaumarchais (1770).
18
l’Œil-de-bœuf1 et des carrosses ? Il faut un peu de vraisemblance,
même dans les actes vertueux. »
Me livrant à mon gai caractère, j’ai depuis tenté, dans Le Barbier
de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaieté, en
l’alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle ; mais comme
cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement pour-
suivie. Il semblait que j’eusse ébranlé l’État ; l’excès des précautions
qu’on prit et des cris qu’on fit contre moi décelait surtout la frayeur
que certains vicieux de ce temps avaient de s’y voir démasqués. La
pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche à
l’instant d’être jouée, dénoncée même au parlement d’alors ; et moi,
frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le
juge de ce que j’avais destiné à l’amusement du public.
Je l’obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges ; et
chacun me disait tout bas : « Faites-nous donc des pièces de ce genre,
puisqu’il n’y a plus que vous qui osiez rire en face. »
Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce
marcher, reprend courage, et c’est ce que j’ai fait. Feu M. le prince
de Conti, de patriotique mémoire (car en frappant l’air de son nom,
l’on sent vibrer le vieux mot patrie), feu M. le prince de Conti, donc,
me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du Barbier,
plus gaie, disait-il, que la pièce, et d’y montrer la famille de Figaro,
que j’indiquais dans cette préface. « Monseigneur, lui répondis-je,
si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je
le montrerais plus âgé, qu’il en saurait quelque peu davantage, ce
serait bien un autre bruit, et qui sait s’il verrait le jour ! » Cependant,
par respect, j’acceptai le défi : je composai cette Folle Journée, qui
cause aujourd’hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C’était un
homme d’un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et
fier : le dirai-je ? il en fut content.
Mais quel piège, hélas ! j’ai tendu au jugement de nos critiques en
appelant ma comédie du vain nom de Folle Journée ! Mon objet était
bien de lui ôter quelque importance ; mais je ne savais pas encore à
quel point un changement d’annonce peut égarer tous les esprits. En
lui laissant son véritable titre, on eût lu L’Époux suborneur. C’était

1. Salon de Versailles où attendaient les courtisans. Sa fenêtre était ovale, du type de celles qu’on
appelait « œil-de-bœuf ».
19
pour eux une autre piste ; on me courait différemment. Mais ce
nom de Folle Journée les a mis à cent lieues de moi : ils n’ont plus
rien vu dans l’ouvrage que ce qui n’y sera jamais ; et cette remarque
un peu sévère sur la facilité de prendre le change a plus d’étendue
qu’on ne croit. Au lieu du nom de George Dandin, si Molière eût
appelé son drame : La Sottise des alliances, il eût porté bien plus de
fruit ; si Regnard eût nommé son Légataire : La Punition du céli-
bat, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l’ai
fait avec réflexion. Mais qu’on ferait un beau chapitre sur tous les
jugements des hommes et la morale du théâtre, et qu’on pourrait
intituler : De l’influence de l’affiche !
Quoi qu’il en soit, La Folle Journée resta cinq ans au portefeuille1 ;
les Comédiens2 ont su que je l’avais, ils me l’ont enfin arrachée.
S’ils ont bien ou mal fait pour eux, c’est ce qu’on a pu voir depuis.
Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation, soit qu’ils
sentissent, avec le public, que pour lui plaire en comédie, il fallait de
nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n’a été jouée avec autant
d’ensemble ; et si l’auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de
lui-même, il n’y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n’ait établi,
augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à
l’adoption des Comédiens.
Sur l’éloge outré qu’ils en firent, toutes les sociétés voulurent le
connaître, et dès lors il fallut me faire des querelles de toute espèce
ou céder aux instances universelles. Dès lors aussi les grands ennemis
de l’auteur ne manquèrent pas de répandre à la Cour qu’il blessait
dans cet ouvrage, d’ailleurs « un tissu de bêtises », la religion, le
gouvernement, tous les états de la société, les bonnes mœurs, et
qu’enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, « comme de
raison3 », ajoutait-on. Si les graves messieurs qui l’ont tant répété me
font l’honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j’ai
cité bien juste ; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations
n’en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs.
Ainsi dans Le Barbier de Séville je n’avais qu’ébranlé l’État ; dans
ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de
fond en comble. Il n’y avait plus rien de sacré si l’on permettait cet
1. Au portefeuille c’est-à-dire dans les papiers personnels de l’auteur.
2. Les Comédiens désignent ici les acteurs de la Comédie-Française.
3. Comme il fallait s’y attendre (de la part de quelqu’un comme Beaumarchais).
20
ouvrage. On abusait l’autorité par les plus insidieux rapports ; on
cabalait auprès des corps puissants ; on alarmait les dames timorées ;
on me faisait des ennemis sur le prie-Dieu des oratoires : et moi,
selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon
excessive patience, par la roideur de mon respect, l’obstination de
ma docilité, par la raison, quand on voulait l’entendre.
Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du portefeuille,
que reste-t‑il des allusions qu’on s’efforce à voir dans l’ouvrage ?
Hélas ! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd’hui n’avait
pas même encore germé. C’était tout un autre univers.
Pendant ces quatre ans de débat je ne demandais qu’un censeur ;
on m’en accorda cinq ou six. Que virent-ils dans l’ouvrage, objet d’un
tel déchaînement ? la plus badine des intrigues. Un grand seigneur
espagnol, amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et les efforts
que cette fiancée, celui qu’elle doit épouser et la femme du seigneur
réunissent pour faire échouer dans son dessein un maître absolu que
son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’ac-
complir. Voilà tout, rien de plus. La pièce est sous vos yeux.
D’où naissaient donc ces cris perçants ? De ce qu’au lieu de
poursuivre un seul caractère vicieux, comme le Joueur, l’Ambitieux,
l’Avare ou l’Hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu’une seule
classe d’ennemis, l’auteur a profité d’une composition légère, ou plu-
tôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d’une foule
d’abus qui désolent la société. Mais, comme ce n’est pas là ce qui
gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l’approuvant,
l’ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l’y souffrir ; alors les
grands du monde ont vu jouer avec scandale

Cette pièce où l’on peint un insolent valet


Disputant sans pudeur son épouse à son maître.
m. gudin.

Oh ! que j’ai de regret de n’avoir pas fait de ce sujet moral une


tragédie bien sanguinaire ! Mettant un poignard à la main de l’époux
outragé, que je n’aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je
lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux ; et comme
il aurait vengé son honneur dans des vers carrés, bien ronflants, et
que mon jaloux, tout au moins général d’armée, aurait eu pour rival
21
quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple
désolé, tout cela, très loin de nos mœurs, n’aurait, je crois, blessé
personne ; on eût crié : « Bravo ! ouvrage bien moral ! » Nous étions
sauvés, moi et mon Figaro sauvage.
Mais ne voulant qu’amuser nos Français et non faire ruisseler
les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j’ai fait un
jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un
peu libertin, à peu près comme les autres seigneurs de ce temps-là.
Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les offenser
tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie ? N’est-ce pas
là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? J’en vois beaucoup,
d’ici, rougir modestement (et c’est un noble effort) en convenant
que j’ai raison.
Voulant donc faire le mien coupable, j’ai eu le respect généreux
de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le
pouvais pas, que c’eût été blesser toutes les vraisemblances ? Concluez
donc en faveur de ma pièce, puisque enfin je ne l’ai pas fait.
Le défaut même dont je l’accuse n’aurait produit aucun mouve-
ment comique, si je ne lui avais gaiement opposé l’homme le plus
dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant
Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître et s’in-
digne très plaisamment qu’il ose jouter de ruse avec lui, maître passé
dans ce genre d’escrime.
Ainsi, d’une lutte assez vive entre l’abus de la puissance, l’oubli
des principes, la prodigalité, l’occasion, tout ce que la séduction a
de plus entraînant, et le feu, l’esprit, les ressources que l’infériorité,
piquée au jeu, peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un
jeu plaisant d’intrigue, où l’époux suborneur, contrarié, lassé, harassé,
toujours arrêté dans ses vues, est obligé, trois fois dans cette journée,
de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible,
finit par lui pardonner : c’est ce qu’elles font toujours. Qu’a donc
cette moralité de blâmable, messieurs ?
La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends ?
accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l’ouvrage,
quoique vous ne l’y cherchiez pas — c’est qu’un seigneur assez
vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est
subordonné, pour se jouer dans ses domaines de la pudicité de toutes
ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de
22
ses valets. Et c’est ce que l’auteur a très fortement prononcé, lors-
qu’en fureur, au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une
femme infidèle, montre à son jardinier un cabinet, en lui criant :
« Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a
déshonoré » ; et que celui-ci lui répond : « Il y a, parguenne, une
bonne Providence ! Vous en avez tant fait dans le pays qu’il faut
bien aussi qu’à votre tour !… »
Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l’ouvrage ; et s’il
convenait à l’auteur de démontrer aux adversaires qu’à travers sa
forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable
plus loin qu’on ne devait l’attendre de la fermeté de son pinceau,
je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte
Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.
En effet, si la comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie
dans le dessein de le trahir, devenue coupable elle-même, elle ne
pourrait mettre à ses pieds son époux, sans le dégrader à nos yeux.
La vicieuse intention de l’épouse brisant un lien respecté, l’on repro-
cherait justement à l’auteur d’avoir tracé des mœurs blâmables ; car
nos jugements sur les mœurs se rapportent toujours aux femmes ;
on n’estime pas assez les hommes pour tant exiger d’eux sur ce point
délicat. Mais, loin qu’elle ait ce vil projet, ce qu’il y a de mieux établi
dans l’ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au comte mais
seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. C’est la pureté des
motifs qui sauve ici les moyens du reproche ; et, de cela seul que la
comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu’il
éprouve sont certainement très morales, aucune n’est avilissante.
Pour que cette vérité vous frappe davantage, l’auteur oppose à
ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes par goût et par
principes.
Abandonnée d’un époux trop aimé, quand l’expose-t‑on à vos
regards ? Dans le moment critique où sa bienveillance pour un
aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle
permet au ressentiment qui l’appuie de prendre trop d’empire sur
elle. C’est pour faire mieux sortir l’amour vrai du devoir que l’au-
teur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le
combat. Oh ! combien on s’est étayé de ce léger mouvement dra-
matique pour nous accuser d’indécence ! On accorde à la tragédie
que toutes les reines, les princesses, aient des passions bien allumées
23
qu’elles combattent plus ou moins, et l’on ne souffre pas que, dans
la comédie, une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre fai-
blesse ! Ô grande influence de l’affiche ! jugement sûr et conséquent !
Avec la différence du genre, on blâme ici ce qu’on approuvait là. Et
cependant en ces deux cas c’est toujours le même principe : point
de vertu sans sacrifice.
J’ose en appeler à vous, jeunes infortunées que votre malheur
attache à des Almaviva ! Distingueriez-vous toujours votre vertu de
vos chagrins, si quelque intérêt importun, tendant trop à les dissiper,
ne vous avertissait enfin qu’il est temps de combattre pour elle ? Le
chagrin de perdre un mari n’est pas ici ce qui nous touche ; un regret
aussi personnel est trop loin d’être une vertu ! Ce qui nous plaît dans
la comtesse, c’est de la voir lutter franchement contre un goût nais-
sant qu’elle blâme et des ressentiments légitimes. Les efforts qu’elle
fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus
heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère,
on n’a nul besoin d’y penser pour applaudir à son triomphe ; elle
est un modèle de vertu, l’exemple de son sexe et l’amour du nôtre.
Si cette métaphysique de l’honnêteté des scènes, si ce principe
avoué de toute décence théâtrale n’a point frappé nos juges à la
représentation, c’est vainement que j’en étendrais ici le développe-
ment, les conséquences ; un tribunal d’iniquité n’écoute point les
défenses de l’accusé qu’il est chargé de perdre ; et ma comtesse n’est
point traduite au parlement de la nation, c’est une commission qui
la juge.
On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la char-
mante pièce d’Heureusement1. Le goût naissant que la jeune femme
éprouve pour son petit cousin l’officier n’y parut blâmable à per-
sonne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la
soirée eût fini d’autre manière, si l’époux ne fût pas rentré, comme
dit l’auteur, « heureusement ». Heureusement aussi l’on n’avait pas
le projet de calomnier cet auteur : chacun se livra de bonne foi à
ce doux intérêt qu’inspire une jeune femme honnête et sensible qui
réprime ses premiers goûts ; et notez que dans cette pièce, l’époux
ne paraît qu’un peu sot ; dans la mienne il est infidèle ; ma comtesse
a plus de mérite.

1. Comédie en un acte (1762) de Jacques Rochon de Chabannes (1730‑1800).


24
Aussi, dans l’ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se
porte-t‑il sur la comtesse ; le reste est dans le même esprit.
Pourquoi Suzanne la camariste1, spirituelle, adroite et rieuse,
a-t‑elle aussi le droit de nous intéresser ? C’est qu’attaquée par
un séducteur puissant, avec plus d’avantage qu’il n’en faudrait
pour vaincre une fille de son état, elle n’hésite pas à confier les
intentions du comte aux deux personnes les plus intéressées à
bien surveiller sa conduite : sa maîtresse et son fiancé ; c’est que,
dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n’y a pas
une phrase, un mot, qui ne respire la sagesse et l’attachement à
ses devoirs. La seule ruse qu’elle se permette est en faveur de sa
maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les vœux
sont honnêtes.
Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m’amuse-t‑il,
au lieu de m’indigner ? C’est que, l’opposé des valets, il n’est pas, et
vous le savez, le malhonnête homme de la pièce : en le voyant forcé
par son état de repousser l’insulte avec adresse, on lui pardonne tout,
dès qu’on sait qu’il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce
qu’il aime et sauver sa propriété.
Donc, hors le comte et ses agents, chacun fait dans la pièce à
peu près ce qu’il doit. Si vous les croyez malhonnêtes parce qu’ils
disent du mal les uns des autres, c’est une règle très fautive. Voyez
nos honnêtes gens du siècle : on passe la vie à ne faire autre chose !
Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absents que
moi, qui les défends toujours, j’entends murmurer très souvent :
« Quel diable d’homme, et qu’il est contrariant ! Il dit du bien de
tout le monde ! »
Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? et l’immoralité
qu’on reproche au fond de l’ouvrage serait-elle dans l’accessoire ?
Ô censeurs délicats ! beaux esprits sans fatigue ! inquisiteurs pour
la morale, qui condamnez en un clin d’œil les réflexions de cinq
années ! soyez justes une fois, sans tirer à conséquence2. Un enfant
de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout
sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un
objet céleste pour lui dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet

1. Camériste : femme de chambre (Beaumarchais suit l’espagnol camarista pour son orthographe).
2. Sans tirer de conclusions hâtives et défavorables.
25
de scandale ? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et
brûlant, comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême,
il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du comte.
Jeune adepte de la nature, tout ce qu’il voit a droit de l’agiter ;
peut-être il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un homme,
et c’est le moment que j’ai choisi pour qu’il obtînt de l’intérêt sans
forcer personne à rougir. Ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire
partout de même. Direz-vous qu’on l’aime d’amour ? Censeurs !
ce n’est pas là le mot : vous êtes trop éclairés pour ignorer que
l’amour, même le plus pur, a un motif intéressé : on ne l’aime donc
pas encore ; on sent qu’un jour on l’aimera. Et c’est ce que l’auteur
a mis, avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet
enfant : « Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le
plus grand petit vaurien !… »
Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l’enfance, nous
le faisons exprès tutoyer par Figaro. Supposez-lui deux ans de plus,
quel valet dans le château prendrait ces libertés ? Voyez-le à la fin
de son rôle ; à peine a-t‑il un habit d’officier, qu’il porte la main
à l’épée aux premières railleries du comte, sur le quiproquo d’un
soufflet. Il sera fier, notre étourdi ! mais c’est un enfant, rien de
plus. N’ai-je pas vu nos dames, dans les loges, aimer mon page à
la folie ? Que lui voulaient-elles ? hélas ! rien : c’était de l’intérêt
aussi ; mais, comme celui de la comtesse, un pur et naïf intérêt, un
intérêt… sans intérêt.
Mais est-ce la personne du page ou la conscience du seigneur
qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l’auteur les
condamne à se rencontrer dans la pièce ? Fixez ce léger aperçu, il
peut vous mettre sur sa voie ; ou plutôt apprenez de lui que cet
enfant n’est amené que pour ajouter à la moralité de l’ouvrage, en
vous montrant que l’homme le plus absolu chez lui, dès qu’il suit
un projet coupable, peut être mis au désespoir par l’être le moins
important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa
route.
Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouil-
lant que je lui ai donné, je serai coupable, à mon tour, si je le montre
sur la scène. Mais à treize ans qu’inspire-t‑il ? quelque chose de
sensible et doux qui n’est ni amitié ni amour, et qui tient un peu
de tous deux.
26
J’aurais de la peine à faire croire à l’innocence de ces impres-
sions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces
siècles de calcul où, voulant tout prématuré, comme les fruits de
leurs serres chaudes, les grands mariaient leurs enfants à douze ans,
et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides
convenances, en se hâtant surtout d’arracher, de ces êtres non for-
més, des enfants encore moins formables dont le bonheur n’occu-
pait personne et qui n’étaient que le prétexte d’un certain trafic
d’avantages qui n’avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur
nom. Heureusement nous en sommes bien loin, et le caractère de
mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au
comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n’a pas encore frappé le
grand commun de nos jugeurs.
Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but
moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.
Coupable d’un ancien égarement, dont son Figaro fut le fruit,
elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa
faute, lorsqu’elle reconnaît son fils. L’auteur eût pu même en tirer
une moralité plus profonde : dans les mœurs qu’il veut corriger, la
faute d’une jeune fille séduite est celle des hommes, et non la sienne.
Pourquoi donc ne l’a-t‑il pas fait ?
Il l’a fait, censeurs raisonnables ! étudiez la scène suivante, qui
faisait le nerf du troisième acte et que les Comédiens m’ont prié de
retrancher, craignant qu’un morceau si sévère n’obscurcît la gaieté
de l’action.
Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misan-
thrope, par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il
la laisse avilie sous les coups qu’il lui a portés ; il a raison : qu’en
ferait-il ? vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de
cour, sans aucune excuse d’erreur, et fléau d’un fort honnête homme,
il l’abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi,
saisissant l’aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance,
je montrais cette femme humiliée et Bartholo qui la refuse, et Figaro,
leur fils commun, dirigeant l’attention publique sur les vrais fauteurs
du désordre où l’on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du
peuple douées d’une jolie figure.
Telle est la marche de la scène.

27
brid’oison,
parlant de Figaro qui vient de reconnaître
sa mère en Marceline
C’est clair : i-il ne l’épousera pas.
bartholo
Ni moi non plus.
marceline
Ni vous ! et votre fils ? Vous m’aviez juré…
bartholo
J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu
d’épouser tout le monde.
brid’oison
E-et si l’on y regardait de si près, pè-personne n’épouserait
personne.
bartholo
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !
marceline,
s’échauffant par degrés
Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier
mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu’il est dur
de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née,
moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu’on m’a permis
d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpé-
rience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant
que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à
tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui,
peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
figaro
Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.
marceline, vivement
Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets
de vos passions, vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des
erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du
droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur cou-
pable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un
seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit
28
naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille
ouvriers de l’autre sexe.
figaro, en colère
Ils font broder jusqu’aux soldats.
marceline, exaltée
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de
vous qu’une considération dérisoire ; leurrées de respects appa-
rents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos
biens, punies en majeures pour nos fautes ! ah, sous tous les
aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié !
figaro
Elle a raison !
le comte, à part
Que trop raison !
brid’oison
Elle a, mon-on Dieu ! raison.
marceline
Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ?
ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe
à chacun. Dans quelques mois, ta fiancée ne dépendra plus
que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre
une épouse, une mère tendres qui te chériront à qui mieux
mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ;
gai, libre et bon pour tout le monde : il ne manquera rien
à ta mère.
figaro
Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on
est sot, en effet ! il y a des mille, mille ans que le monde
roule, et dans cet océan de durée où j’ai par hasard attrapé
quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me
tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui
s’en inquiète ! Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur
le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la
remonte des fleuves qui ne reposent pas, même quand ils s’ar-
rêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher.
Nous attendrons.

29
J’ai bien regretté ce morceau, et maintenant que la pièce est
connue, si les Comédiens avaient le courage de le restituer à ma
prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils
n’auraient plus même à répondre, comme je fus forcé de le faire à
certains censeurs du beau monde qui me reprochaient, à la lecture,
de les intéresser pour une femme de mauvaises mœurs : « Non, mes-
sieurs, je n’en parle pas pour excuser ses mœurs, mais pour vous faire
rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté
publique : la corruption des jeunes personnes ; et j’avais raison de le
dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie, parce qu’elle est souvent
trop sévère. Il n’y a que façon de s’entendre.
— Mais votre Figaro est un soleil tournant1, qui brûle, en jaillis-
sant, les manchettes de tout le monde. — Tout le monde est exagéré.
Qu’on me sache gré du moins s’il ne brûle pas aussi les doigts de
ceux qui croient s’y reconnaître : au temps qui court, on a beau jeu
sur cette matière au théâtre. M’est-il permis de composer en auteur
qui sort du collège, de toujours faire rire des enfants sans jamais
rien dire à des hommes ? et ne devez-vous pas me passer un peu de
morale, en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un
peu de folie, en faveur de leur raison ? »
Si je n’ai versé sur nos sottises qu’un peu de critique badine, ce
n’est pas que je ne sache en former de plus sévères : quiconque a
dit tout ce qu’il sait dans son ouvrage, y a mis plus que moi dans le
mien. Mais je garde une foule d’idées qui me pressent pour un des
sujets les plus moraux du théâtre, aujourd’hui sur mon chantier : La
Mère coupable ; et si le dégoût dont on m’abreuve me permet jamais
de l’achever, mon projet étant d’y faire verser des larmes à toutes les
femmes sensibles, j’élèverai mon langage à la hauteur de mes situa-
tions, j’y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai
fortement sur les vices que j’ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc
bien, messieurs, à me tourmenter de nouveau : ma poitrine a déjà
grondé ; j’ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère.
Et vous, honnêtes indifférents, qui jouissez de tout sans prendre
parti sur rien, jeunes personnes modestes et timides qui vous plaisez
à ma Folle Journée (et je n’entreprends sa défense que pour justifier
votre goût), lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes

1. Pièce de feu d’artifice.


30
BEAUMARCHAIS
Pièce majeure du répertoire, Le Ma-
Le riage de Figaro a ébranlé l’Ancien

Mariage Régime en portant une critique


affûtée contre une société injuste

Figaro
et inégalitaire. Que peut Figaro, en
de dépit de tous ses talents, puisqu’il n’est
pas bien né ? Vient le temps où les
valets refusent cet ordre des choses :
« Qu’avez-vous fait pour tant de biens  ?
vous vous êtes donné la peine de
naître, et rien de plus. » Vient le temps
de la Révolution.

Au fil du recueil :
• 2 analyses de textes
• 1 commentaire de texte
Le dossier est composé de 8 chapitres :
1 Histoire littéraire : La comédie au siècle des Lumières
2 Beaumarchais et son temps
3 Présentation du Mariage de Figaro
4 Les mots importants du Mariage de Figaro
(badinage / libertinage ; hasard / mérite ; folie ; méchant)
5 La grammaire
6 Préparation à la dissertation
7 Groupement de textes : La comédie du valet
Molière, Dom Juan
Molière, Les Fourberies de Scapin
Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard
Bertolt Brecht, Maître Puntila et son valet Matti
8 Exercices d’appropriation
BEAUMARCHAIS BAC
2020
Le
Mariage
de
Figaro PARCOURS
: LA
CO
M
ÉD
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DU
VA
L
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1778

Le Mariage de Figaro
DO
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Beaumarchais
OUDET

Cette édition électronique du livre


Le Mariage de Figaro de Beaumarchais
a été réalisée le 2 octobre 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072858901 - Numéro d’édition : 356279).
Code Sodis : U29096 - ISBN : 9782072864155.
Numéro d’édition : 358001.

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