Bayle. Musique acousmatique
Bayle. Musique acousmatique
Bayle. Musique acousmatique
La perception de la matière selon le son qu’il rend par François Bayle (Musique acousmatique.
Propositions…positions).
La « motion sonore excitée », le « sonore objectif » deviennent « objet maniable, sur lequel peut s’exercer
l’expérience ». C’est le programme de Bayle : comprendre et préserver l’activité sonore « dans son concret
grouillement afin de la représenter en images et en figures ».
Une condition : « cette liberté (du travail du son) fonctionne sous réserve que le texte sonore comporte
l’agencement des marques du désir d’écoute. Sens et jouissance s’alternent, du faire à l’entendre, en leur va-et-
vient. » (17-18)
Première proposition (celle qui nous intéresse au premier abord) : l’acousmatique comme modalité.
« (…) Les spécialistes de la langue et du sens, en nous montrant comment s’alternent le croire et le savoir –
savoir pour croire, croire pour savoir – nous alertent sur l’importance de ce qui modifie le contenu de l’entendre
par le faire et inversement du faire par l’entendre : ce qui, en les surdéterminant, les ‘modalise’. Qu’implique de
si caractéristique le médium sonore ?
A la fois support des variétés morphologiques jusqu’alors inaccessibles et/ou inacceptables, autant que
possibilité d’un regard sur le monde naturel et/ou synthèse de sa géométrie – il opère une disjonction, un
débrayage temporel qui stimule de nouvelles aptitudes et articule autrement faire/entendre,
compétence/performance, preuve/vraisemblance, …sonorité/musicalité. »
« Alors s’impose avec la même urgence une réflexion sur l’acousmatique, à considérer comme modalité. »
« Les œuvres, projetées en salle sur les ‘écrans sonores’ de l’acousmonium (1974) ou rassemblées dans les
acousmathèques (1980), seront à l’aide de l’acousmographe (1990) transcrites, analysées, interprétées…
Ces conséquences cohérentes déclinent d’une même racine (akousma : perception auditive) les étapes d’une
pensée perceptive en construction. » (19-20)
Deuxième proposition : l’image de son comme figure.
« Me suivra-t-on dans le risque de vouloir à toute force établir un distinguo non plus seulement dans la
modalité acousmatique mais d’ores et déjà au plan du matériau sonore.
C’est qu’il me semble possible, nécessaire même pour lever un quiproquo, de poser l’i-son [= image-de-
son] dans sa différence fonctionnelle et sa relation affine avec la sensation auditive désignée, toutes causes
confondues, sous le terme général de son.
On sait bien que celui-ci, lié à un événement, accédant au niveau musical selon un système de références
éventuellement pourvu d’une notation abstraite, se voit déterminé en fait comme en compréhension par sa
circonstance strictement acoustique.
Tandis que l’i-son, projeté, force devenue forme audible, relève d’un autre agencement – réel et virtuel à la
fois – du temps, des objets et des intentions. Il ouvre au monde l’image. »
« [comment ?] En considérant que tout ce qui fixe va se trouver capable de représenter, et donc, à distance,
de faire signe, alors une trace sonore n’est plus seulement, en aval d’un événement, son résidu inscrit. Elle
l’efface et constitue une nouvelle origine dont la réduction acousmatique permet de distinguer les traits porteurs
de forme et d’intention.
Ce que j’appelle i-son ne se limite nullement à l’aspect iconique d’une ambiance (paysage) ou d’une
causalité (personnage). Cette possibilité analogique du médium, qui l’oppose aux systèmes musicaux abstraits,
jouant de l’illusion référentielle, (ce cas de figure qu’exploite l’art radiophonique), ou la déjouant, lui permet
d’atteindre à d’autres niveaux de réalité.
L’i-son au sens large – dont on trouvera plus loin l’exposé des registres – présente, dans une figurativité
générale, de la ligne au nuage, de la masse aux myriades, tous les contours audibles, mouvements, processus,
flux, du réalisme inclus jusqu’à la fiction de la forme la plus idéale. » (20-21)
L’une prudente et objective, qui désigne les visées de communication, les éléments qui entrent en jeu,
méthodes, techniques, vérifications, et leurs développements pratiques.
L’autre imprudente, qui évoque les béances du sujet, l’irruption des images sonores et de leurs effets, les
brûlures de l’expérience, son enjeu et ses risques.
Si j’adopte le deuxième parti ce n’est pas pour désavouer le premier, en lequel se trouve la plupart des
démarches de recherches entreprises. C’est que l’urgence ne se présente pas pour moi du côté d’une raisonnable
efficacité, mais plutôt de son échec perçu comme l’indice comminatoire d’un contact avec des instances plus
sévères, plus intimes. Signal précurseur d’une butée contre les hauts-fonds du réel, à l’approche émergente d’un
territoire paradoxal. En ce sens, il me semble possible d’éclairer d’un certain jour l’expérience électro-
acoustique, considérée comme l’aventure la plus subversive survenue dans l’ordre musical millénaire.
[déplacer l’aventure]
Les machines forment une nouvelle chaîne causale, capable de reproduire le même effet-image, disponible
facilement au gré de l’expérimentateur. De sorte que le jeu ainsi tendu sera aussitôt celui de la répétition. Mais
subie en toute innocence, la répétition constitue en fait l’expérience d’une imprégnation selon les niveaux
différents de conscience. Le défilé temporel est sectionné au profit d’une exploration dans l’épaisseur même de
l’instant.
[L’épreuve du vide]
L’expérience électro-acoustique fut-elle autre chose que cette série d’épreuves de vérité marquant
l’irruption de l’existentiel dans le domaine musical jusqu’alors réservé au pur jeu des valeurs abstraites ?
Approfondir ensuite cette expérience ne se conçoit que dans l’effet d’un travail portant sur les deux niveaux
conjugués :
- celui d’un signifié, musical, dans l’idée d’une extension culturelle (après les premières années, pour
sortir des symphonies pour homme trop seul, Schaeffer ouvrit la brèche d’un champ de définition grâce
à l’efficace notion d’objet-structure, voir Traité des Objets Musicaux et toute la démarche de recherche
qui s’y rattache).
- celui d’un signifiant, sonore, qui concerne le champ psychologique (voire psychanalytique),
notamment à l’aide du coupe affect-représentation (selon Sigmund Freud, l’affect est l’expression
qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations. La représentation est ce qui forme
le contenu concret d’un acte de pensée, en particulier la reproduction d’une perception antérieure) dont
il me semble entrevoir l’application ici comme féconde. Ne pourrait-on dire en effet que l’expérience
électro-acoustique favorise et fonde la séparation de la chaîne des signifiants par rapport à celle des
signifiés musicaux : le studio et les appareils étant ce filtre qui permet l’accès aux signifiants en toute
indépendance, et où le ruban magnétique, le support, vient jouer le rôle d’un principe unificateur à
partir duquel se réalise le couple représentation-affect. Shaeffer a eu l’intuition de ces points
névralgiques en évoquant d’une part l’effet acousmatique, d’autre part la novation des arts relais (cf.
Machines à communiquer), (cinéma, radio, télévision, musiques expérimentales). (29-30)
Et c’est le moment d’en venir à l’enjeu de cette expérience.
Est-il clair qu’après la coupure, de l’autre côté du miroir, réside l’objet des pulsions d’énergie qui naissent
selon le moule des processus sonores, et qui désignent toujours un désir ? Est-il vrai que jamais ne peut se
combler ce désir, malgré la répétition des écoutes, qui ne font que le creuser davantage, semble-t-il. (30)
[L’effraction du sens]
L’expérience électro-acoustique débouche sur une langue inconnue, où l’intention et le sens projetés
remontent de leur immersion dans le réel sonore. Le contact s’établit en-deçà de la découverte du sens, dans le
fonctionnement même et son dynamisme. Le contenu est mis en réserve, pour que la question se pose en termes
de production.
L’auditoire n’est pas un but passif mais un point de bouclage actif de plusieurs façons, dont l’une s’exprime
à l’égard de l’interprète en contribuant à nourrir celui-ci de réactions qui manifestent qu’une communication
s’est produite. (36)
…b. champs et systèmes.
Avec ce terme (acousmatique) - qui surmonte celui d’électronique ou bien d’électroacoustique - je veux
désigner les musiques qui dépassent leurs indices sonores, leurs causes instrumentales, et mettent en jeun une
écoute active intéressée aux effets et au sens. (37)
…c. fait et sensation, objet musical.
Donc dans cette situation, la coupure acousmatique isole le fait acoustique, laissant les causes du côté
obscur. Elle crée de nouvelles conditions d’appréciation des sensations sonores, ouvrant un domaine à ne pas
confondre toutefois avec celui d’une psychoacoustique objective, strictement concernée par l’étalonnage des
stimuli et des réponses, les seuils de perception (indépendamment de toute subjectivité), les anamorphoses ou
illusions auditives. (37)
Schaeffer a décrit « l’objet musical » comme le cas particulier d’un objet sonore adapté à un devenir
musical pour certaines qualités (convenables) qu’il présente dans un contexte donné. Cette notion fondamentale
du Traité des Objets Musicaux constitue la charnière entre une « typologie » de l’ensemble des êtres sonores et
une « morphologie » qui précise le détail des critères d’un « possible musical ».
Mais le point de vue de l’objet musical reste encore lui aussi dans une neutralité phénoménologique (celle-
ci convient bien à un solfège, un inventaire) qui fait barrière à la dynamique de l’écoute dans son double
fonctionnement sensible et sensé (à la recherche du sens).
J’ouvre ici cette hypothèse à plusieurs faces :
1. la musique « a un sens », elle contient et décrit des idées (sensibles et sensées, qui répondent à des loi
propres aux systèmes régulés et ouverts : harmonie, stochastique, entropie…) ;
2. nous créons « du sens », dès qu’un phénomène se présente en face de nos fenêtres de perception, par
nos facultés de représentation, de substitution, de sélection, et d’imagination (qui répondent à des lois
propres à la psyché, aux comportements de dépense et d’économie et d’une façon générale à la qualité
spécifique de « néguentropie » des systèmes vivants) ;
3. l’interrelation de ces deux niveaux de sens s’ouvre à son tour à une « signification » générale. (37-38)
« Le bruit, jaillissant confus et irrégulier hors de la confusion irrégulière de la vie, ne se révèle jamais
entièrement à nous et nous réserve d’innombrables surprises. Nous sommes sûrs qu’en choisissant et
coordonnant tous les bruits nous enrichirons les hommes d’une volupté insoupçonnée… » Luigi Russolo,
peintre, 1913. (43)
Une acousmonie… serait alors l’écoute accordée aux mondes qui nous sont inconnus, et dont nous sépare
seulement l’épaisseur virtuelle d’une vibrante membrane… (44)
3… un acousmonium.
On aura compris que le principe de l’acousmonium consiste en une architecture de registres de calibres et
de couleurs, largement déployée à l’intérieur d’un espace sonore, et continuellement contrôlé par référence à une
image « normale » de plus petite dimension. Ce point est d’extrême importance car la subjectivité de l’écoute est
l’une des difficultés majeures dans la conduite de la registration des couleurs. (46)
Si l’obscurité surgit, on ressent que le monde sonore est d’abord naturellement perçu comme une irruption,
une alerte comme une question posée. Puis, par stabilité, il perd rapidement son caractère d’anomalie pour
s’intégrer et concourir à un équilibre normal entre les sensations de l’environnement. Les événements sont
reconnus comme une conséquence logique des actions qui surviennent et dont ils constituent le résidu audible, le
contrepoint, la réponse acoustique.
A l’inverse, la sollicitation d’écoute peut s’orienter, devenir volontaire et choisir ce qui est à entendre. Elle
trouvera alors un commentaire réaliste, figuratif, partiellement compréhensible ou à élucider : à l’exemple du
guetteur, de l’auscultation médicale, de l’analyse par sonar… Enfin, la situation peut déboucher sur le cas de
l’écoute attentive d’une organisation sonore intentionnée, symbolique, voire musicale, se référant à un
apprentissage et à un domaine de valeurs. C’est ce qui arrive avec la parole et le langage, les messages,
tambourinés ou morses, ou encore les sonneries de la chasse à courre, et, bien sûr, les musiques fonctionnelles
d’abord puis de divertissement, sacrées ou savantes enfin.
Cependant, l’événement sonore, comme l’événement visuel, se trouve placé dans une situation nouvelle par
les techniques du XXe siècle qui, en réalisant le mythe du double, autorisent désormais le simulacre de la
repoduction.
Éloignant le présent de l’écoute, introduisant la représentation ainsi que la répétition, l’image sonore
obtient le statut d’un signe, par le fait (significatif) qu’entre la cause (physique) et son effet (phénoménologique)
s’interpose une forme.
Tel est bien toujours l’acquis d’un stade technologique que de fournir, tant à la pratique qu’à la conscience,
le moyen de séparer, d’extraire, de façonner des formes. Cette faculté, opératoire fonctionne par intersection
d’un espace d’idées projeté sur un monde de réalisations.
Nous voulons montrer que le monde des formes du total sonore, réalisé et concrétisé par son inscription,
aménage un espace de concepts, en permet une écoute abstraite par suppression du contexte et, dans le cas de la
création musicale, en renouvelle les ressources.
Nous remarquons aussi qu’à une telle attitude d’écoute le qualificatif d’acousmatique semble bien
convenir, tant par sa référence philosophique et herméneutique que par son appréciable utilité pour désigner ce
jeu nouveau du son, des images qu’il représente, du sens qu’il porte, dans cette situation maintenant à la fois
banale et originale d’écouter sans voir.
Banale et originale. Ici, il convient d’indiquer tout de suite de quelle acousmatique il est question. Le
disque, la radio nous révèlent sans cesse le mode banal de l’acousmatique. A cette écoute, on sait, par une
saturation constante d’indices, qu’il ne s’agit que d’une pure commodité de médiation. Certes, le locuteur,
l’orchestre sont absents, mais ils existent ou ont manifestement existé lors de l’enregistrement, et cela seulement
compte, refoulant dans la marge de l’écoute les caractéristiques (acousmatiques) de la prise du son et du montage
(pourtant chargés d’intentions) qui se doivent d’être transparents. C’est typiquement le cas du relais qui prétend -
sans y parvenir d’ailleurs - ne pas intervenir sur le contenu.
De cette situation banalisée se dégage, et s’y oppose évidemment, le cas fort original de la représentation
du monde acousmatique sui generis. Toutes les capacités d’une technique qui substitue à l’objet son image, y
acquièrent alors le statut d’une rhétorique. Montage, extraction, insertion, illustration, grossissement, mais aussi
brisure du temps, éclatement des lieux, mais encore mixage, surimpression, métamorphose de contours, mais
enfin introduction de la vitesse et de l’espace, deviennent alors ensemble moyens et contenus, médium et
message. (49-51)
5
Acousmatique et acoustique.
Michel Chion rassemble, dans le Guide des objets sonores (édition de 1983), les considérations de Pierre
Schaeffer sur ce rétablissement phénoménologique qui inspire toute la démarche du Traité.
Ainsi à l’article « la révélation acousmatique » :
« Il faut se garder de mal interpréter la situation acousmatique, en y distinguant par exemple ‘l’objectif’ - ce
qui est derrière la tenture - du ‘subjectif’ - la réaction de l’auditeur à ces stimuli, dans une réduction physicienne
du phénomène. Au contraire, l’acousmatique correspond à un renversement du parcours ; il ne s’agit plus de
savoir comment une écoute subjective interprète ou déforme la ‘réalité’, d’étudier des réactions à des stimuli ;
c’est l’écoute elle-même qui devient à l’origine du phénomène à étudier. C’est vers le sujet que se retourne la
question : ‘qu’est-ce que j’entends ? Qu’entends-tu, au juste ?’, en ce sens qu’on lui demande de décrire non pas
les références extérieures du son qu’il perçoit, mais sa perception elle-même. Acousmatique et acoustique ne
s’opposent donc pas comme objectif et subjectif. L’acousmatique en tant que démarche (et non plus seulement
en tant que situation) doit ignorer des mesures et des expériences qui ne s’appliquent qu’à l’objet physique, le
‘signal’ des acousticiens. Mais sa recherche, tournée vers le sujet, ne peut abandonner pour autant sa prétention à
une objectivité qui lui soit propre. La question sera, cette fois de savoir comment retrouver, par confrontation de
subjectivités, quelque chose sur quoi il soit possible à plusieurs expérimentateurs de se mettre d’accord. »
Résumons, toujours en nous référant à Shaeffer-Chion, les effets de la situation acousmatique :
- Suppression des supports donnés par la vue pour identifier les sources sonores. « Nous découvrons que
beaucoup de ce que nous croyions entendre n’était en réalité que vu, et expliqué, par le contexte. »
- Dissociation de la vue et de l’ouïe, favorisant l’écoute des formes sonores pour elles-mêmes (donc de
l’objet sonore). En effet, si la curiosité des causes subsiste dans l’écoute acousmatique (et peut même
être attisée par la situation), la répétition possible du signal enregistré peut « épuiser » cette curiosité et
imposer peu à peu l’ « objet sonore comme une perception digne d’être écoutée pour elle-même » et
dont elle nous révèle la richesse.
- Mise en évidence, par l’écoute répétée d’un même fragment sonore enregistré, des variations de
l’écoute. Ces variations ne sont pas le fait d’un « flou » dans la perception, mais d’ « éclairages
particuliers, de directions chaque fois précises et révélant chaque fois un nouvel aspect de l’objet, vers
lequel notre attention est délibérément ou inconsciemment engagé ». (52-53)
Matériau et image.
Une première approche pour le repérage acousmatique peut s’inspirer des catégories propres aux signes,
qui sont dues à Charles-Sanders Peirce, celui-ci définit :
- l’icône, où l’objet est dénoté par l’ensemble de ses caractères ;
- l’indice, où un trait caractéristique suffit et renvoie à l’objet ;
- le symbole, dans le sens de figure conventionnelle, mis pour l’objet.
Ces trois natures de signes établissent, toujours selon Peirce, des champs de valeurs graduelles :
- celui des qualités (qualisignes), champ instantané de la priméité ;
- celui des singularités (sinsignes), champ temporel de la secondéité ;
- celui des stabilités (légisignes), champ intemporel de la tiercéité.
Une telle « profondeur de champ » se révèle bien, en effet, à l’audition des musiques de sons projetés.
Au premier niveau (immédiat) de « centration » de l’écoute se rattachent les séquences à référents
identifiables, qu’ils soient réalistes (voix, ambiance, paysage sonore, etc.) ou abstraits (morphologie de
frottements, d’oscillations, de rebondissement, etc.).
Au deuxième niveau de centration viendront les événements (singuliers) ou transformations à agents
décelables : filtrage, synthèse d’un timbre, transposition, etc., ainsi que les marqueurs auxquels recourt
intentionnellement « l’écriture » : signe de rupture, changement apparent de plan, personnage, motif, etc.
Au troisième niveau (celui du sens) ressortiront les formes de processus et d’évolutions obéissant à des lois
internes, les trames, textures, organisations formelles, développements orientés des moments du discours
musical.
Après Peirce, notre inspiration ira puiser chez celui, qui d’ailleurs a cité volontiers ce sémiologue du XIXe
siècle, précurseur d’une conception qualitative du monde, René Thom : « les ‘phénomènes’ qui sont l’objet
d’une discipline […] apparaissent comme des ‘accidents de formes’ définis dans l’’espace substrat’ de la
morphologie étudiée. Dans les cas les plus généraux, l’espace substrat est tout simplement l’espace-temps
habituel. Mais il convient parfois de considérer comme substrat un ‘espace’ légèrement différent qui pour ainsi
dire est déduit de l’espace macroscopique habituel, soit grâce à un ‘moyen technique’ (microscope, télescope,
etc.), soit en élaborant un ‘espace de paramètre’. »
Définir le phénomène acousmatique comme siège de formes spatiales constituera notre deuxième approche.
6
Le « spectacle » de l’écoute pure, présente ainsi, à la conscience excitée, des zones d’opacité, de
transparence, de compacité délimitant des contours, détachant du silence :
- le profil d’une attaque ;
- l’évolution d’une ligne mince, mélodique ;
- le grain, la couleur d’une trame, son harmonicité ;
- le calibre et le site d’une masse ;
- sa dimension en durée, en intensité ;
- le débit, la vitesse d’un flux, d’une granulation ;
- la densité d’un nuage, sa « température » harmonique ;
- la pulsation dans le temps ;
- le mouvement, la continuité cinématique dans l’espace tridimensionnel… (55-56)
Les figures qui en résultent exploitent l’a-visible, l’a-corporel, même et surtout si elles prennent comme
point de départ l’empreinte, l’image, à l’échelle habituelle, de la sonorité des corps macroscopiques.
Ces corps absents, virtualisés, un chercheur en « théorie de l’espace » - Paul Virilio - remarque qu’ils
constituent « une représentation qui s’étend maintenant au-delà des apparences perceptives et des cadres
conceptuels traditionnels, au point de ne plus pouvoir valablement distinguer les différences de natures entre les
objets et les figures […]. En fait, nous serons contraints, sous peu, de procéder à une déchirante révision de nos
conceptions figuratives » (P. Virilio, l’espace critique). L’espace ludique comme l’espace guerrier, que les
technologies avancées construisent, « creusent le réel » : radiographie, scanner images de l’infrarouge, images
transmises par les satellites Pioneer, Voyager, Explorer, modélisation informatique, et de même dans le domaine
des sons, réalisation de configurations nouvelles par « extraction de traits » de configurations « réelles ». (56-57)
Perception et signification.
5 - Voyage en aéroforme.
Normes, errance
La norme c’est tout ce qui est accepté puis acceptable. L’errance, au contraire, tout ce qui refuse la norme,
accepte l’inaccepté. La norme repose sur ces signaux, en voici une liste : départ de séquences, ruptures, coups,
annonces, indicatifs, appels, sonneries, fins de séquences. Il s’agit de fixer, de situer le corps. L’errance c’est ce
qui va libérer le corps, le fondre dans une foule où il va glisser, s’étirer, voyager, se chercher à travers le
brouillage, le bruit, les terreurs et les risques. (75)
Archétype
Qu’est-ce qu’un archétype ? C’est une figure de base sur laquelle s’élabore l’apprentissage de la vie. Sans
cette base tout s’écroule. L’archétype est le tapis de l’existence.
Il y a trois sortes d’archétypes pour moi.
L’archétype statique concerne tout ce qui nous rappellera l’horizon, la gravitation, la température, le climat,
définissant le paysage et sa population.
L’archétype dynamique, tout ce qui aura trait à la capture, à la fuite, à la simulation, à la prévision de
l’avant et de l’après, à l’apparition, rapprochement, éloignement, à la nuit, au jour, à la droite, à la gauche, à
l’espace, à la lumière, à l’ombre.
L’archétype de position va fonder la différence entre le dedans et le dehors, posera l’échelle du corps, la
situation dominant/dominé, l’appel des événements innombrables qui nous entourent. Leurs avertissements, les
signes avant-coureurs qu’ils nous jettent. Et d’une façon générale les empreintes ou les traces, objets psychiques,
formes identifiées dans le réel, mais valorisées.
Les familles d’archétypes - images mentales révélatrices de formes-sources - contribuent à la construction
de l’écoute. « Elles humanisent les forces du cosmos » (G. Bachelard, L’air et les songes) (76).
Simuler le monde.
La musique (pour moi) dans son état actuel rejoint par l’intérieur le projet romantique de décrire le monde.
Non pas de le dépeindre de l’extérieur mais d’en pénétrer les mécanismes, les agencements internes, les formes
d’éclosion, de disparition, de résurgence… Géométrie dans l’espace. (77)
En effet rien ne peut nous arriver que nous n’en soyons, sans le savoir, prévenus ni, inconsciemment,
consentants.
On peut penser qu’une sélection naturelle dans le continuum des phénomènes privilégie des figures à partir
desquelles l’écoute intelligente va s’élaborer. C’est ainsi repérer qu’elles se détachent d’un « reste »,
généralement nommé bruit.
A ce reste, qui par essence se trouve indéfini, vaste, défiguré, s’applique une continuelle enquête pour en
extraire du sens. Tout bruit porte indice, à seule fin d’en inférer les agents et les causes, de deviner, d’entendre,
de se souvenir, d’agir.
On peut tenter de préciser le vocabulaire et l’engendrement des niveaux dans l’audition acousmatique :
Événements : Niveaux :
- acoustique - physique : la chaîne extrait une modulation (rapport
signal/bruit)
- sonore - physiologique : l’oreille détecte un événement (ouïr)
- auditif - psychologique : l’écoute perçoit un « actant » (écouter)
- musical - symbolique : un système de représentation fonctionne
(entendre - comprendre)
- imaginal - figuratif : un système symbolique fonctionne (s’accorder -
changer - aimer)
Ainsi l’image s’établira à partir de la notion centrale de double disjonction : celle physiquement produite
par l’agencement d’autres causes, selon une loi de simulation - et celle psychologique qui distingue l’indice d’un
simulacre, une interprétation, un signe.
Mais l’image audible est trompeuse, d’autant plus efficace comme leurre qu’on en discerne mal la
« fenêtre », l’esprit étant par économie enclin à l’illusion référentielle, moins angoissante que l’effet de vide où
se déploient les images, dans cet espace, ce silence, ce « noir » qui leur est nécessaire. (83)
L’image
On retrouve l’origine fonctionnelle de l’icône comme évocation (de Dieu). Dans son Éloge de la
simulation, Philippe Quéau rappelle utilement que « l’icône, par excellence est archéiropoïete c’est-à-dire « non
faite de la main de l’homme », image tombée du ciel, symbole de l’incarnation. Ailleurs Quéau évoque le
profond débat théologique qui à Byzance opposa lors de célèbres conciles deux visions différentes de la fonction
de l’image, idole ou icône, idées ou forme. Le débat des Iconoclastes et des Iconodoules nous offre « au passage,
une théorie de la connaissance. Le monde est déchiré de part en part, il est multiple fracture, et c’est l’image qui
assure la médiation. Toute réalité est l’image de quelque chose, tout est représentation : c’est la condition même
de la suture… »
8
Évocation, médiation : cette possibilité d’influence - déjà un langage - c’est une propriété physiologique qui
l’autorise : l’image dans ce cas se définissant comme la « persistance d’une impression sensorielle due à la
réactivité du tissu nerveux central » (Dictionnaire Larousse).
D’abord embrouillée, illisible, l’image psychologique se constitue globalement, se détachant d’un fond,
apparaissant d’abord comme forme, où l’on distingue des détails, et dont la structure aura plus ou moins de
prégnance (Gestalttheorie).
Dès qu’il a été possible techniquement de réaliser à l’extérieur du corps (et de la pensée) un représentant,
objectif, de l’impression de forme, cette reproduction artificielle se définit comme une image (camera oscura),
au sens physique cette fois. Trace obtenue par l’effet d’un capteur focalisant l’énergie émise ou transmise par
l’objet.
Fixées sur un support sensible, les discontinuités énergétiques se traduisent en contours (effets de
catastrophe de bord).
Le capteur réalise une conversion (un changement de niveau) qui « module » l’espace des phases d’un
support-substrat, selon la carte des états des objets captés. Cette simulation fonctionne comme un filtre qui
ignore les différences de substrats et ne laisse passer que les différences d’états.
Ainsi le support, cette « peau de caméléon », réalise la ruse de s’adapter, de « représenter » l’aspect varié
de l’environnement, avec la collaboration psychologique de l’observateur (d’ailleurs cette ruse l’inclut,
puisqu’elle n’est réglée que sur lui).
Il s’ensuit que le problème de l’action à distance va trouver une solution. L’interface que représente le
capteur va transcrire, avec la « qualité de sa définition » une sélection révélatrice d’un « point de vue », ainsi que
d’une relation active entre l’observateur et l’observé. L’image reflète alors une « conduite perceptive » : elle en
offre le schéma, le relief dynamique qui orient l’attention.
Voici apparaître une première sorte d’activité comme volonté de rapprocher ou d’éloigner les objets
(télé…scope, … phone), de pénétrer (micro…) de cadrer, de concentrer l’attention, ou de la disperser.
L’image, modèle réduit, est devenue objet maniable et malléable, qui permet d’expérimenter sur elle-
même, de forcer les faits, en toute subjectivité, perversité, créativité !
Voici alors d’autres couches d’activité, portant sur les morphologies d’images :
- on peut y appliquer des contraintes telles que torsion, déformation, inversion : anamorphose (ana : en
remontant) ;
- on peut à partir de deux images en produire une troisième, hybride, par masque et croisement continu
de traits : métamorphose (méta : succession) ;
- on peut analyser l’image pour générer, synthétiser d’autres images : morphogenèse.
Enfin, il faut noter que le dispositif concerne aussi l’enchaînement des formes au cours du temps, lequel
s’imprime et se traite comme de l’occupation d’espace. Les durées deviennent alors réversibles, susceptibles de
lectures multiples et décalées.
Le temps converti en objet, chrono-métré, l’image-temps devient ainsi observable et opposable au temps
fluant vécu par l’observateur, produisant sur lui effets et émotions de toutes sortes.
A partir de ces propriétés générales on pressent toute la ressource possible en vue d’un langage des formes
auditives.
Devenus images, les sons continuent de sonner, bien sûr, mais abstraits de leurs contingences éconduites,
flottants, ils constituent alors les signes purs de liaison, d’évocation des lieux, des régions de l’audible.
Le lien des distances, vitesses, positions, des éclats d’un corps symbolique, polyphonique : le lien des lieux.
(83-85)
Troisième idée : le champ acousmatique se construit à partir des promesses d’un audible valorisé.
Alors « la fonction symbolique relaie la prégnance, interfère avec le cognitif, se lie à l’imaginaire du corps,
ses codes inconscients, et ce défaut de base du ‘sens de la vie’ : au ‘trou noir’ de la représentation… question
incessante qui ne peut qu’être ‘présentifiée’ à travers des ‘mises en scènes’, des mythes, des contes » (à propos
des prégnances sémantiques : Jean Petitot-Cocorda, Morphogenèse du sens, PUF). Et bien sûr des musiques. (90)
La faculté cognitive correspondante fonctionne comme modélisateur selon des schémes psychoacoustiques.
Détecteurs de formes (proies), d’espaces (paysages), d’actants (personnages).
- Troisième : notre esprit « fiché dans le corps » (Merleau-Ponty) construit une désadaptation, un corps
en croissance.
La faculté symbolique fonctionne comme ouverture, courant, échange, inachèvement. Détecteurs de
prégances… (96)
On pourrait, une troisième fois, revenir sur la tripartition de l’audible :
- l’ouïr et la présentification, (actionnant l’audition) ;
- l’écouter et l’identification, (actionnant la cognition) ;
- l’entendre et l’interprétation, (qui actionnent la musicalisation).
A cette tripartition on pourra alors faire correspondre, en s’inspirant de Charles-Sanders Peirce, trois degrés
d’intentionnalité dans la mise en jeu des images-de-sons :
- l’image isomorphe (iconique, référentielle), ou im-son ;
- le diagramme, sélection de contours simplifiés (indiciel), ou di-son ;
- la métaphore/métaforme, reliée à une généralité (signe de) ou mé-son. (97)
Aujourd’hui la musique se dessine, se peint, se sculpte, se filme. C’est l’acquis des procédures analogiques,
à l’interface du continuum des énergies et des sensations. (111)
Quels sont ces moyens et ces champs, quels savoir-faire, quels systèmes de références impliquent-ils,
visent-ils…Formes-sources, formes-buts… ? (111)
L’expérience humaine s’exerce à reconnaître dans l’espace-temps usuel des ensembles de catégories
stables : des matériaux, des énergies, des résultats. L’image mémorisée, intériorisée, de ces catégories, en
réalisant une économie sur les expériences matérielles, conduit l’esprit à concevoir à partir d’elles une
organisation des perceptions, d’où naît l’idée, le concept d’intelligibilité. (111-112)
Ainsi le temps très bref peut y être aisément maîtrisé jusqu’à se réduire à une seule arche de la forme
d’onde, saisie entre deux pointeurs, qui va constituer le matériau de la durée, ensuite maintenu aussi longtemps
qu’on le désire, « gelé » en quelque sorte. (112)
Qu’est-ce qu’une forme sonore, et comment transite-t-elle, résiste-t-elle ou se prête-t-elle, physiquement, à
la déformation ?
Qu’est-ce que la pensée perceptive et comment fonctionnent l’audition, la cognition, la métaphorisation
musicales ?
Aux premières questions il faut fournir :
- un espace de représentation des capteurs,
- de la mémoire constituant l’espace-substrat considéré comme calque ou carte de l’espace acoustique
naturel,
- des opérateurs et des ressources logiques. (112)
L’écoute en mode naturel - acoustique - de la musique traditionnelle établit son intelligibilité sur la base
d’un système instrumental/musical, vérifié par l’exécution vivante. L’œil assiste l’oreille dans la segmentation
du total sonore. On suit les gestes de l’idée. C’est le couple compétence/performance, à quelques
réaménagements près, qui fonctionne.
Le cas de la musique électro-acoustique, qui démultiplie la production instrumentale en recourant aux
ressources d’amplification, de transformation, de mise en perspective spatiale ou autres, se ramène bien
évidemment au cas précédent. Dans la mesure où il s’établit d’emblée une hiérarchisation entre « le plateau » qui
commande, et « la technique » qui réagit à partir du jeu en mode nature. (113)
Ainsi selon l’expression de René Thom « la privation, qui est l’entrée en métastabilité, n’est pas
simplement la disparition d’une forme, mais un certain type de forme. Typiquement le préliminaire nécessaire au
déclenchement d’une transition : acte réalisant la puissance, et comblant la privation… Une lacune dans la forme
- un trou - est aussi une forme, qu’un acte - choix d’un bouche-trou - vient combler » (R. Thom, Esquisses d’une
sémiophysique).
En mode acousmatique le couple compétence/performance se déplace, recule, troué de lacunes
morphologiques. Lui fait place la relation cohérence/écoutabilité.
J’appelle écoutabilité les conditions d’acceptabilité qui définissent, à partir du monde restreint de
l’expérience de chacun, un monde beaucoup plus vaste de possibilités en puissance dans les morphologies.
Et je propose pour la situation d’écoute acousmatique d’être attentif aux moyens d’établir cette écoutabilité,
selon certaines promesses, consolidées par certaines gratifications :
- de l’ordre des promesses : accents ou actants ;
11
10 - penser/créer [La nature de la pensée. Colloque Bib. mun. Lyon, 29/11/88, révision 1992]
Je ne suis pas cognitiviste, comme l’est par exemple mon ami Jean Petitot. Mais il n’empêche que, comme
compositeur, comme musicien et animateur de groupe de recherche (au GRM) il m’arrive fort souvent de
m’interroger sur la façon dont on écoute - interrogation bien nécessaire puisque nous nous sommes autorisés à
utiliser tous les sons, même les plus incompréhensibles, les plus incongrus. Malgré moi je participe à ce
questionnement à travers lequel les scientifiques s’efforcent d’articuler une théorie de la connaissance.
Je ne suis pas non plus un esprit rationnel. Encore que ma pratique intuitive m’entraîne aux conduites
d’approximation globale sur ce qui naît, apparaît sur l’écran mental, ce qui arrive sur cet espèce de « page ». Je
me trouve comme un gardien d’immeuble ou de parking qui a une cinquantaine de terminaux vidéo en face de
lui et qui regarde des portes. De temps en temps l’une s’ouvre qu’il faut surveiller pour peut-être vite déclencher
l’alarme. Je regarde toutes ces portes et j’attends un signe : je suis aux aguets. Telle est ma formes d’irrationalité.
Comprendre la logique de comportement de portes qui s’ouvrent. (117)
Un compositeur est forcément pragmatique. Un bricoleur, quelqu’un qui fait des fautes, qui accroche un
semblant d’idée à un autre sans bien apercevoir que celles-ci n’agissent pas sur le même plan. (118)
J’annonce tout de suite ce profil pour dire qu’au fond la question comment ça marche ? m’intéresse
beaucoup, et je dis de suite que je n’en sais presque rien.
Comment marche la production des sons ? Comment marche la compréhension de l’écoute ? Comment
marchent les outils qui permettent de maîtriser ces sons ? Comment marchent les concepts ? Quelles procédures
de composition nécessitent d’avoir une logique, permettraient de chasser les erreurs ? (118)
La musique concrète s’autorise du fait de pouvoir situer d’une façon assez provocante les deux mondes que
sont d’une part l’aspect extérieur des morphologies sonores, et d’autres part leurs images perceptives dans
l’écoute intérieure. Le réel audible, détaché de ses causes acoustiques, extirpé du temps des circonstances, est
retenu par des traces isomorphes, fixées sur un support. Traces permanentes ou modifiables, génératrices
d’objets de perception aux identités multiples, claires ou mystérieuses.
Car cette « techno-région » qu’autorisent les appareils se présente d’abord comme un double de l’espace
naturel dont elle semble n’offrir qu’une représentation. (118)
Mais ce qui est arrivé aussi et surtout, c’est l’irruption d’un nouveau mode perceptif, d’un extraordinaire
domaine de création. (119)
Les sons préexistent, ils sont très anciens, des sons de toujours. En naissant on a entendu tous les sons.
Quand on commence à regarder puis à lire, on est loin d’avoir vu tout le visible, tous les signes, mais en
revanche on a entendu tous les sons possibles. Il n’y a plus de surprise vraiment si ce n’est celle de les retrouver.
La fonction artistique consiste à les reconfigurer.
La musique concrète, qui n’est donc pas seulement un geste surréaliste, renouvelle la question du rapport
du son et du sens.
Ainsi je veux la situer comme concept de recherche autant que comme acte de création artistique. (119)
Je voudrais essayer de donner une idée de la singularité de cette situation, paradoxales (comme le sommeil
du rêve), dans laquelle on s’autorise des sons très informes apparemment, mais en réalité très
« morphologiques ». (120)
Plus sont incongrus les objets que l’on manipules, plus ils invoqueront des réactions normales. L’attitude
pédagogique cherchera à recourir au « bon sens », à dégager des heuristiques. Celles-ci consistent à repérer des
raccourcis les plus clairs possibles de façon à faire émerger les caractères dominants des questions de niveaux.
Distinguer par exemple le niveau du signal physique de celui du sonore, celui du musical de celui du
symbolique, et enfin du figuratif.
Le monde des sons excite la pensée perceptive et celle-ci est structurée en niveaux qualitatifs de
compréhension. La conscience les appréhende ensemble (syncrétisme de l’écoute acousmatique) puis les
distingue en niveaux pour enfin les rejoindre par des « escaliers » comme on construirait une maison. Selon moi,
il y a cinq niveaux bien différenciés, mais pour rester simple on peut déjà en évoquer trois - surtout pas deux,
pour échapper aux effets dualistes. (120)
1) Il y a d’abord un niveau de présentification où apparaît sur l’écran de la conscience des événements,
des saillances, des contours, qui provoquent la centration de l’attention. (120)
12
La musique concrète élargissant l’horizon du matériau musicable, invente un art et une esthétique du
montage et de l’éclat, et réintroduit le corps dans le langage, dans la mesure où l’on a pu instrumenter le
montage, l’éclat, le corps, grâce aux techniques électroacoustiques. (121)
2) Dégagé de ce niveau, on accède alors au second qui consiste à voir comment certains objets aux
contours plus forts sont émetteurs de « rayons » transportant l’intérêt dans la durée. (121)
La musique des sons généralisés a pour objectif entre autre d’explorer ces espèces de petites « boîtes
noires » que l’on appelle des schèmes cognitifs. (121)
Dans le travail musical, l’art et la manière d’organiser le découpage consiste à définir des objets
dynamiques enchaînés qui respectent eux aussi ces critères cognitifs et les font agir. Nos musiques fonctionnent
par production de processus et position de « marqueurs d’intentionnalité » qui font que lorsqu’on écoute (ce
critère bien mystérieux d’écoutabilité, ce « contrat de confiance » à établir et à maintenir avec l’auditeur) il faut
que l’on ait des réponses à un certain nombre de comme si.
Quand j’écoute une musique, ce qui me plaît c’est ce que je reconnais en elle. Ce sont les
« représentations » de certains moments de ma propre expérience : un enchaînement de sons dont je saisis la
cohérence parce que j’ai remarqué qu’une feuille tombe comme ça, qu’un chat marche comme ça ou que si
j’essaie d’attraper ce verre et que je le rate, le verre va tomber et l’eau va éclabousser « comme » ce que je viens
d’entendre. Détail d’une telle précision que les cascades de sons que j’entends comme intéressantes se présentent
« comme si » le verre tombait, « comme si » l’eau éclaboussait. (121-122)
Il s’agit de repérer les schèmes dynamiques qui sont à l’œuvre. Certains sont spécifiques de l’écoute pure,
d’autres de la vue, d’autres du toucher, etc. Mais à mon sens ils se raccordent par leurs racines à ce qui doit bien
constituer les formes archétypes d’où découlent les logiques d’événements. (122)
3) Puis il y a le troisième niveau, celui de l’écoute métaphorique, l’écoute des lois au-delà des règles. Les
lois sont plus fortes et plus générales. Elles établissent cette troisième force de centration d’écoute. Par
loi, je veux évoquer ce qui a trait à un ordre plus fondamental qui régule l’ensemble des phénomènes et
se reflète en nous : l’ordre des choses, grandes et petites de l’univers. (122)
Autant peut-il avoir conscience du premier niveau sensori-moteur (celui des qualités), autant doit-il
absolument avoir conscience du second niveau cognitif (celui des règles), autant le troisième niveau reste bien
inaccessible, celui qui rendra tel « air » plus intéressant que tel autre. (123)
11 - « mi-lieu »
1.
Rien de nouveau ni d’utile ne pourrait être exprimé sur les trois propriétés essentielles de mobilité, de
lisibilité polyphonique, polymorphiques, ou polychromiques, et de mise en scène de toutes les narrativités, si
l’on ne rétablit au préalable les caractères spécifiques qui constituent la clef de voûte de cette transgression
musicale. La pratique acousmatique la réalise autant à partir d’un savoir, d’ailleurs voilé et invérifiable en dehors
de l’écoute, tout autant que de son contraire, l’ensemble des savoir-faire, procédés et outils de la production
électroacoustique. (129)
Reformuler les conditions d’existence d’un nouvel « espace de travail » des sons, c’est avant tout revenir à
la case départ : on prend un son et en tire une image.
C’est-à-dire que du texte ou du contexte qui produit l’existence du son il ne sera retenu après filtrage qu’un
ensemble de propriétés pertinentes qui permet une économie de réalité, celle de la mise en œuvre des causes et
agents matériels, au contrat de vraisemblance près.
Comme si c’était la même chose (la même cause) qui fait que l’on entend ce qu’on entend. Et dans le cas
des processus électroniques, c’est comme s’il s’agissait d’êtres énergétiques réels qu’on parvient à entendre des
figures, diagrammes, cartes d’un territoire télé-observé. (130)
Il me paraît donc scandaleusement nécessaire de devoir aujourd’hui rappeler qu’une image se définit :
… Pour ce qu’elle est : un contour, une trace sur un support, qui dénote l’action et le point de vue de
l’observateur tout autant qu’il décrit l’objet observé. La trace peut être fidèle ou remodelée, permanente ou
modifiable à l’infini, une anamorphose.
Ainsi pour tout ce qui se présente à l’état d’image c’est d’un « acte mémorable » produit et retenu par
quelqu’un hors de ma vue qu’il s’agit, et que celui-ci vient montrer. Qui est-il, que veut-il et comment ça
marche ? Questions.
… Autant que pour ce qu’elle n’est pas : de la même façon que l’on sait bien de l’image visuelle qu’elle
n’est qu’une face sans rien derrière, pour l’image auditive c’est l’absence du lien causal, qui est ici remarquable.
Reste seulement du signifiant, de la souvenance.
Ainsi un i-son, d’abord parce qu’il sonne comme si c’était un son, semble bel et bien en être un. Mais - et
ceci semble comme donné en plus, comme une qualité supplémentaire littéralement magique - l’i-son n’est son
13
de rien. Donc successivement trouvé, perdu, retrouvé, doté de cet attribut ailé de légèreté et d’économie
radicale : venu d’ailleurs ! (131)
D’où je tire que l’i-son, - à la fois son et reflet d’une absence - pourrait bien se dénommer mi-son, ou son
apparent, appartenant à un mi-lieu, dont il faudra bien se résoudre à admettre le statut d’apparence, c’est-à-dire
de projet en vue d’une raison d’être supérieure à sa propre cause, à savoir peut-être musicale.
D’où je tire que le jeu des i-sons pourrait bien s’appeler, pourquoi pas, son-mu, parce qu’à la fois musical et
mutant, mû par le mouvement physique donné à entendre comme une promesse d’organisation. (cf. la définition
d’Edgar Varèse : sons organisés). (132)
Et enfin que les ensembles d’i-sons, ou de mi-sons pourrait-on dire du fait de leur demi-existence, se
meuvent dans un mi-lieu, c’est-à-dire aussi bien un lieu réellement tri-dimensionnel, qu’à l’inverse un lieu
proprement utopique, constitué d’aucune place spéciale mais aussi et surtout de nombreux lieux, décrits comme
petites cosmophonies originelles, espaces où règnent localement les lois d’un ici/maintenant typiquement
identifiables (cas des im-sons référentiels), ou reconnaissables à tel trait (cas des di-sons indiciels), ou encore
évocateurs de causes imaginaires (cas des mé-sons figuratifs). (132)
2.
D’abord faisons l’effort de comparer pour ensuite les distinguer, les pratiques du mode instrumental et
celles du mode qui agit directement à partir du total sonore, qu’il soit capté (im-son), tracé (di-son) ou
transfiguré (mé-son). (133)
Ainsi les motifs ou agrégats qui se présentent, qui se dissolvent et se ramifient pour se perdre en dédales,
d’où subitement se reformera une nouvelle association qui fait progresser l’idée, tous ces « complexes » sonores
entendus, dépassent en intention comme en résultat le moyen artificiel et abstrait de la sèche notation dont
pourtant ils proviennent.
La musique instrumentale - la bonne s’entend - ne se réduit ni à sa partition, ni à l’émission de ses notes,
nous le savons très bien.
Le miracle étant que le « texte » constitue un potentiel qui se déploie lors de l’événement de
l’interprétation. Le savoir-faire du musicien porté par son sens de la sonorité, stimulé par les précisions orales au
moment de la répétition, efface par une vitesse supérieure du corps les traces du travail et atteint son but musical.
(133)
Transgressée en toutes ses étapes, et déplacée dans un espace sonore et mental différent - ce mi-lieu que
nous avons à décrire - cette pratique ne nie pas la précédente, l’inclut, l’exploite dans un autre été des choses.
(134)
Et ainsi s’ouvre l’accès à un domaine nouveau, un rapport complexe entre les données plus ou moins
volontaires du réel, formant constellation saturée d’indices : l’image de son ou i-son.
D’où je tire cet axiome que tout son émis par un projecteur (et à plus forte raison par un ou plusieurs
ensembles stéréophoniques) n’est pas un son au même titre que les autres, dont il ne s’approche qu’en tant que
vibrations de l’air et diffère comme phénomène perçu par l’audition.
Il est bien autre, du fait que cet i-son présente une modulation globale qu’une culture auditive interprète
comme des figures de formes et de fonds - intentions et interactions - et du fait aussi que le dispositif de
projection conditionne par la fixité de son installation la variabilité des sonorités et de leurs mouvements
cinématiques apparents, dans ce mi-lieu figuré qu’établit l’aire acoutique.
On doit tirer la conséquence qu’il s’agit là d’objets complexes, mi-son pour une part, mi-acte de
représentation d’écoute pour l’autre. (134)
Ainsi j’ai posé l’i-son comme objet imaginal artificiel, incluant déjà en lui-même le code de sa production
d’écoute, au contraire du son naturel pour qui ce code se réfère à un système qui lui est extérieur. (135)
Reste à dire maintenant une autre propriété capitale de l’i-son, et qui est consubstantielle à sa nature : celle
de re-jeu.
N’est i-son que le son projetable d’une part, et pour autant que cette projection puisse, d’autre part, se
maîtriser à partir de l’appui d’une trace. (135)
L’essentiel de la rhétorique de l’objet artificiel y est ici réduit, au bénéfice de l’acte en temps réel,
réajustable et toujours différent.
Tandis que la propriété d’établir un « lien des lieux » n’est autorisée qu’à partir d’un support intermédiaire,
dotant d’un niveau extratemporel le pouvoir formel de l’i-son. Ici interviennent supports, mémoires, sens,
vitesses de parcours, modèles, autres milieux.
S’ouvre un registre nouveau : la variabilité de l’écoute, c’est-à-dire son inconscient. (135)