Le cours de Monsieur Paty - Emilie Freche

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À mes enfants,

et à tous les enfants.


« Être et durer. »
Devise du 3e régiment de parachutistes d’infanterie de marine

« C’est souvent lorsqu’elle est le plus


désagréable à entendre qu’une vérité est le plus
utile à dire. »
André Gide, Journal, 1887-1925
Il est des événements qui marquent une vie au fer rouge.
L’assassinat de mon frère nous a tous foudroyés, ma famille autant
que ceux qui nous entourent. Mais la douleur ne prend pas toujours
le même visage. Face à une telle épreuve, chacun réagit comme il
peut, avec les ressources qui sont les siennes. Certains se murent
dans le déni comme si rien ne s’était passé, d’autres demeurent
emprisonnés dans le présent de l’événement, soumis à un violent
syndrome post-traumatique, et d’autres encore se bagarrent pour
tenter de retrouver une existence qui ne pourra évidemment plus
jamais être la même. Pour ma part, j’ai connu une période où je me
sentais exclue de ma propre vie. Et pourtant, tout continuait comme
avant autour de moi, les autres poursuivaient leur chemin, le soleil
brillait de manière indécente et je devais le supporter, mais c’était
une perpétuelle douleur qui n’était perturbée que par les colères que
me déclenchaient les premières informations du dossier judiciaire.
Pour autant, je ne les laissais pas s’exprimer. Je les gardais enfouies
et je vivais avec, pressentant que les victimes devaient, pour l’intérêt
commun, se plier au devoir d’oubli. Puisque j’en étais une, il me
fallait me comporter comme telle : pleurer, porter le deuil, me rendre
aux consultations d’accompagnement psychologique mises à ma
disposition. Cela a duré près d’une année. Et alors que je n’aspirais
qu’à maintenir ma tête hors de l’eau, plus les jours passaient et plus
j’avais l’impression de couler. De jouer un rôle, d’être dans le faux.
Comme si chaque matin, au réveil, une voix me disait : « Silence, on
tourne ! » Comment vivre ainsi ? Comment travailler, aimer, élever
ses enfants ? J’avais fait de mon mieux pour endosser le rôle de « la
sœur éplorée de Samuel Paty », ce que j’ai d’ailleurs dit un jour au
juge d’instruction antiterroriste : « J’ai essayé. » Mais il fallait
maintenant en finir avec cette posture. Ma vie avait été dynamitée
par l’assassinat de mon frère. C’était un fait, un supplice qu’à défaut
de pouvoir effacer, je devais endurer, et si possible, transformer. Je
ne savais pas ce que j’allais devenir. Alors je m’en suis remise à
mon instinct, celui seul qui me permettait de rester debout. Le
chemin était étroit, escarpé, mais il existait. Et je décidai qu’il serait
tout entier consacré à rendre à Samuel sa dignité d’homme et de
professeur. Oui, c’est cette mission qui m’a relevée et qui s’est
ancrée peu à peu si profondément en moi que même au bord du
précipice, malgré le vertige qui souvent me prend, je sais que je ne
chuterai plus. Certains dans mon entourage ne l’ont pas compris ?
Auraient préféré que je ne mène pas le combat ? Ce n’est pas un
choix que j’ai eu. C’est une voie qui s’est imposée à moi. Il en allait
de ma propre survie.

Publier aujourd’hui Le Cours de monsieur Paty s’inscrit dans


cette démarche. Parce que ce cours est la raison pour laquelle mon
frère est mort, et que les gens ignorent tout de son contenu. Ils ne
savent pas que c’est dans le cadre de cet enseignement, inscrit au
programme de quatrième, que Samuel a montré des caricatures. Et
parce que j’ai entendu trop de « Oui, mais… ». Dans les médias,
mais aussi parfois dans les propos que l’on m’adressait directement.
« Oui, c’est horrible ce qui est arrivé à votre frère, mais devait-il
montrer de tels dessins ? » « Oui, c’est horrible qu’il soit mort ainsi,
mais était-ce vraiment judicieux de proposer à des élèves qui
pensaient pouvoir être choqués de quitter la classe ? » En France,
on ne met pas de « Oui, mais… » après qu’un professeur s’est fait
décapiter. On met un point.

Le 16 octobre 2020 à 20 h 04, lorsque ma mère m’a envoyé un


SMS pour m’annoncer que mon frère venait peut-être de se faire
tuer devant son collège, j’étais au bloc opératoire, à mon poste de
travail. Ma première pensée a été de me dire qu’il avait été la victime
collatérale d’un règlement de compte, d’une rixe entre bandes
rivales. J’ai cru qu’il s’était bêtement retrouvé au mauvais endroit au
mauvais moment – quoi d’autre ? Tout en me dirigeant vers l’issue
de secours, j’ai composé le numéro du téléphone fixe de mes
parents. Ma mère avait écrit : « peut-être ». « Ton frère s’est peut-
être fait tuer devant son collège. » « Peut-être »… Que signifiait
l’usage de cet adverbe ? Qu’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre ?
Ou qu’il pouvait ne pas avoir été tué mais être seulement blessé ? Si
cette chance existait, je voulais la saisir et pouvoir tout de suite
refermer le gouffre que ce message venait d’ouvrir sous mes pieds.
Ma mère a décroché. Derrière elle, mon père pleurait. L’ex-femme
de mon frère, qu’ils venaient d’avoir en ligne, leur avait confirmé ce
qu’ils avaient appris aux informations : un professeur d’histoire-
géographie s’était fait assassiner au collège du Bois d’Aulne. Et
dans Le Parisien, son nom avait fuité : Samuel P.
« C’est sûrement lui, m’a dit ma mère. J’attends que la police
nous appelle. »
Puis juste avant de raccrocher, elle a ajouté : « Ils lui ont coupé
la tête. » Ma théorie de la balle perdue était enterrée.

J’ai appelé le médecin anesthésiste qui était de garde ce soir-là.


En boucle, je lui ai répété « Il faut que tu viennes, il faut que tu
viennes », et lui de me répondre, en écho : « T’es où ? T’es où ? »
Quand il est apparu, je lui ai dit d’une voix blanche et monocorde
qu’on avait tué mon frère, qu’on lui avait coupé la tête. Par réflexe de
protection, il n’a pas voulu y croire. Il m’a rétorqué que j’avais dû mal
entendre, que ça n’était pas possible. Pas imaginable. Je n’ai pas
tenté de le convaincre. J’ai pris le téléphone à nouveau et j’ai appelé
la seconde infirmière anesthésiste pour sécuriser le bloc, bien que
nous n’avions pas de patients. À elle, je me suis contentée
d’énoncer que mon frère s’était « peut-être fait tuer devant son
collège », les mots de ma mère. L’infirmière anesthésiste n’a pas
cherché à comprendre, elle a rappliqué immédiatement. J’ai ensuite
appelé mon mari, je lui ai demandé de se taire et de m’écouter. Je
ne voulais pas laisser sa bonne humeur d’un soir de vacances
scolaires faire irruption dans notre conversation, et pour la troisième
fois j’ai dit : « Samuel s’est peut-être fait tuer devant son collège. »
Je l’ai chargé de me trouver cet article du Parisien, que ma mère
avait évoqué. Il me l’a envoyé par texto cinq minutes plus tard, et j’ai
lu de mes yeux ce que je savais déjà : un professeur d’histoire-
géographie du nom de Samuel P. avait été tué à la sortie du collège
du Bois d’Aulne. J’avais moi-même trouvé un autre article qui
indiquait son âge, quarante-sept ans. Que restait-il à confirmer ?
J’ai d’abord refusé de quitter les lieux, clouée deux ou
trois heures au moins dans mon bloc (celui où j’exerce toujours) par
la sidération. Puis il a fallu rentrer, et mes collègues ont pris la
décision que je ne ferai pas seule la route jusque chez moi. Mon
mari, à la maison avec nos jeunes enfants, ne pouvait pas venir me
chercher. J’ai alors eu l’idée d’appeler nos voisins. A. et J.-P., tous
les deux professeurs à la retraite, ont sauté dans leur voiture, et
c’est dans leurs bras que je me suis pour la première fois laissée
tomber. J’ai compris à leurs visages qu’ils savaient, et c’est à cet
instant que j’ai pu redire l’inimaginable : on lui a coupé la tête.
Une fois à la maison, j’ai appelé le commissariat de Conflans-
Sainte-Honorine. Je voulais entendre la police dire que c’était bien
mon frère, Samuel Paty, qui avait été tué à la sortie de son collège.
« On ne peut rien vous dire », m’a-t-on rétorqué. J’ai insisté, décliné
mon identité, réclamé qu’on la vérifie, mais rien n’y a fait, les
consignes étaient les consignes. Un peu après minuit, le téléphone a
enfin sonné. Un commissaire de Versailles au bout du fil. Il m’a
annoncé ce que je savais déjà et m’a demandé si j’avais des
questions. Je me suis entendue lui répondre :
« Oui, deux. L’assaillant a-t-il été tué ?
– Oui.
– Est-ce vrai que Samuel a été décapité ?
– Oui. »
Je me suis alors retournée vers mon mari et j’ai joint les gestes à
la parole pour lui dire que c’était fini.

Le lendemain, le chef de cabinet d’Emmanuel Macron nous a


téléphoné. Il était chargé d’organiser notre voyage à Paris en vue de
l’hommage national qui serait rendu à Samuel, le
mercredi 21 octobre à la Sorbonne. Les questions logistiques se
multipliaient, et je me souviens qu’à chacune d’elles je répondais :
« J’ai entendu votre demande, monsieur, mais je n’ai pas la réponse.
J’ai besoin d’y réfléchir, pouvez-vous me rappeler dans un quart
d’heure ? »
Tout était irréel, au-dessus de mes forces. Même faire une valise
pour cinq jours, je ne savais plus. J’ai appelé une amie en lui
demandant quoi emporter. Nous avons atterri à Charles-de-Gaulle
vers 20 heures le dimanche soir, il faisait déjà nuit. Des véhicules
banalisés de la gendarmerie nous attendaient. Ils nous ont conduits
au Novotel, sur les quais de Seine, à quelques pas de la Maison de
la radio où nous avons retrouvé le reste de ma famille. C’était donc
ici que nous dormirions, à un étage qui nous avait été entièrement
réservé pour pouvoir assurer notre tranquillité. Et pour préserver
notre anonymat et notre sécurité, nous étions enregistrés sous le
nom de la société Delta.
Dès le lendemain matin, nous nous sommes rendus à l’institut
médico-légal de Paris dans le XIIe arrondissement. Nous avons été
reçus par la médecin légiste qui nous a interrogés sur notre lien de
parenté avec le défunt. Ensuite, elle nous a dit : « Je vais vous
présenter votre fils, votre frère, votre oncle et votre beau-frère. Aussi
beau qu’il puisse être, le corps va continuer de se dégrader dans les
heures qui viennent. Qui souhaite le voir ? » Mes parents y ont tenu,
et j’ai demandé à mon mari s’il pouvait m’accompagner afin de
soutenir mon père tandis que je m’occuperai de ma mère. On nous a
fait entrer dans une pièce obscure. Une vitre nous séparait de la
chambre mortuaire. Éclairé par une lumière blafarde, un corps
recouvert d’un drap blanc reposait sur une table métallique. J’ai crié :
« Ce n’est pas lui ! » et j’ai tourné les talons vers la sortie, alors que
ma mère m’enjoignait : « Mais si, c’est lui ! ». La sentant vaciller, j’ai
alors repris mon rôle auprès d’elle, en position « verrouillage » –
bras bloquant son buste, jambes écartées pour la maintenir
debout –, et elle aussi a crié : « Ils l’ont massacré ! ». C’est à ce
moment-là que j’ai regardé la dépouille, que j’ai vu le visage, et qu’il
m’a bien fallu admettre qu’il s’agissait en effet de mon frère. Ma
mère avait raison : ils l’avaient tellement massacré qu’il était à peine
reconnaissable pour nous, ni présentable pour quiconque.

Le mardi, j’ai été entendue à la SDAT (sous-direction anti-


terroriste) où l’on m’a remis quelques affaires personnelles
récupérées dans son sac à dos : son portefeuille, les clés de chez lui
et de sa salle de classe 215, ainsi que son précieux casque Marshall
dont l’achat l’avait mis dans une excitation d’ado. J’ai compris alors
que s’il ne le portait pas en quittant le collège ce fameux vendredi
soir, lui qui aimait tant écouter de la musique, c’est que, par peur
d’être agressé, il avait voulu garder tous ses sens en éveil. Mon mari
m’a ensuite accompagnée à l’appartement de Samuel où je devais
choisir un de ses costumes afin que l’on procède à son habillage
mortuaire à la chambre funéraire de l’institut médico-légal. J’avais
pris un grand sac avec moi, pour emporter tout ce que je pouvais.
J’ai ramassé ce qu’il y avait sur sa table de chevet, trois CD –
Monster de R.E.M, Staring at the Sea de The Cure et Achtung Baby
de U2. J’ai aussi embarqué une montre que je lui avais offerte du
temps de notre adolescence, puis j’ai fait le tour de ses
bibliothèques. Il en avait installé dans chaque pièce. Dans un rayon,
j’ai reconnu le Coran en deux volumes, aux éditions Dar El-Fikr, que
mes parents lui avaient rapporté d’un voyage en Tunisie, à sa
demande. Ce devait être en 1997, au tout début de sa carrière. Mon
frère était quelqu’un d’incroyablement curieux, boulimique de
savoirs, il avait donc souhaité lire ce texte sacré pour découvrir
l’islam et en avoir une approche théologique. J’ai attrapé le coffret en
simili cuir marron orné d’enluminures vertes et dorées, et je l’ai
glissé dans mon sac. C’était son Coran, je voulais le garder
précieusement. Et puis pour finir, j’ai ouvert ses placards, j’ai choisi
une chemise, une veste, un pantalon, ainsi qu’un pull col roulé et
une écharpe, au cas où le col roulé sous la chemise ne suffirait pas
à masquer les traces de sa décapitation.

Une réunion s’est tenue dans la soirée en vue de la cérémonie.


Quelle musique voulions-nous ? Quelle musique Samu écoutait-il ?
J’ai d’abord dit « The Cure », mais choisir un titre de ce groupe
n’était pas simple et finalement nous avons tous opté pour One de
U2, que mon frère adorait. La Sorbonne reste un souvenir flou. La
France entière perdait l’un de ses professeurs et cet hommage fut, je
crois, un moment de communion nationale, mais nous qui perdions
un père, un fils, un frère, comment y prendre notre part ? Nous
étions chacun si seuls avec notre chagrin, d’abord dans cette salle
Richelieu où le cercueil de Samuel attendait et que je n’ai pas pu
toucher, puis dans cette majestueuse cour d’honneur… Au premier
rang, protocole oblige, se tenait l’ensemble de la classe politique qui
nous avait gouvernés depuis vingt ans. Je suis passée devant ces
hommes et ces femmes, et j’ai marqué une pause devant chacun
d’entre eux dans l’espoir de croiser leur regard. Mais tous avaient les
yeux soit baissés, soit levés vers le ciel. Nous avons rejoint nos
places. La musique a retenti. Le cercueil a fait son entrée. Mon frère
a reçu la Légion d’honneur à titre posthume. Le président a
prononcé son discours. Et nous avons repris un avion.

Le 2 novembre au matin, tous les élèves de France sont


retournés à l’école. Alors que leurs professeurs leur demandaient
d’observer une minute de silence en mémoire d’un des leurs,
assassiné par un terroriste islamiste pour la seule raison d’avoir fait
son métier, je me suis retrouvée seule chez moi, pour la première
fois depuis l’attentat. Qu’était-il arrivé ? Pourquoi mon frère était-il
mort ? Je réalisai que j’étais incapable de répondre à ces questions.
Je ne savais pas ce qu’il s’était exactement passé durant les onze
jours qui séparaient le cours de Samuel sur la liberté d’expression
de son assassinat. Si je voulais comprendre, il fallait que je rattrape
mon retard. Si je voulais vivre, il fallait que j’apaise, par la vérité des
faits, mes pires supputations autour de son calvaire.

Je me suis alors plongée dans le dossier nuit et jour, pendant


des mois et des mois. J’ai passé des heures à lire tous les livres,
tous les rapports, tous les articles où le nom de mon frère
apparaissait. J’ai un nombre incalculable de captures d’écrans qui
polluent toujours la mémoire de mon téléphone. J’ai aussi mes petits
carnets de poche, le dernier qu’on m’a offert en guise de soutien est
jaune. Ils me suivent partout, je griffonne parfois des mots, des
phrases que j’ai souvent peine à relire. Ces données, je les ai
collectées et analysées en les retranscrivant ensuite sur des carnets
A4 petits carreaux dont j’ai détaché les feuilles pour mes multiples
archives, portfolios et pochettes. Les cahiers noirs sont consacrés
au terrorisme, les bleus à l’Éducation nationale, le rouge à l’enquête
pénale, et il y a même une pochette verte contenant les inclassables
« hors gabarit », comme je l’ai nommée. J’ai travaillé ainsi tous les
soirs, jusqu’à être prise de nausée. Ce « déminage » fastidieux
semblait n’avoir aucun sens pour ceux qui me voyaient le mener. Ils
disaient « C’est le pot de terre contre le pot de fer, pense à toi,
pense à ta famille », sans comprendre qu’en faisant cela je
retrouvais ma faculté de penser et d’agir. Pour me protéger un
minimum, je consentais juste à ne plus écrire « Samu » dans mes
cahiers, comme j’avais l’habitude de l’appeler, mais S.P., deux
initiales qui le mettaient suffisamment à distance pour me confronter
à l’horreur qu’il avait vécue.

De ce long travail d’enquête, je suis ressortie avec la conviction


que mon frère n’a pas été assassiné par hasard. Il est mort parce
que face à l’offensive islamiste, nous n’avons produit depuis des
années qu’une série de renoncements qu’on croyait sans
importance, mais qui, mis bout à bout, ont construit un système. Nos
dirigeants successifs espéraient ainsi conserver la paix civile. Ce fut
une grossière erreur d’analyse, car l’islamisme n’est pas un ennemi
avec lequel on peut s’asseoir à la table des négociations. Il est un
projet politique totalitaire, conquérant, et qui voit à long terme. Voilà
pourquoi ses émissaires ont choisi de s’attaquer à l’École. Eux qui
endoctrinent dès le plus jeune âge savent mieux que quiconque
qu’elle est le lieu du futur, l’endroit par excellence où sont formés les
esprits libres de demain. Or, les islamistes ne veulent pas de cette
liberté contraire à la charia. Et ils ont bien compris que si nous
cédions sur l’École, la prochaine génération ne sera plus armée
intellectuellement pour défendre nos valeurs. La décapitation de
mon frère doit être notre électrochoc. Trois ans après lui, Dominique
Bernard est tombé sous les coups de poignard d’un autre islamiste
dans son collège, à Arras. Et cette fois, il n’y a même pas eu besoin
des caricatures pour justifier le crime. Ce qu’il était, un prof, a suffi
comme mobile. Au cours de sa première audition dont la presse a
rendu compte, le terroriste explique de manière limpide, et avec
dégoût, pourquoi il a ciblé cet homme : « Dominique Bernard était
prof de français. C’est l’une des matières où l’on transmet la
passion, l’amour, l’attachement au système en général. De la
République, de la démocratie, des droits de l’homme, des droits
français et mécréants. » Anzorov, lui, a écrit au président Emmanuel
Macron qu’il avait « exécuté un de ses chiens de l’enfer » en
publiant sur Twitter la photo de mon frère qu’il venait de décapiter.

Qu’est-ce qu’on devient après ça ? Je me suis posé cette


question dès le lendemain de la mort de Samuel, et au fond, derrière
chacun de mes discours, c’est à elle qu’il m’importe encore de
répondre. Je suis infirmière anesthésiste. Les patients dont je
m’occupe formulent souvent le même souhait, celui que je les
réveille. Je crois que je ne fais pas autre chose en prenant ma part
dans ce combat contre l’obscurantisme : œuvrer à nous réveiller
collectivement. Cela m’obsède. Sans doute parce que je n’ai pas
trouvé d’autre manière de donner un sens à la mort de mon frère, et
que la mort d’un frère, ce n’est pas seulement la perte d’un être cher,
c’est l’amputation d’une partie de soi. Oui, cet attentat m’a amputée
d’une partie de ce que j’étais avant le 16 octobre 2020. Mais de cette
perte je dois faire quelque chose. J’en ai fait la promesse à Samuel
au crématorium de Champigny-sur-Marne, dans le petit mot que
j’avais dicté à mon mari car je n’étais pas en état de tenir un stylo. Et
ce mot disait :

Coucou Samu,
On était très différents. Je te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours aimé
les gens qui regardent ailleurs. Alors je suis là pour te dire que je
t’aime, qu’on t’aime. Tu vas me manquer, tu vas nous manquer. Je
sais que tous les jours, tu seras un petit peu là pour moi. Que dans
tout, dans rien, tu me feras un signe. De te perdre va me rendre
meilleure. Alors merci, tu vois, tu as encore réussi à me faire un
cadeau aujourd’hui. À tout à l’heure, Samu. Parce que jamais je ne
te dirai au revoir.

Ce jour-là, je suis retournée m’asseoir sur le banc. Mon corps


convulsait. Ce fut à mon tour d’être « verrouillée ».
I

ENSEIGNER
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION
COURS DU LUNDI 5 OCTOBRE 2020

SITUATION DILEMME :
ÊTRE OU NE PAS ÊTRE CHARLIE ?
C’est un lundi matin froid et pluvieux qui dit que l’automne s’est
installé alors que le mois d’octobre commence à peine. La rentrée a
eu lieu cinq semaines plus tôt. J’ignore si Samuel fait déjà des
blagues avec ses élèves, comme il en a l’habitude. Je ne sais pas
non plus s’il en a inventé d’autres ou s’il achète des Carambar pour
renouveler son stock, s’il raye celles qui sont « nazes » et dessine
un pouce en l’air pour celles qui rencontrent du succès. En tout cas,
je veux croire qu’à la veille des vacances de la Toussaint les liens
que mon frère et ses élèves ont tissés sont suffisamment solides
pour que les éléments nécessaires au bon déroulement d’un cours
soient réunis : écoute, confiance, respect mutuel. La salle de classe
où exerce Samuel est un de ces décors dont seule l’Éducation
nationale et les hôpitaux ont le secret : murs craie, tableau blanc,
tables et chaises en contreplaqué dotées de pieds en métal jaune.
Mon frère se débarrasse probablement de ses affaires, pose son
éternel sac à dos gris sur son bureau. Il n’a pas prévu de s’y asseoir
puisqu’il s’apprête à « faire classe ». Ne reste plus qu’à attraper son
stylo-feutre pointe fine avec bouchon clipsable, acheté précisément
pour le « clic ». Il aime à dire qu’il l’utilise comme un chef d’orchestre
use de sa baguette, mais dans mon esprit je le vois plutôt comme un
magicien qui, agitant sa baguette, donnerait un peu de féerie à ce
lieu aseptisé.
Samuel démarre. Il est 10 h 25. Il annonce à sa classe de
quatrième 5 qu’il va poursuivre son cours sur la liberté d’expression
auquel ils ont déjà consacré une heure la semaine précédente.
C’était le vendredi, les élèves s’en souviennent, le premier volet
s’intitulait Étude de situation : la liberté de la presse. Durant cette
heure de cours, ils ont déjà appris que, à l’instar de toutes les autres
libertés, celle-ci a fait l’objet d’une conquête historique au moment
de la Révolution, et a été hissée au rang des droits humains
inaliénables. À ce titre, Samuel leur a enseigné que, sous l’Ancien
Régime, les journaux et les livres étaient considérés comme
dangereux, menaçant le pouvoir en place dans la mesure où ils
véhiculaient le savoir. Ils faisaient donc l’objet d’une censure. Pour
l’illustrer, il leur a projeté deux diapositives : un dessin de presse tiré
du site Avenue225.com représentant un journal transformé en
visage humain bâillonné, ainsi qu’une photographie extraite du site
tpe.madmagz.com, figurant une bouche humaine pourvue d’une
fermeture éclair. Samuel leur a ensuite rappelé que l’Ancien Régime
avait été renversé en 1789, et que les libertés ont alors été inscrites
dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il leur a dit
que cette Déclaration était aujourd’hui au sommet de notre
hiérarchie juridique, et qu’en son article 11 elle consacrait « la libre
communication des opinions et des pensées » qu’elle définissait
comme « un des droits les plus précieux de l’homme ». Enfin,
Samuel leur a enseigné que c’était la loi de 1881 qui définissait la
liberté de la presse et en fixait les limites. Ces dernières sont les
suivantes : ne pas diffuser de fausses informations qui
constitueraient un danger pour la paix publique, et ne pas diffamer
des personnes. Avec ses élèves, Samuel a défini la diffamation
comme « le fait de nuire à quelqu’un en mentant à son propos ».
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Sur le site d’Éduscol 1 lui servant de repère, on peut lire que « le
professeur s’appuiera sur l’actualité pour enseigner la liberté de la
presse ». Or, en cet automne 2020, nous sommes en plein procès
des attentats de 2015 contre Charlie Hebdo, c’est presque inespéré
pour illustrer ce cours. Toujours lors de cette séance précédant celle
qui nous occupe, Samuel propose donc à ses élèves une troisième
diapositive issue du site Calicultural.net : le dessin d’un poing levé
serrant un crayon, daté du 7 janvier 2015. Ce dessin lui permet de
revenir sur le déroulé des événements qui ont ensanglanté la France
en cette journée tragique. Pour ce faire, il s’appuie sur le site du
Monde qui diffuse une vidéo intitulée : « Charlie Hebdo : le film des
événements. » En résumé, les faits y sont décrits ainsi : « Vers
11 h 20 à Paris, au 10 rue Nicolas-Appert, des hommes cagoulés
pénètrent dans les locaux de l’hebdomadaire et tuent au moins
douze personnes dont les dessinateurs Charb, Cabu, Wolinski et
Tignous, et l’économiste Bernard Maris. Les tireurs étaient encore en
fuite en début de soirée. » Samuel explique à sa classe que la
rédaction du journal a été attaquée parce que, selon les islamistes,
ces journalistes ne respectaient pas l’islam. Cela signifie que les
islamistes légitiment la violence et piétinent la liberté d’expression
qui demeure toujours fragile, bien que consacrée il y a deux siècles.
Mais, et c’est l’objet de la quatrième diapositive, la manifestation
historique du 15 janvier 2015 en soutien aux dessinateurs qui a réuni
plus de 4 millions de Français dans la rue – du jamais vu ! – montre
qu’aucune intimidation ne fera abandonner la liberté d’expression
dans notre pays. Sur cette diapositive qui est une photographie, on
peut voir des manifestants brandissant des pancartes « Je suis
Charlie » place de la République à Paris, autour du monument de
Léopold Morice, composé de trois statues en pierre représentant la
Liberté, L’Égalité et la Fraternité, au pied d’une statue de bronze plus
grande encore, symbolisant Marianne. La mise en perspective de
ces deux événements – l’attaque terroriste et la manifestation en
soutien aux dessinateurs – permet à Samuel d’expliquer à ses
élèves que la liberté de la presse est un combat idéologique et
politique, et que si des millions de gens considèrent, en France en
2015, qu’il est important de descendre dans la rue pour la protéger,
c’est qu’ils savent que partout où elle est niée des êtres humains
sont condamnés à la prison et/ou à la mort en raison de leurs idées.
L’O.N.G. Reporters sans frontières met la lumière sur ces injustices.
Sa mission est de défendre le droit, pour chaque être humain,
d’avoir accès à une information libre et fiable. Elle agit pour la liberté,
pour le pluralisme et l’indépendance du journalisme, et représente
celles et ceux qui incarnent ces idéaux. Samuel indique à ses élèves
qu’une Journée mondiale de la liberté de la presse a lieu chaque
année le 3 mai, et dans un dernier slide il leur donne à voir la
couverture d’un livre de Reporters sans frontières, 100 photos pour
défendre la liberté de la presse. Photographies de Marc Riboud.

Le deuxième volet de ce cours sur la liberté de la presse, délivré


donc ce lundi 5 octobre à ses quatrième 5, Samuel a choisi de
l’intituler : « Situation dilemme : être ou ne pas être Charlie ? ».
Cette méthode des dilemmes moraux est une préconisation
d’Éduscol, qui la considère idéale pour développer l’autonomie
morale des adolescents et accroître leurs capacités de
raisonnement, c’est-à-dire forger leur esprit critique. Pour
commencer, Samuel définit avec ses élèves ce qu’est un dilemme,
puis il reformule avec eux l’alternative que sous-tend l’intitulé de son
cours : faut-il publier les caricatures pour faire vivre la liberté, ou ne
faut-il pas publier les caricatures pour éviter la violence ? Cette
question, la presse du monde entier se l’est posée au lendemain des
attentats du 7 janvier, lorsque Charlie Hebdo a publié en une du
journal la caricature de Riss représentant Mahomet avec une
pancarte « Je suis Charlie », et légendée : « Tout est pardonné ».
Pour rendre compte de cette interrogation commune à toutes les
démocraties, Samuel livre dans un premier slide un article de
Courrier International titré : « Qui publie et qui ne publie pas la une
du nouveau Charlie ? La caricature de Mahomet en une de Charlie
Hebdo le 14 janvier met la presse étrangère face à un dilemme :
faut-il republier un dessin qui peut offenser les musulmans ? ». À
cette question, les journaux n’apportent pas tous la même réponse.
Du côté des Anglo-Saxons, le New York Times décide de ne pas
publier, arguant qu’il n’a pas l’habitude de diffuser des « images ou
d’autres contenus visant délibérément à heurter des sensibilités
religieuses » ; le New York Daily News et le quotidien britannique
Daily Telegraph reproduisent la une de Charlie mais coupent et
floutent la caricature ; le Washington Post, en revanche, reprend la
couverture et fait paraître une caricature dans ses pages. Même
choix en Allemagne pour le quotidien de la gauche alternative Die
Tageszeitung et l’ancien journal communiste Neues Deutschland,
mais pas pour les autres grands quotidiens qui préfèrent titrer sur le
rassemblement à Berlin en hommage aux victimes et contre le
mouvement anti-islam. En Espagne, la position du très conservateur
La Razón tout comme celle de El País surprend : le premier
reproduit en couverture la une de Charlie, et le second offre ses
pages 3 et 4 aux « survivants » de l’attaque terroriste, considérant
que, même si le style de Charlie Hebdo n’a rien à voir avec leur ligne
éditoriale, le droit à exister en toute liberté de ces journalistes doit
être défendu de manière absolue. En revanche, le journal danois
Jyllands-Posten dont les caricatures du Prophète, en 2005, lui
avaient valu l’ire du monde musulman, a craint d’être à nouveau pris
pour cible et a préféré ne pas publier le dessin de Riss.
Vient maintenant le moment de montrer les caricatures. Samuel
propose à ses élèves de visualiser trois dessins de Mahomet. Trois
images dont une qu’il qualifie de « trash », mais au préalable, parce
que nous sommes dans une société laïque qui « oblige la
République à ne pas imposer elle-même une idéologie, ce qui
explique la neutralité et l’impartialité des institutions républicaines et
des fonctionnaires » (site Éduscol), mon frère autorise ceux qui
pensent pouvoir être choqués à sortir quelques minutes dans le
couloir, accompagnés de l’auxiliaire qui aide deux enfants en
situation de handicap. En d’autres termes, après avoir garanti la
liberté de la presse en proposant le visionnage des caricatures, il
s’assure, en offrant la possibilité de sortir un instant à ses élèves,
que la liberté de conscience de chacun est respectée. La neutralité
est une position d’équilibriste, et en l’espèce Samuel parvient à la
tenir parce qu’il pose ces deux actes simultanément. À aucun
moment, il ne fait l’éloge des caricatures, mais seulement celui de la
liberté permettant d’en faire puisque le délit de blasphème n’existe
pas dans le droit français. Cinq élèves acceptent sa proposition, et
sortent de la classe.

Les trois caricatures s’impriment au tableau. La première est un


dessin de Luz représentant Mahomet disant : « 100 coups de fouet
si vous n’êtes pas morts de rire ! » ; la seconde, signée Cabu, met
en scène la lamentation du Prophète « débordé par les intégristes »
pleurant : « c’est dur d’être aimé par des cons… », et qui est la
couverture du numéro dans lequel ont été publiées les caricatures
danoises de 2005 ayant provoqué la colère du monde musulman ;
enfin, la troisième, de Coco, montre le Prophète nu, à quatre pattes
avec une étoile dans l’anus, légendée « Mahomet : une étoile est
née ! ». C’est évidemment ce troisième dessin qui va poser
problème. Samuel l’a pourtant trouvé, comme les deux autres, sur le
réseau Canopé. C’est donc un dessin mis à la disposition des
enseignants par l’Éducation nationale. Si mon frère le montre à ses
élèves, je crois que c’est pour illustrer, comme on l’a vu, la question
du respect, ainsi que celle de la violence. Il faut comprendre le
contexte de ce dessin. Coco l’a fait paraître dans Charlie Hebdo le
19 septembre 2012 pour moquer Innocence of Muslims, un mauvais
film sorti un peu plus tôt aux États-Unis et qui fait de Mahomet un
homme sanguinaire, incestueux et stupide. Des islamistes en ont fait
circuler des passages, ce qui a eu pour effet de déclencher un
déferlement de violence inouïe contre les États-Unis dans le monde
arabe, et notamment des émeutes en Libye qui coûteront la vie à
l’ambassadeur américain en poste à Benghazi, Christopher Stevens.
Cette étoile dorée dans l’anus de Mahomet renvoie aux étoiles du
Walk of Fame sur Hollywood Boulevard, qui met à l’honneur les
grandes stars du cinéma américain. Coco l’utilise pour dire que
Mahomet en est devenue une, lui aussi, puisqu’il a déclenché un
bain de sang avec ce film dans lequel il a le premier rôle. Elle moque
donc autant le film que sa réception, complètement
disproportionnée. Et c’est la violence de ce contexte qui intéresse
Samuel pour son cours, car elle est aussi la toile de fond des deux
autres caricatures, la une de Charlie de février 2006 consacrée aux
parodies danoises, et la une de Charlie au lendemain des attentats
du 7 janvier 2015. Mon frère peut ainsi faire dialoguer ces dessins
entre eux, et expliquer à ses élèves que, dans ces trois cas, les
dessinateurs ont usé de leur liberté d’expression pour dénoncer la
violence déclenchée par de simples dessins. Il amène les
adolescents à comprendre que dans une démocratie personne ne
mérite de mourir pour un dessin ou pour un film, et qu’on ne répond
pas à un coup de crayon ou à une prise de vue par un coup de
kalach. En démocratie, la seule action possible quand on se sent
diffamé, ou injurié, c’est de s’en remettre au droit et d’intenter une
action en justice.

Les caricatures disparaissent du tableau. Cela n’a duré qu’une


minute ou deux, et les élèves qui étaient dans le couloir reprennent
leur place. Dans la classe, on rigole un peu de ce qu’on a vu, un nu,
mais Samuel demande tout de suite au groupe de ne pas faire de
commentaires par respect pour ceux qui ont choisi de sortir. Un
polycopié est ensuite distribué en vue d’un travail en autonomie. Il
s’agit d’un tableau pourvu de deux colonnes à remplir, et de
quelques questions. La première colonne du tableau est réservée à
la faveur des arguments « Être Charlie (publier les caricatures de
Charlie Hebdo) », et la seconde à « Ne pas être Charlie (ne pas
publier les caricatures de Charlie Hebdo »). Maintenant, c’est aux
élèves de jouer. Samuel leur laisse un moment pour réfléchir, puis il
leur livre, en diapositive, un tableau rempli comme suit :

ÊTRE CHARLIE NE PAS ÊTRE CHARLIE

La liberté de la presse est un droit Charlie Hebdo n’est pas


de l’homme. respectueux envers la
religion : il publie des
caricatures qui sont des
blasphèmes.

Publier les caricatures par Charlie Hebdo provoque les


solidarité car la vie est le droit de islamistes et risque de
l’homme le plus sacré. provoquer des attentats.

Le blasphème n’est pas interdit


par la loi.
Après cela, il les invite à répondre à la deuxième consigne du
polycopié :
« Rédige une première définition de la liberté. »
Ils y réfléchissent sans doute ensemble, et Samuel projette un
début de réponse au tableau :
« La liberté, c’est faire ce que l’on veut… »
Puis vient une troisième consigne :
« Complète ta définition de la liberté en utilisant l’étude sur la
liberté de la presse et la situation dilemme sur les caricatures de
Mahomet. »
La réponse projetée au tableau est la suivante : « La liberté, c’est
faire ce que l’on veut à condition de respecter la loi et les autres. »
Samuel doit probablement préciser qu’en droit français il n’y a pas
d’infraction sanctionnant l’atteinte aux divinités, aux dogmes, aux
croyances, ou aux symboles religieux ; il n’y a pas d’interdiction du
blasphème. Il faut donc bien faire la différence entre les atteintes aux
croyances qui sont tolérées, et les atteintes aux croyants qui, elles,
ne le sont pas.

Le cours tire maintenant à sa fin. Peut-être Samuel leur livre-t-il


une de ses blagues pour les mettre de bonne humeur. Je ne me
souviens que de celle-là : « Qu’est-ce qu’un yaourt dans une forêt ?
Un yaourt nature ! ». Son carnet de blagues est toujours sous scellé
à titre de pièce à conviction, je ne pourrai demander à le récupérer
qu’à la fin du procès « terro », comme on dit dans le jargon judiciaire
pour terrorisme. Ou peut-être mon frère reste-t-il dans le sérieux de
son cours et leur glisse, avant que la sonnerie les libère, un dernier
mot sur ce qu’ils doivent en retenir : les caricatures peuvent choquer,
mais elles ne tuent personne. On peut les aimer comme les détester,
on peut y être indifférents ou en rire, peu importe, sinon que toutes
les opinions doivent être tolérées, y compris celles qui nous
déplaisent, car c’est la tolérance qui garantit la paix civile.
II

ANATOMIE D’UNE CABALE


Ce lundi 5 octobre à 11 h 20, le cours intitulé « Situation de
dilemme : être ou ne pas être Charlie » se termine. Alors que les
adolescents de quatrième 5 rangent leurs affaires et quittent peu à
peu la salle 215, Samuel saisit le malaise d’une jeune fille. Il s’agit
d’une des cinq élèves qui a choisi de ne pas regarder les
caricatures. Elle n’a rien dit au moment de quitter la classe, ni en
revenant, mais visiblement elle est affectée, après coup, d’avoir été
mise dans cette situation. Cette réaction perturbe mon frère. Depuis
2015 et les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo, il a pris
l’habitude de faire cette proposition à ses élèves pour continuer à
enseigner la liberté d’expression tout en demeurant absolument
neutre, tel que l’exige le principe de laïcité, et cela n’a jamais suscité
ni remarque ni malaise. Soucieux de la manière dont ses collégiens
reçoivent son cours, il décide de demander l’avis de son collègue
d’histoire-géographie dans la salle voisine. Cette démarche n’a rien
d’exceptionnel, les enseignants ont l’habitude d’échanger sur leurs
enseignements. Son collègue a peu de temps entre deux
interclasses mais l’écoute et le rassure : « Tu l’as dit toi-même, tes
élèves ne sont sortis que quelques minutes, il n’y a pas de quoi en
faire une histoire… » La sonnerie retentit et mon frère, sans doute
plus léger, rejoint sa classe.

Ce même jour, à 14 h 50, Samuel fait cours pendant une heure


à son autre classe de quatrième – la quatrième 4 – à qui il enseigne
le premier volet de son cours sur la liberté d’expression : « Étude de
situation : la liberté de la presse ». Cette classe est la classe de Z.
Cette dernière, comme à son habitude, perturbe le cours, se plaint
de migraine et est conduite par la déléguée de classe à l’infirmerie.
La CPE lui prend sa température. Elle n’en a pas et retourne donc
en classe où elle assiste à la fin de la séance. À la sonnerie, Samuel
annonce que le lendemain, comme il l’a fait le matin même avec les
quatrièmes 5, ils aborderont une situation de dilemme, « Être ou ne
pas être Charlie ». À cette occasion, il montrera des caricatures de
Charlie Hebdo, mais pour que personne ne soit pris au dépourvu il
prévient d’emblée, comme il l’avait fait avec son autre classe de
quatrième, que ceux qui ne souhaiteront pas voir ces images
pourront détourner le regard. Ainsi, les élèves de quatrième 4
disposent d’un délai de réflexion pour choisir de façon éclairée de
visionner ou non les caricatures. Personne n’est pris de court.

Le lendemain, mardi 6 octobre, la mère de l’élève de quatrième


5, contrariée d’être sortie du cours, appelle la directrice pour lui dire
que sa fille, en tant que musulmane, a vécu cette situation comme
une discrimination. La directrice convoque Samuel et lui demande ce
qu’il s’est passé. Mon frère explique qu’il s’agit d’un malentendu : en
faisant cette proposition à ses élèves, il n’a en aucun cas voulu
discriminer quiconque, mais au contraire cherché à respecter
chacun en tentant de faire coexister dans sa salle de classe la laïcité
et la liberté de conscience des adolescents, à un âge si délicat où
tout est matière à sur-réagir. La directrice lui conseille d’appeler la
mère de l’élève pour la rassurer sur ses intentions, ce que fait
Samuel. Selon les mots qu’il écrira par la suite dans un mail à la
principale, il explique à cette maman que sa fille n’a pas à venir
athée en classe, comme elle le craignait, mais laïque. En effet, si les
élèves sont contraints de laisser à la porte de leur école les signes
ostentatoires de leur appartenance religieuse, leur foi ne les quitte
pas, et la laïcité est là pour la protéger. On ne peut y porter atteinte,
la mère le comprend et est rassurée. L’incident est clos.

Ce même mardi, entre 12 h 50 et 13 h 40, mon frère délivre son


cours « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie » aux
quatrième 4, comme il le leur a annoncé la veille. L’élève Z. qui
chahutait la veille est absente. Comme il n’y a pas d’auxiliaire dans
cette classe, Samuel ne propose pas à ses élèves de sortir quelques
minutes car ils se retrouveraient seuls dans le couloir, sans
surveillance. Ils les invitent à simplement détourner le regard
quelques instants s’ils le souhaitent, et le cours se poursuit sans que
personne ne fasse le moindre commentaire.

Mercredi 7 octobre, la principale prend la décision d’exclure Z.


pendant deux jours, en raison de son comportement délétère depuis
le début de l’année et de ses absences répétées. Cette exclusion est
signifiée aux parents par SMS, Pronote (messagerie de vie scolaire)
et courrier postal recommandé. Ce renvoi n’a aucun lien avec le
cours de Samuel, la jeune élève n’y a d’ailleurs pas assisté, comme
l’atteste un mot d’excuse présenté par ses soins. Sa mère prétend
aujourd’hui que Z. a imité sa signature, et que son ex-mari et elle ont
cru à son mensonge. Au-delà d’être une menteuse avérée,
l’adolescente se retrouve donc aussi accusée par ses propres
parents d’être une faussaire hypothétique, stratégie pour alléger
l’accusation pesant sur le père. Encore faudra-t-il l’élucider au
procès. En tout cas, dès le 7 au soir, le père, Brahim Chnina, rédige
trois posts sur son compte Facebook pour manifester sa colère à
l’encontre de mon frère, et réclamer une mobilisation en vue
d’obtenir sa radiation.
Premier post :
Incroyable mais vrai et ça vous concerne tous et toutes.
Ce matin le prof d’histoire de ma fille en 4e demande à toute la classe que tous les élèves
musulmans de la classe lèvent la main.
Ensuite il leur dit de sortir de la classe car il va diffuser une image qui va les choquer.
Certains sortent et d’autres refusent dont ma fille. Ensuite ce professeur diffuse l’image de
quelqu’un nu et leur dit que c’est le Prophète des musulmans notre cher bien aimé
Prophète sallallahu’alayhi wa sallam tout nu…
C’est une honte venant de la part d’un professeur qui apprend à nos/vos enfants l’histoire.
Pour ma part, je ne laisse pas passer, demain je vais aller voir le directeur car ma fille est
exclue deux jours du collège.
Si vous n’être pas d’accord avec ça, vous pouvez écrire un courrier au directeur de l’école
pour virer ce malade et je vous donne l’adresse.
Il faut virer ce professeur d’histoire du collège.

Deuxième post :
Collège Bois d’Aulne, 78700 Conflans-Sainte-Honorine, Mr Paty, professeur d’histoire-
géographie.
Ce professeur Pathy dit en se vantant à ma fille qu’il a participé à la marche de Charlie.
Vous avez l’adresse et nom du professeur pour dire STOP.

Troisième post :
Chers frères et sœurs
Cette histoire est vraie et c’est arrivé à ma fille.
Soyons fiers de notre religion et de notre prophète sallallahu’alayhi wa sallam, qui nous a
appris la religion musulmane et surtout le bon comportement.
Faites minimum un courrier au collège ou CCIF ou inspection académique ou ministre de
l’Éducation ou président.
Mais faites quelque chose.
Ces trois posts sont envoyés par Brahim Chnina à tout son
répertoire WhatsApp et relayés par ses « amis » Facebook.
Abdelhakim Sefrioui fait partie de ses contacts depuis le mois
précédent. C’est de cette façon qu’il prend connaissance des posts
et se met immédiatement en relation avec ce parent d’élève.
Abdelhakim Sefrioui est un militant islamiste fiché S, bien connu des
renseignements pour combattre la laïcité dans les services publics.
Son mode opératoire est le suivant : il requalifie les rappels à la loi
en discriminations à l’égard des musulmans, ce qui lui permet de
mener des actions en justice et de convoquer la presse afin
d’imprimer dans la tête du plus grand nombre qu’il existerait en
France un racisme d’État. Son activisme exercé depuis plus de
quarante ans lui vaut d’être déjà, au moment de la cabale contre
mon frère, inscrit au fichier FSPRT (fichier des signalements pour la
prévention de la radicalisation à caractère terroriste), comptant un
peu plus de 10 000 personnes radicalisées susceptibles de passer à
l’acte.

Le jeudi 8 octobre, ce militant islamiste multi-fichés


accompagne Brahim Chnina, le père de Z., au collège du Bois
d’Aulne pour rencontrer la principale, alors qu’ils n’ont pas rendez-
vous. La soixantaine, petites lunettes sur le bout du nez, cheveux
grisonnants, barbe courte et silhouette dissimulée sous un qamis, il
prétend être le « représentant des imams de France ». L’homme se
plaint qu’on les fasse attendre dans le froid, ce qui ne serait jamais
arrivé s’ils avaient été juifs, dit-il à la principale en guise de
présentation. Agressifs et virulents, les deux hommes protestent
contre l’exclusion de la jeune Z. qui aurait été décidée, selon eux,
pour la punir d’avoir tenu tête à M. Paty en refusant de sortir dans le
couloir, alors qu’il voulait montrer à la classe une photo de Mahomet
nu. Ils affirment qu’en obligeant les élèves musulmans à quitter sa
classe, M. Paty s’est rendu coupable d’un acte raciste, et que ce
« voyou doit être viré du collège ». La directrice tente de les calmer.
Elle leur répète que l’exclusion de Z. vise à sanctionner un
comportement général délétère, sans lien avec le dernier cours de
M. Paty (elle ignore, à ce stade, que la jeune fille n’y a pas assisté et
qu’elle a donc inventé toute cette histoire), mais les deux hommes
ne veulent rien entendre et continuent de vociférer, au point qu’on
les entend depuis le couloir. Ne parvenant pas à obtenir de la
directrice la mise à pied du professeur, les deux hommes quittent les
lieux en menaçant d’organiser une manifestation le vendredi
9 octobre devant le collège et de faire venir la presse, puis restent
un long moment devant l’établissement à passer des coups de fil. À
la fenêtre de son bureau, la principale, inquiète et choquée, les
observe. Elle craint qu’ils mettent leur menace à exécution, que des
gens s’introduisent de force dans le collège et que l’affaire prenne la
tournure d’un scandale médiatique. Elle appelle le directeur
académique adjoint pour l’informer de la situation. Dans le mail
qu’elle rédige à son intention, elle lui révèle l’identité de Abdelhakim
Sefrioui. « Si la situation me semble pouvoir être contenue au sein
de l’établissement, écrit-elle, les choses se compliquent en revanche
davantage avec l’intervention de M. Sifrioui que je ne connais pas
mais qui est visiblement un militant islamiste actif en région
parisienne depuis les années 1980 (il préside un collectif
propalestinien). » Dans le même courriel, la directrice joint un mail
anonyme qu’elle a reçu sur la messagerie du collège :

Madame,
Je viens d’apprendre avec indignation les agissements de M. Paty
ayant diffusé l’image représentant un prophète nu. Face au climat
actuel de la France où un climat d’islamophobie s’est clairement
installé pourquoi cherchez-vous à diviser en plus dès le plus jeune
âge ? C’est juste honteux, l’enseignement public se doit d’être laïque
car c’est le fondement même de notre République, l’école n’est pas
un journal satirique. Comprenez que des gens ont des croyances
religieuses et l’école se doit d’être laïque, je vous demande que
votre établissement prône la paix et l’entente entre tous les élèves
que vous accueillez qui seront sans doute demain l’élite de notre
cher beau pays. Veuillez faire le nécessaire pour que M. Paty donne
une bonne éducation laïque à nos enfants et ne sème pas la
discorde dès le plus jeune âge.

Le directeur académique adjoint demande à la principale de


remplir une fiche « Faits établissement », ce qui est la procédure
pour toute atteinte à la laïcité. Sur ce document, la principale coche
la case « Niveau 3 : fait d’une extrême gravité » et la case « Risque
d’un retentissement médiatique pouvant complexifier la situation ».
Mais de manière stupéfiante, elle désigne à la ligne « Victime » un
« groupe d’élèves », et à la ligne « Auteur(s) des faits », un
« personnel de l’établissement », c’est-à-dire mon frère. De son
côté, le directeur académique fait remonter l’information à toute sa
chaîne hiérarchique : conseillère sécurité de la rectrice, référent
laïcité de l’académie, cellule ministérielle de veille opérationnelle et
d’alerte, mairie, policier référent du collège. Mais la principale
information – à savoir que Sefrioui est un militant islamiste fiché S –
passe à la trappe. Le DAASEN ne le mentionne tout simplement pas
à la conseillère sécurité du rectorat de Versailles, comme s’il
s’agissait d’une personne lambda. Autre problème, celle-ci, qui est
également commissaire de police, semble adhérer au mail anonyme
qui dépeint la France comme un pays où règne un « climat
d’islamophobie », puisqu’elle tord la réalité et écrit que Samuel a
proposé aux élèves musulmans de sortir de la classe, et non plus à
tous les élèves. N’est-ce pas ce que fait finalement la principale
quand elle désigne, dans cette fiche « Faits établissements », mon
frère comme coupable ? Ne s’appuie-t-elle pas, elle aussi, sur ce
fameux mail anonyme qui accuse Samuel de semer la discorde
entre les élèves ? On peut se poser la question, car après cette
remontée d’information le DAASEN n’obtient qu’une chose : une
surveillance mobile de la police municipale non armée aux abords
du collège, pour la seule journée du vendredi 9 octobre, afin de
parer à la menace d’une éventuel rassemblement, proférée par
Sefrioui en quittant la principale.

Au cours de cette même journée du jeudi 8 octobre, Brahim


Chnina écrit à l’association des parents d’élèves pour dénoncer un
acte de discrimination raciste de la part de Samuel Paty envers sa
fille. Il réalise également une vidéo devant le collège du Bois d’Aulne
où, face caméra, le visage à moitié dissimulé derrière son masque
chirurgical en raison de la Covid-19, il relaye à nouveau le
mensonge de Z., parle de discrimination et de racisme, puis termine
ainsi :
« Pourquoi cette haine ? Pourquoi un prof d’histoire se comporte
comme ça devant des élèves de treize ans ? […] Si vous voulez
qu’on soit ensemble et qu’on dise “stop, touchez pas à nos enfants”,
envoyez-moi un message au 06XXXXXX. Ce voyou ne doit plus
rester dans l’Éducation nationale, ne doit plus éduquer des enfants,
il doit aller s’éduquer lui-même. Merci de partager un maximum,
vous êtes tous concernés. Je parle au nom de ma fille, mais [à] vos
enfants aussi on leur fait la même chose dans la classe. »

Pour finir, Brahim Chnina et sa fille se rendent au commissariat


de Conflans afin de déposer plainte contre le professeur Paty. Cette
plainte est enregistrée pour « Diffusion de l’image d’un mineur
présentant un caractère pornographique ». Le délit est daté du lundi
5 octobre à 15 heures. Je ne sais pas ce que la famille Chnina a
raconté pour que l’officier de police retienne une telle qualification,
mais on est loin de la revendication initiale de « discrimination », et
cette saisine aura de lourdes conséquences.

Le vendredi 9 octobre, tout le collège ne parle plus que du


cours de M. Paty, en raison de la vidéo de Brahim Chnina qui circule
de façon virale. À 7 h 03 ce matin-là, la principale décroche son
téléphone pour informer Samuel de l’existence de cette vidéo. Les
trois autres enseignants qui composent l’équipe d’histoire-
géographie sont inquiets pour leur sécurité et celle de
l’établissement. Avant le début de leurs cours, ils se sont donné
rendez-vous de manière informelle pour échanger sur la situation.
Samuel n’a pas été convié mais la principale, qui est déjà dans
l’établissement, se greffe à la rencontre. Il est à noter qu’à ce stade
tout le monde sait que Z. ment puisqu’elle était absente le mardi
6 octobre. Il n’y a donc pas eu de discrimination à son encontre.
Cette histoire est une pure fiction, et pourtant aucun des collègues
de mon frère ne compte dénoncer ce mensonge pour faire cesser la
rumeur malfaisante qui se répand à son sujet, et qui déclenche des
hordes d’insultes et de menaces le visant personnellement. Le plus
important semble d’écrire au rectorat pour se désolidariser des choix
pédagogiques de Samuel. C’est en tout cas ce qu’envisage de faire
un des trois professeurs qui aurait dit la veille au téléphone à un de
ses collègues que « Samuel a merdé ». Et le deuxième enseignant
approuve, alertant la directrice sur l’inconséquence de laisser à
Samuel le poste de référent culture. Elle lui a confié cette place en
septembre alors que, jusque-là, ce collègue en avait la charge et
qu’il voudrait bien le récupérer. Le troisième enseignant, lui,
temporise. Il est le collègue le plus proche de Samuel, et rappelle à
ses acolytes que la liberté pédagogique appartient à chaque
professeur. L’heure tourne, il est temps de rejoindre sa salle. La
discussion en reste là.

Dans le courant de ce vendredi après-midi, un major de police


appelle la principale afin de pouvoir convoquer le professeur Paty,
mis en accusation par la famille Chnina. La principale explique à cet
homme que cette élève ment, pour la bonne et simple raison qu’elle
était absente à ce cours litigieux et qu’elle a d’ailleurs convoqué Z.
pour le lui signifier. Un rendez-vous est tout de même pris pour que
mon frère soit entendu. Fixé initialement au lundi 12 octobre, il sera
reporté au matin du mardi 13 octobre.

Toujours au cours de cette journée de vendredi, deux


réunions sont organisées. La première, à 13 h 45, se tient avec la
directrice, la CPE, Samuel, et l’inspecteur académique référent
laïcité dépêché par l’académie de Versailles. Cette réunion d’une
heure a deux objectifs distincts : d’abord, fournir les éléments de
langage à la principale pour apaiser la situation avec les élèves et
leurs parents ; et ensuite, selon les termes du référent laïcité dont il
rend compte dans un mail à sa hiérarchie et à la principale,
repréciser « les règles de laïcité et de neutralité qui ne semblent pas
être maîtrisées par M. Paty (cf. les propos écrits erronés qu’il vous a
adressés) ». Je reproduis ici le mail en question que mon frère a
envoyé à ses collègues pour se défendre d’avoir discriminé
quiconque :

J’expliquerai que la laïcité est le respect de toutes les croyances


(et c’est notamment pour cela qu’il ne faut pas montrer les signes
religieux en classe). C’est la jurisprudence du Conseil d’État. Mon
comportement qui consiste à ne pas obliger à regarder ce type de
caricatures est un comportement laïque. Le problème est réglé avec
Mme N. qui m’affirmait que sa fille arrivait athée en classe, ce qui est
faux elle arrive laïque. Bonne journée,
Samuel

La seconde réunion a lieu à 17 heures avec deux familles de


quatrième 5. Elles sont accueillies par la directrice et le référent
laïcité qui échangent avec elles une quinzaine de minutes. Mon frère
a reçu pour consigne de la part du référent laïcité de se tenir en
retrait, il n’y assiste pas. Brahim Chnina, lui, tentera d’être présent,
mais cette fois il sera refoulé par la principale au motif évident qu’il
n’a pas pris rendez-vous. Le référent laïcité considère de toute façon
« qu’il n’y a plus à s’expliquer avec lui » puisqu’il a déposé plainte
contre M. Paty, information qu’il fait remonter par courriel au
DAASEN, en conséquence de quoi « la justice instruira ».

En toute fin de journée ce vendredi, la principale rédige un mail à


l’ensemble de l’équipe pédagogique pour les prévenir que si Samuel
a commis une « maladresse », il a eu une semaine éprouvante et
qu’il est important qu’il puisse compter sur chacun d’entre eux. Elle
fera de même auprès des parents d’élèves à 20 h 24. Elle confortera
ainsi l’idée d’une erreur commise par mon frère, mais, curieusement,
ne leur rappellera pas l’essentiel, à savoir que Z. et ses parents
mentent.

Alors que toutes ces discussions sur la laïcité, les discriminations


éventuelles ou les valeurs de la République vont bon train au
collège, sur les réseaux sociaux, la haine enfle, et mon frère en est
l’unique cible. Parmi les haters, Abdoullakh Anzorov. Ce jeune
homme d’origine tchétchène, radicalisé depuis quelques mois, est
un fervent donneur de leçons. Il a pris l’habitude d’énumérer sur ses
différents comptes ce qui est haram, donc illicite. Il qualifie de
« chiennes » les femmes non soumises aux hommes et aux
préceptes coraniques traditionnalistes, et menace d’égorger des
blasphémateurs. En mal de djihad, il cherche depuis un certain
temps à « venger Allah » en punissant des mécréants. À l’affût du
moindre blasphème, voilà que les posts de Brahim Chnina relayés
sur Twitter lui arrivent. Ils sont un cadeau tombé du ciel. Il obtient à
la fois le nom du professeur, celui du collège, et le numéro de
portable du parent d’élève dont la fille aurait été victime de racisme
antimusulman. Anzorov ne perd pas de temps. Il décroche son
téléphone et prend contact avec Brahim Chnina pour la première fois
ce vendredi en début de soirée. Leur échange dure
1 minute 21 secondes. On ignore ce qu’ils se sont dit, mais Chnina
enregistre ce nouveau contact sous le nom de « Z. Abdullah
Evreux », Abdullah étant la forme arabe du prénom Abdoullakh qui
signifie « le serviteur d’Allah ».

Durant le week-end, en réponse au message de la principale et


malgré sa demande de solidarité autour de Samuel, un des
professeurs d’histoire-géographie, qui a déjà pris ses distances avec
mon frère lors de la réunion informelle, ainsi qu’une professeure de
lettres vont se désolidariser de lui publiquement sur la messagerie
interne du collège, en condamnant la manière dont il a conduit son
cours sur la liberté d’expression. Le plus virulent écrit à son sujet :
Non seulement notre collègue a desservi la cause de la liberté
d’expression, il a donné des arguments à des islamistes et il a
travaillé contre la laïcité en lui donnant l’aspect de l’intolérance, mais
il a aussi commis un acte de discrimination : on ne met pas des
élèves dehors, quelle que soit la manière, parce qu’il pratique telle
ou telle religion ou parce qu’ils ont telles ou telles origines, réelles ou
supposées. Mon éthique m’interdit de me rendre complice de ce
genre de choses.
Comme on peut l’imaginer, Samuel est profondément atteint par
ces accusations, lui qui a lu et étudié le Coran pour justement
« déconstruire les arguments des islamistes ». Alors, leur en fournir !
C’est une injure. En réponse à ce mail abject, mon frère s’emploie à
rappeler le déroulé des faits. Il réaffirme qu’il n’y a eu, dans sa
manière de faire cours, ni discrimination ni atteinte au principe de
laïcité, mais au contraire respect de celui-ci en faisant sortir les
élèves qui le souhaitaient pour ne pas les obliger à regarder les
caricatures. Et il informe ses détracteurs que leurs courriels
accusatoires seront saisis par un huissier à titre de preuve
éventuelle. Il leur apprend aussi qu’il portera plainte contre Z. et son
père et qu’il réclamera des indemnités pour préjudice moral. Puis il
remercie tous ceux qui lui ont apporté leur soutien et ajoute, in fine,
les deux seules informations qui ont une réelle importance :
1. Cette accusation de racisme à l’égard de Z. dont il fait l’objet
est un mensonge puisqu’elle n’a pas assisté à son cours, la feuille
de présence en atteste.
2. Son intégrité physique est en jeu : « Il faut savoir que je suis
menacé par les islamistes locaux ainsi que l’établissement tout
entier. »

Ces menaces vont s’amplifier avec une deuxième vidéo que


réalise Sefrioui, le militant islamiste, postée sur sa chaîne YouTube
le dimanche 11 octobre dans la soirée. Cette vidéo s’intitule :
« L’islam et le Prophète sont insultés dans un collège public : le vrai
séparatisme ». En guise d’introduction, le militant islamiste filme une
enluminure arabe accompagnée d’un chant religieux (anasheed)
faisant l’éloge du Prophète, permettant ainsi de légitimer ce qui va
suivre auprès des fidèles. S’autoproclamant mufti, il se confère
l’autorité nécessaire pour émettre une fatwa. Un carton suit, sur
lequel est écrit : « Le père de Z. ainsi qu’un membre du bureau du
Conseil national des imams de France se sont présentés ce jeudi
8 octobre 2020 au Collège du Bois d’Aulne 78700 Conflans-Sainte-
Honorine en région parisienne. » Nous pouvons alors entrer dans le
vif du sujet. La première image s’ouvre sur le collège, panote
doucement sur sa façade, et en voix off Sefrioui démarre :
« Salam Aleykoum, nous sommes devant le collège du Bois
d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, là où l’abject a encore eu lieu.
Nous avons assisté cette semaine tout simplement à la réponse d’un
voyou, qui est enseignant, à cet appel de M. le président de la
République à haïr les musulmans, à combattre les musulmans, à
stigmatiser les musulmans. Ça fait quarante-cinq minutes que nous
sommes en train d’attendre ici dans le froid, parce que la principale
soi-disant elle est en réunion, ils nous ont même pas permis d’entrer
dans le hall, en tout cas ça fait quarante-cinq minutes. »
Sefrioui s’approche alors de la jeune Z. qui apparaît en bord
cadre à gauche, de profil. Elle porte une sorte de K-Way bleu marine
et un masque chirurgical. Le reste de sa tête est coupé.
Sefrioui l’interroge :
« Salam Aleykoum. Désolé de te voir dans ces circonstances,
mais peux-tu me raconter exactement ce qu’il s’est passé ? »
Z. réitère son mensonge. Et c’est une telle affabulation que le
cours sur la liberté d’expression de mon frère devient, dans son
récit, un « cours sur l’islam ». Sefrioui lui demande ce qu’elle a
ressenti en ayant le choix entre ces deux options – voir le Prophète
nu ou sortir de la classe – et l’adolescente rétorque :
« Ben, ils ne nous respectent pas. […] Même ceux qui étaient
pas musulmans, ils ont tous été choqués, du coup on a tous été
choqués et on est partis voir la CPE. Comme je me suis exprimée, il
a dit que je dérangeais son cours et il m’a exclue de l’école deux
jours.
– Qu’est-ce que ça t’a fait ? la relance Sefrioui.
– Ben, ils ne nous respectent pas, répète-t-elle. Pour eux, on
n’est pas égal (sic) à eux. Alors qu’on est des humains comme eux.
[…] Ils veulent nous rabaisser. […] J’ai plus envie d’aller dans ses
cours si c’est pour voir des trucs comme ça. »

Les vidéos de Chnina et le montage de Sefrioui sont partagés


sur les réseaux sociaux, notamment par la mosquée de Pantin
(100 000 abonnés), le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en
France) et l’association BarackaCity qui ont été dissous depuis
l’attentat, entraînant des tombereaux d’insultes et de haine contre
Samuel. Accusé d’humilier le Prophète, mon frère est à nouveau
désigné comme l’homme à abattre, mais cette fois auprès de la
mouvance radicale.

Le lundi 12 octobre, à la suite des échanges de mails du week-


end, beaucoup de professeurs sont en pleurs, et par crainte d’une
atteinte à leur intégrité physique certains souhaitent exercer leur
droit de retrait. La principale ne contrôle plus la situation. Elle
réclame une nouvelle réunion avec le référent laïcité, qui se déplace
à 17 heures. Selon les dires de certains enseignants, l’inspecteur
assure que le collège est sous surveillance, que des rondes de la
police municipale sont organisées et que des individus ont été mis
sous écoute. L’inspecteur tient un discours d’apaisement, fondé sur
la note des renseignements territoriaux dont il a pris connaissance le
jour même. Cette note, rédigée dans la soirée du vendredi 9 octobre,
écarte l’existence d’un « danger grave et imminent », mais, en raison
de la viralité de vidéos sur la toile durant tout le week-end, cette note
est déjà obsolète. En d’autres termes, l’Éducation nationale a
quarante-huit heures de retard sur l’état de la cabale menée contre
mon frère, ce qui est colossal. En revanche, si leur administration
réfute l’existence d’un « danger grave et imminent », les enseignants
savent bien que leur retrait est impossible, car il serait considéré
comme un abandon de poste et, à ce titre, pourrait être sanctionné.
Par ailleurs, le référent laïcité souligne, pour ceux qui se
moqueraient de recevoir un rappel à la loi, que le droit de retrait
donnerait une ampleur médiatique supplémentaire aux événements,
et serait donc contre-productif. Cette réunion organisée dans la
précipitation n’a rassuré personne mais assurément fait rester tout le
monde, et c’est là l’essentiel : le référent laïcité peut envoyer un
rapport à ses supérieurs en leur disant que la situation est apaisée,
dans la droite ligne de la note des renseignements territoriaux des
Yvelines.

Au même instant, ce lundi 12 octobre, un conseil municipal est


en cours. Une élue demande au maire que la police municipale dont
il a la charge escorte Samuel sur ses trajets entre son domicile et le
collège. Elle lui rappelle qu’il le connaît, comme nombre d’élus. En
effet, l’année précédente, le maire s’était rendu au collège dans le
cadre de la semaine de la jeunesse et de la citoyenneté. Cette
semaine vise à sensibiliser les élèves de quatrième sur les valeurs
républicaines et il était intervenu dans la classe de Samuel. L’édile
refusera pourtant cette escorte, au motif qu’il revient à l’Éducation
nationale d’assurer la protection de ses fonctionnaires. À ce stade, Il
n’y aura donc ni surveillance du collège, ni patrouille aux abords, ni
véhicule de police pour assurer les déplacements de mon frère.
Quant aux écoutes téléphoniques mentionnées par le référent laïcité
pour rassurer les enseignants, elles relèvent de la décision de la
DGSI, et à ce jour rien ne me prouve qu’il y en a eu.

Le mardi 13 octobre, au regard de l’ampleur qu’a pris l’affaire


sur les réseaux sociaux – des centaines de messages de haine et
de menaces adressées tant au collège qu’à Samuel – et du contexte
national – le procès des attentats de Charlie Hebdo de 2015, le
discours du président de la République aux Mureaux le 2 octobre sur
la lutte contre les séparatismes, l’attentat du 25 septembre dans la
rue des anciens locaux de Charlie Hebdo où deux journalistes ont
été attaqués à la feuille de boucher par un islamiste pakistanais –, la
principale et Samuel se rendent au commissariat. Mon frère entend
porter plainte pour « diffamation publique ». Mais dans les faits,
comme nous le montre l’en-tête du procès-verbal (« J’accepte de
répondre à vos questions sans être assisté d’un avocat et je prends
acte que je peux quitter vos locaux quand je le désire »), le
fonctionnaire ne l’auditionne pas comme plaignant, mais uniquement
en tant que suspect libre dans le cadre de la plainte déposée par Z.
Or, la police sait que cette élève ment, la principale l’en a informée
une semaine plus tôt. Et dans le même temps, il n’y a pas
d’enregistrement de la plainte de la victime qu’est mon frère, alors
même que dans sa déposition la principale dit : « Mon collège reçoit
des appels téléphoniques de personnes très virulentes, menaçantes.
On reçoit des menaces téléphoniques où clairement on laisse
entendre de s’en prendre physiquement à M. Paty et au collège, si
nous ne prenons pas des mesures disciplinaires à l’encontre de cet
enseignant. » Les auditions de la principale et de Samuel ne leur
sont pas remises, elles sont jointes à la plainte initiale de Z. Ainsi, la
« diffusion d’image à un mineur présentant un caractère
pornographique » reste la seule infraction qualifiée, et mon frère est
toujours suspecté de l’avoir commise.

Pendant ce temps, rien ne s’apaise au collège. Le professeur


d’histoire-géographie qui s’est désolidarisé de Samuel auprès de ses
collègues entend maintenant marquer ses distances avec lui auprès
des élèves. Il faut dire que celui-ci n’a pas été rappelé à l’ordre par la
principale et s’est donc senti libre de poursuivre son accusation… La
scène sera rapportée par plusieurs enseignants et par un adolescent
présent dans cette classe. Ce dernier racontera comment, le lundi
12 octobre, ce collègue d’histoire-géo s’est littéralement mis en
scène. Après être entré dans la classe et avoir pris un temps
interminable avant de s’exprimer, il a expliqué à ses troisièmes, en
pleurs, que M. Paty œuvrait contre la laïcité, que son comportement
était islamophobe, et que lui ne cautionnait pas ces agissements.
L’élève estime que ce discours a bien duré vingt minutes, soit un
tiers du cours, et qu’il a fait basculer les élèves. Jusque-là, il y avait
débat entre eux, mais tout à coup la parole d’un adulte venait leur
dire que Samuel Paty avait tort. En désapprouvant son cours, ce
professeur a cautionné les rumeurs de racisme à l’encontre de mon
frère. Il a donné aux enfants des raisons de lui en vouloir.
Qu’espérait-il en se comportant ainsi ? Que ses paroles soient
rapportées au-delà des grilles du collège et qu’elles le protègent de
la violence éventuelle des fanatiques ? Chacun pour sa peau donc,
et au diable nos valeurs. Mais au diable aussi les élèves, dont deux
se retrouveront jugés pour avoir désigné Samuel à Anzorov. Car si,
à quatorze ans, ces jeunes individus ont pu livrer un professeur à un
inconnu en sachant qu’il allait recevoir une correction physique, on
peut se demander si ce qu’ils avaient entendu de la bouche de cet
adulte ne les a pas convaincus que mon frère était raciste et méritait
cette punition. Cet enseignant avait également des classes de
sixième. J’ignore le discours qu’il leur a tenu, mais trois de ses
élèves de ce niveau ont fait tourner la photo de Samuel décapité,
agrémentée d’un smiley. Des élèves de onze ans que ce collègue
n’aura pas protégés d’eux-mêmes, et qui seront présentés à un juge
pour apologie de terrorisme.
Le mercredi 14 octobre, à la suite du dépôt de plainte de Z., le
procureur de la République du tribunal judiciaire de Versailles
section « affaires générales » se dessaisit du dossier au profit du
vice-procureur, « affaires générales » section « mineur ». La
consigne donnée est de réentendre Z., accompagnée de son
conseil. On poursuit donc l’instruction d’un dossier dont les faits
dénoncés sont pourtant non susceptibles de recevoir une
qualification pénale, parce que mensongers.

Le jeudi 15 octobre, mon frère continue d’aller au collège et de


dispenser ses cours alors qu’il est totalement isolé et que les
menaces à son encontre se poursuivent. Il a de plus en plus peur, en
témoignent ces quelques mots griffonnés sur son cahier de notes :
« demander à G. de m’escorter » – ainsi que le marteau retrouvé
dans son sac à dos. Il s’agit du petit marteau que mon père lui avait
donné avec deux tournevis, un plat et un cruciforme – ça, c’était
important ! – quand il est parti s’installer à Lyon pour faire ses
études. Il voulait pouvoir se défendre au cas où. Un couteau aurait
été plus efficace, mais entrer dans un collège avec une arme est
interdit et jamais Samuel ne se serait mis hors la loi.

Dans un dernier sursaut, le DAASEN qui s’était dit inquiet du fait


que le professeur soit désormais publiquement nommé (samedi
10 octobre 2020, rapport de l’inspection générale de l’éducation du
sport et de la recherche n°2020-145) alerte le préfet de la situation,
toujours instrumentalisée par Brahim Chnina. En effet, sa vidéo
circule beaucoup, et les commentaires assimilent les agissements
de mon frère à de la pédophilie. Le DAASEN précise que la
principale a reçu des messages de menaces sur le répondeur du
collège. Cette information est transmise aux renseignements
territoriaux, mais ces derniers répètent une nouvelle fois qu’il n’y a
pas à s’inquiéter, que « la situation est apaisée ». À mon sens, c’est
ce que contient la deuxième note des renseignements classée
« secret défense » ; mais pour en avoir la certitude il faudrait qu’elle
soit déclassifiée par le juge d’instruction, ce qui prouverait que
personne ne s’inquiète jamais de la cible. Quand le sage montre la
lune, l’idiot regarde le doigt…

Le vendredi 16 octobre, Samuel déjeune à la cantine avec un


collègue et engage avec lui une partie de ping-pong. Dans la
discussion, l’approche imminente des vacances sonne pour lui la fin
de l’enfer des derniers jours. Il lui demande de le ramener mais ce
dernier refuse, prétextant que sa voiture n’est pas au parking, qu’elle
est dans la rue. Samuel comprend la peur de ce collègue, et
connaissant mon frère je suis sûre qu’à cet instant encore, il aura
voulu rassurer son collègue, ignorant à quel point ces mots étaient
prémonitoires : « Ne t’inquiète pas, lui dit-il, à 17 heures, ce sera
fini. »

Aux alentours de 14 heures, le terroriste Anzorov, âgé de dix-


huit ans, se présente devant le collège du Bois d’Aulne. Il s’y est fait
conduire par un ami, et il a dans son sac deux couteaux achetés à
Évreux quelques jours plus tôt, ainsi qu’un pistolet type airsoft à
billes métalliques. Il demande à des élèves de lui indiquer Samuel
Paty. Il dit vouloir lui infliger une correction physique, le forcer à
s’excuser devant la caméra de son portable, au motif qu’il se serait
moqué du Prophète et aurait humilié les musulmans. Plusieurs
collégiens refusent, mais l’un d’entre eux accepte, pour trois
cents euros. N’ayant pas Samuel Paty comme professeur, il recrute
quatre autres élèves pour l’aider à le désigner quand il franchira la
grille. À la sortie de 15 h 45, un autre élève intervient et dit à
l’attroupement que la fille de la vidéo a menti, il est dans sa classe,
elle était absente au fameux cours sur la liberté d’expression. Cette
information vient mettre en péril la place convoitée au paradis
d’Anzorov. C’est sans doute pour cela qu’il exige qu’on la joigne par
téléphone, puisqu’elle ne se rend plus en cours depuis une semaine,
qu’on la mette sur haut-parleur, et qu’on lui fasse raconter toute
l’histoire. Z. sait qu’un homme qu’aucun élève ne connaît est devant
le collège et l’écoute, mais elle réitère sa fausse accusation : « Paty
m’a montré une caricature du Prophète et m’a mise dehors parce
que je suis musulmane. » À 16 heures, pour échapper au passage
d’un véhicule de police, Anzorov se cache dans des buissons tandis
que deux des élèves font le guet. Il ressort de sa planque un peu
avant 16 h 30. C’est bientôt l’heure à laquelle mon frère termine ses
cours. Masqué et encapuchonné au point que je serai incapable de
le reconnaître sur les vidéos de surveillance que je verrai par la
suite, il sort de l’établissement. « C’est lui », disent les collégiens en
le désignant du doigt au terroriste. Celui-ci leur demande de quitter
les lieux et prend Samuel en chasse. Cent mètres plus loin, dans la
rue pavillonnaire du Buisson-Moineau, Anzorov se jette sur Samuel,
le poignarde dans le dos de plusieurs coups de couteau dont
certains seront transfixiants, dix-sept en tout, il lui braque son
pistolet sous le menton, probablement pour exiger de lui des
excuses (on a retrouvé à l’autopsie une balle airsoft logée à cet
endroit du visage), puis le décapite sur le trottoir comme il a vu des
hommes égorger des animaux dans des dizaines de vidéos qu’il a
regardées depuis des semaines. Pour finir, il sort son portable, prend
en photo son massacre, et le publie sur Twitter avec ces mots : « À
Marcon, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de
l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad. »
III

RENDRE À SAMUEL SA DIGNITÉ


Mon frère, accusé de discrimination et de racisme par une élève
dont le mensonge était avéré de tous, a subi deux attaques qui ont
nourri cette accusation et qui l’ont isolé, et définitivement désigné
comme cible. D’abord, l’attaque des islamistes le condamnant pour
le fond de son cours – avoir montré des caricatures – et ensuite,
l’attaque de l’École sur sa pédagogie – avoir proposé aux élèves de
sortir de la classe. Rendre à mon frère sa dignité d’homme et de
professeur, c’est répondre à ces deux accusations. C’est montrer
comment Samuel n’aura fait qu’appliquer deux valeurs républicaines
qu’il avait chevillées au corps : la liberté d’expression et le principe
de laïcité.

POURQUOI AVOIR MONTRÉ DES CARICATURES DE


MAHOMET ?

Depuis l’assassinat de Samuel, j’ai effectué de nombreux


déplacements dans les collèges, les lycées, les collectivités et les
associations pour porter sa mémoire, et je me suis rendu compte
que la plupart des gens s’imaginaient qu’il avait sorti ces caricatures
de son chapeau. Qu’il les avait choisies tout seul, dans son coin,
pour nourrir, en laïcard pur et dur, son désir de taper sur la religion.
Or, ce n’est pas du tout comme cela que les choses se sont
passées. Mon frère, on l’a vu, a montré ces dessins dans un cadre
bien précis, qui était celui du cours sur la liberté d’expression inscrit
au programme d’EMC des quatrièmes. Et il l’a fait en suivant à la
lettre la démarche proposée par Éduscol, qui se déclinait en deux
propositions pédagogiques :
1. Les libertés, une conquête longue et toujours à mener.
2. La liberté de la presse dans le cadre du traitement médiatique
des affaires judiciaires.
C’est dans le cadre de cette deuxième proposition que Samuel a
montré les caricatures. Elles étaient liées au procès en cours des
attentats contre Charlie Hebdo, dont mon frère a parlé à ses élèves
parce que l’institution le lui conseillait – « l’enseignant s’appuiera sur
l’actualité judiciaire » (Éduscol). Samuel a expliqué l’histoire et
l’identité du journal satirique aux adolescents, inscrites dans une
longue tradition pamphlétaire française. Il leur a raconté comment,
sous la Révolution, les Français utilisaient la caricature pour railler,
provoquer et ridiculiser tous ceux qui détenaient le pouvoir – la
royauté, le clergé, la noblesse. Au départ, le dessin de presse est un
art mineur. Il va gagner ses lettres de noblesse à partir des années
1830, avec la création du journal La Caricature, sous-titrée
« caricature morale, religieuse, littéraire et scénique ». Le périodique
connaît un succès fou, attirant des lecteurs ayant soif de liberté. On
y trouve des crayonnés et des gravures comiques, dont les fameux
dessins de Charles Philipon qui contourne la censure en
représentant le roi Louis-Philippe sous la forme d’un homme à la tête
de poire. Pour ce forfait, l’artiste est embastillé six mois. À la Belle
Époque, L’Assiette au beurre voit le jour et entreprend de choquer
pour dénoncer l’emprise de l’Église sur la société. Une couverture
mettant en scène un travailleur bottant le cul du Christ fait
particulièrement scandale. Les dessinateurs qui officient dans ces
pages sont ce qu’on appelle des « bouffeurs de curés ». Ils iront
toujours plus loin, jusqu’à changer les paroles de la Marseillaise pour
défendre leur anticléricalisme, et c’est dans la droite ligne de leur
héritage que s’inscrit Charlie Hebdo avec ces caricatures de
Mahomet. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Samuel a pu les
trouver sur le réseau Canopé. Quoi qu’on en pense, elles font partie
de l’histoire de France et, à ce titre, doivent être montrées aux
élèves. Cette tradition d’une liberté d’expression pleine et entière,
mon frère l’enseigne également à ses deux classes en leur montrant
l’image des manifestants du 11 janvier 2015 arborant la pancarte
« Je suis Charlie ». Que signifie ce slogan ? Non pas « Je suis
d’accord avec le contenu de votre journal », mais « Je suis pour
votre droit à écrire et à dessiner ce que vous voulez, dans les limites
du respect de la loi. Je suis pour la liberté d’expression. » C’est la
fameuse phrase de Voltaire que Samuel leur a probablement
rapportée : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais
je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Le 26 août 1789, les députés de l’Assemblée constituante adoptent
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) qui, pour
la première fois, et pour tous, garantit la liberté d’opinion, y compris
religieuse (article 10), ainsi que la libre communication des pensées
et des opinions, impliquant que « tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté
dans les cas déterminés par la loi » (article 11). La DDHC appartient
aujourd’hui à ce qu’on appelle le bloc de constitutionnalité. Cela
signifie qu’elle se situe au sommet de notre hiérarchie juridique,
aucune loi ne peut lui être contraire. Mais avant l’avènement de cet
État de droit, d’autres avant nous se sont vu refuser toute liberté au
point de le payer de leur vie, si bien qu’y renoncer en partie, ce
serait piétiner leur mémoire, renoncer à leur héritage. Je pense
notamment au dernier Français décapité pour blasphème, le
chevalier de La Barre. Ce jeune homme de vingt ans, accusé sans
preuve de profanation de crucifix, fut condamné à la torture et à la
décapitation à Abbeville, le 1er juillet 1766. Voltaire intervint auprès
du roi pour obtenir sa grâce, au motif que le blasphème n’était plus
puni de mort depuis une décision de Louis XIV datant de 1666 !
Malheureusement, Louis XV ne la lui accorda pas, le chevalier de La
Barre fut exécuté en place publique dans des souffrances
abominables, et il faudra attendre encore plus d’un siècle et la loi du
29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour que le délit de
blasphème disparaisse définitivement du droit français. Or, c’est la
loi, et la loi seule, qui peut, dans une démocratie, limiter nos libertés.
Pas la religion. Pour que ses élèves comprennent bien cette règle,
Samuel leur soumet, in fine, l’exercice suivant : « Situation dilemme :
être ou ne pas être Charlie ? », sous la forme d’un tableau à deux
colonnes qu’ils doivent remplir eux-mêmes. Cet exercice nous
apporte la preuve, s’il en manquait, que le cours de mon frère n’aura
pas été un catéchisme de la laïcité. Il n’a nullement enjoint ses
élèves à « être Charlie » et à adhérer à tout prix aux caricatures
moquant Mahomet. Il leur a appris à accepter de n’être pas d’accord.
Il les a encouragés à développer leur esprit critique et à adopter les
valeurs de la République, au rang desquelles figurent la liberté de
conscience, la liberté d’opinion et le respect de celle des autres.
L’acquisition de ces valeurs est inscrite noir sur blanc sur le site
d’Éduscol comme les objectifs à atteindre par ce cours
d’enseignement civique et moral. Mon frère a donc parfaitement
rempli sa mission d’enseignant en montrant ces caricatures, car non
seulement il a fait vivre la liberté d’expression, mais il a aussi
enseigné la tolérance à ses élèves.
Et il a été assassiné pour cela.
Assassiné.
Et décapité.
Aujourd’hui, des gens continuent d’affirmer qu’il n’aurait pas dû
montrer ces dessins, au motif que les croyants s’en sentent
offensés, ou même simplement indisposés, comme j’ai pu
l’entendre. D’autres considèrent qu’il n’est pas nécessaire d’aller
aussi loin dans l’outrance pour faire vivre la liberté d’expression, que
cela n’est rien d’autre qu’une provocation. À tous ces gens, je veux
dire qu’ils se trompent, parce qu’il n’y a de liberté que pleine et
entière. Vouloir prendre en compte la susceptibilité religieuse des
uns et des autres n’aboutit qu’à une chose : l’autocensure. « Vous
pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les
pacifistes, écrit Julien Freund. Et du moment que nous ne voulons
pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or, c’est
l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi,
vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du
moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous
empêchera même de cultiver votre jardin. » À la fin, il n’y a plus de
liberté du tout.
De plus, admettre qu’un dessin puisse être vécu comme une
provocation revient à reconnaître aux croyants un « droit à ne pas
être offensés. » C’est exactement ce que réclamait le militant
islamiste en venant au collège du Bois d’Aulne avec le père de Z.
pour exiger la radiation de mon frère. Cet islamiste fait de son
indignation de croyant un droit opposable à l’État. Mais si on le lui
accorde, quels droits auront de leur côté les non-croyants ? Aucun ?
Une telle situation n’est pas acceptable sur le plan juridique, car elle
provoquerait une rupture d’égalité entre les croyants et les non-
croyants. Or, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen stipule que « [la loi] doit être la même pour tous. » C’est ainsi
qu’en matière de croyance la laïcité protège l’ensemble des individus
qui composent la communauté nationale. Elle permet à tous de vivre
ensemble dans la maison commune qu’est la République – ceux qui
croient, ainsi que ceux qui ne croient pas. Cette chance, je sais que
peu de jeunes en ont conscience. Alors quand je vais à leur
rencontre, je m’amuse à leur proposer ce cas pratique : « Imaginons
que la laïcité a été supprimée en France, que se passe-t-il ? » Dans
cette dystopie, un avantage : on rajoute des dizaines de jours fériés !
Les juifs, les chrétiens, les protestants, les musulmans, les
bouddhistes, les animistes, les hindouistes auront chacun les leurs.
Cela fait plein de vacances en plus, formidable ! En revanche, on
élague la majorité des apprentissages, puisque ça n’est plus les
croyants qu’on respecte, mais les religions. On dit donc adieu à tout
ce qu’elles ne valident pas : les sciences, les dinosaures, le big
bang, la création de la Terre et l’apparition de l’homme. Puis on raye
les cours de piscine, de musique et de dessin, et bien sûr on ne fait
plus de sorties scolaires dans les musées qui sont pleins de statues
et de tableaux de nus. Adieu aussi à l’Histoire, qu’on supprime
purement et simplement du programme, car comment se mettre
d’accord sur la bonne version ? Adieu aussi à la liberté des tenues
vestimentaires. Il n’y aura plus de cours d’EMC (éducation morale et
civique), ils seront remplacés par les EMR (éducation morale et
religieuse). Quelques petits rebelles viendront bien s’étonner auprès
de leurs professeurs qu’on ne parle plus de tel ou tel sujet, mais les
professeurs leur répondront cette formule apprise par cœur : « Mes
chers élèves, l’école respectant toutes les religions, elle ne peut
aborder cette épineuse question. » Et ensuite qu’adviendra-t-il ?
Quels adultes deviendrez-vous, formés par des enseignants
muselés dont la mission ne sera plus de vous construire un avenir
choisi en toute liberté, mais de respecter les croyances ? Eh bien,
vous serez des gens soumis à ceux qui, eux, auront les
connaissances, et qui seront au pouvoir. Privés de mots, vous ne
pourrez leur répondre.

Mon frère tenait un carnet où il notait chacun de ses cours, et il


commençait toujours l’année par un enseignement sur le
totalitarisme. Il expliquait à ses élèves que les États totalitaires ont
besoin de la soumission de leur peuple pour exister, et qu’ils
l’obtiennent en le rendant ignorant. Son objectif était de faire
comprendre aux adolescents l’importance d’apprendre. Dans ses
notes, j’ai aussi trouvé des réflexions sur la démocratie comme seul
système permettant d’avoir une justice indépendante, et d’empêcher
quiconque d’avoir un droit de vie et de mort sur autrui en raison de
son appartenance religieuse ou de ses convictions politiques. Quand
j’aborde ce volet avec les élèves, j’évoque la révolte iranienne, car je
crois que Samuel l’aurait fait. Oui, je crois qu’il aurait eu beaucoup
d’admiration pour ce peuple qui s’oppose au régime totalitaire
islamique des mollahs. L’oppression et la terreur n’ont pas eu raison
de leur envie de vivre. Elle reste plus forte que leur peur de mourir.

Ce cas pratique d’une société française dans laquelle la laïcité


n’existerait plus permet à notre jeunesse de mesurer l’importance
d’une école échappant à toute pression religieuse, afin d’offrir à
chacun la possibilité de choisir de manière éclairée la vie qui lui
convient. Quand on a compris cela, on comprend que la laïcité est
tout le contraire d’une valeur discriminante – elle est la liberté et
l’égalité. Et elle est aussi la fraternité, c’est-à-dire la possibilité de
faire société.

POURQUOI AVOIR PROPOSÉ AUX ÉLÈVES DE SORTIR


QUELQUES MINUTES ?
Que mon frère ait été attaqué par des islamistes sur le contenu
de son cours ne surprend personne. Déjà en 2004, le néerlandais
Theo Van Gogh a été assassiné par Mohammed Bouyeri pour avoir
réalisé un film sur la condition des femmes dans l’Islam. Le terroriste
de vingt-six ans lui a tiré dessus en pleine rue alors qu’il se déplaçait
à vélo, l’a égorgé sur le trottoir, et lui a planté un couteau dans la
poitrine. Un an plus tard, depuis sa prison, il déclarait ne rien
regretter. « Il y a une loi qui m’oblige à couper la tête à celui qui
insulte le Prophète. J’ai agi par conviction, pas par haine. » Au nom
de cette loi islamique, la charia, beaucoup d’autres terroristes,
partout dans le monde, ont depuis vingt ans tué des journalistes, des
dessinateurs, des prêtres, des juifs, des chrétiens, des flics, des
musulmans jugés mécréants, et des gens dans la joie d’un 14-Juillet
ou d’un 13-Novembre. Ce terrorisme islamiste a fait tant de morts
depuis le 11 septembre 2001 que mon frère aurait pu n’être qu’une
victime de plus. Ce qui rend sa mort si singulière, c’est l’autre
attaque dont il a fait l’objet. Une attaque morale, insoupçonnée,
visant non plus le contenu mais la pédagogie de son cours, et portée
par ceux qui étaient censés être de son camp : ses collègues, sa
hiérarchie.

Dès le mardi 6 octobre, quand la mère de l’élève sortie quelques


minutes dans le couloir a appelé la principale pour lui dire que sa fille
s’était sentie discriminée, Samuel s’est expliqué sur son geste : en
aucun cas, il n’avait voulu rejeter certains de ses élèves, mais au
contraire traiter tout le monde avec bienveillance, considérant qu’il
s’adressait à un public jeune, en formation, non encore armé
intellectuellement et émotionnellement pour faire face à une image
susceptible de les choquer. Il entendait que son invitation à quitter la
salle ait pu être mal interprétée et s’en excusait auprès de cette
maman, tout en rappelant qu’il l’avait offerte à tous, sans distinction
d’origine ou de religion. Elle n’était pas un ordre, mais une simple
proposition qu’il formulait chaque année depuis 2015 à toutes ses
classes, sans que cela n’ait jamais posé le moindre problème. Les
attentats du 7 janvier contre Charlie Hebdo avaient obligé Samuel à
redéfinir la pédagogie de ce cours. S’il fallait évidemment continuer à
enseigner la liberté d’expression (pas question de baisser les bras
face aux islamistes), cet enseignement réclamait désormais de
rester absolument laïque. Neutre. C’est-à-dire de respecter la liberté
de conscience de chacun, dont la valeur constitutionnelle valait, en
droit, celle de la liberté de la presse. Or, en présence de deux
libertés ayant la même valeur juridique, le rôle de la puissance
publique est de les faire cohabiter, et c’est ce que mon frère a tenté
à son humble niveau, dans sa salle de classe. Pour cela, il devait ne
rien imposer à ses élèves, ni d’adhérer à ces caricatures ni de les
rejeter. Cette proposition de quitter la salle quelques minutes s’inscrit
dans cette logique. C’était une manière de dire aux adolescents :
« Certains d’entre vous ne sont pas d’accord avec cette caricature
qui dénude le Prophète ? Vous avez le droit, comme vous avez le
droit de ne pas la regarder, il en va de votre liberté de conscience,
mais sachez que cette image a toute sa place dans une démocratie,
parce que se moquer des religions n’est pas interdit. Cela relève de
la liberté d’expression, et si vous, vous choisissez de détourner le
regard je la montrerai aux autres qui la regarderont, et qui peut-être
même en riront. Et la seule chose à laquelle vous êtes tenus, c’est
de tolérer ce rire. »

Je crois que cette proposition de sortir quelques minutes était


aussi une stratégie de la part de mon frère. Samuel avait vingt-trois
ans d’expérience professionnelle, il savait mieux que personne à
quel point la jeunesse est capable de se braquer. Or, comme tout
enseignant digne de ce nom, son objectif était de faire de ces
enfants des citoyens libres et éclairés, capables de réflexion et de
tolérance. Et en l’occurrence aptes à décider, seuls et en
conscience, s’ils voulaient ou non regarder ces images. Mais
transmettre les principes fondamentaux de la démocratie prend du
temps. On ne développe pas l’esprit critique d’un adolescent de
treize ans en trois cours sur la liberté d’expression. Les choses
décantent, on y revient dans le courant de l’année, on fait des ponts
avec d’autres parties du programme, d’autres matières. Samuel
avait mis les caricatures à disposition sur le support numérique du
collège. Ainsi, les élèves qui avaient choisi de quitter la classe ou de
détourner le regard pouvaient changer d’avis une fois chez eux, et
regarder ces caricatures. La porte était toujours ouverte, en quelque
sorte. Mais cela n’avait été possible que parce qu’au départ il avait
proposé et pas imposé. Il avait adopté cette position laïque de
neutralité, seule à même de garantir la liberté de conscience des
élèves.

Sur son site, Éduscol rappelle noir sur blanc que cette position
de neutralité incombe à chaque professeur. Or, si l’on considère qu’il
est important de montrer les caricatures – tout simplement parce que
le délit de blasphème n’existe pas en France et que moquer les
religions est donc un droit inaliénable –, je ne vois pas bien comment
adopter cette position d’impartialité, sinon en proposant aux élèves
de sortir quelques minutes ou de détourner le regard. Et pourtant,
c’est sur ce point que Samuel va être attaqué par les siens. En effet,
dès le 8 octobre, la principale, qui bataillera chaque jour auprès de
sa hiérarchie pour alerter du danger, demande à Samuel de
s’excuser auprès de la maman qui s’est plainte de son cours. Elle ne
considère pas qu’il ait commis une faute ou une erreur, mais dans la
mesure où son invitation à quitter la classe a été mal vécue par une
élève, elle reconnaît une maladresse qui impose des excuses. C’est
donc le ressenti de l’élève et de ses parents qui compte avant tout.
Qui est le baromètre. Au point que cette même principale désigne
Samuel comme « Auteur des faits » dans la fiche de signalement
d’atteinte à la laïcité qu’elle renseigne pour alerter le rectorat. Et à la
ligne « Victime », elle inscrit « Groupes d’élèves ». La réalité
administrative devient alors la suivante : Samuel Paty s’est rendu
coupable d’une atteinte à la laïcité envers un groupe d’élèves. Je ne
m’explique pas ce choix, si ce n’est la volonté intériorisée, faite
sienne, de l’institution, de ne surtout pas « froisser » les islamistes.
Et c’est d’autant plus incompréhensible que la directrice a
immédiatement pris la mesure de la gravité de la situation. Elle a eu
personnellement affaire à ce parent d’élève et à ce militant fiché S.
Elle les a vus s’introduire dans le collège alors qu’ils n’avaient pas
rendez-vous ; éructer que s’ils avaient été juifs on les aurait reçus
plus rapidement ; et réclamer, au moins symboliquement, la tête de
ce « voyou de Paty ». Elle sait aussi, quand elle remplit cette fiche,
que mon frère n’a commis aucune faute dans le déroulé et le
contenu de son cours, puisqu’elle a les notes et le témoignage de
l’auxiliaire. Et enfin, elle a découvert que Z. a menti, cette élève n’a
pas assisté au cours de mon frère, elle ne peut donc être victime
d’aucune discrimination. Curieusement, elle n’en fait pas du tout état
dans le mail qu’elle envoie aux parents des deux classes de
quatrième de Samuel. C’est comme si ce mensonge n’avait pas eu
lieu, alors qu’il aurait immédiatement décrédibilisé le discours du
père, Brahim Chnina. Puis, dans un courriel adressé à l’ensemble de
l’équipe pédagogique, la principale opère un revirement : elle écrit
que Samuel a agi avec bienveillance, et qu’il a simplement voulu
« protéger » ses élèves. Comme par magie, le coupable redevient la
victime, et la principale peut demander à l’ensemble de l’équipe
pédagogique de faire bloc autour lui. Mais deux enseignants
refusent. L’un d’eux va même jusqu’à dire que son « éthique lui
interdit de se rendre complice » du cours de Samuel. Mon frère est
très atteint par ce désaveu public, le ton de sa réponse en témoigne.
Ce qui le blesse ? L’injustice. Le mensonge. « Il n’y a pas de
discrimination, ni d’absence de respect de la laïcité dans mon
attitude », écrit-il, et, comme il l’explique, cette « analyse juridique »
n’est pas seulement la sienne, mais celle de l’inspection académique
qui a pris l’affaire en charge. Cependant, cette dernière a « un
sérieux doute sur ce qu’il conviendrait de faire pendant ces quelques
secondes où [Samuel a] choisi de montrer ces images (faut-il ne pas
froisser ou être totalement neutre ?) ». Qu’on comprenne bien :
l’institution n’a donc rien à reprocher à mon frère sur le plan légal,
mais elle continue d’avoir un « doute » concernant un incident réglé
depuis le mardi précédent avec une maman d’élève, alors même
qu’un de ses professeurs est menacé par des islamistes locaux et
que cette menace repose sur le mensonge d’une autre élève, ce que
tout le collège sait ! Cette situation grotesque et kafkaïenne pourrait
être risible si ce doute n’avait pas réussi à culpabiliser mon frère, qui
écrit dans son courriel : « J’avoue qu’il y a un implicite (dans mon
invitation à quitter la salle) qui pourrait froisser les musulmans. Cette
partie de ma séquence sera retirée. » Et plus loin : « Peu importe les
questions juridiques, j’aurais dû dépasser ces arguties et éviter de
faire une erreur humaine. » Il finira même par jeter son cours dans la
corbeille de son ordinateur. Voilà où l’a conduit une semaine de
menaces, de désaveux et de solitude : à croire lui-même qu’il ait pu
commettre une erreur, une maladresse. Alors que trois jours plus tôt,
quand rien encore ne l’a abîmé et qu’il prend la parole devant ses
élèves pour revenir sur le déroulé de son cours, Samuel ne formule
aucune excuse, car il sait qu’il n’a rien fait de répréhensible et que
s’excuser entraînerait une remise en cause de son enseignement,
ce qui le discréditerait pour le reste de l’année. Au contraire, « il est
resté droit dans ses bottes », m’a dit l’auxiliaire après sa mort. Cette
phrase me hante. Et me bouleverse. J’y vois toute la rigueur
intellectuelle de mon frère, et sa manière de concevoir son métier
d’enseignant. Nous sommes fils et filles d’instituteurs. Mes parents
ont enseigné toute leur vie dans l’Allier, et ont tous les deux terminé
leur carrière comme directeurs d’école en zone d’éducation
prioritaire. Comme je l’ai dit précédemment, Samuel était dans
l’Éducation nationale depuis vingt-trois ans ; ma sœur, après
l’attentat, a changé de carrière pour enseigner à des enfants en
situation de handicap. Quant à moi, je suis infirmière anesthésiste à
l’hôpital. Assurer une mission de service public, c’est ce qui nous a
guidés depuis l’enfance, et nous y avons consacré nos vies. Ce n’est
pas rien.
L’attitude de Samuel durant les dix derniers jours de son
existence raconte aussi cette histoire. En dépit des pressions qui
seront exercées sur lui, des menaces de mort et de sa propre peur, il
ne sera guidé que par une chose, défendre le fait de devoir remplir
cette mission : construire des êtres libres. Quand j’essaie de rendre
compte du genre d’homme qu’il était, je me souviens de cette
anecdote, en date du 15 mars 2020. Le président venait de décréter
un premier confinement de quatre semaines, et Samuel m’avait écrit
pour me souhaiter bon courage à l’hôpital. Je lui avais répondu qu’il
allait m’en falloir, car nous étions passés de deux à trente patients
Covid-19 dont un en réanimation, sans compter que parmi le
personnel soignant un certain nombre fuyait le combat. Sa réponse
fut lapidaire : « Les lâches. » Oui, la lâcheté, pour lui, était sans
doute la pire chose qui pouvait vous arriver. Isolé, la peur au ventre,
il a continué à se rendre au collège jusqu’au bout et à dispenser ses
cours. À aucun moment, il n’a envisagé d’abandonner son poste. Il
avait le sens du devoir. Et de l’honneur.

Le 2 novembre, après les vacances de la Toussaint, le collègue


qui l’avait tant conspué est revenu au collège. Comme si de rien
n’était. Évidemment, beaucoup de gens lui ont réclamé des
comptes. L’ambiance était tendue. Au bout d’une semaine,
l’Éducation nationale l’a mis en retrait pour plusieurs mois, et l’a
finalement muté en septembre 2021 dans un autre établissement,
mais à proximité de son domicile pour lui éviter trop de
désagréments. Mon frère, lui, n’a même pas bénéficié de cette
mesure de protection alors qu’il était menacé par des islamistes. La
directrice a changé elle aussi de collège en septembre 2021 après
avoir reçu la Légion d’honneur. Et le professeur qui était le plus
proche de Samuel a arrêté son métier. Quant aux autres
enseignants, dix d’entre eux nous ont fait savoir par courrier leur
volonté de se constituer partie civile au procès des mineurs, qui a eu
lieu en décembre 2023. Finalement, treize professeurs se sont
présentés le premier jour d’audience, dont la collègue d’Histoire qui
trouvait que « Samuel avait merdé » et qui avait un temps projeté de
le signaler au rectorat. La justice a reconnu recevable leur requête à
l’égard de Z. mais irrecevable concernant les cinq autres
adolescents. J’étais contre cette démarche, car pour moi cela
revenait à reconnaître à ces professeurs un diplôme de victimes. Or,
j’estime qu’au regard de l’extrême solitude dans laquelle mon frère
s’est retrouvé entre le jour de son cours et celui de son assassinat,
la seule victime, c’est lui. Pour comprendre cette ambiance, il faut
lire le mail que Joëlle, l’auxiliaire de vie sociale, a envoyé à une de
ses collègues trois jours après la mort de mon frère. Elle écrit :
Je suis contente de ne plus faire partie de votre groupe, au vu de
certains propos. […] Demain, on organise une grande marche en
honneur de SAMUEL PATY, tu sais, le prof qui a fait une « erreur »
reconnue, assumée et excusée. […] On va en avoir certains,
demain, à cette marche ? Ils vont oser ????
Le groupe dont elle parle est le groupe WhatsApp du bureau du
conseil d’administration. Cette messagerie, normalement destinée
aux échanges relatifs aux problèmes administratifs du collège, a
servi de plateforme de débat et de règlement de comptes, non
seulement au sujet du cours de mon frère mais également à propos
de son intégrité d’enseignant et d’homme. Joëlle a été emportée
deux ans plus tard par un cancer foudroyant, et je n’arrive pas à ne
pas faire le lien. À ne pas penser que ce qui est arrivé à mon frère l’a
tuée elle aussi, de colère et de chagrin.

Au procès des mineurs, l’avocat des treize professeurs


constitués partie civile a espéré que j’accorde mon pardon aux
anciens collègues de mon frère. Ma récompense ? Leur collège
porterait le nom de Samuel. Pour solliciter mon indulgence, à court
d’arguments, il a fini par évoquer la Seconde Guerre : « Qui peut
savoir dans quel camp on aurait été ? ». Deux jours après le verdict,
ces résistants de la vingt-cinquième heure exprimaient dans la
presse leur soulagement d’être reconnus « victimes » de cette
collégienne. Ce totem d’immunité que leur a offert la justice valide
ainsi leur innocence. Si la passivité n’est pas un délit, elle participe
néanmoins du « pas de vague ». Comme l’a écrit mon frère, dans
son mémoire de recherche : « Quand on a une vision manichéenne,
toute interprétation dans ce domaine est sujette à caution, car on a
tendance à voir ce que l’on souhaite voir quand on va de l’idée aux
documents et des documents à l’idée 1. » Et le collège du Bois
d’Aulne s’appelle toujours le collège du Bois d’Aulne. Oui, Joëlle, ils
ont encore osé.
IV

#PASDEVAGUE
OU
LA CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE
« Cela fait vingt ans que nous sommes quelques-uns à crier
dans le vide. […] Je suis en colère que certains continuent encore
aujourd’hui à minimiser la situation et à ne pas vouloir voir que dans
certains espaces, il y a des choses extrêmement graves qui se
passent. »
Ces paroles prononcées au micro d’Europe 1 quelques jours
après l’assassinat de mon frère sont celles de Iannis Roder,
professeur d’histoire-géographie en Seine-Saint-Denis, depuis l’an
2000. Son premier cri, il l’a en effet poussé vingt ans plus tôt, le
10 avril 2002 dans une tribune publiée dans Le Monde, et intitulée :
« Antisémitisme à l’école ». Il y constatait que « régulièrement,
certains élèves se [faisaient] le relais de lieux communs dignes de la
prose d’Édouard Drumont et de sa France juive […], que les idéaux
de la République défendus par les enseignants semblaient étrangers
à ces enfants figés dans une vision communautariste de la société
française, [et que] l’école ne [parvenait] plus à endiguer ces réflexes,
fatals, à long terme, à la cohésion de notre République ». La même
année, avec six autres enseignants et chefs d’établissement – tous
de gauche à l’exception de Barbara Lefebvre –, Iannis Roder,
membre à l’époque du SNES, principal syndicat d’enseignants,
participait à un ouvrage collectif de témoignages sur l’état de l’école,
Les Territoires perdus de la République. Le contenu était édifiant,
mais le titre, très vite récupéré par la droite, allait être combattu par
ses adversaires politiques qui jetteraient le bébé avec l’eau du bain.
Le premier à utiliser l’expression est Jacques Chirac, dans un
discours prononcé à Valenciennes le 21 octobre 2003. C’est Héléna
Perroud, sa conseillère à l’Élysée en matière d’éducation, qui lui
souffle la formule. Cette professeure d’allemand, jadis en poste à
Plaisir et à Mantes-la-Jolie, a lu le livre, et trouvé des témoignages
qui faisaient écho à sa propre expérience. Elle a contacté les
auteurs pour les présenter à Xavier Darcos, ministre délégué à
l’Enseignement scolaire auprès de Luc Ferry, alors ministre chargé
de l’Éducation, et des rencontres avec plusieurs fonctionnaires ont
été organisées au ministère. Cela a débouché sur l’audition de
Iannis Roder et de Georges Bensoussan devant la commission Stasi
sur l’application du principe de laïcité, qui donnera lieu un an plus
tard à la loi de 2004 sur les signes d’appartenance religieuse et
l’interdiction du voile à l’école. Entre juillet et décembre 2003, cette
commission réalise 140 auditions qui marqueront profondément ses
membres. Tous attestent d’une poussée de l’islamisme et du
communautarisme, y compris Alain Touraine, qui jusque-là bataillait
ardemment contre l’intégrisme républicain. « Ce n’est pas juste de
dire que j’ai changé d’avis, disait-il dans une interview au Monde,
c’est la France qui a profondément changé : dans les lycées, on est
juif ou on est arabe, on ne s’identifie plus par sa classe sociale ni
même par les vêtements de marque que les parents ont pu vous
payer, mais par sa religion. » Conscient de cette mutation et de la
flambée des actes antisémites qui l’accompagne en raison de
l’importation du conflit israélo-palestinien au moment de la deuxième
intifada, Luc Ferry annonce « dix mesures pour lutter contre le
racisme et l’antisémitisme ». Le problème, c’est que Les Territoires
de la République sur lequel le ministre s’appuie a aussi ses
détracteurs au sein de l’Éducation nationale, comme Benoît Falaize,
spécialiste de l’enseignement de la Shoah, qui estime que tous les
témoignages sont à charge contre les enfants de l’immigration, et
qu’ils ne prennent pas en compte « la majorité des familles
maghrébines musulmanes qui ne sont pas dans une dérive
salafiste ». C’est exact, seulement ce livre n’est pas un ouvrage de
sociologie. Les contributeurs n’en avaient pas l’ambition. Ils
souhaitaient simplement livrer leur témoignage sur des incidents
survenus dans leur classe contre les valeurs de la République, et ils
répondent à leur accusateur en lui reprochant de nier la réalité. Au
sein de l’Éducation nationale, le débat s’envenime.

Pour tenter de mettre fin à cette querelle, trois mois après la


commission Stasi, un inspecteur académique propose une enquête
plus large que celle des Territoires, et lance son étude sur les
« signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les
établissements scolaires » – c’est le rapport Obin. Pour mener ses
investigations, cet inspecteur va travailler pendant six mois, et
envoyer dix inspecteurs généraux dans soixante et un
établissements réputés sensibles, répartis sur tout l’Hexagone. Il
ressort de cette enquête que la société française fait face à un
phénomène de séparatisme, matérialisé par des signes et des
manifestations d’appartenance religieuse ayant tendance « à se
multiplier et à se diversifier avec une rapidité et une dynamique
fortes ». Il est également relevé que « dans certains quartiers » ces
manifestations affectent « tous les domaines de la vie personnelle,
familiale et sociale », et que l’institution scolaire est « impliquée dans
ce mouvement d’ensemble ». Plusieurs exemples de remise en
cause du principe de laïcité, considéré comme « antireligieux », et
des propos négationnistes concernant la Shoah sont rapportés, ainsi
que de multiples incidents ayant eu lieu en cours d’histoire-
géographie, tels que le refus, par des élèves musulmans, d’étudier
l’édification des cathédrales, d’ouvrir un livre sur le plan d’une église
byzantine, d’admettre l’existence de religions préislamiques en
Égypte ou encore l’origine sumérienne de l’écriture. Le rapport
s’inquiète par ailleurs de l’autocensure des enseignants en prenant
pour exemple des cours de reproduction en biologie qui ne sont plus
enseignés car jugés trop impudiques par ces élèves, et du
phénomène de « théologisation de la pédagogie », avec des
enseignants qui s’appuient sur des élèves inscrits en école
coranique, ou sur le Coran lui-même en tant que garant de
l’orthodoxie musulmane (un cas recensé) pour invalider ces
contestations. Ce rapport est sérieusement alarmant, mais que se
passe-t-il ? Eh bien, la même chose que ce qu’il s’est produit avec
Les Territoires de la République. Le doyen de l’inspection générale
de l’Éducation nationale, Dominique Borne, considère que
l’inspecteur Obin a fait du mauvais travail en tirant « des conclusions
générales d’une soixantaine de cas particuliers, ce qui est très
peu », et il en informe le cabinet du ministre. Conclusion : le rapport
est enterré, François Fillon, alors ministre de l’Éducation, ne le
publie pas. Ce n’est qu’en 2005, grâce à des fuites dans la presse,
que le gouvernement sera contraint d’en donner lecture aux
citoyens.

Quinze années vont alors s’écouler, durant lesquelles aucun de


nos gouvernements décide de mettre en place une politique de fond,
avec les moyens nécessaires, pour défendre nos valeurs. En
attendant, le salafisme gagne du terrain et les islamistes nous tuent.
En mars 2012 à Montauban et à Toulouse, Mohamed Merah, fiché S
dès octobre 2006, élimine trois militaires, Imad Ibn Ziaten, Abel
Chennouf et Mohamed Legouad, puis quatre jours plus tard il
assassine trois enfants et un professeur dans une école juive de
Toulouse. Paris Match relate les propos de sa mère, quelques jours
après le drame : « Mon fils a mis la France à genoux ; je suis fière
de ce que mon fils a accompli. » En janvier 2015, les frères Kouachi
assassinent douze personnes, dont huit collaborateurs du journal
Charlie Hebdo. De son côté, leur complice Amedy Coulibaly tue une
policière à Montrouge et prend en otage les clients de l’Hyper
Cacher de Vincennes – bilan : quatre morts. Le 19 avril 2015, Sid
Ahmed Ghlam met une balle dans le cœur d’Aurélie Châtelain dont il
tente de voler la voiture pour aller commettre un double attentat
dans des églises de Villejuif. Le 26 juin 2015, à Saint-Quentin-
Fallavier, dans l’Isère, l’islamiste Yassin Salhi, salarié d’une
entreprise de transport, décapite son employeur, puis tente de faire
exploser une usine de production de gaz industriels. Le
13 novembre 2015, plusieurs commandos dirigés par Abdelhamid
Abaaoud attaquent le Bataclan, les restaurants Le Petit Cambodge,
Le Carillon, La Bonne Bière, Casa Nostra, La Belle Équipe, le
Comptoir Voltaire, les abords du Stade de France, et font 130 morts.
C’est l’attentat le plus meurtrier que la France ait connu. Le 13 juin
2016 à Magnanville, deux policiers sont décapités chez eux, devant
leur enfant, par l’islamiste Larossi Abballa. Le 14 juillet à Nice, ce
sont 458 blessés et 86 personnes qui trouvent la mort, fauchés par
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel au volant de son camion-bélier. Le
26 juillet, deux islamistes entrent dans la petite église de Saint-
Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, égorgent et poignardent le père
Jacques Hamel. Le 20 avril 2017, un terroriste attaque à la
kalachnikov un camion de police stationné sur les Champs-Élysées,
tuant son conducteur, Xavier Jugelé. Le 1er octobre 2017 à la gare
de Marseille Saint-Charles, Mauranne Harel et Laura Paumier, deux
étudiantes de vingt et vingt et un ans, sont assassinées par un
islamiste. L’une est égorgée, l’autre éventrée. Le 23 mars 2018,
Radouane Lakdim, islamiste dont l’homophobie est pathologique,
commence son épopée meurtrière sur un parking de Carcassonne
connu comme un lieu de rencontre d’homosexuels. Il tombe sur un
jeune Portugais, Renato Silva, et lui met une balle dans la tête.
Quelques minutes plus tard, il élimine un retraité, entre ensuite dans
un Super U à Trèbes, assassine deux personnes puis égorge le
lieutenant-colonel Arnaud Beltrame qui s’est proposé comme otage
en échange de la libération d’une caissière. Le 12 mai 2018, à Paris,
dans le quartier de l’Opéra, un islamiste tchétchène attaque au
couteau des passants, tuant un libraire de vingt-neuf ans. Sept mois
plus tard, c’est le marché de Noël de Strasbourg qui est visé : cinq
personnes sont assassinées. Le 3 octobre 2019, un employé de la
préfecture de Police de Paris, radicalisé, entre dans les locaux armé
d’un couteau de boucher, à l’heure du déjeuner. Il assassine quatre
de ses collègues. Le 3 janvier 2020 à Villejuif, au cri de « Allah
Akbar », un islamiste tue un passant d’un coup de couteau dans le
cœur et en blesse deux autres. Le 4 avril à Romans-sur-Isère, un
Soudanais entre dans un tabac et attaque au couteau le couple de
gérants, qui ne survivra pas. Lors de son arrestation, il se met à
genoux et formule la profession de foi des musulmans : « Il n’est de
Dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète ». Et puis vient le
16 octobre 2020, et l’assassinat de mon frère.

Tous ces morts, nous les avons oubliés ?


Nous ne leur devons rien ?

Lorsque j’écoute le discours d’Emmanuel Macron prononcé aux


Mureaux le 2 octobre 2020 sur la lutte contre les séparatismes, soit
deux semaines avant la décapitation de Samuel, je me demande
pourquoi nous en sommes toujours au même stade qu’en 2004.
Toujours au même constat établi par la commission Stasi et le
rapport Obin. Car rien de nouveau sous le soleil, le président ne fait
que répéter ce que nous savons depuis vingt ans : « Le problème,
dit-il, c’est […] ce projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se
concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République,
qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société et dont
les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le
développement de pratiques sportives, culturelles
communautarisées qui sont le prétexte à l’enseignement de
principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C’est
l’endoctrinement et par celui-ci la négation de nos principes, l’égalité
entre les femmes et les hommes, la dignité humaine. Le problème,
c’est cette idéologie qui affirme que ses lois propres sont
supérieures à celles de la République. »
Les menaces de mort à l’encontre des enseignants ne datent pas
de l’assassinat de mon frère. Début décembre 2015, l’organisation
de l’État islamique n’en fait pas mystère : dans son journal en ligne
Dar Al-Islam (« Demeure de l’islam »), son septième numéro intitulé
« La France à genoux », en référence aux attentats du 13 novembre,
consacre tout un dossier à l’éducation à la française. Sur six pages,
ce magazine de propagande rejette de façon haineuse tout ce que
porte l’école : la laïcité et la démocratie, la tolérance, l’humanisme, le
respect des valeurs républicaines, le pluralisme des convictions, la
mixité. Tout y passe, l’enseignement de la théorie darwiniste de
l’évolution, l’interdiction de la prière et des signes religieux, la
musique… À ces enseignements dits « pervers », le magazine
propose deux « solutions ». La première, la hijra, c’est-à-dire le
retour vers le califat, qui pousse les enfants à fréquenter des écoles
coraniques « où les programmes sont réellement islamiques, purifiés
de toutes les mécréances et péchés ». La seconde appelle à
« combattre et tuer tous ces corrupteurs » avec pour cible principale
les professeurs qui enseignent la laïcité.
À l’époque, on avait pu lire dans les pages du Monde des
réactions divergentes de la part des enseignants eux-mêmes : « Je
ne savais pas que j’exerçais un métier à risque » ironisait un
professeur, tandis qu’un autre appelait à ce que cette menace soit
prise davantage au sérieux, car « ces gens finissent généralement
par faire ce qu’ils disent ». La tendance était alors d’excuser
systématiquement les élèves et d’inciter les professeurs à pallier
leurs carences pédagogiques. Si la jeunesse n’adhérait pas à nos
valeurs, ça n’était pas de leur faute mais de celle des adultes censés
les leur transmettre. Dans cette logique, mon frère serait donc mort
d’un défaut d’explication ? La singularité de l’attentat de Conflans-
Sainte-Honorine tient au fait qu’il nous renseigne à la fois sur le
séparatisme et sur nos renoncements répétés face à une idéologie
islamiste galopante. Des renoncements qui, à la longue, ont fini par
devenir la norme, révélant notre déni collectif, notre incapacité à
nous défendre. Pour en prendre la mesure, il faut revenir aux faits. À
ce qu’il s’est passé le 8 octobre après que le parent d’élève Brahim
Chnina et son collègue salafiste Abdelhakim Sefrioui ont quitté le
bureau de la principale. Cette dernière a tout de suite prévenu par
téléphone le rectorat, et dans la foulée elle lui a adressé un courriel
dans lequel elle écrit que l’inconnu venu au collège pour réclamer la
suspension de Samuel Paty est un « militant islamiste ». Le directeur
académique adjoint fait remonter cette information à sa hiérarchie.
Dès le 8 octobre, l’Éducation nationale connaît donc parfaitement le
visage de celui qui s’en prend à mon frère, le traite de voyou et exige
sa mise à pied. Mais que fait-elle de cet élément ? Rien qui puisse
protéger Samuel. Car, de la principale à la rectrice, le seul danger
que ces fonctionnaires ont la capacité et/ou la volonté d’appréhender
est la menace proférée par les islamistes eux-mêmes : une
manifestation de musulmans devant le collège et la DSDEN
(Direction des services départementaux de l’Éducation nationale), et
la mobilisation de la presse. En pareille situation – un professeur
menacé par un islamiste –, n’est-ce pas une inquiétude un peu
dérisoire ? Pourquoi personne n’a l’idée de craindre pour l’intégrité
physique de mon frère, pour sa vie, et de déclencher une protection
immédiate, ou, a minima, de lui dire de rester chez lui ? La principale
lui enjoint de se faire raccompagner, demande aux collègues d’être
solidaires et se démène auprès de sa hiérarchie pour l’alerter de la
haine grandissante, mais c’est comme si son bon sens butait, in fine,
contre la crainte tout autre de l’institution, devenue systémique
comme en atteste le libellé d’une case qu’on peut cocher lorsqu’on
renseigne la fiche de signalement d’atteinte à la laïcité : « Risque
d’un retentissement médiatique pouvant complexifier la situation ».
Le simple fait qu’une telle case existe signifie que notre école est
rompue à ce genre de situations. Qu’elle a déjà eu affaire à bien
d’autres cas de séparatisme islamiste, et que ce qu’elle redoute
avant tout, c’est ce qu’elle connaît, le scandale, pas la mise en
danger de ses agents.

Dans l’affaire qui concerne mon frère, deux personnes au moins


au rectorat avaient déjà été confrontées à des revendications
islamiques, et désavouées de manière criante. Le référent laïcité,
tout d’abord. En 2013, il occupe un poste haut gradé de directeur
académique des services de l’Éducation nationale (DASEN) et
prend, sur la base de la loi Châtel, une directive pour stipuler que
« les encadrants des sorties scolaires deviennent des collaborateurs
occasionnels du service public et sont à ce titre soumis aux mêmes
règles de neutralité que les fonctionnaires ». La principale d’un
établissement va s’appuyer sur cette directive pour refuser à des
mères voilées d’accompagner leurs enfants à une sortie de Noël.
Celles-ci protestent. Elles sont reçues au rectorat, mais considérant
que le dialogue est impossible, elles décident de porter plainte et de
s’exprimer dans la presse. Deux ans plus tard, le tribunal
administratif d’Amiens leur donne raison au motif que le directeur
académique a « entaché sa décision d’erreurs de droit ». Cette
décision n’est pas surprenante au regard de la jurisprudence du
Conseil d’État qui rappelle, dans un avis de 2013, que les parents
n’étant « ni agents ni collaborateurs du service public, ils ne sont pas
légalement soumis aux exigences de neutralité religieuse ». Voilà
pour le principe. Il peut y avoir des exceptions, mais justifiées
uniquement, pour le dire vite, par le maintien de l’ordre public. Ce qui
est plus surprenant, en revanche, c’est que, à la suite de cette
décision judiciaire, le directeur académique se voit rétrogradé
comme inspecteur, « pour convenance personnelle », par
l’Éducation nationale comme on peut le lire dans le bulletin officiel de
l’institution. Il est muté ailleurs et perd son poste de DASEN. C’est
clairement une punition. Comment croire alors qu’une telle
expérience n’aura pas influé sur sa manière d’agir au collège du
Bois d’Aulne, cinq ans plus tard ? Pourquoi cet homme prendrait-il le
risque d’affronter le père de Z. et le militant islamiste fiché S ? Pour
se voir à nouveau attaquer en justice, perdre un deuxième procès, et
être empêché dans son avancement de carrière ? Le prix à payer
pour protéger un simple professeur est trop gros. Il préfère dire à
celui-ci qu’il a « froissé » ses élèves et, à ce titre, lui demander de
s’excuser.
Avec la rectrice, les choses ne sont pas allées jusque devant les
tribunaux, comme pour le référent laïcité, mais elles lui ont tout de
même apporté son lot de tensions et d’articles de presse. Les faits
remontent à 2019. À l’occasion de la Journée nationale de lutte
contre le harcèlement à l’école, celle-ci se rend en visite officielle
dans un des établissements de son académie (Versailles). Des
ateliers y sont organisés avec les parents pour apprendre le respect
de l’autre aux grandes sections de maternelle. Or, dès le hall passé,
la délégation constate la présence de mères voilées dans l’enceinte
de l’établissement. La rectrice rappelle la loi à la directrice – pas de
signes d’appartenance religieuse dans l’enceinte de l’école – mais
celle-ci lui rétorque que seules les mères voilées se portent
volontaires pour les activités extrascolaires, et que si elles n’étaient
pas là ces activités n’auraient pas lieu. La rectrice comprend la
difficulté de la situation, mais maintient néanmoins qu’en les laissant
entrer la directrice a commis une faute vis-à-vis de la loi. Refusant
de cautionner cela, elle fait demi-tour et tant pis pour les ateliers. Le
lendemain, un article paraît dans Le Parisien, sous le titre : « Hauts-
de-Seine : les mères voilées de Clamart choquées par la réaction de
la rectrice ». « Réagir comme ça un jour de lutte contre le
harcèlement, dit l’une d’elles dans le corps de l’article, ça montre
qu’ils n’ont rien compris. En plus, ils représentent l’autorité. Ils
devraient être les premiers à montrer la bonne attitude au lieu de
prendre la fuite parce qu’ils ont vu un tissu qui couvre des
cheveux. » Ce raisonnement fait de celui qui réclame le simple
respect de la loi un harceleur et un raciste, comme dans le cas de
Samuel, laissant croire que le problème serait notre incapacité à
tolérer le voile, et par extension les musulmans. Cette accusation ne
vise qu’à une chose : nous culpabiliser afin que nous baissions les
bras et laissions petit à petit ces islamistes nous imposer leur loi, ou
à défaut nourrir un ressenti chez les fidèles et ainsi diviser la
communauté nationale. Heureusement, ça ne marche pas toujours.
Dans le cas de Samuel, plusieurs parents musulmans ne sont pas
tombés dans le piège, et ont refusé de relayer la vidéo de Brahim
Chnina et de Sefrioui. Une maman voilée est allée leur parler pour
leur dire que mon frère était un très bon professeur. Dans un
message audio qu’elle leur a laissé, elle a également affirmé que Z.
mentait et qu’elle était insolente, mais Chnina lui a rétorqué : « On
n’exclut pas ma fille. » Cette femme était scandalisée par les
commentaires haineux qui circulaient au sujet de Samuel, et elle
espérait qu’en raisonnant le père de Z. et Sefrioui, ils finiraient par
désactiver leurs messages initiaux. Mais la raison, dans ce genre
d’affaires, sera toujours impuissante, car, au-delà de la personne
ciblée, c’est tout un système que les islamistes entendent ébranler. Il
faut bien comprendre une chose : ces gens ont une parfaite
connaissance de notre mode de fonctionnement. Ils savent que le
droit français protège les croyants, et non les croyances. Donc pour
protéger leur croyance, seule chose qui leur importe, ils requalifient
nos libertés et nos principes en actes racistes antimusulmans ou
trouvent un autre délit à nous imputer, et réussissent ainsi à mettre à
mal la laïcité en vue de nous imposer leur loi. Voilà ce qui est arrivé
à Samuel. Non seulement il a été accusé de discrimination, mais le
père de Z. a déposé plainte contre lui pour diffusion d’image
pornographique auprès de mineurs. Ce genre d’attaques est devenu
monnaie courante. Elles s’inscrivent dans la stratégie définie par les
Frères musulmans dans les années 1990 pour réintroduire du
religieux dans les domaines politiques, éducatifs et sociaux, et
gagner du terrain partout en Europe. Le principe est simple : adopter
une position victimaire vis-à-vis de la loi de la République pour
justifier ensuite de l’attaquer, sous prétexte de s’en défendre. Ces
attaques auront tantôt lieu devant les tribunaux (cas du DASEN),
tantôt devant la presse (cas de la rectrice). Dans le cas de la
rectrice, l’article du Parisien donne également la parole à Abdelkrim
Mesbahi, président de la FCPE des Hauts-de-Seine, qui s’inquiète
des répercussions de son attitude. « Avec une telle lecture, dit-il, on
pourrait vouloir exclure des mères d’élèves voilées élues dans les
conseils d’écoles ou les conseils d’administration des collèges et les
lycées. Pourtant il y en a depuis des années et ça ne pose de
problème à personne. » Quant aux membres de l’équipe
enseignante, ils se sont rangés derrière leur directrice, et se disent
encore « bouleversés par l’incident de la veille », comme le seront
nombre des collègues de Samuel qui trouveront à redire sur son
cours. Cette mise en cause de la rectrice par voie de presse a lieu
un an avant la campagne islamiste visant mon frère. On peut alors
aisément présumer de la raison pour laquelle cette femme n’a pas
convoqué Brahim Chnina afin de le confronter au mensonge de sa
fille… Cela aurait risqué de la remettre en cause dans la presse, qui
plus est à nouveau pour des heurts avec des parents issus de la
communauté musulmane, qu’aurait-on pensé d’elle ? Ces deux
précédents concernant l’inspecteur académique et la rectrice ne sont
pas des cas isolés, et nous montrent comment le fameux
#Pasdevague s’est progressivement installé dans notre pays. Au
début, les gens sont de bonne volonté, ils essaient de lutter contre le
séparatisme et l’entrisme islamistes, mais tout est fait pour les
décourager. Ainsi, le 8 octobre, l’inspecteur suggère uniquement à
sa hiérarchie « une intervention très rapide de l’équipe laïcité et VdR
(valeurs de la République) ». Un militant islamiste s’est introduit
dans un collège et menace nommément un professeur, mais tout est
traité comme s’il s’agissait encore d’un problème pédagogique. Et
l’équipe mobile de sécurité n’est pas déployée.

Le référent laïcité intervient au collège le vendredi 9 octobre. Il


doit fournir des éléments de langage à l’équipe enseignante et à la
principale, qui le jour même a prévu de s’entretenir avec la maman
dont la fille s’est sentie discriminée après être sortie de la classe de
Samuel. Il faut bien comprendre qu’à la fin de cette première
semaine, tout le collège ne parle que du cours de M. Paty. La vidéo
de Z. et de son père accusant mon frère tourne en boucle, l’objectif
est donc d’inverser la tendance. De faire passer le message que la
situation s’est « apaisée », et d’éteindre la rumeur selon laquelle il y
aurait un professeur raciste au sein de l’Éducation nationale. C’est
ainsi que le référent laïcité va s’appuyer sur cet extrait de la lettre
aux instituteurs de Jules Ferry pour faire douter mon frère de sa
propre attitude : « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir
jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral,
voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de
proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque,
demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance, un seul honnête
homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-
vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et
vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce
qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon
parlez hardiment […] » L’inspecteur expliquera à mon frère que s’il
n’a pas commis de faute, il a pu « froisser » ses élèves. Samuel doit
au moins reconnaître ça. Et ne plus s’exprimer. Brahim Chnina
bénéficie donc de la présomption de bonne foi d’un « honnête
homme ». À cette rencontre avec les parents, Samuel reçoit la
consigne de rester en retrait. Il n’a pas le droit de prendre la parole,
la directrice s’exprimera à sa place. Il ne peut même pas défendre
sa position. Et, pire encore, s’il réclame la protection du fonctionnaire
en raison des menaces dont il fait l’objet, celle-ci n’ira pas de soi.
« Je suis d’avis de solliciter de M. Paty un écrit sur l’incident et le
déroulement de cette semaine et de se décider sur cette base »,
écrit le référent laïcité au DAASEN. La protection fonctionnelle est
pourtant de droit, elle ne « s’étudie » pas.

Le lundi 12 octobre, alors qu’une deuxième vidéo a été postée


durant le week-end par le militant islamiste, ce qui affole
évidemment l’ensemble de la communauté enseignante, il n’y a
toujours aucune réaction à la hauteur de la menace. La directrice
demande simplement au référent laïcité de revenir au collège pour
rassurer ses troupes, et une réunion de médiation avec l’équipe
pédagogique est organisée à 17 heures… en « salle de détente ».
Ça ne s’invente pas ! Le référent laïcité se plante face aux
enseignants inquiets, la pointe des fesses et les mains en appui sur
le rebord d’une table, à la manière d’un prof s’apprêtant à faire
classe, puis explique que la situation est sous contrôle, que tout a
été mis en place afin de garantir leur sécurité, et que la seule chose
à faire maintenant est d’adopter un discours d’apaisement. Samuel,
lui, a été positionné derrière ce référent, autant dire au coin, et à
nouveau contraint au silence. Il ne fait plus partie du groupe des
professeurs. Il n’a commis aucune faute pourtant, on le lui a bien dit,
mais cette mise en scène prouve exactement le contraire. Elle le
désigne comme coupable, dans la droite ligne de la case cochée par
la principale sur la fiche « Faits Établissement » : il est l’« auteur des
faits », et les élèves sont les « victimes » d’une atteinte à la laïcité.
Mon frère est pourtant le seul enseignant à être nommément
menacé dans cette vidéo qui se viralise, mais à cette réunion c’est le
reste de l’équipe dont on veut prendre soin. Par ailleurs, l’objectif
étant de calmer le jeu pour éviter ce fameux « retentissement
médiatique pouvant complexifier la situation », on ne s’attaque pas
au mensonge de Z. À aucun moment, on ne rétablit la vérité. On
laisse courir, c’est la consigne, on ne rédige pas de courrier aux
parents et aux élèves, on ne convoque pas Brahim Chnina pour lui
faire admettre que sa fille ment ni pour lui signifier que son discours
calomnieux ne restera pas sans suite. On fait le pari que, si
personne n’en parle plus, les choses finiront bien par se tasser. Le
fameux #Pasdevague… Sauf qu’il existe un autre monde, parallèle à
celui dans lequel nous vivons, une « contre-société » pour reprendre
l’expression d’Emmanuel Macron, dans laquelle les propos du père
de Z. et du militant islamiste vont avoir un écho considérable. Et
cela, grâce à de puissants relais. En l’espèce, Radio Maghreb 2
qualifie Chnina de lanceur d’alerte et la Grande Mosquée de Pantin
diffuse sa vidéo calomnieuse. Cette mosquée va même jusqu’à
reprendre à son compte le superlatif « hajj », dont ce parent d’élève
se réclame, et qui est donnée aux seuls musulmans ayant accompli
le cinquième pilier de l’Islam : faire le pèlerinage à la Mecque. Cette
vidéo est postée dès le 9 octobre à 19 heures à plus de 100 000
abonnés. Dans les minutes qui suivent, un internaute répond :
« Voilà le lycée. » Il reproduit le nom et l’adresse du collège tels que
Chnina les a envoyés à ses boucles WhatsApp. Il donne également
le nom de mon frère.
Le recteur de cette mosquée et cette radio communautaire
portent une lourde responsabilité morale dans la mort de Samuel,
car ils ont assuré la diffusion à grande échelle de propos violents qui
lui ont mis une cible dans le dos. Or, même à supposer qu’ils étaient
de bonne foi, qu’ils croyaient sincèrement que mon frère s’était
comporté de manière raciste, qu’espéraient-ils en agissant ainsi ?
Ériger un tribunal médiatique ? Déclencher un lynchage populaire ?
Est-ce qu’une telle attitude, quand on est un responsable religieux
ou un journaliste, est digne ? Je ne le crois pas.
V

QU’AVONS-NOUS APPRIS
DE NOS ERREURS ?
Examen de conscience
et état de notre école
après Samuel Paty

Quinze jours après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine,


l’Éducation nationale a rendu un rapport intitulé : « Enquête sur les
événements survenus au collège du Bois d’Aulne (Conflans-Sainte-
Honorine) avant l’attentat du 16 octobre 2020 ». Sur le plan de la
méthode, cette enquête menée par seulement deux inspecteurs
pose plusieurs problèmes. D’abord, sa rapidité. Elle a été conduite,
ou plutôt bâclée, en quinze jours seulement, et n’a sollicité que trois
membres de l’équipe enseignante sur cinquante et un, contre quatre
représentants des parents d’élèves. Elle n’était donc pas paritaire.
Ensuite, son titre ne mentionne pas le nom de Samuel, ce qui aurait
été le minimum, me semble-t-il, pour lui rendre hommage… Quant
au fond, le document évoque la « gestion d’un trouble » dont le
cours de mon frère sur la liberté d’expression serait à l’origine. Et
enfin, il est fait complètement abstraction de la notion de « péril
grave et imminent », alors que Samuel était menacé par un islamiste
fiché S. Ainsi, ce rapport continue de transformer une campagne
islamiste en un problème pédagogique, ce qui a précisément privé
mon frère de la protection appropriée. Le but de ce raisonnement est
simple : servir les intérêts de l’Éducation nationale avant l’attentat
comme après. Avant, cela permet, tel qu’on l’a vu précédemment,
d’empêcher les professeurs d’exercer leur droit de retrait, lequel
pourrait être considéré comme un abandon de poste et les mettrait
sous le coup d’une menace de radiation ; après, il dédouane
l’institution de toute responsabilité éventuelle. Or, le seul intérêt d’un
tel travail est de faire la lumière sur les erreurs des uns et des autres
pour pouvoir changer de comportement, et ne pas voir d’autres
professeurs payer de leur vie pour avoir simplement enseigné nos
valeurs à nos enfants. Aujourd’hui, il faut savoir qu’à chaque date
anniversaire de l’attentat contre mon frère, de multiples atteintes à la
laïcité sont relevées. On peut toujours s’entêter dans notre
aveuglement et continuer de les prendre pour de simples
provocations d’adolescents qui ne savent soi-disant pas ce qu’ils
font, mais le résultat, c’est que les revendications identitaires
nourries par la mouvance islamiste prennent de l’ampleur. Dans un
sondage IFOP mené pour le mensuel Écran de Veille en mars 2023,
un enseignant sur cinq reconnaît avoir subi une agression à
motivation religieuse ou identitaire au moins une fois dans sa
carrière. Par ailleurs, près d’un professeur sur deux a constaté,
durant l’année 2022-2023, des atteintes à la laïcité qui s’incarnent
par le port de tenues religieuses dans leur classe, ou la contestation
de cours au nom de convictions religieuses. Quatre professeurs sur
dix rapportent également des refus d’activités scolaires pour les
mêmes motifs. Un de ces incidents a fait du bruit en décembre 2023,
au collège Jacques-Cartier à Issou, dans les Yvelines. Une
professeure de français a montré à sa classe de sixième un tableau
de Giuseppe Cesari, Diane et Actéon, représentant cinq femmes
nues, et s’est vue accusée d’avoir offensé ses élèves musulmans.
Dans la foulée, elle est traitée de raciste, puis le lendemain du cours
un parent d’élève écrit au principal pour l’informer qu’il va porter
plainte. « On a très peur pour notre collègue, confie une enseignante
à un journaliste, cela nous rappelle Samuel Paty. » Réponse du
rectorat ? « Si des élèves de confession musulmane étaient bien
présents au moment des faits, il n’a pas encore été établi que ce
sont précisément eux qui ont tenu ces propos. Dans tous les cas,
que ces élèves soient de confession musulmane ou pas, cela reste
des propos diffamatoires. » La secrétaire générale du SNES-FSU
fustige cette attitude d’une académie qui n’a apporté aucun soutien à
ce collège, alors que depuis le début de l’année il y règne « un
climat tendu, notamment du fait de parents d’élèves qui remettent
systématiquement en cause le contenu des cours et les punitions. »
Plusieurs signalements de professeurs ont été déposés, mais le
rectorat n’y a apporté aucune réponse, ce qui a contribué à nourrir,
du côté des enseignants, « un sentiment de ras-le-bol, de rejet et
d’abandon ». Cette fois-ci, l’incident va trop loin. Et le souvenir de la
décapitation de mon frère comme celui de l’assassinat de Dominique
Bernard deux mois plus tôt sont dans tous les esprits, si bien que
l’équipe enseignante décide de faire jouer son droit de retrait. C’est
un vendredi, et le lundi suivant le ministre de l’Éducation nationale,
Gabriel Attal, se rend sur place. Après un entretien avec l’équipe
pédagogique, il annonce « une procédure disciplinaire à l’endroit des
élèves responsables de cette situation qui ont d’ailleurs reconnu les
faits », ainsi que la mise en place de postes en renfort des équipes
de vie scolaire.

Grégory Le Floch, professeur de français, réagit à cet incident en


publiant une tribune dans Le Nouvel Obs, le 9 janvier 2024. Il y livre
sa propre expérience, édifiante. « Des élèves de terminale
m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait
pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux
bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui
Madame Bovary. […] Des élèves me disent que je suis “sale” parce
que j’ai lu La Religieuse de Diderot dont je leur résume l’argument.
[…] Des élèves s’offusquent de voir des personnages de prostituées
chez Maupassant, Zola, Hugo. Un élève menace de me dénoncer à
son père parce que nous lisons et étudions en classe une scène de
Roméo et Juliette où les deux amants s’embrassent. Une élève
refuse de regarder un dessin de Man Ray illustrant un poème de
Paul Éluard dans Les mains libres, car il représente une femme nue.
Jusqu’à la fin du cours, afin de le dissimuler à sa vue, elle couvrira le
dessin de sa main. […] Que me disent ces élèves pour justifier leur
réaction ? Que le sujet de l’œuvre étudiée est tout simplement et
incontestablement immoral. Il heurte leur sensibilité, leur pudeur, leur
religion. Autre fait parlant : la première fois que l’on m’a confié des
terminales littéraires, j’ai voulu leur faire découvrir les grands
musées parisiens. Le projet reposait sur le volontariat. Rien de
formel, tout était libre. Nous avons commencé par l’Institut du monde
arabe, mes élèves furent au rendez-vous et ce fut un succès
réjouissant. La conversation après la visite m’a montré des
adolescents curieux et intéressés. La semaine suivante, direction le
musée d’Orsay. Mais à l’heure convenue, surprise : il n’y avait
qu’une maigre poignée d’élèves (dans mon souvenir, deux). Le
lendemain, en classe, j’eus l’explication : ils avaient vu sur Internet
que le musée d’Orsay exposait des statues de femmes nues, c’était
rédhibitoire. Ces élèves n’étaient ni insolents ni perturbateurs, ils
avaient même un assez bon niveau. Mais face à ce refus de voir et
de lire, j’avais beau argumenter, expliquer qu’il s’agissait de
représentations et de fictions, j’échouais systématiquement. À leurs
yeux j’étais perdu, perverti. » Jean-Pierre Obin n’est pas surpris par
ces réactions. Elles témoignent, selon lui, de l’influence grandissante
de l’idéologie salafiste sur la population musulmane qu’il décrivait
déjà dans son rapport de 2004. Et cette idéologie ne veut pas
seulement rétablir le blasphème ; elle interdit aussi de chanter,
d’écouter de la musique, de dessiner des visages ou de regarder
des nus. C’est ainsi que, dans son livre Les profs ont peur, il
rapporte l’expérience d’une professeure de musique s’étant
retrouvée face à des élèves qui marmonnaient pour lui signifier qu’ils
refusaient de chanter. Iannis Roder, quant à lui, nous implore de
nous réveiller. Interviewé sur France Inter au lendemain de
l’assassinat de Dominique Bernard, à Arras, il dit : « Il faut que tous,
nous ouvrions les yeux sur la réalité : des gens veulent nous tuer
pour ce que nous sommes, pour notre société, pour notre
civilisation. » Et il n’est pas étonné que les professeurs d’histoire-
géographie soient visés en premier lieu, car ils sont ceux qui font
prendre conscience à chaque enfant de France qu’avec l’école, et
s’il le souhaite, il a la possibilité de se dégager de ce qui le
détermine en premier lieu, y compris de la religion.

La venue du ministre Gabriel Attal au collège Jacques-Cartier, à


Issou, est à saluer. C’était un signal fort et nécessaire envoyé à la
communauté enseignante, car dans ce même sondage IFOP de
mars 2023 deux chiffres ont de quoi nous inquiéter : 33 % des
enseignants ayant signalé au moins une fois à leur hiérarchie des
faits d’atteinte à la laïcité ont eu le sentiment de ne pas avoir son
soutien ; et, pour cette raison, 35 % ne signaleraient pas de nouvelle
atteinte. Y a-t-il un lien de causalité entre cette réalité et le fait
qu’entre 2020 et 2022 on ait enregistré une hausse de 26 % des
démissions ? On peut penser en tout cas qu’elle y participe. Cela
représente 30 000 à 39 000 professeurs qui quittent l’Éducation
nationale chaque année, ajoutés aux 20 000 départs à la retraite qui
ne sont pas intégralement remplacés par le concours général. En
2023 et 2024, 3 000 postes supplémentaires sont demeurés
vacants. Il a donc fallu faire appel à des contractuels non formés. Et
c’est ainsi qu’un homme comme Sefrioui, l’islamiste à l’origine de la
cabale contre mon frère, s’est retrouvé maître auxiliaire au sein de
l’Éducation nationale pendant quinze ans, en région parisienne.
Dans une note du 27 août 2022, le Comité interministériel de
prévention de la délinquance et de la radicalisation réaffirme
l’existence d’une « offensive antilaïcité menée sur les réseaux
sociaux visant à déstabiliser l’institution scolaire », et soulève que
« du personnel des établissements participe implicitement à la
propagande salafo-frériste à l’école ». Pour faire toute la lumière sur
cette situation, j’ai sollicité le Sénat le 23 mai 2023 1. La Commission
des lois et celle de la culture ont créé une mission de contrôle dotée
des pouvoirs de commission d’enquête, qui a établi en mars 2024 le
constat d’une violence endémique en milieu scolaire, touchant tous
les territoires. « Insultes, menaces, pressions et agressions
constituent désormais le quotidien des enseignants et du personnel
administratif », résume-t-elle dans l’introduction de son rapport. Et
d’ajouter : « Plus largement, c’est l’école de la République et ses
valeurs qui doit faire face à des coups de boutoir réguliers. La laïcité,
mal connue, est rejetée, et les contestations d’enseignement […]
sont en forte augmentation. » Peut-être plus grave encore, on y
apprend que la défense de la laïcité se délite chez les adultes,
notamment au sein d’une jeune génération d’enseignants bercés par
« l’émergence de termes tels que “laïcité ouverte”, ou encore “laïcité
plurielle”, qui la confondent avec la tolérance et s’interrogent sur son
utilité ». Face à ce constat, la mission a formulé 38
recommandations pour protéger l’école ainsi que l’ensemble du
personnel qui y travaille, et pour restaurer l’autorité de l’institution
scolaire. La première de ces recommandations stipule non plus
uniquement la défense de nos valeurs, mais leur promotion. Cela
signifie que la situation est devenue si critique que nous ne pouvons
plus nous contenter de réagir aux attaques. Il nous faut désormais
nous réarmer idéologiquement afin que l’école demeure un endroit
où l’on peut échapper, si on le souhaite et en toute liberté, aux
déterminants de sa naissance. Qu’elle soit, pour tous, un lieu
d’émancipation.
Le bilan des services de renseignement

Dans une note du 9 octobre 2020 diffusée le 12 octobre, les


renseignements territoriaux (RT) des Yvelines, qui dépendent de la
DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), indiquent que, à
la suite des accusations portées par un parent d’élève et un militant
salafiste fiché S contre le professeur Samuel Paty : « la
communication a vivement permis d’apaiser les tensions. Pour
l’heure, les responsables de la communauté musulmane locale ne
se sont pas manifestés ». Il s’agit du CIMY (Conseil des institutions
musulmanes des Yvelines) qui s’attribue un rôle de médiateur dans
cette affaire. Un ancien dirigeant du Conseil reconnaît avoir reçu la
vidéo de Brahim Chnina par l’un des membres, ne dément pas ce
partage, mais le qualifie de « pure erreur matérielle » et la
condamne a posteriori. Un peu facile, me semble-t-il. Bien forcés de
reconnaître que « leurs instances ont failli avant l’attentat car elles
n’ont pas permis d’éteindre la polémique et d’intervenir auprès de ce
père de famille », les membres du Conseil estiment tout de même
que le CIMY a rempli sa part du contrat en effectuant des
« démarches amiables » et en constatant que la situation était
apaisée. Quel genre de démarches amiables ? De tels propos
laissent entendre qu’il y aurait eu une négociation entre la
communauté musulmane des Yvelines et la République, et qu’un
compromis aurait été trouvé. Mais est-ce le rôle de l’État ou de ses
représentants, étant donné leur obligation de neutralité, de
composer avec des instances ayant des revendications religieuses ?
Par ailleurs, que signifie l’expression « situation apaisée », alors que
les menaces de mort à l’encontre de mon frère n’ont eu de cesse
d’augmenter ? Apaisée pour qui, au juste ? Et selon quel critère ? Il
suffit de poursuivre la note des RT pour comprendre : la situation
leur a paru apaisée car elle n’a été évaluée qu’en fonction d’un seul
paramètre : « la menace de sit-in ou de manifestation de la
communauté musulmane ». Et puisque cette menace n’avait pas été
mise à exécution à la date du 9 octobre – mentionnée par Sefrioui
auprès de la principale –, tout allait bien. Ce regard complètement
biaisé nous éclaire sur une chose : les menaces de troubles à l’ordre
public sont devenues le cheval de Troie des intégristes musulmans.
Et parce qu’il appartient à l’État, dans une démocratie, de le
maintenir, celui-ci finit par demander des avis, des conseils et des
interventions aux représentants d’une communauté religieuse. Ce
faisant, c’est le délit de blasphème qui est tranquillement réhabilité
et, in fine, les punitions qui en découlent inscrites dans la charia – en
l’occurrence, l’assassinat et la décapitation.

Le péril grave et imminent dans lequel se trouvait mon frère n’a


en revanche été pris en compte par personne. Les renseignements
territoriaux connaissaient pourtant le fiché S Sefrioui depuis
longtemps. Inscrit au fichier FSPRT, on le soupçonnait même
susceptible d’un passage à l’acte terroriste. Les renseignements
étaient également informés des vidéos qu’il avait réalisées contre
mon frère et postées sur les réseaux sociaux, alors pourquoi n’ont-ils
pas effectué de veille Internet ? Ou si veille il y eût, pourquoi n’en
ont-ils rien fait ? Personne dans ces services n’a-t-il pris le temps de
lire les commentaires sous ces vidéos, unanimes dans leur volonté
d’« agir » contre mon frère ? Ses internautes pétris de haine
considèrent que seule la charia est légitime. Aussi, quiconque
viendrait lui porter atteinte ou ne respecterait pas l’oumma doit être
puni afin de venger le prophète – c’est ce qu’on appelle le « djihad
de défense ». Tel est l’appel de Sefrioui contre mon frère. Face
caméra, il se fait passer pour un mufti, seul personnage juridique
dans l’islam qui soit en mesure d’édicter une fatwa, sentence ayant
la particularité d’être énoncée sans que l’exécutant soit connu ou
nommé, de sorte qu’elle peut perdurer indéfiniment dans le temps.
Ainsi, bien qu’il soit aujourd’hui mis en examen pour « participation à
une association de malfaiteurs terroriste » (et toujours présumé
innocent), son appel auprès des musulmans à défendre leur religion
demeure. Par ailleurs, et conformément à la loi islamique canonique
qui soumet le plaignant à l’administration de la preuve pour formuler
son accusation, Sefrioui, dans sa vidéo, va tantôt se servir de Z.
comme victime, tantôt comme témoin. A ce dernier titre,
l’adolescente est censée lui permettre de prouver qu’il ne tient pas
de propos calomnieux à l’encontre de mon frère, ce qui constitue en
droit coranique un péché capital passible de l’enfer. Pour cette
même raison, Chnina et son ex-femme s’évertueront eux aussi,
chaque jour, sans relâche, à glaner des témoignages sur le terrain et
sur les réseaux sociaux, afin de conforter l’accusation de blasphème
et de discrimination portés contre Samuel. Et pour échapper à la
justice française, mais aussi à la justice divine qui réprouve les
calomniateurs, ils soutiennent encore aujourd’hui avoir cru le
mensonge de leur fille. Dans cette vidéo, qui a circulé à grande
échelle sur la toile, le mot « voyou » n’a eu de cesse d’être martelé.
Dans l’islam, il n’a pas le même sens qu’en français. Un « voyou »,
dans l’islam, c’est quelqu’un qui n’a aucun respect. C’est quelqu’un
de violent contre qui il faut réagir par la violence. En traitant six fois
mon frère de « voyou », Brahim Chnina et Abdelhakim Sefrioui
s’adressent spécifiquement aux oreilles musulmanes. Ils exigent la
radiation de mon frère auprès des laïcs, mais auprès des religieux ils
incitent à venger le Prophète.
La possibilité d’exprimer un tel niveau de haine en violation totale
de notre droit et la voir bénéficier d’une publicité sans limite est un
phénomène auquel nous n’arrivons toujours pas à nous adapter.
Pour simple exemple, il m’aura fallu trois mois, assistée de mon
avocate, pour obtenir auprès du portail de signalement des contenus
illicites de l’Internet, Pharos, la suppression par Facebook France de
la vidéo de Brahim Chnina, pourtant mis en examen pour
association de malfaiteurs à caractère terroriste. Trois mois durant
lesquels ses mots de haine à l’encontre de mon frère décapité ont
eu le temps de gangrener les cerveaux de notre jeunesse… Notons
que, les jours précédant la mort de mon frère, pas une personne, du
rectorat aux services de renseignements, n’a eu même l’idée d’un
signalement sur cette plateforme.

Alors que les principaux protagonistes sont identifiés dès le


9 octobre à 15 h 16 par les renseignements territoriaux, ce choix de
n’exploiter aucune information collectée sur les réseaux aura été un
autre élément fatal à mon frère. Car ce seul examen aurait permis
de découvrir que Brahim Chnina était entré en relation avec
Anzorov. Et en remontant le fil des posts de ce dernier, les services
se seraient alors rapidement rendu compte de sa radicalisation, qui
n’aura été ni soudaine ni silencieuse. En effet, le Tchétchène faisait
l’apologie du djihad depuis déjà six mois et ne cachait pas son
basculement dans un islam radical, au point que son compte avait
été plusieurs fois signalé à la plate-forme Pharos (la dernière fois le
10 octobre 2020, soit six jours avant l’assassinat de Samuel). En
juillet, ce signalement avait même été transmis à l’Unité de
coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT). Une source policière
indique que l’information a été prise en compte, mais « pas
considérée comme une menace grave » car « personne n’était visé
nommément dans les messages ». C’est aussi l’argument qu’avance
Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur au moment des faits, au
micro de BFM le 7 avril 2022, pour dédouaner les renseignements
intérieurs. Il affirme que nul ne pouvait prévoir le passage à l’acte
d’Abdoullakh Anzorov qui habitait à plus de quatre-vingts kilomètres
du collège où enseignait mon frère. Il qualifie sa décapitation de
fatalité, avant d’ajouter que « l’État n’a pas à rougir. Il était au
rendez-vous, il a protégé et il continue de protéger ». Si je suis le
raisonnement de M. Darmanin, pour que mon frère eût pu bénéficier
d’une protection policière, il aurait donc fallu qu’Anzorov le menace
directement et nommément. Le contexte ne suffisait pas. Je suis
étonnée de cette explication, parce que ce contexte a suffi pour
protéger d’autres citoyens français. Je le découvre en lisant Nos
solitudes, de Yannick Haenel, livre qui retrace sa présence comme
chroniqueur judiciaire au procès des attentats contre la rédaction de
Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 – procès qui avait lieu en octobre
2020 à Paris, soit pile au moment de la cabale contre mon frère.
Dans ce livre, Yannick Haenel écrit :
« Il n’y avait pas de menace précise à l’encontre de Boucq et
moi, le risque n’était que diffus, mais la tension internationale était à
son comble, le président Erdogan et son gouvernement
déchaînaient le monde musulman contre la France, et comme le
président Macron lui avait résisté en défendant la laïcité à la
française, nous étions entrés dans une période d’affrontement : sur
les réseaux sociaux, les appels au meurtre se multipliaient, Charlie
Hebdo était en première ligne, et le fait que se tienne en ce moment
un procès contre le terrorisme islamiste exacerbait les passions
négatives […]. Le 24 septembre je suis allé Place Beauvau, où le
commissaire François B. m’a reçu pour me faire signer une lettre
officielle de prise en charge par le SDLP [service de la protection]
[…]. »
Les deux chroniqueurs qui ont retracé le procès de l’attentat de
Charlie Hebdo pour ce même journal ont donc bénéficié d’une
mesure de protection par le SDLP le 24 septembre 2020, alors qu’il
n’existait pas de menace précise à leur encontre. Le 25 septembre
2020, un projet d’attentat avorté contre Charlie Hebdo a eu lieu à
l’adresse de leurs anciens locaux. Le 29 octobre, soit quelques jours
après l’attentat contre mon frère, Vincent, Simone et Nadine étaient
assassinés dans la basilique de Nice. Ce contexte terroriste qui a
joué pour Yannick Haenel et François Boucq était-il différent pour
mon frère ? La réponse est non. Samuel avait-il reçu des menaces
précises par des individus proches de la mouvance islamiste ? La
réponse est oui. Est-ce qu’il y avait rupture d’anonymat ? La réponse
est encore oui, puisque son nom et celui du collège ont été livrés
dans les vidéos réclamant sa mise à pied. Était-il question de
caricatures de Charlie Hebdo ? La réponse est encore et toujours
oui. Alors qu’avait-il de moins que les chroniqueurs de Charlie ? En
matière de terrorisme, une personne anonyme ne court-elle pas les
mêmes risques qu’une personne connue ? Une personne anonyme
ne mérite-t-elle pas d’être traitée avec autant d’égard qu’une
personne qui ne l’est pas ? N’en déplaise à M. Darmanin, son
ministère a failli : il n’a pas protégé mon frère comme il a protégé
Yannick Haenel et François Boucq.

Le mercredi 6 avril 2022, ma famille et moi avons porté plainte


contre X auprès du parquet de Paris pour non-empêchement de
crime et non-assistance à personne en péril. J’ignore quelle sera
l’issue de cette plainte, mais rien ne dédouanera l’État de sa
responsabilité car c’est toute la chaîne de ses acteurs qui a été
défaillante, et donc l’État lui-même. Oui, c’est l’État qui a abandonné
Samuel à son sort en commençant par ne pas réfuter officiellement
le mensonge à l’origine de la cabale contre lui, ce qui a eu pour effet
de laisser proliférer des menaces de plus en plus nombreuses et
virulentes ; en ayant connaissance de la vidéo d’un militant islamiste
partagée par la mouvance radicale qui désignait un professeur
comme l’offenseur du Prophète ; en reconnaissant par la voix de son
ministre de l’Intérieur qu’une « fatwa » le condamnait à mort, mais
en ne prenant aucune mesure concrète, en temps voulu, pour mettre
fin au péril grave et imminent pesant sur Samuel ; et enfin, en
n’ayant pas mis Anzorov sous surveillance dès juillet 2020, alors
qu’il avait été signalé auprès de Pharos pour poster régulièrement
de nombreux messages appelant à la haine et à la violence au nom
de l’islam, laissant ainsi cet individu parfaitement libre de mener à
bien son ultime projet macabre. Pour toutes ces raisons, j’ai décidé,
le 15 mars 2024, de déposer un recours en responsabilité de l’État
dans la survenance de l’attentat islamiste contre mon frère. Un
courrier a été envoyé à Mme Belloubet, ministre de l’Éducation
nationale et à MM. Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, et
Gabriel Attal, Premier ministre. La Rue de Grenelle, la Place
Beauvau et Matignon avaient deux mois pour répondre à ma requête
dont la valeur, hautement symbolique, devait permettre à l’État de
reconnaître son erreur afin de ne pas la reproduire et ainsi restaurer
la confiance des enseignants à être protégés par leur administration.
Je n’ai reçu aucune réponse de leur part. Silence absolu. J’ai donc
décidé, début juillet 2024, de déposer une requête devant le tribunal
administratif de Nice. Dans un État de droit, l’État n’est pas au-
dessus des lois. Lorsqu’il a failli, il est juste et nécessaire que ses
fautes soient reconnues.
La réponse judiciaire

Au terme de deux années de travail, les juges d’instruction du


pôle antiterroriste ont délivré leur ordonnance de mise en
accusation, renvoyant quatorze accusés suspectés d’être impliqués
à des degrés divers dans l’assassinat de Samuel Paty. Six d’entre
eux étaient mineurs au moment des faits, et ont donc été jugés en
décembre 2023 à huis clos, comme le veut la procédure, par le
tribunal pour enfants de Paris. Les huit autres prévenus seront,
quant à eux, jugés en novembre et décembre 2024 devant la cour
d’assises.
Quelques semaines avant le début du procès des mineurs, le
tribunal nous a fait parvenir le plan d’audience. Durant de longues
journées, j’ai écouté l’examen de la personnalité de chacun des mis
en cause, leurs interrogatoires, les auditions de leurs parents, les
auditions de la principale et celles des services de protection
judiciaire de la jeunesse. Que pouvaient-ils m’apprendre que je ne
savais déjà ?

L’adolescente qui a accusé Samuel d’être raciste et de la


discriminer alors qu’elle n’avait pas assisté à son cours a été jugée
pour « dénonciation calomnieuse ». Une calomnie qui aura duré
jusqu’au dernier jour, lorsque devant le collège Anzorov a demandé
qu’on l’appelle et qu’elle a réitéré son affabulation, déclenchant chez
le terroriste la dernière dose de rage qu’il lui fallait pour aller se jeter
sur mon frère. Trois ans plus tard, quelle réflexion cette adolescente
porte-t-elle sur son acte qualifié de « bêtise » par sa mère et ses
trois avocats ? Quelle responsabilité estime-t-elle avoir eu dans la
mort de son professeur ? Nous aurions aimé le savoir, mais elle ne
nous dira rien, sinon que nous n’avons pas assez pris sa souffrance
en compte. « Vous ne vous mettez pas à ma place », furent ses
mots qui résonnent encore à mes oreilles. Et tout au long de son
audition, elle nous tournera le dos, ne nous témoignant
qu’indifférence et mépris. Était-ce le mépris de son père placé en
détention provisoire depuis les faits ? Nous aurons peut-être la
réponse au procès de ce dernier.
Le tribunal pour enfants a également eu à juger de cinq autres
mineurs, renvoyés pour « association de malfaiteurs en vue de
commettre des violences aggravées ». Ce sont les cinq mineurs qui
se sont retrouvés avec Anzorov devant le collège du Bois d’Aulne le
vendredi 16 octobre 2020, et qui l’ont aidé à identifier Samuel. Ce
que l’on peut dire d’emblée à leur sujet, et qui me semble
terriblement inquiétant, c’est leur manque total d’empathie au
moment des faits. Car si le terroriste ne leur avait pas indiqué qu’il
allait décapiter mon frère, il les avait tout de même informés de son
dessein de le corriger physiquement, et de l’humilier sur les réseaux
pour avoir moqué Muhammad. Cela signifie que ces élèves étaient
d’accord sur le principe de violenter quelqu’un. Et quelqu’un qu’ils
connaissaient. Qu’ils voyaient chaque semaine. Qui les éduquait.
Alors ? Quelle était leur motivation ? Pensaient-ils, comme le
terroriste, que Samuel avait commis un délit de blasphème qui
méritait de se prendre une correction ? Était-ce pour eux une
manière d’agir en « bon musulman », injonction que les islamistes
sont parvenus à diffuser et qui a petit à petit infusé le cerveau de
trop de fidèles ? En tout état de cause, la réaction de ces
adolescents à la requête d’Anzorov a de quoi inquiéter, car comment
peut-on être indisposés par de simples dessins et dans le même
temps ne pas être choqués par le projet de s’en prendre
physiquement à quelqu’un ? Ils avaient conscience que mon frère se
serait fait, selon les mots de la procureure, « humilié, affiché, tapé ».
Pendant ce moment judiciaire, il y a aussi eu, heureusement, une
autre trajectoire qui a été la lumière de ce procès. Elle est celle du
garçon resté le plus longtemps avec Anzorov, trois heures
exactement. Cet élève de confession musulmane, issu d’un milieu
modeste, se faisait fouiller les poches chaque soir par son père qui
redoutait de le voir mal tourner. Ce père pensait surtout à la drogue,
mais jamais il n’aurait pu imaginer que son fils allait vendre un
professeur à un terroriste en échange de 300 euros. Après la longue
et douloureuse performance de Z., M. a été le deuxième accusé à
être entendu à la barre sous la pression de son propre avocat qui ne
l’a pas lâché. Pendant vingt minutes, il a été mis face à chacune de
ses incohérences. Il avait raconté par exemple, quelques jours
auparavant, qu’il avait cédé aux demandes d’Anzorov car celui-ci
était tout de noir vêtu, ce qui l’avait impressionné. Mon conseil l’a
alors invité à se regarder : il était lui aussi habillé en noir de la tête
aux pieds. M. s’est aggripé à la barre, et il s’est littéralement effondré
en sanglots. Et cela venait du ventre, nous l’avons tous ressenti. Il
s’est tourné vers mes parents et ma sœur qui étaient à sa gauche, il
les a regardés dans les yeux, et il leur a demandé pardon pour ce
qu’il avait fait. J’étais trop loin derrière pour qu’il s’adresse à moi.
Mais au moment de quitter la salle, je suis volontairement passée
devant lui. Il a levé les yeux, furtivement, puis a murmuré :
« Pardon. » À cet instant, je me suis dit que je ne pouvais pas sortir
comme ça, sans lui dire un mot. Il fallait que je lui parle.
« Tu vas être condamné pour ce que tu as fait, lui ai-je dit.
– Je sais.
– Après, tu auras une vie. »
Il m’a interrompue :
« Non, c’est fini pour moi. J’aurai plus de vie, maintenant.
– Si, j’ai rétorqué. Bien sûr que si, tu auras une vie. Et tu vas en
faire quelque chose, parce que c’était ce que Samuel attendait de
toi. »
Le lendemain, il a annoncé à la barre qu’il acceptait mon
invitation à venir témoigner à mes côtés dans les collèges. Je crois
que c’est la dette qu’il doit à la société. Quand j’avais son âge, mon
frère m’a offert le poème de Kipling, Tu seras un homme, mon fils.
Ce poème est rédigé sur une feuille provenant du moulin à papier
Richard-de-Bas, dernier lieu où l’on fabrique encore le papier à
l’ancienne, incrusté de végétaux et de fleurs. Malgré le côté kitch, je
l’ai accroché au-dessus de mon bureau d’adolescente, et j’ai donc lu
un nombre de fois incalculable la première ligne : « Si tu peux voir
détruire l’ouvrage de ta vie ». J’ai demandé à l’avocat de M. de le lui
donner en lui racontant cette anecdote. Je voulais qu’il n’oublie
jamais ce que Samuel souhaitait pour lui. Et pour tous ses élèves.

Ces six mineurs ont écopé de peines allant de quatorze mois de


prison avec sursis à deux ans dont six mois ferme aménagés sous
bracelet électronique. Quand j’ai entendu ce verdict, j’ai pensé à
cette phrase de Camus : « Il n’y a pas de justice, il n’y a que des
limites. » Et je me suis demandé quelles forces ces limites peuvent-
elles avoir s’il ne se passe rien quand on les franchit. J’entends que
face à des mineurs délinquants on veuille faire le pari de l’espoir, et
les mesures éducatives qui ont été prises à l’encontre des prévenus
s’inscrivent dans cette logique, mais elles auraient pu être assorties
d’une peine punitive à la hauteur de la gravité des faits. Se rend-on
compte de ce qu’il s’est passé dans cette affaire ? La dénonciation
calomnieuse dont on parle est à l’origine de la cabale islamiste qui a
mené à la décapitation d’un professeur. Et de quoi l’autrice de cette
dénonciation écope-t-elle ? D’un sursis intégral. C’est
incompréhensible. Et ça l’est d’autant plus à l’heure où 38 % des
musulmans de 15 à 17 ans n’expriment pas une condamnation
totale à l’égard de l’assassinat de Dominique Bernard (enquête IFOP
du 9 décembre 2023 parue à l’occasion de la Journée nationale de
la laïcité). Dans un tel contexte, on devrait faire en sorte que tout
collégien ait la certitude qu’en cas d’atteinte à un professeur la
réponse de la justice sera d’une fermeté absolue. Or, cette décision
leur dit exactement le contraire. Au lieu d’être une sanction qui fasse
office d’électrochoc, c’est une réprimande indulgente, privilégiant le
dialogue et la bienveillance, comme si on avait affaire à des
individus souffrant d’un défaut de compréhension. C’est une
grossière erreur d’analyse. Les actes menés contre l’école et nos
professeurs sont des mises à l’épreuve, c’est pourquoi il faut non
seulement former les enseignants au principe de laïcité, mais être
capable de nommer le mal, et de le punir. J’ai attendu longtemps
que la mort de Samuel crée un sursaut. Que son assassinat serve à
opérer ce changement de braquet, mais quatre ans plus tard force
est de constater que l’idéologie salafiste a encore gagné du terrain à
l’école, et que ce procès des mineurs n’a pas apporté la réponse
adéquate.

Le second procès s’ouvrira à l’automne 2024, et devra juger huit


personnes : le parent d’élève Brahim Chnina, le militant islamiste
Abdelhakim Sefrioui, quatre individus issus de la djihadosphère dont
une femme convertie et radicalisée, Priscilla Mangel, entrée en
contact avec le terroriste sur les réseaux, et deux amis d’Anzorov,
les deux pour l’avoir accompagné acheter l’arme du crime, et un seul
pour l’avoir mené au collège. J’attends de ce moment judiciaire le
rétablissement de la vérité sur le cours de mon frère, mais
également la mise à nu de l’islamisme comme projet politique contre
lequel nous devons nous battre. Brahim Chnina en est la parfaite
incarnation. Il prétend qu’il s’est fait avoir par le mensonge de sa
fille, qu’il ignorait son absence et qu’il a sincèrement cru que mon
frère s’était comporté de manière raciste avec elle. Moi, je crois au
contraire que sa fille était absente, car la veille de ce cours Samuel
avait indiqué à sa classe que le lendemain il montrerait des
caricatures de Mahomet, et que partageant cette information avec
ses parents en rentrant chez elle, ces derniers lui ont fait un mot
d’excuse car ils ne voulaient pas qu’elle reçoive un cours sur la
liberté d’expression. D’ailleurs, ce cours souffrait tous les ans d’un
certain taux d’absentéisme. Le mensonge de Z. ne serait dès lors
qu’une stratégie militante islamiste pour défier l’institution. Dans la
même logique, ce parent d’élève s’adresse aux « humains de
Conflans » dans sa vidéo, lorsqu’il appelle à la mobilisation en
faveur de la révocation de Samuel. Ainsi, il est question d’invoquer
un nouvel humanisme qui mettra fin au racisme qu’on dénonce. Et
pour que cela ait de l’écho, convoquons les médias. Brahim Chnina
intervient donc sur France Maghreb 2 où il se victimise, puis se fait
ensuite passer pour un lanceur d’alerte. Il a évidemment laissé son
numéro de téléphone dans la vidéo, laquelle va atterrir sur Twitter
via le compte de Priscilla Mangel, alias « Cicatrice sucrée », une
Nîmoise de trente-cinq ans convertie à l’islam et ayant plusieurs
contacts dans la mouvance islamiste radicale, dont la mère des
frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre la rédaction de Charlie
Hebdo le 7 janvier 2015. En couple avec un islamiste incarcéré et
condamné à quinze ans de réclusion pour avoir projeté un attentat
terroriste, cette femme était sous la surveillance des renseignements
territoriaux pendant de longs mois, surveillance qui s’est brutalement
et curieusement arrêtée six mois avant l’attentat contre mon frère.
Que cette personne dont le rôle aura été crucial dans la décision
d’Anzorov de passer à l’acte n’ait été auditionnée et inculpée qu’au
printemps 2021 m’interroge sur la manière dont on a pu penser, un
temps, qu’elle serait utile dans la lutte contre le terrorisme, avant de
comprendre qu’il valait mieux la faire oublier.
Les enquêteurs pensent qu’Anzorov, alias « Al Ansar »
(compagnon du prophète de l’islam), a pris connaissance de la vidéo
de Brahim Chnina via le compte de Priscilla Mangel, puisqu’ils ont
des échanges à partir du vendredi 9 octobre. Ce même jour, il lui
écrit qu’il a déjà pris contact avec le parent d’élève. Priscilla Mangel
lui envoie le lendemain un lien à propos d’un évènement ayant eu
lieu dans un collège à Mulhouse en 2015, au lendemain de l’attentat
contre Charlie Hebdo. Un professeur de dessin avait montré des
caricatures et demandé à un élève qui se disait choqué par ces
images : « Tu vas faire quoi ? Tu vas sortir ta kalach ? ». Dans un
souci « d’apaisement », cet enseignant s’était vu renvoyé au motif
qu’il avait montré des caricatures « sans discernement, et sans
explication ». Anzorov attend de savoir si Samuel va connaître le
même sort. Sefrioui l’espère aussi, comme il nous le fait savoir dans
sa vidéo : « Nous attendons dans les jours à venir des décisions de
l’inspection académique et sur cela nous allons réagir… ». Le
13 octobre, Anzorov envoie un message à Priscilla Mangel sur
Twitter pour se plaindre d’être sans nouvelle de Chnina. Elle lui
rétorque : « Nan aucune sanction », puis dans un second message
elle reformule un extrait du mail de la principale envoyé aux parents
d’élèves pour indiquer à Anzorov que : 1/ Samuel a discriminé les
musulmans (or, le mot « musulman » n’apparaissait pas dans le mail
de la principale), 2/ aucune sanction n’a été prise par le collège à
l’encontre de Samuel, 3/ « la caricature n’est pas un problème pour
le rectorat ni l’Académie, que l’étudier fait partie du programme ».
Il est évident, à mes yeux, que ce message de Priscilla Mangel a
motivé le passage à l’acte d’Anzorov et son désir de faire le djihad
en France. D’ailleurs, après avoir décapité mon frère, il s’en prendra
aux forces de l’ordre dans l’assaut final afin de s’assurer de mourir
en « martyr ». Dans le cadre de l’association de malfaiteurs en vue
de commettre des actes de terrorisme, deux niveaux de peines sont
en cause, selon que le terroriste a soit participé au groupement et à
l’entente, soit en a assuré la direction ou l’organisation. En détention
provisoire jusqu’au procès, Abdelhakim Sefrioui, qui s’est renommé
récemment Abdul Hakim Al-Safariwi pour se réclamer d’une plus
grande authenticité islamique, sera jugé quant à lui pour en être
l’investigateur. Et il n’en était pas à son premier coup d’essai. Militant
islamiste très actif depuis les années 1980, un temps proche de
Dieudonné, président du collectif pro-Hamas Cheikh Yassine, il avait
déjà sévi en 2010 à Drancy contre l’imam Chalghoumi, depuis
menacé de mort. En 2011, à Saint-Ouen, il s’en était pris à une
proviseure qui refusait l’entrée de son établissement à des élèves
vêtues en abayas. Il s’était alors introduit dans le collège en se
faisant passer pour l’oncle de l’une d’elles, et avait également joué
les vidéastes amateurs en mettant en scène les lycéennes. À la
suite de la diffusion de ces vidéos, la directrice et la professeure
principale avaient reçu des menaces de mort. La faucheuse
Sefrioui…. Mais c’était le tout début des réseaux sociaux, et
l’incident n’avait pas pris l’ampleur de la cabale contre Samuel. Une
cabale qui aura duré onze jours, et qui l’aura enfermé dans une peur
et une solitude sans pareilles. Deux sentiments qui sont aujourd’hui
partagés par beaucoup trop de professeurs.
Quatre ans après l’assassinat de mon frère, une grande colère
m’habite. Celle d’avoir perdu du temps, faute d’avoir été entendue. Il
n’y a eu ni réveil ni sursaut, et nos ennemis ont encore gagné du
terrain. Désormais, l’alibi des caricatures ou du voile ne leur sont
même plus nécessaires pour attaquer l’École, nous en avons eu la
triste preuve avec Dominique Bernard. Être prof suffit à vous mettre
dans le viseur de ces intégristes. Alors que nous proposent ceux qui
nous demandaient hier, quand nous montrions des caricatures,
d’arrêter d’offenser les musulmans ? De fermer toutes nos écoles ?
Les détracteurs de la laïcité ont réussi à faire passer l’idée que ce
principe, qui pourtant protège les croyants de toute pression (art. 31
de la loi de 1905 1), serait une arme au poing des ennemis de la
religion. Accusée de diviser et de discriminer, la laïcité est devenue,
au fil du temps, une valeur perçue comme négative, que de moins
en moins de monde, au nom de la bienveillance, assume de
promouvoir. Je n’y vois pour ma part que de la lâcheté déguisée. Car
il faut bien comprendre que, pour les intégristes, quoi que l’on cède
sur nos libertés, on sera toujours trop libres. Le combat que nous
avons à livrer pour la laïcité est un combat pour la liberté. Et il doit
être mené en ayant bien conscience que la seule force dont nous
disposons, dans une démocratie, c’est le nombre. Si la majorité se
tait, ou se met à genoux, ceux qui restent debout deviennent des
cibles. Le véritable hommage qu’on puisse rendre à mon frère, ce
n’est donc pas seulement de se souvenir de son nom, ou de poster
sa photo le jour anniversaire de sa mort, mais de défendre comme
lui la liberté, la tolérance, le respect de chacun, l’esprit critique, et
l’école comme possibilité d’émancipation. Or, cela ne sera possible
qu’en mettant en place une réelle politique publique pour la
promotion de nos valeurs, et non pas uniquement pour leur défense.
Mais quel gouvernement en aura le désir ? l’ambition ? C’était celle
de mon frère.
Oui, c’était ça, le cours de monsieur Paty…
Quelques mots des élèves
de monsieur Paty…

« On allait dans son cours, on écoutait le cours et on ne


s’ennuyait pas. Et tu te rends compte que des profs au collège
comme ça, c’est pas anodin. Il était bon dans ce qu’il faisait. Et je
l’aimais beaucoup pour ça. »

« C’est quelqu’un qui était avec nous en tant que prof mais aussi
humainement avec nous, il nous parlait, tout ça, même quand on
était ensemble pour jouer au baby-foot. C’était super génial. »

« Il faisait tout le temps des blagues, il avait tout le temps le


sourire, il était vraiment très, très gentil avec ses élèves. »

« Il nous invitait, il faisait en sorte qu’on n’ait pas un avis tranché,


il ne s’agissait pas de répéter, mais on devait préparer des
arguments. C’est l’enseignant qui m’a montré la voie. »

« C’était un prof… Honnêtement, qui rigolait, qui aimait


enseigner. En fait, il y a certains types de professeurs qui viennent
parce que c’est leur métier. Et lui, on voyait qu’il aimait faire ça et
que c’était pas juste un travail, et que c’était vraiment quelque chose
d’important. Et c’était quelqu’un qui était aussi bienveillant avec les
élèves en général. »

« Quand certains mettaient le bazar, il avait toujours une blague


pour détendre l’atmosphère et se mettre les plus dissipés dans la
poche. Il faisait l’unanimité. »

« Quand vous arriviez en retard, vous n’étiez pas à l’abri d’une


vanne bien placée. »

« Il était plein de bonnes intentions, c’était un gentil, un


humaniste. Il était attentif aux problèmes de chacun, que cela
concerne les enseignements ou nos problèmes personnels quand
on lui en faisait part. »

« Ma scolarité était une horreur [jeune fille harcelée pour son


orientation sexuelle]. Mais grâce à M. Paty, entre autres, c’était un
peu moins le cas ». Prévenu des attaques dont elle était la cible,
Samuel lui proposera de rester dans sa classe à la récréation sous
prétexte d’avoir des copies à corriger. En vérité, il passera de
longues récréations à l’écouter, à dénouer les angoisses de la jeune
fille. « Il était très préoccupé par mes problèmes, mais il avait
toujours de bons conseils. Toujours les bons mots. Par la suite,
quand il entendait une remarque agressive contre moi en cours, il
intervenait immédiatement pour me protéger. Il était très protecteur
en général, d’ailleurs. Je n’arrive pas à croire que personne n’a
réussi à le protéger, lui. »

« À l’époque, alors qu’on abordait la Deuxième Guerre mondiale,


un élève a dit un truc horrible que vous pouvez imaginer. Et lui a tout
arrêté : “OK, on va en parler.” Des profs comme ça, on n’en croise
pas beaucoup. »

« Quand je repense à M. Paty, les images de ses cours, le son


de sa voix et des petites choses qu’il avait ou faisait et qui me
faisaient rire secrètement, me remontent à l’esprit. Je n’ai jamais
voulu me l’avouer avant ça, mais M. Paty était un de mes profs
préférés car il avait beau être strict, faire pas mal de contrôles et être
assez à cheval sur les règles, il était sympathique et drôle. Il nous
faisait des blagues à la fin des cours, certes qui n’étaient pas
vraiment drôles, mais au moins il essayait de faire en sorte que, si
on allait mal, ça pouvait nous remonter le moral. Je ne lui serai
jamais assez reconnaissante pour les moments qu’il nous a fait
passer, pour les rires le dernier jour de notre quatrième, quand on
faisait un loup-garou et qu’il était encore plus investi dans le jeu que
nous. Je sais qu’il ne pourra jamais voir ou lire ce que j’écris mais
j’aimerais juste lui dire merci. Merci pour le travail que vous avez fait,
vous m’avez enseigné l’histoire-géo comme personne ne l’avait fait
avant. Merci pour vos blagues à la fin des cours. Merci d’avoir été là.
Merci d’avoir été mon prof pendant deux ans. Merci d’avoir été d’une
certaine manière dans ma vie (on se voyait tous les jours du lundi au
vendredi quand même). Merci, monsieur, merci pour tout. »
LES DIAPOSITIVES DU COURS DE MONSIEUR
PATY

ET AUTRES DOCUMENTS
Éduscol
Une base de données pour informer et accompagner les professionnels de l’éducation
CYCLES 3 ET 4
ENSEIGNEMENT MORAL ET CIVIQUE
Pourquoi une entrée transversale
sur la liberté d’expression ?
(Extraits)

La liberté d’expression est essentielle dans une société


démocratique, elle permet l’expression de la diversité des opinions et
s’adosse à d’autres libertés individuelles et collectives. La liberté
d’expression se comprend comme le droit de dire, de parler, d’écrire
et de diffuser ses idées dans le cadre de la loi, qui de fait la protège
et en souligne les limites nécessaires. Ainsi, la liberté d’expression
est consacrée parmi les « droits naturels et imprescriptibles de
l’homme » dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
plus précisément dans son article 11 qui en définit l’importance, le
périmètre et les enjeux : « La libre communication des pensées et
des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout
citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre
de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Le Conseil constitutionnel a réaffirmé en 1994 que la liberté
d’expression était une « liberté fondamentale d’autant plus précieuse
que son existence est une des garanties essentielles du respect des
autres droits et libertés ».
Dans un monde de plus en plus numérique, où l’accès à
l’information et la possibilité de s’exprimer sont facilités par les
réseaux sociaux, par les médias en continu et par les chaînes
Internet, toutes les expressions ont un accès égal et quasi immédiat
à la diffusion, ce qui tend à faire se valoir toutes les communications.
Le danger peut être aujourd’hui de confondre l’égalité dans le droit à
l’expression avec l’égalité de compétence ou de légitimité en matière
d’expression.
En abordant la liberté d’expression, le professeur mobilise
d’autres notions fondamentales :
1. La liberté de conscience qui dépasse la liberté de culte. Elle
est intimement liée en France au principe de laïcité, qui la garantit,
comme le souligne l’article 1 de la loi de 1905 : « La République
assure la liberté de conscience. » Elle oblige ainsi la République à ne
pas imposer elle-même une idéologie, ce qui explique la neutralité et
l’impartialité des institutions républicaines et des fonctionnaires ; à
garantir une protection, une sécurité des citoyens lorsqu’ils exercent
leur liberté de conscience ; à transmettre aux enfants dans l’école
laïque les apprentissages nécessaires à la libre élaboration de leur
conscience citoyenne.
2. La liberté d’opinion. Les articles 10 et 11 de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 affirment que
« nul ne doit être inquiété pour ses opinions » et que la « libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus précieux ».
Le Conseil constitutionnel l’a reconnue comme une liberté
fondamentale. Elle est indissociable des libertés d’expression, de
réunion, de manifestation et d’association. Elle est inhérente à la
démocratie.
3. La liberté de la presse. Sa contribution au débat
démocratique est essentielle et les conditions de son pluralisme sont
encadrées par la loi du 29 juillet 1881. Les lois de 1972 et
1990 modifient la loi de 1881 pour y intégrer l’interdiction de propos
racistes, antisémites, xénophobes ou négationnistes.

Des notions à travailler pour comprendre les enjeux de la liberté


d’expression :
– Altérité / tolérance / croyance / savoir / fait / opinion / opinion
publique

Les principales limites à la liberté d’expression :


– Provocation à la haine, à la violence ou la discrimination raciale
/ diffamation / injure / outrage

Propositions pédagogiques pour la classe de quatrième :


« Les libertés, une conquête longue et toujours à mener »
Problématique de l’étude : Pourquoi est-il encore nécessaire de
défendre des libertés affirmées dès 1789 ?

Compétences travaillées :
– culture de la règle et du droit / culture de la sensibilité / culture
du jugement

Propositions de démarches :
– Séance d’accroche : utiliser l’actualité pour faire émerger les
enjeux de la liberté d’expression. (Une heure)
– Comment définir la liberté : donner une première définition de la
liberté. (Une demi-heure)
– Les libertés, une conquête achevée ? : comprendre la
construction des libertés depuis 1789. (Une heure et demie)
– Pourquoi faut-il défendre la liberté d’expression et la liberté de
la presse ? : comprendre et s’engager sur les enjeux de ces libertés.
(Deux à trois heures)
– Faut-il limiter la liberté d’expression ? (Une à deux heures)

Au terme de la séquence, les élèves sont en mesure de participer


à un débat en exprimant leur opinion tout en respectant celles des
autres, de comprendre les limites fixées par la loi à la liberté
d’expression, d’expliquer pourquoi il est fondamental de défendre les
libertés d’expression et de la presse au collège, en France et dans le
monde. Ils doivent être capables d’expliquer comment et dans quel
cadre, en tant que collégiens, ils peuvent exercer leur liberté
d’expression. Cette séquence permet au professeur de faire acquérir
et partager à ses élèves les valeurs de la République.
POÈME DE KIPLING
OFFERT PAR SAMUEL À MICKAËLLE,
DONNÉ À M., L’ÉLÈVE QUI L’A DÉSIGNÉ
À ANZOROV

Tu seras un homme, mon fils


Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,


Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles


Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leur bouche folle
Sans mentir toi-même d’un seul mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,


Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,


Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite


Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors, les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire


Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un Homme, mon fils !
LETTRE DE MICKAËLLE PATY DEMANDANT UNE
ENQUÊTE PARLEMENTAIRE AU SÉNAT.

Monsieur Gérard LARCHER, président du Sénat


Monsieur François-Noël BUFFET, président de la commission des
lois
Paris, le 22 mai 2023
Objet : Demande d’enquête parlementaire
Monsieur le président du Sénat, monsieur Gérard Larcher ;
monsieur le président de la commission des lois, monsieur François-
Noël Buffet,
Comme quiconque, je n’étais pas préparée à subir la violence d’un
attentat terroriste ni, de surcroît, à entendre le hurlement de ma
mère m’annonçant que mon frère avait été décapité. Il y eut cet état
de peine et de tristesse innommables − comment pourrais-je les
nommer, n’ayant jamais ressenti une telle douleur auparavant ? Il y
eut cet état de choc post-traumatique altérant toute capacité de
penser et d’agir. La sidération passée, il ne reste plus que la douleur
et des questions ; ces questions, pourtant légitimes, ont obtenu
jusqu’à présent pour seule réponse : « Il ne faut pas se tromper
d’ennemi. » Cette phrase, on n’a eu de cesse de me l’adresser sans
conviction ni vertu, pour m’astreindre à regarder l’ennemi commun
en tant que mal unique. Combattre ceux qui commettent de tels
crimes est une évidence ; néanmoins, le partage de responsabilité
invoqué judiciairement m’empêcherait-il de souligner que l’inaction
des hommes dits « de bien » pourrait être mise en cause ? Les
« méchants » qui endossent le rôle de méchants, cela reste
cohérent. Mais les « gentils » qui oublient d’endosser celui de
gentils, comment les nomme-t-on ? Mon frère, Samuel Paty, n’a-t-il
pas rempli sa part du contrat social pour que l’État ne lui ait pas
assuré sa protection ?
La défense de certains prévenus mis en examen se base sur
l’absence de réaction des services de protection. Cela est censé
démontrer qu’ils ne sont en rien coupables : « Si, avant les faits, je
n’ai pas été défini comme une menace, pourquoi le serais-je
après ? » Dans le cas de l’assassinat de mon frère, l’absurdité de
cette situation est illustrée par la volonté, en amont, de « ne pas faire
de vagues », générant une minoration des menaces qui pesaient
contre mon frère et une absence de protection ; en aval, c’est cette
même volonté de « ne pas faire de vagues » qui finit par donner des
arguments de défense à ceux que l’on nomme « ennemis ». Ceux
qui ont fait campagne contre mon frère avant son assassinat seront
jugés pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Le
PNAT [parquet national antiterroriste] a choisi cette qualification en
la justifiant ainsi : « L’enquête n’a pas permis d’établir qu’ils avaient
précisément entendu favoriser l’assassinat de Samuel Paty, ce crime
n’étant que l’une des conséquences possibles et prévisibles de leurs
agissements au même titre que d’autres crimes d’atteinte à l’intégrité
physique ou à la vie. » Alors, s’il était « possible » et « prévisible »
qu’il soit a minima agressé physiquement, pourquoi mon frère n’a-t-il
pas été mis sous protection ? C’est en vertu de ce « pourquoi » que,
le 6 avril 2022, ma famille a déposé plainte pour non-empêchement
de crime et non-assistance à personne en péril. Cette demande
d’enquête vise effectivement des personnes occupant des postes de
« responsables ». Avec des responsables aux comportements
irresponsables qui ne reconnaissent aucune responsabilité,
comment voulez-vous établir des mesures correctives, qui ne
relèvent plus du choix, mais de l’obligation ?
C’est la raison pour laquelle je souhaite solliciter auprès de votre
Chambre la possibilité de demander des comptes aux personnes
responsables de la mauvaise gestion, du traitement erroné de la
menace pesant sur mon frère et du défaut de prévoyance qui en a
découlé, facteurs qui sont à l’origine de sa mort. Ce comportement
attentiste, qui consiste à agir lorsque le crime a eu lieu afin d’éviter
toute stigmatisation et amalgame, illustre l’argumentation visant à
éviter les confrontations avec la violence islamiste. Nous sommes
arrivés au point tragique où l’on tolère le crime pour répondre au
besoin émotionnel du criminel d’en commettre un. Le même
scénario politico-médiatique se met en place après chaque attentat,
lorsqu’on fait passer un tel événement pour une fatalité que nul ne
pouvait prévoir, et que, dès lors, on considère que nul n’a failli. C’est
bien sur ce point que le bât blesse. L’attentat contre mon frère ne
ressemble pas aux autres attentats, il ne s’agit pas d’un coup de
tonnerre dans un ciel serein. À défaut de connaître l’agresseur, le
lieu ou le moment où il agirait, il me semble évident qu’il fallait
protéger la cible désignée publiquement, sur le fondement
d’informations connues de tous le 9 octobre 2020. La descente aux
enfers de Samuel aura duré 11 jours, et nul ne pouvait l’ignorer.
Les responsables ne pouvaient se méprendre sur la gravité et la
constance du péril, ni sur l’imminence de son agression. Bien
qu’avertis, ils se sont pourtant abstenus d’agir, ou ont agi d’une
manière totalement inefficace eu égard à leurs connaissances,
moyens et capacités.
Il faudra bien un jour établir toute la vérité sur cette histoire pour
éviter effectivement toute récidive. L’État ne peut pas bafouer la
valeur sociale ou morale de la loi, qui est censée s’appliquer à tous.
L’État ne peut s’affranchir du principe de responsabilité, qui est la
base du droit civil, en se créant une immunité de fait.
C’est pourquoi, messieurs les présidents, je viens ici vous
demander l’ouverture d’une enquête parlementaire afin d’établir les
failles de ce drame et de tenter d’en colmater les brèches. Messieurs
les présidents ainsi que l’ensemble des sénateurs, vous qui avez
condamné à l’unanimité l’assassinat de Samuel Paty, délaissant
votre traditionnel clivage, j’espère que vous agirez aujourd’hui dans
le même esprit d’unité.
Comme j’ai eu l’occasion de le dire à la Sorbonne, le 15 octobre
dernier : « On ne met pas un “oui, mais” après le mot “décapitation”,
en France, on met un point. »
Mickaëlle Paty
AFFAIRE SAMUEL PATY –
PROCÈS DES MINEURS
(TRIBUNAL POUR ENFANTS DE PARIS)
PLAIDOIRIE DE PARTIE CIVILE
DE ME LOUIS CAILLIEZ, LE 6 DÉCEMBRE 2023

Madame la présidente, Mesdames du Tribunal, Samuel PATY –


quelle qu’ait été sa dernière pensée – est dans tous les cas un
homme qui est mort debout pour son idéal. Et si les complices de cet
assassinat seront jugés l’année prochaine, vous avez actuellement
entre vos mains le sort de ceux sans qui la terrible chaîne causale
ayant mené à la scène que je viens de vous décrire ne serait jamais
advenue.
Je m’exprime aujourd’hui au nom de Mickaëlle PATY, de son mari
et de leurs deux fils jumeaux, qui avaient 7 ans au moment de
l’attentat. Quand on accompagne des gens dans la douleur, quand
les gens attendent qu’on soit leur glaive, on peut se sentir dépassé :
comment plaider à leur place l’absence, le vide, ce frère auquel on
pense tout le temps, partout, le ton de sa voix qu’on entend de
moins en moins, le visage qui devient flou avec les années, les
odeurs, les rires et les souvenirs qui s’estompent… c’est impossible
à plaider sans commettre une imposture ! Vous avez entendu
Mickaëlle exprimer sa douleur à sa manière. C’était poignant. Vous
avez senti combien il était difficile pour elle d’exprimer ses préjudices
à la barre : elle n’a pas dit un mot sur ses dommages, son mois
d’arrêt de travail, sa main tremblante pendant 3 mois au bloc qui l’a
empêchée de bien travailler, et puis ses consultations
psychologiques d’EMDR qu’elle a fini par abandonner, non elle ne
vous a pas dit grand-chose de son traumatisme, de ses séquelles
psychologiques au quotidien… …tout au plus a-t-elle finalement
signalé qu’elle s’était effondrée par terre après son marathon
mémoriel du 16 octobre dernier. Cela fait trois ans que Mickaëlle ne
pense plus à elle-même : elle est dans une phase qui ne laisse pas
de place à l’introspection et aux soins psychologiques pour panser
ses plaies. Au contraire, elle est focalisée, concentrée, obnubilée par
trois missions :
1. La recherche de la vérité
2. La défense de la mémoire de son frère
3. L’engagement public pour la cause de la laïcité à l’école
Sur la courbe du deuil, Mickaëlle PATY ne se situe ni au premier
stade de l’état de choc et du déni ni au stade ultime de la sérénité.
Non, non, elle est à mi-chemin, dans la colère, dans le combat, à sa
place. Mickaëlle vous a dit pourquoi elle endosse ce rôle de poil à
gratter : elle ne veut pas « étaler sa douleur » ; pour elle, exposer
ses plaies c’est prendre le risque de s’effondrer, c’est autoriser sa
psyché à s’écrouler, c’est donner l’impression aux terroristes qu’ils
ont gagné ! Elle ne veut pas de tout cela, elle veut continuer à parler
haut et fort, à travailler dur, à courir partout, à se tenir debout, à se
cacher pour pleurer, à être une mère forte, à combattre
publiquement les racines profondes de cette tragédie, à reprendre le
flambeau à son humble niveau, et à rendre Samuel fier d’elle. Elle l’a
confié à la barre, la voix chevrotante : « Ça fait trois ans que je veux
lui prouver que j’étais en fait d’accord avec lui, avec tout ce qu’il
disait, tout ce qu’il faisait ! »
Chaque victime par ricochet trouve les moyens de survivre
comme elle le peut. Il n’y a pas d’optimum. Vous avez compris :
Mickaëlle est une écorchée vive. La béance dans son âme est
irréversible et irréparable. Elle est à la fois impressionnante de force
et bouleversante de fragilité. Alors au fond tant mieux si ma chère
Mickaëlle, qui s’est toujours dit qu’elle n’avait pas les capacités
intellectuelles de Samuel, elle la petite infirmière anesthésiste
niçoise qui a quitté son domicile le lendemain de l’attaque terroriste
de la Promenade des Anglais en jetant à son mari en partant au
travail : « Ne m’attends pas ! », puis a connu les affres du Covid, elle
que rien ne prédestinait à avoir une parole publique, à interpeller des
sénateurs, à faire des conférences dans des institutions et des
interventions dans des écoles, tant mieux si elle a mis de côté de
son chagrin pour sortir d’elle-même, et transformer sa « colère
noire » (pour reprendre ses mots) en une force de changement
salutaire pour notre société !
Cette société qui reste amorphe alors que des professeurs
d’école tombent sous les coups d’un islamisme totalitaire et que
notre Éducation nationale est malade, dans un état qui relève des
urgences pédiatriques. La défense de la laïcité, l’émancipation des
individus par l’école, la lutte contre les agressions d’enseignants, la
protection des libertés chères à notre civilisation : voilà les flammes
qui brûlent en Mickaëlle PATY depuis trois ans et brûleront encore
de nombreuses années !
Alors évidemment, même si elle n’aime pas ce mot, elle reste
quand même une victime pénalement parlant.
Je pourrais m’arrêter là dans ma plaidoirie. Mais ce n’est pas ma
conception du rôle de la partie civile. Quand on est sur le banc des
parties civiles, sur le banc de la veuve et de l’orphelin, en
l’occurrence pour moi de la sœur endeuillée, on fait
irrémédiablement face à un malentendu qui naît du fait que
beaucoup d’acteurs du monde judiciaire considèrent – avec la
meilleure intention du monde, et il y a des gens qui l’enseignent à
l’école du Barreau, il y a également des magistrats qui en sont
convaincus – que la partie civile n’aurait le droit que de venir dire sa
tristesse, dresser la liste de ses peines, souffrances, pleurs et
lamentations, et finalement de façon un peu maladroite venir
demander ce qu’on appelle de façon totalement impropre « la
réparation du préjudice subi », avec des demandes qui ne peuvent
être que pécuniaires parce que les juges n’ont pas la faculté de
ressusciter les morts. Et ainsi on en arrive à estimer que la partie
civile est tolérée dans le procès pénal, mais qu’elle n’a pas son mot
à dire sur le sort qui attend les prévenus. Comme si ça n’était pas
son affaire, comme si l’atteinte grave au contrat social (matérialisé
par les poursuites du Parquet compte tenu de la gravité des faits)
pouvait faire abstraction des victimes et de leur point de vue ! Alors
on nous dit voilà, la victime il faut qu’elle soit comme ceci, il faut
qu’elle se comporte comme cela, il ne faut pas qu’elle attende trop
de la justice, il y a tous ces mots qu’on entend, nous avocats, à
chaque procès, et ce sont des mots parfois justes auxquels je suis
attaché mais qui sont quelque peu dénaturés. On parle de dignité,
on demande à la victime d’accepter d’être insatisfaite du verdict
judiciaire prétendument toujours frustrant, on ne demande qu’à voir
les visages éplorés… alors qu’une victime est une personne faite de
chair et d’os qui a tout perdu (ou en tout cas une partie
fondamentale de sa vie), qui est souvent morte à elle-même, et qui
réagit comme elle peut plutôt que comme elle veut, avec le droit
d’attendre des choses de la justice de son pays, en exprimant ce
qu’elle pense de ce qu’il s’est passé à la barre et de la culpabilité
des uns et des autres. Certains répliquent que c’est de la vengeance
vaine et que cela n’apaisera jamais la douleur. Je ne le crois pas du
tout. La justice a précisément été organisée dans le contrat social
pour éviter la vengeance privée et pour que les parties civiles
exercent leurs droits et exorcisent leur rage en venant dire
calmement, dans un débat contradictoire, leur vision de ce qu’il s’est
passé et leur vision de ce qui doit advenir.
[…]
Je conclus.
La mort de Samuel PATY est évidemment irréparable. Rien ne le
fera revenir. En revanche, exaucer ses vœux est possible. Et
Samuel PATY avait un vœu, une vocation : faire de ses collégiens
des adultes éclairés qui œuvrent au bien commun. Alors pour finir
j’aimerais dire que Mickaëlle PATY – et Samuel PATY, je n’en doute
pas, à travers elle – formule deux souhaits pour ces jeunes. Le
premier souhait est que ces jeunes utilisent ce jugement de
condamnation pénale à venir comme un tremplin vers la vertu de
courage et la vertu d’esprit critique, pour devenir des adultes
capables d’assumer leurs actes, de rebondir, de travailler, de se
racheter, et de retrouver l’estime de soi qui mène au bonheur.
Rappelez-vous cette phrase, Madame et Messieurs les
prévenus, si vous voulez suivre les pas de la personne qu’était
Samuel PATY : « Le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de
bruit. »
Et gardez dans un coin de votre tête l’appel à témoigner qui vous
a été lancé à cette audience par Mickaëlle ! Elle vous donne rendez-
vous dès que possible et vous accueillera les bras ouverts si votre
démarche est sincère.
Le second vœu est celui d’une justice à la hauteur. Car la justice
ne sera pas uniquement rendue vendredi à l’attention de ces six
prévenus. Toute une société la guette, cette décision qui émergera
du huis clos ! La réinsertion oui, la rédemption bien sûr ; qui ne rêve
pas d’une belle histoire pour ces jeunes ?
Mais chaque chose en son temps. Il faut d’abord une
condamnation qui ressemble à une condamnation. Au tribunal pour
enfants, nous savons que l’éducatif prime le répressif mais le
répressif n’est pas censé disparaître pour autant.
Alors oui, Mickaëlle PATY attend beaucoup de la justice. C’est
ainsi. Sûrement parce qu’elle sait et garde au cœur que Samuel
PATY était quelqu’un qui avait une grande confiance dans la justice
de son pays : il n’aimait pas la violence, il chérissait le savoir et avait
foi en la justice qui selon lui faisait l’histoire des hommes. Oui, que
vous le vouliez ou non, et la défense pourra le déplorer, mais c’est
ainsi, votre décision sera dans l’histoire et influera sur l’histoire
proche de notre pays… Quel message choisirez-vous d’envoyer à
tous les jeunes de France qui en auront connaissance et sauront
quelle sanction la justice applique à de tels actes ? Quel message
choisirez-vous d’envoyer à tous ces professeurs qui font face au
séparatisme et se résignent à l’autocensure ? Celui, je l’espère,
d’une justice qui sait distinguer les sanctions selon les profils et sait
conjuguer l’espoir avec la fermeté.
Parce que « bon sang ! » comme dirait Mickaëlle, et je veux finir
avec ses mots, avec sa verve : « qu’elle ressemble à quelque chose,
leur seconde chance ! »
Un officier des forces de l’ordre qui m’avait cotoyée
quotidiennement depuis quinze jours était là. Il ne m’a pas dit un
mot, simplement tendu un mouchoir. Je n’ai pas eu le temps de me
cacher. Je me suis effondrée en larmes.
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1. Éduscol : portail national d’information et d’accompagnement des
professionnels de l’éducation. Voir dans les « Autres documents » en
fin d’ouvrage ce qu’il fournit aux enseignants sur le cours d’EMC
relatif à la liberté d’expression.
1. Le Noir, société et symbolique, 1815-1995, Presses universitaires
de Lyon, 2021.
1. Voir la lettre de requête en fin d’ouvrage.
1. Art. 31 de la loi de 1905 : Sont punis d’un an d’emprisonnement et
de 15 000 € d’amende ceux qui (…) ont agi en vue de déterminer
[une personne] à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte (…).

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