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MÉMOIRE
DEVOIR DE
MÉMOIRE
Perspectives sociales
et théoriques sur
la vérité, la justice
et la réconciliation
dans les Amériques
Sous la direction de
LEILA CELIS
MARTIN HÉBERT
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Leila Celis, Martin Hébert, Rachad Antonius
Partie I
LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION
AU CANADA. ESPOIRS ET TENSIONS
Chapitre 1
La restitution – Un prérequis de la réconciliation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Ellen Gabriel
Chapitre 2
Où en sommes-nous ? – Commission de vérité et réconciliation,
appel à l’action et résultats pour les Premières Nations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Ghislain Picard
Chapitre 3
La réconciliation comme changement structurel – Réflexion sur
l’autodétermination des peuples autochtones dans le multiculturalisme
néolibéral canadien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Martin Hébert
Reproduction et refondation des institutions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Inclure et exclure à la fois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
Chapitre 4
L’art au temps du colonialisme au Québec – Le film of the North
et la pièce Kanata . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Nicolas Renaud
Résumé des évènements : le colonisateur comme victime. . . . . . . . . . . . . . . . 47
Colonialisme progressiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Universalisme et violence : le colonialisme comme trouble de la perception. . 55
Le contexte québécois : interdiction du mot « racisme » et mythologie
du métissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
VII
VIII DEVOIR DE MÉMOIRE
Chapitre 5
Témoignages autochtones des pensionnats – Entre trauma culturel
et autonomie renouvelée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Brieg Capitaine, Karine Vanthuyne
De la CRPA à la CRRPI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
« Justice transitionnelle » et décolonisation au Canada. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
La nature performative et symbolique du pouvoir de témoigner. . . . . . . . . . . 78
Narrer le traumatisme : douleurs, victimes et responsabilité . . . . . . . . . . . . . . 80
Mémoires contrastées des pensionnats à Eeyou Istchee. . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Partie II
RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES
EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Chapitre 6
Processus de politisation des violences sexuelles et reproductives
et lutte contre l’impunité au Pérou et au Guatemala –
De l’invisibilité à l’action ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Ludivine Tomasso
Processus de cadrage des mouvements sociaux et intersectionnalité. . . . . . . . 98
Les survivantes de violences sexuelles et reproductives, les grandes
oubliées du processus de transition péruvien et guatémaltèque ? . . . . . . . . . . 100
Des stratégies de requalifications multiples . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Quelques limites des requalifications des violences sexuelles
et reproductives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Chapitre 7
Organización Femenina Popular – La production symbolique
comme acte de résistance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Laura Marcela Serrano Vecino
L’appropriation des lieux publics : le chemin collectif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Les identités collectives et la construction symbolique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
L’expérience comme contenu historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
La mémoire concrète. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
TABLE DES MATIÈRES IX
Chapitre 8
L’épistémologie de la souffrance, un rempart contre l’oubli
Analyse à partir du cas des déplacé·e·s forcé·e·s en Colombie. . . . . . . . . . . . . . 135
Leila Celis
Épistémologie de la souffrance. Arrimage conceptuel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
La souffrance/connaissance des survivant· e· s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
Subir le conflit pour en rendre compte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
La connaissance-souffrance de l’impunité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
La connaissance-souffrance des enjeux économiques. . . . . . . . . . . . . . . 141
La connaissance-souffrance des enjeux politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Subir le déplacement pour le comprendre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Savoir qu’après les massacres, l’histoire ne fait que commencer . . . . . . 144
Savoir que la condition de déplacé dure bien après le déplacement . . . . 145
L’impossibilité d’oublier comme atout dans la lutte pour la mémoire. . . . . . . 147
La dette intellectuelle envers les épistémologies de la souffrance
des survivant· e· s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Chapitre 9
Dire le juste et dire le vrai en contexte de violences – Lutte de sens
et circulation des discours au sein des commissions de vérité au Honduras . . . 161
David Longtin
Contexte : le coup d’État de 2009, la répression et les deux commissions
de vérité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Méthodologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
Dispositifs d’énonciation et modes de circulation discursive. . . . . . . . . . . . . . 169
Pratiques de juridiction et de véridiction et imaginaires politiques
de la violence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Chapitre 10
Effets de l’aide canadienne sur les enjeux de mémoire au Guatemala
par l’entremise de la lutte contre l’impunité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
Marc-André Anzueto
Le Canada et la logique sécuritaire au Guatemala. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Impunité dans le Guatemala post-conflit
au début du XXIe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
L’appui canadien à la CICIG et effets sur le litige stratégique des droits
de la personne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
Conclusion : effet positif sur les enjeux de mémoire au Guatemala ?. . . . . . . . 196
X DEVOIR DE MÉMOIRE
Chapitre 11
Les disparitions forcées, la vérité, la mémoire, et le droit international. . . . . . . 203
Bernard Duhaime
Les disparitions forcées et le droit international. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
Les obligations étatiques liées aux disparitions forcées, y compris
l’obligation de réparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
Garantir le droit à la vérité et à la mémoire après les disparitions forcées. . . . 209
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
Leila Celis
Martin Hébert
Rachad Antonius
L
a mémoire qui vient des marges de la société n’a généralement pas
de difficulté à discerner les contours des violences systémiques qui
structurent son expérience. Il y a dans cela une question épistémo-
logique qui doit être considérée avec grand sérieux dans tout processus
qui se dit cheminer vers la justice sociale. Pour les personnes et groupes
sociaux qui ont été marginalisé·e·s à travers des violences meurtrières et
systémiques, ce cheminement demande que la vérité complète sur les
crimes commis soit faite et que les biens matériels et culturels qui ont été
arrachés à ces personnes et ces groupes leur soient restitués. Le présent
ouvrage compare à cet égard diverses situations dans les Amériques. Il
vise à contribuer à la compréhension des enjeux liés à la prise en compte
des mémoires subalternes dans la recherche du changement social profond
et juste.
Les processus de lutte pour la mémoire abordés dans les pages qui
suivent sont intimement liés à des histoires de violences. Ils impliquent
un travail de véridiction par lequel des personnes marginalisées rendent
compte de leur expérience personnelle. Ils exigent aussi qu’on articule
ces biographies entre elles pour mettre en lumière le caractère systé-
mique des causes des souffrances vécues, de même que les ramifications
complexes d’une violence qui revêt mille formes. Pour les personnes
engagées dans la lutte pour la reconnaissance de leur droit à la vérité, à
la justice et à la réparation, l’élucidation de cette violence est souvent
vue comme une condition nécessaire pour aller de l’avant, pour définir
un projet de vie collectif et une voie politique permettant de le construire.
Cependant, comme les textes du présent volume le montrent, les
mémoires et les expériences subalternes doivent s’affirmer dans des
1
2 DEVOIR DE MÉMOIRE
contextes où cette prise de parole est constamment mise en doute par les
institutions, les idées reçues ou la répression qui participent à la repro-
duction des injustices et des violences dénoncées.
De tels obstacles font en sorte que la définition même des torts à
redresser ou la détermination des avenues à emprunter pour y arriver,
lorsqu’on parvient à s’entendre sur une compréhension commune des
violences commises, deviennent l’enjeu de luttes de sens. Ceci, lorsque
les négationnistes ne tentent pas carrément de réduire les subalternes au
silence. Le long chemin de la justice implique ainsi un travail en profon-
deur, un examen des actions commises, certes, mais aussi des fonde-
ments mêmes des institutions d’une société, jusque dans ses significations
les plus fondamentales. La mémoire et l’expérience des subalternes sont
incontournables dans ce processus.
Certaines réflexions universitaires contemporaines sur la violence,
largement tributaires d’un étroit dialogue avec les analyses faites au sein
de mouvements politiques surgis « d’en bas », ont fait la distinction sché-
matique, mais néanmoins utile ici, entre ce qui a été nommé les violences
« au détail » et les violences « en gros » (Scheper-Hughes et Bourgois,
2004). Le premier type de violences est assez proche des conceptions
habituelles du terme. Il renvoie à des actions et des paroles nettement
circonscrites, visibles et pouvant être clairement situées dans le temps.
Les agents responsables de ces violences peuvent être identifiés au-delà
de tout doute raisonnable, et la souffrance des victimes peut être directe-
ment liée à ces actes. Les violences dites « en gros », qui ont aussi été
qualifiées de structurelles, de culturelles (Galtung, 1990) ou encore de
symboliques (Bourdieu, 1998), renvoient à des dynamiques et des
structures plus diffuses, qui ont des racines historiques profondes et des
ramifications dont l’étendue véritable est souvent insoupçonnée. Bien
entendu, ces deux types de violences sont très intimement liés. Le
racisme, par exemple, est une violence en gros dans la mesure où il se
reproduit insidieusement dans les idées dominantes, dans le fonctionne-
ment dit « normal » des institutions, dans les rapports quotidiens entre
personnes. Mais il se déploie aussi dans une foule de violences au détail
qui vont des actes passibles de poursuites judiciaires jusqu’aux violences
plus cachées, déclinées en une multitude de microagressions qui font
souffrir au quotidien.
Nous comprenons intuitivement qu’il doit y avoir un rapport entre
ces deux facettes – systémique et directe – de la violence. Par contre,
nous sous-estimons souvent à quel point la détermination de la nature de
INTRODUCTION 3
une analyse des cadres légaux actuels. Il met en évidence le fait que
plusieurs leviers juridiques existent pour pallier l’impunité et répondre
aux demandes de justice des victimes. Mais, ici également, la force
d’inertie du cycle de l’impunité se fait sentir. Les deux textes portent une
attention au rôle considérable que jouent les mécanismes juridiques dans
la détermination institutionnelle de la vérité des violences, dans l’attri-
bution des responsabilités et dans les sanctions et réparations imposées.
À chaque étape de ces processus, l’avenir même des sociétés considé-
rées est en jeu, notamment à travers la capacité, ou non, de prendre en
compte la mémoire et les expériences des victimes.
Plus largement, ce livre vise à soulever une réflexion sur la persis-
tance des effets de l’histoire coloniale, qui est constitutive de la moder-
nité, y compris de la modernité libérale dont se revendiquent les États
des Amériques. Même si les politiques et les discours ont beaucoup
évolué depuis les indépendances, les structures politiques actuelles se
situent tout de même dans la continuité de celles qui ont été établies par
l’ordre colonial.
Les générations contemporaines n’ont pas mis en place ces struc-
tures coloniales ni les politiques qui en découlent. Mais elles en sont
les bénéficiaires. Nous en sommes les bénéficiaires. Nous avons donc la
double responsabilité de mettre fin aux dispositifs politiques, idéolo-
giques et institutionnels qui reproduisent les rapports de domination, en
faisant les ruptures qui s’imposent, ainsi que de penser et de mettre en
œuvre des politiques porteuses d’une plus grande justice sociale.
Cela doit être fait dans la reconnaissance des peuples et nations
autochtones comme acteurs politiques, comme volontés politiques,et
non pas seulement comme récipiendaires de politiques réparatrices. Un
tel objectif nécessitera sans doute des remises en question difficiles, et
des ruptures inéluctables.
Mais contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un jeu à
somme nulle. Quand des injustices historiques se perpétuent, elles ne
laissent personne intact. Même les bénéficiaires d’un rapport de force
inégal finissent par payer le prix des inégalités qu’ils contribuent à
perpétuer. Nous avons tous à gagner du redressement des injustices
historiques.
10 DEVOIR DE MÉMOIRE
Bibliographie
LA RESTITUTION
Un prérequis de la réconciliation1
Ellen Gabriel
J’
aimerais commencer en vous disant que dans ma langue mon nom
est Katsi’tsakwas et que je descends du peuple Kanien’kehá:ka. Je
viens de Kanehsatàke, du clan de la tortue. Avant de commencer,
je veux reconnaître et accueillir toutes les forces de vie naturelles, de même
que Mère Nature. Je vous remercie également de prendre le temps de lire
ce texte.
Ma perspective est celle d’une militante ; je n’ai pas un parcours de
juriste. Comme vous l’avez peut-être deviné, je suis une trouble-fête
professionnelle, mais je préfèrerais vivre de mon art, la peinture. C’est
ce que j’aurais voulu faire de ma vie.
Une des choses que les gens ne comprennent pas à propos de la
réconciliation, à mon avis, est qu’il s’agit d’abord d’un enjeu de restitu-
tion, et rien de cet ordre n’est en train de se produire. Bien au contraire,
les gouvernements coloniaux s’en prennent aux autochtones partout et
toujours.
Je suis passée récemment au forum permanent de l’ONU sur
les questions autochtones. J’y étais seulement pour une rencontre de
quelques jours, mais ce fut intéressant. La Rapporteuse spéciale sur les
droits des peuples autochtones, Victoria Tauli Corpuz, est Philippine, et
le gouvernement philippin l’accuse de terrorisme. Il le fait même si la
Commission des droits de la personne des Philippines a déclaré publi-
quement qu’il n’y avait pas de preuve pouvant donner à penser qu’elle
1. Ce texte est produit sur la base de la conférence d’honneur qui a ouvert le colloque international
Perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques,
tenu à Montréal en avril 2018.
17
18 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
Bien sûr, nous allons reconnaître vos droits. » Mais surtout, le gouver-
nement va respecter les droits de tierces parties, qui sont déjà en train de
bâtir sur nos territoires traditionnels.
La colonisation consiste à rendre le/la colonisé·e dingue. Les
enfants autochtones ont souffert dans les pensionnats, mais c’est notre
essence même, notre être, qui était attaquée. Ce ne fut pas seulement par
les pensionnats, mais aussi en créant ces systèmes de réserves dans
lesquels on nous entasse et nous entasse sur des morceaux de terre
toujours plus petits.
Je voudrais vous lire quelque chose écrit par Paulo Freire, un auteur
brésilien que vous connaissez probablement, parce que je voudrais vous
décrire une situation qui se passe au sein des communautés autochtones.
Quand je lis cela, chaque fois je pense à ma communauté et je pense aux
600 communautés partout au Canada qui subissent actuellement la
colonisation :
La conquête culturelle mène à l’inauthenticité culturelle de ceux qui sont
envahis ; ils commencent à répondre aux valeurs, aux standards et aux
buts des envahisseurs. Dans leur passion absolue de dominer, de façonner
les autres à leur image et à leur mode de vie, les envahisseurs désirent
savoir comment ceux qu’ils ont envahis appréhendent la réalité, mais
seulement afin de mieux pouvoir les dominer de manière plus efficace.
Cela dit, l’Église est extrêmement coupable pour les conditions et réalités
auxquelles les peuples autochtones font face aujourd’hui. Plus encore,
ce n’est pas seulement l’Église, mais l’université, les services sociaux,
les éducateurs et les fonctionnaires. Imaginez avoir à expliquer qui vous
êtes, quels sont vos droits, et cela tous les quatre ans, à un nouveau
groupe d’élus fédéraux et provinciaux qui n’ont aucun intérêt à
comprendre ce que vous leur dites. Et c’est eux qui vous représentent !
Néanmoins, c’est bien cela que nous, les personnes autochtones, devons
faire constamment. Nous devons constamment vous rappeler que nous
avons des droits inhérents.
Je voudrais vous rappeler aussi que l’article 35 de la Loi constitu-
tionnelle canadienne [qui reconnaît et confirme les droits des peuples
autochtones] est une boîte vide, contrairement à ce que peut en dire la
ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett. Si cette
boîte était pleine, nous n’aurions pas à aller devant les tribunaux. Si
c’était une boîte pleine, j’aurais été capable de m’adresser à vous dans
ma langue. Nous pourrions nous exprimer dans nos langues au parle-
ment sans problème. L’identité et l’autodétermination des peuples
autochtones seraient respectées. Nous aurions le contrôle sur le dévelop-
pement qui se fait sur nos terres ancestrales. Nous avons été au premier
plan des luttes aux changements climatiques, nous avons été au premier
plan des luttes pour la justice, et nous sommes pourtant les derniers
à être servis, nous sommes plutôt agressés. Colten Boushie et Tina
Fontaine en sont la preuve. Ces deux jeunes Autochtones ont été assas-
sinés et leurs assassins ont été innocentés par la justice canadienne, par
la justice coloniale. Tina Fontaine avait 15 ans, et elle était membre de la
Première Nation Sagkeeng au Manitoba, et Colten Boushie était une
jeune Cri de 22 ans. Leurs cas ne sont pas uniques. Il y a plusieurs autres
Colten Boushie et Tina Fontaine.
Pourquoi est-ce comme cela ? Il y a 500 ans, les Européens
pensaient qu’ils débarquaient en Inde et nous appelaient les Indiens. En
2018, le gouvernement colonial continue de nous appeler les « Indiens ».
Nous sommes toujours des Indiens pour lui ; c’est le terme légal pour
nous désigner. Le terme politiquement correct est « autochtone », mais la
loi s’appelle toujours la Loi sur les Indiens. Les Affaires autochtones ont
changé de nom, mais la loi est toujours la Loi sur les Indiens, nous avons
un statut selon la Loi sur les Indiens, en tant qu’Indiens. Nous pouvons
être politiquement corrects autant que nous voulons, mais voici la vérité :
les intérêts et les buts économiques priment sur tout. Il s’agit d’énergie,
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 21
couramment votre langue pour que, dans 50 ans, quand votre peuple se
réveillera et réalisera que la langue aurait dû être priorisée, il y ait un
enregistrement disponible. Et vous pourrez apprendre comme ça. »
Accepteriez-vous cela pour la langue française ? L’accepteriez-vous ?
Bien sûr que non. Alors pourquoi devrions-nous le faire ? Mais c’est ce
qui arrive. Le Québec a récemment décidé qu’il voulait nous donner une
agente de liaison culturelle. Il allait lui payer un salaire qu’il ne nous a
pas précisé. Mais en même temps, peu importe combien la personne
touche, le logo du gouvernement du Québec doit apparaître dans tout ce
qu’elle fait. Et la langue de communication première dans cette liaison
sera, pouvez-vous deviner ? Les rapports doivent être faits en français.
L’ancienne ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, a admis
que toutes les langues autochtones, que ce soit l’innu, l’inuktitut, l’al-
gonquin ou l’anishnaabe, toutes sont en danger. Parce que seulement
trois langues, les trois dernières que j’ai nommées, survivront jusqu’à la
fin du siècle si nous ne faisons rien. L’état dans lequel elles seront à ce
moment est inconnu. Nos enfants aiment jouer à Minecraft. Ils aiment
ce genre de choses de la culture populaire qui ne sont pas dans notre
langue. Nous sommes des consommateurs, nous aussi. Nous ne passons
pas notre temps assis dans des teepee ou des maisons longues en nous
apitoyant sur notre sort. Nous sommes des personnes, des humains, des
consommateurs tout comme vous. Mais en même temps, nous nous
battons aussi pour notre droit à l’autodétermination. Nous nous battons
encore contre cette énorme bureaucratie qui reconnaît les droits des
tierces parties et des entreprises plus que les droits des personnes autoch-
tones, nos droits fondamentaux.
Après 28 ans, on aurait pu penser que certains gains auraient été
faits. Que je pourrais être une femme d’une cinquantaine d’années, qui
pratique son art à la maison. Mais la réalité est qu’au Canada, au Québec
et dans les autres provinces, nous sommes très loin de comprendre réel-
lement et de reconnaître la vérité qui a été dite dans toutes ces commis-
sions par toutes ces personnes survivantes des pensionnats indiens.
Notre terre nous est volée sur une base quotidienne, pour l’intérêt
national du Canada et pour ses provinces et territoires.
Le gouvernement du Canada n’a pas encore fait preuve, de quelque
manière que ce soit, d’une reconnaissance des torts qu’il a commis en
1990 envers les deux communautés mohawk. Il y avait plus de troupes
sur notre territoire que le Canada n’en a envoyé au Koweït à cette époque.
Ceux d’entre vous qui sont assez vieux se rappelleront la guerre du
26 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
cellulaires étaient gros comme des briques. Maintenant ils sont minus-
cules. Nous pouvons communiquer instantanément avec des personnes
que nous avons rencontrées dans d’autres pays.
Le pape a déclaré qu’il ne s’excuserait pas personnellement pour
les torts de l’Église envers les peuples autochtones. Mais nous ne deman-
dons pas qu’il s’excuse personnellement, nous lui demandons de s’ex-
cuser en tant que leader d’une institution qui a dévasté des peuples
autochtones partout dans le monde, qui a contribué à augmenter le
nombre de victimes du SIDA partout dans le monde à cause de son idéo-
logie de la procréation. Nous lui demandons en tant que leader de cette
institution de s’excuser auprès des personnes autochtones qui, enfants,
ont souffert aux mains d’adultes, aux mains de certains des représentants
du pape. Ce n’est pas demander grand-chose. Mais je peux vous dire que
ses avocats sont en train de calculer combien cela coûtera à l’Église
catholique. Toutes ces salles en or, peut-être devront-ils les faire fondre
et redonner l’or aux peuples des Amériques ? Ce n’est pas demander
grand-chose. Il faut trouver une façon créative de voir les choses.
Depuis tellement d’années, je demande aux Canadiens et aux
Québécois de nous aider. Nous n’avons pas d’excuses aujourd’hui pour
ne pas agir. Nous n’avons pas d’excuses pour ne pas savoir.
Nous pouvons mobiliser tous les instruments légaux des droits de
la personne, nous pouvons mobiliser notre loi autochtone coutumière
qui stipule que nous devons nous occuper des terres sur lesquelles le
chevreuil vit, sur lesquelles l’orignal vit, et que nous devons nous
occuper des eaux dans lesquelles le poisson vit. C’est notre responsabi-
lité. C’est le fondement de qui nous sommes en tant que peuple. Et en ce
sens, nous sommes différents de vous. Cela ne signifie pas que nous ne
pouvons pas vous assimiler. Cela ne signifie pas non plus que nous ne
pouvons pas encourager votre adhésion à notre idéologie et que nous ne
vous encourageons pas à devenir assimilés à nos langues, nos coutumes
et notre culture… à devenir l’un de nous. Peut-être est-ce que je vise trop
haut. Peut-être qu’en tant qu’artiste, je pense de manière trop créative.
Mais il est de la plus haute importance pour nous de faire cela, aujourd’hui
plus que jamais. Nous avons toujours eu les bras ouverts. C’est le temps
que vous, vous tous, preniez la responsabilité d’agir. Si vous êtes un
étudiant, un professeur, si vous n’êtes qu’une personne intéressée à notre
cause, vous devez faire quelque chose.
28 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
Bibliographie
OÙ EN SOMMES-NOUS ?
Commission de vérité et réconciliation,
appel à l’action et résultats pour
les Premières Nations
Ghislain Picard 1
1. Ce texte est produit sur la base de la conférence prononcée dans le cadre du colloque international
Perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques,
tenu à Montréal en avril 2018.
29
30 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
réconciliation, ne doit pas se faire sur les conditions d’une seule des
deux parties. C’est malheureusement ce que nous constatons avec les
gouvernements actuels. En effet, ils ont leur propre définition de ce que
la réconciliation implique et, malheureusement, leur définition ne semble
pas tout à fait prendre en compte celles que nos peuples donnent à ce
terme. C’est un aspect très important pour lequel nous allons continuer
de militer.
La dernière chose que je voudrais mentionner est extrêmement
importante pour moi. Je la vois comme une occasion de m’ouvrir à vous
dans la plus grande transparence possible. Je vous dirai que, selon moi,
la réconciliation sur tous les plans – gouvernemental, politique et
sociétal – est conditionnée par notre propre réconciliation en tant que
peuples. Je pense qu’il y a énormément de travail à faire sur ces ques-
tions. En 20-25 ans, on observe beaucoup, on fait des constats sur la
situation qui prévaut au sein de nos communautés, et je pense que tant
que nous n’aurons pas des assises solides dans toutes les sphères de nos
communautés, soit la santé, l’éducation, nos propres relations sociétales
et nos structures de gouvernance, et que nous n’aurons pas atteint un
idéal accessible, il sera difficile d’accéder à un niveau d’autodétermina-
tion qui soit satisfaisant. C’est une condition que je juge essentielle pour
la suite des choses. C’est un peu là où je me situe. Je peux conclure en
paraissant pessimiste, défaitiste, mais c’est loin d’être le cas. Je côtoie
des jeunes régulièrement et je sens beaucoup de détermination chez eux.
Pour moi, c’est la même détermination que je vois aujourd’hui face à
Kinder Morgan et à son projet de construire un pipeline. Je pense que le
premier ministre canadien a sans doute besoin d’écouter davantage.
Chapitre 3
LA RÉCONCILIATION COMME
CHANGEMENT STRUCTUREL
Réflexion sur l’autodétermination
des peuples autochtones dans le
multiculturalisme néolibéral canadien
Martin Hébert
B
ien que la réconciliation entre les peuples autochtones et le reste de
la société canadienne soit posée comme un souhaitable politique à
atteindre, le sens même de ce terme reste un enjeu. En particulier,
les implications d’un tel processus pour l’ordre institutionnel canadien
restent vagues. Dans quelle mesure les institutions canadiennes sont-elles
capables d’accepter des transformations profondes ? Dans quelle mesure y
sont-elles prêtes ? Nous pourrions dire ainsi que le flou autour de ces ques-
tions semble être la condition même de l’existence d’un processus de
réconciliation. Si les limites au-delà desquelles la pluralisation devient
impossible étaient clairement énoncées, il est fort probable qu’elles seraient
aussitôt contestées et que ce sont ces limites mêmes qui deviendraient
l’enjeu de la réconciliation. Par contre, en axant sa participation dans le
processus de réconciliation sur sa « volonté de changer les choses », plutôt
que sur les limites au-delà desquelles il n’est pas prêt à aller, le gouverne-
ment fédéral canadien fait de la pluralisation un signifiant vide (Laclau,
1996), dans lequel chacun peut projeter ses propres aspirations. Il s’agit là,
certes, d’une bonne stratégie pour garder les interlocuteurs à la table de
négociation. Mais cet imaginaire de possibilités semble également contri-
buer à la reproduction des rapports de pouvoir existants. Notamment, il
maintient irrésolu le paradoxe entre souveraineté de l’État et autodétermi-
nation des peuples autochtones (McNeil, 2018), tout en désamorçant sa
charge politique.
35
36 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
Bibliographie
L’ART AU TEMPS DU
COLONIALISME AU QUÉBEC
Le film of the North et la pièce Kanata
Nicolas Renaud
A
u cours des dernières années sont survenues au Québec des contro-
verses qui ont fortement agité le milieu des arts, autour de certaines
représentations des Autochtones ou de minorités ethniques par des
artistes de la majorité blanche. Le film of the North et les pièces de théâtre
SLĀV et Kanata ont été les principaux objets de ces remous. En amont de
45
46 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
ces œuvres, les connaissances des auteurs sur leurs sujets étaient minimes
ou nulles, et les relations tissées avec des membres des cultures visées
étaient ténues ou inexistantes. Des voix se sont élevées des communautés
concernées pour exposer les errances de ces œuvres, témoigner de leurs
effets sur ceux et celles qui y voient leur reflet déformé, et remettre plus
largement en question le contexte social qui les légitime. Cette parole
suscita chaque fois un vif contrecoup, de la part d’une importante propor-
tion des milieux artistique, médiatique et universitaire, interprétant ces
situations comme des dérives de rectitude politique qui menacent la liberté
d’expression. Leur réplique fut largement diffusée dans divers médias,
constituant un discours constamment organisé autour d’un même corpus
d’idées sur l’art et les rapports aux minorités.
Ce discours se donne à lire comme l’expression typique d’un cadre
de pensée colonialiste, car il traduit bien moins des idées claires sur l’art
ou les questions politiques de la représentation, que des réflexes de
maintien de rapports de pouvoir ordinairement refoulés et momentané-
ment défiés par une voix minoritaire. À travers le microcosme du monde
artistique, certains schèmes d’entendement et de perception imprimés
plus largement dans la société québécoise, et acquis d’un héritage idéo-
logique occidental, ont ainsi été exposés en relief par ces évènements,
comme lorsqu’un colorant rend certains tissus du corps visibles sous les
ondes d’un appareil médical. Un lexique prévisible de la psyché colo-
niale, ou de la mentalité du « privilège blanc » qui s’y conjugue, s’y est
décliné : insinuations d’une infériorité intellectuelle de l’autre (il n’a
« pas compris ») ; reproche d’une émotivité excessive qui perturbe la
raison ; négation de l’existence du racisme ; justifications de la posses-
sion de la culture et de l’histoire de l’autre (par nos « bonnes intentions »
ou par « l’universalité » de notre regard) ; difficulté à entendre la perspec-
tive de l’autre, même sur sa propre existence, etc.
L’analyse s’attarde surtout ici aux conflits entourant le film of the
North et le spectacle Kanata, où « l’autre », ce sont les Autochtones.
Cependant, les évènements entourant SLĀV, qui impliquent la commu-
nauté noire, se sont dessinés sur un modèle analogue. C’est l’inconscient
du discours qui parle véritablement, qui exprime ce qu’Edward Said
concevait comme étant l’interprétation par la société dominante de ses
rapports avec l’autre.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 47
derrière le film. Puisque les images avaient été trouvées en ligne, les
défenseurs du cinéaste entendaient le dégager de toute responsabilité et
parlaient abondamment d’une « autoreprésentation » des protagonistes
dont Gagnon aurait seulement été le « relais ». Ce concept d’autorepré-
sentation est pourtant incohérent avec la forme et la matière du film :
bien des gens, comme ceux qui étaient intoxiqués par l’alcool ou la
drogue, avaient été filmés à leur insu. Par ailleurs, le montage est à
chaque instant un travail éditorial. Outre ce mirage conceptuel, le
discours s’est construit sur des thèmes récurrents : la critique à l’endroit
du film est de nature « bien-pensante » et « hypersensible » ; ces gens ne
veulent pas voir des réalités « laides » et « difficiles » ; ils ne peuvent
comprendre des formes d’art plus alternatives et « provocantes ». Même
si plusieurs textes, par toutes sortes de louvoiements, tentaient de prêter
au film une profondeur accessible aux « initiés », le discours travailla
toujours essentiellement au discrédit de la parole autochtone en tant
qu’opinion inculte et brouillée par l’hypersensibilité. Et imputant
fréquemment aux Inuits se disant blessés une étroitesse « morale » et
puritaine qui imposerait de ne montrer que des « choses positives », les
défenseurs du film étaient incapables de saisir que le problème perçu par
les Inuits n’est pas l’exposition de la misère de certains des leurs, par
ailleurs souvent montrée et discutée, mais son exploitation en spectacle
sensationnaliste forgé dans l’ignorance et l’opportunisme. Et même
quand le point de vue critique, autochtone et non-autochtone, venait
principalement d’artistes, d’universitaires et d’autres personnes liées au
milieu des arts et bien au fait des pratiques expérimentales de « found
footage », on leur répondait constamment avec des mises au point sur ce
qu’est un film « hors-norme », sur la différence entre le cinéma d’auteur
et le documentaire journalistique, comme si on s’adressait à des enfants
déstabilisés par un spectacle pour adultes1.
Plutôt que de reconnaître au film et aux propos de son auteur leur
caractère éminemment colonialiste, la communauté du cinéma québé-
cois y voyait au contraire un « commentaire sur le colonialisme » que les
Autochtones avaient échoué à « comprendre ». Ce fut notamment le
1. Il serait long de compiler exhaustivement les références, car en somme pratiquement tous
les textes publiés en défense du film soulignent une « sensibilité » excessive de ceux qui se
disent heurtés (et on dit toujours que ça « heurte leur sensibilité », jamais que ça « insulte
leur intelligence »), et spéculent sur l’incompréhension de formes cinématographiques
expérimentales chez les critiques. Voir les textes d’appui à of the North notamment dans
les revues 24 images, Hors Champ, Reverse Shot, Spirale, Film Comment, les journaux Voir, Le
Devoir, Le Lien Multimedia, etc.
50 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
2. Un excellent article recense les propos les plus violents de ces dérives démagogiques dans la presse
québécoise, plus précisément dans l’affaire SLĀV et la réaction aux critiques de la communauté
noire : De Grosbois (2018)
52 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
COLONIALISME PROGRESSISTE
3. Voir : Cornellier (2016). Empruntant des modèles d’analyse notamment à Glen Coulthard et Stuart
Hall, Cornellier expose rigoureusement cette réarticulation des schèmes idéologiques des anciennes
formes de domination autoritaires, avec ceux du capitalisme libéral contemporain et ses idéaux de
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 53
4. Pour l’animateur de Radio-Canada René Homier-Roy, l’art est désormais sous l’oppression d’une
« police » formée par les minorités, et son invité le comédien Christian Bégin ajoute que si cette
logique se poursuit, tous les acteurs blancs seront condamnés à des personnages blancs du
XXIe siècle et que par conséquent « on ne pourra plus jouer Shakespeare » (Homier-Roy 2019).
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 55
5. Les tactiques de diversion mises en œuvre dans ce texte d’André Habib, feignant de faire « entendre
toutes les voix » (ses mots) pour mieux désintégrer la substance politique des critiques autochtones
derrière un mirage d’analyse cinématographique, ont été habilement déboulonnées dans une
réplique de Galiero (2016).
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 57
6. « …nous rappelle une époque pas si lointaine où la censure artistique était imposée sous le couvert
d’une certaine morale. Au Québec, nous avons fait beaucoup de chemin depuis ». (Collectif 2016.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 59
7. Dans un célèbre discours au sommet du G20 de 2009, vantant le Canada comme nation développée
et harmonieuse que les autres pourraient prendre pour modèle, l’ex-premier ministre Stephen
Harper déclara : « We also have no history of colonialism. » (Wherry 2009) C’était un an après
avoir présenté des excuses officielles de l’État aux peuples autochtones pour le système des
pensionnats.
8. L’Assemblée nationale du Québec (2019) a adopté par vote de tous les partis une motion déclarant
que le racisme est un phénomène individuel malheureux, mais que toute insinuation de son
existence comme phénomène social au Québec doit être fermement dénoncée. Réf. : motion de la
députée indépendante Catherine Fournier, 26 mars 2019.
60 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
9. André Habib (2016) conclut son éloge d’of the North en déclarant qu’il s’agit d’un « privilège
identitaire inversé […] délétère et stérile… », si la parole inuite sur des images d’Inuits doit occuper
l’avant-plan.
10. « Les identités victimaires », de Ralph Elawani (2016), est un essai précisément articulé, en de
multiples raccourcis, sur cette prémisse d’une dérive conceptuelle anglophone et anti-intellectuelle
qu’incarnerait toute critique confondue des structures de pouvoir fondées sur l’identité, incluant
l’affaire of the North. Il est révélateur qu’au Québec un tel texte se mérite le Grand Prix du
Journalisme indépendant 2017 dans la catégorie opinion/analyse.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 61
11. « [Gagnon] says that he is not racist and that he has Indigenous ancestry in his family », cite dans
Barrera (2015).
62 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
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4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 67
TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES
DES PENSIONNATS
Entre trauma culturel
et autonomie renouvelée1
Brieg Capitaine
Karine Vanthuyne
À
partir de 1876, le gouvernement canadien a essayé de « tuer l’In-
dien dans l’enfant », instituant la scolarisation forcée des Autoch-
tones dans des « pensionnats indiens » (Chrisjohn et Young, 1997 ;
J. R. Miller, 1996 ; Milloy, 1999). Bien que certains Survivant·e·s2 des
pensionnats aient témoigné d’expériences positives au sein de ces établis-
sements, ceux-ci furent largement sous-financés et insuffisamment
contrôlés par le gouvernement canadien. La plupart des Survivant·e·s souf-
frirent d’épidémies de maladies mortelles, en plus de malnutrition et d’iso-
lement social. On estime que sur les quelque 150 000 enfants autochtones
qui furent internés, plus de la moitié furent victimes de violence physique
ou sexuelle, et que plus de 6 000 y décédèrent (Walker, 2014). Le dernier
pensionnat ferma ses portes en 1996.
1. Ce texte est tiré de trois chapitres (Capitaine, 2017a ; Capitaine et Vanthuyne, 2017 ; Vanthuyne,
2017) d’un ouvrage collectif en anglais que nous avons dirigé. Nous remercions les University of
British Columbia Press pour nous avoir permis de publier cette version résumée des chapitres de
l’ouvrage.
2. Les anciens pensionnaires se présentent’ majoritairement comme des Survivants. Il s’agit d’une
catégorie d’identification propre aux acteurs qui émerge au milieu des années 1980 (Niezen, 2013)
et qui fait donc partie du processus sociohistorique de construction de la mémoire des pensionnats.
Il est d’usage d’utiliser, pour ce genre de terme propre aux acteurs, des guillemets. Toutefois,
l’usage des guillemets tend à mettre à distance l’acteur du chercheur alors que ce texte cherche à
opérer le mouvement inverse. Nous utilisons donc ici une majuscule afin de marquer le fait qu’il
s’agit d’une catégorie propre aux acteurs sans pour autant donner l’impression de la reléguer au
rang de prénotions.
69
70 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
3. En 1965, Ian Adams publia dans McLean’s une série d’articles percutants sur le pensionnat Cecile
Jeffey School. Il relata notamment l’histoire de Charlie Wenjack, un enfant de 12 ans retrouvé mort
de froid après s’être enfui du pensionnat pour retrouver sa famille (Milloy, 1999).
4. Il s’agit des églises presbytérienne, anglicane, catholique et unie.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 71
DE LA CRPA À LA CRRPI
5. Au printemps de 1990, des Mohawks ont barricadé l’accès à quelques dizaines d’acres que la
municipalité d’Oka, au Québec, cherchait à s’approprier pour agrandir un terrain de golf. Les
Mohawks ont revendiqué que le territoire leur appartenait à juste titre et qu’il constituait pour eux
un cimetière sacré.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 73
6. « À une époque de consensus idéologique sur l’État “modeste” », explique Henderson (2013, p. 63,
notre traduction), « les torts reconnus du passé sont souvent considérés comme liés […] au spectre
de l’État interventionniste étant allé trop loin, […] et ayant ainsi porté atteinte à l’intégrité
individuelle ». D’un point de vue néolibéral, en ce qui concerne les actes répréhensibles commis par
l’État canadien à l’encontre les Autochtones, il conviendrait de ce fait d’y remédier en tant
qu’atteintes à des droits individuels à l’autosuffisance, et non en tant que violations du droit collectif
des nations autochtones à l’autodétermination, tel que l’a recommandé la CRPA (Turner, 2013).
7. L’intégralité de cette déclaration est disponible ici : https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/110010001
5725/1100100015726.
74 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
10. Cette critique est courante et a par exemple été formulée par Mamdani (2002) dans le cas de la
CVR sud-africaine.
78 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA
Cris, les animaux se livrent aux chasseurs afin que les êtres humains
puissent vivre, tandis que les chasseurs offrent en contrepartie le respect
de l’âme de ces animaux, l’utilisation appropriée de leur corps et le
partage de leur don de nourriture avec d’autres êtres humains. Qu’ils
aient défini les pensionnats comme des sites d’abus ou comme un trem-
plin pour l’émancipation des Cris, tous les témoignages recueillis par
Vanthuyne à Wemindji auprès d’anciens pensionnaires ou de leurs
descendants partageaient une conception commune de l’identité crie
fondée sur une relation particulière, fondamentalement réciproque, de
leur peuple avec son environnement naturel et social. Là où les témoi-
gnages divergèrent, ce fut concernant l’évaluation des interviewés quant
à la capacité de leur peuple à demeurer ce qu’ils sont ou ce qu’ils étaient
vraiment, dans le contexte de leur intégration croissante au Québec et au
Canada depuis la ratification de la CBJNQ.
Depuis leurs premiers contacts avec les « Blancs » à partir de 1668
dans le contexte de la traite des fourrures, les Cris, soutient Morantz
(2002), sont avant tout demeurés des chasseurs de subsistance. Ils ont
gardé le contrôle de leurs stratégies économiques et politiques jusqu’à ce
que la chute soudaine de la demande internationale des fourrures pendant
la Grande Dépression les amène à accepter l’ingérence croissante des
gouvernements canadiens et québécois dans leurs vies, par l’imposition
d’élections de conseils de bande, par exemple, et l’obligation d’envoyer
les enfants aux pensionnats. Ces mesures d’assimilation furent rapide-
ment suivies par un projet de dépossession massive des terres cries. En
avril 1971, le gouvernement du Québec annonça son intention de
construire un immense complexe hydroélectrique sur la rivière La Grande
(Niezen, 2009 [1998]). N’ayant pas été consultés, les Cris et les Inuits
lancèrent une action en justice visant à ce que leurs droits territoriaux leur
soient reconnus. Cette action mena à la ratification de la CBJNQ qui, en
substance, entraîna l’extinction de certains droits des Cris et des Inuits sur
la majeure partie de leurs territoires, en échange de garanties d’autonomie
financière et administrative et de leur feu vert pour la construction de
barrages hydroélectriques sur la rivière La Grande.
Dans les témoignages qu’elle a recueillis à Wemindji, Vanthuyne
(2019) a identifié deux postures contrastées par rapport à la CBJNQ.
Certains Cris affirmèrent que depuis la ratification de la CBJNQ et l’aug-
mentation des possibilités d’emploi qui en résulta, leur peuple était
devenu « matérialiste ». Aujourd’hui, comme le soutint l’un d’eux,
« l’objectif principal des gens est de [gagner] de l’argent » afin de pouvoir
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 87
CONCLUSION
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5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 93
PROCESSUS DE POLITISATION
DES VIOLENCES SEXUELLES
ET REPRODUCTIVES ET LUTTE
CONTRE L’IMPUNITÉ AU PÉROU
ET AU GUATEMALA
De l’invisibilité à l’action ?
Ludivine Tomasso
E
n 2016, un jugement historique a été rendu dans l’affaire Sepur
Zarco au Guatemala. Pour la première fois dans un tribunal
national, des membres de l’armée ont été condamnés pour des faits
d’esclavages sexuels ayant eu lieu pendant le conflit armé interne. Cette
condamnation a été le fruit d’une grande mobilisation où les groupes de
femmes et féministes ont eu un rôle de premier plan. Au Pérou, une
première victoire a été obtenue en février 2018 avec la reconnaissance de
la responsabilité de plusieurs militaires dans un cas d’agression sexuelle
ayant eu lieu en détention. Malgré ces deux succès, l’impunité reste de
mise dans les deux pays. Les survivantes de violences reproductives, et
notamment celles des programmes de planification familiale des années
1990 lancés au Pérou sous Fujimori, attendent encore que leurs plaintes
soient entendues. Là encore, depuis les premières dénonciations réalisées
à la fin des années 1990, les groupes de femmes et féministes ont joué un
rôle de premier plan dans la mise en place des contestations.
Si les violences sexuelles en temps de guerre n’ont rien de nouveau,
leur prise en considération dans la littérature a augmenté dans les
années 1990 à partir des dénonciations au Rwanda et en ex-Yougoslavie
(Brownmiller, 1975 ; Stiglmayer, 1994 ; Seifert, 1997 ; Leiby, 2009 ;
Boesten, 2014). Cependant, ce renouveau de l’intérêt pour ces violences
97
98 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux
enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause
la différenciation des espaces d’activités » (Lagroye, 2003 : 360-361).
Or, comme l’affirme Fillieule, pour rendre publique une cause, les
actions collectives doivent réussir à redéfinir et à requalifier la situation
qu’elles dénoncent : « identifier un problème, le qualifier en termes poli-
tiques, désigner des responsables, proposer une solution au problème,
persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective »
(Fillieule, 1993 : 43). C’est ce travail de construction des VSR comme
un problème public que je souhaite analyser dans le cadre de ce chapitre.
Sur quels plans s’opère alors cette politisation des VSR ? Gamson
(1995) définit trois composantes d’une action collective. Il parle d’abord
de la construction d’un cadre de l’injustice, c’est-à-dire de la mise en
lumière d’un problème qui mérite qu’une action soit faite pour que la
situation change (Gamson, 1995 : 91). Il définit ensuite le cadre de
l’« agency ». Ce cadre signifie que les groupes qui se mobilisent sont à
même d’agir pour changer la situation d’injustice (Gamson, 1995 : 99).
Finalement, il met de l’avant l’identité collective de l’action, c’est-à-dire
la constitution d’un « nous » contre « eux » impliquant également la dési-
gnation et la construction de l’identité des victimes et des responsables.
Je m’intéresse à la construction du premier cadre, celui de l’injustice qui
doit devenir alors un problème public nécessitant une action :
Son existence se joue dans une dynamique de production et de réception
de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de propositions de solutions.
Ces récits lui confèrent son individualité, sa réalité et sa légitimité ; ils
campent les protagonistes et les intrigues qui le constituent. Ils engagent
des connaissances de sens commun, préjugés et stéréotypes entre autres,
partagés par ses producteurs et ses récepteurs. (Cefaï, 1996 : 47)
Or, une des critiques apportées à la théorie des cadres concerne son
manque de prise en considération des dynamiques de pouvoir ou encore
une certaine fixité (Johnston et Oliver, 2000). En étudiant la construction
des cadres et leurs dynamiques internes, il serait possible d’éviter de
fixer les significations de l’organisation d’actions collectives et de tenir
compte des variations des cadres proposés. Lier l’approche intersection-
nelle aux théories du cadrage de l’action collective permet d’éviter de
réifier les rapports de pouvoir et d’essentialiser les femmes dans l’ana-
lyse de la construction des injustices, des identités collectives et des
capacités d’action. De plus, suivre l’approche de Rousseau et Morales
Hudon permet de ne pas seulement définir des cadres généraux, mais
également d’examiner les dynamiques de pouvoir internes qui caracté-
risent les cadres de l’action collective.
la fin du conflit armé interne prend plus de 10 ans. Les négociations pour
trouver un accord de paix débutent en 1990 et ne se finissent qu’en 1996.
Les demandes émanant de la société civile sont intégrées à la table des
pourparlers entre le gouvernement guatémaltèque et l’Unidad Revolu-
cionara Nacional Guatemalteca (Union révolutionnaire nationale guaté-
maltèque, URNG), un des groupes opposés à l’État, sous l’égide de
l’ONU. Les accords de paix prévoient la création d’une commission
de vérité et réconciliation (Comision para el esclarecimiento historico,
CEH). Mais une amnistie pour tous les crimes commis pendant le conflit
armé est votée avant le début de son action en 1996. Aux témoignages
recueillis dans le cadre de la CEH, il faut ajouter l’enquête menée
quelques années auparavant par l’Office des droits de l’homme de
l’Église catholique, le Rapport de la récupération de la mémoire histo-
rique (Informe de la Récupération de la Memoria Historica, REMHI).
Le REMHI commence, lui, son travail en 1995 sur une période d’en-
viron deux ans. Il s’appuie sur un réseau local d’églises et a donc accès
à des personnes parlant différentes langues autochtones et à qui les
communautés accordent une certaine confiance.
Selon les chiffres de la CVR péruvienne, la plupart des cas de
violences sexuelles ont été perpétrés par des agents de l’État (83 %) et
pour une grande majorité pendant des détentions arbitraires (Leiby,
2009 : 454). La CVR, à la suite de ces travaux, a reconnu la responsabi-
lité d’environ 11 % des violences sexuelles aux groupes subversifs et le
reste aux forces étatiques (CVR, Tomo IV : 295). Dans 75 % des cas
rapportés auprès de la commission, les survivantes parlaient quechua,
83 % vivaient dans des zones rurales et 36 % étaient paysannes (CVR,
Tomo IV : 276). Ces chiffres mettent ainsi en lumière le caractère
multiple de cette violence (Henriquez, 2006 ; Santisteban, 2011 ; Boesten,
2012 et 2014 ; Theidon, 2012). Parallèlement, bernées par un prétendu
programme pour faciliter l’accès à la contraception, de nombreuses
femmes ont subi des opérations de stérilisation sans leur consentement
pendant les années 1990 (Vasquez del Aguila, 2006 ; Boesten, 2007 ;
Alvites Alvites et Alvites Sosa, 2010). Le profil des victimes est simi-
laire à celui des victimes de violences sexuelles : des femmes autoch-
tones, rurales et pauvres (Vasquez del Aguila, 2006). Dans un des
premiers rapports sur l’application du programme de planification fami-
liale, seulement 10 % des femmes qui avaient subi une opération altérant
leur capacité à avoir des enfants avaient consenti à une telle opération
(Tamayo, 1999 : 41). Certaines ont subi des menaces, de l’intimidation et
des pressions de la part du personnel médical.
102 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
infection le 4 avril 1998. En 1999, son cas est présenté devant la Commis-
sion interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) par plusieurs orga-
nisations féministes/de femmes et de défense des droits de la personne.
Pour l’instant, il n’y a pas d’avancées dans ce dossier.
Au Guatemala, dans les différents procès relancés devant les juri-
dictions nationales depuis la fin du travail des commissions, la question
des VSR a été prise en considération graduellement. En 2009, la CIDH
a rendu un jugement concernant le massacre de Dos Erres dans lequel
elle affirme que les violences sexuelles contre les femmes ont été une
pratique stratégique de l’État, mise en place dans un contexte de
massacres et de violences généralisées. En 2004, déjà, la CIDH avait
admis cette définition des violences sexuelles comme stratégie de
l’armée dans l’affaire du massacre de Plan Sanchez. Jusqu’au procès
pour les violations de droits de la personne commises sur la base de
Sepur Zarco, les violences sexuelles n’ont pas été prises en considéra-
tion dans les plaintes devant les juridictions nationales. Avec le soutien
de plusieurs associations de femmes et féministes, 11 survivantes ont
porté plainte pour des faits d’esclavage sexuel. Elles ont, finalement, eu
gain de cause. Cette condamnation est historique puisque c’est la
première fois qu’une juridiction nationale reconnaît la responsabilité de
son armée dans des violences sexuelles commises pendant un conflit
armé interne.
Face à la persistance de l’impunité, au Pérou comme au Guate-
mala, plusieurs collectifs ont été créés à la fois par des groupes de
victimes, des groupes de femmes ou encore par des groupes féministes.
Au Pérou, ce sont essentiellement autour des stérilisations forcées que
les mobilisations des groupes sont les plus fortes et plusieurs initiatives
sont à souligner : la campagne Somos 2074 y muchas mas chapeauté par
le DEMUS (organisation féministe) au Pérou et l’Asociacion de mujeres
peruanas victimas de esterilizaciones forzadas. Au Guatemala, le
collectif Actoras de cambio créé en 2003 se compose de groupes fémi-
nistes (UNAMG), de groupes d’accompagnement psychosocial (ECAP)
et de féministes indépendantes. Depuis la fin du travail des CVR, les
groupes se mobilisent à travers diverses actions visant à politiser les
VSR : manifestations, campagne de sensibilisation, actions de soutien
pour les survivantes, etc. Je m’intéresse ici davantage à la manière dont
les groupes abordent la question des VSR, c’est-à-dire à la manière dont
ils redéfinissent la thématique des VSR, plutôt qu’à leurs répertoires
d’actions proprement dits.
104 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Pour que les réalités et les violences vécues par les survivantes
soient reconnues comme telles, les différents groupes au Pérou comme
au Guatemala s’appuient sur diverses opérations de cadrage de la théma-
tique des VSR. D’abord, il s’agit de mettre de l’avant, à travers l’élabo-
ration de témoignages publics et de contre-récits mémoriels, que les
VSR, loin d’être un problème individuel et privé, relèvent en fait d’une
problématique publique et sociale. Ensuite, les groupes féministes au
Pérou et au Guatemala travaillent à replacer les VSR sur différents conti-
nuums et à mettre de l’avant les causes structurelles des violences. Enfin,
l’autre cadre mobilisé concerne la judiciarisation des VSR avec le
recours à l’arme du droit (Israël, 2010) et à la notion de « viol comme
arme de guerre ».
Concernant l’émergence de contre-récits mémoriels, plusieurs
manières de mettre en place ces témoignages publics sont à noter dans
les deux cas qui m’intéressent ici. Dans le cas péruvien, un effort vise à
faire émerger des récits plus inclusifs et plus complexes. Dans le cas du
DEMUS, plusieurs rapports et recherches ont mis en évidence des récits
différents des versions officielles. Ces récits mettent notamment de
l’avant l’idée que la maternité, loin d’être un lieu de rédemption, a été
une source de difficulté, certaines femmes reproduisant la violence
vécue. Le recueil Tejido que se lleva el alma publié, par l’Union natio-
nale des femmes guatémaltèques (UNAMG, groupe féministe) et le
collectif Actoras de Cambio, permet de mettre en lumière toute la
complexité du vécu des survivantes de violences sexuelles. Ce recueil
permet également de mettre de l’avant comment la cosmovision maya
est mobilisée par les femmes autochtones pour définir ce qu’elles ont
vécu.
De plus, les mobilisations dans l’espace public qu’organise le
collectif Somos 2074 y muchas mas participent à l’élaboration de
nouvelles représentations concernant les stérilisations contraintes. Les
participantes portent toutes des utérus en papier mettant ainsi de l’avant
un sujet parfois tabou. Ces représentations visuelles dans l’espace
public visent à sensibiliser sur les conséquences vécues par les victimes
des politiques du gouvernement fujimoriste. Le recours à la peinture
pour symboliser le sang sur les jambes des femmes permet également
de mettre sur la place publique la question des menstruations, par
exemple, dont il est encore difficile de parler.
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 105
Bibliographie
ORGANIZACIÓN FEMENINA
POPULAR
La production symbolique
comme acte de résistance
I
l y a plus de 46 ans, dans le Magdalena Medio, les voix des femmes
commencèrent à se faire entendre. On les entendait au bord des fleuves,
dans les maisons, dans les rues, dans tous les espaces qui leur avaient
été retirés et où les voix des hommes avaient toujours été les plus fortes.
Avec le temps, les voix de ces femmes se firent entendre avec plus de force
et de clarté. À elles se rallièrent de nombreuses autres voix de femmes
s’élevant pour l’autonomie, revendiquant leurs droits en mettant de côté la
pudeur imposée à leur corps et à leur pensée. Ces femmes se réunirent,
s’écoutèrent, s’organisèrent et se donnèrent un nom. De là surgit l’Organi-
sation féminine populaire – OFP – la plus ancienne organisation sociale de
femmes de Colombie.
L’Organisation féminine populaire naquit en 1972 dans le diocèse
de Barrancabermeja. À ce moment, les femmes de Barrancabermeja
entamèrent le chemin de la connaissance de soi et entreprirent de se
constituer en tant que sujet de droit. Ce processus ouvrait les portes
d’une prise de conscience toujours plus grande des injustices et des
inégalités sociales qu’elles vivaient, relativement à leur classe et à leur
genre. Par ces pensées et ces actes, elles édifièrent les idées et les
pratiques de sororité qui leur permettraient de transcender la dimension
individuelle et ainsi de transiter vers un chemin collectif.
113
114 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Les voix qui chantèrent cet hymne, unies à celles des têtes diri-
geantes syndicales, paysannes, défenseures des droits de la personne et
aux personnes en colère contre les politiques étatiques injustes de guerre
et de famine, incommodèrent plusieurs groupes aux intérêts écono-
miques et sociaux divergents dans la région du Magdalena Medio,
puisqu’elles soulignaient les contradictions de classes.
L’inégalité, l’injustice et l’absence historique de l’État dans la
région eurent comme conséquence une multiplication des formes de
violences sur le territoire. En dépit de la peur, de la terreur et de la
violence sévissant contre les corps des femmes et de leurs familles, les
femmes continuèrent d’élever la voix, revendiquant leurs droits, agitant
leurs bannières, entonnant leur hymne et leur chant. Dans l’effort de
résistance à la violence et aux injustices, chaque espace qu’elles habi-
taient et chaque élément qui les identifiait se convertirent en symboles de
l’histoire et de la vie.
L’historicité des symboles opère comme fondement de leur objec-
tivation, elle-même à la base de leur persistance dans le temps. Leur
reproduction et leur effectivité, en tant qu’éléments communicatifs,
quelle que soit son explication, renvoie à une compatibilité entre la
122 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Durant les années 1980 et une bonne partie des années 1990, la
machine à coudre servait de point de convergence aux idées et objectifs
communs. La revendication pour l’autonomie économique comme
bannière du mouvement des femmes en Amérique latine et ailleurs dans
le monde a suscité diverses autres revendications comme le droit à la
propriété ou celui à l’égalité salariale. Cependant, les particularités de
classes étaient alors évidentes dans ce contexte :
En ce qui concerne le droit au travail, [on a vu se développer] une
conception de l’émancipation particulièrement différente de celles des
femmes ouvrières. Cette première attribuant au travail une valeur éman-
cipatrice se distinguait du secteur ouvrier dans lequel l’objet de la lutte
n’était pas le droit au travail, mais plutôt la question de l’exploitation : la
prohibition du travail nocturne, l’introduction de la journée de travail de
8 heures, l’emploi d’inspecteur d’usine, la lutte contre le travail des
enfants, l’exploitation des domestiques, l’égalité à travail égal salaire
égal, etc. (Rodríguez, 2007)
LA MÉMOIRE CONCRÈTE
Bibliographie
L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA
SOUFFRANCE, UN REMPART
CONTRE L’OUBLI
Analyse à partir du cas des déplacé·e·s
forcé·e·s en Colombie
Leila Celis
L’
étude des luttes pour la mémoire des crimes de masse a connu
un véritable essor depuis les années 1980, intérêt alimenté par
des évènements tels que la chute du mur de Berlin, l’implosion
de l’Union soviétique, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et des dicta-
tures militaires en Amérique latine (Ansara, 2005). En Colombie, à la fin
des années 1980, cette question a été abordée par les organisations sociales
et des droits de la personne dans le contexte de la lutte contre l’impunité de
l’État. Par la suite, à partir des années 2000, les préoccupations liées à la
mémoire ont trouvé écho dans les politiques publiques. La littérature sur le
sujet est foisonnante et rend compte des initiatives officielles et non offi-
cielles en vue d’établir la vérité et d’obtenir justice et réparation pour les
victimes (Briceño-Donn, Reátegui, Rivera, et Salazar, 2009 ; Briceño-
Donn et al., 2009 ; Peñaranda et CNMH, 2012 ; Sánchez G et al., 2013).
Ces différentes initiatives visent la construction d’une mémoire collective
du conflit qui serve de socle pour la construction de la paix.
Dans le cadre de ce chapitre, nous proposons une analyse épisté-
mologique de la souffrance1 et des effets psychosociaux du conflit, à
partir du cas des déplacé·e·s forcé·e·s en Colombie. Notre but est de
1. L’épistémologie de la souffrance renvoie ici aux connaissances issues des vécus de souffrance
sociale et non pas aux connaissances sur celle-ci. Sur ce dernier aspect, voir par exemple Franco
Carnevale (2009). Bien que ces deux angles d’analyse ne soient pas incompatibles, ils sont différents.
135
136 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
2. Tenant compte du fait qu’il affecte le psychique, le traumatisme dont il est question ici est d’ordre
psychologique. Le traumatisme, qui peut être individuel et collectif, se produit lorsqu’une personne
subit une grande souffrance émotionnelle. Il fait référence à des symptômes physiques et
psychologiques, dont l’incapacité d’oublier, le mécontentement et l’incapacité d’adaptation à un
contexte de vie dit « normal ». Les symptômes du traumatisme s’imposent et durent autant que dure
le silence (Herman Lewis, 1997) et que la société ne reconnaît/dédommage pas complètement la
souffrance des survivant·e·s. Analysant les effets de la dictature brésilienne sur ses victimes,
la chercheuse Soraira Ansara a forgé le concept de « traumatisme politique » pour désigner les
traumas causés par des violences politiques (Ansara, 2005).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 139
3. Le traumatisme psychologique réfère à « the power of experiences to cause intense emotions that,
in turn, cause pain and disease » (Young, 1996, p. 246).
4. L’interprétation que les survivant e·s font de la souffrance peut être multiple, la pluralité des sens
pouvant être influencée par la multitude des causes et facteurs de souffrance. À ce sujet, voir les
avenues de recherche dans la conclusion de ce chapitre. Si nous insistons ici sur les caractéristiques
de la souffrance sociale, c’est d’abord parce que nous n’avons pas la capacité d’analyser tous les
sens, et ensuite parce que notre objectif est d’analyser la contribution de l’épistémologie de la
souffrance aux sciences sociales.
140 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
La connaissance-souffrance de l’impunité
À chaque étape d’une histoire de déplacement, les déplacé·e·s
vivent une expérience particulière de souffrance, ce qui fait naitre des
connaissances de première main sur le fonctionnement du système qui
les a victimisés. La connaissance-souffrance des survivant·e·s réfère à ce
qu’ils ont appris en tant que victimes et survivant·e·s. De par leur vécu,
ces femmes et ces hommes ont connu la mort, ont subi dans leur chair
l’entreprise meurtrière. Étant donné que les crimes commis en amont du
déplacement se déploient contre des individus et des groupes sociaux,
les survivant·e·s se savent attaqué·e·s dans leur individualité et dans leur
collectivité. Don Carlos l’exprime dans cet extrait d’entrevue :
C’est ça qui me rend triste, le fait que l’État ne reconnaisse pas ces crimes,
et je n’ai rien contre Uribe, mais c’est pendant le mandat d’Uribe quʼest
arrivée toute cette tragédie… tous ces paysans, nous sommes sortis parce
que les paramilitaires tuaient beaucoup de paysans… Ils n’allaient pas à
la recherche de la guérilla, comme je l’ai dit au commandant paramilitaire
là-bas… « Si vous cherchez la guérilla, regardez, la guérilla est là, dans
ces montagnes, à même pas 2 km. Allez et enclenchez le combat parce
qu’ils sont là. Pourquoi attaquez-vous les paysans ? » (Entrevue no 1,
Carlos, 2019).
5. Cohen Stanley a identifié deux formes particulières de déni des crimes d’État : la négation de
l’existence d’un processus d’extermination et l’indifférence morale des criminels face aux délits
commis. Ces deux « techniques de neutralisation » impliquent des actions semblables à celles que
nous avons nous-mêmes analysées comme étant des stratégies d’impunité (Celis, 2012).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 141
6. Cela dit, il est aussi vrai que nombre de personnes ont dû se déplacer pour éviter d’être attrapées au
milieu du conflit.
142 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Alors, bon, c’est ainsi qu’elle m’a laissé y vivre, mais elle m’a dit qu’il
fallait mettre des plastiques, car l’eau rentrait là-bas. C’est comme ça que
nous sommes arrivés ici, mais l’eau, il fallait l’amener du torrent, dans
des seaux. La monter jusqu’à notre habitation et cette eau-là était conta-
minée, et il nous fallait boire cette eau, parce que… quoi faire d’autre ?
(Entrevue no 1, Carlos, 2019).
[…] de toute manière, les déplacés, on est mal et on continue d’aller mal.
On nous paie une indemnisation, mais de deux ou trois pesos. Ça sert à
quoi ? Est-ce qu’on va récupérer ce que, par exemple, ce que j’ai perdu ?
La maison, la camionnette, la parcelle, la ferme que j’avais. Je ne récu-
père pas ça. Est-ce que je récupère ma ferme à Betulia ? Non. Je l’ai
perdue (Entrevue no 1, Carlos, 2019).
les politiques d’aide humanitaire pour les déplacé·e·s ne sont pas satis-
faisantes à leurs yeux, car elles ne leur permettent pas de récupérer ce
qu’ils ont perdu.
De surcroît, les aides humanitaires sont susceptibles de créer de
nouvelles injustices, qui se mesurent cette fois par le contraste entre le
niveau de vie des déplacé·e·s et celui des fonctionnaires censés leur venir
en aide. Ces derniers s’enrichissent, alors que les premiers continuent à
vivre dans la pauvreté complète.
Tous ces millions qu’ils disent qui sont pour les déplacés, ils les utilisent
pour payer les gens qui travaillent à l’unité des victimes. Eux, ils sont
dans une bonne voiture, sont à l’ombre dans leurs bureaux et nous sommes
ici… c’est avec notre argent. Êtes-vous consciente des inégalités telle-
ment fortes qui existent ? Et la docteure Yamila [de l’Unité des victimes]
n’a rien répondu quand je lui ai dit : « Quelle tristesse que vous jouiez
ainsi avec nous. » C’est la même chose dans les entités nationales, dépar-
tementales et municipales. (Entrevue no 1, Carlos, 2019).
7. Il s’agit des entrevues réalisées en juillet 2016 et en février 2019 dans le cadre du projet de
recherche « Déplacement forcé et hospitalité ». Cette recherche vise à identifier des scénarios
de construction d’hospitalité entre les déplacé·e·s et la population déjà là.
148 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
des circonstances facilitant leur intégration dans les lieux et les commu-
nautés de réception parce que celle-ci est la continuité d’une histoire
d’injustice.
Il devient donc pertinent de revenir sur le thème de « l’incapacité à
oublier » tel qu’il apparaît dans la littérature sur le traumatisme. La
persistance acharnée du souvenir mène les analystes à affirmer que les
survivant·e·s ont une idée fixe renvoyant sans cesse au fait traumatique.
Cette persistance correspondrait au besoin cognitif d’intégrer rationnel-
lement et émotionnellement un fait qui n’est pas compris, elle renverrait
à la nécessité de reprendre la maîtrise sur des émotions trop intenses. Les
modifications neurobiologiques provoquées par la surcharge émotion-
nelle de l’évènement traumatique ont déclenché une altération complète
du système nerveux qui, depuis, tient le survivant·e en état d’alerte ou de
dissociation (Herman Lewis, 1997).
La littérature sur le traumatisme fait apparaître la guérison comme
nécessaire. D’abord, pour soulager la souffrance des survivant·e·s et,
ensuite, parce qu’elle pourrait emboîter le pas à une guérison sociale.
Néanmoins, pour surmonter le traumatisme, la souffrance suscitée par
les atrocités doit être nommée et justement reconnue, ce qui dans la lutte
pour la mémoire en Colombie renvoie aux demandes de vérité, justice et
réparation. Pour se reconstruire avec leurs souvenirs traumatiques, les
survivant·e·s doivent leur donner un sens, historiciser ce qu’ils et elles
ont vécu (Bohleber, 2007, p. 214‑215)8. Comme le souligne Thomas
Nager (cité dans Cohen, 2001), les victimes connaissent la vérité, au
moins en grande partie. Souvent elles savent qui sont les responsables,
pas seulement qui a été le bourreau, mais elles formulent aussi des inter-
prétations très bien informées à propos de qui a la responsabilité du
projet criminel, qui en a bénéficié. Ayant cette connaissance, elles
demandent que la vérité soit faite et cherchent à faire en sorte que la
société « reconnaisse » ce qui est arrivé, qu’elle prenne conscience de ces
faits et qu’elle décide de punir les responsables.
Le docteur Werner Bohleber, anciennement président de la German
Psychoanalytical Association, affirme que les désastres comme « l’Holo-
causte, les guerres, les persécutions politiques et ethniques visent, à
8. Il est envisageable qu’une fois les souvenirs traumatiques reconstitués, ils puissent être modifiés,
comme tout souvenir, et qu’ils perdent de leur intensité et de leur précision, mais les éléments
émotionnels et perceptuels qui constituent la mémoire implicite peuvent demeurer, quant à eux,
toute la vie de l’individu (Van Der Kolk, 1997, p. 248).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 149
9. Dire que la persistance de la mémoire (ou l’incapacité d’oublier) n’est pas seulement un acte
volontaire, c’est dire que les témoins-survivants ne sont pas seulement des militant·e·s politisé·e·s
ou des citoyen·ne·s indigné·e·s qui visent à dénoncer l’État et à construire des institutions nouvelles,
moins violentes. Il est vrai que la connaissance traumatique se manifeste à travers des contestations
politiques, qui sont notamment à l’origine des mouvements pour la vérité et la justice dans lesquels
les survivant·e·s se retrouvent, s’insurgent, s’organisent, dénoncent et contestent. Cependant, la
connaissance/souffrance se manifeste aussi par des sentiments comme la peur, l’angoisse, le
désespoir, la rage, ou encore par des attitudes révélant une désadaptation sociale comme
l’itinérance, la dépendance aux drogues, à l’alcool, etc.
152 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Cela voudrait dire que la dette envers les survivant·e·s n’est pas
seulement économique et morale, venant de la part des acteurs poli-
tiques qui ont cautionné les crimes subis ; mais que nous, les acteurs et
actrices du milieu universitaire, sommes également endettés envers les
survivant·e·s.
Nous abordons ici trois enjeux épistémologiques et normatifs qui à
notre avis permettent de comprendre pourquoi les connaissances sur la
violence et la souffrance, quand elles proviennent de crimes de masse et
réfèrent à eux, tendent à être appropriées par des intellectuels qui ne
reconnaissent pas les crédits aux victimes10. Il s’agit là d’éléments qui
ont déjà été critiqués dans les sciences sociales, mais dont l’empreinte
est encore observable dans l’état de nos connaissances.
Le premier enjeu renvoie au dépassement de la normativité carté-
sienne dans la validation des connaissances, une normativité construite
sur la dualité opposant la raison aux émotions. À l’encontre de ces idées,
plusieurs auteur·e·s ont argumenté la valeur épistémique des sentiments
et des émotions pour accéder à des connaissances qui resteraient autre-
ment inaccessibles (Brun et al., 2016). Ce que nous avons développé
tout au long de ce chapitre vise à appuyer la thèse des fondements épis-
témiques des émotions.
Le deuxième enjeu réfère directement à la détermination du sujet
connaissant. Qui peut produire des connaissances ? Le postulat objecti-
viste du positivisme veut que le chercheur·e soit le plus neutre à l’égard
de son sujet. Dans cette perspective, les survivant·e·s ne peuvent
dépasser le statut de témoins, ne peuvent devenir experts. La critique de
la prétendue neutralité du chercheur·e a été formulée par différent·e·s
auteur·e·s en argumentant non seulement que cette dernière est inattei-
gnable, mais surtout, en démontrant que les personnes directement
concernées par une situation sont les mieux placées pour en rendre
compte, qu’elles jouissent d’un privilège épistémique par rapport à
cette situation (Espínola, 2012 ; Hill Collins, 2016 ; Mignolo, 2013).
Le troisième enjeu concerne les remises en question de la véracité
et de l’exactitude des mémoires traumatiques qui opposent à ces dernières
des études sur les fausses mémoires (Young, 2006), sur les mémoires
10. Notons aussi que dans le cas de la Colombie, la vérité judiciale mentionnée plutôt est une vérité
basée fondamentalement sur la parole des victimaires qui avouent leurs crimes en échange des
bénéfices judiciaires offerts par le système de justices transitionnelles.
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 153
11. Fait une « utilisation sélective », c’est-à-dire, stratégique, en ce qui concerne les souvenirs et
permet le « positionnement de la subjectivité ». La mémoire est une ressource politique
« mobilisatrice » de l’expérience passée et présente qui plus est a l’effet de produire des réalités vers
l’avenir. Dans ce sens, nous parlons du potentiel transformateur de la mémoire (Jaramillo, 2017).
154 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
CONCLUSION
12. Voir travail en cours à présenter au colloque Résistances des femmes autochtones dans les
Amériques, Montréal, septembre 2019.
156 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
celle des auteurs qui identifient des éléments positifs aux sentiments
comme la rage et le ressentiment (Amery, 1980 ; Coulthard, 2018 ;
Fanon, 2010). Mais alors que les travaux avec lesquels nous voulons être
en dialogue ont analysé les sentiments comme motivation et moteur de
l’action et de la mobilisation, notre contribution est d’explorer la valeur
de ces sentiments pour l’épistémologie des crimes de masse dans la lutte
pour la mémoire.
Pour finir, nous voulons souligner deux avenues de recherche
concernant la mémoire de la souffrance. La première, basée sur une
analyse comparative, aurait comme but de mieux saisir la spécificité de
l’épistémologie des survivant·e·s selon le type de crime et selon les poli-
tiques institutionnelles de mémoire (ou d’oubli). Par exemple, que
pouvons-nous apprendre en comparant l’épistémologie de la souffrance
provoquée par des régimes politiques (coloniaux, capitalistes, commu-
nistes, etc.) à une épistémologie de la souffrance causée par le patriarcat ?
La deuxième avenue de recherche devra explorer le rapport entre
les survivant·e·s des crimes et le reste de la population. Nous avons vu
ici que ces rapports se vivent sous le signe de l’incompréhension en
raison de l’écart des connaissances entre les deux groupes. Est-il possible
de construire des ponts pour les relier ? Quel rôle peut jouer la « gram-
maire de la souffrance » dans ce rapprochement ?
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Chapitre 9
David Longtin
D
ans la littérature sur la justice transitionnelle, les commissions de
vérité ont été abordées comme un mécanisme devant favoriser,
par une rupture avec le passé violent, la transition de régimes
dictatoriaux à des régimes démocratiques ou la sortie d’une situation de
conflit armé interne (Hayner, 1994 ; Sikkink et Walling, 2007 ; Jelin, 2016).
S’organisant dans les années 1990 autour des débats concernant la transi-
tion démocratique, le champ international de la justice transitionnelle a été
façonné par un ordre du jour privilégiant la réforme des forces de sécurité
et le rétablissement d’institutions démocratiques, réformes légales et admi-
nistratives influençant la conception de la justice pouvant être mise en
œuvre durant la transition. Dans ce champ, les mesures envisagées lors des
débats se centrent sur l’établissement de la vérité, les réformes institution-
nelles, les poursuites judiciaires et la réparation des préjudices subis par les
victimes (Paige, 2009). La littérature sur les transitions démocratiques lors
desquelles on privilégie la stabilité des régimes politiques, et où l’on craint
que les poursuites judiciaires n’entraînent une réaction des élites autori-
taires (Sikkink et Walling, 2007), souligne les limites imposées à la mise
en œuvre de ces mesures. (Brito, 1993 ; Kaye, 1997 ; Goes, 2013). Avec
l’intégration de la justice transitionnelle à la jurisprudence et aux déclara-
tions de principes des systèmes internationaux de protection des droits de
la personne vont progressivement être reconnus aux victimes le droit à la
vérité, à la justice, à la réparation, et à la garantie de non-répétition. Des
161
162 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
s’intègre à des luttes plus larges pour dire le vrai et dire le juste, ces luttes
pouvant reproduire ou, au contraire, transformer les relations de pouvoir
(French, 2009 ; Hatcher, 2009 ; Rodríguez Maeso, 2011 ; Bakiner, 2015 ;
Riaño Alcalá et Uribe, 2016).
Bref, au-delà de l’évaluation de leur influence au regard de leur
mandat et des normes internationales, les commissions de vérité gagnent
à être étudiées comme dispositifs d’énonciation, c’est-à-dire comme
mécanismes institutionnels distribuant et imposant des rôles, détermi-
nant des lieux et des moments d’énonciation légitimes à travers des
supports matériels et des modes de circulation des énoncés (Maingue-
neau, 1999). Dans cette perspective, les commissions constituent des
scènes où, à travers des actes de véridiction1 et de juridiction2, peuvent
s’énoncer publiquement et entrer en lutte de sens des discours sur la
violence (Foucault, 2008). Analysant les rapports des deux commissions
de vérité mises en place au Honduras par suite du coup d’État de 2009,
ce chapitre comparera les pratiques discursives de juridiction et de véri-
diction et leur intégration à des dispositifs énonciatifs mettant en circu-
lation la polyphonie des discours, afin de mettre en évidence les scènes
où se jouent des luttes pour donner sens à la violence. À travers ces
pratiques de dire-vrai et dire-juste se construisent, au sujet du coup
d’État, des mémoires discursives divergentes reposant sur des imagi-
naires politiques distincts qui tendent à rendre (in)acceptables différentes
violences.
4. Par exemple, l’arrêt définitif de poursuites contre des officiers militaires de haut rang accusés
d’avoir soutenu le coup d’État, des dizaines d’accusations criminelles portées par le Procureur
général contre ses opposants et la destitution de juges s’étant prononcés contre le coup (Nuño et
Aguiluz, 2010 ; Mejía 2012).
5. Les commissaires internationaux comprenaient Eduardo Stein, ancien vice-président du
Guatemala ; Michael F. Kergin, ancien diplomate canadien et avocat à Bennett Jones et María
Amabilia Zavala Valladares, ancienne ministre de la Justice du Pérou ; les commissaires nationaux,
la rectrice de l’Université nationale autonome du Honduras, Julieta Castellanos Ruiz et l’ancien
recteur Jorge Omar Casco Zelaya (Jacobsen, 2013 : 35).
6. La Plateforme regroupe le Comité des familles de détenus disparus du Honduras (COFADEH), le
Comité pour la défense des droits humains (CODEH), le Centre de recherche et de promotion des
droits humains (CIPRODEH), le Centre des droits des femmes (CDM), la Fédédration internationale
pour le droit à l’alimentation du Honduras (FIAN-Honduras), le Centre pour la prévention, la
réhabilitation et le traitement des victimes de tortures (CPTRT).
168 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
MÉTHODOLOGIE
7. Le logiciel TXM a été utilisé afin de réaliser l’analyse des deux rapports (Heiden et al, 2010).
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 169
8. Chez Foucault (2001 : 112), les régimes de vérité correspondent aux « types de discours » que
chaque société « accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui
permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les
autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de
ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ».
9. Au-delà d’une acceptation fondée strictement sur le droit, les régimes de justice sont entendus ici
de manière large, à la façon dont Foucault définit les régimes de vérité (2001 : 112), soit les types
de discours que chaque société utilise afin de dire le juste et l’injuste ; les mécanismes et les
instances qui permettent de les distinguer, la manière dont on sanctionne l’injustice ; les techniques
et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la justice et le statut de ceux qui ont la
charge de dire ce qui est juste et injuste.
10. La CVR a réalisé 37 entrevues auprès des principaux protagonistes de la crise ayant mené au coup
d’État, 181 auprès d’acteurs clés et 15 auprès de protagonistes clés. des entrevues menées par son
équipe des droits de la personne. De plus, elle a tenu 60 réunions collectives dans 26 villes des
18 départements auxquelles ont participé approximativement 2 000 dirigeants régionaux et locaux.
Elle a aussi recueilli 280 témoignages de 230 témoins et victimes de violations des droits humains.
170 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
fortement priorisé dans ses travaux les témoignages des victimes11. Pour
ce faire, la CDV a adopté plusieurs mesures afin de se conformer aux
normes internationales d’inclusion et de priorisation des victimes,
formant des équipes de travail itinérantes composées d’interviewers
entraînés, de psychologues et d’accompagnateurs étrangers afin d’in-
former les gens et de les encourager à donner leur témoignage, et de
recueillir ceux-ci (Scott, 2011). Au contraire, les victimes auraient été
réticentes à témoigner à la CVR par peur de représailles, et Zelaya, ses
partisans et les membres de la résistance n’ont pas coopéré avec la
commission officielle (Jacobsen, 2013).
Ces différences dans les méthodes d’investigation s’accentuent
dans la place accordée aux divers locuteurs dans les citations des deux
rapports. Alors que la vaste majorité des locuteurs cités par la CVR ne
sont pas des victimes ou des témoins directs des violations de droits de
la personne, ces derniers n’occupant que 7,46 % et 5,99 % des citations,
la CDV accorde une place prépondérante aux témoignages des victimes,
soit 47,36 % des citations. De plus, les 14 témoignages publiés intégra-
lement par le CVR sont quasi exclusivement ceux d’acteurs de la crise
institutionnelle, soit des partisans ou des acteurs du coup d’État.
Les deux commissions rapportent différemment les paroles des
locuteurs et mettent en circulation leurs discours à travers des chaînes
d’énonciateurs distinctes (Rosier, 2005).
D’une part, la CVR cite plus d’officiers militaires et policiers de
haut rang, dont les versions sont recueillies lors des entrevues ou rappor-
tées dans la presse ou les documents de la Cour suprême de justice ou du
Procureur général de la République. Les rapports policiers et militaires
servent aussi de sources documentaires. Les forces armées justifient
leurs actions en vertu de leurs attributions constitutionnelles de gardien
de la sécurité et de la Constitution ; leur refus d’appuyer l’enquête d’opi-
nion, en raison de son inconstitutionnalité ; l’arrestation de Zelaya,
comme l’obéissance à l’ordre d’arrestation émis par un juge, et sa
Son rapport repose également sur 870 preuves documentaires et vidéos et 50 000 pages
d’information documentaire et légale provenant de l’État et de rapports d’organisations de la
société civile et d’organisations internationales.
11. La CDV a réalisé des entrevues auprès de personnes clés au Honduras et à l’étranger, mais a surtout
recueilli 1 966 dénonciations concernant 5 418 violations de droits de la personne à partir de
1 123 témoignages reçus par ses équipes de travail itinérantes. Elle a également inspecté des
installations, recueilli des documents photo et vidéo et consulté des documents techniques
(instruments de collecte d’informations, listes de cas, listes de patrons de violations, etc.) et des
textes jurisprudentiels, de doctrines et de normes en matière de droits de la personne.
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 171
12. Les énonciations conflictuelles sont introduites par des verbes argumentatifs ou d’opposition
(condamner, dénoncer, argumenter, accuser, critiquer, justifier, nier, rejeter, répudier) et les
documents juridiques par des verbes employant une modalité déontique (ordonner, autoriser).
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 173
13. Le vocabulaire spécifique est l’ensemble des mots surreprésentés dans un rapport. L’indice de
spécificité calcule, à partir du modèle hypergéométrique, la probabilité que la surreprésentation des
mots dans ce rapport soit due au hasard compte tenu de leur fréquence totale dans les deux rapports.
174 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
CONCLUSION
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9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 181
Marc-André Anzueto
C’
est avec un décorum rappelant l’époque des dictatures militaires
que le président guatémaltèque Jimmy Morales a annoncé le
31 août 2018 qu’il ne renouvèlerait pas le mandat de la Commis-
sion internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), le premier
mécanisme onusien de justice hybride responsable de lutter contre le crime
organisé dans un pays en situation de post-conflit. Depuis son entrée en
fonction en 2007, la CICIG a contribué au renforcement de l’État de droit,
entre autres, par l’inculpation, la poursuite et la sanction de fonctionnaires,
entrepreneurs, narcotrafiquants et politiciens, notamment dans l’affaire La
Línea en 20151. En fait, le mandat de la CICIG s’inscrit dans le cadre du
renforcement des capacités judiciaires nationales de lutte contre la corrup-
tion plutôt que dans la traduction en justice des crimes graves du passé
(Hudson et Taylor, 2010 ; Maihold, 2016 : 8). Cependant, le travail de la
CICIG comporte d’importantes ramifications concernant les enjeux poli-
tiques de la mémoire du conflit armé interne au Guatemala (1960-1996).
En effet, plusieurs des personnes visées par la CICIG sont liées aux
1. L’affaire La Línea est le résultat d’une enquête menée par la CICIG et le ministère public qui a
dévoilé le 16 avril 2015 l’ampleur d’un réseau de corruption détournant la perception d’impôts
douaniers par une ligne téléphonique et qui impliquait la participation de la vice-présidente,
Roxana Baldetti et de son secrétaire privé, Juan Carlos Monzón. Entre avril et septembre 2015, des
mobilisations citoyennes historiques se sont succédé, dénonçant les scandales de corruption et
menant progressivement à la démission des hauts dirigeants du gouvernement, dont le président
Otto Pérez Molina. C’est dans ces circonstances que Jimmy Morales a remporté l’élection
présidentielle de 2015. Voir Langlois (2015) et Krylova (2018).
183
184 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
4. Il y a la Loi sur la réconciliation nationale (no 5377) qui « accorderait l’amnistie aux personnes
accusées de crimes graves commis durant le conflit armé interne du pays – tels que le génocide, la
torture et la disparition forcée » ainsi que la Loi sur les organisations non gouvernementales de
développement (no 5257) qui « constitue une menace pour les droits à la liberté d’expression et
d’association au Guatemala » (Amnesty International, 2019).
186 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
5. Avec le concept de sécuritisation, développé par les auteurs de l’École de Copenhague (Buzan et
al., 1998), la sécurité est appréhendée comme un acte de langage. Dans le cadre de ce texte, nous
adoptons l’approche sociologique de ces études de la sécuritisation qui va « des actes du langage
aux instruments en passant par les pratiques » (Balzacq, 2018 : 19).
6. Après son élection à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU) en 1976,
le Canada était perçu comme un pays allié des militants transnationaux des droits humains (Keck
et Sikkink, 1998 : 95-96). Sur le rôle du Canada auprès de la CDHNU entre 1946 et 2006, remplacée
depuis par le Conseil des droits de l’Homme, voir Thompson (2017).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 187
7. Dans un contexte de mondialisation, Philippe Bourbeau estime que le cadre d’analyse doit
permettre l’étude du rôle « […] des groupes de pression, des organisations non gouvernementales
et des entreprises privés de sécurité » (Bourbeau, 2013 : 137).
188 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
8. Le G13 a été formé à la suite de l’ouragan Mitch en 1998 et de la Déclaration de Stockholm (1999)
des pays donateurs au Guatemala. Composé exclusivement de pays membres de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), le G13 demeure une instance coordonnant
l’aide des principaux acteurs de la coopération internationale (Grupo de Donantes G13, 2019).
9. Contrairement au projet REMHI du Bureau des droits humains de l’Archevêché du Guatemala
(ODHAG), la CEH n’avait pas le mandat d’identifier individuellement les principaux responsables
des violations des droits humains et de l’exécution des massacres dans le but d’éventuelles
poursuites judiciaires. Sous la direction de Mgr Juan Gerardi, les résultats du projet REMHI ont été
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 189
publiés le 24 avril 1998 dans un important rapport intitulé Guatemala Nunca Más. Deux jours
après la présentation du rapport, Mgr Gerardi a été sauvagement assassiné dans des circonstances
dignes d’un roman policier (Goldman, 2008).
10. Sur les limites de « l’ingénierie de la réconciliation » des années 1990 (Hartmann, 2012) et la
débâcle du processus de justice transitionnelle au Guatemala, voir aussi Anzueto (2012) et Gavigan
(2009).
11. Ayant été au pouvoir lors de l’apogée des violences du conflit armé en 1982 et 1983, Efraín Ríos
Montt a créé le FRG en 1990. Lors de l’élection de Portillo, Ríos Montt a été élu président du
Congrès de 2000 à 2004. Sur l’influence de l’armée guatémaltèque durant les mandats présidentiels
d’Álvaro Arzú (1996-2000) et d’Alfonso Portillo (2000-2004), voir Schirmer (1998) et Ruhl
(2005).
12. Dans le premier cas, la victime a été assassinée le 11 septembre 1990, à la suite de la publication
des premières recherches sur les campagnes anti-insurrectionnelles et les déplacements internes
des populations autochtones (Drouin, 2012). Après qu’on eut révélé que le meurtre de Myrna Mack
avait été orchestré par de hauts fonctionnaires et après l’acquittement des responsables par la
justice guatémaltèque, l’affaire Myrna Mack a été présentée devant la Commission, puis devant
la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour, IDH). Le 25 novembre 2003, après des
années de litige, la Cour IDH a condamné le Guatemala pour l’assassinat de Myrna Mack.
190 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
13. Devant l’incapacité et les limites de la juridiction guatémaltèque de rendre justice aux victimes du
conflit armé, Rigoberta Menchú et différentes organisations de droits de la personne ont déposé, le
2 décembre 1999, une plainte devant l’Audiencia Nacional en Espagne, visant huit anciens
responsables militaires et politiques accusés de génocide, de torture et de terrorisme. Sur les
différentes stratégies transnationales qui se sont opérées simultanément pour vaincre l’impunité au
Guatemala au début du xxie siècle, voir Roth-Ariaza (2008) et Duffy (2018).
14. C’est lors d’une rencontre en octobre 2001 entre Helen Mack, directrice de la Fondation Myrna
Mack, et le conseiller en Affaires politiques de l’ambassade américaine, David Lindwall, que l’idée
d’une Commission pour démanteler les CIACS a vu le jour. Considérant l’influence de l’ambassade
américaine, la proposition aurait gagné du terrain au sein de la communauté diplomatique en 2002
(Atwood, 2008 : 4-5).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 191
15. En dépit de la signature d’un accord entre l’Organisation des Nations Unies (ONU) et le Guatemala
sur l’établissement de la CICIACS le 7 janvier 2004, ce dernier a été rejeté par le Congrès
guatémaltèque au cours de l’été 2004. C’est donc une formule moins intrusive en matière de
souveraineté qui a été proposée par l’ONU au gouvernement guatémaltèque. Le 12 décembre 2006,
un accord est signé entre l’ONU et le Guatemala sur l’établissement de la CICIG. Après une
opinion consultative favorable de la Cour de Constitutionnalité en mai 2007, celui-ci est ratifié par
192 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
le Congrès guatémaltèque en août 2007. En septembre 2007, le Secrétaire général de l’ONU, Ban
Ki-Moon, nomme Carlos Castresana à la tête de la CICIG qui débute officiellement son travail en
2008. Les commissaires de la CICIG ont été l’Espagnol Carlos Castresana (2007-2010), le
Costaricain Francisco Dall’Anese Ruiz (2010-2013) et le Colombien Iván Velásquez Gómez
depuis 2013. Pour une analyse du travail de la CICIG, voir Krylova (2018).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 193
Alvaro Colom won his elections as President in good part due to his
appeal and promises to the rural poor and indigenous. Mining develop-
ment in Guatemala […] has, however, been criticized by environmenta-
lists, indigenous communities, the church and Canadian NGOs […].
Canada’s image in Guatemala is influenced by perceptions of the mining
industry (A-2014-00171).
16. Au sujet des problèmes rencontrés au Guatemala avec différentes firmes minières canadiennes
telles que INCO, Skye Resources, HudBay Minerals, Tahoe Ressources et Goldcorp, voir Laplante
et Nolin (2014) et Weisbart (2018).
194 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
17. Selon le quotidien guatémaltèque Prensa Libre, les pays donateurs ont octroyé plus de 167 millions
de dollars US en 11 ans au fonctionnement de la CICIG. Les trois premiers sont les États-Unis avec
plus de 44 millions de dollars, la Suède avec 35 millions de dollars et la Commission européenne
avec 22 millions de dollars. Voir Escobar (2018).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 195
18. Sans dresser un bilan exhaustif dans le cadre de ce texte, soulignons que durant les années du
Commissaire Castresana (2007-2010), la CICIG a ouvert 40 enquêtes, proposé 16 réformes
législatives, lancé 140 mandats d’arrêt, dont l’arrestation de l’ancien président Portillo (2000-
2004) pour détournements de fonds publics. Durant la même période, près de 2 000 policiers – soit
15 % des effectifs nationaux guatémaltèques– ont été licenciés pour corruption, de même qu’un
ministre de la Justice, 10 procureurs et trois juges de la Cour suprême, radiés pour manque de
coopération (Anzueto, 2012 : 31-32).
19. L’un des premiers cas emblématiques en matière de LSDH présenté devant le Système
interaméricain (successivement à la Commission en 1996 et à la Cour IDH en 2002) face à
l’inaction du gouvernement guatémaltèque a été le massacre de Plan de Sánchez en 1982 commis
durant le règne de Ríos Montt (1982-1983). En dépit d’une décision de la Cour interaméricaine sur
les réparations rendue en novembre 2004, « il aura fallu sept ans après le jugement rendu par la
Cour IDH pour que l’État guatémaltèque fasse suite à son obligation d’enquêter sur le massacre de
Plan de Sánchez » (ASFC, 2017).
196 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
20. Laplante (2014) emploie le terme « lutte pour la mémoire » dans son exploration de la « vérité » qui
devient la trame narrative dans la période post-conflit au Guatemala et dans le débat public
provoqué par le procès de Ríos Montt pour génocide.
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 197
21. En août 2017, le président Morales a déclaré le Commissaire Iván Velásquez persona non grata
après que la CICIG eut révélé une enquête sur les fonds illicites de sa campagne électorale de 2015
(Krylova, 2018 : 99).
198 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
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202 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Bernard Duhaime
L’
histoire récente des Amériques a été marquée par le fléau des
disparitions forcées, un phénomène devenu tristement célèbre
dans la région (Lutz et Sikkink, 2000 ; Dulitzky, 2017a). Il suffit
de rappeler les atrocités qui ont accompagné les guerres civiles au Guate-
mala (CEH, 1999) ou au Salvador (GTDFI, 31 décembre 1981, para. 155),
celles commises lors de la répression qui a suivi le coup d’État au Chili,
lors de la guerre sale en Argentine ou de la lutte contre le Sentier lumineux
au Pérou (Mendez et Mariezcurrena, 2000 ; Skaar, García-Godos et Collins,
2016 ; Collins, 2018). Ce phénomène a même pris des allures transnatio-
nales lors de la mise en œuvre de l’Opération Condor (Lessa, 2015,
p. 494-506 ; Dinges, 2004 ; McSherry, 2005), menée par certains régimes
d’Amérique du Sud, un phénomène transnational qui existe toujours
aujourd’hui, en particulier dans le contexte des migrations qui se multi-
plient partout dans l’Hémisphère (GTDFI, 2017 ; Duhaime et Thibault,
2018).
Ce texte propose d’abord d’analyser le concept de disparition
forcée tel que le définissent le droit et les institutions internationales. Il
traitera ensuite les obligations qui incombent aux États en vertu de ce
régime, en portant une attention plus particulière aux obligations de
1. Ce texte fait suite à la présentation faite par l’auteur lors du colloque Le devoir de mémoire et les
politiques de pardon organisé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) du 13 au 15 avril
2018 par le Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté (CRIEC) et le
Groupe de recherche sur les imaginaires politiques de l’Amérique latine (GRIPAL) que l’auteur
tient à remercier. L’auteur remercie également Lea Serier qui a collaboré à la révision de ce texte.
203
204 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
2. La violation d’autres droits peut également résulter d’une disparition, entre autres en ce qui a trait
aux droits des proches d’un/e disparu/e, dont le droit à la protection de la famille et à l’assistance à
la famille ; le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au
logement, etc.
3. Il est généralement accepté que la prescription ne peut commencer à courir qu’à partir de la fin de
la disparition.
4. Voir Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, disponible à l’adresse http://
www.ohchr.org/FR/Issues/Disappearances/Pages/DisappearancesIndex.aspx.
206 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
est composé de cinq experts indépendants et siège trois fois par année. Il
instruit des cas individuels – y compris suivant sa procédure urgente –, il
adopte des allégations générales relatives à des problèmes de nature
systémique portant sur la situation des disparitions forcées dans des
États donnés, et il peut également s’adresser aux gouvernements par des
appels urgents ou des interventions rapides. Il accomplit environ deux
visites de pays par année, après lesquelles il adopte des rapports portant
sur la situation des disparitions forcées au pays et qui contiennent des
recommandations destinées aux gouvernements. Le Groupe est, entre
autres, régi par la Déclaration de 1992 et ses propres Méthodes de travail.
(GTDFI, 2014) Rappelons qu’en vertu de son mandat humanitaire, le
Groupe de travail peut se pencher sur des allégations de disparitions
commises par tous les États, puisque tous les États ont l’obligation
coutumière de respecter la Déclaration. Alors que le Groupe assiste tous
les États dans la mise en œuvre de cet instrument, le Comité des dispari-
tions forcées de l’ONU n’est compétent pour se pencher sur la situation
des disparitions forcées que dans les États ayant ratifié la Convention de
2006, ou y ayant adhéré, et ayant reconnu la compétence du comité pour
ce faire.
la recherche des personnes disparues, de l’identité des enfants qui ont été
enlevés et des corps des personnes tuées, et l’assistance pour la récupéra-
tion, l’identification et la ré-inhumation des corps conformément aux
vœux exprimés ou présumés de la victime ou aux pratiques culturelles des
familles et des communautés » (GTDFI, 2013, para. 72 ; Principes 2005,
Principe 22).
Les États doivent adopter des mesures pour localiser les disparus
ou établir la vérité entourant leur sort. Ainsi, les autorités ont l’obligation
« d’enquêter sur les faits et d’identifier, poursuivre et, le cas échéant,
sanctionner les coupables » (GTDFI, 2013, para. 62 ; Principes de 2005,
Principe 24)5. Le Groupe, depuis ses premiers rapports à la Commission
des Droits de l’Homme (GTDFI, 1981, para. 187), a toujours réitéré le
5. « Indépendamment de toute action en justice, les victimes, ainsi que leur famille et leurs proches,
ont le droit imprescriptible de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles ont été
commises les violations et, en cas de décès ou de disparition, sur le sort qui a été réservé à la
victime ».
210 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
droit à la vérité des victimes et des familles. Ce droit, qui trouve ses
sources dans les normes du droit international humanitaire (PA I, 1977,
art. 32 ; GC 1929, art. 8, 36, 77 ; CG III, 1949, art. 48, 70, 71, 122 ; Finu-
cane, 2010), a été développé par la jurisprudence (plus particulièrement
par la Commission (Affaire Ignacio Ellacuría et al., 1999, para. 221) et
par la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme (Affaire Velásquez
Rodriguez, 1988, para. 181)), a été reconnu progressivement par les
États et les organisations internationales (Conseil des Droits de l’Homme,
2008 ; Conseil des Droits de l’Homme, 2009 ; GTDFI, 2010) et a été
intégré au sein de l’Ensemble de principes actualisés pour la protection
et la promotion des droits de l’Homme par la lutte contre l’impunité
(Principes de 2005, Principe 24). Enfin, la Convention de 2006 reconnaît
explicitement ce droit, indiquant que « [t]oute victime a le droit de savoir
la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et
les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue. Tout État
partie prend les mesures appropriées à cet égard » (Convention, 2006,
art. 24 (2)).
Le droit à la vérité, qui a fait l’objet d’une Étude du Haut Commis-
saire aux Droits de l’Homme de l’ONU en 2006 (UNHCR, 2006) et,
plus récemment, de travaux de la Commission interaméricaine (The
Right to Truth in the Americas, 2014), ne cesse d’intéresser la doctrine
(Naqvi, 2006 ; Szoke-Burke, 2014 ; Dulitzky, 2017b ; Medawatte, 2016).
Pour sa part, dans son Observation générale sur le droit à la vérité
dans le contexte des disparitions forcées (GTDFI, 2010), adoptée en
2010, le Groupe de travail précisait qu’il s’agit « du droit de connaître le
déroulement et les résultats d’une enquête, le sort des personnes dispa-
rues ou le lieu où elles se trouvent, les circonstances de leur disparition
et l’identité du ou des responsables de cette disparition » (GTDFI, 2010,
para. 1). Les obligations qu’ont les États découlent essentiellement de
l’article 13 de la Déclaration et sont essentiellement procédurales. Ainsi,
ils sont tenus
d’enquêter jusqu’à ce que la lumière ait été faite sur le sort réservé à la
personne disparue et que sa trace ait été retrouvée ; de faire communiquer
les résultats de cette enquête aux parties concernées […] ; d’assurer le
plein accès aux archives ; et de garantir une protection maximale aux
témoins, aux membres de la famille, aux juges et aux autres participants
aux enquêtes (GTDFI, 2010, para. 5).
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 211
De plus,
[i]l existe une obligation absolue de prendre toutes les mesures nécessaires
pour retrouver la personne disparue, mais il n’y a pas d’obligation absolue
de résultat. De fait, il arrive qu’il soit difficile ou impossible de faire la
lumière sur une disparition ; c’est le cas, par exemple, lorsque le corps ne
peut pas, pour différentes raisons, être retrouvé. Une personne disparue
peut avoir été sommairement exécutée, sans que la dépouille mortelle
puisse être localisée parce que la personne qui a enterré le corps est
décédée et que personne d’autre ne possède d’information sur le sort de la
personne disparue. L’État n’en a pas moins l’obligation d’enquêter
jusqu’à ce qu’il puisse établir par présomption le sort réservé à la personne
disparue ou le lieu où elle se trouve (GTDFI, 2010, para. 5).
6. Voir GTDFI, Rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, 2013, A/
HRC/22/45, para 62, faisant référence à I/A Court H.R., Case of Contreras et al. v. El Salvador.
Merits, Reparations and costs. Judgment of August 31, 2011. Series C No. 232, par. 211 à 214 et
I/A Court H.R., Case Gelman v. Uruguay. Merits and Reparations.Judgment of February 24, 2011
Series C No. 221, par. 272 à 282.
7. Voir GTDFI, Communiqué de presse du 15 septembre 2016 « Peru : Recent measures a historical
opportunity to deal with past disappearances » en ligne https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/
Pages/DisplayNews.aspx ?NewsID=20501&LangID=E
212 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE
Le droit à la vérité est un droit qui a une portée non seulement indi-
viduelle, mais également collective (GTDFI, 2010, observations préam-
bule ; GTDFI, 2013, para. 66 et suivants), qui génère des obligations aux
États également en ce qui a trait au devoir de mémoire. En effet, « la
vérité doit également être dite à l’échelle de la société en tant que “protec-
tion essentielle contre le renouvellement des violations” » (GTDFI, 2010,
observations préambule ; GTDFI, 2013, para. 66 et suivants, se référant
au Principe 2).
Comme l’indique l’Ensemble de principes actualisés pour la
protection et la promotion des droits de l’Homme par la lutte contre
l’impunité,
La connaissance par un peuple de l’histoire de son oppression appartient
à son patrimoine et, comme telle, doit être préservée par des mesures
appropriées au nom du devoir incombant à l’État de conserver les archives
et les autres éléments de preuve se rapportant aux violations des droits de
l’homme et du droit humanitaire et de contribuer à faire connaître ces
violations. Ces mesures ont pour but de préserver de l’oubli la mémoire
collective, notamment pour se prémunir contre le développement de
thèses révisionnistes et négationnistes. (Principes de 2005, Principe 3)
CONCLUSION
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11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 215
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220 DEVOIR DE MÉMOIRE