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DEVOIR DE

MÉMOIRE
DEVOIR DE
MÉMOIRE
Perspectives sociales
et théoriques sur
la vérité, la justice
et la réconciliation
dans les Amériques

Sous la direction de
LEILA CELIS
MARTIN HÉBERT
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année de la Société de


­développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.

Révision : Marie-Hélène Lavoie


Mise en pages : Diane Trottier
Maquette de couverture : Laurie Patry

Dépôt légal 3e trimestre 2020


ISBN : 978-2-7637-4488-9
ISBN PDF : 9782763744896

Les Presses de l’Université Laval


www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque


moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de
­l’Université Laval.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Leila Celis, Martin Hébert, Rachad Antonius

Partie I
LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION
AU CANADA. ESPOIRS ET TENSIONS

Chapitre 1
La restitution – Un prérequis de la réconciliation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Ellen Gabriel

Chapitre 2
Où en sommes-nous ? – Commission de vérité et réconciliation,
appel à l’action et résultats pour les Premières Nations. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Ghislain Picard

Chapitre 3
La réconciliation comme changement structurel – Réflexion sur
l’autodétermination des peuples autochtones dans le multiculturalisme
néolibéral canadien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Martin Hébert
Reproduction et refondation des institutions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Inclure et exclure à la fois. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

Chapitre 4
L’art au temps du colonialisme au Québec – Le film of the North
et la pièce Kanata . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Nicolas Renaud
Résumé des évènements : le colonisateur comme victime. . . . . . . . . . . . . . . . 47
Colonialisme progressiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Universalisme et violence : le colonialisme comme trouble de la perception. . 55
Le contexte québécois : interdiction du mot « racisme » et mythologie
du métissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

VII
VIII DEVOIR DE MÉMOIRE

Chapitre 5
Témoignages autochtones des pensionnats – Entre trauma culturel
et autonomie renouvelée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
Brieg Capitaine, Karine Vanthuyne
De la CRPA à la CRRPI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
« Justice transitionnelle » et décolonisation au Canada. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
La nature performative et symbolique du pouvoir de témoigner. . . . . . . . . . . 78
Narrer le traumatisme : douleurs, victimes et responsabilité . . . . . . . . . . . . . . 80
Mémoires contrastées des pensionnats à Eeyou Istchee. . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Partie II
RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES
EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Chapitre 6
Processus de politisation des violences sexuelles et reproductives
et lutte contre l’impunité au Pérou et au Guatemala –
De l’invisibilité à l’action ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Ludivine Tomasso
Processus de cadrage des mouvements sociaux et intersectionnalité. . . . . . . . 98
Les survivantes de violences sexuelles et reproductives, les grandes
oubliées du processus de transition péruvien et guatémaltèque ? . . . . . . . . . . 100
Des stratégies de requalifications multiples . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Quelques limites des requalifications des violences sexuelles
et reproductives. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

Chapitre 7
Organización Femenina Popular – La production symbolique
comme acte de résistance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Laura Marcela Serrano Vecino
L’appropriation des lieux publics : le chemin collectif. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Les identités collectives et la construction symbolique. . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
L’expérience comme contenu historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
La mémoire concrète. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
TABLE DES MATIÈRES IX

Chapitre 8
L’épistémologie de la souffrance, un rempart contre l’oubli
Analyse à partir du cas des déplacé·e·s forcé·e·s en Colombie. . . . . . . . . . . . . . 135
Leila Celis
Épistémologie de la souffrance. Arrimage conceptuel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
La souffrance/connaissance des survivant· e· s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
Subir le conflit pour en rendre compte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
La connaissance-souffrance de l’impunité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
La connaissance-souffrance des enjeux économiques. . . . . . . . . . . . . . . 141
La connaissance-souffrance des enjeux politiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Subir le déplacement pour le comprendre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
Savoir qu’après les massacres, l’histoire ne fait que commencer . . . . . . 144
Savoir que la condition de déplacé dure bien après le déplacement . . . . 145
L’impossibilité d’oublier comme atout dans la lutte pour la mémoire. . . . . . . 147
La dette intellectuelle envers les épistémologies de la souffrance
des survivant· e· s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

Chapitre 9
Dire le juste et dire le vrai en contexte de violences – Lutte de sens
et circulation des discours au sein des commissions de vérité au Honduras . . . 161
David Longtin
Contexte : le coup d’État de 2009, la répression et les deux commissions
de vérité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Méthodologie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
Dispositifs d’énonciation et modes de circulation discursive. . . . . . . . . . . . . . 169
Pratiques de juridiction et de véridiction et imaginaires politiques
de la violence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

Chapitre 10
Effets de l’aide canadienne sur les enjeux de mémoire au Guatemala
par l’entremise de la lutte contre l’impunité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
Marc-André Anzueto
Le Canada et la logique sécuritaire au Guatemala. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Impunité dans le Guatemala post-conflit
au début du XXIe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
L’appui canadien à la CICIG et effets sur le litige stratégique des droits
de la personne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
Conclusion : effet positif sur les enjeux de mémoire au Guatemala ?. . . . . . . . 196
X DEVOIR DE MÉMOIRE

Chapitre 11
Les disparitions forcées, la vérité, la mémoire, et le droit international. . . . . . . 203
Bernard Duhaime
Les disparitions forcées et le droit international. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
Les obligations étatiques liées aux disparitions forcées, y compris
l’obligation de réparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
Garantir le droit à la vérité et à la mémoire après les disparitions forcées. . . . 209
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

Les auteur·e·s. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219


INTRODUCTION

Leila Celis
Martin Hébert
Rachad Antonius

L
a mémoire qui vient des marges de la société n’a généralement pas
de difficulté à discerner les contours des violences systémiques qui
structurent son expérience. Il y a dans cela une question épistémo-
logique qui doit être considérée avec grand sérieux dans tout processus
qui se dit cheminer vers la justice sociale. Pour les personnes et groupes
sociaux qui ont été marginalisé·e·s à travers des violences meurtrières et
systémiques, ce cheminement demande que la vérité complète sur les
crimes commis soit faite et que les biens matériels et culturels qui ont été
arrachés à ces personnes et ces groupes leur soient restitués. Le présent
ouvrage compare à cet égard diverses situations dans les Amériques. Il
vise à contribuer à la compréhension des enjeux liés à la prise en compte
des mémoires subalternes dans la recherche du changement social profond
et juste.
Les processus de lutte pour la mémoire abordés dans les pages qui
suivent sont intimement liés à des histoires de violences. Ils impliquent
un travail de véridiction par lequel des personnes marginalisées rendent
compte de leur expérience personnelle. Ils exigent aussi qu’on articule
ces biographies entre elles pour mettre en lumière le caractère systé-
mique des causes des souffrances vécues, de même que les ramifi­cations
complexes d’une violence qui revêt mille formes. Pour les personnes
engagées dans la lutte pour la reconnaissance de leur droit à la vérité, à
la justice et à la réparation, l’élucidation de cette violence est souvent
vue comme une condition nécessaire pour aller de l’avant, pour définir
un projet de vie collectif et une voie politique permettant de le construire.
Cependant, comme les textes du présent volume le montrent, les
mémoires et les expériences subalternes doivent s’affirmer dans des

1
2 DEVOIR DE MÉMOIRE

contextes où cette prise de parole est constamment mise en doute par les
institutions, les idées reçues ou la répression qui participent à la repro-
duction des injustices et des violences dénoncées.
De tels obstacles font en sorte que la définition même des torts à
redresser ou la détermination des avenues à emprunter pour y arriver,
lorsqu’on parvient à s’entendre sur une compréhension commune des
violences commises, deviennent l’enjeu de luttes de sens. Ceci, lorsque
les négationnistes ne tentent pas carrément de réduire les subalternes au
silence. Le long chemin de la justice implique ainsi un travail en profon-
deur, un examen des actions commises, certes, mais aussi des fonde-
ments mêmes des institutions d’une société, jusque dans ses significations
les plus fondamentales. La mémoire et l’expérience des subalternes sont
incontournables dans ce processus.
Certaines réflexions universitaires contemporaines sur la violence,
largement tributaires d’un étroit dialogue avec les analyses faites au sein
de mouvements politiques surgis « d’en bas », ont fait la distinction sché-
matique, mais néanmoins utile ici, entre ce qui a été nommé les violences
« au détail » et les violences « en gros » (Scheper-Hughes et Bourgois,
2004). Le premier type de violences est assez proche des conceptions
habituelles du terme. Il renvoie à des actions et des paroles nettement
circonscrites, visibles et pouvant être clairement situées dans le temps.
Les agents responsables de ces violences peuvent être identifiés au-delà
de tout doute raisonnable, et la souffrance des victimes peut être directe-
ment liée à ces actes. Les violences dites « en gros », qui ont aussi été
qualifiées de structurelles, de culturelles (Galtung, 1990) ou encore de
symboliques (Bourdieu, 1998), renvoient à des dynamiques et des
­structures plus diffuses, qui ont des racines historiques profondes et des
ramifications dont l’étendue véritable est souvent insoupçonnée. Bien
entendu, ces deux types de violences sont très intimement liés. Le
racisme, par exemple, est une violence en gros dans la mesure où il se
reproduit insidieusement dans les idées dominantes, dans le fonctionne-
ment dit « normal » des institutions, dans les rapports quotidiens entre
personnes. Mais il se déploie aussi dans une foule de violences au détail
qui vont des actes passibles de poursuites judiciaires jusqu’aux violences
plus cachées, déclinées en une multitude de microagressions qui font
souffrir au quotidien.
Nous comprenons intuitivement qu’il doit y avoir un rapport entre
ces deux facettes – systémique et directe – de la violence. Par contre,
nous sous-estimons souvent à quel point la détermination de la nature de
INTRODUCTION 3

cette articulation est un enjeu profondément politique. Typiquement, des


États ou des régimes politiques confrontés au fait que des actes d’une
brutalité abominable ont été commis par des personnes en autorité tente-
ront de se défendre en parlant de « dérapages » ou de ces fameuses
« pommes pourries » qui auraient abusé de leur autorité. Leur argument
revient généralement à dire que cette violence au détail est une déviance
et non un résultat prévisible des institutions existantes, une dysfonction
et non une caractéristique du système. En réponse à ce déni de responsa-
bilité, nous voyons des regroupements se former dans la société civile et
se mobiliser pour demander justice, non seulement pour les actes commis
à leur égard, mais également pour avoir eu à subir le joug d’institutions
violentes. Tel fut le cas, par exemple, avec le mouvement Nunca Más au
début des années 1980, qui demanda la création d’une commission
mandatée pour mettre en lumière la systématicité de la terreur d’État en
Argentine. Au-delà de l’établissement des faits et des culpabilités « au
détail », la constitution d’une mémoire commune juste et attentive aux
conditions qui ont permis et facilité la violence était ainsi posée comme
un préalable essentiel à la guérison d’une société meurtrie.
Dans les décennies qui ont suivi, nous avons pu constater la mise
sur pied de plusieurs commissions « vérité et réconciliation » dans
diverses régions du monde. Plusieurs pays des Amériques s’engagèrent,
avec des degrés de succès variables, dans des processus similaires.
Chaque fois, la même question politique fondamentale revenait : les
brutalités documentées étaient-elles le fait d’individus déviants, contre-
venant à la lettre et à l’esprit de leurs fonctions, ou étaient-elles, au
contraire, consubstantielles au pouvoir en place, voire essentielles à sa
reproduction ? L’historiographie officielle venait souvent gommer les
continuités évidentes qui traversaient des siècles de marginalisation de
groupes autochtones, noirs, paysans ou populaires. La mémoire des
subalternes, elle, venait rappeler que les visages changent, que les
formes particulières de brutalité et les modalités exactes de l’exclusion
peuvent se transformer au fil du temps, mais que la tendance lourde
reste la même.
Le livre que nous présentons ici résulte d’échanges qui ont
commencé dans le cadre du colloque intitulé Perspectives sociales et
théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques,
que le Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté
(CRIEC) a tenu à l’UQAM les 25 et 26 avril 2018. Ce colloque inter­
national a réuni des chercheur·e·s, des défenseur·e·s des droits de la
4 DEVOIR DE MÉMOIRE

personne et des membres d’organisations de femmes et d’Autochtones.


Il se donnait comme objectif de faire un état des débats concernant les
politiques de vérité sur des crimes et violations des droits de la personne
commis dans des contextes de violence endémique et systémique, tels
des dictatures du Cône Sud, les guerres civiles en Amérique latine ou les
pensionnats autochtones en Amérique du Nord. Les participant·e·s
avaient été invité·e·s à y faire part de leurs analyses sur les enjeux liés
aux politiques de mémoire des exactions, les impératifs de non-répéti-
tion, et les mesures visant le rétablissement de la dignité des victimes.
Cet évènement ainsi que le présent ouvrage ont visé à examiner, à travers
les Amériques, l’intersectionnalité des discriminations et des violences
de même que la détermination des options de rechange, sur le plan social,
qui permettraient de dépasser ces maux et de commencer à faire face aux
effets qu’ils causent. Dans cette démarche, il semblait essentiel, par
ailleurs, de valoriser la contribution des survivant·e·s et des défenseur·e·s
des droits de la personne à l’avancement des connaissances sur la vérité,
la justice et, possiblement, la réconciliation (Celis, 2012 ; Jelin, 2006 ;
Doran, 2010 ; Villalon, 2015 ; Allier et Crenzel, 2015).
C’est donc parce que le présent ouvrage est tourné vers l’avenir
qu’il ne peut faire l’économie de discussions portant sur des enjeux clas-
siques des politiques de mémoire, principalement la tension entre justice
et réconciliation. Les politiques de mémoire actuelles sont souvent tribu-
taires de mouvements de citoyennes et citoyens parlant à partir de la
marge, qui ont eu une importante influence sur l’évolution de leur
société. Mais l’histoire des commissions de vérité pose également
certaines contraintes pour celles et ceux qui voudraient promouvoir
le modèle et l’étendre à des enjeux nouveaux. Dans les Amériques,
les premières commissions ont été mises sur pied pour documenter les
crimes des régimes dictatoriaux ou des guérillas contre des opposant·e·s
politiques (Daviaud, 2012 ; Payne, 2008). Ces crimes étaient marqués
par une polarisation entre des idéologies anticommunistes, souvent cris-
tallisées dans des gouvernements militaires, et des idéologies anticapita-
listes, dont se revendiquaient des mouvements insurrectionnels armés,
au Pérou ou en Colombie par exemple. Les commissions étaient généra-
lement mises sur pied dans des périodes post-dictatures, et marquées par
des processus de démobilisation des groupes armés. Elles traitaient donc
de périodes qui pouvaient être présentées comme « passées ».
INTRODUCTION 5

Ce modèle, comme il en sera question plus loin dans cet ouvrage,


a nécessité des révisions et soulevé des questions nouvelles lorsqu’il fut
envisagé de l’appliquer pour mettre au jour des violences qui ne sont pas
jugées révolues, mais qui, au contraire, persistent au sein des États
mêmes qui s’engagent à mettre des commissions sur pied. Tel est le cas,
par exemple, des commissions de vérité qui se penchent sur les violences
commises contre les peuples autochtones (Comisión para el Esclareci-
miento Histórico [Guatemala], 2004 ; Truth and Reconciliation Commis-
sion of Canada, 2015), où le concept d’ethnocide peut même être invoqué
(Thorp, Caumartin, et Gray-Molina, 2006 ; Riaño Alcala, 2010 ; Fregoso
et Bejarano, 2010 ; Toledo Vásquez et al., 2009 ; Segato, 2006).
Le modèle des commissions de vérité est également révisé lorsqu’il
est mobilisé pour faire la lumière sur les violences sexuelles et les crimes
contre les femmes. Il est alors question d’examiner attentivement le
sexisme et le patriarcat qui ont contribué depuis des siècles à structurer
la violence et la souffrance dans les pays des Amériques que nous consi-
dérons dans le présent ouvrage. Analysés dans le cadre de cette histoire
longue, les crimes contre les femmes et la violence sexuelle deviennent
progressivement un enjeu légitime dans la quête pour la vérité et pour la
reconnaissance de la dignité des victimes (Garcia Gomez, 2014 ; Wood,
2008 ; Leiby, 2009 ; Rosser, 2015 ; Sanford, 2008 ; Allier et Crenzel,
2015). Tel fut le cas pour l’Enquête nationale sur les femmes et les filles
autochtones disparues et assassinées mise sur pied au Canada en 2015. Il
semble qu’il soit possible d’établir un rapport entre la visibilisation de
ces crimes et le foisonnement théorique et juridique à travers le conti-
nent autour des notions de féminicide.
Le mouvement général de diversification des enjeux fait en sorte
que des commissions de vérité portent non seulement sur des contextes
spécifiques de guerre civile, mais aussi sur des dynamiques inscrites
dans une temporalité plus longue, ce qui permet de plonger plus en
profondeur dans l’histoire des sociétés concernées. À cet égard, il semble
impératif, en particulier, de tenir compte de l’histoire coloniale des
Amériques (Adams, 1995 ; Smith, 2005 ; Hébert, 2006).
Outre la diversification des enjeux sur lesquels elles se penchent
aujourd’hui, les commissions de vérité font face à de nouveaux défis
engendrés par la continuité entre le contexte sociopolitique dans lequel
elles voient le jour et celui qui a produit les situations de violence qu’elles
examinent. Généralement, les commissions de vérité et les politiques de
justice, de réparation et de réconciliation qu’elles prônent sont vues
6 DEVOIR DE MÉMOIRE

comme nécessaires pour permettre la transition démocratique après


la dictature, le conflit armé ou d’autres périodes de violence. Or, les
commissions de vérité sont de moins en moins instituées par des régimes
politiques de transition. Souvent, il n’y a pas de rupture entre le régime
qui a participé aux crimes et celui qui, aujourd’hui, met en place des
politiques de vérité ; les faits en cause étant de plus en plus imputés à des
régimes démocratiques (p. ex. en Colombie, au Mexique, au Canada).
Par ailleurs, les crimes dont elles traitent font de moins en moins partie
d’un passé révolu. Au moment où les commissions de vérité sont mises
en place, ou lorsque leurs recommandations doivent s’appliquer, les
groupes qui se font reconnaître le droit à la vérité, à la justice et à la
réparation continuent à être des cibles de violence (Riaño Alcalá et
Uribe, 2016 ; Celis, 2016a ; Celis, 2016b). Les auteurs du présent volume
s’interrogent sur les implications de ces contextes changeants pour les
politiques de vérité cherchant un chemin vers la justice sociale.
En comparant plusieurs pays dans les Amériques, le présent
ouvrage vise une représentation large. Pour commencer, il a voulu rester
attentif au contexte spécifique dans lequel il a pris naissance, soit celui
du Québec et du Canada. La première partie s’intéresse donc aux
chemins de la vérité et de la réconciliation au Canada par une analyse
des tensions et des espoirs que ces questions suscitent. Elle compte cinq
chapitres. L’auteure du premier chapitre, la militante mohawk Ellen
Gabriel, et celui du deuxième, Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des
Premières Nations du Québec et du Labrador, viennent nous rappeler
qu’il reste beaucoup à faire avant de parler de « réconciliation ». Ellen
Gabriel insiste sur l’importance des réparations. Lorsque la vérité est
dite, des actions doivent s’ensuivre. Elles impliquent, certes, des excuses,
mais surtout un rééquilibrage profond et durable des rapports de pouvoir.
Affirmant que ce processus demande une bonne dose de créativité, l’au-
teure offre plusieurs pistes à cet égard. Ghislain Picard, pour sa part, met
en évidence les multiples dimensions indissociables qui interviennent
dans la recherche de la réconciliation. Ces dimensions impliquent tant
un travail des peuples autochtones sur eux-mêmes que la nécessité d’un
engagement des divers paliers gouvernementaux allochtones dans le
processus. Il enjoint lui aussi à l’action, considérant que les vérités mises
en lumière par les témoignages des autochtones canadiens depuis des
décennies appellent en effet maintenant des actions.
INTRODUCTION 7

Le texte de Martin Hébert (chapitre trois) est consacré aux préten-


tions du gouvernement canadien à faire des avancées substantielles vers
la reconnaissance et la réparation des torts historiques envers les peuples
autochtones. On y constate qu’un ressort discursif important de ces auto-
félicitations est de sous-estimer le chemin qu’il reste à parcourir pour y
arriver, de présenter les enjeux comme toujours déjà en voie d’être
réglés. Cette « fiction d’une égalité réalisée », selon Nicolas Renaud
(chapitre 4), est un ressort important de la disqualification des voix
subalternes qui remettent en question les bonnes intentions que le colo-
nialisme progressif se prête à lui-même. Ce chapitre propose un retour
sur les mouvements de dénonciation suscités par les œuvres of the North
(2015), SLĀV (2018) et Kanata (2018). L’auteur y décrit les jeux de
miroirs par lesquels un néocolonialisme qui s’ignore en vient à se poser
en victime lorsqu’il est confronté à la souffrance qu’il provoque.
Le chapitre cinq, de Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne, vient
clore cette première section. Il met en évidence le rôle fondamental joué
par les témoignages des Survivant·e·s des pensionnats autochtones dans
l’implosion de l’image de bienveillance que l’État canadien cultive de
lui-même. Il retrace le travail épistémologique important qui est fait
pour percer les représentations dominantes dans un pays qui aime se voir
comme exemplaire. Ce travail qui nous demande de revisiter tout un
récit historique, de comprendre que la violence des pensionnats a été
nourrie par un système d’oppression et que, en retour, ses effets conti-
nuent de le nourrir à ce jour.
Dans l’ensemble, les cinq textes de cette première section de ce
volume rappellent, et documentent de manière complémentaire, la
nécessité de s’assurer que la « réconciliation » visée en soit une pour
toutes et tous, et non pas un énoncé unilatéral et triomphaliste visant à
clore ou à s’approprier de manière péremptoire des processus de remé-
moration et d’élucidation de violences qui structurent nos sociétés
parfois depuis des siècles.
La deuxième partie de l’ouvrage se tourne vers l’Amérique latine.
Ses chapitres abordent trois questions centrales de la lutte pour la
mémoire. Les chapitres six et sept s’intéressent directement à la violence
genrée en la situant comme un enjeu central des politiques de mémoire.
L’hégémonie patriarcale peut faire en sorte que les violences structurées
par le genre soient reléguées à la marge des processus de clarification
historique, généralement plus préoccupés par des clivages idéologiques.
Le texte de Ludivine Tomasso (chapitre six) nous montre que les
8 DEVOIR DE MÉMOIRE

violences de genre sont au cœur du trauma collectif et que, pour cette


raison, leur prise en compte devrait être au cœur de la définition d’un
chemin vers la justice sociale. Le problème de l’impunité est abordé,
avec une insistance sur le fait que la mobilisation sociale, notamment le
militantisme féministe au Guatemala et au Pérou, est une force essen-
tielle à la transformation des cultures juridiques et des mentalités. Le
texte de Laura Serrano (chapitre sept) accorde aussi une place centrale
aux mobilisations de la société civile. L’auteure analyse la résistance
féministe en Colombie en se penchant sur le cas de l’Organisation fémi-
nine populaire contre la violence d’État et paramilitaire.
Les chapitres huit et neuf portent un regard plus explicitement
dirigé vers la question de la mémoire et s’intéressent aux enjeux épisté-
mologiques de la « politique de la mémoire ». Les textes de Leila Celis
(chapitre huit) et David Longtin (chapitre neuf) développent des
réflexions à la fois ancrées dans le terrain et soulevant des questions
fonda­ mentales : comment, et sur quelles bases épistémologiques, la
mémoire des subalternes fait-elle autorité dans des processus voulant
établir la vérité historique sur les violences qui les ont affecté·e·s et les
affectent toujours ? Il a déjà été noté que le silence, l’indifférence bureau-
cratique, la disqualification et la répression active sont des tactiques qui
interviennent dans les luttes de sens qui portent sur la vérité et l’étendue
de la violence qui mine une société. Les chapitres de cette section
illustrent la force et la détermination dont font preuve les personnes et
les groupes victimisés engagés dans l’affirmation de leur mémoire et de
leur expérience de violence. Ces contributions mettent également en
évidence l’ampleur de la dette qu’ont les universitaires envers les théo-
risations qui sont articulées dans le cadre de ces luttes.
Finalement, les chapitres dix et onze, écrits par Marc-André
Anzueto et Bernard Duhaime, respectivement, reviennent sur l’épineuse
question de l’impunité en explorant les avenues juridiques prises pour la
contrer. Les auteurs examinent les mécanismes qui obligent les respon-
sables de violences à répondre de leurs actes. Ils s’intéressent aussi aux
faits sociaux en amont et en aval de cette judiciarisation. Se penchant sur
le cas du Guatemala, Anzueto (chapitre dix) décrit les tensions impor-
tantes qui existent entre les mouvements qui mobilisent la mémoire pour
rappeler à quel point l’impunité est inacceptable et les forces structu-
relles en place qui, dans le cas considéré, tendent à reproduire l’occulta-
tion des violences passées et présentes. Bernard Duhaime (chapitre
onze) considère cette dynamique à l’échelle des Amériques en offrant
INTRODUCTION 9

une analyse des cadres légaux actuels. Il met en évidence le fait que
plusieurs leviers juridiques existent pour pallier l’impunité et répondre
aux demandes de justice des victimes. Mais, ici également, la force
d’inertie du cycle de l’impunité se fait sentir. Les deux textes portent une
attention au rôle considérable que jouent les mécanismes juridiques dans
la détermination institutionnelle de la vérité des violences, dans l’attri-
bution des responsabilités et dans les sanctions et réparations imposées.
À chaque étape de ces processus, l’avenir même des sociétés considé-
rées est en jeu, notamment à travers la capacité, ou non, de prendre en
compte la mémoire et les expériences des victimes.
Plus largement, ce livre vise à soulever une réflexion sur la persis-
tance des effets de l’histoire coloniale, qui est constitutive de la moder-
nité, y compris de la modernité libérale dont se revendiquent les États
des Amériques. Même si les politiques et les discours ont beaucoup
évolué depuis les indépendances, les structures politiques actuelles se
situent tout de même dans la continuité de celles qui ont été établies par
l’ordre colonial.
Les générations contemporaines n’ont pas mis en place ces struc-
tures coloniales ni les politiques qui en découlent. Mais elles en sont
les bénéficiaires. Nous en sommes les bénéficiaires. Nous avons donc la
double responsabilité de mettre fin aux dispositifs politiques, idéolo-
giques et institutionnels qui reproduisent les rapports de domination, en
faisant les ruptures qui s’imposent, ainsi que de penser et de mettre en
œuvre des politiques porteuses d’une plus grande justice sociale.
Cela doit être fait dans la reconnaissance des peuples et nations
autochtones comme acteurs politiques, comme volontés politiques,et
non pas seulement comme récipiendaires de politiques réparatrices. Un
tel objectif nécessitera sans doute des remises en question difficiles, et
des ruptures inéluctables.
Mais contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un jeu à
somme nulle. Quand des injustices historiques se perpétuent, elles ne
laissent personne intact. Même les bénéficiaires d’un rapport de force
inégal finissent par payer le prix des inégalités qu’ils contribuent à
perpétuer. Nous avons tous à gagner du redressement des injustices
historiques.
10 DEVOIR DE MÉMOIRE

Les gestes symboliques ne suffisent plus. Les peuples et nations


autochtones exigent des solutions politiques concrètes qui changent tant
les rapports de pouvoir et de domination que les conditions de vie qui ont
découlé de siècles d’exclusion et de domination.
L’ordre politique qui relève du libéralisme, lequel se veut émanci-
pateur et égalitaire, a échoué jusqu’à maintenant dans son projet de
garantir l’émancipation de tous et toutes, et l’égalité. Car dès qu’il s’agit
de l’exploitation des ressources naturelles, les mécanismes du marché
dit « libre » reproduisent les processus d’exclusion, d’exploitation, et de
déshumanisation de ceux et celles qui occupent les terres où se trouvent
ces ressources. Nous ne pouvons prétendre que nous avons tourné la
page d’un passé colonial alors que nos politiques économiques, concer-
nant les ressources naturelles et leur exploitation, reproduisent les méca-
nismes de l’exclusion et de la domination.
Même si le présent ouvrage et le colloque dont il est issu n’ont pas
abordé les processus historiques de dépossession s’étant déroulés ailleurs
dans le monde, au Proche-Orient, en Afrique, en Asie et en Océanie, il
est clair que notre compréhension des processus de dépossession des
peuples autochtones et des luttes pour la reconnaissance ne peut être
complète que si des liens sont établis avec des processus et des luttes
similaires.
Enfin, nous pouvons nous interroger sur le rôle de la recherche
universitaire dans les contextes hautement politiques décrits dans le
présent ouvrage. Elle ne devrait certainement pas prétendre se substituer
à la parole ou à la volonté des premiers concernés. Mais elle a peut-être
une contribution à apporter, soit un travail d’écoute, de compréhension
et de transmission de la parole des personnes des groupes touchés par les
violences multiples qui marquent les sociétés dont il a été question ici. Il
s’agit là d’une avenue pour examiner de façon critique comment les
structures politiques, idéologiques et institutionnelles, desquelles nous
sommes parties prenantes et dont nous bénéficions, reproduisent les
rapports de domination et les exclusions dans les Amériques, particuliè-
rement en ce qui concerne les peuples autochtones. Les chapitres du
présent ouvrage sont, particulièrement, une invitation à réfléchir sur la
façon spécifique dont les institutions de savoir reproduisent les rapports
de pouvoir hérités de l’époque coloniale. Si le principe du rapport entre
savoir et pouvoir est devenu largement accepté, les modalités par
INTRODUCTION 11

lesquelles ce rapport s’exprime et se perpétue doivent toujours être


débusquées, explicitées, mises au grand jour, et leurs conséquences
doivent être mieux comprises.
Il faut donc aborder ce livre comme se situant à l’intersection de la
recherche universitaire et de la prise de parole politique. C’est cette jonc-
tion qui peut être fertile, car, d’une part, elle nourrit la réflexion univer-
sitaire et fait pénétrer les préoccupations qui nous réunissent aujourd’hui
au cœur du système du savoir et du pouvoir. D’autre part – et surtout –,
elle vise à reconnaître l’importance de la prise de parole des premiers
concernés, et à décentrer nos perspectives pour en tenir compte. Espé-
rons que les analyses, réflexions et propositions dont nous faisons état ici
contribuent à réaliser les espoirs qu’elles ont suscités.

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PARTIE I
LES CHEMINS
DE LA VÉRITÉ ET DE
LA RÉCONCILIATION
AU CANADA.
ESPOIRS ET TENSIONS
Chapitre 1

LA RESTITUTION
Un prérequis de la réconciliation1

Ellen Gabriel

J’
aimerais commencer en vous disant que dans ma langue mon nom
est Katsi’tsakwas et que je descends du peuple Kanien’kehá:ka. Je
viens de Kanehsatàke, du clan de la tortue. Avant de commencer,
je veux reconnaître et accueillir toutes les forces de vie naturelles, de même
que Mère Nature. Je vous remercie également de prendre le temps de lire
ce texte.
Ma perspective est celle d’une militante ; je n’ai pas un parcours de
juriste. Comme vous l’avez peut-être deviné, je suis une trouble-fête
professionnelle, mais je préfèrerais vivre de mon art, la peinture. C’est
ce que j’aurais voulu faire de ma vie.
Une des choses que les gens ne comprennent pas à propos de la
réconciliation, à mon avis, est qu’il s’agit d’abord d’un enjeu de restitu-
tion, et rien de cet ordre n’est en train de se produire. Bien au contraire,
les gouvernements coloniaux s’en prennent aux autochtones partout et
toujours.
Je suis passée récemment au forum permanent de l’ONU sur
les questions autochtones. J’y étais seulement pour une rencontre de
quelques jours, mais ce fut intéressant. La Rapporteuse spéciale sur les
droits des peuples autochtones, Victoria Tauli Corpuz, est Philippine, et
le gouvernement philippin l’accuse de terrorisme. Il le fait même si la
Commission des droits de la personne des Philippines a déclaré publi-
quement qu’il n’y avait pas de preuve pouvant donner à penser qu’elle

1. Ce texte est produit sur la base de la conférence d’honneur qui a ouvert le colloque international
Perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques,
tenu à Montréal en avril 2018.
17
18 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

soit associée à quelque organisation terroriste que ce soit et que les


membres de la commission la soutenaient de tout cœur. Vicky a prononcé
un discours très éloquent à la fin de la rencontre pour dire que c’est aux
Philippines que revient le fardeau de la preuve si elles veulent l’accuser
de faire partie d’une organisation terroriste. Elle a répété maintes et
maintes fois qu’elle ne fait partie d’aucune organisation de ce genre. Je
savais cela avant d’aller à la réunion du forum permanent. Les droits des
peuples autochtones sont de plus en plus reconnus et, dans certains cas,
inscrits dans les lois. Les Philippines comptent parmi les États qui ont
pratiqué la colonisation et qui la pratiquent encore, d’ailleurs. Leurs
efforts pour discréditer le rapport de la rapporteuse spéciale sur les droits
des peuples autochtones ne sont pas un signe de beaucoup de respect.
Mais les personnes autochtones présentes à ce forum lui ont fait une
ovation. Les gens se sont mis debout, parce que l’on savait que l’attaque
envers la rapporteuse spéciale était aussi une attaque envers nous tous et
toutes. Parce que l’attaque était une attaque à la légitimité et à la crédibi-
lité des personnes autochtones participant à des forums internationaux.
Il est déjà assez difficile de subir cela dans les pays dans lesquels on vit ;
de le voir à ce forum international est encore pire. J’espère que ce
problème sera rectifié.
La réconciliation ne requiert pas seulement l’honnêteté de dire la
vérité et de faire la restitution. Elle exige aussi la créativité de l’esprit ;
la créativité, pour voir un futur qui procure justice et égalité sans discri-
mination, pour tout le monde. À cet égard, l’État canadien, cet État
colonial qui a célébré son 150e anniversaire l’année dernière, fait preuve
de très peu d’imagination. Si vous regardez le site web du gouverne-
ment fédéral, vous pouvez voir qu’on y énumère 10 points à aborder
aux tables de discussion avec les peuples autochtones. Il faut que vous
portiez attention à la sémantique. Je pense que l’une des merveilleuses
qualités de notre langue est sa clarté. Ce que vous voulez dire, vous le
dites, il n’y a pas d’ambiguïté. Elle est très directe. J’en connais peu à
propos des langues en général, mais en Kanien’kéha, 80 % des mots
sont des verbes. Cela vous indique à quel point notre langue est très
orientée vers ­l’action. Si vous êtes en train de faire quelque chose, vous
le dites, n’est-ce pas ? Eh bien, le Canada a cette gentille et jolie façon
de dire qu’il va aider à reconstruire les institutions qui ont été frappées
par la colonisation. Mais ce qu’il dit vraiment, c’est : « Nous allons
maintenir le statu quo. Nous allons également mettre des communautés
ensemble. De plus, nous vous donnerons un montant forfaitaire dont
vous allez dépendre pour le reste de votre existence en tant que peuples.
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 19

Bien sûr, nous allons reconnaître vos droits. » Mais surtout, le gouver-
nement va respecter les droits de tierces parties, qui sont déjà en train de
bâtir sur nos territoires traditionnels.
La colonisation consiste à rendre le/la colonisé·e dingue. Les
enfants autochtones ont souffert dans les pensionnats, mais c’est notre
essence même, notre être, qui était attaquée. Ce ne fut pas seulement par
les pensionnats, mais aussi en créant ces systèmes de réserves dans
lesquels on nous entasse et nous entasse sur des morceaux de terre
toujours plus petits.
Je voudrais vous lire quelque chose écrit par Paulo Freire, un auteur
brésilien que vous connaissez probablement, parce que je voudrais vous
décrire une situation qui se passe au sein des communautés autochtones.
Quand je lis cela, chaque fois je pense à ma communauté et je pense aux
600 communautés partout au Canada qui subissent actuellement la
colonisation :
La conquête culturelle mène à l’inauthenticité culturelle de ceux qui sont
envahis ; ils commencent à répondre aux valeurs, aux standards et aux
buts des envahisseurs. Dans leur passion absolue de dominer, de façonner
les autres à leur image et à leur mode de vie, les envahisseurs désirent
savoir comment ceux qu’ils ont envahis appréhendent la réalité, mais
seulement afin de mieux pouvoir les dominer de manière plus efficace.

Je voudrais ajouter une autre citation du même auteur, simplement


parce qu’elle est tellement révélatrice de ce qui se passe dans nos
communautés depuis les 151 dernières années, ou peut-être plus :
Pour que l’invasion culturelle réussisse, il est essentiel que ceux qui sont
envahis deviennent persuadés de leur infériorité intrinsèque. Comme
chaque chose a son opposé, si ceux qui sont envahis se considèrent
comme inférieurs, alors ils doivent nécessairement reconnaître la supério-
rité de leurs envahisseurs. Les valeurs de ces derniers deviennent alors la
routine des premiers. Plus l’invasion est accentuée et ceux envahis aliénés
de l’esprit de leur propre culture et d’eux-mêmes et plus ceux-ci voudront
être comme les envahisseurs : marcher comme eux, s’habiller comme
eux, parler comme eux (Freire, 2001).

C’est bien cela la colonisation. C’est ce qui est arrivé à notre


peuple, c’est ce qui arrive toujours à notre peuple.
Je tiens à donner un avertissement ici, avant de continuer. Je n’ai
rien contre le christianisme. Je n’ai rien contre les gens qui souhaitent
pratiquer leur spiritualité d’une manière qui apporte le confort et la paix.
20 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Cela dit, l’Église est extrêmement coupable pour les conditions et réalités
auxquelles les peuples autochtones font face aujourd’hui. Plus encore,
ce n’est pas seulement l’Église, mais l’université, les services sociaux,
les éducateurs et les fonctionnaires. Imaginez avoir à expliquer qui vous
êtes, quels sont vos droits, et cela tous les quatre ans, à un nouveau
groupe d’élus fédéraux et provinciaux qui n’ont aucun intérêt à
comprendre ce que vous leur dites. Et c’est eux qui vous représentent !
Néanmoins, c’est bien cela que nous, les personnes autochtones, devons
faire constamment. Nous devons constamment vous rappeler que nous
avons des droits inhérents.
Je voudrais vous rappeler aussi que l’article 35 de la Loi constitu-
tionnelle canadienne [qui reconnaît et confirme les droits des peuples
autochtones] est une boîte vide, contrairement à ce que peut en dire la
ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett. Si cette
boîte était pleine, nous n’aurions pas à aller devant les tribunaux. Si
c’était une boîte pleine, j’aurais été capable de m’adresser à vous dans
ma langue. Nous pourrions nous exprimer dans nos langues au parle-
ment sans problème. L’identité et l’autodétermination des peuples
autochtones seraient respectées. Nous aurions le contrôle sur le dévelop-
pement qui se fait sur nos terres ancestrales. Nous avons été au premier
plan des luttes aux changements climatiques, nous avons été au premier
plan des luttes pour la justice, et nous sommes pourtant les derniers
à être servis, nous sommes plutôt agressés. Colten Boushie et Tina
Fontaine en sont la preuve. Ces deux jeunes Autochtones ont été assas-
sinés et leurs assassins ont été innocentés par la justice canadienne, par
la justice coloniale. Tina Fontaine avait 15 ans, et elle était membre de la
Première Nation Sagkeeng au Manitoba, et Colten Boushie était une
jeune Cri de 22 ans. Leurs cas ne sont pas uniques. Il y a plusieurs autres
Colten Boushie et Tina Fontaine.
Pourquoi est-ce comme cela ? Il y a 500 ans, les Européens
pensaient qu’ils débarquaient en Inde et nous appelaient les Indiens. En
2018, le gouvernement colonial continue de nous appeler les « Indiens ».
Nous sommes toujours des Indiens pour lui ; c’est le terme légal pour
nous désigner. Le terme politiquement correct est « autochtone », mais la
loi s’appelle toujours la Loi sur les Indiens. Les Affaires autochtones ont
changé de nom, mais la loi est toujours la Loi sur les Indiens, nous avons
un statut selon la Loi sur les Indiens, en tant qu’Indiens. Nous pouvons
être politiquement corrects autant que nous voulons, mais voici la vérité :
les intérêts et les buts économiques priment sur tout. Il s’agit d’énergie,
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 21

et c’est tout ce dont il s’agit. L’énergie de sources fossiles est nouvelle,


et le problème est que la société occidentale est tellement idiote qu’elle
ne comprend pas que l’énergie renouvelable peut produire plus d’em-
plois. La science est là, nous n’inventons pas ça, nous ne sortons pas ça
de nulle part. La science est là. Il y a une raison pour laquelle elles sont
appelées « fossiles », non ?
Dans nos langues, nous, peuples autochtones, parlons de cette rela-
tion avec la Terre et avec toutes ces choses qui nous donnent vie. Au
début de chaque réunion que nous tenons dans la maison longue, nous
exprimons notre reconnaissance envers la Terre Mère, envers les eaux,
les peuples, les poissons, les oiseaux, tous les animaux, tout, jusqu’au
paradis, parce que selon notre récit de création nous venons du paradis.
Nous faisons cela même si des gens comme Stephen Harper diraient
sûrement : « Ah ! vous voyez, vous parlez du paradis, donc vous n’êtes
pas autochtones. »
Ce que nous disons, aussi, c’est que la colonisation n’attaque pas
seulement notre identité. La Loi sur les Indiens a été créée pour attaquer
les rôles et l’autorité des femmes. Nous, à la maison longue de Kanehsa-
tàke, nous devrions être le meilleur exemple de réconciliation, n’est-ce
pas ? Nos droits fondamentaux ont été violés par le Canada et le Québec
il y a 28 ans. Nous nous battons encore aujourd’hui pour les mêmes
raisons qui ont causé cette crise. Nous nous battons parce que le gouver-
nement du Canada refuse de reconnaître et de respecter le peuple Haude-
nosaunee. Nous sommes toujours criminalisés.
En examinant les lois archaïques du Canada et en essayant de les
faire cadrer avec les déclarations de l’ONU, la ministre Jody Wilson-
Raybould échoue à prendre en compte les gouvernements traditionnels,
qui doivent aussi être inclus dans cette démarche. Nous ne sommes pas
des dinosaures, nous n’essayons pas de vivre comme nos ancêtres dans
des maisons longues, ou de porter des peaux de cerfs. La Grande loi a été
conçue pour être adaptée à l’époque dans laquelle les gens vivent. Elle
n’est pas statique, elle n’est pas une relique des temps passés, comme
peut l’être le Parlement du Canada. La Grande loi est un mode de vie et
une façon de penser. C’est une manière de poser un regard sur ce qui a
eu lieu dans le passé, sur ce qui se passe aujourd’hui, et sur ce que sera
le futur de nos enfants, pour ceux qui ont des enfants. Nos arrières-petits-
enfants devront nettoyer les dégâts dont nous ne nous occupons pas
aujourd’hui.
22 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Nous parlons de réconciliation. Mais rien de tel ne se passe au


Canada. Le problème n’est pas seulement à l’échelon fédéral. Je me dois
de rappeler à ceux de vous qui êtes Québécois qu’ « ici », c’est aussi le
Québec et toutes les provinces et territoires au Canada ! Vous êtes des
acteurs de la Couronne ! Nous entendons ces jolies et gentilles déclara-
tions prononcées par le premier ministre du Canada. Il parle de réconci-
liation, il parle des 10 points. Il y a certainement une longue liste de
choses qui semblent négociables concernant l’autodétermination des
peuples autochtones. Mais il y a aussi des enjeux que le gouvernement
du Canada qualifie comme non négociables. Ils concernent tout ce qui
est relatif à la souveraineté du Canada. On peut se demander ce qu’il
reste à négocier, alors.
Ils contrôlent nos vies, ils contrôlent nos terres, ils contrôlent la
législation qui criminalise les personnes qui défendent la terre. Ils
contrôlent tous les aspects de nos vies. La négociation n’est donc vrai-
ment qu’à propos de services d’éducation, de santé, de bien-être social.
Ils se disent que ce genre de choses ne requièrent pas de jugement, « alors
accordons en la responsabilité à ces peuples autochtones parce qu’ils
sont tellement dysfonctionnels de toute façon ; nous avons fait un si bon
travail pour créer des divisions dans leurs communautés, laissons-leur
leur plaisir maintenant, laissons-les se battre pour la toute petite part de
tarte que nous allons leur accorder. Ils peuvent bien avoir l’autorité
là-dessus. Ils feraient mieux de ne pas venir pleurer quand cela va
s’écrouler. » Parce que cela va s’écrouler. Parce que ce que la colonisa-
tion a fait, c’est détruire ces institutions mêmes, ces valeurs, tout ce qui
a fait de nous un peuple qui a survécu sur cette superbe partie de la Terre
Mère pendant des siècles.
Paulo Freire avait raison : nous voulons être comme vous. Nous
voulons des iPod, nous voulons écouter de la musique. Je suis une grande
fan des Beatles, j’ai grandi dans les années 1960. J’étais une enfant, je
n’étais pas une hippie. J’aime la musique tout autant que quiconque.
J’aime aller au cinéma. J’aime les évènements sociaux. J’aime aller à
des mariages, pas nécessairement traditionnels, mais toutes les sortes de
mariages où l’on peut danser, faire du karaoké si on veut. Mais en même
temps, mes parents m’ont montré, même s’ils n’étaient pas des gens
d’Église, à être fière de qui je suis en tant que personne mohawk. Pas une
fille mohawk, une personne mohawk.
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 23

Je pense que c’est la différence que nous voyons aujourd’hui. C’est


le défi que nous avons en tant que personnes autochtones : celui de
surmonter les obstacles laissés par la colonisation et de se réconcilier
nous. Nous n’avons pas le temps de le faire, car le gouvernement occupe
tout le monde avec des séances d’échanges (engagement) pour discuter
de ce à quoi ressemblerait un gouvernement autonome, ou de ce dont
aurait l’air une éducation autochtone. Il y a une grande différence entre
ces séances d’échanges et de véritables consultations. La Cour suprême
du Canada a dit que de telles séances ne font pas partie des processus de
consultation,car s’il s’agissait de consultations, nos demandes devraient
être réellement satisfaites. Dans les séances de contact avec les commu-
nautés, nous répondons aux questions des représentants gouvernemen-
taux, leur disons quels sont nos besoins. En fait, ils pourraient se
contenter de dire :« Gentils petits Indiens, rentrez chez vous, nous avons
déjà un plan, il a déjà été mis en marche. » J’aimerais qu’ils nous disent
cela, j’aimerais qu’ils soient honnêtes. Qu’ils nous disent qu’ils sont là
uniquement pour cocher la case indiquant qu’ils nous ont consulté véri-
tablement, même si nous ne l’avons pas vraiment été. Ils semblent dire :
« Quand nous irons à l’ONU, nous dirons que nous vous avons consultés,
parce que nous vous avons parlé. »
Quand j’ai tenté de stopper le développement qui a lieu en ce
moment même dans ma communauté, les attachés de la ministre Bennet
disaient : « Oh oui, madame la ministre veut vraiment vous voir. Je vous
appellerai la semaine prochaine et nous pourrons fixer un rendez-vous. »
La semaine passe : « Madame la ministre est très occupée cette semaine,
mais elle veut vraiment vous rencontrer. Réessayons dans deux
semaines. » Les deux semaines suivent :« Oh, madame la ministre,
hum… participe à ces tables de négociations, et, hum… pourrait être
dans le coin, mais nous ne sommes pas sûrs, nous vous rappellerons. »
Cocher la case de consultation : « Bien sûr, j’ai été en contact avec Ellen
Gabriel, nous l’avons consultée nous lui avons parlé. » Voici les jeux qui
sont joués sans que vous le sachiez.
Et pour le budget ? Je ne suis d’aucune manière une économiste.
Mais certaines Premières Nations ont estimé qu’environ 64 % de l’argent
que le gouvernement fédéral prévoit leur allouer dans son budget de
cette année [2018] ira aux dépenses d’administration des services. Pour
obtenir des services de santé ou d’autres services sociaux, il faut remplir
des papiers. Il faut engager des gens pour remplir ces papiers et surveiller
les personnes sur le bien-être social pour s’assurer qu’elles ne perçoivent
24 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

pas un salaire ailleurs. Et puis il y a les étudiants et l’éducation postse-


condaire. Pour ça aussi, ils ont besoin de quelques préposés pour remplir
la paperasse et s’assurer qu’ils vont réellement à l’école, qu’ils reçoivent
leurs chèques. Et puis il y a quoi, 600 employés et plus du ministère de
la Justice ? Leur salaire se situe sûrement dans les six chiffres. Une fois
que l’on déduit le coût de tout ça – il faut bien, car ils nous fournissent
des services et, mon Dieu, leurs responsabilités fiduciaires sont ainsi
remplies !– eh bien, le reste est divisé entre plus de 600 communautés à
travers le Canada. Ces frais d’administration représentent peut-être 44,
45, 46 % du budget, mais ce n’est pas tout. N’oublions pas les affaires
internationales, parce que la ministre qui vient nous rencontrer doit voler
en première classe, rester dans un hôtel cinq étoiles. Alors peut-être y
a-t-il une partie du budget annoncé qui est consacrée à ça aussi. S’il reste
des fonds, ils aiment bien vous contacter en janvier et dire : « Écoutez,
nous avons un surplus dont nous essayons de nous débarrasser, pouvez-
vous faire un projet en trois mois ? Faites-en un sur les langues et la
culture, vous savez ? Ça devrait être facile, n’est-ce pas ? Faire un cercle
de perlage, faire un panier en trois mois, vous voyez, un atelier. Et nous
allons pouvoir cocher une autre case. »
Voici ce qu’est la réconciliation ! Aux francophones : si vous
n’aviez plus que 10 personnes qui parlaient votre langue, ici au Québec,
en ne comptant pas le reste du monde ; si vous aviez 10 personnes dans
vos communautés, dans vos régions, qui parlaient français, n’essaieriez-
vous pas de vous battre pour cela ? Penseriez-vous maintenant qu’il
vaille la peine de conserver votre langue ? Votre loi stipule que oui.
Mais c’est correct d’imposer votre langue et vos lois sur les
Premières Nations de ce continent. C’est correct de perpétuer cela, c’est
correct de cocher la case de la réconciliation, parce qu’au bout du
compte, quand tout est dit et que la dernière paille a été tirée, que le
dernier x a été coché, ça anéantit les droits des peuples autochtones, tout
ça au nom de la réconciliation. Avouons-le, nous vivons dans 0,03 % de
la masse terrestre du Canada. Pourquoi devrions-nous avoir plus ? Nous
ne le valons pas, n’est-ce pas ? Vous nous donnez tellement d’argent,
n’est-ce pas ?
Le gouvernement semble se dire : « Nous recevons des redevances
sur les minéraux et les ressources qui ont été pris sur le territoire. Peut-
être pourrions-nous rassembler quelques dollars pour que vous redon-
niez une nouvelle vie à votre langue. Écoutez, nous allons vous donner
plus d’argent pour de la technologie, afin d’enregistrer ceux qui parlent
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 25

couramment votre langue pour que, dans 50 ans, quand votre peuple se
réveillera et réalisera que la langue aurait dû être priorisée, il y ait un
enregistrement disponible. Et vous pourrez apprendre comme ça. »
Accepteriez-vous cela pour la langue française ? L’accepteriez-vous ?
Bien sûr que non. Alors pourquoi devrions-nous le faire ? Mais c’est ce
qui arrive. Le Québec a récemment décidé qu’il voulait nous donner une
agente de liaison culturelle. Il allait lui payer un salaire qu’il ne nous a
pas précisé. Mais en même temps, peu importe combien la personne
touche, le logo du gouvernement du Québec doit apparaître dans tout ce
qu’elle fait. Et la langue de communication première dans cette liaison
sera, pouvez-vous deviner ? Les rapports doivent être faits en français.
L’ancienne ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, a admis
que toutes les langues autochtones, que ce soit l’innu, l’inuktitut, l’al-
gonquin ou l’anishnaabe, toutes sont en danger. Parce que seulement
trois langues, les trois dernières que j’ai nommées, survivront jusqu’à la
fin du siècle si nous ne faisons rien. L’état dans lequel elles seront à ce
moment est inconnu. Nos enfants aiment jouer à Minecraft. Ils aiment
ce genre de choses de la culture populaire qui ne sont pas dans notre
langue. Nous sommes des consommateurs, nous aussi. Nous ne passons
pas notre temps assis dans des teepee ou des maisons longues en nous
apitoyant sur notre sort. Nous sommes des personnes, des humains, des
consommateurs tout comme vous. Mais en même temps, nous nous
battons aussi pour notre droit à l’autodétermination. Nous nous battons
encore contre cette énorme bureaucratie qui reconnaît les droits des
tierces parties et des entreprises plus que les droits des personnes autoch-
tones, nos droits fondamentaux.
Après 28 ans, on aurait pu penser que certains gains auraient été
faits. Que je pourrais être une femme d’une cinquantaine d’années, qui
pratique son art à la maison. Mais la réalité est qu’au Canada, au Québec
et dans les autres provinces, nous sommes très loin de comprendre réel-
lement et de reconnaître la vérité qui a été dite dans toutes ces commis-
sions par toutes ces personnes survivantes des pensionnats indiens.
Notre terre nous est volée sur une base quotidienne, pour l’intérêt
national du Canada et pour ses provinces et territoires.
Le gouvernement du Canada n’a pas encore fait preuve, de quelque
manière que ce soit, d’une reconnaissance des torts qu’il a commis en
1990 envers les deux communautés mohawk. Il y avait plus de troupes
sur notre territoire que le Canada n’en a envoyé au Koweït à cette époque.
Ceux d’entre vous qui sont assez vieux se rappelleront la guerre du
26 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Koweït. C’était au sujet du pétrole, n’est-ce pas ? Tout est question de


pétrole, nous revenons encore sur le même enjeu : le pétrole. Si nous
devions cartographier tout ce qui est en jeu, même dans les 50 dernières
années, nous verrions que c’est tout pour le pétrole. Par-dessus tout ça,
ajoutons les OGM, Monsanto, qui s’approprie quelque chose qui vient
des Amériques : le maïs. Nous sommes le peuple du maïs. Cela fait partie
des cadeaux que nous avons légués au monde. Il ne vient pas seulement
d’ici, mais des Amériques. La culture québécoise – cela fâche beaucoup
de monde pour de drôles de raisons – la culture québécoise tire son
essence des peuples autochtones. D’où pensez-vous que sort le Festival
du blé d’Inde ? Il ne vient pas d’Europe. Les fraises, le sirop d’érable, les
haricots, les courges. Dans d’autres parties du monde, au Brésil ou
ailleurs en Amérique du Sud, c’était le caoutchouc. Comment aurions-
nous eu la voiture Edsel sans caoutchouc ?
L’été dernier, j’ai agi comme mentor auprès de quelques jeunes
femmes qui n’étaient même pas nées en 1990. Elles m’ont demandé :
« pourquoi sommes-nous encore en train de faire ça ? » Et tout le monde
dit que c’est à la jeunesse de prendre les choses en main, que c’est à la
jeunesse ! Les jeunes nous disent« oui, nous prendrons la relève, mais
montrez-nous comment ! » Ils ont besoin de mentors. Ils ont besoin de
quelqu’un pour leur montrer la voie. Parce que l’énorme machine qu’est
le Canada, et les entreprises comme TransCanada, Enbridge, toutes ces
entreprises, elles ont de l’argent. Elles peuvent agir impitoyablement
pour faire en sorte que les communautés acceptent des projets basés sur
des formes d’énergie non durable. Et pourquoi ?
Je m’inquiète pour les jeunes d’aujourd’hui. Je m’inquiète pour
eux. Quand j’étais enfant, je me rappelle aller chez ma grand-mère pater-
nelle. Elle avait une pompe – je ne sais pas si vous vous rappelez des
pompes extérieures. Elle allait chercher son eau dans un puits, et l’eau
était propre ! Il n’y avait pas de pesticides. Je me rappelle de cela. Je me
rappelle quand les gens débattaient sur l’éventualité d’avoir l’électricité
dans les maisons, et qu’on avançait que cela signifierait alors qu’ils
seraient comme les Blancs. Et puis les gens ont dit, oui, d’accord, nous
aurons l’électricité. Et puis il y eut la télé, tout le monde voulait une télé.
Cela montre à quel point je suis vieille, mais c’est une réalité de ma
génération. Nous vous regardons, les plus jeunes, et nous voyons tout ce
que vous avez sur le bout des doigts maintenant. Tout le potentiel, c’est
hallucinant. Tirez avantage de ça. Il y a 28 ans, quand j’ai commencé, les
1 – LA RESTITUTION : UN PRÉREQUIS DE LA RÉCONCILIATION 27

cellulaires étaient gros comme des briques. Maintenant ils sont minus-
cules. Nous pouvons communiquer instantanément avec des personnes
que nous avons rencontrées dans d’autres pays.
Le pape a déclaré qu’il ne s’excuserait pas personnellement pour
les torts de l’Église envers les peuples autochtones. Mais nous ne deman-
dons pas qu’il s’excuse personnellement, nous lui demandons de s’ex-
cuser en tant que leader d’une institution qui a dévasté des peuples
autochtones partout dans le monde, qui a contribué à augmenter le
nombre de victimes du SIDA partout dans le monde à cause de son idéo-
logie de la procréation. Nous lui demandons en tant que leader de cette
institution de s’excuser auprès des personnes autochtones qui, enfants,
ont souffert aux mains d’adultes, aux mains de certains des représentants
du pape. Ce n’est pas demander grand-chose. Mais je peux vous dire que
ses avocats sont en train de calculer combien cela coûtera à l’Église
catholique. Toutes ces salles en or, peut-être devront-ils les faire fondre
et redonner l’or aux peuples des Amériques ? Ce n’est pas demander
grand-chose. Il faut trouver une façon créative de voir les choses.
Depuis tellement d’années, je demande aux Canadiens et aux
Québécois de nous aider. Nous n’avons pas d’excuses aujourd’hui pour
ne pas agir. Nous n’avons pas d’excuses pour ne pas savoir.
Nous pouvons mobiliser tous les instruments légaux des droits de
la personne, nous pouvons mobiliser notre loi autochtone coutumière
qui stipule que nous devons nous occuper des terres sur lesquelles le
chevreuil vit, sur lesquelles l’orignal vit, et que nous devons nous
occuper des eaux dans lesquelles le poisson vit. C’est notre responsabi-
lité. C’est le fondement de qui nous sommes en tant que peuple. Et en ce
sens, nous sommes différents de vous. Cela ne signifie pas que nous ne
pouvons pas vous assimiler. Cela ne signifie pas non plus que nous ne
pouvons pas encourager votre adhésion à notre idéologie et que nous ne
vous encourageons pas à devenir assimilés à nos langues, nos coutumes
et notre culture… à devenir l’un de nous. Peut-être est-ce que je vise trop
haut. Peut-être qu’en tant qu’artiste, je pense de manière trop créative.
Mais il est de la plus haute importance pour nous de faire cela, aujourd’hui
plus que jamais. Nous avons toujours eu les bras ouverts. C’est le temps
que vous, vous tous, preniez la responsabilité d’agir. Si vous êtes un
étudiant, un professeur, si vous n’êtes qu’une personne intéressée à notre
cause, vous devez faire quelque chose.
28 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

J’ai vu la mère de Colten Boushie à l’ONU la semaine passée. Elle


parlait de mettre sur pied un genre de processus dans lequel le racisme et
la discrimination ne seraient plus acceptés. C’est ce qui nourrit le colo-
nialisme : la discrimination et le racisme. Quand vous perdez une partie
de vous-même, vous êtes en deuil. Les personnes autochtones sont en
deuil. Nous avons besoin de trouver une sorte de paix, pour pouvoir
ensuite parler de la reconstruction de nos institutions. Et pendant que
nous sommes à la recherche de paix, pourquoi ne pas mettre un frein à
tout ce développement qui se fait à travers le Canada, pour que nous
puissions nous reposer un peu, reposer nos esprits un peu, penser avec
un esprit plus clair et nous sentir en sécurité dans nos maisons ? Voici ce
dont nous avons besoin. Le gouvernement n’est pas intéressé. L’êtes-
vous ? C’est ce que j’aimerais savoir.

Bibliographie

Freire, P. (2001), Pédagogie des opprimés. Suivi de Conscientisation et révolution.


Paris : La Découverte.
Chapitre 2

OÙ EN SOMMES-NOUS ?
Commission de vérité et réconciliation,
appel à l’action et résultats pour
les Premières Nations

Ghislain Picard 1

J’ ai consacré plus de la moitié de ma vie à essayer de faire la


­promotion de la réalité de nos peuples. Depuis maintenant presque
30 années, je le fais à travers mon implication politique. Cepen-
dant, je me suis aussi engagé dans ces questions par le biais de l’éducation.
À l’époque, je passais beaucoup de mon temps à essayer de combler ce que
je considérais comme manquant à nos communautés. Il s’agissait de
permettre à nos populations, affectées par la colonisation, de finalement
avoir accès à des informations qui touchaient leur quotidien. Cela repré-
sente le rôle que j’ai accepté de jouer pendant une dizaine d’années.
Pendant cette période, j’ai fait à peu près de tout, du journalisme à repré-
sentant de nos organisations politiques de l’époque. J’ai beaucoup travaillé
dans le domaine des radios communautaires dans les années 1980. Autour
de 1989, j’ai fait la transition vers la politique. En communication, on s’est
beaucoup inspirés de l’expérience très concluante du milieu des années
1970 chez les Inuit. Nous sommes allés enquêter auprès d’eux, pour savoir
ce que les communications avaient apporté de plus, et on l’a transposé chez
les Innus d’abord, puis chez les Atikamekws par la suite et, finalement,
chez l’ensemble des nations autochtones du Québec.

1. Ce texte est produit sur la base de la conférence prononcée dans le cadre du colloque international
Perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques,
tenu à Montréal en avril 2018.
29
30 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Cela a été une expérience très concluante. La grande majorité des


communautés autochtones du Québec ont toujours leur radio commu-
nautaire localement. Dans la grande majorité des cas, ces radios diffusent
des émissions en langue autochtone. Kahnawake est propriétaire d’une
station. Elle est sans doute la seule radio autochtone à pouvoir diffuser
avec un rayon qui couvre la ville de Montréal. Sans doute est-elle aussi
l’une des seules radios à diffuser de la musique country… un goût qui est
une particularité chez nos peuples. Je ne connais pas la raison pour
laquelle nous sommes aussi près de la musique country – c’est peut-être
un peu ironique sachant l’histoire de nos peuples…
J’ai eu le privilège d’être souvent aux premières loges des grandes
étapes dans nos tentatives d’engager un dialogue avec les gouverne-
ments, tant fédéral que provinciaux et territoriaux. J’ai eu l’occasion
d’observer les conférences constitutionnelles du début des années 1980.
J’étais donc présent à celle de 1983, alors que monsieur Trudeau père
était encore premier ministre. C’est lui qui présidait la conférence consti-
tutionnelle qui devait finalement permettre d’avancer sur cette grande
question de la reconnaissance des droits ancestraux et issus de traités
inscrits dans la Constitution canadienne de 1982. Était alors prévue une
série de conférences constitutionnelles, laquelle s’est finalement soldée
par un échec… mais ça c’est une autre, et longue, histoire. Je vais m’en
tenir ici à l’élément que je voulais soulever, parce qu’il est important
aujourd’hui de se rappeler ces petits moments-là qui ne semblaient peut-
être pas significatifs à l’époque, mais qui en disent beaucoup sur ce que
j’appellerais un fossé politique. Monsieur Pierre-Elliot Trudeau présidait
donc une rencontre avec ses homologues provinciaux et territoriaux,
avec la participation des grandes organisations nationales autochtones.
Lors de la deuxième journée de cette première conférence, un chef de
l’Ouest du pays – si je me souviens bien il s’agissait d’un chef cri, avec
sa coiffe – dit : « On va commencer la journée avec une prière en cri. »
Monsieur Trudeau père répliqua alors en lui demandant : « Est-ce qu’on
va faire ça tous les jours ? » Le chef cri lui répondit : « Oui, on va faire ça
tous les jours. » Monsieur Trudeau dit alors : « Bien si c’est comme ça,
tout le monde va prier son Dieu. » Le chef cri a fait sa prière en cri
comme prévu, et monsieur Trudeau a récité le Notre Père par-dessus les
paroles du Cri. Évidemment, aujourd’hui, et même à l’époque, je voyais
là non seulement une certaine arrogance, mais également une arrogance
certaine. Elle me rappelle un peu les dernières sorties de monsieur
Trudeau fils dans le contexte des débats entourant le projet d’oléoduc
Trans Mountain de Kinder Morgan. Je pense que tout le monde se
2 – OÙ EN SOMMES-NOUS? COMMISSION DE VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION… 31

rappellera que ce débat soulève beaucoup de questions à propos de l’ap-


parente contradiction entre, d’un côté, l’ouverture du gouvernement
fédéral actuel et, de l’autre, sa résistance face aux positions des Premières
Nations dans le dossier de Kinder Morgan. Les dernières paroles de
monsieur Trudeau fils sur la question sont : « L’oléoduc va être construit. »
Il y a ici très certainement une similitude entre l’arrogance du fils et
l’arrogance du père, même si entre ces deux époques il s’est passé plein
de choses.
Lorsque je considère les 94 appels à l’action formulés par la
Commission de vérité et réconciliation il y a maintenant deux ans, il me
semble légitime que nous nous posions la question suivante : « A-t-on
vraiment avancé, progressé ? » Je juge du chemin parcouru en me posant
une question, qui revient dans ma tête sans doute un matin sur deux ou
trois. Je me demande « Quelle est la piste d’atterrissage pour les peuples
autochtones au juste ? Quelle est la destination ? Quel est le contexte
idéal, ou le cadre idéal, que nous souhaitons pour les gens que nous
représentons ? »
Pour moi c’est une question qui est récurrente, elle revient souvent.
Je ne suis pas un chef des chefs, je suis la personne qui coordonne les
activités, les actions d’autres chefs, c’est ma responsabilité. Je porte le
message que me transmettent les chefs avec qui je coordonne ma
responsabilité. Lorsque je regarde la situation actuelle, que je considère
le gouvernement fédéral actuel, je me dis que, finalement, il est assez
facile de faire mieux que le précédent, celui de monsieur Harper. Nous
allons toujours accueillir un gouvernement qui est ouvert aux réalités,
aux questions qui nous préoccupent, mais nous allons toujours rester
vigilants. Je pense que c’est important parce que la vigilance est justi-
fiée par les décennies de colonisation que nos peuples ont vécues.
Souvent, il y a des gens qui se grattent la tête lorsque les peuples
autochtones expriment cette méfiance : « Ça doit être pénible de toujours
rester attentif, de toujours rester sur ses gardes. » Oui, ce l’est, mais en
même temps je pense que nous n’avons pas le choix, parce qu’on nous a
professé la bonne foi à de multiples reprises, pour nous retrouver trop
souvent, devant des échecs. Nous avons une responsabilité en tant que
dirigeants, comme élus de nos communautés, de toujours être sur nos
gardes et de toujours réagir en fonction des intérêts supérieurs de nos
communautés.
32 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

La réconciliation a plusieurs visages. Elle implique aussi notre


propre réconciliation en tant que peuples. Lundi dernier je participais à
une annonce des Artistes pour la paix. Ce groupe a choisi le docteur
Stanley Vollant comme ami de la paix cette année. Pour moi, cela vient
confirmer la nécessité d’avoir des ambassadeurs qui ont l’écoute, pour
promouvoir une meilleure sensibilité sur des questions qui sont lourdes
et complexes au sein de nos communautés, de nos nations. Nous avons
besoin de tels ambassadeurs, de personnes qui sont capables d’avoir
l’écoute de la société québécoise et canadienne. Stanley Vollant figure
parmi les personnes extrêmement inspirantes pour nos communautés et,
espérons-le, pour la grande majorité québécoise. Il a fait son Innu Mesh-
kenu et a fait une transition vers le Innu Puamun, qui est le chemin des
mille rêves. Ces parcours reflètent notre passé, mais aussi notre présent
– jonché de défis de toutes sortes, particulièrement pour notre jeunesse.
Les jeunes constituent la majorité de nos populations. Innu
­ eshkenu reflète la rigueur de la vie de nos ancêtres, les longs portages,
M
les longs voyages. Innu Puamun, veut dire « rêve de l’Indien » et veut
inspirer nos jeunes générations aujourd’hui. Il y a aussi une forme de
réconciliation dans cet engagement envers nous-mêmes. Hier, je partici-
pais à la toute première rencontre nationale de chefs de corps de police
autochtones à Wendake. Pour moi, ceci reflète un autre aspect de la
réconciliation qui est davantage politique. Nous faisons des pieds et des
mains pour dire au gouvernement qu’il ne doit pas y avoir deux poids
deux mesures lorsqu’il est question de la sécurité. C’est loin d’être le cas
pour l’instant. Cela fait des années qu’on essaie de faire valoir aux
gouvernements fédéral et provinciaux la nécessité de reconnaître que la
sécurité publique est aussi essentielle dans nos communautés qu’elle
l’est ailleurs. Mais pour cela, elle doit être appuyée financièrement
comme elle l’est ailleurs. Je pense que ces enjeux reflètent les difficultés
que nous avons à capter l’attention des gouvernements.
Je vais terminer en disant deux choses. J’ai toujours vu ma respon-
sabilité et celle des chefs pour lesquels je coordonne les actions comme
étant celle de trouver les bonnes conditions pour mobiliser les gouverne-
ments qui sont en face de nous. C’est le défi, tant avec le gouvernement
fédéral qu’avec les gouvernements provinciaux et territoriaux.C’est
même de plus en plus le cas avec les gouvernements municipaux. Nous
avons d’ailleurs fait beaucoup de progrès sur le front municipal, notam-
ment en 2017 dans les rapports avec la Ville de Montréal. En même
temps, je dois aussi insister sur le fait que le rapprochement, la
2 – OÙ EN SOMMES-NOUS? COMMISSION DE VÉRITÉ ET RÉCONCILIATION… 33

réconciliation, ne doit pas se faire sur les conditions d’une seule des
deux parties. C’est malheureusement ce que nous constatons avec les
gouvernements actuels. En effet, ils ont leur propre définition de ce que
la réconciliation implique et, malheureusement, leur définition ne semble
pas tout à fait prendre en compte celles que nos peuples donnent à ce
terme. C’est un aspect très important pour lequel nous allons continuer
de militer.
La dernière chose que je voudrais mentionner est extrêmement
importante pour moi. Je la vois comme une occasion de m’ouvrir à vous
dans la plus grande transparence possible. Je vous dirai que, selon moi,
la réconciliation sur tous les plans – gouvernemental, politique et
sociétal – est conditionnée par notre propre réconciliation en tant que
peuples. Je pense qu’il y a énormément de travail à faire sur ces ques-
tions. En 20-25 ans, on observe beaucoup, on fait des constats sur la
situation qui prévaut au sein de nos communautés, et je pense que tant
que nous n’aurons pas des assises solides dans toutes les sphères de nos
communautés, soit la santé, l’éducation, nos propres relations sociétales
et nos structures de gouvernance, et que nous n’aurons pas atteint un
idéal accessible, il sera difficile d’accéder à un niveau d’autodétermina-
tion qui soit satisfaisant. C’est une condition que je juge essentielle pour
la suite des choses. C’est un peu là où je me situe. Je peux conclure en
paraissant pessimiste, défaitiste, mais c’est loin d’être le cas. Je côtoie
des jeunes régulièrement et je sens beaucoup de détermination chez eux.
Pour moi, c’est la même détermination que je vois aujourd’hui face à
Kinder Morgan et à son projet de construire un pipeline. Je pense que le
premier ministre canadien a sans doute besoin d’écouter davantage.
Chapitre 3

LA RÉCONCILIATION COMME
CHANGEMENT STRUCTUREL
Réflexion sur l’autodétermination
des peuples autochtones dans le
multiculturalisme néolibéral canadien

Martin Hébert

B
ien que la réconciliation entre les peuples autochtones et le reste de
la société canadienne soit posée comme un souhaitable politique à
atteindre, le sens même de ce terme reste un enjeu. En particulier,
les implications d’un tel processus pour l’ordre institutionnel canadien
restent vagues. Dans quelle mesure les institutions canadiennes sont-elles
capables d’accepter des transformations profondes ? Dans quelle mesure y
sont-elles prêtes ? Nous pourrions dire ainsi que le flou autour de ces ques-
tions semble être la condition même de l’existence d’un processus de
réconciliation. Si les limites au-delà desquelles la pluralisation devient
impossible étaient clairement énoncées, il est fort probable qu’elles seraient
aussitôt contestées et que ce sont ces limites mêmes qui deviendraient
l’enjeu de la réconciliation. Par contre, en axant sa participation dans le
processus de réconciliation sur sa « volonté de changer les choses », plutôt
que sur les limites au-delà desquelles il n’est pas prêt à aller, le gouverne-
ment fédéral canadien fait de la pluralisation un signifiant vide (Laclau,
1996), dans lequel chacun peut projeter ses propres aspirations. Il s’agit là,
certes, d’une bonne stratégie pour garder les interlocuteurs à la table de
négociation. Mais cet imaginaire de possibilités semble également contri-
buer à la reproduction des rapports de pouvoir existants. Notamment, il
maintient irrésolu le paradoxe entre souveraineté de l’État et autodétermi-
nation des peuples autochtones (McNeil, 2018), tout en désamorçant sa
charge politique.

35
36 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Dans les pages qui suivent, je tenterai de réfléchir à cette question


non pas à partir de la bonne volonté ou des souhaits de réconciliation
exprimés par le gouvernement du Canada, mais plutôt en examinant les
instances où, au contraire, nous voyons plutôt poindre les limites de cette
capacité à réformer un système institutionnel qui a ses propres assises
non négociables, ses propres logiques et, surtout, sa propre inertie. Il ne
s’agit pas là d’un exercice pessimiste ou fataliste. La politique qui
cherche une légitimité dans ses propres bonnes intentions de même que
l’espoir placé en des institutions qui, au quotidien, travaillent davantage
à reproduire qu’à transformer l’ordre social sont des freins sérieux à la
réconciliation. Ils le sont, car ils génèrent beaucoup de confusion quant
aux conditions de la réconciliation. Prendre la mesure du défi qui nous
attend, pourrions-nous dire, est donc plutôt un exercice de réalisme.
Au cœur de cette question se trouve l’enjeu de la pluralisation des
institutions, de la capacité des systèmes (politique, juridique, écono-
mique, scolaire et de santé) et des institutions culturelles à revoir les
formes d’autorité qu’ils acceptent comme légitimes (Ivison, 2017), à
changer et à devenir des lieux de réconciliation. Encore là, une clé
importante de ce processus est d’arriver à s’entendre sur la signification
de ce terme.
Je me demanderai à quel point une institution peut véritablement se
« pluraliser ». Il sera également question de la différence entre une évolu-
tion qui permet à l’institution de persister et de garder sa centralité dans
un champ particulier du social, malgré des transformations superfi-
cielles, et un processus que nous pourrions dire de « refondation », ou de
transformation structurelle (Gluckman, 1968), qui en touche les fonde-
ments mêmes. Mes propos seront ici plutôt généraux. Ils témoignent de
mes efforts actuels pour tenter d’aborder de manière critique un triom-
phalisme qui, lui aussi, semble assez général, puisqu’il est détectable
dans le discours public de plusieurs des institutions de notre société qui
semblent hautement impressionnées par leur propre capacité à faire
place au pluralisme dans leur fonctionnement. Les assises empiriques de
cette réflexion viennent de travaux que je mène depuis une vingtaine
d’années sur la place qui est occupée par les peuples autochtones dans la
gestion des ressources naturelles (Hébert, 2019). Dans ce secteur, comme
dans ceux du droit, de l’éducation, de la santé, de l’industrie culturelle,
les acteurs historiquement dominants aiment bien se vanter de la manière
dont ils sont aujourd’hui ouverts aux besoins, préoccupations, intérêts et
valeurs des peuples autochtones. Selon toutes les apparences, dans la
3 – LA RÉCONCILIATION COMME CHANGEMENT STRUCTUREL 37

gestion des ressources naturelles, comme ailleurs, le monolithisme et


l’intransigeance de la modernité solide (Bauman 1999) et du colonia-
lisme à visage découvert n’ont plus la cote. Pourtant, avant de nous
joindre à la parade grandissante de celles et ceux qui affirment avoir
pris conscience de l’importance de pallier l’héritage historique de
marginalisation des peuples autochtones, il convient de noter que les
processus de pluralisation observables empiriquement dans les institu-
tions de gouvernance des ressources naturelles au Québec et ailleurs
n’ont aucunement freiné l’expansion d’un des compagnons historiques
de la modernité solide libérale et du colonialisme, soit le capitalisme.
En fait, comme l’a remarqué Shiri Pasternak (2015), la reconfiguration
des institutions canadiennes sous le néolibéralisme semble très bien
s’accommoder du pluralisme. Elle s’en accommode tellement qu’il
semble légitime de se demander, comme le fait cette auteure, si le capi-
talisme n’est pas en train de sauver le colonialisme. La transformation
de nos institutions sous l’impulsion du néolibéralisme multiculturaliste
produit des effets qui semblent émancipatoires, en particulier lorsqu’il
s’agit d’étendre des droits déjà existants à des groupes qui en ont été
exclus historiquement. On pense ici par exemple à l’extension aux
Premières Nations du droit à participer à la rente générée par l’extrac-
tion des ressources naturelles. Cette pluralisation est souvent présentée
comme signe d’un cheminement vers la réconciliation (Melançon,
2019). Mais un paradoxe profond semble miner cette affirmation : les
excuses présentées par le gouvernement canadien, de même que les
mesures mises en place pour étendre aux Autochtones des droits et des
ressources dont bénéficient déjà les autres habitants du Canada, comme
voulaient le faire les Accords de Kelowna de 2005 signés sous le
gouvernement de Paul Martin, créent un effet de discours qui oppose
deux États canadiens imaginaires. Parce qu’il est impossible de les
définir plus précisément, je parlerai simplement ici de l’État canadien
« d’avant » et de l’État canadien « d’aujourd’hui ».
Il n’est pas clair du tout où se situe, exactement, la ligne de partage
entre ces deux États. En fait, cette frontière n’est pas claire parce qu’elle
n’existe pas. Elle est simplement postulée et affirmée par les différents
gouvernements fédéraux et provinciaux. Le rapport de la Commission
royale sur les peuples autochtones, publié il y a un peu plus de 20 ans,
met bien en évidence ce vocabulaire du « renouveau », de l’impératif de
la « redéfinition » de la relation entre les peuples autochtones et l’État
canadien. Les excuses prononcées par Stephen Harper en juin 2008 pour
le traitement des enfants autochtones dans les pensionnats reprennent
38 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

cette image d’un « cheminement » vers la guérison et la réconciliation


auquel se joignait maintenant le gouvernement du Canada (Gouverne-
ment du Canada, 2008). L’image est présente également dans la signa-
ture de la Paix des Braves, dans des négociations de l’Approche
commune et dans maints autres documents. Une exception notable est le
rapport de la Commission de vérité et réconciliation qui insiste sur le
fait que la « réconciliation prendra du temps » (CVRC, 2015 : viii). Mais
encore ici, la tentation a été trop forte et, en décembre 2016, le premier
ministre Justin Trudeau n’a pu s’empêcher de revenir à la trame
convenue. Dans une conférence de presse annonçant un plan d’action
pour mettre en œuvre les recommandations de la Commission de vérité
et réconciliation, il affirma qu’ « à ce jour, parmi les 45 recommandations
relevant de la gouverne du fédéral ou des provinces et territoires, 41 ont
été concrétisées, ou sont en voie de l’être » (Radio-Canada, 2016). Cette
affirmation semble très révélatrice du piège mental que recèle le discours
du gouvernement canadien à l’égard du renouvèlement de sa relation
avec les peuples autochtones. Il crée le sentiment d’être perpétuellement
« presque arrivé » à la réconciliation. L’État canadien d’aujourd’hui se
présente lui-même comme transformé par rapport à celui qui habite les
mémoires autochtones… mais pas tout à fait. Ce paradoxe rappelle celui
que Xénon a nommé le « paradoxe de la dichotomie » : en parcourant
toujours la moitié du chemin qui nous sépare de notre destination, nous
finissons par avoir à parcourir une distance infinie sans jamais atteindre
notre but. J’ajouterais que non seulement cette liminalité perpétuelle
maintient le voyageur dans un état qui oscille constamment entre ­l’espoir
d’approcher et le désespoir d’arriver, mais elle a aussi pour effet de
rendre, littéralement, indépassable la destination visée. Dans le cas qui
nous occupe, cette première destination est avant tout la reconnaissance
des torts passés et l’extension aux peuples autochtones de droits et de
bénéfices dont jouissent déjà les autres Canadiens.
Vue de cette manière, la pluralisation de l’État canadien semble
refléter non pas une transformation structurelle, mais plutôt les nouvelles
conditions de reproduction des institutions qui nous gouvernent, des
conditions imposées par le contexte des idéologies néolibérales et multi-
culturalistes. Cette ouverture à une diversité toujours plus grande de
« parties prenantes » accroit considérablement l’acceptabilité sociale des
institutions dominantes de notre société ; elle crée l’impression d’un
progrès social mais au bout du compte n’affecte aucunement leur
soumission au capital et aux impératifs de croissance économique. En
somme, la pluralisation des institutions dominantes de notre société
3 – LA RÉCONCILIATION COMME CHANGEMENT STRUCTUREL 39

augmente leur acceptabilité sociale et contribue à l’adhésion de la diver-


sité des personnes qui leur sont soumises. Il y a ainsi un risque que son
effet net soit de contribuer à la pacification exigée par les entreprises qui
veulent opérer dans un environnement social stable, prévisible et qui
leur est avantageux.

REPRODUCTION ET REFONDATION DES INSTITUTIONS

Depuis leur émergence, les sciences sociales s’intéressent aux


conditions de reproduction des institutions, à leur capacité d’inculquer et
de maintenir des normes, aux conditions de leur résilience face aux
conflits qui peuvent les traverser (Coser, 1956). Comment une institution
résiste-t-elle ou cède-t-elle face aux contradictions qu’elle accumule
nécessairement au cours de son histoire ? Jusqu’à quel point peut-elle
être réformée – ou se réformer elle-même – avant de se transformer en
autre chose, en une nouvelle institution ? En d’autres mots, à quel point
une institution peut-elle se pluraliser avant de se dissoudre en une multi-
plicité de pratiques, de savoirs, de normes disjointes, ou encore avant
d’entrer dans un processus instituant une nouvelle composante de notre
structure sociale ? Ces questions se posent aujourd’hui dans un grand
nombre de domaines de la vie sociale. Nous parlons de la pluralisation
du droit, de la pluralisation des pratiques de santé, de celle des savoirs
mobilisés dans la gestion des territoires ou de celle des savoirs et des
épistémologies dans l’enceinte des universités ; et dans le cas des rapports
entre l’État et les peuples autochtones, toutes ces pratiques sont pensées,
avec raison, comme des étapes essentielles à la réconciliation. Mais si
nous prenons le pluralisme et la pluralisation au sérieux, nous nous
butons rapidement à la question des limites de ces processus dans le
cadre d’un ordre institutionnel donné (Duthu, 2013).
Souvent, cette question est traitée d’un point de vue plutôt opti-
miste. Dans le monde universitaire, par exemple, cette pluralisation
s’exprime par des termes comme l’inclusion, la diversité épistémolo-
gique, la décolonisation du savoir, ce qui rend compte de la volonté
d’ouverture de nos institutions d’éducation supérieure, particulièrement
aux savoirs autochtones (Kermoal, 2018). Le champ discursif mobilisé
est sans ambigüité celui du changement. On nous annonce une « réin-
vention » de l’université, l’aube d’une ère nouvelle, des ruptures majeures
en vue, et ainsi de suite. En bref, et en contradiction avec les évidences
40 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

les plus élémentaires de la théorie sociale, le discours dominant nous


présente des institutions où tout semble négociable. Le culte de l’innova-
tion n’est plus à démontrer.
À cette vision optimiste, que je qualifierai de triomphaliste, j’aime-
rais ici opposer une autre vision. Je ne dirai pas que cette seconde vision
est pessimiste. Elle ne l’est pas du tout, et pour cette raison, je la présen-
terai davantage comme « utopiste ». J’utilise ce terme de manière déli-
bérée pour insister sur l’objectif de changement structurel intentionnel
qui en est indissociable. Il s’agit d’une réponse, d’une provocation déli-
bérée face à ce qui a été nommé le « réalisme capitaliste » (Fisher, 2009),
c’est-à-dire l’imposition de contraintes très étroites sur le domaine du
possible qui est opérée dans le néolibéralisme (Harvey, 2005). Pour
échapper au champ gravitationnel qui aspire les projets politiques dans
cette étroite orbite des possibles néolibéraux, il faut voir au-delà de notre
destination jugée atteignable dans l’ordre social existant, au-delà de
l’horizon de réalisme qui est fermement contrôlé par l’idéologie domi-
nante actuelle.
Revenons, donc, à ce discours de la pluralisation. Mais cette fois,
tentons de l’aborder en partant d’un postulat qui me semble fondamental
aux sciences sociales : l’impératif premier d’une institution est sa propre
reproduction, c’est-à-dire l’affirmation, la protection et le maintien de sa
centralité dans un champ de la vie sociale. Je crois qu’il n’est pas exagéré
de prétendre que l’État canadien est habité par cette préoccupation. La
Cour suprême du Canada peut rendre des jugements contre le gouverne-
ment du Canada, le contraindre à mieux respecter les droits autochtones,
mais jamais elle ne pourra porter atteinte à la souveraineté de cet État, à
son hégémonie sur le territoire canadien. En ce sens, elle est autant un
instrument de la reproduction de cet État que peuvent l’être les branches
législative et exécutive du gouvernement canadien.
Cet impératif de la reproduction est souvent confondu avec l’inertie
des institutions. J’irai droit au but à ce sujet. La reproduction d’une insti-
tution peut être vue comme une dynamique qui concerne le maintien de
ses caractéristiques essentielles. L’inertie, pour sa part, peut être consi-
dérée comme une dynamique qui concerne le maintien de ses caractéris-
tiques plus contingentes et superficielles. Par exemple, le maintien de tel
ou tel style pédagogique peut être vu comme une manifestation de
l’inertie de l’université. La place de l’université dans la société n’est
nullement menacée par sa prétendue « décolonisation ». Au contraire, la
déstabilisation de frontières héritées des siècles antérieurs est souvent
3 – LA RÉCONCILIATION COMME CHANGEMENT STRUCTUREL 41

accueillie comme un sain dépoussiérage, signe de dynamisme, de réin-


vention… Ce qui nous ramène dans le giron du discours optimiste face
aux possibilités de pluralisation. Mais la reproduction de l’université est
autre chose. Elle concerne, par exemple, le statut de l’université comme
arbitre entre les savoirs admissibles et les savoirs inadmissibles dans
le débat public, entre les épistémologies sérieuses et celles qui sont
loufoques, entre la rigueur de pensée et le n’importe quoi. Le sens précis
à donner à chacun de ces termes varie selon les époques et les contextes,
mais l’identité même de l’université est dépendante de ces pratiques
d’arbitrage entre les savoirs. Qu’adviendrait-il, dans un cours sur la
décolonisation, si on attribuait la note A+ à tous les étudiants et toutes les
étudiantes en invoquant le fait que discriminer entre leurs performances
ne serait ni plus ni moins qu’une violence épistémique à leur égard ?
C’est précisément ce qu’un ainé cri m’a confié avoir fait lorsqu’il fut
invité à donner un cours dans une université ontarienne, mais je suspecte
que si la pratique se généralisait, les instances universitaires réagiraient.
L’université ne remplirait plus alors l’un des rôles fondamentaux qu’elle
joue dans la société bourgeoise, c’est-à-dire produire de la distinction et
attribuer des titres d’appellation contrôlée (Bourdieu, 1984).
Bien sûr, nous pouvons imaginer des universités populaires, des
universités citoyennes, des universités « nomades » taillées sur mesure
pour les besoins des Premières Nations, mais je proposerais que ces
universités nouvelles soient vues soit comme des extensions de l’univer-
sité normative, soit comme de nouvelles institutions, concurrentes de
l’université, qui seraient en émergence et distinctes de cette dernière,
mais qui existeraient dans les interstices de la structure. Pour le dire
succinctement, il existerait un certain seuil en deçà duquel la pluralisa-
tion pourrait être vue comme une simple mise à jour de l’institution, une
simple victoire contre son inertie, et au-delà duquel la pluralisation parti-
cipe à la fondation d’une nouvelle institution. Le passage de ce seuil
semble être une question centrale à la réconciliation. Il marque, en fait,
la différence entre la simple assimilation à des institutions existantes et
la refondation des institutions. Le moment où nous arrivons à ce seuil est
généralement celui où la structure en place commence à résister au
processus de pluralisation et à l’entraver activement. Si l’on revient à la
pluralisation des savoirs dans la gestion des territoires au Québec, par
exemple, nous voyons ce passage s’opérer lorsque le gouvernement
fédéral tente de rendre obligatoire la prise en compte des évaluations
environnementales fondées sur les savoirs autochtones dans le processus
d’approbation des projets extractivistes.
42 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Je me suis attardé sur la distinction entre les changements superfi-


ciels et les changements structuraux pour tenter de mettre en évidence
deux éléments qui semblent importants pour penser le processus de
réconciliation. 1) Le premier constat est que, si nous sommes clairement
engagés dans un processus de pluralisation de nos institutions, il ne nous
est pas possible d’avoir assez de recul par rapport au présent pour juger
si cette pluralisation remet en question simplement l’inertie d’une insti-
tution, comme l’université ou le ministère des Ressources naturelles, ou
si, plutôt, elle rend problématique la reproduction de ces dernières. 2) Le
second constat est que, comme nous ne pouvons déterminer clairement
laquelle de ces deux dynamiques est à l’œuvre, le brouillard qui entoure
les processus de pluralisation actuels les transforme en terrains privilé-
giés pour le jeu des imaginaires. Comme j’y ai fait allusion plus haut, le
gouvernement fédéral néolibéral et multiculturaliste utilise abondam-
ment ce flou pour promouvoir l’idée que la réconciliation entre les
peuples autochtones et le reste de la société canadienne est « presque
là », toujours presque là.
La pluralisation des institutions mène-t-elle à la démarginalisation
ou plutôt à la cooptation des manières autochtones d’être, de savoir, de
sentir ? Un certain principe de précaution semble nous inviter à présumer
que la pluralisation des institutions de la société néolibérale participe
d’une forme de cooptation. Même si nous semblons nous trouver dans
des processus émancipatoires et positifs de pluralisation, cette dernière
peut, en fait, être lue comme une condition nécessaire à la reproduction
d’institutions profondément inégalitaires, voire violentes.

INCLURE ET EXCLURE À LA FOIS

Il peut sembler paradoxal d’affirmer que le pluralisme renforce la


reproduction des institutions néolibérales. Ne leur reproche-t-on pas,
après tout, leurs prétentions hégémoniques ? La contradiction apparente
ici se résout assez facilement si l’on prend en compte que le multicultu-
ralisme néolibéral opère discursivement sa rupture d’avec le colonia-
lisme en représentant ce dernier comme un « manque » d’inclusion dans
les institutions dominantes (Pasternak, 2015). La manière de combler ce
manque d’inclusion, et par conséquent de nous réconcilier avec le passé
colonial, consiste donc, dans cette vision, à pluraliser les institutions
sans en changer la logique fondamentale. La réconciliation véritable
nous demandera davantage.
3 – LA RÉCONCILIATION COMME CHANGEMENT STRUCTUREL 43

Bibliographie

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Bourdieu, Pierre (1984), Homo Academicus. Paris, France, Éditions de Minuit.
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nouvelle/1006171/autochtones-commission-verite-reconciliation-trudeau-metis-
inuit-rencontre-centre-national-manitoba
Chapitre 4

L’ART AU TEMPS DU
COLONIALISME AU QUÉBEC
Le film of the North et la pièce Kanata

Nicolas Renaud

« Settler colonialism will always define the issues with a solution


that re-entrenches its own power. »
« My Ancestors didn’t accumulate capital, they accumulated
networks of meaningful, deep, fluid, intimate collective and
individual relationships of trust. »
– Leanne Betasamosake Simpson

As We Have Always Done : Indigenous


Freedom through Radical Resistance (2017)

« La culture occidentale fut la première à se réfléchir comme


critique, à partir du XVIIIe siècle, mais l’effet de cette crise fut
qu’elle se réfléchit aussi comme culture dans l’universel, et c’est
alors qu’elle fit entrer dans son musée toutes les autres cultures
sous forme de vestiges à son image. Elle les a toutes “esthétisées”,
réinterprétées selon son propre modèle, et ainsi conjuré
l’interrogation radicale qu’impliquaient pour elle ces cultures
“différentes”. […] Sa réflexion sur elle-même ne la mène qu’à
universaliser ses propres principes. Ses propres contradictions
la mènent à l’impérialisme… »
– Jean Baudrillard
Le Miroir de la production (1973)

A
u cours des dernières années sont survenues au Québec des contro-
verses qui ont fortement agité le milieu des arts, autour de certaines
représentations des Autochtones ou de minorités ethniques par des
artistes de la majorité blanche. Le film of the North et les pièces de théâtre
SLĀV et Kanata ont été les principaux objets de ces remous. En amont de

45
46 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

ces œuvres, les connaissances des auteurs sur leurs sujets étaient minimes
ou nulles, et les relations tissées avec des membres des cultures visées
étaient ténues ou inexistantes. Des voix se sont élevées des communautés
concernées pour exposer les errances de ces œuvres, témoigner de leurs
effets sur ceux et celles qui y voient leur reflet déformé, et remettre plus
largement en question le contexte social qui les légitime. Cette parole
suscita chaque fois un vif contrecoup, de la part d’une importante propor-
tion des milieux artistique, médiatique et universitaire, interprétant ces
situations comme des dérives de rectitude politique qui menacent la liberté
d’expression. Leur réplique fut largement diffusée dans divers médias,
constituant un discours constamment organisé autour d’un même corpus
d’idées sur l’art et les rapports aux minorités.
Ce discours se donne à lire comme l’expression typique d’un cadre
de pensée colonialiste, car il traduit bien moins des idées claires sur l’art
ou les questions politiques de la représentation, que des réflexes de
maintien de rapports de pouvoir ordinairement refoulés et momentané-
ment défiés par une voix minoritaire. À travers le microcosme du monde
artistique, certains schèmes d’entendement et de perception imprimés
plus largement dans la société québécoise, et acquis d’un héritage idéo-
logique occidental, ont ainsi été exposés en relief par ces évènements,
comme lorsqu’un colorant rend certains tissus du corps visibles sous les
ondes d’un appareil médical. Un lexique prévisible de la psyché colo-
niale, ou de la mentalité du « privilège blanc » qui s’y conjugue, s’y est
décliné : insinuations d’une infériorité intellectuelle de l’autre (il n’a
« pas compris ») ; reproche d’une émotivité excessive qui perturbe la
raison ; négation de l’existence du racisme ; justifications de la posses-
sion de la culture et de l’histoire de l’autre (par nos « bonnes intentions »
ou par « l’universalité » de notre regard) ; difficulté à entendre la perspec-
tive de l’autre, même sur sa propre existence, etc.
L’analyse s’attarde surtout ici aux conflits entourant le film of the
North et le spectacle Kanata, où « l’autre », ce sont les Autochtones.
Cependant, les évènements entourant SLĀV, qui impliquent la commu-
nauté noire, se sont dessinés sur un modèle analogue. C’est l’inconscient
du discours qui parle véritablement, qui exprime ce qu’Edward Said
concevait comme étant l’interprétation par la société dominante de ses
rapports avec l’autre.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 47

Contribuant aussi à la lecture de ces histoires turbulentes est la


formule simple et influente de Gayatri Chakravorty Spivak (1988) : les
subalternes ne peuvent pas parler. Cet énoncé phare de la théorie critique
postcoloniale a paru être constamment authentifié par la tournure des
échanges dans ces controverses du milieu artistique québécois. Spivak
ne soutient pas littéralement que les « subalternes » ne parlent pas, bien
sûr ils parlent, comme les Autochtones qui parlent de plus en plus d’ail-
leurs, mais quelque chose dans la configuration sociale et mentale du
groupe dominant l’empêche de réellement les entendre.

RÉSUMÉ DES ÉVÈNEMENTS : LE COLONISATEUR COMME VICTIME

« We grow tired of the condescending dismissals, […] the


hypocritical evasions, the gleeful celebrations of our pain and loss,
the relentless goading, the refusals to consider that we, too, have
perspectives on our own being.
When we fight back with experience, facts, and rightful anger, the
“Settler with Opinions” feigns shock and quickly turns petulant.
He’s every bit as comfortable in the position of whinging martyr
as righteous crusader. »
– Daniel Heath Justice, All Mouth and No Ears : Settlers with
Opinions (2017)

En 2015 était diffusé aux Rencontres internationales du documen-


taire de Montréal le film of the North de Dominic Gagnon, un collage de
vidéos amateurs des régions arctiques. Le film est composé uniquement
de matériel trouvé en ligne, extrait des comptes personnels d’usagers de
YouTube ou autres plateformes. Censé dépeindre des réalités tant
communes que sordides ou truculentes des communautés du Grand
Nord, le film comporte de nombreuses séquences de personnes inuites
intoxiquées par l’alcool et la drogue – titubant, vomissant ou gisant au
sol dans diverses situations avilissantes. Il s’y trouve deux plans porno-
graphiques de jeunes femmes inuites, et des images d’enfants et d’ado-
lescents utilisées dans des gestes de montage douteux, par exemple une
fillette inuk agitant ses bras en dansant est juxtaposée, pour l’effet de
correspondance graphique, à un homme lourdement drogué ou ivre
bougeant ses bras de la même manière. Outre quelques scènes de chasse
banales, on y voit aussi des scènes de violence sur des animaux n’ayant
rien à voir avec la chasse et montrant plutôt des gestes commis par des
gens manifestement instables ou gravement intoxiqués. De plus, une
48 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

grande part de la bande sonore reprend, sans permission, la musique de


l’artiste inuk Tanya Tagaq. Le cinéaste n’a jamais eu de rapport avec des
Inuits et a admis sa complète ignorance de leur culture et de la réalité du
Nord. Il a caractérisé le film comme une « fantaisie », mais à d’autres
moments il s’est décrit comme « un documentariste et un ethnologue ».
Pour justifier sa démarche de cueillette solipsiste d’images, il a affirmé :
« tu ne vas pas aller cogner à leur porte pour leur demander si tu peux les
filmer quand ils sont saouls morts » (dans Loiselle 2015, p.44). Du même
coup, il qualifiait donc les Inuits de peuple d’alcooliques, et ailleurs il a
affirmé sa sympathie pour les Inuits intoxiqués, qui sont « des socio-
pathes (…), mais ils ont le droit d’avoir du fun eux aussi » (Staniforth
2015), faisant valoir son attitude exempte de « jugement », déformant
étrangement l’enjeu en insinuant que ceux qui voient un problème dans
le film « jugent » le comportement des gens à l’écran. Il a revendiqué son
« droit » de faire « un film précis sur des alcooliques et des gens qui négli-
gent leurs enfants » (Staniforth 2015), reconduisant ainsi précisément
deux des préjugés les plus communs à l’endroit des Inuits et autres
Autochtones, à savoir qu’ils seraient des alcooliques et des parents
inaptes. Néanmoins, les laudateurs du film y voyaient curieusement un
« renversement des clichés ».
Des artistes inuits, en particulier des femmes, dont la chanteuse
Tanya Tagaq et la cinéaste Alethea Arnaquq-Baril, ont vivement dénoncé
le film, qu’elles ont pu finalement visionner alors qu’il n’y avait au
départ aucune intention de le présenter aux Inuits, ni de la part du cinéaste
(de son propre aveu) ni de la part des institutions le diffusant. Les Inuits
qui firent entendre leurs protestations témoignèrent de l’expérience
pénible que le visionnement leur avait infligée, et jugèrent le film raciste,
ignorant et irresponsable, y voyant un exemple stupéfiant du « white
privilege entitlement ». Le cinéaste a réagi comme étant victime d’in-
compréhension et d’un « procès d’intention ». Il laissa entendre que la
source du conflit serait dans le sexisme et le racisme des femmes inuites,
puisqu’il s’est dit « attaqué » seulement parce qu’il était « un homme », et
parce qu’il était « blanc » (« Now I am being smashed because I am a
man and I am white » (cité dans Barrera 2015)).
Les propos du cinéaste, qui aux yeux des critiques validaient l’ap-
préhension qu’en amont du film se trouvait une inconscience des ques-
tions politiques inhérentes à son geste, ne suscitaient en revanche aucun
malaise dans une portion majoritaire, blanche et francophone de la
communauté du cinéma au Québec, qui s’est promptement rangée
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 49

derrière le film. Puisque les images avaient été trouvées en ligne, les
défenseurs du cinéaste entendaient le dégager de toute responsabilité et
parlaient abondamment d’une « autoreprésentation » des protagonistes
dont Gagnon aurait seulement été le « relais ». Ce concept d’autorepré-
sentation est pourtant incohérent avec la forme et la matière du film :
bien des gens, comme ceux qui étaient intoxiqués par l’alcool ou la
drogue, avaient été filmés à leur insu. Par ailleurs, le montage est à
chaque instant un travail éditorial. Outre ce mirage conceptuel, le
discours s’est construit sur des thèmes récurrents : la critique à l’endroit
du film est de nature « bien-pensante » et « hypersensible » ; ces gens ne
veulent pas voir des réalités « laides » et « difficiles » ; ils ne peuvent
comprendre des formes d’art plus alternatives et « provocantes ». Même
si plusieurs textes, par toutes sortes de louvoiements, tentaient de prêter
au film une profondeur accessible aux « initiés », le discours travailla
toujours essentiellement au discrédit de la parole autochtone en tant
qu’opinion inculte et brouillée par l’hypersensibilité. Et imputant
fréquemment aux Inuits se disant blessés une étroitesse « morale » et
puritaine qui imposerait de ne montrer que des « choses positives », les
défenseurs du film étaient incapables de saisir que le problème perçu par
les Inuits n’est pas l’exposition de la misère de certains des leurs, par
ailleurs souvent montrée et discutée, mais son exploitation en spectacle
sensationnaliste forgé dans l’ignorance et l’opportunisme. Et même
quand le point de vue critique, autochtone et non-autochtone, venait
principalement d’artistes, d’universitaires et d’autres personnes liées au
milieu des arts et bien au fait des pratiques expérimentales de « found
footage », on leur répondait constamment avec des mises au point sur ce
qu’est un film « hors-norme », sur la différence entre le cinéma d’auteur
et le documentaire journalistique, comme si on s’adressait à des enfants
déstabilisés par un spectacle pour adultes1.
Plutôt que de reconnaître au film et aux propos de son auteur leur
caractère éminemment colonialiste, la communauté du cinéma québé-
cois y voyait au contraire un « commentaire sur le colonialisme » que les
Autochtones avaient échoué à « comprendre ». Ce fut notamment le

1. Il serait long de compiler exhaustivement les références, car en somme pratiquement tous
les textes publiés en défense du film soulignent une « sensibilité » excessive de ceux qui se
disent heurtés (et on dit toujours que ça « heurte leur sensibilité », jamais que ça « insulte
leur intelligence »), et spéculent sur l’incompréhension de formes cinématographiques
expérimentales chez les critiques. Voir les textes d’appui à of the North notamment dans
les revues 24 images, Hors Champ, Reverse Shot, Spirale, Film Comment, les journaux Voir, Le
Devoir, Le Lien Multimedia, etc.
50 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

propos du premier communiqué des Rencontres internationales du docu-


mentaire de Montréal (RIDM) en réponse aux protestations (RIDM
2015). Le film n’est sans doute pas « pro-colonial » en tant que programme
conscient, mais il succombe à une ignorance et à un imaginaire typique-
ment colonialiste, et ce, tout d’abord par une attitude possessive envers
l’autre, son image, sa musique ; matière abordée comme un objet dispo-
nible, un butin trouvé, sans exigence de réciprocité. Il réitère les figures
prototypiques relevées dans toute la littérature sur les représentations du
« sauvage » : le noble sauvage en sursis face à la fin de son monde (et
c’est un monde littéralement en feu dans le film, dans une étrange récur-
rence de choses qui brûlent) ; ou le sauvage violent, ivre et désœuvré. De
plus, l’absence du langage (aucun mot en inuktitut n’est entendu),
­l’attention aux corps nus d’une population « exotique » et la fixation sur
des actions primaires (vomir, déféquer, boire, manger…) sont des motifs
associables à une tradition de représentation des peuples « d’ordre infé-
rieur », ainsi que l’a montré notamment l’analyse de Vine Deloria Jr
(1969).
Trois mois après les RIDM, les Rendez-vous du cinéma québécois
entendaient présenter le film à son tour, tout en organisant un « dialogue »
avec des Inuits. Ainsi, pour qu’on soit disposé à les entendre, les Inuits
devaient consentir à valider, comme objet digne de discussion sur leur
réalité, un film qui les insulte. Faute d’Inuit se prêtant à ce marché, le
film fut retiré de la programmation, et les médias montréalais évoquèrent
la « censure ».
À l’hiver 2016, le cinéaste annonçait publiquement : « le film
n’existe plus », et ce, en raison du retrait de la musique de Tanya Tagaq
et de plusieurs images, à la demande de certains auteurs ou protagonistes
des vidéos ayant appris l’existence du film. En 2017, il disait cette fois
en entrevue que le film (l’original) « continue de se promener un peu
partout » (Lévesque 2017).
Après cette histoire, un schéma familier était reconduit dans le
discours du milieu culturel à l’été 2018, pour prendre la défense cette
fois du metteur en scène Robert Lepage, dont deux spectacles soule-
vaient coup sur coup la colère des communautés noires et autochtones.
La pièce SLĀV, conçue autour d’un répertoire de chants d’esclaves noirs,
présentait des interprètes blancs dans certains des rôles d’esclaves au
travail dans les champs de coton. Quelques semaines plus tard était
révélée la préparation de Kanata, spectacle créé pour le Théâtre du Soleil
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 51

à Paris, devant survoler l’histoire des Autochtones au Canada et de la


rencontre avec les Européens, sans aucun Autochtone sur scène ou dans
l’équipe de création.
SLĀV fut annulé à Montréal dans le tumulte avant d’être repris en
région. Kanata fut d’abord annulé, puis repris à Paris dans une version
réduite. L’artiste adopta la position de victime dont on brimait la liberté
de création et dont les bonnes intentions étaient mal comprises. Il livra
des formules générales sur le domaine de l’imaginaire où doit naître la
création, sans jamais répondre directement aux questions lui étant adres-
sées sur sa démarche, quant à la reproduction des schémas de privilège
et d’exclusion forgeant les histoires réelles qu’il entendait transformer
en spectacles.
Pour l’armée des défenseurs des deux pièces accourant aux
tribunes, il s’agissait encore de hisser le drapeau de la « liberté d’expres-
sion », de souligner l’incompréhension de l’art chez les contestataires
(« c’est du théâtre, fondé sur le droit de jouer l’autre »), et de leur repro-
cher une émotivité mal domptée qui « nuit au dialogue ». Puis les prédi-
cateurs de la droite nationaliste au Québec, dont les Mathieu Bock-Côté,
Christian Rioux et Joseph Facal, saisirent l’occasion de qualifier les
critiques noirs et autochtones de « racistes anti-blancs », de « minorités
braillardes » et de « fascistes » (Facal ajoute que ce sont les blancs qui
« ont apporté au monde l’écriture et la science »)2.
Au printemps 2019, l’organisme Artistes pour la Paix, voué depuis
30 ans à la promotion de la paix et de la justice sociale à travers les arts
au Québec, décernait son prix annuel à Robert Lepage. Le caractère
résolument cynique de cette décision est un indice probant de l’incons-
cient collectif. Décerné d’ailleurs par un jury exclusivement blanc, le
prix ne peut sérieusement signifier l’évaluation de la meilleure contribu-
tion à la « paix » dans le monde des arts en 2018, immédiatement au
lendemain de controverses aussi toxiques. Il trahit plutôt le besoin impé-
ratif d’effacer ces épisodes de la mémoire collective, de réaffirmer le
contrôle de la parole et de « blanchir » l’artiste dont la renommée parti-
cipe à une fierté nationale.

2. Un excellent article recense les propos les plus violents de ces dérives démagogiques dans la presse
québécoise, plus précisément dans l’affaire SLĀV et la réaction aux critiques de la communauté
noire : De Grosbois (2018)
52 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

COLONIALISME PROGRESSISTE

La représentation médiatique de ces conflits voile la question des


rapports de pouvoir qui s’y jouent, car elle se focalise sur une opposition
entre « appropriation culturelle » et « liberté d’expression ». La notion
d’« appropriation culturelle », bien que souvent employée par les
critiques eux-mêmes, n’était pas toujours exactement en cause. Le cœur
des rapports en jeu, la source du malaise, se trouve plutôt dans une struc-
ture d’exploitation au sens plus large, avec ses logiques d’exclusion, de
déresponsabilisation, d’« entitlement » ; de capitalisation sur la valeur
dramatique, esthétique et exotique de l’existence de l’autre. Quant au
principe de la liberté d’expression, plutôt qu’un espace de reconnais-
sance mutuelle qui permettrait une conversation, il devient un instru-
ment de la société dominante pour réitérer les rapports de force et exclure
l’égale liberté d’objection de l’autre. La liberté d’expression et la notion
conjointe de « rectitude politique » sont justement devenues des argu-
ments qu’emploie couramment la droite raciste et misogyne pour norma-
liser son discours, se disant persécutée par une « gauche diversitaire » qui
« refuserait les polarités ». Comme le dit Leanne Betasamosake Simpson
(2017), l’impulsion du colonialisme est de définir les enjeux seulement
en des termes qui réinstituent son pouvoir, dans une incapacité à entendre
ce qu’énonce le colonisé depuis sa propre expérience. En ramenant
l’enjeu de ces conflits à la seule liberté d’expression, on nie que ce soit
une valeur déjà marquée par des structures de pouvoir. On s’arroge la
garde du forum démocratique, auquel l’autre est jugé inapte à participer
dès qu’il exprime une colère pourtant légitime, mais dérangeant alors le
confort d’un espace abstrait où les identités seraient dissoutes dans l’uni-
versel, quand par ailleurs la société dominante est elle-même mobilisée
en un bloc relativement homogène.
La psyché coloniale est le fruit d’un long processus historique.
Mais on observe aussi un changement qui est propre à un nouveau
contexte moins délibérément violent, une adaptation du colonialisme
permettant la conservation d’une structure primordiale d’occultation et
de subjugation de l’Autochtone, sous la surface des discours de recon-
naissance et de réconciliation3. Une logique de déni de l’existence
même de la structure de domination devient la condition de sa

3. Voir : Cornellier (2016). Empruntant des modèles d’analyse notamment à Glen Coulthard et Stuart
Hall, Cornellier expose rigoureusement cette réarticulation des schèmes idéologiques des anciennes
formes de domination autoritaires, avec ceux du capitalisme libéral contemporain et ses idéaux de
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 53

reproduction, tandis qu’au temps des formes d’oppression ouverte –


conquêtes ou pensionnats –, le déni des rapports de pouvoir n’était pas
nécessaire. Cette logique est particulièrement probante dans les cercles
de l’élite blanche à tendance progressiste, laquelle se désigne commu-
nément comme antiraciste et anticoloniale. Le discours du milieu de
l’art, un milieu qui s’affiche généralement « à gauche », en témoigne
avec limpidité, puisque dans ces controverses il s’employait à nier le
fondement de la réaction des Autochtones et des Noirs depuis leur
expérience propre des rapports de pouvoir. Or, cette expérience leur
permet justement de reconnaître au premier coup d’œil le reflet de ces
rapports dans une représentation. Nier le fondement de leur point de
vue dans cette expérience particulière revient à nier l’existence des
dynamiques de domination et de marginalisation. On y oppose des idées
sur la création artistique comme sphère autonome, dépolitisée et décon-
textualisée, dans un présent imaginé au-delà du colonialisme.
La mécanique du déni s’enclenche impulsivement, dans sa forme
la plus directe et irrationnelle, dès que le racisme est évoqué par rapport
à une représentation ou une action de la société dominante qui se
proclame d’office « inclusive ». On rétorque sur le champ, immanqua-
blement : « non, ce n’est pas raciste ». Au sujet d’of the North, le chroni-
queur de cinéma de Voir, Jean-Baptiste Hervé, affirme d’entrée de jeu :
« le film est tout sauf raciste » (Hervé 2015). Il est pourtant incongru de
présumer qu’on sait mieux que l’autre ce qui est raciste ou non à son
endroit. Cela rappelle un certain mème internet en anglais qui décrit le
« privilège blanc » ainsi : « White privilege : We decide what is racist and
what is not racist ».
La conjugaison du colonialisme et de certaines idées progressistes
n’est pas nouvelle. Du XVIIe au XIXe siècle, les penseurs qui propa-
geaient les idées d’égalité et de liberté ne critiquaient pas le colonialisme,
sauf quelques très rares exceptions. Ne dénonçant que les excès barbares
des entreprises coloniales, leur pensée demeurait attachée à une concep-
tion linéaire de l’histoire et des cultures, et c’était même un « devoir » que
d’apporter la civilisation occidentale dans tous les coins du monde (Kohn
et Reddy 2006). Mais le déni de cette hiérarchie n’était pas encore l’an-
crage inconscient de sa continuité. L’ancien colonialisme et le nouveau

liberté et d’égalité. Il soutient que la contradiction n’est qu’apparente, et démontre précisément


dans le discours colonialiste du milieu des arts la conjugaison du « progressisme blanc » avec la
« possessivité blanche » (« the white possessive »).
54 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

s’ignorent tous deux comme constructions : l’ancien par la fiction de l’in-


fériorité de l’Autochtone (la domination est justifiée) ; le nouveau par la
fiction d’une égalité réalisée (la domination n’existe plus).
Le néocolonialiste progressiste nie la structure de domination qu’il
ne veut peut-être plus consciemment reproduire, mais dont il profite et dont
la remise en question produit chez lui l’impression qu’on prononce injus-
tement sa culpabilité. Le colonialisme de droite perdure aussi, celui lié aux
nationalismes blancs et à l’impératif capitaliste d’exploitation du territoire
appelant à supplanter la souveraineté autochtone. Ces deux pensées colo-
niales sont les piliers d’un même édifice. Mais le colonialisme progressiste,
dans ses contradictions plus criantes, révèle mieux « l’angle mort » de la
société dominante, le blind spot de sa conception de l’autre.
La grande marche pour le climat, en septembre 2019 à Montréal,
fut un évènement « progressiste » emblématique. Or, la délégation de
jeunes Autochtones désignés pour ouvrir la marche y fut la cible d’in-
sultes. Des manifestants environnementalistes québécois décriaient
l’iniquité de ne pouvoir également s’afficher dans les premiers rangs de
la foule, certains ont réagi hostilement au slogan « give back the land »
en répliquant « la terre appartient à tous », et ont exprimé leur frustration
d’entendre des discours en anglais de la part des représentants autoch-
tones (Jung 2019).

UNIVERSALISME ET VIOLENCE : LE COLONIALISME


COMME TROUBLE DE LA PERCEPTION

Dans la mentalité colonialiste, notre regard est absolu et universel,


jamais déterminé par notre propre identité. Si l’autre a vu quelque chose
qu’on n’a pas vu, ce n’est pas l’indice d’une perspective qui nous
échappe, c’est que cela n’existe tout simplement pas, même s’il s’agit de
réalités dont on n’a aucune connaissance. Si l’autre se dit blessé, son
émotion est excessive ou bien elle est feinte : c’est une tactique dérivée
d’un ordre du jour caché promu par des « causes » et des « lobbies », qui
font régner à nos yeux un climat de surveillance sur tout ce qu’on crée et
dit (« on ne peut plus rien dire »)4.

4. Pour l’animateur de Radio-Canada René Homier-Roy, l’art est désormais sous l’oppression d’une
« police » formée par les minorités, et son invité le comédien Christian Bégin ajoute que si cette
logique se poursuit, tous les acteurs blancs seront condamnés à des personnages blancs du
XXIe siècle et que par conséquent « on ne pourra plus jouer Shakespeare » (Homier-Roy 2019).
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 55

Le colonialisme est une structure de perception, c’est à la base un


problème épistémologique.
Si nos intentions ne sont pas racistes, on ne voit pas ce qui pourrait
vraiment heurter l’autre dans tel discours ou telle image. En ce sens, le
colonialiste est sincère lorsqu’il affirme qu’il ne voit pas la perspective
de l’autre : il ne la voit pas, c’est hors de son champ de perception et
d’entendement.
Il n’est pas fortuit que le texte le plus symptomatique produit en
défense d’of the North, signé par André Habib, professeur d’études ciné-
matographiques à l’Université de Montréal, pose d’emblée l’enjeu sur
une différence de perception. La sienne faisant autorité, il dit qu’il ne
peut reconnaître dans les propos des critiques « le film qu’il est certain
d’avoir vu » (Habib 2016). Dans son texte, toutes les femmes inuites sont
« hérissées », et leur « sensibilité » les empêche de « voir calmement » ce
que le film donne à « lire ». L’herméneutique savante dont l’auteur entend
exercer la faculté ne donne pourtant pas de substance tangible sur ce
qu’il faudrait savoir « lire ». Il ne s’y trouve qu’une suite de méprises sur
la théorie et la pratique du montage, et des idées fuyantes comme « des
questions sur LA représentation », ce qui apparemment, dans le langage
savant de l’art, exclut la question de la représentation de « quoi » et de
« qui » par « qui ». De même dans le discours à la défense de Robert
Lepage, la soi-disant connaissance de l’art qu’on opposait à l’émotion
inculte des critiques ne se résumait qu’à des platitudes, comme « le
théâtre est fondé sur le droit de jouer l’autre ». Personne ne nie ce prin-
cipe, mais cela n’annule pas les questions sur les rapports entre les repré-
sentations et la réalité sociale et politique, dont est marquée toute
l’histoire du théâtre et du cinéma : si à une certaine époque à Hollywood
des Noirs et des Amérindiens étaient joués par des blancs, ou que des
jeunes hommes interprétaient des rôles de femmes dans le théâtre anglais
du XVIIe siècle, était-ce le fait de la « liberté de création » et du « droit de
jouer l’autre » ? On prétend défendre une haute idée de l’art, alors qu’on
réduit le sens et le pouvoir de l’art. Les Inuits ayant vu of the North ont
dit s’être sentis « physiquement malades », avoir eu pour quelques jours
de la difficulté à dormir. Que des images puissent causer cette violente
réaction constitue un singulier phénomène sur lequel se pencher pour
réfléchir au cinéma, mais qui fut balayé du revers de la main par tous
ceux défendant le film au nom de prétendues considérations savantes sur
le cinéma.
56 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Dans cet exercice de « lecture » du film disqualifiant l’expérience


inuite, auquel s’adonne Habib, il ne s’agit justement pas d’éclairer de
quelconques questions réelles, mais de travailler à la suppression
de l’épistémologie de l’autre et au colmatage des brèches de la sienne5.
L’un des passages du texte les plus étranges et révélateurs à ce titre
concerne un gros plan du sexe d’une femme dont on ne voit pas le reste
du corps. C’est dans le contexte colonial, de la violence envers les
femmes autochtones et eu égard à leur propre identité que des femmes
inuites parmi les critiques trouvent problématique cette objectification
sexuelle au service du désir de provocation d’un artiste blanc. André
Habib rétorque qu’on rate alors ce qu’il a bien vu, lui : une hypothétique
évocation du tableau d’un sexe de femme par Gustave Courbet, L’ori-
gine du monde. Ainsi, les références de l’expérience inuite ne sont pas
valables contrairement à sa propre référence à une peinture française du
XIXe siècle : véritable forme d’impérialisme culturel, recentrement épis-
témologique, évidence d’une incapacité à concevoir, comme le dit la
critique postcoloniale, que tous n’ont pas l’Europe comme « centre ». On
croirait voir se rejouer une scène de conversion religieuse des indigènes,
où un missionnaire jésuite condamne leurs « superstitions » pour mieux
leur transmettre son « savoir » des « vérités » de la Bible.
Prenant note de l’entrevue livrée par la cinéaste inuk Alethea
Arnaquq-Baril sur of the North (Winston et Arnaququ-Baril 2015), où
elle déconstruit le geste du film et le cadre de sa légitimation, Habib
perçoit visiblement une menace dans ce discours, articulé, d’une femme
autochtone. Plutôt que d’entendre les idées qui y sont soulevées, sa
perception se brouille, il ne peut qu’y lire une sorte de militantisme
social en-dehors du cinéma, et il déclare que malheureusement « elle ne
parle pas du film ». On entend ici Spivak : les subalternes ne peuvent pas
parler.
Le barrage épistémologique engendre l’attitude coloniale prototy-
pique : l’entitlement. Le terme se traduit mal en français, mais on pour-
rait dire partout chez soi. Le colonialiste est chez lui partout, toujours,
pouvant imposer son discours et signer des représentations artistiques
sur des réalités dont il n’a aucune connaissance. Comme la majorité des
Québécois, tous ceux s’étant mobilisés en appui à of the North et Kanata

5. Les tactiques de diversion mises en œuvre dans ce texte d’André Habib, feignant de faire « entendre
toutes les voix » (ses mots) pour mieux désintégrer la substance politique des critiques autochtones
derrière un mirage d’analyse cinématographique, ont été habilement déboulonnées dans une
réplique de Galiero (2016).
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 57

seraient incapables de même simplement nommer les 11 peuples autoch-


tones du Québec et de les situer sur la carte. Ils l’admettent sans gêne,
sans pour autant se retenir un instant de livrer leur point de vue sur la
représentation des Autochtones. Les Autochtones, par ailleurs, ne disent
pas que vous ne pouvez entrer chez eux ; ils disent qu’il y a des maisons
où on vous demande d’enlever vos chaussures à l’entrée. Or, c’est ce que
la perception colonialiste de l’autre et du territoire empêche d’admettre,
puisqu’on est « partout chez soi ». Le schéma de l’entitlement est à ce
titre le même dans le cas du territoire géographique et dans celui du terri-
toire de la représentation. Habib synthétise explicitement (et involontai-
rement) cette symétrie, écrivant que l’enjeu du débat sur of the North est
que « le cinéma puisse se donner le droit d’habiter tous les territoires ».
L’entitlement prend sa source dans une vision universaliste, elle-
même imbriquée dans l’idéologie colonialiste depuis les Lumières. Le
réalisateur d’of the North a dit : « nous sommes tous des habitants de la
Terre, j’ai le droit de créer avec tout… ». Un argument courant du groupe
dominant confronté à des questions sur la politique identitaire des repré-
sentations est de dire « nous sommes tous humains », revenant au déni de
la réalité sociopolitique. Lepage a quant à lui recouru systématiquement
à l’idée que les thèmes de l’oppression et de la survie sont « universels »,
ce qui sous-entend qu’il serait dispensé de l’engagement avec des
communautés particulières et du respect de références culturelles
précises. Les philosophies inuite et amérindiennes ne tendent pas moins
que les philosophies occidentales à cerner des vérités universelles. Mais
dans sa tradition occidentale, l’universalisme est fondé sur l’oblitération
de la pensée de l’autre, sur le privilège de définir l’universel dans ses
termes – il dérive d’une conception linéaire et hiérarchique des cultures
et de l’histoire. Le discours universaliste de Lepage n’est pas issu d’une
pensée « universelle » justement, puisqu’à travers lui c’est tout un héri-
tage idéologique qui parle.
On apprenait dans la tourmente de SLĀV qu’un consultant noir
avait été engagé, le rappeur et conférencier Webster, et qu’il avait signalé
les lourdes implications du choix d’interprètes blancs dans des rôles
d’esclaves. Lepage y justifiait l’essai d’un « concept », évacuant le sens
et l’effet de l’identité visible d’un corps sur scène par rapport à l’expé-
rience personnelle et à la mémoire historique. Il se montra ensuite
« étonné » par l’adversité des réactions, quand pourtant des mises en
garde avaient été émises. Mais les subalternes ne peuvent pas parler.
58 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Lorsque l’autre fait entrave à l’entitlement, il est « violent », autre


mot-clé du lexique colonialiste. Habib parle de violence à plusieurs
reprises, non pas celle que le film inflige à ses inopportuns spectateurs
inuits, mais celle des critiques qui « s’acharnent avec violence contre le
film et son auteur ». Ariane Mnouchkine, en réaction aux critiques de
Kanata, a déclaré « nous ne céderons pas à la peur », le même slogan que
lors des attaques terroristes en France. Chroniqueuse politique au Télé-
journal, à Radio-Canada, l’ex-ministre péquiste Louise Beaudoin célé-
brait le prix « Artiste pour la paix » décerné à Robert Lepage, appelant à
résister aux « extrémistes » qui risquaient de causer « la mort du théâtre »
s’il n’était « plus possible de jouer l’autre » (Beaudoin 2019). Dans une
lettre collective signée par une trentaine de cinéastes et professionnels
du cinéma québécois, on faisait une déroutante analogie entre la contes-
tation autochtone et la censure de l’Église à l’époque de la Grande
Noirceur6.
Ces dérives du discours renversent d’elles-mêmes le paradigme
colonialiste de l’émotion du colonisé contre la raison du colonisateur. La
confrontation qui a eu lieu est plutôt celle de l’intelligence autochtone
contre le « système nerveux » de la société dominante.

LE CONTEXTE QUÉBÉCOIS : INTERDICTION DU MOT


« RACISME » ET MYTHOLOGIE DU MÉTISSAGE

Au-delà des fondements de l’inconscient colonial dans une histoire


globale de l’Occident, les signes d’un rapport trouble et ambigu aux
Autochtones se profilant de nos jours au Québec indiquent que le colo-
nialisme y revêt une couleur distincte. Cette distinction reflète la situa-
tion historique et culturelle particulière du Québec, et ses propres
angoisses identitaires.

6. « …nous rappelle une époque pas si lointaine où la censure artistique était imposée sous le couvert
d’une certaine morale. Au Québec, nous avons fait beaucoup de chemin depuis ». (Collectif 2016.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 59

Le déni du racisme et du colonialisme est certes présent à travers le


Canada et ailleurs7, mais son caractère viscéral est notable au Québec.
En gros : « le racisme au Québec n’existe pas8 ». Il ne s’agit pas de savoir
si le Québec est plus ou moins raciste que d’autres sociétés occidentales,
mais de constater que la négation de la possibilité même du racisme en
son sein est une impulsion très vive, le racisme est pratiquement un sujet
interdit.
Cela est lié au moins en partie à une difficulté pour la société
québécoise de concevoir son rôle dans des dynamiques d’oppression,
alors qu’elle tend à se représenter dans la position de victime de l’his-
toire de l’Amérique. De plus, entretenant pour eux-mêmes le statut de
« colonisés », certains Québécois sont forcément prompts à nier la subju-
gation coloniale des Autochtones au sein de leur histoire.
Ces facteurs contribuent à une fragilité particulière et donnent un
début d’explication à l’intensité de la ferveur collective déclenchée en
appui aux œuvres. Ces œuvres plutôt insignifiantes en elles-mêmes
auraient pu rester des bavures à admettre, à laisser passer, mais elles ont
soudainement signifié un « nous » à affirmer. L’image des Autochtones
ou des Noirs dans ces œuvres ne fut jamais l’objet réel de la discussion
pour le milieu culturel québécois ; c’est l’image de soi qui était en jeu.
La voix contestataire de l’autre et l’allégation de « racisme » devinrent
une attaque directe à un sentiment collectif de vertu qui protège le déni
de la hiérarchie ethnique réelle, celle-ci étant recouverte par le mythe de
l’égalité « post-raciale » et « anti-coloniale ». Ce « moi collectif » québé-
cois mobilisé contre la voix contrariante de l’autre n’est pas motivé par
des idées claires à défendre, sur des questions politiques et artistiques,
c’est un « moi » réactif devant vite refermer une sorte de blessure de
l’ego.
Une autre particularité possible de ces tensions au Québec est qu’à
travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite, on recourt aux
mêmes formules lorsqu’il s’agit de répondre à une voix minoritaire

7. Dans un célèbre discours au sommet du G20 de 2009, vantant le Canada comme nation développée
et harmonieuse que les autres pourraient prendre pour modèle, l’ex-premier ministre Stephen
Harper déclara : « We also have no history of colonialism. » (Wherry 2009) C’était un an après
avoir présenté des excuses officielles de l’État aux peuples autochtones pour le système des
pensionnats.
8. L’Assemblée nationale du Québec (2019) a adopté par vote de tous les partis une motion déclarant
que le racisme est un phénomène individuel malheureux, mais que toute insinuation de son
existence comme phénomène social au Québec doit être fermement dénoncée. Réf. : motion de la
députée indépendante Catherine Fournier, 26 mars 2019.
60 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

dissidente. Par exemple, associer à la « rectitude politique » toute critique


des rapports de pouvoir reflétés dans les représentations et parler de
« privilège inversé » sont des automatismes largement répandus au
Québec, même dans les milieux intellectuels et artistiques, tandis que
dans le monde anglo-saxon cette terminologie est plus clairement iden-
tifiée au alt-right 9. Un cliché également très courant veut que des
concepts comme le « privilège blanc » et le « racisme systémique » ne
décrivent pas des réalités sociales, mais soient des inventions frivoles
d’une gauche victimaire anglophone, nées dans les « cultural studies »
des « universités américaines »10. Dominic Gagnon ne connaissait pas la
signification de « white pivilege », un terme que Tanya Tagaq employa à
son endroit. Il rétorqua qu’il vit modestement (cité dans Barrera 2015),
ne comprenant manifestement pas que l’artiste inuk ne spéculait pas sur
sa situation financière, mais qu’elle soulignait une position sociale
fondée sur l’ethnicité et déterminant une forme de pouvoir, même invi-
sible, impliquant une configuration mentale et des expériences diffé-
rentes de celles des Inuits (notamment de n’avoir jamais vécu le racisme).
La négation de ce privilège avait quelque chose de loufoque alors même
que la preuve en était faite : seul un artiste blanc québécois pouvait ainsi
étaler son ignorance des sujets qu’il manipule, afficher son indifférence
aux effets de son geste sur ceux que ça concerne intimement, et quand
même voir le milieu artistique se ranger massivement derrière lui.
Cette particularité ne se lit pas dans les préjugés racistes populaires
et les virages politiques à droite, qui sont égaux partout en Occident et
dans le reste du Canada, mais au sein d’une portion de l’élite éduquée au
Québec, où il semble que certains discours sur les enjeux interethniques
soient le lieu d’une confluence des eaux de la gauche et de la droite.
Enfin, la forme la plus singulière des mutations de l’idéologie colo-
nialiste au Québec se fonde sur une réécriture de l’histoire et du récit
national pour y incorporer le mythe d’un métissage originel des colons
et des Autochtones. En plus de servir la négation des rapports coloniaux

9. André Habib (2016) conclut son éloge d’of the North en déclarant qu’il s’agit d’un « privilège
identitaire inversé […] délétère et stérile… », si la parole inuite sur des images d’Inuits doit occuper
l’avant-plan.
10. « Les identités victimaires », de Ralph Elawani (2016), est un essai précisément articulé, en de
multiples raccourcis, sur cette prémisse d’une dérive conceptuelle anglophone et anti-intellectuelle
qu’incarnerait toute critique confondue des structures de pouvoir fondées sur l’identité, incluant
l’affaire of the North. Il est révélateur qu’au Québec un tel texte se mérite le Grand Prix du
Journalisme indépendant 2017 dans la catégorie opinion/analyse.
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 61

du présent, ce mythe a pour fonction de conférer à la société québécoise


elle-même une « autochtonie », l’exemptant conséquemment de tout rôle
historique dans la subjugation des peuples et territoires autochtones.
Auparavant, ce récit s’accommodait de l’invisibilité des Autoch-
tones ; le colonialisme d’apartheid permettait de centrer une représenta-
tion identitaire sur l’idée d’une unique nation fondatrice de souche
européenne. Mais la visibilité accrue des premiers peuples et la valeur
changeante de l’ascendance autochtone (autrefois c’était mal vu, main-
tenant ça se joint aux petites marques de différenciation valorisées)
amènent ce nouveau contexte qui appelle un repositionnement du
colonialisme.
Le fantasme d’« indianité » est devenu plus globalement un réel
phénomène contemporain, comme aux États-Unis où un nombre invrai-
semblable de personnes se découvrent soudainement amérindiennes, et
pour des raisons obscures, plus spécifiquement Cherokee. Ce fantasme
est aussi instrumentalisé politiquement dans les provinces maritimes et
au Québec, avec la formation de groupes organisés qui fouillent les
registres généalogiques à travers quatre siècles, cherchant de possibles
mariages mixtes pour revendiquer le statut légal d’une nation métisse
occultée qui serait maintenant résurgente. Les motivations de ces groupes
ne sont pas de se rapprocher des réels Autochtones de leur région, mais
de se positionner contre eux. Au Saguenay, ils entendent disputer les
droits territoriaux des Innus, et en Gaspésie et en Nouvelle-Écosse ceux
des Mi’kmaq (Gaudry et Leroux 2017).
Dans ce contexte, à propos des controverses qui nous occupent,
certaines remarques de Gagnon et de Lepage furent tout à fait révéla-
trices. Aux allégations de racisme, Gagnon a répliqué qu’il y avait « du
sang autochtone dans sa famille11 », comme si un hypothétique gène de
l’autre dans la brume des générations était un vaccin éternel contre la
participation aux structures de domination. Ces histoires de filiation
autochtone, affabulées ou véridiques (dans tous les cas sans incidence
sur l’appartenance réelle), semblent de plus en plus courantes au Québec.
Qui n’a pas entendu dans une conversation quelqu’un sortant l’histoire
« longtemps occultée dans la famille » d’une « arrière-arrière-grand-mère
amérindienne », et dont on est généralement incapable de nommer la
nation précise ?

11. « [Gagnon] says that he is not racist and that he has Indigenous ancestry in his family », cite dans
Barrera (2015).
62 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Le co-auteur de Kanata, Michel Nadeau, regrettait à la suite d’une


rencontre à Montréal avec des représentants autochtones que ces derniers
identifient les créateurs de la pièce comme des « blancs », ce qui entra-
vait selon lui l’échange en « semant la division » (cité dans Cloutier
2018). Lepage a dit aussi qu’il rejette ces « divisions » où l’un des partis
est dit « blanc », « particulièrement dans la société québécoise, parce
qu’il n’y a pas plus métissée comme nation » (dans Choquette 2019). Ce
dispositif narratif se normalise curieusement, des historiens comme
Denis Vaugeois y travaillent depuis un moment, et un professeur de droit
de l’Université Carleton, Sébastien Malette, suggère qu’un métissage
intégral remontant aux premiers jours de la Nouvelle-France devrait
autoriser le Québec entier à revendiquer le statut légal de territoire
autochtone au sens de la loi canadienne (Malette 2014).
Dans le reste du Canada, l’Autochtone est aussi nouvellement
appelé à entrer sur l’écran de la représentation identitaire, pour laisser
entendre qu’il aurait une influence dans la culture « commune » (les Jeux
olympiques de Vancouver en 2010 en firent une ostentation virant à
l’excès de bonne conscience). Toutefois, cet ajout ornemental de l’Au-
tochtone dans le portrait de famille canadien paraît davantage relever des
politiques officielles de communications et d’image de marque, que
d’un révisionnisme radical du récit de ses propres origines, comme on
peut l’observer au Québec. Le documentaire L’Empreinte (Dubuc et
Poliquin 2015) en est une manifestation exemplaire. Malgré ses carences
cinématographiques et ses trous historiques, ce film a connu un succès
notable au Québec. Sa thèse est que depuis Champlain, qui a favorisé
une approche d’alliance, la genèse de la nation québécoise est dans le
métissage avec les Autochtones. Si cette union fraternelle fut à un certain
moment oubliée, c’est « la faute des Anglais », vient affirmer l’historien
Denys Delâge. Après la conquête, les Canadiens français auraient été
contraints de renier cette union pour paraître plus civilisés aux yeux des
vainqueurs et espérer un meilleur sort. Le film développe la thèse que
cette mixité fondatrice a laissé une empreinte, qui non seulement confère
une sympathie naturelle des Québécois pour les Autochtones, mais a
forgé un ensemble de valeurs héritées de ce mélange (le film en dresse le
catalogue : la solidarité collective, la tolérance, l’amour de la nature…).
Puis on laisse entendre qu’une majorité de Québécois auraient une
ascendance autochtone, sans dire que la plus grande part des traces de
gènes autochtones au Québec sont repérables principalement dans la
population issue des toutes premières vagues de colonisation, ne consti-
tuant généralement qu’une infime fraction du bagage génétique. Par
4 – L’ART AU TEMPS DU COLONIALISME AU QUÉBEC. LE FILM OF THE NORTH ET LA PIÈCE KANAT 63

ailleurs, les unions mixtes qui eurent lieu à l’aube de la colonisation,


sans être initialement désapprouvées, furent vite officiellement interdites
par les autorités coloniales et religieuses, par crainte de dégénérescence
de la colonie au contact des sauvages.
La réalité présente des communautés autochtones, leurs cultures et
leur propre histoire sont évacuées du film. Ce qu’on semble dire en fin
de compte : « je n’ai pas vraiment à vous entendre et vous connaître, car
je suis moi-même un peu vous ». Sous cette prémisse s’installe aussi une
profonde confusion sur l’identité autochtone et même sur l’identité
mixte. Car si la pureté d’une lignée biologique n’est pas une condition de
l’autochtonie, en revanche l’évocation d’un distant métissage, sans
expérience de cette appartenance, ne fait pas de quelqu’un un Autoch-
tone ni un « métis ».
Ainsi « absorbé » plutôt qu’effacé, l’Autochtone n’a pas plus de
voix pour offrir sa perspective et nommer son expérience coloniale. La
nation redéfinie comme métissée réclame du coup l’absolution de tout
rôle colonial et déclare sa solidaire parenté avec les Autochtones (sans
vraiment se soucier de ce qu’en pensent les Autochtones) en tant que
victimes d’un même et unique colonisateur : l’Anglais. C’est encore en
le niant qu’on restaure le colonialisme, cette fois dans une plasticité
inventive des mythes nationaux. Champlain a certes cherché des alliances
plutôt que la conquête militaire, mais l’histoire ne s’arrête pas à cet
épisode idéalisé. Le révisionnisme en cours nie en bloc toute la vérité du
colonialisme d’hier à aujourd’hui, de la Nouvelle-France au Québec
moderne : la quasi-extermination des Wendat par les maladies contrac-
tées auprès des commerçants et missionnaires, puis l’abandon de ce
peuple par les alliés français de Québec, en 1649, quand l’ennemi haude-
nosaunee reçut pour sa part des armes à feu des Anglais et des Hollan-
dais ; les conversions religieuses agressives par les Jésuites et autres
congrégations catholiques ; les sévices dans les pensionnats aux mains
de prêtres francophones autant qu’anglophones ; les conflits des années
1970 à la baie James lors des projets hydroélectriques amorcés comme
si les Cris n’existaient pas ; la dépossession constante du territoire innu
pour les mines, les barrages, la coupe de bois, les clubs privés de pêche
au saumon ; les conflits de Listuguj ; les femmes de Val-d’Or ; la crise
d’Oka, etc, etc. Ajoutons le racisme ordinaire persistant dans certaines
régions où les Québécois avoisinent des communautés autochtones,
l’angoisse du PQ qui parle de « territoire indivisible » quand les Autoch-
tones parlent de « leur » souveraineté, le profilage racial des patrouilles
64 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

policières, les journées à « thématique autochtone » avec plumes sur la


tête dans les écoles primaires, les incidents d’insultes racistes lancées à
des enfants autochtones dans des tournois de hockey, etc, etc.
C’est sans compter que la majorité des Québécois ne savent
aujourd’hui rien des Autochtones. Est-ce vraiment « la faute des
Anglais » ? Et si tant de Québécois évoquent cet ancêtre autochtone loin-
tain dont on « taisait l’existence », dans les cas où ce serait vrai, est-ce
que ce silence serait aussi « la faute des Anglais » ? S’il était à ce point
convenu de raturer la lignée gênante de l’album familial, n’est-ce pas là
justement l’évidence d’un héritage raciste ?
Et si on se définit soi-même au Québec dans la position de « colo-
nisé » et de résistant culturel minoritaire, pourquoi alors, lorsque l’autre
émet une parole critique, qu’il revendique sa souveraineté et la décolo-
nisation du territoire et de la culture, adopte-t-on immédiatement les
réflexes et le lexique prévisible du « langage des maîtres » ?

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Chapitre 5

TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES
DES PENSIONNATS
Entre trauma culturel
et autonomie renouvelée1

Brieg Capitaine
Karine Vanthuyne

À
partir de 1876, le gouvernement canadien a essayé de « tuer l’In-
dien dans l’enfant », instituant la scolarisation forcée des Autoch-
tones dans des « pensionnats indiens » (Chrisjohn et Young, 1997 ;
J. R. Miller, 1996 ; Milloy, 1999). Bien que certains Survivant·e·s2 des
pensionnats aient témoigné d’expériences positives au sein de ces établis-
sements, ceux-ci furent largement sous-financés et insuffisamment
contrôlés par le gouvernement canadien. La plupart des Survivant·e·s souf-
frirent d’épidémies de maladies mortelles, en plus de malnutrition et d’iso-
lement social. On estime que sur les quelque 150 000 enfants autochtones
qui furent internés, plus de la moitié furent victimes de violence physique
ou sexuelle, et que plus de 6 000 y décédèrent (Walker, 2014). Le dernier
pensionnat ferma ses portes en 1996.

1. Ce texte est tiré de trois chapitres (Capitaine, 2017a ; Capitaine et Vanthuyne, 2017 ; Vanthuyne,
2017) d’un ouvrage collectif en anglais que nous avons dirigé. Nous remercions les University of
British Columbia Press pour nous avoir permis de publier cette version résumée des chapitres de
l’ouvrage.
2. Les anciens pensionnaires se présentent’ majoritairement comme des Survivants. Il s’agit d’une
catégorie d’identification propre aux acteurs qui émerge au milieu des années 1980 (Niezen, 2013)
et qui fait donc partie du processus sociohistorique de construction de la mémoire des pensionnats.
Il est d’usage d’utiliser, pour ce genre de terme propre aux acteurs, des guillemets. Toutefois,
l’usage des guillemets tend à mettre à distance l’acteur du chercheur alors que ce texte cherche à
opérer le mouvement inverse. Nous utilisons donc ici une majuscule afin de marquer le fait qu’il
s’agit d’une catégorie propre aux acteurs sans pour autant donner l’impression de la reléguer au
rang de prénotions.
69
70 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Jusqu’aux années 1990, la scolarisation forcée des Autochtones


dans les pensionnats dits « indiens » fut principalement représentée
comme une politique bienveillante d’assimilation par le biais de l’éduca-
tion, mise en œuvre par l’État canadien pour le bien-être des enfants des
Premières Nations (Woods, 2013). Malgré les rapports de certains fonc-
tionnaires (CVR, 2015, p. 369) et la médiatisation de plusieurs tragé-
dies3, ce n’est que lorsque les voix d’anciens pensionnaires devinrent
« audibles » dans la foulée de la Commission royale d’enquête sur les
peuples autochtones (CRPA), que cette représentation dominante
implosa. Les témoignages des anciens pensionnaires qui, jusqu’alors,
n’avaient jamais été considérés comme des « vérités » (Million, 2013),
ou avaient été contraints par les procédures juridiques (Blackburn,
2012), devinrent des faits historiques. Les pensionnats indiens ne furent
plus seulement synonymes de crimes commis contre des élèves en parti-
culier par quelques employés sadiques. Au fur et à mesure que les voix
des Survivant·e·s pénétrèrent la sphère publique, les pensionnats indiens
devinrent plutôt le symbole d’un programme délibéré d’assimilation
dirigé par l’État et les congrégations religieuses4 qui les administrèrent,
et dont les effets destructeurs se font encore ressentir dans les collecti-
vités autochtones. « Breaking the Silence : An Interpretive Study of Resi-
dential School Impact and Healing as Illustrated by the Stories of First
Nations Individuals » (AFN, 1994) illustre comment l’histoire des
pensionnats indiens devint celle de ses Survivant·e·s. Publié par l’APN
au beau milieu d’un nombre croissant de procès pour abus sexuels
intentés par des Survivant·e·s des pensionnats contre le personnel de ces
écoles, il rendit explicite que « le cadre interprétatif des Survivant·e·s
serait désormais celui à partir duquel l’histoire des pensionnats serait
racontée » (Million, 2013, p. 95, notre traduction).
Dans ce chapitre, nous examinons comment les différents
programmes de la Convention de règlement relative aux pensionnats
indiens (CRRPI) ratifiée en 2006, dont la Commission de vérité et récon-
ciliation du Canada (CVR) (2009-2015) en particulier, ont donné suite à
ce processus de resignification des pensionnats. Quelle mémoire collec-
tive de ces établissements ont-ils produite ? En quoi cette mémoire

3. En 1965, Ian Adams publia dans McLean’s une série d’articles percutants sur le pensionnat Cecile
Jeffey School. Il relata notamment l’histoire de Charlie Wenjack, un enfant de 12 ans retrouvé mort
de froid après s’être enfui du pensionnat pour retrouver sa famille (Milloy, 1999).
4. Il s’agit des églises presbytérienne, anglicane, catholique et unie.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 71

peut-elle être considérée comme politique ? A-t-elle le pouvoir de trans-


former les rapports coloniaux ? Quel est son rapport avec l’autodétermi-
nation des nations et l’émancipation des acteurs ?
Les études sur les politiques et les programmes mis en œuvre
pour remédier aux injustices historiques examinent généralement ces
dernières d’un point de vue institutionnel ou juridique (Ensalaco, 1994 ;
Lemarchand, 1994). Ces deux approches, qu’ont mobilisées les premiers
travaux sur la CRRPI, mettent tantôt l’accent sur les conditions sociopo-
litiques de sa création (Stanton, 2011 ; Kelly, 2008), son mandat
(Jung, 2011 ; Nagy et Sehdev, 2012), ses limites (Alfred, 2009 ; Czyze-
wski, 2011 ; Flisfeder, 2010 ; James, 2010 ; Kershaw et Harkey, 2011 ;
Snyder, 2010) ou son potentiel (Hughes, 2012 ; Regan, 2010 ; Stanton,
2012). D’orientation plutôt normative, ces analyses interrogent les
programmes de la CRRPI sous l’angle de leur pouvoir à transformer la
stratification sociale en réduisant la colonisation à sa dimension maté-
rielle et territoriale. Si les questions posées dans le présent chapitre
rejoignent les préoccupations de ces chercheurs, nous nous intéressons
plutôt à la dimension symbolique et performative des témoignages des
Survivant·e·s. Dans ses travaux sur la Commission de vérité et réconci-
liation en Afrique du Sud, Goodman nous invite à concevoir les témoi-
gnages produits dans ce type de contexte interlocutoire « comme des
actes publics de narration d’un point de vue rituel et performatif »
(Goodman, 2009, p. 26, notre traduction). Pour la sociologie culturelle
(Eyerman, 2001 ; Alexander, 2006 ; Lamont et Bail, 2005), la communi-
cation est classification symbolique entre sacré et profane. Or cette clas-
sification, comme l’ont bien montré Memmi (1973) et Fanon (1985
[1968]), est au cœur de l’ordre colonial et de la justification des injus-
tices. Notre approche se distingue d’une lecture wébérienne ou marxiste
du pouvoir des acteurs sociaux dans la mesure où le pouvoir n’est plus
seulement déterminé par le statut ou la position des acteurs dominants
dans l’espace social. Si la compréhension du pouvoir des acteurs sociaux
en matière de ressources et de capacités est essentielle, elle « laisse de
côté », comme l’écrit Alexander (2011, p. 88), « le pouvoir indépendant
des symboles et des formes d’arrière-plan, des figures et des formes
d’écriture, de la contingence de la mise en scène et de l’interprétation
des acteurs, et de l’extraordinaire signification de la séparation des spec-
tateurs » (Alexander, 2011, p. 88, notre traduction). Chacun de ces
éléments donne forme ou non au pouvoir.
72 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Dans ce chapitre, nous examinons donc comment les acteurs


i­mpliqués dans la mise en œuvre des programmes de la CRRPI, et plus
particulièrement de la CVR, ont produit une nouvelle histoire sur les
pensionnats, pour analyser ensuite comment les Autochtones, et plus
spécifiquement les Cris d’Eeyou Istchee (Québec), se l’approprient. De
notre point de vue, la CRRPI est une actrice qui, par les événements
qu’elle a organisés, les formulaires et les procédures qu’elle a imposés,
les données, les témoignages et les artefacts qu’elle a recueillis et les
actions qu’elle a entreprises en est venue à définir ce que « pensionnats
indiens » signifie officiellement, aujourd’hui, transformant ainsi la
mémoire nationale. Comme en témoignent les analyses de Capitaine à
partir de recherches ethnographiques menées lors d’événements publics
de la CVR, cette nouvelle mémoire officielle du passé colonial au Canada
a transformé les Survivant·e·s en victimes d’un trauma collectif, voire
« culturel » (Alexander, 2012), auquel s’identifient un nombre plus large
d’Autochtones n’y ayant jamais mis les pieds. Les travaux de Vanthuyne
sur la mémoire des pensionnats à Eeyou Istchee démontrent toutefois
que cette nouvelle mémoire nationale n’a pas la même emprise d’un
Autochtone à l’autre. En examinant les fondements des mémoires
contrastées des pensionnats qu’elle y a décelées, elle met en exergue le
rôle joué par des opinions différentes concernant la Convention de la
Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), soit le premier « traité
moderne » (Miller, 2009) au Canada. Dans ce qui suit, après avoir briè-
vement résumé l’histoire de la lutte autochtone ayant mené à la CRRPI,
puis les critiques matérialistes de cette Convention, nous présenterons
les analyses de Capitaine de la Commission puis de Vanthuyne concer-
nant les mémoires des pensionnats à Eeyou Istchee.

DE LA CRPA À LA CRRPI

Le gouvernement fédéral mit sur pied la CRPA en 1991 en réaction


aux conflits entre l’État et les nations autochtones au Canada qui, durant
l’été de 1990 à Oka5, tournèrent à la violence armée. Cette commission
se conclut en 1996 par la publication d’un rapport final de cinq volumes
qui couvre une vaste gamme de thèmes, dont 440 recommandations

5. Au printemps de 1990, des Mohawks ont barricadé l’accès à quelques dizaines d’acres que la
municipalité d’Oka, au Québec, cherchait à s’approprier pour agrandir un terrain de golf. Les
Mohawks ont revendiqué que le territoire leur appartenait à juste titre et qu’il constituait pour eux
un cimetière sacré.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 73

préconisant le renouvèlement, sur la base de la reconnaissance du statut


de nation des peuples autochtones (Turner, 2013), des relations juri-
diques et politiques des Autochtones avec les non-Autochtones et avec
les gouvernements fédéraux et provinciaux. Bien que la plupart de ces
recommandations furent ignorées ou remisées, l’une d’entre elles,
concernant l’enfermement et la maltraitance des enfants autochtones
dans les pensionnats, fut immédiatement prise en compte, car elle
permettait, selon Henderson (2013, p. 71, notre traduction), de « répondre
aux demandes de réparation des Autochtones dans le cadre d’un agenda
néolibéral6 ».
En 1998, la ministre des Affaires indiennes du gouvernement du
Canada présenta une déclaration de réconciliation, où elle exprima ses
regrets par rapport à des « actions passées qui ont mené à l’affaiblisse-
ment de l’identité des peuples autochtones, à la disparition de leurs
langues et de leurs cultures et à l’interdiction de leurs pratiques spiri-
tuelles7 ». Elle annonça également la création d’un fonds de guérison de
350 millions de dollars pour remédier, par le biais d’initiatives commu-
nautaires, aux problèmes persistants des personnes maltraitées physi-
quement ou sexuellement dans les pensionnats (Llewellyn, 2002). Cette
déclaration de réconciliation ne reconnaissant pas le caractère fonda-
mentalement abusif de ces institutions et les dommages culturels et
intergénérationnels qu’elles ont causés (Jung, 2011), le nombre de litiges
intentés par les Survivant·e·s doubla, passant de 6 000 à 12 000 entre
2000 et 2004 (McKiggan, 2007). En réponse à cette augmentation des
recours légaux, le gouvernement mit alors sur pied un Mode alternatif de
règlement des conflits (MARC) pour réduire les coûts et les délais, ainsi
que faciliter la guérison et la réconciliation (Regan, 2010). Cependant,
ce processus fut à son tour rapidement critiqué pour sa complexité exces-
sive, son exclusion des demandes relatives à des dommages culturels,
son omission de programmes de guérison et son ignorance des répercus-
sions plus larges des pensionnats (AHF, 2002 ; Jung, 2011 ; Llewellyn,
2002 ; Regan, 2010). L’insatisfaction des Survivant·e·s à l’égard du

6. « À une époque de consensus idéologique sur l’État “modeste” », explique Henderson (2013, p. 63,
notre traduction), « les torts reconnus du passé sont souvent considérés comme liés […] au spectre
de l’État interventionniste étant allé trop loin, […] et ayant ainsi porté atteinte à l’intégrité
individuelle ». D’un point de vue néolibéral, en ce qui concerne les actes répréhensibles commis par
l’État canadien à l’encontre les Autochtones, il conviendrait de ce fait d’y remédier en tant
qu’atteintes à des droits individuels à l’autosuffisance, et non en tant que violations du droit collectif
des nations autochtones à l’autodétermination, tel que l’a recommandé la CRPA (Turner, 2013).
7. L’intégralité de cette déclaration est disponible ici : https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/110010001
5725/1100100015726.
74 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

MARC se manifesta par leur réticence à y avoir recours8. Le gouverne-


ment signa donc un accord politique avec l’Assemblée des Premières
Nations (APN) en 2005, s’engageant à négocier avec cette organisation
un processus de règlement plus adéquat pour les anciens pensionnaires
(Regan, 2010 ; Jung 2011). Cependant, ayant eu vent que le gouverne-
ment n’avait pas l’intention de permettre la participation effective des
Survivant·e·s dans la mise en œuvre de ce règlement, l’APN intenta un
recours collectif contre le gouvernement au nom de tous les Survivant·e·s
et victimes des pensionnats (Barnsley, 2005). Menacées de faillite, les
Églises qui administraient autrefois les écoles firent pression sur le
gouvernement pour qu’il négocie une entente hors cour avec l’APN et
les représentants régionaux inuits, ce qui donna lieu en 2006 à la signa-
ture de la CRRPI (Regan, 2010).

« JUSTICE TRANSITIONNELLE » ET DÉCOLONISATION


AU CANADA

La CRRPI, le plus important règlement de recours collectif dans


l’histoire du Canada, comprenait : 1) un fonds de guérison et un fonds de
commémoration ; 2) un paiement d’expérience commune (PEC) pour
chaque Survivante·e vivant·e ayant séjourné dans un pensionnat ; 3) un
processus d’évaluation indépendante (PEI) pour les demandes indivi-
duelles liées à des abus physiques et sexuels ; 4) une commission de
vérité et de réconciliation (IRSSA, 2006).
La CVR de même que le PEC, le PEI et les fonds de guérison et de
commémoration ont contribué à la formalisation du domaine de la
« justice transitionnelle ». Ce terme est apparu vers la fin des années
1980, dans le contexte de la transition démocratique des pays d’Amé-
rique latine (Lefranc, 2008). Depuis, il a été utilisé par un nombre crois-
sant d’experts et de spécialistes des situations de post-conflit pour décrire
et légitimer un ensemble globalisé de politiques et de programmes stan-
dardisés favorisant la justice réparatrice aux dépens de la justice
rétributive (Arthur, 2009)9. La justice rétributive met l’accent sur les

8. Un document gouvernemental de 2005 révèle que sur 13 500 demandeurs, seulement


1 200 demandèrent d’en bénéficier (Funk-Unrau et Snyder, 2007).
9. Notre définition de la « justice transitionnelle » comme favorisant la justice réparatrice par rapport
à la justice rétributive suit l’histoire conceptuelle de cette expression par Arthur (2009), et non sa
généalogie par Teitel (2000). Alors que Teitel retrace les origines de la justice transitionnelle
moderne jusqu’à la Première Guerre mondiale, et inclut donc des mesures de justice rétributive
dans sa définition du terme, Arthur plaide contre un tel « anachronisme ». Selon elle, une histoire de
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 75

crimes commis, leurs auteurs et l’évaluation de leur peine compte tenu


de la gravité de leurs actes. La justice réparatrice met plutôt l’accent sur
les impacts de ces crimes sur les victimes et sur ce qui devrait être
accompli pour enrayer ces impacts ou les atténuer. Suivant l’approche de
la justice réparatrice, les programmes dits de « justice transitionnelle »,
comme la CVR, sont donc principalement axés sur les victimes d’abus,
et non leurs auteurs. Les promoteurs de ces programmes reconnaissent
l’impossibilité d’enrayer complètement les impacts des violations
commises lors d’épisodes prolongés de violence politique ou institution-
nelle. Ils espèrent néanmoins que de telles mesures puissent contribuer à
une plus large reconnaissance de ces violations au sein de la société et
ainsi restaurer la dignité des victimes et promouvoir leur réconciliation
avec le reste de la population.
Dans son analyse critique de la CRPPI, Jung (2011) souligne que
le cadre de la justice transitionnelle a à l’origine été conçu pour faciliter
la réconciliation dans des pays qui connaissaient une transition politique
d’un régime autoritariste à un régime démocratique – et non pour rené-
gocier les fondements de la relation entre Autochtones et gouvernement
dans un État colonial comme le Canada. Malgré les modifications consti-
tutionnelles de 1982 qui enchâssèrent les droits des peuples autochtones
au Canada, le même régime gouvernemental sous lequel les pensionnats
indiens virent le jour demeure, incluant la Loi sur les Indiens, le système
des réserves et le statut des communautés autochtones comme juridic-
tions constitutionnellement subordonnées et contrôlées par un gouverne-
ment étant avant tout redevable aux États étrangers, et non aux Premiers
Peuples (James, 2010). Traiter les revendications de justice des Autoch-
tones comme relevant du champ de la « justice transitionnelle », met en
garde Jung (2011), est donc problématique ; cela risque de légitimer le
statu quo entre l’État colonial et les peuples autochtones du Canada,
ceux-ci n’étant toujours pas véritablement reconnus comme nations
bénéficiant d’un droit à l’autodétermination.
Cette préoccupation fut aggravée par le mandat relativement faible
qui fut octroyé par la CRRPI à la CVR. La Commission ne bénéficia
d’aucun pouvoir d’assignation, et il lui fut interdit d’identifier dans son

la justice transitionnelle ne peut commencer que par l’invention de l’expression elle-même,


invention qui n’a pas eu lieu avant 1992 selon ses recherches par mot-clé dans les bases de données
de journaux internationaux, revues de droit et de sciences sociales. Or depuis 1992, comme le
reconnait aussi Teitel, les mesures de justice réparatrice ont été de plus en plus favorisées au
détriment de mesures de justice punitive.
76 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

rapport, ses activités ou ses événements, ceux et celles accusés de


maltraitance par les participants si l’identité de ces accusés n’avait pas
déjà été établie par une procédure judiciaire, l’admission de leur culpa-
bilité ou une divulgation publique. James (2012, p. 190, notre traduc-
tion) affirme que cette interdiction d’identification signifia « que même
la sanction limitée de publicité négative contre les architectes et auteurs
de violations – souvent considérée comme primordiale par les tenants de
la justice transitionnelle – devint inaccessible à la Commission ». Nagy
(2013) se demanda dès lors dans quelle mesure la CVR avait la capacité
de faire avancer la décolonisation, entendue comme rupture de l’ordre
colonial et libération autochtone, telle que la définissent Wilson et Bird.
Nagy soutient que pour que cette rupture se produise, les non-Autoch-
tones devaient s’approprier la violence coloniale, passée et présente,
analyser les attitudes et comportements coloniaux comme étant profon-
dément enracinés et reconnaître la relation historique directe entre leurs
privilèges et la privation relative des peuples autochtones. Dans quelle
mesure la CVR a-t-elle été en mesure d’accomplir ces tâches extrême-
ment importantes et pourtant très complexes ?
Comme nous l’avons brièvement exposé dans la section précédente,
la CRRPI n’a pas été imposée aux peuples autochtones par le gouverne-
ment colonial. Elle est plutôt le résultat d’une entente à l’amiable négo-
ciée entre des représentants de l’État, des Églises et d’organisations
autochtones. Or ces négociations, soutient James (2012, p. 189, notre
traduction), « ont d’une part été façonnées par le mécontentement de
toutes les parties face à la nature contradictoire et la lenteur du processus
juridique conventionnel, et d’autre part par le désir de longue date des
victimes que la société se focalise sur leurs expériences ». Dans leurs
négociations avec l’État et les Églises, comme le souligne le politologue,
les Survivant·e·s ont demandé à l’État canadien et à la société majoritaire
de s’ouvrir, d’écouter et d’assumer leurs responsabilités par rapport aux
multiples abus qu’ils ou elles avaient vécus dans les pensionnats. Le fait
que l’État canadien et les Églises ayant administré les pensionnats ont
longtemps refusé de reconnaître la légitimité de leurs revendications de
justice a transformé la lutte des anciens pensionnaires pour une justice
réparatrice en un combat des Survivant·e·s pour l’écoute respectueuse de
leurs voix.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 77

Comme l’a déclaré alors le grand chef de l’APN, « Les Canadiens


doivent accepter de la manière la plus complète possible que l’histoire
de la vie dans les pensionnats indiens est aussi leur histoire » (cité par
Nagy, 2013, p. 58, notre traduction). Pour atteindre cet objectif, les
commissaires de la CVR ont donc défini l’objectif de « réconciliation »
de la Commission comme étant celui d’une « guérison sociétale » fondée
sur la compréhension interpersonnelle et le pardon. James (2012, p. 195)
estime que l’accent mis sur « le besoin émotionnel de comprendre et de
soutenir les survivants des pensionnats indiens » et « le pouvoir remar-
quable de la décision de pardonner » sur lequel cette définition s’appuie
peut sembler négliger l’oppression structurelle et les inégalités10. C’est
ce que de nombreux intellectuels autochtones ont décrié. Alfred (2009,
p. 181, notre traduction), par exemple, a qualifié l’approche de la CVR
comme étant « émasculante […] parce qu’acceptant trop facilement des
demi-mesures de justice qui n’aident en rien les peuples autochtones à
retrouver leur dignité et leur force ». Selon lui, la réconciliation ne peut
être pensée séparément de la restitution territoriale et matérielle. Cette
« réconciliation-restitution », tel qu’il la conçoit, supposerait que la
société canadienne non seulement reconnaisse l’appropriation illégitime
continue du territoire des peuples autochtones et la négation de leur droit
à l’autodétermination, mais adopte des mesures concrètes de restitution
et de partage du territoire. Dans un registre plus économique, Coulthard
(2014) a critiqué la Commission en reprenant la critique marxiste des
idéologies. Selon lui, la CVR, comme toutes les autres commissions de
vérité, a masqué, marginalisé et dissimulé les rapports d’appropriation
du territoire et les processus d’accumulation primitive. Corntassel et
Holder (2008) sont du même avis. Selon ces deux auteurs, en se concen-
trant sur la construction d’une nouvelle nation plus inclusive, la CVR
s’est engagée dans une « politique de distraction – elle a déplacé le
discours loin de la restitution des territoires et ressources autochtones
pour plutôt l’ancrer dans un processus fondé sur des droits politico-juri-
diques qui participe au jeu des politiques de réparation affirmative
étatiques, récompensant ainsi les injustices coloniales » (Corntassel et
Holder, 2008, p. 472, notre traduction).

10. Cette critique est courante et a par exemple été formulée par Mamdani (2002) dans le cas de la
CVR sud-africaine.
78 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

LA NATURE PERFORMATIVE ET SYMBOLIQUE


DU POUVOIR DE TÉMOIGNER

La décolonisation des peuples autochtones au Canada ne dépend


toutefois pas uniquement, soutenons-nous à la suite d’intellectuels
autochtones (Kovach, 2009 ; Million, 2011 ; Smith, 2012), de la seule
activité des institutions gouvernementales et religieuses ni de celle des
dirigeants autochtones. Si nous voulons comprendre l’ampleur et la
portée des processus de renégociation de dynamiques de pouvoir
inégales, il faut également prêter attention à la nature performative et
symbolique du pouvoir (Alexander, 2011).
Des intellectuels autochtones ont très tôt proposé des pistes de
décolonisation des sites de production des connaissances (Smith, 2012 ;
Kovach, 2009). D’autres ont vu dans les expressions artistiques, litté-
raires et narratives les moyens d’une puissante forme de décolonisation,
celles-ci permettant de se réapproprier le pouvoir de donner sens à son
expérience en dehors des trames narratives coloniales habituelles
(Million, 2011). Certes, la « vérité » qu’a produite la Commission n’a pas
permis de clairement identifier les acteurs responsables des injustices
passées, fermant ainsi la porte à de véritables réparations (James, 2019).
Néanmoins, en étant centrée sur les Survivant·e·s, la CVR a symbolique-
ment renversé les relations de pouvoir et remis en question les présup-
posés coloniaux sur la connaissance qui étaient au cœur des pensionnats
et demeurent au sein des institutions canadiennes contemporaines. Ce ne
furent plus les autorités qui produisirent l’historiographie coloniale,
mais les Survivant·e·s qui, en prenant la parole lors d’événements orga-
nisés par la CVR aux niveaux national ou régional, construisirent une
nouvelle mémoire collective – soit une mémoire qui va à l’encontre du
statu quo de l’histoire canadienne.
L’intérêt des sciences sociales pour la mémoire collective des
groupes s’est considérablement accru au cours des dernières décennies,
menant à la réédition des études pionnières d’Halbwachs (1968 [1949],
1994 [1925]). Contrairement à l’approche psychologique de Bergson
(2008 [1896]), Halbwachs définit les souvenirs individuels comme le
produit de la « mémoire collective », c’est-à-dire des représentations
collectives du passé partagées par des groupes sociaux. Comme l’ex-
plique Candau (2005), de nombreux spécialistes des sciences sociales
ont reproché au concept de « mémoire collective » d’Halbwachs de
présupposer l’existence d’une conscience collective « externe et
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 79

supérieure aux esprits individuels » (Bastide, 1970, p. 82). Dans cette


perspective durkheimienne, poursuit-il, les individus sont considérés
comme les dépositaires passifs d’une mémoire collective prédéterminée
par les besoins et les intérêts des groupes auxquels ils appartiennent.
Cependant, d’autres spécialistes des sciences sociales, tels que Lavabre
(1998), Cattel et Climo (2002) et Olick, Vinitzky-Seroussi et Levy
(2011), soutiennent qu’Halbwachs n’était pas tellement « favorable à un
esprit supraordonné, mais plutôt à une pensée partagée ou collective
issue d’interactions entre individus en tant que membres de groupes »
(Cattel et Climo, 2002, p. 4, notre traduction). Ils soulignent donc la
valeur de certains des postulats théoriques d’Halbwachs, tels que l’insis-
tance sur le rôle des mémoires partagées dans la constitution des iden-
tités de groupe au fil du temps, et la thèse selon laquelle « le passé n’est
pas préservé, mais reconstruit sur la base du présent » (Halbwachs, 1992,
p. 40). Dans cette perspective, les individus se souviennent en tant que
membres de groupes sociaux, c’est-à-dire, en tant qu’êtres sociaux se
référant à des identités sociales. Leurs souvenirs sont le produit d’un
processus sélectif d’interprétation du passé qui suit généralement les
objectifs politiques de leurs groupes. Ainsi, aux côtés de la mémoire
collective et des identités des vainqueurs, apparaissent les « contre-
mémoires » des victimes pour remettre en question le statu quo (Foucault,
1997).
Depuis leur apparition dans les années 1980, à la suite de la « tran-
sition » de l’Amérique latine vers la démocratie (Lefranc, 2008), les
commissions de vérité sont devenues des sites clefs pour la reconnais-
sance des contre-mémoires des victimes de passés abusifs. En raison
d’une approche essentiellement axée sur les victimes, comme nous
l’avons expliqué plus haut, les commissions de vérité sont considérées
par leurs promoteurs comme un moyen puissant « de lever […] le voile
du silence et du déni concernant des périodes de l’histoire controversées
et douloureuses » (Hayner, 2002, p. 25, notre traduction). Mais quel est
le statut des contre-mémoires produites par les commissions de vérité ?
Si le travail de mémoire a déjà été imaginé comme une pratique opposée
au pouvoir hégémonique, en quoi l’institutionnalisation de ce travail a-t-
elle transformé les stratégies de production de contre-histoires parmi
les victimes d’injustices historiques, pour paraphraser Lane et Godoy-
Anativia (2010) ? Les Survivant·e·s des pensionnats indiens ont-ils
adopté la contre-mémoire officielle que la CVR a produite, ou en ont-ils
créé de nouvelles ?
80 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Les deux sections suivantes chercheront à répondre à ces deux


interrogations à partir des observations in situ qu’a faites Capitaine
d’événements nationaux de la CVR, et d’entretiens ethnographiques
qu’a réalisés Vanthuyne auprès de membres de la nation crie de Wemindji,
Eeyou Istchee (Québec). Au fil des forums publics organisés par la CVR,
a constaté Capitaine, s’est dessiné ce qu’Alexander (2012) nomme une
« classification culturelle » du traumatisme composée de quatre éléments :
la nature de la douleur, la nature de la victime, le rapport de la victime
avec un public élargi et l’attribution de responsabilité (Alexander, 2012,
p. 17-19). Dans la perspective de la théorie du trauma culturel (Alexander
et al., 2004 ; Eyerman, 2001), le trauma n’existe pas en soi. Il est construit
socialement à travers le travail d’acteurs concrets qui s’affrontent sur le
sens qu’il convient de donner à l’événement. L’événement n’est pas
intrinsèquement traumatique ; il le devient par le travail imaginatif et
subjectif des acteurs qui qualifient la douleur qu’ils ont subie, déter-
minent la nature de la victime et du responsable et instaurent une relation
entre la victime et le public (Alexander, 2012, p. 17). Examinons alors
comment le trauma des pensionnats s’est construit lors d’audiences
publiques de la CVR.

NARRER LE TRAUMATISME : DOULEURS,


VICTIMES ET RESPONSABILITÉ

De quoi ont souffert ou souffrent encore les victimes ? Pour un peu


moins d’un·e Canadien·ne sur quatre (37 %), les abus sexuels et les
violences physiques subis par les anciens pensionnaires caractérisent en
premier lieu ce que les Autochtones ont vécu au pensionnat. Largement
reprise par les médias et au cœur des recours en justice, cette douleur
était bien entendu présente dans les témoignages livrés à la Commission.
Toutefois, elle renvoyait moins à des faits réels, détaillés, qu’elle venait
à symboliser la perte et le vide de sens dont souffrirait la collectivité tout
entière. Le pensionnat, dans les événements de la CVR, c’était le senti-
ment d’être seul, plongé dans « l’inconnu », le « noir ». Dit autrement, la
douleur était représentée comme une perte de sens et une rupture du lien
avec la collectivité. Un Inuit raconta ainsi : « Je fus surpris de me
retrouver au pensionnat. Je vis un avion arriver. Je m’approchai de
l’avion et quelqu’un est descendu qui ramassait les enfants. C’était la
première fois que j’étais dans un avion et sans ma famille. J’étais seul,
c’était effrayant. » Les émotions personnelles telles que la peur trou-
vaient leur fondement dans la solitude et la rupture intergénérationnelle.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 81

Cette imbrication de l’intime et de la solidarité collective était d’autant


plus accentuée qu’il s’agissait d’enfants. Les questions en effet fusaient
à chaque témoignage. « Je ne savais pas pourquoi », dit l’un en sanglo-
tant. « Qu’est-ce que je fais là ? » s’interrogea une autre ancienne pension-
naire. « Mes sœurs étaient là, je ne pouvais pas les voir, je ne sais pas
pourquoi… » raconta une autre. « Ça me rendait fou. Pourquoi ? Pour-
quoi ? Pourquoi ? » La perte du sens de sa présence au monde, laquelle
était garantie dans la communauté, semblait d’autant plus forte qu’il
s’agissait à l’époque d’enfants. Les récits des violences subies confir-
ment l’idée que la douleur renvoie à la rupture avec la communauté et est
symbolisée par le vide et la perte de sens. Les abus ou la violence ne
faisaient jamais l’objet d’un récit détaillé et objectif des faits, comme
c’est le cas dans le cadre du PEI (Vanthuyne, 2019). Pendant les
audiences publiques, retransmises sur grand écran, les anciens pension-
naires y faisaient plutôt allusion en une phrase, par un geste, une tête qui
se baissait, un dos qui se courbait, un sanglot, un silence et immédiate-
ment, voire « naturellement » si l’on peut dire, l’auditoire comprenait.
« J’ai été abusé, je boite, mais c’est une blessure physique, ce n’est pas
grave. C’est ce qu’il y a dans ma tête. C’est ce qui est dans ma tête qui
est important. J’ai été abusé, mais je peux en parler. » Ce que décrivaient
les anciens pensionnaires c’était une violence qui « désubjective », c’est-
à-dire qui détruit la conscience des acteurs et de la collectivité (Wieviorka,
2012). L’expérience de la privation de sens, de l’isolement, de la soli-
tude, de ce « lavage de cerveau » comme le mentionna un autre témoi-
gnage, faisait en sorte que les individus ne savaient plus comment se
conduire.
Qui a été affecté par cet arrachement, ce déracinement et ce vide
qui caractérisent la douleur dans les témoignages des anciens pension-
naires ? S’agissait-il d’individus en particulier, d’un groupe distinctif ou
de la société dans son ensemble ? Les témoignages oscillaient entre le
« je » et le « nous » sans toutefois faire référence explicitement à l’origine
ethnique ou aux peuples autochtones. La figure de la victime se construisit
comme une image inversée de l’événement lui-même et de la douleur
qui lui était associée. La victime fusionnait ainsi avec la communauté
tout entière. « Je suis née avec ma langue », déclara une aînée, illustrant
par là l’holisme dans sa forme la plus pure. Dans les discours, l’enfant en
tant que victime n’émergeait, n’existait, que par rapport à ce tout. Si
l’identification des enfants à leur famille et à leur communauté d’origine
était première, les anciens pensionnaires faisaient également référence
aux autres nations, aux Cris, aux Anishnaabes, etc., avec lesquelles ils
82 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

partageaient le même sort. Cette allusion élargit ainsi implicitement le


« nous ». Cette expansion de la catégorie de victime trouva aussi son
expression dans une représentation nostalgique d’un passé plus ou
moins mythifié. « Je regrette ma nourriture, je regrette mon passé. Notre
vie était bonne. Il n’y avait pas de racisme, de méchanceté. L’odeur du
sapin ça nous aidait à ne pas être malades », se souvint par exemple une
aînée. Si le « nous » fut régulièrement associé à la victime (« on nous a
détruits »), il ne fut pas qualifié de manière précise. Il ne renvoya pas
dans les discours à une catégorie, une génération ou un groupe culturel
en particulier. Or ce flottement facilita l’identification du public et
notamment des plus jeunes qui assistèrent en grand nombre aux évène-
ments organisés par la Commission.
Cette identification du public à la victime fut facilitée par la réfé-
rence constante au « nous », diminuant ainsi l’écart entre les expériences
individuelles et la mémoire collective de l’évènement. En cessant d’être
une expérience individuelle incompréhensible, pour plutôt devenir un
récit collectif, l’événement devint un acteur dans la production de sens
et d’une nouvelle culture. Si leur expérience était différente et bien plus
hétérogène, les jeunes et ceux ou celles qui ne sont pas allés au
pensionnat furent nombreux à témoigner devant la Commission et à
reprendre la classification culturelle des Survivant·e·s. En effet, ils ou
elles venaient témoigner du manque d’amour qu’ont pu leur manifester
leurs parents, mais aussi des violences ou des abus sexuels dont ils ou
elles ont pu être les victimes de la part de membres de leur famille ou
d’autres personnes. À Edmonton, de nombreux adultes sont venus
raconter comment ils ou elles avaient été « enlevés » par les services
sociaux et comment ce déracinement et la honte d’être Indien·ne les
avaient précipités dans la drogue et l’alcool. Là encore, le fait de carac-
tériser la douleur comme une crise de sens et de qualifier la victime de
manière aussi floue permit à ceux et celles qui n’avaient pas vécu
­directement le pensionnat de se représenter certains évènements comme
étant traumatiques. L’identification des jeunes aux Survivant·e·s fut si
forte qu’ils ou elles se définissaient comme « Survivant·e·s inter­
générationnel·le·s » ou « Survivant·e·s multigénérationnel·e·s ». Ce qui
est intéressant est que cette identification venait transformer l’attribu-
tion de responsabilité des violences subies par les jeunes. Les parents,
la famille ou les membres de la communauté qui étaient objectivement
responsables des conduites violentes étaient désormais pardonnés.
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 83

L’ensemble de la responsabilité devenait plutôt attribué de manière plus


large à l’Autre, à des « hommes qui sont venus » ramasser les enfants, à
l’extérieur de la collectivité.
La question de la responsabilité est un point important autour
duquel a travaillé la Commission. Qui est responsable ? Est-ce les
Églises ? Les employés ? Le gouvernement du Canada ? Le Canada ? Ou
plus largement les idéologies occidentales qui ont légitimé une telle
entreprise ? Pour les jeunes et ceux et celles qui n’ont pas vécu cette
expérience, mais qui se reconnaissaient dans la douleur subie par leurs
aïeux, cette question demeurait également loin d’être tranchée. Quand
les témoins parlaient des coupables, il s’agissait d’institutions morales,
l’État ou l’Église. Quand les témoins évoquaient l’Église ou l’État, ils ou
elles le faisaient en dénonçant le mensonge : « L’Église savait… ». Mais,
ce faisant, ils ou elles ne les identifiaient pas en tant qu’acteurs des exac-
tions physiques ou sexuelles. Les témoins utilisaient souvent des
pronoms déterminés ou indéterminés. Ils ou elles déclaraient fréquem-
ment : « ils ont fait ça » ou « on m’a fait ça », « des hommes sont venus ».
L’impossibilité de citer de manière nominative les personnes coupables
d’exaction à moins que celles-ci n’aient fait l’objet de poursuites et de
condamnations jouait très certainement un rôle important dans cette
indétermination qui entourait l’attribution de toute responsabilité. Toute-
fois, si certains peuvent y voir une manifestation du faible pouvoir dont
disposait la Commission (James, 2012), ce flou permettait au public
d’opérer lui-même un travail imaginatif et de rendre responsable à peu
près n’importe qui des abus que les victimes avaient pu subir. Dans le
cas des jeunes victimes d’anciens pensionnaires, cette imagination était
manifeste puisque derrière le « ils », le « elles », ou le « on » se cachaient
une famille d’accueil, un mari brutal, les services sociaux ou encore un
kidnappeur. Cette indétermination leur évitait aussi de parler des
membres de la communauté. Lors de son observation des audiences
publiques de la CVR, Capitaine s’est à plusieurs reprises perdu dans les
récits, ne sachant plus qui était le responsable. La victime parlait-elle
d’un de ses parents, d’un membre de sa famille ou d’un employé des
pensionnats ?
Comme nous l’avons vu dans cette section, les témoignages des
anciens pensionnaires possèdent des similitudes importantes. Non seule-
ment la trame narrative est-elle identique (avant, pendant, après), mais la
question de la douleur, de la victime et de la responsabilité transcende la
stricte expérience personnelle. Même ceux qui n’ont pas directement
84 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

vécu les pensionnats s’identifiaient comme des victimes du système des


pensionnats. La Commission ne donna pas seulement la parole aux
victimes pour qu’elles guérissent de leur trauma. En codant, organisant
et donnant forme aux témoignages, elle fit du drame social des pension-
nats un trauma culturel. La représentation de l’événement mobilisa les
valeurs sacrées de la société et hissa l’événement du pensionnat indien à
un niveau suprasocial. Ainsi, la trame narrative ne fut plus ethnique-
ment, géographiquement ou temporellement située. Elle suscita ou non
une identification dans la mesure où elle put être déclinée par les plus
jeunes, ceux ou celles qui n’avaient pas survécu au pensionnat, mais
aussi par la société canadienne. Ce double processus d’universalisation
et d’identification fut particulièrement visible à travers l’identité collec-
tive de Survivant·e qui en vint à transcender les catégories d’apparte-
nance sociale classique (sexe, âge, lieu, classe, etc.) et qui se raffina en
Survivant·e multigénérationnel·le, Survivant·e intergénérationnel·le,
etc., au fur et à mesure qu’avancèrent les travaux de la CVR.
Nous ne minimisons pas la critique matérialiste de la CVR portée
par Alfred, Coulthard ou Corntassel et Holder, ni le fait que ce « contre-
espace public subalterne » (Fraser, 2011) n’ait pas pris en compte les
dimensions genrées du traumatisme (Grey et James, 2016). Néanmoins,
à condition de ne pas poser a priori la primauté du matérialisme sur le
symbolique, force est de constater que la CVR s’est accompagnée de
processus de subjectivation individuelle et collective à travers la produc-
tion d’identités sociales originales qui sont au fondement d’un renouvè-
lement des mouvements populaires autochtones (Capitaine, 2017a). Ce
travail individuel et collectif sur soi, qui met l’accent sur la victimisation
au sein des pensionnats, a-t-il transformé les récits du passé colonial au
sein des communautés ?

MÉMOIRES CONTRASTÉES DES PENSIONNATS À EEYOU ISTCHEE

La nouvelle mémoire officielle de l’histoire coloniale du Canada


qu’a produite la CVR canadienne n’a pas été embrassée par tous les
participants autochtones à ses travaux, comme Vanthuyne (2017) l’a
constaté dans le cadre de recherches ethnographiques conduites à Eeyou
Istchee. Si certains Cris ont mis l’accent dans les témoignages qu’elle a
recueillis auprès d’eux sur les mauvais traitements qu’ils ont subis dans
les pensionnats, d’autres ont plutôt souligné leur résistance à ces agres-
sions, ou le fait qu’il leur a été bien utile d’y apprendre à lire et à écrire
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 85

l’anglais ou le français (selon qu’ils ont été scolarisés de force dans un


pensionnat anglican ou catholique). Leur alphabétisation forcée dans
les pensionnats, souligne ce second type de témoignages, a permis aux
Cris de reprendre le contrôle de leur avenir comme peuple et d’ainsi
commencer à décoloniser leur rapport aux États coloniaux du Québec et
du Canada. Qu’est-ce qui explique ce choix de narrer l’expérience dans
les pensionnats comme un tremplin pour la décolonisation de son peuple
plutôt que comme une série d’abus ? Quels « projets moraux » (Cole,
2003) sous-tendent ces mémoires contrastées des pensionnats à Eeyou
Istchee ?
Selon Cole, la majeure partie de la littérature en sciences sociales
ayant analysé l’interaction complexe entre représentations collectives et
souvenirs singuliers du passé a eu tendance à ignorer les agents qui se
souviennent, négligeant dès lors d’analyser ce qui entre ligne de compte
lorsqu’un individu choisit une trame narrative plutôt qu’une autre pour
raconter des événements passés. Or nos souvenirs, soutient l’anthropo-
logue, font partie d’un paysage d’action, et donc de « projets moraux »
plus vastes. Les conceptions locales de ce qui rend une communauté
« juste », ou une vie « bonne », influencent le choix des trames narratives
mobilisées pour mettre en récit l’histoire personnelle et collective. À
partir de recherches ethnographiques menées dans la nation crie de
Whapmagoostui, Adelson (2000) suggère que, pour les Cris, les concep-
tions de ce qui constitue une « bonne vie » sont ancrées dans la notion du
miyupimaatisiiun, « être bien en vie ». Comme cette anthropologue l’ex-
plique, les Cris conçoivent miyupimaatisiiun comme étant enraciné dans
la pratique d’activités qui les distinguent des « Blancs », par exemple
« vivre dans le bois et participer à tout ce qu’offre la vie dans le bois »
(Adelson, 2000, p. 108, notre traduction). Dans les témoignages sur l’ex-
périence des pensionnats que Vanthuyne a recueillis dans le cadre d’en-
tretiens dans la nation crie de Wemindji, tous se sont présentés comme
appartenant à un groupe, un « nous », fondamentalement différent de
celui des Blancs. Cette différence a par exemple été décrite comme la
capacité des Cris à « vivre du territoire », c’est-à-dire à savoir chasser et
piéger sur leurs terres pour leur subsistance. D’autres ont souligné que
les Cris n’étaient pas « matérialistes », c’est-à-dire qu’ils ne travaillaient
que pour « joindre les deux bouts » et non pour accumuler du profit. Cette
opinion selon laquelle les Cris travaillent juste assez pour subvenir à
leurs besoins est en fait étroitement liée à leur conceptualisation de la
chasse en tant qu’activité de subsistance fondamentalement réciproque
et non cumulative. Comme l’explique Feit (1991), du point de vue des
86 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

Cris, les animaux se livrent aux chasseurs afin que les êtres humains
puissent vivre, tandis que les chasseurs offrent en contrepartie le respect
de l’âme de ces animaux, l’utilisation appropriée de leur corps et le
partage de leur don de nourriture avec d’autres êtres humains. Qu’ils
aient défini les pensionnats comme des sites d’abus ou comme un trem-
plin pour l’émancipation des Cris, tous les témoignages recueillis par
Vanthuyne à Wemindji auprès d’anciens pensionnaires ou de leurs
descendants partageaient une conception commune de l’identité crie
fondée sur une relation particulière, fondamentalement réciproque, de
leur peuple avec son environnement naturel et social. Là où les témoi-
gnages divergèrent, ce fut concernant l’évaluation des interviewés quant
à la capacité de leur peuple à demeurer ce qu’ils sont ou ce qu’ils étaient
vraiment, dans le contexte de leur intégration croissante au Québec et au
Canada depuis la ratification de la CBJNQ.
Depuis leurs premiers contacts avec les « Blancs » à partir de 1668
dans le contexte de la traite des fourrures, les Cris, soutient Morantz
(2002), sont avant tout demeurés des chasseurs de subsistance. Ils ont
gardé le contrôle de leurs stratégies économiques et politiques jusqu’à ce
que la chute soudaine de la demande internationale des fourrures pendant
la Grande Dépression les amène à accepter l’ingérence croissante des
gouvernements canadiens et québécois dans leurs vies, par l’imposition
d’élections de conseils de bande, par exemple, et l’obligation d’envoyer
les enfants aux pensionnats. Ces mesures d’assimilation furent rapide-
ment suivies par un projet de dépossession massive des terres cries. En
avril 1971, le gouvernement du Québec annonça son intention de
construire un immense complexe hydroélectrique sur la rivière La Grande
(Niezen, 2009 [1998]). N’ayant pas été consultés, les Cris et les Inuits
lancèrent une action en justice visant à ce que leurs droits territoriaux leur
soient reconnus. Cette action mena à la ratification de la CBJNQ qui, en
substance, entraîna l’extinction de certains droits des Cris et des Inuits sur
la majeure partie de leurs territoires, en échange de garanties d’autonomie
financière et administrative et de leur feu vert pour la construction de
barrages hydroélectriques sur la rivière La Grande.
Dans les témoignages qu’elle a recueillis à Wemindji, Vanthuyne
(2019) a identifié deux postures contrastées par rapport à la CBJNQ.
Certains Cris affirmèrent que depuis la ratification de la CBJNQ et l’aug-
mentation des possibilités d’emploi qui en résulta, leur peuple était
devenu « matérialiste ». Aujourd’hui, comme le soutint l’un d’eux,
« l’objectif principal des gens est de [gagner] de l’argent » afin de pouvoir
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 87

acheter « chaque nouveau gadget ». D’autres, par contraste, estimèrent


que grâce à l’acquisition de leur autonomie en matière d’éducation, de
santé et de développement économique par suite de la signature de la
CBJNQ, les Cris avaient retrouvé leur capacité d’être autosuffisants, et
donc de vivre selon leurs propres valeurs, dont celle centrale de la réci-
procité. Tout en étant d’accord concernant ce que signifiait « être Cri »,
les Cris interviewés par Vanthuyne ne partagèrent pas la même opinion
quant à ce qu’avait entraîné pour eux d’ouvrir leur territoire au dévelop-
pement extractif par suite de la signature de la Convention. Ce désaccord
avait sans aucun doute parfois à voir avec leurs expériences de vie
personnelles. Parmi ceux qui évaluèrent positivement la CBJNQ,
certains avaient pu continuer à piéger et à chasser pour subvenir à leurs
besoins tout en occupant un poste salarié au conseil de bande. Parmi
ceux qui l’évaluèrent négativement se trouvaient quelques-uns qui se
rendaient rarement dans le bois pour y pratiquer les activités cynégé-
tiques traditionnelles.
Quel est l’impact du nombre croissant de projets de barrages
hydroélectriques, d’exploitation industrielle forestière et de mines sur le
territoire d’Eeyou Istchee ? Cela implique-t-il nécessairement la fin des
relations réciproques des Cris avec leur environnement naturel et social ?
Cela signifie-t-il la mort d’une identité culturelle essentiellement ancrée
dans l’autonomie et la réciprocité ? Certains ne voient pas de contradic-
tions entre l’autonomie culturelle et la ratification d’accords avec des
compagnies minières (Lapointe et Scott, à paraître) ou forestières (Feit,
2004), mais d’autres si. Nous soutenons que tel est le dilemme qui sous-
tend les témoignages contrastés concernant l’expérience des pensionnats
à Eeyou Istchee.

CONCLUSION

Dans ce chapitre, nous avons examiné comment les différents


programmes de la Convention de règlement relative aux pensionnats
indiens (CRRPI) ratifiée en 2006, plus particulièrement la CVR, ont
donné suite au processus de resignification des pensionnats amorcé par la
CRPA. Nous avons fait valoir que le cadre narratif, en s’enracinant dans
le langage du trauma culturel, a permis à des générations n’ayant jamais
mis les pieds dans un pensionnat de s’identifier comme Survivant·e·s et
ainsi de produire une identité sociale originale. Néanmoins, comme le
précise Molena (2017), ce ne sont pas tous les souvenirs de la
88 PARTIE 1 – LES CHEMINS DE LA VÉRITÉ ET DE LA RÉCONCILIATION AU CANADA

scolarisation forcée des Autochtones au Canada qui ont été reconnus


comme devant donner lieu à des réparations. Seuls ceux ayant été scola-
risés dans une institution formellement reconnue comme « pensionnat
indien » ont été considérés comme étant admissibles aux programmes de
réparations inclus dans l’entente à l’amiable. Certes, la CVR canadienne
a favorisé la participation de tous, Autochtones comme non-Autochtones,
à ses travaux. Cependant, cette approche inclusive de la Commission n’a
pas empêché certains Autochtones ayant été internés dans des institutions
non formellement reconnues comme « pensionnat indien » par l’entente à
l’amiable, de se sentir, une fois de plus, comme s’ils étaient « les enfants
de personne », pour reprendre le titre d’un article de presse paru durant les
travaux de la Commission (Cuffe, 2012).
La nouvelle mémoire officielle de l’histoire coloniale du Canada
qu’a produite la CVR canadienne n’a par ailleurs pas été embrassée par
tous les participants autochtones à ses travaux. Si certains Cris d’Eeyou
Istchee ont mis l’accent dans leurs témoignages sur les mauvais traite-
ments qu’ils ont subis dans les pensionnats, d’autres ont plutôt souligné
leur résistance à ces sévices, ou le fait qu’il leur a été bien utile d’y
apprendre à lire et à écrire l’anglais ou le français. Le choix de narrer
l’expérience dans les pensionnats comme une série d’abus, plutôt que
comme un tremplin pour la décolonisation de sa nation, repose sur la
manière dont chaque Cri évalue le bien-être collectif de son peuple
suivant la ratification de la CBJNQ en 1975. Ce désaccord au sujet du
bien-être collectif des Cris par suite de la CBJNQ fait écho aux débats
actuellement en cours sur le territoire d’Eeyou Istchee, comme les
recherches plus récentes de Vanthuyne (2019) le démontrent, au sujet
de leur capacité à maintenir une identité propre, en tant que Cris, face à
l’impératif minier qui caractérise aujourd’hui le développement écono-
mique de la région qu’ils habitent depuis plus de neuf millénaires
au moins.
Certes, l’entente à l’amiable relative aux pensionnats indiens, en
tant que nouvelle mémoire collective, a le pouvoir de configurer la
manière dont cette histoire est principalement représentée aujourd’hui
dans ce pays. Cela ne limite toutefois pas les termes des conversations
que les acteurs ont au sujet de cette histoire. Bien que la mémoire collec-
tive qu’a produite ce règlement, et plus particulièrement la CVR cana-
dienne, ait eu tendance à ignorer la dépossession territoriale et politique
des Premières Nations, c’est de cette dépossession territoriale et poli-
tique que finissent par parler ceux et celles ayant participé aux travaux de
5 – TÉMOIGNAGES AUTOCHTONES DES PENSIONNATS 89

la Commission. Si elle peut sembler avoir constitué une « politique de


distraction », tel que l’ont déploré des politistes autochtones, la CRV
canadienne a selon nos travaux ouvert un espace où l’histoire coloniale
du Canada n’a pas seulement été remémorée, mais renarrée de manière
à interroger les rapports coloniaux, leurs sources et leurs prolongements
dans la société canadienne actuelle.

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PARTIE II
RÉSISTANCES SOCIALES
ET JURIDIQUES EN
L’AMÉRIQUE LATINE
FACE AUX CRIMES
DE MASSE
Chapitre 6

PROCESSUS DE POLITISATION
DES VIOLENCES SEXUELLES
ET REPRODUCTIVES ET LUTTE
CONTRE L’IMPUNITÉ AU PÉROU
ET AU GUATEMALA
De l’invisibilité à l’action ?

Ludivine Tomasso

E
n 2016, un jugement historique a été rendu dans l’affaire Sepur
Zarco au Guatemala. Pour la première fois dans un tribunal
national, des membres de l’armée ont été condamnés pour des faits
d’esclavages sexuels ayant eu lieu pendant le conflit armé interne. Cette
condamnation a été le fruit d’une grande mobilisation où les groupes de
femmes et féministes ont eu un rôle de premier plan. Au Pérou, une
première victoire a été obtenue en février 2018 avec la reconnaissance de
la responsabilité de plusieurs militaires dans un cas d’agression sexuelle
ayant eu lieu en détention. Malgré ces deux succès, l’impunité reste de
mise dans les deux pays. Les survivantes de violences reproductives, et
notamment celles des programmes de planification familiale des années
1990 lancés au Pérou sous Fujimori, attendent encore que leurs plaintes
soient entendues. Là encore, depuis les premières dénonciations réalisées
à la fin des années 1990, les groupes de femmes et féministes ont joué un
rôle de premier plan dans la mise en place des contestations.
Si les violences sexuelles en temps de guerre n’ont rien de nouveau,
leur prise en considération dans la littérature a augmenté dans les
années 1990 à partir des dénonciations au Rwanda et en ex-Yougoslavie
(Brownmiller, 1975 ; Stiglmayer, 1994 ; Seifert, 1997 ; Leiby, 2009 ;
Boesten, 2014). Cependant, ce renouveau de l’intérêt pour ces violences
97
98 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

ne relève pas de la découverte d’un phénomène longtemps invisible,


mais bien de leur requalification (Harrington, 2010 : 11). La notion de
« viol comme arme de guerre », loin d’être apparue soudainement, est le
résultat d’un travail de redéfinition et de recadrage de la part de
militant·e·s féministes (Crawford, 2017). Le militantisme féministe du
droit a permis de mettre ces questions à l’ordre du jour à l’échelle inter-
nationale à travers les procès s’étant tenus au sein des tribunaux ad hoc
pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (Halley, 2008 : 15).
L’objectif de ce chapitre est d’analyser comment les groupes fémi-
nistes ont permis de rendre visible – de politiser – la thématique des
violences sexuelles et reproductives (VSR) au Pérou et au Guatemala. Je
m’intéresse aux mobilisations ayant eu lieu après les différentes commis-
sions de vérité et réconciliation pour mieux comprendre comment les
survivantes ont été intégrées dans les processus de transition et comment
cela se traduit dans des contextes dits de post-conflits. Si ce chapitre
porte plus particulièrement sur le travail des organisations féministes, il
faut noter que les organisations de femmes autochtones et de victimes
travaillent également à politiser cette question.
Ce chapitre est le produit d’un premier terrain de recherche de cinq
mois au Pérou et au Guatemala pendant lequel j’ai effectué des entre-
vues avec différentes actrices clés du mouvement des femmes. Il s’orga-
nise autour de trois parties. D’abord, j’exposerai le cadre théorique
choisi, qui lie les processus de cadrage des mouvements sociaux à l’in-
tersectionnalité. Ensuite, je présenterai les deux contextes qui m’inté-
ressent ici ainsi que les limites de l’inclusion de la thématique des VSR
au sein des processus de justice transitionnelle. Je présenterai plus en
détail les différents cadres mobilisés par les groupes féministes péru-
viens et guatémaltèques après la fin des conflits. Finalement, je revien-
drai sur les limites de ces tentatives de requalification.

PROCESSUS DE CADRAGE DES MOUVEMENTS SOCIAUX


ET INTERSECTIONNALITÉ
Il est important d’abord de revenir sur la notion de politisation que
j’utilise. Il est intéressant de noter, comme le font Aït Aoudia, Bennani-
Chraïbi et Contamin (2010), qu’en sciences sociales la notion de politi-
sation reste peu définie théoriquement. Lagroye la définit de la manière
suivante : « une requalification des activités sociales les plus diverses,
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 99

requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux
enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause
la différenciation des espaces d’activités » (Lagroye, 2003 : 360-361).
Or, comme l’affirme Fillieule, pour rendre publique une cause, les
actions collectives doivent réussir à redéfinir et à requalifier la situation
qu’elles dénoncent : « identifier un problème, le qualifier en termes poli-
tiques, désigner des responsables, proposer une solution au problème,
persuader que cette solution peut être obtenue par l’action collective »
(Fillieule, 1993 : 43). C’est ce travail de construction des VSR comme
un problème public que je souhaite analyser dans le cadre de ce chapitre.
Sur quels plans s’opère alors cette politisation des VSR ? Gamson
(1995) définit trois composantes d’une action collective. Il parle d’abord
de la construction d’un cadre de l’injustice, c’est-à-dire de la mise en
lumière d’un problème qui mérite qu’une action soit faite pour que la
situation change (Gamson, 1995 : 91). Il définit ensuite le cadre de
l’« agency ». Ce cadre signifie que les groupes qui se mobilisent sont à
même d’agir pour changer la situation d’injustice (Gamson, 1995 : 99).
Finalement, il met de l’avant l’identité collective de l’action, c’est-à-dire
la constitution d’un « nous » contre « eux » impliquant également la dési-
gnation et la construction de l’identité des victimes et des responsables.
Je m’intéresse à la construction du premier cadre, celui de l’injustice qui
doit devenir alors un problème public nécessitant une action :
Son existence se joue dans une dynamique de production et de réception
de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de propositions de solutions.
Ces récits lui confèrent son individualité, sa réalité et sa légitimité ; ils
campent les protagonistes et les intrigues qui le constituent. Ils engagent
des connaissances de sens commun, préjugés et stéréotypes entre autres,
partagés par ses producteurs et ses récepteurs. (Cefaï, 1996 : 47)

Parallèlement, le recours à l’intersectionnalité dans l’étude des


mouvements commence à être élaboré par certaines chercheuses. Rous-
seau et Morales Hudon affirment (2016 : 9-10) : « Adopting an inter-
sectional analysis allows for a more illuminating understanding of social
movements’ internal dynamics […] Social movements tend to essen-
tialize collective identities and the social groups to which they relate for
the sake of strategic legitimacy-building, sometimes with contradictory
effects. »
100 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Or, une des critiques apportées à la théorie des cadres concerne son
manque de prise en considération des dynamiques de pouvoir ou encore
une certaine fixité (Johnston et Oliver, 2000). En étudiant la construction
des cadres et leurs dynamiques internes, il serait possible d’éviter de
fixer les significations de l’organisation d’actions collectives et de tenir
compte des variations des cadres proposés. Lier l’approche intersection-
nelle aux théories du cadrage de l’action collective permet d’éviter de
réifier les rapports de pouvoir et d’essentialiser les femmes dans l’ana-
lyse de la construction des injustices, des identités collectives et des
capacités d’action. De plus, suivre l’approche de Rousseau et Morales
Hudon permet de ne pas seulement définir des cadres généraux, mais
également d’examiner les dynamiques de pouvoir internes qui caracté-
risent les cadres de l’action collective.

LES SURVIVANTES DE VIOLENCES SEXUELLES ET


REPRODUCTIVES, LES GRANDES OUBLIÉES DU PROCESSUS
DE TRANSITION PÉRUVIEN ET GUATÉMALTÈQUE ?

Au Pérou, le début des années 1980 marque la mise en place de


différents acteurs de la violence qui séviront jusqu’à la démission du
président Fujimori au début des années 2000. Le Sendero Luminoso
(Sentier lumineux, SL) et le Movimiento Revolucionario Tupac Amaru
(Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru, MRTA) annoncent leur
entrée en résistance contre le nouveau régime de Belaúnde (Root, 2012).
Le SL s’est distingué des autres mouvements subversifs latino-­américains
par la violence de ses méthodes. D’inspiration maoïste, le SL s’est
construit autour de l’idée que la lutte armée constitue la forme supé-
rieure de résistance (Degregori, 1990). En 2000, une commission de
vérité et réconciliation est mise sur pied pour documenter les violations
des droits de la personne commises pendant les 20 années précédentes.
Au Guatemala, après le coup d’État contre le président Arbenz en
1956, une dictature militaire se met en place. Elle se poursuit pendant
plusieurs décennies jusqu’aux accords de paix en 1996. Deux guerres se
succèdent, selon Le Bot, une première qui couvre les années 1960, qui
est « centrée sur une région de l’Oriente peuplée surtout de paysans
ladinos […] et qui a donné lieu à une campagne anti-insurrectionnelle
classique », et une nouvelle guerre dans les années 1970-1980. Cette
dernière était « centrée sur l’Occident autochtone et la cible principale de
l’armée était la population civile » (Le Bot, 1992, p. 5). La transition vers
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 101

la fin du conflit armé interne prend plus de 10 ans. Les négociations pour
trouver un accord de paix débutent en 1990 et ne se finissent qu’en 1996.
Les demandes émanant de la société civile sont intégrées à la table des
pourparlers entre le gouvernement guatémaltèque et l’Unidad Revolu-
cionara Nacional Guatemalteca (Union révolutionnaire nationale guaté-
maltèque, URNG), un des groupes opposés à l’État, sous l’égide de
l’ONU. Les accords de paix prévoient la création d’une commission
de vérité et réconciliation (Comision para el esclarecimiento historico,
CEH). Mais une amnistie pour tous les crimes commis pendant le conflit
armé est votée avant le début de son action en 1996. Aux témoignages
recueillis dans le cadre de la CEH, il faut ajouter l’enquête menée
quelques années auparavant par l’Office des droits de l’homme de
l’Église catholique, le Rapport de la récupération de la mémoire histo-
rique (Informe de la Récupération de la Memoria Historica, REMHI).
Le REMHI commence, lui, son travail en 1995 sur une période d’en-
viron deux ans. Il s’appuie sur un réseau local d’églises et a donc accès
à des personnes parlant différentes langues autochtones et à qui les
communautés accordent une certaine confiance.
Selon les chiffres de la CVR péruvienne, la plupart des cas de
violences sexuelles ont été perpétrés par des agents de l’État (83 %) et
pour une grande majorité pendant des détentions arbitraires (Leiby,
2009 : 454). La CVR, à la suite de ces travaux, a reconnu la responsabi-
lité d’environ 11 % des violences sexuelles aux groupes subversifs et le
reste aux forces étatiques (CVR, Tomo IV : 295). Dans 75 % des cas
rapportés auprès de la commission, les survivantes parlaient quechua,
83 % vivaient dans des zones rurales et 36 % étaient paysannes (CVR,
Tomo IV : 276). Ces chiffres mettent ainsi en lumière le caractère
multiple de cette violence (Henriquez, 2006 ; Santisteban, 2011 ; Boesten,
2012 et 2014 ; Theidon, 2012). Parallèlement, bernées par un prétendu
programme pour faciliter l’accès à la contraception, de nombreuses
femmes ont subi des opérations de stérilisation sans leur consentement
pendant les années 1990 (Vasquez del Aguila, 2006 ; Boesten, 2007 ;
Alvites Alvites et Alvites Sosa, 2010). Le profil des victimes est simi-
laire à celui des victimes de violences sexuelles : des femmes autoch-
tones, rurales et pauvres (Vasquez del Aguila, 2006). Dans un des
premiers rapports sur l’application du programme de planification fami-
liale, seulement 10 % des femmes qui avaient subi une opération altérant
leur capacité à avoir des enfants avaient consenti à une telle opération
(Tamayo, 1999 : 41). Certaines ont subi des menaces, de l’intimidation et
des pressions de la part du personnel médical.
102 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Au Guatemala, selon les chiffres du rapport de la CEH, les


violences sexuelles ne représentent qu’un peu plus de 2 % des violences
reportées à la Commission. La CEH a recensé 9 411 femmes victimes de
violences (CEH, Tome II : 322). Mais les organisations qui enquêtent sur
ce type de violence avancent, elles, le chiffre d’environ 25 000 victimes.
Ces violences se sont souvent accompagnées d’autres crimes comme des
exécutions arbitraires, des disparitions forcées, etc. Ce schéma est
spécialement visible lors des massacres commis par des forces armées.
Contrairement au Pérou où les violences sexuelles ont été effectuées en
majorité dans un contexte de détention, au Guatemala elles ont été
commises davantage dans un contexte de violence généralisée pendant
les massacres et les exécutions (Leiby, 2009). Le lien entre l’entreprise
génocidaire de l’État guatémaltèque et les violences exercées contre les
femmes autochtones a été reconnu dans les travaux des deux commis-
sions guatémaltèques (Aguilar, 2006 ; Sandford, 2008 ; Duggan, Paz y
Paz et Guillerot, 2008 ; Fulchiron, Paz et López, 2009).
Parmi les critiques faites au sujet de ces deux processus de transi-
tion, on retrouve l’idée d’une essentialisation des identités des survi-
vantes ainsi qu’une simplification de leurs récits et de leur capacité
d’action (Santisteban, 2011 ; Theidon, 2012 ; Boesten, 2014). Dans
l’étude de témoignages donnés dans le cadre de la CVR, plusieurs
auteur-e-s notent, par exemple, comment l’identité de « mère » est essen-
tialisée dans les cas où les survivantes ont eu des enfants à la suite de
violences sexuelles. Cette maternité est alors présentée comme « rédemp-
trice » face à la souffrance vécue (Boesten, 2014 : 79).
Dans la situation de l’après-conflit, les survivantes de VSR au
Pérou et au Guatemala restent, pour l’instant, peu prises en considération
par les autorités publiques et l’impunité est de mise. Certains cas sont
présentement jugés, au Pérou, notamment celui de Manta et Vilca, du
nom de deux bases militaires où plusieurs femmes ont vécu des agres-
sions sexuelles. Au total, 14 militaires sont impliqués. En février 2018,
plusieurs militaires mis en cause par la plaignante M.M.M dans le cas du
massacre La Cantuta à Lima ont été condamnés. En ce qui concerne les
stérilisations contraintes, plusieurs affaires ont été renvoyées devant
les juridictions péruviennes et régionales. Le cas le plus connu est celui
de Mamerita Mestanza Chavez. Après plus d’une dizaine de visites d’in-
timidation de la part de travailleur·ses du secteur de la santé et de
menaces de représailles, elle a accepté de subir une opération de ligature
des trompes. Elle n’a pas eu de suivi gynécologique et a succombé à une
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 103

infection le 4 avril 1998. En 1999, son cas est présenté devant la Commis-
sion interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) par plusieurs orga-
nisations féministes/de femmes et de défense des droits de la personne.
Pour l’instant, il n’y a pas d’avancées dans ce dossier.
Au Guatemala, dans les différents procès relancés devant les juri-
dictions nationales depuis la fin du travail des commissions, la question
des VSR a été prise en considération graduellement. En 2009, la CIDH
a rendu un jugement concernant le massacre de Dos Erres dans lequel
elle affirme que les violences sexuelles contre les femmes ont été une
pratique stratégique de l’État, mise en place dans un contexte de
massacres et de violences généralisées. En 2004, déjà, la CIDH avait
admis cette définition des violences sexuelles comme stratégie de
l’armée dans l’affaire du massacre de Plan Sanchez. Jusqu’au procès
pour les violations de droits de la personne commises sur la base de
Sepur Zarco, les violences sexuelles n’ont pas été prises en considéra-
tion dans les plaintes devant les juridictions nationales. Avec le soutien
de plusieurs associations de femmes et féministes, 11 survivantes ont
porté plainte pour des faits d’esclavage sexuel. Elles ont, finalement, eu
gain de cause. Cette condamnation est historique puisque c’est la
première fois qu’une juridiction nationale reconnaît la responsabilité de
son armée dans des violences sexuelles commises pendant un conflit
armé interne.
Face à la persistance de l’impunité, au Pérou comme au Guate-
mala, plusieurs collectifs ont été créés à la fois par des groupes de
victimes, des groupes de femmes ou encore par des groupes féministes.
Au Pérou, ce sont essentiellement autour des stérilisations forcées que
les mobilisations des groupes sont les plus fortes et plusieurs initiatives
sont à souligner : la campagne Somos 2074 y muchas mas chapeauté par
le DEMUS (organisation féministe) au Pérou et l’Asociacion de mujeres
peruanas victimas de esterilizaciones forzadas. Au Guatemala, le
collectif Actoras de cambio créé en 2003 se compose de groupes fémi-
nistes (UNAMG), de groupes d’accompagnement psychosocial (ECAP)
et de féministes indépendantes. Depuis la fin du travail des CVR, les
groupes se mobilisent à travers diverses actions visant à politiser les
VSR : manifestations, campagne de sensibilisation, actions de soutien
pour les survivantes, etc. Je m’intéresse ici davantage à la manière dont
les groupes abordent la question des VSR, c’est-à-dire à la manière dont
ils redéfinissent la thématique des VSR, plutôt qu’à leurs répertoires
d’actions proprement dits.
104 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

DES STRATÉGIES DE REQUALIFICATIONS MULTIPLES

Pour que les réalités et les violences vécues par les survivantes
soient reconnues comme telles, les différents groupes au Pérou comme
au Guatemala s’appuient sur diverses opérations de cadrage de la théma-
tique des VSR. D’abord, il s’agit de mettre de l’avant, à travers l’élabo-
ration de témoignages publics et de contre-récits mémoriels, que les
VSR, loin d’être un problème individuel et privé, relèvent en fait d’une
problématique publique et sociale. Ensuite, les groupes féministes au
Pérou et au Guatemala travaillent à replacer les VSR sur différents conti-
nuums et à mettre de l’avant les causes structurelles des violences. Enfin,
l’autre cadre mobilisé concerne la judiciarisation des VSR avec le
recours à l’arme du droit (Israël, 2010) et à la notion de « viol comme
arme de guerre ».
Concernant l’émergence de contre-récits mémoriels, plusieurs
manières de mettre en place ces témoignages publics sont à noter dans
les deux cas qui m’intéressent ici. Dans le cas péruvien, un effort vise à
faire émerger des récits plus inclusifs et plus complexes. Dans le cas du
DEMUS, plusieurs rapports et recherches ont mis en évidence des récits
différents des versions officielles. Ces récits mettent notamment de
l’avant l’idée que la maternité, loin d’être un lieu de rédemption, a été
une source de difficulté, certaines femmes reproduisant la violence
vécue. Le recueil Tejido que se lleva el alma publié, par l’Union natio-
nale des femmes guatémaltèques (UNAMG, groupe féministe) et le
collectif Actoras de Cambio, permet de mettre en lumière toute la
complexité du vécu des survivantes de violences sexuelles. Ce recueil
permet également de mettre de l’avant comment la cosmovision maya
est mobilisée par les femmes autochtones pour définir ce qu’elles ont
vécu.
De plus, les mobilisations dans l’espace public qu’organise le
collectif Somos 2074 y muchas mas participent à l’élaboration de
nouvelles représentations concernant les stérilisations contraintes. Les
participantes portent toutes des utérus en papier mettant ainsi de l’avant
un sujet parfois tabou. Ces représentations visuelles dans l’espace
public visent à sensibiliser sur les conséquences vécues par les victimes
des politiques du gouvernement fujimoriste. Le recours à la peinture
pour symboliser le sang sur les jambes des femmes permet également
de mettre sur la place publique la question des menstruations, par
exemple, dont il est encore difficile de parler.
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 105

Dans le cas du Guatemala, le tribunal de conscience qui a eu lieu


en 2010 a également permis l’émergence de nouveaux narratifs concer-
nant la violence. Comme l’affirme une des participantes :
I ask the members of this Tribunal of Conscience to listen to us. It may
just be me speaking at this moment, but we are many, a majority in Guate-
mala, who was subjected to this type of constant violence. We need you
to believe us, and for everything to be made public, so that everyone
knows that here in Guatemala grave violations of our human rights were
committed. There was a loss of respect for life and for our integrity, which
is the most sacred thing to us… I need to speak to those of you who make
up this Tribunal, so that you hear our truth… that you hear that this really
happened, that it is not a fabrication, and that we did not ask for this.
(témoignage cité dans Crosby et Lykes, 2013 : 457).

Le témoignage public devient alors une manière de faire entendre


d’autres voix, de mettre de l’avant la complexité des expériences et de
déconstruire le stigma social associé aux violences.
Le théâtre, notamment le théâtre autobiographique féministe, a
permis également de mettre de l’avant les témoignages des femmes.
Dans le cas du Guatemala, le collectif Poderosas a créé avec les femmes
de Sepur Zarco une pièce de théâtre – Nacimiento – présentant les
histoires et les récits des femmes qui étaient à ce moment-là en plein
procès pour esclavage sexuel. Les festivals pour la mémoire organisés
par Actoras de Cambio ont également été des lieux où les survivantes ont
pu parler publiquement (et entre elles également) de ce qu’elles avaient
vécu. Tout cela participe à une nouvelle mise en récit des violences
sexuelles et reproductives. Cela permet notamment de déconstruire la
culpabilité et le poids (ostracisme) liés au vécu de violence sexuelle.
Dans le cadre des tentatives de requalification des VSR, on travaille
également à leur inscription au sein d’un continuum de la violence, et
cela, sur différents plans. D’abord, il s’agit d’affirmer que les VSR, loin
de constituer un problème qui serait associé à une période particulière,
sont bien le résultat de structures inégalitaires sexistes, racistes, c­ lassistes
et coloniales. Il est important de souligner que replacer les violences
dans les contextes sociohistoriques dans lesquels elles ont eu lieu permet
de mettre en lumière le caractère systémique du vécu des femmes. Les
groupes féministes réaffirment que les violences sexuelles et reproduc-
tives ne se sont pas arrêtées simplement à la fin des conflits. Ces pratiques
d’appropriations du corps des femmes – notamment autochtones et
paysannes – ne sont pas nouvelles et n’ont pas disparu. Dans le cadre du
106 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

tribunal de conscience au Guatemala, mais également dans plusieurs


recherches féministes, le lien a été établi entre, d’une part, les pratiques
de répression liées à l’appropriation territoriale et, d’autre part, l’appro-
priation du corps des femmes autochtones. La violence actuelle contre
les défenseures de droits de la personne au sein des luttes écoterritoriales
fait souvent écho aux violences notamment sexuelles exercées contre les
femmes leaders campesinas et autochtones. Pour illustrer ce phénomène,
je voudrais revenir sur deux cas de violences sexuelles exercées contre
des défenseures dans le cas Minera Majaz S.A., une minière administrée
par la compagnie Rio Blanco devenue Monterico Metals au Pérou (Silva
Santisteban, 2017 : 118). Plusieurs femmes qui ont participé à la contes-
tation contre les opérations de la minière dans la région de Piura ont subi
des actes de torture comme l’obligation de se dénuder et des humilia-
tions. Une vingtaine de personnes ont été séquestrées pendant trois jours
en 2005. Au Guatemala, 11 femmes ont porté plainte contre l’entreprise
minière Hudbay pour des actes d’agressions sexuelles qui ont eu lieu en
2007 lors de déplacements forcés de populations vivant autour de la
mine. Ces actes ont été commis par les forces de sécurité de la mine
(embauchés par une entreprise sous-traitante), mais également par des
forces de l’ordre guatémaltèques. Le procès est en cours à Toronto. Cela
montre également que l’usage des VSR comme moyen de contrôle des
populations autochtones se poursuit toujours. Le lien entre les violences
du passé et les violences actuelles, telles que les vagues de féminicides
et les violences contre les femmes de manière générale (Sandford, 2008 ;
Boesten, 2014), est également mis de l’avant. D’où le lien avec Ni una
menos au Pérou, par exemple, où les cortèges de manifestions intègrent
souvent les manifestantes du collectif artistique Alfombra Roja et
Somos 2074, ce qui rappelle que l’impunité juridique concernant les
violences faites aux femmes reste actuelle.
La dernière stratégie de politisation concerne le recours à la judi-
ciarisation des violences sexuelles et reproductives. Deux affaires
­judiciaires ont été déterminantes dans les deux pays : Sepur Zarco au
Guatemala et Manta y Vilca au Pérou. Sepur Zarco a marqué un tournant
puisque cette affaire a permis de faire des violences sexuelles une théma-
tique justiciable en soi. Auparavant, dans le premier procès pour
­génocide, dont le verdict a été rendu en 2013 (avant d’être annulé), ces
violences avaient déjà été reconnues comme faisant partie du projet
génocidaire de l’État guatémaltèque. Elles avaient servi de preuves,
mais n’avaient pas encore été jugées en tant que telles. Il faut noter que
dans chacune des mobilisations dont je parle, les groupes de juristes font
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 107

partie intégrante de celle-ci, comme Mujeres transformando el mundo


au Guatemala ou encore les avocates de DEMUS au Pérou. Les deux
tribunaux de conscience (en 2010 au Guatemala et 2014 au Pérou) ont
permis de mobiliser l’argumentaire de la jurisprudence internationale
(construite sur les cas de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda) pour permettre
de qualifier les violences sexuelles commises comme violations de droits
de la personne. Au Pérou, le tribunal de conscience a fait le lien entre
violences sexuelles et politique de stérilisations contraintes, lien qui
avait été évacué du travail de la comission de vérité et réconciliation. Le
concept de « viol comme arme de guerre » qui est forgé à l’international
depuis les années 1990 a été également mobilisé pour mettre en lumière
le vécu des survivantes. Il est intéressant de noter que plusieurs avocates
guatémaltèques ont participé au caucus féministe travaillant à l’élabora-
tion du Statut de Rome en 1998. Ainsi, le cas guatémaltèque a permis de
nourrir les réflexions à l’échelon international. Mais l’inverse est égale-
ment vrai, ce travail juridique permettant de légitimer les demandes des
survivantes dans le pays.

QUELQUES LIMITES DES REQUALIFICATIONS DES VIOLENCES


SEXUELLES ET REPRODUCTIVES

Certaines critiques ont été élaborées concernant le concept de « viol


comme arme de guerre », notamment sa récupération à l’échelle des
institutions internationales (Baaz Eriksson et Stern, 2013). Parmi ces
critiques, on retrouve notamment que cette catégorisation, loin de repré-
senter la diversité des expériences des survivantes, peut réactiver des
rapports de pouvoir genrés et racistes et invisibiliser d’autres formes de
violence liées, par exemple, aux contextes économiques et néolibéraux
au sein desquels s’inscrivent ces violences.
Dans le cas du Pérou et du Guatemala, le recours au droit et notam-
ment aux droits de la personne a permis d’obtenir des victoires symbo-
liques fortes. Mais la transcription des violences sur le plan juridique ne
va pas sans l’imposition d’une définition étroite de ce que constituent les
violences sexuelles et reproductives. Comme pour les travaux des CVR,
les processus judiciaires ne sont pas exempts de violence. Dans le cas
par exemple des plaignantes de Sepur Zarco, les avocats de la défense
n’ont pas hésité à remettre en question leur motivation ni à dépoussiérer
108 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

l’argumentaire sur leur fiabilité et sur leur réputation. De plus, les


processus judiciaires prennent tous racine dans une vision très occiden-
talocentrée de ce que constitue finalement la justice.
Un autre point qu’il est nécessaire d’aborder concerne le risque
d’homogénéiser la catégorie « victime ». Si l’identification à la catégorie
victime permet l’accès à la reconnaissance et à de nouveaux droits, cela
ne se fait pas sans contrepartie. Dans le cas des stérilisations contraintes,
d’autres populations ont été affectées et continuent de l’être (au Pérou et
dans d’autres pays d’Amérique latine), par exemple des femmes
porteuses du VIH ou encore des travailleuses du sexe. De plus, d’autres
personnes ont vécu des violences sexuelles pendant le conflit armé,
notamment des populations LGBTQIA+. Beaucoup de femmes trans au
Pérou ont vécu des violences (notamment sexuelles) pendant le conflit
armé. Le Sentier lumineux avait mis de l’avant, avec le MRTA, une poli-
tique de Limpieza social censée nettoyer la société péruvienne d’élé-
ments jugés néfastes. Un des massacres les plus connus du conflit
péruvien est celui de Las Gardenias, un bar gay situé à Tarapoto dans la
région de San Martin (Montalvo Fuentes, 2017).
Le dernier point que je souhaiterais aborder dans le cadre de cette
présentation concerne les rapports de pouvoir qui peuvent exister entre
les femmes au sein des mobilisations, notamment la question « qui parle
pour qui ? ». Comme le rappellent Crosby et Lykes :
It brings up questions of how to make visible but not reify or essentialize
indigenous women’s experiences of violence ; […] ; how to listen to the
voices women have, rather than “giving voice”, despite unequal relations
of power ; and how to affirm indigenous meaning making, rather than
impose feminist discourse. (Crosby et Lykes, 2011 : 476)

Comme je l’ai montré dans ce chapitre, le travail de requalification


des violences sexuelles et reproductives est un travail en cours qui s’in-
sère dans des problématiques bien plus larges. En effet, je ne me suis
intéressée ici qu’aux requalifications émergentes des groupes féministes.
Or, d’autres groupes se mobilisent également. Si j’ai soulevé la question
de la définition de la catégorie « victime », c’est que les groupes de
femmes ayant vécu des stérilisations contraintes préfèrent davantage le
terme « affectée ». Au Guatemala, le nom complet du collectif Actoras
de Cambio (actrices de changement) est « de victimes à actrices de chan-
gement » : on veut mettre de l’avant la question de l’agentivité des
femmes ayant vécu de telles violences. De plus, ce chapitre se concentre
6 – PROCESSUS DE POLITISATION DES VIOLENCES SEXUELLES ET REPRODUCTIVES… 109

uniquement sur les convergences existantes entre les différents cadres


mobilisés dans les deux pays. Mais il existe également des divergences.
Au Guatemala, les violences sexuelles sont comprises comme faisant
partie de l’arsenal utilisé par l’État au sein d’un projet génocidaire contre
les populations autochtones mayas. Cette discussion est absente du débat
péruvien.
Plus largement, pour contribuer au débat autour de la question de la
construction de mémoires véritablement inclusives dans les Amériques,
la question de l’impunité et celle des luttes menées par les femmes
permettent de faire émerger certains points qui méritent encore bien des
discussions. Comme je l’ai montré, au Guatemala comme au Pérou, un
effort a été fait pour inclure, au sein des processus de transition, la ques-
tion des violences sexuelles. La CVR du Pérou a, souvent, été citée en
exemple pour son inclusion du genre au sein de son travail. Mais cette
inclusion reste relative et s’est caractérisée par la reproduction de rapports
de pouvoir inégalitaires. Les mobilisations post-conflits permettent de
remettre en question l’usage de ces processus de résolution de conflits qui
se sont répandus depuis les années 1990 dans le monde. Plus largement,
c’est la question de la justice qui reste en suspens. Comment construire
des processus de justice transitionnelle véritablement transformateurs ?
Comme les deux cas présentés ici l’ont montré, sans véritables transfor-
mations des différents rapports de pouvoir qui ont permis l’exercice de la
violence, il ne peut pas y avoir de véritable justice. Il est donc nécessaire
de faire émerger des mémoires plurielles, inclusives et complexes. Face à
l’hégémonie de certaines formes de justice dite transitionnelle, il est
important de mettre de l’avant la notion de justice transformatrice, une
notion beaucoup plus flexible et holistique qui permet l’inclusion de
différents points de vue sur les conflits et les manières de les gérer.

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Chapitre 7

ORGANIZACIÓN FEMENINA
POPULAR
La production symbolique
comme acte de résistance

Laura Marcela Serrano Vecino

I
l y a plus de 46 ans, dans le Magdalena Medio, les voix des femmes
commencèrent à se faire entendre. On les entendait au bord des fleuves,
dans les maisons, dans les rues, dans tous les espaces qui leur avaient
été retirés et où les voix des hommes avaient toujours été les plus fortes.
Avec le temps, les voix de ces femmes se firent entendre avec plus de force
et de clarté. À elles se rallièrent de nombreuses autres voix de femmes
s’élevant pour l’autonomie, revendiquant leurs droits en mettant de côté la
pudeur imposée à leur corps et à leur pensée. Ces femmes se réunirent,
s’écoutèrent, s’organisèrent et se donnèrent un nom. De là surgit l’Organi-
sation féminine populaire – OFP – la plus ancienne organisation sociale de
femmes de Colombie.
L’Organisation féminine populaire naquit en 1972 dans le diocèse
de Barrancabermeja. À ce moment, les femmes de Barrancabermeja
entamèrent le chemin de la connaissance de soi et entreprirent de se
constituer en tant que sujet de droit. Ce processus ouvrait les portes
d’une prise de conscience toujours plus grande des injustices et des
inégalités sociales qu’elles vivaient, relativement à leur classe et à leur
genre. Par ces pensées et ces actes, elles édifièrent les idées et les
pratiques de sororité qui leur permettraient de transcender la dimension
individuelle et ainsi de transiter vers un chemin collectif.

113
114 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Ce chemin n’était pas étranger à celui que d’autres femmes avaient


entrepris à travers le monde. Dans le panorama latino-américain marqué
par les dictatures militaires, la montée des guérillas des années 1960 et
les actions de résistance civile, l’exigence de transformations structu-
relles et la mise en place d’un processus politique pour la paix furent des
impératifs pour les mouvements des femmes de la région. Les actions
civiles qui se déployèrent sur les plazas et dans les rues à différents
endroits en Amérique latine étaient traversées par l’engagement de la
défense de la vie et de la démocratie.
Les mouvements des femmes furent néanmoins caractérisés par
une pluralité d’approches. Une partie de cette diversité se manifesta dans
les mouvements féminins mettant de l’avant la lutte des classes et la
condition qui lui est liée. En Colombie, cela fut un élément déterminant
pour chaque organisation de femmes qui, comme l’Organisation fémi-
nine populaire, critiqua et mit en lumière depuis les franges populaires
de la société non seulement les injustices du système politique et écono-
mique fondé sur le patriarcat, mais aussi les effets matériels et écono-
miques du capitalisme sur la vie des femmes et des communautés.
Au sein des luttes anticapitalistes, menées principalement par les
secteurs syndicaux et paysans, les femmes se rendirent compte au fil de
leur implication de la particularité de leurs revendications et des exigences
spécifiques liées à leurs conditions de genre. Elles réclamèrent ainsi des
espaces distincts de prise de parole et d’organisation politique :
C’est ainsi que sous la bannière des luttes ouvrières, paysannes et
étudiantes se sont regroupées les positions prises contre le capitalisme.
Comme cela s’est déroulé en Colombie, les organisations paysannes ont
tenté d’assimiler et d’incorporer les autochtones en tant que population
paysanne (Archilla, 2001, 403). De la même manière, les femmes faisaient
partie de ces mouvements sans revendications particulières (Lamus,
2007, p. 120).

Par la suite, les prises de position et les revendications des organi-


sations de femmes rendirent possible l’atteinte de certains objectifs en
matière de visibilité ainsi que l’élaboration de stratégies de reconnais-
sance et de transformation. Comme le souligne Archila (2001) : « Même
si elles ont été moins spectaculaires, les initiatives des femmes, non
seulement en tant qu’actrices sociales mais aussi dans la poursuite de
revendications de genre, ont sans doute atteint des buts plus durables.
Cela fait penser à une vraie révolution invisible. » (p. 35)
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 115

Le Magdalena Medio colombien, situé entre montagnes et maré-


cages et traversé par le fleuve Magdalena, est un secteur stratégique pour
l’économie. En plus d’être un corridor central entre la côte atlantique et
le centre du pays, il regorge d’hydrocarbures et de minéraux. Ces
diverses caractéristiques ont fait de ce territoire un lieu de conflictualité
historique entre différents secteurs politiques et économiques. Avec le
temps, les intérêts des élites régionales dans l’accumulation de terres et
de capacités de production ont généré un panorama d’inégalité et d’ex-
clusion dans lequel la majorité de la population se trouve en situation de
vulnérabilité.
L’accumulation de richesses dans certains secteurs, combiné à
l’exclusion des plus pauvres, a provoqué une escalade de réactions
culminant en affrontement politique et allant jusqu’à la violence armée.
Face à cette situation, différents acteurs illégaux ont mis en place des
stratégies de contrôles territoriaux. Le contexte – caractérisé par l’ab-
sence historique d’institutions – ne pouvait mener qu’au maintien et à
l’aggravation de la situation, affectant de manière disproportionnée les
populations civiles et plus particulièrement les femmes.
Dans ce contexte ancré dans une culture fortement patriarcale se
renforçant quotidiennement, plusieurs femmes se retrouvèrent en situa-
tion de pauvreté, de dépendance économique et d’exclusion de la sphère
du travail. Les premiers obstacles auxquels elles firent face dans leur
processus d’organisation furent le confinement au foyer, la naturalisa-
tion de leur rôle de femmes et la violence que cette naturalisation suppo-
sait nécessairement.
La production de subjectivités et leur référent commun ont nourri
le processus de prise de conscience de l’importance des langages, des
identités et des récits qui, jusqu’à ce jour, préservent la mémoire sous
forme de symboles, d’images et de slogans. Ces différentes formes
expriment une position politique et une posture éthique en faveur de la
protection des droits de la personne et de la défense de la vie. Dans le
texte qui suit, à travers un récit de l’expérience de l’Organisation fémi-
nine populaire, nous tenterons de démontrer le rôle de la dimension
symbolique dans la lutte sur la manière de concevoir le monde social et
comme élément central dans l’effort de construction d’une mémoire
historique et collective des femmes de l’OFP.
116 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

L’APPROPRIATION DES LIEUX PUBLICS : LE CHEMIN COLLECTIF

Pour avancer dans ce processus, les femmes de Barrancabermeja


durent sortir du foyer domestique. Si leur domicile cessa d’être leur
unique domaine d’action, il persista à en être un, mais à travers une
dynamique différente. À l’extérieur de la maison, elles entreprirent de
s’impliquer au sein d’espaces collectifs décisionnels, de se rendre
visibles et d’être écoutées. Elles se firent également remarquer et recon-
naître dans certains secteurs civils, par exemple l’église, les syndicats et
les organisations paysannes, du fait de la particularité de leurs contribu-
tions et de leurs exigences.
La première étape fut celle de la rencontre. La machine à coudre en
fut un élément important puisque les femmes se regroupaient autour
d’elle pour élaborer des projets collectifs. Symboliquement, la machine
à coudre représentait les idées d’autonomie et d’indépendance financière
en plus d’évoquer la valorisation du travail féminin et ses incidences
familiales et sociales. Reconnaître la rupture entre le public et le privé
comme base de l’inégalité fut la première étape vers l’autodéfinition des
femmes en tant qu’actrices sociales. Modifiant la vision et le champ
d’action traditionnellement assignés aux femmes, ces transformations
eurent des implications culturelles. Lamus (2007 : 126), paraphrasant
Archila (2003), mentionne que :
Les mouvements obtenant le plus de reconnaissance publique de leurs
revendications ne sont pas ceux ayant le plus de visibilité en termes de
manifestations et de protestations. De plus, les moins visibles, comme
ceux des femmes et des autochtones, ont contribué de manière impor-
tante à la dimension culturelle de la politique et ont rompu, dans la
pratique, avec la séparation rigide entre le public et le privé, le social et
le politique.

Dans une volonté d’appropriation des espaces publics, les femmes


entreprirent d’occuper l’espace et de s’exprimer dans des lieux de parti-
cipation et de décision politique. C’est ainsi qu’elles assumèrent des
rôles actifs de direction au sein de conseils d’action communautaire de
différents quartiers des Barrancabermeja. Elles bénéficièrent pour cela
de l’appui, du soutien et de la complicité de la pastorale sociale du
diocèse de la municipalité, qui fut leur foyer jusqu’en 1988.
Dans le contexte national des années 1960 à 1980, la théologie de
la libération occupait une large place dans les perspectives des intellec-
tuels, des militants et des têtes dirigeantes des mouvements sociaux et de
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 117

l’Église. Son influence en Colombie, surtout dans la région du Magda-


lena Medio, s’est traduite par un soutien aux actions citoyennes portant
un projet politique de justice sociale et par l’engagement concret des
membres du clergé dans la défense des droits de la personne, dans la
promotion de perspectives pour les secteurs sociaux historiquement
exclus et dans l’élimination des inégalités sociales.
L’Église catholique s’est ainsi donné la tâche de réunir et d’orga-
niser les groupes sociaux opprimés. De ces efforts surgirent divers
programmes, organisations collectives et stratégies de transformation
sociale fondés sur une vision de classes. En plus d’être le berceau et le
foyer des premières années de l’OFP, l’Église demeure pour l’organisa-
tion, aujourd’hui encore, bien plus qu’une alliée fondamentale dans sa
lutte. Elle fut le refuge spirituel de nombreuses femmes dans leurs
moments de tensions, de tristesse et de découragement et un refuge idéo-
logique permettant d’assumer leurs croyances et convictions. À travers
la lutte contre les inégalités historiques, l’Église leur permit de mettre
activement en place des situations avantageant les plus pauvres.
L’OFP, entrelacée avec l’Église catholique, participa activement au
mouvement social de Barrancabermeja. Ces femmes organisées partici-
pèrent à une pluralité de mobilisations comme : les processus de récupé-
ration des terres ; des plaidoyers et des efforts d’administration pour la
construction d’écoles ; les grèves sociales de 1975, 1976 et 1981 ; les
mouvements civils, ouvriers et paysans ; la grève pétrolière ; les dialo-
gues de paix de la décennie 1980 ; la Coordinadora de Solidaridad (Coor-
dination de solidarité) – qui évolua pour devenir la Coordinadora Popular
(Coordination populaire) – ; ainsi que différentes marches paysannes.
À la fin des années 1980, la force gagnée par les femmes et les défis
qui se présentaient au point culminant de ce moment politique impo-
saient la nécessité d’assumer une autonomie organisationnelle. Lorsque
l’OFP entama sa transition vers une forme indépendante de l’Église
catholique, elle se plongea dans un processus à la fois d’apprentissage et
de développement. Les femmes qui vécurent cette période la comparent
au moment « où les fils et les filles quittent la maison ». Elles font ainsi
référence aux difficultés qui se sont présentées, aux craintes à affronter,
aux gains acquis dans le processus, mais aussi à la persistance du lien
entre l’organisation et l’Église.
118 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Soutenu par différents projets de coopération internationale et grâce


à des stratégies élaborées par l’OFP, comme la coopérative de femme
COOFMUJET, l’effort d’autonomie organisationnelle donna une impul-
sion menant à l’expansion dans sept municipalités (Barrancabermeja,
Puerto Wilches, Cantagallo, San Pablo, Santa Rosa, Micoahumado et
Yondó) et par la suite dans d’autres villes du territoire national (Bogotá,
Neiva, Cartagena, Pasto, Bucaramanga). Tout cela se fit à travers un
processus continu de mobilisation dans les mouvements communaux et
dans les différentes plateformes, notamment le Comité Cívico de
Convivencia Ciudadan (Comité civique de cohabitation citadine), le
Consejo de Desarrollo Económico y Social (Conseil de développement
économique et social), le Movimiento Regional por la Paz (Mouvement
régional pour la paix), ou l’Espacio de Trabajadores (l’Espace des travail-
leurs et travailleuses pour les droits de la personne).
L’occupation d’espaces publics par des femmes dans un contexte
territorial les ayant historiquement reléguées dans la sphère domestique,
la voix des femmes parlant de politique dans des espaces les ayant histo-
riquement réduites au silence ainsi que leur participation à des lieux les
ayant historiquement exclues représentaient des avancées importantes
dans la reconnaissance des luttes féminines et des revendications,
des savoirs et des sensibilités qui leur sont propres. La visibilité sur les
plazas, entre autres dans les commissions d’action communale ou
les conseils municipaux, impliquait la constitution d’une identité collec-
tive à partir d’une position politique.

LES IDENTITÉS COLLECTIVES ET LA CONSTRUCTION


SYMBOLIQUE

La consolidation d’identités politiques se produit à travers la


construction et la reproduction de langages politiques et sociaux faisant
appel aux réalités quotidiennes des personnes et au profond besoin de
transformation. Le langage, en tant qu’il est constitutif des réalités,
permet de proposer des avenues possibles pour la construction de projets
de vie collective qui visent à remédier à la pauvreté et à la négligence des
institutions. Face à l’exclusion, l’élaboration de ces langages construit
des cadres de références communautaires, traversés par les conditions de
classe et de genre, dans un contexte qui affecte directement, et de manière
différenciée, le corps des femmes. Ces cadres de références configurent
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 119

des histoires situées dans des espaces de reproduction d’idées et de


pratiques de cohésion, garantissant la durabilité et l’efficacité de l’iden-
tité organisationnelle.
La production d’identités au sein des différents milieux subalternes
et populaires demeure un facteur fondamental du maintien de la démo-
cratie puisqu’elle s’oppose aux fondements des régimes totalitaires, à
savoir la massification des individus à travers l’homogénéisation cultu-
relle. Ce processus fonctionne par le biais de la négation des symboles
communautaires, remplacés par des machines de propagandes unifica-
trices comme la nation, le marché et l’État. Dans le monde politique, on
assiste à une réaffirmation constante des identités en tant que construc-
tion symbolique permettant la consolidation de l’hégémonie de l’État et
du Capital.
Dans les secteurs populaires organisés autour des propositions
politiques offrant des solutions de rechange se sont aussi configurées
différentes identités politiques reposant sur l’expérience commune de
situations. Dans le Magdalena Medio, la condition de classe était fonda-
mentale à ce qu’une large partie de la société civile trouve des idées
communes permettant de s’organiser. La condition de genre, pour les
femmes, était également un facteur à partir duquel se construisaient des
identités politiques et organisationnelles. Les différents codes culturels,
outils et espaces d’énonciation qui en découlèrent constituaient les diffé-
rents éléments avec lesquels et depuis lesquels ces femmes menaient la
lutte pour la vision du monde social. Ceci n’est pas sans rappeler l’ana-
lyse faite par Pierre Bourdieu :
Les différentes classes et fractions de classes sont engagées dans une lutte
proprement symbolique pour imposer la définition du monde social la
plus conforme à leurs intérêts, le champ des prises de positions idéolo-
giques reproduisant sous une forme transfigurée le champ des positions
sociales […] qui a pour enjeu le monopole de la violence symbolique
légitime (cf. Weber), c’est-à-dire du pouvoir d’imposer (voire d’incul-
quer) des instruments de connaissance et d’expression (taxinomies) arbi-
traires (mais ignorées comme tels) de la réalité sociale. (Bourdieu, 1977 :
408-409)

Ce conflit symbolique se matérialise et se traduit par des langages,


des images et des actions qui construisent des discours de cohésion et de
communication permettant à un groupe social de se positionner et de se
reconnaître.
120 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Tout au long de son histoire, l’Organisation féminine populaire a


assigné des symboles comme référents de son identité collective et
­organisationnelle. D’une part, ces symboles préservent solidement le
processus social, permettant l’union des femmes se sentant associées à
un même projet, à des idées et à une lutte communes. D’autre part, ils
leur permettent d’être perçues comme un groupe social avec des
exigences particulières, et ainsi d’être reconnues sous un même nom et
de porter des convictions et des revendications.
Au-delà de l’identité, c’est ainsi que se configurent plus largement
les symboles comme éléments de reconnaissance et de communication
construisant des imaginaires sociaux, historiques et politiques ; rassem-
blant témoignages et expériences, cimentant les mémoires individuelles
et collectives. S’inscrivant dans les dynamiques socioculturelles de la
région, ces symboles se rapportent aussi aux pratiques quotidiennes, aux
manières de comprendre le monde et de l’habiter. L’Organisation fémi-
nine populaire a compris l’importance de ces dynamiques et pour cette
raison a maintenu la dimension culturelle et symbolique au cœur de la
lutte politique et de la construction du féminisme populaire, sachant que
là se trouve le pouvoir de raconter, de construire des vérités et de repro-
duire des idées.
Les symboles possèdent une charge historique qui leur donne sens
dans certains contextes territoriaux et historiques. Mis en circulation par
ceux qui détiennent le capital économique, médiatique et politique, ils
peuvent établir certaines perspectives particulières en tant qu’histoires
officielles, créer les vérités qui conviennent et occulter celles qui posent
problème. Par conséquent, la dimension symbolique est une importante
avenue de construction de pouvoir pour les parties de la population invi-
sibilisées et exclues, détenant significativement moins de ces pouvoirs
économiques, sociaux et politiques. La lutte pour dire, nommer, agir, se
faire voir est la même que celle pour la reconnaissance de la pluralité et
de la démocratie – c’est-à-dire pour la possibilité d’exister.
Analyser la dimension symbolique des projets politiques est fonda-
mental afin de mettre en évidence leurs répercussions, qui, bien que
difficilement mesurables, témoignent des transformations dans la vie des
personnes et des dynamiques communautaires, des subjectivités, des
émotions et des sentiments. Cela contribue à surmonter ce que Sonia
Álvarez appelle « la myopie de l’invisible », c’est-à-dire :
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 121

la tendance à se concentrer […] exclusivement sur les aspects les plus


mesurables de l’action collective, c’est-à-dire, sur ses relations avec les
systèmes politiques et ses effets sur la politique publique, négligeant ou
minimisant tous les aspects impliquant la production de codes culturels.
(Lamus, 2007, p. 6)
Dans tous les lieux de la région ou du pays où les femmes de
l’Orga­nisation féminine populaire furent présentes, leurs symboles
furent visibles. Lors de chaque rencontre, les femmes construisirent ces
symboles, les dotèrent de significations et les intériorisèrent comme
faisant partie de leur identité collective, politique et organisationnelle.
En tant qu’un des éléments symboliques principaux, l’hymne était
entonné lors de chaque rencontre et, appelant à la prise de conscience de
sa classe et de son sexe, à l’union comme condition de possibilité de la
lutte politique, il renforça l’appartenance des femmes.
Camarade, réveille-toi, camarade
À la conquête de la liberté
S’ils nous exploitent, pourquoi ne pas s’unir ?
Unies, nul ne nous vaincra !

Les voix qui chantèrent cet hymne, unies à celles des têtes diri-
geantes syndicales, paysannes, défenseures des droits de la personne et
aux personnes en colère contre les politiques étatiques injustes de guerre
et de famine, incommodèrent plusieurs groupes aux intérêts écono-
miques et sociaux divergents dans la région du Magdalena Medio,
puisqu’elles soulignaient les contradictions de classes.
L’inégalité, l’injustice et l’absence historique de l’État dans la
région eurent comme conséquence une multiplication des formes de
violences sur le territoire. En dépit de la peur, de la terreur et de la
violence sévissant contre les corps des femmes et de leurs familles, les
femmes continuèrent d’élever la voix, revendiquant leurs droits, agitant
leurs bannières, entonnant leur hymne et leur chant. Dans l’effort de
résistance à la violence et aux injustices, chaque espace qu’elles habi-
taient et chaque élément qui les identifiait se convertirent en symboles de
l’histoire et de la vie.
L’historicité des symboles opère comme fondement de leur objec-
tivation, elle-même à la base de leur persistance dans le temps. Leur
reproduction et leur effectivité, en tant qu’éléments communicatifs,
quelle que soit son explication, renvoie à une compatibilité entre la
122 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

réalité matérielle et sa représentation symbolique. De sorte que « la


“communication des inconsciences” suppose la “communauté des
inconscients” ». (Bourdieu 1980 : 98)
C’est la raison pour laquelle l’Organisation féminine populaire a
insisté sur l’importance des représentations symboliques dans son
processus de consolidation, de résistance et de reconstruction. La réité-
ration et la persistance historique des symboles furent le soubassement
du tissu communautaire des femmes. Articulés à l’histoire et au territoire
du Magdalena Medio, les éléments symboliques renvoient au caractère
collectif des femmes organisées à mesure qu’elles deviennent visibles et
accessibles. De là l’importance de réitérer constamment ces éléments
symboliques dans les rues des municipalités et dans les actions comme
les marches, les sit-in ou les rencontres du mouvement. En plus d’être
des points de référence, ils incarnent aussi des éléments de distinction
qui participent à la lutte symbolique concernant qui est vu et entendu et
sur la manière dont sont valorisés les idées et les acteurs sociaux qui
occupent et politisent l’espace public.

L’EXPÉRIENCE COMME CONTENU HISTORIQUE

Le poids historique que prennent les symboles découle de l’expé-


rience du processus social lui-même. Les différents défis que les femmes
de l’Organisation féminine populaire ont affrontés et surmontés ont défini
les figures et les significations des symboles mobilisés par cette organisa-
tion. Chacun d’entre eux possède une origine déterminée, incarne une
idée de résistance contre l’agression, le silence et l’exclusion et peut se
transformer et se réactualiser dans différentes circonstances.
Avec l’émergence de l’Organisation féminine populaire, la machine
à coudre devint une image représentant les idées d’indépendance et d’au-
tonomie économique des femmes en plus de mettre de l’avant leur contri-
bution à l’économie régionale. Beaucoup de ces femmes voyaient dans
cette machine non seulement la représentation de leurs capacités indivi-
duelles, mais aussi celle de leur contribution à la collectivité de l’organi-
sation et aux femmes du Magdalena Medio. L’image de la machine
représentait la possibilité pour les femmes de se rencontrer, d’être enten-
dues, d’écouter, et celle de participer à des espaces qui leur soient propres
et à construire un projet de vie avec les autres femmes.
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 123

Ainsi, par exemple, vous pouvez vous souvenir du premier après-midi où


vous êtes arrivé à l’atelier, du contour lumineux des machines, du visage
des femmes, de leurs éclats de rire ; vous pouvez même vous souvenir de
l’impression d’humidité sur votre peau et la sensation indescriptible d’ap-
partenir à un lieu. Dans votre mémoire, ce qui vint par la suite est
semblable au rythme de cet après-midi qui se termine, à la brise qui se
lève, la vibration que la machine a laissée imprégner dans les doigts et à
la satisfaisante fatigue qui l’entoure. (Organización Femenina Popular,
2015, p. 3)

Durant les années 1980 et une bonne partie des années 1990, la
machine à coudre servait de point de convergence aux idées et objectifs
communs. La revendication pour l’autonomie économique comme
bannière du mouvement des femmes en Amérique latine et ailleurs dans
le monde a suscité diverses autres revendications comme le droit à la
propriété ou celui à l’égalité salariale. Cependant, les particularités de
classes étaient alors évidentes dans ce contexte :
En ce qui concerne le droit au travail, [on a vu se développer] une
conception de l’émancipation particulièrement différente de celles des
femmes ouvrières. Cette première attribuant au travail une valeur éman-
cipatrice se distinguait du secteur ouvrier dans lequel l’objet de la lutte
n’était pas le droit au travail, mais plutôt la question de l’exploitation : la
prohibition du travail nocturne, l’introduction de la journée de travail de
8 heures, l’emploi d’inspecteur d’usine, la lutte contre le travail des
enfants, l’exploitation des domestiques, l’égalité à travail égal salaire
égal, etc. (Rodríguez, 2007)

Ainsi, la pratique de l’autonomie économique inscrite dans le


processus politique de l’OFP ne consistait pas simplement en une inser-
tion des femmes dans la logique et la dynamique de la production et de
l’économie capitaliste. En tant que projet collectif, elle transformait
l’émancipation économique des femmes en mobilisation politique ayant
comme base la solidarité des femmes des classes populaires entre elles.
Le principe de solidarité, comme celui de la résistance, est détermi-
nant pour la compréhension et l’appropriation de chacun des symboles
de l’OFP, puisque les exigences des femmes répondaient directement
aux nécessités de la communauté. Sur cette base, et en tant que pratique
de cohésion, la marmite s’est aussi établie comme l’un des symboles les
plus emblématiques. Il renvoyait à la pratique des repas communautaires
que les femmes organisaient dans les différents quartiers comme straté-
gies de résistance à la faim et à la pauvreté. Les marmites et les salles à
124 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

manger communautaires furent pendant de nombreuses années un des


seuls espaces de rencontre et de renforcement des liens sociaux de
­l’Organisation féminine populaire.
Elle arrive à la maison de sa mère en pleine panique, sans travail, sans
argent, sans nourriture. Passent les jours, interminables, où les assiettes ne
se remplissent pas, où l’on ne sait quoi répondre aux enfants qui veulent
savoir quand ils pourront manger. Un voisin parle à Yanis d’une organisa-
tion guidant les déplacé·e·s. Il lui explique comment la rejoindre. C’est ici
que commence l’histoire de Yanis dans l’Organisation féminine popu-
laire. À partir de là, des matinées complètes sont passées à éplucher du
yucca, des pommes de terre et des plantains pour les marmites de sancocho
qui, quelques heures plus tard deviendront le point de rencontre d’une
communauté. Jeunes, enfants, grands-parents, personnes d’âges divers
partagent le goûter, calmant la faim de vivre, échangeant rires et opinions.
Yanis serait dès lors l’une de ces femmes qui, semaine après semaine,
veillent à ce que le riz, le sancocho et les tamales soient prêts pour que
près de trois cents familles y mangent tous les jours. (Organización Feme-
nina Popular, 2015, p. 60)

Ces repas communautaires étaient en eux-mêmes beaucoup plus


que le simple fait de manger, que la nourriture proprement dite. Ils
correspondaient aussi, pendant un moment, à un espace de rencontre des
familles, de jeux pour les enfants, un lieu pour partager et construire le
tissu social. La nourriture acquerrait donc, lors de ces moments, une
valeur politique. En plein cœur de la vague de violence paramilitaire qui
déferlait alors, ces repas devenaient des lieux de rejet de la présence des
militaires et de leur appropriation des dynamiques sociales.
À la fin des années 1990, les groupes paramilitaires gagnèrent en
force dans le Magdalena Medio et imposèrent leurs pratiques violentes
dans toutes les dimensions de la vie de la population. En 1998,
7 personnes furent assassinées et 25 autres disparurent. Cela marqua le
début d’une période de peur et de contrôle paramilitaire sur le territoire.
La défense des intérêts économiques des élites locales et régionales
et son apologie en tant que projet politique conduisirent à stigmatiser les
personnes et les secteurs sociaux qui proposaient des avenues différentes
de développement. Les groupes paramilitaires soutenus par les secteurs
économiques dominants, avec la complicité des forces et des institutions
étatiques, déployèrent une stratégie de contrôle pour éliminer quiconque
représentait un obstacle à l’avancement de leurs intérêts. Les organisa-
tions qui défendaient les secteurs plus vulnérables, qui défendaient les
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 125

populations des violations des droits de la personne et s’opposaient à la


violence, à l’exclusion et à l’inégalité, furent attaquées et on les repré-
senta dans une logique ami-ennemi. Dans cette logique, l’élimination de
celui qui est différent, à travers la construction de l’ennemi intérieur,
affecte gravement la démocratie et la pluralité démocratique.
Ceci, à son tour, généra une dynamique culturelle de polarisa-
tion, laissant sans protection les personnes plus vulnérables, puisque
la généralisation de la peur au sein de la population conduit à l’isole-
ment et à la réduction des processus organisationnels politiques
critiques et progressistes.
Dans le contexte national, on assistait alors à un très haut niveau de
violations des droits de la personne sous le couvert d’un discours de la
guerre « contre-insurrectionnelle » qui justifiait les actions des paramili-
taires et leur garantissait l’impunité ainsi que la complicité des institu-
tions publiques et de la justice. En apeurant et en réprimant la population
civile, cette stratégie visait à briser le tissu social et, de cette manière, à
maintenir les gens dans la passivité et le silence face à des actes violents
et illégaux. Les violations des droits de la personne prirent la forme de la
violence et du recours à la force physique, mais aussi d’entraves à l’exer-
cice des droits individuels et collectifs comme le droit à la liberté d’ex-
pression, de réunion, soit par manque de garanties protégeant l’exercice
de ces droits ou par interdiction explicite.
L’Organisation féminine populaire fut victime de différentes
attaques qui visaient à casser la base sociale du mouvement :
Ils avaient déjà explicitement interdit aux habitants et habitantes de s’ap-
procher des organisations sociales et de défense des droits de la personne.
Ils avaient déjà prévenu de ce qu’il adviendrait de ceux qui s’implique-
raient dans les syndicats. Leur règle et leurs prohibitions, ce qu’ils appe-
laient des manuels de coexistence, étaient connues en ville et dans les
villages et s’étendaient à la vitesse et avec la force du fleuve. (Organiza-
ción Femenina Popular, 2015, p. 95)
Les impositions dictées par les groupes paramilitaires et l’intrica-
tion de leur pouvoir avec les institutions étatiques limitaient la liberté
d’expression des femmes et produisaient un climat d’insécurité généra-
lisé qui rendait difficile à plusieurs d’exercer leur travail. L’impossibilité
pour plusieurs d’obtenir un revenu généra un appauvrissement, une
augmentation de la faim et une diminution des capacités. De plus, de
nombreuses femmes de l’OFP souffrirent de l’assassinat de leurs proches,
126 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

de leurs ami·e·s, de leurs voisins et voisines. Le déni de leur droit à


connaître la vérité et à accéder à la justice les troubla et les inquiéta, car
elles ne savaient ni pourquoi toutes ces personnes avaient été assassinées
ni ce qui était advenu de leur corps.
Pour les femmes de l’Organisation féminine populaire, la violence
et l’exclusion se matérialisaient entre autres par les actes commis à leur
encontre, comme la torture, la séquestration, la disparition, les menaces
ou les violences sexuelles. Trois membres furent assassinées : Diofanol
Sierra (coordinateur de l’École des Arts, de la culture et de la société),
Esperanza Amaris (responsable du comité de soutien du secteur nord-est
de Barrancabermeja) et Yamile Agudelo (responsable du réfectoire
populaire du secteur nord-est de Barrancabermeja). Face à ce déferle-
ment de violence et de peur, les femmes de l’organisation réagirent en
combinant résistance, solidarité, force et ténacité.
S’amassaient tous les jours des morts dans les rues, dans les rivières, dans
les ravins… Mais personne ne pouvait les ramasser sous peine de mort.
Les seules que nous avions sorties étaient les femmes de l’OFP. Il était
alors temps d’unir les forces et c’est ainsi que l’OFP releva le défi de
devenir porte-parole des morts et des vivants. À travers une posture claire
pour la vie et contre la guerre, comme nous l’avions toujours fait, la
réalité nous imposait par contre aujourd’hui d’affronter la situation. Nous
avons été à la hauteur des exigences de ce moment politique. (Organiza-
ción Femenina Popular, 2014, p. 28)

Le moment politique que vivaient ces femmes les amena à prendre


acte de leur posture de défense de la vie. Les femmes de l’organisation
comprirent que, dans ce contexte de peur, seules l’unité et la solidarité
leur donneraient la force d’affronter la situation, de continuer à faire
entendre leur voix et d’à assumer un rôle de protagoniste dans l’histoire
de la région. Elles comprenaient qu’une femme affamée rappelait le
problème de la faim de toutes les femmes. Que les douleurs et les bles-
sures d’une femme signifiaient des douleurs et des blessures pour toutes
les femmes. À ce moment, si la peur était partagée par tout le monde,
l’espoir et le courage l’étaient tout autant.
Entre 1998 et 2007, en représailles contre les actions d’opposition
à la guerre et de dénonciation, l’Organisation féminine populaire fut
victime de 129 actes violents. En 1997, les femmes de Barrancabermeja,
sous le titre des Batas Negras (Robes noires), menèrent une mobilisation
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 127

afin d’exiger le respect de la vie et de manifester leur résistance contre


une guerre qui ne leur appartenait pas. C’est là que fut atteint le moment
le plus fort de la résistance.
Durant les années qui suivirent, l’OFP dénonça les multiples
violations des droits de la personne, l’inaction de l’État et la complicité
des forces militaires, en plus d’aider les réfugiés déplacés par les para-
militaires, d’organiser des commissions pour retrouver les victimes
ainsi que de chercher et récupérer les corps ayant été jetés dans le fleuve.
Simultanément, les femmes de l’OFP organisèrent une série d’actions
ou y participèrent : le Bazarte ; la marche pour la sortie du conflit et la
négociation ; la mobilisation de 10 000 femmes contre la guerre à
Bogotá ; la mobilisation binationale à la frontière colombienne équato-
rienne ; la journée internationale des femmes pour la paix et le désarme-
ment. Elles s’impliquèrent aussi dans les différentes places publiques et
lancèrent la campagne « Faisons l’amour à la peur ».
Le langage de la résistance développé par les femmes se trans-
forma en des slogans, prononcés de manière répétée et qui se firent
entendre de manière de plus en plus large dans le mouvement des
femmes. « Femmes, ne donnons pas naissance et n’élevons pas nos
enfants pour la guerre » fut la phrase qui transcenda les espaces de mobi-
lisation nationaux et internationaux et représenta les sentiments de
millions de femmes opposées à faire partie du conflit armé. D’autres
slogans tels que « Ni un homme, ni une femme, ni un sou pour la guerre »
ou bien « Mieux vaut exister dans la peur que d’arrêter d’exister par
peur » ont encouragé les femmes à soutenir le mouvement malgré les
difficultés.
À partir de là, dans chacun des différents moments de mobilisation,
les robes noires furent utilisées comme symbole distinctif des femmes
de l’Organisation féminine populaire. Ces robes représentaient une posi-
tion collective d’opposition à la présence et aux actions des groupes
armés, mais représentaient aussi la volonté de protéger le territoire, de
même que la douleur ressentie pour les morts au moment le plus fort du
conflit – particulièrement pour les femmes de l’OFP. Cependant, la
constitution et la signification de ce symbole furent liées aux dynamiques
socioculturelles de la région. En ce sens, l’identification d’autres espaces
d’action répondant à la diminution des violences découlant directement
du conflit armé et à la visibilité plus grande des violences sexistes et des
féminicides conduit à une re-signification du symbole des robes noires.
De même, la récente conjoncture du processus de paix a donné l’espoir
128 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

de dépasser la douleur et le deuil résultant des violences armées. Par


conséquent, les robes que portent aujourd’hui les femmes sont à moitié
blanches. Cette transformation montre la capacité d’adaptation des
symboles aux dynamiques sociales, la vigueur et la durée d’un symbole
étant le résultat de sa capacité à s’actualiser en correspondance avec les
moments politiques. Cette capacité d’adaptation des symboles ouvre à la
possibilité de les interpréter et de les diffuser à partir de différents cadres
culturels.
Le déploiement des robes noires sur les places publiques et en face
des instances institutionnelles conféra à ce symbole la puissance néces-
saire pour qu’il perdure. Les interventions dans l’espace public, devant
les édifices institutionnels, impliquaient un jeu de pouvoir avec les
instances étatiques qui détenaient une plus grande accumulation de
capital politique et symbolique. C’est dans cet espace que se jouait la
dialectique de la subjectivation, à travers la configuration d’une identité
collective qui, de par sa socialisation, lui permettait de se distinguer et de
se positionner.
La présence des robes noires et les slogans qui les accompagnaient
eurent pour résultat de tenir l’administration étatique pour responsable
directe du non-respect des droits de la population. Même si, depuis la
société civile, s’élaborait un certain nombre de stratégies afin de combattre
la pauvreté, l’isolement et le manque de possibilités pour vivre une vie
digne, c’était encore l’État qui se devait de répondre aux demandes de la
population de manière efficace. Ces exigences étaient partie prenante de
la critique des déficiences et de l’absence générale de l’État. Cependant,
la critique globale de la configuration de l’État comme élément d’un
système reposant sur l’inégalité économique, politique, sociale et cultu-
relle n’était pas absente de ces demandes.
Bien que les actions publiques aient été constantes, l’espace public
n’était pas le seul lieu de rassemblement et de rencontre pour les femmes.
Elles disposaient aussi de leurs propres « maisons », qui faisaient partie
du processus collectif. La présence de Maisons de la femme mises sur
pied par l’Organisation féminine populaire dans toutes les municipalités
où se déroulaient leurs activités démontrait l’articulation, la liaison et le
rayonnement de celles-ci à travers la région. La Maison de la femme
était, en tout lieu, l’espace de rencontre et le symbole de la protection, de
la sororité, du soin et du soutien pour toutes les femmes.
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 129

Les Maisons de la femme furent à différents moments occupées ou


entravées par des groupes armés qui prétendaient se les approprier. Au
travers d’actions en faveur de celles et ceux qui avaient besoin de protec-
tion, ces maisons devinrent le symbole de la résistance à la dépossession
et de la remise de biens, toujours sous le principe de la civilité.
Un des évènements les plus marquants de l’histoire de l’Organisa-
tion féminine populaire eut lieu le 11 novembre 2001 quand une des
Maisons de la femme située dans le secteur nord de Barrancabermeja fut
fermée. La destruction de la Maison et la disparition des services qu’elle
offrait marquèrent le passage de la structure physique des maisons à leur
dimension symbolique parce que leur sens ne résidait plus dans leur
valeur matérielle et économique, mais dans la valeur qu’elles avaient
pour la communauté et pour les femmes.
De la Maison de la femme du secteur nord, tout disparut, même les
débris. Effacer les traces de la violence était tout aussi important que
d’effacer l’histoire. Effacer ce qui avait existé, prétendre que ce lieu était
vide, sans passé et sans futur. « Mais regardez, ils ont même enlevé la
dernière brique, la dernière tuile. Ils n’ont rien laissé. Ils ont même
démoli le plancher et l’ont amené aussi. Il ne reste que le sol nu. » (Orga-
nización Femenina Popular, 2015, p. 125)
Les Maisons de la femme possédaient une charge symbolique et
étaient identifiées comme des espaces de protection, de rencontre et
de travail communautaire. Il y avait là des cuisines collectives, espaces
de rires, d’idées, d’imagination politique enracinée dans la force des
femmes qui ne pouvaient disparaître. Comme le raconte l’une d’entre
elles : « Même s’ils avaient volé la terre sous nos pieds, ils n’auraient
pu faire disparaître les fondements de cette maison. » (Organización
Femenina Popular, 2015, p. 97)
La défense des maisons nécessitait un effort constant puisque les
groupes paramilitaires multipliaient les tentatives pour se les approprier.
À différentes occasions, ils exigèrent qu’on leur remette les clés afin
d’occuper les bâtiments et de les mettre au service de leur projet de
violence et de terreur. Au travers de ces situations, les clés se sont aussi
déployées comme élément symbolique à partir des idées de résistance,
d’autonomie, de défense du processus civiliste de l’Organisation fémi-
nine populaire.
130 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Ces clés étaient la propriété de toutes les femmes. Il incombait


donc à toutes d’en prendre soin et de ne pas les remettre. Elles n’étaient
pas simplement les clés de la Maison de la femme, mais représentaient
la protection de la maison de chacune, la défense de son espace personnel
et familial en tant que lieu de construction de paix, libre de la logique
guerrière et de la peur. Ces clés étaient ainsi associées à un symbole de
la défense du territoire et du corps des femmes, espace sans guerre, de
paix, de protection et de solidarité. C’est pourquoi les femmes reprirent
le slogan : « Mon corps est ma maison, mon territoire. Je n’en donne pas
les clés. » Ne pas remettre les clés signifiait ne pas prêter leurs corps et
leurs voix, ne pas céder le pouvoir et la légitimité de l’Organisation
féminine populaire au projet mortifère de contrôle des paramilitaires.
Les attaques contre les biens matériels ou contre les infrastruc-
tures étaient sans l’ombre d’un doute des attaques contre le projet poli-
tique de l’OFP, car elles visaient à nuire aux actions, à susciter la peur
et, par-dessus tout, à détruire les significations construites collective-
ment dans ces espaces. Comme l’affirme García Canclini (1982) : « Il
n’y a de production de sens qui ne soit inséré dans des structures
matérielles. » (p. 42)
En plus des attaques contre les biens matériels, les groupes armés
détruisirent aussi du matériel de campagne contre la guerre, entre autres
des affiches et des tracts, et volèrent des informations. À chacune de ces
actions s’inventaient de nouvelles réponses affirmant la permanence de
l’Organisation, se créaient de nouveaux espaces de rencontre et en leur
sein persistaient les symboles de résistances.
À différents moments dans des conflits ou sous le contrôle de
régimes autoritaires, il apparaît nécessaire de générer des espaces indé-
pendants et progressistes dans lesquels se réaffirme l’autonomie des
classes populaires, où circulent et se transmettent des idées et des iden-
tités communes. Comme le reconnaissent Schlesinger et Morris (2007) :
Dans plusieurs sociétés, les nombreux canaux alternatifs d’expression ne
sont contrôlés ni par les multinationales ni par l’État. Ils s’incarnent en
différentes formes comme les réunions de quartier, des haut-parleurs dans
des véhicules, des pamphlets photocopiés et des journaux. Ces canaux de
communication furent particulièrement importants dans l’histoire récente
de Amérique latine, ce qui a permis l’expression de la créativité popu-
laire, sans oublier la résistance durant l’ère des dictatures répressives
(p. 60).
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 131

Pour l’Organisation féminine populaire, il fut nécessaire d’élaborer


des stratégies de communication qui s’opposaient à la violence, au bruit
des armes et aux hurlements des ordres. Ces stratégies, comme les lettres
ou les petites notes écrites, ont émergé comme actions méthodologiques
face à l’interdiction des lieux de rencontre des femmes, à l’espionnage
de leurs conversations. Avec leur persistance dans le temps, ces pratiques
devinrent des formes d’expressions légitimes et efficaces et s’établirent
comme symboles de la communication et de l’expression. Leur influence
fut amplifiée par la diffusion de campagnes dans lesquelles les femmes
étaient encouragées à écrire ce qu’elles ne pouvaient dire à voix haute,
ce qu’elles ne pouvaient exprimer ouvertement à leur famille, à leurs
voisins et leurs amis.
Les affrontements s’intensifient et les femmes de l’OFP sont fatiguées
que soit impliquée la population civile, à qui on impose de choisir un
camp et qu’on accuse de traîtrise si elle refuse de le faire. Elles entre-
prennent donc une campagne invitant à l’écriture de lettres. À partir de la
question « comment se sentent les femmes face au conflit ? », différentes
réponses de diverses parties de la région sont émises. L’anonymat des
lettres encourage les femmes à écrire. La conclusion générale de l’exer-
cice épistolaire est que la population civile, et plus particulièrement les
femmes, en ont plus qu’assez d’un conflit qui ne leur appartient pas. (Orga-
nización Femenina Popular, 2015, p. 84)

Les lettres exprimaient beaucoup plus que leur contenu. L’exercice


d’écriture était une manifestation de résistance contre la volonté de bâil-
lonnement des groupes armés, c’était en soi une pratique de réaffirma-
tion de l’identité collective et d’appartenance à un groupe social.
D’autres éléments comme des pierres, des fleurs jaunes ou des
rubans de couleurs firent partie des différents moments de l’élaboration
de la subjectivité des femmes, qui étaient liées entre elles par le processus
social et le projet politique de l’OFP. L’internalisation des expériences
et des histoires communes exerce une fonction de cohésion à travers
la mémoire, rendant immédiatement intelligibles les pratiques et les
symboles circulant dans un espace social. Cela repose sur un effort
continu de construction de mémoire historique, c’est-à-dire de recon-
naissance du rôle des femmes en tant que protagonistes de la résistance
et de la paix dans la région et faisant référence au vécu et aux symboles
élaborés en tant que lieu d’énonciation de vérité et de justice.
132 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

LA MÉMOIRE CONCRÈTE

La mémoire, matérialisée à travers les symboles, et sa mobilisation


dans l’espace urbain par les monuments ainsi que par la récente création
de la Maison de la mémoire et des droits des femmes du Magdalena
Medio, impliquent la diffusion de langages et d’idées construites en
opposition aux valeurs hégémoniques. Cette mémoire est un élément
fondamental de la construction et de la revendication de la démocratie,
dans la mesure où elle s’oppose au totalitarisme et à l’homogénéisation
politique et sociale.
Les symboles élaborés par les groupes populaires avec une inten-
tionnalité politique contredisent ceux qui, imprégnés des idées du statu
quo, sont promus par les élites. C’est pourquoi ils sont souvent discré-
dités par les outils du pouvoir ; lus, interprétés et diffusés à travers les
perspectives hégémoniques du pouvoir et de la violence. Pour l’Organi-
sation féminine populaire, cela apparut clairement lors de la campagne
de dépréciation et de diffamation à laquelle elle dut faire face. Les
symboles de l’OFP se réaffirmaient dans chaque action, ils sont insérés
dans la quotidienneté, dans les manières de penser le monde, de l’habiter
au quotidien et ils sont partie prenante des dynamiques de conscience
politique des femmes de la région.
Dans les différentes actions qu’elles effectuèrent, les femmes de
l’organisation réaffirmèrent la vigueur des symboles, les actualisèrent et
les réinterprétèrent à partir des nécessités particulières du moment histo-
rique. Le contexte actuel du post-accord et de la construction de la paix
est marqué par des dynamiques de construction de mémoire en période
de transition qui se basent sur des pratiques collectives et sur la recon-
naissance de l’OFP comme principe fondamental pour dépasser les
situations douloureuses et construire une pratique politique qui contribue
à la transformation des expériences de vie. Ainsi, l’histoire devient
présente et le futur se fait possible à travers la mémoire, et ce, chaque
fois qu’une femme porte une « robe noire », qu’on habite une Maison de
la femme, qu’on scande un slogan ou qu’on chante un hymne de l’Orga-
nisation féminine populaire.
7 – ORGANIZACIÓN FEMENINA POPULAR. LA PRODUCTION SYMBOLIQUE COMME ACTE DE RÉSISTANCE 133

Bibliographie

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Chapitre 8

L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA
SOUFFRANCE, UN REMPART
CONTRE L’OUBLI
Analyse à partir du cas des déplacé·e·s
forcé·e·s en Colombie

Leila Celis

L’
étude des luttes pour la mémoire des crimes de masse a connu
un véritable essor depuis les années 1980, intérêt alimenté par
des évènements tels que la chute du mur de Berlin, l’implosion
de l’Union soviétique, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et des dicta-
tures militaires en Amérique latine (Ansara, 2005). En Colombie, à la fin
des années 1980, cette question a été abordée par les organisations sociales
et des droits de la personne dans le contexte de la lutte contre l’impunité de
l’État. Par la suite, à partir des années 2000, les préoccupations liées à la
mémoire ont trouvé écho dans les politiques publiques. La littérature sur le
sujet est foisonnante et rend compte des initiatives officielles et non offi-
cielles en vue d’établir la vérité et d’obtenir justice et réparation pour les
victimes (Briceño-Donn, Reátegui, Rivera, et Salazar, 2009 ; Briceño-
Donn et al., 2009 ; Peñaranda et CNMH, 2012 ; Sánchez G et al., 2013).
Ces différentes initiatives visent la construction d’une mémoire collective
du conflit qui serve de socle pour la construction de la paix.
Dans le cadre de ce chapitre, nous proposons une analyse épisté-
mologique de la souffrance1 et des effets psychosociaux du conflit, à
partir du cas des déplacé·e·s forcé·e·s en Colombie. Notre but est de

1. L’épistémologie de la souffrance renvoie ici aux connaissances issues des vécus de souffrance
sociale et non pas aux connaissances sur celle-ci. Sur ce dernier aspect, voir par exemple Franco
Carnevale (2009). Bien que ces deux angles d’analyse ne soient pas incompatibles, ils sont différents.

135
136 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

mieux comprendre la contribution faite par les survivant·e·s à la lutte


contre la normalisation de crimes de masse. Nos propos seront illustrés
par des extraits d’entrevues que nous avons menées auprès de personnes
forcées de quitter la campagne pour aller en ville ; en Colombie, 87 %
des personnes déplacées proviennent d’une région rurale (CNMH,
2015). Ces personnes sont victimes, témoins et survivant·e·s d’un
processus comprenant des crimes et des actes de violence directe, struc-
turelle et symbolique (Galtung, 1969) entraînant des pertes humaines,
matérielles et symboliques. L’État n’est pas le seul responsable de ces
crimes, mais les crimes d’État ont une place très importante dans le
conflit colombien (Celis, 2008).
L’étude de l’épistémologie de la souffrance à travers le déplace-
ment forcé en Colombie est particulièrement pertinente et éclairante, et
ce, pour plusieurs raisons. Elle est d’abord pertinente parce que le phéno-
mène de déplacement forcé a été massif en Colombie, où l’on dénombre
7,7 millions de déplacé·e·s en 2018 (ACNUR, 2018). Elle est ensuite
éclairante parce que le déplacement est un processus au cours duquel
s’accumulent les torts matériels, psychologiques et symboliques faits
aux déplacé·e·s. Ce processus comprend l’acte criminel qui provoque le
déplacement, la situation d’errance qui s’ensuit, l’appauvrissement
imposé par le processus de dépossession et les problèmes identitaires
que subissent les paysans obligés de s’installer en ville.
Sur le plan méthodologique, nous nous appuyons sur des entrevues
réalisées en 2012, 2016 et 2019 auprès de victimes du conflit colombien,
ayant en commun leur vécu de déplacement forcé, entre autres. Celles de
2016 et 2019 ont été réalisées dans le cadre d’une recherche sur l’hospi-
talité (voir la troisième partie de ce chapitre).
Le chapitre se divise en quatre parties. Dans la première, à partir
d’une littérature pluridisciplinaire, nous présentons les éléments retenus
pour conceptualiser une épistémologie de la souffrance. Dans la deuxième,
nous identifions quelques éléments d’analyse du conflit colombien à
partir des connaissances détenues par les survivant·e·s et nous dressons
un rapide portrait de l’insatisfaction de ces derniers afin de poser ce que
nous appelons l’insolvabilité de l’État. La troisième partie détaille notre
réflexion, tirée des impressions de terrain, concernant la dimension poli-
tique de la persistance de la mémoire de la souffrance ou traumatique.
Enfin, la dernière partie propose des réflexions mettant en perspectives la
dette du milieu universitaire envers les survivant·e·s pour leur
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 137

contribution épistémologique à la compréhension du conflit. La conclu-


sion présente quelques lignes d’un programme de recherche sur l’épisté-
mologie de la souffrance.

ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE. ARRIMAGE CONCEPTUEL

Les théories de la souffrance sociale, de l’épistémologie des


émotions et de la mémoire traumatique correspondent à des champs
disciplinaires très distincts touchant aux sciences sociales, aux sciences
humaines et aux sciences de la santé. Ces différents champs discipli-
naires s’intéressent aux conséquences émotionnelles (individuelles et
collectives) de vécus de violence et d’injustice de différentes natures.
Dans tous les cas de figure, les émotions sont constitutives de l’état de
souffrance.
Comme Didier Fassin (2004) l’a synthétisé, la souffrance sociale
réfère à la souffrance infligée par la société à ses membres. Les travaux
qui y sont consacrés en sciences sociales sont rattachés à l’étude des
émotions et des sentiments, et renvoient à au moins trois blocs de littéra-
ture distincts. D’abord, ils renvoient aux travaux de la sociologie fran-
çaise effectués dans la continuité bourdieusienne de La misère du monde
(1993). Ceux-ci concentrent leur attention sur le vécu de misère des
membres des groupes les plus marginalisés (Bourdieu, 1993 ; Dejours,
2015 ; Renault, 2008). Ensuite, ils réfèrent aux travaux qui explorent la
souffrance sociale relativement au corps, aux maladies chroniques et aux
handicaps (Charmaz, 2002 ; Williams Simon J., 2001). Enfin, ils mobi-
lisent les travaux en anthropologie, en criminologie et en sociologie qui
portent sur la souffrance issue des crimes atroces (Allier et Crenzel,
2015 ; Ansara, 2005 ; Kleinman, Das, et Lock, 1997). Une partie de cette
littérature vise la réhabilitation des sentiments comme la rage et le
ressentiment (Amery, 1980 ; Brudholm, 2008 ; Coulthard, 2018 ; Fanon,
2010) ; on y souligne qu’ils sont causés par des rapports de pouvoir ou
des injustices et qu’ils peuvent être une motivation à l’action. Retenons
de cette littérature, premièrement, le constat selon lequel les personnes
affectées par la souffrance sociale peinent à faire entendre que celle-ci
est précisément d’origine sociale et, deuxièmement, que cette souffrance
résulte d’une expérience vécue. Cela veut dire qu’elle renferme pour
ainsi dire des données empiriques. Comme le signale Didier Fassin
« C’est que la souffrance dit quelque chose de plus qu’elle-même. Elle
parle de cette violence où elle a son origine. » (Fassin, 2004, p. 22). Dans
138 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

la lignée de cette littérature, nous aborderons le déplacement forcé


comme un crime de masse exercé avec une violence extrême et qui cause
une grande souffrance sociale.
Des études sur l’épistémologie des émotions, retenons le postulat
selon lequel l’une des caractéristiques épistémologiques des émotions
est de faciliter l’accès à la connaissance « tout comme la raison, la
perception et le témoignage » (Brun et Kuenzle, 2016, p. 18). Ainsi, dans
l’introduction au livre Epistemology and Emotions, Brun et al. rappellent
que :
… emotions are said to provide access to facts more generally (e.g. Goldie
2004, 94-9). Typically, emotions are not only reactions to stimuli, but are
intertwined with beliefs that may relate to many aspects of a given situa-
tion. They are, generally speaking, ‘sensitive to information’ (Elgin 1996,
156). The result is that emotions provide complex patterns of attitudes,
feelings, expectations and dispositions which correlate to complex nets of
features of actual and possible situations. This is the basis for ‘exploiting’
emotions as cues for facts which are in some way or other related to the
occurrence of the respective emotion (Brun, Doguoglu, et Kuenzle, 2016,
p. 16).

De plus, prenons note du fait que les émotions constitutives de la


souffrance jouent un autre rôle cognitif décisif, car elles modifient
la manière ordinaire d’enregistrer les évènements et d’accéder aux
souvenirs.
Faisons référence maintenant à la littérature en santé mentale sur le
traumatisme2. D’une part, les études sur la mémoire traumatique ont
démontré que les souvenirs liés à des évènements ayant suscité une forte
charge émotionnelle (évènements traumatiques) sont plus vifs et précis,
ainsi que plus stables dans le temps que les souvenirs des évènements
ordinaires (Bohleber, 2007 ; Van Der Kolk, 1997). Alors qu’ils sont au
départ fragmentés et implicites, plutôt qu’explicites ou déclaratifs, les
souvenirs traumatiques gagnent en détail avec le temps jusqu’à devenir

2. Tenant compte du fait qu’il affecte le psychique, le traumatisme dont il est question ici est d’ordre
psychologique. Le traumatisme, qui peut être individuel et collectif, se produit lorsqu’une personne
subit une grande souffrance émotionnelle. Il fait référence à des symptômes physiques et
psychologiques, dont l’incapacité d’oublier, le mécontentement et l’incapacité d’adaptation à un
contexte de vie dit « normal ». Les symptômes du traumatisme s’imposent et durent autant que dure
le silence (Herman Lewis, 1997) et que la société ne reconnaît/dédommage pas complètement la
souffrance des survivant·e·s. Analysant les effets de la dictature brésilienne sur ses victimes,
la chercheuse Soraira Ansara a forgé le concept de « traumatisme politique » pour désigner les
traumas causés par des violences politiques (Ansara, 2005).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 139

des reconstructions narratives personnelles. D’autre part, plusieurs


auteur·e·s en psychiatrie et psychologie s’accordent pour dire que le
caractère envahissant est un des traits essentiels de la mémoire trauma-
tique. Que ce soit par des flash-back apparaissant dans des circonstances
inusitées, par des cauchemars récurrents ou par la tendance à reproduire
les faits, l’expérience traumatique refait surface en permanence (Herman
Lewis, 1997). Ainsi, la mémoire traumatique est considérée générale-
ment comme étant pathologique, car elle fait revivre l’intensité émotion-
nelle des faits traumatiques, et donc, la souffrance psychologique3. D’où
l’importance du traitement. Sans vouloir ignorer ni minimiser cette
facette de la mémoire traumatique, nous voulons attirer l’attention sur
l’aspect positif, voire décisif, que représente le caractère persistant de la
mémoire traumatique dans la perspective de la lutte pour la vérité et pour
la production de connaissances. Dans cette approximation sociologique à
l’étude de la mémoire traumatique, nous retenons que cette dernière est
causée par des injustices et des violences extrêmes, violences et injustices
qui à leur tour occasionnent des souffrances sociales extrêmes ayant
comme conséquent, pour les survivant·e·s, l’impossibilité d’oublier.
En somme, en faisant dialoguer la littérature sur la souffrance
sociale, l’épistémologie des émotions et la mémoire traumatique, nous
avançons que la souffrance sociale, voire le traumatisme psychologique,
fait émerger une épistémologie sociale de la souffrance. Le « sens social »
de l’épistémologie de la souffrance n’est qu’un parmi d’autres sens
possibles et plausibles4. L’épistémologie de la souffrance joue un rôle
central dans la lutte pour la mémoire : elle permet de réclamer le devoir
de mémoire, car le souvenir traumatique à la base de l’épistémologie de
la souffrance est un souvenir persistant, c’est-à-dire qu’il résiste aux
injonctions de silence et d’oubli.

3. Le traumatisme psychologique réfère à « the power of experiences to cause intense emotions that,
in turn, cause pain and disease » (Young, 1996, p. 246).
4. L’interprétation que les survivant e·s font de la souffrance peut être multiple, la pluralité des sens
pouvant être influencée par la multitude des causes et facteurs de souffrance. À ce sujet, voir les
avenues de recherche dans la conclusion de ce chapitre. Si nous insistons ici sur les caractéristiques
de la souffrance sociale, c’est d’abord parce que nous n’avons pas la capacité d’analyser tous les
sens, et ensuite parce que notre objectif est d’analyser la contribution de l’épistémologie de la
souffrance aux sciences sociales.
140 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

LA SOUFFRANCE/CONNAISSANCE DES SURVIVANT· E· S

En général, le déplacement est provoqué par des assassinats, des


massacres et des menaces à la suite desquels les gens sont forcés de
quitter leur chez-soi sans ne rien pouvoir apporter avec eux.

SUBIR LE CONFLIT POUR EN RENDRE COMPTE

La connaissance-souffrance de l’impunité
À chaque étape d’une histoire de déplacement, les déplacé·e·s
vivent une expérience particulière de souffrance, ce qui fait naitre des
connaissances de première main sur le fonctionnement du système qui
les a victimisés. La connaissance-souffrance des survivant·e·s réfère à ce
qu’ils ont appris en tant que victimes et survivant·e·s. De par leur vécu,
ces femmes et ces hommes ont connu la mort, ont subi dans leur chair
l’entreprise meurtrière. Étant donné que les crimes commis en amont du
déplacement se déploient contre des individus et des groupes sociaux,
les survivant·e·s se savent attaqué·e·s dans leur individualité et dans leur
collectivité. Don Carlos l’exprime dans cet extrait d’entrevue :
C’est ça qui me rend triste, le fait que l’État ne reconnaisse pas ces crimes,
et je n’ai rien contre Uribe, mais c’est pendant le mandat d’Uribe quʼest
arrivée toute cette tragédie… tous ces paysans, nous sommes sortis parce
que les paramilitaires tuaient beaucoup de paysans… Ils n’allaient pas à
la recherche de la guérilla, comme je l’ai dit au commandant paramilitaire
là-bas… « Si vous cherchez la guérilla, regardez, la guérilla est là, dans
ces montagnes, à même pas 2 km. Allez et enclenchez le combat parce
qu’ils sont là. Pourquoi attaquez-vous les paysans ? » (Entrevue no 1,
Carlos, 2019).

« Pourquoi attaquez-vous les paysans ? » Plus qu’une question, ceci


est une dénonciation. Les survivant·e·s savent que la machine meurtrière
qui les a happés visait leur humanité et leur dignité. Ils connaissent les
politiques de silence sur les crimes et les stratégies d’impunité qui visent
à nier ces derniers, à réhabiliter les criminels ou à les couvrir5. Dans le
cadre de ces stratégies d’impunité, les victimes sont accusées d’être

5. Cohen Stanley a identifié deux formes particulières de déni des crimes d’État : la négation de
l’existence d’un processus d’extermination et l’indifférence morale des criminels face aux délits
commis. Ces deux « techniques de neutralisation » impliquent des actions semblables à celles que
nous avons nous-mêmes analysées comme étant des stratégies d’impunité (Celis, 2012).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 141

délinquantes (on en fait des voleurs, des contestataires, des paresseux,


des indigents), d’abord pour justifier les violences criminelles perpétrées
contre eux, et ensuite pour justifier l’état de précarité auquel ils sont
acculés. Le dirigeant paysan Narciso Veleño, qui a été déplacé à quelques
reprises, l’analyse en ces termes :
La stratégie de l’État est d’assassiner avec ses forces paramilitaires, mais
c’est aussi d’acheter des consciences. Les multinationales sont dans la
région et elles ont tout l’argent du monde pour acheter les leaders et stig-
matiser les processus [d’organisation des communautés]. Ils prennent un
paysan et lui disent « regardez, je vais vous donner beaucoup d’argent
pour nous aider à détruire le processus. Partez de la région avec votre
famille et avec l’argent. Ici dans la région vous allez vieillir, vos enfants
ne peuvent pas étudier et vous n’avez pas de futur économique. Par
contre, je vous donne la possibilité d’avoir une meilleure situation écono-
mique, de vous rendre compte que les dirigeants de l’organisation
paysanne ont vendu la région et qu’ils sont en train de vous utiliser. »
C’est-à-dire qu’il y a une campagne politique et économique qui est très
forte [contre l’organisation paysanne] et cela a conduit à ce que les forces
sociales de la région se démobilisent. (Veleño, 2012)

La connaissance-souffrance des enjeux économiques


À la connaissance que les survivant·e·s ont du fonctionnement de
l’appareil meurtrier, et des stratégies de diffamation et d’impunité,
s’ajoute la connaissance qu’ils et elles détiennent concernant la raison de
cette violence, raison qui s’enracine la plupart du temps dans la convoi-
tise à l’égard des terres des paysans. En peu de mots, c’est pour les
déposséder de leurs terres qu’on les a agressés. Il s’agit là d’un enjeu que
les déplacé·e·s ont identifié les premiers : leur déplacement n’est pas une
conséquence du conflit6, le conflit a plutôt été déployé pour les déplacer
afin de les déposséder de leurs terres et de changer la façon dont celles-ci
sont exploitées. Leur connaissance-souffrance nous dit en toutes lettres
que les crimes qu’ils ont subis ont profité à un modèle économique.
Voici comment le relate un paysan déplacé dans la région de Santander :
L’enjeu [des paramilitaires] était qu’ils amenaient avec eux de grands
propriétaires qui étaient en train d’acheter les terres. Ceux-ci payaient
60 mille pesos l’hectare… Alors, on disait « non, non, non, c’est pas
assez ». Alors, ils disaient « pas de problème », mais quelques jours après,

6. Cela dit, il est aussi vrai que nombre de personnes ont dû se déplacer pour éviter d’être attrapées au
milieu du conflit.
142 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

la personne était assassinée. Alors, ils achetaient les terres à la veuve et


elle vendait ! Elle était restée avec tous les enfants ! Celui qui arrivait pour
acheter était un autre paramilitaire de la même bande. – « Nous vous ache-
tons la terre, madame. » – « À combien ? » – « À 60 mille l’hectare. »
Alors, qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre ? Elle n’avait pas de titres de
propriété, ces terres avaient des cartes de vente. […] Alors, qu’est-ce
qu[‘Uribe] a fait après ? Dans son deuxième mandat, il a dit : « il faut
formaliser les titres de propriété pour les terres dont la propriété n’est pas
formalisée ». Mais il savait pourquoi il le faisait, pourquoi il fallait
produire des titres de propriété pour ces terres. (Entrevue no 1, Carlos,
2019)

La dépossession de la terre comme but de la guerre faite aux


paysans, ces derniers l’ont constatée dans différents contextes et partout
sur le territoire national. Dans un travail antérieur, nous avons recueilli
des témoignages d’afrodescendant·e·s de Jiguamiandó et Curvaradó
(Choco) qui arrivaient à la conclusion selon laquelle leur déplacement
était lié à des intérêts économiques sur leurs terres : immédiatement
après qu’ils ont été expulsés de la région par une opération militaire
menée conjointement par les Forces armées colombiennes et les groupes
paramilitaires, leurs terres ont été semées de palmiers à l’huile (Celis,
2013). Le même constat est fait par les mineurs-artisanaux de la région
du sud de Bolivar (Magdalena Medio) : la vague de répression et de
terreur qui a été déployée contre eux, qui semblait au départ faire partie
d’une guerre antisubversive, se révèle rapidement profiter aux entre-
prises minières qui depuis les années 1990 réclament des droits de
propriété et d’exploitation sur les mines d’or exploitées artisanalement
par les paysans (Celis Gonzalez, 2018). Les cas des communautés du
sud de Bolivar et de Jiguamiandó et Curvaradó constituent des exemples
d’un large processus de violence qui se solde systématiquement par la
dépossession des terres. Dans une majorité de cas, les communautés sont
chassées lors d’opérations menées conjointement par des paramilitaires
et par les forces armées nationales ; ces dernières bombardent des zones
rurales qu’occupent par la suite les paramilitaires. Le résultat est le
déplacement massif. Une fois les paysans chassés, leurs terres sont
repeuplées, ensemencées, converties en pâturage pour le bétail, ouvertes
à l’exploitation minière, etc. La violence paramilitaire a consolidé une
économie fondée sur le secteur primaire, dans laquelle l’économie
paysanne n’a plus de place. Enfin, le processus d’expropriation se
conclut par une légalisation administrative, sur fond de complicité entre
fonctionnaires, paramilitaires et entreprises (Semana, 2011).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 143

La connaissance-souffrance des enjeux politiques


Les connaissances que détiennent les déplacé·e·s, à la lumière de
leur vécu de déplacement, concernent également le régime politique qui
s’est construit sur leurs souffrances. Pour eux, il est clair que sur les
crimes qu’ils ont subis se sont bâtis non seulement la structure de la
grande propriété terrienne et le modèle économique, mais aussi la grande
stabilité du régime politique et de la structure du pouvoir. Différentes
analyses de la situation livrées par les déplacé·e·s mettent l’accent sur
cette stabilité politique. C’est le cas de don Germán, un paysan déplacé
de la « hacienda » Bella Cruz, dans le sud du département du Cesar :
La famille Marulanda est arrivée ici en 1933… Progressivement,
monsieur Marulanda a fait déplacer les paysans. Il l’a fait peu à peu, en
mettant le bétail sur les cultures des paysans, c’est ainsi qu’il les a
déplacés… Il avait beaucoup d’appui, dans ce temps-là c’était le gouver-
nement conservateur, et sa femme, elle s’appelait Cecilia Ramirez Maru-
landa… alors, elle, à travers l’empire conservateur de l’époque, elle était
avec eux et c’est ainsi qu’elle amenait la police. La police, comme
toujours, a été créée par le conservatisme… et après ils ont amené des
messieurs appelés los pajaros et ces pajaros, c’étaient eux qui menaçaient
les paysans. D’ailleurs, c’est eux qui ont tiré sur mon père. Après la mort
de Marulanda, c’est son fils Carlos Arturo Marulanda Ramirez qui prend
le pouvoir… Marulanda est devenu très riche et il est rentré en politique.
C’est lui qui a donné la mauvaise habitude aux gens de se faire payer pour
le vote, et alors, il a commencé à faire élire des conseillers, à faire élire
[des gens] à l’assemblée et tout ça… Après, il a été ministre de Virgilio
Barco et a été ambassadeur plusieurs fois en Europe … c’est à cette
époque qu’il a envoyé les paramilitaires pour nous faire tuer, en 1996…
(Entrevue no 4, Germán, 2016).

En somme, la mémoire des survivant·e·s contient une connaissance


quant au fonctionnement des crimes de masse, mais elle nous informe
aussi sur les mécanismes d’exercice du pouvoir d’un type de régime
politique qui, tout en étant « démocratique », exerce systématiquement
des crimes politiques. Les crimes de masse sont possibles parce que les
criminels sont liés, ouvertement ou clandestinement, à des groupes puis-
sants qui appartiennent à l’establishment, le soutiennent ou sont soutenus
par lui, establishment dont le règne s’inscrit en continuité avec les
régimes meurtriers (Celis, 2008). Ces aspects du conflit colombien, qui
étaient destinés à être passés sous silence, ont d’abord été dits menson-
gers par les autorités et par les médias. Néanmoins, la vérité sur ces
crimes s’est ouvert un chemin dans l’histoire officielle grâce à la
144 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

persistance des survivant·e·s et aux défenseurs des droits de la personne.


Aujourd’hui, ils sont largement reconnus par les institutions internatio-
nales des droits de la personne et par la littérature sur le conflit (PNUD,
2011, p. 164). Or, si les récits officiels admettent progressivement les
crimes atroces, ils le font sans pour autant marquer une rupture avec les
gouvernements qui ont perpétré ces crimes. C’est ainsi que la reconnais-
sance demeure souvent incomplète.

SUBIR LE DÉPLACEMENT POUR LE COMPRENDRE

Savoir qu’après les massacres, l’histoire ne fait que commencer


Les personnes déplacées perdent tout : amis, ferme, animaux,
repères sociaux et culturels, etc. Non seulement elles ont subi des pertes
humaines et matérielles, mais elles ont aussi été identifiées comme étant
indésirables pour la société, en vertu de ce qu’elles représentent sur le
plan individuel et collectif. Or, les injustices ne s’arrêtent pas là, elles
commencent à peine. Le déplacement que les paysans racontent n’est
qu’un chapitre dans une longue histoire de violence à l’encontre de la
paysannerie.
Les personnes déplacées sont forcées à errer dans la misère, appau-
vries et acculées à vivre dans des conditions infrahumaines. Elles sont
confrontées à des réalités urbaines qui leur sont nouvelles et qui causent
une perte d’identité, ainsi que divers problèmes sociaux et de santé
mentale (Camargo, 2014). Au départ, la majorité est obligée de vivre
dans la rue, les parcs, les stations d’autobus, ou elle est concentrée dans
des campements. Il devient impossible de payer un logement, le peu
d’argent amassé tant bien que mal n’étant pas même suffisant pour
manger. Ainsi, lorsque la situation des déplacé·e·s se stabilise et que
l’errance s’arrête, c’est la misère qui s’installe. Un grand nombre des
déplacé·e·s vit dans des asentamientos, qui sont des quartiers non norma-
lisés, sans services de base comme l’eau potable, l’électricité ou le trans-
port. Voici le témoignage de don Carlos, à propos de la recherche
d’habitation et des conditions de vie :
Un voisin m’a dit : « Il y a une dame qui a une petite maison [dans l’asen-
tamiento], peut-être qu’elle vous la louerait »… La madame m’a dit :
« Oui, mais il faut faire un document pour m’assurer qu’on ne va pas me
voler la maison ». Moi, je lui ai dit : « Madame, je ne suis pas ce genre de
personne. Je viens de la campagne, je n’ai jamais volé rien à personne. »
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 145

Alors, bon, c’est ainsi qu’elle m’a laissé y vivre, mais elle m’a dit qu’il
fallait mettre des plastiques, car l’eau rentrait là-bas. C’est comme ça que
nous sommes arrivés ici, mais l’eau, il fallait l’amener du torrent, dans
des seaux. La monter jusqu’à notre habitation et cette eau-là était conta-
minée, et il nous fallait boire cette eau, parce que… quoi faire d’autre ?
(Entrevue no 1, Carlos, 2019).

Savoir que la condition de déplacé dure bien après le déplacement


Il faut tenir compte du fait que les conditions de précarité dans
lesquelles vivent la grande majorité des déplacé·e·s ne sont pas des
conditions de vie transitoires. Carlos, qui nous a accordé cette entrevue,
a été déplacé pour la première fois en 1982 et a vécu un deuxième dépla-
cement en 1984. L’entrevue a été réalisée en 2019, ce qui signifie que cet
homme est déplacé depuis 35 ans. Il a travaillé comme vendeur de rue et
a pu économiser un peu d’argent pour acheter un lot de terre dans le
même quartier irrégulier, afin de se construire son propre rancho. Néan-
moins, il continue à s’identifier comme déplacé.
Aujourd’hui encore, on n’a pas retrouvé ce que nous étions, on ne l’a pas
retrouvé et ça ne se retrouve pas. Maintenant ça ne se retrouve pas. Ça ne
se surmonte pas. Et moins encore maintenant qu’on va recevoir l’indem-
nisation. Imaginez, ici, on est six, dans notre famille. Imaginez qu’on
nous donne 18 millions de pesos pour diviser en six. Qu’est-ce qu’on peut
faire avec trois millions de pesos ? Quel gagne-pain peut-on monter avec
ça ? Comment allez-vous récupérer ce que vous aviez ? Que pouvez-vous
faire avec trois millions de pesos ?

[…] de toute manière, les déplacés, on est mal et on continue d’aller mal.
On nous paie une indemnisation, mais de deux ou trois pesos. Ça sert à
quoi ? Est-ce qu’on va récupérer ce que, par exemple, ce que j’ai perdu ?
La maison, la camionnette, la parcelle, la ferme que j’avais. Je ne récu-
père pas ça. Est-ce que je récupère ma ferme à Betulia ? Non. Je l’ai
perdue (Entrevue no 1, Carlos, 2019).

Donc, les personnes se sentent déplacées indépendamment de la


quantité de temps qui les sépare du moment de leur déplacement. La
condition de déplacé devient un trait identitaire pour plusieurs raisons,
l’une d’elles étant la souffrance quotidienne de leur vécu. Le caractère
quotidien renvoie ici au fait que la souffrance se renouvelle jour après
jour. Cette souffrance journalière est liée, d’abord, à la précarité de leur
vie que les déplacées mesurent par rapport à ce qui leur a été volé, à leur
niveau de vie antérieur au déplacement. Ensuite, elle est liée au fait que
146 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

les politiques d’aide humanitaire pour les déplacé·e·s ne sont pas satis-
faisantes à leurs yeux, car elles ne leur permettent pas de récupérer ce
qu’ils ont perdu.
De surcroît, les aides humanitaires sont susceptibles de créer de
nouvelles injustices, qui se mesurent cette fois par le contraste entre le
niveau de vie des déplacé·e·s et celui des fonctionnaires censés leur venir
en aide. Ces derniers s’enrichissent, alors que les premiers continuent à
vivre dans la pauvreté complète.
Tous ces millions qu’ils disent qui sont pour les déplacés, ils les utilisent
pour payer les gens qui travaillent à l’unité des victimes. Eux, ils sont
dans une bonne voiture, sont à l’ombre dans leurs bureaux et nous sommes
ici… c’est avec notre argent. Êtes-vous consciente des inégalités telle-
ment fortes qui existent ? Et la docteure Yamila [de l’Unité des victimes]
n’a rien répondu quand je lui ai dit : « Quelle tristesse que vous jouiez
ainsi avec nous. » C’est la même chose dans les entités nationales, dépar-
tementales et municipales. (Entrevue no 1, Carlos, 2019).

C’est en tenant compte de ces différentes blessures sociales, écono-


miques, politiques et symboliques qu’il faut penser la profondeur des
souffrances des déplacés forcés en Colombie. Le fait d’avoir été identi-
fiés comme étant des criminels par les acteurs armés et par l’État laisse
dans leur mémoire une marque indélébile qui nécessite non seulement la
reconnaissance de leur innocence dans le conflit, mais aussi une confir-
mation publique de leur rectitude morale.
Ce que nous appelons l’insolvabilité de l’État face à la tragédie du
déplacement massif de la population rurale en Colombie est, première-
ment, une insolvabilité morale, dans la mesure où les gouvernements
qui donnent l’aide aux déplacé·e·s et mettent en place des commissions
de vérité et des institutions de justice transitionnelle ne sont pas en
rupture avec ceux qui ont provoqué les déplacements. Deuxièmement,
l’insolvabilité en question est économique. D’abord, parce que les
déplacés jugent insuffisants les montants qu’ils reçoivent de l’État et
des agences humanitaires, car ces sommes ne leur permettent pas de
parvenir à se réenligner et de survivre dignement à l’heure actuelle. Au
contraire, la manière dont ces ressources sont distribuées est en train de
créer de nouvelles perceptions d’injustice chez les personnes à dédom-
mager. Ensuite, l’État n’est pas en mesure de payer les montants qui
pourraient satisfaire les demandes de reconnaissance/dédommagement
des déplacé·e·s en leur évitant la misère totale aujourd’hui et en leur
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 147

permettant de retrouver le niveau de vie qu’ils et elles avaient avant le


déplacement. Cela exigerait de renverser le modèle extractiviste actuel
(Celis, 2017).

L’IMPOSSIBILITÉ D’OUBLIER COMME ATOUT


DANS LA LUTTE POUR LA MÉMOIRE

Remembering and telling the truth about terrible events are


prerequisites both for the restoration of the social order and for the
healing of individual victims. (Herman Lewis, 1997)

Nous voudrions maintenant faire part de certaines observations de


terrain ayant particulièrement attiré notre attention au cours de la majo-
rité des entrevues que nous venons de citer7. Alors que nos questions
portaient principalement sur l’« hospitalité », force est d’admettre l’om-
niprésence des récits sur le déplacement même, ainsi que sur les condi-
tions de vie précaires qui le suivent. Notre question de départ
était « Racontez-nous comment a été votre vie après le déplacement ».
Pour relancer la discussion, nous avons posé des questions telles que :
« Comment sont les relations avec vos voisins ? », « Qui vous a aidé à
recommencer la vie après le déplacement », etc. Or, c’est avec grande
difficulté que nous sommes parvenues à obtenir quelques réponses sur la
façon dont ils ont reconstruit et recommencé leurs vies, qui les a aidés
dans ce processus, comment ils se sont intégrés à leurs nouveaux voisi-
nages, etc. J’étais confrontée, en tant que chercheuse, à la futilité de ces
questions par rapport à l’ampleur de la souffrance que les gens voulaient
raconter. À maintes reprises, j’ai senti que leurs remémorations avaient
un caractère que l’on pourrait qualifier de compulsif, obstiné, parfois
désarçonnant. Ils insistaient sur l’impunité de leurs agresseurs, sur les
conditions de pauvreté qui aggravent l’injustice, jusqu’à faire sentir par
ces commentaires qu’ils sont dans l’incapacité de pardonner et d’oublier.
Les déplacé·e·s que nous avons interviewé·e·s sont des personnes
merveilleuses, qui travaillent avec espoir, ou qui sont découragées, mais
qui dans tous les cas sont imprégnées par le ressentiment et qui l’expri-
ment. Ils et elles peinent à parler d’hospitalité, ont peu à dire à propos

7. Il s’agit des entrevues réalisées en juillet 2016 et en février 2019 dans le cadre du projet de
recherche « Déplacement forcé et hospitalité ». Cette recherche vise à identifier des scénarios
de construction d’hospitalité entre les déplacé·e·s et la population déjà là.
148 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

des circonstances facilitant leur intégration dans les lieux et les commu-
nautés de réception parce que celle-ci est la continuité d’une histoire
d’injustice.
Il devient donc pertinent de revenir sur le thème de « l’incapacité à
oublier » tel qu’il apparaît dans la littérature sur le traumatisme. La
persistance acharnée du souvenir mène les analystes à affirmer que les
survivant·e·s ont une idée fixe renvoyant sans cesse au fait traumatique.
Cette persistance correspondrait au besoin cognitif d’intégrer rationnel-
lement et émotionnellement un fait qui n’est pas compris, elle renverrait
à la nécessité de reprendre la maîtrise sur des émotions trop intenses. Les
modifications neurobiologiques provoquées par la surcharge émotion-
nelle de l’évènement traumatique ont déclenché une altération complète
du système nerveux qui, depuis, tient le survivant·e en état d’alerte ou de
dissociation (Herman Lewis, 1997).
La littérature sur le traumatisme fait apparaître la guérison comme
nécessaire. D’abord, pour soulager la souffrance des survivant·e·s et,
ensuite, parce qu’elle pourrait emboîter le pas à une guérison sociale.
Néanmoins, pour surmonter le traumatisme, la souffrance suscitée par
les atrocités doit être nommée et justement reconnue, ce qui dans la lutte
pour la mémoire en Colombie renvoie aux demandes de vérité, justice et
réparation. Pour se reconstruire avec leurs souvenirs traumatiques, les
survivant·e·s doivent leur donner un sens, historiciser ce qu’ils et elles
ont vécu (Bohleber, 2007, p. 214‑215)8. Comme le souligne Thomas
Nager (cité dans Cohen, 2001), les victimes connaissent la vérité, au
moins en grande partie. Souvent elles savent qui sont les responsables,
pas seulement qui a été le bourreau, mais elles formulent aussi des inter-
prétations très bien informées à propos de qui a la responsabilité du
projet criminel, qui en a bénéficié. Ayant cette connaissance, elles
demandent que la vérité soit faite et cherchent à faire en sorte que la
société « reconnaisse » ce qui est arrivé, qu’elle prenne conscience de ces
faits et qu’elle décide de punir les responsables.
Le docteur Werner Bohleber, anciennement président de la German
Psychoanalytical Association, affirme que les désastres comme « l’Holo-
causte, les guerres, les persécutions politiques et ethniques visent, à

8. Il est envisageable qu’une fois les souvenirs traumatiques reconstitués, ils puissent être modifiés,
comme tout souvenir, et qu’ils perdent de leur intensité et de leur précision, mais les éléments
émotionnels et perceptuels qui constituent la mémoire implicite peuvent demeurer, quant à eux,
toute la vie de l’individu (Van Der Kolk, 1997, p. 248).
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 149

travers leurs formes de déshumanisation et de destruction de la person-


nalité, à l’annihilation de l’existence historico-sociale de l’homme »
(Bohleber, 2007, p. 820). C’est pour cette raison que :
L’individu ne peut intégrer par un acte idiosyncrasique de telles expé-
riences traumatiques dans un contexte narratif, il a aussi besoin d’un
discours sociétal sur la vérité historique de l’épisode traumatique ainsi
que sur le déni et les défenses suscités. La clarification scientifique et une
reconnaissance collective de la cause et de la culpabilité ne font que resti-
tuer le cadre interhumain et donc la possibilité de livrer sans censure
l’expérience de ce qui s’est jadis véritablement passé. C’est seulement de
cette manière que la compréhension de soi et du monde peut être régé-
nérée. S’il règne dans la société des tendances défensives ou s’il existe
des injonctions de silence, les survivants traumatisés restent seuls avec
leurs expériences. Au lieu de trouver un soutien dans la compréhension
des autres, la culpabilité personnelle domine chez eux comme principe
explicatif (Bohleber, 2007, p. 820‑821).

Dans le cadre des crimes de masse, la quête de vérité historique est


double. D’un côté, elle concerne la demande de vérité sur les faits ponc-
tuels (la disparition d’une telle personne, p. ex.). Elle vise à établir exac-
tement ce qui s’est passé ; qui l’a fait, pourquoi l’a-t-il fait ? D’un autre
côté, la vérité requise concerne l’engrenage de l’entreprise criminelle.
Au-delà du bourreau, du tortionnaire, du tueur, qui a conçu et commandé
ces crimes ? Quel était le but de l’entreprise criminelle et qui étaient ses
alliés ? À qui profitent ces crimes et quels intérêts défendent-ils ? Une
fois la vérité établie, une logique de proportionnalité devrait encadrer les
mesures punitives appliquées aux criminels et aux commanditaires des
crimes, ainsi que les politiques morales de rupture avec le régime meur-
trier, et les mesures de restitution, de dédommagement et de reconnais-
sance des victimes. Si l’on établit la vérité sur un délit et qu’il n’y a pas
de condamnation morale et juridique, mais qu’au contraire on demande
pardon et réconciliation, le message aux victimes (ainsi qu’aux bour-
reaux) est que ces crimes ne sont pas contraires à la morale et donc qu’ils
se justifient. C’est pourquoi, en Colombie, les victimes continuent à
témoigner, à mettre en question l’ordre établi qui ne les représente pas.
En continuant à exposer les atrocités, les survivant·e·s se révèlent
être des acteurs politiques de premier ordre qui dévoilent le caractère
violent des régimes traumatisants et participent à faire avancer les
processus de mémoire et de justice. De telle sorte que la mémoire
des survivant·e·s pourrait être comprise comme une ontologie, une base
incontournable pour les questions de mémoire collective et de justice
150 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

sociale, juridique et pénale, ainsi que pour comprendre les formes de


gouvernance et d’organisation du pouvoir. Cette mémoire meurtrie
renvoie à des évènements qui attendent encore d’être dits ou reconnus.
Les personnes et les groupes victimes de violences traumatiques possèdent
des connaissances spécifiques (le point de vue situé des personnes ayant
vécu des situations traumatiques) qui ont en commun la charge émotive
issue d’une souffrance individuelle et collective. La souffrance sociale
propre à certaines expériences traumatiques est une contribution à la
compréhension de nos sociétés, elle permet de connaître de l’intérieur les
actes atroces qui continuent à ravager des populations entières et à se
normaliser.
Conséquemment, la mémoire des survivant·e·s (leur souvenir trau-
matique) devrait être considérée comme un élément constitutif de l’his-
toire des sociétés ayant connu des crimes de masse. Lorsque ces crimes
sont politiques, leur remémoration nous informe de surcroît sur le type
de mécanismes d’organisation et de gouvernance de la société.
Dans la société colombienne, les politiques étatiques de mémoire
éludent la responsabilité de l’État sur les crimes (García, 2013). En
Colombie, la pression des organisations sociales et des droits de la
personne a fait avancer la reconnaissance juridique de la part de l’État
sur l’existence du conflit et sur la responsabilité de l’État dans les viola-
tions des droits de la personne. Cette reconnaissance juridique s’exprime,
par exemple, à travers les arrêts dans le cadre de la loi justice et paix où
la Cour a établi un lien entre les forces armées et les crimes du paramili-
tarisme. Mais cette vérité judiciaire ne converge pas avec le discours
médiatique du gouvernement qui au contraire et de manière réitérée
continue à nier les crimes. Comme l’affirme Todd Howland, Haut-
commissaire de l’ONU pour les droits humains.
La dynamique de ces violations a changé, tout comme a changé leur
négation. Dans un premier moment, la négation était absolue et était
accompagnée d’une attitude agressive contre les dénonçant. Par exemple,
au cours des deux dernières décades du siècle passé, les autorités niaient
ouvertement l’existence d’activités et groupes paramilitaires et manifes-
taient que les violations dénoncées étaient des inventions d’organisations
au service de la subversion. Avec le temps et le cumule d’information
irréfutable, les activités paramilitaires ne pouvaient plus être niées. Alors,
ce qui était réfuté était la responsabilité des autorités et dans plusieurs cas
on continuait à nier les victimes, les accusant d’appartenir aux groupes
armés. L’implication de l’État dans les activités paramilitaires est encore
à nier, négation dont le contenu et intensité varient selon le cas. Après le
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 151

processus de Justice et paix, il reste encore beaucoup d’éléments à clari-


fier, spécialement ceux qui concernent la responsabilité étatique [dans les
violations aux droits de la personne] (Howland 2017).

Parce que l’État continue à nier sa responsabilité dans le conflit et


que les violations aux droits de la personne continuent d’être une pratique
quotidienne, la contribution spécifique de la mémoire des survivant·e·s à
la lutte pour la mémoire collective tient précisément à l’impossibilité
d’oublier. Cette impossibilité ne relève pas uniquement de la volonté ou
de la conscientisation politique des déplacé·e·s9. Elle est aussi liée à au
moins deux raisons émotives : (1) le caractère permanent et l’ampleur de
la violence subie, laissant des traces dans le psychisme des victimes et
(2) le fait que surmonter le traumatisme causé par cette violence néces-
site un processus de reconnaissance et de dédommagement profond.

LA DETTE INTELLECTUELLE ENVERS LES ÉPISTÉMOLOGIES


DE LA SOUFFRANCE DES SURVIVANT· E· S

D’après ce que nous venons d’argumenter, il est plausible de


comparer, par analogie, l’épistémologie féministe sur l’exploitation des
sexes et de genre et l’épistémologie de la souffrance propre aux
survivant·e·s de crimes de masse et de conflits armés. L’analogie s’arrête
rapidement, car si les épistémologies féministes parviennent progressi-
vement à se faire reconnaître une place dans les espaces universitaires et
sociaux, cette reconnaissance est encore loin d’exister pour les épisté-
mologies de la souffrance. Pour illustrer cette appropriation, en conti-
nuant l’analogie avec les épistémologies féministes, ce serait comme si
les théories féministes étaient majoritairement construites par des
hommes à partir de ce qu’ils observaient des situations vécues par les
femmes et de ce qu’ils entendraient d’elles.

9. Dire que la persistance de la mémoire (ou l’incapacité d’oublier) n’est pas seulement un acte
volontaire, c’est dire que les témoins-survivants ne sont pas seulement des militant·e·s politisé·e·s
ou des citoyen·ne·s indigné·e·s qui visent à dénoncer l’État et à construire des institutions nouvelles,
moins violentes. Il est vrai que la connaissance traumatique se manifeste à travers des contestations
politiques, qui sont notamment à l’origine des mouvements pour la vérité et la justice dans lesquels
les survivant·e·s se retrouvent, s’insurgent, s’organisent, dénoncent et contestent. Cependant, la
connaissance/souffrance se manifeste aussi par des sentiments comme la peur, l’angoisse, le
désespoir, la rage, ou encore par des attitudes révélant une désadaptation sociale comme
l’itinérance, la dépendance aux drogues, à l’alcool, etc.
152 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Cela voudrait dire que la dette envers les survivant·e·s n’est pas
seulement économique et morale, venant de la part des acteurs poli-
tiques qui ont cautionné les crimes subis ; mais que nous, les acteurs et
actrices du milieu universitaire, sommes également endettés envers les
survivant·e·s.
Nous abordons ici trois enjeux épistémologiques et normatifs qui à
notre avis permettent de comprendre pourquoi les connaissances sur la
violence et la souffrance, quand elles proviennent de crimes de masse et
réfèrent à eux, tendent à être appropriées par des intellectuels qui ne
reconnaissent pas les crédits aux victimes10. Il s’agit là d’éléments qui
ont déjà été critiqués dans les sciences sociales, mais dont l’empreinte
est encore observable dans l’état de nos connaissances.
Le premier enjeu renvoie au dépassement de la normativité carté-
sienne dans la validation des connaissances, une normativité construite
sur la dualité opposant la raison aux émotions. À l’encontre de ces idées,
plusieurs auteur·e·s ont argumenté la valeur épistémique des sentiments
et des émotions pour accéder à des connaissances qui resteraient autre-
ment inaccessibles (Brun et al., 2016). Ce que nous avons développé
tout au long de ce chapitre vise à appuyer la thèse des fondements épis-
témiques des émotions.
Le deuxième enjeu réfère directement à la détermination du sujet
connaissant. Qui peut produire des connaissances ? Le postulat objecti-
viste du positivisme veut que le chercheur·e soit le plus neutre à l’égard
de son sujet. Dans cette perspective, les survivant·e·s ne peuvent
dépasser le statut de témoins, ne peuvent devenir experts. La critique de
la prétendue neutralité du chercheur·e a été formulée par différent·e·s
auteur·e·s en argumentant non seulement que cette dernière est inattei-
gnable, mais surtout, en démontrant que les personnes directement
concernées par une situation sont les mieux placées pour en rendre
compte, qu’elles jouissent d’un privilège épistémique par rapport à
cette situation (Espínola, 2012 ; Hill Collins, 2016 ; Mignolo, 2013).
Le troisième enjeu concerne les remises en question de la véracité
et de l’exactitude des mémoires traumatiques qui opposent à ces dernières
des études sur les fausses mémoires (Young, 2006), sur les mémoires

10. Notons aussi que dans le cas de la Colombie, la vérité judiciale mentionnée plutôt est une vérité
basée fondamentalement sur la parole des victimaires qui avouent leurs crimes en échange des
bénéfices judiciaires offerts par le système de justices transitionnelles.
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 153

implantées (Appelbaum, Uyehara, et Elin, 1997) et plus généralement


sur l’inexactitude de la mémoire traumatique et des souvenirs11. Or, ni la
mémoire traumatique ni aucune autre mémoire ne peuvent être objec-
tives et complètes. Par conséquent, la mémoire traumatique ne pourra
certes pas révéler avec exactitude et impartialité le conflit. L’idée que la
mémoire traumatique, basée sur la souffrance, les émotions et les senti-
ments, puisse être source de connaissances signifie simplement qu’elle
permet de connaître des faits destinés à passer sous silence dans des
contextes déterminés et surtout qu’elle fonctionne comme un rempart
contre leur oubli.
La prévalence des critères de rationalité, de neutralité et de véracité
que nous venons d’évoquer soulève la problématique de l’injustice épis-
témologique et herméneutique (Anderson, 2017). L’injustice épisté­
mologique concerne les rapports de pouvoir dans la production de
connaissances, le fait que les groupes dominants se posent en détenteurs
de la vraie épistémologie et écartent des épistémologies de groupes
subalternes en minant leur crédibilité (Shapin, 2014 dans Anderson
2017). Les rapports de domination dans la construction des connais-
sances fonctionnent comme une spirale qui contribue à faire taire les
connaissances produites par des groupes subordonnés lorsque celles-ci
affectent les intérêts ou la bonne conscience des groupes dominants, ce
qui a été qualifié d’épistémologie de l’ignorance (Mills, 2017). Le fait
d’écarter systématiquement les savoirs subalternes, de leur nier l’accès
aux espaces de production de connaissances finit par produire des injus-
tices herméneutiques, c’est-à-dire que l’expérience d’un groupe social
ne peut être comprise par d’autres, faute d’outils interprétatifs.
Les différents crimes que nous avons mentionnés ici ont causé des
souffrances atroces et ont créé des traumatismes massifs et durables
chez les survivant·e·s. Par conséquent, la connaissance-souffrance des
survivant·e·s se manifeste avant tout par le biais de la souffrance, du
désarroi, de la rage, du désespoir, de la peine, de la tristesse, de l’inadap-
tation, de la peur ; de cette incapacité à continuer comme si rien ne s’était
passé alors que tout a été bouleversé. Les connaissances des survivant·e·s
s’expriment à travers des sentiments, des attitudes et des comportements
incompréhensibles pour le reste de la société.

11. Fait une « utilisation sélective », c’est-à-dire, stratégique, en ce qui concerne les souvenirs et
permet le « positionnement de la subjectivité ». La mémoire est une ressource politique
« mobilisatrice » de l’expérience passée et présente qui plus est a l’effet de produire des réalités vers
l’avenir. Dans ce sens, nous parlons du potentiel transformateur de la mémoire (Jaramillo, 2017).
154 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Si la majorité de la société peut ignorer les crimes, les membres


des groupes ciblés ne le peuvent pas. Les survivant·e·s incarnent des
connaissances indélébiles, imprescriptibles qui contrastent avec l’igno-
rance de la majorité de la société. Bouleversé·e·s par cette connaissance-­
souffrance, les survivant·e·s sont aussi bouleversant·e·s pour ceux et
celles qui n’ont pas la même connaissance. Leur dérangement s’étend à
la société par la persistance de leur malaise, de leur impossibilité d’oubli.
Le décalage entre leurs connaissances et celles du reste de la société
renforce, à son tour, les sentiments d’isolement, la rage, la peur ; leurs
sentiments, attitudes et comportements étant dévalorisés et qualifiés trop
souvent de désadaptation.
Signalons finalement que la marginalisation épistémique des
survivant·e·s ne se base pas seulement sur l’invalidation de leurs savoirs,
lesquels s’expriment, comme nous venons de le signaler, par des émotions
et des comportements souvent intenses et dérangeants. Elle provient
également du fait que l’épistémologie de la souffrance contredit des
thèses qui restent paradigmatiques dans les sciences sociales. Prenons,
par exemple, l’idée selon laquelle dans les sociétés occidentales la
violence serait en déclin (Muchembled, 2008 ; Pinker, 2012), car la civi-
lisation des mœurs amènerait progressivement les individus à avoir des
comportements positivement valorisés (Norbert Elias, 2008) ou encore
l’idée selon laquelle l’utilisation de la violence dans l’exercice du pouvoir
serait de plus en plus marginale (Foucault, Ewald, Fontana, et Senellart,
2004). Selon ces thèses, le recours à la violence serait de plus en plus rare,
car les individus tendraient à s’autorestreindre, ce qui serait tantôt dû aux
changements sociaux (Norbert Elias, 2008 ; Singer, 2011), tantôt aux
dispositifs modernes de gouvernementalité qui décentralisent l’exercice
du pouvoir en transférant aux individus l’autodiscipline (Foucault et al.,
2004). Or, comme plusieurs l’ont noté, les violences traumatiques sont
trop souvent quotidiennes (voir, par exemple, Gibbs, 2014). Si elles sont
invisibles pour la majorité, c’est parce qu’elles ont été « normalisées ».
Ainsi, les présupposés d’une épistémologie positiviste, quoique
largement critiqués aujourd’hui, continuent à produire des injustices
épistémiques à l’égard des groupes subordonnés, dont les survivant·e·s.
La manière par laquelle les connaissances des survivant·e·s s’expriment,
l’écart immense qui sépare leurs connaissances de celles du reste de la
société, le fait que des aspects de l’épistémologie de la souffrance soient
8 – L’ÉPISTÉMOLOGIE DE LA SOUFFRANCE, UN REMPART CONTRE L’OUBLI 155

en opposition à certaines thèses en sciences sociales : ce sont des aspects


qui permettent de comprendre pourquoi ces connaissances restent encore
aujourd’hui marginalisées par et dans le milieu universitaire.
Néanmoins, le constat de l’impossibilité d’une épistémologie
totalisante capable de rendre compte de manière objective et complète
d’un phénomène quelconque peut faciliter un dialogue épistémique,
par exemple, entre les chercheur·e·s et les survivant·e·s. Étant donné
que ni l’un ni l’autre ne peuvent prétendre à l’objectivité et à l’impar-
tialité, leurs forces peuvent être certainement complémentaires. Le
croisement des regards de l’extérieur et de l’intérieur d’une situation
quelconque peut être fécond et amener des lectures originales. La
condition d’un tel dialogue devrait être la centralité, dans l’analyse,
des rapports de pouvoir12.

CONCLUSION

En nous appuyant sur une littérature pluridisciplinaire portant sur


les sentiments et la souffrance sociale, dans ce chapitre, nous avons
voulu démontrer, à partir des entrevues réalisées avec des déplacé·e·s
colombien·ne·s que le savoir situé des survivant·e·s, issu de leur vécu de
souffrance, peut être considéré comme un privilège épistémique et qu’il
est encodé dans une mémoire persistante.
Cette thèse entraîne deux conséquences. D’une part, elle affirme
que la mémoire des survivant·e·s joue un rôle central contre la répétition
des crimes. C’est qu’au centre de ces luttes se trouve l’identification des
éléments du passé qui seront retenus collectivement et remémorés
comme faisant l’Histoire. Le pari fait par les victimes de la violence et
les défenseur·e·s des droits de la personne est que la conscience collec-
tive sur les crimes peut prévenir la répétition de ces crimes et qu’au
contraire, les couvrir par le silence et l’impunité est un appel à leur
répétition.
D’autre part, cette thèse reconnaît les survivant·e·s non pas seule-
ment comme acteurs politiques, mais aussi comme acteurs épistémiques,
qui possèdent un savoir réprimé par les groupes dominants. Ceci est, à
notre avis, la principale contribution de ce chapitre. Notre analyse rejoint

12. Voir travail en cours à présenter au colloque Résistances des femmes autochtones dans les
Amériques, Montréal, septembre 2019.
156 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

celle des auteurs qui identifient des éléments positifs aux sentiments
comme la rage et le ressentiment (Amery, 1980 ; Coulthard, 2018 ;
Fanon, 2010). Mais alors que les travaux avec lesquels nous voulons être
en dialogue ont analysé les sentiments comme motivation et moteur de
l’action et de la mobilisation, notre contribution est d’explorer la valeur
de ces sentiments pour l’épistémologie des crimes de masse dans la lutte
pour la mémoire.
Pour finir, nous voulons souligner deux avenues de recherche
concernant la mémoire de la souffrance. La première, basée sur une
analyse comparative, aurait comme but de mieux saisir la spécificité de
l’épistémologie des survivant·e·s selon le type de crime et selon les poli-
tiques institutionnelles de mémoire (ou d’oubli). Par exemple, que
pouvons-nous apprendre en comparant l’épistémologie de la souffrance
provoquée par des régimes politiques (coloniaux, capitalistes, commu-
nistes, etc.) à une épistémologie de la souffrance causée par le patriarcat ?
La deuxième avenue de recherche devra explorer le rapport entre
les survivant·e·s des crimes et le reste de la population. Nous avons vu
ici que ces rapports se vivent sous le signe de l’incompréhension en
raison de l’écart des connaissances entre les deux groupes. Est-il possible
de construire des ponts pour les relier ? Quel rôle peut jouer la « gram-
maire de la souffrance » dans ce rapprochement ?

Bibliographie

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Chapitre 9

DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI


EN CONTEXTE DE VIOLENCES
Lutte de sens et circulation des discours
au sein des commissions de vérité
au Honduras

David Longtin

D
ans la littérature sur la justice transitionnelle, les commissions de
vérité ont été abordées comme un mécanisme devant favoriser,
par une rupture avec le passé violent, la transition de régimes
dictatoriaux à des régimes démocratiques ou la sortie d’une situation de
conflit armé interne (Hayner, 1994 ; Sikkink et Walling, 2007 ; Jelin, 2016).
S’organisant dans les années 1990 autour des débats concernant la transi-
tion démocratique, le champ international de la justice transitionnelle a été
façonné par un ordre du jour privilégiant la réforme des forces de sécurité
et le rétablissement d’institutions démocratiques, réformes légales et admi-
nistratives influençant la conception de la justice pouvant être mise en
œuvre durant la transition. Dans ce champ, les mesures envisagées lors des
débats se centrent sur l’établissement de la vérité, les réformes institution-
nelles, les poursuites judiciaires et la réparation des préjudices subis par les
victimes (Paige, 2009). La littérature sur les transitions démocratiques lors
desquelles on privilégie la stabilité des régimes politiques, et où l’on craint
que les poursuites judiciaires n’entraînent une réaction des élites autori-
taires (Sikkink et Walling, 2007), souligne les limites imposées à la mise
en œuvre de ces mesures. (Brito, 1993 ; Kaye, 1997 ; Goes, 2013). Avec
l’intégration de la justice transitionnelle à la jurisprudence et aux déclara-
tions de principes des systèmes internationaux de protection des droits de
la personne vont progressivement être reconnus aux victimes le droit à la
vérité, à la justice, à la réparation, et à la garantie de non-répétition. Des

161
162 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

écrits se concentrent alors sur l’évaluation de la capacité des commissions


de vérité à rendre effectifs ces droits découlant des normes internationales
(Jacobsen, 2013).
Or, en Amérique latine, ces droits ont été reconnus grâce aux
mouvements sociaux mobilisés contre les pratiques répressives et la
dénégation de ces violences, notamment aux luttes pour la vérité, la
justice et la mémoire de militants et militantes, aux groupes de victimes
et aux réseaux d’ONG de droits de la personne. Ainsi, sous les régimes
autoritaires, le droit à la vérité a été une réponse aux disparitions forcées,
aux exécutions extrajudiciaires, à la distorsion des faits, à la dissimula-
tion d’informations et au refus d’enquêter et d’entamer des poursuites
judiciaires, perpétuant l’impunité des agents de l’État suspectés d’être
les perpétrateurs de ces crimes, souvent sous le couvert du secret d’État
(Ross, 2004). En contexte démocratique ou post-conflit, ces pratiques
ont perduré ou se sont transformées en luttes pour le mémoire et la
justice. À côté des commissions de vérité, de nombreux projets et
pratiques parallèles, notamment artistiques (Milton, 2007a ; Milton
2007b ; Cynthia, 2014), sont apparus visant à documenter et à témoigner
des violences, à réclamer justice pour les victimes et à rétablir la mémoire
collective en contestant la version narrative officielle des évènements
(Sanford, 2003 ; Bickford, 2007 ; Laplante, 2007 ; Markarian, 2007 ;
Crosby et Lykes, 2011 ; Rebecca, Oglesby et Marston, 2012 ; Brants et
Klep, 2013 ; Bakiner, 2015 ; Rosser, 2015 ; Villalón, 2016). Avec l’ou-
verture de procédures judiciaires (Lutz et Sikkink, 2001 ; Collins, 2008),
les récits établis par les commissions de vérité vont entrer en compéti-
tion avec les preuves produites dans le cadre des procès, qui sont basées
sur des règles et des normes de véridiction différentes (Accatino et
Collins, 2016).
Dans ce contexte, les commissions de vérité sont de plus en plus
conçues comme « des lieux de conflits, des espaces où se déroulent des
luttes pour le sens à donner à la violence » (Ross et Lacharte, 2003 : 24).
En fonction de la portée de leur mandat, des objectifs poursuivis par
leurs commissaires et leur personnel, des méthodes d’enquêtes et du
contexte politique de leur mise en œuvre, les commissions recueillent
différents témoignages et documents d’archives qui participent à une
diversité de pratiques discursives, réduisant au silence certaines voix,
forçant certaines à s’exprimer dans des cadres prédéfinis ou diffusant la
parole d’autres. La parole publique des victimes, des témoins, des
experts, des auteurs présumés d’abus et autres protagonistes des conflits
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 163

s’intègre à des luttes plus larges pour dire le vrai et dire le juste, ces luttes
pouvant reproduire ou, au contraire, transformer les relations de pouvoir
(French, 2009 ; Hatcher, 2009 ; Rodríguez Maeso, 2011 ; Bakiner, 2015 ;
Riaño Alcalá et Uribe, 2016).
Bref, au-delà de l’évaluation de leur influence au regard de leur
mandat et des normes internationales, les commissions de vérité gagnent
à être étudiées comme dispositifs d’énonciation, c’est-à-dire comme
mécanismes institutionnels distribuant et imposant des rôles, détermi-
nant des lieux et des moments d’énonciation légitimes à travers des
supports matériels et des modes de circulation des énoncés (Maingue-
neau, 1999). Dans cette perspective, les commissions constituent des
scènes où, à travers des actes de véridiction1 et de juridiction2, peuvent
s’énoncer publiquement et entrer en lutte de sens des discours sur la
violence (Foucault, 2008). Analysant les rapports des deux commissions
de vérité mises en place au Honduras par suite du coup d’État de 2009,
ce chapitre comparera les pratiques discursives de juridiction et de véri-
diction et leur intégration à des dispositifs énonciatifs mettant en circu-
lation la polyphonie des discours, afin de mettre en évidence les scènes
où se jouent des luttes pour donner sens à la violence. À travers ces
pratiques de dire-vrai et dire-juste se construisent, au sujet du coup
d’État, des mémoires discursives divergentes reposant sur des imagi-
naires politiques distincts qui tendent à rendre (in)acceptables différentes
violences.

CONTEXTE : LE COUP D’ÉTAT DE 2009, LA RÉPRESSION


ET LES DEUX COMMISSIONS DE VÉRITÉ

Le coup d’État du 28 juin 2009 a marqué l’aboutissement d’une


crise politique institutionnelle ayant opposé le président José Manuel
Zelaya Rosales (2006-2009) à la majorité des membres du Congrès
national, composé majoritairement des députés du Parti libéral et du
Parti national, ainsi qu’à plusieurs acteurs : le ministère public ; le

1. Le concept de véridiction correspond à la pratique d’énonciation d’un discours de vérité selon un


certain jeu dans un régime de vérité, c’est-à-dire selon les normes de production départageant les
énoncés considérés vrais ou faux et les règles encadrant l’énonciation du dire-vrai, vérité à laquelle
se lie le sujet énonçant (Foucault, 2008 : 285-286).
2. Les pratiques de juridiction sont entendues en un sens large, qui est inspiré des travaux de Foucault,
comme pratiques de dire-le-juste, ce qui inclut les discours des institutions judiciaires et quasi
judiciaires, telle la CVR, mais aussi des commissions non sanctionnées par l’État, tels la CDV, et
des personnes y témoignant.
164 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Tribunal suprême électoral ; le Procureur général de la République ; la


Cour suprême de Justice ; le Tribunal des contentieux administratifs ; et
le Commissaire national des droits de la personne, avec l’appui des
Forces armées du Honduras, en particulier des généraux et du chef de
l’État major conjoint et d’une frange conservatrice de l’élite écono-
mique, du clergé catholique et des églises protestantes (CVR, 2011 ;
CDV, 2012 ; Jacobsen, 2013 ; Rodríguez González, 2010 ; Ríos Vega,
2010). Malgré la diversité des motifs des partisans du coup, la crise a
été déclenchée en réaction à la tenue d’une consultation non légalement
contraignante demandant à la population hondurienne si elle était en
faveur d’inclure une quatrième urne aux élections générales du
29 novembre 2009 proposant la mise en place d’une assemblée natio-
nale constituante afin de rédiger une nouvelle constitution (Menjívar
Rosales, 2010 ; Ruhl, 2010).
Face au coup d’État, une résistance s’est organisée, menant à la
création du Front national de résistance populaire (FNRP) qui a coalisé
divers mouvements sociaux apparus dans les décennies antérieures, des
membres du Parti libéral fidèle à Zelaya, des partis politiques de gauche
et des citoyens autour de la défense de la démocratie, du retour de Zelaya
et du projet de refondation du pays (Cálix, 2010 ; Sosa, 2015b). Afin de
freiner la contestation, le gouvernement de facto, présidé par Roberto
Micheletti Baín de juin 2009 à janvier 2010, a adopté des mesures d’ex-
ception et déployé une répression militaire et policière systématique de
la résistance, occasionnant une augmentation des violations des droits
de la personne, incluant des cas d’exécutions extrajudiciaires, de déten-
tions arbitraires, de torture, de disparitions forcées, de coups et lésions,
de violences sexuelles, de séquestrations, de persécutions, d’intimida-
tions, de menaces et de violations à la liberté d’expression, dont la
fermeture de locaux ou leur occupation et la destruction d’équipements
de transmission des médias (CVR, 2011 ; CDV, 2012 ; Cálix, 2010 ; Ríos
Vega, 2010 ; Mejía, 2010 ; Paredes et Sierra, 2010 ; Gervais et al., 2012).
Dans ce contexte, les demandes de mesures conservatoires auprès de la
Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) de l’Orga-
nisation des États américains (OEA) ont connu une hausse importante
(Aguiluz et Diego Obando, 2010 ; Jacobsen, 2013). Le coup d’État et les
violations des droits de la personne et des libertés fondamentales ont été
condamnés par plusieurs États et organisations internationales et ont
entraîné notamment la suspension du Honduras à l’OEA en vertu de la
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 165

Charte démocratique interaméricaine face aux contraventions à la


Convention américaine des droits de l’homme (Ruhl, 2010, 2012 ; Mejía,
2010 ; Jacobsen, 2013, CVR, 2011).
Dans un contexte d’intimidation, de répression policière et mili-
taire, de restrictions à la liberté d’expression et de presse (Ríos Vega,
2010) et d’appel au boycottage par le FNRP (Ruhl, 2012), Porfirio Lobo
Sosa, candidat présidentiel du Parti national, est élu lors du scrutin de
novembre 2009. Après son investiture le 27 janvier 2010, les violences
envers des membres de la résistance au coup d’État et, plus générale-
ment, envers des militants et militantes des mouvements sociaux hondu-
riens sont renforcées par une remilitarisation de la sécurité publique dans
le cadre de la stratégie de lutte contre le crime organisé. Toutefois, la
répression massive s’étant déployée lors des manifestations cède la place
à des violations des droits de la personne qui sont sélectives et de basse
intensité, et qui ciblent les cadres intermédiaires de la résistance (Mejía,
2010). De plus, la CIDH (2015) rapporte des cas de détentions illégales,
de torture, d’intimidation, de persécution, d’agressions, de disparitions
forcées, voire d’assassinats, de juges, d’avocats, de journalistes et de
défenseurs des droits de groupes sociaux marginalisés (paysans, femmes,
LGBTI, autochtones, afrodescendants, travailleurs), alors que le pays
atteint en 2011 le taux d’homicides le plus élevé au monde avec un taux
d’impunité estimé entre 95 et 98 %.
Le coup d’État a entraîné une réorganisation des forces de sécurité.
Des personnes responsables de disparitions forcées, d’exécutions extra-
judiciaires et de persécutions dans les années 1980 ont été placées à la
direction de la Police nationale (Cruz, 2010). De plus, des militaires sont
nommés à la tête d’institutions clés3, dont plusieurs avaient été retirées
du contrôle des Forces armées lors de la démilitarisation des années
1990 (Orellana, 2015). Avec la politique d’épuration de la Police natio-
nale lancée par le président Lobo, les militaires sont réemployés dans les
patrouilles policières et la lutte contre la délinquance. Entre avril 2010 et
août 2012, plusieurs opérations militaires (Trueno, Tumbador, Xatruch
II et III) sont aussi déployées en réponse au conflit du Bajo Aguán,
impliquant les militaires au côté des gardes de sécurité et des policiers
dans les expulsions des paysans cherchant à récupérer des terres perdues
lors de la contre-réforme agraire des années 1990. Ce conflit conduit à
la réapparition d’escadrons de la mort et à plus d’une centaine

3. Telles la Direction générale de migration, la Direction de l’aéronautique civile et HONDUTEL.


166 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

d’assassinats, en majorité de paysans, en plus des nombreux cas de


menaces de mort, de kidnappings, de disparitions forcées, de torture, de
violences sexuelles, de déplacements forcés et de destruction des habita-
tions et des champs cultivés sur les campements (Wolford, 2014 ;
Mowforth, 2014 ; Kerssen, 2013).
C’est dans ce contexte que se mettent en place les deux commis-
sions de vérité. La Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR)
est établie le 13 avril 2010 par le décret exécutif PCM-011-2010. Elle
vise à permettre à l’État hondurien d’être réadmis à l’OEA en vertu de
l’accord Tegucigalpa/San José négocié dans le cadre du dialogue Guay-
muras, un effort de médiation de l’OEA entre représentants de l’ex-
président Zelaya et du président de facto Micheletti afin de restaurer
l’ordre constitutionnel et de favoriser la réconciliation nationale (Sosa,
2015). Son mandat consiste à « éclaircir les faits survenus avant et après
le 28 juin 2009 au Honduras afin d’identifier les actes qui ont conduit à
la situation de crise et de proposer au peuple du Honduras des éléments
pour éviter que ces faits ne se répètent dans le futur » (CVR, 2011 : 48,
traduction de l’auteur).
Dès sa création, la CVR est critiquée par les groupes de droits de la
personne, car son mandat ne respecte pas les normes internationales en
matière de commission de vérité puisqu’il n’accorde pas suffisamment
d’importance aux violations de droits de la personne et qu’il n’inclue pas
l’attribution de responsabilités aux personnes impliquées. Le Centre
pour la justice et le droit international (CEJIL) lui reproche d’avoir été
unilatéralement décrétée par le président Lobo, dont la légitimité est
mise en doute, sans la consultation des victimes et des membres de la
résistance. En dépit des critiques, Eduardo Stein, commissaire coordon-
nateur de la CVR, affirme durant les travaux de la commission que les
violations de droits de la personne survenues entre juin 2009 et janvier
2010 feront partie des enquêtes, le rapport final les incluant parmi ses
objectifs. Toutefois, la période couverte par le mandat, mettant l’accent
sur les antécédents de la crise et s’arrêtant à la fin du gouvernement de
facto, est dénoncée, celle-ci risquant de laisser dans l’impunité les viola-
tions survenues sous Lobo. D’ailleurs, la Plateforme des droits de la
personne demande à l’OEA de retirer son appui et son financement à la
commission, considérant la CVR comme illégale et illégitime puisque
l’ordre constitutionnel n’a pas été rétabli et que les violations de droits
de la personne persistent. De surcroît, la commission se met en place alors
qu’une loi d’amnistie a été promulguée ; elle protège les responsables du
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 167

coup d’État, et ses ambiguïtés permettent une application aux violations


de droits de la personne. Plusieurs membres de la Cour suprême de
justice et du ministère public ayant participé à ces violations se main-
tiennent en poste et adoptent des décisions favorisant l’impunité des
participants au coup d’État et la criminalisation de ses opposants4. La
nomination des commissaires5, le 4 mai 2010, fait l’objet de critiques : le
CEJIL critique leur expérience limitée en matière de droits de la personne
et les commissaires nationaux sont accusés par le COFADEH d’être des
partisans du coup d’État ou du Parti national, ou, par l’Union civique
démocratique, d’être alignés avec la gauche (Mejía, 2010 ; Nuño et
Aguiluz, 2010 ; Jacobsen, 2013).
Prolongeant ces critiques, la Plateforme des droits de la personne6,
une coalition d’organisations nationales et internationales de droits de la
personne constituée après le coup d’État, met sur pied la Commission de
vérité (CDV), dont les travaux se déroulent de juin 2010 à août 2011
(Jacobsen, 2013). Son mandat consiste à « 1. Éclaircir la vérité sur les
faits associés au coup d’État du 28 juin 2009. 2. Promouvoir la justice
pour les victimes de graves violations des droits de la personne et des
libertés fondamentales. 3. Promouvoir la réparation intégrale pour les
victimes » (CDV, 2012 : 32, traduction de l’auteur). Les travaux de la
CDV priorisent l’investigation des violations des droits de la personne et
des libertés démocratiques commises dans le cadre du coup d’État et la
participation d’acteurs nationaux et étrangers dans sa planification et son
exécution (CDV, 2012 : 32).

4. Par exemple, l’arrêt définitif de poursuites contre des officiers militaires de haut rang accusés
d’avoir soutenu le coup d’État, des dizaines d’accusations criminelles portées par le Procureur
général contre ses opposants et la destitution de juges s’étant prononcés contre le coup (Nuño et
Aguiluz, 2010 ; Mejía 2012).
5. Les commissaires internationaux comprenaient Eduardo Stein, ancien vice-président du
Guatemala ; Michael F. Kergin, ancien diplomate canadien et avocat à Bennett Jones et María
Amabilia Zavala Valladares, ancienne ministre de la Justice du Pérou ; les commissaires nationaux,
la rectrice de l’Université nationale autonome du Honduras, Julieta Castellanos Ruiz et l’ancien
recteur Jorge Omar Casco Zelaya (Jacobsen, 2013 : 35).
6. La Plateforme regroupe le Comité des familles de détenus disparus du Honduras (COFADEH), le
Comité pour la défense des droits humains (CODEH), le Centre de recherche et de promotion des
droits humains (CIPRODEH), le Centre des droits des femmes (CDM), la Fédédration internationale
pour le droit à l’alimentation du Honduras (FIAN-Honduras), le Centre pour la prévention, la
réhabilitation et le traitement des victimes de tortures (CPTRT).
168 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

MÉTHODOLOGIE

Le corpus est constitué des rapports Para que los hechos no se


repitan : Informe de la Comisión de la Verdad y la Reconciliación
Tomo I, publié le 7 juillet 2011 par la CVR et Informe de la Comisión de
Verdad : La voz más autorizada es la de las víctimas, publié par la CDV
en octobre 2012. Ces deux documents, s’inscrivant dans un genre typique
des rapports de commissions de vérité, comportent une exposition du
mandat, de la méthodologie et du travail accompli ; un récit historique
expliquant les causes du coup d’État ; une analyse des patrons de viola-
tions des droits de la personne et de cas illustratifs et la présentation des
conclusions et des recommandations des commissaires. Ils s’appuient
sur des conceptions juridique-légiste et narrative-historique de la vérité
afin de fonder leurs prétentions à dire le vrai (Bakiner, 2015). Référant à
diverses sources testimoniales et documentaires, les rapports se caracté-
risent aussi par la présence importante du discours rapporté direct (cita-
tions) et indirect (paraphrases), représentant respectivement 18,09 % et
24,49 % du texte de la CVR ainsi que 15,25 % et 13,47 % de celui de
la CDV.
L’analyse de discours mise en œuvre s’inscrit dans les tendances
françaises (Maingueneau, 1991 ; Sarfati, 2005). Elle allie des méthodes
quantitatives propres à la textométrie (Pincemin, 2011)7, c’est-à-dire à
l’analyse statistique des textes, à une analyse qualitative attentive aux
marques d’énonciation (Benveniste, 1996) afin d’interpréter les actes de
langage formant la dimension pragmatique du texte (Adam, 2015 ;
Austin, 1970 ; Searle, 1969). D’une part, l’analyse du discours rapporté
(Rosier, 2005), en particulier des locuteurs cités, de leur vocabulaire
spécifique et des verbes introducteurs de citations, vise à mettre en
évidence les modes de circulation discursive à partir desquels est mise
en scène la polyphonie (Ducrot, 1984) des voix qui se font entendre dans
le cadre du dispositif énonciatif des commissions de vérité. Cette analyse
permet de différencier les scènes d’énonciation des deux commissions.
D’autre part, les significations de la violence ont été comparées sur la
base du vocabulaire spécifique des rapports, des syntagmes contenant
le substantif violence ou l’adjectif violent, de leurs cooccurrences et de
leurs reprises anaphoriques, ce qui permet de dégager des imaginaires
de la violence (Corten, 2009) qui se forment à la croisée des pratiques de

7. Le logiciel TXM a été utilisé afin de réaliser l’analyse des deux rapports (Heiden et al, 2010).
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 169

véridiction et de juridiction. Ces pratiques et les régimes de vérité8 et de


justice9 distincts auxquels elles se réfèrent pour fonder leur légitimité à
énoncer le vrai et le juste ont été analysées à travers l’étude des moda-
lités aléthiques, épistémiques et déontiques.

DISPOSITIFS D’ÉNONCIATION ET MODES


DE CIRCULATION DISCURSIVE

L’un des enjeux de la mésentente (Rancière, 1995) sur les travaux


de la CVR ayant motivé la mise sur pied de la CDV concerne la recon-
naissance des voix des victimes. Alors que le titre et le mandat de la CVR
insistent sur l’établissement de la vérité et la promotion de la réconcilia-
tion afin d’assurer le droit à la non-répétition des évènements ayant mené
à la crise, et qu’une voix prioritaire est donnée à ses acteurs institution-
nels, ceux de la CDV priorisent les droits à la vérité, à la justice et à la
réparation des victimes de violations des droits de la personne, dont
la parole est considérée « la plus autorisée » à parler. D’ailleurs, dès le
début des travaux de la CVR, des militants des droits de la personne lui
reprochent de rendre invisibles les victimes et de protéger les auteurs
présumés des violations de droits de la personne (Phillips, 2015).
En effet, alors que la CVR s’est surtout appuyée sur les entretiens
des acteurs de la crise institutionnelle et sur l’information documentaire
et légale fournie par les institutions étatiques, les organisations interna-
tionales et la société civile pour produire son rapport, y consacrant une
part plus grande de ses efforts que pour les entrevues de victimes et de
témoins de violations de droits de la personne10, la CDV a, pour sa part,

8. Chez Foucault (2001 : 112), les régimes de vérité correspondent aux « types de discours » que
chaque société « accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui
permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les
autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de
ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ».
9. Au-delà d’une acceptation fondée strictement sur le droit, les régimes de justice sont entendus ici
de manière large, à la façon dont Foucault définit les régimes de vérité (2001 : 112), soit les types
de discours que chaque société utilise afin de dire le juste et l’injuste ; les mécanismes et les
instances qui permettent de les distinguer, la manière dont on sanctionne l’injustice ; les techniques
et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la justice et le statut de ceux qui ont la
charge de dire ce qui est juste et injuste.
10. La CVR a réalisé 37 entrevues auprès des principaux protagonistes de la crise ayant mené au coup
d’État, 181 auprès d’acteurs clés et 15 auprès de protagonistes clés. des entrevues menées par son
équipe des droits de la personne. De plus, elle a tenu 60 réunions collectives dans 26 villes des
18 départements auxquelles ont participé approximativement 2 000 dirigeants régionaux et locaux.
Elle a aussi recueilli 280 témoignages de 230 témoins et victimes de violations des droits humains.
170 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

fortement priorisé dans ses travaux les témoignages des victimes11. Pour
ce faire, la CDV a adopté plusieurs mesures afin de se conformer aux
normes internationales d’inclusion et de priorisation des victimes,
formant des équipes de travail itinérantes composées d’interviewers
entraînés, de psychologues et d’accompagnateurs étrangers afin d’in-
former les gens et de les encourager à donner leur témoignage, et de
recueillir ceux-ci (Scott, 2011). Au contraire, les victimes auraient été
réticentes à témoigner à la CVR par peur de représailles, et Zelaya, ses
partisans et les membres de la résistance n’ont pas coopéré avec la
commission officielle (Jacobsen, 2013).
Ces différences dans les méthodes d’investigation s’accentuent
dans la place accordée aux divers locuteurs dans les citations des deux
rapports. Alors que la vaste majorité des locuteurs cités par la CVR ne
sont pas des victimes ou des témoins directs des violations de droits de
la personne, ces derniers n’occupant que 7,46 % et 5,99 % des citations,
la CDV accorde une place prépondérante aux témoignages des victimes,
soit 47,36 % des citations. De plus, les 14 témoignages publiés intégra-
lement par le CVR sont quasi exclusivement ceux d’acteurs de la crise
institutionnelle, soit des partisans ou des acteurs du coup d’État.
Les deux commissions rapportent différemment les paroles des
locuteurs et mettent en circulation leurs discours à travers des chaînes
d’énonciateurs distinctes (Rosier, 2005).
D’une part, la CVR cite plus d’officiers militaires et policiers de
haut rang, dont les versions sont recueillies lors des entrevues ou rappor-
tées dans la presse ou les documents de la Cour suprême de justice ou du
Procureur général de la République. Les rapports policiers et militaires
servent aussi de sources documentaires. Les forces armées justifient
leurs actions en vertu de leurs attributions constitutionnelles de gardien
de la sécurité et de la Constitution ; leur refus d’appuyer l’enquête d’opi-
nion, en raison de son inconstitutionnalité ; l’arrestation de Zelaya,
comme l’obéissance à l’ordre d’arrestation émis par un juge, et sa

Son rapport repose également sur 870 preuves documentaires et vidéos et 50 000 pages
d’information documentaire et légale provenant de l’État et de rapports d’organisations de la
société civile et d’organisations internationales.
11. La CDV a réalisé des entrevues auprès de personnes clés au Honduras et à l’étranger, mais a surtout
recueilli 1 966 dénonciations concernant 5 418 violations de droits de la personne à partir de
1 123 témoignages reçus par ses équipes de travail itinérantes. Elle a également inspecté des
installations, recueilli des documents photo et vidéo et consulté des documents techniques
(instruments de collecte d’informations, listes de cas, listes de patrons de violations, etc.) et des
textes jurisprudentiels, de doctrines et de normes en matière de droits de la personne.
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 171

déportation, comme une mesure visant à défendre l’ordre public, la vie,


la dignité humaine et la paix contre la menace de violences et de chaos
imputés à ses partisans et, ainsi, éviter un « bain de sang ». Les rapports
et les témoignages de policiers expliquent le recours à la force par des
difficultés à maintenir l’ordre public, justifient les arrestations par les
délits de manifestations illégales, de dommages à la propriété et de
manque de respect envers l’autorité, allèguent l’absence de preuves afin
d’écarter des cas d’abus d’autorité et nient l’usage excessif de la force.
Au contraire, la CDV réfère une seule fois à un rapport policier et la
parole des forces de sécurité figure exclusivement dans les témoignages
des victimes rapportant les menaces et injures de militaires et policiers
de bas rang.
D’autre part, la CVR cite 27 victimes et 6 témoins, dont 2 témoi-
gnages tirés des rapports du ministère public et du CONADEH, alors
que la CDV cite 206 victimes et 4 témoins, dont 14 ont témoigné auprès
d’organisations de défense des droits de la personne ou des femmes
(COFADEH, CLADEM, CDM). Bien qu’ils témoignent tous des abus,
leur vocabulaire diffère. Les témoignages devant la CVR, caractérisés
par des récits factuels cherchant à préciser les gestes, temps et lieux des
évènements, relatent les arrestations et les violences physiques, en parti-
culier les coups, dont les manifestants ont fait l’objet. Bien que relatant,
à l’instar de la CVR, les coups infligés par les policiers et militaires, les
récits de la CDV rapportent davantage : les violences survenues lors des
manifestations et qui ont dans certains cas entraîné la mort, soit les tirs
de balles réelles ou de plastique, l’usage de gaz lacrymogènes et de
canons à eau, les menaces, les insultes et les violences sexuelles ; la
torture, les mauvais traitements et les conditions inhumaines des cellules
et la persécution dans les villages, les quartiers populaires, voire les
hôpitaux. Seuls les témoignages offerts à la CDV par les victimes et
leurs familles, proches et amis décrivent la peur, les douleurs physiques,
la détresse psychologique, la souffrance, les problèmes familiaux et
économiques et la stigmatisation sociale que la violence engendre.
Finalement, la CVR recueille directement les versions des évène-
ments fournies par des membres des gouvernements de Micheletti et de
Lobo, ainsi que par des représentants du Congrès national, des cours
de justice, des organismes publics, des partis politiques – surtout du Parti
national et du Parti libéral – et de la société civile partisane, excluant du
172 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

coup les versions de Zelaya et des membres de son gouvernement. La


CDV, pour sa part, cite les déclarations de ces acteurs à partir des
journaux.
En accordant une priorité aux déclarations des acteurs institution-
nels nationaux, la CVR met en scène le litige entre les partisans et les
opposants au coup d’État et au projet d’assemblée constituante, afin de
construire un récit historique et une interprétation juridique de la crise.
Dans ce cadre, les verbes introducteurs soulignent l’énonciation conflic-
tuelle des locuteurs et le caractère contraignant des obligations décou-
lant de documents juridiques (Constitution, lois, décrets, normes et
conventions internationales des droits de la personne) servant à juger de
la légalité des faits et fournissant une base légale au mandat de la CVR12.
En utilisant plus de verbes déclaratifs (déclarer, signaler, exprimer, indi-
quer, affirmer, soutenir, mentionner), parfois avec une modalité épisté-
mique marquant l’incertitude à l’égard de la vérité des propos rapportés
(alléguer), la CVR instaure une distance à l’égard de leurs versions
narratives et justifications afin de juger des faits en litige au regard du
droit. Au contraire, la CDV cite les témoignages des victimes sans verbes
introducteurs ou en rapportant ce qu’elles ont entendu ou dit dans des
formes non modalisées (écouter, dire), ce qui réduit donc la distance du
discours de la CDV à l’égard de leurs récits, qui servent alors d’illustra-
tions véridiques des violences subies et de la souffrance.

PRATIQUES DE JURIDICTION ET DE VÉRIDICTION


ET IMAGINAIRES POLITIQUES DE LA VIOLENCE

Dans ces circonstances, les deux commissions énoncent un récit


historique et une interprétation juridique des faits, accordant des places
différenciées aux acteurs de la crise institutionnelle ou aux victimes de
la répression ayant suivi le coup d’État. Dès lors, elles mettent en circu-
lation des significations différentes de la violence faisant partie d’imagi-
naires politiques distincts.
D’un côté, la CVR produit un récit des conflits entre acteurs insti-
tutionnels ayant débouché sur le coup d’État de 2009 et des négociations
qui en ont découlé, inscrivant ces évènements dans les crises politiques

12. Les énonciations conflictuelles sont introduites par des verbes argumentatifs ou d’opposition
(condamner, dénoncer, argumenter, accuser, critiquer, justifier, nier, rejeter, répudier) et les
documents juridiques par des verbes employant une modalité déontique (ordonner, autoriser).
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 173

passées entourant les élections ou les tentatives de réélection du président.


Dans ce récit, la crise aurait résulté des actions poursuivies par le
président Zelaya afin de mener à bien la consultation populaire en vue de
remplacer la Constitution, malgré l’opposition du Congrès, du Commis-
saire national des droits humains (CONADEH), du Procureur général,
du Tribunal suprême électoral, du ministère public et du pouvoir judi-
ciaire. Bien que reconnaissant l’illégalité du coup d’État, la CVR adhère
parfois au discours de maintien de l’ordre des forces de sécurité, justi-
fiant par exemple la répression policière comme un moyen de sauve-
garder l’ordre faisant partie des pouvoirs pouvant être employés par
l’État de droit afin de faire face à la violence, aux perturbations et à la
destruction de la propriété publique et privée par les manifestants (CVR,
2011 : 211). Néanmoins, le vocabulaire associé à la violence se trouve
systématiquement sous-représenté, étant absent du vocabulaire spéci-
fique13 de la CVR. Lorsque le terme violence est employé, il est associé
non seulement aux violations des droits de la personne commises par les
policiers et militaires, mais également aux manifestations, à la désobéis-
sance civile, à la transgression de la loi, à l’opposition aux élections,
voire à la promotion de l’insurrection (CVR, 2011 : 41), et fait l’objet
d’appels au dialogue comme moyen de résoudre les conflits et de
parvenir à la paix (CVR, 2011 : 50).
Pour sa part, la CDV construit un récit de la répression déployée
par les forces policières et militaires durant les manifestations contre le
coup d’État ciblant ses opposants et divers groupes sociaux marginalisés
(autochtones, jeunes, femmes, LGBTI, etc.). Toutefois, elle identifie
d’autres patrons de violations de droits de la personne. Alors que se
consolide le coup d’État, la violence généralisée cède la place à une
violence sélective. De plus, avec le déplacement des actions de résis-
tance, la répression s’étend des manifestations pacifiques vers les quar-
tiers populaires de la capitale, Tegucigalpa, et des principales villes du
pays (CDV, 2012 : 80). Loin d’être une situation post-conflit, sous la
présidence de Lobo la répression et la criminalisation de la dissidence
persistent, s’exerçant contre la liberté d’expression, d’information et de
presse des journalistes et les défenseurs des droits de la personne (CDV,
2012 : 31, 192). Contrairement à la CVR, qui tend à inscrire ces violences
dans un imaginaire de l’abus d’autorité résultant de mauvaises pratiques

13. Le vocabulaire spécifique est l’ensemble des mots surreprésentés dans un rapport. L’indice de
spécificité calcule, à partir du modèle hypergéométrique, la probabilité que la surreprésentation des
mots dans ce rapport soit due au hasard compte tenu de leur fréquence totale dans les deux rapports.
174 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

de maintien de l’ordre, le discours de la CDV met en circulation un


imaginaire de la violence institutionnelle, délibérée et systématique mise
en œuvre en vue de provoquer des souffrances et de désarticuler les
actions de résistance (CDV, 2012 : 150). Cette répression, accompagnée
de persécution et de menaces par les militaires, policiers et gardes de
sécurité d’entreprises, sème la peur et la terreur chez les victimes, leurs
familles, leurs proches et les membres de leurs communautés, ce qui
provoque des souffrances physiques et psychologiques (CDV, 2012 :
269). La CDV inscrit cette répression et les mobilisations dans le récit
historique de coups d’État des xixe et xxe siècles et des luttes des mouve-
ments populaires.
La place des témoignages des victimes ou, au contraire, celle des
déclarations des principaux protagonistes de la crise politique dans les
dispositifs énonciatifs et les récits des commissions de vérité reflètent les
contraintes énonciatives imposées par les régimes de vérité et de justice
encadrant les pratiques de véridiction et de juridiction s’y énonçant.
Pour la CVR, qui inscrit ses travaux dans le cadre de la justice transition-
nelle (CVR, 2011 : 50), l’éclaircissement de la vérité vise à trouver des
solutions de rechange pour que les conflits ayant mené à la crise ne
surviennent plus et est compris comme une partie du processus de récon-
ciliation nationale (CVR, 2011 : 40). Dans ce cadre, la CVR (2011 : 48)
propose un cadre éthique de la vérité et de la réconciliation, où la vérité
doit permettre le jugement des faits, la guérison des blessures et le
rapprochement des parties au conflit en vue d’une réconciliation.
­L’unicité de la vérité doit servir à évacuer les controverses, opinions et
versions partielles s’affrontant dans les conflits sociopolitiques et qui
justifient les actes et occultent ou déforment la vérité (CVR, 2011 : 48).
Une fois qu’elle est établie par le travail d’enquête impartial de la CVR,
lequel est fondé sur une comparaison objective des preuves matérielles
et des déclarations, la vérité doit orienter les acteurs vers la formation
d’un consensus et, par conséquent, les parties doivent assumer la respon-
sabilité morale d’évacuer le dissensus (CVR, 2011 : 51). Dans le cadre
des travaux de la CVR, la vérité doit se référer à deux types de faits, les
violations des droits de la personne et les faits relativement à l’exercice
du pouvoir politique, et être jugée à la lumière du respect ou de la viola-
tion des normes juridiques (CVR, 2011 : 48) afin d’évaluer leur degré de
légalité et d’illégalité (CVR, 2011 : 50). Toutefois, la CVR ne considère
pas dans son mandat de conclure les enquêtes quant à la responsabilité
de présumés coupables (CVR, 2011 : 49-50). Ces principes orientent le
discours de la CVR vers la recherche de la réconciliation de véridictions
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 175

antagonistes de même que vers l’évaluation juridique de la légalité,


selon les normes du droit, des faits liés à la crise de la démocratie
hondurienne.
Au contraire, la CDV (2012 : 112) inscrit la vérité dans le cadre de
luttes politiques pour faire connaître à la communauté internationale et
au peuple hondurien, en particulier aux familles des victimes, la répres-
sion survenue dans la foulée du coup d’État et ayant persisté sous le
gouvernement de Lobo. Loin de garantir la paix, la vérité est un enjeu
de luttes éthiques et politiques, poursuivies parfois au risque de la
violence (CDV, 2012 : 10). Le droit à la vérité s’inscrit dans une lutte
pour la véridiction, pour le droit à dire le vrai des victimes qui s’expri-
ment dans les témoignages, lutte contre le déni, l’oubli et le silence
entourant les violences dont elles ont souffert (CDV, 2012 : 300). Plutôt
qu’une démarche orientée vers la réconciliation et le pardon, les travaux
de la CDV (2012 : 24) participent à des régimes de vérité et de justice où
les droits sont invoqués afin d’alimenter les luttes contre l’impunité. Le
droit à la vérité doit permettre aux victimes de la répression de revendi-
quer et de faire reconnaître leurs droits à la justice, à la non-répétition
des violences et à la réparation des dommages subis, et ainsi garantir
pleinement leurs droits fondamentaux (CDV, 2012 : 299). Pour rendre
effectifs ces droits, l’État doit reconnaître publiquement la vérité
des violations des droits de la personne et des libertés fondamentales
commises par ses agents, enquêter et sanctionner les responsables de ces
abus et, finalement, mettre en œuvre des programmes de réparation
aux victimes (CDV, 2012 : 256, 301). Plutôt qu’un aboutissement du
processus de réconciliation, le rapport de la CDV doit donc amorcer des
luttes futures pour la reconnaissance de ces droits et la démocratisation
des institutions étatiques (CDV, 2012 : 29, 301).

CONCLUSION

En conclusion, l’analyse des commissions de vérité en tant que


dispositifs énonciatifs où se jouent, dans les pratiques de véridiction et
de juridiction, des luttes de sens autour de la violence met en évidence
des régimes de vérité et de justice distincts. Par l’entremise des imagi-
naires politiques différents qu’ils véhiculent, les paroles qui s’y énoncent
construisent des mémoires discursives opposées sur le coup d’État et les
violences qui en ont résulté.
176 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

En accordant une priorité et une légitimité à la voix des acteurs de


la crise politique, notamment aux partisans et auteurs du coup d’État, la
CVR leur confère un espace pour la circulation de leurs discours. Sur
cette base, elle établit une interprétation juridique de la crise se référant
aux normes du droit afin de départager le légal de l’illégal, comparant les
arguments juridiques en litige des partisans et opposants du projet d’as-
semblée constituante et du coup d’État. Elle construit une version narra-
tive des évènements, dont la véracité constitue un moyen éthique en vue
de la réconciliation nationale, en marquant une rupture avec la violence,
renvoyée au passé, en privilégiant l’objectivité des récits factuels, rédui-
sant au silence la souffrance des victimes, et en exhortant les parties au
dialogue afin d’évacuer les conflits, associés à la violence.
Mise sur pied en réaction aux critiques adressées à la CVR, la
CDV priorise pour sa part la reconnaissance des témoignages des
victimes de violations de droits de la personne comme pratiques de
véridiction légitimes. Le respect du dire-vrai de ces victimes s’intègre
au droit à la vérité et pave la voie à de futures luttes pour la justice et la
réparation, luttes pour la démocratie et pour le droit à la parole des sans-
parts (Rancière, 1998), même si menées au risque de nouvelles
violences. La souffrance vécue sert alors de critère de partage de la
parole autorisée à dire le vrai et l’injuste. Un récit sur la répression poli-
tique, institutionnelle et systématique, inscrit dans la mémoire discur-
sive de l’autoritarisme et des luttes populaires, peut alors être énoncé.
Non seulement le coup d’État de 2009 et la répression sont réinscrits
dans la mémoire des coups d’État de la politique hondurienne des xixe
et xxe siècles, mais ceux-ci deviennent un marqueur historique de ce
qui sera qualifié de « dictature » par la résistance au coup d’État, et plus
largement, par l’hétérogénéité des mouvements populaires luttant pour
le-vrai et le-juste dans la décennie à venir.
Les luttes pour dire le vrai et dire le juste nourries par le contexte
du coup d’État de 2009 et mises en scène dans les rapports des deux
commissions de vérité ouvrent ainsi une période de remise en question
des versions narratives officielles entourant la violence au Honduras, où
les militants d’une diversité de mouvements sociaux s’allient afin de
contester les formes de répression politique auxquelles les citoyens font
face lorsqu’ils s’engagent socialement, prennent la parole publiquement
et se mobilisent collectivement.
9 – DIRE LE JUSTE ET DIRE LE VRAI EN CONTEXTE DE VIOLENCES 177

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Chapitre 10

EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE


SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE
AU GUATEMALA PAR L’ENTREMISE
DE LA LUTTE CONTRE L’IMPUNITÉ

Marc-André Anzueto

C’
est avec un décorum rappelant l’époque des dictatures militaires
que le président guatémaltèque Jimmy Morales a annoncé le
31 août 2018 qu’il ne renouvèlerait pas le mandat de la Commis-
sion internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), le premier
mécanisme onusien de justice hybride responsable de lutter contre le crime
organisé dans un pays en situation de post-conflit. Depuis son entrée en
fonction en 2007, la CICIG a contribué au renforcement de l’État de droit,
entre autres, par l’inculpation, la poursuite et la sanction de fonctionnaires,
entrepreneurs, narcotrafiquants et politiciens, notamment dans l’affaire La
Línea en 20151. En fait, le mandat de la CICIG s’inscrit dans le cadre du
renforcement des capacités judiciaires nationales de lutte contre la corrup-
tion plutôt que dans la traduction en justice des crimes graves du passé
(Hudson et Taylor, 2010 ; Maihold, 2016 : 8). Cependant, le travail de la
CICIG comporte d’importantes ramifications concernant les enjeux poli-
tiques de la mémoire du conflit armé interne au Guatemala (1960-1996).
En effet, plusieurs des personnes visées par la CICIG sont liées aux

1. L’affaire La Línea est le résultat d’une enquête menée par la CICIG et le ministère public qui a
dévoilé le 16 avril 2015 l’ampleur d’un réseau de corruption détournant la perception d’impôts
douaniers par une ligne téléphonique et qui impliquait la participation de la vice-présidente,
Roxana Baldetti et de son secrétaire privé, Juan Carlos Monzón. Entre avril et septembre 2015, des
mobilisations citoyennes historiques se sont succédé, dénonçant les scandales de corruption et
menant progressivement à la démission des hauts dirigeants du gouvernement, dont le président
Otto Pérez Molina. C’est dans ces circonstances que Jimmy Morales a remporté l’élection
présidentielle de 2015. Voir Langlois (2015) et Krylova (2018).

183
184 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

violations massives de droits de la personne commises durant et après le


conflit guatémaltèque (Roth-Arriaza, 2008 : 106)2. Ainsi, les principaux
pays donateurs de la coopération internationale au Guatemala, dont le
Canada, ont exprimé leur déception face à la décision de ne pas renouveler
le mandat de la CICIG (Affaires mondiales Canada, 2018). À cet égard,
l’appui canadien à la lutte contre l’impunité au sein du Guatemala post-
conflit peut sembler contradictoire (Weisbart, 2018 : 486). En effet, la rela-
tion canado-guatémaltèque au xxie siècle a notamment été caractérisée par
les conséquences néfastes de la diplomatie minière chez les populations
autochtones, principales victimes du conflit armé guatémaltèque (Imai et
al., 2017 ; Nolin et Stephens, 2010). Cette dimension contradictoire de la
diplomatie canadienne soulève les deux questions suivantes : pourquoi le
Canada appuie-t-il le travail de la CICIG depuis 2007 et quelles sont les
répercussions de cet appui sur les enjeux de mémoire des victimes du
conflit armé guatémaltèque ?
Pour expliquer l’appui du Canada à la CICIG, nous nous inspirons
des théories de « sécuritisation » (Balzacq, 2018)3, en particulier la sécu-
ritisation de l’aide au développement (Brown et Grävingholt, 2016). À
la lumière d’une étude des politiques canadiennes au Guatemala depuis
les années 1980 (Anzueto, 2017), nous avançons que l’appui à la CICIG
s’inscrit dans un processus historique de sécuritisation des droits de la
personne qui vise, d’une part, à sécuriser les investissements miniers par
le biais du renforcement de l’État de droit et, d’autre part, à projeter une
certaine image du Canada en matière de coopération internationale.

2. Voir notamment le rapport de 1999 Guatemala : mémoire du Silence de la Commission de


clarification historique au Guatemala (CEH). La CEH avait pour mandat d’enquêter sur
les violations des droits de la personne perpétrées par les belligérants et de formuler des
recommandations pour perpétuer la mémoire des victimes, encourager la paix et renforcer le
processus de transition démocratique. Les conclusions du rapport de la CEH sont sans équivoque :
l’État guatémaltèque, en particulier l’armée et les paramilitaires, était responsable de 93 % des
actes de violence et des violations des droits humains commises durant ce conflit étalé sur 36 ans,
en particulier des actes génocidaires commis par l’armée guatémaltèque envers les populations
autochtones mayas (CEH, 2004).
3. En anglais, les auteurs se réfèrent à securitization (Buzan et al., 1998) alors que la traduction
française renvoie aux termes sécurisation et « sécuritisation ». Si la notion de sécurisation renvoie
« au fait de rendre plus sûrs un objet, un espace ou un sujet donné », la « sécuritisation » représente
la « construction pragmatico-linguistique qui transforme un sujet donné, a priori sans ou d’un enjeu
limité, en question de sécurité » (Balzacq, 2003 : 39). Notre démonstration empirique s’appuie sur
des documents d’archives du gouvernement du Canada obtenus grâce à la Loi sur l’accès à
l’information (numéro de demande d’accès à l’information MAECD A-2014-00171) et des extraits
d’entrevues semi-dirigées que nous avons réalisées en 2014 avec différents protagonistes canadiens
et guatémaltèques engagés dans les enjeux politiques de la mémoire et de la justice transitionnelle
au Guatemala.
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 185

Dans un premier temps, nous préciserons ce que nous entendons par


« sécuritisation », afin d’arrimer le concept à l’étude de la relation
canado-guatémaltèque en matière de droits de la personne. En second
lieu, nous aborderons le contexte de l’impunité post-conflit au Guate-
mala pour situer le travail de la CICIG dans le continuum des politiques
de « sécurité et développement » du Canada. Enfin, nous conclurons
cette analyse sur l’importance de cet appui à la CICIG pour la poursuite
des projets de « litige stratégique des droits humains » (LSDH) pour les
victimes du conflit armé (Duffy, 2018). À cet égard, Avocats sans fron-
tières Canada (ASFC), précise que le LSDH consiste à mener :
[…] en faveur de personnes en situation de vulnérabilité et de victimes de
violations de droits humains, des cas emblématiques devant les tribunaux
nationaux et internationaux afin de créer ou d’influencer la jurisprudence
de manière favorable à la réalisation effective des droits humains et à la
lutte contre l’impunité et la corruption (ASFC, 2018 : 4).

Ainsi, nous croyons que l’appui canadien à la CICIG depuis 2007


a un effet positif sur les enjeux de mémoire par la hausse de cas emblé-
matiques présentés devant les tribunaux nationaux et internationaux.
Cependant, des initiatives législatives menacent sérieusement les
progrès observés en matière de lutte contre l’impunité ainsi que les
enjeux de vérité, de justice et de mémoire pour les victimes du conflit
armé guatémaltèque4.

LE CANADA ET LA LOGIQUE SÉCURITAIRE AU GUATEMALA

Si le Guatemala n’a jamais constitué une priorité dans l’histoire


diplomatique du Canada, la logique sécuritaire peut expliquer l’émer-
gence et le maintien des politiques canadiennes à caractère altruiste. En
effet, pour comprendre le changement de discours et de politiques du
Canada, qui est passé d’un rôle actif dans la défense des droits de la
personne dans les années 1980 et 1990 à un rôle davantage contradictoire

4. Il y a la Loi sur la réconciliation nationale (no 5377) qui « accorderait l’amnistie aux personnes
accusées de crimes graves commis durant le conflit armé interne du pays – tels que le génocide, la
torture et la disparition forcée » ainsi que la Loi sur les organisations non gouvernementales de
développement (no 5257) qui « constitue une menace pour les droits à la liberté d’expression et
d’association au Guatemala » (Amnesty International, 2019).
186 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

sur ce thème en raison du tournant minier du début du xxie siècle


(Anzueto, 2017), nous nous référons aux théories de la « sécuritisation »
(Balzacq, 2018)5. Selon Balzacq :
[…] la sécuritisation actualise rhétoriquement une anxiété, une situation
d’incertitude, alors que la sécurisation est l’art de sécuriser, c’est-à-dire
l’art de mobiliser un ensemble de moyens financiers et humains afin de
mettre en œuvre une gamme de pratiques permettant de fiabiliser un
espace sociopolitique spécifique. Dans la plupart des cas, la sécuritisation
précède la sécurisation (Balzacq, 2003 : 39-40 ; nos italiques).

Considérant que la sécuritisation articule « la politique de construc-


tion de la menace et la politique de gestion de la menace » (Balzacq,
2016 : 37), la notion de « gestion de crise », soit une activité polymorphe
recouvrant des actions de nature politique, militaire et économique
(Tardy, 2009 : 22-23), nous semble appropriée pour expliquer la diver-
sité des politiques canadiennes au Guatemala. En effet, le découpage
suivant permet de visualiser l’évolution d’un processus de sécuritisation
des droits de la personne au Guatemala à travers des actions bilatérales,
transnationales et multilatérales depuis 1976 :
1. Signature d’un accord entre le Canada et le Guatemala sur la
coopération technique et économique, deux semaines après un
terrible séisme (1976)6 ;
2. Fin de l’aide bilatérale au Guatemala ; début des résolutions copar-
rainées par des ONG transnationales et le Canada, qui condamnent
les violations de droits de la personne au Guatemala, à la Commis-
sion des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU) (1981) ;
3. Le Canada présente ses suggestions sur la sécurité au groupe
Contadora et poursuit son rôle consultatif (1983-1985) ;
4. Rôle consultatif dans le cadre du processus d’Esquipulas II (1987) ;
5. Participation militaire du Canada au Groupe d’observateurs des
Nations Unies en Amérique centrale (ONUCA) (1988-1989) ;

5. Avec le concept de sécuritisation, développé par les auteurs de l’École de Copenhague (Buzan et
al., 1998), la sécurité est appréhendée comme un acte de langage. Dans le cadre de ce texte, nous
adoptons l’approche sociologique de ces études de la sécuritisation qui va « des actes du langage
aux instruments en passant par les pratiques » (Balzacq, 2018 : 19).
6. Après son élection à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU) en 1976,
le Canada était perçu comme un pays allié des militants transnationaux des droits humains (Keck
et Sikkink, 1998 : 95-96). Sur le rôle du Canada auprès de la CDHNU entre 1946 et 2006, remplacée
depuis par le Conseil des droits de l’Homme, voir Thompson (2017).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 187

6. Participation politique auprès du Groupe international de consulta-


tion et d’aide aux réfugiés (GRICAR) (1991-1993) ;
7. Participation militaire et politique du Canada au sein de la Mission
de vérification des Nations Unies au Guatemala (MINUGUA)
(1994-2004) et appui politique et financier au projet de « Récupé-
ration de la mémoire historique » (REMHI) (1998) et à la CEH
(1994-1999) ;
8. Appui financier, politique et juridique du Canada à la CICIG depuis
2007 ;
9. Appui financier et politique à l’ONG Avocats sans frontières-
Canada (ASFC) pour des projets de LSDH (2009-2013).

Considérant les changements qu’a opérés la diplomatie canadienne


dans son discours et ses pratiques en matière de droits de la personne
(Clément, 2012), nous adoptons une approche sociologique et politique
de la sécuritisation qui met l’accent sur le contexte, l’audience et les
relations de pouvoir dans la démarche en matière de sécurité (Balzacq,
Léonard et Ruzicka, 2016). L’approche sociologique permet d’établir
des liens entre l’appui contemporain du Canada à la lutte contre l’impu-
nité au Guatemala et un processus de sécuritisation impliquant les prin-
cipaux acteurs non étatiques7. Au-delà du gouvernement canadien, les
ONG et les firmes minières canadiennes ont historiquement participé à
définir et redéfinir ce que promouvoir les droits de la personne signifie
dans la rhétorique et l’action canadienne au Guatemala depuis les années
1970 (Anzueto, 2017). Or, la hausse des intérêts commerciaux canadiens
durant la période post-1990 a entrainé une diminution de l’influence des
ONG dans la définition des orientations de la diplomatie canadienne en
Amérique latine (Stevenson, 2000 : 231). Depuis 2007, les politiques
canadiennes d’aide au développement favorisent les objectifs commer-
ciaux à travers l’établissement de partenariats avec des minières plutôt
qu’avec des ONG de droits de la personne (Brown, 2016 ; Blackwood et
Stewart, 2012).
Dans cette perspective, l’étude de la sécuritisation de l’aide au
développement (Brown et Grävingholt, 2016) permet de saisir la contra-
diction de la position canadienne au Guatemala en matière de droits de

7. Dans un contexte de mondialisation, Philippe Bourbeau estime que le cadre d’analyse doit
permettre l’étude du rôle « […] des groupes de pression, des organisations non gouvernementales
et des entreprises privés de sécurité » (Bourbeau, 2013 : 137).
188 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

la personne, en ce que l’un de ses principaux apports consiste à mettre


en lumière la diversité des motifs de l’action en matière de sécurité,
comme l’image internationale, la stabilité régionale ou la prospérité
économique. À cet égard, la relation canado-guatémaltèque contient un
élément de continuité sur le plan de la gestion de crise, qui est égale-
ment présent dans l’appui à la CICIG, soit la prescription de politiques
de « bonne gouvernance ». Depuis l’époque du gouvernement Mulroney
(1984-1993), ces politiques vont au-delà de la défense et de la promo-
tion des droits de la personne :
[…] it focused more directly on how other states governed their socie-
ties and economies and asserted both the right and responsibility of
external agents to intervene to protect or restore specific political and
economic practices. Good governance combined neoliberal economics
with liberal democratic politics, resulting in a single development
framework ­(Gecelovksy et Keating, 2001 : 197).

En tant que membre du Groupe de coordination des pays donateurs


au Guatemala, connu sous le nom de G13, le Canada « appuie le Guate-
mala dans son développement afin de parvenir à une société plus juste
avec une croissance économique durable et un État de droit8 ». Aussi,
compte tenu de l’importance de la notion de « bonne gouvernance » dans
le continuum des politiques canadiennes de sécurité et de développe-
ment, la prochaine partie aborde le problème de l’impunité post-conflit
ayant mené à la création de la CICIG.

IMPUNITÉ DANS LE GUATEMALA POST-CONFLIT


AU DÉBUT DU XXIE SIÈCLE

Eu égard à la perpétration de crimes de masse durant le conflit


armé guatémaltèque, « comment passer de l’évènement au récit quand il
s’agit de dire l’horreur, l’abject, l’inavouable ? » (Rosoux, 2015 : 469).
En dépit des conclusions de deux commissions de vérité9 et de la
présence onusienne sur le terrain, la justice pour les victimes du conflit

8. Le G13 a été formé à la suite de l’ouragan Mitch en 1998 et de la Déclaration de Stockholm (1999)
des pays donateurs au Guatemala. Composé exclusivement de pays membres de l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), le G13 demeure une instance coordonnant
l’aide des principaux acteurs de la coopération internationale (Grupo de Donantes G13, 2019).
9. Contrairement au projet REMHI du Bureau des droits humains de l’Archevêché du Guatemala
(ODHAG), la CEH n’avait pas le mandat d’identifier individuellement les principaux responsables
des violations des droits humains et de l’exécution des massacres dans le but d’éventuelles
poursuites judiciaires. Sous la direction de Mgr Juan Gerardi, les résultats du projet REMHI ont été
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 189

armé guatémaltèque ainsi que le processus de réconciliation ont tardé à


se matérialiser en raison de l’impunité post-conflit. Dans son analyse du
travail de la MINUGUA entre 1994 et 2004, Stanley (2013) démontre
comment l’influence d’acteurs issus des forces armées guatémaltèques
dans le paysage politique a substantiellement nui aux politiques de
mémoire et de réconciliation mises de l’avant par la communauté inter-
nationale10. Cette situation est devenue particulièrement inquiétante
durant les années du Front républicain guatémaltèque (FRG), parti poli-
tique de droite du président Alfonso Portillo (2000-2004) créé par l’an-
cien général Efraín Ríos Montt11. Les militants des droits de la personne,
qui ont appuyé les victimes du conflit armé, ont subi une recrudescence
d’attaques à leur encontre. Par « attaques contre des défenseurs des droits
de la personne », nous incluons les diverses formes de menaces ou d’inti-
midation, le bris de matériel, le vol, la criminalisation, l’assassinat, l’en-
lèvement, la disparition forcée, la torture et les autres formes de violence
physique (Granovsky-Larsen, 2006). La saga judiciaire entourant les
assassinats de l’anthropologue Myrna Mack Chang et de Mgr Juan
Gerardi, dont les travaux critiquaient ouvertement l’État et l’armée
guatémaltèque, illustre ce climat d’impunité dans le Guatemala post-
conflit12. Comme le précise la fondatrice de l’Unité de protection des
défenseur·e·s des droits de la personne au Guatemala (UDEFEGUA),
Claudia Samayoa, l’avènement de Portillo au pouvoir
[…] a coïncidé avec la réinsertion de plusieurs anciens militaires qui
avaient été retirés de l’armée en partie à cause de leur implication dans le
trafic de drogue et le crime organisé. C’est à ce moment qu’a débuté un

publiés le 24 avril 1998 dans un important rapport intitulé Guatemala Nunca Más. Deux jours
après la présentation du rapport, Mgr Gerardi a été sauvagement assassiné dans des circonstances
dignes d’un roman policier (Goldman, 2008).
10. Sur les limites de « l’ingénierie de la réconciliation » des années 1990 (Hartmann, 2012) et la
débâcle du processus de justice transitionnelle au Guatemala, voir aussi Anzueto (2012) et Gavigan
(2009).
11. Ayant été au pouvoir lors de l’apogée des violences du conflit armé en 1982 et 1983, Efraín Ríos
Montt a créé le FRG en 1990. Lors de l’élection de Portillo, Ríos Montt a été élu président du
Congrès de 2000 à 2004. Sur l’influence de l’armée guatémaltèque durant les mandats présidentiels
d’Álvaro Arzú (1996-2000) et d’Alfonso Portillo (2000-2004), voir Schirmer (1998) et Ruhl
(2005).
12. Dans le premier cas, la victime a été assassinée le 11 septembre 1990, à la suite de la publication
des premières recherches sur les campagnes anti-insurrectionnelles et les déplacements internes
des populations autochtones (Drouin, 2012). Après qu’on eut révélé que le meurtre de Myrna Mack
avait été orchestré par de hauts fonctionnaires et après l’acquittement des responsables par la
justice guatémaltèque, l’affaire Myrna Mack a été présentée devant la Commission, puis devant
la Cour interaméricaine des droits de l’homme (Cour, IDH). Le 25 novembre 2003, après des
années de litige, la Cour IDH a condamné le Guatemala pour l’assassinat de Myrna Mack.
190 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

processus d’attaques envers différents militants et défenseurs des droits


de la personne à travers le pays (Entrevue avec Claudia Samayoa,
26 février 2014).

À partir de cette époque, un nouveau phénomène attire l’attention


de la communauté internationale au Guatemala, soit les « corps illégaux
et appareils clandestins de sécurité », mieux connus sous l’acronyme
CIACS, responsables des attaques contre les militants des droits de la
personne (Peacock et Beltran, 2003). Les CIACS ont exécuté, et conti-
nuent d’exécuter, les ordres des « forces cachées » du Guatemala post-
conflit, c’est-à-dire un réseau informel d’anciens militaires opérant dans
l’ombre des structures étatiques, instrumentalisant leurs positions et leurs
contacts dans les secteurs public et privé afin de tirer profit d’activités
illégales, tout en se protégeant des poursuites judiciaires (Anzueto, 2012).
En raison des attaques contre les défenseurs de droits de la personne
commises par les CIACS ainsi que de l’absence de condamnation devant
les tribunaux guatémaltèques durant les années 1990 et 2000, l’accès à la
justice pour les victimes s’est principalement réalisé par le biais du
recours au Système interaméricain des droits de la personne ou par l’exer-
cice de la compétence universelle des juridictions nationales13. Dès lors,
compte tenu du départ de la MINUGUA en 2004 et des ambitions prési-
dentielles de Ríos Montt lors des élections de l’automne 2003, la commu-
nauté internationale a craint l’instabilité politique au Guatemala.
C’est dans ce contexte que nous devons comprendre l’audience
visée par la démarche de sécurisation entreprise par la communauté
internationale, dont le Canada, et les relations de pouvoir vis-à-vis du
Guatemala. La tenue d’un dialogue avec des pays du G13 a permis à une
coalition d’ONG guatémaltèques de demander officiellement la création
d’une Commission internationale sur les corps illégaux et appareils clan-
destins de sécurité (CICIACS)14. Pour le Canada, un rapport de 2003 de
l’ambassade canadienne indique que « la CICIACS est un projet plus

13. Devant l’incapacité et les limites de la juridiction guatémaltèque de rendre justice aux victimes du
conflit armé, Rigoberta Menchú et différentes organisations de droits de la personne ont déposé, le
2 décembre 1999, une plainte devant l’Audiencia Nacional en Espagne, visant huit anciens
responsables militaires et politiques accusés de génocide, de torture et de terrorisme. Sur les
différentes stratégies transnationales qui se sont opérées simultanément pour vaincre l’impunité au
Guatemala au début du xxie siècle, voir Roth-Ariaza (2008) et Duffy (2018).
14. C’est lors d’une rencontre en octobre 2001 entre Helen Mack, directrice de la Fondation Myrna
Mack, et le conseiller en Affaires politiques de l’ambassade américaine, David Lindwall, que l’idée
d’une Commission pour démanteler les CIACS a vu le jour. Considérant l’influence de l’ambassade
américaine, la proposition aurait gagné du terrain au sein de la communauté diplomatique en 2002
(Atwood, 2008 : 4-5).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 191

qu’intéressant, puisqu’il s’attaque à deux des priorités canadiennes au


Guatemala, en l’occurrence le renforcement de l’État de droit et l’amé-
lioration de la situation des droits de la personne » (A-2014-00171). En
effet, la création de ce nouveau mécanisme de gestion de crise s’inscri-
vait dans la logique de la « bonne gouvernance ». Lors de la rencontre du
Groupe consultatif de pays donateurs en mai 2003, l’ambassade cana-
dienne précisait que
The Commission’s success will lie in results achieved in terms of redu-
cing violence and corruption, and addressing impunity in the country
[…]. We should however make clear that we are not arguing that the inter-
national community should give up on the place. On the contrary, Guate-
mala’s strategic location south of our “NAFTA” border, our hemispheric
agenda, and Canadian human security and public safety foreign policy
priorities argue that we continue […] to the establishment of a stable
democracy and good governance in Guatemala (A-2014-00171).

Cependant, la démarche de sécurisation répondait également à un


changement dans le poids politico-économique du Canada au Guate-
mala en raison de l’expansion des projets d’exploitation minière. Lors de
la visite du Directeur général de la section Amérique latine et Caraïbes
du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international
(MAECI) au Guatemala en octobre 2004, un communiqué de l’ambas-
sade soulignait qu’il fallait poursuivre les politiques liées à « nos intérêts
traditionnels dans ce pays sur le plan politique (démocratisation, droits
de la personne, équité, etc.), mais également […] améliorer le contexte
dans lequel se joueront d’importants enjeux économiques canadiens
dans le secteur minier » (A-2014-00171). Compte tenu de la complexité
de la situation des droits de la personne au Guatemala, la position d’un
pays comme le Canada dans le système international, sa tradition diplo-
matique, ses institutions et le leadership de ses agents sont tous des
facteurs susceptibles d’influencer un processus de sécurisation de l’aide
au développement (Brown, Grävingholt et Raddatz, 2016 : 250). C’est
dans ce contexte que le Canada a offert son appui au projet faisant suite
à la défunte CICIACS (2003-2004)15 devenue la Commission internatio-
nale contre l’impunité au Guatemala (CICIG).

15. En dépit de la signature d’un accord entre l’Organisation des Nations Unies (ONU) et le Guatemala
sur l’établissement de la CICIACS le 7 janvier 2004, ce dernier a été rejeté par le Congrès
guatémaltèque au cours de l’été 2004. C’est donc une formule moins intrusive en matière de
souveraineté qui a été proposée par l’ONU au gouvernement guatémaltèque. Le 12 décembre 2006,
un accord est signé entre l’ONU et le Guatemala sur l’établissement de la CICIG. Après une
opinion consultative favorable de la Cour de Constitutionnalité en mai 2007, celui-ci est ratifié par
192 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

L’APPUI CANADIEN À LA CICIG ET EFFETS SUR LE LITIGE


STRATÉGIQUE DES DROITS DE LA PERSONNE

Conformément à l’article 2 de l’accord conclu entre l’ONU et le


Guatemala en 2006, la CICIG a comme principaux objectifs de :

• Démontrer l’existence des CIACS ainsi qu’établir leurs


formes d’opérations, leurs sources de financement de même
que leurs relations possibles avec des entités étatiques ou des
fonctionnaires ;

• Collaborer avec l’État dans le démantèlement des CIACS et


promouvoir la tenue d’enquêtes et de procédures criminelles
afin de punir les auteurs des crimes commis par ces groupes ;

• Faire des recommandations à l’État guatémaltèque de mesures


visant à éradiquer les CIACS et prévenir leur retour, ce qui
inclut les réformes institutionnelles nécessaires pour atteindre
cet objectif (CICIG, 2018).
Dès septembre 2007, l’Ambassadeur canadien, Kenneth Cook, et
le responsable des programmes de l’Agence canadienne de développe-
ment international (ACDI) au Guatemala, Daniel Arsenault, rencon-
traient le premier dirigeant de la CICIG, Carlos Castresana Fernández.
Selon un communiqué diplomatique résumant la rencontre,
CICIG felt that Canada, as a well-respected member of the international
community with a solid reputation in the country and a solid skills base
to draw upon, would be an ideal candidate to provide such assistance to
CICIG […]. Canada confirmed that supporting CICIG is viewed within
CIDA and Foreign Affairs as a key pillar of our cooperation program in
Guatemala in the short/medium term (A-2014-00171).

La CICIG a officiellement commencé son travail en 2008, au début


du mandat d’Álvaro Colom (2008-2012), le premier président de centre
gauche depuis l’époque de Jacobo Árbenz dans les années 1950. Selon
un document d’information du MAECI daté du 14 décembre 2007,

le Congrès guatémaltèque en août 2007. En septembre 2007, le Secrétaire général de l’ONU, Ban
Ki-Moon, nomme Carlos Castresana à la tête de la CICIG qui débute officiellement son travail en
2008. Les commissaires de la CICIG ont été l’Espagnol Carlos Castresana (2007-2010), le
Costaricain Francisco Dall’Anese Ruiz (2010-2013) et le Colombien Iván Velásquez Gómez
depuis 2013. Pour une analyse du travail de la CICIG, voir Krylova (2018).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 193

Alvaro Colom won his elections as President in good part due to his
appeal and promises to the rural poor and indigenous. Mining develop-
ment in Guatemala […] has, however, been criticized by environmenta-
lists, indigenous communities, the church and Canadian NGOs […].
Canada’s image in Guatemala is influenced by perceptions of the mining
industry (A-2014-00171).

Ainsi, l’appui à la CICIG s’inscrivait non seulement dans les objec-


tifs de la Stratégie des Amériques (2007), mais également au sein d’un
effort du gouvernement canadien visant à influencer l’image et la percep-
tion du rôle du Canada au Guatemala. En effet, il y avait à cette époque
un refroidissement des relations entre la communauté des ONG guaté-
maltèques et l’ambassade canadienne en raison de la conflictualité par
rapport à l’exploitation minière qui avait terni le « visage humain » du
Canada (Anzueto 2017)16. Selon la directrice d’UDEFEGUA :
C’est lorsque le Front National contre l’exploitation minière (Frente
Nacional Contra la Minería) a commencé ses activités en 2005 que les
relations se sont détériorées. Nous estimions que nous ne pouvions pas
parler de justice sans aborder la question minière […]. Compte tenu de
son appui historique, l’Ambassade du Canada estimait que nous étions
ingrats […] je ne pouvais accepter qu’on puisse défendre seulement un
type de défenseur des droits de la personne. Ce froid a duré environ
jusqu’en 2007-2009 et le dialogue a repris (Entrevue avec Claudia
Samayoa, 26 février 2014).

De fait, le document stratégique du MAECI pour les années 2008-


2009 au Guatemala réitérait l’importance de développer une meilleure
stratégie de communication sur les pratiques minières tout en soulignant
que « future CIDA programming will focus on human rights and demo-
cratic governance at a level at which Canada would become a lead donor
in these areas with an ability to influence government policy and help
combat impunity » (A-2014-00171). En outre, le Guatemala est devenu
en 2009 un pays prioritaire du Groupe de travail sur la stabilisation et la
reconstruction (GTSR, mieux connu sous l’acronyme anglais START)
du MAECI. Le Canada s’est par ailleurs positionné comme l’un des

16. Au sujet des problèmes rencontrés au Guatemala avec différentes firmes minières canadiennes
telles que INCO, Skye Resources, HudBay Minerals, Tahoe Ressources et Goldcorp, voir Laplante
et Nolin (2014) et Weisbart (2018).
194 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

principaux pays donateurs de la CICIG : sa contribution s’élève, en date


du 14 septembre 2018, à plus de 19 millions de dollars US, ce qui le
place en quatrième position des donateurs17.
Cet appui à la CICIG a débloqué la mise en œuvre de projets de
LSDH dès 2009 par une ONG canadienne qui avait déjà des programmes
financés par le GTSR/MAECI en Haïti et en Colombie : Avocats sans
frontières Canada (ASFC). Comme le précise Duffy, le LSDH est un
outil utilisé de plus en plus par les victimes, survivants, militants des
droits de la personne et ONG un peu partout dans le monde (Duffy,
2018 : 3). Selon ASFC, les objectifs de son programme au Guatemala,
qui est financé par le GTSR, visaient à :

• Favoriser le développement d’un cabinet d’avocats guatémal-


tèques spécialisés en litige stratégique de droits de la personne ;

• Accroître la capacité légale des organisations de la société civile


pour agir judiciairement en matière de litige stratégique ;

• Aider à la documentation et au partage au Guatemala des bonnes


pratiques nationales et internationales en matière de litige
stratégique ;

• Favoriser le regroupement en association des avocats guatémal-


tèques défenseurs des droits de la personne afin qu’ils soient
mieux outillés, partagent leur expérience en matière de litige
stratégique et puissent exercer leur profession librement et de
façon plus sécuritaire (ASFC, 2010 :13).

Contextualisant l’effet synergique avec la Stratégie canadienne au


Guatemala, le directeur d’ASFC, Me Pascal Paradis affirme :
[…] il y avait, d’une part, l’appui à l’institutionnalisation internationale
avec la CICIG qui se concentrait sur des cas contemporains de corruption
et, d’un autre côté, avec Avocats sans frontières, le soutien à des initia-
tives de la société civile qui avaient été construites au cours des 10, 15,
20 dernières années […] une société civile forte et mature grâce à la
coopération internationale qui a soutenu des organisations solides comme

17. Selon le quotidien guatémaltèque Prensa Libre, les pays donateurs ont octroyé plus de 167 millions
de dollars US en 11 ans au fonctionnement de la CICIG. Les trois premiers sont les États-Unis avec
plus de 44 millions de dollars, la Suède avec 35 millions de dollars et la Commission européenne
avec 22 millions de dollars. Voir Escobar (2018).
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 195

le CALDH, l’ODHAG, la Fondation Myrna Mack et UDEFEGUA […]


mais il manquait un élément c’était le bras juridique armé pour aller en
procès (Entrevue avec Pascal Paradis, 10 décembre 2014).

Les avancées de la CICIG avaient déjà changé la culture politique


du pays, une condition sine qua non pour les autres poursuites d’anciens
militaires guatémaltèques (Anzueto, 2012)18. Ainsi, le travail de la
CICIG a permis de renforcer l’indépendance du travail des procureurs
généraux, en particulier José Amílcar Velásquez Zárate (2008-2010) et
Claudia Paz y Paz (2010-2014), et d’inculper des personnes considérées
intouchables compte tenu du climat d’impunité. En effet, la tactique du
litige stratégique consistait premièrement à traduire en justice des mili-
taires de second rang pour gravir progressivement les échelons de la
chaîne de commandements. De 2011 à 2013, des résultats tangibles se
sont produits avec la tenue de procès couvrant des cas emblématiques de
violations de droits de la personne, dont les jugements se sont avérés
historiques à l’échelle nationale et internationale, notamment les
massacres de Plan de Sánchez et de Las Dos Erres19. Dans le cas du
massacre de Plan de Sánchez, cinq anciens membres des Patrouilles
d’autodéfense civiles (PAC) ont été capturés en août 2011 et condamnés
le 20 mars 2012 « à une peine de 7 710 ans de prison par un tribunal
guatémaltèque pour les meurtres de 256 personnes et pour crime contre
les devoirs de l’humanité » (ASFC 2017). Dans deux décisions rendues
par un tribunal guatémaltèque en août 2011 et en mars 2012, cinq
ex-militaires responsables du massacre de Las Dos Erres ont été
condamnés à plus de 6 000 ans de prison pour torture, viol et meurtre de
plus de 200 civils et pour crimes contre l’humanité.

18. Sans dresser un bilan exhaustif dans le cadre de ce texte, soulignons que durant les années du
Commissaire Castresana (2007-2010), la CICIG a ouvert 40 enquêtes, proposé 16 réformes
législatives, lancé 140 mandats d’arrêt, dont l’arrestation de l’ancien président Portillo (2000-
2004) pour détournements de fonds publics. Durant la même période, près de 2 000 policiers – soit
15 % des effectifs nationaux guatémaltèques– ont été licenciés pour corruption, de même qu’un
ministre de la Justice, 10 procureurs et trois juges de la Cour suprême, radiés pour manque de
coopération (Anzueto, 2012 : 31-32).
19. L’un des premiers cas emblématiques en matière de LSDH présenté devant le Système
interaméricain (successivement à la Commission en 1996 et à la Cour IDH en 2002) face à
l’inaction du gouvernement guatémaltèque a été le massacre de Plan de Sánchez en 1982 commis
durant le règne de Ríos Montt (1982-1983). En dépit d’une décision de la Cour interaméricaine sur
les réparations rendue en novembre 2004, « il aura fallu sept ans après le jugement rendu par la
Cour IDH pour que l’État guatémaltèque fasse suite à son obligation d’enquêter sur le massacre de
Plan de Sánchez » (ASFC, 2017).
196 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Par la suite, le général Efraín Ríos Montt, qui dirigeait le pays à


l’époque des massacres de Plan de Sánchez et Las Dos Erres en 1982, a
été arrêté et accusé de génocide le 26 janvier 2012. Le 10 mai 2013, un
tribunal guatémaltèque a condamné Ríos Montt à 50 ans de prison pour
crime de génocide et à 30 ans pour crimes de guerre, établissant ce
faisant un précédent international puisqu’il s’agissait de la première fois
que la justice interne condamnait son ancien chef d’État pour génocide.
Cependant, cette condamnation a été invalidée le 21 mai 2013 par le
Cour constitutionnelle en raison d’un prétendu vice de procédure. Qui
plus est, c’est durant ce procès en 2013 qu’a émergé une organisation
négationniste du génocide nommée la Fondation contre le terrorisme
(Brett, 2016), dont les activités constituent un obstacle aux enjeux de
mémoire et de réconciliation. Ainsi, en compagnie d’autres organisa-
tions telles que l’Association des vétérans militaires du Guatemala
(AVEMILGUA) et l’Association des familles de militaires et amis de
militaires (FAMILIA), la Fondation contre le terrorisme s’est lancée
dans une campagne virulente de diffamation contre la CICIG et appelle
régulièrement à la criminalisation de la société civile et des défenseurs
des droits de la personne.

CONCLUSION : EFFET POSITIF SUR LES ENJEUX


DE MÉMOIRE AU GUATEMALA ?

Comparativement au travail des deux commissions de vérité, la


CICIG a réussi à mobiliser l’attention nationale et internationale en
faveur de la « lutte pour la mémoire » (Laplante, 2014)20 en appuyant la
première poursuite nationale menée par l’ancienne Procureure générale
Claudia Paz y Paz contre un ancien chef d’État reconnu coupable de
génocide. Selon Daniel Schloss :
The conviction of Rios Montt as guilty of genocide and crimes against
humanity, then, is significant in that it furthers the recovery and healing
processes of survivors by acknowledging the truth in a very public and
internationally visible manner that had been previously elusive (Schloss,
2015 : 50).

20. Laplante (2014) emploie le terme « lutte pour la mémoire » dans son exploration de la « vérité » qui
devient la trame narrative dans la période post-conflit au Guatemala et dans le débat public
provoqué par le procès de Ríos Montt pour génocide.
10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 197

En plus d’avoir le soutien de la population guatémaltèque pour ses


poursuites contre des élites jadis intouchables, la CICIG est l’un des
rares exemples d’un effort fructueux de la communauté internationale
dans le renforcement du système judiciaire. C’est la raison pour laquelle
la décision du président Morales de mettre un terme aux activités de la
CICIG est inquiétante21. En septembre 2018, la ministre canadienne des
Affaires étrangères, Chrystia Freeland, déclarait que :
Le Canada est préoccupé par la décision du gouvernement du Guatemala
de ne pas renouveler le mandat de la Commission au-delà de
septembre 2019 […] Le Canada est l’un des principaux donateurs inter-
nationaux de la CICIG, et il apprécie le travail et l’indépendance de la
Commission sous la direction d’Iván Velásquez, en collaboration avec le
Bureau du procureur général du Guatemala (Affaires mondiales Canada,
2018).

Sans avoir pu survoler l’ensemble du travail de la CICIG, la


présente réflexion a néanmoins mis en lumière les raisons motivant
l’appui canadien à la lutte contre l’impunité et l’influence de cet appui
sur les enjeux de mémoire des victimes du conflit armé guatémaltèque.
En adoptant une approche de la sécuritisation mettant l’accent sur le
contexte, l’audience et les relations de pouvoir dans la relation canado-
guatémaltèque, notamment à travers la notion de gestion de crise (Tardy,
2009), nous avons apporté une explication aux politiques de droits de la
personne dans le Guatemala post-conflit.
Ainsi, l’appui à la CICIG permet au Canada de sécuriser les droits
de la personne à des fins économiques et identitaires, ce qui est motivé
en particulier par l’ampleur des investissements canadiens dans le
secteur extractif depuis le début du xxie siècle. Or, la sécuritisation de
l’aide au développement n’est pas un phénomène exempt de logiques
contradictoires (Brown, Grävingholt et Raddatz, 2016 : 250). En effet,
les principaux bénéficiaires de l’aide canadienne appartiennent égale-
ment à des secteurs de la société guatémaltèque eux-mêmes touchés par
les activités minières canadiennes. D’une part, nous ne pouvons passer
sous le silence les assassinats, déplacements forcés, agressions sexuelles
contre des femmes et attaques auprès des militants des communautés
autochtones dans la région d’El Estor, où différentes entités minières

21. En août 2017, le président Morales a déclaré le Commissaire Iván Velásquez persona non grata
après que la CICIG eut révélé une enquête sur les fonds illicites de sa campagne électorale de 2015
(Krylova, 2018 : 99).
198 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

canadiennes ont été historiquement actives (INCO, Skye et HudBay


Minerals). D’autre part, les initiatives de LSDH ont permis, entre autres,
la tenue du procès Sepur Zarco en 2016 (dans la région d’El Estor),
menant à la condamnation d’anciens militaires pour esclavage sexuel de
femmes autochtones. Ce jugement a été « la première affaire de violences
sexuelles liées aux conflits à être examinée en vertu du Code pénal du
Guatemala » et « la première fois au monde qu’un tribunal national a
délibéré sur des accusations d’esclavage sexuel dans un conflit armé »
(ONU Femmes, 2017). Toutefois, ces avancées dans la lutte contre l’im-
punité par les voies judiciaires sont actuellement en péril en raison du
programme régressif mis de l’avant par l’administration Morales et le
Congrès guatémaltèque.
Outre le rejet de la CICIG, le gouvernement guatémaltèque fait la
promotion de la Loi 5377 sur la réconciliation nationale ; la libération
des personnes déjà condamnées pourrait faire courir « de grands risques
à ceux qui ont participé à ces procès historiques, notamment les victimes,
les témoins, leurs représentants légaux, les experts et les procureurs »
(Amnesty International, 2019). À cet égard, les membres du G13, dont
le Canada, ont publié un communiqué de presse le 13 mars 2019 expri-
mant leurs préoccupations à l’égard de ces initiatives législatives qui
« nuiraient aux efforts de réconciliation et qui pourraient sérieusement
éroder la confiance en l’État de droit au Guatemala » (G13, 2019). En
conclusion, il est d’autant plus important de continuer à analyser les
répercussions des projets de LSDH sur ces enjeux de mémoire et de
suivre l’évolution de ces initiatives législatives qui représentent une
grave menace pour les droits des milliers de victimes du conflit armé au
Guatemala. La lutte contre l’impunité par les voies judiciaires implique
des outils juridiques importants de la coopération internationale et cana-
dienne, susceptibles d’aider à la poursuite du travail de la CICG, dont le
mandat se termine en septembre 2019.

Bibliographie

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renouveler la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala,
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10 – EFFETS DE L’AIDE CANADIENNE SUR LES ENJEUX DE MÉMOIRE AU GUATEMALA… 199

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Chapitre 11

LES DISPARITIONS FORCÉES,


LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET
LE DROIT INTERNATIONAL1

Bernard Duhaime

L’
histoire récente des Amériques a été marquée par le fléau des
disparitions forcées, un phénomène devenu tristement célèbre
dans la région (Lutz et Sikkink, 2000 ; Dulitzky, 2017a). Il suffit
de rappeler les atrocités qui ont accompagné les guerres civiles au Guate-
mala (CEH, 1999) ou au Salvador (GTDFI, 31 décembre 1981, para. 155),
celles commises lors de la répression qui a suivi le coup d’État au Chili,
lors de la guerre sale en Argentine ou de la lutte contre le Sentier lumineux
au Pérou (Mendez et Mariezcurrena, 2000 ; Skaar, García-Godos et Collins,
2016 ; Collins, 2018). Ce phénomène a même pris des allures transnatio-
nales lors de la mise en œuvre de l’Opération Condor (Lessa, 2015,
p. 494-506 ; Dinges, 2004 ; McSherry, 2005), menée par certains régimes
d’Amérique du Sud, un phénomène transnational qui existe toujours
aujourd’hui, en particulier dans le contexte des migrations qui se multi-
plient partout dans l’Hémisphère (GTDFI, 2017 ; Duhaime et Thibault,
2018).
Ce texte propose d’abord d’analyser le concept de disparition
forcée tel que le définissent le droit et les institutions internationales. Il
traitera ensuite les obligations qui incombent aux États en vertu de ce
régime, en portant une attention plus particulière aux obligations de

1. Ce texte fait suite à la présentation faite par l’auteur lors du colloque Le devoir de mémoire et les
politiques de pardon organisé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) du 13 au 15 avril
2018 par le Centre de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté (CRIEC) et le
Groupe de recherche sur les imaginaires politiques de l’Amérique latine (GRIPAL) que l’auteur
tient à remercier. L’auteur remercie également Lea Serier qui a collaboré à la révision de ce texte.

203
204 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

réparation des violations. Il est enfin proposé d’aborder les concepts de


droit à la vérité et de droit à la mémoire, tel que conceptualisés en droit
international des droits de la personne, en particulier au regard des stan-
dards relatifs aux disparitions forcées.

LES DISPARITIONS FORCÉES ET LE DROIT INTERNATIONAL

D’une façon générale, le droit international considère qu’il y a


disparition forcée lorsque 1) une personne est enlevée, arrêtée ou
détenue ; 2) par des agents de l’État (ou des acteurs agissant avec l’ac-
cord ou l’acquiescence de l’État) ; 3) et que l’État refuse de reconnaître
la privation de liberté de cette personne. C’est du moins ainsi que le
phénomène a été défini par la jurisprudence (Affaire Velásquez Rodri-
guez, 1988 ; Claude, 2010), puis par la Déclaration sur la protection de
toutes les personnes contre les disparitions forcées (Déclaration, 1992),
la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personne
(Convention interaméricaine, 1996) et la Convention internationale
pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées
(Convention, 2006).
Le premier instrument à avoir traité spécifiquement des dispari-
tions, la Déclaration, a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations
Unies en 1992 et prévoit les obligations des États relativement à la
prévention, à la sanction et à la réparation de ce crime. La Convention,
adoptée en 2006, « reprend et, parfois, améliore et complète les principes
établis dans la Déclaration, quant à la définition des disparitions, quant
à leur incrimination sur le plan national et international, quant à la
prévention, la répression et la réparation des disparitions forcées » (De
­Frouville, 2006, p. 3). Avec cet instrument, « aucune circonstance excep-
tionnelle, quelle qu’elle soit […] ne peut être invoquée pour justifier la
disparition forcée » (Convention, 2006, art. 2). Alors que la Convention
ne s’applique qu’aux pays l’ayant ratifiée, la Déclaration s’applique à
tous les États. Il est généralement reconnu que les disparitions forcées
sont aujourd’hui interdites par une norme de droit international coutu-
mier (Henckaerts et Doswald-Beck, 2006, règle 98) et qu’elles consti-
tuent un crime au sens du droit pénal international (SCPI, 1998, art.7 (1)
(i) ; TPIY, Kupreškić et al., 2000).
Une disparition forcée constitue une violation composite de
plusieurs droits de la personne garantis par le droit international (DUDH,
1948 ; DADDH, 1948 ; PIDCP, 1966 ; Convention américaine relative
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 205

aux droits de l’Homme, 1969), dont le droit à la liberté et à la sécurité de


la personne, le droit à un procès équitable, le droit aux garanties judi-
ciaires, le droit à un recours effectif – y compris le droit à réparation et à
indemnisation – ; le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique et morale
de la personne – y compris le droit de ne pas être soumis à la torture et
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants – ; le droit
de chacun à la reconnaissance de sa personnalité juridique ; le droit à
l’identité ; de même que le droit à la vérité2.
Les disparitions forcées constituent ainsi un ensemble de viola-
tions qui ont des caractéristiques particulières. Elles ont entre autres
comme effet de suspendre la jouissance des autres droits de la victime
(Affaire Bámaca Velásquez, 2002), plaçant celle-ci dans une situation
sans défense (Affaire Gelman, 2011). Par ailleurs, les familles des
personnes disparues sont aussi considérées comme des victimes au sens
du droit international (Affaire Bámaca Velásquez, 2002). Il est générale-
ment reconnu que les disparitions forcées constituent une forme de
torture (Affaire Gelman, 2011), tant pour les personnes disparues que
pour leurs proches. Notons que le crime de disparition forcée est un
crime continu (Affaire de la communauté Santa Barbara, 2016), auquel
la prescription n’est applicable que de façon limitée3, et qui ne peut être
jugé par des tribunaux militaires (Affaire de la communauté Santa
Barbara, 2016 et qui ne peut faire l’objet d’amnistie (Affaire La Cantuta,
2006). Cela est d’une pertinence toute particulière en ce qui a trait à la
justice transitionnelle.
En 1980, la Commission des Droits de l’Homme de l’Organisation
des Nations Unies (Commission des Droits de l’Homme, 1980) créait le
Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires [ci-après
GTDFI]4, aujourd’hui une procédure spéciale du Conseil des Droits de
l’Homme de l’ONU chargée d’aider les familles des disparus à commu-
niquer avec les autorités étatiques pour localiser ces personnes ou établir
leur sort, et pour assister les États dans la mise en œuvre des obligations
issues de la Déclaration de 1992 (Andreu-Guzman, 2002). Le Groupe

2. La violation d’autres droits peut également résulter d’une disparition, entre autres en ce qui a trait
aux droits des proches d’un/e disparu/e, dont le droit à la protection de la famille et à l’assistance à
la famille ; le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au
logement, etc.
3. Il est généralement accepté que la prescription ne peut commencer à courir qu’à partir de la fin de
la disparition.
4. Voir Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, disponible à l’adresse http://
www.ohchr.org/FR/Issues/Disappearances/Pages/DisappearancesIndex.aspx.
206 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

est composé de cinq experts indépendants et siège trois fois par année. Il
instruit des cas individuels – y compris suivant sa procédure urgente –, il
adopte des allégations générales relatives à des problèmes de nature
systémique portant sur la situation des disparitions forcées dans des
États donnés, et il peut également s’adresser aux gouvernements par des
appels urgents ou des interventions rapides. Il accomplit environ deux
visites de pays par année, après lesquelles il adopte des rapports portant
sur la situation des disparitions forcées au pays et qui contiennent des
recommandations destinées aux gouvernements. Le Groupe est, entre
autres, régi par la Déclaration de 1992 et ses propres Méthodes de travail.
(GTDFI, 2014) Rappelons qu’en vertu de son mandat humanitaire, le
Groupe de travail peut se pencher sur des allégations de disparitions
commises par tous les États, puisque tous les États ont l’obligation
coutumière de respecter la Déclaration. Alors que le Groupe assiste tous
les États dans la mise en œuvre de cet instrument, le Comité des dispari-
tions forcées de l’ONU n’est compétent pour se pencher sur la situation
des disparitions forcées que dans les États ayant ratifié la Convention de
2006, ou y ayant adhéré, et ayant reconnu la compétence du comité pour
ce faire.

LES OBLIGATIONS ÉTATIQUES LIÉES AUX DISPARITIONS


FORCÉES, Y COMPRIS L’OBLIGATION DE RÉPARATION

En plus d’interdire aux États le recours aux disparitions forcées


pour quelque motif que ce soit (Déclaration, 1992, art. 2 (1), 6 et 7 ;
Convention, 2006), le droit international oblige ceux-ci à adopter des
mesures à la fois législatives, administratives, judiciaires ou autres rela-
tives à la prévention et à l’élimination des disparitions forcées (Décla-
ration, 1992, art. 2 (2) ; Convention, 2006). Ainsi, chaque État doit faire
du concept de disparition forcée un crime autonome (Déclaration, 1992,
art. 4), doté d’une peine adaptée à la gravité du crime (Déclaration,
1992, art. 4 ; Affaire Vásquez Durand et al., 2017), régi par les moda-
lités de participation aux crimes et de responsabilité des supérieurs et
commandants (Déclaration, 1992, art. 5 et 6).
De plus, les États doivent adopter des mesures permettant de
garantir les droits des personnes privées de liberté, et permettant
­d’enquêter et de localiser ces personnes (Déclaration, 1992, art. 9).
Ainsi, chaque État doit assurer que la détention des personnes se fait
dans des lieux officiellement reconnus, que chaque capture, détention et
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 207

libération est dûment enregistrée (Déclaration, 1992, art. 10 et 11) et


qu’elle n’est menée que par des autorités habilitées pour ce faire (Décla-
ration, 1992, art. 12).
Par ailleurs, tous les États doivent garantir le droit des proches de
porter plainte et de demander une enquête en cas de disparition (Décla-
ration, 1992, art. 13). En effet, les autorités ont l’obligation d’enquêter
sans délai sur toute disparition et de juger et sanctionner toute personne
ayant pris part à ce crime (Affaire Molina Theissen, 2004). Ainsi les
autorités compétentes pour ce faire doivent disposer des ressources, des
pouvoirs et des mesures de protection appropriés (Déclaration, 1992,
art. 13). Les États doivent juger ou extrader les personnes soupçonnées
d’avoir commis le crime de disparition forcée (Déclaration, 1992,
art. 14). Ces personnes doivent être jugées par des tribunaux ordinaires
et ne peuvent bénéficier d’amnisties ou de mesures analogues (Déclara-
tion, 1992, art. 18). Les règles relatives à la prescription doivent être
appliquées en tenant compte du fait que ce crime est de nature continue
tant que la victime n’a pas été localisée ou que le sort de celle-ci n’a pas
été élucidé (Déclaration, 1992, art. 17).
De plus, les États ne peuvent renvoyer des individus vers des pays
où ils pourraient être assujettis à des disparitions forcées (Déclaration,
1992, art. 8). Enfin, les États doivent adopter une série de mesures rela-
tives aux enfants disparus ou aux enfants de personnes disparues (Décla-
ration, 1992, art. 20).
Notons, pour notre propos, qu’au terme du droit international des
droits de la personne, et plus particulièrement du droit international
relatif aux disparitions, les États ont des obligations spécifiques en
matière de « réparation ». En effet,
[l]es victimes d’actes ayant entraîné une disparition forcée et leur famille
doivent obtenir réparation et ont le droit d’être indemnisées de manière
adéquate, notamment de disposer des moyens qui leur permettent de se
réadapter de manière aussi complète que possible. En cas de décès de la
victime du fait de sa disparition forcée, sa famille a également droit à
indemnisation. (Déclaration, 1992, art. 19)

Ce droit ne se limite pas


au droit à une réparation pécuniaire, mais comprend les soins de santé
physique et mentale et les services de réadaptation en cas de préjudice
corporel ou mental, ainsi qu’une réhabilitation juridique et sociale, des
garanties de non-répétition, le rétablissement des libertés personnelles et
208 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

d’autres mesures similaires de remise en état et de réparation susceptibles


d’éliminer les conséquences de la disparition forcée (GTDFI, 2013,
para. 53 ; GTDFI 1999, para. 75).

En effet, la Convention prévoit que « le droit d’obtenir réparation


couvre les dommages matériels et moraux ainsi que, le cas échéant,
d’autres formes de réparation telles que la restitution, la réadaptation, la
satisfaction, y compris le rétablissement de la dignité et de la réputation
et des garanties de non-répétition » (Convention, 2006, art. 24(5) ;
AGNU, 2005, « Principes de 2005 », Principe 18).
En ce qui concerne la restitution, la mesure doit tenter de rétablir la
victime dans la situation originale qui existait avant que la violation ait
été commise. La restitution à la suite d’une disparition forcée inclut la
restauration de la liberté de la victime et le retour à sa résidence, mais
aussi le recouvrement de son identité (GTDFI, 2013, para. 55 ; Contreras
et al., v. El Salvador, 2011, para 193). L’indemnisation vise à accorder
une compensation financière pour tout dommage résultant d’une viola-
tion des droits de la personne pouvant être évaluée économiquement,
tenant compte du préjudice physique ou psychologique ; des occasions
perdues (y compris en ce qui concerne l’emploi, l’éducation et les pres-
tations sociales) ; des dommages matériels et de la perte de revenus (y
compris la perte du potentiel de gains) ; du dommage moral ; des frais
encourus pour l’assistance en justice ou les expertises, pour les médica-
ments et les services médicaux et pour les services psychologiques et
sociaux (GTDFI, 2013, para. 56 ; Principes de 2005, Principe 20). L’in-
demnisation doit être complète, adéquate et proportionnelle à la gravité
de la violation et des souffrances endurées par la personne disparue et sa
famille (GTDFI, 2013, para. 57 ; GTDFI, 2010, para. 45). La réadapta-
tion, quant à elle, inclue une prise en charge médicale et psychologique
ainsi que l’accès à des services juridiques et sociaux pour les victimes,
les proches et les membres des familles des disparus (GTDFI, 2013,
para. 59 ; Principes de 2005, Principe 21 ; Affaire Barrios Altos, 2001,
para. 40.). Ces mesures devraient tenir compte des caractéristiques et
besoins des victimes (Affaire Contreras et al., 2011, para. 272 et
suivants).
En ce qui a trait aux mesures de satisfaction et de garanties de non
répétition, il va sans dire qu’à la suite d’une disparition forcée, ce type
de réparation doit essentiellement viser à assurer
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 209

la recherche des personnes disparues, de l’identité des enfants qui ont été
enlevés et des corps des personnes tuées, et l’assistance pour la récupéra-
tion, l’identification et la ré-inhumation des corps conformément aux
vœux exprimés ou présumés de la victime ou aux pratiques culturelles des
familles et des communautés » (GTDFI, 2013, para. 72 ; Principes 2005,
Principe 22).

Par ailleurs les États doivent également rétablir la dignité et la


réputation des disparus et de leurs proches, entre autres par l’entremise
de déclarations officielles ou de décisions de justice, par l’entremise
d’excuses publiques reconnaissant les faits et acceptant la responsabilité
étatique de la disparition (lors d’une cérémonie, d’une proclamation
publique), de même que dans le cadre de commémorations et d’hom-
mages aux victimes (GTDFI, 2013, para. 63). Enfin, les autorités ont
l’obligation d’adopter des mesures visant à assurer que les disparitions
forcées ne se répètent pas, par exemple en assurant que les responsables
de l’application des lois et le personnel des forces armées et de sécurité
reçoivent une formation adéquate sur le plan des droits de la personne,
en adoptant des mécanismes visant à surveiller et à résoudre les conflits
sociaux, en réexaminant et réformant les lois permettant ou favorisant
des violations des droits de la personne, etc. (GTDFI, 2013, para. 65 ;
Principes 2005, Principe 23).
Mais il va sans dire que les principales mesures réparatrices de
satisfaction et de garanties de non répétition devant être adoptées sont
intimement liées aux droits des victimes et de la population à la vérité et
à la mémoire, ce dont il sera question ci-après.

GARANTIR LE DROIT À LA VÉRITÉ ET À LA MÉMOIRE


APRÈS LES DISPARITIONS FORCÉES

Les États doivent adopter des mesures pour localiser les disparus
ou établir la vérité entourant leur sort. Ainsi, les autorités ont l’obligation
« d’enquêter sur les faits et d’identifier, poursuivre et, le cas échéant,
sanctionner les coupables » (GTDFI, 2013, para. 62 ; Principes de 2005,
Principe 24)5. Le Groupe, depuis ses premiers rapports à la Commission
des Droits de l’Homme (GTDFI, 1981, para. 187), a toujours réitéré le

5. « Indépendamment de toute action en justice, les victimes, ainsi que leur famille et leurs proches,
ont le droit imprescriptible de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles ont été
commises les violations et, en cas de décès ou de disparition, sur le sort qui a été réservé à la
victime ».
210 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

droit à la vérité des victimes et des familles. Ce droit, qui trouve ses
sources dans les normes du droit international humanitaire (PA I, 1977,
art. 32 ; GC 1929, art. 8, 36, 77 ; CG III, 1949, art. 48, 70, 71, 122 ; Finu-
cane, 2010), a été développé par la jurisprudence (plus particulièrement
par la Commission (Affaire Ignacio Ellacuría et al., 1999, para. 221) et
par la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme (Affaire Velásquez
Rodriguez, 1988, para. 181)), a été reconnu progressivement par les
États et les organisations internationales (Conseil des Droits de l’Homme,
2008 ; Conseil des Droits de l’Homme, 2009 ; GTDFI, 2010) et a été
intégré au sein de l’Ensemble de principes actualisés pour la protection
et la promotion des droits de l’Homme par la lutte contre l’impunité
(Principes de 2005, Principe 24). Enfin, la Convention de 2006 reconnaît
explicitement ce droit, indiquant que « [t]oute victime a le droit de savoir
la vérité sur les circonstances de la disparition forcée, le déroulement et
les résultats de l’enquête et le sort de la personne disparue. Tout État
partie prend les mesures appropriées à cet égard » (Convention, 2006,
art. 24 (2)).
Le droit à la vérité, qui a fait l’objet d’une Étude du Haut Commis-
saire aux Droits de l’Homme de l’ONU en 2006 (UNHCR, 2006) et,
plus récemment, de travaux de la Commission interaméricaine (The
Right to Truth in the Americas, 2014), ne cesse d’intéresser la doctrine
(Naqvi, 2006 ; Szoke-Burke, 2014 ; Dulitzky, 2017b ; Medawatte, 2016).
Pour sa part, dans son Observation générale sur le droit à la vérité
dans le contexte des disparitions forcées (GTDFI, 2010), adoptée en
2010, le Groupe de travail précisait qu’il s’agit « du droit de connaître le
déroulement et les résultats d’une enquête, le sort des personnes dispa-
rues ou le lieu où elles se trouvent, les circonstances de leur disparition
et l’identité du ou des responsables de cette disparition » (GTDFI, 2010,
para. 1). Les obligations qu’ont les États découlent essentiellement de
l’article 13 de la Déclaration et sont essentiellement procédurales. Ainsi,
ils sont tenus
d’enquêter jusqu’à ce que la lumière ait été faite sur le sort réservé à la
personne disparue et que sa trace ait été retrouvée ; de faire communiquer
les résultats de cette enquête aux parties concernées […] ; d’assurer le
plein accès aux archives ; et de garantir une protection maximale aux
témoins, aux membres de la famille, aux juges et aux autres participants
aux enquêtes (GTDFI, 2010, para. 5).
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 211

De plus,
[i]l existe une obligation absolue de prendre toutes les mesures nécessaires
pour retrouver la personne disparue, mais il n’y a pas d’obligation absolue
de résultat. De fait, il arrive qu’il soit difficile ou impossible de faire la
lumière sur une disparition ; c’est le cas, par exemple, lorsque le corps ne
peut pas, pour différentes raisons, être retrouvé. Une personne disparue
peut avoir été sommairement exécutée, sans que la dépouille mortelle
puisse être localisée parce que la personne qui a enterré le corps est
décédée et que personne d’autre ne possède d’information sur le sort de la
personne disparue. L’État n’en a pas moins l’obligation d’enquêter
jusqu’à ce qu’il puisse établir par présomption le sort réservé à la personne
disparue ou le lieu où elle se trouve (GTDFI, 2010, para. 5).

Il s’agit d’un droit indérogeable, qui ne peut être limité qu’excep-


tionnellement, pour assurer le bon déroulement d’une enquête. En effet,
l’article 13(4) de la Déclaration doit être interprété de façon restrictive
et permettre aux victimes de contester judiciairement tout refus de
fournir l’information pertinente (GTDFI, 2010, para. 3 et 4).
Pour mettre en œuvre leurs obligations, les États peuvent ainsi
créer des unités spécialisées pour mener les enquêtes sur les plaintes
pour disparitions forcées ; élaborer des protocoles pour la récupération et
l’identification des restes humains ; créer des programmes d’aide psycho-
sociale à l’intention des personnes retrouvées et de leurs proches, ainsi
que des proches de celles qui restent disparues ; et assurer l’accès du
public aux dossiers et archives de l’État contenant des renseignements
pertinents (GTDFI, 2013, para. 62 ; Affaire Contreras et al., 2011 ;
Affaire Gelman, 2011)6.
C’est effectivement le type de mesures dont l’adoption est fréquem-
ment recommandée aux États par le GTDFI, à la suite de ses visites in
loco. Ce fut le cas, entre autres, au Pérou (GTDFI, 2016, para. 19 à 42 et
para. 79), où plusieurs des mesures suggérées par le Groupe de Travail
furent mises en œuvre par les autorités après la visite (UNHCR press,
2016)7.

6. Voir GTDFI, Rapport du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, 2013, A/
HRC/22/45, para 62, faisant référence à I/A Court H.R., Case of Contreras et al. v. El Salvador.
Merits, Reparations and costs. Judgment of August 31, 2011. Series C No. 232, par. 211 à 214 et
I/A Court H.R., Case Gelman v. Uruguay. Merits and Reparations.Judgment of February 24, 2011
Series C No. 221, par. 272 à 282.
7. Voir GTDFI, Communiqué de presse du 15 septembre 2016 « Peru : Recent measures a historical
opportunity to deal with past disappearances » en ligne https://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/
Pages/DisplayNews.aspx ?NewsID=20501&LangID=E
212 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

Le droit à la vérité est un droit qui a une portée non seulement indi-
viduelle, mais également collective (GTDFI, 2010, observations préam-
bule ; GTDFI, 2013, para. 66 et suivants), qui génère des obligations aux
États également en ce qui a trait au devoir de mémoire. En effet, « la
vérité doit également être dite à l’échelle de la société en tant que “protec-
tion essentielle contre le renouvellement des violations” » (GTDFI, 2010,
observations préambule ; GTDFI, 2013, para. 66 et suivants, se référant
au Principe 2).
Comme l’indique l’Ensemble de principes actualisés pour la
protection et la promotion des droits de l’Homme par la lutte contre
l’impunité,
La connaissance par un peuple de l’histoire de son oppression appartient
à son patrimoine et, comme telle, doit être préservée par des mesures
appropriées au nom du devoir incombant à l’État de conserver les archives
et les autres éléments de preuve se rapportant aux violations des droits de
l’homme et du droit humanitaire et de contribuer à faire connaître ces
violations. Ces mesures ont pour but de préserver de l’oubli la mémoire
collective, notamment pour se prémunir contre le développement de
thèses révisionnistes et négationnistes. (Principes de 2005, Principe 3)

Ce devoir de mémoire s’est articulé d’une façon très explicite dans


les ordonnances de la Cour interaméricaine (Dulitzky, 2017b, p. 587 et
suivantes) : il y constitue un pilier du droit à la réparation, y compris des
droits à la vérité, à la justice et aux garanties de non répétition (Dulitzky,
2017b, p. 591)-. C’est particulièrement le cas dans le cadre de jugements
dans des contextes de transition (Affaire du massacre de La Rochela,
2007 ; Dulitzky, p. 589 ; Duhaime et Dulitzky, 2006), et de disparitions
forcées (Dulitzky, 2017b, p. 600 ; Affaire Myrna Mack Chang, 2003 ;
Affaire Molina Theissen, 2004).
Le Groupe de travail, quant à lui, a observé que « la mise en place
de sites et monuments commémoratifs contribue à la reconnaissance
sociale collective des violations commises et, en contribuant aussi au
rejet et à la condamnation de ces violations, constitue également une
mesure préventive » (GTDFI, 2013, para. 64). Il indiquait, en 2013,
que les États devraient adopter un cadre juridique complet pour les
programmes de réparation, y compris la création de monuments commé-
moratifs, avec à l’esprit l’idée d’éviter la revictimisation et de nouvelles
violations du droit à la dignité. [De plus la] législation devrait définir les
critères et la procédure d’établissement de ces monuments, en tenant
11 – LES DISPARITIONS FORCÉES, LA VÉRITÉ, LA MÉMOIRE, ET LE DROIT INTERNATIONAL 213

compte des controverses potentielles qui pourraient découler de souvenirs


contradictoires de différents groupes de la société (GTDFI, 2013,
para. 64).

Ainsi, l’État doit « mettre en place et entretenir les sites commémo-


ratifs, avec la participation étroite des parents des personnes disparues et
autres parties concernées » (GTDFI, 2013, para. 64).
C’est précisément ce type de mesures que le Groupe avait recom-
mandé au Pérou d’adopter à la suite de la visite mentionnée plus haut
(GTDFI, 2016, para. 63 à 66 et para. 82), et dont une partie fut mise en
œuvre par la suite (UNHCR press, 2016).

CONCLUSION

Les disparitions forcées ont malheureusement marqué l’histoire


des Amériques, laissant des cicatrices indélébiles. Le continent a cepen-
dant contribué à lutter contre ce phénomène grâce aux actions d’une
société civile courageuse qui a su faire pression sur la communauté
internationale, tant à l’échelle régionale que sur le plan universel.
La création du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou
involontaires de l’ONU et ses actions en sont un exemple vivant. Le
Groupe a su, en collaboration avec d’autres instances, dont la Cour inte-
raméricaine des Droits de l’Homme, affiner des standards relatifs aux
obligations qu’ont les États d’assurer la réparation des violations des
droits de la personne commises sous leur contrôle. Dans le contexte des
disparitions forcées, les États ont en effet une série d’obligations précises
sur le plan des mesures de satisfaction et des garanties de non répétition,
visant à assurer le droit des victimes et de leurs proches à la justice et à
la vérité. Ces droits ont une portée qui dépasse l’individu et ont, comme
obligation corrélative, pour effet de contraindre les États à adopter des
mesures visant à assurer la mémoire collective relative à ces violations.
214 PARTIE 2 – RÉSISTANCES SOCIALES ET JURIDIQUES EN L’AMÉRIQUE LATINE FACE AUX CRIMES DE MASSE

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Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie, Kupreškić, Koran et al.
(IT-95-16), 2000.
LES AUTEUR·E·S

Rachad Antonius est professeur titulaire au Département de sociologie


de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), et membre du Centre
de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC).

Marc-André Anzueto détient un doctorat en science politique de l’Uni-


versité du Québec à Montréal. Il est professeur au Département des
sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais.

Brieg Capitaine est professeur au Département des sciences sociales de


l’Université du Québec en Outaouais. Il est membre du Centre inter-
disciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités.

Leila Celis est professeure au Département de sociologie de l’Univer-


sité du Québec à Montréal et co-directrice du Centre de recherche en
immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de l’UQAM.

Bernard Duhaime est professeur au Département des sciences juri-


diques de l’Université du Québec à Montréal. Il est aussi président du
Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de
­l’Organisation des Nations Unies.

Ellen Gabriel, Katsi’tsakwas dans sa langue maternelle, est une mili-


tante et une artiste mohawk. Elle a été porte-parole de la nation Kaneh-
satàke durant la crise d’Oka en 1990 et a été présidente de l’Association
des femmes autochtones du Québec de 2004 à 2010.

Martin Hébert est professeur au Département d’anthropologie de


l’Université Laval. Il a été directeur du Centre interuniversitaire
d’études et de recherches autochtones (CIERA), ainsi que de la revue
Recherches Amérindiennes au Québec.

David Longtin est doctorant en science politique à l’Université d­ ’Ottawa


et membre du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques de
l’Amérique latine (GRIPAL).

219
220 DEVOIR DE MÉMOIRE

Ghislain Picard est chef de l’Assemblée des Premières Nations du


Québec et du Labrador (APNQL) depuis 1992.

Nicolas Renaud est titulaire d’une maîtrise en sociologie à l’Université


du Québec à Montréal. Il est cinéaste, artiste de l’installation vidéo et
enseigne à la Mel Hoppenheim Scholl of Cinema de l’Université
Concordia.

Laura Serrano est titulaire d’une maîtrise en études culturelles contem-


poraines à l’Université nationale de Colombie et membre de l’Organi-
sation féminine populaire.

Ludivine Tomasso est titulaire d’une maîtrise en affaires et relations


internationales à l’IEP d’Aix-en-Provence et candidate au doctorat au
département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.

Karine Vanthuyne est professeure à l’École d’études sociologiques et


anthropologiques de l’Université d’Ottawa. Elle est directrice du
Groupe de recherche sur les territoires et l’extractivisme (GRITE).

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