Quand j etais invisible Martin Pistorius

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quand j’étais

invisible

MARTIN PISTORIUS
ET MEGAN LLOYD DAVIES

Traduit de l’anglais par


Ariane Maksioustine

City
Témoignage
À ma femme, Joanna,
Attentive aux murmures de mon âme
Et qui m’aime tel que je suis.

© City Editions 2013 pour la traduction française


© 20111 by Martin Pistorius and Megan Lloyd Davies
Publié en Grande-Bretagne sous le titre Ghost Boy
par Simon & Schuster UK Ltd
ISBN : 9782824601021
Code Hachette : 51 0433 6
Couverture : © plainpicture / Kai Peters
Rayon : Témoignage
Collection dirigée par Christian English et Frédéric Thibaud
Catalogues et manuscrits : www.city-editions.com
Conformément au Code de la Propriété Intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou
partiellement le présent ouvrage, et ce, par quelque moyen que ce soit, sans l’autorisation préalable de
l’éditeur.
Dépôt légal : janvier 2013
Imprimé en France
Sommaire

Prologue
Notions temporelles
Les grandes profondeurs
Remonter à la surface
Mis dans une case
Virna
Le réveil
Mes parents
Des changements
Le début et la fin
Jour après jour
Le malheureux
Question de vie ou de mort
Ma mère
D’autres mondes
Œuf au plat
Je confie un secret
La morsure
Les Furies
Des plumes de paon
Oser rêver
Des secrets
Sorti du cocon
Une proposition que je ne peux pas refuser
Un bond en avant
Debout dans la mer
Elle revient
La fête
Henk et Arrietta
Le guérisseur
Sortir de sa cage
Le discours
Un nouveau monde
L’ordinateur
Le psychothérapeute
Souvenirs
Caché à la vue de tous
Mon monde imaginaire
Un nouvel ami
N’apprendra-t-il jamais ?
GD et Mimi
Aimer la vie et vivre l’amour
Deux mondes en collision
Des étrangers
Tout change
On va voir Mickey ?
Le vrai moi
Un cœur de lion
Je le lui dis
Sucré salé
Tomber
L’ascension
Le billet
Rentrer chez soi
Ensemble
Un choix impossible
Ginger et Fred
Le départ
Un nouveau chemin
Confessions
Toujours plus haut, toujours plus loin
Dire au revoir
Laisser partir
Une nouvelle vie
L’attente
Remerciements
Prologue
C’est encore Barney le dinosaure, à la télé. Je déteste aussi bien Barney
que son générique. C’est exactement le même air que Yankee Doodle
Dandy[1].
Je regarde ces enfants qui s’agitent avant de bondir dans les gros bras
violets du dinosaure, puis je passe en revue la pièce dans laquelle je me
trouve. Les enfants qui m’entourent sont étalés par terre ou avachis dans leurs
sièges, inertes. Une sangle me maintient droit dans mon fauteuil roulant.
Comme eux, mon corps est une prison dont je ne peux m’échapper : lorsque
je tente de parler, rien ne sort ; lorsque je veux remuer le bras, il ne bouge
pas.
Il n’y a qu’une différence entre ces enfants et moi : mon esprit, toujours
vif, tente de s’affranchir à coups d’acrobaties, perçant ce monde grisâtre
d’éclats merveilleusement colorés. Mais personne ne le sait, car je ne peux
pas le dire. On pense que je suis une coquille vide, et voilà neuf ans que, tous
les jours, on m’abandonne devant Barney ou Le Roi Lion. Je me disais que
les choses ne pouvaient pas empirer, mais les Teletubbies sont apparus.
J’ai vingt-cinq ans, mais mes souvenirs ne remontent qu’à ma renaissance,
après être revenu de je ne sais quel abîme. Surgissant de nulle part, j’ai
distingué des voix parlant de mon seizième anniversaire et se demandant s’il
fallait raser les poils qui commençaient à me pousser sur le menton.
J’étais terrorisé, car, même si je n’avais ni souvenirs ni sens d’un
quelconque passé, j’avais la certitude d’être un enfant, et ces voix parlaient
d’un jeune homme. J’ai alors peu à peu compris que c’était de moi qu’il
s’agissait et que les personnes que je voyais chaque soir étaient ma mère,
mon père, mon frère et ma sœur.
Avez-vous déjà vu l’un de ces films où le héros se réveille sous la forme
d’un fantôme sans pour autant savoir qu’il est mort ? C’est exactement
l’impression que j’avais. Les gens regardaient comme à travers moi, comme
si je n’étais pas là, et je ne comprenais pas pourquoi. J’avais beau essayer de
hurler mon incompréhension, je ne parvenais pas à attirer leur attention.
Mon esprit était prisonnier d’un corps inerte, je ne contrôlais ni mes
jambes ni mes bras, et j’étais muet. J’étais dans l’impossibilité d’indiquer que
j’étais de nouveau conscient, que ce soit par un geste ou un son. J’étais
invisible – un vrai fantôme.
J’ai donc appris à garder ce secret pour moi et suis devenu le témoin
mutique du monde qui m’entourait, ma vie défilant dans une succession de
jours identiques. Neuf années durant, j’ai fui ce monde avec la seule chose
dont je disposais – mon esprit – et j’ai aussi bien exploré les sombres abîmes
du désespoir que les perspectives psychédéliques du rêve.
C’était ainsi jusqu’à ce que je rencontre Virna. Aujourd’hui, elle est la
seule à soupçonner une activité cérébrale chez moi. Virna pense que je
comprends bien plus que les autres ne le supposent. Elle attend de moi que je
le prouve demain, lors de tests que je subirai dans une clinique spécialisée.
Là-bas, on réattribue une voix à ceux qui sont muets. On aide les gens à
communiquer – que ce soit des victimes du syndrome de Down, d’autisme,
de tumeurs au cerveau ou de crises cardiaques.
Quelque part, je n’ose pas croire que ce rendez-vous puisse me libérer de
ma coquille. J’ai mis tellement de temps à accepter le fait d’être prisonnier de
mon propre corps, à accepter l’inimaginable, que l’idée de pouvoir changer le
cours de mon destin m’effraie. Malgré cette peur, la perspective d’être
vraiment remarqué par les autres fait battre en moi les ailes de l’espoir.
1

Notions temporelles
Je passe chacune de mes journées dans une institution, à la périphérie
d’une grande ville d’Afrique du Sud.
Quelques heures de voiture, et on se retrouve au milieu des collines
recouvertes de broussailles jaunes où les lions guettent leurs proies.
Après leur passage, les hyènes viennent récupérer les restes, puis c’est au
tour des vautours, qui débarrassent les os de leurs derniers lambeaux de chair.
Rien n’est perdu. Le royaume animal est un cycle parfait de vie et de mort,
aussi infini que le temps lui-même.
J’ai si bien assimilé l’infinitude du temps que j’ai appris à m’y perdre. Je
peux ainsi laisser passer des jours, même des semaines, en bloquant toute
forme de conscience, me transformant en une chose vide lavée et nourrie,
soulevée de son fauteuil roulant et posée sur son lit, ou bien je me perds dans
les plus infimes traces de vie qui m’entourent.
Les fourmis qui rampent sur le sol viennent d’un monde belliqueux où
l’on ne cesse de se livrer bataille, et je deviens le seul témoin d’une histoire
aussi sanglante et terrible que celle de n’importe quel autre peuple.
J’ai appris à maîtriser le temps plutôt que d’être sa victime passive. Je suis
rarement en présence d’une horloge, mais, à mémoriser l’emplacement de la
lumière chaque fois que j’entendais quelqu’un demander l’heure, j’en suis
venu à déduire celle-ci des ombres qui m’entouraient.
Afin de perfectionner ma technique, j’ai également pris en compte mes
« rendez-vous » quotidiens ayant lieu inexorablement à la même heure :
boisson à 10 heures, déjeuner à 11 h 30, nouvelle boisson à 15 heures. Après
tout, j’ai eu tout le temps de m’entraîner.
Cela signifie que je suis désormais capable de suivre le fil d’une journée,
minute par minute, heure par heure, me laissant envahir par l’écho discret des
nombres, les douces sinuosités des six et des sept, les agréables staccatos des
huit et des un.
Après avoir perdu toute une semaine ainsi, je peux m’estimer heureux de
vivre dans un endroit ensoleillé. Je n’aurais sûrement jamais pu maîtriser
l’horloge si j’avais vu le jour en Islande. Je n’aurais alors pas eu d’autre
choix que de laisser le temps m’éroder peu à peu, interminablement, telle une
vague sur un galet.
Comment sais-je toutes ces choses – que l’Islande est une terre de
profonds contrastes ou qu’après les lions viennent les hyènes, puis les
vautours –, je dois avouer que c’est un mystère.
En dehors des informations dont je me repais lorsque la télé ou la radio est
allumée, et dont les voix qui en jaillissent sont mon arc-en-ciel menant au
chaudron rempli d’or, en d’autres mots le monde extérieur, je n’ai droit ni à
des leçons ni à des séances de lecture. Du coup, je me demande si je n’ai pas
appris ces choses avant de tomber malade. La maladie a peut-être marqué
mon corps, mais elle n’a pris que temporairement mon esprit en otage.
Il est midi, ce qui veut dire que, dans moins de cinq heures, mon père
viendra me chercher. C’est le plus beau moment de la journée, car, lorsque
mon père arrive à 17 heures, je peux enfin quitter le centre. Je vous laisse
imaginer mon état fébrile les jours où c’est ma mère qui vient me récupérer
après son travail, à 14 heures.
Je vais me mettre à compter – les secondes, puis les minutes, puis les
heures –, comme ça, peut-être mon père arrivera-t-il un peu plus vite.
Un, deux, trois, quatre, cinq…
J’espère que papa allumera la radio dans la voiture, pour que nous
puissions écouter le match de cricket ensemble sur le trajet.
— Ouiiii ! s’écrie-t-il parfois quand le batteur tape la balle.
J’assiste à la même scène lorsque je regarde mon frère David jouer à la
console.
— Je passe au niveau suivant ! se déchaîne-t-il en faisant littéralement
voler ses doigts sur la manette.
Ni l’un ni l’autre ne se doute à quel point je chéris ces instants. Face à
l’euphorie de mon père quand son équipe marque six runs ou la concentration
de mon frère quand il tente de battre son record, j’imagine dans ma tête les
plaisanteries et les jurons que je partagerais avec eux, si seulement je le
pouvais, et, l’espace d’un merveilleux instant, je n’ai plus l’impression d’être
un simple spectateur.
Si seulement papa pouvait arriver.
Trente-trois, trente-quatre, trente-cinq…
Aujourd’hui, mon corps me pèse, et la sangle qui me maintient me mord
la peau malgré mes vêtements. J’ai mal à la hanche droite. J’aimerais qu’on
vienne m’allonger afin de me délivrer de cette douleur. Rester assis pendant
des heures sans bouger n’est pas aussi reposant qu’on peut l’imaginer. Vous
voyez ces dessins animés où le personnage tombe d’une falaise et
s’écrabouille au sol ? C’est exactement ce que je ressens : comme si mon
corps avait été brisé en un million de morceaux et chacun d’eux me faisait
souffrir. La gravité peut s’avérer douloureuse lorsqu’elle pèse sur un corps
qui n’est pas fait pour ça.
Cinquante-sept, cinquante-huit, cinquante-neuf. Une minute.
Encore quatre heures et cinquante-neuf minutes.
Un, deux, trois, quatre, cinq…
J’ai beau m’efforcer de penser à autre chose, mon esprit ne cesse de
revenir à cette douleur dans ma hanche. J’imagine mon personnage de dessin
animé, en miettes. Parfois, j’aimerais m’écraser par terre et être transformé en
bouillie. Parce que peut-être que, moi aussi, je pourrais bondir sur mes pieds
et me recomposer miraculeusement avant de repartir en courant.
2

Les grandes profondeurs


Jusqu’à l’âge de douze ans, j’étais un petit garçon normal, sûrement plus
timide que la plupart de mes camarades et pas trop casse-cou, mais j’étais
heureux et en bonne santé. Ce que je préférais par-dessus tout, c’était
l’électronique, et j’avais une telle aisance dans ce domaine qu’à onze ans, ma
mère m’avait laissé poser une nouvelle prise, car cela faisait des années que
je fabriquais des circuits électroniques. J’avais également installé un bouton
reset sur l’ordinateur de mes parents et une alarme à la porte de ma chambre
afin d’empêcher mon petit frère et ma petite sœur, David et Kim, d’y entrer.
Ils étaient tous les deux déterminés à envahir mon royaume de Lego, mais, en
dehors de mes parents, le seul être vivant à pouvoir y pénétrer était notre petit
chien beige Pookie, qui me suivait partout.
À force de dresser l’oreille durant toutes ces années de rendez-vous, j’ai
appris qu’en janvier 1988, je suis rentré de l’école en me plaignant d’un mal
de gorge, et je ne suis plus jamais retourné en cours. Les semaines et les mois
suivants, j’ai arrêté de manger, je me suis mis à dormir de plus en plus dans
la journée et à me plaindre de douleurs dès que je marchais. Moins je le
sollicitais, plus mon corps s’affaiblissait. Mon esprit s’est mis à l’imiter : j’ai
d’abord oublié des choses factuelles, puis certaines habitudes, comme le fait
d’arroser mon bonsaï et, enfin, des visages.
Afin de m’aider à me souvenir, mes parents m’avaient donné un cadre
rempli de photos de famille que j’emportais partout, et, dès que mon père,
Rodney, partait en voyage d’affaires, ma mère, Joan, me montrait tous les
jours une vidéo de lui. Mais, malgré l’espoir qu’ils fondaient dans cet effet de
répétition, les souvenirs m’échappaient. Je me suis mis à oublier qui et où
j’étais, et mon élocution s’est peu à peu détériorée. J’ai prononcé mes
derniers mots presque un an après être tombé malade. J’étais dans mon lit
d’hôpital.
— Quand maison ? ai-je demandé à ma mère.
Je ne pouvais plus rien attraper, car mes muscles s’atrophiaient, je ne
contrôlais plus mes membres, et mes mains et mes pieds se recroquevillaient
comme des serres. J’avais énormément maigri, et, pour s’assurer que je ne
meure pas de faim, mes parents me réveillaient pour me nourrir. Mon père
me maintenait droit, ma mère glissait une cuillère dans ma bouche, et
j’avalais machinalement. Hormis ce cas, je ne bougeais plus. Mon corps ne
réagissait plus à rien. J’étais dans une sorte de coma éveillé que personne ne
comprenait, car personne n’avait pu diagnostiquer ce qui l’avait causé.
Au début, les médecins ont pensé que mes problèmes étaient d’ordre
psychologique, et j’ai passé plusieurs semaines en unité psychiatrique. Ce
n’est que quand je me suis retrouvé aux urgences pour déshydratation, les
psychologues n’ayant réussi à me faire ni manger ni boire, qu’ils ont fini par
reconnaître que ma maladie était physique et non mentale. J’ai donc subi
toute une batterie de scanners cérébraux, d’EEG, d’IRM et de prises de sang,
et j’ai suivi un traitement contre la tuberculose et la méningite à cryptocoques
sans qu’aucun diagnostic n’ait été établi. On m’a gavé de médicaments –
chlorure de magnésium, potassium, amphotéricine B et ampicilline –, mais
sans résultat.
J’avais voyagé au-delà de ce que la médecine pouvait appréhender. J’étais
perdu sur une terre inconnue, et personne ne pouvait venir à mon secours.
Mes parents devaient se contenter de me regarder leur échapper jour après
jour. Ils s’efforçaient de me faire marcher, mais on devait me soutenir, car
mes jambes étaient de plus en plus faibles. Nous sommes passés d’hôpital en
hôpital à travers toute l’Afrique du Sud, chaque batterie de tests donnant
toujours le même résultat. Mes parents ont également adressé des courriers
désespérés à des experts américains, canadiens et anglais, qui ont tous
répondu qu’ils ne pouvaient pas faire davantage que leurs collègues sud-
africains.
Il a fallu presque un an pour que les médecins finissent par admettre qu’ils
n’avaient plus aucun traitement à proposer. Tout ce qu’ils étaient capables de
dire, c’est que je souffrais d’une maladie neurologique dégénérative, dont la
cause et le pronostic étaient inconnus, et qu’il valait mieux me placer en
institution afin de laisser la maladie suivre son cours. Le corps médical avait
donc décidé, certes diplomatiquement, de se débarrasser de moi en suggérant
à mes parents d’attendre que ma mort vienne tous nous soulager.
On m’a donc ramené à la maison, où ma mère s’est occupée de moi après
avoir quitté son emploi de manipulatrice radio. Mon père, ingénieur en
mécanique, travaillait désormais si tard que, la plupart du temps, David et
Kim étaient déjà couchés quand il rentrait. Cette situation ne pouvait pas
durer. Au bout d’un an, alors que j’avais quatorze ans, il fut décidé que je
passerais mes journées au centre où je suis encore aujourd’hui, mais que je
rentrerais tous les soirs.
Les années ont passé, années durant lesquelles je suis resté prisonnier de
ce monde sombre et aveugle. Mes parents avaient même mis des matelas par
terre, dans le salon, afin que toute la famille puisse vivre à mon niveau, dans
l’espoir d’éveiller quelque chose en moi. Mais je restais là, inerte, telle une
coquille vide, inconscient de ce qui pouvait bien m’entourer. Puis, un jour,
j’ai commencé à revenir à la vie.

Dernière photo de famille « normale », prise en 1987.


3

Remonter à la surface
Je suis une créature marine rampant au fond de l’océan. Il fait sombre. Il
fait froid. Au-dessus, au-dessous et autour de moi, il n’y a que les ténèbres.
Mais voilà que je distingue de faibles éclairs, tout là-haut. J’ignore ce que
c’est. Quelque chose me dit que je dois essayer de les atteindre. Je fouette
alors l’océan, qui me pousse vers ces éclats de lumière effleurant la surface
de l’eau, tout là-haut. Dans leur danse, ils forment des motifs à la fois
composés d’or et d’ombres.
*
Une image plus nette se dessine. Je suis en train d’observer une plinthe. Je
suis persuadé qu’elle n’est pas censée ressembler à ça, mais j’ignore
comment je le sais.
*
Un souffle vient me caresser le visage : le vent.
*
Je sens la chaleur du soleil.
*
De la musique, grêle. Des enfants qui chantent. Leurs voix se font plus
fortes, plus étouffées, puis finissent par se taire.
*
Un tapis surgit soudain dans mon champ de vision. C’est un tourbillon
noir, blanc et marron. Je le fixe afin que mes yeux y voient plus clair, mais
les ténèbres reprennent le dessus.
*
On me passe un gant d’eau froide sur le visage, et je sens mes joues
s’enflammer de colère tandis qu’une main me tient la nuque.
— Je n’en ai pas pour longtemps, dit une voix. Je dois m’assurer que tu es
un garçon bien propre.
*
Les éclairs se font plus vifs. Je m’approche de la surface. Je veux sortir la
tête de l’eau, mais je n’y parviens pas. Tout va trop vite pour mon corps
inerte.
*
Je sens quelque chose. Je m’efforce de lever les yeux. Ils sont si lourds. Il
y a une petite fille devant moi. Elle est cul nu. Sa main est toute tachée de
marron. Elle tente d’ouvrir la porte en gloussant.
— Et où allez-vous comme ça, mademoiselle Mary ? lance une voix
tandis qu’une paire de jambes apparaît dans mon champ de vision.
J’entends la porte qui se ferme, puis un renâclement.
— Oh non, Mary ! Encore ?! s’exclame la voix. Regarde ma main !
La petite fille se met à rire. Sa joie est comme une bouffée de vent qui
viendrait rider le sable sur une plage déserte. Je la sens vibrer en moi.
*
Une voix. Quelqu’un parle. Trois mots : « Seize ans » et « Mort ».
J’ignore ce qu’ils signifient.
*
C’est la nuit. Je suis dans mon lit. Chez moi. J’observe la pièce dans la
semi-pénombre. Une rangée d’ours en peluche trône à mes côtés, et il y a
quelque chose sur mes pieds. Pookie.
Mais ce poids familier disparaît soudain, et je me sens comme tiré vers le
haut. Je ne comprends pas. Je ne suis pas dans la mer. Je suis dans la vraie
vie, désormais. Mais j’ai l’impression de quitter mon corps et de flotter vers
le plafond de ma chambre.
Soudain, je me rends compte que je ne suis pas seul. Des présences
rassurantes viennent m’envelopper. Elles m’apaisent. Elles veulent que je les
suive. Je comprends enfin que je n’ai aucune raison de rester ici. Je suis
fatigué d’essayer d’atteindre la surface. Je veux m’abandonner aux
profondeurs ou aux présences qui m’entourent – au premier qui s’empare de
moi.
Mais alors, une pensée me retient : je ne peux pas quitter ma famille.
Elle est triste à cause de moi. Son chagrin est comme un linceul qui
m’enveloppe chaque fois que je sors la tête des vagues. Elle n’aura plus rien à
quoi se raccrocher si je pars. Je ne peux pas partir.
Mon souffle envahit mes poumons. J’ouvre les yeux. Je suis de nouveau
seul. Ce qui était avec moi, quoi que ce soit, n’est plus là.
Ça devait être des anges.
J’ai décidé de rester.
4

Mis dans une case


Même si je reprenais conscience, je ne comprenais pas pleinement ce qui
m’était arrivé. Comme un bébé qui ignore qu’il ne peut pas contrôler ses
gestes ou encore parler, je ne songeais pas à ce que je pouvais faire ou non.
Mon esprit était submergé de pensées que je n’aurais jamais cru pouvoir
formuler, et je ne me rendais pas compte que le corps que je voyais tressaillir
ou demeurer inerte était le mien. Il m’a fallu du temps pour comprendre que
j’étais totalement seul au milieu d’un océan de gens.
Mais quand ma conscience et mes souvenirs se sont progressivement
entremêlés et que mon esprit s’est peu à peu reconnecté à mon enveloppe
charnelle, j’ai commencé à saisir que j’étais différent. Allongé sur le canapé,
devant la gymnastique que mon père regardait à la télé, j’étais fasciné par ces
corps qui bougeaient avec tant d’aisance et par la force et la puissance qu’ils
dégageaient à chaque mouvement. Je regardais alors ces pieds que je voyais
souvent et je me rendais compte que c’étaient les miens. Il se passait la même
chose avec ces deux mains qui tremblaient de manière incontrôlable chaque
fois que je posais les yeux dessus. Elles faisaient également partie de moi,
mais je n’avais aucune emprise sur elles. Je n’étais pas paralysé : mon corps
bougeait, mais indépendamment de ma volonté. Je ne sentais pas mes
membres, comme s’ils étaient coulés dans le ciment, et je ne pouvais pas les
contrôler. On cherchait constamment à me faire utiliser mes jambes – les
kinés, dans le but de redonner vie à mes muscles, leur faisaient subir de
douloureuses contorsions –, mais je ne pouvais pas bouger sans être assisté.
Si je marchais, c’était seulement pour ébaucher quelques pas maladroits,
et soutenu par quelqu’un afin de ne pas m’écrouler. Si j’essayais de me
nourrir, ma main étalait le contenu de la cuillère sur mes joues. Si je chutais,
je n’avais pas le réflexe de me protéger, et je tombais la face la première. Au
lit, je ne parvenais pas à me retourner, alors, je restais dans la même position
pendant des heures à moins que quelqu’un ne vienne le faire pour moi. Mes
membres refusaient d’exécuter des mouvements fluides et larges ; ils
préféraient se recroqueviller, tel un escargot qui rentre dans sa coquille.
À l’instar d’un photographe qui fait sa mise au point afin d’obtenir une
image nette, il a fallu du temps à mon esprit pour y voir clair. Mais, alors que
mon corps et moi étions lancés dans un interminable conflit, plus je devenais
lucide et plus mon esprit gagnait en vigueur.
J’avais fini par prendre conscience de chaque journée et de chaque heure
qui la composait. La plupart étaient sans intérêt, mais, parfois, il m’arrivait
d’assister à un moment clé de l’histoire. L’intronisation à la présidence de
Nelson Mandela, en 1994, est un souvenir plutôt flou, mais la mort de Diana,
en 1997, est encore très claire dans ma tête.
Mon esprit a dû commencer à s’éveiller vers mes seize ans, et, à dix-neuf
ans, je l’avais totalement recouvré : je savais qui j’étais et où j’étais, et j’avais
conscience qu’on m’avait volé ma vie. J’avais l’impression d’être enseveli
sous terre.
C’était il y a six ans. Au début, j’ai voulu tenir tête à mon destin en
cherchant à faire un signe même infime aux autres afin de les guider vers
moi, comme les miettes de pain qu’Hansel et Gretel avaient semées derrière
eux pour pouvoir retrouver leur chemin dans la forêt.
Mais j’ai fini par comprendre que mes efforts ne suffiraient pas : même si
je revenais à la vie, personne ne réalisait ce qui se passait.
Je reprenais doucement le contrôle de ma nuque et pouvais désormais
baisser la tête et la tourner vers la droite, la soulevant même de temps à autre
en esquissant un sourire, mais ceux qui m’entouraient ne saisissaient pas ce
que ces nouveaux gestes signifiaient. Ils ne croyaient pas aux doubles
miracles : j’avais déjà survécu aux pronostics des médecins ; personne
n’aurait osé croire à une seconde intervention divine. Quand j’ai commencé à
« répondre » aux questions qu’on me posait d’un mouvement de tête ou un
sourire, ils n’y ont vu que le signe d’une très légère amélioration. Personne
n’a songé au fait que ces nouvelles réactions puissent signifier que mon
intelligence était intacte. Il y a longtemps de cela, on avait dit à mes proches
que j’avais subi de graves lésions cérébrales. Alors, quand il arrivait au jeune
garçon aux jambes raides, au regard vide et au menton plein de bave de
dresser la tête, ils n’y voyaient rien d’autre.
On s’occupait donc de moi – on me nourrissait, m’hydratait, m’essuyait et
me lavait – sans jamais vraiment faire attention à moi. Je ne cessais
d’implorer mes membres rebelles de faire un signe, de montrer à quelqu’un
que j’étais encore là, mais ils ne m’obéissaient jamais.
Je suis assis sur mon lit. Mon père me déshabille, et j’ai le cœur qui
tambourine. Je veux qu’il sache, qu’il se rende compte que je suis revenu. Il
doit me voir !
Je fixe mon bras et lui ordonne de fonctionner. Tout mon être est absorbé
par cette volonté. Je fixe mon bras et le supplie, le flatte, le réprimande et
l’implore. L’air vient à me manquer lorsque je me rends compte qu’il répond
à mes prières. Mon bras se dresse au-dessus de ma tête et se met à remuer.
Depuis le temps, je parviens enfin à montrer le chemin vers moi !
Mais lorsque je pose les yeux sur mon père, son visage n’exprime ni choc
ni surprise. Il continue simplement de me déchausser.
Papa ! Je suis là ! Tu ne vois pas ?
Mais mon père ne fait pas attention à moi. Il poursuit sa tâche et, à
contrecœur, je glisse les yeux vers mon bras. Là, je réalise qu’il ne remue
pas. J’ai beau y mettre toute ma volonté, sa seule manifestation physique est
un soubresaut musculaire au niveau de mon coude. Mais le mouvement est
imperceptible ; mon père ne le remarquera jamais. Ma rage est tellement
violente qu’elle ne peut qu’éclater. Je me mets à suffoquer.
— Ça va, fiston ? demande papa en levant les yeux, surpris par mon
souffle rauque.
Je dois me contenter de soutenir son regard en priant pour qu’il arrive à
lire mon désespoir.
— Allez, c’est l’heure d’aller au lit.
Il glisse un haut de pyjama par-dessus ma tête et me couche. La colère me
tord le ventre. Je dois m’en déconnecter, de crainte d’avoir trop mal. Je dois
me perdre dans le néant ou je vais devenir fou.
J’ai plusieurs fois tenté de pousser des grognements dans l’espoir de faire
réagir quelqu’un si je parvenais à sortir un son de ma poitrine, mais je n’y
suis jamais arrivé. Plus tard, j’essaierai de parler, en vain. Je ne pouvais ni
m’emparer d’un stylo pour griffonner un message ni pousser un cri d’appel à
l’aide. J’étais un naufragé sur ma propre île et, lorsque j’ai compris que
personne ne viendrait jamais me secourir, j’ai fini par abandonner tout espoir.
J’ai d’abord été submergé par l’horreur, puis par un terrible sentiment
d’amertume, et je me suis replié sur moi-même pour survivre. Telle une
tortue qui rentre dans sa carapace, j’ai appris à échapper à la réalité dans les
rêves. Conscient que j’allais passer le restant de ma vie dans cet état
d’impuissance, j’ai décidé de renoncer à toute tentative de communication,
me contentant de fixer le monde d’un regard vide.
On pouvait m’assimiler à une plante verte, qu’on laisse dans un coin et
qu’on arrose de temps en temps. Les gens étaient tellement habitués à mon
absence que personne n’a remarqué que je commençais à redonner des signes
de conscience. Après tout, cela faisait longtemps que j’avais été mis dans une
case. C’est notre lot à tous. Êtes-vous l’enfant « difficile », l’amant
« mélodramatique », le cousin « chicaneur » ou l’épouse « bafouée » ? Ces
cases permettent de mieux nous appréhender, mais elles nous emprisonnent
également, car personne ne cherche à voir au-delà.
Nous avons tous des idées préconçues les uns sur les autres, même si la
vérité peut s’avérer bien différente de ce que nous pensons voir. C’est pour
cela que personne ne s’est interrogé lorsque j’ai commencé à pouvoir
répondre à de simples questions comme « Tu veux du thé ? » en secouant la
tête ou en souriant.
Pour la plupart des gens qui me rencontraient, j’étais simplement une
tâche de plus. Dans mon institution, je faisais partie des meubles, depuis tout
ce temps. Quand mes parents devaient s’absenter et me confiaient à d’autres
aides-soignants, j’étais un simple patient de passage. Et, pour les médecins,
j’étais « celui qui ne peut pas faire grand-chose », comme je l’ai un jour
entendu dire, étalé sur la table de radiologie.
Quant à mes parents, ils travaillaient tous les deux à plein temps et avaient
trois enfants à charge, mais cela ne les empêchait pas de tout faire pour moi,
ce qui passait par changer mes couches et me couper les ongles de pied.
S’occuper de moi leur demandait énormément de temps et d’énergie. De
toute évidence, que je puisse défier les probabilités et jouir d’un
rétablissement qui tenait du miracle ne leur avait jamais traversé l’esprit.
C’est donc pour cela que je suis resté dans la case où on m’avait mis il y a
si longtemps. C’était celle marquée d’un seul mot : « Attardé. »
Martin et son père (Rodney) chez eux, sur le canapé.
5

Virna
Virna me masse le bras avec cette huile à la mandarine à l’odeur à la fois
âcre et sucrée. Elle frictionne avec douceur mes muscles raidis. Sentant mon
regard sur elle, elle lève la tête et me sourit. Je me demande encore
aujourd’hui comment j’ai fait pour ne pas déceler l’espoir quand il a débarqué
pour la première fois dans ma vie. Au début, je savais peu de choses au sujet
de Virna : elle ne montrait jamais ses dents lorsqu’elle souriait, et elle agitait
toujours nerveusement le pied quand elle était assise, les jambes croisées.
C’était une auxiliaire de vie, et j’avais remarqué ses manies, car c’est ce
qu’on apprend à faire lorsque les gens ne vous parlent pas. Mais, un jour,
Virna a décidé de s’adresser à moi, et j’ai aussitôt su que je ne pourrais
jamais l’oublier. La plupart des gens parlent de moi, autour de moi, au-
dessus de moi ; impossible d’oublier qui que ce soit ne me considérant pas
comme un simple légume.
Un après-midi, Virna m’a confié qu’elle avait mal au ventre. C’est le
genre de choses que j’ai entendues des années durant, les gens discutant
autour de moi librement en s’imaginant que je n’étais pas vraiment là. Ce que
je sais des problèmes de santé de mes aides-soignantes ne vaut sûrement pas
la peine de s’y arrêter. L’une d’elles a un mari souffrant de la maladie
d’Alzheimer, une autre a des soucis rénaux, et une tumeur vaginale a failli en
rendre une troisième stérile.
Mais quand Virna me parlait, c’était différent. Elle ne parlait pas toute
seule, ni à quelqu’un d’autre ou même à la pièce vide, comme la plupart des
gens. Elle me parlait, comme elle aurait partagé avec n’importe quelle
personne de son âge ce qui lui passait par la tête. C’était le genre de
conversations qu’ont typiquement les jeunes gens, mais je n’avais jamais
connu ça. Très vite, Virna s’est mise à me parler de tout : de la tristesse
qu’elle éprouvait de voir sa grand-mère malade au nouveau chiot qu’elle
venait d’adopter, en passant par son euphorie avant un premier rendez-vous
amoureux. J’avais comme l’impression de me faire ma première amie.
C’est pour cela que j’ai commencé à regarder Virna, ce que je faisais
rarement. En principe, quand j’essaie de dresser la tête, j’ai l’impression de
soulever un parpaing, et je me trouve peu souvent à hauteur d’yeux, car je
suis constamment assis ou allongé. Cela me demandait un tel effort que
j’avais depuis longtemps abandonné l’idée d’établir tout contact visuel avec
ceux qui regardaient sans jamais voir. Chaque jour, je passais des heures à
fixer le vide. Mais les choses ont changé à partir du moment où Virna s’est
mise à effectuer des massages aux huiles essentielles afin de détendre les
muscles noués de certains de ses patients. Allongé sur le dos, tandis qu’elle
frictionnait mes muscles endoloris, je pouvais laisser mes yeux la suivre tout
en l’écoutant, et, petit à petit, la coquille dans laquelle je m’étais réfugié s’est
mise à craqueler. Virna me regardait vraiment, ce que personne n’avait fait
depuis longtemps. Elle voyait bien que mes yeux étaient les fenêtres de mon
âme, et elle était de plus en plus convaincue que je comprenais ce qu’elle
disait. Mais comment pouvait-elle persuader qui que ce soit d’autre que le
« fantôme » léthargique était capable de plus ? Les mois se sont transformés
en une année, puis deux. Puis, il y a environ six mois, Virna a vu un
documentaire sur une femme devenue muette après une crise cardiaque et
qu’on avait aidée à communiquer de nouveau. Virna s’est alors rendue à la
journée portes ouvertes d’un centre spécialisé où des experts expliquaient
comment venir en aide à ceux qui étaient privés de parole. Elle est ensuite
venue m’annoncer avec enthousiasme ce qu’elle avait appris.
— Ils permettent aux gens de communiquer à l’aide de boutons et
d’appareils électroniques, a-t-elle déclaré. Tu penses pouvoir faire une chose
pareille, Martin ? Moi, je n’en doute pas un instant.
Ses collègues, qui l’avaient accompagnée à la journée portes ouvertes,
étaient bien moins convaincues.
— Tu es sûre qu’il est si conscient que ça ? a demandé l’une d’elles.
La femme s’est penchée vers moi avec un léger sourire en coin, et j’ai
souri en retour pour lui montrer que je comprenais ce qu’elle disait. Mais les
deux seuls mouvements que je suis capable de produire – incliner la tête sur
la droite et sourire – sont considérés comme les réactions automatiques d’un
esprit chétif, le genre de gestes accomplis par un bébé de six mois ; alors, elle
n’a pas fait attention. Sans me lâcher des yeux, son sourire s’est peu à peu
effacé dans un soupir. Je me suis demandé si elle avait conscience que son
haleine empestait le café.
— Franchement, tu ne trouves pas ça ridicule ? a-t-elle lancé à son amie,
une fois Virna partie. Je ne vois pas qui, parmi eux, parviendrait à
communiquer.
Les deux femmes ont alors sondé la pièce.
— Peut-être Gertje ?
Elles regardaient un petit garçon qui jouait avec une voiture en plastique.
— Il y a un peu plus d’espoir chez lui, quand même, non ?
Les femmes ont gardé le silence un moment avant de reposer les yeux sur
moi. Elles n’ont rien dit, se contentant de m’observer dans mon fauteuil
roulant. Elles n’avaient pas besoin de parler. Je sais très bien qu’on me
considère comme l’un des sujets les moins réactifs dans ce lieu, où la seule
chose requise est un QI de 30 ou moins. Mais Virna ne s’est pas laissé
déstabiliser. La flamme de la conviction brûlait en elle. Après avoir répété à
qui voulait l’entendre qu’elle était persuadée que je comprenais ce qu’on me
disait, elle a fini par parler à mes parents, qui ont donné leur accord pour
qu’on me fasse passer des tests. Demain, on m’emmène là où on pourra enfin
me confier la clé de ma prison.
— Tu feras de ton mieux, d’accord ? me dit Virna en me regardant.
Je vois bien qu’elle est inquiète. Le doute passe furtivement sur ses traits,
comme les nuages qui courent sur l’horizon par une journée ensoleillée. Je lui
rends son regard en regrettant de ne pas pouvoir lui dire que je donnerai tout
pour saisir cette chance que je n’aurais jamais pensé avoir. C’est la première
fois qu’on m’accorde autant d’importance, et je ferai tout mon possible pour
prouver que j’en vaux la peine.
— Je t’en prie, Martin, fais de ton mieux, répète Virna. Tu dois
absolument leur montrer ce que tu sais faire. Je compte sur toi.
Je la regarde. Au coin de ses yeux brillent des larmes aux reflets argentés.
Elle croit tellement en moi que je ne peux pas la décevoir.
6

Le réveil
Dans un léger crissement, deux portes vitrées s’ouvrent devant moi en
glissant. Je n’ai jamais vu de pareilles portes. Voilà que le monde me
surprend de nouveau. Parfois, je le vois défiler derrière la vitre de la voiture,
mais, en dehors de ces moments, j’en suis en permanence déconnecté. Les
bribes que j’arrive à en saisir m’intriguent constamment. Une fois, j’ai passé
des jours à penser au téléphone portable d’un médecin après l’avoir vu
accroché à sa ceinture : il était tellement plus petit que celui de papa que je
n’arrêtais pas de me demander quel genre de batterie il pouvait bien contenir.
Il y a tellement de choses que j’aimerais comprendre.
Mon père me pousse à l’intérieur du Centre pour la communication
améliorée et alternative de l’Université de Pretoria. Nous sommes en juillet
2001, treize ans et demi après mes premiers symptômes. Dehors, les étudiants
se promènent au soleil sous les jacarandas qui déploient leurs branches, mais,
à l’intérieur du bâtiment, le silence règne en maître. Des dalles de moquette
vert marin s’étirent dans un couloir, et les murs sont recouverts d’affiches
informatives. Notre petit groupe d’explorateurs découvrant ce monde inconnu
est composé de mes parents, de mon frère David, de Virna, ainsi que de
Marietta et Elize, une aide-soignante et une physiothérapeute qui me
connaissent depuis des années.
— Monsieur et madame Pistorius ? demande une voix.
Je lève les yeux et découvre une femme.
— Je m’appelle Shakila et c’est moi qui vais m’occuper de Martin,
aujourd’hui. Nous préparons la salle ; il n’y en a plus pour longtemps.
Une vague de peur glaciale me submerge. Je m’empêche de regarder les
visages qui m’entourent ; je refuse de lire le doute ou l’espoir dans leurs yeux
tandis que nous patientons en silence. Très vite, on nous fait entrer dans une
petite pièce où Shakila m’attend, ainsi qu’une autre femme prénommée
Yasmin. Je laisse tomber ma tête pendant qu’elles parlent à mes parents. J’ai
mal à l’intérieur de la joue. Je me suis involontairement mordu en déjeunant,
et, même si ça ne saigne plus, j’ai toujours des élancements.
Shakila demande à mes parents de lui expliquer mon passif médical, et je
m’interroge sur ce qu’ils pensent après tout ce temps. Ont-ils aussi peur que
moi ?
— Martin ? entends-je avant que quelqu’un ne pousse mon fauteuil à
travers la pièce.
Nous sommes devant une grande plaque de plexiglas posée sur un pupitre
en métal, à mon niveau. Des lignes rouges s’y entrecroisent afin de former
des carrés dont certains contiennent de petites images en noir et blanc. Ces
dessins représentent des choses simples : un ballon, un robinet ouvert, un
chien… Shakila, de l’autre côté du tableau, m’observe sans ciller.
— Je veux que tu regardes l’image du ballon, Martin, dit-elle.
Je dresse légèrement la tête et laisse mes yeux fouiller le tableau. Je ne
contrôle pas assez bien ma tête pour pouvoir la tourner ; mes yeux sont donc
la seule partie de mon corps que je maîtrise parfaitement. Ils font des allers-
retours jusqu’à ce que je trouve le ballon, que je me mets alors à fixer.
— C’est très bien, Martin, fait Shakila en me regardant.
Soudain, j’ai peur. Est-ce que j’observe la bonne image ? Mes yeux sont-
ils vraiment fixés sur le ballon ou sur un autre symbole ? Je ne parviens
même pas à en être certain.
— Maintenant, j’aimerais que tu regardes le chien, continue Shakila.
Mes yeux reprennent leur recherche doucement, cette fois, pour ne pas
risquer de se tromper ou de rater l’image. Je finis par repérer le chien sur la
gauche et me mets à le fixer.
— Maintenant, la télévision, dit-elle.
Je la localise rapidement. Mais, malgré le fait que je veuille garder les
yeux dessus pour montrer à Shakila que j’ai trouvé ce qu’elle m’a demandé,
mon menton tombe sur ma poitrine. Je m’imagine avoir raté le test tout en
m’efforçant de ne pas me laisser aller à la panique.
— On va essayer autre chose, d’accord ? déclare Shakila tandis qu’on
pousse mon fauteuil vers une table recouverte de cartes.
Chacune affiche un mot et une image. Je cède à l’affolement ; je ne
parviens pas à lire les mots. J’ignore ce qu’ils signifient. Si je ne peux pas les
lire, vais-je échouer au test ? Et si j’échoue, retournerai-je au centre afin d’y
passer le reste de ma vie ? Mon cœur se met à battre douloureusement dans
ma poitrine.
— Peux-tu me montrer le mot « maman », Martin ? me demande Yasmin,
l’autre orthophoniste.
J’ignore à quoi ressemble ce mot, mais je fixe ma main droite en lui
intimant de se lever, de montrer même de manière furtive que je comprends
ce qu’on me demande. Elle se met à trembler tandis que je m’efforce de la
décoller de mon genou. Dans un silence de mort, mon bras se dresse
lentement avant de s’agiter frénétiquement de droite à gauche. Je le déteste.
— On va réessayer, d’accord ? me dit Shakila.
On me demande d’identifier d’autres symboles en les désignant, mais mes
efforts restent vains. J’ai honte de ce corps inutile et je lui en veux de ne pas
pouvoir faire mieux, pour une fois qu’on exige quelque chose de lui.
Shakila finit par sortir un petit cadran rectangulaire d’un grand placard. Il
arbore d’autres images et une grande flèche rouge au milieu. Shakila le pose
sur la table, devant moi, avant d’y brancher des fils qui le relient à un cercle
jaune fixé à un pied flexible.
— Ça, c’est un épellateur, et ça, un contacteur, m’explique Yasmin. La
flèche tourne sur le cadran, et quand tu as identifié le symbole voulu, tu
utilises le contacteur jaune pour l’arrêter. Tu as compris, Martin ? Tu vois les
symboles sur le cadran ? Lorsqu’on te demande d’identifier un symbole, nous
aimerions que tu appuies sur le contacteur avec ta tête quand la flèche
l’atteint. Tu penses pouvoir faire ça ?
Je regarde les symboles : l’un d’eux représente un robinet qui coule, un
autre une assiette pleine de gâteaux, un troisième une tasse de thé. Il y en a
huit en tout.
— Je voudrais que tu arrêtes la flèche lorsqu’elle atteint le robinet, s’il te
plaît, déclare Yasmin.
La flèche rouge se met alors à avancer. Elle est si lente que j’en viens à
me demander si elle atteindra le robinet un jour. Je l’observe faire
tranquillement le tour du cadran jusqu’à ce qu’elle approche du robinet. Je
donne alors un coup de tête sur le contacteur. La flèche s’arrête au bon
endroit.
— C’est bien, Martin, me dit une voix.
Je suis sidéré. Je n’ai jamais rien maîtrisé jusqu’ici. Je ne suis jamais
parvenu à faire faire à un objet ce que je voulais de lui. J’en ai rêvé des
milliers de fois, mais je n’ai jamais levé de fourchette jusqu’à ma bouche, bu
dans un verre ou encore zappé sur la télécommande. Je ne peux pas attacher
mes chaussures, taper dans un ballon ou conduire un vélo. Avoir arrêté cette
flèche est un véritable triomphe pour moi.
L’heure qui suit, Yasmin et Shakila me font tester différents contacteurs
afin de voir s’il y a une partie de mon corps que je contrôle suffisamment
pour en utiliser un. Elles en mettent à proximité de ma tête, de mes genoux et
de mes bras rebelles afin que j’essaie de les toucher. Sur la table devant moi,
elles posent d’abord une boîte rectangulaire noire avec un long contacteur
blanc.
Ça s’appelle un contacteur à languette souple ultrasensible. Je dresse le
bras droit avant de le laisser retomber, espérant toucher le contacteur. Je sais
toutefois que, si j’y parviens, ce sera par pure chance.
Ensuite, elles me mettent face à un gros contacteur jaune, aussi rond
qu’une soucoupe, que je m’efforce d’atteindre avec ma main droite, la gauche
ne servant pratiquement à rien. Yasmin et Shakila passent de symbole en
symbole, me demandant d’identifier à l’aide des contacteurs un couteau, une
baignoire, un sandwich – des images de base reconnaissables par les esprits
les moins développés. Parfois, j’essaie d’utiliser ma main droite, mais, dans
l’ensemble, je me contente d’observer le symbole qu’on me demande de
trouver.
Après cette série interminable, Shakila finit par se tourner vers moi. Je
suis en train de fixer une image représentant un gros tourbillon jaune.
— Tu aimes manger chez McDonald’s ? demande-t-elle.
J’ignore de quoi elle parle. Je ne peux ni remuer la tête ni sourire pour
répondre oui ou non, car je ne comprends pas la question.
— Tu aimes les hamburgers ?
Je souris à Shakila pour signifier que oui. Elle retourne alors au placard et
en sort un boîtier noir qui consiste en un grand écran de plastique divisé en
plusieurs petits carrés. Dans chacun des carrés, il y a un symbole.
— Ceci est un outil de communication qu’on appelle « Minspeak »,
m’explique Shakila de sa voix douce. Si tu parviens à utiliser les contacteurs,
cet outil pourrait un jour te servir.
J’observe l’objet, que Shakila allume. Dans le coin des carrés, une petite
lumière rouge passe de l’un à l’autre. Les symboles ne sont pas en noir en
blanc, comme sur les cartes. Ils arborent des couleurs vives, et des mots
figurent à leurs côtés. Je vois l’image d’une tasse de thé et celle d’un soleil.
Je pose alors les yeux sur Shakila pour en savoir plus, et elle touche un
contacteur pour sélectionner un symbole.
— Je suis fatiguée, lance une voix de synthèse.
Elle vient du boîtier. C’est une voix de femme. Je fixe le Minspeak. Ce
simple objet pourrait-il me donner une voix ? J’ai du mal à imaginer qu’on
me croie capable de l’utiliser. Se sont-ils donc rendu compte que je peux faire
davantage que de désigner un ballon dessiné en épais traits noirs sur une
carte ?
— Je suis sûre que tu nous comprends, dit Shakila en s’asseyant devant
moi. À la façon dont tes yeux se sont animés, j’ai vu que tu pouvais identifier
les symboles que nous te demandions, et tu as essayé de faire la même chose
avec ta main. Nous trouverons un moyen de t’aider à communiquer, Martin,
ça ne fait aucun doute.
Je fixe le sol, incapable de faire un effort supplémentaire.
— Tu n’aimerais pas pouvoir dire à quelqu’un que tu es fatigué ou que tu
as soif ? murmure Shakila. Que tu préférerais un pull bleu plutôt que rouge
ou que tu voudrais aller dormir ?
Je ne sais pas. Je n’ai jamais dit ce que je voulais à qui que ce soit. Serais-
je capable de faire des choix si j’en avais la possibilité ? Serais-je capable de
dire à quelqu’un que j’aimerais laisser refroidir mon thé plutôt que de l’avaler
en quelques gorgées lorsqu’on me glisse une paille dans la bouche, sachant
que je ne pourrais pas boire avant plusieurs heures ? Je sais que la plupart des
gens prennent des milliers de décisions par jour : quoi manger, quoi porter,
où aller et qui voir, mais je ne suis même pas sûr de pouvoir en prendre ne
serait-ce qu’une seule. C’est comme demander à un enfant qui a grandi dans
le désert de se jeter à la mer.
7

Mes parents
La foi de mon père semblait avoir été poussée à son maximum, mais je
pense qu’elle ne s’était pour autant jamais totalement éteinte. Elle s’était
enracinée en lui il y a des années de cela lorsque mon père avait rencontré un
homme qui avait guéri de la polio.
Il lui avait fallu dix ans pour vraiment s’en remettre, mais son histoire
avait convaincu mon père que tout était possible. Jour après jour, mon père
me témoignait de cette foi en me lavant, en me nourrissant, en m’habillant, en
me soutenant et en se levant toutes les deux heures, la nuit, pour retourner
mon corps inerte. Comme le père Noël, c’était un grand bonhomme avec une
grosse barbe blanche qui débordait de douceur.
Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que, contrairement à mon
père qui soulageait la plupart de mes besoins, ma mère m’approchait
rarement. Chaque fois qu’elle venait me voir, elle exhalait sa colère et son
ressentiment vis-à-vis de ce qui s’était passé. J’ai fini par réaliser que ma
famille avait été divisée en deux – mon père et moi d’un côté ; ma mère,
David et Kim de l’autre – et que ma maladie avait brisé le cœur d’une famille
qui, j’en avais la certitude, avait connu le bonheur.
J’étais rongé par la culpabilité lorsque j’entendais mes parents se disputer.
Tout le monde souffrait à cause de moi. J’étais la cause de cette hostilité, mes
parents revenant sans cesse au même sujet conflictuel : ma mère désirait que
je vive vingt-quatre heures sur vingt-quatre au centre, comme l’avaient
conseillé les médecins, mais mon père refusait. Ma mère pensait que mon état
serait permanent et que David et Kim finiraient par souffrir de l’attention que
je réclamais. Mon père, quant à lui, espérait encore une amélioration et était
persuadé qu’elle ne se produirait pas si on m’envoyait vivre en institution.
Durant toutes ces années, c’est toujours ce désaccord qui revenait sur le tapis,
parfois sous forme de cris, parfois sous forme de silences lourds de sens.
Pendant très longtemps, je n’ai pas compris pourquoi ma mère ne
partageait pas le sentiment de mon père, mais j’ai fini par assembler
suffisamment d’indices pour réaliser que ma maladie avait failli la détruire et
qu’elle voulait épargner à David et Kim un sort similaire. Elle avait perdu un
enfant, et elle refusait que le fils et la fille qu’il lui restait et qui étaient en
bonne santé souffrent de quelque manière que ce soit.
Ça n’avait pas toujours été ainsi. Les deux premières années de ma
maladie, ma mère avait elle aussi cherché sans relâche un moyen de sauver
l’enfant qu’elle pensait voir mourir et qui s’éloignait d’eux jour après jour. Je
ne peux même pas imaginer la douleur de mes parents, regardant leur enfant
disparaître, suppliant les médecins, me voyant subir traitement sur traitement
et donnant leur accord afin que l’on me teste pour tout, de la tuberculose du
cerveau à tout un tas de maladies génétiques, pour au final apprendre qu’on
ne pouvait plus rien pour moi. Même quand la médecine traditionnelle
n’avait plus rien eu à proposer, ma mère avait refusé de baisser les bras.
Pendant un an, après leur avoir annoncé qu’on ne savait pas comment me
traiter, ma mère était restée à la maison pour s’occuper de moi et avait tout
essayé pour me venir en aide : faire appel à des guérisseurs, ou encore
m’imposer d’intensifs régimes vitaminés. Mais rien ne fonctionnait.
Elle était torturée par la culpabilité de ne pas avoir pu me sauver. Elle était
persuadée de ne pas avoir été à la hauteur pour son fils, et le désespoir avait
fini par s’emparer d’elle tandis que ses amis et sa famille s’éloignaient d’elle
– certains parce que ma maladie orpheline les effrayait, d’autres parce qu’ils
ne savaient pas comment réconforter quelqu’un qui vivait le pire cauchemar
qu’un parent puisse subir. Quelle qu’en soit la raison, les gens gardaient leurs
distances, serrant contre eux leurs enfants aux joues roses dans un état de
gratitude muette, et ma famille s’est retrouvée de plus en plus isolée.
Le chagrin de ma mère a pris une telle ampleur que, deux ans après
l’arrivée de ma maladie, elle a essayé de se suicider. Elle a avalé des tas de
médicaments et s’est allongée pour attendre la mort. Mais elle a alors songé à
ce que sa mère lui avait confié après la crise cardiaque qui avait brutalement
emporté son père : il n’avait pas eu le temps de faire ses adieux. Même
enveloppée de sa brume de désespoir, ma mère voulait dire une dernière fois
à mon père à quel point elle nous aimait, et c’est ce qui l’a sauvée. Quand
papa a compris ce qu’elle avait fait, il nous a tous mis dans la voiture –
maman, David, Kim, moi et un ami de David qui passait la nuit chez nous –
et nous a conduits à l’hôpital.
Ma mère a subi un lavage d’estomac, mais, après ce soir-là, l’ami de mon
frère n’a plus jamais eu l’autorisation de revenir chez nous, et l’isolement
dont souffraient mes parents a commencé à toucher mon frère et ma sœur.
Eux aussi ont souffert de voir maman être traitée en unité psychiatrique. Les
médecins l’ont laissée revenir à la maison en déclarant qu’elle ne pouvait plus
s’occuper de moi. Selon eux, elle pleurait la perte de son enfant, et il fallait
qu’elle ait le moins de contacts possible avec moi afin d’éviter de trop la
bouleverser. Malade, morte de chagrin et désespérée, elle a pris les médecins
au mot et s’est dévouée corps et âme à ses deux autres enfants et à son travail,
qu’elle a repris à plein temps une fois remise. Mon père, quant à lui,
continuait son emploi astreignant et s’occupait de moi, la plupart du temps
seul.
Cette situation a duré des années, mais, peu à peu, ma mère s’est radoucie
et s’est davantage impliquée. Désormais, elle s’occupe de moi pratiquement
autant que mon père. Elle me prépare mes plats préférés – spaghettis
bolognaise et chutney à la pêche – et, parfois, elle pose même ma tête sur ses
genoux si je suis allongé sur le canapé. Je suis heureux de voir qu’après tout
ce temps à être restée à l’écart, elle parvient à me toucher. Mais je suis gagné
par la peine lorsque, tard le soir, je l’entends mettre la musique, sachant
qu’elle écoute les paroles et se rappelle le passé, dévorée par le chagrin.
Je suis triste aussi quand je pense à mon père, qui a tiré un trait sur ses
rêves, est passé à côté de promotions et s’est même fait rétrograder pour
pouvoir s’occuper de moi. Chaque membre de ma famille – mes parents, mon
frère et ma sœur – a payé cher ma maladie. Je ne peux pas en être sûr, mais,
parfois, je me demande si tous ces espoirs et ces rêves perdus sont la raison
pour laquelle un homme aussi intelligent que mon père a tellement bien
appris à dissimuler ses sentiments qu’il ne sait plus où ils sont.
8

Des changements
Ils appellent ça l’effet papillon : les bouleversements qu’un simple
battement d’ailes peut déclencher. Je pense qu’un papillon bat des ailes
quelque part dans ma vie. Vu de l’extérieur, peu de choses ont changé chez
moi depuis que je suis tombé malade : je me rends au centre tous les matins
et pousse un soupir de soulagement lorsque la journée touche à sa fin et que
je peux rentrer chez moi pour être nourri, lavé et mis en pyjama. Mais la
monotonie m’est un ennemi familier, et je suis sensible au moindre de ses
changements.
Le personnel soignant que je fréquente régulièrement, que ce soit au
centre lors de mes séances de kiné ou à l’hôpital pour mes autres rendez-
vous, ne semble pas se soucier du fait qu’un expert ait déclaré que je pourrais
bientôt communiquer. Étant donné ce dont j’ai pu être témoin, je suis surpris
que certains ne s’inquiètent pas davantage. En revanche, il y a une nette
différence dans la façon dont mes parents s’adressent à moi depuis ma visite
chez l’orthophoniste. Quand maman me demande si j’ai assez mangé, elle me
laisse le temps de remuer la tête ou de sourire. Mon père me parle de plus en
plus lorsqu’il me brosse les dents, le soir. Les changements sont si infimes
que mes parents ne les remarquent peut-être pas, mais, pour la première fois
depuis des années, l’espoir est palpable.
J’ai bien compris que, si j’ai la possibilité de communiquer, ce sera de
façon basique. On ne parle pas de film hollywoodien avec une fin parfaite ou
de pèlerinage à Lourdes où les muets retrouvent miraculeusement leur voix.
Dans son rapport, l’orthophoniste recommande à mes parents d’essayer de
communiquer avec moi de toutes les façons possibles. Apparemment, mon
hochement de tête et mon sourire ne sont pas aussi fiables que je l’imaginais,
et je dois apprendre une manière plus claire de répondre oui et non. Étant
donné qu’il m’est impossible de pointer du doigt sans lutter avec mes mains,
le meilleur moyen de commencer à « parler » est de fixer des symboles.
J’utiliserai des symboles, car je ne sais ni lire ni écrire. Les lettres ne
signifient plus rien pour moi. Désormais, ce seront les symboles qui
dirigeront ma vue : je les vivrai et les respirerai tout en apprenant leur
langage. On a conseillé à mes parents de me constituer un classeur de mots
accompagnés d’illustrations. Pour « bonjour », un bonhomme en bâtons lève
la main ; pour « j’aime », on voit son visage en gros plan qui sourit ; et pour
« merci », une tête en forme d’œuf a les deux mains posées sur le menton.
Après avoir indiqué qui je suis et où je vis, que j’aimerais qu’on me mette
un pull ou encore qu’on m’abrite du soleil, mes parents glissent ces feuilles
dans mon classeur. La personne à qui je m’adresserai pourra alors lentement
tourner les pages, et je me contenterai de ne pas lâcher des yeux le symbole
désiré. Durant le repas, si je veux faire comprendre à mes parents que c’est
trop chaud, trop froid ou pas assez assaisonné, je fixe l’une des feuilles A4
plastifiées qu’on leur a conseillé de scotcher sur mon set de table.
Évidemment, personne ne sait si je comprends vraiment tout cela, car
c’est la première fois qu’on essaie ce genre de choses avec moi.
Lors de mes tests, j’ai montré que je pouvais obéir à des ordres de base,
mais un tout jeune enfant le peut aussi. C’est pour cette raison que je dois
faire simple au début, en espérant que ceux qui m’aident réalisent rapidement
que je suis capable de plus.
Cela prendra du temps, mais, au moins, il existe un moyen de prouver aux
gens que j’appréhende des choses. Un bébé accepte peut-être de manger de la
purée tous les jours, mais moi, bientôt, je demanderai à ce qu’on me passe le
sel. Pour la première fois de ma vie, je serai capable d’assaisonner ma
nourriture.
9

Le début et la fin
Le centre qui m’accueille depuis toutes ces années s’appelle Alpha et
Oméga : le début et la fin. Mais aucun de ces deux concepts ne définit mon
existence piégée dans ce purgatoire de jours mornes qui se suivent et se
ressemblent.
Ce bâtiment de plain-pied comporte deux salles de classe claires et
spacieuses, une petite pièce pour la kiné et un jardin. Parfois, on me fait
prendre le soleil, mais en principe, je reste à l’intérieur, où l’on me fait passer
de la position assise (sur mon fauteuil) à couchée (sur un tapis par terre).
En général, on me met sur le côté ou sur le dos, mais, de temps à autre, on
m’allonge sur le ventre, sur une grande cale d’équilibre, et une aide-soignante
m’encourage à taper dans la paume de sa main avec la tête. Sinon, je demeure
inerte, à observer les murs couleur menthe et à écouter les sons métalliques
qui s’échappent de la télé ou de la radio et qui composent la toile de fond de
chacune de mes journées.
Je préfère quand c’est la radio qui est allumée, car essayer de regarder la
télévision demande des efforts que je peux rarement fournir. Je fixe alors les
dalles de moquette marron et écoute les bruits de pas qui résonnent sur le
lino, dans le couloir.
On fait comme si nous étions dans une vraie école, bien que je ne
comprenne pas pourquoi, étant donné qu’aucun d’entre nous ne semble
pouvoir être instruit. Quelle qu’en soit la raison, nous avons des
« professeurs » et sommes divisés en deux « classes », qui sont redistribuées
de temps à autre. Parfois, il y a les enfants qui peuvent marcher et ceux qui ne
peuvent pas, ou alors on sépare ceux qui ne s’entendent pas. Une fois, on
nous a même regroupés selon le QI, même si je n’en ai pas vu l’intérêt
puisque personne n’a plus de 30.
L’équipe soignante est composée d’une demi-douzaine de personnes qui
s’occupent de nous quotidiennement et nous font faire différentes activités :
étirer nos jambes, ou encore couvrir nos mains de peinture avant de les
plaquer sur une feuille de papier. Deux ou trois enfants peuvent en profiter un
peu, mais la plupart sont comme moi, et leur inaptitude à contrôler leurs
gestes les empêche de faire quoi que ce soit.
Assis sur mon fauteuil, la main couverte de peinture rouge avant qu’on ne
me la pose sur une feuille de papier, je me suis souvent demandé à qui étaient
destinées ces activités : à nous ou à nos parents ? Nous rend-on complices
d’un mensonge nécessaire, lorsqu’un membre du personnel fait un dessin
avec notre main ? J’ai vu tellement de parents prendre le dessin de leur
enfant, conscients qu’il n’avait pas pu faire ça lui-même, mais sans pour
autant dire quoi que ce soit.
Je n’ai entendu qu’une seule mère demander si la peinture qu’elle tenait
était vraiment l’œuvre de son fils. L’aide-soignante l’avait gratifiée d’un
simple sourire, comme pour l’adjurer de ne pas briser l’illusion d’optimisme
dont on nous avait enveloppés. Je comprends pourquoi les parents ont besoin
de s’accrocher à une lueur d’espoir, même infime, et je comprends également
que ces enfants trouvent dans ces moments d’échange une échappatoire à la
monotonie de la journée, mais j’aimerais simplement qu’on me laisse
tranquille.
En principe, j’essaie de me concentrer sur la radio lorsqu’on vient me
déranger avec un sourire. Évidemment, je sais que ça part d’un bon
sentiment, mais je suis le plus âgé, et les activités visent les plus jeunes.
Personne ne semble envisager que même ceux qui ont des difficultés
intellectuelles peuvent changer en grandissant.
Malgré tout, je sais d’expérience qu’Alpha et Oméga est une très bonne
institution. Au fil des ans, j’ai souvent entendu les gens échanger des
murmures indignés sur ce qu’ils avaient vu à d’autres endroits.
Ils ont raison d’être indignés. J’ai moi-même été aux premières loges, car
parfois on m’envoyait dans d’autres centres quand mon père partait pour
affaires, ma mère ne se sentant pas capable de s’occuper de moi toute seule,
ou encore lorsque ma famille voulait profiter de quelques jours de vacances
pour souffler.
Chaque fois qu’on me laissait là-bas, j’étais terrifié à l’idée de ne jamais
retourner chez moi ; j’étais submergé par la peur, et mon angoisse grandissait
de jour en jour. Quand on devait venir me récupérer, à l’affût de la voix
familière de ma mère ou de mon père, chaque minute me paraissait durer une
éternité. Ma plus grande peur est de finir dans l’un de ces endroits où les
enfants comme moi restent assis toute la journée sans interaction ni
stimulation. Ce serait la pire des choses.
Je sais donc gré à l’équipe de mon centre, qui fait au moins en sorte de
donner un peu plus de substance à nos vies, car tout le monde ne peut pas
travailler dans un tel endroit. J’ai perdu le compte de tous les aides-soignants
que j’ai vus défiler. Beaucoup repartent à peine arrivés, et j’en suis venu à
reconnaître ce trouble presque écœuré qu’ils affichent sans même s’en rendre
compte. Je comprends. Certains ont peur de ce qu’ils ne peuvent pas
appréhender. Ils ne supportent pas de voir la physionomie d’elfe d’un enfant
atteint du syndrome de Down, les muscles difformes d’un autre souffrant de
paralysie ou encore le regard vide d’un bébé victime d’une lésion cérébrale.
Mais, malgré tous ces gens qui ne peuvent pas s’occuper de ce genre
d’enfants, il y en a certains pour qui c’est une véritable vocation. D’abord, il
y a Rina, la directrice du centre, au visage rond et souriant et qui m’a appris
l’une de mes premières leçons au sujet des gens qui tiennent à vous.
Il y a des années, lorsque Rina n’était encore que professeur, elle s’était
énormément attachée à Sally, une petite fille née avec une importante
paralysie cérébrale. Rina adorait Sally : elle lui préparait son plat préféré, de
la purée de courge, la berçait dans ses bras et lui mettait une musique qui lui
donnait toujours le sourire. Rina était si proche de la petite fille qu’elle était à
l’hôpital la nuit où Sally est morte d’une pneumonie, à six ans.
Après cela, le regard de Rina avait perdu un peu de son éclat, et de voir à
quel point Sally lui manquait m’a fait comprendre qu’on pouvait nous
considérer comme bien plus qu’un simple travail. Cela ne m’est jamais sorti
de l’esprit durant toutes ces années à côtoyer des gens qui me traitaient
comme une carcasse à manipuler, comme un poulet qu’on jette dans une
marmite. Pas une once de chaleur humaine ne vient réchauffer leur
professionnalisme glacial. Ils vous portent comme un sac de pommes de
terre, vous lavent à l’eau gelée et vous mettent du savon dans les yeux, même
si on serre les paupières très fort, avant de vous donner de la nourriture
toujours trop froide ou trop chaude, sans que cela les inquiète. Durant tout ce
temps, ils ne prononcent pas un mot et n’affichent pas un sourire de peur de
voir un être humain leur rendre leur regard.
Le pire, ce sont les soi-disant aides-soignants dont la cruauté prend une
tournure personnelle. Des gens qui s’imaginent supérieurs aux autres m’ont
appelé l’« obstacle », l’« âne » et le « gravat ». Seulement, ils ne font
qu’étaler leur bêtise en agissant ainsi. Pensent-ils vraiment qu’un enfant à
l’intellect limité ne peut pas ressentir le vice lorsqu’on le touche ou percevoir
la colère dans le ton d’une voix ? Je me souviens en particulier de la vague de
froid qui me réveillait quand une femme arrachait mes couvertures pour
marquer la fin de ma sieste, ou encore de l’intérimaire qui m’avait poussé si
violemment sur ma chaise que j’avais fini la tête la première au sol.
Malgré ces mauvaises expériences, je peux affirmer que les enfants
comme moi sont principalement pris en charge par des gens bien, car, quand
je me remémore toutes ces années, je vois une foule de visages souriants. Il y
a eu Unna, qui semblait continuellement transpirer, son nez brillant en
permanence, et Heila, qui débordait tellement d’énergie que même sa langue
ne connaissait pas de répit, ce qui faisait qu’elle la passait constamment sur
ses lèvres.
Aujourd’hui, il y a Marietta, qui aime Des jours et des vies et dont
l’apparence sereine dissimule un caractère passionné. Helen, qui glousse
quand elle me chatouille et qui a un trait marron sur chaque ongle, que je ne
peux m’empêcher de contempler. Et ma préférée, Dora : la cinquantaine, bien
en chair et souriante. Son calme me rassure et sa douceur se lit dans ses yeux
bruns.
Même si elles sont toutes différentes, quelque chose unit ces femmes :
elles aiment discuter, échanger des ragots et compatir aux malheurs des
autres. J’ai entendu l’histoire d’un serpent qui s’était glissé dans la maison en
pleine nuit et qu’un mari avait courageusement tué ; de fuites d’eau à cause
desquelles il pleuvait à l’intérieur, et le plafond menaçait de s’effondrer ; ou
encore de petits-enfants qui prenaient le lit pour un trampoline chaque fois
qu’ils écoutaient une chanson précise.
Je sais également les épreuves qu’on traverse quand on a un parent atteint
de la maladie d’Alzheimer, le souci de s’occuper d’un proche malade ou les
difficultés éprouvées pour obtenir une pension alimentaire d’un ancien mari
peu coopératif.
Même si les femmes abordent d’autres sujets, j’ai fini par noter que seuls
trois reviennent régulièrement dans leurs conversations : leurs maris, dont
elles sont souvent déçues ; leurs enfants, qui sont en général merveilleux ; et
leur poids, qui ne leur convient jamais. Je les entends rabâcher à quel point il
est difficile de rendre les hommes responsables et les régimes plus efficaces.
Bien que je ne comprenne pas les problèmes qu’elles ont avec leurs maris,
mon cœur se serre chaque fois que je les entends parler calories. Les femmes
semblent croire que maigrir les rendra plus heureuses, mais je sais
d’expérience que c’est faux. À vrai dire, je peux affirmer que moins une
femme mange, plus elle est frustrée.
10

Jour après jour


La vie me tend enfin les bras ; mes parents cherchent le meilleur moyen
de me venir en aide. Dorénavant, leurs ambitions me concernant dépassent
les feuilles de symboles, et ils ont décidé de m’acheter un outil de
communication électronique, comme le boîtier noir que nous avons vu le jour
des tests. J’aimerais tellement les remercier pour cet acte de foi. Ils ignorent
encore si je serai capable d’utiliser un tel outil, mais ils veulent essayer, car
l’étincelle d’espoir qu’ont fait naître mes tests s’est désormais embrasée.
Nous découvrons ensemble un nouveau monde appelé « communication
améliorée et alternative », ou plus communément « CAA ». C’est un endroit
où ceux qui sont privés de parole peuvent la retrouver de multiples façons :
des formes de communication les plus basiques, comme pointer du doigt,
cligner des yeux ou fixer des symboles, à des outils high-tech générateurs de
parole et des logiciels que l’on peut utiliser seul.
Pour pouvoir gérer seul un de ces outils, il faut que je sois capable de
manier des contacteurs. Maman me remmène donc voir Shakila et Jill, une
kinésithérapeute. Après m’avoir fait subir un nouveau test, elles détectent les
deux contacteurs qui me seraient le plus simples d’utilisation : le premier,
qu’on appelle « contacteur mécanique plat » ou « Lolly Switch », est une
toute petite boîte rectangulaire qu’on me pose dans la paume de la main et
que je peux activer avec une simple pression des doigts. Le second est un
contacteur à languette souple suffisamment long pour que ma main droite
parvienne à le toucher malgré son imprécision.
L’enthousiasme dont j’ai d’abord fait preuve après la décision de mes
parents de m’acheter un tel outil a rapidement laissé place à la frustration
lorsque je me suis rendu compte que le boîtier noir ne pouvait contenir que
250 mots et expressions. Ça paraît peu quand on a un puits de parole
intarissable en soi.
Mais la monnaie d’Afrique du Sud est soudainement dévaluée, et mes
parents se trouvent dans l’obligation d’annuler leur commande, le produit
ayant presque doublé de prix. Ils m’achètent alors un ordinateur compatible
avec un logiciel de communication. C’est une décision courageuse, car
personne d’autre n’en utilise en Afrique du Sud. Les orthophonistes ne
pourront pas nous aider ; à vrai dire, personne ne le pourra. Ce que
j’apprendrai dépendra entièrement de moi et de mes parents, qui ne savent
même pas si je suis capable de me servir d’un ordinateur.
Pour l’instant, ils doivent décider quel logiciel me prendre, et ce choix
pourrait tout changer. C’est à la fois angoissant et exaltant. Dans ma tête, les
émotions se bousculent comme des oisillons dans un nid : l’excitation à l’idée
d’apprendre à communiquer, la culpabilité de me réjouir de ne pas avoir ce
fameux boîtier noir, finalement, et le remords de penser ainsi alors que mes
parents ont fait preuve d’une telle foi en moi en commandant cet outil.
Chaque émotion se manifeste différemment : l’excitation me fait frissonner,
la culpabilité me tord l’estomac, et le remords me serre le cœur. Elles sont
également totalement différentes des sentiments que j’ai connus jusqu’ici et
que j’ai enfouis dans ce monde grisâtre afin de m’empêcher de sombrer dans
la folie, face à tous ces jours identiques auxquels je ne pouvais rien changer.
— Salut, fiston ! lance mon père en entrant dans ma chambre tous les
matins, à 6 heures.
Papa est déjà prêt, quand il vient me chercher. Il me lève et m’habille
avant de m’emmener dans la cuisine, où il me donne un bol de céréales. J’ai
également droit à une tasse de café, que je bois avec une paille. Lorsque j’ai
terminé, je sais que nous n’allons pas tarder à partir pour le centre. Papa me
dépose chaque matin sur le trajet de son travail et, juste avant de quitter la
maison, il pose sur mes genoux un sac contenant des vêtements propres, des
couches et des bavoirs dont j’aurai besoin dans la journée ainsi qu’un sac
isotherme avec ma nourriture et ma boisson.
Chaque fois que la porte d’entrée s’ouvre, je frémis d’excitation. Après
tout, l’aspect du ciel est l’un des rares éléments imprévisibles de ma journée.
Serai-je accueilli par la bise ou par un ciel nuageux ? Étant donné que le
soleil brille beaucoup par ici, j’ai rarement de surprise, mais je me réjouis
inlassablement de ces courts instants de suspense quand mon père ouvre la
porte.
Papa m’installe dans la voiture, plie mon fauteuil et le range dans le
coffre, puis il vient s’asseoir à côté de moi, allume la radio, et nous roulons
sans un mot. Une demi-heure plus tard, nous arrivons au centre, où il me sort
de la voiture et me remet sur mon fauteuil. Puis il repose mon sac sur mes
genoux et me pousse jusqu’à la porte marron qui marque l’entrée d’Alpha et
Oméga. Nous traversons le couloir qui mène dans ma classe et, lorsque mon
fauteuil s’arrête, je sais qu’il va de nouveau me quitter pour la journée. En
principe, papa part entre 7 h 15 et 8 h 10, ce qui veut dire que je dois parfois
attendre jusqu’à onze heures avant de le revoir.
— Salut, fiston, dit-il en se baissant pour m’embrasser.
Puis j’entends le bruit de ses pas decroître dans le couloir.
Au centre, comme la journée ne démarre pas avant 9 h 30, je reste assis en
attendant ou, parfois, on m’installe sur un pouf poire, ce que j’adore, car il
soutient bien mon corps. Je passe le reste de la matinée allongé ou assis, et,
de temps à autre, on me lève afin que je fasse des exercices d’étirement ou
une activité.
Après un thé en guise de collation matinale, on m’emmène parfois dehors,
et, quatre-vingt-dix minutes plus tard, je prends mon déjeuner, qui est le
même chaque jour : compote de fruits et yaourt suivis d’un jus d’orange ou
de goyave. Ensuite, on me couche pour que je dorme avec les autres, et trois
précieuses heures sont perdues jusqu’à ce qu’on me réveille pour ma boisson
de l’après-midi et qu’on me réinstalle dans mon fauteuil afin que j’attende
papa.
Je trouve toujours cette partie de la journée difficile, car, même si le centre
ferme officiellement à 17 h 15, papa arrive en principe entre 17 h 20 et
18 h 30 ; il ne peut pas partir tôt de son travail et se retrouve régulièrement
dans les bouchons. Cela semble en déranger certains, que je surprends
souvent en train de critiquer mon père. Ça me rend tout le temps malade
parce que je sais qu’il fait de son mieux.
— Salut, fiston, dit-il en souriant lorsqu’il entre enfin dans ma classe.
Je pousse alors un soupir de soulagement : une nouvelle journée de finie.
Il repose mon sac sur mes genoux, me pousse jusqu’à la voiture, range de
nouveau mon fauteuil dans le coffre, et nous partons en écoutant la radio.
Une fois garés et rentrés, nous retrouvons en principe maman dans la cuisine,
puis nous nous installons à table pour dîner avant que l’on ne me fasse boire
une tasse de café au lait et que l’on ne m’allonge sur le canapé, devant la télé.
La plupart du temps, papa s’endort dans son fauteuil et, lorsqu’il se réveille,
il me réinstalle sur le mien, m’emmène dans la salle de bains pour me brosser
les dents, puis me déshabille et me met au lit.
La routine n’est rompue que le week-end : je reste alors à la maison et
peux faire la grasse matinée jusqu’à ce que l’on me sorte du lit et m’emmène
dans le salon, où je passe la journée allongé ou assis.
Mais, au moins, je suis entouré par ma famille et je l’entends discuter. Ce
sont ces deux jours-là qui me donnent la force de supporter la semaine qui
m’attend, parce que j’adore être avec mes parents et David (et Kim avant
qu’elle ne parte en Angleterre).
C’est pour cela que le chagrin m’envahit lorsque mon père me lave les
cheveux dans mon bain le dimanche soir et me prépare à passer une nouvelle
semaine au centre. Toutes les deux ou trois semaines également, il me coupe
les ongles, ce que je déteste.
Voici la routine que je vis depuis aussi longtemps que je puisse me
souvenir. Est-ce donc étonnant si je m’accroche à la moindre parole
prononcée par mes parents, qui cherchent à m’aider, et si je commence à
rêver d’un avenir que je n’aurais jamais imaginé avoir ?
11

Le malheureux
Je n’oublie pas que c’est Virna qui m’a permis d’envisager de sortir de ce
mutisme, lorsque nous nous sommes rencontrés il y a trois ans. À l’inverse de
tous ces gens qui tentent aujourd’hui de lier contact avec moi par le biais de
symboles, de cadrans, de contacteurs et d’écrans, Virna s’est simplement fiée
à son intuition. Tel un détective, plutôt que de se contenter de ce qu’elle
voyait de prime abord, elle a rassemblé un à un les indices qu’il m’arrivait de
laisser filer par inadvertance afin de justifier son flair.
Cela a pris du temps. Au début, je n’étais pas prêt à voir que quelqu’un
voulait communiquer avec moi. J’avais peur d’y croire. Mais quand j’ai
compris que Virna ne baisserait pas les bras, j’ai fini par m’ouvrir peu à peu,
et, au fil des mois et des années qui ont suivi, nous sommes devenus amis.
— Comment ça va, aujourd’hui, Martin ? lançait-elle en entrant dans la
pièce minuscule où elle me massait une fois par semaine.
Sur le dos, je la regardais ouvrir la petite trousse remplie d’huiles qui ne la
quittait jamais. Lorsque je l’entendais déboucher une bouteille, je guettais le
parfum qui envahirait bientôt la pièce. Que ce soient les agrumes, la menthe
ou l’eucalyptus, chaque fois que les effluves parvenaient à mes narines,
j’étais transporté du Kansas au pays d’Oz.
— Je vais commencer par tes jambes, puis je finirai par le dos, m’annonce
Virna. Ça fait deux semaines que je n’y ai pas touché ; j’imagine qu’il te fait
mal.
Elle m’interroge du regard. Virna est petite et mince, a le filet de voix qui
va avec, et j’ai toujours su qu’elle était gentille. Je l’ai ressenti dès ses
premières paroles et dans ses mains salutaires qui détendent mes muscles
noués par l’immobilité.
Mon cœur gonfle quand je regarde Virna. Nous disposons de quarante-
cinq minutes ensemble, et, tel un enfant qui fait l’inventaire des coquillages
qu’il a ramassés sur la plage, je vais une fois de plus en faire le décompte.
Je dois prendre soin de ne pas expédier ces instants. Je préfère les ralentir
afin de pouvoir les rejouer dans ma tête, car c’est ce qui me donne des forces,
aujourd’hui. Virna est la seule personne à me voir. Et, plus important encore,
elle croit en moi. Elle comprend mon langage, les sourires, les regards et les
hochements de tête qui sont tout ce dont je dispose.
— Ta famille va bien ? me demande-t-elle en me massant.
Toujours allongé sur le dos, je la suis des yeux. Je ne bouge pas la tête
pour lui faire comprendre que quelqu’un est malade.
— Ton père est mal en point ?
Je ne réagis pas.
— Ta mère ?
Une fois de plus, rien.
— David ?
Je la gratifie d’un demi-sourire pour lui signifier qu’elle a deviné.
— Alors, comme ça, David est souffrant, répète-t-elle. Qu’est-ce qu’il a ?
Un rhume ?
Je baisse la tête.
— Une angine ?
Je remue de nouveau faiblement le cou, mais cela suffit à Virna. Elle
passe la main sur son oreille, son nez et sa gorge, et je lui fais un autre demi-
sourire lorsqu’elle atteint sa poitrine.
— Il a une infection pulmonaire ?
Je plisse les sourcils pour lui signifier qu’elle y est presque.
— Pas une pneumonie, quand même ?
J’expire brusquement par le nez.
— Qu’est-ce qui existe d’autre ?
Nous nous dévisageons.
— Une bronchite ? finit-elle par dire.
Je souris, submergé par une vague de bonheur. Je suis Mohamed Ali, John
McEnroe, Fred Trueman. Je fais un tour d’honneur sous les applaudissements
frénétiques de la foule. Virna me rend mon sourire.
Elle comprend. Je me repasserai cet instant, encore et encore, jusqu’à ce
que nous nous revoyions, car c’est ce genre de moments qui percent le voile
d’invisibilité dont on m’a enveloppé.
Virna a même donné aux autres l’envie de me parler davantage, en
particulier Kim, ma sœur. J’ai toujours su qu’elle s’occupait de moi. Elle me
gardait de la sauce dans son assiette parce qu’elle savait que j’aimais ça,
venait déposer Pookie sur mes genoux ou approchait mon fauteuil d’elle
quand elle regardait la télé. Mais quand Kim s’est rendu compte que
j’interagissais avec Virna, elle s’est mise à se confier davantage, comme
l’aurait fait n’importe quelle fille avec son grand frère. Elle me parlait de ce
qui se passait à l’université, de sa peur d’échouer à sa formation d’assistante
sociale, des amis qui l’avaient rendue heureuse ou malheureuse.
Évidemment, Kim l’ignorait, mais je comprenais tout ce qu’elle me disait, et,
lorsque je l’ai regardée monter les marches pour aller chercher son diplôme,
mon cœur débordait de joie. En dehors de Virna, c’était la seule qui parvenait
à interpréter ce que j’essayais de faire comprendre, devinant mieux que
personne ce que j’aimais ou non.
C’est pour cela que Kim me manque énormément depuis qu’elle est partie
en Angleterre, l’année dernière, mais, au moins, j’ai toujours Virna. Dans
cette vie où les gens ne se soucient que de mes besoins physiques (ai-je
chaud, froid, sommeil, faim ?), elle ne me considère pas comme une coquille
vide.
Et maintenant que Kim n’est plus là pour me serrer dans ses bras, Virna
est la seule personne à me toucher avec bienveillance. Les autres me lavent,
m’essuient, m’habillent et me nettoient, mais c’est toujours par devoir. Seule
Virna pose ses mains sur moi simplement pour apaiser mon corps
douloureux. Elle me réconforte et me soigne, me fait oublier cette créature
repoussante que je suis devenu.
J’ai conscience que les gens ne sont pas affectueux avec moi, car ils ont
peur. Pour dire la vérité, je me fais un peu peur, moi aussi. Lorsque j’aperçois
mon reflet dans le miroir, je détourne rapidement le regard, car j’y découvre
un homme aux yeux vitreux, avec un bavoir trempé et des bras plaqués contre
la poitrine comme un chien qui vient réclamer des os. J’ai du mal à
reconnaître cet étranger ; alors, je comprends que les autres ne puissent pas
supporter sa présence.
Il y a des années, à une fête de famille, j’ai entendu une proche parler de
moi, isolé dans un coin de la pièce.
— Regardez-le, a-t-elle dit, affligée. Pauvre petit. Quel genre de vie est-ce
donc ?
Puis elle a détourné les yeux, m’abandonnant avec ma gêne. Elle ne
supportait pas de me regarder et j’avais conscience de gâcher le moindre
plaisir qu’elle tirait de cette fête. Ce n’était pas surprenant. Comment peut-on
s’amuser face à quelque chose de si désolant ?
12

Question de vie ou de mort


Je suis sur le point de laisser mes premières empreintes sur le chemin de la
communication. Les contacteurs que j’utiliserai pour activer l’ordinateur, qui
parlera pour moi, sont arrivés, et j’ai commencé à m’exercer. J’ai conscience
que ce sont bien plus que des écrous, des boulons, des disques de plastique ou
des réseaux de câbles électriques. Parler, discuter, contredire, plaisanter,
commérer, converser, négocier, papoter : toutes ces choses me sont
accessibles, désormais, grâce à ces contacteurs. Louer, interroger, remercier,
quémander, complimenter, demander, se plaindre et débattre seront
également bientôt à ma portée.
D’abord, nous devons décider quel logiciel acheter. Mes parents
commandent alors en Europe et en Amérique différentes versions de
démonstration.
Les semaines deviennent des mois, et ma mère passe des heures à regarder
des pages Internet se charger lentement tandis que mon père voue ses soirées
à la lecture de documentations qu’il a imprimées au travail dans la journée.
Pendant ce temps, je cherche à comprendre ce qui m’aidera le mieux à
m’exprimer. Comme un artiste mélange sa peinture pour obtenir la
consistance idéale pour sa toile, je dois choisir le bon logiciel. Cela fait
presque six mois que l’on m’a testé à Pretoria, et mes parents insistent pour
que je leur dise ce que je veux. Ils me demandent mon avis, car ils ont
remarqué que je ne baisse plus la tête comme un chien battu, maintenant qu’il
y a quelque chose d’intéressant à regarder. L’espoir exsude d’eux comme la
vapeur d’un bain brûlant tandis qu’ils commencent à peine à percevoir mon
potentiel.
Je ne peux m’arrêter de penser au bouleversement que connaîtra ma vie
lorsque nous nous serons fixés sur un logiciel. L’idée que je puisse bientôt
entendre ma « voix » dire « J’ai faim » autant de fois que je le voudrai me
sidère. Réaliser que je pourrai demander « Qu’est-ce qu’on regarde, ce
soir ? » m’émerveille. Ces simples mots sont mon mont Everest, et j’ai du
mal à imaginer que je vais bientôt partir à leur conquête.
J’observe avec fascination certains des symboles dont je dois me satisfaire
pour le moment. « Qui » est représenté par un visage vide avec un point
d’interrogation au milieu, et « quoi », par un carré avec un autre point
d’interrogation.
Ce sont les bases de questions que je n’ai jamais pu poser. « Je veux » est
représenté par deux mains tendues vers un cube rouge, et deux épaisses lignes
noires parallèles signifient « je suis ». C’est sûrement ce symbole qui m’attire
le plus, car je ne sais pas vraiment quoi dire après ces deux petits mots. Je
suis… Quoi ? Qui ? Je l’ignore. On ne m’a jamais donné l’opportunité de le
deviner.
Avant de répondre à ces questions, je dois maîtriser les bases de chaque
phrase, les mots et leurs symboles. Du jus, du thé, du sucre, du lait, bonjour,
au revoir, je, tu, nous, ils, non, oui, poulet, frites, viande, et, cheveux, bouche,
pain : ce n’est qu’après les avoir appris que je pourrai les assembler pour
former des phrases.
« J’aimerais du jus d’orange. »
« Non, merci. »
« J’ai faim. »
« J’aimerais aller me coucher. »
« J’ai froid. »
« J’aimerais des radis et des tartines de confiture. »
Mais d’abord, je dois montrer à mes parents le logiciel que je désire en
hochant la tête pendant qu’ils m’en lisent la liste, mais ça me paraît
impossible de choisir. Ils m’ont posé la question des dizaines de fois, mais je
ne parviens pas à prendre une décision, et cela fait des semaines que nous
sommes en plein marasme.
— Parfois, dans la vie, il faut aller de l’avant, m’a dit mon père il y a
quelques jours. Tu dois prendre une décision et t’y tenir. Nous voulons juste
que tu nous montres quel logiciel tu aimerais que nous achetions. Nous
sommes certains que tu le sais déjà, Martin.
Il ne m’a pas quitté des yeux, et je lui ai rendu son regard sans rien
exprimer.
— Nous n’en sommes qu’au début, me rappelle-t-il. Ce n’est pas une
question de vie ou de mort.
Mais, pour moi, ça l’est.
Je n’ai jamais pris de décisions de ma vie, et voilà que je me retrouve face
à la plus difficile de toutes. Comment choisir le pont qui vous mènera d’un
monde à un autre ? Ce logiciel n’est pas un simple outil : il sera ma voix. Et
si je faisais le mauvais choix ? Si j’en prenais un qui me limitait trop ou qui
était trop compliqué à utiliser ? Si je me trompe, je n’aurai peut-être jamais
de seconde chance.
— On pourra en acheter un autre si celui-ci ne te satisfait pas, m’assure
ma mère.
Mais ses efforts ne chassent en rien mes craintes. Une partie de moi se
demande jusqu’où mes parents sont prêts à croire en moi (si je ne parviens
pas à utiliser le logiciel, oublieront-ils ce rêve fou que les sceptiques
considèrent comme irréalisable ?), et une autre cherche à savoir ce que cela
signifiera si tout se passe bien et que mon monde se met à s’épanouir. Pour
l’instant, grâce à ma main droite, que j’arrive un peu plus à contrôler avec les
contacteurs, et mes rapides progrès dans la sélection de symboles, mes
parents pensent que je suis capable de bien plus que ce qu’on aurait pu
imaginer, mais ils n’appréhendent pas la situation dans sa totalité. Que nous
arrivera-t-il si le monde que nous connaissons depuis si longtemps change au
point de basculer sur son axe ? Je suis tellement habitué à être en cage que
j’ignore si je pourrais voir l’horizon même en le fixant.
Dévoré par le doute et l’angoisse, je m’efforce de repenser au coup de fil
que mes parents et David ont passé à Kim il y a quelques semaines, pour
Noël. J’étais devant l’ordinateur de mes parents et je cliquais lentement sur
les symboles, nerveux, mes mains tremblant encore plus que d’habitude. Mon
père a alors approché le combiné des haut-parleurs et j’ai appuyé une dernière
fois sur le contacteur.
— Bonjour, Kim, a dit ma voix de synthèse. Joyeux Noël.
Ma sœur a marqué un moment de silence avant de répondre, mais j’ai
perçu la joie dans sa voix, malgré les dix mille kilomètres qui nous
séparaient. À cet instant, j’ai compris que le « fantôme » revenait enfin à la
vie.
13

Ma mère
La frustration traverse fugacement le regard que ma mère pose sur moi. Je
connais bien ce regard. Parfois, son visage en vient à se figer. Nous essayons
d’ajouter, sur l’ordinateur, de nouveaux mots à mon vocabulaire. Nous
sommes en août 2002. Cela fait un an que j’ai subi des tests, et six mois que
nous apprenons à utiliser mon système de communication. Kim avait ramené
le logiciel que j’avais fini par choisir durant l’une de ses visites, et,
désormais, j’ai même mon propre ordinateur portable, offert par maman.
— Tous ceux-là sont trop vieux, a-t-elle déclaré devant les ordinateurs
alignés comme des pierres tombales dans la boutique. Je veux le plus récent
que vous ayez, et haut de gamme, s’il vous plaît. Il doit être rapide et
puissant. Mon fils ne doit éprouver aucun problème en l’utilisant.
Une fois de plus, je l’ai regardée négocier pour moi, comme elle l’avait
fait tant de fois toutes ces années. Avec son ton ferme et poli, j’ai vu maman
insister auprès de médecins qui disaient que j’allais bien pour qu’ils
m’auscultent de nouveau et s’accrocher avec d’autres qui voulaient que je
fasse la queue comme tout le monde. Cette fois, elle allait s’assurer que je
reparte avec le meilleur ordinateur disponible dans la boutique.
Au début, j’osais à peine le toucher, me contentant de l’observer chaque
fois que papa, maman ou David l’allumaient. J’écoutais d’un air admiratif la
musique qui surgissait comme par magie quand l’écran noir prenait vie tout
en me demandant comment j’allais bien pouvoir apprendre à contrôler cette
étrange machine alors que je ne saisissais déjà rien au clavier. Les lettres sont
certes un autre genre de symboles, mais, contrairement aux images que j’ai
passé tellement de temps à apprendre ces derniers mois, je ne sais pas les
déchiffrer.
Tout comme vous choisissez naturellement les mots que vous prononcez,
je dois choisir ce que doit dire ma nouvelle voix de synthèse en sélectionnant
des mots dans des grilles – ou des pages – de vocabulaire. Mon logiciel
contenait très peu de mots préprogrammés ; ma mère et moi devons donc y
insérer tous ceux dont j’ai besoin ainsi que les symboles correspondants. Je
pourrai ensuite utiliser mes contacteurs pour déplacer les mots et sélectionner
ce que je veux dire sur l’écran avant que l’ordinateur ne le prononce.
Aujourd’hui, nous travaillons sur les couleurs. Comme quand j’étais petit,
ma mère m’aide à apprendre une nouvelle langue. Elle a même abandonné
son métier de manipulatrice afin de me faire suivre un apprentissage intensif,
et nous travaillons ensemble plusieurs heures par jour. Elle vient me chercher
au centre vers 14 heures. Une fois à la maison, nous passons environ quatre
heures à former des grilles de vocabulaire, puis elle me laisse m’exercer
dessus.
La vitesse à laquelle j’enregistre les choses la surprend. Au début, elle a
dû apprendre à utiliser le logiciel seule avant de me montrer comment faire.
Mais au fil du temps, elle s’est rendu compte que j’étais capable d’effectuer
tout ce qu’elle me demandait, voire plus. Désormais, au lieu de parcourir le
manuel toute seule, maman le lit à haute voix, et j’en mémorise le moindre
mot. J’ai de plus en plus l’impression de mieux comprendre les instructions
qu’elle et, parfois, je suis obligé d’attendre qu’elle réalise ce qu’elle ne fait
pas correctement. Mais je n’ai aucun moyen de le lui dire, car, malgré mes
progrès, je communique toujours par le biais des mots et des expressions les
plus basiques.
Je regarde maman, qui détache enfin ses yeux de moi pour les poser sur
l’écran. Pour l’instant, nous avons ajouté à ma nouvelle grille les couleurs de
l’arc-en-ciel – rouge, jaune, bleu, vert, violet et orange – ainsi que d’autres
tout aussi fondamentales comme le rose, le noir et le marron. Mais, plus nous
avançons dans la gamme de couleurs, plus la tâche s’avère compliquée.
— Cerise ? demande maman.
Je reste impassible.
— Émeraude ?
Je sais exactement quel mot je veux. Nous nous retrouvons souvent
coincés lorsque nous élaborons une nouvelle grille.
— Magenta ?
Je ne réagis toujours pas.
— Bleu marine ?
L’espace d’un instant, la frustration s’empare de moi. Il faut absolument
que ma mère devine ce mot, sinon je ne pourrai jamais l’exprimer. Ma liste
de vocabulaire dépend totalement de ses suggestions.
Parfois, j’ai le moyen de montrer le mot auquel je pense. Tout à l’heure,
j’ai cliqué sur le symbole représentant une oreille à l’aide de mon contacteur,
puis sur celui du ballon.
— Ça sonne comme ballon ? m’a demandé maman. C’est le « marron »
que tu veux, c’est ça ?
J’ai souri, et elle a ajouté le mot à ma grille. Il n’y a plus qu’une seule
teinte que j’aimerais y insérer : le turquoise. Maman passe toute la gamme de
couleurs en revue, et j’ignore comment je vais pouvoir lui décrire celle du
ciel d’été si elle n’y pense pas.
C’est certes frustrant, mais, parfois, j’ai l’impression que maman désire
encore plus que moi trouver ces mots. Tout ce processus la ronge autant que
moi, mais elle ne semble jamais en avoir assez de rester assise devant
l’ordinateur des heures durant, jour après jour. Lorsque nous ne travaillons
pas ensemble, ma mère garde toujours sur elle des bouts de papier sur
lesquels elle griffonne des listes de mots en envisageant notre prochaine grille
et les termes que j’aimerais y insérer. Car, plus nous avançons, plus elle se
rend compte de l’étendue de mon vocabulaire, ce qui l’ébahit.
Je crois qu’elle commence à comprendre à quel point on m’a sous-estimé
jusqu’ici, mais j’ignore ce qu’elle en pense. J’imagine que ça l’horrifie de se
dire que je suis pleinement conscient depuis des années, mais nous n’en
parlons pas, et nous ne le ferons sûrement jamais. Expie-t-elle ses péchés en
prenant en charge ma rééducation ? Je n’en suis pas certain, mais, quand je
vois son engagement, je me demande si elle ne cherche pas à gommer ces
sombres années qui ont suivi l’arrivée de ma maladie et ces innombrables
disputes où David, Kim et Pookie disparaissaient de la pièce et dont je me
retrouvais le seul témoin.
— Regarde-nous ! hurlait-elle à mon père. Regarde notre vie ! Martin a
besoin de soins spécifiques que nous ne pouvons pas lui fournir, et je ne
comprends pas pourquoi tu ne veux pas qu’il en bénéficie.
— Parce qu’il a besoin d’être avec nous, tonnait mon père, et pas avec des
étrangers.
— Mais pense à David et Kim. Qu’est-ce que tu en fais ? David était un
petit garçon plein d’entrain ; désormais, il est de plus en plus renfermé. Et
même si Kim semble tenir le coup, elle a besoin que tu lui accordes
davantage d’attention. Elle veut passer du temps avec son père, mais tu es
toujours avec Martin. Entre lui et ton travail, tu ne trouves jamais un moment
à passer avec nous.
— C’est peut-être parce que je suis le seul à m’occuper de Martin, non ?
Je suis navré, Joan, mais nous sommes une famille, et il en fait partie. Nous
ne pouvons pas l’envoyer là-bas. Nous devons rester ensemble.
— Pourquoi, Rodney ? Pour le bien de qui le gardes-tu ici ? Le tien, celui
de Martin, ou le nôtre ? Pourquoi ne peux-tu pas tout simplement accepter le
fait que nous ne pouvons pas nous occuper de lui ? Il serait bien mieux
entouré d’experts qui pourraient lui prodiguer des soins corrects. Nous
pourrions aller lui rendre visite, et Kim et David seraient bien plus heureux.
— Mais je veux qu’il reste ici. Je ne peux pas le laisser partir.
— Et que fais-tu de Kim, David et moi ? Tu vois bien que ça nous fait du
mal. C’est trop dur à vivre.
La dispute continuait jusqu’à prendre des proportions démesurées, chacun
se bataillant avec l’autre pour gagner la guerre, et je n’avais d’autre choix que
d’écouter, conscient que j’en étais la cause, ne désirant qu’une chose : me
réfugier dans un endroit sombre et sûr où je n’aurais jamais plus à assister à
cette querelle.
Parfois, après une dispute particulièrement violente, maman quittait la
pièce comme une furie, mais, un soir, papa m’a mis dans la voiture et nous
sommes partis. Je me demandais si nous allions revenir à la maison,
culpabilisant de ce que j’avais fait à ma famille. Tout cela était ma faute. Si la
maladie m’avait tué, tout le monde irait bien mieux aujourd’hui.
Évidemment, nous avons fini par rentrer, pour être accueillis par l’habituel
silence de pierre qui suivait chaque dispute.
Il y en a une que je n’oublierai jamais. Papa était parti en laissant maman
en pleurs, par terre. Elle se tordait les mains en gémissant, laissant libre cours
à son chagrin ; elle semblait si seule, si perdue et si désespérée. J’aurais aimé
la réconforter, me lever de mon fauteuil et abandonner ce corps qui avait
causé tant de douleur.
Maman a levé les yeux vers moi. Ils étaient envahis de larmes.
— Il faut que tu meures, a-t-elle articulé lentement. Il faut que tu meures.
Je me suis alors soudain senti seul au monde, et je l’ai regardée se
redresser et m’abandonner au silence de la pièce. Je voulais exaucer son
souhait. Je mourais d’envie de quitter ma vie. Les mots qu’elle venait de
prononcer étaient pires que tout.
Au fil du temps, j’ai fini par comprendre le désespoir de ma mère. À force
d’écouter les autres parents discuter, au centre, je me suis rendu compte que
beaucoup partageaient son angoisse. Petit à petit, j’ai saisi pourquoi il était si
difficile pour ma mère de vivre avec la cruelle parodie de l’enfant qui était né
en bonne santé et qu’elle avait tant aimé. Chaque fois qu’elle me regardait,
elle ne voyait que le fantôme qu’il avait laissé.
Ma mère était loin d’être la seule à ressentir ce sombre désespoir. Deux
ans après cette fameuse soirée, un bébé prénommé Mark a commencé à
fréquenter mon institution. Son cas était sérieux : on devait le nourrir avec
une sonde, on l’entendait rarement et on ne lui donnait que très peu de temps
à vivre. Je ne l’ai jamais vu, car il passait ses journées couché, mais il
m’arrivait de l’entendre. Je reconnaissais également sa mère, car, même si, en
général, j’étais à plat ventre par terre quand elle arrivait avec Mark, je m’étais
habitué à sa voix. C’est comme ça que j’ai surpris une conversation entre elle
et Rina, un matin.
— Tous les matins, lorsque je me réveille, il y a ce court instant où je ne
me souviens pas de notre situation, a dit la mère de Mark. Je me sens si
légère, si libre. Puis la réalité me heurte de plein fouet, et je pense à Mark,
une journée de plus, une semaine de plus, me demandant s’il souffre et
combien de temps il va vivre. Mais je ne vais pas le voir tout de suite. Je reste
au lit encore un moment et je contemple la lumière que laisse filtrer la
fenêtre, les rideaux caressés par la brise… Chaque matin, j’ai conscience de
m’accorder ce temps pour m’armer de courage afin d’aller voir mon fils dans
son berceau.
La mère de Mark ne se battait plus. Elle avait fini par accepter le caractère
inévitable de la mort de son fils et elle attendait son arrivée chaque matin sans
savoir comment elle réagirait le moment venu. Ni elle ni ma mère n’étaient
des monstres ; elles avaient tout simplement peur. J’ai appris depuis
longtemps à pardonner ses erreurs à maman. Mais lorsque je la regarde, le
front plissé par la concentration tandis qu’elle s’efforce de deviner la couleur
que je veux ajouter à ma grille, je me demande si elle-même se les est
pardonnées. Je l’espère.
14

D’autres mondes
Parfois, j’avais besoin d’oublier ma réalité. Et, même complètement
désespéré, il me restait toujours un endroit où me perdre : mon imagination.
Je pouvais y être tout ce que je désirais.
Une fois, je me suis transformé en petit pirate qui pillait un navire ennemi
pour récupérer l’or qu’on avait volé à son père. Après avoir grimpé l’échelle
de corde, j’ai atterri en silence sur le pont. J’entendais des rires en arrière-
fond. Tout en haut, dans son nid-de-pie, un pirate observait la mer avec une
lunette ; il ignorait qu’un ennemi venait de monter à bord sous son nez.
À l’autre bout du pont, un groupe de pirates étaient accroupis au-dessus
d’une carte, faisant tourner une bouteille de rhum tout en se demandant avec
jubilation quel navire ils attaqueraient ensuite, qui ils allaient bien pouvoir
priver de son or.
J’ai léché mon doigt et je l’ai dressé afin de voir d’où venait le vent. Il
fallait que je m’assure que les pirates ne distinguent pas mon odeur, car ils
ligotaient leurs prisonniers et laissaient les oiseaux leur picorer les yeux avant
de leur faire subir le supplice de la planche. Je me suis alors jeté à terre et me
suis hissé sur les coudes en silence, mon sabre sur moi en cas de besoin.
J’étais prêt à trancher la tête du premier qui s’approcherait, mais ils étaient
tous bien trop occupés à contempler leur carte pour faire attention à moi. Sans
un bruit, j’ai descendu l’échelle menant à l’intérieur du navire. Je devais
repérer la cabine du roi pirate ; c’est là que se trouverait l’or de mon père.
Je suis arrivé devant une porte et l’ai ouverte. Le roi pirate dormait dans
son fauteuil, mais, de toute évidence, il était tellement grand que sa tête
toucherait presque le plafond s’il venait à se lever. Il arborait une grosse
barbe noire et un bandeau sur l’œil, et il portait un chapeau de capitaine.
Devant lui : un coffre rempli de bijoux, de pièces, de pierres précieuses et
de coupes. Je me suis avancé à pas de loup en le fouillant des yeux. C’est là
que je l’ai vue : la sacoche marron qui contenait l’or de mon père. Elle était à
moitié cachée sous un tas de pièces et je l’ai tirée doucement, centimètre par
centimètre, faisant en sorte de ne pas laisser échapper un bruit tant que je ne
la tenais pas fermement.
J’aurais pu partir avec la même discrétion dont j’avais fait preuve
jusqu’ici, mais ce n’était pas mon intention.
J’ai fait le tour du bureau afin de m’approcher du roi pirate. Il avait un
gros nez rouge, et une cicatrice lui barrait la joue. À côté de lui, un perroquet
bleu, vert et jaune se tenait sur son perchoir. Je lui ai donné quelques miettes
de pain afin de le faire taire, puis je me suis penché en avant et j’ai arraché le
chapeau du roi pirate en riant. Il a ouvert son bon œil et m’a vu.
— RRRRRRRRAAAAAAHHHHHHH ! a-t-il rugi, ce qui n’a fait
qu’accentuer mon fou rire.
Il s’est levé d’un bond en tirant son épée, mais j’étais trop rapide pour lui.
J’ai enfoncé son chapeau sur mon crâne, je me suis rué vers la porte et l’ai
claquée derrière moi. Un bruit de bois brisé a suivi : le roi pirate s’était coincé
la jambe dans la porte en voulant l’ouvrir d’un coup de pied. Ha ! ha ! Il ne
pouvait plus m’attraper, désormais.
— Au voleur ! hurlait-il.
J’ai sorti mon sabre et je l’ai dressé devant moi. Il était fait d’un argent si
brillant que le soleil s’y reflétait tandis que je traversais le pont en courant.
Les pirates m’attendaient, mais j’ai agité mon sabre, et le soleil s’y
réfléchissant les a aveuglés.
Ils sont tombés à genoux en poussant des hurlements et en se couvrant les
yeux. Je me suis alors précipité sur le côté du navire, suivi par l’un d’eux.
J’entendais son épée fouetter l’air ; il n’était pas loin de moi. Il voulait me
donner en pâture aux oiseaux.
J’ai fait volte-face, et nos deux lames de métal se sont croisées. L’épée du
pirate a volé de l’autre côté du pont, et j’en ai profité pour bondir sur le
gréement, serrant toujours l’or de mon père.
J’étais le petit pirate. Je pouvais courir et nager, voler et me battre, faire
face à mes ennemis et me montrer plus malin qu’eux. J’ai accueilli avec un
sourire les pirates qui se ruaient vers moi.
— Vous ne m’attraperez jamais ! ai-je crié en sautant du gréement.
Mon corps a fendu l’eau comme une flèche et s’est enfoncé dans les
profondeurs bleutées, qui se refermaient au-dessus de moi. Je savais que la
mer se chargerait de m’emmener loin d’ici. Je retrouverais mon père et me
battrais un autre jour. J’étais le petit pirate et le prisonnier de personne.
C’était là que je me réfugiais pour échapper à ces sentiments qui
menaçaient de me submerger lorsque je m’imaginais être prisonnier pour
toujours. Aujourd’hui, j’aimerais parfois pouvoir y retourner quand, me
reconnectant peu à peu au monde qui m’entoure, je me retrouve confronté à
cet horrible mélange d’espoir, de frustration, de peur et de joie. Je sais bien
qu’au fond, je n’ai plus besoin de me perdre dans le rêve, car je vis enfin ma
vie.
Mais je ne pourrai jamais oublier que mon imagination fait partie de ce
que j’ai de plus précieux : c’est la clé qui a déverrouillé ma prison et m’a
permis de m’échapper. La porte via laquelle j’ai pu découvrir et conquérir de
nouveaux mondes. L’endroit où j’étais libre.
15

Œuf au plat
Ce matin, mon bandeau me serre le crâne. En son centre, il y a un petit
pointeur noir qui émet un faisceau lumineux et que j’essaie de diriger vers
l’écran de mon ordinateur en tournant légèrement la tête. Pour sélectionner le
mot que je veux dire, je dois appuyer sur l’un de mes contacteurs. Cet
accessoire est censé m’aider à communiquer plus rapidement, mais apprendre
à l’utiliser me prend beaucoup de temps.
Cette volonté de maîtriser mon outil de communication est épuisante : je
dois à la fois contrôler mes contacteurs et me rappeler où se trouvent dans les
grilles de mots les symboles que nous avons insérés dans mon ordinateur. Je
passe quelques heures au centre pratiquement tous les jours afin de permettre
à maman d’avoir un peu de temps pour elle, mais, au lieu de m’échapper dans
mon imaginaire, je passe en revue, dans ma tête, les images des grilles afin de
m’entraîner à les retrouver et de me souvenir de l’emplacement de certains
mots. Lorsque je rentre à la maison, je travaille pendant six, sept, huit heures,
lançant parfois des mots juste pour m’entendre « parler ». Comme un enfant
qui s’empiffre dans une confiserie, les verbes sont mon chocolat, les noms,
mes caramels, les adverbes, mes bonbons gélifiés, et les adjectifs, ma
réglisse. Le soir, dans mon lit, les symboles envahissent mes pensées et mes
rêves.
Je regarde le faisceau passer sur chaque mot de la grille. C’est celle
concernant le petit-déjeuner, et les symboles que j’ai déjà sélectionnés pour
composer ma phrase sont tout en haut de l’écran. « J’aimerais », « du jus
d’orange », « et », « du café », « s’il te plaît » font patiemment la queue,
comme des passagers espérant un bus qu’ils craignent de ne jamais voir
franchir le coin de la rue, car ils attendent depuis trop longtemps. Chaque fois
que je sélectionne un symbole, je dois attendre que le curseur revienne au
début de la grille et passer de nouveau chaque case pour arriver à celle que je
désire. J’aimerais demander à maman un œuf au plat, ce matin, avec mon
café et mon jus d’orange. L’image d’une tasse fumante – « café soluble » –
est illuminée. Puis celle d’une bouteille – « lait ».
Miel.
Tartine.
Muffin.
Marmite[2].
Porridge.
Fraise.
Abricot.
Marmelade.
Confiture.
Beurre.
Margarine.
Raisin.
Orange.
Banane.
Pain aux raisins.
Il ne reste plus qu’une ligne de mots.
Je regarde « omelette », « tomate » et « saucisses » s’illuminer. Le curseur
passe à la ligne qui commence par « bacon » et qui finit par « œuf au plat ».
C’est ce symbole-là que je veux. Je me délecte de pouvoir être aussi précis
quand je demande à manger, désormais. Je ne veux pas d’œufs brouillés ou
encore pochés. Non, je veux le jaune sur le dessus, tel un soleil dans mon
assiette. Je prépare ma main droite autour de mon Lolly Switch. C’est celle
qui me sert le plus, celle à laquelle je me fie. Et là, je vais lui demander de
m’obéir.
Le curseur avance, éclairant chaque case l’espace de quelques secondes
avant de passer à la suivante. C’est déjà trop tard pour « œuf à la coque » et
« œufs brouillés » ; c’est bientôt le moment pour « œuf au plat ». Il est niché
entre « œuf poché » et « œuf dur ». Je patiente, prêt à me jeter dessus. Enfin.
Le symbole est illuminé. Mais, tout en recroquevillant les doigts autour de
mon contacteur, je me rends compte qu’ils ne sont pas assez rapides. J’essaie
de fermer la main, mais elle refuse de m’obéir. Elle m’a trahi. Une vague de
colère m’envahit tandis que le symbole suivant s’illumine. J’ai raté l’œuf au
plat. C’est trop tard. Je dois attendre que le curseur fasse de nouveau le tour
de la grille pour avoir une nouvelle chance de le sélectionner. J’inspire
profondément. La communication s’apparente à un jeu de serpents et
d’échelles particulièrement ardu, à mes yeux. Elle requiert le genre de
patience que je suis aujourd’hui presque content d’avoir eu le temps
d’apprendre à maîtriser durant toutes ces années. Je regarde les mots
s’illuminer une fois de plus sous mes yeux. Je n’en démords pas : j’aurai mon
œuf au plat. Puis je cliquerai sur un dernier symbole – « parler » –, et ma voix
de synthèse pourra enfin s’exprimer.
16

Je confie un secret
Je suis incapable de déterminer le moment exact où je suis tombé
amoureux de Virna. Peut-être ce sentiment s’est-il établi tellement lentement,
couche par couche, que je ne me suis pas rendu compte qu’il faisait partie de
moi, ou bien je ne me suis jamais permis d’y penser. Mais tout ce que je sais
à cet instant précis, quand je la regarde, c’est que je l’aime.
Je suis au centre, et Virna est en train de me parler. J’attends chacune de
ses visites avec impatience, désormais, car c’est l’antidote apaisant au
ressentiment qui commence à germer en moi. Je ne comprends pas pourquoi
on continue à m’envoyer ici alors que je maîtrise de plus en plus mon outil de
communication. Nous sommes fin 2002. Cela fait plus d’un an que j’ai subi
ces fameux tests, et, même si j’ai la certitude d’avoir prouvé que je n’ai rien à
faire ici, personne ne semble savoir que faire de moi. Si c’était dur d’être ici
quand personne n’avait conscience que mon intellect était intact, ça l’est
mille fois plus aujourd’hui.
J’ai deux vies : l’une, où je suis à la maison, à travailler sur mon
ordinateur, persuadé de bientôt pouvoir faire enfin partie du monde qui
m’entoure ; et l’autre, où je suis dans ce centre, un classeur de symboles
auquel personne ne prête attention sur les genoux, persuadé d’être aussi mort
qu’avant. Ça m’est de plus en plus difficile de naviguer entre les deux.
Il n’y a pas très longtemps, mes parents sont partis quelques jours et m’ont
laissé dans un centre que je ne connaissais pas. Tous les matins, on
m’emmenait dans un jardin boueux entouré d’une haute barrière de métal et
dans lequel j’attendais, tel un animal dans un zoo. En fin d’après-midi, on me
ramenait à l’intérieur, où il n’y avait ni télé ni radio pour briser la monotonie.
La seule chose qui changeait là-bas, c’était le bruit des voitures sur la route
toute proche, et, chaque fois que j’en entendais une, je m’imaginais que
c’était quelqu’un qui venait me chercher. Mais personne ne venait me
secourir, et il n’y avait rien que je puisse faire pour contenir la colère et
l’amertume qui couraient dans mes veines. Quand les gens me verront-ils tel
que je suis plutôt que la coquille brisée qui me sert d’enveloppe corporelle ?
Que dois-je faire pour les convaincre que je ne suis plus fait pour ce genre
d’endroits et que c’est mal de continuer de m’y emmener ?
Même si certains ont vu de quoi je suis capable, on me traite en général
comme un enfant qui ne sait pas ce qu’il veut. J’ai l’impression que Virna est
la seule à me considérer comme son égal et je suis de plus en plus persuadé
que je compte vraiment pour elle. Pourquoi croirait-elle autant en moi,
sinon ? Cela fait longtemps que je n’écoute plus les railleries du personnel au
sujet du temps que Virna passe avec moi. Mais j’y ai resongé, dernièrement,
et je vois bien que ses yeux brillent de plaisir quand elle me demande si
j’avance, avec mon ordinateur. Je ne peux pas lui révéler grand-chose sur
mes progrès, car je n’emporte pas mon portable au centre de peur de
l’abîmer. Il est bien trop précieux pour se retrouver ici. Mais Virna me pose
des questions auxquelles je peux répondre avec davantage d’assurance
maintenant que mes hochements de tête sont plus nets et que mes mains sont
un peu plus calmes. Mon corps gagne en force, telle une vieille machine
rouillée qui finit par se décrasser à force d’être mobilisée.
Mais il n’y a pas que son intérêt vis-à-vis de mes progrès qui me laisse
imaginer que Virna tient à moi. Elle me l’a fait comprendre différemment : en
m’offrant un mobile composé de poissons en fil de fer et de billes bleues et
vert marin, qui trône désormais dans ma chambre, et en me rendant visite le
jour de mon anniversaire. Virna est la seule personne à être venue me voir
chez moi à part mon camarade d’école Stephen, les quelques années qui ont
suivi la déclaration de ma maladie. Tous les ans, il arrivait avec une carte
d’anniversaire qu’il me lisait tout haut. Mais cela fait longtemps que je n’ai
plus vu Stephen, car il est parti à l’autre bout du pays pour ses études de
médecine. J’étais donc euphorique quand Virna venait me voir.
Elle l’avait fait avant même qu’on me fasse subir ces tests, à Pretoria, et
elle m’avait offert une boîte qu’elle avait décorée elle-même spécialement
pour mon anniversaire. À l’époque, il n’y avait qu’elle qui croyait en moi, et
j’avais contemplé la boîte d’un air émerveillé, la tenant comme une relique,
pendant qu’elle et sa cousine Kim discutaient avec mes parents.
— Nous reviendrons, avait-elle dit en se levant pour partir. Nous te
rendrons d’autres visites, avait-elle ajouté avec un sourire.
C’est pour cela que je souhaite tant que Virna s’attache davantage à moi.
Bientôt, je pourrai dire ce que je veux, parler de n’importe quel sujet
rapidement et facilement, et être le genre de garçon que Virna pourrait
apprécier.
Je me demande pourquoi cela m’étonne d’être tombé amoureux d’elle. Si
seulement j’avais fait plus attention, je me serais rendu compte que ce
sentiment était né il y a bien longtemps. Peu de temps après l’arrivée de
Virna au centre, j’avais surpris une conversation qui aurait dû m’apprendre
tout ce que j’avais besoin de savoir.
Je me souviens d’être devenu envieux en l’entendant dire à l’une de ses
collègues qu’elle avait rendez-vous au cinéma avec un homme qu’elle venait
de rencontrer. Je brûlais d’envie d’être celui qui l’accompagnerait et la ferait
sourire.
Je n’ai plus rien entendu au sujet de cet homme jusqu’à ce que, deux mois
plus tard, je la surprenne en train de parler à Marietta. Cette fois, ses yeux ne
brillaient plus.
— Il ne vaut pas la peine que tu te mettes dans cet état ! lui disait
Marietta. Tu dois l’oublier. Un de perdu, dix de retrouvés !
Virna l’a gratifiée d’un faible sourire ; je voyais bien qu’elle était triste.
Cet homme était un idiot. Elle avait eu des sentiments pour lui, et il lui avait
brisé le cœur. J’étais furieux.
Aujourd’hui, quatre ans plus tard, je souris en me rendant compte que
j’aurais dû réaliser que je ressentais plus que de l’amitié vis-à-vis de Virna. Je
pose alors les yeux sur elle et l’écoute me parler de sa voix douce, et je n’ai
jamais été aussi sûr de quelque chose : je l’aime.
— Kim, ma cousine, a rencontré quelqu’un ! lance-t-elle gaiement. Elle
l’apprécie beaucoup. Il y a d’abord eu un moment de flottement, parce qu’ils
sont sortis plusieurs fois ensemble sans qu’il lui dise ce qu’il voulait
vraiment.
Je regarde Virna. Plus j’apprends de choses au sujet de ce qui se passe
entre les hommes et les femmes, plus je me rends compte que ce qu’on voit à
la télé ne représente pas la réalité : ce n’est jamais aussi simple dans la vraie
vie.
De toute évidence, cet homme ne sortirait pas avec Kim s’il ne l’aimait
pas, non ?
— Mais tout va bien, maintenant, continue Virna avec un sourire. Hier
soir, ils ont discuté, et il a dit à Kim qu’il la trouvait géniale. Elle est vraiment
heureuse !
Soudain, je suis submergé par le désir de dire à Virna ce que je ressens.
Elle m’a parlé de Kim et de son nouveau petit copain. Je veux avoir la même
chose. Je dois le dire à Virna, car je suis persuadé qu’elle veut ça, elle aussi.
Je soulève la main et la regarde brasser l’air. Elle s’agite entre nous sans
trop savoir où aller, mais je souris à Virna. Je n’ai jamais dit ce genre de
choses à qui que ce soit et n’ai jamais osé imaginer que quelqu’un puisse
m’aimer. Mais sûrement est-ce possible, maintenant que j’apprends à
communiquer et que je montre aux autres ce que je suis capable de faire ?
Virna est de toute évidence la mieux placée pour voir au-delà de mon corps
brisé.
Ma main fend l’air une dernière fois avant de retomber sur le côté. Virna
me regarde en silence. Elle a le visage grave. Qu’est-ce qui se passe ? Elle
n’a jamais été comme ça.
— Tu penses qu’il pourrait y avoir quelque chose entre nous, Martin ?
finit-elle par demander.
Je souris, à la fois nerveux et euphorique, terrorisé et plein d’espoir. Je
suis certain qu’elle ressent la même chose que moi. Pourquoi serait-elle cette
amie si précieuse ? Pourquoi m’aiderait-elle, sinon ?
Je vois alors une vague de tristesse passer dans ses yeux.
— Je suis désolée, Martin, dit-elle.
Toute la joie dont elle débordait quelques instants plus tôt quand elle me
parlait de Kim a disparu. Virna est subitement éteinte. Je la sens m’échapper.
Je veux qu’elle reste, mais elle s’évanouit peu à peu.
— Nous ne pourrons jamais être davantage que des amis, articule-t-elle
lentement. Tu dois le comprendre. Il ne pourra jamais se passer quoi que ce
soit entre nous, Martin. Je suis désolée.
Mon sourire se fixe sur mon visage comme dans du ciment. J’ignore
comment l’effacer.
— Je suis navrée si tu vois les choses différemment, me dit-elle. Mais je
me dois d’être honnête : il n’y aura jamais rien de plus entre nous.
Mon sourire finit par se fissurer. Une douleur s’est emparée de ma
poitrine. Je n’ai jamais connu ça avant, mais je sais ce que c’est. J’en ai
entendu parler dans les films et j’ai écouté les gens le décrire dans les
chansons. Ce qui m’afflige, c’est le chagrin d’amour.
17

La morsure
J’étais assis sur les toilettes. Je ne me souviens plus pourquoi. Je devais
être adolescent, et papa venait peut-être de me donner un bain. Quelle qu’en
soit la raison, j’étais nu et j’en avais assez. Ç’avait été une mauvaise journée ;
pas parce que quelque chose de grave s’était passé, mais parce qu’il ne se
passait jamais rien, justement.
Papa s’est penché vers moi et m’a entouré de ses bras. J’ai senti ses doigts
presser un bouton dans mon dos. Ça faisait mal. Je ne voulais pas qu’il y
touche. Je voulais qu’il arrête, qu’il me laisse tranquille. J’ai alors posé les
yeux sur son ventre, juste devant moi. Il était gros, rond et tout dur. Ce n’était
pas seulement pour sa barbe que ma mère l’appelait souvent « père Noël ».
Le regard fixé sur son ventre, une vague de colère m’a envahi. Il s’est
penché un peu plus pour mieux tripoter mon bouton ; son ventre a effleuré
ma bouche. J’avais tellement mal que j’avais envie de lui hurler d’arrêter,
d’arracher ses mains de mon corps et de quitter la pièce comme une furie,
comme j’avais si souvent vu faire Kim et David. Pour une fois, je voulais être
capable de décider qui me faisait quoi, quand et comment. Je voulais que
mon père arrête de me toucher et me laisse tranquille. Même un bébé peut
crier son mécontentement. Mais pas moi.
Brûlé par la rage, j’ai ouvert grand la bouche et plongé les dents dans le
ventre de mon père.
Il s’est pétrifié un instant avant de reculer et de me jeter un regard
déconcerté.
— Tu m’as fait mal ! a-t-il dit en se frottant le ventre.
D’abord, j’ai été saisi par la culpabilité, puis par un doux soulagement.
18

Les Furies
S’il y avait trois Furies dans mon histoire, elles s’appelaient Frustration,
Peur et Solitude. C’étaient les fantômes qui me hantaient depuis sept longues
années – neuf si on fait remonter ma prise de conscience au moment où j’ai
commencé à revenir à la vie par bribes. Mais si ces Furies ont en général gain
de cause, j’ai heureusement appris à les vaincre de temps à autre.
C’est la Frustration qui est apparue la première. S’il existait une médaille
olympique pour lutter contre ce sentiment, je l’aurais sans aucun doute
gagnée. La Frustration s’était insinuée en moi comme un serpent et dévorait
tout mon être. La Peur était certes un coup de poing violent dans mon ventre,
et la Solitude, un poids mort sur mon dos, mais la Frustration commençait
dans ma poitrine, tordait mes intestins comme de la tôle froissée et
envahissait l’intégralité de mon corps. Chacune de mes molécules, infectée
par son passage, vibrait de colère.
La Frustration enflait en moi très souvent, car je me rappelais
constamment que je ne pouvais pas décider de mon destin, même de la plus
infime des manières. Si on voulait que je reste assis dans la même position
pendant des heures, je ne pouvais pas m’y opposer, même si je souffrais
atrocement. Il m’est impossible d’exprimer à quel point parfois je détestais la
crème anglaise et les pruneaux qu’on m’a donnés à chaque déjeuner pendant
des années. Et toute détermination à me faire marcher assurait une nouvelle
manifestation de ma Frustration.
Mes parents croient encore que je pourrai remarcher un jour, car, même si
je ne peux pas contrôler mes jambes, mes membres ne sont pas paralysés.
C’est ma mère qui a commencé à m’emmener voir un kinésithérapeute afin
de s’assurer que le manque d’activité n’immobilise pas mes muscles et mes
articulations totalement. Mon père et elle étaient tellement persuadés que je
pourrais remarcher que ni un ni l’autre n’a écouté le médecin qui a suggéré de
me sectionner des tendons au niveau des pieds afin de réduire ma spasticité.
D’après lui, ce n’était pas gênant, car je ne risquais pas d’utiliser de nouveau
mes jambes. Mes parents ont refusé de l’écouter, m’ont emmené voir un autre
médecin, et, il y a deux ans, j’ai subi la première de deux opérations afin
d’aplatir mes pieds recourbés dans l’espoir que cela m’aide à remarcher un
jour.
Le fait de ne pas pouvoir marcher me semblait presque négligeable au
regard de mes autres contraintes. C’était beaucoup plus problématique de ne
pas pouvoir utiliser mes bras pour me nourrir ou me laver, faire un geste ou
enlacer quelqu’un. Ne pas avoir de voix pour dire que j’avais assez mangé,
que l’eau du bain était trop chaude ou que j’aimais quelqu’un était ce qui me
donnait le plus ce sens d’inhumanité. Après tout, c’est la parole qui nous
différencie du royaume animal. Nous l’utilisons pour exprimer nos désirs,
refuser ou accepter ce que les autres veulent de nous, ce qui nous permet un
total libre arbitre. Sans une voix, je ne pouvais même pas contrôler les choses
les plus simples. C’est pour cela que la Frustration entamait si souvent sa
plainte impétueuse en moi.
Venait ensuite sa sœur, la Peur, celle d’être impuissant face à ce qui
m’arrivait ou m’arriverait plus tard, la peur de grandir et d’être placé en
institution de façon permanente lorsque mes parents seraient trop âgés pour
s’occuper de moi. Chaque fois qu’on m’envoyait dans un centre qui se
trouvait à la campagne, quand ma famille partait en vacances, ou mon père,
en voyage d’affaires, j’étais paralysé par la peur de ne jamais en repartir. Ces
quelques heures par jour entouré de ma famille étaient ce qui me gardait en
vie.
Cette institution de campagne était l’endroit que je détestais le plus parmi
tous ceux où on m’avait envoyé. Il y a des années, après avoir entendu mes
parents discuter de l’heure à laquelle ils devraient partir le lendemain pour
m’y emmener, j’ai pris conscience que je devais faire quelque chose pour les
en empêcher. Quand la Peur m’a réveillé en plein milieu de la nuit, j’ai
compris que je devais me débarrasser d’elle pour de bon. J’ai tendu l’oreille
afin de m’assurer que tout le monde dormait, puis j’ai remué la tête jusqu’à la
retirer de l’oreiller avant de la glisser sous la taie en plastique qui le
protégeait. J’ai alors plaqué le visage le plus fort possible sur l’oreiller en me
disant que je n’aurais pas à y aller, le lendemain. Le plastique crépitait autour
de moi. Je serais bientôt débarrassé de la Peur.
La respiration de plus en plus haletante, je me suis mis à suer, et ma tête
commençait à tourner. J’avais trouvé un moyen d’échapper à la Peur et je me
sentais euphorique. Mais ce sentiment a rapidement laissé place au désespoir
quand j’ai compris que je n’y parviendrais pas. Malgré mes efforts, je ne
pouvais pas empêcher mon pauvre corps de respirer. Le lendemain, je me
suis rendu au centre, comme prévu, et j’ai continué à y aller une ou deux fois
par an.
— Ils peuvent mieux s’occuper de toi que moi, me répétait ma mère
quand elle m’y conduisait.
Elle disait toujours la même chose, comme une incantation qui pourrait
effacer la culpabilité enflant en elle.
— On s’occupera bien de toi, insistait-elle en s’accrochant à ses paroles
plus que de raison.
Si maman avait su ce qui m’arrivait là-bas, je suis certain qu’elle n’aurait
jamais dit une chose pareille. Mais elle ne savait rien, et je me sentais déchiré
entre la colère et la tristesse en l’écoutant : la colère d’être obligé d’aller dans
un endroit que je détestais tant, et la tristesse de voir ma mère persuadée que
des étrangers pourraient mieux s’occuper de moi qu’elle. Le désir de rester
avec elle me rongeait, et j’aurais aimé qu’elle le voie et qu’elle sache à quel
point je voulais d’elle auprès de moi, et personne d’autre. Enfin venait la
Solitude. C’était peut-être la plus terrifiante des Furies, car elle pouvait
lentement me vider de mon énergie, même si j’étais entouré. Tandis que les
gens allaient et venaient, discutaient, se disputaient, se réconciliaient et se
fâchaient de nouveau, je sentais les doigts osseux et paralysants de la Solitude
se resserrer sur mon cœur.
Même si je me sentais déjà isolé, la Solitude trouvait toujours un nouveau
moyen de se manifester. Il y a quelques années, j’avais dû être anesthésié
pour subir une opération. Lorsqu’on m’a emmené au bloc opératoire, papa et
maman étaient déjà repartis au travail. Une infirmière m’a saisi le bras, a
planté une aiguille dans une de mes veines, et un anesthésiste y a relié une
seringue pleine d’un liquide blanchâtre.
— Fais de beaux rêves, a-t-il murmuré.
J’ai alors senti comme une brûlure partir de mon bras jusqu’à ma poitrine.
Lorsque j’ai repris connaissance, j’étais allongé sur le côté, sur un lit
d’hôpital glacial. Il bougeait et je ne voyais pas clairement autour de moi.
Totalement perdu, je m’efforçais de comprendre où j’étais. Quand j’ai senti
une main saisir la mienne pour fixer une aiguille dans mon bras, je m’y suis
accroché de toutes mes forces, en quête d’un instant de contact qui vaincrait
ce sentiment de solitude extrême. Mais la main s’est arrachée de mes doigts
faibles et j’ai distingué des bruits de pas qui s’éloignaient, me laissant me
tordre de honte à l’idée d’être à ce point repoussant.
Ce qui m’a sauvé, c’est de découvrir que la Solitude avait un talon
d’Achille. Ainsi, l’écheveau d’isolation dont elle m’entourait pouvait être de
temps à autre démêlé. Je ne savais simplement pas à l’avance quand ce serait
le cas. Je me souviens d’avoir entendu mon père parler d’un livre qu’un de
ses collègues avait lu. Il s’agissait du témoignage d’un homme devenu
handicapé une fois adulte et qui signalait que l’un des pires inconvénients du
fauteuil roulant, c’était quand on nous y installait de manière inconfortable.
J’ai immédiatement dressé l’oreille, car, en grandissant, j’avais remarqué
qu’on m’asseyait souvent sur mes testicules. Cette position causait une gêne
toute particulière : la douleur passait le relais à l’engourdissement avant de
faire un rappel, telle une chanteuse de music-hall se lançant dans une dernière
chanson grivoise devant une foule déchaînée. Après cette conversation avec
son collègue, mon père a toujours fait en sorte de m’asseoir avec douceur et
de ne pas me coincer les testicules. Et, chaque fois, la Solitude s’en retournait
dans sa grotte, furieuse, car, quand mon père montrait qu’il pensait à moi,
nous la vainquions ensemble.
19

Des plumes de paon


J’ai les yeux fixés à l’ordinateur, intimant à mes mains de ne pas trembler.
Je dois réfléchir de façon méthodique et résoudre le problème qui se pose sur
l’écran étape par étape. Je dois rester calme et concentré si je veux y arriver.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, maintenant ? me demande Virna,
assise à côté de moi.
Je ne sais pas trop. Les yeux rivés sur l’écran, mon esprit ressasse tout ce
que j’ai appris au sujet des ordinateurs, les heures passées à regarder des
versions de démonstration et à m’exercer sur de nouveaux logiciels. Je suis
certain d’avoir la réponse en moi. Il me reste juste à la trouver.
Nous sommes en février 2003. Cela fait un an que je possède un
ordinateur portable et presque deux que j’ai subi des tests. Je suis avec Virna
devant un ordinateur, au centre médical qui partage le même bâtiment que
mon institution. Elle a commencé à y travailler il y a quelques mois, et nous
nous voyons encore très souvent, étant donné la proximité. Virna ne m’a pas
menti lorsqu’elle m’a assuré que nous pouvions rester amis malgré le fait que
je lui aie avoué mes sentiments : rien n’a changé entre nous. Nous discutons
en général de tout. C’est comme ça que j’ai appris qu’il y avait un souci avec
les ordinateurs de son bureau.
— Apparemment, ce serait un problème de ventilateur, m’a-t-elle dit.
Je n’étais pas certain que ce soit le cas. Je mettais peut-être beaucoup de
temps à apprendre à lire, mais, en comparaison, assimiler le langage
informatique avait été facile. Tout comme j’avais fini par déduire l’heure en
mémorisant l’apparition des ombres, je m’efforçais de garder les formes des
lettres en mémoire et, désormais, j’arrivais à comprendre quelques mots.
Peut-être était-il simplement question de raviver l’aptitude pour
l’électronique dont j’avais fait preuve étant petit, mais je m’étais rendu
compte que je comprenais presque intuitivement les ordinateurs depuis que
j’en possédais un. Ces derniers mois, j’ai appris à maîtriser toute une série de
logiciels, dont un qui transpose mes symboles sous forme de mots afin que je
puisse envoyer des e-mails, et un autre qui me permet de répondre au
téléphone en passant par mon ordinateur.
« Bonjour, c’est Martin Pistorius, dit ma voix de synthèse. Je ne peux pas
parler, alors je le fais par le biais d’un ordinateur. Ça prend du temps, merci
pour votre patience. »
Malgré tout, la plupart des gens raccrochent, car le côté froid de ma voix
de synthèse les laisse imaginer qu’ils sont tombés sur un répondeur. Mais j’ai
commencé à m’atteler à ce problème depuis qu’on m’a demandé de partager
mon expérience. L’équipe du centre médical avait entendu parler de moi et
voulait en savoir plus sur mon outil de communication. Mais, après avoir
passé quarante heures à composer un discours de huit minutes, je me suis
rendu compte que ma voix était si monotone que même Roméo aurait ennuyé
Juliette s’il lui avait déclaré son amour avec.
J’ai donc tenté de trouver un moyen de rendre ma voix de synthèse plus
naturelle. J’ai d’abord inséré des points au milieu de mes phrases afin de
donner l’impression de marquer une pause pour reprendre mon souffle. J’ai
ensuite décidé de modeler mes mots de façon à moins sonner américain pour
que je m’y identifie plus facilement.
Je devais également choisir quelle voix utiliser. Certains sélectionnent une
police avant de taper sur leur clavier ; moi, j’avais une dizaine de voix à ma
disposition dans mon ordinateur. J’ai opté pour « Paul Parfait » : une voix pas
trop haute, mais pas trop bourrue.
Le fait d’avoir eu le temps de peaufiner mon discours m’avait certes
donné un peu plus confiance en moi, mais cela n’a pas empêché la peur de
surgir le moment venu. La pièce était remplie de gens que je connaissais, et
l’angoisse rendait les tremblements de mes mains (déjà problématiques dans
la vie de tous les jours) incontrôlables. Virna était assise près de moi, mais je
tremblais tellement que j’ai eu du mal à toucher les contacteurs pour démarrer
l’ordinateur. Je me suis forcé à inspirer profondément en fixant l’écran, puis
j’ai entendu ma voix commencer à parler.
— Bonjour, tout le monde, et merci d’être venus, a-t-elle dit. Je suis plutôt
nerveux, alors, j’ai pris quelques notes...
Ligne après ligne, j’ai décrit ce qui m’était arrivé depuis le jour de mes
fameux tests et tout ce que j’avais appris depuis – le logiciel et les symboles,
les contacteurs et la souris de tête[3] –, et les gens sont venus me féliciter
lorsque j’ai eu terminé. Puis ils ont formé de petits groupes pour discuter de
ce dont j’avais parlé ; c’était étrange de se dire qu’ils échangeaient à propos
de paroles que j’avais prononcées. C’était la première fois que cela
m’arrivait.
C’est grâce à mon aisance en informatique que mon père a suggéré que je
pourrais résoudre les problèmes d’ordinateur du centre médical.
Apparemment, il leur aurait demandé de me donner une chance. C’est pour
cela que Virna est venue me chercher dans ma salle de classe. Ma professeur
a dû se dire que le monde ne tournait pas rond si quelqu’un imaginait qu’un
de ses élèves pouvait réparer un ordinateur. Mais, à mes yeux, c’était un
signe, la chance de pouvoir enfin montrer ce dont j’étais capable.
Poussé par Virna le long du couloir, j’avais les nerfs en pelote. Je voulais
prouver que je pouvais faire davantage que parler par le biais d’un ordinateur.
Je me suis installé face à l’écran et me suis mis à le fixer. Virna allait devoir
être mes mains et utiliser la souris pour naviguer dans le système, mais
également me lire ce qu’il y aurait d’écrit sur l’écran afin que je puisse lui
dire quoi faire.
Quelque part, réparer un ordinateur est un peu comme se retrouver dans
un labyrinthe : même si on tombe sur une impasse, on finit toujours par
trouver une issue. Je n’avais qu’à me fier à mon instinct face aux messages de
la machine. Nous sommes restés assis pendant des heures, réglant d’abord un
problème, puis un autre avant de finalement en résoudre un troisième.
J’étais euphorique quand nous avons terminé. J’avais réussi ! J’avais du
mal à croire que j’étais parvenu à régler un problème que personne n’avait été
capable de tirer au clair. J’ai demandé à Virna de vérifier plusieurs fois
l’ordinateur afin de m’assurer que j’avais vraiment réussi, et, chaque fois, il
paraissait clair que le système fonctionnait de nouveau correctement.
— Bien joué, Martin ! répétait Virna avec un grand sourire. Je n’arrive
pas à y croire ! Les techniciens n’ont rien pu faire, mais toi, si !
Elle en riait encore en me ramenant au centre.
— Ça leur apprendra ! ne cessait-elle de déclarer.
Même le fait de retourner en classe ne pouvait gâcher ma bonne humeur.
Je ne faisais plus attention à ce qui m’entourait. Ça m’était égal. Tout ce que
je voyais, c’était l’écran de l’ordinateur et ses réseaux qui dansaient dans ma
tête tandis que je nous guidais, Virna et moi, à travers le labyrinthe. J’avais
réussi !
Quelques jours plus tard, Virna m’a confié que c’était avec les e-mails
qu’ils avaient un problème, cette fois. Mon cœur s’est emballé, et je me suis
mis à prier pour qu’on me demande d’y retourner. Mais ce n’est qu’après
plusieurs jours que Virna est apparue au bout du couloir pour venir me
chercher. Peut-être son directeur pensait-il que j’avais eu de la chance la
première fois et doutait que je réitère mon succès.
Mais Virna et moi sommes de nouveau assis devant un ordinateur.
— J’appuie sur F1 ? demande-t-elle.
J’incline la tête sur le côté en signe de négation.
— F10 ?
Je souris.
Elle appuie sur la touche, et nous nous retrouvons face à la première phase
des réglages du modem. Je sais qu’il y en aura beaucoup d’autres avant que je
décèle le problème. Je dois rester calme et me concentrer. Je dois montrer une
deuxième fois ce dont je suis capable et ne laisser aucun doute quant au fait
que je sais exactement ce que je fais. Je dis à Virna où aller ensuite. Je sais
que j’y arriverai cette fois encore. Je le sens. Je suis certain qu’avec l’aide de
Virna, je parviendrai à pénétrer le système de cette machine et trouver ce qui
ne va pas.
C’est à ce moment précis que je ressens cette émotion que je n’avais
jamais connue avant de réparer l’autre ordinateur, la semaine dernière. Elle
est de retour. C’est une sensation étrange.
Comme un paon qui se rengorge avant de déployer les plumes
multicolores de sa queue, elle m’insuffle une toute nouvelle énergie qui me
fait bomber le torse. Je comprends alors ce que c’est : la fierté.
20

Oser rêver
Existe-t-il plus fort que l’amour d’une mère ? C’est un bélier qui enfonce
la porte d’un château, un raz-de-marée qui emporte tout sur son passage. À
cet instant précis, les yeux de maman brillent de cet amour.
— Je vais juste demander où nous devons nous rendre et je reviens,
d’accord ? me dit-elle.
Maman sort de la voiture et claque la portière. Le soleil printanier qui
inonde le pare-brise me fait plisser les yeux. Nous sommes au centre de
communication où j’ai été testé il y a presque deux ans maintenant. On m’a
proposé de participer à une journée portes ouvertes réservée aux étudiants,
après que ma mère a insisté pour tenir les experts au courant de mes progrès.
— Tu as tellement évolué, Martin ! s’était-elle exclamée. Je vais aller les
voir. Ils voudront être au courant. Ça ne fait qu’un peu plus d’un an que tu
utilises ton ordinateur, et regarde tout ce que tu sais faire !
Je savais que je ne pourrais pas empêcher maman d’aller fanfaronner : sa
décision était prise. Je l’ai donc laissée se rendre au centre il y a quelques
semaines et, à son retour, je l’ai écoutée me faire part de son excitation.
— Ils veulent te voir, a-t-elle dit. Ils n’arrivent pas à croire à la rapidité de
tes progrès. Ils t’ont invité à participer à un atelier avec des étudiants.
Je comprends la surprise que cela suscite chez les gens. Même moi, je suis
sidéré de voir que j’ai un travail, maintenant. À vrai dire, je dois m’assurer
que je ne suis pas en train de rêver chaque fois qu’on me pousse dans mon
bureau. Je me suis porté volontaire pour travailler un jour par semaine dans le
centre médical où Virna et moi avons contribué à la résolution des problèmes
informatiques, et j’ai vraiment du mal à croire qu’on me demande de faire
autre chose que fixer d’un regard vide les murs qui m’entourent. Ma tâche est
simple : je photocopie et je classe, ayant désormais assez de force dans le
bras droit pour soulever des papiers, et Haseena, ma merveilleuse collègue,
est là pour m’aider s’il y a quelque chose que je ne parviens pas à faire. Je
m’occupe également de la maintenance informatique.
Ce que je préfère, dans ce travail, c’est qu’il m’a enfin permis de quitter
mon institution. Chaque mardi, lorsqu’on me fait franchir les portes du
bâtiment et que mon corps se tourne imperceptiblement vers la droite, en
direction de mon ancienne salle de classe, tandis qu’on le dirige vers le centre
médical, de l’autre côté, cela me fait toujours un étrange effet.
Avoir quitté l’institution symbolise un nouveau départ, pour moi ; je
mourrais si je devais en côtoyer une à nouveau. Parfois, je me demande s’il
reste une ombre de mon fantôme, là où j’ai passé tellement d’années. Mais je
repousse aussitôt cette pensée. Je refuse de songer au passé maintenant que
j’ai un avenir.
Plus je mets mon corps à contribution et plus je le sens se renforcer, même
de manière infime. Les jours où je ne travaille pas, je m’exerce devant
l’ordinateur, à la maison. J’arrive plus facilement à me tenir droit. Les
muscles de ma nuque me permettent désormais d’utiliser ma souris de tête la
plupart du temps, et je commence à me servir du pavé tactile sur mon
ordinateur, ma main droite étant de plus en plus fiable. Je ne parviens
toujours pas à contrôler la gauche ; je ne suis peut-être pas encore un
papillon, mais j’émerge tranquillement de ma chrysalide.
La seule chose tangible qui me relie à mon passé est le bavoir que je porte
toujours, en souvenir du temps où je bavais tellement qu’un orthophoniste
avait recommandé à mes parents de me remplir la bouche de sucre glace afin
de me forcer à déglutir. Je n’ai plus vraiment besoin de bavoir, et ma mère ne
veut pas que je le porte, mais je ne suis pas encore prêt à l’enlever. Peut-être
crains-je de perdre les pouvoirs magiques que j’ai acquis par miracle si je les
provoque à ce point. Peut-être ma réticence à abandonner les attributs de mes
plus jeunes années est-elle le seul moyen de rébellion dont je dispose.
Et plus je réalise ce que cela signifie de pouvoir prendre ses propres
décisions, plus j’ai envie d’en profiter. Le fait de choisir chaque jour si je
mets mon bavoir est souvent ma seule chance de prendre une décision. Je suis
donc résolu à être celui qui la prendra.
Assis dans la voiture en attendant ma mère, je regarde les étudiants passer
devant moi. Le centre de communication fait partie d’une université ; je rêve
d’étudier dans un tel endroit. Un jour, j’aimerais travailler à plein temps dans
l’informatique. Parfois, ce domaine me semble être la chose la plus simple de
l’univers, à côté de tout ce que je dois apprendre.
J’ai même commencé à tester un logiciel pour une entreprise anglaise. Je
me servais de son logiciel de communication, sur mon ordinateur, et maman
et moi avions noté quelques bugs. Les fabricants avaient d’abord envoyé les
solutions à ma mère par e-mail, mais, au fur et à mesure, c’est avec moi qu’ils
s’étaient mis à échanger. Quand ils s’étaient rendu compte à quel point je
connaissais bien le logiciel, ils m’avaient alors demandé de le tester dans son
intégralité. J’ignore comment et pourquoi je comprends si bien les
ordinateurs, mais j’ai fini par ne plus me poser la question. C’est souvent le
cas, désormais : les gens sont surpris par certaines des choses que je suis
capable de faire sans réfléchir.
Dernièrement, j’étais en train de classer des documents dans des dossiers
alphabétiques lorsque mon père est entré dans mon bureau et m’a jeté un
regard perplexe.
— Comment sais-tu où les ranger ? m’a-t-il demandé, étonné.
Je n’y avais pas vraiment réfléchi. Je ne sais toujours pas bien lire, mais
j’avais associé la lettre que je voyais sur le nom du document à celle
qu’affichait le dossier. Après tout, les lettres ne sont que des symboles ; « A »
ressemble à un homme qui joint les mains au-dessus de sa tête, « M » est le
sommet d’une chaîne montagneuse, et « S » est un serpent qui ondule.
La portière s’ouvre, et maman se penche vers moi.
— Tu es prêt ?
Elle installe mon fauteuil roulant à côté de la porte et sort mes jambes de
la voiture avant de prendre mon bras sous le sien. Nous prenons appui l’un
sur l’autre, je me lève et m’écroule dans mon fauteuil. Maman pose mon
ordinateur sur mes genoux et me pousse en direction du bâtiment, où je
regarde s’ouvrir devant nous les portes automatiques que je n’avais même pas
vues il y a deux ans. Une femme nous oriente vers une pièce où on sert du
café, et je passe en revue les gens qui attendent, debout, en discutant. Deux
hommes portent un boîtier qui me rappelle l’outil que papa et maman ont
failli m’acheter. En revanche, ils ne sont pas en fauteuil. Je les regarde avec
intérêt, comme un ornithologue qui observerait un oiseau rare. Je n’ai jamais
rencontré quelqu’un d’aussi silencieux que moi auparavant.
— On va t’installer ? entends-je maman me proposer.
Elle me dirige vers une petite salle de conférences remplie de tables et de
chaises toutes bien alignées. De l’autre côté de la pièce, devant un tableau
blanc, une femme est en train de préparer des documents.
— Où veux-tu t’asseoir ? demande maman.
Je désigne le dernier rang.
Une fois que nous sommes installés, maman sort mon ordinateur de sa
housse. Un bruit de carillon retentit lorsqu’elle l’allume ; la femme lève les
yeux vers nous. La cinquantaine, elle a les cheveux gris et coupés court, des
lunettes et un châle sur les épaules. Elle me sourit. Je baisse les yeux, ne
sachant pas quoi faire. Je n’ai jamais assisté à une conférence. Je ne me suis
jamais assis parmi des personnes qui sont là pour apprendre et échanger. Je
n’ai pas envie qu’on me remarque.
Maman et moi patientons pendant que la salle se remplit peu à peu. Les
gens discutent entre eux, se saluent et se sourient jusqu’à ce que tout le
monde soit enfin installé et que la femme aux lunettes se mette à parler.
— Bonjour à tous, dit-elle en souriant. Je m’appelle Diane Bryen et je
travaille à la Temple University de Philadelphie, où je dirige le programme
ACES, visant à aider les usagers adultes de technologies de communication à
déterminer et à gouverner leur propre vie. Je pense que c’est de cette façon
que nous ferons émerger de nouvelles voix et que nous briserons les
stéréotypes qui visent les victimes de handicaps.
Elle a une voix puissante et pleine d’énergie. Elle parcourt la salle des
yeux d’un air encourageant.
— De toute évidence, les victimes de handicaps doivent faire face à de
nombreux obstacles, reprend-elle. Des obstacles pour avoir droit à une
éducation de qualité, des obstacles pour obtenir des aides et ainsi pouvoir
élever correctement leurs enfants, des obstacles pour bénéficier d’un
logement bon marché et accessible, des obstacles pour avoir droit à la même
couverture sociale et aux mêmes opportunités de travail que les autres.
Chaque type de handicap rencontre un ou plusieurs de ces obstacles, mais, si
je suis là aujourd’hui, ce n’est pas pour vous parler des injustices flagrantes
de notre société. J’aimerais vous parler de toutes les autres barrières qu’on
impose aux gens, car, un handicap, s’il est d’abord physique, cognitif ou
sensoriel, peut être également infligé par le comportement d’autrui. Si
quelqu’un ne pense pas pouvoir y arriver, et si personne ne croit en sa
réussite, alors, c’est perdu d’avance.
Je regarde le docteur Bryen. Je n’ai jamais entendu quelqu’un parler des
gens comme moi avec autant de passion et de conviction.
— Je pense que si ceux qui sont victimes de handicaps n’ont pas d’autre
choix que de briser les barrières qu’on leur impose, alors, ils doivent réaliser
qu’ils en ont le droit, qu’ils peuvent avoir un but comme n’importe qui. Et,
pour cela, il faut oser rêver.
Le docteur Bryen observe son auditoire.
— Avant de mourir, j’aimerais rencontrer Nelson Mandela, dit-elle. Parce
que, malgré ses années d’emprisonnement, il s’est accroché à un rêve, même
privé de liberté et de nourriture. Monsieur Mandela s’est entêté à suivre son
rêve jusqu’à le voir se réaliser. J’ai connu d’autres gens qui avaient des rêves.
L’un des meilleurs chefs pour qui j’ai travaillé s’appelait Bob Williams. Il
était dans la politique et souffrait d’une paralysie cérébrale. Il avait également
un travail formidable, un chien pour l’assister et une femme qui l’aimait
énormément. Il vivait la vie dont il avait toujours rêvé, et j’ai rencontré
beaucoup d’autres gens comme lui. Par exemple, je connais un musicien qui
rêvait de chanter et qui a programmé son logiciel de communication pour
pouvoir le faire à sa place ; ou encore une conférencière, dans mon université,
qui souffre de paralysie cérébrale et qui fait le métier qu’elle aime. De
manière plus personnelle, j’ai également vu quelqu’un que j’aime oser
rêver…, car mon frère est aveugle. Chacune de ces personnes a réussi dans la
vie, et elles ont toutes un point commun : elles ont osé rêver. C’est un moteur
puissant, et nous devons tous apprendre à le faire.
Le docteur Bryen regarde un homme assis dans les premiers rangs.
— Quel est votre rêve ? lui demande-t-elle.
L’homme, valide, se tortille sur sa chaise, gêné d’être le centre de
l’attention.
— Écrire un livre, répond-il doucement.
— Et comment allez-vous y parvenir ?
— Je ne sais pas…
Le docteur Bryen lui sourit.
— C’est pour cela que nous devons longuement réfléchir à nos rêves, car,
une fois que nous osons les avoir, nous pouvons entamer le processus de
réalisation. Ils n’ont pas besoin d’être démesurés. Je connais une femme qui
rêve de s’abonner à un magazine de séries, ou encore une autre qui aimerait
manger des macaronis au fromage toutes les semaines. Les rêves peuvent être
de la taille que vous choisissez. Mais, ce qui compte, c’est d’en avoir un à
vous.
Le docteur Bryen fouille de nouveau la salle des yeux. Son regard passe
de rang en rang, de plus en plus loin, jusqu’à se poser sur moi.
— Que pensez-vous qu’il faille pour réaliser son rêve ? demande-t-elle.
Tout le monde me regarde. Je ne sais pas quoi dire. Je veux qu’on me
laisse tranquille. Je n’ai jamais été observé par autant de gens à la fois. Je ne
sais pas quoi faire.
— Martin dirait sûrement qu’il faut travailler dur, intervient maman.
Elle parle pour moi dans le but de remplir le lourd silence que je suis en
train d’installer. Je voudrais disparaître de la surface de la Terre.
— Mais j’aimerais savoir ce que vous pensez, insiste le docteur Bryen en
me regardant. C’est Martin, n’est-ce pas ? J’aimerais que vous me disiez ce
qui, selon vous, est nécessaire pour réaliser son rêve.
Je ne peux pas y échapper. Dans un silence absolu, je pointe ma souris de
tête vers le clavier et me mets à cliquer sur mes contacteurs.
Après ce qui me semble durer une éternité, je finis par parler.
— Il faut qu’on nous donne la chance de décider par nous-mêmes de ce
qui sera notre rêve, déclare ma voix de synthèse.
— Qu’est-ce que vous voulez dire, Martin ?
Je fais de nouveau fonctionner mes contacteurs.
— Les gens doivent vous aider à trouver votre rêve. Ils doivent vous
permettre d’en avoir un.
— Oh non ! s’exclame le docteur Bryen. Je ne suis pas du tout d’accord
avec vous ! Vous ne comprenez pas, Martin ? Vous ne pouvez pas demander
aux autres la permission de rêver. Il faut simplement le faire.
Je ne suis pas certain de saisir ce que le docteur Bryen veut dire. Toute ma
vie, j’ai mangé la nourriture que les autres choisissaient pour moi et je suis
allé me coucher quand on décidait que j’étais fatigué. On m’a habillé comme
on en avait envie et on m’a parlé comme et quand on voulait me parler. On ne
m’a jamais demandé de réfléchir à ce que je voulais. J’ignore ce que c’est de
prendre une décision, encore moins d’oser rêver. Je la regarde. Je sais
tellement de choses au sujet des attentes des autres, mais si peu des miennes.
A-t-elle raison ? Pourrais-je vraiment commencer à prendre des décisions
maintenant que j’ai retrouvé ma voix ? Je ne me rends compte que
maintenant que quelque part à la fin de ce voyage pourrait m’attendre une
liberté que je n’aurais jamais songé avoir. Je serais capable d’être la personne
que je veux être, mais puis-je vraiment oser rêver cela ?
21

Des secrets
Le fait d’être un fantôme revêtait un aspect inattendu : les gens me
montraient, sans le vouloir, leurs mondes secrets. J’entendais des bruits de
pets lorsqu’on traversait la pièce ou je voyais les gens se regarder si souvent
dans le miroir que c’était à se demander s’ils espéraient y voir soudainement
apparaître une plus belle image d’eux-mêmes. J’ai vu des gens se curer le nez
et manger ce qu’ils y avaient trouvé ou encore réajuster leurs sous-vêtements
avant de se gratter les parties intimes. Je les ai entendus jurer et marmonner
dans leur barbe tandis qu’ils faisaient les cent pas dans la pièce. J’ai écouté
des disputes durant lesquelles on préférait mentir afin d’avoir gain de cause.
Les gens se dévoilaient également d’autres façons : par un toucher doux et
attentionné ou dur et mécanique, ou encore par une démarche traînante et
fatiguée lorsqu’ils entraient dans la pièce. Si on était pressé, on me lavait et
on me nourrissait en soupirant ; si on était en colère, on me déshabillait un
peu plus sèchement que d’habitude. Leur joie était comme électrique tandis
que leur agitation était trahie par des milliers de petits signes : ils se
rongeaient les ongles ou ne cessaient de glisser leurs cheveux derrière les
oreilles afin d’essayer de contenir leur angoisse.
Mais la tristesse est sûrement la chose la plus difficile à cacher, car le
chagrin parvient toujours à faire surface, malgré tous nos efforts pour le
dissimuler.
Il suffit d’être un minimum observateur pour distinguer les signes qui ne
trompent pas, mais la plupart des gens ne le sont pas, ce qui explique
pourquoi il semble y en avoir tellement qui finissent par souffrir de solitude.
Je pense que c’est pour cela que certains d’entre eux s’adressaient à moi :
parler à un être vivant, même inanimé, vaut mieux que rien.
L’une de ces personnes qui se confiaient à moi s’appelait Thelma. Elle
travaillait déjà au centre lorsque j’y avais débarqué, et, à la fin de la journée,
elle se retrouvait souvent à patienter avec nous jusqu’à l’arrivée de nos
parents. Tous les après-midi, je guettais le bruit de la porte blanche, au bout
du couloir. Quand elle s’ouvrait, j’essayais ensuite de deviner de qui il
s’agissait : les talons hauts qui claquaient sur le sol étaient ceux de la mère de
Corinne ; les grosses rangers, celles du père de Jorika ; la démarche posée de
mon père révélait l’homme robuste qu’il est encore aujourd’hui, et l’arrivée
de ma mère se faisait sans bruit, hormis le léger frottement de ses pas rapides.
Certains jours, je parvenais à trouver tout le monde, mais d’autres, j’avais
tout faux.
Chaque après-midi, les enfants partaient les uns après les autres, et les
lieux plongeaient peu à peu dans le silence : plus de téléphones, plus
d’agitation, mes oreilles se mettaient à siffler quand on coupait la
climatisation, et mon cerveau remplissait ce silence par un bruit blanc.
Bientôt, il ne restait plus que Thelma et moi, et j’étais toujours ravi de la voir,
car elle ne rouspétait jamais si mon père avait du retard.
Un jour, tandis que nous attendions, Thelma s’est mise à écouter, le regard
dans le vide, une chanson qui passait à la radio. Je sentais qu’elle était triste.
— Il me manque tellement, a-t-elle dit soudain.
Même si j’avais la tête baissée, j’ai compris qu’elle s’était mise à pleurer.
Je savais de qui elle parlait : son mari était mort. J’avais entendu des gens
en discuter à voix basse.
— C’était un homme bon, a-t-elle murmuré. Je pense à lui tout le temps,
tous les jours.
Dans un craquement, Thelma a remué dans son fauteuil. Sa voix s’est
alors brisée, et ses larmes ont coulé davantage.
— Je n’arrête pas de le revoir à la fin de sa vie. Je ne peux pas
m’empêcher de me demander s’il comprenait ce qui se passait. Que
ressentait-il ? Avait-il peur ou bien mal ? Ai-je fait assez ? Je ne cesse de
ressasser tout ça dans ma tête. Je n’arrête pas de penser à lui.
Ses sanglots ont redoublé.
— Si seulement je lui avais dit davantage que je l’aimais. Je ne le lui ai
pas suffisamment dit, et maintenant, je ne pourrai jamais plus le faire.
À côté de moi, Thelma a laissé encore un peu couler ses larmes. Je sentais
un nœud se former dans mon ventre. C’était quelqu’un de gentil, et elle ne
méritait pas d’être malheureuse. J’aurais aimé pouvoir lui dire qu’elle avait
été une bonne épouse – j’en étais certain.
22

Sorti du cocon
Fallait-il s’attendre à ce que je sois terrifié par la solitude, au bout d’autant
d’années passées tout seul ? Après ma visite au centre de communication, le
mois dernier, j’y retourne pour une semaine afin de suivre un séminaire sur la
communication améliorée et alternative, ou la CAA. Tout le monde vient
dans ce centre ; cela va de gens qui, comme moi, ont recours à la CAA, aux
parents, en passant par les professeurs et les thérapeutes qui travaillent avec
nous.
Mais ce séminaire est tout particulièrement destiné aux étudiants qui se
spécialisent dans cette branche, et c’est le professeur Alant, la directrice du
centre, qui m’a proposé de venir y assister.
Maman est restée avec moi tous les jours, jusqu’ici, mais, ce matin, elle a
dû se rendre dans un magasin d’électronique, car un de mes contacteurs est
défaillant, ce qui veut dire que je suis tout seul.
En observant cette pièce pleine d’inconnus, je me rends compte que je ne
me souviens pas d’avoir jamais été sans un membre de ma famille ou une de
mes aides-soignantes à mes côtés. J’ai passé des années en confinement forcé
à l’intérieur de mon corps, mais, jusqu’ici, je n’ai jamais été seul,
physiquement. Je ne me rappelle pas avoir été l’enfant qui s’aventure de plus
en plus loin jusqu’à trouver le courage de tourner au coin de la rue tout seul
pour la première fois. Je n’ai jamais été l’adolescent qui fait ses premiers pas
vers le monde adulte et l’indépendance en ne rentrant pas de la nuit dans le
but de défier ses parents.
Je suis terrifié. Que devrais-je dire ? Que devrais-je faire ? Je suis assis
dans mon fauteuil au fond de la pièce en espérant ne pas me faire remarquer,
et je pousse un soupir de soulagement lorsque la première conférence débute.
Puis il y a la pausé thé. Je sais que, si je veux m’y joindre, quelqu’un va
devoir pousser mon fauteuil, mettre une paille dans ma tasse qu’elle placera
tout près de moi afin que je puisse pencher la tête pour boire. Lorsque l’une
des étudiantes me demande si je veux venir boire un thé, je lui réponds donc
que je préfère rester ici. Je suis trop terrorisé pour accepter sa proposition. Je
ne veux ni être un fardeau ni m’imposer vis-à-vis de gens que je ne connais
pas.
Mais, tout en regardant les autres passer devant moi, en bavardant et en
riant, j’ai conscience que ça ne sert à rien de m’entêter. J’aurai toujours
besoin d’aide pour naviguer dans le monde soi-disant réel : pour me déplacer,
franchir une porte, manger, boire et aller aux toilettes. Je ne peux faire aucune
de ces choses moi-même. Alors, si un inconnu veut m’ouvrir une porte, je
dois lui sourire. Si quelqu’un me propose de me faire monter une marche, je
me dois d’accepter son aide même si je n’en ai pas envie. Ce n’est qu’en
laissant les autres m’aider que je pourrai aller au-delà de cet espace limité
dans lequel mes parents sont toujours auprès de moi et où tout le monde
m’est familier. Le cocon dans lequel je suis resté caché pendant si longtemps
commence à se fêler, et je dois apprendre à vivre autrement.
— Martin ?
Je lève les yeux et tombe sur Michal, une orthophoniste du centre de
communication que j’ai rencontrée lors de ma visite, le mois dernier.
— Tu veux venir boire un thé avec moi ? demande-t-elle.
Michal sourit. Une vague de soulagement m’envahit. Je clique sur un seul
symbole.
— Merci.
23

Une proposition que je ne peux pas refuser


Apparemment, je suis une espèce rare. J’intéresse les experts, tels un
perroquet ou un singe. C’est en partie parce que je suis à la fois un nouvel
usager de la CAA et un jeune adulte, ce qui est plutôt inhabituel. La plupart
des gens qui apprennent à communiquer via la CAA sont soit des enfants nés
avec des handicaps comme une paralysie cérébrale, de l’autisme ou une
maladie génétique, soit des adultes qui ont perdu la parole après avoir été
victimes de crises cardiaques ou de maladies du motoneurone.
Les gens comme moi, qui perdent la parole au milieu de leur vie plutôt
qu’au début ou à la fin suite à une maladie ou un accident, sont plus rares.
Mais ce qui les intéresse le plus, c’est le fait que j’aie assimilé autant de
choses en si peu de temps au sujet de la communication par ordinateur et que
j’apprenne à lire et à écrire – ce qui est une vraie nouveauté, la plupart des
usagers de la CAA n’allant pas jusque-là. Le dernier jour du séminaire, les
étudiants se sont donc rassemblés pour m’écouter parler.
— M’adapter à ma nouvelle vie a été parfois stimulant, parfois effrayant.
Il y a tellement de choses que j’ignore et je me sens souvent dépassé. J’ai
beaucoup à apprendre en peu de temps, mais, ce qui est certain, c’est que ma
vie est en train de changer radicalement, et dans le bon sens.
Après mon discours, les étudiants se massent autour de moi pour me
féliciter ; je me sens exalté. Tous ces gens de mon âge me paraissent si vifs,
comme s’ils étaient composés des couleurs de l’arc-en-ciel, avec leurs grands
sourires et leurs voix sonores. Pour cette occasion particulière, j’ai décidé
d’arrêter de porter mon bavoir, et je leur ressemble un peu plus, désormais.
— C’était super ! entends-je dire une voix américaine.
Erica est une étudiante dont j’ai fait la connaissance un peu plus tôt dans
la semaine, durant la fameuse pause thé où Michal m’avait accompagné.
Après m’avoir donné à boire, Michal s’est laissé distraire et je me suis
retrouvé à fixer ma tasse, sachant que je ne pourrais pas boire ce qu’elle
contenait, car elle ne m’avait pas donné de paille.
— Tu as besoin de quelque chose ? m’avait demandé une voix.
J’ai tourné la tête pour tomber sur une jeune femme qui semblait avoir
plus ou moins mon âge. Elle avait des cheveux courts et blonds, et débordait
d’énergie. J’ai pointé les mains vers le bas.
— C’est dans ton sac ?
Elle s’est penchée, a déniché une paille et l’a mise dans ma tasse.
— Je m’appelle Erica. Je peux me joindre à toi ?
J’aimais ce côté direct. Erica m’a appris que son université américaine, où
elle étudiait pour être orthophoniste, l’avait envoyée ici pour dix mois afin
qu’elle suive son programme de troisième cycle. Sa façon de discuter de tout
et de n’importe quoi m’émerveillait. Ce n’était pas souvent que quelqu’un me
parlait aussi facilement.
— On est en plein hiver, et pourtant, je ne trouve pas qu’il fasse froid ! a-
t-elle ri. Je suis tellement habituée aux hivers rudes du Wisconsin... Ici, tout
le monde a l’air transi alors que moi, je ne rêve que d’une chose : me balader
en tee-shirt !
Nous avons continué à discuter jusqu’à la fin de la pause, puis Erica m’a
raccompagné dans la salle de conférences.
— Ça m’a fait plaisir de parler avec toi, Martin, m’a-t-elle dit.
Les jours suivants, nous nous sommes parfois revus, et, en ce moment
même, Erica est en train de me sourire. Elle se penche vers moi d’un air
espiègle.
— J’ai décidé que nous devrions être amis, déclare-t-elle.
Elle se penche davantage afin que personne ne nous entende.
— Mais à une condition : pas de parents.
Je lui donne mon adresse e-mail en souriant, puis elle part discuter avec
quelqu’un d’autre tandis que le professeur Alant me rejoint.
— Martin, j’aimerais te parler une petite minute. Seul, si c’est possible ?
Je suis certain d’avoir l’air aussi surpris que ma mère. Je parle rarement en
tête-à-tête avec des gens que je ne connais pas. Mais le professeur Alant
s’assoit à côté de moi d’un air décidé, et ma mère nous laisse tranquilles.
— Nous avons beaucoup apprécié ta présence, cette semaine, me dit-elle.
Est-ce que ça t’a plu ?
Je hoche la tête.
— Je suis heureuse, car ton témoignage nous est précieux, et nous avons
été impressionnés par tout le travail que tu as fourni et les résultats que tu as
atteints. C’est pour cela que je voulais te parler. Ta mère nous a dit que tu
faisais du volontariat un jour par semaine et que, visiblement, ça te plaisait
beaucoup. Voudrais-tu bien envisager de faire également un essai ici ?
J’aimerais voir ce que cela donne, un matin par semaine durant un mois, puis
nous pourrions discuter de quelque chose de plus permanent si ça fonctionne.
Qu’en penses-tu ?
Je dévisage le professeur Alant, incrédule. Je suis trop étonné pour
regarder mon ordinateur, et encore moins y programmer une réponse. Mon
monde n’est pas seulement en train de s’ouvrir : il est en train d’exploser.
24

Un bond en avant
— Qu’est-ce que tu en penses, Martin ?
Juan attend une réponse de ma part. Elle travaille ici, au centre de
communication, et fait partie de mes nouveaux collègues.
Je ne sais pas quoi dire. Juan aimerait avoir mon avis sur ce qui
conviendrait le mieux à un enfant qu’on a testé ici récemment. Mais j’ai
tellement peu l’habitude qu’on me demande mon opinion que je ne sais pas
encore comment la donner correctement. Travailler ici est totalement
différent que de travailler au centre médical, où beaucoup de gens semblaient
dans un premier temps ne pas savoir comment interagir avec quelqu’un
comme moi.
— Tu peux me trouver les dossiers de janvier, s’il te plaît ? demandaient-
ils à Haseena, ma collègue, lorsqu’ils entraient dans notre bureau.
Même si, de toute évidence, elle était occupée, il y avait toujours des gens
qui ne me demandaient jamais de les aider. Il a fallu du temps pour que l’on
me fasse confiance professionnellement, et je suis ravi que ce soit le cas
aujourd’hui.
Mais ici, au centre de communication, on a sollicité mon avis dès mon
arrivée. Je suis celui qui a mis leurs théories en pratique, et ils tiennent à
connaître mon opinion. Au début, cela m’a perturbé, mais je commence tout
doucement à m’y faire.
Mon premier jour de travail, je me suis retrouvé dans la pièce où Shakila
m’avait testé, et je me suis rendu compte que j’ignorais totalement ce qu’on
attendait de moi. J’allais devoir décider de la façon de commencer et terminer
les tâches administratives qu’on m’avait attribuées, comme écrire une histoire
sous forme de symboles pour la newsletter du centre.
La deuxième semaine, on m’a installé dans un bureau que je partageais
avec une femme nommée Maureen. Nous sommes rapidement devenus amis,
et, au bout de la troisième semaine, j’avais découvert à quel point c’était
stimulant d’être au milieu de gens qui n’avaient pas peur de moi.
Aujourd’hui, cela fait quatre semaines que je travaille ici, et, ce matin,
c’est mon dernier essai : le moment de vérité. Afin d’évacuer le stress de mon
rendez-vous avec le professeur Alant, Erica m’emmène boire un café de
l’autre côté du campus. Nous sommes devenus de bons amis. C’est une
magnifique matinée de printemps. Les arbres sont en pleine floraison, et le
ciel est d’un bleu éclatant.
— Tu penses qu’elle te donnera ce boulot ? me demande Erica.
Sur mes genoux, une grande plaque plastifiée est recouverte des lettres de
l’alphabet. Elle affiche également des mots et des expressions d’usage
courant comme « merci » et « je veux ». J’utilise beaucoup ce tableau,
maintenant que je déchiffre de mieux en mieux les mots, car ce n’est pas
toujours pratique d’avoir mon ordinateur avec moi. Mais savoir lire et écrire
n’est pas une science exacte. J’ai encore du mal à lire et, je ne sais pour
quelle raison, j’écris avec plus de facilité. Peut-être est-ce parce qu’écrire
signifie réduire les mots à leurs formes premières de lettres plutôt que d’avoir
à déchiffrer un ensemble de symboles qui se sont confondus pour former un
terme.
— J’espère, dis-je à Erica en désignant les lettres devant moi. Vraiment.
— Moi, je le pense.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es brillant, Martin !
Je n’en suis pas si sûr. Le fait de travailler dans un bureau m’a montré les
énormes lacunes dont je souffrais. N’ayant aucun souvenir de l’éducation que
j’ai reçue étant enfant, mon cerveau s’apparente à une décharge où l’on
déverse des bribes d’informations dont j’ignore la provenance. De bien des
façons, je me sens plus perdu qu’avant.
Erica et moi rejoignons maman et papa, qui m’attendent au centre, puis
mes parents m’accompagnent voir le professeur Alant.
— Honnêtement, la plupart du temps, ce genre de situation ne fonctionne
pas, dit-elle à peine mes parents sont-ils assis.
Mon cœur se serre.
— Mais nous aimerions tout de même te proposer un poste rémunéré,
Martin, ajoute le professeur Alant avec un sourire. Nous avons le sentiment
que tu pourrais nous être d’une aide précieuse et nous aimerions que tu
viennes travailler un jour par semaine. Ça te dirait ?
— Mais c’est génial ! s’écrie mon père.
Il me gratifie d’un grand sourire, imité par ma mère.
— Mais il y a certaines conditions. Si tu dois faire partie de notre équipe,
il faudra que tu sois le plus indépendant possible, ajoute le professeur Alant.
Nous ferons de notre mieux pour t’aider à y parvenir, mais la seule chose
dont tu aies besoin et que nous ne pouvons pas te fournir, c’est un fauteuil
électrique afin que tu puisses te déplacer tout seul. Actuellement, quelqu’un
doit te pousser, mais ce ne sera pas tout le temps possible lorsque tu
travailleras aux côtés d’autres personnes.
Je l’écoute en hochant la tête.
— Je dis cela parce que ton travail ne fonctionnera pas si tu dois toujours
compter sur les autres pour t’aider.
Je regarde mes parents en priant pour qu’ils acceptent.
— Nous comprenons, dit ma mère. Je suis certaine que Martin sera ravi de
faire son maximum. Ce travail signifie beaucoup pour lui.
Je hoche la tête.
— Il y a encore autre chose, dit le professeur Alant. Il faudrait que tu
envisages de projeter une image plus professionnelle. Peut-être en mettant
une chemise et un pantalon de costume ?
Je baisse les yeux sur mon tee-shirt habituel et mon pantalon de jogging.
Ma mère ouvre et referme la bouche comme un poisson.
— Ça te paraît acceptable ? demande le professeur Alant.
Mon doigt désigne un mot, sur mon tableau alphabétique.
— Oui.
— Alors, nous sommes d’accord, dit-elle avec un sourire. Bienvenue à
bord, Martin. On se revoit la semaine prochaine.
Mon père me fait sortir de la salle, mais personne ne prononce un mot
avant d’être hors de portée de voix.
— Tes vêtements ? lance ma mère d’un air incrédule. Qu’est-ce qui ne va
pas avec tes vêtements ?
Elle a l’air irritée. Maman s’est toujours occupée d’acheter mes habits et
je n’y ai jamais accordé beaucoup d’intérêt.
— Et qu’est-ce qu’elle voulait dire, au sujet de ce genre de situation qui
ne fonctionne pas ? continue-t-elle.
— Je pense qu’elle voulait simplement dire qu’employer quelqu’un
souffrant d’un handicap peut se révéler complexe, répond mon père d’une
voix calme.
— Alors, elle n’a jamais rencontré quelqu’un comme Martin, c’est tout,
grogne ma mère. Il n’y a aucune raison qu’il ne puisse pas y arriver. Je
compte sur toi, Martin !
Mes parents me regardent tandis que nous atteignons l’entrée principale
du centre. Cela fait presque deux ans jour pour jour que nous sommes venus
ici pour la première fois.
— Bon, nous te laissons finir ta journée, me dit papa en me serrant
l’épaule, puis il appuie un peu plus fort afin d’exprimer tacitement son
enthousiasme.
— Tu montreras à tous ceux qui ne croient pas en toi qu’ils ont tort, n’est-
ce pas, mon fils ? me dit maman en souriant. J’ai confiance en toi.
Je les regarde, euphorique. J’espère pouvoir les rendre fiers de moi.
25

Debout dans la mer


Quand j’étais un « fantôme », j’étais très rarement témoin des sentiments
de mon père. Un soir, une fois tout le monde couché, j’ai senti son désespoir
dans l’obscurité quand il est entré dans le salon.
— Martin ? a-t-il dit en me regardant.
Évidemment, je n’ai pas répondu, et papa s’est assis avant de se mettre à
parler. Tout en contemplant la nuit par la fenêtre, il m’a raconté son enfance
dans la campagne. Mon grand-père, GD, avait toujours voulu être fermier,
mais il avait fini dans les mines. Il faisait tout de même de son mieux pour
subvenir aux besoins de sa famille en faisant pousser des pommes de terre,
des petits-pois et des oignons, et en récoltant le miel de ses ruches. Il avait
également des vaches pour le lait, la crème et le beurre, et l’un de ces
animaux avait poussé mon père, encore enfant, à commettre un acte odieux
qu’il n’oublierait jamais. Il me l’a raconté ce soir-là, dans le silence de la
nuit.
— J’ai frappé l’une des vaches avec un bâton, a-t-il soufflé. Je ne me
souviens plus pourquoi j’ai fait ça, mais je lui ai coupé la paupière. Je
n’aurais jamais dû faire une chose pareille.
Il est resté muet un moment.
— J’ignore pourquoi, mais j’y pense beaucoup, en ce moment. J’imagine
que c’est parce que, quand je me remémore ce jour, je me rends compte que
j’ai obtenu plus de réactions de la part d’une vache que de toi, mon propre
fils. Je ne comprends pas : comment peux-tu demeurer si immobile et si
silencieux, année après année ?
Il avait une respiration rauque et saccadée. Je mourais d’envie de le
consoler, mais je ne pouvais rien faire d’autre que de le regarder reprendre
peu à peu le contrôle de lui-même. Il s’est alors levé et s’est penché pour
m’embrasser sur le front. J’ai senti ses mains se poser délicatement sur mon
crâne et y rester quelques secondes, comme il le faisait chaque soir.
— Allez, au lit, mon garçon ! a-t-il lancé.
C’est l’unique fois, durant toutes ces années où s’il est occupé de moi tout
seul, que mon père m’a laissé entendre qu’il lui arrivait d’être vraiment
désespéré. Mais je ne m’étais jamais rendu compte de l’importance de sa
force inébranlable jusqu’à ce que je passe mes premières vacances avec ma
famille, à vingt-cinq ans.
En principe, lorsqu’ils partaient, mes parents me laissaient dans un centre,
mais, cette fois-ci, ils m’avaient emmené à la mer. J’étais euphorique. Il ne
me semblait pas avoir déjà vu la mer, et cet immense déferlement me coupait
le souffle. Je balançais entre l’admiration et la terreur.
La mer me faisait peur autant qu’elle me fascinait. Au fil des ans, j’avais
fini par aimer la façon dont l’eau soulevait et soutenait mon corps, me libérait
comme rien d’autre. Mais imaginer que je ne disposais d’aucun moyen de
défense contre elle et que je ne serais pas capable de battre des pieds ou des
mains pour rester à la surface si je devais couler m’avait toujours terrorisé.
À la fois ravi et angoissé, j’ai laissé mon père approcher mon fauteuil de
l’eau tout en écoutant le roulement des vagues. Puis il m’a hissé sur mes
pieds et m’a aidé à parcourir les quelques mètres de sable qui nous séparaient
de l’eau. Mais, plus j’approchais, plus j’avais peur, et mon père devait le
sentir.
— Détends-toi, Martin, répétait-il tandis que les vagues commençaient à
venir rouler sur mes pieds.
Mais c’était impossible. Mon corps subissait une véritable montée
d’adrénaline, et je me sentais impuissant comme jamais, face à la mer. Je
savais qu’elle pourrait m’emporter en une fraction de seconde si elle le
désirait.
Mon père m’a poussé à faire quelques pas hésitants de plus dans l’eau.
— Il n’y a rien à craindre, me disait-il.
Mais plus la mer enveloppait mes pieds et mes jambes, plus j’étais
terrorisé. J’étais certain qu’elle allait me balayer, et je n’aurais pas d’autre
choix que de partir. Soudain, j’ai senti papa se coller à moi.
— Tu penses vraiment que je te lâcherais ? a-t-il crié pour couvrir le bruit
des vagues. Tu crois qu’après toutes ces années, je laisserais une telle chose
t’arriver ? Je suis là, Martin. Je te tiens. Il ne va rien t’arriver, je te le promets.
Tu n’as pas à avoir peur.
Et ce n’est qu’à cet instant, soutenu par mon père et sa force, que j’ai
compris que son amour était assez puissant pour me protéger d’un océan.
26

Elle revient
J’ouvre les yeux dans l’obscurité. Mon cœur bat à tout rompre. Je suis
terrorisé. Je veux crier, hurler, laisser éclater la peur qui me glace le sang.
Je tourne la tête pour regarder l’horloge.
Il est 5 heures du matin, c’est la quatrième fois que je me réveille cette
nuit, et, il y a quarante-sept minutes, j’ouvrais encore les yeux pour essayer
d’échapper à mes rêves.
Ils sont particulièrement pénibles, cette nuit. Je me demande s’ils
cesseront un jour. C’est dans ces moments que je me sens le plus seul, quand
le monde dort tranquillement et que je me réveille dans la grisaille d’un
crépuscule vide.
Le cauchemar qui vient de me tirer du sommeil n’est pas si différent du
dernier. Ils ne le sont jamais. Si mes rêves n’étaient pas aussi terrifiants, je les
trouverais presque trop prévisibles.
Elle se tenait devant moi et me toisait de toute sa hauteur. Je savais ce
qu’elle allait faire et je voulais la repousser, mais je ne le pouvais pas. Mes
bras, le long de mon corps, étaient plus inanimés que jamais tandis qu’elle
approchait son visage du mien. Une montée d’angoisse me saisissait la gorge,
et je n’avais qu’une envie : implorer sa pitié.
Puis je me suis réveillé.
Je vis la même chose presque chaque nuit, désormais. Malgré mes efforts
pour oublier le passé, il resurgit dans les fissures que je ne peux pas combler
avec le travail, la maison, les listes de tâches à accomplir et les buts que je me
fixe.
Ce qui m’épuise, c’est que cela ne me hante pas seulement la nuit. Dans la
journée même la plus ordinaire, un millier d’indices imperceptibles aux yeux
des autres me guettent, prêts à me replonger immédiatement dans le passé.
Quelques notes de musique classique dans un magasin, et je suis de
nouveau dans ce fameux centre, à la campagne, où j’étais prisonnier, comme
un animal ne rêvant que de liberté.
— C’est tellement calme, ici, disait ma mère quand elle m’y déposait.
Lorsque nous pénétrions dans le bâtiment, il y avait toujours une chaîne
qui laissait échapper les douces mélodies de Vivaldi ou de Mozart, et je
regardais ma mère dans l’espoir qu’elle comprenne ce que la musique
cachait.
C’est pour cela que d’entendre cette musique me renvoie immédiatement
dans le passé. Ou alors j’aperçois une voiture qui me rappelle celle d’une
personne qui me faisait du mal, et je m’y retrouve de nouveau : le cœur
battant à tout rompre, la sueur me glaçant la peau et le souffle affolé.
Personne ne semble le remarquer quand ça m’arrive. Suis-je vraiment
parvenu à dissimuler mes sentiments au point de pouvoir masquer une terreur
si violente ? Je ne sais pas comment j’y arrive. Totalement seul, je m’efforce
de revenir au présent en me rappelant que le passé est derrière moi.
Allongé dans mon lit, je sens mon cœur qui reprend un rythme régulier. Je
dois me rendormir, même si je suis terrorisé à l’idée de replonger dans ce
monde que je cherche à oublier. Je veux être en forme, demain, au travail. Je
ne peux pas laisser ce qui m’est arrivé gâcher la seule chance que j’ai de
m’en sortir. Je ne peux pas laisser mon passé me tirer vers le bas.
Je ferme les yeux, mais je vois toujours son visage.
27

La fête
La fille devant moi tangue sur ses pieds. Elle sourit d’un air médusé.
— Tu es mignon, dit-elle. Je vais flirter avec toi !
Des baffles martèlent une musique sourde, et la pièce est pleine
d’étudiants que je ne connais pas. Je participe à une soirée, sur le campus,
avec Erica et des amis à elle, David et Yvette.
Je n’arrive pas à croire que je suis ici. Le thème de la soirée est la jungle,
et je me suis déguisé en son roi, avec une couronne de feuilles de bananier
sur la tête.
J’ai même bu de l’alcool pour la première fois de ma vie : avec tous ces
gens qui m’ont demandé si je voulais boire quelque chose, j’ai fini par dire à
Erica d’aller me chercher un rhum-Coca.
— Alors, t’en dis quoi ? s’est-elle enquise avec un sourire, à ma première
gorgée.
L’alcool a envahi ma bouche avant de me chatouiller le nez. C’était fort et
âpre. Je n’aimais pas ce goût. J’ai esquissé un tout petit sourire à l’intention
d’Erica, qui portait un sarong et son singe en peluche, Maurice, autour du
cou. Je me suis penché en avant pour terminer mon verre. Je voulais faire
disparaître au plus vite ce mélange étrange.
— Allez, aspire ! s’est écriée Erica avant d’éclater de rire.
J’ai pris une nouvelle gorgée et l’ai avalée rapidement.
— Et si je t’apportais un Coca tout simple ? m’a-t-elle proposé.
Je lui ai souri et l’ai regardée s’évanouir dans la foule, me demandant si
elle retrouverait son chemin ou si quelqu’un d’autre viendrait me parler.
J’avais mon tableau alphabétique sur les genoux, prêt à discuter, mais je
n’étais pas certain qu’on me voie sur mon fauteuil tellement la salle était
bondée. La fille qui se trouve devant moi m’a vu, elle.
— Tu es de quel signe ? me demande-t-elle en se penchant vers moi.
Elle porte une robe dorée et des ailes de papillon sur la tête. Elle est brune
et a de grandes dents bien blanches. Elle est jolie et a de beaux yeux. J’épelle
sur mon tableau :
— K-A-P-P-R-Y-K-O-R-N.
— Capricieux ?
— K-A-P-P-R-Y-K…
— Ah ! Capricorne ?
Je hoche la tête. J’ai encore beaucoup de mal à orthographier les mots
correctement. Les gens doivent avoir l’esprit assez ouvert s’ils veulent
discuter avec moi.
— Dommage…, soupire-t-elle. Moi, je suis Balance.
Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Je la regarde d’un air médusé. Elle est soûle.
Pourquoi me parle-t-elle d’astrologie ? Ce silence est-il simplement le bruit
blanc que je suis censé remplir avant de lui proposer de sortir avec moi ? Je
ne sais absolument pas comment les hommes et les femmes se comportent
entre eux. Tout ce que j’ai vu, ce sont des images à la télé ou des moments
volés dans la vie des autres. Mais je me rends compte que parler à une femme
d’une autre manière qu’amicale est comme parler une langue dont j’ignorais
l’existence jusqu’ici. Est-ce que cette fille est en train de flirter avec moi,
comme elle me l’a annoncé ?
Je dispose des bons mots pour parler aux femmes, bien sûr, grâce aux
champs sémantiques du sexe et des relations que maman et moi avons ajoutés
à mes grilles de vocabulaire. Il était évident qu’un jour ou l’autre, nous irions
au-delà des termes « câlin » et « bisou ». Et, même si c’est ma mère qui a
tenu à m’apprendre ce nouveau vocabulaire, j’avais envie de le connaître, car
le sexe m’intrigue autant que n’importe quel jeune homme de vingt ans. On
pourrait croire qu’une personne comme moi n’a aucun désir, mais c’est faux.
Au tout début de ma reprise de conscience, j’attendais avec impatience le
week-end, car je savais qu’à la télé, je pourrais voir cette fameuse série
française où les femmes portent des corsets si serrés que leur poitrine en
déborde. Je ressentais des choses que je n’avais jamais connues jusqu’ici, et
j’aimais ça. Ma conscience sexuelle me confirmait que je n’étais pas
totalement mort. J’y pense davantage depuis que j’apprends à communiquer,
me mettant à espérer qu’un jour, une femme veuille bien de moi.
— Par où commencer ? a lancé maman de son ton le plus déterminé tandis
que nous nous installions pour élaborer une nouvelle grille de mots.
« Érection » ?
Au moins, elle n’avait pas à m’expliquer celui-ci. J’en avais comme tout
le monde.
— « Vagin. »
Pas besoin de détails non plus. J’avais appris la plus grande partie de ce
vocabulaire au fil des ans.
Mais j’aurais pu jurer que maman élevait de plus en plus la voix et je
croisais les doigts pour que David n’entende pas ce que nous faisions.
— « Orgasme » ! s’est écriée maman.
— « Éjaculation. »
— « Sperme. »
Je suis devenu écarlate et j’ai secoué la main pour supplier maman
d’arrêter.
— Non, Martin ! Tu dois connaître tous ces mots. C’est important.
Dans mon supplice, ma mère continuait à déclamer des mots appartenant
au vocabulaire sexuel. À chaque seconde qui passait, je souhaitais plus que
tout qu’elle se taise. Je détestais le fait d’être soudain l’otage de son désir de
m’informer pleinement. Ce n’est que quand maman a décidé que j’en savais
assez que j’ai pu lui demander de cacher la grille au milieu des autres,
quelque part où moi seul pourrais la trouver.
À l’époque, je doutais d’avoir à beaucoup l’utiliser, et, désormais, en
regardant cette fille devant moi, j’en suis sûr. Les mots dont je dispose sont
trop froids et trop cliniques. Parler aux femmes semble davantage
comprendre les blancs entre les mots que les mots eux-mêmes et interpréter
les nuances de silence qui veulent dire tellement de choses.
Mais j’ignore totalement comment faire. Je ne sais rien. Est-ce que cette
fille s’attend à ce que je l’embrasse ? Et si c’est le cas, que dois-je faire ?
Veut-elle que je l’attrape par le bras ou que j’attende qu’elle-même vienne
m’embrasser ? Et comment est-ce qu’on embrasse ? Je n’ai jamais embrassé
qui que ce soit. Dans ma tête, la liste des questions s’allonge jusqu’à bloquer,
comme un ordinateur qui plante lorsqu’on lui en demande trop d’un coup.
— Tu savais que les Capricornes et les Balances étaient incompatibles ?
lance-t-elle soudain.
Je ne comprends vraiment rien à ce qu’elle raconte. Je décide alors de
changer de sujet. J’épelle sur mon tableau alphabétique :
— Tu fais quoi, comme études ?
— Économie.
J’ignore à quoi ressemblent les économistes, mais je doute qu’ils portent
des ailes de papillon sur la tête, habituellement. Alors que je cherche quoi
dire, la fille se retourne vers la foule.
— Je vais voir mes amis, lance-t-elle. Salut !
Elle part alors en titubant, et je me retrouve de nouveau tout seul. Est-ce
que je finirai par comprendre un jour ? J’observe ces hommes et ces femmes
qui dansent et qui discutent, qui rient des blagues des autres et qui se
rapprochent doucement.
Un couple est en train de s’embrasser, et un garçon a le bras posé sur les
épaules d’une fille. Est-ce qu’un jour, je connaîtrai le code qui me permettra
d’entrer dans leur monde ?
— Ça va ?
C’est Erica. Au moins, les choses sont simples avec elle, car nous savons
tous les deux qu’il n’y a rien de plus que de l’amitié entre nous. Erica occupe
une place particulière dans mon cœur, car, ces trois derniers mois, elle m’a
montré énormément de ce que le monde a à offrir.
Avant que nous ne nous rencontrions, mes parents m’emmenaient faire les
magasins ou au cinéma. Je ne pourrai jamais oublier ce moment où, dans
l’obscurité, j’ai vu les gens lever les yeux quand la musique a démarré et que
des visages gigantesques sont apparus sur l’écran devant moi. J’avais du mal
à croire que c’était réel. Alors, pourquoi ceux qui m’entouraient avaient-ils
l’air aussi peu touchés ? Je ne lisais ni fascination ni ravissement sur leurs
traits, et je me suis demandé si c’était possible d’être tellement habitué au
bonheur qu’on finissait par ne plus le remarquer.
Mais, avec Erica, j’ai vu comment vivaient les gens de mon âge. J’ai
expérimenté le plaisir de manger un hamburger au McDonald’s, de perdre un
après-midi à flâner dans un centre commercial ou encore de goûter des
biscuits tout juste sortis du four. Nous avons également visité des jardins
botaniques et un orphelinat, où nous avons bercé des bébés abandonnés qui
finiraient par mourir si on ne leur offrait pas un peu de douceur. Je connais
bien ce sentiment.
Tout cela m’émerveille, et Erica semble prendre du plaisir à me le faire
découvrir. C’est quelqu’un de spécial, à mes yeux : la première personne, en
dehors de ma famille et de ceux qui sont payés pour s’occuper de moi, à avoir
accepté mes limitations physiques sans se poser de questions.
Avec Erica, elles font partie de ce qui me définit sans être ce qui me
définit, et elle me traite comme n’importe quel autre de ses amis. Elle n’a
jamais prononcé une parole ou jeté un regard qui m’aurait donné la sensation
d’être un poids gênant.
Même quand je passe la nuit chez elle et qu’elle doit m’emmener aux
toilettes ou m’habiller, elle le fait sans souci. Lorsque quelqu’un prend sur lui
pour s’occuper de vous, ça se voit tout de suite. Avec Erica, il n’y a jamais eu
ce genre de problème. C’est peut-être pour ça que je parviens, affranchi de
mes cauchemars pour une nuit, à dormir des heures durant sans me réveiller
quand je suis dans son appartement.
— On s’en va ? me demande Erica.
Nous quittons la soirée avec David et Yvette et traversons la route, en
direction de chez Erica. Lorsque nous parvenons à l’escalier menant à son
appartement, David et Erica me lèvent de mon fauteuil et me soutiennent
tandis que je m’efforce de monter une marche après l’autre. Avec un sourire,
je les écoute parler de qui a fait quoi, où et avec qui. J’aimerais comprendre
de quoi il en retourne.
— Désolée, ce n’était pas une fête exceptionnelle, pour une première, me
dit Erica lorsque nous entrons dans son appartement. La musique était
horrible, pas vrai ?
Je n’en ai aucune idée, mais cette soirée était inoubliable.
28

Henk et Arrietta
L’amour entre les hommes et les femmes m’a toujours intéressé, avec sa
façon de surgir et de disparaître, comme doué de vie, ou encore les sourires
entendus et les conversations tourmentées qui le trahissent. Peut-être l’ai-je
toujours trouvé fascinant parce que c’est ce qui me met le plus face à ma
solitude.
J’ai vu l’amour pour la première fois peu de temps après avoir repris
connaissance. À cette époque, Arrietta travaillait à temps partiel dans mon
centre, et son fils, Herman, y était élève. Arrietta avait une fille, Anya, qui
devait avoir trois ans, et, ce jour-là, elle attendait mon père avec nous.
Je savais que Henk, le mari d’Arrietta, ne tarderait pas à venir chercher sa
famille et que mon cœur s’emballerait quand je verrais le revolver qu’il
portait constamment à la taille. Henk était policier, et, depuis le temps, je
n’arrivais toujours pas à croire à la chance que j’avais de pouvoir voir un
revolver de si près.
Lorsque Henk m’a vu allongé sur un tapis par terre, il a compris qu’il
allait devoir attendre qu’on vienne me chercher. Je l’ai regardé embrasser
Arrietta avant de s’asseoir et d’ouvrir son journal sur la table, comme à son
habitude. Herman et Anya jouaient sur la terrasse, dehors. Arrietta est allée y
jeter un œil ; le soleil a percé la fine couche de tissu de sa blouse pour laisser
apparaître la ligne de ses seins.
— Tu as passé une bonne journée ? lui a demandé Henk lorsqu’elle est
revenue.
— Plutôt longue, a-t-elle répondu en rangeant quelques jouets.
Ils sont restés silencieux un instant.
— Il va falloir s’arrêter au supermarché, au retour, a dit Arrietta d’un air
distrait. Qu’est-ce que tu aimerais manger ?
Henk l’a alors regardée.
— Toi, a-t-il répondu avec une voix plus profonde que d’habitude.
Comment Henk pouvait-il manger Arrietta ? Je ne comprenais pas ce qu’il
voulait dire. Elle s’est interrompue et l’a regardé en riant doucement.
— Ça me paraît envisageable, a-t-elle dit.
Henk et Arrietta se sont souri, et c’était comme si le temps s’était
soudainement arrêté. Je savais que je voyais quelque chose de nouveau : le
monde secret des adultes dont j’avais commencé à soupçonner l’existence.
Tout comme mon corps qui changeait, les fauteuils que j’utilisais depuis des
années qui devenaient trop petits pour moi ou encore le fait qu’on me rase
régulièrement, j’avais perçu certaines choses qui se passaient entre les adultes
et que je n’avais jamais vues auparavant. Et cela m’intriguait.
À cet instant précis, il y avait quelque chose dans la voix de Henk et
d’Arrietta, dans leur douceur et le sourire qu’ils échangeaient. Je ne saisissais
pas vraiment ce que c’était, mais, alors que Henk regardait sa femme et
qu’elle lui souriait, l’air me donnait l’impression de vibrer. Puis leurs regards
se sont détachés, emportant cet instant magique.
— Parle-moi d’eux, a demandé Henk en balayant la pièce vide de la main.
Ils avaient repris leur rôle ordinaire aussi vite qu’ils s’étaient réfugiés dans
cet endroit que je ne connaissais pas.
— Qui ça ?
— Les enfants d’ici. Je viens tous les jours et je ne sais rien d’eux.
Arrietta s’est assise à côté de Henk et s’est mise à lui parler d’enfants que
je connaissais bien : Robby, qui avait été blessé lorsque la voiture de son père
avait heurté l’arrière d’un camion de charbon et qui pleurait des heures
durant, maintenant.
Katie, qui était née avec un syndrome dégénératif et qui aimait tellement
manger qu’on la surnommait « Katie la boulotte ». Jennifer, qui était née avec
un cerveau de la taille d’un œuf, sa mère étant tombée malade pendant sa
grossesse, et qui poussait des cris perçants chaque fois que son père arrivait
en fin de journée. Elmo, Jurike, Thabo et Tiaan. Doorsie, Joseph, Jackie et
Nadine, qui avaient tous une histoire bien à eux. Puis il y avait ceux qui
repartaient presque aussitôt et dont je n’avais pas le temps de retenir le
prénom, comme cette petite fille qui avait toujours eu des difficultés
d’apprentissage et qui avait été violée par un oncle dont l’ultime acte de
cruauté avait été de lui brûler les parties intimes.
— Et lui ? a demandé Henk en me désignant.
— Martin ?
— Oui.
Arrietta lui a raconté mon histoire, et Henk a écouté jusqu’au bout sans un
bruit.
— Son histoire est la plus triste de toutes, a-t-il fini par dire en posant les
yeux sur moi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’est pas né comme ça. Il était en bonne santé, et ses
parents ont dû regarder leur enfant souffrir sans savoir pourquoi. J’ignore si
je pourrais le supporter.
Arrietta l’a entouré de son bras sans qu’ils me lâchent du regard.
— Ce n’est que dans les épreuves que nous pouvons voir de quoi nous
sommes capables, a-t-elle soufflé.
29

Le guérisseur
Après avoir découvert le monde secret de Henk et Arrietta, j’étais
constamment à l’affût du moindre signe d’amour, car je m’étais rendu compte
que ce que j’avais vu était rare. C’était une chose totalement différente de ce
que j’avais connu jusqu’ici, et j’espérais pouvoir en ravoir un aperçu. Même
si j’ai dû attendre, j’en ai de nouveau été témoin à mes dix-neuf ans.
Mon père avait rencontré un homme lors d’une réunion, au travail, et,
durant le déjeuner, l’inconnu s’était tourné vers lui.
— Comment va votre fils ? avait-il demandé.
— Lequel ? avait répondu mon père, surpris.
— Celui qui est mourant, avait dit l’homme.
Mon père avait d’abord été fou de rage qu’on se mêle de l’aspect le plus
personnel de son histoire familiale. Mais quelque chose, chez cet homme,
avait éveillé son intérêt, et, ce soir-là, je l’ai entendu rapporter leur
conversation à ma mère.
— Il veut voir Martin, a expliqué papa. C’est un guérisseur, et il pense
pouvoir l’aider.
Ma mère n’avait aucune raison de s’y opposer étant donné que cela faisait
longtemps qu’elle ne comptait plus sur la médecine traditionnelle pour venir
à bout de ma mystérieuse maladie. Quelques semaines plus tard, papa m’a
donc emmené dans un appartement en banlieue, où un petit homme barbu et
aux cheveux gris nous attendait.
Il m’a dit qu’il s’appelait Dave, et j’ai tout de suite vu qu’il était gentil :
ses yeux étaient brillants quand il me regardait. On m’a soulevé de mon
fauteuil et couché sur un lit. Puis, dans le plus grand silence, Dave a fermé les
yeux et a placé ses mains à quelques centimètres de ma poitrine. Il s’est
ensuite mis à les déplacer autour de mon corps atrophié sans pour autant
jamais le toucher. Des vagues de chaleur me picotaient la peau.
— L’aura de votre fils a été meurtrie, a-t-il fini par annoncer à papa. C’est
rare, mais ça arrive parfois après un traumatisme.
Dave s’est de nouveau tu et n’a reparlé qu’une seule fois durant l’heure
suivante, pour dire à mon père que, d’après lui, j’avais des problèmes au
niveau du ventre, car il sentait une douleur à cet endroit précis. Je ne
comprenais pas comment il pouvait savoir ce que les médecins ignoraient, et
ça me terrorisait. Mais Dave a alors repris son travail en silence.
— Puis-je vous payer pour votre temps ? a demandé mon père quand
Dave eut enfin terminé.
— Non, a-t-il répondu.
Il n’a jamais réclamé un centime à mes parents, mais, les trois années
suivantes, il a continué à me voir toutes les semaines. C’était comme si le fait
de me soigner était sa vocation.
Chaque fois que je le voyais, son visage se transformait en véritable
masque de concentration, Dave s’efforçant d’ouvrir le réservoir d’énergie
guérisseuse que renfermait mon corps. À quelques centimètres de ma peau, il
traçait du bout des doigts l’aura que ma maladie avait, selon lui, meurtrie. Le
visage calme et détendu, les yeux toujours fermés, il se concentrait sur ma
guérison. Et, quand la séance prenait fin, ses traits reprenaient vie.
Les mois se sont transformés en années, et, aux yeux de mon entourage, je
n’avais connu aucune amélioration. Mais la foi de Dave ne faiblissait pas. Il
me voyait toujours toutes les semaines et se penchait au-dessus de moi, les
bras tendus, avec la paix et la concentration les plus intenses que j’aie jamais
vues.
Au fil du temps, je me suis mis à avoir de plus en plus envie de le voir, car
il me parlait beaucoup, désormais ; il riait et blaguait, il me racontait des
histoires de lions et d’animaux que j’aurais aimé qu’il couche sur papier, un
jour. Allongé sur le lit, pendant qu’il me soignait, je me laissais bercer par
son flot de paroles apaisant et toujours accompagné de sourires et de
plaisanteries.
Deux ans après notre rencontre, Dave s’est marié avec une autre
guérisseuse, Ingrid, et il leur arrivait de me soigner ensemble. Un matin, alors
que je les regardais, penchés sur mon corps, ils ont soudain interrompu ce
qu’ils étaient en train de faire et se sont observés.
Le monde a alors arrêté sa course, exactement comme avec Henk et
Arrietta. Ils n’avaient eu aucune raison de s’interrompre ainsi ; rien ne m’y
avait préparé. Mais le temps avait ralenti, comme un ballon qui suspend son
vol avant de retomber au sol. L’air crépitait entre Dave et Ingrid, et ils se sont
penchés l’un vers l’autre pour s’embrasser.
— Je t’aime, ont-ils murmuré avant de sourire.
J’avais eu un nouvel aperçu de ce monde secret, et j’aurais aimé le
comprendre. J’ignorais ce qui pouvait se passer entre deux individus. Ça me
paraissait étrange et mystérieux, comme si une certaine alchimie donnait
naissance à quelque chose. Mais, même si c’est la seule fois où j’ai vu cela
entre Dave et Ingrid, je savais que c’était en eux.
Un week-end, environ six mois plus tard, papa et moi venions de nous
garer dans l’allée de Dave, derrière une voiture que nous n’avions jamais vue
ici. Une Mercedes.
— Tu as gagné au loto, Dave ? a demandé papa avec un sourire en me
sortant de la voiture.
— Non ! a-t-il répondu. C’est la voiture de mon patron. Il est parti en
week-end avec sa femme. Je les ai déposés à l’aéroport et je les récupère
demain.
Puis ils se sont mis à discuter d’autre chose tandis qu’on m’emmenait à
l’intérieur.
— Tu as vu les images à la télé ? a demandé Dave. C’est incroyable.
Je savais de quoi ils parlaient. La princesse Diana venait de mourir dans
un accident de voiture, et, sur tous les écrans d’Afrique du Sud, on pleurait sa
perte. J’avais vu toutes les fleurs qu’on avait rassemblées pour elle devant les
grilles d’un palais anglais, et je me suis mis à y repenser – une telle effusion
d’amour pour une seule femme, une personne qui avait touché tant de vies.
Après la séance, Dave m’a dit qu’on se reverrait la semaine suivante, et
nous nous sommes séparés. Mais, deux jours plus tard, quand Kim et moi
sommes rentrés du centre, nos parents nous attendaient devant la maison. J’ai
aussitôt compris que quelque chose de terrible s’était passé.
— Dave est mort, s’est empressé de dire mon père à Kim, qui me sortait
de la voiture.
Une douleur a envahi ma poitrine tandis que mes parents racontaient à
Kim ce qui s’était passé. La nuit précédente, Dave et Ingrid étaient montés
dans la Mercedes pour aller chercher le patron de Dave et sa femme à
l’aéroport, comme prévu. Mais, alors qu’ils faisaient marche arrière, des
hommes ont bondi sur eux en réclamant la voiture. À la lumière des phares,
Dave et Ingrid ont vu que ces hommes étaient armés.
Les voleurs voulaient également leurs bijoux, et Dave leur avait donné sa
montre et son alliance sans un mot, espérant que cela suffirait à les faire
partir.
Mais soudain, sans prévenir, l’un des hommes a appuyé sur la détente, et
une balle s’est logée dans la tête de Dave. Alors qu’il s’écroulait au sol, une
autre voiture s’est arrêtée, et les voleurs ont sauté dedans. Dave a tenu
quelques heures encore, après avoir été héliporté à l’hôpital, et les voleurs
n’ont pas été retrouvés.
— C’est terrible, a déploré ma mère. Comment peut-on faire une chose
pareille ? C’était un homme si bon…
J’étais pétrifié, n’arrivant pas à croire que la vie de Dave avait pris fin de
façon si violente. C’était injuste de voir à quel point je m’étais accroché à la
mienne sans même le vouloir, parfois ; et pourtant, Dave, qui avait tant aimé
la sienne, l’avait perdue. Puis j’ai songé à Ingrid et à leur amour qui avait été
anéanti par une balle. Je n’avais pas encore totalement saisi ce que j’avais vu
passer entre elle et Dave il y avait des mois de cela, mais je savais d’instinct
que son chagrin serait insurmontable.
30

Sortir de sa cage
Apprendre à communiquer, c’est comme avancer sur une route pour
découvrir que le pont que l’on doit traverser a été balayé.
Même si mes grilles comportent des milliers de mots, désormais, il y en a
toujours auxquels je pense, mais dont je ne dispose pas. Or, lorsque je les ai
en ma possession, comment transformer une pensée en symbole ou fixer une
émotion sur un écran ? Parler, c’est bien plus que de prononcer des mots, et il
m’est pratiquement impossible de maîtriser le rythme d’un discours et ses
nuances.
Imaginez un homme et sa femme, au restaurant, qui fêtent leur
anniversaire de mariage. Le serveur apporte la note, et l’homme hausse les
sourcils en la consultant.
— Tu plaisantes ! lance-t-il.
Selon son ton et son air, son épouse saura s’il rechigne à devoir dépenser
autant d’argent ou s’il cherche seulement à taquiner la femme pour qui il
donnerait toute sa fortune. Mais moi, je ne peux pas cracher ma rage ou
laisser éclater ma joie. Ma voix ne tremblera jamais sous le coup de
l’émotion ; je ne pourrai jamais répondre à une plaisanterie en riant ou élever
le ton pour exprimer ma colère. Non, derrière mon écran, chacun de mes
mots est inexpressif.
Après l’intonation vient le temps. Avant, je passais des heures à rêvasser
de ce que je pourrais dire ; je me faisais même de vraies conversations dans
ma tête. Mais, maintenant que je peux parler, je n’ai pas toujours la
possibilité de dire ce que je veux. Discuter avec moi requiert du temps et de
la patience que beaucoup de personnes n’ont pas. Celui avec qui j’échange
doit attendre que j’intègre les symboles dans mon ordinateur ou que je
désigne les lettres sur mon tableau alphabétique. Les gens ont tellement de
mal à supporter ce silence qu’ils préfèrent ne pas me parler.
Cela fait plus de six mois que je travaille. J’ai des amis et des collègues, je
rencontre de nouvelles personnes lorsque je sors, et j’interagis avec tous. J’ai
remarqué que la voix des gens progresse de façon continue, leurs phrases
s’enchaînant sans heurts. Moi, je coupe leur rythme et embrouille tout. Les
autres doivent faire un réel effort pour me regarder et écouter ce que j’ai à
dire. Ils doivent me laisser le temps de parler, car je ne peux pas intervenir en
plein milieu d’une conversation, et la plupart ne désirent pas écouter le
silence que j’impose quand je forme mes mots sur l’ordinateur.
Je comprends pourquoi c’est dur. Nous vivons dans un monde où il est
rare de ne rien entendre du tout. Il y a toujours une télévision ou une radio
d’allumée, un téléphone ou un klaxon qui comble les blancs, et, si ce n’est
pas le cas, on parle de tout et de rien. Mais lorsqu’on échange une
conversation avec moi, il s’agit autant de silences que de mots, et je remarque
si l’on m’écoute ou non, car je choisis mes mots avec soin.
Je ne suis pas aussi loquace que je l’aurais imaginé. Durant le dîner, je
reste souvent silencieux au milieu du bavardage familial, et, lorsque mes
collègues se racontent ce qu’ils ont fait de leur week-end, il m’arrive de ne
pas me joindre à eux. Ça ne part pas d’un mauvais sentiment, mais les gens
ne pensent pas à me laisser le temps de m’exprimer. Ils s’imaginent que je
participe, car je suis dans la même pièce qu’eux, mais c’est faux. Ce que je
préfère, c’est échanger avec quelqu’un qui me connaît suffisamment pour
anticiper ce que je vais dire.
« Tu veux aller au cinéma ? » me dira Erica si je désigne le « C » et le
« I ».
« Tu la trouves jolie ? » me demandera-t-elle lorsqu’elle me verra sourire
au passage d’une femme.
« De l’eau ? » proposera-t-elle si je pose ma grille de boissons sur mon
ordinateur.
J’adore quand les choses sont si simples, car, comme tout le monde, j’ai
envie de prendre des raccourcis, moi aussi. Ce n’est pas parce que je vis ma
vie à la lenteur d’un grand bébé qui a besoin de couches, de biberons, de
pailles et d’un chapeau avant de pouvoir mettre le pied dehors que cela me
convient. C’est pourquoi j’aime quand les gens qui me connaissent bien
m’aident à accélérer le mouvement. Certains semblent craindre de me vexer
s’ils m’interrompent lors d’une conversation. S’ils savaient ce que je
donnerais pour pouvoir moi aussi participer à une discussion animée.
Je me demande souvent si les gens pensent que j’ai le sens de l’humour.
La comédie tient dans le timing, la répartie et le haussement de sourcils, et,
même si je maîtrise le troisième point, les deux autres me posent clairement
problème. Il faut bien me connaître pour savoir que j’aime plaisanter, et mon
silence est trop facilement assimilable à de la réserve. Parfois, j’ai encore le
sentiment que les autres m’inventent un caractère, comme ça a été le cas
durant toutes ces années où je ne pouvais pas communiquer. De bien des
façons, je demeure une page blanche sur laquelle ils écrivent leur propre
scénario.
« Tu es si gentil », me dit-on souvent.
« Tu es d’une nature si obligeante ! » me rabâche-t-on.
« Tu es si bon », insiste quelqu’un d’autre.
S’ils connaissaient seulement cette terrible angoisse, cette frustration
dévorante et ce douloureux désir sexuel qui me courent dans les veines,
parfois ! Je ne suis pas le gentil muet qu’ils s’imaginent ; j’ai juste de la
chance de ne pas pouvoir trahir mes émotions en claquant la langue de colère
ou en laissant grincer mon agacement. J’ai conscience d’être très souvent ce
que les gens veulent bien penser de moi.
Le seul moment où je vois qu’on s’intéresse à ce que je dis est quand je
parle à quelqu’un d’autre. Les enfants ne sont pas les seuls à afficher leur
voyeurisme en me fixant ; les adultes le cachent juste mieux. On me dévisage
souvent lorsque j’épelle des mots sur mon tableau alphabétique, avec ces
mains qui sont encore bien capricieuses. Je ne peux toujours pas compter sur
la gauche, mais j’utilise la droite pour désigner les lettres sur mon tableau et
bouger les contacteurs.
Mais je ne peux pas tenir quoi que ce soit fermement. Même si je peux
porter de la nourriture à ma bouche, impossible que cela passe par une
fourchette de peur de me blesser avec un mouvement trop brusque.
Mais, au moins, je fais preuve d’une telle rapidité avec mon tableau,
désormais, que les étrangers ont de plus en plus de mal à regarder par-dessus
mon épaule pour suivre.
— Il va trop vite pour moi ! a lancé ma mère en riant à un homme qui
nous observait à la caisse d’un supermarché.
L’homme a eu l’air gêné, craignant visiblement d’être montré du doigt.
Mais nous avons tellement l’habitude d’être écoutés que ni moi ni ma mère
n’y prêtons vraiment attention, maintenant.
Malgré ces difficultés, je suis tout de même plus que ravi qu’on m’ait
donné la possibilité de parler. On m’a offert une chance, je l’ai saisie et, sans
cela, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Je dois ma renaissance à
beaucoup de gens : Virna, mes parents, les experts du centre de
communication, sans qui je n’aurais jamais pu reparler. D’autres n’ont pas
cette chance.
Récemment, dans ce fameux supermarché, maman et moi avons rencontré
une femme en fauteuil roulant. Elle avait la cinquantaine. Ma mère s’est mise
à discuter avec elle et la personne qui s’en occupait.
Peut-être cette femme utilisait-elle la langue des signes ou désignait-elle
les choses, mais, en tout cas, ma mère a découvert qu’elle avait perdu la
parole suite à une attaque.
— Votre famille sait-elle tout ce qu’on peut faire pour vous aider à
communiquer de nouveau ? lui a demandé maman avant de lui montrer mon
tableau alphabétique. Il y a de l’espoir, vous savez.
Son auxiliaire nous a appris que la femme avait une fille adulte. Maman
l’a suppliée de lui expliquer qu’on pouvait faire quelque chose pour sa mère.
— Il n’y a pas de raison que vous ne puissiez pas de nouveau
communiquer avec votre fille, a dit maman à la femme. Vous n’avez qu’à
trouver ce qui vous convient le mieux.
Cependant, lorsque nous nous sommes revus, l’auxiliaire nous a dit que la
fille n’avait rien entrepris.
— Et si vous me donniez son numéro de téléphone ? a suggéré maman. Je
serais ravie de lui assurer qu’elle ne doit pas perdre espoir et écouter tout ce
que disent les médecins.
Pendant que l’auxiliaire notait le numéro sur un bout de papier, j’ai
regardé la femme devant moi, dans son fauteuil.
— B-O-N-N-E-C-H-A-N-C-E, ai-je épelé sur mon tableau, et elle m’a
longuement dévisagé.
Quelques jours plus tard, maman est venue me rejoindre dans le salon
après avoir téléphoné à la fameuse fille.
— J’ai l’impression qu’elle n’avait pas envie de m’écouter, a-t-elle
déclaré. Elle n’avait pas l’air intéressée.
Nous n’en avons plus reparlé. Nous savions tous les deux que cette femme
n’échapperait jamais à la camisole de force qu’était son propre corps ; on ne
lui donnerait jamais cette chance. Elle resterait muette à tout jamais parce que
personne ne l’aiderait à se libérer.
Après cela, j’ai souvent songé à cette femme en me demandant comment
elle allait. Chaque fois, je revoyais ses yeux, lorsqu’elle m’avait jeté ce
dernier regard, au supermarché. Ils étaient envahis par la peur. Désormais, je
comprends pourquoi.
31

Le discours
Je n’arrive pas à croire que je me trouve ici. Nous sommes en novembre
2003, et je suis sur une petite estrade, dans une énorme salle de conférences,
avec ma collègue Munyane, qui vient de s’adresser à notre auditoire. Face à
nous, plus de trois cent cinquante personnes attendent mon discours. Cela fait
quatre mois que je travaille au centre de communication, et l’on m’a choisi
pour tenir une conférence face à des professionnels de la santé.
Munyane a d’abord expliqué les grandes lignes de la CAA et, désormais,
c’est à mon tour de parler. Même si je n’ai qu’à appuyer sur le bouton qui
fera surgir la voix de Paul des haut-parleurs auxquels mon ordinateur est
connecté, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. Mes mains tremblent
tellement que j’ignore si je serai capable de les contrôler.
Ces derniers mois, j’ai été amené à beaucoup m’exprimer en public, et on
a même parlé de moi dans les journaux. J’ai été surpris de voir des salles
pleines de gens désirant en savoir plus à mon sujet, que ce soit dans des
écoles ou des MJC. Aujourd’hui encore, j’ignore pourquoi le public est si
nombreux. J’aimerais qu’Erica et son sourire soient là. Elle est repartie aux
États-Unis, et c’est dans ces moments-là qu’elle me manque le plus. L’amitié
que je chérissais tant est désormais réduite à des échanges d’e-mails, et la
porte qu’elle m’avait ouverte sur le monde s’est refermée.
J’aurais dû comprendre qu’il s’agissait d’un événement important lorsque
nous sommes arrivés, maman et moi, et que l’on nous a dirigés vers un buffet
qui comportait un nombre incroyable de plats. Il y avait tellement de choses
que c’en était difficile de choisir, et le pudding au caramel sur lequel j’ai
conclu mon repas me pèse encore sur l’estomac.
Munyane sourit.
— C’est quand tu veux, me murmure-t-elle.
Je pousse la minuscule manette qui contrôle mon nouveau fauteuil
électrique et me glisse jusqu’au centre de l’estrade. Le professeur Alant avait
raison : je suis bien plus indépendant, désormais. Un mois avant de fêter mes
vingt-huit ans, j’avais enfin été capable, pour la première fois de ma vie,
d’aller où je voulais et quand je le voulais. Si je veux quitter la pièce parce
que j’en ai assez de regarder la télévision, il n’en tient qu’à moi. Si je décide
de m’aventurer dans le quartier où j’ai grandi, libre à moi de le faire.
J’ai obtenu mon fauteuil après avoir publié une lettre ouverte sur un
forum. J’étais parti en quête d’idées sur la façon de m’en fournir un, car je
savais que mes parents ne pouvaient pas se le permettre. Ces derniers mois, je
me suis fait des amis en Angleterre ou encore en Australie en rejoignant des
réseaux sociaux sur le Net et en rencontrant de nouvelles personnes dans le
monde de la CAA. De savoir que j’ai des amis dans tellement d’endroits est
un sentiment étrange mais rassurant. C’est libérateur, pour moi, d’apprendre à
connaître des gens par le biais de mon ordinateur. J’explore le monde, et les
personnes que je rencontre ne voient pas mon fauteuil : elles me connaissent,
moi, c’est tout.
Mais je ne m’attendais pas à ce que le Net ait une portée si grande. Ma
lettre a été lue par un Canadien, dont un membre de sa famille ne vivait pas
loin de chez moi, en Afrique du Sud. Il m’a contacté pour m’annoncer que
son association avait décidé de m’acheter un fauteuil avec une part de
l’argent qu’elle avait collecté pour des œuvres de charité. Je ne trouve pas les
mots pour leur exprimer ma gratitude, même si je soupçonne que certains ne
sont pas aussi ravis que moi de ma nouvelle indépendance.
C’est assez intéressant de contrôler mes mouvements pour la première
fois ; j’ai l’impression d’être un enfant qui apprend à marcher. Évidemment,
ma nouvelle liberté ne s’est pas faite sans coups dans les portes, sans chutes
de trottoir ou encore sans doigts de pied écrasés.
Mon indépendance se traduit également sous d’autres façons. Ma collègue
Kitty, qui est ergothérapeute, m’a apporté certaines petites choses qui me
facilitent la vie, au travail. J’ai par exemple une nouvelle poignée sur la porte
de mon bureau, ce qui signifie que je peux l’ouvrir tout seul. J’ai également
commencé à porter des poids au niveau des poignets afin de les muscler et de
stabiliser mes tremblements. Je reste fidèle à mes yaourts à boire de façon à
ce que personne n’ait à me nourrir au déjeuner, et je fais en sorte de ne jamais
demander un thé ou un café à moins que quelqu’un ne me le propose, car je
ne tiens pas à gêner qui que ce soit. Quant à ma tenue, je porte une chemise et
une cravate, aujourd’hui. J’espère bientôt pouvoir m’offrir mon premier
costume.
Ma vie change à tous points de vue, mais aucun n’est plus terrifiant que
celui-ci. Je repose les yeux sur mon auditoire et prends une profonde
inspiration. J’intime à mes mains tremblantes de contrôler mon ordinateur. Je
tourne lentement le visage vers la gauche afin de pointer le faisceau lumineux
de ma souris de tête sur l’écran, et j’appuie sur l’un de mes contacteurs.
— J’aimerais que vous preniez tous un instant pour vous imaginer sans
voix et sans aucun moyen de communiquer, commence ma voix de synthèse.
Vous ne pourrez jamais dire « Passe-moi le sel » ou encore des choses
capitales comme « Je t’aime ». Vous êtes incapable de signaler à quelqu’un
que vous avez mal ou que vous avez froid. Au début, quand j’ai découvert ce
qui m’était arrivé, je suis passé par une phase de frustration intense face à la
vie que je devais subir. Puis j’ai décidé de baisser les bras. Je suis alors
devenu totalement passif.
J’espère que les pauses que j’ai programmées permettent aux gens de
suivre. C’est difficile d’écouter un discours synthétique lorsqu’on est habitué
aux voix qui s’arrêtent et qui fluctuent. Mais je ne peux pas faire mieux. Dans
le silence général, je raconte ma rencontre avec Virna, les tests à Pretoria, la
chasse à l’outil de communication idéal et l’annulation de la commande du
boîtier noir. Puis je parle des mois passés à la recherche du bon logiciel, de
l’argent dont mon père a hérité, suite au décès de mon grand-père GD, et qui
a permis à mes parents d’acheter ce dont j’avais besoin, et enfin du travail
accompli pour apprendre à communiquer.
— En 2001, je me trouvais dans une institution pour personnes atteintes
de graves handicaps physiques et mentaux. Il y a dix-huit mois, je ne
connaissais absolument rien aux ordinateurs, j’étais analphabète et je n’avais
aucun ami. Aujourd’hui, je sais utiliser plus d’une dizaine de logiciels
différents, j’ai appris à lire et à écrire, et j’ai des amis et des collègues
adorables dans mes deux emplois.
Je pose les yeux sur les premiers rangs. Vais-je pouvoir transmettre mon
expérience à ces gens ? Les mots connaissent-ils une limite ? Avons-nous
atteint un no man’s land d’incompréhension ? Je l’ignore. Mais je dois au
moins garder l’espoir de pouvoir aider les gens à me comprendre, s’ils en ont
envie. Il y a tellement d’yeux posés sur moi, plusieurs centaines, et mon cœur
bat la chamade tandis que mon ordinateur continue de parler.
— Ma vie a radicalement changé. Mais je dois encore m’y faire et, même
si les gens me disent que je suis doué d’intelligence, j’ai du mal à le croire. Je
dois mon progrès à un travail acharné et au miracle qui s’est produit quand on
s’est mis à croire en moi.
Je jette un regard timide à mon auditoire et me rends compte que personne
ne remue sur son siège ou ne bâille. Tout le monde est absorbé par mon
discours.
— La communication est l’une des choses qui nous rendent humains. Et je
suis honoré qu’on m’ait donné une chance de l’être.
Je me tais enfin. Mon discours est terminé. J’ai dit tout ce que je voulais
dire à cette salle pleine d’inconnus. Le silence se prolonge un court instant. Je
les observe, ne sachant pas quoi faire. Mais j’entends alors un bruit : un
applaudissement d’abord discret, avant d’être peu à peu amplifié. Je vois une
personne se lever, puis une autre. La foule se met progressivement debout.
Au milieu de mon estrade, j’observe les visages devant moi, les gens qui
sourient et qui rient en m’applaudissant. Le bruit s’intensifie. Il est bientôt si
assourdissant que je crains qu’il ne m’engouffre. Je baisse les yeux,
n’arrivant pas à croire ce que je vois et ce que j’entends. Je finis par pousser
la manette de mon fauteuil et retourne sur le côté de l’estrade.
— Monsieur Pistorius ?
La femme qui a interprété mon discours en langage des signes se tient
devant moi.
— Je tenais à vous dire que vous pouvez être fier de vous,
s’enthousiasme-t-elle. Vous êtes un homme extraordinaire, vraiment. Le fait
que vous soyez aussi positif malgré ce que vous avez connu est exemplaire.
Je perçois son émotion dans son ton et sur ses traits.
— Merci de nous avoir raconté votre histoire, dit-elle. Je suis fière d’avoir
été auprès de vous aujourd’hui.
Avant que je puisse répondre, une autre personne vient me féliciter, puis
une autre et encore une autre. Des dizaines de visages me regardent en riant
et en souriant.
— C’était merveilleux !
— Quel exemple !
— Votre histoire est tout bonnement incroyable.
Je ne sais pas quoi dire. Munyane me gratifie d’un sourire rassurant. J’ai
du mal à comprendre pourquoi les gens réagissent ainsi, mais, tandis qu’ils
me parlent, je repense à une femme que j’ai rencontrée dernièrement après
m’être rendu dans une école réservée aux handicapés.
— Je serai fière si mon fils devient comme vous, m’a-t-elle confié après
mon discours.
Sur l’instant, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire, mais je crois que
je commence à saisir, maintenant. À coups de tapes dans le dos et de
félicitations, au milieu du bruit et de l’agitation, je me rends compte que les
gens veulent entendre l’histoire du garçon qui est revenu à la vie. Moi aussi,
je trouve cela incroyable.
32

Un nouveau monde
La vie et moi entrons constamment en collision. Chaque virage dissimule
une nouveauté que je heurte de plein fouet, émerveillé : voir un homme avec
une crête colorée me rappelant les plumes d’un perroquet ; goûter un nuage
de sucre qu’on appelle barbe à papa et qui fond sur ma langue ; savourer le
plaisir d’acheter mes premiers cadeaux de Noël pour ma famille ou la
surprise de voir des femmes vêtues de jupes courtes et maquillées de rouge et
de bleu. Il y a tant à découvrir, et, dans mon impatience, j’ai envie d’en
emmagasiner le plus possible.
En janvier 2004, quelques mois après mon fameux discours, j’ai
commencé à travailler quatre jours par semaine ; deux au centre de
communication et deux au centre médical. Je peux aussi bien écrire les
newsletters, m’occuper de la maintenance des réseaux ou encore rencontrer
d’autres usagers de la CAA. J’apprends même comment élaborer un site
Internet, et, grâce au soutien du professeur Alant, qui m’a encouragé à
m’inscrire, on m’a donné la possibilité de suivre un cursus universitaire. Je
n’ai aucun souvenir de l’école, et on va devoir enregistrer mes manuels sur
des cassettes audio, car je ne sais pas encore suffisamment bien lire pour les
utiliser. Mes camarades étudiants obtiendront leur licence en fin d’année, la
plupart voulant devenir enseignants. N’ayant pas mon bac, il n’en sera pas de
même pour moi, mais, si je vais au bout du programme, j’obtiendrai mon
certificat supérieur d’aptitude à l’enseignement. Mon programme concerne la
théorie et la pratique de l’éducation des usagers de la CAA, et il va falloir que
je profite de chaque instant où je ne serai pas en train de travailler pour
étudier afin de ne pas perdre pied en cours d’année.
J’ose enfin rêver d’indépendance. C’est en travaillant et en étudiant que
j’obtiendrai un emploi plus intéressant, un salaire plus important et peut-être
même un jour une maison à moi. C’est ça que je veux, et je dois faire de mon
mieux pour y arriver.
— Regarde-toi ! s’est exclamée Diane Bryen quand nous nous sommes
croisés lors d’une conférence rassemblant les usagers de la CAA de toute
l’Afrique et les experts du monde entier.
J’étais l’un des intervenants, tout comme Diane.
— Tu étais si craintif lorsque je t’ai vu la première fois. Voilà que tu
rugis, maintenant !
Quand il s’agit de soi, ce n’est pas évident de constater un quelconque
changement. Je n’avais pas remarqué la personne que j’étais en train de
devenir jusqu’à ce que j’assiste à mon second atelier avec Diane, durant
lequel elle nous avait demandé de dessiner nos rêves. Virna m’avait
accompagné. La main en suspens sur une feuille blanche, elle m’écoutait lui
raconter ce à quoi je rêvais. À coups de traits épais et vifs, elle avait capturé
mes espoirs sur papier : je l’avais regardée dessiner une maison entourée
d’une palissade avec un chien qui remuait la queue. C’est ce que je voulais,
et, lorsque je m’imaginais avoir une vie à moi, j’avais l’impression d’avoir
des ailes.
Quelques jours plus tard, de retour au travail, Virna et moi déjeunions
ensemble lorsqu’elle s’est tournée vers moi.
— Je ne suis pas certaine de te connaître aussi bien qu’avant, a-t-elle dit.
Je l’ai regardée, n’étant pas sûr de bien saisir, mais elle n’a rien ajouté.
Les jours qui ont suivi, cette remarque m’a beaucoup travaillé, car j’avais
toujours imaginé que Virna était la personne qui me connaissait le mieux au
monde. Même si mes sentiments pour elle n’avaient pas faibli, je prenais bien
soin de ne pas les lui montrer. Je me contentais de lui confier mes secrets et
mes peurs les plus profondes, et de lui décrire toute la gamme d’émotions qui
m’envahissaient lorsque je participais à un événement important. C’est pour
cela que je n’ai pas compris pourquoi elle m’avait avoué ne plus me
reconnaître.
Je me demande si le fait d’apprendre à communiquer davantage finira par
changer certaines choses que je n’aurais pas imaginées. Virna avait toujours
été enthousiaste face à la nouvelle personne que je devenais. A-t-elle
simplement du mal à reconnaître un homme qui se met à découvrir un monde
sans qu’elle en soit son axe ? Elle m’a gardé cloué au sol pendant si
longtemps, et, désormais, je commence à voler, mais je déploie mes ailes tout
seul.
33

L’ordinateur
J’observe mon ordinateur. L’écran n’affiche plus rien. La terreur s’empare
de moi ; je la sens s’insérer sous ma peau et se mettre à griffer mon cœur. Ça
fait quelque temps que j’ai des soucis avec mon ordinateur, et, ce matin, j’ai
décidé d’envoyer un e-mail à tout le monde pour les prévenir qu’une telle
situation risquait de se produire. Mais je n’avais pas songé que j’y perdrais
mon seul lien avec le monde et tout droit à la parole.
Je m’y connais suffisamment en informatique pour savoir que c’est sans
espoir. Mon portable est définitivement mort. J’ai mal au ventre. Sans
ordinateur, je ne peux envoyer ni textos ni e-mails, faire mes devoirs ou
encore terminer le travail que je ramène à la maison chaque soir afin de
m’assurer de ne pas prendre de retard. Je ne peux pas plaisanter avec mes
amis en ligne, leur raconter ma journée et leur demander comment s’est
passée la leur. Je ne peux pas leur décrire ce que je ressens ou organiser des
sorties.
Mon monde physique se limite encore à ma maison et mon bureau, mais
certains aspects de ma vie ne connaissent pas de limites lorsque je discute
avec des gens qui se trouvent sur d’autres continents. Tout ce qu’il me reste
pour communiquer, c’est un vieux tableau alphabétique qui ne peut
malheureusement pas contacter le bout du monde.
L’angoisse me tord le ventre. Ma vie ne tient qu’à une pression sur un
bouton, à un réseau de câbles imprévisibles. Ce n’est pas comme le corps, qui
peut donner un signe avec une montée de température, une nausée soudaine
ou une douleur violente. Non. Je dois passer le restant de ma vie à compter
sur un bout de métal qui peut lâcher sans prévenir.
J’ai du mal à respirer. Ma vie est si fragile. Tout ce temps, je m’étais
imaginé que j’avais laissé mon ancien fantôme derrière moi. Ce n’est que
maintenant que je me rends compte à quel point son ombre pèse sur moi.
34

Le psychothérapeute
— Comment ça va, aujourd’hui, Martin ?
Je regarde mon psychothérapeute, assis en face de moi. Je ne sais pas ce
qu’il attend que je lui dise. Je pose les yeux sur mon ordinateur et clique sur
trois symboles.
— Je vais bien, merci, répond ma voix.
— Parfait, dit-il en souriant. Tu te souviens de ce que nous avons parlé
lors de ta dernière séance ?
Je ne suis pas sûr. Parlons-nous vraiment durant l’heure que je passe
chaque semaine dans cette pièce ? Nous discutons, bien sûr ; lui assis derrière
son bureau en verre, dans un imposant fauteuil noir qui se balance quand il
s’enfonce dedans, et moi de l’autre côté, sur mon fauteuil roulant, un
ordinateur devant moi. Mais cet échange de mots est-il vraiment « parler » ?
Quand je suis ici, je pense souvent à un film que j’ai vu à la télé, Short
Circuit. Il s’agit d’un robot qui a développé une personnalité humaine et un
désir insatiable de comprendre le monde qui l’entoure. Personne ne pense
qu’il peut vraiment faire preuve de sentiments, hormis la fille qui lui est venu
en aide après sa fugue du laboratoire où il a été créé. Après tout, ce n’est
qu’une machine. Il ne peut pas être ce qu’il n’est pas.
Je me sens de plus en plus comme ce robot, car mon psychothérapeute,
comme beaucoup d’autres gens, ne semble pas vraiment savoir quoi faire de
moi quand j’essaie de communiquer. Je ne l’ai pas tout de suite remarqué,
lorsque j’ai repris goût à la vie, car, dans l’euphorie de pouvoir dire enfin
quelques mots, je n’ai pas fait attention aux réactions que je suscitais. Mais,
aujourd’hui, mon psychothérapeute observe le plafond ou jette des coups
d’œil à ses ongles en attendant mes réponses, ou bien il embraye sur autre
chose, ne me laissant pas le temps de répondre à une question qu’il m’a posée
il y a dix phrases de cela, ce qui me frustre énormément – comme c’est
souvent le cas, désormais, lorsque j’essaie de discuter avec quelqu’un.
Je me sens de plus en plus déconcerté par un monde qu’il m’arrive
souvent de ne pas comprendre. Lorsque j’étais un fantôme, je comprenais les
gens : s’ils excluaient quelqu’un, se méfiaient de lui ou le blessaient, je le
voyais ; au contraire, s’ils admiraient une autre personne, se taquinaient ou se
montraient timides, je le devinais. Mais je ne suis plus un simple spectateur.
Je vois les choses d’un point de vue différent. Parfois, il m’est impossible
d’appréhender ce que les gens pensent et attendent de moi lorsque j’essaie
d’interagir avec eux. Tous mes points de repère ont changé. J’ai l’impression
de ne pouvoir évaluer que ceux qui n’ont rien à voir avec moi. Si quelqu’un
se montre malpoli, je ne m’en rends pas compte. Impatient, je ne le vois pas.
Lorsque maman et moi sommes allés faire les magasins récemment, nous
sommes tombés sur une femme dont le fils était allé à l’école avec moi.
— Comment va Martin ? s’est-elle enquise auprès de ma mère.
Elle m’a totalement ignoré.
— Pourquoi ne pas le lui demander ? a répondu maman.
Mais la femme n’était pas parvenue à me regarder dans les yeux ou à me
poser une simple question. Ça ne m’étonnait pas : après avoir été invisible
pendant tant d’années, j’ai parfois du mal à me souvenir que ce n’est plus le
cas. Ma mère était furieuse de la façon que cette femme m’avait traité, et
c’est sa réaction qui m’a permis de saisir l’affront dont j’avais été victime.
Ça m’arrive souvent. Lorsqu’une équipe de télé est venue faire un
tournage au centre de communication, j’ai compris qu’il s’était passé quelque
chose de similaire quand le professeur Alant m’a présenté au producteur.
— Je viens du Canada, a-t-il dit d’une grosse voix en prenant soin de
détacher chaque syllabe. C’est très loin d’ici.
Je l’ai dévisagé en me demandant pourquoi il me racontait une chose aussi
évidente et de cette façon. C’est l’air outré de mes collègues qui m’a fait
réaliser qu’il n’avait pas été correct.
Après que j’ai en partie confié à mes parents ce qu’il m’était arrivé durant
toutes ces années en institution, c’est ma mère qui a décidé que je devais voir
un psychothérapeute. Elle pense que je suis en colère à cause de ça et que je
dois en parler à quelqu’un. Mais ce que je veux, moi, c’est aller de l’avant et
non regarder en arrière. Je me retrouve tout de même une fois par semaine
dans le bureau de ce psychothérapeute. Ma mère m’accompagne et vérifie
que mon ordinateur fonctionne avant de nous laisser seul à seul. De mon côté,
je m’efforce de comprendre tout ce qui m’est arrivé.
— Tu dois accepter le fait que tu es très intelligent, ne cesse de me répéter
mon thérapeute.
Je ne sais jamais quoi répondre dans ces cas-là. C’est comme si ces mots
ne voulaient pas entrer une bonne fois pour toutes dans mon cerveau. C’est
trop gros, il n’y a pas assez de place. J’ai passé des années à être traité
comme un attardé, et, aujourd’hui, l’homme qu’on paie pour être mon ami
m’assure que je suis intelligent ?
— La plupart des gens peuvent exprimer leurs sentiments de différentes
manières, dit-il. Ils claquent des portes, crient, jurent. Mais toi, Martin, tu
n’as que les mots, et c’est ce qui rend si difficile l’expression de tes
sentiments.
Puis il s’enfonce dans son fauteuil, me regarde d’un air grave, et, de
nouveau, je ne sais pas quoi dire. C’est comme si j’essayais de jouer à un jeu
sans en connaître les règles. À sa demande, je lui envoie un e-mail quotidien
pour lui dire comment je vais, mais il répond rarement.
Et, quand je le vois, il me parle de choses triviales, comme si de rien
n’était. S’intéresse-t-il vraiment à ce que je pense ou suis-je simplement un
cas d’étude ? M’aidera-t-il à résoudre les problèmes que je n’aurais jamais
envisagé d’avoir lorsque je rêvais de pouvoir parler ? Ou finirai-je comme le
sujet d’une étude universitaire intitulée L’Homme sans voix ?
Mon thérapeute attend en observant le plafond que je réponde. Que puis-je
dire ? Que je pensais que ma vie changerait complètement lorsque j’ai
commencé à communiquer et que j’ai désormais conscience que ce ne sera
jamais le cas ? Que mon plus gros défi n’est pas d’apprendre à communiquer,
mais d’être écouté ? Que les gens n’entendent que ce qu’ils veulent et que je
ne dispose d’aucun moyen pour les rendre attentifs ?
Je le regarde, figé dans mon indécision. Je sais que je dois m’efforcer de
parler d’émotions que j’ai enfouies au plus profond de moi-même il y a des
années, exhumer un passé que j’essaie encore de fuir chaque fois que je
ferme les yeux, la nuit. Même si j’en ai un peu parlé à mes parents, j’ai
conscience que c’est un terrain miné qu’ils ne veulent pas traverser avec moi
par crainte de provoquer une explosion.
Moi aussi, j’ai peur de détruire cette harmonie fragile que nous avons
créée ensemble. Je ne veux pas que de simples mots, même confiés à un
inconnu dans une pièce anonyme, viennent ouvrir une boîte de Pandore que
je ne pourrai jamais plus refermer. D’un autre côté, je sais que je dois essayer
de révéler certaines choses dont j’ai été témoin ; je dois m’efforcer de les
formuler pour cet homme qui se tient silencieux devant moi.
Mon pouls accélère à l’idée de me confesser. Les ténèbres de mon passé
ne m’ont jamais lâché, et je crains qu’elles ne me hantent à jamais si je n’en
parle pas.
35

Souvenirs
— Mange, espèce de débile ! crache mon aide-soignante.
J’observe la viande hachée grisâtre dans la cuillère, sous mes yeux. J’ai
vingt et un ans et je suis toujours un fantôme.
— Mange !
J’écarte les lèvres et elle y fourre la nourriture brûlante. Un goût rance
m’emplit la bouche. J’ai un haut-le-cœur. Je m’oblige à déglutir.
— Une autre.
J’ouvre docilement la bouche. Je dois penser à autre chose si je veux
convaincre mon estomac de garder ce qu’on lui donne.
Dans ce détonnant bruit de fond de musique classique, j’observe la pièce
et les enfants qui m’entourent. Certains pleurent, d’autres se taisent. Je
déglutis, et ma gorge me brûle.
— Dépêche-toi, pauvre merde. On en a pour des heures si tu ne te bouges
pas.
La cuillère vient violemment cogner contre mes dents. Je préférerais
qu’elle me laisse avec ma faim, mais je sais qu’elle n’en fera rien.
— Allez, on mange tout !
Elle me tire les cheveux par deux fois pour me redresser la tête ; des
larmes me montent aux yeux. Puis elle plante une nouvelle cuillère devant
moi. Mes lèvres se referment autour, et mon cœur se met à accélérer lorsque
j’avale. Je sens la bile monter. Non, je ne peux pas vomir. J’inspire
profondément.
— Allez, taré. Mais qu’est-ce que tu as, ce soir ?
Elle dresse une nouvelle cuillère, et une bouffée nauséabonde envahit mes
narines. C’est trop tard pour ravaler, je sens le vomi qui monte dans ma gorge
et, malgré mes efforts, je ne peux rien faire pour l’empêcher de jaillir. Il y en
a partout sur moi et dans mon assiette.
— Saloperie ! s’écrie la femme avant de se mettre à me gifler.
Elle est si proche de moi que je sens son haleine chaude sur ma joue.
— Tu te crois malin ? hurle-t-elle. Tu imagines que tu peux t’en tirer en
dégueulant ?
Je la regarde plonger la cuillère dans le mélange de vomi et de viande qui
compose mon assiette. Elle la remplit à ras bord et la lève vers moi.
— Mange !
J’ouvre la bouche. Je n’ai pas d’autre choix. Je dois m’obliger à avaler la
nourriture que mon corps vient d’expulser et prier pour qu’il ne refasse pas la
même chose ; sinon, ce sera pire. Cette femme en est capable ; j’en ai déjà
fait les frais. J’ai compris que je ne devais pas pleurer devant elle parce que
cela ne faisait que l’enrager davantage. Elle enfonce la cuillère dans ma
bouche, et je distingue des éclats de rire. Je lutte contre la nausée qui menace
de nouveau. La femme sourit, savourant son triomphe.
C’est pour ça que je détestais autant cette fameuse institution de
campagne : une femme me harcelait et les autres riaient. Certains jours, elle
se contentait de me pincer ou de me gifler. D’autres, elle me laissait sous un
soleil écrasant, dehors, ou nu comme un ver, transi de froid après un bain,
jusqu’à ce qu’elle se décide à m’habiller.
J’en arrivais à me demander si sa propre violence ne l’effrayait pas. Un
jour, après m’avoir fait un lavement de façon si brusque que j’en saignais,
elle m’a mis dans le bain et j’ai regardé l’eau prendre une teinte rouge
écarlate.
Lorsqu’elle m’a sorti, elle a trempé ma brosse à dents dans l’eau sale et
m’a brossé les dents avec. Plus tard, sur la cuvette des toilettes, j’ai de
nouveau regardé l’eau devenir rouge sous mes fesses et j’ai remercié Dieu de
me laisser enfin mourir, souriant à l’idée que ce serait mon anus ensanglanté
qui viendrait à bout de moi.
Si je tressaillais lorsqu’elle me touchait, elle me frappait si violemment
que j’en perdais le souffle. Ou elle me donnait des tapes derrière le crâne si je
pleurais après avoir passé des heures assis dans mes selles, la peau
complètement irritée.
Je faisais le décompte des minutes jusqu’à ce qu’une nouvelle journée soit
terminée : vingt-quatre heures de moins me séparaient de mon retour à la
maison. En principe, je restais là quelques jours, mais, parfois, mon séjour
pouvait durer jusqu’à six semaines, et l’angoisse me saisissait dès que
j’entendais le téléphone sonner. Allait-on nous apprendre que mes parents
avaient été tués dans un accident de la route ? Resterais-je ici à jamais,
prisonnier d’une institution où personne ne se souviendrait de moi ? Jour
après jour, la peur enflait en moi au point que je pouvais presque la sentir
dans ma bouche. Lorsque ma mère ou mon père finissait par venir me
chercher, j’écoutais, impuissant, l’équipe soignante déclarer que tout s’était
bien passé.
Même une fois rentré à la maison, j’avais du mal à oublier cette peur, car
je savais que je retournerais là-bas. Mes parents ne m’y laissaient pas souvent
– peut-être une ou deux fois par an –, mais chaque fois qu’on m’installait
dans la voiture et qu’on quittait la ville, je me mettais à pleurer en
comprenant où nous allions. Lorsque nous traversions la voie ferrée, je savais
que nous approchions du centre, et j’écoutais les cailloux rebondir sur la
voiture quand nous empruntions le chemin de terre qui en était jonché. Le
cœur et la gorge serrés, j’aurais aimé pouvoir crier, m’efforçant de faire
deviner mes pensées à mes parents en hurlant intérieurement.
Mais ce que j’aurais aimé par-dessus tout, assis sur mon siège, incapable
de dire à qui que ce soit ce qui n’allait pas tarder à m’arriver, c’est que
quelqu’un me regarde. Comment n’auraient-ils pas pu voir ce qui était écrit
sur mon visage ? La peur. Je savais où j’étais. Je savais où j’allais. Je
ressentais des choses. Je n’étais pas un simple fantôme. Mais personne ne me
regardait.
36

Caché à la vue de tous


Il se passait des choses similaires ailleurs, dans des endroits où les enfants
et les adultes étaient trop faibles ou trop silencieux pour révéler leurs secrets.
J’ai fini par apprendre que les personnes qui nous laissent voir leur côté le
plus sombre, même de façon fugace, ne sont pas toujours celles qu’on
imagine. Elles ne sont pas intimidantes, physiquement.
Non, ce sont des personnes ordinaires, sans intérêt particulier. Peut-être
d’ailleurs sont-elles irréprochables jusqu’à ce que la possibilité de profiter
d’un vase visiblement vide les pousse à franchir une limite qu’elles n’auraient
jamais osé franchir auparavant.
Parfois, ce n’était rien de plus qu’une sensation d’insécurité, comme si on
avait passé une ligne invisible. Je ne peux pas l’expliquer clairement, car,
même si j’étais un jeune homme, il y avait encore beaucoup de choses que je
ne saisissais pas.
« Bisou, bisou », murmurait une femme dans mon oreille afin que
personne d’autre ne l’entende. On aurait dit qu’elle cherchait à me séduire,
mais c’était lourd et malsain.
Un jour, la mère d’un enfant que je connaissais est entrée dans la pièce où,
allongé sur le lit, nu des pieds à la taille, j’attendais qu’on m’habille.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? a-t-elle lancé en grattant doucement mon
pénis.
Ça n’a pas été plus loin parce qu’une aide-soignante est arrivée à ce
moment-là. Mais j’étais troublé, perdu, et je ne savais pas quoi faire de ces
sentiments contradictoires qui m’habitaient.
Mais ce n’était pas toujours comme ça. Parfois, je comprenais très bien ce
qui se passait et, submergé par la peur, je savais que je ne pouvais rien faire
pour me défendre.
— Mais regarde-moi ce corps…, m’a dit une aide-soignante en me
baignant, un jour.
Le lendemain, je l’ai observée s’assurer que la chambre était vide, puis
elle a soulevé sa robe et a grimpé sur le lit avant de se frotter contre moi.
Inerte, aveugle et sourd, j’ai attendu que son corps finisse par se détacher du
mien. La crainte qu’elle me touche de nouveau me rongeait constamment,
mais ça n’a jamais été le cas.
Qu’étais-je aux yeux de ces femmes : un fantasme pervers enfoui depuis
longtemps ou un moment de folie ? Je l’ignore. En tout cas, aux yeux d’une
autre femme qui a abusé de moi de nombreuses années, je sais que je n’étais
rien de plus qu’une chose, un objet dont elle se servait quand et comme elle
en avait envie avant de le délaisser.
La solitude était l’oxygène qui donnait vie à son comportement : elle
imaginait toujours un moyen pour que nous nous retrouvions seuls. La
première fois qu’elle m’a touché, j’ai immédiatement compris ce qu’elle
faisait quand j’ai senti sa main frotter timidement l’entrejambe de mon
pantalon. C’était comme si elle avait peur, comme si elle n’osait pas, et elle a
rapidement retiré sa main. Mais la fois suivante, elle s’est montrée plus
téméraire, et ses mains se sont glissées jusqu’à mon pénis. Puis elle a gagné
en cran, comme si elle s’était rendu compte que d’ouvrir cette porte
mystérieuse n’était pas aussi terrifiant qu’elle l’avait imaginé.
Parfois, elle enroulait ses jambes autour de mon corps et s’agitait de plus
en plus vite jusqu’à ce que je l’entende gémir. Quand j’étais allongé sur le
dos, elle se mettait derrière moi et tirait mes bras en arrière pour que je lui
touche les cuisses. Elle glissait alors mes doigts tremblants dans son sexe et
j’entendais sa respiration se faire de plus en plus rauque.
En principe, elle abusait de moi en silence. Parfois, pendant ce qui me
semblait durer des heures, elle pressait son corps contre le mien, s’agitait et
tressaillait jusqu’à ce qu’elle finisse par s’immobiliser. Chaque fois,
j’essayais de me perdre dans le silence en me déconnectant du monde. Mais
mon âme, elle, restait pétrifiée. Ce n’est que plus tard que la honte s’est
emparée de moi.
Si elle me parlait, c’était comme une enfant qui s’adresse à sa poupée tout
en sachant qu’elle n’est pas vraiment là.
— Viens, on va bouger un peu, m’a-t-elle un jour murmuré en me sortant
de mon fauteuil.
La seule chose dont elle s’assurait, c’était que je ne la voie jamais.
— Tu n’as pas le droit de regarder, disait-elle en détournant mon visage.
Mais ce n’était pas à moi qu’elle parlait, c’était à elle.
Ça n’arrivait pas tout le temps. Parfois, elle laissait passer des semaines,
même des mois, avant de me toucher, puis elle revenait à la charge plusieurs
fois de suite. C’était pire ainsi, car je ne savais jamais ce qu’elle allait me
faire et quand. Je ne me sentais jamais aussi impuissant que quand j’attendais
qu’elle resurgisse.
Une boule d’angoisse se formait en moi à l’idée de ce qu’elle pourrait
bien me faire ensuite, et je me demandais si j’allais pouvoir y échapper, cette
fois. La peur tirait un voile sur mes journées. Je ne pouvais ni l’arrêter ni la
dénoncer.
Je n’étais qu’un objet inerte dont elle usait quand et comme elle voulait, la
toile blanche sur laquelle elle jetait ses sombres désirs. Alors, j’attendais
d’entendre de nouveau sa voix, sachant qu’à cet instant précis, j’aurais plus
que jamais envie de fuir.
— Bonjour, Martin, dit-elle avec un sourire en me regardant.
Je la dévisage. J’ai un haut-le-cœur. Un hurlement s’éveille en moi
comme un drapeau fouettant le vent, mais je ne peux pas le laisser
s’échapper.
— On y va, déclare-t-elle, et je sens mon fauteuil bouger.
Elle m’emmène dans une pièce où personne ne pourra nous voir et
m’allonge sur un banc. Elle lève un pied et le pose à côté de moi tout en
laissant l’autre au sol. Puis elle soulève sa jupe, vient s’asseoir contre mon
gros orteil et se met à s’agiter contre moi. J’essaie de disparaître.
Plus tard, elle est assise à côté de mon corps, inerte. Elle feuillette un
magazine d’un air absent en se curant le nez. Elle finit par regarder sa montre
et se lève. Mais, alors qu’elle s’apprête à partir, elle se retourne. Elle se
souvient de quelque chose.
Je la regarde s’essuyer lentement le doigt sur la manche de mon tee-shirt,
y laissant une trace de mucus brillant. La voilà satisfaite.
Parfois, elle s’allonge à côté de moi, ou bien sur moi. Parfois, elle se
touche, ou bien elle me touche. Mais, quoi qu’il arrive, je ne suis rien pour
elle. Elle m’oublie jusqu’à ce qu’elle décide de venir à moi, tandis qu’elle,
elle ne quitte jamais mes pensées.
Elle hante mes cauchemars, me pourchasse, me tourmente et me terrorise.
Nuit après nuit, je me réveille en sueur et terrifié par une de ses apparitions.
C’est un parasite qui s’est peu à peu insinué dans mon âme. Allongé dans
l’obscurité, je me demande si je serai un jour débarrassé d’elle.
37

Mon monde imaginaire


C’est durant cette période que j’ai le plus utilisé mon imagination. Si mon
monde imaginaire avait un thème récurrent, c’était bien la fuite, car je
pouvais être tout ce que je désirais : pas seulement un pirate, mais aussi un
commando de l’espace ou un pilote de Formule 1, un triton, un agent secret
ou un Jedi aux pouvoirs télépathiques.
Parfois, assis dans mon fauteuil en pleine classe, au centre, je me sentais
rapetisser tandis que je quittais le monde réel. Mon fauteuil devenait de plus
en plus grand, et je m’imaginais être aussi petit qu’un soldat de plomb, si
minuscule que je pourrais me glisser dans le jet qui m’attendait au coin de la
pièce. Aux yeux des autres, ce n’était peut-être qu’un jouet, mais moi seul
savais que c’était un avion de chasse dont les moteurs tournaient déjà.
Dans mes rêves, j’étais toujours en pleine forme. J’ai bondi de mon
fauteuil, guettant le moindre bruit de pas aux alentours. Si quelqu’un me
voyait, il en aurait été traumatisé. J’étais prêt à rendre les coups. Les autres
auraient pu se dire que leur imagination leur jouait des tours, mais non, j’étais
bien réel. Je me suis jeté par terre dans un bruit sourd et j’ai baissé les yeux
sur mes vêtements : mon tee-shirt et mon short avaient disparu, remplacés par
une combinaison de vol grise. J’ai couru jusqu’au jet dans un froissement de
tissu, j’ai grimpé les marches et je me suis glissé derrière les commandes en
enfilant mon casque.
Des moteurs se sont mis à gronder, et des lumières, à surgir devant moi,
mais cela ne m’inquiétait pas. Je savais pourquoi ils faisaient ça : j’étais un
pilote de chasse aguerri.
J’ai poussé un levier, et l’avion s’est mis à bouger. De plus en plus vite, il
a traversé le lino de la salle de classe avant de décoller et de filer dans le
couloir. Marietta venait vers moi, mais je l’ai évitée avec un coup
d’accélérateur. J’étais trop rapide et trop petit pour qu’elle me voie. J’ai tiré
le levier, et l’avion a foncé.
Soufflé par la force de gravité, j’ai esquivé un chariot qui se dressait
devant moi, comprenant à cet instant qu’un seul faux mouvement suffirait à
briser les ailes de mon avion et m’enverrait m’écraser au sol. Mais j’avais la
main sûre. Bam ! J’ai contourné le chariot par l’autre côté et foncé vers les
portes qui donnaient dehors.
Elles étaient en train de se refermer ; j’ai basculé l’avion à la verticale.
L’appareil s’est glissé entre les portes avant qu’elles ne se ferment dans un
grincement. J’étais libre.
Au-dessus de ma tête, le ciel était bleu, et le monde extérieur sentait la
poussière et le soleil. J’ai dressé l’avion vers les nuages, conscient que,
bientôt, je serais assez haut pour observer la Terre en contrebas, avec son
défilé de taches vertes et brunes. J’ai tiré le levier à son maximum –
accélération ultime, propulseurs soniques enclenchés –, et l’appareil est
monté en flèche en tournoyant sur lui-même.
J’avais la tête qui tournait, mais je me sentais léger.
« Bien reçu – terminé. » J’étais libre.
En bas, l’autoroute était bondée de voitures et de gens qui rentraient du
travail. Je savais où ces routes me mèneraient si je les suivais : à la maison.
Lorsque j’étais dans mon lit, dans l’institution de campagne, je revoyais la
voie ferrée, dehors, et je m’imaginais filer dans les herbes hautes et brunes du
Highveld. Au loin, j’apercevrais un convoi de wagons de marchandises d’un
marron délavé, certains recouverts de bâches, d’autres exhibant leur
cargaison de charbon noir brillant. Je m’élancerais alors vers le train et
m’agripperais au dernier wagon juste à temps. J’ignorais où il m’emmènerait,
mais, tout ce qui m’importait, c’était de partir.
J’adorais également rêver d’eau, m’imaginant qu’elle pourrait surgir dans
chacune des pièces où je me trouvais pour m’emporter sur la cime d’une
vague. Je pourrais alors y plonger mon corps libre et robuste. Ou bien je
faisais pousser des ailes à mon fauteuil roulant et je m’élançais dans le ciel, à
la James Bond, devant toute l’équipe soignante qui me regardait, bouche bée,
ne pouvant rien faire pour m’arrêter.
Dans mon monde imaginaire, j’étais toujours l’enfant que j’avais été avant
de tomber malade. La seule chose qui avait changé au fil des ans, c’est que je
m’imaginais désormais en star internationale du cricket, papa et David
m’ayant transmis leur passion pour ce sport.
Mon frère y jouait très bien et, lorsqu’il revenait d’un match, il le racontait
en détail à maman, papa et Kim. J’avais tellement envie de partager quelque
chose avec lui. David parvenait toujours à me faire sourire en me racontant
des blagues, en prenant des voix amusantes ou en me chatouillant ; alors, je
m’étais mis à écouter avec attention chaque fois que la télé ou la radio
retransmettait un match de cricket.
Je passais des jours, même des semaines, à jouer des matchs dans ma tête.
D’abord, je m’imaginais dans les vestiaires, seul, en train de lacer mes
chaussures, avant de sortir dans la lumière éclatante du jour.
Tout en traversant le pitch, je frottais la balle sur le bord de ma chemise et
m’assurais qu’elle était impeccable, puis je faisais face au batteur dans le
silence général. Tous ces gens qui me regardaient ne m’intimidaient pas. Je
ne pensais qu’à une chose : courir jusqu’au guichet et sentir la balle dans ma
main, ronde et ferme, avant de la lancer au batteur.
Dans un éclair rouge, la balle quittait ma main, et j’entendais le
cliquètement des témoins dégringolant des piquets, avec en fond sonore la
clameur de la foule. Je n’y arrivais pas à tous les coups. Parfois, ma balle
partait dans une tout autre direction, ou alors j’étais éliminé, et je quittais le
pitch en me disant que c’était un jour sans.
Mais ça m’était égal, car j’étais une star. Jour après jour, je me prenais
pour le joueur le plus doué de toute l’Afrique du Sud, grâce à qui son équipe
gagnait la plupart du temps. Balle après balle, guichets touchés ou non, mes
matchs ne connaissaient pas de fin.
La seule personne à qui je parlais était Dieu, mais Il ne faisait pas partie
de mon monde imaginaire. Il était réel, à mes yeux. C’était une présence qui
m’accompagnait quotidiennement et qui me rassurait.
Comme les Indiens d’Amérique du Nord qui communient avec leurs
guides spirituels ou les païens qui se tournent vers les saisons et le soleil, je
m’adressais à Dieu pour essayer de comprendre ce qui m’était arrivé et je Lui
demandais de me protéger du mal. Nous ne discutions pas des grandes choses
de la vie – nous n’engagions aucun débat philosophique ou religieux –, mais
je Lui parlais constamment, car nous partagions une chose primordiale. Je
n’avais aucune preuve de son existence, mais je croyais en Lui, car je savais
qu’Il était réel. Dieu me rendait la pareille. Contrairement aux gens qui
m’entouraient, Il n’avait besoin d’aucune preuve de mon existence. Il y
croyait, c’est tout.
38

Un nouvel ami
On dirait le bruit d’un train qui gagne peu à peu en vitesse. Il se fait de
plus en plus proche jusqu’à éclater dans la pièce : une boule de poils fauves,
une énorme langue rouge et des pattes trempées qui bondissent sur le canapé
tout propre.
Une longue queue bat frénétiquement l’air, et de grands yeux bruns
balayent le salon.
— Kojak ! Descends de là !
L’air de rien, le chien continue d’observer les alentours avant de sauter du
canapé pour atterrir sur mes genoux. Je jurerais qu’il sourit.
— Kojak ! Non !
Le chien n’a absolument rien à faire de ce que peut lui dire son
propriétaire. Tout ce qu’il veut, c’est saluer cette curieuse personne assise sur
ce curieux fauteuil.
— Descends !
L’homme saisit l’énorme labrador fauve et le force à s’asseoir par terre.
Mais, encore que collé aux jambes de son maître et fermement tenu par le
collier, le chien n’arrête pas de remuer la gueule et l’arrière-train. Sa langue
pend de sa bouche, car même son souffle n’arrive pas à tenir le rythme.
Je regarde papa et maman. Je ne les ai jamais vus avoir peur auparavant.
— C’est donc ce chien que vous voulez donner ? demande mon père d’un
ton neutre.
— Oui, répond l’homme. Nous déménageons en Écosse, et nous
aimerions lui trouver un nouveau foyer. C’est une bête adorable. Désolé pour
les traces de pattes. Kojak adore la piscine !
Une vague d’horreur envahit les traits de maman. Je vois bien qu’elle
préfère se taire.
— Tous ses vaccins sont à jour et nous lui avons fait suivre des cours
d’éducation canine, poursuit l’homme. Mais il n’a que huit mois, il est bourré
d’énergie, évidemment.
Comme par hasard, Kojak se met brusquement à aboyer en se dégageant
de la poigne de son maître. Je m’attends presque à entendre ma mère hurler.
— Qu’en penses-tu, Martin ? me demande mon père.
J’observe le chien. Il est trop gros et trop turbulent, n’en fait visiblement
qu’à sa tête et transformera la maison en véritable champ de bataille. En
quatre mois de recherche, je n’ai jamais vu une telle bête, mais, malgré tout,
quelque chose me dit que c’est lui qu’il me faut.
Je souris à papa.
— On dirait que Martin a fait son choix, déclare-t-il.
— Génial ! s’écrie le propriétaire de Kojak. Vous ne le regretterez pas.
Je regarde maman. J’ai l’impression qu’elle s’efforce de ne pas pleurer.
39

N’apprendra-t-il jamais ?
Je n’ai jamais oublié Pookie ; c’est pour ça que j’ai tellement envie d’un
chien. Je me souviens de notre complicité, et je veux revivre ça. Je veux tenir
à un être qui n’a pas conscience de mes limitations et de mes imperfections.
Malgré mon enthousiasme, ma mère n’est pas enchantée par cette idée. Elle
n’a pas envie d’avoir à s’occuper de quelqu’un en plus, et encore moins d’un
énorme chien qui ne fera que laisser des poils et de la boue sur son passage.
C’est finalement Kim qui est venue à mon secours durant l’une de ses
visites, un peu plus tôt dans l’année. Elle s’est vite rendu compte que je
travaillais comme un fou – parfois jour et nuit –, me contentant de quatre ou
cinq heures de sommeil afin de ne pas me laisser distancer.
Nous sommes en avril 2005. Cela fait presque quatre ans que je suis allé à
Pretoria pour la première fois, et, depuis, je n’ai jamais cessé de travailler.
J’ai le sentiment de ne pas pouvoir me permettre de lâcher une seule seconde
cette chance de vivre qu’on m’a offerte. Je n’ai plus de vie sociale et ne
pratique aucune activité. Je ne fais que travailler afin non seulement de ne pas
décrocher, mais, en plus, de m’améliorer. Je suis resté statique pendant si
longtemps que j’ai envie d’aller continuellement de l’avant. Je n’arrive
toujours pas à croire aux opportunités que l’on me donne. Comme je crains
constamment qu’on remarque mon manque d’expérience dans la vie en
général, je fais en sorte de rattraper ce qui me fait défaut, car je me considère
comme un imposteur.
Après avoir été désigné pour reconcevoir le site Internet du centre de
communication dans son intégralité, on m’a envoyé dans un institut de
recherches scientifiques afin d’apporter mon aide dans la création de
ressources Internet liées aux handicaps.
Cette expérience m’a ouvert un nouveau champ de possibilités, et j’ai
quitté mon emploi au centre médical. Je travaille désormais trois jours par
semaine au centre de communication et deux en tant que technologue en
informatique dans l’institut de recherches scientifiques.
En dehors des heures de bureau, je continue d’éveiller les consciences à la
CAA et j’ai rejoint le comité de direction d’un organisme national luttant
pour les gens qui, comme moi, sont totalement ou en partie privés de parole.
En janvier dernier, j’ai même pris l’avion pour la première fois de ma vie,
dans le cadre d’une collecte de fonds organisée dans cinq villes du pays. Mon
corps me semblait si libre lorsque l’avion a décollé que je me suis demandé
pourquoi les oiseaux décidaient parfois de se poser.
Si je ne suis pas en train de travailler, en tant que salarié ou bénévole,
j’étudie.
C’est pour cela que, lorsque Kim est venue nous rendre visite, elle a
décrété que j’avais besoin de changement. Voyant que je n’avais rien en
dehors du travail, elle a parlé à papa et maman, qui ont accepté que j’aie un
chien.
— Mais tu devras t’en occuper, m’a prévenu maman. Il faudra le nourrir
et le laver. Je m’occupe déjà de quatre personnes dans cette maison ; le chien
sera sous ta responsabilité.
— Tu n’auras rien à faire, lui ai-je assuré, même si je ne savais pas encore
ce que promener un jeune labrador tout fou avec un fauteuil roulant signifiait.
C’est ainsi qu’a commencé ma recherche de Kojak. On voulait que je
prenne un chien plutôt petit, mais moi, je voulais à tout prix un labrador
fauve, car, à mes yeux, c’étaient les chiens les plus joyeux du monde. Je suis
allé voir quelques portées, mais la plupart des chiots semblaient chétifs ou
affichaient des caractéristiques physiques laissant entendre qu’ils n’avaient
pas été élevés correctement.
Je ne pouvais pas me permettre de m’offrir une bête au fort pedigree. J’ai
donc patienté plusieurs mois afin de trouver celle qui me conviendrait
parfaitement. Une éleveuse m’a alors parlé d’un chien qu’elle avait vendu il y
a peu de temps et à qui il fallait un nouveau foyer. Au moment où j’ai posé
les yeux sur Kojak, j’ai su qu’il était fait pour moi.
S’occuper d’une telle tornade n’est pas aussi facile que je me l’imaginais.
Kojak a été un sujet de controverse dès son arrivée. À peine avais-je fermé la
porte qu’il s’était mis à renifler chaque recoin de sa nouvelle maison et avait
envoyé voler une tasse avec sa queue en courant dans le salon. Quand mes
parents s’étaient levés pour nettoyer les dégâts, Kojak avait bondi sur le
fauteuil de papa.
— Descends de là ! avait hurlé ma mère.
Kojak avait obéi, pour mieux aller s’installer sur le fauteuil de maman. Un
regard lui avait suffi à saisir la hiérarchie de la maison.
— Finira-t-on par maîtriser ce chien ? s’était plainte ma mère.
Je m’étais également posé la question, plus tard dans la soirée, après avoir
enfermé Kojak dans la cuisine pendant le dîner.
— Qu’est-ce qu’il a encore fait ? avait rugi maman en entrant dans la
cuisine, dont le sol était jonché d’huile et de vomi.
Kojak avait englouti une bouteille d’huile presque entièrement avec
tellement d’entrain qu’elle avait rejailli presque aussitôt. Mais, même à cet
instant, il me semblait toujours sourire. Nous étions sortis, lui et moi, afin de
laisser maman se calmer. J’avais attendu qu’elle soit couchée et que la voie
soit libre pour rentrer.
Kojak est comme ça : malin mais vite envahissant, assez intelligent pour
comprendre quand il va trop loin et toujours désireux de faire plaisir, mais
incapable d’agir en conséquence. Sans parler du fait qu’il a besoin de
mâchouiller tout ce qu’il trouve. Ainsi, il a englouti plusieurs téléphones
portables, disparus avec des télécommandes, et détruit pratiquement toutes
les plantes du jardin de mes parents.
— Elle a été kojakisée, soupire ma mère devant les nouveaux trous
qu’affiche sa plate-bande.
Pour je ne sais quelle raison, il semble raffoler des oiseaux de paradis
orange vif qui faisaient la fierté de ma mère.
Mais les manies de Kojak ne s’arrêtent pas là. Si une vitre est ouverte
dans la voiture, il tentera d’en sortir, et il est incapable de tenir en place pour
faire pipi, ce qui signifie qu’il s’exécute en bondissant d’une patte sur l’autre,
comme un boxeur qui se prépare au combat. Il a également fait tomber
plusieurs fois mon fauteuil roulant en m’entraînant sur son passage lorsqu’il
avait vu quelque chose. Que ce soit un chien qui aboie ou une odeur
inconnue, il faut toujours qu’il aille voir ce qui se passe, et il veut tout le
temps sauter à l’eau pour venir à mon secours quand je suis dans notre
piscine.
Un jour, pendant un cours d’éducation canine, il a tenté de se sauver et
s’est retrouvé suspendu à sa laisse, au-dessus d’un vide de deux mètres,
derrière le mur qu’il venait de franchir. Il m’implorait du regard comme s’il
comprenait que sa vie était en jeu, et papa l’a secouru avec l’aide de la
responsable de l’entraînement. Les autres chiens l’observaient d’un air
désespéré.
Je sais qu’au fond, il fait de son mieux pour se montrer raisonnable. Avant
même de l’avoir, je m’étais douté que la seule façon dont je pourrais avoir le
dessus sur un chien serait de lui imposer certaines règles. Je m’étais donc
inscrit à l’éducation canine.
En ce moment, Kojak apprend à obéir aux ordres non verbaux, et, tous les
week-ends, l’un de mes parents nous emmène au cours d’éducation, où nous
apprenons peu à peu à nous comprendre l’un l’autre.
Si je pose le poing sur la poitrine, Kojak doit s’asseoir, et si je pointe le
doigt au sol, il doit s’allonger. Le poing plaqué contre mon corps exige qu’il
se relève, et une main dressée lui demande d’attendre. Il s’est volontiers prêté
au jeu, et nous pouvons désormais passer aux choses plus amusantes : si je lui
fais coucou, il m’imite avec sa patte ; si je lui présente ma main, il la tape ; et
si je la tends, il dresse la patte pour me la serrer.
Ça demande du temps, mais je suis convaincu que Kojak s’est déjà assagi.
Il a même appris à me rendre certains services, comme m’ouvrir une porte ou
fermer un tiroir. Certes, parfois, ça peut dévier. Par exemple, depuis que je lui
ai appris à retirer mes chaussettes, il a pris la mauvaise habitude de récupérer
toutes celles qui se trouvent dans le panier de linge sale. J’ai également eu
l’idée de lui apprendre à sonner à la porte, et il prend désormais un malin
plaisir à filer simplement pour pouvoir nous signaler qu’il est de retour.
Mais, quels que soient ses défauts, Kojak est tout ce que je souhaitais : un
compagnon dont la bonne humeur sans faille et la nature aimante me donnent
constamment le sourire. Malgré les bêtises qu’il peut faire, sa présence a
profondément changé ma vie, et en bien.
40

GD et Mimi
Mes grands-parents, GD et Mimi, m’ont peut-être donné ma plus belle
leçon d’amour : s’il est sincère, il durera toute la vie, et, s’il est assez fort, il
peut être transmis de génération en génération.
J’avais entendu des histoires au sujet de GD et Mimi toute ma vie :
comment GD avait gagné la médaille du courage à seize ans après avoir sauté
d’une falaise pour sauver une femme de la noyade, et la passion de Mimi
pour les bals au point qu’elle faisait des kilomètres pour y assister lorsqu’elle
était jeune. GD, qui était apprenti mineur lors de leur rencontre, faisait
cinquante kilomètres en vélo rien que pour aller voir Mimi.
Il tenait tellement à lui offrir une vie confortable lorsqu’elle a accepté de
l’épouser qu’il a passé son examen onze fois afin de pouvoir devenir
directeur de la mine. GD était le benjamin de seize enfants, et Mimi, l’aînée
de quatre. C’est donc sans surprise qu’ils ont rapidement fait leurs propres
enfants : mon père et ses deux sœurs. Mimi leur apprenait à danser le
charleston tout en gérant le foyer tandis que GD construisait une maison pour
sa famille afin qu’ils puissent quitter le logement de l’entreprise minière.
Mes grands-parents vécurent ainsi heureux pendant presque soixante ans
et continuèrent même après la chute de Mimi. Cet accident, survenu peu de
temps après ma reprise de conscience, lui avait brisé la hanche et l’obligeait à
rester alitée.
Elle ne s’est jamais relevée, mais Mimi dirigeait sa maison d’une main de
fer depuis le confort de son lit. Elle disait à GD quelle nourriture acheter,
comment la préparer et quand il devait prendre ses médicaments pour le
cœur. Il ne saisissait pas l’ironie de la situation quand il allait rendre visite
aux « papys-mamies » de la maison de retraite.
Je les adorais tous les deux. Chaque fois que nous allions les voir, on
plaçait mon fauteuil à côté du lit de Mimi afin qu’elle puisse glisser ses mains
dans les miennes. J’observais sa peau délicate et fragile en me demandant si
je vivrais aussi vieux.
Mais, à mes vingt-trois ans, Mimi est tombée malade, et, cette fois, il n’y
avait rien à faire. Son corps lâchait prise, tout simplement. Elle s’affaiblissait
de jour en jour. Assis à côté d’elle, je la regardais dériver entre conscience et
absence.
Mon grand-père semblait perdu. C’est lors de ces dernières visites que je
l’ai entendu dire à mon père ce qu’il souhaitait le plus au monde :
— J’aimerais dormir auprès de ma femme une dernière fois.
Mimi était à ce point malade qu’ils ne dormaient plus ensemble depuis
quelque temps.
Deux jours plus tard, le téléphone de la maison a sonné. Papa a échangé
quelques phrases à voix basse avant de raccrocher.
— Mimi est morte, a-t-il déclaré.
Puis il a arpenté le couloir en se frottant l’arrière du crâne, comme pour se
faire entrer dans la tête l’idée qu’il venait de perdre sa mère.
J’avais de la peine pour lui, lorsqu’il m’a installé dans la voiture et nous a
emmenés voir Mimi une dernière fois. Elle était allongée sur son lit, et j’ai
regardé mon père l’embrasser. Personne ne savait que je comprenais ce qui
s’était passé, évidemment, et je mourais d’envie de consoler GD, qui
sanglotait tandis que nous attendions les pompes funèbres.
— C’est comme si on m’avait amputé d’un bras, a-t-il gémi, pleurant la
femme qu’il avait aimée pendant tellement d’années et qu’il venait de perdre.
Leur amour avait duré une éternité, et leurs histoires avaient été tellement
liées qu’ils avaient oublié où l’une finissait et l’autre commençait. Nous
étions cernés par les marques de leur amour, qui se trouvaient même dans
l’objet le plus banal, comme le manteau d’hiver que mon père et mes tantes
ont sorti de l’armoire de Mimi. GD avait toujours bien entretenu sa femme,
car il tenait à ce qu’elle n’ait jamais froid.
Quelques jours plus tard, durant son enterrement, papa a mentionné
l’amour que Mimi avait transmis à ses enfants. Lorsqu’il était petit, a-t-il
confié à l’assemblée, sa mère cousait de minuscules cœurs sur ses vêtements ;
ainsi, sa présence apaisante ne le quittait jamais.
Un jour, alors qu’il l’aidait à mettre des pêches en conserve, il avait
renversé du sirop bouillant sur Mimi, dont la peau avait immédiatement
cloqué, mais elle ne s’était pas fâchée. Elle s’était contentée de passer la
brûlure sous l’eau froide, l’avait bandée et avait repris son travail.
En écoutant mon père, j’ai appris une nouvelle leçon concernant l’amour
entre les hommes et les femmes : il était parfois taquin, comme celui de Henk
et Arrietta, parfois apaisant, comme celui d’Ingrid et Dave, mais, avec de la
chance, il pouvait durer toute la vie, comme pour GD et Mimi.
Cet amour-là peut se transmettre, comme une force vitale qui rassure tous
ceux qu’elle touche et crée des souvenirs qui survivent au temps qui passe.
C’est cet amour-là que mon père avait connu, et je sentais que, dans son
esprit, il voyait sa mère aussi nettement que lorsqu’elle était encore en vie.
En évoquant ce souvenir de jeunesse, il sentait son toucher et entendait sa
voix, redevenant un petit garçon entouré d’amour en train de mettre des
pêches en conserve auprès de sa mère.
41

Aimer la vie et vivre l’amour


Les vagues roulent sur la plage, et le vent salé charrie des odeurs de poulet
frit. Affamé, j’en mets un nouveau morceau dans ma bouche. Que c’est
bon !…
Nous sommes en décembre 2006, et je suis à la plage, au Cap, avec mon
ami Graham qui, comme moi, a recours à la CAA. Il y a plus de vingt ans,
alors qu’il travaillait sur une île au large de la côte sud-africaine, il a été
victime d’un infarctus bilatéral du tronc cérébral. Après avoir été héliporté à
l’hôpital, on lui a appris à son réveil qu’il était paralysé des yeux jusqu’aux
pieds. Il avait vingt-cinq ans.
Aujourd’hui, Graham ne peut ni bouger ni parler, mais il rugit son envie
de vivre à quiconque ose en douter. Totalement dépendant physiquement, il a
refusé de rentrer chez lui pour être assisté par sa mère, comme on lui avait
suggéré de faire. Elle vivait à l’autre bout du pays, et Graham voulait rester
au Cap. Il s’est alors rendu dans une clinique spécialisée, où il vit encore
aujourd’hui, et je n’ai jamais rencontré quelqu’un avec une rage de vivre
aussi contagieuse.
Il profite de chaque instant et adore transgresser les règles. D’ailleurs, je
suis convaincu qu’il ne va pas tarder à me demander de croquer dans mon
poulet alors qu’il n’a pas le droit de manger quoi que ce soit de solide. Je ne
connais que trop bien ce genre de désir qu’on ne peut refouler. « C’est
impossible de faire tout ce que les docteurs nous disent », déclare-t-il à tous
ceux qui lui font une remarque. Ce n’est pas seulement le goût qui lui
manque, mais aussi le fait de mâcher et d’avaler. C’est pour cette raison que,
de temps à autre, Graham oublie ses médecins et grignote un petit morceau
de nourriture.
Nous nous sommes rencontrés lors d’une conférence, il y a dix-huit mois,
et je me trouve actuellement au Cap, car, demain, nous participons à un
événement. Mais nous avons d’abord décidé de venir contempler la mer, assis
l’un à côté de l’autre, comme deux oiseaux de métal sur un câble. Tout en
mâchant mon poulet, je songe à une photo que Graham m’a montrée un peu
plus tôt.
— C’est une fille que je connais, a-t-il déclaré en désignant la jolie femme
qui souriait à l’objectif.
J’ai vu ses yeux pétiller, sous le faisceau lumineux suivant les
mouvements imperceptibles de sa tête qui lui permettent de gérer son outil de
communication et de me parler. Moi aussi, j’aimerais avoir une photo à lui
montrer, la photo de la femme que j’aime.
Mais je n’en ai pas et je commence à craindre de ne jamais en avoir, car
ma pénible expérience m’a appris que peu de femmes sont capables de voir
au-delà de mon enveloppe corporelle.
J’ignore si ce besoin d’amour a toujours fait partie de moi ou s’il est né un
jour précis, jour dont je me souviens parfaitement malgré le fait qu’il date de
plus de dix ans. C’était la fin de journée, et un groupe d’étudiants en soins
infirmiers visitait l’institution. J’étais allongé sur un matelas, par terre, et j’ai
soudain senti que quelqu’un s’agenouillait à côté de moi. On a glissé une
paille dans ma bouche et j’ai levé les yeux pour découvrir une jeune femme.
De longs cheveux bruns encadraient son visage. J’ai été envahi par un désir si
violent que j’ai presque suffoqué en sentant la douceur de ses mains. J’aurais
aimé pouvoir faire prolonger cet instant si court et profiter à jamais de cette
fille qui sentait les fleurs et le soleil. Était-ce cela ou tout ce que j’avais
entraperçu entre Henk et Arrietta, Dave et Ingrid, GD et Mimi qui faisait
naître en moi ce soudain besoin d’amour ? Ou peut-être était-ce dû aux
années de dévotion de mes parents dont mon frère, ma sœur et moi avions
témoigné. Quelle qu’en soit la raison, mon désir d’amour brûle davantage
depuis que je peux de nouveau communiquer, et ce n’est que maintenant que
je me rends compte de ma naïveté.
Je croyais vraiment pouvoir faire naître l’amour, si c’était ce que je
voulais, et trouver quelqu’un avec qui partager ces sentiments dont j’avais été
témoin en tant que fantôme. Puis Virna m’avait fait comprendre que ce serait
bien plus difficile que ce que j’avais imaginé, et j’avais tenté de l’accepter.
Mais, même si j’ai fui mes sentiments, même si je les ai enfouis sous mon
travail - et j’ai conscience de la chance qui me sourit sous tellement d’autres
aspects -, il y a des moments où je me sens aussi seul que je l’étais avant de
pouvoir communiquer.
Il y a longtemps que j’ai compris que mon amour pour Virna était un
mythe que je m’étais inventé. Elle ne m’avait jamais considéré autrement que
comme un ami, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Mais je n’ai pas retenu la
leçon que j’aurais dû en tirer, et j’ai répété les mêmes erreurs, encore et
encore. Même si j’ai aujourd’hui trente ans, il y a des fois où j’ai l’impression
d’en connaître autant sur les femmes que quand j’étais un garçon de douze
ans cerné par les ténèbres.
Plus tôt dans l’année, je suis allé en Israël avec mon père afin d’assister à
une conférence. Dans l’auditorium sombre, j’ai écouté un professeur parler
des difficultés qu’ont les gens comme moi pour entretenir une relation
amoureuse. Même si je n’avais pas envie d’entendre ce qu’il avait à dire, je
savais qu’il avait raison.
Depuis que je peux de nouveau communiquer, mon espoir vis-à-vis des
femmes se brûle constamment à l’indifférence glaciale qu’elles m’accordent.
J’en ai rencontré qui me voyaient comme une simple curiosité ou qui me
considéraient comme un défi à relever. Une femme dont j’ai fait la
connaissance sur un site de rencontres m’a dévisagé comme si j’étais une
espèce rare dans un zoo, et une autre, qui était orthophoniste, m’a
immédiatement donné une paille à mon arrivée avant de me demander de
souffler dedans, s’imaginant sûrement en plein exercice de respiration avec
un patient. Je brûlais d’envie de dire à ces femmes que je n’étais pas un chien
castré qui ne peut ni japper ni mordre. J’ai des désirs et des sentiments, tout
comme elles.
Peu de temps après mon retour d’Israël, j’ai rencontré une femme qui a
capté mon attention, comme d’autres avant elle, et, une fois de plus, je me
suis permis d’espérer, ne serait-ce qu’un peu. Je me persuadais que le
professeur se trompait. Qu’en savait-il ? J’avais déjà donné tort à d’autres
certitudes, et j’étais prêt à réitérer. J’étais sûr que cette femme s’intéressait
sincèrement à moi, et j’étais euphorique lorsque nous sommes sortis manger
une pizza ensemble, un soir. L’espace de quelques heures, je me suis senti
comme tout le monde. Puis cette femme m’a appris par e-mail qu’elle avait
un nouveau petit ami, et mon cœur s’est de nouveau brisé.
Quel idiot je faisais ! Comment pouvais-je espérer être aimé ? Pourquoi
une femme s’intéresserait-elle à moi ? Je sais que je me décourage trop
facilement et que je me laisse trop vite submerger par la douleur et le chagrin.
J’envie ceux de mon âge qui ont eu toute l’adolescence pour prendre des
claques et apprendre à se relever. Même si je m’efforce de rester fort, il m’est
impossible d’accepter le fait que ce besoin d’amour qui brûle en moi ne sera
jamais assouvi.
En regardant les vagues s’abattre sur le sable, je me souviens d’un couple
venu à l’une des journées portes ouvertes que j’organise, au centre de
communication. Je les ai immédiatement remarqués parce que l’homme, qui
venait d’arriver avec sa femme et deux jeunes enfants, devait avoir mon âge,
et tout dans leur couple – la façon dont ils se regardaient, les silences et les
sourires qu’ils échangeaient – montrait qu’ils étaient fous amoureux.
— Mon mari a une tumeur au cerveau en phase terminale et il commence
à perdre la parole, m’a soufflé la femme pendant que son mari regardait
l’équipement que nous présentions. Mais nous voulons continuer à
communiquer le plus longtemps possible, et c’est pour cela que nous sommes
venus aujourd’hui. Pour voir si vous pouviez nous aider. Il veut enregistrer
des messages vidéo pour nos enfants tant qu’il en est encore capable, et je
crois qu’il veut également m’en adresser un.
Soudain, son expression s’est figée.
— Je ne suis pas encore prête à le laisser partir, a-t-elle murmuré.
Tel un vent hivernal sur une plage déserte, le désespoir a balayé les traits
de cette femme qui n’osait pas songer à un avenir sans l’homme avec qui elle
avait construit sa vie.
— Vous pensez pouvoir nous aider ? m’a-t-elle chuchoté.
J’ai acquiescé, et elle est partie rejoindre son mari, m’abandonnant à mon
chagrin. Comment une famille partageant autant d’amour pouvait-elle être
éclatée ? C’est alors qu’un autre sentiment a surgi, une sorte d’envie, parce
qu’en regardant cet homme et cette femme qui se souriaient, j’ai réalisé qu’ils
avaient eu une chance d’aimer et d’être aimés, une chance que j’attendais
désespérément.
Martin faisant un discours lors d’une conférence internationale en Israël.
42

Deux mondes en collision


Ma mère sourit à la kinésithérapeute qui me guide hors de la pièce. Je
n’en peux plus de venir ici toutes les semaines, d’être soulevé et obligé de
tenter quelques pas pénibles avec ces jambes et ces pieds qui me font si mal.
Mais je me résigne, car mes parents n’ont jamais perdu l’espoir de me revoir
marcher un jour. Parfois, je me demande s’ils se souviennent du petit garçon
que j’étais et s’il leur manque, et si c’est pour cela qu’ils ont toujours cherché
à ce que je remarche ou que j’utilise une voix de synthèse pour communiquer
plutôt qu’un tableau alphabétique. Cela ne va pas de soi de leur mettre dans la
tête que mon corps est imprévisible : ce n’est pas parce que j’arrive à me
lever un jour que j’en serai capable le lendemain. Parfois, j’ai l’impression de
ne pas être à la hauteur, car je ne progresse pas comme ils le souhaiteraient,
mais j’ai conscience que c’est souvent comme ça, avec les parents.
Un jour, alors qu’un garçon venait de subir des tests au centre de
communication, nous avons dit à sa mère qu’il devrait apprendre à
communiquer avec un contacteur de tête, car sa nuque était la seule partie de
son corps qu’il parvenait à maîtriser. Mais sa mère était catégorique : elle
voulait que son fils utilise sa main, pas sa tête. Elle voulait qu’il s’intègre le
plus possible aux gens ordinaires, de toutes les façons envisageables.
Je comprends pourquoi mes parents aimeraient me voir marcher et parler,
mais c’est épuisant de vivre dans un corps qui semble appartenir à tout le
monde. C’est pour cela qu’hier, j’ai demandé à ma mère d’avoir une seule
séance de kiné, cette semaine, et j’espère qu’elle aura décidé de m’écouter.
— Nous nous revoyons vendredi ? demande la kinésithérapeute en
immobilisant mon fauteuil.
Je fixe ma mère afin de lui rappeler ce que je lui ai dit.
— Oui, répond-elle sans me regarder.
La colère bouillonne en moi. Demain, j’irai voir ma collègue Kitty et je
lui raconterai ce qui vient de se passer.
— À quoi ça sert de pouvoir communiquer, si personne n’écoute ?
m’emporterai-je. Pourquoi, après tout ce temps, les gens refusent d’entendre
ce que j’ai à dire ?
Mais, pour l’instant, je m’efforce de calmer ma fureur avant qu’elle ne
déchaîne une tempête, car la peur que je ressens à l’idée d’exprimer ma rage
est encore plus grande que ma rage elle-même. La colère est l’une des
émotions que je ne parviens pas encore à montrer, car j’ai dû la contenir
pendant trop longtemps. Encore aujourd’hui, j’ai le sentiment de ne pas
pouvoir l’exprimer, piégé que je suis par l’aspect monocorde de ma voix de
synthèse et la peur constante de repousser les autres. Après avoir passé autant
de temps exclu, je refuse de provoquer cette situation une nouvelle fois.
Plus le temps passe et plus je suis terrifié : j’ai peur de faire une erreur, de
blesser quelqu’un ou de ne pas assez bien faire mon travail. J’ai peur de
rouler sur un pied, de ne pas être capable de faire ce que l’on me demande ou
d’exprimer un avis qui sera sans doute condamné. C’est un sentiment
quasiment permanent, et c’est pour cette raison qu’au bout de six ans, je n’ai
toujours pas dit à ma mère ce que je pensais. Mais je vis également dans un
autre monde. Dans celui-ci, je suis devenu l’un des deux premiers Sud-
Africains privés de parole à être diplômés, lorsque j’ai terminé mon
programme universitaire, et on m’a choisi pour rencontrer le président Thabo
Mbeki. J’ai beaucoup voyagé, parlé devant des centaines de gens, et je suis
respecté par mes collègues.
Mais, dans ma vie personnelle, même si je survis grâce à ma famille et
mes amis, je demeure un enfant passif qu’on essuie et qu’on pousse, à qui on
sourit et qu’on met parfois sur la touche, comme je l’ai toujours été. Mes
parents continuent de s’occuper de moi physiquement, ils me protègent
énormément du monde extérieur et du tort qu’il pourrait me causer, mais
j’aimerais qu’ils m’écoutent davantage. Avec ma sœur Kim, j’ai parfois
l’impression d’être un cobaye plutôt qu’un frère, lorsqu’elle arrive
d’Angleterre avec tout un tas de nouveaux gadgets (des tapis antidérapants
pour la salle de bains ou des rebords en plastique pour empêcher la nourriture
de tomber de mon assiette). Pour d’autres, je suis une œuvre de bienfaisance,
quelqu’un qui doit être « réparé », ou l’homme muet qui se contente de
sourire placidement dans son fauteuil. Dans tous les cas, c’est comme si je
n’avais pas le droit de vivre, comme si je devais continuellement demander la
permission par peur de faire ce qu’il ne faut pas. L’ombre de mon passé pèse
encore lourd sur moi.
Je meurs d’envie de me rebeller, mais j’ignore comment faire. Il fut un
temps où je disposais de moyens mesquins pour cela, et je me rappelle très
bien cette déplorable satisfaction qui m’avait envahi quand j’avais vu mon
appareil orthopédique rayer la carrosserie de ma mère, il y a des années de
cela. Je le portais suite à une opération particulièrement douloureuse, et cet
acte de rébellion involontaire, quand maman m’avait aidé à sortir de la
voiture, m’avait fait du bien.
Aujourd’hui, il m’est impossible de justifier d’une telle attitude et je ne
peux pas non plus mettre toute ma frustration sur le dos des autres. Même un
lionceau ne quittera pas sa mère s’il a trop peur. J’ai conscience que
l’indépendance s’obtient autant qu’elle se donne, et je dois apprendre à
réclamer la mienne, mais je me demande si je trouverai un jour le courage de
le faire. Nous sommes en 2007, et, plus tôt dans l’année, j’ai quitté mon
emploi au centre de communication afin de travailler à plein temps à l’institut
de recherches scientifiques. C’est une promotion formidable, le genre
d’opportunité professionnelle que beaucoup de gens comme moi n’auront
jamais la chance de se voir offrir.
Comme on y encourage tout le monde à étudier en parallèle, je me suis
inscrit pour suivre un programme à mi-temps dans une université, mais on
m’a répondu que je devais d’abord passer mon bac. Malgré la patience dont
j’ai fait preuve pour expliquer que je venais d’obtenir un diplôme
universitaire avec les félicitations du jury, personne n’a rien voulu savoir. La
montagne que j’avais gravie pour parvenir à ce résultat n’avait aucune
importance maintenant que j’étais candidat dans un autre endroit avec des
règles différentes. Tous les soirs, quand je rentre du travail, j’étudie donc
pour passer un diplôme du niveau d’un adolescent, et je me demande
vraiment si ça vaut le coup d’essayer d’aller de l’avant lorsqu’on vous barre
constamment la route. Cesserai-je bientôt de croire que je mérite une place
dans cette vie ? N’oserai-je bientôt plus me battre pour cela ?
43

Des étrangers
C’est seulement quand j’ai décidé d’abandonner tout espoir que je me suis
rendu compte que l’on n’a pas besoin de cordes et de chaînes pour tenir à la
vie : même la chose la plus insignifiante peut nous y rattacher.
Nous étions en 1998 et j’avais vingt-deux ans. Cela faisait six longues
années que j’avais repris conscience, et, à cette époque, j’étais persuadé que
personne ne réaliserait que j’étais bien présent. Après tant d’années d’espoir
vain, l’idée de ne jamais pouvoir échapper à l’écrasante monotonie de mon
existence m’avait fait complètement me refermer. Je voulais seulement que
ma vie cesse, et mon vœu a failli s’exaucer lorsque j’ai eu une pneumonie.
C’est le fait d’apprendre que je devais retourner dans cette institution de
campagne que je détestais tant qui m’a fait définitivement baisser les bras.
Nous étions chez des amis de mes parents. Ma mère était en train de me faire
manger, et je savais que je ne pouvais rien faire pour montrer que je ne
voulais pas partir là-bas. Derrière leurs rires et leurs bavardages, mes parents
ne se doutaient pas du désespoir qui me rongeait. La semaine suivante, j’ai eu
un rhume qui s’est rapidement transformé en fièvre et en nausées. On a alors
compris que je n’avais pas simplement attrapé froid. J’étais tellement mal que
mes parents m’ont emmené aux urgences, où un médecin m’a donné un
traitement avant de me renvoyer chez moi. Mon état empirant, ma mère m’a
ramené à l’hôpital en exigeant qu’on me fasse une radio thoracique. C’est là
qu’ils ont découvert que j’avais contracté une pneumonie.
Je me fichais bien d’être soigné. La seule chose qui me tracassait, c’était
l’idée d’être bientôt envoyé dans cette institution, lorsque papa partirait en
voyage d’affaires. Je ne pourrais pas le supporter.
Mes reins et mon foie ont décidé d’arrêter de fonctionner, et j’entendais
mes parents exprimer leur inquiétude en me voyant peu à peu sombrer dans le
coma. J’avais conscience d’être dans une pièce avec d’autres patients, et,
parfois, une infirmière surgissait auprès d’eux lorsqu’une alarme se
déclenchait.
J’étais un véritable gouffre de tristesse. J’en avais assez de vivre. Je ne
voulais plus me battre. Quand on m’a posé un masque à oxygène sur le
visage, j’ai imploré mentalement qu’on me le retire. Lorsqu’une
kinésithérapeute venait dégager mes bronches à coups de pression au niveau
des poumons, je rêvais qu’elle n’y arrive pas. Et quand elle a tenté de glisser
un tuyau dans ma gorge afin de désencombrer ma poitrine, j’aurais aimé
qu’elle me laisse tranquille.
— Tu dois te laisser faire, m’a-t-elle dit d’un ton agacé. Tu mourras, sans
ça !
Je me suis réjoui à ces mots. Je priais pour que l’infection qui tentait de
dominer mon corps y parvienne et me libère de ce purgatoire. J’entendais
mes parents commenter la charte qui se trouvait au pied de mon lit et que
mon père lisait dès qu’il entrait dans la pièce. Kim est également venue me
voir. Le son de ses sabots a envahi le couloir avant que son sourire ne vienne
percer l’obscurité l’espace d’un regard. Mais je n’étais déjà plus là, et je
distinguais comme un bruit de fond les voix des infirmières qui se plaignaient
de leurs conditions de travail ou racontaient leurs rendez-vous amoureux.
— J’ai bien pris le temps de l’observer lorsqu’il est entré dans le cinéma
devant moi, a dit l’une d’elles à sa collègue pendant qu’elles me lavaient. Il a
un joli petit cul.
— Tu ne penses vraiment qu’à ça ! l’a taquinée son amie.
J’avais l’impression d’être aspiré dans un tourbillon sans fin. J’incitais
mon corps à abandonner. Personne n’avait besoin de moi, ici, et ma
disparition passerait inaperçue. L’avenir ne m’intéressait pas : je voulais
mourir. Alors, quand l’espoir est revenu, il m’a fait l’effet d’une bouffée d’air
soudaine dans un cercueil.
C’était l’après-midi. J’étais allongé dans mon lit quand j’ai entendu
quelqu’un parler à une infirmière. Puis un visage est apparu, et je me suis
rendu compte que c’était une femme que j’avais déjà vue : Myra. Elle
travaillait dans le service procurant les chèques à mon père, qui était le
président du comité de direction de mon institution. Mais aujourd’hui, Myra
était venue me voir, moi, et je ne comprenais pas pourquoi, car seule ma
famille me rendait visite, habituellement.
— Comment ça va, Martin ? a-t-elle demandé en se penchant vers moi.
Lorsque j’ai appris ce que tu avais, j’ai tout de suite voulu venir prendre de
tes nouvelles. Mon pauvre… J’espère qu’ils s’occupent bien de toi.
Myra m’observait d’un air anxieux. Devant son sourire timide, j’ai
soudain réalisé qu’un autre être humain, qui ne m’était lié ni par le sang ni
par le devoir, avait pensé à moi. Même si je n’en éprouvais aucun désir, cette
prise de conscience m’a donné de la force. Après cela, je me suis mis à
déceler des signes de chaleur chez les autres : une infirmière en chef disant à
l’une de ses collègues qu’elle m’aimait bien, car j’étais un patient agréable,
une aide-soignante frictionnant mes épaules douloureuses avec un onguent
afin d’empêcher toute escarre, ou encore un homme m’ayant gratifié d’un
sourire en passant devant la voiture le jour où j’ai quitté l’hôpital. Toutes ces
choses n’ont pas eu lieu en même temps, mais, en prenant du recul, je me
rends compte que ce sont ces gestes, si infimes soient-ils, qui m’ont peu à peu
redonné goût à la vie.
Et je m’y suis définitivement rattaché suite à un événement qui s’est
produit lorsque je suis retourné dans mon centre. Malgré tout ce qui avait fini
par me convaincre que j’avais une place dans ce monde, je me sentais déçu :
je n’avais même pas réussi à mourir. Mon souffle faisait battre mon cœur, je
me réveillais le matin et me rendormais le soir, on me nourrissait pour me
donner de la force et on me laissait prendre le soleil, comme une plante verte
qui a besoin d’eau et de lumière. Je ne pouvais rien faire pour empêcher tous
ces gens de me maintenir en vie.
Mais un jour, alors que j’étais allongé sur un pouf poire, une aide-
soignante s’est assise à côté de moi. Elle était nouvelle, je ne la connaissais
pas bien, mais j’ai reconnu sa voix quand elle m’a parlé. Elle a saisi ma
jambe et s’est mise à masser mon pied atrophié en dénouant la tension qui
était si dure à supporter. Je n’arrivais pas à croire qu’elle veuille bien me
toucher. Finalement, n’était-ce pas une raison suffisante, bien que minime,
pour s’accrocher à la vie ? Peut-être n’étais-je pas aussi repoussant que je me
l’imaginais ?
J’ai alors distingué le bruit familier de la trousse que cette femme avait
toujours sur elle et qui contenait toutes les huiles essentielles dont elle se
servait pour l’aromathérapie.
— Voilà, a-t-elle soufflé dans une bouffée de menthe. Ça va mieux, n’est-
ce pas ? J’essaie de te soulager l’autre pied, maintenant ?
Bien sûr, cette femme, c’était Virna, et c’était la première fois qu’elle me
parlait. Mais c’est cet instant qui a rassemblé toutes les pièces et reconstitué
le puzzle. Je ne m’étais pas rendu compte de ce que m’avaient donné tous ces
inconnus jusqu’à ce que l’un d’eux touche mon corps brisé, tordu et inerte, et
me fasse comprendre que je n’étais pas complètement abject. C’est également
à ce moment-là que j’ai réalisé que, même si la famille est là pour nous aider
à nous relever, des étrangers peuvent aussi venir à notre secours, et cela
même sans le savoir.
44

Tout change
Je sais qu’une vie peut être détruite en un instant : une voiture part en
tonneau sur une route encombrée, un médecin s’assoit pour vous annoncer
une mauvaise nouvelle, ou une lettre d’amour est découverte malgré le soin
apporté par son propriétaire pour bien la cacher. Toutes ces choses peuvent
briser votre monde en quelques secondes. Mais le contraire est-il possible ?
Une vie peut-elle être créée plutôt que détruite en un instant ? Un homme
peut-il savoir avec certitude, en voyant le visage d’une femme, que c’est avec
elle qu’il passera le restant de sa vie ?
C’est le genre de femme qui ferait battre le cœur de n’importe quel
homme, et pourtant, je suis convaincu que quelque chose en elle ne parle qu’à
moi. Je l’ai rencontrée au Nouvel An, il y a un mois, lorsque Kim a appelé
d’Angleterre.
Mes parents parlaient avec ma sœur via webcam, et je ne prêtais pas
vraiment attention jusqu’à ce que je l’entende leur présenter ses amies. J’ai
alors tourné la tête et j’ai aperçu une blonde aux yeux bleus avec le plus beau
sourire du monde. À cet instant précis, mon univers a chaviré.
Elle était assise entre Kim et une autre femme, brune. Les visages presque
collés à l’écran, elles étaient en train de rire.
— Martin, je te présente Danielle, a dit Kim en désignant la brune. Et
Joanna.
— Salut, Martin ! ont-elles lancé en chœur.
Leur accent m’a immédiatement fait comprendre qu’elles étaient sud-
africaines. Elle m’a souri. Je l’ai imitée.
— Waouh ! Il est mignon ! s’est écriée Danielle.
J’ai senti le rouge me monter aux joues, et elles ont toutes les trois éclaté
de rire. Puis Kim est partie faire quelque chose, et je me suis retrouvé seul
avec Joanna et Danielle.
— Montre-nous tes bras ! a dit Danielle. Je suis ergothérapeute. En
principe, les garçons comme toi ont de jolis bras !
J’ai senti mes joues me brûler davantage. Je ne savais pas quoi dire.
— Comment allez-vous ? ai-je fait.
— Bien ! a répondu Danielle. Tu fais quoi de beau, aujourd’hui ?
— Je travaille, comme tous les jours. Vous avez passé un bon Nouvel
An ?
— Oui, on s’est bien amusées. On a été à Londres. C’était génial.
Joanna était plus discrète que Danielle, mais je la voyais baisser les yeux
chaque fois que j’écrivais quelque chose. Elle écoutait la moindre de mes
paroles. J’avais envie de l’entendre parler.
— Comment tu as rencontré ma sœur, Joanna ? lui ai-je demandé.
— On travaille ensemble. Je suis assistante sociale, moi aussi.
— Ça fait longtemps que tu es en Angleterre ?
— Sept ans.
— Et ça te plaît ?
— Oui. Je travaille trop, mais ça me plaît.
Elle m’a souri, puis nous avons continué de discuter. Rien qui sortait de
l’ordinaire. Nous nous sommes raconté nos Noëls et nos résolutions pour la
nouvelle année, la musique que nous aimions et les films que nous aurions
envie de regarder.
Danielle avait fini par quitter l’écran, et les mots semblaient ne pas avoir
d’importance entre Joanna et moi. Elle était belle, si belle, et si sociable : elle
riait facilement, plaisantait, m’écoutait et me posait des questions.
C’était rare pour moi de tomber sur quelqu’un de si ouvert d’esprit, et
nous avons discuté ainsi deux bonnes heures sans nous en rendre compte.
— Je vais devoir y aller, ai-je dit à contrecœur en réalisant qu’il était
minuit passé.
— Mais pourquoi ? a-t-elle demandé. Tu en as marre de parler ?
Si seulement elle savait le bien que cela me faisait.
— Je dois me lever tôt, demain.
Je ne voulais pas lui avouer que mon père devait me coucher parce qu’il
était tard et qu’il voulait dormir.
— D’accord, a répondu Joanna. Je peux te demander en ami sur
Facebook, si tu veux. Comme ça, on pourra de nouveau discuter ?
— Oui. Avec plaisir.
Nous nous sommes dit au revoir et, euphorique, j’ai fermé mon ordinateur
et sorti Kojak pour sa dernière promenade de la journée. Joanna était si
gentille. Je semblais l’intéresser, et, visiblement, elle avait envie de rediscuter
avec moi.
Mais la réalité m’a aussitôt rappelé à l’ordre. Juste avant Noël, j’avais
rencontré une femme qui m’avait beaucoup plu, et j’avais accepté avec plaisir
sa proposition d’aller au théâtre avec elle.
Mais elle est arrivée là-bas accompagnée de son petit ami, et j’ai eu
l’impression d’être un chien particulièrement pathétique à qui on faisait une
petite gâterie en le sortant. Comment pouvais-je de nouveau espérer quoi que
ce soit ? J’avais eu de nombreuses occasions de me rendre compte que je
n’étais pas le genre d’homme qu’une femme pouvait aimer, et on m’avait
trop souvent rejeté. Si Joanna voulait simplement mon amitié, comme toutes
les femmes que j’avais rencontrées jusqu’ici, alors je devrais m’en contenter.
En allant me coucher, je me suis promis d’oublier ce qui venait de se
passer. Joanna et moi n’appartenions pas au même monde, et rien ne pourrait
changer cela. Il fallait que je cesse d’être ridicule : il était clair que je
n’obtiendrais jamais ce que je désirais.
Mais alors, j’ai reçu un e-mail.
« Salut, Martin, a écrit Joanna. J’attendais un message de ta part, mais
j’ai fini par décider de faire le premier pas. J’ai beaucoup apprécié parler
avec toi. N’hésite pas si tu veux recommencer. »
Que pouvais-je faire ? Aucun homme ne peut résister à une telle tentation.
45

On va voir Mickey ?
— J’aimerais te demander quelque chose, m’annonce Joanna sur mon
écran.
Nous sommes à la mi-février, et nous parlons très régulièrement,
désormais. La première semaine, nous nous sommes envoyé des e-mails
courtois, tâtant le terrain comme deux nageurs qui trempent un doigt de pied
dans la mer avant de se décider à plonger. Mais, très vite, nous avons mis
notre retenue de côté et avons pris l’habitude de discuter tous les soirs sur le
Net. Chacun de nos échanges est simple et agréable, et, une fois, nous avons
même parlé jusqu’à l’aube avant de nous rendre compte que nous avions
encore plein de choses à nous dire.
Je n’aurais jamais imaginé partager ça avec quelqu’un, ou encore que
parler à une femme pourrait me paraître aussi naturel. Je veux tout savoir
d’elle, et, dans un flot de paroles, nous nous racontons nos vies : des détails
les plus insignifiants, comme nos chansons préférées, aux événements les
plus importants, comme ma vie de « fantôme » et la mort du père de Joanna,
qu’elle adorait. J’ai l’impression de pouvoir tout dire, car Joanna m’écoute
comme jamais on ne m’a écouté : elle est attentive, drôle et sensible, positive,
curieuse et rêveuse, comme moi. Nous nous confions ce qui compose nos
journées et nos rêves d’avenir, nous plaisantons et parlons en toute sincérité
de nos sentiments les plus profonds, ce que je n’ai jamais fait auparavant. Je
ne ressens pas le besoin de lui cacher quoi que ce soit.
Je sais que je peux lui faire confiance. À chacun de ses sourires, ma
résolution de garder mes distances faiblit et je me sens davantage plonger
dans ce nouveau monde. Joanna a trente-trois ans, un de plus que moi. Elle
est assistante sociale, comme Kim, et vit dans l’Essex, tout près d’elle. Mais
ce lien avec Kim est le dernier de toute une série de rendez-vous manqués.
Joanna et moi nous sommes rendu compte que nous avions assisté au même
événement sportif régional lorsque nous étions à l’école, et elle avait même
visité mon institution dans le cadre de ses études. Elle a failli avoir lieu
tellement de fois que notre rencontre semblait inévitable. Si je croyais au
destin, je me dirais que nous étions faits pour nous rencontrer.
Joanna s’apprête à parler, visiblement nerveuse, et je m’autorise un
sourire. Même après si peu de temps, je connais assez bien son visage pour
savoir si elle est fatiguée, heureuse, contrariée ou exaspérée. J’ai passé des
heures à étudier son expression et j’ai fini par en déduire qu’elle n’arborait
pas un masque, comme certains : en regardant bien, je peux y lire chacune de
ses émotions.
— Je vais passer mes vacances à Disney World à la fin du mois, lâche-t-
elle enfin. J’ai retourné ça dans ma tête toute la nuit, alors je vais me
contenter de le demander : est-ce que tu aimerais m’accompagner ? Je sais
que c’est un peu tôt, mais j’ai quand même l’impression que c’est une bonne
occasion.
Je fixe l’écran, incrédule. Chacune de ses syllabes fait surgir en moi une
vague de bonheur.
— Je sais que tu n’as jamais pris de long-courrier avant, mais je suis sûre
qu’on peut trouver une compagnie qui t’acceptera. J’ai cherché sur Internet,
et j’ai vu certains vols où il reste des places. Je vais y rester deux semaines,
mais tu peux faire comme ça t’arrange. J’ai contacté l’hôtel ; ma chambre a
deux lits, on peut la partager. Je t’en prie, réfléchis avant de refuser.
J’aimerais te rencontrer, et je pense que tu partages ce sentiment. Ne laisse
pas l’argent ou le travail influencer ta décision. Tu dois te dire que tu ne peux
pas tout laisser tomber du jour au lendemain, et je le comprends, mais,
parfois, on a besoin de faire une pause, dans la vie, tu ne penses pas ?
Ma main est en suspens sur mon clavier. Ce qui me surprend, c’est que je
n’ai ni peur ni doute. Je suis stupéfait, extatique, mais pas inquiet. Elle veut
me rencontrer. Pas besoin de réfléchir : je veux y aller. Je n’ai jamais autant
désiré quelque chose que de rencontrer Joanna. Mais je me demande
comment le lui dire et me rends compte que les mots ne suffiront jamais.
— J’adorerais venir, fais-je. Sincèrement.
— C’est vrai ?
Elle me sourit et attend que j’en dise plus, mais je ne peux pas. Ma tête
bourdonne devant mon écran.
— J’ai conscience que tu vas avoir besoin d’aide pour organiser ta venue,
et je veux bien m’en occuper, déclare-t-elle. Je pense qu’il faut vraiment que
nous saisissions cette chance !
Elle se met alors à rire. J’adore l’entendre rire. Je l’interroge :
— Pourquoi veux-tu me rencontrer ?
Je dois poser cette question qui me taraude depuis qu’elle m’a suggéré sa
folle idée.
Elle ne répond pas tout de suite.
— Parce que tu es l’homme le plus honnête que je connaisse, finit-elle par
dire. Et parce que, même si je te connais depuis seulement quelques
semaines, tu me rends heureuse. Tu me fais rire, tu es intéressant et tu
comprends ce que je dis comme personne.
Nous gardons le silence un instant. Puis elle lève la main vers son écran,
comme pour me toucher malgré les dix mille kilomètres qui nous séparent.
— Alors, tu vas venir, c’est sûr ? demande-t-elle.
— J’en ai envie. Je ferai tout mon possible pour te rencontrer.
J’observe son visage. Elle a une telle foi en la vie qu’elle croit que tout
peut se jouer sur l’achat d’un billet d’avion et une rencontre avec un inconnu.
C’est incroyable. Elle est persuadée que nous trouverons l’amour un jour et
que nous ne pouvons ni le brusquer ni le contrôler. Nous ne pouvons que le
laisser venir à sa guise. Elle n’a jamais perdu espoir, contrairement à moi, et
je me sens peu à peu contaminé par son optimisme. Je finis par croire, moi
aussi, que tout est possible.
— Les choses se passent quand elles doivent se passer, me dit Joanna.
Nous avons tous un avenir tracé.
Je lève la main pour la poser sur la sienne, contre l’écran. Comme je brûle
de la sentir près de moi ! Comme mon cœur s’emballe quand je la regarde et
comprends qu’elle pense vraiment ce qu’elle dit !… Elle veut me rencontrer.
Elle veut prendre le temps d’apprendre à me connaître. Je suis impatient de la
voir. Mais, d’abord, je dois lui confier quelque chose.
— Je dois te parler de mon physique. J’aimerais que tu comprennes
exactement qui je suis.
— Très bien, répond-elle.
46

Le vrai moi
« Je ne compte rien te cacher, lui dis-je dans un e-mail. Je vais te dire tout
ce pour quoi j’ai besoin d’aide, et je comprendrais tout à fait que tu changes
d’avis.
« Je mange de tout et je peux me nourrir avec les doigts, mais j’ai besoin
d’aide avec un couteau et une fourchette. Je ne peux ni entrer dans la douche
ni en sortir seul, mais je peux me laver et me sécher, mais je risque de te
demander d’ouvrir la bouteille de shampoing.
« Il faut également me raser, car je ne peux pas le faire tout seul, et je
parviens à m’habiller si mes vêtements sont au préalable disposés à côté de
moi. Je ne peux utiliser ni bouton ni fermeture éclair et je suis incapable de
lacer mes chaussures.
« J’ai besoin d’aide pour m’asseoir sur les toilettes et entrer dans une
voiture. Je n’ai aucun maintien ; il faut donc m’appuyer sur quelque chose si
je ne suis pas dans mon fauteuil.
« Je peux bouger mon fauteuil avec mes pieds sur du parquet, mais pas
sur de la moquette, et même si je parviens à appuyer mes bras sur un mur ou
un meuble pour me déplacer en intérieur, je n’ai pas assez de force pour
faire avancer mon fauteuil manuel sur une route ou un trottoir.
« Voilà, je crois que c’est tout. Ah ! si : je bois avec une paille. »
J’observe l’écran une dernière fois. Mon cœur accélère quand j’appuie sur
« envoyer ». Je me demande si je ne suis pas un peu fou de tout déballer
comme ça, noir sur blanc. Mais je veux être à trois cents pour cent honnête
avec Joanna, car je ne veux ni d’une aide-soignante ni de quelqu’un qui ait
pitié de moi. Je ne veux pas non plus d’une rêveuse que la réalité anéantira,
de quelqu’un ne cherchant qu’à me venir en aide ou d’une femme qui m’aime
en s’efforçant d’oublier mon apparence physique. Si je veux qu’on m’aime
tel que je suis, Joanna doit tout savoir de moi. Même si j’ai peur de lui dire
tout cela, quelque part, je suis persuadé que ça lui est égal. Je ne suis pas
capable d’expliquer pourquoi, mais j’en suis sûr.
Le lendemain matin, je reçois une réponse à mon message.
« Ça me va, écrit Joanna. On s’y fera sur le tas. »
Vous connaissez ce sentiment de sérénité soudain, lorsque la dernière
feuille morte tombe d’un arbre ? C’est exactement ce que je ressens à cet
instant précis. Un calme absolu. J’ai toujours considéré ma vie comme un
fardeau. Avec Joanna, je me sens léger comme l’air.
47

Un cœur de lion
Comment Joanna peut-elle être aussi téméraire ? Je n’arrête pas de me
poser la question depuis qu’elle est partie en Amérique toute seule, parce que
je n’ai pas pu obtenir de visa à temps pour l’y rejoindre. Nous avons été
extrêmement déçus tous les deux, mais, au moins, nous savons qu’il n’est
plus question de si, mais de quand nous allons nous rencontrer.
Pour le moment, j’apprends à me faire au tout nouvel aspect que ma vie
vient de prendre. Jusqu’ici, mon existence était constituée des limites droites
et nettes de l’ordre et de la routine. Désormais y règnent les courbes du chaos
tout particulier qu’une autre personne peut provoquer. Joanna balaye tout ce
que j’ai fini par attendre et accepter de la vie : je m’étais résigné à mener une
existence sérieuse tournant autour du travail et des études, et voilà que cette
femme me fait soudain pleurer de rire. Je pensais que je ne trouverais jamais
de femme à aimer, mais je commence à espérer m’être trompé. En général, je
suis extrêmement prudent et réfléchi, mais Joanna m’a insufflé son audace.
Elle ne voit pas des barrières, mais des possibilités. Elle n’a peur de rien, et je
commence tout doucement à lui ressembler.
C’est un de ses amis d’enfance qui lui a appris à voir au-delà du physique,
lorsqu’il est devenu tétraplégique. Il n’avait qu’une vingtaine d’années, et il
aurait pu se dire que sa vie ne servait plus à rien après cette fameuse nuit où
un train avait percuté sa voiture. Mais, au lieu de cela, il avait décidé d’être
fermier, comme son père. Aujourd’hui, il est marié et gère une exploitation
de cinq cents hectares.
— Il ne peut pas boire son thé tout seul, mais il peut gérer sa ferme, car il
peut parler, et c’est tout ce qui compte pour lui, m’a dit Joanna. Et il est bien
plus heureux que la plupart des gens que je connais.
Mais je pense que sa témérité remonte à son enfance passée dans la
campagne sud-africaine, où elle a dû s’imprégner de la liberté intrinsèque de
cette terre. Et, si elle doit son courage à quelqu’un, c’est bien à son père, At
Van Wyk. Lui aussi était fermier, et, dès que ses trois filles et son fils ont été
en âge de se gérer tout seuls, il n’a plus jamais cherché à les diriger.
« Mieux vaut avoir des remords que des regrets », leur disait-il.
Joanna et sa fratrie ont donc appris très jeunes à manier une arme et
erraient où bon leur semblait sur la terre de leur père. Quand At a été victime
d’une crise cardiaque à trente-six ans, l’une des premières choses qu’il ait
faites en sortant de l’hôpital après son pontage a été de lancer une corde sur la
branche la plus haute qu’il puisse trouver et d’y hisser une balançoire pour
ses enfants, au-dessus du lit asséché d’une rivière.
« Vous ne pouvez pas aller plus haut ? » prenait-il plaisir à dire en les
regardant filer dans les airs au-dessus de lui.
At savait qu’il avait frôlé la mort bien trop tôt, mais ce n’est pas pour
autant qu’il avait appris à être prudent, que ce soit vis-à-vis de lui ou de ses
enfants. Quand il les emmenait voir la mer sur la côte, il les laissait nager
dans les vagues, gardant toujours un œil sur eux tout en les poussant à tester
leurs limites. Lorsqu’ils allaient dans le bush pour chasser, il autorisait
Joanna, ses sœurs et son frère à s’asseoir à l’arrière du pick-up.
— Je m’arrêterai seulement s’ils tombent, a-t-il déclaré à la mère d’une
amie de Joanna lorsqu’elle s’est inquiétée de la sécurité des enfants.
Les souvenirs que Joanna chérit le plus concernent une ferme bordant le
Parc national Kruger et qui appartenait au meilleur ami de son père. Elle et sa
famille s’y rendaient tous les ans. Joanna, ses sœurs et son frère passaient ces
quelques précieuses semaines à parcourir le bush à la recherche de lions, de
gnous, d’éléphants et d’impalas tout en en tirant d’inestimables leçons sur le
monde animal et sur eux-mêmes.
D’abord, ils avaient appris l’humilité en réalisant que l’être humain ne
peut pas lutter contre la nature : l’éléphant piétinera l’homme si celui-ci se
trouve sur la route menant à son point d’eau, et l’abeille ne laissera jamais un
doigt goulu tremper dans son miel.
Nous avons beau nous croire indispensables, nous ne sommes pas grand-
chose en regard du cycle de la nature.
Ensuite, ils avaient appris à être constamment à l’affût après avoir
découvert que les lions deviennent presque invisibles dans les hautes herbes
arides lorsqu’ils se reposent, l’après-midi. Les enfants devaient se montrer
vigilants en permanence afin de ne pas tomber nez à nez avec un fauve
endormi.
Enfin, ils avaient assimilé l’art de la bravoure : face à un éléphant
contrarié, ils savaient qu’ils devaient filer le plus vite possible, mais, si un
lion les chargeait, ils devaient lui faire croire qu’ils n’étaient pas une proie
intéressante en ne bougeant pas d’un pouce.
Voilà les leçons que Joanna a apprises de son enfance, et cette témérité lui
a donné une ouverture d’esprit dont j’ignorais l’existence jusqu’ici. Mais, peu
à peu, elle me transmet cette ouverture d’esprit, et je commence à me sentir
pousser des ailes.
48

Je le lui dis
Tard hier soir, je lui ai écrit : « Je n’arrête pas de penser à toi. Je t’aime.
Il fallait que je te le dise. »
Comment puis-je en être sûr ? Quelque part, je ne peux pas, mais un
sentiment dépassant la logique et la raison me dit que c’est vrai.
Je la connais depuis quelques semaines seulement, mais je suis persuadé
qu’elle fera à tout jamais partie de ma vie.
« Mon amour, me répond Joanna le lendemain matin. Cela fait si
longtemps que je rêve de débuter un message de cette façon… Mais,
jusqu’ici, je n’ai jamais trouvé le bon moment. Tu fais de moi la femme la
plus heureuse du monde. Je t’aime tellement que j’en ai mal. »
Mon cœur s’emballe à la lecture de ces mots.
« Je sais que ça paraît fou, car nous ne nous sommes jamais rencontrés,
écris-je. Mais je n’ai jamais été aussi sûr de quelque chose que de mon
amour pour toi. »
« Je comprends, me dit-elle. Je ne cesse de me répéter que c’est bien réel,
car, parfois, j’ai du mal à croire à ce que je ressens. Je n’aurais jamais
imaginé pouvoir ressentir une chose pareille, et ça me fait presque peur. J’ai
l’impression de ne plus contrôler mes sentiments. »
Je lui avoue : « J’ai beau ne pas arrêter de me demander si je perds la
tête. À vrai dire, je m’en fiche. Je t’aime. C’est aussi simple que ça. »
Nous vidons ce trop-plein de sentiments à coups d’e-mails, de textos et de
discussions via webcam tout en essayant d’assimiler ce qui nous arrive.
« Mais comment peux-tu être aussi sûr de toi alors que nous ne nous
sommes pas encore rencontrés ? » me demande-t-elle.
« Parce que je le sens en moi, physiquement, dans chaque fibre de mon
corps. Mon cœur s’emballe quand je te dis que je t’aime. J’ai conscience que
ça peut paraître fou à bien des niveaux, mais c’est comme si nous étions liés.
Jamais personne ne m’a accepté comme toi tu le fais. »
« J’ai l’impression d’avoir perdu la tête, m’écrit-elle. Parfois, je suis
tentée de me pincer, car je suis folle amoureuse d’un homme que je n’ai
jamais rencontré, et pourtant, c’est comme si je te connaissais depuis des
années. »
Je comprends pourquoi nous cherchons à appréhender les raisons de
l’ouragan qui a surgi dans nos vies sans prévenir. C’est plutôt déroutant de
voir son monde se transformer en si peu de temps. Mais l’amour n’a rien de
logique, et nos doutes ne durent jamais longtemps. J’ai souvent entendu dire
que l’on sait quand on rencontre la bonne personne et, aujourd’hui, je
comprends ce que ça signifie. Ce sentiment est différent de tout ce que j’ai pu
connaître jusqu’ici.
49

Sucré salé
Je me perds dans les rêves que Joanna et moi bâtissons ensemble.
— J’ai envie de danser avec toi, lui dis-je.
Nous peignons des images à l’aide de nos mots en prévoyant tout ce que
nous ferons quand nous nous rencontrerons enfin. Désormais, si nous ne
sommes pas au travail, nous sommes constamment en ligne. Nos journées ont
pris un rythme que nous partageons chacun de notre côté du globe, car il n’y
a que deux heures de décalage horaire entre l’Afrique du Sud et l’Angleterre.
Je peux donc réveiller Joanna avec un texto, discuter en ligne avec elle avant
de partir travailler et lui envoyer des e-mails dans la journée avant que nous
ne passions la soirée ensemble derrière nos écrans respectifs. Nous
n’éteignons pas nos ordinateurs, même si l’un de nous doit manger ou
répondre à un appel.
Si Joanna décide de m’appeler avant d’aller se coucher, j’utilise le signal
sonore des touches de mon téléphone pour répondre oui et non. Ainsi, nous
pouvons échanger quelques derniers mots avant de dormir.
Notre désir est si fort qu’un de ces matins, alors que je venais de me
réveiller très tôt, j’ai décidé de lui envoyer un texto, sachant qu’elle serait en
train de rentrer chez elle après avoir passé sa soirée avec des amis.
« Tu m’as réveillé », ai-je plaisanté. Quelques secondes plus tard, mon
téléphone bipait.
« Tu ne vas pas y croire, m’a répondu Joanna, mais je viens de faire
tomber mes clés en ouvrant la porte, et j’ai craint de t’avoir réveillé avant de
réaliser que ce n’était pas possible. »
Un autre jour, ma main droite s’est mise à me faire souffrir, et j’ai avoué à
Joanna ne pas comprendre pourquoi j’avais mal si soudainement.
— Je me suis fait mal à la main droite, moi aussi, aujourd’hui ! s’est-elle
écriée en riant.
Je serais bien incapable d’expliquer ces phénomènes, mais je n’ai pas
besoin de m’attarder sur d’étranges coïncidences quand je peux me
concentrer sur ce qui est réel. Nous sommes en avril 2008, et je viens de
réserver un billet d’avion à destination de l’Angleterre pour début juin.
Joanna et moi serons ensemble dans huit semaines et nous pourrons enfin
décider de notre avenir à deux. Nous savons déjà que nous nous aimons, ce
qui signifie que nous n’avons pas d’autre choix que de trouver un moyen de
rester ensemble.
Mes parents, quant à eux, ne sont pas tranquilles. La compagnie aérienne
acceptera-t-elle de me laisser voyager aussi loin tout seul ? Qui me fera
manger ce qui se trouvera sur mon minuscule plateau et me maintiendra pour
s’assurer que je ne me cogne pas la tête sur le siège de devant quand l’avion
atterrira ?
Malgré toutes ces questions, je me rappelle la promesse que je me suis
faite de gagner mon indépendance. J’ai trente-deux ans. J’ai passé ces fameux
tests à Pretoria il y a presque sept ans, maintenant, et j’ai appris énormément
de choses depuis. Il est temps de voler de mes propres ailes. Je ne dois plus
avoir peur. Mais, même si Joanna et moi sommes sûrs de nous, nous avons
conscience qu’il nous faudra faire face au scepticisme des autres et passer
outre si nous voulons que notre relation tienne bon. Au fil des semaines, puis
des mois, certaines personnes en sont clairement venues à croire que nos
sentiments sont une fiction que nous écrivons ensemble et dont l’intrigue n’a
pas encore été gâchée par l’amère réalité.
Elles pensent que notre illusion ne fera pas long feu, et je comprends leur
méfiance : nous ne nous sommes jamais rencontrés, nos vies diffèrent
totalement l’une de l’autre, et notre histoire n’a pas vraiment de sens. Mais,
certains moments, j’aimerais que Joanna n’ait pas à souffrir des bonnes
intentions des autres. Même si moi, j’y suis habitué, je ferais n’importe quoi
pour l’en protéger.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui ai-je demandé un soir.
Son visage pâlot laissait trahir sa contrariété.
— J’ai passé un après-midi horrible, m’a-t-elle répondu.
— Pourquoi ?
— J’ai vu des amis, et je leur ai parlé de toi. J’étais si heureuse… Mais ils
n’ont pas voulu m’écouter. Ils n’arrêtaient pas de me demander si je réalisais
à quel point tu devais être vulnérable. Ils m’ont dit que c’était cruel de te
laisser croire à un avenir avec moi.
Sa voix s’est brisée.
— C’était horrible. Je n’ai rien répondu, car je n’étais pas sûre de pouvoir
parler.
— Je suis vraiment désolé.
— Ce n’est pas ta faute. Je ne comprends pas comment mes amis peuvent
dire des choses pareilles. Me connaissent-ils si mal ? J’ai l’impression d’être
une enfant à qui personne ne fait confiance.
— Je connais bien ce sentiment.
Son expression s’est adoucie un instant avant de sombrer de nouveau dans
le chagrin.
— Du coup, je crains la réaction des gens lorsqu’ils nous verront
ensemble, a-t-elle dit. Je n’ai pas envie qu’ils ne voient pas au-delà de ton
fauteuil. C’est tellement ridicule. Mes amis n’ont même pas parlé du fait que
nous ne nous étions pas encore rencontrés. Tout ce qui les inquiétait, c’était
ce qui compte le moins.
— C’est souvent comme ça que ça se passe. Les gens oublient tout sauf le
fait que je ne puisse pas marcher.
— Je sais, a-t-elle soupiré tristement. Mais ce n’est pas juste.
En regardant Joanna, je mourais d’envie de tendre le bras et de la toucher,
de pouvoir physiquement lui assurer que tous ces gens avaient tort. J’aurais
aimé pouvoir lui montrer que je n’en doutais pas un instant. Après tout,
l’amour est une sorte de foi. Je sais que le nôtre est bien réel et j’y crois corps
et âme.
— Les gens devront s’y faire, car c’est ce que nous ressentons l’un pour
l’autre, et rien n’y changera quoi que ce soit, lui ai-je dit.
— Tu penses qu’ils s’y feront ?
— Oui.
Elle a gardé le silence un instant.
— C’est juste que ça me rend triste de savoir que je ne pourrai plus parler
de toi avec mes amis. J’ai le sentiment de ne pas pouvoir me confier à eux au
sujet de ce qui m’est le plus précieux.
— On ne sait jamais. Ils changeront peut-être d’avis en nous voyant rester
ensemble coûte que coûte.
Elle m’a souri.
— Peut-être, mon liefie, a-t-elle soufflé.
C’est comme ça qu’elle m’appelle, désormais : mon liefie, mon amour[4].
Ce qui est certain, c’est que nous faisons face à pas mal d’obstacles. Être
sur deux continents différents et seulement parler en ligne ou au téléphone,
plutôt que face à face, peut facilement créer des malentendus. Nous avons
donc instauré des règles. D’abord, nous devons toujours être honnêtes l’un
envers l’autre ; ensuite, nous résolvons les problèmes ensemble.
« Il faut goûter le sel », disent les mères sud-africaines à leurs enfants
pour leur apprendre que rien n’est parfait quand ceux-ci rentrent à la maison
en pleurant après s’être disputés avec leurs camarades.
Joanna et moi le savons bien, et tout ce qui remet en cause notre rencontre
– que ce soit les questions des autres ou la réticence des autorités aériennes à
m’emmener en Angleterre – nous rapproche davantage. Pour pouvoir
réserver un billet pour Londres, il m’a fallu un certificat médical,
l’autorisation de mes médecins et remplir plusieurs dossiers. Mais Joanna
s’est montrée aussi déterminée que moi, et, lorsqu’elle m’a appelé au travail
ce matin-là, j’ai eu le sentiment qu’on venait de conquérir le monde.
— La compagnie est d’accord pour t’emmener, l’ai-je entendue dire. Tu
viens en Angleterre !
Ça reste une énorme victoire, mais il existe d’autres petites contrariétés
que nous essayons également de surmonter main dans la main.
— Je viens de me rendre compte que je ne t’entendrai jamais prononcer
mon prénom, m’a-t-elle dit un soir.
Nous n’en avions encore jamais parlé, et j’ai décelé du chagrin dans sa
voix.
— Ça me rend tellement triste de savoir que je ne t’entendrai jamais me
dire « Je t’aime ». Je ne sais absolument pas pourquoi je pense à ça, mais ça
n’arrête pas de me travailler. J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose
sans vraiment savoir quoi.
J’avais envie de la consoler, mais j’ignorais comment. Après toutes ces
années, je m’étais habitué à mon mutisme et j’avais depuis bien longtemps
fait le deuil d’une voix dont je ne me souvenais même pas, mais je
comprenais la douleur de Joanna.
Quelques jours plus tard, nous discutions en ligne quand j’ai décidé
d’appuyer sur les touches qui activaient mon outil de communication. Je
l’utilise rarement pour parler à Joanna parce que, désormais, mes mains sont
suffisamment robustes pour taper sur mon clavier, et mon ordinateur n’est
pas compatible avec notre opérateur téléphonique. Mais, depuis qu’elle
m’avait fait part de son regret de ne pas pouvoir m’entendre, je lui avais
préparé quelque chose.
« Écoute, ai-je écrit. Il y a quelque chose que j’aimerais te dire. »
Dans le silence complet, j’ai pressé une dernière touche sur le clavier
devant moi.
— Joanna, a dit une voix.
C’était Paul, et il prononçait le nom de Joanna exactement comme je le lui
avais appris après avoir passé des heures à essayer de dénouer ses consonnes
et ses voyelles.
Au lieu de dire « Jo-A-nA » à l’anglaise, Paul le prononçait avec une
inflexion afrikaans, comme elle avait l’habitude de l’entendre : « Jo-naH. »
— Je t’aime, a continué Paul.
Le sourire de Joanna s’est transformé en rire.
— Merci.
Dernièrement, je lui ai envoyé une enveloppe contenant la photocopie de
mes mains. Elle n’avait cessé de me répéter qu’elle mourait d’envie de les
toucher.
— Je t’ai avec moi, maintenant, a-t-elle souri à des milliers de kilomètres
de là.
C’est vrai que la vie ne manque ni de sel ni de sucre. J’espère que nous
partagerons toujours les deux.
50

Tomber
L’expression « tomber amoureux » est totalement adéquate. Nous ne
glissons pas, ne trébuchons pas ni ne butons dessus. Nous tombons la tête la
première dès que nous décidons de sauter d’une falaise main dans la main
avec quelqu’un pour voir si nous pouvons voler. L’amour est peut-être
irrationnel, mais nous choisissons de tout y risquer. Je sais que je mise gros
sur Joanna, car il restera toujours un doute, même infime, jusqu’à ce que nous
nous rencontrions. Cela dit, la plus belle leçon qu’elle m’ait donnée est que
vivre consiste à prendre des risques, même s’ils vous effraient.
C’est environ une semaine après avoir fait sa connaissance que j’ai décidé
de m’autoriser à tomber amoureux de Joanna. Elle m’avait envoyé un e-mail,
et je m’apprêtais à lui répondre lorsque je me suis interrompu.
Suis-je prêt à faire prendre un nouveau risque à mon cœur ? ai-je songé.
Oserai-je le faire ?
J’ai su la réponse à ma question aussitôt après me l’être posée, car ce qui
était en jeu était ce que je désirais par-dessus tout. Je savais ce que je devais
faire. Mais je m’étais promis que, si je devais trouver le vrai amour, celui qui
déclencherait l’inévitable tempête de la vie à deux, je ne devais pas prétendre
être ce que je n’étais pas. Je désirais être entièrement honnête avec Joanna,
quel que soit le sujet (les abus dont j’avais souffert, mes soins médicaux ou
mon désir de faire enfin l’amour à une femme), car je refusais de me laisser
dominer par la peur de me révéler.
Parfois, je ressentais un certain courage en lui parlant. Parfois, la terreur
d’être rejeté était plus forte, mais je m’efforçais de continuer. Tout ce que j’ai
appris depuis ce fameux jour où on m’a emmené dans une pièce et demandé
de fixer les yeux sur l’image d’un ballon me permet aujourd’hui
d’hypothéquer mon cœur. Les leçons que j’ai tirées de la vie ont parfois été
douloureuses, mais le fait d’exister enfin, de faire des erreurs et de progresser
m’a appris qu’on ne peut pas vivre pleinement sans prendre de risques. Et j’ai
trop longtemps fait preuve de prudence en me plongeant dans le travail et les
études.
Aujourd’hui, je comprends pourquoi. Pendant longtemps, je n’ai pas su
comment m’intégrer dans ce monde déroutant que j’appréhendais comme un
enfant. Je pensais que le bien et le mal étaient blanc et noir, comme la
télévision me l’avait montré toutes ces années, et je témoignais d’une totale
franchise.
Mais j’ai vite appris que les gens n’ont pas toujours envie d’entendre la
vérité. Ce qui semble être la bonne chose à faire ne l’est pas nécessairement.
C’était assez difficile, car une grande partie de ce que je devais apprendre
n’était ni vu ni dit.
Le réseau complexe de règles et de hiérarchies dans lequel progressaient
mes collègues fut la chose la plus difficile à maîtriser. Je savais que
comprendre ces règles m’aiderait énormément dans la vie de tous les jours,
mais, au début, je n’osais même pas essayer de peur de faire une erreur. Au
lieu de prendre la parole lors d’une réunion et d’utiliser les mots que j’avais
mis des heures à entrer dans mon logiciel au cas où, je gardais le silence.
Et, plutôt que de dire ce que je pensais à certains collègues que je ne
connaissais pas bien, je me taisais. Lorsqu’un jour l’une m’a lancé qu’elle
était ma baby-sitter, je me suis contenté de la dévisager, ne sachant pas ce que
je pouvais me permettre de dire ou non.
Mais, peu à peu, réalisant que la vie est tout en nuances de gris plutôt
qu’en noir et blanc, j’ai appris à me fier à mon propre jugement, même s’il
est parfois erroné. Et j’ai surtout appris à prendre des risques, car je ne l’avais
jamais fait avant de pouvoir de nouveau communiquer. J’y ai été en quelque
sorte forcé en commençant à travailler, sachant que c’était la seule façon de
faire évoluer ma carrière. J’ai alors accumulé les heures supplémentaires, je
me suis contenté d’accepter en silence des missions que je ne comprenais pas
et j’ai ravalé mon ressentiment lorsqu’on a félicité des collègues pour un
travail auquel j’avais contribué. D’un autre côté, j’ai rencontré énormément
de gens qui m’ont aidé, guidé, écouté et soutenu quand j’étais en proie au
doute.
Il y a des fois où j’avais vraiment beaucoup de mal à croire en moi.
Lorsque j’essayais de résoudre un sac de nœuds informatique, je me
retrouvais souvent hanté par toutes ces années où l’on m’avait traité comme
un moins que rien. C’est seulement quand j’ai commencé à travailler que je
me suis rendu compte à quel point des années d’institution avaient généré en
moi ce besoin de familiarité et de routine. Je désirais plus que tout aller de
l’avant, mais, parfois, je me sentais perdu, doutant constamment, et dans
l’incapacité de me détendre.
C’est peut-être à cause de cet amour de la routine que j’ai eu autant de mal
à démissionner, que ce soit du centre médical (mon premier emploi,
consistant à classer et photocopier) ou du centre de communication, où
j’avais pu repousser mes limites. Chacun de ces endroits me rassurait, et ça a
été difficile d’y renoncer.
Même si passer à un plein temps dans l’institut de recherches scientifiques
où je suis aujourd’hui a d’abord été déroutant, cela m’a également poussé à
m’habituer à la liberté, car je me retrouvais soudain dans un environnement
où la charge de travail et les délais variaient constamment. C’était perturbant
d’être entouré de gens diplômés et expérimentés alors que moi, j’avais appris
à lire et à écrire à vingt-huit ans et j’étais autodidacte en ce qui concernait
mes connaissances informatiques. J’étais persuadé de ne pas pouvoir coller à
leur rythme, et encore moins rivaliser avec eux.
Mais, au fil du temps, j’ai appris que peu importe la façon dont on arrive
quelque part, tant qu’on mérite d’y être. J’ai peu à peu pris confiance en moi,
ce qui m’a fait gagner celle de mes collègues. Peu importait le fait que je sois
autodidacte. La vie est une question d’équilibre, de petites victoires et
d’échecs sans gravité. J’avais passé des années à attendre qu’il m’arrive
quelque chose, que des événements m’embarquent dans l’inconnu. Même si
ça m’a d’abord dérouté, j’ai fini par comprendre que la vie est ainsi :
imprévisible, incontrôlable et excitante.
Je n’avais cependant pas l’impression d’en profiter pleinement, car je
n’avais jamais eu l’occasion de connaître complètement quelqu’un, d’y être
lié comme on ne peut l’être que quand on tombe amoureux. Puis j’ai
rencontré Joanna et, aujourd’hui, je suis prêt à prendre tous les risques pour
elle. Pour la première fois de ma vie, je me moque de ce que pensent les
autres et de faire bonne impression. Je me fiche de décevoir ou de ne pas
assez bien faire ce qu’on attend de moi.
Depuis que je peux communiquer, je m’efforce de justifier mon existence
à travers le travail et les études, en apprenant et en me fixant des objectifs.
Mais je ne justifierai pas Joanna.
Récemment, je lui ai dit que je voulais qu’elle voie exactement à quoi je
ressemblais avant ma visite en Angleterre. Assis devant l’écran, ma webcam
à la main, je lui ai montré tout mon corps. D’abord, mon visage, puis mes
bras et le tee-shirt trop grand qui recouvrait ma poitrine, avant de reculer la
caméra pour qu’elle voie la chaise dans laquelle je passe chacune de mes
journées. Bien sûr, elle l’avait déjà vue, mais, cette fois, je lui montrais le
moindre détail afin de ne rien lui cacher. Elle a ri doucement lorsque j’ai
dirigé la caméra vers les plaques de métal qui soutenaient mes pieds nus.
— Tu as des pieds de hobbit ! a-t-elle plaisanté.
J’ai cherché à déceler des signes de gêne ou de peur sur son visage tout en
sachant que je n’en trouverais pas. Je peux reconnaître ces regards en un
instant, après toutes ces années à les avoir subis, mais le visage de Joanna
n’affichait rien d’autre qu’un sourire.
— Tu es beau, a-t-elle soufflé.
C’est sa foi en moi qui me dit que j’ai raison de tout risquer pour elle.
51

L’ascension
J’observe la dune devant moi. Elle scintille sous le soleil.
— Tu es prêt ? me demande mon frère, David.
J’acquiesce d’un hochement de tête.
Nous sommes en vacances en Namibie. Ma mère est née ici, et nous avons
profité d’une visite de Kim pour aller voir le pays où elle a grandi. Je me
demande comment je vais parvenir à grimper sur cette dune : elle fait plus de
cent mètres de haut. Papa et maman sont partis explorer les environs, et j’ai
dit à David que je voulais monter au sommet de cette dune. L’air surpris, il
est sorti de la voiture, a préparé mon fauteuil et m’a aidé à m’y installer avant
de me pousser dans le sable. J’observe la dune qui me domine de toute sa
hauteur. J’ai envie de ramener un peu de sable du sommet à Joanna. Cette
dune est l’une des plus hautes du monde, et le désert est l’un de ses endroits
préférés.
— Le silence y est si parfait qu’on ne se rend compte qu’une fois sur
place qu’on n’a jamais entendu quelque chose de tel, m’avait-elle dit. Et le
paysage est si gigantesque qu’il change toutes les heures. Même le sable est
d’une douceur inégalable.
C’est pour cela que je veux mettre un peu de ce sable en bouteille et le lui
faire parvenir via Kim lorsqu’elle rentrera en Angleterre. Ce sera à la fois un
souvenir de moi et des voyages dans le désert qu’elle avait faits avec sa
famille. Dans des vagues de chaleur, je regarde les gens dévaler la dune en
riant et en criant après en avoir atteint le sommet.
— Comment on va s’y prendre ? demande mon frère.
Je ne sais pas. David passe le bras sous mon aisselle droite et m’aide à me
relever, puis je tombe à genoux dans le sable. Ne pouvant pas ramper, je me
laisse tirer par mon frère et je l’aide en enfouissant mon autre bras dans le
sable pour faire levier.
Nous avançons lentement, et les gens qui redescendent, avides d’ombre et
de boissons fraîches, nous regardent d’un air surpris. Il est presque midi, et
c’est trop tard pour faire une chose pareille. Le sable est si chaud et si doux, à
cette heure, qu’il ne cesse de s’effondrer, et je dois péniblement désensevelir
mon bras avant de poursuivre. Nous aurions dû venir à l’aube, lorsque le
sable était encore frais et humide.
David continue de me hisser sous le soleil de plomb. Nous suons déjà à
grosses gouttes, lui tirant un poids mort, et moi enfonçant mon coude dans le
sable afin de faciliter la tâche à mon frère. Nous sommes de plus en plus
hauts, moi me tortillant dans le sable et David redoublant d’efforts. Plus nous
approchons du sommet, et plus la pente est raide.
— Tu veux vraiment aller jusqu’en haut ? me demande David alors que
nous faisons une pause.
Il dresse les yeux, et mon regard suit le sien. Je dois atteindre le sommet.
Tel un Indien faisant la danse de la pluie, je dois convaincre le ciel de me
sourire et prouver à Joanna qu’aucun obstacle ne se mettra en travers de notre
chemin, pas même mon corps. Ce sera ma façon de définitivement montrer
qu’elle fait partie de moi, désormais, et qu’elle peut faire de moi quelqu’un
que je n’aurais jamais imaginé être.
Je souris à David, qui pousse un long soupir, et nous reprenons notre
route, mètre après mètre. Nous avons du sable dans les cheveux, la bouche et
les yeux, et le soleil derrière la dune nous éblouit par à-coups.
— Continuez ! crie une voix. Vous y êtes presque !
Je baisse les yeux. Kim est en train de nous rejoindre. Loin en bas, je vois
mes parents, debout contre la voiture, qui nous observent. Ils me font un
signe de la main.
— Allez ! lance David.
Ça fait environ trois quarts d’heure que nous grimpons, et les gens qui ont
entrepris l’ascension avec nous sont depuis longtemps redescendus. Plus
qu’un dernier effort, et nous y sommes. Le sommet est si proche. J’enfonce le
bras dans le sable et me hisse en avant en pensant à Joanna. J’y arrive,
lentement mais sûrement. Le ciel est bleu azur, et j’ai la bouche sèche. Le
cœur battant à tout rompre, j’entends David haleter en me tirant une dernière
fois. Soudain, nous nous arrêtons.
Nous sommes au sommet de la dune, et Kim s’assoit à côté de nous. Dans
le silence général, nous essayons de reprendre notre souffle. Sous nos pieds,
le désert s’étale telle une mer sans fin. Kim se penche vers moi. Elle a une
bouteille dans la main. Je la regarde l’ouvrir avant de me la tendre. Puis je
l’enfonce dans le sable.
52

Le billet
Est-ce la colère ou la frustration qui est la plus forte ? Je dois partir en
Angleterre dans dix jours et, en ce moment, je me trouve au travail, derrière
mon écran d’ordinateur. Je viens de recevoir un e-mail d’une agence de
voyages que j’ai contactée afin de connaître les prix pour partir au Canada. Je
dois m’y rendre dans trois mois pour assister à une conférence, et, pour
changer, j’ai demandé à Joanna de m’y accompagner au lieu de mes parents.
L’agent aimerait savoir si je veux partir avec ma mère ou ma petite amie.
Apparemment, en appelant pour me donner des informations, il serait tombé
sur ma mère, qui lui aurait dit qu’elle s’occuperait de réserver les billets. Je
connais son opinion.
— Une amie de Kim avait rencontré quelqu’un sur Internet et pensait en
être folle amoureuse, a déclaré maman il y a quelques soirs de cela. Mais,
lorsqu’elle a vu cet homme, elle s’est rendu compte qu’ils n’avaient rien en
commun. J’ai entendu dire que ça arrivait souvent.
Je ne sais pas comment convaincre maman que je sais ce que je fais. C’est
comme dire à un daltonien que le ciel est bleu quand il est persuadé qu’il est
vert. Je le lui explique sur mon tableau alphabétique :
— Joanna et moi nous connaissons trop bien pour que cela nous arrive.
Nous sommes sûrs de nos sentiments. Tout se passera bien.
Maman soupire.
— J’espère pour toi, Martin. Vraiment.
Je comprends ses craintes. Son enfant déploie ses ailes vingt ans trop tard.
Elle a attendu cet instant tellement longtemps qu’elle a peur, maintenant.
Toute ma vie, je n’ai jamais vraiment quitté l’enfance : d’abord, lorsque
j’étais un fantôme, puis ces dernières années où mes parents se sont
impliqués dans chacune des étapes que j’ai eu à franchir. Ils ont du mal à se
faire à l’idée que je parte sur un autre continent, sans eux, et je le comprends,
car j’ai peur, moi aussi.
Je n’ai pris l’avion qu’une fois tout seul, et c’était un vol national. Là, je
vais devoir traverser des océans pour rejoindre Joanna, et il y a tellement
d’aspects pratiques à prendre en compte.
J’ai conscience que mes parents cherchent seulement à me protéger, mais
je sais également que je ne peux pas passer le restant de ma vie à les rassurer
en ne faisant rien. Viendra un moment où je devrai plonger dans l’inconnu
sans eux.
« Mon amour ? »
Un message de Joanna apparaît sur l’écran. Je lui ai envoyé un texto lui
disant que je devais lui parler.
« Je suis content que tu sois là, lui réponds-je. J’ai quelque chose à te
dire. »
Je lui explique ce qui s’est passé et lui confie mon inquiétude quant au fait
de dissuader ma mère de faire ce qu’elle imagine être le mieux pour moi.
« Mais qu’est-ce que ta mère a à voir là-dedans ? » demande Joanna
quand j’ai fini de lui résumer la situation.
« Elle a découvert que j’allais réserver les billets, et elle craint que les
prix ne grimpent trop si je ne me dépêche pas. »
Inutile de dire que maman craint également que Joanna et moi rompions
lors de ma venue en Angleterre, ce qui me laisserait avec un billet sur les
bras.
« Tu ne peux pas lui dire d’arrêter ? tape Joanna. Que nous nous en
occupons, tous les deux ? »
« J’essaierai, mais je doute qu’elle m’écoute. »
« Elle n’a pas le choix ! »
Je garde le silence un instant.
« Ça m’agace, finit par écrire Joanna. Je ne comprends pas ce que vient
faire ta mère là-dedans. Tu ne peux pas faire ce que tu veux ? Si tu as besoin
d’aide, je peux m’en charger. »
J’aimerais pouvoir lui expliquer, lui faire saisir que ce n’est pas si simple.
Nous nous sommes toujours compris jusqu’ici, mais, cette fois, je me
demande si nous en serons capables.
« Ça m’énerve, écrit-elle. Pourquoi tu ne peux tout simplement pas lui
dire de ne pas s’en mêler ? »
Je ne l’ai jamais vue fâchée, et ça m’angoisse. Comment puis-je me
justifier face à une femme qui a exploré le bush et nagé dans les eaux
profondes ? Comment lui faire comprendre alors que nous n’avons
absolument pas eu la même vie ?
« Ce sont mes parents qui me sortent du lit le matin, écris-je. Et ils
m’aident à m’habiller, me donnent mon petit-déjeuner, me lavent,
m’emmènent au travail et viennent me rechercher. Qu’est-ce que je
deviendrais si je les fâchais au point qu’ils refusent de continuer de faire ça
pour moi ? Bien sûr, je sais que ça n’arriverait pas, parce qu’ils m’aiment et
qu’ils ne me feraient jamais de mal. Mais cela ne m’angoisse pas moins. Et,
lorsqu’on est en fauteuil roulant, on a besoin des autres de bien des façons
qu’ignorent ceux qui ne le sont pas. »
L’espace de quelques secondes, rien ne s’affiche sur l’écran. Puis cinq
mots apparaissent soudain : « Je suis désolée, mon amour. »
Nous décidons de nous retrouver plus tard dans la soirée, mais, avant,
j’aimerais m’entretenir avec mon père. Je lui envoie donc un e-mail en lui
demandant s’il peut parler à maman pour moi. Cependant, nous n’échangeons
pas un mot à ce sujet de tout le dîner, ce soir-là. Je déclare sur mon tableau
alphabétique après le repas :
— Il faut que je vous parle à tous les deux. C’est important.
Mes parents me regardent. Mon cœur s’emballe. Rien ne sert de tourner
autour du pot si je veux qu’ils comprennent à quel point ça compte pour moi.
— Je vais partir au Canada avec Joanna. C’est elle qui va m’accompagner,
parce que j’en ai envie.
Ma mère semble sur le point de parler, mais je croise les doigts pour
qu’elle me laisse au moins terminer.
— Je sais que vous vous dites que c’est une mauvaise idée, mais il est
temps que vous commenciez à me faire confiance, leur dis-je. Je dois être
capable de prendre mes propres décisions, quitte à faire des erreurs. Vous ne
pourrez pas me protéger toute ma vie, et je n’ai jamais été aussi sûr de
quelque chose que de ma relation avec Joanna.
Ma mère garde le silence un instant.
— Nous ne cherchons pas à t’empêcher de faire quoi que ce soit, Martin,
dit-elle. Nous ne voulons que ton bonheur.
— Je sais, réponds-je. Mais, si c’est vraiment ce que vous voulez, alors,
vous devez me laisser la possibilité de trouver ce bonheur. Je vous en prie.
Dites-moi que vous êtes d’accord.
Mes parents restent muets quelques secondes, puis ma mère se lève.
— Je vais refaire du café, souffle-t-elle.
Ni ma mère ni mon père n’ajoutent quoi que ce soit. Mes parents taisent
tellement de choses. Je ne peux qu’espérer que, cette fois, ils m’écouteront.
53

Rentrer chez soi


Je n’ai pas cessé d’avoir l’impression que mon cœur allait s’arrêter après
avoir entendu le pilote annoncer que nous survolions Paris.
Et, finalement, je regrette presque qu’il ne l’ait pas fait. Un homme me
pousse dans l’aéroport d’Heathrow. Joanna n’est plus qu’à quelques instants
de moi, de l’autre côté d’un mur, quelque part dans cet immense endroit.
J’essaie de contrôler les battements de mon cœur, en vain. Le monde en
technicolor dans lequel nous vivons depuis dix mois se nuancera-t-il de gris
lorsque nous nous verrons ?
— On y est presque, monsieur, entends-je dire.
J’ai l’impression d’être en pleine répétition générale et qu’un réalisateur
ne va pas tarder à lancer « Coupez ! » afin que je puisse relire mon texte une
dernière fois. En vérité, quel est mon texte ? Que vais-je pouvoir bien dire ?
C’est comme si j’avais tout oublié.
Ce voyage s’est apparenté à un vrai parcours du combattant : rentrer du
travail et prendre ma valise ; aller à l’aéroport et m’enregistrer ; embarquer et
voler pendant onze heures sans manger ni boire afin de m’assurer de ne pas
me tacher pour être propre à l’arrivée. Et quand je pensais avoir enfin franchi
tous les obstacles, à l’atterrissage, un agent d’escale à l’air grave est venu me
rejoindre à bord.
— Où allez-vous ? m’a-t-il demandé.
Joanna et moi avions maintes fois discuté des questions que l’on pourrait
me poser, et je m’étais préparé un tableau spécialement pour le vol. Mais la
réponse à cette question ne s’y trouvait pas, et l’homme, qui attendait une
réaction de ma part, semblait déjà agacé.
— Où vous emmène votre correspondance ? a-t-il insisté.
Je le dévisageais.
— Quelle est votre destination finale ?
Il a lâché un soupir de frustration devant mon mutisme avant de me poser
enfin une question à laquelle je pouvais répondre.
— Vous vous arrêtez à Londres ?
J’ai hoché la tête, et il s’est tourné vers un homme plus âgé.
— Il est tout à toi ! a-t-il lancé.
On m’a alors sorti de l’avion, et un douanier au visage impassible m’a
interrogé avant de tamponner mon passeport, puis on m’a guidé vers les
bagages.
J’ai ensuite traversé un couloir interminable pour enfin arriver devant ces
deux portes blanches automatiques qui s’ouvrent devant moi. Nous les
passons, et j’aperçois une longue barrière en métal derrière laquelle des gens
attendent.
Certains tiennent des écriteaux qu’ils agitent vers moi ; d’autres sont
regroupés en famille, l’air impatient. Des dizaines de paires d’yeux se posent
sur moi avant que leurs propriétaires ne se rendent compte que je ne suis pas
celui qu’ils espéraient voir. Ils baissent alors leurs écriteaux, détournent le
regard et continuent d’attendre. Je scrute les visages, craignant que nous nous
soyons mal compris et que Joanna ne soit pas là pour m’accueillir. Que
ferais-je, dans ce cas ?
— Martin ?
Je tourne la tête. Elle est là. J’ai du mal à respirer. Elle est mille fois plus
belle que ce que j’aurais pensé possible. Elle se penche vers moi en souriant.
— Mon liefie, dit-elle en afrikaans. Mon amour.
Je me sens gêné l’espace d’un instant, puis nous nous enlaçons. C’est là,
en la serrant contre moi pour la première fois, que je réalise qu’elle sent les
bonbons et les fleurs. Je sais que je ne la quitterai plus jamais.
Je suis chez moi.
54

Ensemble
Je m’enivre à la limite de l’intoxication de tout ce qui m’arrive pour la
première fois : la voir sourire en me regardant, assise en face de moi, et me
perdre dans son baiser, observer son front se plisser au restaurant lorsqu’elle
réfléchit à ce qu’elle va commander, ou m’abriter avec elle de la pluie
torrentielle sous un charme.
« Mon liefie, ne cesse-t-elle de me répéter comme pour se convaincre que
je suis bien ici. Mon amour. »
Nous sommes partis en Écosse après avoir passé quelques jours dans
l’appartement de Joanna, où nous avons fêté son anniversaire avec Kim et
d’autres amis à elle. Mais maintenant, nous sommes seuls, et nous avons
jusqu’ici à peine profité des collines et du ciel (tour à tour menaçant et
radieux) qui surplombent notre cottage. Nous restons à l’intérieur, assis ou
allongés côte à côte, toujours les mains liées, ou épaule contre épaule, ou une
jambe posée sur les genoux de l’autre. Après tous ces mois d’attente et de
désir, nous ne supportons pas d’être séparés un seul instant.
Je n’utilise pratiquement jamais mon tableau alphabétique. Je préfère
tracer des lettres sur sa peau avec le doigt pour former des mots qu’elle peut
lire sur sa chair. Mais, de toute façon, les mots sont inutiles. Nous nous
sommes assez parlé durant tous ces mois, et, bien souvent, Joanna me
comprend rien qu’avec un regard. Un haussement de sourcil ou un coup d’œil
furtif suffisent en principe à répondre à ses questions pratiques. J’ai
clairement perdu mon temps en me demandant, avant de partir, si nous
allions échanger quelques politesses en bégayant ou tenter d’amuser l’autre à
coups de plaisanteries hésitantes. À partir du moment où nous nous sommes
vus à l’aéroport, nous nous sommes abreuvés l’un de l’autre, rassurés par
notre présence mutuelle.
Je n’ai jamais connu quelqu’un de si serein et m’acceptant aussi bien.
Joanna ne comble pas les blancs en parlant de tout et de rien.
Nous nous contentons de profiter du fait d’être ensemble, et il y a des fois
où je me surprends à sursauter lorsqu’elle me touche – mes doigts se
contractant si elle me caresse la main ou ma mâchoire se crispant si elle
m’embrasse les paupières. Mon corps semble ne pas revenir de cette douceur.
Je n’ai jamais donné de plaisir à qui que ce soit dans ma vie, et c’est à la fois
le sentiment le plus simple et le plus jouissif.
Nous cartographions nos peaux respectives, suivant du bout des doigts les
lignes de nos pommettes, de nos joues et de nos mains, nous imprégnant de
l’enveloppe de l’autre des heures durant.
Ses mains s’imbriquent parfaitement dans les miennes, et j’aime caresser
la cicatrice qu’elle a eue enfant en se coinçant la main dans le poulailler. Je
n’aurais jamais imaginé que l’amour pouvait éveiller chaque sens : tout mon
corps lui répond lorsque je la regarde sourire, sens son parfum, écoute sa
voix, goûte ses baisers et touche sa peau.
La seule chose que nous ne faisons pas, c’est l’amour. Nous nous étions
au préalable mis d’accord pour attendre, car, après tout, nous avons la vie
devant nous. Je ne lui ai pas fait ma demande, mais nous sommes sûrs que
nous nous marierons.
Nous en avons parlé avant même ma venue, et je compte m’installer en
Angleterre afin que nous démarrions notre vie ensemble. La facilité avec
laquelle nous prenons ce genre de décision me sidère. J’ai parfois
l’impression que nous sommes le prolongement de l’autre. Je me repais d’une
telle simplicité après avoir connu une vie où même les choses les plus banales
peuvent être compliquées. Lorsque nous aurons fait l’amour, ce sera la
dernière pièce de notre puzzle. Et nous la réservons à notre nuit de noces.
Pour le moment, tandis que nous apprenons à nous connaître au fil des
jours, j’ai le sentiment que Joanna guérit tout ce qui a été endigué en moi tout
ce temps. En principe, les gens me demandent de m’exécuter à coups de
flatteries ou préfèrent simplement que je me contente de les regarder faire les
choses à ma place. Mais Joanna m’accepte tel que je suis aujourd’hui et ne
pleure pas ce que j’ai pu être par le passé.
Et, ce qui m’étonne le plus, c’est que ma rééducation ne semble pas
l’intéresser plus que cela. Elle ne me force absolument à rien. Ça lui est bien
égal que, n’ayant pas voulu m’encombrer de mon vieil ordinateur, je ne
dispose que de mon tableau alphabétique. Elle ne veut pas entendre ma
« voix ». Et elle n’est pas non plus sur mon dos, comme une mère avec son
bébé qui apprend tout juste à marcher. Elle m’aide seulement comme et
quand j’en ai besoin. Elle a conscience que je connais mon corps et accepte le
fait que, certains jours, il soit moins efficace que d’autres.
— Ce n’est pas toi qui ne fonctionnes pas, ce sont tes mains, m’a-t-elle dit
un jour alors que je tentais, en vain, d’enfiler un pull. Accorde-leur un peu de
repos et réessaie demain.
Même les erreurs qu’il lui arrive de commettre ne causent en elle ni la
panique ni la gêne que j’ai l’habitude de voir chez les autres.
— Mon liefie ! s’est-elle écriée un matin en me trouvant étalé sur le lit.
Elle m’avait laissé m’habiller, mais j’avais perdu l’équilibre en enfilant
mon pull et m’étais effondré comme une masse.
— Ça va ? s’est-elle enquise en riant et en m’aidant à me redresser. Je
ferai en sorte que tu sois mieux maintenu, la prochaine fois !
Elle n’a ni bafouillé des excuses confuses ni culpabilisé d’avoir mal fait
quelque chose, et sa simplicité m’apaisait. Elle s’est contentée de sourire et
de m’embrasser avant de quitter la pièce pour me laisser terminer. Si elle a
quelque chose à dire, elle le fait sans animosité, comme il y a quelques
matins de cela, lorsque je me suis penché pour boire mon café d’une traite,
comme à mon habitude.
— Je ne comprends pas pourquoi tu bois et manges si vite. On dirait que
tu as toujours un train à prendre.
L’espace d’un instant, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire. Je n’ai
jamais mangé ou bu lentement. Ces choses-là ont toujours été de simples
exercices de ravitaillement expédiés pour se débarrasser de moi le plus vite
possible, parce qu’on perdait un temps précieux en m’aidant. Je n’ai même
jamais songé à la possibilité de savourer quoi que ce soit. Mais, ce soir-là,
Joanna m’a donné ma première petite cuillère de crème caramel, et je me suis
forcé à prendre mon temps pour en sentir le goût. D’abord, une vague de
sucré, puis la richesse du caramel qui m’a envahi la langue, suivie d’une
légère touche d’amertume, et enfin cette texture crémeuse avec une pointe de
vanille.
— Tu as l’air heureux, a soufflé Joanna.
Elle m’a confié que le plaisir que me procure ce genre de chose la comble
de bonheur. Elle n’a jamais vu quelqu’un s’enchanter à ce point, et elle est
heureuse de voir que le monde m’émerveille, car il y a presque autant de
choses à découvrir que de façons de vivre le bonheur.
Mais, jusqu’ici, j’ai gardé toutes ces émotions pour moi, et c’est un réel
plaisir de partager pleinement ma joie avec Joanna.
Elle éclate de rire lorsqu’elle me voit écarquiller les yeux devant un
coucher de soleil pourpre ou sourire quand un virage sur la route nous dévoile
un paysage vert émeraude qui s’étale à perte de vue.
Sa façon de m’accepter est la raison pour laquelle je me suis mis à faire
davantage d’efforts depuis mon arrivée ici. Elle me donne envie de compter
sur un corps auquel je ne fais plus confiance depuis bien longtemps. Il y a
deux matins de cela, après avoir observé Joanna dans la cuisine pendant toute
une semaine, j’ai décidé que c’était à mon tour d’essayer.
Je ne m’étais même jamais préparé de café, car, jusqu’ici, peu de gens
avaient accepté de se fier à mes mains tremblantes dans une cuisine. Mais
Joanna s’était occupée des repas toute la semaine, et elle n’a opposé aucune
résistance lorsque je lui ai annoncé que c’était à mon tour de préparer le petit-
déjeuner.
Après avoir fixé une poignée en mousse à ma main droite afin de pouvoir
saisir de petits objets comme des couteaux ou des cuillères, elle a desserré les
couvercles des pots de café et de confiture (que je n’aurais jamais pu ouvrir
tout seul), puis elle a tourné les talons.
— Je vais lire un peu, m’a-t-elle prévenu.
J’ai posé les yeux sur la bouilloire, devant moi. Je n’oserais tout de même
pas verser de l’eau bouillante, mais je pouvais au moins appuyer sur le
bouton pour la mettre en marche. J’ai donc lancé l’eau avant de regarder le
pot de café posé sur le comptoir, presque au niveau de mes yeux. Je me suis
alors penché de toutes mes forces pour l’attraper tout en ne le quittant pas du
regard. Mes doigts se sont refermés sur le pot, que j’ai tiré vers moi avant
d’enlever le couvercle. Puis j’ai attrapé une cuillère, mon ennemie jurée : un
objet minuscule que mes mains insensibles refusaient de serrer.
J’ai plongé la cuillère tremblante dans le café et l’ai retirée dans une pluie
de grains dont les seuls survivants ont fini sur le comptoir. La frustration
commençait à faire son chemin. Si seulement je pouvais une fois faire en
sorte que mes mains m’obéissent… J’ai tenté une, deux, trois fois de verser
une cuillère de café dans deux tasses avant de passer au sucre. Une tasse
contenait suffisamment de café pour faire du goudron, et l’autre, du jus de
chaussette. Bon, c’était un début.
Prochaine étape : les tartines. Joanna avait laissé des tranches de pain dans
le grille-pain, et j’ai baissé le bouton avant de me faire glisser le long du plan
de travail pour attraper le beurre et la confiture. Je les ai mis sur mes genoux,
puis me suis aidé du comptoir pour me propulser vers la table, où je les ai
posés. Je me suis ensuite élancé vers le placard où étaient rangées les
assiettes. Je me suis penché pour l’ouvrir et j’ai pris ce dont j’avais besoin
avant de retourner mettre la table.
Il ne manquait plus que les couteaux. Qui a dit que le petit-déjeuner était
le repas le plus simple de la journée ? Je ne partageais pas vraiment ce
sentiment. Il y avait tellement de choses à faire. Les tartines étaient sorties et
allaient refroidir, et l’eau était prête. Je devais me dépêcher si je voulais que
Joanna ait quelque chose de chaud.
J’ai sorti deux couteaux d’un tiroir, posé les tartines sur mes genoux et je
me suis élancé une dernière fois vers la table. Même si je ne comptais pas
remplir les tasses, j’étais décidé à au moins tartiner le pain. J’ai posé les
tranches et un couteau sur la table avant d’attraper l’autre et d’essayer de le
stabiliser, ma main tremblante l’agitant dans tous les sens.
J’ai poussé la lame vers le beurre, où elle s’est enfoncée brusquement
avant de resurgir. J’ai scruté l’énorme crevasse que j’avais formée dans ce
qui avait été une parfaite petite motte rectangulaire, puis j’ai précipité le
couteau vers les tartines. Une nappe jaune s’y étalait jusqu’à mi-chemin.
Maintenant, la confiture – mon Everest. J’ai tiré le pot vers moi et y ai
plongé le couteau. Il s’est agité dans le pot avant de foncer dans le sens
opposé, vers les tartines, lorsque je l’ai sorti. J’ai appuyé sur le couteau de
toutes mes forces pour qu’il se pose sur le pain, mais il y a dérapé avant de
bondir sur l’assiette et de laisser une belle tache rouge sur la table. J’ai posé
les yeux sur les tartines massacrées, puis sur le sol, qui était jonché de grains
de café et de sucre. On aurait dit qu’un animal sauvage était venu mâchouiller
le beurre, et la confiture était entrée en éruption sur la table.
J’étais euphorique. J’avais fait des tartines, le café attendait dans les
tasses, et l’eau était chaude : Joanna allait avoir droit à son petit-déjeuner. J’ai
cogné une petite cuillère sur la table pour lui signifier que c’était prêt, et elle
est entrée dans la pièce avec un grand sourire.
— C’est agréable de se faire préparer le petit-déj’ ! a-t-elle lancé.
Tandis qu’elle s’installait, je me suis juré d’essayer de m’améliorer pour
elle, d’apprendre à mon corps à m’écouter afin que je puisse mieux
m’occuper d’elle à l’avenir.
— Mon liefie, a fait Joanna en étudiant la table avant de me regarder. Tu
n’es pas obligé d’utiliser un couteau, tu sais.
J’ai haussé les sourcils, incrédule.
— Pourquoi ne pas te servir de ta main, la prochaine fois ? Ce serait bien
plus simple pour toi. La fin justifie les moyens, pas vrai ?
Sans un mot de plus, nous avons mangé nos tartines ensemble. Plus tard,
j’ai dressé la main pour lui caresser la joue. Je comprenais enfin ce qu’était
l’amour. Je n’avais jamais ressenti pour qui que ce soit ce que je ressentais
pour Joanna. Elle était tout ce dont j’aurais jamais besoin.
55

Un choix impossible
— Martin ?
Je m’agrippe à la boîte que je tiens entre mes mains comme à un bouclier
qui me protégerait d’une attaque.
— Martin, ça va ?
Je ne parviens pas à la regarder. Je suis pétrifié. Les spots au-dessus de ma
tête m’éblouissent, et les haut-parleurs crachent une musique assourdissante.
Des adolescents passent à côté de mon fauteuil en hurlant, et un mur de
baskets s’élève devant moi. Je suis censé choisir une paire parmi cette
montagne, mais je n’en suis pas capable. Je ne sais pas comment m’y
prendre.
— Blanc ou coloré ?
— Nike ou Adidas ?
— Classiques, montantes ou de skate ?
— En dessous de 50 livres sterling ou au-dessus de 100 ?
Au début, j’appréciais le fait que les vendeuses me parlent, ici, en
Angleterre. Mais, désormais, je ne pense qu’à la paire de chaussures en cuir
brun, dans la boîte posée sur mes genoux, que Joanna vient de m’acheter.
Elle a déjà dépensé tellement d’argent ; je n’en mérite pas davantage.
— Vous voulez en essayer ? demande la vendeuse. Ou je me contente de
prendre votre pointure ?
J’observe mes grosses chaussures noires. Ça doit faire huit ans que je les
ai, et elles montent aux chevilles pour soutenir mes pieds. Je n’avais jamais
pensé en posséder une autre paire. Ce sont mes chaussures. Je les porte tous
les jours. Si je ne les ai pas aux pieds, c’est que je porte des chaussons. Mais
quand Joanna a suggéré que je voudrais peut-être quelque chose d’autre, j’ai
acquiescé, car je ne savais pas quoi dire. Mais que vais-je donc bien pouvoir
faire de trois paires de chaussures ?
J’ai conscience que je dois prendre une décision et montrer que je sais ce
que je veux. Sinon, Joanna découvrira la vérité que j’essaie de lui cacher
depuis le début. C’est un secret que je garde depuis des mois, maintenant.
Mais je ne peux rien faire pour le dissimuler, aujourd’hui : je ne la mérite
pas. Comment pourrai-je être un bon mari si je ne suis même pas capable de
choisir une paire de chaussures ? Je suis perdu dans le monde de Joanna, où
des décisions doivent être constamment prises : que manger, où aller et quand
s’affairer. Dès qu’une décision est prise, une autre semble surgir sur ses
talons, et je me sens submergé par des choix que je n’ai pas l’habitude de
faire.
— Tu aimerais quel genre de céréales ? m’a demandé Joanna lors de notre
premier passage au supermarché.
J’ai observé la tapisserie de couleurs primaires des boîtes en carton, sur
les étagères devant moi, en réalisant que j’ignorais comment prendre une
décision. Comment les gens pouvaient-ils accomplir toutes sortes de choses
dans leur journée quand le simple fait de choisir que manger le matin pouvait
prendre des heures ? Cette situation s’est répétée pour chaque article, au
supermarché : il n’y avait pas une sorte de soupe, mais trente ; pas un pain,
mais une centaine.
Voyant que je ne parvenais pas à me décider, Joanna m’a demandé ce que
j’aimerais manger, mais, même ça, je n’étais pas capable de le dire. J’avais
oublié depuis longtemps ce que cela faisait d’avoir faim ou envie de quelque
chose en particulier, à force de m’imposer d’ignorer cette sensation
douloureuse à l’estomac ou ces désirs que je ne pouvais de toute façon pas
satisfaire. Désormais, je peux occasionnellement choisir ce que j’aimerais
manger, mais pas au point de remplir un caddie entier, comme tout le monde.
Je lève de nouveau les yeux sur les baskets. J’avais deviné que ce moment
viendrait, que je finirais par devoir prendre une décision pour moi-même,
mais Joanna n’avait pas voulu m’écouter. Elle tentait de me rassurer en me
disant que je pouvais me faire à son monde, alors, j’essayais de lui montrer
qu’elle se trompait en ne cessant de lui demander pourquoi elle m’aimait,
exactement.
— Parce que tu es un homme bon comme jamais je n’en ai rencontré.
Parce que tu es intelligent et prévenant, chaleureux et réfléchi. Parce que tu es
un passionné et que tu m’as appris à prendre le temps de contempler un
monde que je ne connaissais qu’en accéléré. Il y a tellement de raisons,
Martin : ton sourire, ta façon de me regarder. Il y en a trop pour toutes les
dire.
Je ne suis pas pour autant plus rassuré devant toutes ces chaussures. Je ne
suis même pas capable de m’en choisir une paire. Elle va se rendre compte
que je ne comprends pas encore en quoi consiste le monde adulte. Ma peur du
monde me freine comme un boulet, comme une ombre qui menace de
masquer toute sa lumière. Je ne suis pas ce qu’elle pense de moi. Je suis un
imposteur.
— Quel bel homme ! m’a-t-elle dit il y a quelques jours en me rasant.
Je n’ai pas été capable de rendre son sourire à Joanna, dans le miroir. En
vérité, j’étais pétrifié, car aucune femme ne m’avait qualifié d’homme
jusqu’ici. J’attendais ce moment depuis très longtemps, mais entendre ces
mots me terrorisait, car il m’avait fallu des années pour accepter le fait d’être
adulte. Joanna m’observait dans la glace, et j’évitais mon reflet, car je ne
parvenais pas à croire ce qu’elle disait.
— Regarde-toi, Martin, a-t-elle fait. Je t’en prie, regarde-toi.
Elle n’aurait jamais dit de moi que j’étais un homme si elle avait su la
vérité : qu’à l’anniversaire de Kim, je m’étais senti complètement perdu
parmi tous ces inconnus. Que, face à un menu, j’ignorais ce qu’étaient la
plupart des ingrédients et je savais encore moins si j’aurais aimé les goûter.
Que j’avais constamment envie de m’excuser pour quelque chose que j’étais
certain d’avoir mal fait. Ce n’est pas que je ne veux pas être ce que Joanna
pense de moi. Tout ce que je veux, c’est la protéger. Mais, sous le poids de
son regard, je me rends compte que ce que je désire importe peu. Je ne suis
pas le genre d’homme dont Joanna a besoin. Elle ne pourra jamais s’appuyer
sur moi. Je me sens tellement submergé par tout ce qui m’arrive qu’aller au-
delà du peu que j’ai appréhendé de ce monde m’est déjà difficile.
— Martin, mon amour, dit Joanna. Ça va ?
Je dresse la tête, le cœur martelant ma poitrine. Son visage se met à
scintiller sous l’effet de mes larmes. Je ne peux rien faire pour les empêcher
de couler. Assis au milieu du magasin, je me mets à pleurer tout en sentant
ses bras m’entourer.
56

Ginger et Fred
Il y a tellement d’instants partagés avec elle que je ne pourrai jamais
oublier, et nous sommes en train d’en vivre un. Il est 11 heures du soir et
nous sommes sur Trafalgar Square, au cœur de Londres. Après avoir passé la
journée à jouer les touristes et à aller au théâtre, nous avons fini en plein
milieu de cette immense place.
Au-dessus de nous, Nelson, sur sa colonne, surveille la capitale. Il est
entouré de quatre énormes lions, et une des fontaines est illuminée. Il fait
enfin nuit. La lumière ne décline que très tard dans Londres, mais le ciel est
noir, désormais. Nous allons bientôt rentrer, mais avant, nous aimerions faire
quelque chose.
J’ai la tête pleine des images de ces deux dernières semaines, des clichés
que j’emmènerai quand je partirai : moi portant Joanna pour la première fois
quand nous sommes allés nager ; la beauté à couper le souffle de la cathédrale
d’York (les jeux de lumière sur la pierre, sa paix et sa tranquillité) lorsque j’y
suis entré main dans la main avec Joanna ; notre pique-nique dans une
roseraie ; cette odeur de café dont je m’enivrais en l’observant et en me disant
qu’enfin, nous étions ensemble. Il y a tellement de souvenirs à conserver :
m’endormir à ses côtés malgré les cris des personnages sur l’écran de cinéma
devant nous, m’amuser en la voyant essayer d’avaler un whisky écossais, et
la regarder me sourire dans la forêt de Sherwood.
Nous nous observons en silence. Avant de nous rencontrer, nous rêvions
de faire beaucoup de choses, et celle-ci en fait partie. Je lui prends la main et
pousse mon fauteuil à l’aide de mes pieds. J’avance doucement et commence
à faire tourner Joanna.
Je la contemple, et, désormais, elle entend la même musique que moi.
C’est une mélodie gaie, pas trop rapide, pas trop lente. Elle virevolte en riant,
la brise soulevant légèrement sa chevelure. Je suis transporté de bonheur.
Nous dansons enfin.
Joanna et Martin – juin 2008.
57

Le départ
Si j’ai parfois eu le sentiment que Joanna était un rêve, à cet instant précis,
je sais qu’elle est bien réelle. Je la regarde pleurer, le cœur lourd. Je pars
aujourd’hui, et nous ne nous reverrons pas avant deux mois, au Canada. Il va
falloir s’armer de patience jusqu’à la fin de l’année, quand elle viendra en
Afrique du Sud pour Noël avant que nous ne repartions en Angleterre pour
démarrer une nouvelle vie ensemble.
C’est ce que nous avons décidé de faire, mais, pour le moment, nous
préférons nous organiser avant d’en parler à qui que ce soit. Ça me paraît si
loin. J’embrasse Joanna sur la joue, et elle se redresse en essuyant ses larmes.
— Qu’est-ce que je vais devenir sans toi, mon liefie ? demande-t-elle en
se penchant pour m’embrasser à son tour.
Je la regarde, conscient qu’elle comprend tout ce que j’aimerais lui dire.
Elle se lève alors en soupirant.
— Je vais charger la voiture, déclare-t-elle. Il ne faut pas tarder.
Elle dégage lentement ses doigts des miens, comme si elle voulait rester
liée à moi le plus longtemps possible. Mais elle finit par quitter la pièce, car
nous savons tous les deux que la séparation est inévitable. Je regarde la porte
d’entrée ouverte, le cœur pesant une tonne, mais, après tout ce que Joanna a
fait pour me rassurer, je dois me montrer courageux.
— Ça ne se passera pas toujours ainsi, m’a-t-elle dit lorsque je lui ai
confié ma crainte qu’elle ait fait le mauvais choix en décidant de vivre avec
un homme incapable de se faire à son monde. C’était ta première visite : c’est
normal de ne pas trouver tes repères tout de suite. Ça changera, j’en suis
sûre ; tu te feras à cette vie. Tu es un homme courageux, Martin. Regarde tout
ce que tu as fait jusqu’ici. Je t’en prie, ne te mets pas à douter de toi à cause
de ces quelques jours.
Son sourire m’a fait comprendre que je ne me lasserais jamais de
m’asseoir à une table avec elle pour discuter. C’est l’un de nos plus grands
plaisirs, et nous sommes souvent les derniers clients à quitter un restaurant.
— C’est bien, fiston ! a un jour lancé un vieillard en passant devant notre
table tandis que nous discutions.
Nous l’avons dévisagé, pas certains de l’avoir compris.
— D’apprendre ton alphabet ! a-t-il ajouté en désignant mon tableau.
L’éclat de rire qui a suivi me paraît si loin, lorsque je regarde cette pièce
vide. Je sens déjà la douleur du manque de Joanna. J’essaie de la repousser ;
je ne dois pas m’y abandonner. Pour elle, je dois me montrer fort. Mais la
douleur se fait de plus en plus aiguë. Tout a changé en à peine deux semaines.
Je me suis habitué à la voir dès mon réveil et jusqu’au moment de fermer les
yeux, le soir, mais également à son toucher tout au long de la journée. Et
voilà que je dois retourner à mon ancienne vie. Comment le puis-je alors que
j’ai attendu si longtemps de la rencontrer ?
Mon cœur se serre davantage, et la douleur s’intensifie. Je m’efforce
d’inspirer profondément et je perçois un léger bruit étouffé, comme un
gémissement plaintif. Il vient de nulle part. Je regarde autour de moi. La
pièce est vide. C’est moi qui ai fait ce bruit. C’est la première fois que je
m’entends produire un son, et c’est le glapissement d’un animal blessé.
58

Un nouveau chemin
Cette conversation planait dans l’air depuis mon retour, comme un rapace
qui se prépare à fondre sur sa proie.
— Tu as disparu, déclare mon père en s’asseyant en face de moi. Tu
aurais dû nous dire où tu étais et ce que tu faisais. Ta mère a angoissé comme
jamais.
Je ne suis pas certain qu’il ait vraiment envie d’avoir cette discussion avec
moi, mais Kim m’avait prévenu, juste avant que je ne reparte d’Angleterre.
— Papa et maman se sont vraiment inquiétés, m’a-t-elle dit. Et papa a été
très déçu que tu ne l’appelles pas le jour de la fête des Pères.
Je doutais que ce soit totalement vrai. Ils sont tous les deux habitués à
savoir tout ce que je fais, quand et de quelle manière, mais j’imagine que
c’est surtout ma mère qui a eu du mal à supporter le fait que j’oublie ma
famille pour la première fois de ma vie. Mais, alors que mon père me
sermonne, je pense tellement à l’avenir que j’arrive à peine à songer au
présent.
Joanna et moi dépendons de nouveau d’Internet et du téléphone, et je me
demande comment nous avons pu survivre à ces six premiers mois. C’est
beaucoup plus difficile d’être loin d’elle maintenant que nous nous sommes
vus. Au lieu de me rendre malade en comptant les heures qui me séparent de
mon envol pour le Canada, j’essaie de me tenir constamment occupé. En ce
moment, je suis accaparé par la bague que je fais faire pour Joanna. C’est la
copie de celle qu’elle a achetée pour quelques livres, mais qu’elle adore, et
j’ai demandé à un bijoutier d’en faire la réplique en utilisant de l’or recouvert
de feuilles entrecroisées, incrustées de minuscules émeraudes. Je l’offrirai à
Joanna le jour où je lui demanderai de devenir ma femme.
— Martin ?
Mon père me regarde.
— Tu m’écoutes ?
Parfois, je suis bien content de ne pas pouvoir parler.
— Tu es conscient d’avoir la responsabilité de donner de tes nouvelles ?
me demande-t-il. Je sais que tu avais des choses bien plus importantes en tête,
là-bas, mais tu aurais dû nous appeler.
Je hoche la tête.
Mon père se lève, visiblement soulagé. Pour l’instant, il est rassuré. Son
monde a repris son ordre habituel, car je suis rentré. En le regardant quitter la
pièce, je me rends compte pour la première fois à quel point ce sera difficile
pour mes parents lorsque je leur apprendrai que je pars vivre en Angleterre
avec Joanna. Je ne quitte pas seulement la maison, je pars sur un autre
continent. Les adolescents se battent quotidiennement avec leurs parents pour
obtenir un peu de liberté, sans forcément réfléchir aux conséquences ; mais
moi, j’ai conscience qu’en prenant un nouveau chemin, je changerai
également la vie de mes parents à jamais.
59

Confessions
Je me suis rendu compte que les rêves évoluaient constamment lorsque
j’ai repensé aux miens et vu à quel point ils avaient changé. J’ai fait cette
découverte au Canada. Joanna et moi avions assisté à l’atelier de Diane
Bryen, comme je l’avais fait de nombreuses fois depuis notre première
rencontre au centre de communication.
— Qu’est-ce que tu aimerais que je dessine ? m’a demandé Joanna tandis
que nous nous installions.
Je me suis rappelé toutes les fois où je m’étais demandé ce à quoi j’osais
rêver depuis que j’avais rencontré Diane. La première fois, je voulais
simplement communiquer davantage et avoir une vie sociale. Lorsque ça a
été le cas et que j’ai commencé à travailler, je rêvais de mener une vie plus
indépendante et de trouver quelqu’un avec qui la partager. Maintenant, j’ai
rencontré Joanna, et son rêve est le même que le mien : un mariage et une
maison pour tous les deux.
Et ce sera bientôt possible, car, dès mon retour, j’ai fait la demande d’un
visa pour emménager en Angleterre. Mes parents sont au courant, tout
comme mon frère, mais nous n’en avons pas encore parlé en détail, car je
préfère être certain que tout soit officialisé avant de dévoiler mes projets.
Mais, en arrivant dans cet atelier, comme j’ai pris conscience qu’il fallait que
je commence à dire aux gens ce que je voulais de ma vie, je leur ai confié que
Joanna et moi prévoyions de nous marier. La nouvelle n’a pas tardé à se
répandre, car je suis assez connu dans le monde de la CAA, que ce soit des
universitaires, des experts, des usagers ou de leurs familles. Je craignais que
les gens me reprochent de quitter ma vie en Afrique du Sud et tout ce que j’y
avais accompli, mais j’ai obtenu une réaction que je n’aurais jamais espérée
aussi positive de la part de mes amis et de mes collègues. Ils nous ont tous
souhaité le meilleur, et je compte les semaines qui me séparent de mon départ
en Angleterre, désormais.
Bien sûr, ce sera dur de quitter mes parents, et j’ai du mal à me dire que je
vais devoir me séparer de Kojak, dont je suis si proche. Joanna s’est
renseignée pour que je puisse l’emmener, mais nous savons tous les deux
qu’il ne supporterait pas de passer six mois en quarantaine. Je suis certain que
mes parents accepteront de le garder, car ils commencent à s’y attacher, mais
ça ne m’empêche pas de craindre le moment des adieux.
Je n’ai pas cessé de reporter le moment d’annoncer mes projets à mes
parents, car je voulais que les choses soient sûres. Elles le sont, désormais.
Dans quelques semaines, Joanna arrivera en Afrique du Sud pour passer Noël
avec nous, puis nous repartirons en Angleterre ensemble. Je ne peux donc
plus repousser le moment de parler à mes parents et, ce soir, je compte leur
annoncer que je vais demander la main de Joanna durant son séjour ici.
— Il faut que je vous parle, dis-je alors que nous sommes tous les trois en
train de travailler dans le bureau.
Ils me regardent, et je repense à toutes ces heures passées ensemble dans
cette pièce. Il y avait d’abord eu la recherche et les tests de tous ces logiciels
de communication. Puis le bureau avait été rempli de cartons d’équipement,
et j’avais regardé mes parents installer patiemment sur mon ordinateur le
logiciel que j’avais choisi. Je me rappelle le bonheur que j’avais ressenti en
me disant que je disposerais bientôt de plein de mots ; tous ces mois que
maman avait passés, heure après heure, semaine après semaine, à
m’apprendre à communiquer ; et l’euphorie qui s’était emparée de mes
parents le jour où ils m’avaient regardé lentement cliquer sur suffisamment
de symboles pour pouvoir prononcer ma première phrase complète.
Ils étaient tout aussi fiers lorsqu’on m’avait proposé de travailler au centre
médical et quand ils avaient découvert que j’avais été accepté à l’université.
Ils avaient été là à chaque nouvelle étape : ils m’avaient accompagné à toutes
les conférences, avaient rempli des formulaires pour moi, m’avaient aidé à
voyager, avaient assisté à mes discours et étaient restés à mes côtés quand on
m’avait présenté à des inconnus. Ils m’avaient encouragé lorsque j’avais
baissé les bras et avaient dignement fêté chacune de mes réussites. Ils avaient
également satisfait chacun de mes besoins quotidiens, à la maison ou à
l’extérieur. Au lieu de profiter tranquillement de la cinquantaine, ils s’étaient
dévoués corps et âme à mon bien-être, et je ne peux qu’espérer qu’ils
comprennent pourquoi je pars.
Depuis mon retour d’Angleterre, j’ai vu leurs doutes au sujet de Joanna se
dissiper peu à peu. Ils ont compris que notre relation est bien réelle et sont
ravis que j’aie quelqu’un dans ma vie. Ma mère m’a même confié qu’elle ne
m’avait jamais vu aussi heureux. Mes parents me posent des questions au
sujet de Joanna, discutent parfois avec elle en ligne et ont hâte de l’avoir
parmi nous pour Noël. J’espère qu’ils seront enchantés de l’accueillir dans
notre famille de façon permanente et qu’ils comprendront pourquoi je dois les
quitter pour me construire une nouvelle vie.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande maman en venant s’installer à côté de
moi avec papa. Il est arrivé quelque chose ?
J’ai préparé ce que je voulais dire ; j’appuie sur un bouton qui fait
apparaître mon message sur l’écran.
« J’aimerais vous annoncer quelque chose, et j’espère que vous serez
heureux, lisent-ils en silence.
Comme vous le savez, Joanna et moi sommes très amoureux, mais il faut
que vous sachiez autre chose. Lorsqu’elle arrivera en décembre, je vais lui
demander sa main, et nous avons prévu de repartir ensemble en Angleterre
après Noël. Nous en discutons depuis des mois, et je suis sûr que c’est la
bonne chose à faire. J’espère que vous serez heureux pour moi. »
Je glisse la main dans ma poche et en ressors la bague que j’ai fait faire
pour Joanna. Mes parents la contemplent en silence.
— Elle est magnifique, finit par dire ma mère. Oh ! Martin ! Elle est
magnifique !
Elle se met alors à rire, et mon père l’imite. Une vague de soulagement
m’envahit.
— Félicitations, fiston ! lance papa en m’enserrant de son bras. C’est une
merveilleuse nouvelle.
Il se penche vers moi.
— Nous sommes vraiment fiers de toi.
Mes parents sont heureux. Ils ont compris que le moment était venu de me
laisser partir.
60

Toujours plus haut, toujours plus loin

Il fait encore nuit, mais le soleil ne va pas tarder à se lever. J’attends que
Joanna s’habille. Je lui ai dit que j’avais prévu quelque chose de spécial, mais
elle ignore de quoi il s’agit. Je lui ai seulement suggéré d’enfiler une tenue
légère en coton blanc, car il va bientôt faire chaud. Nous sommes en
décembre, et les journées peuvent être torrides, ici. Joanna vient d’arriver
pour Noël, et nous passons deux nuits dans une ferme du bush. Cela fait
quatre mois que nous ne nous sommes pas vus, et j’ai conscience qu’elle est
aussi rassurée que moi de savoir que nous n’aurons plus à nous dire adieu. Le
26 décembre – à six jours de notre première rencontre, il y a un an de cela –,
nous nous envolerons pour l’Angleterre afin de démarrer une nouvelle vie à
deux.
La bague que j’ai fait faire pour Joanna est cachée dans ma poche et
attachée à ma ceinture par un fil, car je veux être certain de ne pas la faire
tomber si mes mains se mettent à trembler pendant ma demande. J’ai du mal
à croire que je suis sur le point de la demander en mariage. Est-ce possible ?
Ma vie a-t-elle changé à ce point ou est-ce encore un rêve, comme ceux dans
lesquels, lorsque j’étais un fantôme, j’étais capable de m’abandonner des
semaines durant ? Je n’ose pas me pincer, car je pourrais me réveiller, et je
n’en ai pas envie. Joanna est arrivée il y a trois jours et, après avoir fait la
connaissance de mes parents, elle m’a emmené voir sa mère dans la ferme où
elle vit aujourd’hui. Cela faisait plusieurs mois que je correspondais avec
cette femme, sachant que je demanderais un jour la main de sa fille.
Désormais face à elle, je lui ai tendu une dernière lettre.
« J’aimerais demander à Joanna de m’épouser, disait-elle. Mais il me faut
d’abord votre bénédiction. »
Sa mère n’a rien dit pendant un long moment, avant de finalement me
sourire. C’est une femme généreuse qui sait reconnaître l’amour au premier
regard, même s’il prend un aspect que certains ne peuvent pas comprendre. Je
lève les yeux en souriant : Joanna entre dans la pièce.
— Je suis prête, annonce-t-elle en venant vers moi.
Sa silhouette est accentuée par la demi-pénombre, sur le mur blanc. Mon
cœur s’emballe. Elle est si belle.
Nous sortons dans l’air frais du matin et gagnons notre voiture de
location. Je dis à Joanna quelle route prendre, mais, alors que nous nous
enfonçons dans le bush, elle ne me demande plus où nous allons. A-t-elle
deviné ce que j’ai prévu, ou imagine-t-elle que ce n’est qu’une nouvelle
journée pleine de surprises, comme toutes celles que j’aime lui préparer ?
Nous grimpons une route poussiéreuse qui mène à une clairière dans la
savane, et j’aperçois la carcasse d’une montgolfière au loin, devant nous.
Joanna a toujours eu envie de voir la terre du ciel, et elle se met à rire
lorsqu’elle comprend ce qui l’attend.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies fait une chose pareille ! s’écrie-t-elle
en m’embrassant.
Nous sortons de la voiture. L’aérostier chargé de nous accompagner nous
attend dans la lumière grise du matin, et, très vite, les flammes orange du
brûleur se mettent à illuminer l’obscurité tandis que des éclats de jour
apparaissent à l’horizon.
Le soleil se lève. Bientôt, nous le verrons des nuages. Joanna et moi
regardons l’enveloppe de la montgolfière gonfler peu à peu, puis nous
grimpons dans la nacelle lorsqu’elle est prête. Je m’assois sur un tabouret
haut afin d’être au même niveau que Joanna et m’agrippe au bord de la
nacelle.
Le pilote nous sourit pour nous signifier que le décollage est imminent, et
la nacelle quitte tranquillement le sol. J’observe l’expression de Joanna tandis
que nous prenons de l’altitude. Elle regarde le bush disparaître sous nos pieds
en souriant. Nous montons encore, et je contemple l’horizon. Il fait de plus en
plus clair.
Le ciel est rose, et les couleurs sourdes du bush s’illuminent peu à peu de
vert et de brun. La terre s’éloigne à grands pas, et je savoure le silence, rompu
seulement par les souffles du brûleur et le pépiement de quelques oiseaux de
passage.
Nous tenant par la taille, Joanna et moi contemplons le soleil qui monte de
plus en plus haut dans le ciel – d’un blanc immaculé derrière les nuages gris,
puis d’un rose qui illumine l’obscurité avec des zébrures d’orange.
L’horizon passe graduellement du noir au doré, et nous distinguons la
terre sous nos pieds : une rivière, des arbres et une cascade qui coule dans
une vallée, des zèbres qui galopent, des gnous et des phacochères qui
s’abreuvent dans un trou d’eau, des girafes qui mâchouillent les branches des
arbres.
— C’est magnifique, fait Joanna.
Le moment est venu. Je glisse la main dans ma poche et en sors mon
téléphone portable. J’y ai enregistré un message afin que Joanna entende
exactement les mots que je voudrais lui dire. Elle me regarde lui tendre de
minuscules oreillettes, les enfile, puis j’appuie sur un bouton.
— Aucun mot, quelle que soit la langue, ne peut parfaitement décrire ce
que je ressens pour toi, lui dis-je. Tu as débarqué dans ma vie et tu lui as
enfin donné un sens. Tu as apporté de la couleur dans mon monde grisâtre, et
j’ai le sentiment de te connaître depuis toujours. J’ai l’impression que le
temps s’arrête chaque fois que je suis avec toi. Tu donnes à mon cœur une
raison de battre, mais aussi de chanter et de danser.
Elle lève les yeux vers moi en souriant, et je lui presse la main.
— Chaque jour qui passe voit mon amour pour toi s’intensifier, car tu es
belle à l’intérieur comme à l’extérieur. Même si la vie n’est pas toujours
facile – et qu’il faut parfois goûter le sel –, je suis certain d’une chose : je ne
fonctionne pas sans toi, et je ne veux plus passer un seul instant sans toi à
mes côtés. Tu es mon âme sœur, ma meilleure amie, ma compagne, mon
amante, mon roc, ma force et mon refuge dans ce monde qui va parfois trop
vite pour moi. C’est pour toutes ces raisons que je veux te tenir dans mes
bras, te chérir, prendre soin de toi, te protéger et t’aimer de tout mon cœur.
Alors, me feras-tu l’honneur et l’immense privilège de partager le restant de
ta vie avec moi et de devenir ma femme ?
J’enfonce la main dans ma poche et en sors la bague. Joanna, les larmes
aux yeux, contemple le cercle doré attaché à un fil et qui scintille dans la
lumière du matin. Elle se penche vers moi.
— Oui, mon liefie, dit-elle. Je serai fière d’être ta femme.
Elle m’embrasse langoureusement, puis je la prends dans mes bras et nous
contemplons l’horizon, qui s’étire à l’infini sous nos yeux.
Un couple de jeunes fiancés.
61

Dire au revoir
Le carton se trouve de l’autre côté de la pièce, mais je ne suis pas certain
de vouloir voir ce qu’il contient. Il est plein des Lego que, visiblement,
j’adorais étant petit. Ai-je la force d’évoquer mon ancien fantôme et de voir
ses membres atrophiés et ses yeux vides se lever vers moi ? Je l’ai vu
tellement de fois ces derniers jours que je ne suis pas sûr d’être capable de
l’affronter de nouveau.
Joanna et moi préparons mes bagages pour notre départ en Angleterre. En
plus de mes affaires habituelles, nous avons jeté un œil aux cartons que mes
parents ont accumulés au fil des ans, et j’ai découvert mon passé capturé dans
de désolants souvenirs : de vieilles radios et des rapports médicaux stockés
aux côtés des attelles qui, à une certaine époque, m’empêchaient de
recroqueviller les doigts. Ou encore un vieux coussin pour mon fauteuil
roulant recouvrant mes anciens bavoirs. Pour moi, chacun de ces objets fait
resurgir un souvenir, tandis que, pour Joanna, il donne vie à mon histoire
pour la première fois. Elle ne m’a jamais connu aussi faible, mais elle peut
s’apercevoir aujourd’hui de ce que j’ai été et de l’étendue des espoirs vains
de mes parents enfermés à jamais dans des petites cuillères aux manches
énormes qu’ils avaient achetées en imaginant que je pourrais de nouveau me
servir de mes mains.
Certaines choses m’ont même choqué, car, dans mes progrès si rapides,
j’en suis venu à oublier à quel point j’ai été malade.
Même si je sens que c’est difficile pour Joanna, je sais que je n’aurais pu
faire cela avec personne d’autre. J’aurais ressenti à la fois de la honte et de la
gêne face à cet étalage de mauvais souvenirs.
Mais, aux côtés de Joanna, je ne ressens que de la tristesse en voyant
resurgir mon ancien fantôme et son existence si misérable.
Hier, ma mère m’a signalé qu’il y avait d’autres cartons dans le garage,
mais mon père et elle semblaient hésitants quant au fait de me les donner. J’ai
compris pourquoi quand Joanna et moi les avons découverts. Si les cartons de
Kim et de David étaient remplis d’affaires d’adolescents (des cassettes audio
et des paperasses scolaires, de vieux posters et des vêtements), les miens,
empilés dans un coin du garage, étaient jaunis, couverts de poussière et ne
contenaient que des jouets d’enfant. C’était comme si un petit garçon était
mort et on s’était hâté de mettre sa vie en cartons. Je me suis alors souvenu
que ça avait été le cas.
— Regarde ça ! s’est écriée Joanna après avoir traîné quelques cartons à
l’intérieur.
Elle venait d’en ouvrir un et en avait sorti une peluche multicolore.
— C’est un Popple, a murmuré ma mère.
J’ai levé les yeux : elle se tenait sur le seuil, comme si elle craignait
d’entrer dans la pièce et de voir le reste de ce que nous déballions.
— C’était sa peluche préférée, a-t-elle ajouté.
J’ai observé la peluche en essayant de me rappeler un temps où un chien
orange et tout doux avec des cheveux vert citron, des oreilles rouges, un nez
violet et des pattes bleues était mon jouet préféré. J’avais tellement envie de
me le rappeler. J’aimerais tellement avoir les mêmes souvenirs que tout le
monde et savoir ce que c’est d’être un enfant qui adore tellement son jouet
qu’il ne peut pas s’en séparer.
Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais trouvé l’once d’un souvenir en
moi. Il n’y a rien, pas même une bribe d’image à laquelle je peux me
raccrocher.
D’un autre côté, j’ai été rassuré de voir ce lien à un passé dont il m’est
parfois arrivé de douter de l’existence, même si cela ne faisait que rappeler à
mes parents tout ce qu’ils avaient perdu. Maman se tenait à mes côtés
pendant que Joanna déballait d’autres cartons (un cheval de bois que GD
m’avait fabriqué, le télégramme annonçant ma naissance, des livres d’école),
et je percevais sa détresse.
Elle n’a rien dit quand Joanna a découvert une feuille de papier rayée au
fond d’une boîte. C’était une lettre que j’avais envoyée au père Noël à mes
huit ans et dont l’écriture était presque douloureusement soignée. Je l’ai lue
lentement en m’efforçant de m’entendre prononcer ces mots que j’avais écrits
il y avait si longtemps.
Cher père Noël,
Merci pour tes cadeaux de l’année dernière. C’était exactement ce que
je voulais. Voici certaines choses que j’aimerais avoir cette année : un
compteur de vitesse, un skateboard, des meccanos, des Lego de
l’espace, une gourde pour mon vélo, une photopile et une voiture
télécommandée.
Père Noël, je demanderai à mon père de laisser les lumières du sapin
allumées. Père Noël, dans ma liste, je parle de meccanos. Si tu décides
de m’en offrir, est-ce que ça peut être des meccanos électroniques ?
Ton loyal receveur de cadeaux,
Martin Pistorius
P-S – Je te laisserai de quoi boire et de quoi manger si je peux. Je
demanderai à mon père si c’est possible de laisser les lumières du
sapin allumées. Nous poserons nos chaussettes au pied du sapin.
P-P-S – Aussi un talkie-walkie.
La lecture m’a empli à la fois de tristesse et de joie : de tristesse, car je ne
me souvenais pas d’avoir été ce petit garçon heureux de vivre, et de joie en
sachant que je l’avais tout de même été. Puis j’ai regardé ma mère et je me
suis rendu compte que les mots de ce petit garçon l’avaient ébranlée. Dans le
silence général, Joanna a soigneusement reposé la lettre dans la boîte et a
fermé le couvercle.
— On s’arrête là pour aujourd’hui ? a-t-elle suggéré.
Nous sommes de nouveau dans la pièce pleine de cartons, et j’ai les yeux
posés sur celui qui contient mes Lego. Joanna l’ouvre, et je découvre tout un
tas de pièces : des petites, des grandes, des cassées et d’autres couvertes de
poussière. Il y en a tellement que le carton déborde presque, et je sais qu’il y
en a au moins deux autres comme ça.
— C’étaient tes jouets favoris, dit maman. Tu adorais ça. Tu passais des
heures à construire. Ces Lego étaient ce que tu préférais. Tu étais un petit
garçon si vif.
Sa voix, chargée de tristesse, trahit les larmes qui ne sont pas loin.
— Je n’aurais jamais dû les donner à David, continue-t-elle. Il n’arrêtait
pas de me les réclamer, et j’ai toujours refusé, puis, un jour, j’ai fini par
céder. Il n’a jamais pris soin de ses jouets, contrairement à toi.
Les yeux fixés sur le carton, je sais qu’elle revoit un petit garçon heureux
et en pleine santé en train d’emboîter des cubes de plastique colorés d’un air
ravi.
— Je les ai donnés à ton frère parce que je me disais que tu ne serais
sûrement pas amené à les récupérer, murmure-t-elle. Je n’aurais jamais
imaginé que tu me reviendrais.
Tandis que ma mère lève les yeux vers moi et admet qu’elle a un jour
cessé d’espérer, je me rends compte que les blessures du passé sont quelque
part toujours aussi fraîches à ses yeux. Si l’enfant qui adorait jouer aux Lego
n’est qu’un étranger pour moi, il est bien réel pour mes parents. C’est l’enfant
qu’ils ont aimé et perdu.
62

Laisser partir
Je suis assis sur un lit, dans la ferme de la mère de Joanna. Dans quelques
jours, nous repartons en Angleterre. Joanna a nettoyé mes Lego et les a
emballés.
Même si je les emporte, je ne me sens pas soulagé d’avoir trié et remballé
mon passé. Au lieu de ça, la tristesse me tord le ventre depuis que j’ai quitté
la maison de mes parents, et elle me fait de plus en plus mal au fil des jours.
Je n’arrête pas de revoir l’expression de ma mère devant mes Lego. Elle
semblait si perdue, si meurtrie, et je suis certain que mon père souffre lui
aussi, même s’il cache mieux ses sentiments. Je ne peux pas m’empêcher de
penser à eux, à moi, et à cet enfant heureux que j’ai trouvé dans ces cartons.
Je n’avais jamais vraiment compris à quoi il ressemblait jusqu’à ce que
ces boîtes soient ouvertes, et j’ai découvert un petit garçon qui aimait
l’électronique et les meccanos, qui s’adressait poliment au père Noël et qui
adorait ses parents. Je n’arrête pas de penser à lui.
Mes larmes surgissent lentement et coulent en silence le long de mes
joues.
— Martin ? s’exclame Joanna en levant les yeux vers moi.
Elle se lève et vient me serrer dans ses bras. Je me mets alors à sangloter,
mon corps entier secoué de spasmes, en pensant à tout ce que mes parents,
mon frère, ma sœur et moi avons perdu. La culpabilité m’envahit lorsque je
songe à la peine que j’ai causée et que j’aimerais effacer. Si seulement je
pouvais offrir à ma famille la vie simple et heureuse qu’elle mérite. Mais
alors vient la confusion : pourquoi mes parents ont-ils mis aussi longtemps à
me venir en aide ? Pourquoi n’ont-ils pas vu que je leur étais revenu et n’ont-
ils pas cherché à me protéger ? Finalement, je pleure pour tout l’amour qu’ils
ont donné à un enfant qui s’est peu à peu affaibli, pour le dévouement dont ils
ont fait preuve depuis, et pour le petit garçon que je viens de rencontrer, mais
que je ne connaîtrai malheureusement jamais vraiment. Tout ce qu’il me reste
de lui, ce sont des bouts de papier et de vieux jouets, et j’ai conscience qu’il
ne me semblera jamais réel. Il sera un esprit, un souvenir emprisonné dans les
photos jaunies d’une personne que je ne connaîtrai jamais.
Mes larmes continuent de couler, et Joanna me serre plus fort. Je ne
parviens pas à m’arrêter de pleurer tout ce que tellement de gens ont perdu.
Mais je sais aussi que Joanna n’aura plus jamais à me consoler de la sorte. Un
barrage a cédé en moi, lors de cette confrontation avec mon passé. J’en fais
désormais le deuil. Bientôt, j’espère pouvoir tourner la page pour de bon.
63

Une nouvelle vie


Notre appartement est si petit que mon fauteuil électrique n’y entre pas. Je
ne peux me déplacer librement que dans mon fauteuil manuel, et encore, dans
un petit bout de couloir. Je me suis brûlé je ne sais combien de fois à force de
vouloir dompter la bouilloire et le grille-pain. J’ai mis le feu à un torchon et
j’ai nettoyé les tommettes avec de la cire pour meubles. Mais les deux mètres
carrés de sol dont je dispose sont mon Hollywood Boulevard, le jardin que
j’aperçois depuis la fenêtre est mon Alhambra, et la minuscule cuisine dans
laquelle je m’efforce de m’épanouir est un palace parisien. J’ai eu tort de
penser si longtemps qu’on ne pouvait se lancer des défis qu’au travail ou dans
les études, alors que le quotidien nous en pose tellement.
J’ai gagné en force, ces quelques mois passés en Angleterre, et,
désormais, je me déplace assez facilement en m’aidant de mes pieds dans la
petite partie de l’appartement accessible en fauteuil. Mes bras ne sont pas
encore assez musclés pour maîtriser ma chaise, mais je parviens à rester bien
droit toute la journée. Je ne peux toujours pas compter sur ma main gauche,
mais ma droite progresse constamment. J’essaie rarement de me servir des
deux. En principe, je fais tout avec le bras droit, et mon corps semble aimer
être poussé dans de nouvelles directions, car, au final, tous mes échecs sont
compensés par des succès : je ne maîtrise pas encore l’ouverture de
bouteilles, mais je peux enfin mettre du café dans des tasses ; je ne sais pas
encore lacer mes chaussures, mais je peux passer l’aspirateur sur le parquet.
Cependant, je suis très vite dépassé par beaucoup de choses de la vie de
tous les jours. Je me sens inutile lorsque je regarde Joanna accrocher des
rideaux et je fixe d’un air impuissant les objets qui, dans les placards, sont
trop hauts pour moi.
Un soir, après avoir décidé de préparer le dîner, j’ai tenté d’attraper le
paquet de farine sur l’étagère à l’aide d’un balai et je l’ai regardé tomber en
sachant que je ne pouvais rien faire pour l’arrêter. Lorsque Joanna est rentrée
du travail, elle m’a retrouvé – ainsi que son appartement – recouvert de
farine.
Ma pire erreur a été d’essayer de jardiner. Cela faisait tellement longtemps
que Joanna désirait un appartement avec jardin que je voulais qu’il soit
parfaitement entretenu. Alors, quand des pissenlits ont commencé à envahir
le terrain, je me suis dit qu’il était temps d’agir. Je les ai donc aspergés de
désherbant – avec le reste de la pelouse –, et, à notre réveil le lendemain
matin, l’herbe était devenue jaune. Ayant vite compris ce que j’avais fait,
nous n’avons pu qu’assister, impuissants, à sa lente agonie. Depuis, nous
avons semé le terrain de graines dans l’espoir que la pluie, si régulière dans
notre cher pays, permette à notre nouvelle pelouse de pousser.
Je travaille en tant que web designer free-lance, mais je consacre le reste
de mon temps à devenir un bon homme au foyer. J’aime apprendre à soigner
ma maison, et Joanna me reproche si peu mes erreurs que je me demande
parfois si elle se rend compte à quel point je suis incompétent.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ? a-t-elle un jour gémi en découvrant un clou
planté dans l’un des pneus de la voiture.
Je n’en avais aucune idée.
— Je dois le retirer ? m’a-t-elle demandé.
Il ne fait aucun doute qu’elle m’imagine doté de façon innée d’une longue
liste de données pratiques, simplement parce que je suis un homme. Mais,
lorsqu’elle s’est rendu compte que je n’avais aucun conseil à lui fournir,
Joanna s’est baissée et a retiré le clou. Dans un sifflement, le pneu s’est
lentement dégonflé, et nous nous sommes regardés en éclatant de rire.
— Au moins, la prochaine fois, on saura ce qu’il ne faut pas faire ! a-t-elle
déclaré.
Mais il lui arrive parfois de perdre un peu patience. Un week-end, nous
nous préparions pour sortir lorsqu’elle s’est tournée vers moi.
— On va d’abord au supermarché ou à la pharmacie ? m’a-t-elle
demandé.
Je ne savais pas. J’ai encore du mal à programmer mes journées et j’avoue
me contenter de suivre le rythme que leur impose Joanna.
— Peu importe, ai-je tapé.
Mais, au lieu de se lever et de se remettre à discuter, comme elle le fait
habituellement, Joanna n’a pas bougé.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? ai-je écrit sur le petit clavier portable qu’elle
m’avait donné en remplacement de mon tableau alphabétique.
— Rien, a-t-elle répondu.
Mais elle restait immobile.
— Tu es sûre ?
— Oui.
Silence général.
— J’attends, c’est tout, a-t-elle fini par dire.
— Tu attends quoi ?
— Que tu décides de ce que nous allons faire ce matin. Je suis fatiguée ;
j’aimerais que tu prennes cette décision. Je sais que tu peux le faire : je t’ai vu
au travail. Tu étais le centre d’attention, lors de cette conférence au Canada,
et, dans ce monde-là, tu sais exactement ce que tu fais : tu guides les gens, tu
les rassures et tu les conseilles. J’aimerais que tu fasses la même chose à la
maison. Je sais que tu n’en as pas l’habitude, mais j’en ai assez de tout
choisir, mon liefie. Je ne bougerai donc pas tant que tu n’auras pas décidé de
ce que nous ferons aujourd’hui.
Je ne savais pas quoi dire. Mais, ce qui était sûr, c’est que Joanna semblait
résolue à attendre toute la journée s’il le fallait.
— On passe d’abord au supermarché ? ai-je proposé.
Elle s’est levée sans un mot, et nous sommes partis. J’apprends peu à peu
à choisir ce que je vais faire ou manger et à décider si j’ai faim ou soif. Et je
ne peux en aucun cas échapper aux décisions concernant notre mariage qui
aura lieu en juin prochain, dans deux mois exactement.
Joanna est très prise par son travail, ce qui m’oblige à m’occuper de la
plupart des préparatifs. Cela fait si longtemps qu’elle rêve à cette journée
qu’elle avait mis de côté plus d’une centaine d’assiettes en or qu’elle voulait
utiliser pour nos invités.
Mais lorsque nous nous sommes rendu compte que la plupart de ces gens
devraient venir de l’étranger, nous sommes partis sur quelque chose de
totalement différent – une cérémonie toute simple à l’église avec seulement
huit personnes : mes parents, David et Kim, la mère de Joanna et trois de ses
amies vivant en Angleterre.
Même si notre mariage sera de taille raisonnable, il faut tout de même
s’occuper du traiteur, des fleurs, des tenues, de la voiture, de la salle et de
l’église. Il y a tellement de détails que j’ai créé un fichier comprenant toutes
les informations possibles. Joanna et moi le parcourons chaque fois qu’il faut
prendre une décision.
La seule chose dont je sois sûr, c’est la bague que j’ai fait faire pour
Joanna juste avant de quitter l’Afrique du Sud. C’est un large anneau en or
incrusté de diamants, avec deux moules blotties l’une contre l’autre en
filigrane. Elles symbolisent notre amour, car rien ne peut séparer deux
moules qui s’unissent sur la plage, pas même la mer déchaînée.
64

L’attente
Il fait frais dans l’église silencieuse. Au bout de la longue allée qui s’étend
devant moi, ma mère, mon frère et ma sœur sont assis sur un banc ; les amis,
sur un autre. J’attends à l’entrée de la bâtisse, observant l’énorme vitrail
derrière l’autel. Je suis heureux de voir que ses couleurs commencent à
s’éclaircir. Un peu plus tôt dans la matinée, il a plu, et je n’ai pas envie que
quoi que ce soit vienne gâcher cette journée. Mais, en tournant la tête vers
l’extérieur, je m’aperçois que le soleil brille enfin. C’est une de ces radieuses
journées de juin qui ne semblent exister qu’en Angleterre, avec ses haies
envahies de fleurs, ses rosiers et son ciel d’azur à l’infini.
Je pense à Joanna. Je ne l’ai pas vue depuis qu’elle est partie tôt ce matin
dans la maison de campagne où nous passerons la fin de journée tous
ensemble. C’est un manoir géorgien avec de longues pelouses impeccables et
des massifs de lavande où des abeilles butinent tranquillement. L’endroit
idéal. Aucun de nous n’oubliera cette journée. Ma mère me sourit. Elle
irradie de bonheur depuis son arrivée. Mon frère et ma sœur patientent
calmement à ses côtés. Que c’est bon de les voir ici ! Mon père est auprès de
moi, car c’est mon témoin.
— Elle ne va pas tarder, me rassure-t-il en riant. Ne t’inquiète pas.
Je ne m’inquiète pas. Je suis seulement impatient de voir Joanna. J’ai
tellement hâte de l’épouser que ça va bientôt faire deux heures que je suis
arrivé à l’église. Je suis heureux d’avoir mon père avec moi. Pendant qu’il
m’aidait à m’habiller, un peu plus tôt (il fallait boutonner ma chemise
blanche, nouer ma cravate rouge, m’aider à enfiler mon pantalon rayé gris
anthracite et lacer mes chaussures noires), j’ai réalisé que je n’avais jamais eu
autant besoin de sa présence rassurante qu’aujourd’hui. Après tout, le
sentiment de sécurité qu’il me procure est l’un de mes plus anciens souvenirs.
Je me demande si papa, dans son contentement évident bien que contenu,
repense à son propre mariage. La vie maritale de mes parents n’a pas été tout
le temps facile, et j’imagine qu’ils ont bien du mal à croire que ce jour est
arrivé. On dirait des enfants qui assistent, ébahis, à la réalisation d’un conte
de fées. Leurs yeux se sont légèrement humidifiés, et leurs sourires se sont
élargis lorsque Joanna et moi leur avons fait visiter notre appartement et
révélé tous les autres détails de notre vie ici. Ils sont vraiment fiers de nous.
Il est 13 h 25. Joanna doit se trouver dans la calèche qui l’emmènera à
l’église. Elle ressemblera à une princesse de conte de fées, et je serai son
prince pour le moins original. Je pense à elle. Est-elle heureuse ? Nerveuse ?
Plus que quelques minutes, et elle sera là. Je regarde le boîtier posé sur mes
genoux. C’est un vieil outil de communication que je possède depuis quelque
temps, maintenant, une version plus sophistiquée du boîtier noir que mes
parents avaient failli m’acheter. Je ne l’utilise pas souvent, mais je suis obligé
de l’avoir avec moi aujourd’hui, car je dois pouvoir prononcer mes vœux
pour que notre mariage soit officialisé. Apparemment, c’est la parole qui
engage les futurs époux, et quelqu’un doit témoigner que j’ai bien appuyé sur
le bouton « Je le veux » sans y avoir été contraint.
Je pense aux mots que je ne vais pas tarder à prononcer. Chacun d’eux
s’est fixé dans ma mémoire lorsque je les ai entrés dans mon boîtier.

Pour le meilleur et pour le pire,


Dans la richesse et dans la pauvreté,
Dans la santé et dans la maladie,
Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Jamais plus je ne prononcerai des mots aussi chargés de sens. Chaque


syllabe résonnera des vœux qu’elle me fera sceller. Comment croire qu’il y a
huit ans, à un mois près, on me faisait passer des tests, et qu’aujourd’hui, je
m’apprête à m’engager auprès de Joanna ?
C’est elle qui m’a révélé la vraie signification du passage de la Bible qui
sera lu durant la cérémonie : « Trois choses demeurent : la foi, l’espérance,
l’amour ; mais la plus grande de ces choses, c’est l’amour. » J’ai connu les
trois dans ma vie, et, en effet, la plus grande est bien l’amour, dans toutes ses
formes. Je l’ai vécu en tant que petit garçon et en tant qu’homme, en tant que
fils, frère, petit-fils et ami. J’en ai témoigné chez les autres et je sais qu’il
peut nous sauver dans les moments les plus durs. Aujourd’hui, il m’a fait
pousser des ailes comme je ne l’aurais jamais imaginé.
Je perçois soudain des pas précipités.
— Elle arrive ! s’écrie une voix. Fermez les portes !
L’organiste se met à jouer, et mon père se penche vers moi.
— Tu es prêt, fiston ?
Je hoche la tête, et il me pousse le long de l’allée tandis que les souvenirs
m’envahissent. J’ai vécu et réussi tellement de choses. Nous nous arrêtons
devant l’autel dans une agitation soudaine, et je tourne la tête pour regarder
Joanna. Elle porte une longue robe blanche incrustée de cristaux, et un voile
recouvre son visage. Elle tient un bouquet de roses rouges et sourit. Je me
sens soudain apaisé.
Aujourd’hui, je ne regarderai pas en arrière. Il est temps d’oublier le
passé.
Je ne vois que notre avenir.
Joanna est là.
Elle avance vers moi.

Joanna et Martin le jour de leur mariage – juin 2009.


Remerciements
J’aimerais remercier ma famille, qui a largement contribué au fait que je sois
cette personne aujourd’hui. Maman, papa, Kim et David m’ont appris beaucoup
de choses : entre autres le rire et l’importance de la famille et de rester soudés
en toutes circonstances. Je vous aime de tout mon cœur.
Merci à Pookie et Kojak pour leur amour inconditionnel, qui prouve que le
chien est bien le meilleur ami de l’homme.
J’aimerais également remercier Virna van der Walt, Erica Mbangamoh, Karin
Faurie, le docteur Kitty Uys, le professeur Juan Bornman, Maureen Casey,
Kerstin Tonsing, le docteur Michal Harty, Simon Sikhosana, le docteur Shakila
Dada, JéAnette Loots, Corneli Strydom, Alecia Samuels, le professeur Diane
Nelson Bryen, Elaine Olivier, Sue Swenson, Corné Kruger, Jackie Barker,
Riëtte Pretorius, Ronell Alberts, Tricia Horne et Sandra Hartley pour leur
soutien et la valeur de l’amitié qu’ils m’ont inculquée.
J’aimerais remercier tellement de gens. Je vais me contenter de dire que je suis
redevable à mes amis, à mes collègues et à de parfaits inconnus qui ont tous
contribué à changer ma vie et m’ont aidé à avancer.
À tous mes amis et collègues du Centre pour la communication améliorée et
alternative, merci pour votre aide, votre soutien et pour les années que nous
avons passées ensemble. J’aimerais également remercier Dieu, sans qui je ne
serais pas ici aujourd’hui, et pour tous ces cadeaux du ciel que je continue de
recevoir.
Merci aussi à Cilliers du Preez, dont les connaissances en informatique m’ont
été indispensables, à Albie Bester chez Microsoft Afrique du Sud, et Paul et
Barney Hawes et toute l’équipe de Sensory Software, qui n’ont jamais refusé de
me donner un coup de main.
Enfin, merci à Ivan Mulcahy pour sa disponibilité, à Kerri Sharp de chez Simon
& Schuster, qui a cru en mon histoire, et toute ma reconnaissance à Megan
Loyd Davies pour les heures de dur labeur et l’aventure qu’a été l’écriture de ce
livre.
Plus d’informations concernant Martin et la communication améliorée et
alternative (CAA) sur sa page Internet : <www.martinpistorius.com>.

Chez le même éditeur

J’étais sa chose
Nabila Sharma
Pourquoi m’ont-ils fait ça ?
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Le soir quand je me couche...
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Marianne Marsh & Toni Maguire
L’enfant que personne n’aimait
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J’étais sa petite prisonnière
Jane Elliott

Des récits émouvants d’enfances volées, des histoires pleines d’espoir d’une
lutte pour la vie.

www.city-editions.com

[1]. Chanson anglaise qui date de la guerre de Sept Ans. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
[2]. Pâte à tartiner typiquement anglaise.
[3]. Logiciel qui permet de contrôler la souris par le biais de mouvements de tête et d’yeux.
[4]. Liefie est un terme afrikaans très utilisé dans les couples sud-africains.

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