Anthropologie et politique chez Richard Wagner

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Les Cahiers de l’ED 139

PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques

2005-2006

Publication de l’Université
Paris X Nanterre
Les Cahiers de l’ED 139
Connaissance, langage, modélisation

Directeur de publication : Danielle LEEMAN

Philosophie 2005-2006
Intersections philosophiques

Numéro mis en œuvre et coordonné par Thierry HOQUET

Comité scientifique
Bernadette BENSAUDE-VINCENT, PR, université Paris X-Nanterre
Martine de GAUDEMAR, PR, université Paris X-Nanterre
Emily GROSHOLZ, PR, Pennsylvania State University
Philippe HAMOU, MCF, université Paris X-Nanterre
Christian LAZZERI, PR, université Paris X-Nanterre
Giovanni LOMBARDO, PR, università di Messina
Hans-Jörg RHEINBERGER, PR, Max-Planck Institut
für Wissenschaftsgeschichte, Berlin
Baldine SAINT GIRONS, PR, université Paris X-Nanterre
Maryvonne SAISON, PR, université Paris X-Nanterre
Mariafranca SPALLANZANI, PR, università di Bologna

Le présent recueil rassemble les actes des journées du séminaire thématique


de formation doctorale en Philosophie pour l’année 2004-2005 et 2005-2006,
organisées par l’Ecole doctorale 139 de l’Université Paris X Nanterre
Connaissance, langage, modélisation : www.u-paris10.fr/edcc
Bureaux A 307 ou 308
200 avenue de la République
92001 Nanterre cedex
France

Maquette et composition : Sandrine COLLETTE


Les Cahiers de l’ED 139
Connaissance, langage, modélisation

PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques

2005-2006

Publication de l’Université Paris X Nanterre


Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

Sommaire
Le mot du Président, par Olivier AUDÉOUD………………………… p. 5
Avant-propos, par Michel KREUTZER………………………………… p. 7
Préface, par Bruno LEFEBVRE………………………………………….. p. 9
Intersections philosophiques – Présentation, par T. HOQUET…….. p. 17

Transferts
La théorie politique à l’épreuve de la vulnérabilité. À propos
d’une théorie politique du care, par M. GARRAU…………………. p. 23
Repenser l’égalité dans le cadre des théories de la liberté-
capabilité de A. Sen et M. Nussbaum : bilan et pistes de
réflexion, par A. LE GOFF…………………………………………… p. 37
Performative reversals of the name race and the dilemma of the
victims, par E. BALIBAR…………………………………………........ p. 51

Immersions
Anthropomorphisme et déshumanisation du monde selon
Nietzsche, par J.B. DE FROMENT…………………………………….. p. 65
La pluralité des hypothèses chez Cyrano de Bergerac, par
A. TORERO-IBAD……………………………………………………… p. 81
Jeff Wall, « peintre de la vie moderne », par G. SFEZ……………….. p. 95
Darwin contre Darwin, par T. HOQUET……………………………… p. 107

Collisions
Négativités/êtes-vous arrivés à destination ?, par C. PAGÈS………. p. 127
Doit-on guillotiner la loi de Hume ?, par V. NUROCK……………… p. 145
Effictions – du corpus, par P. SZENDY……………………………….. p. 157

Articulations
Philosophie et médecine à la période hellénistique : la sensation,
critère du vrai chez Épicure et Érasistrate, par J. GIOVACCHINI… p. 171
« Fiat experimentum in corpore vili ». Kant et la morale de
l’expérimentation sur l’homme au XVIIIe siècle, par G.
CHAMAYOU………………………………………………………….... p. 187
Anthropologie et politique chez Richard Wagner. Un « faire-
communauté » de la musique, par L. DOUSSON………………….. p. 199
L’approche par la théorie de la régulation. Une analyse des
notions intermédiaires, par S. IODICE……………………………… p. 215

Les auteurs…………………………………………………………….. p. 231

3
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

Anthropologie et politique
chez Richard Wagner.
Un « faire-communauté » de la musique
Lambert DOUSSON

Wagner visera délibérément, avec la fondation de Bayreuth, un but


politique : celui de l’unification, par la célébration et le cérémonial théâtral,
du peuple allemand […]. Et c’est en ce sens fondamental qu’il faut
comprendre l’exigence d’une « œuvre d’art totale ». La totalisation n’est pas
seulement esthétique : elle fait signe en direction du politique.

Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, La Tour


d’Aigues, Editions de l’Aube, 1998, p. 48.

Interroger l’activité artistique dans les termes de sa spécificité au regard


des autres formes humaines de production autorise la problématisation des
déterminations historiques par lesquelles cette spécificité peut se muer en un
fantasme d’autonomie. Celui-ci confère à l’art une plus-value symbolique dont
l’origine est elle-même sociale, mais qui peut faire l’objet d’une
réassomption par les artistes eux-mêmes. Dès lors, si les œuvres d’art
peuvent fournir des connaissances sur un état donné de la culture, il faut
reconnaître comme irréductibles à l’art ses conditions historiques et
matérielles de production, en tant qu’elles doivent être rapportées à la
situation de toutes activités humaines de production à un moment donné. La
plus-value symbolique qui donne à l’art son apparence d’autonomie nous
incite à mettre au jour le rapport ambigu que peut entretenir l’art avec le
régime de la marchandise dans le mode de production capitaliste, dans la
mesure où elle peut constituer le résultat d’un processus de fétichisation,
l’art se voyant, en tant que produit, absorbé dans la sphère d’échange des
marchandises (le marché), ou, en tant qu’activité, dans leur sphère de
production, alors qu’il prétend échapper à cette double détermination.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle avec l’apogée du capitalisme
industriel, la question de l’autonomie de l’art se cristallise autour du
maintien de « la distinction entre le faire artistique et le paradigme qui
définit l’activités humaine au temps t, tout en sachant que ce faire artistique

199
est par définition conditionné par ce paradigme »356. La différence entre
pratique et technique se déplace vers le problème consistant à préserver la
double disjonction de l’art d’une part avec l’objet X, quelconque, banal, et
d’autre part avec la marchandise. Appliquée à la musique, la problématique
de l’autonomie repose sur sa double disjonction du simple bruit et de la
musique captée par la rationalité marchande (la « variété »), dont la mani-
festation musicale procède à la fois d’une intériorisation et en même temps
d’une critique des paradigmes du capitalisme. Double dynamique
d’indéfinition de l’art à la lumière de laquelle on peut comprendre, à la fin du
XIXe siècle, les symphonies de Mahler dans lesquelles, tout en faisant éclater
les structures classiques de la forme symphonique, il introduit des fanfares,
des valses viennoises, de véritables moments de cacophonie par superposition
de couches sonores hétérogènes357 ; au début du XXe siècle, la « musique
d’ameublement »358 de Satie qui en même temps met en œuvre une harmonie
non classique, ou l’introduction des sirènes dans Ionisation de Varèse359 et
corrélativement la place de plus en plus importante accordée à la percussion
dans la création musicale, le bruitisme de la musique futuriste360, la simu-
lation du bruit blanc et le naturalisme de la musique spectrale361, le

356 Catherine Perret, Olivier Mosset. La peinture, même, Neuchâtel, Ides et Calendes,
2004, p. 43 : « Pour qui se situe sur le terrain de l’art, la seule question véritablement
brûlante, dans le contexte de la modernité capitaliste, est celle de l’autonomie. »
357 Cf. Lambert Dousson, « Faire corps, (dés)assembler. Sur les pouvoirs politiques de

l’écriture musicale (Wagner, Mahler, Berio) », Geste, n°2, « Assembler / Big Bang au
Centre Pompidou », décembre 2005, p. 52-61.
358 « Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une

musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose
mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couverts, des fourchettes sans les dominer,
sans s’imposer. Elle meublerait les silences pesants parfois entre convives. Elle leur
épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait en même temps les bruits de la
rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. Ce serait répondre à un besoin » (cité in
John Cage, Silence, trad. fr., Paris, Denoël, 2004, p. 37-38).
359 Cf. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 14.
360 Cf. notamment Danielle Cohen-Lévinas, « Peinture et musique futuriste.

L’absorption synergique », in Des notations musicales. Frontières et singularités, Paris,


L’Harmattan, 1996, p. 273-286.
361 Cf. Bastien Gallet, Gérard Grisey. Fondements d’une écriture, Paris, L’Itinéraire /

L’Harmattan, 2000 ; Gérard Grisey, « la musique, le devenir des sons » (1982), in


Danielle Cohen-Lévinas (éd.) Vingt-cinq ans de création musicale. L’itinéraire en temps
réel, Paris, L’Harmattan / L’Itinéraire, 1998, p. 291-300 et « Structuration des timbres
dans la musique instrumentale », in Jean-Baptiste Barrière (éd.), Le Timbre, métaphore
pour la composition, Paris, Christian Bourgois / IRCAM, 1991, p. 352-385.
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Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

machinisme des répétitifs américains362, la référence à la musique Punk dans


Kraft de Magnus Lindberg363, le parasitage instrumental chez Michaël
Lévinas364, ou encore la « musique concrète instrumentale » de Helmut
Lachenmann365…

L’utopie wagnérienne du Gesamtkunstwerk


Mais ce n’est pas la seule ouverture. Dans cette perspective, la figure de
Wagner affirme son excentricité, dans la mesure où il ne s’agit pas pour lui
de se tenir sur la frontière qui sépare l’autonomie de l’hétéronomie. A une
époque où le capitalisme, en constituant des appareils de capture du désir et
des affects, menace de transformer toute production culturelle en
marchandise en les intégrant à leur sphère d’échange, sa production
opératique revendique sa constitution en forteresse pouvant garantir
l’autonomie de la pratique artistique. La circulation des marchandises
paraissant saturer le monde de l’échange en général, s’impose à lui la
nécessité – mission rédemptrice – d’arracher radicalement l’art à cette sphère,
et avec lui, les spectateurs, pour créer une nouvelle humanité. L’histoire est
pour lui celle de la décadence de l’Occident, inaugurée par la double
destruction de l’unité de la Cité grecque et de celle de la Tragédie qui,
divisée en « Opéra » et « Drame », a été prise en charge par le Christianisme
puis par « l’industrie »366 : l’opéra (italien) fait du Drame une marchandise, et
de l’artiste un domestique, puis un ouvrier. C’est toute la division sociale du
travail qu’il s’agit de réorganiser à partir de l’art, permettant au peuple de
retrouver sa nature originelle de poète. Le Gesamtkunstwerk, « Œuvre d’art
totale », ou « œuvre d’art (la plus) commune », apparaît dès lors comme un

362 Cf. notamment, de Steve Reich, Different trains (1988) pour quatuor à cordes et
bande magnétique.
363 Magnus Lindberg, Kraft (1983-1985) pour ensemble de solistes et orchestre. Cf.

Jean-Pierre Cholleton, « Le temps et la force (à propos de Ur et de Kraft) », in Risto


Nieminen (éd.), Les cahiers de l’IRCAM, n°3, Magnus Lindberg, Paris, IRCAM - Centre
Georges-Pompidou, 1993, p. 29-52.
364 Cf. dans le volume édité par Danielle Cohen-Lévinas, Vingt-cinq ans de création

musicale, op. cit., les articles suivants : Michaël Lévinas, « La migration des âmes » (p.
67-72) et « Qu’est-ce que l’instrumental ? » (p. 301-308), Pierre-Albert Castanet, « La
musique et son double : l’esthétique de Michaël Lévinas » (p. 73-92), Costin Cazaban,
« Michaël Lévinas ou la quête du concert imaginaire » (p. 169-190).
365 Cf. Martin Kaltenecker, Avec Helmut Lachenmann, Paris, Van Dieren, 2001.
366 Richard Wagner, L’art et la révolution, in Œuvres en prose de Richard Wagner, trad.

fr., Paris, Editions d’aujourd’hui, 1976, tome III, p. 23. Cf. également Richard Wagner,
L’œuvre d’art de l’avenir, op. cit. La généalogie du Drame est développée par Wagner
dans Opéra et Drame, op. cit., tomes IV et V.
201
dispositif esthético-politique qui s’articule autour de trois utopies, dont le
dénominateur commun est une condamnation de la représentation. Utopie
d’une reconfiguration de l’espace sonore et musical de manière autonome, non
référable à des normes extrinsèques, projetée dans la technique du leitmotiv
qui fait éclater les structures normatives de la sphère tonale, consommant la
rupture avec les critères de la représentation musicale367. Utopie d’un opéra
sans orchestre – avec un orchestre invisible368 – et sans scène – avec une scène
invisible369, conduisant à l’éclatement des formes traditionnelles, classiques,
de la représentation scénique – théâtrale et opératique. Utopie d’une
reconfiguration de l’espace social, celui de la salle et de la scène de théâtre ou
d’opéra, à travers la construction du Festspielhaus de Bayreuth, visant
l’abolition de la représentation musicale et théâtrale en tant que pratique
sociale370, et par là la représentation comme système par lequel la collectivité
se réfléchit. Se marque ici le fantasme de projeter sur l’espace social le plan de
consistance de l’espace sonore ; ou pour le dire autrement : de reconfigurer
ce qui est considéré comme continuum social-historique, celui de la
collectivité des auditeurs, assemblée dans une salle de concert, par la
projection sur celui-ci du continuum sonore généré par l’écriture musicale. Et
par là créer une communauté, communauté d’auditeurs métaphorisant une
communauté politique à venir – à l’opposé du théâtre classique où le

367 À propos de L’Or du Rhin, Wagner écrivit à Auguste Röckel : « Je l’ai travaillé
jusqu’à atteindre une unité parfaite : on trouverait difficilement une mesure dans la
partition orchestrale qui ne soit pas développée à partir de motifs précédents »
(Lettre du 25 janvier 1854, citée in Danielle Cohen-Lévinas, « Les fissures dissidentes
du Gesamtkunstwerk : quelques considérations sur les formes lyriques au XXe
siècle », Des notations musicales, op. cit, p. 103.
368 L’orchestre dans la fosse du Festspielhaus de Bayreuth est en effet presque

entièrement dissimulé sous la scène. En ce qui concerne la disparition de celle-ci,


Boulez explique lui-même qu’il est difficile d’assumer une représentation visuelle
des opéras du Wagner : « Les péripéties qui surviennent en cours d’action, et
jusqu’aux apparences physiques des personnages – des nains aux géants en passant
par les dieux – tout élude une représentation réelle, suppose presque une lecture
imaginaire, font partie d’un monde mythique dont la poésie racontée, et non la
poésie de théâtre, est le vecteur tout-puissant […]. Cependant, la musique va se
charger réellement de la structure de ces mythes […] » (« Le temps re-cherché »
(1976), in Regards sur autrui. Points de repère II, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 146).
369 Comme le rapporte Cosima Wagner dans son Journal, Richard Wagner a pu dire :

« J’ai créé l’orchestre invisible, si je pouvais maintenant réaliser le théâtre invisible ! »,


allusion à la fois aux réalisations catastrophiques des opéras de Wagner à Bayreuth,
mais aussi – et en conséquence – expression du souhait de pouvoir se soustraire à la
contingence de la représentation.
370 Cf. Richard Wagner, Un coup d’œil sur l’opéra allemand, op. cit., tome XI, p. 85-86.

202
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

microcosme de la salle de théâtre est l’expression du macrocosme de la


société.
L’impératif wagnérien vise l’érection d’une nouvelle communauté
politique, la fabrication d’une nouvelle humanité à partir de l’œuvre d’art,
contre une humanité qui, au sens propre, se définit à partir de la
marchandise, où la sphère de l’échange en général – l’échange symbolique,
celui des signes – est saturée par le régime propre à l’échange marchand. Ce
débordement de l’artistique sur le politique dans l’œuvre d’art totale s’effectue
par des opérations anthropologiques que ses spectateurs doivent subir pour
procéder à une telle subjectivation. Le recommencement de la société
suppose dès lors une réinitialisation de l’échange, dont il s’agit de décrire les
trois opérations anthropologiques : le mythe constitue le chemin d’accès au
point origine de l’échange social ; la simulation de ce point origine en tant
qu’opération se produit par le rituel ; l’acte même de la réinitialisation est pris
en charge par le sacrifice. La totalisation wagnérienne cherche ainsi à réinitier
ce moment originel et original où littéralement « la société prend »371.

Mythologie
Car le problème central du « Festival scénique pour trois journées et une
veille » qu’est la Tétralogie de L’Anneau du Nibelung – L’Or du Rhin, La
Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux – est celui du don, fondement de
l’échange social, « un de ces rocs humains sur lesquels sont bâties nos
sociétés »372. Mauss montre bien que la triade du don qui en fonde la
morale373 – obligation de donner, de recevoir, de rendre – représente la

371 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques,
in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997, p. 275.
372 Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit., p. 148.
373 « Cette morale [du don] est éternelle ; elle est commune aux sociétés les plus

évoluées, à celles du proche futur et aux sociétés les moins évoluées que nous
puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de
droit, nous parlons d’hommes et de groupes d’hommes parce que ce sont eux, c’est la
société, ce sont des sentiments d’hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de
tout temps et ont agi partout » (Ibid., p. 264). La phrase de Mauss entre étrangement
en résonance avec la nécessité du recours au mythe telle que Wagner l’exprime dans
sa Lettre sur la musique : « De là, je me voyais nécessairement amené à désigner le
mythe comme matière idéale du poète. Le mythe est le poème primitif et anonyme du
peuple, et nous le trouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau
par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le mythe, en effet, les relations
humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et
intelligible seulement à la raison abstraite ; elles montrent ce que la vie a de vraiment
humain, d’éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète,
203
condition même de la socialité, l’échange. Morale éternelle, à valeur
universelle, liant passé, présent et futur, atteignant l’homme concret en son
corps et en son esprit, que le mythe incarne, dont « la valeur intrinsèque […]
provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du
temps, forment aussi une structure permanente [qui] se rapporte
simultanément au passé, au présent et au futur »374. Le mythe irrigue
l’ « œuvre d’art totale » pour exprimer ce « fait social total » qu’est le don
qui, engageant la société dans toutes les dimensions de sa symbolisation –
morale, politique, économique, juridique, religieuse, esthétique –, révèle
dans toute sa concrétude « une structure permanente de la socialité »375.
Or cette logique est radicalement remise en question dans la Tétralogie,
dès l’ouverture de L’Or du Rhin. Elle est même inversée. En refusant de tenir
la promesse qu’il a faite aux géants Fasolt et Fafner – celle de leur offrir Freia
en échange de la construction du Walhala, nouvelle demeure des Dieux –
Wotan transgresse la loi de l’échange dont il est lui-même le garant : il brise
le cercle de l’échange par dons et « le jeu symétrique des obligations qui
s’opère en lui »376. Et c’est parce qu’il y a quelque chose comme un « hau » de
l’Or du Rhin, de l’Anneau du Nibelung, que la faute de Wotan initie un
mécanisme tragique de destruction du monde, contaminant les êtres et les
choses377. La transgression, la perversion initiale de Wotan constitue le
principe de toutes « ces confusions en série qui s’aggravent en s’ajoutant les
unes aux autres, [pour lesquelles] il n’y a pas d’autre issue qu’un
effondrement cosmique »378 : avant que les flammes du bûcher dressé par
Brünnhilde pour la dépouille de Siegfried fassent s’effondrer le Walhala et
signent le Crépuscule des Dieux en même temps que le Rhin déborde, avant
l’assassinat de Gunther et de Siegfried par Hagen et la mort de ce dernier

exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère
individuel, que vous reconnaissez au premier coup d’œil » (cité in Philippe Lacoue-
Labarthe, Musica ficta (Figures de Wagner), Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 46).
374 Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie structurale, Paris,

Plon, 1974, p. 239.


375 Bruno Karsenti, Marcel Mauss. Le fait social total, Paris, PUF, 1994, p. 45.
376 Ibid., p. 41.
377 Dans le don « la totalité des relations sociales [n’] est pas présentée à l’état solidifié

et figé, mais en mouvement comme le flux continu de l’échange qui distribue les
hommes et les choses au sein d’un univers perpétuellement modifié sous l’impulsion
de sa dynamique interne » (Ibidem, p. 45). « Par et dans les choses échangées se
nouent en effet des liens qui ne se déploient pas au-dehors, et comme à la surface des
individus ou des clans en présence, mais les pénètrent et s’insinuent en eux en les
faisant participer d’une vie commune (Ibid., p. 42).
378Claude Lévi-Strauss, « Note sur la Tétralogie », in Le regard éloigné, Paris, Plon,

1983, p. 323.
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Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

dans les profondeurs du Rhin379, Siegmund et Sieglinde s’uniront d’un


amour incestueux380 qui donnera naissance à Siegfried381. La confusion
sexuelle, de l’inceste à l’androgynie382, les multiples trahisons et meurtres qui
rythment le Ring sont fondées sur cette faute initiale de Wotan383, sociale, qui
touche à l’échange, et cosmologique, due à la divinité des protagonistes :
l’Anneau, forgé de l’Or du Rhin, qui assure à son propriétaire la toute-
puissance, passe de main en main : d’Alberich le premier à le dérober aux
Filles du Rhin384, à Wotan qui le lui vole385 et dont le prix à payer est la
malédiction d’Alberich qui pèsera à présent sur les Dieux, à Fafner qui pour
le posséder tue son compagnon Fasolt – premier effet de la malédiction
d’Alberich386 –, à Siegfried en terrassant Fafner transformé en dragon387, à
Brünnhilde comme signe de l’amour de Siegfried pour elle388. Il s’échange, en
permanence, mais cet échange se paye du prix du meurtre de son
propriétaire : la trame narrative et dramaturgique de la Tétralogie représente
ainsi une inversion de la triade du don – donner, recevoir, rendre – parce
que l’action qui initie le cycle entier est l’inversion du « premier don »,
dont la destruction du Walhala et le Crépuscule des Dieux signalent la
résolution : autant le vol par Alberich de l’or du Rhin se payait du prix de
son renoncement à l’amour389, autant l’intention de Wotan est de recevoir (le
Walhala) sans rendre (Freia). Il faut donc, au dernier Acte du Crépuscule des
Dieux, l’action rédemptrice de Brünnhilde, qui met fin à la malédiction qui
pèse sur les Dieux depuis la faute de Wotan, et qui consiste à mettre
l’Anneau à son doigt et à se jeter dans le bûcher qu’elle a dressé pour la
dépouille de Siegfried. Action rédemptrice qui s’articule en fait à partir des
seuls gestes ritualistiques de toute la Tétralogie : manipuler l’Anneau comme un
instrument de rituel, monter le bûcher, y accomplir un double sacrifice –
brûler le cadavre de Siegfried, s’y brûler soi-même – qui instaure, en
accomplissant le Crépuscule des dieux et la séparation entre le monde
humain et le monde divin, le règne de l’amour humain. La résolution de la

379 Richard Wagner, Crépuscule des Dieux (Götterdämmerung), Acte III.


380 Idem, La Walkyrie (Die Walküre), Acte I.
381 Idem, Siegfried, Acte I.
382 Cf. Jean-Jacques Nattiez, Wagner Androgyne. Essai sur l’interprétation, Paris,

Christian Bourgois, 1990.


383 Richard Wagner, L’Or du Rhin (Das Rheingold), scène 2.
384 Ibid., scène 1.
385 Ibid., scène 3.
386 Ibid., scène 4.
387 Idem, Siegfried, Acte II.
388 Idem, Crépuscule des Dieux (Götterdämmerung), Prologue.
389 Idem, L’Or du Rhin (Das Rheingold), scène 4.

205
contradiction390 liée à cette inversion de la logique du don passe donc par
cette possibilité extrême d’un don qui ne puisse pas être rendue : un
sacrifice391.
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont bien montré, à partir de
leur condamnation par Platon, combien les mythes constituent des
« appareil[s] d’identification »392. Le mythe possède cette double fonction
mimétique d’identification, en ce sens que l’identification s’effectue entre les
spectateurs et la représentation, et entre les spectateurs eux-mêmes : que la
représentation du mythe constitue, par les dispositifs d’identification qu’il
met en œuvre, le canal par lequel les spectateurs accèdent chacun à eux-
mêmes sur ce mode, et se reconnaissent ensemble comme s’identifiant tous
au même mythe. Le leitmotiv ici prend en charge – parce qu’il mime le mythe
en lui servant de véhicule – cette identification, cette capture du spectateur
auditeur qu’induit la mimésis. La musique, à travers ce nouveau mode de
représentation, de signification que génère le leitmotiv393, constitue dès lors
un instrument de pénétration du message du mythe, propre à mettre en

390 « L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une
contradiction » (Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie
structurale, op. cit., p. 264).
391 Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit., p. 166-169. Cf. Bruno Karsenti, Marcel Mauss,

op. cit., p. 127.


392 Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, op. cit., 1998, p. 31. « Car

cette condamnation du rôle des mythes suppose qu’on leur reconnaît en fait une
fonction spécifique d’exemplarité. Le mythe est une fiction au sens fort, au sens actif
du façonnement, ou, comme le dit Platon, de la « plastique » : il est donc un
fictionnement, dont le rôle est de proposer, sinon d’imposer, des modèles ou des types
[…] ; types à l’imitation desquels un individu – ou une cité, ou un peuple tout entier
– peut se saisir lui-même et s’identifier. Autrement dit, la question que pose le mythe
est celle du mimétisme, en tant que le mimétisme seul est à même d’assurer une
identité […]. L’orthopédie platonicienne revient donc à redresser le mimétisme au
profit d’une conduite rationnelle, c'est-à-dire logique (conforme au logos). On
comprend pourquoi, du même mouvement, Platon doit aussi épurer l’art, c'est-à-dire
bannir et rituellement expulser de la cité l’art en tant qu’il comporte, dans son mode
de production ou d’énonciation, la mimésis : ce qui vaut essentiellement, mais non
exclusivement, pour le théâtre et la tragédie. Par là s’indique d’ailleurs que le
problème du mythe est toujours indissociable de celui de l’art, moins parce que le
mythe serait une création ou une œuvre d’art collective, que parce que le mythe,
comme l’œuvre d’art qui l’exploite, est un instrument de l’identification. Il est même
l’instrument mimétique par excellence » (Ibid., p. 33-35. Souligné dans le texte). Cf.
également Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, op. cit., p. 57.
393 Sur le leitmotiv, cf. notamment Pierre Boulez, « Le temps re-cherché », in Regards

sur autrui, op. cit., p. 142-165 ; Danielle Cohen-Lévinas, Le présent de l’opéra au XXe
siècle, Paris, Kimé, 2001 et « Les fissures dissidentes du Gesamtkunstwerk », art. cit.
206
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

mouvement le spectateur / auditeur selon la même cinétique que son


déroulement.

Ritualité
Mais ce n’est pas un hasard si l’expulsion des artistes de la cité – la
division sociale du travail qui l’exige – par Platon suppose un rituel, comme
l’écrivent Nancy et Lacoue-Labarthe. En effet, si, selon Lévi-Strauss, il faut
« renoncer à chercher le rapport du mythe et du rituel dans une sorte de
causalité mécanique, mais concevoir leur relation sur le plan d’une
dialectique »394, il semble bien au contraire que, pour Wagner, le mythe
constitue « la projection idéologique d’un rite, destinée à fournir un
fondement à celui-ci »395, et symétriquement, le rite comme la réalisation ou
l’effectuation concrète du mythe. En d’autres termes, chez Wagner, « le rite
joue le mythe en action, [et] le mythe fonde le rite en explication »396. Ce à
quoi Wagner tend, c’est une performativité du mythe, en ce sens que le rituel
ne fasse pas seulement l’objet d’une représentation, mais qu’il dépasse les
cadres de la représentation, c'est-à-dire qu’il ne se limite pas à l’espace de la
scène, mais qu’il investisse l’espace de la salle. Le rituel apparaît comme le
moteur de « l’appareil d’identification » qu’est le mythe.
Le rituel constitue le mythe en tant qu’opération d’identification : il
l’effectue, il l’acte. Point crucial du projet esthético-politique de Wagner : il ne
s’agit pas tant de représenter, comme à l’état figé, le mythe et sa « leçon » –
celle de l’échange –, que de montrer le mythe en train de se faire, de se
déployer sous les yeux et les oreilles des spectateurs. Et conférer au mythe
toute son « efficacité symbolique », c'est-à-dire le faire sortir de l’espace-
tableau de la scène pour qu’il emporte les spectateurs : transposer la
mythologie et la ritualité sur l’attitude elle-même des spectateurs – « rituel »
renvoyant ici à une configuration collective d’écoute, régulée397, de la
récitation du mythe, à laquelle les sujets participent plus qu’ils n’y assistent.
La communauté des chevaliers du Graal qui s’expose au dernier acte de
Parsifal ne doit pas être uniquement une symbolisation ou une
métaphorisation – une représentation – de la communauté des spectateurs.
Cette communauté représentée doit se projeter sur l’espace réel de la salle.

394 Claude Lévi-Strauss, « Structure et dialectique », in Anthropologie structurale, op.

cit., p. 267.
395 Ibid., p. 266.
396 Idem, « Religions comparées des peuples sans écriture », in Anthropologie

structurale deux, Paris, Plon, 1996, p. 83.


397 Cf. Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 36.

207
La ritualisation du mythe remet radicalement en question la
représentation classique, théâtrale, puisque les rites représentés sur scène en
appellent à la salle, et opèrent une confusion entre les deux espaces qui (ne)
se font (plus) regard. Il s’agit bien, par le drame, de mettre le public en
transe, de le posséder398. Déjà parce que le drame musical wagnérien vise bien
à ce que la représentation du mythe soit elle-même un mythe. Le faire
communauté qui s’opère dans cette triade du mythe, du rite et du sacrifice
en appelle à l’identification mimétique des spectateurs : que les spectateurs,
assemblés en communauté à l’image de celle des chevaliers du Graal, fassent
corps, et avec la scène, et avec eux-mêmes : avec eux-mêmes par
l’intermédiaire de la scène. Qu’ils miment les chevaliers du Graal, ceux-là
mêmes dont le corps social s’articule autour de ces trois opérations
anthropologiques – l’adoration du Graal commémorant le sacrifice du
Christ –, qui se veulent dès lors non pas représentatives, mais prescriptives et
projectives : c'est-à-dire, non pas le simple miroir d’une société qui se repré-
sente à elle-même sur la scène ou dans le mythe, mais l’opérateur d’une
représentation qui n’est pas la représentation classique. Il s’agit dès lors de
voir quelle est la communauté qui s’avance et quel type de subjectivation le
dispositif wagnérien fantasme.

398Dans son ouvrage La musique et la transe (Paris, Gallimard, 1990), Gilbert Rouget
montre bien que la musique, dans les rituels de transe et de possession, constitue « le
principal moyen de manipuler la transe, mais en la socialisant, beaucoup plus qu’en la
déclenchant » (p. 21. Nous soulignons). Dès lors, écrit-il, « le conditionnement à la
musique de transe ne relève pas de la contrainte naturelle mais bien de l’arbitraire
culturel » (p. 392). « Or l’opéra n’est à mon avis rien d’autre, à bien des égards, qu’un
des avatars de la possession. En lui se réalise, en effet, l’un de ses aspects essentiels, à
savoir l’identification du sujet au héros par les moyens conjoints de la musique et du
spectacle » (p. 409). Cette opérativité socialisatrice de la musique s’applique tout
aussi bien à la complexité formelle que suppose le leitmotiv wagnérien, puisque « à ce
niveau très élémentaire de l’organisation du temps par la musique s’en superpose un
autre qui est, lui, une véritable architecture du temps. Les musiques de possession
n’opèrent pas simplement, contrairement à ce qu’on pense trop souvent, par
répétition et par accumulation ; les devises musicales sont des énoncés mélodiques
ou rythmiques et par conséquent des formes temporelles. Elles sont susceptibles
d’être variées et ornées. Dans le cours de la cérémonie elles se succèdent les unes aux
autres pour former des suites qui doivent être vues comme autant de manières de
renouveler et de développer le temps musical tout en lui conservant son unité,
puisque les pièces qui s’enchaînent appartiennent au même genre. Transformant
ainsi de différentes manières le sentiment du temps et de l’espace, la musique
modifie notre être-dans-le-monde » (p. 236).
208
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

L’opération sacrificielle. La communauté fusionnelle


Dans Les porteurs d’ombre, Catherine Perret, commentant les passages de
Totem et tabou de Freud ayant trait au sacrifice, mais surtout l’Essai sur la
nature et la fonction du sacrifice de Mauss, montre bien dans quelle mesure le
sacrifice doit être compris dans sa relation à la possibilité de la
commémoration, et reproblématise la notion de double. En effet, si « le
sacrifice institue la transmission, et avec elle, la possibilité d’une continuité,
d’une histoire, d’un sens »399, c'est parce que ce sacrifice, authentifié, répond
à un autre sacrifice, antérieur : « La commémoration fait origine pour autant
qu’elle est à la fois l’acte et son exorcisme, c'est-à-dire sa répétition inverse,
le contre-acte »400. L’acte qu’il s’agit d’exorciser, et dont le sacrifice
commémoratif apporte l’antidote, c’est, dans Parsifal, « le honteux sacrifice »
de Klingsor qui, pour expier un péché dont on ne connaîtra jamais la cause,
s’est jadis castré. Le sacrifice de Kundry quand se clôt ce
« Bühnenweihfestspiel », ce « Festival scénique sacré » ou, selon une autre
traduction, plus littérale, « Festival pour une consécration dans un théâtre »,
constitue, en tant que sacrifice, la répétition de celui de Klingsor, et, en tant
qu’il en inverse la signification, sa rédemption : ce que la castration de
Klingsor avait séparé et confondu – d’où la mise en danger de Montsalvat et
sa crise de la communication401 –, le sacrifice de Kundry, incarnation du lien
indissoluble de Montsalvat et de Klingsor, le rétablit et par là réinstitue la
séparation, au prix de la destruction de Klingsor. « Seul, écrit encore
Catherine Perret, le sacrifice authentifie, parce qu’il efface les traces du
meurtre en les utilisant pour servir de trame au roman de la célébration, et
c’est par là qu’il fait acte, qu’il fait origine »402. La communauté qui se

399 Catherine Perret, Les porteurs d’ombre. Mimésis et modernité, Paris, Belin, 2001, p.
102. Sigmund Freud, Totem et tabou, trad. fr., Paris, Payot, 2001. Marcel Mauss, Essai
sur la nature et la fonction du sacrifice, in Œuvres complètes, Paris, Minuit, 1968, tome II.
400 Catherine Perret, op. cit., p. 107.
401 Claude Lévi-Strauss montre en effet que Wagner effectue dans Parsifal la réunion

de deux modèles universels de mythes, symétriques et inversés. D’une part, les


mythes « œdipiens », qui « posent le problème d’une communication, d’abord
exceptionnellement efficace (l’énigme résolue) puis abusive », qu’illustre le monde de
Klingsor. Montsalvat, le monde du Graal, représente quant à lui le modèle des
mythes « percevaliens », qui « traitent de la communication interrompue sous le
triple aspect de la réponse offerte à une question non posée (ce qui est le contraire
d’une énigme), de la chasteté requise d’un ou de plusieurs héros (en opposition à une
conduite incestueuse), enfin de la « gaste terre », c'est-à-dire de l’arrêt des cycles
naturels qui assurent la fécondité des plantes, des animaux et des humains » (« De
Chrétien de Troyes à Richard Wagner », Le regard éloigné, op. cit., p. 314-315).
402 Catherine Perret, op. cit., p. 108.

209
(re)crée par le sacrifice est celle des origines, et l’adoration finale du Graal
métaphorise l’image arrêtée d’une communauté immuable, un présent pur
que la mort douce de la sacrifiée Kundry cristallise403.
Mais il faut bien sentir toute la différence de la fonction du sacrifice telle
que Mauss a pu l’analyser, et la manière dont il s’opère chez Wagner. On
doit en effet comprendre qu’à l’inverse de ce que Mauss décrit, et que
Catherine Perret met en évidence, le sacrifice wagnérien conduit non pas à
établir un certain mode de représentation selon l’écart : il en vient à tout
simplement abolir toute représentation. En effet, dans Les porteurs d’ombre,
Catherine Perret, partant de l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de
Mauss, montre comment la victime sacrificielle devient un signe, c'est-à-dire
un opérateur de représentation, dont la modalité est le double, l’écart. Avant
que s’effectue le sacrifice proprement dit, s’opère un processus de
victimisation par laquelle la victime se charge progressivement de cette
double représentativité404. La victime sacrifiée porte ainsi une ambivalence
par laquelle elle dédouble la réalité, devient une « instance de différenciation
et de dédoublement »405, entre le divin et le profane, le pur et l’impur, la vie
et la mort, la sainteté et le péché, parce que les actions rituelles de
préparation de la victime conduisent simultanément à sacraliser et à
désacraliser l’objet du sacrifice406.
Le sacrifice génère donc un régime de représentation qui instaure une
séparation, une coupure qui laisse subsister un écart entre un « signifiant »
et un « signifié » tout en laissant subsister un contact – non fusionnel – entre
ces deux instances. En tant qu’opération, le sacrifice dédouble donc le réel, et
cette doublure permet une mise en contact médiatisée entre les deux parts
du réel, autorisant une mise en ordre du monde : en cela la victime sacrifiée
devient un signe, mais qui signifie par l’écart, qui met en rapport en
séparant. Or quelle est l’opération qui s’effectue chez Wagner ? Dans un
premier temps, il semble bien que le sacrifice instaure et ordonne cette
doublure du monde : le sacrifice de Kundry sanctionne la fin de la confusion
dangereuse entre Montsalvat et Klingsor, et montre leur séparation,
permettant par là un contact renoué de la communauté de Montsalvat avec
elle-même. Mais comme l’a montré Lévi-Strauss, entre les deux mondes,
« pas question […] de rétablir ou d’instaurer une médiation entre eux. Par

403 À la différence du sacrifice volontaire de Brünnhilde qui, à l’Acte III du Crépuscule


des Dieux, le provoque.
404 Catherine Perret, op. cit., p. 115.
405 Ibid., p. 117.
406 Ibid., p. 113.

210
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

l’anéantissement de l’un et par le redressement de l’autre, il faut que celui-ci


seul subsiste et se constitue comme monde de la médiation »407. Le
rétablissement de la communication se fait par élimination, celle du royaume
de Klingsor, si bien que le « signe-victime », comme le nomme Catherine
Perret, se replie sur lui-même : le monde de la médiation qui subsiste,
Montsalvat, est en fait un monde de l’immédiation. Parce que le sacrifice de
Parsifal ne se joue pas dans une relation à deux termes – celui de Kundry
répondant à celui de Klingsor –, mais bien à trois termes : le troisième terme
est le sacrifice du Christ que l’on commémore, et cette commémoration vient
annuler la séparation qui s’était établie dans un premier temps. La référence
au sacrifice du Christ vient replier sur lui-même le signe-victime qui établissait
l’écart. Le modèle qui surgit dès lors – et c’est pourquoi la commémoration
s’accomplit dans une eucharistie – est bel et bien celui de la
transsubstantiation, c'est-à-dire d’une fusion du signifiant et du signifié.
La communauté qui se réactive dans le sacrifice, qui rejoue en
permanence par les rituels communiels-commémoratifs le récit de ses
origines, est une communauté qui abolit complètement la représentation,
parce que chaque membre y est immédiatement et réellement présent à tous
les autres, sur un mode organique. Une communauté qui se fonde sur cette
abolition, cet écrasement du signe, du signifiant sur le signifié, cette
annulation de l’opération représentative. Immédiation sociale que
l’immédiation théâtrale, confondant l’art et la vie, doit modeler.

Esthétisation de la politique
Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin écrit :
Comme l’allégorie au XVIIe, la nouveauté devient au XIXe siècle le canon des
images dialectiques. Aux magasins de nouveautés s’adjoignent les journaux.
La presse organise le marché des valeurs de l’esprit, où se produit d’abord
une hausse. Les non-conformistes s’insurgent de voir l’art ainsi livré au
marché. Ils se rassemblent sous la bannière de « l’art pour l’art ». De ce mot
d’ordre naît la conception de l’œuvre d’art totale, qui tente de calfater l’art
face au développement de la technique. La solennité avec laquelle se célèbre
ce culte fait pendant au pouvoir des distractions qui transfigure la marchan-
dise (Benjamin (Walter), Paris, capitale du XIXème siècle, trad. fr. in Œuvres III,
Paris, Gallimard, 2000, p.61).

407 Claude Lévi-Strauss, « De Chrétien de Troyes à Richard Wagner », in Le regard

éloigné, op. cit., p. 316.


211
Le projet wagnérien doit donc être relié au mouvement de repli de l’art
sur son propre medium que prônait la doctrine de « l’art pour l’art », afin
d’assurer l’autonomie du faire artistique face à la menace d’invasion de
celui-ci par le modèle de la marchandise, en tant qu’elle est (re)produite
mécaniquement et qu’elle s’échange dans la sphère du marché. Le problème
de l’œuvre d’art totale n’est dès lors pas en dernière analyse celui d’une
participation fusionnelle des arts entre eux. La question est en effet celle du
culte, c'est-à-dire la volonté de voir à l’art de nouveau accordé une « valeur
cultuelle », à l’opposé de la « valeur d’exposition » par laquelle les œuvres
dans leur musée ou – ce qui revient au même – les opéras dans leurs théâtres
participent au même régime de visibilité que les marchandises dans leurs
vitrines. Il s’agit donc bien pour Wagner de l’ « aura » de l’œuvre d’art, mise
en danger par leur « reproductibilité technique » : le débordement politique
du Gesamtkunstwerk doit donc être cherché du côté de cette volonté
qu’exprime Wagner de voir l’art être l’objet d’un culte, comme ce devant
quoi l’on s’incline. Mais la grille de lecture benjaminienne de L’œuvre d’art à
l’époque de sa reproductibilité technique sur l’entreprise wagnérienne ne saurait
se réduire à cette simplification dichotomique, déjà et surtout parce que cette
« dichotomie » n’est opératoire qu’en apparence : elle est fondamentalement
ambivalente, tout comme est ambivalent le rapport de Wagner à la
technique. Philippe Lacoue-Labarthe le marque dans l’ouvrage qu’il a
consacré à Wagner : « bien avant que l’invention de la photographie révélât
[…] la menace qui plane sur « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique », la musique, plus encore que la peinture ou l’architecture – en
tout cas de manière beaucoup plus spectaculaire –, avait été le lieu de
formidables mutations techniques, qui ne touchaient pas que la seule
instrumentation mais qui toutes allaient dans le sens d’une amplification »408.
Or avec Wagner, l’amplification musicale – et l’accumulation esthétique – est
à son comble […]. Elle contraint même à une mutation […] dans l’art du chant
et à une révision, au moins entrevue, de la scénographie « à l’italienne ».
Bayreuth n’est sans doute pas le premier projet artistique conçu du point de
vue de la technique : ils sont légion depuis la Renaissance. Mais il est le
premier qui périme, ou du moins sembla périmer, tout autre tentative
d’accéder au grand – désormais broyé sous l’abondance.

La vérité est que venait de voir le jour, par la musique (par la technique),
le premier art de masse.

408 Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, op. cit., p. 18. Souligné dans le texte.
212
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie

C’est là bien entendu qu’on touche au problème politique, ou esthético-


politique (Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, op. cit., p. 19).

À la fin de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin


voit dans « l’esthétisation de la politique » – déplacement, dans le fascisme,
de la politique vers l’art – l’ « accomplissement » de « l’art pour l’art »409,
doctrine qui reflète une humanité tellement aliénée qu’elle ne peut plus
penser l’art que de manière nostalgique – selon la nostalgie de l’ « aura », un
art non reproductible, libre de tout pouvoir, que ce pouvoir soit politique,
religieux, technique ou conceptuel410. Paradigme d’une œuvre d’art pure,
absolue, à laquelle elle communie, et dont la guerre, c'est-à-dire la possibilité
de la destruction de l’espèce et le révélateur de la fondation de la
communauté politique, apparaît comme paradigme. On sait combien le
modèle de la « présence réelle » constituera pour Carl Schmitt un schème
d’intelligibilité pour penser le rapport entre le peuple allemand et son
Führer ; on connaît également la réappropriation par le régime nazi de la
mythologie wagnérienne411, et Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy
ont bien montré le mode de subjectivation politique qu’effectue le mythe412.
Si l’immense fiasco que constituera Bayreuth, temple idéalement consacré au
peuple transformé en pèlerinage pour la bourgeoisie allemande, montre
combien la réalisation de la politique wagnérienne doit autant à son
efficacité institutionnelle qu’à son efficacité symbolique, le passage par
l’anthropologie permet cependant, croyons-nous, de comprendre, du point
de vue de ses opérations pratiques, la politique du mythe qu’instaure
fantasmatiquement Wagner.

409 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., p.
316. Dans Théories du fascisme allemand, Benjamin voit dans l’ouvrage Guerre et
guerriers, publié sous la direction d’Ernst Jünger, une esthétisation de la guerre qui
n’est « rien d’autre qu’une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au
domaine de la guerre » (trad. fr. in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 201. Souligné
dans le texte).
410 L’aura constitue en effet un double dispositif de dissimulation de l’hétéronomie de

l’art et de son annexion aux pouvoirs d’une part, et d’autre part des pouvoirs eux-
mêmes en tant qu’ils sont masqués par l’apparence de pureté qu’ils confèrent à
l’œuvre à travers l’aura (cf. Bruno Tackels, Petite introduction à Walter Benjamin, Paris,
L’Harmattan, 2001).
411 Sur ces deux dimensions, cf. notamment Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image

et le temps du national-socialisme, Paris, Gallimard, 1996.


412 Cf. Le mythe nazi, op. cit. et Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris,

Christian Bourgois, 1986.


213
Les auteurs

Étienne BALIBAR, né en 1942, est Professeur (Philosophie politique et morale)


à l'Université de Paris X-Nanterre depuis 1994, et Professeur émérite depuis
2002. Depuis 2000, il est Distinguished Professor of Humanities (Department of
French and Italian, Department of English and Comparative Literature) à
l’University of California, Irvine. Il a dirigé la collection "Pratiques Théoriques",
aux Presses Universitaires de France, en collaboration avec Dominique Lecourt,
de 1981 à 2004. Il est membre de plusieurs comités de rédaction.

Grégoire CHAMAYOU, né en 1976, est allocataire-moniteur à l'Université de


Paris X-Nanterre et rédige une thèse sur « L'histoire éthique et politique de
l'expérimentation sur l'homme aux XVIIIe-XIXe siècles », sous la direction de D.
Lecourt.

Lambert DOUSSON est né en 1977. Agrégé de philosophie, allocataire-


moniteur au Département de philosophie de l'Université Paris X-Nanterre, il
prépare, sous la direction de Catherine Perret, une thèse sur "l'inconscient
politique" qui irrigue les "modernités" musicales au XXe siècle. Il est membre
du comité de rédaction de la revue Geste.

Jean-Baptiste de FROMENT, né en 1977, a enseigné à l’université de Paris X-


Nanterre de septembre 2002 à juin 2006. Il poursuit, depuis septembre 2002, un
doctorat sur « Nietzsche et l’historicité », sous la direction de Didier Franck.

Marie GARRAU, née en 1980, allocataire-monitrice à l'Université de Paris X-


Nanterre, rédige une thèse sur « les figures de la vulnérabilité dans les théories
contemporaines de la justice », sous la direction de Christian Lazzeri.

Julie GIOVACCHINI, née en 1978, est rattachée au Centre de Philosophie


Ancienne de Paris X-Nanterre, où elle a exercé les fonctions de Chargée de
Recherche Documentaire de 2001 à 2005. Elle termine un doctorat de
philosophie, intitulé « La Méthode épicurienne et son modèle médical »,
sous la direction de Francis Wolff.

Thierry HOQUET, né en 1973, est Maître de conférences (Philosophie de la


biologie, Philosophie de l’âge classique XVIIe-XVIIIe siècles) à l’Université de

231
Paris X-Nanterre depuis 2004. Il est membre du comité de rédaction de la revue
Corpus.

Salvatore IODICE, né en 1977, prépare actuellement une thèse sur « l'Approche


par la Théorie de la Régulation » à l'Université de Naples "l'Orientale", sous la
direction de Rossella Bonito Oliva. Il a été étudiant à l’Université de Paris X-
Nanterre, où il poursuit ses recherches en collaboration avec J. Bidet.

Alice LE GOFF, née en 1977, est ATER à l'Université de Paris X-Nanterre et


mène une recherche de doctorat intitulée « Repenser l'égalité dans le cadre des
théories contemporaines de la démocratie délibérative », sous la direction de
Christian Lazzeri.

Vanessa NUROCK achève une thèse de philosophie intitulée « Origines et


genèse du sens moral » à l'Université Paris X-Nanterre sous la direction de
Didier Deleule. Elle est ATER au département de philosophie de l'Université
de Reims.

Claire PAGÈS, née en 1979, est allocataire de recherche et monitrice à


l'Université de Paris X-Nanterre. Elle travaille depuis septembre 2005 à un
doctorat consacré à « La négativité chez Hegel et chez Freud », sous la
direction de Catherine Malabou.

Géraldine SFEZ, née en 1977, est ATER à Paris X-Nanterre et prépare une
thèse sur « Enregistrement et dématérialisation : la redéfinition du
monument dans l'art contemporain », sous la direction de Catherine Perret.

Peter SZENDY, né en 1966, enseigne l'esthétique à l'Université de Nanterre


(Paris-X) depuis 2005. Il est également conseiller pour les programmes de la
Cité de la musique à Paris.

Alexandra TORERO-IBAD a été allocataire de recherches de l’École


doctorale de 2002 à 2005. Elle soutient en novembre 2006 une thèse intitulée
« Libertinage et science dans le premier dix-septième siècle : le matérialisme
de Savinien Cyrano de Bergerac », sous la direction de Francine Markovits.

232
Les Cahiers de l’ED 139
Connaissance, langage, modélisation

2005-2006

PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques
Les Cahiers de l’ED 139 publient les actes des séminaires thématiques de
formation doctorale qui se sont déroulés pour chacune des disciplines
rattachées à l’école doctorale Connaissance, langage, modélisation.

Le mot du Président, par Olivier AUDÉOUD………………………… p. 5


Avant-propos, par Michel KREUTZER………………………………... p. 7
Préface, par Bruno LEFEBVRE…………………………………………. p. 9
Intersections philosophiques. Présentation, par T. HOQUET……. p. 17

Transferts………………………………………………………………. p. 23

Immersions…………………………………………………………….. p. 65

Collisions………………………………………………………………. p. 127

Articulations…………………………………………………………… p. 171

Les auteurs……………………………………………………………... p. 231

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