Anthropologie et politique chez Richard Wagner
Anthropologie et politique chez Richard Wagner
Anthropologie et politique chez Richard Wagner
PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques
2005-2006
Publication de l’Université
Paris X Nanterre
Les Cahiers de l’ED 139
Connaissance, langage, modélisation
Philosophie 2005-2006
Intersections philosophiques
Comité scientifique
Bernadette BENSAUDE-VINCENT, PR, université Paris X-Nanterre
Martine de GAUDEMAR, PR, université Paris X-Nanterre
Emily GROSHOLZ, PR, Pennsylvania State University
Philippe HAMOU, MCF, université Paris X-Nanterre
Christian LAZZERI, PR, université Paris X-Nanterre
Giovanni LOMBARDO, PR, università di Messina
Hans-Jörg RHEINBERGER, PR, Max-Planck Institut
für Wissenschaftsgeschichte, Berlin
Baldine SAINT GIRONS, PR, université Paris X-Nanterre
Maryvonne SAISON, PR, université Paris X-Nanterre
Mariafranca SPALLANZANI, PR, università di Bologna
PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques
2005-2006
Sommaire
Le mot du Président, par Olivier AUDÉOUD………………………… p. 5
Avant-propos, par Michel KREUTZER………………………………… p. 7
Préface, par Bruno LEFEBVRE………………………………………….. p. 9
Intersections philosophiques – Présentation, par T. HOQUET…….. p. 17
Transferts
La théorie politique à l’épreuve de la vulnérabilité. À propos
d’une théorie politique du care, par M. GARRAU…………………. p. 23
Repenser l’égalité dans le cadre des théories de la liberté-
capabilité de A. Sen et M. Nussbaum : bilan et pistes de
réflexion, par A. LE GOFF…………………………………………… p. 37
Performative reversals of the name race and the dilemma of the
victims, par E. BALIBAR…………………………………………........ p. 51
Immersions
Anthropomorphisme et déshumanisation du monde selon
Nietzsche, par J.B. DE FROMENT…………………………………….. p. 65
La pluralité des hypothèses chez Cyrano de Bergerac, par
A. TORERO-IBAD……………………………………………………… p. 81
Jeff Wall, « peintre de la vie moderne », par G. SFEZ……………….. p. 95
Darwin contre Darwin, par T. HOQUET……………………………… p. 107
Collisions
Négativités/êtes-vous arrivés à destination ?, par C. PAGÈS………. p. 127
Doit-on guillotiner la loi de Hume ?, par V. NUROCK……………… p. 145
Effictions – du corpus, par P. SZENDY……………………………….. p. 157
Articulations
Philosophie et médecine à la période hellénistique : la sensation,
critère du vrai chez Épicure et Érasistrate, par J. GIOVACCHINI… p. 171
« Fiat experimentum in corpore vili ». Kant et la morale de
l’expérimentation sur l’homme au XVIIIe siècle, par G.
CHAMAYOU………………………………………………………….... p. 187
Anthropologie et politique chez Richard Wagner. Un « faire-
communauté » de la musique, par L. DOUSSON………………….. p. 199
L’approche par la théorie de la régulation. Une analyse des
notions intermédiaires, par S. IODICE……………………………… p. 215
3
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
Anthropologie et politique
chez Richard Wagner.
Un « faire-communauté » de la musique
Lambert DOUSSON
199
est par définition conditionné par ce paradigme »356. La différence entre
pratique et technique se déplace vers le problème consistant à préserver la
double disjonction de l’art d’une part avec l’objet X, quelconque, banal, et
d’autre part avec la marchandise. Appliquée à la musique, la problématique
de l’autonomie repose sur sa double disjonction du simple bruit et de la
musique captée par la rationalité marchande (la « variété »), dont la mani-
festation musicale procède à la fois d’une intériorisation et en même temps
d’une critique des paradigmes du capitalisme. Double dynamique
d’indéfinition de l’art à la lumière de laquelle on peut comprendre, à la fin du
XIXe siècle, les symphonies de Mahler dans lesquelles, tout en faisant éclater
les structures classiques de la forme symphonique, il introduit des fanfares,
des valses viennoises, de véritables moments de cacophonie par superposition
de couches sonores hétérogènes357 ; au début du XXe siècle, la « musique
d’ameublement »358 de Satie qui en même temps met en œuvre une harmonie
non classique, ou l’introduction des sirènes dans Ionisation de Varèse359 et
corrélativement la place de plus en plus importante accordée à la percussion
dans la création musicale, le bruitisme de la musique futuriste360, la simu-
lation du bruit blanc et le naturalisme de la musique spectrale361, le
356 Catherine Perret, Olivier Mosset. La peinture, même, Neuchâtel, Ides et Calendes,
2004, p. 43 : « Pour qui se situe sur le terrain de l’art, la seule question véritablement
brûlante, dans le contexte de la modernité capitaliste, est celle de l’autonomie. »
357 Cf. Lambert Dousson, « Faire corps, (dés)assembler. Sur les pouvoirs politiques de
l’écriture musicale (Wagner, Mahler, Berio) », Geste, n°2, « Assembler / Big Bang au
Centre Pompidou », décembre 2005, p. 52-61.
358 « Il y a tout de même à réaliser une musique d’ameublement, c’est-à-dire une
musique qui ferait partie des bruits ambiants, qui en tiendrait compte. Je la suppose
mélodieuse, elle adoucirait le bruit des couverts, des fourchettes sans les dominer,
sans s’imposer. Elle meublerait les silences pesants parfois entre convives. Elle leur
épargnerait les banalités courantes. Elle neutraliserait en même temps les bruits de la
rue qui entrent dans le jeu sans discrétion. Ce serait répondre à un besoin » (cité in
John Cage, Silence, trad. fr., Paris, Denoël, 2004, p. 37-38).
359 Cf. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 14.
360 Cf. notamment Danielle Cohen-Lévinas, « Peinture et musique futuriste.
362 Cf. notamment, de Steve Reich, Different trains (1988) pour quatuor à cordes et
bande magnétique.
363 Magnus Lindberg, Kraft (1983-1985) pour ensemble de solistes et orchestre. Cf.
musicale, op. cit., les articles suivants : Michaël Lévinas, « La migration des âmes » (p.
67-72) et « Qu’est-ce que l’instrumental ? » (p. 301-308), Pierre-Albert Castanet, « La
musique et son double : l’esthétique de Michaël Lévinas » (p. 73-92), Costin Cazaban,
« Michaël Lévinas ou la quête du concert imaginaire » (p. 169-190).
365 Cf. Martin Kaltenecker, Avec Helmut Lachenmann, Paris, Van Dieren, 2001.
366 Richard Wagner, L’art et la révolution, in Œuvres en prose de Richard Wagner, trad.
fr., Paris, Editions d’aujourd’hui, 1976, tome III, p. 23. Cf. également Richard Wagner,
L’œuvre d’art de l’avenir, op. cit. La généalogie du Drame est développée par Wagner
dans Opéra et Drame, op. cit., tomes IV et V.
201
dispositif esthético-politique qui s’articule autour de trois utopies, dont le
dénominateur commun est une condamnation de la représentation. Utopie
d’une reconfiguration de l’espace sonore et musical de manière autonome, non
référable à des normes extrinsèques, projetée dans la technique du leitmotiv
qui fait éclater les structures normatives de la sphère tonale, consommant la
rupture avec les critères de la représentation musicale367. Utopie d’un opéra
sans orchestre – avec un orchestre invisible368 – et sans scène – avec une scène
invisible369, conduisant à l’éclatement des formes traditionnelles, classiques,
de la représentation scénique – théâtrale et opératique. Utopie d’une
reconfiguration de l’espace social, celui de la salle et de la scène de théâtre ou
d’opéra, à travers la construction du Festspielhaus de Bayreuth, visant
l’abolition de la représentation musicale et théâtrale en tant que pratique
sociale370, et par là la représentation comme système par lequel la collectivité
se réfléchit. Se marque ici le fantasme de projeter sur l’espace social le plan de
consistance de l’espace sonore ; ou pour le dire autrement : de reconfigurer
ce qui est considéré comme continuum social-historique, celui de la
collectivité des auditeurs, assemblée dans une salle de concert, par la
projection sur celui-ci du continuum sonore généré par l’écriture musicale. Et
par là créer une communauté, communauté d’auditeurs métaphorisant une
communauté politique à venir – à l’opposé du théâtre classique où le
367 À propos de L’Or du Rhin, Wagner écrivit à Auguste Röckel : « Je l’ai travaillé
jusqu’à atteindre une unité parfaite : on trouverait difficilement une mesure dans la
partition orchestrale qui ne soit pas développée à partir de motifs précédents »
(Lettre du 25 janvier 1854, citée in Danielle Cohen-Lévinas, « Les fissures dissidentes
du Gesamtkunstwerk : quelques considérations sur les formes lyriques au XXe
siècle », Des notations musicales, op. cit, p. 103.
368 L’orchestre dans la fosse du Festspielhaus de Bayreuth est en effet presque
202
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
Mythologie
Car le problème central du « Festival scénique pour trois journées et une
veille » qu’est la Tétralogie de L’Anneau du Nibelung – L’Or du Rhin, La
Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux – est celui du don, fondement de
l’échange social, « un de ces rocs humains sur lesquels sont bâties nos
sociétés »372. Mauss montre bien que la triade du don qui en fonde la
morale373 – obligation de donner, de recevoir, de rendre – représente la
371 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques,
in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1997, p. 275.
372 Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit., p. 148.
373 « Cette morale [du don] est éternelle ; elle est commune aux sociétés les plus
évoluées, à celles du proche futur et aux sociétés les moins évoluées que nous
puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de
droit, nous parlons d’hommes et de groupes d’hommes parce que ce sont eux, c’est la
société, ce sont des sentiments d’hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de
tout temps et ont agi partout » (Ibid., p. 264). La phrase de Mauss entre étrangement
en résonance avec la nécessité du recours au mythe telle que Wagner l’exprime dans
sa Lettre sur la musique : « De là, je me voyais nécessairement amené à désigner le
mythe comme matière idéale du poète. Le mythe est le poème primitif et anonyme du
peuple, et nous le trouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau
par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le mythe, en effet, les relations
humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et
intelligible seulement à la raison abstraite ; elles montrent ce que la vie a de vraiment
humain, d’éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète,
203
condition même de la socialité, l’échange. Morale éternelle, à valeur
universelle, liant passé, présent et futur, atteignant l’homme concret en son
corps et en son esprit, que le mythe incarne, dont « la valeur intrinsèque […]
provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du
temps, forment aussi une structure permanente [qui] se rapporte
simultanément au passé, au présent et au futur »374. Le mythe irrigue
l’ « œuvre d’art totale » pour exprimer ce « fait social total » qu’est le don
qui, engageant la société dans toutes les dimensions de sa symbolisation –
morale, politique, économique, juridique, religieuse, esthétique –, révèle
dans toute sa concrétude « une structure permanente de la socialité »375.
Or cette logique est radicalement remise en question dans la Tétralogie,
dès l’ouverture de L’Or du Rhin. Elle est même inversée. En refusant de tenir
la promesse qu’il a faite aux géants Fasolt et Fafner – celle de leur offrir Freia
en échange de la construction du Walhala, nouvelle demeure des Dieux –
Wotan transgresse la loi de l’échange dont il est lui-même le garant : il brise
le cercle de l’échange par dons et « le jeu symétrique des obligations qui
s’opère en lui »376. Et c’est parce qu’il y a quelque chose comme un « hau » de
l’Or du Rhin, de l’Anneau du Nibelung, que la faute de Wotan initie un
mécanisme tragique de destruction du monde, contaminant les êtres et les
choses377. La transgression, la perversion initiale de Wotan constitue le
principe de toutes « ces confusions en série qui s’aggravent en s’ajoutant les
unes aux autres, [pour lesquelles] il n’y a pas d’autre issue qu’un
effondrement cosmique »378 : avant que les flammes du bûcher dressé par
Brünnhilde pour la dépouille de Siegfried fassent s’effondrer le Walhala et
signent le Crépuscule des Dieux en même temps que le Rhin déborde, avant
l’assassinat de Gunther et de Siegfried par Hagen et la mort de ce dernier
exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère
individuel, que vous reconnaissez au premier coup d’œil » (cité in Philippe Lacoue-
Labarthe, Musica ficta (Figures de Wagner), Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 46).
374 Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie structurale, Paris,
et figé, mais en mouvement comme le flux continu de l’échange qui distribue les
hommes et les choses au sein d’un univers perpétuellement modifié sous l’impulsion
de sa dynamique interne » (Ibidem, p. 45). « Par et dans les choses échangées se
nouent en effet des liens qui ne se déploient pas au-dehors, et comme à la surface des
individus ou des clans en présence, mais les pénètrent et s’insinuent en eux en les
faisant participer d’une vie commune (Ibid., p. 42).
378Claude Lévi-Strauss, « Note sur la Tétralogie », in Le regard éloigné, Paris, Plon,
1983, p. 323.
204
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
205
contradiction390 liée à cette inversion de la logique du don passe donc par
cette possibilité extrême d’un don qui ne puisse pas être rendue : un
sacrifice391.
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont bien montré, à partir de
leur condamnation par Platon, combien les mythes constituent des
« appareil[s] d’identification »392. Le mythe possède cette double fonction
mimétique d’identification, en ce sens que l’identification s’effectue entre les
spectateurs et la représentation, et entre les spectateurs eux-mêmes : que la
représentation du mythe constitue, par les dispositifs d’identification qu’il
met en œuvre, le canal par lequel les spectateurs accèdent chacun à eux-
mêmes sur ce mode, et se reconnaissent ensemble comme s’identifiant tous
au même mythe. Le leitmotiv ici prend en charge – parce qu’il mime le mythe
en lui servant de véhicule – cette identification, cette capture du spectateur
auditeur qu’induit la mimésis. La musique, à travers ce nouveau mode de
représentation, de signification que génère le leitmotiv393, constitue dès lors
un instrument de pénétration du message du mythe, propre à mettre en
390 « L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une
contradiction » (Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie
structurale, op. cit., p. 264).
391 Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit., p. 166-169. Cf. Bruno Karsenti, Marcel Mauss,
cette condamnation du rôle des mythes suppose qu’on leur reconnaît en fait une
fonction spécifique d’exemplarité. Le mythe est une fiction au sens fort, au sens actif
du façonnement, ou, comme le dit Platon, de la « plastique » : il est donc un
fictionnement, dont le rôle est de proposer, sinon d’imposer, des modèles ou des types
[…] ; types à l’imitation desquels un individu – ou une cité, ou un peuple tout entier
– peut se saisir lui-même et s’identifier. Autrement dit, la question que pose le mythe
est celle du mimétisme, en tant que le mimétisme seul est à même d’assurer une
identité […]. L’orthopédie platonicienne revient donc à redresser le mimétisme au
profit d’une conduite rationnelle, c'est-à-dire logique (conforme au logos). On
comprend pourquoi, du même mouvement, Platon doit aussi épurer l’art, c'est-à-dire
bannir et rituellement expulser de la cité l’art en tant qu’il comporte, dans son mode
de production ou d’énonciation, la mimésis : ce qui vaut essentiellement, mais non
exclusivement, pour le théâtre et la tragédie. Par là s’indique d’ailleurs que le
problème du mythe est toujours indissociable de celui de l’art, moins parce que le
mythe serait une création ou une œuvre d’art collective, que parce que le mythe,
comme l’œuvre d’art qui l’exploite, est un instrument de l’identification. Il est même
l’instrument mimétique par excellence » (Ibid., p. 33-35. Souligné dans le texte). Cf.
également Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, op. cit., p. 57.
393 Sur le leitmotiv, cf. notamment Pierre Boulez, « Le temps re-cherché », in Regards
sur autrui, op. cit., p. 142-165 ; Danielle Cohen-Lévinas, Le présent de l’opéra au XXe
siècle, Paris, Kimé, 2001 et « Les fissures dissidentes du Gesamtkunstwerk », art. cit.
206
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
Ritualité
Mais ce n’est pas un hasard si l’expulsion des artistes de la cité – la
division sociale du travail qui l’exige – par Platon suppose un rituel, comme
l’écrivent Nancy et Lacoue-Labarthe. En effet, si, selon Lévi-Strauss, il faut
« renoncer à chercher le rapport du mythe et du rituel dans une sorte de
causalité mécanique, mais concevoir leur relation sur le plan d’une
dialectique »394, il semble bien au contraire que, pour Wagner, le mythe
constitue « la projection idéologique d’un rite, destinée à fournir un
fondement à celui-ci »395, et symétriquement, le rite comme la réalisation ou
l’effectuation concrète du mythe. En d’autres termes, chez Wagner, « le rite
joue le mythe en action, [et] le mythe fonde le rite en explication »396. Ce à
quoi Wagner tend, c’est une performativité du mythe, en ce sens que le rituel
ne fasse pas seulement l’objet d’une représentation, mais qu’il dépasse les
cadres de la représentation, c'est-à-dire qu’il ne se limite pas à l’espace de la
scène, mais qu’il investisse l’espace de la salle. Le rituel apparaît comme le
moteur de « l’appareil d’identification » qu’est le mythe.
Le rituel constitue le mythe en tant qu’opération d’identification : il
l’effectue, il l’acte. Point crucial du projet esthético-politique de Wagner : il ne
s’agit pas tant de représenter, comme à l’état figé, le mythe et sa « leçon » –
celle de l’échange –, que de montrer le mythe en train de se faire, de se
déployer sous les yeux et les oreilles des spectateurs. Et conférer au mythe
toute son « efficacité symbolique », c'est-à-dire le faire sortir de l’espace-
tableau de la scène pour qu’il emporte les spectateurs : transposer la
mythologie et la ritualité sur l’attitude elle-même des spectateurs – « rituel »
renvoyant ici à une configuration collective d’écoute, régulée397, de la
récitation du mythe, à laquelle les sujets participent plus qu’ils n’y assistent.
La communauté des chevaliers du Graal qui s’expose au dernier acte de
Parsifal ne doit pas être uniquement une symbolisation ou une
métaphorisation – une représentation – de la communauté des spectateurs.
Cette communauté représentée doit se projeter sur l’espace réel de la salle.
cit., p. 267.
395 Ibid., p. 266.
396 Idem, « Religions comparées des peuples sans écriture », in Anthropologie
207
La ritualisation du mythe remet radicalement en question la
représentation classique, théâtrale, puisque les rites représentés sur scène en
appellent à la salle, et opèrent une confusion entre les deux espaces qui (ne)
se font (plus) regard. Il s’agit bien, par le drame, de mettre le public en
transe, de le posséder398. Déjà parce que le drame musical wagnérien vise bien
à ce que la représentation du mythe soit elle-même un mythe. Le faire
communauté qui s’opère dans cette triade du mythe, du rite et du sacrifice
en appelle à l’identification mimétique des spectateurs : que les spectateurs,
assemblés en communauté à l’image de celle des chevaliers du Graal, fassent
corps, et avec la scène, et avec eux-mêmes : avec eux-mêmes par
l’intermédiaire de la scène. Qu’ils miment les chevaliers du Graal, ceux-là
mêmes dont le corps social s’articule autour de ces trois opérations
anthropologiques – l’adoration du Graal commémorant le sacrifice du
Christ –, qui se veulent dès lors non pas représentatives, mais prescriptives et
projectives : c'est-à-dire, non pas le simple miroir d’une société qui se repré-
sente à elle-même sur la scène ou dans le mythe, mais l’opérateur d’une
représentation qui n’est pas la représentation classique. Il s’agit dès lors de
voir quelle est la communauté qui s’avance et quel type de subjectivation le
dispositif wagnérien fantasme.
398Dans son ouvrage La musique et la transe (Paris, Gallimard, 1990), Gilbert Rouget
montre bien que la musique, dans les rituels de transe et de possession, constitue « le
principal moyen de manipuler la transe, mais en la socialisant, beaucoup plus qu’en la
déclenchant » (p. 21. Nous soulignons). Dès lors, écrit-il, « le conditionnement à la
musique de transe ne relève pas de la contrainte naturelle mais bien de l’arbitraire
culturel » (p. 392). « Or l’opéra n’est à mon avis rien d’autre, à bien des égards, qu’un
des avatars de la possession. En lui se réalise, en effet, l’un de ses aspects essentiels, à
savoir l’identification du sujet au héros par les moyens conjoints de la musique et du
spectacle » (p. 409). Cette opérativité socialisatrice de la musique s’applique tout
aussi bien à la complexité formelle que suppose le leitmotiv wagnérien, puisque « à ce
niveau très élémentaire de l’organisation du temps par la musique s’en superpose un
autre qui est, lui, une véritable architecture du temps. Les musiques de possession
n’opèrent pas simplement, contrairement à ce qu’on pense trop souvent, par
répétition et par accumulation ; les devises musicales sont des énoncés mélodiques
ou rythmiques et par conséquent des formes temporelles. Elles sont susceptibles
d’être variées et ornées. Dans le cours de la cérémonie elles se succèdent les unes aux
autres pour former des suites qui doivent être vues comme autant de manières de
renouveler et de développer le temps musical tout en lui conservant son unité,
puisque les pièces qui s’enchaînent appartiennent au même genre. Transformant
ainsi de différentes manières le sentiment du temps et de l’espace, la musique
modifie notre être-dans-le-monde » (p. 236).
208
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
399 Catherine Perret, Les porteurs d’ombre. Mimésis et modernité, Paris, Belin, 2001, p.
102. Sigmund Freud, Totem et tabou, trad. fr., Paris, Payot, 2001. Marcel Mauss, Essai
sur la nature et la fonction du sacrifice, in Œuvres complètes, Paris, Minuit, 1968, tome II.
400 Catherine Perret, op. cit., p. 107.
401 Claude Lévi-Strauss montre en effet que Wagner effectue dans Parsifal la réunion
209
(re)crée par le sacrifice est celle des origines, et l’adoration finale du Graal
métaphorise l’image arrêtée d’une communauté immuable, un présent pur
que la mort douce de la sacrifiée Kundry cristallise403.
Mais il faut bien sentir toute la différence de la fonction du sacrifice telle
que Mauss a pu l’analyser, et la manière dont il s’opère chez Wagner. On
doit en effet comprendre qu’à l’inverse de ce que Mauss décrit, et que
Catherine Perret met en évidence, le sacrifice wagnérien conduit non pas à
établir un certain mode de représentation selon l’écart : il en vient à tout
simplement abolir toute représentation. En effet, dans Les porteurs d’ombre,
Catherine Perret, partant de l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de
Mauss, montre comment la victime sacrificielle devient un signe, c'est-à-dire
un opérateur de représentation, dont la modalité est le double, l’écart. Avant
que s’effectue le sacrifice proprement dit, s’opère un processus de
victimisation par laquelle la victime se charge progressivement de cette
double représentativité404. La victime sacrifiée porte ainsi une ambivalence
par laquelle elle dédouble la réalité, devient une « instance de différenciation
et de dédoublement »405, entre le divin et le profane, le pur et l’impur, la vie
et la mort, la sainteté et le péché, parce que les actions rituelles de
préparation de la victime conduisent simultanément à sacraliser et à
désacraliser l’objet du sacrifice406.
Le sacrifice génère donc un régime de représentation qui instaure une
séparation, une coupure qui laisse subsister un écart entre un « signifiant »
et un « signifié » tout en laissant subsister un contact – non fusionnel – entre
ces deux instances. En tant qu’opération, le sacrifice dédouble donc le réel, et
cette doublure permet une mise en contact médiatisée entre les deux parts
du réel, autorisant une mise en ordre du monde : en cela la victime sacrifiée
devient un signe, mais qui signifie par l’écart, qui met en rapport en
séparant. Or quelle est l’opération qui s’effectue chez Wagner ? Dans un
premier temps, il semble bien que le sacrifice instaure et ordonne cette
doublure du monde : le sacrifice de Kundry sanctionne la fin de la confusion
dangereuse entre Montsalvat et Klingsor, et montre leur séparation,
permettant par là un contact renoué de la communauté de Montsalvat avec
elle-même. Mais comme l’a montré Lévi-Strauss, entre les deux mondes,
« pas question […] de rétablir ou d’instaurer une médiation entre eux. Par
210
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
Esthétisation de la politique
Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin écrit :
Comme l’allégorie au XVIIe, la nouveauté devient au XIXe siècle le canon des
images dialectiques. Aux magasins de nouveautés s’adjoignent les journaux.
La presse organise le marché des valeurs de l’esprit, où se produit d’abord
une hausse. Les non-conformistes s’insurgent de voir l’art ainsi livré au
marché. Ils se rassemblent sous la bannière de « l’art pour l’art ». De ce mot
d’ordre naît la conception de l’œuvre d’art totale, qui tente de calfater l’art
face au développement de la technique. La solennité avec laquelle se célèbre
ce culte fait pendant au pouvoir des distractions qui transfigure la marchan-
dise (Benjamin (Walter), Paris, capitale du XIXème siècle, trad. fr. in Œuvres III,
Paris, Gallimard, 2000, p.61).
La vérité est que venait de voir le jour, par la musique (par la technique),
le premier art de masse.
408 Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, op. cit., p. 18. Souligné dans le texte.
212
Les Cahiers de l’ED 139 – vol. Philosophie
409 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., p.
316. Dans Théories du fascisme allemand, Benjamin voit dans l’ouvrage Guerre et
guerriers, publié sous la direction d’Ernst Jünger, une esthétisation de la guerre qui
n’est « rien d’autre qu’une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au
domaine de la guerre » (trad. fr. in Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 201. Souligné
dans le texte).
410 L’aura constitue en effet un double dispositif de dissimulation de l’hétéronomie de
l’art et de son annexion aux pouvoirs d’une part, et d’autre part des pouvoirs eux-
mêmes en tant qu’ils sont masqués par l’apparence de pureté qu’ils confèrent à
l’œuvre à travers l’aura (cf. Bruno Tackels, Petite introduction à Walter Benjamin, Paris,
L’Harmattan, 2001).
411 Sur ces deux dimensions, cf. notamment Éric Michaud, Un art de l’éternité. L’image
231
Paris X-Nanterre depuis 2004. Il est membre du comité de rédaction de la revue
Corpus.
Géraldine SFEZ, née en 1977, est ATER à Paris X-Nanterre et prépare une
thèse sur « Enregistrement et dématérialisation : la redéfinition du
monument dans l'art contemporain », sous la direction de Catherine Perret.
232
Les Cahiers de l’ED 139
Connaissance, langage, modélisation
2005-2006
PHILOSOPHIE
Intersections philosophiques
Les Cahiers de l’ED 139 publient les actes des séminaires thématiques de
formation doctorale qui se sont déroulés pour chacune des disciplines
rattachées à l’école doctorale Connaissance, langage, modélisation.
Transferts………………………………………………………………. p. 23
Immersions…………………………………………………………….. p. 65
Collisions………………………………………………………………. p. 127
Articulations…………………………………………………………… p. 171