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in 2010
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ŒUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES
DE
GUSTAVE FLAUBERT
MADAME BOVARY
MŒURS DE PROVINCE
ILLUSTRATIONS
DE
PIERRE LAPRADE
EDITION DU CENTENAIRE
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT' ANDREA, L. MARCEROU ^ Cie
I92I
ŒUVRES COMPLETES ILLUSTREES
DE
GUSTAVE FLAUBERT
MADAME BOVARY
MŒURS DE PROVINCE
ILLUSTRATIONS
DE
PIERRE LAPRADE
^
F^DITION DU CENTENAIRE
84s
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU ^' Cie
I92I
A
MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD
MEMBRE DU BARREAU DE PARIS
EX -PRESIDENT DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
ET ANCIEN MINISTRE DE L'INTÉRIEUR
GUSTAVE FLAUBERT.
dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre
la beaucoup de poussière; c'était là \e genre.
muraille, en faisant
Mais, soitn'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il
qu'il
n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait
encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coilïures
d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil,
du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet
de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a
des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde
et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires;
puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de
velours et de poil de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se
terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en sou-
tache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop
mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était
neuve; la visière brillait.
Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons,
L'ne fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme,
dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porce-
laine, ne rentrant le soir qu'après le spectacle et fréquentant les
cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose; il en fut indigné,
se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans
MADAME BOVARY 5
Puis l'orgueil s'était révolté. Alors elle s'était tue, avalant sa rage dans
un stoïcisme muet, qu'elle garda jusqu'à sa mort. Elle était sans cesse
en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se
rappelait l'échéance des billets, obtenait des retards; et, à la maison,
repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait leurs
mémoires, tandis que, sans s'inquiéter de rien. Monsieur, continuel-
lement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait
que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin
du feu, en crachant dans les cendres.
Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré
chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. La mère le nourrissait
de confitures son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le
;
philosophe, disait même qu'il pouvait bien aller tout nu, comme les
lui racontait des histoires, s'entretenait avec lui dans des mono-
conjuguer son verbe au pied d'un arbre. La pluie venait les inter-
rompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours
content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de
mémoire.
Charles ne pouvait en rester là; Madame fut énergique. Hon-
teux, ou fatigué plutôt. Monsieur céda sans résistance, et l'on attendit
encore un an que le gamin eût fait sa première communion.
Six mois se passèrent encore et, l'année d'après, Charles fut dé-
;
Le programme des cours, qu'il lut sur l'afiiche, lui fit un effet
d'étourdissement; cours d'anatomie, cours de pathologie, cours de
physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique,
et de clinique, de thérapeutique, sans compter l'hygiène ni la ma-
et
tière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient
comme autant de portes de sanctuaires pleins d'augustes ténèbres.
Il n'y comprit rien il avait beau écouter, il ne saisissait pas.
;
fallait une femme. Elle lui en trouva une; la veuve d'un huissier de
Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.
Quoiqu'elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée
comme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de
partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de
les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues
vant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis,
s'habiller comme elle l'entendait, harceler par son ordre les clients
qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches,
et l'écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son
cabinet, quandy avait des femmes.
il
Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n'en plus
humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal; on s'en allait, la solitude lui
devenait odieuse; revenait-on près d'elle, c'était pour la voir mourir,
sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous
ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et,
l'ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins:
il l'oubliait, il en aimait une autre! On lui avait bien dit qu'elle serait
Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit d'un
cheval qui s'arrêta juste à la porte. La bonne
ouvrit la lucarne du
grenier et parlementa quelque temps avec un homme resté en bas,
dans la rue. Il venait chercher le médecin il avait une lettre. Nastasie
;
parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons,
luxe des basses-cours cauchoises. La la grange
bergerie était longue,
était haute, à murs lisses comme main.
y avait sous le hangar
la Il
peut-être, et un peu sèche aux phalanges; elle était trop longue aussi,
et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce qu'elle avait
de beau, c'étaient les yeux; quoiqu'ils fussent bruns, ils semblaient
noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec
une hardiesse candide.
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault
lui-même, k pre?idre un morceau, avant de partir.
Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux couverts,
avec des timbales d'argent, y étaient mis sur une petite table, au
pied d'un grand lit à baldaquin revêtu d'une indienne à personnages
représentant des Turcs. On sentait une odeur d'iris et de draps humi-
des qui s'échappait de la haute armoire en bois de chêne, faisant
face à la fenêtre. Par terre, dans les angles, étaient rangés, debout,
des sacs de blé. C'était le trop plein du grenier proche, où l'on montait
par trois marches de pierre. Il y avait, pour décorer l'appartement,
accrochée à un clou, au milieu du mur dont la peinture verte s'écaillait
sous le salpêtre, une tête de Minerve au crayon noir, encadrée de do-
rure, et qui portait au bas, écrit en lettres gothiques: «A mon cher
papa. »
Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises;
elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle
Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galan-
terie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le
même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille,
courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus
des banderoUes. Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres
suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se
fondait. Elle était sur le seuil; elle alla chercher son ombrelle, elle
l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil,
éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-
dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d'eau, une à
une, tomber sur la moire tendue.
estima que cette défense de la voir était pour lui comme un droit de
l'aimer. Et puis la veuve était maigre; elle avait les dents longues; elle
portait en toute saison un dont la pointe lui descendait
petit châle noir
entre les omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en
façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles avec
les rubans de ses souliers larges s'entre-croisant sur des bas gris.
La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au
bout de quelques jours, la bru semblait l'aiguiser à son fil; et alors,
comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions
et leurs observations. Il avait tort de tant manger! Pourquoi toujours
oflFrir la goutte au premier venu ? Quel entêtement que de ne pas vou-
il est vrai, possédait encore, outre une part de bateau évaluée six
sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l'en consola tant
qu'il put.
— Je sais ce que c'est! disait-il en lui frappant sur l'épaule;
j'ai été comme vous, moi aussi! Quand j'ai eu perdu ma pauvre dé-
funte, j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied
d'un arbre, je pleurais, j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises;
j'aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches,
qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et
quand je pensais que d'autres, à ce moment-là, étaient avec leurs
bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais
de grands coups par terre avec mon bâton; j'étais quasiment fou,
que je ne mangeais plus; l'idée d'aller seulement au café me dégoûtait,
vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant
l'autre, un printemps sur un hiver, et un automne par-dessus un été,
ça a coulé brin à brin, miette à miette; ça s'en est allé, c'est parti,
c'est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose
au fond, comme qui dirait... un poids, là, sur la poitrine! Mais puisque
c'est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et,
parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous secouer,
monsieur Bovary; ça se passera! Venez nous voir; ma fille pense à
vous de temps à autre, savez- vous bien, et elle dit comme ça que vous
l'oubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous ferons tirer un lapin
dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva
tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire. Les
MADAME BOVARY 21
D'autre part, la mort de sa femme ne l'avait pas mal servi dans son
métier, car on avait répété durant un mois « Ce pauvre jeune homme
: !
cahiers de musique, les petits livres qu'on lui avait donnés en prix
et les couronnes en feuilles de chêne, abandonnées dans un bas d'ar-
moire. Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui
tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre
sur sa tombe. Mais le jardinier qu'ils avaient n'y entendait rien; on
était si mal servi! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant
l'hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît
peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l'été; — et,
jours aux Bertaux. La dernière journée s'était écoulée comme les pré-
cédentes, à reculer de quart d'heure en quart d'heure. Le père Rouault
lui fit la conduite; ils marchaient dans un chemin creux, ils s'allaient
sans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander
son avis. Allez-vous-en donc; je m'en vais retourner chez nous. Si
c'est entendez-moi bien, vous n'aurez pas besoin de revenir,
oui,
à cause du monde, et d'ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous
ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand l'auvent de la
fenêtre contre le mur vous pourrez le voir par derrière, en vous pen-
:
Et il s'éloigna.
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans
le sentier; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-
de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute,
rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant
bien peur de salir ses gants. Comme il n'y avait point assez de valets
d'écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient
leurs manches et s'y mettaient eux-mêmes. Suivant leur position
sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes.
MADAME BOVARY 27
des habits- vestes ; —
bons habits, entourés de toute la considération
d'une famille, et qui ne sortaient de l'armoire que pour les solennités;
redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à
poches larges comme des sacs vestes de gros drap, qui accompagnaient
;
Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s'écartaient des têtes,
on était rasé de près; quelques-uns même qui s'étaient levés dès
avant l'aube, n'ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des ba-
lafresen diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures
d'épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu'avait enflam-
mées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques
roses toutes ces grosses faces blanches épanouies.
La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s'y rendit
à pied, et l'on revint de même, une fois la cérémonie faite à l'église.
délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes avec
les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides,
28 MADAME BOVARY
attendait qu'elle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de soie neuf
sur la tête et les parements de son habit noir lui couvrant les mains
jusqu'aux ongles, donnait le bras à madame Bovary mère. Quant
à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout ce monde-là, était venu
simplement avec une redingote à un rang de boutons d'une coupe
militaire, il débitait des galanteries d'estaminet à une jeune paysanne
blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre. Les autres
gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches
dans le dos, s'excitant d'avance à la gaieté; et, en y prêtant l'oreille,
on entendait toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer
dans la campagne. Quand il s'apercevait qu'on était loin derrière lui,
il s'arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane
son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait
à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de son violon,
pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de l'instrument
faisait partir de loin les petits oiseaux.
C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée.
II y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à
la casserole, trois gigots et,au milieu, un joli cochon de lait rôti,
flanqué de quatre andouilles à l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau-
de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse
épaisse autour des bouchons, et tous les verres, d'avance, avaient été
remplis de vin, jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui
flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient,
dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en
arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yve-
tot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays,
il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au dessert, une
pièce montée qui fit pousser des cris. A la base, d'abord c'était un
carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades
et statuettes de stuc tout autour dans des niches constellées d'étoiles
en papier doré; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de
Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, rai-
MADAME BOVARY 29
alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des
poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes
sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames.
Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d'avoine jusqu'aux naseaux
eurent du mal à entrer dans les brancards; ils ruaient, se cabraient,
les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient; et toute la
nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles
emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées,
sautant par-dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus,
avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir
les guides.
Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la
cuisine. Les enfants s'étaientendormis sous les bancs.
La mariée avait supplié son père qu'on lui épargnât les plaisan-
teries d'usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même
avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles) com-
mençait à soufiler de l'eau avec sa bouche par le trou de la serrure,
quand le père Rouault arriva juste à temps pour l'en empêcher, et
lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas
de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, céda difficilement à
ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa le père Rouault d'être
fier, et il alla se joindre dans un coin à quatre ou cinq autres des invités
qui, ayant eu par hasard plusieurs fois de suite à table les bas morCeaux
30 MADAME BOVARY
des viandes, trouvaient aussi qu'on les avait mal reçus, chuchotaient
sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts.
Madame Bovary mère n'avait pas desserré les dents de. la journée.
On ne l'avait la toilette de la bru, ni sur l'ordonnance
consultée ni sur
du de bonne
festin; elle se retira heure. Son époux, au lieu de la suivre,
envoya chercher des cigares à Saint-Victor et fuma jusqu'au jour,
tout en buvant des grogs au kiiscli, mélange inconnu à la compagnie
et qui fut pour lui comme la source d'une considération plus grande
encore.
Charles n'était point de complexion facétieuse, il n'avait pas
brillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calem-
bours, mots à double entente, compliments et gaillardises que l'on
se fit un devoir de lui décocher dès le potage.
Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C'est
lui plutôt que l'on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la
mariée ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose.
Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient,
quand elle passait près d'eux, avec des tensions d'esprit démesurées.
Mais Charles ne dissimulait rien. Il l'appelait ma femme, la tutoyait,
s'informait d'elle à chacun, la cherchait partout, et souvent il l'entraî-
nait dans les cours, où on l'apercevait de loin, entre les arbres, qui lui
elle le tenait par un bras, à l'autre était accroché son panier; le vent
agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise qui lui passaient
quelquefois sur la bouche, et, lorsqu'il tournait la tête,
voyait près il
de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement,
sous la plaque d'or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle
les lui mettait de temps en temps dans la poitrine. Comme c'était
vieux tout cela! Leur fils, à présent, aurait trente ans! Alors il regarda
derrière lui,il n'aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une
Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste
encore, il s'en revint tout droit chez lui.
M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures.
Les voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de
leur médecin.
La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s'excusa
de ce que le dîner n'était pas prêt, et engagea Madame, en attendant,
à prendre connaissance de sa maison.
V
cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute leur his-
toire. Venait ensuite, s 'ouvrant immédiatement sur la cour, où se
trouvait l'écurie, une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui
servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de
vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d'instruments de culture hors de
service, avec quantité d'autres choses poussiéreuses dont il était
impossible de deviner l'usage.
Le jardin, plus long que large, entre deux murs de bauge
allait,
dans une carafe, un bouquet de fleurs d'oranger, noué par des rubans
de satin blanc. C'était un bouquet de mariée, le bouquet de l'autre!
Elle le regarda. Charles s'en aperçut, il le prit et l'alla porter au gre-
nier, tandis qu'assise dans un fauteuil (on disposait ses aflPaires autour
d'elle), Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé
dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu'on en ferait, si par
hasard, elle venait à mourir.
Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des changements
dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des
papiers neufs, repeindre l'escalier et faire des bancs dans le jardin,
tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment s'y
prendre pour avoir un bassin à jet d'eau avec des poissons. Enfin son
mari, sachant qu'elle aimait à se promener en voiture, trouva un hoc
d'occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-
crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.
donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas
Il était
à ses bagues, à son fichu; quelquefois, il lui donnait sur les joues de
gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits baisers à la file tout
le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu'à l'épaule;
bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il fallait
dt passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.
VI
à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-
là le culte de Marie Stuart et des vénérations enthousiastes à l'endroit
des femmes ou infortunées. Jeanne Darc, Héloïse, Agnès
illustres
Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se déta-
chaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire,
où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans
aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant,
quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélémy, le pa-
nache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où
Louis XIV était vanté.
A de musique, dans des romances qu'elle chantait, il
la classe
cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une mar-
guerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la
poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous
des tonnelles aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets
grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques,
qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres
à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au pre-
mier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ;
—
le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon
le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de. ses en-
thousiasmes, qui avait aimé l'église pour ses fleurs, la musique pour
les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations pas-
sionnelles, s'insurgeait devant les mystères de la foi, de même qu'elle
s'irritait davantage contre la discipline, qui était quelque chose
Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte
au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui
se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit
sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord
des golfes le parfum des citronniers; puis, le soir, sur la terrasse des
villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant
des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient
produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui
pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s'accouder sur le
balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage
écossais, avec un mari vêtu d'un habit de velours noir à longues bas-
ques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des man-
chettes !
dait à manger, et, comme la bonne était couchée, c'était Emma qui
le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait
les uns après les autres tous les gens qu'il avait rencontrés, les villages
où il avait été, les ordonnances qu'il avait écrites, et satisfait de lui-
même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait
une pomme, vidait sa carafe, puis s'allait se mettre au lit, se couchait
sur le dos et ronflait.
Comme il avait eu longtemps l'habitude du bonnet de coton,
son foulard ne lui tenait pas aux oreilles; aussi ses cheveux, le matin,
étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de
son oreiller, dont cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait
les
toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais
obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l'empeigne se con-
tinuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que
c'était bien assez bon pour la campagne.
Sa mère l'approuvait en cette économie; car elle le venait voir
comme autrefois, lorsqu'il y avait eu chez elle quelque bourrasque
un peu violente et cependant
; madame Bovary mère semblait prévenue
contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position
de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une
grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait
suffi pour vingt-cinq plats! Elle rangeait son linge dans ses armoires
et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande.
Emma recevait ces leçons madame Bovary les prodiguait et les mots
; ;
' L.
VIII
avec celui des voix y rententissait comme dans une église. En face
montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin
conduisait à la salle de billard, dont on entendait, dès la porte, caram-
boler les boules d'ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon,
Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé
sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement,
en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands
cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en
lettres noires. Elle lut « Jean-Antoine d'Andervilliers d'Yverbonville,
:
Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lam-
pes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre
dans l'appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait
contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis; et de tous
ces grands carrés noirs bordés d'or sortaient, çà et là, quelque portion
plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regar-
daient, des perruques se déroulant sur l'épaule poudrée des habits
rouges, ou bien la boucle d'une jarretière en haut d'un mollet
rebondi.
Le marquis ouvrit la porte du salon; une des dames se leva (la
marquise elle-même), vint à la rencontre] d'Emma et la fit asseoir
près d'elle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement,
comme si elle la connaissait depuis longtemps. C'était une femme de
la quarantaine environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traî-
étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes
à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d'évê-
que, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit
suyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d'un large chiffre, d'où
sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient
l'air jeune, tandis que quelque chose de mûr s'étendait sur le visage
Après le souper, où il
y eut beaucoup de vins d'Espagne et de
vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d'amandes, des pud-
Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur
un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit
le Vicomte, et le violon recommença.
On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du
corps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la^ taille
58 MADAME BOVARY
cambrée, coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser,
le
le corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les
après dîner.
— Tu fumes donc } demanda-t-elle.
— Quelquefois, quand l'occasion se présente.
Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.
Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n'était point prêt. Madame
s'emporta. Nastasie répondit insolemment.
6o MADAME BOVARY
— Partez! dit Emma. C'est se moquer, je vous chasse.
Il y avait soupe à l'oignon, avec un morceau
pour dîner, de la
Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'ar-
les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin^
elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre
apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles
mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours
dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait
des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu
s'élargit autour de lui, et cette auréole qu'il avait, s'écartant de sa
figure, s'étala plus ou loin, pour illuminer d'autres rêves.
Paris, plus vaste que l'Océan, miroitait donc aux yeux d'Emma
dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s'agitait en ce
tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux
distincts. Emma n'en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient
tous les autres et représentaient à eux seuls l'humanité complète.
Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants,
dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes
d'un tapis de velours à crépines d'or. Il y avait là des robes à queue,
de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires.
Venait ensuite la société des duchesses on y était pâle on se levait
; ;
64 MADAME BOVARY
à quatre heures femmes, pauvres anges! portaient du point d'An-
; les
glace, prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber
sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner
vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris.
Charles à la neige, à la pluie, chevauchait par les chemins de
traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait
son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des sai-
gnées, écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du
linge sale; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie,
des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sen-
tant frais, à ne savoir, même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était
pas sa peau qui parfumait sa chemise.
Elle le charmait par quantité de délicatesses ; c'était tantôt une
manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier,
un volant qu'elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire vd'un
66 MADAME BOVARY
mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles,
jusqu'au bout, avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui
portaient à leur montre un paquet de breloques; elle acheta des bre-
loques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu,
et, quelque temps après, un nécessaire d'ivoire, avec un dé de vermeil.
Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduc-
tion. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la
douceur de son foyer. C'était comme une poussière d'or qui sablait
tout du long le petit sentier de sa vie.
Il se portait bien, il avait bonne mine; sa réputation était établie
tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu'il n'était pas fier.
Il caressait les enfants, n'entrait jamais au cabaret, et, d'ailleurs,
alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l'air frais pour se calmer.
devant eux, tout rentrait chez soi. Et jusqu'à la nuit, cinq ou six
hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant
la grande porte de l'auberge.
L'hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés
de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres
dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures
du soir, il fallait allumer la lampe.
Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La
rosée avait laissé sur les choux des guipures d'argent avec de longs
fils clairs qui s'étendaient de l'un à l'autre. On n'entendait pas d'oiseaux,
tout semblait dormir, l'espalier couvert de paille et la vigne comme
un grand serpent malade sous chaperon du mur, où l'on voyait,
le
en arabesque. C'étaient des airs que l'on jouait ailleurs, sur les théâtres,
que l'on chantait dans les salons, que l'on dansait le soir sous des
lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu'à Emma. Des
sarabandes à n'en plus finir se déroulaient dans sa tête, et, comme
une bayadère sur les fleurs d'un tapis, sa pensée bondissait avec les
notes se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand
j
elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les in-
solents plaisirs avec tous les éperduments qu'elle ne connaissait pas
et qu'ils devaient donner.
Elle pâlissait et avait des battements de cœur. Charles lui admi-
nistra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce que l'on es-
sayait semblait l'irriter davantage.
En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ;
viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre.
Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rap-
prochent, les haies disparaissent un fagot de fougères se balance
;
d'appui, est bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras
si
qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d'une patte
sur la Charte et tenant de l'autre les balances de la justice.
Mais ce qui attire le plus les yeux, c'est, en face de l'auberge du
Lion d'or, la pharmacie de M. Homais! Le soir, principalement, quand
son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellis-
sent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de
couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux de Bengale,
s'entrevoit l'ombre du pharmacien accoudé sur son pupitre. Sa maison,
du haut en bas, est placardée d'inscriptions écrites en anglaise, en ronde,
MADAME BOVARY 79
en moulée « Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs,
:
les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait,
de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme
et de leur bonne le billard retentissait d'éclats de rire trois meuniers,
: :
— Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre :
vous verrez le Café français fermé, et avec une belle affiche sur les
auvents!... Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-
même, lui qui m'est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel,
dans le temps de la chasse, j'ai mis coucher jusqu'à six voyageurs!...
Mais ce lambin d'Hivert qui n'arrive pas!
— L'attendez-vous pour le dîner de vos messieurs } demanda le
pharmacien. "^«^
— L'attendre? Et M. Binet donc! A six heures battant vous
allez le voir entrer, car son pareil n'existe pas sur la terre pour -l'exac-
titude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle! On le tuerait
plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté qu'il est! et si difficile
pour le cidre! Ce n'est pas comme M. Léon lui, il arrive quelquefois
;
pas à ce qu'il mange. Quel bon jeune homme! Jamais un mot plus
haut que l'autre.
— C'est qu'il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu'un
qui a reçu de l'éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d'une redingote bleue, tombant droit d'elle-niême
8
82 MADAME BOVARY '
dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux
de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez
lui un tour, oîi il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il
ment, je voudrais qu'on saignât les prêtres une fois par moi. Oui,
madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l'in-
térêt de la police et des mœurs!
—
Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie!
vous n'avez pas de religion!
MADAME BOVARY 85
Le pharmacien répondit:
— J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous,
avec leurs momeries et leurs jongleries! J'adore Dieu, au contraire!
Je crois en l'Être suprême, à un Créateur, quel qu'il soit, peu m'im-
porte, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen
et de père de famille; mais je n'ai pas besoin d'aller, dans une église,
baiser des plats d'argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs
qui se nourrissent mieux que nous! Car on peut l'honorer aussi bien
dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte
éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c'est le Dieu de Socrate,
de Franklin, de Voltaire et de Béranger! Je suis pour la Profession
de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 Aussi je !
C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant
jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la
route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas
étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée,
et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche
de poussière, que les pluies d'orage même
ne lavaient pas tout à fait.
Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète., et,
lorsqu'on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.
86 MADAME BOVARY
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place ;
ils par-
laient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des
bourriches Hivert ne savait auquel répondre. C'était lui qui faisait
:
autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières
à la nage ; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après
douze ans d'absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir,
à cheval...
— Mais, Léon 'adressant à madame Bovary, rien n'est
reprit s
— Il en est de même
des paysages de montagnes, reprit Léon.
J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me disait
qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades,
l'effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d'une grandeur
mon cher? Eh! l'autre jour, dans votre chambre vous chantiez VAnge
gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez
cela comme un acteur,
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite
pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son
propriétaire, qui déjà s'était tourné vers le médecin et lui énumérait
les uns après les autres les principaux habitants d'Yonville. Il racontait
des anecdotes, donnait des renseignements; on ne savait pas au juste
lafortune du notaire, ^i il y avait la maison Tuvache qui faisait beau-
coup d'embarras.
Emma reprit:
— Et quelle musique préférez-vous }
habiter pour
Paris, mon finir droit.
— C'est comme l'honneur,
j'avais pharmacien, de dit le l'expri-
mer monsieur votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s'est
à
enfui; vous vous trouverez, grâce aux folies qu'il a faites, jouir d'une
des maisons les plus confortables d'Yonville. Ce qu'elle a principale-
ment de commode pour un médecin, c'est une porte sur V Allée
qui permet d'entrer et de sortir sans être vu. D'ailleurs, elle est fournie
de tout ce qui est agréable à un ménage: buanderie, cuisine avec
office, salon de famille, fruitier, etc. C'était un gaillard qui n'y re-
MADAME BOVARY CI
— éprouvé
J'ai cela, répondit-elle.
— C'est pourquoi, dit-il, j'aime surtout les poètes. Je trouve
les vers plus tendres que la prose, et qu'ils font bien mieux
pleurer.
— Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma, main-
et
cœur, doux,
s'écartent, il me semble, du vrai but de l'Art. Il est si
parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée
Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination
rapide et referma la fenêtre.
Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent
arrivés; mais en entrant à l'auberge, il ne trouva personne que,
M. Binet attablé.
Ce dîner de la veille était un événement considérable
pour lui ;
conversation.
Charles était triste la clientèle n'arrivait pas. Il demeurait assis
;
pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet
ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s'employa chez lui
comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier
avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les
96 MADAME BOVARY
affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les
lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir,
on pria M. Homais d'être parrain. Il donna, pour cadeaux, tous produits
de son établissement, à savoir: six boîtes de jujubes, un bocal entier
de racahout, trois coifins de pâte à la guimauve, et de plus, six bâtons
de sucre candi qu'il avait retrouvés dans un placard. Le soir de la
cérémonie, il y eut un grand dîner; le curé s'y trouvait; on s'échauffa.
M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens M. Léon ^
répondit par une citation de la Guerre des dieux; le curé voulut partir;
les dames suppliaient ; Homais s'interposa ; et l'on parvint à faire
rasseoir l'ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe,
sa demi-tasse de café à moitié bue.
M. Bovary père resta encoreun mois à Yonville, dont il éblouit
les habitants par un superbe bonnet de police à galons d'argent,
qu'il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la Place. Ayant aussi
MADAME BOVARY 99
l'habitude de boire beaucoup d'eau-de-vie, souvent il envoyait la
servante au Lion d^or lui en acheter une bouteille, que l'on inscrivait
au compte de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute
la provision d'eau de Cologne qu'avait sa bru.
Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru
le monde: il parlait de Berlin, de Vienne', de Strasbourg, de son temps
d'officier, des maîtresses qu'il avait eues, des grands déjeuners qu'il
avait faits, puis il même, soit dans
se montrait aimable, et parfois
l'escalier ou au jardin, ilen s'écriant « Charles,
lui saisissait la taille :
Madame Bovary dit qu'elle allait voir son enfant, mais qu'elle
commençait à être lasse.
— Si... reprit Léon, n'osant poursuivre.
— Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle.
lOO MADAME BOVARY
Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l'accompagner. Dès
le soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme
sur lui et lui retenant son pas qu'il mesurait sur les siens ; devant eux
un essaim de mouches en bourdonnant dans l'air chaud.
voltigeait,
Ils reconnurent maison à un vieux noyer qui l'ombrageait.
la
voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misère.
Madame Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux
peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis, elle recoucha la
lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par ^n que
le capitaine...
102 MADAME BOVARY
— Achevez plus vite, dit Emma.
— Eh bien! chaque
reprit la nourrice, poussant des soupirs entre
mot, j'ai peur ne se fasse une tristesse de me voir prendre du
qu'il
café toute seule vous savez, les hommes...
;
dans l'eau leur écorce grise ; au delà, tout alentour, la prairie semblait
vide; c'était l'heure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et
son compagnon n'entendaient en marchant que la cadence de leurs
pas sur la terre du sentier, les paroles qu'ils se disaient, et le frôlement
de la robe d'Emma qui bruissait tout autour d'elle.
Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de
bouteilles, étaient chauds comme le vitrage d'une serre. Dans les briques
des ravenelles avaient poussé; et du bord de son ombrelle déployée,
madame Bovary, tout en passant, faisait s'égrener en poussière jaune
un peu de leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvre-
feuilles et des clématites qui pendaient au dehors traînait un moment
sur la soie, en s'accrochant aux eflilés.
Ils causaient d'une troupe de danseurs espagnols, que l'on
çaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur
les envahir tous les deux. C'était comme un murmure de l'âme, pro-
fond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d'étonnement
à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s'en raconter la sen-
sation ou en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les
rivages des tropiques, projettent sur l'immensité qui les précède leurs
mollesses natales, une brise parfumée, et l'on s'assoupit dans cet eni-
vrement, sans même s'inquiéter de l'horizon que l'on n'aperçoit pas.
La terre, à un endroit, se trouvait efl"ondrée par le pas des bes-
tiaux; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans
la boue. Souvent elle s'arrêtait une minute à regarder où poser sa
bottine, et chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en
l'air, la taille penchée, l'œil indécis, elle riait alors, de peur de tomber
dans les flaques d'eau.
tout aller dans son ménage, et détestant les corsets; mais, si lente —
à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d'un aspect si commun et d'une
conversation si restreinte, qu'il n'avait jamais songé, quoiqu'elle eût
trente ans, qu'il en eût vingt, qu'ils couchassent porte à porte, et qu'il
lui parlât chaque jour, qu'elle pût être une femme pour quelqu'un,
ni qu'elle possédât de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite,
qu'y avait-il } Binet, quelques marchands,
deux ou trois cabaretiers,
le curé, et enfin M. Tuvache,
le maire, avec ses deux fils, gens cossus,
ment qu'elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait.
De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son
dos, et qui, s'appâlissant graduellement, peu àpeu se perdait dans
l'ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège,
en bouffant, pleins de plis, et s'étalait jusqu'à terre. Quand Léon,
parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s'écartait, comme
s'il eûtmarché sur quelqu'un.
Lorsque la partie de cartes était finie, l'apothicaire et le médecin
I08 MADAME BOVARY
jouaient aux dominos, et Emma,
changeant de place, s'accoudait
sur la table, à feuilleter VIllustration. Elle avait apporté son journal
de modes. Léon se mettait près d'elle; ils regardaient ensemble les
gravures et s'attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de
lui dire des vers; Léon les déclamait d'une voix traînante et qu'il
charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort
brutalement :
de lin que l'on établissait. L'apothicaire avait emmené avec lui Na-
poléon et Athalie, pour leur faire faire de l'exercice, et Justin les
accompagnait, portant des parapluies sur son épaule.
Rien pourtant n'était moins curieux que cette curiosité un :
avait sa casquette enfoncée sur les sourcils, et ses deux grosses lèvres
tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide;
son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait
étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.
Pendant qu'elle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation
une sorte de volupté dépravée, Léon s'avança d'un pas. Le froid qui
le pâlissait semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce;
MADAME BOVARY III
et son grand œil bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus lim-
pide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire.
— Malheureux! s'écria tout à coup l'apothicaire.
Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de
chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l'ac-
cablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin
lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu
un couteau; Charles offrit le sien.
—
Ah! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche; comme un
paysan !
10
114 MADAME BOVARY
Elle entendit des pas dans l'escalier c'était Léon. Elle se leva,
;
— Non, répondit-elle.
— Pourquoi }
— Parce que...
Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée
de fil gris.
^\.
r-^.
c:?
— Il est si bon!
Le Bovary. Mais cette tendresse à son
clerc affectionnait M.
endroit l'étonna d'une façon désagréable; néanmoins il continua
Il6 MADAME BOVARY
son éloge, qu'il entendait faire à chacun, disait-il, et surtout au phar-
macien.
—Ah! c'est un brave homme, reprit Emma.
— Certes, reprit le clerc.
Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fort né-
gligée leur prétait à rire ordinairement.
— Qu'est-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mère
de famille ne s'inquiète pas de sa toilette.
Puis elle retomba dans son silence.
Il en fut de même les jours suivants: ses discours, ses manières,
tout changea. On
prendre à cœur son ménage, retourner à l'égUse
la vit
un charme glacial, comme l'on frissonne dans les églises sous le par-
fum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même n'échap-
paient point à cette séduction. Le pharmacien disait: C'est une —
femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une
sous-préfecture. Les bourgeoises admiraient son économie, les clients
sa politesse, les pauvres sa charité.
Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette
robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudi-
ques n'en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon,
et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l'aise se délecter
en son nnage. La vue de sa personne troublait la volupté de cette
méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas puis en sa présence
;
diminuer. Elle aurait voulu que Léon s'en doutât, et elle imaginait
des hasards, des catastrophes qui l'eussent facilité. Ce qui la retenait,
sans doute, c'était la paresse ou l'épouvante, et la pudeur aussi. Elle
songeait qu'elle l'avait repoussé trop loin, qu'il n'était plus temps,
que tout était perdu. Puis l'orgueil, la joie de se dire: « Je suis ver-
tueuse, )) et de se regarder dans la glace en prenant des poses rési-
gnées, la consolait un peu du sacrifice qu'elle croyait faire.
Alors, les appétits de la chair, les convoitises d'argent et les
mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souf-
Bovary: —
Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas. Il fourra
le catéchisme dans sa poche et s'arrêta, continuant à balancer entre
voulez-vous! nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul.
Mais M. Bovâry, qu'est-ce qu'il en pense.''
— Lui! avec un geste de dédain.
fit-elle
— Quoi, répliqua bonhomme tout étonné, ne vous ordonne
le il
d'un songe.
— C'est que vous passiez main sur votre la front. J'ai cru qu'un
étourdissement vous prenait. Puis, se ravisant Mais vous : me deman-
diez quelque chose ? Qu'est-ce donc ? Je ne sais plus.
— Moi? Rien... rien... répétait Emma; et son regard, qu'elle
promenait autour d'elle, s'abaissa lentement sur le vieillard à sou-
tane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans parler.
— Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir
avant tout, vous savez; il faut que j'expédie mes garnements. Voilà
les premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris,
j'en ai peur! Aussi, à partir de l'Ascension, je les tiens recta tous les
mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants! On ne saurait
les diriger trop tôt dans la voie du Seigneur, comme du reste il nous
l'a recommandé lui-même par la bouche de son divin Fils. Bonne
santé, madame, mes respects à monsieur votre mari! Et il entra dans
l'église, en faisant dès la porte une génuflexion.
Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs,
marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l'épaule, et avec
ses deux mains entr 'ouvertes, qu'il portait en dehors.
Puis elle tourna sur ses talons, tout d'un bloc, comme une statue
sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé,
la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient
derrière elle.
— Etes-vous chrétien ?
La
petite fille bientôt revint plus près encore, contre ses genoux;
et s'yappuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant
qu'un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.
—
Laisse-moi! répéta la jeune femme tout irritée. Sa figure
épouvanta l'enfant, qui se mit à crier.
—
Eh! laisse-moi donc, fit-elle en la repoussant du coude, et
Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cui-
vre elle s'y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita
;
C'est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est
laide!
Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie
(où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum),
il trouva sa femme debout auprès du berceau.
— Puisque que ce ne sera rien, dit-il en la baisant
je t'assure
II
I30 MADAME BOVARY
— Oui, adieu; partez!
s'avancèrent l'un vers l'autre;
Ils tendit il la main, elle hésita.
—A donc,
l'anglaise abandonnant
fit-elle, la sienne, tout en
s 'efforçant de rire.
disparut.
Quand il fut sous les halles, cacha derrière un
il s'arrêta; et il se
pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche
avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la
ques, qui d'un seul bond s'étalèrent tous, et il resta droit, plus im-
mobile qu'un mur de plâtre. Léon se mit à courir.
Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à
ménagez-vous !
pluie tomba; elle crépitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut,
les poules chantèrent; des moineaux battaient des ailes dans les buissons
humides, et les flaques d'eau sur le sable emportaient en s 'écoulant
les fleurs roses d'un acacia,
— - Ah! qu'il doit être loin déjà! pensa-t-elle.
M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie,
pendant le dîner.
— Eh bien! en nous avons donc tantôt embarqué
dit-il s'asseyant,
notre jeune homme }
— répondit
Il médecin. Puis
paraît, tournant sur
le chaise: se sa
Et quoi de neuf chez vous }
posée sur son gousset. Ainsi vous êtes dans un jardin public, je sup-
pose un quidam se présente, bien mis, décoré même, et qu'on
:
nue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se
lie davantage il vous mène au café, il vous invite à venir dans sa
;
maison de campagne, vous fait faire entre deux vins toutes sortes
de connaissances, et, les trois quarts du temps, ce n'est que pour
flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches perni-
cieuses.
— C'est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtout aux ma-
ladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants
de la province.
Emma tressaillit.
— A cause du changement de régime, continua le pharmacien,
et de la perturbation qui en résulte dans l'économie générale. Et
puis, l'eau de Paris, voyez- vous! les mets de restaurateurs! toutes
ces nourritures épicées finissent par vous échaufïer le sang et ne valent
pas, quoi qu'on en dise, un bon pot-au-feu. J'ai toujours, quant à
moi, préféré la cuisine bourgeoise: c'est plus sain! Aussi, lorsque
j'étudiais à Rouen pharmacie, je m'étais mis en pension dans une
la
pension ;
je mangeais avec les professeurs.
Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sym-
pathies personnelles, jusqu'au moment où Justin vint le chercher
pour un lait de poule qu'il fallait faire.
—Pas un instant de répit! s'écria-t-il, toujours à la chaîne!
Je ne peux sortir une minute! Il faut, comme un cheval de labour,
être à suer sang et eau! Quel collier de misère!
Puis quand il fut sur la porte: A propos, dit-il, savez-vous la
nouvelle ?
— Quoi donc }
- C'est qu'il est fort probable, reprit Homais en dressant ses
sourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que les Comices
MADAME BOVARY 133
avec des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux
abandonnés. C'était cette rêverie que l'on a sur ce qui ne reviendra
plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette
douleur, enfin, que vous apportent l'interruption de tout mouvement
accoutumé, la cessation brusque d'une vibration prolongée.
Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tour-
billonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un déses-
poir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave,
plus vague; il était nombreux comme une foule, plein de luxe lui-
même et d'irritations. Mais au souvenir de la vaisselle d'argent et
des couteaux de nacre, elle n'avait pas tressailli si fort qu'en se
rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des
conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et péné-
trantes que le chant des flûtes et que l'accord des cuivres des ;
regards qu'elle avait surpris lançaient des feux, comme les giran-
doles de cristal, et l'odeur de sa chevelure et la douceur de son
haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu'à la bouffée
des serres chaudes et qu'au parfum des magnolias. Quoiqu'il fût
séparé d'elle, il ne l'avait pas quittée, il était là, et les murailles de
la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher
sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il
s'était assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses
petits flots le long de la berge glissante. Ils s'y étaient promenés
bien des fois, à ce même murmure des ondes sur les cailloux cou-
verts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes
MADAME BOVARY I35
tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie
faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle...
Ah! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible
d'une félicité! Comment n'avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il
se présentait? Pourquoi ne l'avoir pas retenu à deux mains, à deux
genoux, quand il voulait s'enfuir? Et elle se maudit de n'avoir pas
aimé Léon; elle eut soif de ses lèvres. L'envie la prit de courir le re-
joindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire: C'est moi je suis à toi »
f ! !
il
y pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voya-
geurs abandonné sur la neige ; elle se précipitait vers lui, elle se blotis-
bleu; elle choisit, chez L'Heureux la plus belle de ses écharpes elle ;
boucles molles, en nattes tressées elle se fit une raie sur le côté de la
;
une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lec-
tures sérieuses, de l'histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois,
Charles se réveillait en sursaut, croyant qu'on venait le chercher
pour un malade :
fines, ses yeux vous regardaient d'une manière vague. Pour s'être
découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de
sa vieillesse.
Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même elle eut un
crachement de sang, et, comme Charles s'empressait, laissant aper-
cevoir son inquiétude :
—
Ah bah! répondit-elle, qu'est-ce que cela fait.''
Charles s'alla réfugier dans son cabinet et il pleura les deux ;
coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête
phrénologique.
Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent
ensemble de longues conférences au sujet d'Emma.
A quoi se résoudre? que faire, puisqu'elle se refusait à tout
traitement }
chines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient
leurs cous par les barreaux. La foule, s 'encombrant au même endroit
sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture
de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas et l'on s'y
poussait, moins pour acheter des médicaments que pour prendre
des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais
dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné
les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin
que tous les médecins.
Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent la :
avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaî-
tre. La Huchette, en effet, était un domaine près d'Yonville, dont il
venait d'acquérir le château, avec deux fermes qu'il cultivait lui-
même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon, et passait
—
Qui t'a prié de venir? Tu importunes toujours Monsieur et
Madame! Les mercredis, d'ailleurs, ta présence m'est plus indis-
MADAME BOVARY I4I
avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines; il revoyait Emma
dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait.
— Oh! je l'aurai! s'écria-t-il en écrasant, d'un coup de bâton,
une motte de terre devant lui.
Et, aussitôt, il examina la partie politique de l'entreprise. Il
se demandait :
— C'est qu'elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des
vrilles! Et ce teint pâle!... Moi, qui adore les femmes pâles!
Au haut de la côte d'Argueil, sa résolution était prise.
— Il n'y a plus qu'à chercher les occasions. Eh bien! j'y passerai
quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille; je me ferai
saigner, s'il lenous deviendrons amis, je les inviterai chez moi...
faut;
Ah! parbleu! ajouta-t-il, voilà les Comices bientôt; elle y sera, je la
verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c'est le plus sûr.
VIII
peaux tricolores pendaient aux fenêtres entr 'ouvertes; tous les cabarets
étaient pleins et par le beau temps qu'il faisait, les bonnets empesés,
;
les croix d'or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige,
miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée
la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les
Ils'en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l'on entendait
de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bour-
geoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l'on
admirait surtout, c'étaient deux longs ifs couverts de lampions qui
flanquaient une estrade où s'allaient tenir les autorités; et il y avait de
plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules,
portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d'ins-
criptions en lettres d'or. On lisait sur l'un : Au Commerce ; sur
l'autre : A l'Agriculture ; sur le troisième : A l'Industrie ; et sur le
^
—
Quelle bêtise quelle bêtise avec leur baraque de toile Croient-
! !
ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme
— Cela vous semble drôle, n'est-ce pas moi qui reste toujours ?
—
C'est autre chose Mais qu'est-ce que la culture vous regarde ?
!
—
Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou
12
146 MADAME BOVARY
que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science!
Ainsi, moi, j'ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de
plus de soixante-douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication
et de ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j'ai
vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ru-
minant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les mou-
cherons qui bourdonnaient autour d'elles. Des charretiers, les bras
nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à
pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allon-
geant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se re-
posaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois; et sur la
sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C'était Lestibou-
dois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l'église.
plaindre.
152 MADAME BOVARY
— Ah! VOUS trouvez Rodolphe. ? fit
— Car vous
enfin..., reprit-elle, êtes libre.
Elle hésita:
— Riche.
— Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu'elle ne se moquait pas, quand un coup de canon
retentit; aussitôt, on se poussa pêle-mêle, vers le village.
C'était une fausse alerte. M. le préfet n'arrivait pas; et les mem-
bres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s'il fallait
commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage,
traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher
en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps de crier Aux armes : !
dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des
fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule,
entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face,
debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait ap-
porté là toutes celles qu'il avait déménagées de la prairie, et même
il courait à chaque minute en chercher d'autres dans l'église, et
causait un tel encombrement par son commerce, que l'on avait grand'-
peine à parvenir jusqu'au petit escalier de l'estrade.
—Moi, je trouve, dit M. L'Heureux (s 'adressant au pharmacien,
qui passait pour gagner sa place), que l'on aurait dû planter là deux
mâts vénitiens, avec quelque chose d'un peu sévère et de riche comme
nouveautés, c'eût été d'un fort joli coup d'œil.
154 MADAME BOVARY
—Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous ? c'est le
maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n'a pas grand goût, ce pauvre
Tuvache, il est même complètement dénué de ce qui s'appelle le génie
des arts.
Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au pre-
mier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et comme elle
était vide, il avait déclaré que l'on y serait bien pour jouir du spectacle
plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous
le buste du monarque, et, les ayant approchés de l'une des fenêtres,
« Messieurs,
« Qu'il me
permis d'abord (avant de vous entretenir de
soit
l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr,
sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre
justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque,
messieurs, à notre souverain, ce roi bien-aimé à qui aucune branche de
la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige
à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'État parmi les périls
incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la
paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les
beaux-arts. »
aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les
préjugés d'un autre âge, pour méconnaître encore l'esprit des popu-
lations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans
les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d'intel-
le devoir, c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau,
en
fort, s'agite bas, terre à terre, comme ce rassemblement d'imbéciles
que vous voyez. Mais l'autre, l'éternelle, elle est tout autour et au-
dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous
éclaire.
M. Lieuvain venait de s'essuyer la bouche avec son mouchoir
de poche. Il reprit :
lité de l'agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins } qui donc fournit
à notre subsistance ? N'est-ce pas l'agriculteur ? L'agriculteur, mes-
sieurs, qui, ensemençant d'une main laborieuse les sillons féconds des
campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen
158 MADAME BOVARY
d'ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et de là transporté
dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne
un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N'est-ce pas l'agri-
culteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants
troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous,
car comment nous nourririons-nous sans l'agriculteur? Et même,
messieurs, est-il besoin d'aller si loin chercher des exemples ? Qui
n'a souvent réfléchi à toute l'importance que l'on retire de ce modeste
animal, ornement de nos basses-cours qui fournit à la fois un oreiller
moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et
des œufs ? Mais je n'en finirais pas, s'il fallait énumérer les uns après
les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu'une
mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c'est la vigne; ailleurs,
ce sont les pommiers à cidre; là, le colza; plus loin, les fromages; et
le lin messieurs, n'oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières
années un accroissement considérable et sur lequel j'appellerai plus
particulièrement votre attention. »
un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon,
si souvent, était revenu vers elle; et par cette route, là-bas, qu'il était
parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout
se confondit, des nuages passèrent: il lui sembla qu'elle tournait
encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et
«Soixante-dix francs! »
resté.
« Fumiers. »
13
l62 MADAME BOVARY
— Comme ce demain,
je resterais autres jours, toute ma
soir, les vie !
aussi complet.
« A M. Bain, de Givry-Saint-Martin. »
président ; il se hâtait.
« Engrais flamand, — culture du lin, — drainage, baux à longs
termes, — services de domestiques. »
— Vas-y!
— Non.
— A gauche!
— N'aie pas peur!
— Ah! qu'elle est bête!
— Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache.
— Oui!... la voilà!
— Qu'elle approche donc!
Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de
maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres
vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long
des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un
béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de rei-
nette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux
longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges,
la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien en-
croûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles
fussent rincées d'eau claire; et à force d'avoir servi, elles restaient
entr 'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble té-
moignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité
monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri
n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle
avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle
se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse; et, intérieurement
effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en
habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait
tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi
la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. xA.insi
et il se mit à dans
lui crier l'oreille :
ticle sur les Comices. Homais l'avait composé, de verve, dès le len-
demain :
enfin, il parut.
lendemain des Comices:
Il s'était dit, le
— D'un autre!
Et il se cacha la figure entre les mains.
— Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me
désespère ! Ah ! pardon !... Je vous quitte... Adieu... J'irai loin...
les carreaux, dans l'ombre. Ah! vous ne saviez guère qu'il y avait là,
L'amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger
que sa femme était à sa disposition, et qu'il comptait sur sa com-
plaisance.
MADAME BOVARY 171
le pommeau de sa cravache.
— Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout!
de la prudence ! Et il agita son journal en les regardant s'éloigner.
Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe
galopait à côté d'elle. Par moments, ils échangeaient une parole. La
figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle
s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes! ils partirent ensemble
d'un seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s'arrêtèrent,
et son grand voile bleu retomba.
On était aux premiers jours d'octobre. Il y avait du brouillard
sur la campagne. Des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, entre le
contour des collines; et d'autres, se déchirant, montaient, se per-
daient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon
de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville avec les jardins
au bord de l'eau, les cours, les murs et le clocher de l'église. Emma
fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce
pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur
1^2 MADAME BOVARY
OÙ ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s'évapo-
d'eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se
tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans
l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
—J'ai tort, j'ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
— Pourquoi?... Emma! Emma!
— Oh! Rodolphe!... lentement fit la jeune femme en se penchant
sur son épaule.
Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle ren-
versa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et défaillante, tout
en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle
s'abandonna.
Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant
entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d'elle,
— Quoi ?
— Sors-tu ce demanda-t-elle.
soir ?
— Oui, pourquoi ?
bres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l'étreinte
de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage.
MADAME BOVARY I77
Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle pro-
fondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la trans-
figurait.
Elle se répétait: J'ai un amant! un amant! se délectant à cette
idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue.
Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du
bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose
de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité
bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa
pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas,
dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
Alors rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et
elle se
14
178 MADAME BOVARY
Un
matin que Charles était sorti dès avant l'aube, elle fut prise
par la de voir Rodolphe à l'instant. On pouvait arriver
fantaisie
promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans
Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fk
haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie,
où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle.
Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison
de son amant, dont les deux girouettes à queue d'aronde se décou-
paient en noir sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait
être le château. Elley entra, comme si les murs, à son approche, se
fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers
le corridor. Emma tourna la clanche d'une porte, et tout à coup,
miroir à barbe. Souvent même elle mettait entre ses dents le tuyau
d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons
et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau. Il leur fallait un
bon quart d'heure pour les adieux. Alors Emma pleurait; elle aurait
voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort
qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un jour, la voyant survenir à
i^^^
^V-^
X
de sa malice.
MADAME BOVARY l8l
— Oui, en balbutiant;
dit-elle viens de chez nourrice où je la
est mon enfant.
— Ah! bien! bien! Quant à moi, que vous me voyez,
fort fort tel
entendait seulement, de temps à autre, tinter les poids dans les ba-
lances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des
conseils à son élève.
MADAME BOVARY 183
— Pourquoi ?
avait fait un grand serment qu'il ne trouvait pas non plus du meilleur
goût.
D'ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger
des miniatures, on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle
l86 MADAME BOVARY
demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en
signe d'alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir
ou des voix de de sa mère, à elle, et
la nature; puis elle l'entretenait
de sa mère, à lui. Rodolphe
perdue depuis
l'avait vingt ans. Emma,
néanmoins, l'en consolait avec des mièvreries de langage, comme on
eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en
regardant la lune :
Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes sui-
vantes :
« Théodore Rouault. »
Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier.
Les fautes d'orthographe s'y enlaçaient les unes aux autres; et Emma
poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers, comme une
poule à demi cachée dans une haie d'épines. On avait séché l'écriture
avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la
lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant
vers l'âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu'elle
n'était plus auprès de lui, sur l'escabeau, dans la cheminée, quand elle
faisait brûler le bout d'un bâton à la grande flamme des joncs marins
qui pétillaient!... Elle se rappela des soirs d'été tout pleins de soleil.
Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient...
Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles,
lejour était blanc, l'atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui
poussait des éclats de rire.
La petite fille au milieu de l'herbe
se roulait alors sur le gazon,
qu'on fanait. Elle était couchée à plat ventre, en haut d'une meule.
Sa bonne la retenait par la jupe, Lestiboudois ratissait à côté, et,
chaque fois qu'il s'approchait, elle se penchait en battant l'air de
ses deux bras.
-- Amenez-la-moi! dit sa mère, se précipitant pour l'embrasser.
Comme je t'aime, ma pauvre enfant, comme je t'aime !
15
194 MADAME BOVARY
dans un journal..., tout le monde peut-être ne comprendrait pas ;
quelques heures. Mais à peine l'œdème eut-il un peu disparu, que les
deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l'appareil,
et en l'y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours
après, Hippolyte n'y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois
la mécanique, tout en s 'étonnant beaucoup du résultat qu'ils aper-
longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur
sur le sale oreiller où s'abattaient les mouches. Madame Bovary le
venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes et le
—
C'est que tu t'écoutes trop lève-toi donc tu te dorlotes
! !
glotant :
Redresser des pieds bots! est-ce qu'on peut redresser les pieds bots?
c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu!
Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son
malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Ca-
nivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu'à Yonville;
aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune obser-
vation, et abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts
plus sérieux de son négoce.
Ce fut dans le village un événement considérable que cette
amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants,
ce jour-là, s'étaient levés de m^eilleure heure, et la grande rue,
bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme
s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier
En marche !
ne comprenait rien, qui ne sentait rien. Car il était là, tout tranquil-
lement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait
désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l'aimer,
et elle s'était repentie en pleurant d'avoir cédé à un autre!
— Mais c'était peut-être un valgus exclama soudain Bovary, qui
!
méditait.
Au choc imprévu de cette phrase, tombant sur sa pensée comme
une balle de plomb dans un plat d'argent, Emma tressaillant leva
la tête pour deviner ce qu'il voulait dire et ils se regardèrent
;
Elle soupira.
— Nous irions vivre ailleurs... quelque part...
— Tu es vraiment! folle, dit-il en riant. Est-ce possible?
tourna la conversation.
Ce ne comprenait pas, c'était tout ce trouble dans une chose
qu'il
aussi simple que l'amour. Elle avait un motif, une raison, et comme
un auxiliaire à son attachement.
Cette tendresse, en effet, chaque jour s'accroissait davantage sous
la répulsion du mari, et plus elle se livrait à l'un, plus elle exécrait
l'autre ;
jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les
doigts aussi carrés, l'esprit aussi lourd, les façons si communes qu'après
ses rendez- vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble.
Alors, tout en faisant l'épouse et la vertueuse, elle s'enflammait à
l'idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle
vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de
cet homme enfin qui possédait tant d'expérience dans la raison; tant
204 MADAME BOVARY
d'emportement dans le désir! C'était pour lui qu'elle se limait les
ongles avec un soin de ciseleur, et qu'il n'y avait jamais assez de cold-
cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se char-
geait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle
emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait
son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend
un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du
linge, et de toute la journée Félicité ne bougeait de la cuisine, où
le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait tra-
vailler.
Le coude sur la longue planche, où elle repassait, il considérait
avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour
de lui, les
jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse,
vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
— A quoi cela sert-il } demandait le jeune garçon en passant
sa main sur la crinoline ou les agrafes.
— Tu n'as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité,
comme si ta patronne, madame Homais, n'en portait pas de pareils.
— Ah bien oui ! madame Homais !
de son tablier les deux pièces de cent sous qu'il lui avait rendues.
Elle se promettait d'économiser, afin de rendre plus tard...
— Ah bah! songea-t-elle. Charles n'y pensera plus.
— M'aimes-tu ?
— Mais oui, je t'aime ! répondait-il.
— Beaucoup ?
— Certainement!
— Tu n'en as pas aimé d'autres, hein.'*
— Crois-tu m'avoir pris vierge? exclamait-il en riant.
2o8 MADAME BOVARY
Emma pleurait, et il s'efforçait de la consoler, enjolivant de
calembours ses protestations.
—
Oh! c'est que je t'aime! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir
me passer de toi, sais-tu bien ? J'ai quelquefois des envies de te revoir
où toutes les colères de l'amour me déchirent. Je me demande Où :
est-il.' il parle
Peut-être à d'autres femmes? il Elles lui sourient,
s'approche... Oh! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a
de plus belles, mais moi je sais mieux aimer! Je suis ta servante et
ta concubine tu es mon roi
! mon idole tu es bon tu es beau tu
! ! ! !
es intelligent! tu es fort!
Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient
pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses:
et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement,
laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours
les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme
si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité
des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient
murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la can-
deur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés
cachant médiocres
les affections ;
—
comme si la plénitude de l'âme
ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque
personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni
de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est
comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser
les ours,quand on voudrait attendrir les étoiles.
Mais avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui,
dans n'importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aper-
çut en cet amour d'autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pu-
deur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de
souple et de corrompu. C'était une sorte d'attachement idiot plein
d'admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l'en-
gourdissait; et son âme s'enfonçait en cette ivresse et s'y noyait, ra-
tatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.
MADAME BOVARY 209
dans la
l'avait surprise compagnie d'un homme, un homme à collier
brun, d'environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s'était
vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire, mais la bonne
dame s'emporta, déclarant qu'à moins de se moquer des mœurs, on
devait surveiller celles des domestiques.
— De quelmonde êtes-vous ? dit la bru avec un regard tellement
impertinent, quç madame Bovary lui demanda si elle ne défendait
point sa propre cause.
— Sortez! fit la jeune femme se levant d'un bond.
— Emma! maman! s'écriait Charles pour les rapatrier. .
Mais elles s'étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspéra-
tion. Emma trépignait en répétant :
16
210 MADAME BOVARY
En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de
marquise, en lui disant:
— Excusez-moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son
lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l'oreiller.
attendait depuis trois quarts d'heure, quand tout à coup elle aperçut
Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d'ouvrir la fenêtre, de
l'appeler; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.
Bientôt pourtant il lui sembla que l'on marchait sur le trottoir.
— Ah! tu savais!
si reprit-elle.
Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant
les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si
— Mais... Rodolphe.
reprit
— Quoi donc ?
— Et ta fille.?
Elle quelques minutes,
réfléchit puis répondit :
l'amertume des choses qu'elle allait abandonner ? Mais elle n'y prenait
garde, au contraire elle vivait comme perdue dans la dégustation
;
Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards
amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un soufile fort écartait
ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombra-
geait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste
habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses
212 MADAME BOVARY
selon les hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa
voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi;
voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle
apprît le piano. Ah! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand
ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands
chapeaux de paille; on les prendrait de loin pour les deux sœurs.
Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la
tagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des
dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathé-
drales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de
cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait
par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes ha-
billées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des
mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont
la vapeur s 'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyra-
mides au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau.
Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des
filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes.
basse à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord
de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en
hamac et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements
;
de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contem-
pleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait
apparaître, rien de particulier ne surgissait; les jours tous magnifiques
se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon
infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se
mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort,
et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait
les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents
de la pharmacie.
Elle avait fait venir M. L'Heureux et lui avait dit!
— J'aurais besoin d'un manteau, un grand manteau, à long
collet,doublé.
— Vous partez en demanda-t-il.
voyage.''
— Non! mais... n'importe, je compte sur vous n'est-ce pas .f*
et vivement!
MADAME BOVARY 21
Il s'inclina.
de son enfant. Rodolphe évitait d'en parler; peut-être qu'elle n'y pen-
sait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer
d'août se passa, et après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait
irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi
Enfin, le samedi, l 'avant-veille, arriva.
2l6 MADAME BOVARY
Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
— Tout est-il prêt ? lui demanda-t-elle.
— Oui.
Alors ils firent le tour d'une plate-bande, et allèrent s'asseoir
près de la terrasse, sur la margelle du mur.
— Tu es triste, dit Emma.
— Non, pourquoi ?
peut-être.
— Jamais impétueusement. Et, en se rapprochant de lui
! fit-elle :
— Tu as les passeports ?
— Oui.
— Tu n'oublies rien }
• — Non.
— Tu en es sûr ?
2l8 MADAME BOVAR\^
— Certainement.
— C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras?
A midi ?
—A demain! cria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans la
prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta, et quand il la
vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre comme
un fantôme, il fut pris d'un tel battement de cœur qu'il s'appuya
contre un arbre pour ne pas tomber.
—
Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement.
N'importe, c'était une jolie maîtresse!
Et aussitôt la beauté d'Emma, avec tous les plaisirs de cet
amour, lui réapparurent. D'abord, il s'attendrit, puis il se révolta
contre elle.
que, s'appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui
semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution
qu'il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense
intervalle.
Alors, afin de ressaisir quelque chose d'elle, il alla chercher dans
l'armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuit de Reims où
il enfermait d'habitude ses lettres de femmes, et il s'en échappa une
odeur de poussière humide et de roses flétries. D'abord il aperçut un
mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C'était un mou-
choir à elle, une fois qu'elle avait saigné du nez, en promenade il ;
Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers
dans la cour d'un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur,
que rien de vert n'y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi
que les enfants, n'y laissait pas même, comme eux, son nom gravé
sur la muraille.
— Allons, se dit-il, commençons!
Il écrivit :
— Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe; j'agis dans son in-
térêt ;
je suis honnête.
Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous
X
l'abîme où je vous entraînais, pauvre ange.'' Non, n'est-ce pas Vous .f*
comme on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une ex-
périence alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse,
qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée
de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre
position future. Moi non plus, je n'y avais pas réfléchi d'abord, et je
me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mance-
nillier, sans prévoir les conséquences. »
— Elle va peut-être croire que c'est par avarice que j'y renonce.
Ah ! n'importe! tant pis, il faut en finir!
« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il
nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indis-
crètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être? L'outrage, à vous !
Oh!... et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! Moi qui
emporte votre pensée comme un talisman Car je me punis par l'exil !
de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où.'* Je n'en sais rien, je
suis foii! Adieu! Soyez toujours bonne! Conservez le souvenir du
malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant,
qu'il le redise dans ses prières. »
dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s'ar-
rêta devant la porte du grenier, qui était fermée.
Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la
de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide; les cailloux
du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient im-
mobiles; au coin de la rue, il partit d'un étage inférieur une sorte de
ronflement à modulations stridentes. C'était Binet qui tournait.
Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde et elle
relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait
d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l'en-
224 MADAME BOVARY
tendait, elle l'entourait de ses deux bras, et des battements de cœur
qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier,
s'accéléraient l'un après l'autre, à intermittences inégales. Elle jetait
les yeux tout autour d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi
n'en pas finir? Qui la retenait donc? Elle était libre. Et elle s'avança,
elle regarda les pavés en se disant Allons allons : ! !
Et tendit
il corbeille, qu'elle repoussa doucement.
la
— Sens donc! Quelle odeur! en passant sous
fit-il la lui le nez à
plusieurs reprises.
— J'étouffe! en se levant d'un bond.
s'écria-t-elle
Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut puis :
—
;
17
226 MADAME BOVARY
L'enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou.
Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix saccadée :
—
Non, non, personne!
Elle s'évanouit encore. On la porta sur son lit. Elle restait éten-
due, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat,
immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses
yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l'oreiller.
Charles, debout, se tenait au fond de l'alcôve, et le pharmacien,
près de lui, gardait ce silence méditatif qu'il est convenable d'avoir
dans les occasions sérieuses de la vie.
— Rassurez-vous, en poussant coude,
dit-il lui le je crois que
le paroxysme passé. est
— Oui, repose un peu maintenant répondit Charles, qui
elle ! la re-
— Et la lettre .? et la lettre ?
avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger
sa première tartine de confiture. Les forces lui revinrent; elle se levait
fleurs de dalhia. Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle,
qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sen-
timent. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait;
il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans
en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la com-
mode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa
retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes
séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône
au milieu d'or,
des saints tenant des palmes vertes. Dieu le Père tout éclatant de
majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges
aux ailes de flammes pour l'emporter dans leurs bras.
232 MADAME BOVARY
Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la
chose la plus belle qu'il fût possible de rêver; si bien qu'à présent
elle s'efforçait d'en ressaisir la sensation, qui continuait cependant,
mais d'une manière moins exclusive et avec une douceur aussi pro-
fonde. Son âme, courbaturée d'orgueil, se reposait enfin dans l'humilité
chrétienne; et savourant le plaisir d'être faible, Emma contemplait
en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux enva-
hissements de la Grâce une large entrée. Il existait donc à la place
du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de
tous les autres amours, sans intermittence ni fin, et qui s'accroîtrait
éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état
de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel,
et où elle aspira d'être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta
des chapelets ; elle porta des amulettes dans sa
; elle souhaitait avoir
chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes,
pour le baiser tous les soirs.
Le curé s'émerveillait de ces dispositions, bien que la religion
d'Emma, trouvait-il, pût à force de ferveur, finir par friser l'hérésie
et même l'extravagance. Mais, n'étant pas très versé dans ces matières,
sitôt qu'elles il écrivit à M. Boulard,
dépassaient une certaine mesure,
librairede Monseigneur, de envoyer quelque chose de fameux
lui
pour une personne du sexe, qui était pleine d'esprit. Le libraire, avec
autant d'indifférence que s'il eût expédié de la quincaillerie à des
nègres, vous emballa pêle-mêle, tout ce qui avait cours pour lors dans
le négoce des livres pieux. C'étaient de petits manuels par demandes
fond de son cœur; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu'une
momie de roi dans un souterrain. Mais une exhalaison s'échappait de
ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de
tendresse l'atmosphère d'immaculation où elle voulait vivre. Quand
elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait
au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu'elle murmurait jadis
à son amant, dans les épanchements de l'adultère. C'était pour aviver
sa foi, faire venir la croyance; mais aucune délectation ne descendait
des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment
vague d'une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n'était
qu'un mérite de plus; et dans l'orgueil de sa dévotion, Emma se
comparaît à ces grandes dames d'autrefois, dont elle avait rêvé la
gloire sur un portrait de La Vallière, et qui traînant avec tant de
majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en
des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes
d'un cœur que l'existence blessait.
Alors elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des
habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ;
Elle voulut lui apprendre à lire; Berthe avait beau pleurer, elle ne
s'irritait plus. C'était un parti pris de résignation, une indulgence
234 MADAME BOVARY
pharmacien poursuivit :
—
C'est comme dans la Bible; il y a... savez-vous... plus d'un
détail... piquant, des choses... vraiment... gaillardes !
sinier ! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux
bouts; il une existence dévergondée qui excite un peu l'ima-
leur faut
gination. Mais ils meurent à l'hôpital, parce qu'ils n'ont pas eu l'es-
prit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit, à
demain !
coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient des
18
242 MADAME BOVARY
crois aimé. » D'ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras
dessous. Car c'est bien son père, n'est-ce pas, le petit laid qui porte
une plume de coq à son chapeau ?
Malgré les explications d'Emma, dès le duo récitatif où Gilbert
expose à son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en
voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que
c'était un souvenir d'amour envoyé par Edgar. Il avouait, da reste,
ne pas comprendre l'histoire, à cause de la musique— qui nuisait —
beaucoup aux paroles.
— Qu'importe! dit Emma, tais-toi !
des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l'église. Pourquoi
donc n'avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié? Elle était
joyeuse, au contraire, sans s'apercevoir de Pabîme où elle se précipi-
Ah si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du
tait... !
petitesse des passions que l'art exagérait. S'efforçant donc d'en dé-
tourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction
de ses douleurs qu'une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux,
et même elle souriait intérieurement d'une pitié dédaigneuse, quand
au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut
en manteau noir.
'
Son grand chapeau à l'espagnole tomba dans un geste qu'il fit;
et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor.
Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus
claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides.
Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l'écart des sons
movens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis
que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur,
délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler; et
la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la
Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force,
comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier :
« Enlève-moi, emmène-moi, partons à toi, à toi
! ! toutes mes ardeurs
et tous mes rêves ! »
Le rideau se baissa.
V ,
coudes à tous les pas, à cause du verre qu'il tenait entre ses mains,
et même il en versa les trois quarts sur les épaules d'une Rouennaise
en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les"
reins, jeta des cris de paon, comme si on l'eût assassinée. Son mari.
246 MADAME BOVARY
Il ajouta :
— Léon !
Et, comme il achevait ces mots, l'ancien clerc d'Yon ville entra
dans la loge.
mençait.
— Vous êtes donc à Rouen }
— Oui.
— Et depuis quand ?
— A porte la ! à la porte !
r»c
TROISIÈME PARTIE
catesse.
Souvent, lorsqu'il dans sa chambre, ou bien assis
restait à lire
le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code
par terre, et le souvenir d'Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sen-
timent s'affaiblit, et d'autres convoitises s'accumulèrent par-dessus,
bien qu'il persistât cependant, à travers elles car Léon ne perdait pas
;
— Comment ?
ajouta-t-il.
— Oui, eu ne faut pas s'accoutumer à des
dit-elle, et j'ai tort. Il
plaisirs impratiquables, quand on a autour de mille exigences... soi
— Oh m'imagine...
! je
— Eh non, car vous n'êtes pas une femme, vous.
!
éternelles plaintes !
lienne qui représente une Muse. Elle est drapée d'une tunique et
2CA MADAME BOVARY
Quelque chose incessamment me poussait là; j'y suis resté des heures
entières. Puis, d'une voix tremblante :
— Pourquoi?... il hésitait.
— Parce que je vous bien aimée ai ! Et, s 'applaudissant d'avoir
franchi la difficulté, Léon, du coin de l'œil, épia sa physionomie.
Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages.
L'amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer
de ses yeux bleus, et tout son visage rayonna.
Il attendait. Enfin elle répondit :
Puis quand
y colla ses lèvres. eut largement respiré il :
n'osant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand
vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais
par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir.
Ensuite vous avez sonné chez madame Tuvache, on vous a ouvert,
et je suis resté comme un idiot, devant la grande porte lourde, qui était
retombée sur vous.
Madame Bovary, en l'écoutant, s'étonnait d'être si vieille; toutes
ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence;
cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait;
et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi
fermées : — Oui, c'est vrai !... c'est vrai !.. c'est vrai...
Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du
quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d'églises et de
grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus; mais ils sentaient,
en se regardant, un bruissement dans leur tête, comme si quelque
chose de sonore se fût réciproquement échappé de leurs prunelles
fixes. Ils venaient de se joindre les mains; et le passé, l'avenir, les
réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur
de cette extase. La nuit s'épaississait sur les murs, oii brillaient encore,
à demi perdues dans l'ombre, les grosses couleurs de quatre estampes
représentant quatre scènes de la Tour de Nesle^ avec une légende au
bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait
un coin de ciel noir, entre des toits pointus.
Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle
vint se rasseoir.
— Eh bien ? fit Léon.
— Eh bien ? répondit-elle.
Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand
elle lui dit :
vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse pour elle que la
hardiesse de Rodolphe quand il s'avançait les bras ouverts. Jamais
aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur
s'échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se
recourbaient. Sa joue à l'épiderme suave rougissait — pensait-elle
— du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d'y
porter ses lèvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour
regarder l'heure :
comprit
Il l'allusion et chercha son chapeau.
— J'en ai même oublié le spectacle Ce pauvre Bovary qui
!
19
258 MADAME BOVARY
vous dire...
— Quoi?
— Une chose... grave, sérieuse. Eh ! non, d'ailleurs, vous ne
partirez pas, c'est impossible ! Si vous saviez... écoutez-moi... vous ne
m'avez donc pas compris, vous n'avez donc pas deviné...
— Cependant vous parlez bien, dit Emma.
— Ah des plaisanteries assez! assez Faites, par
! que je
! ! pitié,
vous une
revoie..., une seule. fois...,
— Eh Elle puis, comme se ravisant
bien.?... Oh pas
s'arrêta; : !
ici !
— Où vous voudrez.
— Voulez- vous Elle parut ?... d'un ton bref: réfléchir, et,
glaciale.
Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil.
Puis il chuchota d'une voix tremblante :
— A demain.
Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau
dans la pièce à côté.
Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se
MADAME BOVARY 259
dégageait du rendez-vous, tout maintenant était
fini, et ils ne devaient
d'Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n'y avait pas sa pareille
dans toute l'Europe. L'ouvrier qui l'a fondue en est mort de joie...
— Partons, dit Léon.
Le bonhomme en marche; puis, revenu à la chapelle
se remit
de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démons-
tration, et, plus orgueilleux qu'un propriétaire campagnard vous mon-
trant ses espaliers :
— Près de lui, cette femme à genoux qui pleure, est son épouse,
Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née
en 1499, morte en 1556, et à gauche, celle qui porte un enfant, la
sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté voici les tombeaux
:
Et, sans s'arrêter, tout en parlant, poussa dans une chapelle il les
— Eh monsieur. La Flèche
! ! la Flèche !...
— fit Léon.
Merci,
—
Monsieur a tort Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf
!
Léon fuyait, car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux
heures bientôt, s'était immobilisé dans l'église comme les pierres,
allaitmaintenant s'évaporer, telle qu'une fumée, par cette espèce de
tuyau tronqué de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde
si grotesquement sur la cathédrale, comme la tentative extravagante
— Quoi !
nier, le Paradis, le Roi David et les Réprouvés dans les flammes d'enfer.
— Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
— Où vous voudrez dit Léon poussant Emma dans la voiture.
!
Pierre Corneille.
— Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur.
La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour La Fayette,,
tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quar-
tier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile
— Oui, du capharnaûm! La
enferme les acides avec les
clef qui
alcalis caustiques Avoir été prendre une bassine de réserve une
! !
a son importance dans les opérations délicates de notre art Mais que !
teille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une
poudre blanche, sur laquelle même j'avais écrit dangereux ! et sais-tu :
législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès
suspendue sur notre tête !
jamais bon qu'à être un gardeur de bêtes à cornes Tu n'as nulle ap- !
goberger !
lume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié,
apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui
les bras croisés :
— Cinquante-huit ans !
— Ah!
Et ce fut tout.
Un quart d'heure après, il ajouta :
20
2-74 MADAME BOVARY
nissait peu peu tout apitoiement de son cœur. Il lui semblait chétif,
à
faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment
se débarrasser de lui ? Quelle interminable soirée Quelque chose de !
— Tiens tu as un ! bouquet
joli ! dit-il en remarquant sur la
fectionpour cet homme qu'il avait cru jusqu'alors n'aimer que très
médiocrement. Madame Bovary mère pensait à son mari. Les pires
jours d'autrefois lui réapparaissaient enviables. Tout s'effaçait sous le
regret instructif d'une si longue habitude ; et de temps à autre, tandis
qu'elle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de
son nez, et s'y tenait un moment suspendue. Emma pensait qu'il y avait
MADAME BOVARY 275
cence, lui en avait bien conté quelque chose; mais tant d'agitations
MADAME BOVARY 277
volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la
pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île.
Ils se plaçaient dans la salle basse d'un cabaret, qui avait à sa
restaient au fond, tous les deux cachés par l'ombre, sans parler. Les
avirons carrés sonnaient entre les volets de fer; et cela marquait
dans le silence comme un battement de métronome, tandis qu'à l'ar-
bauce qui
rière, la traînait ne discontinuait pas son petit clapotement
doux dans l'eau.
Une fois la lune parut; ne manquèrent pas à faire des
alors ils
emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des batte-
ments d'ailes autour de lui.
qui était joliment amusant et ils disaient comme ça: « Allons, conte-
!
v^'^^.
IV
ment avancé son repas d'une heure, et, maintenant, il dînait à cinq
heures juste ; encore prétendait-il le plus souvent que la vieille pa-
traque retardait.
Léon pourtant se décida; il alla frapper à la porte du médecin.
Madame dans sa chambre, d'où elle ne descendit qu'un quart
était
d'heure après. Monsieur parut enchanté de le revoir; mais il ne bougea
de la soirée, ni de tout le jour suivant.
Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans la ruelle;
— dans la ruelle, comme avec l'autre ! Il faisait de l'orage, et ils cau-
saient sous un parapluie, à la lueur des éclairs.
MADAME BOVARY 283
mure. On
ne comprenait point davantage pourquoi la mère Rolet
déjeunait chez elle tous les jours, et même lui faisait des visites en
particulier.
Ce fut vers cette époque, c'est-à-dire vers le commencement
de l'hiver, qu'elle parut prise d'une grande ardeur musicale.
Un soir que Charles l'écoutait, elle recommença quatre fois de
suite le même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sans
y remarquer la différence, il s'écriait :
—
Bravo !... très bien !... tu as tort ! va donc !
soupirait « Ah
: mon pauvre piano » Et quand on venait la voir,
! !
surtout le pharmacien :
même étaient encore au lit dans leur maison; Hivert appelait, criait,
sacrait, puis il descendait de son siège et allait frapper de grands coups
contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés.
Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture
roulait, les pommiers à la file se succédaient; et la route, entre ses
286 MADAME BOVARY
distance à parcourir.
Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre résonnait
sous les roues, et l'Hirondelle glissait entre des jardins, où l'on aper-
cevait par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillés et une
escarpolette. Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard,
elle s'élargissait au delà des ponts, confusément. La pleine campagne
les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s'étalait à ses
yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle
entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la
brise; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la
boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carioles
sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au
Bois-Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite
voiture de famille.
On s'arrêtait à la barrière; Emma débouclait ses socques, mettait
d'autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait
de V Hirondelle.
La Des commis, en bonnet grec, frottaient
ville alors s'éveillait.
la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers
sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues.
Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir
sous son voile noir baissé.
Par peur d'être vue, ne prenait pas ordinairement le chemin le
elle
plus court. Elle s'engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait
tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui
est là. C'est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent
une charrette passait près d'elle, portant quelque décor qui tremblait.
Des garçons en tablier versaient du sable sur des dalles, entre des
arbustes verts. On sentait l'absinthe, le cigare et les huîtres.
Elle tournait une rue : elle le reconnaissait à sa chevelure frisée
qui s'échappait de son chapeau.
Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusqu'à
l'hôtel; il montait, il ouvrait la porte, il entrait. Quelle étreinte!
Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait
les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les
lettres mais à présent tout s'oubliait, et ils se regardaient face à face,
;
cheur de sa poitrine.
Il se mettait par terre, devant elle, —
et les deux coudes sur ses
genoux, il la considérait avec un sourire, et le front tendu.
Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquée d'enivre-
ment :
tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien Elle !
Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, le baisait
viteau front en s'écriant Adieu et s'élançait dans l'escalier.
: !
21
2Ç0 MADAME BOVARY
Puis elle s'en allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait à la
Croix rouge; elle reprenait ses socques, qu'elle avait cachés matin
le
Il y avait même
des jours où, à peine rentrée, elle montait dans
sa chambre; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pas muets, plus
ingénieux à la servir qu'une excellente camériste. Il plaçait les allumet-
tes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps.
—Ahons, disait-elle, c'est bien, va-t'en; car il restait debout,
les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils
autres. »
poser très haut, par cette prétendue fascination exercée sur un homme
qui devait être de nature belHqueuse et accoutumé à des hommages ?
Le clerc sentit alors l'infimité de sa position; il envia des épau-
lettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire : il s'en doutait
à des habitudes dispendieuses.
CependantEmma taisait quantité de ses extravagances, telle que
l'envie d'avoir, pour l'amener à Rouen, un tilbury bleu, attelé d'un
cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers. C'était
Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre
chez elle comme valet de chambre ;
— et si cette privation n'atténuait
pas à chaque rendez-vous de l'arrivée, elle augmentait cer-
le plaisir
—
Ah que nous serions bien là pour vivre
! !
—
Ne sommes-nous pas heureux } reprenait doucement le jeune
homme, en lui passant la main sur ses bandeaux.
— Oui, c'est vrai, disait-elle, je suis folle; embrasse-moi !
Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait
— Oui.
— Eh bien, je l'ai vue tantôt, reprit Charles, chez madame Lié-
geard. Je lui ai parlé de toi; elle ne te connaît pas.
Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua d'un
air naturel :
tiens ! regarde.
294 MADAME BOVARY
musique. «
—
Comment diable est-ce dans mes bottes ?
— Ce sera, sans doute, répondit-elle, tombé du vieux carton
aux factures qui est sur le bord de la planche.
A partir de ce moment, son existence ne fut plus qu'un assem-
blage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des
voiles, pour le cacher. C'était un besoin, une manie, un plaisir; au
point que, si elle vous disait avoir passé, hier, par le côté droit d'une
rue, il par le côté gauche.
fallait croire qu'elle avait pris
Un
matin qu'elle venait de partir, selon sa coutume, assez légè-
rement vêtue, il tomba de la neige tout à coup; et comme Charles
regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc
da sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier
à l'ecclésiastique un gros châle pour qu'il le remît à Madame, sitôt
qu'il arriverait à la Croix rouge. A peine fut-il à l'auberge que Bourni-
sien demanda où était la femme du médecin d'Yonville. L'hôtelière
répondit qu'elle fréquentait fort peu son établissement; aussi, le soir ,4
en reconnaissant madame Bovary dans V Hirondelle le curé lui conta ,
—
Cela me fait de la peine, parole d'honneur, de vous voir vous
dessaisir tout d'un coup d'une somme aussi conséquente que celle-là.
Alors, elle regarda les billets de banque, et rêvant au nombre
illimité de rendez-vous que ces deux mille francs représentaient :
quatre mille francs. » Qui vous inquiète ? puisque vous toucherez dans
six mois l'arriéré de votre baraque, et que je vous place l'échéance du
dernier billet pour après le payement.
Emma s'embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui
tintaient comme des
s'éventrant de leurs sacs,
si pièces d'or,
eussent sonné tout autour d'elle sur le parquet. Enfin L'Heureux
expliqua qu'il avait un sien ami Vinçart, banquier à Rouen, lequel
allait escompter ces quatre billets puis ;
il remettrait lui-même à
Madame le surplus de la dette réelle.
MADAME BOVARY 297
car, pour montrer celle de quatre mille, il eût fallu dire qu'elle en avait
payé les deux tiers, avouer conséquemment la vente de l'immeuble,
négociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement
connue que plus tard.
Malgré le prix très bas de chaque article, madame Bovary mère
ne manqua point de trouver la dépense exagérée. Ne pouvait-on —
se passer d'un tapis Pourquoi avoir renouvelé
.^ l'étoffe des fauteuils.?
De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les
298 MADAME BOVARV^
des gestes.
Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit la défense
de sa femme, si bien que madame Bovary mère voulut s'en aller. Elle
ne suis pas près, comme tu dis, de venir lui faire des scènes.
Charles n'en resta pas moins fort penaud vis-à-vis d'Emma,
celle-ci ne cachant point la rancune qu'elle lui gardait pour avoir
manqué de confiance. Il fallut bien des prières avant qu'elle consentît
à reprendre sa procuration, et même il l'accompagna chez M. Guil-
laumin pour lai en faire faire une seconde, toute pareille.
—Je comprends cela, dit le notaire, un homme de science ne
peut s'embarrasser aux détails pratiques de la vie.
Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline qui don-
nait à sa faiblesse les apparences flatteuses d'une préoccupation
supérieure.
Quel débordement, le jeudi d'après, à l'hôtel, dans leur chambre,
avec Léon ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets,
voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable,
superbe.
ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussait davan-
Il
— été malade.
J'ai
— Et de quoi.^.. Comment?...Oii.^..
Elle se passa main sur front,
la répondit le et :
depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour
elle, une pièce d'amour en son honneur; jamais il ne put parvenir à
Dans les voyages qu'il faisait pour la voir, Léon souvent avait
— Et qui donc }
— La^bonne !
concupiscence et de supplication.
Elle debout; ses grands yeux enflammés le regardaient
était
sérieusement et presque d'une façon terrible. Puis les larmes les obs-
curcirent, ses paupières roses s'abaissèrent, elle abandonna ses mains,
et Léon les portait à sa bouche lorsque parut un domestique, avertis-
sant Monsieur qu'on le demandait.
MADAME BOVARY 305
— Tu vas revenir? dit-elle.
— Oui.
— Mais quand ?
— Tout à l'heure.
— C'est un truc, dit
le pharmacien en apercevant Léon. J'ai
22
3o6 MADAME BOVARY
tée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souf-
france et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l'effrayait un peu
maintenant. D'ailleurs, il se révoltait contre l'absorption, chaque jour
plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire
permanente. Il s'efforçait même à ne pas la chérir; puis au cra-
quement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la
vue des liqueurs fortes.
Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutes sortes
MADAME BOVARY 307
espace.
Emma occupée des siennes,
vivait tout et ne s'inquiétait pas plus
de l'argent qu'une archiduchesse.
Une fois pourtant, un homme d'allure chétive, rubicond et chauve,
entra chez elle, envoyé par M. Vinçart, de Rouen. Il
se déclarant
retira les épingles qui fermaient la poche latérale de sa longue redingote
verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier.
C'était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que
L'Heureux, malgré toutes ses protestations, avait passé à l'ordre de
Vinçart.
Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir.
Alors, l'inconnu, qui était resté debout, lançant de droite et de
gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds,
demanda d'un air naïf :
— Quoi de neuf?
— Tenez.
Et elle lui montra le papier.
— Eh bien ! qu'y puis-je ?
saisie : bernique !
qui en est,vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers
les autres, la convaincre tout à fait de sa probité
Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure qu'il
avait trouvées dernièrement «dans une vendue ».
— Est-ce beau ! disait L'Heureux, on s'en sert beaucoup main-
tenant, comme tête de fauteuils, c'est le genre; et plus prompt
qu'un escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit
dans les mains d'Emma.
MADAME BOVARY 3II
elle paya deux billets, les quinze cents autres francs s'écoulèrent. Elle
s'engagea de nouveau,, et toujours ainsi!
Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs, mais elle
découvrait des choses si exorbitantes, qu'elle n'y pouvait croire. Alors
elle recommençait, s'embrouillait vite, plantait tout là et n'y pensait
plus.
La maison était bien triste, maintenant
en voyait sortir les ! On
fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traî-
nant sur les fourneaux, et la petite Berthe, au grand scandale de
madame Homais, portait des bas percés; si Charles, timidement,
hasardait une observation, elle répondait avec brutalité que ce n'était
point sa faute !
petite Berthe sur ses genoux, et, déployant son journal de médecine,
des rivières sur le sable, ou cassait les branches des troènes pour planter
des arbres dans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin, tout en-
combré de longues herbes on devait tant de journées à Lestiboudois
;
!
comprendre qu'ils seraient aussi bien ailleurs dans quelque hôtel plus
modeste, mais elle trouva des objections.
Un jour, de son sac six petites cuillers en vermeil (c'était
elle tira
le tint durant trois quarts d'heure, voulant lui dessiller les yeux,
l'avertirdu gouflfre. Une telle intrigue nuirait plus tard à son établis-
sement; il le supplia de rompre, et, s'il ne faisait ce sacrifice dans son
propre intérêt, qu'il le fît au moins pour lui, Dubocage !
sur sa poitrine; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer
qu'une certaine dose de musique, s'assoupissait d'indifl^érence au
vacarme d'un amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.
314 MADAME BOVARY
Il se connaissait trop pour avoir ces ébahissements de la possession
qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était
fatigué d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes
du mariage.
Mais comment pouvoir s'en débarrasser? Puis, elle avait beau
se sentir humiliée de la bassesse d'un tel bonheur, elle y tenait par
habitude ou par corruption; et, chaque jour, elle s'y acharnait davan-
tage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon
de ses espoirs déçus, comme s'il l'avait trahie; et même elle souhaitait
une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu'elle n'avait pas le
courage de s'y décider.
Elle n'en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses,
en vertu de cette idée, qu'une femme doit toujours écrire à son amant.
Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme
fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de
ses convoitises les plus fortes; et il devenait à la fin si véritable et
accessible, qu'elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins
le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un die a, sous l'abon-
société pour elle Quant aux femmes, Emma s'aperçut vite, au timbre
!
Croix rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second,
où il y avait des images de la Tour de Nesle. A quatre heures du soir,
Hivert la réveilla.
En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la pendule
un papier gris. Elle lut :
— Non.
— Comment cela ?
Il détourna lentement,
se en se croisant les bras
et lui dit :
— Je vendrai encore.
— Allons donc en haussant ! fit-il les épaules, vous n'avez plus
rien. Et il cria dans le judas qui s'ouvrait sur la boutique Annette
: !
Elle sanglotait.
— Allons, bon ! des larmes !
— Vous me désespérez !
cheminée garnie d'écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fau-
teuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci l'amertume
de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regret immense et qui
irritait la passion, loin de l'anéantir. Charles tisonnait avec placidité,
les deux pieds sur les chenets.
Il y eut un moment où le gardien, sans doute s 'ennuyant dans sa
remue.
Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d'aller chez
tous les banquiers dont elle connaissait les noms. Ils étaient à la cam-
pagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas; et ceux qu'elle put rencon-
trer, elle leur demandait de l'argent, protestant qu'il lui en fallait,
qu'elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez; tous refusèrent.
A deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte.
On n'ouvrit pas. Enfin il parut.
— Qui t'amène ?
— Cela dérange te !
— Non.... mais...
Et il avoua que le propriétaire n'aimait point que l'on reçut
« des femmes ».
— Mais tu es folle !
— Pas encore !
Il sortit, revint au bout d'une heure, et dit avec une figure solen-
nelle :
Puis ils restèrent assis l'un en face de l'autre, aux deux coins de
la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules,
tout en trépignant. Il l'entendit qui murmurait :
— Où donc .?
23
322 MADAME BOVARY
— Morel doit revenir cette nuit il ne me refusera pas, j'espère
!
âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais en-
dimanchés se promenaient d'un air heureux. Elle arriva sur la place
du Parvis. On sortait des vêpres; la foule s'écoulait par les trois por-
tails, comme un fleuve par les trois arches d'un pont, et au milieu,
plus immobile qu'un roc, se tenait le Suisse.
Massacre.
— Charmé de vous voir ! dit-il en offrant la main à Emma pour
l'aider à monter dans V Hirondelle.
Puis il cheminots aux lanières du filet, et resta nu-
suspendit les
tête et les bras croisés, dans une attitude pensive et napoléonienne.
Mais, quand l'aveugle, comme d'habitude, apparut au bas de la
côte, il s'écria :
—
Je ne comprends pas que l'autorité tolère encore de si cou-
pables industries On devrait enfermer ces malheureux, que l'on for-
!
Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu
à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue
l'accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque en-
dormie. Advienne que pourra se disait-elle, et puis, qui sait? pour-
!
de pérorer.
320 MADAME BOVARY
— Madame ! madame ! s'écria Félicité en entrant, c'est une
abomination !
Mais, lorsqu'elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis
328 MADAME BOVARY
dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbières
de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr
d'excellentes spéculations; et dévorer de rage à l'idée des
il la laissa se
sons Je suis pourtant très dévoué vous n'en doutez plus, j'espère?
! :
puis la garda sur son genou; et il jouait avec ses doigts délicatement,
tout en lui contant mille douceurs.
Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule; une étin-
celle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes,
et ses mains s'avançaient dans la manche d'Emma, pour lui palper le
bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d'une respiration haletante.
Cet homme la gênait horriblement.
Elle se leva d'un bond et lui dit :
— Monsieur, j'attends !
taille.
; il
se délectant à la haine qui
aperçut sa maison, un engourdissement
le fallait cependant ; d'ailleurs, où
l 'étouffait.
la
fuir
saisit.
?
1
Félicité l'attendait sur la porte.
— Eh bien }
— Non dit Emma.
!
Elle avait tout tenté. Il n'y avait plus rien à faire maintenant;
et, quand Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire Retire-toi. Ce :
Bovary sur elle l'exaspérait. Puis, qu'elle avouât ou n'avouât pas, tout
à l'heure, tantôt, demain, il n'en saurait pas moins la catastrophe;
donc, il fallait attendre cette horrible scène et subir le poids de sa
magnanimité. L'envie lui vint de retourner chez L'Heureux à quoi :
de son outil, comme une aigrette d'étincelles sous les fers d'un cheval
au galop; les deux roues tournaient, ronflaient; Binet souriait, le men-
ton baissé, les narines ouvertes et semblait enfin perdu dans un de ces
bonheurs complets n'appartenant sans doute qu'aux occupations mé-
amusent l'intelligence par des difficultés faciles, et l'assou-
diocres, qui
vissement en une réalisation au delà de laquelle il n'y a pas à rêver.
— Ah ! la voici ! fit madame Tuvache.
Mais il n'était guère possible, à cause du tour, d'entendre ce
qu'elle disait.
Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs , et la mère
Tuvache souffla tout bas :
délacez-moi.
Elle tomba sur le lit. Elle sanglotait. I.a mère Rolet la couvrit
d'un jupon et resta debout près d'elle. Puis, comme elle ne répondait
pas, la bonne femme s'éloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin.
— Comment ?
— Oh personne ! ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On
vous cherche.
Emma ne répondit rien. Elle haletait, touten roulant les yeux
autour d'elle, tandis que lapaysanne, effrayée de son visage, se re-
culait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle se frappa le
front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand
éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l'âme. Il était si bon,
si délicat, si généreux Et, d'ailleurs, s'il hésitait à lui rendre ce ser-
!
vice, elle saurait bien l'y contraindre en rappelant d'un seul clin
d'œil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans s'aper-
cevoir qu'elle courait s'offrir à ce qui l'avait tantôt si fort exaspérée,
ni se douter le moins du monde de cette prostitution.
VIII
bouche.
MADAME BOVARY 335
— Vous n'avez pas changé vous êtes toujours charmante ; !
souffert !
— Oh ni bonne... mauvaise.
! ni
— aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter
Il ?
— Oui.., peut-être !
— Tu en rapprochant. Et
crois.? dit-elle soupira: O se elle
Rodolphe ! si tu savais ! je t'ai bien aimé !
un homme, toi ! tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous
recommencerons, n'est-ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens je ris,
lèvres.
— Mais tu as pleuré ! Pourquoi?
dit-il.
dis-le donc !
Il s'agenouillait.
— Eh bien ruinée, Rodolphe Tu vas me prêter
!... je suis ! trois
mille francs !
pour cela qu'elle est venue Enfin il dit d'un air très calme Je ne
! :
lui-même.
— Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considérablement !... Et,
arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la
panoplie : —
Mais, lorsqu'on est si pauvre, on ne met pas d'argent à la
crosse de son fusil on n'achète pas une pendule avec des incrusta-
!
déjà tu ne m'avais pas fait assez souffrir! Sans toi, sais-tu bien,
j'aurais pu vivre heureuse ! Qui t'y forçait.? Etait-ce une gageure?
Tu m'aimais cependant, tu le disais... Et tout à l'heure encore... Ah !
le cœur Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche,
!
d'une manière confuse, il est vrai car elle ne se rappelait point la cause
;
— Je la veux ! donne-la-moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des
fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.
Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l'empêchaient
de dormir.
— Il faudrait que j'avertisse Monsieur.
— Non! reste! Puis d'un air indifférent: — Eh! ce n'est pas la
peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi !
Et il la suivit.
— Tais-toi on viendrait. !
plus tenir, et imaginant qu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la
grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit en-
core et s'en revint.
Elle était rentrée.
— Qu'y avait-il .?... Pourquoi.?... Explique-moi...
Elle s'assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu'elle cacheta
lentement, ajoutant la date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un ton
solennel :
— Mais...
342 MADAME BOVARY
— Oh ! laisse-moi !
— Non tu te trompes
! !
main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
MADAME BOVARY 343
Puis elle se mit à geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson
lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où
s'enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque in-
sensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme
figée dans l'exhalaison d'une vapeur métallique. Ses dents claquaient,
ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et à toutes les
questions elle ne répondait qu'en hochant la tête; même elle sourit
deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts.
Un hurlement sourd lui échappa; elle prétendit qu'elle allait mieux
et qu'elle se lèverait tout à l'heure. Mais les convulsions la saisirent,
elle s'écria :
Elle répliqua :
— mon ami.
Il le fallait,
— Oui... tu es bon,
c'est vrai... toi !
clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir
ses étrennes, car elle se mit à dire :
Tenez, regardez-la...
Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n'y allant pas,
comme il lui-même, par quatre chemins, il prescrivit de l'émé-
le disait
de gants, comme pour être plus prompts à plonger dans les misères.
Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral,
paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût
presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l'eût fait
craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant que ses bis-
touris, vous descendait droit dans l'âme et désarticulait tout mensonge
à travers les allégations et les pudeurs, — Et il allait ainsi, plein de
cette majesté débonnaire que donnent la conscience d'un grand talent,
de la fortune, et quarante ans d'une existence laborieuse et irrépro-
chable.
Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cada-
véreuse d'Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en
ayant l'air d'écouter Canivet, il se passait l'index sous les narines et
répétait :
à l'aspect des douleurs, ne put retenir une larme, qui tomba sur son
jabot.
Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le
suivit.
— Elle est bien mal, n'est-ce pas .^ Si l'on posait des sinapismes!
je ne sais Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant
quoi !
sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir
entre ses mains.
Le pharmacien les rejoignit sur la Place. Il ne pouvait, par tem-
348 MADAME BOVARY
pérament se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M. La-
rivière de lui faire cet insigne honneur d'accepter à déjeuner.
On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d'or, tout ce
qu'il y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chez Tuvache,
des œufs chez Lestiboudois, et l'apothicaire aidait lui-même aux pré-
paratifs, tandis que madame Homais disait, en tirant les cordons de
sa camisole :
— Je docteur,
l'ignore, même ne pas trop où a pu
et je sais elle
se procurer cet acide arsénieux.
Justin, qui apportait alors une pile d'assiettes, fut saisi d'un
tremblement.
— Qu'as-tu.'' pharmacien, dit jeune homme, à cette
le et le
question, tout tomber par
laissa avec un grand terre, fracas.
— Imbécile Homais, maladroit lourdaud fichu âne
! s'écria ! ! !
une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restât plus tard
dans la tête.
basses.
Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir
tout àcoup l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apai-
sement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements
mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea
le cou comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps
— L'aveugle ! s'écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré,
croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les té-
25
IX
— Adieu ! adieu !
— Oui, en se débattant,
disait-il je serai raisonnable, je ne ferai
Et il pleurait.
— Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela
vous soulagera !
Il fut, sur la Place, accosté par l'aveugle, qui, s'étant traîné jusqu'à
Yonville, dans l'espoir de la pommade antiphlogistique, demandait à
chaque passant où demeurait l'apothicaire.
—
Allons, bon comme si je n'avais pas d'autres chiens à fouet-
!
eurent tous entendu son histoire d'arsenic qu'elle avait pris pour du
sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois,
Homais, par contenance, prit une carafe sur l'étagère pour arroser
les géraniums.
— Ah !merci, dit Charles, vous êtes bon !
une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux com-
mençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait
à une toile mince, comme si des araignées avaient filé dessus. Le
drap se creusait depuis ses seins juqu'à ses genoux, se relevant ensuite
à la pointe des orteils; et il semblait à Charles que des masses infinies,
qu'un poids énorme pesait sur elle.
L'horloge de l'église sonna deux heures. On entendait le gros
murmure de la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de la
terrasse.
M. Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et
Homais faisait grincer sa plume sur le papier.
— Allons, mon bon ami, dit-il, retirez- vous, ce spectacle vous
déchire !
cria tout bas : « Emma Emma ! ! » Son haleine, fortement poussée, fit
à l'heure.
Puis elles se penchèrent pour lui mettre sa couronne.
Mais il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides
noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche.
— Ah ! mon Dieu la robe, prenez garde
! ! s'écria madame
Lefrançois. Aidez-nous donc disait-elle au pharmacien. Est-ce que
!
—
Le coup, vous comprenez, est encore trop récent.
Homais le félicita de n'être pas exposé, comme tout le monde,
à perdre une compagne chérie; d'où s'ensjivit une discussion sur le
célibat des prêtres.
— Car, pharmacien,
disait le il n'est pas naturel qu'un homme
se passe de femmes On a vu des ! crimes...
— Mais, sabre de bois, s'écria l'ecclésiastique, comment voulez-
vous qu'un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple,
le secret de la confession ?
rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers la chambre ;
pourquoi, excités par cette gaieté vague qui nous prend après des
séances de tristesse; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au phar-
macien, tout en lui frappant sur l'épaule :
362 MADAME BOVARY
—"Nous finirons par nous entendre !
rédigée de telle façon qu'il était impossible de savoir à quoi s'en tenir.
Le bonhomme tomba d'abord comme frappé d'apoplexie.
Ensuite il comprit qu'elle n'était pas morte. Mais elle pouvait l'être...
fut obligé de descendre. Il n'y voyait plus. Il entendait des voix autour
de lui. Il se sentait devenir fou.
Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans
un arbre; il épouvanté de ce présage. Alors il promit à la
tressaillit,
sainte Vierge trois chasubles pour l'église, et qu'il irait pieds nus depuis
le cimetière des Bertaux jusqu'à la chapelle de Vassonville.
Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue
sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et l'hallucination
disparaissait.
A Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l'un
sur l'autre.
Il songea qu'on s'était trompé de nom en écrivant. Il chercha la
tout penché sur son cheval, qu'il bâtonnait à grands coups, et dont les
sangles dégouttelaient de sang.
Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans
les bras de Bovary :
— Je ne pas, ne pas,
sais je une malédiction.
sais c'est
L'apothicaire sépara.
les
— Ces horribles sont détails J'en monsieur.
inutiles. instruirai
Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre, de la philosophie !
— Oui... du courage !
L'un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les
gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le plat d'argent.
—
Dépêchez-vous donc je souffre, moi s'écria Bovary, tout
! !
en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs. L'homme d'église
le remercia par une longue révérence.
ment d'une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d'un
coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait
s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses;
des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes
d'iris; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de
matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en
sortait et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches,
se levait de temps à autre
en découvrant Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle
la bière.
avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à
chaque flot.
On arriva. Les hommes continuèrent jusqu'en bas, à une place
dans le gazon où la fosse était creusée.
On se rangea tout autour; et tandis que le prêtre parlait, la terre
rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuel-
lement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière
dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.
Enfin on entendit un choc; les cordes en grinçant remontèrent.
Alors Bournisien prit bêche que lui tendait Lestiboudois de sa
la ;
On remmena ;
— et il ne tarda pas à s'apaiser, éprouvant peut-
être comme tous les autres, la vague satisfaction d'en avoir fini.
Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer
une pipe, ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable.
Il remarqua de même que M. Binet s'était abstenu de paraître, que
L'apothicaire reprenait :
p {
c'est la fin pour moi, voyez-vous ! J'ai vu partir ma femme... mon fils
après... et voilà ma fille aujourd'hui !
rant d'elle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons
obliques du soleil qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main
devant ses yeux; et il un enclos de murs où des
aperçut à l'horizon
arbres, çà et là, bouquets noirs entre des pierres blanches,
faisaient des
puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait.
Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort long-
temps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d'autrefois et de l'ave-
nir Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se
!
26
^yO MADAME BOVARY
tombeau.
Il fut obligé de vendre l'argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit
MADAME BOVARY 37 1
Ou bien :
qui circulent isolément, et qui peut-être ne sont pas les moins dan-
gereux. A quoi songent nos édiles } »
Puis Homais inventait des anecdotes :
il se prostitua. Il même
au souverain une pétition où il le sup-
adressa
pliait de lui faire justice. Il l'appelait notre bon roi et le comparaît à
Henri IV. Et, chaque matin, l'apothicaire se précipitait sur le journal
pour y découvrir sa nomination elle ne venait pas. Enfin, n'y tenant
:
plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant l'étoile de l'hon-
neur, avec deux petits tortillons d'herbe qui partaient du sommet pour
imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisés, en méditant
sur l'ineptie du gouvernement et l'ingratitude des hommes.
Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre
de la lenteur dans ses investigations, Charles n'avait pas encore ouvert
le compartiment secret d'un bureau de palissandre dont Emma se
coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant,
hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça d'un coup de
pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des
billets doux bouleversés.
On s'étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait
personne, refusait même d'aller voir ses malades. Alors on prétendit
qu'il s'enfermait pour boire.
Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du
jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, cou-
vert d'habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.
Le soir, dans l'été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait
au cimetière. Ils s'en revenaient à la nuit close, quand il n'y avait
plus d'éclairé sur la Place que la lucarne de Binet.
Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n'avait
autour de lui personne qui la partageât, et il faisait des visites à la
ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d'eflfroi, s'interromipit.
Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
— Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux
mains, reprit d'une voix éteinte et avec l'accent résigné des douleurs
infinies : —
Non, je ne vous en veux plus !
PRÉSIDENCE DE M. DUBARLE
M. GUSTAVE FLAUBERT
M. ERNEST PINARD
ou à la morale. La difficulté n'est pas dans notre prévention, elle est plutôt,
elle est davantage dans l'étendue de l'œuvre que vous avez à juger. Il s'agit
c'est s'exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire : si vous n'exposez
pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit
les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant
le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n'y a qu'une
marche à suivre, et la voici, c'est de vous raconter d'abord tout le roman sans en
lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d'incriminer en citant
le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s'élever contre le
encore là un titre qui n'explique pas la pensée de l'auteur, mais qui la fait pres-
sentir. L'auteur n'a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou
faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! !
Sans doute c'est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait
le plus sérieux de l'œuvre, qui illumine les autres peintures, c'est évidemment
celui de madame Bovary.
cite pas. On prend le mari au collège, et, il faut le dire,
Ici je raconte, je ne
l'enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide,
si timide que lorsqu'il arrive au collège et qu'on lui demande son nom, il com-
mence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu'il travaille sans avancer.
Il n'est jamais le premier, il n'est jamais le dernier non plus de sa classe ;
n'avait au demeurant d'autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà
M. Bovary.
Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme la veuve d'un huissier de :
Dieppe elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1.200 livres de
;
rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin
pour l'Amérique, et madame Bovary jeune fut tellement frappée, tellement
impressionnée par ce coup inattendu, qu'elle en mourut. Voilà le premier
mariage, voilà la première scène.
M. Bovary, devenu veuf, songe à se remarier. Il interroge ses souvenirs
il n'a pas besoin d'aller bien loin, il lui vient tout de suite à l'esprit la fille d'un
fermier du voisinage <jui avait singulièrement excité les soupçons de madame
Bovary, mademoiselle Emma Rouault. Le fermier Rouault n'avait qu'une
fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s'occupait peu de la ferme ; son père
désirait la marier. L'officier de santé se présente, il n'est pas difficile sur la dot,
et vous comprenez qu'avec de telles dispositions de part et d'autre les choses
Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour; elle
avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. A partir de ce mo-
ment, elle avait vécu d'une vie nouvelle; son mari, tout ce qui l'entourait, lui
était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait
rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt ; c'était le fil de son bouquet
de mariage. Pour essayer de l'arracher à l'ennui qui la consumait, M. Bovary
fit le sacrifice de sa clientèle, et vint s'intaller à Yonville. C'est ici que vient la
scène de la première chute. Nous sommes à la seconde Hvraison. Madame
Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu'elle rencontre, sur laquelle
elle fixe ses regards, ce n'est pas le notaire de l'endroit, c'est l'unique clerc de
ce notaire, Léon Dupuis. C'est un tout jeune homme qui fait son droit et qui
va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des
visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu'il croit à la vertu de sa femme ;
de succès auprès des conquêtes faciles il avait alors pour maîtresse une actrice
; ;
il aperçut madame Bovary, elle était jeune, charmante; il résolut d'en faire sa
maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois
il était venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite,
la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait
jugée nécessaire à la santé de sa femme; et c'est alors, dans une première visite
de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de
Rodolphe, surtout dans le jardin de l'officier de santé. Les amants arrivent
-:;84 MADAME BOVARY
jusqu'aux limites extrêmes de la volupté ! Madame Bovary veut se faire enlever
par Rodolphe, Rodolphe n'ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il
cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu'il ne peut pas l'enlever.
Foudroyée à la réception de cette lettre, Madame Bovary a une fièvre cérébrale,
à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l'amour,
mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.
J'arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d'une réac-
tion reUgieuse, mais elle avait été courte; madame Bovary va tomber, de nouveau.
Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l'avait
dans un fiacre. Elle résiste d'abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à
Paris et alors plus d'obstacle. La chute a lieu dans le fiacre !Les rendez-vous
se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l'officier de santé et puis
dans une chambre qu'on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu'à la fatigue
même de ce second amour, et c'est ici que commence la scène de détresse, c'est
la dernière du roman.
Madame Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et
de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et pour faire face à tant de dépenses,
elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari
une procuration générale pour gérer le patrimoine commun, elle avait rencontré
un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n'étant pas payés à l'éché-
ance, étaient renouvelés, sous le nom d'un compère. Puis étaient venus le papier
timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l'affiche de la vente du
mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités,
madame Bovary demande de l'argent à tout le monde et n'en obtient de per-
sonne. Léon n'en a pas, et il recule épouvanté à l'idée d'un crime qu'on lui suggère
pour s'en procurer. Parcourant tous les degrés de l'humiliation, madame Bovary
va chez Rodolphe; elle ne réussit pas, Rodolphe n'a pas 3.000 francs. Il ne lui
reste plus qu'une issue. De s'excuser auprès de son mari? Non. de s'expUquer
avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une
humiliation qu'elle ne peut pas accepter ; elle s'empoisonne. Viennent alors
des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 385
Jl fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu'on l'en enveloppe et qu'on
enferme sa dépouille dans un triple cercueil.
Un jour il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses
lettres et celles de Léon. Vous croyez que l'amour va tomber alors } Non, non,
il s'excite, au contraire, il s'exalte pour cette femme que d'autres ont possédée,
en raison de ces souvenirs de volupté qu'elle lui a laissés ; et dès ce moment
il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de
son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin,
tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
Voilà le roman ; je l'ai raconté tout entier en n'en supprimant aucune scène.
On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler
avec justesse : Histoire des adultères d'une femme de province.
Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie; j'ai raconté, je vais
citer, et après les citations viendra l'incrimination qui porte sur deux délits :
religieuse entre les deux adultères; la troisième, ce sera la chute avec Léon,
c'est le deuxième adultère, et enfin la quatrième que je veux citer, c'est là mort
de madame Bovary.
Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez- moi de me de-
mander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son
roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la
couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.
La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire, c'est la
couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes ! Elle est enfant, elle a dix
ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est
pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui ré-
son est à la page 30 du numéro du 1" octobre '), quand elle allait à confesse,
27
386 MADAME BOVARY
li elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans
(i l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre.
« Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel
« qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs
« inattendues. »
Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand
on sait que pour un enfant ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire ?
Et puis à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant
de petits péchés dans l'ombre, sous chuchotement du
le prêtre, en se rappelant
Voulez-vous madame Bovary dans ses moindres actes, à l'état libre, sans
l'amant, sans la faute. Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui
ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un
tour de phrase plus qu'équivoque, mais voulez- vous savoir comment était le
mari }
Ce mari du lendemain « que l'on eût pris pour la vierge de la veille, >> et
cette mariée « qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose ».
'( tranquille, la chair contente, » s'en allant « ruminant son bonheur comme ceux
(' qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu'ils digèrent ».
de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus ? C'est toujours la même chose,
c'est duc de Laverdière, amant, « disait-on, de Marie- Antoinette, entre
le
parenthèse ! L'histoire a pu autoriser des soupçons, mais non le droit de les ériger
en certitude. L'histoire a parlé du collier dans tous les romans, l'histoire a parlé
I. Page 30.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 387
de mille choses, mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache
pas qu'elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-
Antoinette est morte avec la dignité d'une souveraine et le calme d'une chré-
tienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons.
Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d'une image frappante pour peindre son
héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers
et l'ambition de madame Bovary !
« tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet,
« comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d'Emma
« par le bas s'ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l'une dans l'autre,
« il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui une torpeur la ;
« prenait, elle s'arrêta. Ils repartirent, et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte
« l'entraînant, disparut avec elle, jusqu'au bout de la galerie oij, haletante, elle
« faillit tomber et, un instant, s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant
« toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa
« contre la muraille et mit main devant ses yeux. »
la
Je sais bien qu'on valse un peu de cette manière, mais cela n'en est pas
plus moral !
Prenez madame Bovary dans les actes les plus simples, c'est toujours
le mêmecoup de pinceau, il est à toutes les pages. Aussi Justin, le dom.estique
du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié
dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse
admiration jusqu'à la cuisine.
« Le coude sur la longue planche oîi elle (Félicité, la femme de chambre)
« repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour
« de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons à coulisse,
« vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
« — A quoi demandait jeune garçon,
cela sert-il.? le en passant sa main
« sur crinoline ou
la les agrafes.
' déshabillait. »
Page 417 '. C'est le premier jour où ils se parlent. « Ils se regardaient, un
1. Page 162.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 389
« désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort,
« leurs doigts se confondirent. »
^( deux chevaux de maître l'un portait des pompons roses aux oreilles et une
;
« lorsqu'il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot
(( blanc...
« Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe ga-
lopait à côté d'elle. »
volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari
qui l'adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette
première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu'elle éprouva,
au regard de ce mari trompé qui l'adorait ? Non ! le front haut, elle rentra en
glorifiant l'adultère.
« En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle
« n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque
« chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glo-
rification de l'adultère, elle chante le cantique de l'adultère, sa poésie, ses vo-
luptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus im-
moral que la chute elle-même !
Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l'adultère, même les
« Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle avait
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT ^ÇÏ
« cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès,
« et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses con-
« voitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes,
« comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par
« gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa na-
« ture. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards
« amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses na-
« rines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière
« un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait
« disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s'enroulaient en une masse
« lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait
« tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille
« aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des
« draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au pre-
« mier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible. »
épandu sur elle, depuis sa chute sa beauté a-t-elle jamais 1 été aussi éclatante
que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute? Ce que
« encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia,
« Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait
« de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée
« ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être montant
« vers Dieu allait s'anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se
« dissipe en vapeur. «
Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l'amant
dans les épanchements de l'adultère ? Sans doute on parlera de la couleur locale,
et on s'excusera en disant qu'une femme vaporeuse, romanesque, ne fait, pas
même en religion, les choses comme tout le monde. Il n'y a pas de couleur locale
qui excuse ce mélange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle
femme, même dans d'autres régions, même sous le ciel d'Espagne ou d'Italie,
ne murmure à Dieu les caresses adultères qu'elle donnait à l'amant. Vous appré-
cierez ce langage, messieurs, et vous n'excuserez pas ces paroles de l'adultère
introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinité ! Voilà la seconde
situation, j'arrive à la troisième, c'est la série des adultères.
Après la transition religieuse, madame Bovary est encore prête à tomber.
Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor . Emma fit un
retour sur elle-même.
« Ah ! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage
" et les désillusions de l'adultère (il y en a qui auraient dit : les désillusions du
« mariage et les souillures de l'adultère), avant les souillures du mariage et les
« désillusions de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur
'( solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant,
'< jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute. »
En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses « bras
« pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même,
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 393
(( et de lui dire, de s'écrier : Enlève-moi, emmène-moi, partons ! à toi ! à toi !
Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n'a pas lieu dans le
sage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre,
elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous.
Emma veut partir, car elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir
même. « D'ailleurs Charles l'attendait et déjà elle se sentait au cœur cette ;
« lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois
« et la rançon de l'adultère... »
« sion. »
Voilà ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage très im-
portant — comme peinture lascive !
« sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la posses-
« sion d'eux-mêmes, qu'ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant
« y vivre jusqu'à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre
« chambre, nos tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau
« de Léon, une fantaisie qu'elle avait eue. C'étaient des pantoufles en satin rose,
« bordées de cygne. Quand elle s'asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop
« courte, pendait en l'air, et la mignarde chaussure, qui n'avait pas de quaitier,
« tenait seulement par les orteils à son pied nu.
« Il savourait pour la première fois, et dans l'exercice de l'amour, l'inex-
« primable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n'avait rencontré
« cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe
« assoupie. Il admirait l'exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D'ail-
ti leurs, n'était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée? une vraie
a maîtresse, enfin.? »
Ce n'est pas tout, à la page 73 \ il est un dernier tableau que je ne peux pas
omettre; elle était arrivée jusqu'à la fatigue de la volupté.
« Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une félicité
« profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire. Mais cette décep-
« tion s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus en-
« flammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arra-
« chant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme
« une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder
« encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber
Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rap-
port du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale. Oui,
M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l'art, mais
sans les ménagements de l'art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c'est la
mariage, tantôt ce sont ses platitudes, mais c'est toujours la poésie de l'adul-
tère. Voilà, messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et mal-
heureusement il ne les peint que trop bien.
J'ai scène avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute
raconté trois scènes : la
1. Page 306.
2. Page 314»
396 MADAME BOVARY
avez vu la prière emprunter à l'adultère son langage. J'ai parlé de la seconde
chute, je vous ai déroulé les scènes qui se passent avec Léon. Je vous ai montré
la scène du fiacre — supprimée — mais je vous ai montré le tableau de la chambre
et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons à la
« responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n'y voir
« que des fragments et non pas un ensemble. ^)
« je vais m 'endormir et tout sera fini. » Puis, sans un remords, sans un aveu,
sans une larme de repentir sur ce suicide qui s'achève et les adultères de la veille,
elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans
sa pensée de tout à l'heure, elle va au néant ? Pourquoi, quand il n'y a pas une
larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d'incrédulité, sur son suicide,
sur ses adultères ?
passée.
Vous le savez, le prêtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles,
sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques quidquid per :
pedeSy per aures, per pectus, etc., toujours suivies des mots misericordia... péché
d'un côté, miséricorde de l'autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles
saintes et sacrées ; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins n'y
mettez rien de voluptueux.
« Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup
« l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraor-
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 397
' dinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des
visions de béatitude éternelle qui commençaient.
» Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou
« comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l'Homme-
« Dieu, y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour
elle
où à chaque verset se trouvent les mots « Ame chrétienne, partez pour une ré- :
L'auteur a jugé à propos d'alterner ces paroles, de leur faire une sorte
de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson
dont profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.
les paroles
'•
Souvent la chaleur d'un beau jour
" Fait rêver fillette à l'ainour,
•'
Il souffla bien fort ce jour-là,
' Et le "
jupon court s'envola.
« Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite
« à la pointe des orteils. »
le genre que M. Flaubert cultive, celui qu'il réalise sans les ménagements
de l'art, mais avec toutes les ressources de l'art, c'est le genre descriptif, la
dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu'il soit possible de donner plus
de vivacité à l'image, plus de trait à la peinture apollinaire '
à saint Antoine :
— « Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des
« jasmins humides } Veux-tu sentir ton corps s'enfoncer comme dans une onde
« dans la chair douce des femmes pâmées ?
Il faut se résumer. J'ai analysé le livre, j'ai raconté, sans oublier une page,
j'ai incriminé ensuite, c'était la seconde partie de ma tâche : j'ai précisé quelques
portraits, j'ai montré madame Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis
de ceux qu'elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs las-
Je n'ai besoin que de deux scènes : l'outrage à la morale, est-ce que vous ne le
verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans
cette glorification de l'adultère ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce
qui se passe avec Léon ? Et puis, l'outrage à la morale religieuse, je le trouve dans
le trait sur la confession, page 30 '
de la i^e livraison, n^ du i^r octobre, dans
la transition religieuse, page 854 '^
61550'' du 15 novembre, et enfin dans la
dernière scène de la mort.
Vous avez devant vous. Messieurs, trois inculpés: M. Flaubert, l'auteur du
livre, M. Pichat qui l'a accueilli; et M. Pillet qui l'a imprimé. En cette matière,
il n'y a pas de délit sans publicité, et tous ceux qui ont concouru à la publicité
doivent être également atteints. Mais nous nous hâtons de le dire, le gérant de
la Revue et l'imprimeur ne sont qu'en seconde ligne. Le principal prévenu,
c'est l'auteur, c'est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rédac-
tion, proteste contre la suppression qui est faite à son œuvre. Après lui, vient au
second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette
suppression qu'il a faite, mais de celles qu'il aurait dû faire, et enfin vient en
dernière ligne l'imprimeur, qui est une sentinelle avancée contre le scandale.
M. un homme honorable contre lequel je n'ai rien. à dire.
Pillet, d'ailleurs, est
Nous ne vous demandons qu'une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs
doivent lire quand ils n'ont pas lu ou fait lire, c'est à leurs risques et périls
;
qu'ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines; ils ont un privilège,
ils prêtent serment, ils sont dans une situation spéciale, ils sont responsables.
Encore une fois, ils sont, si vous me permettez l'expression, comme des senti-
nelles avancées ; s'ils laissent passer le délit, c'est comme s'ils laissaient passer
l'ennemi. Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet; soyez
même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue quant à Flaubert, ;
le principal
coupable, c'est à lui que vous devez réserver vos sévérités !
1. l'ajze 4r.
2. Page 2.U.
3. Page 2J5.
400 MADAME BOVARY
A cette objection deux réponses je suppose l'œuvre morale, par hypothèse,
:
une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent
s'y trouver. Et puis je dis : l'œuvre au fond n'est pas morale.
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par
une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables,
décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un
grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses las-
cives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le
de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains déjeunes
filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien lorsque l'imagination aura été !
séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au cœur, lorsque le cœur
aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid
sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne
faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l'homme porte
les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et chez tous la vertu n'est que la
conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont géné-
ralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds
à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue
philosophique, n'est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoison-
née ; elle a beaucoup souffert, c'est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son
jour, mais elle meurt,non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu ;
elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté elle meurt après ;
avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le
portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres
d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage
au delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre Personne. .î*
Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la
condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul
principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si dans tout le
livre il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas
une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai
raison, le livre est immoral !
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 4OI
Je ne sais pas
ce que pense la conscience de l'auteur, mais, dans son chapitre IX, le seul philo-
sophique de l'œuvre (livr. du 15 décembre ^), je lis la phrase suivante :
«y a toujours après la
Il mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui
(I se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se
( résigner à y croire. »
pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort } Pourquoi Parce que cette !
survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu'il est difficile de le
comprendre et de le juger, mais il faut s'y résigner. Et moi je dis que si la mort
est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant
les aduhères de sa femme, que si l'opinion est représentée par des êtres grotes-
ques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule
personne a raison, règne, domine c'est Emma Bovary. Messaline a raison contre
:
Juvénal.
Voilà la conclusion philosophique du non par l'auteur, mais
livre, tirée
28
402 MADAME BOVARY
ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est
le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s'explique et s'éclaircit.
En son nom l'adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c'est
une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que
c'est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide,
non pas parce que c'est une folie, le fou n'est pas responsable, non pas parce
que c'est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique,
mais parce qu'il est le mépris du devoir dans la vie qui s'achève, et le cri de l'in-
servir, mais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Voilà, messieurs, les
principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec
conscience.
PLAIDOIRIE DU DÉFENSEUR
M" SËNARD
M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu'il a fait un
livre honnête, il que la pensée de son livre, depuis la pre-
affirme devant vous
mière ligne jusqu'à la dernière, est une pensée morale, religieuse, et que si elle
n'était pas dénaturée (nous avons vu pendant quelques instants ce que peut
un grand talent pour dénaturer une pensée), elle serait (et elle reviendra tout à
l'heure) pour vous ce qu'elle a été déjà pour les lecteurs du livre, une pensée
éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots l'excitation :
qui ont présidé à l'exécution du livre que je vais vous faire connaître.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 403
L'affirmation est déjà grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi
de vous le dire, M. Gustave Flaubert n'était pas pour moi un inconnu qui eût
besoin auprès de moi de recommandations, qui eût des renseignements à me
donner, je ne dis pas sur sa moralité, mais sur sa dignité. Je viens ici, dans cette
enceinte, remplir un devoir de conscience, après avoir lu le livre, après avoir
senti s'exhaler par cette lecture tout ce qu'il y a en moi d'honnête et de profon-
dément religieux. Mais en même temps que je viens remplir un devoir de cons-
cience, je viens remplir un devoir d'amitié. Je me rappelle, je ne saurais oublier
que son père a été pour moi un vieil ami. Son père, de l'amitié duquel je me suis
longtemps honoré, honoré jusqu'au dernier jour, son père et, permettez-moi
de le dire, son illustre père, a été pendant plus de trente années chirurgien en
chef de l'Hôtel- Dieu de Rouen. Il a été le protecteur de Dupuytren en donnant ;
aujourd'hui remplit déjà depuis plusieurs années la mission que son père a
remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici; il est à votre barre. En leur
laissant une fortune considérable et un grand nom, leur père leur a laissé le besoin
d'être des hommes d'intelligence et de cœur, des hommes utiles. Le frère de
mon client s'est lancé dans une carrière où les services rendus sont de chaque
jour. Celui-ci a dévoué sa vie à l'étude, aux lettres, et l'ouvrage qu'on poursuit
en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, mes-
sieurs, qui provoque les passions, au dire de monsieur l'avocat impérial, est le
résultat de longues études, de longues méditations. M. Gustave Flaubert est
un homme d'un caractère sérieux porté par sa nature aux choses graves, aux
choses tristes. Ce n'est pas l'homme que le ministère public, avec quinze ou
vingt lignes mordues çà et là, est venu vous présenter comme un faiseur de ta-
bleaux lascifs. Non ; il y a dans sa nature, je le répète, tout ce qu'on peut imaginer
404 MADAME BOVARY
au monde de plus prave, de plus sérieux, mais en même temps de plus triste.
Son livre, en rétablissant seulement une phrase, en mettant à côté des quelques
lignes citées, les quelques lignes qui précèdent et qui suivent, reprendra bientôt
devant vous sa véritable couleur en même temps qu'il fera connaître les intentions
de l'auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera
dans vos souvenirs qu'un sentiment d'admiration profonde pour un talent
qui peut tout transformer.
Je vous que M. Gustave Flaubert était un homme sérieux et grave.
ai dit
Ses études, conformes à la nature de son esprit, ont été sérieuses et larges. Elles
ont embrassé non seulement toutes les branches de la littérature, mais le droit.
M. Flaubert est un homme qui ne s'est pas contenté des observations que pou-
vait lui fournir le milieu où il a vécu il a interrogé d'autres milieux
: :
Après la mort de son père et ses études de collège, il a visité l'Italie et,
de 1848 à 1852, parcouru ces contrées de l'Orient, l'Egypte, la Palestine, l'Asie
Mineure, dans lesquelles, sans doute, l'homme qui les parcourt, en y apportant
une grande intelligence, peut acquérir quelque chose d'élevé, de poétique, ces
couleurs, ce prestige de style que le ministère public faisait tout à l'heure res-
sortir, pour établir le délit qu'il nous impute. Ce prestige de style, ces qualités
traité.? Mon client est de ceux qui n'appartiennent à aucune des écoles dont j'ai
Le second titre de cet ouvrage est Histoire des adultères d'une femme de province.
:
s'il vous faut absolument un second titre : histoire de l'éducation trop souvent
donnée en province; histoire des périls auxquels elle peut conduire, histoire de
la dégradation, de la friponnerie, du suicide considéré comme conséquence
d'une première faute, et d'une faute amenée elle-même par de premiers torts
auxquels souvent une jeune femme est entraînée ; histoire de l'éducation,
histoire d'une vie déplorable dont trop souvent l'éducation est la préface. Voilà
ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultères d'une femme de
province; vous le reconnaîtrez bientôt en parcourant l'ouvrage incriminé.
Maintenant, le ministère public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout,
la couleur lascive. S'il m'était possible de prendre le nombre des lignes du livre
que le ministère public a découpées, et de le mettre en parallèle avec le nombre
des autres lignes qu'il a laissées de côté, nous serions dans la proportion totale
de un à cinq cents, et vous verriez que cette proportion de un à cinq cents n'est
pas une couleur lascive, n'est nulle part; elle n'existe que sous la condition des
découpures et des commentaires.
Maintenant, qu'est-ce que M. Gustave Flaubert a voulu peindre,? D'abord
une éducation donnée à une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle
est née, comme il arrive, il faut bien le dire, trop souvent chez nous ; ensuite
le mélange d'éléments disparates qui se produit ainsi dans l'intelligence ^de la
a expliqué tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite.
Que montre-t-il encore .''
Il montre une femme allant au vice par la mésal-
406 MADAME BOVARY
liance, et du vice au dernier degré de la dégradation et du malheur. Tout à
l'heure, quand, par la lecture de différents passages, j'aurai fait connaître le livre
dans son ensemble, je demanderai au tribunal la liberté d'accepter la question
en ces termes : Ce livre mis dans les mains d'une jeune femme, pourrait-il
avoir pour effet de l'entraîner vers des plaisirs faciles, vers l'adultère, ou de lui
montrer au contraire le danger, dès les premiers pas, et de la faire frissonner
d'horreur ? La question ainsi posée, c'est votre conscience qui la résoudra.
Je dis ceci, quant à présent : M. Flaubert a voulu peindre la femme qui,
au lieu de chercher à s'arranger dans la condition qui lui est donnée, avec sa
situation, avec sa naissance, au lieu de chercher à se faire à la vie qui lui appartient,
ils sont inexpérimentés l'un et l'autre), s'excite en quelque sorte par degrés,
s'effraye quand, recourant à la religion de ses premières années, elle n'y trouve
pas une force suffisante ; et nous verrons tout à l'heure pourquoi elle ne l'y
préservent d'un premier danger. Mais elle est bientôt rencontrée par un homme
comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d'elle,
pauvre femme déjà déviée, et l'entraîne. Voilà ce qui est capital, ce qu'il fallait
voir, ce qu'est le livre lui-même.
Le ministère public s'irrite, et je crois qu'il s'irrite à tort, au point de vue
de la conscience et du cœur humain, de ce que, dans la première scène, madame
Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie à avoir brisé sa prison, et rentre chez
elle en disant J'ai un amant. » Vous croyez que ce n'est pas là le premier
: «
cri du cœur humain La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder
1
un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant
de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de délire,
à quelques lignes plus loin la déception arrive, et, suivant l'expression de l'auteur,
elle semble à ses propres yeux humiliée.
Oui, la déception, la douleur, le remords lui arrivent à l'instant même.
L'homme auquel elle s'était confiée, livrée, ne l'avait prise que pour s'en servir
un instant comme d'un jouet ; le remords la ronge, la déchire. Ce qui vous a
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 407
choqué, c'a été d'entendre appeler cela les désillusions de l'adultère ; vous auriez
mieux aimé les souillures chez un écrivain qui faisait poser cette femme, laquelle
n'ayant pas compris le mariage, se sentait souillée par le contact d'un mari ;
laquelle, ayant cherché ailleurs son idéal, avait trouvé les désillusions de l'adul-
tère. Ce mot vous a choqué; au lieu des désillusions^ vous auriez voulu les souil-
de votre mari sont quelque chose de monotone, d'ennuyeux, si vous n'y trouvez
— c'est le mot qui a été signalé —
que les platitudes du mariage, s'il vous semble
voir une souillure dans cette union à laquelle l'amour n'a pas présidé, prenez-y
garde, vos rêves sont une illusion, et vous serez un jour cruellement détrompée.
Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer
ce que nous avons appelé désillusion, celui-là dit un mot vrai, mais vague qui
n'apprend rien à l'intelligence. J'aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne
prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la déception,
de la désillusion, qui lui dit Là où vous croyez trouver l'amour, vous ne trou-
:
minute pour jouer avec vous. L'illusion se sera produite la première fois; peut-
être la seconde; vous serez rentrée chez vous enjouée, en chantant la chanson
de l'adultère : « j'ai un amant ! » la troisième fois vous n'aurez pas besoin
d'arriver jusqu'à lui, la désillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rêvé
aura perdu tout son prestige ; vous aurez retrouvé dans l'amour les platitudes
vous peint un charmant adultère, pour faire arriver ensuite le Deus ex machina,
non; vous avez sauté trop vite de la page que vous avez lue à la dernière. L'adul-
tère, chez lui, n'est qu'une suite de tourments, de regrets, de remords; et puis
il arrive à une expiation finale, épouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert
pèche, c'est par l'excès, et je vous dirai tout à l'heure de qui est ce mot. L'ex-
piation ne se fait pas attendre ; et c'est en cela que le livre est éminemment moral
et utile, c'est qu'il ne promet pas à la jeune femme quelques-unes de ces belles
années au bout desquelles elle peut dire : après cela on peut mourir. Non î
mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil (j'en citerai quel-
ques lignes tout à l'heure), au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques,
nos grands maîtres, qui, lorsqu'ils ont rencontré des scènes de l'union des sens
chez l'homme et la femme, n'ont pas manqué de tout décrire, M. Flaubert
se contente d'un mot. Là toute sa puissance descriptive disparaît, parce que sa
pensée est chaste, parce que là où il pourrait écrire à sa manière et avec toute la
magie du style, il sent qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être abordées,
décrites. Le ministère public trouve qu'il a trop dit encore. Quand je lui montre-
rai des hommes qui, dans de grandes œuvres philosophiques, se sont complu
à la description de ces choses, et qu'en regard je placerai l'homme qui possède
la science descriptive à un si haut degré et qui, loin de l'employer, s'arrête et
s'abstient, j'aurai bien le droit d; demander raison à l'accusation qui est produite.
Toutefois, messieurs, de même qu'il se plaît à nous décrire le riant berceau
où se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ces petites fleurs roses
ou blanches qui viennent de s'épanouir, et ses sentiers embaumés de même —
quand elle sera sortie de là, quand elle ira dans d'autres chemins, dans 'des che-
mins où elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches
mêmes rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu'il le dit Mais ce serait !
supprimer complètement le livre, je vais plus loin, l'élément moral, sous pré-
texte de le défendre, car si la faute ne peut pas être montrée, si elle ne peut pas
être indiquée, si dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la
de travaux, tant d'études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les
auteurs qu'il a lus —
vous verrez, mon Dieu où il a puisé, car c'est quelque !
chose d'étrange qui se chargera de le justifier — vous le verrez, lui aux couleurs
lascives, tout imprégné de Bossuet et de Massillon. C'est dans l'étude de ces
410 MADAME BOVARY
auteurs que nous allons le retrouver tout à l'heure, cherchant, non pas à les
plagier, mais à reproduire dans ses descriptions les pensées, les couleurs em-
ployées par eux. Quand, après tout ce travail fait avec tant d'amour, quand son
oeuvre a son but, est-ce que vous croyez que plein de confiance en lui-même et
malgré tant d'études et de médidations, il a voulu immédiatement se lancer
dans la lice ! Il l'aurait fait, sans doute, s'il eût été un inconnu dans le monde,
si son nom lui eût appartenu en toute propriété, s'il eût cru pouvoir en disposer
et le livrer comme bon lui semblait ; mais, je le répète, il est de ceux chez les-
quels noblesse oblige : il s'appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert,
il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la
morale et la religion —
non pas par inquiétude du parquet, un tel intérêt ne
pourrait se présenter à sa pensée — mais par dignité personnelle, ne voulant pas
laisser son nom à la tête d'une publication, si elle ne semblait pas à quelques
personnes en lesquelles il avait foi, digne d'être publiée. M. Flaubert a lu, par
fragments et en totalité même, devant quelques amis haut placés dans les let-
tres, les pages qu'un jour il devrait livrer à l'impression, et j'affirme qu'aucun
d'eux n'a été offensé de ce qui excite en ce moment si vivement la sévérité de
M. l'avocat impérial. Personne même n'y a songé. On a seulement examiné,
étudié la du Hvre. Quant au but moral il est si évident, il est écrit
valeur littéraire
à si peu équivoques, qu'il n'était pas même besoin de le
chaque Hgne en termes
mettre en question. Rassuré sur la valeur du livre, encouragé d'ailleurs par les
hommes les plus éminents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu'à le livrer
per dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas échapper à des femmes d'une
grande intelligence, d'une grande pureté, d'une grande chasteté. Il n'y a pas de
nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a
été dit à M. Flaubert, ce qui m'a été dit à moi-même par des mères de famille
qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur étonnement après avoir reçu de cette
lecture une impression si bonne qu'elles ont cru devoir en remercier l'auteur,
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 4II
si je vous disais leur étonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce
livre devait être considéré comme contraire à la morale publique, à leur foi re-
ligieuse, à la foi de toute leur vie, mon Dieu mais il y aurait dans la réunion !
sa compétence, grand surtout par la pureté qui existe dans toutes ses œuvres,
par la chasteté de tous ses écrits : Lamartine.
Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu'il existât. La-
martine à la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numéros de la Revue
de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvé là des im-
pressions telles, qu'elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire
maintenant.
Il y a quelques jours, Lamartine est revenu à Paris, et le lendemain il s'est
avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l'auteur nou-
veau, se révélant par un essai pareil.
Mon client est allé chez Lamartine et il a trouvé chez lui, non pas seulement
;
un homme qui l'a encouragé, mais un homme qui lui a dit « Vous m'avez donné :
la meilleure œuvre que j'ait lue depuis vingt ans. > C'étaient en un mot des éloges
tels que mon client, dans sa modestie, osait à peine me les répéter. Lamartine
lui prouvait qu'il avait lu les livraisons, et le lui prouvait de la manière la plus
gracieuse, en lui disant des pages tout entières. Seulement Lamartine ajoutait :
j'ai blâmé les dernières. Vous m'avez fait mal, vous m'avez fait littéralement
souffrir ! l'expiation est hors de proportion avec le crime; vous avez créé une
mort affreuse, effroyable ! Assurément la femme qui souille le lit conjugal, doit
s'attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c'est un supplice comme
412 MADAME BOVARY
on n'en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m'avez fait mal aux nerfs;
cette puissance de description qui s'est appliquée aux derniers instants de la
mort m'a laissé une indicible souffrance 1 » Et quand Gustave Flaubert lui de-
mandait : « Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je
sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police
correctionnelle, pour offense à la morale publique et religieuse ? » — - Lamartine
lui répondait ; — « Je crois avoir été toute ma vie l'homme qui, dans ses œuvres
littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c'était que la
morale publique et religieuse; mon cher enfant, il n'est pas possible qu'il se
trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable
qu'on se soit ainsi mépris sur qu'on ait ordonné
le caractère de votre œuvre et
vous demande la permission d'ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes
de choses, la facilité n'est pas dans mes habitudes. Des œuvres littéraires, j'en
tiens à 1& main qui, quoique émanées de nos grands écrivains, n'ont jamais ar-
rêté deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil
quelques lignes que je ne me suis jamais complu à lire, et je vous demanderai
la permission de vous dire que lorsque je suis arrivé à la fin de l'œuvre de
M. Flaubert, j'ai été convaincu qu'une coupure faite par la Revue de Paris a été
cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon
appréciation à l'appréciation plus élevée, plus éclairée que je viens de rappeler.
Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littérateurs
de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus dinstingués, sur l'œuvre
dont il s'agit, et sur l'émerveillement qu'ils ont éprouvé en lisant cette œuvre
nouvelle, en même temps si morale et si utile !
bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé ;
>> et alors on
convint de la note suivante :
Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une épreuve,
que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer. En voici la première
partie, qui n'a pas une seule correction; un mot a été corrigé sur la seconde :
« Mais, tout à coup, elle s'élança d'un bond à travers Quatremares, Sotte-
ville, la grande chaussée, la rue d'Elbœuf, et fit sa troisième halte devant le
Jardin des Plantes.
« — Marchez donc, s'écria la voix plus furieusement.
« Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai
des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la'place
du Champs-de-Mars, et derrière les jardins de l'Hôpital où des vieillards en
veste noire se promènent au soleil, le long d'une terrasse toute verdie par des
414 MADAME BOVARY
lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise,
puis tout le mont Riboudet jusqu'à la côte de Deville !
« Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint-Paul, à Leseure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare et place du
Gaillarbois; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint- Vivien,
Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille- Tour, aux
Trois-Pipes et au Cimetière-Monumental De temps à autre, le cocher, sur
!
son siège, jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas
quelle fureur de locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s'arrêter.
ïl essayait quelquefois ; et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclama-
tions de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur,
mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci, par-là, ne s'en souciant,
démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse,
« Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues,
au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette
chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait
ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
« Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil
dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa
sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dis-
persèrent au vent, et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un
champ de trèfles rouges tout en fleurs.
« Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beau-
voisine; et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner
la tête.
« Rien pourtant ne la forçait à partir } mais elle avait donné sa parole qu'elle
reviendrait le soir même. D'ailleurs Charles l'attendait; et déjà elle se sentait
au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment
tout à la fois et la rançon de l'adultère. »
Au surplus, cela pourrait faire la matière d'un reproche tout aussi fondé que les
autres; car dans tout ce que vous avez reproché, il n'y a rien qui puisse se sou-
tenir sérieusement.
Or, messieurs, cette espèce de course fantastique ayant déplu à la rédaction
de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut là un excès de réserve de la part
de la Revue; et très certainement ce n'est pas un excès de réserve qui pouvait
donner matière à un procès; vous allez voir cependant comment elle a donné
matière au procès. Ce qu'on ne voit pas, ce qui est supprimé ainsi paraît une chose
fort étrange. On a supposé beaucoup de choses qui n'existaient pas, comme
vous l'avez vu par la lecture du passage primitif. Mort Dieu, savez-vous ce qu'on
a supposé ? Qu'il y avait probablement dans le passage supprimé quelque chose
d'analogue, à ce que vous aurez dans un des plus merveilleux
la bonté de lire
la littérature a ses droits; M. Mérimée a fait une œuvre littéraire très remar-
quable, et il ne faut pas se montrer si difiicile sur les détails quand l'ensemble
est irréprochable. Je m'en tiendrais là, j'absoudrais et vous absoudriez. Eh !
mon Dieu ! ce n'est pas par omission qu'un auteur peut pécher en pareille ma-
tière. Et d'ailleurs, vous aurez le détail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais
comme mon client, lui, s'était contenté de faire une course, et que l'intérieur
ne s'était révélé que par « une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile
jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent, et s'abattirent
plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en
fleurs »; comme mon client s'était contenté de cela, personne n'en savait rien
et tout le monde supposait par la suppression même — qu'il avait dit au —
moins autant que le membre de l'Académie française. Vous avez vu qu'il n'en
était rien, ^
4l6 MADAME BOVARY
Eh bien ! cette malheureuse suppression, c'est le procès, c'est-à-dire que
dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison, de surveiller tous
les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure,
on s'est tenu en et messieurs de la Revue de Paris
éveil. Je suis obligé de l'avouer,
me permettront de dire cela, ils ont donné le coup de ciseaux deux mots trop
loin, il fallait le donner avant qu'on montât dans le fiacre; couper après, ce n'était
plus la peine. La coupure a été très malheureuse; mais si vous avez commis cette
petite faute, messieurs de la Revue, assurément vous l'expiez bien aujourd'hui.
On a dit dans les bureaux : prenons garde à ce qui va suivre; quand le nu-
méro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux
ne sont pas obligés de tout lire ; et quand ils ont vu qu'on avait écrit qu'une femme
avait retiré tous ses vêtements, ils se sont effarouchés sans aller plus loin. Il
est vrai qu'à la différence de nos grands maîtres, M. Flaubert ne s'est pas
donné la peine de décrire l'albâtre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n'a
pas dit comme un poète que nous aimons :
Il n'a rien dit de semblable à ce qu'a dit André Chénier. Mais enfin il a dit :
Dans les bureaux on n'a pas lu cela. M. l'avocat impérial tout à l'heure
n'y prenait pas garde. Il n'a vu que ceci : « Puis elle faisait d'un seul geste tomber
ensemble tous ses vêtements, » et il s'est écrié : outrage à la morale publique !
Vraiment il est par trop facile d'accuser avec un pareil système. Dieu gardé
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 417
les auteurs de dictionnaire de tomber sous la main de M. l'avocat impérial !
Quel est celui qui échapperait à une condamnation si, au moyen de découpures,
non de phrases mais de mots, on s'avisait de faire une liste de tous les mots
qui pourraient offenser la morale ou la religion ?
immédiatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l'œuvre telle
qu'elle est sortie de mes mains, en rétablissant la scène du fiacre. « J'étais tout
à fait de son avis, c'était la meilleure défense de mon client que l'impression
complète de l'ouvrage avec l'indication de quelques points, sur lesquels nous
aurions plus spécialement prié le tribunal de porter son attention. J'avais donné
moi-même le titre de cette publication : Mémoire de M. Gustave Flaubert contre
la prévention d'outrage à la morale religieuse dirigée contre lui. J'avais écrit de
ma main Tribunal de police correctionnelle, sixième chambre, avec l'indication
:
« On
m'accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre, je ne puis me
défendre qu'avec mon livre. » Demander à des juges la lecture d'un roman tout
entier, c'est leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges
qui aiment la vérité, qui la veulent, qui pour la connaître ne reculeront devant
aucune fatigue ; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la
suite cela à l'impression et mettez au bas mon nom à côté du vôtre Sénard, :
défense de continuer l'impression, non pas du livre, mais d'un mémoire dans
lequel l'œuvre incriminée se trouvait avec des notes explicatives ! On a réclamé
au parquet de M. le procureur impérial, — qui nous a dit que la défense était
absolue, qu'elle ne pouvait pas être levée.
Eh bien, soit ! nous n'aurons pas publié le livre avec nos notes et nos obser-
vations; mais si votre première lecture, messieurs, vous avait laissé un doute,
je vous le demande en grâce, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez
la vérité; vous ne pouvez pas être de ceux qui, quand on leur porte deux lignes
de l'écriture d'un homme, sont assurés de le faire pendre à quelque condition
que ce soit. Vous ne voulez pas qu'un homme soitjugé sur des découpures,
29
41 MADAME BOVARY
plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela; vous ne voulez pas
nous priver des ressources ordinaires de la défense. Eh bien ! vous avez le livre,
et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez
vous-mêmes observations, les rapprochements, parce que vous
les divisions, les
voulez la vérité et qu'ilque ce soit la vérité qui serve de base à votre juge-
faut
ment, et la vérité sortira de l'examen sérieux du livre.
Cependant je ne puis pas m'en tenir là. Le ministère public attaque le livre,
il faut que je prenne le livre même pour le défendre, que je complète les citations
qu'il en a faites, et que, sur chaque passage incriminé, je montre le néant de l'in-
Et d'abord, je déclare que rien n'est plus faux que ce qu'on a dit tout à
l'heure de la couleur lascive. La couleur lascive ! Où donc avez- vous pris cela ?
Mon client a dépeint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu !
Il n'y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministère public, il ne faut
donc rien laisser sans réponse. Ah vous avez parlé de ses petits péchés en citant
!
quelques lignes de la première livraison, vous avez dit : « Quand elle allait à
confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à ge-
noux dans l'ombre... sous le chuchotement du prêtre. » Vous vous êtes déjà
REQUISITOITE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 419
gravement trompé sur l'appréciation de mon client. Il n'a pas fait la faute que
vous lui reprochez, l'erreur est tout entière de votre côté, d'abord sur l'âge de la
jeune fille. Comme elle n'est entrée au couvent qu'à treize ans, il est évident
qu'elle en avait quatorze lorsqu'elle allait à confesse. Ce n'était donc pas une
enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous êtes trompé là-dessus
matériellement. Mais je n'en suis pas sur l'invraisemblance d'une enfant de dix
ans qui aime à rester au confessionnal « sous le chuchotement du prêtre ».
Ce que je veux, c'est que vous lisiez les lignes qui précèdent, ce qui n'est pas
facile, j'en conviens. Et voilà l'inconvénient pour nous de n'avoir pas un mé-
moire : avec un mémoire nous n'aurions pas à chercher dans six volumes.
J'appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Aladame Bovary
son véritable caractère. Voulez- vous me permettre de vous dire ce qui me paraît
bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu'il a mis en relief.'' Il y a une es-
pèce de religion qui est celle qu'on parle généralement aux jeunes filles et qui
est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les apprécia-
tions. Quant à moi, je déclare nettement ceci, que je ne connais rien de beau,
d'utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le che-
min de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles
épreuves à traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire
que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi
d'ajouter, sévère.
Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les
abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en
rapport, vers lequel ils s'élèvent pour le prier, et qui en même temps les grandit
et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre,
c'est la force dansles mauvais jours, la force dans ce qu'on appelle dans le monde
le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. C'est cette pensée-là qui donne
à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses
de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu'elle peut souffrir, et lui demander
la grâce de remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c'est le christianisme,
c'est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l'homme. Le christianisme,
en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermédiaire,
nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile.
Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme,
je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le
milieu de laquelle nous sommes, mais n'accusez pas l'homme qui, comme
Bossuet, s'écrie Réveillez-vous et prenez garde au péril
: Mais venir dire aux !
à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui
sensualise la religion; venir dire cela, c'est dire la vérité. C'est pour cela que vous
accusez Flaubert, c'est pour cela que j'exalte sa conduite. Oui, il a bien fait
d'avertir, ainsi, les familles des dangers de l'exaltation chez les jeunes personnes
qui s'en prennent aux petites pratiques, au lieu de s'attacher à une religion forte
et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez
voir d'où vient l'intention des petits péchés « sous le chuchotement du prêtre ».
I. Page 37.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 42 1
« arbres plus hauts que les clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous
« apportant un nid d'oiseau. »
« Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes
« pieuses bordées d'azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade,
« le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en mar-
« chant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans
« manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir. »
« traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne; elle savait le
" bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects
(( calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n'aimait la mer
« qu'à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu'elle était clairse-
« mée parmi les ruines. Il fallait qu'elle pût retirer des choses une sorte de profit
« personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la
gnaler à tous les périls d'une éducation de ce genre, pour indiquer à la jeune
•femme les écueils de la vie dans laquelle elle va s'engager. Continuons :
« chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur,
« serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols
« dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux,
« vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des
« urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette
<( poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle
Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela,quand cette pauvre fille
de campagne rentrée à la ferme, ayant trouvé à
la épouser un médecin de village,
est invitée à une soirée d'un château, sur laquelle vous avez cherché à appeler
l'attention du tribunal, pour montrer quelque chose de lascif dans une valse
qu'elle vient de danser Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation,
!
quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au
foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux
messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes
fortunes à la cour !... M. l'avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos
de la reine Antoinette Il n'y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé
!
par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom de cette
victime des révolutions; mais ce n'est pas de Marie-Antoinette qu'il s'agit ici,
reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme,
voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi
même, cette danse de nos grands bals modernes où, dit un auteur qui l'a décrite,
la femme « s'appuie la tête sur l'épaule du cavalier, dont la jambe l'embarrasse ».
Vous trouvez que dans la description de Flaubert madame Bovary est lascive.
Mais il n'y a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui ayant assisté à un bal,
ayant vu cette sorte de valse, n'ait eu en sa pensée le désir que sa femme ou sa
fille s'abstînt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la
chasteté qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer à ce plaisir
que la mode a consacré, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chas-
quoiqu'on y compte, il n'est pas impossible d'exprimer les impressions
teté, et
Défendez la reine, défendez-la surtout, devant l'échafaud, dites que par son
titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se
contentera de dire qu'il avait été, disait-on, l'amant de la reine. Est-ce que c'est
sérieusement que vous nous reprocherez d'avoir insulté à la mémoire de cette
femme infortunée }
« d'eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose
« d'extraordinaire et d'auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des
« reines ?
Vous n'avez pas lu le livre; si vous l'aviez lu, vous n'auriez pas fait cette objec-
tion.
« Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se
« fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et dans une lettre
« qu'elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle
« la voix de l'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'ennuya, n'en voulut
« point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise
« de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son
« front. »
la meilleure réponse qui puisse être faite. Je croyais vous l'avoir entendu faire;
mettons que je me sois trompé. Au surplus voici ce que je lis à la fin de la page 36 ':
« Cependant, d'après des théories qu'elle croyait bonnes, elle voulut se
(( donner de l'amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu'elle
« savait par cœur de rimes passionnées, et lui chantait en soupirant des adagios
« mélancoliques; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu'auparavant, et
« Charles n'en paraissait ni plus amoureux, ni plus remué.
« Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire
« jaillir une de comprendre ce qu'elle n'éprouvait
étincelle, incapable d'ailleurs
« pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes
« convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n'avait plus
1 Page 46.
2. Page 44.
3. Page 41.
426 MADAME BOVARY
« rien d'exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières; il l'embrassait
« une habitude parmi les autres, et comme un
à de certaines heures. C'était
« dessert prévu d'avance, après la monotonie du dîner. »
nant, voici le péril qui va commencer. Vous savez comment elle avait été élevée;
c'est ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant.
Il n'y a pa? un homme l'ayant lu, qui ne dise, ce livre à la main, que
fin ce qu'il était,un bon homme, vulgaire, médiocre, remplissant les devoirs de
sa profession, aimant bien sa femme, mais dépourvu d'éducation, manquant
d'élévation dans la pensée. Il est de même au lit de mort de sa femme. Et pour-
tant il n'y a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus d'intérêt. Pour-
quoi Parce qu'il a gardé jusqu'à la fin la simpHcité, la droiture du cœur; parce
.?
que jusqu'à la fin il a rempli son devoir, dont sa femme s'était écartée. Sa mort
est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le
cadavre de la femme, l'auteur a montré les taches que lui ont laissées les vomis-
sements du poison; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va être ensevelie,
il a voulu en faire un objet de dégoût; mais il y homme qui est
a un sublime,
c'est le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime,
dont la mort est admirable, c'est le mari, qai après avoir vu successivement
se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester d'illusions au
cœur, embrasse par la pensée sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en
prie, dans vos souvenirs, l'auteur a été au delà Lamartine le lui a dit de — —
ce qui était permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et l'expiation plus
terrible. L'auteur a su concentrer tout l'intérêt sur l'homme qui n'avait pas dévié
de la ligne du devoir, qui est resté avec son caractère médiocre, sans doute, l'auteur
ne pouvait pas changer son caractère; mais avec toute la générosité de son cœur,
et il a accumulé toutes les horreurs sur la mort de la femme qui l'a trompé,
ruiné, qui s'est livrée aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et
enfin est arrivée au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette
femme qui, si elle n'avait pas trouvé le poison pour en finir, aurait été brisée par
l'excès même du malheur qui l'étieignait. Voilà ce qu'a fait l'auteur. Son livre
I. Page 46.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 427
ne serait pas lu, s'il l'eût fait autrement, si, pour montrer où peut conduire une
éducation aussi périlleuse que celle de madame Bovary, il n'avait pas prodigué
les images charmantes et les tableaux énergiques qu'on lui reproche.
M. Flaubert fait constamment ressortir la supériorité du mari sur la femme,
et quelle supériorité, s'il vous plaît ? celle du devoir rempli, tandis qu'Emma s'en
écarte 1 Et puis la voilà placée sur la pente de cette mauvaise éducation, la voilà
partie après la scène du bal avec un jeune enfant, Léon, inexpérimenté comme
elle. Elle coquettera avec lui, mais elle n'osera pas aller plus loin; rien ne se fera.
Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. Après l'avoir regardée
un instant, il se dit : Elle est bien, cette femme ! et elle sera à lui, car elle est
légère et sans expérience Quant à la chute, vous relirez les pages 42, 53 et 44 \
l
Je n qu'un mot à vous dire sur cette scène, il n'y a pas de détails, pas de des-
ai
cription, aucune image qui nous peigne le trouble des sens un seul mot nous ;
de relire les détails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir
été décrite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substitué Rodolphe à Lovelace,
et Emma à Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages;
et vous apprécierez.
Mais ici l'indignation de M. l'avocat impérial. Il est choqué
je rencontre
de ce que remords ne suit pas de près la chute, de ce qu'au lieu d'en exprimer
le
les amertumes, elle se dit avec satisfaction « J'ai un amant. » Mais l'auteur :
ne serait pas dans le vrai si, au moment où la coupe est encore aux lèvres, il
faisait sentir toute l'amertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui écrirait,
comme l'entend M. l'avocat impérial, pourrait être moral, mais il dirait ce qui
n'est pas dans la nature. Non, ce n'est pas au moment de la première faute, que
le sentiment de la faute se réveille; sans cela elle ne serait pas commise. Non,
ce n'est pas au moment où elle est dans l'illusion qui l'enivre, que la femme
peut être avertie par cet enivrement même de la faute immense qu'elle a commise.
Elle n'en rapporte que l'ivresse; elle rentre chez elle, heureuse, étincelante, elle
chante dans son cœur : « Enfin, j'ai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ?
Vous avez lu les pages
424 et 425 ^. A deux pages de là, s'il vous plaît, à la page
428 ^, le sentiment du dégoût de l'amant ne se manifeste pas encore, mais elle
« Quelque chose de plus fort qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un
« jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le visage comme quelqu'un
u de contrarié. f
« Et enfin il déclara d'un air sérieux que ses visites devenaient imprudentes
et qu'elle se compromettait.
« Peu à peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour
l'avait enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais à présent qu'il
était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre quelque chose, ou même
qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait de chez lui, elle jetait tout à l'entour
des regards inquiets, épiait chaque forme qui passait à l'horizon, et chaque lu-
carne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris,
le bruit des charrues, et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les
Vous voyez bien qu'elle ne s'y méprend pas; elle sent bien qu'il y a quelque
chose qui n'est pas ce qu'elle avait rêvé. Prenons les pages 433 et 434 \ et vous
en serez encore plus convaincus.
« Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s'allaient réfugier dans le cabinet
aux consultations, entre le hangar et l'écurie. Elle allumait un des flambeaux
de la cuisine, qu'elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s'installait là comme
chez lui. Cependant, la vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l'apparte-
ment enfin, excitait sa gaieté, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles
quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus
sérieux et même plus dramatique à l'occasion, comme cette fois où elle crut en-
tendre dans l'allée un bruit de pas qui s'approchait.
« — On vient ! dit-elle.
« Il souffla la lumière.
« — As-tu tes pistolets ?
« — Pourquoi ?
ne vous blesserait pas dans la bouche d'un père, eh bien M. Flaubert ne dit !
pas autre chose; c'est la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la
femme qui a rêvé le bonheur en dehors de sa maison trouve immédiatement.
I. Page 189.
43 MADAME BOVARY
Mais marchons, nous arrivons à toutes les aventures de la désillusion.
Vous m'opposez les caresses de Léon à la page 60 \ Hélas ! elle va payer bientôt
la rançon de l'adultère ; et cette rançon vous la trouverez terrible, à quelques
pages plus loin de l'ouvrage que vous incriminez. Elle a cherché le bonheur
dans l'adultère, la malheureuse ! Et
y a trouvé, outre le dégoût et la fatigue
elle
que la monotonie du mariage peut donner à une femme qui ne marche pas dans
la voie du devoir, elle y a trouvé la désillusion, le mépris de l'homme auquel elle
s'était livrée. Est-ce qu'il manque quelque chose à ce mépris } Oh non et vous !
ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux : Rodolphe, qui s'est révélé si vil,
luidonne une dernière preuve d'égoïsme et de lâcheté. Elle lui dit « Emmène- :
mari, dont j'ai fait la honte et le malheur. » Il hésite; elle insiste; enfin il promet,
et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe,
écrasée, anéantie. Elle tombe malade, elle est mourante. La livraison qui suit
vous la montre dans toutes les convulsions d'une âme qui se débat, qui peut-être
serait ramenée au devoir par l'excès de sa souffrance, mais malheureusement elle
rencontre bientôt l'enfant avec lequel elle avait joué quand elle était inexpéri-
Mais M. l'avocat impérial m'arrêt». et me dit : quand il serait vrai que le but
de l'ouvrage soit bon d'un bout à l'autre, est-ce que vous pouviez vous permettre
des détails obscènes, comme ceux que vous vous êtes permis }
1. Page 287.
2. Pages 304 et 305.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 43 1
nié. Mais
dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache
le
quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles; la dorure en reste aux mains.
« Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour... »
Mon Dieu C'est pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes
!
et dans les lettres qu'Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de
la lune et des étoiles, ressources naïves d'une passion affaibhe, qui essayait de
s'aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour
son prochain voyage, une félicité profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir
d'extraordinaire. Mais cette déception s'effaçait vite, sous un espoir nouveau; et
Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se désha-
billait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour
de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses
pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait
d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements; — et pâle, sans parler,
sérieuse, elle s'abbattait contre sa poitrine, av^ec un long frisson. »
Vous appelez cela de la couleur lascive, vous dites que cela donnerait le
goût de l'adultère, vous dites que voilà des pages qui peuvent exciter, émouvoir
les sens, — des pages
lascives Mais la mort est dans ces pages. Vous n'y pensez
!
pas, monsieur l'avocat impérial, vous vous effarouchez de trouver là des mots
de corset^ de vêtements qui tombent; et vous vous attachez à ces trois ou quatre
mots de corset et de vêtements qui tombent Voulez-vous que je montre comme !
quoi un corset peut paraître dans un livre classique, et très classique .''
C'est ce
que je me donnerai le plaisir de faire tout à l'heure.
« Elle se déshabillait... (ah ! monsieur l'avocat impérial que vous avez mal
compris ce passage !) elle se déshabillait brutalement (la malheureuse), arrachant
le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une cou-
leuvre qui glisse; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine
432 MADAME BOVARY
avec un long frisson... Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides... dans
enviait les ineffables sentiments d'amour qu'elle tâchait, d'après des livres, de
se figurer !
forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. »
N'oubliez donc pas ceci, monsieur l'avocat impérial, quand vous voulez
juger la pensée de l'auteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur
lascive là où je ne puis trouver qu'un excellent livre.
« Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres.
« Je l'aime pourtant, » se disait-elle; elle n'était pas heureuse, ne l'avait jamais
été.D'où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée
des choses où elle s'appuyait » .''
« Mais s'il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse,
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 433
pleine à la fois d'exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme
d'ange, lyre aux cordes d'airain sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques,
pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité 1
Rien d'ailleurs ne valait la peine d'une recherche, tout mentait ! Chaque sourire
cachait un bâillement d'ennui, chaque une malédiction, tout plaisir son
joie
dégoût et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre que l'irréalisable
envie d'une volupté plus haute.
« Un râle métallique se traîna dans les airs, et quatre coups se firent en-
tendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu'elle était là,
Il ne faut pas chercher au bout d'un livre quelque chose pour expliquer
ce qui est au bout d'un autre. J'ai lu le passage incriminé sans y ajouter un mot,
pour défendre une œuvre qui se défend par elle-même. Continuons la lecture de
ce passage incriminé au point de vue de la morale :
« Madame était dans sa chambre. On n'y montait pas. Elle restait là tout
le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et de temps à autre faisait fumer des
pastilles du sérail, qu'elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d'un Algérien.
Pour ne pas avoir la nuit, contre sa chair, cet homme étendu qui dormait, elle
finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage; et elle lisait jusqu'au
matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situa-
tions sanglantes. » (Ceci donne envie de l'adultère^ n'est-ce pas « Souvent .'')
tère avivait, haletante, émue, toute en désir, elle ouvrait la fenêtre, aspirait
l'air froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les étoiles,
souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout
donné pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient.
« C'était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et lorsqu'il ne pouvait
payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement; ce qui arrivait à
peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu'ils seraient aussi
bien ail'eurs, dans quelque hôtel plus modeste, mais elle trouva des objections. »
Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout,, mais avec les
découpures de M. l'avocat impérial, le plus petit mot devient une montagne.
M. l'avocat impérial. — Je n'ai cité aucune de ces phrases-là, et puisque
vous en voulez citer que je n'ai point incriminées, il ne fallait pas passer à
pieds joints sur la page 50.
30
434 MADAME BOVARY
M® Sénard. — Je ne passe rien, j'insiste sur les phrases incriminées dans
la citation. Nous sommes cités pour les pages 77 et 78 \
M. Vavocat impérial. — Je parle des citations faites à l'audience, et je
croyais que vous m'imputiez d'avoir cité les lignes que vous venez de lire.
M^ Sénard. —
Monsieur l'avocat impérial, j'ai cité tous les passages à l'aide
desquels vous vouliez constituer un délit qui maintenant est brisé. Vous avez
développé à l'audience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu.
Heureusement nous avions le livre, le défenseur savait le livre; s'il ne l'avait pas
su, sa position eût été bien étrange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelé
à m 'expliquer sur tels et tels passages, et à l'audience on y substitue d'autres
passages. Si je n'avais possédé le livre comme je le possède, la défense eût été
difficile. Maintenant, je vous montre par une analyse fidèle que le roman, loin
de devoir être présenté comme lascif, doit être au contraire considéré comme une
œuvre éminemment morale. Après avoir fait cela, je prends les passages qui ont
motivé la citation en police correctionnelle ; et après avoir fait suivre vos décou-
pures de ce qui précède et de ce qui suit, l'accusation est si faible, qu'elle vous
révolte vous-même, au moment où je les Ces mêmes passages que vous
lis !
sur sa poitrine; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu'une
certaine dose de musique, s'assoupissait d'indifférence au vacarme d'un amour
dont il ne distinguait plus les délicatesses.
un monsieur qui dit que dans le mariage il n'y a que des platitudes C'est une !
impérial, qu'avec des découpures artistement faites on peut aller loin en fait
d'incrimination. Qu'est-ce que l'auteur a appelé les platitudes du mariage.?
Cette monotonie qu'Emma avait redoutée, qu'elle avait voulu fuir, et qu'elle
retrouvait sans cesse dans l'adultère, ce qui était précisément la désillusion.
2. H;<k'cs3i3 et 315-
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 435
Vous voyez donc bien que quand, au lieu de découper des membres de phrases
et des mots, on lit ce qui précède et ce qui suit, il ne reste plus rien à l'incri-
mination; et vous comprenez à merveille que mon client, qui sait sa pensée,
« Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué d'elle. Emma retrouvait
dans l'adultère toutes les platitudes du mariage.
« Mais comment pouvoir s'en débarrasser? Puis elle avait beau se sentir
humiliée de la bassesse d'un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou
par corruption; et chaque jour elle s'y acharnait davantage, tarissant toute
félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme
s'il l'avait trahie; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur sé-
paration, puisqu'elle n'avait pas le courage de s'y décider.
« Elle n'en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en
vertu de cette idée : qu'une femme doit toujours écrire à son amant.
(( Mais en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme, fait de ses
plus ardents souvenirs. » Ceci n'est plus incriminé : « ensuite elle retombait à
plat, brisée, car ces élans d'amour vague la fatiguaient plus que de grandes
débauches. »
espèce d'homme vous avez à juger. Pour vous montrer non pas quelle espèce
de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et où
il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usé par lui,
et dans les passages duquel il s'est inspiré pour dépeindre cette concupiscence,
les entraînements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites,
qui ne peut pas l'y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus,
et ne le rencontre jamais. Où Flaubert a pris ses inspirations, messieurs? C'est
dans ce que voilà écoutez
livre ; :
flottant toujours incertaine entre l'ardeur qui se ralentit et l'ardeur qui se re-
? Inconstaniia, concupiscentia.
nouvelle Voilà ce que c'est que la vie des sens.
Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par
l'image d'une liberté errante. »
Voilà ce que c'est que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a écrit les paroles
que vous venez d'entendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes .?
Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il s'est inspiré
dans les passages qu'incrimine Monsieur l'avocat impérial ? C'est Bossuet !
Ce que je viens de vous lire, c'est un fragment d'un discours de Bossuet sur les
plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminés ne sont, non
pas des plagiats, — l'homme qui s'est approprié une idée, n'est pas un plagiaire,
— mais que des imitations de Bossuet. En voulez-vous un autre exemple?
Le voici :
« Sur le péché.
« Et ne me demandez pas, chrétiens, de quelle sorte se fera ce grand chan-
gement de nos plaisirs en supplices ; la chose est prouvée par les Écritures.
vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cœur,
vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable.
Elles ont toutes, en elles-mêmes, des peines cruelles, des dégoûts, des amer-
tumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie;
ce qui mêle dans elles toutes des emportements, qui dégénèrent en une espèce
de fureur non moins pénible que déraisonnable. L'amour, s'il m'est permis
de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et
Et plus loin :
insupportable de nos péchés, en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de
douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes
cruelles et l'amertume dont elles abondent? Nos péchés contre nous, nos péchés
sur nous, nos péchés au milieu de nous trait perçant contre notre sein, poids
:
Quelques lignes encore sur la Femme pécheresse, et vous allez voir comment
M. Flaubert, ayant à peindre ces ardeurs, a su s'inspirer de son modèle :
et s'il en est enfin quelqu'un qui nous fixe, ce n'est pas que nous soyons contents
« Tout lui paraît vide, faux, dégoûtant dans les créatures : loin d'y retrouver
ces premiers charmes, dont son cœur avait eu tant de peine à se défendre,
elle n'en voit plus que le frivole, le danger et la vanité. »
craindre sur la fidélité de ceux qu'on a choisis pour les ministres et les confidents
de sa passion quels rebuts à essuyer de celui, peut-être, à qui on a sacrifié
!
ces moments cruels où la passion moins vive nous laisse le loisir de retomber
sur nous-mêmes, et de sentir toute l'indignité de notre état ces moments où ;
le cœur, né pour les plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles, et trouve
son supplice dans ses dégoûts et dans son inconstance. Monde profane ! si c'est
là cette félicité que tu nous vantes tant, favorises-en tes adorateurs; et punis-les,
en les rendant ainsi heureux, de la foi qu'ils ont ajoutée si légèrement à tes pro-
messes. »
Laissez-moi vous dire ceci : quand un homme, dans le silence des nuits,
a médité sur les causes des entraînements de la femme, quand il les a trouvées
dans l'éducation et que, pour les exprimer, se défiant de ses observations per-
sonnelles, il a été se je viens d'indiquer, quand il ne s'est
mûrir aux sources que
laissé aller à plume qu'après s'être inspiré des pensées de Bossuet et
prendre la
ce qui peut porter à la volupté. On avait répandu dans la chambre les parfums
les plus agréables. Elle était sur un lit qui n'était fermé que par des guirlandes de
yeux étaient occupés, et quand elle les vit s'enflammer, la toile sembla s'ouvrir
d'elle-même; je vis tous les trésors d'une beauté divine. Dans ce moment,
elle me serra la main; mes yeux errèrent partout. Il n'y a, m'écriai-je, que ma
chère Ardasire qui soit aussi belle; mais j'atteste les dieux que ma fidélité...
Elle se jeta à mon cou, et me serra dans ses bras. Tout d'un coup, la chambre
s'obscurcit, son voile s'ouvrit; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi;
une flamme subite coula dans mes veines et échauff"a tous mes sens. L'idée
d'Ardasire s'éloigna de moi. Un reste de souvenir... mais il ne me paraissait
qu'un songe... J'allais... J'allais la préférer à elle-même. Déjà j'avais porté mes
mains sur son sein; elles couraient rapidement partout; l'amour ne se montrait
que par sa fureur; il se précipitait à la victoire; un moment de plus, et Ardasire
ne pouvait pas se défendre. »
Qui a écrit cela? Ce n'est pas même l'auteur de la Nouvelle Héloïse, c'est
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 439
M. le président de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dégoût, tout
est sacrifié à la beauté littéraire, et on donne cela en prix aux élèves de rhétorique,
sans doute pour leur servir de modèle dans les amplifications, ou les des-
criptions qu'on leur donne à faire. Montesquieu décrit dans les Lettres persanes
une scène qui ne peut pas même être lue. Il s'agit d'une femme que cet auteur
place entre deux hommes qui se la disputent. Cette femme ainsi placée entre
deux hommes fait des rêves —
qui lui paraissent fort agréables.
En sommes-nous là, M. l'avocat impérial Faudra-t-il encore vous citer !
Jean- Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs Non, je dirai seule- !
trompe. Je n'ai pas ici de profession de foi à faire, je n'ai que le livre à défendre,
c'est ce qui fait que je me borne à ce simple mot. Mais quant au livre, je défie
M. l'avocat impérial d'y trouver quoi que ce soit qui ressemble à un outrage
à la religion. Vous avez vu comment la religion a été introduite dans l'éducation
d'Emma, et comment cette religion, faussée de mille manières, ne pouvait pas
retenir Emma sur la pente qui l'entraînait. Voulez- vous savoir en quelleK langue
M. Flaubert parle de la religion.? Écoutez quelques lignes que je prends dans
la première livraison, pages 231, 232 et 233 '.
un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins comme
des femmes semblent faire leur toilette pour les fêtes de l'été. Par les barreaux
de la tonnelle et au delà, tout autour, on voyait la rivière dans la prairie, où
elle dessinait sur l'herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait
entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d'une teinte violette,
plus pâle et transparente qu'une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au
loin, des bestiaux marchaient; on n'entendait ni leurs pas, ni leurs mugisse-
ments, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation
pacifique.
« A ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s'égarait dans ses
vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers
qui dépassaient, de l'autel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colon-
nettes. Elle aurait voulu comme autrefois être encore confondue dans la longue
ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et là, les capuchons raides
des bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu. »
doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l'encens qui montait.
Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnée, comme
un duvet d'oiseau qui tournoie dans la tempête, et ce fut sans en avoir conscience
qu'elle s'achemina vers l'église, disposée à n'importe quelle dévotion, pourvu
qu'elle y absorbât son âme et que l'existence entière y disparût. »
Ceci, messieurs, est le premier appel à la religion pour retenir Emma
sur la pente des passions. Elle est tombée, la pauvre femme, puis repoussée
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 44I
du pied par l'homme auquel elle s'est abandonnée. Elle est presque morte,
elle se relève, elle se ranime; et vous allez voir maintenant ce qui est écrit (n" du
15 novembre 1856, p. 548 ') :
« Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle
les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode en-
combrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma
sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs,
de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une
autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu... (Vous
voyez dans quelle langue M. Flaubert parle des choses religieuses.) « Il lui
sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour, comme
un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d'eau bénite les draps
du lit le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie et ce
; : fut en défaillant
d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur
qui se présentait. »
qui parle, et de vous faire remarquer dans quels termes il s'exprime sur le mystère
de la communion ;
j'ai besoin, avant de reprendre cette lecture, que le tribunal
saisisse la valeur littéraire empruntée à ce tableau, j'ai besoin d'insister sur ces
Et ce fut en défaillant d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour
«
^
Il continue :
plus belle qu'il fût possible de rêver; si bien qu'à présent elle s'efforçait d'en
ressaisir la sensation qui continuait cependant, mais d'une manière moins ex-
I. Page 231.
442 MADAME BOVARY
clusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbaturée d'orgueil,
se reposait enfin dans l'humilité chrétienne; et, savourant le plaisir d'être faible,
Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire
aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du
bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours,
sans intermittences ni fin, et qui s'accroîtrait éternellement ! Elle entrevit,
parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre,
se confondant avec le ciel et où elle aspira d'être. Elle voulut devenir une sainte.
Elle acheta des chapelets ; elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa
chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes, pour le
polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu'elle ne
connaissait pas, et des contes profanes relevés de la religion lui parurent écrits
dans un telle ignorance du monde, qu'ils l'écartèrent insensiblement des vérités
dont elle*'attendait la preuve. »
quidqind deliquisti.
Vous avez dit : il ne faut pas toucher aux choses saintes. De quel droit
travestissez-vous ces saintes paroles : « Que Dieu, dans sa sainte miséricorde,
vous pardonne toutes les fautes que vous avez commises par la vue, par le goût,
par l'ouïe, etc. ? »
I. Page 233.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 443
de quelles lectures il est nourri. Le passage incriminé est à la page 271 ^
du
no du 15 décembre il est ainsi conçu :
« Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles,
sans pleurer, se tenait en face d'elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé
sur un genou, marmottait des paroles basses... »
Tout ce tableau est magnifique, et la lecture en est irrésistible; mais tran-
quillisez-vous, je ne la prolongerai pas outre mesure. Voici maintenant l'incri-
mination :
« Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup
l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraordinaire
la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de
béatitude éternelle qui commençaient.
(f Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea le cou
comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l 'Homme-Dieu,
elle y déposa, de toute sa force expirante, le plus grand baiser d'amour qu'elle
eût jamais donné. »
tout l'Évangile le crie. Jésus veut qu'on soit avec lui; il veut jouir, il veut qu'on
jouisse de lui. Sa sainte chair est le milieu de cette union et de cette chaste
jouissance : il se donne. » Etc.
Je reprends la lecture du passage incriminé :
mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure; puis sur les mains,
qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides
I. Page 350.
444 MADAME BOVARY
autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant
ne marcheraient plus.
« Le curé s'essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés
d'huile, et revint s'asseoir près de la moribonde pour lui dire qu'à présent
elle devait joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ, et s'abandonner à la
miséricorde divine.
« En faisant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge
béni, symbole des gloires célestes dont elle allait être tout à l'heure environnée.
Mais Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bour-
tombé par terre.
nisien, serait
« Cependant elle n'était plus aussi pâle, et son visage avait une expression
Maintenant quand une femme meurt, et que le prêtre va lui donner l'ex-
trême-onction, quand on fait de cela une scène mystique et que nous traduisons
avec une fidélité scrupuleuse les paroles sacramentelles, on dit que nous touchons
aux choses saintes. Nous avons porté une main téméraire ^ux choses saintes,
parce que au deliquisti per oculos, per os, per aurem, per manus et per pedes, nous
avons ajouté péché que chacun de ces organes avait commis. Nous ne sommes
le
pas les premiers qui ayons marché dans cette voie. M. Sainte-Beuve, dans un
livre que vous connaissez, met aussi une scène d'extrême-onction, et voici com-
ment il s'exprime :
« Oh ! oui donc, à ces yeux d'abord, comme au plus noble, et au plus vif
des sens à ces yeux, pour ce qu'ils ont vu, regardé de tendre, de trop perfide
;
en d'autres yeux, de trop moi tel; pour ce qu'ils ont lu et relu d'attachant et de
trop chéri; pour ce qu'ils ont versé de vaines larmes sur les biens fragiles et sur
les créatures infidèles, pour le sommeil qu'ils ont tant de fois oublié, le soir, en
y songeant !
« A l'ouïe aussi, pour ce qu'elle a entendu et s'est laissé dire de trop doux,
de trop flatteur et enivrant; pour ce son que l'oreille dérobe lentement aux paroles
trompeuses; pour ce qu'elle y boit de miel caché !
« A cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 445
de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tous les jours
respirées avçc tant de complaisance !
Aux mains aussi, pour avoir serré une main qui n'était pas saintement liée;
((
pour avoir reçu des pleurs trop brûlants pour avoir peut-être commencé d'écrire,
;
« Aux pieds, pour n'avoir pas fui, pour avoir sufii aux longues promenades
solitaires, pour ne pas s'être lassés assez tôt au milieu des entretiens qui sans
cesse recommençaient ! »
Vous n'avez pas poursuivi cela. Voilà deux hommes qui, chacun dans leur
sphère, ont pris la même chose, et qui ont, à chacun des sens, ajouté le péché,
la faute. Est-ce que vous auriez voulu leur interdire de traduire la formule du
Rituel : Quidquid deliquisti per oculos, per aurem, etc. ?
deaux, de Cologne, etc., tome 3^, imprimé au Mans par Charles Monnoyer, 1851.
Or, vous allez voir dans ce livre, comme vous avez vu tout à l'heure dans
44^ MADAME BOVARY
Bossuet, les principes et en quelque sorte le texte des passages qu'incrimine
M. l'avocat impérial. Ce n'est plus maintenant M. Sainte-Beuve, un artiste,
un fantaisiste littéraire que je cite ; écoutez l'Église elle-même :
« A mesure que le prêtre fait les onctions (nous avons suivi de point en
point le Rituel, nous l'avons copié), il prononce les paroles qui y répondent.
« Aux yeux, sur la paupière fermée : Par cette onction sainte et par sa pieuse
miséricorde, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis
par la vue.Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les péchés
qu'il a commis par la vue tant de regards : indiscrets, tant de curiosités crimi-
nelles, tant de lectures qui ont fait naître en lui une foule de pensées contraires
à la foi et aux mœurs. »
le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par l'odorat.
Dans ce moment, le malade doit détester de nouveau tous les péchés qu'il a
commis par l'odorat, toutes les recherches raffinées et voluptueuses des parfums,
toutes les sensualités, tout ce qu'il a respiré des odeurs de l'iniquité.
« A la bouche, sur les lèvres : Par cette onction sainte et par sa grande
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT
447
miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez
commis par le sens du goût et par doit, dans ce moment,
la parole. Le malade
détester de nouveau tous les péchés qu'il a commis, en proférant des jurements
et des blasphèmes..., en faisant des excès dans le boire et dans le manger.
« Sur les mains Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que
:
le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par le sens
que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par vos
démarches. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les
pas qu'il a faits dans les voies de l'iniquité, tant de promenades scandaleuses,
tant d'entrevues criminelles. L'onction des pieds se fait sur le dessus ou sous
la plante, selon la commodité du malade, et aussi selon l'usage du diocèse où
l'on se trouve. La pratique la plus commune semble être de la faire à la
plante des pieds.
« Et enfin à la poitrine. (M. Sainte-Beuve a copié, nous ne l'avons pas
fait parce qu'il s'agissait de la poitrine d'une femme.) Propter ardorem libi-
dinis, etc.
(( A la poitrine : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde,
que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par
l'ardeur des passions. Le malade doit, en ce moment, détester de nouveau
toutes les mauvaises pensées, tous les mauvais désirs auxquels il s'est aban-
donné, tous les sentiments de haine, de vengeance qu'il a nourris dans son
cœur. »
« Aux reins (ad lumhos) : Par cette sainte onction, et par sa grande misé-
ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis
par les mouvements déréglés de la chair. »
Si nous avions dit cela, de quelle foudre n'auriez-vous pas tenté de nous
accabler, M. l'avocat impérial ! et cependant le Rituel ajoute :
448 MADAME BOVARY
« Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tant de plaisirs
Voilà le Rituel, et vous y avez vu l'article incriminé; il n'y a pas une rail-
lerie, tout y est sérieux et émouvant. Et je vous le répète, celui qui a donné à
mon client ce livre, et qui a vu mon client en faire l'usage qu'il en a fait, lui a
serré la main avec des larmes. Vous voyez donc, monsieur l'avocat impérial,
combien est téméraire — pour ne pas me
pour être
servir d'une expression qui
exacte serait plus sévère —
que nous avions touché aux choses
l'accusation
saintes. Vous voyez maintenant que nous n'avons pas mêlé le profane au sacré,
quand, à chacun des sens, nous avons indiqué le péché commis par ce sens,
puisque c'est le langage de l'Église elle-même.
Insisterai-je maintenant sur les autres détails du délit d'outrage à la reli-
gion ? Voilà que le ministère public me dit : « Ce n'est plus la religion, c'est la
morale de tous les temps que vous avez outragée ; vous avez insulté la mort ! >?
Comment ai-je insulté la mort.? Parce qu'au moment où cette femme meurt,
il passe dans la rue un homme que, plus d'une fois, elle avait rencontré demandant
l'aumône près de la voiture dans laquelle elle revenait des rendez-vous adultères,
l'aveugle qu'elle avait accoutumé de voir, l'aveugle qui chantait sa chanson
pendant que la voiture montait lentement la côte, à qui elle jetait une pièce de
monnaie, et dont l'aspect la faisait frissonner. Cet homme passe dans la rue ;
humaine lui apparaît sous la forme de la chanson qui passe sous sa fenêtre.
Mon Dieu vous trouvez qu'il y a là un outrage mais M. Flaubert ne fait
! ;
elle resta penchée dessus quelque temps jusqu'au moment où de grosses larmes
lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir
et retomba sur l'oreiller.
« Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. »
u Les bras étendus mesure que le râle devenait plus fort (Charles était
et à
de l'autre côté, cet homme que vous ne voyez jamais et qui est admirable),
l'ecclésiastique précipitait ses oraisons; elles se mêlaient aux sanglots étouffés
de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure
des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
« Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le
frôlement d'un bâton et une voix s'éleva, une voix rauque qui chantait
; :
« Elle se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués,
la prunelle fixe, béante.
« — L'aveugle ! s'écria-t-elle!
•
11 souffla bien fort ce jour-là,
'
Et le jupon court s'envola !
^
n'existait plus. »
31
450 MADAME BOVARY
mords, avec tout ce qu'il a de poignant et d'affreux. Ce n'est pas une fantaisie
d'artiste voulant seulement faire un contraste sans utilité, sans moralité, c'est
l'aveugle qu'elle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, qu'il chantait
quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de l'adultère ;
c'est l'aveugle qu'elle voyait à chacun de ces rendez-vous : c'est cet aveugle qui
la poursuivait de son chant, de son importunité ; c'est lui qui, au moment de la
miséricorde divine est là, vient personnifier la rage humaine qui la poursuit à
publique, qu'il n'y a rien de plus moral que cela; je puis dire que dans ce livre
le vice de l'éducation est animé, qu'il est pris dans le vrai, dans la chair vivante
de notre société, qu'à chaque trait l'auteur nous pose cette question « As-tu :
fait ce que tu devais pour 'éducation de tes filles ? La religion que tu leur as
l
donnée, est-elle celle qui peut les soutenir dans les orages de la vie, ou n'est-elle
qu'un amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempête
gronde ? Leur as-tu enseigné que la vie n'est pas la réalisation de rêves chimé-
riques, que c'est quelque chose de prosaïque dont il faut s'accomoder ? Leur
as-tu enseigné cela, toi ? As-tu fait ? Leur as-
ce que tu devais pour leur bonheur
tu dit Pauvres enfants, hors de la route
: que je vous indique, dans les phisirs
que vous poursuivez, vous n'avez que le dégoût qui vous attend, l'abandon de la
maison, le trouble, le désordre, la dilapidation, les convulsions, la saisie... »
Et vous voyez si quelque chose manque au tableau, l'huissier est là, là aussi est
le juif qui a vendu pour satisfaire les caprices de cette femme, les meubles
sont saisis, la vente va avoir lieu; et le mari ignore tout encore. Il ne reste plus
à la maheureuse qu'à mourir !
Mais, dit le ministère public, sa mort est volontaire, cette femme meurt
à son heure.
Est-ce qu'elle pouvait vivre? Est-ce qu'elle n'était pas condamnée.? Est-ce
qu'elle n'avait pas épuisé le dernier degré de la honte et de la bassesse ?
Oui, sur nos scènes, on montre les femmes qui ont dévié, gracieuses,
souriantes, heureuses, et je ne veux pas dire ce qu'elles ont fait. Ouestum corpore
fecerant. Je me borne à dire ceci. Quand on nous les montre heureuses, char-
mantes, enveloppées de mousseline, présentant une main gracieuse à des comtes,
à des marquis, à des ducs, que souvent elles répondent elles-mêmes au nom de
marquises ou de duchesses ; voilà ce que vous appelez respecter la morale
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 45 1
publique. Et celui qui vous présente la femme adultère mourant honteusement,
celui-là commet un outrage à la morale publique !
Tenez, ne veux pas dire que ce n'est pas votre pensée que vous avez
je
exprimée, puisque vous l'avez exprimée, mais vous avez cédé à une grande
préoccupation. Non, ce n'est pas vous, le mari, le père de famille, l'homme qui
est là, ce n'est pas vous, ce n'est pas possible; ce n'est pas vous qui, sans la
montré, moi } Un curé de campagne qui est dans ses fonctions de curé de cam-
pagne ce qu'est M. Bovary, un homme ordinaire. L'ai-je représenté libertin,
gourmand, ivrogne ? Je n'ai pas dit un mot de cela. Je l'ai représenté remplis-
sant son ministère, non pas avec une intelligence élevée, mais comme sa nature
l'appelait à le remplir. J'ai mis en contact avec lui et en état de discussions presque
perpétuelles un type qui vivra —
comme a vécu la création de M. Prudhomme
— comme vivront quelques autres créations de notre temps, tellement étudiées
et prises sur le vrai, qu'il n'y a pas possibiUté qu'on les oublie; c'est le phar-
macien de campagne, le voltairien, le sceptique, l'incrédule, l'homme qui est en
querelle perpétuelle avec Mais dans ces querelles avec le curé, qui est-ce
le curé.
qui est continuellement battu, bafoué, ridiculisé.'' C'est Homais, c'est lui à
qui on a donné le rôle le plus comique parce qu'il est le plus vrai, celui qui peint
le mieux notre époque sceptique, un enragé, ce qu'on appelle le prêtrophobe.
452 MADAME BOVARY
Permettez-moi encore de vous lire la page 206 '. C'est la bonne femme de l'au-
d'auberge tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s'y
trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles. Voulez- vous prendre
quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?
godaillaient tous sans qu'on les vît et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
« L'hôtesse prit la défense de son curé :
qu'on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les
mois, une large phlébotomie, dans l'intérêt de la police et des mœurs !
« —
Taisez-vous donc, monsieur Homais, vous êtes un impie, vous n'avez
pas de religion I
(( Le pharmacien répondit :
« —
une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous avec
J'ai
suprême, à un créateur quel qu'il soit, peu m'importe, qui nous a placés ici-bas
pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille mais je n'ai pas ;
besoin d'aller dans une église baiser des plats d'argent et engraisser de ma poche
un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l'honorer
aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée,
comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c'est le Dieu de Socrate, de Franklin,
de Voltaire et de Béranger Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard
!
1. Pai,'e 83.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 453
Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le
ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours
— choses absurdes en elles-mêmes complètement opposées d'ailleurs à toutes et
les lois de la physique, ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont
toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s'efforcent d'engloutir avec
eux les populations.
'( Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car dans son effer-
vescence le pharmacien, un moment, s'était cru en plein conseil municipal.
Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus. »
Notre vieil ami, celui qui nous a prêté le catéchisme, était fort heureux
de ce passage; il nous disait : C'est d'une vérité frappante; c'est bien le portrait
du prêtrophobe que « la soutane fait rêver au linceul et qui exècre l'une un peu
par épouvante de l'autre ». C'était un impie, et il exécrait la soutane, un peu par
impiété peut-être, mais beaucoup plus parce qu'elle le faisait rêver au linceul.
Permettez-moi de résumer tout ceci.
Je défends un homme qui, s'il avait rencontré une critique littéraire sur la
forme de son livre, sur quelques expressions, sur trop de détails, sur un point
ou sur un autre, aurait accepté cette critique littéraire du meilleur cœur du monde.
Mais se voir accusé d'outrage à la morale et à la religion M. Flaubert n'en revient i
pas; et il proteste ici devant vous avec tout l'étonnement et toute l'énergie
par laquelle je la finis : La lecture d'un tel livre donne-t-elle l'amour du vice,
inspire-t-elle l'horreur du vice ? L'expiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle
1 . Page 349.
454 MADAME BOVARY
pas, n'excite t-elle pas à la vertu? La lecture de ce livre ne peut pas produire
sur vous une impression autre que celle qu'elle a produite sur nous, à savoir :
que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les détails en sont irréprocha-
bles. Toute la littérature classique nous autorisait à des peintures et à des scènes
bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous
pour modèle, nous ne l'avons pas fait; nous nous sommes
ce rapport, la prendre
imposé une sobriété dont vous nous tiendrez compte. Que s'il était possible
que, par un mut ou par un autre, M. Flaubert eût dépassé la mesure qu'il s'était
imposée, je n'aurais pas seulement à vous rappeler que c'est une première
œuvre, mais j'aurais à vous dire qu'alors même qu'il se serait trompé, son erreur
serait sans dommage pour
la morale publique. Et le faisant venir en police cor-
rectionnelle —
que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que
lui,
vous aimez déjà un peu, j'en suis sûr, et que vous aimeriez davantage si vous le
connaissiez davantage — il est bien assez, il est déjà trop cruellement puni.
A vous maintenant de statuer. Vous avez jugé le livre dans son ensemble et dans
ses détails ; il n'est pas possible que vous hésitiez !
JUGEMENT
Le tribunal a consacré une partie de l'audience de la huitaine dernière
aux débats d'une poursuite exercée contre MM. Léon Laurent-Fichat et Auguste-
Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil périodique la
1° Laurent-Pichat, d'avoir, en 1856, en publiant dans les n°^ des i^^ et 15 décem-
bre de Revue de Paris des fragments d'un roman intitulé Madame Bovary
la :
et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273,
d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord,
semblent présenter l'exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires
aux bonnes mœurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu'au respect
dû aux cérémonies les plus augustes du culte ;
primer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister
dans la société ;
condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses
devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant succes-
sivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le
suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète
et être descendue jusqu'au vol ;
« Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû
être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage
et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l'exposition
des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait placer sous les
yeux du public ;
Mais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une œuvre qui
«
- Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes
mœurs et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ;
qu'il n'apparaît pas que
son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner
une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche,
ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ;
Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout
(
(( Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que
Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui
leur sont imputés ;
IJBRATITE DE FRANCE
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