Madame Bovary Moe u 00 f Lau

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in 2010

http://www.archive.org/details/madamebovarymoeuOOflau
ŒUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES
DE

GUSTAVE FLAUBERT

MADAME BOVARY
MŒURS DE PROVINCE

ILLUSTRATIONS
DE

PIERRE LAPRADE

EDITION DU CENTENAIRE

PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT' ANDREA, L. MARCEROU ^ Cie

99, BOULEVARD RASPAIL, 99

I92I
ŒUVRES COMPLETES ILLUSTREES
DE

GUSTAVE FLAUBERT

MADAME BOVARY
MŒURS DE PROVINCE

ILLUSTRATIONS
DE

PIERRE LAPRADE

^
F^DITION DU CENTENAIRE
84s

PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU ^' Cie

99, BOULEVARD RASPAIL, 99

I92I
A

MARIE-ANTOINE-JULES SÉNARD
MEMBRE DU BARREAU DE PARIS
EX -PRESIDENT DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
ET ANCIEN MINISTRE DE L'INTÉRIEUR

Cher et illustre ami,

Permettez-moi d'inscrire votre nom en tête de ce livre et au-dessus


de sa dédicace ; car c'est à vous, surtout, que j'en dois la publication.
En passant par votre magnifique plaidoirie, mon œuvre a acquis pour

moi-même, comme une autorité imprévue. Acceptez donc ici l'hommage

de ma gratitude, qui, si grande qu'elle puisse être, ne sera jamais à la

hauteur de votre éloquence et de votre dévouement.

GUSTAVE FLAUBERT.

Paris, le 12 avril 1857.


<:S
PREMIÈRE PARTIE

ous étions à l'étude, quand le proviseur entra, suivi d'un


nouveau habillé en bourgeois et d'un garçon de classe
qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se
réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son
travail.
I.e proviseur nous fit signe de nous rasseoir; puis,
se tournant vers le maître d'études :

— Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je


vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite
sont méritoires, il passera dans les grands, où l'appelle son âge.
Resté dans l'angle, derrière si bien qu'on l'apercevait
la porte,
à peine, le nouveau était campagne, d'une quinzaine
un gars de la

d'années environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. II


avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de vil-
lage, l'air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu'il ne fût pas large
des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le
2 MADAME BOVARY
gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements,
des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus,
sortaient d'un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était
chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta, de toutes
ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant même croiser les cuis-
ses, ni s'appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche
sonna, le maître d'études fut obligé de l'avertir, pour qu'il se mît
avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos cas-
quettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres; il fallait,

dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre
la beaucoup de poussière; c'était là \e genre.
muraille, en faisant
Mais, soitn'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il
qu'il
n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait
encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coilïures
d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil,
du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet
de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a
des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde
et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires;
puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de
velours et de poil de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se
terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en sou-
tache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop
mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était
neuve; la visière brillait.

— Levez-vous, dit le professeur.


Il se leva: sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.

Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup


de coude, il la ramassa encore une fois.

— Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui


était un homme d'esprit.
MADAME BOVARY 3
Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre
garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main,

la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur


ses genoux.
— Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelli-
gible.
— Répétez!
Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert
par huées de la classe,
les
—Plus haut! cria le maître, plus haut!
Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une
bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler
quelqu'un, ce mot: Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s'élança d'un bond, monta en crescendo y
avec des éclats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trépignait,
on répétait Charbovari ! Charbovari!), puis qui roula en notes isolées,
:

se calmant à grand'peine, et parfois qui reprenait tout à coup sur la


ligne d'un banc où saillissait encore çà et là, comme un pétard mal
éteint, quelque rire étouffé.
Cependant, sous la pluie des pensums, l'ordre peu à peu se
rétablit dans la classe, et le professeur, parvenu à saisir le nom. de
Charles Bovary, se l'étant fait dicter, épeler et relire, commanda
tout de suite au pauvre diable d'aller s'asseoir sur le banc de paresse
au pied de la chaire. Il se mit en mouvement, mais avant de partir,
hésita.
— Que cherchez-vous demanda professeur.? le
— Ma timidement
cas..., fit nouveau, promenant autour de
le

lui des regards inquiets.


— Cinq cents vers à toute exclamé d'une voix furieuse,
la classe!

arrêta, comme Quos le une bourrasque nouvelle. — Restez donc


ego,
tranquilles! continuait le professeur indigné, et s'essuyant le front
avec son mouchoir qu'il venait de prendre dans sa toque. Quant
4 MADAME BOVARY
à VOUS, le nouTeau, vous me copierez vingt fois le verbe ridictiliis sum.
Puis d'une voix plus douce :

— Eh! vous la retrouverez, votre casquette; on ne vous l'a pas


volée !

Tout reprit son calme. Les têtes se courbèrent sur les cartons,

et le nouveau resta pendant deux heures dans une tenue exemplaire,


quoiqu'il y eût bien, de temps à autre, quelque boulette de papier
lancée d'un bec de plume qui vînt s'éclabousser sur sa figure.
Mais il s'essuyait avec la main, et demeurait immobile, les yeux
baissés.
Le soir, à l'étude, il tira ses bouts de manches de son pupitre,
mit en ordre ses petites affaires, régla soigneusement son papier. Nous
le vîmes qui travaillait en conscience, cherchant tous les mots dans le

dictionnaire et se donnant beaucoup de mal. Grâce, sans doute, à


cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre
dans la classe inférieure; car, s'il savait passablement ses règles, il

n'avait guère d'élégance dans les tournures. C'était le curé de son


village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie,
ne l'ayant envoyé au collège que le plus tard possible.
Son père, ]\L Charles-Denis-Bartholomé Bovary, ancien aide-
chirurgien-major, compromis, vers 1812, dans des affaires de cons-
cription, et forcé vers cette époque de quitter le service, avait alors
profité de ses avantages personnels pour saisir au passage une dot de
soixante mille francs qui s'offrait en la fille d'un marchand bonnetier,
devenue amoureuse de sa tournure. Bel homme, hâbleur, faisant
sonner haut ses éperons, portant des favoris rejoints aux moustaches,
les doigts toujours garnis de bagues et habillé de couleurs voyantes,
il avait l'aspect d'un brave, avec l'entrain facile d'un commis voyageur.

L'ne fois marié, il vécut deux ou trois ans sur la fortune de sa femme,
dînant bien, se levant tard, fumant dans de grandes pipes en porce-
laine, ne rentrant le soir qu'après le spectacle et fréquentant les
cafés. Le beau-père mourut et laissa peu de chose; il en fut indigné,
se lança dans la fabrique, y perdit quelque argent, puis se retira dans
MADAME BOVARY 5

la campagne, où il voulut faire valoir. Mais comme il ne s'entendait


guère plus en culture qu'en indienne, qu'il montait ses chevaux au lieu
de les envoyer au labour, buvait son cidre en bouteilles au lieu de le
vendre, mangeait les plus belles volailles de sa cour et graissait ses
souliers de chasse avec le lard de ses cochons, il ne tarda point à s'aper-
cevoir qu'il valait mieux planter là toute spéculation.
Moyennant deux il trouva donc à louer dans
cents francs par an,
un du pays de Caux et de la Picardie, une sorte
village, sur les confins
de logis moitié ferme, moitié maison de maître et, chagrin, rongé ;

de regrets, accusant le ciel, jaloux contre tout le monde, il s'enferma,


dès l'âge de quarante-cinq ans, dégoûté des hommes, disait-il, et
décidé à vivre en paix.
Sa femme avait été folle de lui autrefois ; elle l'avait aimé avec
mille servilités qui l'avaient détaché d'elle encore davantage. Enjouée
jadis, expansive et toute aimante, elle était, en vieillissant, devenue
(à la façon du vin éventé qui se tourne en vinaigre) d'humeur difficile,

piaillarde, nerveuse. Elle avait tant souffert, sans se plaindre, d'abord,


quand elle le voyait courir après toutes les gotons de village et que
vingt mauvais lieux le lui renvoyaient le soir, blasé et puant l'ivresse !

Puis l'orgueil s'était révolté. Alors elle s'était tue, avalant sa rage dans
un stoïcisme muet, qu'elle garda jusqu'à sa mort. Elle était sans cesse
en courses, en affaires. Elle allait chez les avoués, chez le président, se
rappelait l'échéance des billets, obtenait des retards; et, à la maison,
repassait, cousait, blanchissait, surveillait les ouvriers, soldait leurs
mémoires, tandis que, sans s'inquiéter de rien. Monsieur, continuel-
lement engourdi dans une somnolence boudeuse dont il ne se réveillait
que pour lui dire des choses désobligeantes, restait à fumer au coin
du feu, en crachant dans les cendres.
Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré
chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. La mère le nourrissait
de confitures son père le laissait courir sans souliers, et, pour faire le
;

philosophe, disait même qu'il pouvait bien aller tout nu, comme les

enfants des bêtes. A l 'encontre des tendances maternelles, il avait en


O MADAME BOVARY
tête un certain idéal viril de l'enfance, d'après lequel il tâchait de former
son fils, voulant qu'on l'élevât durement, à la Spartiate, pour lui faire

une bonne constitution. Il l'envoyait se coucher sans feu, lui ap-


prenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions.
Mais, naturellement, paisible, le petit répondait mal à ses efforts.
Sa mère le traînait toujours après elle elle lui découpait des cartons,
;

lui racontait des histoires, s'entretenait avec lui dans des mono-

logues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babil-


lardes. Dans l'isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d'enfant
toutes ses vanités éparses, brisées. Elle rêvait de hautes positions,
elle le voyait déjà grand, beau, spirituel, établi, dans les ponts et chaus-
sées ou dans la magistrature. Elle lui apprit à lire, et même lui ensei-
gna, sur un vieux piano qu'elle avait, à chanter deux ou trois petites
romances. Mais à tout cela, M. Bovary, peu soucieux des lettres, disait
que ce n était pas la peine. Auraient-ils jamais de quoi l'entretenir
dans les écoles du gouvernement, lui acheter une charge ou un fonds
de commerce.'' D'ailleurs, avec du toupet un homme réussit toujours
dans le monde. Madame Bovary se mordait les lèvres et l'enfant vaga-

bondait dans le village.


Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre,
les corbeaux qui s'envolaient. mangeait des mûres le long des fossés,
Il

gardait les dindons avec une gaule,


fanait à la moisson, courait dans le
bois, jouait à la marelle sous le porche de l'église, les jours de pluie, et,
aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches,
pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter
par elle dans sa volée.
Aussi poussa-t-il comme un chêne. Il acquit de fortes mains, de
belles couleurs.
A mère obtint que l'on commençât ses études. On
douze ans, sa
en chargea leMais les leçons étaient si courtes et si mal suivies,
curé.
qu'elles ne pouvaient servir à grand'chose. C'était aux moments
perdus qu'elles se donnaient, dans la sacristie, debout, à la hâte, entre
un baptême et un enterrement ou bien le curé envoyait chercher son
;
MADAME BOVARY 7
élève après V Angélus, quand il n'avait pas à sortir. On montait dans
sa chambre, on s'installait ; les moucherons et les papillons de nuit
tournoyaient autour de la chandelle. Il faisait chaud, l'enfant s'en-
dormait et le bonhomme, s'assoupissant les mains sur son ventre,
;

ne tardait pas à ronfler, la bouche ouverte. D'autres fois, quand M. le


curé, revenant de porter le viatique à quelque malade des environs,
apercevait Charles qui polissonnait dans la campagne, il l'appelait,
le sermonnait un quart d'heure et profitait de l'occasion pour lui faire

conjuguer son verbe au pied d'un arbre. La pluie venait les inter-
rompre, ou une connaissance qui passait. Du reste, il était toujours
content de lui, disait même que le jeune homme avait beaucoup de
mémoire.
Charles ne pouvait en rester là; Madame fut énergique. Hon-
teux, ou fatigué plutôt. Monsieur céda sans résistance, et l'on attendit
encore un an que le gamin eût fait sa première communion.
Six mois se passèrent encore et, l'année d'après, Charles fut dé-
;

finitivement envoyé au collège de Rouen, où son père l'amena lui-


même, vers la fin d'octobre, à l'époque de la foire Saint-Romain.
Il serait maintenant impossible à aucun de nous, de se rien rap-

peler de lui. C'était un garçon de tempérament modéré, qui jouait


aux récréations, travaillait à l'étude, écoutant en classe, et dormant bien
au dortoir, mangeant bien au réfectoire. Il avait pour correspondant
un quincaillier en gros de la rue Ganterie, qui le faisait sortir une fois

par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l'en-


voyait se promener sur le port à regarder les bateaux, puis le ramenait
au collège dès sept heures, avant le souper. Le
chaque jeudi,
soir de
il écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l'encre rouge et trois

pains à cacheter; puis il repassait ses cahiers d'histoire, ou bien lisait


un vieux volume d'Anacharsis qui traînait dans l'étude. En promenade,
il causait avec le domestique, qui était de la campagne comme lui.

A force de s'appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de


la classe une fois même, il gagna un premier accessit d'histoire natu-
;

relle. Mais, à la fin de sa troisième, ses parents le retirèrent du collège


8 MADAME BOVARY
pour lui faire étudier la médecine, persuadés qu'il pourrait se pousser
seul jusqu'au baccalauréat.
Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième, sur l'Eau-de-
Robec, chez un teinturier de sa connaissance. Elle conclut les arrange-
ments pour sa pension, se procura des meubles, une table et deux
chaises, fit venir de chez elle un vieux lit en merisier, et acheta de
plus un petit poêle en fonte, avec la provision de bois qui devait
chauffer son pauvre enfant. Puis elle partit au bout de la semaine
après mille recommandations de se bien conduire, maintenant qu'il
allait être abandonné à lui-même.

Le programme des cours, qu'il lut sur l'afiiche, lui fit un effet
d'étourdissement; cours d'anatomie, cours de pathologie, cours de
physiologie, cours de pharmacie, cours de chimie, et de botanique,
et de clinique, de thérapeutique, sans compter l'hygiène ni la ma-
et

tière médicale, tous noms dont il ignorait les étymologies et qui étaient
comme autant de portes de sanctuaires pleins d'augustes ténèbres.
Il n'y comprit rien il avait beau écouter, il ne saisissait pas.
;

Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les


cours, ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite
il

tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en


place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu'il broie.
Pour lui épargner de la dépense, sa mère lui envoyait chaque
semaine, par le messager, un morceau de veau cuit au four, avec
quoi il déjeunait le matin, quand il était rentré de l'hôpital, tout en
battant la semelle contre le mur. Ensuite il fallait courir aux leçons,
à l'amphithéâtre, à l'hospice, et revenir chez lui, à travers toutes les
rues. Le soir,maigre dîner de son propriétaire, il remontait à sa
après le

chambre et se remettait au travail, dans ses habits mouillés qui fumaient


sur son corps devant le poêle rougi.
Dans les beaux soirs d'été, à l'heure où les rues tièdes sont vides,
quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait
sa fenêtre et s'accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen
comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune,
MADAME BOVARY Ç
violette ou bleue entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis
au bord, lavaient leurs bras dans l'eau. Sur des perches partant du
haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l'air. En face,
au delà des toits, le grand ciel pur s'étendait, avec le soleil rouge se
couchant. Qu'il devait faire bon là-bas Quelle fraîcheur sous
! la hêtrée !

Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne,,


qui ne venaient pas jusqu'à lui.

Il maigrit, sa taille s'allongea, et sa figure prit une sorte d'ex-


pression dolente qui la rendit presque intéressante.
Naturellement, par nonchalance, il en vint à se délier de toutes
les résolutions qu'il s'était faites. Une fois, il manqua la visite, le len-
demain son cours, et, savourant la paresse, peu à peu, n'y retourna plus.
Il prit l'habitude du cabaret, avec la passion des dominos. S'en-

fermer chaque soir dans un sale appartement public, pour y taper


sur des tables de marbre de petits os de mouton marqués de points
noirs, lui semblait un acte précieux de sa liberté, qui le rehaussait
d'estime vis-à-vis de lui-même. C'était comme l'initiation au monde,
l'accès des plaisirsdéfendus et, en entrant, il posait la main sur le
;

bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup


de choses comprimées en lui se dilatèrent il apprit par cœur des cou- ;

plets qu'il chantait aux bienvenues, s'enthousiasma pour Béranger,


sut faire du punch et connut enfin l'amour.
Grâce à ces travaux préparatoires, il échoua complètement à
son examen d'ofiicier de santé. On l'attendait le soir même à la maison
pour fêter son succès!
Il partit à pied et s'arrêta vers l'entrée du village, où il fit deman-
der sa mère, conta tout. Elle l'excusa, rejetant l'échec sur l'injustice
lui

des examinateurs, et le raffermit un peu, se chargeant d'arranger


les choses. Cinq ans plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité;
elle était vieille, il l'accepta, ne pouvant d'ailleurs supposer qu'un
homme issu de lui fût un sot.

Charles se remit donc au travail et prépara sans discontinuer


les matières de son examen, dont il apprit d'avance toutes les questions
lO MADAME BOVARY
par cœur. Il fut reçu avec une assez bonne note. Quel beau jour pour
sa mère ! On donna un grand dîner.
Où irait-il exercer son art ? A Tostes. Il n'y avait là qu'un vieux
médecin. Depuis longtemps, madame Bovary guettait sa mort, et le
bonhomme n'avait point encore plié bagage, que Charles était installé
en face, comme son successeur.
Mais ce n'était pas tout que d'avoir élevé son fils, de lui avoir
fait apprendre la médecine et découvert Tostes pour l'exercer il lui :

fallait une femme. Elle lui en trouva une; la veuve d'un huissier de
Dieppe, qui avait quarante-cinq ans et douze cents livres de rente.
Quoiqu'elle fût laide, sèche comme un cotret, et bourgeonnée
comme un printemps, certes madame Dubuc ne manquait pas de
partis à choisir. Pour arriver à ses fins, la mère Bovary fut obligée de
les évincer tous, et elle déjoua même fort habilement les intrigues

d'un charcutier qui était soutenu par les prêtres.


Charles avait entrevu par le mariage l'avènement d'une condition
meilleure, imaginant qu'il serait plus libre et pourrait disposer de sa
personne de son argent. Mais sa femme fut le maître; il devait de-
et

vant le monde dire ceci, ne pas dire cela, faire maigre tous les vendredis,
s'habiller comme elle l'entendait, harceler par son ordre les clients
qui ne payaient pas. Elle décachetait ses lettres, épiait ses démarches,
et l'écoutait, à travers la cloison, donner ses consultations dans son
cabinet, quandy avait des femmes.
il

Il lui fallait son chocolat tous les matins, des égards à n'en plus

finir. Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses

humeurs. Le bruit des pas lui faisait mal; on s'en allait, la solitude lui
devenait odieuse; revenait-on près d'elle, c'était pour la voir mourir,
sans doute. Le soir, quand Charles rentrait, elle sortait de dessous
ses draps ses longs bras maigres, les lui passait autour du cou, et,

l'ayant fait asseoir au bord du lit, se mettait à lui parler de ses chagrins:
il l'oubliait, il en aimait une autre! On lui avait bien dit qu'elle serait

malheureuse; et elle finissait en lui demandant quelque sirop pour


sa santé et un peu plus d'amour.
II

Une nuit, vers onze heures, ils furent réveillés par le bruit d'un
cheval qui s'arrêta juste à la porte. La bonne
ouvrit la lucarne du
grenier et parlementa quelque temps avec un homme resté en bas,
dans la rue. Il venait chercher le médecin il avait une lettre. Nastasie
;

descendit les marches en grelottant, et alla ouvrir la serrure et les


verrous, l'un après l'autre.L'homme laissa son cheval et, suivant
labonne, entra tout à coup derrière elle. Il tira de dedans son bonnet
de laine à houppes grises, une lettre enveloppée dans un chiffon,
et la présenta délicatement à Charles, qui s'accouda sur l'oreiller
pour la lire. Nastasie, près du lit, tenait la lumière. Madame, par
pudeur, restait tournée vers la ruelle et montrait le dos.
Cette lettre, cachetée d'un petit cachet de cire bleue, suppliait
M. Bovary de se rendre immédiatem.ent à la ferme des Bertaux, pour
remettre une jambe cassée. Or il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes
lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. La
nuit était noire. Madame Bovary jeune redoutait les accidents pour
son mari. Donc, il fut décidé que le valet d'écurie prendrait les devants.
Charles partirait trois heures plus tard, au lever de la lune. -On en-
verrait un gamin à sa rencontre, afin de lui montrer le chemin de la
ferme et d'ouvrir les clôtures devant lui.
Vers quatre heures du matin, Charles, bien enveloppé dans son
manteau, se mit en route pour les Bertaux. Encore endormi par la
chaleur du sommeil, il se laissait bercer au trot pacifique de sa bête.
Quand elle s'arrêtait d'elle-même devant ces trous entourés d'épines
que l'on creuse au bord des sillons, Charles se réveillant en sursaut,
se rappelait vite la jambe cassée, et il tâchait de se remettre en mémoire
toutes les fractures qu'il savait. La pluie ne tombait plus : le jour com-
mençait à venir, et, sur les branches des pommiers sans feuilles, des
12 MADAME BOVARY
oiseaux se tenaient immobiles, hérissant leurs petites plumes au
vent froid du matin. La plate campagne s'étalait à perte de vue, et
les bouquets d'arbres autour des fermes faisaient, à intervalles éloignés,
des taches d'un violet noir sur cette grande surface grise qui se perdait
à l'horizon dans le ton morne du ciel. Charles, de temps à autre,
ouvrait les yeux; puis, son esprit se fatiguant et le sommeil revenant
de soi-même, bientôt il entrait dans une sorte d'assoupissement où,
ses sensations récentes se confondant avec des souvenirs, lui-même se
percevait double, à la fois étudiant et marié, couché dans son lit
comme tout à l'heure, traversant une salle d'opérés comme autrefois.
L'odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte
odeur de la rosée; il entendait rouler sur leur tringle les anneaux
de fer des lits et sa femme dormir.... Comme il passait par Vassonville,
il aperçut au bord d'un fossé, un jeune garçon assis sur l'herbe.

— Etes-vous le médecin ? demanda l'enfant.


Et, sur la réponse de Charles, il prit ses sabots à ses mains et se
mit à courir devant lui.
L'officier de santé, chemin faisant, comprit aux discours de son
guide que M. Rouault devait être un cultivateur des plus aisés. Il
s'était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois
chez un voisin. Sa femme était morte depuis deux ans. Il n'avait
avec lui que sa demoiselle, qui l'aidait à tenir la maison.
Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des
Bertaux. Le petit gars, se coulant alors par un trou de haie, disparut,
puis il revint au bout d'une cour en ouvrir la barrière. Le cheval
glissait sur l'herbe mouillée; Charles se baissait pour passer sous les
branches. Les chiens de garde à la niche aboyaient en tirant sur leur
chaîne. Quand il entra dans les Bertaux son cheval eut peur et fit un
grand écart.
une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries,
C'était
par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui
mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des
bâtiments s'étendait im large fumier, de la buée s'en élevait, et,
MADAME BOVARY I3

parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons,
luxe des basses-cours cauchoises. La la grange
bergerie était longue,
était haute, à murs lisses comme main.
y avait sous le hangar
la Il

deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs


colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se
salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La cour allait
en montant, plantée d'arbres symétriquement espacés, et le bruit
gai d'un troupeau d'oies retentissait près de la mare.
Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants,
vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu'elle fit
entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des
gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des
vêtements humides séchaient dans l'intérieur de la cheminée. La
pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale,
brillaient comme de l'acier poli, tandis que le long des murs s'étendait
une abondante batterie de cuisine, où miroitait inégalement la flamme
claire du foyer, jointe aux premières lueurs du soleil arrivant par les
carreaux.
Charles monta, au premier, voir le malade. Il le trouva dans son
lit, suant sous ses couvertures et ayant rejeté bien loin son bonnet

de coton. C'était un gros petit homme de cinquante ans, à la peau


blanche, à l'œil bleu, chauve sur le devant de la tête, et qui portait
des boucles d'oreilles. Il avait à ses côtés, sur une chaise, une -grande
carafe d'eau-de-vie, dont il se versait de temps à autre pour se donner
du cœur au ventre; mais, dès qu'il vit le médecin, son exaltation tomba,
et, au lieu de sacrer comme il faisait depuis douze heures, il se prit à
geindre faiblement.
La fracture était simple, sans complication d'aucune espèce.
Charles n'eût osé en souhaiter de plus facile. Alors, se rappelant les
allures de ses maîtres auprès du lit des blessés, il réconforta le patient
avec toutes sortes de bons mots, caresses chirurgicales qui sont comme
l'huile dont on graisse les bistouris. Afin d'avoir des attelles, on alla
chercher, sous la charretterie, un paquet de lattes. Charles en choisit
14 MADAME BOVARY
une, la coupa en morceaux et la polit avec un éclat de vitre, tandis
que la servante déchirait des draps pour faire des bandes, et que
mademoiselle Emma tâchait à coudre des coussinets. Comme elle fut
longtemps avant de trouver son étui, son père s'impatienta; elle ne
répondit rien; mais tout en cousant, elle se piquait les doigts, qu'elle
portait ensuite à sa bouche pour les sucer.
Charles fut surpris de la blancheur de ses ongles. Ils étaient
brillants, fins du bout, plus nettoyés que les ivoires de Dieppe, et
taillés en amande. Sa main pourtant n'était pas belle, point assez pâle,

peut-être, et un peu sèche aux phalanges; elle était trop longue aussi,
et sans molles inflexions de lignes sur les contours. Ce qu'elle avait
de beau, c'étaient les yeux; quoiqu'ils fussent bruns, ils semblaient
noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec
une hardiesse candide.
Une fois le pansement fait, le médecin fut invité, par M. Rouault
lui-même, k pre?idre un morceau, avant de partir.
Charles descendit dans la salle, au rez-de-chaussée. Deux couverts,
avec des timbales d'argent, y étaient mis sur une petite table, au
pied d'un grand lit à baldaquin revêtu d'une indienne à personnages
représentant des Turcs. On sentait une odeur d'iris et de draps humi-
des qui s'échappait de la haute armoire en bois de chêne, faisant
face à la fenêtre. Par terre, dans les angles, étaient rangés, debout,
des sacs de blé. C'était le trop plein du grenier proche, où l'on montait
par trois marches de pierre. Il y avait, pour décorer l'appartement,
accrochée à un clou, au milieu du mur dont la peinture verte s'écaillait
sous le salpêtre, une tête de Minerve au crayon noir, encadrée de do-
rure, et qui portait au bas, écrit en lettres gothiques: «A mon cher
papa. »

On du malade, puis du temps qu'il faisait, des


parla d'abord
grands froids, des loups qui couraient les champs la nuit. Made-
moiselle Rouault ne s'amusait guère à la campagne, maintenant
surtout qu'elle était chargée presque à elle seule des soins de la ferme.
Comme la salle était fraîche, elle grelottait tout en mangeant, ce
MADAME BOVARY 15

qui découvrait un peu ses lèvres charnues, qu'elle avait coutume


de mordillonner à ses moments de silence.
Son cou sortait d'un col blanc, rabattu. Ses cheveux, dont les
deux bandeaux noirs semblaient chacun d'un seul morceau, tant ils
étaient lisses, étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine,
qui s'enfonçait légèrement selon la courbe du crâne; et, laissant voir à

peine le bout de confondre par derrière en un


l'oreille, ils allaient se

chignon abondant, avec un mouvement onde vers les tempes, que le


médecin de campagne remarqua là pour la première fois de sa vie.
Ses pommettes étaient roses. Elle portait, comme un homme, passé
entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d'écaillé.
Quand Charles, après être monté dire adieu au père Rouault,
rentra dans la salle avant de partir, il la trouva debout, le front contre
la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les échalas des haricots
avaient été renversés par le vent. Elle se retourna.
l6 MADAME BOVARY
— Cherchez-vous quelque chose ? demanda-t-elle.
— Ma cravache, s'il vous plaît, répondit-il.

Et il se mit à fureter sur le lit, derrière les portes, sous les chaises;
elle était tombée à terre, entre les sacs et la muraille. Mademoiselle
Emma l'aperçut; elle se pencha sur les sacs de blé. Charles, par galan-
terie, se précipita, et, comme il allongeait aussi son bras dans le
même mouvement, il sentit sa poitrine effleurer le dos de la jeune fille,
courbée sous lui. Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus

l'épaule, en lui tendant son nerf de bœuf.


Au lieu de revenir aux Berteaux trois jours après, comme il
l'avait promis, c'est le lendemain même qu'il y retourna, puis deux fois
la semaine régulièrement, sans compter les visites inattendues qu'il

faisaitde temps à autre, comme par mégarde.


Tout, du reste, alla bien; la guérison s'établit selon les règles,
et, quand, au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault

qui s'essayait à marcher seul dans sa masure on commença à considérer


^

M. Bovary comme un homme de grande capacité. Le père Rouault


disait qu'il n'aurait pas mieux été guéri par les premiers médecins
d'Yvetot ou même de Rouen.
Quant à Charles, il ne chercha point à se demander pourquoi
il venait aux Bertaux avec plaisir. Y eût-il songé qu'il aurait sans

doute attribué son zèle à la gravité du cas, ou peut-être au profit


qu'il en espérait. Etait-ce pour cela, cependant, que ses visites à la
ferme faisaient, parmi les pauvres occupations de sa vie, une ex-
ception charmante ? Ces jours-là il se levait de bonne heure, partait
au galop, poussait sa bête, puis il descendait pour s'essuyer les pieds
sur l'herbe, et passait ses gants noirs avant d'entrer. Il aimait à se
voir arriver dans la cour, à sentir contre son épaule la barrière qui
tournait, et le coq qui chantait sur le mur, les garçons qui venaient
à sa rencontre. Il aimait la grange et les écuries; il aimait le père

Rouault, qui lui tapait dans la main en l'appelant son sauveur; il


aimait les petits sabots de mademoiselle Emma sur les dalles lavées de
la cuisine; ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle mar-
MADAME BOVARY I7

chait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient


avec un bruit sec contre le cuir de la bottine.
Elle le reconduisait toujours jusqu'à
première marche du
la
perron. Lorsqu'on n'avait pas encore amené son cheval, elle restait
là. On s'était dit adieu, on ne parlait plus; le grand air l'entourait,

levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque, ou secouant


sur sa hanche cordons de son tablier, qui se tortillaient comme
les

des banderoUes. Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres
suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se
fondait. Elle était sur le seuil; elle alla chercher son ombrelle, elle
l'ouvrit. L'ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil,
éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-
dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d'eau, une à
une, tomber sur la moire tendue.

Dans premiers temps que Charles fréquentait les Bertaux,


les

madame Bovary jeune ne manquait pas de s'informer du malade, et


même, sur le livre qu'elle tenait en partie double, elle avait choisi
pour M.
Rouault une belle page blanche. Mais quand elle sut qu'il
avait une
fille, elle alla aux informations; et elle apprit que made-

moiselle Rouault, élevée au couvent, chez les Ursulines, avait reçu,


comme on dit, une belle éducation, qu'elle savait, en conséquence, la
danse, la géographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher du
piano. Ce fut le comble!

C'est donc pour cela, se disait-elle, qu'il a la figure si épanouie
quand il va la voir, et qu'il met son gilet neuf, au risque de l'abîmer
à la pluie.'' Ah! cette femme! cette femme!...
Et elle la détesta, d'instinct. D'abord, elle se soulagea par des
allusions. Charles ne les comprit pas; ensuite, par des réflexions in-
cidentes qu'il laissait passer de peur de l'orage; enfin, par des apos-
trophes à brûle-pourpoint auxquelles ne savait que répondre.
il

D'où vient qu'il retournait aux Bertaux, puisque M. Rouault était
guéri et que ces gens-là n'avaient pas encore payé? Ah! c'est qu'il
y avait là-bas une personne, quelqu'un qui savait causer, une brodepse,
l8 MADAME BOVARY
un bel esprit. C'était lace qu'il aimait: il lui fallait des demoiselles
de ville! Et elle reprenait:
— La fille au père Rouault, une demoiselle de ville! Allons doncî
leur grand-père était berger, et ils ont un cousin qui a failli passer
par pour un mauvais coup, dans une dispute. Ce n'est pas
les assises

la peine de de fla-fla, ni de se montrer le dimanche à l'église


faire tant
avec une robe de soie, comme une comtesse. Pauvre bonhomme
d'ailleurs, qui sans les colzas de l'an passé eût été bien embarrassé
de payer ses arrérages!
Par lassitude, Charles cessa de retourner aux Bertaux. Héloïse
lui avait fait jurer qu'il n'irait plus, la main sur son livre de messe,
après beaucoup de sanglots et de baisers, dans une grande explosion
d'amour. Il obéit donc; mais la hardiesse de son désir protesta contre
la servilité de sa conduite, et, par une sorte d'hypocrisie naïve, il

estima que cette défense de la voir était pour lui comme un droit de
l'aimer. Et puis la veuve était maigre; elle avait les dents longues; elle
portait en toute saison un dont la pointe lui descendait
petit châle noir
entre les omoplates; sa taille dure était engainée dans des robes en
façon de fourreau, trop courtes, qui découvraient ses chevilles avec
les rubans de ses souliers larges s'entre-croisant sur des bas gris.
La mère de Charles venait les voir de temps à autre; mais, au
bout de quelques jours, la bru semblait l'aiguiser à son fil; et alors,
comme deux couteaux, elles étaient à le scarifier par leurs réflexions
et leurs observations. Il avait tort de tant manger! Pourquoi toujours
oflFrir la goutte au premier venu ? Quel entêtement que de ne pas vou-

loir porter de flanelle !

Il arriva qu'au commencement du printemps, un notaire d'In-


gouville, détenteur des fonds à la veuve Dubuc, s'embarqua par une
belle marée, emportant avec de son étude. Héloïse,
lui tout l'argent

il est vrai, possédait encore, outre une part de bateau évaluée six

mille francs, sa maison de la rue Saint-François; et cependant, de toute


cette fortune que l'on avait fait sonner si haut, rien, si ce n'est un peu
de mobilier et quelques nippes, n'avait paru dans le ménage. Il fallut
MADAME BOVARY 19

tirer la chose au clair. La maison de Dieppe vermoulue


se trouva
d'hypothèques jusque dans ses mis chez le
pilotis; ce qu'elle avait
notaire, Dieu seul le savait, et la part de barque n'excéda point mille
écus. Elle avait donc menti, la bonne dame! Dans son exaspération,
M. Bovary père, brisant une chaise contre les pavés, accusa sa femme
d'avoir fait le malheur de leur fils en l'attelant à une haridelle sem-
blable, dont les harnais ne valaient pas la peau. Ils vinrent à Tostes.
On s'expliqua. y eut des scènes. Héloïse, en pleurs, se jetant dans
Il

les bras de son mari,


le conjura de la défendre de ses parents. Charles

voulut parler pour elle. Ceux-ci se fâchèrent, et ils partirent.


Mais le coup était porté. Huit jours après, comm.e elle étendait
du linge dans sa cour, elle fut prise d'un crachement de sang, et le
lendemain, tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le
rideau de la fenêtre, elle dit: « Ah! mon Dieu! » poussa un soupir
et s'évanouit. Elle était morte! Quel étonnement!
Quand tout fut fini au cimetière, Charles rentra chez lui. Il
ne trouva personne en bas il monta au premier, dans la chambre,
;

vit sa robe encore accrochée au pied de l'alcôve; alors, s'appuyant


contre le secrétaire, il resta jusqu'au soir perdu dans une rêverie
douloureuse. Elle l'avait aimé, après tout.
III

Un matin, père Rouault vint apporter à Charles le payement


le

de sa jambe remise soixante et quinze francs en pièces de quarante


:

sous, et une dinde. Il avait appris son malheur, et l'en consola tant
qu'il put.
— Je sais ce que c'est! disait-il en lui frappant sur l'épaule;
j'ai été comme vous, moi aussi! Quand j'ai eu perdu ma pauvre dé-

funte, j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied
d'un arbre, je pleurais, j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises;
j'aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches,
qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. Et
quand je pensais que d'autres, à ce moment-là, étaient avec leurs
bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais
de grands coups par terre avec mon bâton; j'étais quasiment fou,
que je ne mangeais plus; l'idée d'aller seulement au café me dégoûtait,
vous ne croiriez pas. Eh bien, tout doucement, un jour chassant
l'autre, un printemps sur un hiver, et un automne par-dessus un été,
ça a coulé brin à brin, miette à miette; ça s'en est allé, c'est parti,
c'est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose
au fond, comme qui dirait... un poids, là, sur la poitrine! Mais puisque
c'est notre sort à tous, on ne doit pas non plus se laisser dépérir, et,
parce que d'autres sont morts, vouloir mourir... Il faut vous secouer,
monsieur Bovary; ça se passera! Venez nous voir; ma fille pense à
vous de temps à autre, savez- vous bien, et elle dit comme ça que vous
l'oubliez. Voilà le printemps bientôt; nous vous ferons tirer un lapin
dans la garenne, pour vous dissiper un peu.
Charles suivit son conseil. Il retourna aux Bertaux; il retrouva
tout comme la veille, comme il y avait cinq mois, c'est-à-dire. Les
MADAME BOVARY 21

poiriers déjà étaient en fleurs, et le bonhomme Rouault, debout main-


tenant, allait et venait, ce qui rendait la ferme plus animée.
Croyant qu'il était de son devoir de prodiguer au médecin le
plus de politesses possible, à cause de sa position douloureuse, il le pria
de ne point se découvrir la tête, lui parla à voix basse, comme s'il
eût été malade, et même fit semblant de se mettre en colère de ce que
l'on n'avait pas apprêté à son intention quelque chose d'un peu plus
léger que tout le reste, tels que des petits pots de crème ou des poires
cuites. Il conta des histoires. Charles se surprit à rire; mais le souvenir
de sa femme, lui revenant tout à coup, l'assombrit. On apporta le
café; il n'y pensa plus.
Il y pensa moins, à mesure qu'il s'habituait à vivre seul. L'agré-

ment nouveau de l'indépendance lui rendit bientôt la solitude plus


supportable. Il pouvait changer maintenant les heures de ses repas,
rentrer ou sortir sans donner de raisons, et, lorsqu'il était bien fatigué,
s'étendre de ses quatre membres, tout en large dans son lit. Donc,
il se choya, se dorlota et accepta les consolations qu'on lui donnait.

D'autre part, la mort de sa femme ne l'avait pas mal servi dans son
métier, car on avait répété durant un mois « Ce pauvre jeune homme
: !

quel malheur! » Son nom s'était répandu, sa clientèle s'était accrue;


et puis il allait aux Bertaux tout à son aise. Il avait un espoir sans but,
un bonheur vague; il se trouvait la figure plus agréable en brossant
ses favoris devant son miroir.
Il arriva un jour vers trois heures; tout le monde était aux champs;

il entra dans la cuisine, mais n'aperçut point d'abord Emma; les


auvents étaient fermés. Par les fentes du bois, le soleil allongeait
sur les pavés de grandes raies minces, qui se brisaient à l'angle des
meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, mon-
taient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant
au fond, dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée,
veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides.
Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait; elle n'avait point de fichu,
on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur.
22 MADAME BOVARY
Selon la mode de la proposa de boire quelque
campagne, elle lui

chose. Il refusa, elle insista, et enfin lui offrit, en riant, de prendre


un verre de liqueur avec elle. Elle alla donc chercher dans l'armoire
une bouteille de curaçao, atteignit deux petits verres, emplit l'un jus-
qu'au bord, versa à peine dans l'autre et, après avoir trinqué, le porta
à sa bouche. Comme il était presque vide, elle se renversait pour
boire; et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait
de ne rien sentir, tandis que le bout de sa langue, passant entre ses
dents fines, léchait à petits coups le fond du verre.
Elle se rassit et elle reprit son ouvrage, qui était un bas de coton
blanc où elle faisait des reprises; elle travaillait le front baissé; elle
ne parlait pas, Charles non plus. L'air, passant par le dessous de la
porte, poussait un peu de poussière sur les dalles; il la regardait se
traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête,
avec le cri d'une poule, au loin, qui pondait dans les cours. Emma,
de temps à autre, se rafraîchissait les joues en y appliquant la paume
de ses mains, qu'elle refroidissait après cela sur la pomme de fer des
grands chenets.
Elle se plaignait d'éprouver, depuis le commencement de la saison,
des étourdissements; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles;
elle se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases
leur vinrent ils montèrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens
;

cahiers de musique, les petits livres qu'on lui avait donnés en prix
et les couronnes en feuilles de chêne, abandonnées dans un bas d'ar-
moire. Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui

montra, dans le jardin, la plate-bande dont elle cueillait les fleurs,

tous les premiers vendredis de chaque mois, pour les aller mettre
sur sa tombe. Mais le jardinier qu'ils avaient n'y entendait rien; on
était si mal servi! Elle eût bien voulu, ne fût-ce au moins que pendant
l'hiver, habiter la ville, quoique la longueur des beaux jours rendît
peut-être la campagne plus ennuyeuse encore durant l'été; — et,

selon ce qu'elle disait, sa voix était claire, aiguë, ou, se couvrant de


langueur tout à coup, traînait des modulations qui finissaient presque
MADAME BOVARY 23

en murmures, quand elle se parlait à elle-même, — tantôt joyeuse,


ouvrant des yeux naïfs, puis les paupières à demi closes, le regard
noyé d'ennui, la pensée vagabondant.
Le soir, en s'en retournant, Charles reprit une à une les phrases
qu'elle avait dites, tâchant de se les rappeler, d'en compléter le sens,
afin de se faire la portion d'existence qu'elle avait vécue, dans le temps
qu'il ne la connaissait pas encore. Mais jamais il ne put la voir en sa
pensée, différemment qu'il ne l'avait vue la première fois, ou telle
qu'il venait de la quitter tout à l'heure. Puis il se demanda ce qu'elle
deviendrait, si elle se marierait, et à qui? Hélas! le père Rouault
était bien riche, et elle!... si belle! Mais la figure d'Emma revenait
toujours se placer devant ses yeux, et quelque chose de monotone
comme ronflement d'une toupie bourdonnait à ses oreilles « Si
le :

tu te mariais, pourtant! si tu te mariais! » La nuit, il ne dormit pas,


sa gorge était serrée, il avait soif; il se leva pour aller boire à son pot à
l'eau et il ouvrit la fenêtre : le ciel était couvert d'étoiles, un vent chaud
passait, au loin des chiens aboyaient. Il tourna la tête du côté des
Bertaux.
Pensant qu'après tout l'on ne risquait rien, Charles se promit
de faire la demande quand l'occasion s'en offrirait; mais, chaque fois
qu'elle s'offrit, la peur de ne point trouver les mots convenables
lui collait les lèvres. *
Le père Rouault n'eût pas été fâché qu'on le débarrassât de sa
fille,qui ne lui servait guère dans sa maison. Il l'excusait intérieure-
ment, trouvant qu'elle avait trop d'esprit pour la culture, métier maudit
du ciel, puisqu'on n'y voyait jamais de millionnaire. Loin d'y avoir
fait fortune, le bonhomme y perdait tous les ans, car, s'il excellait dans

les marchés, où il se plaisait aux ruses du métier, en revanche la cul-


ture proprement dite, avec le gouvernement intérieur de la ferme, lui
convenait moins qu'à personne. Il ne retirait pas volontiers ses
mains de dedans ses poches, et n'épargnait point la dépense pour
tout ce qui regardait sa vie, voulant être bien nourri, bien chauffé,
bien couché. Il aimait le gros cidre, les gigots saignants, les glorias
24 MADAME BOVARY
longuement battus. Il prenait ses repas dans la cuisine, seul, en face
du feu, sur une petite table qu'on lui apportait toute servie, comme au
théâtre.
Lorsqu'il s'aperçut donc que Charles avait les pommettes rouges
près de sa fille, ce qui signifiait qu'un de ces jours on la lui demande-
rait en mariage, il rumina d'avance toute l'affaire. Il le trouvait bien
un peu gringalet, et ce n'était pas là un gendre comme il l'eût souhaité;
mais on le disait de bonne conduite, économe, fort instruit, et sans
doute qu'il ne chicanerait pas trop sur la dot. Or, comme le père
Rouault allait être forcé de vendre vingt-deux acres de son bien y

qu'il devait beaucoup au maçon, beaucoup au bourrelier, que l'arbre


du pressoir était à remettre : — « S'il me la demande, se dit-il, je la
lui donne. )>

A l'époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois

jours aux Bertaux. La dernière journée s'était écoulée comme les pré-
cédentes, à reculer de quart d'heure en quart d'heure. Le père Rouault
lui fit la conduite; ils marchaient dans un chemin creux, ils s'allaient

quitter; c'était le moment. Charles se donna jusqu'au coin de la haie,


et enfin, quand on l'eut dépassée:
— Maître Rouault, murmura-t-il, je voudrais bien vous dire
quelque chose.
Ils s'arrêtèrent. Charles se taisait.
— Mais contez-moi votre que ne pas tout
histoire ! est-ce je sais ?

dit le père Rouault, en doucement. riant


— Père père
Rouault..., balbutia Charles.
Rouault...,
— Moi, ne demande pas mieux, continua fermier. Quoique
je le

sans doute la petite soit de mon idée, il faut pourtant lui demander
son avis. Allez-vous-en donc; je m'en vais retourner chez nous. Si
c'est entendez-moi bien, vous n'aurez pas besoin de revenir,
oui,
à cause du monde, et d'ailleurs, ça la saisirait trop. Mais pour que vous
ne vous mangiez pas le sang, je pousserai tout grand l'auvent de la
fenêtre contre le mur vous pourrez le voir par derrière, en vous pen-
:

chant sur la haie.


MADAME BOVARY 25

Et il s'éloigna.
Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans
le sentier; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-

neuf minutes à sa montre. Tout à coup un bruit se fit contre le mur;


l'auvent s'était rabattu, la cliquette tremblait encore.
Le lendemain, dès neuf heures, il était à la ferme. Emma rougit
quand il entra, tout en s'efïorçant de rire un peu, par contenance.
Le père Rouault embrassa son futur gendre. On remit à causer des
arrangements d'intérêt; on avait, d'ailleurs, du temps devant soi,
puisque le mariage ne pouvait décemment avoir lieu avant la fin
du deuil de Charles, c'est-à-dire vers le printemps de l'année pro-
chaine.
L'hiver se passa dans cette attente, Mademoiselle Rouault
s'occupa de son trousseau. Une partie en fut commandée à Rouen,
et elle se confectionna des chemises et des bonnets de nuit, d'après
des dessins de modes qu'elle emprunta. Dans les visites que Charles
faisait à la ferme, on causait des préparatifs de la noce, on se deman-
daitdans quel appartement se donnerait le dîner; on rêvait à la quan-
titéde plats qu'il faudrait et quelles seraient les entrées.
Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux flam-
beaux; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut donc
une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l'on resta seize
heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu -les jours
suivants.
IV

Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles


à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote,
tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus
voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains
appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués
dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville et de
Cany. On avait invité tous les parents des deux familles, on s'était
raccommodé avec les amis brouillés, on avait écrit à des connaissances
perdues de vue depuis longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la
haie; bientôt la barrière s'ouvrait: c'était une carriole qui entrait.
Galopant jusqu'à la première marche du perron, elle s'y arrêtait court,
et vidait son monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les
genoux et en s'étirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des
robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines
à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés
dans le dos avec une épingle, et qui leur découvraient le cou par der-
rière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient
incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent
ce jour-là la première paire de bottes de leur existence), et Ton voyait
à côté d'eux, ne soufflant mot, dans la robe blanche de sa première
communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette

de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur sœur aînée sans doute,
rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant
bien peur de salir ses gants. Comme il n'y avait point assez de valets
d'écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient
leurs manches et s'y mettaient eux-mêmes. Suivant leur position
sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes.
MADAME BOVARY 27
des habits- vestes ; —
bons habits, entourés de toute la considération
d'une famille, et qui ne sortaient de l'armoire que pour les solennités;
redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à
poches larges comme des sacs vestes de gros drap, qui accompagnaient
;

ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière; habits-


vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochés comme
une paire d'yeux, et dont les pans semblaient avoir été coupés à même
un seul bloc, par la hache du charpentier. Quelques-uns encore
(mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas bout de la table) por-
taient des blouses de cérémonie, c'est-à-dire dont le col était rabattu
sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée très bas
par une ceinture cousue.
Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses !

Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s'écartaient des têtes,
on était rasé de près; quelques-uns même qui s'étaient levés dès
avant l'aube, n'ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des ba-
lafresen diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures
d'épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu'avait enflam-
mées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques
roses toutes ces grosses faces blanches épanouies.
La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s'y rendit
à pied, et l'on revint de même, une fois la cérémonie faite à l'église.

Le cortège, d'abord uni comme une seule écharpe de couleur, qui


ondulait dans la campagne, le long de l'étroit sentier serpentant
entre les blés verts, s'allongea bientôt et se coupa en groupes diffé-
rents, qui s'attardaient à causer. Le ménétrier allait en avant avec son
violon empanaché de rubans à la coquille; les mariés venaient ensuite,
les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derrière
s'amusant à arracher les clochettes des brins d'avoine, ou à se jouer
entre eux, sans qu'on les vît. La robe d'Emma, trop longue, traînait
un peu par le bas; de temps à autre, elle s'arrêtait pour la tirer, et alors

délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes avec
les petits dards des chardons, pendant que Charles, les mains vides,
28 MADAME BOVARY
attendait qu'elle eût fini. Le père Rouault, un chapeau de soie neuf
sur la tête et les parements de son habit noir lui couvrant les mains
jusqu'aux ongles, donnait le bras à madame Bovary mère. Quant
à M. Bovary père, qui, méprisant au fond tout ce monde-là, était venu
simplement avec une redingote à un rang de boutons d'une coupe
militaire, il débitait des galanteries d'estaminet à une jeune paysanne
blonde. Elle saluait, rougissait, ne savait que répondre. Les autres
gens de la noce causaient de leurs affaires ou se faisaient des niches
dans le dos, s'excitant d'avance à la gaieté; et, en y prêtant l'oreille,
on entendait toujours le crin-crin du ménétrier qui continuait à jouer
dans la campagne. Quand il s'apercevait qu'on était loin derrière lui,
il s'arrêtait à reprendre haleine, cirait longuement de colophane
son archet, afin que les cordes grinçassent mieux, et puis il se remettait
à marcher, abaissant et levant tour à tour le manche de son violon,
pour se bien marquer la mesure à lui-même. Le bruit de l'instrument
faisait partir de loin les petits oiseaux.
C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée.
II y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à
la casserole, trois gigots et,au milieu, un joli cochon de lait rôti,
flanqué de quatre andouilles à l'oseille. Aux angles, se dressait l'eau-
de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse
épaisse autour des bouchons, et tous les verres, d'avance, avaient été
remplis de vin, jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui
flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient,
dessinés sur leur surface unie, les chiffres des nouveaux époux en
arabesques de nonpareille. On avait été chercher un pâtissier à Yve-
tot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays,
il avait soigné les choses; et il apporta, lui-même, au dessert, une
pièce montée qui fit pousser des cris. A la base, d'abord c'était un
carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades
et statuettes de stuc tout autour dans des niches constellées d'étoiles
en papier doré; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de
Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes, rai-
MADAME BOVARY 29

sins secs, quartiers d'oranges; et enfin, sur la plate-forme supérieure,


qui était une prairie verte où y avait des rochers avec des lacs de
il

confiture et des bateaux en écales de noisettes, on voyait un petit


Amour, se balançant à une escarpolette de chocolat, dont les deux
poteaux était terminés par deux boutons de rose naturelle, en guise de
boules, au sommet.
Jusqu'au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d'être
assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bou-
chon dans la grange, puis on revenait à table. Quelques-uns, vers la
fin, s'y endormirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima;

alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des
poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes
sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames.
Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d'avoine jusqu'aux naseaux
eurent du mal à entrer dans les brancards; ils ruaient, se cabraient,
les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient; et toute la

nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles
emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées,
sautant par-dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus,
avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir
les guides.
Ceux qui restèrent aux Bertaux passèrent la nuit à boire dans la
cuisine. Les enfants s'étaientendormis sous les bancs.
La mariée avait supplié son père qu'on lui épargnât les plaisan-
teries d'usage. Cependant, un mareyeur de leurs cousins (qui même
avait apporté, comme présent de noces, une paire de soles) com-
mençait à soufiler de l'eau avec sa bouche par le trou de la serrure,
quand le père Rouault arriva juste à temps pour l'en empêcher, et
lui expliqua que la position grave de son gendre ne permettait pas
de telles inconvenances. Le cousin, toutefois, céda difficilement à
ces raisons. En dedans de lui-même, il accusa le père Rouault d'être
fier, et il alla se joindre dans un coin à quatre ou cinq autres des invités

qui, ayant eu par hasard plusieurs fois de suite à table les bas morCeaux
30 MADAME BOVARY
des viandes, trouvaient aussi qu'on les avait mal reçus, chuchotaient
sur le compte de leur hôte et souhaitaient sa ruine à mots couverts.
Madame Bovary mère n'avait pas desserré les dents de. la journée.
On ne l'avait la toilette de la bru, ni sur l'ordonnance
consultée ni sur
du de bonne
festin; elle se retira heure. Son époux, au lieu de la suivre,
envoya chercher des cigares à Saint-Victor et fuma jusqu'au jour,
tout en buvant des grogs au kiiscli, mélange inconnu à la compagnie
et qui fut pour lui comme la source d'une considération plus grande
encore.
Charles n'était point de complexion facétieuse, il n'avait pas
brillé pendant la noce. Il répondit médiocrement aux pointes, calem-
bours, mots à double entente, compliments et gaillardises que l'on
se fit un devoir de lui décocher dès le potage.
Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homme. C'est
lui plutôt que l'on eût pris pour la vierge de la veille, tandis que la
mariée ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose.
Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient,
quand elle passait près d'eux, avec des tensions d'esprit démesurées.
Mais Charles ne dissimulait rien. Il l'appelait ma femme, la tutoyait,
s'informait d'elle à chacun, la cherchait partout, et souvent il l'entraî-
nait dans les cours, où on l'apercevait de loin, entre les arbres, qui lui

passait le bras sous la taille et continuait à marcher à demi penché


sur elle, en lui chiffonnant avec sa tête la guimpe de son corsage.
Deux jours après la noce, les époux s'en allèrent Charles, à cause
:

de ses malades, ne pouvait s'absenter plus longtemps. Le père Rouault


les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-même jusqu'à
Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre
et reprit sa route. Lorsqu'il eut fait cent pas environ, il s'arrêta, et,
comme il dont les roues tournaient dans la
vit la carriole s'éloignant,
poussière, poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son
il

temps d'autrefois, la première grossesse de sa femme; il était bien


joyeux, lui aussi, le jour qu'il l'avait emmenée de chez son père
dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige;
MADAME BOVARY 3I

car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche, j

elle le tenait par un bras, à l'autre était accroché son panier; le vent
agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise qui lui passaient
quelquefois sur la bouche, et, lorsqu'il tournait la tête,
voyait près il

de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement,
sous la plaque d'or de son bonnet. Pour se réchauffer les doigts, elle
les lui mettait de temps en temps dans la poitrine. Comme c'était
vieux tout cela! Leur fils, à présent, aurait trente ans! Alors il regarda
derrière lui,il n'aperçut rien sur la route. Il se sentit triste comme une

maison démeublée; et les souvenirs tendres se mêlant aux pensées


noires dans sa cervelle obscurcie par les vapeurs de la bombance,
il eut bien envie un moment d'aller faire un tour du côté de l'église.

Comme il eut peur, cependant, que cette vue ne le rendît plus triste
encore, il s'en revint tout droit chez lui.
M. et madame Charles arrivèrent à Tostes, vers six heures.
Les voisins se mirent aux fenêtres pour voir la nouvelle femme de
leur médecin.
La vieille bonne se présenta, lui fit ses salutations, s'excusa
de ce que le dîner n'était pas prêt, et engagea Madame, en attendant,
à prendre connaissance de sa maison.
V

La façade de briques était juste à l'alignement de la rue, ou de la

route plutôt. Derrière la porte se trouvaient accrochés un manteau


à petit collet,une bride, une casquette de cuir noir, et, dans un coin,
à terre, une paire de houseaux encore couverts de boue sèche. A
droite était la salle, c'est-à-dire l'appartement où l'on mangeait et
où l'on se tenait. Un papier jaune-serin, relevé dans le haut par une
guirlande de fleurs pâles, tremblait tout entier sur sa toile mal tendue ;

des rideaux de calicot blanc, bordés d'un galon rouge, s'entre-croisaient


le long des fenêtres, et sur l'étroit chambranle de la cheminée resplen-
dissait une pendule à tête d'Hippocrate, entre deux flambeaux d'argent
plaqué, sous des globes de forme ovale. De l'autre côté du corridor
était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ,
avec une table, trois chaises et un fauteuil de bureau. Les tomes du
Dictionnaire des sciences médicales, non coupés, mais dont la brochure
avait souffert dans toutes les ventes successives par où ils avaient
passé, garnissaient presque à eux seuls les six rayons d'une biblio-
thèque en bois de sapin. L'odeur des roux pénétrait à travers la mu-
raille, pendant les consultations, de même que l'on entendait de la

cuisine, les malades tousser dans le cabinet et débiter toute leur his-
toire. Venait ensuite, s 'ouvrant immédiatement sur la cour, où se
trouvait l'écurie, une grande pièce délabrée qui avait un four, et qui
servait maintenant de bûcher, de cellier, de garde-magasin, pleine de
vieilles ferrailles, de tonneaux vides, d'instruments de culture hors de
service, avec quantité d'autres choses poussiéreuses dont il était
impossible de deviner l'usage.
Le jardin, plus long que large, entre deux murs de bauge
allait,

couverts d'abricots en espalier, jusqu'à une haie d'épines qui le séparait


des champs. Il y avait, au milieu, un cadran solaire en ardoise, sur un
34 MADAME BOVARY
piédestal de maçonnerie; quatre plates-blandes garnies d'églantiers
maigres entouraient symétriquement le carré plus utile des végétations
sérieuses. Tout au fond, sous les sapinettes, un curé de plâtre lisait
son bréviaire.
Emma monta dans les chambres. La première n'était point meu-
blée; mais la seconde, qui était la chambre conjugale, avait un lit
d'acajou dans une alcôve à draperie rouge. Une boîte en coquillages
décorait la commode; et, sur le secrétaire, près de la fenêtre,
y avait, il

dans une carafe, un bouquet de fleurs d'oranger, noué par des rubans
de satin blanc. C'était un bouquet de mariée, le bouquet de l'autre!
Elle le regarda. Charles s'en aperçut, il le prit et l'alla porter au gre-
nier, tandis qu'assise dans un fauteuil (on disposait ses aflPaires autour
d'elle), Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé
dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu'on en ferait, si par
hasard, elle venait à mourir.
Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des changements
dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des
papiers neufs, repeindre l'escalier et faire des bancs dans le jardin,
tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment s'y
prendre pour avoir un bassin à jet d'eau avec des poissons. Enfin son
mari, sachant qu'elle aimait à se promener en voiture, trouva un hoc
d'occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-
crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.
donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas
Il était

en tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste


de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché
à l'espagnolette d'une fenêtre, et bien d'autres choses encore où
Charles n'avait jamais soupçonné de plaisir, composaient mainte-
nant la continuité de son bonheur. Au lit, le matin, et côte à côte
sur l'oreiller, il regardait la lumière du soleil passer parmi le duvet

de ses joues blondes, que couvraient à demi les pattes escalopées


de son bonnet. Vus de si près, ses yeux lui paraissaient agrandis,
surtout quand elle ouvrait plusieurs fois de suite ses paupières en
MADAME BOVARY 35
s'éveillant; noirs à l'ombre et bleu foncé au grand jour, ils avaient
comme des couches de couleurs successives, et qui, plus épaisses
dans le fond, allaient en s'éclaircissant vers la surface de l'émail.
Son œil, à lui, se perdait dans ces profondeurs, et il s'y voyaiten
petit jusqu'aux épaules, avec le foulard qui le coiffait et le haut de
sa chemise entr 'ouvert. Il se levait. Elle se mettait à la fenêtre pour
le voir partir; et elle restait accoudée sur le bord, entre deux pots
de géraniums, vêtue de son peignoir, qui était lâche autour d'elle.
Charles, dans la rue, bouclait ses éperons sur la borne; et elle con-
tinuait à lui parler d'en haut, tout en arrachant avec sa bouche quelque
bribe de fleur ou de verdure qu'elle soufflait vers lui, et qui volti-
geant, se soutenant, faisant dans l'air des demi-cercles comme un
oiseau, allait, avant de tomber, s'accrocher aux crins mal peignés
de jument blanche, immobile à la porte. Charles, à cheval,
la vieille

lui envoyait un baiser; elle répondait par un signe, elle refermait


la fenêtre, Et alors, sur la grande route qui étendait sans
il partait.
en finir son long ruban de poussière, par les chemins creux où les
arbres se courbaient en berceaux, dans les sentiers dont les blés lui
montaient jusqu'aux genoux, avec le soleil sur ses épaules et l'air du
matin à ses narines, le cœur plein des félicités de la nuit, l'esprit
tranquille, la chair contente, il s'en allait ruminant son bonheur,
comme ceux qui mâchent encore, après dîner, le goût des truffes
qu'ils digèrent.
Jusqu'à présent, qu'avait-il eu de bon dans l'existence ? Était-ce
son temps de collège, où il restait enfermé entre ces hauts murs,
seul au milieu de ses camarades plus riches ou plus forts que lui
dans leurs classes, qu'il faisait rire par son accent, qui se moquaient
de ses habits, et dont les mères venaient au parloir avec des pâtis-
series dans leur manchon.? Était-ce plus tard, lorsqu'il étudiait la
médecine et n'avait jamais la bourse assez ronde pour payer la contre-
danse à quelque petite ouvrière qui fût devenue sa maîtresse ? En-
suite il avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve, dont les pieds,
dans le lit, étaient froids comme des glaçons. Mais, à présent, il
36 MADAME BOVARY
possédait pour la vie cette jolie femme qu'il adorait. L'univers, pour
lui, n'excédait pas le tour soyeux de son jupon ; et il se reprochait
de ne pas l'aimer, il avait envie de la revoir; il s'en revenait vite,
montait l'escalier, le cœur battant. Emma, dans sa chambre, était à
faire sa toilette; il arrivait à pas muets, il la baisait dans le dos, elle
poussait un cri.

ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne,


Il

à ses bagues, à son fichu; quelquefois, il lui donnait sur les joues de
gros baisers à pleine bouche, ou c'étaient de petits baisers à la file tout
le long de son bras nu, depuis le bout des doigts jusqu'à l'épaule;

et elle le repoussait, à demi souriante et ennuyée, comme on fait à un


enfant qui se pend après vous. .

Avant qu'elle se mariât, elle avait cru avoir de l'amour; mais le

bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il fallait

qu'elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir


ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité,

dt passion et d'ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.
VI

Elle avait lu Paul et maisonnette


Virginie et elle avait rêvé la
de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l'amitié
douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des
fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers,
ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d'oiseau.
Lorsqu'elle eut treize ans, son père l'amena lui-même à la ville,
pour la mettre au couvent. Ils descendirent dans une auberge du quar-
tier Saint- Gervais, où ils eurent à leur souper des assiettes peintes
qui représentaient l'histoire de mademoiselle de la Vallière. Les
explications légendaires, coupées ça et là par l'égratignure des cou-
teaux, glorifiaient toutes la religion, les délicatesses de cœur et les
pompes de la Cour.
Loin de s'ennuyer au couvent les premiers temps, elle se plut
dans la société des bonnes sœurs, qui, pour l'amuser, la conduisaient
dans la chapelle, où l'on pénétrait du réfectoire par un long corridor.
Elle jouait fort peu durant les récréations, comprenait bien le caté-
chisme et c'est elle qui répondait toujours à M. le vicaire, dans les
questions difficiles. Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmos-
phère des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des
chapelets à croix de cuivre, elle s'assoupit doucement à la langueur
mystique qui s'exhale des parfums de l'autel, de la fraîcheur des
bénitiers et du rayonnement des cierges. Au lieu de suivre la messe,
elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d'azur,
et elle aimait la brebis malade, le sacré cœur percé de flèches aiguës,
ou le pauvre Jésus qui tombe en marchant sur sa croix. Elle essaya,

par mortification, de rester tout un jour sans manger. Elle cherchait


dans sa tête quelque vœu à accomplir.
Quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péthés,
38 MADAME BOVARY
afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains
jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les
comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel
qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme
des douceurs inattendues.
Le soir, avant la prière, dans l'étude une lecture re-
on faisait

ligieuse. C'était, pendant la semaine, quelque résumé d'Histoire


sainte ou les Conférences de l'abbé Frayssinous, et, le dimanche, des
passages du Génie du Christianisme, par récréation. Comme elle
écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies
romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l'éternité!
Si son enfance se fût écoulée dans l'arrière-boutique d'un quartier
marchand, elle se serait peut-être ouverte alors aux envahissements
lyriques de la nature, qui, d'ordinaire, ne nous arrivent que par la
traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne;
elle savait le bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Ha-
bituée aux aspects calmes, elle se tournait au contraire vers les acci-
dentés. Elle n'aimait la mer qu'à cause de ses tempêtes, et la verdure
seulement lorsqu'elle était clairsemée parmi les ruines. Il fallait
qu'elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel; et elle
rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consom-
mation immédiate de son cœur, —
étant de tempérament plus senti-
mentale qu'artiste, cherchant des émotions et non des paysages.
Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois,

pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché


comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés
sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes
sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette
avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échap-
paient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par cœur des chansons
galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi- voix, tout en poussant
son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles,
faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette,
MADAME BOVARY 39
quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et
dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans
les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes,
dames persécutées, dans des pavillons solitaires,
s'évanouissant
postillons qu'on tue à tous les relais,
chevaux qu'on crève à toutes les
pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes
et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets,
messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux
comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des
urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se donc les mains
graissa
à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott,
plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des
gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux ma-
noir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des
ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton
dans main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier
la

à plume blanche qui galope sur un cheval noir. Elle eut dans ce temps-
là le culte de Marie Stuart et des vénérations enthousiastes à l'endroit
des femmes ou infortunées. Jeanne Darc, Héloïse, Agnès
illustres
Sorel, la belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle, se déta-
chaient comme des comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire,
où saillissaient encore çà et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans
aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chêne, Bayard mourant,
quelques férocités de Louis XI, un peu de Saint-Barthélémy, le pa-
nache du Béarnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes où
Louis XIV était vanté.
A de musique, dans des romances qu'elle chantait, il
la classe

n'était question que de petits anges aux ailes d'or, de madones,


de lagunes, de gondeliers, pacifiques compositions qui lui laissaient
entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note,
l'attirante fantasmagorie des réalités sentimentales. Quelques-unes
de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes qu'elles avaient
reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait
40 MADAME BOVARY
au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma
fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient

signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, au bas de leurs pièces.


Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie
des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre
la page. C'était, derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme
en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe
blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits
anonymes des chapeau
ladies anglaises à boucles blondes qui, sous leur
de paille rond, vous regardent avec leurs grands yeux On en
clairs.

voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où


un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux
petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas
près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre en-
tr'ouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur
la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une

cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une mar-
guerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la
poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous
des tonnelles aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets
grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques,
qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres
à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au pre-
mier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis ;

le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon

de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en


écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des
cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus
de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient
devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au
bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les
boulevards.
MADAME BOVARY 41

Quand mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours.


sa
Elle se fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte,
et, dans une lettre qu'elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de ré-

flexions tristes sur la vie, elledemandait qu'on l'ensevelît plus tard


dans le même tombeau. Le bonhomme
la crut malade et vint la voir.

Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir arrivée du premier


coup à ce rare idéal des existences pâles, où ne parviennent jamais les
cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres lamar-
tiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mou-
rants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au
ciel, et la voix de l'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'en en-

nuya, n'en voulut point convenir, continua par habitude, ensuite


par vanité, et fut enfin surprise de se sentir apaisée, et sans plus
de au cœur que de rides sur son front.
tristesse
Les bonnes religieuses, qui avaient si bien présumé de sa vocation,
s'aperçurent avec de grands étonnements que mademoiselle Rouault
semblait échapper à leur soin. Elles lui avaient, en effet, tant prodigué
les offices, les retraites, les neuvaines, les sermons, si bien prêché
le respect que l'on doit aux saints et aux martyrs, et donné tant de

bons conseils pour la modestie du corps et le salut de son âme, qu'elle


fit comme chevaux que l'on tire par la bride elle s'arrêta court et
les :

le mors lui sortit des dents. Cet esprit, positif au milieu de. ses en-
thousiasmes, qui avait aimé l'église pour ses fleurs, la musique pour
les paroles des romances, et la littérature pour ses excitations pas-
sionnelles, s'insurgeait devant les mystères de la foi, de même qu'elle
s'irritait davantage contre la discipline, qui était quelque chose

d'antipathique à sa constitution. Quand son père la retira de pension,


on ne supérieure trouvait même
fut point fâché de la voir partir. La
qu'elle était devenue, dans les derniers temps, peu révérencieuse
envers la communauté.
Emma, rentrée chez elle, se plut d'abord au commandement
des domestiques, prit ensuite la campagne en dégoût et fegretta
son couvent. Quand Charles vint aux Bertaux pour la première fois.
42 MADAME BOVARY
elle se considérait comme tort désillusionnée, n'ayant plus rien à
apprendre, ne devant plus rien sentir.
Mais l'anxiété d'un état nouveau, ou peut-être l'irritation causée
par la présence de cet homme, avait suffi à lui faire croire qu'elle
possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu'alors s'était
tenue comme un
grand oiseau au plumage rose planant dans la splen-
deur des ciels poétiques; —
et elle ne pouvait s'imaginer à présent
que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu'elle avait rêvé.
VII

Elle songeait quelquefois que c'étaient là pourtant les plus


beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter
la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à noms
sonores où lendemains de mariage ont de plus suaves paresses!
les

Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte
au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui
se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit
sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord
des golfes le parfum des citronniers; puis, le soir, sur la terrasse des
villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant

des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient
produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui
pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s'accouder sur le
balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage
écossais, avec un mari vêtu d'un habit de velours noir à longues bas-
ques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des man-
chettes !

Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu'un la confidence de


toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui
change d'aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent?
Les mots lui manquaient donc, l'occasion, la hardiesse.
Si Charles l'avait voulu cependant, s'il s'en fût douté, si son
regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui
semblait qu'une abondance subite se serait détachée de son cœur,
comme tombe la récolte d'un espalier, quand on y porte la main. Mais,
à mesure que se serrait davantage l'intimité de leur vie, un détachement
intérieur se faisait qui la déliait de lui.
La conversation de Charles était plate comme un trottoir de
44 MADAME BOVARY
rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume
ordinaire, sans exciter d'émotion, de rire ou de rêverie. Il n'avait
jamais été curieux, disait-il, pendant qu'il habitait Rouen, d'aller
voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des
armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme
d'équitation qu'elle avait rencontré dans un roman.
Un homme, au contraire, ne devait-il pas tout connaître, exceller,
en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion,
aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n'enseignait
rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse;
et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur se-
reine, du bonheur même qu'elle lui donnait.
Elle dessinait quelquefois; et c'était pour Charles un grand
amusement que de penchée sur
rester là, tout debout, à la regarder
son carton, clignant des yeux, afin de mieux voir son ouvrage, ou arron-
dissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano,
plus les doigts y couraient vite, plus il s'émerveillait. Elle frappait
sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le
clavier sans s'interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument
dont les cordes frisaient, s'entendait jusqu'au bout du village si la

fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l'huissier qui passait


sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s'arrêtait à l'écouter,
sa feuille de papier à la main.
Emma, d'autre part, savait conduire sa maison. Elle envoyait
aux malades le compte des visites, dans des lettres bien tournées
qui ne sentaient pas la facture. Quand ils avaient, le dimanche, quel-
que voisin à dîner, elle trouvait moyen d'offrir un plat coquet, s'en-
tendait à poser sur des feuilles de vigne les pyramides de reines-
Claude, servait renversés les pots de confitures dans une assiette,
et même elle parlait d'acheter des rince-bouche pour le dessert.
Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary.

Charles finissait par s'estimer davantage de ce qu'il possédait


une pareille femme. Il montrait avec orgueil, dans la salle, deux petits
MADAME BOVARY 45
croquis d'elle à la mine de plomb, qu'il avait fait encadrer de cadres

très larges et suspendus contre le papier de la muraille à de longs


cordons verts. Au sortir de la messe, on le voyait sur sa porte avec de
belles pantoufles en tapisserie.
Il rentrait tard, à dix heures, minuit quelquefois. Alors il deman-

dait à manger, et, comme la bonne était couchée, c'était Emma qui
le servait. Il retirait sa redingote pour dîner plus à son aise. Il disait

les uns après les autres tous les gens qu'il avait rencontrés, les villages
où il avait été, les ordonnances qu'il avait écrites, et satisfait de lui-
même, il mangeait le reste du miroton, épluchait son fromage, croquait
une pomme, vidait sa carafe, puis s'allait se mettre au lit, se couchait
sur le dos et ronflait.
Comme il avait eu longtemps l'habitude du bonnet de coton,
son foulard ne lui tenait pas aux oreilles; aussi ses cheveux, le matin,
étaient rabattus pêle-mêle sur sa figure et blanchis par le duvet de
son oreiller, dont cordons se dénouaient pendant la nuit. Il portait
les
toujours de fortes bottes, qui avaient au cou-de-pied deux plis épais
obliquant vers les chevilles, tandis que le reste de l'empeigne se con-
tinuait en ligne droite, tendu comme par un pied de bois. Il disait que
c'était bien assez bon pour la campagne.
Sa mère l'approuvait en cette économie; car elle le venait voir
comme autrefois, lorsqu'il y avait eu chez elle quelque bourrasque
un peu violente et cependant
; madame Bovary mère semblait prévenue
contre sa bru. Elle lui trouvait un genre trop relevé pour leur position
de fortune ; le bois, le sucre et la chandelle filaient comme dans une
grande maison, et la quantité de braise qui se brûlait à la cuisine aurait
suffi pour vingt-cinq plats! Elle rangeait son linge dans ses armoires
et lui apprenait à surveiller le boucher quand il apportait la viande.
Emma recevait ces leçons madame Bovary les prodiguait et les mots
; ;

de ma fille et de ma mère s'échangeaient tout le long du jour, accompa-


gnés d'un petit frémissement des lèvres, chacune lançant des paroles
douces d'une voix tremblante de colère.
Du temps de madame Dubuc, la vieille femme se sentait encore
46 MADAME BOVARY
la préférée; mais, à présent, l'amour de Charles pour Emma lui

semblait une désertion de sa tendresse, un envahissement sur ce qui


lui appartenait ; et elle observait le bonheur de son fils avec un silence
triste commequelqu'un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux,
des gens attablés dans son ancienne maison. Elle lui rappelait, en ma-
nière de souvenirs, ses peines et ses sacrifices, et, les comparant aux
négligences d'Emma, concluait qu'il n'était point raisonnable de
l'adorer d'une façon si exclusive.
Charles ne savait que répondre; il respectait sa mère, et il aimait
infiniment sa femme; il considérait le jugement de l'une comme in-
faillible, et cependant il trouvait l'autre irréprochable. Quand madame
Bovary était partie il essayait de hasarder timidement, et dans les
mêmes termes, une ou deux des plus anodines observations qu'il
avait entendu faire à sa maman; Emma, lui prouvant d'un mot qu'il se
trompait, le renvoyait à ses malades.
Cependant, d'après les théories qu'elle croyait bonnes, elle voulut
se donner de l'amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait
tout ce qu'elle savait par cœur de rimes passionnées et lui chantait
en soupirant des adagios mélancoliques mais elle se trouvait ensuite ;

aussi calme qu'auparavant, et Charles n'en paraissait ni plus amou-


reux, ni plus remué.
Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en
faire jaillir une étincelle, incapable, du reste, de comprendre ce qu'elle
n'éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point
par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion
de Charles n'avait plus rien d'exorbitant. Ses expansions étaient de-
venues régulières; il l'embrassait à de certaines heures. C'était une
habitude parmi les autres, et comme un dessert prévu d'avance,
après la monotonie du dîner.
Un garde-chasse, guéri par Monsieur d'une fluxion de poitrine,
avait donné à Madame une petite levrette d'Italie; elle la prenait
pour promener, car elle sortait quelquefois, afin d'être seule un
se
instant et de n'avoir plus sous les yeux l'éternel jardin avec la route
poudreuse.
p. L v*^*-
48 MADAME BOVARY
Elle allait jusqu'à la hêtrée de Banneville, prèsdu pavillon aban-
donné qui fait l'angle du mur, du côté des champs. y a dans le Il

saut-de-loup, parmi les herbes, de longs roseaux à feuilles coupantes.


Elle commençait par regarder tout alentour, pour voir si rien
n'avait changé depuis la dernière fois qu'elle était venue. Elle retrou-
vait aux mêmes places les digitales et les ravenelles, les bouquets d'or-
ties entourant les gros cailloux, et les plaques de lichen le long des
trois fenêtres dont les volets toujours clos s'égrenaient de pourriture,
sur leurs barres de fer rouillées. Sa pensée, sans but d'abord, vaga-
bondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la
campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux
musaraignes ou mordillait les coquelicots sur le bord d'une pièce
de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient et assise sur le gazon,
qu'elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se
répétait: « Pourquoi, mon Dieu! me suis-je mariée?^) Elle se deman-
dait s'il n'y aurait pas eu moyen, par d'autres combinaisons du
hasard, de rencontrer un autre homme; et elle cherchait à imaginer
quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente,
ce mari qu'elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient
pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant,
tels qu'ils étaient sans doute, ceux qu'avaient épousés ses anciennes
camarades du couvent. Que faisaient-elles maintenant } A la ville,

avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés


du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens
s'épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont
la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile
dans l'ombre à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours
de distribution de prix, où elle montait sur l'estrade pour aller cher-
cher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche
et ses souliers de prunelle découverts, elle avait une façon gentille,
et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui
faire des compliments; la cour était pleine de calèches, on lui disait

adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec


MADAME BOVARY 49
sa boîte à violon. Comme c'était loin, tout cela! comme c'était loin!
Elle appelait Djali, la prenait entre ses genoux, passait ses doigts
sur sa longue tête fine et lui disait: « Allons, baisez maîtresse, vous
qui n'avez pas de chagrms! » Puis, considérant la mine mélancolique
du svelte animal qui bâillait avec lenteur, elle s'attendrissait, et, le

comparant à elle-même, lui parlait tout haut, comme à quelqu'un


que l'on console.
d'affligé
Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer qui, roulant

d'un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient, jusqu'au


loin dans les champs, une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras
de terre, et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide,
tandis que les cimes, se balançant toujours, continuaient leur grand
murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait.
Dans l'avenue, un jour vert rabattu par le feuillage éclairait la
mousse rase qui craquait doucement sous ses pieds. Le soleil se cou-
chait; le ciel était rouge entre les branches, et les troncs pareils des
arbres plantés en ligne droite semblaient une colonnade brune se
détachant sur un fond d'or; une peur la prenait, elle appelait Djali,

s'en retournait vite à Tostes par la grande route, s'affaissait dans un


fauteuil, et de toute ne parlait pas.
la soirée

Mais, vers la fin de septembre, quelque chose d'extraordinaire


tomba dans sa vie; elle fut invitée à la Vaubyessard, chez le marquis
d'Andervilliers.
Secrétaire d'État sous la Restauration, marquis, cherchant à
le

rentrer dans la vie politique, préparait de longue main sa candidature


à la Chambre des députés. Il faisait, l'hiver, de nombreuses distribu-
tions de fagots, et,au conseil général, réclamait avec exaltation tou-
jours des routes pour son arrondissement. Il avait eu, lors des grandes
chaleurs, un abcès dans la bouche, dont Charles l'avait soulagé comme
par miracle, en y donnant à point un coup de lancette. L'homme
d'affaires, envoyé à Tostes pour payer l'opération, conta, le soir,
qu'il avait vu dans le jardinet du médecin des cerises superbes. Or,
les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le marquis^ de-
50 MADAME BOVARY
manda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de l'en remercier
lui-même, aperçut Emma, trouva qu'elle avait une jolie taille et qu'elle
ne saluait point en paysanne; si bien qu'on ne crut pas au château
outre-passer les bornes de la condescendance ni d'autre part commettre
une maladresse, en invitant le jeune ménage.
Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans
leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle at-
tachée par derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le
tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.
Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à al-

lumer des lampions dans le parc, afin d'éclairer les voitures.

' L.
VIII

Le château, de construction moderne, à l'italienne, avec deux


ailes avançant et trois perrons, se déployait au bas d'une immense
pelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands
arbres espacés, tandis que des bannettes d'arbustes, rhododendrons,
seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure
inégales sur la du chemin sablé. Une rivière passait sous
ligne courbe
un pont à travers la brume, on distinguait des bâtiments à toit de
;

chaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux


coteaux couverts de bois, et par derrière, dans les massifs, se tenaient,
sur deux lignes parallèles, les remises et les écuries, restes conservés
de l'ancien château démoli.
Le boc de Charles s'arrêta devant le perron du milieu; des domes-
tiques parurent le marquis s'avança, et, offrant
; son bras à la femme du
médecin, l'introduisit dans le vestibule.
Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas

avec celui des voix y rententissait comme dans une église. En face
montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin
conduisait à la salle de billard, dont on entendait, dès la porte, caram-
boler les boules d'ivoire. Comme elle la traversait pour aller au salon,
Emma vit autour du jeu des hommes à figure grave, le menton posé
sur de hautes cravates, décorés tous, et qui souriaient silencieusement,
en poussant leur queue. Sur la boiserie sombre du lambris, de grands
cadres dorés portaient, au bas de leur bordure, des noms écrits en
lettres noires. Elle lut « Jean-Antoine d'Andervilliers d'Yverbonville,
:

comte de la Vaubyessard et baron de la Fresnaye, tué à la bataille de


Coutras, le 20 octobre 1587. » Et sur un autre « Jean-Antoine-Henry-
:

Guy d'Andervilliers de la Vaubyessard, amiral de France et chevalier


de l'ordre de Saint-Michel, blessé au combat de la Hougue-Saint-
52 MADAME BOVARY
Vaast, 29 mai 1692, mort à la Vaubyessard, le 23 janvier 1693. »
le

Puis on distinguait à peine ceux qui suivaient, car la lumière des lam-
pes, rabattue sur le tapis vert du billard, laissait flotter une ombre
dans l'appartement. Brunissant les toiles horizontales, elle se brisait
contre elles en arêtes fines, selon les craquelures du vernis; et de tous
ces grands carrés noirs bordés d'or sortaient, çà et là, quelque portion
plus claire de la peinture, un front pâle, deux yeux qui vous regar-
daient, des perruques se déroulant sur l'épaule poudrée des habits
rouges, ou bien la boucle d'une jarretière en haut d'un mollet
rebondi.
Le marquis ouvrit la porte du salon; une des dames se leva (la
marquise elle-même), vint à la rencontre] d'Emma et la fit asseoir
près d'elle, sur une causeuse, où elle se mit à lui parler amicalement,
comme si elle la connaissait depuis longtemps. C'était une femme de
la quarantaine environ, à belles épaules, à nez busqué, à la voix traî-

nante, et portant, ce soir-là, sur ses cheveux châtains, un simple fichu


de guipure qui retombait par derrière, en triangle. Une jeune personne
blonde se tenait dans une chaise à dossier long; et des messieurs,
à côté,
qui avaient une petite fleur à la boutonnière de leur habit, causaient
avec les dames, tout autour de la cheminée.
A sept heures, on servit le Les hommes, plus nombreux,
dîner.
s'assirent à la première table, dans le vestibule, et les dames à la
seconde, dans la salle à manger, avec le marquis et la marquise.
Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud, mélange
du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet des viandes et de
l'odeur des truffes. Les bougies des candélabres allongeaient des
flammes sur les cloches d'argent les cristaux à facettes, couverts
;

d'une buée mate, se renvoyaient des rayons pâles des bouquets


;

étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans les assiettes
à large bordure, les serviettes, arrangées en manière de bonnet d'évê-
que, tenaient entre le bâillement de leurs deux plis chacune un petit

pain de forme ovale. Les pattes rouges des homards dépassaient


les plats; de gros fruits dans des corbeilles à jour s'étageaient sur la
MADAME BOVARY 53
mousse; les cailles avaient leurs plumes, des fumées montaient; et,
en bas de soie, en culotte courte, en cravate blanche, en jabot, grave
comme un juge, le maître d'hôtel, passant entre les épaules des con-
vives les plats tout découpés, faisait d'un coup de sa cuiller sauter
pour vous le morceau qu'on choisissait. Sur le grand poêle de por-
celaine à baguettes de cuivre, une statue de femme drapée jusqu'au
menton regardait immobile la salle pleine de monde.
Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n'avaient pas
mis leurs gants dans leurs verres.
Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces
femmes, courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le
dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa
bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une
petite queue enroulée d'un ruban noir. C'était le beau-père du marquis,
le vieux duc de Laverdière, l'ancien favori du comte d'Artois, dans le

temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Con-


flans, et qui avait été, disait-on, l'amant de la reine Marie-Antoinette
entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante
de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait
dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière
sa chaise, lui nommait tout haut, dans l'oreille, les plats qu'il dési-
gnaitdu doigt en bégayant; et sans cesse les yeux d'Emma revenaient
d'eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quel-
que chose d'extraordinaire et d'auguste. Il avait vécu à la Cour et
couché dans le lit des reines!
On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de
toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n'avait jamais
vu de grenades ni mangé d'ananas. Le sucre en poudre même lui
parut plus blanc et plus fin qu'ailleurs.

Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s'apprêter


pour le bal.

Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d'une actrice


à son début. Elle disposa ses cheveux d'après les recommandations
54 MADAME BOVARY
du dans sa robe de barège, étalée sur
coiffeur, et elle entra le lit. Le
pantalon de Charles le serrait au ventre.

Les sous-pîeds vont me gêner pour danser, dit-il.
— Danser } reprit Emma.
— Oui!
— Mais tu as perdu la tête! on
moquerait de toi, reste à ta
se
place. D'ailleurs, c'est plus convenable pour un médecin, ajouta-t-elle.
Charles se tut. Il marchait de long en large, attendant qu'Emma
fût habillée.
Il la voyait par derrière, dans deux flambeaux.
la glace, entre
Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses bandeaux doucement
bombés vers les oreilles, luisaient d'un éclat bleu; une rose à son
chignon tremblait sur une tige mobile, avec des gouttes d'eau factices
au bout de ses feuilles. Elle avait une robe de safran pâle, relevée par
trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure.
Charles vint l'embrasser sur l'épaule.
— Laisse-moi! dit-elle, tu me chiffonnes.
On entendit une ritournelle de violon et les sons d'un cor. Elle
descendit l'escalier, se retenant de courir.
Les quadrilles étaient commencés. Il arrivait du monde. On se
poussait. Elle se plaça près de la porte, sur une banquette.
Quand la contredanse fut finie, le parquet resta libre pour les
groupes d'hommes causant debout et les domestiques en livrée
qui apportaient de grands plateaux. Sur femmes assises,
la ligne des
les éventails peints s'agitaient, les bouquets cachaient à demi le sou-
rire des visages, et les flacons à bouchon d'or tournaient dans des
mains entr'ouvertes, dont les gants blancs marquaient la forme des
ongles et serraient la chair, au poignet. Les garnitures de dentelles,
les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient
aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras
nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et tordues à la nuque,
avaient, en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du
jasmin, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets. Pacifiques à
MADAME BOVARY 55

mères à figure renfrognée portaient des turbans rouges.


leurs places, des
Le cœur d'Emma lui battit un peu lorsque, son cavalier la tenant
par le bout des doigts, elle vint se mettre en ligne et attendit le coup
d'archet pour partir. Mais bientôt l'émotion disparut, et se balançant
au rythme de l'orchestre, elle glissait en avant, avec des mouvements
légers du cou. Un sourire lui montait aux lèvres à certaines délicatesses
du violon, qui jouait seul, quelquefois, quand les autres instruments
se taisaient ; on entendait le bruit clair des louis d'or qui se versaient
à côté, sur le tapis des tables ;
puis tout reprenait à la fois, le cornet à
piston lançait un éclat sonore, les pieds retombaient en mesure, les
jupes se bouffissaient et frôlaient, les mains se donnaient, se quittaient,
les mêmes yeux, s 'abaissant devant vous, revenaient se fixer sur les
vôtres.
Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans,
disséminés parmi les danseurs ou causant à l'entrée des portes, se
distinguaient de la foule par un air de famille, quelles que fussent leurs
différences d'âge, de toilette ou de figure.
Leurs habits, mieux faits, semblaient d'un drap plus souple,
et leurs cheveux, ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des
pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc
que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis
des beaux meubles, et qu'entretient dans sa santé un régime discret
de nourritures exquises. Leur cou tournait à l'aise sur des crjavates
basses leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ils s'es-
; ;

suyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d'un large chiffre, d'où
sortait une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient
l'air jeune, tandis que quelque chose de mûr s'étendait sur le visage

des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de pas-


sions journellement assouvies, et à travers leurs manières douces,
perçait cette brutalité particulière que communique la domination
de choses à demi dans lesquelles la force s'exerce et oii la
faciles,
vanité s'amuse, le maniement des chevaux de race et la société des
femmes perdues.
56 MADAME BOVARY
A troisd'Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie
pas
avec une jeune femme pâle, portant une parure de perles. Ils vantaient
lagrosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le Vésuve, Castella-
mare et les Caccine, les roses de Gênes, le Colysée au clair de lune.
Emma écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots
qu'elle ne comprenait pas. On entourait un tout jeune homme qui
avait battu, lasemaine d'avant, Miss Arabelle et Romulus, et gagné
deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L'un se plaignait
de ses coureurs qui engraissaient; un autre, des fautes d'impression
qui avaient dénaturé le nom de son cheval.
L'air du bal était lourd; les lampes pâlissaient. On refluait dans
la salle de billard. Un
domestique monta sur une chaise et cassa deux
vitres; au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête
et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans
qui regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit
la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers,

et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt


les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l'heure
présente, sa vie passée, si nette jusqu'alors, s'évanouissait tout entière,
et elle doutaitpresque de l'avoir vécue. Elle était là; puis, autour
du bal, il que de l'ombre, étalée sur tout le reste.
n'y avait plus
Elle mangeait alors une glace au marasquin, qu'elle tenait de la main
gauche dans une coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la
cuillère entre les dents.
Une dame, près d'elle, laissa tomber son éventail. Un danseur
passait.
— Que vous seriez bon, monsieur, dit la dame, de vouloir bien
ramasser mon éventail, qui est derrière ce canapé!
Le monsieur s'inclina, et, pendant qu'il faisait le mouvement
d'étendre son bras, Emma vit lajeune dame qui jetait
main de la

dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. Le mon-


sieur, ramenant l'éventail, roff*rit à la dame, respectueusement; elle
le remercia d'un signe de tête et se mit à respirer son bouquet.
MADAME BOVARY 57

Après le souper, où il
y eut beaucoup de vins d'Espagne et de
vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d'amandes, des pud-

dings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées


alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les
autres, commencèrent à s'en aller. En écartant du coin le rideau
de mousseline, on voyait glisser dans l'ombre la lumière de leurs lan-
ternes. Les banquettes s'éclaircirent; quelques joueurs restaient
encore; les musiciens rafraîchissaient sur leur langue, bout de leurs le

doigts; Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte.


A trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait
pas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle d'Andervilliers elle-
même et la marquise il n'y avait plus que les hôtes du château, une
;

douzaine de personnes à peu près.


Cependant, un des valseurs, qu'on appelait familièrement « Vi-
comte » dont le gilet très ouvert semblait moulé sur la poitrine, vint
une seconde fois encore inviter madame Bovary, l'assurant qu'il la
guiderait et qu'elle s'en tirerait bien.
Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tour-
naient ; tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lam-
bris, et le parquet, comme un disque sur un pivot. En passant auprès
des portes, la robe d'Emma, par le bas, s'ériflait au pantalon; leurs
jambes entraient l'une dans l'autre ; il baissait ses regards vers elle,
elle levait les siens vers lui ; une torpeur la prenait, elle s'arrêta. Ils
repartirent, et d'un mouvement plus rapide, le Vicomte, l'entraînant,
disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie, où, haletante, elle faillit

tomber, et un instant, s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tour-


nant toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place;
elle se renversa contre la muraille et mit la main devant ses yeux.

Quand elle les rouvrit, au milieu du salon, une dame assise sur
un tabouret avait devant elle trois valseurs agenouillés. Elle choisit
le Vicomte, et le violon recommença.
On les regardait. Ils passaient et revenaient, elle immobile du
corps et le menton baissé, et lui toujours dans sa même pose, la^ taille
58 MADAME BOVARY
cambrée, coude arrondi, la bouche en avant. Elle savait valser,
le

celle-là! Ils continuèrent longtemps et fatiguèrent tous les autres.

On causa quelques minutes encore, et après les adieux ou plutôt


le bonjour, les hôtes du château s'allèrent coucher.
Charles se traînait à rampe, les genoux lui rentraient dans
la

le corps. Il avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les

tables, à regarder jouer au whist, sans y rien comprendre. Aussi


poussa-t-il un grand soupir de satisfaction, lorsqu'il eut retiré ses
bottes.
Emma mit un châle sur ses épaules, ouvrit la fenêtre et s'accouda.
La nuit était noire. Quelques gouttes de pluie tombaient. Elle
aspira le vent humide qui lui rafraîchissait les paupières. La musique
du bal bourdonnait encore à ses oreilles, et elle faisait des efforts pour
se tenir éveillée, afin de prolonger l'illusion de cette vie luxueuse
qu'il lui faudrait, tout à l'heure, abandonner.
Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, lon-
guement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous
ceux qu'elle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs
existences, y pénétrer, s'y confondre.
Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre
les draps, contre Charles qui dormait.
Il y eut beaucoup de monde au déjeuner. Le repas dura dix

minutes on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin.


;

Ensuite mademoiselle d'Andervilliers ramassa des morceaux de brioche


dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la pièce d'eau
et on s'alla promener dans la serre chaude, où des plantes bizarres,
hérissées de poils, s'étageaient en pyramides sous des vases suspendus,
qui, pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber,
de leurs bords, de longs cordons verts entrelacés. L'orangerie, que
l'on trouvait au bout, menait à couvert jusqu'aux communs du château.
Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries.
Au-dessus des râteliers en forme de corbeille, des plaques de por-
celaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête s'agitait
MADAME BOVARY 59
dans sa stalle quand on passait près d'elle, en claquant de la langue.
Le plancher de la sellerie luisait à l'œil comme le parquet d'un salon.
Des harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes
tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes, rangés en
ligne tout le long de la muraille.
Charles, cependant, alla prier un domestique d'atteler son boc.
On l'amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les
époux Bovary firent leurs politesses au marquis et à la marquise,
et repartirent pour Tostes.
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé
sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés,
et le petit cheval trottait l'amble dans les brancards, qui étaient trop
larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s'y
trempant d'écume, et la boîte ficelée derrière le boc, donnait contre
la caisse, de grands coups réguliers.

Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux,


tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la
bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte, elle se détourna et

n'aperçut à l'horizon que le mouvement des têtes s 'abaissant et mon-


tant, selon la cadence inégale des trots ou du galop.
Un quart de lieue plus loin, il fallut s'arrêter pour raccommoder,

avec dela corde, le reculement qui était rompu.

Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d'œil, vit


quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval et il ramassa ;

un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu


comme la portière d'un carrosse.
— Il y a même deux cigares dedans, dit-il; ce sera pour ce soir,

après dîner.
— Tu fumes donc } demanda-t-elle.
— Quelquefois, quand l'occasion se présente.
Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.
Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n'était point prêt. Madame
s'emporta. Nastasie répondit insolemment.
6o MADAME BOVARY
— Partez! dit Emma. C'est se moquer, je vous chasse.
Il y avait soupe à l'oignon, avec un morceau
pour dîner, de la

de veau, à l'oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant


les mains d'un air heureux :

— Cela fait plaisir de se retrouver chez soi!


On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre
fille. Elle lui avait autrefois, tenu société pendant bien des soirs,
dans les désœuvrements de son veuvage. C'était sa première pratique,
sa plus ancienne connaissance du pays.
— Est-ce que tu l'as renvoyée pour tout de bon ? dit-il enfin.
— Oui. Qui m'empêche? répondit-elle.
Puis ils se chauffèrent danspendant qu'on apprêtait
la cuisine,
leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les

lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.


— Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.
Il déposa son cigare, et courut avaler à la pompe un verre d'eau

froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de


l'armoire.
La journée fut longue, le lendemain. Elle se promena dans son
jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s'arrêtant devant
les plates-bandes, devant l'espalier, devant le curé de plâtre, consi-
dérant avec ébahissement toutes ces choses d'autrefois qu'elle con-
naissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin! Qui donc écartait,
à tant de distance, le matin d 'avant-hier et le soir d'aujourd'hui }

Son voyage Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la ma-


à la
nière de ces grandes crevasses qu'un orage, en une seule nuit, creuse
quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant elle serra ;

pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu'à ses souliers


de satin, dont la semelle s'était jaunie à la cire glissante du parquet.
Son cœur était comme eux au frottement de la richesse, il s'était
:

placé dessus quelque chose qui ne s'effacerait pas.


Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de
ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s 'éveil-
MADAME BOVARY 6l

lant : « Ah ! il y a huit jours... il y a quinze jours... il y a trois semaines,

j'y étais! » Et peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa


mémoire, elle oublia l'air des contredanses, elle ne vit plus si nettement

les livrées et les appartements ;


quelques détails s'en allèrent, mais
le regret lui resta.
IX

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'ar-

moire, entre les plis du linge où elle l'avait laissé, le porte-cigares


en soie verte.
Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de sa
doublure, mêlée de verveine et de tabac. A qui appartenait-il?... au
Vicomte. C'était peut-être un cadeau de brodé
sa maîtresse. On avait
cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on
cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s'étaient
penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un soufile

d'amour parmi les mailles du canevas; chaque coup d'aiguil-


avait passé
le avait fixé làune espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie
entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse.
Et puis le Vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi avait-
on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large chambranle,
entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes.
Lui, il était à Paris, maintenant là-bas! Comment était ce Paris?
;

Quel nom démesuré! Elle se le répétait à demi- voix, pour se faire


plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale,
il flamboyait à ses yeux jusque sur l'étiquette de ses pots de
pommade.
La nuit, quand mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient
les

sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s'éveillait et écoutant ;

le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s'amortissait vite


sur la terre :

— y seront demain! se disait-elle.


Ils

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes,


traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles.
MADAME BOVARY 63

Au bout d'une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place


confuse où expirait son rêve.
Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la
carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les
boulevards, s 'arrêtant à chaque angle entre les lignes des rues, devant
,

les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin^
elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre

au vent des becs de gaz, avec des marchepieds de calèches, qui se


déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres.
Elle s'abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe
des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus
de premières représentations, de courses et de soirées, s'intéressait
au début d'une chanteuse, à l'ouverture d'un magasin. Elle savait
les modes nouvelles, l'adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou
d'Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des descriptions d'ameuble-
ments elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements
;

imaginaires pour ses convoitises personnelles. A table même, elle

apportait son livre, et elle tournait les feuillets, pendant que Charles
mangeait en lui parlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours
dans ses lectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissait
des rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu à peu
s'élargit autour de lui, et cette auréole qu'il avait, s'écartant de sa
figure, s'étala plus ou loin, pour illuminer d'autres rêves.
Paris, plus vaste que l'Océan, miroitait donc aux yeux d'Emma
dans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s'agitait en ce
tumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableaux
distincts. Emma n'en apercevait que deux ou trois qui lui cachaient
tous les autres et représentaient à eux seuls l'humanité complète.
Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants,
dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes
d'un tapis de velours à crépines d'or. Il y avait là des robes à queue,
de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires.
Venait ensuite la société des duchesses on y était pâle on se levait
; ;
64 MADAME BOVARY
à quatre heures femmes, pauvres anges! portaient du point d'An-
; les

gleterre au bas de leur jupon, et les hommes, capacités méconnues


sous des dehors futiles, crevaient leurs chevaux par partie de plaisir,
allaient passer à Bade la saison d'été, et, vers la quarantaine enfin,
épousaient des héritières. Dans les cabinets de restaurant où l'on
soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des
gens de lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là,prodigues comme des
rois, pleins d'ambitions idéales et de délires fantastiques. C'était
une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre, dans les orages,
quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu,
sans place précise et comme n'existant pas. Plus les choses, d'ailleurs,
étaient vosines, plus sa pensée s'en détournait. Tout ce qui l'entourait
immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles,
médiocrité de l'existence, lui semblait une exception dans le monde,
un hasard particulier, où elle se trouvait prise, tandis qu'au delà
s'étendait à perte de vue l'immense pays des félicités et des passions.
Elle confondait, dans son désir, les sensualités du luxe avec les joies
du cœur, l'élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment.
Ne fallait-il pas à l'amour, comme aux plantes indiennes, des terrains
préparés, une température particulière ? Les soupirs au clair de lune,
les longues étreintes, les larmes qui coulent sur les mains qu'on
abandonne, toutes les fièvres de la chair et les langueurs de la tendresse
ne se séparaient donc pas du balcon des grands châteaux qui sont
pleins de loisirs, d'un boudoir à stores de soie avec un tapis bien épais,
des jardinières remplies, un lit monté sur une estrade, ni du scintille-
ment des pierres précieuses et des aiguillettes de la livrée.
Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser la jument,
traversait le corridor avec ses gros sabots; sa blouse avait des trous, ses
pieds étaient nus dans des chaussons. C'était là le groom en culotte
courte dont il fallait se contenter! Quand son ouvrage était fini, il

ne revenait plus de la journée; car Charles, en rentrant, mettait lui-


même son cheval à l'écurie, retirait la selle et passait le licou, pendant
que la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme elle le
pouvait, dans la mangeoire.
MADAME BOVARY 65
Pour remplacer Nastasie (qui enfin de Testes, en versant
partit
des ruisseaux de larmes), Emma
son service une jeune fille de
prit à
quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle lui interdit les
bonnets de coton, lui apprit qu'il fallait vous parler à la troisième per-
sonne, apporter un verre d'eau dans une assiette, frapper aux portes
avant d'entrer, et à repasser, à empeser, à l'habiller, voulut en faire sa
femme de chambre. La nouvelle bonne obéissait sans murmure pour
n'être point renvoyée ; et, comme Madame, d'habitude, laissait la clef
au buffet, Félicité, chaque soir, prenait une petite provision de sucre
qu'elle mangeait toute seule, dans son lit, après avoir fait sa prière.
L'après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec les
postillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement.
Elle portaitune robe de chambre tout ouverte, qui laissait voir,
entre les revers à châle du corsage, une chemisette plissée avec trois
boutons d'or. Sa ceinture était une cordelière à gros glands, et ses
petites pantoufles de couleur grenat avaient une touffe de rubans
larges, qui s'étalait sur le cou-de-pied. Elle s'était acheté
un buvard,
une papeterie, un porte-plume et des enveloppes, quoiqu'elle n'eût
personne à qui écrire elle époussetait son étagère, se regardait dans la
;

glace, prenait un livre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber
sur ses genoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner
vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris.
Charles à la neige, à la pluie, chevauchait par les chemins de
traverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes, entrait

son bras dans des lits humides, recevait au visage le jet tiède des sai-
gnées, écoutait des râles, examinait des cuvettes, retroussait bien du
linge sale; mais il trouvait, tous les soirs, un feu flambant, la table servie,
des meubles souples, et une femme en toilette fine, charmante et sen-
tant frais, à ne savoir, même d'où venait cette odeur, ou si ce n'était
pas sa peau qui parfumait sa chemise.
Elle le charmait par quantité de délicatesses ; c'était tantôt une
manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches de papier,
un volant qu'elle changeait à sa robe, ou le nom extraordinaire vd'un
66 MADAME BOVARY
mets bien simple, et que la bonne avait manqué, mais que Charles,
jusqu'au bout, avalait avec plaisir. Elle vit à Rouen des dames qui
portaient à leur montre un paquet de breloques; elle acheta des bre-
loques. Elle voulut sur sa cheminée deux grands vases de verre bleu,
et, quelque temps après, un nécessaire d'ivoire, avec un dé de vermeil.
Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduc-
tion. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la
douceur de son foyer. C'était comme une poussière d'or qui sablait
tout du long le petit sentier de sa vie.
Il se portait bien, il avait bonne mine; sa réputation était établie

tout à fait. Les campagnards le chérissaient parce qu'il n'était pas fier.
Il caressait les enfants, n'entrait jamais au cabaret, et, d'ailleurs,

inspirait de la confiance par sa moralité. Il réussissait particulièrement


dans les catarrhes et maladies de poitrine. Craignant beaucoup de
tuer son monde, Charles, en effet, n'ordonnait guère que des potions
calmantes, de temps à autre de l'émétique, un bain de pieds ou des
sangsues. Ce n'est pas que la chirurgie lui fit peur; il vous saignait les
gens largement, comme des chevaux, et il avait pour l'extraction des
dents une poigne d'enfer.
Enfin, pour se tenir au courant^ il prit un abonnement à la Ruche
médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus. Il en lisait

un peu après son dîner, mais la chaleur de l'appartement, jointe à


la digestion, faisaitqu'au bout de cinq minutes il s'endormait; et il
restait là, le ses deux mains, et les cheveux étalés comme
menton sur
une crinière jusqu'au pied de la lampe. Emma le regardait en haussant
les épaules. Que n'avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes
d'ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans des livres, et portent
enfin, à soixante ans,quand vient l'âge des rhumatismes, une brochette
de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle aurait voulu que ce nom de
Bovary, qui était le sien, fût illustre, le voir étalé chez des libraires,
répété dans les journaux, connu par toute la France. Mais Charles
n'avait point d'ambition! Un
médecin d'Yvetot, avec qui dernière-
ment il s'était trouvé en consultation, l'avait humilié quelque peu,.
MADAME BOVARY 67
au lit même du malade, devant les parents assemblés. Quand Charles
lui raconta, le soir, cette anecdote, Emma s'emporta bien haut contre
le confrère. Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme.
Mais exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, elle
elle était

alla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l'air frais pour se calmer.

« Quel pauvre homme quel pauvre homme » disait-elle tout bas,


! !

en se mordant les lèvres.

Elle se sentait, d'ailleurs, plus irritée de lui. Il prenait, avec l'âge,


des allures épaisses ; il coupait, au dessert, le bouchon des bouteilles
vides ; il manger, la langue sur les dents il faisait,
se passait, après ;

en avalant sa soupe, un gloussement à chaque gorgée, et comme


il commençait d'engraisser, ses yeux, déjà petits, semblaient remonter

vers les tempes par la bouffissure de ses pommettes.


Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rouge
de ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l'écart les gants déteints
qu'il se disposait à passer et ce n'était pas, comme il croyait, pour
;
68 MADAME BOVARY
lui ; c'était pour elle-même, par expansion d'égoïsme, agacement ner-
veux. Quelquefois aussi, elle lui parlait des choses qu'elle avait lues,
comme d'un passage de roman, d'une pièce nouvelle ou de l'anecdote
du grand monde que l'on racontait dans le feuilleton ; car, enfin,

Charles était quelqu'un, une oreille toujours ouverte, une approbation


toujours prête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette. Elle
en eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule.
fond de son âme, cependant, elle attendait un événement.
Au
Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa
vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche
dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard,
le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait,

s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou

plein de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin, à son


réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits,
se levait ne vînt pas; puis au coucher du
en sursaut, s'étonnait qu'il
soleil, toujours plus au lendemain.
triste, désirait être

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières


chaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de compta sur ses doigts com-


juillet, elle

bien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant


que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal
à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres, ni visites.
Après l'ennui de cette déception, son cœur, de nouveau, resta
vide, et alors la série des mêmes journées recommença.
Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file toujours
pareilles, innombrables, et n'apportant rien! Les autres existences,
si plates qu'elles fussent, avaient du moins la chance d'un événement.

Une aventure amenait parfois des péripéties à l'infini, et le décor


changeait. Mais, pour elle, rien n'arrivait, Dieu l'avait voulu! L'avenir
était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.
Elle abandonna
musique. Pourquoi jouer? qui l'entendrait.'^
la
Puisqu'elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes,
MADAME BOVARY '
69

sur un piano dans un concert, battant de ses doigts légers


d'Eirard,
les touches d'ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d'elle un

murmure d'extase, ce n'était pas la peine de s'ennuyer à étudier.


Elle laissa dans l'armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. A quoi
bon à quoi bon La couture l'irritait. « J'ai tout lu », se disait-elle, et
! !

elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant la pluie tomber.


Comme elle le dimanche, quand on sonnait les
était triste,

vêpres! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter un à un les


coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits, marchant lentement,
bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Le vent, sur la grande
route, soufflait des traînées de poussière. Au loin, parfois, un chien
hurlait et la cloche, à temps égaux, continuait sa sonnerie monotone
:

qui se perdait dans la campagne.


Cependant on de l'église. Les femmes en sabots cirés,
sortait
les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaient nu-tête

devant eux, tout rentrait chez soi. Et jusqu'à la nuit, cinq ou six
hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer au bouchon, devant
la grande porte de l'auberge.
L'hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargés
de givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par des verres
dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dès quatre heures
du soir, il fallait allumer la lampe.
Les jours qu'il faisait beau, elle descendait dans le jardin. La
rosée avait laissé sur les choux des guipures d'argent avec de longs
fils clairs qui s'étendaient de l'un à l'autre. On n'entendait pas d'oiseaux,
tout semblait dormir, l'espalier couvert de paille et la vigne comme
un grand serpent malade sous chaperon du mur, où l'on voyait,
le

en s 'approchant, se traîner des cloportes à pattes nombreuses. Dans


les sapinettes, près de la haie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire

avait perdu le pied droit, et même le plâtre, s 'écaillant à la gelée,


avait fait des gales blanches sur sa figure.
Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et,
défaillant à la chaleur du foyer, sentait l'ennui plus lourd qui retombait
70 MADAME BOVARY
sur elle. Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une
pudeur la retenait.

Tous les jours, à la même heure, le maître en bonnet


d'école,
de soie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde champêtre
passait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, les chevaux
de la poste, trois par trois, traversaient la rue pour aller boire à la mare.
De temps à autre, la porte d'un cabaret faisait tinter sa sonnette, et
quand y avait du vent, l'on entendait grincer sur les deux tringles
il

les petites cuvettes en cuivre du perruquier, qui servaient d'enseigne


à sa boutique. Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes
collée contre un carreau et un buste de femme en cire, dont les che-
veux étaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa voca-
tion arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutique dans
une grande ville, comme à Rouen, par exemple, sur le port, près du
théâtre, il restait toute la journée à se promener en long, depuis la
mairie jusqu'à l'église, sombre, et attendant la clientèle. Lorsque
madame Bovary levait les yeux, elle le voyait toujours là, comme une
sentinelle en faction, avec son bonnet grec sur l'oreille et sa veste
de lasting.
Dans l'après-midi, quelquefois, une tête d'homme apparaissait
derrière les vitres de la salle, tête hâlée à favoris noirs, et qui souriait
lentement d'un large sourire doux à dents blanches. Une valse aussitôt
commençait, et, sur l'orgue, dans un petit salon, des danseurs hauts
comme le doigt, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes
en habit noir, messieurs en culotte courte, tournaient, tournaient
entre les fauteuils, les canapés, les consoles, se répétant dans les
morceaux de miroir que raccordait à leurs angles un filet de papier
doré. L'homme faisait aller sa manivelle, regardant à droite, à gauche
et vers les fenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne
un long jet de salive brune, il soulevait du genou son instrument,
dont la bretelle dure lui fatiguait l'épaule; et, tantôt dolente et traînarde,
ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîte s'échappait en bour-
donnant à travers un rideau de taffetas rose, sous une griffe de cuivre
MADAME BOVARY 71

en arabesque. C'étaient des airs que l'on jouait ailleurs, sur les théâtres,
que l'on chantait dans les salons, que l'on dansait le soir sous des
lustres éclairés, échos du monde qui arrivaient jusqu'à Emma. Des
sarabandes à n'en plus finir se déroulaient dans sa tête, et, comme
une bayadère sur les fleurs d'un tapis, sa pensée bondissait avec les
notes se balançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand
j

l'homme l'aumône dans sa casquette, il rabattait une vieille


avait reçu
couverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos et s'éloignait
d'un pas lourd. Elle le regardait partir.
Mais c'était surtout aux heures des repas qu'elle n'en pouvait
plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui
fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides;
toute l'amertume de l'existence lui semblait servie sur son assiette, et,
à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d'autres
bouffées d'affadissement. Charles était long à manger; elle grignotait
quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s'amusait, avec la
pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée.
Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et madame
Bovary mère, lorsqu'elle vint passer à Tostes une partie du carême,
s'étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois
et délicate, elle restait à présent des journées entières sans s'habiller,
portait des bas de coton gris, s'éclairait à la chandelle. Elle répétait
qu'il fallait économiser, puisqu'ils n'étaient pas riches, ajoutant qu'elle
était très contente, très heureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup,
et autres discours nouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère.
Du reste, Emmane semblait plus disposée à suivre ses conseils;
une fois même, madame Bovary s'étant avisée de prétendre que les
maîtres devaient surveiller la religion de leurs domestiques, elle lui
avait répondu d'un œil si colère et avec un sourire tellement froid,
que labonne femme ne s'y frotta plus.
Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait des
plats pour elle, n'y touchait point, un jour ne buvait que du lait pur
et le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souvent, elle s'obs-
72 MADAME BOVARY
tinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait les fenêtres, s'habillait
en robe légère. Lorsqu'elle avait bien rudoyé sa servante, elle lui faisait
des cadeaux ou l'envoyait se promener chez les voisines, de même
qu'elle jetait parfois aux pauvres toutes les pièces blanches de sa bourse
quoiqu'elle ne fût guère tendre cependant, ni facilement accessible
à l'émotion d 'autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards,
qui gardent toujours à l'âme quelque chose de la callosité des mains
paternelles.
Vers la fin de en souvenir de sa guérison
février, le père Rouault,
apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et il resta trois
jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma lui tint compagnie.
Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets, causa culture, veaux,

vaches, volailles et conseil municipal; si bien qu'elle referma la porte,


quand il fut parti, avec un sentiment de satisfaction qui la surprit
elle-même. D'ailleurs, elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni
pour personne; et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions
singulières, blâmant ce que l'on approuvait, et approuvant des choses
perverses où immorales, ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari.
Est-ce que cette misère durerait toujours.'' Est-ce qu'elle n'en
sortirait pas } Elle valait bien cependant toutes celles qui vivaient
heureuses! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient
la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait
l'injustice de Dieu ; elle s'appuyait la tête aux murs pour pleurer ;

elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les in-
solents plaisirs avec tous les éperduments qu'elle ne connaissait pas
et qu'ils devaient donner.
Elle pâlissait et avait des battements de cœur. Charles lui admi-
nistra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce que l'on es-
sayait semblait l'irriter davantage.
En de certains jours, elle bavardait avec une abondance fébrile ;

à ces exaltations succédaient tout à coup des torpeurs où elle restait

sans parler, sans bouger. Ce qui la ranimait alors, c'était de se répandre


sur les bras un flacon d'eau de Cologne.
MADAME BOVARY 73
Comme elle se de Tostes continuellement, Charles
plaignait
imagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelque in-
fluence locale, et s 'arrêtant à cette idée, il songea sérieusement à aller
s'établir ailleurs.
Dès but du vinaigre pour se faire maigrir, contracta
lors, elle
une petite toux sèche et perdit complètement l'appétit.
Il en coûtait à Charles d'abandonner Tostes, après quatre ans

de séjour et au moment où il commençait à s'y poser. S'il le fallait,


cependant! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. C'était
une maladie nerveuse on devait la changer d'air.
;

Après tourné de côté et d'autre, Charles apprit qu'il y avait


s'être
dans l'arrondissement de Neufchâtel un fort bourg nommé Yonville-
r Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais, venait
de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit au pharmacien
de l'endroit pour savoir quel était le chiffre de la population, la dis-
tance où se trouvait le confrère le plus voisin, combien par année
gagnait son prédécesseur, etc. ; et, les réponses ayant été satisfaisantes,
il se résolut à déménager vers le printemps, si la santé d'Emma ne
s'améliorait pas.
Un jourqu'en prévision de son départ elle faisait des rangements
dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelque chose. C'était un fil
de fer de son bouquet de mariage. Les boutons d'oranger étaient
jaunes de poussière, rubans de satin, à liséré d'argent, .s'effi-
et les
loquaient par le bord. Elle le jeta dans le feu. Il s'enflamma plus vite
qu'une paille sèche. Puis ce fut comme un buisson rouge sur les cen-
dres, et qui se rongeait lentement. Elle le regarda brûler. Les petites
baies de carton éclataient, les fils d'archal se tordaient, le galon se
fondait ; de papier, racornies, se balançant le long de la
et les corolles
plaque comme des papillons noirs, enfin s'envolèrent par la cheminée.
Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary
était enceinte.
DEUXIÈME PARTIE

ONVILLE-L 'abbaye (ainsi nommé à cause d'une ancienne


abbaye de capucins dont les ruines n'existent même plus)
est un bourg à huit lieues de Rouen, entre la route
d'Abbeville et celle de Beauvais, au fond d'une vallée
qu'arrose la Rieule, petite rivière qui se jette dans l'An-
delle, après avoir fait tourner trois moulins vers son embouchure,
et où il y a quelques truites, que les garçons, le dimanche, s'amusent
à pêcher à la ligne.
On quitte la grande route à la Boissière et l'on continue à plat
jusqu'au haut de la côte des Leux, d'où l'on découvre la vallée. La
rivière qui la traverse en fait comme deux régions de physionomie
distincte: tout ce qui est à gauche est en herbage, tout ce qui est à
droite est en labour. La prairie s'allonge sous un bourrelet de collines
basses pour se rattacher par derrière aux pâturages du pays de Bray,
tandis que, du côté de l'est, la plaine, montant doucement, va s'élar-
gissant et étale à perte de vue ses blondes pièces de blé. L'eau qui
court au bord de l'herbe sépare d'une raie blanche la couleur des prés
et celle des sillons, et la campagne ainsi ressemble à un grand manteau
déplié qui a un collet de velours vert, bordé d'un galon d'argent.
Au bout de l'horizon, lorsqu'on arrive, on a devant soi les chênes
yÔ MADAME BOVARY
de la forêtd'Argueil, avec les escarpements de la côte de Saint- Jean,
rayés du haut en bas par de longues traînées rouges, inégales; ce
sont les traces des pluies, et ces tons de brique, tranchant en filets
minces sur la couleur grise de la montagne, viennent de la quantité
de sources ferrugineuses qui coulent au delà, dans le pays d'alentour.
On est ici sur les confins de la Normandie, de la Picardie et de
rile-de-France, contrée bâtarde où le langage est sans accentuation,
comme le paysage sans caractère. C'est là que l'on fait les pires fro-
mages de Neufchâtel de tout l'arrondissement, et, d'autre part, la
culture y est coûteuse, parce qu'il faut beaucoup de fumier pour
engraisser ces terres friables pleines de sable et de cailloux.
Jusqu'en 1835, il n'y avait point de route praticable pour arriver
à Yonville; mais on a établi vers cette époque un chemin de grande
vicinalité qui relie la route d'Abbeville à celle d'Amiens, et sert quel-
quefois aux rouliers allant de Rouen dans les Flandres. Cependant,
Yonville-1 'Abbaye est demeuré malgré ses débouchés
stationnaire,
nouveaux. Au lieu d'améliorer les cultures, on s'y obstine encore aux
herbages, quelque dépréciés qu'ils soient, et le bourg paresseux,
s'écartant de la plaine, a continué naturellement à s'agrandir vers la
rivière. On l'aperçoit de loin, tout couché en long sur la rive, comme
un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l'eau.
Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée
de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu'aux premières
maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines
de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries, disséminés
sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux
accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des
bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu'au tiers
à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis
d'un nœud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur
de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires, s'accroche
parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte
une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui
MADAME BOVARY 77

viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre.
Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rap-
prochent, les haies disparaissent un fagot de fougères se balance
;

sous une fenêtre au bout d'un manche à balai il y a la forge d'un


;

maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves.

en dehors, qui empiètent sur la route. Puis, à travers une claire-voie,


apparaît une maison blanche aa delà d'un rond de gazon que décore
un Amour, le doigt posé sur la bouche deux vases en fonte sont à
;

chaque bout du perron des panonceaux brillent à la porte c'est la


; ;

maison du notaire, et la plus belle du pays.


L'église est de l'autre côté de la rue, vingt pas plus loin, à l'^entrée
de la place. Le petit cimetière qui l'entoure, clos d'un mur à hauteur
y8 MADAME BOVARY

d'appui, est bien rempli de tombeaux, que les vieilles pierres à ras
si

du sol font un dallage continu, où l'herbe a dessiné de soi-même des


carrés verts réguliers. L'église a été rebâtie à neuf dans les dernières
années du règne de Charles X. La voûte en bois commence à se pourrir
par le de place en place, a des enfonçures noires dans sa couleur
haut et,

bleue. Au-dessus de la porte, où seraient les orgues, se tient un jubé


pour les hommes, avec un escalier tournant qui retentit sous les sabots.
Le grand jour, arrivant par les vitraux tout unis, éclaire oblique-
ment bancs rangés en travers de la muraille, que tapisse çà et là
les
quelque paillasson cloué, ayant au-dessous de lui ces mots en grosses
lettres « Banc de M. un tel. » Plus loin, à l'endroit où le vaisseau se
:

rétrécit, le confessionnal fait pendant à une statuette de la Vierge,


vêtue d'une robe de satin, coiffée d'un voile de tulle semé d'étoiles
d'argent, et tout empourprée aux pommettes comme une idole des
îlesSandwich; enfin une copie de la Sainte Famille, envoi du ministre
de rintérieur, dominant le maître-autel entre quatre chandeliers,
termine au fond la perspective. Les stalles du chœur, en bois de sapin,
son restées sans être peintes.
Les halles, c'est-à-dire un toit de tuilessupporté par une vingtaine
de poteaux, occupent à elles seules la moitié environ de la grande place
d'Yonville. La mairie, construite sur les dessins d'un architecte de Paris,
est une manière de temple grec qui fait l'angle, à côté de la maison
du pharmacien. Elle a, au rez-de-chaussée, trois colonnes ioniques
et, au premier étage, une galerie à plein cintre, tandis que le tympan

qui la termine est rempli par un coq gaulois, appuyé d'une patte
sur la Charte et tenant de l'autre les balances de la justice.
Mais ce qui attire le plus les yeux, c'est, en face de l'auberge du
Lion d'or, la pharmacie de M. Homais! Le soir, principalement, quand
son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et verts qui embellis-
sent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux clartés de
couleur, alors, à travers elles, comme dans des feux de Bengale,
s'entrevoit l'ombre du pharmacien accoudé sur son pupitre. Sa maison,
du haut en bas, est placardée d'inscriptions écrites en anglaise, en ronde,
MADAME BOVARY 79
en moulée « Eaux de Vichy, de Seltz et de Barèges, robs dépuratifs,
:

médecine Raspail, racahout des Arabes, pastilles Darcet, pâte Re-


gnault, bandages, bains, chocolats de santé, etc. » Et l'enseigne,
qui tient toute la largeur de la boutique, porte en lettres d'or Homais, :

pharmacien. Puis, au fond de la boutique, derrière les grandes balances


scellées sur le comptoir, le mot laboratoire se déroule au-dessus d'une
porte vitrée qui, à moitié de sa hauteur, répète encore une fois Homais,
en lettres d'or, sur un fond noir.
Il n'y a plus ensuite rien à voir dans Yonville. La rue (la seule),

longue d'une portée de bordée de quelques boutiques, s'arrête


fusil et
court au tournant de la route Si on
la laisse sur la droite et que l'on

suive le bas de la côte Saint- Jean, bientôt on arrive au cimetière.


Lors du choléra, pour l'agrandir, on a abattu un pan de mur et
acheté trois acres de terre à côté; mais toute cette portion nouvelle
est presque inhabitée, les tombes, comme autrefois, continuant à
s'entasser vers la porte. Le gardien, qui est en même temps fossoyeur
et bedeau à l'église (tirant ainsi des cadavres de la paroisse un double
bénéfice), a profité du terrain vide pour y semer des pommes de terre.
D'année en année, cependant, son petit champ se rétrécit, et, lorsqu'il
survient une épidémie, il ne sait pas s'il doit se réjouir des décès ou
s'affliger des sépultures.
— Vous vous nourrissez des morts, Lestiboudois ! lui dit enfin,
un jour, M. le curé.
Cette parole sombre le fit réfléchir; elle l'arrêta pour quelque
temps; mais, aujourd'hui encore, il continue la culture de ses
tubercules, et même soutient avec aplomb qu'ils poussent naturel-
lement.
Depuis les événements que l'on va raconter, rien, en effet, n'a
changé à Yonville. Le drapeau tricolore de fer-blanc tourne toujours
au haut du clocher de l'église; la boutique du marchand de nouveautés
agite encore au vent ses deux banderoles d'indienne; les fœtus du
pharmacien, comme des paquets d'amadou blanc, se pourrissent de
plus en plus dans leur alcool bourbeux, et au-dessus de la grande
8o MADAME BOVARY
porte de l'auberge, le vieux lion d'or, déteint par les pluies, montre
toujours aux passants sa frisure de caniche.
Le que les époux Bovary devaient arriver à Yonville,
soir
madame veuve Lefrançois, la maîtresse de cette auberge, était si fort
affairée, qu'elle suait à grosses gouttes en remuant ses casseroles. C'était
le lendemain jour de marché dans le bourg. Il fallait d'avance tailler

les viandes, vider les poulets, faire de la soupe et du café. Elle avait,
de plus, le repas de ses pensionnaires, celui du médecin, de sa femme
et de leur bonne le billard retentissait d'éclats de rire trois meuniers,
: :

dans la petite salle, appelaient pour qu'on leur apportât de l'eau-de-


vie le bois flambait, la braise craquait, et, sur la longue table de la
;

cuisine, parmi les de mouton cru, s'élevaient des piles


quartiers
d'assiettes qui tremblaient aux secousses du billot où l'on hachait
des épinards. On entendait, dans la basse-cour, crier les volailles que
la servante poursuivait pour leur couper le cou.

Un homme en pantoufles de peau verte, quelque peu marqué


de petite vérole et coiffé d'un bonnet de velours à gland d'or, se chauf-
fait le dos contre la cheminée. Sa figure n'exprimait rien que la sa-

tisfaction de soi-même, et il avait l'air aussi calme dans la vie que le


chardonneret suspendu au-dessus de sa tête, dans une cage d'osier:
c'était le pharmacien.

Artémise! criait la maîtresse d'auberge, casse de la bourrée,
emplis les carafes, apporte de l'eau-de-vie, dépêche-toi! Au moins,
si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez Bonté !

divine! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre


dans Et leur charrette qui est restée sous la grande porte ?
le billard !

'L'Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant! Appelle Polyte


pour qu'il la remise!... Dire que, depuis le matin, monsieur Homais,
ils ont peut-être fait quinze parties et bu huit pots de cidre!... Mais

ilsvont me déchirer le tapis, continuait-elle en les regardant de loin,


son écumoire à la main.

Le mal ne serait pas grand, répondit M. Homais, vous en
achèteriez un autre.
MADAME BOVARY 8l

— Un autre exclama la veuve.


billard!
— Puisque ne tient plus, madame Lefrançois, je vous
celui-là
le répète, vous vous faites tort! vous vous faites grand tort! Et puis

les amateurs, à présent, veulent des blouses étroites et des queues


lourdes. On ne joue plus la bille; tout est changé! Il faut marcher avec
son siècle!Regardez Tellier, plutôt.
L'hôtesse devint rouge de dépit. Le pharmacien ajouta :

— Son billard, vous avez beau dire, est plus mignon que le vôtre :

et qu'on ait l'idée, par exemple, de monter une poule patriotique


pour la Pologne ou les inondés de Lyon...
— - Ce ne sont pas des gueux comme lui qui nous font peur!
interrompit l'hôtesse, en haussant ses grosses épaules. Allez! allez!
monsieur Homais, tant que le Lion d'or vivra, on y viendra. Nous
avons du foin dans nos bottes, nous autres Au lieu qu'un de ces matins
!

vous verrez le Café français fermé, et avec une belle affiche sur les
auvents!... Changer mon billard, continuait-elle en se parlant à elle-
même, lui qui m'est si commode pour ranger ma lessive, et sur lequel,
dans le temps de la chasse, j'ai mis coucher jusqu'à six voyageurs!...
Mais ce lambin d'Hivert qui n'arrive pas!
— L'attendez-vous pour le dîner de vos messieurs } demanda le
pharmacien. "^«^
— L'attendre? Et M. Binet donc! A six heures battant vous
allez le voir entrer, car son pareil n'existe pas sur la terre pour -l'exac-
titude. Il lui faut toujours sa place dans la petite salle! On le tuerait
plutôt que de le faire dîner ailleurs! et dégoûté qu'il est! et si difficile
pour le cidre! Ce n'est pas comme M. Léon lui, il arrive quelquefois
;

à sept heures, sept heures et demie même ; il ne regarde seulement

pas à ce qu'il mange. Quel bon jeune homme! Jamais un mot plus
haut que l'autre.
— C'est qu'il y a bien de la différence, voyez-vous, entre quelqu'un
qui a reçu de l'éducation et un ancien carabinier qui est percepteur.
Six heures sonnèrent. Binet entra.
Il était vêtu d'une redingote bleue, tombant droit d'elle-niême

8
82 MADAME BOVARY '

tout autour de son corps maigre, et sa casquette de cuir, à pattes


nouées par des cordons sur le sommet de sa tête, laissait voir, sous
la visière relevée, un front chauve, qu'avait déprimé l'habitude du
casque. Il un gilet de drap noir, un col de crin, un pantalon
portait
gris, et, en toute saison, des bottes bien cirées qui avaient deux ren-
flements parallèles, à cause de la saillie de ses orteils. Pas un poil ne
dépassait la ligne de son collier blond, qui, contournant la mâchoire,
encadrait comme
bordure d'une plate-blande sa longue figure terne,
la

dont les yeux étaient petits et le nez busqué. Fort à tous les jeux
de cartes, bon chasseur et possédant une belle écriture, il avait chez
lui un tour, oîi il s'amusait à tourner des ronds de serviette dont il

encombrait sa maison, avec la jalousie d'un artiste et l'égoïsme d'un


bourgeois.
Il se dirigea vers la petite salle ; mais il fallut d'abord en faire
sortir les trois meuniers; et, pendant tout le temps que l'on fut à
mettre son couvert, Binet resta silencieux à sa place, auprès du poêle;
puis ferma la porte et retira sa casquette, comme d'usage.
il

— Ce ne sont pas les civilités qui lui useront la langue! dit le


pharmacien, dès qu'il fut seul avec l'hôtesse.
— Jamais il ne cause davantage, répondit-elle il est venu ici, ;

la semaine dernière, deux voyageurs en draps, des garçons pleins

d'esprit qui contaient, le soir, un tas de farces que j'en pleurais de


rire eh bien, il restait là, comme une alose, sans dire un mot.
;

— Oui, fit le pharmacien, pas d'imagination, pas de saillies,


rien de ce qui constitue l'homme de société!
— On dit pourtant qu'il a des moyens, objecta l'hôtesse.
— Des moyens! répliqua M. Homais; lui! des moyens Dans .-^

sa partie, c'est possible, ajouta-t-il d'un ton plus calme.


Et il reprit :

— Ah! qu'un négociant qui a des relations considérables, qu'un


jurisconsulte, un médecin, un pharmacien soient tellement absorbés,
qu'ils en deviennent fantasques et bourrus même, je le comprends;
on en cite des traits dans les histoires! Mais, au moins, c'est qu'ils
84 MADAME BOVARY
pensent à quelque chose. Moi, par exemple, combien de fois m'est-il
arrivé de chercher ma plume sur mon bureau pour écrire une étiquette,
et de trouver, en définitive, que je l'avais placée à mon oreille !

Cependant, madame Lefrançois alla sur le seuil regarder si

V Hirondelle n'arrivait pas. Elle tressaillit. Un homme vêtu de noir


entra tout à coup dans la cuisine. On distinguait, aux dernières lueurs
du crépuscule, qu'il avait une figure rubiconde et le corps athlétique.
— Qu'il y pour votre service, monsieur le curé? demanda
a-t-il

la maîtresse d'auberge, tout en atteignant sur la cheminée un des


flambeaux de cuivre qui s'y trouvaient rangés en colonnade avec leurs
chandelles; voulez- vous prendre quelque chose.'' un doigt de cassis,
un verre de vm }

L'ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son


parapluie, qu'il avait oublié l'autre jour au couvent d'Ernemont,
et, après avoir prié madame Lefrançois de le lui faire remettre au
presbytère dans la soirée, il sortit pour se rendre à l'église, où sonnait
VAfigelus.
Quand le pharmacien n'entendit plus sur la place le bruit de ses
souliers, il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l'heure.
Ce refus d'accepter un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie
des plus odieuses; les prêtres godaillaient tous sans qu'on les vît,

et cherchaient à ramener le temps de la dîme.


L'hôtesse prit la défense de son curé :

— D'ailleurs, il vous sur son genou.


en plierait quatre comme
Il a, l'année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille il en portait ;

jusqu'à six bottes à la fois, tant il est fort !

— Bravo! dit le pharmacien. Envoyez donc vos filles à confesse


à des gaillards d'un tempérament pareil! Moi, gouverne- si j'étais le

ment, je voudrais qu'on saignât les prêtres une fois par moi. Oui,
madame Lefrançois, tous les mois, une large phlébotomie, dans l'in-
térêt de la police et des mœurs!

Taisez-vous donc, monsieur Homais! vous êtes un impie!
vous n'avez pas de religion!
MADAME BOVARY 85

Le pharmacien répondit:
— J'ai une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous,
avec leurs momeries et leurs jongleries! J'adore Dieu, au contraire!
Je crois en l'Être suprême, à un Créateur, quel qu'il soit, peu m'im-
porte, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen
et de père de famille; mais je n'ai pas besoin d'aller, dans une église,
baiser des plats d'argent, et engraisser de ma poche un tas de farceurs
qui se nourrissent mieux que nous! Car on peut l'honorer aussi bien
dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte
éthérée, comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c'est le Dieu de Socrate,
de Franklin, de Voltaire et de Béranger! Je suis pour la Profession
de foi du vicaire savoyard et les immortels principes de 89 Aussi je !

n'admets pas un bonhomme du bon Dieu qui se promène dans son


parterre canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines,
la

meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours choses :

absurdes en elles-mêmes et complètement opposées, d'ailleurs, à


toutes les lois de la physique; ce qui nous démontre, en passant, que
les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils
s'efforcent d'engloutir avec eux les populations.
Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans

son effervescence, le pharmacien, un moment, s'était cru en plein


conseil municipal. Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus:
elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit
d'une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient
la terre, et V Hirondelle enfin s'arrêta devant la porte.

C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant
jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la
route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas
étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée,
et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche
de poussière, que les pluies d'orage même
ne lavaient pas tout à fait.
Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète., et,
lorsqu'on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.
86 MADAME BOVARY
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place ;
ils par-
laient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des
bourriches Hivert ne savait auquel répondre. C'était lui qui faisait
:

à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rappor-


tait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal,

un barilde harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste,


des toupets de chez le coiffeur et le long de la route, en s'en revenant,
;

il distribuait ses paquets, qu'il jetait par-dessus les clôtures des


cours,
debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses che-
vaux allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé ; la levrette de madame Bovary s'était
enfuie à travers champs. On l'avait sifflée un grand quart d'heure.
Hivert même retourné d'une demi-lieue en arrière, croyant l'aper-
était

cevoir à chaque minute mais il avait fallu continuer la route. Emma


;

avait pleuré, s'était emportée elle avait accusé Charles de ce malheur.


;

M. Lheureux, marchand d'étoffes, qui se trouvait avec elle dans la

voiture, avait essayé de la consoler par quantité d'exemples de chiens


perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années. On en
citait un, disait-il, qui était revenu de Constantinople à Paris. Un

autre avait fait cinquante lieues en ligne droite et passé quatre rivières
à la nage ; et son père à lui-même avait possédé un caniche qui, après
douze ans d'absence, lui avait tout à coup sauté sur le dos, un soir,

dans la rue, comme il allait dîner en ville.


II

Emma descendit la première, puis Félicité, M. L'Heureux, une


nourrice, et l'on fut obligé de réveiller Charles dans son coin, oii il

s'était endormi complètement, dès que la nuit était venue.


Homais se présenta; il offrit ses hommages à Madame, ses civilités
à Monsieur, dit qu'il était charmé d'avoir pu leur rendre quelque
service, et ajouta d'un air cordial qu'il avait osé s'inviter lui-même, sa
femme d'ailleurs étant absente.
Madame Bovary, quand elle fut dans la cuisine, s'approcha de
la cheminée. Du bout de ses deux doigts la hauteur
elle prit sa robe à
du genou, et, l'ayant ainsi remontée jusqu'aux chevilles, elle tendit
à la flamme, par-dessus le gigot qui tournait, son pied chaussé d'une
bottine noire. Le feu l 'éclairait en entier, pénétrant d'une lumière
crue la trame de sa robe, les pores égaux de sa peau blanche et même
les paupières de ses yeux qu'elle clignait de temps à autre. Une
grande couleur rouge passait sur elle selon le souffle du vent qui venait
par la porte entr 'ouverte.
De l'autre côté de la cheminée, un jeune homme à chevelure
blonde la regardait silencieusement.
Comme il s'ennuyait beaucoup à Yonville, où il chez
était clerc

maître Guillemin, souvent M. Léon Dupuis (c'était lui, le second ha-


bitué d'or) reculait l'instant de son repas, espérant qu'il vien-
du Lion
drait quelque voyageur à l'auberge avec qui causer dans la soirée.
Les jours que sa besogne était finie, il lui fallait bien, faute de savoir
que faire, arriver à l'heure exacte, et subir depuis la soupe jusqu'au
fromage le tête-à-tête de Binet. Ce fut donc avec joie qu'il accepta
la proposition de l'hôtesse de dîner en lacompagnie des nouveaux
venus, et l'on passa dans la grande salle où madame Lefrançois, par
pompe, avait fait dresser les quatre couverts.
88 MADAME BOVARY
Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de
peur des corvzas.
Puis, se tournant vers sa voisme :

— Madame, sans doute, un peu on est épouvanta- lasse ? est si

blement cahoté dans notre Hirondelle !

— répondit Emma mais


Il est vrai, dérangement m'amuse tou-
; le

jours j'aime à changer de place.


:

— C'est une chose maussade, soupira si que de vivre le clerc,

cloué aux mêmes endroits!


— Si vous comme moi,
étiez Charles, sans cesse obligé d'être
dit

à cheval...
— Mais, Léon 'adressant à madame Bovary, rien n'est
reprit s

plus agréable, me semble, quand on peut,


il le ajouta-t-il.
— Du l'exercice de
reste, disait l'apothicaire, médecine la n'est
pas fort pénible en nos contrées; car l'état de nos routes permet
l'usage du cabriolet, et, généralement, l'on paye assez bien, les cul-
tivateurs étant aisés. Nous avons, sous le rapport médical, à part
les cas ordinaires d'entérite, bronchite, affections bilieuses, etc.,

de temps à autre quelques fièvres intermittentes à la moisson, mais,


en somme, peu de choses graves, rien de spécial à noter, si ce n'est
beaucoup d'humeurs froides, et qui tiennent sans doute aux déplo-
rables conditions hygiéniques de nos logements de paysans. Ah!
vous trouverez bien des préjugés à combattre, monsieur Bovary;
bien des entêtements de routine, où se heurteront quotidiennement
tous les efforts de votre science car on a recours encore aux neuvaines,
;

aux reliques, au curé, plutôt que de venir naturellement chez le méde-


cin ou chez le pharmacien. Le climat, pourtant, n'est point, à vrai
dire, mauvais, et même nous comptons dans la commune quelques
nonagénaires. Le thermomètre (j'en ai fait les observations) descend
en hiver jusqu'à quatre degrés, et, dans la forte saison, touche vingt-
cinq, trente centigrades tout au plus, ce qui nous donne vingt-quatre
Réaumur au maximum, ou autrement cinquante-quatre Fahrenheit
(mesure anglaise), pas davantage! —
et, en effet, nous sommes abrités
MADAME BOVARY 89
des vents du nord par la forêt d'Argueil d'une part, des vents d'ouest
par la côte Saint- Jean de l'autre; et cette chaleur, cependant, qui à
cause de vapeur d'eau dégagée par la rivière et la présence consi-
la

dérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous


savez, beaucoup d'ammoniaque, c'est-à-dire azote, hydrogène et
oxygène (non azote et hydrogène seulement), et, qui pompant à elle
l'humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes,
les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-
même avec l'électricité répandue dans l'atmosphère, lorsqu'il y en a,
pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des
miasmes insalubres; —
cette chaleur, dis-je, se trouve justement tem-
pérée du côté où elle vient où plutôt d'où elle viendrait, c'est-à-dire
du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s'étant rafraîchis
d'eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout
d'un coup, comme des brises de Russie !

— Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ?


continuait madame Bovary parlant au jeune homme.
— Oh! fort peu, répondit-il. Il y a un endroit que l'on nomme la
Pâture, sur le haut de la côte, à la lisière de la forêt. Quelquefois, le
dimanche, je vais là, et j'y reste avec un livre, à regarder le soleil
couchant.
— Je ne trouve rien d'admirable comme les soleils couchants,
mais au bord de
reprit-elle, mer, surtout. la
— Oh! j'adore mer, M. Léon.la dit
— Et puis ne vous semble-t-il pas, répliqua madame Bovary,
s'arrêtant demanger, que l'esprit vogue plus librement sur cette
étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l'âme et
donne des idées d'infini, d'idéal ?

— Il en est de même
des paysages de montagnes, reprit Léon.
J'ai un cousin qui a voyagé en Suisse l'année dernière, et qui me disait
qu'on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades,
l'effet gigantesque des glaciers. On voit des pins d'une grandeur

incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues siir des


^O MADAME BOVARY
précipices, et à mille pieds sous vous, des vallées entières quand les

nuages s'entr'ouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, dis-


poser à Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien
la prière, à l'extase!

célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume


d'aller jouer du piano devant quelque site imposant.
— Vous de
faitesmusique demanda-t-elle.
la ?

— Non, mais l'aime beaucoup, répondit-il.


je
— Ah! ne l'écoutez pas, madame Bovary, interrompit Homais
en se penchant modestie pure. Comment,
sur son assiette, c'est

mon cher? Eh! l'autre jour, dans votre chambre vous chantiez VAnge
gardien à ravir. Je vous entendais du laboratoire; vous détachiez
cela comme un acteur,
Léon, en effet, logeait chez le pharmacien, où il avait une petite
pièce au second étage, sur la place. Il rougit à ce compliment de son
propriétaire, qui déjà s'était tourné vers le médecin et lui énumérait
les uns après les autres les principaux habitants d'Yonville. Il racontait
des anecdotes, donnait des renseignements; on ne savait pas au juste
lafortune du notaire, ^i il y avait la maison Tuvache qui faisait beau-
coup d'embarras.
Emma reprit:
— Et quelle musique préférez-vous }

— Oh! musique allemande,


la qui porte à rêver.
celle
— Connaissez-vous les Italiens ?

— Pas encore; mais verrai l'année prochaine, quand


je les j'irai

habiter pour
Paris, mon finir droit.
— C'est comme l'honneur,
j'avais pharmacien, de dit le l'expri-
mer monsieur votre époux, à propos de ce pauvre Yanoda qui s'est
à
enfui; vous vous trouverez, grâce aux folies qu'il a faites, jouir d'une
des maisons les plus confortables d'Yonville. Ce qu'elle a principale-
ment de commode pour un médecin, c'est une porte sur V Allée
qui permet d'entrer et de sortir sans être vu. D'ailleurs, elle est fournie
de tout ce qui est agréable à un ménage: buanderie, cuisine avec
office, salon de famille, fruitier, etc. C'était un gaillard qui n'y re-
MADAME BOVARY CI

gardait pas!Il s'était fait construire, au bout du jardin, à côté de l'eau,

une tonnelle tout exprès pour boire de la bière en été, et si Madame


aime le jardinage, elle pourra...

Ma femme ne s'en occupe guère, dit Charles, elle aime mieux,
quoiqu'on lui recommande l'exercice, toujours rester dans sa chambre,
à lire.
— C'est comme moi, répliqua Léon ;
quelle meilleure chose,
en effet, que au coin du feu avec un livre, pendant que
d'être le soir
le vent bat les carreaux, que la lampe brûle!...
— N'est-ce pas ? dit-elle, en fixant sur lui ses grands yeux noirs
tout ouverts.
— On ne songe à rien, continuait-il, les heures passent. On se
promène immobile dans des pays que l'on croit voir, et votre pensée,
s'enlaçant à la fiction, se joue dans les détails ou poursuit le contour
des aventures. Elle se mêle aux personnages; il semble que c'est vous
qui palpitez sous leurs costumes.
— C'est vrai! c'est vrai! disait-elle.
— Vous est-il Léon, de rencontrer dans
arrivé parfois, reprit
un livre une idée vague que l'on a eue, quelque image obscurcie qui
revient de loin, et comme l'exposition entière de votre sentiment
le plus délié }

— éprouvé
J'ai cela, répondit-elle.
— C'est pourquoi, dit-il, j'aime surtout les poètes. Je trouve
les vers plus tendres que la prose, et qu'ils font bien mieux
pleurer.
— Cependant ils fatiguent à la longue, reprit Emma, main-
et

tenant, au contraire, j'adore les histoires qui se suivent tout d'une


haleine, où l'on a peur. Je déteste les héros communs et les sentiments
tempérés, comme il y en a dans la nature.
— En effet, observa le clerc, ces ouvrages ne touchant pas le

cœur, doux,
s'écartent, il me semble, du vrai but de l'Art. Il est si
parmi les désenchantements de la vie, de pouvoir se reporter en idée

sur de nobles caractères, des affections pures et des tableaux de


92 MADAME BOVARY
bonheur. Quant à moi, vivant ici, loin du monde, c'est ma seule dis-
traction; mais Yonville offre si peu de ressources!
— Comme Tostes, sans doute, reprit Emma aussi : j'étais toujours
abonnée à un cabinet de lecture.
— Madame veut me
Si l'honneur d'en user,
faire dit le phar-
macien, qui venait d'entendre ces derniers mots, j'ai moi-même
à sa dispositionune bibliothèque composée des meilleurs auteurs:
Voltaire, Rousseau, Delille, Walter Scott, VEcho des feuilletons^ etc.,
et je reçois, de plus, différentes feuilles périodiques, parmi lesquelles
le Fanal de Rouen, quotidiennement, ayant l'avantage d'en être le
correspondant pour les circonscriptions de Buchy, Forges, Neuf-
châtel, Yonville et les alentours.
Depuis deux heures et demie , on était à table ; car la servante
Artémise, traînant nonchalamment sur les carreaux ses savates de
lisière, apportait les assiettes les unes après les autres, oubliait tout,
n'entendait à rien et sans cesse laissait la porte du billard entre-bâillée,
qui battait contre le mur, du bout de sa clanche.
Sans en causant, Léon avait posé son
qu'il s'en aperçût, tout
pied sur un des barreaux de la chaise où madame Bovary était assise.
Elle portait une petite cravate de soie bleue, qui tenait droit comme
une fraise un col de batiste tuyauté et, selon les mouvements de tête
;

qu'elle faisait, le bas de son visage s'enfonçait dans le linge ou en


sortait avec douceur. C'est ainsi, l'un près de l'autre, pendant que
Charles et le pharmacien devisaient, qu'ils entrèrent dans une de ces
vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au
centre fixe d'une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de
romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu'ils ne connaissaient pas,
Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout,
parlèrent de tout jusqu'à la fin du dîner.
Quand
le café fut servi. Félicité s'en alla préparer la chambre

dans nouvelle maison, et les convives bientôt levèrent le siège.


la

Madame Lefrançois dormait auprès des cendres, tandis que le garçon


d'écurie, une lanterne à la main, attendait M. et madame Bovary
MADAME BOVARY 93

pour les conduire chez eux. Sa chevelure rouge était entremêlée de


brins de paille, et il boitait de la jambe gauche. Lorsqu'il eut
pris de
son autre main le parapluie de M. le curé, l'on se mit en marche.
Le bourg était endormi. Les pilliers des halles allongeaient de
grandes ombres. La terre était toute grise, comme par une nuit d'été.
Mais, la maison du médecin se trouvant à cinquante pas de
l'auberge, il fallut presque aussitôt se souhaiter le bonsoir, et la com-
pagnie se dispersa.
Emma, dès le tomber sur ses épaules, comme
vestibule, sentit
un linge humide, le Les murs étaient neufs, et les
froid du plâtre.
marches de bois craquèrent. Dans la chambre, au premier, un jour
blanchâtre passait par les fenêtres sans rideaux. On entrevoyait des
cimes d'arbres, et plus loin la prairie, à demi noyée dans le brouil-
lard, qui fumait au clair de lune, selon le cours de la rivière. Au
milieu de l'appartement, pêle-mêle, il y avait des tiroirs de commode,
des bouteilles, des tringles, des bâtons dorés avec des matelas sur
des chaises et des cuvettes sur le parquet, les deux hommes qui
avaient apporté les meubles ayant tout laissé négligemment. là,

C'était la quatrième fois qu'elle couchait dans un endroit in-


connu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la
seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard,
la quatrième était celle-ci et chacune s'était trouvée faire dans sa vie
;

comme l'inauguration d'une phase nouvelle. Elle ne croyait pas que


les choses pussent se représenter les mêmes à des places différentes,
et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui
restait à consommer serait meilleur.
III

Le lendemain, à son réveil, elle aperçut le clerc sur la place.

Elle était en peignoir. Il leva la tête et la salua. Elle fit une inclination
rapide et referma la fenêtre.

Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent
arrivés; mais en entrant à l'auberge, il ne trouva personne que,
M. Binet attablé.
Ce dîner de la veille était un événement considérable
pour lui ;

jamais, jusqu'alors, il n'avait causé pendant deux heures de suite


avec une dame. Comment donc avoir pu lui exposer, et en un tel
langage, quantité de choses qu'il n'aurait pas si bien dites auparavant }

Il était timide d'habitude et gardait cette réserve qui participe à la fois

de la pudeur et de la dissimulation. On trouvait à Yonville qu'il


avait des manières comme il faut. Il écoutait raisonner les gens mûrs,
et ne paraissait point exalté en politique, chose remarquable pour
un jeune homme. Puis il possédait des talents, il peignait à l'aquarelle,
savait lire la clef de sol, et s'occupait volontiers de littérature après
son dîner, quand il ne jouait pas aux cartes. M. Homais le considérait
pour son instruction ; madame Homais pour sa com-
l'aiTectionnait
plaisance; car souvent il accompagnait au jardin les petits Homais,

marmots toujours barbouillés, fort mal élevés et quelque peu lym-


phatiques, comme leur mère. Ils avaient pour les soigner, outre la
bonne, Justin, l'élève en pharmacie, un arrière-cousin de M. Ho-
mais que l'on avait pris dans la maison par charité, et qui servait en
même temps de domestique.
L'apothicaire se montra le meilleur des voisins. Il renseigna
madame Bovary sur les fournisseurs, fit venir son marchand de cidre
tout exprès, goûta la boisson lui-même, et veilla dans la cave à ce que
la futaille fût bien placée il indiqua encore la façon de s'y prendre
;
MADAME BOVARY Ç^
pour avoir une provision de beurre à bon marché, et conclut un arran-
gement avec Lestiboudois, le sacristain, qui, outre ses fonctions
sacerdotales et mortuaires, soignait les principaux jardins d'Yonville
à l'heure ou à l'année, selon le goût des personnes.
Le besoin de s'occuper d'autrui ne poussait pas seul pharma-
le
cien à tant de cordialité obséquieuse, et il un plan.
y avait là-dessous
Il avait enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article i", qui défend

à tout individu non porteur de diplôme l'exercice de la médecine ;

si bien que, sur des dénonciations ténébreuses, Homais avait été


mandé à Rouen, près M. le procureur du roi, en son cabinet parti-
culier. Le magistrat l'avait reçu debout, dans sa robe, hermine à
l'épaule et toque en tête. C'était le matin, avant l'audience. On en-
tendait dans le corridor passer les fortes bottes des gendarmes, et
comme un bruit lointain de grosses serrures qui se fermaient. Les
oreilles du pharmacien lui tintèrent à croire qu'il allait tomber d'un
coup de sang; il entrevit des culs de basse-fosse, sa famille en pleurs ,-

la pharmacie vendue, tous les bocaux disséminés; et il fut obligé d'en-

trerdans un café prendre un verre de rhum avec de l'eau de Seltz,


pour se remettre les esprits.
Cependant le souvenir de cette admonestation s'affaiblit, et il
continuait, comme donner des consultations anodines dans
autrefois, à
son arrière-boutique. Mais lemaire lui en voulait, des confrères
étaient jaloux, il fallait tout craindre en s'attachant M. Bovary par
;

des politesses, c'était gagner sa gratitude et empêcher qu'il ne parlât


plus tard, s'il s'apercevait de quelque chose. Aussi, tous les matins,
Homais lui apportait le journal, et souvent, dans l'après-midi, quit-
tait un instant la pharmacie pour aller chez l'officier de santé faire la

conversation.
Charles était triste la clientèle n'arrivait pas. Il demeurait assis
;

pendant de longues heures, sans parler, allait dormir dans son cabinet
ou regardait coudre sa femme. Pour se distraire, il s'employa chez lui
comme homme de peine, et même il essaya de peindre le grenier
avec un reste de couleur que les peintres avaient laissé. Mais les
96 MADAME BOVARY
affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les

réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le démé-


nagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s'était écoulée
en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le
transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui,
tombant de la charrette à un cahot trop fort, s'était écrasé en mille
morceaux sur le pavé de Quincampoix!
Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa
femme. A
mesure que le terme en approchait, il la chérissait davan-
tage. C'était un autre lien de la chair s'établissant, et comme le sen-
timent continu d'une union plus complexe. Quand il voyait de loin
sa démarche paresseuse et sa taille tourner mollement sur ses hanches
sans corset, quand vis-à-vis l'un de l'autre il la contemplait tout à
Taise et qu'elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil,
alors son bonheur ne se tenait plus; il se levait, il l'embrassait, passait
ses mains sur sa figure, l'appelait petite maman, voulait la faire danser,
et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de plaisanteries
caressantes qui lui venaient à l'esprit. L'idée d'avoir engendré le
délectait. Rien ne lui manquait à présent. Il connaissait l'existence
humaine tout du long, et il s'y attablait sur les deux coudes avec
sérénité.
Emma d'abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d'être
délivrée, pour savoir quelle chose c'était que d'être mère. Mais
ne pouvant faire les dépenses qu'elle voulait, avoir un berceau en
nacelle avec des rideaux de soie rose et des béguins brodés, elle
renonça au trousseau, dans un accès d'amertume, et le commanda
d'un seul coup à une ouvrière du village, sans rien choisir ni discuter.
Elle ne s'amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères
se met en appétit, et son affection, dès l'origine, en fut peut-être
atténuée de quelque chose.
Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot,
bientôt elle y songea d'une façon plus continue.
Elle souhaitait un fils; il serait fort et brun; et l'appellerait Georges;
MADAME BOVARY 97
et cette idée d'avoir pour enfant un mâle était comme la revanche
en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins,
est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obs-
mordre aux bonheurs les plus
tacles, lointains. Mais une femme est
empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre
elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté,

comme le voile de son chapeau, retenu par un cordon, palpite à tous


les vents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque conve-
nance qui retient.
Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.
— C'est une fille! dit Charles. Elle tourna la tête et s'évanouit.
Presque aussitôt, madame Homais accourut et l'embrassa, ainsi
que la mère Lefrançois du Lion d'or. Le pharmacien, en homme
discret, lui adressa seulement quelques félicitations provisoires,
par la porte entre-bâillée. Il voulut voir l'enfant et le trouva bien
conformé.
Pendant sa convalescence, elle s'occupa beaucoup à chercher
un nom pour sa fille. D'abord elle passa en revue tous ceux qui avaient
des terminaisons italiennes, tels que Clara, Louisa, Amanda, Atala;
elle aimait aussi Galsuinde, plus encore Yseult ou Léocadie. Charles
désirait qu'on appelât l'enfant comme sa mère Emma s'y opposait» ;

On parcourut le calendrier d'un bout à l'autre, et l'on consulta les


étrangers.
— M.Léon, disait le pharmacien, avec qui j'en causais l'autre
jour, s'étonne que vous ne choisissiez point Madeleine, qui est ex-
cessivement à la mode maintenant.
Mais la mère Bovary se récria bien fort sur ce nom de pécheresse.
M. Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux qui rappelaient
un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et
c'est dans ce système-là qu'il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi
Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté Irma, peut-être, ;

était une concession au romantisme mais Athalie, un hommage au


;

plus immortel chef-d'œuvre de la scène française. Car ses convictions


ç8 MADAME BOVARY
philosophiques n'empêchaient pas ses admirations artistiques, le

penseur chez lui n'étouffait point l'homme sensible; il savait établir

des différences, faire la part de l'imagination et celle du fanatisme.


De cette tragédie, par exemple, il blâmait les idées, mais il admirait
le style ;il maudissait la conception, mais il applaudissait à tous les

détails, et s'exaspérait contre les personnages, en s 'enthousiasmant


de leurs discours. Lorsqu'il grands morceaux, il était trans-
lisait les

porté; mais, quand il songeait que les calotins en tiraient avantage


pour leur boutique, il était désolé, et dans cette confusion de senti-
ments où il s'embarrassait, il aurait voulu tout à la fois pouvoir cou-
ronner Racine de ses deux mains et discuter avec lui pendant un bon
quart d'heure.
Enfin,Emma se souvint qu'au château de la Vaubyessard elle
avait entendu la marquise appeler Berthe une jeune femme dès ;

lors ce nom-là fut choisi, et, comme le père Rouault ne pouvait venir,
on pria M. Homais d'être parrain. Il donna, pour cadeaux, tous produits
de son établissement, à savoir: six boîtes de jujubes, un bocal entier
de racahout, trois coifins de pâte à la guimauve, et de plus, six bâtons
de sucre candi qu'il avait retrouvés dans un placard. Le soir de la
cérémonie, il y eut un grand dîner; le curé s'y trouvait; on s'échauffa.
M. Homais, vers les liqueurs, entonna le Dieu des bonnes gens M. Léon ^

chanta une barcarolle, et madame Bovary mère, qui était la marraine,


une romance du temps de l'Empire; enfin M. Bovary père exigea
que l'on descendît l'enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de
Champagne de haut sur la tête. Cette dérision du
qu'il lui versait
premier des sacrements indigna l'abbé Bournisien le père Bovary ;

répondit par une citation de la Guerre des dieux; le curé voulut partir;
les dames suppliaient ; Homais s'interposa ; et l'on parvint à faire
rasseoir l'ecclésiastique, qui reprit tranquillement, dans sa soucoupe,
sa demi-tasse de café à moitié bue.
M. Bovary père resta encoreun mois à Yonville, dont il éblouit
les habitants par un superbe bonnet de police à galons d'argent,
qu'il portait le matin, pour fumer sa pipe sur la Place. Ayant aussi
MADAME BOVARY 99
l'habitude de boire beaucoup d'eau-de-vie, souvent il envoyait la

servante au Lion d^or lui en acheter une bouteille, que l'on inscrivait
au compte de son fils ; et il usa, pour parfumer ses foulards, toute
la provision d'eau de Cologne qu'avait sa bru.
Celle-ci ne se déplaisait point dans sa compagnie. Il avait couru
le monde: il parlait de Berlin, de Vienne', de Strasbourg, de son temps
d'officier, des maîtresses qu'il avait eues, des grands déjeuners qu'il
avait faits, puis il même, soit dans
se montrait aimable, et parfois
l'escalier ou au jardin, ilen s'écriant « Charles,
lui saisissait la taille :

prends garde à toi. » Alors la mère Bovary s'effraya pour le bonheur


de son fils, et craignant que son époux, à la longue, n'eût une in-
fluence immorale sur les idées de la jeune femme, elle se hâta de
presser le départ. Peut-être avait-elle des inquiétudes plus sérieuses.
M. Bovary était homme
ne rien respecter. à
Un jour, Emma coup du besoin de voir sa petite
fut prise tout à
fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme du menuisier,
et sans regarder à l'almanach si les six semaines de la Vierge duraient

encore, elle s'achemina vers la demeure de Rollet, qui se trouvait


à l'extrémité du village, au bas de la côte, entre la grande route et
les prairies.
Il était midi ; les maisons avaient leurs volets fermés, et les toits

d'ardoises, qui reluisaient sous la lumière âpre du ciel bleu, semblaient


à la crête de leurs pignons faire pétiller des étincelles. Un vent lourd
soufflait. Emma se sentait faible en marchant; les cailloux du trottoir
la blessaient ; elle hésita si elle ne s'en retournerait pas chez elle ou
entrerait quelque part pour s'asseoir.
A ce moment, M. Léon d'une porte voisine, avec une liasse
sortit
de papiers sous son bras. Il vint la saluer et se mit à l'ombre devant
la boutique de L'Heureux, sous la tente grise qui avançait.

Madame Bovary dit qu'elle allait voir son enfant, mais qu'elle
commençait à être lasse.
— Si... reprit Léon, n'osant poursuivre.
— Avez-vous affaire quelque part ? demanda-t-elle.
lOO MADAME BOVARY
Et, sur la réponse du clerc, elle le pria de l'accompagner. Dès
le soir, cela fut connu dans Yonville, et madame Tuvache, la femme

du maire, déclara devant sa servante que madame Bovary se compro-


mettait.
Pour arriver chez la nourrice, il fallait, après la rue, tourner à
gauche, comme pour gagner le cimetière, et suivre, entre des maison-
nettes et des cours, un petit sentier que bordaient des troènes. Ils
étaient en fleurs et les véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les
ronces légères qui s'élançaient des buissons. Par le trou des haies, on
apercevait dans les masures quelque pourceau sur un fumier, ou
des vaches embricolées frottant leurs cornes entre le tronc des arbres.
Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle s 'appuyant

sur lui et lui retenant son pas qu'il mesurait sur les siens ; devant eux
un essaim de mouches en bourdonnant dans l'air chaud.
voltigeait,
Ils reconnurent maison à un vieux noyer qui l'ombrageait.
la

Basse et couverte de tuiles brunes, elle avait en dehors, sous la lucarne


de son grenier, un chapelet d'oignons suspendu. Des bourrées, debout
contre la clôture d'épines, entouraient un carré de laitues, quelques
pieds de lavande et des pois à fleurs montés sur des rames. De l'eau
sale coulait en s 'éparpillant sur l'herbe, et il y avait tout autour plu-
sieurs guenilles indistinctes, des bas de tricot, une camisole d'indienne
rouge et un grand drap de toile épaisse, étalé en long sur la haie.
Au bruit de la barrière, la nourrice parut, tenant sur son bras un
enfant qui tétait. Elle tirait de l'autre main un pauvre marmot chétif,
couvert de scrofules au visage, le fils d'un bonnetier de Rouen, que
ses parents, trop occupés de leur négoce laissaient à la campagne.
— Entrez, dit-elle; votre petite est là qui dort.
La chambre, au rez-de-chaussée, la seule du logis, avait au fond
contre la muraille un large lit sans rideaux, tandis que le pétrin oc-
cupait le côté de la fenêtre, dont une vitre était raccommodée avec
un soleil de papier bleu. Dans l'angle, derrière la porte, des brodequins
à clous luisants étaient rangés sous la dalle du lavoir, près d'une bou-
teille pleine d'huile, qui portait une plume à son goulot ; un Mathieu
MADAME BOVARY ICI

Laensberg traînait sur la cheminée poudreuse, parmi des pierres à


fusil, des bouts de chandelle et des morceaux d'amadou. Enfin la

dernière superfluité de cet appartement était une Renommée soufflant


dans des trompettes, image découpée sans doute à même quelque pros-
pectus de parfumerie, que six pointes à sabot clouaient au mur.
et
L'enfant d'Emma
dormait à terre, dans un berceau d'osier.
Elle la prit avec la couverture qui l'enveloppait, et se mit à chanter
doucement en se dandinant.
Léon se promenait dans la chambre il lui semblait étrange de
;

voir cette belle dame en robe de nankin tout au milieu de cette misère.
Madame Bovary devint rouge; il se détourna, croyant que ses yeux
peut-être avaient eu quelque impertinence. Puis, elle recoucha la

petite, qui venait de vomir sur sa collerette. La nourrice aussitôt


vint l'essuyer, protestant qu'il n'y paraîtrait pas.
— Elle m'en fait ne suis occupée
bien d'autres, disait-elle, et je

qu'à la rincer continuellement! Si vous aviez donc la complaisance


de commander à Camus l'épicier qu'il me laisse prendre un peu de
savon lorsqu'il m'en faut, ce serait même plus commode pour vous,
que je ne dérangerais pas.
— C'est bien! c'est bien! dit Emma. Au revoir, mère Rollet! Et
elle sortiten essuyant ses pieds sur le seuil.
La bonne femme l'accompagna jusqu'au bout de la cour, tout
en parlant du mal qu'elle avait à se relever la nuit.
—J'en suis si rompue quelquefois que je m'endors sur ma chaise;
aussi, vous devriez pour le moins me donner une petite livre de café
moulu qui me ferait un mois et que je prendrais le matin avec du lait.
Après avoir subi ses remercîments, madame Bovary s'en alla,
et elle était quelque peu avancée dans le sentier, lorsqu'à un bruit
de sabots elle tourna la tête: c'était la nourrice!
— Qu'y a-t-il .?

Alors paysanne la tirant à l'écart derrière un orme, se mit à


la

lui parler de son mari, qui, avec son métier et six francs par ^n que
le capitaine...
102 MADAME BOVARY
— Achevez plus vite, dit Emma.
— Eh bien! chaque
reprit la nourrice, poussant des soupirs entre
mot, j'ai peur ne se fasse une tristesse de me voir prendre du
qu'il
café toute seule vous savez, les hommes...
;

—Puisque vous en aurez, répétait Emma, je vous en donnerai!


Vous m'ennuyez!
—Hélas! ma pauvre chère dame, c'est qu'il a, par suite de ses
blessures, des crampes terribles à la poitrine. Il dit même que le
cidre l'affaiblit.
— Mais dépêchez-vous, mère RoUet!
— Donc, faisant une révérence,
reprit celle-ci ce pas si n'était
vous demander — salua encore une
trop..., elle — quand vous fois,
voudrez, — son regard suppliait, — un cruchon d'eau-de-vie,
et dit-
elle enfin, et j'en frotterai les pieds de votre petite, qui les a tendres
comme la langue.
Débarrassée de la nourrice, Emma reprit le bras de M. Léon.
Elle marcha rapidement pendant quelque temps puis elle se ralentit,;

et son regard qu'elle promenait devant elle rencontra l'épaule du


jeune homme, dont la redingote avait un collet de velours noir. Ses
cheveux châtains tombaient dessus, plats et bien peignés. Elle re-
marqua ses ongles qui étaient plus longsqu'on ne les portait à Yon-
ville. C'était une des grandes occupations du clerc que de les entretenir ;

et il gardait, à cet usage, un canif tout particulier dans son écritoire.


Ils s'en revinrent à Yonville, en suivant le bord de l'eau. Dans

la saison chaude, la berge plus élargie découvrait jusqu'à leur base

les murs des jardins, qui avaient un escalier de quelques marches


descendant à la rivière. Elle coulait sans bruit, rapide et froide à l'œil;
de grandes herbes minces s'y courbaient ensemble, selon le courant
qui les poussait, et comme
des chevelures vertes abandonnées, s'éta-
laient dans sa limpidité. Quelquefois, à la pointe des joncs ou sur la
feuille des nénuphars, un insecte à pattes fines marchait ou se posait.
Le soleil traversait d'un rayon les petits globules bleus des ondes
qui se succédaient en se crevant les vieux saules ébranchés miraient
;
MADAME BOVARY IO3

dans l'eau leur écorce grise ; au delà, tout alentour, la prairie semblait
vide; c'était l'heure du dîner dans les fermes, et la jeune femme et
son compagnon n'entendaient en marchant que la cadence de leurs
pas sur la terre du sentier, les paroles qu'ils se disaient, et le frôlement
de la robe d'Emma qui bruissait tout autour d'elle.
Les murs des jardins, garnis à leur chaperon de morceaux de
bouteilles, étaient chauds comme le vitrage d'une serre. Dans les briques
des ravenelles avaient poussé; et du bord de son ombrelle déployée,
madame Bovary, tout en passant, faisait s'égrener en poussière jaune
un peu de leurs fleurs flétries, ou bien quelque branche des chèvre-
feuilles et des clématites qui pendaient au dehors traînait un moment
sur la soie, en s'accrochant aux eflilés.
Ils causaient d'une troupe de danseurs espagnols, que l'on

attendait bientôt sur le théâtre de Rouen. Vous irez } demanda-t- —


elle. — Si je le peux, répondit-il.
N'avaient-ils donc rien autre chose à se dire } Leurs yeux pourtant
étaient pleins d'une causerie plus sérieuse, et tandis qu'ils s'eff"or-

çaient à trouver des phrases banales, ils sentaient une même langueur
les envahir tous les deux. C'était comme un murmure de l'âme, pro-
fond, continu, qui dominait celui des voix. Surpris d'étonnement
à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient pas à s'en raconter la sen-
sation ou en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les

rivages des tropiques, projettent sur l'immensité qui les précède leurs
mollesses natales, une brise parfumée, et l'on s'assoupit dans cet eni-
vrement, sans même s'inquiéter de l'horizon que l'on n'aperçoit pas.
La terre, à un endroit, se trouvait efl"ondrée par le pas des bes-
tiaux; il fallut marcher sur de grosses pierres vertes, espacées dans
la boue. Souvent elle s'arrêtait une minute à regarder où poser sa
bottine, et chancelant sur le caillou qui tremblait, les coudes en
l'air, la taille penchée, l'œil indécis, elle riait alors, de peur de tomber
dans les flaques d'eau.

Quand ils furent arrivés devant son jardin, madame Bovary


poussa la petite barrière, monta les marches en courant et disparut.
104 MADAME BOVARY
Léon rentra à son étude. I^e patron était absent; il jeta un coup
d'œil sur les dossiers, puis se tailla une plume, prit enfin son chapeau
et s'en alla.
Il alla sur la Pâture, au haut de la côte d'Argueil, à l'entrée de la
forêt; il se coucha par terre sous les sapins, et regarda le ciel à travers
ses doigts.
— Comme je m'ennuie! comme je m'ennuie!
se disait-il,
Il se trouvait à plaindre de vivre dans ce village, avec Homais
pour ami, et M. Guillaumin pour maître. Ce dernier, tout occupé
d'affaires, portant des lunettes à branches d'or, et favoris rouges sur
cravate blanche, n'entendait rien aux délicatesses de l'esprit, quoiqu'il
affectât un genre roide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les pre-
miers temps. Quant à la femme du pharmacien, c'était la meilleure
épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants,
son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux catastrophes d'autrui laissant ,

tout aller dans son ménage, et détestant les corsets; mais, si lente —
à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d'un aspect si commun et d'une
conversation si restreinte, qu'il n'avait jamais songé, quoiqu'elle eût
trente ans, qu'il en eût vingt, qu'ils couchassent porte à porte, et qu'il
lui parlât chaque jour, qu'elle pût être une femme pour quelqu'un,
ni qu'elle possédât de son sexe autre chose que la robe. Et ensuite,
qu'y avait-il } Binet, quelques marchands,
deux ou trois cabaretiers,
le curé, et enfin M. Tuvache,
le maire, avec ses deux fils, gens cossus,

bourrus, obtus, cultivant leur terre eux-mêmes, faisant des ripailles


en famille, dévots d'ailleurs, et d'une société tout à fait insupportable.
Mais, sur le fond commun de tous ces visages humains, la figure
d'Emma se détachait isolée et plus lointaine cependant; car il sentait
entre elle et lui comme de vagues abîmes.
Au commencement, il était venu chez elle plusieurs fois dans la
compagnie du pharmacien. Charles n'avait point paru extrêmement
curieux de le recevoir; et Léon ne savait comment s'y prendre entre
la peur d'être indiscret et le désir d'une intimité qu'il estimait presque
impossible.
IV

Dès les premiers froids, Emma quitta sa chambre pour habiter


la salle, longue pièce à plafond bas où il y cheminée,
avait, sur la
un polypier touffu s 'étalant contre la glace. Assise dans son fauteuil,
près de la fenêtre, elle voyait passer les gens du village sur le trottoir.
Léon, deux fois par jour, allait de son étude au Lion d^or. Emma,
de loin, l'entendait venir; elle se penchait en écoutant, et le jeune
homme glissait derrière le rideau, toujours vêtu de même façon et
sans détourner la tête. Mais, au crépuscule, lorsque, le menton dans
sa main gauche, elle avait abandonné sur ses genoux sa tapisserie
commencée, souvent elle tressaillait à l'apparition de cette ombre
commandait qu'on mit le couvert.
glissant tout à coup. Elle se levait et
M. Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main,
il entrait à pas muets pour ne déranger personne et toujours en répé-

tant la même phrase: « Bonsoir la compagnie! » puis, quand il s'était


posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au
médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la
probabilité des honoraires. Ensuite, on causait de ce qu'il y avait dans
le journal. Homais, à cette heure-là, le savait presque par cœur, et

il le rapportait intégralement, avec les réflexions du journaliste et

toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en France


ou à l'étranger. Mais le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer
quelques observations sur les mets qu'il voyait. Parfois même, se levant
à demi, il indiquait délicatement à Madame le morceau le plus tendre,
ou se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la mani-
pulation des ragoûts et l'hygiène des assaisonnements; il parlait

arôme, osmazôme, sucs et gélatine d'une façon à éblouir. La tête


d'ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l'était de
bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et
I06 MADAME BOVARY
liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles
de caléfacteurs économiques, avec l'art de conserver les fromages
et de soigner les vins malades.
A huit heures, Justin venait le chercher pour fermer la pharmacie.
Alors M. Homais le regardait d'un œil narquois, surtout si Félicité
se trouvait là, s'étant aperçu que son élève affectionnait la maison du
médecin.
— Mon gaillard, disait-il, commence à avoir des idées, et je crois,
diable m'emporte, qu'il est amoureux de votre bonne!
Mais un défaut plus grave, et qu'il lui reprochait, c'était d'écouter
continuellement les conversations. Le dimanche, par exemple, on ne
pouvait le faire sortir du salon, où madame Homais l'avait appelé
pour prendre les enfants, qui s'endormaient dans les fauteuils, en
tirant avec leurs dos les housses de calicot, trop larges.
Il ne venait pas grand monde à ces soirées du pharmacien, sa
médisance et ses opinions politiques ayant écarté de lui successivement
différentes personnes respectables. Le clerc ne manquait pas de s*y
trouver. Dès qu'il entendait la sonnette, il courait au-devant de madame
Bovary, prenait son châle, et posait à l'écart, sous le bureau de la phar-
macie, les grosses pantoufles de lisière qu'elle portait sur sa chaussure
quand y avait de la neige.
il

On faisait d'abord quelques parties de trente-et-un; ensuite


M. Homais jouait à l'écarté avec Emma; Léon, derrière elle, lui donnait
des avis. Debout et les mains sur le dossier de sa chaise, il regardait
les dents de son peigne qui mordaient son chignon. A chaque mouve-

ment qu'elle faisait pour jeter les cartes, sa robe du côté droit remontait.
De ses cheveux retroussés, il descendait une couleur brune sur son
dos, et qui, s'appâlissant graduellement, peu àpeu se perdait dans
l'ombre. Son vêtement, ensuite, retombait des deux côtés sur le siège,
en bouffant, pleins de plis, et s'étalait jusqu'à terre. Quand Léon,
parfois, sentait la semelle de sa botte poser dessus, il s'écartait, comme
s'il eûtmarché sur quelqu'un.
Lorsque la partie de cartes était finie, l'apothicaire et le médecin
I08 MADAME BOVARY
jouaient aux dominos, et Emma,
changeant de place, s'accoudait
sur la table, à feuilleter VIllustration. Elle avait apporté son journal
de modes. Léon se mettait près d'elle; ils regardaient ensemble les
gravures et s'attendaient au bas des pages. Souvent elle le priait de
lui dire des vers; Léon les déclamait d'une voix traînante et qu'il

faisait expirer soigneusement aux passages d'amour. Mais le bruit

des dominos le contrariait; M. Homais y était fort, il battait Charles


à plein double-six. Puis, les trois centaines terminées, ils s'allongeaient
tous les deux devant le foyer et ne tardaient pas à s'endormir. Le
feu se mourait dans les cendres; la théière était vide; Léon lisait

encore, Emma l 'écoutait, en faisant tourner machinalement l'abat


jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des
voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s'ar-
rêtait, désignant d'un geste son auditoire endormi; alors ils se parlaient
à voix basse, et la conversation qu'ils avaient leur semblait plus douce,
parce qu'elle n'était pas entendue.
Ainsi s'établit entre eux une sorte d'association, un commerce
continuel de livres et de romances; M. Bovary, peu jaloux, ne s'en
étonnait pas.
Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée
de chiffres jusqu'au thorax et peinte en bleu. C'était une attention
du clerc. Il en avait bien d'autres jusqu'à lui faire, à Rouen, ses com-
:

missions, et le livre d'un romancier ayant mis à la mode la manie


des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, qu'il rapportait
sur ses genoux, dans VHirondelle^ tout en se piquant les doigts à leurs
poils durs.
Elle fit ajuster, contre sa croisée, une planchette à balustrade
pour tenir ses potiches. Le clerc eut aussi son jardinet suspendu;
ils s'apercevaient soignant leurs fleurs à leur fenêtre.
Parmi du village, il y en avait une encore, plus souvent
les fenêtres

occupée. Car dimanche, depuis le matin jusqu'à la nuit, et chaque


le

après-midi, si le temps était clair, on voyait à la lucarne d'un grenier


le profil maigre de M. Binet penché sur son tour, dont le ronflement

monotone s'entendait jusqu'au Lion d'or.


MADAME BOVARY I09

Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis de


velours et de laine avec des feuillages sur fond pâle ; il appela madame
Homais, M. Homais, Justin, les enfants, la cuisinière,
en parla à il

son patron tout le


; monde désira connaître ce tapis pourquoi la femme ;

du médecin faisait-elle au clerc des générosités? Cela parut drôle,


et l'on pensa définitivement qu'elle devait être sa bonne amie.
Il le donnait à croire, tant il vous entretenait sans cesse de ses

charmes et de son esprit, si bien que Binet lui répondit une fois fort
brutalement :

— Que m'importe, à moi, puisque je ne suis pas de sa société!


Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration;
et toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte d'être
si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis
il prenait des décisions énergiques; il écrivait des lettres qu'il déchirait,
s'ajournait à des époques qu'il reculait. Souvent il se mettait en marche,
dans le projet de tout oser, mais cette résolution l'abandonnait bien
vite en la présence d'Emma, et quand Charles, survenant, l'invitait
à monter dans son boCy pour aller voir ensemble quelque malade
aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et s'en allait.
Son mari, n'était-ce pas quelque chose d'elle ?
Quant à Emma, elle ne se s'interrogea point pour savoir si elle
l'aimait. L'amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de
grands éclats et des fulgurations, ouragan des cieux qui tombe
sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et
emporte à l'abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse
des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées,
et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu'elle découvrit subite-
ment une lézarde dans le mur.
V

Ce fut un dimanche de février, une après-midi qu'il neigeait.


Ils étaient tous, M. et madame Bovary, Homais et M. Léon,
partis voir, à une demi-lieue d'Yonville, dans la vallée, une filature

de lin que l'on établissait. L'apothicaire avait emmené avec lui Na-
poléon et Athalie, pour leur faire faire de l'exercice, et Justin les
accompagnait, portant des parapluies sur son épaule.
Rien pourtant n'était moins curieux que cette curiosité un :

grand espace de terrain vide, où se trouvaient pêle-mêle, entre des


tas de sable et de cailloux, quelques roues d'engrenage déjà rouillées,
entourait un long bâtiment quadrangulaire que perçaient quantité
de petits fenêtres. Il n'était pas achevé d'être bâti, et l'on voyait
le ciel à travers les lambourdes de la toiture. Attaché à la poutrelle

du pignon, un bouquet de paille entremêlé d'épis faisait claquer au


vent ses rubans tricolores.
Homais parlait. Il expliquait à la compagnie l'importance future
de cet établissement, supputait la force des planchers, l'épaisseur
des murailles, et regrettait beaucoup de n'avoir pas de canne métrique,
comme M. Binet en possédait une pour son usage particulier.
Emma, qui lui donnait le bras, s'appuyait un peu sur son épaule,
et elle regardait le disque du soleil irradiant au loin, dans la brume,
sa pâleur éblouissante mais elle tourna la tête, Charles était là. Il
;

avait sa casquette enfoncée sur les sourcils, et ses deux grosses lèvres
tremblotaient, ce qui ajoutait à son visage quelque chose de stupide;
son dos même, son dos tranquille était irritant à voir, et elle y trouvait
étalée sur la redingote toute la platitude du personnage.
Pendant qu'elle le considérait, goûtant ainsi dans son irritation
une sorte de volupté dépravée, Léon s'avança d'un pas. Le froid qui
le pâlissait semblait déposer sur sa figure une langueur plus douce;
MADAME BOVARY III

entre sa cravate et son cou. le col de sa chemise, un peu lâche, laissait


voir peau; un bout d'oreille dépassait sous une mèche de cheveux,
la

et son grand œil bleu, levé vers les nuages, parut à Emma plus lim-
pide et plus beau que ces lacs des montagnes où le ciel se mire.
— Malheureux! s'écria tout à coup l'apothicaire.
Et il courut à son fils, qui venait de se précipiter dans un tas de
chaux pour peindre ses souliers en blanc. Aux reproches dont on l'ac-
cablait, Napoléon se prit à pousser des hurlements, tandis que Justin
lui essuyait ses chaussures avec un torchis de paille. Mais il eût fallu
un couteau; Charles offrit le sien.

Ah! se dit-elle, il porte un couteau dans sa poche; comme un
paysan !

Le givre tombait, et l'on s'en retourna vers Yonville.


Madame Bovary, le soir, n'alla pas chez ses voisins, quand
et,

Charles fut parti, lorsqu'elle se sentit seule, le parallèle recommença


dans d'une sensation presque immédiate et avec cet allon-
la netteté

gement de perspective que le souvenir donne aux objets. Regardant


de son lit le feu clair qui brûlait, elle voyait encore, comme là-bas,
Léon debout, faisant plier d'une main sa badine et tenant de l'autre
Athalie, qui suçait tranquillement un morceau de glace. Elle le trouvait
charmant; elle ne pouvait s'en détacher; elle se rappela ses autres
attitudes en d'autres jours, des phrases qu'il avait dites, le son de sa
voix, toute sa personne; et elle répétait, en avançant ses lèvres comme
pour un baiser:
— Oui, charmant! charmant!... N'aime-t-il pas.? se demandâ-
t-elle. Qui donc? Mais c'est moi!

Toutes les preuves à la fois s'en étalèrent, son cœur bondit. La


flamme de la cheminée faisait trembler au plafond une clarté
joyeuse; elle se tourna sur le dos en s'étirant les bras.
Alors commença l'éternelle lamentation : Oh! si le ciel l'avait

voulu! Pourquoi n'est-ce pas .''


Qui empêchait donc?...
Quand Charles, à minuit, rentra, elle eut de s'éveiller, et
l'air

comme il fit du bruit en se déshabillant, elle se plaignit de la migraine;


112 MADAME BOVARY
puis demanda nonchalamment ce qui s'était passé dans la soirée.
— M. Léon, dit-il, est remonté de bonne heure.
Elle ne put s'empêcher de sourire, et elle s'endormit l'âme rem-
plie d'un enchantement nouveau.
Le lendemain, à la nuit tombante, elle reçut la visite du sieur
L'Heureux, marchand de nouveautés. C'était un homme habile que
ce boutiquier.
NéGascon, mais devenu Normand, il doublait sa faconde mé-
ridionale de cautèle cauchoise. Sa figure grasse, molle et sans barbe,
semblait teinte par une décoction de réglisse clair, et sa chevelure
blanche rendait plus vif encore l'éclat rude de ses petits yeux noirs.
On ignorait ce qu'il avait été jadis rporteballe, disaient les uns, banquier
à Routot, selon les autres. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il faisait, de
tête, des calculs compliqués, à effrayer Binet lui-même. Poli jusqu'à
l'obséquiosité, il se tenait toujours les reins à demi courbés, dans la

position de quelqu'un qui salue ou qui invite.


Après avoir laissé à la porte son chapeau garni d'un crêpe, il

posa sur la table un carton vert, et commença par se plaindre à Madame


avec force civilités, d'être resté jusqu'à ce jour sans obtenir sa con-
fiance. Une pauvre boutique comme la sienne n'était pas faite pour
attirer une élégante; il appuya sur le mot. Elle n'avait pourtant qu'à
commander, et il se chargerait de lui fournir ce qu'elle voudrait,
tant en mercerie que lingerie, bonneterie ou nouveautés, car il allait
à la ville quatre fois par mois, régulièrement. Il était en relation
avec les plus fortes maisons. On pouvait parler de lui aux Trois Frères y

à la Barbe d'or ou au Grand Sauvage; tous ces messieurs le connais-


saient comme leur poche Aujourd'hui donc, il venait montrer à
!

Madame, en passant, différents articles qu'il se trouvait avoir, grâce


à une occasion des plus rares. Et il retira de la boîte une demi-
douzaine de cols brodés.
Madame Bovary les examina. —
Je n'ai besoin de rien, dit-elle.
Alors M. L'Heureux exhiba délicatement trois écharpes algé-
riennes, plusieurs paquets d'aiguilles anglaises, une paire de pan-
MADAME BOVARY II3

toufles en paille, et enfin, quatre coquetiers en coco, ciselés à jour


par des forçats. Puis, deux mains sur la table, le cou tendu, la taille
les

penchée, il suivait, la bouche béante, le regard d'Emma qui se pro-


menait indécis parmi ces marchandises. De temps à autre, comme
pour en chasser la poussière, il donnait un coup d'ongle sur la soie
des écharpes, dépliées dans toute leur longueur; et elles frémissaient
avec un bruit léger en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule,
scintiller,comme de petites étoiles, les paillettes d'or de leur tissu.
— Combien coûtent-elles?
— Une misère, répondit-il, une misère; mais rien ne presse;
quand vous voudrez nous ne sommes pas des juifs
;
!

Elle réfléchit quelques instants, et finit encore par remercier


M. L'Heureux, qui répliqua sans s'émouvoir:

Eh bien! nous nous entendrons plus tard; avec les dames je
me suis toujours arrangé; si ce n'est avec la mienne, cependant!
Emma sourit.
— C'était pour vous dire, reprit-il d'un air bonhomme, après sa
plaisanterie, que ce n'est pas l'argent qui m'inquiète... Je vous en
donnerais, s'il le fallait.

Elle eut un geste de surprise.


— fit-il vivement et à voix basse, je n'aurais pas besoin
Ah!
d'aller loinpour vous en trouver comptez-y! Et il se mit à deman-
;

der des nouvelles du père Tellier, le maître du Café Français, que


M. Bovary soignait alors. -- Qu'est-ce qu'il a donc, le père Tellier?...
il tousse qu'il en secoue toute sa maison, et j'ai bien peur que,
prochainement il ne lui faille plutôt un paletot de sapin qu'une
camisole de flanelle Il a fait tant
! de bamboches quand il était jeune!
Ces gens-là, madame, n'avaient pas le moindre ordre! il s'est calciné
avec l'eau-de-vie! Mais c'est fâcheux tout de même de voir une
connaissance s'en aller. Et tandis qu'il rebouclait son carton, il dis-
courait ainsi sur la clientèle du médecin. C'est le temps, sans —
doute, dit-il en regardant les carreaux avec une figure rechignée, qui
est la cause de ces maladies-là Moi aussi, je ne me sens pas en
!

10
114 MADAME BOVARY

mon assiette même un de ces jours que je vienne consulter


; il faudra
Monsieur, pour une douleur que j'ai dans le dos. Enfin, au revoir,
madame Bovary; à votre disposition; serviteur très humble! Et il —
referma la porte doucement.
Emma se fit dans sa chambre, au coin du feu, sur
servir à dîner
un plateau elle fut longue à
;
manger; tout lui sembla bon. Comme —
j'ai été sage! se disait-elle en songeant aux écharpes.

Elle entendit des pas dans l'escalier c'était Léon. Elle se leva,
;

et prit sur la commode, parmi des torchons à ourler, le premier de la

pile. Elle semblait fort occupée quand il parut.


La conversation fut languissante, madam.e Bovary l'abandon-
nant à chaque minute, tandis qu'il demeurait lui-même comme
tout embarrassé. Assis sur une chaise basse, près de la cheminée,
il tourner dans ses doigts l'étui d'ivoire elle poussait son
faisait ;

aiguille, ou de temps à autre, avec son ongle, fronçait les plis de la


toile. Elle ne parlait pas il se taisait, captivé par son silence, comme
;

il l'eût été par ses paroles.


— Pauvre garçon! pensait-elle.
— En quoi déplais-je lui ? se demandait-il.
Léon, cependant, finit par dire qu'il devait un de ces jours
aller à Rouen, pour une affaire de son étude.
— Votre abonnement de musique est terminé, dois-je le reprendre ?

— Non, répondit-elle.
— Pourquoi }

— Parce que...
Et, pinçant ses lèvres, elle tira lentement une longue aiguillée

de fil gris.

Cet ouvrage irritait Léon. Les doigts d'Emma semblaient s'y


écorcher par le bout; il lui vint en tête une phrase galante, mais qu'il
ne risqua pas.

Vous l'abandonnez donc .-^
reprit-il.
— Quoi.? dit-elle vivement; la musique.? Ah! mon Dieu, oui;
n'ai-je pas ma maison à tenir, mon mari à soigner, mille choses enfin,
bien des devoirs qui passent auparavant.
MADAME BOVARY 115

Elle regarda la pendule. Charles était en retard. Alors elle fît

la soucieuse. Deux ou trois fois elle répéta :

^\.
r-^.
c:?

— Il est si bon!
Le Bovary. Mais cette tendresse à son
clerc affectionnait M.
endroit l'étonna d'une façon désagréable; néanmoins il continua
Il6 MADAME BOVARY
son éloge, qu'il entendait faire à chacun, disait-il, et surtout au phar-
macien.
—Ah! c'est un brave homme, reprit Emma.
— Certes, reprit le clerc.
Et il se mit à parler de madame Homais, dont la tenue fort né-
gligée leur prétait à rire ordinairement.
— Qu'est-ce que cela fait ? interrompit Emma. Une bonne mère
de famille ne s'inquiète pas de sa toilette.
Puis elle retomba dans son silence.
Il en fut de même les jours suivants: ses discours, ses manières,
tout changea. On
prendre à cœur son ménage, retourner à l'égUse
la vit

régulièrement et tenir sa servante avec plus de sévérité.


Elle retira Berthe de nourrice. Félicité l'amenait quand il venait
des visites, et madame Bovary la déshabillait afin de faire voir ses
membres. Elle déclarait adorer les enfants; c'était sa consolation, sa
joie, sa folie, et elle accompagnait ses caresses d'expansions lyriques,
qui, à d'autres qu'à des Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de
Notre-Dame.
Quand Charles rentrait, il trouvait auprès des cendres ses pan-
toufles à chauffer. Ses gilets maintenant ne manquaient plus de dou-
blure, ni ses chemises de boutons, et même il y avait plaisir à con-
sidérer dans l'armoire tous les bonnets de coton rangés par piles égales.
Elle ne rechignait plus, comme autrefois, à faire des tours dans le
jardin; ce qu'il proposait était toujours consenti, bien qu'elle ne de-
vinât pas les volontés auxquelles elle se soumettait sans un murmure ;

— et lorsque Léon le voyait au coin du feu, après le dîner, les deux


mains sur son ventre, les deux pieds sur les chenets, la joue rougie
par la digestion, les yeux humides de bonheur, avec l'enfant qui se
traînait sur le tapis, et cette femme à taille mince qui par-dessus le
dossier du fauteuil venait le baiser au front « Quelle folie se disait- : !

il, et comment arriver jusqu'à elle?»


Elle lui parut donc si vertueuse et inaccessible, que toute espé-
rance, même la plus vague, l'abandonna.
MADAME BOVARY II7

Mais, par ce renoncement, il en des conditions extra-


la plaçait

ordinaires. Elle se dégagea pour lui, des qualités charnelles dont il


n'avait rien à obtenir; et elle alla, dans son cœur, montant toujours
et s'en détachant à la manière magnifique d'une apothéose qui s'en-
vole. C'était un de ces sentiments purs qui n'embarrassent pas l'exer-
cice de la vie, que l'on cultive parce qu'ils sont rares, et dont la perte
affligerait plus que la possession n'est réjouissante.
Emma maigrit, ses joues pâlirent, sa figure s'allongea. Avec ses
bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche d'oiseau,
et toujours silencieuse maintenant, ne semblait-elle pas traverser
l'existenceen y touchant à peine, et porter au front la vague empreinte
de quelque prédestination sublime } Elle était si triste et si calme,
si douce à la fois et si réservée, que l'on se sentait près d'elle pris par

un charme glacial, comme l'on frissonne dans les églises sous le par-
fum des fleurs mêlé au froid des marbres. Les autres même n'échap-
paient point à cette séduction. Le pharmacien disait: C'est une —
femme de grands moyens et qui ne serait pas déplacée dans une
sous-préfecture. Les bourgeoises admiraient son économie, les clients
sa politesse, les pauvres sa charité.
Mais elle était pleine de convoitises, de rage, de haine. Cette
robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudi-
ques n'en racontaient pas la tourmente. Elle était amoureuse de Léon,
et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l'aise se délecter
en son nnage. La vue de sa personne troublait la volupté de cette
méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas puis en sa présence
;

l'émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu'un immense étonne-


ment qui se finissait en tristesse.
Léon ne savait pas, lorsqu'il sortait de chez elle désespéré,
qu'elle se levait derrière lui, afin de le voir dans la rue. Elle s'inquié-
tait de ses démarches elle épiait son visage elle inventa toute une
; ;

histoire pour trouver prétexte à visiter sa chambre. La femme du


pharmacien lui semblait bien heureuse de dormir sous le même toit ;

et ses pensées continuellement s'abattaient sur cette maison, comme


Il8 MADAME BOVARY
les pigeons du Lion d'or qui venaient tremper là, dans les gouttières,
Mais plus Emma s'apercevait
leurs pattes roses et leurs ailes blanches.
de son amour, plus elle le refoulait, afin qu'il ne parût pas, et pour le

diminuer. Elle aurait voulu que Léon s'en doutât, et elle imaginait
des hasards, des catastrophes qui l'eussent facilité. Ce qui la retenait,
sans doute, c'était la paresse ou l'épouvante, et la pudeur aussi. Elle
songeait qu'elle l'avait repoussé trop loin, qu'il n'était plus temps,
que tout était perdu. Puis l'orgueil, la joie de se dire: « Je suis ver-
tueuse, )) et de se regarder dans la glace en prenant des poses rési-
gnées, la consolait un peu du sacrifice qu'elle croyait faire.
Alors, les appétits de la chair, les convoitises d'argent et les
mélancolies de la passion, tout se confondit dans une même souf-

france; et au lieu d'en détourner sa pensée, elle l'y attachait davan-


tage, s'excitant à la douleur et en cherchant partout les occasions.
Elle s'irritait d'un plat mal
ou d'une porte entre-bâillée, gémis-
servi
sait du velours qu'elle n'avait pas, du bonheur qui lui manquait,
de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.
Ce qui que Charles n'avait pas l'air de se
l'exaspérait, c'est
douter de son supplice. La conviction où il était de la rendre heu-
reuse lui semblait une insulte imbécile, et sa sécurité là-dessus de
l'ingratitude. Pour qui donc était-elle sage ? N'était-il pas, lui, l'obs-
tacle à toute félicité, la cause de toute misère, et comme l'ardillon
pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés }

Donc, elle la haine nombreuse


reporta sur lui seul qui résultait
de ses ennuis, et chaque effort pour l'amoindrir ne servait qu'à l'aug-
menter, car cette peine inutile s'ajoutait aux autres motifs de déses-
poir et contribuait encore plus à l'écartement. Sa propre douceur
à elle-même lui donnait des rébellions. La médiocrité domestique la
poussait à des fantaisies luxueuses, la tendresse matrimoniale en des
désirs adultères. Elle aurait voulu que Charles la battît, pour pouvoir
plus justement le détester, s'en venger. Elle s'étonnait parfois des
conjectures atroces qui lui arrivaient à la pensée ; et il fallait continuer
à sourire, s'entendre répéter qu'elle était heureuse, faire semblant
de l'être, le laisser croire!
MADAME BOVARY II9

Elle avait des cependant, de cette hypocrisie. Des


dégoûts,
tentations la de s'enfuir avec Léon, quelque part, bien
prenaient
loin, pour essayer une destinée nouvelle mais aussitôt il s'ouvrait
;

dans son âme un gouffre vague, plein d'obscurité. «D'ailleurs il ne


m'aime plus, pensait-elle; que devenir? quel secours attendre, quelle
consolation, quel allégement.-^)) Elle restait brisée, haletante, inerte,
sanglotant à voix basse et avec des larmes qui coulaient.
— Pourquoi ne point dire à Monsieur le demandait do- } lui la
mestique, lorsqu'elle entrait pendant ces crises.
— Ce sont répondait Emma; ne
les nerfs, en parle pas, tu lui
l'affligerais.
— Ah! reprenait
oui, vous êtes justement comme
Félicité, la

Guérine,la fille au père Guérin,le pêcheur du PoUet, que j'ai connue


à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, qu'à la
voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l'effet d'un drap
d'enterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce qu'il paraît,
était une manière de brouillard qu'elle avait dans la tête, et les médecins
n'y pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort,
elle s'en allait toute seule sur mer, si bien que le lieute-
le bord de la

nant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue


à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui
a passé, dit-on.
— Mais moi, reprenait Emma, c'est après le mariage- que ça
m'est venu.
VI

Un soir que la fenêtre était ouverte, et qu'assise au bord, elle


venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle
entendit tout à coup sonner V Angélus.
On au commencement d'avril, quand les primevères sont
était

écloses; un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les


jardins, comme des femmes, semblent faire leur toilette pour les fêtes
de l'été. Par les barreaux de la tonnelle, et au delà tout alentour, on
voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l'herbe des si-

nuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers


sans feuilles, estompant leurs contours d'une teinte violette, plus pâle
et plus transparente qu'une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages.
Au loin, des bestiaux marchaient; on n'entendait ni leurs pas, ni leurs
mugissements; et la cloche, sonnant toujours, continuait dans les airs
sa lamentation pacifique.
A ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s'égarait
dans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela
les grands chandeliers qui dépassaient sur l'autel les vases pleins de
fleurs et le tabernacle àcolonnettes. Elle aurait voulu comme autrefois,
être encoreconfondue dans la longue ligne des voiles blancs, que
marquaient de noir, çà et là, les capuchons raides des bonnes sœurs
inclinées sur leur prie-Dieu; le dimanche à la messe, quand elle re-
levait sa tête, elle apercevait le doux visage de la Vierge, parmi les
tourbillons bleuâtres de l'encens qui montait. Alors un attendrissement
la saisit ; elle se sentit molle et tout abandonnée comme un duvet
d'oiseau qui tournoie dans la tempête; et ce fut sans en avoir cons-
cience qu'elle s'achemina vers l'église, disposée à n'importe quelle
dévotion, pourvu qu'elle y absorbât son cœur et que l'existence
entière y disparût.
MADAME BOVARY 121

Elle rencontra, sur la Place, Lestiboudois, qui s'en revenait.


Car pour ne pas rogner la journée, il préférait interrompre sa besogne,
puis la reprendre ; si bien qu'il tintait V Angélus selon sa commodité.
D'ailleurs, la sonnerie, faite plus tôt, avertissait les gamins de l'heure
du catéchisme.
Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient aux billes
sur les dalles du cimetière. D'autres, à califourchon sur le mur, agi-
taient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots les grandes orties
poussées entre la petite enceinte et les dernières tombes. C'était
le seule place qui fût verte ; tout le reste n'était que pierre, et couvert
continuellement d'une poudre fine, malgré le balai de la sacristie.
Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet
fait pour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers le bour-

donnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations de la grosse


corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait à terre par le bout.
Des hirondelles passaient en poussant de petits cris, coupaient l'air
au tranchant de leur vol, et rentraient vite dans leurs nids jaunes
sous les tuiles du larmier. Au fond de l'église, une lampe brûlait,
c'est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lu-
mière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l'huile.
Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombre
encore les bas côtés et les angles.
— Où curé demanda madame Bovary à un jeune ]garçon
est le ?

qui s'amusait à secouer tourniquet dans son trou trop


le lâche.
— va venir, répondit-il.
Il

En effet, la porte du presbytère grinça, l'abbé Bournisien parut ;

les enfants pêle-mêle s'enfuirent dans l'église.


— Ces polissons-là, murmura l'ecclésiastique, toujours les mêmes !

Et, ramassantun catéchisme en lambeaux qu'il venait de heurter


avec son pied Ça ne respecte rien! Mais dès qu'il aperçut madame
:

Bovary: —
Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas. Il fourra
le catéchisme dans sa poche et s'arrêta, continuant à balancer entre

deux doigts la lourde clef de la sacristie.


122 MADAME BOVARY
I.a lueur du soleil couchant qui frappait en plein son visage,
pâlissait le lastingde sa soutane, luisante sous les coudes, effiloquée
par lebas. Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine
large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses
en s 'écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau
rouge elle était semée de macules jaunes qui disparaissaient dans les
;

poils rudes de sa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respirait


bruyamment.
— Comment vous portez-vous .''
ajouta-t-il.
— Mal, répondit Emma ;
je souffre.
— Eh bien! moi aussi, reprit l'ecclésiastique. Ces premières
chaleurs, n'est-ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin que
!

voulez-vous! nous sommes nés pour souffrir, comme dit saint Paul.
Mais M. Bovâry, qu'est-ce qu'il en pense.''
— Lui! avec un geste de dédain.
fit-elle
— Quoi, répliqua bonhomme tout étonné, ne vous ordonne
le il

pas quelque chose .''

— Ah! Emma, ce ne sont pas remèdes de terre


dit me les la qu'il
faudrait.
Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l'église, où tous
les gamins agenouillés se poussaient de l'épaule, et tombaient comme
des capucins de cartes.
— Je voudrais savoir... reprit-elle.
— x\ttends, attends, Riboudet, cria l'ecclésiastique d'une voix
colère, je m'en vas aller te chauffer les oreilles, mauvais galopin !

Puis se tournant vers Emma: — C'est le fils de Boudet, le charpen-
tier; ses parents sont à leur aise et lui laissent faire ses fantaisies.
Pourtant il apprendrait vite, s'il le voulait, car il est plein d'esprit.
Et moi quelquefois, par l'appelle donc Riboudet
plaisanterie, je
(comme la côte que prend
pour aller à Maromme), et je
l'on
dis même mon Riboudet. Ah! ah! Mont-Riboudet L'autre jour, !

j'ai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri. Il a daigné


en rire. —
Et M. Bovary, comment va-t-il .?
MADAME BOVARY 123

Elle semblait ne pas entendre. Il continua: — Toujours fort


occupé, sans doute? car nous sommes certainement, lui et moi, les

deux personnes de la paroisse qui avons le plus à faire. Mais lui, il

est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le

suis des âmes.


Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants :

— Oui... dit-elle, vous soulagez toutes les misères.


— Ah! ne m'en parlez pas, madame Bovary! ce matin même,
il a fallu que j'aille dans le bas Diauville pour une vache qui avait
renfle; ils croyaient que c'était un sort. Toutes leurs vaches, je ne sais

comment... Mais, pardon!... Longuemarre et Boudet! sac


à papier!
voulez-vous bien finir! Et, d'un bond, il s'élança dans l'église.

Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre, grim-


paient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ; et d'autres,
à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusque dans le confessionnal.
Mais le curé, soudain, distribua sur tous une grêle de soufflets. Les
prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait
à deux genoux sur les pavés du chœur, fortement, comme s'il eût
voulu les planter.
— Allezy ! dit-il revenu près d'Emma, et en déployant
quand il fut
son large mouchoir d'indienne, dont il mit un angle entre ses dents,
les cultivateurs sont bien à plaindre!
—11 y en a d'autres, répondit-elle.

—Assurément! les ouvriers des villes, par exemple.


— Ce ne sont pas eux...
— Pardonnez-moi!
j'ai connu là de pauvres mères de familles,

des femmes vertueuses, je vous assure, de véritables saintes, qui


manquaient même de pain.
—Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche se tor-
daient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain, et qui
n'ont pas...
— De feu l'hiver, dit le prêtre.
— Eh! qu'importe?
124 MADAME BOVARY
— Comment! qu'importe? me semble, il à moi, que lorsqu'on
est bien chauffé, bien car
nourri... enfin...
— Mon Dieu! mon Dieu! soupirait-elle.
— Vous vous trouvez gênée ? fit-il, s'avançant d'un air inquiet,
c'est la digestion, sans doute? Il faut rentrer chez vous, madame Bo-
var}% boire un peu de thé; ça vous fortifiera, ou bien un verre d'eau
fraîche avec de la cassonade.
— Pourquoi? Et avait de quelqu'un
elle l'air qui se réveille

d'un songe.
— C'est que vous passiez main sur votre la front. J'ai cru qu'un
étourdissement vous prenait. Puis, se ravisant Mais vous : me deman-
diez quelque chose ? Qu'est-ce donc ? Je ne sais plus.
— Moi? Rien... rien... répétait Emma; et son regard, qu'elle
promenait autour d'elle, s'abaissa lentement sur le vieillard à sou-
tane. Ils se considéraient tous les deux, face à face, sans parler.
— Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais le devoir
avant tout, vous savez; il faut que j'expédie mes garnements. Voilà
les premières communions qui vont venir. Nous serons encore surpris,
j'en ai peur! Aussi, à partir de l'Ascension, je les tiens recta tous les
mercredis une heure de plus. Ces pauvres enfants! On ne saurait
les diriger trop tôt dans la voie du Seigneur, comme du reste il nous
l'a recommandé lui-même par la bouche de son divin Fils. Bonne
santé, madame, mes respects à monsieur votre mari! Et il entra dans
l'église, en faisant dès la porte une génuflexion.
Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs,
marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l'épaule, et avec
ses deux mains entr 'ouvertes, qu'il portait en dehors.
Puis elle tourna sur ses talons, tout d'un bloc, comme une statue
sur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voix du curé,
la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreille et continuaient

derrière elle.
— Etes-vous chrétien ?

— Oui, je suis chrétien.


MADAME BOVARY 125

— Qu'est-ce qu'un chrétien ?

— C'est qui étant


celui baptisé... baptisé... baptisé.
Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe,
et quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un fauteuil.
Le jour blanchâtre des carreaux s'abaissait doucement avec des
ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus
immobiles et se perdre dans l'ombre comme dans un océan ténébreux.
La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emma
vaguement s'ébahissait à ce calme des choses, tandis qu'il y avait en
elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et la table
à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur ses bottines de
de se rapprocher de sa mère, pour lui saisir, par
tricot et essayait le
bout, les rubans de son tablier.
- Laisse-moi! dit celle-ci, en l'écartant avec la main.

La
petite fille bientôt revint plus près encore, contre ses genoux;
et s'yappuyant des bras, elle levait vers elle son gros œil bleu, pendant
qu'un filet de salive pure découlait de sa lèvre sur la soie du tablier.

Laisse-moi! répéta la jeune femme tout irritée. Sa figure
épouvanta l'enfant, qui se mit à crier.

Eh! laisse-moi donc, fit-elle en la repoussant du coude, et
Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère de cui-
vre elle s'y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovary se précipita
;

pour la relever, cassa le cordon de la sonnette, appela la servante de


toutes ses forces, et elle allait commencer à se maudire, lorsque Charles
parut. C'était l'heure du dîner; il rentrait.
— Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d'une voix tranquille;
voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.
Charles la rassura ; le cas n'était point grave, et il alla chercher
du diachylum.
Madame Bovary ne descendit pas dans la salle ; elle voulut de-
meurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplant dormir,
ce qu'elle conservait d'inquiétude se dissipa par degrés, et elle se parut
à elle-même bien sotte et bien bonne de s'être troublée tout à Fheure
126 MADAME BOVARY

pour si peu de chose. Berthe, en effet, ne sanglotait plus. Sa respira-


tion maintenant, soulevait insensiblement la couverture de coton.
De grosses larmes s'arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes,
qui laissaient voir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées ;

le sparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peau tendue.

C'est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant est
laide!
Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie
(où il avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait du diachylum),
il trouva sa femme debout auprès du berceau.
— Puisque que ce ne sera rien, dit-il en la baisant
je t'assure

au front; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendras malade!


Il était resté longtemps chez l'apothicaire. Bien qu'il ne s'y fût

pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s'était efforcé de le


raffermir, de lui remonter le moral. Alors on avait causé des dangers
divers qui menaçaient l'enfance et de l'étourderie des domestiques.
Madame Homais en savait quelque chose, ayant encore sur la poitrine
les marques d'une écuellée de braise, qu'une cuisinière autrefois
avait laissé tomber dans son sarrau. Aussi ses bons parents prenaient-
ils quantité de précautions. Les couteaux jamais n'étaient affilés,

ni les appartements cirés II y avait aux fenêtres des grilles en fer,


et aux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leur
indépendance, ne pouvaient remuer sans un surv^eillant derrière
eux au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux, et jusqu'à
;

plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement, des bour-


relets matelassés. C'était, il est vrai, une m.anie de madame Homais;
son époux en était intérieurement redoutant pour les organes
affligé,

de l'intellect les résultats possibles d'une pareille compression, et il


s'échappait jusqu'à lui dire :
— Tu prétends donc en faire des
Caraïbes ou des Botocudos ?

Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d'interrompre


la conversation. — J'aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à
l'oreille du clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l'escalier.
MADAME BOVARY 127
—Se douterait-il de quelque chose? se demandait Léon. Il
avait des battements de cœur et se perdit en conjectures.
Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même à
Rouen quels pouvaient être les prix d'un beau daguerréotype; c'était
une surprise sentimentale qu'il réservait à sa femme, une attention
fine, son portrait en habit noir. Mais il voulait auparavant savoir à
quoi s^en tenir ; ces démarches ne devaient pas embarrasser M. Léon,
puisqu'il allait à la ville toutes les semaines, à peu près.
Dans quel but Homais soupçonnait là-dessous quelque histoire
}

de jeune homnie, une intrigue. Mais il se trompait Léon ne poursuivait ;

aucune amourette. Plus que jamais il était triste, et madame Lefrançois


s'en apercevait bien, à la quantité de nourriture qu'il laissait main-
tenant sur son assiette. Pour en savoir plus long, elle interrogea le
percepteur; Binet répliqua, d'un ton rogue, qu'il n'était point payé
par la police.
Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier : car souvent
Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras et se plaignait
vaguement de l'existence.
— C'est que vous ne prenez point assez de distractions, disait le
percepteur.
— Lesquelles }

— Moi, à votre place, j'aurais un tour!


— Mais ne je sais pas tourner, répondit le clerc.
— Oh! c'est vrai! faisait l'autre en caressant sa mâchoire, avec
un airde dédain mêlé de satisfaction.
Léon était las d'aimer sans résultat, puis il commençait à sentir
cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque
aucun intérêt ne la dirige et qu'aucune espérance ne la soutient.
Il était si ennuyé d'Yonville et des Yonvillais, que la vue de certaines

gens, de certaines maisons l'irritait à n'y pouvoir tenir; et le


pharmacien, tout bonhomme qu'il était, lui devenait complètement
insupportable. Cependant la perspective d'une situation nouvelle
l'effrayait autant qu'elle le séduisait.
128 MADAME BOVARY
Mais appréhension se tourna vite en impatience, et Paris
cette
alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués
avec le rire de ses grisettes. Puisqu'il devait y terminer son droit,
pourquoi ne partait-il pas ? Qui l'empêchait ? Et il se mit à faire des
préparatifs intérieurs; il arrangea d'avance ses occupations. Il se
meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d'ar-
tiste! Il y prendrait des leçons de guitare! Il aurait une robe de
chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu! Et même
il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une
tête de mort et la guitare au-dessus,
La chose difficile était le consentement de sa mère rien pourtant
;

ne paraissait plus raisonnable. Son patron même l'engageait à aviser


une autre étude, où il pût se développer davantage. Prenant donc
un parti moyen, Léon chercha quelque place de second clerc à Rouen,
n'en trouva pas, et écrivit enfin à sa mère une longue lettre détaillée,
où il exposait les raisons d'aller habiter Paris immédiatement. Elle
y consentit.
Il ne se hâta point, cependant. Chaque jour, durant tout un

mois, Hivert transporta pour lui d'Yonville à Rouen, de Rouen à


Yonville, des coffres, des valises, des paquets; et, quand Léon eut
remonté sa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté une
provision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pour
un voyage autour du monde, il ajourna de semaine en semaine,
jusqu'à ce qu'il reçût une seconde lettre maternelle où on le pres-
sait de partir, puisqu'il désirait, avant les vacances, passer son examen.

Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homais


pleura; Justin sanglotait; Homais, en homme fort, dissimula son
émotion il voulut lui-même porter le paletot de son ami jusqu'à la
;

grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce


dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M. Bovary.
Quand il fut au haut de l'escalier, il s'arrêta, tant il se sentait
hors d'haleine. A
son entrée, madame Bovary se leva vivement.
— C'est encore moi! dit Léon.
MADAME BOVARY I39

— J'en étais sûre!


Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang courut sous la peau,
lui
qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveux jusqu'au
bord de sa collerette. Elle restait debout, s'appuyant de l'épaule contre
la boiserie.
— Monsieur n'est donc pas là ? reprit-il.
— absent.
Il est Elle répéta : il est absent.
Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent ; et leurs pensées,
confondues dans la même angoisse, s'étreignaient étroitement, comme
deux poitrines palpitantes.
— Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.
Emma descendit quelques marches et elle appela Félicité.
Il jeta vite autour de lui un large coup d'œil qui s'étala sur les
murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout, emporter
tout. Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait au
bout d'une ficelle un moulin à vent la tête en bas.
Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.
— Adieu, pauvre enfant! adieu, chère petite, adieu!
Et remit à sa mère.
il la
— Emmenez-la, dit celle-ci.
Ils restèrent seuls.
Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre
un carreau Léon ; tenait sa casquette à la main et la battait doucement
le long de sa cuisse.
— Il va pleuvoir, dit Emma.
— J'ai un manteau, répondit-il.
— Ah!
Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. La lu-
mière y glissait comme sur un marbre, jusqu'à la courbe des sourcils,
sans que l'on pût savoir ce qu'Emma regardait à l'horizon ni ce qu'elle
pensait au fond d'elle-même.
— Allons, adieu, soupira-t-il.
Elle releva sa tête d'un mouvement brusque :

II
I30 MADAME BOVARY
— Oui, adieu; partez!
s'avancèrent l'un vers l'autre;
Ils tendit il la main, elle hésita.
—A donc,
l'anglaise abandonnant
fit-elle, la sienne, tout en
s 'efforçant de rire.

Léon la sentit la substance même de tout son


entre ses doigts, et
être lui semblait descendre dans cette paume humide.
Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il

disparut.
Quand il fut sous les halles, cacha derrière un
il s'arrêta; et il se
pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche
avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la

fenêtre, dans la chambre; mais le rideau, se décrochant de la patère


comme personne n'y touchait, remua lentement ses longs plis obli-
si

ques, qui d'un seul bond s'étalèrent tous, et il resta droit, plus im-
mobile qu'un mur de plâtre. Léon se mit à courir.
Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à

côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guil-


laumin causaient ensemble. On l'attendait.
— Embrassez-moi, dit l'apothicaire, les larmes aux yeux. Voilà
votre paletot, mon bon ami prenez garde au froid soignez-vous
;
! !

ménagez-vous !

— Allons, Léon, en voiture! dit le notaire.


Homais se pencha sur le garde-crotte, et d'une voix entrecoupée
par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes: Bon voyage!
— Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout! Ils partirent,
et Homais s'en retourna.
Madame Bovary cependant avait ouvert sa fenêtre sur le jar-
din, et elle regardait les nuages.
Ils s'amoncelaient au couchant, du côté de Rouen, et roulaient
vite leurs volutes noires, d'où dépassaient par derrière les grandes
lignes du soleil, comme les flèches d'or d'un trophée suspendu,
tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d'une porcelaine.
Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers, et tout à coup, la
MADAME BOVARY I3I

pluie tomba; elle crépitait sur les feuilles vertes. Puis le soleil reparut,
les poules chantèrent; des moineaux battaient des ailes dans les buissons
humides, et les flaques d'eau sur le sable emportaient en s 'écoulant
les fleurs roses d'un acacia,
— - Ah! qu'il doit être loin déjà! pensa-t-elle.
M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie,
pendant le dîner.
— Eh bien! en nous avons donc tantôt embarqué
dit-il s'asseyant,
notre jeune homme }

— répondit
Il médecin. Puis
paraît, tournant sur
le chaise: se sa
Et quoi de neuf chez vous }

— Pas grand'chose. Ma femme, seulement après- a été cette


midi un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble! la
mienne surtout! Et l'on aurait tort de se révolter là contre, puis-
que leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable que la
nôtre.
— Ce pauvre Léon! disait Charles, comment va-t-il vivre à
Paris ? . . . S 'y accoutumera-t-il ?

Madame Bovary soupira.


— Allons donc! dit le pharmacien en claquant de la langue,
les parties fines chez le traiteur! les bals masqués! le Champagne!
tout cela va rouler, je vous assure.
— Je ne crois pas qu'il se dérange, objecta Bovary.
— Ni moi! reprit vivement M. Homais, quoiqu'il lui faudra
pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et
vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier
latin, avec les actrices! Du reste, les étudiants sont fort bien vus à
Paris. Pour peu qu'ils aient quelque talent d'agrément, on les reçoit
dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg
Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit,
par la suite, les occasions de faire de très beaux mariages.
— Mais, dit le médecin, j'ai peur pour lui que... là-bas...
— Vous avez raison, interrompit l'apothicaire, c'est le revers
132 MADAME BOVARY
de médaille! et l'on y est obligé continuellement d'avoir la main
la

posée sur son gousset. Ainsi vous êtes dans un jardin public, je sup-
pose un quidam se présente, bien mis, décoré même, et qu'on
:

prendrait pour un diplomate il vous aborde vous causez il s'insi-


; ; ;

nue, vous offre une prise ou vous ramasse votre chapeau. Puis on se
lie davantage il vous mène au café, il vous invite à venir dans sa
;

maison de campagne, vous fait faire entre deux vins toutes sortes
de connaissances, et, les trois quarts du temps, ce n'est que pour
flibuster votre bourse ou vous entraîner en des démarches perni-
cieuses.
— C'est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtout aux ma-
ladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque les étudiants
de la province.
Emma tressaillit.
— A cause du changement de régime, continua le pharmacien,
et de la perturbation qui en résulte dans l'économie générale. Et
puis, l'eau de Paris, voyez- vous! les mets de restaurateurs! toutes
ces nourritures épicées finissent par vous échaufïer le sang et ne valent
pas, quoi qu'on en dise, un bon pot-au-feu. J'ai toujours, quant à
moi, préféré la cuisine bourgeoise: c'est plus sain! Aussi, lorsque
j'étudiais à Rouen pharmacie, je m'étais mis en pension dans une
la

pension ;
je mangeais avec les professeurs.
Et il continua donc à exposer ses opinions générales et ses sym-
pathies personnelles, jusqu'au moment où Justin vint le chercher
pour un lait de poule qu'il fallait faire.
—Pas un instant de répit! s'écria-t-il, toujours à la chaîne!
Je ne peux sortir une minute! Il faut, comme un cheval de labour,
être à suer sang et eau! Quel collier de misère!
Puis quand il fut sur la porte: A propos, dit-il, savez-vous la
nouvelle ?

— Quoi donc }
- C'est qu'il est fort probable, reprit Homais en dressant ses
sourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que les Comices
MADAME BOVARY 133

agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année à Yonvilie-


l'Abbaye. Le du moins, en circule. Ce matin, le journal en tou-
bruit
chait quelque chose. Ce serait pour notre arrondissement de la der-
nière importance! Mais nous en causerons plus tard. J'y vois, je vous
remercie ; Justin a la lanterne.
VII

Le lendemain pour Emma, une journée funèbre. Tout lui


fut,
parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément
sur Textérieur des choses et le chagrin s'engouffrait dans son âme
;

avec des hurlements doux, comme fait le vent d'hiver dans les châteaux
abandonnés. C'était cette rêverie que l'on a sur ce qui ne reviendra
plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette
douleur, enfin, que vous apportent l'interruption de tout mouvement
accoutumé, la cessation brusque d'une vibration prolongée.
Comme au retour de la Vaubyessard, quand les quadrilles tour-
billonnaient dans sa tête, elle avait une mélancolie morne, un déses-
poir engourdi. Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave,
plus vague; il était nombreux comme une foule, plein de luxe lui-
même et d'irritations. Mais au souvenir de la vaisselle d'argent et
des couteaux de nacre, elle n'avait pas tressailli si fort qu'en se
rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des
conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et péné-
trantes que le chant des flûtes et que l'accord des cuivres des ;

regards qu'elle avait surpris lançaient des feux, comme les giran-
doles de cristal, et l'odeur de sa chevelure et la douceur de son
haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu'à la bouffée
des serres chaudes et qu'au parfum des magnolias. Quoiqu'il fût
séparé d'elle, il ne l'avait pas quittée, il était là, et les murailles de
la maison semblaient garder son ombre. Elle ne pouvait détacher
sa vue de ce tapis où il avait marché, de ces meubles vides où il
s'était assis. La rivière coulait toujours, et poussait lentement ses
petits flots le long de la berge glissante. Ils s'y étaient promenés
bien des fois, à ce même murmure des ondes sur les cailloux cou-
verts de mousse. Quels bons soleils ils avaient eus ! quelles bonnes
MADAME BOVARY I35

après-midi, seuls, à l'ombre, dans le fond du jardin! Il lisait tout haut,

tête nue, posé sur un tabouret de bâtons secs; le vent frais de la prairie
faisait trembler les pages du livre et les capucines de la tonnelle...
Ah! il était parti, le seul charme de sa vie, le seul espoir possible
d'une félicité! Comment n'avait-elle pas saisi ce bonheur-là, quand il
se présentait? Pourquoi ne l'avoir pas retenu à deux mains, à deux
genoux, quand il voulait s'enfuir? Et elle se maudit de n'avoir pas
aimé Léon; elle eut soif de ses lèvres. L'envie la prit de courir le re-
joindre, de se jeter dans ses bras, de lui dire: C'est moi je suis à toi »
f ! !

Mais Emma s'embarrassait d'avance aux difficultés de l'entreprise,


et ses désirs, s'augmentant d'un regret, n'en devenaient que plus actifs.
Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son ennui ;

il
y pétillait plus fort que, dans un steppe de Russie, un feu de voya-
geurs abandonné sur la neige ; elle se précipitait vers lui, elle se blotis-

sait contre, elle remuait délicatement ce foyer près de s'éteindre,


elle allait cherchant tout autour d'elle ce qui pouvait l'aviver davantage;
et les réminiscences les plus lointaines comme les plus immédiates
occasions, ce qu'elle éprouvait avec ce qu'elle imaginait, ses envies
de volupté qui se dispersaient, ses projets de bonheur qui craquaient
au vent comme des branchages morts, sa vertu stérile, ses espérances
tombées, la litière domestique, elle ramassait tout, prenait tout,
et faisait servir tout à réchauffer sa tristesse.
Cependant lesflammes s'apaisèrent, soit que la provision d'elle-
même s'épuisât, ou que l'entassement fût trop considérable. L'amour,
peu à peu par l'absence, le regret s'étouffa sous l'habitude;
s'éteignit
et cette lueur d'incendie qui empourprait son ciel pâle se couvrit de
plus d'ombre et s'eflFaça par degrés. Dans l'assoupissement de sa cons-
cience, elle prit même
répugnances du mari pour des aspirations
les
la haine pour des réchauffements de la
vers l'amant, les brûlures de
tendresse; mais comme l'ouragan soufflait toujours, et que la passion
se consuma jusqu'aux cendres, et qu'aucun secours ne vint, qu'aucun
ne parut, il fut de tous côtés nuit complète,
soleil et elle demeura
perdue dans un froid horrible qui la traversait.
136 MADAME BOVARY
Alors mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s'esti-
les

mait à présent beaucoup plus malheureuse; car elle avait l'expérience


du chagrin, avec la certitude qu'il ne finirait pas.
Une femme qui s'était imposé de si grands sacrifices pouvait
bien se passer des fantaisies. Elle s'acheta un prie-Dieu gothique, et
elle dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons à se nettoyer
les ongles ;
Rouen, afin d'avoir une robe en cachemire
elle écrivit à

bleu; elle choisit, chez L'Heureux la plus belle de ses écharpes elle ;

se la nouait à la taille par-dessus sa robe de chambre et les volets ;

fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue sur un canapé,


dans cet accoutrement.
Souvent elle variait sa coiffure elle se mettait à la chinoise, en
:

boucles molles, en nattes tressées elle se fit une raie sur le côté de la
;

tête et roula ses cheveux en dessous, comme un homme.


Elle voulut apprendre l'italien elle acheta des dictionnaires,
:

une grammaire, une provision de papier blanc. Elle essaya des lec-
tures sérieuses, de l'histoire et de la philosophie. La nuit, quelquefois,
Charles se réveillait en sursaut, croyant qu'on venait le chercher
pour un malade :

— J'y vais, babutiait-il.


Et c'était d'une allumette qu'Emma frottait afin de
le bruit
rallumer la en était de ses lectures comme de ses tapis-
lampe. Mais il

series qui toutes commencées, encombraient son armoire elle les :

prenait, les quittait, passait à d'autres.


Elle avait des accès, où on l'eût poussée facilement à des extra-
vagances. Elle soutint un jour, contre son mari, qu'elle boirait bien
un grand demi-verre d'eau-de-vie, et comme Charles eut la bêtise
de l'en défier, elle avala l'eau-de-vie jusqu'au bout.
Malgré ses airs évaporés (c'était le mot des bourgeoises d'Yon-
ville), Em^ma pourtant ne paraissait pas joyeuse, et d'habitude, elle
gardait aux coins de la bouche cette immobile contraction qui plisse
la figure des vieilles filles et celle des ambitieux déchus. Elle était pâle
partout, blanche comme du linge; la peau du nez se tirait vers les na-
MADAME BOVARY 137

fines, ses yeux vous regardaient d'une manière vague. Pour s'être
découvert trois cheveux gris sur les tempes, elle parla beaucoup de
sa vieillesse.
Souvent des défaillances la prenaient. Un jour même elle eut un
crachement de sang, et, comme Charles s'empressait, laissant aper-
cevoir son inquiétude :


Ah bah! répondit-elle, qu'est-ce que cela fait.''
Charles s'alla réfugier dans son cabinet et il pleura les deux ;

coudes sur la table, assis dans son fauteuil de bureau, sous la tête
phrénologique.
Alors il écrivit à sa mère pour la prier de venir, et ils eurent
ensemble de longues conférences au sujet d'Emma.
A quoi se résoudre? que faire, puisqu'elle se refusait à tout
traitement }

— Sais-tu ce qu'il faudrait à ta femme } reprenait la mère Bovary,


ce seraient des occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle
était, comme tant d'autres, contrainte à gagner son pain, elle n'aurait
pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d'un tas d'idées qu'elle se fourre
dans la tête, et du désœuvrement oi^i elle vit.
— Pourtant s'occupe, elle Charles. disait
— Ah ! s'occupe A quoi donc A
elle ! des romans, de mauvais
? lire

livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se


moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela
va loin, mon pauvre enfant, et quelqu'un qui n'a pas dé religion
finit toujours par tourner mal.
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait Emma de lire des romans.
L'entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s'en chargea:
elle devait, quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez
le loueur de livres et lui représenter qu'Emma cessait ses abonnements.
N'aurait-on pas le droit d'avertir la police, si le libraire persistait
quand mêmedans son métier d'empoisonneur ?
Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant
les trois semaines qu'elles étaient restées ensemble, elles n'avaient
138 MADAME BOVARY
pas échangé quatre paroles, à part les informations et les compliments,
quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au
lit.

Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de


marché à Yonville.
La place, dès le matin, était encombrée par une de charrettes
file

qui, toutes à cul et les brancards en l'air, s'étendaient le long des


maisons depuis l'église jusqu'à l'auberge. De l'autre côté, il y avait
des baraques de toile où l'on vendait des cotonnades, des couvertures
et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets
de rubans bleus, qui par le bout s'envolaient au vent. De la grosse
quincaillerie s'étalait par terre, entre les pyramides d'œufs et les ban-
nettes de fromages, d'où sortaient des pailles gluantes près des ma- ;

chines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient
leurs cous par les barreaux. La foule, s 'encombrant au même endroit
sans en vouloir bouger, menaçait quelquefois de rompre la devanture
de la pharmacie. Les mercredis, elle ne désemplissait pas et l'on s'y
poussait, moins pour acheter des médicaments que pour prendre
des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais
dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné
les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin
que tous les médecins.
Emma était accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent la :

fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle


s'amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut un
monsieur vêtu d'une redingote de velours vert. Il était ganté de gants
jaunes, quoiqu'il fût chaussé de fortes guêtres, et il se dirigeait vers
la maison du médecin, suivi d'un paysan marchant la tête basse, d'un

air tout réfléchi.


— Puis-je voir Monsieur? demanda-t-il à Justin, qui causait
sur le seuil avec Félicité. Et, le prenant pour le domestique de la
maison :

— Dites-lui que M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, est là.


MADAME BOVARY I39

Ce n'était point par vanité territoriale que


nouvel arrivant
le

avait ajouté à son nom la particule, mais afin de se faire mieux connaî-
tre. La Huchette, en effet, était un domaine près d'Yonville, dont il
venait d'acquérir le château, avec deux fermes qu'il cultivait lui-
même, sans trop se gêner cependant. Il vivait en garçon, et passait

pour avoir au moins quinze mille livres de rentes !


Charles entra dans la salle. M. Boulanger lui présenta son homme,
qui voulait être saigné, parce qu'il éprouvait des fourmis le long du corps.
— - Ça me purgera, objectait-il à tous les raisonnements.
Bovary commanda donc d'apporter une bande et une cuvette,
€t pria Justin de la soutenir. Puis, s'adressant au villageois déjà blême :

— N'ayez point peur, mon brave.


— Non, non, répondit l'autre, marchez toujours!
Et, d'un air fanfaron, il tendit son gros bras. Sous la piqûre de la
lancette le sang jaillit et alla s'éclabousser contre la glace.
— Approche le vase! exclama Charles.
— Guette/ disait le paysan, on jurerait une petite fontaine qui
coule! Comme j'ai le sang rouge! ce doit être bon signe, n'est-ce pas ?
— Quelquefois, reprit l'officier de santé, l'on n'éprouve rien au
commencement, puis la syncope se déclare, et plus particulièrement
chez les gens bien constitués, comme celui-ci.
Le campagnard, à ces mots, lâcha l'étui qu'il tournait entre ses
doigts. Une saccade de ses épaules fit craquer le dossier de sa chaise.
Son chapeau tomba.

Je m'en doutais, dit Bovary en appliquant son doigt sur la veine.
La cuvette commençait à trembler aux mains de Justin ses ge- ;

noux chancelèrent; il devint pâle.



Ma femme! ma femme! appela Charles.
D'un bond, elle descendit l'escalier.

Du vinaigre! cria-t-il. Ah! mon Dieu, deux à la fois!
Et, dans son émotion, il avait peine à poser la compresse.
— Ce n'est rien, disait tout tranquillement M. Boulanger, tandis
qu'il prenait Justin entre ses bras.
140 MADAME BOVARY
Et il l'assit sur la table, lui appuyant le dos contre la muraille.
Madame Bovary se mit à lui y avait un
retirer sa cravate. Il
nœud aux cordons de sa chemise; elle resta quelques minutes à remuer
ses doigts légers dans le cou du jeune garçon; ensuite elle versa du
vinaigre sur son mouchoir de batiste; elle lui en mouillait les tempes
à petits coups et elle soufflait dessus, délicatement.
Le charretier se réveilla mais la syncope de Justin durait encore,
:

et ses prunelles disparaissaient dans leur sclérotique pâle, comme des


fleurs bleues dans du lait.
— Il faudrait, dit Charles, lui cacher cela.
Madame Bovary prit la cuvette. Pour la mettre sous la table,
dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant, sa robe (c'était une robe
d'été à quatre volants, de couleur jaune, longue de taille, large de
jupe), sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle; —
et comme Emma, baissée, chancelait un peu en écartant les bras,
le gonflement de l'étoffe se crevait de place en place, selon les in-
flexions de son corsage. Ensuite elle alla prendre une carafe d'eau,
et elle faisait fondre des morceaux de sucre lorsque le pharmacien
arriva. La servante l'avait été chercher dans l'algarade ; en aperce-
vant son élève les yeux ouverts, il reprit haleine. Puis, tournant autour
de lui, il le regardait de haut en bas.
— Sot! petit sot, vraiment! sot en trois lettres!
disait-il;
Grand'chose, après tout, qu'une phlébotomie! et un gaillard qui n'a
peur de rien! une espèce d'écureuil, tel que vous le voyez, qui monte
locher des noix à des hauteurs vertigineuses. Ah! oui, parle, vante-toi!
voilà de belles dispositions à exercer plus tard la pharmacie car tu ;

peux trouver appelé en des circonstances graves, par-devant les


te
tribunaux, afin d'y éclairer la conscience des magistrats; et il faudra
pourtant garder son sang-froid, raisonner, se montrer homme, ou bien
passer pour un imbécile !

Justin ne répondait pas. L'apothicaire continuait :


Qui t'a prié de venir? Tu importunes toujours Monsieur et
Madame! Les mercredis, d'ailleurs, ta présence m'est plus indis-
MADAME BOVARY I4I

pensable! Il y à maintenant vingt personnes à la maison. J'ai tout


quitté, à cause de l'intérêt que je te porte! Allons, va-t'en! cours!
attends-moi, et surveille les bocaux.
Quand Justin, qui se rhabillait, fut parti, l'on causa quelque peu
des évanouissements. Madame Bovary n'en avait jamais eu.
— C'est extraordinaire pour une dame! dit M. Boulanger.
Du reste, il y a des gens bien délicats. Ainsi j'ai vu, dans une ren-
contre, un témoin perdre connaissance rien qu'au bruit des pistolets
que l'on chargeait.
yeux tout pleins d'admiration.
Elle leva vers lui des
— Moi, dit l'apothicaire, la vue du sang des autres ne me fait

rien du tout; mais l'idée seulement du mien qui coule suffirait à me


causer des défaillances, si j'^ réfléchissais trop.
Cependant M. Boulanger congédia son domestique, en l'en-
gageant à se tranquilliser d'esprit, puisque sa fantaisie était passée.
— Elle m'a procuré l'avantage de votre connaissance, ajouta-t-il.
El il regardait Emma durant cette phrase. Puis il déposa trois
francs sur le coin de la table, salua négligemment et s'en alla.
Il fut bientôt de l'autre côté de la rivière (c'était son chemin

pour s'en retourner à la Huchette), et Emma l'aperçut dans la prairie,


qui marchait sous les peupliers, se ralentissant de temps à autre,
comme quelqu'un qui réfléchit.
— Elle est fort gentille! se disait-il; elle est fort gentille, cette
femme du médecin! De belles dents, les yeux noirs, le pied coquet,
et de la tournure comme une Parisienne. D'où diable sort-elle.'' Où
donc l'a-t-il trouvée, ce gros garçon-là?
M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tem-
pérament brutal et d'intelligence perspicace, ayant d'ailleurs beaucoup
fréquenté les femmes et s'y connaissant bien. Celle-là lui avait paru
jolie; il y rêvait donc, et à son mari.
— Je le crois très bête. Elle en est fatiguée sans doute. Quel
rustre! Il porte des ongles sales et une Tandis
barbe de trois jours.
qu'il trottine à ses malades, elle reste à ravauder des chaussettes. Et
142 MADAME BOVARY
on s'ennuie! on voudrait habiter la ville, danser la polka tous les
soirs! Pauvre petite femme! Ça bâille après l'amour, comme une
carpe après l'eau sur une table de cuisine. Avec trois mots de galan-
terie, cela vous adorerait, j'en suis sûr! ce serait tendre! charmant!...
Oui, mais comment s'en débarrasser ensuite.-^
Alors les encombrements du plaisir, entrevus en perspective,
le firent, par contraste, songer à sa maîtresse. C'était une comédienne
de Rouen, qu'il entretenait; et, quand il se fut arrêté sur cette image,
dont il avait, en souvenir même, des rassasiements :

— Ah! Madame Bovary, pensa-t-il, est bien plus jolie qu'elle,


plus fraîche surtout. Virginie, décidément, commence à devenir
trop grosse. Elle est si fastidieuse avec ses joies. Et d'ailleurs, quelle
manie de salicoques!
La campagne était déserte, et Rodolphe n'entendait autour de
lui que le battement régulier des herbes qui fouettaient sa chaussure,

avec le cri des grillons tapis au loin sous les avoines; il revoyait Emma
dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la déshabillait.
— Oh! je l'aurai! s'écria-t-il en écrasant, d'un coup de bâton,
une motte de terre devant lui.
Et, aussitôt, il examina la partie politique de l'entreprise. Il

se demandait :

— Où se rencontrer } par quel moyen } On aura continuellement


le marmot sur les épaules, et la bonne, les voisins, le mari, toute
sorte de tracasseries considérables. Ah bah! dit-il, on y perd trop de
temps Puis
! il recommença :

— C'est qu'elle a des yeux qui vous entrent au cœur comme des
vrilles! Et ce teint pâle!... Moi, qui adore les femmes pâles!
Au haut de la côte d'Argueil, sa résolution était prise.
— Il n'y a plus qu'à chercher les occasions. Eh bien! j'y passerai
quelquefois, je leur enverrai du gibier, de la volaille; je me ferai
saigner, s'il lenous deviendrons amis, je les inviterai chez moi...
faut;
Ah! parbleu! ajouta-t-il, voilà les Comices bientôt; elle y sera, je la
verrai. Nous commencerons, et hardiment, car c'est le plus sûr.
VIII

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices! Dès le matin de la


solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s'entretenaient des
préparatifs; on avait enguirlandé de lierre le fronton de la mairie;
une dans un pré, était dressée pour le festin, et, au milieu de
tente,
la Place, devant l'église, une espèce de bombarde devait signaler

l'arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde


nationale de Buchy (il n'y en avait point à Yonville) était venue s'ad-
joindre au corps des pompiers dont Binet était le capitaine. Il portait
ce jour-là, un col encore plus haut que de coutume; et sanglé dans
sa tunique, il avait le busteimmobile que toute la partie
si roide et
vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes,
qui se levaient en cadence, à pas marqués d'un seul mouvement.
Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l'un
et l'autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manœuvrer
leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épau-
lettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours
recommençait! Jamais il n'y avait eu pareil déploiement de pompe!
Plusieurs bourgeois, dès avaient lavé leurs maisons; des dra-
la veille,

peaux tricolores pendaient aux fenêtres entr 'ouvertes; tous les cabarets
étaient pleins et par le beau temps qu'il faisait, les bonnets empesés,
;

les croix d'or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige,
miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée
la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les

fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse


épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur
des taches; et les maris, aa contraire, afin de ménager leurs chapeaux,
gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un
angle entre les dents.
1^4 MADAME BOVARY
La toulc arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village.

Ils'en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l'on entendait
de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bour-
geoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l'on
admirait surtout, c'étaient deux longs ifs couverts de lampions qui
flanquaient une estrade où s'allaient tenir les autorités; et il y avait de
plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules,
portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d'ins-
criptions en lettres d'or. On lisait sur l'un : Au Commerce ; sur
l'autre : A l'Agriculture ; sur le troisième : A l'Industrie ; et sur le

quatrième : Aux Beaux- Arts.


Mais la jubilation qui épanouissait tous les visages paraissait
assombrir madame Debout sur
Lefrançois, l'aubergiste. les marches
de sa cuisine, elle murmurait dans son menton :

^

Quelle bêtise quelle bêtise avec leur baraque de toile Croient-
! !

ils que le préfet sera bien aise de dîner là-bas, sous une tente, comme

un saltimbanque ? Ils appellent ces embarras-là faire le bien du


pays! Ce n'était pas la peine, alors, d'aller chercher un gargotier à
Neufchâtel! et pour qui? pour des vachers! des va-nu-pieds!...
L'apothicaire passa. Il avait un un pantalon de nan-
habit noir,
kin, des souliers de castor et par extraordinaire un chapeau, un —
<;hapeau bas de forme.
— Serviteur! excusez-moi, je suis pressé.
dit-il;
Et comme grosse veuve
la demanda où lui il allait :

— Cela vous semble drôle, n'est-ce pas moi qui reste toujours ?

plus confiné dans mon laboratoire que le rat du bonhomme dans


son fromage.
— Quel fromage } fit l'aubergiste.
— Non. Rien! Homais. Je voulais vous ex-
ce n'est rien! reprit
primer seulement, madame Lefrançois, que je demeure d'habitude
tout reclus chez moi. Aujourd'hui cependant, vu la circonstance,
il faut bien que...
— Ah ! vous allez là-bas! dit-elle avec un air de dédain.
MADAME BOVARY ^
I45

— Oui, j'y vais, répliqua l'apothicaire étonné. Ne fais-je point


partie de la commission consultative ?
La mère Lefrançois le considéra quelques minutes, et finit par
répondre en souriant :


C'est autre chose Mais qu'est-ce que la culture vous regarde ?
!

vous vous y entendez donc ?



Certainement, je m'y entends, puisque je suis pharmacien,
c'est-à-dire chimiste! et la chimie, madame Lefrançois, ayant pour
objet la connaissance de l'action réciproque et moléculaire de tous
les corps de la que l'agriculture se trouve comprise
nature, il s'ensuit
dans son domaine! Et en effet, composition des engrais, fermentation
des liquides, analyse des gaz et influence des miasmes, qu'est-ce
que tout cela, je vous le demande, si ce n'est de la chimie pure et
simple ?

L'aubergiste ne répondit rien. Homais continua :

— Croyez-vous qu'il faille, pour être agronome, avoir soi-même


labouré la terre ou engraissé des volailles ? Mais il faut connaître plutôt
la constitution des substances dont il s'agit, les gisements géologiques,
les actions atmosphériques, la qualité des terrains, des minéraux, des
eaux, la densité des différents corps et leur capillarité que sais-je }
!

et il faut posséder à fond tous les principes d'hygiène, pour diriger,


critiquer la construction des bâtiments, le régime des animaux,
l'alimentation des domestiques! Il faut encore, madame Lefrançois,
posséder la botanique! pouvoir discerner les plantes, entendez- vous,
quelles sont les salutaires d'avec les délétères, quelles les improduc-
tives et quelles les nutritives,s'il est bon de les arracher par-ci et de

les resemer par-là, de propager les unes, de détruire les autres ;

bref, il faut se tenir au courant de la science par les brochures et pa-


piers publics, être toujours en haleine, afin d'indiquer les améliora-
tions...
ne quittait point des yeux la porte du Café
L'aubergiste
Français, et le pharmacien poursuivit :


Plût à Dieu que nos agriculteurs fussent des chimistes, ou

12
146 MADAME BOVARY
que du moins ils écoutassent davantage les conseils de la science!
Ainsi, moi, j'ai dernièrement écrit un fort opuscule, un mémoire de
plus de soixante-douze pages, intitulé : Du cidre, de sa fabrication
et de ses effets, suivi de quelques réflexions nouvelles à ce sujet, que j'ai

envoyé à la Société agronomique de Rouen, ce qui m'a même valu


l'honneur d'être reçu parmi ses membres, section d'agriculture, classe
de pomologie; eh bien! si mon ouvrage avait été livré à la publicité...
Mais l'apothicaire s'arrêta, tant madame Lefrançois paraissait
préoccupée.
— Voyez-les donc! disait-elle, on n'y comprend rien! une gar-
gote semblable!
Et avec des haussements d'épaules qui tiraient sur sa poitrine
les mailles épaisses de son tricot, elle montrait des deux mains le
cabaret de son rival, d'où sortaient alors des chansons.
— Du reste, il n'en a pas pour longtemps, ajouta-t-elle ; avant
huit jours, tout est fini.
Homais se recula de stupéfaction. Elle descendit ses trois marches
et, lui parlant à l'oreille :

— Comment vous ne savez pas cela


! ? on va le saisir cette se-

maine. C'est L'Heureux qui vendre. le fait Il l'a assassiné de billets.


— Quelle épouvantable catastrophe! s'écria l'apothicaire, qui
avait toujours des expressions congruantes à toutes les circonstances
imaginables. L'hôtesse donc mit à lui raconter cette histoire,
se
qu'elle savait par Théodore, le domestique de M. Guillaumin, et,
bien qu'elle exécrât Tellier, elle blâmait L'Heureux. C'était un
enjôleur, un rampant.
— Ah! tenez, dit-elle, le voilà sous les halles, il salue madame
Bovary, qui a un chapeau vert. Elle est même au bras de Boulanger.
— Madame Bovary! fit Homais. Je m'empresse d'aller lui offrir
mes hommages. Peut-être qu'elle sera bien aise d'avoir une place
dans l'enceinte, sous le péristyle. Et sans écouter la mère Lefrançois,
qui le rappelait pour lui en conter plus long, le pharmacien s'éloigna
d'un pas rapide, sourire aux lèvres, et jarret tendu, distribuant de
MADAME BOVARY 147
droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup
d'espace avec les grandes basques de son habit noir, qui flottaient
au vent, derrière lui.

Rodolphe l'ayant aperçu de loin, avait pris un train rapide;


mais madame Bovary s'essouffla ; il se ralentit donc et lui dit en sou-
riant, d'un ton brutal :

— C'est pour ce gros homme: vous savez,


éviter l'apothicaire.
Elle donna un coup de coude.
lui
— Qu'est-ce que cela demanda-t-il
signifie? se ; et il la consi-
déra du coin de l'œil, tout en continuant à marcher.
Son profil était si calme, que l'on n'y devinait rien. Il se déta-
chait en pleine lumière, dans l'ovale de sa capote qui avait des rubans
pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils
courbes regardaient devant elle, et quoique bien ouverts, ils sem-
blaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang, qui battait
doucement sous sa peau fine. Une couleur rose traversait la cloison
de son nez. Elle inclinait la tête sur l'épaule, et l'on voyait entre ses
lèvres le bout nacré de ses dents blanches.
— Se moque-t-elle de moi } songeait Rodolphe.
Ce geste d'Emma pourtant n'avait été qu'un avertissement,
car M. L'Heureux les accompagnait, et il leur parlait de temps à
autre, comme pour entrer en conversation.
— Voici une journée superbe! tout le monde est dehors! les
vents sont à l'est.

Et madame Bovary, non plus que Rodolphe, ne lui répondait


guère, tandis qu'au moindre mouvement qu'ils faisaient, il se rap-
prochait en disant: Plaît-il.'' et main à son chapeau
portait la
Quand ils furent devant maison du maréchal, au lieu de suivre
la

la route jusqu'à la barrière, Rodolphe, brusquement, prit un sentier,


et entraînant madame Bovary; il cria :

— Bonsoir, Monsieur L'Heureux! au plaisir!


— Comme vous l'avez congédié! dit-elle en riant.
1^8 MADAME BOVARY
— Pourquoi, reprit-il, se laisser envahir par les autres ? et, puis-
que, aujourd'hui, j'ai le bonheur d'être avec vous...
Emma rougit... Il n'acheva point sa phrase. Alors il parla du beau
temps et du plaisir de marcher sur l'herbe. Quelques marguerites
étaient repoussées :

— Voici de gentilles pâquerettes, dit-il, et de quoi fournir bien


des oracles à toutes les amoureuses du pays.
Il ajouta :

— Si j'en cueillais? qu'en pensez-vous?



-
Est-ce que vous êtes amoureux? fit-elle en toussant un peu.
— Eh! eh! qui sait? répondit Rodolphe.
Le pré commençait ménagères vous heur-
à se remplir, et les
taient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins.
Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnards,
servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d'argent, et qui sen-
taient le lait, quand on passait près d'elles. Elles marchaient en se
tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la
prairie, depuis la ligne des trembles jusqu'à la tente du banquet.
Mais c'était le moment de l'examen, et les cultivateurs, l'un après
l'autre, entraient dans une manière d'hippodrome, que formait une
longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant
confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient
en terre leur groin des veaux beuglaient des brebis bêlaient les
; ; ;

vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ru-
minant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les mou-
cherons qui bourdonnaient autour d'elles. Des charretiers, les bras
nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à
pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allon-
geant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se re-
posaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois; et sur la

longue ondulation de tous ces corps tassés, ou voyait se lever au vent,


comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes
MADAME BOVARY I49

aiguës et des têtes d'hommes qui A


en dehors des
couraient. l'écart,
Hces, cent pas plus loin, y avait un grand taureau noir muselé,
il

portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu'une


bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s'avançaient
d'un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix
assez basse. L'un d'eux, qui semblait plus considérable, prenait,
tout en marchant, quelques notes sur un album. C'était le président
du jury: M. Derozerays de la Panville. Sitôt qu'il reconnut Rodolphe,
il s'avança vivement, et lui dit en souriant d'un air aimable :

— Comment, monsieur Boulanger, vous nous abandonnez ?

Rodolphe protesta qu'il allait venir. Mais quand le président


eut disparu:
— Ma foi, non, reprit-i],je n'irai pas; votre compagnie vaut
bien la sienne.
Et tout en se moquant des Comices, Rodolphe, pour circuler
plus à l'aise, montrait au gendarme sa pancarte bleue, et même il
s'arrêtait parfois devant quelque beau sujet, qut madame Bovary n'ad-
mirait guère. Il s'en aperçut, et alors se mit à faire des plaisanteries
sur les dames d'Yonville, à propos de leur toilette; puis il s'excusa
lui-même du négligé de la sienne. Elle avait cette incohérence de choses
communes et recherchée^, où le vulgaire, d'habitude, croit entrevoir la
révélation d'une existence excentrique, les désordres du sentiment, les
tyrannies de l'art, et toujours un certain mépris des conventions sociales,
ce qui le séduit ou l'exaspère. Ainsi, sa chemise de batiste à manchettes
plissées bouffait au hasard du vent, dans l'ouverture de son gilet, qui
était de coutil gris, et son pantalon à larges raies découvrait aux
chevilles ses bottines de nankin, claquées de cuir verni. Elles étaient
si vernies que l'herbe s'y reflétait. Il foulait avec elles les crottins de

cheval, une main dans la poche de sa veste et son chapeau de paille


mis de côté.
— D'ailleurs, quand on habite
ajouta-t-il, la campagne...
— Tout peine perdue, Emma.
est dit
1^0 MADAME BOVARY
— C'est vrai! répliqua Rodolphe. Songer que pas un seul de ces
braves gens n'est capable de comprendre même la tournure d'un
habit !

Alors ils parlèrent de la médiocrité provinciale, des existences


qu'elle étouffait, des illusions qui s'y perdaient.
— Aussi, Rodolphe, je m'enfonce dans une tristesse...
disait
— Vous! fit-elle avec étonnement. Mais je vous croyais très gai ?
— Ah! oui, d'apparence, parce qu'au milieu du monde je sais
mettre sur mon visage un masque railleur, et cependant que de fois,
à la vue d'un cimetière, au clair de lune, je me suis demandé si je ne
ferais pas mieux d'aller rejoindre ceux qui sont à dormir...
— Oh! Et vos amis.? dit-elle. Vous n'y pensez pas.
— Mes amis } lesquels donc ? en ai-je ? Qui s'inquiète de moi ?
Et il accompagna ces derniers mots d'une sorte de sifflement
entre ses lèvres.
Mais ils furent obligés de s'écarter l'un de l'autre, à cause d'un
grand échafaudage de chaises qu'un homme portait derrière eux.
Il en était si surchargé, que l'on apercevait seulement la pointe de ses

sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C'était Lestibou-
dois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l'église.

Plein d'imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait


découvert ce moyen de tirer parti des Comices ; et son idée lui

réussissait, carne savait plus auquel entendre. En effet, les villageois,


il

qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait


l'encens, et s'appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire
des cierges, avec une certaine vénération.
Madame Bovary reprit le bras de Rodolphe ; il continua comme
se parlant à lui-même :

— Oui! tant de choses m'ont manqué! toujours seul! Ah! si


j'avais eu un but dans la vie, si j'eusse rencontré une affection, si
j'avais trouvé quelqu'un... Oh! comme j'aurais dépensé toute l'énergie
dont je suis capable, j'aurais surmonté tout, brisé tout!
—Il me semble pourtant, dit Emma, que vous n'êtes guère à

plaindre.
152 MADAME BOVARY
— Ah! VOUS trouvez Rodolphe. ? fit

— Car vous
enfin..., reprit-elle, êtes libre.
Elle hésita:
— Riche.
— Ne vous moquez pas de moi, répondit-il.
Et elle jurait qu'elle ne se moquait pas, quand un coup de canon
retentit; aussitôt, on se poussa pêle-mêle, vers le village.
C'était une fausse alerte. M. le préfet n'arrivait pas; et les mem-
bres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s'il fallait
commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage,
traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher
en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps de crier Aux armes : !

et le colonel de l'imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita.


Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l'équipage préfectoral
sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dan-
dinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle
de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers
s'y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.
— Balancez! cria Binet.
— Halte! cria le colonel. Par file à gauche!
Et après un port d'armes où le cliquetis des capucines se dérou-
lant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers,
tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d'un habit
court à broderie d'argent, chauve sur le front, portant toupet à l'oc-
ciput, ayant le teint blafard et l'apparence des plus bénignes. Ses
deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient
à demi pour considérer la multitude, en même temps qu'il levait son
nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire
à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n'avait pu venir. Il était,
lui,un conseiller de préfecture; puis il ajouta quelques excuses.
Tuvache y répondit par des civilités, l'autre s'avoua confus et ils ;
MADAME BOVARY 153

restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec


les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables,
la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa
poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que
Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses
phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l'honneur
que l'on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l'auberge, vint prendre par la bride les
chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit
sous le porche du Lion d'or où beaucoup de paysans s'amassèrent à
regarder la voiture. Le tambour battit, l'obusier tonna, et les messieurs
à la filemontèrent s'asseoir sur l'estrade, dans les fauteuils en Utrecht
rouge qu'avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes,
un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs
favoris bouffants s'échappaient de grands cols roides, que maintenaient
des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de
velours, à châle; toutes les montres portaient au bout d'un long ruban
quelque cachet ovale en cornaline; et l'on appuyait ses deux mains
sur ses deux cuisses, en écartant avec soin fourche du pantalon,
la

dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des
fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule,
entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face,
debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait ap-
porté là toutes celles qu'il avait déménagées de la prairie, et même
il courait à chaque minute en chercher d'autres dans l'église, et

causait un tel encombrement par son commerce, que l'on avait grand'-
peine à parvenir jusqu'au petit escalier de l'estrade.
—Moi, je trouve, dit M. L'Heureux (s 'adressant au pharmacien,
qui passait pour gagner sa place), que l'on aurait dû planter là deux
mâts vénitiens, avec quelque chose d'un peu sévère et de riche comme
nouveautés, c'eût été d'un fort joli coup d'œil.
154 MADAME BOVARY
—Certes, répondit Homais. Mais, que voulez-vous ? c'est le
maire qui a tout pris sous son bonnet. Il n'a pas grand goût, ce pauvre
Tuvache, il est même complètement dénué de ce qui s'appelle le génie
des arts.
Cependant Rodolphe, avec madame Bovary, était monté au pre-
mier étage de la mairie, dans la salle des délibérations, et comme elle
était vide, il avait déclaré que l'on y serait bien pour jouir du spectacle
plus à son aise. Il prit trois tabourets autour de la table ovale, sous
le buste du monarque, et, les ayant approchés de l'une des fenêtres,

ils s'assirent l'un près de l'autre.

Il y eut une agitation sur l'estrade, de longs chuchotements,

des pourparlers. Enfin, M. le conseiller se leva. On savait maintenant


qu'il s'appelait Lieuvain, et l'on se répétait son nom de l'un à l'autre,
dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appli-
qué dessus son œil pour y mieux voir, il commença :

« Messieurs,

« Qu'il me
permis d'abord (avant de vous entretenir de
soit
l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr,
sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre
justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque,
messieurs, à notre souverain, ce roi bien-aimé à qui aucune branche de
la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige

à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'État parmi les périls
incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la
paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les
beaux-arts. »

— Je devrais, dit Rodolphe, me reculer un peu.


— Pourquoi } dit Emma.
MADAME BOVARY 155

Mais, à ce moment, la voix du conseiller s'éleva d'un ton extra-


ordinaire. Il déclamait:

«Le temps n'est plus, messieurs, où la discorde civile ensanglan-


tait nos places publiques, où le propriétaire, le négociant, l'ouvrier
lui-même, en s 'endormant le soir d'un sommeil paisible, tremblaient
de se voir réveillés tout à coup au bruit des tocsins incendiaires, où
les maximes les plus subversives sapaient audacieusement les bases... »

— qu'on pourrait, reprit Rodolphe, m'apercevoir d'en


C'est
bas; puis j'en aurai pour quinze jours à donner des excuses, et, avec
ma mauvaise réputation...
—Oh! vous vous calomniez, dit Emma.
—Non, non, elle est exécrable, je vous jure.

« Mais, messieurs, poursuivit le conseiller, que si, écartant de


mon souvenir ces sombres tableaux, je reporte mes yeux sur la situa-
tion actuelle de notre belle patrie : qu'y vois-je } Partout fleurissent
le commerce et les arts; partout des voies nouvelles de communication,
comme autant d'artères nouvelles dans y établissent
le corps de l'État,
des rapports nouveaux; nos grands centres manufacturiers ont repris
leur activité; la religion, plus affermie, sourit à tous les cœurs; nos
ports sont pleins, la confiance renaît, et enfin la France respire!... »

— Du reste, ajouta Rodolphe, peut-être, au point de vue du


monde, a-t-on raison ?

— Comment cela ? fit-elle.


— Eh quoi! dit-il, ne savez-vous pas qu'il y a des âmes sans
cesse tourmentées ? Il leur faut tour à tour le rêve et l'action, les pas-
sions les plus pures, les jouissances les plus furieuses, et l'on se jette
ainsi dans toutes sortes de fantaisies,de folies.
Alors elle le regarda comme on contemple un voyageur qui a
passé par des pays extraordinaires, et elle reprit :
156 MADAME BOVARY
— Nous n'avons pas même distraction, nous autres pauvres
cette
femmes !

— Triste car on n'y trouve pas


distraction, bonheur. le
— Mais trouve-t-on jamais demanda-t-elle.
le ?

— Oui, rencontre un jour, répondit-il.


il se

« Et c'est là ce que vous avez compris, disait le conseiller.


Vous, agriculteurs et ouvriers des campagnes; vous, pionniers paci-
fiques d'une œuvre toute de civilisation! vous, hommes de progrès
et de moralité! vous avez compris, dis-je, qae les orages politiques
sont encore plus redoutables vraiment que les désordres de l'atmo-
sphère... »

— Il se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup

et quand on en désespérait. Alors des horizons s'entr'ouvrent, c'est


comme une voix qui crie Le voilà Vous sentez le besoin de faire
: !

à cette personne la confidence de votre vie, de lui donner tout, de lui


sacrifier tout! On ne s'explique pas, on se devine. On s'est entrevu
dans ses rêves. —
Et il la regardait. —
Enfin, il est là, ce trésor que
l'on a tant cherché, là, devant vous; il brille, il étincelle. Cependant
on en doute encore, on n'ose y croire; on en reste ébloui, comme si
l'on sortait des ténèbres à la lumière.
Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa
phrase. Il se passa sa main sur le visage, tel qu'un homme pris d'étour-

dissement; puis, il la laissa retomber sur celle d'Emma. Elle retira


la sienne. Mais le conseiller lisait toujours :

Et qui s'en étonnerait, messieurs } Celui-là seul qui serait assez


«

aveugle, assez plongé (je ne crains pas de le dire), assez plongé dans les

préjugés d'un autre âge, pour méconnaître encore l'esprit des popu-
lations agricoles. Où trouver, en effet, plus de patriotisme que dans
les campagnes, plus de dévouement à la cause publique, plus d'intel-

ligence en un mot ? Et je n'entends pas, messieurs, cette intelligence


MADAME BOVARY I57

superficielle, vain ornement des esprits oisifs, mais cette intel-


ligence profonde et modérée, qui s'applique par-dessus toute chose
à poursuivre ces buts utiles, contribuant ainsi au bien de chacun, à
l'amélioration commune et au soutien des États, fruit du respect des
lois et de la pratique des devoirs. »

— Ah! encore, dit Rodolphe. Toujours les devoirs, je suis as-


sommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches, en gilet
de flanelle, et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuelle-
ment nous chantent aux oreilles le devoir le devoir Eh parbleu
: ! ! ! !

le devoir, c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau,

et non pas d'accepter toutes les conventions de la société, avec les'


ignominies qu'elle nous impose.
— Cependant... cependant... objectait madame Bovary.
^ Eh non pourquoi déclamer
! contre les passions ? Ne sont-elles
pas la seule belle chose qu'il y ait sur la terre, la source de l'héroïsme,
de l'enthousiasme, de la poésie, de la musique, des arts, de tout enfin.
— Mais faut bien, Emma, suivre un peu l'opinion du monde
il dit
et obéir morale.
à sa
— Ah! y en a deux,
c'est qu'il La conve- répliqua-t-il. petite, la
nue, celles des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si

en
fort, s'agite bas, terre à terre, comme ce rassemblement d'imbéciles
que vous voyez. Mais l'autre, l'éternelle, elle est tout autour et au-
dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous
éclaire.
M. Lieuvain venait de s'essuyer la bouche avec son mouchoir
de poche. Il reprit :

« Et qu'aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l'uti-

lité de l'agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins } qui donc fournit
à notre subsistance ? N'est-ce pas l'agriculteur ? L'agriculteur, mes-
sieurs, qui, ensemençant d'une main laborieuse les sillons féconds des
campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen
158 MADAME BOVARY
d'ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et de là transporté
dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne
un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N'est-ce pas l'agri-
culteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants
troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous,
car comment nous nourririons-nous sans l'agriculteur? Et même,
messieurs, est-il besoin d'aller si loin chercher des exemples ? Qui
n'a souvent réfléchi à toute l'importance que l'on retire de ce modeste
animal, ornement de nos basses-cours qui fournit à la fois un oreiller
moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et
des œufs ? Mais je n'en finirais pas, s'il fallait énumérer les uns après
les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu'une
mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c'est la vigne; ailleurs,
ce sont les pommiers à cidre; là, le colza; plus loin, les fromages; et
le lin messieurs, n'oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières
années un accroissement considérable et sur lequel j'appellerai plus
particulièrement votre attention. »

Il n'avait pas besoin de l'appeler: car toutes les bouches de la

multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tu-


vache, à côté de lui, l'écoutait en écarquillant les yeux M. Derozerais,
;

de temps à autre, fermait doucement les paupières; et plus loin, le


pharmacien, avec son fils Napoléon entre les jambes, bombait sa
main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres
membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet,
en signe d'approbation. Les pompiers, au bas de l'estrade, se repo-
saient sur leurs baïonnettes; et Binet, immobile, restait le coude en
dehors, avec la pointe du sabre en l'air. Il entendait peut-être, mais
il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui

descendait sur le nez. Néanmoins, son lieutenant, le fils cadet du


sieurTuvache avait encore exagéré le en portait
sien, car il un
énorme et qui lui vacillait sur la tête,en laissant dépasser un bout
de son foulard d'indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur
MADAME BOVARY 159
tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient,
avait une expression de jouissance, d'accablement et de sommeil.
La Place jusqu'aux maisons étaitcomble de monde. On voyait
des gens accoudés à toutes les fenêtres, d'autres debout sur toutes
les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait
tout fixé dans la contemplation de ce qu'il regardait. Malgré le silence,
la voix de M.
Lieuvain se perdait dans l'air. Elle vous arrivait par
lambeaux de phrases, qu'interrompait çà et là le bruit des chaises dans
la foule; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long
mugissement de bœuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répon-
daient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient pous-
sé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en
arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait
sur le museau,
Rodolphe s'était rapproché d'Emma, et il disait d'une voix basse,
en parlant vite :

— Est-ce que cette conjuration du monde ne vous révolte pas ?


Est-il un seul sentiment qu'il ne condamne } Les instincts les plus
nobles, les sympathies les plus pures sont persécutés, calomniés, et,
s'il se rencontre enfin deux pauvres âmes, tout est organisé pour qu'elles
ne puissent se joindre. Elles essayeront cependant, elles battront des
ailes, elles s'appelleront. Oh! n'importe,
ou tard, dans six mois,
tôt
dix ans, elles se réuniront, s'aimeront, parce que la fatalité l'exige
et qu'elles sont nées l'une pour l'autre.
Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et ainsi levant la.

figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait


dans ses yeux des petits rayons d'or s'irradiant tout autour de ses
pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui
lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela
ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe
exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ;

et, machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux res-


pirer. Mais, dans ce geste qu'elle fit en se cabrant sur sa chaise>, elle
l6o MADAME BOVARY

aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille diligence VHtron-


delle, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi

un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon,
si souvent, était revenu vers elle; et par cette route, là-bas, qu'il était
parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout
se confondit, des nuages passèrent: il lui sembla qu'elle tournait
encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et

que Léon cependant elle sentait


n'était pas loin, qu'il allait venir... et
toujours la tête de Rodolphe à côté d'elle. La douceur de cette sen-
sation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois, et comme des grains de
sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée sub-
tile du parfum qui son âme. Elle ouvrit les narines
se répandait sur
à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres
autour des chapiteaux. Elle retira ses gants, elle s'essuya les mains;
puis, avec son mouchoir, elle s'éventait la figure, tandis qu'à travers
le battement de ses tempes elle entendait la rumeur de la foule et la

voix du conseiller qui psalmodiait ses phrases.


Il disait:

Continuez persévérez n'écoutez ni les suggestions de la routine


« ! !

ni les conseils trop hâtifs d'un empirisme téméraire! Appliquez-vous


surtout à l'amélioration du sol, aux bons engrais, au développement
des races chevalines, bovines, ovines et porcines! Que ces Comices
soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en
sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l'es-

poir d'un succès meilleur! Et vous, vénérables serviteurs! humbles


domestiques, dont aucun gouvernement jusqu'à ce jour n'avait pris
en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense
de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l'État, désormais,
a les yeux vous encourage, qu'il vous protège, qu'il
fixés sur vous, qu'il
fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu'il en est en lui,
le fardeau de vos pénibles sacrifices! »
MADAME BOVARY l6l

M. Lieuvain se rassit alors et M. Derozerays se leva, commen-


çant un autre discours. Le sien, peut-être, ne fut point aussi fleuri que
celui du conseiller mais il
; se recommandait par un caractère de style
plus positif, c'est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des
considérations plus relevées. Ainsi, l'éloge du gouvernement y tenait
moins de place; la religion et l'agriculture en occupaient davantage.
On y voyait le rapport de l'une et de l'autre, et comment elles avaient
concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary,
causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des
sociétés, l'orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes
vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille
des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce
un bien, et n'y avait-il pas dans cette découverte plus d'inconvénients
que d'avantages? M. Derozerays se posait ce problème. Du magnétis-
me, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le
président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux
et les empereurs de la Chine inaugurant Tannée par des semailles,
le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irré-

sistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure :

— Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus ?


Quel hasard l'a voulu ? C'est qu'à travers l'éloignement, sans doute,
comme deux fleuves qui coulent pour se rejoindre, nos pentes parti-
culières nous avaient poussés l'un vers l'autre.
Et il saisit sa main elle ne la retira pas.
;

« Ensemble de bonnes cultures, » cria le président.


— Tantôt, par exemple, quand venu chez je suis vous...
«A M. de Quincampoix.
Bizet, »

— Savais-je que vous accompagnerais


je }

«Soixante-dix francs! »

— Cent même voulu


fois vous
j'ai partir, et je ai suivie, je suis

resté.
« Fumiers. »

13
l62 MADAME BOVARY
— Comme ce demain,
je resterais autres jours, toute ma
soir, les vie !

«A M. Caron, d'Argueil, une médaille d'or! »

— Car jamais trouvé dans société de personne un charme


je n'ai la

aussi complet.
« A M. Bain, de Givry-Saint-Martin. »

— Aussi, moi, j'emporterai votre souvenir.


«Pour un mérinos...
bélier »

— Mais vous m'oublierez, passé comme une ombre.


j'aurai
«A M. Belot, de Notre-Dame... »

— Oh! non, n'est-ce pas, quelque chose dans votre


je serai
pensée, dans votre vie }

« Race porcine, prix ex cequo : à MM. Lehérissé et CuUembourg:


soixante francs ! »

Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et fré-


missante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée;
mais, soit qu'elle essayât de la dégager ou bien qu'elle répondît à
un mouvement des doigts; il s'écria
cette pression, elle fit :

—Oh! merci! Vous ne me repoussez pas! Vous êtes bonne!


Voux comprenez que je suis à vous! Laissez que je vous voie, que
je vous contemple!
Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de table,
et, sur la Place, en bas, tous les grands bonnets des paysannes se sou-

levèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s'agitent.


« Emploi de tourteaux de graines oléagineuses, » continua le

président ; il se hâtait.
« Engrais flamand, — culture du lin, — drainage, baux à longs
termes, — services de domestiques. »

Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême


faisait frissonner leurs lèvres sèches; et mollement, sans efforts, leurs
doigts se confondirent.
« Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière,

pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une mé-


daille d'argent - - du prix de vingt-cinq francs! »
MADAME BOVARY 163

« Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta le conseiller.

Elle ne se présentait pas, et l'on entendait des voix qui chucho-


taient :

— Vas-y!
— Non.
— A gauche!
— N'aie pas peur!
— Ah! qu'elle est bête!
— Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache.
— Oui!... la voilà!
— Qu'elle approche donc!
Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de
maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres
vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long
des hanches un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un
béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de rei-
nette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux
longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges,
la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien en-
croûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles
fussent rincées d'eau claire; et à force d'avoir servi, elles restaient
entr 'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble té-
moignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité
monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri
n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle
avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle
se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse; et, intérieurement
effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en
habit noir et par la croix d'honneur du conseiller, elle demeurait
tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi
la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. xA.insi

se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude.


— Approchez, vénérable Catherine-Nicaise-Elisabeth I>eroux!
164 MADAME BOVARY
dit M. le conseiller, qui avait pris des mains du président la liste des
lauréats. Et tour à tour de papier, puis la vieille
examinant la feuille

femme, il répétait d'un ton paternel: Approchez, approchez!



Etes-vous sourde ? dit Tuvache, en bondissant sur son fauteuil ;

et il se mit à dans
lui crier l'oreille :

— Cinquante-quatre ans de service! Une médaille d'argent!


Vingt-cinq francs! C'est pour vous.
Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire
de béatitude se répandit sur sa figure et on l'entendait qui marmottait
en s'en allant :

— Je la donnerai au curé de chez nous, pour qu'il me dise des


messes.
— Quel fanatisme! exclama le pharmacien, en se penchant vers
le notaire.
La séance était finie. La foule se dispersa; et maintenant que les
discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la

coutume: les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient


les animaux, triomphateurs indolents qui s'en retournaient à l'étable,
une couronne verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier
étage de la mairie, avec des brioches enbrochées à leurs baïonnettes,
et letambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame
Bovary prit le bras de Rodolphe il la reconduisit chez elle ils se sé-
; ;

parèrent devant sa porte; puis il se promena seul dans la prairie,


tout en attendant l'heure du banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal servi; l'on était si tassé, que l'on
avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient
de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient
abondamment. Chacun s'en donnait pour sa quote-part. La sueur cou-
lait sur tous les fronts; et une vapeur blanchâtre, comme la buée

d'un fleuve par un matin d'automne, flottait au-dessus de la table,


entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le
calicot de la tente, pensait si fort à Emma qu'il n'entendait rien.
MADAME BOVARY 165

Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes


sales ; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait
son verre, et un silence s'établissait dans sa pensée, malgré les accrois-
sements de la rumeur. Il forme de
rêvait à ce qu'elle avait dit et à la
ses lèvres ; sa figure, comme
en un miroir magique, brillait sur la
plaque des shakos; les plis de sa robe descendaient le long des murs,
et des journées d'amour se déroulaient à l'infini dans les perspectives
de l'avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d'artifice; mais elle était avec

son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait


beaucoup sur le danger des fusées perdues, et à chaque moment,
il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.

Cependant les pièces pyrotechniques envoyées à l'adresse du


sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans
sa cave ; poudre humide ne s'enflammait guère et le mor-
aussi la
ceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue,
rata complètement. De temps à autre, il partait une pauvre chan-
delle romaine alors la foule béante poussait une clameur où se
;

mêlait le cri des femmes à qui l'on chatouillait la taille pendant


l'obscurité. Emma, silencieuse, se blottissait doucement contre
l'épaule de Charles ;
menton levé, elle suivait dans le ciel
puis, le
noir le jet lumineux des fusées. Rodolphe la contemplait à la lueur
des lampions qui brûlaient.
Ils s'éteignirent peu à peu. Les étoiles s'allumèrent. Quelques
gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.
A ce moment, le fiacre de l'auberge. Son
du conseiller sortit
cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup et l'on apercevait de loin,
par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps
qui se balançait de droite et de gauche, selon le tangage des soupentes.
— En vérité, dit l'apothicaire, on devrait bien sévir contre l'ivresse î

Je voudrais que l'on inscrivît, hebdomadairement, à la porte de la


mairie, surun tableau ad hoc les nom^s de tous ceux qui, durant la
semaine, se seraient intoxiqués avec des alcools. D'ailleurs, sôus le
l66 MADAME BOVARY
rapport de la statistique, on aurait là comme des annales patentes
qu'on irait au besoin... Mais excusez.
Et il courut encore vers le capitaine.
Celui-ci rentrait à sa maison. Il allait revoir son tour.

Peut-être ne feriez-vous pas mal, lui dit Homais, d'envoyer
un de vos hommes ou d'aller vous-même...

Laissez-moi donc tranquille, répondit le percepteur, puis-
qu'il n'y rien!
a
— Rassurez-vous,dit l'apothicaire, quand il fut revenu près
de ses amis. M, Binet m'a certifié que les mesures étaient prises.
Nulle flammèche ne sera tombée. Les pompes sont pleines. Allons
dormir.

Ma foi! j'en ai besoin, fit madame Homais, qui bâillait con-
sidérablement; mais, n'importe, nous avons eu pour notre fête une
bien belle journée.
Rodolphe répéta d'une voix basse et avec un regard tendre *

— Oh! oui, bien belle!


Et, s'étant salués, on se tourna le dos.
Deux jours après, dans Fanal de Rouen, il y avait un grand ar-
le

ticle sur les Comices. Homais l'avait composé, de verve, dès le len-
demain :

« Pourquoi ces festons, ces fleurs, ces guirlandes } Oii courait


cette foule, comme les flots d'une mer en furie, sous les torrents d'un
soleil tropical qui répandait sa chaleur sur nos guérets ? »

Ensuite, il parlait de la condition des paysans. Certes, le gouver-


nement faisait beaucoup, mais pas assez! « Du courage! lui criait-il;
mille réformes sont indispensables, accomplissons-les. » Puis, abor-
dant l'entrée du conseiller, il n'oubliait point « l'air martial de notre
milice », ni « nos plus sémillantes villageoises », ni « les vieillards à
tête chauve,, sortes de patriarches qui étaient là, et dont quelques-uns,
débris de nos immortelles phalanges, sentaient encore battre leurs
cœurs au son mâle des tambours ». Il se citait des premiers parmi les
membres du jury, et même il rappelait, dans une note, que M. Homais,
MADAME BOVARY 167

pharmacien, avait envoyé un Mémoire sur le cidre à la Société d'agri-


culture. Quand il récompenses, il dépei-
arrivait à la distribution des
gnait la joie des lauréats en traits dithyrambiques. « Le père embrassait
son fils, le frère le frère, l'époux l'épouse. Plus d'un montrait avec
orgueil son humble médaille, et sans doute, revenu chez lui, près de
sa bonne ménagère, il l'aura suspendue en pleurant aux murs discrets
de sa chaumine.
« Vers six heures, un banquet dressé dans l'herbage de M. Lei-

geard, a réuni les principaux assistants de la fête. La plus grande cor-


dialité n'a cessé d'y régner. Divers toasts ont été portés M. Lieuvain,
:

au monarque! M. Tuvache, au préfet! M. Derozerays, à l'agriculture!


M. Homais, à l'industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs! M. Le-
plichey, aux améliorations! Le un brillant feu d'artifice a tout
soir,

à coup illuminé les airs. On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai

décor d'opéra, et un moment notre petite localité a pu se croire


transportée au milieu d'un rêve des Mille et une Nuits.
« Constatons qu'aucun événement fâcheux n'est venu troubler
cette réunion de famille. »
Et il ajoutait :

« On y a seulement remarqué l'absence du clergé. Sans doute

les sacristies entendent le progrès d'une autre manière. Libre à vous,


messieurs de Loyola! »
IX

Six semaines s'écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. Un soir,

enfin, il parut.
lendemain des Comices:
Il s'était dit, le

« N'y retournons pas de sitôt, ce serait une faute. » Et, au bout

de la semaine, il était parti pour la chasse. Après la chasse, il avait


songé qu'il était trop tard. Puis il fit ce raisonnement:
« Mais, si du premier jour elle m'a aimé, elle doit, par l'impa-

tience de me revoir, m'aimer davantage. Continuons donc!» Et il


comprit que son calcul avait été bon, lorsque, en entrant dans la
salle, il aperçut Emma pâlir.
Elle était seule. Le jour tombait. Les de mous-
petits rideaux
seline, le long des vitres, épaississaient le crépuscule, et la dorure du
baromètre, sur qui frappait un rayon de soleil, étalait des feux dans
la glace, entre les découpures du polypier.

Rodolphe resta debout et à peine si Emma répondit à ses pre-


;

mières phrases de politesse.


— Moi, eu des
dit-il, j'ai affaires. J'ai été malade.
— Gravement ? s'écria-t-elle.
— Eh bien! Rodolphe en s'asseyant
fit à ses côtés sur un tabou-
C'est que
ret, non!... pas voulu je n'ai revenir.
— Pourquoi }

— Vous ne devinez pas .'*

Il la regarda encore une fois, mais d'une façon si violente qu'elle


baissa la tête en rougissant. Il reprit:
— Emma...
— Monsieur! fit-elle en s'écartant un peu.
— Ah! vous voyez bien, répliqua-t-il d'une voix mélancolique,
que j'avais raison de vouloir ne pas revenir! car ce nom, ce nom qui
MADAME BOVARY 169

remplit mon âme et qui m'est échappé, vous me l'interdisez! Madame


Bovary!...Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce n'est pas
votre nom, d'ailleurs! c'est le nom d'un autre!
Il répéta :

— D'un autre!
Et il se cacha la figure entre les mains.
— Oui, je pense à vous continuellement!... Votre souvenir me
désespère ! Ah ! pardon !... Je vous quitte... Adieu... J'irai loin...

que vous n'entendrez plus parler de moi !... Et cependant...


si loin,

m'a poussé vers vous


aujourd'hui... je ne sais quelle force encore !

Car on ne lutte pas contre le ciel, on ne résiste point au sourire


des anges! on se laisse entraîner par ce qui est beau, charmant,
adorable !

C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses;


etson orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve, s'étirait
mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.

Mais si je ne suis pas venu, continua-t-il, si je n'ai pu vous voir,
ah! du moins j'ai bien contemplé ce qui vous entoure. La nuit, toutes

les nuits, je me relevais, j'arrivais jusqu'ici, je regardais votre maison,


le toit qui brillait sous la lune, les arbres du jardin qui se balançaient
à votre fenêtre, et une petite lampe, une lueur, qui brillait à travers

les carreaux, dans l'ombre. Ah! vous ne saviez guère qu'il y avait là,

si près et si loin, un pauvre misérable...


un sanglot.
Elle se tourna vers lui avec

Oh! vous êtes bon! dit-elle.

Non, je vous aime, voilà tout! Vous n'en doutez pas! Dites-le
moi, un mot! un seul mot !

Et Rodolphe, insensiblement, se laissait glisser du tabouret


jusqu'à terre: mais on entendit un bruit de sabots dans la cuisine,

et la porte de la salle, il s'en aperçut, n'était pas fermée.


— Que vous seriez charitable, poursuivit-il en se relevant, de
satisfaire une fantaisie.
C'était de visiter sa maison ; il désirait la connaître ; et madame
lyo MADAME BOVARY
Bovary n'y voyant point d'inconvénient, ils se levaient tous deux,
quand Charles entra.
— Bonjour, docteur, lui dit Rodolphe.
Le médecin, flatté de ce titre inattendu, se répandit en obséquio-
sités, et l'autre en profita pour se remettre un peu.
— Madame m'entretenait, fit-il donc, de sa santé...
Charles l'interrompit; il avait mille inquiétudes, en effet; les
oppressions de sa femme recommençaient. Alors Rodolphe demanda
si l'exercice du cheval ne serait bon.
— Certes! excellent, parfait!... Voilà une idée! Tu devrais
la suivre.
Et comme elle objectait qu'elle n'avait point de cheval, M. Ro-
dolphe en offrit un; mais elle refusa ses offres; il n'insista pas; puis,
afin de motiver sa visite, il raconta que son charretier, l'homme à la
saignée, éprouvait toujours des étourdissements.
— J'y passerai, Bovary. dit
— Non, non, vous l'enverrai; nous
je viendrons, ce sera plus
commode pour vous.
— Ah! bien. Je vous remercie.
fort
Et, dès qu'ils furent seuls :

— • Pourquoi n'acceptes-tu pas les propositions de M. Bou-


langer, qui sont si gracieuses ?

Elle prit un air boudeur, chercha mille excuses, et déclara fina-


lement que cela peut-être semblerait drôle.
— Ah! je m'en moque pas mal! dit Charles en faisant une pi-
rouette. La santé avant tout! Tu as tort!
— Et comment veux-tu que monte cheval, je à puisque je n'ai
pas d'amazone ?

— faut t'en commander une! répondit-il.


Il

L'amazone la décida.
Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger
que sa femme était à sa disposition, et qu'il comptait sur sa com-
plaisance.
MADAME BOVARY 171

Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles


avec deux chevaux de maître. L'un portait des pompons roses aux
une selle de femme en peau de daim.
oreilles et
Rodolphe avait mis de longues bottes molles, se disant que
sans doute elle n'en avait jamais vu de pareilles; en effet, Emma fut
charmée de sa tournure, lorsqu'il apparut sur le palier avec son grand
habit de velours et sa culotte de tricot blanc. Elle était prête ; elle
l'attendait.
Justin s'échappa de la pharmacie pour la voir, et l'apothicaire
aussi se dérangea. Il faisait à M. Boulanger des recommandations.
— Un malheur arrive si vite! Prenez garde! Vos chevaux peut-
être sont fougueux!
Elle entendit du bruit au-dessus de sa tête c'était Félicité qui
;

tambourinait contre les carreaux pour divertir la petite Berthe. L'en-


fant envoya de loin un baiser sa mère lui répondit d'un signe avec
;

le pommeau de sa cravache.
— Bonne promenade! cria M. Homais. De la prudence, surtout!
de la prudence ! Et il agita son journal en les regardant s'éloigner.
Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe
galopait à côté d'elle. Par moments, ils échangeaient une parole. La
figure un peu baissée, la main haute et le bras droit déployé, elle
s'abandonnait à la cadence du mouvement qui la berçait sur la selle.
Au bas de la côte, Rodolphe lâcha les rênes! ils partirent ensemble
d'un seul bond; puis, en haut, tout à coup, les chevaux s'arrêtèrent,
et son grand voile bleu retomba.
On était aux premiers jours d'octobre. Il y avait du brouillard
sur la campagne. Des vapeurs s'allongeaient à l'horizon, entre le
contour des collines; et d'autres, se déchirant, montaient, se per-
daient. Quelquefois, dans un écartement des nuées, sous un rayon
de soleil, on apercevait au loin les toits d'Yonville avec les jardins
au bord de l'eau, les cours, les murs et le clocher de l'église. Emma
fermait à demi les paupières pour reconnaître sa maison, et jamais ce
pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit. De la hauteur
1^2 MADAME BOVARY
OÙ ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s'évapo-

rant à l'air. Les massifs d'arbres, de place en place, saillissaient


comme des rochers noirs, et les hautes lignes des peupliers, qui
dépassaient labrume, figuraient des grèves que le vent remuait.
A côté, sur la pelouse, entre les sapins, une lumière brune cir-

culait dans l'atmosphère tiède. La terre, roussâtre comme de la


poudre de tabac, amortissait le bruit des pas; et du bout de leurs
fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux des pommes
de pin tombées.
Rodolphe et Emma suivirent ainsi la lisière du bois. Elle se dé-
tournait de temps à autre, afin d'éviter son regard, et alors elle ne
voyait que les troncs de sapins alignés, dont la succession continue
l'étourdissait un peu. Les chevaux soufflaient. Le cuir des selles
craquait.
Au moment, où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.
— Dieu nous protège! dit Rodolphe.
— Vous croyez ? fit-elle.
— Avançons! avançons! reprit-il.

Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.


De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans
rétrier d'Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait, et il les retirait
à mesure. D'autres fois, pour écarter les branches, il passait près
d'elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était

devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands


espaces pleins de bruyères tout en fleurs, et des nappes de violettes
s'alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou
dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait sous les
buissons, glisser un petit battement d'ailes, ou bien le cri rauque
et doux des corbeaux, qui s'envolaient dans les chênes.
Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant,

sur la mousse, entre les ornières.


Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât
relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait
174 MADAME BOVARY
entre ce drap noir et la bottine noire la délicatesse de son bas blanc,
qui lui semblait quelque chose de sa nudité. Elle s'arrêta.
— Je suis fatiguée, dit-elle.
— Allons, essayez encore, reprit-il. Du courage!
Puis, cent pas plus loin de nouveau et à travers
elle s'arrêta ;

son de son chapeau d'homme descendait obliquement sur


voile, qui
ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre,
comme si elle eût nagé sous des flots d'azur.
— Où allons-nous donc ?

ne répondit rien. Elle respirait d'une façon saccadée. Ro-


Il

dolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.


Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l'on avait abattu des
baliveaux. Ils s'assirent sur un tronc d'arbre renversé, et Rodolphe
se mit à lui parler de son amour. Il ne l'effraya point d'abord par
des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique. Emma l 'écou-
tait la tête basse, et tout en remuant avec la pointe de son pied des
copeaux par terre. Mais, à cette phrase:
— Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes }
— Eh non! répondit-elle. Vous le savez bien. C'est impossible.
Elle se leva pour au poignet. Elle s'arrêta.
partir. Il la saisit
Puis, l'ayant considéré quelques minutes d'un œil amoureux et tout
humide, elle dit vivement :

— Ah! tenez, n'en parlons plus... Où sont les chevaux.? Re-


tournons.
Il eut un geste de colère et d'ennui. Elle répéta :

— Où ? où sont les chevaux }


sont les chevaux
Alors souriant d'un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents
serrées, il s'avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante.
Elle balbutiait :

— Oh! vous me faites peur! vous me faites mal. Partons.


— Puisqu'il le faut, reprit-il en changeant de visage.
Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui
donna son bras. Ils s'en retournèrent. Il disait:
MADAME BOVARY 175
—Qu'aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n'ai pas compris. Vous
vous méprenez, sans doute ? Vous êtes dans mon âme comme une
madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée.
Mais j'ai besoin de vous pour vivre; j'ai besoin de vos yeux, de votre
voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange!
Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait
de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.
Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.
—Oh! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas! Restez!
Il l'entraîna plus loin, autour d'un petit étang, où des lentilles

d'eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se
tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans
l'herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.
—J'ai tort, j'ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
— Pourquoi?... Emma! Emma!
— Oh! Rodolphe!... lentement fit la jeune femme en se penchant
sur son épaule.
Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle ren-
versa son cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et défaillante, tout
en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle
s'abandonna.
Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant
entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d'elle,

dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient,


comme des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes.
si

Le silence était partout quelque chose de doux semblait sortir des


;

arbres; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient,


et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors elle
entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri
vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l'écoutait silencieu-
sement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de
ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son
canif une des deux brides cassées.
176 MADAME BOVARY
Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin. Ils revirent
sur la boue les traces de leurs chevaux, côte à côte, et les mêmes buis-
sons, les mêmes dans l'herbe. Rien autour d'eux n'avait
cailloux
changé; et pour elle cependant, quelque chose était survenu de plus
considérable que si les montagnes se fussent déplacées. Rodolphe, de
temps à autre, se penchait et lui prenait sa main pour la baiser.

Elle était charmante, à cheval! Droite, avec sa taille mince, le


genou plié sur la crinière de sa bête et un peu colorée par le grand
air, dans la rougeur du soir. En entrant dans Yonville, elle caracola
sur les pavés. On la regardait des fenêtres.
Son mari, au bonne mine; mais elle eut l'air
dîner, lui trouva
de ne pas l'entendre lorsqu'il s'informa de sa promenade! et elle
restait le coude au bord de son assiette, entre les deux bougies qui
brûlaient.
— Emma! dit-il.

— Quoi ?

— Eh bien, j'ai passé cette après-midi chez M. Alexandre;


il une ancienne pouliche encore fort belle,
a un peu couronnée seule-
ment, et qu'on aurait, je suis sûr, pour une centaine d'écus...
Il ajouta :

— Pensant même que cela te serait agréable, je l'ai retenue...,


je l'ai achetée... Ai-je bien fait? dis-moi donc?
Elle remua la tête en signe d'assentiment; puis, un quart d'heure
après :

— Sors-tu ce demanda-t-elle.
soir ?

— Oui, pourquoi ?

— Oh! mon ami.


rien, rien,
Et, dès qu'elle fut débarrassée de Charles, elle monta s'enfermer
dans sa chambre.
D'abord, ce fut comme un étourdissement elle voyait les ar- ;

bres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l'étreinte
de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage.
MADAME BOVARY I77

Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle pro-
fondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la trans-
figurait.
Elle se répétait: J'ai un amant! un amant! se délectant à cette
idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue.
Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du
bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose
de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité
bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa
pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas,
dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
Alors rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et
elle se

la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa


mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait
elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait
la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d'amou-
reuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs, Emma éprouvait une satis-
faction de vengeance. N'avait-elle pas assez souffert ? Mais elle triom-
phait maintenant, et l'amour, si longtemps contenu, jaillissait tout
entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords,
sans inquiétude, sans trouble.
La journée du lendemain se passa dans une douceur nouvelle.
Ils se firent des serments. Elle lui raconta ses tristesses. Rodolphe
l'interrompait par ses baisers; et elle lui demandait, en le contemplant
les paupières à demi closes, de l'appeler encore par son nom et de
répéter qu'il l'aimait. C'était dans la forêt, comme la veille, sous une
hutte de sabotiers. Les murs en étaient de paille et le toit descendait
si bas qu'il fallait se tenir courbé. Ils étaient assis l'un contre l'autre,
sur un lit de feuilles sèches.
A partir de ce jour-là, ils s'écrivirent régulièrement tous les
soirs. Emma portait sa lettre au bout du jardin, près de la rivière,
dans une fissure de la terrasse. Rodolphe venait l'y chercher et en
plaçaitune autre, qu'elle accusait toujours d'être trop courte. ,

14
178 MADAME BOVARY
Un
matin que Charles était sorti dès avant l'aube, elle fut prise
par la de voir Rodolphe à l'instant. On pouvait arriver
fantaisie
promptement à la Huchette, y rester une heure et être rentré dans
Yonville que tout le monde encore serait endormi. Cette idée la fk
haleter de convoitise, et elle se trouva bientôt au milieu de la prairie,
où elle marchait à pas rapides, sans regarder derrière elle.
Le jour commençait à paraître. Emma, de loin, reconnut la maison
de son amant, dont les deux girouettes à queue d'aronde se décou-
paient en noir sur le crépuscule pâle.
Après la cour de la ferme, il y avait un corps de logis qui devait
être le château. Elley entra, comme si les murs, à son approche, se
fussent écartés d'eux-mêmes. Un grand escalier droit montait vers
le corridor. Emma tourna la clanche d'une porte, et tout à coup,

au fond de la chambre, elle aperçut un homme qui dormait. C'était


Rodolphe. Elle poussa un cri.
— Te voilà ! te voilà ! répétait-il. Comment as-tu fait pour venir .''...

Ah! ta robe est mouillée!


— Je t'aime! répondit-elle en lui passant les bras autour du cou.
Cette première audace lui ayant réussi, chaque fois maintenant
que Charles sortait de bonne heure, Emma s'habillait vite et descendait
à pas de loup le perron qui conduisait au bord de l'eau.
Mais quand la planche aux vaches était levée, il fallait suivre
les murs qui longeaient la rivière. La berge était glissante; elle s'ac-
crochait de main, pour ne pas tomber, aux bouquets de ravenelles
la

flétries. Puis prenait à travers des champs en labour, où elle enfon-


elle
çait, trébuchait et empêtrait ses bottines minces. Son foulard noué
sur sa tête s'agitait au vent dans les herbages; elle avait peur des bœufs,
elle se mettait à courir; elle arrivait ensoufflée, les joues roses, et
exhalant de toute sa personne un frais parfum de sève, de verdure
et de grand Rodolphe, à cette heure-là, dormait encore. C'était
air.

comme une matinée de printemps qui entrait dans sa chambre.


Les rideaux jaunes, le long des fenêtres, laissaient passer douce-
ment une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant des
MADAME BOVARY 179

yeux, tandis que les gouttes de rosée suspendues à ses bandeaux


faisaient comme une auréole de topaze tout autour de sa figure.
Rodolphe, en riant, l'attirait à lui et il la prenait sur son cœur.
Ensuite, elle examinait l'appartement, elle ouvrait les tiroirs
des meubles, elle se peignait avec son peigne et se regardait dans le

miroir à barbe. Souvent même elle mettait entre ses dents le tuyau
d'une grosse pipe qui était sur la table de nuit, parmi des citrons
et des morceaux de sucre, près d'une carafe d'eau. Il leur fallait un
bon quart d'heure pour les adieux. Alors Emma pleurait; elle aurait
voulu ne jamais abandonner Rodolphe. Quelque chose de plus fort
qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un jour, la voyant survenir à

l'improviste, il fronça le visage, comme quelqu'un de contrarié.


— Qu'as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ? Parle-moi!
Enfin, il déclara, d'un air sérieux, que ses visites devenaient im-
prudentes et qu'elle se compromettait.

i^^^

^V-^
X

Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour


l'avait enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais
à présent qu'il était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre
quelque chose, ou même qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait
de chez lui, elle jetait tout alentour des regards inquiets, épiant chaque
forme qui passait à l'horizon et chaque lucarne du village d'où l'on
pouvait l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris, le bruit des charrues;
et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les feuilles des
peupliers qui se balançaient sur sa tête.
Un matin, qu'elle s'en retournait ainsi, elle crut distinguer tout
à coup long canon d'une carabine qui semblait la tenir en joue.
le

Il dépassait obliquement le bord d'un petit tonneau, à demi enfoui


entre les herbes, au rebord d'un fossé. Emma, prête à défaillir

de terreur, avança cependant, et un homme sortit du tonneau, comme


ces diables à boudin qui se dressent du fond des boîtes. Il avait des
guêtres bouclées jusqu'aux genoux, sa casquette enfoncée jusqu'aux
yeux, les lèvres grelottantes et le nez rouge. C'était le capitaine Binet,
à l'affût des canards sauvages.
— Vous auriez dû parler de loin! s'écria-t-il. Quand on aperçoit
un fusil, il faut toujours avertir.
Le percepteur, par là, tâchait de dissimuler la crainte qu'il venait
d'avoir, car un aux canards
arrêté préfectoral ayant interdit la chasse
autrement qu'en bateau, M. Binet, malgré son respect pour les lois,
se trouvait en contravention. Aussi croyait-il à chaque minute entendre
arriver le garde champêtre. Mais cette inquiétude irritait son plaisir,
et, tout seul dans son tonneau, il s'applaudissait de son bonheur et

de sa malice.
MADAME BOVARY l8l

A la vue d'Emma, il parut soulagé d'un grand poids, et aussitôt,


entamant la conversation :

— ne pas chaud ça pique!


Il fait ;

Emma ne répondit poursuivit rien. Il :

— Et vous voilà de bien bonne heure


sortie ?

— Oui, en balbutiant;
dit-elle viens de chez nourrice où je la
est mon enfant.
— Ah! bien! bien! Quant à moi, que vous me voyez,
fort fort tel

dès la pointe du jour, je suis là ; mais le temps est si crassineux, qu'à


moins d'avoir la plume juste au bout...
— Bonsoir, monsieur Binet, interrompit-elle en lui tournant
les talons.
— Serviteur, madame, reprit-il d'un ton sec.
Et il rentra dans son tonneau.
Emma se repentit d'avoir quitté si brusquement le percepteur.
Sans doute il allait faire des conjectures défavorables. L'histoire de
la nourrice était la pire excuse, tout le monde sachant bien à Yon-
ville que la petite Bovary, depuis un an,
était revenue chez ses parents.
D'ailleurs, personne n'habitait aux environs; ce chemin ne condui-
sait qu'à la Huchette; Binet donc avait deviné d'où elle venait, et
il ne se tairait pas, il bavarderait, c'était certain! Elle resta jusqu'au
soir à se torturer l'espritdans tous les projets de mensonges imagina-
bles, et ayant sans cesse devant les yeux cet imbécile à carnassière.
Charles, après le dîner, la voyant soucieuse, voulut, par distrac-
tion, la conduire chez le pharmacien et la première personne qu'elle ;

aperçut dans la pharmacie ce fut encore lui, le percepteur! Il était


debout devant le comptoir éclairé par la lumière du bocal rouge,
et il disait :

— Donnez-moi, je vous prie, une demi-once de vitriol.


— Justin, cria l'apothicaire, apporte-nous l'acide sulfurique.
Puis, à Emma, qui voulait monter dans l'appartement de madame
Homais :

— Non, restez, ce n'est pas la peine, elle va descendre. Chauf-


l82 MADAME BOVARY
fez-vous au poêle en attendant... Excusez-moi... Bonjour, docteur
(car le pharmacien se plaisait beaucoup à prononcer ce mot docteur,
comme en l'adressant à un autre, il eût fait rejaillir sur lui-même
si,

quelque chose de la pompe qu'il y trouvait)... Mais prends garde


de renverser les mortiers va plutôt chercher les chaises de la petite
!

salle tu sais bien qu'on ne dérange pas les fauteuils du salon.


;

Et pour remettre en place son fauteuil, Homais se précipitait


hors du comptoir, quand Binet lui demanda une demi-once d'acide
de sucre.
—Acide de sucre pharmacien dédaigneusement. Je
? fit le

ne connais pas, j'ignore! Vous voulez peut-être de l'acide oxalique?


C'est oxalique, n'est-il pas vrai ?

Binet expliqua qu'il avait besoin d'un mordant pour composer


lui-même une eau de cuivre avec quoi dérouiller diverses garnitures
de chasse. Emma tressaillit. Le pharmacien se mit à dire :

—En effet, le temps n'est pas propice, à cause de l'humidité.


—Cependant, reprit le percepteur d'un air finaud, il y a des
personnes qui s'en arrangent.
Elle étouffait.
— Donnez-moi encore...
— ne s'en donc jamais!
Il ira pensait-elle.
— Une demi-once d'arcanson de térébenthine, quatre onces
et
de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal, s'il vous plaît, pour
nettoyer les cuirs vernis de mon équipement.
L'apothicaire commençait à tailler de la cire, quand madame
Homais parut avec Irma dans ses bras. Napoléon à ses côtés et Athalie
qui banc de velours, contre la fenêtre,
la suivait. Elle alla s'asseoir sur le

et le gamin s'accroupit sur un tabouret, tandis que sa sœur aînée


rôdait autour de la boîte à jujube, près de son petit papa. Il emplis-
sait des entonnoirs et bouchait des flacons; il collait des étiquettes,
il confectionnait des paquets. On se taisait autour
de lui et l'on ;

entendait seulement, de temps à autre, tinter les poids dans les ba-
lances, avec quelques paroles basses du pharmacien donnant des
conseils à son élève.
MADAME BOVARY 183

— Comment va votre jeune personne? demanda tout à coup


madame Homais.
— Silence exclama son mari, qui
! écrivait des chiffres sur le
cahier de brouillons.

— Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée ? reprit-elle à demi-voix.


— Chut! chut! Emma, en désignant
fit du doigt l'apothicaire.
Mais Binet, tout entier à la lecture de l'addition, n'avait rien
entendu probablement. Enfin il sortit. Alors Emma, débarrassée,
poussa un grand soupir.
184 MADAME BOVAPY
— Comme
vous respirez fort dit madame Homais. !

— Ah! chaud, répondit-elle.


c'est qu'il fait
Ils avisèrent donc le lendemain à organiser leurs rendez- vous.

Emma voulait corrompre sa servante par un cadeau; mais il eût


mieux valu découvrir à Yonville quelque maison discrète. Rodolphe
promit d'en chercher une.
Pendant tout l'hiver, trois ou quatre fois la semaine, à la nuit
noire, il arrivait dans le jardin. Emma, tout exprès, avait retiré la
clef de que Charles crut perdue.
la barrière,

Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée


de sable. Elle se levait en sursaut mais quelquefois, il lui fallait
;

attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et


il n'en finissait pas. Elle se dévorait d'impatience; si ses yeux
l'avaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres. Enfin, elle com-
mençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait à
lire fort tranquillement, comme si la lecture l'eût amusée. Mais
Charles qui était au lit l'appelait pour se coucher.
— Viens donc, Emma, disait-il, il est 'temps.
— Oui, j'y vais! répondait-elle.
Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait
vers le mur et s'endormait. Elle s'échappait, en retenant son haleine,
souriante, palpitante, déshabillée.
Rodolphe avait un grand manteau; il l'en enveloppait tout entière,
et, passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au
fond du jardin.
C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris
où autrefois Léon la regardait si amoureusement, durant les soirs
d'été. Elle ne pensait guère à lui, maintenant.
Les étoiles brillaient à travers les branches de jasmin sans feuilles.
Ils entendaient derrière eux la rivière qui coulait, et, de temps à
autre, sur la berge, le claquement des roseaux secs. Des massifs
d'ombre, çà et là, se bombaient dans l'obscurité, et parfois, frissonnant
tous d'un seul mouvement, ils se dressaient et se penchaient comme
MADAME BOVARY 185

d'immenses vagues noires qui se fussent avancées pour les recouvrir.


Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs
lèvres leur semblaient plus forts; leurs yeux, qu'ils entrevoyaient
à peine, leur paraissaient plus grands, et au milieu du silence, il y
avait des paroles dites tout bas, qui tombaient sur leur âme avec une
sonorité cristalline et qui s'y répercutaient en vibrations multipliées.
Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s'allaient réfugier dans le
cabinet aux consultations, entre le hangar et l'écurie. Elle allumait un
des flambeaux de la cuisine, qu'elle avait caché derrière les livres.
Rodolphe s'installait là comme chez lui. La vue de la bibliothèque
et du bureau, de tout l'appartement enfin, excitait sa gaieté; et il ne
pouvait se retenir de faire sur Charles quantité de plaisanteries qui
embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus sérieux, et même
plus dramatique à l'occasion, comme cette fois où elle crut entendre
dans l'allée un bruit de pas qui s'approchait.
— On vient! dit-elle.
Il lumière.
souffla la
— As-tu tes pistolets }

— Pourquoi ?

— Mais... pour défendre, te reprit Emma.


-
— Est-ce de ton mari } Ah ! le pauvre garçon !

Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait: « Je


l'écraserais d'une chiquenaude. »
Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu'elle y sentît une sorte
d'indélicatesse et de grossièreté naïve qui la scandalisa.
Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle
avait parlé sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux
même, car il n'avait, lui, aucune raison de haïr ce bon Charles, n'étant
pas ce qui s'appelle dévoré de jalousie; — et, à ce propos, Emma lui

avait fait un grand serment qu'il ne trouvait pas non plus du meilleur
goût.
D'ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu échanger
des miniatures, on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle
l86 MADAME BOVARY
demandait à présent une bague, un véritable anneau de mariage, en
signe d'alliance éternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir
ou des voix de de sa mère, à elle, et
la nature; puis elle l'entretenait
de sa mère, à lui. Rodolphe
perdue depuis
l'avait vingt ans. Emma,
néanmoins, l'en consolait avec des mièvreries de langage, comme on
eût fait à un marmot abandonné, et même lui disait quelquefois, en
regardant la lune :

— Je suis sûre que là-haut, ensemble, elles approuvent notre


amour.
Mais elle était si jolie! il en avait possédé si peu d'une candeur
pareille! Cet amour sans libertinage était pour lui quelque chose de
nouveau, et qui, le sortant de ses habitudes faciles, caressait à la fois
son orgueil et sa sensualité. L'exaltation d'Emma, que son bon sens
bourgeois dédaignait, lui semblait au fond du cœur charmante,
puisqu'elle s'adressait à sa personne. Alors, sûr d'être aimé, il ne se
gêna pas, et insensiblement ses façons changèrent.
— Il n'avait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la

faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient


folle; si bien que leur grand amour, où elle vivait plongée, parut se
diminuer sous elle, comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son
lit; et elle aperçut la vase. Elle n'y voulait pas croire; elle redoubla

de tendresse; Rodolphe, de moins en moins, cacha son indifférence.


Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne
souhaitait point, au contraire, le chérir davantage. L'humiliation de
se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptés tempé-
raient. Ce n'était pas de l'attachement, c'était comme une séduction
permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur.
Les apparences, néanmoins, étaient plus calmes que jamais.
Rodolphe ayant réussi à conduire l'adultère selon sa fantaisie; et,
au bout de six mois, quand le printemps arriva, ils se trouvaient,
l'un vis-à-vis de l'autre comme deux mariés qui entretiennent tran-
quillement une flamme domestique.
C'était l'époque où le père Rouault envoyait son dinde, en sou-
MADAME BOVARY 187

venir de sa jambe remise. Le cadeau arrivait toujours avec une lettre.

Emma coupa la corde qui la retenait au panier, et lut les lignes sui-
vantes :

« Mes chers enfants,

« J'espère que la présente vous trouvera en bonne santé et que


celui-là vaudra bien les autres, car il me
semble un peu plus mollet,
si j'ose dire, et plus massif. Mais la prochaine fois, par changement,

je vous donnerai un coq, à moins que vous ne teniez de préférence


aux picots, et renvoyez-moi la bourriche, s'il vous plaît, avec les deux
anciennes. J'ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture,
une nuit qu'il ventait fort, s'est envolée dans les arbres. La récolte
non plus n'a pas été trop fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j'irai
vous voir. Ça m'est tellement difficile de quitter maintenant la maison,
depuis que je suis seul, ma pauvre Emma! »

Et il un intervalle entre les lignes, comme si le bon-


y avait ici

homme eût laissé tomber sa plume pour rêver quelque temps.


« Quant à moi, je vais bien, sauf un rhume que j'ai attrapé

l'autre jour à la foire d'Yvetot, où j'étais parti pour retenir un berger,


ayant mis le mien dehors, par suite de sa trop grande délicatesse de
bouche. Comme on est à plaindre avec tous ces brigands-là! Du
reste, c'était aussi un malhonnête.
« d'un colporteur qui, voyageant cet hiver par votre
J'ai appris
pays, s'est fait arracher une dent, que Bovary travaillait toujours dur.
Ça ne m'étonne pas, et il m'a montré sa dent; nous avons pris un café
ensemble. Je lui ai demandé s'il t'avait vue, il m'a dit que non, mais
qu'il avait vu dans l'écurie deux animaux, d'où je conclus que le métier
roule. Tant mieux, mes chers enfants, et que le bon Dieu vous envoie
tout le bonheur imaginable.
« Il me fait deuil de ne pas connaître encore ma bien-aimée
petite-fille,Berthe Bovary. J'ai planté pour elle, dans le jardin, sous
ta chambre, un prunier de prunes d'avoine, et je ne veux pas qu'on y
l88 MADAME BOVARY
touche, si ce n'est pour lui faire plus tard des compotes, que je garderai

dans l'armoire, à son intention, quand elle viendra.


« Adieu, mes chers enfants. Je t'embrasse, ma fille, vous aussi

mon gendre, et la petite, sur les deux joues.


« Je suis, avec bien des compliments,
« Votre tendre père,

« Théodore Rouault. »

Elle resta quelques minutes à tenir entre ses doigts ce gros papier.
Les fautes d'orthographe s'y enlaçaient les unes aux autres; et Emma
poursuivait la pensée douce qui caquetait tout au travers, comme une
poule à demi cachée dans une haie d'épines. On avait séché l'écriture
avec les cendres du foyer, car un peu de poussière grise glissa de la
lettre sur sa robe, et elle crut presque apercevoir son père se courbant
vers l'âtre pour saisir les pincettes. Comme il y avait longtemps qu'elle
n'était plus auprès de lui, sur l'escabeau, dans la cheminée, quand elle
faisait brûler le bout d'un bâton à la grande flamme des joncs marins
qui pétillaient!... Elle se rappela des soirs d'été tout pleins de soleil.
Les poulains hennissaient quand on passait, et galopaient, galopaient...
Il y avait sous sa fenêtre une ruche à miel, et quelquefois les abeilles,

tournoyant dans la lumière, frappaient contre les carreaux comme


les balles d'or rebondissantes. Quel bonheur dans ce temps-là! quelle

liberté! quel espoir! quelle abondance d'illusions! Il n'en restait plus,


maintenant! Elle en avait dépensé à toutes les aventures de son âme,
par toutes les conditions successives, dans la virginité, dans le mariage
et dans l'amour; —les perdant ainsi continuellement le long de sa vie,
comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes
les auberges de la route.

Mais qui donc la rendait si malheureuse ? oii était la catastrophe


extraordinaire qui l'avait bouleversée.'' Et elle releva la tête, regar-
dant autour d'elle, comme pour chercher la cause de ce qui la faisait
souffrir.
Un rayon d'avril chatoyait sur les porcelaines de l'étagère ;
MADAME BOVARY 189

le feu brûlait elle sentait sous ses pantoufles la douceur du tapis


;
;

lejour était blanc, l'atmosphère tiède, et elle entendit son enfant qui
poussait des éclats de rire.
La petite fille au milieu de l'herbe
se roulait alors sur le gazon,
qu'on fanait. Elle était couchée à plat ventre, en haut d'une meule.
Sa bonne la retenait par la jupe, Lestiboudois ratissait à côté, et,
chaque fois qu'il s'approchait, elle se penchait en battant l'air de
ses deux bras.
-- Amenez-la-moi! dit sa mère, se précipitant pour l'embrasser.
Comme je t'aime, ma pauvre enfant, comme je t'aime !

Puis, s 'apercevant qu'elle avait le bout des oreilles un peu sale,


elle sonna vite pour avoir de l'eau chaude et la nettoya, la changea
de linge, de bas, de souliers, fit mille questions sur sa santé, comme
au retour d'un voyage, et enfin, la baisant encore et pleurant un peu,
elle la remit aux mains de la domestique, qui restait fort ébahie deyant

cet excès de tendresse.


Rodolphe, le soir, la trouva plus sérieuse que d'habitude.
— Cela se passera, jugea-t-il, c'est un caprice.
Et il manqua consécutivement à trois rendez- vous. Puis quand
il revint, elle se montra froide et presque dédaigneuse.
— Ah! tu perds ton temps, ma mignonne...
Et il eut l'air de ne pas remarquer ses soupirs mélancoliques,
ni le mouchoir qu'elle tirait.
C'est alors qu'Emma se repentit!
Elle se demanda même pourquoi donc elle exécrait Charles, et
s'iln'eût pas été meilleur de le pouvoir aimer. Mais il n'offrait pas
grande prise à ces retours du sentiment, si bien qu'elle demeurait
fort embarrassée, dans sa velléité de sacrifice, lorsque l'apothicaire
vint à propos lui fournir une occasion.
XI

Il dernièrement l'éloge d'une nouvelle méthode pour la


avait lu
cure des pieds bots; et, comme il était partisan du progrès, il conçut
cette idée patriotique que Yonville, pour se mettre au niveau, devait
avoir des opérations de stréphopodie.

Car, disait-il à Emma, que risque-t-on ? Examinez (et il
énumérait sur ses doigts les avantages de la tentative) succès presque :

certain, soulagement et embellissement du malade, célébrité vite


acquise à l'opérateur.Pourquoi votre mari, par exemple, ne voudrait-il
pas débarrasser ce pauvre Hippolyte, du Lion d'or? Notez qu'il ne
manquerait pas de raconter sa guérison à tous les voyageurs, et puis
(Homais baissait la voix et regardait autour de lui) qui donc m'em-
pêcherait d'envoyer au journal une petite note là-dessus? Eh! mon
Dieu! un article circule..., on en parle..., cela finit par faire la boule
de neige ! et qui sait } qui sait .''

En Bovary pouvait réussir; rien n'afiîrmait à Emma qu'il


effet,

ne fût habile, et quelle satisfaction pour elle que de l'avoir engagé


à une démarche d'où sa réputation et sa fortune se trouveraient
accrues ? Elle ne demandait qu'à s'appuyer sur quelque chose de plus
solide que l'amour.
Charles, sollicité par l'apothicaire et par elle, se laissa convaincre.
Il fit venir de Rouen le volume du docteur Duval et, tous les soirs,
se prenant la tête entre les mains, il s'enfonçait dans cette lecture.
Tandis qu'il étudiait les équins, les varus et les valgus, c'est-à-
dire la stréphocatopodie, la stréphendopodie et la stréphexopodie

(ou,pour parler mieux, les différentes déviations du pied, soit en bas,


en dedans ou en dehors), avec la stréphypopodie et la stréphano-
podie (autrement dit torsion en dessous et redressement en haut),
M. Homais par toute sorte de raisonnements exhortait le garçon
d'auberge à se faire opérer.
MADAME BOVARY 19I

— A peine sentiras-tu, peut-être, une légère douleur; c'est une


simple piqûre, comme une petite saignée, moins que l'extirpation
de certains cors.
Hippolyte, réfléchissant, roulait des yeux stupides.
— Du reste, reprenait le pharmacien, çà ne me regarde pas!
c'est pour toi par humanité pure Je voudrais te voir, mon ami, débar-
! !

rassé de ta hideuse claudication, avec ce balancement de la région


lombaire, qui, bien que tu prétendes, doit te nuire considérablement
dans l'exercice de ton métier.
Alors Homais lui représentait combien il se sentirait ensuite plus
gaillard et plus ingambe, et même lui donnait à entendre qu'il s'en
trouverait mieux pour plaire aux femmes. Et le valet d'écurie se prenait
à sourire lourdement. Puis il l'attaquait par la vanité :

— N'es-tu pas un homme, saprelotte!!! Que serait-ce donc,


s'il t'avait fallu servir... aller combattre sous les drapeaux?... Ah!
Hippolyte !

Et Homais, s'éloignait, déclarant qu'il ne comprenait pas cet


entêtement, cet aveuglement à se refuser aux bienfaits de la science.
Le malheureux comme une conjuration. Binet,
céda, car ce fut
qui ne se mêlait jamais des affaires d'autrui, madame Lefrançois,
Artémise, les voisins, et jusqu'au maire, M. Tuvache, tout le monde
l'engagea, le sermonna, lui faisait honte; mais ce qui acheva de le
décider, c'est que ça ne lui coûterait rien. Bovary se chargeait même
de fournir la machine pour l'opération. Emma avait eu l'idée de cette
générosité ; et Charles y consentit se disant au fond du cœur que sa
femme était un ange.
Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois,
il fit donc construire par le menuisier aidé du serrurier, une manière

de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir,


les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.
Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait

connaître d'abord quelle espèce de pied bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite.


192 MADAME BOVARY
ce qui ne l'empêchait pas d'être tourné en dedans, de sorte que c'était
un équin mêlé d'un peu de varus, ou bien un léger varus fortement
accusé d'équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied
de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les
ongles noirs figuraient les clous d'un fer, le stréphopode, depuis le

matin jusqu'à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuel-


lement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en
avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette
jambe-là que de l'autre. A force d'avoir servi, elle avait contracté
comme des qualités morales de patience et d'énergie, et quand on
lui donnait quelque gros ouvrage, il s'écorait dessus, préférablement.
Or, puisque c'était un équin, il fallait couper le tendon d'Achille,
quitte à s'en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se
débarrasser du varus: car le médecin n'osait d'un seul coup risquer
deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d'attaquer
quelque région importante qu'il ne connaissait pas.
Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse,
après quinze siècles d'intervalle, la ligature immédiate d'une artère;
ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse
d'encéphale; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire
supérieur, n'avaient, certes, le cœur si palpitant, la main si frémissante,
l'intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d'Hippolyte,
son téiiotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait,
à côté sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes,
une pyramide de bandes, tout ce qu'il y avait de bandes chez l'apothi-
caire. C'était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces pré-
paratifs, autant pour éblouir la multitude que pour s'illusionner
lui-même. Charles piqua la peau on entendit un craquement sec.
;

Le tendon était coupé, l'opération était finie. Hippolyte n'en revenait


pas de surprise; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir
de baisers.
— Allons, calme-toi, disait l'apothicaire, tu témoigneras plus
tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur!
MADAME BOVARY I93

Et il descendit conter le résultat à cinq ou six curieux qui sta-


tionnaient dans la cour et qui s'imaginaient qu'Hippolyte allait re-

paraître marchant droit. Puis Charles, ayant bouclé son malade


dans le moteur mécanique, s'en retourna chez lui, où Emma, tout
anxieuse, l'attendait sur la porte. Elle lui sauta au cou; ils se mirent
à table; il mangea beaucoup, et même il voulut, au dessert, prendre

une tasse de café, débauche qu'il ne se permettait que le dimanche


lorsqu'il y avait du monde.
La soirée fut charmante, pleine de causeries, de rêves en commun.
Ils parlèrent de leur fortune future, d'améliorations à introduire
dans leur ménage; il voyait sa considération s 'étendant,son bien-être
s'augmentant, sa femme l'aimant toujours; et elle se trouvait heureuse
de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin
d'éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait.
L'idée de Rodolphe, un moment, lui passa par la tête mais ses yeux ;

se reportèrent sur Charles elle remarqua même avec surprise qu'il


:

n'avait point les dents vilaines.


au lit lorsque M. Homais, malgré la cuisinière, entra
Ils étaient

tout à coup dans la chambre, en tenant à la main une feuille de papier


fraîche écrite. C'était la réclame qu'il destinait au Fanal de Rouen.
Il la leur apportait à lire.
— Lisez vous-même, dit Bovary.
Il lut : « Malgré les préjugés qui recouvrent encore une partie de
la face de l'Europe comme un réseau, la lumière cependant commence
à pénétrer dans nos campagnes. C'est ainsi que mardi, notre petite
cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience chirurgicale
qui est en même temps un acte de haute philanthropie. M. Bovary,
un de nos praticiens les plus distingués... »
— Ah! c'est trop! c'est trop! disait Charles, que l'émotion suf-
foquait.
— Mais non, pas du tout! comment donc!... « A opéré d'un pied
bot... » Je n'ai pas mis le terme scientifique, parce que, vous savez

15
194 MADAME BOVARY
dans un journal..., tout le monde peut-être ne comprendrait pas ;

il faut que les masses...


— En effet, dit Bovary. Continuez.
— Je reprends, dit le pharmacien...
« M. Bovary, un de nos praticiens les plus distingués, a

opéré d'un pied bot le nommé Hippolyte Tautain, garçon d'écurie


depuis vingt-cinq ans à l'hôtel du Lion d'or, tenu par madame
veuve Lefrançois, sur la d'Armes. La nouveauté de la ten-
place
tative et l'intérêt qui s'attachait au sujet avait attiré un tel concours
de population, qu'il y avait véritablement encombrement au seuil
de l'établissement. L'opération, du reste, s'est pratiquée comme
par enchantement et à peine si quelques gouttes de sang sont
venues sur la peau, comme pour dire que le tendon rebelle venait
enfin de céder sous les efforts de l'art. Le malade, chose étrange
(nous l'affirmons de visu), n'accusa point de douleur. Son état,
jusqu'à présent, ne laisse rien à désirer. Tout porte à croire que la
convalescence sera courte et qui sait même si, à la prochaine fête
;

villageoise, nous ne verrons pas notre brave Hippolyte figurer dans


des danses bachiques, au milieu d'un chœur de joyeux drilles, et ainsi
prouver à tous les yeux, par sa verve et ses entrechats, sa complète
guérison! Honneur donc aux savants généreux! honneur à ces esprits
infatigables qui consacrent leurs veilles à l'amélioration ou bien au
soulagement de leur espèce! Honneur! trois fois honneur! N'est-ce
pas le cas de s'écrier que les aveugles verront, les sourds entendront
et les boiteux marcheront ? Mais ce que le fanatisme autrefois pro-
mettait à ses élus, la science maintenant l'accomplit pour tous les
hommes. Nous tiendrons nos lecteurs au courant des phases succes-
sives de cette cure remarquable. «
Ce qui n'empêcha pas que cinq jours après la mère Lefrançois
arriva tout effarée en s 'écriant :

— Au secours, il se meurt!... j'en perds la tête!


Charles se précipita vers le Lionpharmacien qui l'aper-
d'or, et, le
çut passant sur la Place, sans chapeau, abandonna la pharmacie.
MADAME BOVARY I95

Il parut lui-même, haletant, rouge, inquiet, et demandant à tous


ceux qui montaient l'escalier :

—Qu'a donc notre intéressant stréphopode ?


Il se tordait, le stréphopode, dans des convulsions atroces; si

bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait


contre la muraille à la défoncer.
Avec beaucoup de précautions, pour ne pas déranger la po-
sition du membre, on retira donc la boîte, et l'on vit un spectacle
affreux. Les formes du pied disparaissaient dans une telle bouffissure,
que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était cou-
verte d'ecchymoses occasionnées par la fameuse machine. Hippolyte
déjà s'était plaint d'en souffrir; on n'y avait pris garde. Il fallut re-
connaître qu'il n'avait pas eu tort complètement et on le laissa libre

quelques heures. Mais à peine l'œdème eut-il un peu disparu, que les
deux savants jugèrent à propos de rétablir le membre dans l'appareil,
et en l'y serrant davantage, pour accélérer les choses. Enfin, trois jours
après, Hippolyte n'y pouvant plus tenir, ils retirèrent encore une fois
la mécanique, tout en s 'étonnant beaucoup du résultat qu'ils aper-

çurent. Une tuméfaction livide s'étendait sur la jambe, et avec des


phlyctènes de place en place, par où suintait un liquide noir. Cela
prenait une tournure sérieuse. Hippolyte commençait à s'ennuyer,
et la mère Lefrançois l'installa dans la petite salle, près de la cuisine,
pour qu'il eût au moins quelque distraction.
Mais le percepteur, qui tous les jours y dînait, se plaignit avec
amertume d'un tel voisinage. Alors on transporta Hippolyte dans la
salle du billard.
Il était là, geignant sous ses grosses couvertures, pâle, barbe la

longue, les yeux caves, et, de temps à autre, tournant sa tête en sueur
sur le sale oreiller où s'abattaient les mouches. Madame Bovary le
venait voir. Elle lui apportait des linges pour ses cataplasmes et le

consolait, l'encourageait. Du reste, il ne manquait pas de compa-


gnie, les jours de marché surtout, lorsque les paysans autour de lui
196 MADAME BOVARY
poussaient les billes du billard, s'escrimaient avec les queues, fu-
maient, buvaient, chantaient, braillaient.
— Comment vas-tu ? disaient-ils, en lui frappant sur l'épaule.
Ah! tu n'es pas fier, à ce qu'il paraît! mais c'est ta faute. Il faudrait
faire ceci, faire cela. Et on lui racontait des histoires de gens qui
avaient tous été guéris par d'autres remèdes que les siens; puis, en
manière de consolation, ils ajoutaient :


C'est que tu t'écoutes trop lève-toi donc tu te dorlotes
! !

comme un roi! Ah! n'importe, vieux farceur! tu ne sens pas bon!


La gangrène, en effet, montait de plus en plus. Bovary en était
malade lui-même. Il venait à chaque heure, à tout moment. Hippolyte
le regardait avec des yeux pleins d'épouvante et balbutiait en san-

glotant :

— Quandque je serai guéri? Ah! sauvez-moi!... Que


est-ce
je suis malheureux! que je suis malheureux!
Et le médecin s'en allait, toujours en lui recommandant la diète.

Ne l'écoute point, mon garçon, reprenait la mère Lefrançois;
ils t'ont déjà bien assez martyrisé ! tu vas t'affaiblir encore. Tiens,
avale !

Et elle lui présentait quelque bon bouillon, quelque tranche de


gigot, quelque morceau de lard, et parfois des petits verres d'eau-de-
vie, qu'il n'avait pas le courage de porter à ses lèvres.
L'abbé Bournisien apprenant qu'il empirait, fit demander à
le voir. Il commença par le plaindre de son mal, tout en déclarant
qu'il fallait s'en réjouir, puisque c'était la volonté du Seigneur, et
profiter vite de l'occasion pour se réconcilier avec le ciel.
— Car, disait l'ecclésiastique d'un ton paternel, tu négligeais
un peu tes devoirs; on te voyait rarement à l 'office divin; combien
y a-t-il d'années que tu ne t'es approché de la sainte table } Je com-
prends que tes occupations, que le tourbillon du monde aient pu
t'écarter du soin de ton salut. Mais, à présent, c'est l'heure d'y réfléchir.
Ne désespère pas cependant; j'ai connu de grands coupables qui,
près de comparaître devant Dieu (tu n'en es point encore là, je le
MADAME BOVARY I97

sais bien), avaient imploré sa miséricorde, et qui certainement sont


morts dans les meilleures dispositions. Espérons que, tout comme
eux, tu nous donneras de bons exemples! Ainsi, par précaution,
qui donc t'empêcherait de réciter matin et soir un « Je vous salue,
Marie, pleine de grâce, » et un « Notre Père, qui êtes aux cieux » ?
Oui, fais cela! pour moi, pour m'obliger. Qu'est-ce que ça coûte?...
me le promets-tu ?
Le pauvre diable promit. Le curé revint les jours suivants.
Il causait avec l'aubergiste et même racontait des anecdotes entre-
mêlées de plaisanteries, de calembours qu'Hippolyte ne comprenait
pas. Puis, dès que la circonstance le permettait, il retombait sur les
matières de religion, en prenant une figure convenable.
Son zèle parut réussir, car bientôt le stréphopode témoigna l'en-
vie d'aller en pèlerinage à Bon-Secours, s'il se guérissait, à quoi
M. Bournisien répondit qu'il ne voyait pas d'inconvénient ; deux
précautions valaient mieux qu'une. On ne risquait rien.
L'apothicaire s'indigna contre ce qu'il appelait les manœuvres
du prêtre; elles nuisaient, prétendait-il, à la convalescence d'Hip-
polyte, et il répétait à madame Lefrançois :

— Laissez-le! laissez-le! vous lui perturbez le moral avec votre


mysticisme !

Mais la bonne femme ne voulait plus l'entendre. 11 était la cause


de tout. Par esprit de contradiction, elle accrocha même au chevet
du malade un bénitier tout plein, avec une branche de buis.
Cependant la religion, pas plus que la chirurgie ne paraissait
le secourir, et l'invincible pourriture allait montant toujours des

extrémités vers le ventre. On


beau varier les potions et changer
avait
les cataplasmes, les muscles chaque jour se décollaient davantage,

et enfin Charles répondit par un signe de tête affirmatif, quand la


mère Lefrançois lui demanda si elle ne pourrait point, en désespoir
de cause, faire venir M. Canivet, de Neufchâtel, qui était une célébrité.
Docteur en médecine, âgé de cinquante ans, jouissant d'une
bonne position et sûr de lui-même, le confrère ne se gêna pas pour
198 MADAME BOVARY
rire dédaigneusement lorsqu'il découvrit cette jambe gangrenée
jusqu'au genou. Puis, ayant déclaré net qu'il la fallait amputer, il
s'en alla chez le pharmacien déblatérer contre les ânes qui avaient pu
réduire un malheureux homme en un tel état. Secouant M. Homais
par le bouton de sa redingote, il vociférait dans la pharmacie :

— Ce sont là des inventions de Paris! Voilà les idées de ces


messieurs de la capitale! c'est comme le strabisme, le chloroforme
et la lithotritie, un tas de monstruosités que le gouvernement devrait
défendre! Mais on veut faire le malin, et l'on vous fourre des re-
mèdes sans s'inquiéter des conséquences. Nous ne sommes pas si
forts que cela, nous autres, nous ne sommes pas des savants, des mir-
liflores, des jolis cœurs nous sommes des praticiens, des guérisseurs,
;

et nous n'imaginerions pas d'opérer quelqu'un qui se porte à merveille !

Redresser des pieds bots! est-ce qu'on peut redresser les pieds bots?
c'est comme si l'on voulait, par exemple, rendre droit un bossu!
Homais souffrait en écoutant ce discours, et il dissimulait son
malaise sous un sourire de courtisan, ayant besoin de ménager M. Ca-
nivet, dont les ordonnances quelquefois arrivaient jusqu'à Yonville;
aussi ne prit-il pas la défense de Bovary, ne fit-il même aucune obser-
vation, et abandonnant ses principes, il sacrifia sa dignité aux intérêts
plus sérieux de son négoce.
Ce fut dans le village un événement considérable que cette
amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants,
ce jour-là, s'étaient levés de m^eilleure heure, et la grande rue,
bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme
s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier

sur la maladie d'Hippolyte; les boutiques ne vendaient rien, et ma-


dame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de la fenêtre,
par l'impatience où elle était de voir venir l'opérateur.
Il arriva dans son cabriolet, qu'il conduisait lui-même. Mais
le ressort du côté droit s'étant à la longue affaissé sous le poids de sa

corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant,


et l'on apercevait, sur l'autre coussin près de lui, une vaste boîte,
MADAME BOVARY I99

recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient


magistralement.
Quand il fut entré comme un porche du Lion
tourbillon sous le

d'or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval,


puis il alla dans l'écurie voir s'il mangeait bien l'avoine car, en ;

arrivant chez ses malades, il s'occupait d'abord de sa jument et de son


cabriolet. On disait même à ce propos: «Ah! M. Canivet, c'est un
original » Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable aplomb.
!

L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût pas


failli à la moindre de ses habitudes.
Homais se présenta.
— Je compte sur vous, fit le docteur. Sommes-nous prêts ?

En marche !

Mais en rougissant, avoua qu'il était trop sensible


l'apothicaire,
pour une pareille opération.
assister à
— Quand on est simple spectateur, disait-il, l'imagination, vous
savez, se frappe! Et puis, système nerveux tellement...
j'ai le
— Ah! bah! interrompit Canivet, vous me paraissez, au contraire,
porté à l'apoplexie. Et, d'ailleurs, cela ne m'étonne pas, car vous
autres, messieurs les pharmaciens, vous êtes continuellement fourrés
dans votre cuisine, ce qui doit finir par altérer votre tempérament.
Regardez-moi, plutôt: tous les jours, je me lève à quatre heures, je
fais ma barbe à l'eau froide (je n'ai jamais froid), et je ne porte pas

de flanelle, je n'attrape aucun rhume, le coftre est bon! Je vis tantôt


d'une manière, tantôt d'une autre, en philosophe, au hasard de la
fourchette. C'est pourquoi je ne suis point délicat comme vous, et
il m'est aussi parfaitement égal de découper un chrétien que la pre-
mière venue. Après ça, direz-vous, l'habitude..., l'habitude!...
volaille
Alors, sans aucun égard pour Hippolyte, qui suait d'angoisse
entre ses draps, ces messieurs engagèrent une conversation où l'apo-
thicaire compara le sang-froid d'un chirurgien à celui d'un général ;

et ce rapprochement fut agréable à Canivet qui se répandit en paroles


sur les exigences de son art. Il le considérait comme un sacerdoce,
200 MADAME BOVARY
bien que de santé le déshonorassent. Enfin, revenant au
les officiers

malade, il bandes apportées par Homais, les mêmes


examina les

qui avaient comparu lors du pied bot, et demanda quelqu'un pour


lui tenir le membre. On envoya chercher Lestiboudois,etM. Canivet,
ayant retroussé ses manches, passa dans la salle de billard, tandis
que l'apothicaire restait avec Artémise et l'aubergiste, plus pâles
tous les deux que leur tablier, et l'oreille tendue contre la porte.
Bovary, pendant ce temps-là, n'osait bouger de sa maison. Il se
tenait en bas, dans la salle, assis au coin de la cheminée sans feu, le
menton sur sa poitrine, les mains jointes, les yeux fixes. Quelle
mésaventure pensait-il, quel désappointement Il avait pris pourtant
! !

toutes les précautions imaginables. La fatalité s'en était mêlée. N'im-


porte ! Hippolyte plus tard venait à mourir, c'est lui qui l'aurait
si

assassiné Et puis, quelle raison donnerait-il dans les visites quand on


!

l'interrogerait ? Peut-être, cependant, s'était-il trompé en quelque


chose .''
Il cherchait, ne trouvait pas. Mais les plus fameux chirur-
giens se trompaient bien. Voilà ce qu'on ne voudrait jamais croire!
on allait rire, au contraire, clabauder! Cela se répandrait jusqu'à
Forges! jusqu'à Neufchâtel! jusqu'à Rouen! partout! Qui sait si des
confrères n'écriraient pas contre lui? une polémique s'ensuivrait !

il faudrait répondre dans les journaux. Hippolyte même pouvait


lui faire un procès. Il se voyait déshonoré, ruiné, perdu! Et son

imagination, assaillie par une multitude d'hypothèses, ballottait au


milieu d'elles comme un tonneau vide emporté à la mer et qui roule
sur les flots.

Emma, en face de lui, le regardait; elle ne partageait pas son


humiliation, elle en éprouvait une autre. C'était de s'être imaginé
qu'un pareil homme pût valoir quelque chose, comme si vingt fois
déjà elle n'avait pas suffisamment aperçu sa médiocrité.
Charles se promenait de long en large, dans la chambre. Ses
bottes craquaient sur le parquet.
— Assieds-toi, dit-elle, tu m'agaces!
Il se rassit.
MADAME BOVARY 201

Comment donc avait-elle fait (elle qui était si intelligente!)


pour se méprendre encore une fois ? Du reste, par quelle déplorable
manie avoir ainsi abîmé son existence en sacrifices continuels!
Elle se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son
âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la
boue comme des hirondelles blessées, tout ce qu'elle avait désiré,
tout ce qu'elle s'était refusé, tout ce qu'elle aurait pu avoir! et pour-
quoi, pourquoi ?

Au milieu du silence qui emplissait le village, un cri déchirant


traversa l'air. Bovary devint pâle à s'évanouir. Elle fronça les sourcils
d'un geste nerveux, puis continua.
C'était pour lui cependant, pour cet être pour cet homme qui
! !

ne comprenait rien, qui ne sentait rien. Car il était là, tout tranquil-
lement, et sans même se douter que le ridicule de son nom allait
désormais la salir comme lui. Elle avait fait des efforts pour l'aimer,
et elle s'était repentie en pleurant d'avoir cédé à un autre!
— Mais c'était peut-être un valgus exclama soudain Bovary, qui
!

méditait.
Au choc imprévu de cette phrase, tombant sur sa pensée comme
une balle de plomb dans un plat d'argent, Emma tressaillant leva
la tête pour deviner ce qu'il voulait dire et ils se regardèrent
;

silencieusement, presque ébahis de se voir, tant ils étaient par leur


conscience éloignés l'un de l'autre. Charles la considérait avec le
regard trouble d'un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les
derniers cris de l'amputé qui se suivaient en modulations traînantes,
coupées de saccades aiguës, comme le hurlement lointain de quelque
bête qu'on égorge. Emma mordait ses lèvres blêmes, et roulant
entre ses doigts un des brins du polypier qu'elle avait cassé, elle fixait
sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flèches
de feu prêtes à partir. Tout en lui l'irritait maintenant, sa figure,
son costume, ce qu'il ne disait pas, sa personne entière, son exis-
tence enfin. Elle se repentait comme d'un crime de sa vertu passée,
et ce qui en restait encore s'écroulait sous les coups furieux de son
202 MADAME BOVARY

orgueil. Elle se délectait dans toutes les ironies mauvaises de l'adultère


triomphant. Le souvenir de son amant revenait à elle avec des attrac-
tions vertigineuses elle y jetait son âme, emportée vers cette image
;

par un enthousiasme nouveau et Charles lui semblait aussi détaché


;

de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anéanti que


s'il allait mourir, et qu'il eût agonisé sous ses yeux.

Mais il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ;

et à travers la jalousie baissée, il aperçut au bord des halles, en plein


soleil, le docteur Canivet qui s'essuyait le front avec son foulard.
Homais, derrière lui, portait à la main une grande boîte rouge, et

ils se dirigeaient tous les deux du côté de la pharmacie.


Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna
vers sa femme en lui disant :

— Embrasse-moi donc, ma bonne!


— Laisse-moi! toute rouge de
fit-elle colère.
— Qu'as-tu qu'as-tu ? ? répétait-il stupéfait. Calme-toi, reprends-
toi! Tu bien que
sais t'aime! viens!
je
— Assez! d'un
s'écria-t-elle air terrible.

Et s 'échappant de la salle, Emma ferma la porte si fort, que le


baromètre bondit de la muraille et s'écrasa par terre.
Charles s'affaissa dans son fauteuil, bouleversé, cherchant ce
qu'elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et
sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste
et d'incompréhensible.
Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa
maîtresse qui l'attendait au bas du perron, sur la première marche.
Ils s'étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige
sous la chaleur de ce baiser.
XII

Ilsrecommencèrent à s'aimer. Souvent même, au milieu de la


journée, Emma lui écrivait tout à coup; puis, à travers les carreaux,
faisait un signe à Justin, qui, dénouant vite sa serpillière, s'envolait à
la Huchette Rodolphe arrivait c'était pour lui dire qu'elle s'ennuyait,
: ;

que son mari était odieux et l'existence affreuse !

— Est-ce que j'y peux quelque chose? s'écria-t-il un jour, im-


patienté.
— Ah! si tu voulais!...
Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués,
le regard perdu.
— Quoi donc Rodolphe. ? fit

Elle soupira.
— Nous irions vivre ailleurs... quelque part...
— Tu es vraiment! folle, dit-il en riant. Est-ce possible?

Elle revint là-dessus; il eut l'air de ne pas comprendre et dé-

tourna la conversation.
Ce ne comprenait pas, c'était tout ce trouble dans une chose
qu'il
aussi simple que l'amour. Elle avait un motif, une raison, et comme
un auxiliaire à son attachement.
Cette tendresse, en effet, chaque jour s'accroissait davantage sous
la répulsion du mari, et plus elle se livrait à l'un, plus elle exécrait
l'autre ;
jamais Charles ne lui paraissait aussi désagréable, avoir les
doigts aussi carrés, l'esprit aussi lourd, les façons si communes qu'après
ses rendez- vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble.
Alors, tout en faisant l'épouse et la vertueuse, elle s'enflammait à
l'idée de cette tête dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle
vers le front hâlé, de cette taille à la fois si robuste et si élégante, de
cet homme enfin qui possédait tant d'expérience dans la raison; tant
204 MADAME BOVARY
d'emportement dans le désir! C'était pour lui qu'elle se limait les

ongles avec un soin de ciseleur, et qu'il n'y avait jamais assez de cold-
cream sur sa peau, ni de patchouli dans ses mouchoirs. Elle se char-
geait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle
emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait
son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend
un prince. Il fallait que la domestique fût sans cesse à blanchir du
linge, et de toute la journée Félicité ne bougeait de la cuisine, où
le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait tra-

vailler.
Le coude sur la longue planche, où elle repassait, il considérait
avidement toutes ces affaires de femmes étalées autour
de lui, les
jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons à coulisse,
vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
— A quoi cela sert-il } demandait le jeune garçon en passant
sa main sur la crinoline ou les agrafes.
— Tu n'as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité,
comme si ta patronne, madame Homais, n'en portait pas de pareils.
— Ah bien oui ! madame Homais !

Et il d'un ton méditatif:


ajoutait
— Est-ce que c'est une dame comme Madame.
Mais Félicité s'impatientait de le voir tourner ainsi tout autour
d'elle. Elle avait six ans de plus, et Théodore, le domestique de
M. Guillaumin, commençait à lui faire la cour.
— Laisse-moi tranquille! disait-elle en déplaçant son pot d'em-
pois. Va-t'en plutôt piler des amandes; tu es toujours à fourrager
du côté des femmes; attends pour te mêler de ça, méchant mioche,
que tu aies de la barbe au menton.
— Allons, ne vous fâchez pas, je m'en vais vous faire ses bottines.
Et aussitôt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d'Emma,
tout empâtées de crotte, —la crotte des rendez- vous, qui se déta- —
chait en poudre sous ses doigts, et qu'il regardait monter doucement
dans un rayon de soleil.
MADAME BOVARY 205

— Comme tu as peur de les abîmer! disait la cuisinière, qui


n'y mettait pas tant de façons quand elle les nettoyait elle-même,
parce que Madame,
dès que l'étoffe n'était plus fraîche, les lui aban-
donnait. Emma
en avait une quantité dans son armoire, et qu'elle
gaspillait à mesure, sans que jamais Charles se permît la moindre
observation.
C'est ainsi qu'il déboursa trois cents francs pour une jambe de
bois dont elle jugea convenable de faire cadeau à Hippolyte. Le pilon
en était garni de liège, et il y avait des articulations à ressort, une mé-
canique compliquée recouverte d'un pantalon noir, que terminait
une botte vernie. Mais Hippolyte, n'osant à tous les jours se servir
d'une si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer
une autre plus commode. Le médecin, bien entendu, fit encore les
frais de cette acquisition.
Donc, le garçon d'écurie peu à peu recommença son métier
On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles
entendait de loin, sur les pavés, le bruit sec de son bâton, il prenait
bien vite une autre route.
C'était M. L'Heureux, le marchand, qui s'était chargé de la com-
mande ; cela lui fournit l'occasion de fréquenter Emma. Il causait
avec elle des nouveaux déballages de Paris, de mille curiosités fémi-
nines, se montrait fort complaisant; et jamais ne réclamait d'argent.
Emma s'abandonnait à cette facilité de satisfaire tous ses caprices.
Ainsi, elle voulut avoir, pour Rodolphe, une fort belle
la donner à
cravache qui se trouvait à Rouen dans un magasin de parapluies.
M. L'Heureux, la semaine d'après, la lui posa sur sa table.
Mais, le lendemain, il se présenta chez elle avec une facture de
deux cent soixante-dix francs, sans compter les centimes. Emma
fut très embarrassée tous les tiroirs du secrétaire étaient vides on
: ;

devait plus de quinze jours à Lestiboudois, deux trimestres à la ser-


vante, quantité d'autres choses encore, et Bovary attendait impatiem-
ment l'envoi de M. Derozerays, qui avait coutume, chaque année,
de le payer vers la Saint -Pierre.
206 MADAME BOVARY
Elle réussit d'abord à éconduire L'Heureux ; enfin il perdit
patience on le poursuivait, ses capitaux étaient absents et s'il ne
: ;

rentrait dans quelques-uns, il serait forcé de lui reprendre toutes les


marchandises qu'elle avait.
— Eh! reprenez-les! Emma. dit
— Oh! pour c'est Seulement,
rire! répliqua-t-il. je ne regrette
que cravache.
la Ma redemanderai à Monsieur.
foi, je la
— Non! non! fit-elle.
— Ah! pensa L'Heureux.
je te tiens!
Et, sûr de sa découverte, il sortit en répétant à demi-voix et avec
son petit sifflement habituel:
— Soit! nous verrons! nous verrons!
Elle rêvait comment se tirer de là, quand la cuisinière, entrant,
déposa sur la cheminée un petit rouleau de papier bleu, de la part
de M. Derozerays. Emma sauta dessus, l'ouvrit. Il y avait quinze
napoléons. C'était compte. Elle entendit Charles dans
le l'escalier;

elle jeta l'or au fond de son tiroir et prit la clef.


Trois jours après, L'Heureux reparut.
— J'ai un arrangement à vous proposer, dit-il; si, au lieu de la

somme convenue, vous vouliez prendre...


— La voilà, fit-elle en lui plaçant dans la main quatorze napoléons.
Le marchand fut stupéfait. Alors, pour dissimuler son désap-
pointement, il se répandit en excuses et en offres de service qu'Emma
refusa toutes puis elle resta quelques minutes palpant dans la poche
;

de son tablier les deux pièces de cent sous qu'il lui avait rendues.
Elle se promettait d'économiser, afin de rendre plus tard...
— Ah bah! songea-t-elle. Charles n'y pensera plus.

Outre la cravache à pommeau de vermeil, Rodolphe avait reçu


un cachet avec cette devise: Amor nel cor ; de plus, une écharpe pour
se faire un cache-nez, et enfin un porte-cigarettes tout pareil à celui
du Vicomte, que Charles avait autrefois ramassé sur la route et qu'Em-
ma conservait. Cependant ces cadeaux l'humiliaient. Il en refusa
MADAME BOVARY 207
plusieurs ; elle insista, et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyran-
nique et trop envahissante. Puis elle avait d'étranges idées :

— Quand minuit sonnera, disait-elle, tu penseras à moi!


Et, s'il avouait n'y avoir pas songé, c'étaient des reproches en
abondance, et qui se terminaient toujours par l'éternel mot :

— M'aimes-tu ?
— Mais oui, je t'aime ! répondait-il.
— Beaucoup ?
— Certainement!
— Tu n'en as pas aimé d'autres, hein.'*
— Crois-tu m'avoir pris vierge? exclamait-il en riant.
2o8 MADAME BOVARY
Emma pleurait, et il s'efforçait de la consoler, enjolivant de
calembours ses protestations.

Oh! c'est que je t'aime! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir
me passer de toi, sais-tu bien ? J'ai quelquefois des envies de te revoir
où toutes les colères de l'amour me déchirent. Je me demande Où :

est-il.' il parle
Peut-être à d'autres femmes? il Elles lui sourient,
s'approche... Oh! non, n'est-ce pas, aucune ne te plaît? Il y en a
de plus belles, mais moi je sais mieux aimer! Je suis ta servante et
ta concubine tu es mon roi
! mon idole tu es bon tu es beau tu
! ! ! !

es intelligent! tu es fort!
Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient
pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses:
et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement,
laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours
les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme
si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité
des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient
murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la can-
deur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés
cachant médiocres
les affections ;

comme si la plénitude de l'âme
ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque
personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni
de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est
comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser
les ours,quand on voudrait attendrir les étoiles.
Mais avec cette supériorité de critique appartenant à celui qui,
dans n'importe quel engagement, se tient en arrière, Rodolphe aper-
çut en cet amour d'autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pu-
deur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de
souple et de corrompu. C'était une sorte d'attachement idiot plein
d'admiration pour lui, de voluptés pour elle, une béatitude qui l'en-
gourdissait; et son âme s'enfonçait en cette ivresse et s'y noyait, ra-
tatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie.
MADAME BOVARY 209

Par l'effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary


changea d'allures. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus
libres; elle eut même l'inconvenance de se promener avec M. Rodolphe,
une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde; enfin ceux
qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit un jour
descendre de V Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon
d'un homme; et madame Bovary, mère, qui, après une épouvantable
scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas
la bourgeoise la moins scandalisée. Bien d'autres choses lui déplurent:

d'abord Charles n'avait point écouté ses conseils pour l'interdiction


des romans; puis, le genre de la maison lui déplaisait; elle se permit
des observations et l'on se fâcha, une fois surtout, à propos de
Félicité.
Madame Bovary mère, au soir, en traversant le corridor,
la veille

dans la
l'avait surprise compagnie d'un homme, un homme à collier
brun, d'environ quarante ans, et qui, au bruit de ses pas, s'était
vite échappé de la cuisine. Alors Emma se prit à rire, mais la bonne
dame s'emporta, déclarant qu'à moins de se moquer des mœurs, on
devait surveiller celles des domestiques.
— De quelmonde êtes-vous ? dit la bru avec un regard tellement
impertinent, quç madame Bovary lui demanda si elle ne défendait
point sa propre cause.
— Sortez! fit la jeune femme se levant d'un bond.
— Emma! maman! s'écriait Charles pour les rapatrier. .

Mais elles s'étaient enfuies toutes les deux dans leur exaspéra-
tion. Emma trépignait en répétant :

— Ah! quel savoir-vivre! quelle paysanne!


courut
Il sa mère à hors des gonds
;
balbutiait
elle était ; elle :

— C'est une insolente! une évaporée! pire peut-être!


Et elle voulait partir immédiatement, si l'autre ne venait lui

faire des excuses. Charles retourna vers sa femme et la conjura de


céder ; il se mit à genoux elle finit par répondre
; :

— Soit! j'y vais.

16
210 MADAME BOVARY
En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de
marquise, en lui disant:
— Excusez-moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son
lit, et elle y pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l'oreiller.

Ils étaient convenus, elle et Rodolphe, qu'en cas d'événement


extraordinaire, elle attacherait à la persienne un petit chiffon de
papier blanc, afin que, si par hasard il se trouvait à Yonville, il ac-
courût dans la ruelle, derrière la maison. Emma fit le signal elle ;

attendait depuis trois quarts d'heure, quand tout à coup elle aperçut
Rodolphe au coin des halles. Elle fut tentée d'ouvrir la fenêtre, de
l'appeler; mais déjà il avait disparu. Elle retomba désespérée.
Bientôt pourtant il lui sembla que l'on marchait sur le trottoir.

C'était lui, sans doute; elle descendit l'escalier, traversa la cour. Il


était là, dehors. Elle se jeta dans ses bras.
— Prends donc garde, dit-il.

— Ah! tu savais!
si reprit-elle.
Et elle se mit à lui raconter tout, à la hâte, sans suite, exagérant
les faits, en inventant plusieurs, et prodiguant les parenthèses si

abondamment comprenait rien.


qu'il n'y
— Allons, mon pauvre ange, du courage, console-toi, patiente!
— Mais voilà quatre ans que je patiente et que je souffre!...
Un amour comme le nôtre devrait s'avouer à la face du ciel! Ils sont
àme torturer. Je n'y Sauve-moi!
tiens plus!
Elle se serrait contre Rodolphe. Ses yeux, pleins de larmes, étin-
celaient comme des flammes sous l'onde; sa gorge haletait à coups
rapides jamais il ne l'avait tant aimée; si bien qu'il en perdit la tête
;

et qu'il lui dit :

— Que faut-il faire } que veux-tu }


— Emmène-moi! s'écria-t-elle. Enlève-moi!... Oh! je t'en sup-
plie!
Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consen-
tement inattendu qui s'en exhalait dans un baiser.
MADAME BOVARY 211

— Mais... Rodolphe.
reprit
— Quoi donc ?

— Et ta fille.?
Elle quelques minutes,
réfléchit puis répondit :

— Nous prendrons, tant


la pis!
— Quelle femme! en se dit-il la regardant s'éloigner. Car elle

venait de s'échapper dans le jardin. On l'appelait.


La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la méta-
morphose de sa bru. En eiïet, Emma se montra plus docile, et même
poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour faire ma-
riner des cornichons.
Était-ce afin de les mieux duper ou bien voulait-
l'un et l'autre l

elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément

l'amertume des choses qu'elle allait abandonner ? Mais elle n'y prenait
garde, au contraire elle vivait comme perdue dans la dégustation
;

anticipée de son bonheur prochain. C'était avec Rodolphe un éternel


sujet de causeries. Elle s'appuyait sur son épaule, elle murmurait :

— Hein } quand nous serons dans la malle-poste!... Y songes-tu ?


Est-ce possible ? Il me semble qu'au moment où je sentirai la voiture
s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous
partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ?... Et toi ?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque ;

elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'en-


thousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament
avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l'expérience
du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le
fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par gradations déve-
loppée, et elle s'épanouissait enfin dans plénitude de sa nature.
la

Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards
amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un soufile fort écartait
ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombra-
geait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste
habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses
212 MADAME BOVARY

cheveux. Ils s'enroulaient en une masse lourde, négligemment, et

selon les hasards de l'adultère, qui les dénouait tous les jours. Sa
voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi;

quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des


draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme
aux premiers temps de son mariage, la trouvait délicieuse et tout
irrésistible.
Quand il rentrait au milieu de la nuit, il n'osait pas la réveiller.

La veilleuse de porcelaine arrondissait au plafond une clarté trem-


blante, et les rideaux fermés du petit berceau faisaient comme une
hutte blanche qui se bombait dans l'ombre, au bord du lit. Charles
les regardait. Il croyait entendre l'haleine légère de son enfant. Elle
allait grandir maintenant; chaque saison, vite, amènerait un progrès.

Il la voyait déjà revenant de l'école à la tombée da jour, toute rieuse,

avec sa brassière tachée d'encre, et portant au bras son panier; puis


il faudrait la mettre en pension, cela coûterait beaucoup comment ;

faire ? Alors il réfléchissait. Il pensait à louer une petite ferme aux


environs, et qu'il surveillerait lui-même, tous les matins, en allant
voir ses malades. Il en économiserait le revenu il le placerait à la ;

caisse d'épargne; ensuite il achèterait des actions, quelque part, n'im-


porte où d'ailleurs la clientèle augmenterait il y comptait, car il
; ;

voulait que Berthe fût bien élevée, qu'elle eût des talents, qu'elle
apprît le piano. Ah! qu'elle serait jolie, plus tard, à quinze ans, quand
ressemblant à sa mère, elle porterait comme elle, dans l'été, de grands
chapeaux de paille; on les prendrait de loin pour les deux sœurs.
Il se la figurait travaillant le soir auprès d'eux, sous la lumière de la

lampe; elle lui broderait des pantoufles; elle s'occuperait du ménage;


elle emplirait toute la maison de sa gentillesse et de sa gaieté. Enfin,
ils songeraient à son établissement ; on lui trouverait quelque brave
garçon ayant un état solide ; il la rendrait heureuse ; cela durerait
toujours.
Emma ne dormait pas ; elle faisait semblant d'être endormie ;

et, tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d'autres


rêves.
214 MADAME BOVARY
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit
jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient,
ils allaient, les bras enlacés, sans parier. Souvent, du haut d'une mon-

tagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des

dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathé-
drales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de
cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait
par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes ha-
billées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir des
mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont
la vapeur s 'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyra-

mides au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau.
Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des
filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes.

C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ils habiteraient une maison


:

basse à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord
de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en
hamac et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements
;

de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contem-
pleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait
apparaître, rien de particulier ne surgissait; les jours tous magnifiques
se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon
infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se
mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort,
et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait
les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents
de la pharmacie.
Elle avait fait venir M. L'Heureux et lui avait dit!
— J'aurais besoin d'un manteau, un grand manteau, à long
collet,doublé.
— Vous partez en demanda-t-il.
voyage.''
— Non! mais... n'importe, je compte sur vous n'est-ce pas .f*

et vivement!
MADAME BOVARY 21

Il s'inclina.

Il me faudrait encore, reprit-elle, une caisse... pas trop lourde...


commode.
— Oui, oui, j'entends, de quatre-vingt-douze centimètres en-
viron, sur cinquante, comme on les fait à présent.
Avec un sac de nuit.
—Décidément, pensa L'Heureux, il y a du grabuge là-dessous.
—Et tenez, dit madame Bovary en tirant sa montre de sa cein-
ture, prenez cela, vous vous paierez dessus.
Mais le marchand s'écria qu'elle avait tort; ils se connaissaient;
est-ce qu'il doutait d'elle .''
quel enfantillage! Elle insista cependant
pour qu'il prît au moins la chaîne, et déjà L'Heureux l'avait mise
dans sa poche et s'en allait, quand elle le rappela.
— Vous chez vous. Quant au manteau,
laisserez tout elle eut —
l'air de réfléchir —
ne l'apportez pas non plus seulement vous me ;

donnerez l'adresse de l'ouvrier et avertirez qu'on le tienne à ma


disposition.
mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle partirait
C'était le
d'Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Ro-
dolphe aurait retenu des places, pris des passeports, et même écrit à
Paris, afin d'avoir la malle entière jusqu'à Marseille, où ils achète-
raient une calèche et, de là, continueraient sans s'arrêter, par la route
de Gênes. Elle aurait eu soin d'envoyer chez L'Heureux son bagage,
qui serait directement porté à l'Hirondelle, de manière que personne
ainsi n'aurait de soupçons et dans tout cela, jamais il n'était question
;

de son enfant. Rodolphe évitait d'en parler; peut-être qu'elle n'y pen-
sait pas.
Il voulut avoir encore deux semaines devant lui, pour terminer

quelques dispositions puis au bout de huit jours, il en demanda


;

quinze autres, puis il se dit malade ensuite il fit un voyage le mois


; ;

d'août se passa, et après tous ces retards, ils arrêtèrent que ce serait
irrévocablement pour le 4 septembre, un lundi
Enfin, le samedi, l 'avant-veille, arriva.
2l6 MADAME BOVARY
Rodolphe vint le soir, plus tôt que de coutume.
— Tout est-il prêt ? lui demanda-t-elle.
— Oui.
Alors ils firent le tour d'une plate-bande, et allèrent s'asseoir
près de la terrasse, sur la margelle du mur.
— Tu es triste, dit Emma.
— Non, pourquoi ?

Et cependant il la regardait singulièrement, d'une façon tendre.


— Est-ce de t'en aller.'' reprit-elle, de quitter tes affections,
ta vie.'' Ah! je comprends... mais moi, je n'ai rien au monde! tu es
tout pour moi. Aussi je serai tout pour toi, je te serai une famille,
une patrie; je te soignerai, je t'aimerai.
— Que tu es charmante! dit-il en la saisissant dans ses bras.
— Vrai } fit-elle avec un rire de volupté, m'aimes-tu ? Jure-le
donc!
— Si je t'aime! mais je t'adore, mon amour!
si je t'aime!
La lune toute ronde et couleur de pourpre se levait à ras de
terre, au fond de la prairie. Elle montait vite entre les branches des
peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un rideau noir,
troué. Puis elle parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu'elle
éclairait ; et alors se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une
grande tache, qui faisait une infinité d'étoiles, et cette lueur d'argent
semblait s'y tordre jusqu'au fond, à la manière d'un serpent sans
tête couvert d'écaillés lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque
monstrueux candélabre, d'où ruisselaient tout du long, des gouttes
de diamant en fusion. La nuit douce s'étalait autour d'eux; des nappes
d'ombre emplissaient les feuillages. Emma, les yeux à demi clos,
aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. Ils ne se
parlaient pas, trop perdus qu'ils étaient dans l'envahissement de leur
rêverie. La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abon-
dante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mol-
lesse qu'en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leurs
souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que
MADAME BOVARY 217

celles des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe. Souvent


quelque bête nocturne, hérisson ou belette, se mettant en chasse,
dérangeait les feuilles, ou bien on entendait par moments une pêche
mûre qui tombait toute seule de l'espalier.
— Ah! la belle nuit! dit Rodolphe.
— Nous en aurons d'autres! reprit Emma, et comme se parlant
à elle-même :

— Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le cœur triste, ce-


pendant Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des habitudes
.''

quittées..,, ou plutôt... non c'est l'excès du bonheur! Que je suis


faible, n'est-ce pas? Pardonne-moi!
— Il est encore temps! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en repentiras
-

peut-être.
— Jamais impétueusement. Et, en se rapprochant de lui
! fit-elle :

—Quel malheur donc peut-il me survenir } Il n'y a pas de désert,


pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. A mesure
que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour
plus serrée, plus complète! Nous n'aurons rien qui nous trouble,
pas de soucis, nul obstacle! Nous serons seuls, tout à nous, éternelle-
ment! Parle donc, réponds-moi.
Il répondait à intervalles réguliers : Oui... Oui!... Elle lui avait
passé mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une voix enfantine,
les
malgré de grosses larmes qui coulaient :

— Rodolphe! Rodolphe! Ah! Rodolphe, cher petit Rodolphe!


Minuit sonna.
— Minuit! dit-elle. Allons, c'est demain! encore un jour!
Il se leva pour partir, et comme si ce geste qu'il faisait eût été

le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai :

— Tu as les passeports ?

— Oui.
— Tu n'oublies rien }

• — Non.
— Tu en es sûr ?
2l8 MADAME BOVAR\^

— Certainement.
— C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras?
A midi ?

Il fit unsigne de tête.


— A demain, donc! dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
ne se détournait pas. Elle courut après lui, et se penchant
Il

au bord de l'eau entre des broussailles :

—A demain! cria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans la

prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta, et quand il la

vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre comme
un fantôme, il fut pris d'un tel battement de cœur qu'il s'appuya
contre un arbre pour ne pas tomber.

Quel imbécile je suis! fit-il en jurant épouvantablement.
N'importe, c'était une jolie maîtresse!
Et aussitôt la beauté d'Emma, avec tous les plaisirs de cet
amour, lui réapparurent. D'abord, il s'attendrit, puis il se révolta
contre elle.

— Car en gesticulant, je ne peux pas m'ex-


enfin, exclamait-il
patrier, avoir la charge d'une enfant.
Il se disait ces choses pour s'affermir davantage.
— Et, d'ailleurs, les embarras, la dépense. Ah! non, non, mille
fois non ! cela eût été trop bête !
XIII

A peine arrivé chez lui, Rodolphe s'assit brusquement à son


bureau, sous la tête de cerf faisant trophée contre la muraille. Mais
quand il plume entre les doigts, il ne sut rien trouver, si bien
eut la

que, s'appuyant sur les deux coudes, il se mit à réfléchir. Emma lui
semblait être reculée dans un passé lointain, comme si la résolution
qu'il avait prise venait de placer entre eux, tout à coup, un immense
intervalle.
Alors, afin de ressaisir quelque chose d'elle, il alla chercher dans
l'armoire, au chevet de son lit, une vieille boîte à biscuit de Reims où
il enfermait d'habitude ses lettres de femmes, et il s'en échappa une
odeur de poussière humide et de roses flétries. D'abord il aperçut un
mouchoir de poche, couvert de gouttelettes pâles. C'était un mou-
choir à elle, une fois qu'elle avait saigné du nez, en promenade il ;

ne s'en souvenait plus. Il y avait auprès, se cognant à tous les angles,


la miniature donnée par Emma sa toilette lui parut prétentieuse
;

€t son regard en coulisse du plus pitoyable effet ;


puis, à force de
considérer cette image et d'évoquer le souvenir du modèle, les traits

d'Emma peu à peu se confondirent en sa mémoire, comrne si la

figure vivante et la figure peinte, se frottant l'une contre l'autre, se


fussent réciproquement effacées. de ses lettres elles
Enfin il lut ;

étaient pleines d'explications relatives à leur voyage, courtes, tech-


niques et pressantes comme des billets d'affaires. Il voulut revoir les
longues, celles d'autrefois pour les trouver au fond de la boîte, Ro-
;

dolphe dérangea toutes les autres; et machinalement il se mit à fouiller


dans ce tas de papiers et de choses, y retrouvant pêle-mêle des bou-
quets, une jarretière, un masque noir, des épingles et des cheveux
— des cheveux! de bruns, de blonds; quelques-uns même, s'accrochant
à la ferrure de la boîte se cassaient quand on l'ouvrait.
220 MADAME BOVARY
Ainsi flânant parmi ses souvenirs, il examinait les écritures
et le style des lettres, aussi variés que leurs orthographes. Elles étaient
tendres ou joviales, facétieuses, mélancoliques; il y en avait qui de-

mandaient de l'amour et d'autres qui demandaient de l'argent. A


propos d'un mot, il se rappelait des visages, de certains gestes, un son
de voix; quelquefois pourtant il ne se rappelait rien.
En effet, ces femmes, accourant à la fois dans sa pensée, s'y
gênaient les unes les autres et s'y rapetissaient, comme sous un même
niveau d'amour qui les égalisait. Prenant donc à poignée les lettres
confondues, s'amusa pendant quelques minutes à les faire tomber
il

en cascades, de sa main droite dans sa main gauche. Enfin, ennuyé,


assoupi, Rodolphe alla reporter la boîte dans l'armoire en se disant:
— Quel tas de blagues !

Ce qui résumait son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers
dans la cour d'un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur,

que rien de vert n'y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi
que les enfants, n'y laissait pas même, comme eux, son nom gravé
sur la muraille.
— Allons, se dit-il, commençons!
Il écrivit :

« Du courage, Emma ! du courage Je ne veux pas


! faire le malheur
de votre existence... »

— Après tout, c'est vrai, pensa Rodolphe; j'agis dans son in-
térêt ;
je suis honnête.
Avez-vous mûrement pesé votre détermination ? Savez-vous
X

l'abîme où je vous entraînais, pauvre ange.'' Non, n'est-ce pas Vous .f*

alliez confiante et folle, croyant au bonheur, à l'avenir... Ah! malheu-


reux que nous sommes insensés » ! !

Rodolphe s'arrêta pour trouver ici quelque bonne excuse.


—Si je lui disais que toute ma fortune est perdue .^.. Ah! non,
et d'ailleurs, cela n'empêcherait rien. Ce serait à recommencer plus
tard. Est-ce qu'on peut faire entendre raison à des femmes pareilles!
Il réfléchit, puis ajouta:
MADAME BOVARY 221

Je ne vous oublierai pas, croyez-le bien, et j'aurai continuel-


«

lement pour vous un dévouement profond; mais, un jour, tôt ou


tard, cette ardeur (c'est là le sort des choses humaines) se fût dimi-
nuée, sans doute! nous serait venu des lassitudes, et qui sait même
il

si je n'aurais pas eu l'atroce douleur d'assister à vos remords et


d'y participer moi-même, puisque je les aurais causés. L'idée seule
des chagrins qui vous arrivent me torture, Emma! Oubliez-moi!
Pourquoi faut-il que je vous aie connue ? Pourquoi étiez-vous si belle ?
Est-ce ma faute ? O mon Dieu! Non, non, n'en accusez que la fatalité » !

Voilà un mot qui fait toujours de l'effet, se dit-il.

« vous eussiez été une de ces femmes au cœur frivole


Ah! si

comme on en voit, certes, j'aurais pu, par égoïsme, tenter une ex-
périence alors sans danger pour vous. Mais cette exaltation délicieuse,
qui fait à la fois votre charme et votre tourment, vous a empêchée
de comprendre, adorable femme que vous êtes, la fausseté de notre
position future. Moi non plus, je n'y avais pas réfléchi d'abord, et je
me reposais à l'ombre de ce bonheur idéal, comme à celle du mance-
nillier, sans prévoir les conséquences. »

— Elle va peut-être croire que c'est par avarice que j'y renonce.
Ah ! n'importe! tant pis, il faut en finir!
« Le monde est cruel, Emma. Partout où nous eussions été, il

nous aurait poursuivis. Il vous aurait fallu subir les questions indis-
crètes, la calomnie, le dédain, l'outrage peut-être? L'outrage, à vous !

Oh!... et moi qui voudrais vous faire asseoir sur un trône! Moi qui
emporte votre pensée comme un talisman Car je me punis par l'exil !

de tout le mal que je vous ai fait. Je pars. Où.'* Je n'en sais rien, je
suis foii! Adieu! Soyez toujours bonne! Conservez le souvenir du
malheureux qui vous a perdue. Apprenez mon nom à votre enfant,
qu'il le redise dans ses prières. »

La mèche des deux bougies tremblait. Rodolphe se leva pour


aller fermer la fenêtre, et, quand il se fut rassis :

— Il me semble que c'est tout. Ah! encore ceci, de peur qu'elle


vienne à me relancer :
222 MADAME BOVARY
« Je serai loin quand vous lirez ces tristes lignes ; car j'ai voulu
m'entuir au plus vite afin d'éviter la tentation de vous revoir. Pas de
faiblesse! Je reviendrai et peut-être que plus tard, nous causerons
;

ensemble froidement de nos anciennes amours. Adieu »


très !

Et il y avait un dernier adieu, séparé en deux mots A Dieu! :

ce qu'il jugeait d'un excellent goût.


— Comment vais-je signer, maintenant se dit-il. Votre tout .''

dévoué... Non. Votre ami .^. Oui, c'est cela.


« Votre ami. »

Il relut sa lettre. Elle lui parut bonne.


— Pauvre petite femme! pensa-t-il avec attendrissement. Elle
va me croire plus insensible qu'un roc ; il eût fallu quelques larmes
là-dessus; mais, moi, je ne peux pas pleurer; ce n'est pas ma faute.
Alors, s 'étant versé de l'eau dans un verre, Rodolphe y trempa son
doigt et il laissa tomber de haut une grosse goutte, qui fit une tache
pâle sur l'encre ;
puis, cherchant à cacheter la lettre, le cachet Amor
fiel cor se rencontra.
— Cela ne va guère à la circonstance... Ah! bah! n'importe!
Après quoi, fuma troisil pipes, et alla se coucher.
Le lendemain, quand il debout (vers deux heures environ,
fut
il avait dormi tard), Rodolphe se fit cueillir une corbeille d'abricots.
Il disposa la lettre dans le fond, sous des feuilles de vigne, et ordonna

tout de suite à Girard, son valet de charrue, de porter cela délicate-


ment chez madame Bovary. Il se servait de ce moyen pour corres-
pondre avec elle, lui envoyant, selon la saison, des fruits ou du gibier.
— Si elle te demande de mes nouvelles, dit-il, tu répondras
que je suis parti en voyage. Il faut remettre le panier à elle-même,
en mains propres; va, et prends garde!
Girard passa sa blouse neuve, noua son mouchoir autour des
abricots, et marchant à grands pas lourds dans ses grosses galoches
ferrées, prit tranquillement le chemin d'Yonville.
MADAME BOVARY 223

Madame Bovary, quand il arriva chez elle, arrangeait avec


Félicité, sur la table de la cuisine, un paquet de linge.
— que notre maître vous envoie.
Voilà, dit le valet, ce
Elle fut saisie d'une appréhension, et tout en cherchant quelque
monnaie dans sa poche, elle considérait le paysan d'un œil hagard,
tandis qu'il la regardait lui-même avec ébahissement, ne comprenant
pas qu'un pareil cadeau pût tant émouvoir quelqu'un. Enfin il sortit.
Félicité restait. Elle n'y tenait plus elle courut dans la salle comme
;

pour y porter les abricots, renversa le panier, arracha les feuilles,


trouva la lettre, l'ouvrit, et, comme s'il y avait eu derrière elle un

effroyable incendie, Emma se mit à fuir vers sa chambre, tout épou-


vantée.
Charles y était, elle l'aperçut ; il lui parla ; elle n'entendit rien,
et elle continua vivement à monter les marches, haletante, éperdue,
ivre, et toujours tenant cette horrible feuille de papier, qui lui claquait

dans les doigts comme une plaque de tôle. Au second étage, elle s'ar-
rêta devant la porte du grenier, qui était fermée.
Alors elle voulut se calmer ; elle se rappela la lettre ; il fallait la

finir, elle n'osait pas. D'ailleurs, où ? Comment } On la verrait.


— Ah! non, ici, pensa-t-elle, je serai bien.
Emma poussa la porte et entra.
Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde, qui
lui serrait lestempes et l'étouffait; elle se traîna jusqu'à la rnansarde
close, dont elle tira le verrou, et la lumière éblouissante jaillit d'un
bond.
En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s'étalait à perte

de vue. En bas, sous elle, la place du village était vide; les cailloux
du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient im-
mobiles; au coin de la rue, il partit d'un étage inférieur une sorte de
ronflement à modulations stridentes. C'était Binet qui tournait.
Elle s'était appuyée contre l'embrasure de la mansarde et elle
relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait
d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle l'en-
224 MADAME BOVARY
tendait, elle l'entourait de ses deux bras, et des battements de cœur
qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de bélier,
s'accéléraient l'un après l'autre, à intermittences inégales. Elle jetait
les yeux tout autour d'elle avec l'envie que la terre croulât. Pourquoi
n'en pas finir? Qui la retenait donc? Elle était libre. Et elle s'avança,
elle regarda les pavés en se disant Allons allons : ! !

Le ravon lumineux qui montait d'en bas directement tirait vers


l'abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place
oscillant s'élevait le long des murs, et que le plancher s'inclinait par le
bout, à la manière d'un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord,
presque suspendue, entourée d'un grand espace. Le bleu du ciel
l'envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse, elle n'avait qu'à céder,
qu'à se laisser prendre, et le ronflement du tour ne discontinuait
pas, comme une voix furieuse qui l'appelait.
— Ma femme! ma femme! cria Charles.
Elle s'arrêta.
— Où es-tu donc? Arrive!
L'idée qu'elle venait d'échapper à la mort faillit la faire s'éva-
nouir de terreur elle ferma
; les yeux. Puis elle tressaillit au contact
d'une main sur sa manche; c'était Félicité.
— Monsieur vous attend, madame la soupe est servie. ;

Et il descendre Il fallut se mettre à table


fallut ! !

Elle essaya de manger. Les morceaux l 'étouffaient. Alors elle


déplia sa serviette comme pour en examiner les reprises et voulut
réellement s'appliquer à ce travail, compter les fils de la toile. Tout
à coup, le souvenir de la lettre lui revint. L'avait-elle donc perdue ?

Où la retrouver? Mais elle éprouvait une telle lassitude dans l'esprit,


que jamais elle ne put inventer un prétexte à sortir de table. Puis
elle était devenue lâche elle avait peur de Charles il
; ; savait tout,
c'était sûr! En effet, il prononça ces mots, singulièrement :

— Nous ne sommes pas près, à ce qu'il paraît, de voir M. Ro-


dolphe.
— Qui dit? te l'aen fit-elle tressaillant.
MADAME BOVARY 225
— Qui me l'a dit ? répliqua-t-il un peu surpris de ce ton brusque.
C'est Girard, que rencontré tout à l'heure à
j'ai la porte du Café Fran-
çais. Il est parti en voyage, ou il doit partir.
Elle eut un sanglot.
— Quoi donc t'étonne } Il s'absente ainsi de temps à autre
pour se distraire, et, ma foi! je l'approuve. Quand on a de la fortune
et que l'on est garçon!... Du reste, il s'amuse joliment, notre ami!
c'est un farceur. M. Langloir m'a conté...
Il se tut, par convenance, à cause de la domestique qui entrait.

Celle-ci replaça dans la corbeille les abricots répandus sur l'éta-


gère; Charles, sans remarquer la rougeur de sa femme, se les fit
apporter, en prit un et mordit à même.
— Oh! parfait! Tiens, goûte.
disait-il.

Et tendit
il corbeille, qu'elle repoussa doucement.
la
— Sens donc! Quelle odeur! en passant sous
fit-il la lui le nez à
plusieurs reprises.
— J'étouffe! en se levant d'un bond.
s'écria-t-elle
Mais, par un effort de volonté, ce spasme disparut puis :


;

Ce n'est rien! dit-elle, ce n'est rien! c'est nerveux! Assieds-


toi ! mange !

Car elle redoutait qu'on ne fût à la questionner, à la soigner,


qu'on ne la quittât plus.

Charles, pour lui obéir, s'était rassis, et il crachait dans sa main


les noyaux des abricots, qu'il déposait ensuite dans son assiette.
Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place.
Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à
partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas
d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser le vil-
lage, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient
comme un éclair le crépuscule.
Le pharmacien, au tumulte qui se faisait dans la maison,' s'y
précipita. La table, avec toutes les assiettes, était renversée; de la

17
226 MADAME BOVARY

sauce, de la viande, les couteaux, la salière et l'huilier jonchaient

l'appartement Charles appelait au secours Berthe, effarée, criait et


; ; ;

Félicité, dont les mains tremblaient, délaçait Madame, qui avait le


long du corps des mouvements convulsifs.
—Je cours, dit l'apothicaire, chercher dans mon laboratoire
un peu de vinaigre aromatique.
Puis, comme elle rouvrait les yeux en respirant le flacon :

— J'en étais sûr, fit-il ; cela vous réveillerait un mort.


— Parle-nous! disait Charles. Parle-nous! Remets-toi! C'est
moi, ton Charles qui t'aime! Me reconnais-tu? Tiens, voilà ta petite
fille ; embrasse-la donc !

L'enfant avançait les bras vers sa mère pour se pendre à son cou.
Mais, détournant la tête, Emma dit d'une voix saccadée :


Non, non, personne!
Elle s'évanouit encore. On la porta sur son lit. Elle restait éten-
due, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat,
immobile, et blanche comme une statue de cire. Il sortait de ses
yeux deux ruisseaux de larmes qui coulaient lentement sur l'oreiller.
Charles, debout, se tenait au fond de l'alcôve, et le pharmacien,
près de lui, gardait ce silence méditatif qu'il est convenable d'avoir
dans les occasions sérieuses de la vie.
— Rassurez-vous, en poussant coude,
dit-il lui le je crois que
le paroxysme passé. est
— Oui, repose un peu maintenant répondit Charles, qui
elle ! la re-

gardait dormir. Pauvre femme!... Pauvre femme!... la voilà retombée!


Alors Homais demanda comment cet accident était survenu.
Charles répondit que cela l'avait saisie tout à coup, pendant qu'elle
mangeait des abricots.
— Extraordinaire!... reprit le pharmacien. Mais il se pourrait
que les abricots eussent occasionné la syncope! Il y a des natures si

impressionnables à l'encontre de certaines odeurs! et ce serait même


une belle question à étudier, tant sous le rapport pathologique que sous
le rapport physiologique. Les prêtres en connaissaient l'importance.
MADAME BOVARY 227
eux qui ont toujours mêlé des aromates à leurs cérémonies. C'est
pour vous stupéfier l'entendement et provoquer des extases, chose
d'ailleurs facile à obtenir chez les personnes du sexe, qui sont plus
délicates que les autres. On en cite qui s'évanouissent à l'odeur
de la corne brûlée, du pain tendre...
— Prenez garde de l'éveiller! dit à voix basse Bovary.
— Et non seulement, continua l'apothicaire, les humains sont
en butte à ces anomalies, mais encore les animaux. Ainsi, vous n'êtes
pas sans savoir singulièrement aphrodisiaque que produit le
l'eflFet

nepeta cataria, vulgairement appelé herbe-au-chat, sur la gent féline ;


et d'autre part, pour citer un exemple que je garantis authentique,
Bridoux (un de mes anciens camarades, actuellement établi rue Mal-
palu), possède un chien qui tombe en convulsions dès qu'on lui
présente une tabatière. Souvent même il en fait l'expérience devant
ses amis, à son pavillon du Bois-Guillaume. Croirait-on qu'un simple
sternutatoire pût exercer de tels ravages dans l'organisme d'un qua-
drupède } C'est extrêmement curieux, n'est-il pas vrai }
— Oui, dit Charles, qui n'écoutait pas.
— -Cela nous prouve, reprit l'autre en souriant avec un air de
suffisance bénigne, les irrégularités sans nombre du système nerveux.
Pour ce qui est de Madame, elle m'a toujours paru, je l'avoue, une
vraie sensitive. Aussi ne vous conseillerai-je point, mon bon ami, aucun
des ces prétendus remèdes qui, sous prétexte d'attaquer les symptômes,
attaquent le tempérament. Non, pas de médicamentation oiseuse! du
régime, voilà tout! des sédatifs, des émollients, des dulcifiants. Puis,
ne pensez-vous pas qu'il faudrait peut-être frapper l'imagination ?
— En quoi ? comment } dit Bovary.
— Ah! c'est là la question! Telle est effectivement la question:
That is the question! comme je lisais dernièrement dans le journal.
Mais Emma, se réveillant, s'écria :

— Et la lettre .? et la lettre ?

On crut qu'elle avait le délire ; elle l'eut à partir de minuit:


une fièvre cérébrale s'était déclarée.
228 MADAME BOVARY
Pendant quarante-trois jours Charles ne la quitta pas. Il aban-
donna tous ses malades; il ne se couchait plus, il était continuellement
à lui tâter le pouls, à lui poser des sinapismes, des compresses d'eau
froide. Il envoyait Justin jusqu'à Neufchâtel chercher de la glace;
la glace se fondait en route; il le renvoyait. Il appela M. Canivet en
consultation; il fit venir de Rouen le docteur Larivière, son ancien
maître; il était désespéré. Ce qui l'effrayait le plus, c'était l'abattement
d'Emma; car elle ne parlait pas, n'entendait rien et même semblait
ne point souffrir, — comme si son corps et son âme se fussent ensemble
reposés de toutes leurs agitations.
Vers le milieu d'octobre, elle put se tenir assise dans son lit,

avec des oreillers derrière elle. Charles pleura quand il la vit manger
sa première tartine de confiture. Les forces lui revinrent; elle se levait

quelques heures pendant l'après-midi, et un jour qu'elle se sentait


mieux, il essaya de lui faire faire, à son bras, un tour de promenade
dans le jardin. Le sable des allées disparaissait sous les feuilles mortes ;

elle marchait pas à pas, en traînant ses pantoufles, et s 'appuyant de


l'épaule contre Charles, elle continuait à sourire.
Ils allèrent ainsi jusqu'au fond, près de la terrasse. Elle se redressa
lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder; elle regarda

au au loin; mais il n'y avait à l'horizon que de grands feux


loin, tout
d'herbe, qui fumaient sur les collines.
— Tu vas te fatiguer, ma chérie, dit Bovary.
Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle :

— Assieds-toi donc sur ce banc; tu seras bien.


— Oh non, pas là, pas là, fit-elle d'une voix défaillante.
!

Elle eut un étourdissement, et dès le soir, sa maladie recom-


mença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractères
plus complexes. Tantôt elle souffrait au cœur, puis dans la poitrine,

dans le cerveau, dans les membres; il lui survint des vomissements


où Charles crut apercevoir les premiers symptômes d'un cancer.
Et le pauvre garçon, par là-dessus, avait des inquiétudes d'argent !
XIV

D'abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Ho-


mais de tous les médicaments pris chez lui; et, quoiqu'il eût pu,
comme médecin, ne pas les payer, néanmoins il rougissait un peu
de cette obligation. Puis la dépense du ménage, à présent que la cui-
sinière était maîtresse, devenait effrayante; les notes pleuvaient dans
la maison; les fournisseurs murmuraient; M. L'Heureux surtout le
harcelait. En effet, au plus fort de la maladie d'Emma, celui-ci pro-
fitant de la circonstance pour exagérer sa facture, avait vite apporté
le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu d'une, quantité d'autres
choses encore. Charles eut beau dire qu'il n'en avait pas besoin, le
marchand répondit arrogamment qu'on lui avait commandé tous
ces articles et qu'il ne les reprendrait pas; d'ailleurs, ce serait con-
trarier Madamedans sa convalescence; Monsieur réfléchirait; bref,
il poursuivre en justice plutôt que d'abandonner ses
était résolu à le
droits et que d'emporter ses marchandises. Charles ordonna par la
suite de les envoyer à son magasin; Félicité oublia; il avait d'autres
soucis; on n'y pensa plus; M. L'Heureux revint à la charge, et, tour
à tour menaçant et gémissant, manœuvra de telle façon, que Bovary
finit par souscrire unbillet à six mois d'échéance. Mais à peine eut-il
signé ce qu'une idée audacieuse lui surgit c'était d'emprunter
billet, :

mille francs à M. L'Heureux. Donc, il demanda, d'un air embarrassé,


s'il n'y avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un

an et au taux que l'on voudrait. L'Heureux courut à sa boutique, en


rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait
devoir payer à son ordre, le premier septembre prochain, la somme
de mille soixante-dix francs, ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà
stipulés, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prêtant à six pour
cent, augmenté d'un quart de commission, et les fournitures lui'rap-
230 MADAME BOVARY
portant un bon moins, cela devait, en douze mois, donner
tiers pour le

cent trente francs de bénéfices; et il espérait que l'affaire ne s'arrêtrait


pas là, qu'on ne pourrait payer les billets, qu'on les renouvellerait, et
que son pauvre argent, s 'étant nourri chez le médecin comme dans
une maison de santé, lui reviendrait un jour considérablement plus
dodu, et gros à faire craquer le sac.
Tout, d'ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d'une four-
niture de cidre pour l'hôpital de Neufchâtel; M. Guillaumin lui pro-
mettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait
d'établir un nouveau service de diligences entre Arcueil et Rouen,
qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d'or,
et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de ba-
gages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d'Yonville.
Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen l'année
prochaine pouvoir rembourser tant d'argent, et il cherchait, imaginait
des expédients, comme
de recourir à son père ou de vendre quelque
chose. Mais son père serait sourd, et il n'avait, lui, rien à vendre.
Alors il découvrait de tels embarras, qu'il écartait vite de sa con-
science un sujet de méditation aussi désagréable. Il se reprochait
d'en oublier Emma; comme si, toutes ses pensées appartenant à cette
femme, c'eût été lui dérober quelque chose que de n'y pas continuel-
lement réfléchir.
L'hiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue.
Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprès de la
fenêtre, celle qui regardait la Place; car elle avait maintenant le jardin
en antipathie, et la persienne de ce côté restait constamment fermée.
Elle voulut que l'on vendît le cheval; ce qu'elle aimait autrefois, à
présent lui déplaisait. Toutes ses idées paraissaient se borner au soin
d'elle-même. Elle restait dans son lit à faire de petites collations,
sonnait sa domestique pour s'informer de ses tisanes ou pour causer
avec elle. Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre
un reflet blanc, immobile; ensuite ce fut la pluie qui tombait! Et
Emma quotidiennement attendait avec une sorte d'anxiété, l'in-
MADAME BOVARY 23 1

faillible retour d'événements minimes, qui pourtant ne lui impor-


taient guère. Le plus considérable était, le soir, l'arrivée de V Hiron-
delle. Alors l'aubergiste criait et d'autres voix répondaient, tandis que
le falot d'Hippolyte, qui cherchait des coffres sur la bâche, faisait
comme une étoile dans l'obscurité. A midi, Charles rentrait; ensuite
il sortait; puis elle prenait un bouillon et, vers cinq heures, à la tombée
du jour, les enfants, qui s'en revenaient de la classe, traînant leurs
sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs règles la cliquette

des auvents, l'un après l'autre.


C'était à cette heure-là que M. Bournisien venait la voir. Il s'en-

quérait de sa santé, lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la re-


ligion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d'agré-
ment. La vue seule de sa soutane la réconfortait.
Un jour, qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante,
elle avait demandé la communion; et à mesure que l'on faisait dans

sa chambre les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel


la commode encombrée de sirops et que Félicité semait par terre des

fleurs de dalhia. Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle,
qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sen-
timent. Sa chair allégée ne pesait plus, une autre vie commençait;
il lui sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans

cet amour, comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On


aspergea d'eau bénite les draps du lit; le prêtre retira du saint ciboire
la blanche hostie; et ce fut en défaillant d'une joie céleste qu'elle

avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur qui se présen-


tait. Les rideaux de son alcôve se bombaient mollement, autour d'elle,

en façon de nuées, et les rayons des deux cierges brûlant sur la com-
mode lui parurent être des gloires éblouissantes. Alors elle laissa
retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes
séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône
au milieu d'or,
des saints tenant des palmes vertes. Dieu le Père tout éclatant de
majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges
aux ailes de flammes pour l'emporter dans leurs bras.
232 MADAME BOVARY
Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la
chose la plus belle qu'il fût possible de rêver; si bien qu'à présent
elle s'efforçait d'en ressaisir la sensation, qui continuait cependant,
mais d'une manière moins exclusive et avec une douceur aussi pro-
fonde. Son âme, courbaturée d'orgueil, se reposait enfin dans l'humilité
chrétienne; et savourant le plaisir d'être faible, Emma contemplait
en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire aux enva-
hissements de la Grâce une large entrée. Il existait donc à la place
du bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de
tous les autres amours, sans intermittence ni fin, et qui s'accroîtrait
éternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état
de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel,
et où elle aspira d'être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta
des chapelets ; elle porta des amulettes dans sa
; elle souhaitait avoir
chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes,
pour le baiser tous les soirs.
Le curé s'émerveillait de ces dispositions, bien que la religion
d'Emma, trouvait-il, pût à force de ferveur, finir par friser l'hérésie
et même l'extravagance. Mais, n'étant pas très versé dans ces matières,
sitôt qu'elles il écrivit à M. Boulard,
dépassaient une certaine mesure,
librairede Monseigneur, de envoyer quelque chose de fameux
lui
pour une personne du sexe, qui était pleine d'esprit. Le libraire, avec
autant d'indifférence que s'il eût expédié de la quincaillerie à des
nègres, vous emballa pêle-mêle, tout ce qui avait cours pour lors dans
le négoce des livres pieux. C'étaient de petits manuels par demandes

et par réponses, des pamphlets d'un ton rogue dans la manière de


M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à
style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des
bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien; Vlntroduction à la
vie dévote ; V Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***,
décoré de plusieurs ordres; Des Erreurs de Voltaire, à V usage des jeunes
gens, etc.
Madame Bovary n'avait pas encore l'intelligence assez nette
MADAME BOVARY 233

pour s'appliquer sérieusement à n'importe quoi; d'ailleurs, elle


entreprit ces lectures avec trop de précipitation. Elle s'irrita contre
les prescriptions du culte; l'arrogance des écrits polémiques lui déplut
par leur acharnement à poursuivre des gens qu'elle ne connaissait
pas; et les contes profanes relevés de religion lui parurent écrits dans
une telle ignorance du monde, qu'ils l 'écartèrent insensiblement
des vérités dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et
lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la

plus fine mélancolie catholique qu'une âme éthérée pût concevoir.


Quant au souvenir de Rodolphe, descendu tout au
elle l'avait

fond de son cœur; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu'une
momie de roi dans un souterrain. Mais une exhalaison s'échappait de
ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de
tendresse l'atmosphère d'immaculation où elle voulait vivre. Quand
elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait
au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu'elle murmurait jadis
à son amant, dans les épanchements de l'adultère. C'était pour aviver
sa foi, faire venir la croyance; mais aucune délectation ne descendait
des cieux, et elle se relevait, les membres fatigués, avec le sentiment
vague d'une immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, n'était
qu'un mérite de plus; et dans l'orgueil de sa dévotion, Emma se
comparaît à ces grandes dames d'autrefois, dont elle avait rêvé la
gloire sur un portrait de La Vallière, et qui traînant avec tant de
majesté la queue chamarrée de leurs longues robes, se retiraient en
des solitudes pour y répandre aux pieds du Christ toutes les larmes
d'un cœur que l'existence blessait.
Alors elle se livra à des charités excessives. Elle cousait des
habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ;

et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la 'cuisine trois vauriens


attablés qui mangeaient un potage. Elle fit revenir à la maison sa petite
fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyée chez la nourrice.

Elle voulut lui apprendre à lire; Berthe avait beau pleurer, elle ne
s'irritait plus. C'était un parti pris de résignation, une indulgence
234 MADAME BOVARY

universelle. Son langage à propos de tout était plein d'expressions


idéales. Elle disait à son enfant : « Ta colique est-elle passée, mon
ange .''
»

Madame Bovary mère ne trouvait rien à blâmer, sauf peut-être


cette manie de tricoter des camisoles pour les orphelins, au lieu
de raccommoder ses torchons. Mais harassée de querelles domesti-
ques, la bonne femme se plaisait en cette maison tranquille, et même
elle y demeura jusques après Pâques, afin d'éviter les sarcasmes du

père Bovary, qui ne manquait pas, tous les vendredis saints, de se


commander une andouille.
Outre la compagnie de sa belle-mère, qui la raffermissait un peu
par sa rectitude de jugement et ses façons graves, Emma, presque
tous les jours, avait encore d'autres sociétés. C'était madame Lan-
glois, madame Caron, madame Dubreuil, madame Tuvache, et ré-
gulièrement, de deux à cinq heures, l'excellente madame Homais,
qui n'avait jamais voulu croire, celle-là, à aucun des cancans que l'on
débitait sur sa voisine. Les petits Homais aussi venaient la voir;
Justin les accompagnait. Il montait avec eux dans la chambre, et il
restait debout près de la porte, immobile, sans parler. Souvent même
madame Bovary, n'y prenant garde, se mettait à sa toilette. Elle
commençait par retirer son peigne, en secouant sa tête d'un mouvement
brusque; et quand il aperçut la première fois cette chevelure entière
qui descendait jusqu'aux jarrets en déroulant ses anneaux noirs, ce
fut pour lui, le pauvre enfant, comme l'entrée subite dans quelque
chose d'extraordinaire et de nouveau dont la splendeur l'effraya.
Emma, sans doute, ne remarquait pas ses empressements silen-
cieux ni ses timidités. Elle ne se doutait point que l'amour, disparu de
sa vie, palpitait là, près d'elle, sous cette chemise de grosse toile,

dans ce cœur d'adolescent ouvert aux émanations de sa beauté. Du


reste, elle enveloppait tout maintenant d'une telle indifférence, elle
avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons
si diverses, que l'on ne distinguait plus l'égoïsme de la charité, ni la
corruption de la vertu. Un soir, par exemple, elle s'emporta contre
MADAME BOVARY 235

sa domestique, qui lui demandait à sortir et balbutiait en cherchant


un prétexte; puis, tout à coup :

— Tu l'aimes donc ? dit-elle. Et, sans attendre la réponse de


Félicité, qui rougissait, elle ajouta d'un air triste :

— Allons ! cours-y ! amuse-toi !

Elle fit, au commencement du printemps, bouleverser le jardin


d'un bout à l'autre, malgré les observations de Bovary; il fut heureux,
cependant, de lui voir enfin manifester une volonté quelconque.
Elle en témoigna davantage à mesure qu'elle se rétablissait. D'abord,
elle trouva moyen d'expulser la mère RoUet, la nourrice, qui avait
pris l'habitude, pendant sa convalescence, de venir trop souvent à
la cuisine avec ses deux nourrissons et son pensionnaire, plus endenté
qu'un cannibale. Puis elle se dégagea de la famille Homais, congédia
successivement toutes les autres visites et même fréquenta l'église

avec moins d'assiduité, à la grande approbation de l'apothicaire, qui


lui dit alors amicalement :

— Vous donniez un peu dans la calotte.

M. Bournisien, comme autrefois, survenait tous les jours, en


sortant du catéchisme. Il préférait rester dehors à prendre l'air au
milieu du bocage, il où Charles
appelait ainsi la tonnelle. C'était l'heure
rentrait. Ils avaientchaud; on apportait du cidre doux, et ils buvaient
ensemble au complet rétablissement de Madame.
Binet se trouvait là, c'est-à-dire un peu plus bas, contre le mur
de la terrasse, à pêcher des écrevisses. Bovary l'invitait à se rafraîchir,
et il s'entendait parfaitement à déboucher les cruchons.
— Il faut, disait-il en promenant autour de lui et jusqu'aux

extrémités du paysage un regard satisfait, tenir ainsi la bouteille,


d'aplomb sur la table, et après que les ficelles sont coupées, pousser
le liège à petits coups, doucement, doucement, comme on fait, d'ail-

de Seltz, dans les restaurants.


leurs, à l'eau
Mais pendant sa démonstration, souvent leur jaillissait
le cidre,

en plein visage, et alors l'ecclésiastique, avec un rire opaque, ne


manquait jamais cette plaisanterie :
236 MADAME BOVARY
— Sa bonté saute aux yeux !

Il brave homme en effet, et même un jour ne fut point


était
scandalisé du pharmacien, qui conseillait à Charles, pour distraire
Madame, de la mener au théâtre de Rouen voir l'illustre ténor Lagardy.
Homais s'étonnant de ce silence, voulut savoir son opinion, et le prêtre
déclara qu'il regardait la musique comme moins dangereuse pour les
mœurs que la littérature. 1

Mais le pharmacien prit la défense des lettres. Le théâtre, pré-


tendait-il, servait à fronder les préjugés, et sous le masque du plaisir,
enseignait la vertu.
— Castigat ridendo mores, monsieur Bournisien ! Ainsi, regardez
la plupart des tragédies de Voltaire ; elles sont semées habilement de
réflexions philosophiques qui en font pour le peuple une véritable
école de morale et de diplomatie.
— Moi, dit Binet, j'ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin
de Paris, où l'on remarque le caractère d'un vieux général qui est
vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une
ouvrière, qui à la fin...

— Certainement ! continuait Homais, il y a la mauvaise litté-


rature comme il y a la mauvaise pharmacie; mais condamner en bloc
le me paraît une balourdise, une idée
plus important des beaux-arts
gothique, digne de ces temps abominables où l'on enfermait Galilée!
— Je sais bien, objecta le curé, qu'il existe de bons ouvrages,
de bons auteurs; cependant, ne serait-ce que ces personnes de sexe
différent réunies dans un appartement enchanteur, orné de pompes
mondaines, et puis ces déguisements païens, ce fard, ces flambeaux,
ces voix efféminées, tout cela doit finir par engendrer un certain
libertinage d'esprit et vous donner des pensées déshonnêtes, des
tentations impures. Telle est, du moins, l'opinion de tous les Pères.
Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique,
tandis qu'il roulait sur son pouce une prise de tabac, si l'Église a
condamné les spectacles, c'est qu'elle avait raison; il faut nous sou-
mettre à ses décrets.
MADAME BOVARY 237
— Pourquoi, demanda
l'apothicaire, excommunie-t-elle des co-
médiens ? car, autrefois, concouraient ouvertement aux cérémonies
ils

du culte. Oui ! on jouait, on représentait au milieu du chœur, des


espèces de farces appelées mystères, dans lesquelles les lois de la dé-
cence souvent se trouvaient offensées.
L'ecclésiastique se contenta de pousser un gémissement, et le

pharmacien poursuivit :


C'est comme dans la Bible; il y a... savez-vous... plus d'un
détail... piquant, des choses... vraiment... gaillardes !

Et, sur un geste d'irritation que faisait M. Bournisien :

— Ah vous conviendrez que ce


! n'est pas un livre à mettre entre
les mains d'une jeune personne, et je serais fâché qu'Athalie...
— Mais ce sont protestants, les et non pas nous, s'écria l'autre
impatienté, qui recommandent la Bible !

— N'importe dit Homais, je m'étonne que, de nos jours, en


!

un siècle de lumières, on s'obstine encore à proscrire un délassement


intellectuel qui est inoffensif, moralisant et même hygiénique quelque-
fois, n'est-ce pas docteur }

— - Sans doute, répondit le médecin nonchalamment, soit qu'ayant


les mêmes idées, il voulût n'offenser personne, ou bien qu'il n'eût
pas d'idées.
La conversation semblait finie, quand le pharmacien jugea conve-
nable de pousser une dernière botte.
— J'en connu, des prêtres, qui
ai en bourgeois s'habillaient
pour voir gigotter des danseuses.
aller
— Allons donc curé. ! fit le

— Ah j'en connu Et séparant syllabes de phrase,


! ai ! les sa
Homais répéta J'en — — connu. : ai
— Eh bien avaient Bournisien résigné à tout en-
! ils tort ! dit
tendre.
— Parbleu en font bien d'autres exclama
! ils ! l'apothicaire.
— Monsieur avec des yeux
! ! ! farouches,
reprit l'ecclésiastique si

que le pharmacien en fut intimidé.


238 MADAME BOVARY
— Je veux seulement dire, répliqua-t-il alors d'un ton moins
brutal, que la tolérance est le plus sûr moyen d'attirer les âmes à la
religion.
— C'est vrai ! c'est vrai ! concéda le bonhomme en se rasseyant
sur sa chaise.
Mais il n'y resta que deux minutes. Puis, dès qu'il fut parti,
M. Homais dit au médecin :

— Voilà ce qui s'appelle une prise de bec ! Je l'ai roulé, vous


avez vu, d'une manière !... Enfin, croyez-moi, conduisez Madame
au spectacle, ne serait-ce que pour faire une fois dans votre vie enrager
un de ces corbeaux-là, saprelotte Si quelqu'un pouvait me remplacer,
!

je vous accompagnerais moi-même. Dépêchez-vous Lagardy ne !

donnera qu'une seule représentation; il est engagé en Angleterre à


des appointements considérables. C'est, à ce qu'on assure, un fameux
lapin il roule sur l'or il mène avec lui trois maîtresses et son cui-
! !

sinier ! Tous ces grands artistes brûlent la chandelle par les deux
bouts; il une existence dévergondée qui excite un peu l'ima-
leur faut
gination. Mais ils meurent à l'hôpital, parce qu'ils n'ont pas eu l'es-
prit, étant jeunes, de faire des économies. Allons, bon appétit, à
demain !

Cette idée de spectacle germa vite dans la tête de Bovary, car


aussitôt il en fit part à sa femme, qui refusa tout d'abord, alléguant la
fatigue, le dérangement, la dépense; mais, par extraordinaire, Charles
ne céda pas, tant il jugeait cette récréation lui devoir être profitable.
Il n'y voyait aucun empêchement; sa mère leur avait expédié trois
cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes
n'avaient rien d'énorme, et l'échéance des biUets à payer au sieur
L'Heureux était encore si longue, qu'il n'y fallait pas songer. D'ailleurs,
imaginant qu'elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage;
si bien qu'elle finit, à force d'obsessions, par se décider. Et, le len-

demain, à huit heures, ils s'emballèrent dans V Hirondelle.


L'apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait
contraint à n'en pas bouger, soupira en les voyant partir.
MADAME BOVARY 239
— Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous
êtes !

Puis, s'adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à


quatre falbalas :

— Je vous trouve jolie comme un amour ! Vous allez faire


florès à Rouen,
La diligence descendait à l'hôtel de la Croix-Rouge, sur la place
Beauvoisine. C'était une de ces auberges comme il y en a dans
tous faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites
les

chambres à coucher, où l'on voit au milieu de la cour des poules


picorant l'avoine sous les cabriolets crottés des commis voyageurs;
— bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu, qui craquent au
vent dans les nuits d'hiver, continuellement pleins de monde, de
vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les
glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes hu-
mides tachées par le vin bleu et qui sentant toujours le village, comme
;

des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et


du côté de campagne un jardin à légumes.
la

Charles immédiatement se mit en courses. Il confondit l 'avant-


scène avec parquet avec les loges, demanda des expli-
les galeries, le

cations, comprit pas, fut renvoyé du contrôleur au directeur,


ne les

revint à l'auberge, retourna au bureau, et, plusieurs fois ainsi, arpenta


toute la longueur de la dlle, depuis le théâtre jusqu'au boulevard.
Madame s'acheta un chapeau, des gants, un bouquet. Monsieur
craignait beaucoup de manquer le commencement; et sans avoir eu

le temps d'avaler le bouillon, ils se présentèrent devant les portes du


théâtre, qui étaient encore fermées.
XV

La foule stationnait contre le mur, parquée symétriquement


entre des balustrades. A l'angle des rues voisines, de gigantesques
affiches répétaient en caractères baroques : « Lucie de Lammermoor...
Lagardy... Opéra... etc. » beau; on avait chaud; la sueur
Il faisait

coulait dans les frisures, tous les mouchoirs tirés épongeaient des

fronts rouges, et parfois un vent tiède, qui soufflait de la rivière,


agitait mollement la bordure des tentes en coutil suspendues à la
porte des estaminets. Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi
par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le cuir et l'huile. C'était
l'exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs
où l'on roule des barriques. r -^

De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d'entrer, faire


un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les
billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu'il appuyait contre
son ventre.
Unbattement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit in-
volontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite
par l'autre corridor, tandis qu'elle montait l'escalier des premières.
Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges
portes tapissées; elle aspira de toute sa poitrine l'odeur poussiéreuse
des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la
taille avec une désinvolture de duchesse.
La salle commençait on tirait les lorgnettes de
à se remplir,
leurs étuis, et les abonnés, s'apercevant de loin, se faisaient des salu-
tations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes
de la vente; mais, n'oubliant point les affaires, ils causaient encore
cotons, trois-six ou indigo. On voyait là des têtes de vieux, inex-
pressives et pacifiques, et qui blanchâtres de chevelure et de teint,
MADAME BOVARY 24 1

ressemblaient à des médailles d'argent ternies par une vapeur de


plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalant, dans
l'ouverture de leur gilet, leur cravate rose ou vert-pomme; et madame
Bovary les admirait d'en haut, appuyant sur des badines à pomme
d'or la paume tendue de leurs gants jaunes.
Cependant, les bougies de l'orchestre s'allumèrent; le lustre
descendit du plafond, versant avec le rayonnement de ses facettes,
une gaieté subite dans la salle; puis les musiciens entrèrent l'un
après l'autre, et ce fut d'abord un long charivari de basses ronflant,
de violons grinçant, de pistons trompettant, de flûtes et de flageolets
qui piaulaient. Mais on entendit trois coups sur la scène un roulement ;

de timbales commença, les instruments de cuivre plaquèrent des


accords, et le rideau, se levant, découvrit un paysage.
C'était le carrefour d'un bois, avec une fontaine, à gauche,
ombragée par un chêne. Des paysans et des seigneurs, le plaid sur
l'épaule, chantaient tous ensemble une chanson de chasse; puis il
survint un capitaine qui invoquait l'ange du mal en levant au ciel
ses deux bras, un autre parut ils s'en allèrent; et les chasseurs reprirent.
;

Elle se retouvait dans les lectures de la jeunesse, en plein Walter


Scott. Il lui semblait entendre, à travers le brouillard, le son des cor-
nemuses écossaises se répéter sur les bruyères. D'ailleurs, le souvenir
du roman facilitant l'intelligence du libretto, elle suivait l'intrigue
phrase à phrase, tandis que d'insaisissables pensées qui lui revenaient,
se dispersaient aussitôt, sous les rafales de la musique. Elle se laissait
aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout
son être, comme si les archets des violons se fussent promenés sur
ses nerfs. Elle n'avait pas assez d'yeux pour contempler les costumes,
les décors, les personnages, les arbres peints qui tremblaient quand on
marchait, et les toques de velours, les manteaux, les épées, toutes
comme dans l'atmo-
ces imaginations qui s'agitaient dans l'harmonie
sphère d'un autre monde. Mais une jeune femme s'avança en jetant
une bourse à un écuyer vert. Elle resta seule, et alors on entendit
une flûte qui faisait comme un murmure de fontaine ou comme des

18
242 MADAME BOVARY

gazouillements d'oiseau. Lucie entama d'un air grave sa cavatine en


soi majeur; elle se plaignait d'amour, elle demandait des ailes; Emma,
de même, aurait voulu, fuyant la vie, s'envoler dans une étreinte.

Tout à coup, Edgar Lagardy parut.


Il avait une de ces pâleurs splendides qui donnent quelque chose

de la majesté des marbres aux races ardentes du Midi. Sa taille vigou-


reuse était prise dans un pourpoint de couleur brune un poignard ; petit
ciselé lui battait sur la cuisse gauche, et il roulait des regards langou-
reusement en découvrant ses dents blanches. On disait qu'une prin-
cesse polonaise, l'écoutant un soir chanter sur la plage de Biarritz,
où il radoubait des chaloupes, en était devenue amoureuse. Elle s'était
ruinée à cause de lui. Il l'avait pour d'autres femmes, et
plantée là

cette célébrité sentimentale ne laissait pas que de servir à sa réputation


artistique. Le cabotin diplomate avait même soin de faire toujours
glisser dans les réclames une phrase poétique sur la fascination de
sa personne et la sensibilité de son âme. Un bel organe, un impertur-
bable aplomb, plus de tempérament que d'intelligence et d'emphase
que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de
charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador.
Dès la première scène, il enthousiasma. Il pressait Lucie dans
ses bras, il la quittait, il revenait, il semblait désespéré ; il avait des
éclats de colère, puis des râles élégiaques d'une douceur infinie, et
les notes s'échappaient de son cou nu, pleines de sanglots et de baisers.
Emma se penchait pour le voir, égratignant avec ses ongles le velours
de sa loge. Elle s'emplissait le cœur de ces lamentations mélodieuses
qui se traînaient à l'accompagnement des contre-basses, comme des
cris de naufragés dans tumulte d'une tempête. Elle reconnaissait
le
tous les enivrements et les angoisses dont elle avait manqué mourir.
La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de
sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de
sa vie. Mais personne sur la terre ne l'avait aimée d'un pareil amour.
Il ne pleurait pas comme Edgar, le dernier soir, au clair de lune,

lorsqu'ils se disaient: « A demain; à demain !... » La salle craquait


MADAME BOVARY 243

SOUS les bravos; on recommença la strette entière; les amoureux


parlaient des fleurs de leur tombe, de serments, d'exil, de fatalité,
d'espérances, et quand ils poussèrent l'adieu final, Emma jeta un cri
aigu, qui se confondit avec la vibration des derniers accords.
— Pourquoi donc, demanda Bovary, ce seigneur à est-il la per-
sécuter ?

— Mais non! répondit-elle, son amant. c'est


— Pourtant jure de se venger sur sa famille, tandis que
il l'autre,
celui qui est venu tout à l'heure, disait : « J'aime Lucie et je m'en

crois aimé. » D'ailleurs, il est parti avec son père, bras dessus, bras
dessous. Car c'est bien son père, n'est-ce pas, le petit laid qui porte
une plume de coq à son chapeau ?
Malgré les explications d'Emma, dès le duo récitatif où Gilbert
expose à son maître Ashton ses abominables manœuvres, Charles, en
voyant le faux anneau de fiançailles qui doit abuser Lucie, crut que
c'était un souvenir d'amour envoyé par Edgar. Il avouait, da reste,
ne pas comprendre l'histoire, à cause de la musique— qui nuisait —
beaucoup aux paroles.
— Qu'importe! dit Emma, tais-toi !

— C'est que j'aime, reprit-il en se penchant sur son épaule,


à me rendre compte, tu sais bien.
— Tais-toi ! tais-toi ! fit-elle impatientée.
Lucie s'avançait, à demi soutenue par ses femmes, une couronne
d'oranger dans les cheveux, et plus pâle que le satin blanc de sa robe.

Emma rêvait au jour de son mariage et elle se revoyait là-bas, au milieu


;

des blés, sur le petit sentier, quand on marchait vers l'église. Pourquoi
donc n'avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié? Elle était
joyeuse, au contraire, sans s'apercevoir de Pabîme où elle se précipi-
Ah si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du
tait... !

mariage et la désillusion de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur


quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés
et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d'une
félicité si haute. Mais ce bonheur-là, sans doute, était un mensonge
2±^ MADAME BOVARY

imaginé pour désespoir de tout désir. Elle connaissait à présent la


le

petitesse des passions que l'art exagérait. S'efforçant donc d'en dé-
tourner sa pensée, Emma voulait ne plus voir dans cette reproduction
de ses douleurs qu'une fantaisie plastique bonne à amuser les yeux,
et même elle souriait intérieurement d'une pitié dédaigneuse, quand
au fond du théâtre, sous la portière de velours, un homme apparut
en manteau noir.
'
Son grand chapeau à l'espagnole tomba dans un geste qu'il fit;
et aussitôt les instruments et les chanteurs entonnèrent le sextuor.
Edgar, étincelant de furie, dominait tous les autres de sa voix plus
claire. Ashton lui lançait en notes graves des provocations homicides.
Lucie poussait sa plainte aiguë, Arthur modulait à l'écart des sons
movens, et la basse-taille du ministre ronflait comme un orgue, tandis
que les voix de femmes, répétant ses paroles, reprenaient en chœur,
délicieusement. Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler; et
la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde et la

stupéfaction s'exhalaient à la fois de leurs bouches entr 'ouvertes.


L'amoureux outragé brandissait son épée nue; sa collerette de guipure
se levait par saccades, selon les mouvements de sa poitrine, et il allait
de droite et de gauche, à grands pas, faisant sonner contre les planches
les éperons vermeils de ses bottes molles, qui s'évasaient à la cheville.
Il devait avoir, pensait-elle, un intarissable amour, pour en déverser

sur la foule à si larges effluves. Toutes ses velléités de dénigrement


s'évanouissaient sous la poésie du rôle qui l'envahissait, et entraînée
vers l'homme par l'illusion du personnage, elle tâcha de se figurer
sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et qu'elle aurait
pu mener cependant, si le hasard l'avait voulu. Ils se seraient connus,
ils se seraient aimés ! Avec lui, par tous les royaumes de l'Europe, elle

aurait voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son


orgueil, ramassant les fleurs qu'on lui jetait, brodant elle-même ses
costumes; puis, chaque soir, au fond d'une loge, derrière la grille à
treillis d'or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui
n'aurait chanté que pour elle seule; de la scène, tout en jouant, il
MADAME BOVARY 245
l'aurait regardée. Mais une folie la saisit ; il la regardait, c'était sûr 1

Elle eut envie de courir dans ses bras pour se réfugier en sa force,
comme dans l'incarnation de l'amour même, et de lui dire, de s'écrier :
« Enlève-moi, emmène-moi, partons à toi, à toi
! ! toutes mes ardeurs
et tous mes rêves ! »

Le rideau se baissa.

V ,

L'odeur du gaz se mêlait aux haleines; le vent des éventails ren-


dait l'atmosphère plus étouffante. Emma voulut sortir; la foule en-
combrait les corridors, et elle retomba dans son fauteuil avec des
palpitations qui la suffoquaient. Charles, ayant peur de la voir s'éva-
nouir, courut à la buvette lui chercher un verre d'orgeat.
Il eut grand'peine à regagner sa place, car on lui heurtait les

coudes à tous les pas, à cause du verre qu'il tenait entre ses mains,
et même il en versa les trois quarts sur les épaules d'une Rouennaise
en manches courtes, qui, sentant le liquide froid lui couler dans les"
reins, jeta des cris de paon, comme si on l'eût assassinée. Son mari.
246 MADAME BOVARY

qui était un filateur, s'emporta contre le maladroit; et, tandis qu'avec


son mouchoir épongeait les taches sur sa belle robe de taffetas
elle

cerise, il murmurait d'un ton bourru les mots d'indemnité, de frais,


de remboursement. Enfin, Charles arriva près de sa femme, et lui

disant tout essoufflé :

— J'ai cru, ma foi, que j'y resterais ! il y a un monde !... un


monde !...

Il ajouta :

— Devine un peu qui j'ai rencontré là-haut? M. Léon !

— Léon !

— Lui-même ! Il va venir te présenter ses civilités.

Et, comme il achevait ces mots, l'ancien clerc d'Yon ville entra
dans la loge.

Il tendit sa main avec un sans-façon de gentilhomme : et madame


Bovary machinalement avança la sienne, sans doute obéissant à l'at-
traction d'une volonté plus forte. Elle ne l'avait pas sentie depuis
ce soir de printemps où il pleuvait sur les feuilles vertes, quand ils se
dirent adieu, debout au bord de la fenêtre. Mais, vite, se rappelant à
la convenance de la situation, elle secoua dans un eiïort cette torpeur

de ses souvenirs et se mit à balbutier des phrases rapides.


— Ah bonjour comment vous voilà!
- ! ! !

— Silence cria une voix du parterre, car le troisième acte com-


!

mençait.
— Vous êtes donc à Rouen }

— Oui.
— Et depuis quand ?

— A porte la ! à la porte !

On se tournait vers eux; ils se turent.


Mais, à partir de ce moment, elle n'écouta plus; et le chœur des
conviés, la scène d'Ashton et de son valet, grand duo en ré majeur,
tout passa pour elle dans l'éloignement, comme si les instruments
fussent devenusmoins sonores et les personnages plus reculés;
elle se rappelait les parties de cartes chez le pharmacien, et la pro-
MADAME BOVARY 247

menade chez la nourrice, les lectures sous la tonnelle, les tête-à-tête


au coin du feu, tout ce pauvre amour si calme et si long, si discret,
cependant. Pourquoi donc revenait-il ?
si tendre, et qu'elle avait oublié

quelle combinaison d'aventures le replaçait dans sa vie ? Il se tenait


derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison; et de temps à
autre elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines qui
lui descendait dans la chevelure.
— Est-ce que cela vous amuse ? dit-il en se penchant sur elle
de si près, que la pointe de sa moustache lui effleura la joue.
Elle répondit nonchalamment :

— Oh ! mon Dieu, non pas beaucoup. !

Alors il fit la proposition de sortir du théâtre, pour aller prendre


des glaces quelque part.
— Ah ! pas encore ! restons ! dit Bovary. Elle a les cheveux
dénoués : cela promet d'être tragique.
Mais la scène de la folie n'intéressait point Em.ma, et le jeu de la

chanteuse lui parut exagéré.


— Elle crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Charles, qui
écoutait.
— Oui... peut-être... un peu, répliqua- t-il, indécis entre la fran-
chise de son plaisir et le respect qu'il portait aux opinions de sa femme.
Puis Léon dit en soupirant :

— Il fait une chaleur...


— Insupportable ! c'est vrai.
— - Es-tu gênée ? demanda Bovary.
— Oui, j'étouffe : partons.
M. Léon posa délicatement sur ses épaules son long châle de
dentelles, et ils allèrent tous les trois s'asseoir sur le port, en plein air,

devant le vitrage d'un café.


Il de sa maladie, bien qu'Emma interrompît
fut d'abord question
Charles de temps à autre, par crainte, disait-elle, d'ennuyer M. Léon;
et celui-ci leur raconta qu'il venait à Rouen passer deux ans dans une
forte étude, afin de se rompre aux affaires, qui étaient différejntes en
248 MADAME BOVARY

Normandie de que l'on traitait à Paris. Puis il s'informa de


celles
Berthe, de la famille Homais, de la mère Lefrançois; et comme ils
n'avaient, en présence du mari, rien de plus à se dire, bientôt la
conversation s'arrêta.
Des gens qui sortaient du spectacle passèrent sur le trottoir,

tout en fredonnant ou braillant à plein gosier O bel ange, ma Lucie !


:

Alors Léon, pour faire le dilettante, se mit à parler musique. Il avait


vu Tamburini, Rubini, Persiani, Grisi; et à côté d'eux, Lagardy,
malgré ses grands éclats, ne valait rien.
— Pourtant, interrompit Charles qui mordait à petits coups son
sorbet au rhum, on prétend qu'au dernier acte il est admirable
tout à fait; je regrette d'être parti avant la fin, car ça commençait à
m'amuser.
— Au reste, reprit le clerc, il donnera bientôt une autre représen-
tation.
Mais Charles répondit qu'ils s'en allaient dès le lendemain.
— A moins, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, que tu ne
veuilles rester seule, mon petit chat }

Et, changeant de manœuvre devant cette occasion inattendue qui


s'offrait à son espoir, le jeune homme entama de Lagardy
l'éloge
dans le morceau final. C'était quelque chose de superbe, de sublime î

Alors Charles insista :

— Tu reviendras dimanche. Voyons, décide-toi ! tu as tort, si

tu sens le moins du monde que cela te fait du bien.


Cependant les tables alentour, se dégarnissaient : un garçon
vint discrètement se poster près d'eux; Charles qui comprit, tira sa
bourse; le clerc le retint par le bras, et même n'oublia point de laisser,
en plus, deux pièces blanches, qu'il fit sonner contre le marbre.
— Je suis fâché, vraiment, murmura Bovary, de l'argent que
vous . .

L'autre eut un geste dédaigneux plein de cordialité, et, prenant


son chapeau :

— C'est convenu, n'est-ce pas, demain à six heures.'^


MADAME BOVARY 249

Charles se récria encore une fois qu'il ne pouvait s'absenter


plus longtemps, mais rien n'empêchait Emma...
— C'est balbutia-t-elle avec un singulier sourire,
que..., ne
je
sais pastrop...
— Eh bien tu ! nous verrons,
réfléchiras, nuit porte
la conseil...
Puis à Léon, qui accompagnait
les :

— Maintenant que vous voilà dans nos contrées, vous viendrez,


j'espère, de temps nous demander à dîner.?
à autre,
Le clerc affirma qu'il n'y manquerait pas, ayant d'ailleurs besoin
de se rendre à Yonville pour une aflFaire de son étude. Et l'on se sépara
devant le passage Saint-Herbland, au moment où onze heures et demie
sonnaient à la cathédrale.

r»c
TROISIÈME PARTIE

ONSIEUR Léon, tout en étudiant son droit, avait passa-


blement fréquenté la Chaumière, où il obtint même de
forts jolis succès près des grisettes, qui lui trouvaient Vair
convenable des étudiants il ne
distùîgué. C'était le plus :

cheveux ni trop longs ni trop courts, ne man-


portait les
geait pas le premier du mois l'argent de son trimestre, et se main-
tenait en de bons termes avec ses professeurs. Quant à faire des excès,
il s'en était toujours abstenu, autant par pusillanimité que par déli-

catesse.
Souvent, lorsqu'il dans sa chambre, ou bien assis
restait à lire
le soir sous les tilleuls du Luxembourg, il laissait tomber son Code
par terre, et le souvenir d'Emma lui revenait. Mais peu à peu ce sen-
timent s'affaiblit, et d'autres convoitises s'accumulèrent par-dessus,
bien qu'il persistât cependant, à travers elles car Léon ne perdait pas
;

toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine


qui se balançait dans l'avenir, tel qu'un fruit d'or suspendu à quelque
feuillage fantastique.
Puis, en la revoyant après trois années d'absence, sa passion
se réveilla. Il fallait, pensait-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder.
D'ailleurs, sa timidité s'était usée au contact des compagnies folâtres,
252 MADAME BOVARY

et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d'un


pied verni l'asphalte du boulevard. Auprès d'une Parisienne en den-
telles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à déco-

rations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un


enfant; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit
médecin, il se sentait à l'aise, sûr d'avance qu'il éblouirait. L'aplomb
dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l'entresol comme
au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d'elle, pour
garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans
la doublure de son corset.
En quittant, la veille au soir, M. et madame Bovary, Léon,
de loin, les avait suivis dans la rue; puis les ayant vus s'arrêter à la
Croix ronge, il avait tourné les talons et passé toute la nuit à méditer
un plan.
Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra dans la cuisine de
l'auberge, la gorge serrée, les joues pâles, et avec cette résolution
des poltrons que rien n'arrête.

Monsieur n'y est point, répondit un domestique. Cela
• lui
parut de bonne augure. Il monta.
Elle ne fut pas troublée à son
abord ; elle lui fit au contraire des
excuses pour avoir oublié de lui dire où ils étaient descendus.

Oh je l'ai deviné, reprit Léon.
!

— Comment ?

Il prétendit avoir été guidé vers elle au hasard, par un instinct.


Elle se mit à sourire, et aussitôt, pour réparer sa sottise, Léon raconta
qu'il avait passé sa matinée à la chercher successivement dans tous
les hôtels de la ville. — Vous vous êtes donc décidée à rester ?

ajouta-t-il.
— Oui, eu ne faut pas s'accoutumer à des
dit-elle, et j'ai tort. Il
plaisirs impratiquables, quand on a autour de mille exigences... soi
— Oh m'imagine...
! je
— Eh non, car vous n'êtes pas une femme, vous.
!

Mais les hommes avaient aussi leurs chagrins, et la conversation


MADAME BOVARY 253

s'engagea par quelques réflexions philosophiques. Emma s'étendit


beaucoup sur la misère des aflFections terrestres et l'éternel isolement
où le cœur reste enseveli.
Pour se faire valoir, ou par une imitation naïve de cette mélan-
colie qui provoquait la sienne, le jeune homme déclara s'être ennuyé
prodigieusement tout le temps de ses études. La procédure l'irritait,
d'autres vocations l'attiraient, et sa mère ne cessait, dans chaque lettre,
de le tourmenter; car ils précisaient de plus en plus les motifs de leur
douleur, chacun, à mesure qu'il parlait, s 'exaltant un peu dans cette
confidence progressive. Mais ils s'arrêtaient quelquefois devant
l'exposition complète de leur idée, et cherchaient alors à imaginer
une phrase qui pût la traduire cependant. Elle ne confessa point
sa passionpour un autre; il ne dit pas qu'il l'avait oubliée.
Peut-être ne se rappelait-il plus ses soupers après le bal, avec
des débardeuses ne se souvenait pas sans doute des rendez-vous
; et elle
d'autrefois, quand elle courait, le matin, dans les herbes, vers le château
de son amant. Les bruits de la ville arrivaient à peine jusqu'à eux;
et la chambre semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage
leur solitude. Emma, vêtue d'un peignoir en basin, appuyait son
chignon contre le du vieux fauteuil le papier jaune de la mu-
dossier ;

raille faisait comme un


fond d'or derrière elle et sa tête nue se ré- ;

pétait dans la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de ses


oreilles dépassant sous ses bandeaux.
— Mais pardon dit-elle, j'ai tort je vous ennuie avec mes
! !

éternelles plaintes !

— Non jamais jamais


! ! !

— Si vous en levant au plafond


saviez... reprit-elle, ses beaux
yeux qui roulaient une larme, tout ce que rêvé j'avais !

— Et moi, donc? oh! bien souffert! Souvent


j'ai je sortais,
je m'en allais, je me traînais le long des quais, m'étourdissant au bruit
de la foule sans pouvoir bannir l'obsession qui me poursuivait. Il

y a sur le boulevard, chez un marchand d'estampes, une gravure ita-

lienne qui représente une Muse. Elle est drapée d'une tunique et
2CA MADAME BOVARY

elle regarde lune avec des myosotis sur sa chevelure dénouée.


la

Quelque chose incessamment me poussait là; j'y suis resté des heures
entières. Puis, d'une voix tremblante :

— Elle vous ressemblait un peu.


Madame Bovary détourna la tête, pour qu'il ne vît pas sur ses
lèvres l'irrésistible sourire qu'elle y sentait monter.
— Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu'ensuite je
déchirais. Elle ne répondait pas. Il continua: Je m'imaginais quelque-
fois qu'un hasard vous amènerait. J'ai cru vous reconnaître au coin
des rues ; et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un
châle, un voile pareil au vôtre...
Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l'interrompre.
Croisant bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses
les

pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par


intervalles, avec les doigts de son pied.
Cependant, elle soupira :

— Ce qu'il y a de plus lamentable, n'est-ce pas, c'est de traîner,


comme moi, une existence inutile! Si nos douleurs pouvaient servir
à quelqu'un, on se consolerait dans la pensée du sacrifice ! Il se mit

à vanter la vertu, le devoir immolations silencieuses, ayant


et les

lui-même un incroyable besoin de dévouement qu'il ne pouvait


assouvir.
— J'aimerais beaucoup, dit-elle, à être une religieuse d'hôpital.
— Hélas ! répliqua-t-il, les hommes n'ont point de ces mis-
sions saintes, et je ne vois nulle part aucun métier... à moins peut-être
que celui de médecin...
Avec un haussement léger de ses épaules, Emma l'interrompit
pour se plaindre de sa maladie où elle avait manqué mourir quel dom- ;

mage elle ne souffrirait plus maintenant. Léon tout de suite envia


!

le calme du tombeau^ et même un soir il avait écrit son testament


en recommandant qu'on l'enselevît dans ce beau couvre-pied, à bandes
de velours qu'il tenait d'elle; car c'est ainsi qu'ils auraient voulu avoir
été, l'un et l'autre se faisant un idéal sur lequel ils ajustaient à présent
MADAME BOVARY 255
leur vie passée. D'ailleurs la parole est un laminoir qui allonge toujours
les sentiments.
Mais à cette invention du couvre-pied :

— Pourquoi donc demanda-t-elle. }

— Pourquoi?... il hésitait.
— Parce que je vous bien aimée ai ! Et, s 'applaudissant d'avoir
franchi la difficulté, Léon, du coin de l'œil, épia sa physionomie.
Ce fut comme le ciel, quand un coup de vent chasse les nuages.
L'amas des pensées tristes qui les assombrissaient parut se retirer
de ses yeux bleus, et tout son visage rayonna.
Il attendait. Enfin elle répondit :

— Je m'en étais toujours doutée...


Alors ils se racontèrent les petits événements de cette existence
déjà lointaine, dont venaient de résumer, par un seul mot, les
ils

plaisirs et les mélancolies Il se rappelait le berceau de clématite,


.

les robes qu'elle avait portées, les meubles de sa chambre, toute sa


maison.
— Et nos pauvres cactus, où sont-ils }

— Le froid a tués les cet hiver.


— Ah! que pensé à eux, savez-vous
j'ai ? Souvent je les revoyais^
comme autrefois, quand, par
matins d'été, le soleil frappait sur les
les
jalousies et que j'apercevais vos deux bras nus qui passaient entre
les fleurs.
— Pauvre ami en tendant
! main. Léon, bien
fit-elle lui la vite,^^

Puis quand
y colla ses lèvres. eut largement respiré il :

— Vous dans ce temps-là, pour moi,


étiez, ne quelle force je sais
incompréhensible qui captivait ma vie. Une fois, par exemple, je suis
venu chez vous mais vous ne vous en souvenez pas, sans doute }
;

—Si, dit-elle. Continuez.


—Vous étiez en bas, dans l'antichambre, prête à sortir, sur la
dernière marche, —
vous aviez même un chapeau à petites fleurs
bleues ; et, sans nulle invitation de votre part, malgré moi, je vous ai
accompagnée. A chaque minute, cependant, j'avais de plus en plus
2c6 MADAME BOVARY

conscience de ma marcher près de vous,


sottise, et je continuais à

n'osant vous suivre tout à fait, et ne voulant pas vous quitter. Quand
vous entriez dans une boutique, je restais dans la rue, je vous regardais
par le carreau défaire vos gants et compter la monnaie sur le comptoir.
Ensuite vous avez sonné chez madame Tuvache, on vous a ouvert,
et je suis resté comme un idiot, devant la grande porte lourde, qui était
retombée sur vous.
Madame Bovary, en l'écoutant, s'étonnait d'être si vieille; toutes
ces choses qui réapparaissaient lui semblaient élargir son existence;
cela faisait comme des immensités sentimentales où elle se reportait;
et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi
fermées : — Oui, c'est vrai !... c'est vrai !.. c'est vrai...
Ils entendirent huit heures sonner aux différentes horloges du
quartier Beauvoisine, qui est plein de pensionnats, d'églises et de
grands hôtels abandonnés. Ils ne se parlaient plus; mais ils sentaient,
en se regardant, un bruissement dans leur tête, comme si quelque
chose de sonore se fût réciproquement échappé de leurs prunelles
fixes. Ils venaient de se joindre les mains; et le passé, l'avenir, les
réminiscences et les rêves, tout se trouvait confondu dans la douceur
de cette extase. La nuit s'épaississait sur les murs, oii brillaient encore,
à demi perdues dans l'ombre, les grosses couleurs de quatre estampes
représentant quatre scènes de la Tour de Nesle^ avec une légende au
bas, en espagnol et en français. Par la fenêtre à guillotine, on voyait
un coin de ciel noir, entre des toits pointus.
Elle se leva pour allumer deux bougies sur la commode, puis elle
vint se rasseoir.
— Eh bien ? fit Léon.
— Eh bien ? répondit-elle.
Et il cherchait comment renouer le dialogue interrompu, quand
elle lui dit :

—D'où vient que personne, jusqu'à présent, ne m'a jamais ex-


primé des sentiments pareils .''

Le clerc se récria que les natures idéales étaient difficiles à com-


MADAME BOVARY 257
prendre. Lui, du premier coup d'œi], il l'avait aimée; et il se déses-
pérait en pensant au bonheur qu'ils auraient eu si, par une grâce du
hasard, se rencontrant plus tôt, ils se fussent attachés l'un à l'autre
d'une manière indissoluble,
— J'y ^i songé quelquefois, reprit-elle.
— Quel rêve ! murmura Léon, et maniant délicatement le liséré

bleu de sa longue ceinture blanche, il ajouta :

— Qui nous empêche donc de recommencer?... le


— Non, mon ami, répondit-elle... trop vous je suis vieille... êtes
trop oubliez-moi D'autres vous aimeront... vous,
jeune..., ! aimerez. les
— Pas comme vous 1 s'écria-t-il.
— Enfant que vous êtes Allons, soyons sage
! veux ! je le !

Elle lui représenta les impossibilités de leur amour, et qu'ils


devaient se tenir, comme autrefois, dans les simples termes d'une ami-
tié fraternelle.

Etait-ce sérieusement qu'elle parlait ainsi.? Sans doute qu'Emma


n'en savait rien elle-même, tout occupée par le charme de la séduction
et la nécessité de s'en défendre, et contemplant le jeune homme
d'un regard attendri, elle repoussait doucement les timides caresses
que ses mains frémissantes essayaient.
— Ah pardon, dit-il en se reculant. Et Emma fut prise d'un
!

vague effroi, devant cette timidité, plus dangereuse pour elle que la
hardiesse de Rodolphe quand il s'avançait les bras ouverts. Jamais
aucun homme ne lui avait paru si beau. Une exquise candeur
s'échappait de son maintien. Il baissait ses longs cils fins qui se
recourbaient. Sa joue à l'épiderme suave rougissait — pensait-elle
— du désir de sa personne, et Emma sentait une invincible envie d'y
porter ses lèvres. Alors se penchant vers la pendule comme pour
regarder l'heure :

— Qu'il est tard, mon Dieu ! dit-elle; que nous bavardons !

comprit
Il l'allusion et chercha son chapeau.
— J'en ai même oublié le spectacle Ce pauvre Bovary qui
!

m'avait laissée tout exprès ! M. Lormeaux, de la rue Grand-Pont,

19
258 MADAME BOVARY

devait m'y conduire avec sa femme. Et l'occasion était perdue, car


elle partait dès le lendemain.
— Vrai.? fit Léon.
— Oui.
— Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il; j'avais à

vous dire...
— Quoi?
— Une chose... grave, sérieuse. Eh ! non, d'ailleurs, vous ne
partirez pas, c'est impossible ! Si vous saviez... écoutez-moi... vous ne
m'avez donc pas compris, vous n'avez donc pas deviné...
— Cependant vous parlez bien, dit Emma.
— Ah des plaisanteries assez! assez Faites, par
! que je
! ! pitié,

vous une
revoie..., une seule. fois...,
— Eh Elle puis, comme se ravisant
bien.?... Oh pas
s'arrêta; : !

ici !

— Où vous voudrez.
— Voulez- vous Elle parut ?... d'un ton bref: réfléchir, et,

Demain, onze heures, dans


à cathédrale. la
— J'y en
serai ! ses mains, qu'elle dégagea;
s'écria-t-il saisissant
et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière
elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa
longuement à la nuque.

Mais vous êtes fou Ah vous êtes fou disait-elle avec de
! ! !

petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient.


Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher
le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d'une majesté

glaciale.
Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil.
Puis il chuchota d'une voix tremblante :

— A demain.
Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau
dans la pièce à côté.
Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se
MADAME BOVARY 259
dégageait du rendez-vous, tout maintenant était
fini, et ils ne devaient

pour leur bonheur, se rencontrer. Mais quand la lettre fut close,


plus,
comme elle ne savait pas l'adresse de Léon, elle se trouva fort em-
barrassée.
— Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle, quand il viendra.
Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur le balcon,
vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pan-
talon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son
mouchoir tout ce qu'il possédait de senteurs, puis, s 'étant fait friser,
se défrisa, pour donner à sa chevelure plus d'élégance naturelle.
— Il est encore trop tôt pensa-t-il, en regardant le coucou du
!

perruquier, qui marquait neuf heures. Il lut un vieux journal de


modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea qu'il était
temps et se dirigea lentement vers le parvis Notre-Dame.
C'était par un beau matin d'été. Des argenteries reluisaient aux
boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la
cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises;
une compagnie d'oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des
clochetons à trèfles; la place, retentissante de cris, sentait les fleurs

qui bordaient son pavé, roses, jasmins, œillets, narcisses et tubéreuses,


espacés inégalement par des verdures humides, de l'herbe-au-chat
et du mouron pour les oiseaux; la fontaine, au milieu, gargouillait,
et sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s'étageant en pyra-
mides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier dès bou-
quets de violettes.
Le jeune homme en prit un. C'était la première fois qu'il achetait
des fleurs pour une femme; et sa poitrine en les respirant se gonfla
d'orgueil, comme si cet hommage qu'il destinait à une autre se fût
retourné vers lui.

Cependant il avait peur d'être aperçu, il entra résolument dans


l'église.

Le Suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à


gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tête, rapière
200 MADAME BOVARY

au mollet, canne au poing, plus majestueux qu'un cardinal et reluisant

comme un saint ciboire.


Il s'avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline
que prennent les ecclésiastiques lorsqu'ils interrogent les enfants :

— Monsieur, sans doute, n'est pas d'ici? Monsieur désire voir


les curiosités de l'église ?
— Non, dit l'autre; et il fit d'abord le tour des bas-côtés. Puis il

vint regarder sur la place. Emma n'arrivait pas. Il remonta jusqu'au


chœur.
La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement
des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures,
se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles,
comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehors s'allongeait dans
l'église en trois rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps

à autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant l'autel l'oblique


génuflexion des dévots pressés. Les lustres de cristal pendaient immo-
biles. Dans le chœur, une lampe d'argent brûlait; et, des chapelles
latérales, des parties sombres de l'église, il s'échappait quelquefois
comme des exhalaisons de soupirs, avec le son d'une grille qui re-
tombait, en répercutant son écho sous les hautes voûtes.
Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie
ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l'heure, charmante,
agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, et avec sa —
robe à volants, son lorgnon d'or, ses bottines minces, dans toutes sortes
d'élégances dont il n'avait pas goûté, et dans l'ineffable séduction de
la vertu qui succombe. L'église, comme un boudoir gigantesque, se
disposait autour d'elle; les voûtes s'incHnaient pour recueillir dans
l'ombre confession de son amour; les vitraux resplendissaient pour
la

illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu'elle


apparût comme un ange, dans lafumée des parfums.
Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses

yeux rencontrèrent un vitrage bleu où l'on voit des bateliers qui


portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il
MADAME BOVARY 261

comptait les écailles des poissons et les boutonnières des pourpoints,


tandis que sa pensée vagabondait à la recherche d'Emma.
Le Suisse, à l'écart, s'indignait intérieurement contre cet individu,
qui se permettait d'admirer seul la cathédrale. Il lui semblait se con-
duire d'une façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque
commettre un sacrilège.
Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure d'un chapeau,
un camail noir... C'était elle ! Léon se leva et courut à sa rencontre.
Emma était pâle. Elle marchait vite.
— Lisez ! en lui tendant un papier. Oh non
dit-elle Et brus- !

quement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge,


où, s 'agenouillant contre une chaise, elle se mit en prières.
Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote puis il éprouva ;

pourtant un certain charme à la voir, au milieu du rendez- vous, ainsi


perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse puis il ne ;

tarda pas à s'ennuyer, car elle n'en finissait pas.


Emma ou plutôt s'efforçait de prier, espérant qu'il allait
priait,
lui descendre du ciel quelque résolution subite; et, pour attirer le
secours divin, elle s'emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle,
elle aspirait le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands

vases, et prêtait l'oreille au silence de l'église, qui ne faisait qu'ac-


croître le tumulte de son cœur.
Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le Suisse s'approcha
vivement, en disant:
— Madame, sans doute, n'est pas d'ici.'' Madame désire voir
de
les curiosités l'église }

— Eh non ! s'écria le clerc.


— Pourquoi pas ? reprit-elle. Car elle se raccrochait de sa vertu
chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les
occasions.
Alors, afin de procéder dans VordreM Suisse les conduisit jusqu'à
l'entrée, près de la place, où, leur montrant avec sa canne un grand
cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures :
202 MADAME BOVARY
— Voilà, majestueusement, la circonférence de la belle cloche
fit-il

d'Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n'y avait pas sa pareille
dans toute l'Europe. L'ouvrier qui l'a fondue en est mort de joie...
— Partons, dit Léon.
Le bonhomme en marche; puis, revenu à la chapelle
se remit
de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démons-
tration, et, plus orgueilleux qu'un propriétaire campagnard vous mon-
trant ses espaliers :

— Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de


la Varennes et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur
de Normandie, mort à la bataille de Montlhéry, le i6 juillet 1465.
Léon, se mordant les lèvres, trépignait.
— Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval
qui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et
de Montchauvct, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan
du roi, chevalier de l'Ordre, et pareillement gouverneur de Normandie,
mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme l'inscription porte;
et, au-dessous, cet homme prêt à descendre au tombeau, vous figure

exactement le même. Il n'est point possible, n'est-ce pas, de voir une


plus parfaite représentation du néant ?

Madame Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait,


n'essayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant
il se sentait découragé devant ce double parti pris de bavardage et
d'indiff^érence.
L'éternel guide continuait :

— Près de lui, cette femme à genoux qui pleure, est son épouse,
Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née
en 1499, morte en 1556, et à gauche, celle qui porte un enfant, la
sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté voici les tombeaux
:

d'Amboise. Ils ont été tous les deux cardinaux et archevêques de


Rouen. Celui-là était un ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup
de bien à la cathédrale. On a trouvé dans son testament trente mille
écus d'or pour les pauvres.
264 MADAME BOVARY

Et, sans s'arrêter, tout en parlant, poussa dans une chapelle il les

encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes, et décou-


vrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite.
— Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement,
latombe de Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre et duc de Nor-
mandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l'ont réduite en
cet état. Ils l'avaient, par méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous
le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez voici la porte par où il se !

rend à son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la


Gargouille.
Mais Léon vivement une pièce blanche de sa poche et saisit
tira

Emma par le bras. Le


Suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant
point cette munificence intempestive, lorsqu'il restait encore à l'étran-
ger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant :

— Eh monsieur. La Flèche
! ! la Flèche !...

— fit Léon.
Merci,

Monsieur a tort Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf
!

de moins que la grande pyramide d'Egypte. Elle est toute en fonte,


elle...

Léon fuyait, car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux
heures bientôt, s'était immobilisé dans l'église comme les pierres,
allaitmaintenant s'évaporer, telle qu'une fumée, par cette espèce de
tuyau tronqué de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde
si grotesquement sur la cathédrale, comme la tentative extravagante

de quelque chaudronnier fantaisiste.


— Où allons-nous donc .f*
disait-elle.
Sans répondre, il continuait à marcher d'un pas rapide, et déjà
madame Bovary trempait son doigt dans l'eau bénite, quand ils enten-
dirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulière-
ment par le rebondissement d'une canne. Léon se détourna.
— Monsieur !

— Quoi !

Et il reconnut le Suisse, portant sous son bras et maintenant en


MADAME BOVARY 265-

équilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes


brochés. C'étaient les ouvrages qui traitaient de la cathédrale.
— Imbécile grommela Léon s'élançant
! hors de l'église. Un
gamin polissonnait sur parvis le :

— Va me chercher un L'enfant fiacre ! partit comme une balle,


par la rue des Quatre-Vents alors ; ils restèrent seuls quelques minutes,
face à face et un peu embarrassés.
— Ah Léon Vraiment...
! !... je ne sais... si je dois... Elle minau-
d'un
dait. Puis, sérieux C'est
air : très inconvenant, savez-vous ?

— En quoi répliqua ? le clerc. Cela se fait à Paris !

Et cette parole, comme un


argument, la détermina. irrésistible
Cependant le fiacre n'arrivait pas. Léon avait peur qu'elle ne
rentrât dans l'église. Enfin le fiacre parut.
— Sortez du moins par le portail du nord leur cria le Suisse, !

qui était resté sur pour voir la Résurrection, le Jugement der-


le seuil,

nier, le Paradis, le Roi David et les Réprouvés dans les flammes d'enfer.
— Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
— Où vous voudrez dit Léon poussant Emma dans la voiture.
!

Et la lourde machine se mit en route.


Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts^
le quai Napoléon, le pont Neuf et s'arrêta court devant la statue de

Pierre Corneille.
— Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur.
La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour La Fayette,,

emporter vers la descente, elle entra au grand galop dans la gare du


chemin de fer.
— Non ! tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta
doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s'essuya le front,
mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors
des contre-allées, au bord de l'eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de
cailloux secs, et, longtemps, du côté d'Oyssel, au delà des îles.
266 MADAME BOVARY

Mais, tout à coup, elle s'élança d'un bond à travers Quatremares,


Sotteville, lagrande Chaussée, la rue d'Elbeuf, et fit sa troisième
halte devant le jardin des Plantes.
— Marchez donc s'écria la voix plus furieusement.
!

Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par


le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le

pont, par la place du Champ de Mars et derrière les jardins de l'hôpital,


où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d'une
terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bou-
vreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet
jusqu'à la côte de Deville.
Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle

vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la


Rouge-Mare place du Gaillarbois rue Maladrerie, rue Dinan-
et ;

derie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-


Nicaise —devant la Douane, —
à la basse Vieille-Tour, aux Trois-
Pipes et au Cimetière monumental. De temps à autre, le cocher sur
son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait
pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir
point s'arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière
lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle
ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots,
accrochant par-ci par-là, ne s'en souciant, démoralisé, et presque pleu-
rant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur
le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les

rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux


ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à
stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close
qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment
où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées,
une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des
déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus
MADAME BOVARY 267

loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges,

tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quar-
tier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile

baissé, sans détourner la tête.


II

En arrivant à l'auberge, madame Bovary fut étonnée de ne paâ


apercevoir la diligence. Hivert, qui l'avait attendue cinquante-trois
minutes, avait fini par s'en aller.

Rien pourtant ne la forçait à partir; mais elle avait donné sa

parole qu'elle reviendrait le soir même. D'ailleurs, Charles l'attendait;


et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien
des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adul-
tère.
Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabrio-
let, et, pressant le palefrenier, l'encourageant, s'informant à toute
minute de l'heure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper
VHiro7idelle vers les premières maisons de Quincampoix.
A peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au
bas de la côte, oîi elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette
devant la maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux, et la cui-
sinière, se haussant jusqu'au vasistas, dit mystérieusement :

—Madame, il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais.


C'est pour quelque chose de pressé.
Le village était silencieux comme d'habitude. Au coin des rues,
il y avait de petits tas roses qui fumaient à l'air, car c'était le moment
des confitures, et tout le monde à Yonville confectionnait sa provision
le même Mais on admirait devant la boutique du pharmacien
jour.
un tas beaucoup plus large, et qui dépassait les autres de la supériorité
qu'une officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin
général sur des fantaisies individuelles.
Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanal
Elle entra.
de Rouen gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Elle poussa
la porte du couloir; et au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes
MADAME BOVARY 269

pleines de groseilles égrenées, du sucre râpé, du sucre en morceaux,


des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçât tous les
Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusqu'au
menton et tenant des fourchettes à la main. Justin, debout, baissait
la tête, et le pharmacien criait :

— Qui de l'aller chercher dans le capharnaûm ?


t'avait dit

Qu'est-ce donc ? qu'y a-t-il ?

Ce qu'il y a? répondit l'apothicaire. On fait des confitures:
elles cuisent; mais elles allaient déborder à cause du bouillon trop fort,
et je commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse,
a été prendre, suspendue, à son clou, dans mon laboratoire, la clef du
capharnaûm !

L'apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des


ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il
y passait
seul de longues heures à étiqueter, à transvaser, à reficeler; et il le

considérait non comme un simple magasin, mais comme un véritable


sanctuaire, d'où s'échappaient, ensuite élaborées par ses mains, toutes
sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient répandre
aux alentours Personne au monde n'y mettait les pieds;
sa célébrité.
et il le respectait si fort, qu'il le balayait lui-même. Enfin, si la pharma-

cie, ouverte à tout venant, était l'endroit où il étalait son orgueil,


le capharnaûm était le refuge où, se concentrant égoïstement, Ho-
mais se délectait dans l'exercice de ses prédilections; aussi l'étourderie
de Justin lui paraissait-elle monstrueuse d'irrévérence, et plus rubi-
cond que les groseilles, il répétait :

— Oui, du capharnaûm! La
enferme les acides avec les
clef qui
alcalis caustiques Avoir été prendre une bassine de réserve une
! !

bassine à couvercle et dont jamais peut-être je ne me servirai Tout


! !

a son importance dans les opérations délicates de notre art Mais que !

diable il faut établir des distinctions et ne pas employer à des usages


!

presque domestiques ce qui est destiné pour les pharmaceutiques !

C'est comme si on découpait une poularde avec un scalpel, comme


si un magistrat...
2-jO MADAME BOVARY
— Mais calme-toi ! disait madame Homais, et Athalie, le tirant

par sa redingote — Papa : ! papa !

— Non, laissez-moi ! reprenait l'apothicaire, laissez-moi ! fich-

tre ! autant s'établir épicier, ma parole d'honneur ! Allons, vane !

respecte rien ! casse ! brise ! lâche les sangsues ! brûle la guimauve î

marine des cornichons dans les bocaux, lacère les bandages !

— Vous aviez pourtant... dit Emma.


— Tout à l'heure !
— Sais-tu à quoi tu t'exposais } N'as-tu
rien vu, dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette ? Parle, ré-
ponds, articule quelque chose !

— Je ne... sais pas, balbutia le jeune garçon.



Ah tu ne sais pas Eh bien, je sais, moi tu as vu une bou-
! ! !

teille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une
poudre blanche, sur laquelle même j'avais écrit dangereux ! et sais-tu :

ce qu'il y avait dedans ? de l'arsenic, et tu vas toucher à cela prendre !

une bassine qui est à côté !

— A côté ! s'écria madame Homais en joignant les mains. De


l'arsenic? Tu pouvais nous empoisonner tous! Et les enfants se
mirent à pousser des cris, comme s'ils avaient déjà senti dans leurs
entrailles d'atroces douleurs.
— Ou
bien empoisonner un malade continua l'aptohicaire. !

Tu donc que j'allasse sur le banc des criminels! en cour


voulais
d'assises! me voir traîner à l'échafaud ? Ignores-tu le soin que j'ob-
serve dans les manutentions, quoique j'en aie cependant une furieuse
habitude. Souvent je m'épouvante moi-même, lorsque je pense à ma
responsabilité car le gouvernement nous persécute, et l'absurde
!

législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès
suspendue sur notre tête !

Emma ne songeait plus à demander ce qu'on lui voulait, et le phar-


macien poursuivait en phrases haletantes :

— Voilà comme tu reconnais les bontés qu'on a pour toi! Voilà


comme tu me récompenses des soins tout paternels que je te prodigue !

Car sans moi, où serais-tu ? que ferais-tu } Qui te fournit la nourri-


MADAME BOVARY 271

moyens de figurer un jour,


ture, l'éducation, l'habillement, et tous les
avec honneur, dans rangs de
Mais il faut pour cela
les la société?
suer ferme sur l'aviron et acquérir, comme on dit, du cal aux mains.
Fahricando fit faber, âge quod agis. Il citait du latin, tant il était
exaspéré. Il eût cité du chinois et du groënlandais, s'il eût connu
ces deux langues; car il se trouvait dans une de ces crises où l'âme
entière montre indistinctement ce qu'elle enferme, comme l'océan,
qui, dans les tempêtes, s'entr'ouvre depuis les fucus de son rivage
jusqu'au sable de ses abîmes.
Et il reprit :

— Je commence à terriblement me repentir de m'être chargé


de ta personne J'aurais certes mieux fait de te laisser autrefois
!

croupir dans ta misère et dans la crasse où tu es né Tu ne seras !

jamais bon qu'à être un gardeur de bêtes à cornes Tu n'as nulle ap- !

titude pour les sciences à peine si tu sais coller une étiquette Et tu


! !

vis là, chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pâte à te !

goberger !

— Mais Emma se tournant vers madame Homais :

— On m'avait fait venir...


— Ah mon Dieu ! ! interrompit d'un air triste la bonne dame,
comment vous dirai-je bien?... C'est un malheur ! Elle n'acheva pas.
L'apothicaire tonnait :

— Vide-la écure-la reporte-la


! dépêche-toi donc
! Et se- ! ! .

couant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de


sa poche.
L'enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé
le volume, il le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoire ouverte.
—U amour... conjugal! dit-il en séparant lentement ces deux
mots. Ah très bien très bien !... très joli Et des gravures
! ! Ah ! !
— !;

c'est trop fort !

Madame Homais s'avança.


— Non n'y touche pas ! !

Les enfants voulurent voir les images.


272 MADAME BOVARY
— Sortez impérieusement. Et ils sortirent.
! fit-il

Il marcha d'abord de long en large, à grands pas, gardant le vo-

lume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié,
apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui
les bras croisés :

— Mais tu as donc tousmalheureux?... Prends


les vices, petit

garde, tu es sur une pente !... donc pas Tu


réfléchi qu'il pouvait,
n'as
ce livre infâme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre l'étin-
celle dans leur cerveau, ternir la pureté d'Athalie, corrompre Napo-
léon Il est déjà formé comme un homme. Es-tu bien sûr, au moins,
!

qu'ils ne l'aient pas lu } peux-tu me certifier... ?


— Mais enfin, monsieur, fitEmma, vous aviez à me dire...
— C'est vrai, madame. Votre beau-père
est mort !

En Bovary père venait de décéder l'avant- veille,


effet, le sieur
tout à coup, d'une attaque d'apoplexie, au sortir de table et par excès ;

de précaution pour la sensibilité d'Emma, Charles avait prié M. Ho-


mais de lui apprendre avec ménagement cette horrible nouvelle.
Le pharmacien avait médité sa phrase; il l'avait arrondie, polie,
rythmée.
C'était un chef-d'œuvre de prudence et de transition, de tour-
nures fines et de délicatesse; mais la colère avait emporté la rhé-
torique.
Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc la pharmacie,
car M. Homais avait repris le cours de ses vitupérations. Il se calmait
cependant, et, à présent, il grommelait d'un ton paterne, tout en s'éven-
tant avec son bonnet grec :

— Ce n'est pas que je désapprouve entièrement l'ouvrage !

L'auteur était médecin. Il y a là-dedans certains côtés scientifiques


qu'il n'est pas mal à un homme de connaître et, j'oserais dire, qu'il
faut qu'un homme connaisse. Mais Attends du plus tard, plus tard !

moins que tu sois homme toi-même


et que ton tempérament soit fait.
Au coup de marteau d'Emma, Charles qui l'attendait, s'avança
les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix :
MADAME BOVARY 273
— Ah ma ! chère amie...
Et il s'inclina doucement pour l'embrasser. Mais, au contact
de ses lèvres, le souvenir de l'autre la saisit, et elle se passa la main
sur son visage en frissonnant.
Cependant elle répondit :

— Oui, je sais..., je sais...


Il lui montra la lettre où sa mère narrait l'événement, sans aucune
hypocrisie sentimentale. Seulement,, elle regrettait que son mari
n'eût pas reçu les secours de la religion, étant mort à Doudeville,
dans la rue, sur le seuil d'un café, après un repas patriotique avec
d'anciens officiers.

Emma rendit la lettre, puis au dîner, par savoir-vivre, elle


affectaquelque répugnance. Mais, comme il la reforçait, elle se mit
résolument à manger, tandis que Charles, en face d'elle, demeurait
immobile, dans une posture accablée.
De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un long regard
tout plein de détresse. Une fois il soupira :

— J'aurais voulu revoir encore le !

Elle se Enfin, comprenant


taisait. qu'il fallait parler:
— Quel âge ton père avait-il ?

— Cinquante-huit ans !

— Ah!
Et ce fut tout.
Un quart d'heure après, il ajouta :

— Ma pauvre mère. Que va-t-elle devenir, à présent?


Elle fit un geste d'ignorance.
A la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il se con-
traignait à ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui l'at-
tendrissait. Cependant, secouant la sienne :

— T'es-tu bien amusée hier .''


demanda-t-il.
— Oui.
Quand la Bovary ne se leva pas, Emma non plus;
nappe fut ôtée,
et, à mesure qu'elle l'envisageait, la monotonie de ce spectacle ban-

20
2-74 MADAME BOVARY

nissait peu peu tout apitoiement de son cœur. Il lui semblait chétif,
à
faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment
se débarrasser de lui ? Quelle interminable soirée Quelque chose de !

stupéfiant comme une vapeur d'opium l'engourdissait.


Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d'un bâton sur les

planches. C'était Hippolyte qui apportait les bagages de Madame.


Pour les déposer, il décrivit péniblement un quart de cercle avec son
pilon.
—Il n'y pense même plus se disait-elle en regardant le pauvre
!

diable,dont la grosse chevelure rouge dégouttait de sueur.


Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse et, sans paraître ;

comprendre tout ce qu'il y avait pour lui d'humiliation dans la seule


présence de cet homme qui se tenait là, comme le reproche personnifié
de son incurable ineptie :

— Tiens tu as un ! bouquet
joli ! dit-il en remarquant sur la

cheminée les violettes de Léon.


— Oui, fit-elle avec indifférence ; c'est un bouquet que j'ai acheté
tantôt... à une mendiante.
Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeux
tout rouges de larmes, il les humait délicatement. Elle les retira vite
de sa main, et alla les porter dans un verre d'eau.
Le lendemain, madame Bovary mère arriva. Elle et son fils
pleurèrent beaucoup. Emma, sous prétexte d'ordres à donner, disparut.
Le jour d'après, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil.
On alla s'asseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord de l'eau, sous la
tonnelle.
Charles pensait à son père, et
il s'étonnait de sentir tant d'af-

fectionpour cet homme qu'il avait cru jusqu'alors n'aimer que très
médiocrement. Madame Bovary mère pensait à son mari. Les pires
jours d'autrefois lui réapparaissaient enviables. Tout s'effaçait sous le
regret instructif d'une si longue habitude ; et de temps à autre, tandis
qu'elle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de
son nez, et s'y tenait un moment suspendue. Emma pensait qu'il y avait
MADAME BOVARY 275

quarante-huit heures à peine, ils étaient ensemble, loin du monde,


tout en ivresse, et n'ayant pas assez d'yeux pour se contempler. Elle
tâchait de ressaisir les plus imperceptibles détails de cette journée
disparue. Mais la présence de la belle-mère et du mari la gênait.
Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger
le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoiqu'elle fît,

sous les sensations extérieures.


Elle décousait la doublure d'une robe, dont les bribes s'éparpil-
laient autour d'elle; la mère Bovary, sans lever les yeux, faisait crier
ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille
redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux
mains dans ses poches et ne parlait pas non plus; près d'eux, Berthe,
en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allées.
Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. L'Heureux,
le marchand d'étoffes.
Il venait offrir ses services, eu égard à la fatale circonstance.
Emma répondit qu'elle croyait pouvoir s'en passer. Le marchand
ne se tint pas pour battu.
— Mille excuses, avoir un entretien particu-
dit-il; je désirerais
lier. Puis, d'une voix basse :

— C'est relativement Vous savez?


à cette affaire...
Charles devint cramoisi jusqu'aux oreilles.
— Ah ! effectivement.
oui... dans son trouble, tournant
Et, se
vers sa femme : Ne pourrais-tu pas... ma chérie... }

Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à sa mère :

— Ce sans doute quelque bagatelle de ménage.


n'est rien !

Il ne voulut point qu'elle connût l'histoire du billet, redoutant


ses observations.
Dès qu'ils furent seuls, M. L'Heureux se mit, en termes assez
nets, à féliciter Emma sur la succession, puis à causer de choses
indifférentes, des espaliers, de la récolte et de sa santé à lui, qui allait
toujours couci-couça, entre le zist et le zest. En effet, il se donnaitun
mal de cinq cents diables, bien qu'il ne fît pas, malgré les propos du
monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain.
276 MADAME BOVARY

Emma le laissait parler. Elle s'ennuyait si prodigieusement


depuis deux jours !

—Et vous voilà tout à fait rétablie? continuait-il. Ma foi, j'ai

vu votre pauvre mari dans de beaux états C'est un brave garçon, !

quoique nous ayons eu ensemble des difficultés.


Elle demanda lesquelles, car Charles lui avait caché la contes-
tation des fournitures.
— Mais vous le savez bien ! fit L'Heureux. C'était pour vos
fantaisies, les boîtes de voyage.
Il avait baissé son chapeau sur ses yeux, et les deux mains derrière
le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, d'une manière
insupportable. Soupçonnait-il quelque chose .? Elle demeurait perdue
dans toutes sortes d'appréhensions. A la fin pourtant, il reprit :

— Nous nous sommes rapatriés, et je venais encore lui proposer


un arrangement. C'était de renouveler le billet signé par Bovary.
Monsieur, du reste, agirait à sa guise il ne devait point se tourmenter,
;

maintenant surtout qu'il allait avoir une foule d'embarras; et même —


il ferait mieux de s'en décharger sur quelqu'un, sur vous, par
exemple; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous
aurions ensemble de petites affaires...
Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à son négoce,
L'Heureux déclara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre
quelque chose. Il lui enverrait un barège noir, douze mètres, de quoi
faire une robe.
— Celle que vous avez là est bonne pour la maison. Il vous en
faut une autre pour les visites. J'ai vu ça, moi, du premier coup en
entrant. J'ai l'œil américain.
Il n'envoya point l'étoffe, il pour l'aunage
l'apporta. Puis il revint ;

il revint sous d'autres prétextes, tâchant chaque fois de se rendre


aimable, serviable, s'inféodant, comme eût dit Homais, et toujours
glissant à Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait
point du billet. Elle n'y songeait pas Charles, au début de sa convales-
;

cence, lui en avait bien conté quelque chose; mais tant d'agitations
MADAME BOVARY 277

avaient passé dans sa tête, qu'elle ne s'en souvenait plus. D'ailleurs,


elle se garda d'ouvrir aucune discussion d'intérêt; la mère Bovary en

fut surprise, et attribua son changement d'humeur aux sentiments


religieux qu'elle avait contractés étant malade.
Mais, dès qu'elle fut partie, Emma ne tarda pas à émerveiller
Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des infor-
mations, vérifier les hypothèques, voir s'il y avait lieu à une licitation
ou à une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, pro-
nonçait les grands mots d'ordre, d'avenir, de prévoyance, et conti-
nuellement exagérait les embarras de la succession, si bien qu'un jour
elle lui montra le modèle d'une autorisation générale pour «gérer et
administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous
billets, payer toutes sommes, etc. ». Elle avait profité des leçons de
L'Heureux.
Charles, naïvement, lui demanda d'où venait ce papier.
— De M. Guillaumin; et, avec grand sang-froid du
le plus
monde, elle ajouta Je ne m'y
: fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise

réputation ! Il faudrait peut-être consulter... Nous ne connaissons


que... Oh ! personne.
— A moins que Léon..., répliqua Charles, qui réfléchissait.

Mais il était difficile de s'entendre par correspondance. Alors elle

s'offrit à faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut uii assaut


de prévenances. Enfin, elle s'écria d'un ton de mutinerie factice :

— Non ! je t'en prie, j'irai.


— Comme tu es bonne !dit-il en la baisant au front.

Dès le lendemain, elle s'embarqua dans V Hirondelle pour aller

à Rouen consulter M. Léon, et elle y resta trois jours.


III

Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune


de miel.
Ils étaient à l'hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là,

volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la

glace, qu'on leur apportait dès le matin.


Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner
dans une île.

C'était l'heure où l'on entend, au bord des chantiers, retentir


le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du
goudron s'échappait d'entre les arbres, et l'on voyait sur la rivière

de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur


pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient.
Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longs

câbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque.


Les bruits de insensiblement s'éloignaient, le roulement
la ville

des charrettes, tumulte des voix, le jappement des chiens sur le


le

pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île.
Ils se plaçaient dans la salle basse d'un cabaret, qui avait à sa

porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture d'éperlans,


de la crème et des cerises. Ils se couchaient sur l'herbe; ils s'embras-
saient à l'écart sous les peupliers; etils auraient voulu, comme deux

Robinsons, vivre perpétuellement dans ce petit endroit, qui leur


semblait, en leur béatitude, le plus magnifique de la terre. Ce n'était
pas la première fois qu'ils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du
gazon, qu'ils entendaient l'eau couler et la brise soufflant dans le feuil-
lage; mais ils n'avaient sans doute jamais admiré tout cela, comme si
la nature n'existait pas auparavant, ou qu'elle n'eût commencé à

être belle que depuis l'assouvissance de leurs désirs.


28o MADAME BOVARY

A la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des îles. Ils

restaient au fond, tous les deux cachés par l'ombre, sans parler. Les
avirons carrés sonnaient entre les volets de fer; et cela marquait
dans le silence comme un battement de métronome, tandis qu'à l'ar-
bauce qui
rière, la traînait ne discontinuait pas son petit clapotement
doux dans l'eau.
Une fois la lune parut; ne manquèrent pas à faire des
alors ils

phrases, trouvant l'astre mélancolique et plein de poésie; même elle


se mit à chanter :

Un soir, t'en souvient-il, nous voguions, etc.

Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots et le vent ;

emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des batte-
ments d'ailes autour de lui.

Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où


la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les dra-
peries s'élargissaient en éventail, l'amincissait, la rendait plus grande.
Elle avait la tête levée, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel.
Parfois l'ombre des saules la cachait en entier, puis elle réapparaissait
tout à coup,comme une vision, dans la lumière de la lune.
Léon, par terre, à côté d'elle, rencontra sous sa main un ruban
de soie ponceau.
Le batelier l'examina et finit par dire :

— Ah ! une compagnie que j'ai promenée l'autre


c'est peut-être à
jour. Ils sont venus un
de farceurs, messieurs et dames, avec des
tas
gâteaux, du Champagne, des cornets à piston, tout le tremblement !

Il y en avait un surtout, un grand bel homme, à petites moustaches,

qui était joliment amusant et ils disaient comme ça: « Allons, conte-
!

nous quelque chose..., Adolphe.... Dodolphe..., je crois. «


Elle frissonna.
— Tu souffres ? fit Léon en se rapprochant d'elle.
— Oh ce n'est rien. Sans doute la fraîcheur de la
!
nuit.
— Et qui ne doit pas manquer de femmes, non plus, ajouta
MADAME BOVARY 281

doucement vieux matelot, croyant dire une politesse à l'étranger.


le

Puis, crachant dans ses mains, il reprit ses avirons.


Il fallut pourtant se séparer ! Les adieux furent tristes. C'était
chez la mère Rolet qu'il devait envoyer ses lettres; et elle lui fit des

recommandations si précises à propos de la double enveloppe, qu'il


admira grandement son astuce amoureuse.
— Ainsi, tu m'affirmes que tout est bien ? dit-elle dans le dernier
baiser.
— Oui, certes ! — Mais pourquoi donc, songea-t-il après, en
s'en revenant seul par les rues, tient-elle si fort à cette procuration ?

v^'^^.
IV

Léon, bientôt, prit devant ses camarades un air de supériorité,


s'abstint de leur compagnie, et négligea complètement les dossiers.
Il attendait ses lettres. Il les relisait. Il lui écrivait. Il l'évoquait
de toute la force de son désir et de ses souvenirs. Au lieu de diminuer
par l'absence, cette envie de la revoir s'accrut, si bien qu'un samedi
matin il s'échappa de son étude.
Lorsque, du haut de la côte, il aperçut dans la vallée le clocher
de l'église avec son drapeau de fer-blanc qui tournait au vent, il sentit
cette délectation mêlée de vanité triomphante et d'attendrissement
égoïste que doivent avoir les millionnaires, quand ils reviennent visiter
leur village.
Il alla rôder autour de sa maison. Une lumière brillait dans la

cuisine. Il guetta son ombre derrière les rideaux. Rien ne parut.


La mère Lefrançois, en le voyant, fit de grandes exclamations,
et elle le trouva «grandi et minci», tandis qu'Arthémise, au contraire,
le trouva « forci et bruni ».

Il dîna dans la petite salle, comme autrefois, mais seul, sans le

percepteur; car Binet fatigué d'attendre V Hirondelle, avait définitive-


y

ment avancé son repas d'une heure, et, maintenant, il dînait à cinq
heures juste ; encore prétendait-il le plus souvent que la vieille pa-
traque retardait.
Léon pourtant se décida; il alla frapper à la porte du médecin.
Madame dans sa chambre, d'où elle ne descendit qu'un quart
était
d'heure après. Monsieur parut enchanté de le revoir; mais il ne bougea
de la soirée, ni de tout le jour suivant.
Il la vit seule, le soir, très tard, derrière le jardin, dans la ruelle;
— dans la ruelle, comme avec l'autre ! Il faisait de l'orage, et ils cau-
saient sous un parapluie, à la lueur des éclairs.
MADAME BOVARY 283

Leur séparation devenait intolérable. — Plutôt mourir ! disait


Emma. Elle se tordait sur son bras, tout en pleurant. Adieu !...

adieu !... Quand te reverrai-je }

Ils revinrent sur leurs pas pour s'embrasser encore; et ce fut


promesse de trouver bientôt, par n'importe quel
là qu'elle lui fit la

moyen, l'occasion permanente de se voir en liberté, au moins une fois


par semaine, Emma n'en doutait pas. Elle était, d'ailleurs, pleine
d'espoir. Il allait lui venir de l'argent.
Aussi, elle acheta pour sa chambre une paire de rideaux jaunes
à larges raies, dont M. L'Heureux
lui avait vanté le bon marché;
elle rêva un L'Heureux, affirmant «que ce n'était pas la mer à
tapis, et
boire », s'engagea poliment à lui en fournir un. Elle ne pouvait plus
se passer de ses services. Vingt fois dans la journée elle l'envoyait cher-
cher, et aussitôtil plantait là ses affaires, sans se permettre un mur-

mure. On
ne comprenait point davantage pourquoi la mère Rolet
déjeunait chez elle tous les jours, et même lui faisait des visites en
particulier.
Ce fut vers cette époque, c'est-à-dire vers le commencement
de l'hiver, qu'elle parut prise d'une grande ardeur musicale.
Un soir que Charles l'écoutait, elle recommença quatre fois de
suite le même morceau, et toujours en se dépitant, tandis que, sans
y remarquer la différence, il s'écriait :


Bravo !... très bien !... tu as tort ! va donc !

— Eh non ! ! c'est exécrable ! j'ai les doigts rouilles.


Le lendemain, il la pria de lui jouer encore quelque chose.
— pour Soit, te faire plaisir! Et Charles avoua qu'elle avait un peu
perdu. Elle se trompait de portée, barbouillait; puis s 'arrêtant court :

— Ah ! c'est fini ! il faudrait que je prisse des leçons; mais... Elle se


mordit Vingt francs par cachet, c'est trop cher!
les lèvres, et ajouta:
— Oui, en effet... un peu..., dit Charles tout en ricanant niaise-
ment. Pourtant, il me semble que l'on pourrait peut-être à moins;
car il y a des artistes sans réputation qui souvent valent mieux que les
célébrités.
284 MADAME BOVARY
— Cherche-les, dit Emma.
Le lendemain, en rentrant, il la contempla d'un œil finaud, et
ne put phrase
à la fin retenir cette :

— Quel entêtement tu as quelquefois J'ai été à Barfenchères !

aujourd'hui. Eh bien madame Liégeard m'a certifié que ses trois


!

demoiselles, qui sont à la Miséricorde, prenaient des leçons moyennant


cinquante sous la séance, et d'une fameuse maîtresse encore !

Elle haussa les épaules, et ne rouvrit plus son instrument.


Mais lorsqu'elle passait Bovary se trouvait là), elle
auprès (si

soupirait « Ah
: mon pauvre piano » Et quand on venait la voir,
! !

elle ne manquait pas de vous apprendre qu'elle avait abandonné la

musique et ne pouvait maintenant s'y remettre, pour des raisons


majeures. Alors on la plaignait. C'était dommage elle qui avait un si !

beau talent on en parla même à Bovary. On lui faisait honte, et


!

surtout le pharmacien :

— Vous avez tort il ne faut jamais laisser en friche les facultés


!

de la nature. D'ailleurs, songez, mon bon ami, qu'en engageant


Madame à étudier, vous économisez pour plus tard sur l'éducation
musicale de votre enfant Moi, je trouve que les mères doivent ins-
!

truire elles-mêmes leurs enfants. C'est une idée de Rousseau, peut-être


un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, j'en suis sûr,
comme l'allaitement maternel et la vaccination.
Charles revint donc encore une fois sur cette question du piano.
Emma répondit avec aigreur qu'il valait mieux le vendre. Ce pauvre
piano, qui lui avait causé tant de vaniteuses satisfactions, le voir s'en
aller, c'était pour Bovary comme l'indéfinissable suicide d'une partie
d'elle-même !

— Si tu voulais..., disait-il, de temps à autre, une leçon, cela


ne serait pas, après tout, extrêmement ruineux. Mais les leçons, —
répliquait-elle, ne sont profitables que suivies.
Et voilà comme elle s'y prit, pour obtenir de son époux la permis-
sion d'aller à la ville, une fois la semaine, voir son amant. On trouva
même, au bout d'un mois, qu'elle avait fait des progrès considérables.
V

C'était le jeudi. Elle se levait, et elle s'habillait silencieusement


pour ne point éveiller Charles, qui lui aurait fait des observations
sur ce qu'elle s'apprêtait de trop bonne heure. Ensuite elle marchait

de long en large; elle se mettait devant les fenêtres et regardait la


Place. Le petit jour circulait entre les piliers des halles, et la maison
du pharmacien, dont les volets étaient fermés, laissait apercevoir dans
la couleur pâle de l'aurore les majuscules de son enseigne.

Quand pendule marquait sept heures et un quart, elle s'en


la

allait au Lion dont Arthémise, en bâillant, venait lui ouvrir la


d'or,
porte. Celle-ci déterrait pour Madame les charbons enfouis sous les
cendres. Emma restait seule dans la cuisine. De temps à autre, elle
sortait. Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutant d'ailleurs la
mère Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tête en bonnet de
coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications à
troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines
contre les pavés de la cour.
Enfin, lorsqu'il avait mangé sa soupe, endossé la limousine,
allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s'installait tranquillement
sur le siège.

h' Hirondelle partait au petit trot, et durant trois quarts de lieue,


s'arrêtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guet-
taient debout, au bord du chemin, devant la barrière des cours.
Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaient attendre quelques-uns ;

même étaient encore au lit dans leur maison; Hivert appelait, criait,
sacrait, puis il descendait de son siège et allait frapper de grands coups
contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés.
Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture
roulait, les pommiers à la file se succédaient; et la route, entre ses
286 MADAME BOVARY

deux longs fossés pleins d'eau jaune, allait continuellement se rétrécis-


sant vers l'horizon.
Emma la connaissait d'un bout à l'autre; elle savait qu'après
un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une
cahute de cantonnier; quelquefois même, afin de se faire des surprises,
elle fermait les yeux. Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la

distance à parcourir.
Enfin, les maisons de briques se rapprochaient, la terre résonnait
sous les roues, et l'Hirondelle glissait entre des jardins, où l'on aper-
cevait par une claire-voie, des statues, un vignot, des ifs taillés et une
escarpolette. Puis, d'un seul coup d'œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard,
elle s'élargissait au delà des ponts, confusément. La pleine campagne

remontait ensuite d'un mouvement monotone, jusqu'à toucher au


loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d'en haut, le paysage tout
entier avait l'air immobile comme une peinture; les navires à l'ancre
se tassaient dans un coin le fleuve arrondissait sa courbe au pied des
;

collines vertes, et les îles, de forme oblongue, semblaient sur l'eau


de grands poissons noirs arrêtés. Les cheminées des usines poussaient
d'immenses panaches bruns qui s'envolaient par le bout. On entendait
le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se
dressaient dans la brume. Les arbres des boulevards, sans feuilles,
faisaient des broussailles violettes au milieu des maisons, et les toits
tout reluisants de pluie, miroitaient inégalement, selon la hauteur des
quartiers. Parfois, un coup de vent emportait les nuages vers la côte
Sainte-Catherine, comme des flots aériens, qui se brisaient en silence
contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégagait pour elle de ces exis-
tences amassées, et son cœur s'en gonflait abondamment, comme si les
cent vingt mille âmes qui palpitaient là lui eussent envoyé toutes à la
fois la vapeur des passions qu'elle leur supposait. Son amour s'agrandis-
sait devant l'espace, et s'emplissait de tumulte aux bourdonnements
vagues qui montaient. Elle le reversait au dehors, sur les places, sur
MADAME BOVARY 287

les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s'étalait à ses
yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle
entrait. Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la
brise; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la
boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carioles
sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au
Bois-Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite
voiture de famille.
On s'arrêtait à la barrière; Emma débouclait ses socques, mettait
d'autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait
de V Hirondelle.
La Des commis, en bonnet grec, frottaient
ville alors s'éveillait.
la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers

sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues.
Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir
sous son voile noir baissé.
Par peur d'être vue, ne prenait pas ordinairement le chemin le
elle

plus court. Elle s'engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait
tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui
est là. C'est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent
une charrette passait près d'elle, portant quelque décor qui tremblait.
Des garçons en tablier versaient du sable sur des dalles, entre des
arbustes verts. On sentait l'absinthe, le cigare et les huîtres.
Elle tournait une rue : elle le reconnaissait à sa chevelure frisée
qui s'échappait de son chapeau.
Léon, sur le trottoir, continuait à marcher. Elle le suivait jusqu'à
l'hôtel; il montait, il ouvrait la porte, il entrait. Quelle étreinte!
Puis les paroles, après les baisers, se précipitaient. On se racontait
les chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les
lettres mais à présent tout s'oubliait, et ils se regardaient face à face,
;

avec des rires de volupté et des appellations de tendresse.


Le lit était un grand lit d'acajou en forme de nacelle. Les i^ideaux
de levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas
288 MADAME BOVARY

près du chevet évasé, —


et rien au monde n'était beau comme sa tête

brune et sa peau blanche se détachant sur cette couleur pourpre,


quand, par un geste de pudeur, elle fermait ses deux bras nus, en se
cachant dans les mains.
la figure

Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements


folâtres et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les
intimités de la passion. Les bâtons se terminant en flèche, les patères
de cuivre et les grosses boules de chenets reluisaient tout à coup,
si le soleil entrait. Il y cheminée, entre les candélabres,
avait sur la
deux de ces grandes coquilles roses, où l'on entend le bruit de la mer,
quand on les applique à son oreille.
Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté, malgré
sa splendeur un peu fanée ! Ils retrouvaient toujours les meubles
à leur place, et parfois des épingles à cheveux qu'elle avait oubliées,
l'autre jeudi, sous le socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du
feu, sur un guéridon incrusté de palissandre. Emma découpait,
petit
lui mettait les morceaux dans son assiette en débitant toutes sortes

de chatteries, et elle riait d'un rire sonore et libertin quand la mousse


du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses
doigts. Ils étaient si complètement perdus en la possession d'eux-
mêmes, qu'ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant
y vivre jusqu'à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient
notre chambre, notre tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pan-
toufles, un cadeau de Léon, une fantaisie qu'elle avait eue. C'étaient
des pantoufles en satin rose, bordées de cygne. Quand elle s'asseyait
sur ses genoux, sa jambe, alors trop courte, pendait en l'air, et la —
mignarde chaussure, qui n'avait pas de quartier, tenait seulement
par les orteils à son pied nu. Il savourait pour la première fois
l'inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n'avait
rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses
de colombe assoupie. Il admirait l'exaltation de son âme et les den-
de sa jupe. D'ailleurs, n'était-ce pas une femme du monde, et
telles
une femme mariée une vraie maîtresse, enfin ?
!
MADAME BOVARY 289

Par de son humeur, tour à tour mystique ou joyeuse,


la diversité

babillarde, taciturne, emportée, nonchalante, elle allait rappelant en lui


mille désirs, évoquant des instincts ou des réminiscences. Elle était
l'amoureuse de tous les romans, l'héroïne de tous les drames, le vague
de tous les volumes de vers. Il retrouvait sur ses épaules la couleur
elle

ambrée de V Odalisque au bain; elle avait le corsage long des châtelaines


féodales; elle ressemblait aussi à la Femme pâle de Barcelone, mais
elle était par-dessus tout l'Ange ! Souvent, en la regardant, il lui
semblait que son âme, s 'échappant vers elle, se répandait comme une
onde sur le contour de sa tête, et descendait entraînée dans la blan-

cheur de sa poitrine.
Il se mettait par terre, devant elle, —
et les deux coudes sur ses
genoux, il la considérait avec un sourire, et le front tendu.
Elle se penchait vers lui et murmurait, comme suffoquée d'enivre-
ment :

— Ohne bouge pas


! ne parle pas regarde-moi Il sort de
! ! !

tes yeux quelque chose de si doux, qui me fait tant de bien Elle !

l'appelait enfant : — Enfant, m'aimes-tu } Et elle n'entendait guère


sa réponse, dans la précipitation de ses lèvres qui lui montaient à la
bouche.
Il y avait sur la pendule un petit Cupidon de bronze, qui mi-
naudait en arrondissant les bras sous une guirlande dorée. Ils en rirent
bien des fois; mais, quand il fallait se séparer, tout leur semblait
sérieux.
Immobiles l'un devant l'autre, ils se répétaient : A jeudi ! à
jeudi !

Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux mains, le baisait
viteau front en s'écriant Adieu et s'élançait dans l'escalier.
: !

Elle allait rue de la Comédie, chez un coiffeur, se faire arranger


ses bandeaux. La nuit tombait. On allumait le gaz dans la bou-
tique.
Elle entendait la clochette du théâtre qui appelait les cabotins à
la représentation; et elle voyait, en face, passer des hommes à figure

21
2Ç0 MADAME BOVARY

blanche et des femmes en toilette fanée, qui entraient par la porte


des coulisses.
chaud dans ce petit appartement trop bas, où le poêle
Il faisait

bourdonnait au milieu des perruques et des pommades. L'odeur


des fers avec ces mains grasses qui lui maniaient la tête ne tardait pas
à l'étourdir; et elle s'endormait un peu sous son peignoir. Souvent
le garçon, en la coiffant, lui proposait des billets pour le bal masqué.

Puis elle s'en allait ! Elle remontait les rues ; elle arrivait à la
Croix rouge; elle reprenait ses socques, qu'elle avait cachés matin
le

sous une banquette, et se tassait à sa place, parmi les voyageurs im-


patientés. Quelques-uns descendaient au bas de la côte. Elle restait
seule dans la voiture.
A chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les éclai-
rages de la ville, qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus

des maisons confondues; Emma se mettait à genoux sur les coussins,


et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait
Léon, et lui envoyait des paroles tendres, et des baisers, qui se perdaient
au vent.
Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son

bâton, tout aa milieu des diligences; un amas de guenilles lui re-


couvrait les épaules, et un vieux castor défoncé, s'arrondissant en
cuvette, lui cachait la figure. Mais quand il le retirait, il découvrait,
à la place des paupières, deux orbites béants tout ensanglantés. La
chair s'effîloquait par lambeaux rouges, —
et il en coulait des liquides
qui se figeaient en gales vertes jusqu'au nez, dont les narines noires
reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tête
avec un rire idiot; —
alors ses prunelles bleuâtres, roulant d'un mou-
vement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la
plaie vive.
Il chantait une petite chanson, en suivant les voitures :

Souvent la chaleur d'un beau jour


Fait rêver fillette à l'amour.
MADAME BOVARY 291

Et y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage.


il

Quelquefois il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête nue.


Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il l'engageait
à prendre une baraque à la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait,
en riant, comment se portait sa bonne amie.
Souvent on était en marche, lorsque son chapeau d'un mouve-
ment brusque entrait dans la diligence par le vasistas, tandis qu'il
se cramponnait, de l'autre bras, sur le marchepied, entre l'éclabous-
sure des roues. Sa voix, faible d'abord et vagissante, devenait aiguë.
Elle se traînait dans la nuit, comme l'indistincte lamentation d'une
vague détresse; et à travers la sonnerie des grelots, le murmure des
arbres et le ronflement de la boîte creuse, elle avait quelque chose de
lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de l'âme
comme un tourbillon dans un abîme, et l'emportait parmi les espaces
d'une mélancolie sans bornes. Mais Hivert, qui s'apercevait d'un
contre-poids, allongeait à l'aveugle de grands coups avec son fouet.
La mèche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue, en pous-
sant un hurlement.
Puis voyageurs de VHirondelle finissaient par s'endormir,
les
les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissé, s'appuyant

sur 1 épaule de leur voisin, ou bien le bras passé dans la courroie,


tout en oscillant régulièrement au branle de la voiture et le reflet de la ;

lanterne, qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers,


pénétrant dans l'intérieur par les rideaux de calicot chocolat, posait
des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma,
ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements —
et se sentait de plus
en plus froid aux pieds, avec la mort dans l'âme.
Charles, à la maison, l'attendait; VHirondelle était toujours en
retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! à peine si elle embrassait la

petite. Le dîner n'était pas prêt, n'importe ! elle excusait la cuisinière.


Tout maintenant semblait permis à cette fille.

Souvent son mari, remarquant sa pâleur, lui demandait si elle ne


se trouvait point malade.
292 MADAME BOVARY
— Non ! disait Emma.
— Mais, répliquait-il, tu es toute drôle ce soir ?

— Eh ce ! n'est rien ! ce n'est rien !

Il y avait même
des jours où, à peine rentrée, elle montait dans
sa chambre; et Justin, qui se trouvait là, circulait à pas muets, plus
ingénieux à la servir qu'une excellente camériste. Il plaçait les allumet-
tes, le bougeoir, un livre, disposait sa camisole, ouvrait les draps.
—Ahons, disait-elle, c'est bien, va-t'en; car il restait debout,
les mains pendantes et les yeux ouverts, comme enlacé dans les fils

innombrables d'une rêverie soudaine.


La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes étaient
plus intolérables encore par l'impatience qu'avait Emma de ressaisir
son bonheur, —
convoitise âpre, enflammée d'images connues, et qui,
le septième jour, éclatait tout à l'aise dans les caresses de Léon. Ses

ardeurs, à lui, se cachaient sous des expansions d'émerveillement et


de reconnaissance. Emma goûtait cet amour d'une façon discrète et
absorbée, l'entretenait par tous les artifices de sa tendresse, et tremblait
un peu qu'il ne se perdît plus tard.
Souvent elle lui disait, avec des douceurs de voix mélancolique :

«Ah ! tu me quitteras, toi !... tu te marieras !... tu seras comme les

autres. »

Il demandait quels autres ?

— Mais, les hommes, enfin, répondait-elle. Puis elle ajoutait, en


le repoussant d'un geste langoureux : « Vous êtes tous des infâmes ! »

Un jour qu'ils causaient philosophiquement des désillusions ter-


restres, elle vint à dire (pour expérimenter sa jalousie ou cédant
peut-être à un besoin d'épanchement trop fort) qu'autrefois, avant
lui, elle aimé quelqu'un, « pas comme toi » reprit-elle vite,
avait !

protestant sur la tête de sa fille, qu'il ne s'était rien passé.


Le jeune homme la crut, et néanmoins la questionna pour savoir
ce quHl faisait.
— Il était capitaine de vaisseau, mon ami.
N'était-ce pas prévenir toute recherche, et en même temps se
MADAME BOVARY 293

poser très haut, par cette prétendue fascination exercée sur un homme
qui devait être de nature belHqueuse et accoutumé à des hommages ?
Le clerc sentit alors l'infimité de sa position; il envia des épau-
lettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire : il s'en doutait
à des habitudes dispendieuses.
CependantEmma taisait quantité de ses extravagances, telle que
l'envie d'avoir, pour l'amener à Rouen, un tilbury bleu, attelé d'un
cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers. C'était
Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre
chez elle comme valet de chambre ;
— et si cette privation n'atténuait
pas à chaque rendez-vous de l'arrivée, elle augmentait cer-
le plaisir

tainement l'amertume du retour. Souvent, lorsqu'ils parlaient en-


semble de Paris, elle finissait par murmurer :


Ah que nous serions bien là pour vivre
! !


Ne sommes-nous pas heureux } reprenait doucement le jeune
homme, en lui passant la main sur ses bandeaux.
— Oui, c'est vrai, disait-elle, je suis folle; embrasse-moi !

Elle était pour son mari plus charmante que jamais, lui faisait

des crèmes à la pistache et jouait des valses après dîner. Il se trouvait


donc le plus fortuné des mortels, et Emma vivait sans inquiétude,
lorsqu'un coup
soir, tout à :

— C'est mademoiselle Lempereur, n'est-ce pas, qui te. donne


des leçons ?

— Oui.
— Eh bien, je l'ai vue tantôt, reprit Charles, chez madame Lié-
geard. Je lui ai parlé de toi; elle ne te connaît pas.
Ce fut comme un coup de foudre. Cependant elle répliqua d'un
air naturel :

— Ah sans doute, aura oublié mon nom.


! elle
— Mais y peut-être à Rouen,
il a médecin, plusieurs dit le de-
moiselles Lempereur qui sont maîtresses de piano ?

— C'est possible Puis vivement !pourtant : J'ai ses i-eçus,

tiens ! regarde.
294 MADAME BOVARY

Et elle alla au secrétaire, fouilla tous les tiroirs, confondit les


papiers et finit si bien par perdre la tête, que Charles l'engagea fort
à ne point se donner tant de mal pour ces misérables quittances.
— Oh ! je les trouverai, dit-elle.
En effet, dès le vendredi suivant, Charles en passant une de ses
bottes dans le cabinet noir où l'on serrait ses habits, sentit une feuille
de papier entre le cair et sa chaussette, il la prit et lut :

Reçu, pour trois mois de leçons, plus diverses fournitures,


«

la somme de soixante-cinq francs. Félicie Lempereur, professeur de

musique. «

Comment diable est-ce dans mes bottes ?
— Ce sera, sans doute, répondit-elle, tombé du vieux carton
aux factures qui est sur le bord de la planche.
A partir de ce moment, son existence ne fut plus qu'un assem-
blage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des
voiles, pour le cacher. C'était un besoin, une manie, un plaisir; au
point que, si elle vous disait avoir passé, hier, par le côté droit d'une
rue, il par le côté gauche.
fallait croire qu'elle avait pris

Un
matin qu'elle venait de partir, selon sa coutume, assez légè-
rement vêtue, il tomba de la neige tout à coup; et comme Charles
regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc
da sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier
à l'ecclésiastique un gros châle pour qu'il le remît à Madame, sitôt
qu'il arriverait à la Croix rouge. A peine fut-il à l'auberge que Bourni-
sien demanda où était la femme du médecin d'Yonville. L'hôtelière
répondit qu'elle fréquentait fort peu son établissement; aussi, le soir ,4
en reconnaissant madame Bovary dans V Hirondelle le curé lui conta ,

son embarras, sans paraître, du reste, y attacher de l'importance,


car il entama l'éloge d'un prédicateur qui pour lors faisait merveilles
à la cathédrale, et que toutes les dames couraient entendre.
N'importe, s'il n'avait point demandé d'explications, d'autres
plus tard pourraient se montrer moins discrets. Aussi jugea-t-elle utile
de descendre chaque fois à la Croix rouge, de sorte que les bonnes gens
MADAME BOVARY 295

de son village qui la voyaient dans l'escalier ne se doutaient de rien.


Un jour pourtant M. L'Heureux
la rencontra qui sortait de

l'hôtelde Boulogne au bras de Léon; et elle eut peur, s'imaginant


qu'il bavarderait; il n'était pas si bête.
Mais, trois jours après, il entra dans sa chambre, ferma la porte
et dit :

— J'aurais besoin d'argent.


Elle déclara ne pouvoir lui en donner. L'Heureux se répandit en
gémissements, et rappela toutes les complaisances qu'il avait eues.
En effet, des deux billets souscrits par Charles, Emma jusqu'à
présent n'en avait payé qu'un seul. Quant au second, le marchand,
sur sa prière, avait consenti à le remplacer par deux autres, qui même
avaient été renouvelés à une fort longue échéance. Puis il tira de sa
poche une liste des fournitures non soldées, à savoir les rideaux,
le tapis, l'étoffe pour les fauteuils, plusieurs robes et divers articles de
toilette, dont la valeur se montait à la somme de deux mille francs
environ. Elle baissa la tête; il reprit :

— Mais, si vous n'avez pas d'espèces, vous avez du bien. Et il


indiqua une méchante masure sise à Barneville, près d'Àumale, qui
ne rapportait pas grand 'chose. Cela dépendait autrefois d'une petite
ferme vendue par M. Bovary père, car L'Heureux savait tout, jusqu'à
la contenance d'hectares, avec le nom des voisins. Moi, à votre place,

disait-il, je me libérerais, et j'aurais encore le surplus de l'argent.


Elle objecta la difficulté d'un acquéreur; il donna l'espoir d'en
trouver; mais elle demanda comment faire pour qu'elle pût vendre.
1^
—N'avez-vous pas la procuration } répondit-il.
Ce mot lui arriva comme une bouffée d'air frais.
— Laissez-moi la note, dit Emma.
— Oh ! ce n'est pas la peine ! reprit L'Heureux.
Il revint la semaine suivante, et se vanta d'avoir, après force

démarches, fini par découvrir un certain Langlois qui, depuis long-


temps, guignait la propriété sans faire connaître son prix.
— N'importe le prix ! s'écria-t-elle.
296 MADAME BOVARY
Il fallait attendre, au contraire, tâter ce gaillard-là. La chose
valait la peine d'un voyage, et comme elle ne pouvait faire ce voyage,
il offrit de se rendre sur les lieux, pour s'aboucher avec Langlois. Une
fois revenu, annonça que l'acquéreur proposait quatre mille francs.
il

Emma s'épanouit à cette nouvelle. —


Franchement, ajouta-t-il, c'est
bien payé.
de la somme immédiatement, et quand elle
Elle toucha la moitié
fut pour solder son mémoire, le marchand lui dit :


Cela me fait de la peine, parole d'honneur, de vous voir vous
dessaisir tout d'un coup d'une somme aussi conséquente que celle-là.
Alors, elle regarda les billets de banque, et rêvant au nombre
illimité de rendez-vous que ces deux mille francs représentaient :

— Comment comment balbutia-t-elle.


! !

— Oh reprit-il en riant d'un air bonhomme, on met


! tout ce que
l'on veut sur les factures. Est-ce que je ne connais pas les ménages ?
Et il la considérait fixement, tout en tenant à sa main deux longs
papiers qu'il faisait glisser entre ses ongles. Enfin, ouvrant son porte-
feuille, il étala sur la table quatre billets à ordre, de mille francs
chacun.
— Signez-moi cela, dit-il, et gardez tout.
Elle se récria,
scandalisée.
— Mais, vous donne si je le surplus, répondit effrontément
M. L'Heureux, n'est-ce pas vous rendre service, à vous
Et prenant ?

une plume, au bas du mémoire « Reçu de madame Bovary


il écrivit :

quatre mille francs. » Qui vous inquiète ? puisque vous toucherez dans
six mois l'arriéré de votre baraque, et que je vous place l'échéance du
dernier billet pour après le payement.
Emma s'embarrassait un peu dans ses calculs, et les oreilles lui
tintaient comme des
s'éventrant de leurs sacs,
si pièces d'or,
eussent sonné tout autour d'elle sur le parquet. Enfin L'Heureux
expliqua qu'il avait un sien ami Vinçart, banquier à Rouen, lequel
allait escompter ces quatre billets puis ;
il remettrait lui-même à
Madame le surplus de la dette réelle.
MADAME BOVARY 297

Mais, au lieu de deux mille francs, il n'en apporta que dix-huit


cents, car l'ami Vinçart (comme de juste) en avait prélevé deux cents,
pour frais de commission et d'escompte. Puis il réclama négligem-
ment une quittance. Vous comprenez... dans le commerce... quel-
quefois... Et avec la date, s'il vous plaît, la date.

Un horizon de fantaisies réalisables, s'ouvrit alors devant Emma.


Elle eut assez de prudence pour mettre en réserve mille écas, avec quoi
furent payés, lorsqu'ils échurent, les trois premiers billets mais le :

quatrième, par hasard, tomba dans la maison, un jeudi, et Charles,


bouleversé, attendit patiemment le retour de sa femme pour avoir des
explications.
Si elle ne l'avait point instruit de ce billet, c'était afin de lui
épargner des tracas domestiques elle s'assit sur ses genoux, le caressa,
;

roucoula, fit une longue énumération de toutes les choses indispen-

sables prises à crédit. —


Enfin, tu conviendras que, vu la quantité,
ce n'est pas trop cher.
Charles, à bout d'idées, bientôt eut recours à l'éternel L'Heureux,
qui jura de calmer les choses, si Monsieur lui signait deux billets,
dont l'un de sept cents francs, payable dans trois mois. Pour se mettre
en mesure, il écrivit à sa mère une lettre pathétique. Au lieu d'en-
voyer la réponse, elle vint elle-même; et, quand Emma voulut savoir
s'il en avait tiré quelque chose :

— Oui, répondit-il. Mais elle demande à connaître la facture.


Le lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. L'Heureux
le prier de refaire une aiitre note, qui ne dépassât point mille francs;

car, pour montrer celle de quatre mille, il eût fallu dire qu'elle en avait
payé les deux tiers, avouer conséquemment la vente de l'immeuble,
négociation bien conduite par le marchand, et qui ne fut effectivement
connue que plus tard.
Malgré le prix très bas de chaque article, madame Bovary mère
ne manqua point de trouver la dépense exagérée. Ne pouvait-on —
se passer d'un tapis Pourquoi avoir renouvelé
.^ l'étoffe des fauteuils.?
De mon temps, on avait dans une maison un seul fauteuil, pour les
298 MADAME BOVARV^

personnes âgées, — du moine', c'était comme cela chez ma mère, qui


était une honnête femme, je vous assure... Tout le monde ne peut être
riche ! Aucune fortune ne tient contre le coulage ! Je rougirais de me
dorloter comme vous faites ! et pourtant, moi je suis vieille, j'ai

besoin de soins... En en voilà, des ajustements des flaflas !


voilà ! !

Comment ! de la soie pour doublure à deux francs !... tandis qu'on


trouve du jaconas à dix sous, et même à huit sous, qui fait parfaite-
ment l'affaire. t

Emma, renversée sur la causeuse, répliquait le plus tranquillement


possible :
— Eh madame, assez assez
! ! !...

L'autre continuait à sermonner, prédisant la qu'ils finiraient à


l'hôpital. — D'ailleurs, faute de Bovary. Heureusement
c'était la qu'il
avait promis d'anéantir cette procuration...
— Comment !

— Ah il me ! l'a juré, reprit la bonne femme.


Emma ouvrit la fenêtre, appela Charles, et le pauvre garçon fut
contraint d'avouer la parole, arrachée par sa mère.
Emma disparut, puis rentra vite en lui tendant majestueusement
une grosse feuille de papier.
—Je vous remercie, dit la vieille femme.
Et elle jeta dans le feu la procuration.
Emma se mit à rire d'un rire strident, éclatant, continu : elle
avait une attaque de nerfs.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria Charles. Eh ! tu as tort aussi toi !

tu viens lui faire des scènes !...

Sa mère, en haussant les épaules, prétendait que tout cela c^ était

des gestes.
Mais Charles, pour la première fois se révoltant, prit la défense
de sa femme, si bien que madame Bovary mère voulut s'en aller. Elle

partit dès le lendemain, et, sur le seuil, comme il essayait à la retenir,


elle répliqua :

— Non! non ! Tu l'aimes mieux que moi, et tu as raison, c'est


dans l'ordre. Au reste, tant pis ! tu verras !... Bonne santé... Car je
MADAME BOVARY 299

ne suis pas près, comme tu dis, de venir lui faire des scènes.
Charles n'en resta pas moins fort penaud vis-à-vis d'Emma,
celle-ci ne cachant point la rancune qu'elle lui gardait pour avoir
manqué de confiance. Il fallut bien des prières avant qu'elle consentît
à reprendre sa procuration, et même il l'accompagna chez M. Guil-
laumin pour lai en faire faire une seconde, toute pareille.
—Je comprends cela, dit le notaire, un homme de science ne
peut s'embarrasser aux détails pratiques de la vie.
Et Charles se sentit soulagé par cette réflexion pateline qui don-
nait à sa faiblesse les apparences flatteuses d'une préoccupation
supérieure.
Quel débordement, le jeudi d'après, à l'hôtel, dans leur chambre,
avec Léon ! Elle rit, pleura, chanta, dansa, fit monter des sorbets,
voulut fumer des cigarettes, lui parut extravagante, mais adorable,
superbe.
ne savait pas quelle réaction de tout son être la poussait davan-
Il

tage à se précipiter sur les jouissances de la vie. Elle devenait irritable,


gourmande et voluptueuse et elle se promenait avec lui dans les rues,
;

tête haute, sans peur, disait-elle, de se compromettre. Parfois, cepen-


dant, Emma tressaillait à l'idée soudaine de rencontrer Rodolphe;
car il bien qu'ils fussent séparés pour toujours, qu'elle
lui semblait,
n'était pas complètement affranchie de sa dépendance.
Un soir, elle ne rentra point à Yon\ille. Charles en perdait la
tête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman,
sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était parti au hasard sur la
route. M. Homais en avait quitté sa pharmacie.
Enfin, à onze heures, n'y tenant plus, Charles attela son boc,
sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin à la
Croix rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-être l'avait vue;
mais où demeurait-il } Charles, heureusement, se rappela l'adresse
de son patron. Il y courut.
Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceau'x au-
dessus d'une porte; il frappa. Quelqu'un, sans ouvrir, lui cria le ren-
300 MADAME BOVARY
seignement demandé, tout en ajoutant force injures contre ceux qui
dérangeaient le monde pendant la nuit.
La maison que le clerc habitait n'avait ni sonnette, ni marteau,
ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents.
Un agent de police vint à passer; alors il eut peur et s'en alla.
— Je suis fou, se disait-il; sans doute on l'aura retenue à dîner
chez M. Lormeaux. — La famille Lormeaux n'habitait plus Rouen.
— Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh madame !

Dubreuil est morte depuis dix mois !... Où est-elle donc?


Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, V Annuaire ; et chercha
vite le nom de mademoiselle Lempereur, qui demeurait rue de la
Renelle-des-Maroquiniers, n^ 74.
Comme il dans cette rue, Emma parut elle-même à l'autre
entrait
bout; il se jeta sur elle plutôt qu'il ne l'embrassa, en s 'écriant :

— Qui retenue, hier


t'a ?

— été malade.
J'ai
— Et de quoi.^.. Comment?...Oii.^..
Elle se passa main sur front,
la répondit le et :

— Chez mademoiselle Lempereur.


— J'en sûr J'y
étais ! allais.
— Oh ce ! pas peine,
n'est Emma. Elle vient de
la dit sortir tout
à l'heure; mais, à l'avenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu
comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi.

une manière de permission qu'elle se donnait de ne point


C'était
se gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à son aise,
largement. Lorsque l'envie la prenait de voir Léon, elle partait sous
n'importe quel prétexte, et comme il ne l'attendait pas ce jour-là,
elle allait le chercher à son étude.

Ce fut un grand bonheur premières fois; mais bientôt il ne


les
cacha plus la vérité, à savoir que son patron se plaignait fort de ces
dérangements.
— Ah bah 1 viens donc, disait-elle.
Et il s'esquivait.
MADAME BOVARY 3OI

Elle voulut qa'il se vêtit tout en noir et se laissât pousser une


pointe au menton, pour ressembler aux portraits de Louis XIII. Elle
désira connaître son logement, le trouva médiocre; il en rougit; elle
n'y prit garde, puis lui conseilla d'acheter des rideaux pareils aux siens,
et comme il dépense
objectait la :

—Ah ah tu tiens à tes petits écus dit-elle en riant.


! ! !

Il fallait que Léon, chaque fois, lui racontât toute sa conduite,

depuis le dernier rendez-vous. Elle demanda des vers, des vers pour
elle, une pièce d'amour en son honneur; jamais il ne put parvenir à

trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un


keepsake.
Ce fut moins par vanité que dans le seul but de lui complaire.
Il ne discutait pas ses idées; il acceptait tous ses goûts; il devenait
sa maîtresse plutôt qu'elle n'était la sienne. Elle avait des paroles
tendres avec des baisers qui lui emportaient l'âme. Où donc avait-elle
appris cette corruption, presque immatérielle, à force d'être profonde
et dissimulée ?
VI

Dans les voyages qu'il faisait pour la voir, Léon souvent avait

dîné chez le pharmacien, et s'était cru contraint, par politesse, de


l'inviter à son tour.
— Volontiers ! avait répondu M. Homais; il faut, d'ailleurs, que
je retrempe un peu, car je m'encroûte ici. Nous irons au spectacle,
me
au restaurant, nous ferons des folies !

— Ah bon ami !... murmura tendrement madame Homais,


!

effrayée des vagues


périls se disposait à courir.
qu'il
— Eh bien, quoi tu trouves que je ne ruine pas assez ma santé
?

à vivre parmi les pharmacie Voilà, du


émanations continuelles de la !

reste, le caractère des femmes elles sont jalouses de la science, puis


:

s'opposent à ce que l'on prenne les plus légitimes distractions. N'im-


porte, comptez sur moi, un de ces jours, je tombe à Rouen et nous
ferons sauter ensemble les monacos.
L'apothicaire, autrefois, se fût bien gardé d'une telle expres-
sion mais il donnait maintenant dans un genre folâtre et parisien
;

qu'il trouvait du meilleur goût, et, comme madame Bovary, sa voisine,


il interrogeait le clerc curieusement sur les mœurs de la capitale, même
il parlait argot afin d'éblouir... les bourgeois, disant turne, bazar,
chîcard, chicandard, Breda-street, ttje me la casse, pour : je m'en vais.
Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine
du Lion d'or, M. Homais en costume de voyageur, c'est-à-dire couvert
d'un vieux manteau qu'on ne lui connaissait pas, tandis qu'il portait
d'une main une valise, et de l'autre la chancelière de son établissement.
Il n'avait confié son projet à personne, dans la crainte d'inquiéter le

public par son absence.


L'idée de revoir les lieux où s'était passée sa jeunesse l'exaltait
sans doute, car tout le long du chemin il n'arrêta pas de discourir;
MADAME BOVARY 303
puis, à peine arrivé, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en
quête de Léon; et le clerc eut beau se débattre, M. Homais l'entraîna
vers le grand café de Normandie, où il entra majestueusement, sans
retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir dans un
endroit public.
Emma attendit Léon trois quarts d'heure. Enfin elle courut à son
étude, et, perdue dans toute sorte de conjectures, l'accusant d'indif-
férence et se reprochant à elle-même sa faiblesse, elle passa l'après-
midi le front collé contre les carreaux.
Ils étaient encore, à deux heures, attablés l'un devant l'autre.
La grande salle se vidait; le tuyau du poêle, en forme de palmier, ar-

rondissait au plafond blanc sa gerbe dorée; et près d'eux, derrière le


vitrage, en plein soleil, un petit jet d'eau gargouillait dans un bassin
de marbre où, parmi du cresson et des asperges, trois homards en-
gourdis s'allongeaient jusqu'à des cailles, toutes couchées en pile,
sur le flanc.

Homais se délectait. Quoiqu'il se grisât de luxe encore plus que


de bonne chère, vin de Pomard, cependant, lui excitait un peu les
le

facultés, et lorsque apparut l'omelette au rhum, il exposa sur les


femmes des théories immorales. Ce qui le séduisait par-dessus tout,
c'était le chic. Il adorait une toilette élégante dans un appartement
bien meublé, et, quant aux qualités corporelles, ne détestait pas le
morceau.
Léon contemplait la pendule avec désespoir. L'apothicaire
buvait, mangeait, parlait.
— Vous devez être, dit-il tout à coup, bien privé à Rouen.
Du reste, vos amours ne logent pas loin. Et comme l'autre —
rougissait: — Allons, soyez franc! Nierez-vous qu'à Yonville .?...

— Le jeune homme balbutia.


— Chez madame Bovary, vous ne courtisiez point ?

— Et qui donc }

— La^bonne !

Il ne plaisantait pas; mais la vanité l'emportant sur toute pru-


304 MADAME BOVARY

dence, Léon, malgré lui, se récria. D'ailleurs il n'aimait que les


femmes brunes.
— Je vous approuve, dit le pharmacien ; elles ont plus de tem-
pérament.
penchant à l'oreille de son ami, il indiqua les symptômes
Et, se
auxquels on reconnaissait qu'une femme avait du tempérament. Il
se lança même dans une digression ethnographique l'Allemande :

était vaporeuse, la Française libertine, l'Italienne passionnée.


— Et négresses demanda
les ? le clerc.
— C'est un goût d'artiste, dit Homais. Garçon !... deux demi-
tasses !

— Partons-nous reprit } à la fin Léon s 'impatientant.


— Yes.
Mais il voulut, avant de s'en aller, voir le maître de l'établisse-
ment et lui adressa quelques félicitations.
Alors le jeune homme, pour être seul, allégua qu'il avait affaire.

Ah je vous escorte dit Homais.
! !

Et tout en descendant les rues avec lui, il parlait de sa femme, de


ses enfants, de leur avenir de sa pharmacie, racontait en quelle déca-
et
dence elle était autrefois, et le point de perfection où il l'avait montée.

Arrivé devant l'hôtel de Boulogne, Léon le quitta brusquement,


escalada l'escalier, et trouva sa maîtresse en grand émoi.
Au nom du pharmacien, elle s'emporta. Cependant, il accumu-
lait de bonnes raisons: ce n'était pas sa faute, ne connaissait-elle pas

M. Homais ? pouvait-elle croire qu'il préférât sa compagnie ? Mais elle


se détournait; il la retint; et, s'afïaisant sur les genoux, il lui entoura

de ses deux bras, dans une pose langoureuse toute pleine de


la taille

concupiscence et de supplication.
Elle debout; ses grands yeux enflammés le regardaient
était
sérieusement et presque d'une façon terrible. Puis les larmes les obs-
curcirent, ses paupières roses s'abaissèrent, elle abandonna ses mains,
et Léon les portait à sa bouche lorsque parut un domestique, avertis-
sant Monsieur qu'on le demandait.
MADAME BOVARY 305
— Tu vas revenir? dit-elle.
— Oui.
— Mais quand ?
— Tout à l'heure.
— C'est un truc, dit
le pharmacien en apercevant Léon. J'ai

voulu interrompre cette visite qui me paraissait vous contrarier.


Allons chez Bridoux prendre un verre de garus.
Léon jura qu'il lui fallait retourner à son étude. Alors l'apo-
thicaire fit des plaisanteries sur les paperasses, la procédure.
— Laissez donc un peu Cujas et Berthole,que diable Qui vous !

empêche } Soyez un brave ! Allons chez Bridoux, vous verrez son


chien. C'est très curieux !

Et comme le clerc s'obstinait toujours :

— J'y vais aussi. Je lirai un journal en vous attendant, ou je


feuilleterai un Code.
Léon, étourdi par la colère d'Emma, le bavardage de M. Homais
et peut-être les pesanteurs du déjeuner, restait indécis et comme
sous la fascinationdu pharmacien qui répétait :

-:- Allons chez Bridoux c'est à deux pas, rue Malpalu,


!

Alors, par lâcheté, par bêtise, par cet inqualifiable sentiment


qui nous entraîne aux actions les plus antipathiques, il se laissa con-
duire chez Bridoux; et ils le trouvèrent dans sa petite cour, surveillant
trois garçons qui haletaient à tourner la grande roue d'une machine
pour de l'eau de Seltz. Homais leur donna des conseils; il em-
faire
brassa Bridoux, on prit le garus. Vingt fois Léon voulut s'en aller;
mais l'autre l'arrêtait par le bras en lui disant :

—Tout à l'heure je sors. Nous irons au Fanal de Rouen, voir


!

ces messieurs. Je vous présenterai à Thomassin.


Il s'en débarrassa pourtant et courut d'un bond jusqu'à l'hôtel.

Emma n'y était plus.


Elle venait de partir, exaspérée. Elle le détestait maintenant.
Ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage, et elle
cherchait encore d'autres raisons pour s'en détacher : il était incapable

22
3o6 MADAME BOVARY

d'héroïsme, faible, banal, plus mou qu'une femme, avare d'ailleurs


et pusillanime.
Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu'elle l'avait sans
doute calomnié. Mais le dénigrement de ceux que nous aimons tou-
jours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles :

la dorure en reste aux mains.


en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur
Ils

amour; et dans les lettres qu'Emma lui envoyait, il était question


de fleurs, de vers, de la lune et des étoiles, ressources naïves d'une
passion affaiblie, qui essayait de s'aviver à tous les secours extérieurs.
Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une
félicité profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire.

Cette déception s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma re-


venait à lui plus enflammée, plus avide. Elle se déshabillait brutale-
ment, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses
hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de
ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée,
puis elle faisait d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements;
— et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine, avec
un long frisson.
Cependant, y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur
il

ces lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de


ces bras, quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre, qui sem-
blait à Léon se glisser entre eux, subtilement, comme pour les séparer.
Il n'osait lui faire des questions; mais, la discernantexpérimen- si

tée, elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souf-
france et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois l'effrayait un peu
maintenant. D'ailleurs, il se révoltait contre l'absorption, chaque jour
plus grande, de sa personnalité. Il en voulait à Emma de cette victoire
permanente. Il s'efforçait même à ne pas la chérir; puis au cra-
quement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivrognes à la
vue des liqueurs fortes.
Elle ne manquait point, il est vrai, de lui prodiguer toutes sortes
MADAME BOVARY 307

d'attentions, depuis les recherches de table jusqu'aux coquetteries


du costume aux langueurs du regard. Elle apportait d'Yonville
et
des roses dans son sein, qu'elle lui jetait à la figure, montrait des in-
quiétudes pour sa santé, lui donnait des conseils sur sa conduite, et
afin de le retenir davantage, espérant que le ciel peut-être s'en mêle-
rait, elle lui passa autour du cou une médaille de la Vierge. Elle s'in-

formait, comme une mère vertueuse, de ses camarades. Elle lui


disait ; —Ne les vois pas, ne sors pas, ne pense qu'à nous; aime-
moi Elle aurait voulu pouvoir surveiller sa vie, et l'idée lai vint
!

de le faire suivre dans les rues. Il y avait toujours, près de l'hôtel,


une sorte de vagabond qui accostait les voyageurs et qui ne refuserait
pas... mais sa fierté se révolta. —
Eh tant pis qu'il me trompe;
! !

que m'importe, est-ce que j'y tiens?


Un jour qu'ils s'étaient quittés de bonne heure, et qu'elle s'en
revenait seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent;
alors elle s'assit sur un banc, à l'ombre des ormes. Quel calme dans ce
temps-là ! comme elle enviait les ineffables sentiments qu'elle tâchait,
d'après les livres, de se figurer !

Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval


dans la forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa
devant ses yeux... Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement
que les autres. «Je l'aime pourtant», se disait-elle; n'importe! elle
n'était pas heureuse, ne l'avait jamais été. D'où venait donc cette
insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle
s'appuyait.?... Mais s'il y avait quelque part un être fort et beau, une
nature valeureuse, pleine à la fois d'exaltation et de raffinements, un
cœur de poète sous une forme d'ange, lyre aux cordes d'airain,
sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques, pourquoi, par hasard,
ne le trouverait-elle pas? Oh quelle impossibilité! Rien d'ailleurs
!

ne valait la peine d'une recherche, tout mentait ! Chaque sourire


cachait un bâillement d'ennui, chaque joie une malédiction, tout
plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient si^r la

lèvre qu'une irréalisable envie d'une volupté plus haute.


^08 MADAME BOVARY

Un râle métallique se traîna dans les airs, et quatre coups se firent


entendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait
qu'elle était là, sur ce banc, depuis l'éternité. Mais un infini de pas-
sions peut tenir dans une minute, comme une foule dans un petit

espace.
Emma occupée des siennes,
vivait tout et ne s'inquiétait pas plus
de l'argent qu'une archiduchesse.
Une fois pourtant, un homme d'allure chétive, rubicond et chauve,
entra chez elle, envoyé par M. Vinçart, de Rouen. Il
se déclarant
retira les épingles qui fermaient la poche latérale de sa longue redingote
verte, les piqua sur sa manche et tendit poliment un papier.
C'était un billet de sept cents francs, souscrit par elle, et que
L'Heureux, malgré toutes ses protestations, avait passé à l'ordre de
Vinçart.
Elle expédia chez lui sa domestique. Il ne pouvait venir.
Alors, l'inconnu, qui était resté debout, lançant de droite et de
gauche des regards curieux que dissimulaient ses gros sourcils blonds,
demanda d'un air naïf :

—Quelle réponse apporter à M. Vinçart ?


— Eh bien, répondit Emma, dites-lui... que je n'en ai pas... ce
sera la semaine prochaine... qu'il attende... oui, la semaine prochaine.
Et le bonhomme s*en alla sans souffler mot
Mais, le lendemain, à midi, elle reçut un protêt, et la vue du papier
timbré, où s'étalait à plusieurs reprises et en gros caractères : « maître
Hareng, huissier à Buchy », l'effraya si fort qu'elle courut en toute
hâte chez le marchand d 'étoffes.
Elle le trouva dans sa boutique, en train de ficeler un paquet.
— Serviteur, dit-il, je suis à vous.
L'Heureux n'en continua pas moins sa besogne, aidé par une
jeune fille de treize ans environ, un peu bossue, et qui lui servait à la
fois de commis et de cuisinière.
Puis, faisant claquer ses sabots sur les planches de la boutique,
il monta devant Madame au premier étage, et l'introduisit dans un
MADAME BOVARY 309

étroit cabinet,où un gros bureau en bois de sape supportait quelques


registres, défendus transversalement par une barre de fer cadenassée.
Contre le mur, sous des coupons d'indienne, on entrevoyait un coffre-
fort, mais d'une teUe dimension, qu'il devait contenir autre chose que
des billets et de l'argent. M. L'Heureux, en effet, prêtait sur gages,
et c'est là qu'il avait mis la chaîne en or de madame Bovary, avec les

boucles d'oreillesdu pauvre père Tellier, qui, enfin contraint de vendre,


avait acheté à Quincampoix, un maigre fonds d'épicerie, oii il se mou-
rait de son catarrhe, au milieu de ses chandelles moins jaunes que sa
figure.
L'Heureux s'assit dans son large fauteuil de paille, en disant :

— Quoi de neuf?
— Tenez.
Et elle lui montra le papier.
— Eh bien ! qu'y puis-je ?

Alors, elle s'emporta, rappelant la parole qu'il avait donnée


de ne pas faire circuler ses billets; il en convenait.
— Mais j'ai été forcé moi-même, j'avais le couteau sur la gorge.
— Et que va-t-il arriver, maintenant ? dit-elle.
— Oh c'est bien simple un jugement du tribunal, et puis la
! :

saisie : bernique !

Emma pour ne pas le battre. Elle lui demanda dou-


se retenait
cement s'il n'y avait pas moyen de calmer M. Vinçart.
— Ah bien, oui!... calmer Vinçart! vous ne le connaissez guère ;

il est plus féroce qu'un Arabe.

Pourtant il fallait que M. L'Heureux s'en mêlât.


— Écoutez donc il me semble que, jusqu'à présent, j'ai été
!

assez bon pour vous. Et déployant un de ses registres :

— Tenez Puis remontant la page avec son doigt


!
:

— Voyons..., voyons... le 3 août, deux cents francs... au 17 juin,


cent cinquante... 23 mars, quarante-six... En avril... Il s'arrêta, comme
craignant de faire quelque sottise... Et je ne dis rien des billets
souscrits par Monsieur, un de 700 francs, un autre de 300 Quant à !
310 MADAME BOVARY
VOS petits acomptes, aux intérêts, ça n'en finit pas, on s'y embrouille.

Je ne m'en mêle plus !

Elle pleurait, elle l'appela même


son bon monsieur L'Heureux».
«

Mais il se rejetait toujours sur ce « mâtin de Vinçart ». D'ailleurs,


il n'avait pas un centime, personne à présent, ne le payait, on lui
mangeait la laine sur le dos, un pauvre boutiquier comme lui ne pouvait
faire d'avances.
Emma se taisait, et M. L'Heureux qui mordillonnait les barbes
d'une plume, sans doute s'inquiéta de son silence, car il reprit :

— Au moins, si un de ces jours j'avais quelques rentrées... je


pourrais...
— Du reste, dit-elle, dès que l'arriéré de Barneville...
— Comment.?... Et, en apprenant que Langlois n'avait pas
encore payé, parut fort surpris. Puis, d'une voix mielleuse
il :

— Et nous convenons, dites-vous... }


— Oh de ce que vous voudrez
! !

Alors, il ferma les yeux pour réfléchir, écrivit quelques chiffres,


et déclarant qu'il aurait grand mal, que la chose était scabreuse
et qu'il se saignait, il deux cent cinquante francs
dicta quatre billets de
chacun, espacés les uns des autres à un mois d'échéance.
— Pourvu que Vinçart m'entendre Du reste, c'est con-
veuille !

venu, je ne lanterne pas, je suis rond comme une pomme.


Ensuite il lui montra négligemment plusieurs marchandises nou-
velles, mais dont pas une, dans son opinion, n'était digne de Madame.
— Quand je pense que voilà une robe à sept sous le mètre, et
certifiée bon teint Ils gobent cela pourtant
! on ne leur conte pas ce !

qui en est,vous pensez bien, voulant par cet aveu de coquinerie envers
les autres, la convaincre tout à fait de sa probité
Puis il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure qu'il
avait trouvées dernièrement «dans une vendue ».
— Est-ce beau ! disait L'Heureux, on s'en sert beaucoup main-
tenant, comme tête de fauteuils, c'est le genre; et plus prompt
qu'un escamoteur, il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit
dans les mains d'Emma.
MADAME BOVARY 3II

— Au moins, que je sache... }

— Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons.


Dès le soir, elle pressa Bovary d'écrire à sa mère pour qu'elle leur
envoyât bien vite tout l'arriéré de l'héritage. La belle-mère répondit
n'avoir plus rien ; la liquidation était close, et il leur restait, outre Bar-
de rente, qu'elle leur servirait exactement.
neville, six cents livres
Alors Madame
expédia des factures chez deux ou trois clients,
et bientôt usa largement de ce moyen, qui lui réussissait. Elle avait
toujours soin d'ajouter en post-scriptum ; « N'en parlez pas à mon
mari, vous savez comme il est fier... Excusez-moi... Votre servante... »

Il y eut quelques réclamations; elle les intercepta.


Pour se faire de l'argent, elle se mit à
vendre ses vieux gants,
ses vieux chapeaux, la vieille ferraille; et ellemarchandait avec rapa-
cité, son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans ses voyages
à la ville, elle brocanterait des babioles, que M. L'Heureux, à défaut
d'autres, lui prendrait certainement. Elle s'acheta des plumes d'au-
truche, de la porcelaine chinoise et des bahuts; elle empruntait à
Félicité, à madame Lefrançois, à l'hôtelière de la Croix rouge à tout ^

le monde, n'importe où. Avec l'argent qu'elle reçut enfin de Barnevilîe,

elle paya deux billets, les quinze cents autres francs s'écoulèrent. Elle
s'engagea de nouveau,, et toujours ainsi!
Parfois, il est vrai, elle tâchait de faire des calculs, mais elle
découvrait des choses si exorbitantes, qu'elle n'y pouvait croire. Alors
elle recommençait, s'embrouillait vite, plantait tout là et n'y pensait
plus.
La maison était bien triste, maintenant
en voyait sortir les ! On
fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traî-
nant sur les fourneaux, et la petite Berthe, au grand scandale de
madame Homais, portait des bas percés; si Charles, timidement,
hasardait une observation, elle répondait avec brutalité que ce n'était
point sa faute !

Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne


maladie nerveuse; et, se reprochant d'avoir pris pour des défauts ses
312 MADAME BOVARY

infirmités, il s'accusait d'égoïsme, avait envie de courir l'embrasser.


Oh ! non, se disait-il, je l'ennuierais ! Et il restait.

Après le dîner,promenait seul dans le jardin il prenait la


il se ;

petite Berthe sur ses genoux, et, déployant son journal de médecine,

essayait de lui apprendre à lire. Mais l'enfant, qui n'étudiait jamais, ne


tardait pas à ouvrir de grands yeux tristes et se mettait à pleurer. Alors
il la consolait; il allait lui chercher de l'eau dans l'arrosoir pour faire

des rivières sur le sable, ou cassait les branches des troènes pour planter
des arbres dans les plates-bandes, ce qui gâtait peu le jardin, tout en-
combré de longues herbes on devait tant de journées à Lestiboudois
;
!

Puis l'enfant avait froid et demandait sa mère. Appelle ta bonne, —


disait Charles. Tu sais bien, ma petite, qu'elle ne veut pas qu'on la
dérange.
L'automne commençait et déjà les feuilles tombaient, comme —
il y a deux ans, lorsqu'elle était malade Quand donc tout cela finira-
!

t-il ?... Et il continuait à marcher, les deux mains derrière le dos.

Madame était dans sa chambre. On n'y montait pas. Elle restait


là tout le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et, de temps à autre,
faisant fumer des pastilles du sérail qu'elle avait achetées à Rouen,
dans la boutique d'un Algérien. Pour ne pas avoir la nuit auprès
d'elle cet homme étendu qui dormait, elle finit, à forcede grimaces,
par le reléguer au second étage; et elle lisait jusqu'au matin des livres
extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situations
sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles
accourait. — Ah ! va-t'en ! disait-elle. Ou, d'autres fois, brûlée plus
fort par cette flamme intime que l'adultère avivait, haletante, émue,
tout en désir, elle ouvrait sa fenêtre, aspirait l'air froid, éparpillait au
vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les étoiles, souhaitait des
amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout donné
pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient.
C'était ses jours de gala. Elle les voulait splendides et, lorsqu'il !

ne pouvait payer seul la dépense, elle complétait le surplus libérale-


ment, ce qui arrivait à peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire
MADAME BOVARY 313

comprendre qu'ils seraient aussi bien ailleurs dans quelque hôtel plus
modeste, mais elle trouva des objections.
Un jour, de son sac six petites cuillers en vermeil (c'était
elle tira

le cadeau de noces du père Rouault), en le priant d'aller immédiate-

ment porter cela, pour elle, au mont-de-pitié; et Léon obéit, bien


que cette démarche lui déplût. Il avait peur de se compromettre.
Puis, en y réfléchissant, il trouva que sa maîtresse prenait des
allures étranges, et qu'on n'avait peut-être pas tort de vouloir l'en
détacher.
En efïet, quelqu'un avait envoyé à sa mère une longue lettre
anonyme, pour la prévenir qu'il se perdait avec une femme mariée ;
et aussitôt la bonne dame, entrevoyant l'éternel épouvantail des
familles, c'est-à-dire la vague créature pernicieuse, la sirène, le mons-
tre, qui habite fantastiquement les profondeurs de l'amour, écrivit à
M® Dubocage, son patron, lequel fut parfait dans cette aflPaire. Il

le tint durant trois quarts d'heure, voulant lui dessiller les yeux,
l'avertirdu gouflfre. Une telle intrigue nuirait plus tard à son établis-
sement; il le supplia de rompre, et, s'il ne faisait ce sacrifice dans son
propre intérêt, qu'il le fît au moins pour lui, Dubocage !

Léon enfin avait juré de ne plus revoir Emma, et il se reprochait


de n'avoir pas tenu sa parole, considérant tout ce que cette femme
pourrait encore lui attirer d'embarras et de discours, sans compter les
plaisanteries de ses camarades, qui se débitaient le matin, autour du
poêle. D'ailleurs, il allait devenir premier clerc c'était le moment
:

d'être sérieux. Aussi renonçait-il à la flûte, aux sentiments exaltés,


à l'imagination :

car tout bourgeois, dans l'échauflfement de sa
jeunesse, ne fût-ce qu'un jour, une minute, s'est cru capable d'im-
menses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin
a rêvé des sultanes; chaque notaire porte en soi les débris d'un poète.
Il s'ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait

sur sa poitrine; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer
qu'une certaine dose de musique, s'assoupissait d'indifl^érence au
vacarme d'un amour dont il ne distinguait plus les délicatesses.
314 MADAME BOVARY
Il se connaissait trop pour avoir ces ébahissements de la possession
qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était
fatigué d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes
du mariage.
Mais comment pouvoir s'en débarrasser? Puis, elle avait beau
se sentir humiliée de la bassesse d'un tel bonheur, elle y tenait par
habitude ou par corruption; et, chaque jour, elle s'y acharnait davan-
tage, tarissant toute félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon
de ses espoirs déçus, comme s'il l'avait trahie; et même elle souhaitait
une catastrophe qui amenât leur séparation, puisqu'elle n'avait pas le
courage de s'y décider.
Elle n'en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses,
en vertu de cette idée, qu'une femme doit toujours écrire à son amant.
Mais, en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme
fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de
ses convoitises les plus fortes; et il devenait à la fin si véritable et
accessible, qu'elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins
le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un die a, sous l'abon-

dance de ses attributs. Il habitait la contrée bleuâtre où les échelles


de soie se balancent à des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la
clarté de la lune. Elle le sentait près d'elle, il allait venir et l'enlèverait
tout entière dans un baiser. Ensuite elle retombait à plat, brisée;
car ces élans d'amour vague la fatiguaient plus que de grandes dé-
bauches.
Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et univer-
Souvent même, Emma recevait des assignations, du papier
selle.

timbré qu'elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou


continuellement dormir.
Le jour de
la mi-carême, elle ne rentra pas à Yonville; elle alla
au bal masqué. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges,
le soir

avec une perruque à catogan et un lampion sur l'oreille. Elle sauta


toute la nuit, au son furieux des trombones; on faisait cercle autour
d'elle; et elle se trouva le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq
MADAME BOVARY 315

OU six masques, débardeuses ou matelots, des camarades de Léon,


qui parlaient d'aller souper.
Les cafés d'alentour étaient pleins. Ils avisèrent sur le port un
restaurant des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, au qua-
trième étage, une petite chambre.
Les hommes chuchotèrent dans un coin, sans doute se consultant
sur la dépense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis quelle :

société pour elle Quant aux femmes, Emma s'aperçut vite, au timbre
!

de leurs voix, qu'elles devaient être, presque toutes, du dernier rang.


Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa le? yeux.
Les autres se mirent à manger, elle ne mangea pas; elle avait le
front en feu, des picotements aux paupières, et un froid de glace à la
peau. Elle sentait dans sa tête le plancher du bal, rebondissant encore
sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis,
l'odeur du punch avec la fumée des cigares l'étourdit. Elle s'évanouis-
sait; on la porta devant la fenêtre.

Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur


pourpre s'élargissait dans le ciel pâle du côté de Sainte-Catherine.
La rivière livide frissonnait au vent ; il n'y avait personne sur les ponts ;

les réverbères s'éteignaient.


ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait
Elle se
là-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de
longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vi-
bration métallique assourdissante.
Elle s'esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit
à Léon qu'il lui fallait s'en retourner, et enfin resta seule à l'hôtel de
Boulogne. Tout et elle-même lui étaient insupportables. Elle aurait
voulu, s'échappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part,
bien loin, dans les espaces immaculés.
Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoièe et le
faubourg, jusqu'à une rue découverte qui dominait des jardins.
Elle marchait vite, le grand air la calmait, et peu à peu les figures de la
foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes,
3l6 MADAME BOVARY
tout disparaissait comme des brumes emportées. Puis, revenue à la

Croix rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second,
où il y avait des images de la Tour de Nesle. A quatre heures du soir,
Hivert la réveilla.
En rentrant chez elle, Félicité lui montra derrière la pendule
un papier gris. Elle lut :

« En vertu de en forme exécutoire d'un jugement... »


la grosse,

Quel jugement } La veille, en effet, on avait apporté un autre papier


qu 'elle ne connaissait pas aussi fut-elle stupéfaite de ces mots
; :

« Commandement de par le roi, la loi et justice, à madame Bovary...»

Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut :

^^Dans vingt-quatre heures pour tout délai.)) — Quoi donc? (i Payer


la somme totale de huit mille francs. » Et même, il y avait plus bas :

« Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la


saisie exécutoire de ses meubles et ejfets. »

Que dans vingt-quatre heures; demain... L'Heu-


faire?... C'était
reux, pensa-t-elle, voulait sans doute l'effrayer encore; car elle devina
du coup toutes ses manœuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la
rassurait, c'était l'exagération même de la somme.
Cependant, à force d'acheter, de ne pas payer, d'emprunter,
de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui s'enflaient à
chaque échéance nouvelle, elle avait fini par préparer au sieur L'Heu-'
reux un capital, qu'il attendait impatiemment pour ses spéculations.
Elle se présenta chez lui d'un air dégagé.
— Vous savez ce qui m'arrive ? C'est une plaisanterie sans doute !

— Non.
— Comment cela ?

Il détourna lentement,
se en se croisant les bras
et lui dit :

— Pensiez-vous, ma dame, que j'allais, jusqu'à la consom-


petite
mation des siècles, être votre fournisseur et banquier pour l'amour
de Dieu ? Il faut bien que je rentre dans mes déboursés, soyons
justes ! Elle se récria sur la dette.
— Ah ! tant pis ! le reconnue il y a jugement
tribunal l'a ! !

on vous l'a signifié ! D'ailleurs, ce n'est pas moi, c'est Vinçart.


MADAME BOVARY 317

— Est-ce que vous ne pourriez...?


— Oh ! rien du tout !

— Mais... cependant... raisonnons.


Et elle battit la campagne; elle n'avait rien su... c'était une sur-
prise...
— A qui la faute } dit L'Heureux en saluant ironiquement.
Tandis que je suis, moi, à bûcher comme un nègre, vous vous re-
passez du bon temps.
— Ah ! pas de morale !

— Ça ne nuit jamais, répliqua-t-il.


Elle fut lâche, elle le supplia; et même elle appuya sa jolie main
blanche et longue, sur les genoux du marchand.
— Laissez-moi donc On dirait que vous voulez me séduire
! !

—Vous êtes un misérable s'écria-t-elle. !

— Oh oh comme vous y allez reprit-il en riant.


! ! !

— vous êtes. Je dirai à mon mari...


Je ferai savoir qui
— Eh bien, moi, je lui montrerai quelque chose à votre mari !

Et L'Heureux tira de son coffre-fort un reçu de dix-huit cents

francs, qu'elle lui avait donné lors de l'escompte Vinçart.


— Croyez-vous, ajouta-t-il, qu'il ne comprenne pas votre petit
vol, ce pauvre cher homme !

Elle s'affaissa, plus assommée qu'elle n'eût été par un coup de


massue. Il se promenait depuis la fenêtre jusqu'au bureau, tout en ré-
pétant :

— Ah ! je lui montrerai bien... je lui montrerai bien...


Ensuite il se rapprocha d'elle, et, d'une voix douce :

— Ce n'est pas amusant, je le sais; personne, après tout, n'en est


mort, et, puisque c'est le seul moyen qui vous reste de me rendre
mon argent...
— Mais où en trouverai-je } dit Emma en se tordant les bras.
— Ah bah quand on a comme vous des amis
! !

Et il la regardait d'une façon si perspicace et si terrible, qu'elle


en frissonna jusqu'aux entrailles.
3l8 MADAME BOVARY
— Je VOUS promets, dit-elle, je signerai...
— J'en de vos signatures
ai assez, !

— Je vendrai encore.
— Allons donc en haussant ! fit-il les épaules, vous n'avez plus
rien. Et il cria dans le judas qui s'ouvrait sur la boutique Annette
: !

n'oublie pas les trois coupons du n» 14.


La servante parut; Emma comprit, et demanda « ce qu'il fau-
drait d'argent pour arrêter toutes les poursuites ».

— Il est trop tard !

—Mais si vous apportais plusieurs mille francs,


je le quart de
la somme, le tiers, presque tout ?
— Eh ! non! c'est inutile !

Il la poussait doucement vers l'escalier.


— Je vous en conjure, monsieur L'Heureux, quelques jours
encore !

Elle sanglotait.
— Allons, bon ! des larmes !

— Vous me désespérez !

— Je m'en moque pas mal ! dit-il en refermant la porte.


VII

Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque M® Hareng, l'huissier,


avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire le procès-verbal
de la saisie.

Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n'inscrivirent


point la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument
de sa profession ; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats, les

marmites, les chaises, les dans sa chambre à coucher,


flambeaux, et
toutes les babioles de l'étagère. Ils examinèrent ses robes, le linge,
le cabinet de toilette ;et son existence, jusque dans ses recoins les plus
intimes, fut, comme un cadavre que l'on autopsie, étalée tout du long
aux regards de ces trois hommes.
M^ Hareng, boutonné dans un mince en cravate habit noir,
blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps à
autre « Vous permettez, madame ? vous
: permettez » Souvent, il .?

faisait des exclamations « Charmant fort joli


: » Puis il se remettait
! !

à écrire, trempant sa plume dans l'encrier de corne qu'il tenait de la


main gauche.
Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent au
grenier.
Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres de
Rodolphe. Il fallut l'ouvrir.

— Ah ! une correspondance ! dit M® Hareng avec un sourire


discret. Mais permettez ! car je dois m'assurer si la boîte ne contient
pas autre chose.
Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en faire tomber
les napoléons. Alors l'indignation la prit, à voir cette grosse main,
aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces
pages où son cœur avait battu.
320 MADAME BOVARY
Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle envoyée aux
l'avait

aguets pour détourner Bovary; et elles installèrent vivement sous les


toits le gardien de la saisie, qui jura de s'y tenir tranquille.
Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l'épiait
d'un regard plein d'angoisse, croyant apercevoir dans les rides de son
visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la

cheminée garnie d'écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fau-
teuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci l'amertume
de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regret immense et qui
irritait la passion, loin de l'anéantir. Charles tisonnait avec placidité,
les deux pieds sur les chenets.
Il y eut un moment où le gardien, sans doute s 'ennuyant dans sa

cachette, fit un peu de bruit.


— On marche là-haut! dit Charles.
— Non reprit-elle, c'est une lucarne restée ouverte que le vent
!

remue.
Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d'aller chez
tous les banquiers dont elle connaissait les noms. Ils étaient à la cam-
pagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas; et ceux qu'elle put rencon-
trer, elle leur demandait de l'argent, protestant qu'il lui en fallait,
qu'elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent au nez; tous refusèrent.
A deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte.
On n'ouvrit pas. Enfin il parut.
— Qui t'amène ?

— Cela dérange te !

— Non.... mais...
Et il avoua que le propriétaire n'aimait point que l'on reçut
« des femmes ».

— J'ai à te parler, reprit-elle


Alors il atteignit sa clef. Elle l'arrêta.
— Oh ! non
chez nous. là-bas !

Et ils dans leur chambre, à


allèrent l'hôtel de Boulogne. Elle but
en arrivant un grand verre d'eau. Elle était très pâle. Elle lui dti :
MADAME BOVARY 32 1
— Léon, tu vas me rendre un service. Et le secouant par ses
deux mains, qu'elle étroitement, serrait elle ajouta :

— Écoute, besoin de huit mille


• j'ai francs !

— Mais tu es folle !

— Pas encore !

Et, aussitôt, racontant l'histoire de la saisie, elle lui exposa sa


détresse; car Charles ignorait tout, sa belle-mère la détestait, le père
Rouault ne pouvait rien; mais lui, Léon, il allait se mettre en course
pour trouver cette indispensable somme...
— Comment veux-tu...
— Quel lâche tu fais ! s'écria-t-elle.
Alors bêtement
il dit :

— Tu t'exagères mal. Peut-être qu'avec un le millier d'écus ton


bonhomme se calmera.
Raison de plus pour tenter quelque démarche; il n'était pas
possibleque l'on ne découvrît point trois mille francs. D'ailleurs,
Léon pouvait s'engager à sa place.
— Va ! essaye ! il le faut ! cours ! Oh ! tâche ! tâche ! je t'ai-
merai bien !

Il sortit, revint au bout d'une heure, et dit avec une figure solen-
nelle :

— J'ai été chez trois personnes... inutilement !

Puis ils restèrent assis l'un en face de l'autre, aux deux coins de
la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules,
tout en trépignant. Il l'entendit qui murmurait :

— Si j'étais à ta place, moi, j'en trouverais bien !

— Où donc .?

— A ton étude ! Et elle le regarda.


Une hardiesse infernale s'échappait de ses prunelles enflammées,
et les paupières se rapprochaient d'une façon lascive et encourageante;
— si bien que le jeune homme se sentit faiblir sous la muette volonté
de cette femme qui lui conseillait un crime. Alors il eut peur, et pour
éviter tout éclaircissement, il se frappa le front en s'écriant :

23
322 MADAME BOVARY
— Morel doit revenir cette nuit il ne me refusera pas, j'espère
!

(c'était un de ses amis, le fils d'un négociant fort riche), et je t'appor-


terai cela demain, ajouta-t-il.
Emma n'eut point l'air d'accueillir cet espoir avec autant de
joie qu'il l'avait imaginé. Soupçonnait-elle le mensonge ? Il reprit
en rougissant :

— Pourtant, me voyais pas à trois heures, ne m'attends


si tu ne
plus, ma que je m'en aille, excuse-moi. Adieu.
chérie. Il faut
Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n'avait plus

la force d'aucun sentiment.

Quatre heures sonnèrent; et elle se leva pour s'en retourner à


Yonville, obéissant comme un automate à l'impulsion des habitudes.
Il faisait beau c'était un de ces jours du mois de mars clairs et
;

âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais en-
dimanchés se promenaient d'un air heureux. Elle arriva sur la place
du Parvis. On sortait des vêpres; la foule s'écoulait par les trois por-
tails, comme un fleuve par les trois arches d'un pont, et au milieu,
plus immobile qu'un roc, se tenait le Suisse.

Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleine d'es-


pérances, elle était entrée sous cette grande nef qui s'étendait devant
elle moins profonde que son amour; et elle continua de marcher, en
pleurant sous son voile, étourdie, chancelante, près de défaillir.
— Gare une voix sortant d'une porte cochère qui s'ouvrait.
! cria
pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les
Elle s'arrêta
brancards d'un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure
de zibeline. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait... La voiture s'élança
et disparut.
Mais c'était lui! le Vicomte ! Elle se détourna; la rue était déserte.
Et elle fut si accablée, si triste, qu'elle s'appuya contre un mur pour
ne pas tomber.
Puis elle pensa qu'elle s'était trompée. Au reste, elle n'en savait
rien. Tout, en elle-même et au dehors, l'abandonnait. Elle se sentait
perdue, roulant au hasard dans des abîmes indéfinissables; et ce fut
324 MADAME BOVARY

presque avec joie qu'elle aperçut, en arrivant à la Croix rouge, ce bon


Homais qui regardait charger sur VHirotidelle une grande boîte pleine
de provisions pharmaceutiques; il tenait à sa main, dans un foulard,
six cheminots pour son épouse.
Madame Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en
forme de turban, que l'on mange dans le carême avec du beurre salé :

dernier échantillon des nourritures gothiques, qui remonte peut-être


au siècle des croisades, et dont les robustes Normands s'emplissaient
autrefois, croyant voir sur la table, à la lueur des torches jaunes^
entre les brocs d'hypocras et les gigantesques charcuteries, des têtes
de Sarrasins à dévorer. La femme de l'apothicaire les croquait comme
eux, héroïquement, malgré sa détestable dentition; aussi toutes les
fois que M. Homais faisait un voyage à la ville, il ne manquait pas de
lui en rapporter, qu'il prenait toujours chez le grand faiseur, rue

Massacre.
— Charmé de vous voir ! dit-il en offrant la main à Emma pour
l'aider à monter dans V Hirondelle.
Puis il cheminots aux lanières du filet, et resta nu-
suspendit les
tête et les bras croisés, dans une attitude pensive et napoléonienne.
Mais, quand l'aveugle, comme d'habitude, apparut au bas de la
côte, il s'écria :


Je ne comprends pas que l'autorité tolère encore de si cou-
pables industries On devrait enfermer ces malheureux, que l'on for-
!

cerait à quelque travail. Le progrès, ma parole d'honneur, marche à


pas de tortue nous pataugeons en pleine barbarie
; !

L'aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de la por-


tière, comme une poche de la tapisserie déclouée.
—Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse Et, bien !

qu'il connût ce pauvre diable, il feignit de le voir pour la première


fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque, sclérotique, faciès,
puis lui demanda d'un tonpaterne : Y a-t-il longtemps, mon ami,
que tu épouvantable infirmité ?
as cette Au lieu de t'enivrer au cabaret,
tu ferais mieux de suivre un régime. Il l'engageait à prendre de bon
MADAME BOVARY 325

vin, de bonne bons rôtis. L'aveugle continuait sa chanson il


bière, de ;

paraissait, d'ailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse.


— Tiens, voilà un sou, rends-moi deux liards, et n'oublie pas —
mes recommandations, tu t'en trouveras bien.
Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité.
Mais l'apothicaire certifia qu'il le guérirait lui-même, avec une pom-
made antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse :

M. Homais, près des halles, suffisamment connu.


— Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la
comédie.
L'aveugle s'affaissa sur ses jarrets, et la tête renversée, tout en
roalant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l'estomac
à deux mains, tandis qu'il poussait une sorte de hurlement sourd,
comme un chien affamé. Emma, prise de dégoût, lui envoya, par-des-
sus l'épaule, une pièce de cinq francs. C'était toute sa fortune. Il lui

semblait beau de la jeter ainsi.

La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha


en dehors du vasistas et cria :

— Pas de farineux ni de laitage Porter de la laine sur la peau


!

et exposer les parties malades à la fumée de baies de genièvre !

Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu
à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue
l'accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque en-
dormie. Advienne que pourra se disait-elle, et puis, qui sait? pour-
!

quoi d'un moment à l'autre, ne surgirait-il pas un événement extra-


ordinaire } L'Heureux même pouvait mourir.
Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voix
sur y avait un attroupement autour des halles pour lire
la place. Il

une grande un des poteaux, et elle vit Justin


affiche collée contre
qui montait sur une borne et qui déchira l'affiche. Mais, à ce mohient,
le garde champêtre lui posa la main sur le collet. M. Homais sortit
de la pharmacie, et la mère Lefrançois, au milieu de la foule, avait l'air

de pérorer.
320 MADAME BOVARY
— Madame ! madame ! s'écria Félicité en entrant, c'est une
abomination !

Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune qu'elle venait


d'arracher à la porte. Emma lut d'un clin d'œil que tout son mobilier
était à vendre.
Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles n'avaient, la
servante et la maîtresse, aucun secret l'une pour l'autre. Enfin Félicité
soupira : — Si j'étais de vous, madame, j'irais chez M. Guillaumin.
— Tu crois ? Et cette interrogation voulait dire : Toi qui connais
la maison par le domestique, est-ce que le maître quelquefois aurait
parlé de moi }

— Oui, allez-y, vous ferez bien.


Elle s'habilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains de jais,
et pour qu'on ne la vît pas y avait toujours beaucoup de monde
(il

sur la place), elle prit en dehors du village, par le sentier au bord de


l'eau.
Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire; le ciel était
sombre et un peu de neige tombait.
Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur le
perron; il vint lui ouvrir presque familièrement, comme à une con-
naissance, et l'introduisit dans la salle à manger.
Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus qui
emplissait la niche, dans des cadres de bois noir, contre la tenture
et,

de papier de chêne, il y avait la Esmeralda de Steuben, avec la Ptitiphar


de Schopin. La table servie, deux réchauds d'argent, le bouton des
portes en cristal, le parquet et les meubles, tout reluisait d'une
propreté méticuleuse anglaise les carreaux étaient décorés, à chaque
;

angle, par des verres de couleur.


— Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il m'en fau-
drait une.
Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sa
robe de chambre à palmes, tandis qu'il ôtait et remettait vite de l'autre
main sa toque de velours marron, prétentieusement posée sur le côté
MADAME BOVARY 327

droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondes qui, prises


à l'occiput, contournaient son crâne chauve.
Après qu'il eut offert un siège, il s'assit pour déjeuner, tout en
s'excusant beaucoup de l'impolitesse.
— Monsieur, dit-elle, je vous prierais...
— De quoi, madame } J'écoute.
Elle se mit à lui exposer sa situation.
Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec
le marchand d'étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitaux

pour les prêts hypothécaires qu'on lui demandait à contracter.


Donc, il savait (et mieux qu'elle) la longue histoire de ces billets,
minimes d'abord, portant comme endosseurs des noms divers, es-
pacés à de longues échéances et renouvelés continuellement, jusqu'au
jour où, ramassant tous les protêts, le marchand avait chargé son ami
Vinçart de faire en son nom propre les poursuites qu'il fallait, ne
voulant point passer pour un tigre parmi ses concitoyens.
Elle entremêla son récit de récriminations contre L'Heureux,
auxquelles le notaire répondait de temps à autre par une parole

insignifiante. Mangeant buvant son thé, il baissait k


sa côtelette et
menton dans sa cravate bleu piquée par deux épingles de
de ciel,

diamant que rattachait une chaînette d'or; et il souriait d'un singulier


sourire, d'une façon douceâtre et ambiguë. Mais, s 'apercevant qu'elle
avait les pieds humides :

— Approchez-vous donc du poêle... plus haut..., contre la por-


celaine. Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d'un ton galant :

— Les belles choses ne gâtent rien.


Alors elle tâcha de l'émouvoir, et, s'émotionnant elle-même, elle
vint à lui conter l'étroitesse de son ménage, ses tiraillements, ses be-
soins. Il comprenait cela une femme élégante et, sans s'interrompre
; !

de manger, il s'était tourné vers elle complètement, si bien qu'il


frôlait du genou sa bottine, dont la semelle se recourbait tout en fu-
mant contre le poêle.

Mais, lorsqu'elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres, puis
328 MADAME BOVARY

se déclara très peiné de n'avoir pas eu autrefois la direction de sa for-


tune, car y avait cent moyens fort commodes, même pour une
il

dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans les tourbières
de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presque à coup sûr
d'excellentes spéculations; et dévorer de rage à l'idée des
il la laissa se

sommes fantastiques qu'elle aurait certainement gagnées.



D'où vient, reprit-il, que vous n'êtes pas venue chez moi?
— Je ne trop, sais dit-elle.
— Pourquoi, hein? Je vous faisais donc bien peur? C'est moi,
au contraire, qui devrais me plaindre A peine si nous nous connais-
!

sons Je suis pourtant très dévoué vous n'en doutez plus, j'espère?
! :

Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d'un baiser vorace,

puis la garda sur son genou; et il jouait avec ses doigts délicatement,
tout en lui contant mille douceurs.
Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule; une étin-
celle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de ses lunettes,
et ses mains s'avançaient dans la manche d'Emma, pour lui palper le
bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d'une respiration haletante.
Cet homme la gênait horriblement.
Elle se leva d'un bond et lui dit :

— Monsieur, j'attends !

— Quoi donc? fit le notaire, qui devint tout à coup extrêmement


pâle.
— Cet argent.
— Mais... Puis, cédant à l'irruption d'un désir trop fort :
— Eh
bien, oui !... Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe
de chambre. — De grâce, restez je vous aime! Il la saisit par la
!

taille.

Un de pourpre monta vite au visage de


flot madame Bovary.
Elle se recula d'un air terrible, en s'écriant:
— Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur !

Je suis à plaindre, mais pas à vendre ! Et elle sortit.


Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses belles pan-
MADAME BOVARY 329
toufles en tapisserie. C'était un présent de l'amour. Cette vue à la fin
le consola. D'ailleurs, il songeait qu'une aventure pareille l'aurait
entraîné trop loin.

Quel misérable quel goujat quelle infamie
! se disait-elle, ! !

en fuyant d'un pied nerveux sous les trembles de la route. Le désap-


pointement de l'insuccès renforçait l'indignation de sa pudeur ou-
tragée; il lui semblait que la Providence s'acharnait à la poursuivre,
et, s'en rehaussant d'orgueil, jamais elle n'avait eu tant d'estime

pour elle-même ni tant de mépris pour les autres. Quelque chose de .

belliqueux la transportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur


cracher au visage, les broyer tous; marcher rapide-
et elle continuait à
ment devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d'un œil en
comme
pleurs l'horizon vide, et
Quand
Elle ne pouvait avancer
elle

; il
se délectant à la haine qui
aperçut sa maison, un engourdissement
le fallait cependant ; d'ailleurs, où
l 'étouffait.
la

fuir
saisit.

?
1
Félicité l'attendait sur la porte.
— Eh bien }
— Non dit Emma.
!

Et, pendant un quart d'heure, toutes les deux, elles avisèrent


les différentes personnes d'Yonville disposées peut-être à la secou-
rir. Mais, chaque fois que Félicité nommait quelqu'un, Emma ré-
pliquait :

~ Est-ce possible ! ils ne voudront pas !

— Et monsieur qui va rentrer !

— Je le sais bien laisse-moi seule.


;

Elle avait tout tenté. Il n'y avait plus rien à faire maintenant;
et, quand Charles paraîtrait, elle allait donc lui dire Retire-toi. Ce :

tapis où tu marches n'est plus à nous. De ta maison, tu n'as pas un


meuble, une épingle, une paille, et c'est moi qui t'ai ruiné, pauvre
homme Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleurerait abondam-
!

ment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait.


— Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera,
lui qui n'aurait pas assez d'un million à m'offrir pour que je l'excuse
330 MADAME BOVARY
de m'avoir connue. Jamais jamais Cette idée de la supériorité de
! !

Bovary sur elle l'exaspérait. Puis, qu'elle avouât ou n'avouât pas, tout
à l'heure, tantôt, demain, il n'en saurait pas moins la catastrophe;
donc, il fallait attendre cette horrible scène et subir le poids de sa
magnanimité. L'envie lui vint de retourner chez L'Heureux à quoi :

bon d'écrire à son père: il était trop tard; et peut-être qu'elle se


.f*

repentait maintenant de n'avoir pas cédé à l'autre, lorsqu'elle entendit


le trot d'un cheval dans l'allée. C'était lui, il ouvrait la barrière, il

était plus blême que le mur de plâtre. Bondissant dans l'escalier,


elle s'échappa vivement par la Place; et la femme du maire, qui
causait devant l'église avec Lestiboudois, la vit entrer chez le per-
cepteur.
Elle courut le dire à madame
Caron. Ces deux dames montèrent
p dans
postèrent
le grenier; et
commodément pour
cachées par du linge étendu sur des perches, se
apercevoir tout l'intérieur de Binet.
Il était dans sa mansarde, en train d'imiter, avec du bois,
seul,
une de ces indescriptibles, composées de croissants, de
ivoireries
sphères creusées les unes dans les autres, le tout droit comme un obé-
lisque et ne servant à rien; et il entamait la dernière pièce, il touchait
au but Dans le clair-obscur de l'atelier, la poussière blonde s'envolait
!

de son outil, comme une aigrette d'étincelles sous les fers d'un cheval
au galop; les deux roues tournaient, ronflaient; Binet souriait, le men-
ton baissé, les narines ouvertes et semblait enfin perdu dans un de ces
bonheurs complets n'appartenant sans doute qu'aux occupations mé-
amusent l'intelligence par des difficultés faciles, et l'assou-
diocres, qui
vissement en une réalisation au delà de laquelle il n'y a pas à rêver.
— Ah ! la voici ! fit madame Tuvache.
Mais il n'était guère possible, à cause du tour, d'entendre ce
qu'elle disait.
Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs , et la mère
Tuvache souffla tout bas :

— pour obtenir un retard à ses contributions.


Elle le prie
— D'apparence reprit l'autre.
!
MADAME BOVARY 33 1

Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contre


les murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes de rampe,
tandis que Binet se caressait la barbe avec satisfaction.
— Viendrait-elle commander lui quelque chose ? dit madame
Tu vache.
— Mais ne vend rien objecta
il ! sa voisine.
Le percepteur en écarquillant les yeux,
avait l'air d'écouter, tout
comme s'il ne comprenait pas. Elle continuait d'une manière tendre,
suppliante. Elle se rapprocha; son sein haletait; ils ne parlaient plus.
— Est-ce qu'elle lui fait des avances } dit madame Tuvache.
Binet rouge jusqu'aux
était Elle mains. oreilles. lui prit les
— Ah trop
! c'est fort !

Et sans doute qu'elle proposait une abomination; car


lui per- le

cepteur, — brave pourtant,


il était combattu à Bautzen à il avait et

Lutzen, campagne de France,


fait la même porté pour et été la croix^
— mais tout à coup, comme vue d'un serpent, recula bien
à la il se
loin en — Madame pensez-vous
s 'écriant ?

— On devrait fouetter cesy femmes-là


: 1

madame Tuvache. ! dit


— Où donc
est-elle madame Caron. ? reprit
Car elle avait disparu durant ces mots; puis, l'apercevant qui
enfilait la grande rue et tournait à droite comme pour gagner le
cimetière, elles se perdirent en conjectures.

— Mère Rolet ! dit-elle en arrivant chez la nourrice, j'étouffe !...

délacez-moi.
Elle tomba sur le lit. Elle sanglotait. I.a mère Rolet la couvrit
d'un jupon et resta debout près d'elle. Puis, comme elle ne répondait
pas, la bonne femme s'éloigna, prit son rouet et se mit à filer du lin.

— Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre le tour de


Binet.
— Qui la gêne }demandait la nourrice. Pourquoi vient-elle ici ?
se
Elle y était accourue, poussée par une sorte d'épouvante qui la
chassait de sa maison.
332 MADAME BOVARY
Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernait
vaguement les objets, bien qu'elle y appliquât son attention avec une
persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de la muraille,
deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignée qui marchait
au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle. Enfin, elle rassembla
ses idées. Elle se souvenait... Un jour, avec Léon... Oh ! comme
c'était loin!.. Le soleil brillait sur la rivière et les clématites embau-
maient... Alors, emportée dans ses souvenirs comme dans un torrent
qui bouillonne, elle arriva bientôt à se rappeler la journée de la veille.
— Quelle heure est-il } demanda-t-elle.
La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côté
que le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant :

— Trois heures, bientôt.


— Ah merci merci
! ! !

Car il allait venir. C'était sûr ! Il aurait trouvé de l'argent. Mais


il irait peut-être là-bas, sans se douter qu'elle fût là, et elle commanda
à la nourrice de courir chez elle pour l'amener.
— Dépêchez-vous !

— Mais, ma chère dame, j'y vais j'y vais ! !

Elle s'étonnait à présent, de n'avoir pas songé à lui tout d'abord ;

hier, il avait donné sa parole, il n'y manquerait pas; et elle se voyait


déjà chez L'Heureux, étalant sur son bureau les trois billets de banque.
Puis il faudrait inventer une histoire qui expliquât les choses à Bovary.
Laquelle ?

Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais comme


il n'y avait point d'horloge dans la chaumière, Emma craignait de
s'exagérer peut-être longueur du temps. Elle se mit à faire des tours
la

de promenade dans le jardin, pas à pas; elle alla dans le sentier le


long de la haie, et s'en retourna vivement, espérant que la bonne femme
serait rentrée par une autre route. Enfin, lasse d'attendre, assaillie
de soupçons qu'elle repoussait, ne sachant plus si elle était là depuis un
siècle ou une minute, elle s'assit dans un coin et ferma les yeux, se
boucha les oreilles, La barrière grinça elle fit un bond; avant qu'elle :

eût parlé, la mère Rolet lui avait dit ;


MADAME BOVARY 333
— - Il n'y a personne chez vous !

— Comment ?
— Oh personne ! ! Et monsieur pleure. Il vous appelle. On
vous cherche.
Emma ne répondit rien. Elle haletait, touten roulant les yeux
autour d'elle, tandis que lapaysanne, effrayée de son visage, se re-
culait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle se frappa le
front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, comme un grand
éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l'âme. Il était si bon,
si délicat, si généreux Et, d'ailleurs, s'il hésitait à lui rendre ce ser-
!

vice, elle saurait bien l'y contraindre en rappelant d'un seul clin
d'œil leur amour perdu. Elle partit donc vers la Huchette, sans s'aper-
cevoir qu'elle courait s'offrir à ce qui l'avait tantôt si fort exaspérée,
ni se douter le moins du monde de cette prostitution.
VIII

Elle sedemandait tout en marchant Que vais-je dire ? Par où


:

commencerai-je ? Et à mesure qu'elle avançait, elle reconnaissait les


buissons, les arbres, les joncs marins sur la colline, le château là-bas.
Elle se retrouvait dans les sensations de sa première tendresse, et
son pauvre cœur comprimé s'y dilatait amoureusement. Un vent tiède
lui soufflait au visage; la neige se fondant, tombait goutte à goutte
des bourgeons sur l'herbe.
Elle entra, comme autrefois, par la petite porte du parc, puis
arriva à la cour d'honneur, que bordait un double rang de tilleuls
touffus. Us balançaient en sifflant leurs longues branches. Les chiens
au chenil aboyèrent tous, et l'éclat de leurs voix retentissait sans qu'il
parût personne.
Elle monta large escalier droit, à balustres de bois, qui con-
le

duisait au corridor pavé de dalles poudreuses où s'ouvraient plusieurs


chambres à la file, comme dans les monastères ou les auberges. La
sienne était au bout, tout au fond, à gauche. Quand elle vint à poser
les doigts sur la serrure, ses forces subitement l'abandonnèrent.
Elle avait peur qu'il ne fût pas là, le souhaitait presque, et c'était
pourtant son seul espoir, la dernière chance du salut elle se recueillit ;

une minute, et, retrempant son courage au sentiment de la nécessité


présente, elle entra.
Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train
de fumer une pipe.
—Tiens c'est vous
! ! dit-il en se levant brusquement.
— Oui, c'est moi !... je voudrais, Rodolphe, vous demander
un conseil.
Et, malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la

bouche.
MADAME BOVARY 335
— Vous n'avez pas changé vous êtes toujours charmante ; !

— Oh reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon


!

ami, puisque vous les avez dédaignés.


Alors il entama une explication de sa conduite, s'excusant en
termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux.
Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le
spectacle de sa personne; si bien qu'elle fit semblant de croire, ou
crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture. C'était un secret d'où
dépendaient l'honneur et même la vie d'une troisième personne.
— N'importe fit-elle en le regardant tristement, j'ai bien
!

souffert !

Il répondit d'un ton philosophique :

— L'existence est ainsi !

— A-t-elle du moins, Emma, été bonne pour vous depuis


reprit
notre séparation ?

— Oh ni bonne... mauvaise.
! ni
— aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter
Il ?

— Oui.., peut-être !

— Tu en rapprochant. Et
crois.? dit-elle soupira: O se elle
Rodolphe ! si tu savais ! je t'ai bien aimé !

Ce fut alors qu'elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps

les doigts entrelacés, — comme le premier jour, aux Comices Par !

un reste d'orgueil, il se débattait sous l'attendrissement. Mais s 'af-


faissant contre sa poitrine, elle lui dit :

— Comment voulais-tu que je vécusse sans toi ? On ne peut pas


se déshabituer du bonheur ! J'étais désespérée ! j'ai cru mourir !

Je te conterais tout cela, tu verras. Et toi } tu m'as fuie !...


Car, depuis trois ans, il l'avait soigneusement évitée, par suite
de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort; et Emma con-
tinuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu'une, chatte
amoureuse :

— Tu en aimes d'autres? avoue-le. Oh! je les comprends, va !

je les excuse; tu les auras séduites, comme tu m'avais séduite. Tu es


336 MADAME BOVARY

un homme, toi ! tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous
recommencerons, n'est-ce pas ? nous nous aimerons ! Tiens je ris,

je suis heureuse Parle donc ! !

Et avec son regard où tremblait une


elle était ravissante à voir,

larme, comme d'un orage dans


l'eau un calice bleu.
Il l'attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses

bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme


une flèche d'or un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front;
il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout de ses

lèvres.
— Mais tu as pleuré ! Pourquoi?
dit-il.

Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c'était l'explosion de


son amour; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière
pudeur, et alors il s'écria :

— - Ah ! pardonne-moi tu es ! la seule qui me plaise. J'ai été


imbécile et méchant Je t'aime,
! je t'aimerai toujours. Qu'as-tu }

dis-le donc !

Il s'agenouillait.
— Eh bien ruinée, Rodolphe Tu vas me prêter
!... je suis ! trois
mille francs !

— Mais... en relevant peu à peu, tandis que


mais,... dit-il se sa
physionomie prenait une expression grave.
— Tu continuait-elle
sais, que mon mari avait placé toute vite,
sa fortune chez un notaire: il s'est enfui. Nous avons emprunté;
les clientsne payaient pas. Du reste la liquidation n'est pas finie;
nous en aurons plus tard. Mais aujourd'hui, faute de trois mille francs,
on va nous saisir; c'est à présent, à l'instant même; et, comptant sur
ton amitié, je suis venue.
— Ah pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c'est
!

pour cela qu'elle est venue Enfin il dit d'un air très calme Je ne
! :

les ai pas, chère madame.


Il ne mentait point. Il les eût eus qu'il les aurait donnés, sans doute,
bien qu'il soit généralement désagréable de faire de si belles actions;
24
338 MADAME BOVARY
une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur
l'amour, étant la plus froide et le plus déracinante.
Elle resta d'abord quelques minutes à le regarder.
— Tu ne les as pas ! Elle répéta plusieurs fois : Tu ne les as
pas ! J'aurais dû m'épargner cette dernière honte. Tu ne m'as jamais
aimée ! tu ne vaux pas mieux que les autres !

Elle se trahissait, elle se perdait.


Rodolphe l'interrompit, affirmant qu'il se trouvait « gêné »

lui-même.
— Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considérablement !... Et,
arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la
panoplie : —
Mais, lorsqu'on est si pauvre, on ne met pas d'argent à la
crosse de son fusil on n'achète pas une pendule avec des incrusta-
!

tions d'écaillés continuait-elle en montrant l'horloge de Boule. Ni


!

des sifflets de vermeil pour ses fouets. Elle les touchait Ni — ! —


des breloques pour sa montre Oh rien ne lui manque! jusqu'à un ! !

porte-liqueurs dans sa chambre; car tu t'aimes, tu vis bien, tu as un


château, des fermes, des bois; tu chasses à courre, tu voyages à Paris.
Eh quand
! ce ne serait que cela, s'écria-t-elle en prenant sur la che-
minée ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries— !

on en peut faire de l'argent!... Oh! je n'en veux pas! garde-le. Et —


elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d'or se rompit

en cognant contre la muraille. —


Mais, moi, je t'aurais tout donné,
j'aurais tout vendu, j'aurais travaillé de mes mains, j'aurais mendié
sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t'entendre dire
merci ! Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si

déjà tu ne m'avais pas fait assez souffrir! Sans toi, sais-tu bien,
j'aurais pu vivre heureuse ! Qui t'y forçait.? Etait-ce une gageure?
Tu m'aimais cependant, tu le disais... Et tout à l'heure encore... Ah !

Il mieux valu me chasser! J'ai les mains chaudes de tes baisers, et


eût
voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité
d'amour. Tu m'y as fait croire; tu m'as, pendant deux ans, traînée
dans le rêve le plus magnifique et le plus suave !... Hein } nos projets
MADAME BOVARY 339
de voyage, tu te rappelles? Oh ta lettre! ta lettre elle m'a déchiré
! !

le cœur Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche,
!

heureux, libre pour implorer un secours que le premier venu rendrait,


!

suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce


que ça lui coûterait trois mille francs !

—Je ne les ai pas répondit Rodolphe avec ce calme parfait


!

dont se recouvrent, comme d'un bouclier, les colères résignées.


Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; et elle
Elle sortit.
repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles

mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant


la grille; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait
pour l'ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber,
elle s'arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l'im-
passible château avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes
les fenêtres de la façade.
perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-
Elle resta
même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre
s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait' la
campagne. Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les
sillons lui parurent d'immenses vagues brunes qui déferlaient. Tout
ce qu'il y avait dans sa tête de réminiscences, d'idées, s'échappait
à la fois, d'un seul bond, comme les mille pièces d'un feu d'artifice.
Elle vit son père, le cabinet de L'Heureux, leur chambre là-bas, un
autre paysage la folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir,
:

d'une manière confuse, il est vrai car elle ne se rappelait point la cause
;

de son horrible état, c'est-à-dire la question d'argent. Elle ne souffrait


que de son amour, et sentait son âme l'abandonner par ce souvenir,
comme les blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par
leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
lui sembla tout à coup que des globules couleur de feu écla-
Il

taient dans l'air comme des balles fulminantes en s'aplatissant, et


tournaient, tournaient, pour aller se fondre dans la neige, entre les
340 MADAME BOVARY
branches des arbres. Au milieu de chacun d'eux, la figure de Rodolphe
apparaissait. Ils se multiplièrent, et ils se rapprochaient, la péné-
traient; tout disparut Elle reconnut les lumières des maisons, qui
rayonnaient de loin dans le brouillard.
^

Alors sa situation, qu'un abîme, se représenta. Elle haletait


telle

à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la


rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la
planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la
boutique du pharmacien.
Il n'y avait personne. Elle allait entrer; mais, au bruit de la son-

nette, on pouvait venir; et se glissant par la barrière, retenant son


haleine, tâtant les murs, elle s'avança jusqu'au seuil de la cuisine, oii
brûlait une chandelle posée sur le fourneau. Justin, en manches de
chemise, emportait un plat.
— Ah ! ils dînent. Attendons.
Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.
— La clef ! celle d'en haut, où sont les...
— Comment !

Et il la regardait, tout étonné par la pâleur de son visage, qui


tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extra-
ordinairement belle, et majestueuse comme un fantôme; sans com-
prendre ce qu'elle voulait, il pressentait quelque chose de terrible.
Mais elle reprit vivement, à voix basse, d'une voix douce, dis-
solvante :

— Je la veux ! donne-la-moi.
Comme la cloison était mince, on entendait le cliquetis des
fourchettes sur les assiettes dans la salle à manger.
Elle prétendit avoir besoin de tuer les rats qui l'empêchaient
de dormir.
— Il faudrait que j'avertisse Monsieur.
— Non! reste! Puis d'un air indifférent: — Eh! ce n'est pas la
peine, je lui dirai tantôt. Allons, éclaire-moi !

Elle entra dans le corridor où s'ouvrait la porte du laboratoire.


MADAME BOVARY 34J
Il y avait contre la muraille une clef étiquetée copharnaum.
— Justin ! cria l'apothicaire, qui s'impatientait.
— Montons !

Et il la suivit.

La clef tourna dans la serrure, et elle alla droit vers la troisième


tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en
arracha bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d'une poudre
le

blanche, elle se mit à manger à même.


— Arrêtez s'écria-t-il, en se jetant sur elle.
!

— Tais-toi on viendrait. !

Il se désespérait, voulait appeler.


— N'en dis rien, tout retomberait sur ton maître !

Puis elle s'en retourna subitement apaisée, et presque dans la

sérénité d'un devoir accompli.

Quand Charles, bouleversé par la nouvelle de la saisie, était rentré


à la maison, Emma venait d'en sortir. Il cria, pleura, s'évanouit, mais
elle ne revint pas. Où pouvait-elle être ? Il envoya Félicité chez Homais,

chez M. Tuvache, chez L'Heureux, au Lion d'or, partout; et dans les


intermittences de son angoisse, il voyait sa considération anéantie,
leur fortune perdue, l'avenir de Berthe brisé! Par quelle cause?...
Pas un mot 11 attendit jusqu'à six heures du soir. Enfin, n'y pouvant
!

plus tenir, et imaginant qu'elle était partie pour Rouen, il alla sur la
grande route, fit une demi-lieue, ne rencontra personne, attendit en-
core et s'en revint.
Elle était rentrée.
— Qu'y avait-il .?... Pourquoi.?... Explique-moi...
Elle s'assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu'elle cacheta
lentement, ajoutant la date du jour et l'heure. Puis elle dit d'un ton
solennel :

— Tu la liras demain, d'ici là, je t'en prie, ne m'adresse pas


une seule question 1... Non ! pas une !

— Mais...
342 MADAME BOVARY
— Oh ! laisse-moi !

Et elle se coucha, tout du long, sur son lit.

Une saveur acre qu'elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle

entrevit Charles et referma les yeux.


Elle s'épiait curieusement, pour discernerne souffrait si elle

pas. Mais non rien encore. Elle entendait le battement de la pendule,


!

le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.


— Ah ! c'est bien peu de chose, la mort ! pensait-elle; je vais
m 'endormir, et tout sera fini !

Elle but une gorgée d'eau et se tourna vers la muraille. Cet


affreux goût d'encre continuait.
— J'ai soif oh j'ai bien soif soupira-t-elle.
! ! !

— Qu'as-tu donc } dit Charles, qui lui tendait un verre.


— Ce n'est rien !... Ouvre la fenêtre... j'étouffe !

Et d'une nausée si soudaine, qu'elle eut à peine le


elle fut prise

temps de saisir son mouchoir sous l'oreiller.


— Enlève-le dit-elle vivement, jette-le
1 !

Il la questionna. Elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile,

de peur que la moindre émotion ne la fit vomir. Cependant, elle


sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu'au cœur.
— Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.
— Que dis-tu }

Elle roulait sa tête avec un geste doux, plein d'angoisse, et tout


en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté
sur sa langue quelque chose de très lourd. A huit heures, les vomis-
sements reparurent.
Charles observa qu'il y avait au fond de la cuvette une sorte de
gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
— C'est extraordinaire ! c'est singulier ! répéta-t-il.
Mais d'une voix forte
elle dit :

— Non tu te trompes
! !

Alors, délicatement, et presque en la caressant, il lui passa la

main sur l'estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
MADAME BOVARY 343
Puis elle se mit à geindre, faiblement d'abord. Un grand frisson
lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où
s'enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque in-
sensible maintenant.
Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme
figée dans l'exhalaison d'une vapeur métallique. Ses dents claquaient,
ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d'elle, et à toutes les
questions elle ne répondait qu'en hochant la tête; même elle sourit
deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts.
Un hurlement sourd lui échappa; elle prétendit qu'elle allait mieux
et qu'elle se lèverait tout à l'heure. Mais les convulsions la saisirent,

elle s'écria :

— Ah atroce, mon Dieu


! c'est !

se jeta à genoux contre son


II lit.

— Parle qu'as-tu mangé Réponds,


! ? au nom du ciel !

Et il la regardait avec des yeux d'une tendresse comme elle n*en


avait jamais vu.
— Eh bien, là..., là !... dit-elle d'une voix défaillante.
Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu'on
n'accuse personne... Il s'arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut
encore.
— Comment Au ! secours ! à moi !

Et ne pouvait que répéter ce mot « Empoisonnée empoi-


il : ;

sonnée Félicité courut chez Homais, qui l'exclama sur la Place;


! »

madame Lefrançois l'entendit au Lion d'or; quelques-uns se levèrent


pour l'apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.
Eperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la
chambre. Il se heurtait aux meubles, s'arrachait les cheveux, et jamais
le pharmacien n'avait cru qu'il pût y avoir de si épouvantable spectacle.
Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière.

Il perdait la tête; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à

Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu'il le laissa


dans la côte du Bois-Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.
344 MADAME BOVARY

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine; il n'y


voyait pas; les lignes dansaient.
— Du calme ! dit l'apothicaire. Il s'agit seulement d'administrer
quelque puissant antidote. Quel est le poison ?
Charles montra la lettre. C'était de l'arsenic.
— Eh bien! reprit Homais, il faudrait en faire l'analyse.

Car il savait qu'il faut, dans tous les empoisonnements, faire

une analyse; et l'autre, qui ne comprenait pas, répondit :

— Ah ! faites ! faites ! sauvez-la...


Puis, revenu près d'elle, il s'affaissa par terre sur le tapis, et il

restait la tête appuyée contre le bord de sa couche à sangloter.


— Ne pleure pas Bientôt ne tourmenterai plus
l lui dit-elle. je te !

— Pourquoi? Qui forcée? t'a

Elle répliqua :

— mon ami.
Il le fallait,

— N'étais-tu pas heureuse? Est-ce ma faute? tout ce J'ai fait


que pu pourtant
j'ai !

— Oui... tu es bon,
c'est vrai... toi !

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement; mais la


douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse il sentait tout son ;

être s'écrouler de désespoir à l'idée qu'il fallait la perdre, quand, au


contraire, elle avouait pour lui plus d'amour que jamais; et il ne trou-
vait rien; ne savait pas, il n'osait, l'urgence d'une résolution immé-
il

diate achevant de le bouleverser.


Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bas-
sesses et innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne
les

haïssait personne, maintenant; une confusion de crépuscule s'abattait


en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus
que l'intermittente lamentation de ce pauvre C(£ur, douce et indis-
tincte, comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne.
— Amenez-moi la petite, dit-elle en se soulevant du coude.
— Tu n'es pas plus mal, n'est-ce pas? demanda Charles.
— Non non ! !
MADAME BOVARY 345

L'enfant arriva sur le bras de sa bonne, dans sa longue chemise


de nuit, d'où sortaient ses pieds nus, sérieuse et presque rêvant
encore. Elle considérait avec étonnement la chambre tout en désor-
dre, et clignait des yeux, éblouie par les flambeaux qui brûlaient sur
les meubles. lui rappelaient sans doute les matins du jour de
Ils

l'an ou de mi-carême, quand, ainsi réveillée de bonne heure à la


la

clarté des bougies, elle venait dans le lit de sa mère pour y recevoir
ses étrennes, car elle se mit à dire :

—Où est-ce donc, maman ? Et comme tout le monde se taisait :

Mais je ne vois pas mon petit soulier !

Félicité la penchait vers le lit, tandis qu'elle regardait toujours


du côté de la cheminée.
— Est-ce nourrice qui l'aurait pris } demanda-t-elle.
Et, à ce nom, qui dans le souvenir de ses adultères
la reportait

et de ses calamités, madame Bovary détourna sa tête, comme au


dégoût d'un autre poison plus fort qui lui remontait à la bouche.
Berthe, cependant, restait posée sur le lit.
— Oh comme tu as de
! grands yeux, maman ! comme tu es
pâle ! comme tu sues Sa mère ! la regardait. — J'ai peur ! dit la petite
en se reculant.
Emma prit sa main pour la baiser; mais elle se débattait.
— Assez ! qu'on l'emmène ! s'écria Charles, qui sanglotait dans
l'alcôve.
Puis les symptômes s'arrêtèrent un moment; elle paraissait
moins agitée; et à chaque parole insignifiante, à chaque souffle de
sa poitrine un peu plus calme, il reprenait espoir. Enfin, lorsque Ca-
nivet entra, il se jeta dans ses bras en pleurant.
— Ah c'est vous merci vous êtes bon Mais tout va mieux.
! ! ! !

Tenez, regardez-la...
Le confrère ne fut nullement de cette opinion, et, n'y allant pas,
comme il lui-même, par quatre chemins, il prescrivit de l'émé-
le disait

tique, afin de dégager complètement l'estomac.


Elle ne tarda pas à vomir du sang. Ses lèvres se serrèrent davan-
346 MADAME BOVARY
tage. Elle avait les membres crispés, le corps couvert de taches brunes,
etson pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une
corde de harpe près de se rompre.
Puis elle se mettait à crier horriblement. Elle maudissait le poi-
son, l'invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras
raidis tout ce que Charles, plus agonisant qu'elle, s'efforçait de lui
faire boire. 11 était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant,
pleurant, et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu'aux
talons; Félicité courait çà et là dans la chambre; Homais, immobile,
poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb,
commençait néanmoins à se sentir troublé.
— Diable cependant... !... purgée, du elle est et, moment que
la cause cesse...
— L'effet doit cesser, Homais; évident.dit c'est
— Mais sauvez-là exclamait Bovary. !

Aussi, sans écouter le pharmacien qui hasardait encore cette


hypothèse : « C'est peut-être un paroxysme » Canivet allait
salutaire,
administrer de la thériaque, lorsqu'on entendit le claquement d'un
fouet : toutes les vitres, frémirent et une berline de poste, qu'en-
levaient à plein poitrail trois chevaux crottés jusqu'aux oreilles, dé-
busqua d'un bond au coin des halles. C'était le docteur Larivière.
L'apparition d'un dieu n'eût pas causé plus d'émoi. Bovary
leva les mains, Canivet s'arrêta court, et Homais retira son bonnet
grec bien avant qu'il ne fût entré.
Il appartenait àgrande école chirurgicale sortie du tablier de
la

Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens phi-


losophes qui, chérissant leur art d'un amour fanatique, l'exerçaient
avec exaltation et sagacité Tout tremblait dans son hôpital quand il se
!

mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien, qu'ils s'efforçaient,


à peine établis, de l'imiter le plus possible; de sorte que l'on retrouvait
sur eux, par les villes d'alentour, sa longue douillette de mérinos et
son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un
peu ses mains charnues, —
de fort belles mains, et qui n'avaient jamais
MADAME BOVARY 347

de gants, comme pour être plus prompts à plonger dans les misères.
Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral,
paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût
presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l'eût fait

craindre comme un démon. Son regard, plus tranchant que ses bis-
touris, vous descendait droit dans l'âme et désarticulait tout mensonge
à travers les allégations et les pudeurs, — Et il allait ainsi, plein de
cette majesté débonnaire que donnent la conscience d'un grand talent,
de la fortune, et quarante ans d'une existence laborieuse et irrépro-
chable.
Il fronça les sourcils dès la porte, en apercevant la face cada-
véreuse d'Emma, étendue sur le dos, la bouche ouverte. Puis, tout en
ayant l'air d'écouter Canivet, il se passait l'index sous les narines et
répétait :

« C'est bien, c'est bien. un geste lent des épaules.


» Mais il fit

Bovary l'observa ils se regardèrent et cet homme, si habitué pourtant


: ;

à l'aspect des douleurs, ne put retenir une larme, qui tomba sur son
jabot.
Il voulut emmener Canivet dans la pièce voisine. Charles le

suivit.
— Elle est bien mal, n'est-ce pas .^ Si l'on posait des sinapismes!
je ne sais Trouvez donc quelque chose, vous qui en avez tant
quoi !

sauvé Charles lui entourait le corps de ses deux bras, et il le con-


!

templait d'une manière effarée, suppliante, à demi pâmé contre sa


poitrine.
— Allons, mon pauvre garçon, du courage 1 II n'y a plus rien à
faire. Et docteur Larivière se détourna.
le
— Vous partez?
— Je vais revenir.
Il sortit, comme pour donner un ordre au postillon, aVec le

sieur Canivet, qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir
entre ses mains.
Le pharmacien les rejoignit sur la Place. Il ne pouvait, par tem-
348 MADAME BOVARY
pérament se séparer des gens célèbres. Aussi conjura-t-il M. La-
rivière de lui faire cet insigne honneur d'accepter à déjeuner.
On envoya bien vite prendre des pigeons au Lion d'or, tout ce
qu'il y avait de côtelettes à la boucherie, de la crème chez Tuvache,
des œufs chez Lestiboudois, et l'apothicaire aidait lui-même aux pré-
paratifs, tandis que madame Homais disait, en tirant les cordons de
sa camisole :

— Vous ferez excuse, monsieur, car dans notre malheureux


pays, du moment qu'on pas prévenu n'est la veille...
— Les verres à pattes Homais. ! ! ! souffla
— Au moins, nous étions à si nous aurions la ville, la ressource
des pieds farcis.
— Tais-toi A docteur
! table, !

Il jugea bon, après les premiers morceaux, de fournir quelques


détails sur la catastrophe :

— Nous avons eu d'abord un sentiment de au pharynx, siccité


puis des douleurs intolérables à superpurgation, coma. l'épigastre,
— Comment donc empoisonnée
s'est-elle ?

— Je docteur,
l'ignore, même ne pas trop où a pu
et je sais elle
se procurer cet acide arsénieux.
Justin, qui apportait alors une pile d'assiettes, fut saisi d'un
tremblement.
— Qu'as-tu.'' pharmacien, dit jeune homme, à cette
le et le
question, tout tomber par
laissa avec un grand terre, fracas.
— Imbécile Homais, maladroit lourdaud fichu âne
! s'écria ! ! !

Mais, soudain, se maîtrisant — voulu, docteur, tenter une : J'ai


analyse, /)n7«o,
et délicatement introduit dans un
j'ai tube...
— aurait mieux valu,
Il chirurgien, introduire vos doigts
dit le lui
dans la gorge.
Son confrère se taisait, ayant tout à l'heure reçu confidentielle-
ment une forte semonce à propos de son émétique, de sorte que ce
bon Canivet, si arrogant et verbeux lors du pied bot, était très modeste
aujourd'hui; il souriait sans discontinuer, d'une manière approbative.
MADAME BOVARY 349

Homais s'épanouissait dans son orgueil d'amphitryon, et l'af-

fligeante idée de Bovary contribuait vaguement à son plaisir, par un


retour égoïste qu'il faisait sur lui-même. Puis la présence du docteur
le transportait; il étalait son érudition, il citait pêle-mêle les can-

tharides, l'upas, le mancenillier, la vipère : — «Et même j'ai lu que


différentes personnes s'étaient trouvées intoxiquées, docteur, et
comme foudroyées par des boudins qui avaient subi une trop
véhémente fumigation! Du moins, c'était dans un fort beau rapport,
composé par une de nos sommités pharmaceutiques, un de nos
maîtres, l'illustre Cadet de Gassicourt » !

Madame Homais réapparut, portant une de ces vacillantes ma-


chines que l'on chauiîe avec de l'esprit de vin; car Homais tenait à faire
son café sur la table, l'ayant d'ailleurs torréfié lui-même, porphyrisé
lui-même, mixtionné lui-même.
— Sacchariim, docteur, dit-il en offrant du sucre. Puis il fît

descendre tous ses enfants, curieux d'avoir l'avis du chirurgien sur


leur constitution.
Enfin, M. Larivière allait partir, quand madame Homais lui

demanda une consultation pour son mari. Il s'épaississait le sang à


s'endormir chaque soir après le dîner.
— Oh ! ce n'est pas le sens qui le gêne; et souriant un peu de ce
calembour inaperçu, le docteur ouvrit la porte. Mais la pharmacie
regorgeait de monde; et il eut grand 'peine à pouvoir se débarrasser
du sieur Tuvache, qui redoutait pour son épouse une fluxion de
poitrine, parce qu'elle avait coutume de cracher dans les cendres; puis
de M. Binet, qui éprouvait parfois des fringales, et de madame Caron,
qui avait des picotements; de L'Heureux, qui avait des vertiges; de
Lestiboudois, qui avait un rhumatisme; de madame Lefrançois, qui
avait des aigreurs. Enfin les troischevaux détalèrent, et l'on trouva
généralement qu'il n'avait point montré de complaisance.
Mais l'attention publique fut distraite par l'apparition de
M. Bournisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles.

Homais, comme il le devait à ses principes, compara les prêtres


350 MADAME BOVARY

à des corbeaux qu'attire l'odeur des morts la vue d'un ecclésiastique


;

lui était personnellement désagréable, car la soutane le faisait rêver


au linceul, et il exécrait l'une un peu par épouvante de l'autre.
Néanmoins, ne reculant pas devant ce qu'il appelait sa mission,
ilretourna chez Bovary en compagnie de Canivet, que M. Larivière,
avant de partir, avait engagé fortement à cette démarche; et même,
sans les représentations de sa femme, il eût emmené avec lui ses deux
afin de les accoutumer aux fortes circonstances, pour que ce fût
fils,

une leçon, un exemple, un tableau solennel qui leur restât plus tard
dans la tête.

La chambre, quand ils entrèrent, était toute pleine d'une solen-


nité lugubre. Il y avait sur la table à ouvrage, recouverte d'une ser-
viette blanche, cinq ou six petites boules de coton dans un plat d'ar-
gent, près d'un gros crucifix, entre deux chandeliers qui brûlaient.
Emma, le menton contre sa poitrine, ouvrait démesurément les
paupières, et ses pauvres mains se traînaient sur les draps, avec ce
geste hideux et doux des agonisants qui semblent vouloir déjà se re-
couvrir du comme une statue, et les yeux rouges comme
suaire. Pâle
des charbons, Charles, sans pleurer, se tenait en face d'elle au pied du
lit, tandis que le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles

basses.
Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir
tout àcoup l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apai-
sement extraordinaire la volupté perdue de ses premiers élancements
mystiques, avec des visions de béatitude éternelle qui commençaient.
Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea
le cou comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps

de l'Homme-Dieu, elle y déposa de toute sa force expirante le plus


grand baiser d'amour qu'elle eût jamais donné. Ensuite il récita le
Misereatur et VIndulgentiam, trempa son pouce droit dans l'huile et
commença les onctions : d'abord sur les yeux, qui avaient tant convoité
toutes les somptuosités terrestres; puis sur les narines, friandes de
brises tièdes et de senteurs amoureuses; puis sur la bouche, qui s'était
352 MADAME BOVARY
ouverte pour le mensonge, qui
gémi d'orgueil et crié dans la
avait
luxure; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves,
et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait
à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient
plus.
Le curé s'essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton
trempés d'huile, et revint s'asseoir près de la moribonde pour lui dire

qu'elle devait à présent joindre ses souffrances à celles de Jésus-


Christ et s'abandonner à la miséricorde divine.
En finissant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main
un cierge bénit, s5'mbole des gloires célestes dont elle allait tout à
l'heure être environnée. Emma, trop faible, ne put fermer les doigts,
et le cierge, sans M. Bournisien, serait tombé à terre.
Cependant elle n'était pas aussi pâle, et son visage avait une ex-
pression de sérénité, comme si le sacrement l'eût guérie.
Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation; il expliqua
même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence
des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles
se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la commu-
nion. Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.
En effet, elle tout autour d'elle, lentement, comme
regarda
quelqu'un qui se d'un songe; puis, d'une voix distincte,
réveille
elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps,
jusqu'au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux.
Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur
l'oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout


entièie lui sortit hors de la bouche; ses yeux, en roulant, pâlissaient
comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte,
sans l'eflFrayante accélération de ses cotes, secouées par un souffle
furieux, comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité
s'agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit
un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la
MADAME BOVARY 353

Place. Bournisien s'était remis en prières, la figure inclinée contre le


bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière
lui dans l'appartement. Charles était de l'autre côté, à genoux, les bras
étendus vers elle. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant
à chaque battement de son cœur, comme au contre-coup d'une ruine
qui tombe. A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique
précipitait ses oraisons elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bo-
:

vary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure


des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots,
avec le frôlement d'un bâton; et une voix s'éleva, une voix rauque,
qui chantait :

Souvent la chaleur d'un beau jour


Fait rêver fillette à l'amour.

Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux


dénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment


Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s 'inclinant

Vers le sillon qui nous les donne.

— L'aveugle ! s'écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré,
croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les té-

nèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là.


Et le jupon court s'envola!

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent.


Elle n'existait plus.

25
IX

y a toujours, après la mort de quelqu'un, comme une stupé-


Il

faction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette sur-


venue du néant et de se résigner à croire. Mais quand il s'aperçut
pourtant de son immobilité, Charles se jeta sur elle en criant :

— Adieu ! adieu !

Homais et Canivet l'entraînèrent hors de la chambre.


— Modérez-vous !

— Oui, en se débattant,
disait-il je serai raisonnable, je ne ferai

pas de mal. Mais laissez-moi ! je veux la voir ! c'est ma femme !

Et il pleurait.
— Pleurez, reprit le pharmacien, donnez cours à la nature, cela
vous soulagera !

Devenu plus faible qu'un enfant, Charles se laissa conduire en


bas, dans la salle, et M. Homais bientôt s'en retourna chez lui.

Il fut, sur la Place, accosté par l'aveugle, qui, s'étant traîné jusqu'à
Yonville, dans l'espoir de la pommade antiphlogistique, demandait à
chaque passant où demeurait l'apothicaire.

Allons, bon comme si je n'avais pas d'autres chiens à fouet-
!

ter ! Ah ! tant pis, reviens plus tard !

Et il entra précipitamment dans la pharmacie.


Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour
Bovary, à trouver un mensonge qui pût cacher l'empoisonnement et
à le rédiger en article pour le Fanal sans compter les personnes qui
l'attendaient, afin d'avoir des informations; et quand les Yonvillais

eurent tous entendu son histoire d'arsenic qu'elle avait pris pour du
sucre, en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois,

retourna chez Bovary.


Il le trouva seul (M. Canivet venait de partir), assis dans le fau-
MADAME BOVARY 355

teuil, près de la fenêtre, et contemplant d'un regard idiot les pavés


de la salle.
— faudrait à présent,
Il pharmacien, dit le fixer vous-même
l'heure de cérémonie.
la
— Pourquoi quelle cérémonie ? ?

Puis d'une voix balbatiante effrayée et :

— Oh non n'est-ce pas non, veux garder.


! ? je la

Homais, par contenance, prit une carafe sur l'étagère pour arroser
les géraniums.
— Ah !merci, dit Charles, vous êtes bon !

Et il n'acheva pas, suffoquant sous une abondance de souvenirs,


que ce geste du pharmacien lui rappelait.
Alors, pour le distraire, Homais jugea convenable de causer un
peu horticulture les plantes avaient
;
besoin d'humidité. Charles
baissa la tête en signe d'approbation.
— Du reste, les beaux jours maintenant vont revenir.
— Ah ! fit Bovary.
L'apothicaire, à bout d'idées, se mit à écarter doucement les

petits rideaux du vitrage.


— Tiens M. Tuvache qui passe.
! voilà
Charles répéta comme une machine :

— M. Tuvache qui passe.


Homais n'osa lui reparler des dispositions funèbres; ce fut l'ec-
clésiastique qui parvint à l'y résoudre.
Il s'enferma dans son cabinet, prit une plume, et, après avoir
sangloté quelque temps, il écrivit :

Je veux qii^on V enterre dans sa robe de noces ^ avec des souliers


blancs, une couronne. On lui étalera ses cheveux sur les épaules; trois
cercueils, un de chêne, un d'acajou, un de plomb. Qu'on ne me dise rien,

f aurai de la force. On lui mettra par-dessus tout une grande pièce de


velours vert. Je le veux. Faites-le.
Ces messieurs s'étonnèrent beaucoup des idées romanesques de
Bovary, et aussitôt le pharmacien alla lui dire :
356 MADAME BOVARY
— Ce velours me paraît unesuperfétation. La dépense, d'ailleurs...

Est-ce que cela vous regarde ? s'écria Charles. Laissez-moi !

vous ne l'aimiez pas Allez-vous-en


! !

L'ecclésiastique le prit par-dessous le bras pour lui faire faire


un tour de promenade dans le jardin. Il discourait sur la vanité des
choses terrestres. Dieu était bien grand, bien bon; on devait sans
murmure se soumettre à ses décrets, même le remercier.
Charles éclata en blasphèmes :

— Je l'exècre, votre Dieu !

— L'esprit de la révolte est encore en vous, soupira l'ecclésias-


tique.
Bovary était loin. Il marchait à grands pas, le long du mur, près
de l'espalier, et il grinçait des dents, il levait au ciel des regards de
malédiction; mais pas une feuille seulement n'en bougea.
Une petite pluie tombait. Charles, qui avait la poitrine nue,
finit par grelotter; il rentra s'asseoir dans la cuisine,
A six heures, on entendit un bruit de ferraille sur la Place :

c'était VHirondelle qui arrivait; et il resta le front contre les carreaux,


à voir descendre les uns après les autres tous les voyageurs. Félicité
lui étendit un matelas dans le salon; il se jeta dessus et s'endormit.

Bien que philosophe, M. Homais respectait les morts. Aussi,


sans garder rancune au pauvre Charles, il revint le soir pour faire
la veillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes, et un porte-
de prendre des notes.
feuille, afin
M. Bournisien s'y trouvait, et deux grands cierges brûlaient au
chevet du lit, que l'on avait tiré hors de l'alcôve.
L'apothicaire, à qui le silence pesait, ne tarda pas à formuler
quelques plaintes sur cette « infortunée jeune femme »; et le prêtre
répondit qu'il ne restait plus maintenant qu'à prier pour elle.

Cependant, reprit Homais, de deux choses l'une ou elle est :

morte en de grâce (comme s'exprime l'Église), et alors elle n'a


état
nul besoin de nos prières ou bien elle est décédée impénitente (c'est,
;

je crois, l'expression ecclésiastique), et alors...


MADAME BOVARY 357
Bournisien Tinterrompit, répliquant d'un ton bourru qu'il n'en
fallaitpas moins prier.
— Mais, objecta pharmacien, puisque le Dieu connaît tous nos
besoins, à quoi peut servir la prière ?

— Comment donc ! fit l'ecclésiastique, la prière ! Vous n'êtes


donc pas chrétien ?

— Pardonnez Homais. J'admire


! dit le christianisme. Il a
d'abord affranchi introduit dans
les esclaves, le monde une morale...
— ne Il pas de Tous
s'agit cela ! les textes...
— Oh oh quant aux
! ! ouvrez textes, l'histoire ; on sait qu'ils

ont été falsifiés par les Jésuites.

Charles entra, et, s 'avançant vers le lit, il tira lentement les


rideaux.
Emma avait la tête penchée sur l'épaule droite. Le coin de sa
bouche, qui se tenait ouverte, faisait comme un trou noir au bas de
son visage; les deux pouces restaient infléchis dans la paume des mains ;

une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils, et ses yeux com-
mençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse qui ressemblait
à une toile mince, comme si des araignées avaient filé dessus. Le
drap se creusait depuis ses seins juqu'à ses genoux, se relevant ensuite
à la pointe des orteils; et il semblait à Charles que des masses infinies,
qu'un poids énorme pesait sur elle.
L'horloge de l'église sonna deux heures. On entendait le gros
murmure de la rivière qui coulait dans les ténèbres, au pied de la
terrasse.
M. Bournisien, de temps à autre, se mouchait bruyamment, et
Homais faisait grincer sa plume sur le papier.
— Allons, mon bon ami, dit-il, retirez- vous, ce spectacle vous
déchire !

Charles une fois parti, le pharmacien et le curé recommencèrent


leurs discussions.
— Lisez Voltaire ! disait l'un ; lisez d'Holbach, lisez V Encyclo-
pédie !
358 MADAME BOVARY
— Lisez les Lettres de quelques juifs portugais ! disait l'autre ;

lisez la Raison du christianisme, par Nicolas, ancien magistrat !

Ils s'échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois, sans


s'écouter ; Bournisien se scandalisait d'une telle audace ; Homais
s'émerveillait d'une telle bêtise ; et ils n'étaient pas loin de s'adresser
des injures, quand Charles, tout à coup, reparut. Une fascination
remontait continuellement l'escalier.
l'attirait. Il

Il se posait en face d'elle pour la mieux voir, et il se perdait en


cette contemplation, qui n'était plus douloureuse à force d'être
profonde.
Il se rappelait des histoires de catalepsie, les miracles du magné-
tisme ; et il se disait qu'en le voulant extrêmement, il parviendrait
peut-être à la ressusciter. Une fois même il se pencha vers elle, et il

cria tout bas : « Emma Emma ! ! » Son haleine, fortement poussée, fit

trembler flamme des cierges contre le mur.


la

Au petit jour, madame Bovary mère arriva, et Charles, en l'em-


brassant, eut un nouveau débordement de pleurs.
Elle essaya, comme avaittenté le pharmacien, de lui faire
quelques observations sur dépenses de l'enterrement. Il s'emporta
les
si fort qu'elle se tut, et même il la chargea de se rendre immédiate-
ment à la ville pour acheter ce qu'il fallait.
Charles resta seul toute l'après-midi ; on avait conduit Berthe
chez madame Homais : Félicité se tenait en haut, dans la chambre,
avec la mère Lefrançois.
Le soir, il reçut des visites. Il se levait, vous serrait les mains sans
pouvoir parler, puis on s'asseyait auprès des autres, qui faisaient
devant la cheminée un grand demi-cercle. La figure basse et le jarret
sur le genou, ils dandinaient leur jambe, tout en poussant par inter-
valles un gros soupir ; et chacun s'ennuyait d'une façon démesurée ;

c'était pourtant à qui ne partirait pas.


Homais, quand il revint à neuf heures (on ne voyait que lui sur la
Place, depuis deux jours), était chargé d'une provision de camphre,
de benjoin et d'herbes aromatiques. Il portait aussi un vase plein de
MADAME BOVARY -
359
chlore, pour bannir les miasmes. A ce moment, la domestique, ma^
dame Lefrançois et la mère Bovary tournaient autour d'Emma, en
achevant de l'habiller; et elles abaissèrent le long voile raide, qui la

recouvrit jusqu'à ses souliers de satin.


Félicité sanglotait :

— pauvre maîtresse ma pauvre maîtresse


Ah ma ! ! !

— disait en soupirant l'aubergiste, comme elle


Regardez-la !

est mignonne encore Si l'on ne jurerait pas qu'elle va se lever tout


!

à l'heure.
Puis elles se penchèrent pour lui mettre sa couronne.
Mais il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides
noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche.
— Ah ! mon Dieu la robe, prenez garde
! ! s'écria madame
Lefrançois. Aidez-nous donc disait-elle au pharmacien. Est-ce que
!

vous avez peur, par hasard ?



Moi, peur.'' répliqua-t-il en haussant les épaules, ah bien,
oui J'en ai vu d'autres à l'Hôtel-Dieu, quand j'étudiais la pharmacie
! !

Nous faisions du punch dans l'amphithéâtre aux dissections Le néant !

n'épouvante pas un philosophe; et même, je le dis souvent, j'ai l'in-


tention de léguer mon corps aux hôpitaux, afin de servir plus tard à la
science.
En arrivant, le curé demanda comment se portait Monsieur;
et, sur la réponse de l'apothicaire, il reprit :


Le coup, vous comprenez, est encore trop récent.
Homais le félicita de n'être pas exposé, comme tout le monde,
à perdre une compagne chérie; d'où s'ensjivit une discussion sur le
célibat des prêtres.
— Car, pharmacien,
disait le il n'est pas naturel qu'un homme
se passe de femmes On a vu des ! crimes...
— Mais, sabre de bois, s'écria l'ecclésiastique, comment voulez-
vous qu'un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple,
le secret de la confession ?

Alors Homais attaqua la confession. Bournisien la défendit; il


360 MADAME BOVARY
s'étendit sur les restitutions qu'elle faisait opérer. Il cita différentes

anecdotes de voleurs devenus honnêtes tout à coup. Des militaires


s'étant approchés du tribunal de la pénitence avaient senti les écailles
leur tomber des yeux. Il y avait à Fribourg un ministre...
Son compagnon dormait. Puis, comme il étouffait un peu dans
l'atmosphère trop lourde de la chambre, il ouvrit la fenêtre, ce qui
réveilla le pharmacien.
— Allons, une prise ! Acceptez,
lui dit-il. cela dissipe.
Des aboiements continus se traînaient au quelque
ioin, part.
— Entendez-vous un chien qui hurle pharmacien.
} dit le
— On prétend sentent
qu'ils morts, répondit
les l'ecclésiastique.
C'est comme les abeilles. Elles ruche au décès des
s'envolent de la

personnes. Homais ne releva pas ces préjugés, car il s'était rendormi.


M. Bournisien, plus robuste, continua quelque temps à remuer
tout bas les lèvres; puis, insensiblement, il baissa le menton, lâcha
son gros mit à ronfler.
livre noir et se
Ils étaienten face l'un de l'autre, le ventre en avant, la figure
bouffie, l'air renfrogné, après tant de désaccord se rencontrant enfin
dans la même faiblesse humaine; et ils ne bougeaient pas plus que le
cadavre à côté d'eux, qui avait l'air de dormir.
Charles, en entrant, ne les réveilla point. C'était la dernière fois.
Il venait lui faire ses adieux.
Les herbes aromatiques fumaient encore, et des tourbillons de
vapeur bleuâtre se confondaient au bord de la croisée avec le brouil-
lard qui entrait. Il y avait quelques étoiles, et la nuit était douce.
La cire des cierges tombait par grosses larmes sur les draps du
lit. Charles les regardait brûler, fatiguant ses yeux contre le rayonne-

ment de leur flamme jaune.


Des moires frissonnaient sur la robe de satin, blanche comme
un clair de lune. Emma disparaissait dessous; et il lui semblait que
s'épandant au dehors d'elle-même, elle se perdait confusément dans
l'entourage des choses, dans le silence, dans la nuit, dans le vent qui
passait, dans les senteurs humides qui montaient.
MADAME BOVARY 36 1

Puis, tout à coup, il la voyait dans le jardin de Testes sur le


banc, contre la haie d'épines, ou bien à Rouen, dans les rues, sur le

seuil de leur maison, dans la cour des Bertaux. Il entendait encore le

rire des garçons en gaieté qui dansaient sous les pommiers la chambre ;

était pleine du parfum de sa chevelure, et sa robe lui frissonnait dans


les bras avec un bruit d'étincelles. C'était la même, celle-là !

Et illongtemps à se rappeler ainsi toutes les félicités disparues,


fut
ses attitudes, ses gestes, le timbre de sa voix. Après un désespoir, il
en venait un autre et toujours intarissablement, comme les flots
d'une marée qui déborde.
Il eut une curiosité terrible lentement, du bout des doigts, en
:

palpitant, il releva son voile. Mais il poussa un cri d'horreur qui


réveilla les deux autres. Ils l'entraînèrent en bas, dans la salle.
Puis Félicité vint dire qu'il demandait des cheveux.
— Coupez-en! répliqua l'apothicaire; et comme elle n'osait, il
s'avança lui-même, les ciseaux à la main.
II tremblait si fort qu'il piqua la peau des tempes en plusieurs

places. Enfin, se raidissant contre l'émotion, Homais donna deux ou


trois grands coups au hasard, ce qui fit des marques blanches dans cette
belle chevelure noire.
Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations,
non sans dormir de temps à autre, ce dont ils s'accusaient réciproque-
ment à chaque réveil nouveau. Alors M. Bournisien aspergeait la
chambre d'eau bénite et Homais jetait un peu de chlore par terre.
Félicité avait soin de mettre pour eux, sur la commode, une
bouteille d'eàu-de-vie, un fromage et une grosse brioche. Aussi l'apo-
thicaire, qui n'en pouvait plus, soupira, vers quatre heures du matin:
— Ma foi, je me —
Et l'ecclésiastique
sustenterais avec plaisir.
ne se fit point prier; il sortit pour aller dire sa messe, revint; puis
ils mangèrent et trinquèrent, tout en ricanant un peu, sans savoir

pourquoi, excités par cette gaieté vague qui nous prend après des
séances de tristesse; et, au dernier petit verre, le prêtre dit au phar-
macien, tout en lui frappant sur l'épaule :
362 MADAME BOVARY
—"Nous finirons par nous entendre !

Ils rencontrèrent en bas, dans le vestibule, les ouvriers qui


arrivaient.
Alors, Charles, pendant deux heures, eut à subir le supplice
du marteau qui résonnait sur les planches. Puis on la descendit
dans son cercueil de chêne que l'on emboîta dans les deux autres;
mais, comme la bière était trop large, il fallut boucher les inters-
tices avec d'un matelas. Enfin, quand les trois couvercles furent
la laine

rabotés, cloués, soudés, on l'exposa devant la porte; on ouvrit toute


grande la maison, et les gens d'Yonville commencèrent à affluer.
Le père Rouault arriva. Il s'évanouit sur la Place en apercevant
le drap noir.
X

Il n'avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures


après l'événement, et par égard pour sa sensibilité, M. Homais l'avait

rédigée de telle façon qu'il était impossible de savoir à quoi s'en tenir.
Le bonhomme tomba d'abord comme frappé d'apoplexie.
Ensuite il comprit qu'elle n'était pas morte. Mais elle pouvait l'être...

Enfin il avait passé sa blouse, pris son chapeau, accroché un éperon


à son soulier et était parti ventre à terre; et, tout le long de la route,
le père Rouault, haletant, se dévora d'angoisses. Une fois même, il

fut obligé de descendre. Il n'y voyait plus. Il entendait des voix autour
de lui. Il se sentait devenir fou.
Le jour se leva. Il aperçut trois poules noires qui dormaient dans
un arbre; il épouvanté de ce présage. Alors il promit à la
tressaillit,

sainte Vierge trois chasubles pour l'église, et qu'il irait pieds nus depuis
le cimetière des Bertaux jusqu'à la chapelle de Vassonville.

Il entra dans Maromme en hélant les gens de l'auberge, enfonça

la porte d'un coup d'épaule, bondit au sac d'avoine, versa dans la

mangeoire une bouteille de cidre doux, et renfourcha son bidet, qui


faisait feu des quatre fers.
Il se disait qu'on la sauverait sans doute; les médecins décou-
vriraient un remède, c'était sûr. Il se rappela toutes les guérisons
miraculeuses qu'on lui avait contées.

Puis elle lui apparaissait morte. Elle était là, devant lui, étendue
sur le dos, au milieu de la route. Il tirait la bride et l'hallucination
disparaissait.
A Quincampoix, pour se donner du cœur, il but trois cafés l'un
sur l'autre.
Il songea qu'on s'était trompé de nom en écrivant. Il chercha la

lettre dans sa poche, l'y sentit, mais n'osa pas l'ouvrir.


364 MADAME BOVARY
Il en vint à supposer que c'était peut-être une farce^ une ven-
geance de quelqu'un, une fantaisie d'homme en goguette; et d'ail-
leurs, si elle était morte, on le saurait. Mais non la campagne n'avait !

rien d'extraordinaire : le ciel était bleu, les arbres se balançaient;


un troupeau de moutons passa. Il aperçut le village on le vit accourant ;

tout penché sur son cheval, qu'il bâtonnait à grands coups, et dont les
sangles dégouttelaient de sang.
Quand il eut repris connaissance, il tomba tout en pleurs dans
les bras de Bovary :

— Ma Emma mon enfant expliquez-moi...


fille ! ! !

Et répondait avec des sanglots


l'autre :

— Je ne pas, ne pas,
sais je une malédiction.
sais c'est
L'apothicaire sépara.
les
— Ces horribles sont détails J'en monsieur.
inutiles. instruirai
Voici le monde qui vient. De la dignité, fichtre, de la philosophie !

Le pauvre garçon voulut paraître fort, et il répéta plusieurs fois :

— Oui... du courage !

— Eh bien s'écria le bonhomme, j'en aurai, nom d'un tonnerre


!

de Dieu Je m'en vas la conduire jusqu'au bout.


!

La cloche tintait. Tout était prêt. Il fallut se mettre en marche.


Et, assis dans une stalle du chœur, l'un près de l'autre, ils virent
passer devant eux et repasser continuellement les trois chantres, qui
psalmodiaient. Le serpent soufflait à pleine poitrine. M. Bournisien,
en grand appareil, chantait d'une voix aiguë; il saluait le tabernacle,
élevait les mains, étendait les bras. Lestiboudois circulait dans l'église
avec sa latte de baleine; et près du lutrin, la bière reposait entre
quatre rangs de cierges. Charles avait envie de se lever pour les
éteindre.
Il tâchait cependant de s'exciter à la dévotion, de s'élancer dans
l'espoir d'une vie future où il la reverrait. Il imaginait qu'elle était
partie en voyage, bien loin, depuis longtemps. Mais quand il pensait
qu'elle se trouvait là-dessous, et que tout était fini, qu'on l'emportait
dans la terre, alors il se prenait d'une rage farouche, noire, désespérée.
MADAME BOVARY 365

Parfois, il croyait ne plus rien sentir; et il savourait cet adoucissement


de sa douleur, tout en se reprochant d'être un misérable.
On entendit sur les dalles comme le bruit sec d'un bâton ferré
qui temps égaux. Cela venait du fond et s'arrêta court
les frappait à
dans les Un homme en grosse veste brune
bas-côtés de l'église.
s'agenouilla péniblement. C'était Hippolyte, le garçon du Lion d'or.
Il avait mis sa jambe neuve.

L'un des chantres vint faire le tour de la nef pour quêter, et les
gros sous, les uns après les autres, sonnaient dans le plat d'argent.

Dépêchez-vous donc je souffre, moi s'écria Bovary, tout
! !

en lui jetant avec colère une pièce de cinq francs. L'homme d'église
le remercia par une longue révérence.

On chantait, on s'agenouillait, on se relevait, cela n'en finissait


pas II se rappela qu'une fois, dans les premiers temps, ils avaient
1

ensemble assisté à la messe, et ils s'étaient mis de l'autre côté, à droite,


contre le mur.
La cloche recommença. Il y eut un grand mouvement de chaises.
Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière, et l'on sortit
de l'église.

Justin alors parut sur le seuil de la pharmacie. Il y rentra tout à


coup, pâle, chancelant.
On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles,
en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d'un
signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient
dans la foule.
Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas
et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants
de chœur récitaient le De profundis ; et leur voix s'en allait sur la

campagne, montant et s 'abaissant avec des ondulations. Parfois ils

disparaissaient aux détours du sentier; mais la grande croix d'argent se


dressait toujours entre les arbres.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon
rabattu; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles
366 MADAME BOVARY
se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flam-
beaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise
fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, et des gouttelettes
de rosée tremblaient au bord du chemin sur les haies d'épines.
Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon le claque- :

ment d'une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d'un
coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait
s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses;
des fumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes
d'iris; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de
matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en
sortait et retournait vers elle.
Le drap noir, semé de larmes blanches,
se levait de temps à autre
en découvrant Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle
la bière.
avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à
chaque flot.
On arriva. Les hommes continuèrent jusqu'en bas, à une place
dans le gazon où la fosse était creusée.
On se rangea tout autour; et tandis que le prêtre parlait, la terre
rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins, sans bruit, continuel-
lement.
Puis, quand les quatre cordes furent disposées, on poussa la bière
dessus. Il la regarda descendre. Elle descendait toujours.
Enfin on entendit un choc; les cordes en grinçant remontèrent.
Alors Bournisien prit bêche que lui tendait Lestiboudois de sa
la ;

main gauche, tout en aspergeant de la droite, il poussa vigoureusement


une large pelletée; et le bois du cercueil, heurté par les cailloux, fit ce
bruit formidable qui nous semble être le retentissement de l'éternité.
L'ecclésiastique passa le goupillon à son voisin. C'était M. Ho-
mais. Il le secoua gravement, puis le tendit à Charles, qui s'affaissa
jusqu'aux genoux dans la terre, et il en jetait à pleines mains tout
en criant Adieu
: Il lui envoyait des baisers
! il se traînait vers
; la
fosse pour s'y engloutir avec elle.
MADAME BOVARY 367

On remmena ;
— et il ne tarda pas à s'apaiser, éprouvant peut-
être comme tous les autres, la vague satisfaction d'en avoir fini.
Le père Rouault, en revenant, se mit tranquillement à fumer
une pipe, ce que Homais, dans son for intérieur, jugea peu convenable.
Il remarqua de même que M. Binet s'était abstenu de paraître, que

Tuvache « avait filé » après la messe, et que Théodore, le domestique


du notaire, portait un habit bleu, « comme si l'on ne pouvait pas —
trouver un habit noir, puisque c'est l'usage, que diable » Et pour !

communiquer ses observations, il allait d'un groupe à l'autre. On y


déplorait la mort d'Emma, et surtout L'Heureux, qui n'avait pas
manqué de venir à l'enterrement.
— Cette pauvre dame quelle douleur pour son mari
petite ! !

L'apothicaire reprenait :
p {

— Sans moi, savez- vous bien, porté sur lui-même à il se serait


quelque attentat funeste.
— Une bonne personne Dire pourtant que
si encore vue
! je l'ai
samedi dernier dans ma boutique !

— Je pas eu n'ai Homais, de préparer quelques pa-


le loisir, dit

roles que j'aurais jetées sur sa tombe.


En rentrant, Charles se déshabilla, et le père Rouault repassa
sa blouse bleue. Elle était neuve, et comme il s'était, pendant la
route, souvent essuyé les yeux avec les manches, elle avait déteint sur
sa figure; et la trace des pleurs y faisait des lignes dans la couche
de poussière qui la salissait.
Madame Bovary mère étaic avec eux. Ils se taisaient tous les trois.
Enfin le bonhomme soupira :

— Vous rappelez-vous, mon ami, que je suis venu à Tostes une


fois, quand vous veniez de perdre votre première défunte. Je vous
consolais dans ce temps-là! Je trouvais quoi dire; mais à présent...
Puis, avec un long gémissement qui souleva toute sa poitrine :Ah !

c'est la fin pour moi, voyez-vous ! J'ai vu partir ma femme... mon fils
après... et voilà ma fille aujourd'hui !

Il voulut s'en retourner tout de suite aux Bertaux, disant qu'il


368 MADAME BOVARY
ne pourrait pas dormir dans cette maison-là. Il refusa même de voir
sa petite-fille.
— Non ! non ! ça me ferait trop de deuil. Seulement, vous
l'embrasserez bien! Adieu!... vous êtes un bon garçon Et ! puis, jamais
je n'oublierai ça, dit-il en se frappant la cuisse, n'ayez peur ! vous
recevrez toujours votre dinde.
Mais, quand il fut au haut de la côte il se détourna, comme

autrefois il détourné sur le chemin de Saint- Victor, en se sépa-


s'était

rant d'elle. Les fenêtres du village étaient tout en feu sous les rayons
obliques du soleil qui se couchait dans la prairie. Il mit sa main
devant ses yeux; et il un enclos de murs où des
aperçut à l'horizon
arbres, çà et là, bouquets noirs entre des pierres blanches,
faisaient des
puis il continua sa route, au petit trot, car son bidet boitait.
Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort long-
temps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d'autrefois et de l'ave-
nir Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se
!

quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant


intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant d'années lui

échappait. Minuit sonna. Le village, comme d'habitude, était silen-


cieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle.
Rodolphe, qui, pour se distraire, avait battu le bois toute la
journée, dormait tranquillement dans son château; et Léon, là-bas,
dormait aussi.
Il y en avait un autre qui, à cette heure-là, ne dormait pas.

Sur la fosse, entre les sapins, un enfant pleurait agenouillé, et sa


poitrine, brisée par les sanglots, haletait dans l'ombre, sous la pression
d'un regret immense, plus doux que la lune et plus insondable que la
nuit. lia grille tout à coup craqua. C'était Lestiboudois il venait cher- ;

cher sa bêche qu'il avait oubliée tantôt. Il reconnut Justin escaladant


le mar, et sut alors à quoi s'en tenir sur le malfaiteur qui lui dérobait

ses pommes de terre.


XI

Charles, le lendemain, fit revenir la petite. Elle demanda sa


maman. On lui répondit qu'elle était absente, qu'elle lui rapporterait
des joujoux. Bsrthe en reparla plusieurs fois; puis, à la longue, elle
n'y pensa plus. La gaieté de cette enfant navrait Bovary, et il avait à
subir les intolérables consolations du pharmacien.
Les affaires d'argent bientôt recommencèrent, M. L'Heureux
excitant de nouveau son ami Vinçart, et Charles s'engagea pour des
sommes exorbitantes, car jamais il ne voulut consentir à laisser vendre
le moindre des meubles qui /m/ avaient appartenu. Sa mère en fut exas-
pérée. Il s'indigna plus fort qu'elle. Il avait changé tout à fait. Elle
abandonna la maison.
Alors chacun se mit à profiter. Mademoiselle Lempereur réclama
six mois de leçons, bien qu'Emma n'en eût jamais pris une seule
(malgré cette facture acquittée qu'elle avait fait voir à Bovary) :

c'était une convention entre elles deux. Le loueur de livres réclama


trois ans d'abonnement; la mère Rolet réclama le port d'une. ving-
taine de lettres; et comme Charles demandait des explications, elle

eut la délicatesse de répondre :

— Ah je ne sais rien c'était pour ses affaires.


! !

A chaque dette qu'il payait, Charles croyait en avoir fini. Il en


survenait d'autres, continuellement.
Il exigea l'arriéré d'anciennes visites. On lui montra les lettres

que sa femme avait envoyées. Alors il fallut faire des excuses.


Félicité portaitmaintenant les robes de Madame: non pas toutes,
car il en avait gardé quelques-unes, et il les allait voir dans son cabinet
de toilette, où il s'enfermait. Comme elle était à peu près de sa taille,
souvent, lorsqu'elle sortait de la chambre, Charles, en l'apercevant
par derrière, était saisi d'une illusion, et s'écriait : « Oh ! reste 1 reste ! »

26
^yO MADAME BOVARY

Mais, à la Pentecôte, elle décampa d'Yonville, enlevée par Théo-


dore, et en volant tout ce qui restait de la garde-robe.
Ce fut vers cette époque que madame veuve Dupuis eut l'honneur
de lui faire part mariage de M. Léon Dupuis, son fils, notaire à
du «

Yvetot, avec mademoiselle Léocadie Lebceuf, de Bondeville ». Charles,


parmi les félicitations qu'il lui adressa, écrivit cette phrase: « Comme
ma pauvre femme aurait été heureuse » !

Un jour qu'errant sans but dans la maison il était monté jusqu'au


grenier, il sentit sous sa pantoufle une boulette de papier fin. Il l'ouvrit
et il lut : « Du courage, Emma !du courage Je ne veux pas faire le
!

malheur de votre existence. » C'était la lettre de Rodolphe, tombée à


terre entre des caisses, qui était restée là, et que le vent de la lucarne
venait de pousser vers la porte. Et Charles demeura tout immobile
et béant à cette même place où jadis, encore plus pâle que lui, Emma,
désespérée, avait voulu mourir.
Enfin, il R au bas de la seconde page. Qu'était-
découvrit un petit
ce ? il de Rodolphe, sa disparition soudaine et
se rappela les assiduités
l'air contraint qu'il avait eu en le rencontrant depuis, deux ou trois

fois. Mais le ton respectueux de la lettre l'illusionna. Ils se sont

peut-être aimés platoniquement, se dit-il.


D'ailleurs, Charles n'était pas de ceux qui descendent au fond
des choses; il recula devant les preuves, et sa jalousie incertaine se
perdit dans l'immensité de son chagrin.
On avait dû, pensait-il, l'adorer. Tous les hommes, à coup sûr,
l'avaient convoitée. Elle lui en parut plus belle et il en conçut un désir ;

permanent, furieux, qui enflammait son désespoir et qui n'avait pas


de limites, parce qu'il était maintenant irréalisable.
Pour lui plaire, comme si elle vivait encore, il adopta ses prédi-
lections, ses idées. Il s'acheta des bottes vernies, il prit l'usage des
cravates blanches. Il mettait du cosmétique à ses moustaches, il sous-
crivit comme elle des billets à ordre. Elle le corrompait par delà le

tombeau.
Il fut obligé de vendre l'argenterie pièce à pièce, ensuite il vendit
MADAME BOVARY 37 1

les meubles du salon. Tous les appartements se dégarnirent; mais la


chambre, sa chambre à elle, était restée comme autrefois.
Après son dîner, Charles montait là. Il poussait devant le feu la
table ronde, et il approchait son fauteuil. Il s'asseyait en face. Une
chandelle brûlait dans un des flambeaux dorés. Berthe, près de lui,
enluminait des estampes. Il souffrait, le pauvre homme, à la voir si
mal vêtue, avec ses brodequins sans lacet et l'emmanchure de ses
blouses déchirées jusqu'aux hanches, car la femme de ménage n'en
prenait guère de souci. Mais elle était si douce, si gentille, et sa petite
tête se penchait si gracieusement en laissant retomber sur ses joues
roses sa bonne chevelure blonde, qu'une délectation infinie l'envahis-
sait, plaisir tout mêlé d'amertume, comme ces vins mal faits qui sentent

la résine. Il raccommodait ses joujoux, lui fabriquait des pantins avec

du carton, ou recousait le ventre déchiré de ses poupées. Puis, s'il


rencontrait des yeux la boîte à ouvrage, un ruban qui traînait ou
même une épingle restée dans une fente de la table, il se prenait à
rêver, et il avait l'air si triste qu'elle devenait triste comme lui.

Personne à présent ne venait les voir; car Justin s'était enfui à


Rouen, où il est devenu garçon épicier, et les enfants de l'apothicaire
fréquentaient de moins en moins la petite, M. Homais ne se souciant
pas, vu la différence de leurs conditions sociales, que l'intimité se
prolongeât.
pu guérir avec sa pommade, était retourné
L'aveugle, qu'il n'avait
dans ladu Bois-Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine
côte
tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu'il allait
à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de V Hirondelle afin ,

d'éviter sa rencontre. Il l'exécrait; et dans l'intérêt de sa propre répu-


tation, voulant s'en débarrasser à toute force, il dressa contre lui une
batterie cachée, qui décelait la profondeur de son intelligence, et la
scélératesse de sa vanité. Durant six mois consécutifs, on put donc lire
dans le Fanal de Rouen des entrefilets ainsi conçus :

« Toutes personnes qui se dirigent vers les fertiles contrées


les
de la Picardie auront remarqué sans doute, dans la côte du Bois-
372 MADAME BOVARY
Guillaume, un misérable atteint d'une horrible plaie faciale. Il vous
importune, vous persécute et prélève un véritable impôt sur les
voyageurs. Sommes-nous encore à ces temps monstrueux du moyen
âge, où il était permis aux vagabonds d'étaler par nos places publiques
la lèpre et les scrofules qu'ils avaient rapportées de la croisade ? »

Ou bien :

« Malgré les lois vagabondage, les abords de nos grandes


contre le

villes continuent à être infestés par des bandes de pauvres. On en voit

qui circulent isolément, et qui peut-être ne sont pas les moins dan-
gereux. A quoi songent nos édiles } »
Puis Homais inventait des anecdotes :

« Hier, dans la côte du Bois-Guillaume, un cheval ombrageux... »

Et suivait le récit d'un accident occasionné par la présence de l'aveugle.


Il fit si bien> qu'on l'incarcéra. Mais on le relâcha. Il recommença,

et Homais aussi recommença. C'était une lutte. Il eut la victoire; car


son ennemi fut condamné à une réclusion perpétuelle dans un hospice.
Ce succès l'enhardit; et dès lors il n'y eut plus dans l'arrondisse-
ment un chien écrasé, une grange incendiée, une femme battue, dont
aussitôt il ne fît part au public, toujours guidé par l'amour du progrès
et la haine des prêtres. Il comparaisons entre les écoles
établissait des
primaires et les frères ignorantins, au détriment de ces derniers,
rappelait la Saint-Barthélémy à propos d'une allocation de cent francs
faite à l'église, et dénonçait des abus, lançait des boutades. C'était son
mot. Homais sapait il devenait dangereux.
;

Cependant il étouffait dans les limites étroites du journalisme,


et bientôt il lui fallut le livre, l'ouvrage! Alors il composa une «statis-
tique générale du canton d'Yonville, su'vie d'observations climatolo-
giques)),et la statistique le poussa vers la philosophie. préoccupa Il se
des grandes questions: problème social, moralisation des classes pau-
vres, pisciculture, caoutchouc, chemins de fer, etc. Il en vint à rougir
d'être un bourgeois. Il affectait le genre artiste, il fumait Il s'acheta !

deux statuettes chic Pompadour pour décorer son salon.


Il n'abandonnait point la pharmacie; au contraire! il se tenait au
MADAME BOVARY 373
courant des découvertes. grand mouvement des chocolats.
Il suivait le
C'est le premier qui ait fait venir dans la Seine-Inférieure du cho-ca
et de la revalentia. Il s'éprit d'enthousiasme pour les chaînes hydro-
électriques Pulvermacher; il en portait une lui-même; et le soir,
quand il retirait son gilet de flanelle, madame Homais restait toute
éblouie devant la spirale d'or sous laquelle il disparaissait, et sentait
redoubler ses ardeurs pour cet homme plus garrotté qu'un Scythe
et splendide comme un mage.
Il eut de belles idées à propos du tombeau d'Emma. Il proposa

d'abord an tronçon de colonne avec une draperie, ensuite une pyra-


mide, puis un temple de Vesta, une manière de rotonde... ou bien
« un amas de ruines ». Et, dans tous les plans, Homais ne démordait

point du saule pleureur, qu'il considérait comme le symbole obligé


de la tristesse.

Charles et lui firent ensemble un voyage


Rouen, pour voir des à
tombeaux, chez un entrepreneur de sépultures accompagnés d'un —
artiste peintre, un nommé Vaufrylard, ami de Bridoux, et qui tout le
temps débita des calembours. Enfin, après avoir examiné une cen-
taine de dessins, s'être commandé un devis et avoir fait un second
voyage à Rouen, Charles se décida pour un mausolée qui devait porter
sur ses deux faces principales « un génie tenant une torche éteinte ».
Quant à l'inscription, Homais ne trouvait rien de beau comme :

S ta viator ; et il en restait là; il se creusait l'imagination; il répétait


continuellement: Sta viator... Enfin, il découvrit: Amabilem conjiigem
calcas ! qui fut adopté.
Unechose étrange, c'est que Bovary, tout en pensant à Emma
continuellement, l'oubliait; et il se désespérait à sentir cette image lui
échapper de la mémoire au milieu des efforts qu'il faisait pour la
retenir. Chaque nuit pourtant il la rêvait; c'était toujours le même
rêve : il s'approchait d'elle ; mais, quand il venait à l'étreindre, elle
tombait en pourriture dans ses bras.
On le vit pendant une semaine entrer le soir à l'église. M. Bour-
nisien lui fit même deux ou trois visites, puis l'abandonna. D'ailleurs,
374 MADAME BOVARY
le bonhomme tournait à l'intolérance, au fanatisme, disait Homais; il

fulminait contre l'esprit du siècle et ne manquait pas, tous les quinze


jours, au sermon, de raconter l'agonie de Voltaire lequel mourut en
dévoranc ses excréments, comme chacun sait.

Malgré l'épargne oii vivait Bovary, il était loin de pouvoir


amortir ses anciennes dettes. L'Heureux refusa de renouveler aucun
billet. La saisie devint imminente. Alors il eut recours à sa mère,
qui consentit à prendre une hypothèque sur ses biens, mais
lui laisser

en lui envoyant force récriminations contre Emma; et elle demandait,


en retour de son sacrifice, un châle échappé aux ravages de Félicité.
Charles le lui refusa. Ils se brouillèrent.
Elle fit les premières ouvertures de raccommodement, en lui
proposant de prendre chez elle la petite, qui la soulagerait dans sa
maison. Charles y consentit. Mais, au moment du départ, tout courage
l'abandonna. Alors, ce fut une rupture définitive, complète.
A mesure que ses affections disparaissaient, il se resserrait plus
étroitement à l'amour de son enfant. Elle l'inquiétait cependant; car
elle toussait quelquefois et avait des plaques rouges aux pommettes.
En face de lui s'étalait florissante et hilare la famille du phar-
macien, que tout au monde contribuait à satisfaire. Napoléon l'aidait
au laboratoire, Athalie lui brodait un bonnet grec, Irma découpait
des rondelles de papier pour couvrir les confitures, et Franklin récitait
tout d'une haleine la table de Pythagore. Il était le plus heureux
des pères, le plus fortuné des hommes.
Erreur une ambition sourde le rongeait Homais désirait la
! :

croix. Les titres ne lui manquaient point :

1° S'être, lors du choléra, signalé par un dévouement sans bornes;


2° avoir publié, et à mes frais, différents ouvrages d'utilité publique,
tels que... (et il rappelait son mémoire intitulé : Du cidre, de sa fabri-

cation et de ses effets ; plus, des observations sur le puceron laniger,


envoyées à l'Académie; son volume de statistique, et jusqu'à sa thèse
de pharmacien), sans compter que je suis membre de plusieurs socié-
tés savantes (il l'était d'une seule). Enfin, s'écriait-il, en faisant une
MADAME BOVARY 375
pirouette, quand ce ne serait que de me signaler aux incendies !

Alors Homais inclina vers le Pouvoir. Il rendit secrètement à


M. le préfet de grands services dans les élections.
Il se vendit enfin,

il se prostitua. Il même
au souverain une pétition où il le sup-
adressa
pliait de lui faire justice. Il l'appelait notre bon roi et le comparaît à
Henri IV. Et, chaque matin, l'apothicaire se précipitait sur le journal
pour y découvrir sa nomination elle ne venait pas. Enfin, n'y tenant
:

plus, il fit dessiner dans son jardin un gazon figurant l'étoile de l'hon-
neur, avec deux petits tortillons d'herbe qui partaient du sommet pour
imiter le ruban. Il se promenait autour, les bras croisés, en méditant
sur l'ineptie du gouvernement et l'ingratitude des hommes.
Par respect, ou par une sorte de sensualité qui lui faisait mettre
de la lenteur dans ses investigations, Charles n'avait pas encore ouvert
le compartiment secret d'un bureau de palissandre dont Emma se

servait habituellement. Un jour, enfin, il s'assit devant, tourna la clef


et poussa le ressort. de Léon s'y trouvaient. Plus de
Toutes les lettres
doute, cette fois Il dévora jusqu'à la dernière, fouilla dans tous les
!

coins, tous les meubles, tous les tiroirs, derrière les murs, sanglotant,
hurlant, éperdu, fou. Il découvrit une boîte, la défonça d'un coup de
pied. Le portrait de Rodolphe lui sauta en plein visage, au milieu des
billets doux bouleversés.
On s'étonna de son découragement. Il ne sortait plus, ne recevait
personne, refusait même d'aller voir ses malades. Alors on prétendit
qu'il s'enfermait pour boire.
Quelquefois pourtant, un curieux se haussait par-dessus la haie du
jardin, et apercevait avec ébahissement cet homme à barbe longue, cou-
vert d'habits sordides, farouche, et qui pleurait tout haut en marchant.
Le soir, dans l'été, il prenait avec lui sa petite fille et la conduisait
au cimetière. Ils s'en revenaient à la nuit close, quand il n'y avait
plus d'éclairé sur la Place que la lucarne de Binet.
Cependant la volupté de sa douleur était incomplète, car il n'avait
autour de lui personne qui la partageât, et il faisait des visites à la

mère Lefrançois afin de pouvoir parler d'elle.


376 MADAME BOVARY
Mais l'aubergiste ne l'écoutait que d'une oreille, ayant comme
lui des chagrins, car M. L'Heureux venait enfin d'établir les Favorites
du commerce, et Hivert, qui jouissait d'une grande réputation pour
les commissions, exigeait un surcroît d'appointements et menaçait de
s'engager à la concurrence.
Un jour qu'il au marché d'Argueil pour y vendre son
était allé

cheval, — dernière ressource, — il rencontra Rodolphe.

Ils pâlirent en s'apercevant. Rodolphe, qui avait seulement en-

voyé sa carte, balbutia d'abord quelques excuses, puis s'enhardit et


même poussa l'aplomb (il faisait très chaud, on était au mois d'août)
jusqu'à l'inviter à prendre une bouteille de bière au cabaret.
Accoudé en face de lui, il mâchait son cigare tout en causant,
et Charles se perdait en rêveries devant cette figure qu'elle avait
aimée. Il lui semblait revoir quelque chose d'elle. C'était un émerveil-
lement. Il aurait voulu être cet homme.
L'autre continuait à parler culture, bestiaux, engrais, bouchant
avec des phrases banales tous les interstices où pouvait se glisser une
allusion. Charles ne l'écoutait pas; Rodolphe s'en apercevait, et il sui-
vait sur la mobilité de sa figure le passage des souvenirs. Elle s'em-
pourprait peu à peu, les narines battaient vite, les lèvres frémissaient ;

il y eut même un instant où Charles, plein d'une fureur sombre, fixa

ses yeux contre Rodolphe qui, dans une sorte d'eflfroi, s'interromipit.
Mais bientôt la même lassitude funèbre réapparut sur son visage.
— Je ne vous en veux pas, dit-il.
Rodolphe était resté muet. Et Charles, la tête dans ses deux
mains, reprit d'une voix éteinte et avec l'accent résigné des douleurs
infinies : —
Non, je ne vous en veux plus !

Il ajouta même un grand mot, le seul qu'il ait jamais dit :

— C'est la faute de la fatalité !

Rodolphe, qui avait conduit cette fatalité, le trouva bien débon-


naire pour un homme dans sa situation, comique même, et un peu vil.
Le lendemain, Charles alla s'asseoir sur le banc, dans la tonnelle.
Des jours passaient par le treillis; les feuilles de vigne dessinaient
MADAME BOVARY 377
leurs ombres sur le jasmin embaumait, le ciel était bleu,
sable, le
des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suf-
foquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui
gonflaient son cœur chagrin.
A sept heures, la petite Berthe, qui ne l'avait pas vu de toute
l'après-midi, vint le chercher pour dîner.
Il avait la tête renversée contre le mur, les yeux clos, la bouche
ouverte, et tenait dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
— Papa, viens donc ! dit-elle.
Et, croyant qu'il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba
par terre. Il était mort.
Trente-six heures après, sur la demande de l'apothicaire, M. Ca-
nivet accourut. Il l'ouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, douze francs soixante-quinze
il resta
centimes qui servirent à payer voyage de mademoiselle Bovary
le

chez sa grand'mère. La bonne femme mourut dans l'année même; le


père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s'en chargea. Elle
est pauvre et l'envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à
Yon ville sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite
battus en brèche. Il fait une clientèle d'enfer; l'autorité le ménage et
Topinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d'honneur.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT
DU

PROCÈS INTENTÉ A L'AUTEUR


DEVANT LE

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE PARIS


(6e Chambre)

PRÉSIDENCE DE M. DUBARLE

Audiences des 31 janvier et 'j février 1857.


MINISTÈRE PUBLIC
CONTRE

M. GUSTAVE FLAUBERT

RÉQUISITOIRE DE M. L*AVOCAT IMPÉRIAL

M. ERNEST PINARD

Messieurs, en abordant ce débat, le ministère public est en présence d'une


difficulté qu'il ne peut pas se dissimuler. Elle n'est pas dans la nature même de
la prévention : offenses à la morale publique et à la religion, ce sont là sans doute
des expressions un peu vagues, un peu élastiques, qu'il est nécessaire de préciser.
Mais enfin quand on parle à des esprits droits et pratiques, il est facile de s'en-
tendre à cet égard, de distinguer si telle page d'un livre porte atteinte à la religion

ou à la morale. La difficulté n'est pas dans notre prévention, elle est plutôt,

elle est davantage dans l'étendue de l'œuvre que vous avez à juger. Il s'agit

d'un roman tout entier. Quand on soumet à votre appréciation un article de


journal, on voit tout de suite où le délit commence et où il finit ; le ministère
public lit l'article et le soumet à votre appréciation. Ici il ne s'agit pas d'un article
de journal, mais d'un roman tout entier qui commence le i®'* octobre, finit

le15 décembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856.


Que faire dans cette situation ? Quel est le rôle du ministère public ? Lire tout
le roman.? C'est impossible. D'un autre côté, ne lire que les textes incriminés,

c'est s'exposer à un reproche très fondé. On pourrait nous dire : si vous n'exposez
pas le procès dans toutes ses parties, si vous passez ce qui précède et ce qui suit

les passages incriminés, il est évident que vous étouffez le débat en restreignant
le terrain de la discussion. Pour éviter ce double inconvénient, il n'y a qu'une
marche à suivre, et la voici, c'est de vous raconter d'abord tout le roman sans en
lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, d'incriminer en citant
le texte, et enfin de répondre aux objections qui pourraient s'élever contre le

système général de la prévention.


382 MADAME BOVARY
Quel est le titre du roman ? Madame Bovary. C'est un titre qui ne dit rien
par lui-même. Il en a un second entre parenthèses Mœurs de province. C'est :

encore là un titre qui n'explique pas la pensée de l'auteur, mais qui la fait pres-
sentir. L'auteur n'a pas voulu suivre tel ou tel système philosophique vrai ou
faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! !

Sans doute c'est le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait

le plus sérieux de l'œuvre, qui illumine les autres peintures, c'est évidemment
celui de madame Bovary.
cite pas. On prend le mari au collège, et, il faut le dire,
Ici je raconte, je ne
l'enfant annonce déjà ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide,
si timide que lorsqu'il arrive au collège et qu'on lui demande son nom, il com-

mence par répondre Charbovari. Il est si lourd qu'il travaille sans avancer.
Il n'est jamais le premier, il n'est jamais le dernier non plus de sa classe ;

c'est le type, sinon de la nullité, au moins de celui du ridicule au collège. Après


les études du collège, il vint étudier la médecine à Rouen, dans une chambre
au quatrième, donnant sur la Seine ', que sa mère lui avait louée chez un tein-
turier de sa connaissance. C'est là qu'il fait ses études médicales et qu'il arrive
petit à petit à conquérir, non pas le grade de docteur en médecine, mais celui
d'officier de santé. Il fréquentait les cabarets, il manquait les cours, mais il

n'avait au demeurant d'autre passion que celle de jouer aux dominos. Voilà
M. Bovary.
Il va se marier. Sa mère lui trouve une femme la veuve d'un huissier de :

Dieppe elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1.200 livres de
;

rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin
pour l'Amérique, et madame Bovary jeune fut tellement frappée, tellement
impressionnée par ce coup inattendu, qu'elle en mourut. Voilà le premier
mariage, voilà la première scène.
M. Bovary, devenu veuf, songe à se remarier. Il interroge ses souvenirs
il n'a pas besoin d'aller bien loin, il lui vient tout de suite à l'esprit la fille d'un
fermier du voisinage <jui avait singulièrement excité les soupçons de madame
Bovary, mademoiselle Emma Rouault. Le fermier Rouault n'avait qu'une
fille, élevée aux Ursulines de Rouen. Elle s'occupait peu de la ferme ; son père
désirait la marier. L'officier de santé se présente, il n'est pas difficile sur la dot,
et vous comprenez qu'avec de telles dispositions de part et d'autre les choses

I. Sic, voyez page 8, ligne 3.


RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 383
vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme,
il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris; sa seule préoc-
cupation est de prévenir les désirs de sa femme.
Ici le rôle de M. Bovary s'efface ; celui de madame Bovary devient l'œuvre
sérieuse du livre.

Messieurs, madame Bovaryaimé son mari ou cherché à l'aimer


a-t-elle !

Non, et dès le commencement il y eut ce qu'on peut appeler la scène de l'ini-


tiation. A partir de ce moment, un autre horizon s'étale devant elle, une vie

nouvelle lui apparaît. Le propriétaire du château de la Vaubyessard avait donné


une grande fête. On avait invité l'officier de santé, on avait invité sa femme,
et là il y eut pour elle comme une initiation à toutes les ardeurs de la volupté !

Elle avait aperçu le duc de Laverdière, qui avait eu des succès à la cour; elle
avait valsé avec un vicomte et éprouvé un trouble inconnu. A partir de ce mo-
ment, elle avait vécu d'une vie nouvelle; son mari, tout ce qui l'entourait, lui
était devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait

rencontré un fil de fer qui lui avait déchiré le doigt ; c'était le fil de son bouquet
de mariage. Pour essayer de l'arracher à l'ennui qui la consumait, M. Bovary
fit le sacrifice de sa clientèle, et vint s'intaller à Yonville. C'est ici que vient la
scène de la première chute. Nous sommes à la seconde Hvraison. Madame
Bovary arrive à Yonville, et là, la première personne qu'elle rencontre, sur laquelle
elle fixe ses regards, ce n'est pas le notaire de l'endroit, c'est l'unique clerc de
ce notaire, Léon Dupuis. C'est un tout jeune homme qui fait son droit et qui
va partir pour la capitale. Tout autre que M. Bovary aurait été inquiété des
visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naïf qu'il croit à la vertu de sa femme ;

Léon, inexpérimenté, éprouvait le même sentiment. Il est parti, l'occasion est


perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage
d'Yonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). C'était un
homme de trente-quatre ans, d'un tempérament brutal il avait eu beaucoup ;

de succès auprès des conquêtes faciles il avait alors pour maîtresse une actrice
; ;

il aperçut madame Bovary, elle était jeune, charmante; il résolut d'en faire sa
maîtresse. La chose était facile, il lui suffit de trois occasions. La première fois

il était venu aux Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite,
la troisième fois il lui avait fait faire une promenade à cheval que le mari avait
jugée nécessaire à la santé de sa femme; et c'est alors, dans une première visite
de la forêt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au château de
Rodolphe, surtout dans le jardin de l'officier de santé. Les amants arrivent
-:;84 MADAME BOVARY
jusqu'aux limites extrêmes de la volupté ! Madame Bovary veut se faire enlever
par Rodolphe, Rodolphe n'ose pas dire non, mais il lui écrit une lettre où il

cherche à lui prouver, par beaucoup de raisons, qu'il ne peut pas l'enlever.
Foudroyée à la réception de cette lettre, Madame Bovary a une fièvre cérébrale,
à la suite de laquelle une fièvre typhoïde se déclare. La fièvre tua l'amour,
mais resta la malade. Voilà la deuxième scène.
J'arrive à la troisième. La chute avec Rodolphe avait été suivie d'une réac-
tion reUgieuse, mais elle avait été courte; madame Bovary va tomber, de nouveau.
Le mari avait jugé le spectacle utile à la convalescence de sa femme, et il l'avait

conduite à Rouen. Dans une loge, en face de celle qu'occupaient M. et madame


Bovary, se trouvait Léon Dupuis, ce jeune clerc de notaire qui fait son droit à
Paris, et qui en est revenu singulièrement instruit, singulièrement expérimenté.
Tl va voir madame Bovary il lui propose un rendez-vous. Madame Bovary lui
;

indique la cathédrale. Au sortir de la cathédrale, Léon lui propose de monter

dans un fiacre. Elle résiste d'abord, mais Léon lui dit que cela se fait ainsi à
Paris et alors plus d'obstacle. La chute a lieu dans le fiacre !Les rendez-vous
se multiplient pour Léon comme pour Rodolphe, chez l'officier de santé et puis

dans une chambre qu'on avait louée à Rouen. Enfin elle arriva jusqu'à la fatigue
même de ce second amour, et c'est ici que commence la scène de détresse, c'est
la dernière du roman.
Madame Bovary avait prodigué, jeté les cadeaux à la tête de Rodolphe et

de Léon, elle avait mené une vie de luxe, et pour faire face à tant de dépenses,
elle avait souscrit de nombreux billets à ordre. Elle avait obtenu de son mari
une procuration générale pour gérer le patrimoine commun, elle avait rencontré
un usurier qui se faisait souscrire des billets, lesquels n'étant pas payés à l'éché-
ance, étaient renouvelés, sous le nom d'un compère. Puis étaient venus le papier
timbré, les protêts, les jugements, la saisie, et enfin l'affiche de la vente du
mobilier de M. Bovary qui ignorait tout. Réduite aux plus cruelles extrémités,
madame Bovary demande de l'argent à tout le monde et n'en obtient de per-
sonne. Léon n'en a pas, et il recule épouvanté à l'idée d'un crime qu'on lui suggère
pour s'en procurer. Parcourant tous les degrés de l'humiliation, madame Bovary
va chez Rodolphe; elle ne réussit pas, Rodolphe n'a pas 3.000 francs. Il ne lui

reste plus qu'une issue. De s'excuser auprès de son mari? Non. de s'expUquer
avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une
humiliation qu'elle ne peut pas accepter ; elle s'empoisonne. Viennent alors
des scènes douloureuses. Le mari est là, à côté du corps glacé de sa femme.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 385
Jl fait apporter sa robe de noces, il ordonne qu'on l'en enveloppe et qu'on
enferme sa dépouille dans un triple cercueil.
Un jour il ouvre le secrétaire et il y trouve le portrait de Rodolphe, ses
lettres et celles de Léon. Vous croyez que l'amour va tomber alors } Non, non,
il s'excite, au contraire, il s'exalte pour cette femme que d'autres ont possédée,
en raison de ces souvenirs de volupté qu'elle lui a laissés ; et dès ce moment
il néglige sa clientèle, sa famille, il laisse aller au vent les dernières parcelles de
son patrimoine, et un jour on le trouve mort dans la tonnelle de son jardin,
tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.
Voilà le roman ; je l'ai raconté tout entier en n'en supprimant aucune scène.
On l'appelle Madame Bovary; vous pouvez lui donner un autre titre, et l'appeler
avec justesse : Histoire des adultères d'une femme de province.
Messieurs, la première partie de ma tâche est remplie; j'ai raconté, je vais
citer, et après les citations viendra l'incrimination qui porte sur deux délits :

offense à la morale publique, offense à la morale religieuse. L'offense à la mo-


rale publique est dans les tableaux lascifs que je mettrai sous vos yeux, l'offense
à la morale religieuse dans des images voluptueuses mêlées aux choses sacrées.
J'arrive aux citations. Je serai court, car vous lirez le roman tout entier. Je me
bornerai à vous citer quatre scènes, ou plutôt quatre tableaux. La première,
ce sera celle des amours et de la chute avec Rodolphe la seconde, la transition ;

religieuse entre les deux adultères; la troisième, ce sera la chute avec Léon,
c'est le deuxième adultère, et enfin la quatrième que je veux citer, c'est là mort
de madame Bovary.
Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez- moi de me de-
mander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car enfin son
roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la
couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.
La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire, c'est la

couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes ! Elle est enfant, elle a dix
ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est

pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui ré-

vèlent un monde nouveau, elle se confesse.

«Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livrai-

son est à la page 30 du numéro du 1" octobre '), quand elle allait à confesse,

I. Voyez page 37 de la présente édition. :

27
386 MADAME BOVARY
li elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans
(i l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre.
« Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel
« qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs
« inattendues. »

Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand
on sait que pour un enfant ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire ?

Et puis à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant
de petits péchés dans l'ombre, sous chuchotement du
le prêtre, en se rappelant

ces comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel,


qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n'est-ce pas faire ce que
j'ai appelé une peinture lascive ?

Voulez-vous madame Bovary dans ses moindres actes, à l'état libre, sans

l'amant, sans la faute. Je passe sur ce mot du lendemain, et sur cette mariée qui
ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose, il y a là déjà un
tour de phrase plus qu'équivoque, mais voulez- vous savoir comment était le

mari }

Ce mari du lendemain « que l'on eût pris pour la vierge de la veille, >> et

cette mariée « qui ne laissait rien découvrir où l'on pût deviner quelque chose ».

Ce mari (p. 29)


'
qui se lève et part « le cœur plein des félicités de la nuit, l'esprit

'( tranquille, la chair contente, » s'en allant « ruminant son bonheur comme ceux
(' qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu'ils digèrent ».

Je tiens, messieurs, à vous préciser le cachet de l'œuvre littéraire de


M. Flaubert et ses coups de pinceau. Il a quelquefois des traits qui veulent
beaucoup dire, et ces traits ne lui coûtent rien.
Et puis, au château de la Vaubyessard, savez- vous ce qui attire les regards

de cette jeune femme, ce qui la frappe le plus ? C'est toujours la même chose,
c'est duc de Laverdière, amant, « disait-on, de Marie- Antoinette, entre
le

« MM. de Coigny et de Lauzun, » et sur lequel « les yeux d'Emma revenaient


« d'eux-mêmes, comme sur quelque chose d'extraordinaire et d'auguste; il
« avait vécu à la cour et couché dans le lit des reines » !

Ce n'est là qu'une parenthèse historique, dira-t-on ? Triste et inutile

parenthèse ! L'histoire a pu autoriser des soupçons, mais non le droit de les ériger
en certitude. L'histoire a parlé du collier dans tous les romans, l'histoire a parlé

I. Page 30.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 387
de mille choses, mais ce ne sont là que des soupçons, et, je le répète, je ne sache

pas qu'elle ait autorisé à transformer ces soupçons en certitude. Et quand Marie-
Antoinette est morte avec la dignité d'une souveraine et le calme d'une chré-
tienne, ce sang versé pourrait effacer des fautes, à plus forte raison des soupçons.
Mon Dieu, M. Flaubert a eu besoin d'une image frappante pour peindre son
héroïne, et il a pris celle-là pour exprimer tout à la fois et les instincts pervers
et l'ambition de madame Bovary !

Madame Bovary doit très bien valser, et la voici valsant :

« Ils commencèrent lentement, puis allèrent plus vite. Ils tournaient ;

« tout tournait autour d'eux, les lampes, les meubles, les lambris et le parquet,
« comme un disque sur un pivot. En passant auprès des portes, la robe d'Emma
« par le bas s'ériflait au pantalon ; leurs jambes entraient l'une dans l'autre,
« il baissait ses regards vers elle, elle levait les siens vers lui une torpeur la ;

« prenait, elle s'arrêta. Ils repartirent, et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte
« l'entraînant, disparut avec elle, jusqu'au bout de la galerie oij, haletante, elle
« faillit tomber et, un instant, s'appuya la tête sur sa poitrine. Et puis, tournant
« toujours, mais plus doucement, il la reconduisit à sa place ; elle se renversa
« contre la muraille et mit main devant ses yeux. »
la

Je sais bien qu'on valse un peu de cette manière, mais cela n'en est pas

plus moral !

Prenez madame Bovary dans les actes les plus simples, c'est toujours
le mêmecoup de pinceau, il est à toutes les pages. Aussi Justin, le dom.estique
du pharmacien voisin, a-t-il des émerveillements subits quand il est initié
dans le secret du cabinet de toilette de cette femme. Il poursuit sa voluptueuse
admiration jusqu'à la cuisine.
« Le coude sur la longue planche oîi elle (Félicité, la femme de chambre)
« repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme étalées autour
« de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes et les pantalons à coulisse,
« vastes de hanches et qui se rétrécissaient par le bas.
« — A quoi demandait jeune garçon,
cela sert-il.? le en passant sa main
« sur crinoline ou
la les agrafes.

« — Tu n'as donc jamais vu répondait en rien } riant Félicité. »

Aussi le mari se demande-t-il, en présence de cette femme sentant frais,

si l'odeur vient de la peau ou de la chemise.


« Il trouvait tous les soirs des meubles souples et une femme en toilette
388 MADAME BOVARY
a fine, charmante et sentant frais, à ne savoir même d'où venait cette odeur,
" ou si ce n'était pas la femme qui parfumait la chemise. »

Assez de citations de détail ! Vous connaissez maintenant la physionomie


de madame Bovary au repos, quand elle ne provoque personne, quand elle ne
pèche pas, quand elle est encore complètement innocente, quand, au retour
d'un rendez-vous, elle n'est pas encore à côté d'un mari qu'elle déteste; vous
connaissez maintenant la couleur générale du tableau, la physionomie générale
de madame Bovary. L'auteur a mis le plus grand soin, employé tous les prestiges
de son style pour peindre cette femme. A-t-il essayé de la montrer du côté de
l'intelligence.'* Jamais. Du côté du cœur.'' Pas davantage. Du côté de l'esprit.''

Non. Du côté de la beauté physique.-' Pas même. Oh ! je sais bien qu'il y a un


portrait de madame Bovary après l'adultère des plus étincelants ; mais le tableau
est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de madame Bovary
est une beauté de provocation.
J'arrive maintenant aux quatre citations importantes ;
je n'en ferai que
quatre ;
je tiens à restreindre mon cadre. J'ai dit que la première serait sur les

amours de Rodolphe, la seconde sur la transition religieuse, la troisième sur les


amours de Léon, la quatrième sur la mort.
Voyons la première. Madame Bovary est près de la chute, près de succomber.
« La médiocrité domestique la poussait à des fantaisies luxueuses, les
« tendresses matrimoniales en des désirs adultères, »o.. « elle se maudit de
« n'avoir pas aimé Léon, elle eut soif de ses lèvres ».

Qu'est-ce qui a séduit Rodolphe et l'a préparé? Le gonflement de l'étoffe


de la robe de madame Bovary qui s'est crevée de place en place selon les in-
flexions du corsage Rodolphe a amené son domestique chez Bovary pour le
!

faire saigner. Le domestique va se trouver mal, madame Bovary tient la cuvette.


a Pour la mettre sous la table, dans le mouvement qu'elle fit en s'inclinant,
sa robe s'évasa autour d'elle sur les carreaux de la salle : et comme Emma,
baissée, chancelait un peu en écartant les bras, le gonflement de l'étoffe se crevait

de place en place selon les inflexions du corsage. » Aussi voici la réflexion de


Rodolphe :

« Il revoyait Emma dans la salle, habillée comme il l'avait vue, et il la

' déshabillait. »

Page 417 '. C'est le premier jour où ils se parlent. « Ils se regardaient, un

1. Page 162.
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 389
« désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches, et mollement, sans effort,
« leurs doigts se confondirent. »

Ce sont là les préliminaires de la chute. Il faut lire la chute elle-même.


« Quand le costume fut prêt, Charles écrivit à M. Boulanger que sa femme
« était à sa disposition et qu'ils comptaient sur sa complaisance.
u Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec

^( deux chevaux de maître l'un portait des pompons roses aux oreilles et une
;

« selle de femme en peau de daim.


« Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n'en

« avait jamais vu de pareilles en effet, Emma fut charmée de sa tournure,


;

« lorsqu'il apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot
(( blanc...

« Dès qu'il sentit la terre, le cheval d'Emma prit le galop. Rodolphe ga-
lopait à côté d'elle. »

Les voilà dans la forêt.


« Il l'entraîna plus loin autour d'un petit étang où des lentilles d'eau fai-

saient une verdure sur les ondes...

« — J'ai tort, j'ai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.


« — Pourquoi Emma Emma
? ! !

« — O Rodolphe lentement !... fit la jeune femme, en se penchant sur son


« épaule.
« Le drap de sa robe s'accrochait au velours de l'habit. Elle renversa son
K cou blanc, qui se gonflait d'un soupir; et défaillante, toute en pleurs, avec un
'( long frémissement et se cachant la figure, elle s'abandonna. »

Lorsqu'elle se fut relevée, lorsqu 'après avoir secoué les fatigues de la

volupté, elle rentra au foyer domestique, à ce foyer où elle devait trouver un mari
qui l'adorait, après sa première faute, après ce premier adultère, après cette
première chute, est-ce le remords, le sentiment du remords qu'elle éprouva,
au regard de ce mari trompé qui l'adorait ? Non ! le front haut, elle rentra en
glorifiant l'adultère.
« En s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle
« n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque
« chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.

(( Elle se répétait : J'ai un amant ! un amant ! se délectant à cette idée


3 go MADAME BOVARY
i< comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc
« enfin posséder ces plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait

« désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait


« passion, extase, délire... »

Ainsi, dès cette première faute, dès cette première chute, elle fait la glo-
rification de l'adultère, elle chante le cantique de l'adultère, sa poésie, ses vo-
luptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus im-
moral que la chute elle-même !

Messieurs, tout est pâle devant cette glorification de l'adultère, même les

rendez-vous de nuit, quelques jours après.


« Pour l'avertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignée de sable.
« Elle se levait en sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles
« avait lamanie de bavarder au coin du feu, et il n'en finissait pas. Elle se dévorait
« d'impatience; si ses yeux Pavaient pu, ils l'eussent fait sauter par les fenêtres.
« Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait
(( à lire fort tranquillement comme si la lecture l'eût amusée. Mais Charles
« qui était au lit, l'appelait pour se coucher.
« — Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.
« — Oui, j'y vais ! répondait-elle.
« Cependant, comme les bougies l'éblouissaient, il se tournait vers le mur
« et s'endormait. Elle s'échappait en retenant son hafeine, souriante, palpi-
« tante, déshabillée.
« Rodolphe avait un grand manteau ; il l'en enveloppait tout entière, et,
« passant le bras autour de sa taille, il l'entraînait sans parler jusqu'au fond du
« jardin.
« C'était sous la tonnelle, sur ce même banc de bâtons pourris où autrefois
'( Léon la regardait si amoureusement durant les soirées d'été elle ne pensait !

« guère à lui. maintenant.


« Le froid de la nuit les faisait s'étreindre davantage, les soupirs de leurs
'( lèvres leur semblaient plus forts, leurs yeux qu'ils entrevoyaient à peine, leur
« paraissaient plus grands, et au miHeu du silence, il y avait des paroles dites
' tout bas qui tombaient sur leur âme avec une sonorité cristalline et qui s'y
'( répercutaient en vibrations multipliées. »

Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif? Avez-


vous jamais vu un tableau plus lascif.? Ecoutez encore :

« Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle avait
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT ^ÇÏ
« cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès,
« et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses con-
« voitises, ses chagrins, l'expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes,

« comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l'avaient par
« gradations développée, et elle s'épanouissait enfin dans la plénitude de sa na-
« ture. Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards
« amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses na-
« rines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres, qu'ombrageait à la lumière
« un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait
« disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils s'enroulaient en une masse
« lourde, négligemment, et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait
« tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille

« aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des
« draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au pre-
« mier temps de leur mariage, la trouvait délicieuse et tout irrésistible. »

Jusqu'ici la beauté de cette femme avait consisté dans sa grâce, dans sa


tournure, dans ses vêtements ; enfin elle vient de vous être montrée sans voile,

et vous pouvez dire si l'adultère ne l'a pas embellie :

« — Emmène-moi 1 s'ccria-t-elle. Enlève-moi I... oh ! je t'en supplie !

« Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement


« inattendu qui s'exhalait dans un baiser. »

Voilà un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme


les yeux de cette femme s'élargissent comme
! quelque chose de ravissant est

épandu sur elle, depuis sa chute sa beauté a-t-elle jamais 1 été aussi éclatante
que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute? Ce que

l'auteur vous montre, c'est la poésie de l'adultère, et je vous demande encore


une fois si ces pages lascives ne sont pas d'une immorahté profonde !!!

J'arrive à la seconde situation. La seconde situation est une transition


religieuse. Madame Bovary avait été très malade, aux portes du tombeau.
Elle revient à la vie, sa convalescence est signalée par une petite transition
religieuse.
« M. Bournisien (c'était le curé) venait la voir. Il s'enquérait de sa santé,
« lui apportait des nouvelles et l'exhortait à la rehgion dans un petit bavardage
« câlin, qui ne manquait pas d'agrément. La vue seule de sa soutane la récon-
« fortait. »

Enfin elle va faire la communion. Je n'aime pas beaucoup à rencontrer


392 MADAME BOVARY
des choses saintes dans un roman, mais au moins quand on en parle, faudrait-il
ne pas les travestir par le langage. Y a-t-il dans cette femme adultère qui va à la
communion quelque chose de la foi de la Madeleine repentante ? Non, non,
c'est toujours la femme passionnée qui cherche des illusions, et qui les cherche

dans les choses les plus saintes et les plus augustes.


« Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle
« avait demandé la communion;
mesure que l'on faisait dans sa chambre
et à
« les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode

« encombrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia,
« Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait
« de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée
« ne pesait plus, une autre vie commençait; il lui sembla que son être montant
« vers Dieu allait s'anéantir dans cet amour, comme un encens allumé qui se
« dissipe en vapeur. «

Dans quelle langue prie-t-on Dieu avec les paroles adressées à l'amant
dans les épanchements de l'adultère ? Sans doute on parlera de la couleur locale,
et on s'excusera en disant qu'une femme vaporeuse, romanesque, ne fait, pas
même en religion, les choses comme tout le monde. Il n'y a pas de couleur locale
qui excuse ce mélange ! Voluptueuse un jour, religieuse le lendemain, nulle
femme, même dans d'autres régions, même sous le ciel d'Espagne ou d'Italie,
ne murmure à Dieu les caresses adultères qu'elle donnait à l'amant. Vous appré-
cierez ce langage, messieurs, et vous n'excuserez pas ces paroles de l'adultère
introduites, en quelque sorte, dans le sanctuaire de la divinité ! Voilà la seconde
situation, j'arrive à la troisième, c'est la série des adultères.
Après la transition religieuse, madame Bovary est encore prête à tomber.
Elle va au spectacle à Rouen. On jouait Lucie de Lammermoor . Emma fit un
retour sur elle-même.
« Ah ! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage
" et les désillusions de l'adultère (il y en a qui auraient dit : les désillusions du
« mariage et les souillures de l'adultère), avant les souillures du mariage et les
« désillusions de l'adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur
'( solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant,
'< jamais elle ne serait descendue d'une félicité si haute. »

En voyant Lagardy sur la scène, elle eut envie de courir dans ses « bras
« pour se réfugier en sa force, comme dans l'incarnation de l'amour même,
RÉQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 393
(( et de lui dire, de s'écrier : Enlève-moi, emmène-moi, partons ! à toi ! à toi !

« toutes mes ardeurs et tous mes rêves !


>-

Léon était derrière elle.


« Il se tenait derrière elle, s'appuyant de l'épaule contre la cloison; et
« de temps à autre, elle se sentait frissonner sous le souffle tiède de ses narines
(f qui lui descendait dans la chevelure. »

On vous a parlé tout à l'heure des souillures du mariage ; on va vous


montrer encore l'adultère dans toute sa poésie, dans ses ineffables séductions.
J'ai dit qu'on aurait dû au moins modifier les expressions et dire les dés- :

illusions du mariage et les souillures de l'adultère. Bien souvent quand on


s'est marié, au lieu du bonheur sans nuages qu'on s'était promis, on rencontre
les sacrifices, les amertumes. Le mot désillusion peut donc être justifié, celui
de souillure ne s'aurait l'être.

Léon et Emma se sont donné rendez-vous à la cathédrale. Ils la visitent,


ou ils ne la visitent pas. Ils sortent.

'( Un gamin polissonnait sur le parvis.


— « Va me chercher un fiacre ! lui crie Léon. L'enfant partit comme une
balle...
— « Ah ! Léon !... vraiment... je ne sais... si je dois...! et elle minaudait.
<c Puis d'un air sérieux : C'est très inconvenant, savez-vous?
— « En quoi ? répliqua le clerc, cela se fait à Paris.
(( Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina. »

Nous savons maintenant, messieurs, que la chute n'a pas lieu dans le

fiacre. Par un scrupule qui l'honore, Revue a supprimé Je pas-


le rédacteur de la

sage de la chute dans le fiacre. Mais si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre,
elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous.

Emma veut partir, car elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir
même. « D'ailleurs Charles l'attendait et déjà elle se sentait au cœur cette ;

« lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois

« et la rançon de l'adultère... »

« Léon, sur le trottoir, 'continuait à marcher, elle le suivait jusqu'à l'hôtel;


« il montait, il ouvrait la porte, entrait. Quelle étreinte !

« Puis les paroles après les baisers se précipitaient. On se racontait les


« chagrins de la semaine, les pressentiments, les inquiétudes pour les lettres ;
394 MADAME BOVARY
a mais à présent tout s'oubliait, et ils se regardaient face à face, avec des rires
« de volupté et des appellations de tendresse.
« Le lit était un grand lit d'acajou en forme de nacelle. Les rideaux de
« levantine rouge, qui descendaient du plafond, se cintraient trop bas vers le
<i chevet évasé, et rien au monde n'était beau comme sa tête brune et sa peau
« blanche, se détachant sur cette couleur pourpre, quand, par un geste de pudeur,
« elle fermait ses deux bras nus, en se cachant la figure dans les mains.
« Le tiède appartement, avec son tapis discret, ses ornements folâtres
« et sa lumière tranquille, semblait tout commode pour les intimités de la pas-

« sion. »

Voilà ce qui se passe dans cette chambre. Voici encore un passage très im-
portant — comme peinture lascive !

« Comme ils aimaient cette bonne chambre pleine de gaieté malgré sa


« splendeur un peu fanée ! Ils trouvaient toujours les meubles à leur place,
« et parfois des épingles à cheveux qu'elle avait oubUées, l'autre jeudi, sous le

« socle de la pendule. Ils déjeunaient au coin du feu, sur un petit guéridon


« incrusté de palissandre. Emma découpait, lui mettait les morceaux dans son
« assiette en débitant toutes sortes de chatteries, et elle riait d'un rire sonore
« et libertin, mousse du vin de Champagne débordait du verre léger
quand la

« sur les bagues de ses doigts. Ils étaient si complètement perdus en la posses-
« sion d'eux-mêmes, qu'ils se croyaient là dans leur maison particulière, et devant
« y vivre jusqu'à la mort, comme deux éternels jeunes époux. Ils disaient notre
« chambre, nos tapis, nos fauteuils, même elle disait mes pantoufles, un cadeau
« de Léon, une fantaisie qu'elle avait eue. C'étaient des pantoufles en satin rose,
« bordées de cygne. Quand elle s'asseyait sur ses genoux, sa jambe, alors trop
« courte, pendait en l'air, et la mignarde chaussure, qui n'avait pas de quaitier,
« tenait seulement par les orteils à son pied nu.
« Il savourait pour la première fois, et dans l'exercice de l'amour, l'inex-
« primable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n'avait rencontré
« cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe
« assoupie. Il admirait l'exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D'ail-
ti leurs, n'était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée? une vraie
a maîtresse, enfin.? »

Voilà, messieurs, une description qui ne laissera rien à désirer, j'espère,


au point de vue de la prévention ? En voici une autre ou plutôt voici la conti-

nuation de la même scène :


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 395
« Elle avait des paroles qui l'enflammaient avec des baisers qui lui empor-
« taient l'âme. Où donc avait-tlle appris ces caresses presque immatérielles,
« à force d'être profondes et dissimulées ? >>

Oh ! comprends bien, messieurs, le dégoût que lui inspirait ce mari qui


je
voulait l'embrasser à son retour, je comprends à merveille que lorsque les ren-
dez-vous de cette espèce avaient lieu, elle sentit avec horreur, la nuit, contre
« sa chair, cet homme étendu qui dormait ».

Ce n'est pas tout, à la page 73 \ il est un dernier tableau que je ne peux pas
omettre; elle était arrivée jusqu'à la fatigue de la volupté.
« Elle se promettait continuellement pour son prochain voyage une félicité

« profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire. Mais cette décep-
« tion s'effaçait vite sous un espoir nouveau, et Emma revenait à lui plus en-
« flammée, plus haletante, plus avide. Elle se déshabillait brutalement, arra-
« chant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme
« une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder
« encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d'un seul geste tomber

« ensemble tous ses vêtements; —


et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait

« contre sa poitrine, avec un long frisson. »

Je signale ici deux choses, messieurs, une peinture admirable sous le rap-
port du talent, mais une peinture exécrable au point de vue de la morale. Oui,
M. Flaubert sait embellir ses peintures avec toutes les ressources de l'art, mais
sans les ménagements de l'art. Chez lui point de gaze, point de voiles, c'est la

nature dans toute sa nudité, dans toute sa crudité !

Encore une citationpage 78 ".


de la

« Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de possession


« qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué
« d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage. »
Platitudes du mariage, poésie de l'adultère I Tantôt c'est la souillure du

mariage, tantôt ce sont ses platitudes, mais c'est toujours la poésie de l'adul-
tère. Voilà, messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et mal-
heureusement il ne les peint que trop bien.
J'ai scène avec Rodolphe, et vous y avez vu la chute
raconté trois scènes : la

dans la forêt, la glorification de l'adultère, et cette femme dont la beauté devient


plus grande avec cette poésie. J'ai parlé de la transition religieuse, et vous y

1. Page 306.
2. Page 314»
396 MADAME BOVARY
avez vu la prière emprunter à l'adultère son langage. J'ai parlé de la seconde
chute, je vous ai déroulé les scènes qui se passent avec Léon. Je vous ai montré
la scène du fiacre — supprimée — mais je vous ai montré le tableau de la chambre
et du lit. Maintenant que nous croyons nos convictions faites, arrivons à la

dernière scène du supplice.


; à celle
Des coupures nombreuses y ont été faites, à ce qu'il paraît, par la Revue
de Paris. Voici en quels termes M. Flaubert s'en plaint :

« Des considérations que je n'ai pas à apprécier ont contraint la Revue


« de Paris à faire une suppression dans le numéro du i^^ décembre. Ses scru-
« pules s'étant renouvelés à l'occasion du présent numéro, elle a jugé convenable
« d'enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la

« responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n'y voir
« que des fragments et non pas un ensemble. ^)

Passons donc sur ces fragments et arrivons à la mort. Elle s'empoisonne.


Elle s'empoisonne pourquoi ? « Ah c'est bien peu de chose la mort, pensa-t-elle.
1

« je vais m 'endormir et tout sera fini. » Puis, sans un remords, sans un aveu,

sans une larme de repentir sur ce suicide qui s'achève et les adultères de la veille,
elle va recevoir le sacrement des mourants. Pourquoi le sacrement, puisque, dans
sa pensée de tout à l'heure, elle va au néant ? Pourquoi, quand il n'y a pas une
larme, pas un soupir de Madeleine sur son crime d'incrédulité, sur son suicide,
sur ses adultères ?

Après de l'extrême-onction. Ce sont des paroles


cette scène, vient celle
saintes et sacréespour tous. C'est avec ces paroles-là que nous avons endormi
nos aïeux, nos pères ou nos proches, et c'est avec elles qu'un jour nos enfants
nous endormiront. Quand on veut les reproduire, il faut le faire exactement;
il ne faut pas du moins les accompagner d'une image voluptueuse sur la vie

passée.
Vous le savez, le prêtre fait les onctions saintes sur le front, sur les oreilles,
sur la bouche, sur les pieds, en prononçant ces phrases liturgiques quidquid per :

pedeSy per aures, per pectus, etc., toujours suivies des mots misericordia... péché
d'un côté, miséricorde de l'autre. Il faut les reproduire exactement, ces paroles
saintes et sacrées ; si vous ne les reproduisez pas exactement, au moins n'y
mettez rien de voluptueux.
« Elle tourna sa figure lentement et parut saisie de joie à voir tout à coup
« l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraor-
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 397
' dinaire la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des
visions de béatitude éternelle qui commençaient.
» Le prêtre se releva pour prendre le crucifix ; alors elle allongea le cou
« comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l'Homme-
« Dieu, y déposa de toute sa force expirante le plus grand baiser d'amour
elle

« qu'elle eût jamais donné. Ensuite il récita le Misereatur et VIndulgentiam,


f( trempa son pouce droit dans l'huile et commença les onctions : d'abord sur
« les yeux, qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres ;
puis sur
« les narines, friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses; puis, sur la

(. bouche qui s'était ouverte pour le mensonge, qui


gémi d'orgueil et crié avait
« dans la luxure; puis sur les mains, qui se délectaient aux contacts suaves,
<( et enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l'as-

« souvissement de ses désirs, et qui maintenant ne marchaient plus. »

y a les prières des agonisants que le prêtre récite tout bas,


Maintenant, il

où à chaque verset se trouvent les mots « Ame chrétienne, partez pour une ré- :

gion plus haute.» On les murmure au moment où le dernier souffle du mourant


s'échappe de ses lèvres. Le prêtre les récite, etc.
« A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses
« oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois
« tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines qui tin-
« taient comme un glas lugubre. «

L'auteur a jugé à propos d'alterner ces paroles, de leur faire une sorte
de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson
dont profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.
les paroles

« coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le


Tout à
« frôlement d'un bâton, et une voix s'éleva, une voix rauque, qui chantait :

'•
Souvent la chaleur d'un beau jour
" Fait rêver fillette à l'ainour,
•'
Il souffla bien fort ce jour-là,
' Et le "
jupon court s'envola.

C'est à ce moment que madame Bovary meurt.


Ainsi voilà le tableau : d'un côté, le prêtre qui récite les prières des agoni-
sants; de l'autre, le joueur d'orgue, qui excite chez la mourante « un rire atroce,
« frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait
^g'S MADAME BOVARY
« dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement... une convulsion la

« rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existai^ plus. »


Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu'il faut respecter
par-dessus tout, c'est le cadavre que l'âme a quitté. Quand le mari est là, à
genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se
serait arrêté, et c'est le moment où M. Flaubert donne le dernier coup de pinceau :

« Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite
« à la pointe des orteils. »

Voilà la scène de la mort. Je l'ai abrégée, je groupée en quelque sorte.


l'ai

C'est à vous de juger et d'apprécier si c'est là le mélange du sacré au profane,


ou si ce ne serait plutôt le mélange du sacré au voluptueux.
J'ai raconté le roman, je l'ai incriminé ensuite et, permettez-moi de le dire,

le genre que M. Flaubert cultive, celui qu'il réalise sans les ménagements
de l'art, mais avec toutes les ressources de l'art, c'est le genre descriptif, la

peinture réaliste. Voyez jusqu'à quelle limite il arrive. Dernièrement un numéro


de V Artiste me tombait sous la main ; il ne s'agit pas d'incriminer VArtiste,
mais de savoir quel est le genre de M. Flaubert, et je vous demande la permission
de vous citer quelques lignes de l'écrit qui n'engagent en rien l'écrit poursuivi
contre M. Flaubert, et j'y voyais à quel degré M. Flaubert excelle dans la pein-
ture; il aime à peindre les tentations, surtout les tentations auxquelles a succombé
madame Bovary. Eh
un modèle du genre dans les quelques
bien ! je trouve

lignes qui suivent de l'Artiste du mois de janvier, signées Gustave Flaubert


sur la tentation de saint Antoine. Mon Dieu c'est un sujet sur lequel on peut !

dire beaucoup de choses, mais je ne crois pas qu'il soit possible de donner plus
de vivacité à l'image, plus de trait à la peinture apollinaire '
à saint Antoine :

— « Est-ce la science ? Est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des
« jasmins humides } Veux-tu sentir ton corps s'enfoncer comme dans une onde
« dans la chair douce des femmes pâmées ?

Eh bien ! c'est la même couleur, la même énergie de pinceau, la même


vivacité d'expression !

Il faut se résumer. J'ai analysé le livre, j'ai raconté, sans oublier une page,
j'ai incriminé ensuite, c'était la seconde partie de ma tâche : j'ai précisé quelques
portraits, j'ai montré madame Bovary au repos, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis

de ceux qu'elle ne devait pas tenter, et je vous ai fait toucher les couleurs las-

I. A|i<)lliiinir<-, sic, pour Apollonius cit.- 1 liyaiies !


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT
399
cives de ce portrait ! Puis, j'ai analysé quelques grandes scènes : la chute avec
Rodolphe, la transition religieuse, les amours avec Léon, la scène de la mort,
et dans toutes j'ai trouvé le double délit d'offense à la morale publique et à la
religion.

Je n'ai besoin que de deux scènes : l'outrage à la morale, est-ce que vous ne le
verrez pas dans la chute avec Rodolphe ? Est-ce que vous ne le verrez pas dans
cette glorification de l'adultère ? Est-ce que vous ne le verrez pas surtout dans ce
qui se passe avec Léon ? Et puis, l'outrage à la morale religieuse, je le trouve dans
le trait sur la confession, page 30 '
de la i^e livraison, n^ du i^r octobre, dans
la transition religieuse, page 854 '^
61550'' du 15 novembre, et enfin dans la
dernière scène de la mort.
Vous avez devant vous. Messieurs, trois inculpés: M. Flaubert, l'auteur du
livre, M. Pichat qui l'a accueilli; et M. Pillet qui l'a imprimé. En cette matière,
il n'y a pas de délit sans publicité, et tous ceux qui ont concouru à la publicité
doivent être également atteints. Mais nous nous hâtons de le dire, le gérant de
la Revue et l'imprimeur ne sont qu'en seconde ligne. Le principal prévenu,
c'est l'auteur, c'est M. Flaubert, M. Flaubert qui, averti par la note de la rédac-
tion, proteste contre la suppression qui est faite à son œuvre. Après lui, vient au
second rang M. Laurent Pichat, auquel vous demanderez compte non de cette
suppression qu'il a faite, mais de celles qu'il aurait dû faire, et enfin vient en
dernière ligne l'imprimeur, qui est une sentinelle avancée contre le scandale.
M. un homme honorable contre lequel je n'ai rien. à dire.
Pillet, d'ailleurs, est

Nous ne vous demandons qu'une chose, de lui appliquer la loi. Les imprimeurs
doivent lire quand ils n'ont pas lu ou fait lire, c'est à leurs risques et périls
;

qu'ils impriment. Les imprimeurs ne sont pas des machines; ils ont un privilège,
ils prêtent serment, ils sont dans une situation spéciale, ils sont responsables.
Encore une fois, ils sont, si vous me permettez l'expression, comme des senti-
nelles avancées ; s'ils laissent passer le délit, c'est comme s'ils laissaient passer
l'ennemi. Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet; soyez
même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue quant à Flaubert, ;
le principal
coupable, c'est à lui que vous devez réserver vos sévérités !

Ma tâche remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir. On nous


dira comme objection générale : mais après tout, le roman est moral au fond,
puisque l'adultère est puni .f*

1. l'ajze 4r.
2. Page 2.U.
3. Page 2J5.
400 MADAME BOVARY
A cette objection deux réponses je suppose l'œuvre morale, par hypothèse,
:

une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent
s'y trouver. Et puis je dis : l'œuvre au fond n'est pas morale.
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par
une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables,
décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un
grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses las-

cives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le

poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre;


s'il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert. Sont-ce des
hommes qui s'occupent d'économie politique ou sociale ? Non les pages légères !

de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains déjeunes
filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien lorsque l'imagination aura été !

séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au cœur, lorsque le cœur
aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid
sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne
faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et sa vertu, l'homme porte
les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et chez tous la vertu n'est que la

conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont géné-
ralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds
à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue
philosophique, n'est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoison-
née ; elle a beaucoup souffert, c'est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son
jour, mais elle meurt,non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu ;

elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté elle meurt après ;

avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le
portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres
d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage
au delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre Personne. .î*

Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la
condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul
principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si dans tout le
livre il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas

une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai
raison, le livre est immoral !
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 4OI

Serait-ce au nom de l'honneur conjugal que le livre serait condamné ?


Mais l'honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de
sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l'amant les traits
de la femme qu'il aime (liv. du 15 décembre, p. 289 '). Je vous le demande,
est-ce au nom de l'honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme,
quand il n'y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s'incline devant l'adul-
tère.

Serait-ce au nom de l'opinion publique? Mais l'opinion publique est per-

sonnifiée dans un être grotesque, pharmacien Homais, entouré de per-


dans le

sonnages ridicules que cette femme domine.


Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment,
vous l'avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque
que le pharmacien, ne croyant qu'aux souffrances physiques, jamais aux souf-
frances morales, à peu près matérialiste.
Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l'auteur .''

Je ne sais pas
ce que pense la conscience de l'auteur, mais, dans son chapitre IX, le seul philo-
sophique de l'œuvre (livr. du 15 décembre ^), je lis la phrase suivante :

«y a toujours après la
Il mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui
(I se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se
( résigner à y croire. »

Ce n'est pas un c'est du moins un cri de scepti-


cri d'incrédulité, mais
cisme. Sans doute il est de comprendre
difficile et d'y croire, mais enfin
le

pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort } Pourquoi Parce que cette !

survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu'il est difficile de le
comprendre et de le juger, mais il faut s'y résigner. Et moi je dis que si la mort
est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant

les aduhères de sa femme, que si l'opinion est représentée par des êtres grotes-

ques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule
personne a raison, règne, domine c'est Emma Bovary. Messaline a raison contre
:

Juvénal.
Voilà la conclusion philosophique du non par l'auteur, mais
livre, tirée

par un homme qui un homme qui a


réfléchit et approfondit les choses, par
cherché dans le livre un personnage qui pût dominer cette femme. Il n'y en a pas.
Le seul personnage qui y domine, c'est madame Bovary. Il faut donc chercher
1. Page 376.
2. Page 354.

28
402 MADAME BOVARY
ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est
le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s'explique et s'éclaircit.

En son nom l'adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c'est

une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que
c'est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide,
non pas parce que c'est une folie, le fou n'est pas responsable, non pas parce
que c'est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique,

mais parce qu'il est le mépris du devoir dans la vie qui s'achève, et le cri de l'in-

crédulité dans la vie qui commence.


Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu'elle peint

les passions : la haine, la vengeance, l'amour ; le monde ne vit que là-dessus,


et l'art doit les peindre ; mais quand elle les peint sans frein, sans mesure.
L'art sans règle n'est plus l'art ; c'est comme une femme qui quitterait tout vête-
ment. Imposer à l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'as-

servir, mais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Voilà, messieurs, les

principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec
conscience.

PLAIDOIRIE DU DÉFENSEUR

M" SËNARD

Messieurs, M. Gustave Flaubert est accusé devant vous d'avoir fait un


mauvais livre, d'avoir, dans ce livre, outragé la morale publique et la religion.

M. Gustave Flaubert est auprès de moi, il affirme devant vous qu'il a fait un
livre honnête, il que la pensée de son livre, depuis la pre-
affirme devant vous
mière ligne jusqu'à la dernière, est une pensée morale, religieuse, et que si elle
n'était pas dénaturée (nous avons vu pendant quelques instants ce que peut

un grand talent pour dénaturer une pensée), elle serait (et elle reviendra tout à
l'heure) pour vous ce qu'elle a été déjà pour les lecteurs du livre, une pensée
éminemment morale et religieuse pouvant se traduire par ces mots l'excitation :

à la vertu par l'horreur du vice.


Je vous apporte ici l'affirmation de M. Gustave Flaubert, et je la mets
hardiment en regard du réquisitoire du ministère public, car cette affirmation
est grave elle l'est par la personne qui l'a faite, elle l'est par les circonstances
;

qui ont présidé à l'exécution du livre que je vais vous faire connaître.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 403
L'affirmation est déjà grave par la personne qui la fait, et, permettez-moi
de vous le dire, M. Gustave Flaubert n'était pas pour moi un inconnu qui eût
besoin auprès de moi de recommandations, qui eût des renseignements à me
donner, je ne dis pas sur sa moralité, mais sur sa dignité. Je viens ici, dans cette
enceinte, remplir un devoir de conscience, après avoir lu le livre, après avoir
senti s'exhaler par cette lecture tout ce qu'il y a en moi d'honnête et de profon-
dément religieux. Mais en même temps que je viens remplir un devoir de cons-
cience, je viens remplir un devoir d'amitié. Je me rappelle, je ne saurais oublier
que son père a été pour moi un vieil ami. Son père, de l'amitié duquel je me suis
longtemps honoré, honoré jusqu'au dernier jour, son père et, permettez-moi
de le dire, son illustre père, a été pendant plus de trente années chirurgien en
chef de l'Hôtel- Dieu de Rouen. Il a été le protecteur de Dupuytren en donnant ;

à la science de grands enseignements, il l'a dotée de grands


je n'en veux noms ;

citer qu'un seul, Cloquet. Il lui-même un beau nom


n'a pas seulement laissé
dans la science, il y a laissé de grands souvenirs, pour d'immenses services
rendus à l'humanité. Et en même temps que je me souviens de mes liaisons
avec lui, je veux vous le dire, son fils, qui est traduit en police correctionnelle
pour outrage à la morale et à la religion, son fils est l'ami de mes enfants,
comme j'étais l'ami de son père. Je sais sa pensée, je sais ses intentions, et
l'avocat a ici le droit de se poser comme la caution personnelle de son client.
Messieurs, un grand nom et de grands souvenirs obligent. Les enfants
de M. Flaubert ne lui ont pas failli. Ils étaient trois, deux fils et une fille, morte
à vingt et un ans. L'aîné a été jugé digne de succéder à son père : et c'est lui qui

aujourd'hui remplit déjà depuis plusieurs années la mission que son père a
remplie pendant trente ans. Le plus jeune, le voici; il est à votre barre. En leur
laissant une fortune considérable et un grand nom, leur père leur a laissé le besoin
d'être des hommes d'intelligence et de cœur, des hommes utiles. Le frère de
mon client s'est lancé dans une carrière où les services rendus sont de chaque
jour. Celui-ci a dévoué sa vie à l'étude, aux lettres, et l'ouvrage qu'on poursuit
en ce moment devant vous est son premier ouvrage. Ce premier ouvrage, mes-
sieurs, qui provoque les passions, au dire de monsieur l'avocat impérial, est le
résultat de longues études, de longues méditations. M. Gustave Flaubert est
un homme d'un caractère sérieux porté par sa nature aux choses graves, aux
choses tristes. Ce n'est pas l'homme que le ministère public, avec quinze ou
vingt lignes mordues çà et là, est venu vous présenter comme un faiseur de ta-
bleaux lascifs. Non ; il y a dans sa nature, je le répète, tout ce qu'on peut imaginer
404 MADAME BOVARY
au monde de plus prave, de plus sérieux, mais en même temps de plus triste.

Son livre, en rétablissant seulement une phrase, en mettant à côté des quelques
lignes citées, les quelques lignes qui précèdent et qui suivent, reprendra bientôt
devant vous sa véritable couleur en même temps qu'il fera connaître les intentions

de l'auteur. Et, de la parole trop habile que vous avez entendue, il ne restera
dans vos souvenirs qu'un sentiment d'admiration profonde pour un talent
qui peut tout transformer.
Je vous que M. Gustave Flaubert était un homme sérieux et grave.
ai dit

Ses études, conformes à la nature de son esprit, ont été sérieuses et larges. Elles

ont embrassé non seulement toutes les branches de la littérature, mais le droit.
M. Flaubert est un homme qui ne s'est pas contenté des observations que pou-
vait lui fournir le milieu où il a vécu il a interrogé d'autres milieux
: :

Qui mores multorum vidit et urhes.

Après la mort de son père et ses études de collège, il a visité l'Italie et,
de 1848 à 1852, parcouru ces contrées de l'Orient, l'Egypte, la Palestine, l'Asie
Mineure, dans lesquelles, sans doute, l'homme qui les parcourt, en y apportant
une grande intelligence, peut acquérir quelque chose d'élevé, de poétique, ces
couleurs, ce prestige de style que le ministère public faisait tout à l'heure res-
sortir, pour établir le délit qu'il nous impute. Ce prestige de style, ces qualités

littéraires resteront, ressortiront avec éclat de ces débats, mais ne pourront en


aucune façon laisser prise à l'incrimination.

De retour depuis 1852, M. Gustave Flaubert a écrit et cherché à produire


dans un grand cadre le résultat d'études attentives et sérieuses, le résultat de ce
qu'il avait recueilli dans ses voyages.
Quel est le cadre qu'il a choisi, le sujet qu'il a pris, et comment l'a-t-il

traité.? Mon client est de ceux qui n'appartiennent à aucune des écoles dont j'ai

trouvé, tout à l'heure, le nom dans le réquisitoire. Mon Dieu ! il appartient à


l'école réaliste, en ce sens qu'il s'attache à la réalité des choses. Il appartiendrait
à l'école psychologique en ce sens que ce n'est pas la matérialité des choses
qui le pousse, mais le sentiment humain, le développement des passions dans le
milieu où il est placé. Il appartiendrait à l'école romantique moins peut-être qu'à
toute autre, car si le romantisme apparaît dans son livre, de même que si le réa-
lisme y apparaît, ce n'est pas par quelques expressions ironiques, jetées çà
et là, que le ministère public a prises au sérieux. Ce que M. Flaubert a voulu
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 405
surtout, c'a été de prendre un sujet d'études dans la vie réelle, c'a été de créer,
de constituer des types vrais dans la classe moyenne et d'arriver à un résultat
utile. Oui, ce qui a le plus préoccupé mon client dans l'étude à laquelle il s'est
livré, c'est précisément ce but utile, poursuivi en mettant en scène trois ou
quatre personnages de la société actuelle, vivant dans les conditions de la vie

réelle, et présentant aux yeux du lecteur le tableau vrai de ce qui se rencontre


le plus souvent dans le monde.
Le ministère public résumant son opinion sur Madame Bovary, a dit :

Le second titre de cet ouvrage est Histoire des adultères d'une femme de province.
:

Je proteste énergiquement contre ce titre. Il me prouverait à lui seul, si je ne


l'avais pas senti d'un bout à l'autre de votre réquisitoire, la préoccupation
sous l'empire de laquelle vous avez constamment été. Non ! le second titre de
cet ouvrage n'est pas : Histoire des adultères d'une femme de province ; il est,

s'il vous faut absolument un second titre : histoire de l'éducation trop souvent
donnée en province; histoire des périls auxquels elle peut conduire, histoire de
la dégradation, de la friponnerie, du suicide considéré comme conséquence
d'une première faute, et d'une faute amenée elle-même par de premiers torts
auxquels souvent une jeune femme est entraînée ; histoire de l'éducation,
histoire d'une vie déplorable dont trop souvent l'éducation est la préface. Voilà
ce que M. Flaubert a voulu peindre, et non pas les adultères d'une femme de
province; vous le reconnaîtrez bientôt en parcourant l'ouvrage incriminé.
Maintenant, le ministère public a aperçu dans tout cela, par-dessus tout,
la couleur lascive. S'il m'était possible de prendre le nombre des lignes du livre
que le ministère public a découpées, et de le mettre en parallèle avec le nombre
des autres lignes qu'il a laissées de côté, nous serions dans la proportion totale
de un à cinq cents, et vous verriez que cette proportion de un à cinq cents n'est
pas une couleur lascive, n'est nulle part; elle n'existe que sous la condition des
découpures et des commentaires.
Maintenant, qu'est-ce que M. Gustave Flaubert a voulu peindre,? D'abord
une éducation donnée à une femme au-dessus de la condition dans laquelle elle
est née, comme il arrive, il faut bien le dire, trop souvent chez nous ; ensuite
le mélange d'éléments disparates qui se produit ainsi dans l'intelligence ^de la

femme, et puis quand vient le mariage, comme le mariage ne se proportionne


pas à l'éducation, mais aux conditions dans lesquelles la femme est née, l'auteur

a expliqué tous les faits qui se passent dans la position qui lui est faite.
Que montre-t-il encore .''
Il montre une femme allant au vice par la mésal-
406 MADAME BOVARY
liance, et du vice au dernier degré de la dégradation et du malheur. Tout à
l'heure, quand, par la lecture de différents passages, j'aurai fait connaître le livre
dans son ensemble, je demanderai au tribunal la liberté d'accepter la question
en ces termes : Ce livre mis dans les mains d'une jeune femme, pourrait-il
avoir pour effet de l'entraîner vers des plaisirs faciles, vers l'adultère, ou de lui
montrer au contraire le danger, dès les premiers pas, et de la faire frissonner
d'horreur ? La question ainsi posée, c'est votre conscience qui la résoudra.
Je dis ceci, quant à présent : M. Flaubert a voulu peindre la femme qui,
au lieu de chercher à s'arranger dans la condition qui lui est donnée, avec sa
situation, avec sa naissance, au lieu de chercher à se faire à la vie qui lui appartient,

reste préoccupée de mille aspirations étrangères puisées dans une éducation


trop élevée pour elle s'accommoder des devoirs de sa position,
;
qui, au lieu de
d'être la femme du médecin de campagne avec lequel elle passe ses
tranquille
jours, au lieu de chercher le bonheur dans sa maison, dans son union, le cherche
dans d'interminables rêvasseries, et puis, qui, bientôt rencontrant sur sa route
un jeune homme qui coquette avec elle, joue avec elle le même jeu (mon Dieu !

ils sont inexpérimentés l'un et l'autre), s'excite en quelque sorte par degrés,
s'effraye quand, recourant à la religion de ses premières années, elle n'y trouve
pas une force suffisante ; et nous verrons tout à l'heure pourquoi elle ne l'y

trouve pas. Cependant l'ignorance du jeune homme et sa propre ignorance la

préservent d'un premier danger. Mais elle est bientôt rencontrée par un homme
comme il y en a tant, comme il y en a trop dans le monde, qui se saisit d'elle,
pauvre femme déjà déviée, et l'entraîne. Voilà ce qui est capital, ce qu'il fallait
voir, ce qu'est le livre lui-même.
Le ministère public s'irrite, et je crois qu'il s'irrite à tort, au point de vue
de la conscience et du cœur humain, de ce que, dans la première scène, madame
Bovary trouve une sorte de plaisir, de joie à avoir brisé sa prison, et rentre chez
elle en disant J'ai un amant. » Vous croyez que ce n'est pas là le premier
: «

cri du cœur humain La preuve est entre vous et moi. Mais il fallait regarder
1

un peu plus loin, et vous auriez vu que, si le premier moment, le premier instant
de cette chute excite chez cette femme une sorte de transport de joie, de délire,
à quelques lignes plus loin la déception arrive, et, suivant l'expression de l'auteur,
elle semble à ses propres yeux humiliée.
Oui, la déception, la douleur, le remords lui arrivent à l'instant même.
L'homme auquel elle s'était confiée, livrée, ne l'avait prise que pour s'en servir
un instant comme d'un jouet ; le remords la ronge, la déchire. Ce qui vous a
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 407
choqué, c'a été d'entendre appeler cela les désillusions de l'adultère ; vous auriez
mieux aimé les souillures chez un écrivain qui faisait poser cette femme, laquelle
n'ayant pas compris le mariage, se sentait souillée par le contact d'un mari ;

laquelle, ayant cherché ailleurs son idéal, avait trouvé les désillusions de l'adul-
tère. Ce mot vous a choqué; au lieu des désillusions^ vous auriez voulu les souil-

lures de l'adultère. Le tribunal jugera. Quant à moi, si j'avais à faire poser le


même personnage, je lui dirais : Pauvre femme ! si vous croyez que les baisers

de votre mari sont quelque chose de monotone, d'ennuyeux, si vous n'y trouvez
— c'est le mot qui a été signalé —
que les platitudes du mariage, s'il vous semble
voir une souillure dans cette union à laquelle l'amour n'a pas présidé, prenez-y
garde, vos rêves sont une illusion, et vous serez un jour cruellement détrompée.
Celui qui crie bien fort, messieurs, qui se sert du mot souillure pour exprimer
ce que nous avons appelé désillusion, celui-là dit un mot vrai, mais vague qui
n'apprend rien à l'intelligence. J'aime mieux celui qui ne crie pas fort, qui ne
prononce pas le mot de souillure, mais qui avertit la femme de la déception,
de la désillusion, qui lui dit Là où vous croyez trouver l'amour, vous ne trou-
:

verez que le libertinage; là où vous croyez trouver le bonheur, vous ne trouverez


que des amertumes. Un mari qui va tranquillement à ses affaires, qui vous em-
brasse, qui met son bonnet de coton et mange la soupe avec vous est un mari
prosaïque qui vous révolte; vous aspirez à un homme qui vous aime, qui vous
idolâtre, pauvre enfant cet homme sera un libertin qui vous aura prise une
!

minute pour jouer avec vous. L'illusion se sera produite la première fois; peut-
être la seconde; vous serez rentrée chez vous enjouée, en chantant la chanson
de l'adultère : « j'ai un amant ! » la troisième fois vous n'aurez pas besoin
d'arriver jusqu'à lui, la désillusion sera venue. Cet homme que vous aviez rêvé
aura perdu tout son prestige ; vous aurez retrouvé dans l'amour les platitudes

du mariage; et vous les aurez retrouvées avec le mépris, le dédain, le dégoût et


leremords poignant.
Voilà, messieurs, ce que M. Flaubert a dit, ce qu'il a peint, ce qui est à
chaque ligne de son livre, voilà ce qui distingue son œuvre de toutes les œuvres
du même genre. C'est que chez lui les grands travers de la société figurent
à chaque page, c'est que chez lui l'adultère marche plein de dégoût et de honte.
Il a pris dans les relations habituelles de la vie l'enseignement le plus saisissant
qui puisse être donné à une jeune femme. Oh mon ! Dieu, celles de nos jeunes
femmes qui ne trouvent pas dans les principes honnêtes, élevés, dans une re-
ligion sévère de quoi se tenir fermes dans l'accomplissement de leurs devoirs
408 MADAME BOVARY
de mères, qui ne le trouvent pas surtout dans cette résignation, cette science pra-
tique de la vie qui nous dit qu'il faut s'accommoder de ce que nous avons, mais
qui portent leurs rêveries au dehors, ces jeunes femmes les plus honnêtes, les
plus pures qui, dans le prosaïsme de leur ménage, sont quelquefois tourmentées
par ce qui se passe autour d'elles, un livre comme celui-là, soyez-en sûrs, en fait

réfléchir plus d'une. Voilà ce que M. Flaubert a fait.


Et prenez bien garde à une chose M. Flaubert n'est pas un homme qui :

vous peint un charmant adultère, pour faire arriver ensuite le Deus ex machina,
non; vous avez sauté trop vite de la page que vous avez lue à la dernière. L'adul-
tère, chez lui, n'est qu'une suite de tourments, de regrets, de remords; et puis
il arrive à une expiation finale, épouvantable. Elle est excessive. Si M. Flaubert
pèche, c'est par l'excès, et je vous dirai tout à l'heure de qui est ce mot. L'ex-
piation ne se fait pas attendre ; et c'est en cela que le livre est éminemment moral

et utile, c'est qu'il ne promet pas à la jeune femme quelques-unes de ces belles
années au bout desquelles elle peut dire : après cela on peut mourir. Non î

Dès le second jour arrive l'amertume, la désillusion. Le dénouement pour la

moralité se trouve à chaque ligne du livre.

Ce livre est écrit avec une puissance d'observation à laquelle monsieur


l'avocat impérial a rendu justice : et c'est ici que j'appelle votre attention, parce
que si l'accusation n'a pas de cause, il faut qu'elle tombe. Ce Hvre est écrit
avec une puissance vraiment remarquable d'observation dans les moindres
détails. Un article de l'Artiste, signé Flaubert, a servi encore de prétexte à l'ac-
cusation. Que monsieur l'avocat impérial veuille remarquer d'abord que cet
article est étranger à l'incrimination; qu'il veuille remarquer ensuite que nous le
tenons pour très innocent et très moral aux yeux du tribunal, à une condition,
que monsieur l'avocat impérial aura la bonté de le lire en entier, au liea de le
déchiqueter. qui a saisi dans le livre de M. Flaubert, c'est ce que quelques
Ce
comptes rendus ont appelé une fidélité toute daguerienne dans la reproduction
du type de toutes les choses, dans la nature intime de la pensée, du cœur humain,
— et cette reproduction devient plus saisissante encore par la magie du style.
Remarquez bien que s'il n'avait appliqué cette fidélité qu'aux scènes de dégra-
dation, vous pourriez dire avec raison : l'auteur s'est complu à peindre la
dégradation avec cette puissance de description qui lui est propre. De la pre-
mière à la dernière page de son livre, il aucune espèce de réserve
s'attache sans
à tous les faits de la vie d'Emma, à son enfance dans la maison paternelle, à son
éducation dans le couvent, il ne fait grâce de rien. Mais ceux qui ont lu comme
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 4O9
moi du commencement à la fin, diront — chose notable dont vous lui saurez
gré, qui non seulement sera l'absolution pour lui, mais qui aurait dû écarter
de lui toute espèce de poursuite — que quand il arrive aux parties difficiles,

précisément à la dégradation, au lieu de faire comme quelques auteurs classiques


que le ministère public connaît bien, mais qu'il a oubliés pendant qu'il écrivait
son réquisitoire et dont j'ai apporté ici des passages, non pas pour vous les lire,

mais pour que vous les parcouriez dans la chambre du conseil (j'en citerai quel-
ques lignes tout à l'heure), au lieu de faire comme nos grands auteurs classiques,
nos grands maîtres, qui, lorsqu'ils ont rencontré des scènes de l'union des sens
chez l'homme et la femme, n'ont pas manqué de tout décrire, M. Flaubert
se contente d'un mot. Là toute sa puissance descriptive disparaît, parce que sa
pensée est chaste, parce que là où il pourrait écrire à sa manière et avec toute la

magie du style, il sent qu'il y a des choses qui ne peuvent pas être abordées,
décrites. Le ministère public trouve qu'il a trop dit encore. Quand je lui montre-
rai des hommes qui, dans de grandes œuvres philosophiques, se sont complu
à la description de ces choses, et qu'en regard je placerai l'homme qui possède
la science descriptive à un si haut degré et qui, loin de l'employer, s'arrête et

s'abstient, j'aurai bien le droit d; demander raison à l'accusation qui est produite.
Toutefois, messieurs, de même qu'il se plaît à nous décrire le riant berceau
où se joue Emma encore enfant, avec son feuillage, avec ces petites fleurs roses
ou blanches qui viennent de s'épanouir, et ses sentiers embaumés de même —
quand elle sera sortie de là, quand elle ira dans d'autres chemins, dans 'des che-
mins où elle trouvera de la fange, quand elle y salira ses pieds, quand les taches
mêmes rejailliront plus haut sur elle, il ne faudrait pas qu'il le dit Mais ce serait !

supprimer complètement le livre, je vais plus loin, l'élément moral, sous pré-
texte de le défendre, car si la faute ne peut pas être montrée, si elle ne peut pas
être indiquée, si dans un tableau de la vie réelle qui a pour but de montrer par la

pensée le péril, la chute, l'expiation, si vous voulez empêcher de peindre tout


cela, c'est évidemment ôter au livre sa conclusion.
Ce livre n'a pas été pour mon
d'une distraction de quelques
client l'objet
heures; il représente deux ou trois années d'études incessantes. Et je vais vous
dire maintenant quelque chose de plus M. Flaubert qui, après tant d'années
:

de travaux, tant d'études, tant de voyages, tant de notes recueillies dans les
auteurs qu'il a lus —
vous verrez, mon Dieu où il a puisé, car c'est quelque !

chose d'étrange qui se chargera de le justifier — vous le verrez, lui aux couleurs
lascives, tout imprégné de Bossuet et de Massillon. C'est dans l'étude de ces
410 MADAME BOVARY
auteurs que nous allons le retrouver tout à l'heure, cherchant, non pas à les
plagier, mais à reproduire dans ses descriptions les pensées, les couleurs em-
ployées par eux. Quand, après tout ce travail fait avec tant d'amour, quand son
oeuvre a son but, est-ce que vous croyez que plein de confiance en lui-même et
malgré tant d'études et de médidations, il a voulu immédiatement se lancer
dans la lice ! Il l'aurait fait, sans doute, s'il eût été un inconnu dans le monde,
si son nom lui eût appartenu en toute propriété, s'il eût cru pouvoir en disposer
et le livrer comme bon lui semblait ; mais, je le répète, il est de ceux chez les-
quels noblesse oblige : il s'appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert,
il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la
morale et la religion —
non pas par inquiétude du parquet, un tel intérêt ne
pourrait se présenter à sa pensée — mais par dignité personnelle, ne voulant pas
laisser son nom à la tête d'une publication, si elle ne semblait pas à quelques
personnes en lesquelles il avait foi, digne d'être publiée. M. Flaubert a lu, par
fragments et en totalité même, devant quelques amis haut placés dans les let-
tres, les pages qu'un jour il devrait livrer à l'impression, et j'affirme qu'aucun
d'eux n'a été offensé de ce qui excite en ce moment si vivement la sévérité de
M. l'avocat impérial. Personne même n'y a songé. On a seulement examiné,
étudié la du Hvre. Quant au but moral il est si évident, il est écrit
valeur littéraire
à si peu équivoques, qu'il n'était pas même besoin de le
chaque Hgne en termes
mettre en question. Rassuré sur la valeur du livre, encouragé d'ailleurs par les
hommes les plus éminents de la presse, M. Flaubert ne songe plus qu'à le livrer

à l'impression, à la publicité. Je le répète, tout le monde a étéunanime pour ren-


dre hommage au mérite littéraire, au style et en même temps à la pensée excel-
lente qui préside à l'œuvre depuis la première jusqu'à la dernière ligne. Et
quand la poursuite est venue, ce n'est pas lui seulement qui a été surpris, pro-
fondément affligé, mais permettez-moi de vous le dire, c'est nous qui ne com-
prenions pas cette poursuite, c'est moi tout le premier, qui avais lu le Hvre avec
un intérêt très vif, à mesure que la publication en a été faite; ce sont des amis
intimes. Mon Dieu il y a des nuances qui quelquefois pourraient nous échap-
!

per dans nos habitudes, mais qui ne peuvent pas échapper à des femmes d'une
grande intelligence, d'une grande pureté, d'une grande chasteté. Il n'y a pas de
nom qui puisse se prononcer dans cette audience, mais si je vous disais ce qui a
été dit à M. Flaubert, ce qui m'a été dit à moi-même par des mères de famille
qui avaient lu ce livre, si je vous disais leur étonnement après avoir reçu de cette
lecture une impression si bonne qu'elles ont cru devoir en remercier l'auteur,
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 4II

si je vous disais leur étonnement, leur douleur, quand elles ont appris que ce
livre devait être considéré comme contraire à la morale publique, à leur foi re-
ligieuse, à la foi de toute leur vie, mon Dieu mais il y aurait dans la réunion !

de ces appréciations mêmes de quoi me fortifier, si j'avais besoin d'être fortifié


au moment de combattre les attaques du ministère public.
Pourtant, au milieu de toutes ces appréciations de la littérature contem-
poraine, il y en a une que je veux vous dire. Il y en a une, qui n'est pas seulement
respectée par nous à raison d'un beau et grand caractère, qui au milieu même
de l'adversité, de la souffrance, contre lesquelles il lutte courageusement chaque
jour, grand par le souvenir de beaucoup d'actions inutiles à rappeler ici, mais
grand par des œuvres littéraires qu'il faut rappeler parce que c'est là ce qui fait

sa compétence, grand surtout par la pureté qui existe dans toutes ses œuvres,
par la chasteté de tous ses écrits : Lamartine.
Lamartine ne connaissait pas mon client, il ne savait pas qu'il existât. La-
martine à la campagne, chez lui, avait lu, dans chacun des numéros de la Revue
de Paris, la publication de Madame Bovary, et Lamartine avait trouvé là des im-
pressions telles, qu'elles se sont reproduites toutes les fois que je vais vous dire
maintenant.
Il y a quelques jours, Lamartine est revenu à Paris, et le lendemain il s'est

informé de la demeure de M. Gustave Flaubert. Il a envoyé à la Revue savoir


la demeure d'un M. Gustave Flaubert, qui avait publié dans le recueil des arti-
cles sous le titre de Madame Bovary. Il a chargé son secrétaire d'aller' faire à

M. Flaubert tous ses compliments, de lui exprimer toute la satisfaction qu'il

avait éprouvée en lisant son œuvre, et lui témoigner le désir de voir l'auteur nou-
veau, se révélant par un essai pareil.
Mon client est allé chez Lamartine et il a trouvé chez lui, non pas seulement
;

un homme qui l'a encouragé, mais un homme qui lui a dit « Vous m'avez donné :

la meilleure œuvre que j'ait lue depuis vingt ans. > C'étaient en un mot des éloges

tels que mon client, dans sa modestie, osait à peine me les répéter. Lamartine
lui prouvait qu'il avait lu les livraisons, et le lui prouvait de la manière la plus
gracieuse, en lui disant des pages tout entières. Seulement Lamartine ajoutait :

« En même temps que je vous ai lu sans restriction jusqu'à la dernière- page,

j'ai blâmé les dernières. Vous m'avez fait mal, vous m'avez fait littéralement
souffrir ! l'expiation est hors de proportion avec le crime; vous avez créé une
mort affreuse, effroyable ! Assurément la femme qui souille le lit conjugal, doit
s'attendre à une expiation, mais celle-ci est horrible, c'est un supplice comme
412 MADAME BOVARY
on n'en a jamais vu. Vous avez été trop loin, vous m'avez fait mal aux nerfs;
cette puissance de description qui s'est appliquée aux derniers instants de la
mort m'a laissé une indicible souffrance 1 » Et quand Gustave Flaubert lui de-
mandait : « Mais, monsieur de Lamartine, est-ce que vous comprenez que je
sois poursuivi pour avoir fait une œuvre pareille, devant le tribunal de police
correctionnelle, pour offense à la morale publique et religieuse ? » — - Lamartine
lui répondait ; — « Je crois avoir été toute ma vie l'homme qui, dans ses œuvres
littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c'était que la

morale publique et religieuse; mon cher enfant, il n'est pas possible qu'il se
trouve en France un tribunal pour vous condamner. Il est déjà très regrettable
qu'on se soit ainsi mépris sur qu'on ait ordonné
le caractère de votre œuvre et

de la poursuivre, mais pour l'honneur de notre pays et de


il n'est pas possible,
notre époque, qu'il se trouve un tribunal pour vous condamner. »
Voilà ce qui se passait hier, entre Lamartine et Flaubert, et j'ai le droit de
vous dire que cette appréciation est de celles qui valent la peine d'être pesées.
Ceci bien entendu, voyons comment il se pourrait faire que ma conscience
à moi me dit que Madame Bovary est un bon livre, une bonne action Et je .'*

vous demande la permission d'ajouter que je ne suis pas facile sur ces sortes
de choses, la facilité n'est pas dans mes habitudes. Des œuvres littéraires, j'en

tiens à 1& main qui, quoique émanées de nos grands écrivains, n'ont jamais ar-
rêté deux minutes mes yeux. Je vous en ferai passer dans la chambre du conseil
quelques lignes que je ne me suis jamais complu à lire, et je vous demanderai
la permission de vous dire que lorsque je suis arrivé à la fin de l'œuvre de

M. Flaubert, j'ai été convaincu qu'une coupure faite par la Revue de Paris a été
cause de tout ceci. Je vous demanderai, de plus, la permission de joindre mon
appréciation à l'appréciation plus élevée, plus éclairée que je viens de rappeler.
Voici, messieurs, un portefeuille rempli des opinions de tous les littérateurs
de notre temps, et parmi lesquels se trouvent les plus dinstingués, sur l'œuvre
dont il s'agit, et sur l'émerveillement qu'ils ont éprouvé en lisant cette œuvre
nouvelle, en même temps si morale et si utile !

Maintenant, comment une œuvre pareille a-t-elle pu encourir une pour-


suite ? Voulez-vous me permettre de vous le dire ? La Revue de Paria, dont le
comité de lecture avait lu l'œuvre en son entier, car le manuscrit lui avait été
envoyé longtemps avant la publication, n'y avait rien trouvé à redire. Quand
on est arrivé à imprimer le cahier du i^r décembre 1856, un des directeurs de
la Revue s'est effarouché de la scène dans un fiacre. Il a dit « Ceci n'est pas :
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 413
convenable, nous allons le supprimer.» Flaubert s'est offensé de la suppression.
Il n'a pas voulu qu'elle eût lieu sans qu'une note fût placée au bas de la page.
C'est lui qui a exigé la note. C'est lui qui, pour son amour-propre d'auteur
ne voulant pas que son œuvre fût mutilée, ni que d'un autre côté il y eut quel-
que chose qui donnât des inquiétudes à la Revue, a dit « Vous supprimerez si :

bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé ;
>> et alors on
convint de la note suivante :

« La direction s'est vue dans la nécessité de supprimer iciun passage qui


ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte
à l'auteur. »

Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une épreuve,
que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer. En voici la première
partie, qui n'a pas une seule correction; un mot a été corrigé sur la seconde :

« Où allons-nous ? — Où vous voudrez, dit Léon poussant Emma dans la

voiture. Les stores s'abaissèrent, et la lourde machine se mit en route.


« Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai
Napoléon, le Pont- Neuf, et s'arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
<( — Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur.

« La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour Lafayette, emporter


par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

« — Non ! tout droit ! » cria la même voix.


« Le fiacre sortit des grilles, et bientôt arrivé sur le Cours, trotta doucement,
au milieu des grands ormes. Le cocher s'essuya le front, mit son chapeau de cuir
entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de
l'eau, près du gazon.
« Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux

secs, — et, longtemps, du côté d'Oyssel, au delà des îles.

« Mais, tout à coup, elle s'élança d'un bond à travers Quatremares, Sotte-
ville, la grande chaussée, la rue d'Elbœuf, et fit sa troisième halte devant le
Jardin des Plantes.
« — Marchez donc, s'écria la voix plus furieusement.
« Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai

des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la'place
du Champs-de-Mars, et derrière les jardins de l'Hôpital où des vieillards en
veste noire se promènent au soleil, le long d'une terrasse toute verdie par des
414 MADAME BOVARY
lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise,
puis tout le mont Riboudet jusqu'à la côte de Deville !

« Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda.
On la vit à Saint-Paul, à Leseure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare et place du
Gaillarbois; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint- Vivien,
Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille- Tour, aux
Trois-Pipes et au Cimetière-Monumental De temps à autre, le cocher, sur
!

son siège, jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas
quelle fureur de locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s'arrêter.
ïl essayait quelquefois ; et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclama-
tions de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur,
mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci, par-là, ne s'en souciant,
démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse,
« Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues,

au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette
chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait
ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
« Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil

dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa
sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dis-
persèrent au vent, et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un
champ de trèfles rouges tout en fleurs.
« Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beau-
voisine; et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner
la tête.

« En arrivant à l'auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas aper-


cevoir la diligence. Hivert, qui l'avait attendue cinquante-trois minutes, avait
fini par s'en aller.

« Rien pourtant ne la forçait à partir } mais elle avait donné sa parole qu'elle
reviendrait le soir même. D'ailleurs Charles l'attendait; et déjà elle se sentait
au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment
tout à la fois et la rançon de l'adultère. »

M. Flaubert me fait remarquer que le ministère public lui a reproché


cette dernière phrase.
M. l'avocat impérial. — Non, je l'ai indiquée.
M^ Sénard. —4^e qui est certain, c'est que s'il y avait un reproche, il tom-
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 415
berait devant ces mots : « le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère. »

Au surplus, cela pourrait faire la matière d'un reproche tout aussi fondé que les
autres; car dans tout ce que vous avez reproché, il n'y a rien qui puisse se sou-
tenir sérieusement.
Or, messieurs, cette espèce de course fantastique ayant déplu à la rédaction
de la Revue, la suppression en fut faite. Ce fut là un excès de réserve de la part
de la Revue; et très certainement ce n'est pas un excès de réserve qui pouvait

donner matière à un procès; vous allez voir cependant comment elle a donné
matière au procès. Ce qu'on ne voit pas, ce qui est supprimé ainsi paraît une chose
fort étrange. On a supposé beaucoup de choses qui n'existaient pas, comme
vous l'avez vu par la lecture du passage primitif. Mort Dieu, savez-vous ce qu'on
a supposé ? Qu'il y avait probablement dans le passage supprimé quelque chose
d'analogue, à ce que vous aurez dans un des plus merveilleux
la bonté de lire

romans sortis de la plume d'un honorable membre de l'Académie française,


M. Mérimée.
M. Mérimée, dans un roman intitulé la Double Méprise, raconte une scène
qui se passe dans une chaise de poste. Ce n'est pas la localité de la voiture qui
a de l'importance, c'est, comme ici, dans le détail de ce qui se fait dans son
intérieur. Je ne veux pas abuser de l'audience, je ferai passer le livre au minis-
tère public et au tribunal. Si nous avions écrit la moitié ou le quart de ce qu'a
écrit M. Mérimée, j'éprouverais quelques embarras dans la tâche qui m'est
donnée, ou plutôt je la modifierais. Au lieu de dire ce que j'ai dit, ce que j'affirme,
que M. Flaubert a écrit un bon livre, un livre honnête, utile, moral, je dirais :

la littérature a ses droits; M. Mérimée a fait une œuvre littéraire très remar-
quable, et il ne faut pas se montrer si difiicile sur les détails quand l'ensemble
est irréprochable. Je m'en tiendrais là, j'absoudrais et vous absoudriez. Eh !

mon Dieu ! ce n'est pas par omission qu'un auteur peut pécher en pareille ma-
tière. Et d'ailleurs, vous aurez le détail de ce qui se passa dans le fiacre. Mais
comme mon client, lui, s'était contenté de faire une course, et que l'intérieur
ne s'était révélé que par « une main nue qui passa sous les petits rideaux de toile
jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent, et s'abattirent
plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en
fleurs »; comme mon client s'était contenté de cela, personne n'en savait rien
et tout le monde supposait par la suppression même — qu'il avait dit au —
moins autant que le membre de l'Académie française. Vous avez vu qu'il n'en
était rien, ^
4l6 MADAME BOVARY
Eh bien ! cette malheureuse suppression, c'est le procès, c'est-à-dire que
dans les bureaux qui sont chargés, avec infiniment de raison, de surveiller tous
les écrits qui peuvent offenser la morale publique, quand on a vu cette coupure,
on s'est tenu en et messieurs de la Revue de Paris
éveil. Je suis obligé de l'avouer,
me permettront de dire cela, ils ont donné le coup de ciseaux deux mots trop
loin, il fallait le donner avant qu'on montât dans le fiacre; couper après, ce n'était

plus la peine. La coupure a été très malheureuse; mais si vous avez commis cette
petite faute, messieurs de la Revue, assurément vous l'expiez bien aujourd'hui.
On a dit dans les bureaux : prenons garde à ce qui va suivre; quand le nu-
méro suivant est venu, on a fait la guerre aux syllabes. Les gens des bureaux
ne sont pas obligés de tout lire ; et quand ils ont vu qu'on avait écrit qu'une femme
avait retiré tous ses vêtements, ils se sont effarouchés sans aller plus loin. Il

est vrai qu'à la différence de nos grands maîtres, M. Flaubert ne s'est pas
donné la peine de décrire l'albâtre de ses bras nus, de sa gorge, etc. Il n'a
pas dit comme un poète que nous aimons :

Je vis de ses beaux flancs l'albâtre ardent et pur,


Lis, chêne, corail, roses, veines d'azur.
Telle enfin qu'autrefois tu me l'avais montrée,
De sa nudité seule embellie et parée.
Quand nos nuits s'envolaient, quand le mol oreiller
La vit sous tes baisers dormir et s'éveiller.

Il n'a rien dit de semblable à ce qu'a dit André Chénier. Mais enfin il a dit :

« Elle s'abandonna... Ses vêtements tombèrent. »

Elle s'abandonna ! Eh quoi ! toute description est donc interdite .''


Mais
quand on incrimine, on devrait tout lire, et M, l'avocat impérial n'a pas tout lu.
Le passage qu'il incrimine ne s'arrête pas où il s'est arrêté ; il n'y a que le cor-
rectif que voici :

« Cependant il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces


(( lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras
« quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre qui semblait à Léon se
" glisser entre eux subtilement, comme pour les séparer. »

Dans les bureaux on n'a pas lu cela. M. l'avocat impérial tout à l'heure
n'y prenait pas garde. Il n'a vu que ceci : « Puis elle faisait d'un seul geste tomber
ensemble tous ses vêtements, » et il s'est écrié : outrage à la morale publique !

Vraiment il est par trop facile d'accuser avec un pareil système. Dieu gardé
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 417
les auteurs de dictionnaire de tomber sous la main de M. l'avocat impérial !

Quel est celui qui échapperait à une condamnation si, au moyen de découpures,
non de phrases mais de mots, on s'avisait de faire une liste de tous les mots
qui pourraient offenser la morale ou la religion ?

La première pensée de mon client, qui a malheureusement rencontré de


la résistance, avait été celle-ci « Il n'y a qu'une seule chose à faire
: imprimer :

immédiatement, non pas avec des coupures, mais dans son entier, l'œuvre telle
qu'elle est sortie de mes mains, en rétablissant la scène du fiacre. « J'étais tout
à fait de son avis, c'était la meilleure défense de mon client que l'impression
complète de l'ouvrage avec l'indication de quelques points, sur lesquels nous
aurions plus spécialement prié le tribunal de porter son attention. J'avais donné
moi-même le titre de cette publication : Mémoire de M. Gustave Flaubert contre
la prévention d'outrage à la morale religieuse dirigée contre lui. J'avais écrit de
ma main Tribunal de police correctionnelle, sixième chambre, avec l'indication
:

du président et du ministère public. Il y avait une préface dans laquelle on Usait :

« On
m'accuse avec des phrases prises çà et là dans mon livre, je ne puis me
défendre qu'avec mon livre. » Demander à des juges la lecture d'un roman tout
entier, c'est leur demander beaucoup, mais nous sommes devant des juges
qui aiment la vérité, qui la veulent, qui pour la connaître ne reculeront devant
aucune fatigue ; nous sommes devant des juges qui veulent la justice, qui la

veulent énergiquement et qui liront, sans aucune espèce d'hésitation, tout ce


que nous les supplierons de lire. J'avais dit à M. Flaubert « Envoyez tout de
:

suite cela à l'impression et mettez au bas mon nom à côté du vôtre Sénard, :

avocat. » On avait commencé l'impression ; la déclaration était faite pour


100 exemplaires que nous voulions faire tirer ; l'impression marchait avec une
rapidité extrême, on y passait les jours et les nuits, lorsque nous est venue la

défense de continuer l'impression, non pas du livre, mais d'un mémoire dans
lequel l'œuvre incriminée se trouvait avec des notes explicatives ! On a réclamé
au parquet de M. le procureur impérial, — qui nous a dit que la défense était
absolue, qu'elle ne pouvait pas être levée.
Eh bien, soit ! nous n'aurons pas publié le livre avec nos notes et nos obser-
vations; mais si votre première lecture, messieurs, vous avait laissé un doute,
je vous le demande en grâce, vous en feriez une seconde. Vous aimez, vous voulez
la vérité; vous ne pouvez pas être de ceux qui, quand on leur porte deux lignes
de l'écriture d'un homme, sont assurés de le faire pendre à quelque condition
que ce soit. Vous ne voulez pas qu'un homme soitjugé sur des découpures,

29
41 MADAME BOVARY
plus ou moins habilement faites. Vous ne voulez pas cela; vous ne voulez pas
nous priver des ressources ordinaires de la défense. Eh bien ! vous avez le livre,

et quoique ce soit moins commode que ce que nous voulions faire, vous ferez
vous-mêmes observations, les rapprochements, parce que vous
les divisions, les

voulez la vérité et qu'ilque ce soit la vérité qui serve de base à votre juge-
faut
ment, et la vérité sortira de l'examen sérieux du livre.
Cependant je ne puis pas m'en tenir là. Le ministère public attaque le livre,
il faut que je prenne le livre même pour le défendre, que je complète les citations

qu'il en a faites, et que, sur chaque passage incriminé, je montre le néant de l'in-

crimination ; ce sera toute ma défense.


Je n'essayerai pas assurément d'opposer aux appréciations élevées, ani-
mées, pathétiques, dont le ministère public a entouré tout ce qu'il a dit, par des
appréciations du même genre; la défense n'aurait pas le droit de prendre de
telles allures; elle se contentera de citer les textes tels qu'ils sont.

Et d'abord, je déclare que rien n'est plus faux que ce qu'on a dit tout à
l'heure de la couleur lascive. La couleur lascive ! Où donc avez- vous pris cela ?

Mon client a dépeint dans Madame Bovary quelle femme ? Eh ! mon Dieu !

c'est triste à dire, mais cela une jeune


est vrai, née comme fille, elles le sont
presque toutes, honnête; du moins le plus grand nombre mais bien fragiles
c'est
quand l'éducation, au lieu de les fortifier, les a amollies ou jetées dans une
mauvaise voie. Il a pris une jeune fille; est-ce une nature perverse.? Non, c'est
une nature impressionnable, accessible à l'exaltation.
M. l'avocat impérial a dit : Cette jeune fille, on la présente constamment
comme lascive. Mais non on la ! représente née à lacampagne, née à la ferme,
où elle s'occupe de tous les travaux de son père, et où aucune espèce de lascivité
n'avait pu passer dans son esprit ou dans son cœur. On la représente ensuite,
au lieu de suivre la destinée qui lui appartenait tout naturellement, d'être
élevée pour la ferme dans laquelle elle devait vivre ou dans un milieu analogue,
on la représente sous l'autorité imprévoyante d'un père qui s'imagine de faire
élever au couvent cette fille née à la ferme, qui devait épouser un fermier, un
homme campagne. La voilà conduite dans un couvent hors de sa sphère.
de la

Il n'y a rien qui ne soit grave dans la parole du ministère public, il ne faut

donc rien laisser sans réponse. Ah vous avez parlé de ses petits péchés en citant
!

quelques lignes de la première livraison, vous avez dit : « Quand elle allait à

confesse, elle inventait de petits péchés, afin de rester là plus longtemps, à ge-
noux dans l'ombre... sous le chuchotement du prêtre. » Vous vous êtes déjà
REQUISITOITE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 419
gravement trompé sur l'appréciation de mon client. Il n'a pas fait la faute que
vous lui reprochez, l'erreur est tout entière de votre côté, d'abord sur l'âge de la
jeune fille. Comme elle n'est entrée au couvent qu'à treize ans, il est évident
qu'elle en avait quatorze lorsqu'elle allait à confesse. Ce n'était donc pas une
enfant de dix ans comme il vous a plu de le dire, vous vous êtes trompé là-dessus
matériellement. Mais je n'en suis pas sur l'invraisemblance d'une enfant de dix
ans qui aime à rester au confessionnal « sous le chuchotement du prêtre ».

Ce que je veux, c'est que vous lisiez les lignes qui précèdent, ce qui n'est pas
facile, j'en conviens. Et voilà l'inconvénient pour nous de n'avoir pas un mé-
moire : avec un mémoire nous n'aurions pas à chercher dans six volumes.
J'appelais votre attention sur ce passage, pour restituer à Aladame Bovary
son véritable caractère. Voulez- vous me permettre de vous dire ce qui me paraît
bien grave, ce que M. Flaubert a compris et qu'il a mis en relief.'' Il y a une es-

pèce de religion qui est celle qu'on parle généralement aux jeunes filles et qui
est la plus mauvaise de toutes. On peut, à cet égard, différer dans les apprécia-
tions. Quant à moi, je déclare nettement ceci, que je ne connais rien de beau,
d'utile, de nécessaire pour soutenir, non pas seulement les femmes dans le che-
min de la vie, mais les hommes eux-mêmes qui ont quelquefois de bien pénibles
épreuves à traverser, que je ne connais rien de plus utile et de plus nécessaire
que le sentiment religieux, mais le sentiment religieux grave, et permettez-moi
d'ajouter, sévère.
Je veux que mes enfants comprennent un Dieu, non pas un Dieu dans les
abstractions du panthéisme, non, mais un être suprême avec lequel ils sont en
rapport, vers lequel ils s'élèvent pour le prier, et qui en même temps les grandit
et les fortifie. Cette pensée-là, voyez-vous, qui est ma pensée, qui est la vôtre,
c'est la force dansles mauvais jours, la force dans ce qu'on appelle dans le monde
le refuge, ou mieux encore, la force des faibles. C'est cette pensée-là qui donne
à la femme cette consistance qui la fait se résigner sur les mille petites choses
de la vie, qui la fait rapporter à Dieu ce qu'elle peut souffrir, et lui demander
la grâce de remplir son devoir. Cette religion-là, messieurs, c'est le christianisme,
c'est la religion qui établit les rapports entre Dieu et l'homme. Le christianisme,
en faisant intervenir entre Dieu et nous une sorte de puissance intermédiaire,
nous rend Dieu plus accessible, et cette communication avec lui plus facile.
Que la mère de celui qui se fit Homme-Dieu reçoive aussi les prières de la femme,
je ne vois rien encore là qui altère ni la pureté, ni la sainteté religieuse, ni le

sentiment lui-même. Mais voici où commence l'altération. Pour accomoder la


420 MADAME BOVARY
religion à toutes les natures, on fait intervenir toutes sortes de petites choses
chétives, misérables, mesquines. La pompe des cérémonies, au lieu d'être cette
grande pompe qui nous saisit l'âme, cette pompe dégénère en petit commerce
de reliques, de médailles, de petits bons dieux, de petites bonnes vierges. A
quoi, messieurs, se prend l'esprit des enfants curieux, ardents, tendres, l'esprit
des jeunes filles surtout ? A toutes ces images, affaiblies, atténuées, misérables
de l'esprit religieux. Elles se font alors de petites religions de pratique, de petites
dévotions de tendresse, d'amour, et au lieu d'avoir dans leur âme le sentiment de
Dieu, le sentiment du devoir, elles s'abandonnent à des rêvasseries, à de petites
pratiques, à de petites dévotions. Et puis vient la poésie, et puis viennent, il

faut bien le dire, mille pensées de charité, de tendresse, d'amour mystique,


mille formes qui trompent les jeunes filles, qui sensualisent la religion. Ces
pauvres enfant, naturellement crédules et faibles, se prennent à tout cela, à la
poésie, à la rêvasserie, au lieu de s'attacher à quelque chose de raisonnable et de
sévère. D'où il arrive que vous avez beaucoup de femmes fort dévotes, qui ne
sont pas religieuses du tout. Et quand le vent les pousse hors du chemin où elles
devraient marcher, au lieu de trouver la force, elles ne trouvent que toute espèce
de sensualités qui les égarent.

Ah vous m'avez accusé d'avoir, dans le tableau de la société moderne,


!

confondu l'élément religieux avec le sensualisme Accusez donc la société au !

milieu de laquelle nous sommes, mais n'accusez pas l'homme qui, comme
Bossuet, s'écrie Réveillez-vous et prenez garde au péril
: Mais venir dire aux !

pères de famille Prenez garde, ce ne sont pas là de bonnes habitudes à donner


:

à vos filles, il y a dans tous ces mélanges de mysticisme quelque chose qui
sensualise la religion; venir dire cela, c'est dire la vérité. C'est pour cela que vous
accusez Flaubert, c'est pour cela que j'exalte sa conduite. Oui, il a bien fait
d'avertir, ainsi, les familles des dangers de l'exaltation chez les jeunes personnes
qui s'en prennent aux petites pratiques, au lieu de s'attacher à une religion forte
et sévère qui les soutiendrait au jour de la faiblesse. Et, maintenant, vous allez
voir d'où vient l'intention des petits péchés « sous le chuchotement du prêtre ».

Lisons la page 30 '.

« Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous,


" le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l'amitié douce de quelque
" bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands

I. Page 37.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 42 1
« arbres plus hauts que les clochers ou qui court pieds nus sur le sable, vous
« apportant un nid d'oiseau. »

Est-ce lascif cela, messieurs ? Continuons,


M. l'avocat impérial. — Je n'ai pas dit que ce passage fût lascif.

M^ Sénard. — Je vous en demande bien pardon, c'est précisément dans ce


passage que vous avez relevé une phrase lascive, et vous n'avez pu la trouver
lascive qu'en l'isolant de ce qui précédait et de ce qui suivait :

« Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes
« pieuses bordées d'azur qui servent de signets, et elle aimait la brebis malade,
« le sacré-cœur percé de flèches aiguës, ou le pauvre Jésus qui tombe en mar-
« chant sous sa croix. Elle essaya, par mortification, de rester tout un jour sans
« manger. Elle cherchait dans sa tête quelque vœu à accomplir. »

N'oubliez pas cela; quand on invente de petits péchés à confesse et qu'on


cherche dans sa tête quelque vœu à accomplir, ce que vous trouverez à la ligne

qui précède, évidemment on a eu les idées un peu faussées, quelque part. Et je


vous demande maintenant si j'ai à discuter votre passage ! mais je continue :

« Le soir, avant la prière, on faisait dans l'étude une lecture rehgieuse.


« C'était, pendant la semaine, quelque résumé d'histoire sainte ou les confé-
« rences de l'abbé Frayssinous, et, le dimanche, des passages du Génie du Chris-
(( tianisme, par récréation Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation
« sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et

« de l'éternité ! Si son enfance se fût écoulée dans l'arrière-boutique obscure


« d'un quartier marchand, elle se serait peut-être alors ouverte aux envahisse-
« ments lyriques de la nature, qui, d'ordinaire, ne nous arrivent que par la

« traduction des écrivains. Mais elle connaissait trop la campagne; elle savait le

" bêlement des troupeaux, les laitages, les charrues. Habituée aux aspects
(( calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n'aimait la mer
« qu'à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu'elle était clairse-
« mée parmi les ruines. Il fallait qu'elle pût retirer des choses une sorte de profit
« personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la

« consommation immédiate de son cœur, étant de tempérament plus sentimental


« qu'artistique, cherchant des émotions et non des paysages. »
Vous allez voir avec quelles délicates précautions l'auteur introduit cette
vieille sainte fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans
le couvent un élément nouveau, l'introduction du roman apporté par une étran-
gère. N'oubliez jamais ceci quand il s'agira d'apprécier la morale religieuse.
422 MADAME BOVARY
« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant
« huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appar-
« tenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinée sous la Révolution,
« elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs et faisait avec elles,

« après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage.


« Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle
« savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-
(( voix en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des
« nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette,
« quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la

« bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres dans les intervalles de


« sa besogne. »

Ceci n'est pas seulement merveilleux littérairement parlant ; l'absolution


ne peut pas être refusée à l'homme qui écrit ces admirables passages, pour si-

gnaler à tous les périls d'une éducation de ce genre, pour indiquer à la jeune
•femme les écueils de la vie dans laquelle elle va s'engager. Continuons :

« Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'éva-


« nouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais,

« chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur,
« serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols
« dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux,
« vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des
« urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette
<( poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle

« s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salles des gardes et ménestrels.


« Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines
« au long corsage qui sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours le coude sur
« la pierre et le menton dans la main à regarder venir du fond de la campagne
« un cavalier à plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce
« temps-là, le culte de Marie Stuart et des vénérations enthousiastes à l'endroit
(' des femmes ou infortunées. Jeanne d'Arc, Héloïse, Agnès Sorel, la
illustres
« belle Ferronnière et Clémence Isaure, pour elle se détachaient comme des
<( comètes sur l'immensité ténébreuse de l'histoire, où saillissaient encore çà
/( et là, mais plus perdus dans l'ombre et sans aucun rapport entre eux, saint
« Louis avec son chêne, Bayard mourant, quelques férocités de Louis XI,
« un peu de Saint-Barthélémy, le panache du Béarnais, et toujours le souvenir
« des assiettes peintes où Louis XIV était vanté.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 423
« A la classe de musique, dans
romances qu'elle chantait, il n'était ques-
les

« tion que de petits de madones, de lagunes, de gondoliers,


anges aux ailes d'or,

u pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style


« et les imprudences de la note, l'attirante fantasmagorie de réalités sentimen-
« taies. »

Comment, vous ne vous êtes pas souvenu de cela,quand cette pauvre fille
de campagne rentrée à la ferme, ayant trouvé à
la épouser un médecin de village,
est invitée à une soirée d'un château, sur laquelle vous avez cherché à appeler
l'attention du tribunal, pour montrer quelque chose de lascif dans une valse
qu'elle vient de danser Vous ne vous êtes pas souvenu de cette éducation,
!

quand cette pauvre femme enlevée par une invitation qui est venue la prendre au
foyer vulgaire de son mari, pour la mener à ce château, quand elle a vu ces beaux
messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes
fortunes à la cour !... M. l'avocat impérial a eu de beaux mouvements, à propos
de la reine Antoinette Il n'y a pas un de nous, assurément, qui ne se soit associé
!

par la pensée à votre pensée. Comme vous, nous avons frémi au nom de cette
victime des révolutions; mais ce n'est pas de Marie-Antoinette qu'il s'agit ici,

c'est du château de la Vaubyessard.


Il y avait là un vieux duc qui avait eu — disait-on — des rapports avec la

reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune femme,
voyant se réaliser tous les rêves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi

transportée au milieu de ce monde, vous vous étonnez de l'enivrement qu'elle a


ressenti ; vous l'accusez d'avoir été lascive. Mais accusez donc la valse elle-

même, cette danse de nos grands bals modernes où, dit un auteur qui l'a décrite,
la femme « s'appuie la tête sur l'épaule du cavalier, dont la jambe l'embarrasse ».

Vous trouvez que dans la description de Flaubert madame Bovary est lascive.
Mais il n'y a pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui ayant assisté à un bal,
ayant vu cette sorte de valse, n'ait eu en sa pensée le désir que sa femme ou sa
fille s'abstînt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la

chasteté qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer à ce plaisir
que la mode a consacré, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chas-
quoiqu'on y compte, il n'est pas impossible d'exprimer les impressions
teté, et

que M. Flaubert a exprimées au nom des mœurs et de la chasteté.


La voilà au château de la Vaubyessard, la voilà qui regarde ce vieux duc,
qui étudie tout avec transport, et vous vous écriez : Quels détails ! Qu'est-ce à
dire ? les détails sont partout, quand on ne cite qu'un passage.
424 MADAME BOVARY
« Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n'avaient pas mis leurs
« gants dans leurs verres.
« Cependant au haut bout de la table, parmi toutes ces femmes,
seul
« courbé sur son assiette remplie, et la serviette nouée dans le dos comme un
« enfant, un tomber de sa bouche des gouttes de
vieillard mangeait, laissant
<( sauce. Il avait les yeux une petite queue enroulée d'un ruban
éraillés et portait

« noir. C'était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l'ancien


« favori du comte d'Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil
« chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l'amant de la reine
« Marie- Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun. »

Défendez la reine, défendez-la surtout, devant l'échafaud, dites que par son
titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se
contentera de dire qu'il avait été, disait-on, l'amant de la reine. Est-ce que c'est
sérieusement que vous nous reprocherez d'avoir insulté à la mémoire de cette
femme infortunée }

« Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris,

« de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un


« domestique derrière sa chaise lui nommait tout haut dans l'oreille les plats
« du doigt en bégayant. Et sans cesse les yeux d'Emma revenaient
qu'il désignait

« d'eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose
« d'extraordinaire et d'auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des
« reines ?

« On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa


« peau en sentant ce froid à sa bouche. Elle n'avait jamais vu de grenades ni
« mangé d'ananas. »
Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement,
mais qu'il n'est pas possible d'y prendre çà et là une ligne pour créer une es-
pèce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce n'est pas la couleur
lascive, c'est la couleur du livre; c'est l'élément Httéraire, et en même temps
l'élément moral,
La voilà, cette jeune fille dont vous avez fait l'éducation, la voilà devenue
femme. M. l'avocat impérial a dit Essaye-t-elle même d'aimer son mari ?
:

Vous n'avez pas lu le livre; si vous l'aviez lu, vous n'auriez pas fait cette objec-
tion.

La voilà, messieurs, cette pauvre femme, elle rêvassera d'abord. A la


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 425
page 34 ^
vous verrez ses rêvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont
M. l'avocat impérial n'a pas parlé, et qu'il faut que je vous dise, ce sont ses
impressions quand sa mère mourut ; vous verrez si c'est lascif, cela ! Ayez la

bonté de prendre page 33 et de me suivre


la ^
:

« Quand sa mère mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se
« fit faire un tableau funèbre avec les cheveux de la défunte, et dans une lettre
« qu'elle envoyait aux Bertaux, toute pleine de réflexions tristes sur la vie, elle

« demandait qu'on l'ensevelît plus tard dans le même tombeau. Le bonhomme


H la crut malade, et vint la voir. Emma fut intérieurement satisfaite de se sentir
« arrivée, du premier coup, à ce rare idéal des existences pâles où ne parvien-
« nent jamais les cœurs médiocres. Elle se laissa donc glisser dans les méandres
« lamartiniens, écouta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mou-
« rants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et

« la voix de l'Éternel discourant dans les vallons. Elle s'ennuya, n'en voulut
« point convenir, continua par habitude, ensuite par vanité, et fut enfin surprise
« de se sentir apaisée, et sans plus de tristesse au cœur que de rides sur son
« front. »

Je veux répondre aux reproches de M. l'avocat impérial, qu'elle ne fait

aucun efl^ort pour aimer son mari.


M. l'avocat impérial. — Je ne lui ai pas reproché cela, j'ai dit qu'elle
n'avait pas réussi.
M^' Sénard. — Si j'ai mal compris, si vous n'avez pas fait dj reproche, c'est

la meilleure réponse qui puisse être faite. Je croyais vous l'avoir entendu faire;
mettons que je me sois trompé. Au surplus voici ce que je lis à la fin de la page 36 ':
« Cependant, d'après des théories qu'elle croyait bonnes, elle voulut se

(( donner de l'amour. Au clair de lune, dans le jardin, elle récitait tout ce qu'elle
« savait par cœur de rimes passionnées, et lui chantait en soupirant des adagios
« mélancoliques; mais elle se trouvait ensuite aussi calme qu'auparavant, et
« Charles n'en paraissait ni plus amoureux, ni plus remué.
« Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cœur sans en faire
« jaillir une de comprendre ce qu'elle n'éprouvait
étincelle, incapable d'ailleurs
« pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait point par des formes
« convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles n'avait plus

1 Page 46.
2. Page 44.
3. Page 41.
426 MADAME BOVARY
« rien d'exorbitant. Ses expansions étaient devenues régulières; il l'embrassait
« une habitude parmi les autres, et comme un
à de certaines heures. C'était
« dessert prévu d'avance, après la monotonie du dîner. »

A la page 37 nous trouverons une foule de choses semblables. Mainte-


'

nant, voici le péril qui va commencer. Vous savez comment elle avait été élevée;
c'est ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant.

Il n'y a pa? un homme l'ayant lu, qui ne dise, ce livre à la main, que

M. Flaubert n'est pas seulement un grand artiste, mais un homme de cœur,


pour avoir dans les six dernières pages déversé toute l'horreur et le mépris sur
la femme, et tout l'intérêt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme
on l*a dit, parce qu'il n'a pas transformé le mari, parce qu'il l'a laissé jusqu'à la

fin ce qu'il était,un bon homme, vulgaire, médiocre, remplissant les devoirs de
sa profession, aimant bien sa femme, mais dépourvu d'éducation, manquant
d'élévation dans la pensée. Il est de même au lit de mort de sa femme. Et pour-
tant il n'y a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus d'intérêt. Pour-
quoi Parce qu'il a gardé jusqu'à la fin la simpHcité, la droiture du cœur; parce
.?

que jusqu'à la fin il a rempli son devoir, dont sa femme s'était écartée. Sa mort
est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le
cadavre de la femme, l'auteur a montré les taches que lui ont laissées les vomis-
sements du poison; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va être ensevelie,
il a voulu en faire un objet de dégoût; mais il y homme qui est
a un sublime,
c'est le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime,
dont la mort est admirable, c'est le mari, qai après avoir vu successivement
se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester d'illusions au
cœur, embrasse par la pensée sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en

prie, dans vos souvenirs, l'auteur a été au delà Lamartine le lui a dit de — —
ce qui était permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et l'expiation plus
terrible. L'auteur a su concentrer tout l'intérêt sur l'homme qui n'avait pas dévié
de la ligne du devoir, qui est resté avec son caractère médiocre, sans doute, l'auteur
ne pouvait pas changer son caractère; mais avec toute la générosité de son cœur,
et il a accumulé toutes les horreurs sur la mort de la femme qui l'a trompé,
ruiné, qui s'est livrée aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et
enfin est arrivée au suicide. Nous verrons si elle est naturelle la mort de cette
femme qui, si elle n'avait pas trouvé le poison pour en finir, aurait été brisée par
l'excès même du malheur qui l'étieignait. Voilà ce qu'a fait l'auteur. Son livre

I. Page 46.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 427
ne serait pas lu, s'il l'eût fait autrement, si, pour montrer où peut conduire une
éducation aussi périlleuse que celle de madame Bovary, il n'avait pas prodigué
les images charmantes et les tableaux énergiques qu'on lui reproche.
M. Flaubert fait constamment ressortir la supériorité du mari sur la femme,
et quelle supériorité, s'il vous plaît ? celle du devoir rempli, tandis qu'Emma s'en
écarte 1 Et puis la voilà placée sur la pente de cette mauvaise éducation, la voilà

partie après la scène du bal avec un jeune enfant, Léon, inexpérimenté comme
elle. Elle coquettera avec lui, mais elle n'osera pas aller plus loin; rien ne se fera.
Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme. Après l'avoir regardée
un instant, il se dit : Elle est bien, cette femme ! et elle sera à lui, car elle est
légère et sans expérience Quant à la chute, vous relirez les pages 42, 53 et 44 \
l

Je n qu'un mot à vous dire sur cette scène, il n'y a pas de détails, pas de des-
ai

cription, aucune image qui nous peigne le trouble des sens un seul mot nous ;

indique la chute « elle s'abandonna ». Je vous prierai; encore, d'avoir la bonté


:

de relire les détails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir
été décrite dans un mauvais livre. M. Flaubert a substitué Rodolphe à Lovelace,
et Emma à Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages;
et vous apprécierez.
Mais ici l'indignation de M. l'avocat impérial. Il est choqué
je rencontre
de ce que remords ne suit pas de près la chute, de ce qu'au lieu d'en exprimer
le

les amertumes, elle se dit avec satisfaction « J'ai un amant. » Mais l'auteur :

ne serait pas dans le vrai si, au moment où la coupe est encore aux lèvres, il
faisait sentir toute l'amertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui écrirait,

comme l'entend M. l'avocat impérial, pourrait être moral, mais il dirait ce qui

n'est pas dans la nature. Non, ce n'est pas au moment de la première faute, que
le sentiment de la faute se réveille; sans cela elle ne serait pas commise. Non,
ce n'est pas au moment où elle est dans l'illusion qui l'enivre, que la femme
peut être avertie par cet enivrement même de la faute immense qu'elle a commise.
Elle n'en rapporte que l'ivresse; elle rentre chez elle, heureuse, étincelante, elle

chante dans son cœur : « Enfin, j'ai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ?
Vous avez lu les pages
424 et 425 ^. A deux pages de là, s'il vous plaît, à la page
428 ^, le sentiment du dégoût de l'amant ne se manifeste pas encore, mais elle

1. Pages 169 à 178.


2. Page 177.
3. Page 179- •
428 MADAME BOVARY
est déjà sous l'impression de la crainte, de l'inquiétude. Elle examine, elle re-

garde, elle ne voudrait jamais abandonner Rodolphe :

« Quelque chose de plus fort qu'elle la poussait vers lui, si bien qu'un
« jour, la voyant survenir à l'improviste, il fronça le visage comme quelqu'un
u de contrarié. f

— « Qu'as-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu } Parle-moi !

« Et enfin il déclara d'un air sérieux que ses visites devenaient imprudentes
et qu'elle se compromettait.
« Peu à peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent. L'amour
l'avait enivrée d'abord, et elle n'avait songé à rien au delà. Mais à présent qu'il
était indispensable à sa vie, elle craignait d'en perdre quelque chose, ou même
qu'il ne fût troublé. Quand elle s'en revenait de chez lui, elle jetait tout à l'entour
des regards inquiets, épiait chaque forme qui passait à l'horizon, et chaque lu-
carne du village d'où l'on pouvait l'apercevoir. Elle écoutait les pas, les cris,

le bruit des charrues, et elle s'arrêtait plus blême et plus tremblante que les

feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tête. »

Vous voyez bien qu'elle ne s'y méprend pas; elle sent bien qu'il y a quelque
chose qui n'est pas ce qu'elle avait rêvé. Prenons les pages 433 et 434 \ et vous
en serez encore plus convaincus.
« Lorsque la nuit était pluvieuse, ils s'allaient réfugier dans le cabinet
aux consultations, entre le hangar et l'écurie. Elle allumait un des flambeaux
de la cuisine, qu'elle avait caché derrière les livres. Rodolphe s'installait là comme
chez lui. Cependant, la vue de la bibliothèque et du bureau, de tout l'apparte-
ment enfin, excitait sa gaieté, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles
quantité de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eût désiré le voir plus
sérieux et même plus dramatique à l'occasion, comme cette fois où elle crut en-
tendre dans l'allée un bruit de pas qui s'approchait.
« — On vient ! dit-elle.

« Il souffla la lumière.
« — As-tu tes pistolets ?

« — Pourquoi ?

« — Mais... pour défendre, te reprit Emma.


'( — Est-ce de ton mari Ah } ! le pauvre garçon !

« Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : je l'écraserais


d'une chiquenaude.
1. Pages 185 et 186.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 429
« Elle fut ébahie de sa bravoure, bien qu'elle y sentît une sorte d'indélica-
tesse et de grossièreté naïve, qui la scandalisa.
« Rodolphe réfléchit beaucoup à cette histoire de pistolets. Si elle avait parlé
sérieusement, cela était fort ridicule, pensait-il, odieux même, car il n'avait,
lui,aucune raison de haïr ce bon Charles, n'étant pas ce qui s'appelle dévoré
de jalousie; —
et à ce propos Emma lui avait fait un grand serment, qu'il ne

trouvait pas, non plus, du meilleur goût.


« D'ailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu s'échanger des
miniatures, on s'était coupé des poignées de cheveux, et elle demandait à présent
une bague, un véritable anneau de mariage, en signe d'alliance éternelle. Souvent
elle lui parlaitdes cloches du soir, ou des voix de la nature; puis elle l'entre-
tenait de sa mère à eUe, et de sa mère à lui. »
Elle l'ennuyait enfin.
Puis, page 453 ^
: « Il (Rodolphe) n'avait plus, comme autrefois, de ces mots
si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces véhémentes caresses qui la rendaient
folle; — si bien que leur grand amour, oà elle vivait plongée, parut se diminuer
sous elle comme l'eau d'un fleuve qui s'absorberait dans son lit, et elle aperçut
la vase. Elle n'y voulut pas croire; elle redoubla de tendresse; et Rodolphe, de
moins en moins, cacha son indiff^érence.
« Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cédé, ou si elle ne souhaitait
point, au contraire, le chérir davantage. L'humiliation de se sentir faible se
tournait en une rancune que les voluptés tempéraient. Ce n'était pas de l'at-
tachement, mais comme une séduction permanente. Il la subjuguait. Elle en
avait presque peur. »

Et vous craignez, monsieur l'avocat impérial, que les jeunes femmes


lisent cela ! Je suis moins effrayé, moins timide que vous. Pour mon compte per-
sonnel, je comprends à merveille que le père de famille dise à sa fille : Jeune
femme, si ton cœur, si ta conscience, si le sentiment reUgieux, si la voix du devoir
ne suffisaient pas pour te faire marcher dans la droite voie, regarde, mon enfant,
regarde combien d'ennuis, de souffrances, de douleurs et de désolations atten-
dent la femme bonheur ailleurs que chez elle Ce langage
qui va chercher le !

ne vous blesserait pas dans la bouche d'un père, eh bien M. Flaubert ne dit !

pas autre chose; c'est la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la
femme qui a rêvé le bonheur en dehors de sa maison trouve immédiatement.

I. Page 189.
43 MADAME BOVARY
Mais marchons, nous arrivons à toutes les aventures de la désillusion.
Vous m'opposez les caresses de Léon à la page 60 \ Hélas ! elle va payer bientôt
la rançon de l'adultère ; et cette rançon vous la trouverez terrible, à quelques
pages plus loin de l'ouvrage que vous incriminez. Elle a cherché le bonheur
dans l'adultère, la malheureuse ! Et
y a trouvé, outre le dégoût et la fatigue
elle

que la monotonie du mariage peut donner à une femme qui ne marche pas dans
la voie du devoir, elle y a trouvé la désillusion, le mépris de l'homme auquel elle
s'était livrée. Est-ce qu'il manque quelque chose à ce mépris } Oh non et vous !

ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux : Rodolphe, qui s'est révélé si vil,

luidonne une dernière preuve d'égoïsme et de lâcheté. Elle lui dit « Emmène- :

moi Enlève-moi J'étouffe, je ne puis plus respirer dans la maison de mon


! !

mari, dont j'ai fait la honte et le malheur. » Il hésite; elle insiste; enfin il promet,
et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe,
écrasée, anéantie. Elle tombe malade, elle est mourante. La livraison qui suit
vous la montre dans toutes les convulsions d'une âme qui se débat, qui peut-être
serait ramenée au devoir par l'excès de sa souffrance, mais malheureusement elle

rencontre bientôt l'enfant avec lequel elle avait joué quand elle était inexpéri-

mentée. Voilà le mouvement du roman, et puis vient l'expiation. ^

Mais M. l'avocat impérial m'arrêt». et me dit : quand il serait vrai que le but
de l'ouvrage soit bon d'un bout à l'autre, est-ce que vous pouviez vous permettre
des détails obscènes, comme ceux que vous vous êtes permis }

Très certainement, je ne pouvais pas me permettre de tels détails, mais


m'en suis-je permis ? Où sont-ils ? J'arrive ici aux passages les plus incriminés.
Je ne parle plus de l'aventure du fiacre, le tribunal a eu satisfaction à cet égard;
j'arrive aux passages que vous avez signalés comme contraires à la morale pu-
blique et qui forment un certain nombre de pages du numéro du i^^ décembre;
et pour faire disparaître tout l'échafaudage de votre accusation, je n'ai qu'une
chose à faire : restituer ce qui précède et ce qui suit vos citations, substituer,
en un mot, le texte complet à vos découpures.
Au bas de la page 72 ^, Léon, après avoir été mis en rapport avec Homais le

pharmacien, vient à l'hôtel de Bourgogne ; et puis le pharmacien vient le chercher.


« Mais Emma venait de partir, exaspérée ; ce manque de parole au rendez-
vous lui semblait un outrage.
« Puis, se calmant, elle finit par découvrir qu'elle l'avait sans doute calom-

1. Page 287.
2. Pages 304 et 305.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 43 1
nié. Mais
dénigrement de ceux que nous aimons toujours nous en détache
le

quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles; la dorure en reste aux mains.
« Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour... »
Mon Dieu C'est pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes
!

traduit devant nous. Écoutez maintenant :

« Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour ;

et dans les lettres qu'Emma lui envoyait, il était question de fleurs, de vers, de
la lune et des étoiles, ressources naïves d'une passion affaibhe, qui essayait de
s'aviver à tous les secours extérieurs. Elle se promettait continuellement, pour
son prochain voyage, une félicité profonde; puis elle s'avouait ne rien sentir
d'extraordinaire. Mais cette déception s'effaçait vite, sous un espoir nouveau; et
Emma revenait à lui plus enflammée, plus haletante, plus avide. Elle se désha-
billait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour
de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses
pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait

d'un seul geste tomber ensemble tous ses vêtements; — et pâle, sans parler,
sérieuse, elle s'abbattait contre sa poitrine, av^ec un long frisson. »

Vous vous êtes arrêté là, monsieur l'avocat impérial; permettez-moi de


continuer :

« Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces


lèvres balbutiantes, dans ces prunelles égarées, dans l'étreinte de ces bras,
quelque chose d'extrême, de vague et de lugubre, qui semblait à Léon se. glisser

entre eux, subtilement, comme pour les séparer. »

Vous appelez cela de la couleur lascive, vous dites que cela donnerait le

goût de l'adultère, vous dites que voilà des pages qui peuvent exciter, émouvoir
les sens, — des pages
lascives Mais la mort est dans ces pages. Vous n'y pensez
!

pas, monsieur l'avocat impérial, vous vous effarouchez de trouver là des mots
de corset^ de vêtements qui tombent; et vous vous attachez à ces trois ou quatre
mots de corset et de vêtements qui tombent Voulez-vous que je montre comme !

quoi un corset peut paraître dans un livre classique, et très classique .''
C'est ce
que je me donnerai le plaisir de faire tout à l'heure.
« Elle se déshabillait... (ah ! monsieur l'avocat impérial que vous avez mal
compris ce passage !) elle se déshabillait brutalement (la malheureuse), arrachant

le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une cou-
leuvre qui glisse; et pâle, sans parler, sérieuse, elle s'abattait contre sa poitrine
432 MADAME BOVARY
avec un long frisson... Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides... dans

l'étreinte de ces bras, quelque chose de vague et de lugubre... »


C'est ici qu'il faut se demander où est la couleur lascive ? et où est la couleur
sévère.' et si les sens de la jeune fille aux mains de laquelle tomberait ce livre,
peuvent être émus, excités, — comme à la lecture d'un livre classique entre
tous les classiques, que je citerai tout à l'heure, et qui a été réimprimé mille
fois, sans que jamais procureur impérial, ou royal, ait songé à le poursuivre.
Est-ce qu'il y a quelque chose d'analogue dans ce que je viens de vous lire ? Est-ce
que ce n'est pas au contraire l'excitation à l'horreur du vice que « ce quelque
chose de lugubre qui se glisse entre eux pour les séparer } » Continuons, je vous
prie.
« Il n'osait lui faire de questions ; mais, la discernant si expérimentée,
elle avait dû passer, se disait-il, par toutes les épreuves de la souffrance et du
plaisir. Ce qui le charmait autrefois l'effrayait un peu maintenant. D'ailleurs,
il se révoltait contre l'absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité.
Il en voulait à Emma de cette victoire permanente. Il s'efforçait même à ne pas la
chéiir; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lâche, comme les ivro-

gnes à la vue des liqueurs fortes. »

Est-ce que c'est lascif cela }

Et puis, prenez le dernier paragraphe :

« Un jour qu'ils s'étaient quittés de bonne heure, et qu'elle s'en revenait


seule par le boulevard, elle aperçut les murs de son couvent; alors elle s'assit
sur un banc, à l'ombre des ormes. Quel calme dans ce temps-là ! Comme elle

enviait les ineffables sentiments d'amour qu'elle tâchait, d'après des livres, de
se figurer !

Les premiers mois de son mariage, ses promenades à cheval dans la


«

forêt, le Vicomte qui valsait, et Lagardy chantant, tout repassa devant ses yeux. »

N'oubliez donc pas ceci, monsieur l'avocat impérial, quand vous voulez
juger la pensée de l'auteur, quand vous voulez trouver absolument la couleur
lascive là où je ne puis trouver qu'un excellent livre.

« Et Léon lui parut soudain dans le même éloignement que les autres.
« Je l'aime pourtant, » se disait-elle; elle n'était pas heureuse, ne l'avait jamais
été.D'où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée
des choses où elle s'appuyait » .''

Est-ce lascif, ce'a .-*

« Mais s'il y avait quelque part un être fort et beau, une nature valeureuse,
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 433
pleine à la fois d'exaltation et de raffinements, un cœur de poète sous une forme
d'ange, lyre aux cordes d'airain sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques,
pourquoi, par hasard, ne le trouverait-elle pas ? Oh ! quelle impossibilité 1

Rien d'ailleurs ne valait la peine d'une recherche, tout mentait ! Chaque sourire
cachait un bâillement d'ennui, chaque une malédiction, tout plaisir son
joie
dégoût et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre que l'irréalisable
envie d'une volupté plus haute.
« Un râle métallique se traîna dans les airs, et quatre coups se firent en-
tendre à la cloche du couvent. Quatre heures ! et il lui semblait qu'elle était là,

sur ce banc, depuis l'éternité. »

Il ne faut pas chercher au bout d'un livre quelque chose pour expliquer
ce qui est au bout d'un autre. J'ai lu le passage incriminé sans y ajouter un mot,
pour défendre une œuvre qui se défend par elle-même. Continuons la lecture de
ce passage incriminé au point de vue de la morale :

« Madame était dans sa chambre. On n'y montait pas. Elle restait là tout
le long du jour, engourdie, à peine vêtue, et de temps à autre faisait fumer des
pastilles du sérail, qu'elle avait achetées à Rouen, dans la boutique d'un Algérien.
Pour ne pas avoir la nuit, contre sa chair, cet homme étendu qui dormait, elle

finit, à force de grimaces, par le reléguer au second étage; et elle lisait jusqu'au
matin des livres extravagants où il y avait des tableaux orgiaques avec des situa-
tions sanglantes. » (Ceci donne envie de l'adultère^ n'est-ce pas « Souvent .'')

une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. — Ah ! va-t'en,


disait-elle; ou d'autres fois, brûlée plus fort par cette flamme intime que l'adul-

tère avivait, haletante, émue, toute en désir, elle ouvrait la fenêtre, aspirait

l'air froid, éparpillait au vent sa chevelure trop lourde et regardait les étoiles,

souhaitait des amours de prince. Elle pensait à lui, à Léon. Elle eût alors tout
donné pour un seul de ces rendez-vous qui la rassasiaient.
« C'était ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et lorsqu'il ne pouvait
payer seul la dépense, elle complétait le surplus libéralement; ce qui arrivait à
peu près toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre qu'ils seraient aussi
bien ail'eurs, dans quelque hôtel plus modeste, mais elle trouva des objections. »

Vous voyez comme tout ceci est simple quand on lit tout,, mais avec les
découpures de M. l'avocat impérial, le plus petit mot devient une montagne.
M. l'avocat impérial. — Je n'ai cité aucune de ces phrases-là, et puisque
vous en voulez citer que je n'ai point incriminées, il ne fallait pas passer à
pieds joints sur la page 50.

30
434 MADAME BOVARY
M® Sénard. — Je ne passe rien, j'insiste sur les phrases incriminées dans
la citation. Nous sommes cités pour les pages 77 et 78 \
M. Vavocat impérial. — Je parle des citations faites à l'audience, et je

croyais que vous m'imputiez d'avoir cité les lignes que vous venez de lire.
M^ Sénard. —
Monsieur l'avocat impérial, j'ai cité tous les passages à l'aide
desquels vous vouliez constituer un délit qui maintenant est brisé. Vous avez
développé à l'audience ce que bon vous semblait, et vous avez eu beau jeu.
Heureusement nous avions le livre, le défenseur savait le livre; s'il ne l'avait pas
su, sa position eût été bien étrange, permettez-moi de vous le dire. Je suis appelé
à m 'expliquer sur tels et tels passages, et à l'audience on y substitue d'autres
passages. Si je n'avais possédé le livre comme je le possède, la défense eût été

difficile. Maintenant, je vous montre par une analyse fidèle que le roman, loin
de devoir être présenté comme lascif, doit être au contraire considéré comme une
œuvre éminemment morale. Après avoir fait cela, je prends les passages qui ont
motivé la citation en police correctionnelle ; et après avoir fait suivre vos décou-
pures de ce qui précède et de ce qui suit, l'accusation est si faible, qu'elle vous
révolte vous-même, au moment où je les Ces mêmes passages que vous
lis !

signaliez comme incriminables, il y a un instant, j'ai cependant bien le droit


de les citer moi-même, pour vous faire voir le néant de votre accusation.
Je reprends ma citation où j'en suis resté, au bas de la page 78
^ :

« Il (Léon) s'ennuyait maintenant lorsque Emma, tout à coup, sanglotait

sur sa poitrine; et son cœur, comme les gens qui ne peuvent endurer qu'une
certaine dose de musique, s'assoupissait d'indifférence au vacarme d'un amour
dont il ne distinguait plus les délicatesses.

« Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession


qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué
d'elle. Emma du mariage. »
retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes
Platitudes du mariage Celui qui a découpé ceci, a dit
! Comment, voilà :

un monsieur qui dit que dans le mariage il n'y a que des platitudes C'est une !

attaque au mariage, c'est un outrage à la morale Convenez, Monsieur l'avocat !

impérial, qu'avec des découpures artistement faites on peut aller loin en fait
d'incrimination. Qu'est-ce que l'auteur a appelé les platitudes du mariage.?
Cette monotonie qu'Emma avait redoutée, qu'elle avait voulu fuir, et qu'elle
retrouvait sans cesse dans l'adultère, ce qui était précisément la désillusion.

1. Pages 313 et 314.

2. H;<k'cs3i3 et 315-
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 435
Vous voyez donc bien que quand, au lieu de découper des membres de phrases
et des mots, on lit ce qui précède et ce qui suit, il ne reste plus rien à l'incri-
mination; et vous comprenez à merveille que mon client, qui sait sa pensée,

doit être un peu révolté de la voir ainsi travestir. Continuons :

« Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué d'elle. Emma retrouvait
dans l'adultère toutes les platitudes du mariage.
« Mais comment pouvoir s'en débarrasser? Puis elle avait beau se sentir
humiliée de la bassesse d'un tel bonheur, elle y tenait encore, par habitude ou
par corruption; et chaque jour elle s'y acharnait davantage, tarissant toute
félicité à la vouloir trop grande. Elle accusait Léon de ses espoirs déçus, comme
s'il l'avait trahie; et même elle souhaitait une catastrophe qui amenât leur sé-
paration, puisqu'elle n'avait pas le courage de s'y décider.
« Elle n'en continuait pas moins à lui écrire des lettres amoureuses, en
vertu de cette idée : qu'une femme doit toujours écrire à son amant.
(( Mais en écrivant, elle percevait un autre homme, un fantôme, fait de ses
plus ardents souvenirs. » Ceci n'est plus incriminé : « ensuite elle retombait à
plat, brisée, car ces élans d'amour vague la fatiguaient plus que de grandes
débauches. »

(( Elle éprouvait maintenant une courbature incessante et universelle...


du papier timbré qu'elle regardait à peine. Elle aurait voulu ne plus
elle recevait

vivreou continuellement dormir. »


J'appelle cela une excitation à la vertu, par l'horreur du vice, ce que l!auteur
annonce lui-même, et ce que le lecteur le plus distrait ne peut pas ne pas voir,
sans un peu de mauvaise volonté.
Et maintenant quelque chose de plus, pour vous faire apercevoir quelle

espèce d'homme vous avez à juger. Pour vous montrer non pas quelle espèce
de justification je puis prendre, mais si M. Flaubert a eu la couleur lascive et où
il prend ses inspirations, laissez-moi mettre sur votre bureau ce livre usé par lui,
et dans les passages duquel il s'est inspiré pour dépeindre cette concupiscence,
les entraînements de cette femme qui cherche le bonheur dans les plaisirs illicites,

qui ne peut pas l'y rencontrer, qui cherche encore, qui cherche de plus en plus,
et ne le rencontre jamais. Où Flaubert a pris ses inspirations, messieurs? C'est
dans ce que voilà écoutez
livre ; :

« Illusion des sens.


(' Quiconque donc s'attache au sensible, il faut qu'il erre nécessairement
d'objets en objets, et se trompe pour ainsi dire, en changeant de place; ainsi la
4-^6 MADAME BOVARY
concupiscence, c'est-à-dire l'amour des plaisirs, est toujours changeant, parce
que toute son ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c'est le change-
ment qui le fait revivre. Aussi qu'est-ce autre chose que la vie des sens, qu'un
mouvement alternatif de l'appétit au dégoût et du dégoût à l'appétit, l'âme

flottant toujours incertaine entre l'ardeur qui se ralentit et l'ardeur qui se re-
? Inconstaniia, concupiscentia.
nouvelle Voilà ce que c'est que la vie des sens.
Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de se divertir par
l'image d'une liberté errante. »

Voilà ce que c'est que la vie des sens. Qui a dit cela ? qui a écrit les paroles
que vous venez d'entendre, sur ces excitations et ces ardeurs incessantes .?

Quel est le livre que M. Flaubert feuillette jour et nuit, et dont il s'est inspiré
dans les passages qu'incrimine Monsieur l'avocat impérial ? C'est Bossuet !

Ce que je viens de vous lire, c'est un fragment d'un discours de Bossuet sur les
plaisirs illicites. Je vous ferai voir que tous ces passages incriminés ne sont, non

pas des plagiats, — l'homme qui s'est approprié une idée, n'est pas un plagiaire,
— mais que des imitations de Bossuet. En voulez-vous un autre exemple?
Le voici :

« Sur le péché.
« Et ne me demandez pas, chrétiens, de quelle sorte se fera ce grand chan-
gement de nos plaisirs en supplices ; la chose est prouvée par les Écritures.

C'est le Véritable qui le dit, c'est le Tout-Puissant qui le fait. Et toutefois, si

vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cœur,
vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable.
Elles ont toutes, en elles-mêmes, des peines cruelles, des dégoûts, des amer-
tumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie;
ce qui mêle dans elles toutes des emportements, qui dégénèrent en une espèce
de fureur non moins pénible que déraisonnable. L'amour, s'il m'est permis
de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et

ses résolutions irrésolues et l'enfer de ses jalousies. »

Et plus loin :

« Eh ! donc de plus aisé que de faire de nos passions une peine


qu'y a-t-il

insupportable de nos péchés, en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de
douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes
cruelles et l'amertume dont elles abondent? Nos péchés contre nous, nos péchés
sur nous, nos péchés au milieu de nous trait perçant contre notre sein, poids
:

insupportable sur notre tête, poison dévorant dans nos entrailles. »


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 437
Tout ce que vous venez d'entendre, n'est-il pas là pour vous montrer
les amertumes des passions ? Je vous laisse ce livre tout marqué, tout flétri
par le pouce de l'homme studieux qui y a pris sa pensée. Et celui qui s'est inspiré
à une source pareille, celui-là qui a décrit l'adultère dans les termes que vous
venez d'entendre, celui-là est poursuivi pour outrage à la morale publique et
religieuse !

Quelques lignes encore sur la Femme pécheresse, et vous allez voir comment
M. Flaubert, ayant à peindre ces ardeurs, a su s'inspirer de son modèle :

« Mais punis de notre erreur sans en être détrompés, nous cherchons


dans le changement un remède de notre méprise nous errons d'objet en objet ; ;

et s'il en est enfin quelqu'un qui nous fixe, ce n'est pas que nous soyons contents

de notre choix, c'est que nous sommes loués de notre inconstance. »

« Tout lui paraît vide, faux, dégoûtant dans les créatures : loin d'y retrouver
ces premiers charmes, dont son cœur avait eu tant de peine à se défendre,
elle n'en voit plus que le frivole, le danger et la vanité. »

« Je ne parle pas d'un engagement de passion ;


quelles frayeurs que le

mystère n'éclate que de mesures à garder du côté de la bienséance et de la


!

gloire ! que d'yeux


à éviter que de surveillants à tromper que de retours à
! !

craindre sur la fidélité de ceux qu'on a choisis pour les ministres et les confidents
de sa passion quels rebuts à essuyer de celui, peut-être, à qui on a sacrifié
!

son honneur et sa liberté, et dont on n'oserait se plaindre A tout cela, ajoutez !

ces moments cruels où la passion moins vive nous laisse le loisir de retomber
sur nous-mêmes, et de sentir toute l'indignité de notre état ces moments où ;

le cœur, né pour les plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles, et trouve
son supplice dans ses dégoûts et dans son inconstance. Monde profane ! si c'est

là cette félicité que tu nous vantes tant, favorises-en tes adorateurs; et punis-les,
en les rendant ainsi heureux, de la foi qu'ils ont ajoutée si légèrement à tes pro-

messes. »

Laissez-moi vous dire ceci : quand un homme, dans le silence des nuits,
a médité sur les causes des entraînements de la femme, quand il les a trouvées
dans l'éducation et que, pour les exprimer, se défiant de ses observations per-
sonnelles, il a été se je viens d'indiquer, quand il ne s'est
mûrir aux sources que
laissé aller à plume qu'après s'être inspiré des pensées de Bossuet et
prendre la

de Massillon, permettez-moi de vous demander s'il y a un mot pour vous ex-


438 MADAME BOVARY
primer ma surprise, ma douleur en voyant traduire cet homme en police correc-
tionnelle — pour quelques passages de son livre, et précisément pour les idées
et les sentiments les plus vrais et les plus élevés qu'il ait pu rassembler ! Voilà
ce que je vous prie de ne pas oublier relativement à l'inculpation d'outrage à la

morale religieuse. Et puis, si vous me le permettez, je mettrai en regard de tout


ceci, sous vos yeux, ce que j'appelle, moi, des atteintes à la morale, c'est-à-dire
la satisfaction des sens sans amertume, sans ces larges gouttes de sueur glacées,
qui tombent du front chez ceux qui s'y livrent; et je ne vous citerai pas des livres
licencieux dans lesquels les auteurs ont cherché à exciter les sens, je vous citerai
un livre — qui est donné en prix dans les collèges, mais je vous demanderai
la permission de ne vous dire le nom de l'auteur qu'après que je vous en aurai
lu un passage. Voici ce passage; je vous ferai passer le volume; c'est un exem-
plaire qui a été donné en prix à un élève de collège; j'aime mieux vous remettre
cet exemplaire que celui de M. Flaubert :

« Le lendemain, je fus reconduit dans son appartement. Là je sentis tout

ce qui peut porter à la volupté. On avait répandu dans la chambre les parfums
les plus agréables. Elle était sur un lit qui n'était fermé que par des guirlandes de

fleurs; elle y paraissait languissamment couchée. Elle me tendit la main, et me


fit asseoir auprès d'elle. Tout, jusqu'au voile qui lui couvrait le visage, avait de la
grâce. Je voyais la forme de son beau corps. Une simple toile qui se mouvait
sur elle me faisait tout à tour perdre et trouver des beautés ravissantes. » Une
simple toile, quand elle était étendue sur un cadavre, vous a paru une image
lascive ici elle est étendue sur la femme vivante. « Elle remarqua que mes
;

yeux étaient occupés, et quand elle les vit s'enflammer, la toile sembla s'ouvrir
d'elle-même; je vis tous les trésors d'une beauté divine. Dans ce moment,
elle me serra la main; mes yeux errèrent partout. Il n'y a, m'écriai-je, que ma
chère Ardasire qui soit aussi belle; mais j'atteste les dieux que ma fidélité...

Elle se jeta à mon cou, et me serra dans ses bras. Tout d'un coup, la chambre
s'obscurcit, son voile s'ouvrit; elle me donna un baiser. Je fus tout hors de moi;
une flamme subite coula dans mes veines et échauff"a tous mes sens. L'idée
d'Ardasire s'éloigna de moi. Un reste de souvenir... mais il ne me paraissait
qu'un songe... J'allais... J'allais la préférer à elle-même. Déjà j'avais porté mes
mains sur son sein; elles couraient rapidement partout; l'amour ne se montrait
que par sa fureur; il se précipitait à la victoire; un moment de plus, et Ardasire
ne pouvait pas se défendre. »

Qui a écrit cela? Ce n'est pas même l'auteur de la Nouvelle Héloïse, c'est
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 439
M. le président de Montesquieu ! Ici, pas une amertume, pas un dégoût, tout
est sacrifié à la beauté littéraire, et on donne cela en prix aux élèves de rhétorique,
sans doute pour leur servir de modèle dans les amplifications, ou les des-
criptions qu'on leur donne à faire. Montesquieu décrit dans les Lettres persanes
une scène qui ne peut pas même être lue. Il s'agit d'une femme que cet auteur
place entre deux hommes qui se la disputent. Cette femme ainsi placée entre
deux hommes fait des rêves —
qui lui paraissent fort agréables.
En sommes-nous là, M. l'avocat impérial Faudra-t-il encore vous citer !

Jean- Jacques Rousseau dans les Confessions et ailleurs Non, je dirai seule- !

ment au tribunal que si, à propos de sa description de la voiture dans la Double


Méprise, M. Mérimée était poursuivi, il serait immédiatement acquitté. On ne
verrait dans son livre qu'une œuvre d'art, de grandes beautés littéraires. On ne le
condamnerait pas plus qu'on ne condamne les peintres ou les statuaires qui ne
se contentent pas de traduire toute la beauté du corps, mais toutes les ardeurs,
toutes les passions. Je n'en suis pas là; je vous demande de reconnaître que
M. Flaubert n'a pas chargé ses images, et qu'il n'a fait qu'une chose : toucher
de la main la plus ferme la scène de la dégradation. A chaque ligne de son livre

il fait ressortir la désillusion, et au lieu de terminer par quelque chose de gra-


cieux, il s'attache à nous montrer cette femme arrivant, après le mépris, l'aban-
don, la ruine de sa maison, à la mort la plus épouvantable. En un mot, je ne puis
que répéter ce que j'ai dit en commençant la plaidoirie, que M. Flaubert est
l'auteur d'un bon livre, d'un livre qui est l'excitation à la vertu par l'horreur
du vice.

J'ai maintenant à examiner l'outrage à la religion. L'outrage à la religion

commis par M. Flaubert Et en quoi, s'il vous plaît } M. l'avocat impérial


!

a cru voir en lui un sceptique. Je puis répondre à M. l'avocat impérial qu'il se

trompe. Je n'ai pas ici de profession de foi à faire, je n'ai que le livre à défendre,
c'est ce qui fait que je me borne à ce simple mot. Mais quant au livre, je défie

M. l'avocat impérial d'y trouver quoi que ce soit qui ressemble à un outrage
à la religion. Vous avez vu comment la religion a été introduite dans l'éducation
d'Emma, et comment cette religion, faussée de mille manières, ne pouvait pas
retenir Emma sur la pente qui l'entraînait. Voulez- vous savoir en quelleK langue
M. Flaubert parle de la religion.? Écoutez quelques lignes que je prends dans
la première livraison, pages 231, 232 et 233 '.

« Un jour que la fenêtre était ouverte, et qu'assise au bord elle venait de


I. Pages 120 et 121.
440 MADAME BOVARY
regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait le buis, elle entendit tout à coup
sonner V Angélus.
« On était au commencement d'avril, quand les primevères sont écloses :

un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées, et les jardins comme
des femmes semblent faire leur toilette pour les fêtes de l'été. Par les barreaux
de la tonnelle et au delà, tout autour, on voyait la rivière dans la prairie, où
elle dessinait sur l'herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait

entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d'une teinte violette,
plus pâle et transparente qu'une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au
loin, des bestiaux marchaient; on n'entendait ni leurs pas, ni leurs mugisse-
ments, et la cloche sonnant toujours, continuait dans les airs sa lamentation
pacifique.
« A ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s'égarait dans ses
vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappela les grands chandeliers
qui dépassaient, de l'autel, les vases pleins de fleurs et le tabernacle à colon-
nettes. Elle aurait voulu comme autrefois être encore confondue dans la longue
ligne de voiles blancs que marquaient de noir, çà et là, les capuchons raides
des bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu. »

Voilà la langue dans laquelle le sentiment religieux est exprimé; et à en-


tendre M. l'avocat général, le scepticisme règne d'un bout à l'autre dans le livre
de M. Flaubert. Où donc, je vous prie, trouvez-vous là du scepticisme.''
M. l'avocat impérial. — Je y en eût là-dedans.
n'ai pas dit qu'il
M^ Sénard. — S'il n'y en a pas là-dedans, où donc y en a-t-il ? Dans vos
découpures, évidemment. Mais voici l'ouvrage tout entier, que le tribunal le
juge, et il verra que
sentiment religieux y est si fortement empreint, que
le

l'accusation de scepticisme est une vraie calomnie. Et maintenant, M. l'avocat


impérial me permettra-t-il de lui dire que ce n'était pas la peine d'accuser
l'auteur de scepticisme avec tant de fracas. Poursuivons :

« Le dimanche à la messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le

doux visage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l'encens qui montait.
Alors un attendrissement la saisit, elle se sentit molle et tout abandonnée, comme
un duvet d'oiseau qui tournoie dans la tempête, et ce fut sans en avoir conscience
qu'elle s'achemina vers l'église, disposée à n'importe quelle dévotion, pourvu
qu'elle y absorbât son âme et que l'existence entière y disparût. »
Ceci, messieurs, est le premier appel à la religion pour retenir Emma
sur la pente des passions. Elle est tombée, la pauvre femme, puis repoussée
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 44I

du pied par l'homme auquel elle s'est abandonnée. Elle est presque morte,
elle se relève, elle se ranime; et vous allez voir maintenant ce qui est écrit (n" du
15 novembre 1856, p. 548 ') :

« Un jour qu'au plus fort de sa maladie elle s'était crue agonisante, elle

avait demandé la mesure que l'on faisait dans sa chambre


communion; et à

les préparatifs pour le sacrement, que l'on disposait en autel la commode en-

combrée de sirops, et que Félicité semait par terre des fleurs de dahlia, Emma
sentait quelque chose de fort pesant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs,
de toute perception, de tout sentiment. Sa chair allégée ne pesait plus, une
autre vie commençait; il lui sembla que son être, montant vers Dieu... (Vous
voyez dans quelle langue M. Flaubert parle des choses religieuses.) « Il lui

sembla que son être, montant vers Dieu, allait s'anéantir dans cet amour, comme
un encens allumé qui se dissipe en vapeur. On aspergea d'eau bénite les draps
du lit le prêtre retira du saint ciboire la blanche hostie et ce
; : fut en défaillant
d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour accepter le corps du Sauveur
qui se présentait. »

J'en demande pardon à M. l'avocat impérial, j'en demande pardon au


tribunal, j'interromps ce passage, mais j'ai besoin de dire que c'est l'auteur

qui parle, et de vous faire remarquer dans quels termes il s'exprime sur le mystère
de la communion ;
j'ai besoin, avant de reprendre cette lecture, que le tribunal
saisisse la valeur littéraire empruntée à ce tableau, j'ai besoin d'insister sur ces

expressions qui appartiennent à l'auteur :

Et ce fut en défaillant d'une joie céleste qu'elle avança les lèvres pour
«

accepter le corps du Sauveur qui se présentait. Les rideaux de son alcôve se


bombaient mollement autour d'elle en façon de nuées, et les rayons des deux
cierges brûlant sur la commode lui parurent être des gloires éblouissantes.
Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des
harpes séraphiques, et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu
des saints tenant des palmes vertes. Dieu le père, tout éclatant de majesté,
et quid'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flammes,
pour l'emporter dans leurs bras. )'

^
Il continue :

« Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la

plus belle qu'il fût possible de rêver; si bien qu'à présent elle s'efforçait d'en

ressaisir la sensation qui continuait cependant, mais d'une manière moins ex-
I. Page 231.
442 MADAME BOVARY
clusive et avec une douceur aussi profonde. Son âme, courbaturée d'orgueil,

se reposait enfin dans l'humilité chrétienne; et, savourant le plaisir d'être faible,
Emma contemplait en elle-même la destruction de sa volonté, qui devait faire
aux envahissements de la grâce une large entrée. Il existait donc à la place du
bonheur des félicités plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours,
sans intermittences ni fin, et qui s'accroîtrait éternellement ! Elle entrevit,

parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre,

se confondant avec le ciel et où elle aspira d'être. Elle voulut devenir une sainte.
Elle acheta des chapelets ; elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa
chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d'émeraudes, pour le

baiser tous les soirs. »

Voilà des sentiments religieux ! Et si vous vouliez vous arrêter un instant


sur la pensée principale de l'auteur, je vous demanderai de tourner la page et
de lire les trois lignes suivantes du deuxième alinéa ^
:

« Elle s'irrita contre les prescriptions du culte ; l'arrogance des écrits

polémiques lui déplut par leur acharnement à poursuivre des gens qu'elle ne
connaissait pas, et des contes profanes relevés de la religion lui parurent écrits
dans un telle ignorance du monde, qu'ils l'écartèrent insensiblement des vérités
dont elle*'attendait la preuve. »

Voilà le langage de M. Flaubert. Maintenant, s'il vous plaît, arrivons à


une autre scène, à la scène de l'extrême-onction. Oh ! M. l'avocat impérial,
combien vous vous trompé quand, vous arrêtant aux premiers mots, vous
êtes
avez accusé mon client de mêler le sacré au profane, quand il s'est contenté
de traduire ces belles formules de l'extrême-onction, au moment où le prêtre
touche les organes de nos sens, au moment où, selon l'expression du Rituel, il
dit Per istam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus
:

quidqind deliquisti.
Vous avez dit : il ne faut pas toucher aux choses saintes. De quel droit
travestissez-vous ces saintes paroles : « Que Dieu, dans sa sainte miséricorde,
vous pardonne toutes les fautes que vous avez commises par la vue, par le goût,
par l'ouïe, etc. ? »

Tenez, je vais vous lire le passage incriminé, et ce sera toute ma vengeance.


J'ose dire ma vengeance, car l'auteur a besoin d'être vengé. Oui, il faut que
M. Flaubert sorte d'ici, non seulement acquitté, mais vengé! vous allez voir

I. Page 233.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 443
de quelles lectures il est nourri. Le passage incriminé est à la page 271 ^
du
no du 15 décembre il est ainsi conçu :

« Pâle comme une statue, et les yeux rouges comme des charbons, Charles,
sans pleurer, se tenait en face d'elle, au pied du lit, tandis que le prêtre, appuyé
sur un genou, marmottait des paroles basses... »
Tout ce tableau est magnifique, et la lecture en est irrésistible; mais tran-
quillisez-vous, je ne la prolongerai pas outre mesure. Voici maintenant l'incri-
mination :

« Elle tourna sa figure lentement, et parut saisie de joie à voir tout à coup
l'étole violette, sans doute retrouvant au milieu d'un apaisement extraordinaire
la volupté perdue de ses premiers élancements mystiques, avec des visions de
béatitude éternelle qui commençaient.
(f Le prêtre se releva pour prendre le crucifix; alors elle allongea le cou
comme quelqu'un qui a soif, et collant ses lèvres sur le corps de l 'Homme-Dieu,
elle y déposa, de toute sa force expirante, le plus grand baiser d'amour qu'elle
eût jamais donné. »

L'extrême-onction n'est pas encore commencée; mais on me reproche


ce baiser. Je n'irai pas chercher dans sainte Thérèse, que vous connaissez peut-
être, mais dont le souvenir est trop éloigné, je n'irai pas même chercher dans
Fénelon le mysticisme de madame Guyon, ni des mysticismes plus modernes
dans lesquels je trouve bien d'autres raisons. Je ne veux pas demander à ces
écoles, que vous quahfiez de christianisme sensuel, l'explication de ce baiser;
c'est à Bossuet, à Bossuet lui-même que je veux la demander :

« Obéissez et tâchez au reste d'entrer dans les dispositions de Jésus en


communiant, qui sont des dispositions d'union, de jouissance et d'amour :

tout l'Évangile le crie. Jésus veut qu'on soit avec lui; il veut jouir, il veut qu'on
jouisse de lui. Sa sainte chair est le milieu de cette union et de cette chaste
jouissance : il se donne. » Etc.
Je reprends la lecture du passage incriminé :

« Ensuite il récita le Misereatur et VIndulgentiam, trempa son pouce droit


dans l'huile et commença les onctions; d'abord sur les yeux, qui avaient tant
convoité les somptuosités terrestres; puis sur les narines, friandes de' brises
tièdes et de senteurs amoureuses; puis sur la bouche, qui s'était ouverte pour le

mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure; puis sur les mains,
qui se délectaient aux contacts suaves, et enfin sur la plante des pieds, si rapides

I. Page 350.
444 MADAME BOVARY
autrefois quand elle courait à l'assouvissance de ses désirs, et qui maintenant
ne marcheraient plus.
« Le curé s'essuya les doigts, jeta dans le feu les brins de coton trempés
d'huile, et revint s'asseoir près de la moribonde pour lui dire qu'à présent
elle devait joindre ses souffrances à celles de Jésus-Christ, et s'abandonner à la

miséricorde divine.
« En faisant ses exhortations, il essaya de lui mettre dans la main un cierge
béni, symbole des gloires célestes dont elle allait être tout à l'heure environnée.
Mais Emma, trop faible, ne put fermer les doigts, et le cierge, sans M. Bour-
tombé par terre.
nisien, serait
« Cependant elle n'était plus aussi pâle, et son visage avait une expression

de sérénité, comme si le sacrement l'eût guérie.


« Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation; et il expliqua même
à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes
lorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut. Et Charles se rappela un jour,
où ainsi, près de mourir, elle avait reçu la communion. Il ne fallait peut-être
pas se désespérer, pensait-il. »

Maintenant quand une femme meurt, et que le prêtre va lui donner l'ex-
trême-onction, quand on fait de cela une scène mystique et que nous traduisons
avec une fidélité scrupuleuse les paroles sacramentelles, on dit que nous touchons
aux choses saintes. Nous avons porté une main téméraire ^ux choses saintes,
parce que au deliquisti per oculos, per os, per aurem, per manus et per pedes, nous

avons ajouté péché que chacun de ces organes avait commis. Nous ne sommes
le

pas les premiers qui ayons marché dans cette voie. M. Sainte-Beuve, dans un
livre que vous connaissez, met aussi une scène d'extrême-onction, et voici com-
ment il s'exprime :

« Oh ! oui donc, à ces yeux d'abord, comme au plus noble, et au plus vif
des sens à ces yeux, pour ce qu'ils ont vu, regardé de tendre, de trop perfide
;

en d'autres yeux, de trop moi tel; pour ce qu'ils ont lu et relu d'attachant et de
trop chéri; pour ce qu'ils ont versé de vaines larmes sur les biens fragiles et sur
les créatures infidèles, pour le sommeil qu'ils ont tant de fois oublié, le soir, en
y songeant !

« A l'ouïe aussi, pour ce qu'elle a entendu et s'est laissé dire de trop doux,
de trop flatteur et enivrant; pour ce son que l'oreille dérobe lentement aux paroles
trompeuses; pour ce qu'elle y boit de miel caché !

« A cet odorat ensuite, pour les trop subtils et voluptueux parfums des soirs
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 445
de printemps au fond des bois, pour les fleurs reçues le matin et tous les jours
respirées avçc tant de complaisance !

« Aux lèvres, pour ce qu'elles ont prononcé de trop confus ou de trop

avoué; pour ce qu'elles n'ont pas répliqué en certains moments ou ce qu'elles


n'ont pas révélé à certaines personnes, pour ce qu'elles ont chanté dans la soli-
tude de trop mélodieux et de trop plein de larmes ;
pour leur murmure inarticulé,
pour leur silence !

« Au cou au lieu de la poitrine, pour l'ardeur du désir selon l'expression


consacrée (propter ardorem libidims); oui^ pour la douleur des affections, des riva-
lités, pour le trop d'angoisse des humaines tendresses, pour les larmes qui suf-
foquent un gosier sans voix, pour tout ce qui fait battre un cœur ou ce qui le
ronge !

Aux mains aussi, pour avoir serré une main qui n'était pas saintement liée;
((

pour avoir reçu des pleurs trop brûlants pour avoir peut-être commencé d'écrire,
;

sans l'achever, quelque réponse non permise !

« Aux pieds, pour n'avoir pas fui, pour avoir sufii aux longues promenades
solitaires, pour ne pas s'être lassés assez tôt au milieu des entretiens qui sans
cesse recommençaient ! »

Vous n'avez pas poursuivi cela. Voilà deux hommes qui, chacun dans leur
sphère, ont pris la même chose, et qui ont, à chacun des sens, ajouté le péché,
la faute. Est-ce que vous auriez voulu leur interdire de traduire la formule du
Rituel : Quidquid deliquisti per oculos, per aurem, etc. ?

M. Flaubert a fait ce qu'a fait M. Sainte-Beuve, sans pour cela être un


plagiaire. Il a usé du droit qui appartient à tout écrivain, d'ajouter à ce qu'a dit
un autre écrivain, de compléter un sujet. La dernière scène du roman de Madame
Bovary a été faite comme toute l'étude de ce type, avec les documents religieux.
M. Flaubert a fait la scène de l'extrême-onction avec un livre que lui avait prêté
un vénérable ecclésiastique de ses amis, qui a lu cette ocène, qui en a été touché
jusqu'aux larmes, et qui n'a pas imaginé que la majesté de la religion pût en être
offensée. Ce livre est intitulé : Explication historique, dogmatique, morale, litur-
gique et cafionique du catéchisme, avec la réponse aux objections tirées des sciences
contre la religion par M. l'abbé Ambroise Guillois, curé de Notre-Dame-du-Pré,
au Mans, 6^ ouvrage approuvé par son Éminence le cardinal
édition, etc.,
Gousset, N.N. S.S. Evêques et Archevêques du Mans, de Tours, de Bor-
les

deaux, de Cologne, etc., tome 3^, imprimé au Mans par Charles Monnoyer, 1851.
Or, vous allez voir dans ce livre, comme vous avez vu tout à l'heure dans
44^ MADAME BOVARY
Bossuet, les principes et en quelque sorte le texte des passages qu'incrimine
M. l'avocat impérial. Ce n'est plus maintenant M. Sainte-Beuve, un artiste,
un fantaisiste littéraire que je cite ; écoutez l'Église elle-même :

« L'extrême-onction peut rendre la santé du corps si elle est utile pour la


gloire de Dieu... » et le prêtre dit que cela arrive souvent. Maintenant voici
l'extrême-onction :

« Le prêtre adresse au malade une courte exhortation, s'il est en état de


l'entendre, pour le disposer à recevoir dignement le sacrement qu'il va lui
administrer.
« Le prêtre fait ensuite les onctions sur le malade avec le stylet, ou l'ex-
trémité du pouce droit qu'il trempe chaque fois dans l'huile des infirmes. Ces
onctions doivent être faites surtout aux cinq parties du corps que la nature a
données à l'homme comme les organes des sensations, savoir aux yeux, aux :

oreilles, aux narines, à la bouche et aux mains.

« A mesure que le prêtre fait les onctions (nous avons suivi de point en
point le Rituel, nous l'avons copié), il prononce les paroles qui y répondent.
« Aux yeux, sur la paupière fermée : Par cette onction sainte et par sa pieuse
miséricorde, que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis
par la vue.Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les péchés
qu'il a commis par la vue tant de regards : indiscrets, tant de curiosités crimi-
nelles, tant de lectures qui ont fait naître en lui une foule de pensées contraires
à la foi et aux mœurs. »

Qu'a fait M. Flaubert.? Il a mis dans la bouche du prêtre en réunissant les


deux parties, ce qui doit être dans sa pensée eten même temps dans la pensée du
malade. Il a copié purement et simplement.
« Aux oreilles : Par cette onction sainte et par sa pieuse miséricorde, que
Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par
le sens de l'ouïe.

Le malade, dans ce moment, détester de nouveau toutes les fautes dont il


doit,
s'est rendu coupable en écoutant avec plaisir des médisances, des calomnies,
des propos déshonnêtes, des chansons obscènes.
« Aux narines Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que
:

le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par l'odorat.
Dans ce moment, le malade doit détester de nouveau tous les péchés qu'il a
commis par l'odorat, toutes les recherches raffinées et voluptueuses des parfums,
toutes les sensualités, tout ce qu'il a respiré des odeurs de l'iniquité.
« A la bouche, sur les lèvres : Par cette onction sainte et par sa grande
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT
447
miséricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez
commis par le sens du goût et par doit, dans ce moment,
la parole. Le malade
détester de nouveau tous les péchés qu'il a commis, en proférant des jurements
et des blasphèmes..., en faisant des excès dans le boire et dans le manger.

« Sur les mains Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde, que
:

le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par le sens

du toucher. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les


larcins, toutes les injustices dont il a pu se rendre coupable, toutes les libertés
plus ou moins criminelles qu'il s'est permises. Les prêtres reçoivent l'onction les
mains en dehors, parce qu'ils l'ont déjà reçue en dedans au moment de leur
ordination, et les autres malades en dedans.
« Sur les pieds Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde,
:

que Dieu vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par vos
démarches. Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tous les
pas qu'il a faits dans les voies de l'iniquité, tant de promenades scandaleuses,
tant d'entrevues criminelles. L'onction des pieds se fait sur le dessus ou sous
la plante, selon la commodité du malade, et aussi selon l'usage du diocèse où
l'on se trouve. La pratique la plus commune semble être de la faire à la
plante des pieds.
« Et enfin à la poitrine. (M. Sainte-Beuve a copié, nous ne l'avons pas
fait parce qu'il s'agissait de la poitrine d'une femme.) Propter ardorem libi-
dinis, etc.
(( A la poitrine : Par cette onction sainte et par sa grande miséricorde,
que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis par
l'ardeur des passions. Le malade doit, en ce moment, détester de nouveau
toutes les mauvaises pensées, tous les mauvais désirs auxquels il s'est aban-
donné, tous les sentiments de haine, de vengeance qu'il a nourris dans son
cœur. »

Et nous pourrions, d'après le Rituel, parler d'autre chose encore que de la


poitrine, mais Dieu sait quelle sainte colère nous aurions excitée chez le minis-
tère public, si nous avions parlé des reins :

« Aux reins (ad lumhos) : Par cette sainte onction, et par sa grande misé-
ricorde, que le Seigneur vous pardonne tous les péchés que vous avez commis
par les mouvements déréglés de la chair. »

Si nous avions dit cela, de quelle foudre n'auriez-vous pas tenté de nous
accabler, M. l'avocat impérial ! et cependant le Rituel ajoute :
448 MADAME BOVARY
« Le malade doit, dans ce moment, détester de nouveau tant de plaisirs

illicites, tant de délectations charnelles... «

Voilà le Rituel, et vous y avez vu l'article incriminé; il n'y a pas une rail-

lerie, tout y est sérieux et émouvant. Et je vous le répète, celui qui a donné à

mon client ce livre, et qui a vu mon client en faire l'usage qu'il en a fait, lui a

serré la main avec des larmes. Vous voyez donc, monsieur l'avocat impérial,
combien est téméraire — pour ne pas me
pour être
servir d'une expression qui
exacte serait plus sévère —
que nous avions touché aux choses
l'accusation
saintes. Vous voyez maintenant que nous n'avons pas mêlé le profane au sacré,
quand, à chacun des sens, nous avons indiqué le péché commis par ce sens,
puisque c'est le langage de l'Église elle-même.
Insisterai-je maintenant sur les autres détails du délit d'outrage à la reli-

gion ? Voilà que le ministère public me dit : « Ce n'est plus la religion, c'est la
morale de tous les temps que vous avez outragée ; vous avez insulté la mort ! >?

Comment ai-je insulté la mort.? Parce qu'au moment où cette femme meurt,
il passe dans la rue un homme que, plus d'une fois, elle avait rencontré demandant
l'aumône près de la voiture dans laquelle elle revenait des rendez-vous adultères,
l'aveugle qu'elle avait accoutumé de voir, l'aveugle qui chantait sa chanson
pendant que la voiture montait lentement la côte, à qui elle jetait une pièce de
monnaie, et dont l'aspect la faisait frissonner. Cet homme passe dans la rue ;

et au moment où la miséricorde divine pardonne ou promet le pardon à la mal-


heureuse qui expie ainsi par une mort affreuse les fautes de sa vie, la raillerie

humaine lui apparaît sous la forme de la chanson qui passe sous sa fenêtre.
Mon Dieu vous trouvez qu'il y a là un outrage mais M. Flaubert ne fait
! ;

que ce qu'ont fait Shakspeare et Goethe, qui, à l'instant suprême de la mort,


ne manquent pas de faire entendre quelque chant, soit de plainte, soit de rail-
lerie, qui rappelle à celui qui s'en va dans l'éternité quelque plaisir dont il ne
jouira plus, ou quelque faute à expier.
Lisons :

« En effet, elle regarda tout autour d'elle lentement, comme quelqu'un


qui se réveille d'un songe; puis, d'une voix distincte, elle demanda son miroir ;

elle resta penchée dessus quelque temps jusqu'au moment où de grosses larmes
lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir
et retomba sur l'oreiller.
« Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. »

Je ne puis pas lire, je suis comme Lamartine : « L'expiation va pour moi


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 449
au delà de la vérité... » Je ne croyais pourtant pas faire une mauvaise action,
M. l'avocat impérial, en lisant ces pages à mes filles qui sont mariées, honnêtes
filles qui ont reçu de bons exemples, de bonnes leçons, et que jamais, jamais
on n'a mises, par une indiscrétion, hors de la voie la plus étroite, hors des
choses qui peuvent et doivent être entendues... Il m'est impossible de conti-
nuer cette lecture, je m'en tiendrai rigoureusement aux passages incriminés :

u Les bras étendus mesure que le râle devenait plus fort (Charles était
et à
de l'autre côté, cet homme que vous ne voyez jamais et qui est admirable),
l'ecclésiastique précipitait ses oraisons; elles se mêlaient aux sanglots étouffés
de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure
des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
« Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le

frôlement d'un bâton et une voix s'éleva, une voix rauque qui chantait
; :

" Souvent la chaleur d'un beau jour


•'
Fait rêver fillette à l'amour.

« Elle se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués,
la prunelle fixe, béante.

" Pour amasser diligemment


" Les épis que la faux moissonne,
" Ma Nanette va s'inclinant
' Vers le sillon qui nous les donne.

« — L'aveugle ! s'écria-t-elle!

« Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant


voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles
comme un épouvantement.


11 souffla bien fort ce jour-là,
'
Et le jupon court s'envola !
^

« Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle

n'existait plus. »

Voyez, messieurs, dans ce moment surpême, le rappel de sa faute, le re-

31
450 MADAME BOVARY
mords, avec tout ce qu'il a de poignant et d'affreux. Ce n'est pas une fantaisie
d'artiste voulant seulement faire un contraste sans utilité, sans moralité, c'est
l'aveugle qu'elle entend dans la rue chantant cette affreuse chanson, qu'il chantait
quand elle revenait toute suante, toute hideuse des rendez-vous de l'adultère ;

c'est l'aveugle qu'elle voyait à chacun de ces rendez-vous : c'est cet aveugle qui
la poursuivait de son chant, de son importunité ; c'est lui qui, au moment de la

miséricorde divine est là, vient personnifier la rage humaine qui la poursuit à

l'instantsuprême de la mort Et on appelle cela un outrage à la morale pu-


!

blique Mais je puis dire au contraire que c'est là un hommage à la morale


!

publique, qu'il n'y a rien de plus moral que cela; je puis dire que dans ce livre
le vice de l'éducation est animé, qu'il est pris dans le vrai, dans la chair vivante
de notre société, qu'à chaque trait l'auteur nous pose cette question « As-tu :

fait ce que tu devais pour 'éducation de tes filles ? La religion que tu leur as
l

donnée, est-elle celle qui peut les soutenir dans les orages de la vie, ou n'est-elle
qu'un amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempête
gronde ? Leur as-tu enseigné que la vie n'est pas la réalisation de rêves chimé-
riques, que c'est quelque chose de prosaïque dont il faut s'accomoder ? Leur
as-tu enseigné cela, toi ? As-tu fait ? Leur as-
ce que tu devais pour leur bonheur
tu dit Pauvres enfants, hors de la route
: que je vous indique, dans les phisirs
que vous poursuivez, vous n'avez que le dégoût qui vous attend, l'abandon de la
maison, le trouble, le désordre, la dilapidation, les convulsions, la saisie... »

Et vous voyez si quelque chose manque au tableau, l'huissier est là, là aussi est
le juif qui a vendu pour satisfaire les caprices de cette femme, les meubles
sont saisis, la vente va avoir lieu; et le mari ignore tout encore. Il ne reste plus
à la maheureuse qu'à mourir !

Mais, dit le ministère public, sa mort est volontaire, cette femme meurt
à son heure.
Est-ce qu'elle pouvait vivre? Est-ce qu'elle n'était pas condamnée.? Est-ce
qu'elle n'avait pas épuisé le dernier degré de la honte et de la bassesse ?

Oui, sur nos scènes, on montre les femmes qui ont dévié, gracieuses,
souriantes, heureuses, et je ne veux pas dire ce qu'elles ont fait. Ouestum corpore
fecerant. Je me borne à dire ceci. Quand on nous les montre heureuses, char-
mantes, enveloppées de mousseline, présentant une main gracieuse à des comtes,
à des marquis, à des ducs, que souvent elles répondent elles-mêmes au nom de
marquises ou de duchesses ; voilà ce que vous appelez respecter la morale
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 45 1
publique. Et celui qui vous présente la femme adultère mourant honteusement,
celui-là commet un outrage à la morale publique !

Tenez, ne veux pas dire que ce n'est pas votre pensée que vous avez
je
exprimée, puisque vous l'avez exprimée, mais vous avez cédé à une grande
préoccupation. Non, ce n'est pas vous, le mari, le père de famille, l'homme qui
est là, ce n'est pas vous, ce n'est pas possible; ce n'est pas vous qui, sans la

préoccupation du réquisitoire et d'une idée préconçue, seriez venu dire que


M.Flaubert est l'auteur d'un mauvais H vre! Oui, abandonné à vos inspirations,
votre appréciation serait la même que la mienne, je ne parle pas du point de vue
littéraire, nous ne pouvons pas différer vous et moi à cet égard, mais au point
de vue de la morale et du sentiment religieux tel que vous l'entendez, tel que je
l'entends.
On nous a dit encore que nous avions mis en scène un curé matérialiste.
Nous avons pris le curé, comme nous avons pris le mari. Ce n'est pas un ecclé-
siastique éminent, c'est un ecclésiastique ordinaire, un curé de campagne. Et
de même que nous n'avons insulté personne, que nous n'avons exprimé aucun
sentiment, aucune pensée qui pût être injurieuse pour le mari, nous n'avons pas
davantage insulté l'ecclésiastique qui était là. Je n'ai qu'un mot à dire là-dessus.
Voulez-vous des livres dans lesquels les ecclésiastiques jouent un rôle
déplorable .''
Prenez Gil-Blas, le Chanoine, de Balzac, Notre-Dame de Paris,
de Victor Hugo. Si vous voulez des prêtres qui soient la honte du clergé, prenez-
les ailleurs, vous ne les trouveriez pas dans Madame Bovary. Qu'est-ce que j'ai

montré, moi } Un curé de campagne qui est dans ses fonctions de curé de cam-
pagne ce qu'est M. Bovary, un homme ordinaire. L'ai-je représenté libertin,
gourmand, ivrogne ? Je n'ai pas dit un mot de cela. Je l'ai représenté remplis-
sant son ministère, non pas avec une intelligence élevée, mais comme sa nature
l'appelait à le remplir. J'ai mis en contact avec lui et en état de discussions presque
perpétuelles un type qui vivra —
comme a vécu la création de M. Prudhomme
— comme vivront quelques autres créations de notre temps, tellement étudiées
et prises sur le vrai, qu'il n'y a pas possibiUté qu'on les oublie; c'est le phar-
macien de campagne, le voltairien, le sceptique, l'incrédule, l'homme qui est en
querelle perpétuelle avec Mais dans ces querelles avec le curé, qui est-ce
le curé.
qui est continuellement battu, bafoué, ridiculisé.'' C'est Homais, c'est lui à
qui on a donné le rôle le plus comique parce qu'il est le plus vrai, celui qui peint
le mieux notre époque sceptique, un enragé, ce qu'on appelle le prêtrophobe.
452 MADAME BOVARY
Permettez-moi encore de vous lire la page 206 '. C'est la bonne femme de l'au-

berge qui offre quelque chose à son curé :

« — pour votre service, monsieur le curé ? demanda la maîtresse


Qu'y a-t-il

d'auberge tout en atteignant sur la cheminée un des flambeaux de cuivre qui s'y
trouvaient rangés en colonnade avec leurs chandelles. Voulez- vous prendre
quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?

« L'ecclésiastique refusa fort civilement. Il venait chercher son parapluie


qu'il avait oublié l'autre jour au couvent d'Ernemont, et après avoir prié
madame Lefrançois de le lui faire remettre au presbytère dans la soirée, il

sortit pour se rendre à l'église où l'on sonnait V Angélus.


« Quand le pharmacien n'entendit plus sur la Place le bruit de ses souliers,
il trouva fort inconvenante sa conduite de tout à l'heure. Ce refus d'accepter
un rafraîchissement lui semblait une hypocrisie des plus odieuses; les prêtres

godaillaient tous sans qu'on les vît et cherchaient à ramener le temps de la dîme.
« L'hôtesse prit la défense de son curé :

« — D'ailleurs il en plierait quatre comme vous sur son genou. 11 a, l'année


dernière, aidé nos gens à rentrer la paille; il en portait jusqu'à six bottes à la fois,

tant il est fort !

« — fit le pharmacien. Envoyez donc vos filles à confesse à des


Bravo !

gaillards d'untempérament pareil Moi, si j'étais le gouvernement, je voudrais


!

qu'on saignât les prêtres une fois par mois. Oui, madame Lefrançois, tous les
mois, une large phlébotomie, dans l'intérêt de la police et des mœurs !

« —
Taisez-vous donc, monsieur Homais, vous êtes un impie, vous n'avez
pas de religion I

(( Le pharmacien répondit :

« —
une religion, ma religion, et même j'en ai plus qu'eux tous avec
J'ai

leurs momeries et leurs jongleries. J'adore Dieu, au contraire Je crois en l'Être !

suprême, à un créateur quel qu'il soit, peu m'importe, qui nous a placés ici-bas
pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille mais je n'ai pas ;

besoin d'aller dans une église baiser des plats d'argent et engraisser de ma poche
un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l'honorer
aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée,
comme les anciens. Mon Dieu, à moi, c'est le Dieu de Socrate, de Franklin,
de Voltaire et de Béranger Je suis pour la Profession de foi du vicaire savoyard
!

et les Immortels principes de 89 Aussi je n'admets pas un bonhomme de Bon-


!

1. Pai,'e 83.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 453
Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le
ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours
— choses absurdes en elles-mêmes complètement opposées d'ailleurs à toutes et

les lois de la physique, ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont

toujours croupi dans une ignorance turpide, où ils s'efforcent d'engloutir avec
eux les populations.
'( Il se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car dans son effer-
vescence le pharmacien, un moment, s'était cru en plein conseil municipal.
Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus. »

Qu'est-ce qu'il y a là ? Un dialogue, une scène, comme il y en avait chaque


fois que Homais avait occasion de parler des prêtres.
Maintenant y a quelque chose de mieux dans le dernier passage, page 271 ^
il :

« Mais l'attention publique fut distraite par l'apparition de M. Bour-


nisien, qui passait sous les halles avec les saintes huiles.
(( Homais, comme il le devait, compara les prêtres à des corbeaux qu'attire
l'odeur des morts; la vue d'un ecclésiastique lui était personnellement désagré-
able, car la soutane le faisait rêver au linceul, et il exécrait l'une un peu par épou-
vante de ''autre. »

Notre vieil ami, celui qui nous a prêté le catéchisme, était fort heureux
de ce passage; il nous disait : C'est d'une vérité frappante; c'est bien le portrait

du prêtrophobe que « la soutane fait rêver au linceul et qui exècre l'une un peu
par épouvante de l'autre ». C'était un impie, et il exécrait la soutane, un peu par
impiété peut-être, mais beaucoup plus parce qu'elle le faisait rêver au linceul.
Permettez-moi de résumer tout ceci.

Je défends un homme qui, s'il avait rencontré une critique littéraire sur la

forme de son livre, sur quelques expressions, sur trop de détails, sur un point
ou sur un autre, aurait accepté cette critique littéraire du meilleur cœur du monde.
Mais se voir accusé d'outrage à la morale et à la religion M. Flaubert n'en revient i

pas; et il proteste ici devant vous avec tout l'étonnement et toute l'énergie

dont il est capable contre une telle accusation.


Vous n'êtes pas de ceux qui condamnent des livres sur quelques lignes,
vous êtes de ceux qui jugent avant tout la pensée, les moyens de mise en œuvre,
et qui vous poserez cette question par laquelle j'ai commencé ma plaidoirie, et

par laquelle je la finis : La lecture d'un tel livre donne-t-elle l'amour du vice,
inspire-t-elle l'horreur du vice ? L'expiation si terrible de la faute ne pousse-t-elle

1 . Page 349.
454 MADAME BOVARY
pas, n'excite t-elle pas à la vertu? La lecture de ce livre ne peut pas produire
sur vous une impression autre que celle qu'elle a produite sur nous, à savoir :

que ce livre est excellent dans son ensemble, et que les détails en sont irréprocha-
bles. Toute la littérature classique nous autorisait à des peintures et à des scènes
bien autres que celles que nous nous sommes permises. Nous aurions pu, sous
pour modèle, nous ne l'avons pas fait; nous nous sommes
ce rapport, la prendre
imposé une sobriété dont vous nous tiendrez compte. Que s'il était possible
que, par un mut ou par un autre, M. Flaubert eût dépassé la mesure qu'il s'était
imposée, je n'aurais pas seulement à vous rappeler que c'est une première
œuvre, mais j'aurais à vous dire qu'alors même qu'il se serait trompé, son erreur
serait sans dommage pour
la morale publique. Et le faisant venir en police cor-

rectionnelle —
que vous connaissez maintenant un peu par son livre, lui que
lui,

vous aimez déjà un peu, j'en suis sûr, et que vous aimeriez davantage si vous le
connaissiez davantage — il est bien assez, il est déjà trop cruellement puni.
A vous maintenant de statuer. Vous avez jugé le livre dans son ensemble et dans
ses détails ; il n'est pas possible que vous hésitiez !

JUGEMENT
Le tribunal a consacré une partie de l'audience de la huitaine dernière
aux débats d'une poursuite exercée contre MM. Léon Laurent-Fichat et Auguste-
Alexis Pillet, le premier gérant, le second imprimeur du recueil périodique la

Revue de Paris, et M. Gustave Flaubert, homme de lettres, tous trois prévenus :

1° Laurent-Pichat, d'avoir, en 1856, en publiant dans les n°^ des i^^ et 15 décem-
bre de Revue de Paris des fragments d'un roman intitulé Madame Bovary
la :

et, notamment, divers fragments contenus dans les pages 73, 77, 78, 272, 273,

commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes


mœurs ;
2° Pillet et Flaubert d'avoir, Pillet en imprimant pour qu'ils fussent
publics, Flaubert en écrivant et remettant à Laurent-Pichat pour être publiés,
les fragments du roman intitulé : Madame Bovary sus-désignés, aidé et assisté,
avec connaissance, Laurent-Pichat dans les faits qui ont préparé, facilité et con-
sommé les délits sus-mentionnés, et de s'être ainsi rendus complices de ces
délits prévus par les articles 1^^ et 8 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code
pénal.
M. Pinard, substitut, a soutenu la prévention.
REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 455
Le tribunal, après avoir entendu la défense présentée par M^ Sénard
pour M. Flaubert, M^ Desmarest pour M. Pichat et M^ Faverie pour l'impri-
meur, a remis à l'audience de ce jour (7 février) le prononcé du jugement, qui
a été rendu en ces termes :

« Attendu que Laurent-Pichat, Gustave Flaubert et Pillet sont inculpés


d'avoir commis les délits d'outrage à la morale publique et religieuse, et aux
bonnes mœurs ; le premier, comme auteur, en publiant dans le recueil périodique
intitulé : la Revue de Pari^, dont il est directeur-gérant, et dans les numéros
des i^^ et 15 octobre, i" et 15 novembre, i*^^ et 15 décembre 1856,un
roman Madame Bovary
intitulé :
\

Gustave Flaubert et Pillet, comme complices, l'un en fournissant le manus-


crit, et l'autre en imprimant ledit roman;
« Attendu que les passages particulièrement signalés du roman dont il

renferme près de 300 pages, sont contenus, aux termes de l'ordon-


s'agit, lequel

nance de renvoi devant le tribunal correctionnel, dans les pages 73, 77 et 78


(no du i^'' décembre), et 271, 272 et 273 (n^ du 15 décembre 1856) ;

« Attendu que les passages incriminés, envisagés abstractivement et isolé-


ment, présentent effectivement, soit des expressions, soit des images, soit des
tableaux que le bon goût réprouve et qui sont de nature à porter atteinte à de
légitimes et honorables susceptibilités ;

Attendu que les mêmes observations peuvent s'appliquer justement à


«

d'autres passages non définis par l'ordonnance de renvoi et qui, au premier abord,
semblent présenter l'exposition de théories qui ne seraient pas moins contraires
aux bonnes mœurs, aux institutions, qui sont la base de la société, qu'au respect
dû aux cérémonies les plus augustes du culte ;

« Attendu qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal mérite un

blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d'orner et de récréer


l'esprit en élevant l'intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d'im-

primer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister
dans la société ;

Attendu que les prévenus, et en particulier Gustave Flaubert, repoussent


«

énergiquement l'inculpation dirigée contre eux, en articulant que le roman


soumis au jugement du tribunal a un but éminemment moral que l'auteur a ;

eu principalement en vue d'exposer les dangers qui résultent d'une éducation


non appropriée au milieu dans lequel on doit vivre, et que, poursuivant cette
idée,
il a montré la femme, personnage principal de son roman, aspirant vers
456 MADAME BOVARY
un monde une société pour lesquels elle n'était pas faite, malheureuse de la
et

condition modeste dans laquelle le sort l'aurait placée, oubliant d'abord ses
devoirs de mère, manquant ensuite à ses devoirs d'épouse, introduisant succes-
sivement dans sa maison l'adultère et la ruine, et finissant misérablement par le

suicide, après avoir passé par tous les degrés de la dégradation la plus complète
et être descendue jusqu'au vol ;

« Attendu que cette donnée, morale sans doute dans son principe, aurait dû
être complétée dans ses développements par une certaine sévérité de langage
et par une réserve contenue, en ce qui touche particulièrement l'exposition
des tableaux et des situations que le plan de l'auteur lui faisait placer sous les

yeux du public ;

( Attendu qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère


ou de couleur locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des
personnages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un pareil système,
appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts,
conduirait à un réalisme qui serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant
des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait
de continuels outrages à la morale publique et aux bonnes mœurs ;

« y a des limites que la littérature, même la plus légère, ne


Attendu qu'il
doit pas dépasser, et dont Gustave Flaubert et co-inculpés paraissent ne s'être
pas suffisamment rendu compte ;

Mais attendu que l'ouvrage dont Flaubert est l'auteur est une œuvre qui
«

paraît avoir été longuement et sérieusement travaillée, au point de vue littéraire


et de l'étude des caractères; que les passages relevés par l'ordonnance de renvoi,

quelque répréhensibles qu'ils soient, sont peu nombreux si on les compare à


rétendue de l'ouvrage; que ces passages, soit dans les idées qu'ils exposent,
soit dans les situations qu'ils représentent, rentrent dans l'ensemble des carac-
tères que l'auteur a voulu peindre, tout en les exagérant et en les imprégnant
d'un réalisme vulgaire et souvent choquant ;

- Attendu que Gustave Flaubert proteste de son respect pour les bonnes
mœurs et tout ce qui se rattache à la morale religieuse ;
qu'il n'apparaît pas que
son livre ait été, comme certaines œuvres, écrit dans le but unique de donner
une satisfaction aux passions sensuelles, à l'esprit de licence et de débauche,
ou de ridiculiser des choses qui doivent être entourées du respect de tous ;

Qu'il a eu le tort seulement de perdre parfois de vue les règles que tout
(

écrivain qui se respecte ne doit jamais franchir, et d'oublier que la littérature,


REQUISITOIRE, PLAIDOIRIE ET JUGEMENT 457
comme l'art, pour accomplir le bien qu'elle est appelée à produire, ne doit pas
seulement être chaste et pure dans sa forme et dans son expression ;

(( Dans ces circonstances, attendu qu'il n'est pas suffisamment établi que
Pichat, Gustave Flaubert et Pillet se soient rendus coupables des délits qui
leur sont imputés ;

« Le tribunal les acquitte de la prévention portée contre eux et les renvoie


sans dépens. »
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