These de Louis Lebredonchel

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THÈSE

Pour obtenir le diplôme de doctorat


Spécialité SOCIOLOGIE, DEMOGRAPHIE

Préparée au sein de l'Université de Caen Normandie

Sοciοlοgie des représentatiοns alimentaires et de l’éducatiοn à


l’alimentatiοn, pοur une alimentatiοn durable dans le cοntexte de
la transitiοn épidémiοlοgique. Une étude de cas au sein de quatre
écοles élémentaires
Présentée et soutenue par
Louis LEBREDONCHEL
Thèse soutenue le 17/09/2021
devant le jury composé de
Professeur des universités, Université de
M. GILLES FERREOL Rapporteur du jury
Franche-Comté
Mme LOUISE VANDELAC Professeur, l'Université de Montreal Rapporteur du jury
Professeur des universités, Université
Mme MICHELLE DOBRE Membre du jury
Caen Normandie
Maître de conférences, Université
Mme ANNE DUPUY Membre du jury
Toulouse 2 Le Mirail
Professeur des universités, Université
M. FREDERICK LEMARCHAND Directeur de thèse
Caen Normandie
Chargé de recherche à l'INRAE, Université
M. ANTHONY FARDET Co-directeur de thèse
Clermont Ferrand 1 Auvergne
Thèse dirigée par FREDERICK LEMARCHAND et ANTHONY FARDET, Centre d'étude
et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (Caen)
Remerciements : Plus de trois ans se sont écoulés entre les premières idées à propos du projet
d’entreprendre une thèse de sociologie qui porterait à la fois sur les représentations alimentaires
et l’éducation à l’alimentation, tout en intégrant dans le développement de sa réflexion un
ensemble de connaissances pluridisciplinaires afin de mieux comprendre les enjeux de
l’alimentation au regard des problématiques actuelles non seulement sociales, mais aussi de
santé, et sa finalisation. Le premier remerciement va évidemment à ma maman qui a su
m’apporter un soutien sans failles pendant les étapes les plus difficiles, les moments de doute
et de désespoir, qui furent nombreux.

Je remercie ensuite mon directeur de thèse Frédérick Lemarchand, tout d’abord pour
avoir accepté de diriger ma thèse malgré son caractère vraisemblablement irréalisable (en raison
de son ambition initiale de recherche non conventionnelle), mais aussi pour son
accompagnement au fil des années, son aide qui a souvent dépassé le cadre de la thèse, ainsi
que pour sa tolérance vis-à-vis de mon approche et de ma personnalité, sans refreiner mon désir
de créativité, tout en me conseillant afin que son application soit possible.

Anthony Fardet a rejoint l’aventure plus tard en tant que codirecteur de la thèse, pour
laquelle il m’a beaucoup aidé et appris… Sa présence fut une grande stimulation intellectuelle
comme humaine. Je le remercie pour cette incroyable codirection de thèse lors de laquelle il a
su m’apporter plus que ce que je ne pouvais en espérer, aussi bien par sa rigueur de travail que
par les échanges que nous avons pu avoir, dans le cadre de la thèse et des publications sur
lesquelles nous avons travaillé. Je salue cette alliance que nous avons instaurée entre
l’alimentation holistique et la sociologie, dont la richesse est à mes yeux inestimable.

Les prochains remerciements iront à toutes les personnes qui m’ont fait confiance et
confié la charge d’enseignements à l’Université de Caen. Je pense particulièrement à Aldo
Haesler, qui m’a apporté une inspiration pour laquelle je lui resterai reconnaissant à jamais,
ainsi qu’à Laurent Bocéno et Pauline Lenesley. Merci aux personnes m’ont aidé moralement et
encouragé durant ce long voyage, comme Marouane et Marie-Line, dont la relecture (et la
présence) fut précieuse. Aux docteurs bienveillants qui m’ont conseillé lorsque je les sollicitais,
aux étudiants chaleureux et rigoureux qui ont su apprécier mes enseignements, à Taoufik
Djebali et Muriel Bollengier pour leur aide et leur grande humanité. Merci à celles et ceux qui
ont été de passage et dont la présence a contribué à la joie et richesse de ces années de thèse.

1
Titre : Sociologie des représentations alimentaires et de l’éducation à l’alimentation, pour une
alimentation durable dans le contexte de la transition épidémiologique. Une étude de cas au
sein de quatre écoles élémentaires.

Résumé : La prévalence des maladies chroniques connait une croissance exponentielle et


affecte davantage les populations les plus précaires. L’alimentation représente une dimension
majeure dans ce contexte : elle peut soit contribuer à prévenir le développement des maladies
chroniques, soit le favoriser. Le fait de s’alimenter dépend largement de variants sociaux et
culturels, tel qu’on ne consomme pas seulement ce qui est biologiquement comestible, mais ce
qui l’est culturellement. La sociologie de l’alimentation semble ainsi pouvoir jouer un rôle au
regard de la santé publique, notamment en permettant une compréhension des différentes
représentations alimentaires en fonction de la pluralité des origines sociales. Les enfants
constituent une population particulièrement vulnérable, dans une société dans laquelle
l’alimentation a rapidement évolué pour se déstructurer (notamment via son individualisation),
et de même car ils sont les plus ciblés par les campagnes publicitaires pour des aliments ultra-
transformés. Nous avons choisi de centrer notre recherche sur les enfants, également en raison
des récentes évolutions en termes d’éducation à l’alimentation à l’école.

Une enquête sociologique a été menée au sein de quatre écoles normandes


(échantillonnées de manière à représenter une diversité sociale), auprès de quarante enfants âgés
de neuf à onze ans dans des entretiens semi-directifs, de huit classes dans des entretiens
collectifs et dans chaque cantine via des séances d’observation. Nous avons ainsi accédé à une
pluralité de discours et de représentations alimentaires d’enfants, qui nous ont permis de
comprendre comment ces dernières varient socialement, tels que les plus précaires s’exposent
le plus au risque de développer des maladies chroniques par leur habitus alimentaire, mais aussi
d’effectuer un état des lieux de ce qu’est actuellement l’éducation à l’alimentation à l’école.

Nous avons réalisé des expérimentations qui ont rendu possible une conceptualisation
de ce qu’est une éducation à l’alimentation « adaptée » (aux enjeux de la transition
épidémiologique ainsi qu’à la réalité sociale). Alors que les allégations, injonctions et slogans
s’avèrent être inefficaces, tous les enfants peuvent développer une conscience des liens entre
l’alimentation et la santé, lorsqu’ils sont amenés à participer activement à des discussions et
réflexions holistiques à propos des liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement.

Mots clés : Alimentation, transition épidémiologique, inégalités sociales de santé, éducation à


l’alimentation, prévention, maladies chroniques, représentations alimentaires, enfants.

2
Title: Sociology of food representations and food education, for a sustainable diet in the context
of the epidemiological transition. A case study in four elementary schools in Normandy France.

Abstract: The prevalence of chronic diseases is growing exponentially and affects more the
most precarious populations. Diet represents a major dimension in this context: it can either
contribute to preventing the development of chronic diseases, or promote them. The fact of
eating depends largely on social and cultural variants, such that we do not only consume what
is biologically edible, but also culturally. Sociology of food seems to be able to play a role
regarding to public health, by allowing an understanding of the different food representations
according to the plurality of social origins. Children are a particularly vulnerable population, in
a society in which food has rapidly evolved to become unstructured (notably through its
individualization), and also because they are the most targeted by advertising campaigns for
ultra-processed foods. We chose to focus our research on children, also because of recent
developments in terms of food education in France.

A sociological survey was conducted in four schools in Normandy (sampled in order to


represent social diversity), with forty children aged nine to eleven in semi-structured interviews,
eight classes in focus-group interviews, and in each canteen via observation sessions. We thus
had access to a plurality of children's speeches and food representations, which allowed us to
understand how these vary socially: such as the most precarious are more exposed to the risk
of developing chronic diseases by their food habitus, but also to carry out an inventory of what
is currently food education in France (in elementary schools).

We conducted experiments that made possible to conceptualize what is an "adapted"


food education (regarding issues of the epidemiological transition as well as to the social
reality). While injunctions and slogans have proven to be ineffective, all children can develop
an awareness of the links between food and health when they are actively involved in holistic
discussions and reflections on the links between food, health and the environment.

Keywords: Food, epidemiological transition, social inequalities in health, food education,


prevention, chronic diseases, food representations, children.

3
Sommaire
Introduction ........................................................................................................................................... 7
Première partie : Recherche théorique et construction de notre objet de recherche.................... 14
1.1 : Comprendre le contexte de la « modernité alimentaire » grâce à une revue de la littérature en
sociologie de l’alimentation .............................................................................................................. 14
1.2 : Perspectives historiques de l’évolution des rapports entre l’alimentation et la santé dans les
représentations : une « démédicalisation » de l’alimentation sur le long terme ? ............................. 36
A. Des liens entre alimentation et médecine, de l’antiquité au Moyen Âge .............................. 37
B. La Révolution en tant que rupture, et le développement d’une culture de la gourmandise... 46
1.3 : La transition épidémiologique. Pourquoi le contrôle et la conscience de son alimentation sont
essentiels face aux enjeux sanitaires du XXIème siècle ? ................................................................. 56
A. Transition épidémiologique et maladies chroniques en tant que pathologies
environnementales ......................................................................................................................... 56
B. Le rôle de l’alimentation dans le contexte de la transition épidémiologique ........................ 63
1.4 : Sociologie et prévention holistique dans le contexte de la transition épidémiologique ............ 67
A. Une transition au cœur de la santé publique, des soins à la prévention................................. 67
B. Sociologie et prévention de la santé ...................................................................................... 70
C. La sociologie de l’alimentation face aux enjeux de la transition épidémiologique ............... 75
1.5 : Qu’est-ce que « Bien manger » ? Face à l’obésité et au développement croissant des maladies
chroniques ......................................................................................................................................... 79
A. L’alimentation comme favorisant le développement de maladies chroniques, ou contribuant
à leur prévention ............................................................................................................................ 79
B. Pour une approche holistique de l’alimentation, face à des enjeux tant sanitaires
qu’environnementaux .................................................................................................................... 85
1.6 : La légitimité de la sociologie en tant que « science de la santé » : comment nous positionner ?
Le risque de la stigmatisation face aux risques sanitaires encourus par l’obèse ............................... 96
A. Distinguer l’obésité des personnes obèses, ou la maladie chronique et l’humain ................. 96
B. Réflexions sur la légitimité de la sociologie et le rôle du chercheur face à l’obésité et aux
autres maladies chroniques .......................................................................................................... 106
1.7 : Pourquoi les enfants ? Pour une sociologie des représentations de l’alimentation et de la santé,
des pratiques alimentaires et de l’éducation à l’alimentation .......................................................... 115
A. L’humain, son alimentation, et l’enfant au regard du principe de responsabilité ................ 115
B. À propos de l’éducation à l’alimentation ............................................................................ 122
C. Objet et projet de recherche, pour une enquête de terrain à l’école élémentaire ................. 130
Deuxième partie : Épistémologie et méthodologie .......................................................................... 136
2.1 Préambule .................................................................................................................................. 136
2.2 : Approche et considérations épistémologiques : mobilisation d’éléments issus de la « théorie
ancrée » et réflexions à propos de son usage ................................................................................... 140

4
2.3 : Entreprendre une enquête sociologique de terrain à l’école : échantillonnage, démarches et
difficultés rencontrés, accès au terrain ............................................................................................ 154
A. Echantillonnage ................................................................................................................... 154
B. Démarches et difficultés rencontrées................................................................................... 159
C. Accès au terrain et écoles dans lesquelles nous avons enquêtées ........................................ 161
2.4 : Constructions d’outils pour l’enquête : guides d’entretien, guide d’observation .................... 163
A. Guide d’entretien réalisé pour des entretiens semi-directifs avec des enfants du troisième
cycle de l’école élémentaire ........................................................................................................ 164
B. Explications et justifications quant aux choix réalisés pour construire le guide d’entretien 168
C. Observation de repas de cantine à l’école élémentaire ........................................................ 176
D. Guide d’entretien réalisé pour des entretiens collectifs (focus group) avec des classes du
troisième cycle de l’école élémentaire ........................................................................................ 177
E. Explications et justifications du guide d’entretien réalisé pour des entretiens collectifs avec
des classes de troisième cycle à l’école élémentaire, et remarques concernant la démarche ...... 182
F. Limites et biais méthodologiques. Remarques concernant le déroulement de l’enquête.
Adaptations aux contraintes ........................................................................................................ 186
Troisième partie : Sociologie empirique des représentations alimentaires et de l’éducation à
l’alimentation ..................................................................................................................................... 192
3.1 Entretiens semi-directifs passés avec des enfants du troisième cycle de l’école élémentaire, dans
les écoles A, B, C et D..................................................................................................................... 192
A. Présentation des enfants interrogés ..................................................................................... 193
B. Les Goûts et les dégoûts des enfants : des répertoires alimentaires qui varient selon l’origine
sociale .......................................................................................................................................... 202
C. Le plaisir alimentaire chez les enfants, socialement varié ................................................... 211
D. Les aliments désirés mais interdits et les interdictions et limites alimentaire imposées par les
parents : une illustration sociologique de la « transition épidémiologique » .............................. 216
E. Les petits-déjeuners des enfants .......................................................................................... 222
F. Les repas du midi pris en dehors de l’école......................................................................... 226
G. Les repas du midi pris à la cantine ...................................................................................... 230
H. Les diners des enfants.......................................................................................................... 234
I. Le goûter en tant que quatrième repas de la journée et second petit-déjeuner .................... 238
J. A propos des courses ........................................................................................................... 240
K. Synthèse à propos de la consommation alimentaire des enfants : une exposition par
l’alimentation aux risques de développer des maladies chronique socialement marquée ........... 243
L. L’alimentation des parents, selon leurs enfants ................................................................... 246
M. La cuisine ........................................................................................................................ 250
N. Ce que les parents veulent que leurs enfants mangent. ....................................................... 252
O. Quelques mots à propos des questions posées sur les amis et sur la commensalité ............ 256
P. Les représentations de la santé ............................................................................................ 259

5
Q. Comment fait-on pour être en bonne santé ? ....................................................................... 261
R. L’éducation à la santé .......................................................................................................... 265
S. Qu’est-ce que « bien manger » ? ......................................................................................... 268
T. Reconnaitre un « bon aliment » ........................................................................................... 273
U. L’éducation à l’alimentation selon les enfants interrogés ................................................... 275
3.2 Séances d’observation ......................................................................................................... 278
A. Goûter et classe du goût dans une école située dans un quartier prioritaire. « L’éducation à
l’alimentation » face à la réalité empirique ................................................................................. 278
B. Observations de repas dans les cantines des écoles A, B, C et D ........................................ 280
3.3 Entretiens collectifs ............................................................................................................. 289
A. À propos des entretiens collectifs ........................................................................................ 289
B. Quelques représentations collectives de la santé et des maladies chroniques ..................... 290
C. Introduction à la santé environnementale et aux liens entre l’alimentation et la santé, test
d’un dispositif expérimental adapté aux enfants ......................................................................... 292
D. L’alimentation en tant qu’interaction avec l’environnement............................................... 296
Conclusions et perspectives .............................................................................................................. 304
Synthèse préliminaire : retour sur la construction de notre objet de recherche ............................... 304
Synthèse des connaissances produites à partir de notre recherche empirique ................................. 309
Quelles solutions pour une éducation à l’alimentation adaptée à tous les enfants ? ....................... 316
Retour sur notre épistémologie : pour une démarche holistique et empirico-inductive .................. 321
Bibliographie...................................................................................................................................... 329
Liste des illustrations......................................................................................................................... 336

6
Introduction

L’alimentation nous semble être un important marqueur de changement social. Depuis


l’après seconde guerre mondiale, les habitudes alimentaires des français, et plus largement, des
habitants de toutes les sociétés industrialisées, « développées » économiquement ou « en voie
de développement », se sont profondément transformées. Ces transformations se reflètent dans
de nombreux aspects de la vie : le rapport à l’autre, la temporalité, notre relation avec
l’environnement, mais aussi la santé. Nous sommes passés, finalement en assez peu de temps
(en lien avec les progrès techniques et technologiques permettant de nouvelles manières de
produire les denrées, les conserver, et les préparer), d’une alimentation dont la fonction
principale était (au moins pour les classes populaires) la subsistance, à une alimentation dont
les rôles se sont désormais largement complexifiés. Pour cause, contrairement à avant
l’industrialisation des sociétés et de l’alimentation, nous n’avons plus tant à nous préoccuper
de la quantité de nos denrées alimentaires que de leur qualité1.

Cette transformation conséquente de notre rapport avec l’alimentation eut notamment


pour conséquence l’explosion de l’obésité, jusqu’à devenir, surtout à partir des années 1980,
considérée comme un problème majeur de santé publique. L’embonpoint qui était, avant
l’industrialisation de l’alimentation, souvent socialement valorisé (particulièrement dans les
zones géographiques dans lesquelles les hivers sont froids) en tant que signe extérieur
d’opulence, eut tendance à devenir dès lors un stigmate ainsi qu’un symbole à la fois de
mauvaise santé, mais aussi de l’abondance calorique permise par l’industrialisation des sociétés
et ses progrès techniques.

L’obésité pourrait à première vue être surtout considérée comme le stigmate d’une
société dont les changements sociaux opèrent tellement rapidement qu’elle se doit de rechercher
de nouveaux boucs émissaires (l’obèse étant « facile » à dénoncer, stigmatiser et condamner
tant il peut être perçu par les consciences collectives comme un symbole de certains maux de
la société moderne, comme l’accumulation irraisonnable du capital ou l’abondance calorique
sans effort et ainsi sans travail). Elle est en ce sens une « construction sociale », dans la mesure
où ses représentations ont varié avec le temps et les changements sociaux, et varient encore
aujourd’hui selon les sociétés (il est encore aujourd’hui socialement valorisé d’être ce que

1
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odile Jacob, 1990.
7
l’OMS qualifie d’obèse2, par exemple en Polynésie). Elle n’est cependant non pas seulement
une construction sociale, mais représente aussi objectivement un problème de santé publique,
principalement de par le fait que l’obésité accentue très largement les risques de développer une
maladie chronique (comme par exemple le diabète de type 2, certains cancers ou des maladies
cardiovasculaires).

Nous sommes en effet dans le contexte de ce qu’on appelle communément la transition


épidémiologique. En un siècle, les maladies transmissibles (dont les principales causes
s’identifient dans les virus) ont très largement reculé, jusqu’à de nos jours ne plus représenter
une menace pour la vie humaine3. Alors que les maladies non transmissibles (également
appelées « maladies chroniques »), dont les plus connues et courantes sont le cancer, l’asthme,
le diabète, et les maladies cardio-vasculaires) qui, au début du XXème siècle, étaient loin
d’incarner une menace conséquente, représentent aujourd’hui à la fois ce qui condamne le plus
la santé humaine4, mais aussi (et logiquement) la part la plus importante des coûts et dépenses
en santé publique. Nous parlons de « transition épidémiologique » de par le fait que l’imaginaire
collectif (dans l’ensemble des sociétés actuelles) tend à toujours se représenter les maladies
transmissibles comme les plus menaçantes, et au contraire à sous-estimer la dangerosité
(individuelle et sociale) des maladies chroniques. En effet, selon André Cicolella, « Nous
restons marqués par la peur ancestrale des épidémies infectieuses meurtrières, du type peste
ou choléra, et nous n’avons toujours pas pris conscience de l’ampleur de l’épidémie de
maladies chroniques »5.

Les maladies chroniques sont en partie dues à la croissante pollution de notre


environnement, les produits chimiques jouent notamment le rôle de perturbateurs endocriniens,
principaux responsables de cette dégradation de la santé dans les sociétés industrialisées6.
Pourquoi dès lors nous intéresser à l’alimentation dans le contexte de la transition

2
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, « Une personne ayant un IMC de 30 ou plus est
généralement considérée comme obèse », tandis qu’une personne « dont l’IMC est égal ou supérieur à
25 est considérée comme étant en surpoids ». https://www.who.int/topics/obesity/fr/
3
Les maladies transmissibles représentaient 18,9% des décès en France en 1906. Elles n’en représentent
de nos jours que moins de 2%, selon : Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des
maladies chroniques, Paris, éditions du seuil, 2013, p. 22.
4
Selon une projection de l’Organisation Mondiale de la Santé, les maladies chroniques devraient
représenter 88% des décès en 2030. OMS, « global status report on non-communicable disease 2010 »,
april 2011.
5
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 22.
6
Cicolella André, « Les perturbateurs endocriniens », Annie Thébaud-Mony éd., Les risques du travail.
Pour ne pas perdre sa vie à la gagner. La Découverte, 2015, p. 287-290.

8
épidémiologique ? L’alimentation nous semble pouvoir jouer un rôle absolument conséquent
dans celui-ci. Elle peut en effet permettre, soit d’augmenter les risques de développer une
maladie chronique (notamment par la consommation d’aliments industriels contenant des
produits chimiques qui joueront le rôle de perturbateurs endocriniens, ainsi que d’aliments
ultra-transformés7), soit, au contraire, de lutter contre le développement des maladies
chroniques, en prévenant celles-ci, en partie grâce aux aliments naturels (les moins industriels
et transformés possible, contenant de même le moins de produits chimiques) et leur densité en
micronutriments protecteurs, fibres alimentaires, minéraux, vitamines et antioxydants. Nous
savons en effet que ces composants, lorsqu’ils sont ingérés dans des aliments naturels, jouent
le rôle d’anti-inflammatoires et « permettent de lutter contre l’inflammation chronique à bas
bruit, qui, comme l’augmentation du stress antioxydant, est impliquée dans le déclenchement
de nombreuses pathologies chroniques »8. L’alimentation représente en fait une de nos
principales interactions avec l’environnement, réalisée au quotidien, et avec un pouvoir d’agir
à travers la consommation.

La consommation alimentaire est cependant quelque chose de complexe, très largement


influencée par la culture, ainsi que par une dimension symbolique lui étant liée. Selon Claude
Fischler, ce que l’on mange n’est pas seulement biologiquement comestible, mais aussi
« culturellement comestible »9. L’alimentation ne se réduit pas à « manger pour vivre », les
choix réalisés à propos de ce que l’on mange dépendent largement de sa culture, de son identité,
et ainsi des représentations collectives de son groupe d’appartenance10. Nous pensons que
l’abondance quantitative alimentaire que nous mentionnions précédemment n’a fait que
renforcer cette dimension culturelle par rapport à l’alimentation : son industrialisation, et les
progrès techniques de production, de conservation, et de préparation des aliments nous semblent
avoir contribués à ouvrir le champ des possibles en termes de choix alimentaires. Autrement
dit, ceux-ci nous semblent dépendre de plus en plus de la culture.

La croissante prévalence des maladies chroniques creuse les inégalités sociales de santé
qui, dans ce contexte, ne font qu’augmenter au fil du temps11. Celles-ci ne sont pas seulement
une menace de plus en plus conséquente pour la vie humaine : leur complexité fait qu’il n’est

7
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, Vergèze, Thierry Souccar Editions, 2017.
8
Ibid., p. 148.
9
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 31.
10
C’est-à-dire le groupe social auquel on s’identifie, en tant qu’individu.
11
Bourdillon François, Grimaldi André, « 51. Maladies chroniques », François Bourdillon éd., Traité
de santé publique. Lavoisier, 2016, p. 483-489.

9
pas possible d’en guérir aussi rapidement que des maladies transmissibles. On parle alors d’une
augmentation du temps passé en mauvaise santé. Le fait que les maladies chroniques soient
particulièrement difficiles à soigner semble nécessiter un basculement dans le paradigme de
santé publique : l’accent doit de plus en plus être mis sur la prévention. Dans la mesure où
l’alimentation peut jouer un rôle majeur, soit dans la prévention des maladies chroniques, soit
dans leur développement, et du fait que l’alimentation dépend en grande partie de la culture, et
ainsi des représentations : nous pensons que la sociologie a désormais un rôle important à jouer,
devenant, en tant que science de la culture, une science de la santé.

Réaliser une prévention efficace à propos de l’alimentation dans le contexte de la


transition épidémiologique nécessite d’être préalablement en mesure de connaître précisément
les populations à qui seront destinés les messages adressés. En effet, selon les sociologues Jean-
Pierre Dozon et Didier Fassin, « la santé publique est confrontée à des cultures qui lui sont
étrangères »12, les allégations qu’elle fournit, ignorant la culture de ses destinataires, risqueront
dès lors d’être inefficaces. Souvent, les opérations de prévention « s’imposent comme de
simples opérations techniques destinées à établir la vérité des faits »13, tendant à instaurer une
« distance culturelle »14 entre les allégations de santé et leur réception par les populations
concernées. Alors que les inégalités sociales de santé se creusent dans le contexte de la
transition épidémiologique, un défi conséquent semble s’imposer : pouvoir réaliser une
prévention efficace (à propos des effets de l’alimentation sur la santé) auprès des populations
les plus démunies socialement et économiquement. Nous pensons que cela pourrait avoir deux
conséquences, sur le long terme : une amélioration de la santé générale et une réduction des
inégalités sociales de santé, ainsi qu’un apaisement des dépenses publiques15 réalisées pour la
prise en charge des maladies chroniques.

Surtout en raison de la progression de l’obésité, plusieurs opérations ont été lancées en


France. Le Programme National Nutrition Santé (PNNS) a été lancé en 2001 par l'Agence

12
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, Paris, Balland, 2001, p. 9.
13
Ibid., p. 8.
14
Ibid., p. 9.
15
Selon Brunn Matthias et Karine Chevreul dans « Prise en charge des patients atteints de maladies
chroniques. Concepts, évaluations et enseignements internationaux », Santé Publique, vol. vol. 25, no.
1, 2013, p. 87-94 : « En 2007, les dépenses d’assurance maladie correspondantes s’élevaient à 56,4
milliards d’euros de remboursements de soins ainsi que 5,4 milliards d’euros d’indemnités journalières
et de pensions d’invalidité ». Les affectations longue durée, soit les pensions distribuées aux personnes
atteintes de maladies chronique ne pouvant en conséquence plus travailler « représentent ainsi 64 % des
dépenses totales de l’Assurance maladie et 90 % de leur croissance annuelle ».

10
française de sécurité sanitaire des aliments. Connu pour des slogans tels que « mangez bougez »
ou encore « pour votre santé, mangez cinq fruits et légumes par jour », le PNNS « a pour
objectif général l’amélioration de l’état de santé de l’ensemble de la population en agissant sur
l’un de ses déterminants majeurs : la nutrition »16. Plus récemment, L’article L312-17-3 du code
de l’éducation encourage à une éducation à l’alimentation dans les établissements scolaires. Ces
derniers sont également encouragés par le ministère de l’éducation nationale à organiser des
classes du goût17. L’avis numéro 84 du Conseil National de l’Alimentation (avec le Ministère
de l’Agriculture et le Ministère de l’Éducation) s’est également prononcé, en 2017, puis en
2019, conseillant la mise en place d’une éducation à l’alimentation « favorable à la santé et à
l'environnement »18. En lisant cet avis, nous pouvons constater que l’équipe en charge de celui-
ci fournit un ensemble de conseils pour que les établissements scolaires puissent dispenser une
éducation à l’alimentation. Il n’existe cependant en ce jour pas de programme scolaire
d’éducation à l’alimentation clairement défini et commun aux différents établissements (du
moins lorsque nous écrivons ces mots). Il semble que, d’après le raisonnement que nous avons
jusqu’ici développé, une éducation à l’alimentation pourrait être une solution convenable pour
participer à la lutte à la fois contre le développement des maladies chroniques, contre l’obésité,
et ainsi contre les croissantes inégalités sociales de santé.

Les enfants, particulièrement à l’école élémentaire où ils sont en âge de développer des
premiers éléments de discours et des associations d’idées complexes, pourraient via une telle
forme d’éducation à l’alimentation, mieux s’armer de connaissances pour leur vie future. Le
passage au collège pourra d’ailleurs représenter d’importants gains d’autonomie en termes
d’alimentation, notamment de par le fait que les cantines des collèges sont souvent des self-
services dans lesquels, à partir de la classe de sixième, les enfants (ou nouveaux adolescents)
disposeront de nouveaux choix à réaliser pour s’alimenter. Nous avons ainsi choisi de nous
intéresser spécifiquement aux enfants du troisième cycle de l’école élémentaire (classes de CM1
et CM2), généralement âgés de neuf à onze ans, pour envisager de réaliser une sociologie des
représentations et des comportements alimentaires. Ce choix de population a aussi été réalisé
de par le fait qu’il nous semble que19, alors qu’une enquête sociologique qualitative (notamment
faite d’entretiens et de séances d’observations) semble être la démarche la plus adaptée pour

16
https://fr.wikipedia.org/wiki/Programme_national_nutrition_sant%C3%A9
17
https://agriculture.gouv.fr/enseignants-formez-vous-aux-classes-du-goût
18
Avis N°84 du CNA.
19
Nous l’avons d’ailleurs constaté sur le terrain.
11
accéder à ces représentations, les enfants du troisième cycle de l’école élémentaire sont ceux
qui conviennent le mieux20 pour se prêter à une telle enquête.

Pour ces raisons, nous avons décidé d’entreprendre une recherche sociologique, à la fois
sur l’alimentation des enfants (c’est-à-dire sur les représentations et les comportements
alimentaires d’enfants issus d’origines sociales différentes et variées), mais aussi sur
l’éducation à l’alimentation. Quel est actuellement le rôle de cette dernière à l’école
élémentaire, et comment est-elle mise en place ? Aussi, quelles sont les différentes
représentations et les différents comportements alimentaires des enfants de neuf à onze ans ?
Quels sont les facteurs qui déterminent ces derniers ? Ce sont là des points auxquels nous allons
nous intéresser dans cette recherche, avec pour objectifs principaux d’être en mesure, à la fin
de celle-ci, de pouvoir à la fois formuler un état des lieux de ce qu’est l’éducation à
l’alimentation aujourd’hui à l’école élémentaire, ainsi que de comprendre quels sont les freins
et les leviers existants pour permettre une éducation à l’alimentation permettant aux enfants
d’adopter des représentations et des comportements qui réduiraient sur le long terme la
prévalence des maladies chroniques, tout en ce qu’elle soit adaptée à ces représentations. Cela
inclut donc la nécessité de s’intéresser aux représentations alimentaires d’enfants issus
d’origines sociales différentes, et particulièrement des milieux les plus précaires qui, dans le
contexte de la transition épidémiologique, sont les plus affectés par les maladies chroniques (de
même que par l’obésité). Nous souhaitons pouvoir contribuer, à la fin de cette recherche, à
pouvoir faire avancer les connaissances en termes d’éducation à l’alimentation.

La thèse sera organisée selon trois grandes parties. Dans la première, nous réaliserons
un exposé du développement de la réflexion qui nous a mené à construire notre objet de
recherche. Nous commencerons par une revue de littérature en sociologie de l’alimentation afin
de déterminer le contexte sociétal de la recherche. Nous nous intéresserons ensuite à l’histoire
des liens entre l’alimentation et la santé afin de comprendre ce qui différencie ce contexte des
sociétés précédentes. Il s’agira de même de tenter de saisir les enjeux sanitaires et sociaux à
propos des liens entre l’alimentation et la santé. Pour ce faire, nous mobiliserons des
connaissances issues de disciplines scientifiques extra-sociologiques. La deuxième partie de
notre thèse sera consacrée à une présentation à la fois de notre approche épistémologique et de

20
Nous avons, lors d’entretiens exploratoires, tenté d’interroger des enfants de moins de neuf ans, ces
entretiens se soldèrent par des échecs : manque de concentration, difficultés à rester assis une heure pour
répondre à nos questions, discours peu riches en informations et en représentations (en tout cas pas
suffisamment afin d’être analysés et comparés en tant que données).

12
la méthodologie que nous utiliserons pour réaliser notre enquête de terrain. Nous avons choisi
de nous orienter vers une approche inductive, car nous pensons qu’il s’agit de la plus adaptée à
notre objet de recherche, en raison de ses caractéristiques innovantes dues à la dimension
multidisciplinaire de sa construction. Nous y reviendrons. Notre troisième partie consistera en
un exposé de notre enquête de terrain (en sociologie qualitative) et des analyses que nous en
avons produites. Cette enquête a été réalisée dans quatre écoles élémentaires normandes, auprès
de quarante enfants âgés de neuf à onze ans, dans huit classes, et dans chacune des cantines de
ces écoles (nous expliquerons dans la seconde partie comment nous avons procédé pour en
déterminer l’échantillonnage). La conclusion sera ensuite divisée en quatre parties : il s’agira
de synthétiser la construction de notre objet de recherche, les résultats que nous avons obtenus
à partir de notre enquête de terrain, de nous exprimer des perspectives de nos résultats
concernant l’éducation à l’alimentation, puis de proposer un retour et un exposé à propos de la
démarche épistémologique que nous avons construite et suivie durant cette recherche.

13
Première partie : Recherche théorique et construction de notre
objet de recherche

1.1 : Comprendre le contexte de la « modernité alimentaire » grâce à une revue de la


littérature en sociologie de l’alimentation

Entreprendre une recherche sur l’alimentation en sciences sociales nous amène


initialement à nous poser à la fois la question anthropologique de ce qui caractérise notre
alimentation spécifiquement en tant qu’humain, soit en tant qu’animal social et politique
construisant systématiquement du symbole et du sens au sein de la société dans laquelle il
évolue, mais aussi la question sociologique de qu’est-ce qui différencie notre société actuelle
« moderne » et « occidentale » des autres sociétés dans le temps et l’espace en termes
d’alimentation ? La sociologie étant souvent, et ce depuis sa propre « création » par ses pères
fondateurs à l’image d’Auguste Compte, perçue comme une science dont le principal rôle est
de comprendre les changements sociaux et les effets de ces derniers sur la société ainsi que les
individus21 : le point de départ de notre recherche sera ainsi de tenter de comprendre quels sont
les changements sociaux spécifiques à nos sociétés « modernes » en termes d’alimentation, et
de même ce qui représente et caractérise l’idée d’une « modernité alimentaire ». Il s’agira, pour
se faire, de tenter de développer une compréhension des caractéristiques qui constituent notre
rapport à l’alimentation dans le contexte de notre société actuelle, selon différents paramètres
tels que l’évolution de la famille, les progrès techniques, ou encore le rapport au temps et à
l’espace. Nous tenterons de même de comprendre quels sont les rapports anthropologiques de
l’homme avec son alimentation, c’est-à-dire les éléments universels (qui ne varient pas selon
les différentes sociétés dans le temps et dans l’espace) qui constituent l’anthropologie du
« mangeur ».

L’homnivore22 de Claude Fischler, un des premiers ouvrages de sociologie


spécifiquement consacré à l’alimentation, datant de 1990, est à la fois un portrait
anthropologique de l’homme et ses rapports universels à l’alimentation en tant qu’omnivore,
ainsi qu’une analyse sociologique des changements qui opèrent au sein de ceux-ci avec le
développement de la « modernité », qui opère au cours de l’industrialisation de l’alimentation.

21
Trémoulinas Alexis. « Changement social et naissance de la sociologie », Alexis Trémoulinas éd.,
Sociologie des changements sociaux. La Découverte, 2006, p. 9-30.
22
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit.

14
Si le contenu anthropologique nourrit notre réflexion et nous apporte des informations
indispensables à la construction de notre pensée (nous nous appuierons d’ailleurs sur celui-ci
durant tout le long de notre recherche), nous tenterons de comprendre dès maintenant ce qui
définit la « modernité » par rapport à la question de l’alimentation. Le renouveau des rapports
de l’homme avec l’alimentation se caractérise par le fait que, dans les sociétés industrialisées,
l’homme ne court plus le risque de manquer de nourriture : celle-ci lui étant à sa disposition, en
abondance, partout où il se trouve, provenant des quatre coins du monde, à n’importe quel
moment de l’année et peu importe la saison. En d’autres termes, nous ne sommes plus (au moins
dans nos sociétés occidentales dites « développées » économiquement et techniquement) face
à un problème de quantité, mais dorénavant uniquement de qualité, et ceci de manière exclusive
par rapport à l’histoire de l’humanité. Les processus de transformation des produits en aliments
comestibles et consommables dépassent le mangeur et le consommateur : la plupart des
aliments que nous achetons et mangeons aujourd’hui échappent à notre contrôle comme à notre
connaissance et maîtrise23, une incertitude produisant ainsi une inquiétude généralisée. La
révolution industrielle a contribué à éloigner l’homme de ce qu’il ingère, notamment en
transformant une grande partie de la production alimentaire artisanale paysanne en production
agro-industrielle. Le processus historique de la division du travail a également éloigné l’aliment
du mangeur : ce dernier consomme, par exemple lorsqu’il fait ses courses dans un supermarché,
des aliments qui proviennent de ce qui représente pour lui une dimension inconnue (de par le
fait qu’il ne peut se représenter précisément la manière dont a été produite l’aliment, son espace
de production, les moyens techniques employés, etc.). N’est visible qu’une étiquette souvent
remplie d’informations complexes que quelques initiés pourront pleinement comprendre, qui
mène souvent à la confusion de par la prolifération d’informations pouvant y être présentes (il
est ainsi courant de se retrouver devant un aliment comportant sur son emballage la mention
« arômes naturels », ou bien même le mot « naturel », sans avoir une idée précise à propos de
ce à quoi correspond l’emploi de ces termes).

Cette situation est pourtant, d’après Fischler, paradoxale. L’industrialisation de


l’alimentation ainsi que la globalisation des échanges nous apportent une sécurité exclusive par
rapport au passé : à l’inverse de nos ancêtres, et ce particulièrement en Europe ainsi que dans

23
Nous pourrions ici, en faisant appel à un paradigme théorique marxiste ou simmelien, faire un parallèle
entre l’aliment de notre société moderne et l’objet technique complexe : tous deux, de par le fait que
leur provenance ainsi que les composants et méthodes employés pour leur fabrication, deviennent
« aliénants » dans la mesure où ne pouvons en avoir une véritable conscience, s’acquérant par la
connaissance de leur nature.

15
les climats tempérés, froids et secs, nous n’avons plus à nous inquiéter de nos récoltes pour
l’hiver ou d’une éventuelle sécheresse qui menacerait la production locale. L’alimentation
semble cependant « plus que jamais nous préoccuper, voire nous inquiéter »24. L’inquiétude
est , selon Fischler, double : cette abondance est d’une telle intensité que nous en craignons en
effet les excès, pouvant mener jusqu’au surpoids et à l’obésité, et de même l’industrialisation
de l’alimentation amène à la crainte des « poisons de la modernité » : le mangeur doit ainsi
« trancher entre des sollicitations multiples, agressives, alléchantes, contradictoires. Il doit
opérer des sélections, faire des comparaisons, établir des priorités, combattre des pulsions,
résister à des impulsions, bref : déployer tous ses efforts, non plus pour se procurer
l’indispensable, mais pour rejeter le superflu avec discernement »25. Si Fischler observe ainsi
un déplacement de l’inquiétude de nos sociétés contemporaines face à l’alimentation,
principalement de la quantité à la qualité, il soutient que l’alimentation a certainement été
source de préoccupation principale pour l’ensemble de l’humanité : « Depuis les origines, la
nourriture a sans doute été la préoccupation la plus envahissante de l’existence humaine :
exister, c’était réussir à subsister. La subsistance était la substance même de la vie. »26.

Jean-Pierre Corbeau et Jean-Pierre Poulain semblent cependant considérer dans leur


ouvrage « Penser l’alimentation, Entre imaginaire et rationalité »27 cette « préoccupation »
pour l’alimentation en tant que déterminante de la subsistance comme tout à fait lié à l’idée de
la « modernité ». Ils y décrivent alors la « question du raisonnement alimentaire » comme une
« activité nouvelle » : selon eux, « La santé, valeur en hausse, prend le relais au panthéon des
mythes modernes des promesses d’immortalité qui sont les ressorts de bien des religions »28.
Les sociologues décrivent dans cet ouvrage la « modernité » en tant qu’une rupture avec le
passé dans nos rapports avec l’alimentation, et ce à travers trois principaux changements.
Premièrement, en raison des changements sociaux au sein de la famille (de par la crise de la
famille en tant qu’institution, les évolutions et changements des rôles familiaux, ou encore le
passage d’un modèle d’éducation qui repose principalement sur l’autorité vers un modèle basé
sur l’autonomie), ainsi que des nouveaux rythmes de vie liés au travail (notamment depuis la
révolution industrielle) et à l’urbanisation, les modèles traditionnels de repas (pris en famille,

24
Ibid., p. 10.
25
Ibid., p. 11.
26
Ibid., p. 9.
27
Corbeau Jean-Pierre et Poulain Jean-Pierre, Penser l’alimentation, Entre imaginaire et rationalité,
Toulouse, éditions Privat, 2002.
28
Ibid., p. 12.

16
trois fois par jour et à des heures précises) tendent à disparaître, remplacés par des repas de plus
en plus pris en solitaire ainsi qu’irréguliers dans le temps. Deuxièmement, la nouvelle
distribution commerciale de l’alimentation (liée à la globalisation des échanges, aux nouvelles
technologies de transformation des aliments permettant le stockage, ainsi qu’à la centralisation
des commerces en supermarchés) propose aux consommateurs des ensembles de nouveaux
produits. Et troisièmement, « les discours qui prétendent régulariser ou normaliser la gestion
de notre corps et de notre santé paraissent se déplacer aussi au gré des fantasmes sociaux »29.

Jean-Pierre Poulain s’intéresse également à la question de la déstructuration des repas


dans « Manger aujourd’hui - attitudes, normes et pratiques »30. Selon lui, « Le succès du
modèle des trois repas s’inscrit dans une série de phénomènes plus larges qui participent, après
la Révolution, à la construction de l’identité française. »31. Il semble également se préoccuper
de ce qu’il considère comme l’intrusion de la santé dans le champ de l’alimentation, en
considérant celle-ci comme une menace à la bonne socialisation ainsi qu’au modèle traditionnel
français : « Une médicalisation de l’alimentation quotidienne exacerbant la dimension santé
au détriment des deux autres (dimension plaisir et dimension culture/identité) pourrait mettre
à mal le modèle traditionnel français peut-être plus sûrement que la transformation des
pratiques alimentaires elles-mêmes »32. Cette association de la tradition et du plaisir gustatif
opposée à une nouvelle tendance de « médicalisation » se justifie par une enquête empirique de
l’auteur sur l’évolution des repas en France. Nous remarquerons que celle-ci s’intéresse
principalement à la structure des prises de repas (en solitaire ou en groupe), ainsi qu’à leur
composition. Pour enquêter sur les aliments qui composent les repas des français, Poulain les a
divisés en cinq catégories : viandes, produits de la mer, fruits et légumes, produits laitiers et
féculents. Il a ensuite analysé la répartition de ces catégories d’aliments consommés selon le
sexe, la catégorie socio-professionnelle, ou encore l’âge des individus interrogés. Les
problèmes de santé que peut causer l’alimentation, selon Poulain, sont particulièrement liés à
la question de l’obésité dans l’ensemble de l’ouvrage. Le sociologue de l’alimentation s’est
davantage intéressé aux représentations des problèmes de santé engendrés par l’alimentation
chez les français, qui évoquaient principalement à l’époque de l’enquête le cholestérol,
l’obésité, les maladies cardio-vasculaires, ainsi que le cancer. Poulain considère nettement le

29
Ibid., p. 27.
3030
Poulain Jean-Pierre, Manger aujourd’hui, attitudes, normes et pratiques, Toulouse, éditions Privat,
2002.
31
Ibid., p. 37.
32
Ibid., p. 199.

17
discours scientifique33 et médical vis-à-vis de l’alimentation, c’est-à-dire les mises en garde de
l’institution médicale et de la santé publique à propos des risques que représente l’alimentation
à l’âge de l’industrialisation et globalisation de celle-ci, comme une potentielle menace pour la
société, la culture ainsi que l’identité française, dont la tradition exige avant tout une « identité »
culturelle et gustative. La science et la santé publique ne doivent pas user de leur légitimité pour
tenter de modifier des habitudes alimentaires qu’elles peuvent juger en tant que « mauvaises »
présentes dans un groupe social donné, tout en ignorant les représentations, les normes et le
codes qui font la culture de ce dernier. La science doit, au lieu de vouloir changer les habitudes
alimentaires d’un groupe social, plutôt tenter de comprendre rationnellement de quelles
représentations dépendent ces habitudes alimentaires, non pas dans le but de modifier celles-ci,
mais d’envisager de les « favoriser » : Selon Poulain, « Il faut passer de la question « Comment
changer les habitudes alimentaires ? » à « Quelle est la nature du comportement
alimentaire ? » pour déboucher enfin sur une nouvelle question : « Comment favoriser le
développement de pratiques appropriées chez des individus donnés, dans une société ou un
espace social particulier et à un moment donné ? »34. Une population doit d’abord être étudiée
dans le but d’en comprendre la culture, et ainsi les comportements alimentaires qui lui sont liés,
avant de pouvoir envisager des solutions pour d‘éventuelles « adaptations » (favorables à la
santé) de leurs consommations alimentaires. Poulain soutient en effet l’idée qu’un aliment est
d’abord un produit, qui reçoit une projection de sens et de symbolique par une population
donnée, selon la culture de celle-ci : « Il doit pouvoir devenir signifiant, s’inscrire dans un
réseau de communication, dans une constellation imaginaire, dans une vision du monde ».

De même, dans la perspective d’une compréhension sociologique des caractéristiques


d’une « modernité alimentaire » (ou d’une analyse de ce que représentent les changements
sociaux de l’alimentation à notre époque contemporaine), François Ascher, dans Le mangeur
hypermoderne35, a entrepris « d’utiliser les pratiques alimentaires comme un révélateur de la
société »36. S’appuyant sur une tradition héritée de Georg Simmel, concevant les individus
comme reliés dans des « cercles d’appartenance », il étudie notamment les nouveaux types de
consommations alimentaires au sein des grandes villes, marquées d’une « hypermodernité »
dans le sens où elles contiennent « un double type de structures : d’une part, celles qui sont

33
Ibid., p. 196.
34
Ibid., p. 197.
35
Ascher François, Le mangeur hypermoderne, Paris, éditions Odile Jacob, 2005.
36
Ibid., p. 8.

18
propres à chacun des champs sociaux ; d’autre part, la structure formée par les individus eux-
mêmes qui font liens »37, en tant que concentrations de populations à la fois denses et
socialement hétéroclites. La nourriture consommée dans les fast-foods est en ce sens le type
d’alimentation le plus représentatif de cette idée « d’hypermodernité », tant elle est consommée
par une multitude d’individus et de groupes sociaux différents, et ce à tout moment de la journée
(et de la nuit). Sa particularité étant la rapidité de son service, le fast-food est en adéquation
avec la rapidité du rythme de vie des villes et ainsi de chacun de ses habitants quel que soit leur
origine sociale, le rendant extrêmement rentable en tant que secteur (l’auteur note d’ailleurs que
chaque année en France environ quatre mille cinq cents fast-foods ouvrent tandis que sept cents
ferment, ce qui laisse penser que la restauration rapide devrait continuer de se populariser
probablement jusqu’à en généraliser sa consommation). Le fast-food n’est pas seulement un
marché perpétuellement croissant, dans le sens où son mode de prise de repas accélérés
représente un véritable changement social qui s’étend, au-delà de la fréquentation des fast-
foods, à l’ensemble de la société : on mange généralement de plus en plus rapidement, dans un
monde où on vit de plus en plus vite. Le processus d’individualisation de la société se retrouve
également dans l’alimentation : on mange aussi de plus en plus seul. Manger seul est « un des
traits marquants des pratiques alimentaires contemporaines »38, en tant que rupture avec le
traditionnel repas en famille. L’individualisation de l’alimentation, tout comme une volonté
croissante pour la réduction du temps alimentaire (c’est-à-dire le temps consacré aussi bien à la
préparation des repas, leur ingestion, ainsi qu’au nettoyage et à l’entretien des biens servant à
ces tâches) semblent contraindre les individus à une dépendance de plus en plus importante aux
grands acteurs du marché de l’alimentation industrielle et globalisée : « Dans la société urbaine
contemporaine, les individus veulent ou doivent donc pouvoir organiser de plus en plus
individuellement leurs espace-temps quotidien. Ils mobilisent toutes sortes de techniques pour
cela, en particulier dans le domaine alimentaire. […] Par ailleurs, les techniques qu’ils
utilisent, leur donnent certes une plus grande autonomie mais elles les inscrivent également
dans des systèmes technico-économiques qui accroissent leur dépendance par rapport à la
société et son économie. »39. Ainsi l’autonomie gagnée en mangeant seul et vite, par rapport à
l’institution traditionnelle familiale, nous semble symétriquement perdue par rapport à la
dépendance aux acteurs de l’industrie agro-alimentaire. La délocalisation et la globalisation de
l’alimentation, bien que brièvement évoquée par Ascher, intimement liées au développement

37
Ibid., p. 9.
38
Ibid., p. 34.
39
Ibid., p. 63.

19
des restaurants de type fast-food (et notamment l’implantation mondiale croissante de leurs plus
grandes chaînes), représentent le troisième élément principal qui caractérise l’alimentation
« hypermoderne » : « Partout dans les pays développés, les mêmes types d’aliments se
développent ou régressent, faisant émerger non un modèle alimentaire mondial unique, mais
un registre identique, très large et très ouvert à des choix individuels potentiellement variés »40.
Il semble que nous pouvons ici soutenir l’idée que ces trois éléments décrits comme marqueurs
d’une « hypermodernité » alimentaire dans le mangeur hypermoderne, (bien qu’ils soient de
même les résultats d’autres phénomènes comme l’écroulement de l’institution familiale, la
globalisation des échanges, l’individualisation, ou encore l’urbanisation) s’influencent entre
eux pour former une sorte de cercle (vicieux ?). L’accélération du rythme de vie encourage,
dans le but de « gagner » du temps, l’individualisation de l’alimentation tout comme la
consommation de nourriture de type fast-food. L’industrie de la restauration rapide encourage
de même une individualisation de l’alimentation par la facilité d’accès aux aliments qu’elle
offre, en diminuant individuellement les tâches liées à la cuisine. La rentabilité de son secteur
encourage les investissements dans celui-ci et l’ouverture de restaurants de grandes chaînes
proposants tous les mêmes consommables dans le monde entier. Enfin la globalisation de
l’alimentation, ne proposant pas un modèle unique à tous mais un registre, composé de
particularités, ne fait que développer l’individualisation de l’alimentation en proposant à chaque
individu de jongler, selon ses préférences personnelles, avec les composants de ce registre.

Nous remarquons que François Ascher adopte dans cet ouvrage un point de vue différent
que celui de Jean-Pierre Poulain et Jean-Pierre Corbeau, ces derniers attribuant une
« médicalisation de l’alimentation » à la « modernité », le penseur du mangeur hypermoderne
écrit lui : « Dans la société moderne d’abondance, les individus ont de multiples façons de
satisfaire leur faim et ce n’est donc plus celle-ci qui commande leur alimentation. Les
prescriptions médicales et religieuses qui encadraient les pratiques alimentaires autrefois ont
disparu ou ont perdu beaucoup de leur force. »41. La dimension « médicale » de l’alimentation
est en effet ici renvoyée plutôt dans la tradition que dans le moderne. Ce que nous percevons
ici en tant qu’une divergence de regards entre différents chercheurs en sociologie de
l’alimentation nous poussera à examiner plus spécifiquement l’histoire de la relation entre la
l’alimentation et la médecine.

40
Ibid., p. 81.
41
Ibid., p. 103.

20
Dans Sociologie de l’alimentation42, Faustine Régnier, Anne Lhuissier et Séverine
Gojard s’intéressent également aux évolutions contemporaines de l’alimentation. Les auteurs
parlent alors d’une « amélioration considérable en qualité » grâce à l’industrialisation de
l’alimentation, et ce particulièrement pour les populations modestes »43. En effet selon eux
« De nombreux paradoxes émaillent la vision contemporaine de l’alimentation et de ses
évolutions. Craintes et peurs s’énoncent de façon très aiguë alors que jamais la sécurité des
aliments n’a été aussi assurée »44. Nous noterons tout de même que ces constats s’appuient sur
l’idée que « Le développement des normes de qualité et de la législation contre les fraudes
s’effectue en parallèle de celui de l’industrialisation. […] Cette tendance de long terme trouve
aujourd’hui des prolongements avec la mise en place de la législation européenne, confiant
aux industries elles-mêmes la charge de contrôler leurs chaînes de production et d’assurer la
sécurité sanitaire et la qualité de leurs produits ». S’il nous semble particulièrement pertinent
de retenir ce « paradoxe » décrit par Régnier, nous nous interrogerons cependant sur la
légitimité des industries à auto-déclarer leurs productions comme gage d’alimentation de
« qualité » : sur quels critères d’évaluation pouvons-nous nous baser afin de pouvoir juger
objectivement de la qualité d’un aliment ou d’une production alimentaire ? Cette question
nécessitera selon nous une investigation spécifique, en tentant aussi bien de déconstruire la
notion de « qualité » en termes d’alimentation, aussi bien que l’expression de « sécurité
sanitaire »45. Nous pouvons également observer une certaine similitude entre les affirmations
des auteurs de cet ouvrage et les discours tenus par Poulain et Corbeau, à savoir un regard
critique sur l’intervention du discours médical et sanitaire dans l’alimentation ainsi que sur les
discours négatifs à propos de la « malbouffe » : ce dernier « associe certaines conditions de
production […] et de distribution […], certains modes de consommation (restauration rapide),
et les accompagne d’un jugement de valeur dépréciatif sur la qualité – nutritionnelle ou
sanitaire – de l’alimentation ainsi mise sur le marché »46 .

42
Régnier Faustine, Lhuissier Anne et Gojard Séverine, Sociologie de l’alimentation, Paris, La
Découverte, 2006.
43
Ibid., p. 64.
44
Ibid., p. 89.
45
Il semble ici que la « santé » (dans l’expression « sécurité sanitaire ») soit en fait surtout associée
uniquement à l’absence de bactéries pathogènes et non à la question environnementale. Nous y
reviendrons.
46
Ibid., p. 63.

21
Jean Pierre Poulain, dans Sociologie de l’obésité47 nous permet de mieux comprendre
cette critique sociologique de l’intrusion du discours médical dans l’alimentation. Selon lui «
Les sociologues, héritiers d’une longue tradition critique, seront tentés d’ironiser. Plus
sérieusement, ils convoqueront Michel Foucault pour débusquer dans l’activisme anti-obésité
le retour d’un des multiples avatars d’une politique de contrôle des individus (Foucault, 2004).
Norbert Elias sera mobilisé pour resituer, dans une perspective historique longue, le processus
d’intériorisation du locus de contrôle qui se donne à voir aujourd’hui dans la
nutritionnalisation de l’alimentation moderne »48. La perspective d’un phénomène récent de
« médicalisation de l’alimentation » et sa critique, comme sa crainte, semblent ici provenir de
la mobilisation d’un paradigme philosophique foucaldien. Michel Foucault a en effet développé
l’idée selon laquelle, « dans le contexte de la modernité, la « bio », c’est-à-dire la vie même de
la population, est de plus en plus soumise au contrôle, à la surveillance et à la
réglementation »49, il parlait alors de « biopolitique » ou du « biopouvoir » pour désigner cette
nouvelle forme de pouvoir et de contrôle social exercé sur la vie. Ces concepts étaient
notamment utilisés par Foucault dans une perspective critique vis-à-vis des théories
développées dans les années 1970 dans le contexte de la « sociobiologie », dans lequel ils
étaient « le plus souvent les marqueurs d’une approche naturaliste du politique qui consiste à
reconduire le comportement politique aux données éthologiques, neurobiologiques ou
physiologiques de la vie humaine »50. Il semble ainsi que les héritiers de la pensée de Michel
Foucault puissent être amenés à considérer l’alimentation humaine non seulement comme
essentielle pour le maintien en bonne santé du corps, mais aussi et surtout à penser comme liée
à des dimensions culturelles. Vouloir ainsi imposer une alimentation particulière à une
population, au nom de la « santé », semble ici considéré comme une forme de pouvoir et de
contrôle qui menace la culture et ainsi l’identité propre de cette population. Nous pouvons
cependant nous poser la question de l’attitude juste à adopter, dans le cas où, par exemple, si
une population, de par ses représentations et sa culture alimentaire s’expose à des risques et des
dangers sanitaires conséquents : est-il préférable de laisser celle-ci s’exposer à la dégradation
de sa santé au nom de la conscience des dangers que représente une telle « médicalisation de
l’alimentation » ? Sinon, dans quelle mesure la science et la santé publique peuvent-elles agir

47
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
48
Ibid., p. 20.
49
Rail Geneviève. « La violence de l’impératif du bien-être. Bio-Autres, missions de sauvetage et justice
sociale », Staps, vol. 112, no. 2, 2016, p. 17-31.
50
Paltrinieri Luca. « Biopouvoir, les sources historiennes d'une fiction politique », Revue d’histoire
moderne & contemporaine, vol. 60-4/4 bis, no. 4, 2013, p. 49-75.

22
dans le but de réduire l’exposition de cette population aux risques encourus par ses habitudes
alimentaires ? La « culture »²² doit-elle primer sur la santé sous prétexte que notre parcours
universitaire a fait de nous un docteur de la société plutôt qu’un médecin du corps ? Nous
tenterons de développer ultérieurement des éléments de réponses à ces questions, après avoir
étudié quels sont les « risques » potentiels auxquels on peut s’exposer de par sa consommation
alimentaire, dans la perspective de tenter de proposer une approche à la fois consciente des
risques de la « médicalisation de l’alimentation » ici décrite par Poulain, mais aussi des risques
sanitaires potentiels liés à l’alimentation. Il ne s’agit cependant absolument pas ici de prendre
une « position » opposée à celle de Jean-Pierre Poulain, dans la mesure où sa critique d’une
« médicalisation de l’alimentation » nourrit notre réflexion. Une des postures du sociologue,
dans cet ouvrage, consiste à émettre l’idée que l’obésité doit être socialement envisagée avant
d’être directement considérée comme un problème à résoudre. En effet l’obésité n’est pas
envisagée de la même manière selon le milieu social des concernés (par exemple, une famille
de milieu populaire considérera différemment l’obésité d’un enfant qu’une famille de milieu
aisé). De même, l’obésité résulte de causes socialement marquées : « il s’agit des styles
d’alimentation (les préférences, les goûts et les pratiques alimentaires) et du niveau d’activité
physique, dont on sait depuis longtemps qu’ils varient l’un et l’autre en fonction de la position
sociale »51. Poulain évoque particulièrement les risques inclus dans le fait d’imposer aux
enfants une culture qui leur est étrangère via l’application de consignes alimentaires : « Avec
les enfants, la question est plus problématique car les messages nutritionnels risquent de
favoriser la diffusion des valeurs dominantes et l’exclusion stigmatisante de ceux issus de
milieux différents de la « norme ». En effet, si les connaissances biologiques permettent de
définir ce que pourrait être une bonne alimentation, les façons d’y parvenir sont multiples, tant
dans les formes de repas, leur nombre, les modalités de préparation culinaire, que dans les
formes de convivialité. »52. Il ajoute que « pour éviter que les interventions relatives à
l’éducation alimentaire ne soient contre-productives, il convient de prendre la mesure de
l’importance de la socialisation alimentaire. (…) Lorsqu’un enfant mange, il apprend et
incorpore les principes fondamentaux qui organisent la société dans laquelle il vit – le sens du
bon, le rôle des hommes et des femmes […] »53 : Il pourrait alors sembler pertinent pour nous
de nous intéresser, lors de notre recherche, à l’ensemble des éléments qui constituent la
« socialisation alimentaire » chez les enfants, en prenant en compte les traits culturels différents

51
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 40.
52
Ibid., p. 276.
53
Ibid., p. 278.

23
que peuvent concentrer les populations. Nous noterons également que Jean-Pierre Poulain
insiste sur l’importance de l’évaluation des programmes de lutte contre l’obésité54, et plus
généralement d’éducation alimentaire, qui doit prendre en compte, comme nous l’avons déjà
évoqué, les dimensions sociales auxquelles un tel programme pourrait se heurter.

Sous la direction de Clause Fischler, l’ouvrage Les alimentations particulières –


mangeront nous encore ensemble demain ?55 s’intéresse notamment à la sociabilité en lien avec
l’alimentation ainsi qu’au processus d’individualisation de celle-ci. Fischler, ainsi que d’autres
contributeurs à cet ouvrage, y analysent le phénomène d’individualisation de l’alimentation,
qui entraine des tendances sociales au « particularisme alimentaire » de plus en plus
nombreuses en France (et de même encore davantage dans les pays anglo-saxons). La
revendication croissante de ces particularismes, « végétarisme, déclaré ou non. L’intolérance
au gluten, diagnostiquée ou autoproclamée, les régimes particuliers divers »56 est à mettre en
perspective avec une individualisation générale de la société, « l’avancée de l’autonomie devant
l’hétéronomie, la progression de l’individu-sujet, auteur de ses choix et décisions, s’arrachant
au ça-va-de-soi culturel comme un tirage photographique à son négatif » 57 . S’il nous semble
ici essentiel de prendre en compte le contexte énoncé et concret d’une individualisation
généralisée, touchant la plupart des activités humaines et sociales y compris l’alimentation, il
nous semble qu’il ne faille pas pour autant, dans une perspective de compréhension
sociologique des faits, omettre de prendre en compte le point de vue des acteurs comme
rationnel en tant que sociologue. Nous voulons par-là émettre l’idée que, en plus de relier cette
tendance croissante des alimentions particulières à l’avancée de l’autonomie et de
l’individualisation, la sociologie devrait également s’intéresser aux motivations et situations
médicales des individus adoptant ces régimes particuliers. Si de nombreux individus adoptent
des régimes alimentaires particuliers, comme le sans gluten, c’est possiblement également dû
au fait que le gluten est de plus en plus identifié comme cause de dommages physiques bien
réels sur le corps des individus. L’intolérance au gluten, si elle est de même « autoproclamée »,
ne semble pas être à relier systématiquement avec une individualisation de la société et la crise
de l’institution, bien que cette dernière joue certainement un rôle dans la prise d’initiative des
individus à adopter un tel régime sans gluten. Les « particularismes » ne sont en effet pas

54
Ibid., p. 298.
55
Fischler Claude, Les alimentations particulières, mangeront nous encore ensemble demain ?, Paris,
Odile Jacob, 2013.
56
Ibid., p. 28.
57
Ibid., p. 28.

24
seulement alimentaires mais aussi médicaux, avec une profusion de médecines particulières
émergeantes (naturopathes, ostéopathes, chiropracticiens, praticiens de médecines
traditionnelles, et autres médecines « alternatives » et « non conventionnelles »). La médecine
conventionnelle, résultant d’une formation académique traditionnelle non actualisée sur la
question des émergeantes pathologies environnementales58, peine de plus en plus à répondre
aux attentes d’individus malades non satisfaits par les traitements des médecins généralistes,
dans une société de communication technologique où l’information se diffuse chaque jour de
plus en plus densément. Il nous semble ainsi capital que la sociologie s’intéresse aux liens entre
évolution de la médecine ainsi que des pathologies environnementales et particularismes
alimentaires, tout en prenant en compte la thèse des sociologues français de l’alimentation de
l’individualisation de la société comme cause principale de ceux-là. John Coveney écrit
notamment, dans Les alimentations particulières – mangeront nous encore ensemble demain ?,
à propos de cette tendance aux particularismes alimentaires : « à la lumière des travaux de
Giddens, de Beck et de Bourdieu, ce phénomène peut être analysé comme résultant d’une
individualisation croissante des risques et une démarcation des distinctions sociales »59.

Ces régimes particuliers sont ici perçus comme menaçant principalement la


convivialité60. Les intolérances et maladies sont d’ailleurs ici présentées comme
potentiellement fruits de traits sociaux et culturels : « les maladies existent toujours dans un
plus large contexte social et culturel. Dans ce contexte, certains troubles ont une valeur sociale
supérieure aux autres. (…) il existe des arguments probants indiquant que l’hypersensibilité
alimentaire jouit d’un statut social élevé. Ceci est particulièrement clair si on se souvient que
les allergies sont plus fréquentes dans les pays développés que dans les pays en voie de
développement, ainsi que chez les populations qui se considèrent supérieures en termes
d’éducation et de culture. Par ailleurs, les allergies et leur prise en charge individualisent et
mettent à part, elles fournissent une occasion de se démarquer, de se distinguer »61. De la même
manière que nous prenons en compte l’individualisation de l’alimentation pour expliquer
l’émergence des particularismes alimentaires, mais désirons tout de même nous intéresser aux
relations entre médecine conventionnelle, médecines particulières, alimentation et régimes
particuliers : nous nous rendons ici conscients de la potentielle relation de cause à effet entre

58
Spiroux Joël, Pathologies Environnementales, Paris, Alerte santé, éditions J.Lyon, 2007, p. 201.
59
Fischler, Les alimentations particulières, mangeront nous encore ensemble demain ?, op.cit., p. 75.
60
Ibid., p. 77.
61
Ibid., p. 80.

25
« hypersensibilité alimentaire » et « statut social ». Nous ne pouvons cependant nous empêcher
d’émettre la remarque que plus les pays sont « développés » (c’est-à-dire à forte croissance
économique et production, innovation et/ou consommation technoscientifique) et industrialisés,
plus ceux-ci subissent des dégradations conséquentes sur leur environnement et ainsi sont
susceptibles d’exposer leurs habitants à des pathologies, ce qui peut logiquement produire sur
le long terme le développement d’un nombre important d’allergies62. John Coveney a mené une
enquête sociologique sur les régimes alimentaires particuliers dans des écoles primaires
d’Australie. Il semble définir, lorsqu’il décrit les résultats de celle-ci, le « phénomène de
médicalisation » comme prenant forme à partir du moment où « la production alimentaire est
perçue comme étant de plus en plus complexe et s’éloignant inexorablement de ce que les gens
pensent être « naturel ». », et que l’on ressent ainsi « le besoin d’être vigilants quant aux
possibles effets de l’alimentation sur la santé et le bien-être »63. Cette « médicalisation de
l’alimentation » (ou attention particulière à l’alimentation des enfants par crainte de possibles
répercutions sur leur santé d’une alimentation non saine) montre selon lui « clairement le
mouvement d’individualisation de l’alimentation des enfants et d’abandon du « manger
ensemble »64.

Un texte sur « l’orthorexie » de Camille Adamiec, sociologue de l’alimentation


spécialiste des orthorexiques, ou les individus dits « obsédés » par la nourriture saine, nous
semble faire pertinemment écho pour ce qui est de refléter une vision plutôt critique, de la
relation de cause à effet qui existent entre l’alimentation et la santé, ici perçue en tant
socialement construite. Elle écrit notamment que « « La sensation agréable de savoir ou
d’imaginer savoir, ce qui entre et communie avec le corps crée pour les orthorexiques la
confortable illusion que la vie sera plus longue et moins risquée que celle du commun des
mortels »65. Nous nous interrogerons tout de même à propos de l’expression employée par la
sociologue de « confortable illusion », par rapport au fait de s’imaginer qu’une alimentation
saine puisse contribuer à prolonger la vie et limiter les risques de celle-ci. Il nous semble en
effet, d’après de nombreuses recherches, difficile de nier le fait que l’alimentation puisse avoir
directement des effets non seulement sur la longévité de la vie mais aussi sur l’exposition aux
risques, et ainsi le temps passé en bonne santé au cours de celle-ci. Le rapport de l’OMS

62
Nous développerons davantage cette réflexion ultérieurement, en tentant de comprendre les enjeux
des liens être l’alimentation et la santé au sein des sociétés industrialisées.
63
Ibid., p. 86.
64
Ibid., p. 86.
65
Ibid., p. 152.

26
« Régime alimentaire, nutrition et prévention des maladies chroniques », sous la contribution
de trente chercheurs, indiquait en 2003 que principalement à cause d’un déclin de la qualité de
l’alimentation : « les maladies non transmissibles chroniques – notamment l’obésité, le diabète
sucré, les maladies cardio-vasculaires, l’hypertension, les accidents vasculaires cérébraux et
certains types de cancer – deviennent des causes de plus en plus importantes d’incapacité et de
décès prématuré tant dans les pays en développement que dans les pays nouvellement
développés, ce qui représente un poids supplémentaire pour des budgets de santé nationaux
déjà surchargés »66. Il semblerait ainsi que les habitants de l’archipel d’Okinawa, disposant de
la plus longue espérance de vie ainsi que du plus grand nombre de centenaires sur la planète,
en grande partie grâce à leur régime alimentaire 67, puissent, dans cette perspective68, être perçus
comme de talentueux illusionnistes.

Si nous nous intéressons à l’évolution de la consommation des français depuis la période


d’après deuxième guerre mondiale, qui correspond à peu près à l’émergence de la diffusion
massive des procédés technologiques et nouveaux modes de distribution permettant le
processus d’industrialisation de l’alimentation, nous remarquons un rapport entre l’alimentation
et la santé assez étonnant, si nous partons de l’idée d’une « médicalisation de l’alimentation »
décrite par Les sociologues de l’alimentation évoqués précédemment. En effet, dans
Consommation et modes de vie en France - Une approche économique et sociologique sur un
demi-siècle69, nous apprenons que depuis 1960, la part du budget des français dépensée pour
l’alimentation a graduellement diminué, tandis que celle consacrée aux médicaments a à
l’inverse continuellement crû. Les produits alimentaires, qui représentaient en 1960 22,4% de
la consommation effective des français, en représentent 10,6 en 200670. Pour ce qui est des
dépenses consacrées à la santé, « le coefficient budgétaire de la consommation effective des
ménages, qui était de 5,2 % en 1960, de 7,4% en 1970 et de 9,0 % en 1980, est passé à 11,4 %
en 2000, atteint 11,9 % en 2006 »71. L’achat de produits alimentaires en grandes surfaces s’est
également généralisé durant cette période : « les hypermarchés et les supermarchés ne

66
Rapport technique de l'OMS 916, « Régime alimentaire, nutrition et prévention maladies
chroniques », OMS, 2003.
67
De Jaeger Christophe. « La restriction calorique », Christophe De Jaeger éd., Les techniques de lutte
contre le vieillissement. Presses Universitaires de France, 2012, p. 47-66.
68
Si l’on considère que ce que « ce qui communie avec le corps crée pour les orthorexiques la
confortable illusion que la vie sera plus longue et moins risquée ».
69
Herpin Nicolas et Verger Daniel, Consommation et modes de vie en France, Une approche
économique et sociologique sur un demi-siècle, Paris, La découverte, 2008.
70
Ibid., p. 31.
71
Ibid., p. 187.

27
commencent à s’inscrire dans le paysage commercial français qu’en 1963. Trente ans après,
ils vendent 59% des produits alimentaires »72. C’est précisément durant cette même période
que s’est développé une méfiance sociétale pour l’alimentation industrielle et distribuée en
grandes surfaces73.

Il nous semble ainsi que la « médicalisation de l’alimentation » décrite et critiquée par


Poulain puisse s’inscrire dans une explication rationnelle illustrée par ces mots de Fischler :
« au cours des années soixante-dix et surtout quatre-vingt, la médecine affirme de plus en plus
vigoureusement le souci que lui causent les « maladies de civilisation » liées à l’alimentation.
Les questions de santé publique, le contrôle et la surveillance de l’agro-business deviennent
une préoccupation de plus en plus pressante pour le mouvement consumériste et les pouvoirs
publics. Les groupes agro-alimentaires développent, avec des moyens de plus en plus
considérables, des stratégies destinées à répondre à ces préoccupations, à la réglementation
qui se développe et prolifère, à l’inquiétude croissante des consommateurs. »74. En d’autres
termes, il nous semble que la médecine a, de par ses inquiétudes vis-à-vis de la transformation
de l’alimentation provoquée par l’essor des nouvelles techniques de transformation et de
distribution, et les modifications des habitudes de consommation qui ont suivi celles-ci, évoqué
ses craintes et lancé une alerte quant aux dangers que représentent ces changements. L’industrie
agro-alimentaire s’est à son tour adaptée aux inquiétudes croissantes de la médecine et surtout
des consommateurs, en tant qu’opportunité pour elle d’exploiter les craintes suscitées par
l’industrialisation de l’alimentation (notamment à travers la création de nouveaux produits
alimentaires présentant des éléments de médicaments, généralement appelés « alicaments », ou
tout simplement de produits industriels vantant des vertus médicales). Il semble ainsi que le
phénomène de « médicalisation de l’alimentation » doit, dans une perspective de
compréhension globale de celui-ci, non pas considérer uniquement le fait que la médecine
veuille de plus en plus imposer aux individus et groupes sociaux un discours, mettant en garde
à propos des dangers que représentent l’alimentation « hypermoderne », pour reprendre
l’expression de François Ascher, dans la perspective d’une domination par la rationalité
scientifique. Les risques sanitaires inhérents à cette récente évolution de l’alimentation (dans le
contexte de l’industrialisation des sociétés) doivent également être pris en compte pour

72
Ibid., p. 59.
73
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit.
74
Ibid., p. 199.

28
comprendre et reconsidérer ce discours médical, en tant que causes de cette réaction de la santé
publique.

Suite à ces inquiétudes croissantes liées à l’industrialisation de l’alimentation, se sont


construits dans la plupart des pays dits « développés », des systèmes alimentaires alternatifs
dans la démarche d’aller à l’encontre des problèmes sanitaires, environnementaux et sociaux
causés par cette industrialisation. L’agriculture et l’alimentation dite « biologique », les
« circuits courts » et le « commerce équitable » sont les trois grands représentants des systèmes
alimentaires alternatifs, et ont été étudiés par Ronan Le Velly dans Sociologie des systèmes
alimentaires alternatifs75. Ces trois démarches visent à créer une « promesse de différence »
par rapport à un « système alimentaire conventionnel combinant des modes de production
rationalisés et standardisés, détachés des contraintes des milieux naturels et fortement
utilisateurs d’intrants chimiques, grandes entreprises d’agrofourniture, d’agroalimentaire et
de distribution et des modes de consommation peu préoccupés et/ou conscients des conditions
de production et de commercialisation »76. Une séparation idéal-typique entre système
alimentaire « conventionnel » et « alternatif » opposerait : Industriel et transformé à artisanal et
naturel ; Standardisé et homogénéisé, diversifié et spécifique ; Grand à petit ; Intensif à
extensif ; Quantité à qualité ; Economie de marché, et profit à économie morale et bien-être ;
Firmes multinationales à communautés ; Et distance à proximité. La réalité observable sur le
terrain est cependant plus complexe tant des acteurs du système alimentaire conventionnel sont
également acteurs au sein de systèmes alternatifs. Le succès des systèmes alimentaires
alternatifs auprès des consommateurs a logiquement encouragé les plus grands producteurs et
distributeurs à s’y investir : « plantations capitalistes, firmes multinationales de
l’agroalimentaire, entreprises de négoces et enseignes de la grande distribution sont
aujourd’hui impliqués dans les circuits du commerce équitable et de l’agriculture
biologique »77. Vice versa, les acteurs des systèmes alimentaires alternatifs sont eux enclins à
user de stratégies similaires à celles des acteurs du système alimentaire conventionnel : « les
systèmes alimentaires alternatifs ne sont pas immuns de logiques de production industrielle,
d’emploi précaire, de concurrence sur les prix, de non-information des consommateurs, etc.,
attribués aux systèmes conventionnels »78. Les consommateurs engagés dans les systèmes

75
Le Velly Ronan, Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence, Paris,
Presses des Mines, 2017.
76
Ibid., p. 16.
77
Ibid., p. 20.
78
Ibid., p. 20.

29
alimentaires alternatifs font tout de même la majorité de leurs achats en grande distribution,
leurs achats « alternatifs » ne restent en général que marginaux en comparaison à l’ensemble
de leur consommation.

Malgré ces contraintes observées par Le Velly, les systèmes alimentaires alternatifs
constituent bien selon lui des alternatives au système conventionnel, tant les premiers incluent
une « promesse de différence » par rapport au second. Les systèmes alternatifs, s’ils ne peuvent
pas systématiquement représenter de réelles ruptures avec le système conventionnel, restent
tout de même « marqués par une promesse de différence, par la promesse de l’établissement
de nouveaux modes de production, d’échange et/ou de consommation alimentaire et par la
promesse de bénéfices associés. […] La promesse de différence doit ainsi être appréhendée
dans la façon dont elle participe à la structuration de l’action, sans pour autant la déterminer
totalement. Dès lors que l’on met à distance une conception déterministe du projet et que l’on
rend compte du caractère ambigu des projets, rien n’empêche de penser à la fois la force
motrice de la promesse de différence et la diversité des activités de régulation pouvant s’en
inspirer »79. En ce sens, si l’agriculture biologique, les circuits courts et le commerce équitable
ne constituent pas de véritables remèdes aux maux environnementaux, sanitaires et sociaux
causés par l’industrialisation et la globalisation des échanges généralisés autour de
l’alimentation, ils témoignent tout de même d’une part de la prise de conscience d’une utilité,
voire d’une nécessité, d’agir pour prendre des distances vis-à-vis du système alimentaire
« conventionnel ». D’autre part, ces alternatives rendent compte de la volonté d’acteurs sociaux
(de toutes échelles) de rompre avec celui-là, ce qui permet à l’offre et la demande d’évoluer
dans un sens critique au système alimentaire dit conventionnel des sociétés industrialisées et à
forte croissance économique. Nous retiendrons particulièrement l’idée que, même si une
rupture totale n’est généralement pas réalisée (ou réalisable ?), en raison du fonctionnement du
marché ainsi que de ses lois, le projet contenant une « promesse de différence » a en tant que
tel déjà une efficacité sociétale, même si tous les biens qu’il prétend faire ne sont pas toujours
observables une fois le projet établi (Le Velly fait notamment référence ici aux travaux de
Crozier et Friedberg (1977) : « Cela revient à tenir un raisonnement classique en sociologie de
l’action organisée, identique à celui qui a été tenu sur les règles : comme ces dernières, le
projet ne détermine pas totalement l’action, d’une part parce qu’il ne peut prendre en compte

79
Ibid., p. 167.

30
toutes les circonstances de son application, d’autre part parce qu’il est composé d’injonctions
qui ne sont pas forcément claires et cohérentes »80.

Le Velly a réalisé plusieurs enquêtes sociologiques sur la mise en place de systèmes


alimentaires alternatifs dans le secteur de la restauration collective. Nous nous intéresserons
particulièrement, dans le cadre de notre recherche, aux enquêtes menées auprès de restaurations
scolaires. Premièrement, les établissements scolaires se doivent, dans leurs approvisionnements
en produits alimentaires, de respecter, obligatoirement depuis le 1 er juillet 2013 les
recommandations nutritionnelles issues des travaux du Groupe d’Etude des Marchés de
Restauration Collective et de Nutrition (GEM RCN). Ces recommandations étant uniquement
« nutritionnelles », n’intègrent pas les enjeux liés aux systèmes alimentaires alternatifs. Les
restaurations scolaires doivent également s’engager dans le respect de la norme « paquets
hygiènes », ce qui implique le respect de la chaîne du froid et la traçabilité des denrées achetées,
ainsi que dans le respect du code des marchés publics. Les élus des collectivités territoriales
attribuent, pour fournir leurs restaurants scolaires, un budget et des objectifs qui s’inscriront
dans un cahier des charges, qui sera fourni aux sociétés de restauration collective partenaires,
ils peuvent dans l’établissement de ces objectifs décider de la composition des repas et de la
nature des produits. Les élus sont également en charge de décider des investissements matériels
et techniques dans les cuisines, qui auront eux-mêmes des effets sur les approvisionnements81.
Les achats réalisables dépendront cependant non pas seulement des élus et de leurs décisions
mais également de l’offre des distributeurs et industriels aptes à fournir les restaurants d’une
collectivité dans la quantité demandée. L’absence d’une logique d’ensemble concernant les
objectifs alimentaires amène à certaines contradictions dans les approvisionnements puis
directement dans l’alimentation des enfants. Le Velly témoigne par exemple d’objectifs non
comptables et cohérents entre les recommandations nutritionnelles issues des travaux du
Groupe d’Etude des Marchés de Restauration Collective et de Nutrition (GEM RCN) et le code
des marchés publics : le code des marchés publics invite à prendre en compte les impératifs du
développement durable et à privilégier l’achat de produits de l’agriculture biologique. Pour la
viande, cela suppose d’accepter un net surcoût ou, comme le conseillent les professionnels de
la filière bio, de réduire les portions et de remplacer des protéines animales par des protéines
végétales. D’un autre côté, le GEM RCN exige qu’il soit servi aux enfants des écoles primaires
une portion de 60 à 80 grammes (selon les viandes) au moins 4 repas sur 20. Lorsque les

80
Ibid., p. 167.
81
Ibid., p. 90.

31
fréquences et les grammages de viande offerts aux convies sont déjà bas, les réduire serait donc
contraire aux recommandations nutritionnelles en vigueur. Cette tension entre impératifs
nutritionnels et de développement durable est également observable dans la demande
d’introduire dans au moins 10 repas sur 20 des crudités, légumes ou fruits, en entrée ou en
garniture. Pour certains acteurs de collectivités que j’ai rencontrés, il est alors très difficile de
respecter la saisonnalité des productions agricoles et de limiter les importations de produits
alimentaires, sauf à prendre le risque de servir aux enfants, tout particulièrement en hiver, des
crudités et légumes qu’ils ne connaissent et/ou n’apprécient pas. »82. Nous noterons également
que le code des marchés publics invite à privilégier les produits alimentaires issus de
l’agriculture biologique mais non directement les produits locaux : la réactivité, fraîcheur et
réduction des émissions de gaz à effet de serre peuvent être des éléments inclus dans le cahier
des charges d’un appel d’offre, mais un fournisseur non-local et industriel peut avoir de
meilleures performances sur ces critères qu’un fournisseur local et ainsi remporter le marché
(Ibid., p.92). Une méconnaissance générale entre les acteurs de l’offre et de la demande
complique également les approvisionnements locaux dans les collectivités.

Le Velly décrit cependant deux expérimentations à la fois d’alimentation biologique et


de circuit court qui ont été menées dans la ville de Nantes. La première fut une la mise en place
d’un partenariat avec un agriculteur local produisant du yaourt « bio », ce dernier souhaitant se
créer d’autres opportunités de débouchés que les magasins biologiques et grandes surfaces, a
été à la rencontre du directeur de la cuisine centrale de Nantes. Les résultats de ce partenariat
sans distributeur intermédiaire ont occasionné plusieurs gênes et contraintes (yaourts au début
trop liquides pour les enfants, soucis de livraisons comme des oublis ou de la marchandise
renversée, ainsi que l’obligation pour la cuisine centrale de Nantes de recruter du personnel
supplémentaire pour verser le yaourt dans des ramequins et les laver). Ces contraintes, bien
qu’ayant un coût, ont été acceptées et intégrées comme une source de motivation par le directeur
de la cuisine centrale de la ville de Nantes, les considérant comme en valant le coût en raison
de la « promesse de différence » que pouvait apporter ce partenariat. Un deuxième partenariat
entre la cuisine centrale et un agriculteur local a également été établi concernant du poulet
fermier. Celui-ci a également été soumis à plusieurs contraintes (non-respect de la température
maximale prévue par les normes du « paquet hygiène » lors de la livraison, nombre de pièces
non égales dans les différents colis, ou encore coût trop élevé pour envisager ce partenariat sur
le long terme, de 16650 euros pour un approvisionnement annuel pour l’ensemble des écoles

82
Ibid., p. 90.

32
de la ville, contre 6900 euros pour du poulet industriel83. Ces deux expériences ont, selon
l’enquêteur, montré qu’opter pour des systèmes alimentaires alternatifs au sein des collectivités
reste possible malgré les difficultés que cela inclut. Le code des marchés publics, rigide, peut
être contourné par des accords à l’amiable entre les acteurs (il oblige normalement au-delà d’un
montant dépassé par les deux expérimentations à mener un appel d’offres, et ainsi passer
plusieurs intermédiaires, le « circuit court » étant défini par le Ministère de l'alimentation, de
l'agriculture et de la pêche comme une commercialisation de produits agricoles incluant au
maximum un intermédiaire entre le producteur et l’acheteur). La direction de la commande
publique qui aurait pu interdire ces partenariats les a pourtant autorisés en les appelant
« expérimentaux » : « Cette terminologie renvoie à une tolérance envers des achats tests
ponctuels, en dehors des marchés attribués. Cependant, dans le cas présent, l’expérimentation
a été particulièrement longue et répétée. Elle témoigne alors bien de la capacité des acteurs à
composer avec les régulations de contrôle, y compris celles qui relèvent du droit et des
engagements contractuels. »84. Ainsi, Le Velly a montré que, bien qu’en se livrant à de
nombreuses contraintes dont nous avons ici pris connaissance, il est toujours possible pour les
cuisines centrales des communes de s’engager dans des démarches pour une alimentation moins
industrielle, en recourant à l’alimentation biologiques ou aux circuits courts, en partenariat avec
des agriculteurs locaux. Plus généralement, les trois branches représentantes des « systèmes
alimentaires alternatifs » constituent la démarche de prendre de la distance vis-à-vis de
l’industrialisation de l’alimentation et des maux sanitaires, sociaux et environnementaux qu’elle
entraîne. Bien que cette prise de distance ne soit pas toujours totalement réalisée dans la mise
en place de ces alternatives, la « promesse de différence » qu’elle constitue est à considérer
prioritairement comme la marque d’un projet pertinent.

Nous noterons que si la mise en place d’un « circuit court » peut être bénéfique aussi
bien aux agriculteurs qu’aux acheteurs (restauration collective ou traditionnelle et
commerçants) : « ce mode de commercialisation peut apporter aux producteurs une certaine
sécurisation voire une amélioration de leurs revenus en autorisant notamment une récupération
partielle des marges des intermédiaires et en suscitant une trésorerie moins tendue du fait d’un
paiement immédiat. Pour les consommateurs, l’intérêt économique est moins patent encore que
les prix pratiqués sur les circuits courts sont, pour certaines gammes de produits (les légumes

83
Ibid., p. 106.
84
Ibid., p. 107.

33
en particulier) et à certains moments de la saison, très compétitifs. »85. Les circuits courts (et
de proximité) favorisent ainsi l’emploi et l’économie locale. La région Normandie, se
positionnait en 2010 en avant-dernière position des régions de France pratiquant des opérations
en circuits courts, alors qu’elle dispose des atouts qui lui permettraient une plus forte
exploitation de ce système alimentaire alternatif, à savoir une « agriculture forte et diversifiée,
l’existence d’activités de pêche et de conchyliculture, une tradition séculaire de vente sur les
marchés, une région touristique et proximité de l’Ile-de-France… »86. La part du commerce
réalisée en circuit court en Basse-Normandie destinée à la restauration collective était
également listée en 2010 comme extrêmement faible (les principaux échanges commerciaux en
circuit court étaient la vente à la ferme, aux commerces-détaillant et sur les marchés. Selon le
Conseil économique, social et environnemental régional, l’approvisionnement de la
restauration collective s’ouvrait doucement en 2015 aux circuits courts, principalement assurés
par des grossistes et entreprises privées87. Agrilocal, une plateforme de mise en relation entre
producteurs locaux et chargés de fournir une restauration collective, fut implantée en Basse-
Normandie en 2014 et réalise pour le moment des chiffres d’affaires plutôt faibles, témoignant
d’un engouement encore précaire pour les circuits courts dans les restaurations collectives de
la région.

Revenons maintenant sur les connaissances mobilisées au sein de cet état de l’art de la
sociologie de l’alimentation. Premièrement, nous disposons désormais, grâce aux études et
réflexions menées par les chercheurs mentionnés, d’un ensemble d’idées à propos de ce qui
caractérise la « modernité » vis-à-vis de l’alimentation. Suite à une industrialisation généralisée
de celle-ci, ainsi qu’une globalisation des échanges de moins en moins régulée par les Etats-
nations, impliquant de plus en plus une diffusion aux quatre coins du monde des acteurs du
marché alimentaire, nous (nos sociétés dites « développées » et occidentales, à forte croissance
économique) disposons désormais d’assez de nourriture en quantité pour ne plus avoir à avoir
peur de la famine, et ce à tel point que le problème du « trop manger » et ses conséquences
(obésité, cholestérol, diabète, etc.88) ont remplacé le problème de la sous-alimentation. Face à
de nouveaux produits alimentaires et de nouvelles transformations par la technique et diffusion

85
Guilleux Rémy et Aubry François, Les circuits courts et de proximité en Basse-Normandie, Conseil
économique, social et environnemental régional, 2015.
86
Ibid., p. 1.
87
Ibid., p. 14.
88
World Health organisation, rapport « global status report on non-communicable disease 2010 », april
2011.

34
des aliments, dont nous percevons de moins en moins la « nature », l’inquiétude du corps
médical, comme de la population, croît. Nous ne sommes désormais plus face à un problème
de quantité mais de qualité des aliments. Les aliments les plus accessibles à la consommation
sont désormais les plus industrialisés et les plus transformés89, c’est-à-dire produits en énorme
quantité dans la perspective de réaliser un bénéfice financier le plus important possible. Cela
inclut un large éventail de procédés technoscientifiques comme moyens au bénéfice et ainsi à
la capacité de production. Ces procédés ont ainsi permis à la fois la modification de la
composition des repas normés de nos sociétés, ainsi que l’intrusion dans ceux-ci des produits
de la production industrielle (pesticides, conservateurs, additifs, édulcorants, arômes, et autres
xénobiotiques) ainsi que de nouvelles techniques liées à la production (par exemple la création
d’organismes génétiquement modifiés). L’inquiétude concerne désormais à la fois la
consommation excessive comme la peur d’être « empoisonné ».

L’alimentation est également, prise dans des processus de changements sociaux comme
l’urbanisation, l’évolution de la famille (ou l’effondrement du modèle de la famille nucléaire),
l’émancipation des femmes et leur sortie des foyers pour accéder au marché de l’emploi, ou
encore la globalisation des échanges marchands comme de la culture et des normes, soumises
à des changements culturels et en voit ses pratiques modifiées. On peut ainsi parler d’une
alimentation « hypermoderne », notamment à travers l’exemple du fast-food : on y mange vite,
parfois seul, à n’importe quel moment de la journée, un repas culturellement globalisé et
industriel. Un courant sociologique identifié s’emploie d’ailleurs à parler d’un phénomène
d’individualisation de l’alimentation : on mange de plus en plus seul et les repas sont, aussi bien
de plus en plus déstructurés que personnalisés. Des modèles alimentaires alternatifs (au modèle
industriel désormais devenu conventionnel au sein de nos sociétés) ont pris forme, comme
l’alimentation dite biologique, les échanges en circuits courts, ainsi que le commerce équitable.

L’individualisation de l’alimentation inquiète les sociologues en tant que menace des


identités culturelles que la socialisation par l’alimentation (ou la « commensalité ») représente.
Aussi, en réaction aux troubles causés par les aspects de cette modernité alimentaire, le corps
médical tente d’intervenir pour prévenir ces maux. Les individus étant inquiets par ce qu’ils
consomment, les acteurs du marché agro-alimentaire tentent de répondre à cette inquiétude en
proposant des produits vantant leur vertu médicale. L’obésité étant identifiée comme principale
menace de cette modernité alimentaire, on considère de plus en plus la nutrition de nos repas,

89
Feillet Pierre, « L'ère agro-industrielle », La nourriture des Français. De la maîtrise du feu... aux
années 2030, sous la direction de Feillet Pierre. Éditions Quæ, 2007, p. 61-84.

35
et ceci de façon personnalisée. Jean-Pierre Poulain et Jean-Pierre Corbeau dénoncent une
« nutritionnalisation » de l’alimentation menaçant la sociabilité, ainsi qu’un processus de
« médicalisation de l’alimentation ». Ce dernier est perçu par les sociologues comme en lien
avec un contrôle par la rationalisation et domination culturelle de dominants sur les dominés,
idée revendiquée comme fruit d’une tradition critique90, notamment foucaldienne.
Paradoxalement, l’évolution de la consommation des français depuis l’après seconde guerre
mondiale se traduit par une baisse des dépenses en produits alimentaires et une hausse des
dépenses en médicaments. L’idée d’une « médicalisation » de l’alimentation ne semble de
même pas faire l’unanimité au sein de la sociologie de l’alimentation, Ascher affirmant que
« les prescriptions médicales et religieuses qui encadraient les pratiques alimentaires autrefois
ont disparu ou ont perdu beaucoup de leur force »91. De même, selon Claude Fischler,
« l’histoire montre que, dans un grand nombre de cas, ce sont d’abord les vertus médicinales
prêtées à un produit qui motivent son utilisation (Wiegelmann, 1967). Dans un second stade,
cette médecine pénètre les menus, comme ce fut le cas du sucre : d’abord ceux des malades
(Laurioux, 1985), puis ceux des bien portants. Le sucre avait ainsi accédé au statut d’épice,
qu’il devait garder pendant plusieurs siècles […]. Certains produits d’introduction beaucoup
plus récentes ont connu un itinéraire assez semblable : le Coca-Cola, mis au point à Atlanta
par le pharmacien John Stith Pemberton en 1886, fut explicitement présenté, jusqu’en 1908,
comme un stimulant, le « tonique cérébral idéal » (the ideal brain tonic) (Oliver, 1986) »92.

Face à ce qui nous semble ici à considérer comme une complexité (voire divergence)
des regards sociologiques à propos des liens historiques entre l’alimentation et le médical, nous
proposons ici de porter un regard sur l’évolution de ces rapports. Nous proposons ainsi de nous
intéresser à l’histoire des liens entre l’alimentation et la médecine, afin de comprendre dans
quelle mesure peut-on parler d’une « médicalisation de l’alimentation » « moderne », ainsi que
d’une disparition des prescriptions médicales qui encadraient autrefois l’alimentation93.

1.2 : Perspectives historiques de l’évolution des rapports entre l’alimentation et la


santé dans les représentations : une « démédicalisation » de l’alimentation sur le long
terme ?

90
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 20.
91
Ascher François, Le mangeur hypermoderne, op.cit., p. 103.
92
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 170.
93
Ibid.

36
A. Des liens entre alimentation et médecine, de l’antiquité au Moyen Âge

Dans Histoire de l’alimentation, sous la direction de Jean-Louis et Flandrin et Montanari


Massimo, plusieurs historiens font le récit des modes de consommations alimentaires, traditions
et usages, ainsi que des représentations liées à ceux-ci au cours de l’histoire de l’humanité, dans
ses différentes sociétés. Il apparaît alors que les plus anciennes traces écrites de l’histoire
exprimaient déjà l’existence de liens entre alimentation et santé. Les hiéroglyphes égyptiens
antiques en témoignent : « Ainsi les anciens égyptiens étaient-ils conscients du lien entre ces
deux « oralités », l’émission des mots et l’absorption des aliments, et du rapport primordial qui
existe entre la vie et la nourriture, au point que les termes étaient souvent synonymes dans le
langage « réel » aussi bien que métaphorique. Des plaisirs de la table dépendaient, à leurs
yeux, la santé et la longévité »94. De même, grâce aux écrits des égyptiens antiques (que l’on
semble pouvoir faire remonter au IVème millénaire avant J.C jusqu’aux débuts de notre ère),
nous savons qu’il existait déjà alors une division sociale du travail et des rôles : les médecins
de l’Egypte antique se chargeaient de définir par des écrits ce qui était considéré comme une
alimentation bonne et saine, pour la conservation d’une bonne santé. Les textes de médecine
pharaonienne proposaient des remèdes aux maladies basés sur la vertu d’aliments et leur
préparation, incluant donc un lien indissociable entre gastronomie, diététique et thérapie95.
L’alimentation fut ainsi, dès les plus anciennes sociétés humaines dont nous avons des traces
écrites, partie intégrante de la médecine et soumise à l’examen des médecins qui se chargeaient
de distinguer le bon du mauvais, non sans une certaine autorité de ces derniers sur le reste de la
société. Le terme « diététique », souvent employé de nos jours dans un langage courant et
familier pour désigner le fait d’adopter un régime alimentaire particulier qui correspond à la
volonté de mincir (ou « se mettre à la diète »), signifie à l’origine en grec hygiène de vie
(diaitêtiké), tout en faisant référence à l’alimentation et au régime alimentaire correspondant à
cette « hygiène de vie » désignée. D’après Innocenzi Massini, la diététique est « avec la
chirurgie et la pharmacologie, une des trois branches fondamentales de la médecine antique » :
« L’alimentation appliquée à la santé s’appuie sur toute une série de convictions et de
connaissances qui en font une des branches fondamentales de la médecine. Parfaitement
convaincus de l’importance de la nourriture dans la vie de l’homme, sain ou malade, les
Anciens se sont préoccupés du rapport de causalité entre l’alimentation et la santé et des

94
Flandrin Jean-Louis et Montanari Massimo, Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 61.
95
Ibid., p. 72.

37
relations entre la diététique et les autres branches du savoir médical »96. L’alimentation saine
est d’ailleurs perçue dans cette optique autant primordiale pour les malades que pour les
hommes en bonne santé et la conservation de celle-ci, donc absolument nécessaire à l’ensemble
de la société. Il existe également chez les « antiques » un lien entre alimentation saine et santé
de l’esprit. Massini évoque le fait que dans les premiers siècles de l’Empire, alors que les
conditions économiques et ressources disponibles favorisent et rendent possible les excès, « se
resserrent les liens entre la médecine et l’éthique, sous l’influence du stoïcisme : puisqu’elle
dépend du contrôle des instincts, la santé est également le résultat de la vertu »97. Enfin parmi
les trois branches de la médecine que l’on évoquait précédemment, l’alimentation semble en
demeurer la plus capitale, dominant la chirurgie et la pharmacologie de par son usage
quotidiennement nécessaire, ainsi qu’un degré d’efficacité jugé supérieur par les médecins
antiques, particulièrement pour les malades98.

Les liens entre l’alimentation et la santé semblent ainsi extrêmement forts dans les
sociétés « antiques » nous ayant fournis suffisamment de traces écrites et corpus de textes
médicaux (de l’Egypte pharaonienne jusqu’à l’Empire romain, en passant par la Mésopotamie,
la Phénicie ou encore la Grèce, cette dernière souvent perçue par les historiens comme le
berceau culturel de l’occident). Cet intime rapport entre alimentation et santé ne semble pas
connaître de rupture par la suite, au cours de la période du « Moyen Âge », et prend même
forme dans d’inattendus faits. Par exemple, l’usage des épices, que les historiens de
l’alimentation font généralement remonter au traité culinaire d’Apicius (Romain du Ier siècle
de notre ère), largement répandu en occident pendant le Moyen Âge et faisant office d’un
commerce d’importation avec l’Empire arabe, est selon Jean-louis Flandrin intimement lié à la
médecine. L’historien écrit que « traditionnellement, le mot « épices » désignait non pas
n’importe quel aromate utilisé en cuisine, mais seulement des produits exotiques, venus de loin.
Parmi ces produits importés d’Orient, beaucoup n’avaient pas de fonction culinaire mais une
fonction thérapeutique. Quant à ceux dont se servaient les cuisiniers, eux aussi avaient tous des
usages médicaux »99. Nous ne pouvons ici nous empêcher de remarquer que le mot « culinaire »
est paradoxalement employé ici par Flandrin pour désigner ce qui n'est pas lié à la médecine,
ou plutôt pour faire référence, il nous semble, à la cuisine réalisée en vue d’un principal plaisir

96
Ibid., p. 164.
97
Ibid., p. 260.
98
Ibid., p. 261.
99
Ibid., p. 494.

38
gustatif. Le « culinaire », dans le contexte décrit par l’historien, n’est pourtant pas séparé du
médical… le serait-il ainsi plutôt davantage dans le contexte historique dans lequel le discours
cité prend forme ? Nous y reviendrons. En tout cas, les épices sont ici bien décrites comme
médicales avant d’être des moyens d’améliorer l’agréabilité du goût : « chacune des épices
employées en cuisine à la fin du Moyen Age a dans un premier temps été importée comme
médicament, avant de l’être pour l’assaisonnement des aliments »100. Il semble d’ailleurs que
l’idée de plaisir gustatif, contrairement à la tendance générale de nos sociétés contemporaines,
ne soit pas historiquement à opposer avec l’idée d’une alimentation saine. Flandrin affirme
qu’au Moyen-âge, la cuisine remplissait deux fonctions : rendre les aliments appétissants,
agréables au goût et digestes, mais aussi s’assurer que ces aliments soient sources de bonne
santé. Ainsi les livres de cuisine étaient à la fois des conseillers en diététique, et les traités de
diététique offraient des recettes de cuisine alliées à un plaisir gustatif recherché. Il n’était alors
pas question d’opposer bon goût de l’alimentation et vertus sanitaires de celle-ci, Flandrin va
même plus loin en émettant l’idée que ces deux représentations fusionnaient : « les médecins
ne jugeaient pas la fonction gastronomique moins importante que la fonction diététique :
améliorer le goût relevait encore de la diététique. »101. L’idée du « bon » semblait ainsi incarner
et réunir à la fois le « bon pour la santé » ainsi que le « bon gustatif ». Bien que les
représentations et pratiques de gourmandises existaient bel et bien, il semble que l’on puisse
attribuer, aussi bien aux sociétés antiques qu’à la période du moyen-âge, l’idée philosophique
antique (notamment aristotélicienne et épicurienne) de la recherche d’un « juste-milieu » entre
le plaisir de manger et les considérations médicales de l’alimentation. Il est en tout cas certain
que la notion de plaisir n’était pas à séparer complétement de celle du sain : « parfois, les
médecins se plaignaient que la gourmandise l’emportât sur les considérations médicales. Il ne
faut pas pour autant imaginer une opposition systématique entre gastronomique et diététique.
Bien au contraire : le goût médiéval était très largement formé par les croyances diététiques.
(…) Les diététiciens s’intéressaient au goût des aliments à plusieurs titres. D’abord, parce
qu’on digère mieux ce que l’on mange avec plaisir – nous le croyons encore aujourd’hui.
Ensuite, parce que si vous aviez du goût pour un aliment, c’était, pensaient-ils, signe qu’il
convenait à votre tempérament. Enfin – et c’est pour nous le plus étrange – ils admettaient
qu’en changeant la saveur de l’aliment on en modifiait la nature »102. Il semble ainsi qu’une
alimentation diététique fut alors considérée comme source de plaisir également par le bien-être

100
Ibid., p. 494.
101
Ibid., p. 499.
102
Ibid., p. 499.

39
que provoque sa bonne digestion. Cette idée, apportée par Jean-Louis Flandrin, fait écho à une
réflexion à propos de l’évolution du sens d’un repas de plaisir « épicurien ». Si nous avons
aujourd’hui tendance à employer ce terme « d’épicurien » pour renvoyer à l’idée de rechercher
avant tout le plaisir dans la démesure (se désigner aujourd’hui comme « épicurien » fait souvent
référence à se revendiquer comme aimant des plaisirs du corps, dont l’alimentation
particulièrement gourmande, sans se préoccuper de la morale ou de la vertu) et ainsi à confondre
épicurisme et hédonisme, il n’en fut absolument rien pour le philosophe antique grecque
Epicure. Epicure enseignait en effet que le plaisir est à rechercher absolument comme finalité,
cependant, celui-ci ne peut être atteint que par la maîtrise d’une certaine vertu. Ainsi pour ce
qui est de l’alimentation, le plaisir recherché ne peut être atteint que par la juste-mesure : le
trop-manger que réalise le gourmand donne suite après le repas à une situation inconfortable de
lourdeur accompagnée de maux d’estomacs. L’épicurisme original décrit le « plaisir du
ventre » comme « le principe et la racine de tout bien ; ce qui est sage comme ce qui est sublime
s’y ramène »103, lorsque la maîtrise de l’équilibre est perdue, ou la gourmandise au-delà de
l’appétit, ou l’ingestion de ce qui n’est pas « bon » pour le corps, le plaisir devient alors
souffrance. Il semble alors que l’idée de « bon », pour s’inscrire dans un plaisir épicurien, doit
renvoyer à la fois au bon gustatif tout comme au bon diététique, concepts cependant amenés à
une séparation, voire désormais à une opposition.

Cette opposition apparaît pour Flandrin comme une rupture s’inscrivant


particulièrement dans l’histoire européenne : Depuis quand les cuisiniers européens ne
consultent-ils que leur imagination, leurs phantasmes gourmands, lorsqu’ils inventent des
recettes et ne se soucient-ils plus de corriger les vices de l’aliment qu’ils préparent ? (…)
Depuis quand les uns et les autres ont-ils oublié la fonction diététique des assaisonnements et
des cuissons pour ne plus percevoir que leur fonction gastronomique, désormais
indépendante ? Depuis quand la gourmandise s’est-elle affichée comme telle ? »104. Cette
séparation et contradiction entre la gastronomie et la diététique est aujourd’hui tellement ancrée
dans les représentations collectives occidentales qu’il parait difficile de concevoir que sa propre
tradition ne les opposait pas. L’historien semble cependant avoir du mal à dater explicitement
l’émergence d’une véritable séparation entre plaisir gustatif et diététique, il écrit tout de même
que « « à partir du XVIIe siècle, les cuisiniers et les mangeurs français oublient de plus en plus

103
Giovacchini Julie, Epicure, Paris, Les belles lettres, 2008.
104
Flandrin Jean-Louis et Montanari Massimo, Histoire de l’alimentation, 1996, op.cit., p. 683.

40
ces fonctions diététiques et ne prennent plus en considération que l’harmonie des saveurs »105,
sans donner d’explication à propos d’un quelconque processus sociétale causant cette rupture.

Montanari Massimo, dans Le manger comme culture106, ne nous donnera guerre plus
d’explications concrètes à propos de ce phénomène. Le lien entre plaisir culinaire et diététique
y est également présenté comme absolument primordial : « La relation plaisir-santé, termes
que l’imaginaire contemporain tend souvent à percevoir comme conflictuels, était pensée dans
les cultures prémodernes comme un lien insécable, dans lequel les deux éléments (le plaisir et
la santé) se renforcent mutuellement. L’idée que le plaisir soit salutaire, que « ce qui plaît fait
du bien » est une idée fondamentale de la diététique antique et médiévale. Les « règles de la
santé » sont avant tout des règles alimentaires, entendues non dans le sens de la restriction
(comme paraît le suggérer une acceptation déviante du terme « diète » qui domine aujourd’hui
dans le langage commun) mais plutôt dans celui de l’élaboration d’une culture
gastronomique »107. Massimo propose même de faire remonter l’existence de cette union entre
plaisir et santé jusqu’au moment où l’homme usa du feu pour préparer ses aliments, ou
l’invention de la cuisine : « Ce simple geste eut certainement, depuis le début, le but de rendre
la nourriture non seulement plus savoureuse, mais aussi plus hygiénique : d’une certaine
manière, nous pouvons dire que la diététique naquit avec la cuisine »108. Comment un lien
insécable entre alimentation et médecine, décrit ici comme auparavant anthropologiquement
universel, a pu en arriver à se transformer en une opposition de ces deux-là dans l’imaginaire
contemporain ? La réponse reste toujours en suspens… L’historien italien nous apporte
cependant quelques éclaircissements à propos de « l’individualisation de l’alimentation », qu’il
n’explique pas de la même manière que les sociologues de l’alimentation précédemment
évoqués. Massimo remarque que, au moins dans les classes aisées, la tradition occidentale
(avant le XIXème siècle) n’était pas celle d’un repas composé de quelques mêmes aliments
ingérés par tous les mangeurs au même moment. Le repas occidental traditionnel était ainsi
similaire au modèle de repas encore pratiqué aujourd’hui en Chine et au Japon : « les
nourritures y sont servies simultanément ; à chaque convive de les choisir et de les ordonner
selon son propre goût. Les repas simples ne comportent qu’un seul service, mais les repas plus
complexes et prestigieux sont constitués d’une série de services successifs chauds (« de

105
Ibid., p. 691.
106
Montanari Massimo, Le manger comme culture, traduction Paul-Louis van Berg, Bruxelles, éditions
de l’université de Bruxelles, 2010.
107
Ibid., p. 63.
108
Ibid., p. 59.

41
cuisine ») ou froids (« de buffet ») plus ou moins nombreux et, à leur tour, composés de plats
en nombre variable selon l’importance et la richesse du banquet. En tous les cas, il revenait
aux commensaux de choisir selon leur bon plaisir et leur propre besoin. »109. Ce ne serait qu’au
XIX siècle, par la diffusion en Europe du service traditionnel à la russe, que l’occident adopta
le « traditionnel » repas d’une succession de plats préétablis composés des mêmes aliments
pour tous. Il semble cependant que ce modèle traditionnel de repas en buffet n’ait été réservé
qu’aux plus fortunés ou aux grandes occasions chez les plus modestes. La disponibilité des
aliments a, bien plus souvent que les goûts, conditionné les repas des classes dominées au cours
de l’histoire. Les paysans européens ont notamment consommé pendant plusieurs siècles des
pains au seigle, à l’épeautre ou à l’orge bien qu’ils eussent préféré avoir les mêmes pains blancs
au froment que les nobles et citadins110. Il semble ainsi que, d’après Massimo, les goûts des
classes populaires se soient développés au cours de l’histoire en fonction de la disponibilité
d’aliments, leur possibilité d’être aisément conservés ainsi que leur capacité à « remplir »
l’estomac ou diminuer le plus possible la faim. Ce qui sont d’abord des choix motivés par la
nécessité se transforment ainsi au fil du temps en goûts et symboles d’appartenance à un groupe.

Cette « individualisation » de l’alimentation ne semble alors, après quelques


considérations historiques, non spécifiquement propre à nos sociétés « modernes »
occidentales, et il serait ainsi décalé de la réalité historique que de se représenter une rupture
historique entre « tradition », « alimentation collective » et « culture », en opposition à une
« individualisation de l’alimentation » et une médicalisation au mépris du culturel.
« L’individualisation de l’alimentation »111 dans le contexte de nos sociétés « modernes »
apparait plutôt dans le fait que les repas sont de moins en moins pris ensemble, que dans
l’individualisation de leur composition. Dans Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques112, Dorothee Rippmann décrit d’ailleurs l’existence d’une individualisation de
l’alimentation dans les sociétés occidentales et orientales du Moyen-Âge. Elle présente la
diététique médiévale (occidentale) comme un héritage de la médecine traditionnelle Grecque,
des enseignements de Galien, ainsi que ceux d’érudits arabes, juifs et chrétiens d’Orient,

109
Ibid., p. 71.
110
Ibid., p. 78.
111
Poulain Jean-Pierre, dans Les alimentations particulières – mangeront nous encore ensemble demain
?, Odile Jacob, Paris, 2013, p. 257.
112
Audoin-Rouzeau Frédérique et Sabban Françoise, Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques, Deuxième colloque de l’institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation,
Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2007.

42
d’Afrique du Nord ainsi que d’Andalousie : « L’ouvrage clef qui ouvrit la voie à la diététique
médiévale est le Tacuinum Sanitatis in medicinam du médecin et philosophe Abu’l’Hasan al-
Muhtar ibn al-Hasan ibn Abdun ibn Sa’dun ibn Butlan, chrétien né à Badgad (1066). Ce texte
était répandu dans toute l’Europe […] »113. Cet Ibn Butlan, grande influence pour la médecine
(et diététique, les deux étant liés) médiévale, s’inspira lui-même grandement de Galien, lui-
même fortement inspiré par Hippocrate. Galien et Ibn Butlan ont d’ailleurs conservé
d’Hippocrate l’idée fondamentale que les individus n’ont pas tous les mêmes besoins, et que
ceux-là doivent être pris en compte pour leur adapter un régime alimentaire adapté. Ainsi non
seulement « l’individualisation » de l’alimentation semble pouvoir être (au moins) à remonter
au temps de la Grèce antique, mais également sa « médicalisation » : « C’est ainsi que les
habitudes alimentaires, les consuetudines, déterminent le bien-être d’un être humain tout
autant que les conditions de vie extérieures. Par le mode d’alimentation convenant à ses
besoins individuels, l’homme peut conserver sa santé dont il est personnellement responsable
– ce qui est un point cardinal de la philosophie alimentaire. Si possible, il lui faut respecter les
conseils de son médecin. Celui-ci recommandera les aliments adaptés à sa nature […]. »114. La
médecine a, au moins depuis la Grèce Antique au Moyen Âge, traditionnellement le rôle
d’administrer aux individus ce qu’il est bon pour eux de manger, en prenant considérant
justement cette notion d’individualité. Il semble également, d’après le chapitre « perspectives
historiques sur la notion de nutrition » écrit par l’historien et sociologue Alain Drouard115, qu’il
soit de même délicat que de relier l’idée d’une « nutritionnalisation »116 de l’alimentation avec
celle d’une modernité alimentaire. En effet d’après Drouard : « Bien que le mot n’apparaisse
en français qu’au XIVe siècle, le concept de nutrition, désignant le flux de nutriments grâce
auquel la matière vivante maintient sa stabilité et les liens entre ce que l’on est et ce que l’on
mange, se retrouve depuis l’antiquité dans les diverses civilisations »117. La « nutrition »
semble d’ailleurs être un concept assez évolutif et en l’occurrence plutôt vague. Elle fut de
même étudiée et conçue par les grecques antiques118, alors que « dans la Collection
hippocratique, le schéma de la digestion et de la nutrition n’est pas fondamentalement différent

113
Ibid., p. 41.
114
Ibid., p. 44.
115
Ibid., p. 93.
116
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit.
117
Audoin-Rouzeau Frédérique et Sabban Françoise, Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques, op.cit., p. 94.
118
Planton, Timée, 68E.

43
de celui qui est le nôtre aujourd’hui »119, avant d’avoir été amenée à être considérée comme
une science à part entière en même temps que la chimie, suite aux travaux de Antoine Lavoisier
(1743-1794). Drouard insiste ensuite sur le fait que Jean Trémolières (1913-1976) a marqué
« une rupture dans l’histoire de la nutrition humaine »120. Ce médecin et biologiste a
notamment défini la nutrition comme une « application coordonnée de la biochimie, de la
physiologie cellulaire et générale, de la bactériologie et de la génétique, de la médecine et de
l’agronomie à l’amélioration de l’alimentation, de la santé et des valeurs psycho-socio-
économiques qui en dépendent »121. Ainsi la nutrition n’est pas ici présentée comme une science
isolée mais comme une combinaison et synthèse des savoirs existants dans le but d’une
optimisation de l’alimentation dans son ensemble et de la santé122. Jean Trémolières considérait
d’ailleurs la nutrition plutôt comme une science de l’homme, dans une perspective englobante
décrivant l’alimentation en tant qu’activité humaine aux multiples dimensions, y compris
sociales, jusqu’à parler des troubles sanitaires liés à l’alimentation comme des « maladies du
savoir-vivre » : « En se consacrant aux maladies du savoir-vivre, du savoir-manger, on finit
par se rendre à cette évidence : obésités, maladies dégénératives du cœur et des vaisseaux,
maladies alcooliques, anorexie, dépressions, troubles fonctionnels digestifs ou vasculaires […]
sont des maladies de l’anxiété, des blessures de l’unité ou de l’équilibre de l’être lui-même. Le
cercle vicieux qui les produit est d’abord le dérèglement de la boussole biologique […]. Ce
sont des maladies du comportement et de l’organisation de l’organisme. Les approches
spécialisées – organe par organe -, les drogues touchant effectivement tel mécanisme spécifique
n’y peuvent rien. C’est le comportement dans son ensemble, corps et âme, qui est en cause »123.
Lors de sa mort en 1976, cette conception englobante de la nutrition en tant que science de
l’homme, s’intéressant à l’ensemble des comportements liés à l’alimentation pour la
compréhension scientifique de celle-ci, fut jugée trop ambitieuse et délaissée par ses
successeurs pour se concentrer sur des recherches qui privilégient l’analyse physicochimique
ou physiologique124. Aussi malgré sa bonne réputation, Trémolières ne fut pas professeur
d’université et ne put diffuser comme il le souhaitait sa conception de la nutrition humaine dans

119
Audoin-Rouzeau Frédérique et Sabban Françoise, Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques, op.cit., p. 96.
120
Ibid., p. 100.
121
Trémolières Jean, Qu’est-ce que la nutrition ?, Paris, Ronéo, 1971, p. 1.
122
Audoin-Rouzeau Frédérique et Sabban Françoise, Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques, op.cit., p. 102.
123
Trémolières Jean, Qu’est-ce que la nutrition ?, op.cit., p. 19-20.
124
Audoin-Rouzeau Frédérique et Sabban Françoise, Un aliment sain dans un corps sain – perspectives
historiques, op.cit., p. 103.

44
l’enseignement supérieur. Si la nutrition a pu depuis prendre une direction davantage
physiologique et est certainement de par cela négativement identifiée par les acteurs de la
sociologie de l’alimentation, il n’en fut pas toujours le cas, et il semble bien que l’on puisse
considérer la « nutrition », ainsi que la diététique, comme traditionnellement présentes dans la
société (au moins de l’antiquité au Moyen Âge), administrées aux individus par l’exercice des
médecins. La « médicalisation » de l’alimentation, son « individualisation », de même que
l’exercice de la nutrition, ne semblent ainsi pas à être systématiquement mis en relation avec
l’idée d’une modernité en rupture avec une tradition imaginée où ces trois dimensions aurait
été étouffées sous le poids d’une culture de la sociabilité par l’alimentation qui auraient voulu
que l’on mange tous la même chose sans se soucier des conséquences (sanitaires) de nos
consommations, et sans être placés sous l’autorité de la médecine. Cet imaginaire d’un tel
modèle traditionnel, probablement revendiqué pour dénoncer les effets pervers des réalités
observées par les sociologues de l’alimentation, nous semble après quelques considérations
historiques biaisé. Cependant, pour que cet imaginaire s’installe dans les représentations de ces
acteurs, il doit néanmoins correspondre à une certaine réalité : il fallut pour ceci qu’une rupture
entre alimentation et médecine, auparavant rassemblées, soit telle au point que cette séparation
devienne à un moment « traditionnelle » dans la conscience collective (Comme le dit d’ailleurs
Frédéric Charbonneau : « pour que naisse la « mangeur du XIXe siècle », il fallait d’abord que
se définisse une légitimité culturelle de la gourmandise et de l’art culinaire »125. S’il semble
toujours à ce point-là difficile d’associer cette rupture à un évènement particulier pouvant avoir
bouleversé ce lien autrefois insécable, Rippmann nous fournit un élément de
réflexion lorsqu’elle évoque que les conceptions de l’alimentation au Moyen Âge étaient « une
sous-discipline de la diététique médicale, […] et ancrées dans cette vision du monde qui conçoit
l’homme comme un microcosme et le met en relation directe avec le macrocosme. L’homme est
sous l’influence de son âge, du climat, des saisons, des astres »126. Il se peut en effet qu’il existe
un lien entre le fait de considérer son alimentation comme devant être avant tout le moyen
principal au maintien de sa bonne santé (et ainsi à assurer son existence), et l’idée d’une certaine
dépendance (voire soumission) vis-à-vis de la nature en tant que macrocosme qui impose ses
lois à l’homme, ce dernier n’étant que très petit comparé à la nature, devant se plier à ses lois
s’il désire assurer sa survie.

125
Charbonneau Frédéric, L’école de la gourmandise – de Louis XIV à la Révolution, Paris,
Desjonquères, 2008, p. 12.
126
Ibid., p. 40.

45
B. La Révolution en tant que rupture, et le développement d’une culture de la
gourmandise

Un tel lien entre le rapport de l’alimentation à la santé et le rapport philosophique de


l’homme face à la nature (et plus largement son environnement) nous conduit ainsi à rechercher
un hypothétique point de rupture du rapport traditionnel entre nourriture et médecine dans le
changement historique de ce rapport de l’homme à la nature, opérant principalement au siècle
des Lumières. En effet la révolution scientifique et encyclopédique liée à la philosophie des
Lumières semble avoir établi la volonté d’une maîtrise de la nature par l’homme, pensé comme
ayant la capacité de s’autodéterminer grâce à la raison. Le rationnel doit triompher des
croyances et superstitions, l’encyclopédie prône la curiosité intellectuelle en luttant contre les
autorités royales et religieuses. La place de l’homme dans l’univers semble dans ces grandes
lignes passer d’une soumission aux lois naturelles à la maîtrise de celles-ci. René Descartes, en
tant que précurseur de cette révolution scientifique invitait les humains à se rendre, grâce au
savoir scientifique, « comme maîtres et possesseurs de la nature »127. C’est non étonnamment
dans ce contexte historique que semble s’installer, particulièrement en France, une « ère
gastronomique » où la gourmandise s’installera peu à peu comme norme culturelle légitime.
Frédéric Charbonneau fait état de cette émancipation de la gourmandise par rapport à l’ancien
poids de la morale traditionnelle la condamnant, dans « L’école de la gourmandise ». Dans cet
ouvrage, le spécialiste de l’histoire littéraire des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles ne prétend pas établir
une histoire de l’alimentation ni directement de la gourmandise, mais une histoire de la
littérature témoignant de l’évolution de celles-là.

Une culture du « festin joyeux » s’est en effet d’abord développée dans la royauté,
particulièrement sous les règnes de Louis XIV et Louis XV (bien que des festins entrainant des
excès de tout genre puissent être observés plus tôt, notamment lors de la célèbre fête de la
chevalerie organisée par le roi Charles IV en mai 1389), jusqu’à peu à peu se diffuser au sein
de la noblesse pour arriver quelques années précédant la Révolution française chez les
bourgeois. Une littérature à la fois de recettes et de poésies, mélangeant parfois les deux et
vantant la cuisine gourmande, fut de plus en plus abondante au cours du XVIIIème siècle (qui
n’existait pratiquement pas du tout avant la moitié du XVIIème), cependant à cette époque :
« le domaine culinaire n’avait pas encore d’existence autonome et n’accéda à la publication
que par le truchement d’un grand nom, ou, vers la fin du XVIIIe siècle, d’un savoir parallèle –

127
Descartes René, Discours de la méthode, France, 1637.

46
l’économie ou la médecine »128, de plus, la plupart des livres de cuisine restaient encore
anonymes. Charbonneau parle des années 1760 et 1780 comme le moment où va grandement
émerger une nouvelle littérature abondante de livres de cuisines mettant en avant la
gourmandise qu’il nomme ainsi « l’âge d’or de la nouvelle cuisine », c’est d’autant plus la fin
ce que l’auteur appelle « l’ère du soupçon face aux plaisirs de la table » ainsi que de la « faveur
du pythagorisme »129 (auparavant représenté comme modèle à suivre. Il est de plus mentionné
que Pythagore vécu jusqu’à 90 ans sans aucune maladie en raison de son régime
particulièrement frugal qu’il enseignait à ses disciples, enseignement qui aurait d’ailleurs
influencé l’histoire du rapport entre santé et alimentation). Une culture de la gourmandise et
des plaisirs de table se met particulièrement en place dans les milieux bourgeois au cours de ces
années, cet engouement sociétal pour la gastronomie comme s’émancipant de la cuisine
traditionnelle est telle qu’elle implique également la collaboration de médecins : « Il est
d’ailleurs remarquable que ce soient des médecins qui signent les livres de recettes des années
1780 »130. La Révolution française marquera un tournant décisif quant à l’importance et la
liberté des cuisiniers dans la société, le cuisinier d’avant Révolution n’était considéré que
comme « un ignorant, dépourvu de lumière sur les propriétés des aliments, un illettré qui parle
une langue fautive […]. Humble et courbant l’échine devant le maître de maison dont le goût
juge de son travail »131. Les cuisiniers sont en effet avant la Révolution systématiquement
dépendants d’un maître et n’ont pas le rôle ni le pouvoir d’innover, ils sont alors exclusivement
là pour réaliser le bon-vouloir des nobles pour qui ils exercent : « Les cuisiniers d’avant la
Révolution appartenaient toujours à quelqu’un, ce sont les proscriptions frappant la noblesse
qui les forceront de s’établir à leur compte dans ce que l’on appellera les restaurants »132.
Seules quelques exceptions exerçant pour des personnalités particulièrement haut placées
pouvaient jouir d’une relative autonomie par rapport à leurs « maîtres » : « La Chapelle par
exemple, protestant émigré, franc-maçon, en Angleterre d’abord puis en Hollande, où il a fondé
la loge de La Haye vers la fin de 1734, précisément à l’époque où il passait du service de Lord
Chesterfield à celui de Guillaume d’Orange. Cette mobilité du grand cuisinier, qui sera aussi
celle d’un Carême, successivement et à son choix chef de bouche du Czar Alexandre, de

128
Charbonneau Frédéric, L’école de la gourmandise – de Louis XIV à la Révolution, op.cit., p. 61.
129
Ibid., p. 60.
130
Ibid., p. 61.
131
Ibid., p. 61.
132
Ibid., p. 62.

47
Georges IV et du baron de Rothschild […]. »133. C’est davantage à partir du moment où les
cuisiniers deviendront indépendants des nobles, c’est-à-dire après la Révolution, qu’un plus
grand rapport entre à la fois cuisine et poésie et surtout cuisine et gourmandise pourra prendre
librement forme. C’est ainsi que certaines idées majoritairement présentes chez les bourgeois
de l’après Révolution Française purent pénétrer la cuisine, ayant récemment gagné une
croissante indépendance par rapport aux normes morales moyenâgeuses désormais non
seulement obsolètes, mais devant être effacées afin de souligner la mise en place d’une nouvelle
société affranchie de l’autorité de la royauté ainsi que de la noblesse et du clergé : « le
vocabulaire du goût assimile peu à peu le repas à une expérience esthétique – au risque de
rabattre en retour celle-ci sur celui-là. Les auteurs en effet rappellent à l’occasion la primauté
du goût sensuel sur le goût intellectuel […] »134. Le devenir à la mode de la gourmandise dans
les classes aisées au XVIIe siècle n’est pas sans conséquences : « elle a des effets terribles, car
les excès qu’elle fait commettre peuvent ruiner sans ressource ; et ce caractère de passion avide
fait souvenir qu’elle est au nombre des péchés capitaux »135. Les médecins, bien conscients de
ces faits, sont eux-mêmes généralement pris dans ce mouvement de pensée en tant que citoyens
de cette nouvelle société, certains vont même jusqu’à écrire des poèmes servant une certaine
délégitimation par la moquerie du rôle traditionnel de la médecine à mettre en garde contre les
excès. C’est ainsi que Louis de Fontenette, médecin de Poitiers, a écrit le poème Hippocrate
Dépaïsé, dans lequel est mis en scène le personnage d’Hippocrate qui aurait alors abandonné
sa Grèce antique pour la France Révolutionnaire, et ainsi délaissé sa rigoureuse diététique pour
une gourmandise alors triomphante. La poésie commence par « Le defaut est pis que l’excès, Il
faudroit faire le procés, De ces malades à teint blesme, Qui jeusnent plus fort qu’en Caresme »,
pour se conclure par « Bon disneur est toujours plus sain, Que Cornaro qui meurt de faim.
Messieurs les sobres je vous quite, je vay voir boüillor la marmite »136. Il en est de même pour
le poème de Louis Martin, docteur en médecine, intitulé Lescolle de Salerne en Vers Burlesque,
véritable apologie des excès et ironique à souhait aussi bien dans son fond que sa forme : « le
registre burlesque rend impossible l’adhésion naïve à la doctrine que réclamaient l’Ecole et la
Faculté. Le rire déboute les prétentions, il ébranle l’autorité. Or les années qui ont vu paraître
ces textes sont précisément celles pendant lesquelles l’art culinaire s’affranchissait de

133
Ibid., p. 63.
134
Ibid., p. 79.
135
Ibid., p. 103-104.
136
Ibid., p. 106.

48
l’ancienne médecine. »137. Cette défiance de l’ancienne autorité médicale et de ses mœurs et
règles de vie liées à l’alimentation semble bien correspondre avec l’esprit révolutionnaire de la
philosophie des Lumières, aussi la gourmandise y est identifiée en tant que « péché »
traditionnel qui doit être transgressé afin de marquer la rupture avec l’ancien régime, ce qui
relève de l’ancienne autorité morale n’est plus et doit être révolu. Comme nous le fait remarquer
Charbonneau : « L’homme des Lumières, même quand il n’appartient pas à la coterie
encyclopédique, se méfie du clergé et de ses manipulations. L’épouvantail du péché n’agit pas
sur son esprit libre […]. »138, la liberté des bourgeois enfin affranchis de l’ancien régime semble
se gagner par la libéralisation des mœurs identifiées comme ce qui relève de la morale
religieuse, la gourmandise en tant que péché en fait bien sûr partie intégrante. C’est ainsi que
le modèle du festin grecque antique, caractérisé par des excès alimentaires parfois gourmands,
occasionnels et liés à la célébration d’une fête chargée de sens pour l’ensemble d’un corps
social, est devenu davantage habituel qu’occasionnel dans les us et coutumes bourgeoises de
l’après Révolution Française.

Florent Quellier a également décrit, dans Gourmandise ; histoire d’un péché capital139
cette transformation de la gourmandise comme péché au Moyen Âge à une vertu et même une
distinction sociale des plus aisés dans la société française d’après Révolution, puis plus
largement en Europe. Plus tôt, au Moyen Âge, on considérait en Europe la gourmandise comme
un des sept péchés capitaux, traditionnellement appelée la gula, « un péché véniel aux terribles
conséquences : « joie bête, obscénité, perte de pureté, loquacité excessive et affaiblissement des
sens, […] gestuelles et chansons obscènes et bouffonnes, propos blasphématoires, […] » 140, la
spiritualité, en tant que nourriture de l’âme, devait être supérieure à celle du corps. La
gourmandise est même parfois considérée comme le premier des péchés, celui qui chassa
autrefois Adam et Eve du jardin d’Eden et ainsi entraina la chute de l’homme, elle était
représentée sur de nombreuses fresques comme directement liée à l’enfer et à la damnation,
comme par exemple sur la peinture de Fra Angelico le jugement dernier (1431), sur laquelle
sont peints des humains à table, à coté de prisonniers dans des marmites, bouillis et dévorés par
des créatures démoniaques. La mythologie Grecque antique représentait déjà la gourmandise
comme liée à la damnation, notamment par l’histoire du roi Tantale, qui pour avoir dérobé aux

137
Ibid., p. 107-108.
138
Ibid., p. 114.
139
Quellier Florent, Gourmandise, Histoire d’un péché capital, Paris, Armand Collin, 2010.
140
Ibid., p. 19.

49
dieux grecs de la nourriture sera condamné à avoir éternellement faim et soif en demeurant sous
des arbres fruitiers. L’historien précise que la gourmandise fut au Moyen Âge avant tout un
« péché de riches et de puissants »141 : elle est ici liée à l’orgueil et l’avarice tant elle est avant
tout pratiquée au sein des milieux les plus aisés, au détriment des plus pauvres. L’ensemble de
la société moyenâgeuse condamne les pratiques liées à la gula tant elles symbolisent un acte
antichrétien : « les gestes des gourmands se jetant goulûment sur la nourriture rappellent ceux
des avares sur les richesses, et gourmands et avares pèchent contre le pauvre, image du Christ
par excellence, bafouant le principe de la charité chrétienne et du partage convivial »142. Au
contraire, la tempérance à table est vantée et revendiquée comme une preuve d’excellence, et
ainsi la table n’est pas exclusivement le lieu des péchés mais peut aussi être celui de la
« perfection »143. Au XIIIe siècle, le roi Louis IX s’impose un régime alimentaire strict et sain,
se revendiquant lui-même inspiré par l’alimentation des mendiants, tout en organisant
occasionnellement de grands banquets princiers qui ne seront pas pour autant synonymes
d’excès en tout genre. Si l’on peut être tenté de s’imaginer le Moyen Âge, à travers ces récits,
comme le règne d’un ascétisme profond condamnant tout plaisir de table, il semble qu’il se
traduise plutôt par la continuité de la pensée héritée des grecques antiques, ou la recherche
aristotélicienne d’un « juste milieu » entre le pas assez et le trop. Le philosophe et théologien
Thomas d’Aquin revendique d’ailleurs cette idée de juste milieu : « L’auteur de la Somme
théologique (1271-1272) ne condamne ni le désir de boire et de manger, ni les plaisirs gustatifs
-lesquels sont naturels, c’est-à-dire voulus par Dieu, et, par conséquent, non mauvais en soi -,
mais blâme « le désir désordonné de nourriture » qui rabaisse l’homme à la bestialité. Une
envie raisonnable de nourriture est avant tout une question de mesure, d’équilibre et de
convenance sociale répondant aux besoins physiologiques du corps humain mais également au
bien-être psychique du convive et au commerce des hommes. »144. Cette idée de juste milieu par
la mesure et la tempérance se retrouve également dans la médecine et diététique du Moyen Âge,
elle-même soutenue par l’Eglise : le gourmand qui s’alimente jusqu’aux excès commet à la fois
un péché spirituel et physique, voire un crime contre son propre corps. Quellier décrit la
médecine et diététique du Moyen Âge comme exactement semblables aux idées grecques,
incluant à la fois l’idée d’un juste milieu aristotélicien (et épicurien) ainsi que l’importance
hippocratique d’un régime alimentaire personnalisé, sans pour autant tout à fait exclure la

141
Ibid., p. 31.
142
Ibid., p. 31.
143
Ibid., p. 33.
144
Ibid., p. 35.

50
notion de plaisir (toujours très épircurien) : « La diététique médiévale repose sur les notions
d’équilibre, de modération et d’immuabilité sociale définies pour chaque individu : il existe
donc une indéniable parenté entre ce discours et celui tenu par l’Eglise. Pour conserver une
bonne santé, il faut manger ni trop, ni trop peu, […]. Le « ni trop, ni trop peu » est fonction de
l’âge et du sexe du patient, de sa complexion et de son tempérament, mais aussi de sa
profession, de son mode de vie et de son rang social. Résolument hostile à la gloutonnerie et à
l’ingestion non réglée de mets – « la gloutonnerie en tue plus que l’épée » avertit le De
convervanda sanitate de Jean de Toleto -, le discours médical médiéval est loin d’être
défavorable au plaisir de la bonne chère »145.

Florent Quellier parle d’un progressif effacement de cette rigoureuse diététique


Moyenâgeuse soutenue par l’église, au sein même de celle-ci dès à partir du XVIe siècle, qui
sera notamment critiqué par le réformateur Calvin, dénonçant les moines catholiques comme
étant des « ventres archidiaboliques » et « gras comme des veaux »146. C’est cependant
véritablement au XVIIe siècle que le clergé, comme le reste des plus privilégiés qui composent
la société française prérévolutionnaire, s’autorisera de plus en plus d’excès et de moins en
moins de rigueur alimentaire, et ce sous l’influence des humanistes porteurs du mouvement de
pensée qui mènera bientôt à la Révolution. Ce sera le cas particulièrement en France et en Italie,
contrairement à l’Angleterre, davantage influencée par l’essor du protestantisme se montrant
critique à l’égard des catholiques qui ne cessent à cette époque d’assouplir les règles du jeûne.
C’est bien en cette période que « le mode de vie des élites françaises est indéniablement marqué
par un détournement hédoniste des buts de l’alimentation », véritable rupture dans l’histoire de
l’occident147. La gourmandise sera définie quelques décennies plus tard dans l’Encyclopédie,
par le chevalier de Jaucourt comme un « amour raffiné et désordonné de la bonne chère » : elle
est désormais devenue un signe de distinction sociale par laquelle se distinguent les plus
« raffinés » de la société. Bien que Louis XVI fût moqué et souvent représenté par les
révolutionnaires en vulgaire et gourmand pourceau se goinfrant des biens produits par le peuple,
la culture encyclopédique promut la gourmandise en tant que qualité associée au savoir-vivre
ainsi qu’à la victoire physique et morale sur les autorités royale et ecclésiastique. Grimod de la
Reynière, quelques années plus tard dans l’Almanach des Gourmands148, recommandera « aux

145
Ibid., p. 41.
146
Ibid., p. 76.
147
Ibid., p. 109.
148
Grimod de La Reynière Alexandre Balthazar Laurent, l’Almanach des Gourmands, 1803.

51
véritables gourmands » les restaurants de Paris les plus à même de fournir du plaisir de table
comme les recettes des (nouveaux) grands cuisiniers, la gourmandise est désormais bien un
signe distinctif de savoir-vivre et d’élégance. Le gourmand deviendra d’ailleurs au cours du
XIXe siècle un « gastronome », puis un amateur de « gastronomie », néologismes significatifs
de ce changement des mœurs et considérations à propos de la gourmandise dans les milieux les
plus aisés après la Révolution française : « La gourmandise quitte le dévalorisant couple
ventre/bas-ventre pour s’élever à la flatteuse association du palais-cerveau »149. Cette nouvelle
culture française de la « gastronomie » se diffusera et s’imposera à peu près dans toute l’Europe
au cours du XIXe siècle, elle devient d’ailleurs en 1814 « gastronomy » en anglais. L’almanach
des gourmands est traduit puis reproduit en Angleterre ainsi qu’en Allemagne, puis en Espagne,
en Italie et au Portugal. C’est dans ce contexte que l’on commence à associer cette nouvelle
représentation de la gourmandise, à tort, comme nous l’avons expliqué précédemment, à une
philosophie fantasmée d’Epicure qui venterait les excès en tant que plaisirs, ou la confusion
entre épicurisme et hédonisme extrême : le gastronome britannique Launcelot Strurgeon
confond d’ailleurs en 1822 les mots gourmet et Epicure tout en proclamant que « l’épicurisme
est l’effet du plus exquis des dons du ciel »150.

Ce culte de la gastronomie par la bourgeoisie, hérité de l’esprit des Révolutionnaires, en


tant que « signe de sa promotion sociale »151 perdurera en France tout le long du XIXs siècle,
et sera peu à peu diffusé de Paris aux régions provinciales jusqu’à devenir partie intégrante de
certains patrimoines régionaux. Vers la fin du XVIII, de nombreux restaurants à la carte ouvrent
dans l’ensemble du territoire français, exclusivement fréquentés par une clientèle bourgeoise
toujours en quête de promotion et revendication d’une distinction sociale : « L’adoption par un
commerce bourgeois des valeurs nobiliaires est un trait significatif de la gastronomie au XIXe
siècle »152. Ce n’est que plus tard au cours du XIXe siècle que des restaurants « bon marchés »
voient le jour, au début à Paris dans le but d’élargir sa clientèle en proposant « bonne chère »
aux populations démunies. La restauration restera tout de même principalement destinée aux
bourgeois tout le long du XIXe, dans laquelle la gastronomie en tant que cuisine des gourmands
triomphera. Les nouveaux magasins d’alimentation apparus au début du XIXe proposent des
mets similaires à ceux disponibles en restaurants et sont ainsi destinés à la même clientèle,

149
Quellier Florent, Gourmandise, Histoire d’un péché capital, op.cit., p. 152.
150
Ibid., p. 158.
151
Aron Jean-Paul, Essai sur la sensibilité alimentaire à Paris au 19e siècle, Paris, Armand Collin, 1967,
p .13.
152
Ibid., p. 21.

52
même si comme pour les restaurants, les magasins auront peu à peu le souci de s’élargir à une
plus large fourchette des consommateurs, ils restent principalement au moins culturellement
bourgeois.

Il semble que ce soit seulement via le développement d’un ensemble de nouvelles


techniques de production, de transformation des aliments et conservation de ceux-ci se
généralisant à l’aube du XXe siècle et au cours de celui-ci que les populations peu aisées et les
classes populaires aient désormais eu accès à une consommation alimentaire « gourmande ».
En d’autres termes, ce n’est que par l’industrialisation de l’alimentation que les milieux
populaires purent adopter et jouir de cette culture de la gourmandise. L’essor plus tardif, au
milieu du XXe siècle, des supermarchés et hypermarchés en Europe leur permet une
consommation moins modérée et plus accessible, dans laquelle la quantité est de moins en
moins limitée, même pour les plus petits budgets. Ce phénomène semble, dans la
compréhension historique des liens entre l’alimentation et la santé, être à mettre en rapport avec
la diminution du budget attribué aux produits alimentaire parallèlement à l’augmentation de
celui destiné aux médicaments au cours du XXe siècle153. Ainsi, il semble que plutôt que de
parler d’une « médicalisation de l’alimentation », nous pouvons, après avoir porté un regard
historique le plus large possible sur les rapports entre alimentation et médecine, parler d’un
phénomène de « démédicalisation de l’alimentation », en tout cas sur le long terme. Si l’on peut
affirmer des liens absolument forts, voire une complète union entre médecine et alimentation
dans les sociétés fondatrices (au moins) de l’occident jusqu’au Moyen Âge, ce n’est qu’assez
tardivement qu’un processus de séparation de ces deux-là se diffusera longuement du haut de
l’échelle sociale vers le bas. Ce processus de séparation progressive entre alimentation et santé
se serait en effet diffusé, vers la fin du Moyen Âge de la royauté vers la noblesse, puis dans une
moindre mesure vers le clergé. Lors de la Révolution, de la royauté et la noblesse vers la
bourgeoisie Parisienne, pour ensuite s’exporter vers l’ensemble de la bourgeoisie française lors
des XVIIIe et XIXe siècle. Ce n’est que très tardivement et relativement récemment que cette
diffusion provenant du haut vers le bas a pu atteindre la fin de son parcours, en bas de l’échelle
sociale. Il nous semble alors intéressant de remarquer que n’est que à ce moment-là, c’est-à-
dire lorsque les populations les moins aisées ont pu jouir quotidiennement de pratiques
gourmandes, que les milieux privilégiés ont commencé à réintégrer dans leurs représentations
et pratiques des liens forts entre santé et alimentation. Si certains sociologues de l’alimentation

153
Herpin Nicolas et Verger Daniel, Consommation et modes de vie en France, Une approche
économique et sociologique sur un demi-siècle, op.cit.

53
nous présentent un peuple français ayant pour tradition une culture du plaisir de table et de la
gastronomie face à une élite voulant « rationnaliser » et « médicaliser » cette alimentation, une
lecture de l’histoire des liens entre alimentation et santé nous montre cependant bien que cette
culture du plaisir de table provient absolument de l’élite, n’étant originalement pas un trait
culturel des milieux populaires. Bien qu’on ne puisse affirmer inversement que la diététique fut
partie d’une culture populaire traditionnelle, une alimentation de subsistance liée à la
disponibilité semble avoir été la principale condition du peuple pendant plusieurs siècles.
L’intégration d’une culture de la gourmandise par les milieux populaires est en revanche un
phénomène bien nouveau, en rapport avec le développement de l’industrialisation de
l’alimentation. Ainsi, en nous penchant sur l’histoire des liens entre alimentation et santé, et
particulièrement sur le processus de rupture entre ceux-ci, il nous semble bien difficile de penser
un hédonisme alimentaire comme manifestation d’une « identité » ainsi que d’une tradition
française. En revanche, la médecine comme garante d’une bonne alimentation pour l’ensemble
de la société est non seulement tradition dans l’ensemble de la France prérévolutionnaire ainsi
que dans les sociétés « antiques », et ne peut donc pas être uniquement perçue comme une
récente menace de domination culturelle de dominants sur des dominés. Ce long processus
historique de démédicalisation de l’alimentation, menaçant depuis la moitié du XXe siècle plus
en plus les populations les moins aisées (qui sont bien entendu les plus touchées par l’obésité,
le diabète, le cancer, les problèmes cardiovasculaires, etc.) par leur accès à une alimentation
gourmande rendue possible par l’industrialisation, devrait en ce sens au contraire davantage
nous inquiéter et considérer comme d’autant plus capital le discours médical à propos de
l’alimentation.

54
Schéma n°1 : Évolution historique des liens entre l’alimentation et la santé après la Révolution
française et diffusion d’une culture de la gourmandise

Nous prendrons cependant en compte les critiques de l’intrusion plus moderne du


« discours médical » dans l’alimentation, dans le contexte exposé par Poulain, dans lequel ce
discours médical et scientifique peut très vite devenir une menace lorsque celui-ci veut imposer
des pratiques alimentaires à des populations dont il ne tient pas compte de leurs spécificités
culturelles. Nous pensons que ces deux approches, soit celle d’une critique de la
« médicalisation de l’alimentation », ainsi que l’étude historique des liens entre l’alimentation
et la santé qui nous pousse à considérer une « démédicalisation de l’alimentation », ne sont pas
systématiquement à opposer. Cependant, afin de comprendre les enjeux des liens entre
l’alimentation et la santé, il semble que nous devons tenter de comprendre la spécificité du

55
contexte sanitaire dans lequel nous sommes actuellement, soit celui de la transition
épidémiologique.

1.3 : La transition épidémiologique. Pourquoi le contrôle et la conscience de son


alimentation sont essentiels face aux enjeux sanitaires du XXIème siècle ?

A. Transition épidémiologique et maladies chroniques en tant que pathologies


environnementales

Cette « inquiétude » dont nous témoignons quant au développement d’une « culture de


la gourmandise » et sa diffusion des milieux bourgeois vers les classes les plus populaires, entre
la Révolution française et l’avènement de la société industrielle, rendue possible par
l’apparition des hypermarchés dans les années 1950, se fonde sur des connaissances extra-
sociologiques, dont nous tenterons ici de réaliser la démonstration. Il ne s’agira non pas de
prétendre maîtriser de manière académique des disciplines scientifiques spécialisées qui ne
correspondent pas à notre formation universitaire, mais plutôt d’exposer un ensemble de
connaissances développées par des académiciens, nous permettant, en tant que chercheur en
sciences sociales, d’en dégager des idées sociologiques et holistiques. En d’autres termes, nous
utiliserons ici des données extra-sociologiques, issues de sciences diverses et spécialisées, afin
de développer et de construire un objet de recherche complexe et cohérent, dont les enjeux ne
se réduisent pas seulement à la sociologie, mais dont la finalité sera de produire à partir de celui-
ci de nouvelles connaissances sociologiques.

Nous nous inscrivons actuellement dans une période historique appelée la « transition
épidémiologique »154. Les progrès conséquents réalisés en médecine et en science au cours des
XIXème et XXème siècles ont permis d’importants progrès dans la lutte contre les maladies
transmissibles, soit les maladies qui se transmettent principalement par des virus. Les maladies
transmissibles, qui ont tout au long de l’histoire de l’occident représenté un danger mortel (nous
pensons par exemple aux grandes vagues d’épidémie de peste qui se s’est diffusée dans toute
l’Europe, particulièrement au VIème siècle ainsi qu’à partir du XIVème), ont aujourd’hui
largement perdu de leur aspect menaçant pour la vie humaine155. C’est du moins ce qu’affirment

154
Omran Abdel, «The Epidemiological Transition: A Theory of the Epidemiology of Population
Change», The Milbank Memorial Fund Quarterly, 49 (4), 1971, p. 509-538.
155
Au moins en termes de prévalence, par rapport aux maladies chroniques.

56
les données disponibles : selon un rapport de l’organisation mondiale de la santé156, si au début
du XXème siècle, les maladies transmissibles représentaient la plus grande partie des causes de
décès dans le monde à cause de maladies, celles-ci n’en représentaient en 2005 moins de 40%,
et en 2008 moins de 37 %. Selon les estimations de l’OMS, les maladies transmissibles ne
représenteront plus que 12 % en 2030. Ce recul progressif du taux de mortalité causé par les
maladies transmissibles coexiste cependant avec la croissance du taux de mortalité d’un autre
type de maladie : les maladies chroniques, aussi dites « maladies non transmissibles ». Au début
du XXème siècle, celles-ci n’étaient pas significatives et ne représentaient pas de danger majeur
pour la vie humaine. La croissance du taux de mortalité causé par ces dernières semble
cependant fulgurante à partir de la seconde moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours. Toujours
d’après le même rapport : les maladies non transmissibles étaient responsables de 60 % des
décès (prématurés, pour cause de maladie) dans le monde en 2005, puis de 63 % en 2008.
L’organisation mondiale de la santé projette qu’en 2030, les maladies non transmissibles seront
responsables de 88% des décès prématurés alors que seulement 12 % d’entre eux seront dus
aux maladies transmissibles. Cette tendance illustrée dans l’expression de la « transition
épidémiologique », soit le net recul des maladies virales en tant que dangers de mort en parallèle
de la progression des maladies non transmissibles, semble être encore plus forte dans les pays
qui ont été les premiers à s’industrialiser. C’est le cas de la France, où les maladies chroniques
« représentaient 18,9 % des décès en 1906, les deux plus fréquentes étant la tuberculose et la
diphtérie. Aujourd’hui, elles n’en représentent que 2 % soit dix fois moins. Sur la même période,
le cancer est passé de 3,5 % à 30 % des causes de décès »157. L’expression « transition
épidémiologique » est d’autant plus éloquente qu’il s’agit bien à proprement parler d’une phase
de « transition », notamment de par le fait que, alors que les maladies transmissibles reculent à
la fois en termes prévalence, alors que les maladies chroniques ne font que prendre de l’ampleur,
les représentations de la santé dans nos sociétés actuelles restent très ancrées dans la
considération des maladies transmissibles en tant que menace, alors qu’elles tendent à
largement sous-estimer celle représentée par les maladies chroniques. En effet, d’après André
Cicolella, « Nous restons marqués par la peur ancestrale des épidémies infectieuses
meurtrières, du type peste ou choléra, et nous n’avons toujours pas pris conscience de
l’ampleur de l’épidémie de maladies chroniques. […] Ce bouleversement est appelé par les
spécialistes de santé publique « transition épidémiologique ». Il n’est pas spécifique à la

156
World Health Organization, « global status report on non-communicable disease 2010 », April 2011.
157
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 22.

57
France, ni même aux pays développés. Cette même transition s’observe aujourd’hui sur la
planète, mais elle n’a pas encore été intégrée dans nos représentations et dans les politiques
de santé. »158
Ces « maladies chroniques », ou « maladies non transmissibles », sont différentes des
maladies transmissibles de par le fait qu’elles ne sont pas guérissables en en identifiant
simplement la cause microbienne et bactérienne pour en comprendre l’origine, afin de trouver
un traitement. Les maladies non transmissibles sont également parfois appelées « maladies de
civilisation »159 ou « pathologies environnementales »160 : leurs causes sont la plupart du temps
multifactorielles et complexes. Ces dernières sont généralement attribuées à des origines
différentes et variées telles que le tabagisme, la qualité de l’alimentation, la sédentarité et le
manque d’activité physique et sportive, la qualité de l’air et de l’eau, l’augmentation des
polluants atmosphériques tels que les métaux et gaz d’échappements, ou encore l’augmentation
des produits chimiques dans l’environnement (aussi bien dans l’alimentation que dans les objets
avec lesquels nous sommes quotidiennement en contact). Ces causes ne sont pas à isoler entre
elles pour comprendre l’origine des maladies chroniques : il s’agit là d’interactions complexes
dans le développement de celles-ci qui provoquent une dégradation générale de la santé. La
santé n’est ainsi plus à considérer comme seulement l’absence d’une maladie virale qui pourrait
être guérie par un traitement spécifique, mais en tant qu’équilibre complexe, soit un ensemble
dont la totalité n’équivaut pas à la somme des parties. L’Organisation mondiale de la santé a
ainsi proposé une nouvelle définition de la santé, adaptée aux problématiques posées par la
croissance des maladies chroniques, elle est décrite comme « un état de complet bien-être
physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou
d'infirmité »161. Nous parlons ainsi de la nécessité du développement d’une science (ou de la
collaboration des sciences existantes) pour mieux comprendre la « santé environnementale »,
soit la complexe interaction entre l’homme et son environnement dans le but de mieux
comprendre sur quoi repose la santé en tant que tout, afin de lutter contre les maladies non
transmissibles et de les prévenir. Nous entendons, lorsque nous parlons « d’environnement »,
son sens tel qu’il fut défini par le « grand Robert de la Langue Française » en 2001, c’est-à-dire
« l'ensemble des conditions naturelles (physiques, chimiques, biologiques) et culturelles
(sociologiques) susceptibles d’agir sur les organismes vivants et les activités humaines ». La

158
Ibid., p. 22.
159
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 199.
160
Dab William, Santé et environnement, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.
161
Définition de la santé par l’OMS, 1946.

58
« santé environnementale » « porte sur tous les aspects de la santé et la qualité de vie des
populations qui résultent de l’action sur l’homme des facteurs biologiques, chimiques et
physiques de l’environnement, qu’ils soient d’origine naturelle ou anthropique. Elle élargit
l’ancienne vision hygiéniste se rapportant à l’ensemble des mesures préventives à mettre en
œuvre pour acquérir ou conserver la santé. Elle renvoie aux interactions entre l’homme et
l’environnement qu’elles soient positives (avantages) ou négatives (inconvénients) »162. La
dégradation de la santé provoquée par ces causes multifactorielles et leurs interactions mène
généralement à la formation de différents types de maladies chroniques : les principales sont
l’obésité, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, les cancers, les maladies respiratoires, les
maladies neurologiques les maladies auto-immunes, et les troubles de la reproduction, ainsi que
les problèmes articulaires et osseux chroniques. De même que pour les causes multifactorielles
à l’origine de ces maladies, ces dernieres ne sont pas à considérer comme indépendantes les uns
des autres, mais susceptibles de s’influencer et de se provoquer les unes et les autres. Par
exemple, selon Cicolella, « Les maladies cardio-vasculaires, première cause de mortalité dans
le monde, illustrent la complexité des maladies chroniques. Elles sont la conséquence des
maladies métaboliques, comme l’obésité ou le diabète, qui, elles-mêmes, peuvent engendrer
d’autres maladies chroniques, cancer par exemple, et sont par ailleurs en partie liées entre
elles. Les facteurs de risques en sont multiples et très intriqués entre eux : facteurs biologiques,
comme hypertension et hypercholestérolémie, eux-mêmes conséquences de facteurs
environnementaux et de comportements comme tabac, alcool, alimentation, sédentarité et
pollution »163. On sait de même que l’obésité est une des causes les plus importantes qu’il soit
de déclenchement de différents types de maladies chroniques, par l’affaiblissement général de
la santé. Dans son rapport « Global status report on non communicable disease 2010 »,
l’Organisation mondiale de la santé désigne l’obésité comme responsable de jusqu’à 41 % des
cancers ainsi que de 44% des diabètes164.

Si, comme nous l’avons exposé précédemment, les maladies non transmissibles ont
largement progressé en tant que facteur de mortalité, comme leur appellation l’indique, les
maladies « chroniques » affectent également largement la vie des malades justement de par leur

162
Dab William, Santé et environnement, op.cit., p. 3-4.
163
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 55.
164
World Health Organization, global status report on non-communicable disease 2010, April 2011,
chapter 1.

59
chronicité. Christopher J. Murray165 parle alors de « temps de vie passé en bonne santé perdu » :
les maladies chroniques n’affectent pas seulement le taux de mortalité des populations, mais
font également que l’on passe de moins en moins de temps de vie en bonne santé. Quel que soit
le type de maladies non transmissibles, ces dernières, de par leur complexité, ne se soignent pas
par un simple traitement médicamenteux comme peuvent l’être les maladies virales. La
formation d’une pathologie chronique entraîne généralement de lourdes complications sur le
long terme dans la vie d’un individu, aussi bien physiques que psychiques, sociales et
professionnelles : « Le schéma des maladies infectieuses était simple : soit on en guérit, soit on
en meurt, mais généralement on ne vit pas avec. […] Pour les maladies chroniques, le schéma
est différent dans la mesure où, en partie grâce au progrès des techniques médicales, on en
meurt aussi de moins en moins, mais on n’en guérit pas pour autant. On reste dans un état de
malade chronique, généralement sous traitement, avec cependant toutes les conséquences
sociales et économiques qui en découlent, lesquelles sont très variables selon les pays et le
degré de prise en charge sociale »166. Claude Aubert, dans l’Espérance de vie : la fin des
illusions167, explique que face à la croissance des maladies chroniques et ainsi de la diminution
du temps de vie passé en bonne santé, il est grand temps de renoncer à l’idée généralement
ancrée dans les représentations que les progrès techniques ont absolument amélioré notre vie.
Si l’espérance de cette dernière ne décroît pas (pour le moment) et a tout de même
significativement augmenté en un peu plus d’un siècle, notamment grâce aux progrès de la
médecine, des découvertes en bactériologie (ainsi que grâces aux progrès techniques ayant par
exemple permis de réduire la pénibilité et dureté physique du travail), ce n’est finalement que
pour être de plus en plus malade et de plus en plus longtemps durant une vie plus longue. La
formule se traduit ainsi par « vivre plus longtemps pour souffrir plus » : « les progrès » réalisés
grâce à l’industrialisation des sociétés semblent désormais très limités, dans le sens où leurs
effets pervers et dégâts qu’ils provoquent sur la qualité de vie (au moins sur le plan de la santé)
sont au moins égaux au degré de bien-être qu’ils ont pu apporter, voire supérieurs.

Le rapport entre bénéfices et dégâts provoqués par l’industrialisation des sociétés


semble en fait être inexact si l’on calcule celui-ci uniquement en termes d’augmentation
générale de l’espérance de vie et de la diminution du temps de vie passé en bonne santé des
générations actuelles et précédentes. Dans le sens où les dégâts sur la santé provoqués par des

165
Murray Christopher J., « Global Burden of Disease 2010: a multi-investigator collaboration for global
comparative descriptive epidemiology », The Lancet, vol. 380/9859, December 2012, p. 2055-2058.
166
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 23.
167
Aubert Claude, L’Espérance de vie : la fin des illusions, Paris, Editions Terre vivante, 2006.

60
éléments comme les pesticides et autres produits chimiques qui jouent le rôle de perturbateurs
endocriniens sont principalement inquiétant pour les futures générations, voire pour l’ensemble
de la biosphère. C’est en tout cas ce qu’affirmait dès 1996 Théo Colborn dans « l’homme en
voie de disparition »168 : La faune est aussi bien affectée que l’homme en termes de
perturbations endocriniennes, et leurs impacts sur la production des hormones, et ainsi sur la
reproduction, sont tels que l’avenir est plus que jamais incertain. C’est de même ce que nous
pouvons en conclure de la recherche de Joel Le Moal portée sur l’évolution de la concentration
spermatique en France entre 1989 et 2005169 : selon laquelle entre 1989 et 2005, la
concentration spermatique d’un homme d’une moyenne d’âge de 35 ans est passée de 74
millions par millilitre à 50 millions. Selon André Cicolella, « Si le phénomène observé en
France continue à ce rythme, cela signifierait une valeur nulle en 2040 »170, soit une infertilité
généralisée pour la population française. Cette chute de la fertilité ne semble de surcroît pas
être une spécificité française : d’après Laurence Nicolle-mir : « 185 études fournissant des
données de numération des spermatozoïdes dans des échantillons de sperme collectés entre
1973 et 2011 ont été rassemblées. L’analyse de méta-régression indique qu’au cours de ces
quatre décennies la concentration spermatique a diminué de plus de 50 % chez les hommes des
pays occidentaux. La tendance à la baisse, au rythme d’1,4 % par an, ne montre pas de signe
d’infléchissement sur la période la plus récente » 171. La plupart de ces études s’accordent sur
les mêmes hypothèses pour expliquer ce qui cause cette baisse progressive de la fertilité de
l’espèce humaine : sont incriminés principalement les perturbateurs endocriniens, la qualité du
régime alimentaire, le tabagisme maternel, ainsi que la sédentarité et le manque d’activité
physique. Nous noterons tout de même que la qualité de l’alimentation ainsi que le tabagisme
maternel ne sont pas à séparer des perturbateurs endocriniens, dans la mesure où ils en sont des
sources d’exposition. Les perturbateurs endocriniens sont définis par l’Organisation mondiale
de la santé comme « une substance ou un mélange de substances, qui altère les fonctions du
système endocrinien et de ce fait induit des effets néfastes dans un organisme intact, chez sa
progéniture ou au sein de (sous)-populations »172, le système endocrinien étant l’ensemble des

168
Colborn Théo, l’Homme en voie de disparition ?, Paris, Editions Terre Vivante, 1997.
169
Joelle Le Moal et al., « Evolution de la concentration spermatique en France entre 1989 et 2005 à
partir des données de la base Fivnat », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, février 2012, p. 119.
170
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 118.
171
Nicolle-Mir Laurence, « Troubles de la reproduction et du développement », Santé et Environnement,
Volume 17, numéro 2, Mars-Avril 2018.
172
World Health Organization, Rapport « Global assessment of the state-of-the-science of endocrine
disruptors », 2002.

61
glandes responsables de la fabrication des hormones puis de leur diffusion dans le corps. Nous
savons désormais que les hormones, leurs bonnes fabrications, ainsi que leur bon équilibre et
dosage (selon les spécificités et le genre du corps qui les habite) sont essentielles au maintien
d’une bonne « santé » (selon la définition de la santé proposée par l’Organisation mondiale de
la santé), aussi bien pour le bien-être physique que psychique. Il est par exemple désormais bien
connu qu’une déficience de production de l’hormone sérotonine173 peut causer à la fois la
dépression174, l’augmentation du stress et de l’anxiété, ainsi qu’une baisse de la qualité du
système immunitaire175, ces trois symptômes pouvant d’ailleurs rentrer en interaction et s’entre-
influencer lorsque la production de sérotonine « naturellement »176 prévue est déréglée. Les
perturbateurs endocriniens rentrent en contact avec le corps principalement par l’ingestion, la
respiration, et l’exposition corporelle à des produits chimiques, c’est-à-dire à des substances
manipulées par l’homme par traitement chimique ou par assemblages de substances, produisant
ainsi des substances non présentes naturellement dans l’environnement. Ainsi par exemple, les
pesticides, les additifs alimentaires, colorants, arômes « naturels »177 et artificiels, ou encore les
bisphénols et les parabènes, sont des substances chimiques qui perturbent le système
endocrinien des corps qui s’y exposent178. Les substances chimiques n’ont jamais été aussi
présentes dans l’environnement et leur présence ne fait que prendre de l’ampleur, sans décroître
depuis leur introduction dans l’environnement : « Il faut prendre conscience du fait que jamais
l’homme n’a eu une capacité aussi importante de produire autant de nouveaux facteurs pouvant
potentiellement altérer la santé. En particulier, la possibilité de fabriquer de nouvelles
substances chimiques (plusieurs milliers chaque année) n’a jamais été aussi grande. La charge
chimique atmosphérique, hydrique ou alimentaire est croissante. […] La ressource en eau est
menacée par l’utilisation extensive des engrais azotés et des pesticides. Les étiquettes
d’emballage donnent une idée de la complexité de la composition des aliments de
consommation courante. Les facteurs de prolifération des nouveaux risques sont

173
Les « antidépresseurs », souvent prescrits en cas de dépression chronique sont en fait des inhibiteurs
de la recapture de la sérotonine.
174
Gauthier Claire, Gaillard Raphael, Krebs Marie-Odile, Neurobiologie de la dépression. Dans : Frank
Bellivier éd., Actualités sur les maladies dépressives, Cachan, France, Lavoisier, 2018, p. 340-353.
175
Fond Guillaume, Leboyer Marion, Immuno-inflammation et dépressions. Dans : Frank Bellivier éd.,
Actualités sur les maladies dépressives, Cachan, France : Lavoisier, 2018, p. 326-332.
176
Selon nos spécificités génétiques, qui dépendent en grande partie des interactions qu’ont eu nos
ancêtres avec leur environnement.
177
Les « arômes naturels », malgré leur appellation, contiennent très souvent des produits chimiques
(voir Schlosser Eric, Fast Food Nation, the dark side of the all-American, New York, HarperCollins,
2002).
178
Ou des corps qui y sont exposés contre leur gré…

62
innombrables »179. Selon André Cicolella, « L’alimentation est la principale source de
contamination par les pesticides. L’agence européenne EFSA a rassemblé les résultats des
études effectuées dans l’Union européenne. La recherche a porté sur 982 pesticides dans
77 000 échantillons. Les résidus de 338 pesticides différents ont été trouvés dans les légumes,
319 dans les fruits, 93 dans les céréales et 34 dans les produits animaux. En France, 62 % des
fruits, 37 % des céréales et 30 % des légumes consommés contiennent des résidus de
pesticides. […] Or, nombre de pesticides peuvent être considérés comme des perturbateurs
endocriniens. Le rapport OMS-PNUE en donne une liste d’environ 80 »180.

B. Le rôle de l’alimentation dans le contexte de la transition épidémiologique

L’alimentation semble ainsi avoir un rôle important dans la le déclenchement des


maladies chroniques et environnementales. Premièrement, de par le fait que, comme nous
l’avons vu précédemment, le surpoids et l’obésité jouent un rôle important dans le
déclenchement de pathologies chroniques, en favorisant ces dernières par un affaiblissement
général du système immunitaire ainsi que du système endocrinien. Les maladies cardio-
vasculaires en sont une conséquence directe possible, tandis que les développements de cancers,
maladies respiratoires et maladies auto-immunes, pathologies articulaires, sont favorisés par
son existence préalable. Deuxièmement, car l’ingestion de produits chimiques présents dans les
aliments, comme les pesticides et les additifs, jouent le rôle de perturbateurs endocriniens,
favorisant le déclenchement de maladies chroniques par l’affaiblissement général du système
endocrinien et immunitaire, et ainsi plus généralement du corps dans son ensemble.
L’alimentation semble devenir particulièrement intéressante par rapport à la transition
épidémiologique ainsi qu’à la santé environnementale, lorsque l’on apprend qu’elle peut
également jouer le rôle inverse, c’est-à-dire contribuer à prévenir des maladies chroniques et
environnementales, voire même aller jusqu’à inverser la tendance de prolifération de ces
dernières. C’est en tout cas ce qu’affirme Anthony Fardet : « La solution, on la connait : on sait
qu’une alimentation saine alliée à une activité physique régulière permettrait de gagner de
nombreuses années d’espérance de vie en bonne santé, probablement au moins dix ans. On
arriverait donc jusqu’à l’âge de 74-75 ans sans pépin de santé notable. Bien se nourrir est donc
un enjeu de santé publique crucial aujourd’hui. »181 Nous savons par exemple que les

179
Dab William, Santé et environnement, op.cit., p. 53-54.
180
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 206-207.
181
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 23.

63
antioxydants, largement présents dans les fruits et légumes frais182, aident à prévenir du
développement du cancer en luttant contre les radicaux libres et les stress oxydant, en préservant
ainsi la santé des cellules et du corps dans son ensemble. Nous y reviendrons. Il semble
également intéressant de constater que la forme multifactorielle des causes du développement
des maladies chroniques se retrouve dans les capacités de prévention de ces dernières par
l’alimentation : « […] les maladies chroniques sont multifactorielles et résultent d’au moins
quatre dérégulations métaboliques. Pour prévenir efficacement ces maladies, on comprend
donc que nous devons agir sur plusieurs fronts : contrôler la glycémie, optimiser les défenses
antioxydantes, abaisser le niveau d’inflammation, rééquilibrer la flore intestinale… Nous
pouvons y parvenir en consommant une alimentation peu transformée et très diversifiée. Seule
la biodiversité alimentaire permet d’apporter à l’organisme la multitude de phytonutriments
protecteurs susceptibles de prévenir les maladies chroniques, notamment les maladies
chroniques liées à l’obésité »183. Anthony Fardet défend ainsi la nécessité, à la fois de par la
forme multifactorielle des conséquences d’une alimentation délétère sur l’organisme, mais
aussi de par la forme multifactorielle des effets positifs possibles de l’alimentation pour
prévenir des maladies et pathologies chroniques, d’adopter une considération « holistique » de
l’alimentation. Il semble en fait que, dans le contexte de la transition épidémiologique, nous
devons de même considérer la santé de manière absolument holistique. Plus les connaissances
en matière de santé avancent, plus nous prenons conscience que celle-ci ne peut être réduite, à
l’absence ou la présence d’une maladie ou d’une pathologie particulière. Le corps est un tout
dont les parties sont en perpétuelle interaction, et notre rapport à l’environnement peut-être, par
des causes complexes et entremêlées, favorable au maintien d’une bonne santé et de la vie, ou
bien défavorable.

182
Selon plusieurs études, notamment menées par Goran Bjelakovic et Dimitrinka Nikolova, les
antioxydants ingérés sous forme de compléments alimentaires, hors de leurs aliments naturels les
contenant, non seulement perdent totalement leur pouvoir de prévention des pathologies chroniques,
mais vont même jusqu’à augmenter celles-ci, en favorisant par exemple la formation de cancers du
poumon.
183
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 214.

64
Schéma n°2 : Enjeux de la transition épidémiologique : des soins à la prévention de notre interaction
avec l’environnement

Nous savons que, dans le contexte de la transition épidémiologique, la santé n’est plus
à considérer comme « l’absence de maladie », mais comme un ensemble complexe
d’interactions entre l’humain et son environnement : nous parlons dès lors d’une nouvelle
représentation de la santé en tant que « santé environnementale »184. Le maintien en bonne
santé, ou bien sa dégradation, dépend alors de facteurs multiples dans notre rapport à
l’environnement face aux polluants et toxiques diffusés dans celui-ci par l’industrialisation des
sociétés : la qualité de l’air, du sol, de l’eau, de l’alimentation, ou encore l’exposition
quotidienne à des agents pathogènes sur son lieu de travail, sont différents éléments qui
interagissent pour définir notre rapport général à l’environnement, qui influera de façon positive
ou négative sur notre santé. L’intérêt pour nous de nous intéresser particulièrement à
l’alimentation est triple. Premièrement, comme évoqué précédemment, nous savons que
l’alimentation peut soit continuer de prolonger la tendance de la nette croissance des
pathologies et maladies chroniques, à la fois en favorisant le surpoids et l’obésité, mais aussi
par l’ingestion d’agents pathogènes tels que les pesticides, additifs, et autres perturbateurs
endocriniens, soit au contraire tendre à inverser la tendance, en favorisant l’ingestions

184
Dab William, Santé et environnement, op.cit., p. 3.

65
d’aliments qui tendent à « contrôler la glycémie, optimiser les défenses antioxydantes, abaisser
le niveau d’inflammation, rééquilibrer la flore intestinale »185. Deuxièmement, l’alimentation
nous semble, parmi les éléments qui définissent notre rapport général avec l’environnement,
celui dont chaque individu dispose du plus haut degré de contrôle au quotidien. En effet, pour
la qualité de l’air ou de l’eau d’un territoire, par exemple, les seules possibilités d’agir qu’auront
les individus, s’ils veulent optimiser celles-ci, seront le recours aux actions sociales et
mouvements sociaux, ou encore à la politique, ce qui n’est réalisable que dans la durée, en
investissant une énergie et un temps conséquents, et uniquement en groupes constitués. Si
toutefois ces derniers ne subissent pas la pression des lobbys industriels et technoscientifiques,
qui réduiront généralement la capacité d’agir des individus, même une fois constitués en
groupes. Tandis que l’alimentation d’un individu ne dépend, du moins en théorie et en principe,
que de lui-même et de ses choix quotidiens. L’alimentation, dans nos sociétés démocratiques
libérales, s’associe à une libre consommation ainsi qu’à un marché dans lequel la demande
influence (au moins en partie) l’offre. Il suffit de constater l’explosion des produits BIO, y
compris en supermarché, durant ces dix dernières années. Si en principe les choix alimentaires
des individus dépendent directement de leurs choix de consommation, les rendant
quotidiennement libres d’ingérer ce qu’ils souhaitent en fonction de leur bon vouloir, la réalité
sociale est davantage complexe, ce qui nous amène au troisième point. En effet, l’anthropologie
nous apprend que les choix alimentaires des individus ne sont pas à comprendre uniquement
comme ce qui est biologiquement comestible, mais aussi (et surtout ?) comme ce qui est
« culturellement comestible »186. Les individus n’existent en fait qu’en tant qu’appartenant à
des groupes sociaux, avec des représentations, goûts et cultures qui leurs sont propres. Ainsi,
leurs choix de consommation alimentaire au quotidien ne peuvent dépendre dans la réalité que
d’eux-mêmes et se baser uniquement sur des choix rationnels à propos de ce qui optimiserait
leur santé ou non. En effet selon Claude Fischler : « Chaque culture possède une cuisine
spécifique qui implique des classifications, des taxonomies particulières et un ensemble
complexe de règles portant non seulement sur la préparation et la combinaison des aliments
mais aussi sur leur collecte et leur consommation. Elle possède également des significations,
qui sont étroitement dépendantes de la manière dont les règles culinaires sont appliquées. […].
Dans toute culture, il existe des règles d’une grande complexité qui gouvernent la
consommation des aliments et le comportement du mangeur en s’appuyant sur les

185
Ibid.
186
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 31.

66
classifications établies. Ces règles culinaires sont intériorisées par les individus de manière en
grande partie inconsciente »187.

Nous sommes là face à une situation ambigüe : si nous sommes bien, comme nous
l’avons développé précédemment, dans une période macro-historique de « démédicalisation de
l’alimentation » et d’avènement d’une « culture de la gourmandise » dorénavant diffusée dans
les milieux les plus populaires, mais aussi paradoxalement dans un contexte de « médicalisation
et nutritionnalisation » de l’alimentation dans lequel, selon Poulain, les injonctions médicales
et rationnelles pèsent de plus en plus sur la société et mène à une individualisation généralisée
de l’alimentation et perte de la commensalité, dès lors, comment nous positionner en tant que
chercheur en sociologie tout en prenant en compte les problématiques sanitaires posées par la
transition épidémiologique ? Quelle est aujourd’hui la place de la culture dans les choix
alimentaires des individus, dans un contexte de croissante exposition à des pathologies et
maladies chroniques ? La complexité demeure de surcroît dans le fait que nos sociétés dites
développées tendent de plus en plus à devenir des sociétés « multiculturelles », dans lesquelles
des groupes de différentes cultures et différents habitus cohabitent. Quelle doit-être (ou peut-
être ?) la position du sociologue de l’alimentation, dont le rôle est de comprendre
rationnellement les cultures, les représentations et les pratiques alimentaires des différents
groupes sociaux, une fois qu’il est conscient des enjeux liés à la transition épidémiologique et
des risques engendrés par les maladies chroniques ? Ce sont là des questions auxquelles les
réponses nécessiteront de prendre position : voulons-nous analyser rationnellement les
représentations et les pratiques alimentaires des populations qui s’exposent de plus en plus à
des pathologies et maladies chroniques de par leur alimentation, en les laissant faire ? Ou au
contraire, voulons-nous (et pouvons-nous déontologiquement ?), en tant que sociologue, livrer
un combat aux pathologies et maladies chroniques, en tentant de comprendre quels sont les
freins et les leviers culturels possibles pour faire en sorte que les différents groupes sociaux
puissent être amenés à réduire leur exposition à celles-ci ?

1.4 : Sociologie et prévention holistique dans le contexte de la transition


épidémiologique

A. Une transition au cœur de la santé publique, des soins à la prévention

187
Ibid., p. 32-33.

67
S’adapter à la réalité posée par la transition épidémiologique, c’est-à-dire au
remplacement des maladies transmissibles par les maladies chroniques en tant que plus grandes
menaces pour la santé et vie humaine, semble imposer la nécessité de reconsidérer nos
représentations de la santé à l’échelle de la civilisation. Comme nous l’avons expliqué
précédemment, les maladies chroniques diffèrent des maladies transmissibles de par leur grande
complexité et leur difficulté à s’en débarrasser, une fois ces dernières installées. Il n’est
techniquement pas possible de se débarrasser d’une maladie chronique par un traitement
médicamenteux, comme il le fut possible pour éradiquer en quelques jours une maladie virale
« bénigne » (grâce aux soins et traitements), par l’anéantissement de virus responsable. Il est
certes possible, dans le meilleur des cas, de lutter contre les symptômes d’une maladie
chroniques par un traitement médicamenteux, ce qui n’aura la plupart du temps que pour effet
de laisser la maladie progresser, en donnant au malade l’illusion qu’il va mieux, sans agir sur
l’origine du problème. Il s’agira dès lors, de ne plus centrer les sciences de la santé que sur la
guérison des maladies188, mais davantage sur leur prévention ainsi que leur maîtrise. C’est en
tout cas ce qu’affirme l’article 1 de la déclaration de l’assemblée générale de l’ONU du 20
septembre 2011, signée par les dirigeants de 184 pays à New York : « Nous, chefs d’État et de
gouvernement […] reconnaissons que le fardeau et la menace que les maladies non
transmissibles représentent à l’échelle mondiale constituent l’un des principaux défis pour le
développement au XXIème siècle […] reconnaissons le rôle primordial des gouvernements et
la responsabilité qui leur incombe de faire face au défi des maladies non transmissibles, et
l’impérieuse nécessité pour tous les secteurs de la société d’agir et de s’investir pour susciter
des réponses efficaces propres à assurer la prévention et la maîtrise de ces maladies ». Nous
savons en effet à la fois qu’il est particulièrement difficile de se débarrasser de ces pathologies
et maladies non transmissibles une fois qu’elles se sont installées, que celles-ci représentent à
la fois une menace pour la mortalité, le temps de vie passé en bonne santé, la qualité de la vie
sociale et psychique des malades, ou encore l’économie entière des nations. Nous savons
également, d’une manière générale quelles sont les causes et les origines de ces maladies, ainsi
que comment les prévenir, c’est-à-dire via un rapport quotidien avec notre environnement
limitant les expositions aux produits chimiques pathogènes et perturbateurs endocriniens, mais

188
La « santé » étant désormais bien définie par l’OMS comme un état complet de bien-être, et non pas
seulement l’absence de maladie.

68
aussi favorisant les interactions bénéfiques avec des « produits »189 qui permettent de lutter
contre leur développement.

Mettre l’accent sur la prévention plutôt que sur le traitement des maladies chroniques
semble impliquer la nécessité d’un renouvellement des sciences de la santé, non plus
uniquement centrées sur la médecine en tant que science unique garante d’une bonne santé :
dans la mesure où celle-ci, non seulement, a tendance à se focaliser uniquement sur le traitement
plutôt que sur la prévention, mais aussi de par le fait, en tant que discipline académique, la
médecine a tendance à sous-estimer les problématiques (considérées comme encore)
« émergentes » de la santé environnementale190 en restant focalisé sur le paradigme de la
médecine pasteurienne (dont la principale fonction est la lutte contre les maladies
transmissibles). Dans le contexte de la transition épidémiologique, il semble qu’il convient, plus
que jamais, de considérer la santé comme un tout complexe, dans la mesure où cette dernière
est « une notion globale et multi-déterminée. Bien que la définition ambitieuse de la santé
inscrite dans la charte de l’OMS (1948) énonce que la santé n’est pas l’absence de maladie,
on confond encore santé et médecine, et on considère qu’une assurance-maladie suffit à
répondre aux besoins sanitaires. Une conception aussi étroite de la santé ne permet pas de la
promouvoir et de la protéger correctement »191. La médecine seule ne semble pas pouvoir être
la seule science garante de la santé dans un contexte où celle-ci dépend de plus en plus de notre
rapport quotidien, sur le long terme, à l’environnement et ce qui le constitue, et non plus
seulement de notre carnet de vaccinations ou du traitement qui nous sera administré en cas
d’infection virale. Notre santé dépend alors aussi de nos connaissances, représentations et de
nos comportements en matière de santé environnementale. D’après André Cicolella, « La
question des maladies chroniques impacte à la fois le soin et le médico-social, ce qui nécessite
une réponse complexe et sur le long terme, qui doit être coordonnée par différents
professionnels de santé. Or, les systèmes de santé sont structurés autour des épisodes aigus et
non sur la prise en charge des maladies chroniques. C’est cette mutation qui est au cœur du
problème de la lutte contre les maladies chroniques »192. Il semble que la sociologie et les
sciences humaines, en tant que disciplines vouées à comprendre rationnellement les

189
Ces « produits » qui favorisent notre interaction avec l’environnement, sur le plan de la santé, relèvent
la plupart du temps davantage de la nature que de la « production » (industrielle). L’appellation reste
cependant de mesure dans le sens où par exemple, des légumes frais, ou un élevage bovin destiné à la
consommation de sa viande, sont tout de même des « produits » cultivés ou élevés.
190
Spiroux Joël, Pathologies Environnementales, éditions J, Lyon, Paris, 2007, p. 201.
191
Dab William, Santé et environnement, op.cit., p. 27.
192
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 33.

69
représentations et les pratiques des individus, en tant qu’acteurs évoluant aux seins de groupes
sociaux, puissent ainsi avoir un rôle majeur à jouer en tant que sciences de la santé, notamment
en ayant la capacité de développer des outils œuvrant pour la prévention des maladies non
transmissibles. Il s’agirait là de l’intégration de la sociologie dans une démarche qui nécessite
la multidisciplinarité, selon William Dab : « Pour que le concept de santé environnementale
devienne véritablement opérationnel, il est nécessaire de créer les conditions d’un
rapprochement des spécialistes et des pratiques, encore trop séparés à ce jour. Seule la
multidisciplinarité regroupant médecins, épidémiologistes, biologistes, toxicologues,
immunologistes, chimistes, physiciens, hygiénistes, ingénieurs, spécialistes des sciences
sociales et du comportement permettra d’appréhender l’impact sur la santé des facteurs
environnementaux et de mieux les maîtriser pour protéger les populations »193.

B. Sociologie et prévention de la santé

La prévention nécessite en effet non seulement des connaissances ainsi que la capacité
à comprendre rationnellement, via des outils et une méthodologie spécifique, les différentes
populations et les différents groupes sociaux qu’elle vise, mais aussi la possibilité de produire
un discours adapté aux représentations et aux cultures spécifiques de ces populations. Le
discours médical, produisant souvent des injonctions de santé, peut bien devenir non seulement
complètement inefficace, mais aussi une forme de violence symbolique, s’il ne prend pas
compte des codes culturels spécifiques des populations auxquelles il s’adresse. Selon Jean-
Pierre Dozon et Didier Fassin, la santé publique tend à nier et ignorer ces spécificités culturelles
de par sa non capacité à comprendre rationnellement les écarts culturels et normatifs qu’il existe
entre elle-même et ses populations cibles. Selon ces deux sociologues de la santé, « D’une part,
la santé publique est une culture qui, pour une large part, se méconnait elle-même comme telle.
(…) Les opérations de jugement et de classement qui sont au principe de cet art de faire,
lorsqu’on l’emploie à mesurer ou à éduquer, échappent pour l’essentiel à l’analyse. Elles
s’imposent comme de simples opérations techniques destinées à établir la vérité des faits et les
principes de l’action. (…) D’autre part, la santé publique est confrontée à des cultures qui lui
sont étrangères »194. Cette non conscience de soi en tant que culture par la santé publique a
pour effet de créer une « distance culturelle » entre l’émetteur, soit le discours sanitaire, et le
récepteur, soit la population ciblée par ce discours : « La distance culturelle supposée ne tient

193
Dab William, Santé et environnement, op.cit., p. 31
194
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, Paris, Balland, 2001, p. 8-9.

70
cependant pas aux seules différences liées à l’origine géographique, elle s’opère aussi sur la
base des inégalités sociales : ainsi, les milieux populaires ou pauvres sont-ils vu comme
particulièrement rétifs au discours sanitaire (à cet égard la continuité est manifeste depuis deux
siècles dans le domaine de l’éducation pour la santé). (…) c’est en se rendant invisible en tant
que culture, que la santé publique produit l’Autre comme catégorie culturellement définie »195.
Nous pouvons supposer, de là, que plus la population visée par le discours médical est issue
d’un milieu populaire, plus il s’installe une « distance culturelle » qui aura pour conséquence à
la fois l’exercice d’une domination symbolique du discours médical sur la population cible,
mais aussi de surcroît sa non efficacité de par sa non adaptation aux codes culturels de cette
dernière. Ce qui peut même aller jusqu’à entrainer une forme de résistance se traduisant par un
rejet de l’information véhiculée dans l’allégation ou l’injonction médicale, identifiées avant tout
comme une violence symbolique et donc un moyen de domination. C’est en ce sens que nous
défendons l’idée de la sociologie en tant que possible science de la santé dans le but de favoriser
une prévention dans le contexte de la transition épidémiologique : elle semble avoir la capacité,
en tant que science du social, de réduire la « distance culturelle » entre le discours de la santé
publique et les populations les plus populaires, en ayant la capacité d’adapter celui-ci aux codes
culturels de ces dernières. Cela passe d’abord par la conscience et l’identification de cette
« distance culturelle », ainsi que par la compréhension rationnelle des freins actuels et des
leviers potentiels à l’intégration par les populations des représentations nécessaires afin de
réduire leurs expositions aux pathologies et maladies chroniques jusqu’à dans leurs pratiques
et consommations quotidiennes.

Il reste cependant assez délicat, particulièrement déontologiquement, de se positionner


en tant que sociologue souhaitant mobiliser la sociologie comme un outil pour permettre aux
groupes sociaux populaires de tolérer un discours médical et de répondre à ses injonctions. Le
danger principal lié à cette démarche serait selon nous de finalement nous inscrire dans le
développement de ce que Michel Foucault nomme le « Biopouvoir »196, ou d’une
« biopolitique »197. Dans Surveiller et punir, Foucault nous met en garde sur le devenir des
sociétés modernes, risquant de se transformer en sociétés disciplinaires dans lesquelles le
pouvoir sur la vie, s’exerçant par un contrôle de l’Etat sur le peuple par des injonctions
médicales justifiées par la rationalité, engendre une forme de société autoritaire dans laquelle

195
Ibid., p. 9-10.
196
Foucault Michel, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976.
197
Bossy Thibault et Briatte François, « Les formes contemporaines de la biopolitique », Revue
internationale de politique comparée, vol. vol. 18, no. 4, 2011, p. 7-12.

71
la liberté est de plus en plus réduite198. Mobiliser la sociologie pour faire de la prévention face
aux maladies chroniques n’a cependant pas pour finalité, dans la démarche que nous
envisageons, d’imposer aux populations et groupes sociaux des injonctions médicales à
proprement parler, mais plutôt d’identifier et de développer des connaissances permettant de
mieux comprendre comment inciter les populations, particulièrement les plus précaires, à
réduire leur exposition aux agents pathogènes, sans pour autant se soumettre à des éléments
culturels qui leurs sont étrangers, ou encore à des injonctions pouvant avoir pour effets de se
transformer en moyens de contrôle et de domination.

Les inégalités sociales de santé tendent à se creuser encore davantage dans le contexte
de la transition épidémiologique : selon Charlotte Rychen, « la prévalence des maladies
chroniques est en constante progression et les inégalités sociales se creusent. Les plus
défavorisés sont les plus touchés. De nouvelles politiques de prévention et de prise en charge
des maladies chroniques doivent être entreprises en France en tenant compte des
caractéristiques socioéconomiques des patients »199. Si la santé publique est désormais à
considérer d’après le concept de la « santé environnementale », nous noterons que l’on ne parle
désormais plus seulement d’inégalités sociales de santé, mais aussi « d’inégalités
environnementales »200. Selon Catherine Larrère, « pour bien définir les inégalités
environnementales, il faut les rapporter aux risques. Ce n’est pas seulement l’extériorité du
danger qui est en jeu, mais la façon dont on peut y réagir : le risque prend en compte la
vulnérabilité et la résilience. A danger égal, les plus pauvres, les plus défavorisés sont les plus
exposés : ils sont plus fragiles, ils ont moins de solutions de rechange, ils ont plus de difficulté
à se reconstruire »201. Nous pensons cependant que, dans le contexte de la transition
épidémiologique, les inégalités sociales de santé, et ainsi d’une certaine manière également
« les inégalités environnementales » ne sont pas à comprendre et expliquer seulement de par
les inégalités sociales des capacités à réagir face aux dangers (soit en termes d’accès aux soins),
mais plutôt et principalement de par les inégalités sociales en termes d’accès aux connaissances,
et donc de prévention.

198
Foucault Michel, Surveiller et punir, naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
199
Rychen Charlotte, Les maladies chroniques et les inégalités sociales de santé en soins primaires.
Données de l’étude E-TAC, Thèse de médecine générale, Université de Bordeaux, 2017, p. 48.
200
Larrère Catherine, Les inégalités environnementales, Paris, PUF, 2017.
201
Ibid., p. 10.

72
Afin de tenter de dégager des explications sociologiques à propos de la croissance de
ces inégalités sociales de santé, il nous semble ici intéressant de souligner le contexte socio-
historique dans lequel émerge cette phase de transition épidémiologique. S’il ne fait désormais
plus aucun doute que la croissance des pathologies environnementales et des maladies
chroniques est à mettre en relation avec l’industrialisation des sociétés et la production
intensive, il semble que la croissance de ces inégalités sociales de santé ne soit pas seulement à
mettre en relation avec l’idée que nous vivons actuellement dans une « société industrielle »,
mais plutôt dans une société dite « post-industrielle », ou autrement dit, dans une « société de
l’information »202. Cette dernière, telle qu’elle fut conceptualisée par les sociologues Daniel
Bell et Alain Touraine, rompt avec la société industrielle dans la mesure où l’information,
notamment en rapport avec le développement des nouvelles technologies de communication
qui permettent l’accélération considérable de la diffusion de celle-ci, devient le principal moteur
de la société, remplaçant en tant que tel le produit industriel. Ce bouleversement a notamment
permis l’explosion exponentielle du secteur tertiaire, rendant la maîtrise de l’information et la
connaissance davantage valeureuse que la force physique sur le marché du travail, et ainsi
permettant notamment aux femmes leur croissante progression au sein de ce dernier. La société
de l’information progressera et se cristallisera encore plus avec le développement et la
démocratisation du personnal computer ainsi que de l’internet et du world wide web, qui
permettront aussi bien un accroissement conséquent de la vitesse de circulation de
l’information, que de l’affirmation d’une nouvelle économie mondiale dans laquelle
l’information circule instantanément d’un bout à l’autre du globe. Nous postulons ainsi
l’hypothèse que, dans le contexte de la transition épidémiologique et de la société de
l’information, les inégalités sociales de santé sont croissantes de par le fait que les informations
et le savoir nécessaires pour en développer une conscience (soit de connaitre les enjeux et les
dangers que représentent désormais les maladies chroniques, par rapport à la menace de plus
en plus réduite des maladies transmissibles) se transmettent, et sont possédées, de manière
inégales selon les niveaux de vie des groupes sociaux. Le développement des nouvelles
technologies de l’information a entrainé, en accélérant la diffusion de cette dernière d’une
manière sans précédent dans l’histoire de l’humanité, une conséquente accélération du temps et
du rythme de vie, qui caractérise également nos sociétés contemporaines203.

202
Bell Daniel, The Coming of Post-Industrial Society: A Venture in Social Forecasting, New York,
Basic Books, 1973.
203
Rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2010.

73
Selon Georg Simmel204, Une accélération du rythme de vie engendre des inégalités
sociales dans la mesure où elle génère des changements brutaux auxquels les groupes sociaux
les plus favorisés économiquement s’adaptent le mieux, de par leur capacité à capter,
intérioriser et maîtriser à la fois plus vite et de manière plus efficace les nouvelles informations
qui indiquent ces changements. Cette meilleure et davantage prompte captation et gestion de
l’information par les couches de la population les plus aisées, en cas de changement brutal, est
possible principalement grâce à leurs plus grandes ressources économiques, ces dernières leur
rendant possible une gestion de leur temps et de leur énergie plus apte à s’adapter aux nouvelles
informations. Ainsi, suivant cette idée, plus un groupe social est défavorisé économiquement,
moins celui-ci aura de capacités d’adaptation aux changements brutaux intensifiés par
l’accélération du rythme de vie, de par ses plus faibles possibilités d’intérioriser les
informations nécessaires à cette adaptation.

Il semble ainsi que nous puissions prolonger notre hypothèse, en ajoutant que, en nous
basant sur les réflexions développées ci-dessus : dans le cadre de la transition épidémiologique,
plus un individu sera issu d’un groupe social défavorisé économiquement et socialement, moins
celui-ci aura des chances d’avoir conscience de la transition épidémiologique et de maîtriser les
informations relatives à ses enjeux. Nous postulons de même que plus les individus issus de
groupes sociaux économiquement et socialement favorisés, plus il est probable qu’ils possèdent
et maîtrisent ces informations. Pour ce qui est de la transition épidémiologique, ainsi que des
menaces que représentent les maladies chroniques, leurs causes et origines, et comment les
prévenir (à raison de ne pouvoir que difficilement s’en débarrasser) : rappelons que, bien que
des grandes organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies et
l’Organisation mondiale de la santé en parlent comme un enjeu majeur de société pour le
XXIème siècle, la plupart des établissements de formations, aussi bien des futurs citoyens que
sont les écoles élémentaires, collège et lycée, mais également les facultés de médecine, n’en
parlent en ce jour que très peu, voire pas du tout. C’est ce qu’affirme Joel Spiroux, médecin
généraliste et spécialiste de la santé environnementale : « Nous sommes formés aux soins et je
pense d’ailleurs que nous le faisons bien, mais très peu pour la prévention. - Les actes de
préventions sont minimes et pas reconnus. - La médecine environnementale et les liens
environnement/santé ne sont pas enseignés en faculté de médecine. […] Tout cela concourt à
expliquer pourquoi : - Les médecins sont si peu connaisseurs et demandeurs dans ce domaine

204
Simmel Georg, Die Bedeutung des Geldes für das Tempo des Lebens, Simmel, G., Gesamtausgabe,
vol. 5, Aufsätze und Abhandlungen, 1894 bis 1900.

74
pourtant fondamental et qui prendra une place de plus en plus importante dans l’activité
médicale. - Les médecins ne participent pas aux enquêtes étiologiques environnementales. […]
Beaucoup de mes confrères et de scientifiques pensent que tout cela n’est qu’élucubration
intellectuelle, ou affaire d’écolo ! »»205. Dès lors, nous pouvons de même supposer un
important décalage entre les discours de l’Organisation des Nations unies ainsi que de
l’Organisation mondiale de la santé et la réalité des formations institutionnelles et éducatives
proposées aujourd’hui à l’échelle nationale (au moins en France), à la fois aux citoyens d’une
manière générale, mais également aux professionnels de santé et futurs médecins. La
conscience de la transition épidémiologique et les informations nécessaires pour se représenter
les dangers des pathologies et des maladies chroniques, ainsi que comment les prévenir, nous
semblent en conséquence possiblement bien dépendre de l’origine sociale, dans le sens où
acquérir ces informations relèvent, pour le moment, davantage d’une démarche individuelle
plutôt que de formations institutionnelles et éducatives proposées aujourd’hui à l’échelle
nationale, à la fois aux citoyens d’une manière générale, mais également aux professionnels de
santé et futurs médecins. Nous pouvons supposer que ces connaissances peuvent également
dépendre de l’expérience d’un individu et de son entourage avec les pathologies et maladies
chroniques, ce qui impliquerait la nécessité d’une prise de conscience au moins mineure de ce
que sont les maladies chroniques, non pas dans le cadre d’une prévention mais plutôt d’une
réaction et adaptation face à des dommages déjà causés…

C. La sociologie de l’alimentation face aux enjeux de la transition épidémiologique

Nous choisissons ainsi dans notre recherche et démarche, étant nous-même conscients
de la transition épidémiologique et de ses enjeux, tout comme des inégalités sociales de santé
creusées par cette dernière ainsi que des inégalités sociales en termes de capacités d’adaptation
aux représentations et savoirs nécessaires pour l’acquisition d’une conscience de ses enjeux, de
défendre l’idée que la sociologie puisse jouer un rôle majeur dans le cadre de ce nouveau
paradigme de la santé publique qu’est la question de la santé environnementale. Nous nous
intéresserons particulièrement au rôle que peut jouer la sociologie de l’alimentation dans le
contexte d’une nécessité de développer des outils pour une prévention plus efficace des enjeux
de la transition épidémiologique, pour quatre raisons. Premièrement, en cohérence avec les
éléments socio-historiques développés précédemment. Deuxièmement, de par le fait que
l’alimentation joue un rôle majeur, potentiellement positif ou négatif dans la question de la

205
Spiroux Joel, Pathologies environnementales, op.cit., p. 201.

75
santé lorsque celle-ci dépend de moins en moins de la qualité des médicaments inventés pour
éradiquer une infection virale, et de plus en plus de notre rapport quotidien et sur le long terme
avec l’environnement (c’est-à-dire ce à quoi nous nous exposons, mais aussi et surtout ce que
nous ingérons). Troisièmement, parce que l’alimentation, parmi les différentes catégories
d’interaction que nous entretenons avec l’environnement, est celle sur laquelle nous avons le
plus de capacité d’agir au quotidien, à la fois individuellement et collectivement206.
Quatrièmement, de par le fait que l’alimentation, chez les humains, représente une dimension
au moins à la fois symbolique et biologique207, rendant celle-ci dépendante de caractéristiques
sociologiques et anthropologiques. Selon Adam et Herzlich, « Prendre soin de soi, de sa santé,
veiller à son alimentation, par exemple est en grande partie affaire de ressources et de
contraintes diverses, liées au travail, au revenu ou à la vie familiale. Arrêter de boire ou de
fumer peut être une décision individuelle fondée sur une information ou une norme, mais il faut,
pour en apprécier la difficulté, en comprendre les implications relationnelles modelées par la
culture du groupe auquel l’individu appartient (…). Si l’on veut vraiment comprendre comment
savoirs, représentations et discours prennent sens pour l’action, il convient de toujours les
rapporter aux contraintes quotidiennes de la vie des personnes, d’une part, aux caractéristiques
de leurs relations sociales, d’autre part »208

Notre démarche aura ainsi pour objectifs de mobiliser et de développer des


connaissances sociologiques (tout en intégrant des savoirs extra-sociologiques à notre
rélféxion) dans le but de comprendre comment construire une prévention aux enjeux de la
transition épidémiologique, via l’alimentation. Il ne s’agira ainsi pas de vouloir imposer des
injonctions médicales aux populations les plus précaires, pouvant relever de formes de
domination et de contrôle autoritaire, mais plutôt de tenter de cerner rationnellement les
représentations et les pratiques alimentaires de ces dernières, dans le but de comprendre
comment développer des idées de préventions : non seulement leur étant adaptées, mais aussi
ne résultant pas sur des formes d’injonctions médicales créatrices de « distance culturelle ». En
d’autres termes, au lieu de tendre à creuser les inégalités sociales de santé via l’installation

206
Le tabagisme est également un facteur largement influent (négativement) sur notre santé en termes
de potentialité de développer des pathologies et maladies chroniques. Il reste cependant, selon nous, un
facteur à la fois moindre et différent par rapport à l’alimentation. Dans le sens où s’alimenter,
contrairement à fumer, est non seulement indispensable pour tous au quotidien, mais a aussi le pouvoir
d’influencer positivement notre interaction avec l’environnement et ainsi notre santé.
207
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit.
208
Adam Phillipe et Herzlich Claudine, Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris, Nathan, 1994.

76
d’une telle « distance culturelle » décrite par Dozon et Fassin209, l’enjeu sera de tenter de
développer des connaissances tendant à réduire ces inégalités sociales de santé, par le
développement de « liants », de « ponts » et de « leviers » culturels, entre les représentations
des populations les plus précaires et la nécessité sanitaire d’adapter son alimentation aux enjeux
de la transition épidémiologique.

Schéma n°3 : Le rôle de la sociologie dans le contexte de la transition épidémiologique

Si nous savons d’ores et déjà que l’alimentation joue un rôle majeur, à la fois
potentiellement positif ou négatif, dans notre rapport à l’environnement et ainsi dans la
complexe constitution de ce qu’est notre santé dans le contexte de la transition épidémiologique,

209
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p. 9.

77
il semble que la démarche que nous proposons nécessite une investigation extra-sociologique
supplémentaire : il nous faudra en effet désormais proposer un exposé quant à la compréhension
de ce qu’est une alimentation ayant une influence « positive » sur notre santé, aussi bien que
« négative ». Il s’agira ainsi de tenter d’écarter tous les jugements de valeurs possibles quant
aux représentations généralement préconçues à propos de ce qu’est une alimentation saine ou
délétère pour le corps, à la fois de par la mobilisation de savoirs en nutrition et sciences de la
santé, mais aussi par la conscience sociologique que ces préconceptions relèvent généralement
de rapports de classes et de dominations entre celles-ci. Notre démarche devra de même
constituer en une dialectique des liens entre alimentation et santé face aux liens entre injonctions
médicales et constructions sociales. En effet, selon Jean-Pierre Poulain, « La communauté
médicale doit être consciente du rôle de « grand stigmatisateur » qu’elle risque de jouer et en
percevoir les conséquences. Il convient d’éviter que la lutte contre l’obésité ne vienne donner
une forme de légitimité scientifique à la stigmatisation des obèses. […] Le risque est donc de
voir la lutte contre l’obésité venir servir de prétexte à des mises au régime dans des populations
qui n’ont aucune raison sanitaire de vouloir maigrir et de légitimation à une recherche de la
minceur sans cesse accrue »210. Cette réflexion nous pousse nécessairement à nous poser la
question d’à quel point est-il pertinent et légitime de proposer de nous servir de la sociologie
pour en partie lutter contre l’obésité, alors que cette dernière peut être perçue comme une
construction sociale ayant pour résultat une stigmatisation non légitime des obèses. Cela
impliquera, selon nous, d’identifier et de compare les risques et dangers respectifs à la fois de
l’obésité en soi, en termes de santé, mais aussi de la stigmatisation que peuvent subir les obèses
ainsi que de l’obésité en tant que « construction sociale »211. Pour rappel, nous nous intéressons
à l’obésité, principalement de par le fait que, selon André Cicolella, « L’OMS attribue 44 % des
diabètes, 23 % des cardiopathies ischémiques et de 7 à 41 % des cancers au surpoids et à
l’obésité. L’obésité a aussi un impact en termes de maladies articulaires […] »212. Alors qu’elle
a doublé en France entre 1997 et 2012213, l’obésité représente une menace croissance pour la
santé publique, de par ses effets délétères multiples sur le corps et son rôle dans le
développement de pathologies et maladies chroniques.

210
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 260.
211
Dans la mesure où les représentations de la grosseur des corps varient dans l’espace et le temps,
dépendant ainsi des représentations collectives dans une société donnée (voir Poulain Jean-Pierre,
Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 173), nous y reviendrons.
212
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 59.
213
Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité, ObEpi-Roche-Inserm, 2012.

78
1.5 : Qu’est-ce que « Bien manger » ? Face à l’obésité et au développement croissant
des maladies chroniques

A. L’alimentation comme favorisant le développement de maladies chroniques, ou


contribuant à leur prévention

Si l’alimentation joue un rôle majeur dans le rapport que nous entretenons avec
l’environnement et ainsi dans ce qui constitue notre santé, comment expliquer la dégradation
majeure qu’a connu cette dernière durant le siècle dernier de par la croissance fulgurante du
développement des maladies non transmissibles, en lien avec l’alimentation ?

Selon Anthony Fardet, Docteur en Nutrition Humaine, l’alimentation a subi une


importante dégradation en parallèle de l’évolution de son industrialisation. En effet selon lui :
« Pour expliquer cette dégradation de notre état de santé, on a d’abord pointé du doigt les
matières grasses (années 70-80), puis les sucres raffinés et le sel. Aujourd’hui on accuse les
produits laitiers, la viande et depuis peu le gluten. Demain on blâmera un autre nutriment ou
groupe d’aliments alors que, […] le problème n’est ni dans un aliment ou un groupe d’aliments
en particulier mais dans la transformation alimentaire. Car les populations les plus touchées
par les maladies chroniques sont tout simplement celles qui consomment le plus d’aliments
ultra-transformés »214. Autrement dit, l’industrialisation de l’alimentation, via la
transformations des aliments naturels par la main de l’homme, afin d’optimiser la productivité
et rentabilité des acteurs de la désormais « industrie » agro-alimentaire, mais aussi afin de
mieux séduire le mangeur/consommateur (par exemple avec le développement et l’introduction
dans les aliments de conservateurs, colorants, arômes et additifs), a dégradé de manière générale
l’alimentation, la rendant alors de plus en plus susceptible d’influer sur le développement de
pathologies et de maladies chroniques. Cette dégradation progressive par l’industrialisation est
nommée par Fardet comme « transition nutritionnelle » : « La principale explication à la forte
augmentation de maladies « d’industrialisation » […], c’est la transition nutritionnelle que
nous avons connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En l’espace de 70 ans, nous
sommes passés d’une alimentation traditionnelle riche en aliments peu raffinés et peu
transformés mais aussi monotone, à une alimentation plus diversifiée mais riche en aliments
d’origine animale, en aliments très caloriques, transformés, raffinés, recombinés, enrichis en
sucres, sel et matières grasses, et souvent pauvres et composés protecteurs. Donc quand on

214
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 23.

79
pointait du doigt les matières grasses dans les années 70-80, il aurait plutôt fallu pointer du
doigt les aliments ultra-transformés qui en étaient les véhicules. Ce sont ces aliments ultra-
transformés qui expliquent que l’obésité a explosé aux Etats-Unis à la suite de la campagne de
communication pour limiter le gras lancée dans les années 80. Les industriels ont remplacé les
matières grasses par des sucres dans leurs produits mais sans rien changer aux procédés de
transformation. […] De même, ce ne sont pas les produits laitiers, la viande ou les produits à
base de blé qui nous font du tort mais leur ultra transformation. L’hypersensibilité au gluten
qui devient de plus en plus fréquente aujourd’hui pourrait d’ailleurs bien trouver son origine
dans l’ultra transformation du blé »215. Il incrimine en effet les aliments « ultra-transformés »,
soit les aliments dont le processus de transformation par l’homme les a à la fois « vidé » de leur
substance originelle (perdant ainsi leur composition en fibre, en nutriment, ainsi qu’en
antioxydants216, et se transformant en « calories vides », stériles en apports énergétiques, et dont
la digestion par l’organisme se traduit par une perte d’énergie non compensée 217), mais aussi
potentiellement chargé d’agents pathogènes une fois en exposition avec l’organisme (comme
par exemple des produits chimiques tels que les pesticides, les conservateurs, les colorants, ou
encore les arômes artificiels218). Les aliments peuvent être catégorisés « d’ultra-transformés »
lorsqu’ils contiennent « une longue liste d’ingrédients (généralement plus de cinq). Ce sont des
produits artificiels fabriqués par l’homme à partir de recombinaisons d’ingrédients : ces
aliments ne sont donc pas fournis tels quels par la nature et leur « matrice » n’est plus
naturelle. ; ce sont des produits tellement transformés qu’on ne discerne plus l’aliment
d’origine »219. Contrairement aux aliments non ultra-transformés, ils ne proviennent pas
directement de produits végétaux ou animaux directement fournis tels quels par la nature220.
Pour déterminer le degré de transformation d’un aliment donné, nous pouvons nous référer à la
classification NOVA établie en 2010 par les chercheurs brésiliens Monteiro, Moubarac, Parra
et Cannon (qui proposaient dès 2004 de classer les comestibles selon leur degré de

215
Ibid., p. 24.
216
Ibid., p. 169.
217
Le processus de digestion requiert lui-même au corps de l’énergie, ainsi le bilan de la digestion de
calories vides se traduira par une perte d’énergie.
218
Donc de nombreux xénobiotiques que nos organismes n’avaient jamais rencontrés aussi massivement
avant les années 1980, et sur ainsi sur lesquels nous n’avons pas suffisamment de recul pour en évaluer
correctement les impacts sur la santé humaine.
219
Ibid., p. 34.
220
Ibid., p. 37.

80
transformation)221. Cette classification propose une répartition des aliments dans quatre
catégories selon leur degré de transformation, et ainsi selon leurs propriétés positives ou
négatives pour le corps en termes de santé. Nous trouvons ainsi dans la première catégorie les
aliments non transformés ou peu transformés, c’est-à-dire les aliments auxquels aucun autre
ingrédient n’est ajouté et ayant subis des transformations modérées et traditionnelles réalisables
en cuisine (de types broyage, pelage, cuissons, fermentation) qui n’influe que peu sur leurs
propriétés nutritionnelles222, comme par exemple le fait de fermenter le lait pour la fabrication
de yaourts. Parmi eux se trouvent les parties comestibles des végétaux et animaux, ainsi que les
champignons et les algues. La deuxième catégorie, les ingrédients culinaires transformés, sont
des ingrédients qui servent généralement à cuisiner et assaisonner, ils sont obtenus par des
processus de transformation technique tels que le pressage, le broyage, le séchage, le meulage,
ou encore le raffinage. Des exemples d’ingrédients culinaires transformés sont le sucre, le sel,
les huiles végétales (comme l’huile d’olive ou l’huile de noix de coco), le vinaigre, les épices
ou encore le bouillon. Les ingrédients culinaires transformés correspondent à la seconde
catégorie de la classification NOVA et sont susceptibles de contenir des additifs, comme par
exemple les conservateurs généralement présents dans le vinaigre223. La troisième catégorie est
celle des « aliments transformés » : ce sont des produits « relativement simples » fabriqués en
ajoutant du sucre, de l'huile, du sel ou d'autres substances issues de la seconde catégorie aux
aliments issus de la première catégorie. La plupart des aliments transformés contiennent entre
deux et trois ingrédients. La transformation implique diverses méthodes de conservation ou de
cuisson et, dans le cas des pains et du fromage, la fermentation sans alcool224. Le principal
objectif de la fabrication d'aliments transformés est d'augmenter la durabilité des aliments de la
première catégorie, ou de modifier ou d'améliorer leurs qualités sensorielles. La quatrième
catégorie pensée par l’équipe de Carlos Monteiro est celle des aliments « ultra-transformés ».
Ces derniers contiennent au moins cinq (généralement plus) ingrédients, ces derniers
comprennent souvent ceux également utilisés dans les aliments transformés, tels que le sucre,
les huiles, les graisses, le sel, les antioxydants, les stabilisants, ou encore les conservateurs. Les

221
Moubarac Jean-Claude., Parra Diana.C., Cannon Geoffrey, Monteiro Carlos A., “Food classification
systems based on food processing: signifiance and implications for policies and actions: a systematic
literature review and assessment”, Current obesity reports, 3, 2004, p. 256-272.
222
Fardet Anthony & Rock Edmond, « Classification NOVA : degré de transformation des aliments et
santé », CRNH, 20 septembre 2017.
223
Monteiro Carlos A & al, “Food classification Public health, NOVA. The star shines bright”, World
Nutrition, Volume 7, Number 1, March 2016.
224
Ibid.

81
ingrédients que l'on ne trouve que dans les produits ultra-transformés comprennent les
substances225 qui ne sont pas couramment utilisées dans les ingrédients culinaires, dont le but
est d’imiter les qualités sensorielles des aliments non transformés ou des ingrédients culinaires
transformés de ceux-ci226. Les aliments non transformés représentent une faible proportion des
produits ultra-transformés, ou en sont même souvent complètement absents. Nous pouvons citer
en tant qu’exemple d’aliments ultra-transformés : « les boissons gazeuses, les collations
emballées sucrées ou salées, les glaces, les biscuits et gâteaux industriels, les bonbons, les
pains et brioches issus d’une production industrielle, la margarines, les pâtes à tartiner, les
pâtisseries industrielles, les céréales industrielles pour petit-déjeuner et les barres
«énergétiques», les boissons énergisantes, les boissons lactées, les yaourts aux «fruits» et
boissons aux «fruits», les boissons au cacao, les extraits de viande et de poule, les préparations
pour nourrissons, les produits «santé» et «minceur» tels que les compléments alimentaires, la
plupart des plats précuits prêts à réchauffer, les tartes et les plats de pâtes préparées à l’avance,
les pizza industrielles, les «pépites» et mes «bâtonnets» de volaille et de poisson, les saucisses,
les hamburgers, les hot-dogs et autres produits carnés reconstitués, les soupes industrielles, les
plats de nouilles prêts à réchauffer, ainsi que les desserts en poudre »227. Sont également
considérés comme « ultra-transformés » les produits ayant subi des procédés technologiques
drastiques appliqués directement à des aliments bruts comme la cuisson-extrusion ou le
soufflage (dégradant les matrices alimentaires de façon excessive et sans équivalent en cuisine),
ains les produits contenant des additifs cosmétiques (par exemple les colorants) et/ou sensoriels
(comme les arômes « naturels » ou artificiels)228, ou plus généralement des composés
chimiques. Il semble cependant important de rappeler que cette classification NOVA est établie
uniquement en fonction du degré de transformation des aliments, et non, bien qu’il y a un lien
étroit en les deux, en fonction d’une graduation de leurs effets les plus positifs jusqu’au effets
les plus négatifs. Par exemple, du miel (issu de l’agriculture biologique et sans additifs,
conservateurs, ni autres produits chimiques), de par le processus de transformation qu’il
implique pour être produit, est classé dans la seconde catégorie de la classification NOVA, alors

225
Substances cosmétiques comme les sucres, les matières grasses et protéines ultra-transformés, les
additifs et arômes issues du fractionnement des aliments ou de synthèses chimiques.
226
Dont le goût, la couleur, l’arôme et la texture.
227
Ibid., p. 33.
228
Ibid., p. 33.

82
que ses effets sur la santé sont au moins aussi bénéfiques que les aliments « non transformés »
classés dans la première catégorie229.

Les chercheurs épidémiologistes brésiliens recommandent de consommer sans


restriction les aliments du groupe de la classification NOVA, avec modération ceux du groupe
trois en raison de l’ajout de sel, sucre et/ou gras (les ingrédients culinaires du groupe deux ne
se consomment jamais seuls par définition) et d’exclure les aliments ultra-transformés du
groupe quatre230. Il apparait ainsi que d’une manière générale, les aliments dits ultra-
transformés participent largement à créer une interaction pathogène du corps humain avec
l’environnement. Ces aliments sont par ailleurs clairement associés à une dégradation de la
durabilité des systèmes alimentaires231 : leur consommation excessive participe de même d’une
dégradation de la santé à la fois de l’homme et de l’environnement232.

À l’inverse, une consommation d’aliments les moins transformés possibles fournis au


corps un apport en fibres, nutriments, et antioxydants qui permet au corps de lutter pour la
conservation de sa santé, créant ainsi une interaction du corps avec l’environnement que l’on
peut qualifier de « positive ». Pour ce faire, ces aliments les moins transformés possibles
doivent également être variés, « seule la biodiversité alimentaire permet d’apporter à
l’organisme la multitude de phytonutriments protecteurs susceptibles de prévenir les maladies
chroniques, notamment les maladies chroniques liées à l’obésité »233. Nous savons également
que les pesticides, comme vu précédemment, jouent le rôle de perturbateurs endocriniens,
influant négativement sur la santé et favorisant le développement de maladies non
transmissibles. Selon André Cicolella, pour lutter contre les maladies chroniques via
l’alimentation, « L’agriculture biologique est la première réponse, car par principe elle
n’utilise pas de pesticides de synthèse et donc ne contamine ni l’alimentation, ni l’écosystème.
Les produits bio sont donc différents par leur moindre consommation par les pesticides (1,9 %
pour les fruits, 5 % pour les céréales et 2,4 % pour les légumes), mais aussi par leur

229
Fardet Anthony, « La classification NOVA des aliments selon leur degré de transformation,
définitions, impacts santé et applications », Informations Diététiques, Vol.4, 15 février 2018, p. 31-42.
230
Ministry of Health of Brazil (2014). Dietary guidelines for the Brazilian population. p. 80. Editora
Senac, E. A. M. (Ed.), Ministry of Health of Brazil, Secretariat of Health Care, Primary Health Care
Department, São Paulo.
231
Fardet, Anthony and Rock Edmond, “Ultra-processed foods and food system sustainability: what are
the links?”, Sustainability, vol 12, 2020, p. 6280.
232
Fardet, Anthony and Rock Edmond, “Ultra-processed foods: a new holistic paradigm?”, Trends in
Food Science & Technology, vol 93, 2019, p. 174-184.
233
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 214.

83
constitution : plus de matière sèche, de fer, de magnésium, de polyphénols, d’acides gras
polyinsaturés et moins de nitrates. On sait aujourd’hui l’importance de ces micronutriments.
Les polyphénols, par exemple, sont des antioxydants dont l’action est essentielle pour
combattre le stress oxydant, mécanisme impliqué dans le cancer »234. L’agriculture biologique
correspond au label AB réglementé par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation et/ou
aux réglementations imposées par l’Union Européenne (label symbolisé par le logo
Eurofeuille), elle se doit d’exclure « l’usage des produits chimiques de synthèse, des OGM et
limite l’emploi d’intrants »235, ce qui n’exclut donc pas totalement l’usage dans la production
et la contenance de pesticides dans les produits labélisés « biologiques ». A défaut de ne pas
nous priver totalement des pesticides et donc des perturbateurs endocriniens potentiellement
exposés via notre alimentation, les produits et aliments issus de l’agriculture biologique
permettent au moins de limiter dans une large mesure l’exposition aux agents pathogènes que
nous procure la désormais dite « agriculture conventionnelle », soit industrielle.

Nous pouvons ainsi d’ores et déjà affirmer qu’une alimentation « saine », dans le
contexte de la transition épidémiologique, soit une alimentation qui permet au corps d’entretenir
une interaction positive avec l’environnement en termes de santé, se compose à la fois
d’aliments les moins transformés possible (ou au moins peu transformés), variés (et comprenant
beaucoup de végétaux236), ainsi que de préférence issus de l’agriculture biologique. Ces trois
caractéristiques permettent aussi bien de limiter les expositions aux agents pathogènes ingérés
lorsque l’on consomme des produits de l’agriculture dite « conventionnelle » et industrielle
(produits transformés et surtout ultra-transformés), mais également de favoriser les apports en
nutriments et composés favorisant une bonne santé, comme par exemple les antioxydants. Il ne
s’agit pas ici de définir des règles objectives du « bien manger », ce qui dépasserait les
compétences ainsi que les objectifs liés à notre travail de recherche sociologique actuel, mais
plutôt de tenter de comprendre, via une ouverture pluridisciplinaire ainsi que l’intégration et
l’analyse de données extra-sociologiques, quels sont les enjeux sanitaires et les liens entre
l’alimentation et la santé dans le contexte de la transition épidémiologique.

234
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 210.
235
https://agriculture.gouv.fr/lagriculture-biologique-1
236
Selon la règle des 3V (aliments les plus vrais, variés et végétaux possibles) établie par Anthony Fardet
et Edmond Rock pour répondre aux enjeux de la santé environnementale. Voir : Fardet Anthony and
Rock Edmond, “How to protect both health and food system sustainability ? A holistic ‘global health’-
based approach via the 3V rule proposal”, Public Health Nutrition, vol. 23, 2020, p. 3028-3044.

84
B. Pour une approche holistique de l’alimentation, face à des enjeux tant sanitaires
qu’environnementaux

Il semble en fait que la nature même du concept de « santé environnementale » amène


inévitablement à des ouvertures pluridisciplinaires (voire transdisciplinaires) ainsi qu’à
l’intégration de données qui proviennent d’autres disciplines, dans la perspective de développer
et de s’approcher d’une vision d’ensemble que d’une analyse réduite aux savoirs établis
uniquement par sa discipline de formation. C’est en tout cas l’idée que défend Anthony Fardet,
lorsqu’il développe qu’il est nécessaire d’aborder une « approche holistique » plutôt que
réductionniste lorsque l’on s’intéresse aujourd’hui aussi bien à la nutrition qu’à la santé, tant
cette dernière dépend d’une complexe interaction entre des dimensions multiples de la vie :
selon lui, « Parce que l’approche holistique reconnait les interactions complexes qui existent
naturellement entre tous les phénomènes, elle attache une grande importance à la place des
êtres humains dans le monde du vivant. […] En d’autres termes, nous ne pouvons pas être en
bonne santé seul. Notre santé dépend du bien-être des autres. Aussi, l’approche holistique de
la nutrition inclut naturellement : - le bien-être animal (nous prenons la vie des animaux pour
prolonger la nôtre, cela devrait nous amener à les respecter et à leur permettre de vivre dans
de bonnes conditions jusqu’à leur mort). – la préservation de l’environnement. – et
l’atténuation du « bien vivre aux dépens des autres », c’est-à-dire l’atténuation des disparités
de sur- et sous-nutrition entre les pays. La nutrition holistique implique donc inévitablement
des questions de développement durable au niveau de la santé (une longue durée de vie en
bonne santé), de l’économie (aliments à prix abordables pour tous), de la société (disponibilité
des aliments pour tous, respect des cultures) et de l’environnement (respect des animaux et de
la nature) »237. Il semble ainsi qu’il puisse aller de soi, dans le contexte de la transition
épidémiologique, et donc de la nécessité de considérer la santé humaine comme dépendante des
interactions de l’homme avec l’environnement, de considérer l’idée d’une telle « approche
holistique » de la santé comme essentielle dans la lutte contre le développement des pathologies
et maladies chroniques. Nous ne pouvons en effet pas comprendre comment lutter contre le
développement des maladies non transmissibles en réduisant son champ de vision aux savoirs
issus d’une seule discipline scientifique, alors que les causes de ce développement sont
multifactorielles : « Corriger les effets participe d’une approche réductionniste tandis que

237
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 206.

85
chercheur à changer les causes lorsqu’elles sont multiples participe d’une approche
holistique »238.

Nous défendons ainsi l’idée d’une approche similaire en sociologie de l’alimentation


ainsi qu’en sociologie de la santé, soit la pratique d’une sociologie ayant un regard holistique
sur la santé : en tant que tout complexe dépendant d’interactions multifactorielles. Mais aussi
sur l’alimentation, en tant qu’exposition quotidienne à des agents pathogènes et/ou favorisant
la santé, profondément influencée par les représentations, symboles, normes et cultures. Nous
parlons ici d’une « approche holistique »239 en sociologie comme d’une manière de reconnaitre
les causes multifactorielles du développement des maladies chroniques, et ainsi de tenter de
comprendre la réalité en tant qu’ensemble complexe qui nécessite le recours à des savoirs issus
de différentes disciplines scientifiques. Défendre l’idée d’une telle approche en sociologie n’est
pas à identifier comme une prétention à pouvoir développer des connaissances sortant de notre
discipline de recherche : il s’agit plutôt d’une démarche visant à mobiliser des connaissances
issues de multiples disciplines scientifiques, compréhensibles par le « profane » que nous
sommes par rapport à ces dernières (d’un point de vue académique), puis de les organiser dans
une logique d’ensemble nous aidant à dégager une compréhension générale de la complexité
de la réalité à laquelle nous faisons face. Ainsi, selon nous, une telle approche « holistique »,
soit munie d’une ouverture pluridisciplinaire, ne doit pas et ne peut pas produire des
connaissances extérieures à la formation initiale du chercheur qui l’adopte. Autrement dit, une
telle approche « holistique » en sociologie de la santé ainsi qu’en sociologie de l’alimentation,
si elle nécessite la mobilisation de connaissances et de données extérieures à la sociologie, sa
finalité n’est pas prétendre à la production de connaissances extra-sociologiques, mais plutôt
de développer un savoir purement sociologique, appuyé sur des données en partie extra-
sociologiques. La sociologie elle-même, si elle utilisée en tant que discipline visant à produire
des connaissances pour la prévention en santé environnementale, notamment via l’alimentation,
devient-elle-même une branche extérieure pluridisciplinaire par rapport aux sciences de la santé
ainsi qu’à la nutrition, nécessaire à celles-ci puisqu’ouvrant le champ des connaissances aux
dimensions sociales et symboliques de la santé et de l’alimentation. En effet, « plus les
recherches menées en nutrition tiendront compte de la complexité de la réalité et plus nous
pourrons produire des résultats exploitables dans la vraie vie et durables sur le long terme »240.

238
Ibid., p. 98.
239
Donc bien à distinguer de l’approche « holistique » Durkheimienne, soit le « holisme
méthodologique », habituellement et d’usage évoqué comme tel en sociologie.
240
Ibid., p. 102.

86
Nous reviendrons ultérieurement sur ces points à l’occasion d’une partie sur l’épistémologie de
notre démarche, tant celle-ci nous semble soulever des questions à propos du rôle des sciences
sociales ainsi que de la place du chercheur en sociologie.

Si nous nous intéressons à l’alimentation en tant qu’interaction quotidienne du corps


avec l’environnement, favorisant ou défavorisant la santé dans le contexte de la transition
épidémiologique, il semble que les liens entre l’alimentation et la santé ne peuvent se réduire
aux rapports individuels entre le mangeur avec son alimentation, tant ce qui définit aussi bien
la santé que la qualité de l’alimentation est complexe et multifactoriel. Autrement dit, si
consommer des aliments non-transformés ou les moins transformés possibles, variés, et (le plus
possible) issus de l’agriculture biologiques sont des caractéristiques fondamentales afin
d’obtenir une interaction positive avec l’environnement par l’alimentation, et ainsi d’optimiser
les chances de ne pas dégrader sa santé dans le contexte de la transition épidémiologique, ils
restent insuffisants pour comprendre l’ensemble des enjeux de l’alimentation face au paradigme
de la santé environnementale. Le fait est que la relation que nous entretenons avec notre
environnement n’est pas à sens unique : si l’environnement influence notre santé, nous
influençons tout autant celui-ci. Si le développement des pathologies et des maladies chroniques
est croissant depuis l’industrialisation des sociétés, c’est bien de par l’activité humaine que
l’environnement s’est dégradé (c’est-à-dire la qualité de l’air, de l’eau, des sols, ainsi que des
aliments), pour venir ensuite dégrader la santé des populations. En d’autres termes, l’expérience
de l’industrialisation des sociétés accompagnée de la croissance du développement des
maladies chroniques nous a appris que nous déterminons, dans une large mesure, nous-même
notre santé, selon notre manière d’influer sur notre environnement. Selon Jean-Marie Pelt : «
En modifiant l’environnement naturel à sa convenance, surtout depuis les débuts de l’ère
industrielle, l’homme a radicalement modifié ses modes de vie. Mais à l’instar des médicaments
dont on sait qu’ils produisent des effets secondaires nuisibles, on prend conscience aujourd’hui
des nombreux impacts négatifs d’un développement économique mal maîtrisé sur
l’environnement et la santé »241. Selon André Cicolella, la croissance du développement des
maladies chroniques, et donc l’avènement de la transition épidémiologique, sont à considérer
en tant que conséquences du même modèle, c’est-à-dire de l’industrialisation des sociétés et
son non-respect de l’environnement, que le réchauffement climatique, la chute de la
biodiversité, ainsi que l’épuisement des ressources naturelles242. Il semble ainsi clair que

241
Spiroux Joel, Pathologies environnementales, op.cit., p. 7.
242
Cicolllela André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 17.

87
l’entreprise d’une lutte contre les maladies chroniques ne puisse se faire sans un certain degré
d’engagement à la fois pour une prise de conscience des dégâts de l’activité humaine sur
l’environnement, mais aussi pour réduire ceux-ci tant bien que possible. Pour ce qui est de
l’alimentation, il est théoriquement possible, pour tous et au quotidien, d’œuvrer pour une
réduction des dégâts causés par l’activité humaine sur l’environnement, simplement par la
consommation. Les lois du marché, et ce particulièrement dans les sociétés comme la nôtre
fondées sur une démocratie libérale, sont telles que la demande influe sur l’offre. Si les aliments
et les produits qui nous exposent le plus au risque de développer des maladies chroniques (soit
les aliments ultra-transformés contenant de surcroît des produits chimiques jouant le rôle de
perturbateurs endocriniens) continuent d’être massivement proposés dans les rayons des
hypermarchés, c’est bien de par le fait que ces produits se vendent de même massivement, et
que leur production et vente sont rentables pour les acteurs de l’industrie agro-alimentaires qui
les produisent. Ainsi, participer à développer une prévention quant aux dangers que représentent
les maladies chronique et la potentialité de se défendre face à ceux-ci via l’alimentation passe
selon nous, nécessairement par tenter de faire réaliser une prise de conscience de l’influence
que peut directement avoir notre consommation et nos choix alimentaires sur l’environnement.
Il s’agit également, outre les capacités d’agir individuelles au quotidien par la consommation
alimentaire, de prendre conscience des liens entre les modèles de production industrielle de
l’alimentation et les dégâts causés sur l’environnement. Se pose depuis une quinzaine d’années
la question de la « durabilité » de l’alimentation, en réaction aux problèmes multidimensionnels
posés par l’industrialisation de l’alimentation, et ce non pas seulement en termes de santé. Le
« système alimentaire » (défini par Louis Malassis comme « la manière dont les hommes
s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur
nourriture »243) de nos sociétés modernes, soit industriel, mondialisé et dont les plus grands
acteurs sont généralement des sociétés multinationales qui produisent la plupart du temps
massivement et à moindre coût dans les pays du sud et exportent vers les pays du nord, causent
en effet de nombreux soucis, aussi bien sanitaires, écologiques, qu’économiques et sociaux.
Fardet propose des idées pour un modèle alimentaire durable, correspondant aux enjeux
soulevés par le concept de santé environnementale : selon lui, « La durabilité de notre
alimentation doit s’inscrire dans une multi-dimensionnalité incluant certes les niveaux
environnemental, santé, économique, social mais aussi animal, technologique, culturel et
religieux […] La durabilité de la santé signifie développer des systèmes alimentaires qui

243
Malassis Louis, Nourrir les Hommes, Paris, Dominos-Flammarion, 1994, p. 110

88
fournissent un choix d’aliments sains suffisamment large pour garantir une bonne santé et une
vie en bonne santé le plus longtemps possible (ce qui n’est pas le cas au aujourd’hui). La
durabilité sociale renvoie à des systèmes alimentaires qui fournissent une alimentation de
qualité pour tous indépendamment des catégories socioprofessionnelles. Or aujourd’hui on
observe des disparités en fonction du niveau de vie. Les plus riches vivent plus longtemps car,
outre un accès facilité aux soins, ils peuvent se permettre d’acheter des aliments de meilleure
qualité nutritionnelle donc plus chers (comme les aliments « bio », les fruits et légumes ou le
poisson) et se prémunissent ainsi contre les maladies. La durabilité économique inclut le
commerce équitable mais aussi, pour nos sociétés occidentales, des systèmes alimentaires qui
produisent des aliments sains et bons pour la santé à des prix abordables pour tous, ce qui n’est
pas encore vraiment le cas. Ce que j’appelle la durabilité animale, implique des systèmes
alimentaires qui ne menacent pas le bien-être animal et sa biodiversité. Or aujourd’hui, les
animaux élevés pour produire viande, œufs et lait ne sont pas respectés la plupart du temps.
[…] La durabilité technologique renvoie, quant à elle, à des procédés technologiques et
industriels plus respectueux du potentiel santé de l’aliment et moins consommateurs d’énergie.
En effet, fractionner la matière première en ingrédients divers et variés et les recombiner pour
en faire des aliments ultra-transformés est énergiquement plus couteux que de produire des
aliments peu transformés […]. Enfin la durabilité culturelle représente le respect des traditions
culinaires. Elle est de plus en plus menacée quand les fast-foods fournissent une alimentation
uniformisée et se multiplient comme dans certaines grandes villes, au point que, dans les
assiettes, leur nourriture supplante les produits locaux traditionnels »244. La « durabilité
alimentaire » abordée ici sous un angle multidimensionnel comprenant ainsi la question de la
santé, de l’environnement, de facteurs économiques, sociaux et culturels, ainsi que techniques,
illustre bien selon nous la nécessité d’établir une cohérence globale, ou « holistique », lorsque
l’on parle de santé environnementale. Pour ce qui est du modèle et des idées proposés par
Anthony Fardet, chacune de ces dimensions s’entre-influencent les unes et les autres pour créer
un équilibre cohérent pour une alimentation respectueuse de l’environnement, sur le long terme,
et ainsi donc de la santé humaine. La question du « bien manger », et ce particulièrement dans
le contexte de la transition épidémiologique, et donc également de la nécessité d’aborder la
question de la santé en tant qu’environnementale, ne peut donc se réduire seulement à la qualité
(nutritionnelle et faible en agents pathogènes) des aliments que consomme un individu donné.
Celle-ci doit ainsi systématiquement inclure la nécessité d’un regard environnemental et

244
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 142.

89
multidimensionnel, afin de viser non pas seulement la possibilité qu’un individu puisse manger
de manière à limiter les expositions aux agents pathogènes de même créer une interaction
positive avec son environnement, mais aussi la possibilité que l’ensemble d’une société donnée
puisse évoluer ainsi, y compris les groupes sociaux les plus populaires et précaires, ainsi que
les générations futures. Cela inclut également la question du bien-être animal ainsi que du
respect de la nature et de l’environnement, dans la mesure où un mauvais traitement vis-à-vis
de ceux-ci se répercutera nécessairement sur la santé humaine tant cette dernière en est
finalement dépendante. Il semble que la célèbre maxime du philosophe grec Héraclite (VIème
siècle avant J.C), « la santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre » est ainsi plus que
jamais vraie dans le contexte de la transition épidémiologique. Autrement dit, ce qui est bon
pour l’environnement, soit la terre et plus généralement les sols, l’eau, l’air, mais aussi les
animaux, devient sur le long terme bon pour les hommes. A l’inverse, ce qui est délétère pour
l’environnement (comme par exemple les pesticides et autres produits chimiques
phytosanitaires nécessaires à la production massive et intensive en agriculture, la pollution de
l’air par les métaux toxiques comme le plomb, le mercure ou le zinc, la pollution des eaux par
les déchets plastiques dont on sait qu’ils jouent un rôle conséquent en tant que perturbateurs
endocriniens, ou encore la « production » intensive de viande bovine, produits laitiers, ou
encore d’œufs, et l’ensemble des mauvais traitements sur les animaux que cela inclut), se
répercutera nécessairement négativement, tôt ou tard, sur la santé humaine. Nous en faisons
actuellement l’expérience et les résultats ne trompent pas. De même, chacun de nos choix
alimentaires au quotidien, c’est-à-dire de ce que nous consommons, se répercutent de même sur
l’environnement : la libre consommation a théoriquement le pouvoir d’influencer positivement
ou négativement la santé de l’environnement et l’activité humaine sur celui-ci, en déterminant
la demande qui influencera l’offre du marché. Le choix volontaire et conscient de ne pas
consommer un certain type de produit, ou le boycott, est un exemple de capacité d’agir à la fois
sur le marché, mais aussi plus généralement dans une dimension politique et sociale, via la
consommation. Le boycott représente de même une capacité d’agir aussi bien potentiellement
collective qu’individuelle, donc accessible à tous. Selon Flore Trautmann, « le boycott est un
cas tout à fait singulier d’articulation des niveaux d’action individuel et collectif. Le boycott
peut être tout à fait individuel (un individu peut boycotter certains produits sans qu’il existe de
mot d’ordre correspondant) et, même lorsqu’il existe un mouvement collectif de boycott, cela
ne passe pas par un regroupement physique d’individus. D’autres modes d’action ne passent
pas non plus par un regroupement physique d’individus mais ils se matérialisent alors par une
comptabilité de ces individus (la pétition par exemple) et/ou par un lieu rassembleur (le bureau

90
de vote). En outre, l’acte de boycott ne se voit pas puisqu’il s’agit en réalité d’une non-action
(ne pas acheter). Le boycott, dans cette articulation du collectif et de l’individuel, est assez
unique en son genre : la mobilisation se déroule à distance, chacun agissant retranché dans la
sphère domestique »245. L’alimentation, de par son lien étroit avec la consommation, représente
ainsi selon les connaissances mobilisées précédemment, potentiellement à la fois un moyen
efficace de lutter contre la progression des pathologies et des maladies chroniques sur lequel
chaque individu à un pouvoir d’agir direct de par sa consommation, mais aussi, une capacité
d’agir accessible à tous individuellement, économique, politique et sociale, notamment via les
possibilités qu’offre le boycott, en tant « qu’occasion de réaffirmer son humanité, donc sa
faculté de penser ainsi que celle de choisir »246.

Il semble ainsi que développer des réflexions à propos de la prévention à l’alimentation


en tant qu’outil permettant de lutter contre la progression des maladies chroniques ne puisse
pas se limiter à des allégations mettant en relation le mangeur et la qualité de son alimentation,
mais doit nécessairement intégrer des éléments de réflexions l’amenant à prendre conscience
des enjeux multidimensionnels de ce que représente une « alimentation saine », dans le contexte
de la nécessité d’une considération environnementale de la santé. Autrement dit, dans le
contexte de la transition épidémiologique, la question du « bien manger » doit nécessairement
s’accompagner de la question de l’environnement, et ainsi, entreprendre une prévention par
l’alimentation pour lutter contre les pathologies et les maladies chroniques. Elle doit aussi
s’accompagner d’une sensibilisation aux enjeux soulevés par le concept de santé
environnementale.

Fardet a ainsi conceptualisé trois « règles d’or » pour une « alimentation saine, éthique
et durable »247, soit pour une approche visant à favoriser à la fois la santé du mangeur de par sa
consommation alimentaire, mais aussi celle de l’environnement ainsi que de sa conscience
environnementale. La première règle est de viser la consommation de « 85 % de produits
végétaux minimum / 15 % de produits animaux maximum »248, aussi bien ici à fois dans la
perspective d’améliorer la santé de la population, mais également celle de l’environnement.

245
Trautmann Flore, « Pourquoi boycotter ? Logique collective et expressions individuelles : analyse de
systèmes de représentations à partir du cas Danone », Le Mouvement Social 2004/2 (no 207), p. 39-55.
246
Ibid.
247
Fardet Anthony & Rock Edmond, « How to protect both health and food system sustainability? A
holistic ‘global health’ based approach via the 3V rule proposal », Public Health Nutrition, Cambridge
University Press (CUP), 23, 2020, p. 3028-3044,
248
Fardet Anthony, Haltes aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 141.

91
Pour la santé humaine, de par le fait que : « Les produits végétaux sont généralement
satiétogènes lorsqu’ils sont peu transformés et ils sont riches en fibres alimentaires, composés
antioxydants et anti-inflammatoires de toutes sortes. Les fibres solubles et insolubles jouent un
rôle primordial dans la bonne santé et notre physiologie digestive. Les antioxydants
ralentissent le vieillissement cellulaire et permettent de lutter contre le stress oxydant impliqué
dans plus de cent pathologies. Les composés anti-inflammatoires permettent de lutter contre
l’inflammation chronique à bas bruit, qui, comme l’augmentation du stress antioxydant, est
impliquée dans le déclenchement de nombreuses pathologies chroniques comme certaines
maladies cardio-vasculaires, auto-immunes et rhumatoïdes »249, tandis « qu’une consommation
élevée et régulière de viande rouge et/ou transformée est associée à une plus grande fréquence
de maladies chroniques, notamment le diabète de type 1, les maladies cardio-vasculaires et
certaines cancers »250. Tandis que pour l’environnement, réduire de manière l’élevage intensif
(ou la « production ») de produits animaux et carnés serait largement bénéfique à la fois en
termes de réduction des ressources consommées, comme l’eau, que de dégradation des
territoires naturels et paysages agro-pastoraux, ou encore par « rapport aux enjeux
climatiques »251. Il est assez fascinant de constater par exemple que l’élevage bovin intensif fut
identifié, avec la production agricole intensive de soja, comme la principale cause de la
déforestation en Amazonie Brésilienne, dont la superficie déboisée est passée de 152 200 à 655
000 km entre 1978 et 2003252. Alors que, à l’inverse, « il est avéré que, face aux changements
climatiques, les productions végétales conduites en agroécologie sont les plus adaptées, car
leur empreinte climatique est inférieure ; de plus, pour produire des végétaux il faut
normalement moins d’eau que pour produire de la viande et il y a des cultures adaptées à la
sécheresse future »253. La deuxième règle d’or établie par Fardet est de limiter les produits ultra-
transformés254. Comme nous l’avons vu précédemment, plus les aliments sont transformés, plus

249
Ibid., p. 147-148.
250
Ibid., p. 152 ; Fardet Anthony & Boirie Yves, “Associations between food and beverage groups and
major diet-related chronic diseases : an exhaustive review of pooled/meta-analyses and systematic
reviews”, Nutrition Reviews 72, 741-762, 2014.
251
Pointereau Phillipe, « Diminuer sa consommation de viande et changer les modes de productions.
Une nécessité pour répondre aux enjeux climatiques et de santé publique », Pour, 2016/3 (N° 231), p.
205-211.
252
Scouvart Marie & Lambin Éric, « Approche systémique des causes de la déforestation en Amazonie
brésilienne : syndromes, synergies et rétroactions », L’Espace géographique, 2006/3 (Tome 35), p. 241-
254.
253
Correggia Marinella, « Que mangerons-nous demain ? Sagesses, aliments et producteurs d'une veg-
révolution alimentaire », Écologie & politique, 2009/1 (N°38), p. 91-98.
254
Fardet Anthony, Haltes aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 169.

92
ceux-ci perdent de leur composition riche en nutriments, en fibres, ainsi qu’antioxydants, et
plus ils se composent de « calories vides », c’est-à-dire d’un contenu énergiquement stérile car
pauvre en composés protecteurs comme les fibres, vitamines, minéraux et antioxydants, et dont
la digestion consomme davantage d’énergie au corps qu’elle lui en rapporte. L’ajout de produits
chimiques (comme les pesticides, conservateurs, épaississants, aromes artificiels, etc.) les
rendent d’autant néfastes pour l’organisme, en exposant ce dernier à des perturbateurs
endocriniens qui dérégleront le système endocrinien du corps pour en affaiblir la totalité de sa
santé sur le long terme. Les aliments ultra-transformés sont également « pauvres en phyto-
nutriments protecteurs, […] ont des index glycémiques élevés, […] sont mous et sont digérés
rapidement, et sont peu satiétogènes. Ils favorisent l’obésité, le diabète de type 2 et les maladies
chroniques qui en découlent »255. Pour ce qui est des produits chimiques comme les pesticides,
bien que leur présence ne suffise pas à catégoriser un aliment d’ultra-transformé (les aliments
transformés sont définis comme des aliments contenant généralement plus de cinq ingrédients.
Ils contiennent cependant généralement des produits chimiques, lorsqu’ils ne sont pas issus de
l’agriculture biologique, et ces derniers sont liés à l’ultra transformation des aliments par
l’origine commune de leur existence : la production intensive et industrielle visant la
maximisation de la production et du profit par les acteurs de l’industrie agro-alimentaire), ceux-
ci sont au moins aussi néfastes pour l’environnement qu’ils le sont pour l’homme. Les
pesticides participent en effet largement à la contamination et pollution des sols, de l’eau, ainsi
que de l’air256, jouant un rôle majeur dans la disparition de la biodiversité et la menace
d’extinction de nombreuses espèces animales dont l’existence est indispensable à l’agriculture,
dont par exemple les abeilles257.

La troisième règle d’or pensée par Anthony Fardet pour une alimentation à la fois saine
pour l’homme et son environnement est de, autant que possible, « diversifier son alimentation
et manger bio, local, et de saison »258 : « il ne suffit pas de « manger varier », il faut « manger
varier des aliments peu transformés ». Il faut donc « piocher » dans tous les groupes
alimentaires que sont les fruits, les légumes, les céréales, les légumineuses, les fruits à coque,
les produits laitiers, les viandes rouges et blanches, les œufs et le poissons. Et dans la mesure

255
Ibid., p. 181.
256
Expertise scientifique collective Inra – Cemagref, Une contamination des milieux et une dégradation
des écosystèmes avérées mais inégalement quantifiées, Pesticides, agriculture et environnement,
Versailles, Éditions Quæ, « Matière à débattre et décider », 2011, p. 29-42.
257
Lecompte Philippe, Tutenuit Claire, « Abeilles et biodiversité », Annales des Mines - Responsabilité
et environnement, 2012/4 (N° 68), p. 60-63.
258
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 189.

93
du possible consommer des aliments variés issus d’une agriculture durable, biologique, des
végétaux cultives localement et consommés à la bonne saison »259. Pour ce qui est de la santé
humaine, nous savons que, de la même manière que les agents pathogènes agissent
négativement sur le corps en effets cumulés (c’est-à-dire que l’exposition à de multiples agents
pathogènes s’intensifie en termes de danger pour le corps de par la multiplicité de ceux-ci), les
aliments qui ont des effets positifs sur le corps en termes de santé agissent de la même manière,
« les effets bénéfiques de la biodiversité alimentaire sur la santé s’expliquent par le mécanisme
de synergie. La variété prime sur la quantité parce que les phytonutriments protecteurs agissent
en synergie : le tout est supérieur à la somme des parties »260. Pour ce qui est des effets sur
l’environnement d’une consommation d’aliments variés, de saison et issus de l’agriculture
biologique, toujours selon Fardet, « La biodiversité est nécessaire aussi bien au niveau
environnemental qu’au niveau de notre alimentation car la biodiversité est synonyme de
richesse du vivant et d’interactions. Le déclenchement d’une maladie chronique est
multifactoriel. Il n’est pas dû à une seule cause. Favoriser la biodiversité alimentaire, c’est se
donner plus de chance de prévenir les maladies chroniques »261. Aussi selon leur auteur, ces
trois « règles d’or » pour une alimentation à la fois « saine, éthique et durable », de même qu’à
la fois saine pour l’humain et son environnement, « sont suffisamment génériques pour
s’appliquer localement selon les traditions, les cultures socio-économiques de chaque partie
du globe »262.

Nous pouvons ainsi, grâce à la mobilisation de ces données, comprendre ce que


représente la question du « bien manger », et ce particulièrement dans le contexte de la
transition épidémiologique. Une compréhension « holistique » des éléments rassemblés
jusqu’ici nous enseigne face aux enjeux sanitaires majeurs déployés par notre contexte
historique, une alimentation « saine », c’est-à-dire qui tend à prévenir les pathologies et les
maladies chroniques, et non pas à provoquer celles-ci, dépend aussi bien de sa qualité
nutritionnelle, que de l’exposition à des produits chimiques pathogènes et perturbateurs
endocriniens à laquelle celle-ci nous expose, ainsi que du respect de l’environnement engagé à
travers sa consommation, de même que de sa diversité et de la possibilité que celle-ci puisse
être le plus possible locale et de saison. Nous savons donc qu’une alimentation qui tend à

259
Ibid., p. 189.
260
Ibid., p. 192.
261
Ibid., p. 199.
262
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 203.

94
respecter et correspondre à chacun de ces critères peut être jugée « saine », dans la mesure où
elle tendra à protéger les populations des maladies chroniques, sur le long terme, tandis qu’à
l’inverse, une alimentation qui n’en tient pas compte exposera les populations à continuer de
développer de plus en plus de maladies chroniques, et ce particulièrement dans le cadre d’une
production alimentaire industrielle au sein d’un marché agro-alimentaire mondialisé dominé
par une concurrence entre des multinationales agro-alimentaires. La mobilisation de ces
données extra-sociologiques semble ainsi nous permettre ainsi de nous rendre conscients non
seulement des enjeux sanitaires majeurs désormais impliqués dans la question de
l’alimentation, mais également des risques auxquels sont exposées les populations, et ce
particulièrement dans un contexte où, rappelons-le, les inégalités sociales de santé ne cessent
de croître encore davantage. Nous avons de même développé l’idée que la sociologie, en tant
que science munie d’outils pour comprendre rationnellement les représentations et les
comportements des populations issues de différentes origines sociales, puisse servir de manière
pertinente à lutter contre la croissance du développement des pathologies et des maladies
chroniques, dans la mesure où ces dernières nécessitent non plus uniquement des soins
médicamenteux, mais plutôt de la prévention adaptée aux représentations, particulièrement à
celles-ci des populations précaires qui sont les plus affectées et donc les plus exposées aux
risques, dans le contexte de la transition épidémiologique.

Cependant, la question de la légitimité de la sociologie à intervenir telle que nous


l’avons proposée (c’est-à-dire en tant que science utilisée pour comprendre les représentations
et les pratiques alimentaires des populations issues de différentes origines sociales afin de
développer des éléments de réflexions pour une prévention à la santé adaptée à celles-ci), reste
largement posée. Est-ce qu’au contraire, la sociologie ne devrait pas plutôt s’inquiéter d’une
telle volonté d’intrusion d’un discours médical pour influencer les pratiques populaires, ainsi
que percevoir dans « l’activisme anti-obésité le retour d’un des multiples avatars d’une
politique de contrôle des individus »263 ? C’est une problématique que nous tenterons
d’élucider, en essayant notamment d’évaluer les risques impliqués dans celle-ci : dans quelle
mesure devons-nous tendre vers une lutte contre l’obésité alors que celle-ci implique, de par la
nature de sa démarche, le risque d’entretenir une stigmatisation des obèses264 ?

Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 20.


263

Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’alimentation, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p.


264

128

95
1.6 : La légitimité de la sociologie en tant que « science de la santé » : comment nous
positionner ? Le risque de la stigmatisation face aux risques sanitaires encourus par
l’obèse

A. Distinguer l’obésité des personnes obèses, ou la maladie chronique et l’humain

Nous mobilisons en effet à nouveau le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Poulain


de par le fait que, à travers la citation évoquée ci-dessus, un problème qui nous semble
d’envergure se pose quant à la légitimité de la sociologie à prétendre pouvoir jouer un rôle, à la
fois dans la lutte contre l’obésité, mais aussi plus généralement dans la lutte contre les maladies
chroniques, et donc ainsi s’inscrire en tant que science œuvrant pour la prévention de la santé
dans le contexte de la transition épidémiologique. La sociologie, qui s’inscrit bien souvent à la
fois dans une démarche de déconstruction des discours et représentations, notamment de par
son héritage intellectuel et philosophique des idées développées par Jacques Derrida et Michel
Foucault, mais aussi dans une critique du contrôle social et du risque de l’instauration d’un
« biopouvoir » par la rationalisation et la moralisation sous le prétexte de garantir une bonne
santé aux populations, peut-elle ainsi servir d’une certaine manière le discours médical en
proposant d’adapter celui-ci aux représentations des populations issues de différentes origines
sociales ? Il semble que selon Poulain, le risque de servir le développement du contrôle social
par le discours médical en luttant contre l’obésité est conséquent. À propos de celui-ci, il écrit
que « la frontière entre trop gros et bien portant variant dans le temps et dans l’espace, on peut
interpréter le développement de la médicalisation du surpoids et de sa désignation comme
pathologie comme une nouvelle forme de contrôle social qui viendrait relayer la perte de
prestige des institutions morales traditionnelles »265. Un autre risque encouru par une lutte
contre l’obésité selon Poulain, est celui d’avoir pour effet de contribuer à renforcer la
stigmatisation contre les obèses, « la communauté médicale doit être consciente du rôle de «
grand stigmatisateur » qu’elle risque de jouer et en percevoir les conséquences. Il convient
d’éviter que la lutte contre l’obésité ne vienne donner une forme de légitimité scientifique à la
stigmatisation des obèses. (…) Le risque est donc de voir la lutte contre l’obésité venir servir
de prétexte à des mises au régime dans des populations qui n’ont aucune raison sanitaire de
vouloir maigrir et de légitimation à une recherche de la minceur sans cesse accrue »266. De

265
Ibid., p. 123.
266
Ibid., p. 260.

96
même, toujours selon Jean-Pierre Poulain, le discours médical contribue à la stigmatisation des
obèses en venant remplacer vis-à-vis de celui-ci la morale, autrefois d’origine religieuse,
lorsque celle-ci incriminant le « gourmand » en tant que pécheur. L’obèse est ainsi transformé
par le discours médical en malade, et donc de par cette action, étiqueté en tant que tel et donc
stigmatisé : « La médicalisation de l’obésité substitue aux causes morales de dévalorisation du
surpoids des raisons médicales. Les risques que l’obésité et le surpoids font encourir à la santé
viennent justifier la lutte contre l’obésité. La médicalisation peut apparaître comme un progrès,
puisqu’elle libère l’obèse du poids du regard moralisateur pour faire de lui « un malade », ou
plutôt quelqu’un qui a de grandes chances de le devenir, et que l’on doit donc aider et soigner
»267. Le sociologue invite ainsi à relativiser l’incrimination de « l’obésité », tant celle-ci est ici
perçue comme relativement socialement construite, dans la mesure où la considération d’un
individu en tant que « trop gros », et donc en « surpoids », est relative à une culture et une
société donnée. L’incrimination de l’obésité par le discours médical, qui contribue à la
stigmatisation de l’obèse, est de même à remettre en question et à relativiser, y compris en tant
que jouant un rôle dans la croissance du développement des maladies chroniques, de par le fait
que, selon lui : « l’état des connaissances ne permet pas encore de bien faire la part de ce que
les épidémiologistes désignent comme des « facteurs confondants », c’est-à-dire des facteurs
associés susceptibles d’agir simultanément ou peut-être à la place de la maigreur ou de
l’obésité comme : le tabagisme, l’alcoolisme, la sédentarité… Le sociologue pourrait en
rajouter une autre, la précarité. On remarquera que l’obésité touche massivement les femmes
du bas de l’échelle sociale et est en fort développement pour les hommes de ces mêmes groupes
sociaux. Or, ces catégories présentent par ailleurs les taux de mortalité les plus importants de
l’échelle sociale et la sociologie de la santé qu’une part de l’explication de cette surmortalité
avait pour cause la très grande différence d’accessibilité aux soins. Dans la surmortalité des
obèses, quelle est donc la part qui revient à l’obésité elle-même, et celle qui est imputable au
manque de soins ? »268.

Il semble cependant qu’il convienne d’apporter une critique à cette idée, de par le fait
que celle-ci semble construite sur une représentation de la santé héritée d’un paradigme de la
santé comme dépendant avant tout des soins, et donc de l’accès aux soins. Comme nous l’avons
vu précédemment, les pathologies et les maladies chroniques, dont l’obésité joue largement un
rôle dans leur développement et la croissance de celles-ci depuis une soixantaine d’années, sont

267
Ibid., p. 154.
268
Ibid., p. 123.

97
(tout du moins encore aujourd’hui) difficilement traitables par les « soins » tant celles-ci sont
complexes et difficiles à traiter une fois développées et installées dans un corps. En d’autres
termes, nous savons que la lutte contre les maladies chroniques, auxquelles l’obésité est souvent
liée, ne se fait pas tant par les soins que par la prévention. De même, la prévalence des maladies
chroniques au sein d’une population, qui sont, de par leur nature, difficilement soignables,
dépend moins de l’accès aux soins que des comportements au sein de cette population, ainsi
que des agents pathogènes à la fois auxquels elle s’expose (et est exposée). Il semble ainsi selon
nous difficile de soutenir l’idée selon laquelle l’obésité serait à relativiser en tant que participant
à une plus mauvaise santé des populations les plus précaires et issues d’origines sociales
défavorisées, et ce par un accès aux soins plus difficile par ces populations. Et si finalement,
non seulement la prévalence de l’obésité chez les populations issues de milieux précaires, mais
également leur plus mauvaise santé, n’était aujourd’hui pas à considérer comme à cause de
l’inégalité aux soins, mais plutôt à cause de l’inégalité à l’accès aux informations et aux savoirs
quant aux relations de cause à effet entre le corps et l’environnement ? C’est en tout cas
l’hypothèse vers laquelle nous nous orientons : dans un contexte dans lequel les maladies
transmissibles, qui se traitent par les soins médicamenteux, sont de moins en moins offensives
et dangereuses, alors que les maladies non transmissibles, qui se traitent difficilement par les
soins et sont à combattre par la prévention, sont de plus en plus offensives et dangereuses, les
inégalités sociales de santé semblent de plus en plus à expliquer non par les inégalités d’accès
aux soins, mais par les inégalités d’accès aux informations et aux connaissances de ce que sont
les maladies non transmissibles, comment elles se développent et comment on les prévient.
Dans cette perspective, la lutte contre les inégalités sociales de santé semble devoir davantage
s’incarner dans une lutte pour une meilleure prévention de la santé (environnementale) auprès
des populations issues d’origines sociales défavorisées, plutôt que dans une volonté uniquement
centrée sur un meilleur accès aux soins pour ces dernières. Bien qu’il semble aller de soi que
ce point soit tout de même essentiel, nous devons cependant constater que la prévention à la
santé environnementale, soit aux relations de causes à effets du corps avec l’environnement, fut
jusqu’ici, bien que jugée absolument importante par des organisations non gouvernementales
conséquentes en termes d’influences comme primordiale, assez négligée par la plupart des
institutions, y compris de formation en médecine et santé269. Pour ce qui est de l’obésité, dont
il est bien connu (d’après les données pluridisciplinaires mobilisées précédemment) à la fois
qu’elle impacte négativement la santé, en favorisant le développement de maladies cardio-

269
Spiroux Joel, Pathologies Environnementales, op.cit., p. 201.

98
vasculaires, de cancers, de l’asthme, ou encore de maladies auto-immunes et de pathologies
articulaires, mais aussi qu’elle touche particulièrement les populations issues d’origines
sociales défavorisées, faire la prévention pour lutter contre celle-ci est-il condamner les obèses
à être stigmatisés comme tels ? Les réflexions développées par Jean-Pierre Poulain dans
Sociologie de l’obésité et dans Sociologie de l’alimentation nous aident particulièrement à
mieux comprendre les risques encourus par l’entreprise d’une telle démarche : s’il est difficile
de ne pas reconnaitre l’obésité comme un problème en soi, par le fait qu’elle favorise bien le
développement de pathologies chroniques particulièrement difficiles à soigner de par leur
complexité, nous devrons tout de même être conscient des risques et enjeux liés à la
stigmatisation des obèses. En effet, la lutte contre une telle stigmatisation « se justifie non
seulement au nom de la reconnaissance des droits fondamentaux de l’individu. Mais aussi
parce qu’elle est de nature à briser le cercle infernal dans lequel s’enferment certains obèses :
stigmatisation -> perte d’estime de soi -> prises alimentaires de compensation -> entretien ou
développement de l’obésité »270. Cette idée nous amène à d’autant plus considérer la
stigmatisation des obèses comme particulièrement dangereuse dans le sens où celle-ci peut
tendre à enfermer les obèses dans un tel cercle vicieux. Autrement dit, il faut lutter contre la
stigmatisation des obèses pour mieux lutter contre l’obésité. Il semble donc important, dans la
perspective de développer des réflexions pour une prévention à la santé environnementale via
l’alimentation, adaptée aux populations issues de différentes origines sociales, d’atténuer le plus
possible le sentiment de culpabilité que peuvent développer des obèses face aux discours
médiaux et aux allégations de santé. Il semble ainsi essentiel de tenter de rendre accessible les
connaissances et le savoir nécessaires à la compréhension des enjeux sanitaires que représente
la transition épidémiologique, en essayant de réduire le plus possible l’effet d’incrimination que
cela peut avoir, particulièrement sur les obèses. Il s’agirait ainsi de ne pas centrer sur l’obésité
le contenu d’un programme de sensibilisation et de prévention à propos des liens entre
alimentation et santé dans le contexte de la transition épidémiologique, mais plutôt sur l’idée
plus large de la santé environnementale ainsi que ses enjeux. De manière à ce qu’une personne
obèse puisse, si ce n’est pas déjà le cas, prendre conscience et acquérir les connaissances
nécessaires aux problématiques de la santé environnementale, ainsi que de la capacité d’agir
que nous fournit l’alimentation pour lutter contre les maladies chroniques, sans qu’elle puisse
se sentir particulièrement coupable ou responsable individuellement. C’est aussi selon nous tout
l’intérêt du concept de « santé environnementale » : celui-ci incite à développer une

270
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’alimentation, op.cit., p. 123.

99
compréhension large et globale des interactions complexes entre la santé humaine et
l’environnement, sans particulièrement se focaliser sur un aspect central : parmi ces interactions
complexes se trouve le problème de l’obésité tant celui-ci influence le développement de
plusieurs maladies chroniques, mais l’obésité n’y est pas incluse comme un problème central
et principal, comme elle l’est par exemple dans les campagnes de prévention qui visent
directement la « lutte contre l’obésité ».

Il semble cependant difficile de ne pas considérer l’obésité comme un « problème » en


soi : bien qu’il soit vrai qu’elle puisse être justement considérée comme construite socialement,
de par le fait que les représentations de l’obésité varient dans le temps et l’espace, il reste
cependant bien avéré qu’elle expose aujourd’hui les populations à accroître la probabilité
qu’elles développent des maladies chroniques. Nous savons en effet que les représentations
occidentales de la grosseur des corps et de « l’embonpoint » ont variées à travers les époques,
et ainsi que, par exemple, le « gros ventre », dans l’Europe moyenâgeuse, était associé à la
richesse en tant que signe extérieur indiquant la capacité d’un individu à accéder à la nourriture
en abondance. De même, encore jusqu’à nos jours, la grosseur des corps est considérée comme
largement positive dans les représentations de la culture traditionnelle du peuple polynésien271,
dans laquelle les cérémonies festives sont célébrées par des consommations alimentaires
abondantes, et la grosseur des corps est très positivement considérée, en tant qu’associée à la
force et la puissance. Si les représentations sociales et culturelles de la grosseur varient ainsi
dans l’espace et le temps, pourquoi dès lors vouloir affirmer une volonté de lutter contre
« l’obésité » ? Le concept même « d’obésité » n’est-il pas lui-même socialement construit par
un discours médical né dans les sociétés occidentales de la période post seconde guerre
mondiale, dans lesquelles la minceur fut d’ailleurs désormais associée à la beauté ? Dès lors,
nous pouvons de même nous demander quelle est la légitimité de la santé publique à vouloir
lutter contre l’obésité ? De même, la sociologie, consciente de la relativité et de la variance
culturelle des représentations de la grosseur, peut-elle légitimement servir cette « lutte contre
l’obésité » ?

Selon l’organisation mondiale de la santé, l’obésité est définie par la présence d’une
« accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle qui représente un risque pour la
santé ». De même, selon l’OMS, « l’indice de masse corporelle (IMC) est un moyen simple de
mesurer l’obésité dans la population : il correspond au poids de la personne (en kilogrammes)

271
Serra Mallo Christophe, « Bien manger, c’est manger beaucoup : Comportements alimentaires et
représentations corporelles à Tahiti », Sciences sociales et santé, 2008/4 Vol. 26, p. 83.

100
divisé par le carré de sa taille (en mètres). Une personne ayant un IMC de 30 ou plus est
généralement considérée comme obèse. Une personne dont l’IMC est égal ou supérieur à 25
est considérée comme étant en surpoids »272. Il semble qu’il faille en fait établir une distinction
entre la grosseur des corps, représentée plus ou moins de manière positive à travers les époques
et les sociétés, et « l’obésité » dans le contexte de la transition épidémiologique. C’est en tout
cas ce que nous comprenons en nous intéressant de plus près à l’obésité en Polynésie, pays dans
lequel, rappelons-le, la grosseur des corps est traditionnellement associée à la puissance, donc
positivement. Selon Geneviève Imbert, « Les communautés du Pacifique ne sont pas épargnées,
bien au contraire, par le développement des maladies non transmissibles (MNT), entre autres
par celui du diabète de type 2 dont le taux de prévalence serait « le plus élevé au monde » »273.
Il semble particulièrement intéressant de constater qu’en Polynésie, alors que le taux de
prévalence du diabète de type 2 est ainsi le plus élevé du monde, certaines populations vivant
dans des zones rurales n’en sont pratiquement pas affectées. C’est également le cas chez les
Mélanésiens, peuple traditionnel des iles de l’océan pacifique, chez qui de même, tandis que
les habitants des métropoles sont extrêmement touchés par le diabète de type 2 et de manière
générale par des maladies chroniques, les habitants des territoires ruraux isolés en sont
quasiment complètement épargnés. On constate en effet que « la répartition de l’épidémie du
diabète dans ces communautés du Pacifique s’avère très disparate. Ainsi, dans certaines zones
rurales de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le taux de prévalence du diabète serait pratiquement
inexistant, alors que sur l’île de Nauru par exemple, ce taux, le plus élevé, est estimé à 40 »274.
Comment expliquer ces différences significatives de l’état de santé au sein d’un peuple ayant
pourtant les mêmes représentations « positives » de la grosseur des corps ? Toujours selon
Geneviève Imbert : « la situation de l’état de santé particulièrement dramatique des Nauruans,
illustre avec une acuité extraordinaire les effets largement dévastateurs – au plan culturel,
social et écologique – du développement industriel, sur une population initialement constituée
de chasseurs et de pêcheurs qui a subi depuis des décennies les conséquences d’une « mutation
économico-culturelle sans précédent ». En effet, si l’exploitation intensive des dépôts de guano,
suivie des extractions et de l’exploitation des mines de phosphates qui ont, en particulier,
permis à Nauru de se classer dans les années 70 « parmi les pays les plus riches de la planète
», l’appauvrissement des sols a conduit à une transformation radicale du mode alimentaire des

272
www.who.int/topics/obesity/fr/
273
Imbert Geneviève, « Vers une étude ethnoépidémiologique du diabète de type 2 et de ses
complications », Santé Publique, vol. 20, no. 2, 2008, p. 114.
274
Ibid.

101
Nauruans affectant leur santé. En substituant leur mode traditionnel alimentaire à la
consommation de produits importés (en particulier les boîtes de conserves), la plupart sont
devenus diabétiques et souffrent d’obésité »275. Il semble intéressant de remarquer à travers
l’exemple des mélanésiens le fait que le surpoids et l’obésité semblent entrainer davantage le
développement de maladies non transmissibles lorsque la population concernée est exposée à
un environnement industrialisé, et donc également à une alimentation industrialisée. Tandis que
les populations restées rurales, tout en conservant leur culture qui valorise la masse corporelle,
sont peu ou ne sont pratiquement pas touchées par le diabète et d’autres maladies chroniques,
les populations de villes ayant connu le développement économique par l’industrialisation en
sont très atteintes. Il nous semble ainsi qu’il s’impose d’établir une distinction entre d’une part,
le fait que les représentations de ce qu’est un corps « trop gros » sont bien construites
socialement dans la mesure où elles varient dans l’espace et le temps, selon les différentes
sociétés, et d’autre part, le fait que l’obésité semble particulièrement impacter la santé des
populations qui évoluent dans un environnement industrialisé. L’industrialisation d’une société
fait basculer sa population dans ce que nous caractérisions précédemment comme la
« modernité alimentaire », c’est-à-dire le fait que les problèmes posés par les rapports des
individus avec leur alimentation ne sont plus de l’ordre de la quantité, mais principalement de
la qualité276. Dès lors, une fois la société industrialisée, l’obésité semble légitimement devenir
une problématique majeure de santé publique, dû au fait que, comme nous l’avons
précédemment évoqué, elle joue un rôle conséquent dans la dégradation de la santé en
favorisant le développement de multiples maladies chroniques. Cette distinction soulève
d’autant plus, selon nous, la question de la légitimé, de la santé publique comme de la
sociologie, à considérer de contribuer à lutter contre l’obésité : dès lors que nous avons pris
connaissance et conscience, à la fois des dangers que représente l’obésité et ce particulièrement
dans le contexte de la transition épidémiologique, de même que des inégalités sociales qui ne
cessent de croître dans celui-ci, ainsi que la critique de la « médicalisation » de l’obésité en tant
que stigmatisante pour les obèses, établie par des sociologues comme Sobal ou Poulain, quelle
position peut-on adopter en tant que chercheur ?

La question suivante se pose également : la lutte contre l’obésité est-elle condamnée à


être systématiquement stigmatisante envers les obèses ? Cette question semble d’autant plus
délicate de par le contexte idéologique et social actuel, dans lequel est de plus en plus présente

275
Ibid., p. 116.
276
Claude Fishcler, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 11.

102
l’idée que la lutte contre la discrimination doit inclure l’obésité dans ses problématiques
majeurs. C’est notamment ainsi qu’est apparu le néologisme de « grossophobie », défini selon
wikipédia comme « l'ensemble des attitudes et des comportements hostiles qui stigmatisent et
discriminent les personnes grosses, en surpoids ou obèses »277, ensemble de comportements
discriminants au même titre que le racisme ou le sexisme. Directement traduit de fat phobia, ce
concept fut d’abord développé dans les travaux de chercheurs américains en sciences sociales,
tels que Puhl et Hueur. Ces dernieres avertissaient en 2010 que « la stigmatisation des obèses
n'est pas un outil de santé publique bénéfique pour lutter contre l'obésité. Au contraire, la
stigmatisation des obèses menace la santé, en générant des disparités en matière de santé et en
interférant avec les efforts d'intervention efficaces contre l'obésité »278, soit que la
stigmatisation des obèses en tant que telle est justement inefficace pour lutter contre l’obésité,
en ayant même pour effet le résultat inverse. Ces chercheuses ont en effet observé que la
stigmatisation des obèses, ou bien une incrimination de leurs comportements alimentaires, ne
font que renforcer leurs habitudes alimentaires délétères. Le concept de fat phobia a cependant
depuis évolué, non plus pour défendre l’idée, à la manière dont le fait Jean-Pierre Poulain dans
sociologie de l’obésité, que la discrimination envers les obèses n’est pas la bonne solution pour
lutter contre l’obésité279, mais pour prôner l’idée que la lutte contre la grossophobie doit se
réaliser par le développement d’un fat activism280. Laurie Cooper Stoll, professeure de
sociologie à l’université de Wisconsin-La Crosse, propose le développement du concept de fat
positivity281, se traduisant par le développement d’une éducation permettant d’intérioriser des
représentations positives de la grosseur, afin de lutter contre la stigmatisation des obèses. Cela
inclut les idées d’enseigner qu’un corps gros n’est non seulement pas un problème, mais aussi
qu’il est aussi esthétiquement beau qu’un corps mince, devant ainsi être apprécié de la même
manière que n’importe quel corps. Les représentations de la beauté et donc de ce qu’est un
« beau corps », variant elles-aussi dans le temps et l’espace selon les sociétés, pousse la
sociologue qui se revendique elle-même en tant que fat activist à encourager aussi bien les
personnes « grosses » à apprécier leur corps, mais aussi plus généralement à encourager
l’ensemble des individus à comprendre que, comme la beauté est socialement construite, un
corps « gros » doit être apprécié et jugé beau au même titre que n’importe quel autre corps. À

277
https://fr.wikipedia.org/wiki/Grossophobie
278
Puhl Rebecca et Hueur Chelsea, “Obesity Stigma: Importants considerations for public health”, Am
J Public Health, 2010 June; 100(6), p. 1019–1028.
279
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’alimentation, op.cit., p. 123.
280
Cooper Stoll Laurie, “Fat Is a Social Justice Issue, Too”, Humanity & Society, Vol 43, Issue 4, 2019.
281
Ibid.

103
partir de là, la lutte contre l’obésité peut très vite être considérée comme du fat-shaming282, dans
la mesure où celle-ci, même si sa finalité n’est pas la stigmatisation des obèses, identifie la
grosseur des corps comme pathologie en classant ceux-là dans une catégorie « obèse » contre
laquelle il s’agit de « lutter ». Le fat activism pose ainsi la question du droit pour les personnes
ayant un corps jugé et perçu en tant que « gros » de ne plus être reconnues comme des cas
pathologiques, mais en tant que personnes dont la légitimité d’exister est égale à autrui, donc
ne devant pas être considérées comme « mal portantes » ou malades. Le concept de la
grossophobie soulève également la question de l’inclusion des personnes jugées obèses, par
exemple dans les films et les divertissements télévisés, dans lesquels les personnes obèses ou
jugées « grosses » incarnent souvent un rôle particulier, peu attrayant pour le spectateur, qui
subit généralement des moqueries, et qui ne donne souvent pas envie au spectateur de s’y
identifier283. La prise de conscience et la dénonciation de ces pratiques stigmatisantes peuvent
ainsi légitimement donner envie de s’engager dans un fat activism, en militant pour que les
personnes obèses puissent être, par exemple, représentées dans les divertissements télévisés de
manière plus équitables vis-à-vis des personnes « minces », et ainsi davantage associées à une
image positive.

Cependant, si l’on sait déjà que la stigmatisation des obèses à des effets largement
négatifs dans la lutte contre l’obésité, dans la mesure où elle entraîne ces derniers à se renfermer
sur eux-mêmes en dégradant encore plus leur santé, est-ce qu’à l’inverse le fait d’attribuer
volontairement une image positive aux obèses, comme le propose le fat activism, ne risque pas
à terme de revenir à également militer pour une banalisation de l’obésité dans les
représentations collectives, et par là de minimiser la conscience collective des dangers et risques
pour la santé que représente l’obésité, particulièrement dans le contexte de la transition
épidémiologique ? Si notre recherche n’a pas pour vocation à répondre à une telle question, ce
qui nous engagerait sur le terrain de la production de théories spéculatives et orientées
idéologiquement, il semble qu’il nous faille tout de même trancher à propos de si nous jugeons
finalement l’obésité, ou bien la grossophobie, comme la forme de danger la plus à même de
nécessiter notre contribution en tant que chercheur en sciences sociales. Il ne s’agit pas ici, en
aucune façon, de tendre à nier la pertinence des recherches effectuées autour de la stigmatisation
des personnes jugées « grosses » ou obèses, qui ont mené au développement du concept de

282
Ibid.
283
Puhl Rebecca et Hueur Chelsea, “Obesity Stigma: importants considerations for public health”,
op.cit.

104
« grossophobie », puis au fat activism, mais plutôt de tenter de proposer une réflexion critique
vis-à-vis des possibles effets de ces derniers. Il semble en effet que l’orientation d’un chercheur
en sciences sociales vers un fat activism, soit un activisme visant à l’intériorisation de
représentations collectives positives à propos des personnes jugées « grosses » et obèses, aussi
bien qu’il nous semble légitime en soi, dans le cadre d’une lutte contre la stigmatisation des
obèses, puisse avoir des « effets pervers », sur le long terme, sur la santé des populations. Bien
que la lutte contre la stigmatisation des obèses puisse être légitime en termes d’éthique, aussi
bien, par exemple, que la lutte contre le racisme ou le sexisme, il semble qu’il ne faille pas non
plus négliger la menace que peut représenter l’obésité, aussi bien en termes de santé que de
société.

Il nous apparaît alors comme nécessaire d’établir une distinction entre « l’obèse », et
« l’obésité ». L’obèse peut en effet être victime de discriminations et de stigmatisations, qu’il
semble évident qu’elles sont à combattre, à la fois d’un point de vue éthique que d’un point de
vue sanitaire. En rapport avec l’éthique, dans la mesure où celles-ci s’attaquent directement à
l’individualité et l’intégrité de l’être obèse discriminé, compromettant son droit à être considéré
et reconnu en tant qu’humain dont la dignité est au même niveau que n’importe quel autre
individu, mais aussi dans la mesure où, comme nous l’avons vu précédemment, les
discriminations et les stigmatisations dont sont victimes les personnes obèses ont tendance à les
pousser à se renfermer sur elles-mêmes, les amenant à adopter des comportements qui
favorisent l’accroissement de leur surpoids, ce qui les exposent encore davantage aux risques
sanitaires liés à l’obésité, donc également en rapport avec la santé. Cependant, l’obésité en tant
que telle nous semble difficilement glorifiable, et plutôt à combattre, encore une fois aussi bien
en termes d’éthique que de santé. Positiver l’obésité et tenter de la rendre comme perçue
favorablement dans les consciences collectives nous semble particulièrement dangereux dans
un contexte dans lequel celle-ci est largement liée au développement de multiples maladies,
chroniques en favorisant celui-ci. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, l’obésité
touche largement davantage les populations issues des milieux les plus précaires, qui sont de
même les plus touchées par les pathologies et maladies chroniques, renforçant encore plus les
inégalités sociales de santé. De même, selon l’idée que nous avons proposée en nous appuyant
sur la théorie sociologique de Georg Simmel à propos des inégalités sociales d’adaptation aux
changements dans les représentations, et donc dans les comportements, les populations issues
des milieux les plus précaires sont plus à même de développer des maladies chroniques, dans
un contexte dans lequel la santé dépend de moins en moins des soins et de plus en plus de la

105
maîtrise des informations nécessaires à l’acquisition d’une conscience des enjeux de la
transition épidémiologique, et ainsi de ce que représente la santé environnementale. Il semble
ainsi que « glorifier » le surpoids et l’obésité puisse être (au moins) tout autant néfaste, sur le
long terme, et particulièrement pour les populations issues de milieux les plus précaires, que
peut l’être la stigmatisation des obèses pour leur propre santé. Cela ne serait pas le cas si
l’obésité n’était qu’une dimension socialement construite, mais la mobilisation d’un ensemble
de données pluridisciplinaires nous a montré que, bien que les représentations vis-à-vis de la
forme des corps, leur grosseur ou minceur, varient et ont varié à travers les représentations,
dans les différentes sociétés et époques, l’obésité représente une menace conséquente pour la
santé, au moins depuis que nous évoluons dans des sociétés industrialisées. L’industrialisation
des sociétés, si elle a pu s’avérer bénéfique à bien des égards, comme par exemple la réduction
de la pénibilité physique du travail, ou une augmentation générale du confort de vie des
ménages, a également induit un ensemble conséquent de risques, de menaces, et de catastrophes
latentes dont on commence seulement à prendre conscience aujourd’hui, et dont on peine
toujours à évaluer les conséquences sur le long terme. C’est dans ce contexte qu’ont explosé les
pathologies et les maladies non transmissibles, qui ne représentaient avant l’industrialisation
des sociétés qu’une menace relativement faible pour la santé et la vie des populations, par
rapport à aujourd’hui. De par les différences de capacité d’adaptation, socialement inégales, à
l’intériorisation des représentations et des savoirs nécessaires à la prise de conscience des
menaces pour la santé engendrées par l’industrialisation, les inégalités sociales de santé se
creusent de sorte à ce que les populations issues de milieux les plus précaires sont les plus
exposées à des dangers dont elles n’ont même pas systématiquement conscience. L’obésité les
y exposent, dans ce contexte, encore davantage.

B. Réflexions sur la légitimité de la sociologie et le rôle du chercheur face à l’obésité et


aux autres maladies chroniques

Nous pensons de même que la sociologie a un rôle particulier à jouer face aux dangers,
socialement inégalement représentés, produits et engendrés par l’industrialisation des sociétés.
Selon Frédérick Lemarchand, professeur de sociologie à l’Université de Caen, « on peut
considérer, pour résumer, que l’invention – moderne – de la sociologie est née de la nécessité
de penser un bouleversement de l’ordre social ancien, et donc de donner un sens aux nouveaux
rapports sociaux issus du développement simultané du capitalisme, de l’industrialisation et de

106
l’urbanité »284. C’est dans cette perspective et considération à propos de la vocation de la
sociologie que nous nous situons. Dans la mesure où l’obésité, mais aussi de manière plus
générale l’alimentation, produisent des menaces et des risques socialement inégalement
conséquents, dans le contexte de l’industrialisation des sociétés, de la transition
épidémiologique ainsi que de la nécessité d’avoir recours à une considération environnementale
de la santé. Le recours à la sociologie, ici, permet la possibilité non seulement d’une prise de
conscience des inégalités sociales engendrées par les menaces et les risques produits par
l’industrialisation des sociétés, mais également potentiellement une gestion de ceux-ci : «
l’exercice auquel nous nous livrons au Laboratoire d’analyse sociologique et anthropologique
du risque à l’Université de Caen, procédant à un examen critique de la « sociologie du risque
» telle qu’elle se développe autour de l’étude des comportements « à risques », des pratiques
sociales en milieu « à risques » et plus largement dans la perspective de fournir des outils de «
gestion des risques » aux décideurs qui ne peuvent plus affronter seuls les différentes « crises
» qui émergent dans l’ensemble des champs décisionnels, constitue, comme nous l’avons appelé
de nos vœux, un retour aux sources, c’est-à-dire aux origines critiques de la sociologie »285. Il
semble ainsi que la sociologie puisse légitimement être considérée comme pertinente pour la
lutte contre l’obésité, ainsi que plus largement, et tant que s’inscrivant dans une lutte contre le
développement des maladies chroniques, qui, en tant que renforçant les inégalités sociales de
santé qui résultent au moins en partie286 de nos comportements, dans la volonté que l’ensemble
des populations puissent acquérir des connaissances ainsi qu’une conscience des liens entre leur
alimentation, leur environnement, et leur santé. L’idée n’est donc pas de vouloir imposer aux
populations issues d’origines sociales précaires des allégations ainsi qu’un « discours médical »
relevant d’un rapport de domination, tels que décrit par Dozon et Fassin, mais de vouloir lutter
contre les inégalités sociales de santé, dans le contexte de la transition épidémiologique et d’un
basculement de la santé dans un paradigme environnementale, en faisant en sorte que les
inégalités sociales en termes de conscience de ces enjeux puisse être d’abord réduites. Cela,

284
Lemarchand Frédérick, La vie contaminée, Eléments pour une socio-anthropologie des sociétés
épidémiques, Paris, Collection Sociologie et environnement, L’Harmattan, 2002, p. 38.
285
Ibid., p. 38.
286
Comme l’idée fut développée précédemment, nous choisissons (bien que largement influencés par
les normes et les représentations qui définissent notre culture ainsi que nos habitus) ce que nous
mangeons quotidiennement, et ainsi à quoi nous nous exposons. En revanche, nous ne déterminons pas
à proprement parler (individuellement) par exemple la qualité de l’air et de l’eau, auxquelles nous
sommes exposés, de par nos choix quotidiens.

107
semble-t-il, doit nécessairement passer par une prévention287 adaptée aux représentations, aux
normes et aux pratiques des populations issues de différentes originales sociales. Pour ce faire,
nous considérons la sociologie en tant que science adaptée à réaliser l’étape préliminaire et
indispensable à l’entreprise d’une telle tâche : soit de comprendre rationnellement les
représentations, normes et pratiques des populations issues de différentes origines sociales, y
compris et surtout des plus précaires, afin de pouvoir développer des éléments de réflexions
pour une prévention en adéquation avec celles-ci. De même, la sociologie semble
particulièrement adaptée à cette fonction, de par ses connaissances développées et donc sa
conscience des potentiels effets pervers d’une telle « prévention » : il s’agirait de réduire le plus
possible les effets stigmatisants, envers les obèses ou une autre population potentielle, que peut
avoir un discours qui a pour finalité des améliorations en termes de santé.

Si la participation et l’intervention de la sociologie pour une telle démarche nous


semblent dès lors justifiées de par l’orientation sociale des problèmes à résoudre, cela devient
plus délicat dès lors que nous questionnons sa légitimité éthique et morale pour une telle
application. La question peut se poser ainsi : la sociologie, si elle est considérée comme une
science permettant de comprendre rationnellement les représentations et les pratiques d’une
population donnée, peut-elle dès lors se permettre de vouloir ou de tenter d’influencer celles-
ci ? N’est-ce pas finalement immoral que de mobiliser la sociologie de manière à vouloir
transformer ce que l’on comprend grâce à elle, c’est-à-dire des représentations et des traits
comportementaux que l’on observe au sein d’un groupe social ? Ou, au contraire, ne serait-ce
pas immoral de, une fois conscient que les inégalités sociales de santé dans le contexte de la
transition épidémiologique dépendent largement de facteurs sociologiques et anthropologiques,
alors que les maladies chroniques sont de plus en plus présentes, de plus en plus meurtrières,
coûteuses, et réduisent de plus en plus le temps passé en bonne santé de la population, de ne
pas vouloir agir ? Ces questions, qui semblent relever davantage de l’éthique et donc de la
philosophie plutôt que des sciences sociales, nécessiterons selon nous à nouveau la mobilisation
de connaissances extra-sociologiques. Nous ferons alors appel à Hans Jonas, philosophe du
XXème siècle à l’origine d’une théorie éthique en réaction aux menaces et aux risques apparus
à l’époque industrielle et technologique : « le principe de responsabilité ». Ce dernier « part du
constat que les « promesses » de la technique moderne se sont muées en menaces pour
l’humanité. De là, pour Jonas, la nécessité d’une nouvelle éthique qui prenne en compte la

287
Aux effets de l’alimentation sur la santé dans le contexte de la transition épidémiologique, ainsi
qu’aux enjeux de cette dernière et donc des liens entre santé et environnement.

108
dimension des effets lointains et irréversibles de la technique moderne, une situation
jusqu’alors inédite dans l’histoire de l’humanité »288. En effet, pour la première fois durant
l’histoire, il existe de « manière concrète » la possibilité, et même la potentialité, que l’avenir
de l’humanité, mais aussi de la biodiversité, soit compromis. Nous parlons de « manière
concrète », dans le sens où une fin de la vie sur terre ne relève désormais plus de prédictions
mystico-religieuses « apocalyptiques », mais bien de probabilités mesurables et calculables.
Que ce soit par la potentialité que se produise une « catastrophe », pouvant survenir n’importe
quand et n’importe où289, telle que l’explosion du réacteur n°4 de la centrale nucléaire de
Tchernobyl en 1986, ou par des prévisions graphiques telle que la projection de la courbe de
l’évolution de la concentration spermique, prévue comme nulle en 2050290 si elle continue son
évolution engagée depuis la seconde moitié du XXème siècle (dont l’hypothèse principale pour
en expliquer la cause est dirigée vers une exposition de plus en plus conséquente aux
perturbateurs endocriniens), l’avenir, et la potentialité de son existence, sont de plus en plus
sûrement compromis. Autrement dit, pour la première fois, et ce en raison des progrès
techniques, de l’industrialisation de la société, et ainsi de notre entrée dans une ère dite
« technoscientifique »291, l’avenir de l’existence de l’humanité est compromis de par ses
propres mains. Ceci implique, selon Jonas, la nécessité de la création d’une nouvelle éthique
pensée selon cette nouvelle capacité d’agir (et de détruire) humaine : « La menace que la
technique humaine fait peser sur l’homme et sur la vie, ou sur la possibilité de la vie et
l’existence des générations futures semble requérir de sa part une responsabilité d’un type
nouveau. Pour la première fois, l’homme se voit tenu pour responsable de l’humanité, mais non
pas simplement en tant que valeur abstraite, qu’idéal à préserver ou à respecter, mais bien en
tant qu’« idée ontologique ». Il y aurait dans l’être même un devoir de préserver l’humanité,
dans son existence et dans sa dignité. L’humanité serait en elle-même une possibilité d’être qui
impliquerait immédiatement une exigence de maintien de soi en tant que possibilité »292. Ce
nouveau type de « responsabilité », ainsi que le « devoir de préserver la vie », face aux menaces

288
Theis Robert, Jonas, Habiter le monde, sous la direction de Theis Robert. Paris, Michalon, Le Bien
Commun, 2008, p. 58.
289
Dupont Yves. « Les improbables leçons de Tchernobyl », Écologie & politique, vol. 32, no. 1, 2006,
p. 105-119.
290
Carlsen Elisabeth., « Evidence for decreasing quality of semen during past 50 years », British Medical
Journal, vol. 305/6854, September 1992, p. 609-613.
291
Grandazzi Guillaume, « L'envers des sociétés technoscientifiques », Écologie & politique, vol. 32,
no. 1, 2006, p. 61-73.
292
Pommier Éric, Hans Jonas et le jonas, Paris, Presses Universitaires de France, Philosophies, 2012,
p. 20.

109
induites par les progrès techniques, industriels et technoscientifiques qui compromettent la
possibilité de l’existence de la vie dans le futur, implique d’agir dans le présent de façon à ce
que nos actions puissent être favorables à la possibilité que la vie puisse perdurer. Cela prend
encore davantage de sens en lien avec les découvertes scientifiques relativement récentes293 qui
ont permis le développement du concept d’« épigénétique ». L’épigénétique, à la différence de
la « génétique » qui décode le génome humain afin de comprendre le rôle et les fonctions de
chaque gène composant notre ADN, s’intéresse à l’expression des gènes en fonction de
l’interaction d’un corps avec son environnement : ainsi nos gènes, soit le patrimoine hérité de
nos ancêtres, s’exprimeront différemment selon leurs interactions avec l’environnement. Les
découvertes en épigénétique au début des années 2000 ont permis de comprendre que ce qui
conditionne la vie n’est pas seulement l’hérédité des caractères transmis par nos ancêtres (« le
génome »), mais aussi, et peut-être même plus largement, notre interaction quotidienne et
prolongée avec l’environnement294. Ces découvertes sont venues confirmer l’idée selon laquelle
la possibilité que perdure la vie dans l’avenir est compromise, de par le fait que notre interaction
actuelle avec l’environnement, et notamment avec les perturbateurs endocriniens, non
seulement affectent négativement notre épigénome, mais de surcroît, les dégâts causés sur ce
dernier seront la plupart du temps transmis aux descendants. A titre d’exemple, Nous savons
que « les enfants des femmes qui ont pris à un moment donné du Distilbène, même s’ils n’ont
pas pris de Distilbène, ont pourtant les symptômes Distilbène, car ils ont un épigénome
Distilbène. Le Distilbène n’attaque pas l’ADN, ce n’est pas un mutagène ni un cancérigène,
c’est un perturbateur endocrinien, qui va modifier les marques épigénétiques au niveau de
l’ADN. L’expression de l’ADN est perturbée au point que les systèmes reproducteurs de la
descendance ne sont pas fonctionnels, au point de déclencher des cancers au niveau des
organes de reproduction »295. Des effets similaires sont produits par l’ensemble des
perturbateurs endocriniens auxquels, comme nous l’avons évoqué précédemment, nous
sommes aujourd’hui principalement exposés par notre alimentation. En d’autres termes, nos
interactions quotidiennes avec l’environnement définissent et constituent non seulement notre
santé, mais influent également grandement sur comment sera celle de nos descendants. Ces
découvertes et l’accès à ces connaissances impliquent ainsi d’autant plus un principe de

293
Morange Michel, “The relations between genetics and epigenetics: a historical point of view”, Ann
NY Acad Sci, 981, 2002, p. 50-60.
294
Farbos Isabelle, « L’épigénétique et les environnements de notre quotidien. Comment préserver
notre santé ? », Maryse Bonnefoy éd., Santé et épanouissement de l’enfant : dans quel environnement ?
ERES, 2018, p. 67-86.
295
Ibid.

110
« responsabilité », tant nous savons que nous pouvons conditionner non seulement notre santé,
mais aussi celles des futures générations, soit de manière « positive », soit de manière
« négative ». C’est en tout cas ce qu’affirme Isabelle Farbos, docteur en génétique et biologie
moléculaire : « maintenant, nous pouvons choisir, nous sommes davantage maîtres de votre
destin génétique, il y a moins de fatalité ADN puisque ce n’est pas lui qui est tout-puissant et
que ce sont les environnements qui vont jouer sur la lecture des gènes : soit on met son ADN
dans un environnement cellulaire très favorable, qui correspond à cet environnement visuel, et
l’ADN pourra délivrer son potentiel maximum ; la cellule va bien fonctionner, les organes
aussi, et on aura un phénotype correspondant. Mais, si l’environnement cellulaire est pollué
par un cocktail chimique important, il va y avoir un risque d’interaction entre l’ADN et les
molécules chimiques indésirables, ce qui ne va pas optimiser la lecture du patrimoine
génétique. C’est à nous de choisir, nous devenons responsables »296. Il semble ainsi que l’idée
d’un « principe de responsabilité » développée par Hans Jonas non seulement corrobore avec
les découvertes scientifiques les plus récentes quant à ce qui conditionne la santé humaine, et
la menace que représentent les perturbateurs endocriniens, mais de plus, s’inscrit pleinement
dans le contexte de la transition épidémiologique nécessitant une considération
environnementale de la santé. Ainsi, lorsque que Jonas formule un nouvel « impératif
catégorique » sous forme de maxime Kantienne adaptée au principe de responsabilité face aux
menaces causées par l’industrie et la technoscience : « L’impératif catégorique de Kant
affirmait : « Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une
lois universelle ». […] Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse
au nouveau type de sujet de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets
de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur
terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient
pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets
pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de
nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme
objet secondaire de ton vouloir »297, il semble que le terme « agis » présent au début des
maximes pourrait également devenir « interagis avec ton environnement » (« de façon que les
effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine

296
Ibid.
297
Jonas Hans, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, traduit de
l’allemand par Jean Greisch, Paris, Les Editions du Cerf, 1990. Traduit de : Das Prinzip Verantwortung,
Frankfurt, Insel Verlag, 1979, p. 39-40.

111
sur terre »). Cela inclut indubitablement l’alimentation, qui conditionne en grande partie notre
interaction avec l’environnement, favorablement ou défavorablement. De même, la démarche
de penser comme envisageable de lutter contre les inégalités sociales de santé par de la
prévention quant aux liens entre l’alimentation et la santé n’a de sens uniquement que par
rapport au contexte de la transition épidémiologique. Autrement dit, il semble qu’il n’aurait pas
été justifié de souhaiter « intervenir » dans la volonté de bouleverser les représentations et les
pratiques d’une population donnée si la menace n'était pas aussi conséquente. Le principe de
précaution inclut l’idée que face à la menace de disparition de la vie engendrée par la
technoscience et l’industrialisation, c’est la conservation de la vie qui doit être donnée comme
priorité, et ainsi, que nous devons agir de manière à ce que la vie puisse perdurer. Selon Jonas,
« […] l’obligation dont nous parlons ici est apparue seulement avec la mise en danger de ce
qui est en jeu ici. Auparavant, parler de choses semblables n’aurais pas eu de sens. Ce qui est
en jeu demande à prendre la parole. Brusquement ce qui est tout bonnement donné, ce qui est
pris comme allant de soi, ce à quoi on ne réfléchit jamais dans le but de l’action : qu’il y ait
des hommes, qu’il y ait la vie, qu’il y ait un monde fait pour cela, se trouve placé sous
l’éclairage orageux de la menace émanant de l’agir humain. C’est dans cette même lueur
d’orage qu’apparait la nouvelle obligation. Née de la menace, elle insiste nécessairement avant
tout sur une éthique de la conservation, de la préservation, de l’empêchement et non sur une
éthique du progrès et du perfectionnement »298. Le principe de précaution, tel qu’il fut pensé
par Hans Jonas nous permet ainsi de répondre à la question que nous nous posions
précédemment, à propos de la légitimité du chercheur en sciences sociales à utiliser sa capacité
de compréhension des représentations, des normes et des pratiques, avec pour fin de proposer
des réflexions pour bousculer ces dernières (dans la volonté de lutter contre les inégalités
sociales de santé et contre le développement des maladies chroniques), au moins de nous
positionner face à celles-ci. La réflexion éthique et morale développée par le philosophe par en
effet du principe que face à la menace, « L’avenir de l’humanité est la première obligation du
comportement collectif humain à l’âge de la civilisation technique devenue « toute-puissante »
modo negativo. Manifestement l’avenir de la nature y est compris comme condition sine qua
non, mais même indépendamment de cela, c’est une responsabilité métaphysique en et pour soi,
depuis que l’homme est devenu dangereux non seulement pour lui-même, mais pour la
biosphère entière »299. Si la progression des pathologies et des maladies chroniques, combinée

298
Ibid., p. 265-266.
299
Ibid., p. 261.

112
aux menaces produites par les perturbateurs endocriniens sur notre capacité à nous reproduire
et donc sur la perduration de la vie elle-même, ainsi qu’aux multiples effets transgénérationnels
sur l’épigénome des agents pathogènes diffusés dans l’environnement par l’activité humaine
industrielle et technique, représentent bel et bien une menace non seulement pour la vie mais
de surcroît pour la possibilité qu’elle persiste pour les futures générations ; nous proposons alors
de considérer la qualité de nos interactions avec l’environnement de même comme une priorité.
Devient alors une « obligation », à partir de l’éthique développée par Jonas, la prévention des
liens entre nos interactions avec l’environnement et notre santé, notamment via notre
alimentation. Une telle prévention ne doit pas prendre la forme « d’allégations de santé », ou
bien d’un « discours médical » imposé par l’institution médicale aux populations issues des
milieux les plus précaires, sous forme de domination induisant une violence symbolique, mais
plutôt celle d’une éducation qui dispose des connaissances nécessaires au développement d’une
conscience des enjeux représentés par la transition épidémiologique et la santé
environnementale. A l’inverse, ne peut-on pas considérer comme « irresponsable », voire
« coupable », une situation dans laquelle nous connaissons ces enjeux, et les risques et dangers
auxquels s’exposent les populations, directement de par leurs comportements dans le cas de la
consommation alimentaire, sans rien faire pour tenter de fournir à celles-ci des éléments pour
prendre conscience de ce à quoi elles s’exposent ? Il convient certainement ici de nuancer notre
propos, en étant bien conscients que la nature même de la recherche scientifique est avant tout
de chercher et de comprendre, plutôt que d’intervenir. La position du chercheur qui souhaite
cependant « intervenir », en plus de chercher et de comprendre, semble également défendable,
particulièrement lorsque sa recherche s’oriente vers un sujet directement en lien avec les
menaces et problèmes causés par l’industrialisation et la technoscience. Dans la mesure où le
chercheur, une fois qu’il possède les connaissances nécessaires à la compréhension et la
conscience des enjeux soulevés par sa recherche, en devient en quelques sortes un acteur.
L’acteur est d’autant plus « responsable » dans la mesure où, face à des enjeux tels que la
menace d’une remise en question de la possibilité que la vie perdure telle qu’elle a jusqu’ici
existée, la non-action et la neutralité peuvent être identifiés comme une forme de
« négligence ». Selon Jonas, « La condition de la responsabilité est le pouvoir causal. L’acteur
doit répondre de son acte : il est tenu pour responsable de ses conséquences et le cas échéant
on lui en fait porter la responsabilité. Cela a d’abord une signification juridique et non à
proprement parler une signification morale. Le dommage commis doit être réparé, même si la
cause n’était pas un méfait, même si la conséquence n’était ni prévue ni voulue. […] La
négligence est ici l’unique chose qui doit éventuellement être dite moralement coupable et elle

113
l’est en un sens trivial. »300. Le chercheur qui souhaite « intervenir » dans le cadre d’une
recherche portant sur une menace engendrée par l’industrialisation des sociétés et la
technoscience, ce que nous entendons comme contribuer à produire un ensemble de
connaissances qui auront pour finalité de lutter contre les menaces engendrées par celles-là, se
voit ainsi rejoindre la démarche proposée par Jonas dans son développement d’un tel de principe
de responsabilité, ainsi que d’une « éthique du futur ». Cette dernière semble nécessiter une
association des sciences physiques, afin de comprendre ce que représentent les risques et les
menaces pour l’humain, et des sciences humaines, afin de comprendre non seulement les enjeux
sociaux liés à ces risques et menaces, mais aussi de dégager des perspectives d’anticipations et
de réactions possibles, adaptées au contexte social. Selon Hans Jonas, « l’éthique du futur »
« ne désigne pas l’éthique dans l’avenir – une éthique conçue aujourd’hui pour nos
descendants futurs -, mais une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le
protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente. La nécessité s’en
est imposée parce que notre action d’aujourd’hui, sous le signe d’une globalisation de la
technique, est devenue si grosse d’avenir, au sens menaçant du terme, que la responsabilité
morale impose de prendre en considération, au fil de nos décisions quotidiennes, le bien de
ceux qui seront ultérieurement affectés par elles sans avoir été consultés. La responsabilité
nous en incombe sans que nous le voulions, en raison de la dimension de la puissance que nous
exerçons quotidiennement au service de ce qui est proche, mais que nous laissons
involontairement se répercuter au loin. Cette responsabilité doit être du même ordre de
grandeur que cette puissance, et, comme celle-ci, englobe donc tout l’avenir de l’homme sur
terre. Jamais une époque n’a disposé d’une telle puissance – de surcroît constamment et
nécessairement active -, ni porté une telle responsabilité. Cette dernière ne peut donc s’exercer
qu’en étant liée à un savoir. Le savoir qui est ici requis est double : objectivement, une
connaissance des causes physiques ; subjectivement, une connaissance des fins humaines. »301

Il nous semble ainsi que les sciences sociales puissent être légitimement utilisées de
manière à produire des connaissances vouées à repousser les menaces engendrées par
l’industrialisation des sociétés et la technoscience, et donc, pour ce qui est de notre recherche,
à lutter non seulement contre le développement des pathologies et des maladies chroniques,
mais aussi contre les inégalités sociales de santé dans le contexte de la transition

300
Ibid., p. 179.
301
Hans Jonas, Pour une éthique du futur, traduit de l’allemand par Cornille Sabine et Ivernel Philippe,
Paris, Editions Payots et Rivages, 1998, p. 69-70.

114
épidémiologique. Une telle contribution n’a pas la prétention de parvenir à elle-seule à contrer
la croissance du développement des maladies chroniques, mais plutôt la volonté de s’inscrire
dans un courant de pensée et de réflexions, notamment en sciences sociales et philosophie,
visant à prévenir des risques et des menaces engendrées par la technoscience. Selon Frédérick
Lemarchand, « Si nous sommes, comme le pensait Anders, depuis 1945, une espèce en sursis,
la question est donc de savoir comment repousser indéfiniment l’échéance de la fin »302, tel est
en effet l’enjeu de la démarche dans laquelle notre contribution à la vocation de s’inscrire.

Nous avons jusqu’ici développé des réflexions en sociologie de l’alimentation ainsi


qu’en sociologie de la santé, notamment à propos du rôle à jouer de la sociologie en tant que
science œuvrant pour la santé publique. En mobilisant des données à la fois sociologiques et
extra-sociologiques, nous avons tenté de comprendre et d’expliquer quels sont les enjeux de
l’alimentation, en tant sphère de la vie quotidienne constituée de représentations et de pratiques
socialement construites, pour la santé publique ainsi que les inégalités sociales de santé. La
question est désormais de savoir comment nous pourrions, via une recherche sociologique, faire
face à ces enjeux et ainsi contribuer au développement de connaissances en sociologie de
l’alimentation et de la santé, permettant de lutter contre les menaces induites dans le contexte
de la transition épidémiologique, notamment par les maladies chroniques et les inégalités
sociales de santé qui leur sont associées.

1.7 : Pourquoi les enfants ? Pour une sociologie des représentations de l’alimentation
et de la santé, des pratiques alimentaires et de l’éducation à l’alimentation

A. L’humain, son alimentation, et l’enfant au regard du principe de responsabilité

En 1972, lors de la « Conférence des Nations-unies sur l'environnement de Stockholm »,


les pays membres de l’ONU ont ensemble décidé d’un ensemble de principes visant à favoriser
la sauvegarde de l’environnement et de la vie terrestre, face aux prises de conscience alors très
récentes à propos de la crise écologique en cours. Le premier principe décidé fut que « l’homme
a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un
environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir
solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et

302
Lemarchand Frédérick, « Pour dépasser le concept du risque », in Dominique Bourg et al., Du risque
à la menace, Presses Universitaires de France, L'écologie en questions, 2013, p. 127-144.

115
futures »303. Le principe de responsabilité s’est ensuite associé à l’idée d’un principe de
précaution pour faire face aux dégradations que subit l’environnement au cours de la crise
écologique provoquée par l’activité (industrielle) humaine. A également été formulé, cette fois
au cours de la conférence des Nations-Unies sur le développement et l’environnement de Rio
en 1992, le principe selon lequel « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles,
l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte à remettre à plus tard
l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Le
principe de responsabilité et le principe de précaution formulés ainsi à l’égard de
l’environnement furent également adoptés dans le droit français, notamment dans l’article
L.110 du code de l’environnement, dans lequel sont contenues les idées que « la protection, la
mise en valeur, la restauration, la remise en état et la gestion des espaces, ressources et milieux
naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité
et les équilibres biologiques auxquels ils participent sont d’intérêt général et concourent à
l’objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la
santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre aux leurs »304, mais aussi que « Le principe de précaution, selon lequel l'absence de
certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas
retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de
dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable »,
ainsi que « le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes
à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement
acceptable. Ce principe implique d'éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu'elle
fournit ; à défaut, d'en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui
n'ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des
fonctions écologiques affectées »305. Si nous ne pouvons ici que saluer (de par le poids des
menaces causées à l’environnement par l’ampleur de la crise écologique) ces principes formulés
par les pays membres de l’ONU, ainsi que leurs adaptations dans la juridiction française, la
question suivante semble cependant s’imposer à nous : dans toutes ces mesures prises, quelle
est la place de l’humain ?

303
Legendre Myriam, « Environnement et santé », Santé Publique, vol. vol. 15, no. 3, 2003, p. 291-302.
304
Ibid.
305
Code de l'environnement, Partie législative (Articles L110-1 à L713-9), Livre Ier : Dispositions
communes (Articles L110-1 à L174-1), Titre Ier : Principes généraux (Articles L110-1 à L110-3).

116
Nous savons en effet désormais que la « santé » de l’environnement impacte largement
celle de l’homme, et ce particulièrement depuis que les sociétés se sont industrialisées, dès lors,
pourquoi ne pas inclure plus explicitement la santé humaine dans la formulation de ces principes
et de ces codes juridiques ? Il semble dans tous les cas que malgré ces propositions, non
seulement la biodiversité continue de « s’effondrer »306, mais aussi que la prévalence des
pathologies et des maladies chroniques continue de croître. Nous pouvons nous poser le même
type de question concernant l’alimentation : dans la mesure où celle-ci joue un rôle déterminant
dans notre santé, en tant que définissant largement notre rapport quotidien avec
« l’environnement », en jouant le rôle d’interaction « choisie » avec celui-ci, quelle est la place
accordée à cette dernière dans l’ensemble des mesures prises pour la sauvegarde et la protection
de l’environnement ? Et de même, les mesures prises en termes de protection de l’humain vis-
à-vis de ses consommations alimentaires sont-elles adaptées à la question de la santé
environnementale ? Nous questionnerons par exemple la signification du concept de « sécurité
alimentaire », dont nous savons que les contrôles et les règles en la matière dépendant en France
de l’ANSES (Agence de sécurité nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de
l’environnement et du travail) ainsi que de la DGA (Direction générale de l’alimentation) et du
ministère de l’agriculture. En nous intéressant aux normes sur lesquelles sont basées l’idée
d’une « sécurité alimentaire », notamment « l’ISO22000 » (« norme internationale » incluant
un ensemble de règles et de normes pour la « sécurité sanitaire » de l’alimentation), nous nous
rendons vite compte que, si elle contient de nombreuses règles visant par exemple à limiter la
dose de produits phytosanitaires utilisés sur les aliments, ses critères d’évaluation sont
davantage centrés sur une considération « hygiéniste » et « microbienne » de la santé, sans
insister sur la question de la santé environnementale. Il semble en fait que le concept de
« sécurité alimentaire » puisse être largement critiqué et/ou repensé, dans un contexte dans
lequel l’alimentation semble de plus en plus, malgré les mesures prises en la matière, nous
exposer au développement de maladies chroniques, et dans lequel, selon la (« tristement »)
célèbre formule de Pierre Rabhi « La nourriture aujourd'hui est tellement toxique que, quand
on se met à table, plutôt que de souhaiter « bon appétit », on devrait se souhaiter « bonne
chance » ». Nous pouvons par exemple nous interroger à propos de l’absence, à l’heure à
laquelle nous écrivons ces lignes, de la prise en compte du degré de transformation des aliments
en tant que critère d’évaluation au sein des organismes responsables de la sécurité alimentaire

306
Abbadie Luc, « L’effondrement de la biodiversité, jusqu’où ? », Revue juridique de l’environnement,
vol. volume 43, no. 3, 2018, p. 455-457.

117
en France. Outre la question de l’alimentation, un ensemble conséquent de données
scientifiques, dont nous en avons évoqué quelques-unes précédemment, nous montre que la vie
humaine est largement menacée de par les dégradations de l’environnement, et que, de plus, la
possibilité de vie des futures générations humaines est désormais compromise. Dès lors,
pourquoi ne pas intégrer l’humain, au même titre que « l’environnement », au centre des
propositions formulées par l’ONU mobilisant le principe de responsabilité et le principe de
précaution ? Il semble en fait que, au sein de la « biosphère », l’homme, en tant « qu’animal
politique et social », tel qu’il fut défini par Aristote, soit possiblement « l’animal » le plus
exposé aux dégradations et aux pollutions environnementales. Dans la mesure où sa « nature »
« d’animal social » fait de lui un être dont les actions sont orientées et prises dans des systèmes
culturels, dans lesquels figurent des symboles, des normes, des codes et des règles : il semble
que les individus dont le système culturel se trouve à mi-chemin entre une « culture de la
gourmandise » et un ensemble de représentations positives ou neutres de l’industrialisation et
de la technoscience puissent être les plus menacés, car les plus à même de s’exposer aux
menaces produites par l’industrialisation, sans même possiblement avoir pleinement conscience
des conséquences de leurs actes. Si cette idée reste jusqu’ici conceptuelle et hypothétique, il
suffit de constater qu’au sein de la « biosphère » et de la « biodiversité », c’est bien l’être
humain qui semble le plus atteint par les pathologies et les maladies chroniques d’origines
environnementales. Ainsi si le « principe de responsabilité », tel qu’il fut pensé et développé
par Hans Jonas, plaçait bien la vie humaine au centre de ces enjeux et ce au même titre que
l’environnement, pourquoi ne pas inclure de même la vie humaine comme un enjeu principal
du principe de précaution ? Particulièrement lorsqu’un ensemble de données nous montre que
celle-ci est largement déjà menacée et l’existence de ses générations futures compromise. Au
cours de la résolution sur le principe de précaution du Conseil européen de Nice (2000) ont
cependant été formulées les propositions suivantes : « Le principe de précaution est applicable
au domaine de l’environnement et également à la santé humaine, ainsi que dans les domaines
zoo et phytosanitaires ? ; il se place dans la perspective du développement durable » ainsi que
« Il y a lieu de recourir au principe de précaution dès lors que la possibilité d’effets nocifs sur
la santé ou l’environnement est identifiée et qu’une évaluation scientifique préliminaire sur la
base des données disponibles ne permet pas de conclure avec certitude sur le niveau de
risque »307. Il semble cependant à ce jour difficile d’évaluer de manière générale et holistique
comment et par quelles mesures la « santé humaine » est concrètement intégrée au principe de

307
Godard Olivier, « Le principe de précaution », Revue Projet, vol. 293, no. 4, 2006, p. 39-47.

118
précaution. La « Charte de l’environnement », rédigée en 2005 en tant que loi constitutionnelle
afin de définir les droits et les devoirs relatifs à la protection de l’environnement, a accordé dans
ses articles 7 et 8, « à toute personne le droit d’accéder aux informations relatives à
l’environnement détenues par les autorités publiques, le droit de participer à l’élaboration des
décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement et de bénéficier d’une éducation
aux questionnements environnementaux »308. Les thèmes de l’accès aux informations ainsi que
de l’éducation nous semblent particulièrement intéressants à questionner, tant, comme nous
l’avons précédemment exposé, nous pensons que la prévalence des maladies non transmissibles
dépend davantage de la prévention et ainsi de l’accès aux informations et aux connaissances
que de l’accès aux soins : dans la mesure où celles-ci sont difficilement « soignables » (telles
que le sont la plupart des maladies virales via un traitement médicamenteux) et dépendent en
partie des comportements (ces derniers dépendant eux-mêmes des représentations ainsi que des
connaissances). La question de la « responsabilité » chez Hans Jonas implique nécessairement
celle de l’éducation en tant que transmission des connaissances nécessaires à la conscience de
notre responsabilité envers l’environnement et la vie. Sont distinguées par Jonas l’éducation
parentale et l’éducation institutionnelle (incarnée par l’école publique), incluant deux formes
différentes de « responsabilité », la seconde étant de l’ordre politique et sociale : « Si la
responsabilité parentale est naturelle, concrète (les parents sont les auteurs mêmes de ce dont
ils sont responsables) et ne concerne que les plus proches, la responsabilité de l’homme
politique est artificielle, dans la mesure où elle prend en charge quelque chose de préexistant
et qu’elle concerne des individus anonymes. L’exercice de l’une est direct, l’autre est
médiatisée par des moyens institutionnels. Mais elles partagent, aux yeux de Jonas, les trois
caractéristiques déjà évoquées de totalité, de continuité et de l’avenir. La responsabilité
politique porte sur les conditions de possibilité de la vie et de la vie bonne (certes selon des
paramètres différents de ceux de la responsabilité parentale, dans la mesure où l’homme
politique doit prendre en compte la totalité des sujets) »309. Ainsi l’éducation aux enjeux
environnementaux (et ainsi de santé environnementale, humaine, qui n’est pas à isoler de ceux-
ci) au sein de l’école publique nous semble à considérer comme primordiale en vertu de
l’application du « principe de responsabilité ». De même, le principe de responsabilité, dont la
finalité est la possibilité de vie des futures générations, place « l’enfant » en son centre et en

308
Laquièze Alain, « L'introduction du principe de précaution dans la Constitution : sens ou non-sens ?
», Revue de métaphysique et de morale, vol. 76, no. 4, 2012, p. 549-562.
309
Theis Robert, Jonas. Habiter le monde, sous la direction de Theis Robert. Paris, Michalon, Le Bien
Commun, 2008, p. 77.

119
tant que son principal intérêt, non seulement en tant qu’incarnation de la génération future, mais
également en tant qu’être vulnérable envers qui il existe ainsi une responsabilité morale310.
Selon Julien Damon, « Dans la civilisation technologique, l’homme dispose d’une
extraordinaire puissance qui fait en permanence planer la menace de la catastrophe
irréversible. La responsabilité qui portait avant tout sur le passé en vient à se tourner vers
l’avenir afin de préserver ce qui est fragile : la vie, les enfants, la planète, la cité. Le travail de
Jonas s’appuie sur une analyse approfondie de l’essence de la responsabilité. Il note que la
responsabilité parentale est « dans le temps et par essence l’archétype de toute
responsabilité », et que l’enfant reste « l’objet élémentaire de la responsabilité »311. Dans le
contexte actuel, les enfants peuvent de surcroît être identifiés comme une population
particulièrement vulnérable, notamment de par le fait qu’ils sont les plus concernés et ciblés
par des campagnes publicitaires agressives pour aliments ultra-transformés312.

Si nous avons porté un intérêt particulier à l’alimentation, en tant que médiatrice


quotidienne de notre rapport avec « l’environnement » ayant la capacité soit d’améliorer notre
santé soit de la dégrader, et ce particulièrement dans le contexte de la transition
épidémiologique, de même qu’en tant que capacité d’agir quotidienne des individus et des
populations (via la consommation), définissant leur rapport avec l’environnement, ainsi qu’en
tant que pratique socialement et symboliquement orientée, dépendant de notre culture et de nos
représentations : il nous semble dès lors particulièrement intéressant de nous pencher sur la
question de l’éducation à l’alimentation en tant que, de même que l’éducation à
l’environnement, répondant aux enjeux soulevés par le « principe de responsabilité » (tel qu’il
fut pensé par Jonas). En effet si le principe de responsabilité et le principe de précaution
semblent devoir penser et placer l’humain et sa santé comme tout aussi importants que
l’environnement, dans la mesure où la santé de l’un est liée à la santé de l’autre et de sorte à ce
que la santé des deux est nécessaire pour que la vie puisse continuer, alors une telle « éducation
à l’alimentation » consciente des enjeux environnementaux et ayant pour objectif d’en rendre
les enfants eux-aussi conscients, ainsi que des risques et des dangers auxquels ils sont et seront

310
Molinari Luisa et Giuseppina Speltini, « Représentations sociales de la responsabilité éducative »,
Bulletin de psychologie, vol. numéro 488, no. 2, 2007, p. 99-113.
311
Damon Julien, « Hans Jonas. La responsabilité tournée vers l’avenir », 100 penseurs de la société,
Sous la direction de Damon Julien, Presses Universitaires de France, 2016, p. 117-118.
312
Mallarino Christina, Gómez Luiz F., González-Zapata Laura, Cadena, Yazmin, & Parra Diana C.,
“Advertising of ultra-processed foods and beverages: children as a vulnerable population”. Revista De
Saude Publica, 47(5), 2013, p. 1006–1010. ; Martines Reneta Maroa, Machado Priscilia Pereira, Levy,
Reneta Bertazzi, Rauber, Fernanda, “Association between watching TV whilst eating and children's
consumption of ultraprocessed foods in United Kingdom”, Maternal & Child Nutrition, 15(4), 2019.
120
susceptibles de s’exposer via l’alimentation apparait logiquement comme indispensable. C’est
en tout cas une idée qui est également défendue par Anthony Fardet. Selon lui, « Alors que nous
mangeons trois fois par jour et ce que ce que nous mangeons joue un rôle majeur sur notre
espérance de vie, il est sidérant de voir le faible niveau de connaissances nutritionnelles chez
nos concitoyens. […]. Je suis convaincu que l’alimentation holistique devrait être enseignée
dès l’âge de trois ans à l’école, afin de permettre aux jeunes de faire ensuite les meilleurs choix
nutritionnels pour leur santé et celle de la planète. Avec le soutien des enseignants, un enfant
peut comprendre la différence entre un aliment brut et un plat ultra-transformé. Un enfant peut
comprendre comment nos choix alimentaires préservent ou au contraire nuisent à la planète.
Un enfant peut apprendre à décrypter les messages publicitaires dont il est bombardé lorsqu’il
regarde la télévision »313. Nous savons de plus que les enfants intériorisent les goûts et
habitudes alimentaires de manière complexe, puisque le processus d’intériorisation dépend
aussi bien de la famille et de l’éducation familiale que des habitudes quotidiennes des enfants,
ainsi que de leur socialisation avec les autres enfants, donc y compris à l’école. Alors que pour
Pierre Bourdieu, les goûts alimentaires transmis par la famille représentent « la marque la plus
forte et la plus inaltérable des apprentissages primitifs, ceux qui survivent le plus longtemps à
l’éloignement ou à l’écroulement du monde natal et qui en soutiennent le plus durablement la
nostalgie »314, selon Claude Fischler, ce n’est pas à proprement parler la transmission des goûts
des parents aux enfants qui permettent à ces derniers d’intérioriser un ensemble de goûts et de
« règles culinaires », mais l’expérience quotidienne et répétée des enfants avec leur
alimentation315. Nous pouvons ainsi nous demander quel rôle pourrait jouer l’école dans
l’intériorisation de représentations et de pratiques alimentaires via une éducation à
l’alimentation, en tant qu’expérience répétée influençant l’intériorisation par les enfants de
telles « règles culinaires ».

L’enjeu principal est de savoir si l’école, en tant que responsable d’une mission de
transmission de savoirs et de règles communes aux enfants à la fois dans l’intérêt de ces derniers
comme dans l’intérêt général de la société, pourrait contribuer à lutter contre les inégalités
sociales de santé (ainsi qu’une amélioration générale de la santé publique face à la prévalence
croissante des maladies chroniques), dans le contexte de la transition épidémiologique, par la
transmission de connaissances à propos des liens entre l’alimentation, la santé et

313
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 221-222.
314
Bourdieu Pierre, La Distinction – critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de minuit, 1979.
315
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 99

121
l’environnement. Dans la mesure où ces connaissances sont socialement inégalement réparties,
et de par le fait que la santé des populations dépend finalement de plus en plus de celles-ci,
n’est-ce pas à l’école de dispenser l’application du principe de responsabilité en fournissant une
éducation adéquate ? Si l’idée semble aller de soi dès lors que l’on prend conscience des enjeux
autour de la question de la santé environnemental ainsi que, dans ce contexte, du rôle majeur
de l’alimentation dans la santé publique, il semble qu’envisager la possibilité d’une telle
éducation à l’alimentation nécessite aussi bien la mobilisation des connaissances en nutrition et
en santé environnementale, qu’un regard sociologique. De par le fait que l’alimentation
recouvre un ensemble de représentations et de pratiques culturellement, socialement et
symboliquement orientées, la contribution de la sociologie tentera de réduire le plus possible
les effets pervers que pourraient avoir une telle forme d’éducation. C’est-à-dire en tentant de
minimiser la « distance culturelle » qui, étant engendrée entre le discours médical et les milieux
populaires316 dans la santé publique, pourrait bien devenir encore plus conséquente lorsqu’il
s’agit de l’alimentation, de par la dimension (voire « nature ») culturelle de cette dernière.

B. À propos de l’éducation à l’alimentation

L’idée d’une « éducation à l’alimentation » à l’école n’est pas nouvelle, et se retrouve


dans plusieurs démarches : politiques publiques, articles de loi, arrêtés ministériels et
concertations de groupes de réflexion. L’article L312-17-3 du code de l’éducation (datant du
13 février 2016) stipule qu’une « information et une éducation à l'alimentation et à la lutte
contre le gaspillage alimentaire, cohérentes avec les orientations du programme national
relatif à la nutrition et à la santé mentionné à l'article L. 3231-1 du code de la santé publique
et du programme national pour l'alimentation mentionné à l'article L. 1 du code rural et de la
pêche maritime, sont dispensées dans les établissements d'enseignement scolaire, dans le cadre
des enseignements ou du projet éducatif territorial mentionné à l'article L. 551-1 du présent
code. Cette information et cette éducation s'accompagnent d'un état des lieux du gaspillage
alimentaire constaté par le gestionnaire des services de restauration collective scolaire de
l'établissement ». La loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt (LAAF) du 13
octobre 2014, ainsi la loi relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire du 11 février 2016317
mentionnent également que les établissements scolaires doivent dispenser une éducation à

316
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p. 9.
317
Avis n°84 du Conseil National de l’Alimentation. https://cna-alimentation.fr/download/avis-n84-
education-a-lalimentation/

122
l’alimentation. De même, l’avis n°84 du Conseil National de l’alimentation318 promeut l’idée
et la nécessité d’une telle « éducation à l’alimentation ». Selon Le rapport de cet avis, « Le
groupe de concertation du CNA sur l'éducation à l'alimentation a réalisé un suivi des
recommandations antérieures du CNA sur le sujet, en identifiant notamment les actions phares
aujourd'hui mises en place par les parties prenantes. Il a ensuite défini des priorités d'actions.
Le groupe de concertation a ainsi formulé neuf recommandations clés à destination des
décideurs publics et privés selon deux ambitions partagées : une éducation à tous les âges de
la vie pour rendre autonome et construire une vision globale de l'alimentation, une cohérence
et une complémentarité des messages »319. Ces recommandations clés, proposées « pour
améliorer les politiques publiques relatives à l’alimentation ainsi que les pratiques des acteurs
de la chaîne alimentaire »320, formulées par un conseil co-présidé par le sociologue Jean-Pierre
Corbeau, sont de : « Prendre prioritairement en compte les inégalités sociales, de santé et
territoriales: agir avec une approche spécifique par public cible et par territoire ; Renforcer
l'éducation à l'alimentation par la pratique culinaire, le goût et/ou les jardins pédagogiques ;
Donner des informations claires et factuelles au moment de l'acte d'achat ; Développer, revoir
et/ou généraliser la formation continue et initiale sur l'alimentation des professionnels amenés
à faire passer des messages sur l'alimentation. Élaborer et diffuser un guide de formation
commun ; Informer et sensibiliser tous les parents, notamment via les grands médias et
internet ; Insérer l'éducation à l'alimentation dans un continuum éducatif ; Augmenter les
moyens financiers publics nationaux et territoriaux pour l'éducation à l'alimentation ; Mieux
encadrer la publicité et le marketing alimentaire, notamment en direction des moins de 16ans.
Orienter les professionnels vers un marketing plus responsable ; S'assurer de l'accessibilité
pour tous (fruits et légumes, bio, local, démarches de progrès, etc.) en cohérence avec les
messages des pouvoirs publics sur l'alimentation »321. Parmi cet ensemble de recommandation
destiné aux pouvoirs publics et ainsi à la mise en place de politiques publiques, celle d’insérer
une éducation dans un « continuum éducatif » correspond à l’idée d’une éducation à
l’alimentation à l’école telle que nous l’avons évoqué précédemment. Selon le Conseil National
de l’alimentation, « L'école est un des lieux privilégiés d'éducation à l'alimentation. Il est

318
Le Conseil National pour l’alimentation est une « instance consultative française placée auprès des
ministres de l'environnement, de l’agriculture, de la santé et de la consommation » en 1985, notamment
à l’origine du Programme National pour l’Alimentation.
319
Avis n°84 du Conseil National de l’Alimentation. https://cna-alimentation.fr/download/avis-n84-
education-a-lalimentation/
320
Ibid.
321
Ibid., p. 14-18

123
nécessaire d'inscrire celle-ci dans un continuum éducatif avec des actions cohérentes et
interdisciplinaires tout au long de la scolarité, pour tous les élèves, comprenant des étapes
complémentaires. L'éducation à l'alimentation en milieu scolaire est l'affaire de l'ensemble de
la communauté éducative, qui la met en œuvre dans le respect des missions de chacun, du projet
d'école ou d'établissement et en fonction des besoins identifiés en comité d'éducation à la santé
et à la citoyenneté dans le second degré. […] Il est nécessaire de penser des programmes
scolaires et autres relais éducatifs (activités périscolaires, centre sociaux) permettant de
redonner au grand public le goût des métiers de la terre, en lien avec les enjeux de santé
humaine et environnementale d'aujourd'hui »322. Nous pouvons dès lors nous poser la question
du contenu de tels programmes scolaires, ainsi que de l’adaptation de ceux-ci aux enjeux de
santé dans le contexte de la transition épidémiologique, mais aussi aux différentes
représentations de l’alimentation des enfants en fonction de leurs origines sociales. A propos
de « l’éducation à l’alimentation », le Conseil National de l’Alimentation définit celle-ci
comme permettant « d'acquérir les connaissances utiles à chacun pour réaliser ses propres
choix constructeurs d'une alimentation favorable à la santé […]. Cette éducation doit ainsi
porter sur l'ensemble des dimensions de l'alimentation (répertoires du comestible, culinaire et
gastronomique, plaisir sensoriel) et accompagner le mangeur à tous les âges de la vie.
L’éducation à l'alimentation participe aussi au renforcement du lien social et à l'émergence
d'une citoyenneté consciente des effets positifs ou négatifs de certains types de consommations
sur l’état de notre planète »323. Il dénonce cependant les dangers d’une éducation nutritionnelle
qui postulerait « l’existence intrinsèque de « bons et de mauvais aliments », qui dès lors
« revendique une approche qui passe facilement de l’information à l’injonction, de la
connaissance complexe à la caricature réductrice. En évacuant le mangeur et sa singularité, il
ignore toutes les fonctions mobilisées autour de notre alimentation et crée une distinction
objective avec la globalité compréhensive de « l’éducation à l'alimentation ». Ce courant, qui
participe à la médicalisation de l’alimentation et à son désenchantement, se limite à des
approches issues de l’hygiénisme et « déconstruit » notre alimentation oubliant que nous ne
mangeons pas des nutriments en tant que tels mais des aliments, des mets souvent inclus dans
des structures de repas partagés créateurs de lien social et de plaisir »324. S’il semble aller de
soi (d’après les connaissances mobilisées précédemment, notamment issues de Critique de la

322
Ibid., p. 16-17.
323
Ibid., p. 12.
324
Ibid., p. 12.

124
santé publique325) que, pour être efficace, l’éducation à l’alimentation doit prendre en compte
les différentes cultures auxquelles elle s’adresse, ainsi que relever davantage de l’information
que de l’injonction, comment cependant permettre une éducation à l’alimentation dont un des
objectifs est l’amélioration de la santé humaine et environnementale sans distinguer des
aliments « bons » et des « mauvais » ? Le système de classification NOVA, qui classe les
aliments selon leur degré de transformation, dont on sait que celui-ci influe sur la santé
humaine, mais également sur la « santé » de l’environnement (dans la mesure où les aliments
les plus transformés sont la plupart du temps ceux qui contiennent le plus d’agents pathogènes
et chimiques, requis pour la production industrielle de masse), pourrait être une réponse
pertinente à la nécessité d’éduquer aux effets des aliments sur la santé tout en tentant de limiter
une telle approche relevant de l’injonction et distinguant le « bon » du « mauvais ». Nous nous
interrogerons cependant sur la notion de « plaisir » mobilisée par le conseil : dans quelle mesure
une éducation à l’alimentation (favorable à la santé) doit-elle prendre en compte la question du
plaisir engendrée par les repas, dans un contexte dans lequel la plupart des aliments qui
semblent associés dans la conscience collective au plaisir représentent des menaces pour la
santé326 ? Une enquête sociologique de terrain serait l’occasion de s’intéresser de plus près aux
représentations du « plaisir » ainsi que de la « santé » dans l’alimentation des enfants. L’article
L.121-4 du code de l’éducation stipule lui que « L’école a notamment une mission de promotion
de la santé, mission dont le champ couvre l'élaboration, la mise en œuvre et l'évaluation de
programmes d'éducation à la santé destinés à développer les connaissances des élèves à l'égard
de leur santé ainsi que la participation à la politique de prévention sanitaire mise en œuvre en
faveur des enfants et des adolescents, aux niveaux national, régional et départemental »327.
Selon un rapport du ministère de l’éducation et du ministère de l’agriculture et de l’alimentation
nommé « éducation alimentaire de la jeunesse », « L’école doit permettre à tout élève
d’acquérir les savoirs et compétences indispensables pour adopter des comportements
alimentaires pertinents pour sa santé et pour l’environnement, dans une démarche de
responsabilisation individuelle et collective »328. D’après ce rapport, plusieurs opérations ont
été mises en œuvres, notamment dans de nombreuses écoles élémentaires, en suivant les

325
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit.
326
Les aliments que les enfants associent au « plaisir » sont très souvent des aliments ultra-transformés
et industriels, particulièrement dans les milieux populaires. C’est en tout cas ce que nous avons observé
sur le terrain, nous y reviendrons lors de la troisième partie de la thèse.
327
Ministère de l’éducation et Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, Rapport « éducation
alimentaire de la jeunesse », p. 18.
328
Ibid., p. 18.

125
recommandations du Plan National pour l’Alimentation : « l’opération « classe du goût » est
mise en œuvre dans de nombreuses écoles primaires dans le cadre de partenariats ; l’opération
« semaine du goût » est également bien installée dans les pratiques et mise en œuvre dans la
plupart des territoires ; l’opération « un fruit à la récré » suscité un engouement initial.
Cependant divers problèmes ont émergé : sources d’approvisionnement (familles ou
producteurs locaux), financement (lourdeur des procédures), heure de distribution
(confrontation avec la question du grignotage s’il est consommé à la récréation du matin) ;
l’opération « plaisir à la cantine » connait, quant à elle, un succès grandissant. Elle nécessite
un investissement important des équipes éducatives et de restauration. Elle se décline de façon
très diversifié »329.

Des séances « d’éducation à l’alimentation » peuvent s’intégrer dans tout type


d’enseignement, dans la mesure où tous les champs disciplinaires sont concernés par les
problématiques liées à l’environnement et à la santé330, « tout enseignant peut donc s’impliquer
dans l’éducation alimentaire »331. Cela peut par exemple se faire dans l’organisation de séances
de « classes du goût » ou de « semaines du goût », dans lesquelles les enseignants organisent
des échanges autour du thème de l’alimentation en classe, par exemple en proposant à chaque
enfant d’une classe de ramener à l’école un aliment, de le présenter, puis d’échanger à son
propos avec les autres enfants. Ces séances ont notamment pour objectifs de « faire naître le
plaisir gustatif et favoriser la curiosité et l'ouverture au monde »332.

Il semble ainsi qu’il s’agit aux enseignants eux-mêmes (de par leur gré et volonté) de
faire la démarche d’inclure des informations ou des éléments de réflexion liés à l’éducation à
l’alimentation au sein des cours qu’ils dispensent. Le rapport des ministères invite également
les enseignants à convier des acteurs et intervenants externes aux écoles (« infirmières, agents
territoriaux de l’établissement, experts scientifiques, partenaires, etc. ») pour communiquer
dans des séances d’informations333. L’éducation à l’alimentation peut également prendre forme
lors des repas de cantine, pour lesquels plusieurs opérations ont été lancées, notamment une
campagne de lutte contre le gaspillage alimentaire et de sensibilisation (le projet fut nommé

329
Ibid., p. 38.
330
Ibid., p. 39.
331
Ibid., p. 39.
332
Ministère de l’éducation, présentation de la classe du goût : https://agriculture.gouv.fr/enseignants-
formez-vous-aux-classes-du-goût
333
Ministère de l’éducation et Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, Rapport « éducation
alimentaire de la jeunesse », p. 40.

126
« REGAL ») lancée en 2014 dans l’académie de Caen, en partenariat avec 100 établissements
scolaires. Le rapport « éducation alimentaire de la jeunesse » du Ministère de l’éducation et du
ministère de l’agriculture et de l’alimentation conclut que « S’alimenter est un acte quotidien,
qui répond à un impératif physiologique. Il revêt aussi dans de nombreuses cultures une
fonction sociale importante. Le comportement alimentaire, qui permet d’assurer la fonction de
nutrition, est conditionné par plusieurs déterminants chez les êtres humains, sur lesquels
l’éducation peut agir. L’éducation à l’alimentation, composante de l’éducation à la santé et de
l’éducation tout court, participe à préserver la santé des individus. […] Il s’agit de développer
des compétences qui permettent à chaque individu d’être autonome, libre et responsable face
à son alimentation. Pour ce faire, il est nécessaire d’identifier les déterminants sur lesquels il
est possible d’agir, leviers pour une éducation alimentaire qui vise au développement de
compétences psychosociales. […] La déclinaison de cette stratégie nationale dans des plans
d'actions adaptés aux différentes tranches d'âges passe par une prise en compte des
connaissances scientifiques relatives aux comportements alimentaires et à leurs déterminants.
Les actions doivent être suivies et leurs impacts systématiquement évalués. Ces évaluations
doivent permettre d’identifier les éléments qui sont des points d’appui pour le transfert de ces
actions d’un établissement à un autre. Plus largement elles vont nourrir la réflexion dans le
cadre de l’élaboration de guides méthodologiques »334.

Nous tirerons à notre tour une conclusion de cet état des lieux des lois, arrêtés
ministériels et démarches à propos de l’éducation à l’alimentation (en France), au moment où
nous rédigeons cette thèse, à travers quatre points. Premièrement, nous savons que le
développement d’une « éducation à l’alimentation » à l’école est unanimement reconnu comme
important et nécessaire, et ce pour tous les cycles scolaires, pour les enfants et les adolescents.
Deuxièmement, « l’éducation à l’alimentation » est reconnue par le Ministère de l’éducation,
par le Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, ainsi que par le Conseil National de
l’Alimentation, comme à mettre en lien avec l’éducation à la santé et l’éducation à
l’environnement, et ainsi comme liée aux problématiques relatives à la santé et à
l’environnement. Troisièmement, les mesures conseillées par le Conseil National de
l’Alimentation sont les fruits de consultations de sociologues de l’alimentation, tels que Jean-
Pierre Corbeau : il ainsi est reconnu qu’une telle éducation doit davantage s’orienter vers
l’information que vers l’injonction. Quatrièmement, il apparait d’après les informations ici
rassemblées que l’éducation à l’alimentation semble encore aujourd’hui dans un état

334
Ibid., p. 48.

127
« embryonnaire », ou du moins à ses débuts : dans la mesure où, si la nécessité de celle-ci est
publiquement reconnue et confirmée, il n’existe pour le moment pas de véritable « programme
scolaire » commun à l’ensemble des établissements d’un même cycle scolaire contenant un
ensemble de savoirs devant être transmis par les enseignants, et dont la dispensation est prise
en compte par les inspecteurs académiques de l’éducation. L’éducation à l’alimentation relève
pour le moment et dépend de la volonté de divers acteurs, à savoir tout d’abord des enseignants,
qui peuvent eux-mêmes organiser des séances de cours ou bien des interventions d’intervenants
extérieurs aux écoles, mais aussi des municipalités, des territoires et des académies. Si plusieurs
projets favorables au développement d’une éducation à l’alimentation ont été lancés,
particulièrement depuis 2010, suite aux recommandations du Plan National de l’Alimentation,
orientés vers divers axes comme le gaspillage alimentaire, la socialisation par l’alimentation et
le vivre-ensemble, la question de l’environnement et les conditions de production de
l’alimentation dans l’agriculture, ceux-ci ont été des projets expérimentaux relevant de la
volonté et des démarches d’académies, non véritablement centralisés et régulés par le Ministère
de l’éducation lui-même.

Il semble ainsi que, pour le moment, « l’éducation à l’alimentation » soit envisagée,


dans le système scolaire français, d’une manière similaire que peuvent l’être « l’éducation à
l’environnement », « l’éducation au développement durable », ou encore « l’éducation à
l’égalité des filles et des garçons »335, ainsi que « l’éducation contre le racisme et
l’antisémitisme »336 : c’est-à-dire comme des types d’éducation qui doivent être dispensés par
les établissements scolaires selon des lois et des articles du code de l’éducation, mais dont
l’exercice ou non par les établissements et les enseignants n’est pas contrôlé ni potentiellement
pénalisé par les inspecteurs académiques de l’éducation. Les enseignants se trouvent en effet
face à un ensemble complexe « d’éducations » particulières à réaliser pour suivre ces lois et ces
articles du code de l’éducation, ce qui peut parfois être troublant, face aux injonctions d’assurer
les enseignements inspectés dans le cadre du programme scolaire national du cycle et de l’année
scolaire concernés. En effet selon Roger-François Gauthier, « Il suffit en effet de s’entretenir
avec un professeur de collège, pour apprendre qu’il est en fait confronté à un véritable désordre
quant à ce qu’il doit enseigner. Les parents ne le savent pas : ce professeur est certes tenu
d’enseigner les programmes de sa discipline, mais il doit aussi répondre à d’autres injonctions

335
Selon l’Article 121-1 du code de l'éducation.
336
PLAN NATIONAL de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (2018-2020), délégation
interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.

128
que lui fixe l’Institution. Il existe par exemple un nombre important d’articles de loi qui lui font
obligation d’enseigner quantité d’objets que les spécialistes appellent les « éducations à… ».
De quoi s’agit-il ? […] En effet, qu’il se soit agi de la citoyenneté, de la santé, de l’orientation,
de la protection de l’environnement, de l’esprit de défense, de la sécurité et de la vie affective,
ou encore de la civilité, le Législateur s’est rendu compte au fil des années que le compte n’y
était pas. Il a donc voté divers articles de loi qui obligent l’école à prendre en charge «
l’éducation » à ces domaines. […] Que cette obligation ne soit pas toujours suivie d’effets dans
les établissements, ne serait-ce qu’en raison de la faible motivation, de la formation insuffisante
des professeurs, qui considèrent que ces préoccupations sont extérieures à leur discipline n’est
pas ici notre sujet. Il suffit à ce stade de constater que l’école produit une prescription à deux
faces, les programmes disciplinaires et les « éducations à… », entre lesquelles la cohérence ne
s’impose pas »337. Nous pouvons dès lors nous poser la question de comment les différents
établissements scolaires, ainsi que les différents enseignants organisent ou non un type
d’éducation à l’alimentation, et si oui quels sont les moyens mis en place pour ce faire ? Cela
nous mène également à se poser la question des connaissances dont disposent les enseignants
en matière d’éducation à l’alimentation, dans la mesure où non seulement dispenser celle-ci
relève (plus ou moins) de leur libre arbitre, mais aussi de par le fait qu’ils ne reçoivent pas
préalablement à l’exercice de leur métier une formation dédiée à l’éducation à l’alimentation.
Comment dès lors peuvent-ils en fournir une éducation ? Sur quoi celle-ci se base-t-elle ? Selon
quels critères ? Répondre à ces questions dans le but d’éclaircir ce que représente concrètement,
sur le terrain, aujourd’hui « l’éducation à l’alimentation » nécessite selon nous une enquête à
part entière.

De même, comment les enfants sont amenés à réagir face à une telle éducation, ayant
eux-mêmes des représentations et des pratiques alimentaires différentes selon celles que leur
ont transmises leurs familles (elles-mêmes potentiellement issues de différents milieux
sociaux) ? Selon les idées développées par Dozon et Fassin à propos de la nécessité de réduire
la « distance culturelle »338 entre un discours de santé publique et les populations ciblées par
celui-ci, proposer une « éducation à l’alimentation » (dont certaines de ses finalités sont de
lutter contre les inégalités sociales de santé dans le contexte de la transition épidémiologique,
ainsi que de lutter contre le développement des maladies chroniques) doit préalablement passer

337
Gauthier Roger-François, Ce que l’école devrait enseigner, pour une révolution de la politique
scolaire en France, Dunos, Paris, 2014, p. 14-15.
338
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p .9.

129
par une recherche sociologique à propos des représentations et des pratiques alimentaires des
enfants, issus de différents milieux sociaux.

C. Objet et projet de recherche, pour une enquête de terrain à l’école élémentaire

Il semble que l’école élémentaire puisse être un terrain adapté à une telle enquête
sociologique, pour plusieurs raisons. Si Anthony Fardet préconise l’exercice d’une éducation à
l’alimentation dès la maternelle339, nous pensons que l’école élémentaire soit davantage adaptée
au type d’enquête sociologique que nous souhaitons mener. Une telle étude des représentations
et des comportements alimentaires des enfants semble nous mener vers une enquête de terrain
de type qualitative340 : en passant par des séances d’observations à l’école, des entretiens
collectifs avec des classes, de même que des entretiens semi-directifs avec les enfants et les
enseignants. Il semble ainsi que la réalisation d’entretiens semi-directifs soit à privilégier avec
des enfants suffisamment âgés pour pouvoir effectuer des entretiens semi-directifs (dont la
durée d’usage en sociologie est d’au moins une heure par entretien), développer des réponses
suffisamment fournies pour produire un discours nous permettant d’analyser et de comprendre
leurs représentations, mais aussi vaincre leur timidité et rester suffisamment attentifs et
concentrés durant les entretiens. L’âge des enfants à l’école élémentaire, et ce particulièrement
en son « troisième cycle » (correspondant aux classes de CM1 et de CM2, dans lesquelles les
enfants ont généralement de 8 à 11 ans), semble aussi mieux correspondre aux potentielles
capacités de compréhension des enfants à propos des liens entre l’alimentation, la santé et
l’environnement. Le troisième cycle de l’école élémentaire peut également être perçu comme
correspondant aux dernières années « d’enfance », dans la mesure où le passage au collège
pourra représenter le passage vers l’adolescence ou la préadolescence, pendant lesquelles les
choix alimentaires dépendront généralement de plus en plus de l’autonomie de ces derniers
(nous pensons par exemple au passage de la cantine à l’école élémentaire, dans laquelle la
plupart du temps les repas sont prédéfinis et imposés, vers le « self » proposé dans la plupart
des collèges, dans lequel les adolescents composent leurs repas). Nous préférons de même
concentrer notre enquête uniquement sur l’école élémentaire pour des raisons de faisabilité et
de pertinence scientifique : de par le fait que cette enquête de terrain sera menée en solitaire, et
dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie (donc limitée en termes de temps alloué),

339
Fardet Anthony, Haltes aux aliments ultra-transformés, op.cit., p .221.
340
Nous développerons davantage pourquoi au cours de notre partie consacrée à la méthodologie de
l’enquête de terrain.

130
nous préférons chercher à obtenir suffisamment341 de données et de discours d’enfants de
mêmes âges, afin de pouvoir comparer ceux-ci, pour en déduire des catégories d’enfants ainsi
que des théories à propos de leurs représentations et leurs comportements alimentaires. L’école
élémentaire représente également un cadre d’interactions complexes : entre les enfants et
l’enseignant, mais aussi entre les enfants eux-mêmes et les différentes représentations
intériorisées par ces derniers au cours de leurs éducations familiales respectives, dont la somme
semble notamment influencer les représentations et les pratiques alimentaires. En effet, selon
Fischler, « Des travaux sur les corrélations entre les goûts alimentaires des parents et ceux des
enfants montrent que cette corrélation est faible et qu’elle n’est pas significativement différente
de celle que l’on peut trouver entre les goûts alimentaires des enfants et ceux des parents
d’autres enfants de la même école (Birch, 1988). En d’autres termes, la relation qui peut exister
doit être rapportée à d’autres facteurs (socio-culturels ou autres) plutôt qu’à l’influence directe
des parents sur les enfants. […] Le facteur le plus important dans l’élargissement et la
socialisation des goûts alimentaires de l’enfant est l’influence directe de ses pairs. Il avait déjà
été montré que les préférences alimentaires des enfants pouvaient subir des modifications
importantes sous l’effet de la « suggestion sociale », avec un effet plus marqué chez les sujets
jeunes et une influence plus grande de la part d’individus « dominants » ou avec qui l’enfant
entretient des rapports amicaux »342. De même, interroger les enfants sur leurs pratiques et leurs
consommations alimentaires nous permettra d’obtenir des connaissances significatives à propos
des représentations et des pratiques alimentaires dans la famille de l’enfant interrogé, et
notamment de ses parents. Les interroger à l’école nous semble de même pertinent, dans la
mesure où l’école, en tant que lieu de socialisation des enfants entre eux, est également l’endroit
où s’intérioriseront des représentations liées à l’alimentation qui influeront en retour les
pratiques alimentaires dans les familles de ces enfants343. Nous savons par exemple, d’après
Fischler, que « l’addition d’aliments ou l’adoption de plats initialement extérieurs au système
culinaire d’un groupe survient en particulier dans les cas de contacts ou de brassages
interethniques. (…) On observe fréquemment ce type de phénomènes dans les sociétés
développées où plusieurs communautés vivent en voisinage immédiat. L’ensemble de la société
en vient à considérer la « spécialité » de l’un des groupes ethniques qui la composent comme
sienne. Les Etats-Unis, pays d’immigration par excellence, fournissent une multitude

341
Soit jusqu’à la « saturation » des discours. Nous y reviendrons de même dans notre partie consacrée
à la méthodologie.
342
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 100-101.
343
Ibid., p. 101.

131
d’exemples de ce type ».344 Il s’agira ainsi également de tenter de comprendre, par une enquête
sociologique de terrain à l’école, l’influence des relations entre les différents enfants sur leurs
représentations et comportements alimentaires respectifs. Mais aussi, comment cette influence
se répercute sur la consommation des familles de ces enfants. Nous nous poserons de même la
question du rôle de l’enseignant dans les représentations alimentaires des enfants, dans le cas
de l’exercice d’une éducation à l’alimentation. Une enquête sociologique auprès des enfants
sera également l’occasion de revenir sur la notion du « plaisir » alimentaire, en tentant de
comprendre en quoi celui-ci entre en interaction avec la socialisation des enfants et influence
leurs représentations de l’alimentation et de la santé : dans un contexte décrit par Poulain et
Corbeau comme celui de la « médicalisation de l’alimentation », tandis que nous observions
une « démédicalisation de l’alimentation » dans une période macro-historique, ainsi que
l’existence et diffusion d’une « culture de la gourmandise » (dans laquelle les populations issues
des milieux les plus défavorisés s’exposent le plus aux aliments transformés, de par leur accès
relativement « récent » à la possibilité d’une « gourmandise », notamment en lien avec
l’industrialisation, la production de masse, ainsi que l’apparition des hypermarchés).

Nous entreprenons ainsi de réaliser une enquête sociologique de terrain à l’école


élémentaire, à la fois sur l’éducation à l’alimentation (en tant qu’état des lieux de celle-ci), mais
aussi sur les représentations et les comportements alimentaires des enfants, afin de développer
des connaissances pour une meilleure compréhension de ceux-là, dans la finalité de pouvoir
envisager une éducation à l’alimentation consciente des enjeux représentés par la question de
la santé environnementale345, mais aussi et surtout adaptée aux différentes représentations,
normes et cultures alimentaires des enfants issus de différentes origines sociales. Nous
tenterons, via cette enquête, de répondre aux problématiques suivantes : Par un état des lieux
de l’éducation à l’alimentation à l’école élémentaire, nous chercherons à comprendre Comment
s’articulent les moyens mis en place à l’école élémentaire pour permettre une « éducation à
l'alimentation » ? Quels en sont leurs effets sur les enfants ? Quel est le rôle de « l’éducation à
l’alimentation » à l’école élémentaire ? ». De même, il s’agira de chercher à comprendre : Quels
sont les comportements et les représentations alimentaires des enfants selon leurs différentes
origines sociales ? Répondre à ces questions nécessitera ainsi de réaliser à la fois une sociologie

344
Ibid., p. 163.
345
Soit de la transition épidémiologique, du développement croissant des maladies chroniques et des
croissantes inégalités sociales de santé qui en résultent, des liens entre la santé humaine et la santé de
l’environnement, ainsi que de l’alimentation en tant qu’interaction quotidienne choisie avec notre
environnement.
132
de l’alimentation chez les enfants, mais aussi une sociologie de l’éducation à l’alimentation.
Nous contribuerons ainsi au développement de connaissances dans la finalité de comprendre
comment parvenir à lutter contre les maladies chroniques, l’obésité et les inégalités sociales de
santé, via une prévention à l’alimentation auprès des enfants, ou autrement dit, de comprendre
comment rendre possible l’adoption de représentations et de comportements alimentaires
adaptés aux enjeux sanitaires liés au contexte de la transition épidémiologique, par les futurs
citoyens français.

133
Schéma n°4 : Cheminement pour la construction de l’objet de recherche de la thèse, sociologie des
représentations alimentaires (chez les enfants) et de l’éducation à l’alimentation
134
Nous appellerons les représentations et les comportements alimentaires « adaptés aux
enjeux sanitaires dans le contexte de la transition épidémiologique » « biocompatibles » : c’est-
à-dire compatibles avec la possibilité que la vie puisse perdurer pour les générations futures,
aussi bien la vie humaine que celle de la biodiversité, mais aussi de manière à réduire le temps
passé en mauvaise santé pour les générations actuelles, soit les futures adultes que sont les
enfants de maintenant. Des représentations et des comportements alimentaires
« biocompatibles » ne se réduisent et ne se résument pas à un classement des aliments en une
catégorie « bon » et une catégorie « mauvais » (pour la santé), mais se traduisent par la
conscience de son alimentation : c’est-à-dire la possibilité de se représenter ce qu’une telle
consommation alimentaire peut avoir comme effets à la fois pour soi, mais aussi pour
l’environnement de manière générale. Il ne s’agit pas de la volonté d’imposer une injonction de
manière à ce que les enfants pensent d’une manière à se demander si « puis-je manger cet
aliment ? », mais un ensemble de connaissances visant à ce qu’ils puissent avoir conscience des
relations de cause à effet entre l’alimentation, la santé, et l’environnement. Autrement dit, des
« représentations et des comportements alimentaires biocompatibles » ne doivent non pas
« imposer » une consommation, mais permettre une conscience de celle-ci qui permettrait de
donner les connaissances nécessaires à ce que puisse être « réalisé » l’impératif catégorique
proposé par Hans Jonas, soit : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles
avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »346, via l’alimentation.

346
Jonas Hans, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, op.cit., p.
39.

135
Deuxième partie : Épistémologie et méthodologie

2.1 Préambule

Pour tenter de répondre à ces problématiques, nous avons choisi de réaliser une enquête
de terrain sociologique de type qualitative. Plutôt qu’une étude mobilisant des données
quantitatives et statistiques, une enquête de terrain qualitative nous permettra d’être davantage
à même d’étudier et de comprendre les représentations et les comportements en matière
d’alimentation infantile, notamment par des analyses de discours recueillis dans des entretiens
semi-directifs, ainsi que du sens que donnent les personnes interrogées à celui-ci. De même,
l’approche qualitative est reconnue comme particulièrement adaptée à l’étude des
« phénomènes sociaux émergents »347, tels que l’éducation à l’alimentation à l’école. Nous
avions initialement prévu de mener une enquête sociologique de terrain de type qualitative dans
plusieurs écoles élémentaires, lors desquelles nous prévoyions de mobiliser plusieurs types de
méthodes d’investigation sociologique. Premièrement, des entretiens semi-directifs avec des
enfants en classes de troisième cycle (CM1 et CM2) : dans la perspective de comprendre leurs
représentations et leurs comportements alimentaires, leurs représentations de la santé, leurs
représentations à propos des liens entre l’alimentation et la santé ainsi que d’évaluer les effets
d’une « éducation à l’alimentation » sur ces derniers. Il s’agira également d’étudier les
représentations et les comportements alimentaires des parents et de la famille des enfants
interrogés, par l’analyse de leurs discours. Si nous souhaitions initialement de même nous
entretenir avec des parents d’élèves, quelques entretiens avec quelques-uns de ces derniers ont
suffi pour nous faire comprendre qu’il est préférable de nous concentrer uniquement sur les
enfants, pour plusieurs raisons. Les parents d’élèves sont en effet, lorsqu’ils sont interrogés à
propos de leur alimentation, et surtout de l’éducation à l’alimentation et à la santé qu’ils
fournissent à leurs enfants, systématiquement amenés à développer un discours leur donnant
une image valorisante en tant que parents. Il semble assez évident qu’interroger un parent à
propos de l’éducation qu’il fournit à ses enfants peut être puissamment créateur d’un sentiment
d’agression vécu par l’interrogé, qui perçoit la nature de l’entretien comme une remise en
question de son rôle de « bon parent », voire de la légitimité entière de ce dernier. Les réponses

347
Alami Sophie, Desjeux Dominique, Garabuau-Moussaoui Isabelle, « Chapitre premier. L’approche
qualitative », Sophie Alami éd., Les méthodes qualitatives, Presses Universitaires de France, 2019, p. 9-
32.

136
des quelques parents interrogés consistaient ainsi en une série de discours très valorisants vis-
à-vis d’eux-mêmes en tant que parents, accompagnée d’une attitude constamment défensive de
manière à s’assurer de « bien » répondre aux questions posées, et ce malgré plusieurs tentatives
en termes de guides d’entretiens. Les réponses fournies par les enfants à propos des
représentations et des comportements alimentaires de leurs parents et dans leur famille nous ont
ainsi semblé moins biaisées et plus « sincères », à tel point que nous avons jugé inutile de
poursuivre les entretiens menés avec les parents d’élèves, par la non pertinence des réponses
obtenues par ces derniers à cause des biais induits par la nature même de l’entretien.
Deuxièmement, nous avions prévu de réaliser de même une série d’entretiens semi-directifs
avec les instituteurs des enfants interrogés, dans la volonté de comprendre quel peut-être le rôle
de l’enseignant dans les représentations de la santé ainsi que dans les représentations et les
comportements alimentaires de l’enfant. Il s’agirait également de comprendre les
représentations et les pratiques des enseignants interrogés à la fois à propos de l’alimentation,
mais surtout de l’éducation à l’alimentation. Troisièmement, nous envisagions de réaliser, dans
chaque école à laquelle nous pourrions « accéder »348, plusieurs séances d’entretiens collectifs
avec des classes entières (de préférence toujours du troisième cycle de l’école élémentaire, bien
que nous en ayons également réalisé un avec une classe de CE2). Il s’agirait ici d’observer et
de tenter de comprendre l’influence des enfants sur eux-mêmes en tant que pairs et camarades
de classe, à propos non seulement de leurs représentations et de leurs comportements
alimentaires ainsi que de leurs représentations de la santé, mais aussi de leur capacité à
comprendre (en groupe) les liens entre l’environnement, l’alimentation et la santé. Les
entretiens collectifs permettent en effet « à la fois l’analyse des significations partagées et du
désaccord » : « en choisissant de recueillir du discours dans le cadre d’un groupe, qui plus est
dans le cadre d’un groupe partageant une expérience ou une identité communes, on peut, en
toute logique, privilégier l’analyse de ce qui est partagé (ou de ce qui ne peut pas l’être) dans le
groupe »349. Nous avons ainsi construit des guides d’entretiens différents pour les entretiens
semi-directifs et les entretiens collectifs : les premiers devront constituer en une analyse du
discours des enfants pour comprendre leurs représentations et comportements alimentaires ainsi
que les représentations de la santé tels qu’ils sont (afin de les influencer le moins possible), et
individuellement. Tandis que les seconds serviront dans un premier temps à observer et

348
Nous reviendrons plus tard sur les nombreuses difficultés et les obstacles pour mener une enquête
sociologique dans des écoles élémentaires.
349
Haegel Florence. « Réflexion sur les usages de l'entretien collectif », Recherche en soins infirmiers,
vol. 83, no. 4, 2005, p. 23-27.

137
comprendre les représentations collectives des enfants à propos de l’alimentation, de la santé et
de l’environnement, mais aussi, dans un second temps, à tenter de comprendre que peuvent être
des leviers pour la compréhension entre ces trois éléments, notamment par la réalisation de
« stimuli » provoqués dans le but d’analyser les réactions collectives à ceux-là. Nous avons
ainsi inclus dans notre guide d’entretien pour les entretiens collectifs ce que nous avons
considéré comme des « expérimentations » afin de stimuler des réactions individuelles et
collectives chez les enfants. Les entretiens collectifs prendront ainsi la forme de « focus
group » : c’est-à-dire un entretien collectif lors duquel l’enquêteur non seulement tente de
stimuler des réactions de la part des personnes interrogées, mais tente aussi que ces dernières
puissent se stimuler entre elles de par leurs réponses qui serviront à développer un discours
collectif animé, voire un potentiel débat. Au cours d’un entretien de type focus group,
l’enquêteur devient également un animateur dans le sens où il doit provoquer une « interaction
grâce à laquelle les participants peuvent modifier leurs points de vue »350. Nous avons ainsi
constitué notre guide d’entretien prévu pour ces entretiens collectifs ultérieurement à la
réalisation des entretiens semi-directifs passés avec les enfants, dans le but de pouvoir utiliser
certains éléments des réponses individuelles des enfants en tant que « stimuli » pour amener
ces deniers à interagir en groupe à partir d’éléments de réflexions non totalement étrangères à
leur mode de pensée et capacités de compréhension et de raisonnement. Nous avons ainsi inclus
au sein de notre guide pour ces entretiens collectifs ce que nous appellerons comme des « tests
de dispositifs expérimentaux pour une éducation à l’alimentation », dans la mesure où ceux-ci
sont directement adaptés aux enfants de par le fait que certains éléments qui les composent sont
directement issus des discours individuels des enfants. Quatrièmement, nous avions prévu
préalablement à notre entrée sur le terrain d’y réaliser des séances d’observations pendant des
repas de cantine des écoles dans lesquelles nous enquêterions. Nous avons ainsi réalisé plusieurs
heures de telles séances d’observations au cours des repas de cantine dans chacune des écoles
dans lesquelles nous avons enquêté, en y observant notamment les comportements et l’attitude
des enfants face aux types d’aliments qui leurs étaient servis, les comportements des adultes
chargés de surveillance face aux enfants et leur prise de repas. Les phases d’observations
pendant les repas de cantine nous semblent désormais délicates à interpréter par rapport aux
résultats des entretiens semi-directifs et collectifs, tant ces derniers constituent le cœur de nos
données produites par l’enquête de terrain. Comprendre les représentations et les

350
Kohn Laurence et Wendy Christiaens, « Les méthodes de recherches qualitatives dans la recherche
en soins de santé : apports et croyances », Reflets et perspectives de la vie économique, vol. tome liii,
no. 4, 2014, p. 67-82.

138
comportements alimentaires semble en effet davantage pertinent via l’analyse du discours des
personnes interrogées plutôt que l’observation lors des repas de cantine. De même, s’il pourrait
être réalisée une enquête sociologique entièrement et uniquement dédiée aux repas de cantines
scolaires, tant le sujet est riche et sociologiquement exploitable, notre recherche, elle, n’est pas
à proprement parler centrée sur ceux-ci. Les repas de cantines représentent tout de même une
dimension qui nous semblait incontournable à partir du moment où l’on prévoit d’enquêter au
sein d’écoles élémentaires sur l’éducation à l’alimentation ainsi que sur les comportements
alimentaires.

Nous avons ainsi réalisé ces quatre types d’investigation sociologique qualitative dans
plusieurs écoles élémentaires, dont les résultats représenteront les données produites au cours
de notre enquête de terrain. Avant d’exposer les écoles dans lesquelles nous avons mené notre
enquête, comment nous les avons sélectionnées, ainsi que les outils que nous avons produits
pour l’enquête (notamment les guides d’entretiens et d’observation), il conviendra de tenter de
définir l’approche épistémologique que nous avons suivi au cours de cette recherche. Cela
impliquera notamment de répondre à la question de comment produire des théories
sociologiques : à partir de nos données générées par l’enquête de terrain, mais aussi vis-à-vis
des réflexions que nous avons développées au cours de la partie précédente. Il s’agira également
de justifier épistémologiquement notre approche pour l’ensemble de la thèse, dont nous sommes
bien conscients qu’elle peut à première vue apparaître comme « non conventionnelle » : dans
la mesure où, au cours de notre état de l’art, nous n’avons pas défini un « courant » traditionnel
ou paradigme sociologique auquel nous revendiquons notre appartenance et dans lequel nous
nous inscrirons afin de produire des théories sociologiques à propos de l’éducation à
l’alimentation, comme il est souvent d’usage de procéder dans une thèse de sociologie (soit à
partir d’une démarche « hypothético-déductive », nous y reviendrons). De par le fait que notre
sujet de recherche se situe à la frontières de plusieurs champs, notamment l’alimentation, la
santé, l’éducation et l’enfance, ainsi que de par la complexité de notre objet de recherche dont
la construction dépend de multiples réflexions développées au cours de la partie précédente, à
partir d’une synthèse de données pluridisciplinaires, mais aussi de par le fait que « l’éducation
à l’alimentation », abordée depuis l’angle qui est le nôtre, représente un champs « nouveau »
en sociologie et ne dispose pas d’une littérature abondante à son propos : nous avons décidé, au

139
lieu de développer des théories sociologiques à partir d’un paradigme sociologique351 ou d’un
courant de pensée352 dans lesquels nous nous situons pour ensuite interpréter nos données de
terrain à partir de ceux-ci, de nous situer dans un paradigme épistémologique dont la spécificité
est de proposer la production de théories sociologiques d’abord à partir des données produites
par l’expérience de terrain, sans l’influence préalable d’un paradigme sociologique ou d’un
courant de pensée spécifique. C’est notamment ce que proposent Glaser et Strauss à travers leur
définition de ce qu’est la « théorie ancrée »353.

2.2 : Approche et considérations épistémologiques : mobilisation d’éléments issus de


la « théorie ancrée » et réflexions à propos de son usage

Nous nous trouvions face à une difficulté majeure dès lors que nous avions construit
notre objet de recherche. Si celui-ci nous a semblé nécessiter la mobilisation de connaissances
issues de différentes disciplines scientifiques, de par la complexité des liens qui peuvent exister
entre l’alimentation, la santé et l’environnement, ainsi que de par les enjeux que peuvent
soulever des concepts et des idées tels que la « médicalisation de l’alimentation », nous ne
pouvions nous situer ou nous revendiquer dans l’héritage d’un paradigme sociologique
particulier, sur lequel nous pourrions nous appuyer afin d’en déduire des théories. Nous savons,
à titre d’exemple, que la critique d’une médicalisation de l’alimentation considérée comme
inscrite dans une menace généralisée de « contrôle des individus » par un pouvoir centralisé,
est revendiquée par Jean-Pierre Poulain comme inscrite dans un héritage intellectuel
Foucaldien354. Nous n’avons pas, au sein de la littérature parcourue en sociologie de
l’alimentation, ainsi qu’en sociologie de manière générale, rencontré de paradigme
sociologique existant comme d’ores et déjà adapté à notre objet de recherche, c’est-à-dire à
partir duquel nous pourrions355 déduire des hypothèses et des théories concernant les
représentations et les comportements alimentaires des enfants, que nous irions ensuite vérifier

351
Cela pourrait par exemple être un paradigme sociologique qui se réclame dans la lignée des outils
épistémologiques et méthodologiques développés par Emile Durkheim et son
« holisme méthodologique », ou bien par Max Weber et son « individualisme méthodologique ».
352
Par exemple, un ensemble d’idées qui pourrait être revendiquée comme un héritage intellectuel laissé
par Michel Foucault.
353
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, traduit de l’anglais par March-Henry Soulet et Kerralie Oeuvray, Paris, Armand
Collin, 2010. ¨Parution original : the Discovery of Grounded Theory, 1967.
354
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 20.
355
En adéquation avec nos considérations à propos des liens entre l’alimentation et la santé dans le
contexte de la transition épidémiologique ainsi que vis-à-vis de la question de la santé environnementale.

140
par notre enquête de terrain. La « découverte » de la « théorie ancrée » durant notre deuxième
année de thèse fut ainsi merveilleusement fortuite. Les sociologues américains Barney Glaser
et Anserm Strauss ont effet proposé, en 1967 dans The Discovery of Grounded Theory, l’idée
non seulement qu’il est possible de réaliser une recherche sociologique sans s’inscrire ou se
situer préalablement dans un courant ou paradigme théorique, mais de surcroît qu’il peut être
préférable de ne pas le faire dans certains cas, notamment lorsque l’on aborde un champ de
recherche pas ou peu exploité en sociologie. C’est ce en quoi consiste le premier principe de la
« théorie ancrée » : les « données » sociologique (ici de terrain) doivent être abordées de la
manière la plus neutre possible afin de produire une théorie la plus « ancrée » possible dans la
réalité qui se dégage de ces données, donc en essayant de réduire possiblement l’influence que
pourrait avoir l’appartenance à un paradigme théorique sur l’interprétations de ces dernières.
En d’autres termes, selon l’approche épistémologique de la théorie ancrée, dans le processus de
la production d’une recherche sociologique, « les données viennent en premier, ensuite la
théorie, […] on ne peut pas plaquer une théorie préconçue sur les données »356. Seront ici
différenciées l’approche « hypothético-déductive » et l’approche « empirico-inductive » :
tandis que la seconde correspond à une approche dite « ancrée », c’est-à-dire une production de
théories sociologiques fondée et basée premièrement sur les « données », la première, soit le
fait de se situer préalablement à une recherche dans un paradigme sociologique afin
d’interpréter les « données » à partir de celui-ci, est jugée et dénoncée par Glaser et Strauss
comme potentiellement dangereuse. Le risque de l’approche ici dite « hypothético-déductive »
est que l’interprétation de la « réalité » correspondante à celles des acteurs (observés ou
interrogés) et ainsi du terrain, soit biaisée par la tentative d’une interprétation de cette « réalité »
à partir de théories non adaptées à celle-ci. En effet, selon Glaser et Strauss, « La théorie ancrée
peut contribuer à contrecarrer l’utilisation opportuniste de théories qui concordent mal avec
les données et dont la capacité explicative est douteuse. Il est fréquent de voir dans les revues
sociologiques une étude hautement empirique présenter, lors de sa conclusion, une explication
ajoutée après coup provenant d’une théorie logico-déductive. L’auteur s’efforce d’octroyer à
son corpus de données un sens sociologique plus général et de justifier ou d’interpréter ce qu’il
a trouvé. Il emploie cette stratégie parce qu’il n’a pas été formé à produire de la théorie à
partir des données, mais seulement à recueillir et vérifier les faits sans en rechercher
l’explication »357. Il semble qu’il convienne tout de même d’éclaircir quelques points ici en

356
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 63.
357
Ibid., p. 87.

141
adéquation avec notre volonté de mobiliser une telle approche dans le cadre de notre recherche
actuelle : nous pouvons en effet d’ores et déjà nous poser la question de qu’est-ce qu’une
« donnée » selon le sens attribué ici ? De même, si nous proposons ici de défendre l’idée que
les données doivent (ou peuvent) être analysées sans s’inscrire dans un paradigme ou courant
sociologique au préalable, pourquoi dans ce cas avoir construit notre objet de recherche à partir
de l’analyse de plusieurs théories sociologiques et de réflexions sur celles-ci ? Pourquoi ne pas
être partis directement, dès les premières pages de notre thèse, de notre enquête de terrain sur
l’éducation à l’alimentation à l’école pour en déduire des théories avant de tenter de
potentiellement inscrire celles-ci en adéquation avec des théories sociologiques existantes en
sociologie de l’alimentation et en sociologie de la santé ?

Nous proposerons ici de distinguer deux types de « données », dans le cadre de notre
recherche. Nous appelons premièrement « données » les matériaux que nous avons acquis au
cours de notre enquête de terrain : soit les discours des personnes interrogées que nous avons
contribué à produire par les entretiens passés, ainsi que les éléments observés au cours de nos
séances d’observations réalisées. Ce que nous considérons ici comme des « données »
correspond ainsi à une perspective couramment suivie en sociologie qualitative. Glaser et
Strauss proposent cependant, en tant que méthode intégrée à la démarche de la théorie ancrée,
une seconde manière de considérer les « données » en sociologie. Selon eux, « tous les énoncés
et les écrits des collègues sont des données […]. Les sociologues doivent aussi être considérés
comme faisant partie de la structure sociale et une théorie en cours d’élaboration doit alors les
traiter, ainsi que leurs déclarations, comme un ensemble de données »358. Ainsi, les « données »
(à partir desquelles le sociologue produit des théories) ne se limitent pas seulement aux
« matériaux » recueillis au cours du travail de terrain, de par le fait que les théories produites
par d’autres sociologues peuvent elles aussi être considérées comme des « données », dans la
mesure où nous pourrons nous appuyer sur celles-ci afin de construire nos propres théories,
sans pour autant revendiquer une filiation avec les théories ou les courants de pensée dans
lesquels se situent ces sociologues. Nous avons ainsi, de manière à construire notre objet de
recherche, exposé plusieurs théories sociologiques (ainsi que non sociologiques), notamment à
propos de l’alimentation et de la santé, d’après lesquelles nous avons construit notre propre
objet de recherche, sans pour autant revendiquer une quelconque affiliation intellectuelle aux
penseurs des théories mobilisées. Il n’est pas ici question, de par cette position, de « s’opposer »
ou de « critiquer » ces théories (et leurs auteurs) en ne se basant par sur celles-ci pour envisager

358
Ibid., p. 388.

142
l’ensemble de notre recherche. Il s’agit plutôt d’une décision visant à maximiser l’originalité
de l’approche et donc des résultats produits. En effet, selon Glaser et Strauss, « un sociologue
peut sentir, ou même suspecter, que les opinions d’une autre personne à propos de la pauvreté,
de la délinquance ou de la mobilité sociale représentent davantage une idéologie courante que
la situation réelle, […] (Clinard, 1964). Une méthode plus systématique (à recommander
vivement) suppose de considérer comme des données toutes les déclarations sur des événements
liés au domaine en question. […] S’il ne procède pas de la sorte, le chercheur ne pourra utiliser
ses intuitions que comme de simples variations de l’opinion publique, comme pour la littérature
passée et présente de tant de domaines (sociologie urbaine, délinquance, santé mentale,
mobilité sociale) (Strauss, 1961) ».359 Nous parlons de ainsi de « maximiser l’originalité de
l’approche et donc des résultats produits » dans le sens où, selon les réflexions développées
comme fondations de la théorie ancrée, se situer d’emblée dans un paradigme sociologique ou
se baser sur des théories existantes lorsque l’on aborde une nouvelle recherche, soit basée sur
un nouvel objet de recherche, peut tendre à limiter non seulement son originalité (de par le fait
que les théories produites seront plus ou moins des adaptations au nouvel objet de recherche de
théories déjà existantes), mais de surcroît sa pertinence. En effet selon Glaser et Strauss, « une
pratique trop fréquente en sociologie consiste à accepter la théorie existante et à simplement
l’élargir, tout en supprimant ou ignorant une bonne partie des données riches et des intuitions
porteuses qui pourraient transcender la théorie »360, ceci aurait notamment pour effet de
produire des théories sociologiques ici décrites comme « non ancrées », soit qui « ne
concordent pas avec les données, ne fonctionnent pas ou ne sont pas suffisamment
compréhensibles pour pouvoir être utilisées, devenant ainsi inutiles pour la recherche, le
progrès technique et les applications pratiques »361. Ces théories seront de même décrites
comme risquant grandement d’engendrer une dissonance entre celles-ci et le « monde
empirique »362.

Produire une théorie « ancrée », soit « empirico-inductive » et directement produite à


partir des « données », est une démarche décrite par ses fondateurs comme ayant plusieurs
avantages par rapport aux théories « hypothético-déductives ». Premièrement, les théories
« ancrées », de par le fait qu’elles sont produites directement en adéquation avec les données

359
Ibid., p. 381.
360
Ibid., p. 389.
361
Ibid., p. 95.
362
Ibid., p. 89.

143
(ici recueillies par le sociologue au cours de son enquête de terrain), sont davantage
compréhensibles et ainsi maitrisables par les « profanes » (soit les non sociologues) impliqués
dans le domaine auquel s’applique la théorie, puisqu’elles ne s’éloignent pas de ce domaine en
se rattachant à des théories ou paradigmes qui leurs sont étrangers363. Par exemple, si nous
réalisons une sociologie de l’éducation à l’alimentation (et aux liens entre l’alimentation et la
santé) « ancrée » dans les données recueillies sur le terrain et ainsi inductive, les théories
produites au sein de celle-ci seront, selon Glaser et Strauss, davantage compréhensibles et
maitrisables par les professionnels de l’éducation, de l’enfance, et de la santé publique.
Deuxièmement, Les sociologies et théories « ancrées » appliquées à un objet de recherche
particulier, sont plus difficilement réfutables364 que les théories hypothético-déductives dans la
mesure où leur production dépend entièrement « des données » propres à cet objet de recherche,
et non de théories qui lui sont extérieures. La théorie ancrée appliquée à un objet de recherche
particulier est également, contrairement aux théories hypothético-déductives, « destinée à durer
en dépit de ses inévitables modifications et reformulations »365.

Nous pourrons cependant, après l’affirmation de tels avantages d’une théorie


directement produite à partir de données propres à un objet de recherche particulier, nous poser
quelques questions quant à la potentielle portée de ces théories produites : si une théorie est
directement liée à un objet de recherche particulier, n’aura-t-elle pas moins d’intérêt qu’une
théorie moins restreinte et plus générale de par le fait qu’elle pourra difficilement être
transposée à d’autres objets de recherche ? Cela revient à nous poser la question du rôle du
sociologue en tant que « producteur » de théories. En quoi une recherche sociologique sur un
objet particulier qui se base uniquement sur des données, par exemple issues d’une expérience
de terrain, sans angle théorique abordé au préalable, apporte-t-elle une plus-value par rapport
aux analyses que pourraient par exemple réaliser des professionnels, profanes en sociologie,
quotidiennement impliqués au sein de ce qui constitue l’objet de cette recherche ? Autrement
dit, appliqué à notre cas : en quoi une recherche sociologique sur l’éducation à l’alimentation,
qui n’aborde pas d’angle théorique sociologique particulier préalablement à celle-ci, apportera-
t-elle une plus-value par rapport aux observations et constats que peuvent déjà réaliser les
professionnels de l’éducation et de la santé publique ? Nous avons, de notre côté, mobilisé un
ensemble de connaissances théoriques, sociologiques et extra-sociologiques, en tant que

363
Ibid., p. 86.
364
Ibid., p. 86.
365
Ibid., p. 86.

144
« données » à partir desquelles nous avons développé quelques hypothèses générales et
quelques théories, notamment concernant les inégalités sociales de santé dans le contexte de la
transition épidémiologique, préalablement à la réalisation de notre enquête de terrain : non pas
pour nous approprier ces connaissances théoriques ou bien pour nous revendiquer en tant
qu’inscrits dans un courant de pensée particulier, mais dans le but de disposer de bagages
théoriques suffisamment conséquents, aussi bien dans le but de construire notre objet de
recherche, que dans celui d’être capable d’adopter quelques regards sociologiques et critiques
par rapport à nos données de terrain, conscients des enjeux et des positions au sein du champ
de recherche qu’est la sociologie de l’alimentation

Nous pensons en effet que, s’il n’est pas nécessaire (et même s’il est recommandé
d’après les fondations de la grounded theory) de se revendiquer comme s’inscrivant dans des
paradigmes sociologiques ou des théories particulières, il reste tout du moins indispensable
d’acquérir une certaine conscience sociologique des théories développées en lien (plus ou moins
direct) avec son objet de recherche. La conscience et l’étude des théories existantes aideront le
chercheur à formuler ses propres théories ancrées, non pas en appliquant des théories pensées
à propos d’autres objets de recherches que le sien, mais en pouvant « s’inspirer » de celles-ci et
de leur mode de production, positivement (par une certaine adéquation) ou négativement (en
réaction critique). En d’autres termes, il nous semble que le sociologue, afin de pouvoir produire
des « théories ancrées », ne doit pas pour autant se passer de l’acquisition d’un bagage théorique
suffisamment conséquent. L’enjeu sera pour lui de pouvoir faire subtilement la part des choses
entre les théories existantes dont il a acquis une certaine conscience et connaissance, et la
nécessité de produire des théories à partir de ce qu’il définit comme les « données » propres à
son objet de recherche original, afin de s’assurer que ces dernières ne se « détournent » pas de
la « réalité empirique » des données en soi, en se perdant dans l’application d’une théorie
préexistante et non ancrée par rapport à cet objet de recherche spécifique. Autrement dit, nous
pensons que l’exercice d’une sociologie s’inscrivant dans une pratique des méthodes propres à
la théorie ancrée ne peut se réaliser que à la condition que le sociologue ait préalablement tout
de même acquis un certain niveau de conscience des travaux et des théories sociologiques
développées, soit à propos de son propre objet de recherche si celui-ci a déjà été traité en
sociologie, soit dans des objets de recherches « voisins », ou du moins proches (comme la
sociologie de l’alimentation par rapport à la sociologie de l’éducation à l’alimentation). L’enjeu
sera, une fois ce niveau de conscience rencontré et acquis, de réussir à trouver un juste milieu
entre la compréhension de la « réalité empirique » telle qu’elle est (en soi), et la mobilisation

145
de connaissances théoriques acquises pour mieux comprendre cette dernière, sans pour autant
définir celle-ci principalement selon ces connaissances théoriques (ce qui reviendrait, selon
Glaser et Strauss, à produire une théorie dite « hypothético-déductive »). Le sociologue sera
ainsi capable non seulement de mobiliser des concepts pour comprendre la « réalité
empirique », mais aussi et surtout de développer et de produire ses propres théories
conceptuelles à partir de celle-ci, et c’est en cela que la recherche sociologique s’avèrera utile
et apportera cette « plus-value » par rapport aux constats que peuvent faire des professionnels
impliqués auprès d’un objet de recherche donné. En effet, selon les règles qui structurent la
théorie ancrée, la tâche du chercheur en sociologie « n’est pas de fournir une description
exhaustive d’un domaine mais de développer une théorie qui rende compte d’une grande partie
des comportements étudiés. Le sociologue dont l’objectif principal est la production de théorie
n’a pas besoin de connaître la situation concrète mieux que les personnes qui y sont elles-
mêmes impliquées (une tâche d’ailleurs impossible). Son rôle et sa formation consistent à faire
ce que les profanes ne peuvent pas faire : élaborer des catégories générales et établir leurs
propriétés pour compte de situations et de problèmes aussi bien généraux que spécifiques. Ce
faisant, il fournit des guides théoriques pour l’action des profanes […]. Le sociologue apporte
ainsi une théorie sociologique et donc une perspective différente sur la situation du profane,
pouvant s’avérer très utile pour ce dernier »366. Ainsi le sociologue n’apporte pas seulement à
son objet de recherche, par rapport aux professionnels concernés par ce dernier, une scientificité
dans la compréhension de celui-ci (qui prend forme grâce à la méthodologie produite et
déployée par le chercheur, rendue possible grâce à sa formation), mais aussi un regard
conceptuel et théorique sur cet objet de recherche, qu’il ne peut produire que grâce à la maîtrise
d’un ensemble de connaissances et de concepts. C’est ainsi sa capacité à produire de la théorie
qui fait que la sociologie apporte une « plus-value » à un objet de recherche particulier, selon
Glaser et Strauss, « l’apport distinctif de la sociologie à notre société est la théorie
sociologique, et pas seulement les descriptions que (les sociologues) tirent de leurs enquêtes
»367.

Il conviendra dès lors de préciser ce que nous entendons précisément ici par la
« production d’une théorie ». Nous nous appuierons ici de même sur les fondements de la
grounded theory. Le mot « théorie » est défini par le dictionnaire Larousse à la fois comme un
« ensemble organisé de principes, de règles, de lois scientifiques visant à décrire et à expliquer

366
Ibid., p. 120.
367
Ibid., p. 121.

146
un ensemble de faits » ainsi que comme un « ensemble relativement organisé d'idées, de
concepts se rapportant à un domaine déterminé ». La théorie en sociologie se produit, d’après
Glaser et Strauss, selon une compréhension des différences (et ainsi aussi des ressemblances)
entre des groupes sociaux, que l’on pourra définir et établir en tant que et selon des
« catégories »368, dont on tentera d’expliquer les raisons selon des hypothèses, grâce à la
mobilisation et/ou au développement de concepts. La compréhension d’un objet de recherche
sociologique se réalisera ainsi non seulement par la catégorisation de groupes sociaux impliqués
dans et autour de celui-ci, mais aussi par une tentative de compréhension et d’explication de la
nature de ces groupes et catégories, les causes de leurs existences, et les conséquences que ceci
peut avoir par rapport à l’objet de recherche en question. Le développement d’une théorie
sociologique se réalisera ainsi par une « analyse comparative continue »369. Il s’agira, de par
une analyse des discours des personnes interrogées, ou de par une analyse de comportements
observés, de tenter de créer des « catégories » parmi elles, en comparant leurs ressemblances et
leurs différences et en tentant de comprendre les origines de ces dernières, notamment en
proposant des hypothèses. Une « catégorie », soit ce qui définira l’existence d’un groupe social,
pourra être construite à partir d’un ensemble de points communs entre plusieurs individus, ainsi
qu’un ensemble de différences avec un autre groupe d’individus. La construction d’une telle
catégorie d’individus pourra devenir valide lorsque celle ici arrivera à « saturation théorique » :
« Saturation signifie qu’il n’y a plus de données disponibles à partir desquelles développer les
priorités de la catégorie. La répétition régulière d’exemples similaires constitue pour le
chercheur le signal empirique de la saturation de la catégorie »370. « L’analyse comparative
continue » est donc ainsi nommée de par le fait qu’il s’agira pour le chercheur en sociologie
(qualitative) de comparer continuellement les discours des personnes interrogées et/ou les
comportements des personnes observées jusqu’à ce que ces éléments (soit les « données »)
arrivent à un point de saturation : dans le sens où n’apparaitront plus au sein de celles-ci de
nouveaux éléments qui permettront de catégoriser davantage les individus en groupes. Une
« théorie sociologique » pourra dès lors être élaborée : c’est-à-dire lorsque des catégories
pourrons être saturées371 en maximisant les ressemblances entre les individus au sein de celle-
ci, ainsi que les différences entre ce qui constituera le groupe correspondant à cette catégorie et
un autre groupe. Il s’agira ensuite de tenter d’expliquer, d’abord en nous appuyant sur les

368
Ibid., p. 159.
369
Ibid., p. 159.
370
Ibid., p. 159.
371
Ibid., p. 159.

147
données analysées, puis potentiellement par la mobilisation et/ou création de concepts, les
raisons sociologiques de ces différences entre les groupes, et de ces points communs entre les
individus qui constituent ces groupes. Ces tentatives de compréhension et d’explication des
raisons sociologiques de l’existence de ces catégories seront ainsi appelées des « théories
sociologiques ».

Ainsi, les théories sociologiques dites « ancrées » concordent davantage avec la « réalité
empirique » (soit les discours des personnes interrogées et/ou les comportements observés,
également appelés « données ») dans le sens où, comme ces théories sont produites directement
à partir de celle-ci, le sociologue a moins de risque de chercher à « forcer » la concordance des
données empiriques avec la réalité d’une théorie déjà construite, ce qu’a tendance à faire le
chercheur qui suit une démarche dite « hypothético-déductive ». Dans une telle démarche,
lorsque le sociologue interprète la réalité empirique à partir d’une théorie déjà construite, « les
données sont invariablement utilisées pour tester ses hypothèses, et avec elles la pertinence de
ses catégories »372 : l’interprétation par le sociologue de la réalité empirique telle qu’elle est
risque ainsi de devenir largement biaisée par le prisme de la « théorie » déjà existante, ou bien
du paradigme sociologique auquel il revendique une filiation. Selon Glaser et Strauss, « Vérifier
une théorie logico-déductive nous laisse généralement, au mieux, avec une ou deux hypothèses
reformulées et un ensemble non confirmé de spéculations et, au pire, avec une théorie qui ne
semble ni concorder avec les données ni fonctionner (et peut-être avec le sentiment désagréable
qu’un « penseur » ait pu jouer avec notre crédulité) »373. Le grand risque d’une approche
hypothético-déductive est ainsi que le sociologue devienne « doctrinaire » et ne puisse pas «
voir au-delà » ni de sa théorie fétiche : « Il devient insensible aux questions qui mettent en doute
sa théorie ou adopte une posture défensive ; tout occupé à la tester et à la modifier, il n’envisage
ses données que sous un seul angle »374. Les théories « non ancrées », soit produites à partir de
théories préexistantes et non construites autour du même objet de recherche, ne sont ainsi, selon
Glaser et Strauss « crédibles ni pour les sociologues ni pour les profanes lorsqu’ils sont
confrontés à « la vraie vie ». »375. La construction d’un objet de recherche « original », soit qui
n’a pas été ou a été assez peu traité en sociologie constitue une stratégie376 pour minimiser le
risque de s’inscrire dans une telle démarche hypothético-déductive dont les théories seront

372
Ibid., p. 116.
373
Ibid., p. 119.
374
Ibid., p. 119.
375
Ibid., p. 202.
376
Ibid., p. 130.

148
potentiellement biaisées par rapport à la réalité empirique telle qu’elle est : « Le sociologue qui
procède de la sorte peut facilement produire non seulement une nouvelle théorie mais aussi
ouvrir un nouveau domaine de questionnement, initiant pratiquement un nouveau champ de la
sociologie »377. Ainsi, si nous avons construit notre objet de recherche grâce à des rencontres
avec quelques théories sociologiques, ainsi que des réflexions générales se basant sur des
connaissances pluridisciplinaires qui nous ont permis de spécifier notre objet ainsi que de
développer notre perspective quant à cet objet : il s’agira désormais pour nous, lors d’une
enquête sociologique qualitative empirique à l’école, sur les représentations et les
comportements alimentaires des enfants ainsi que sur l’éducation à l’alimentation, de tenter de
suivre ces règles et stratégies méthodologiques et épistémologiques relevées ici, dans le but de
développer une sociologie de l’éducation à l’alimentation et de l’alimentation des enfants
« ancrée » et originale.

Si nous avons de même mobilisé un ensemble de données issues de différentes sciences,


pour arriver à la conclusion qu’une éducation à l’alimentation prenant en compte la question de
la santé environnementale permettrait de lutter contre les croissantes inégalités sociales de santé
dans le contexte de la transition épidémiologique, ainsi que plus généralement de lutter contre
les maladies chroniques, nous souhaitons que la réalisation d’une telle sociologie de l’éducation
à l’alimentation puisse bénéficier d’un intérêt concret et pratique, potentiellement pour
l’éducation ainsi que pour la santé publique. Nous tâcherons en conséquence de suivre les
quatre règles, proposées par Glaser et Strauss en tant que fondations de la grounded theory378,
à respecter de manière à ce que les théories (ancrées) sociologiques puissent devenir
« applicables ». Nous nous inscrirons ainsi dans la perspective d’une sociologie doublement
« pragmatique » : d’une part, par le fait que nous considérons comme primordial l’ancrage
empirique dans la production de théories sociologiques, et d’autre part, parce que nous ne
considérons pas la production de théories sociologiques uniquement comme une fin absolue en
soi, mais également comme un moyen potentiel de transformer la société et les capacités d’agir
des individus. Telle est notamment la position défendue par Charles Wright Mills en 1959 dans
« l’Imagination Sociologique », s’inscrivant alors lui-même dans le courant philosophique
américain « pragmatique »379, et critiquant par-là la sociologie « des techniques
bureaucratiques » : « qui inhibent la recherche par des prétentions « méthodologiques »,

377
Ibid., p. 131.
378
Ibid., p. 368.
379
Ogien Albert. « Pragmatismes et sociologies », Revue française de sociologie, vol. 55, no. 3, 2014,
p. 563-579.

149
l'alourdissent de conceptions confuses, la galvaudent sous les problèmes mineurs coupés des
enjeux collectifs », face à laquelle « le sociologue a une tâche urgente à accomplir »380. Glaser
et Strauss défendent de même, dans La découverte de la théorie ancrée, l’idée de la nécessité
de produire une sociologie dont l’utilité dépasse l’unique enrichissement des connaissances
théoriques à propos d’un objet de recherche donné : le sociologue doit également produire des
théories qui pourront devenir « applicables » et être « mises en pratique »381, notamment par
des professionnels concernés par l’objet de recherche en question ou bien par la population
étudiée. Pour ce faire, les théories produites devront être à la fois « concordantes »,
« compréhensibles », « générales », et « contrôlables ».

La première règle ici énoncée pour qu’une théorie sociologique puisse devenir
applicable et être mise en pratique, la « concordance », correspond en fait au principe même de
la « théorie ancrée » : soit que les théories produites par le sociologue doivent premièrement se
baser sur des « données » propres à l’objet de recherche étudié, et ainsi concorder avec la réalité
(telle qu’elle est) de celui-ci. Le sociologue devra ainsi faire preuve d’une attitude autocritique
et prendre du recul vis-à-vis de ses propres idéologies et positions (donc y compris son
appartenance ou filiation à un courant de pensée sociologie ou philosophique), de manière à
s’assurer un rapport avec son objet de recherche le plus « ancré » possible. En effet, selon Glaser
et Strauss, il arrive souvent qu’un sociologue « développe une théorie qui incarne, sans qu’il
s’en rende compte, ses propres idéaux, les valeurs de sa profession et de sa classe sociale ainsi
que les représentations et les mythes présents dans la population, parallèlement à ses efforts
pour établir des déductions logiques à partir d’une théorie formelle quelconque […]. De telles
stratégies voulues ou non engendrent des théories à ce point coupées des réalités quotidiennes
locales qu’on ne sait pas vraiment comment les appliquer, ni à quelle partie de la structure
sociale il faut commencer à les appliquer, ni à quel endroit elles concordent avec les données
locales, ni non plus ce que les propositions veulent dire au regard des divers problèmes du
domaine »382. Nous tentons ainsi, dans notre démarche et tout au long de notre recherche, de
prendre en compte et d’agir avec conscience de cette critique adressée à la démarche
hypothético-déductive en sociologie, notamment en ne nous inscrivant pas directement
(d’emblée dès le début de la thèse, comme il peut être d’usage ou conventionnel de procéder

380
Mills Charles Wright, L’imagination sociologique, Paris, La Découverte, 1997, p. 5-26.
381
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 368.
382
Ibid., p. 369.

150
dans une thèse de sociologie) dans une filiation à un paradigme sociologique (et/ou
philosophique383).

La seconde règle donnée par les fondateurs de la grounded theory pour que les théories
sociologiques soient « applicables » est de s’assurer de leur degré de « compréhension ». Cette
règle inclut d’abord la nécessité pour le sociologue de s’exprimer (et ainsi d’écrire ses théories)
dans un langage qui pourra être compris par les professionnels impliqués dans le domaine qui
correspond à l’objet de recherche spécifique de la recherche. Cela inclut ainsi la nécessité
d’expliciter et de développer le plus possible lors de la mobilisation de concepts, qui
proviendront potentiellement de paradigmes ou de théories sociologiques qui ont été
développés sans rapport direct avec cet objet de recherche. Une théorie sociologique
développée directement à partir de « données » propres à un objet de recherche spécifique sera
également accessible et directement compréhensible par les personnes travaillant dans le
domaine correspondant, dans la mesure où celles-ci sont d’emblée concernées par les mêmes
problématiques384. La « compréhension » du travail sociologique par les professionnels
impliqués dans ces enjeux et problématiques en rapport avec l’objet de recherche valorisera de
même la pertinence, l’utilité et ainsi le rôle du chercheur en sociologie. Elle peut en effet être
déterminante, « puisque ce sont ces personnes qui vont chercher elles-mêmes à appliquer la
théorie ou engager un sociologue pour le faire. Leur compréhension de la théorie tend à
stimuler la volonté de l’utiliser car elle les sensibilise aux problèmes qu’ils affrontent et leur
montre comment ils peuvent améliorer la situation […] »385.

La troisième règle pour une développer une sociologie qui pourra potentiellement être
mise en pratique est de tenter de trouver un juste milieu concernant son degré de « généralité ».
Selon Glaser et Strauss, « pour décider du niveau conceptuel de ses catégories, le sociologue
qui élabore de la théorie doit veiller à ce que celles-ci ne soient pas trop abstraites au point de
perdre leur capacité de sensibilisation, tout en s’assurant qu’elles sont suffisamment abstraites
pour faire de sa théorie un guide général pour les situations quotidiennes comportant de
multiples dimensions et des changements continuels »386. Autrement dit, il s’agira de produire

383
Dans la mesure où, en sociologie, les filiations à un courant de pensée ou paradigme théorique
peuvent également être renvoyées à des philosophes. C’est par exemple le cas pour Michel Foucault,
philosophe français et non-sociologue de formation, qui fut considéré en 2007 par The Times Higher
Education Guide comme l’auteur le plus cité au monde dans les travaux universitaires en sciences
humaines.
384
Ibid., p. 371.
385
Ibid., p. 371.
386
Ibid., p. 374-375.

151
des théories suffisamment conceptuelles afin qu’elles apportent une véritable plus-value par
rapport aux observations et descriptions (concrètes) que peuvent d’ores et déjà faire les
professionnels concernés par le domaine de la recherche (sans l’aide du sociologue), tout en
veillant à ce que ces théories ne soient également pas « trop abstraites »387 et trop conceptuelles
afin de ne pas perdre dans l’incompréhension les professionnels concernés. Nous distinguerons
d’ailleurs deux types de théories sociologiques, en fonction de leur niveau conceptuel : « les
théories substantives » sont des théories davantage concrètes, qui se fondent directement sur les
données et l’expérience empirique, elles sont particulières et restrictivement relatives aux
groupes sociaux observés et catégorisés388. Elles pourront directement être maitrisées et
appliquées au domaine concerné, par ses professionnels. « Les théories formelles »389, quant à
elles, sont des théories davantage générales, conceptuelles et abstraites, qui se construisent à
partir des théories substantives. Les théories formelles ont un intérêt davantage « sociologique »
que les théories substantives, dans la mesure où elles nourriront l’état des connaissances
sociologiques et scientifiques à propos de l’objet de la recherche390. L’enjeu sera alors, pour le
sociologue qui s’inscrit dans une filiation épistémologique de la grounded theory, de tenter de
produire une sociologie qui aura à la fois un intérêt directement « pratique », dans la mesure où
elle sera directement compréhensible et ainsi « applicable » par les profanes concernés par
l’objet de la recherche, mais aussi un intérêt théorique et conceptuel, pour la sociologie en soi.

La quatrième règle proposée par Glaser et Strauss pour produire une sociologie
« applicable » est de penser celle-ci afin qu’elle puisse être « contrôlable » par les
professionnels concernés par l’objet de la recherche. Ce qui est ici entendu est que ces derniers
doivent pouvoir « comprendre et analyser les réalités situationnelles en cours, produire et
prévoir des changements en leur sein, ainsi que prévoir et contrôler les conséquences du
changement pour l’objet comme pour d’autres secteurs de la situation globale »391. La capacité
de professionnels concernés par l’objet de la recherche à pouvoir « produire et prévoir des
changements » dépendra ainsi directement du degré du « généralité » des théories des
développées : l’enjeu sera d’être en mesure de dégager des tendances et des théories afin
d’expliquer celles-ci parmi les représentations et les comportements de groupes sociaux

387
Dans le cadre des réflexions développées autour de la grounded theory, une théorie jugée « trop
abstraire » est en fait une théorie dont le contenu n’a pas (ou plus) grand-chose à voir avec l’objet de la
recherche et ses données.
388
Ibid., p. 125.
389
Que nous pourrions également appeler « théories génériques ».
390
Ibid., p. 125.
391
Ibid., p. 377.

152
(directement donnés ou bien produits par la chercheur grâce au travail de catégorisation qu’il
effectue par rapport à la population concernée par sa recherche). De manière à ce que, en
proposant des explications à l’origine de ces tendances, le sociologue qui, en allant plus loin
qu’une simple description de la population qu’il étudie, peut prévoir ou prédire des potentiels
changements au sein de celle-ci, grâce au travail de catégorisation et de production de théories
conceptuelles afin de tenter de définir les propriétés des catégories définies. Dans le cas de notre
recherche, le fait de produire une sociologie ainsi dite (par Glaser et Strauss) « contrôlable »,
soit qui puisse servir à « produire et prévoir des changements » dans les « réalités situationnelles
en cours » de même que « prévoir et contrôler » les conséquences de ces changements, pourra
directement être liée à la question des représentations et des comportements alimentaires des
enfants, dans le contexte de la transition épidémiologique. Il s’agirait alors de produire des
théories sociologiques en mesure d’aider les professionnels de santé publique ainsi que de
l’éducation à comprendre comment produire des changements au sein des représentations et
des comportements alimentaires des enfants, de manière à réduire les inégalités sociales de
santé et à lutter contre le développement croissant des maladies chroniques, sans pour autant
imposer aux enfants des injonctions qui iraient à l’encontre de leurs représentations et leurs
comportements tels qu’ils le sont actuellement.

Nous tenterons (et tentons) ainsi de développer une sociologie de l’éducation à


l’alimentation non seulement en adéquation avec les fondations et les règles de la « théorie
ancrée » de manière générale, mais aussi correspondant à ces quatre règles données par Glaser
et Strauss, à suivre afin que les théories sociologiques produites puissent avoir un « intérêt »
pratique, et notamment être à posteriori utilisées par les professionnels de l’éducation et de la
santé publique. Cela passera (dans la partie suivante consacrée à notre enquête de terrain et à
l’analyse des données produites au cours de celle-ci, bien que nous avons de même tenté
d’appliquer cette règle jusqu’ici) par le fait de formuler des théories sociologiques (donc
conceptuelles) dans un langage le plus simple possible de manière à ce que les idées produites
puissent être aisément comprises par les profanes (ou les non-sociologues de formation), et
notamment par les professionnels concernés par le sujet de notre recherche. Il s’agit ici
également de tenter d’appliquer les règles formulées dans la construction de la grounded
theory : « L’une des caractéristiques d’une théorie ancrée appliquée doit être sa clarté : la

153
théorie ne peut être développée que par des sociologues professionnellement formés, mais elle
peut être appliquée aussi bien par des non-spécialistes que par des sociologues »392.

2.3 : Entreprendre une enquête sociologique de terrain à l’école : échantillonnage,


démarches et difficultés rencontrés, accès au terrain

A. Echantillonnage

Procéder à un échantillonnage peut s’avérer particulièrement complexe dans le cas


d’une thèse de doctorat de sociologie qui mobilise les fondations de la grounded theory.
L’échantillonnage en sociologie qualitative se réalise dans le but d’obtenir une population à
interroger et/ou observer, soit ce qui correspondra à notre « échantillon », ce dernier se voulant
« représentatif » de la « population mère » qui correspond à notre objet de recherche, soit
l’ensemble des individus concernés par celui-ci. Un problème de l’échantillonnage en
sociologie, spécifique à la théorie ancrée est que, selon les règles qui ont fondées celle-ci, la
pertinence d’un échantillonnage ne dépend que de sa « saturation des données » relatives à aux
informations concernant la population mère. Autrement dit, un échantillonnage n’est pertinent
que dans la mesure où les discours des personnes interrogées et/ou des comportements observés
se répètent suffisamment, de manière à ce qu’aucun nouvel élément qui pourrait nous permettre
de comprendre la population ne survienne : c’est ainsi que l’on parle de « saturation » des
données, ou bien du discours. Il en sera de même des catégories et des groupes ainsi définis au
sein de notre échantillon : selon Glaser et Strauss, « le critère pour décider d’arrêter la sélection
des différents groupes pertinents pour une catégorie est la saturation théorique de cette
catégorie. Saturation signifie qu’il n’y a plus de données disponibles à partir desquelles
développer les priorités de la catégorie. La répétition régulière d’exemples similaires constitue
pour le chercheur le signal empirique de la saturation de la catégorie »393. Cette idée implique
qu’il n’est pas possible de définir précisément, a priori, le nombre de personnes que l’on
interrogera (ou que l’on observera), dans la mesure où ces nombres doivent uniquement
dépendre de la capacité du discours des personnes interrogées à en arriver à saturation. Cela
pose évidemment problème par rapport à la nécessité d’établir, préalablement à une enquête de
terrain, un plan de recherche justement dans la mesure où il est nécessaire de procéder à un

392
Ibid., p. 383.
393
Ibid., p. 158.

154
échantillonnage se voulant « représentatif » de la population mère qui correspond à l’objet de
recherche. Et ceci particulièrement lors d’une recherche effectuée au cours d’une thèse de
doctorat comme la nôtre, qui ne s’inscrit pas dans un programme de recherche, et ainsi dans
laquelle l’enquête de terrain sera réalisée par le chercheur, seul. Comment dès lors, dans notre
cas, pouvoir définir préalablement à l’enquête de terrain, dans quelles écoles enquêter ? La
« population mère » correspondant à notre objet de recherche étant finalement les écoles
élémentaires françaises, et ainsi les enfants (écoliers du troisième cycle de l’école élémentaire)
qui s’y trouvent, comment organiser notre enquête de terrain de manière à vouloir accéder à un
échantillon représentatif de celle-ci ? Il est également difficile de ne pas définir préalablement
à notre enquête de terrain un nombre certain d’écoles dans lesquelles enquêter ainsi que
d’enfants à interroger, dans la mesure où il s’agit une thèse de doctorat dont la recherche est
réalisée par un seul chercheur, le temps et les ressources disponibles pour la réalisation de celle-
ci (et encore plus de l’enquête de terrain) sont particulièrement limitées. Selon Glaser et Strauss,
le sociologue « ne doit pas perdre de vue que son objectif est de réaliser un échantillonnage de
données théoriquement pertinentes et qu’il n’est pas un ethnographe essayant d’obtenir les
données les plus complètes possibles sur un groupe, avec ou sans plan de recherche
prédéfini »394. Il s’agira ainsi pour nous, non pas de tenter de définir pour notre enquête de
terrain un échantillon parfaitement sociologiquement « représentatif » de notre population mère
(l’école élémentaire et ses écoliers), mais plutôt de construire un échantillon spécifiquement
adapté aux problématiques de notre objet de recherche. Cela implique de nous reposer la
question des objectifs que nous souhaitons accomplir au cours de celle-ci. Si nous souhaitons
en effet pouvoir contribuer à la lutte contre les inégalités sociales de santé, via la réalisation
d’une sociologie de l’éducation à l’alimentation, des représentations et des comportements
alimentaires ainsi que des représentations de la santé (et donc de l’environnement), il sera
probablement pertinent de nous intéresser particulièrement aux écoles et aux enfants les plus
« précaires ». Il ne serait cependant pas pertinent de se centrer uniquement sur ceux-ci, dans la
mesure où, si nous entendons « les enfants les plus précaires » comme un groupe particulier,
son existence ne peut se définir qu’en contraste avec celle d’autres groupes d’enfants.
Autrement dit, il nous semble qu’il n’y aurait que peu d’intérêt à nous intéresser uniquement
aux représentations et aux comportements alimentaires d’enfants « précaires » sans nous
intéresser également, notamment de manière à pouvoir les comparer, aux représentations et aux
comportements des enfants issues d’origines sociales plus aisées.

394
Ibid., p. 154.

155
Il ne semble également pas simple de définir ce qu’est objectivement un enfant « issu
d’un milieu précaire » ou non, et ce particulièrement en sociologie où il est d’usage de ne pas
réduire l’appartenance à un groupe social seulement à partir de critères économiques
(particulièrement depuis les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeront qui, dans
La Reproduction, inventaient le concept de « capital culturel »395). Comme nous ne nous
intéressons pas seulement aux enfants (en tant qu’individus), mais aussi et surtout aux écoles
élémentaires, et ainsi aux enfants en tant qu’évoluant au sein d’une école donnée, nous avons
choisis de procéder à un échantillonnage des écoles dans lesquelles nous allons enquêter, plutôt
que directement des enfants que nous allons interroger. Nous avons choisi de différencier trois
types d’écoles élémentaires (dans lesquels nous avons donc enquêtées), relativement à notre
objet de recherche, ses problématiques ainsi que les objectifs de notre recherche, et selon des
critères économiques et sociaux. Nous distinguons ainsi les écoles situées dans des quartiers
(urbains) dits « prioritaires », les écoles situées dans des communes dont le « revenu médian »
est supérieur à la moyenne, ainsi que les écoles situées dans des communes rurales. Un
quatrième type d’école pourrait ici être spécifié : il s’agit des écoles privées, dans la mesure où,
si ces dernières ont pour injonction de la part de l’Etat de dispenser le même programme scolaire
que dans les écoles publiques, elles dispensent également des enseignements supplémentaires.
Nous pensions initialement à la possibilité d’enquêter dans une école privée spécialisée dans
l’éducation à l’environnement… nous y reviendrons. Ces trois types d’écoles élémentaires, bien
loin de prétendre à pouvoir « représenter » de manière exhaustive l’ensemble des écoles
élémentaires françaises, dans toutes leurs nuances selon des critères économiques et sociaux,
constituent des « idéaux-types » d’écoles socialement différenciées, et ainsi fréquentées par des
enfants issus d’origines sociales différentes. Concept méthodologique inventé par le sociologue
Max Weber, l’idéal-type correspond à la construction de catégories stéréotypées, qui n’existent
pas nécessairement en tant que telles dans le réel (et ainsi ne le représentent pas dans sa
complexité et son intégralité). Ces catégories serviront au sociologue à pouvoir mieux
comprendre les phénomènes relatifs à son objet de recherche, tout en étant conscient que ces
catégories stéréotypées qu’il a construites ne sont pas parfaitement représentatives de la
complexité de la réalité. Autrement dit, nous avons formulé ces trois catégories d’écoles dans
la volonté de nous intéresser à des populations socialement les plus « éloignées » et différentes,
tout en étant bien conscient que ce ne sont pas les seules « catégories » (selon des critères
économiques et sociaux) d’écoles élémentaires qui existent en France.

395
Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Pierre, La Reproduction, Paris, Les Editions de Minuit, 1970.

156
Les quartiers prioritaires sont reconnus en tant que tels par l’Etats français depuis
l’année 2014. Il s’agit de quartiers d’environ deux-cent mètres carrés habités par des
populations particulièrement économiquement précaires, dont au moins la moitié de ses
habitants bénéficie d’un revenu fiscal inférieur à 60 % du revenu de l’ensemble de
l’agglomération396. La précarité dans ces quartiers prioritaires n’est pas limitée au capital
économique de ses habitants. Selon Isabelle Magos, dans ceux-ci, « plus d’un adulte sur quatre
éprouve des difficultés importantes face à l’écrit (un sur dix, à l’extérieur). Et ils sont deux fois
plus nombreux en réelle situation d’illettrisme (15% contre 7% dans le reste du territoire) »
397
. La précarité économique et sociale au sein de ces quartiers se répercute largement sur la
réussite scolaire des jeunes ainsi que sur l’éducation de manière générale. Les adolescents sont
souvent confrontés au décrochage scolaire, « ils réussissent moins bien à l’école, redoublent
plus, ont de mauvais accrochages avec les apprentissages si on en juge par leur taux
d’illettrisme : les jeunes de 18 à 29 ans, scolarisés en France, sont quatre fois plus touchés par
l’illettrisme qu’en dehors des quartiers […], et sont donc bien plus nombreux à sortir de l’école
sans diplôme… »398. Ces quartiers prioritaires sont souvent peuplés de français issus d’origines
« ethniques »399 et culturelles différentes. Toujours selon Isabelle Magos, « l’école de la
République, qui clame la réussite et l’égalité pour tous, ne sait pas comment faire pour
accueillir toutes les diversités, les différences, les cultures des autres et construire une nouvelle
façon d’être ensemble, à la française »400. Il nous semblera ainsi particulièrement intéressant
d’enquêter au sein d’écoles situées dans ces quartiers prioritaires, aussi bien à propos de
l’éducation à l’alimentation au sein de ceux-ci, mais aussi à propos des représentations et des
comportements alimentaires des enfants, ici particulièrement issus de groupes sociaux
« différents », ou ayant au moins des origines culturelles (et « ethniques ») variées. De même
que nous savons, comme vu précédemment, que les inégalités sociales de santé sont
particulièrement croissantes dans le contexte de la transition épidémiologique, et ainsi que les
maladies et pathologies chroniques touchent davantage les individus issus de milieux sociaux

396
Magos Isabelle, « Des quartiers pas comme les autres », L'école des parents, vol. 613, no. 2, 2015,
p. 18-23.
397
Ibid.
398
Ibid.
399
Nous nous référerons ainsi à la définition donnée par le dictionnaire Robert du terme « ethnie », soit
perçue comme un « ensemble de personnes que rapprochent un certain nombre de caractères de
civilisation, notamment la langue et la culture ». Nous parlons ainsi « d’origines ethniques différentes »
lorsque des enfants ont des parents ou des grands-parents qui ont migrés de pays différents vers la
France.
400
Ibid.

157
précaires, il semble également intéressant de constater que cette tendance est particulièrement
présente au sein de ces quartiers. En effet, selon Emmanuel Allory, ces derniers sont
« particulièrement marqués par les inégalités sociales de santé. L’état de santé ressenti y est
plus dégradé, le renoncement aux soins y est plus important, les pratiques préventives en santé
moins sollicitées et les indicateurs de santé globalement plus défavorables. La compréhension
et l’explication de ces inégalités est complexe »401. Les écoles situées dans des quartiers
prioritaires semblent ainsi constituer un terrain d’enquête idéal par rapport à notre objet de
recherche, ainsi que relativement à ses enjeux en termes de santé publique.

Nous souhaitons nous intéresser de même, en contraste avec les populations de ces
quartiers dits prioritaires, aux enfants qui évoluent dans des écoles élémentaires situées dans
des communes dont le revenu médian est supérieur à la moyenne. Le revenu médian est calculé
selon les revenus annuels des ménages, il s’agit ainsi de calculer la médiane du revenu annuel
de l’ensemble des ménages français (qui était notamment de 20150 euros nets en 2014), et de
distinguer ceux dont le revenu est inférieur de ceux dont il est supérieur à celle-ci. Entreprendre
d’enquêter dans des écoles situées dans des communes dont le revenu médian est supérieur à la
moyenne nous permet ainsi de nous assurer que nous serons confrontés à une population
(d’enfants) socialement « différente » de celle des quartiers prioritaires. S’il nous semble peu
pertinent de qualifier d’emblée ces écoles élémentaires de « bourgeoises » de par leur
localisation, nous savons que les enfants qui y évoluent seront tout de même, en général, issus
de familles et de milieux sociaux davantage favorisés socialement et économiquement. Nous
observerons ainsi en quoi, dans ces écoles socialement plus favorisées que celles situées dans
des quartiers prioritaires, l’éducation à l’alimentation ainsi que les représentations et les
comportements alimentaires (de même que les représentations de la santé) des différents
enfants.

Les écoles élémentaires situées dans des communes rurales constituent notre troisième
« idéal-type » en tant que terrain d’enquête. Les communes de moins de deux-mille habitants
sont considérées par l’INSEE comme « rurales » si moins de la moitié de la population
municipale habite dans une zone de bâti continu402. Les écoliers y sont généralement moins
nombreux que dans les écoles élémentaires urbaines, et habitent souvent la campagne. Nous
avons pensé cet idéal-type non pas selon des critères économiques, mais directement par rapport

401
Allory Emmanuel, et al. « Les attentes d’usagers d’un quartier prioritaire en termes de santé : une
enquête qualitative », Santé Publique, vol. vol. 29, no. 4, 2017, p. 535-545.
402
INSEE, https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1501

158
à notre objet de recherche : nous souhaitons enquêter dans cette catégorie d’école afin de
comprendre quelles sont les différences en termes d’éducation à l’alimentation, ainsi que de
représentations et de comportements alimentaires, dans des écoles et chez des enfants dont le
rapport de proximité entretenu avec l’environnement tend (supposément) à être plus marqué.
Des écoles élémentaires privées pourraient également constituer un terrain de recherche
intéressant, dans la mesure où des enseignements supplémentaires par rapport au programme
national y sont dispensés. Il s’agirait de chercher à comprendre comment ces enseignements (et
encore plus si une école privée dispense des enseignements spécifiquement liés à notre objet de
recherche, c’est-à-dire relatifs à l’alimentation, à la santé, ou à l’environnement) influencent les
représentations et les comportements alimentaires des écoliers, ainsi que d’y observer si (et
comment) l’éducation à l’alimentation y diffère.

Nous avions dès lors, suite à la formulation de ces « idéaux-types », une ébauche de
plan pour réaliser notre enquête de terrain. Il nous restait à déterminer dans combien d’écoles
parmi ces trois catégories nous allions enquêter, et combien d’enfants nous devrions
interroger au sein de chacune : ce qui devrait normalement être déterminé au cours du
déroulement de l’enquête, selon la « saturation » des « données » et ainsi des discours. Deux
tâches nous restaient désormais à accomplir avant de nous lancer au cœur de l’enquête :
construire nos « outils » sociologiques relatifs à celle-ci (les guides d’entretien et le guide
d’observation), puis entrer sur le terrain pour débuter sa réalisation. Cette dernière fut
particulièrement semée d’embûches et fastidieuse.

B. Démarches et difficultés rencontrées

Avec le recul, il semble désormais qu’il y ait une espèce de « gain de folie » dans
l’entreprise d’une enquête sociologique empirique dans des écoles élémentaires, et ce
particulièrement lorsque l’on effectue cette enquête en tant que seul chercheur, pour une thèse
de doctorat, et non dans le cadre d’un programme de recherche particulier. Faute de pouvoir
nous replonger dans notre état d’esprit au moment de l’établissement de ce plan de recherche,
il est fortement probable que nous ne mesurions pas le degré de difficulté relatif (ainsi que la
quantité d’énergie nécessaire) à la possibilité de pouvoir pénétrer dans une école élémentaire,
de surcroît pour y réaliser une enquête sociologique lors de laquelle des enfants seront
interrogés. L’école publique est une forteresse pour le chercheur, et celle-ci est extrêmement
bien gardée. Nous nous retrouvions dès lors très rapidement à investir quotidiennement un
temps (et une énergie) conséquents dans les démarches administratives nécessaires à la
159
possibilité d’enquêter dans une école élémentaire. Si l’on respecte l’ensemble des protocoles et
des règles relatives à la réalisation d’une enquête sociologique dans une école élémentaire (et
si l’on souhaite interroger des enfants pendant leur « temps scolaire », ce qui est finalement
impossible à éviter lorsque l’on réalise une enquête de terrain qualitative et des entretiens semi-
directifs), des accords devront être obtenus : de la part du directeur de l’école, d’un enseignant
d’une classe de l’école (qu’il faudra particulièrement intéresser pour qu’il accepte de nous
« prêter » de son temps d’enseignement pour réaliser nos entretiens semi-directifs et collectifs),
de la mairie de la commune dans laquelle se situe l’école et de ses responsables de l’éducation,
de l’inspecteur académique de l’éducation responsable de l’école en question, du responsable
de l’inspection académique en charge de la circonscription dans laquelle se trouve l’école, ainsi
que de l’association des parents d’élèves. Cette liste nous semble d’ores et déjà fournir un bon
aperçu de ce que peut représenter le chemin de croix administratif nécessaire à parcourir pour
effectuer une enquête sociologique dans une école et directement auprès des enfants. Entre les
délais de réponse (ou de non réponse) des personnels responsables de l’administration adéquate,
les relances, les rendez-vous, le temps que les responsables que l’on a finalement pu rencontrer
communiquent avec leurs collègues, les documents à signer et faire signer par plusieurs tiers,
puis par notre laboratoire de recherche, puis par d’autres parties… Ce fut parfois à se demander
s’il n’y aurait pas encore une autre « surprise » une fois toutes les démarches effectuées, qui
viendrait tout ébranler. Ce fut le cas. Dans notre tentative d’accéder à la possibilité d’une
enquête dans une école située dans un quartier prioritaire dans l’agglomération de Caen, après
environ six mois nécessaires à la réalisation de l’ensemble des démarches nécessaires, sans
fautes, et alors que nous avions l’appui et tous les encouragements de la mairie de la commune
et de ses différents responsables (qui prévoyait d’ailleurs un suivi strict des résultats de
l’enquête dans la perspective d’améliorer ses services en matières d’éducation et de lutte contre
le gaspillage alimentaire), la directrice de l’école aura attendu que tout soit administrativement
en règle pour se désister, se justifiant en évoquant que la mairie impose déjà à l’école trop de
projets éducatifs qui compromettent le bon suivi du programme scolaire national. Il nous est
également arrivé, comme il aurait été logique de le prévoir, d’avoir multiplié les rendez-vous
et les démarches administratives pour que le dernier accord, c’est-à-dire celui de l’inspection
académique de l’éducation, soit après coup refusé.

Nous avons, après nous avoir heurté à plusieurs cas de figures similaires et échecs
administratifs, décidé de tenter le tout pour le tout. Il semblait dès lors évident que si nous
envisagions de respecter l’ensemble des protocoles et des règles administratives nécessaires à

160
la réalisation de note enquête, nous ne pourrions jamais effectuer celle-ci. Ou du moins, pas
dans le cadre de notre thèse de doctorat, avec tout ce que cela implique en termes de temps et
de ressources disponibles. Toute notre démarche, y compris la construction de l’objet de la
recherche, aura été effectuée en vain. Ce fut décidé ainsi : nous effectuerons l’enquête coûte
que coûte, quitte à « contourner » certaines règles… Nous avons tout de même
systématiquement obtenu pour les écoles dans lesquelles nous avons enquêtées : les
autorisations des parents d’élèves, des directeurs des écoles (et bien entendu des instituteurs des
classes avec lesquelles nous avons passé des entretiens collectifs), des responsables de
l’éducation de la commune et de la direction générale des mairies. Il est d’usage que les
entretiens en sociologies soient anonymisés, de manière à la fois à ce que les personnes
interrogées puissent se sentir les plus libres possible de parler, et ainsi « ouvrent » leur discours
par rapport aux questions posées, mais aussi pour des raisons de déontologie, en rapport avec
les questions d’ordre éthique que peuvent poser le fait d’interroger un individu lors d’une
enquête de sociologie. Nous avons ainsi choisi d’anonymiser de même les noms des écoles dans
lesquelles nous avons enquêtées, dont certaines (ce qui inclut également certains instituteurs)
se sont montrées « souples » concernant les règles administratives décrites précédemment, sans
quoi nous n’aurions jamais pu réaliser notre enquête de terrain. Il s’agira ici, de même que pour
l’anonymisation des entretiens en sciences humaines, de respecter quelques principes
déontologiques et éthiques, afin de s’assurer que les écoles en question ne puissent pas être
exposées à de quelconques risques ou blâmes à cause de notre recherche. Nous nommerons en
conséquence les écoles dans lesquelles nous avons enquêté : les écoles A, B, C, et D.

C. Accès au terrain et écoles dans lesquelles nous avons enquêtées

Les écoles élémentaires A et B, soit les deux premières dans lesquelles nous avons
obtenu la possibilité d’enquêter, sont des écoles situées dans des quartiers prioritaires
(particulièrement économiquement et socialement défavorisés) de l’agglomération (et non de
la ville) Caennaise. L’école C est située dans une commune dont le revenu médian est supérieur
à la moyenne. Située sur la côte fleurie, pas très loin de la mer, la commune est plutôt
« bourgeoise » en son centre-ville, et un peu plus « précaire » au sein de sa périphérie. L’école
D est une école privée, située dans une commune rurale. Cette dernière se présente comme une
école élémentaire alternative à l’école publique. Elle se présente comme fournissant à la fois
une éducation « spirituelle », « évangélique » et catholique, mais aussi une « éducation à la
nature ». Ses instituteurs ont des qualifications particulières en termes de pédagogies

161
alternatives. Nous avons ainsi mené notre enquête de terrain dans ces quatre écoles
élémentaires, et n’avons pas jugé nécessaire de poursuivre dans d’autres écoles de par le degré
de saturation des discours recueillis. Nos trois « catégories » d’écoles sont ici non également
réparties numériquement (deux écoles situées dans des quartiers prioritaires face à une seule
dans une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne, ainsi qu’une seule dans
une commune rurale) : il en a été décidé ainsi à partir des objectifs spécifiques à notre recherche,
ainsi qu’à son objet. La volonté de « lutter contre les inégalités sociales de santé », dans un
contexte où particulièrement les populations les plus précaires développent de plus en plus des
maladies chroniques, nous a poussé à nous intéresser davantage aux représentations et aux
comportements alimentaires des enfants issus de milieux sociaux « précaires ». Comme
expliqué précédemment, ceux-ci nous semblent pouvoir être compris (en tant que selon leurs
spécificités) qu’en contraste avec les représentations et les comportements alimentaires présents
dans des populations issues d’origines sociales différentes. Notre logique a ainsi été d’enquêter
dans une école supplémentaire située dans un quartier prioritaire, afin de nous assurer de ne pas
passer à côté d’éléments qui pourraient devenir majeurs quant à notre objet de recherche. De
même, les écoles A et B (donc situées dans des quartiers prioritaires) dans lesquelles nous avons
enquêté comprenaient des enfants issus d’origines « ethniques » multiples (dont la plupart
étaient issus d’une immigration extra-européenne), ce qui peut selon nous à priori nécessiter
davantage de discours à recueillir, de par la potentielle pluralité de ces derniers, en raison des
différences culturelles souvent associées aux différents pays d’origine des parents. Ceci
nécessite également, selon nous, une attention particulière accordée à notre catégorie « d’écoles
situées dans des quartiers prioritaires », en raison de la (à priori) pluralité des discours liée aux
différentes cultures qui peuvent se trouver au sein même d’une classe (ce qui fut, à postériori,
le cas. Nous y reviendrons).

Dans chacune de ces écoles ont été interrogés dix enfants (évoluant au « troisième
cycle », soit en CM1 et CM2, âgés de neuf à onze ans) dans des entretiens semi-directifs, (au
moins) deux entretiens collectifs par école ont également été réalisés (avec des classes de CM1
et de CM2). Nous avons de même effectué des séances d’observation au cours de quatre repas
de cantine de chacune de ces écoles.

162
Tableau n°1 : Synthèse de l'échantillon et techniques d'enquêtes appliquées

Écoles A et B, situées École C, située dans École D, située dans


dans des quartiers une commune dont le une commune rurale,
prioritaires et revenu médian est privée, et spécialisée
urbains. supérieur à la dans l’éducation à la
moyenne française. nature.
Nombre d’enfants de 20 10 10
neuf à onze ans
interrogés lors
d’entretiens semi-
directifs.
Nombre de classes 4 4 2
dans lesquelles nous
avons effectué des
séances d’entretiens
collectifs.
Nombre de séances 8 4 4
d’observation des
repas de cantine
(d’une durée d’1H30).

Une présentation davantage détaillée de ces dernières (et plus particulièrement des
enfants que nous avons interrogés, ainsi que des instituteurs et des classes) pourra être lue avant
l’analyse des discours recueillis. Il conviendra avant cela d’exposer les outils que nous avons
construits et déployés sur le terrain pour produire et obtenir ces « données ».

2.4 : Constructions d’outils pour l’enquête : guides d’entretien, guide d’observation

Nous exposerons ici les outils développés pour notre enquête de terrain et tenterons
d’expliquer les choix relatifs à ceux-ci dans l’ordre dans lequel ils ont été constitués. Nous
avons ainsi premièrement construit notre guide d’entretien prévu pour réaliser des entretiens
semi-directifs avec les enfants. Le guide d’observation prévu pour les séances d’observation
pendant les repas de cantine a ensuite été constitué. Nous avons choisi de construire notre guide
d’entretien prévu pour les entretiens collectifs avec des classes en y incluant quelques éléments
issus des discours des enfants recueillis lors des entretiens semi-directifs (de manière à tenter

163
de « stimuler » le discours collectif des enfants interrogés en groupe, comme il est d’usage de
le faire au cours des entretiens collectifs de type focus group). Cette démarche a ainsi imposé
des allers-retours entre le travail de terrain et la retranscription des premiers entretiens. Les
entretiens semi-directifs ont été effectués dans un premier temps dans les écoles A et B, suivis
des séances d’observation. Les entretiens collectifs ont ensuite été réalisés, quelques semaines
plus tard. Bien que notre guide d’entretien prévu pour les entretiens collectifs était déjà réalisé
dès lors, nous avons de même suivi cette démarche dans les écoles C et D. L’analyse des
résultats des entretiens collectifs devraient pouvoir permettre de donner davantage de
« garantie » aux théories sociologiques développées à partir des résultats des entretiens semi-
directifs, ou bien au contraire de nuancer ces théories. Il s’agira pour ce faire de vérifier si les
résultats des entretiens collectifs corroborent avec les catégories d’enfants que nous dégagerons
des résultats des entretiens semi-directifs. Selon Florence Haegel, « l’entretien collectif permet
d’accéder au sens commun, aux modèles culturels et aux normes. Les rares travaux permettant
de comparer systématiquement les résultats obtenus par la méthode d’entretiens individuels et
par celle des entretiens collectifs confirment d’ailleurs que ces derniers, par une sorte d’effet
mécanique, tendent à renforcer les éléments communs au groupe »403.

A. Guide d’entretien réalisé pour des entretiens semi-directifs avec des enfants du
troisième cycle de l’école élémentaire

Voici le guide d’entretien que nous avons construit préalablement à notre entrée sur le
terrain, prévu pour réaliser des entretiens individuels, semi-directifs avec des enfants en classe
de CM1 et/ou CM2 au sein des écoles. Nous noterons ici que les catégories de notre guide
d’entretien n’ont pas émergé à partir d’hypothèses en tant qu’indicateurs des variables
dépendantes de celles-ci, comme il est (généralement reconnu comme) conventionnel de
procéder dans un travail de recherche (hypothético-déductive) sociologique. Selon Glaser et
Strauss, la démarche inductive ne nécessite pas de bénéficier d’hypothèses préalablement à la
réalisation d’une enquête de terrain404. Alors que ces dernières seront nécessaires lorsque l’on
effectuera sur le terrain un travail de vérification de théories et d’hypothèses (construites à partir
de ces théories) déjà existantes, le protocole peut être différent lorsque l’on entreprend une
enquête de terrain à partir d’une approche inductive (et ainsi selon les fondations de la grounded

403
Haegel Florence. « Réflexion sur les usages de l'entretien collectif », op.cit.
404
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 314.

164
theory405). Dans ce cas, les catégories de notre guide d’entretien, ci-dessous exposées, n’ont pas
été construites selon des indicateurs (de variables) d’hypothèses préalablement formulées, mais
en tant qu’indicateurs que nous avons définis afin de tenter de saturer les discours à propos des
représentations et des comportements alimentaires des enfants, ainsi que de l’éducation à
l’alimentation. Ces catégories de notre guide d’entretien ont pu être construites à partir de notre
objet de recherche, comprenant ainsi des éléments qui pourraient à première vue sembler
extérieurs à l’alimentation infantile, mais qui lui sont, selon le développement de notre
réflexion, liés (c’est par exemple le cas de la catégorie « représentations de la santé »). Nous
tenterons, une fois exposé le guide d’entretien, d’expliquer et de justifier ses catégories, ainsi
que les différents choix effectués au cours de son élaboration.

1) Questions introductives.

- Peux-tu te présenter (Relances : Tu as quel âge ? Tu habites où ? As-tu des loisirs,


peux-tu m’en parler ?)
- Peux-tu me parler de ta famille ? (De tes parents, et de tes frères et sœurs si tu en as)
? (Relance : tes parents, ils font quoi comme métier ?)
- Peux-tu me parler de ton école ? (Imagine que c’est la première fois que j’y viens,
comment tu pourrais me la présenter ?)

2) Goûts alimentaires.

- Parle-moi de tes goûts, qu’est-ce que tu aimes manger ? (Par exemple tes plats
préférés, et ce que tu aimes manger dans ta vie quotidienne) (Quels sont tes aliments
préférés ? et ceux que tu aimes le moins) (Par exemple durant cette semaine, dans
ce que tu as mangé, qu’est-ce que tu as le plus aimé et le moins aimé ?)
- Et maintenant de ce que tu n’aimes pas.

405
Il est même, selon Glaser et Strauss, préférable de ne pas effectuer une enquête empirique à partir
d’hypothèses formulées selon des théories déjà existantes, particulièrement dans le cas notre terrain n’a
pas ou peu été exploité en sociologie. Une enquête de terrain consistant en la vérification d’hypothèses
formulées à partir de théories existantes risquerait de mener le chercheur à tenter de faire concorder la
réalité empirique de son terrain d’enquête avec les théories sur lesquelles il s’est basé pour formuler les
hypothèses, alors que ces théories n’ont pas été produites à partir de la même réalité empirique. Le risque
d’une telle démarche serait alors d’aboutir à la production de théories qui ne concordent pas avec la
réalité empirique, soit des théories non « ancrées ». Nous renverrons ici le lecteur vers les pages 116,
118, 119, 314 et 315 de « Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée.
Stratégies pour la recherche qualitative, op.cit. ».

165
- Qu’est-ce que tu aimes boire ? et n’aimes pas boire ?
- Qu’est ce qui te fait plaisir à manger ? Qu’est-ce que tu aimes manger quand tu veux
te faire plaisir ? (Relance : par exemple s’il y a un anniversaire ou une fête ?)
- Qu’est-ce que tu aimerais manger mais que tu ne peux pas ? (Relance : par exemple
si tu as des allergies ou des interdictions de manger certaines choses que tu aimerais
manger ?) (Seconde relance : est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais manger
mais que tes parents ne veulent pas que tu manges ?)

3) Habitudes alimentaires et consommation.

- Peux-tu me décrire ton petit déjeuner ? (Ce que tu as l’habitude de prendre au petit
déjeuner)
- Qu’est-ce que tu as l’habitude de manger, lorsque tu manges chez toi le midi ?
(Relance : par exemple lors du dernier repas ? et celui d’avant ? et celui d’avant ?)
- Et à la cantine ?
- Peux-tu me décrire tes repas du soir ? (Tu as l’habitude de manger quoi le soir ?)
- Qu’est-ce que tu manges entre les trois repas ? (Par exemple au goûter ? Et pendant
la récré ? Ou à d’autres moments de la journée ?)
- Peux-tu me raconter comment ça se passe les courses, quand tu fais les courses avec
ta famille ? (Relances : qui fait les courses ? Tu y vas quand ? Vous faites vos
courses où ? Qu’est-ce que vous prenez ? Pourquoi ?)

4) Goûts alimentaires familiaux.

- Peux-tu me parler de ce qu’on aime manger dans ta famille ? (tes parents, tes frères
et sœurs ? Qu’est-ce qu’ils aiment ?)
- Et ce qu’on n’aime pas manger ?
- Peux-tu me parler de comment se passent les repas à la maison, en famille ?
(Relances : tu manges avec qui par exemple le soir ? Qui mange avec qui ?)
- Peux-tu me raconter comment ça se passe la cuisine chez toi ? (Relances : qui est-
ce qui cuisine ? Vous cuisinez quoi ? Comment tes parents font la cuisine ? Vous
utilisez quoi pour faire la cuisine ?)
- Peux-tu me parler des choses que tes parents veulent que tu manges ?

166
5) Partage entre pairs, émulation.

- Peux-tu me parler de tes amis ?


- Quelles activités tu fais avec eux/elles ?
- Tes amis ils aiment manger quoi ? (Quelles sont les différences entre vos goûts ?)
- Comment ça se passe quand tu manges avec tes amis ? Vous mangez quoi quand
vous mangez ensemble ?

6) Représentations de la santé.

- Pour toi, c’est quoi la santé ?


- Être en bonne santé c’est quoi ?
- Et être en mauvaise santé, c’est quoi ?
- Comment on fait pour être en bonne santé ?
- Qu’est-ce que tu connais comme maladies ?
- Pour toi, ça veut dire quoi « avoir une bonne hygiène de vie ? »
- Tu as déjà eu un proche en mauvaise santé ? Peux-tu m’en parler ?

7) Education à la santé.

- Quels conseils te donnent les adultes à propos de la santé ?


- Qu’est-ce que t’ont dit tes parents sur la santé ?
- Et à l’école, qu’est-ce qu’on t’a dit sur la santé ?

8) Connaissances en alimentation, et à propos des liens entre alimentation et santé


(nutrition, hygiène chimique et éthique).

- Bien manger c’est quoi ?


- Pour toi, ça veut dire quoi « un bon repas » ?
- A l’inverse, « mal manger », c’est quoi ?
- Un bon aliment c’est quoi ?
- Comment on reconnait un bon aliment ? Comment on peut faire la différence avec
un mauvais aliment ?

167
9) Education à l’alimentation.

- Tes parents, ils te disent quoi à propos de l’alimentation ?


- Et à l’école, qu’est-ce qu’on t’a dit sur l’alimentation ?
- Qu’est-ce que tu en penses ?

10) Conclusion et questions finales d’ouverture.

- Comment pourrait-on faire selon toi pour améliorer la santé des gens ?
- Et celle des enfants ?
- Est-ce qu’il y a quelque chose d’autre dont tu voudrais me parler ?
- As-tu des choses à rajouter par rapport à ce qui as été dit pendant cette heure ?

B. Explications et justifications quant aux choix réalisés pour construire le guide


d’entretien

Nous avons tenté, dans l’élaboration de ce guide d’entretien et à travers la création de


ses dix catégories, de nous assurer de saturer les discours des enfants à propos de leurs
comportements et pratiques alimentaires, de leurs représentations de l’alimentation, de leurs
représentations de la santé, ainsi que de leurs expériences en termes d’éducation à l’alimentation
et d’éducation à la santé. Nous avons ainsi choisi de faire en sorte que l’entretien aille des
questions les plus « concrètes » (à propos des comportements et des pratiques) vers les
questions les plus « abstraites » (à propos des représentations). Nous terminerons les entretiens
par des questions à propos des expériences des enfants en termes d’éducation à l’alimentation
ainsi que à la santé. Cette stratégie de « glissement » du discours des enfants interrogés du
concret vers l’abstrait a pour but de tenter d’optimiser « l’ouverture » du discours. Il s’agira
aussi d’établir progressivement une « relation » (ou une « interaction », dans la mesure où
l’entretien semi-directif en sociologie est d’usage de durer environ une heure) de confiance avec
l’enfant interrogé, en ne lui posant pas d’emblée des questions qui pourraient être perçues
comme agressives tant elles concernent des représentations et ainsi des jugements de valeurs
(nous pensons ici par exemple à la question « pour toi, qu’est-ce qu’un bon repas ? »).

Nous démarrerons les entretiens par des questions « introductives », dans lesquelles
nous demanderons à l’enfant de se présenter, de présenter sa famille, puis son école. Nous
168
relancerons l’enfant afin de nous assurer qu’il nous fournisse les informations « basiques » à la
réalisation de toute enquête sociologique, à savoir l’âge, la catégorie socio-professionnelle (à
laquelle appartiennent les parents, ainsi que le métier qu’ils effectuent) et le lieu d’habitation.
Ces informations nous fourniront de quoi déterminer ce que nous appelons ainsi « l’origine
sociale » des enfants. Propre à l’interrogation d’enfants, nous leur demanderons également plus
de détails sur la composition de leur famille, à savoir s’ils ont des sœurs et/ou frères, et à
connaître la composition de la famille avec laquelle ils vivent quotidiennement (ce qui inclut
de savoir si les parents sont divorcés, ou bien s’il s’agit d’une famille recomposée, etc.). Nous
demanderons également aux enfants interrogés de nous « parler de leur école », à la fois de
façon à avoir des connaissances les plus exhaustives possibles sur celle-ci (à travers les
différents discours des enfants d’une même école), mais aussi afin de comprendre le rapport
que peu entretenir un enfant avec son école et ses représentations vis-à-vis de celle-ci. Nous
nous intéresserons également potentiellement aux origines ethniques de l’enfant, si et seulement
si une origine étrangère est revendiquée et/ou valorisée par l’enfant lors de sa présentation de
lui-même et/ou de sa famille. Par exemple (rencontré lors des entretiens) : si un enfant se
présente par la phrase « je suis algérien », nous relancerons l’enfant à propos de cette phrase,
afin de savoir ce que ceci représente pour lui, ainsi que d’obtenir davantage d’informations à
propos de ses origines (la famille est-elle issue de l’immigration ? quand les parents ou les
grands parents sont-ils arrivés en France ? les deux parents sont-ils d’origine étrangère ? etc.).

Nous tenterons ensuite d’obtenir des informations à propos des goûts (et des dégoûts)
des enfants, en leur demandant donc ce qu’ils aiment et n’aiment pas manger ainsi que boire.
En cas de réponses peu concluantes des enfants (en termes de saturation du discours), nous les
relancerons en leur demandant quels sont leurs plats préférés ainsi que ceux qu’ils aiment le
moins. Une deuxième relance pourra être réalisée en leur posant la même question à propos de
leurs aliments préférés, et une troisième en leur demandant quels ont été leurs plats et/ou
aliments préférés et ceux qu’ils ont les moins aimé au cours de leurs repas de la dernière
semaine. Nous prévoyons plusieurs « relances » à nos questions, particulièrement pour le début
de l’entretien : de par le fait que nous allons interroger des enfants, pour qui il peut être
particulièrement difficile « d’ouvrir » son discours, notamment à cause d’une timidité
prononcée, de la non habitude à se retrouver face à face avec un adulte qui pose des questions
qui peuvent sembler assez personnelles, ou encore d’une possible identification de l’adulte avec
une figure « autoritaire », donc avec laquelle il vaut mieux peser ses mots. A ce propos, nous
avons bien systématiquement précisé aux enfants interrogés (et même insisté), avant de

169
commencer les entretiens (et de lancer les enregistrements audio) que ces derniers seront
absolument anonymes. « Ça veut dire que je te donnerai un faux nom et que personne ne saura
ce que tu as dit. Tes parents ne sauront rien de ce que tu as dit, et la maitresse non plus, personne
à part moi en fait. Donc ce que j’aimerais en retour, c’est que tu sois très sincère dans tes
réponses. D’ailleurs il n’y aura jamais de « bonne réponse », je veux que tu me dises ce que tu
penses vraiment, c’est ça qui m’intéresse. Je te promets que tu peux me dire ce que tu veux, et
que personne ne saura ce que tu as dit, vu que je te mettrai un faux prénom ». Malgré notre
stratégie afin d’établir d’emblée une relation de confiance avec les enfants interrogés, nous
sommes bien conscients qu’il peut être particulièrement difficile pour un enfant de s’exprimer
de façon « relâchée » avec un adulte encore inconnu, prévoir de nombreuses relances nous
permettra ainsi de nous assurer d’obtenir un discours suffisamment fourni. Il s’agira également,
au cours de cette première catégorie de notre guide d’entretien, de questionner les enfants à
propos de leur « plaisir » alimentaire. Le plaisir alimentaire, étant en effet considéré par Jean-
Pierre Poulain et Anne Dupuy comme fondamental à la sociabilisation alimentaire des
enfants406. En effet, selon eux : « l’étude du plaisir dans la socialisation alimentaire met
l’accent sur les conditions d’expression d’expériences alimentaires enfantines en revenant sur
les interrelations entre les lieux, le contexte social, le moment de la consommation et les
produits. Cela permet de comprendre, à partir d’un angle sociologique, comment l’enfant
construit un plaisir ou un déplaisir alimentaire qui le conduisent à accepter ou à refuser
certains aliments, à les valoriser ou les dévaloriser »407. Nous nous intéresserons ainsi à la
question du plaisir alimentaire chez les enfants en leur posant les questions : « qu’est-ce que
qui te fait plaisir à manger ? » ainsi que « quand tu veux te faire plaisir, qu’est-ce que tu aimes
manger ? » (Nous prévoyons une potentielle relance, dans laquelle nous questionnerons les
enfants à propos de ce qu’ils aiment manger lorsqu’ils ont l’occasion de se faire plaisir, par
exemple lors d’une fête). Il s’agira notamment ici de pouvoir à posteriori analyser comment
sont socialement différenciées les représentations du plaisir alimentaire par les enfants, donc
issus d’origines sociales différentes. Nous conclurons cette catégorie de notre guide d’entretien
en demandant aux enfants interrogés s’il y a quelque chose qu’ils aimeraient manger mais qu’ils
ne peuvent pas manger (par exemple relativement à des injonctions imposées par les parents,
ou bien selon des contraintes médicales, comme des allergies).

406
Dupuy Anne et Poulain Jean-Pierre, « Le plaisir dans la socialisation alimentaire », Enfance, vol. vol.
60, no. 3, 2008, p. 261-270
407
Ibid.

170
Nous interrogerons ensuite les enfants à propos de leur consommation et de leurs
habitudes alimentaires, en leur demandant ce qu’ils ont l’habitude de manger au petit déjeuner,
à midi chez eux, à midi à la cantine, le soir, ainsi qu’entre les repas (ou au « goûter », dans la
mesure où ce dernier est souvent considéré par les enfants comme une sorte de « quatrième »
repas dans la journée, pris quotidiennement). En cas de réponse non assez fournie à propos des
habitudes, nous demanderons aux enfants ce qu’ils ont mangé au cours des derniers repas pris
(matin, midi et soir). Cette catégorie de question a pour but non seulement de connaitre
directement les habitudes alimentaires de l’enfant interrogé mais aussi par-là d’obtenir un bon
aperçu non seulement des consommations mais aussi des représentations de l’alimentation dans
la famille de l’enfant. Nous poserons également la question « Peux-tu me raconter comment ça
se passe les courses, quand tu fais les courses avec ta famille ? ». La formulation « comment ça
se passe » vise à poser une question la plus large possible à propos des « courses » effectuées
par la famille de l’enfant, et ainsi de la conscience de ce dernier à propos des achats effectués
par ses parents. Nous relancerons l’enfant de manière à savoir qui fait les courses dans sa famille
(papa ? maman ? l’enfant avec ses parents ? etc.), quand ça (combien de fois par semaine ?), ou
ça (dans quel magasin ? au marché ? dans un supermarché ? dans un hypermarché ? dans une
épicerie ? dans un magasin spécialisé dans la vente de produits certifiés « bio » ? etc.), ce qui y
est acheté (à quel point l’enfant connait et a conscience des achats alimentaires effectués par
ses parents ?), et pourquoi ? Cette question sert également de transition vers la catégorie
suivante du guide d’entretien.

Celle-ci concerne les goûts alimentaires de la famille de l’enfant. Nous demanderons à


ce dernier ce que sa famille (les parents ainsi que les potentiels frères et sœurs) aime manger et
n’aime pas. Il s’agira également de savoir comment se passent les repas (qui mange avec qui,
quand et comment ça se déroule ?) pris à domicile, ainsi que comment se déroule la préparation
des repas (qui fait la cuisine et comment ? quelle est la conscience de l’enfant vis-à-vis de la
préparation des repas qu’il mange ?). Nous demanderons également à l’enfant de nous « parler
des choses que ses parents veulent qu’il mange » : il s’agira d’avoir des premiers éléments
concernant l’éducation à l’alimentation fournie par les parents, ainsi que les injonctions
alimentaires imposées par les parents. Comme évoqué précédemment, il nous aura fallu passer
quelques premiers entretiens avec des enfants, puis quelques entretiens passés avec des parents,
pour nous rendre compte qu’il était beaucoup plus pertinent de poser ces questions uniquement
aux enfants que de les poser également aux parents : dans la mesure où de telles questions
posées aux parents (visant à nous renseigner à propos de leur éducation à l’alimentation)

171
transformaient très vite l’entretien en une interaction violente, dans laquelle le parent interrogé
se sent jugé et inspecté, et ainsi dont les réponses ne servent plus qu’à tenter de fournir une
image positive de lui-même et de son éducation, en tentant de répondre aux questions par des
« bonnes réponses ».

La création de la catégorie suivante fut décidée en considération de la littérature en


sociologie de l’alimentation, qui insiste souvent sur l’importance de la commensalité,
notamment entre pairs. Nous voulions vérifier si (et comment) la sociabilité de l’enfant avec
ses camarades de classe influence ses représentations et ses comportements liés à
l’alimentation. La première question, en guise de question introductive pour cette catégorie
(« parles moi de tes amis »), fut également l’occasion de détourner quelques instants le sujet de
la conversation avec les enfants, chez qui l’attention commençaient généralement à chuter à ce
moment de l’entretien, commençant un peu à se lasser de parler de leur alimentation et de celle
de leur famille. Si les réponses obtenues furent cependant, la plupart du temps, non intéressantes
et les données qui en ressortent non exploitables pour notre recherche 408, cette catégorie de
notre guide aura largement servi à redonner du dynamisme aux entretien, et de l’enthousiasme
aux enfants. Ce dernier fut tel qu’il aura souvent fallut interrompre les enfants qui, pris dans un
nouvel élan d’énergie, me racontaient passionnément quelques histoires à propos d’eux et de
leurs amis, dont l’utilité pour l’analyse des entretiens est absolument nulle, mais dont la fonction
aura finalement été de redonner un dynamisme qui commençait à ce moment à se perdre. On
se reconcentrera ensuite sur l’alimentation et la commensalité, en demandant aux enfants quels
sont les goûts alimentaires de leurs amis, et en leur demandant de nous raconter comment se
passent les repas pris avec leurs amis. Cette catégorie de notre guide d’entretien fut également
bien utile pour « séparer » nos questions sur l’alimentation de celles sur la santé. Il nous
semblait en effet délicat de poser des questions aux enfants sur leurs représentations de la santé,
juste après leur avoir posé multiples questions sur leur alimentation : ils risqueraient
effectivement de comprendre que nous souhaitons analyser les liens entre leurs représentations
de l’alimentation et leurs représentations de la santé, et risqueraient ainsi de me fournir des
« bonnes réponses » (selon eux) aux questions posées, en tentant de faire implicitement passer
le message de « je sais que bien manger est important pour la santé, et je le montre ». Autrement
dit, nous parler pendant quelques minutes de leurs amis semble avoir réussi à détourner un peu

408
Les enfants profitaient de cette question pour s’éloigner du sujet et s’exprimer plus librement à propos
de leurs amis, leurs loisirs, etc.

172
l’attention des enfants quant à nos motivations en posant d’abord des questions sur
l’alimentation, puis ensuite sur la santé.

Nous avons de même utilisé la formule « on va changer un peu de sujet » avant de


passer à la prochaine catégorie, consacrée aux questions sur les représentations de la santé, dans
l’espoir de biaiser le moins possible les réponses, en tentant de réduire les possibilités que
l’enfant interrogé fasse directement le lien entre les questions sur l’alimentation et celles sur la
santé. Nous demanderons ici aux enfants interrogés de répondre à la question « qu’est-ce que
la santé ? », de manière à obtenir un discours le plus ouvert possible quant à leurs
représentations de la santé. Nous poserons ainsi les questions de « qu’est-ce qu’être en bonne
santé ? » et « qu’est-ce qu’être en mauvaise santé » dans le but d’analyser comment sont
socialement réparties les connaissances des enfants à propos de la santé, ainsi que de la
transition épidémiologique (les enfants sont-ils conscients de la différence entre les maladies
transmissibles et les malades chroniques ? comment les enfants se représentent ce qu’est « la
santé » par rapport à la transition épidémiologique ?). Les réponses aux questions « comment
on fait pour être en bonne santé ? » et « qu’est-ce que tu connais comme maladies ? » nous
fourniront de même des éléments de réponses à cet ensemble de questions. Nous demanderons
ensuite aux enfants de nous évoquer les maladies qu’ils connaissent, toujours de manière à
évaluer les connaissances des enfants et leur conscience à propos de la transition
épidémiologique et de ses enjeux, et la différenciation sociale de ces dernières. La question
« pour toi, ça veut dire quoi « avoir une bonne hygiène de vie » ? » nous permettra de même de
déterminer le degré de conscience des enjeux de la transition épidémiologique chez les enfants
interrogés. Qu’est-ce que « l’hygiène » et avoir « une bonne hygiène » dans une société dans
laquelle on meurt de moins en moins des maladies virales et de plus en plus des maladies
chroniques ? Alors que certains parlent de la nécessité d’adopter une « hygiène chimique »409,
comment les enfants issus de différents milieux sociaux se représentent l’hygiène ? Dans le cas
où les enfants ne connaissent pas bien ce mot, nous les relancerons en parlant plutôt de
« propreté » (ce qui limitera davantage la question posée et ses réponses… dans la mesure où il
semble évident que la « propreté » soit plus encore directement associée dans la conscience
collective à l’hygiène bactérienne, et ce encore davantage chez les enfants…). Nous clôturerons
cette catégorie de notre guide d’entretien par une question un peu plus intime, en demandant
aux enfants s’ils ont déjà eu des proches en mauvaise santé, et en leur demandant d’en parler.

409
Chevalier Laurent, Le livre anti toxique : Alimentation, cosmétiques, maison... : le guide complet
pour en finir avec les poisons, Paris, Fayard, 2013.

173
Il s’agira d’évaluer les connaissances des enfants en matière de santé (dans le contexte de la
transition épidémiologique) relativement à leurs expériences, vis-à-vis de leurs proches.

Nous nous intéresserons ensuite à l’éducation à la santé. Il s’agira de savoir d’où


viennent les représentations et les connaissances des enfants à propos de la santé (quelles
connaissances viennent des parents ? et de l’école ? etc.) Nous demanderons pour ceci aux
enfants ce que les adultes leur ont dit à propos de « la santé », puis ce que leurs parents leur ont
dit, ainsi que ce que l’on leur a dit à ce propos à l’école. Le but de cette catégorie est aussi bien
de savoir d’où viennent les représentations et les connaissances des enfants en matière de santé,
que de pouvoir faire un état des lieux à propos de l’éducation à la santé à l’école, dans le
contexte de la transition épidémiologique. Comment sont dissociées les connaissances fournies
par les parents de celles transmises à l’école ? À quel point les éducations à la santé (de par la
famille et à l’école) intègrent les enjeux de la transition épidémiologique ? Quels sont les liens
représentés entre la santé et l’alimentation au sein des éducations, de par les parents et à
l’école ? Ce sont là des questions auxquelles nous tenterons de répondre par l’analyse des
discours des enfants à propos de l’éducation à la santé. Il s’agira également de tenter de
comprendre comment est socialement répartie l’éducation à la santé donnée par des parents
issus de différentes originales sociales.

Nous revenons ensuite à des questions à propos des représentations de l’alimentation (et
de qu’est-ce qu’une « bonne » alimentation), et des connaissances à propos des liens entre
l’alimentation et la santé. Nous avons, de même qu’en guise de transition vers les questions sur
la santé, réutilisé la formule « nous allons encore une fois changer de sujet et reparler un peu
d’alimentation », dans le même but de tenter de minimiser un potentiel effet sur l’enfant
interrogé qui pourrait associer les questions sur la santé et sur l’alimentation, en s’imaginant
qu’il faudra « bien répondre » aux questions posées en associant dans son discours les deux
thématiques. Il nous semblait en effet compliqué de placer cette catégorie de notre guide
d’entretien avant les deux catégories précédentes, à propos des représentations de la santé et de
l’éducation à la santé : tant nous pensions qu’en demandant aux enfants « pour toi, qu’est-ce
que la santé » peu après leur avoir demandé « Bien manger, c’est quoi ? » biaiserait
systématiquement les réponses aux questions sur la santé. Autrement dit, il nous fallait faire un
choix entre placer les questions à propos de « qu’est-ce qu’une bonne alimentation ? » après ou
avant les questions portées sur « qu’est-ce que la santé ? ». Nous avons ainsi choisi de réintégrer
la question des représentations à propos de « qu’est-ce qu’une bonne alimentation » après celles
portant sur les représentations de la santé, en pensant que cet ordre sera le moins influent des

174
deux sur les réponses que fourniront les enfants. Cependant, ce choix n’est pas non plus
entièrement à l’abri d’entrainer des biais dans les réponses des enfants… Il semble, à postériori,
que la volonté que nous craignons des enfants à vouloir fournir des « bonnes réponses » afin de
se valoriser, en montrant qu’ils ont « correctement » (selon leur imagination) associé les
questions précédentes sur la santé et les questions actuelle sur l’alimentation, fut très moindre.
Les questions ici posées aux enfants, afin de comprendre les représentations à propos de
« qu’est-ce qu’une bonne alimentation », furent « Bien manger c’est quoi ? », « Pour toi, ça
veut dire quoi « un bon repas » ? », et « À l’inverse, « mal manger », c’est quoi ? ». Nous nous
intéresserons ensuite un peu plus spécifiquement aux représentations et aux connaissances des
enfants en nutrition, en posant les questions « un bon aliment, c’est quoi ? » et « Comment on
reconnait un bon aliment ? Comment on peut faire la différence avec un mauvais aliment ? ».
Il s’agira également ici d’évaluer les connaissances des enfants, non pas seulement en
« nutrition », mais également en « hygiène chimique » (un « bon aliment » contient-il des
agents pathogènes et chimiques qui jouent le rôle de perturbateurs endocriniens ?), ainsi que
comment sont socialement réparties celles-ci.

Nous reprendrons ensuite les mêmes questions que nous avons posées précédemment à
propos de l’éducation à la santé, mais cette fois concernant l’éducation à l’alimentation : « Tes
parents, ils te disent quoi à propos de l’alimentation ? », « Et à l’école, qu’est-ce qu’on t’a dit
sur l’alimentation ? », ainsi que « Qu’est-ce que tu en penses ? ». Nous analyserons ici les
réponses des enfants interrogés afin de comprendre les mêmes questions que nous nous posions
précédemment à propos de l’éducation à la santé, mais cette fois sur l’éducation à
l’alimentation. Ces questions serviront également à réaliser notre « état des lieux » quant à
l’éducation à l’alimentation à l’école élémentaire.

Nous terminerons l’entretien par des questions d’ouverture, dont la première est
« Comment pourrait-on faire selon toi pour améliorer la santé des gens ? ». Cette question est
volontairement « biaisée » : Il est ici attendu que l’enfant interrogé fasse directement le lien
entre celle-ci et l’ensemble de l’entretien qui portait principalement sur l’alimentation, et puisse
en conséquence vouloir formuler une « bonne réponse » (ou une réponse qui valorisera ma
perception de lui-même). Comment les enfants vont-ils répondre à cette question ? Si nous
jugeons ici qu’une réponse a été formulée par l’enfant interrogé afin de se valoriser, comment
va-t-il s’y prendre ? Ce petit « test » sera réalisé avant de clôturer l’entretien par une question
finale d’usage dans les entretiens semi-directifs en méthode qualitative, du type « as-tu quelque

175
chose à rajouter ? » et/ou « Il y a-t-il des choses que tu as oubliées de me dire pendant cet
entretien, ou bien des choses dont tu voudrais me parler ? ».

C. Observation de repas de cantine à l’école élémentaire

Il s’agit ici la liste des éléments que nous prévoyons d’observer lors de notre enquête de
terrain, pendant chaque séance d’observation effectuée. Celle-ci fut constituée afin de pouvoir
observer l’ensemble des éléments qui pourraient nous être utiles afin d’étudier l’éducation à
l’alimentation à l’école ainsi que les représentations et les comportements alimentaires des
enfants, pendant des repas de cantine scolaire dans les écoles A, B, C et D.

Croquis du lieu observé et répartition des acteurs impliqués

Nous avons réalisé, lors de la première séance d’observation dans chaque école, un
croquis de la cantine, de la disposition des tables et des chaises, de la répartition des enfants
ainsi que des positions et déplacement des adultes (encadrants et personnels chargés du service).
Bien qu’ils ne nous semblent à posteriori que relativement peu utiles vis-à-vis des enjeux de
notre enquête, nous en inclurons éventuellement quelques-uns en annexe de la thèse, de manière
à ce que le lecteur puisse disposer de matériaux supplémentaires à la compréhension de notre
description des comportements observés.

Description des personnes impliquées

Qui sont les encadrants des repas de cantine ? Quels rôles jouent-ils en tant que tels vis-
à-vis des enfants ? Quels rôles jouent les instituteurs dans le cas où ils mangent également dans
la même cantine que les enfants ? Sinon, où sont ces derniers ? Quel rôle jouent-ils pendant les
repas ?
Description de la scène – du contexte

Comment s’organisent les prises de repas ? Comment ces derniers sont-ils servis ? Que
se passe-t-il de significatif pendant ceux-ci ?

Description des comportements observés

1) Qu’est-ce qui est mangé ?

2) Qui mange quoi ?

3) Comment ? (Enthousiasme, plaisir, contraintes, goûts)

176
4) Quelle attitude envers quel aliment ?

5) Comportement et attitudes des adultes envers les enfants.

6) Comportements et attitudes des enfants envers les adultes.

7) Conversations des enfants entre eux.

8) Conversations à propos de ce qui est mangé.

Nous noterons que lors des séances d’observation pendant les repas de cantine, notre
statut de chercheur n’était pas présenté ou communiqué aux enfants (et ce dans aucune des
écoles dans lesquelles nous avons enquêté). Seuls ceux avec qui nous avions passé des
entretiens semi-directifs connaissaient notre identité et le pourquoi de notre présence ici. Pour
le reste des enfants, nous passions probablement pour un surveillant (nous suivions et imitions
notamment les déplacements du personnel chargé de surveiller et d’encadrer les repas de la
cantine), à la différence que nous ne participions pas à servir les repas et à veiller à la bonne
discipline des enfants. Les enfants pouvaient parfois être entendus murmurer « qui c’est, lui ? »,
puis leur attention se détournait au bout de quelques secondes. Il semble assez évident, à
posteriori, que notre présence en tant que chercheur n’a ici pas influencé les comportements des
acteurs observés (enfants et encadrants). Pour ce qui est de la composition des repas, ils n’ont
pas pu être spécifiquement prévus en fonction de notre venue (comme ils auraient pu l’être, par
exemple, pour faire « bonne impression » de l’école et de la qualité de ses repas). Il fut convenu
avec les mairies des communes dans lesquelles se trouvent les écoles en question, ainsi qu’avec
ces dernières, que nous pourrions venir observer des repas de cantine à notre guise, les jours de
notre choix, pendant tout le trimestre.

D. Guide d’entretien réalisé pour des entretiens collectifs (focus group) avec des
classes du troisième cycle de l’école élémentaire

Les entretiens collectifs que nous avons réalisés correspondent à la partie la plus
« expérimentale » et la moins « conventionnelle » (en termes de techniques d’enquête
sociologique qualitative) de notre enquête de terrain. Nous avons réalisé ces derniers au sein de
chaque école seulement après nous être assurés que les données recueillies en matière
d’entretiens semi-directifs furent suffisamment (selon la saturation du discours des enfants
interrogés) fournies. Il s’agit de techniques expérimentales dans la mesure où la finalité de ces

177
entretiens collectifs n’est pas seulement de comprendre les représentations et les
comportements des enfants « tels qu’ils sont », mais aussi de tenter de stimuler ces derniers afin
d’observer leurs réactions à ces stimulations. Il s’agit en quelque sorte d’une approche similaire
à ce que Kurt Lewin appelait la « recherche-action »410 : soit de mener des expérimentations
sur notre population (par des question qui orienterons davantage le discours des personnes
interrogées que dans des entretiens semi-directifs conventionnels, dans lesquelles il est d’usage
de formuler des questions qui « orientent » le moins possible les discours), et de tenter de
formuler des théories sociologiques pour expliquer les réactions à celles-ci. Il s’agira dès lors
« d’agir » sur la population étudiée, avec pour finalité de faire avancer la recherche, aussi bien
selon des fins théoriques (développer des connaissances à propos de l’éducation à
l’alimentation) que pratiques (comprendre comment mettre en pratique ces connaissances).
Nous avons ainsi construit ce guide d’entretien, et réalisé ces entretiens collectifs, non
seulement comme « partie supplémentaire » à l’enquête de terrain déjà réalisée (dans la mesure
où l’existence de celle-ci est, selon nous, possible et justifiable uniquement puisque une enquête
sociologique davantage « conventionnelle » a déjà été menée), mais aussi en tant que dispositif
expérimental pour tester des méthodes de stimulation et d’apprentissage d’éducation à
l’alimentation et à la santé environnementale à l’école. Pour ce faire, le guide d’entretien n’a
été réalisé qu’ultérieurement à la réalisation de plusieurs entretiens semi-directifs, afin de
pouvoir inclure des éléments de ces derniers (soit des discours des enfants), dans le but de
préparer des questions et des stimulations « adaptées » aux représentations des enfants ainsi
qu’à leurs capacités de compréhension. Des passages du guide d’entretien peuvent en
conséquence s’apparenter à des outils de prévention et d’éducation : leur inclusion n’a pas été
pensée tant pour fournir aux classes dans lesquelles nous avons réalisé les entretiens collectifs
une forme prématurée d’éducation à l’alimentation et à la santé environnementale, mais plutôt
principalement afin d’observer les réactions des enfants à ces informations données. Il s’agit,
autrement dit, d’une forme de tests de dispositifs expérimentaux pour une éducation à
l’alimentation et à la santé environnementale (et donc également aux liens entre les deux), dont
nous tenterons de dégager des explications aux résultats (les réactions des enfants à ces
« stimulations »), afin de faire avancer les connaissances en matière d’éducation à
l’alimentation. Voici ci-dessous le guide d’entretien en question. Nous proposerons après celui-
ci quelques explications et justifications quant à sa composition.

410
Dubost Jean, Lévy André, « Recherche-action et intervention », Jacqueline Barus-Michel éd.,
Vocabulaire de psychosociologie, ERES, 2002, p. 391-416.

178
1) Goûts – alimentation.

- Qu’est-ce que vous aimez manger ?


- Et n’aimez pas manger ?
- Et boire ?
- Qu’est-ce que vous aimez manger pour vous faire plaisir ? (Par exemple lors d’une
fête ?)
- Qu’est-ce que vos parents veulent que vous mangiez ? Qu’est-ce qu’ils vous disent de
manger ?
- Pourquoi ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

2) Représentations et conscience de la santé.

- La santé, c’est quoi pour vous ?


- Être en bonne santé, c’est quoi ?
- Comment on fait pour être en bonne santé ? pourquoi ?
- L’organisation mondiale de la santé a défini la santé comme « un état complet de bien-
être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie
ou d’infirmité ». Est-ce que quelqu’un veut réagir ou tenter d’expliquer cette phrase ?
- Quels types de maladies connaissez-vous ? (on tente ici, par des relances, d’amener les
enfants à distinguer, par leurs interactions, les maladies transmissibles des maladies
chroniques).
- Les maladies chroniques, on les appelle aussi des maladies « non transmissibles »,
qu’est-ce que c’est ? est-ce que vous avez des exemples de maladies chroniques en tête ?
- Durant ces cent dernières années, les maladies transmissibles ont très fortement reculé,
jusqu’à aujourd’hui quasiment ne plus menacer la vie des humains, alors que les
maladies chroniques ont énormément progressé et affectent de plus en plus notre santé,
jusqu’à être devenues les principaux dangers à la fois pour notre vie, mais aussi pour le
temps qu’on va passer en bonne santé durant notre vie. On vit aujourd’hui de plus en
plus longtemps malade, à cause de ces maladies chroniques. A votre avis, comment on
peut faire pour lutter contre ces maladies chroniques ?

3) Alimentation et santé.

179
- En quoi « bien manger » ça aide à être en bonne santé ? d’ailleurs bien manger, c’est
quoi ?
- Vous m’avez souvent parlé de « manger cinq fruits et légumes par jour » lorsque j’ai vu
certains d’entre vous (souvent en riant), mais alors pourquoi ? à quoi ça sert ?
- Les fruits et les légumes frais, de bonne qualité (je reviendrai plus tard sur cette idée de
« bonne qualité ») contiennent beaucoup de vitamines, mais aussi des antioxydants.
Qu’est-ce que c’est ?
- Les antioxydants ça permet au corps de ne pas s’abimer, de lutter contre la dégradation,
le vieillissement. La plupart des maladies chroniques sont liées à une dégradation du
corps et de ses cellules. C’est quoi les cellules ? Vous en avez déjà entendu parler ?
Notre corps est fait de cellules, et les fruits et les légumes, notamment grâce aux
antioxydants qu’ils contiennent, permettent de préserver la santé de nos cellules. Le
cancer par exemple, est directement lié à la dégradation des cellules. Donc les
antioxydants présents dans les fruits et légumes de bonne qualité servent à lutter contre
le cancer.

4) Environnement et alimentation.

- Je vais vous lire une phrase d’un homme qui vivait il y a plus de 2600 ans, qui s’appelait
Héraclite, il disait « La santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre ». Est-ce
que quelqu’un veut bien essayer d’expliquer cette phrase ?
- Je vais revenir sur une phrase que m’a dit une enfant, une de vos camarades, et j’aimerais
que vous y réagissiez. Elle m’a dit « Si tu as une vache et que tu la nourris mal, elle va
être malade, alors si tu manges la vache elle va te rendre malade à son tour ». Qu’est-ce
que ça veut dire ?
- « Nous sommes ce que nous mangeons », qu’est-ce que ça veut dire pour vous ?
- A votre avis, à quoi d’autre qu’une vache ça peut s’appliquer le raisonnement de votre
camarade ?
- Est-ce que ça peut s’appliquer à une pomme ?
- Dans ce cas de figure, quel est le lien entre une vache et une pomme ? (Conclusion si la
discussion n’amène pas au résultat : « ce sont tous les deux des organismes vivants ».)
- Nous sommes des organismes vivants, et nous nous nourrissons pour être en bonne santé
d’organismes vivants. La pomme est vivante en tant que fruits de l’arbre. Mais alors
comment est-ce que l’on pourrait maltraiter une pomme ? Si on reprend l’exemple de la
180
vache que l’on maltraite et qui nous rend ensuite malade parce qu’elle est malade, dans
quel cas on peut maltraiter une pomme ?

5) Hygiène chimique.

- Si on veut que la pomme que nous mangeons soit bonne pour nous, il faut traiter le
pommier avec respect, comme pour la vache. C’est quoi alors traiter un pommier avec
respect ? Et au contraire c’est quoi faire du mal à un pommier ?
- Est-ce que vous avez déjà entendu parlé des pesticides ? C’est quoi les pesticides ? À
quoi ça sert ? (Les pesticides ça sert à tuer les petits insectes et micro-organismes qui
voudraient eux aussi manger la pomme. Cependant ces « micro-organismes » sont,
comme nous, des organismes vivants, donc les pesticides les tuent, ils nous affectent
aussi forcément en tant qu’organismes vivants.)
- Est-ce que vous connaissez d’autres exemples de produits chimiques que les pesticides ?
D’ailleurs un produit chimique, qu’est-ce que c’est ?
- Un produit chimique, c’est quelque chose qui n’est pas trouvable directement dans la
nature et qui est donc produit par l’homme. Nos corps ont tendance à très mal y réagir,
car comme on l’a dit tout à l’heure, nous sommes des organismes vivants naturels, qui
se nourrissent d’organismes vivants naturels.
- Qu’est-ce que ça fait à notre corps de manger des aliments chimiques ou qui contiennent
des produits chimiques ?

6) Bilan

- Est-ce que quelqu’un veut essayer de me résumer un peu ce qu’on a vu ensemble ?


- Alors finalement, qu’est-ce qu’on peut faire pour éviter les maladies chroniques ?
- Un aliment de bonne qualité, c’est quoi ?
- Quelle est la différence entre un aliment naturel, et un aliment avec des produits
chimiques, donc rajoutés ou faits par l’homme (on appelle ça les « aliments ultra-
transformés ») ?

181
E. Explications et justifications du guide d’entretien réalisé pour des entretiens
collectifs avec des classes de troisième cycle à l’école élémentaire, et remarques
concernant la démarche

La première catégorie du guide fut reprise du guide pour les entretiens semi-directifs.
Les questions ici posées, en plus de constituer une possibilité supplémentaire aux entretiens
semi-directifs de recueillir des informations sur les goûts alimentaires des enfants issus de
différentes origines sociales, permettent aux enfants de commencer à s’exprimer devant leurs
camarades à propos d’aspects « intimes » (les goûts), tout en abordant directement un sujet
accessible et sur lequel il est facile de s’exprimer (à propos de ce qu’ils aiment manger et
n’aiment pas). Une des finalités de cette première catégorie du guide sera ainsi d’instaurer une
ambiance « bon-enfant », de partage et d’interaction entre les enfants. Il s’agira pour ce faire de
donner la parole à plusieurs enfants, et de, si possible, cibler les enfants qui peuvent à première
vue sembler les plus timides et reculés, les moins à même de vouloir prendre la parole et de
s’exprimer en public. La question du plaisir alimentaire sera de même réintégrée, de même que
la question « qu’est-ce que vos parents veulent que vous mangiez ? ». Il sera ensuite demandé
aux enfants pourquoi, soit d’expliquer ce qu’ils pensent de ces injonctions alimentaires données
par leurs parents, ce qui servira notamment de transition à la deuxième catégorie de notre guide
d’entretien, portée sur les représentations de la santé, en permettant aux enfants de commencer
à développer des réflexions à propos des liens entre l’alimentation et la santé (en réfléchissant
ainsi à « pourquoi mes parents veulent que je mange tel aliment ou tel plat ? »).
La seconde catégorie du guide d’entretien porte sur la santé et les représentations de
celles-ci. Nous reprendrons ici quelques questions posées dans les entretiens semi-directifs
(« pour vous, « la santé », c’est quoi ? », « être en bonne santé, c’est quoi ? » et « comment on
fait pour être en bonne santé ? »). Nous avons ensuite choisi de lire aux enfants la définition de
la santé de l’OMS, qui introduit aux enfants l’idée que la santé n’est pas seulement « l’absence
de maladie » mais constitue plutôt un ensemble : ce qui semble pouvoir servir d’introduction à
l’idée « d’une santé environnementale ». Il sera ensuite demandé aux enfants de s’exprimer sur
la lecture de cette définition. Nous leur poser après ça la qustion « quels types de maladies
connaissez-vous ? » : il s’agira ici de pouvoir évaluer si le discours et l’expression des
connaissances à propos de la transition épidémiologique, de ses enjeux, et des maladies
chroniques, est différente pour les enfants lorsqu’ils sont en classe (et peuvent donc influencer
et émuler collectivement leurs réponses) de lors des entretiens semi-directifs. La question des

182
maladies chroniques et de la progression du développement de celles-ci sera ensuite évoquée
explicitement, afin d’analyser les réactions et les discours à ce propos.
La troisième partie de l’entretien sera consacrée aux liens entre l’alimentation et la santé.
Les questions sont ici posées beaucoup plus explicitement, de manière à non pas tenter
d’accéder aux représentations des enfants telles qu’elles sont (ce à quoi les entretiens semi-
directifs étaient voués), mais plutôt de façon à stimuler les enfants et analyser leurs réponses.
Nous demanderons premièrement aux enfants « en quoi bien manger ça aide à être en bonne
santé ? ». La question « vous m’avez souvent parlé de « manger cinq fruits et légumes » lorsque
j’ai vu certains d’entre vous (souvent en riant), mais alors pourquoi ? à quoi ça sert ? » a été
formulée selon le constat que, au cours des entretiens semi-directifs, les enfants associaient très
souvent l’idée d’un lien entre le « bien manger » et « la santé » en évoquant le slogan utilisé
lors des publicités télévisées « pour votre santé, mangez au moins cinq fruits et légumes par
jour » (réalisée par le PNNS) : et ceci en riant. L’expression de ce slogan tout en riant semble,
selon nous, indiquer que les enfants répètent une injonction qu’ils ont entendue et/ou vue de
nombreuses fois, sans jamais vraiment la comprendre. Nous y reviendrons. Les enfants seront
en tout cas amenés ici à tenter de s’exprimer sur les raisons de cette allégation. Nous avons
ensuite choisi d’évoquer aux enfants l’existence des « antioxydants », suite aux constats fait
précédemment dans la construction de notre objet de recherche, et suite à des réflexions
développées à partir de l’analyse d’entretiens semi-directifs, dont nous détaillerons le contenu
dans une partie consacrée. L’idée est ici d’introduire quelques éléments, à propos des liens entre
l’alimentation et la santé, qui peuvent à première vue sembler « complexes » à comprendre, et
ce particulièrement pour des enfants, en tentant de les expliquer le plus simplement possible.
Ceci en vue d’analyser les réactions des enfants à ces informations ainsi délivrées.
La quatrième catégorie de ce guide d’entretien est intitulée « alimentation et
environnement » : il s’agira dans celle-ci de tenter de stimuler la réflexion des enfants à propos
des liens entre l’alimentation, l’environnement et la santé (et ainsi la santé environnementale).
Nous avons ici choisi, en guide d’introduction, d’évoquer aux enfants une citation d’Héraclite,
souvent reprise lorsqu’il est question d’introduire à la santé environnementale411 (afin
d’exprimer simplement ses enjeux) : « La santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre ».
Il sera ensuite demandé aux enfants de tenter d’expliquer cette citation. Nous évoquerons
ensuite des propos tenus par une enfant lors d’un entretien semi-directif, qui nous semblent
pertinent afin d’introduire, avec des mots compréhensibles et accessibles aux enfants, la relation

411
Spiroux Joel, Pathologies Environnementales, op.cit., p. 76.

183
de cause à effet entre l’agir de l’homme, l’état de l’environnement, et les effets de ce dernier
sur la santé humaine. L’enfant avait en effet formulé la phrase suivante : « Si tu as une vache
et que tu la nourris mal, elle va être malade, alors si tu manges un steak qui vient de la vache
elle va te rendre malade à son tour »412. Si l’environnement en tant qu’ensemble n’est pas
directement ici évoqué, « la vache » nous semble pouvoir en devenir une personnification : si
la phrase est bien comprise des enfants, il restera à tenter de remplacer celle-ci par d’autres
éléments qui peuvent s’inclure dans la notion d’environnement (par exemple, un fruit), avant
d’évoquer plus explicitement cette dernière. Nous demanderons également aux enfants de tenter
d’expliquer cette phrase formulée par une enfant précédemment interrogée. Il s’agira ensuite
de tenter de réaliser ce glissement entre « la vache » et la question de l’environnement : en
demandant à quoi d’autre que la vache peut s’appliquer ce type de relation de cause à effet, puis
en demandant si ça peut également s’appliquer à une pomme. La pomme a été ici choisie afin
de pouvoir logiquement introduire la question des pesticides, et plus largement de l’hygiène
chimique. Nous demanderons, pour ce faire, comment peut-on « maltraiter » une pomme (et
ainsi son pommier) ? Et ainsi comment un pommier peut-il devenir « malade », et à son tour
produire des pommes qui rendent « malade » ?
La cinquième et dernière partie de ce guide d’entretien se centre sur la question de
l’hygiène chimique. Nous commencerons, une fois arrivés à cette étape des entretiens collectifs,
par demander aux enfants comment peut-on « bien traiter » un pommier et ainsi ses pommes
que nous mangerons ensuite (au même titre que la vache). Il s’agira ensuite d’introduire très
explicitement le mot « pesticide », en demandant aux enfants s’ils en ont déjà entendu parler,
s’ils peuvent expliquer de quoi il s’agit, et quels sont leurs effets (dans le cas où aucun enfant
ne fournit une explication compréhensible pour les autres, nous expliquerons brièvement de
quoi il s’agit et répondrons à ces questions). L’évocation des pesticides servira de même à
introduire ensuite les « produits chimiques » et leurs effets sur la santé, en demandant aux
enfants s’ils connaissent d’autres produits chimiques que les pesticides, et s’ils peuvent tenter
d’expliquer ce qu’est un produit chimique. Nous fournirons de même ici une explication dans
le cas où peu de réponses sont développées et données : en expliquant que les corps des
organismes vivants y réagissent généralement « très mal » (il nous semblait ici trop complexe

412
Nous avons ici volontairement parlé de « vache » plutôt que de « bœuf », afin non seulement de
conserver la formulation originale faite par l’enfant, mais aussi de simplifier au maximum les mots
utilités, ainsi que les images mentales auxquels ils renvoient, alors que nous tentons de pousser les
enfants à des réflexions autour de sujets complexes.

184
pour les enfants de dix ans de tenter d’expliquer ce que sont les perturbateurs endocriniens, ce
qui implique également de parler du système endocrinien et des hormones, de leurs fonctions,
etc.). La dernière question de cette cinquième catégorie du guide est « qu’est-ce que ça fait à
notre corps de manger des aliments chimiques ou qui contiennent des produits chimiques ? » :
il s’agit ici de construire un lien direct entre la question de l’hygiène chimique et de
l’alimentation.
Nous terminerons l’entretien collectif par un bilan des connaissances et des discours
développés par les enfants, ainsi qu’à propos des informations que nous leur avons fournies, en
demandant aux enfants de résumer ce qui a été dit durant la séance. Trois dernières questions
seront également posées dans le but d’évaluer les discours des enfants après avoir passé un peu
plus d’une heure à parler de ces thématiques : « Finalement, qu’est-ce qu’on peut faire pour
éviter les maladies chroniques ? », « Un aliment de bonne « qualité », c’est quoi ? », et « Quelle
est la différence entre un aliment naturel, et un aliment avec des produits chimiques, donc
rajoutés ou faits par l’homme (on appelle ça les « aliments ultra-transformés ») ?
Il semble qu’il convienne désormais d’apporter quelques clarifications supplémentaires
quant à notre démarche via la réalisation de ce guide d’entretien et de ces entretiens collectifs.
Premièrement, nous rappelons (et insistons) auprès du lecteur, qui pourra probablement ici se
demander s’il s’agit toujours d’un entretien « sociologique », qu’il ne s’agit pas ici d’une séance
de cours expérimental d’éducation à l’alimentation et à la santé environnementale, mais de
questions posées afin de stimuler les représentations et les discours des enfants interrogés, dont
nous analyserons les réponses. Nous avons cependant inclus à plusieurs reprises non seulement
des questions mais aussi des informations et des réponses à nos propres questions, dans le cas
où les enfants n’auraient strictement aucune idée d’éléments de réponses à celles-là, pour
plusieurs raisons. Les enseignants, qui nous ont accordé de leur temps de travail en classe pour
réaliser ces entretiens collectifs (de même que pour les entretiens semi-directifs) n’avaient non-
seulement pas une idée bien précise de ce qu’est la sociologie, et surtout, attendaient que leurs
accords et que cet investissement en termes de temps quant à notre présence dans l’école et
notre recherche leur soit bénéfique, ou autrement dit leur apporte également directement
quelque chose. Les instituteurs, responsables légaux de leur classe, ont systématiquement
assisté aux entretiens collectifs, et attendaient de notre intervention qu’elle puisse apporter aux
enfants quelques connaissances concrètes supplémentaires à celles dont ils bénéficient déjà en
classe. Il semblait ainsi particulièrement délicat de nous contenter de poser des questions
« stimulantes » aux enfants sans prévoir de leur fournir la moindre réponse à celles-ci, et ce
devant les yeux de leurs maîtresses et maîtres (sans qui l’ensemble de l’enquête n’aurait pas été

185
possible). Les informations que nous prévoyons de donner dans la réalisation de ce guide
d’entretien n’en n’annihilent pas pour autant leur essence sociologique : il s’agit en partie d’une
stratégie employée pour rendre possible la réalisation de ces entretiens, qui, comme nous
l’avons évoqué précédemment, furent le fruit de longues et fastidieuses négociations
administratives, et rendus possible grâce à des instituteurs (qui ont parfois accepté de
contourner les règles de l’inspection académique).
Nous noterons également que, si ce guide d’entretien peut sembler assez « précis » et
rigide dans la prévision du déroulement des entretiens collectifs, nous prévoyons de justement
« diriger » ces derniers de manière plus « souple » que les entretiens semi-directifs. Dans la
mesure où les entretiens semi-directifs sont (censés être) individuels, et que les questions sont
posées afin d’accéder aux représentations des enfants interrogés (le plus possible) tels qu’elles
sont, alors que les entretiens collectifs ont pour but de stimuler les discours de groupes
interrogés, et ainsi parfois entrainer des discussions et des débats entre les individus qui
composent ces groupes. Il s’agira ainsi de s’adapter aux réactions et aux discours des enfants
dans l’application de ce guide pour l’encadrement des entretiens collectifs, et de laisser « du
jeu » aux enfants quant à leurs possibilités de s’exprimer.

F. Limites et biais méthodologiques. Remarques concernant le déroulement de


l’enquête. Adaptations aux contraintes

Les contraintes de l’école élémentaire en tant que terrain pour la réalisation d’une
enquête sociologique ne se sont pas arrêtées à la difficulté des démarches administratives, mais
ont également affecté l’enquête en elle-même. Il fut finalement possible, suite à des nombreuses
négociations ainsi qu’à la fortune de rencontrer quelques instituteurs qui ont accepté de faire
participer les enfants de leurs classes à l’enquête, de réaliser cette dernière sur le « temps
scolaire » (soit le temps consacré aux enseignements prévus selon le programme scolaire de
l’éducation nationale). Ne pas effectuer les entretiens semi-directifs pendant le temps scolaire
aurait été particulièrement délicat (et impossible pour les entretiens collectifs) : dans la mesure
où il est d’usage qu’un entretien semi-directif en sociologie qualitative, dont la finalité est de
recueillir un discours suffisamment fourni et d’accéder aux représentations de la personne
interrogée, dure environ (au moins) une heure, ce qui est largement supérieur au temps libre
dont disposent les enfants au sein de l’école dans la journée et hors temps scolaire. Il aurait de
même été délicat de découper un entretien d’une heure en plusieurs petites séances

186
correspondant aux moments de récréations et de la pause d’après-repas dont disposent les
enfants, sans parler des effets forcément très négatifs pour les entretiens qu’aurait eu le fait de
priver les enfants de récréation en les obligeant à rester assis à répondre à des questions. Les
entretiens devaient ainsi se dérouler pendant le temps scolaire, ce qui a également impliqué une
certaine contrainte, et ce particulièrement en termes de méthodologie. Dans chacune des écoles
dans lesquelles l’enquête s’est déroulée, les instituteurs ont accepté d’y faire participer leurs
classes à la condition de respecter une règle systématiquement évoquée : « un adulte extérieur
à l’école (animateur ou intervenant) ne doit pas rester seul et isolé avec un enfant ». Cette règle
(qui semble d’ailleurs relever plutôt d’une protection d’eux-mêmes de la part des instituteurs
engagés dans l’enquête plutôt qu’une règle en soi) a ainsi rendu impossible la réalisation
d’entretiens semi-directifs avec un enfant, dans un autre lieu que sa salle de classe. Une des
possibilités proposées par certains instituteurs était alors de réaliser les entretiens semi-directifs
au sein même de la salle de classe, dans un coin isolé, pendant que les cours continuaient de se
dérouler. Cette option nous semblait particulièrement contraignante, aussi bien de par le fait
qu’il risquerait d’être difficile de bien s’entendre oralement avec l’enfant interrogé (de même
que l’enregistrement audio qui risquerait d’être après-coup inaudible), mais aussi et surtout à
cause des soucis d’attention que ceci risquerait d’entrainer pour l’enfant, perdu entre les
questions, l’activité de la classe, et les regards de ses camarades. Nous avons, en guise de
solution à ce problème, proposé aux instituteurs de réaliser les entretiens semi-directifs avec
deux enfants (en même temps), à condition qu’ils puissent avoir lieu dans une salle autre que
leur salle de classe. C’est ainsi que ce sont déroulés les entretiens semi-directifs, soit avec deux
enfants, au lieu d’un, comme il est normalement d’usage dans un entretien semi-directif. Les
entretiens ont en moyenne duré une heure et quarante-cinq minutes, les questions ont été posées
à un enfant après l’autre, en alternant l’ordre des réponses données par les enfants. Il est en
conséquence évident que les réponses des deux enfants interrogés ont pu à certains moments
s’influencer, biaisant ainsi potentiellement parfois l’accès à leurs représentations purement
personnelles et intimes. L’enjeu sera ainsi, au moment de l’analyse des discours, de prendre en
compte les effets qu’ont pu avoir sur ces derniers le fait de réaliser les entretiens non pas avec
une seule personne pendant une heure (comme il est d’usage de le faire), mais avec deux
personnes, et de manière prolongée. Nous noterons cependant que cette méthode qui fut décidée
par contrainte et en guise d’adaptation aux règles imposées au sein des écoles, aura tout de
même eu pour avantage de nous aider face aux difficultés que peut représenter le fait d’effectuer
un entretien semi-directif de sociologie avec un enfant de dix ans. Les enfants semblent en effet
beaucoup moins timides (et intimidés) lorsqu’ils sont deux, et les duos ont parfois donné lieu à

187
des interactions intéressantes en termes de discours à propos de leurs représentations respectives
de l’alimentation et de la santé.

Une seconde limite entrainée par la nature et le contexte de notre terrain d’enquête est
que nous n’avons pas été en mesure de contrôler l’échantillonnage des enfants avec lesquels
nous avons réalisé les entretiens semi-directifs. Comme nous l’avons expliqué précédemment,
nous avons réalisé l’échantillonnage de notre population uniquement en fonction des catégories
d’écoles que nous avons déterminées (en partant donc du principe que les enfants qui
fréquentent les différents types d’écoles sont généralement issus d’origines sociales
différentes). De par le fait que nous effectuions notre enquête de terrain dans des écoles
élémentaires grâce à la collaboration (et donc la bienveillance) de certains instituteurs, de
surcroît pendant le temps scolaire des enfants, nous ne pouvions nous permettre de demander
préalablement à la réalisation des entretiens une liste des effectifs des classes concernées avec
indiquées des données telles que la profession des parents, afin de sélectionner individuellement
des enfants avec qui nous les réaliserons, et ainsi d’imposer ces choix aux enseignants. Ces
derniers, avec lesquels nous nous sommes bien évidemment entretenus plusieurs fois avant de
pouvoir débuter la réalisation des entretiens, se sont cependant bien prêtés au jeu de l’enquête
sociologique. Nous avons, dans chacune des quatre écoles, disposé d’une salle de classe vide
dans laquelle nous attendions que les enseignants nous « envoient » des duos d’enfants pour
passer les entretiens. Ces duos ont été méticuleusement sélectionnés par les instituteurs afin
d’envoyer des enfants aux « profils » différents et variés au sein d’une même classe : selon la
profession des parents, la personnalité des enfants que connaissent bien leurs professeurs, mais
aussi selon leurs origines ethniques différentes dans les écoles A et B. Nous avons de même
disposé d’un échantillon d’enfants équilibré entre filles et garçons. Il semble que nous pouvons
affirmer, à postériori de l’enquête, que les enfants qui furent sélectionnés pour réaliser les
entretiens semi-directifs représentent une certaine homogénéité en termes d’origines sociales,
en fonction de la catégorie de leur école (catégories qui sont, pour rappel, les écoles A et B
situées dans des quartiers prioritaires, l’école C située dans une ville dont le revenu médian est
supérieur à la moyenne, et l’école D situé dans une commune rurale, et privée). Ne pas avoir de
contrôle direct sur la sélection des enfants du troisième cycle d’une école donnée peut-être ainsi
considéré comme une certaine contrainte méthodologique en termes d’échantillonnage, mais
n’est finalement, à postériori, pas un problème (c’est probablement même une forme
d’avantage, dans la mesure où les instituteurs qui connaissent très bien leurs enfants, et ce

188
probablement mieux que de simples données de cadrages, ont fait de leur mieux pour nous
envoyer ce qu’ils considéraient comme des « profils » différents et variés).

Dix enfants au sein de chacune des quatre écoles ont ainsi été interrogés, soit cinq duos
d’enfant par école, dans des entretiens dont la durée dû être multipliée par deux par rapport au
temps prévu lorsque nous avions réalisé le guide d’entretien. La durée des entretiens en duo
constitue une difficulté majeure : rester assis pendant presque deux heures en répondant à des
questions, pour un enfant de dix ans, c’est… long ! Nous n’avons réalisé qu’un seul entretien
avec deux enfants qui étaient en classe de CE1, dans l’école A, pour comprendre qu’il était
inutile d’envisager des entretiens aussi longs avec des enfants qui ne sont pas au moins en CM1.
Un des deux, au bout d’une quarantaine de minutes, ne tenait tellement plus en place que nous
devions, afin qu’il continue de répondre aux questions posées, le laisser au début déambuler,
puis commencer à chahuter… Nous avons dû mettre fin à l’entretien lorsque l’enfant s’est
emparé du dictaphone et tenta de s’enfuir en courant avec. C’est d’ailleurs la limite principe
que nous avons décidé de fixer en termes de marge laissée aux enfants quant à leur liberté d’agir
pendant les entretiens : ne pas toucher au dictaphone. Nous posions celui-ci, après avoir prévenu
les enfants que nous enregistrerons la conversation (et que le tout sera anonymisé), sur le côté
de la table à distance égal entre l’interrogeant et (les) interrogés. Le but d’un entretien semi-
directif étant d’obtenir le discours de la personne interrogée, et ainsi de ses représentations, le
plus possible tels qu’ils sont (donc sans les biaiser ou les orienter), on parle souvent en
sociologie de tâcher de tout faire au cours de l’entretien de manière à « libérer » le discours de
l’interrogé. Ceci passe par l’attitude à employer vis-à-vis de la personne interrogée, en mettant
celle-ci la plus à l’aise possible, et en veillant à son confort tout au long de l’entretien. Cette
tâche s’avère particulièrement complexe dans notre cas, alors que nous avons à faire à des
enfants, de surcroît dans l’enceinte de leur école. Nous devions faire suffisamment preuve
d’autorité afin que les entretiens puissent entièrement se dérouler (soit de saturer les discours
des enfants à propos de chacune des catégories du guide d’entretien), et ceci de manière
convenable : ce qui passe aussi bien par le fait que les deux enfants ne parlent pas en même
temps, ne se coupent pas la parole, ne chahutent pas au point que leurs agissements puisse
affecter leur expression, ou encore ne portent pas atteinte à la réalisation même de l’entretien,
par exemple en s’emparant du dictaphone (ou en le touchant). D’un autre côté, nous devions
faire le moins possible preuve d’autorité, afin de pouvoir optimiser notre accès à un discours
des enfants le plus possible fidèle à leurs représentations telles qu’elles sont, et le plus libéré
possible. Il s’agissait parfois de laisser à l’enfant la possibilité de se lever, de marcher un peu

189
pour se dégourdir les jambes, de le laisser plaisanter un peu lors de ses réponses aux questions
(ce qui n’a jamais contribué à affecter le bon déroulement de l’entretien). Il apparait que, les
enfants, lorsqu’ils sont confrontés à un adulte encore inconnu au sein de leur école, vont dans
un premier temps lui attribuer une autorité ferme correspondant à celle de ses encadrants (leurs
instituteurs, les surveillants, les animateurs), puis vont dans un second temps « tester » cette
autorité en créant du jeu, afin de tenter de repousser doucement les limites habituellement fixées
par les adultes. Souvent, les enfants étaient très sages au début des entretiens, et un peu plus
chahutés vers la fin. Parmi les quarante enfants interrogés lors des entretiens semi-directifs,
évoluant tous en CM1 ou CM2 (troisième cycle), aucun n’a réellement posé de problèmes, qui
auraient, comme le fait de saisir le dictaphone, entrainé un arrêt prématuré de l’entretien en
cours. Les cas les plus difficile à « contenir » se contentaient de quelques fois se déconcentrer
un peu, se lever, marcher une ou deux minutes dans la salle avant de venir se rassoir. Lorsque
la récréation avait lieu, souvent au milieu de l’entretien en cours (pauses de 10H30 et de
15H30), il n’était pas question de forcer les enfants à rester enfermés à répondre aux questions,
tout en entendant ou en voyant par la fenêtre leurs camarades jouer. Nous les invitions à aller
jouer avec leurs camarades, ce qui leur permettait bien souvent de se défouler et d’être à
nouveau capables de concentration et d’attention quant aux questions posées, ainsi qu’à leur
expression. La réalisation de ces entretiens prolongés en termes de temps, avec des groupes de
deux enfants, a nécessité l’emploi de nombreuses « petites stratégies » à propos de l’attitude à
employer avec ces derniers413, afin de garantir leur bon déroulement et la production d’un
discours suffisamment fourni.

Une autre contrainte que nous noterons ici, quelque peu moindre par rapport à celles
évoquées précédemment, fut la présence systématique des maîtresses et maîtres d’écoles lors
des entretiens collectifs avec des classes. Il est arrivé qu’un enseignant commence à prendre
« un petit peu trop de place » dans l’entretien collectif, en imposant une autorité qui n’avait pas
lieu d’être face au comportement des enfants, ce qui n’aidait pas à donner envie aux enfants de
participer à l’entretien.

Plus généralement, et à propos de la recherche dans son ensemble, un certain biais peut
être considéré dans le fait que nous n’avons pas été en mesure d’enquêter dans une école
labellisée EDD (éducation au développement durable). Selon le Ministère de l’éducation, ces
écoles intègrent spécifiquement une « éducation au développement durable », qui « permet

413
Il fut ici très utile, si ce n’est indispensable, en tant que chercheur en sociologie, d’avoir un passé
rempli d’expériences professionnelles liée à l’encadrement et l'animation auprès d’enfants.

190
d'appréhender la complexité du monde dans ses dimensions scientifiques, éthiques et civiques.
Transversale, elle figure dans les programmes d'enseignement. Enseignants et personnels
d'encadrement y sont formés et l'intègrent dans le fonctionnement des établissements »414. Il
aurait ainsi évidemment été particulièrement intéressant de pouvoir aussi mener notre enquête
dans une de ces écoles, le label EDD existant aussi bien pour les collèges que pour les écoles
élémentaires. Pour chacune des écoles élémentaires labélisées que nous avons contactées, les
démarches se sont soldées par des échecs (refus du directeur de l’établissement en raison de
l’impossibilité d’obtenir l’accord de l’inspecteur académique de l’éducation nationale en charge
de la circonscription correspondante, ou explication sans passer par quatre chemins « nous ne
sommes pas intéressés par votre recherche »). Le temps commençant à passer, et les ressources
consacrées à la réalisation d’une recherche (surtout d’une thèse de doctorat) n’étant pas
illimitées, nous avons regrettablement choisi de poursuivre cette dernière sans avoir pu enquêter
dans l’une de ces écoles. Y réaliser une nouvelle étude comparative par rapport à ce que nous
avons analysé dans notre enquête de terrain pourrait être particulièrement intéressant, peut-être
dans une future autre recherche.

L’ensemble de ces contraintes propres au terrain d’enquête, et des adaptations qu’elles


ont entrainées en termes d’approche et de méthodologie ne nous semblent pas avoir réellement
négativement altéré ou impacté la recherche, par rapport à ce qui était à priori prévu de réaliser.
L’enjeu sera cependant d’être bien conscient des potentiels effets de ces adaptations, et ce
particulièrement pour les entretiens semi-directifs. Un discours produit par un individu,
lorsqu’il est accompagné d’un autre qui répond également aux mêmes questions posées, ne sera
évidemment pas essentiellement le même que s’il avait été seul. Ceci semble particulièrement
s’appliquer aux enfants, dont nous savons que, au moins en matière de représentations de
l’alimentation, l’influence des pairs joue un rôle conséquent dans leur propre perception de la
réalité415. Il s’agira dès lors de prendre compte de ces potentiels effets d’influence dans
l’analyse des discours des enfants interrogés.

414
Ministère de l’éducation, présentation du label EDD https://www.education.gouv.fr/l-education-au-
developpement-durable-7136
415
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 72-73.

191
Troisième partie : Sociologie empirique des représentations
alimentaires et de l’éducation à l’alimentation

3.1 Entretiens semi-directifs passés avec des enfants du troisième cycle de l’école
élémentaire, dans les écoles A, B, C et D

Nous analyserons ici les discours des enfants recueillis lors des entretiens semi-directifs,
en fonction des catégories de notre guide d’entretien. Il conviendra avant ceci de fournir au
lecteur une courte présentation de chacun des enfants interrogés dans chacune des écoles, en
indiquant les renseignements fournis par ces derniers au début de chaque entretien
(principalement la profession des parents, le lieu d’habitation, et une présentation de sa famille),
afin de notamment déterminer les origines sociales des enfants. Nous avons donné à chacun des
enfants interrogés un faux prénom afin de respecter non seulement la déontologie d’usage dans
les enquêtes sociologiques, mais également les promesses d’anonymat faites aux enfants, aux
associations de parents d’élèves ainsi qu’aux directeurs d’écoles et aux instituteurs. A propos
de ces faux prénoms, nous avons choisi de déterminer ceux-ci d’une façon qui pourrait être
sujette à la controverse, mais dont nous tenterons de justifier ce choix de procéder. En raison
de notre objet de recherche et de ses objectifs, notamment de comprendre les représentations et
les comportements alimentaires d’enfants issus de différentes origines sociales, ainsi que de la
diversité « ethnique » et en termes d’origines étrangères particulièrement rencontrées dans les
écoles situées dans des quartiers prioritaires (soit d’enfants dont les parents ou les grands
parents ont migré d’un pays étranger vers la France, et qui se revendiquent eux-mêmes en tant
que d’origine de ce pays, ou bien en tant que bénéficiant d’une nationalité étrangère). Nous
avons en effet remarqué que les origines ethniques et/ou nationales revendiquées avait souvent
un lien direct avec les représentations et les comportements alimentaires des enfants interrogés.
Il a ainsi été choisi de donner des « faux prénoms » aux enfants interrogés dont l’origine est
similaire à leur vrai prénom, de manière à pouvoir prendre en compte le plus possible l’origine
revendiquée par l’enfant, en tant que donnée. Autrement dit, par exemple, nous donnerons un
faux prénom malien à un enfant qui se revendique comme malien et ayant un prénom malien,
ou bien un prénom arabo-musulman à un enfant dont le prénom l’est également et qui s’est par
exemple présenté en indiquant « je suis algérien ». Il ne s’agit pas ici d’une volonté de
stigmatiser et d’instaurer une espèce de « séparatisme » ou de discrimination des enfants en

192
fonction de leurs prénoms et de l’origine étrangère de ceux-là, mais plutôt de tenter de restituer
le plus fidèlement possible au lecteur les profils des enfants interrogés, tant nous avons
remarqué des relations indéniables entre l’origine revendiquée et les représentations
alimentaires. S’il pourrait être mieux vu en termes d’éthique (au nom de la lutte contre la
discrimination), par exemple, de donner le faux prénom de « Julien » à un enfant qui s’appelle
en réalité Mustapha et qui émet dans son discours des liens entre le fait de manger de la viande
de porc et d’être en mauvaise santé, nous pensons que cette approche serait en revanche
particulièrement limitée dans le cadre d’une enquête sociologique (dont la finalité est ici de
restituer et d’illustrer le plus possible la réalité sociale telle qu’elle est). Bien que cette démarche
puisse poser quelques questions et controverses éthiques et politiques (comme par exemple,
« ne peut-on pas s’appeler Julien et être également musulman ? ») dont nous sommes bien
conscients, nous appuierons ici à nouveau l’idée que la discrimination (ou les effets
potentiellement discriminatoires) n’est aucunement présente dans notre volonté de procéder
ainsi, à l’inverse d’une démarche sincère de compréhension de la complexité de la réalité
sociale. Il s’agit également d’une démarche de sincérité vis-à-vis des identités revendiquées par
les enfants interrogés : Anouar et Kasim (qui seront présentés dans le paragraphe suivant) ont,
lorsque nous les avons informés que l’entretien était anonyme et que des faux prénoms leurs
seront ensuite accordés pour préserver leur anonymat, réagit en riant et en s’exprimant ainsi :
« (Anouar) : Vous allez nous donner des prénoms français ? du genre Thomas ou Mathieu ? (ils
rient), s’il te plait monsieur moi je veux garder un prénom algérien. (Kasim) Et moi alors, un
prénom turc ! ». La démarche de s’intéresser aux représentations et aux comportements
alimentaires d’enfants issus de « différents » milieux sociaux doit nécessairement selon nous
passer par une préalable acceptation de ces « différences » et de leurs revendications.
Résumons : Il ne s’agit pas du tout de réaliser une ségrégation des enfants qui peuplent les
écoles françaises selon le pays d’origine de leurs parents, mais de comprendre les spécificités
de cultures alimentaires qui apparaissent dans les faits comme différentes, notamment en
fonction du pays d’origine des parents. Il serait en tout cas, selon nous, davantage discriminant
et injuste de nier ces différences évidentes, surtout lorsque celles-ci sont directement
revendiquées par les enfants concernés.

A. Présentation des enfants interrogés

Ecole A (située dans un quartier prioritaire)

193
Les deux premiers enfants interrogés ont été Kasim et Anouar. Kasim a neuf ans et est
en CM1, il est d’origine turque et se présente en indiquant « je suis turc ». Il a une carrure assez
imposante pour son âge, il fait facilement une tête de plus que les autres enfants de la classe et
est également assez corpulent. Ses parents sont sans emploi. Son père, atteint d’une sclérose en
plaque, ne peut plus travailler. Il a deux petits frères, deux petites sœurs et pratique le handball
une fois par semaine. Kasim me présente son école comme particulièrement violente, où il y a
beaucoup de bagarre et du racket. Anouar a également neuf ans et est aussi en CM1, il se
présente comme étant « d’origine algérienne » (tout en affirmant à plusieurs reprises qu’il est
« algérien »). Sa mère est infirmière et son père est transporteur, il a deux petites sœurs et un
petit frère. Anouar pratique le football plusieurs fois par semaine. Il me présente lui aussi son
école comme « très violente ».

Le second entretien fut réalisé avec Antoine et Yaprak. Antoine est un enfant de neuf
ans, assez agité, qui eut du mal à rester assis tout le long de l’entretien. Il semble être issu d’une
famille très précaire, son père est un ancien ouvrier au chômage et sa mère est sans emploi.
Antoine a parfois un peu de mal à s’exprimer, il cherche souvent ses mots. Yaprak est une fille
turque de neuf ans, elle est arrivée en France avec sa famille il y a cinq ans. Son père travaille
dans des chantiers et sa mère est sans emploi. Elle est issue d’une famille nombreuse (quatre
sœurs et un frère) et semble elle aussi appartenir à une famille particulièrement précaire. Elle a
un fort accent turc mais parvient tout de même à se faire comprendre.

Miriam et Idriss ont constitué le troisième duo d’enfants interrogés. Miriam neuf 9 ans,
elle est issue d’une famille nombreuse (quatre grands frères), son père « travaille dans le
bâtiment » et sa mère est sans emploi. Elle présente sa mère comme étant « albanaise » et son
père comme étant « algérien ». Idriss a également neuf ans, sa mère est femme de ménage et
son père sans emploi (« il ne travaille pas, il regarde la télé »). Il présente sa mère comme
« algérienne » et son père « français ».

Le quatrième duo interrogé fut constitué de Cindy et de Paola. Cindy a 9 ans, sa mère
est gardienne d’immeuble et son père « fait les marchés », il a une microentreprise. Elle est fille
unique. Elle décrit son école comme « très difficile » et turbulente, de même que sa propre
classe de CM1. Paola a 10 ans, sa mère est au chômage et son père est décédé. Sa famille semble
particulièrement précaire. Elle présente sa mère comme « algérienne » et son père comme
d’origine portugaise. Paola est née en Algérie et est arrivée en France il y a quatre ans, elle n’a
aucun accent et parle très bien Français.

194
Le cinquième et dernier duo d’enfants interrogés dans l’école A fut composé de Nelson
et de Marvin. Nelson a 9 ans et est aussi en CM1, il est issu d’une famille nombreuse : il a trois
sœurs et quatre frères. Sa mère est aide-soignante et son père est « chef d’entreprise ». Il ne
semble pas particulièrement issu d’une famille précaire. Il se revendique comme d’origine
nigérienne : ses deux parents ont migré ensemble vers la France quelques années avant sa
naissance. Marvin a 10 ans et est en CM1, il a deux sœurs et un seul frère. Il vit avec ses sœurs
et son frère, uniquement avec leur maman qui ne travaille pas. Il ne veut pas parler de son père,
qu’il semble de ne pas connaître. Sa maman est également d’origine nigérienne.

Nous noterons que l’ensemble des enfants interrogés au sein de l’école A habitent tous
dans le quartier prioritaire dans lequel se situe l’école, dans la ville de Caen.

Tableau n°2 : Enfants de l’école A interrogés lors des entretiens semi-directifs

Âge Profession du père Profession de la mère


Kasim 9 ans Sans emploi Sans emploi
Anouar 9 ans Transporteur Infirmière
Antoine 9 ans Sans emploi Sans emploi
Yaprak 9 ans Ouvrier de chantier Sans emploi
Miriam 9 ans Ouvrier de chantier Sans emploi
Idriss 9 ans Sans emploi Femme de ménage
Cindy 9 ans Autoentrepreneur (vendeur sur Gardienne d’immeuble
marchés)
Paola 10 ans Décédé Sans emploi
Nelson 9 ans Chef d’entreprise Aide-soignante
Marvin 10 ans Inconnu (foyer monoparental) Sans emploi

Ecole B (située dans un quartier prioritaire)

Notre premier binôme interrogé dans l’école B fut composé de Bilal et de Martin. Bilal
a dix ans et est en classe de CM1, son père est ouvrier et sa mère ne travaille pas. Il a trois
grands frères et habitent tous ensemble dans le même quartier dans lequel est situé l’école. Bilal
pratique la boxe thaïlandaise, il se revendique comme « français et algérien » (ses parents sont
arrivés d’Algérie il y vingt ans). Martin a lui aussi dix ans et est en CM1. Son papa et sa maman
sont tous les deux au chômage. Il a des difficultés à s’exprimer et a souvent « la tête dans les
nuages » pendant l’entretien.

195
L’entretien suivant se fit avec Boris et Samba, tous les deux âgés de neuf ans et en classe
de CM1. Le père de Boris est peintre en bâtiment et sa mère est sans emploi. Boris est un enfant
turbulent et bagarreur, difficile à canaliser pendant l’entretien (il aura fallu à plusieurs reprises
le laisser se lever et marcher dans la salle). Samba se présente à nous en indiquant « je suis
sénégalais », sa mère est femme de ménage et son père est actuellement sans emploi. Il a trois
frères et deux sœurs. Samba pratique le football « tous les jours au city-stade » du quartier,
après l’école avant de rentrer chez lui.

Il s’agira ensuite de Khadija et de Mélanie, deux filles de dix ans en classe de CM2.
Khadija se présente comme étant d’origine sénégalaise, elle est la sœur de Samba. Elle se décrit
comme bonne élève et travailleuse, aimant l’école bien que celle-ci soit difficile et violente.
Mélanie est la fille unique d’un père qui est déménageur et d’une maman sans emploi, ses
parents sont divorcés et elle ne voit son père que pendant les week-ends. Elle est obèse et semble
être souvent l’objet de moqueries des autres enfants. Elle vit avec sa mère dans le quartier.

Le quatrième duo d’enfant interrogés de l’école B est composé de Yasmine et de Sonia,


qui ont toutes les deux dix ans et sont en classe de CM2. Yasmine présente ses parents en tant
que « marocains », son père travaille dans une usine et sa mère est sans emploi. Elle a quatre
grands frères adolescents, et toute la famille (hormis la mère) pratique le basketball. Yasmine
utilise durant le long de l’entretien quelques mots et expressions en Arabe. Sonia est fille
unique, son papa est agent de sécurité et sa maman travaille dans une crèche.

Ont été ensuite interrogés Yazid et Hakim. Yazid a dix ans et est en CM1. Il se présente
comme étant « algérien », son père est ouvrier (agent de maintenance) et sa mère est sans
emploi. Il a un frère et trois sœurs, ils vivent dans le quartier à quelques mètres de l’école. Yazid
pratique, tout comme Samba, le football quasiment tous les jours au city-stade du quartier. Il
déclare ne pas aimer l’école et bien content d’être ici pour passer l’entretien plutôt qu’en classe.
Hakim a neuf ans et est lui aussi en CM1. Son père est maçon et sa mère est gardienne
d’immeuble. Il déclare aimer l’école cette année parce que « la maitresse n’est pas trop dure ».
Hakim se présente comme étant d’origine Tunisienne. Il est imposant par rapport aux autres
enfants de son âge et assez corpulent.

196
Tableau n°3 : Enfants de l’école B interrogés lors des entretiens semi-directifs

Âge Profession du père Profession de la mère


Bilal 10 ans Ouvrier Sans emploi
Martin 10 ans Sans emploi Sans emploi
Boris 9 ans Peintre en bâtiment Sans emploi
Samba 9 ans Sans emploi Femme de ménage
Khadija 10 ans Sans emploi Femme de ménage
Mélanie 10 ans Déménageur Sans emploi
Yasmine 10 ans Ouvrier Sans emploi
Sonia 10 ans Agent de sécurité Agent de crèche
Yazid 10 ans Ouvrier (agent de maintenance) Sans emploi
Hakim 9 ans Ouvrier Maçon Gardienne d’immeuble

Ecole C (située dans une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne)

Cassandra et Bastien ont été les deux premiers enfants interrogés dans l’école C.
Cassandra a dix ans et demi, elle est en CM2. Ses parents sont divorcés, sa mère est
esthéticienne et son beau-père est pompier. Son père avec qui elle ne vit pas, mais qu’elle voit
de temps en temps, est au chômage. Elle fait du football et se dit « très sportive », elle déclare
aimer l’école et trouver son école très agréable. Elle habite la commune dans laquelle si situe
son école. Bastien a neuf ans et est en CM1. Ses parents sont également divorcés, il vit avec sa
mère, agent immobilier, son beau-père, restaurateur, et ses trois sœurs. Bastien fait de la
natation, il déclare lui aussi aimer l’école. C’est un enfant très blagueur qui a, tout au long de
l’entretien, répondu aux questions de manière sérieuse et sincère, mais aussi tenté de me divertir
et de me faire rire (par le regard, l’attitude et la gestuelle, mais aussi quelques blagues qui ne se
sont jamais transformées en chahut).

Le deuxième duo fut composé de Marianne et de Kévin. Marianne a dix ans et est en
CM1, ses parents sont divorcés, son papa est poissonnier et sa mère est vendeuse dans un
magasin de prêt à porter, elle habite avec sa maman dans une commune qui se situe à quinze
minutes de route de son école, plus pauvre que celle où se situe cette dernière. Kevin a neuf ans
et est en CM1. Il habite dans la campagne avec ses parents. Sa mère est boulangère, et son père
« s’occupe de l’eau » (il est très certainement technicien d’assainissement de l’eau).

Lana et Gwenaëlle furent les deux enfants ensuite interrogées. Lana a dix ans et est en
CM2, sa maman est professeure d’EPS au collège et son papa est « banquier » (employé de

197
banque). Elle est fille unique et habite dans une commune assez bourgeoise près de l’école, elle
y pratique l’équitation et la danse classique. Gwenaëlle a dix ans et est elle aussi en CM2, elle
est fille unique. Sa maman ne travaille plus à cause d’un handicap physique et son père est
électricien, elle vit dans la commune dans laquelle est située son école. Ces deux filles furent
particulièrement timides, et l’entretien plus bref que les autres, nécessitant beaucoup de relances
afin de tenter de les faire parler.

Les septième et huitième enfant interrogés dans l’école C furent Clémentine et Théo.
Clémentine a onze ans et est en CM2, son père est présenté en tant qu’« ingénieur » et sa mère
est sans emploi. Elle habite dans la même commune dans laquelle se situe l’école C, elle y
pratique le football une fois par semaine. Théo a lui neuf ans, son père est électricien et sa mère
est réceptionniste dans un hôtel. Il habite également dans la même commune, il pratique la voile
et la natation.

Le dernier entretien semi-directif dans l’école C fut passé avec Amélie et Maxime.
Amélie a dix ans et est en classe de CM2. Ses parents sont divorcés, elle vit avec sa maman qui
est secrétaire. Son père est quant à lui paysagiste. Elle semble venir d’une famille plutôt
économiquement et socialement défavorisée, et habite dans le seul quartier (de la ville dans
laquelle se situe l’école) où sont construits des logements HLM. Elle pratique le football
plusieurs fois par semaine et se présente comme une véritable passionnée de foot. Maxime est
lui aussi un passionné et pratiquant du football, il a onze ans et est en classe de CM2. Son père
est menuisier et sa mère sans emploi. Il semble également s’agir d’une famille socialement et
économiquement peu favorisée par rapport à celles des autres enfants de l’école d’une manière
générale.

198
Tableau n°4 : Enfants de l’école C interrogés lors des entretiens semi-directifs

Âge Profession du père Profession de la mère


Cassandra 10 ans Père sans emploi, beau-père avec elle qui vit Esthéticienne
pompier
Bastien 9 ans Restaurateur Agent immobilier
Marianne 10 ans Poissonnier Vendeuse dans un
magasin de prêt à porter
Kévin 9 ans Technicien d’assainissement de l’eau Boulangère
Lana 10 ans Employé de banque Enseignant d’EPS au
collège
Gwenaëlle 10 ans Electricien Sans emploi
Clémentine 11 ans Ingénieur Sans emploi
Théo 9 ans Electricien Réceptionniste en hôtel
Amélie 10 ans Paysagiste (parents divorcés, elle ne vit Secrétaire
qu’avec sa mère)
Maxime 11 ans Menuisier Sans emploi

Ecole D (école privée située dans la campagne)

Le premier duo d’enfants interrogés au sein de l’école D était composé d’Apolline et de


Mattéo. Apolline a dix ans et est en classe de CM2. Son père est rédacteur en chef d’un
magazine et sa maman a arrêté de travailler pour consacrer davantage de temps à ses enfants,
Apolline a trois frères et une sœur. Elle habite dans la campagne et semble provenir d’une
famille très aisée. Elle pratique le tennis, l’équitation et la natation. Mattéo est le fils de la
directrice et fondatrice de l’école, son père est chef de chantier, il a dix ans et est aussi en CM2.
Mattéo a quatre sœurs et deux frères, ils habitent tous ensemble dans la campagne près de
l’école. Il présente son école en m’indiquant qu’il s’agit d’une école catholique et qu’ils font
des prières tous les matins avant le début de la classe. Il dit aussi que parfois ils déjeunent dans
la forêt, « on va beaucoup dans la forêt comme ici on est près de la nature et ça c’est trop
bien ».

Le prochain entretien s’est déroulé avec Octave et Benjamin, ils ont tous les deux neuf
ans et sont en CM1. Le père d’Octave est musicien professionnel (« il enregistre un disque en
ce moment ») et sa mère est infirmière. Octave est fils unique et vit dans la campagne avec ses
parents. Il est assez agité et difficile à cadrer durant l’entretien. Il me présente son école comme

199
« très dure au travail ». Le père de Benjamin est depuis peu sans emploi, sa mère possède et
gère un poney club. Benjamin est aussi un enfant agité, ce qui lui a valu des soucis dans ses
deux anciennes écoles qu’il a dû quitter l’une après l’autre, avant d’être inscrit dans l’école D.
Il semble particulièrement bagarreur, et lorsqu’il lui est demandé de parler de ses parents, il
parle de son oncle qui est champion de boxe anglaise. Cet entretien fut particulièrement
difficile.

Maximilien et Corentin ont ensuite été interrogés. Maximilien a neuf ans et est en classe
de CM1. Son père « travaille sur les grues et les conduit » et « avant c’était monsieur le
seigneur » (il était prêtre), sa mère est secrétaire. Corentin a également neuf ans et est en CM1.
Son père est rédacteur en chef pour un journal régional, et sa maman « ne travaille pas, enfin
elle travaille sur l’ordinateur à la maison ». Il a cinq sœurs et un frère, ils habitent tous ensemble
dans la campagne, à quelques kilomètres de l’école.

Il s’agissait ensuite de Samantha et de Julie, toutes les deux en CM1 et âgées de neuf
ans. Samantha est la sœur de Mattéo, donc la fille de la directrice de l’école et dont le papa est
également chef de chantier. Elle se présente comme étant la deuxième de la classe et se montre
durant le long de l’entretien assez méprisante envers Julie. Les parents de cette dernière sont
divorcés, son papa est propriétaire et gérant d’un restaurant tandis que sa mère est comptable,
ils se partagent la garde de leur fille de manière alternée. Le père de Julie possède un vaste
terrain dans la campagne, dans lequel ils ont de nombreux animaux (« des vaches, des chevaux,
des moutons, des chats »). Elle me présente son école comme ayant « un niveau très élevé » et
exigeante.

Le dernier entretien semi-directif fut passé avec Kahil et Jonathan. Kahil a dix ans et est
en classe de CM2. Ses parents sont divorcés, il vit avec sa maman qui est femme de ménage, et
n’a plus de contact avec son père (il semble ne l’avoir jamais connu). Il est très timide, beaucoup
de relances ont été nécessaires afin de le faire parler, son temps de parole est relativement court
par rapport à celui des autres enfants interrogés. Jonathan a dix ans et est en CM2. Son père est
architecte et sa maman ne travaille pas.

200
Tableau n°5 : Enfants de l’école D interrogés lors des entretiens semi-directifs

Âge Profession du père Profession de la mère


Apolline 10 ans Rédacteur en chef d’un magazine Sans emploi

Mattéo 10 ans Chef de chantier Institutrice et directrice d’école


Octave 9 ans Poissonnier Vendeuse dans un magasin de
prêt à porter

Benjamin 9 ans Technicien d’assainissement de l’eau Boulangère


Maximilien 9 ans Grutier Secrétaire
Corentin 9 ans Rédacteur en chef pour un journal Inconnue (elle « travaille sur son
régional ordinateur à la maison »)
Samantha 9 ans Chef de chantier Institutrice et directrice d’école
Julie 9 ans Electricien Réceptionniste en hôtel
Kahil 10 ans Inconnu (parents séparés et père Femme de ménage
probablement absent de la vie de
l’enfant)
Jonathan 10 ans Architecte Sans emploi

Nous remarquerons que les origines sociales des enfants interrogés varient
tendanciellement en fonction de la catégorie de l’école élémentaire dans laquelle ils sont
scolarisés. S’il serait inexact d’affirmer que tous les enfants des écoles situées dans des quartiers
prioritaires sont issus de milieux sociaux défavorisés, que tous les enfants de l’école C située
dans une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne sont issus des « classes
moyennes » et « classes moyennes supérieures », et que les enfants de l’école D sont plutôt
issus de milieux sociaux favorisés, et/ou de familles assez conservatrices, nous pouvons tout de
même constater une graduation sociale des familles des enfants interrogés, croissante en termes
de niveau de vie et de « hiérarchie » sociale, en partant des écoles A et B vers l’école D. Il
semble ainsi que nous soyons parvenus à nous rapprocher d’un échantillon d’enfant finalement
assez socialement représentatif des enfants français, et ainsi de leurs différentes origines
sociales. Nous rappellerons que ces catégories d’écoles ont tout de même été pensées en tant
qu’idéal-types, et ne sont ainsi pas exhaustivement représentatives des écoles françaises et de
la complexe diversité des populations d’enfants et de leurs origines sociales (il aurait pu être

201
par exemple également pertinent de nous intéresser à une école située dans une commune rurale
pauvre, ou bien dans un quartier urbain très aisé416). Nous noterons également que la plupart
des familles des enfants des écoles A et B sont issues de l’immigration, ce qui, comme évoqué
précédemment, semble avoir plusieurs effets sur les spécificités des représentations et des
comportements alimentaires de ces enfants (selon les traditions et les cultures des pays d’origine
des parents, mais aussi selon leur religion).

B. Les Goûts et les dégoûts des enfants : des répertoires alimentaires qui varient selon
l’origine sociale

La toute première question posée aux enfants au cours des entretiens, après les questions
introductives, fut « pouvez-vous me parler de ce que vous aimez manger ? ». Les réponses
constituaient la plupart du temps en une liste d’aliments et de plats, puis de relances adressées
jusqu’à ce que les enfants n’aient plus de nouvelles idées. Nous avons premièrement constaté
que plus un enfant est issu d’un milieu social défavorisé (selon les catégories socio-
professionnelles dans lesquels s’inscrivent les parents), plus la liste d’aliments et/ou de plats
donnée est courte et brève. Les réponses sont notamment davantage fournies et variées dans
l’école D que dans l’école C, et dans l’école C que dans les écoles A et B. Nous pouvons de là
supposer que plus les parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles
favorisées417 (économiquement et socialement), plus les enfants ont accès à une alimentation
variée, et ainsi plus ils sont en mesure de se constituer un répertoire conséquent d’aliments et
de plats différents. Cette tendance se retrouve d’ailleurs également dans les réponses à la
question « Pouvez-vous me parler de ce que vous n’aimez pas manger ? » : plus les enfants sont
issus de familles socialement favorisées, plus les listes d’aliments et de plats dépréciés sont
allongées. Nous retrouvons ainsi souvent les mêmes aliments appréciés par les enfants des
écoles situées dans des quartiers prioritaires, et dont les parents sont pour la plupart ouvriers ou
sans emplois. Nous pouvons de même distinguer deux catégories d’enfants dans les écoles

416
La limitation des ressources, en termes de temps, d’énergie et de moyens financiers, dans le cadre
d’une thèse de doctorat réalisé indépendamment d’un programme de recherche, nous a poussé à préférer
une approche dans laquelle nous constituons des idéal-types plutôt que de prétendre à une représentation
exhaustive de notre échantillon (les écoles dans lesquelles nous avons enquêté et les enfants interrogés)
par rapport à notre population mère (les écoles élémentaires françaises et leurs écoliers du troisième
cycle).
417
Nous renvoyons ici aux professions que l’INSEE classe dans les « catégories socio-professionnelles
supérieures », à la différence que, nous n’incluons pas dans cette appellation les « artisans » en petite ou
micro-entreprise.

202
situées dans des quartiers prioritaires, vis-à-vis des aliments et des plats déclarés comme aimés
être mangés. Les enfants des écoles A et B qui n’ont pas leurs deux parents issus de
l’immigration déclarent systématiquement, en guise de première réponse à la question, aimer
les « hamburgers », le « MacDo », et les « pizzas ». Sont également évoqués par ces enfants les
« tacos », les « sandwich » et les pâtes. Les enfants des écoles A et B, dont les deux parents
sont issus de l’immigration (soit douze enfants sur vingt, dont les parents viennent d’Afrique
subsaharienne, du Maghreb ou de Turquie) citent en guise de premiers éléments les « kebabs ».
Se retrouvent ensuite parmi eux principalement les « pizzas ». Au sein de cette sous-catégorie
d’enfants (ceux des écoles A et B dont les deux parents sont issus de l’immigration), de même,
la plus grande variété d’aliments appréciés fut donnée par Nelson, dont le père est « chef
d’entreprise », il s’agissait principalement de plats nigériens, soit du pays d’origine de ses
parents. Voici la réponse fournie par Nelson à la question « qu’est-ce que tu aimes manger ? » :
« Ben… c’est que je ne mange pas de trucs français ! donc euh… je ne sais pas tellement quoi
vous dire (je lui réponds que ça ne fait rien, qu’il peut tout de même me dire ce qu’il aime
manger, même si ce n’est « pas français »). J’aime les kebabs surtout, aussi les hamburgers, la
harissa, la sauce algérienne, euh... le KFC ! le poulet du KFC, le MacDo, le Subway aussi,
j’aime la pizza aussi aux quatre fromages. Tout ça c’est des trucs qu’on mange dehors, mais
pas à la maison. Sinon de mon pays j’aime le jollof rice, le fried chicken, le toast bred. J’aime
le nasi, c’est du riz jaune avec du curry, des petits poids et du poulet. J’adore le doungori soko,
c’est de la sauce avec des haricots et de la viande, et aussi le fried rice » (Nelson, neuf ans,
école A). Voici, à titre de comparaison, les réponses à la même question fournie par Kasim,
dont les parents sont sans emploi « Ben je ne sais pas trop… J’aime les kebabs. J’aime bien les
pizzas (je le relance : « les pizzas à quoi ? ») Euh les pizzas normales (je souris, « c’est quoi
les pizzas normales ? il y a quoi dedans ? enfin dessus ? ») Ben je ne sais pas… toutes les
pizzas, mais je ne sais pas ce qu’il y a dedans. (Les kebabs et les pizzas, et il y a quoi d’autre
que tu aimes manger ?) Oui, oui, pizzas et kebabs, et (…), c’est tout ! » (Kasim, neuf ans, école
A). Le lien entre les catégories socio-professionnelles des parents et la variété du répertoire
alimentaire418 des enfants semble ici assez significatif. Il serait premièrement possible de
supposer que ce lien pourrait notamment s’expliquer par le temps libre et l’énergie dont
disposeraient davantage les parents dont la catégorie socio-professionnelle et favorisée,
nécessaires pour cuisiner et sélectionner des aliments plus variés, dont les goûts seront plus
facilement intériorisés par leurs enfants. Cependant, ici, nous constatons que l’idée des

418
Soit l’ensemble des aliments et/ou des plats connus et représentés par un individu.

203
différentes ressources en termes de temps libre ne sont pas pertinentes pour expliquer ce lien
entre répertoire alimentaire et origine sociale : le père de Nelson est chef d’entreprise et sa mère
aide-soignante, tandis que les parents de Kasim sont sans emploi. Cette tendance se retrouve
dans les discours de l’ensemble des enfants interrogés : le « temps libre » supposé dont
bénéficient les parents en fonction de leurs emplois n’influe pas sur la variété et la taille du
répertoire alimentaire des enfants. Seule l’origine sociale, en fonction de la catégorie socio-
professionnelle des parents, influe sur la variété et la taille du répertoire alimentaire des enfants,
qui s’exprime par les réponses aux questions « qu’est-ce que vous aimez manger ? » et « qu’est-
ce que vous n’aimez pas ? ». Nous pouvons à partir de là supposer l’existence de deux facteurs
principaux afin d’expliquer cette tendance : le budget, et la culture. Le budget, de par le fait
qu’un kebab est relativement accessible (généralement au prix de quatre euros, ou pour cinq
euros) et « suffit »419 souvent (de par ses plus de mille calories) à nourrir un enfant pour un
repas. Les enfants des écoles A et B en mangent régulièrement, nous y reviendrons. Il en est de
même pour les repas dans les restaurants rapides de type McDonald’s, qui, malgré les prix des
menus relativement plus élevés que ceux des kebabs, restent « accessibles », en tout par rapport
aux pris des menus dans les restaurants plus traditionnels (les menus enfants de chez
McDonald’s tournent autour de cinq euros, tandis que ceux prévus pour les adultes coûtent
généralement en dix et quinze euros). Les plats aimés principalement évoqués par les enfants
des écoles A et B, soit les « kebabs », « hamburgers », « tacos » et « pizzas », ont tous pour
point commun de constituer des apports caloriques quantitativement importants à moindre coût.
Nous pensons cependant que le facteur économique s’avère insuffisant pour expliquer
l’intériorisation par ces enfants de ces goûts, ainsi que de leur répertoire alimentaire restreint
tournant autour de ceux-là.

Les enfants des écoles C et D, s’ils n’évoquent pas les kebabs parmi leurs aliments ou
plats aimés, déclarent également aimer les « hamburgers », mais pas de la même manière. Il
nous semble en effet assez significatif de remarquer que les enfants de l’école C qui ont évoqué
aimer les « hamburgers » et le « McDo’ » sont les enfants interrogés dont les parents exercent
les professions les plus précaires. De même, si les hamburgers sont évoqués par certains de ces
enfants de l’école C en tant que plats aimés, ils ne sont prononcés qu’après d’autres aliments et
plats, davantage variés et nombreux que ceux évoqués par les enfants des écoles A et B, et
jamais donnés en guise de première réponse. Quelques enfants de l’école D ont également
déclaré aimer les hamburgers, mais cette fois-ci, il ne s’agissait pas de hamburgers provenant

419
En termes de quantité de calorie, et non en apports nutritifs dont a besoin l’organisme.

204
de chez McDonald’s : « Une des choses que je préfère manger c’est les hamburgers, mais que
les hamburgers maison ! C’est meilleur, rien que d’en parler ça me donne envie d’en manger
un maintenant » (Octave, neuf ans, école D). Réduire la consommation fréquente de kebabs et
de repas achetés dans les restaurants McDonald’s des enfants des écoles A et B, ainsi que leurs
répertoires alimentaires (ici en termes d’aliments aimés) moins vaste que ceux des enfants des
écoles C et D, comme liés à des facteurs purement économiques ne nous semble ainsi ici pas
satisfaisant. Les kebabs, les hamburgers de chez McDonald’s, et les hamburgers « faits-
maison » semblent être répartis dans les goûts des enfants en principalement en fonction de
traits culturels : ces plats sont assez proches en termes de composition : ils sont tous les trois
constitués de pain, de viande et d’une garniture (salade, tomates, et occasionnellement une
faible quantité de légumes), et représentent généralement à peu près le même coût, mais sont
différemment aimés (et consommés) selon l’origine sociale des enfants. Nous pouvons à partir
de là nous poser la question de quelles sont les différences culturelles qui poussent les enfants
des écoles A et B à aimer par-dessus tout les hamburgers de chez McDonald’s (ou bien « Burger
king », chaine de restauration rapide également régulièrement évoquée) tandis que les
« hamburgers maison » sont uniquement évoqués par les enfants de l’école D ?

Dans l’école C, les réponses à la question « qu’est-ce que vous aimez manger ? » sont,
confirmant la tendance que nous avions observée dans les écoles A et B, plus variées que dans
ces dernières. Les enfants de l’école C, dont les origines sociales sont davantage favorisées que
ceux des écoles A et B, évoquent les listes d’aliments et de plats plus longues, avec
généralement un moindre besoin de les relancer. Si « les pâtes » sont toujours évoquées, elles
sont accompagnées de plusieurs légumes et de quelques fruits, dont la variété ne ressemble en
rien aux réponses données par les enfants des écoles A et B. Par exemple, à la question « qu’est-
ce que vous aimez manger ? », Cassandra répondait « Ben moi j’aime à peu près tous les
légumes sauf les navets et les épinards, enfin il y a quelques épinards que j’aime bien, les choux
de Bruxelles aussi j’aime bien. Les tomates et les concombres, les olives… Sinon aussi les frites
j’aime bien de temps en temps avec du poulet. Les spaghettis à la bolognaise. Les fruits j’en
mange beaucoup j’adore ça, enfin tous sauf les pommes, j’adore les oranges, la fraise, les
bananes, les clémentines » (Cassandra, dix ans, école C). Une réponse directe qui revenu
plusieurs fois dans l’école C fut « j’aime à peu près tout » ou « j’aime tout, je mange de tout »,
nous demandions ainsi à ces enfants de nous expliquer à quoi correspondait ce « tout », ce par
quoi ils répondaient par une liste de plusieurs aliments et/ou plats, composée de plats à base de
viande et de légumes, de pâtes, de plusieurs légumes et de plusieurs fruits, assez similairement

205
à la réponse donnée par Cassandra. Les enfants de l’école D nous donnèrent des réponses à
cette même question assez similaires à celles des enfants de l’école C, quoi que généralement
encore un peu plus longues et fournies, mais deux nouveaux éléments qui nous semblent assez
significatifs furent leur apparition : le « fait maison », et le « bio ». De même, certains enfants
de l’école D, quand nous leur posions la question « qu’est-ce que vous aimez manger ? »,
justifiaient leurs réponses. C’est par exemple le cas de Julie : « : Moi j’aime bien la viande mais
la bonne viande de nos bêtes du coup elle est bio comme on a une étable. Parfois je mange de
la viande pas cuite, de la viande crue. J’aime bien aussi la crème, qui vient d’une autre ferme
près d’ici. Les kiwis et les oranges, parce qu’il y a des bonnes vitamines dedans et c’est bon.
Les bananes, et les pommes. Surtout que maman maintenant elle a retrouvé quelqu’un depuis
qu’elle s’est séparée avec mon papa, c’est un anglais, avant il était végan et maintenant du
coup il peut m’expliquer les choses sur les fruits et les légumes. Il mange beaucoup car il mange
trois escalopes, deux steaks hachés et deux fondues (rires) » (Julie, neuf ans, école D). Les
enfants de l’école D, donc généralement issus de milieux davantage favorisés que ceux des
écoles C, B et A, ont aussi quelques fois exprimé ce que nous pourrions considérer comme un
indicateur d’une volonté, pour leurs familles et/ou pour eux-mêmes, de maximiser leurs
répertoires alimentaires : « Moi j’aime bien les tomates avec de la bonne vinaigrette. Qu’est-ce
que j’aime d’autre ? La soupe de courgettes, c’est le truc que je préfère en soupe. Les grenades
ou les fruits qui viennent d’autres pays que la France aussi, par exemple les fruits de la passion,
le kiwi, les litchis, les papayes. Après j’aime bien les yaourts qu’on achète dans une ferme ils
sont bio, enfin je ne sais pas s’ils sont hyper bio mais en tout cas ils sont bons et naturels. Les
poulets de ferme aussi ! » (Samantha, neuf ans, école D). La volonté d’exprimer ses goûts pour
« les fruits qui viennent d’autres pays » nous semble ici associée à l’idée qu’il est important
d’avoir un vaste répertoire alimentaire, et vient d’autant plus confirmer la tendance que nous
avons observée jusqu’ici, c’est-à-dire la taille du répertoire alimentaire des enfants en fonction
de leur origine sociale, selon les métiers exercés par leurs parents.

Cette tendance se confirme également par les réponses à la question « qu’est-ce que
vous n’aimez pas manger ? » : les nombres d’aliments et/ou des plats fournis dans les réponses
sont croissants des écoles A et B jusqu’à l’école D. Dans les écoles A et B, les réponses sont
parfois brèves, et souvent peu fournies. Par exemple, Yazid y répondait « Les légumes ! (Rires),
Je n’aime pas à peu près tous les légumes… (je le relance : « comme par exemple, lesquels ?)
Ben tous les légumes quoi, genre le choux fleurs c’est horrible ça (il rit). Je crois que le seul
que j’aime bien c’est celui qu’il y a dans le tajine que fait des fois ma mère, je crois que c’est

206
la patate douce » (Yazid, dix ans, école B). Autrement que les légumes, il nous semble
intéressant de constater que dans les réponses fournies par les enfants des écoles A et B sont
également présents des éléments qui renvoient à un répertoire toujours lié à la restauration
rapide. Par exemple, Cindy, qui déclarait aimer principalement les hamburgers, le McDonald’s,
les pizzas et les tacos, dit ici ne pas aimer le « ketchup », « la sauce samouraï » (une sauce
piquante souvent proposée dans les restaurants de kebabs), le « Coca-cola », « l’Orangina » et
les bonbons. Au sein de l’école C, toujours à propos des réponses à la question « qu’est-ce que
vous n’aimez pas manger ? », les répertoires alimentaires varient encore selon la catégorie
socio-professionnelle des parents. Maxime, dont le père est menuisier et la mère sans emploi,
et qui semble420 issu d’une famille davantage précaire que les autres enfants de l’école C,
déclarait ainsi : « Je déteste les épinards… et la viande, sauf celle du MacDo, et le poisson !
(Première relance : « quel poisson ? ») tous les poissons ! même le poisson du MacDo ! je n’en
prends jamais, en fait si je veux manger de la viande je mange que celle du MacDo et c’est tout.
Mes parents ils me forcent, ils veulent que je mange de la viande normale mais je n’arrive pas.
(je le relance : « Quoi d’autre ? ») Je n’aime pas beaucoup non plus les légumes… les
brocolis ! » (Maxime, onze ans, école C). La réponse de Maxime est assez similaire à celles des
enfants des écoles A et B, en termes de contenu et d’informations données. Les autres enfants
de l’école C, généralement issus de milieux sociaux plus favorisés, ont répondu à la question
en évoquant des listes plus longues d’aliments et/ou de plats, souvent composées de légumes.
Par exemple, Marianne, enfant de dix ans de l’école C, déclarait ne pas aimer les brocolis, la
salade verte, les carottes entières (elle précisait aimer en revanche les carottes rappées), les
endives, les courgettes, les betteraves, le cœur des animaux et le foie. Les réponses des enfants
de l’école D à cette même question se distinguent de celles des enfants des écoles A, B et C, de
par le fait qu’ils ont tendance à justifier leurs déclarations à propos des aliments qu’ils n’aiment
pas. Apolline tenait par exemple le discours suivant : « Je n’aime pas les endives cuites. Ah oui,
le réglisse, je n’aime vraiment pas le goût ! Les choux de Bruxelles c’est pareil ! Bon après il
y aussi le MacDo, je n’en mange pas parce que c’est très chimique. Il y a plein de produits
chimiques, dans le steak haché il y a de l’anti vomis. Burger King aussi c’est pareil » (Apolline,
dix ans, école D). Ces justifications et explications fournies par Apolline quant à ses dégoûts
sont également accompagnées d’une représentation négative du « chimique », de la même

420
Nous n’avons ici comme renseignement que les professions des parents. Nous utilisons ainsi
l’impression « il semble issu d’une famille davantage précaire » suite à quelques observations : les
vêtements, l’attitude, la manière de s’exprimer, le langage utilisé, etc. Il s’agit cependant plus d’une idée
spéculative que d’un fait établi.

207
manière que nous retrouvions précédemment l’association entre le « bio » et le « bon »
uniquement chez les enfants de l’école D, lorsqu’ils répondaient à la question « qu’est-ce que
vous aimez manger ? ».

Nous retiendrons des réponses à ces deux premières questions que plus les enfants sont
issus de milieux sociaux défavorisés, plus les listes d’aliments et/ou de plats aimés et non aimés
sont courtes et brèves. Autrement dit, plus les enfants ont des parents qui s’inscrivent dans des
catégories socio-professionnelles aisées, plus ils bénéficient d’un répertoire alimentaire
conséquent, et ainsi aussi bien d’aliments aimés que d’aliments mal-aimés. Il semble possible
de supposer qu’être capable de fournir une liste plus fournie d’aliments qu’on aime, aussi bien
que d’aliments que l’on n’aime pas, dépend directement de la variété d’aliments auxquels on
est exposé, et donc, que l’on goûte et que l’on expérimente. Nous pouvons à partir de là
proposer l’idée que plus les enfants sont issus de familles socialement favorisées, plus ils sont
amenés durant leur enfance à goûter différents aliments et différents plats, pour en intérioriser
des goûts et des dégoûts.

Tableau n°6 : La variation de la largeur du répertoire alimentaire selon l’origine sociale des enfants

Origine sociale Origine sociale Origine sociale aisée


défavorisée intermédiaire
Répertoire Contient moins de huit Contient au moins Contient souvent plus
alimentaire (par aliments et/ou plats huit aliments et/ou de huit aliments et/ou
enfant) plats plats, accompagnés
d’explications

Nous pouvons également établir quatre catégories d’enfants, à propos de ces goûts et de
ces dégoûts qui ont été ici exprimés. Nous avons ainsi distingué les enfants issus de milieux
sociaux défavorisés et dont les deux parents sont issus de l’immigration, les enfants issus de
milieux sociaux défavorisés dont les deux parents ne sont pas issus de l’immigration, les enfants
d’origines sociales intermédiaires421, et les enfants dont les parents sont socialement favorisés.
Les enfants issus de milieux sociaux défavorisés dont les deux parents sont issus de
l’immigration déclarent le plus souvent aimer les kebabs et les pizzas. Ils peuvent ensuite
évoquer quelques plats du pays d’origine de leurs parents, mais auront tendance à ne pas fournir

421
Les enfants dont les parents exercent des professions que l’INSEE classe dans la catégorie
« professions intermédiaires » :
https://www.insee.fr/fr/metadonnees/pcs2003/categorieSocioprofessionnelleAgregee/4

208
une liste de plusieurs aliments variés, il s’agit plutôt de catégories d’aliments (comme « la
viande », ou « les légumes »). Ils expriment ainsi un répertoire d’aliments assez restreint, et
leurs réponses écourtées à ces deux questions ne semblent pas relever d’une timidité particulière
ni d’une difficulté spécifique à s’exprimer. A propos de ce qu’ils n’aiment pas, les éléments
évoqués se résument de même souvent à la catégorie des « légumes », sans en donner une liste
spécifique. Quand ils donnent une liste d’aliments ou de plats qu’ils n’aiment pas, il s’agit
généralement de références à « l’univers » des fast-foods. La catégorie des enfants issus de
milieux sociaux défavorisés dont les deux parents ne sont pas issus de l’immigration possède à
peu près les mêmes caractéristiques, à la différence que les kebabs sont remplacés par des
références à des grandes chaines de restauration rapide multinationales (particulièrement
McDonald’s, Burger King, Quick), ou bien à des plats liés à l’idée de restauration rapide
(hamburgers, sandwichs). Les enfants issus de parents qui appartiennent à la « classe
moyenne » (ce qui correspond ici à la plupart des enfants de l’école C) bénéficient d’un
répertoire alimentaire bien plus vaste que ceux des enfants des écoles A et B. Ils fournissent
généralement une liste de plus de huit aliments et/ou plats aimés, ainsi que non aimés. Si les
légumes constituent également la plupart des aliments mal-aimés par ces enfants, ils ne sont ici
plus évoqués seulement en tant que catégorie mais listés (« les brocolis », « les choux de
Bruxelles », et « les betteraves » reviennent le plus souvent). La catégorie des enfants
socialement plus favorisés, dont les parents exercent des professions socialement plus
valorisées (qui correspondent eux enfants de l’école D, à l’exception de Kahil) se distingue par
la tendance des enfants à justifier et expliquer leurs goûts et leurs dégoûts. Certains d’entre eux
associent de même les aliments et/ou plats « bio » et « faits-maison » à ce qu’ils aiment, à ce
qui « est bon », et le « chimique » à ce qu’ils n’aiment pas, ce qui n’est « pas bon ». La
constitution d’un répertoire alimentaire varié, soit de la connaissance de l’existence de plusieurs
aliments et/ou plats, semble ainsi relever d’une éducation à l’alimentation d’abord transmise
des parents aux enfants, de par le fait que les répertoires des enfants varient en fonction des
catégories socio-professionnelles auxquelles appartiennent leurs parents. Nous savons de même
désormais comment les goûts et les dégoûts des enfants en termes d’alimentation varient selon
leurs origines sociales. Les enfants, qui ont été, rappelons-le, interrogés en binômes, ne
semblent pas s’être influencés mutuellement quant à leurs réponses à propos de ce qu’ils aiment
manger et n’aiment pas manger.

209
Tableau n°7 : Les goûts et les dégoûts selon quatre catégories d’enfants (suite aux questions « qu’est-
ce que tu aimes manger ? » et « qu’est-ce que tu n’aimes pas manger ? »

Ce qu’ils aiment Ce qu’ils n’aiment Caractéristiques de


manger. pas manger. distinction.

Origine sociale Kebabs, Pizzas, « Les légumes » (sans Ils évoquent généralement
défavorisée – plats traditionnels spécifier lesquels). moins de huit aliments et/ou
Les deux du pays d’origine Beaucoup d’aliments plats aimés et mal-aimés.
parents sont de leurs parents. et/ou de plats (et/ou « Les légumes » sont décrits en
issus de d’ingrédients) que tant que catégorie et pas ou très
l’immigration. l’on retrouve dans les peu d’exemples sont fournis.
Origine sociale Hamburgers, restaurants « fast- Les fruits ne sont pas évoqués
défavorisée – Pizzas, pattes. foods » (comme par (ou le sont exceptionnellement).
Les deux Sont souvent exemple « le
parents ne sont évoqués ketchup »).
pas issus de « McDonald’s »,
l’immigration. « Burger King »,
et d’autres
chaînes de
restaurants fast-
foods.
Classe moyenne. Aliments et/ou Aliments et/ou plats Ils évoquent tous plus de huit
plats variés, variés. Souvent des aliments et/ou plats aimés et
incluant plusieurs légumes (par exemple mal-aimés.
Catégories socio- légumes, types de les brocolis, les Ils justifient leurs choix.
professionnelles viande, et choux, les Mention du « bio » et du « fait-
supérieures. plusieurs fruits. betteraves). maison » comme associés au
« bon », et du « chimique »
comme associé au « mauvais ».

Les questions « qu’est-ce que vous aimez boire ? et n’aimez pas boire ? », posées à la
suite des questions évoquées ci-dessus, nous semble moins significatives que ces dernières. Les
réponses des enfants des écoles A, B, C et D ne sont ici pas particulièrement différentes les unes
des autres en termes de quantité d’éléments cités. Les enfants ont généralement répondu en
fournissant entre trois et quatre « boissons » qu’ils aiment, et entre deux et trois qu’ils n’aiment
pas. Les enfants des écoles A, B et C, soit les enfants issus d’originales sociales défavorisées et

210
« moyennes » (ou plutôt favorisées pour certains enfants de l’école C) ont pratiquement tous
évoqué des sodas en tant que boissons aimées et non-aimées, tandis que les enfants de l’école
D évoquaient plutôt des jus de fruits dans les boissons aimées, et des sodas dans des boissons
mal-aimées. Seuls certains enfants de l’école D ont évoqué l’eau. Mattéo parle à nouveau du
« fait maison » en répondant à la question « qu’est-ce que vous aimez boire ? » : « Le Coca ! le
Coca car en fait on le fait à la maison on a une machine à faire l’eau pétillante et papa m’achète
une espèce de petite bouteille, avec on remplit le bouchon on mélange et ça fait du Coca en fait.
Donc c’est du Coca fait maison le Coca normal je n’aime pas » (Mattéo, dix ans, école D).

S’il semble indéniable dans les faits que les parents des enfants de l’école D s’inscrivent
dans des catégories socio-professionnelles socialement favorisées, nous pensons tout de même
qu’il ne faudrait pas si vite réduire l’explication des caractéristiques de la catégorie d’enfants
de l’école D en termes de goûts et de dégoûts (c’est-à-dire leurs tendance à expliquer et justifier
ceux-ci, ainsi qu’à associer le « bio » et le « fait maison » au bon et le « chimique » au « pas
bon ») comme uniquement liés à leur origine sociale. En effet, tâchons ici de rappeler que
l’école D est une école privée, de surcroît qui se présente comme spécialisée dans l’éducation
à la nature. Il semble ainsi probable que les parents qui inscrivent leur enfant dans cette école
puisse également avoir au préalable une conscience écologique particulièrement
développée. Nous y reviendrons.

C. Le plaisir alimentaire chez les enfants, socialement varié

Les réponses des enfants à la question « qu’est-ce qui vous fait plaisir à manger ? »
(et/ou « qu’est-ce que vous aimez manger quand vous voulez vous faire plaisir ? ») sont
davantage similaires que les réponses aux questions précédentes, entre les enfants issus de
différentes origines sociales (soit l’ensemble des enfants des quatre écoles dans lesquelles nous
avons enquêtées), et ainsi varient moins selon les catégories socio-professionnelle des parents,
et l’école dans laquelle ils sont scolarisés. Du moins, en termes de contenu. Nous retrouvons
parmi les éléments les plus fréquemment cités : les bonbons, les gâteaux, les hamburgers, les
frites, les pizzas, et les crêpes. Si ces éléments se retrouvent chez des enfants issus de toutes
origines sociales, nous noterons tout de même quelques importantes distinctions et différences
selon celles-ci.

Les enfants des écoles A et B mentionnent davantage que les autres enfants des éléments
liés à la restauration rapide, soit des aliments et/ou des ingrédients que l’on retrouve

211
particulièrement lorsque l’on mange dans des fast-foods. Par exemple, le « ketchup », la « sauce
samouraï », ou la « sauce algérienne », ainsi que la « sauce barbecue » sont revenus uniquement
dans les discours des enfants A et B. Bilal répondait ainsi à la question à propos du plaisir
alimentaire : « J’aime bien les gâteaux, du genre les princes au chocolat. Sinon ce qui me fait
plaisir c’est les sauces, le ketchup ça se mange avec tout. La sauce samurai aussi, ou la sauce
algérienne dans les kebabs, la mayo… ou même toutes les trois mélangées » (Bilal, dix ans,
école B). Comme Nous l’avons observé dans les réponses aux questions « qu’est-ce que vous
aimez manger ? » et « qu’est-ce que vous n’aimez pas manger ? », les enfants des écoles situées
dans des quartiers prioritaires, dont les parents sont principalement ouvriers et/ou sans emplois,
ne donnent pas ou très peu de précisions au cours de leurs réponses, et se contentent souvent
d’évoquer des catégories (« les gâteaux », les « bonbons ») sans pouvoir développer à propos
de celles-ci, ni préciser et développer à propos d’éléments particuliers en leur sein. Par exemple,
Cindy de l’école A associait au plaisir les « pizzas au fromage », sans pouvoir préciser de quel
fromage en question il peut s’agir, elle répondait à la question : « euh… bah des pizzas ! les
pizzas aux fromages ! Je pourrais en manger tous les jours des pizzas même toute ma vie, j’aime
trop les pizzas. (Je la relance : « les pizzas à quoi ? comme fromage par exemple ? ») Je ne sais
pas moi ! toutes les pizzas. (Je relance : « donc les pizzas aux brocolis aussi ? » (Elle expliquait
précédemment détester les brocolis)) Ah non pas ça ! (Rires) (je relance : « c’est tout ? quoi
d’autre ? ») oui, c’est tout ! les pizzas ! » (Cindy, neuf ans, école A). Nous retrouvons le même
type de réponse chez quasiment tous les enfants des écoles A et B : Idriss (neuf ans, école A)
évoquait lui les sandwichs et les hamburgers comme associés au plaisir alimentaire, lorsque je
lui demandais « les sandwichs à quoi ? » et « les hamburgers à quoi ? », il répondait « je ne
sais… tous les hamburgers. Les hamburgers avec de la sauce barbecue dedans ». Sonia (dix
ans, école B) s’exprimait quant au plaisir alimentaire en indiquant aimer « les gâteaux au
chocolat et les gâteaux avec de la crème », avant de répondre à notre relance (« tu peux m’en
dire plus sur ces gâteaux ? »), « je ne sais plus comment ça s’appelle ».

Les enfants de l’école C font eux aussi souvent référence à des éléments qui
appartiennent au répertoire alimentaire de la restauration rapide (tout de même moins que les
enfants des écoles A et B), mais fournissent davantage d’explications et de précision à propos
de ceux-ci. Il ne se contentent ainsi pas d’évoquer des « plats » (par exemple « les
hamburgers »), mais expliquent leur contenu suite aux relances leur demandant plus de
précision (« les hamburgers à quoi ? »). Par exemple, Gwenaëlle répondait « Les crèmes, les
frites avec du steak haché ou alors du poulet, des bonbons… le thé glacé, enfin le ice tea. Sinon

212
les hamburgers avec des frites. (Relance : tu m’as parlé de crèmes, c’est quoi comme crèmes ?
et les hamburgers, il y a quoi dedans ?) Ah oui, bah surtout la crème anglaise quand je disais
la crème. Pour les hamburgers ben soit ceux du MacDo, sinon un hamburger avec un steak, du
fromage comme le gouda, de la salade et des tomates » (Gwenaëlle, dix ans, école C). A la
différence des écoles A et B, nous retrouvons dans les réponses des enfants de l’école C des
plats salés qui ne s’inscrivent pas dans un répertoire alimentaire que l’on pourrait associer à la
restauration rapide. Sont par exemples évoqués « le poulet », « les moules », « la viande de
mouton », « la raclette et le fromage à raclette », « les lasagnes », ou encore « le canard ». Si
les références à la restauration rapide sont toujours fréquentes dans les réponses des enfants de
l’école C, elles le sont de tout de même moins que les écoles A et B (où elles sont
omniprésentes), et ne constituent jamais l’exclusivité et la totalité de la réponse d’un enfant. De
même, les sauces qui étaient assez souvent associées au plaisir chez les enfants des écoles A et
B, ne seront jamais évoquées par les enfants de l’école C. Il semble en fait que l’univers du fast-
food soit moins associé au plaisir alimentaire par les enfants de l’école C, située dans une
commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne, que dans les écoles A et B, situées
dans des quartiers prioritaires. Il semble de même intéressant de noter que Amélie, élève qui
semble issue de la famille la plus précaire parmi les enfants interrogés de l’école C, répondait
à la question d’une manière très similaire aux enfants des écoles A et B, en évoquant
principalement « le MacDo, le burger king, les frites et les potatoes422, les bonbons qui piquent,
les têtes brulées », (Amélie, dix ans, école C), sans apporter davantage de précisions après une
relance.

Les réponses des enfants de l’école D ressemblent à celles des enfants de l’école C, mais
contiennent dans leur totalité moins de références à la restauration rapide, moins d’éléments
que l’on pourrait associer à de l’alimentation industrielle (ou davantage de références à des
aliments pas ou peu transformés), et plus d’explications et de précisions. Voici en guise
d’exemple la réponse d’Apolline : « Alors déjà les crêpes party ! les crêpes et aussi les
raclettes, le fromage des raclettes, La tomme. Le comté aussi j’aime beaucoup, vous savez, le
fromage là, qui ne sent pas très bon. Mais ça c’est que de temps en temps. Sinon…. Le vinaigre
! (Elle rit) Enfin quand on met du vinaigre dans les plats. Est-ce qu’on peut aussi dire des
boissons ou pas ? on peut ? Alors le jus d’orange, ça, ça me fait vraiment plaisir ! Et surtout
quand il est pressé d’une orange. Aussi le Ice tea » (Apolline, dix ans, école D). Les
caractéristiques qui distinguent les discours des enfants de l’école D à propos du plaisir

422
Probablement en référence à certaines frites de chez McDonald’s commercialisées sous ce nom.

213
alimentaire sont similaires à ce qui distinguait de même leurs réponses aux questions « qu’est-
ce que vous aimez manger ? » et « qu’est-ce que vous n’aimez pas manger ? » : il est souvent
ici évoqué le « fait maison », et les explications sont généralement plus longues et plus précises
que celles des enfants des écoles A, B et C.

Ainsi, si nous savions à priori, d’après Anne Dupuy et Jean-Pierre Poulain, que « Les
formes de transmission du plaisir sont dépendantes de déterminants sociaux, culturels,
économiques et moraux, mais aussi de styles éducatifs, de contextes affectifs accessibles aux
enfants et des expériences qu’ils y font »423, il semble que nous pouvons désormais comprendre
comment le plaisir alimentaire varie chez les enfants, surtout selon des déterminants sociaux,
et culturels. Il apparait en effet, d’après notre enquête de terrain et nos analyses des discours
des enfants en réponse aux questions « qu’est-ce que tu aimes manger pour te faire plaisir ? »,
que le plaisir alimentaire chez les enfants varie en grande partie de leur origine sociale,
notamment selon leur lieu d’habitation et surtout selon les catégories socio-professionnelles
dans lesquelles s’inscrivent leurs parents. Les enfants des écoles A et B, qui habitent tous dans
des quartiers prioritaires et dont les parents sont pour la plupart ouvriers et/ou sans emploi,
associent (tous, parmi les vingt enfants interrogés) le plaisir alimentaire comme lié à des
aliments et/ou plats qui appartiennent au registre de la restauration rapide (en tout cas pour les
aliments salés). Il s’agit souvent de plats que l’on trouve dans les fast-foods (à l’image des
« hamburgers »), ou bien directement de noms de fast-foods (comme McDonald’s) dont les
enfants n’expliquent pas la composition et les aliments particuliers. Les enfants des écoles A et
B sont également les seuls à évoquer des sauces (par exemple le « ketchup », ou « la sauce
barbecue ») en tant qu’éléments associés au plaisir alimentaire, qui semblent également être liés
au registre de la restauration rapide. Les réponses fournies en termes d’éléments sucrés,
principalement « les bonbons » et les « gâteaux », ne sont la plupart du temps pas détaillées.
Les seules indications supplémentaires que l’on peut obtenir sont les marques de ces derniers.
D’une manière générale, nous pouvons affirmer que le plaisir alimentaire, chez les enfants qui
habitent dans des quartiers prioritaires et dont les parents sont principalement ouvriers et/ou
sans emploi, est beaucoup associé à la catégorie des aliments ultra-transformés424. Les enfants
de l’école C, dont les parents sont généralement issus de la « classe moyenne », ou de la « classe
moyenne supérieure », associent eux-aussi le plaisir alimentaire au registre du fast-food, mais
moins que les enfants qui peuplent les quartiers prioritaires. Les éléments liés au registre du

423
Dupuy Anne et Poulain Jean-Pierre, Le plaisir dans la socialisation alimentaire, op.cit.
424
Selon le système de classement des aliments NOVA, que nous avons expliqué précédemment.

214
fast-food ici évoqués (« hamburgers » et « MacDo ») sont accompagnés d’autres aliments et/ou
plats comme les moules, le poulet, ou la raclette. A propos des éléments sucrés cités par ces
enfants, les « gâteaux » et les « bonbons » sont toujours présents, sauf qu’il s’agit moins de
gâteaux « industriels » (que l’on trouve en grandes surfaces et chez de grandes marques), et
plus de gâteaux davantage artisanaux (gâteaux fabriqués et vendus en boulangerie). Les enfants
de l’école D, dont les parents exercent des professions davantage socialement et
économiquement favorisées, associent très peu au « plaisir » les aliments et/ou plats que l’on
trouve dans les fast-foods. Il s’agit ici d’aliments et/ou de plats généralement « pas ou peu
transformés »425 et peu industriels, comme certains fromages, les crêpes faites maison, le jus
d’orange pressé, les sodas faits-maison, les gâteaux de boulangerie. Les éléments évoqués par
les enfants de l’école D sont généralement détaillés et accompagnés d’explications.

Tableau n°8 : Différentes représentations et associations du plaisir alimentaire dans les écoles A, B, C
et D

Ecole A et B Ecole C Ecole D


Degré Aliments ultra- Evocations d’aliments Fait-maison, artisanal.
d’industrialisation de transformés. Chaînes de ultra-transformés et
l’alimentation restaurants fast-foods, de chaînes de fast-
références à des marques foods, accompagnés
agro-alimentaires. d’aliments et de plats
plus artisanaux.
Exemples d’aliments Kebabs, Hamburgers, Hamburgers, Fromages, crêpes
et/ou plats (ou McDonald’s, frittes, McDonald’s, poulet, salés faites-maison.
marques) salés KFC. moules, raclette.
mentionnés
Exemples d’aliments Bonbons, gâteaux et Bonbons, gâteaux et Jus d’orange pressé,
et/ou plats sucrés biscuits industriels pâtisseries fabriqués gâteaux faits-maison,
mentionnés associés à une marque. en boulangerie. soda fait-maison.

Nous retiendrons particulièrement de l’analyse de ces réponses des enfants à propos du


plaisir alimentaire qu’une tendance semble ici se dégager : il apparait en effet que plus les
enfants sont issus de milieux sociaux précaires, plus sont transformés et industriels les aliments
et/ou plats qui seront associés au plaisir alimentaire. Cette tendance observée au cours de notre
enquête semble pouvoir être une hypothèse afin d’expliquer, en partie, les inégalités sociales

425
Toujours selon le classement NOVA.

215
croissantes de santé, dans le contexte de la transition épidémiologique (dans la mesure où,
comme nous l’avons exposé précédemment, les aliments les plus transformés et les plus
industriels sont les plus exposant à des agents pathogènes, et représentent d’importants vecteurs
favorisant le développement de maladies chroniques. Tandis que les aliments les moins
transformés ont tendance à en prévenir le développement). Notre expérience de terrain confirme
ainsi le fait que, d’après des observations réalisées dans plusieurs pays (notamment au
Canada426, en Norvège427, en Colombie428, au Mexique429, ou encore au Brésil430) : les aliments
ultra-transformés sont les plus consommés dans les milieux sociaux les plus précaires, qui
s’exposent ainsi le plus à l’obésité et au développement de maladies chroniques.

D. Les aliments désirés mais interdits et les interdictions et limites alimentaire


imposées par les parents : une illustration sociologique de la « transition
épidémiologique »

La question « est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais manger, mais que tu ne peux
pas ? » (avec pour relances : « par exemple, si tu as une allergie, ou bien si tes parents ne veulent
pas ») fut posée à la fois afin de tenter d’accéder aux aliments désirés par les enfants mais leur
étant interdits, mais aussi en tant qu’indicateur de l’éducation à l’alimentation fournie aux
enfants par leurs parents, notamment en termes de restrictions et de régulation. Il est notamment
connu en sociologie que les familles socialement favorisées ont tendance à exercer l’éducation

426
Batal Malek, Johnson-Down Louise, Moubarac Jean-Claude, Ing Amy, Fediuk Karen, Sadik Tonio,
Chan Hing Man, Willows Noreen, “Sociodemographic associations of the dietary proportion of ultra-
processed foods in First Nations peoples in the Canadian provinces of British Columbia, Manitoba,
Alberta and Ontario”, Int J Food Sci Nutr, vol.69, 2018, p. 753-761.
427
Djupegot Ingrid Laukeland, Nenseth Camilla Bengtson, Bere Elling, Bjørnarå Helga Birgit
Torgeirsdotter, Helland Sissel Heidi, Øverby Nina Cecilie, Torstveit, Monica Klungland, Stea Tonje
Holte, “The association between time scarcity, sociodemographic correlates and consumption of ultra-
processed foods among parents in Norway: a cross-sectional study”, Bmc Public Health, vol. 17, 2017,
p. 447.
428
Khandpur Neha, Cediel Gustavo, Obando Daniel-Alaya., Jaime Patricia-Constante, and Parra Diana,
“Sociodemographic factors associated with the consumption of ultra-processed foods in Colombia”,
Revista de Saude Publica, vol. 54, 2020, p. 19.
429
Marrón-Ponce Joaquín, Sánchez-Pimienta, Louzada Maria Laura da Costa, Batis Carolina, “Energy
contribution of NOVA food groups and sociodemographic determinants of ultra-processed food
consumption in the Mexican population”, Public Health Nutrition, vol.1-8, 2018, p. 81.
430
Simões Bárbara D.S., Barreto Sandhi Maria, Molina Maria, Luft Vivian C., Duncan Bruce
Bartholow, Schmidt Maria Inês, Benseñor Isabela J.M, Cardoso Letícia, Levy Renata Bertazzi, Giatti
Luana, “Consumption of ultra-processed foods and socioeconomic position: a cross-sectional analysis
of the Brazilian Longitudinal Study of Adult Health (ELSA-Brasil)”, Cad Saude Publica, vol. 34:
e00019717, 2018.

216
de leurs enfants en employant des stratégies afin de s’assurer que les enfants disposent d’une
certaine autonomie, ce qui correspond à un mode d’éducation contemporain431, tandis que les
familles socialement défavorisées ont tendance à davantage faire preuve d’autorité, souvent
associée à un mode d’éducation traditionnel432. Il nous semble assez intéressant de constater,
en prenant en compte cette idée, que ce sont les enfants des milieux les plus défavorisés qui
aiment le plus les aliments/et ou plats industriels et ultra-transformés, qui sont la plupart du
temps produits par des grandes marques qui exercent souvent des campagnes publicitaires (plus
ou moins) agressives433, tandis que les enfants des milieux les plus favorisés aiment plutôt les
aliments et/ou plats peu transformés et artisanaux. Ne devrions-nous pas nous attendre à ce que
des parents qui font davantage preuve d’autorité dans l’éducation de leurs enfants insistent
auprès de ces derniers pour qu’ils consomment, et prennent goût à une alimentation plus
traditionnelle ? Nous tenterons de répondre à cette question, et d’élucider ce qui peut à première
vue ressembler à un paradoxe, en analysant les réponses des enfants à notre question. Il s’avère
en fait que la plupart des enfants (des quatre écoles) ont des interdits alimentaires imposés par
leurs parents, mais pas pour les mêmes raisons.

Dans les écoles A et B, nous retrouvons principalement deux formes d’interdits


alimentaires, imposés aux enfants par les parents. Kasim répondait ainsi à la question : « Moi
c’est les bonbons, des fois j’en mange et parfois non. (Relance : « pourquoi ? ») Bah c’est
maman, des fois elle dit que je ne dois pas trop manger des choses bizarres, et surtout pas des
bonbons (relance : « elle t’a dit pourquoi ? ») Elle ne veut pas que j’ai des caries, les bonbons
ça donne des caries » (Kasim, neuf ans, école A). Le premier interdit alimentaire imposé par
les parents, que l’on retrouve souvent chez les enfants des écoles A et B est lié à la crainte des
caries. Les parents semblent empêcher les enfants de manger trop de bonbons et de sucreries en
justifiant cette injonction auprès de leurs enfants par le danger que représentent les bonbons
pour leurs dents. Il semble ici que lorsque Kasim nous dit que sa mère ne veut pas qu’il mange
« des choses bizarres », cette expression fait directement référence aux bonbons. Yazid a, lui,
répondu à la question avec les propos suivants : « Moi j’aime bien les napolitains mais je ne
peux pas en manger parce qu’il y a de l’alcool dedans. Pareil il y a un gâteau que j’aimerais

431
Cadolle Sylvie, « Les mutations de l'autorité familiale », Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère
nouvelle, vol. vol. 42, no. 3, 2009, p. 55-80.
432
Ibid.
433
Mallarino Christina, Gómez Luis F, González-Zapata Laura, Cadena Yazmin, Parra Diana,
“Advertising of ultra-processed foods and beverages: children as a vulnerable population”, Revista de
saude publica, vol. 47,5 (2013): 1006-10.
217
bien manger, je ne sais plus comment ça s’appelle mais je ne peux pas parce qu’il y a un peu
de porc dedans. Les bonbons Haribo aussi j’ai déjà goûté et j’aime bien sauf qu’après j’ai su
qu’il y avait du porc dedans donc mes parents ne veulent plus que j’en mange » (Yazid, dix
ans, école B). Sur les vingt enfants interrogés dans les écoles A et B, onze semblent avoir des
familles musulmanes pratiquantes. Le second interdit alimentaire imposé par les parents aux
enfants rencontré dans les écoles A et B est d’origine religieuse : il s’agit de l’interdiction de
consommer des produits qui contiennent du porc (de la viande de porc, ou bien de la gélatine),
ou bien de la viande qui n’est pas halal. Ce qui est désiré être mangé par les enfants des écoles
A et B mais interdit par leurs parents sont uniquement des bonbons et des gâteaux. Certains
parents des enfants des écoles A et B semblent n’imposer aucun interdit alimentaire à leurs
enfants : Antoine déclare, « moi je peux tout manger, mes parents me laissent manger tout ce
que je veux » (Antoine, neuf ans, école A).

C’est de même le cas pour plusieurs enfants de l’école C : Maxime disait ainsi « Non,
je mange ce que je veux, mais pas à n’importe quelle heure. Je ne peux pas me servir dans le
frigo quand je veux par exemple toutes les heures, je dois attendre les repas, le petit déjeuner,
le midi ou le soir, à part au goûter où j’ai le droit » (Maxime, onze ans, école C). Il semble
cependant assez significatif que les interdits alimentaires qui étaient régulièrement présents
dans les écoles A et B ne se retrouve aucunement dans l’école C (il n’y a certes pas d’enfants
musulmans dans cette école, mais l’interdiction des sucreries avec pour cause la crainte des
caries est ici inexistante). Une seule restriction alimentaire imposée aux enfants par leurs
parents se retrouve régulièrement dans le discours des enfants de l’école C, il s’agit de la
limitation de leur consommation de Coca-cola, de « MacDo », des glaces, ou encore de « hot
dog ». La raison ici donnée par les parents à leurs enfants n’est pas celle du danger que
représentent ces produits pour leurs dents, mais pour leur poids, parce que ces produits « font
grossir ». Ainsi s’exprimait Gwenaëlle : « le MacDo surtout, j’aimerais bien pouvoir y aller
plus souvent... En fait j’ai le droit pour les frites mais pas les glaces et les hamburgers, Parce
que ça fait grossir. Enfin, c’est gras quoi » (Gwenaëlle, dix ans, CM2). Nous retrouvons la
limitation, imposée aux enfants par les parents, de la consommation surtout d’éléments issus
du registre alimentaire de la restauration rapide, dans le discours de plusieurs enfants de l’école
C. Il semble de même que les aliments et/ou plats désirés par les enfants de l’école C se limitent
à davantage de hamburgers, de « MacDonald » ou de « Burger king », dont la consommation
est limitée par les restrictions des parents.

218
Les réponses des enfants de l’école D sont différentes de celles des enfants des écoles
A, B et C, selon deux caractéristiques spécifiques. Premièrement, Deux enfants, Mattéo et
Batiste, affirment vouloir manger des aliments auquel l’accès ne dépend cette fois non pas d’un
refus quelconque de leurs parents, mais de leur rareté et de leur non accessibilité. Mattéo
répondait ainsi (toujours à la question « Est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais manger mais
que tu ne peux pas ? ») : « Oui ! Le fruit du mangoustan et le jack fruit. En fait c’est le fruit le
plus gros du monde et papa en a déjà mangé et il a dit que c’était trop bon. Mais… c’est
beaucoup trop loin pour l’avoir, il y en a en Asie, en Nouvelle Zélande, en Australie aussi. Ah
oui aussi il y a le petit fruit là, gros comme une noix et rose avec des petits piquants, ça j’en ai
mangé quelques fois mais… comme ça aussi ça pousse en Asie bah il n’y en a pas ici donc c’est
difficile » (Mattéo, dix ans, école D). Deuxièmement, les limites imposées par les parents aux
enfants quant à leur consommation alimentaire, selon le discours de ces derniers ici, ne
dépendent ni de craintes que les enfants développent des caries à cause de la consommation de
sucreries, ni qu’ils grossissent (ainsi qu’ils consomment des produits « gras »), mais cette fois-
ci de craintes liées au développement de maladies chroniques, plus spécifiquement du cancer.
Julie répondait par exemple : « Le Coca, je n’en bois pas souvent, des fois par exemple
j’aimerais bien en boire mais ma mère ne veut pas parce qu’elle dit que ça va me faire un
cancer. Par contre je bois beaucoup de limonade… enfin c’est pareil… mais bon, je n’en bois
pas tous les jours. Puis le Fanta bah c’est pareil, toutes les boissons qui piquent ma mère ne
veut pas trop » (Julie, neuf ans, école D). Il semble ici difficile d’attribuer directement et
uniquement ces deux spécificités des enfants de l’école D et de leurs parents en termes
d’interdits et de limites alimentaires aux origines sociales des familles, tant il semble et il
pourrait être aussi question d’une sensibilité écologique particulière. Il n’en demeure pas moins,
au-delà des différentes interprétations possibles, que les enfants de l’école D qui ont tenu ces
discours ont tous pour point commun d’avoir des parents qui s’inscrivent dans des catégories-
socioprofessionnelles que nous pouvons qualifier de socialement « aisées ».

Nous avons ainsi pu constater d’après l’analyse des réponses à cette question qu’il existe
des spécificités dans les réponses des enfants en fonction de si leur école est située dans un
quartier prioritaire, d’une commune dont le niveau de vie médian est supérieur à la moyenne,
et d’une école privée, et donc, très potentiellement, de l’origine sociale de leurs parents, qui
varient de défavorisées dans les écoles A et B, à moyenne (ou moyennement favorisées) dans
l’école C, et à favorisées dans l’école D. Nous retiendrons particulièrement l’idée que les
parents issus de catégories socio-professionnelles défavorisées interdisent ou limitent la

219
consommation de sucreries à leurs enfants par peur des caries, ou bien pour des raisons
religieuses (interdiction de la viande de porc et nécessité de consommer uniquement de la
viande halal), alors que les parents issus de ce que l’on pourrait qualifier de la « classe
moyenne »434 interdisent ou limitent ce qui est jugé comme « gras » ou qui « fait grossir »
(notamment les repas de fast-foods), et tandis que les parents issus de catégories socio-
professionnelles favorisées interdisent ou limitent la consommation de produits jugés comme
risquant d’entrainer le développement d’un cancer (ont été ici évoqués les sodas, les céréales
industrielles de petit-déjeuner, et les aliments et/ou plats provenant des grandes chaînes de fast-
foods). Il semble ici intéressant de relier ces spécificités socialement réparties à l’évolution des
discours médicaux concernant l’alimentation et les liens entre l’alimentation et la santé. Nous
savons en effet que les matières grasses, le sel, le sucre, et ainsi les sucreries étaient
particulièrement incriminées dans les années 1970-1980, perçus comme responsables des
dégradations de la santé des individus dans les pays industrialisés, alors que nous nous rendons
beaucoup plus récemment compte que c’est la transformation (ou plutôt « l’ultra-
transformation ») industrielle des aliments, ainsi que les produits chimiques utilisés au cours de
celle-ci, qui sont principalement responsables de ces dégradations435. Les parents des enfants
des écoles A, B et C semblent ainsi interdire ou imposer des limitations aux enfants quant à
leurs consommations de certains produits en fonction d’allégations de santé « anciennes » (quoi
qu’encore véhiculées à travers des messages comme « pour votre santé, évitez de manger trop
gras, trop sucré, trop salé »), qui seraient restées ancrées au sein de leurs représentations. Alors
que les parents de l’école D ne semblent pas se préoccuper de ces allégations liées au gras et au
sucre, s’inquiétant principalement des risques liés à l’alimentation industrielle et chimique,
notamment le développement de cancers. Nous proposerons ici l’idée que ces différentes
représentations, socialement réparties, des effets négatifs que peut avoir l’alimentation sur la
santé, constituent une illustration de ce qu’est justement la « transition épidémiologique ». Une
« transition » implique en effet une adaptation, qui nécessite elle-même des capacités
d’adaptation. Ce sont ici les familles issues de milieux sociaux les plus favorisés qui bénéficient
de la conscience qu’il existe des liens entre sa consommation alimentaire et la probabilité de
développer une maladie chronique. Les familles issues des milieux les plus précaires, elles, ne

434
Nous proposons au lecteur de consulter à nouveau la présentation des enfants interrogés, dans laquelle
figure l’ensemble des professions des deux parents de chaque enfant, afin de se faire une idée plus
précise de ce que nous entendons ici par « classe moyenne » : appellation qui renvoi donc là à des
artisans (dans des petites ou microentreprises), secrétaires, salarié(e)s dans le secteur tertiaire,
enseignants dans le secondaire, etc.
435
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 24.

220
se soucient que des effets néfastes que peuvent avoir les sucreries sur leurs dents, alors que les
familles issues de la « classe moyenne » se soucient principalement du gras, de grossir (et ainsi
très probablement du surpoids et de l’obésité, bien que ces mots ne soient pas explicitement
mentionnés par les enfants interrogés).

Tableau n°9 : Craintes et régulations alimentaires selon l’origine sociale des familles

Origines sociales Origines sociales Origines sociales


défavorisées. intermédiaires. aisées.
Craintes liées Peur que les sucreries Manger trop sucré, trop Peur des produits
aux effets de donnent des caries. salé, ou trop gras fait chimiques et du
l’alimentation grossir. Craintes liées au chimique, de ne pas
sur la santé. surpoids. savoir ce qui est ingéré.
Conscience des Faible (quasiment nulle) Ne se manifeste que par Elevée (volonté de
effets de (d’après les discours des la peur du surpoids et de réduire son exposition
l’alimentation enfants en réponse à la l’obésité (facteur aux produits chimiques,
sur la santé dans question posée). favorisant le de manger le plus
le contexte de la développement de possible bio et fait-
transition maladies chroniques). maison).
épidémiologique.
Régulation de Faible. Prend surtout Moyenne. Manger dans Elevée. Contrôle et
l’alimentation forme par la mise en des restaurants fast- restrictions au quotidien
des enfants par garde que les sucreries foods doit rester à propos de la qualité et
leurs parents donnent des carries. occasionnel pour ne pas provenance de
liée à la santé. grossir. l’alimentation.

Nous pouvons ainsi concevoir la théorie suivante : plus une famille est issue d’un milieu
social favorisé, puis elle a conscience des enjeux de l’alimentation par rapport à la santé, dans
le contexte de la transition épidémiologique. Il semble en fait que les familles issues de milieux
précaires, en tout cas d’après cette analyse des régulations et restrictions alimentaires données
aux enfants par les parents, n’aient pas du tout, ou alors très peu conscience des enjeux de
l’alimentation dans le contexte de la transition épidémiologique. De même, dans la mesure où,
comme nous l’avons vu précédemment, l’obésité constitue un risque pour la santé (bien qu’elle
ne soit pas la cause unique liée à l’alimentation dans la croissance des maladies chronique) : les
familles issues de la « classe moyenne », qui s’en préoccupent, ont ce que nous pourrions
qualifier une conscience « intermédiaire », ou « prémature » de ces enjeux. Les familles issues

221
de milieux sociaux favorisés associent, elles, directement le risque de développer une maladie
chronique par une alimentation « chimique » et industrielle. Ce n’est pas que la conscience des
effets de l’alimentation sur la santé dans le contexte de la transition épidémiologique qui varie
socialement, mais aussi, en conséquence, l’éducation à l’alimentation. Les enfants des écoles
A et B semblent avoir intériorisé l’idée que les bonbons et que les sucreries constituent des
risques pour leurs dents, alors que les enfants de l’école C ont assimilé la nourriture de fast-
food avec le gras et le risque de grossir, et tandis que les enfants de l’école D associent, à
plusieurs reprises durant le long de l’entretien, la nourriture « chimique » à un risque pour leur
santé. Nous pouvons en conclure l’idée que les enfants issus de différentes origines sociales
disposent de bagages inégaux en termes d’éducation à l’alimentation, et ce particulièrement
dans le contexte de la transition épidémiologique. Dans celui-ci, dans lequel l’alimentation peut
favoriser ou prévenir le développement des maladies chroniques, les enfants (et leurs parents)
semblent en conséquence disposer de consciences des effets de l’alimentation sur la santé
inégalement développées, selon leurs origines sociales.

E. Les petits-déjeuners des enfants

Nous nous intéresserons ici aux réponses des enfants des écoles A, B, C et D à nos quatre
questions posées sur leurs pratiques alimentaires quotidiennes : c’est-à-dire « qu’est-ce que tu
manges au petit déjeuner ? » (Avec pour relances possibles : « qu’est-ce que tu as l’habitude
manger ? », « qu’est-ce que tu as mangé par exemple ce matin, et hier matin, et avant-hier ? »),
puis les mêmes questions à propos du déjeuner (avec deux questions distinctes pour le déjeuner
chez soi et à la cantine), du repas du soir, et de « entre les repas » (« par exemple, au goûter »).
Ces quatre questions, posées les unes après les autres, en suivant la deuxième partie de notre
guide d’entretien, furent les moins stimulantes pour les enfants, voire les plus ennuyeuses.

Pour le repas du petit-déjeuner, nous avons premièrement remarqué que certains enfants
des écoles A et B n’en prennent pas du tout. Il s’agit uniquement de filles, qui semblent provenir
des familles les plus précaires des écoles A et B. Parmi ces trois filles, Paola déclare tout de
même qu’il lui arrive parfois de manger un petit bout de pain. Les autres enfants des écoles A
et B prennent des petits déjeuner dont la composition est assez similaire. Ceux-ci sont
principalement composés d’une boisson, soit de lait, soit d’un « chocolat chaud », de pain ou
d’une viennoiserie (pain au chocolat ou croissant), et de pâte à tartiner (à l’exception des trois

222
filles qui ne prennent pas de petit-déjeuner, et de Nelson, l’ensemble des enfants interrogés des
écoles A et B citent le Nutella comme produit consommé au petit déjeuner). La pâte à tartiner
est parfois le principal composant du petit déjeuner des enfants des écoles A et B, c’est le cas
pour Cindy, qui déclarait : « Je bois du lait souvent on le fait chauffer au micro-onde et aussi
du nutella. (Relance : « et quoi d’autre ? ») Juste du nutella. (Seconde relance : « Du nutella,
sans rien avec ? ») (Elle rit) Oui, oui ! J’aime trop ça je prends juste du nutella je mets la
cuillère dedans et je le mange comme ça en buvant mon lait. (Troisième relance : « tous les
matins ? ») Non pas toujours, d’autres fois je ne bois que du lait chaud, si je n’ai pas faim je
ne prends pas de nutella sinon j’en prends, ou si vraiment j’ai très faim je prends un peu de
pain et je le trempe dans le nutella » (Cindy, neuf ans, école A). Ce petit déjeuner correspond
à ce que nous pourrions ici nommer le « petit-déjeuner type » des enfants des écoles A et C,
tant sa composition se retrouve chez la plupart des enfants. C’est par exemple également le cas
chez Bilal : « tous les matins ben je prends un bol je mets du lait, je mets du chocolat et je
mélange, après je prends les pains exprès au four c’est bien chaud, j’enlève la mie du pain et
je mets plein de nutella puis je le trempe dans le lait. Des fois c’est mes parents qui m’aident à
préparer mais des fois aussi c’est moi, et je mange ça tous les matins » (Bilal, dix ans, école
B). Quelques enfants des écoles A et B accompagnent cette même composition d’un verre de
jus d’orange, ou de « crêpes Wahou » qui remplacent le pain. Seul Nelson, dont les parents
viennent du Nigéria et dont le père est présenté par l’enfant comme un « chef d’entreprise »,
constitue une exception par rapport aux enfants des écoles A et B, en ne prenant pas du tout le
même type de petit-déjeuner. Ce dernier déclare prendre lors de ses petits-déjeuners le plus
souvent des œufs et du bacon, de la gelée, et plus rarement des céréales, des pains au chocolat,
des croissants et un verre de lait. Nous noterons ici que Nelson fut le seul enfant des écoles A
et B à mentionner le termes « céréales » pour répondre à notre question à propos du petit-
déjeuner. Nous avons pris l’habitude, à partir des entretiens semi-directifs suivant (dans les
écoles C et D), de relancer les enfants en leur demandant de préciser « c’est quoi comme
céréales ? », dans la mesure où ce terme peut évoquer des produits très différents les uns des
autres (l’appellation « céréales » peut tout aussi bien renvoyer à du boulgour qu’à des
« céréales » ultra-transformées de petit déjeuner commercialisées pour les enfants).

Les petits-déjeuners des enfants de l’école C peuvent se diviser en deux repas-types, une
moitié des enfants à l’habitude de prendre le premier, et l’autre moitié à l’habitude de prendre
le second. Le premier type de petit-déjeuner des enfants de l’école C est composé d’une
viennoiserie (un pain au chocolat et un croissant), d’un verre de lait, de pâte à tartiner (nutella)

223
et d’un fruit (ont été mentionnées les pommes, les bananes, les oranges, les clémentines, les
myrtilles et les cerises). Le second est, lui, composé d’un bol de lait avec ces « céréales » (il
s’agit toujours de céréales de petit-déjeuner ultra-transformés, vendues par des grandes marques
spécifiquement pour les enfants) et d’un fruit. Nous remarquons que les seuls enfants de l’école
C qui n’ont pas déclaré avoir l’habitude de manger un fruit au cours de leurs petits-déjeuners
sont les deux enfants issus des familles les plus défavorisées. C’est le cas d’Amélie, qui déclare
prendre lors de ses petits-déjeuners « du lait, des Pitchs fourrés au chocolat avec du nutella, et
du Coca. Mais aussi des fois un bol de lait avec des Chocapic » (Amélie, dix ans, école C),
mais aussi de Maxime, qui prend les mêmes petits-déjeuners qu’Amélie, à l’exception du Coca-
cola. Les huit autres enfants interrogés de l’école C ont tous mentionné au moins un fruit dans
leurs réponses. Lana, dont la maman est enseignante au collège et le papa est employé de
banque, déclare prendre « des céréales au chocolat blanc avec un bol de lait »), mais aussi « au
moins deux fruits tous les jours, une pomme et une clémentine, ou alors des cerises » (Lana, dix
ans, école C).

Dans l’école D, les réponses des enfants varient davantage que les réponses des enfants
des autres écoles, tel qu’il ne va pas de soi de formuler un petit-déjeuner type pris pour les
enfants de l’école D. Nous retrouvons dans le discours de plusieurs parmi ces derniers, comme
c’était le cas dans leurs réponses à propos des goûts alimentaires, les mentions des mots « bio »
et des références au « fait maison ». Les réponses des enfants contiennent aussi plus de produits
et d’éléments différents que dans les réponses des autres enfants. Voici à titre d’exemple la
réponse fournie par Apolline : « Eh bah… je prends des tartines avec de la confiture, surtout
de la confiture de prunes, bio. Parfois mais pas souvent on mange des céréales avec du blé et
du chocolat (Relance : « c’est quoi comme céréale ? »), c’est un mélange avec plusieurs
céréales, je ne sais pas exactement ce qu’il y a dedans, mais je sais qu’il y aussi des raisins
secs. Quand il n’y a plus rien en fait bah on prend ce qu’il reste, quand on doit faire les courses
quoi. Aussi parfois du jus d’orange. Après aussi ça c’est rare mais des fois on prend des
yaourts, mais pas de yaourts au chocolat, seulement des yaourts nature. On prend aussi des
fruits, une orange ou une banane et… c’est tout, au petit déjeuner » (Apolline, dix ans, école
D). Les enfants de l’école D consomment souvent des « céréales » au petit déjeuner, mais il ne
s’agit pas ici de céréales ultra-transformées de grandes marques, spécialement vendues pour les
petits-déjeuners des enfants. Benjamin, quand il lui était demandé de préciser de quel type de
« céréales » il s’agit, me répondait « c’est des flocons d’avoine et des trucs à base d’avoine, des
céréales à l’avoine. C’est comme des céréales qu’on voit dans les pubs mais sauf que là c’est

224
bon pour la santé » (Benjamin, neuf ans, école D). Tous les enfants de l’école D prennent au
moins un fruit, quotidiennement, lors de leurs petits-déjeuners. A l’exception de Kahil, qui chez
lui prend un petit-déjeuner similaire à ceux des enfants des écoles A et B, mais qui mange tout
de même un fruit à l’école le matin. La directrice de l’école D apporte régulièrement des fruits
dans un panier, proposés aux enfants avant le début de la classe du matin. La consommation de
fruit au petit-déjeuner semble ici être liée à l’origine sociale des enfants, de manière à ce que
plus les enfants sont issus d’un milieu social favorisé, plus ils déclarent manger de fruits lors
de leurs petits-déjeuners. En effet, aucun des enfants interrogés dans les écoles situées dans des
quartiers prioritaires n’a déclaré prendre de fruit au petit-déjeuner. Ce fut également le cas des
deux enfants de l’école C issus des familles les moins favorisées, contraire aux huit autres
enfants, qui ont tous mentionné au moins un fruit. Alors que les enfants de l’école D ont
généralement cité au moins deux fruits, à l’exception de Kahil, dont la mère est femme de
ménage et élève seule son enfant. Les petits-déjeuners consommés par les enfants semblent
ainsi sensiblement différents selon leurs origines sociales respectives. Les enfants dont les
parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles défavorisées consomment
généralement de la pâte à tartiner (de marque Nutella) avec du pain ou une viennoiserie, ainsi
qu’un verre de lait. Les enfants de l’école C, dont les professions des parents rentrent
généralement dans ce que nous pouvons considérer comme « la classe moyenne » et
« moyenne-supérieure », consomment également de la pâte à tartiner mais cette fois
uniquement avec une viennoiserie (et non plus du pain), un verre de lait ou bien parfois un bol
de lait avec des céréales (ultra-transformées pour enfants), et un fruit. Les enfants de l’école D
consomment des petits déjeuners qui varient davantage individuellement, généralement avec
au moins deux fruits, des yaourts, des tartines de confiture, et parfois des céréales, mais pas les
mêmes que les enfants de l’école C. Plusieurs d’entre eux revendiquent également consommer
des produits « bio » et/ou « faits-maison ».

225
Tableau n°10 : Petits-déjeuners des enfants selon leurs origines sociales

Origines sociales Origines sociales Origines sociales aisées


défavorisées intermédiaires
Consommés Verre ou bol de Verre ou bol de lait, un Pain et confiture bio et/ou
fréquemment lait, Pain ou fruit, pâte à tartiner (de faite-maison, plusieurs fruits,
biscuit industriel, marque Nutella), un yaourt, des mélanges de
pâte à tartiner (de céréales ultra- céréales peu transformées
marque Nutella). transformées de petit- (par exemple à base de
déjeuner pour enfants. flocons d’avoine).
Consommés Verre de jus de Deux fruits différents. Dans l’école D, les enfants
occasionnellement fruit. remangent parfois un fruit
distribué à l’école.

F. Les repas du midi pris en dehors de l’école

Il semble que nous pouvons ici, comme à propos des goûts alimentaires, distinguer deux
catégories d’enfant au sein des écoles A et B : les enfants de ces écoles dont les deux parents
sont issus de l’immigration, et ceux dont les deux parents ne sont pas issus de l’immigration.
La plupart des enfants des écoles A et B dont les deux parents sont issus de l’immigration
affirment manger très régulièrement dehors lors de leurs repas de midi, le plus souvent des
kebabs. C’est le cas de Anouar, Kasim, Bilal, Hakim et Karim, qui expliquent qu’en semaine,
il leur est fréquent de manger un kebab le midi, plus souvent à l’extérieur que chez eux. Aucun
de ces enfants ne mange à la cantine durant le repas du midi. Voici la réponse de Anouar lorsque
nous lui avons demandé ce qu’il avait l’habitude de manger le midi, en dehors des repas de
cantine : « Moi quand ma mère elle est fatiguée je mange dehors des kebabs ou pizza ou tacos,
ou alors même quand j’y vais avec mes grands frères, mais en fait c’est quasiment tous les
jours. Sinon des fois je mange aussi chez moi le midi par exemple le lundi, des fois je mange du
tajine, du couscous, du poulet avec des légumes mais bon je n’aime pas ça. (Relance : « et il y
a quoi alors dans le couscous ? »), ben dans le couscous déjà ma mère prépare le couscous
ensuite elle met de la sauce et ensuite elle met des légumes mais que j’aime, parce que les
légumes je n’aime pas ça (Relance : « c’est quoi les légumes que tu aimes alors ? ») déjà j’aime
bien les courgettes, et… y’a quoi d’autre ? je ne sais pas comment ça s’appelle mais c’est vert,
c’est du piment. (Relance : « et qu’est-ce qu’il y a dans le tajine ? ») Dans le tajine elle ne met
pas de légumes, elle met du poulet des pâtes et du sucré-salé, et c’est trop bon. » (Anouar, neuf

226
ans, CM1). Chacun de ces cinq enfants évoqués ci-dessus affirme manger régulièrement des
kebabs lors de leur repas de midi, pris à l’extérieur de leur domicile. Quand ils mangent chez
eux, il s’agit le plus souvent de plats propres aux pays d’origine de leurs parents. C’est
également le cas pour Marvin, dont les parents viennent du Nigéria. Si ce dernier ne mange pas
régulièrement à l’extérieur comme ses camarades dont les parents viennent du nord de
l’Afrique, il ne mange chez lui que des plats d’origine Nigérienne, dont le poulet et le riz
semblent structurer la plupart des compositions des repas. De même pour Samba, Khadija et
Yasmine. Les enfants des écoles A et B dont les parents ne sont pas issus de l’immigration (ou
bien dont un seul l’est) n’ont pas cette habitude de manger à l’extérieur lors de leurs repas de
midi. Chez eux, les principaux produits qui composent les repas de midi sont les pâtes, les
pizzas, la purée, le jambon, et les hamburgers. Voici par exemple comment Cindy répondait à
la question : « Moi des fois je mange des pâtes ou des pizzas… (Elle rit) Ma mère elle fait des
petites pizzas et puis nous on a chacune une pizza entière. (Relance : « ce sont des pizzas à quoi
? il y a quoi dedans ? ») Je ne sais pas trop souvent du fromage, après souvent on les achète à
carrefour, mais quelques fois maman elle achète que la pâte et on l’a fait. (et quoi d’autres que
pizza et pâtes ?) je sais pas moi ! du jambon avec les pâtes. » (Cindy, neuf ans, école A).
Miriam, elle, nous évoquait : « des nouilles. Et avec, soit c’est de la pizza, des hamburgers ou
du MacDo » (Miriam, neuf ans, école A). Les repas du midi des autres enfants de l’école A et
B dont les deux parents ne sont pas issus de l’immigration sont relativement similaires en termes
de composition des repas. Sonia, dont les deux parents travaillent et qui mange les lundi, mardi,
jeudi et vendredi à la cantine scolaire de l’école, explique que lorsqu’elle mange chez elle le
midi en semaine (le mercredi et pendant les vacances scolaires), les pâtes, le jambon et les
pizzas correspondent à des plats « simples » et rapides à préparer, que les enfants peuvent
réchauffer eux-mêmes au four micro-ondes. L’ensemble des enfants interrogés des écoles A et
B ont pour point commun qu’ils ne mentionnent presque pas de légumes en décrivant leurs
repas du midi. Les seuls légumes consommés par ces enfants lors de leurs repas du midi le sont
en mangeant du couscous ou du tajine, soit des plats qui restent pris qu’assez
occasionnellement, et seulement par les enfants dont les parents sont originaires du nord de
l’Afrique. Même dans ce cas précis, les enfants (Anouar, Yazid, Hakim), lorsque nous leur
demandons, ne sont pas capable de décrire précisément quels légumes sont présents dans le
couscous et dans le tajine. Les enfants des écoles A et B mangent régulièrement chez eux des
repas achetés dans des fast-foods. Lorsque leurs deux parents sont issus de l’immigration (et
particulièrement du nord de l’Afrique ou de la Turquie), il s’agit majoritairement de kebabs et
de pizzas, tandis que pour les autres, de « MacDonald », de pizzas et de « tacos ». Yaprak,

227
l’enfant de l’école A dont l’origine sociale semble particulièrement défavorisée (parmi les
enfants d’origine sociale défavorisée), qui nous expliquait précédemment ne rien manger au
petit-déjeuner, déclare ici ne rien manger non plus le midi. Sa première prise de repas de la
journée s’effectue au « goûter », après l’école, pendant lequel elle mange quelques biscuits et
boit du thé.

Dans l’école C, ce sont seulement les deux enfants qui semblent les plus socialement
défavorisés parmi les enfants interrogés, Maxime et Amélie, qui habitent tous les deux dans le
petit quartier de logements HLM de la commune dans laquelle se trouve l’école, qui ne
mentionnent aucun légume parmi les produits qui composent leurs repas de midi pris chez eux.
Voici la réponse d’Amélie : « Du steak haché, des pâtes, des pâtes au saumon, des gnocchi …
(relance : « et autre chose ? ») (Silence…) ben non… je ne sais pas. (Relance : « par exemple
hier midi ? ») j’avais mangé des crêpes avec des saucisses » (Amélie, 10 ans, école C). Les
autres enfants de l’école C affirment tous manger régulièrement des légumes lors de leurs repas
du midi pris chez eux, et au moins deux légumes différents sont cités par chacun de ces enfants.
La variété et le nombre des produits mentionnés par ces huit enfants en tant que constituant
leurs déjeuner sont aussi toujours plus élevés que ceux évoqués par Amélie et Maxime ainsi
que par les vingt enfants des écoles A et B. Alors que ces derniers évoquaient entre deux et cinq
aliments et/ou plats différents, les enfants de l’école C en mentionnent généralement une
dizaine. Voici à titre d’exemple la réponse de Gwenaëlle : « des sardines, des frites, des
boulettes de viande, des haricots verts, du gratin de courgette ou de pomme de terre, des
carottes rappés, des betteraves. Aussi des épinards des fois, ou alors des féculents, des patates »
(Gwenaëlle, dix ans, école C). Nous n’avons de surcroît pas eu besoin de relancer ces huit
enfants de l’école C pour obtenir de leur part des réponses suffisamment développées, alors que
nous avons systématiquement dû le faire pour les enfants des écoles A et B.

Les réponses des enfants de l’école D sont assez similaires à celles de ces huit enfants
de l’école C, à la fois en termes de contenu mais aussi à propos du nombre d’aliments et de
plats différents mentionnés. La seule distinction au sein de ces réponses se trouve dans
l’évocation du « fait-maison », que les enfants de l’école D font tous, mis à part Kahil. Le pain
qui accompagne les repas de midi est présenté par quatre des enfants de l’école D comme « le
pain que papa a fait », ou comme « le pain qu’on a fait nous-même ». Les réponses des enfants
de l’école D contiennent également, comme ce fut le cas à propos des goûts alimentaires,
quelques explications et justifications à propos de ce qu’ils évoquent manger le midi, chez eux.
Maximilien nous expliquait ainsi qu’il mange souvent des oignons le midi, ou bien des plats

228
cuisinés avec de l’ail, en précisant que « ça tue les vers en plus l’ail, donc c’est bien. Et puis ça
repousse les vampires ! (Il rit) Et l’oignon c’est bon pour la gorge et l’estomac » (Maximilien,
neuf ans, école D).

Nous pouvons ainsi séparer quatre catégories distinctes d’enfants, à propos des repas de
midi pris en dehors de la cantine. La première catégorie correspond aux enfants qui habitent
dans des quartiers prioritaires, dont les deux parents sont issus de l’immigration (principalement
nord-africaine, de l’Afrique Subsaharienne, et Turque) et exercent des professions
particulièrement précaires ou bien sont sans emploi. Ces derniers mangent régulièrement en
dehors de leur domicile le midi, le plus souvent des kebabs, et mangent généralement chez eux
des plats du pays d’origine de leurs parents, préparés par leur maman, dont ils ne fournissent
pas de description précise à propos de leur composition, et dont les légumes qui les composent
sont généralement peu appréciés, ou évités. La seconde catégorie nous renvoie aux enfants qui
habitent dans des quartiers prioritaires et/ou des logements HLM, dont les deux parents ne sont
pas issus de l’immigration, exerçant des professions précaires ou étant sans emploi. Ces enfants
évoquent manger le midi la plupart du temps chez eux, des plats « faciles à préparer », composés
principalement de pâtes, de jambon ou de saumon. Ils mangent aussi très souvent des pizzas,
ou bien des repas achetés dans des fast-foods, à emporter pour être consommés à domicile. Les
enfants inclus dans ces deux catégories ne citent quasiment jamais de légumes en tant que
composants de leurs déjeuners, les exceptions étant lorsqu’un enfant de la première catégorie
nous parle d’un plat traditionnel du pays d’origine de ses parents, dans lequel les légumes ne
constituent pas la partie la plus appréciée de ce plat. La troisième catégorie est composée par
des enfants sont les parents exercent des professions que nous pourrions inclure dans
l’expression de « classe moyenne » (ce sont ici des salariés du secteur tertiaire, artisans, micro-
entrepreneurs, enseignants dans le secondaire, soit des « professions intermédiaires »). Ces
enfants fournissent des réponses plus longues et plus variées que ceux des deux premières
catégories, généralement composées d’une dizaine d’aliments et/ou de plats, parmi lesquels
figurent toujours au moins deux légumes. La quatrième catégorie inclut les enfants de l’école
D, dont les parents exercent des professions davantage « prestigieuses » (socialement parlant)
et qui rapportent davantage (économiquement). Ces enfants fournissent des réponses très
similaires aux réponses des enfants de la troisième catégorie, avec en plus quelques explications
et/ou justifications à propos des aliments et/ou plats qu’ils évoquent et leurs effets bénéfiques
sur la santé, ainsi que la dimension du « fait-maison ».

229
Tableau n°11 : Repas du midi (en dehors de la cantine) des enfants selon leurs origines sociales

Origines sociales Origines sociales Origines Origines


défavorisées et défavorisées et sociales sociales aisées
dont les deux dont les parents ne intermédiaires
parents sont issus sont pas issus de
de l’immigration l’immigration
Exemples de Kebabs, plats Pâtes, jambon, Plats et aliments variés, mentions
repas du midi traditionnels du saumon, pizza. de divers légumes, féculents,
fréquemment pays d’origine des viandes, poissons, légumineuses.
mangés parents.
Caractéristiques Les repas sont peu variés, avec pas ou peu Les repas sont Les enfants
distinctives de légumes (bien que présents dans les variés, au justifient et
plats des pays d’origine des parents, ils moins deux expliquent les
sont souvent évités). Les kebabs sont légumes sont effets de ce
souvent mangés en dehors du domicile. évoqués par qu’ils mangent.
Les repas sont évoqués comme « faciles à chaque enfant. Le fait-maison
préparer ». est évoqué.

G. Les repas du midi pris à la cantine

A la suite de « Qu’est-ce que vous avez l’habitude de manger chez vous à midi ? », nous
avons posé la même question concernant les repas de midi pris à la cantine. Nous
commencerons par noter qu’environ la moitié des enfants des écoles A et B mange
régulièrement à la cantine, alors que l’autre moitié n’y mange pas. La moitié de ces enfants qui
mange régulièrement à la cantine ne correspond pas à une des sous-catégories particulières que
nous avons construites (soit les enfants et écoles A et B dont les deux parents sont issus de
l’immigration et ceux dont les deux parents n’en sont pas issus). Les enfants des écoles A et B
qui mangent régulièrement à la cantine (« régulièrement » car certains semblent y être abonnés
mais ne pas y manger tous les jours de la semaine) ne semblent que très peu en apprécier les
repas, et y mangent peu. Leurs réponses à la question sont assez brèves et peu étayées en termes
de contenu, à propos des aliments et/ou des plats mangés à la cantine. Anouar répond : « Ben
la dernière fois j’ai mangé du riz avec du poisson pané, la semaine dernière du poisson, et
voilà… je ne sais plus trop sinon. En fait je n’aime pas trop manger à la cantine, des fois par
exemple s’il y a du poulet et des frites je ne vais manger que les frites » (Anouar, neuf ans, école

230
A). Plusieurs filles des écoles A et B qui mangent régulièrement à la cantine semblent n’y
manger que très peu, c’est par exemple le cas de Mélanie, qui déclarait « A la cantine je n’aime
pas ce qu’il y a. Donc… ben je vais manger le yaourt et un bout de pain, et pas le reste. Sauf
s’il y a des frites ou alors du couscous » (Mélanie, dix ans, école B). Les réponses des enfants
de l’école A et B n’étant que peu fournies en termes de contenu, nous pouvons nous poser les
questions de savoir quels sont les repas servis dans les cantines de ces écoles ? Ainsi que de
comment se passent les prises de repas par ces enfants, qui ne semblent que peu aimer ce qui
leur y est servi ? Nous y reviendrons lorsque nous exposerons les observations faites lors des
repas de cantine.

Dans l’école C, sept enfants sur les dix interrogés mangent tous les jours de la semaine
à la cantine. Selon Cassandra, « à la cantine presque tous les midis on a une entrée, on mange
beaucoup de viande, on a de la viande presque tous les midis, et après c’est des féculents ou
des légumes. (Relance : « par exemple ? ») des pâtes, des pommes de terre, des fois des haricots
verts ou des haricots blancs, mais plus souvent des féculents. En dessert on a des éclairs au
chocolat et des fruits, des clémentines » (Cassandra, dix ans, école C). Les repas semblent y
être davantage appréciés des enfants que par ceux des écoles A et B, mais ne font tout de même
pas l’unanimité et n’échappent pas à certaines critiques de la part des enfants. Théo racontait
ainsi que les repas de cantine sont trop souvent à base de semoule, et qu’il aimerait bien manger
plus souvent autre chose, que ce n’était pas suffisamment varié. Marianne est la seule enfant de
l’école C qui déclarait ne pas aimer manger à la cantine : « à la cantine il y a des trucs que je
n’aime pas trop… (Relance : « par exemple ? ») Je déteste un truc surtout, c’est de la bouillie…
on ne sait même pas ce qu’il y a dedans (elle rit). Je n’aime pas trop manger à la cantine en
fait… des fois ça arrive que ce soit bon mais pas souvent » (Marianne, dix ans, école C).
Certains enfants de l’école C, alors qu’ils ont généralement évoqué manger lors des repas du
midi pris chez eux des aliments et/ou des plats différents et variés, de même que lorsqu’ils
parlaient des « choses qu’ils aiment manger », se plaignent des repas de cantine en précisant
que ceux-ci ne sont pas suffisamment variés, ou alors qu’ils ne bénéficient pas d’assez
d’informations quant à la composition des plats. Ils donnent, à travers leurs réponses, tout de
même l’air d’aimer y manger davantage de plats et/ou d’aliments que ce que les enfants des
écoles A et B aiment mangent à la cantine. De même ici, nous apporterons plus de précisions
et y reviendrons lorsque nous nous intéresserons plus spécifiquement aux séances que nous
avons réalisées lors des repas de cantine.

231
La situation est différente dans l’école D puisqu’il n’y a pas de cantine à proprement
parler. Les repas du midi sont ici pris par les enfants qui restent déjeuner à l’école dans deux
grandes salles, dans lesquelles les enfants sont séparés selon leurs âges, et où figurent dans
chacune d’elles deux grandes tables avec des chaises tout autour. Les parents des enfants qui
restent déjeuner à l’école le midi leurs préparent un déjeuner transportable, dont les plats sont
rangés dans des papiers alu ou plastiques, ou bien dans des boites hermétiques. L’école D est
en effet une petite école privée et n’a pas les moyens de se payer une cantine à proprement
parler, avec des cuisiniers et un personnel d’entretien. Baptiste dit y ramener des crêpes au son
d’avoine faites-maison par sa maman, accompagnées de pâtes bio à la carbonara, de concombre
et de tomates. Une partie des enfants interrogés ramènent le même type de repas dans des boites
en plastique, avec des petits couverts. L’autre partie des enfants interrogés mange surtout des
repas principalement composés d’un sandwich, dont le pain est mentionné comme « fait-
maison » ou bien comme « bio ». Voici comment Apolline répondait à la question : « on prend
des sortes de sandwich et avant on prenait des sortes de sandwich avec une pâte de burritos…
mais sinon c’est avec par exemple du poulet ou des tomates et tout ça. Parfois c’est un sandwich
que maman a fait avec du pain qu’on fait nous-même… mais aussi parfois… enfin c’est pas
nous qui les faisons c’est acheté… c’est acheté… donc avec du jambon, fromage et tomates. Et
en dessert des fruits souvent des clémentines et des bananes, voilà » (Apolline, dix ans, école
D). Il nous semble assez significatif de noter ici qu’une gêne a pu être ressentie chez Apolline,
lorsqu’elle évoquait qu’il lui arrive de consommer des sandwichs qui ne sont pas faits-maison,
comme si elle éprouvait une espèce de culpabilité à ce moment, et qu’il s’agissait d’un aveu
compromettant. Le même type de réaction a d’ailleurs été observé chez Mattéo, lorsqu’il
répondait : « bah le plus souvent c’est des sandwich… (Relance : « des sandwichs ? ») Bah
parfois avec le pain que fait papa et parfois… on fait des sandwichs avec des sortes de pâtés et
de tout ça… et on le met dans un panier puis après on prend ce qu’on veut enfin on mange ce
qu’on veut quoi. Avec des chips aussi… Et on prend toujours un fruit en dessert, une pomme
ou une orange » (Mattéo, dix ans, école D). Une gêne, voire une sorte de honte se font
particulièrement ressentir lorsque Mattéo nous explique qu’il accompagne son sandwich de
chips. Apolline et Mattéo figuraient parmi les enfants de l’école D qui, dans leurs réponses aux
questions précédentes, précisaient aimer manger des produits faits-maison alors qu’ils ont
probablement ici ressenti une gêne ou une honte à dire qu’ils leur arrivent de consommer des
sandwichs achetés en grandes surfaces ou bien des chips. Ces observations semblent confirmer
l’idée que les restrictions et régulations alimentaires imposées par aux enfants par leurs parents
sont plus importantes chez ceux de l’école D, dans la mesure où la culpabilité ici ressentie nous

232
semble être le signe d’une « autocontrainte »436 qui s’intériorise suite à l’habitude de subir un
contrôle rigoureux (autrement dit, la culpabilité ressentie des enfants de l’école D, suite à leur
expression de manger occasionnellement des sandwichs non faits-maison, nous semble être à
identifier comme une expression du fait qu’ils subissent de par leur parent une régulation
importante concernant leur alimentation).

Il semble également ici intéressant de constater que les repas du midi mangés sur place
dans l’école D, préparés par les parents à leurs enfants, ne sont jamais vraiment imposés à ces
derniers, mais semblent relever plutôt de leurs choix ou au moins être spécifiquement adaptés
à leurs goûts individuels. Les séances d’observation des repas pris dans l’école D seront
l’occasion d’analyser la place de la commensalité et du partage de l’instant, alors que les repas
sont ici entièrement individualisés, et notamment de comparer cette commensalité avec celle
des repas de cantine dans les écoles A, B, et C. Nous avons en tout cas remarqué, par la simple
analyse des réponses à la question « qu’est-ce que tu as l’habitude de manger à la cantine ? »
que l’enthousiasme quant aux déjeuners mangés à l’école est croissant des écoles A et B vers
l’école D. Nous pouvons de là supposer que la part mangée des repas qui sont servis aux enfants
est elle aussi croissante, en partant des écoles A et B (où certains enfants ne mangent seulement
que les frites ou les yaourts servis), en passant par l’école C où certains produits ne font pas
l’unanimité, vers l’école D, où les repas individualisés préparés par les parents semblent être
mangés avec un certain enthousiasme. Ceci ne semble pas relatif à la qualité en soi des repas
servis, dans la mesure où les écoles A et B, situées dans des quartiers prioritaires, nous ont
semblé bénéficier, en tout cas lors de notre observation des repas de cantine, de moyens
particuliers accordés pour proposer des repas qui semblaient (en regardant les différents menus
programmés pour la semaine) variés en aliments et plats différents, dont certains étaient issus
de l’agriculture biologique et/ou de producteurs locaux. Nous y reviendrons lors de notre partie
consacrée à l’observation des repas de cantine. Ceci nous amène à nous poser la question de
l’efficacité des moyens mis en place dans ces écoles situées dans des quartiers prioritaires pour
que les enfants puissent bénéficier de repas de « qualité »437, alors qu’ils ne semblent que peu
apprécier ceux-là (en tout cas d’après notre enquête de terrain). Quel rôle joue l’éducation à
l’alimentation face aux moyens déployés pour proposer à ces enfants des repas de cantine de
qualité ? Nous savons de même que le gaspillage alimentaire est un problème particulièrement

436
Elias Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
437
Nous ne jugeons pas ici de la qualité des repas, mais de la démarche réalisée pour proposer des repas
de qualité dans ces écoles, en proposant des menus variés et des produits issus de l’agriculture biologique
et de producteurs locaux, ce qui n’est pas sans représenter un certain cout économique.

233
conséquent au sein des écoles situées dans des quartiers prioritaires. La directrice de l’éducation
et de l’enfance d’une commune où était située une école dans laquelle il était initialement
planifié que nous enquêtions nous en informait : le maire de la commune demandait d’ailleurs
à l’équipe chargée de l’éducation et de l’enfance de chercher des solutions pour résoudre ce
problème, notamment en raison des pertes économiques qu’il engendre. Et si le gaspillage
alimentaire particulièrement présent dans les cantines de ces écoles était lié aux différences
entre les cultures alimentaires (et ainsi les goûts qui en dépendent) des enfants qui y sont
présent, et les repas servis à la cantine ? C’est en tout cas pour le moment l’hypothèse qui nous
semble la plus probable.

H. Les diners des enfants

Les réponses des enfants de chaque école à la question « et le soir, qu’est-ce que vous
mangez ? » ressemblent souvent à leurs réponses concernant les repas du midi. Nous avons
posé cette question afin de nous assurer de ne pas « manquer » des potentielles informations
importantes concernant les habitudes et les consommations alimentaires des enfants. Leurs
réponses n’apportant pas vraiment de nouveaux éléments théoriques, nous les évoquerons ici
de manière un peu plus brève que lors de nos analyses des réponses aux questions précédentes.

Nous pouvons ici à nouveau diviser les enfants des écoles A et B en une première
catégorie, dont les deux parents sont issus de l’immigration, et une seconde, dans laquelle les
deux parents ne sont pas issus de l’immigration. Dans la première catégorie, les repas mangés
le soir sont constitués en alternance soit de plats propres au pays dont sont issus les parents (par
exemple le tajine, la chorba (c’est une soupe avec des morceaux de viande dedans,
particulièrement consommée en Afrique du nord), la harira (une soupe également consommée
en Afrique du nord), ou encore le poulet yassa (c’est un plat sénégalais composé principalement
de poulet, de riz, et d’oignons), soit de pizzas et de kebabs (les kebabs sont généralement
mangés avec un accompagnement de frites), qui sont cette fois achetés à l’extérieur mais
consommés à domicile. Les enfants des écoles A et B qui correspondent à la seconde catégorie
ont tous cité des produits qui correspondent au répertoire alimentaire du fast-food, et ce encore
davantage que lorsqu’ils décrivaient leurs repas du midi pris chez eux : MacDo, tacos, pizzas,
hamburgers, Coca-cola (et autres sodas), constituent les repas du soir de ces enfants, en
alternance avec des nouilles, des saucisses et du jambon. Voici à titre d’exemples les réponses
de Martin et de Paola : « le soir on mange soit du MacDo, soit des trucs à emporter… on
commande des choses comme du MacDo, du tacos, mais le plus souvent MacDo, ou alors des
234
pâtes » (Martin, dix ans, école B), « Souvent on mange s’il nous reste un truc du matin, enfin
du midi, ben on mange ce qui reste. Et s’il n’y a rien qui reste on fait un truc facile, du tacos,
ou pizza, ou alors d’autres trucs faciles, des hamburgers, on ne reste pas longtemps à faire.
(Relance : « tu as dit « on », toi aussi tu cuisines ? ») Oui un petit peu, tout le monde fait quelque
chose sauf mon frère. Par exemple moi je prépare la pizza je mets au four ou au micro-onde,
ma sœur elle met la table, et voilà » (Paola, dix ans, école A). Nous noterons ici que cette
expression du « gain de temps » lors de la préparation des repas du midi et soir, revient
régulièrement dans les réponses de l’ensemble des enfants des écoles A et B : il s’agit de manger
des repas qui peuvent être préparés « vite » ou qui sont « faciles à faire », comme des plats déjà
préparés achetés en grandes surfaces, des pizzas à faire réchauffer au four ou au micro-onde,
des hamburgers à faire réchauffer, etc. Yaprak, l’enfant de l’école A, d’origine Turque, arrivée
en France quatre ans avant l’entretien, qui semblait vivre dans une extrême pauvreté, ne mange
le soir que du thé et du pain, et quelques fois, rarement, de la viande (elle nous expliquait
précédemment qu’elle ne mangeait ni petit-déjeuner ni déjeuner, et que sa première prise de
repas se faisait à cinq heures en rentrant de l’école, en buvant de thé avec quelques gâteaux).
L’autre exception parmi les enfants des écoles A et B divisés en ces deux catégories est encore
une fois Nelson, dont le père est chef d’entreprise. Nelson a été interrogé en binôme avec
Marvin, dont la mère élève seule ses enfants et est sans emploi. Leurs parents à tous les deux
sont originaires du Nigéria. Voici les réponses de Marvin et de Nelson à la question « qu’est-
ce que vous mangez le soir ? » : « La même chose que à midi sauf que on rajoute le KFC ou le
MacDo, quand ma mère elle sort dehors elle nous en ramène pour le soir elle achète du KFC,
ou du tacos ou du kebab » (Marvin, dix ans, école A), « : Chez nous le soir on mange plutôt
équilibré, des légumes avec du steak, du riz, des épinards, du concombre, des haricots verts,
du comba, de la salade, des tomates, ou des brocolis, et… c’est tout je crois » (Nelson, neuf
ans, école A). Les deux enfants semblent être de bons amis, et la réponse de Nelson, venue
après celle de Marvin, ne semble pas avoir été employée dans le but de se distinguer ou
d’exprimer un quelconque mépris de classe. Il semble plutôt ici s’agit de témoignages sincères
dont les enfants n’ont aucune conscience quant à notre potentielle interprétation sociologique
de leurs discours. Autrement dit, l’idée que Nelson puisse ici revendiquer volontairement une
expression de distinction de classe par rapport à son camarade Marvin, particulièrement de par
sa phrase « chez nous le soir on mange plutôt équilibré », semble à exclure. Nelson parait ici
plutôt répéter quelque chose qu’il a entendu dans les discours de ses parents, que les repas qu’ils
mangent le soir sont « plutôt équilibrés ».

235
Chez les enfants de l’école C, les pizzas et le « MacDo » restent évoqués à propos de
leurs repas du soir, mais ils sont décrits comme consommés occasionnellement, par exemple
lorsqu’un de leurs camarades de classe ou ami est invité à manger. Ils sont ici cependant parfois
remplacés par des « croque-monsieurs », ou bien des « hamburgers faits-maison ». Les
principaux composants des diners quotidiens des enfants de l’école C sont la soupe, les potages,
les pâtes, le poulet, le bœuf, les haricots verts, les carottes, et les tartes salées. Certains enfants
évoquent prendre parfois des pâtisseries en dessert, une part de gâteau au chocolat ou de tarte
aux fruits. Les réponses des enfants sont toujours constituées de davantage d’éléments
différents et variés que celles des enfants des écoles A et B. Voici par exemple la réponse
donnée par Bastien : « On mange de la soupe ! enfin le plus souvent, mais quand il n’y en a
plus… soit c’est crêpes, soit c’est une pizza, soit pâtes et viande ? (Relance : « Elle est à quoi
la soupe ? c’est quoi comme viande ? c’est comme quoi pizza ? ») La soupe ben c’est aux
légumes mais je ne sais pas ce qu’elle met dedans… vu que c’est ma maman qui l’a fait, je sais
juste qu’il y a souvent des carottes. La viande bah… à peu près comme le mercredi ou de
l’escalope de poulet. Les pâtes c’est souvent des coquillettes ou des pâtes papillons. Ou alors
les pâtes qui sont pleines de fromages dedans ! » (Bastien, neuf ans, école C). Les réponses des
autres enfants sont assez similaires à celle de Bastien, en termes de contenu, et suivent les
tendances que nous avons décrites dans les analyses des réponses aux autres questions (par
exemple, les enfants de l’école C qui sont issus des familles les plus précaires parmi ceux-ci
sont encore ceux qui déclarent manger le moins de légumes, et le plus d’éléments qui renvoient
au répertoire alimentaire du fast-food). Ce fut la première fois et la seule qu’une enfant de
l’école C, Marianne, justifiait sa consommation alimentaire en lui associant l’idée que celle-ci
est bonne pour sa santé. Ce qui est ici associé à quelque chose de « bon pour la santé » n’est
pas, contrairement à chez les enfants de l’école D, lié au « bio » ou au « fait-maison » (soit au
non-industriel), mais à sa capacité à être facilement digéré. Marianne répondait en effet : « Le
soir, je mange… des potages, et comment ça s’appelle... du bourguignon et tout ça… mais bon
je mange plutôt des légumes pour le soir, parce que c’est meilleur pour la santé. Par exemple
des carottes avec des patates ou des haricots. (Relance : « Pourquoi c’est meilleur pour la santé
? ») Parce que tu digères mieux et plus vite quand c’est des légumes alors que tu digères pas
bien quand c’est des… quand c’est trop chargé, et c’est mieux pour aller dormir juste après »
(Marianne, dix ans, école C).

Chez les enfants de l’école D, ce sont également les tendances que nous avons observées
dans les analyses des réponses aux questions précédentes qui se retrouvent, mais encore plus

236
appuyées. Aucun enfant de l’école D n’évoque le moindre élément ou produit ayant rapport
avec le répertoire alimentaire du fast-food (mis à part Kahil, le seul enfant interrogé de l’école
D qui semble issu d’une famille précaire, dont sa mère est femme de ménage et l’élève seule,
qui indique manger souvent des pizzas au diner). Les plats et aliments qui sont le plus cités ici
sont les soupes, les potages, les légumes (haricots verts, épinards, brocolis, carottes, poireaux,
concombre, etc.), les spaghettis à la bolognaise, les œufs bio, les yaourts (« bio » ou bien
« provenant d’une ferme »), et un peu plus rarement, de la viande (« un steak », « du poulet »,
ou « une côte de bœuf »). Le « bio » et le « fait-maison » sont toujours aussi présents dans les
réponses des enfants de l’école D, voire un peu plus qu’à propos de leur petit-déjeuner et
déjeuner.

Tableau n°12 : Repas du soir des enfants selon leurs origines sociales

Origines Origines sociales Origines Origines


sociales défavorisées et dont sociales sociales aisées.
défavorisées et les deux parents ne intermédiaires.
dont les deux sont pas issus de
parents sont l’immigration.
issus de
l’immigration.
Exemples de Plats Pâtes, jambon, Plats variés (comme pour les
repas du soir traditionnels du saumon, pizza, repas de midi), soupes et potages
fréquemment pays d’origines hamburgers (le souvent faits-maison (les
mangés. des parents, McDonald’s est aussi entretiens ont été réalisés en
pizzas, kebabs. beaucoup évoqué). hiver).
Préparation des Les pizzas et les Ce sont souvent des Quelques Les composés
repas. kebabs sont plats ou des aliments composés du du repas sont
souvent achetés à déjà préparés à repas sont en majorité
l’extérieur et réchauffer au four souvent faits- « faits-
mangés à micro-ondes, ou maison (par maison », des
domicile. faciles et rapides à exemple la produits sont
préparer, ou achetés à soupe). bio et/ou
l’extérieur. locaux.

237
I. Le goûter en tant que quatrième repas de la journée et second petit-déjeuner

Nous avions prévu dans notre guide d’entretien de poser la question de la façon
suivante : « Qu’est-ce que tu manges entre les trois repas ? (Par exemple au goûter ? et dans la
récré ? ou à d’autres moments de la journée ?) », de manière à inclure dans une seule et même
question ce qui est mangé entre les trois repas principaux de la journée, mais aussi ce qui est
spécifiquement mangé au « goûter », soit ce qui correspond généralement à la prise d’une
collation sucrée l’après-midi, après l’école, entre seize heures trente et dix-sept heures trente. Il
apparait, à posteriori des entretiens, que les enfants considèrent en fait tous le goûter non pas
comme relevant « d’entre les repas », mais en tant que repas à part entière, qui se prend
conventionnellement à un horaire spécifique. Les enfants interrogés ne nous ont ainsi pas
vraiment parlé de ce qu’ils mangent « en dehors des repas », sauf quelques enfants des écoles
C et D qui ont raconté que ça leur arrive de manger un fruit durant la récréation du matin (une
pomme ou une clémentine). Les réponses à la question correspondent ainsi finalement à ce qui
est mangé au « goûter » par les enfants, qui représente donc une sorte de quatrième repas de la
journée.

Dans les écoles A et B, seuls deux enfants parmi les vingt interrogés affirment ne pas
prendre de goûter. L’ensemble des autres prend un goûter tous les jours, il s’agit d’un moment
conventionnel pendant lequel les enfants sont, plus qu’à n’importe quel moment de la journée
en dehors des trois repas, autorisés à manger, et particulièrement des produits sucrés. Les
enfants des écoles A et B consomment des gâteaux et biscuits industriels (nous les appelons
ainsi de par le fait qu’ils sont vendus, dans des paquets, emballés, achetés dans des grandes
surfaces, et distribués massivement) dont les marques les plus citées sont « Prince, Oreo, Petit-
beurre, Lu », il est aussi arrivé que les enfants ne se souviennent plus de la marque en question
mais décrivent le biscuit (« c’est un gâteau fourré au chocolat et moelleux qui ressemble à un
petit sandwich »). Ils prennent également (mais moins fréquemment) des bonbons (sont
notamment cités « les Haribo », « les bonbons qui piquent », ou encore « les Dragibus »), ainsi
qu’un verre de soda. Certains de ces enfants mangent également un bout de pain accompagné
de pâte à tartiner (« Nutella »).

Amélie et Maxime, les enfants issus des familles les plus défavorisées parmi les enfants
interrogés dans l’école C, prennent des goûters dont la composition est très similaire à celle des
goûters des enfants des écoles A et B (« des gaufres trempées dans du Nutella, tous les jours à
cinq heures » pour Maxime, et « surtout des bonbons, des Schtroumpfs ou alors des Têtes
238
brulées, ou alors un bout de pain et du Nutella » pour Amélie). Les autres enfants interrogés de
l’école C incluent plus occasionnellement la pâte à tartiner (de la même marque que celle
mentionnée ci-dessus) dans leurs goûters. Ces derniers seront également moins composés de
gâteaux et de biscuits industriels, et plus de pâtisseries (croissants, pains au chocolat, ou pain
au lait, ces derniers étant probablement aussi « industriels », soit produits massivement et
vendus emballés en hypermarché). Le verre de Coca-cola ne se retrouve mentionné que par un
seul enfant parmi ceux de l’école C, les autres le remplacent par un verre de jus d’orange ou
bien d’un autre jus de fruit. La plupart des enfants de l’école C (hormis Maxime et Amélie) ont
évoqué prendre régulièrement un fruit à l’occasion de leur goûter, parmi les fruits mentionnés,
nous retrouvons la pomme, la clémentine, l’orange, la poire, et la banane. Clémentine (l’enfant,
cette fois) répondait à la question : « à la récréation je mange des fruits, des pommes ou des
oranges, parce qu’en fait quelques fois on a des fruits par l’école. Sinon au goûter je prends
un pain au chocolat de la boulangerie ou un pépito, c’est un peu comme un pain au chocolat
mais différent, avec du jus d’orange ou des fois une orange. Avec ma mamie des fois on mange
beaucoup de chocolat quand je prends le goûter chez elle, des gâteaux ou même quelques
bonbons et mes parents ils sont un peu colères s’ils le savent » (Clémentine, onze ans, école
C). Il semble ainsi intéressant de constater qu’ici, le choix de la composition du goûter semble
être régulé par les parents de Clémentine, qui, lorsqu’elle peut échapper à cette régulation, prend
un goûter qui ressemble davantage à ceux que prennent les enfants des écoles A et B. Bien que
ce soit la seule enfant à nous avoir fourni une telle information dans sa réponse, nous pouvons
probablement ici supposer que les différentes compositions des goûters qui dépendent
clairement de l’origine sociale des enfants sont le fruit d’une régulation des parents quant aux
produits consommés. Régulation qui s’exerce sûrement en fonction des effets représentés sur
la santé des aliments consommés, tels qu’ils sont représentés par les parents, dépendant eux-
mêmes très probablement aussi de leur origine sociale. Les goûters des enfants de l’école D
sont très similaires à ceux des enfants de l’école C et ne s’en distinguent que peu, hormis à
travers les mentions du « fait-maison » (pour le pain ainsi que pour de la confiture). Il s’agit,
comme chez les enfants de l’école C, de goûters principalement composés d’une pâtisserie (pain
au chocolat ou croissant achetés en boulangerie), ou de pain « fait-maison » avec de la confiture
(qui vient notamment ici remplacer la pâte à tartiner de marque Nutella des goûters des enfants
des écoles A et B), d’un verre de jus de fruit et/ou d’un fruit.

Nous retrouvons ici, dans les réponses des enfants à propos de leurs consommations
alimentaires entre les trois repas principaux, ainsi qu’au « quatrième repas » que constitue pour

239
eux le goûter, une tendance relativement socialement marquée à propos des différents types de
consommations selon les différentes origines sociales des enfants interrogés. Il apparait en effet
ici que plus les enfants sont issus de familles socialement défavorisées, plus les produits et les
aliments qu’ils consomment entre les repas et au goûter sont industriels et ultra-transformés
(particulièrement les bonbons et les biscuits industriels, la pâte à tartiner, les sodas), et donc à
l’inverse, que plus les enfants sont issus de familles socialement favorisées, plus les produits et
les aliments qu’ils consomment entre les repas et au goûter sont artisanaux (pâtisseries faites en
boulangerie, pain « fait-maison », confiture faite-maison) ou naturels (fruits). Cette tendance
existe même, d’après l’expérience de terrain, en tant que « règle » : dans la mesure où le seul
enfant des écoles A et B qui est issu d’une famille favorisée, les deux enfants de l’école C qui
sont issus de familles défavorisées, et le seul enfant de l’école D qui est issu d’une famille
défavorisée, s’inscrivent tous au sein de cette tendance sans exception, et ce uniquement selon
leurs origines sociales, et non selon la catégorie de l’école dans laquelle ils sont scolarisés.

Tableau n°13 : La variation du degré d’industrialisation et de transformation des goûters selon


l’origine sociale

Origine sociale de l’enfant aisée Origine sociale de l’enfant


défavorisée
Goûter composé de
produits artisanaux et/ou + -
naturels

Goûter composé de
produits industriels et/ou - +
ultra-transformés

J. A propos des courses

Nous avons souhaité conclure la partie de notre guide d’entretien sur la consommation
alimentaire par la question « Peux-tu me raconter comment ça se passe les courses, quand tu
fais les courses avec ta famille ? ». Il s’agirait ensuite de relancer l’enfant interrogé afin
d’obtenir les informations suivantes : qui fait les courses ? quand ? dans quels magasins les
parents font-ils leurs achats alimentaires ? qu’est-ce qu’ils achètent ? et pourquoi ? Le but étant
ici de comprendre à la fois comment se structurent les achats alimentaires des différentes
familles selon leurs origines sociales, mais aussi quel est le niveau de conscience des enfants à

240
propos de ces consommations. Un biais d’emblée notable à propos de l’analyse que nous
pouvons faire des réponses à ces questions est que les différentes origines sociales des enfants
interrogés sont principalement marquées selon la catégorie de leur école, alors que ces
catégories d’écoles sont situées dans des zones géographiques complètement différentes. Les
écoles A et B, qui sont situés dans des quartiers prioritaires et urbains, sont fréquentées par des
enfants dont les familles habitent tous dans le même quartier que leur école, alors que l’école
C se trouve dans une commune plus petite, dans laquelle une grande partie des familles
n’habitent pas et se déplacent ainsi en voiture pour y déposer leurs enfants. C’est encore plus le
cas pour l’école D, qui est située dans une très petite commune rurale. Il faudra ainsi tenir
compte que les parents des enfants des différentes écoles n’ont probablement pas les mêmes
capacités de déplacement, et que les différents magasins qu’ils fréquentent pour leurs achats
alimentaires dépendent très probablement en partie à la fois de leur lieu d’habitation, mais aussi
de leurs moyens de transport (il est très peu probable que plus de la moitié des parents des
enfants des écoles A et B possèdent une voiture, alors qu’il est certain que les parents des
enfants de l’école D en possèdent tous une pour pouvoir y amener leurs enfants). Nous ne
détaillerons pas ici les réponses des enfants en les citant, tant nous jugeons que les réponses ici
données sont moins « riches » en termes de discours (moins sujettes à en dégager des éléments
du discours utiles pour que nous puissions en produire des analyses et des théories).

Contentons-nous ainsi de rapporter les tendances ici observées. Les parents des enfants
des écoles A et B effectuent leurs achats alimentaires dans des grandes surfaces qui se trouvent
à proximité de leur domicile : ont ici été cités Carrefour, Lidl, Aldi marché, et Leclerc. Plusieurs
enfants ont expliqué qu’un fast-food McDonald’s se trouve juste à côté de l’hypermarché dans
lequel ils accompagnent régulièrement leurs parents (plutôt leur maman), il leur est ainsi
fréquent d’y acheter un menu à emporter pour le manger une fois rentrés chez eux, lors de leurs
repas du soir. Les enfants des écoles A et B ne fournissent pas de détails ni d’explications à
propos de ce que leurs parents achètent en termes de produits alimentaires, les réponses qui
reviennent le plus souvent sont « tout ce qu’il faut » ou « plein de choses, je ne sais plus ». La
plupart des enfants des écoles A et B disent accompagner leurs parents assez fréquemment faire
les courses, au moins une fois par semaine. Certains d’entre eux expliquent qu’ils aident leurs
parents à choisir avec eux ce qu’ils achètent. Il s’agit également pour quelques enfants dont les
deux parents sont issus de l’immigration d’accompagner leurs parents qui ne parlent « pas très
bien français », afin de les aider à communiquer et choisir les produits dont ils ont besoin en
lisant les emballages. Quelques enfants dont les deux parents sont issus de l’immigration

241
évoquent le fait que leur maman se rend quelques fois au marché, afin d’acheter des aliments
et des produits dont elle a besoin pour préparer des plats traditionnels propres au pays duquel
elle est originaire. Nelson, le seul enfant parmi ceux des écoles A et B dont le père est présenté
comme « chef d’entreprise », est le seul enfant des écoles A et B dont les parents font de la
route pour acheter des produits alimentaires (habitant dans un quartier de Caen, il leur arriver
parfois de se rendre dans une épicerie Africaine de Rouen dont ils connaissent les propriétaires).

Les parents des enfants de l’école C effectuent également majoritairement leurs achats
alimentaires dans des hypermarchés : sont cités Carrefour, Leclerc, Intermarché, ainsi que dans
des petits supermarchés de centre-ville (Carrefour-ctiy). Comme dans les écoles A et B, les
parents y sont régulièrement accompagnés par leurs enfants, au moins une fois par semaine,
souvent le mercredi après-midi. Nous avons repéré deux principales différences dans les
discours des enfants de l’école C, par rapport aux enfants des écoles A et B. Premièrement, les
enfants des écoles C se sont montrés davantage capable de décrire ce que leurs parents achètent
dans ces hypermarchés, les descriptions ici données sont similaires aux descriptions du contenu
de leurs déjeuner à domicile ainsi que de leurs diners. Deuxièmement, contrairement à ce qu’ont
évoqué plusieurs enfants des écoles A et B, il n’est pas ici mentionné que des enfants
accompagnent leurs parents afin qu’ils choisissent ce qu’ils pourront ensuite manger. Il semble
plutôt, à l’inverse, y avoir une régulation davantage marquée de la part des parents dans
l’alimentation de leurs enfants. Voici par exemple comment Marianne répondait à la question
à propos des courses : « Ma maman elle veut rarement que j’aille faire les courses avec elle
parce que souvent je lui demande tout et n’importe quoi, je lui demande surtout des bonbons,
alors que mon beau-père travaille dans une usine de bonbons donc j’en ai déjà mais j’en
redemande aux courses, et là je me fais disputer et de toute façon elle ne veut pas en acheter.
À chaque fois que j’y vais avec ma maman on finit avec plein de jus de fruits, et des fruits, à la
place des bonbons que je veux. Quand on fait les courses avec ma maman et mon beau-père ils
n’aiment pas trop parce qu’ils ne veulent pas prendre n’importe quoi. […] » (Marianne, dix
ans, école C). Ceci vient confirmer ce que nous observions à propos des goûters : les
consommations alimentaires différentes des enfants des écoles A et B et des enfants de l’école
C semblent relever davantage d’une régulation de l’alimentation des enfants de l’école C,
imposée par leurs parents, plutôt que de choix réalisés par les enfants eux-mêmes.

Dans l’école D, les parents des enfants interrogés effectuent leurs achats alimentaires
aussi bien dans des hypermarchés (ce sont les mêmes grandes enseignes que celles qui ont été
citées dans les autres écoles) que dans des épiceries et des magasins spécialisés dans la vente

242
de produits uniquement issus de l’agriculture biologique. Quelques enfants expliquent que leurs
parents vont également régulièrement au marché pour acheter des légumes et des fruits frais,
mais moins fréquemment dans les hypermarchés et les magasins où sont vendus des produits
labélisés bio. Les enfants accompagnent, comme dans les autres écoles, au moins une fois par
semaine leurs parents pour faire les courses. Benjamin raconte que tous les mercredi après-
midi, il accompagne ses parents dans un voyage de quarante-cinq minutes de route pour se
rendre dans un magasin spécialisé dans la vente de produits issus de l’agriculture biologique,
qui a la spécificité de vendre des produits sans emballages : « Là-bas tout est en vrac et on se
sert, il n’y a pas d’emballages ou de trucs comme ça. Nous on est la famille 0 déchets, d’ailleurs
il y a un livre qui est là-bas. (Relance : « c’est quoi ce livre ? ») En fait c’est la famille 0 déchets.
On a acheté ça dans le magasin et mes parents ils l’ont donné à l’école. En fait c’est une vraie
histoire ça s’est vraiment passé, c’est une famille qui faisait beaucoup de déchets et un jour ils
ont arrêté. Nous, on fait pareil maintenant, donc on achète dans un magasin où ils ne mettent
pas d’emballage quand il faut pas. Parce que les emballages ça pollue, c’est assez dangereux
enfin plutôt mauvais pour la planète. (Relance : « pourquoi c’est mauvais ? ») Il y a un sixième
continent qui est tout en plastique, à cause des déchets que les gens ils jettent partout. Puis il y
aussi les eaux qui vont monter si on pollue trop. Donc il faut arrêter les emballages et le
plastique » (Benjamin, neuf ans, école D).

K. Synthèse à propos de la consommation alimentaire des enfants : une exposition par


l’alimentation aux risques de développer des maladies chronique socialement
marquée

Tentons dès à présent de formuler une petite synthèse de nos analyses des discours des
enfants interrogés à propos de leur consommation alimentaire. Parmi ceux-ci, et ce au sein des
quatre écoles, nous pouvons distinguer trois catégories distinctes dans lesquelles les enfants qui
les composent ont une consommation alimentaire très similaire, ou du moins qui s’organisent
selon les tendances que nous avons observées. La première catégorie correspond aux enfants
dont les parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles défavorisées, exerçant
la plupart du temps un travail d’ouvrier, de femme de ménage (ou autre profession d’agent
d’entretien), ou étant sans emploi. Les enfants de cette catégorie ont tous pour points communs
de ne pratiquement pas consommer de fruits, et peu de légumes qu’ils n’apprécient
généralement pas. Leurs goûters et leurs petits déjeuner sont composés de pain et de pâte à
tartiner (toujours mentionnée sous le nom de « nutella »), de gâteaux industriels et de bonbons.

243
Ils boivent également très régulièrement du soda, notamment à l’occasion du goûter et du diner.
A propos de leurs repas du midi pris chez eux, et de leurs repas du soir, nous pouvons ici à
nouveau diviser notre première catégorie en deux sous-catégories : les enfants dont les deux
parents sont issus de l’immigration, et les autres enfants. Bien que les deux sous-catégories
aient pour point commun une consommation régulière de produits liés au répertoire alimentaire
du fast-food, elles se distinguent dans le fait que les enfants dont les deux parents sont issus de
l’immigration consomment très régulièrement des kebabs et des pizzas, souvent mangés à
l’extérieur le midi, ou bien des plats issus des pays d’origine de leurs parents, dans lesquels ils
tendent souvent à éviter les légumes. Les enfants dont les deux parents ne sont pas issus de
l’immigration font, eux, une consommation régulière de menus achetés dans des chaînes de
restauration rapide d’origine anglo-saxonnes (comme McDonald’s), mais aussi de pizzas, de
pâtes et de jambon. Ils évoquent souvent manger des plats « faciles » et « rapides » à préparer,
qu’ils peuvent par exemple eux-mêmes faire réchauffer au four à micro-ondes. Il semble ici
assez intéressant de supposer que ceci n’est pas (ou pas que) une question de gain de temps,
dans la mesure où c’est dans cette catégorie que nous retrouvons le plus de parents sans emplois.
Les parents qui exercent des professions qui s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles défavorisées, et ce au sein des deux sous-catégories que nous avons formulées,
semblent accorder une autonomie assez importante quant aux consommations alimentaires de
leurs enfants, ou en tout cas, aucunement en lien avec des allégations de santé438. La seconde
catégorie regroupe les enfants dont les parents s’inscrivent dans ce que nous pourrions appeler
la « classe moyenne »439. Ces enfants consomment régulièrement lors de leurs déjeuners et de
leurs diners, des légumes, des soupes, des pâtes, de la viande de bœuf (steak) ou de poulet, et
des plats conventionnellement ancrés dans la culture alimentaire, comme le bœuf bourguignon.
Les hamburgers sont aussi mangés régulièrement, mais il s’agit davantage de hamburgers
« faits-maison ». C’est plutôt occasionnellement que sont consommés des produits achetés dans
des restaurants fast-foods (ici principalement McDonald’s), à mesure d’environ une fois par
semaine. Le McDonald’s semble être limité par les parents, principalement par crainte que leurs
enfants puissent à termes grossir et être en surpoids. Lors des petits-déjeuners et des goûters,
les enfants de cette seconde catégorie prennent souvent des fruits et des pâtisseries (pains au

438
Les seules régulations et les seuls contrôles exercés par les parents de notre première catégorie, sur
leurs enfants à propos de leur alimentation, semblent en fait concernés les interdictions religieuses,
comme par exemple de manger de la viande de porc, ou bien non halal, pour les musulmans.
439
Ce sont (pour rappel) ici principalement des salariés du secteur tertiaire, artisans, patrons d’une
microentreprise, enseignants dans le secondaire, etc. comme évoqué précédemment.

244
chocolat ou croissants achetés dans une boulangerie), et plus rarement des gâteaux et biscuits
industriels. Les bonbons sont pris occasionnellement, lorsque les goûters des enfants peuvent
échapper au contrôle de leurs parents. La consommation alimentaire générale des enfants
semble ici être davantage régulée et encadrée par leurs parents : si ça ne tenait qu’aux enfants
de cette seconde catégorie, il est probable qu’ils consommeraient plus régulièrement « du
MacDo » et des bonbons, ce à quoi leurs parents s’opposent. La troisième catégorie que nous
avons repérée correspond aux enfants dont les parents s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles socialement aisées (ici professions libérales, chefs d’entreprise, artistes,
écrivains…). Nous noterons que contrairement aux deux premières catégories, il n’est pas
évident de réduire celle-ci uniquement aux catégories socio-professionnelles des parents, dans
la mesure où les enfants qui les composent sont principalement les enfants interrogés dans
l’école D, rappelons-le, école privée religieuse et à spécialisée dans l’éducation à la nature (donc
dans laquelle les parents ont possiblement une certaine sensibilité écologiste). Ici, les enfants
ne consomment pratiquement pas de bonbons, ou alors très rarement (par exemple lors de fêtes
ou d’anniversaires) et pas du tout de produits achetés dans des restaurants fast-foods. Les
hamburgers sont uniquement « faits-maison », ainsi que plusieurs autres produits (comme le
pain, la confiture, ou encore les yaourts achetés directement dans une ferme de proximité dont
les propriétaires sont des amis de la famille). La composition des repas ressemble à celle que
l’on retrouve dans la consommation régulière de la seconde catégorie, avec pour différence que
de nombreux produits sont certifiés « bio ». Si les parents des enfants des trois catégories font
tous leurs achats alimentaires principalement dans des hypermarchés, ceux de la troisième
catégorie fréquentent également assidûment les magasins et les épiceries spécialisés dans la
vente de produits bio. Les enfants de cette troisième catégorie ne semblent pas intéressés pas la
consommation de bonbons ou de plats qui s’achètent dans des restaurants fast-foods, et ainsi,
en tout cas d’après notre analyse des discours des enfants, les parents ne semblent pas
particulièrement réguler la consommation de leurs enfants (contrairement aux parents des
enfants de notre seconde catégorie). Nous pouvons ainsi supposer qu’il s’agit là de goûts qui
ont été intériorisés par les enfants au cours du processus de leur éducation par leurs parents.
C’est en tout cas ce que nous pouvons à présent en déduire, en liant les résultats ici obtenus, et
ceux de notre question à propos du plaisir alimentaire. De même, il semble qu’il ne serait pas,
suite à ces observations, infondé de supposer que les inégalités sociales de santé, croissantes
dans le contexte de la transition épidémiologique, soient directement liées à ces profondes
différences en termes de consommation alimentaire, en fonction des différentes origines
sociales. Dans la mesure où il apparait ici clairement que les enfants issus des familles les plus

245
précaires sont ceux qui consomment le plus de nourriture industrielle et ultra-transformée, qui
participe à favoriser le développement de maladies chroniques440, mais aussi le moins de
produits riches en vitamines, fibres alimentaires et antioxydants (pour ne citer qu’eux) qui
participent à lutter contre le développement de maladies chroniques441. Alors que les enfants
issus des familles les plus aisées sont ceux qui consomment le moins de produits transformés
et ultra-transformés, et le plus d’aliments qui participent à prévenir le développement de
maladies chroniques. Ces tendances sont-elles uniquement propres aux enfants ? ou
s’appliquent-elles plus généralement aux familles entières ? C’est ce que nous tenterons
désormais de savoir, non pas en interrogeant des parents (qui voudraient très certainement
prôner de façon exagérée leur image de parents et d’adultes responsables), mais en analysant
les discours des enfants à propos des goûts et de la consommation de leurs parents (sûrement
moins valorisants pour les parents… mais à coup sûr plus honnêtes !).

Tableau n°14 : L’exposition par l’alimentation aux risques de développer une maladie chronique,
selon l’origine sociale des enfants

Origine sociale de l’enfant aisée. Origine sociale de l’enfant


défavorisée.
Alimentation qui participe
à la prévention du + -
développement de
maladies chroniques.
Alimentation qui accroit
les risques et expose les - +
enfants au développement
d’une maladie chronique.

L. L’alimentation des parents, selon leurs enfants

Il sera ainsi question de tenter d’accéder aux goûts et aux consommations alimentaires
des parents des enfants par l’intermédiaire de ces derniers, mais aussi de pouvoir comparer les
différents discours des enfants à propos de l’alimentation et des goûts de leurs parents, incluant
le degré de connaissance à propos de ceux-là. Nous posions ici les questions « qu’est-ce que tes

440
Fardet Anthony, Haltes aux aliments ultra-transformés, op.cit.
441
Ibid.

246
parents aiment manger ? » et « qu’est-ce qu’ils mangent tes parents ? », en prévoyant de poser
la même question mais pour « ta famille, par exemple tes frères et sœurs ». Il ne s’agit pas ici
de vouloir incriminer ou responsabiliser d’une manière ou d’une autre les différents goûts et les
différentes consommations alimentaires des parents des enfants interrogés, mais plutôt de tenter
de comprendre quels sont les liens entre l’alimentions des enfants, qui, nous l’avons vu, varie
particulièrement selon leurs différentes origines sociales, et l’alimentation de leurs parents.

Comme nous l’avons vu précédemment, nous pouvions souvent établir deux sous-
catégories parmi les enfants dont les parents s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles défavorisées (principalement les enfants des écoles A et B, mais aussi avec
quelques exceptions dans les écoles C et D), dont les goûts, les représentations du plaisir ainsi
que les consommations alimentaires varient selon si ces enfants ont leurs deux parents qui sont
issus de l’immigration ou non. Il semble que nous pouvons ici conserver ces deux sous-
catégories tant les goûts alimentaires des parents (décrits selon leurs enfants) semblent à
nouveau varier selon celles-ci. Les enfants dont les deux parents sont issus de l’immigration et
qui exercent des professions les rendant socialement défavorisés (soit ici onze enfants, parmi
ceux interrogés) ont fourni deux types de réponses. Le premier est qu’ils ne savent strictement
rien à propos des goûts alimentaires de leurs parents, la réponse correspond à un « je ne sais
pas » qui ne s’étaye pas malgré plusieurs tentatives de relances. Le second type de réponse
consiste en une liste de plats et d’aliments qui composent ces plats, spécifiques au pays dont ils
sont issus. Yazid nous répondait par exemple : « Mon père il aime beaucoup les légumes et la
viande, enfin quand on mange du couscous ou alors du tajine. Ma mère elle est végétarien, elle
ne mange pas du tout de viande elle mange les légumes, la soupe, surtout la harira en fait, et
voilà. (Relance : « Alors c’est quelle viande ? et quels légumes ? ») Les légumes ben c’est ceux
que ma mère met dans le tajine, les patates douces, et… je ne sais plus trop en fait, mais ils
aiment bien tous les légumes. Et la viande c’est surtout mouton, ou poulet » (Yazid, dix ans,
école B). Les réponses des autres enfants de cette sous-catégorie, hormis ceux qui ne savent pas
du tout ce qu’aiment manger leurs parents, sont très similaires à la réponse de Yazid. Il semble
ainsi apparaitre que les parents des enfants interrogés, qui s’inscrivent dans des catégories
socio-professionnelles défavorisées et qui sont tous les deux issus de l’immigration, n’aiment
pas autant, et ne consomment pas autant de kebabs et de pizzas que leurs enfants. Seul un enfant
parmi eux, Kasim, nous a évoqué le fait que son père aime bien les kebabs, mais le kebab
figurait à la fin de sa réponse, après nous avoir parlé de plusieurs plats turcs (alors que les
réponses des enfants de cette sous-catégorie commençaient systématiquement par le « kebab »).

247
Les plats traditionnels propres aux pays dont sont ici originaires les parents sont la plupart du
temps composés de viande et de légumes, tel que les rapports qu’ont leurs enfants avec les
légumes semblent différent de ceux de leurs parents. Autrement dit, alors que les enfants dont
les deux parents sont issus de l’immigration et s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles défavorisées n’aiment généralement pas les légumes et en mangent peu, leurs
parents aiment et mangent des légumes. Les parents qui ne sont pas issus de l’immigration et
qui s’inscrivent dans les mêmes catégories socio-professionnelles semblent avoir des goûts
davantage similaires à ceux de leurs enfants. Voici la réponse d’Antoine, à laquelle les réponses
des autres enfants de cette seconde sous-catégorie ressemblent beaucoup (en termes de
contenu) : « Mon père il mange surtout des pizzas et des hamburgers, les pizzas quatre
fromages. Des fois de la soupe... Après il aime bien les crêpes Whaou. Qu’est-ce qu’il mange
d’autre mon père… ben des casse-croutes au jambon avec du beurre, ou alors des pâtes au
jambon. Je pense que c’est tout. Puis ma mère elle mange exactement comme mon père »
(Antoine, neuf ans, école A). Ici, ce sont les « pizzas » et les « pâtes » qui reviennent le plus
dans les réponses fournies.

Au sein de l’école C, parmi les enfants dont les parents s’inscrivent dans ce que nous
avons appelé la « classe moyenne » (donc sauf Amélie et Maxime), les réponses à notre
question commencent très souvent par « mes parents, ils aiment tout » et/ou « ils mangent de
tout ». Lorsque nous relançons les enfants en leur demandant d’expliquer à quoi correspond le
« de tout », les réponses sont assez variées, se composant de listes d’aliments et de plats
davantage longues et variées que les réponses des enfants dont les parents s’inscrivent dans des
catégories socio-professionnelles défavorisées. Lana répondait par exemple : « Mes parents…
ils aiment manger un petit peu de tout. (Relance : « c’est quoi un petit peu de tout ? tu as des
exemples ? ») Des concombres, des carottes, des sardines, des huitres, des pâtes, des tomates,
des haricots verts, des avocats, du thon, du poulet. Euh… des biscottes avec du beurre et du
café, des pitas. Euh quoi d’autre… (elle rit) et puis aussi tous les autres légumes que j’aime
bien » (Lana, dix ans, école C). Les réponses ici ressemblent ainsi à celles des mêmes enfants
à propos de ce qu’ils mangent, mais généralement avec un peu plus d’éléments.

Les enfants de l’école D ont fourni des réponses qui ne constituent pas seulement en des
listes d’aliments et/ou de plats que leurs parents aiment, mais accompagnées d’anecdotes et de
justifications. Les contenus de ces réponses sont plus nombreux et davantage variés que celles
des enfants des autres écoles, et les aliments et/ou plats sont plus inattendus, et moins communs,
en tout cas par rapport aux éléments cités par les enfants des autres écoles. Nous citerons ici,

248
pour illustrer ce fait, les réponses de Maximilien et de Mattéo à propos de leurs pères : « Mon
papa il aime plein de choses, il est gourmand ! C’est un chasseur donc il aime bien manger
parfois plein d’animaux, du canard, du cerf, du sanglier, du faisan. Il fait la chasse aux canards
en plus, il mange de tout sinon, tous les légumes, des choux, des betteraves, des brocolis, des
radis, enfin… en fait tous les légumes » (Maximilien, neuf ans, école D) ; « Mon papa il aime
bien les truc bizarres (il rit), par exemple dimanche dernier on a mangé du riz collant, et c’est
cuit à la vapeur et c’est une sorte de riz japonais. […] C’est très bon mais c’est un peu bizarre.
Parfois il fait de la sauce avec et tout colle la sauce et le riz, il fait sa sauce avec des épices, je
sais qu’il met du curry. Il aime bien plein de choses un peu bizarres comme ça, des trucs
japonais ou chinois, ou indiens. (Relance : « tu as des exemples de ces choses « bizarres » ? »)
Hier ne travaillait pas il a fait du poulet avec des pousses de bambou, du lait de noix de coco
et des épices jaunes ça fait une espèce de sauce jaune » (Mattéo, dix ans, école D). Ainsi les
réponses données par les enfants de l’école D dont les parents exercent des professions
socialement favorisées sont constituées de plats et/ou d’aliments que nous pourrions qualifier
de « moins banals », ou de « plus extraordinaires ». Nous pouvons supposer qu’il s’agit ici,
pour les enfants interrogés, d’exprimer le fait qu’ils bénéficient d’un répertoire alimentaire
particulièrement étoffé, en évoquant d’abord des éléments dont ils ont bien conscience qu’ils
sortent de l’ordinaire. Il peut probablement être question d’une stratégie dont la fin est une
valorisation de soi ou une « distinction ». Mais en dehors de toute interprétation de ce type,
nous devons constater que les répertoires alimentaires des enfants dont les parents s’inscrivent
dans des catégories socio-professionnelles favorisées sont les plus fournies et diversifiés, et
qu’il est ainsi probable que les goûts et la consommation alimentaire de leurs parents le soient
également. C’est en tout cas ce qui ressort ici des discours des enfants. Nous pouvons de même,
à partir de ces éléments, postuler que plus les parents exercent des professions socialement et
économiquement favorisées, plus leur alimentation est d’une manière générale diversifiée. Le
degré de diversification de l’alimentation des parents influe sur le répertoire alimentaire dont
bénéficient leurs enfants. Si les enfants dont les deux parents sont issus de l’immigration et
s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles défavorisées semblent ne pas aimer et
manger exactement la même chose que leurs parents (contrairement aux autres enfants, de
manière générale), il semble que la taille de leurs répertoires alimentaires puisse être similaire.
Cette dernière affirmation relève davantage de la spéculation que les précédentes, dans la
mesure où nous ne bénéficions ici pas directement du répertoire alimentaire exact des parents,
mais que nous interprétons celui-ci en fonction des discours des enfants à son propos.

249
M. La cuisine

Nous nous intéresserons ici aux réponses des enfants aux questions « Peux-tu me raconter
comment ça se passe la cuisine chez toi ? », avec pour relances prévues : « qui est-ce qui cuisine
? vous cuisinez quoi ? comment tes parents font la cuisine ? vous utilisez quoi pour faire la
cuisine ? ». Les réponses sont à nouveau ici différentes selon les catégories socio-
professionnelles des parents. Les enfants des écoles A et B, mis à part Nelson dont le père est
chef d’entreprise, ont ici fourni des réponses très similaires les unes des autres. Il semble que
chez les enfants dont les parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles
défavorisées, la manière dont leurs repas sont préparés leur est assez peu connue. C’est ici la
plupart du temps uniquement la maman qui se charge de faire la cuisine, mais les enfants ne
semblent pas posséder d’informations à propos de comment leur maman prépare les repas.
Kasim répondait ainsi « C’est maman qui fait la cuisine, mais je ne suis jamais avec elle donc
je ne sais pas ce qu’elle fait ou comment elle fait. Soit je suis dehors, ou alors je fais autre chose
donc je viens manger quand c’est prêt et c’est tout » (Kasim, neuf ans, école A). Les enfants
des écoles A et B qui en savent davantage à propos de comment sont préparés leurs repas
expliquent que le plus souvent, ils mangent des « choses faciles à préparer » que leurs parents
ou eux-mêmes peuvent faire réchauffer au four ou au micro-ondes, ou bien des plats qu’ils ont
achetés « à emporter » à l’extérieur. Miriam expliquait par exemple : « Moi je cuisine quelques
trucs, je sais faire des tacos au cheddar. Sinon aussi on achète presque tous les jours des choses
à emporter comme du MacDo ou des tacos. Sinon c’est ma mère qui fait à manger des fois,
mais je ne sais pas quoi, je n’ai pas de truc en tête. Des fois c’est aussi moi qui fait la cuisine,
si il y a une pizza je peux la faire réchauffer au micro-onde » (Miriam, neuf ans, école A).
L’expression « faire la cuisine » est ici également associée à la participation aux tâches
ménagères liées aux repas : mettre la table, la débarrasser, faire la vaisselle. Mélanie racontait
ainsi qu’elle participe souvent à la cuisine, en mettant et en débarrassant la table, ou alors en
surveillant la cuisson des pâtes lorsque sa maman en prépare. La « cuisine » semble chez ces
enfants très souvent associée au fait de réchauffer des plats déjà préparés, et le four à micro-
ondes a de même l’air d’y être souvent utilisé.

Le temps passé à préparer les repas et à faire la cuisine semble plus important dans les
familles des enfants de l’école C. Les filles préparent occasionnellement des gâteaux et des
desserts « faits-maison » avec leur maman, alors que les garçons contribuent peu ou pas à la
préparation de plats. Les enfants dont les parents s’inscrivent dans ce que nous appelons ici la

250
« classe moyenne » semblent ici bénéficier de davantage de connaissances à propos de ce que
leurs parents cuisinent ainsi que de comment. Les repas sont ici quotidiennement préparés par
la mère, et plus occasionnellement par le père. Voici à titre d’exemple, assez représentatif de
l’ensemble des réponses données par les enfants de l’école C (à l’exception de celles d’Amélie
et de Maxime, dont les discours ainsi que les origines sociales sont similaires à ceux des enfants
de l’école A et B), la réponse fournie par Gwenaëlle : « Mon frère et moi et mes deux sœurs on
fait les desserts, enfin mon frère pas beaucoup (elle rit). Et ma mère elle fait la cuisine tous les
jours. (Relance : « Vous faites quoi comme desserts alors ? Et ta maman elle cuisine quoi ? »)
Par exemple dimanche dernier on a fait un gâteau au chocolat, et il n’y a pas longtemps on a
fait un flan. Ma mère je la vois faire des épinards, des pâtes, des tomates, des frites, des crêpes
salées, et… quoi d’autre… Aussi des salades composées, des salades, des pommes de terre, des
carottes, de la semoule. (Relance : « Comment elle fait ta maman pour faire la cuisine ? ») Ben
si c’est des légumes elle les épluche, puis elle les fait cuire… Après elle mélange ou par exemple
si elle fait une salade elle mélange les légumes » (Gwenaëlle, dix ans, école C). Il n’a pas été
ici, dans l’école C, fait mention du four à micro-ondes pour réchauffer des plats déjà préparés
ou précuits, mis à part chez Amélie, dont le discours est très similaire aux enfants des écoles A
et B. De même, la participation à mettre la table, débarrasser, ou faire la vaisselle ne sont pas
ici des éléments du discours associés à « la cuisine ».

Les enfants de l’école D participent davantage à la préparation des repas que les enfants
des écoles A, B et C. Dans l’école C, la plupart des garçons participent eux-aussi à la préparation
de gâteaux et de desserts « faits-maison », et les enfants (filles et garçons) participent de surcroît
occasionnellement à la préparation des plats principaux. Jonathan nous expliquait avoir
« inventé son propre gâteau » : « Euh oui j’ai inventé un gâteau j’ai mis dedans de la banane,
des cranberries, du chamallow, et plein de trucs bizarres. Et en fait tous mes frères et sœurs
ont inventé leur gâteau. Après on fait des crumbles quand il y a des fêtes et ça on le fait avec
nos pommes du jardin et on propose aux invités. Mes parents ils font plein de choses avec les
fruits du jardin comme des compotes, des desserts, des gâteaux… » (Jonathan, dix ans, école
D). Apolline nous explique que dans sa famille, chaque enfant (elle a trois frères et une sœur)
est chargé de contribuer, une fois par semaine et à tour de rôle, à la préparation du diner : « Eh
bah nous une fois par semaine tu as une personne de la famille qui va préparer un diner avec
maman. Et moi quand j’avais fait la cuisine c’était mercredi dernier et j’avais fait des œufs
cocotte ! vous savez ce que c’est ou pas ? (« Non pas tellement. C’est quoi ? ») En fait c’est des
œufs avec du fromage enfin du gruyère. Avec du jambon aussi et… je ne sais plus, avec du sel,

251
ah oui un peu de sel je crois. Sinon bah c’est maman qui prépare à manger quand on est à
l’école parce que papa bah il travaille et donc il n’a pas le temps. Par contre quand papa ne
travaille pas il prépare tout seul le repas […] » (Apolline, dix ans, école D). Les réponses
données par les enfants de l’école D à la relance que nous avons utilisée de manière à savoir
comment les parents (ou ici parfois les enfants) cuisinent sont similaires à celles de ceux de
l’école C. Il semble ici que les mamans cuisinent quotidiennement, et les papas
occasionnellement, en épluchant souvent des légumes frais (qui viennent parfois « du jardin »)
et en les faisant cuire à la poêle, de même que pour la viande. Le four à micro-ondes pour
réchauffer des plats achetés précuits ne semble en fait ici (d’après les discours des enfants
interrogés) être utilisé que par les parents qui s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles défavorisées. Quant aux enfants, nous retiendrons de l’analyse de leurs
discours que plus ils sont issus d’un milieu social favorisé, plus ils sont impliqués dans la
préparation des repas. A l’inverse, plus les enfants sont issus d’un milieu social défavorisé,
moins ils passent de temps à cuisiner. Aussi, les plus défavorisés associent la « cuisine » à la
préparation et au débarras de la table, et certains parmi eux ne savent pas du tout comment leurs
repas sont préparés.

Tableau n°15 : Variation de l’implication et du temps passé dans la préparation des repas, selon
l’origine sociale des enfants

Origine sociale de l’enfant aisée. Origine sociale de l’enfant


défavorisée.
Forte implication dans la
préparation des repas. + -

Faible implication dans la


préparation des repas. - +

N. Ce que les parents veulent que leurs enfants mangent.

Alors que nous posions précédemment la question « est-ce qu’il y a des choses que tu
aimerais manger mais que tu ne peux pas ? » en tant que premier indicateur quant à l’éducation
à l’alimentation fournie par les parents à leurs enfants, et plus particulièrement à propos de la
régulation de leur alimentation, nous avons ici demandé aux enfants de nous parler des choses
que leurs parents veulent qu’ils mangent. Nous avons rencontré deux types de réponses données
252
par les enfants des écoles A et B, mais qui ne semblent pas varier cette fois-ci selon l’origine
(étrangère ou non) des parents, comme ce fut plusieurs fois le cas auparavant, ou selon d’autres
paramètres sociaux qui rendraient possible la définition de sous-catégories. Le premier type de
réponse donnée par les enfants des écoles A et B correspond au fait qu’il n’y a rien de particulier
que leurs parents veulent qu’ils mangent, et se retrouve chez à peu près la moitié de ces enfants.
Il s’agit ici du seul type de réponse ne contenant aucune association aux bénéfices d’un certain
aliment pour la santé. Martin répondait par exemple : « non je peux manger ce que je veux moi.
Des fois je peux même choisir ce que je veux manger par exemple je peux choisir si on va au
tacos, au MacDo ou au Burger king » (Martin, dix ans, école B). Une autre réponse qui ne
contient pas à proprement parler d’association d’un aliment avec ses bénéfices sur la santé442
peut être illustrée à travers l’exemple de celle de Khadija : « Je peux manger tout ce que je veux,
donc non ils ne me disent pas de manger un truc. Ils me disent que je ne mange pas de porc, et
c’est tout. Ah oui aussi ben on doit manger de la viande juste halal du coup » (Khadija, dix ans,
école B). Tandis que le second type de réponse donnée par l’autre moitié des enfants des écoles
A et B contient l’association d’un aliment particulier avec des propriétés et des bénéfices pour
la santé. Anouar expliquait ainsi que, en plus du fait que ses parents veulent qu’il mange halal,
ils lui répètent également souvent de manger des carottes, en lui expliquant que celles-ci sont
bonnes pour ses yeux et pour sa myopie. Kasim, lui, expliquait : « Maman elle dit qu’il faut
manger des fruits de temps en temps pour que j’ai des vitamines. (Relance : « Tu en penses quoi
? ») elle a raison… mais… (Relance : « mais ? ») (Il rit) Ben j’essaye mais voilà quoi je n’aime
pas forcement, donc je n’en mange pas » (Kasim, neuf ans, école A). Il semble ainsi que, chez
les enfants des écoles A et B, les aliments que leurs parents veulent qu’ils mangent sont plutôt
recommandés, qu’il s’agit de suggestions justifiées par les bénéfices d’un certain aliment sur la
santé, recommandations et suggestions qui ne semblent ici pas être beaucoup suivies. Un autre
exemple de réponse ici donnée, fut que les parents de Hakim lui recommandent de ne pas trop
manger de bonbons, parce que ces derniers donnent des caries. Nelson, l’enfant de l’école A
qui est originaire du Nigéria, et dont le père est présenté comme chef d’entreprise, qui semble
être davantage socialement favorisé que les autres enfants, donne dans sa réponse l’impression
de davantage de contrainte exercée par ses parents afin qu’il mange les aliments souhaités par
ses parents : « Mon père il veut souvent que je mange des beans, hier il a dit à ma mère d’en
préparer et moi je n’en voulais pas, il a voulu que j’en mange… donc je n’ai pas eu le choix.

442
Nous verrons par la suite que cette affirmation est à nuancer, dans la mesure où la consommation de
viande halal est, tout comme le suivi d’autres prescriptions religieuses, souvent associée à la « bonne
santé » par certains enfants issus de familles musulmanes.

253
Par contre quand il y a des bananes plantains j’aime bien. Aussi la purée parce que ma mère
elle ne sait pas la faire normalement la purée c’est doux… mais elle l’a fait toute dure (rires).
Aussi les fruits et légumes on doit en manger tous les jours, pour avoir de la force pour des
matchs ou des entrainements. Ça donne de la force et j’ai remarqué que quand j’ai mangé
beaucoup de fruits j’ai plus de force quand il y a les matchs » (Nelson, neuf ans, école A).

Les réponses des enfants de l’école C et de l’école D ressemblent à celle de Nelson, dans
la mesure où les parents ne donnent pas seulement des recommandations ou des suggestions à
propos des aliments qu’ils souhaitent que leurs enfants mangent, mais obligent plus ou moins
ces derniers à s’exécuter. La principale différence entre les réponses des enfants de l’école C et
celles des enfants de l’école D est que les premiers expliquent que les aliments que leurs parents
veulent qu’ils mangent sont « bons pour eux », ou « bons pour leur santé », tandis que les
seconds donnent davantage d’indications à propos de pourquoi ils le sont. Théo, enfant de
l’école C avait par exemple le discours suivant : « Ils me disent de manger des légumes et des
lentilles mais de ne pas manger trop de gâteaux sinon ça fait mal au ventre et tout ça. Parce
que les légumes c’est bon pour la santé. (Relance : « pourquoi ? ») parce que ça nous aide à
bien grandir et à prendre soin de nous, et… et voilà, pour bien se sentir » (Théo, neuf ans, école
C). La réponse de Cassandra nous intéressera de même particulièrement de par l’idée
supplémentaire qu’elle contient : « Oui… les épinards… (elle rit). Je n’aime pas ça, mais ils me
forcent. C’est tout je crois… euh oui c’est tout. Avant je n’aime pas les courgettes et maintenant
ça va, ils m’ont obligé à en manger. Maintenant en fait j’aime bien mais c’est aussi grâce à
l’école, parce que à l’école un jour on a mangé du gratin de courgette avec un peu de poisson…
et mon meilleur ami il aimait ça et les autres aussi donc je me suis un peu forcé et maintenant
j’adore ça » (Cassandra, dix ans, école C). Bien que l’histoire racontée ici par Cassandra fut la
seule de ce type, et donc qu’il sera ainsi difficile d’en établir une règle par l’impossibilité de
généraliser son cas particulier en s’appuyant sur d’autres discours, celle-ci nous semble
particulièrement éloquente : l’enfant exprime en effet ici l’idée que si elle a pu prendre goût
aux courgettes, c’est à la fois par une contrainte que lui avaient imposée ses parents, couplée à
l’influence qu’a eu le fait d’en manger ensuite avec son ami, qui lui aimait ça. Il pourrait
d’ailleurs s’agir ici d’une piste pour un élément de ce en quoi pourrait constituer une « éducation
à l’alimentation ». Quoiqu’une contrainte provenant d’un adulte, préalable à l’émulation du
goût par un camarade qui en amène potentiellement une représentation positive (selon
l’expérience ici analysée), semble poser un problème déontologique… en tout cas d’après

254
plusieurs positions que nous avons précédemment exposées443. A défaut de vouloir éviter toute
forme de contrôle strict de ce type dans le cadre d’une éducation à l’alimentation, un autre
moyen pour parvenir à faire intérioriser à un enfant des comportements alimentaires
compatibles avec la vie444 semble également pouvoir être de laisser celui-ci expérimenter par
lui-même le développement d’une maladie chronique445... En témoigne ainsi Marianne, en
répondant (toujours à la même question) : « Moi j’ai eu des problèmes, pendant 8 ans j’ai une
maladie, ça s’appelle la gastrite, et j’ai tendance à avoir vite très mal au ventre donc il vaut
mieux que je mange des légumes ou des choses qui se digèrent facilement. J’ai eu une maladie
de l’estomac qui fait que ce que je mangeais reste bloqué dans mon estomac, et ça s’infecte. A
la fin ça s’est infecté et j’ai fini à l’hôpital. Il y a des choses que je ne peux pas manger trop
souvent… les pâtes ou les hamburgers… et les trucs gras, et les trucs acides, sinon ça me pose
dans problèmes de digestion » (Marianne, dix ans, école C). De même, nous y reviendrons…
Dans l’école D, les enfants ont eu des réponses très similaires à celles des enfants de l’école C.
Leurs parents semblent bien leur imposer le fait de manger certains aliments, il ne s’agit ici pas
de suggestions ou de recommandations mais d’injonctions. Benjamin nous expliquait par
exemple : « Parfois maman elle m’oblige à manger des trucs que je n’aime pas (Relance :
« Quoi par exemple ? »). Genre des betteraves elle m’a déjà forcé plein de fois, des carottes
aussi ou même des choux je n’aime pas du tout. Mais maman elle me force un peu et c’est
difficile. Ce que je n’aime vraiment pas c’est les carottes râpées, c’est déjà arrivé que j’en
mange et là j’ai vomi […] » (Benjamin, neuf ans, école D). La différence principale ici avec les
réponses données par les enfants de l’école C est que ceux de l’école D mentionnent les mots
« bio », associé à ce que leurs parents veulent qu’ils mangent, et « chimique », associé à ce que
leurs parents ne veulent pas qu’ils mangent. Ils fournissent de même une simple explication en
précisant que leurs parents veulent qu’ils mangent des produits bio car ils sont bons pour leur
santé et « bon pour leurs corps », tandis que les produits « chimiques » sont « mauvais ». Ces
qualificatifs reviennent dans le discours de plusieurs enfants de l’école D, et par exemple ici
dans celui de Julie : « Mes parents ils veulent que je mange souvent des trucs bios, ils ne veulent

443
Avis n°84 du Conseil National de l’Alimentation. https://cna-alimentation.fr/download/avis-n84-
education-a-lalimentation/, p. 12
444
Pommier Éric, Hans Jonas et le Principe Responsabilité, op.cit., p. 20.
445
Il ne s’agit pas ici d’une façon de blâmer la position des acteurs de la sociologie de l’alimentation qui
se montrent critiques face à l’idée que les contraintes et les injonctions ne sont ni souhaitables ni
efficaces dans le cadre d’une éducation à l’alimentation (idée à laquelle nous adhérons de toute manière
dans la mesure où elle fut confirmée par notre enquête de terrain. Nous y reviendrons). La situation est
cependant dramatique : l’enfant évoquée a d’abord dû être confrontée à une maladie chronique afin de
développer une conscience des liens entre l’alimentation et la santé.
255
pas trop que je mange des trucs pas bons pour la santé et ils me le disent assez souvent surtout
maman. Après quand j’y vais en cachette ils ne voient pas mais... (elle rit). Ils veulent que je
mange surtout des légumes bio, de la viande et des yaourts, et sinon quelques fois ils veulent
bien que je mange du chocolat et des trucs comme ça, enfin pas des trucs chimiques par contre.
(Relance : « pourquoi ? ») Parce que les trucs chimiques ça rend en mauvaise santé, ça donne
des maladies ! » (Julie, neuf ans, école D).

Nous pouvons à partir de la comparaison des discours de ces enfants, en fonction de leur
école et aussi en fonction de la catégorie socio-professionnelle de leurs parents, déduire que
plus les enfants sont issus d’origines sociales favorisées, plus leurs parents leurs imposent la
consommation de certains aliments en fonction de leurs propriétés et de leurs effets représentés
sur la santé446. Ainsi les parents qui s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles
défavorisées, soit ne recommandent pas à leurs enfants de consommer un aliment ou un type
d’aliment particulier, soit leur recommandent la consommation de fruits et/ou de légumes (en
leur suggérant d’éviter les sucreries, surtout par crainte des caries), motivée par des bénéfices
sur la santé. Les parents qui s’inscrivent dans ce que nous avons ici qualifié de « classe
moyenne » ne se contentent pas de recommander ou de suggérer la consommation de fruits et
de légumes, mais ont tendance à en obliger leurs enfants, les contraignant parfois de devoir
manger des légumes qu’ils n’aiment pas. Ces injonctions sont ici justifiées car représentées
comme « bonnes pour la santé ». Il en est de même dans les familles socialement favorisées,
mais ici les discours s’étendent et se précisent : les aliments et/ou les plats qui contiennent des
composants « chimiques » ont tendance à être soit déconseillés, soit condamnés, en vertu de
leurs effets néfastes sur la santé, alors que les légumes sont toujours ici imposés, de préférence
« bio ». Le seul élément qui semble être véritablement imposé par les parents qui s’inscrivent
dans des catégories socio-professionnelles défavorisées à leurs enfants semble être le fait de
manger de la viande uniquement halal, au sein des familles musulmanes.

O. Quelques mots à propos des questions posées sur les amis et sur la commensalité

Comme nous l’évoquions lors de la présentation de notre guide d’entretien, nous avons,
entre les questions posées à propos des représentations et des comportements alimentaires dans
la famille des enfants, et les questions portées sur les représentations de la santé des enfants,

446
Ce qui confirme nos observations précédentes : voire le « Tableau n°9 : Craintes et régulations
alimentaires selon l’origine sociale des familles ».

256
interrogé ces derniers à propos de leurs amis et des repas pris avec eux. L’idée était initialement
venue de la littérature sociologique, insistant souvent sur le rôle important que joue la
commensalité, notamment en tant qu’élément prévenant le développement de l’obésité en
France, moindre par rapport à celui des Etats-Unis, mais aussi en tant que constituant de la
culture alimentaire française, dans laquelle le partage du repas et du moment qu’il représente
en est un pilier. Jean-Pierre Poulain évoquait également l’importance de la socialisation
alimentaire dans l’entreprise d’une éducation à l’alimentation, selon lui : « pour éviter que les
interventions relatives à l’éducation alimentaire ne soient contre-productives, il convient de
prendre la mesure de l’importance de la socialisation alimentaire […] Lorsqu’un enfant
mange, il apprend et incorpore les principes fondamentaux qui organisent la société dans
laquelle il vit – le sens du bon, le rôle des hommes et des femmes […]»447. Il semblait à partir
de là évident pour nous de nous intéresser à la commensalité ainsi qu’à la socialisation
alimentaire dans notre enquête, et ainsi d’y dédier une catégorie de notre guide d’entretien.
Nous avons premièrement demandé aux enfants de nous parler de leurs amis, puis de nous
parler des repas pris avec eux. Il en résulte que les réponses obtenues sont en grande partie
inexploitables sociologiquement, en tout cas par rapport à notre recherche actuelle ainsi qu’à
ses objectifs. S’intéresser à la commensalité et à la socialisation alimentaire nous semble à
posteriori devoir être davantage porté, dans le cadre d’une enquête empirique en sociologie
qualitative, par de l’observation sociologique plutôt que via un entretien semi-directif. Il est
aussi possible que nos questions consacrées à cette catégorie de notre guide d’entretien aient
été particulièrement mal formulées et mal posées, afin de pouvoir en obtenir des réponses
sociologiquement intéressantes, de manière à pouvoir traiter celles-ci selon la méthode de
l’analyse comparative continue448, que nous avons utilisée jusqu’ici. Nous en retiendrons tout
de même l’information que les repas pris par les enfants avec leurs amis, en dehors de l’école,
sont considérés par la plupart des enfants interrogés (dans les quatre écoles confondues) comme
des moments particuliers et exceptionnels, qui doivent, de par le fait qu’ils représentent des
exceptions, être constitués d’aliments et/ou de plats qui caractérisent le plaisir alimentaire
(selon les caractéristiques de celui-ci socialement différentes, comme nous l’avons
précédemment démontré). Une expérience qui pourrait être intéressante à mener serait
d’observer comment s’organisent les repas (pris en dehors de l’école et de la cantine) de deux
enfants, amis, issus d’origines sociales différentes, et ainsi de voir comment les différentes

447
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 278.
448
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 159.

257
représentations du plaisir alimentaire s’entre-influencent entre les deux enfants. L’expérience
pourrait aussi bien être menée dans une classe particulièrement hétérogène en termes d’origines
sociales des enfants, ce que nous n’avons malheureusement pas été en mesure d’organiser
pendant notre thèse de doctorat.

Bien que nous nous soyons aperçus dès les premiers entretiens passés des limites
considérables de ces questions, et surtout des réponses obtenues par les enfants interrogés, qui
seraient bien certainement à posteriori considérées comme des « données inexploitables », nous
avons tout de même continué de poser ces mêmes questions à tous les enfants interrogés, au
cours de tous les entretiens réalisés. Pour cause, il semble que, si l’intérêt sociologique des
réponses obtenues est moindre, ces questions représentent pourtant un intérêt stratégique
important pour le bon déroulement des entretiens, pour deux raisons. Premièrement, donner
l’occasion aux enfants de « parler de leurs amis » à ce moment précis de l’entretien fut un bon
moyen de redonner de la vigueur et de l’entrain à leur enthousiasme, et ainsi à leurs réponses.
La fatigue et la lassitude des enfants d’entre neuf et onze ans commençaient à se faire ressentir,
et le fait que nous ne posions que des questions portées sur le même thème de l’alimentation
n’y arrangeait rien. Il s’agissait ainsi de donner une petite marge de liberté et d’expression libre
aux enfants, dans un temps restreint qui a tout de même permis à plusieurs enfants de reprendre
une attitude enthousiaste et éveillée, ce qui ne peut que jouer positivement sur la qualité de leurs
discours. Deuxièmement, ces questions nous ont servies à « couper » l’entretien, et ainsi à créer
une espèce de séparation entre les questions précédemment posées sur l’alimentation, et les
prochaines qui porteront sur les représentations de la santé. Le but étant ici de faire en sorte de
laisser croire aux enfants à un changement de sujet total (d’ailleurs explicitement dit lors des
entretiens avant de passer aux questions sur les représentations de la santé : « on va maintenant
changer de sujet »), de façon à ce que les questions posées sur la santé ne soient pas directement
liées par les enfants interrogées aux questions posées sur l’alimentation. Emettre cette
« coupure » semble en effet nous avoir aider à procéder de sorte que les enfants ne tentent pas
de répondre aux questions sur la santé en s’imaginant que nous attendions d’eux de faire un lien
entre celles-ci et les questions précédemment posées sur l’alimentation, en risquant de vouloir
« bien répondre » aux questions, en montrant qu’ils auraient identifié une certaine attente de
notre part de lier les thèmes de l’alimentation et de la santé. Il semble en effet que ce risque fut
au moins largement, si ce n’est totalement évité, et probablement en partie grâce à cette
« coupure » dans l’entretien incarnée dans les questions posées sur les amis, et les discours
formulés pour y répondre.

258
P. Les représentations de la santé

Nous analyserons ici les réponses des enfants interrogés aux trois premières questions
de cette catégorie de notre guide d’entretien, à savoir « pour toi, c’est quoi la santé ? », « être
en bonne santé c’est quoi ? » et « être en mauvaise santé, c’est quoi ? ». Nous pouvons d’ores
et déjà affirmé que lorsque nous avons posé ces questions, si beaucoup d’enfants y ont répondu
en faisant mention et références à des maladies transmissibles, aucun enfant n’a directement lié
le mot « santé » avec les maladies non transmissibles ou chroniques, aussi bien dans les écoles
A, B, C et D. L’expression « la santé » est très souvent associée à une maladie transmissible et
à ses soins médicamenteux afin de mettre fin à celle-ci et de retrouver « la santé ». Miriam
expliquait ainsi que, selon elle, « La santé ça veut dire prends soin de soi, quand t’es malade
tu vas chez le médecin et après tu vas à la pharmacie pour acheter des médicaments, ou alors
tu fais des piqures, l’insuline ou des trucs comme ça, comme ma mère, elle a le diabète, donc
elle fait des piqures d’insuline et puis elle est en bonne santé. Enfin tu fais plein de trucs quoi…
tu prends des médicaments » (Miriam, neuf ans, école A). Le diabète, maladie chronique dont
l’injection d’insuline permet de réguler le taux de glycémie dans le sang, nous semble ici être
comparé à une maladie infectieuse dont l’insuline serait le traitement pour en éradiquer le
« virus », par exemple comme un antibiotique par rapport à une angine. Une telle association
d’une maladie chronique à une maladie transmissible fut de même réalisée par Cindy. Cette
dernière évoquait que le mot « santé » lui fait penser au mot « maladie », et ainsi à sa grand-
mère qui est atteinte d’un cancer. Lorsqu’elle fut relancée en lui demandant d’expliquer ce
qu’est le cancer, elle répondit : « Je ne sais pas… ma grand-mère elle m’a dit que c’est peut-
être à cause des familles, genre que dans la famille on peut se le transmettre entre nous… ».
Nous verrons par la suite, notamment en analysant les entretiens collectifs, que plusieurs types
de maladies chroniques (comme le cancer) souvent très souvent associés par les enfants aux
maladies transmissibles, en imaginant par exemple que le cancer peut se transmettre par des
postillons. Ces deux caractéristiques (soit l’association du mot « santé » à une maladie qui se
guérit par un traitement médicamenteux, et l’association de certaines maladies chroniques à des
maladies qui se transmettent ou bien se guérissent par des traitements médicamenteux) ne
semblent pas, en tout cas d’après notre enquête de terrain, être spécifiques à une origine sociale
particulière, et n’est ainsi pas propres aux enfants des écoles A et B. Voici par exemples les
réponses de Bastien de l’école C et de Maximilien de l’école D : « Ben la santé c’est de ne pas
être malade… de se faire guérir, et tout et tout quoi… (il rit). De ne pas être malade donc pour

259
que tu guérisses quand tu es malade ben pour moi c’est médicaments. Et puis si tu prends bien
les médicaments bien ensuite c’est guérison… et puis bonne santé ! » (Bastien, neuf ans, école
C) ; « Être en bonne santé c’est de n’être pas malade, de ne jamais se faire blesser, et de ne
pas avoir mal au ventre, et c’est tout ! Si jamais on est malade on prend des médicaments ! moi
quand je suis malade je prends des médicaments et puis ça passe » (Maximilien, neuf ans, école
D). Nous avons rencontré un autre type de représentation de la santé chez plusieurs enfants des
écoles A et B, il s’agit d’enfants musulmans dont les parents sont originaires d’Afrique du nord
ou de Turquie. Ces enfants semblent en effet associer la « bonne santé » au fait de ne pas manger
de viande de porc, de manger halal, ou encore de manger de la main droite. Kasim répondait
par exemple à la question « pour toi, c’est quoi la santé ? » de la manière suivante : « Pour moi
c’est pas boire du… (Relance : « Je n’ai pas bien compris, est-ce que tu peux répéter ? ») Euh
je voulais dire un truc mais je ne sais pas le dire. Ah euh fumer des cigarettes, et surtout boire
de l’alcool ! (Relance : « pourquoi ? ») Bah c’est pas bien c’est haram. Donc si c’est haram
c’est forcément pas bon pour la santé. Si tu veux être en bonne santé tu dois manger halal »
(Kasim, neuf ans, école A). Une autre représentation de la santé fut exprimée par deux enfants
de l’école D, qui ont associé la mauvaise santé cette fois non pas à la maladie, mais à la grosseur
et à l’obésité. Julie, enfant de l’école D, évoquait ainsi le fait que l’expression « mauvaise
santé » lui faisait penser aux personnes obèses qu’elle croise parfois dans la rue, en rajoutant
que quand elle les voit, elle se dit qu’ils n’ont pas l’air bien dans leur peau, et l’air d’être en
mauvaise santé, sans pouvoir expliquer pourquoi.

Une seule différence spécifiquement (apparemment) socialement déterminée dans les


réponses de ces enfants a été relevée. Si la « mauvaise santé » fut associée par l’ensemble des
enfants à la maladie, tout en décrivant cette dernière avec des caractéristiques des maladies
transmissibles uniquement, les réponses de plusieurs des enfants de l’école D se sont cependant
distinguées à propos des traitements face à la maladie. Si les enfants des écoles A, B et C, pour
ceux qui ont associé la santé à la maladie, ont tous associé la guérison de la maladie à un
traitement médicamenteux, plusieurs enfants de l’école D ont évoqué des traitements alternatifs
aux médicaments. Octave nous expliquait ainsi : « Quand je suis malade je me soigne soit avec
du miel, des huiles essentielles ou des plantes, des trucs comme ça. Pas de médicaments… (il
parle tout bas et rit) (Relance : « pourquoi ? ») Parce que c’est mieux les herbes, et tous les
trucs comme ça. Déjà c’est meilleur ça a meilleur goût, et en fait bah c’est naturel » (Octave,
neuf ans, école D). Jonathan, autre enfant de l’école D, expliquait lui aussi ne pas prendre de
médicaments lorsqu’il est malade, et prendre à leur place des huiles essentielles, des plantes, et

260
de la « poudre de merlin l’enchanteur qu’il a fait pour soigner les gens », il semble s’agir d’un
mélange de plusieurs plantes transformées en poudre.

Q. Comment fait-on pour être en bonne santé ?

Nous retrouvons ici en guise de réponses à cette question l’association faite par plusieurs
enfants musulmans des écoles A et B entre la « bonne santé » et les « bonnes conduites » selon
des indications à suivre données par la religion musulmane. Voici les recommandations de
Yazid pour être en bonne santé : « : Il ne faut pas fumer, il faut être sportif, et pas trop rester
sur le canapé. En gros il faut faire quelque chose de sa vie, pas rester à rien faire toute la
journée. Et aussi pour être en bonne santé faut manger de la main droite parce que c’est sunna,
enfin c’est comme ça qu’il faut faire dans notre religion, et aussi manger halal. Il faut respecter
en fait. (Relance : « respecter quoi ? ») respecter la chose que tu es en train de faire, il y a des
règles, par exemple quand tu manges il faut respecter ce que tu manges et aussi le faire
correctement » (Yazid, dix ans, école B). Yaprak, une enfant de l’école A d’origine Turque,
nous expliquait également que « pour être en bonne santé », en plus de « bien dormir », « bien
manger » et de « bien mettre les vêtements », il faut aussi « écouter de la musique mais pas
trop, enfin pas tous les jours, parce que ce n’est pas sunna ».

La nécessité de faire du sport et une activité physique se retrouve ici dans les réponses
de la plupart des enfants, toutes écoles confondues. Alors que les garçons des écoles A et B
décrivent la nécessité de faire beaucoup de sport, ou bien « d’être musclé » (ou encore « d’avoir
beaucoup d’abdos »), les autres enfants parlent plutôt de « pratiquer une activité physique » ou
bien de « faire un petit peu de sport ».

Beaucoup des enfants (toutes écoles confondues) ont répondu à la question en évoquant
la phrase « il faut manger cinq fruits et légumes par jour ». A la différence que les enfants des
écoles A et B l’ont tous évoquée en riant, d’un air moqueur, voire ironique. Lorsqu’il leur était
demandé d’expliquer pourquoi, ils répondaient qu’ils avaient entendu cette phrase dans des
publicités. Il semble ici assez évident que cette phrase représente pour ces enfants une
injonction dont ils ne comprennent pas le sens, et dont l’évocation est systématiquement
associée à une certaine moquerie, probablement d’une prescription qui ne représente pour eux
pas grand-chose mis à part justement le fait d’en être une. Cette mention de « manger cinq fruits
et légumes par jour » d’un air moqueur et ironique fut également faite par Maxime de l’école
C, dont l’origine sociale semble assez similaire aux enfants des écoles A et B : « Manger cinq

261
fruits et légumes par jour ! (il rit d’un air moqueur). (Relance : « Pourquoi ? ») Ben c’est ce
qu’ils disent… (il sourit) (Relance : « Qui ça ? ») La pub. (Relance : « quelle pub ? ») La pub
des fruits et des légumes ! (il rit) (Relance : « Pourquoi ils disent ça ? ») Ben je ne sais pas trop
en fait… (Relance : « Et alors tu le fais ? ») Bah… (il rit) non ! Un fruit par jour c’est bien déjà,
c’est même beaucoup ! » (Maxime, onze ans, école C). Il reste cependant ici difficile à
déterminer si ce type de réponse, fréquemment retrouvé chez les enfants dont les parents
s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles défavorisées, représente une moquerie
de l’injonction qu’il ont entendue à la publicité, ou bien une moquerie vis-à-vis de la question
ici posée « comment on fait pour être en bonne santé ? », potentiellement en faisant le lien avec
la première partie de l’entretien qui consistait en des questions posées sur l’alimentation. Il est
également possible que ce soit là une manière de se moquer à la fois de l’injonction, et à la fois
de répondre ironiquement à la question. Quoi qu’il en soit, il nous semble tout de même
intéressant de constater que, si la phrase « il faut manger cinq fruits et légumes par jour » fut
retrouvée dans le discours des autres enfants de l’école C et de l’école D, celle-ci n’était chez
ces derniers plus du tout prononcée d’un air moqueur, et cette fois, accompagnée d’explications.
Mattéo répondait par exemple à la question : « Bah on doit manger environ cinq fruits et
légumes… Par jour ! Sinon si c’est par semaine bah c’est pas assez. Pour nos parents c’est pas
du tout assez donc plutôt par jour. Et faut pas manger trop de bonbons… Tout ce qui est gâteaux
glaces, et aussi faut éviter les hamburgers parce que c’est mauvais… Tout ce qui est trop gras
et chimique en fait. Enfin les hamburgers qu’on fait nous, faits-maison avec les cornichons du
jardin, ils sont bons ceux-là ! Quand on sait ce qu’on a mis dedans ben c’est sûr c’est meilleur,
enfin ce n’est pas mauvais… Pour la santé. Et du coup à l’inverse quand on mange quelque
chose qu’on ne fait pas nous-même ben on ne sait pas s’il y a des choses qui ne sont pas bonnes
dedans. (Relance : « Tu m’as dit qu’il faut manger cinq fruits et légumes par jour, pourquoi
faire ? ») Parce que c’est plein de vitamines ! Ton corps il en a besoin ! » (Mattéo, dix ans,
école D).

Hormis ces discours contenant les « cinq fruits et légumes par jour » donnés par des
enfants de toutes les catégories d’écoles, nous retrouvons des réponses à cette question qui
semblent à nouveau varier selon l’origine sociale des enfants. Parmi les éléments de réponses
des enfants des écoles A et B, figurent souvent un lien entre la nécessité de « bien se couvrir
quand il fait froid » pour ne pas tomber malade, de se coucher tôt et de bien dormir pour ne pas
être fatigué ou encore d’éviter de boire trop de soda et de manger trop de bonbons, parce que
ça peut faire « mal au ventre » ou bien provoquer des caries. Plusieurs enfants, et

262
particulièrement ceux qui ont déjà connu un des membres de leur famille avoir un cancer, ont
aussi évoqué la nécessité de ne pas fumer afin d’être en bonne santé. L’association entre le fait
de manger ou de ne pas manger quelque chose de particulier afin d’être en « bonne santé » se
retrouve davantage dans les réponses des enfants de l’école C. Dans cette dernière, les enfants
parlent souvent de la nécessité de « manger équilibrer », de ne pas manger « trop sucré » et
« trop salé », ou encore de « ne pas manger n’importe quoi ». Lana parlait également de ne pas
« trop manger » afin de « garder la ligne » afin de ne pas devenir « trop gros ». Théo expliquait
par exemple que, pour être en bonne santé : « Il ne faut pas fumer, il faut pas boire… il faut pas
trop manger de nourriture de MacDo… il faut manger des légumes, il faut manger plutôt
équilibré… il ne faut pas faire de trucs dangereux aussi… je crois. (Relance : « pourquoi ? est-
ce que tu peux essayer de développer un peu ? ») Les frites c’est hyper salé, tout ce qu’on
mange dans le MacDo c’est salé et pas qu’un petit peu. On peut en manger de temps en temps
mais faut pas en manger tous les jours. (Relance : « Pourquoi ? ») pour pas grossir. Pas trop
boire d’alcool c’est pareil tu peux en boire un verre mais pas plus, enfin moi je n’en bois pas
du tout (il rit). Il faut aussi prendre l’air sinon quand tu vas vieillir ton corps va se sentir tout
faible » (Théo, neuf ans, école C). Les réponses des enfants de l’école D ressemblent à celles
des enfants de l’école C en termes de contenu, mis à part que à propos de ce qu’il faut manger
et ne faut pas manger pour être en bonne santé, viennent s’ajouter le « bio » et les aliments qui
contiennent des produits ou composants « chimiques ». Julie, après avoir expliqué que pour être
en bonne santé, il faut faire un petit peu de sport, faire attention de ne pas prendre froid, de
même que manger beaucoup de légumes bio et un peu de viande bio, qu’il lui arrive parfois de
manger un peu de nutella lorsqu’elle est chez une amie. Elle racontait penser à son grand-père
décédé d’un cancer lorsqu’elle voit du nutella, parce que le nutella contient « des choses
chimiques » et que ça peut « devenir dangereux pour la santé ». Nous noterons ici que plusieurs
autres enfants, notamment dans les écoles A et B, nous ont également parlé d’un des membres
de leur famille ayant eu un cancer, mais que ces enfants n’ont pas fait de lien entre ce dernier
et l’alimentation (ils insistaient surtout sur la nécessité de ne pas fumer et de ne pas boire
d’alcool).

263
Tableau n°16 : Les différentes représentations de ce qui permet d’être en bonne santé via
l’alimentation

Origines sociales Origines sociales Origines sociales


défavorisées intermédiaires aisées
Représentations de ce Ne pas manger trop de Ne pas manger trop Ne pas ingérer de
qui permet d’être en bonbons et boire de sucré, trop salé, ou produits chimiques,
bonne santé en soda à cause des trop gras, pour ne pas manger bio et fait-
termes caries. grossir. maison.
d’alimentation

Il semble ainsi que plus les enfants ont des parents qui s’inscrivent dans des catégories
socio-professionnelles favorisées, plus ils ont tendance à incorporer dans leurs réponses à la
question « comment on fait pour être en bonne santé ? » des relations de cause à effet entre
l’alimentation et la santé. Lorsque les enfants issus d’origines sociales précaires le font, soit il
s’agit (fréquemment) d’ironiser et de se moquer de l’allégation « mangez cinq fruits et légumes
par jour » qu’ils ont entendu ou vu dans des publicités, sans pouvoir en expliquer le sens, soit
c’est (plus rarement) pour expliquer qu’il ne faut pas manger trop de sucreries, car celles-ci
peuvent faire mal au ventre ou bien provoquer des caries. Les enfants dont les parents
s’inscrivent dans ce que nous avons caractérisé comme la « classe moyenne » prennent
davantage au sérieux l’allégation « mangez cinq fruits et légumes par jour », en expliquant
également qu’il ne faut pas manger ni trop gras, ni trop salé, ni trop sucré afin de ne pas
« grossir ». Les enfants de l’école D, qui sont pour la plupart issus de milieux sociaux davantage
favorisés, répondent à la question d’une façon similaire, mais rajoutent qu’il faut manger des
produits « bio », et éviter de consommer des produits contenant du « chimique ». Bien qu’il
pourrait être ici contesté que ce n’est pas notre rôle en tant que sociologue de prendre position
par rapport à ces différentes affirmations, et d’en évaluer certaines davantage « vraies » ou
« bonnes » que d’autres, nous proposerons tout de même de constater le fait suivant : toutes les
représentations qu’ont ces trois catégories d’enfants à propos des relations de cause à effet entre
l’alimentation et la santé sont (au moins) en partie justes. Cependant, alors qu’aucun des enfants
interrogés n’a associé le mot « santé » à ce que sont les maladies chroniques, et que la plupart
l’ont associé à des caractéristiques de ce que sont les maladies transmissibles, nous constatons
que plus les enfants sont issus d’origines sociales favorisées, plus ils bénéficient de
connaissances à propos de comment prévenir les maladies chroniques via l’alimentation. Ceci
est aussi vrai dans l’autre sens : plus les enfants ont des parents qui s’inscrivent dans des

264
catégories socio-professionnelles défavorisées, moins ils bénéficient de représentations
susceptibles de leur faire adopter des pratiques alimentaires « biocompatibles » (dans le
contexte de la transition épidémiologique, soit favorisant la prévention des maladies chroniques
plutôt que de favoriser leur développement). Il apparait très largement, en analysant les
réponses à cette question fournies par l’ensemble des enfants interrogés, que ces réponses
consistent pour ces derniers à fournir des discours qu’ils ont entendu être prononcés par des
adultes, et très certainement par leurs parents (en témoigne les différences de leurs discours,
entièrement socialement ségréguées). Nous supposons ainsi que si les écoles dispensaient une
éducation à l’alimentation contenant des éléments qui pousseraient les enfants à réfléchir et à
intérioriser des connaissances et des représentations à propos de la relation de cause à effet entre
l’alimentation et la santé (dans le contexte de le transition épidémiologique), nous pourrions
alors certainement observer des inégalités moins importantes en termes de représentations
favorables à la santé. Afin de nous assurer un peu plus de telles affirmations, intéressons-nous
maintenant aux discours des enfants en guise de réponses aux questions que nous leur avons
posées à propos de l’éducation à la santé.

R. L’éducation à la santé

Nous analyserons ici les réponses aux questions « à l’école, qu’est-ce qu’on t’a dit sur
la santé ? », « Qu’est-ce que t’ont dit tes parents sur la santé ? », ainsi que « « Quels conseils
te donnent les adultes à propos de la santé ? ». Il semble premièrement que les enfants
interrogés au sein des quatre écoles élémentaires qui ont constituées notre terrain d’enquête
n’aient pas, ou très peu abordé au cours de leur scolarité la question de la santé de manière
générale. La plus grande partie des enfants des écoles A et B a répondu qu’on ne leur a tout
simplement jamais rien dit à l’école à propos de la santé. Anouar expliquait : « Si on nous a dit
des trucs mais je ne retiens pas trop, je me souviens plus des maths. On nous a dit qu’il faut
respecter sa propre santé comme ça on ne meurt pas vite. Et voilà c’est tout je crois » (Anouar,
neuf ans, école A). Yasmine, enfant de l’école B, répondait : « On n’en parle pas à l’école
parce qu’il y en a qui disent que ça peut blesser des personnes… leur faire du mal par exemple
si on pense à quelqu’un (Relance : « c’est-à-dire ? »), ben par exemple pour Amel (prénom
modifié) si on parle de la santé de son père… son père il a un cancer et il ne va vraiment pas
bien là. Donc c’est mieux de ne pas en parler » (Yasmine, dix ans, école B). Il semble que la
thématique de la santé a pu être abordé dans les écoles A et B, pendant la scolarité des enfants,
de manière très anecdotique. Les réponses des enfants de l’école C contiennent deux éléments,

265
ils déclarent avoir déjà abordé à l’école le fait que « rester trop longtemps devant les écrans
peut être mauvais pour les yeux » (Les classes de l’école C sont équipées de tablettes tactiles
sur lesquelles les enfants réalisent une grande partie des exercices effectués en classe), et les
effets néfastes du tabac sur la santé. C’est en fait plus précisément en classe de CM2 que les
enfants de l’école C bénéficient d’une séance de cours et de sensibilisation à propos des effets
néfastes du tabac sur la santé. Cette initiative a été prise par la directrice de l’école et maitresse
de la classe de CM2, avec qui nous nous sommes entretenus avant de pouvoir réaliser l’enquête
au sein de l’école C. Dans l’école C, les enfants ont répondu qu’un naturopathe est venu l’année
précédente (par rapport à quand nous étions en train de réaliser l’enquête) effectuer une
intervention auprès de l’ensemble des enfants de l’école élémentaire. Samantha raconte :
« Non… rien du tout. Ah si ! l’année dernière il y a un monsieur qui était venu dans l’école et
qui nous a appris euh… tout ce qu’il fallait manger. (Relance : « c’était qui ce monsieur ? »)
Ben je ne sais pas… Mais il est venu juste une fois et il parlait de ce qu’il faut manger et ce qui
est bon pour la santé justement, et aussi de notre corps, comment il fonctionne, par exemple le
cœur, les poumons. Mais… c’est tout » (Samantha, neuf ans, école D). Nous avons su, après les
entretiens, que ce monsieur est un naturopathe et ami d’un proche de la directrice de l’école,
qu’elle a fait venir de par sa propre initiative pour réaliser une intervention de sensibilisation et
de présentation de sa profession. Les connaissances généralement plus étayées des enfants de
l’école D à propos de la relation de cause à effet entre l’alimentation et la santé, et notamment
à propos de l’association entre « bio » et « bon pour la santé », ainsi qu’entre « chimique » et
« mauvais pour la santé », pourraient-elles provenir de l’intervention de ce monsieur ? S’il sera
difficile d’en juger à quel point, nous pouvons tout de même affirmer que leurs représentations
et leurs comportements alimentaires concordent très largement avec ceux de leurs parents, en
tout cas tels qu’ils les ont décrits. Il est cependant probable que la démarche de la directrice
d’avoir permis l’intervention du naturopathe n’y soit pas non plus totalement pour rien.
L’intervention n’a cependant pas marqué tous les enfants, puisque certains ont tout de même
répondu à la question qu’on ne leur avait jamais rien dit à l’école à propos de la santé. Il est
également aussi très probable qu’une telle intervention unique, non renouvelée, ne suffise pas
à ancrer dans les représentations des enfants de véritables connaissances acquises, telles que le
sont par exemple les opérations de mathématiques et la conjugaison dont il est question
quotidiennement et selon le programme scolaire national. L’éducation à la santé (et aux diverses
problématiques qui lui sont liées) à l’école semble ici dépendre entièrement et uniquement de
la volonté de la direction de l’école ou d’un instituteur. Nous savons par exemple qu’une
institutrice de l’école A d’une classe dans laquelle nous avons réalisé un entretien collectif, a

266
pris l’initiative, suite à notre intervention et aux demandes des enfants qui en ont découlé,
d’organiser une séance de classe à propos de ce que sont les maladies chroniques, ce qu’est la
santé environnementale, ainsi que des effets de l’alimentation sur la santé.

À propos de la question « Qu’est-ce que t’ont dit tes parents sur la santé ? », le seul
parmi les vingt enfants interrogés dans les écoles A et B à avoir inclus l’alimentation dans sa
réponse fut Nelson, dont le père est chef d’entreprise, et dont l’origine sociale semble largement
plus favorisée que les autres enfants de ces écoles. Sa réponse fut la suivante : « De dormir tôt,
de bien dormir et ne pas trop regarder les écrans le soir. De bien se couvrir quand il fait froid.
Et aussi de bien manger équilibré et faire attention à ce qu’on mange et ce qu’on boit. C’est
tout » (Nelson, neuf ans, école A). Les réponses des autres enfants des écoles A et B contiennent
plusieurs éléments de ce que nous pourrions identifier comme relevant d’une « bonne
conduite » à suivre, et ainsi d’injonctions données par leurs parents pour ce faire. En plus des
réponses contenant les informations « de bien se couvrir quand il fait froid » ainsi que « de bien
dormir » (revenues le plus souvent), les enfants des écoles A et B ont répondu en mentionnant
le fait de « manger de la main droite » (provenant d’un enfant musulman), de « bien mettre ses
lunettes et d’y faire attention », de « se tenir bien droit à table sinon tu seras tout tordu quand
tu seras vieux », ou encore « de ne pas faire des choses dangereuses, comme jouer avec une
piqûre ». Plus de la moitié des réponses des enfants de l’école C contiennent cependant des
informations liées à l’alimentation. Parmi les quatre autres enfants se trouvent notamment
Amélie et Maxime, les deux seuls de l’école C provenant d’une origine sociale défavorisée.
Ainsi, Gwenaëlle répondait par exemple : « Ben ils m’ont dit des choses en plus (suite à ce
qu’on lui a dit à l’école sur la santé), que faire du sport c’était vraiment très très important, et
de manger équilibrer aussi. Quand on mange quelque chose qu’on aime bien ne pas en
reprendre trop, et de manger un peu de tout » (Gwenaëlle, dix ans, école C). « Manger
équilibrer » revient d’ailleurs dans le discours de plusieurs enfants de l’école C. Les enfants de
l’école D ont, davantage que ceux de l’école C, inclus dans leurs réponses l’alimentation, sujet
autour duquel plusieurs de ces réponses ont même été centrées. Il ne s’agit plus ici seulement
de « manger équilibrer », mais aussi de faire attention à « ne pas manger » certaines choses.
Octave affirmait ainsi, à propos de ce que lui ont dit ses parents sur la santé : « Ah ! il ne faut
pas manger des bonbons ni des cochonneries, genre avec des trucs chimiques. On peut en
manger à part, que quand c’est vraiment exceptionnel ! Sinon tu pourras finir dans un lit
d’hôpital, avoir des maladies et puis finir malade » (Octave, neuf ans, école D). Julie nous
expliquait de même, toujours en guise de réponse à la même question, que ses parents semblent

267
particulièrement se préoccuper de son alimentation : « Mes parents ils me disent plein de trucs
et tout le temps, tous les soirs ils me disent plein de trucs sur la santé. Tous les soirs ils me
disent tu dois manger ça, t’as pas assez mangé de ça. Qu’est-ce que tu as mangé ? ils veulent
tout savoir tout le temps (rires). Mais bon… Je sais que c’est pour mon bien donc je les écoute
(Julie, neuf ans, école D). Il semble ici clairement que plus les parents s’inscrivent dans des
catégories socio-professionnelles aisées, plus ils communiquent avec leurs enfants à propos des
effets de leur alimentation sur leur santé. Nous pouvons aussi supposer, aussi bien d’après les
réponses à cette question que suite à l’ensemble des analyses que nous faites jusqu’ici, que plus
les parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles favorisées, plus ils se
représentent les effets de l’alimentation sur la santé comme importants, et ainsi se préoccupent
de l’alimentation de leurs enfants, pour leur santé. Ainsi, si l’ensemble des enfants interrogés,
toutes origines sociales confondues, n’a pas ou alors très peu conscience de ce que représentent
les maladies chroniques, il s’avère cependant que plus les enfants sont issus d’une origine
sociale favorisée, plus ils bénéficient de représentations et de comportements alimentaires les
prévenant de développer des maladies chroniques. De même, en nous basant sur notre
échantillon d’enfants interrogés, il semble que l’école élémentaire ait, à ce jour, une faible
influence envers les représentations des enfants à propos de la transition épidémiologique, ainsi
que des relations de cause à effet entre l’alimentation et la santé, dans ce contexte. Les séances
d’éducation à la santé (environnementale) sont, soit inexistantes, soit exceptionnelles
(dépendant ici de la volonté et des moyens dont disposent un directeur ou un instituteur,
d’organiser la séance par lui-même), ne parvenant en tout cas pas à marquer les consciences
des enfants.

S. Qu’est-ce que « bien manger » ?

Les représentations de ce à quoi correspond l’expression « bien manger » semblent ici


varier complètement dans chacune des trois catégories d’écoles. Dans les écoles A et B, nous
retrouvons principalement deux types de contenu dans les réponses des enfants : l’association
du « bien manger » au respect de la religion musulmane, chez pratiquement tous les enfants
musulmans (ou au moins chez tous les enfants qui se revendiquent en tant que musulmans, et
dont les deux parents sont issus de l’immigration), et l’association du « bien manger » au fait
de ne pas gaspiller la nourriture, que l’on retrouve chez pratiquement tous les enfants des écoles
A et B. Kasim, enfant de neuf ans de l’école A qui se revendique comme « turque », et dont les
deux parents viennent de Turquie, répondait ainsi « De laisser l’assiette la moitié dedans, c’est

268
pas respecter sa santé. De salir l’alimentation, par exemple si je mets de l’alcool dans l’assiette
en faisant croire que c’est de l’huile d’olive c’est sale, et c’est haram. Et laisser la moitié dans
l’assiette c’est pas bien, on paye avec de l’argent. Aussi bah c’est respecter pas salir, manger
de la main droite, bien tout manger » (Kasim, neuf ans, école A). Le même type d’association
entre le « sale » et la consommation d’un produit interdit par la religion musulmane a été faite
par plusieurs enfants des écoles A et B, et notamment Samba, qui expliquait que « bien
manger », « c’est manger des choses bonnes et propres, et donc de ne pas manger des choses
sales. Par exemple le porc c’est sale, il se roule dans la boue et il mange n’importe quoi »
(Samba, neuf ans, école B). Mais « bien manger » est surtout associé par les enfants des écoles
A et B au fait de ne pas gaspiller, de bien finir son assiette, ou de « manger avec un bon appétit ».
« Bien manger », c’est ici terminer son assiette et ne pas gaspiller ce qui s’y trouve, c’est
respecter la dépense que les parents ont fait pour nourrir leurs enfants. Selon Mélanie, « bien
manger », c’est « par exemple pizza, spaghettis, ça par exemple c’est bien manger, surtout avec
un bon appétit. Bien manger c’est quand t’as tout fini dans ton assiette, que tu ne laisses pas
une miette. Sinon chez moi ben des fois tu ne peux pas sortir de table si tu ne finis pas tout.
(Relance : « Pourquoi ? ») Ben il y en a qui n’ont pas du tout à manger, et puis papa il travaille
dur pour acheter ce qu’on mange » (Mélanie, dix ans, école B). Le fait de ne pas gaspiller la
nourriture servie est également parfois reliée par les enfants des écoles A et B au respect de la
bonne conduite à table, comme par exemple « manger correctement et ne pas s’en mettre
partout », « ne pas faire de taches », « se tenir droit », ou encore « ne pas manger tout le plat
tout seul et partager avec les autres ». Si le lien entre l’expression « bien manger » et le fait de
ne pas gaspiller l’alimentation trouve très probablement son origine dans le discours des parents
à table, nous savons de même, comme nous l’évoquions précédemment, que le gaspillage
élémentaire est très souvent un problème dans les cantines des écoles situées dans des quartiers
prioritaires.

Dans l’école C, le « bien manger » n’a jamais été associé une seule fois à la question du
gaspillage, ni même par les deux enfants dont l’origine sociale est proche des enfants des écoles
A et B. Ici, les réponses des enfants sont très similaires les unes des autres, elles consistent en
l’affirmation que « bien manger », c’est avant tout « manger équilibré ». Voici la réponse
donnée par Cassandra : « Bien manger c’est qu’il y ait assez de légumes pour que ce soit
équilibré des féculents, de la viande, des fruits, du fromage. Si on ne prend pas d’entrée ben on
peut prendre de la salade avant le fromage. (Relance : « C’est quoi alors « manger
équilibré ? ») C’est manger de tout, varier quoi, pas toujours la même chose. (Relance :

269
« Pourquoi il faut manger équilibré ? ») Ben pour ne pas grossir, c’est important de ne pas
grossir (Relance : « Pourquoi ? ») Ben pour rester bien, pas être gros (elle rit). (Relance :
« Donc être gros c’est ne pas être bien ? ») Ça peut poser des problèmes pour les personnes...
(Relance : « Mais pourquoi ? ») Ben… je ne sais pas » (Cassandra, dix ans, école C). Pour les
enfants de l’école C, « bien manger », c’est « manger équilibré », de manière « à ne pas
grossir ». Il s’agit aussi parfois de ne pas manger « trop sucré ou trop salé », ou encore, selon
Kévin, « De ne pas trop manger au MacDo bah sinon voilà… (Relance : « Ça veut dire quoi
bah quoi voilà ? ») (Il rit) Bah tu vas grossir et… tu vas finir trop gros ! » (Kévin, neuf ans,
école C). La nécessité de manger équilibré, de manière à ne devenir « trop gros » se retrouve
ainsi dans les discours de tous les enfants de l’école C, sauf chez Maxime, dont l’origine sociale
est clairement davantage défavorisée que celles des autres enfants, qui a répondu qu’il ne sait
pas à quoi correspond « bien manger », un peu gêné.

Chez les enfants de l’école D, l’idée de la nécessité de varier son alimentation est
toujours présente, mais l’expression de « manger équilibré » est utilisée plus rarement. Le but
de varier son alimentation ici n’est plus de « ne pas grossir », mais « d’être en bonne santé ».
Ainsi, selon Samantha : « Bien manger, c’est manger pas de que ce que tu aimes beaucoup
mais de ce qui est bon pour ton corps. Par exemple, en entrée on peut prendre des tomates avec
de la sauce, en plat principal du steak avec des épinards, puis en dessert on peut prendre un
fruit et un yaourt. Seulement de temps en temps une glace. (Relance : « Tu m’as dit « ce qui est
bien pour ton corps », est-ce que tu peux m’expliquer ce que tu veux dire ? ») Si on mange par
exemple des chips et des bonbons et encore des chips et bonbon ben ce n’est pas bien, pas bon
pour le corps. Pour bien manger il ne faut pas que les légumes, mais un peu de tout, des légumes
ensuite de la viande ensuite une glace euh… il faut quand même manger des légumes tous les
jours ! Pour maman si on n’a pas mangé du tout de légumes aujourd’hui c’est horrible,
horrible, vraiment horrible ! Donc on doit manger des légumes tous les jours, et pour elle bien
manger c’est des légumes bio et encore des légumes » (Samantha, neuf ans, école D). Nous
retrouvons également, dans les discours des enfants de l’école D à propos de ce qu’est « bien
manger », comme dans plusieurs de leurs réponses aux question précédentes, le « bio » et le
« fait-maison ». A l’inverse, le « chimique » et ce qui n’est pas fait-maison sont associés à ce
qui n’est pas « bien manger ». Apolline répondait que « bien manger », c’est « manger de
bonnes choses ». Lorsqu’il lui était demandé à quoi correspondent ces « bonnes choses », elle
répondait « Quand on prend un fruit bah, c’est mieux de prendre un fruit qui est bio. Sinon
quand on prend les fruits ou les légumes du jardin il sont plus gros et meilleurs. Aussi souvent

270
ma maman elle préfère faire les plats parce que quand on achète les plats tous faits on ne sait
pas ce qu’il y a vraiment dedans… du coup il peut y avoir des trucs pas bons. (Relance : « Des
trucs pas bons ? c’est quoi ? ») Des trucs pas bons c’est par exemple des produits chimiques,
enfin des trucs chimiques. Ça c’est mauvais » (Apolline, dix ans, école C).

Il semble ici difficile de donner une interprétation exacte par rapport aux différentes
représentations qui varient ainsi selon la catégorie d’école dans laquelle sont scolarisés les
enfants. Dans la mesure où, pour les enfants des écoles A et B, le fait que ces derniers associent
systématiquement l’expression « bien manger » à ne pas gaspiller l’alimentation qui leur est
fournie peut à la fois être le résultat de discours répétés par leurs parents (notamment
probablement en vertu de leurs conditions économiques majoritairement précaires), mais aussi
potentiellement de discours des encadrants lors des repas de cantine, de par le fait que le
gaspillage alimentaire est un problème identifié dans certaines cantines scolaires des écoles
situées dans des quartiers prioritaires. Il conviendra de revenir sur ce point lorsque nous nous
concentrerons sur le récit de nos séances d’observations lors de repas de cantine dans les écoles
A et B. Toutefois, les enfants interrogés qui ne mangent pas à la cantine ont eu le même discours
que les autres, à propos de l’association entre « bien manger » et « ne pas gaspiller ». Les
différentes représentations des enfants du « bien manger », en fonction de leurs écoles, semblent
être liées à différentes représentations de leurs parents à propos de leurs préoccupations
concernant l’alimentation. Alors que les parents qui vivent dans des quartiers prioritaires sont
principalement concernés par le gaspillage alimentaire, ceux dont les enfants sont inscrits dans
une école située dans une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne se
préoccupent du fait que leurs enfants mangent équilibré, de manière à ce qu’ils ne prennent pas
trop de poids. Les parents des enfants de l’école D, qui s’inscrivent quasiment tous dans des
catégories socio-professionnelles aisées (ou dites « supérieures »), ont pour principales
préoccupations le fait que leurs enfants mangent plutôt des produits bio et artisanaux, et évitent
les produits contenant du « chimique ».

271
Tableau n°17 : Les différentes représentations de ce que signifie « bien manger »

Origines sociales Origines sociales Origines sociales


défavorisées. intermédiaires. aisées.
Représentations de ce Ne pas gaspiller, Manger équilibré Ne pas ingérer de
que signifie « bien respecter la nourriture (varier son produits chimiques,
manger ». et bien se tenir à table. alimentation). Ne pas éviter la nourriture
Manger de la main manger trop sucré, industrielle (lorsque
droite et halal, ne pas trop salé, ou trop gras l’on ne sait pas ce
manger de porc et (ou trop de qu’elle contient).
boire d’alcool (pour McDonald’s). Manger bio et fait-
les enfants maison.
musulmans).

Après avoir demandé aux enfants « qu’est-ce que bien manger ? », nous leur avons, à
l’inverse demandé d’expliquer ce que représente pour eux « mal manger ». Les réponses des
enfants à cette question sont très similaires à celles que nous avons rapportées ci-dessus. Le
« mal manger » est principalement associé par les enfants des écoles A et B au gaspillage
alimentaire, à « ne pas finir son assiette », ou alors à mal se tenir à table, être irrespectueux,
manger salement, etc. Dans l’école C, les enfants associent de même le « mal manger » à ne
pas manger équilibré, soit manger « trop sucré » et/ou « trop salé », manger « trop de MacDo »
ou « trop de choses qui font grossir ». Les enfants de l’école D ont ici à nouveau associé le
« mal manger » à la nourriture industrielle et contenant des produits chimiques. Benjamin
expliquait par exemple que « mal manger », « C’est manger que des cochonneries… des trucs
pas bons pour la santé (Relance : « Et c’est quoi qui n’est pas bon pour la santé, les
cochonneries ? ») C’est les trucs des supermarchés, les trucs comme ça. La plupart des trucs
du supermarché en fait. (Relance : « Pourquoi ? ») Ils mettent plein de produits pour que ça se
conserve plus enfin plus longtemps et c’est pas bon pour la santé et pas bon pour la nature. Et
ça donne un meilleur goût en plus… Ils mettent des produits ça te fait croire que ça a un
meilleur goût alors que non pas du tout ça te met un effet dans la tête, quand tu te rends compte
que c’est pas normal. Ils font ça aussi pour que tu en manges plein et tu as l’impression que
c’est bon mais quand après tu goûtes un légume normal tu te rends compte que c’est pas pareil
et que c’est fait exprès pour en prendre plein. Et tu crois que c’est un meilleur goût alors que
pas du tout déjà ça n’a pas un meilleur goût et en plus c’est pas bon pour la santé » (Benjamin,
neuf ans, école D).

272
T. Reconnaitre un « bon aliment »

Les questions « qu’est-ce qu’un bon aliment ? » et « comment fait-on pour reconnaitre
un bon aliment et le distinguer d’un mauvais aliment ? » ont ensuite été posées aux enfants.
Probablement dû à la formulation de la seconde question qui se termine par « mauvais
aliment », la plupart des enfants ont davantage insisté sur ce qu’est selon eux un « mauvais
aliment » plutôt qu’un « bon ». Deux principales caractéristiques des « mauvais aliments » sont
identifiées par les enfants des écoles A et B : il s’agit des aliments périmés, et des produits qui
sont susceptibles de contenir un contenu illicite vis-à-vis de la religion musulmane, dit haram.
Hakim expliquait par exemple que lorsqu’il achète avec ses parents « du jambon de poulet »,
« il faut bien regarder les ingrédients parce que des fois il y a des aliments que tu penses que
c’est bon et en fait c’est mauvais. (Relance : « Est-ce que tu peux expliquer ? Je n’ai pas bien
compris ») Ben par exemple les cornichons c’est des légumes mais parfois ils mettent de
l’alcool dedans est ça c’est haram. Et pour le jambon de poulet ben c’est pareil une fois il y
avait de l’alcool dedans » (Hakim, neuf ans, école B). Le fait de regarder la date de péremption
sur l’étiquette d’un produit alimentaire est l’élément de réponse qui revient le plus dans les
discours des enfants des écoles A et B, à propos de comment reconnaître un « bon aliment ».
Ce dernier sera de même présent dans quelques-unes des réponses des enfants de l’école C.
Selon eux, un « bon aliment » est principalement un aliment ni trop sucré ni trop salé, et le
moyen de savoir si c’est un bon aliment ou non est de regarder l’étiquette pour en connaitre la
composition, et ainsi sa teneur en sucre et en sel. Clémentine faisait par exemple référence à
l’application pour téléphone portable nommée Yuka : « On peut télécharger une application
qui s’appelle Yuka. (Relance : « C’est quoi ? ») C’est une application avec laquelle on peut
prendre en photo les codes, et ça nous dit si c’est très mauvais… si c’est très bon ben c’est vert,
si c’est moyen c’est orange et si ce n’est pas bon du tout c’est rouge. Ça nous dit ce qu’il y a
dedans, il y a combien de pourcent de sucre et tout ça. (Relance : « Et à part le pourcentage de
sucre ? qu’’est-ce qui nous dit si c’est bon ou pas ? ») (Silence de quelques secondes) Je ne
sais pas… » (Clémentine, onze ans, école C). Yuka permet en effet d’obtenir quelques
informations sur un produit alimentaire en en scannant le code barre avec un téléphone portable.
L’application utilise un code de couleurs afin de classer les aliments, allant du rouge pour les
aliments les « plus mauvais », au vert pour les aliments « les plus sains ». Selon le site internet
de l’application, celle-ci classe les aliments de la manière suivante : « la qualité nutritionnelle »
d’un produit représente 60 % de sa note (selon les normes du « Nutri-score », prenant en compte
les éléments suivants : « calories, sucre, sel, graisses saturées, protéines, fibres, fruits et

273
légumes »449), 30 % dépendent de la présence ou non d’additifs, et les 10 % derniers dépendent
de si le produit est issu de l’agriculture biologique ou non. Clémentine, la seule enfant
interrogée à avoir fait référence à l’application Yuka, semble principalement associer celle-ci à
la possibilité de savoir si un produit alimentaire n’est pas trop sucré, et ainsi ne risquera pas de
faire grossir (ce que semblent principalement redouter les enfants de l’école C selon leurs
représentations de l’alimentation, incluant également cette même enfant). Une enfant de l’école
C, Lana, fut la seule de cette école à avoir expliqué qu’un « bon aliment » est un aliment qui ne
contient pas de produits chimiques, et ainsi que reconnaitre un bon aliment consiste en s’assurer
qu’il n’en contient pas : « Un bon aliment il ne faut pas qu’il y ait de produits dedans (Relance :
« Des produits ? quels produits ? ») Ben généralement c’est des produits nocifs… (Relance :
« Pourquoi ? ») Parce qu’il y a des … produits qui abiment notre corps, des produits chimiques.
Donc il faut regarder les étiquettes ou les emballages et regarder d’où ça vient et où c’est
fabriqué, pour savoir si c’est bon ou pas, et s’il y a des produits chimiques ou non. Pour voir
aussi les trucs qu’il y a dedans » (Lana, dix ans, école C). Les réponses des enfants de l’école
D sont très similaires à ce qu’on a pu en voir à propos de ce qu’est pour eux un bon repas : le
« bon aliment », selon eux, est principalement un produit artisanal et « bio », et c’est en cela
qu’on le reconnait, il est de même dépourvu de produits chimiques.

Ainsi, la prise en compte de si un produit alimentaire est issu de l’agriculture biologique,


ainsi de sa teneur en produits chimiques, semble ici être un critère spécifique aux enfants dont
les parents s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles favorisées, qui de plus est
capital pour eux, en ce qu’il déterminera s’il s’agit d’un « bon aliment » ou non. De même,
préférer le « fait maison » semble ici être directement lié à la crainte que les produits achetés
dans les grandes surfaces contiennent des produits chimiques. Les enfants dont les parents
s’inscrivent dans ce que nous avons qualifié de classe moyenne ont plutôt tendance à se
représenter la « bonne alimentation » comme « équilibrée » et « variée », ne contenant pas trop
de sucre et de sel, et ainsi ne faisant pas « trop grossir ». Grossir semble être le principal danger
lié à l’alimentation pour ces enfants. Alors que les enfants issus d’origines sociales défavorisées
associent principalement le « mauvais aliment » à un aliment dont la date de péremption est
dépassée. Nous avons également pu constater, à plusieurs reprises, que si un nombre important
d’enfant musulmans sont scolarisés dans les écoles situées dans des quartiers prioritaires, ces
derniers associent très souvent aussi bien la « bonne alimentation » que « la bonne santé » à des
règles issues de la religion musulmane (comme par exemple ne pas manger de viande de porc,

449
https://yuka.io/questions/notation-produits-alimentaires/

274
manger de la viande uniquement halal, ne pas manger de produits alimentaires dans lequel un
alcool peut par exemple être utilisé comme conservateur, ou encore manger de la main droite).

Il apparait ainsi clairement qu’il existe des représentations de l’alimentation


fondamentalement différentes en fonction des différentes origines sociales et culturelles des
enfants de neuf à onze ans. Celles-ci nous semblent pouvoir être une hypothèse conséquence à
explorer par les professionnels de la santé publique, à propos des inégalités sociales de santé
croissantes dans le contexte de la transition épidémiologique. En effet, nous avons distinctement
identifié, tout au long de l’analyse de nos entretiens semi-directifs réalisés avec des enfants de
neuf à onze ans issus de différentes origines sociales, que d’une manière générale : plus les
enfants sont issus d’un milieu social défavorisé, plus leurs représentations et leurs
comportements alimentaires sont propices à favoriser chez eux le développement de
pathologies et de maladies chroniques. De même, plus les enfants sont issus d’un milieu social
favorisé, plus leurs représentations et leurs comportements alimentaires semblent favorables à
prévenir chez eux le développement de pathologies et de maladies chroniques. Ces tendances
ont été clairement identifiées, et ce à plusieurs reprises (soit quasiment dans toutes les analyses
des réponses aux différentes catégories de questions que nous avons posées aux quarante
enfants, à propos de leurs goûts, de leurs représentations du plaisir alimentaire, de leur
consommation quotidienne, des goûts et des consommations de leurs parents, de leurs
représentations de la santé, ainsi que de leurs représentations des liens entre l’alimentation et la
santé). Si nous pensons de même en avoir identifié au moins une partie des causes de ces
différentes représentations de l’alimentation selon les différentes origines sociales des enfants,
il semble que nous pouvons désormais nous poser la question du rôle de l’éducation à
l’alimentation face à celles-ci. Si plusieurs chercheurs que nous avons précédemment
mentionnés se positionnent pour l’intégration de l’éducation à l’alimentation dans l’éducation
nationale, notamment de manière à lutter contre la croissance exponentielle du développement
des maladies chroniques, et que l’éducation à l’alimentation est aujourd’hui inscrite dans
plusieurs articles du code de l’éducation et arrêtés ministériels, qu’en est-il de la réalité
empirique aujourd’hui en termes d’éducation à l’alimentation à l’école élémentaire ?

U. L’éducation à l’alimentation selon les enfants interrogés

S’intéresser à l’éducation à l’alimentation d’après les discours des enfants devait selon
nous aussi bien passer par les questions « Qu’est-ce qu’on t’a dit à l’école sur l’alimentation ? »
et « qu’est-ce que t’ont dit tes parents sur l’alimentation ? ». Bien que cette dernière question
275
ait déjà été implicitement posée aux enfants à plusieurs reprises, et qu’ils y ont donc déjà
largement répondu, il s’agira ici pour nous, en la posant explicitement avant celle à propos de
l’alimentation à l’école, de pouvoir être en mesure de savoir concrètement à quel point les
représentations de l’alimentation des enfants leurs viennent de leurs parents, et à quel point elles
leurs viennent de l’école. Comme nous l’expliquions précédemment, nous avons jugé beaucoup
plus efficace de poser des questions aux enfants à propos des goûts et de la consommation
alimentaire de leurs parents, plutôt que de s’adresser directement à ces derniers. Il en fut de
même vis-à-vis des professeurs des écoles élémentaires. Nous avons en effet réalisé quelques
entretiens avec des professeurs pour nous apercevoir qu’il s’agissait surtout pour eux de
glorifier leur image de « bon enseignant », plutôt que de nous fournir des informations
parfaitement concordantes avec la réalité empirique. Attention, il ne s’agit pas ici d’un reproche
adressé aux enseignants interrogés, mais plutôt de l’explication de notre démarche au lecteur.
Nous pouvons d’ailleurs en tant que chercheur en sciences sociales comprendre rationnellement
les attitudes des enseignants que nous avons interrogés, ne sachant pas réellement à qui ils
avaient à faire, et comment les informations qu’ils fournissaient allaient précisément être
utilisées. Lorsque l’on interroge un directeur d’école élémentaire ou bien un professeur, ils se
sentent toujours « très concernés » par notre sujet de recherche et ils œuvrent toujours
« beaucoup » pour celui-ci (ce qui en soit est vrai dans la mesure où certains nous ont permis
d’enquêter auprès des enfants de leurs classes ainsi que dans celles-ci, pendant leur temps de
travail).

Il ne nous semble pas vraiment utile de revenir sur les réponses des enfants à la question
« Qu’est-ce que tes parents t’ont dit à propos de l’alimentation ? », tant les discours des enfants
sont ici redondants par rapport aux réponses qu’ils ont précédemment fournies et que nous
avons déjà décrites et analysées. Passons ainsi directement à la question « qu’est-ce qu’on t’a
dit à l’école sur l’alimentation ? », qui nous permettra d’en savoir un peu plus à propos de la
réalité empirique de l’éducation à l’alimentation. Les réponses sont brèves, et le constat est
simple. Une partie des enfants de l’école A ont expliqué qu’ils ont cette année fait « la semaine
du goût » avec leur enseignante, nous y reviendrons. Les réponses des enfants des écoles B et
C sont catégoriques, les enfants n’ont jamais entendu parler d’alimentation à l’école, et ce
malgré quelques relances de notre part afin de tenter de « faire parler » les enfants. Khadija
répondait par exemple : « Rien du tout, on ne parle pas de ça à l’école, on n’en a jamais parlé.
(Relance : « tu es sûr ? essaye de te souvenir, on ne t’a rien dit sur l’alimentation à l’école »)
Non, vraiment rien. Si on avait parlé de ça à je m’en souviendrais mais non on ne nous a rien

276
dit » (Khadija, dix ans, école B). Les enfants de l’école D ont répondu que la seule fois pendant
laquelle ils ont entendu parlé d’alimentation à l’école, c’était lors de l’intervention du
naturopathe, connaissance de la directrice de l’école, un an avant notre enquête, que nous
évoquions précédemment. Les enfants ne semblent se souvenir du contenu de cette intervention
que très vaguement, et ne sont pas capables de parler précisément de ce qui y a été dit, mis à
part que le « monsieur parlait de ce qui se passe dans notre corps quand on mange tel ou tel
aliment » (Benjamin, neuf ans, école D), sans pouvoir évoquer spécifiquement l’effet d’un
aliment donné sur le corps. Comme nous en évoquions précédemment l’idée, il semble qu’un
évènement extraordinaire et unique dans une école élémentaire, comme la venue d’un
intervenant pendant le temps d’un après-midi unique, ne suffise pas à ancrer véritablement des
connaissances dans les esprits des enfants. Ces derniers se souviendront davantage de la
sympathie de l’intervenant, et du fait qu’ils ont passé un agréable moment en sa compagnie.

Il semble en fait que « l’éducation à l’alimentation » n’existe pratiquement pas dans les
écoles dans lesquelles nous avons enquêtées. Cela nous renvoie à l’analyse réalisée par Gauthier
Roger-François que nous évoquions précédemment : les professeurs des écoles semblent un peu
« perdus » entre un programme scolaire (national) à dispenser, dont l’enseignement est
rigoureusement contrôlé par l’inspection académique, et un ensemble d’injonctions contenues
dans des articles du code de l’éducation stipulant qu’ils sont chargés de dispenser un ensemble
« d’éducation à… »450 (parmi lequel figure « l’éducation à l’alimentation »), sans qu’aucune
directive précise ne soient donnée aux enseignants à propos de ces « éducations à… », sans
qu’il existe un programme scolaire commun aux différentes écoles, et sans que ces éducations
soient contrôlées par les inspecteurs académiques de l’éducation nationale. Il en relève ainsi de
la volonté entière d’un instituteur d’aborder ou non ce sujet en classe, selon sa sensibilité envers
un certain type « d’éducation à… », mais aussi selon ses ressources en termes de temps
disponible par rapport à la nécessaire avancée dans le programme scolaire, ainsi qu’en termes
d’énergie restante. Que peut être « l’éducation à l’alimentation » lorsqu’il n’existe pas de
programme scolaire précis encadrant celle-ci et fournissant aux enseignants un socle de
connaissances à dispenser aux enfants ? Elle peut-être tout simplement tout ce que le souhaitera
un professeur ayant un intérêt particulier pour l’alimentation. Prenons l’exemple de la « classe
du goût », réalisée par une enseignante de l’école A, selon sa volonté individuelle et de par sa
propre démarche.

450
Gauthier Roger-François, Ce que l’école devrait enseigner, pour une révolution de la politique
scolaire en France, op.cit., p. 14.

277
3.2 Séances d’observation

A. Goûter et classe du goût dans une école située dans un quartier prioritaire.
« L’éducation à l’alimentation » face à la réalité empirique

Nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec l’institutrice de l’école A qui


organise chaque année dans sa classe de CM1 une classe du goût. Nous avons de même eu, de
manière fortuite, la chance d’assister (et même de participer) à un goûter d’anniversaire pris
dans sa classe. Celui-ci s’est déroulé de 15h30 à 16h30, pendant la dernière heure de classe de
la journée, nous venions de terminer une séance d’entretien collectif dans cette classe, alors que
l’institutrice nous proposa gentiment de nous convier au goûter qui aurait lieu après la
récréation. Le lecteur se demandera probablement ici quel est le lien entre ce goûter et la classe
du goût ? Nous y venons.

Lors de l’entretien, l’institutrice expliquait que l’alimentation est un sujet qui lui tient
particulièrement à cœur, mais aussi qui est un bon moyen de faire en sorte que les enfants
puissent communiquer, échanger et partager. La classe de CM1 de l’école A de laquelle est
responsable cette institutrice semble assez difficile à gérer. Les enfants sont nombreux, vingt-
six, plus de trois quarts d’entre eux sont issus d’une origine étrangère par leurs parents. La
plupart de ces enfants d’origine étrangère tend à se revendiquer en tant qu’originaire d’un pays
étranger, ou bien en tant que bénéficiant de sa nationalité. Encore une fois, il ne s’agit pas ici
de vouloir faire du séparatisme en évoquant ces faits, mais plutôt de vouloir sincèrement
comprendre la réalité sociale, vis-à-vis de laquelle cette réalité semble avoir toute son
importance. C’est du moins ce à quoi correspond la réalité empirique : les enfants se considèrent
souvent comme différents les uns des autres en vertu de leurs différentes origines nationales et
ethniques. Afin de réussir à pouvoir « gérer » la classe (les conflits et les bagarres y sont
nombreux), avoir l’attention des enfants, et y faire régner une atmosphère propice à l’éducation,
l’institutrice a été amenée à employer des stratégies et des méthodes éducatives afin d’optimiser
le vivre-ensemble et d’éduquer à celui-ci. L’éducation dans cette classe, et ainsi probablement
dans de nombreuses écoles élémentaires situées dans des quartiers prioritaires, ne consiste pas
qu’en l’enseignement des mathématiques, de l’histoire-géographie et du français, mais aussi en
la transmission de valeurs propices au vivre-ensemble. Cela passe nécessairement par
l’apprentissage des valeurs et de la culture de « l’autre », et ainsi d’un partage entre les
différentes identités revendiquées. La classe du goût organisée par l’institutrice, tous les ans,
278
semble principalement répondre à cette fonction. Le principe est le suivant : durant une
semaine, les enfants sont invités à ramener, tous les jours, à tour de rôle, un aliment et/ou un
plat de son pays d’origine, qui pourra ensuite être goûté et partagé par les enfants de toute la
classe. L’enfant qui ramène ce plat est de même invité à en faire une présentation devant les
autres enfants. C’est aussi ce que les enfants de l’école A nous expliquaient lorsqu’ils nous
parlaient de la « semaine du goût » : « Ah oui la semaine du goût c’est que chaque enfant, enfin
ce n’est pas obligatoire mais chaque enfant il doit ramener des plats de chez lui. Du coup moi
j’ai ramené des cornes de gazelle, des gâteaux arabes, des… gâteaux en forme d’étoile ça
s’appelle comment déjà ? Je ne sais plus… Bref ah oui enfin on met des Smarties dessus et des
petits trucs de toutes les couleurs on met ça sur les gâteaux » (Anouar, neuf ans, école A). Il
semble que l’on puisse ici bien parler d’une « éducation à l’alimentation », dans le sens où il
s’agit d’éduquer les enfants aux différentes cultures gustatives ainsi que d’étoffer leurs
répertoires alimentaires en découvrant parfois de nouveaux plats et de nouveaux aliments. Il
s’agit cependant avant tout d’éduquer les enfants au vivre-ensemble à travers l’alimentation, et
aucunement de discuter de connaissances à propos de liens entre les aliments présentés et la
santé. La stratégie ici employée par l’institutrice semble du moins fonctionner et instaurer dans
la classe une certaine tolérance et un certain esprit de vivre-ensemble. C’est en tout cas ce que
nous avons constaté lors du goûter. Deux gâteaux étaient présents, un fondant au chocolat et
une tarte aux fruits, l’un ramené par l’enfant et l’autre par la maîtresse. Nous nous sommes,
avec les enfants, mis en ronde autour de la table au centre de la salle sur laquelle étaient posés
les gâteaux, puis avons chanté « joyeux anniversaire », d’abord en Français. La chanson a été
ensuite chantée en langue arabe, par la plupart des enfants ainsi que par la maîtresse, avant que
celle-ci propose aux autres enfants « qui veut chanter dans sa langue ? ». Un autre enfant s’est
manifesté et plusieurs d’entre eux ont chanté « joyeux anniversaire », cette fois en langue wolof
(langue principalement parlée au Sénégal et en Mauritanie). Les enfants semblaient à ce
moment particulièrement apprécier avoir l’occasion de s’exprimer dans une langue qu’ils
considèrent la leur, et qui est probablement régulièrement parlée par leurs parents. L’ambiance
était chaleureuse et joyeuse451. Ce moment correspond-il à ce qu’est « l’éducation à

451
Il ne s’agit pas ici de glorifier, d’en faire l’éloge, ni de critiquer les méthodes éducatives employées
par cette institutrice, par rapport à la scène que nous décrivons. Il est ici question de rapporter une réalité
empirique, tout en écartant notre description de tout jugement de valeur. Nous ne nous positionnons pas
par rapport à ce que nous avons décrit comme des « stratégies » employées par l’institutrice visant à
éduquer au vivre-ensemble et instaurer une tolérance mutuelle des enfants les uns envers les autres tout
en acceptant leurs « différences » (représentées). Il semble de même que, pour l’institutrice, il s’agisse
davantage de moyens mis en place afin de pouvoir assurer correctement son métier en s’adaptant à la
réalité empirique, plutôt que d’une vocation politique visant à prôner un certain multiculturalisme.

279
l’alimentation », par exemple selon l’avis n°84 du Conseil National de l’Alimentation ou les
lois du code de l’éducation ? probablement.

Nous pouvons tout de même, dès lors, nous poser la question du large champ des
possibles dans lequel peut ainsi prendre forme « l’éducation à l’alimentation ». Il semble que,
si celle-ci fut avant tout intégrée dans plusieurs articles du code de l’éducation, c’est avant tout
dans la perspective de répondre à des problématiques de santé publique, et notamment en raison
de la croissante prévalence de l’obésité, qui, rappelons-le, favorise le développement de
maladies chroniques, dans le contexte de la transition épidémiologique. Il nous semble ainsi
inévitable que l’idée d’une « éducation à l’alimentation » puisse se préciser davantage,
notamment en termes de contenu, voire d’un programme commun aux différentes écoles, afin
de pouvoir être réalisée conformément aux objectifs liés à ce pourquoi elle fut premièrement
pensée. Le véritable défi consistera dès lors en la création d’un contenu adapté aux différentes
représentations et ainsi comportements alimentaires des enfants, sans quoi il risquerait d’être
inefficace, et simplement moralisateur (voire stigmatisant, si nous reprenons les idées
notamment développées par des sociologues tels que Jean-Pierre Poulain452). C’est en tout cas
ce à quoi pourrait bien servir la recherche actuelle que nous avons entreprise, et la formulation
de propositions quant au contenu d’un tel programme pourra être expérimentée dans la
conclusion de celle-ci. Avant ceci, il s’agira désormais d’exposer ce que nous avons observé
lors des repas de cantine scolaire, ainsi que ce que nous pouvons analyser des entretiens
collectifs que nous avons réalisés dans des classes de CM1 et de CM2 dans les écoles qui ont
constituées notre terrain d’enquête sociologique.

B. Observations de repas dans les cantines des écoles A, B, C et D

Nous tenterons ici de rapporter ce que nous avons pu observer lors de plusieurs repas de
cantines dans chacune des écoles qui ont constitué notre terrain d’enquête. Les séances
d’observations qui nous y avons réalisées furent en quelques sortes limitées en termes
d’immersion, dans la mesure où la possibilité de nous assoir à des tables, auprès des enfants, ne
nous fut pas donnée. Nous n’avons ainsi pas eu véritablement accès aux conversations des
enfants pendant les prises de repas. Dans les écoles A, B et C, nous restions debout, marchions,
et imitions les déplacements des personnels chargés de surveiller la cantine. Dans l’école D,

452
Poulain Jean-Pierre, Sociologie de l’obésité, op.cit., p. 40.

280
beaucoup plus petite que les trois autres, nous étions assis seul sur une table, pas très loin de
celles des enfants.

Dans les écoles A, les classes et les enfants sont nombreux. La cantine est une grande
salle séparée en deux parties par un muret, d’un côté mangent les enfants de maternelle, et de
l’autre, les enfants de l’école élémentaire. Intéressons-nous uniquement à ces derniers. Le temps
du repas de cantine est divisé en deux, les quarante-cinq premières minutes seront consacrées
au repas d’un premier groupe d’enfant (CP, CE1, CE2), puis les quarante-cinq suivantes au
repas des CM1 et des CM2. La partie de la salle dans laquelle déjeunent les enfants de l’école
élémentaire est composée de vingt tables autour desquelles figurent six chaises, toutes remplies.
Sept adultes, qui se déplacent continuellement le long de la salle, sont chargés de surveiller les
repas de cantine, tout en servant les plats aux enfants. Les enfants sont très régulièrement
appelés à se calmer et à faire le silence, ce que les adultes surveillant, plus nombreux que dans
les autres écoles dans lesquelles nous avons enquêté, parviennent à obtenir. Après quelques
rappels, parfois en haussant un peu le ton, ils parviennent à obtenir un certain calme dans la
salle. Quelques enfants chahuteront un peu le long de leurs repas, trois d’entre eux en viennent
à la bagarre, sont très vite séparés et punis. A l’entrée dans la cantine est disposée sur un mur
une grande affiche de campagne de lutte contre le gaspillage alimentaire, sur laquelle est écrit
en très grands caractères « STOP Gaspillage », ainsi que « J’aime la nourriture, je la respecte ».
Lors de la première séance d’observation dans l’école A, le menu était composé d’une entrée,
d’un plat principal, et d’un dessert. L’entrée est une saladé composée de mâche, de tomates et
de maïs mélangés dans une sauce. La salade est accompagnée d’un verre de jus de pomme pour
chaque enfant. Sur chaque table dispose également une corbeille de pain dans laquelle les
enfants peuvent se servir, sur laquelle figure un dessin représentant une pomme verte et
l’inscription « bien manger en Normandie »453. Les enfants boivent tous leur verre de jus de
pomme avec un certain enthousiaste, et aimeraient très probablement pouvoir bénéficier d’un
second. La salade composée est, elle, très peu mangée par les enfants, ceux qui semblent finir
la part qui leur a été servie sont peu nombreux par rapport à l’ensemble des enfants. Ce sont les
surveillants qui servent une part de cette salade composée dans l’assiette de chaque enfant, et
tous sont encouragés (dans un premier temps) à « au moins goûter » ce qui leur est servi. Pour
ceux qui refusent de goûter, un surveillant vient les rappeler à l’ordre et les oblige à « au moins
goûter ». Certains enfants s’y opposent et ne s’exécutent pas, ils ne recevront pas de punition.

453
Il semble que ce soit une opération, principalement de lutte contre le gaspillage alimentaire, organisée
par la Chambre Régionale d'Agriculture de Normandie, visiblement partenaire avec l’école A.

281
Quelques enfants seront punis durant le repas, contraints d’aller dix minutes « au coin », debout
contre le mur, suite à leur chahut à table… La part de salade composée servie aux enfants ne
fut pas terminée par une large majorité d’entre eux, et le peu qu’ils en ont mangé le fut, semble-
t-il, avec peu d’enthousiasme. Quelques visages semblent très tristes, voire vides de toute
expression, certains enfants sont là immobiles et inanimés, ne mangent pas, ne bougent pas, ne
parlent pas et regardent dans le vide. Quelques rares enfants assez sages lèvent la main pour
demander une portion supplémentaire de salade. Vingt minutes se sont écoulées depuis le début
du repas, la plupart des enfants n’ont pas mangé la part qui leur a été servie, et le plat principal
commence à se faire attendre dans un bruit croissant que les surveillants commencent à avoir
du mal à maîtriser. Ces derniers sont des femmes et des hommes âgés de vingt-cinq à trente-
cinq ans. Ils savent se montrer parfois fermes avec les enfants (surtout lorsqu’une bagarre ou
un conflit est en train de s’amorcer), mais ne semblent pas particulièrement autoritaires dans
leur attitude générale auprès des enfants. Le plat principal arrive alors que les enfants sont un
peu plus fermement rappelés à l’ordre de faire le silence. Il est composé d’une sorte de pain de
mie fourré au fromage fondu, de pommes de terre, de rôti de bœuf baignant dans de la crème
fraiche. Les enfants ne semblent que très peu enthousiastes en mangeant le plat principal.
Relativement assez calmes dans l’ensemble, beaucoup d’entre eux ont le même visage triste
qu’ils avaient devant leur salade. La plupart des assiettes, remplies par les surveillants, ne
finiront pas vides. Seuls les pains au fromage ont été complètement mangés. Les membres du
personnel chargés de surveiller le repas de la cantine essayent de convaincre les enfants de
manger le contenu de leurs assiettes, de ne pas gaspiller. Ils passent régulièrement de tables en
tables et discutent avec les enfants qui ont le moins entamé leur plat. Dans cette école, la lutte
contre le gaspillage alimentaire semble se faire principalement par une sensibilisation via des
affiches et des pancartes installées dans la cantine, ainsi que par la médiation du personnel
surveillant, qui semble également être chargé d’inciter les enfants à finir leur assiette. Quelques
enfants en auront tout de même mangé le contenu à la fin du repas, mais il s’agit là d’une
minorité. Lorsque les tables dont débarrassées, c’est surtout de grandes quantités de viandes qui
demeurent dans la plupart des assiettes, et qui finiront ainsi à la poubelle. Des yaourts en guise
de dessert sont servis aux enfants, cette fois facultativement. Le repas prend fin, les enfants des
classes de CM1 et de CM2 s’en vont, puis ceux de CP, CE1 et CE2 arrivent. Les comportements
de ces derniers vis-à-vis des plats qui leur sont servis sont très similaires à ceux de leurs ainés.
Les surveillants semblent davantage investis dans le fait de faire en sorte que les enfants goûtent
au moins le contenu de leur assiette, surtout avec les plus jeunes. Un enfant, probablement en
classe de CP, qui refusait catégoriquement de goûter sa salade composée, sera contrait par un

282
surveillant d’aller s’assoir seul face au mur, isolé des autres, sur une table placée à part des
autres dans le fond de la salle. Le surveillant lui apportera une très petite quantité de salade
composée que l’enfant sera obligé de goûter. Je demande à un surveillant, après la fin du repas,
comment font-ils pour faire en sorte de lutter contre le gaspillage alimentaire. Il me répond que
les enfants ne sont pas systématiquement punis s’ils refusent de goûter, mais que cela peut
arriver, selon l’attitude de l’enfant, et que les surveillants sont chargés « de fortement inciter
les enfants à goûter » tout ce qui leur est proposé. Nous avons eu l’autorisation de photographier
les menus du mois proposés par la cantine de l’école A. Aux quatre coins de la feuille sur
laquelle figurent ceux-ci, inscrits dans un tableau, sont inscrits des slogans et des dessins. Parmi
ceux-ci, est écrit en couleur et en gros caractères « N’en perds pas une miette, finis ton
assiette ! ». Est aussi écrit en vert avec en dessous un dessin représentant un visage
enthousiaste « Manger c’est », puis en rouge accompagné d’un visage grincheux « Gaspiller
c’est ». Dans un autre coin figure « Manger c’est bien, jeter ça craint ! », ainsi que « Moi,
j’adore bien manger à la cantine », avec des dessins de fruits et de légumes. Le menu comporte
un code couleurs afin de distinguer plusieurs catégories d’aliments : « fruit ou légume cru ;
féculent ; fruit ou légume cuit ; produit laitier ; matière grasse ; viande œufs poisson ». Aussi,
nous pouvons constater en observant les menus que plusieurs des produits proposés sont des
« produits bio », « produits bio et locaux », « produits locaux », et « produits de saison ». La
cantine propose aussi une fois par semaine un « menu végétarien ». Nous nous garderons ici
d’exposer dans les détails la composition des menus de cantine, premièrement parce que nous
n’en avons pas demandé explicitement l’autorisation, et deuxièmement car notre travail
d’enquête sociologique dans les cantines (tel que nous l’avons défini) ne consiste pas en une
investigation visant à porter un jugement managérial à propos des choix réalisés par la mairie.
En revanche, nous pouvons constater, suite à nos séances d’observations, que les enfants de
l’école A ne semblent pas raffoler des légumes qui composent les plats qui leurs sont proposés.
Lors d’un autre repas auquel nous assistions, l’entrée était une crêpe au fromage, et le plat
principal un filet de poulet panné accompagné de petits pois et de carottes. Ici, ce sont les petits
pois et les carottes qui ont remplacés, délaissés dans les assiettes (puis versés dans les
poubelles), les salades composées que nous évoquions précédemment.

Au-delà de tout jugement de valeur porté sur la démarche réalisée par la cantine (soit
par la direction de l’éducation et de l’enfance de la mairie de la ville dans laquelle se trouve
l’école), il nous semble ici inévitable de constater que, alors que c’est dans les repas proposés
dans la cantine de l’école A que nous avons vus le plus de produits « bio » et « locaux » (ainsi

283
que « bio et locaux » cumulés), ce qui n’est pas sans représenter des moyens économiques
conséquents, c’est également dans cette cantine que nous avons également vu le plus de
gaspillage alimentaire. Aussi, comme nous l’avons précédemment évoqué, les dix enfants
interrogés de l’école A ont tous déclaré ne jamais avoir parlé d’alimentation en classe, mis à
part lors de la « semaine du goût », organisée seulement dans une classe de CM1, selon la
volonté et la démarche individuelle d’une institutrice, et qui ne semble pas consister en parler
de ce que sont les produits « bio » ou « locaux ». Il semble en fait que la campagne de lutte
contre le gaspillage alimentaire organisée par l’école A s’articule principalement autour des
quelques messages dispersés à l’écrit sur des affiches au sein de la salle de cantine, ainsi que
repose sur la mission qu’ont les surveillants, chargés d’inciter les enfants à tout goûter.

Les repas de cantine dans l’école B sont quelque peu différents de ceux de l’école A.
L’école B est située dans une commune voisine de celle de l’école A, les origines sociales et
culturelles des enfants y sont très similaires. Cependant, la turbulence et la violence chez les
enfants est un peu plus conséquente au sein de l’école B. Cette dernière a ainsi développé une
politique éducative qui nous a semblée beaucoup plus stricte. Dans l’école B, le conseiller
principal d’éducation est particulièrement autoritaire. Homme d’une cinquantaine d’années, il
a grandi dans le quartier et a acquis une expérience professionnelle conséquente en tant
qu’éducateur auprès d’enfants et d’adolescents socialement défavorisés. Il pratique ce que l’on
pourrait ici appeler « l’éducation à l’ancienne », et n’hésite pas à se montrer ferme avec les
enfants, quitte à user des cordes vocales et dispenser allégrement des punitions. Très ferme
envers les enfants également pendant les repas de cantine, il supervise leur surveillance,
accompagné d’un personnel de surveillants moins nombreux que dans l’école A. L’école B est
un peu moins grande, les enfants y sont donc un peu moins nombreux, et ainsi les repas de
cantine moins chargés numériquement. Ici, il n’est pas question du moindre chahut pendant les
repas, sans quoi le surveillant en chef ne mettra que quelques secondes avant de sanctionner.
Le gaspillage alimentaire semble ici similaire à ce qu’il était dans l’école A, mis à part qu’il n’y
a pas ici d’affiches ou de slogan contre celui-ci. Lors du premier repas observé, l’entrée consiste
en une petite assiette de taboulé : semoule froide, tomates et quelques feuilles de salade verte.
C’est ici surtout la semoule qui sera mangée par les enfants, dans une moindre mesure quelques
tomates, et presque pas, les feuilles de salades. Les surveillants, comme dans l’école A, incitent
les enfants à goûter, mais ne les y forcent pas réellement, sauf si un enfant refuse
catégoriquement de manger le moindre morceau. Le plat principal du jour est composé de
poulet découpé en petits morceaux, de riz et de haricots verts. C’est le riz qui sera mangé avec

284
le plus d’appétit, et les haricots les plus délaissés. Il ne sera pas bien utile de fournir davantage
de détails quant au déroulement des repas de cantine dans l’école B, tant ceux-ci sont finalement
très similaires à ceux de l’école A. Une politique éducative quelque peu différente, et la
campagne de lutte contre le gaspillage alimentaire en moins, pour finalement des mêmes
résultats en termes de consommation alimentaire et de « gaspillage ». Très probablement, de
par le fait que les enfants des écoles A et B, toutes deux situées dans des quartiers prioritaires,
ont les mêmes représentations de l’alimentation, comme nous l’avons vu tout au long des
analyses de nos entretiens semi-directifs réalisés avec quarante enfants.

Quelques séances d’observations de repas de cantine dans l’école C ont permis de


constater deux choses : premièrement, les moyens consacrés aux repas de cantine semblent
moindres par rapport à ceux des écoles A et B. D’après les responsables de l’éducation de la
mairie, bien que cela soit envisagé, la commune ne dispose actuellement pas d’un budget
suffisant pour proposer des aliments ou des plats bio. Avec la responsable de la cuisine, ils nous
expliquaient qu’ils se sentent tout de même très concernés par le devoir de proposer aux enfants
une alimentation variée et équilibrée, mais que le budget était plutôt restreint. Deuxièmement,
bien qu’il y en ait toujours, et que ce soit quelque chose de visiblement très difficile à éviter
dans les cantines scolaires, le gaspillage alimentaire nous a semblé bien moindre au cours des
repas de cantine de l’école C, les assiettes se vidant plus nettement. La cantine de l’école C est
une grande salle dans laquelle sont disposées quinze tables de dix chaises, la table du milieu de
la salle sert aux repas des enseignants, qui déjeunent en compagnie des enfants. Si les enfants
qui déjeunent à la cantine sont aussi nombreux que dans l’école B, l’organisation est
visiblement différente, probablement faute de moyens. Il n’y a pas dans la cantine de l’école C
de personnel chargé de surveiller les enfants, c’est la directrice de l’école qui s’en charge,
relayée de temps en temps par une de ses collègue institutrice. Un employé est chargé de faire
des allées et venues régulièrement, de distribuer et de débarrasser la nourriture, veiller à ce que
les enfants aient assez et que tout se passe pendant le repas. C’est cependant la directrice de
l’école qui veille à elle seule à réguler le bruit et l’ordre dans la salle. Très autoritaire, sûrement
par nécessité, elle crie régulièrement pour faire taire les enfants, qui peuvent vite devenir très
bruyants et chahuteurs. La directrice a mis en place un système afin de tenter de mieux contrôler
le bruit et les chahuts : un dessin de feu tricolore est imprimé sur un grand carton et accroché
contre le mur, le vert est affiché par défaut, elle affiche d’abord le feu orange pour donner un
avertissement aux enfants, montrer le feu rouge signifiera que les enfants obtiendront une
punition. L’employé de la commune chargé de servir la nourriture aux enfants semble être très

285
proche de ces derniers, et très bien tous les connaître. Il ne cherche pas à leur imposer l’autorité,
mais fait plutôt preuve avec les enfants d’une certaine complicité. Il vient parfois encourager
les enfants à finir leur assiette ou bien à goûter s’ils ne veulent pas. Un des repas servit dans
l’école C, lorsque nous étions présents, fut très similaire en termes de composition à celui que
nous décrivions précédemment dans l’école B : morceaux de poulet, riz et petits pois-carottes.
Les assiettes à ne pas avoir été vidées à la fin du repas furent rares, alors que la portion de
légumes servie était également moindre. Le dessert proposé était une crème glacée à la vanille
accompagnée d’une banane. Les enfants se sont tous jetés sur la crème glacée qu’ils ont
rapidement engloutie, alors qu’environ la moitié d’entre eux ont choisi de prendre également la
banane qui leur était proposée.

Les repas de cantine de l’école D sont difficilement comparables à ceux des écoles A,
B et C, dans la mesure où il n’y a pas ici de repas proposés directement par l’école. Cette
dernière étant indépendante, privée, et assez petite, elle n’a pas les moyens d’avoir une cuisine
et d’embaucher un personnel d’entretien et de service. Il est ainsi convenu avec les parents
qu’ils doivent fournir aux enfants qui resteront sur place pendant la pause déjeuner un repas,
donc transportable. La cantine se fait dans une salle dans laquelle sont disposées deux grandes
tables en bois avec une vingtaine de chaises autour de chacune d’elles. Au bout de la pièce est
installé sur un petit meuble un ordinateur et un poste de radio/lecteur de CD, qui diffuse, tous
les midis, soit des histoires ou des chants religieux catholiques, soit des livres audio (ont été
diffusées pendant notre présence des fables de Jean de la Fontaine). Pendant que le poste de
radio fonctionne, les enfants sont d’un calme absolu lorsqu’ils déjeunent, et sont tenus de ne
parler qu’en chuchotant seulement afin de proposer de leur nourriture aux autres et de partager.
La directrice de l’école, après avoir enclenché la lecture d’un CD, ne restera pas surveiller les
enfants, et ne reviendra que de temps en temps passer voir si tout se passe bien. La relation
entre les adultes et les enfants est ici entièrement basée sur l’autonomie, la directrice et un
enseignant qui l’accompagne n’auront pas eu besoin d’élever la voix durant le repas, ni de les
rappeler à l’ordre. Les enfants ramènent en venant s’installer à table des sacs plastiques
contenant des boites hermétiques ainsi que des couverts en plastique, de même que quelques
sandwichs emballés dans du papier aluminium. Les repas sont pratiquement tous constitués
d’un mélange de légumes (carottes, haricots verts, tomates, olives, avocats, maïs) consommé
froid, accompagné de soit un bout de pain avec du jambon ou bien du blanc de poulet, soit un
petit sandwich jambon-beurre-salade. Seuls deux enfants n’ont pas ramené de légumes, et
mangent un sandwich au jambon accompagné de chips industrielles, ils proposeront de partager

286
les chips avec les autres enfants, certains en prendront une poignée. En dessert, compotes et
yaourts nature labélisés « bio » accompagnés de fruits (principalement pommes, clémentines,
bananes et kiwi). La directrice apportera de même une corbeille remplie de pommes dans
laquelle les enfants peuvent librement se servir. Le repas se termine, et les trois « chargés de
nettoyage » passeront éponge sur la table et balai sur le sol tandis que les autres enfants vont en
récréation. Nous pouvons ici supposer qu’une telle autonomie accordée aux enfants pendant
leur déjeuner pris à l’école ne serait pas possible si les enfants étaient aussi nombreux que dans
les écoles A, B, C, alors que les enfants de l’école élémentaire qui restent déjeuner sur place ne
dépassent pas le nombre de trente. Nous avons pu observer au cours des repas un certain rapport
sacré qu’entretiennent les enfants avec leur nourriture. Alors qu’ils sont incités à remercier Dieu
avant de commencer leur repas, et qu’ils consomment celui-ci tout en écoutant des histoires ou
des chants souvent religieux, la nourriture semble être manipulée par ces enfants avec une forme
de respect et de précaution. Le gaspillage alimentaire n’existe pas ici, et si un enfant ne termine
pas le contenu de sa boite, il le remballe et le remet précautionneusement dans son sac pour le
rapporter chez lui après l’école. Il semble assez évident que les enfants aient moins envie d’être
vus jetés des aliments préparés et emballés directement par les parents, alors que les enfants des
écoles A et B ne semblent pas sensibles au fait de voir partir à la poubelle ceux de la cuisine de
la cantine scolaire, malgré les affiches de prévention contre le gaspillage alimentaire.

Au-delà de l’aspect purement descriptif de cette investigation ethnologique au sein des


salles de cantine scolaire de ces quatre écoles (que nous jugions indispensable de réaliser dans
une enquête de sociologie empirique sur l’alimentation infantile et sur l’éducation à
l’alimentation), que pouvons-nous en conclure théoriquement ? Il semble premièrement qu’il
existe une certaine dissonance entre le fait d’engager une campagne de lutte contre le gaspillage
alimentaire, principalement basée sur des messages et des slogans de sensibilisation affichés
dans les salles de cantine, et le fait de ne pas véritablement (voire pas du tout, selon les
témoignages des enfants) aborder cette thématique en classe. Les enfants ne semblent
aucunement sensibles à des slogans de sensibilisation écrits et apposés, ni à une communication
unique et exceptionnelle. Seule la communication régulière et répétée nous paraît pouvoir être
efficace, et concernant l’alimentation, aussi bien par rapport au gaspillage que par rapport aux
liens entre l’alimentation et la santé454, ceci ne dépend encore une fois que de la volonté unique

454
Les deux sont de toute manière liés en soi, dans la mesure où le gaspillage alimentaire régulier
nécessitera inévitablement une production alimentaire supérieure à sa consommation, résultant
forcément sur une dégradation de l’environnement par la production intensive, qui, comme nous l’avons
vu, affectera à son tour la santé humaine.

287
d’un instituteur particulier, et ceci demeurera ainsi en l’absence de programme scolaire
d’éducation à l’alimentation pris en compte par les inspecteurs académiques de l’éducation
nationale. Les slogans et les messages martelés, à l’image de « pour votre santé, mangez au
moins cinq fruits et légumes par jour » du PNNS, s’ils ne sont pas accompagnés d’explications
et de véritable pédagogie (c’est-à-dire de communication répétée et régulière à propos des
relations de cause à effet entre l’alimentation et la santé), sont soit ignorés, soit moqués par la
plupart des enfants. Lutter contre le gaspillage alimentaire dans les écoles élémentaires situées
dans des quartiers prioritaires implique selon nous deux possibilités : soit de contribuer à
influencer les représentations alimentaires des enfants dans des cours d’éducation à
l’alimentation, dispensés régulièrement et suivant un programme, soit de proposer des repas de
cantine davantage adaptés aux représentations alimentaires de ces enfants. Il est de même très
probable que ces deux solutions soient réalisées ensemble pour être véritablement efficaces.

Ce que nous entendons par « s’adapter aux représentations alimentaires des enfants »
pour les cantines des écoles élémentaires situées dans des quartiers prioritaires ne consiste pas
ici à servir quotidiennement aux enfants des kebabs, des pizzas ou des menus achetés dans un
fast-food, mais plutôt d’identifier, dans leurs représentations, des leviers permettant de pouvoir
être en mesure de proposer des repas susceptibles d’être davantage mangés, tout en pouvant
être sains et ainsi respecter une certaine éthique quant à leur « biocompatibilité ». Ceci ne sera
pas sans poser un certain dilemme : à savoir, jusqu’où les cantines scolaires peuvent-elles ou
doivent-elles « s’adapter » par rapport aux représentations alimentaires des enfants ? Dans la
mesure où nous pouvons de même nous demander si une telle adaptation ne participerait pas à
aller à l’encontre du principe premier de l’école républicaine, c’est-à-dire de fournir aux
différents enfant une culture commune, citoyenne et ainsi plus ou moins uniformisée, de
manière à transmettre aux enfants provenant de différentes origines sociales un socle commun
de culture, qui leur permettra de développer une identité commune en tant que citoyens. Nous
y reviendrons, tout en tentant d’identifier quelques leviers concrets dans les représentations
alimentaires des enfants scolarisés dans les écoles situées dans des quartiers prioritaires, afin de
proposer des solutions adaptées à celles-ci, potentiellement pour lutter contre le gaspillage
alimentaire dans les cantines scolaires, mais aussi et surtout pour formuler des solutions pour
une éducation à l’alimentation adaptée à tous les enfants, et leur permettant de développer des
représentations alimentaires « biocompatibles ». Intéressons-nous avant cela aux entretiens
collectifs réalisés dans des classes des écoles A, B, C et D, dans lesquels nous avons justement
tenté de stimuler les enfants à propos des liens entre l’alimentation, l’environnement et la santé.

288
3.3 Entretiens collectifs

A. À propos des entretiens collectifs

Nous avons effectué au moins deux entretiens collectifs dans chacune des écoles dans
lesquelles nous avons enquêté, à l’exception de l’école D dans laquelle les CM1 et les CM2
sont regroupés dans une classe unique, et dans l’école C où nous en avons réalisé quatre (suite
aux demandes de la directrice de l’école, qui y voyait un intérêt pour les enfants et tenait ainsi
à ce qu’un maximum de classes de son école y participe. Nous avons cependant retranscrit
uniquement les entretiens passés avec les classes du troisième cycle, afin de ne pas confondre
deux populations à priori différentes). Dans ces entretiens collectifs, une partie conséquente des
discours des enfants obtenus dans les entretiens semi-directifs refont surface, venant ainsi
largement confirmer les tendances que nous avons précédemment dégagées à propos des
représentations du plaisir alimentaire, des goûts, et de la consommation, ces éléments variant
tous en fonction des différentes catégories d’écoles, et particulièrement selon les origines
sociales des enfants interrogés. Une différence majeure est cependant apparue : dans les
entretiens semi-directifs (pendant lesquels, rappelons-le, les enfants étaient interrogés par
deux). Les enfants des écoles A et B se moquaient et riaient, à plusieurs reprises, pratiquement
tous du slogan « mangez cinq fruits et légumes par jour » (contrairement aux enfants des écoles
C et D qui semblaient prendre celui-ci très au sérieux), les enfants de l’école C, une fois
regroupés en classes, se sont eux aussi moqués à plusieurs reprises et allègrement du slogan du
PNNS. Il semblait s’agir, comme le faisait les enfants des écoles A et B au cours des entretiens
semi-directifs, d’une manière de se moquer d’une injonction très régulièrement entendue,
probablement principalement à la télévision, mais qui n’a pour eux que peu de sens ou
d’importance. Mis à part cette différence principale, les réponses des enfants aux questions de
la première catégorie de notre guide d’entretien sont ici sensiblement les mêmes que lors des
entretiens collectifs. Plutôt que de relater des discours des enfants très similaires à ceux que
nous avons exposés précédemment, devenant ici redondants, et donc « saturés », nous préférons
nous concentrer dans cette partie sur les éléments nouveaux qui ressortent des discours des
enfants. Nous noterons que ces derniers ont ici été stimulés, aussi bien par nos questions et nos
informations données que par les enfants entre eux, et ainsi que leurs réponses illustrent moins
leurs représentations « en soi » que celles aux questions que nous avions posées dans les
entretiens semi-directifs. Il s’agira ici de nous intéresser aux dynamiques de groupes, et à

289
comment les enfants peuvent, en groupe et en tant que classe, réfléchir et répondre
collectivement aux questions posées. De même, un autre but de ces entretiens collectifs est de
tester des éléments expérimentaux d’éducation à l’alimentation et aux liens entre l’alimentation
et à la santé, construits à partir de discours des enfants lors des entretiens semi-directifs (et ainsi
« adaptés » à leurs représentations collectives, aussi bien qu’à leur discours et champs
lexicaux).

B. Quelques représentations collectives de la santé et des maladies chroniques

Il apparait ici encore plus explicitement que les enfants des écoles A et B associent les
maladies chroniques (et plus particulièrement ici le cancer) à des maladies virales, en
expliquant, lorsqu’il leur est demandé « comment on fait pour avoir un cancer ? », que c’est à
cause des « microbes » et des « bactéries », et notamment « des bactéries qu’on peut attraper
par exemple quand on fume ou quand on boit beaucoup d’alcool ». Dans les écoles A et B,
quelques enfants ont été capables, suite à une discussion progressive à propos de ce qu’est le
cancer, de le distinguer des maladies transmissibles. Un groupe d’enfant développait ainsi
l’idée :

« - La grippe, on peut la soigner. Si par exemple tu tousses quand t’as la grippe, on peut te
soigner. Alors que le cancer… c’est plus compliqué, et tu peux mourir.
(Relance) Pourquoi ? quelqu’un d’autre veut essayer de répondre ?
- Une grippe ou alors une gastro tu peux la soigner par des médicaments… alors qu’un cancer
ça peut nuire à certains organes je crois, par exemple si tu fumes beaucoup ou que tu prends
de la drogue, tu peux avoir un cancer de la langue, et tu ne peux pas le faire partir avec des
médicaments.
– Il y a aussi d’autres sortes de cancer, de la peau ou des poumons, par exemple quand tu
fumes trop, je connais un monsieur qui a eu le cancer des poumons et c’est très difficile à
soigner » (Classe de CM1 de l’école A).
La distinction entre les maladies transmissibles, « facilement »455 soignables grâce à des
traitements médicamenteux, et les maladies chroniques, non « facilement » soignables par des
médicaments, pu ainsi être établie et communément admise.

455
L’emploi du terme « facilement » pourra largement être discuté ou contesté, mais il en demeure que,
dans notre contexte actuel, et ainsi selon les avancées et les connaissances médicales et scientifiques en
ce début de XXIème siècle, il est beaucoup plus aisé de soigné une maladie transmissible et virale, grâce
à un traitement, qu’une maladie chronique.

290
Les classes des écoles A, B et C ont toutes définis trois causes possibles au
développement d’un cancer : la consommation d’alcool, de tabac, et de drogue (ont été
évoquées « la drogue qui se fume » et les produits « pour se doper »). Alors que les enfants de
l’école D associaient d’abord, comme cause possible du développement d’un cancer,
l’exposition à des « produits chimiques » dans l’alimentation, comme « les pesticides » et les
« produits qu’on met pour que la nourriture se garde plus longtemps », ou pour « faire en sorte
que ça a meilleur goût », avant d’évoquer seulement ensuite, la consommation de tabac et
d’alcool. Il semble ainsi que, si le cancer peut être imaginé comme se développant à partir de
« bactéries » ou de « microbes », tous les enfants sont capables d’en arriver à distinguer le
cancer des maladies transmissibles, de par la non possibilité de soigner « facilement » le cancer
grâce à un traitement de médicaments. En revanche, seuls les enfants de l’école D, qui sont
aussi issus des origines sociales les plus favorisées, associent l’idée que l’alimentation peut
comprendre des risques dans la possibilité de développer un cancer, via la consommation
d’aliments comprenant des produits chimiques, alors que les autres enfants n’associent pas du
tout le cancer à l’alimentation. Certains des enfants de l’école D associent cependant également
le cancer aux principes des maladies transmissibles, en imaginant qu’il se développe à partir de
bactéries et/ou de microbes.

Le diabète fut également évoqué par les enfants des écoles A et B, lorsque nous leur
posions la question « Qu’est-ce que vous connaissez comme autres maladies que le cancer qui
ne se transmet pas ? ». Les enfants qui connaissent le diabète semblent avoir au moins un
membre de leur famille qui est diabétique, deux d’entre-deux discutaient ainsi :

« - Le diabète, c’est quand tu manges vraiment que du sucre et encore que du sucre, après ton
corps il reçoit trop de sucre et tu peux en mourir, ma grand-mère elle a ça et maintenant elle
doit en manger moins.
- Mon père aussi il a le diabète, pareil il mangeait trop de sucre du coup maintenant il doit
faire attention » (enfants d’une classe de CM2, école B).

Un de leurs camarades leur a ensuite répondu qu’il existe « du sucre qui n’est pas
mauvais pour la santé » et « qu’il y a dans les fruits, par exemple dans les dattes ». La mention
des « dattes » semble ici avoir suscité l’attention de plusieurs enfants qui ne participaient
jusqu’ici pas ou peu. L’un d’entre eux lève soudainement la main et s’exprime : « les dattes
c’est ce qu’on mange quand on casse le jeûne du ramadan ! et le prophète il en mangeait
beaucoup aussi. Je sais que c’est très bon pour la santé et pourtant c’est sucré ». Cette histoire

291
avait particulièrement attiré l’attention des enfants musulmans de la classe, qui en
représentaient une bonne partie. Ce fut l’occasion pour nous d’introduire le terme
« d’antioxydants », en expliquant que les dattes en contiennent beaucoup, avant de demander
ce que sont ces derniers aux enfants.

Nous avons, à la suite de ces questions posées, fournis une explication vulgarisée et
synthétique de ce que représentent les maladies chroniques, et de leurs différences avec les
maladies transmissibles, notamment en expliquant que les maladies chroniques ne se
transmettent pas par des virus, mais résultent principalement de notre interaction avec
« l’environnement ». Il ne s’agit pas ici de relater que nous avons fait preuve de pédagogie au
cours de notre enquête sociologique, mais plutôt d’expliquer comment nous avons procédé pour
tester les réactions et les capacités de compréhension des liens entre l’alimentation et la santé,
par des enfants de neuf à onze ans. Leur fournir une explication de ce que sont les maladies
chroniques demeuraient dès lors essentiel, afin de pouvoir passer à la suite des entretiens
collectifs.

C. Introduction à la santé environnementale et aux liens entre l’alimentation et la


santé, test d’un dispositif expérimental adapté aux enfants

Nous avons durant les entretiens collectifs, voulu tenter d’expérimenter comment les
enfants des différentes écoles réagiraient à des phrases leur permettant d’être introduits à des
questions concernant la notion de « santé environnementale ». Nous noterons ici que, hormis
les enfants de l’école D qui ont développé, à plusieurs reprises durant les entretiens semi-
directifs, des discours qui témoignent d’une conscience certaine des liens entre l’environnement
et la santé humaine, les enfants des écoles A, B et C ne semblent pas avoir déjà abordé cette
thématique. Nous avons ainsi prévu dans notre guide d’entretien de leur évoquer deux
formulations, avec les mots les plus simples et les plus accessibles possibles, afin d’observer
comment ils y réagiraient. La première est la citation d’Héraclite : « La santé de l’homme est le
reflet de la santé de la terre », et la seconde fut inspirée par le discours d’une enfant de l’école
D recueilli lors des entretiens semi-directifs : « Quand on mange un steak, il vient d’une vache.
Si on ne prend pas soin de la vache, alors le steak ne sera pas bon pour nous ». Alors que la
première phrase permet d’introduire l’existence de liens entre l’environnement et la santé
humaine, la seconde, évoquée à sa suite, devra permettre à ce que les enfants puissent intégrer
l’alimentation au sein de cette relation entre l’environnement et la santé. Nous avons ainsi, après
avoir lu la citation d’Héraclite, demandé aux enfants s’ils pouvaient tenter d’expliquer celle-ci.
292
Voici, à titre d’exemples, la discussion des enfants d’une classe de CM1 de l’école B,
puis d’une classe de CM1 de l’école C, en réaction à la citation d’Héraclite :

« - Ben en fait si la terre elle va mal, nous on va aussi forcément mal, parce que tout ce qu’il y
a sur la terre, les plantes, les arbres et tout ça s’ils vont mal, ben nous on ne peut plus respirer
pour commencer. Parce que les plantes nous donnent de l’oxygène. Si la nature elle n’existe
plus après les humains on va commencer à s’éteindre…
- (Relance) Quelqu’un peut essayer d’expliquer à tout le monde ce que votre camarade a dit
sur les plantes ?
- Oui, en gros s’il n’y a plus de plantes, et il n’y a plus d’arbres, il n’y a plus d’oxygène, car
c’est les arbres qui nous le donnent l’oxygène, pour qu’on puisse respirer.
- (Relance) Qu’est-ce qu’il y a d’autre que les arbres d’important ?
- Les plantes, les fleurs, et du coup les insectes aussi non ?
- Les herbes, parce que des fois il y a des animaux herbivores. Donc ils ont besoin d’herbe pour
manger comme ça ils peuvent être tranquilles. (Relance : tu connais quoi comme animaux
herbivores ? » Euh… je ne sais pas, la vache ? elle mange de l’herbe !
- Les abeilles. (Relance : « pourquoi ? ») parce que certaines plantes elles ont besoin des
abeilles pour vivre. J’ai vu un documentaire sur les abeilles à la télé, elles sont en train de
mourir et ça va faire mourir beaucoup de plantes. » (Enfants d’une classe de CM1 de l’école
B).

« - Si tu fais bien attention à ton corps, tu fais bien attention à la terre, si tu fais de la pollution
sur la terre tu fais aussi de la pollution sur ton corps, par exemple si tu recraches de la fumée
ben ça va aussi toucher ton corps et celui des autres. En fait tu subis la même chose que la
terre.
- Si on prend soin de la terre, c’est comme si on prend soin de notre corps. Si on prend soin de
notre corps, on va être bien, et si on prend soin de la planète bah on va être bien mais en plus
tout le monde va être bien.
- Parce que la planète elle n’explosera pas et on n’aura pas besoin de changer de planète
(rires).
- Si on jette des choses par terre par exemple des cartons, ben la terre elle va l’absorber comme
nous quand on mange des choses et comme on vit sur la terre et qu’il y en a qu’une… ben après
nous-même on ne va pas être bien pour y vivre.

293
- Si la planète elle est propre ben nous aussi, parce qu’on habite sur la planète et on ne peut
pas aller vivre dans l’espace ! donc ça veut dire que si la planète est malade, ben on le sera
aussi… » (Enfants d’une classe de CM1 de l’école C).

Il en résulte ici que, peu importe leurs différentes origines sociales, tous les enfants
interrogés (dans chaque classe de chaque école) ont été capables de développer des discussions
entre eux leur permettant de réfléchir ensemble et d’identifier plusieurs liens entre
l’environnement et la santé humaine. De même, alors qu’ils n’ont jamais abordé cette question
à l’école, et ainsi ensemble, les enfants qui ont pris la parole ont pu partager avec les autres et
intégrer dans le fil de la discussion des connaissances qu’ils ont acquises individuellement, à
l’image du documentaire sur les abeilles, vu à la télévision par une enfant de neuf ans de l’école
B, et ici mentionné. Nous savons que dans l’école C (suite à un échange avec la directrice de
l’école), les enfants ont déjà abordé la question de l’écologie, et plus particulièrement celles du
réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources naturelles. Il semble cependant que
ces questions ne soient, dans les enseignements dispensés à l’école élémentaire, pas ou très peu
liées à la santé humaine. La citation d’Héraclite fut ainsi, semble-t-il après expérience, un
moyen efficace de faire intégrer par les enfants un ensemble de connaissances diverses dont ils
disposent, afin de comprendre quelques enjeux des liens entre l’environnement et la santé
humaine. L’enjeu sera désormais de pouvoir intégrer, au sein de cette réflexion développée avec
les enfants, la question de l’importance de l’alimentation pour la santé humaine, en tant que
caractérisant, rappelons-le, notre interaction principale et quotidienne avec l’environnement,
pouvant être soit bénéfique à notre santé, soit délétère (dans le contexte de la transition
épidémiologique). C’est ici que nous proposerons de lire la phrase, évoquée précédemment, qui
sera à priori compréhensible par les enfants, puisque provenant du discours de l’une d’entre
eux.

Voici les réactions des enfants (toujours des classes de CM1 des écoles B et C) à la
question : « Quand on mange un steak, il vient d’une vache. Si on ne prend pas soin de la vache,
alors le steak ne sera pas bon pour nous. Est-ce que vous pouvez tenter d’expliquer cette
phrase ? » :

« - Donc en gros si le steak de la vache il n’est pas bon, soit elle est maltraitée, soit ce qu’on
lui donne à manger ce n’est pas bon. Parce que la vache elle-même elle doit manger des bonnes
choses pour être bien. Si elle est maltraitée c’est qu’elle ne mange pas…
- Je n’ai pas compris ce que tu veux dire

294
- Je peux faire un dessin au tableau pour lui expliquer ? (La maîtresse intervient et dit qu’il n’y
aura pas le temps et demande à d’autres enfants de s’exprimer.)
- En vrai la vache on s’en sert pour plusieurs choses, donc si on la maltraite le steak ne va pas
être bon, et le lait non plus.
- (Relance) Mais est-ce que ça s’applique qu’aux vaches ? ça s’applique à qui d’autre, ou quoi
d’autre ?
- Aux chèvres.
- Aux cochons.
- A la volaille française.
- Le taureau.
- Le mouton.
- Le veau.
- Au coq » (Enfants d’une classe de CM1 de l’école B).

« - C’est comme si nous on ne prenait pas soin de notre corps ben on allait être en mauvaise
santé, après si on nous mange on ne sera pas bon puisque quelque chose en mauvaise santé
c’est forcément pas bon. Donc c’est pareil pour la vache.
- Donc si on mange une vache qui est en mauvaise santé on sera nous aussi en mauvaise santé.
- ça veut dire qu’en fait il faut bien prendre soin de la vache pour qu’on puisse ensuite la
manger.
- (Relance) Et est-ce que ça s’applique qu’aux vaches ?
- Ben non aussi au veau.
- Au cochon.
- Au poulet !
- (Relance) Oui effectivement à tous les animaux qu’on mange en fait, mais est-ce que ça
s’applique qu’aux animaux ? à quoi d’autre ça peut s’appliquer ?
- Aux plantes.
- (Relance) Alors pourquoi aux plantes ?
- Ben les plantes vu qu’elles boivent de l’eau, si tu mets du pétrole ben elles vont pourrir et
moisir, ou elles vont avoir des maladies.
- C’est pareil avec la mer, si tu mets du pétrole dans la mer c’est déjà arrivé avec des accidents,
ben les poissons ils meurent ou ils sont en mauvaise santé avec le pétrole… et nous on ne pourra
plus manger de poisson.

295
- Il y a les vaches, mais est-ce qu’il y a aussi les hippopotames ? (Peut-être, je ne sais pas, je
n’ai pas vu beaucoup de gens manger des hippopotames récemment (les enfants rient) »
(Enfants d’une classe de CM1 de l’école C).

Nous pouvons ici remarquer des associations d’idées et un développement de la


discussion très similaires entre les enfants de l’école B et ceux de l’école C. « La vache » en
devient, en quelques sortes, l’introduction et l’insertion de l’alimentation dans la relation entre
l’environnement et la santé humaine. Elle sera ensuite associée à un ensemble d’animaux qu’il
est d’usage de manger dans les représentations collectives de notre société, mais aussi, par les
enfants de l’école C, aux plantes. Ainsi la lecture de ces deux simples phrases, soit la citation
d’Héraclite suivie du discours d’une enfant, et le fait de demander aux enfants de commenter
et de discuter de celles-ci, auront a posteriori permis d’introduire dans les représentations
collectives des enfants la question de la santé environnementale (thème qui pourrait pourtant
sembler trop complexe pour des enfants, ici principalement de neuf ans). Se saisir des relations
de cause à effet entre l’activité humaine, l’environnement, et la relation de cause à effet entre
l’état de l’environnement et la santé humaine, notamment via l’alimentation, aura ici pu être
rendue possible par la proposition d’élocutions simples, l’une d’entre-elle provenant de surcroît
de la bouche d’une enfant. Le caractère holistique et multifactoriel de ce que représente la santé
environnementale permet également aux enfants de, afin de développer des réflexions à son
propos, pourvoir exprimer et intégrer des connaissances qu’ils ont intériorisées soit à l’école,
soit en dehors de l’école, et de centraliser celles-ci autour de ce sujet, complexe, soit, mais
abordable par les enfants de toutes origines sociales. Il s’agira ensuite d’étendre l’alimentation
au sein de ces liens entre l’environnement et la santé humaine, non plus seulement à travers
l’exemple de « la vache » et des animaux comestibles que lui ont associés les enfants, mais
aussi à l’ensemble des aliments, et notamment des fruits et des légumes.

D. L’alimentation en tant qu’interaction avec l’environnement

Afin d’amener les enfants à réfléchir à ce que représente l’alimentation en tant


qu’interaction avec l’environnement, selon comment nous traitons ce dernier, nous
demandions, à la suite de la question précédente, si la phrase que nous leur évoquions juste
avant (« Quand on mange un steak, il vient d’une vache. Si on ne prend pas soin de la vache,
alors le steak ne sera pas bon pour nous. Est-ce que vous pouvez tenter d’expliquer cette phrase
? ») peut également s’appliquer à une pomme, et ainsi si on peut ici remplacer « le steak » par

296
« la pomme » ? Il s’agit ici d’amener à réfléchir au fait que l’alimentation pourra être nocive ou
bénéfique, selon comment on produit celle-ci, et d’une manière plus générale selon comment
l’activité humaine interagit avec l’environnement. Voici comment les enfants d’une classe de
CM1 de l’école A ont réagi à cette question :

« - Ah oui ! si la pomme peut pousser mal !


- S’il y a des vers qui rentrent dans les pommes, la pomme elle devient pourrie et périmée.
- Les pommes, ça pousse sur un arbre. Mais alors si on maltraite la vache c’est comme si on
maltraite l’arbre, et après la pomme elle est mauvaise ?
(Relance) Est- ce quelqu’un a une idée de comment on pourrait faire pour maltraiter une
pomme ?
- De l’arracher de la jeter par terre et de marcher dessus.
- Et de cracher dessus (les enfants rient).
- Ben si on coupe le pommier. Par exemple si tu coupes le bananier…
- En gros c’est comme nous … si tu coupes le pommier la pomme elle va commencer à devenir
pourrie. Et c’est comme pour la vache, quand elle est maltraitée, ben son sang il commence à
être… à cause de l’alimentation il manque des choses dans son corps à cause des virus, ce qui
peut la faire mourir…
(Relance) Alors vous voyez c’est intéressant parce que vous trouvez beaucoup de points
communs finalement entre animaux et fruits. Alors oui une pomme pourrie ce n’est pas bon
pour nous. Et dans quels autres cas de figure une pomme peut être mauvaise pour nous ?
- De faire pipi dessus.
- Mettre des produits toxiques…
- Ah oui ! Il y a des produits pour enlever les insectes, sur les pommes… les insecticides, et les
pesticides je crois.
- C’est comme si on mettait du Coca pour que ça pousse… parce que dans le Coca il y a des
choses toxiques.
(Relance) Alors vous me parlez de produits toxiques, est-ce quelqu’un peut développer un peu ?
quelqu’un que je n’ai pas beaucoup entendu.
- C’est la chimie… les potions…
- Il y a Les insecticides, c’est des produits chimiques pour tuer les insectes, et c’est aussi
toxique.

297
- Certaines personnes ils cirent les pommes avec des produits chimiques pour montrer qu’elles
sont beaucoup plus propres ou beaucoup plus belles, sauf que c’est mauvais et on peut aussi
attraper des maladies à cause de ça et mourir.
- Les pesticides c’est comme les insecticides c’est comme par exemple si tu as des légumes dans
ton potager et qu’il y a des limaces ou des escargots, ça peut les tuer aussi justement. Et je crois
que ce n’est pas très bon si tu les manges après les légumes.
- J’ai une question, est-ce que les pesticides tu peux en faire avec du chimique mais aussi avec
du naturel ?
(Nous répondons) Alors on peut empêcher que les insectes envahissent nos fruits et légumes de
façon naturelle oui (la maitresse dit aux enfants qu’ils verront ça ensemble la semaine
prochaine). Mais tout ce qui est chimique, les scientifiques s’aperçoivent de plus en plus que
ça affecte le corps humain et rend malade sur le long terme.
- Mais il y a des gens qui disent que par exemple le bio ce n’est pas forcément mieux pour la
santé.
(Relance) C’est quoi un aliment « bio » ?
- Bio c’est comme « naturel », par exemple si une pomme elle pousse sur un arbre, on la cueille
et on la mange directement c’est bio, en fait il n’y a pas de pesticide qui a été mis sur les
pommes.
- Ben s’il n’y a pas de pesticide c’est forcément meilleur alors ! » (Enfants d’une classe de CM1
de l’école A).

Il semble intéressant de constater que, alors qu’aucun des enfants de l’école A (ainsi que
l’école B) n’avaient parlé de « produits chimiques » ou bien de « pesticides » lors des entretiens
semi-directifs (alors que plusieurs questions s’y prêtaient, à propos des liens entre
l’alimentation et la santé), la réflexion ici développée par cette classe de CM1 de l’école A a été
en mesure de pousser les enfants à intégrer ces mots au sein d’une discussion à propos des liens
entre l’alimentation, l’environnement et la santé. Dans cette classe figure d’ailleurs l’ensemble
des enfants de l’école A interrogés lors des entretiens semi-directifs. Pendant ces derniers, les
enfants n’avaient non seulement pas du tout évoqué les « pesticides » et les « produits
chimiques », mais semblaient de surcroît assez désintéressés lorsque nous leur posions les
questions préparées au sein de la catégorie de notre guide d’entretien « connaissances en
alimentation, et à propos des liens entre alimentation et santé ». Ces mêmes enfants semblaient
ici, dans la dynamique de réflexion et d’expression en groupe, bien davantage intéressés et
investis pour répondre aux questions posées. Ils ont ainsi, dans la dynamique de discussion en

298
groupe, intégré des informations qu’ils n’ont pas apprises à l’école, dont ils ont probablement
entendu parler principalement à la télévision, afin de faire avancer la réflexion et de manière à
en tirer une idée générale.

Il s’agit ici d’une piste qui nous semble intéressante pour proposer une « éducation à
l’alimentation » adaptée aux enfants issus de différentes origines sociales. Les causes des
maladies chroniques sont multifactorielles456 et complexes, lutter contre celles-ci notamment
via l’alimentation est à envisager de manière holistique457 : les relations entre l’alimentation, la
santé et l’environnement étant elles-mêmes complexes (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne
peuvent pas être abordées pas des enfants de neuf ans) et multifactorielles. Ainsi, proposer une
éducation à l’alimentation, qui comprend parmi un de ses buts, de lutter contre le
développement des maladies chroniques (et ainsi par la même occasion contre l’obésité), doit
pouvoir proposer aux enfants des sujets de discussion sur lesquels ils peuvent mobiliser leurs
propres connaissances, souvent acquises en dehors de l’école (semble-t-il absolument ici), afin
de les intégrer au sein de réflexions qui les pousseront à être en mesure de comprendre de
manière holistique quelques enjeux à propos des relations entre l’alimentation, la santé et
l’environnement. L’objectif de la question ici posée, à propos de si la relation entre une pomme
de son pommier pouvait remplacer celle entre le steak et la vache, était évidemment d’amener
les enfants à réfléchir à propos de l’impact de l’activité humaine sur l’environnement et ses
conséquences sur notre santé notamment via les aliments que nous ingérons, en tant que
« produits » de ce même environnement dont nous dépendons pour nous alimenter, et ainsi
vivre. Nous pensons à postériori qu’un moyen efficace de pouvoir amener des enfants de cet
âge à réfléchir à propos de sujets si complexes est en effet de les laisser mobiliser des
connaissances ou des informations qu’ils ont pu intérioriser en dehors de l’école, multiples et
différentes, tout en les aidant à synthétiser celles-ci afin d’en dégager des idées générales, ou
autrement dit « holistiques ». Après ces entretiens collectifs, les enfants des écoles A et B
semblaient extrêmement investis et intéressés par la découverte de ce sujet complexe, autour
duquel ils comprenaient qu’ils avaient pu, en partie de par eux-mêmes, réussir à en comprendre
l’essentiel. Les enfants de l’école A, ci-dessus cités, demandaient à la fin de l’entretien à leur
institutrice d’aborder ce sujet en classe le plus tôt possible, et exprimait le fait qu’ils voulaient
absolument en reparler afin d’en comprendre davantage de choses. Nous postulerons ici que
cette motivation leur est principalement venue de par le fait que des informations qu’ils n’ont

456
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 199.
457
Ibid., p. 221.

299
pas apprises à l’école, ici mobilisées, ont été valorisées et leur ont permis d’accéder à la
compréhension de phénomènes nouveaux pour eux. Selon les travaux de Pierre Bourdieu et de
Jean-Claude Passeron, notamment dans « La Reproduction »458 l’école a tendance à valoriser
une culture uniforme (ils évoquent plus précisément une « culture bourgeoise », « très éloignée
des classes populaires »459 ) au détriment des cultures populaires. Ce phénomène a, selon les
sociologues, pour conséquences non seulement de produire des inégalités entre les enfants issus
de différentes origines sociales, mais aussi de pousser les enfants issus de milieux populaires à
un sentiment d’exclusion, de démotivation, qui amèneront souvent plus tard à un décrochage
scolaire plus rapide et plus fréquent que chez les enfants issus de milieux plus favorisés. Ainsi,
laisser la possibilité aux enfants d’exprimer leurs propres connaissances, non acquises à l’école,
nous semble avoir un intérêt double, dans le cadre d’une éducation à l’alimentation. Non
seulement, cela permet aux enfants de voir leurs connaissances individuelles, et ainsi
potentiellement leur culture, valorisées, produisant chez eux une certaine motivation et un
certain entrain au goût d’apprendre et de comprendre. Mais aussi, la mobilisation des
connaissances de chacun permet d’apporter différents angles à une discussion dont le sujet est
par essence multifactoriel, ne pouvant ainsi que lui être bénéfique (encore une fois, dans la
mesure où l’on considère « l’éducation à l’alimentation » comme devant servir aux
problématiques actuelles de santé publique, et ainsi à la lutte contre l’obésité, contre le
développement des maladies chroniques, et contre la croissance des inégalités sociales de santé
dans le contexte de la transition épidémiologique). Il ne s’agit pas ici d’une opinion politique
visant à valoriser un certain « multiculturalisme » à l’école, voire de manière plus intense de
pousser à un relativisme culturel, mais plutôt à une idée pragmatique et basée sur une expérience
à propos de comment contribuer au développement d’une éducation à l’alimentation.

Nous noterons ici que les enfants des autres écoles sont arrivés à peu près aux mêmes
conclusions que les enfants de l’école A, lors des réponses à cette même question pendant les
entretiens collectifs. Comme évoquait précédemment un enfant de l’’école B, un enfant de
l’école C expliquait par exemple que « Les pesticides aussi ça tue les abeilles, j’ai vu un
documentaire sur les abeilles à la télé. Et s’il n’y a pas d’abeilles les fleurs meurent et les
plantes aussi, donc ça va forcément après être mauvais pour nous, de mettre des pesticides
partout ». Il semble de même évident que les enfants n’avaient, dans les écoles A, B et C, jamais

458
Bourdieu Pierre et Passeron Jean-Pierre, La Reproduction, op.cit.
459
Garcia Alain, « Utiliser les théories de Bourdieu sur l’École », Éducation et socialisation, Volume
37, 2015.

300
abordé ces questions à l’école. Ce qui pouvait notamment se comprendre, aussi bien à partir
des discours des enfants lors des entretiens semi-directifs, que d’après quelques attitudes
d’institutrices présentes pendant les entretiens collectifs avec leur classe. Ce fut par exemple le
cas lorsqu’un enfant racontait une histoire qui n’a pas vraiment d’intérêt à être ici précisée :
Suite à celle-ci, la maîtresse rigole un peu, et semble se moquer non pas de l’enfant, mais de la
procédure d’interrogation qui a mené à ce résultat. Il semble qu’il s’installait parfois en effet
une espèce de tension dans laquelle se jouait la légitimé de la profession d’instituteur : elle
manifestait par des phrases implicites, regards et gestes, quelques formes de mépris concernant
notre intervention, très probablement dans le but de légitimer sa fonction d’enseignante en
voulant quelque peu décrédibiliser notre démarche, venant en quelque sorte « empiéter » sur
son territoire. Nous n’avions durant les entretiens ni la prétention, ni la volonté de faire
directement de la prévention auprès des enfants, mais il arrivait souvent de répondre à leurs
questions, et donc de leur fournir des informations, bien qu’en essayant de faire le plus possible
en sorte que les enfants puissent parvenir à ces mêmes conclusions par eux-mêmes, afin
d’observer comment ils y parviennent.

Que retenir de ces entretiens collectifs ? Principalement que des enfants qui ont des
représentations de l’alimentation et de la santé (ainsi que des connaissances) différentes, selon
la catégorie d’école dans laquelle ils sont scolarisés, et plus précisément selon leurs origines
sociales, ont été capables de développer des réflexions très similaires et d’en arriver quasiment
aux mêmes conclusions, à partir de quelques phrases et de quelques questions simplement
formulées. Nous postulons ici que la possibilité que chaque enfant puisse incorporer dans la
discussion des connaissances acquises en dehors de l’école a largement contribué à les pousser,
en tant que groupe, à accorder un véritable intérêt aux informations et aux sujets de réflexion
exposés.

Nous évoquions précédemment l’idée des sociologues Jean-Pierre Dozon et Didier


Fassin, selon laquelle la santé publique « est confrontée à des cultures qui lui sont étrangères
»460 et ainsi qu’il existe une « distance culturelle »461 entre ses injonctions et la façon dont les
reçoivent « les milieux populaires »462. Il apparait ainsi, après notre enquête, que les enfants
issus de ces milieux populaires ne se représentent effectivement pas l’alimentation comme liée
à des enjeux de santé publique dans le contexte de la transition épidémiologique. Cependant, il

460
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p. 9.
461
Ibid., p. 9.
462
Ibid., p. 10.

301
semble tout à fait possible de travailler pour faire en sorte que ces populations puissent, non pas
intérioriser des représentations étrangères à leur culture d’origine, mais se les approprier. Cette
appropriation peut passer, comme nous l’avons expérimenté, par des formes de discussions
collectives réalisées en classe dans lesquelles les enfants, stimulés par des questions et quelques
informations leur étant présentées avec des mots les plus simples possibles, sont encouragés à
mobiliser des connaissances acquises en dehors de l’école, soit leurs propres connaissances, et
plus généralement, des éléments provenant de leur culture d’origine. Ce que l’on appelle ici
« s’approprier une représentation », c’est rendre celle-ci sienne. Cela passe par un processus
dans lequel un individu (ou un groupe), associe une information avec ce qui définit sa propre
identité selon lui. Un exemple concret de ce que nous appelons ici « appropriation » peut
s’illustrer par l’enfant musulman de l’école B qui, en s’exprimant, a associé l’information « il
existe du sucre qui n’est pas mauvais pour la santé dans certains fruits » avec « les dattes que
mangeaient beaucoup le prophète », tout en pouvant ensuite mieux intérioriser l’information
que ces dattes « sont riches en antioxydant », « ce qui aide en partie à lutter contre le
développement de maladies chroniques ». Il ne s’agit pas ici, à travers cet exemple, d’inviter
l’éducation nationale à faire du « séparatisme » via l’éducation à l’alimentation, mais plutôt de
laisser les enfants exprimer des éléments qui définissent leur culture d’origine ainsi que leur
identité, en contribuant à faire avancer des discussions à propos de sujets qui se prêtent à une
telle approche, de par leur complexité et leur dimension multifactorielle. Les entretiens
collectifs que nous avons réalisés autour des liens entre l’alimentation, l’environnement et la
santé nous ont en tout cas montrés qu’il n’est pas impossible d’introduire à des enfants issus de
toutes origines sociales, des représentations issues d’une culture qui leur est potentiellement
« étrangère » (c’est bien le cas pour les enfants d’origines sociales les plus précaires, en tout
cas d’après les entretiens semi-directifs que nous avons effectués) : à condition de ne pas leur
présenter celles-ci en tant que simples allégations ou injonctions dénuées d’explications (à
l’image du fameux « mangez cinq fruits et légumes par jour », systématiquement moqué par
ces enfants), mais plutôt de faire participer le plus possible chacun d’entre eux à des discussions
qui serviront, par la possibilité d’exprimer leurs propres connaissances (même les plus
triviales), à rendre possible une appropriation de ces représentations par ces enfants. Il semble
de même évident, d’après nos analyses et déductions précédemment exposées, que pour qu’il y
ait de véritables intégrations de ces représentations dans la conscience collective de ces enfants
(et ainsi la véritable possibilité d’une lutte contre les inégalités sociales de santé et contre le
développement des maladies chroniques, soit des amélioration de la santé publique sur le long

302
terme), ce genre de discussions lors de cours « d’éducation à l’alimentation » ne doit pas se
faire qu’exceptionnellement ou très occasionnellement, mais suffisamment régulièrement.

303
Conclusions et perspectives

Synthèse préliminaire : retour sur la construction de notre objet de recherche

Nous avons, dans la première partie de notre thèse, développé un raisonnement à la fois
simple, de par sa cohérence et son évidence apparente, et complexe, de par la pluralité des
connaissances et des données qu’il mobilise. Nous évoluons dans un contexte dans lequel les
maladies transmissibles sont de moins en moins menaçantes pour la santé humaine, tandis que
les maladies non transmissibles (dites maladies chroniques) le sont de plus en plus. Ce contexte
est appelé la transition épidémiologique : dans celui-ci, la santé est de moins en moins à
considérer comme l’absence de maladie, et de plus en plus à comprendre comme un ensemble
complexe et multifactoriel463. Plus les avancées scientifiques progressent, plus nous
comprenons que la croissante prévalence des maladies chroniques est liée à l’industrialisation
des sociétés, et ainsi à des interactions avec un environnement de plus en plus « pollué » auquel
les corps réagissent de plus en plus mal. Les principaux polluants jouant un rôle majeur dans le
développement croissant des maladies chroniques semblent notamment être les perturbateurs
endocriniens464, il s’agit d’éléments qui se retrouvent désormais dans l’environnement et face
auxquels nos corps n’ont pas été habitués à la présence durant des millénaires d’évolution, ou
autrement dit, d’éléments non-naturels, et ainsi industriels et/ou chimiques, venant interagir
« négativement » avec la biosphère, de par la menace qu’ils représentent pour la vie (ou
désormais survie) de celle-ci.

Dans ce contexte, l’alimentation nous semble intéressante en ce qu’elle représente, à la


fois anthropologiquement, sociologiquement, et culturellement, mais aussi par rapport à notre
santé. En effet, les avancées en sciences de la santé démontrent que l’alimentation peut,
particulièrement dans le contexte de la transition épidémiologique et de l’industrialisation des
sociétés (qui ne cesse de perdurer malgré les dites avancées en « désindustrialisation » qui ne
sont souvent que des délocalisations des lieux de production intensive et industrielle), soit
favoriser notre santé, soit contribuer à sa dégradation. Ce que nous appelons « favoriser notre

463
Lajarge Éric, Debiève Hélène, Nicollet Zhour. « Évolution de la définition de la santé publique »,
dans Santé publique. En 12 notions, sous la direction de Lajarge Éric, Debiève Hélène, Nicollet Zhour,
Dunod, 2013, p. 13-40.
464
Cicolella André, « Les perturbateurs endocriniens », Annie Thébaud-Mony éd., Les risques du travail.
Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, op.cit., p. 287-290.

304
santé » pourrait aussi être nommé « favoriser une interaction positive des corps avec
l’environnement ». Nous savons notamment, grâce à la littérature mobilisée, que les aliments
pas ou peu transformés, par exemple tels que les fruits, les légumes, et les légumineuses (de
préférence issus de l’agriculture biologique et de saison, ce qui pourrait revenir ici à dire « les
plus naturels possibles » et les « moins artificiels possibles »), notamment grâce à leur richesse
en nutriments, en fibres et antioxydants naturels, permettent de lutter contre le développement
des maladies chroniques, en les prévenant465. De même, nous savons que plus les aliments sont
transformés (l’extrême étant ici représenté par les aliments dits « ultra-transformés », selon le
système NOVA), plus ils favorisent le développement de maladies chroniques. Ceci s’explique
principalement de par le fait que plus les aliments sont transformés, plus ils contiennent des
produits chimiques (comme les arômes artificiels, les conservateurs, les additifs). Les aliments
produits avec l’utilisation de pesticides favorisent également le développement de maladies
chroniques : les produits chimiques de manière générale, et surtout les pesticides, jouent le rôle
de perturbateurs endocriniens466. L’alimentation semble ainsi pouvoir jouer un rôle conséquent
dans le contexte de la transition épidémiologique : elle peut soit contribuer à la prévention des
maladies chroniques, soit favoriser leur développement.

Le contexte de la transition épidémiologique représente également selon nous un


basculement pour les sciences de la santé. Si les maladies transmissibles ne représentent
aujourd’hui plus le même danger qu’il y trois cents ans, c’est principalement grâce aux progrès
réalisés en médecine, ainsi qu’en physique et en chimie. L’avancée de la science et des
connaissances à propos des bactéries et des virus ont permis de développer des traitements
médicamenteux qui tendent à écarter la dangerosité des maladies transmissibles : il n’est plus
fréquent de mourir du choléra grâce à son vaccin, et il est de même désormais beaucoup moins
fréquent de mourir d’une maladie virale grâce aux médicaments qui aideront le corps à vaincre
rapidement celle-ci. En revanche, les maladies chroniques, de par leurs causes multifactorielles
et leur complexité, sont, une fois qu’elles se sont développées et installées, beaucoup plus
difficiles à vaincre. Les maladies chroniques ne peuvent en effet pas être éradiquées aussi
facilement que les maladies transmissibles, grâce à un traitement médicamenteux et en quelques
semaines. Lorsqu’elle ne tue pas, une maladie chronique s’installe dans le corps du malade pour
une longue période : on parle d’ailleurs d’une croissante réduction du temps de vie passé en
bonne santé en lien avec la prévalence des maladies non transmissibles. Ainsi, si l’on veut

465
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 147-148.
466
Cicolella André, Toxique planète, le scandale invisible des maladies chroniques, op.cit., p. 206-207.

305
rendre possible une lutte contre les maladies chroniques, notamment de par leur complexité et
la difficulté que l’on a à s’en débarrasser : il semble que notre énergie ne doit plus uniquement
se concentrer sur les soins, mais s’orienter davantage vers la prévention (malgré le fait que la
recherche en soins reste bien sûr également primordiale). L’expression « transition » est de
même ici utilisée de par le fait que les consciences collectives ont encore tendance à se
représenter la « santé » sous son ancien paradigme, en considérant souvent « la santé » comme
évidemment associée aux soins et aux médicaments, alors que la réalité empirique des maladies
chroniques nécessiterait bien davantage de considérations à propos de la prévention. Nous
pensons en conséquence que la sociologie a désormais un rôle à jouer en tant que science de la
santé : dans la mesure où elle nous semble être une science particulièrement appropriée pour
contribuer à développer des éléments théoriques et pratiques pour de la prévention. Si la santé
publique a pour habitude de proposer des discours et des injonctions sans s’intéresser à la
culture des populations ciblées par celle-ci, ayant pour conséquence la mise en place d’une
« distance culturelle »467 vouant la portée des informations véhiculées à être au mieux réduite,
au pire nulle, il semble qu’il soit désormais temps de concilier la pertinence de ces informations
avec les cultures des populations à qui elles sont adressées. Faire de la prévention doit ainsi
nécessairement passer par la proposition de contenus qui prennent en compte les représentations
des populations auxquelles elle est destinée. Ce qui nécessite, au préalable, d’avoir réalisé et
établi une compréhension rationnelle et scientifique des représentations, des comportements, et
de la culture d’une population à laquelle on s’adressera pour véhiculer un message. Cette tâche
revient selon nous au sociologue qui, grâce à ses bagages conceptuels et méthodologiques, est
en mesure, plus que quiconque, de comprendre rationnellement une population, sa culture, ses
représentations, ses comportements. Autrement dit, si la santé publique, dans le contexte de la
transition épidémiologique, doit de plus en plus s’orienter vers la prévention, et que cette
dernière doit être adaptée aux représentations de populations spécifiques, nous pensons dès lors
que la sociologie a un rôle majeur à jouer, en tant que science de la santé.

L’alimentation, comme nous l’avons exposé, représente dans le contexte de la transition


épidémiologique et de la croissante prévalence des maladies chroniques, soit la possibilité de
contribuer à une bonne santé, soit d’y nuire. Il ne s’agit pas ici d’une réflexion moraliste,
« ethnocentrée » et fondamentalement écologiste, ou encore « orthorexique »468, mais d’un

467
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p. 8.
468
Une déconstruction rapide de ce concept nous montre d’ailleurs les limites de sa pertinence. Celui-ci
se basant sur l’idée que le fait de manger « sainement » et de rejeter les aliments qui ne sont « pas sains »
306
constat pragmatique, dont la pertinence, nous en sommes pleinement confiants, ne devrait que
se renforcer au fur et à mesure que les connaissances scientifiques se développent et que le
temps passe. L’alimentation conditionne largement ce qu’est notre interaction quotidienne avec
l’environnement, et ce surtout dans la mesure où, contrairement à par exemple la qualité de
l’air, nous déterminons nous-mêmes cette interaction à l’échelle aussi bien sociale
qu’individuelle, à travers notre libre consommation. Elle semble également particulièrement
intéressante en tant qu’objet de recherche en sociologie, en suivant les réflexions précédentes
que nous avons développées. L’alimentation est en effet très orientée par la culture ainsi que
par une forte dimension symbolique, tel qu’on ne consomme des aliments et des plats que
seulement parce qu’ils sont biologiquement comestibles, mais aussi (et surtout ?) parce qu’ils
sont « culturellement comestibles »469. Chaque peuple, et ainsi chaque population, a ses propres
spécificités culinaires, et donc ses propres représentations et comportements alimentaires, en
adéquation avec sa culture. Nous savons de même que les inégalités sociales de santé se sont
encore davantage creusées (et continuent de le faire) dans le contexte de la transition
épidémiologique, ce sont principalement les individus issus d’origines sociales les plus
précaires qui sont de plus en plus affectés par celles-ci. Tout en sachant le fait que l’alimentation
peut jouer un rôle majeur dans le développement ou la prévention des maladies chroniques, et
que celle-ci dépend largement de traits culturels, et ainsi de représentations, il nous semblait
dès lors pertinent de nous intéresser aux représentations et aux comportements alimentaires au
sein de populations issues de différentes origines sociales, notamment de manière à comprendre
comment ces inégalités sociales de santé peuvent être reflétées dans les différentes
représentations et les différents comportements alimentaires, selon l’origine sociale. Une
lecture historique des liens entre l’alimentation et la santé nous a de même montrée qu’une
« culture de la gourmandise », principalement depuis la Révolution Française, en tant que
rupture avec l’ascétisme médico-religieux, s’est progressivement diffusée des milieux sociaux
les plus aisés vers les plus défavorisés. L’apparition de l’hypermarché dans les années 1950,
couplée aux nouvelles techniques et technologies de production, de transformation et de
stockage de l’alimentation, ont permis aux plus précaires l’accès à cette culture de la
gourmandise, notamment par l’industrialisation de l’alimentation. Cette dernière nous a permis,
dans les sociétés industrialisées, de modifier profondément notre rapport avec l’alimentation :
pour la première fois, pour nous nourrir, la quantité n’est plus un souci et n’est plus limitée,

contribue à prolonger la vie ou à améliorer la santé serait une croyance infondée ou un mythe. Ou alors,
nous pouvons probablement qualifier la réalité empirique, elle-aussi, d’orthorexique.
469
Fischler Claude, L’Homnivore : Le goût, la cuisine et le corps, op.cit., p. 31.

307
nous ne sommes désormais plus face à un « problème » de quantité, mais de qualité. C’est dans
ce même contexte que l’obésité a largement augmenté dans les sociétés industrialisées, obésité
qui, de même que pour les maladies chroniques, et en plus de favoriser leur développement, se
retrouve également davantage chez les populations issues de milieux précaires.

L’alimentation en quantité (quasiment) illimitée, dont la qualité pose problème en raison


de son industrialisation jusqu’à son ultra-transformation, qui favorise l’obésité et le
développement de maladies chroniques, et ce particulièrement chez les individus issus
d’origines sociales défavorisées, allant jusqu’à creuser les inégalités sociales de santé470, est
ainsi devenue un problème de société majeur. Des campagnes de prévention étatique telles que
le Programme National Nutrition Santé sont lancées, et de plus en plus d’acteurs de la santé
publique plaident pour la mise en place d’une éducation à l’alimentation à l’école publique. En
2016, L’article L312-17-3 du code de l’éducation vient stipuler qu’une éducation à
l’alimentation doit être dispensée dans les établissements scolaires, en cohérence « avec les
orientations du programme national relatif à la nutrition et à la santé »471. Le Conseil National
de l’Alimentation se prononce également, dans son avis n°84, pour une éducation à
l’alimentation à l’école. Il semble en effet que, dans le complexe contexte sociétal472 et de santé
publique dans lequel nous nous trouvons, et avec le rôle que peut jouer l’alimentation dans
celui-ci, une éducation à l’alimentation à l’école pourrait permettre à la fois de : lutter contre la
progression de l’obésité, lutter contre la prévalence des maladies chroniques, et lutter contre les
croissantes inégalités sociales de santé. Nous avons ainsi choisi d’effectuer une enquête
sociologique auprès des enfants de neuf à onze ans, ce qui correspond au troisième cycle de
l’école élémentaire (soit l’âge que nous avons considéré d’après quelques entretiens
préliminaires comme l’âge minimum auquel des enfants sont véritablement en mesure de
répondre à des entretiens sociologiques et exprimer leurs représentations à propos de
l’alimentation et de la santé), afin de nous intéresser particulièrement à deux choses : quel est
le rôle de l’éducation à l’alimentation aujourd’hui à l’école élémentaire (dans un contexte dans
lequel celle-ci est inscrite dans le code de l’éducation mais pour laquelle il n’existe ni véritable
programme scolaire national, ni inspection académique) ? Et quelles sont les représentations et

470
Vernay Michel, Bonaldi Christophe, Grémy Isabelle, « Les maladies chroniques : tendances récentes,
enjeux et perspectives d’évolution », Santé Publique, vol. s1, no. HS, 2015, p. 189-197.
471
Article L312-17-3 du code de l’éducation, 13 février 2016.
472
De par le fait que les inégalités sociales de santé sont parallèlement croissantes à la prévalence des
maladies chroniques (et notamment de l’obésité), mais aussi car les enfants sont les plus concernés et
ciblés par les publicités pour aliments ultra-transformés.
308
les comportements alimentaires des enfants issus de différentes origines sociales, ainsi que des
représentations de la santé, et des liens entre l’alimentation et la santé ? L’objectif est donc
double : comprendre ce qu’est aujourd’hui « l’éducation à l’alimentation », mais aussi étudier
les représentations et les comportements d’enfants issus d’origines sociales différentes,
notamment afin d’y identifier des leviers pour avancer les connaissances afin de contribuer à la
formulation d’une éducation à l’alimentation « adaptée à tous les enfants », c’est-à-dire non
limitée par et constituée d’injonctions qui ne tiendraient pas compte des représentations
auxquelles elles sont destinées, permettant de lutter à la fois contre les inégalités sociales de
santé, la croissance des maladies chroniques, dont l’obésité. Nous avons ainsi réalisé une
enquête sociologique empirique, en nous basant sur l’approche inductive de la « théorie
ancrée » fondée par Glaser et Strauss, dans quatre écoles élémentaires, selon trois catégories
idéal-typiques : deux écoles étaient situées dans des quartiers prioritaires, une était située dans
une commune dont le revenu médian est supérieur à la moyenne, et la quatrième était une école
privée, catholique et se présentant comme spécialisée dans « l’éducation à la nature », située
dans une commune rurale. Nous avons ainsi pu enquêter auprès de quarante enfants d’origines
sociales très variées via des entretiens semi-directifs, réaliser des séances d’observation
sociologique dans les cantines scolaires de ces quatre écoles, et aussi effectuer des entretiens
collectifs de type « focus-group » dans des classes de chacune des écoles, dans lesquelles nous
avons inclus des éléments issus des entretiens semi-directifs afin de réaliser des
expérimentations en matière d’éducation à l’alimentation.

Synthèse des connaissances produites à partir de notre recherche empirique

Nous avons premièrement établi que plus l’origine sociale d’un enfant est favorisée473,
plus son répertoire alimentaire est conséquent (soit la liste d’aliments et/ou de plats qu’il évoque
lorsqu’il lui est posé une série de questions sur son alimentation, ses goûts, sa consommation,
et son plaisir alimentaire). Les répertoires alimentaires des enfants des écoles A et B, situées
dans des quartiers prioritaires, et dont les parents sont souvent ouvriers, agents d’entretien, ou
sans emplois, ont exprimé des répertoires alimentaires que nous pourrions qualifier, en
comparaison avec ceux des autres enfants interrogés, de particulièrement restreints, et dont les
premiers éléments évoqués sont très souvent liés à ce que nous avons nommé un « répertoire
alimentaire relatif à l’univers des fast-foods ». Nous avons de même remarqué que deux sous-

473
Nous nous basons ici principalement sur les professions qu’exercent leurs parents.
309
catégories d’enfants des écoles A et B se distinguent à propos des premiers éléments de
réponses fournis en réponse à la question « qu’est-ce que vous aimez manger ? » : alors que les
enfants dont les deux parents ne sont pas issus de l’immigration parlent la plupart du temps de
« MacDo », de « pizzas » et de « pâtes », ceux dont les deux parents sont issus de l’immigration
n’évoquent pas ou très peu le « MacDo », ici remplacé par les « kebabs ». Les répertoires
alimentaires de l’ensemble des enfants des écoles A et B dont l’origine sociale est défavorisée
ne contiennent quasiment pas (ou très peu) de légumes, et ceci se vérifie également lorsque
nous leur demandons de « parler de ce qu’ils n’aiment pas manger » : ici aussi, ce sont souvent
des éléments que nous serions tentés de lier au « répertoire alimentaire des fast-foods » qui
reviennent souvent (comme par exemple le ketchup, ou un soda de telle marque). Les enfants
des écoles A et B dont les deux parents sont issus de l’immigration semblent être davantage
exposés aux légumes que les autres enfants, de par le fait que leurs parents préparent
régulièrement des plats traditionnels de leur pays d’origine, qui en contiennent. Une bonne
partie de ces enfants déclare cependant avoir tendance à éviter ces légumes. Nous retrouvons,
chez les enfants de l’école C, dont les origines sociales sont plus favorisées (leurs parents
exercent principalement des professions intermédiaires) des répertoires alimentaires plus longs
et plus variés, moins composés d’éléments liés aux fast-foods, et avec cette fois
systématiquement au moins deux fruits et légumes. Les enfants de l’école D, dont la plupart ont
des parents qui s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles « supérieures », se
distinguent de par le fait qu’ils donnent des explications et des justifications à propos des
aliments et/ou des plats qu’ils citent. Leurs répertoires alimentaires sont légèrement plus grands
que ceux des enfants de l’école C, et la mention de deux caractéristiques principales s’y
ajoutent : certains aliments et/ou plats sont précisés comme étant « bio » et/ou « faits-maison »
(par exemple, les « hamburgers » sont également cités par les enfants de l’école D, mais en
précisant bien que ceux-ci sont « faits-maison »).

Nous nous sommes ensuite intéressés au plaisir alimentaire et à ses représentations. Il a


ici été établi que plus les enfants sont issus d’une origine sociale défavorisée, plus le plaisir
alimentaire s’incarne dans des aliments transformés et industriels. Le plaisir alimentaire
correspond dans les représentations des enfants des écoles A et B principalement au registre de
la restauration rapide (« hamburgers », « frites », « kebab », « tacos », « pizzas », mais aussi à
des sauces que l’on trouve dans les restaurant de type fast-food et vendeurs de kebab : « sauce
samouraï », « ketchup », « sauce algérienne »), ainsi qu’aux biscuits industriels achetés dans
des hypermarchés, à la pâte à tartiner de marque Nutella, et aux bonbons industriels (est souvent

310
citée la marque Haribo). Les enfants de l’école C intègrent eux-aussi des éléments du registre
de la restauration rapide de leurs représentations du plaisir alimentaire, mais moins que ceux
des écoles A et B. Chez eux, les « hamburgers » et le « MacDo » sont accompagnés d’aliments
moins transformés et de plats moins industriels. De même, les gâteaux évoqués par les enfants
de l’école C ne sont plus des gâteaux industriels achetés en hypermarchés, mais plutôt des
pâtisseries fabriquées dans une boulangerie, ou alors des gâteaux faits-maison du type fondant
au chocolat ou tarte aux fruits. Tandis que les enfants de l’école D n’associent pas ou peu les
aliments et/ou plats du registre du fast-food au plaisir alimentaire, leur préférant des produits
moins industriels et moins transformés comme certains fromages, les crêpes faites maison, le
jus d’orange pressé, les sodas faits-maison, ou encore les gâteaux de boulangerie. Ces enfants
ont également accompagné leur discours à propos du plaisir alimentaire de justifications et
d’explications quant à leurs choix.

Il serait ici probablement trop long de revenir sur l’ensemble des analyses que nous
avons faites à propos des repas des enfants (petits-déjeuners, déjeuners, diners et goûters), mais
proposons ici de retenir quelques informations principales. Plus les enfants sont issus d’une
origine sociale favorisée, plus les repas sont consommés en considérant les effets que ceux-ci
pourront avoir sur leur santé. Aussi, plus les enfants sont issus d’une origine sociale défavorisée,
plus ils se nourrissent d’aliments industriels et transformés (et ainsi « ultra-transformés »). Les
enfants dont les parents sont ouvriers, agents d’entretien, ou sans emplois, évoquent le fait qu’ils
mangent quotidiennement des plats « faciles » et « rapides » à préparer, qu’ils peuvent par
exemple faire eux-mêmes réchauffer au four à micro-ondes en quelques minutes. Sont par
exemple souvent évoqués les pâtes avec du jambon, les pizzas à réchauffer, les hamburgers, le
riz. Ils consomment également plusieurs fois par semaine des repas achetés dans des fast-foods,
souvent emportés et mangés à domicile. Les petits-déjeuners et les goûters de ces enfants sont
composés de gâteaux et biscuits industriels, de pâtes à tartiner « nutella » (les enfants ne parlent
jamais de « pâte à tartiner » mais toujours de « Nutella ») et de soda, et rarement de fruits. Les
enfants issus des mêmes origines sociales et dont les deux parents sont issus de l’immigration
mangent également régulièrement des plats traditionnels du pays d’origine de leurs parents, ce
qui semble être le seul moment où ils consomment des légumes. Les enfants dont les parents
exercent des « professions intermédiaires » semblent bénéficier d’une alimentation beaucoup
plus variée et consomment au moins deux légumes par jour. Se rendre au fast-food leur arrive
mais occasionnellement, de par le fait que leurs parents craignent principalement qu’ils
grossissent. Ils consomment régulièrement des fruits lors de leurs petits déjeuners et de leurs

311
goûters, ainsi que moins de gâteaux industriels et davantage de pâtisseries achetées dans des
boulangeries. Les enfants dont les parents s’inscrivent dans des catégories socio-
professionnelles « supérieures » mangent de manière aussi variée, mais semblent tout de même
consommer un peu plus de fruits et de légumes. Ils évoquent consommer très régulièrement des
produits bio et/ou faits-maison. Nous pouvons ainsi également affirmer que plus les enfants
sont issus d’une origine sociale favorisée, plus ils consomment de fruits et de légumes.

Ces tendances que nous avons observées nous ont permis de comprendre que (et
comment) les inégalités sociales de santé, dans le contexte de la transition épidémiologique,
trouvent très probablement une partie de leur origine dans les habitus alimentaires socialement
variés, très homogènes entre les enfants d’origine sociale similaire, et ségrégués selon la
position sociale qu’occupent leurs parents.

A propos de ces derniers, nous avons également pu observer la tendance suivante : plus
les parents occupent des emplois socialement et économiquement favorisés, plus ils régulent
l’alimentation de leurs enfants en fonction des effets et risques représentés de celle-ci sur la
santé. Ces effets de l’alimentation sur la santé représentés par les parents varient selon leur
position sociale, et se répercutent largement sur les représentations des enfants à propos des
liens entre l’alimentation et la santé. Les parents qui habitent dans des quartiers prioritaires
veillent à ce que leurs enfants ne mangent pas « trop de sucreries » principalement par peur que
celles-ci leur donnent des caries. Les parents qui exercent des professions intermédiaires sont
surtout préoccupés par la potentialité que leurs enfants puissent être en surpoids, en allant trop
souvent au fast-food, ou en mangeant trop sucré, ou trop gras. Tandis que les parents qui
s’inscrivent dans des catégories socio-professionnelles « supérieures » sont inquiets du fait que
leurs enfants puissent ingérer par leur alimentation des « produits chimiques », préférant ainsi
le « bio » et le « fait-maison ». Ces trois différents types de représentations, socialement
homogènes selon l’origine sociale, se retrouvent largement dans les discours des enfants
concernant leurs propres représentations à propos des liens entre l’alimentation et la santé.
Ainsi, « bien manger », pour les enfants de l’école C, c’est avant tout faire attention à ce que
son repas ne soit pas trop sucré, trop salé ou trop gras, tandis que pour ceux de l’école D, c’est
manger quelque chose dont on peut être sûr qu’il ne contient pas de produits chimiques, donc
« bio » et/ou « fait-maison ». Les enfants des écoles A et B associent principalement
l’expression « bien manger » aux faits de ne pas faire de gaspillage alimentaire et de bien se
tenir à table.

312
A propos des représentations de la santé, l’ensemble des enfants (des quatre écoles)
associent le mot « santé » à la maladie et ainsi à l’absence de maladie. De même, le mot
« maladie » est directement associé par les enfants des écoles A, B et C par la prise de
médicament, après quoi elle disparait. Plusieurs enfants de l’école D ont en revanche exprimé
préférer éviter les médicaments et prendre des « des plantes », « des herbes », ou « du miel »
lorsqu’ils sont malades. La « maladie » semble cependant être représentée par tous les enfants
interrogés (lors des entretiens semi-directifs) uniquement selon les caractéristiques des
maladies transmissibles : soit se répandant par des microbes ou des virus. En réponse à la
question « comment fait-on pour être en bonne santé ? », les enfants des écoles A et B répondent
par un ensemble d’injonctions probablement souvent entendues dans les discours des
adultes (comme par exemple « bien se couvrir quand il fait froid », mais aussi « bien dormir »
ou « bien faire ses devoirs »). Les enfants musulmans associent fortement la « bonne santé »
avec la dimension religieuse : pour être en bonne santé il faut ainsi « manger halal », « manger
de la main droite », ou encore « ne pas boire d’alcool (parce que c’est « haram ») ». Plusieurs
enfants des écoles A et B ont également répondu à la question en mentionnant très ironiquement
la phrase « mangez cinq fruits et légumes par jour » : il s’agissait systématiquement d’une
manière de se moquer d’une injonction régulièrement entendue à la télévision (« c’est dans la
pub »), mais qui semble pour eux dénuée de sens et de valeur symbolique. Les enfants de l’école
C ont également mentionné des injonctions du même type que celles présentées ci-dessus. Ils
parlaient également de la nécessité de « manger équilibré » de manière à ne pas grossir et ne
pas devenir « trop gros ». Le « manger cinq fruits et légumes » fut également évoqué par
quelques enfants dont les parents occupent des professions intermédiaires, mais cette fois sans
ironie. Ceux de l’école D ont à nouveau expliqué la nécessité de manger « bio » et d’éviter « les
produits chimiques », si l’on veut être en bonne santé (sans vraiment pouvoir expliquer
pourquoi, mais affirmant que les produits chimiques sont mauvais pour la santé).

Nous avons également interrogé les enfants à propos de l’éducation à l’alimentation et


de l’éducation à la santé dont ils ont reçu à l’école. Quelles informations et connaissances à ce
propos ont-elles été transmises ? Il semble qu’une sensibilisation aux effets néfastes du
tabagisme sur la santé soit la seule forme d’éducation à la santé dont ont bénéficié les enfants
des écoles A, B et C. Dans l’école D, un naturopathe est venu réaliser, une fois, une intervention
dans laquelle il présentait son métier et parlait des liens entre la santé et l’alimentation. Il semble
que cette intervention unique n’ait pas suffit à ancrer dans les représentations des enfants les
informations présentées ce jour-là, les enfants se souviennent surtout de la sympathie du

313
monsieur. L’éducation à l’alimentation s’avère complètement absente de la scolarité des enfants
des écoles B et C. Dans l’école A, les enfants parlent d’une « semaine du goût » organisée par
leur maîtresse en classe de CM1. L’institutrice l’organise chaque année dans sa classe : elle
consiste en ce que les enfants, dont les origines ethniques sont diverses et variées au sein de la
classe, ramènent chaque jour à tour de rôle des aliments ou plats (plutôt des desserts qui
pourront être goûtés en classe) de « leur pays d’origine » (ou du pays d’origine de leurs parents).
Bien que cette initiative permette de contribuer à étoffer les répertoires alimentaires des enfants,
il semble qu’il s’agisse davantage d’un enseignement éthique et civique à la tolérance et au
multiculturalisme, que d’une véritable « éducation à l’alimentation »474. Il apparait ainsi de
notre recherche que l’éducation à l’alimentation ne dépend, actuellement à l’école élémentaire,
que de la volonté particulière d’enseignants, qui se doivent de tout organiser par eux-mêmes,
sur leur temps libre et selon les ressources dont ils disposent.

L’éducation à l’alimentation peut cependant aussi, en quelques sortes, prendre la forme


de campagnes de sensibilisation contre le gaspillage alimentaire, selon ce que nous avons
observé pendant les repas de cantine dans l’école A. Il semble que le gaspillage alimentaire soit
particulièrement un problème dans plusieurs écoles élémentaires situées dans des quartiers
prioritaires. Dans la salle de cantine de l’école A sont disposées des affiches avec plusieurs
slogans qui sont censés sensibiliser les enfants à associer le gaspillage alimentaire comme une
mauvaise chose. L’équipe d’employés chargés de surveiller les repas de cantine ont également
pour mission d’inciter, par le dialogue, tous les enfants à au moins goûter ce qui leur est servi.
Nous avons remarqué, lors des repas de cantine des écoles A et B, un gaspillage alimentaire
davantage conséquent que dans les autres écoles. Nous supposerons que celui-ci puisse être
expliqué par le décalage entre les plats servis et les habitudes et habitus alimentaires de ces
enfants qui, qu’ils aient leurs deux parents issus de l’immigration ou non475, ne sont pas habitués
chez eux à manger ce qui leur est ici servi. Le gaspillage alimentaire peut particulièrement
représenter un problème lorsque, alors que des subventions sont accordées aux quartiers
prioritaires, les repas servis comprennent régulièrement des produits bios et/ou locaux, ce qui
représente une certaine dépense publique. Des solutions semblent cependant être possibles :
soit d’adapter davantage les repas servis à la cantine aux habitus alimentaires des enfants (ce
qui pourrait vite ressembler à la semaine du goût organisée par l’institutrice de CM1 de la même

474
Dans le sens où ses objectifs n’étaient pas clairement définis dans ce cas.
475
Nous avons bien constaté à plusieurs reprises que les habitus alimentaires des enfants qui habitent
dans des quartiers prioritaires diffèrent en fonction de ce facteur.

314
école, soit de valoriser les cultures particulières des enfants en fonction des origines ethniques
de leurs parents), soit de mettre en place une éducation à l’alimentation plus poussée dans cette
école, qui ne s’arrêterait pas à des slogans dispersés dans la salle de cantine (auxquels les enfants
ne semblent pas beaucoup prêter attention, après observation), mais passeraient par la
dispensation régulière de séances de communication avec les instituteurs, notamment à propos
du gaspillage alimentaire, mais aussi plus largement à propos de ses conséquences sur
l’environnement, et, de manière plus générale, des liens entre l’environnement, l’alimentation
et la santé.

Nous noterons ici qu’une certaine limite à cette enquête de terrain pourrait clairement
être identifiée dans le fait que nous nous sommes intéressés qu’aux enfants, et non aux acteurs
de l’éducation à l’alimentation et de l’alimentation des enfants. Alors que nous avions, dans
notre recherche bibliographique, évoqué ce que représentent par exemple les systèmes
alimentaires alternatifs et comment ces derniers sont parfois mis en place à l’échelle régionale,
nous avons finalement renoncé à la réalisation d’entretiens avec des décideurs et organisateurs
de l’alimentation scolaire. Le constat à l’origine de ce renoncement fut le suivant : ces
organisations sont très complexes, leurs acteurs exercent des fonctions très diverses et
différentes. Les prises de contact semblent également particulièrement difficiles : nos tentatives
d’établir quelques relations et échanges ont pratiquement toutes donné lieux à des redirections
administratives sans fin, par exemple auprès de la DGESCO, du Ministère de l’Éducation, ou
encore du Conseil National de l’Alimentation. Les responsables de l’éducation dans des
communes, ou bien les responsables de cuisine centrale que nous avons rencontrés et avec qui
nous avons échangé ont tous manifesté les mêmes « bonnes intentions » ainsi que l’envie de
« bien faire », sans que leurs discours puissent servir à une progression concrète de notre
enquête. Nous sommes alors arrivés à la décision suivante : focalisons-nous uniquement sur les
plus concernés par l’éducation à l’alimentation (les enfants) afin de développer des
connaissances uniquement en sociologie de l’alimentation et en termes d’éducation à
l’alimentation, et non une sociologie du management de celles-ci. Ceci en demeure tout de
même une limite que nous souhaiterions pouvoir dépasser lors de prochaines recherches. Les
acteurs de l’éducation à l’alimentation seront de même libres de s’intéresser (ou non) à nos
travaux.

315
Quelles solutions pour une éducation à l’alimentation adaptée à tous les enfants ?

Nous avons d’ailleurs expérimenté le développement de telles discussions avec des


classes de CM1 et de CM1, dans ces quatre écoles, lors d’entretiens collectifs. Ces expériences
nous ont menées à la formulation de plusieurs idées.

Nous pensons à postériori de celles-ci qu’il est tout à fait possible de dispenser des cours
d’éducation à l’alimentation, qui comprendraient des éléments de réflexion à propos des liens
entre l’alimentation, la santé et l’environnement, dans le but de lutter contre le développement
des maladies chroniques, contre le surpoids et l’obésité, et ainsi également contre les croissantes
inégalités sociales de santé dans le contexte de la transition épidémiologique, et ceci auprès de
n’importe quelle population d’enfants (de toutes origines sociales possibles).

Reprenons ici à nouveau les idées développées par Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin
dans Critique de la santé publique. Selon ces sociologues : « D’une part, la santé publique est
une culture qui, pour une large part, se méconnait elle-même comme telle. (…) Les opérations
de jugement et de classement qui sont au principe de cet art de faire, lorsqu’on l’emploie à
mesurer ou à éduquer, échappent pour l’essentiel à l’analyse. Elles s’imposent comme de
simples opérations techniques destinées à établir la vérité des faits et les principes de l’action.
[…] D’autre part, la santé publique est confrontée à des cultures qui lui sont étrangères »476.
Il s’établit ainsi une « distance culturelle » entre les allégations et les discours médicaux fournis
par la santé publique, et les populations les plus à même d’être ciblées par ces allégations (qui
sont en fait logiquement les populations les plus défavorisées économiquement et socialement,
et ce particulièrement dans le contexte de la transition épidémiologique, dans lequel, rappelons-
le encore une fois, les inégalités sociales de santé sont croissantes). Ces idées se sont
absolument vérifiées de manière empirique, d’après notre enquête de terrain. Nous pensons que
le slogan « mangez cinq fruits et légumes », bien connu des enfants issus d’origines sociales
défavorisées… et systématiquement moqués par ces derniers, est un exemple qui illustre
parfaitement les propos de Dozon et Fassin. Nous pensons en fait que les enfants des quartiers
prioritaires se moquent de ce slogan parce que celui-ci leur est imposé et communiqué de
manière impersonnelle sous forme d’injonction, et ainsi qu’il ne représente strictement rien
pour eux, symboliquement. Il semble qu’il en soit de même, au risque de décevoir les acteurs

476
Dozon Jean-Pierre et Fassin Didier, Critique de la santé publique, op.cit., p. 8-9.

316
qui ont œuvré à la mise en place de la campagne de lutte contre le gaspillage alimentaire dans
la cantine scolaire de l’école A, pour les slogans affichés au sein de cette dernière.

Permettons-nous d’aller plus loin. Selon la logique que nous pouvons établir entre la
littérature sociologique, notre travail de terrain et son analyse, ainsi que nos expérimentations :
peu-importe à quel point les slogans servant à diffuser des allégations de santé seront bons,
leurs phrases accrocheuses, joliment formulées, ou les images qui leurs sont associées
attrayantes, ils n’auront jamais la moindre portée (et ainsi utilité) tant que les populations
auxquelles ils s’adressent ne se sentiront pas concernées. De même, il nous semble impossible
de se sentir directement concerné par un message diffusé sous forme d’injonction. Dès lors,
comment rendre possible le fait qu’une population puisse se sentir concernée par une prévention
ou une éducation dont la culture lui est à priori « étrangère » ?

Il s’agira, selon nous, de rendre possible à cette population une appropriation du


message qui souhaite être diffusé, et ceci passe en premier lieu par une appropriation de son
discours. Qu’entendons-nous par « appropriation » ? Très simplement, cela consiste en invitant
des individus, ou des groupes, à incorporer leurs discours, et ainsi leurs représentations (plus
largement, leur culture) au sein d’une discussion qui permet, en progressant, de dégager les
enjeux d’une problématique, pour en arriver à sa compréhension générale477.

Revenons plus spécifiquement au sujet qui nous concerne directement, soit l’éducation
à l’alimentation. La mise en place de celle-ci afin d’en obtenir des résultats qui se traduiront
par des améliorations en termes de santé nécessite inévitablement d’intégrer en son sein la
question des liens entre l’alimentation et la santé, entre l’alimentation et l’environnement, et
entre l’environnement et la santé (ou plus généralement, entre les trois). Les effets de
l’alimentation sur la santé, aussi bien que ce qui conditionne la santé (particulièrement dans le
contexte de la transition épidémiologique), et que la relation entre l’environnement,
l’alimentation et la santé se rassemblent dans une logique d’ensemble, complexe mais
cohérente. Sa compréhension nécessite moins d’en étudier les parties isolées (soit par exemple
la nutrition, l’épidémiologie, la biologie cellulaire, les sciences de la vie et de la nature, etc.)
que le tout en tant qu’ensemble cohérent, soit, de manière holistique478. Nous pensons que ceci

477
Bien que nous n’ayons expérimenté ce genre de dispositif uniquement qu’avec des enfants, nous
pensons qu’il n’est pas improbable que l’approche développée ici pourrait également être pertinente
avec d’autres types de populations (par exemples des adolescents et/ou des jeunes adultes). Nous
pensons qu’il serait pertinent de mener des expérimentations similaires auprès de groupes d’autres âges,
par exemple, à l’occasion de futures autres recherches.
478
Fardet Anthony, Halte aux aliments ultra-transformés, op.cit., p. 106.

317
représente un immense avantage et levier pour être en mesure de faire de la prévention, sans
que celle-ci consiste en la diffusion inefficace d’une série d’allégations et d’injonctions.

Nous sommes partis de ce constat lorsque nous avons réalisé nos expérimentations
auprès des enfants lors des entretiens collectifs avec des classes de CM1 et de CM2. Alors que
les enfants des écoles situées dans des quartiers prioritaires semblaient ne pas (ou très peu) se
sentir concernés par les liens entre l’alimentation et la santé lorsque nous avons effectué des
entretiens semi-directifs avec eux, ils se sont retrouvés particulièrement captivés par ce même
sujet pendant les entretiens collectifs. Nous avons organisé ces derniers de manière à prononcer
des phrases accessibles à la bonne compréhension des enfants, claires, avec des mots simples
(à l’image de la citation d’Héraclite : « la santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre »
que nous utiliserons ici en tant qu’exemple), en demandent ensuite aux enfants de s’exprimer à
propos de celles-ci. Il fut particulièrement intéressant de constater que les enfants qui ont pris
la parole ont tous contribué à développer une logique d’ensemble à propos des liens entre
l’alimentation, l’environnement et la santé humaine, en incorporant dans la discussion des
connaissances individuelles, très certainement acquises en dehors de l’école, et qui
n’attendaient visiblement que de pouvoir être exprimées.

Cette discussion collective a permis selon nous deux choses fondamentalement


importantes. Premièrement, chaque enfant a pu en quelques sorte « ajouter sa pierre à
l’édifice »479 de la discussion, et ainsi soulever un facteur particulier de la dimension
multifactorielle qui constitue les liens entre l’environnement et la santé humaine. Par exemple,
par rapport à cette même citation d’Héraclite, ont été évoqués par une classe le fait que « les
arbres et les plantes nous aident à mieux respirer », que « les plantes ont besoin des abeilles
pour vivre, donc que nous avons besoin des abeilles », que « l’herbe et aussi importante car il
y a des animaux herbivores », et ainsi que « la terre c’est comme notre corps, si on en prend
soin, on peut bien vivre ». Chacune de ces interventions ont permis de contribuer à dégager une
logique holistique à propos des liens entre l’environnement et la santé humaine. Deuxièmement,
nous pensons que lorsqu’un enfant participe à la discussion en y incorporant des connaissances
qu’il n’a pas acquises à l’école, il « s’approprie » ainsi la discussion en se projetant lui-même

479
Soyons ici clairs. La démarche que nous décrivons ne consiste pas à prôner un certain relativisme qui
reviendrait à penser que faire dire tout et n’importe aux enfants peut être de toute manière utile. D’où
l’importance de non seulement s’adresser à eux via des phrases pertinentes et accessibles, qu’ils peuvent
parfaitement comprendre, mais aussi d’encourager leur contribution sincère et motivée pour participer
à la discussion. L’éducateur doit ainsi jouer un rôle d’encadrant et d’organisateur pour le développement
de la réflexion par la discussion.

318
au sein de celle-ci, et par là, s’approprie l’ensemble de la problématique. Les enfants, en
participant au développement de la discussion, ont effectivement vu leur intérêt pour celle-ci
croître progressivement. C’est en tout cas le constat que nous avons établi, lorsque nous avons
vu des mêmes enfants qui semblaient désintéressés par ces thématiques lors des entretiens semi-
directifs, et qui se moquaient ouvertement du slogan « mangez cinq fruits et légumes par jour »,
cette fois, très intéressés et investis par les mêmes sujets.

Nous nommerons ce type d’approche expérimentale d’éducation aux liens entre


l’alimentation, la sante et l’environnement « l’éducation à l’alimentation holistique » : il s’agit
davantage de tenter de faire incorporer aux enfants une logique d’ensemble à propos de ce qui
caractérise ces liens, plutôt que des connaissances particulières enseignées isolément les unes
des autres. Ceci consiste en tenter de fournir aux enfants des clés de compréhensions accessibles
à leurs représentations à propos des relations de cause à effet qui existent entre l’environnement,
l’alimentation, et la santé. Nous avons, pour ce faire, encouragé les enfants à s’exprimer et
échanger le plus possible à propos de phrases et de citations dans un langage le plus accessible
possible, qui leur permettent d’incorporer dans une discussion des connaissances qu’ils ont
parfois acquises en dehors de l’école et qui n’attendent que de pouvoir être manifestées et
exprimées. Une telle appropriation de la discussion par les enfants pourra leur permettre de
s’engager personnellement dans une compréhension holistique des liens entre l’alimentation,
l’environnement et la santé, en participant à celle-ci non pas seulement en tant que spectateurs
(comme les enfants peuvent par exemple l’être face à des slogans ou logos), mais en tant que
véritables acteurs. Voici le cas-échéant un schéma reprenant notre approche pour une éducation
à l’alimentation (et à la santé environnementale), que nous avons développée à la fois à partir
des connaissances mobilisées dans la littérature pendant la construction de notre objet de
recherche, mais aussi selon notre expérience de terrain.

319
Schéma n°5 : Approche expérimentale pour une éducation à l’alimentation holistique et à la santé
environnementale

De telles séances d’éducation à l’alimentation, pour être véritablement efficaces,


doivent être organisées suffisamment régulièrement et non uniquement occasionnellement480,
ce qui ne semble pas suffire à ancrer dans les représentations des enfants les informations
présentées et développées.

Nous avons ici contribué à faire avancer les connaissances en termes d’éducation à
l’alimentation, notamment en nous prononçant, à postériori de notre recherche, sur quelle forme
celle-ci pourrait prendre. A propos de son fond, nous avons de même fourni plusieurs éléments

480
Dispenser une éducation à l’alimentation quelques heures une seule fois par an ne semble pas
suffisant, d’après notre enquête de terrain.
320
(à l’image de la règle des 3V développé par Fardet et Rock pour une « alimentation saine,
éthique et durable »481) qui nous semblent essentiels pour comprendre les enjeux d’une
éducation à l’alimentation dans notre contexte sociétal actuel (augmentation de l’obésité, des
maladies chroniques, des inégalités sociales de santé, et dégradation de l’environnement). Nous
avons également formulé une description détaillée des représentations (goûts et dégoûts,
produits associés au plaisir, à propos de ce qu’est un « bon aliment » et de ce qu’est « bien
manger », etc.) et des pratiques alimentaires chez les enfants (selon les contenus des quatre
repas de la journée, la consommation des parents, etc.), et ceci pour des enfants issus de
différentes origines sociales. Ces connaissances constituent selon nous des pistes pour
comprendre les inégalités sociales de santé actuelles (et probablement futures, si rien de plus
n’est mis en place en termes de prévention). Elles pourraient également servir à la formulation
d’un programme d’éducation à l’alimentation, national et commun à toutes les écoles
élémentaires482. Une telle entreprise nécessiterait selon nous inévitablement la participation
d’une équipe de recherche pluridisciplinaire, comprenant au moins chercheurs en sciences
sociales, chercheurs en sciences de la santé et nutrition, et chercheur en sciences de l’éducation.

C’est notamment dans la compréhension de la nécessité d’une alliance pluridisciplinaire


pour développer un tel objet de recherche que le nôtre, que nous avons proposé à Anthony
Fardet de participer à la direction de cette thèse. Cette dernière, dirigée par un sociologue,
Frédérick Lemarchand, et codirigée par un chercheur en alimentation préventive, durable et
holistique, aura également été l’occasion pour nous de développer notre propre approche
épistémologique.

Retour sur notre épistémologie : pour une démarche holistique et empirico-inductive

Nous proposons ici de revenir sur la thèse dans son ensemble, et d’en expliquer et
justifier la démarche épistémologique réalisée. Le lecteur a probablement pu à plusieurs reprises
(notamment tout au long du chapitre intitulé « Qu’est-ce que « bien manger » ? Face à l’obésité

481
Fardet Anthony & Rock Edmond, “How to protect both health and food system sustainability? A
holistic ‘global health’ based approach via the 3V rule proposal”, Public Health Nutrition, Cambridge
University Press (CUP), 23, 2020, p. 3028-3044.
482
Il s’agit ici bien moins d’une lettre de motivation adressée au Ministère de l’Education et Ministère
de la Santé que de la volonté de démontrer le caractère pratique et pragmatique de notre thèse. Comme
nous l’expliquions dans la partie consacrée à la méthodologie, nous affirmons notre engagement pour
que la recherche puisse avoir (ou au moins être pensée pour qu’elle puisse avoir) quelques fins pratiques,
ne s’arrêtant pas à la simple théorie de bureau.

321
et au développement croissant des maladies chroniques »), se demander s’il s’agissait toujours
d’une recherche en sociologie. Nous répondrons bien entendu par l’affirmative. Cette thèse de
doctorat a principalement consisté en la réalisation d’une sociologie qualitative et inductive de
l’alimentation des enfants et de l’éducation à l’alimentation, en suivant un ensemble de règles
définies par Glaser et Strauss dans « La découverte de la théorie ancrée », et notamment
« l’analyse comparative continue »483. Nous avons ainsi, en nous basant sur ces fondations
méthodologiques, pu établir quelques catégories et typologies des enfants auprès de qui nous
avons mené notre enquête de terrain, selon leurs réponses à nos questions. Nous souhaitons
maintenant tenter d’exposer le caractère innovant de notre démarche d’ensemble, et ses enjeux
à la fois pour la sociologie, mais aussi pour la recherche en général.

Notre démarche épistémologique repose principalement sur deux points. Le premier est
de pouvoir analyser un problème et en développer une problématique de manière purement
holistique, c’est-à-dire en considérant également les apports des autres disciplines sur un sujet
donné, les intégrer dans une réflexion en tant que « données », et développer à partir de celles-
ci une logique d’ensemble cohérente. Le second est de réaliser, à la suite de son développement,
une recherche empirico-inductive selon notre formation académique, afin de développer de
nouvelles connaissances scientifiques autour de ce même sujet. C’est notamment à partir de
cette démarche que nous avons construit notre objet de recherche dont la portée ne se limite pas
à la sociologie. Une des critiques (voire même le reproche) qui pourrait être faite à cette façon
de procéder est que notre formation académique correspond uniquement à la sociologie, et ainsi
que nous ne possédons pas les compétences requises pour bénéficier d’une légitimité
scientifique à intégrer des connaissances issues d’autres disciplines scientifiques à notre
raisonnement. Il conviendra ici d’apporter une nuance à ce type de raisonnement. Nous n’avons
fait que nous appuyer sur des connaissances scientifiques, certes issues d’autres sciences que la
sociologie, mais que nous n’avons aucunement contribué à créer, ni même développer.
Autrement dit, les connaissances que nous avons « créées » et « développées » dans cette
recherche sont purement et uniquement sociologiques. La question qui reviendra ici à se poser
est la suivante : un chercheur (scientifique) dans une science spécialisée peut-il rationnellement
comprendre et être compris par ses pairs, chercheurs spécialisés dans d’autres disciplines ?
Il semble en fait que seule une réponse négative à cette question pourrait venir délégitimer notre
démarche. Une telle perspective viendrait cependant largement remettre en question l’utilité

483
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 159.

322
publique de la science et de la recherche (et ainsi des coûts et dépenses publiques qu’elles
représentent), si celle-ci ne serait finalement que destinée à ne pouvoir être comprise que par
une poignée d’individus ayant suivi le même cursus universitaire et la même formation. Cela
reviendrait à penser que la science n’est finalement produite que pour être enseignée dans le
cadre d’une même formation, ainsi que pour la faire « avancer », ce qui aura probablement
comme conséquence, à terme, une telle hyperspécialisation des sciences qu’aucune forme de
dialogue ne serait possible entre deux chercheurs de deux disciplines scientifiques différentes.

Nous pensons en fait que la science, bien qu’elle ne puisse être produite seulement par
un expert qui a suivi une formation académique spécialisée, doit pouvoir être comprise par
l’ensemble de ses pairs (scientifiques dans d’autres disciplines), et ce sans pour autant qu’elle
ait besoin d’être vulgarisée à outrance. Cela pourra éventuellement exiger quelques efforts
intenses, par exemple dans le cas où, disons, un psychologue veut comprendre un économiste
et ainsi comment ce dernier valide ses théories par des calculs de données quantitatives, ou bien
comment un généticien démontre des théories par un protocole de recherche incluant le
traitement de formules complexes. Nous revendiquons et affirmons qu’il n’est en rien
impossible ici que le psychologue comprenne rationnellement les travaux scientifiques de
l’économiste ou du généticien, jusqu’à pouvoir les intégrer dans ses réflexions afin de mieux
comprendre un sujet de recherche particulier, puis d’en construire un objet de recherche. Cela
demandera cependant probablement des efforts conséquents. En revanche, il n’est pas ici
question de prétendre que le psychologue ici mentionné puisse à son tour produire des
connaissances académiques en économie ou en génétique biologique. C’est une nuance qui est
à comprendre comme capitale par rapport à notre démarche épistémologique.

Cette dernière est, autrement dit, la suivante : s’intéresser à un sujet de recherche en


procédant de manière holistique afin d’en construire un objet de recherche le plus « complet »
possible. C’est-à-dire en développant une réflexion dans laquelle seront intégrées en tant que
« données », à la fois (et premièrement) les connaissances qui ont été développées dans sa
propre discipline scientifique, mais aussi les connaissances issues d’autres disciplines qui
pourraient contribuer à éviter le développement d’une réflexion intellectuellement
« ethnocentrée ». Il ne s’agit pas d’intégrer le plus de données possibles, issues d’un plus grand
nombre possible de disciplines scientifiques différentes, mais plutôt de tenter de bénéficier de
suffisamment de données pour pouvoir obtenir une logique d’ensemble cohérente, c’est-à-dire
dans laquelle les contradictions sont limitées. Un exemple, selon nous, d’une réflexion ainsi
« ethnocentrée » et qui contient en conséquence (trop) de contradictions, peut s’illustrer à

323
travers les sociologues anglo-saxons qui revendiquent, comme nous l’avons vu dans la thèse,
la nécessité d’un « fat activism » dans le but de lutter contre la stigmatisation faite aux obèses.
Nous pensons que ce type de réflexion est non seulement intellectuellement biaisé de par son
« ethnocentrisme » sociologique évident, mais aussi de par les conséquences qu’il peut
engendrer. Considérer l’ensemble de la réalité sous l’angle unique de la sociologie peut en effet
mener à développer ce type de réflexion (à condition aussi de s’inscrire dans une démarche
hypothético-déductive, nous y reviendrons), mais quelles seront les conséquences
macrosociales et sur le long terme si une telle pensée venait à être diffusée et démocratisée ?
Dans ce cas, nous pensons que le biais vient du fait d’omettre de considérer que, selon les
sciences de la santé et l’épidémiologie, l’obésité n’est pas seulement (bien qu’elle puisse l’être)
un facteur qui fait que l’on sera discriminé et stigmatisé, c’est également une pathologie qui
augmente très largement le risque (voire la probabilité) de développer une maladie chronique.
Nous pourrions nommer ce type de réflexion (à propos de la nécessité de développer un fat
activism, soit de militer pour que les représentations collectives associent l’obésité à quelque
chose de positif, afin de lutter contre les stigmatisations dont sont victimes les personnes
obèses) « réductionniste », dans le sens où il s’agit, encore une fois, de considérer l’ensemble
de la réalité uniquement selon un angle de vue propre à sa formation académique. Ainsi, lorsque
nous parlons de tenter de minimiser les « contradictions » en intégrant dans sa réflexion des
données issues d’autres disciplines scientifiques, il s’agit en fait de minimiser le caractère
« réductionniste » de la portée de sa réflexion, et ainsi de tenter de se rapprocher d’une certaine
portée484 « holistique ».

Nous pensons que ce type de démarche pour construire un objet de recherche visant à
se rapprocher d’une portée holistique est à associer à un mode réflexion inductif, et ainsi, qu’il
nécessite pour pouvoir procéder ainsi de limiter le caractère hypothético-déductif de sa
recherche. En sociologie, être capable de comprendre et de maîtriser les théories hypothético-
déductives déjà existantes et leurs concepts est indispensable. La valeur d'une recherche
sociologique réside principalement dans les capacités du scientifique à produire des théories
conceptuelles (afin de pouvoir expliquer les catégories et les groupes sociaux qui seront
déterminés par le chercheur lui-même). Cela nécessite de bénéficier à priori d'une bonne
connaissance et compréhension des théories et des paradigmes sociologiques existants.
Cependant, nous pensons qu'appliquer systématiquement une approche hypothético-déductive,

484
Il ne s’agit évidemment pas de prétendre à l’omniscience, mais plutôt de « tenter » (humblement) de
viser à se rapprocher d’une forme holistique de réflexion.

324
et donc, en d'autres termes, de réinterpréter une nouvelle réalité empirique principalement en
se basant sur un paradigme ou une sur une théorie déjà existante, est non seulement
inévitablement biaisé, mais peut aussi être dangereux de certaines manières. Le danger principal
est que le sociologue incorpore dans son interprétation d'une (nouvelle) réalité empirique, des
idéologies485 qui peuvent être liées consciemment ou inconsciemment au paradigme
sociologique qui servira de fondement à l’approche hypothético-déductive. Le sociologue, dans
sa quête à la fois de maîtriser des théories sociologiques déjà existantes et de comprendre la
réalité empirique (telle qu'elle est), sera ici encouragé à demeurer conscient qu’il est lui-même
d'une certaine manière aussi un « produit » (en tant qu'individu) d'un environnement et d’un
certain conditionnement social. Nous pensons que l'idée associée au fat activism selon laquelle
« lutter contre l'obésité est une forme de stigmatisation négative et de menace pour les personnes
grosses » représente un bon exemple d’une théorie typiquement produite à partir d’une
approche hypothético-déductive. Un mélange des théories d'Erving Goffman sur la
stigmatisation486 et d'un héritage des idéologies marxistes tendra à identifier les personnes
obèses comme avant tout victimes de stigmatisation, et ainsi opprimées par la santé publique,
qui ne se soucie pas assez de la culture et des représentations obèses, leur fournissant des
allégations inadaptées (et donc oppressives). Nous ne sommes pas du tout en train de critiquer
ou bien de juger cette idée sur son fond (qui est, d’une certaine manière, vrai), mais d’essayer
d'illustrer les risques et les dangers qui peuvent résulter d'une telle approche purement
hypothético-déductive pour produire des théories. Un regard plus holiste et inductif sur le
contexte de l'obésité prendra également en compte le fait que cette dernière est aussi
objectivement une menace pour la santé publique, principalement parce qu'elle augmente
considérablement les risques de développer une maladie chronique.

Pour être « holistique », il faudra ainsi tenter de se rapprocher d’un « état d'esprit
scientifique holistique », en essayant de ne pas percevoir la « réalité » uniquement sous un angle
réductionniste, et donc fermé. Des efforts conséquents doivent être faits pour pouvoir
développer une telle façon de penser (auto)critique, comprenant qu'un scientifique, même s'il a
travaillé dur pour posséder ses titres dans une science spécialisée, ne peut pas comprendre la
réalité en tant qu’ensemble complexe, uniquement à partir d’un point de vue unique (soit d’une
seule discipline scientifique spécialisée). Encore une fois, ce que nous appelons un « état

485
Glaser Barney G. et Strauss Anserm L., La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la
recherche qualitative, op.cit., p. 388.
486
Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps (1963), traduit de l'anglais par Alain
Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

325
d’esprit scientifique holistique » ne consiste pas en prétendre être capable de maîtriser des
sciences spécialisées au sein desquelles nous n’avons aucune formation académique, jusqu’à
pouvoir produire des connaissances dans celles-ci. Il s'agit de pouvoir comprendre et intégrer
rationnellement des informations et des connaissances provenant d'autres disciplines, sous
forme de « données », afin de développer une manière plus holistique de considérer
théoriquement une problématique. D’un autre côté, notre approche empirico-inductive
consistera à produire nos propres données et à développer à partir de celles-ci des théories
uniquement à partir de notre propre travail de terrain, et donc uniquement sur la base de notre
formation académique (qui nous a, dans notre cas, seulement appris à produire de la sociologie).
Nous proposons en effet une manière plus « holistique » d'utiliser l’approche hypothético-
déductive pour comprendre une problématique (en considérant ainsi rationnellement les apports
des autres disciplines scientifiques), et en même temps une approche empirico-inductive de
produire de nouvelles théories, uniquement à partir de notre travail de terrain, et sans l'influence
structurelle d'un paradigme ou d'une théorie spécifique (soit ce que proposent Glaser et Strauss
dans La découverte de la théorie ancrée).

Notre démarche épistémologique a pris forme dans cette recherche, du fait que nous
avons, afin de lutter contre le développement des maladies chroniques (et ainsi logiquement
contre l’obésité), tenté de comprendre quelle forme pourrait prendre une éducation à
l’alimentation qui ne se résumerait pas à donner des injonctions et des allégations de santé sans
tenir compte de la culture des populations auxquelles elle s’adresse. Une telle perspective nous
semble finalement concilier la prise en compte des théories sociologiques qui ont été
développées sur le même sujet, un regard visant une portée holistique sur la question de
l’éducation à l’alimentation et des liens entre alimentation, santé et environnement, ainsi qu’une
enquête empirique et inductive pour répondre aux problématiques que nous avions formulées
suite à la construction de notre objet de recherche.

Tentons de simplifier et de résumer notre propos dans un dernier paragraphe. Nous


pensons que l’hyperspécialisation des sciences peut parfois malencontreusement conduire à un
certain réductionnisme, qui limitera la portée et l’intérêt public d’une recherche scientifique.
Construire une recherche systématiquement à partir d’une démarche hypothético-déductive
risque de contribuer à tendre vers ce réductionnisme, de par le fait que les chercheurs vont
considérer la réalité propre à leur sujet de recherche principalement sous le prisme d’un
paradigme ou d’une théorie déjà existante (produite à partir d’une réalité empirique différente),
issue d’une science spécialisée. La démarche hypothético-déductive risque ainsi d’enfermer le

326
chercheur dans une perspective unique et limitée, non seulement parce qu’il va interpréter la
réalité empirique à partir d’une théorie qui ne concorde pas avec celle-ci, mais aussi parce qu’il
passera « à côté » d’autres perspectives pour comprendre cette réalité empirique. Nous
préconisons ainsi une démarche à la fois holistique et inductive. La construction de l’objet de
recherche ne s’effectuera pas à partir d’un paradigme spécifique ou bien d’une théorie existante,
mais à partir de connaissances plurielles développées autour du sujet, potentiellement provenant
d’autres disciplines scientifiques que la sienne, dont les connaissances seront intégrées à la
réflexion en tant que données. Une fois l’objet de recherche bien identifié et construit, il s’agira,
à son tour, de produire des connaissances et des théories nouvelles dans sa discipline
scientifique, basées sur une recherche empirique qui pourra aboutir à la production de données
(nouvelles) à partir desquelles le chercheur pourra proposer des théories et des idées, elles aussi
nouvelles.

Il ne s’agit pas ici de manifester la prétention de vouloir révolutionner la sociologie ou


la science, mais simplement d’exprimer notre propre perspective épistémologique après
l’expérience d’une recherche effectuée en tant que thèse de doctorat en sociologie, afin
notamment de présenter ce que nous avons pu construire d’innovant pendant sa réalisation.
Nous accepterons bien entendu avec enthousiasme les critiques des pairs à propos d’une telle
proposition, dont nous sommes bien conscients qu’elle y est fortement sujette, et que toute
innovation n’a finalement de valeur que grâce aux critiques qui lui sont adressées. Développer
un raisonnement scientifique de « totalité » est-il encore possible dans un contexte dans lequel
les sciences tendent à se spécialiser et se complexifier de plus en plus ? Dans De la division du
travail social, Emile Durkheim voyait dans ce processus de spécialisation (dans toutes les
sphères de la société, y compris la science) une possibilité d’accroître aussi bien la productivité
globale d’une société, mais aussi la solidarité487 entre ses parties. S’il est difficile de nier
l’accroissement de la productivité scientifique au fur et à mesure de la spécialisation des
sciences (au moins en termes de quantité de connaissances produites), il semble que nous
pouvons cependant aujourd’hui nous poser la question de la solidarité entre les sciences
spécialisées. Peut-on encore parler d’une telle solidarité dans un contexte dans lequel les
disciplines scientifiques spécialisées peuvent parfois en arriver à des conclusions opposées
(voire conflictuelles) à propos d’un même sujet (par exemple l’obésité) ? Nous ne prônons pas
ici de retourner vers une « science unique de la totalité » (telle que la philosophie put l’être au
temps d’Aristote), mais plutôt d’adopter un point de vue critique vis-à-vis de la spécialisation

487
Durkheim Émile, De la division du travail social, Paris, PUF, 2007, p. 19.

327
systématique des sciences de nos jours, et ainsi de pouvoir, par exemple via notre approche
épistémologique, être en mesure d’établir une certaine conciliation et cohérence dans un
raisonnement théorique, conscient des biais intellectuels (et finalement aussi scientifiques488)
que peut représenter une « hyperspécialisation » des sciences.

Aussi, la démarche holistique et empirico-inductive que nous proposons ici comporte le


biais évident qu’elle n’a de valeur que si l’on se base préalablement sur l’idée que la science
n’est pas uniquement une fin en soi, et doit avoir un intérêt public, voire pratique. Cette
considération a elle-même pour fondement la prise en compte du fait que la science est
subventionnée, parfois par l’argent public, et ainsi qu’elle ne peut pas être seulement une fin en
soi, sans quoi elle briserait le principe d’échange « don-contre don », entre la société et le
scientifique (remettant selon nous en question le sens de l’existence du scientifique et sa place
dans la société).

488
Dans la mesure où, ne considérer comme (scientifiquement) valides que les connaissances produites
dans une discipline scientifique spécialisée à propos d’un sujet donné, nous semble accroître le risque
que les réflexions qui seront développées soient limitées en termes de concordance avec la réalité
(empirique) qui lui est propre.

328
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Thèses :
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des enfants. Le rôle des croyances en termes d’alimentation saine, Ecole doctorale
Economie-Gestion Normandie, Dirigée par Joël Brée, Thèse de doctorat soutenue le
07/12/2015.
• Rychen Charlotte, Les maladies chroniques et les inégalités sociales de santé en soins
primaires, Données de l’étude E-TAC, Thèse de médecine générale, Université de
Bordeaux, 2017.

Sites internet principaux :


• INSEE:
https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1501
https://www.insee.fr/fr/metadonnees/pcs2003/categorieSocioprofessionnelleAgregee/4
• Ministère de l’Agriculture : https://agriculture.gouv.fr/lagriculture-biologique-1
• Ministère de l’Education, classe du goût : https://agriculture.gouv.fr/enseignants-
formez-vous-aux-classes-du-goût
• Organisation mondiale de la santé : www.who.int/topics/obesity/fr/
• Wikipédia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Grossophobie
https://fr.wikipedia.org/wiki/Programme_national_nutrition_santé
• Yuka : https://yuka.io/questions/notation-produits-alimentaires/

335
Liste des illustrations

Schéma n°1 : Évolution historique des liens entre l’alimentation et la santé après la Révolution
française et diffusion d’une culture de la gourmandise ......................................................................... 55
Schéma n°2 : Enjeux de la transition épidémiologique : des soins à la prévention de notre interaction
avec l’environnement ............................................................................................................................ 65
Schéma n°3 : Le rôle de la sociologie dans le contexte de la transition épidémiologique .................... 77
Schéma n°4 : Cheminement pour la construction de l’objet de recherche, sociologie des
représentations alimentaires (chez les enfants) et de l’éducation à l’alimentation .............................. 134
Schéma n°5 : Approche expérimentale pour une éducation à l’alimentation holistique et à la santé
environnementale ................................................................................................................................ 320

Tableau n°1 : Synthèse de l'échantillon et techniques d'enquêtes appliquées ..................................... 163


Tableau n°2 : Enfants de l’école A interrogés lors des entretiens semi-directifs ................................ 195
Tableau n°3 : Enfants de l’école B interrogés lors des entretiens semi-directifs ................................ 197
Tableau n°4 : Enfants de l’école C interrogés lors des entretiens semi-directifs ................................ 199
Tableau n°5 : Enfants de l’école D interrogés lors des entretiens semi-directifs ................................ 201
Tableau n°6 : La variation de la largeur du répertoire alimentaire selon l’origine sociale des enfants208
Tableau n°7 : Les goûts et les dégoûts selon quatre catégories d’enfants (suite aux questions « qu’est-
ce que tu aimes manger ? » et « qu’est-ce que tu n’aimes pas manger ? ».......................................... 210
Tableau n°8 : Différentes représentations et associations du plaisir alimentaire dans les écoles A, B, C
et D ...................................................................................................................................................... 215
Tableau n°9 : Craintes et régulations alimentaires selon l’origine sociale des familles ...................... 221
Tableau n°10 : Petits-déjeuners des enfants selon leurs origines sociales........................................... 226
Tableau n°11 : Repas du midi (en dehors de la cantine) des enfants selon leurs origines sociales ..... 230
Tableau n°12 : Repas du soir des enfants selon leurs origines sociales .............................................. 237
Tableau n°13 : La variation du degré d’industrialisation et de transformation des goûters selon
l’origine sociale ................................................................................................................................... 240
Tableau n°14 : L’exposition par l’alimentation aux risques de développer une maladie chronique,
selon l’origine sociale des enfants ....................................................................................................... 246
Tableau n°15 : Variation de l’implication et du temps passé dans la préparation des repas, selon
l’origine sociale des enfants ................................................................................................................ 252
Tableau n°16 : Les différentes représentations de ce qui permet d’être en bonne santé via
l’alimentation....................................................................................................................................... 264
Tableau n°17 : Les différentes représentations de ce que signifie « bien manger » ............................ 272

336

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