Anne Cauquelin-Lart contemporain-Nashville
Anne Cauquelin-Lart contemporain-Nashville
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Que sais-je ?
Marie-Aurore de Boisdeffre, Hervé Chayette, Les 100 mots du marché de l’art, no 3883.
Titre
À lire également en Que sais-je ?
Copyright
Avertissement
Introduction
PREMIÈRE PARTIE – Les régimes de l’art
Chapitre I – L’art moderne ou le régime de la consommation
I. – Le régime de la consommation ou la société moderne
II. – Les effets du régime de la consommation dans le registre de
l’art
III. – L’art moderne
Chapitre II – Le régime de la communication ou l’art contemporain
I. – L’idéologie de la communication dans la société du même
nom
II. – Les effets de la communication dans le registre du marché
de l’art
DEUXIÈME PARTIE – Figures et modes de l’art contemporain
Chapitre I – Les embrayeurs
I. – L’embrayeur Marcel Duchamp (1887-1968)
II. – L’embrayeur Warhol (1928-1987)
III. – Leo Castelli
Chapitre II – L’actualité
I. – La bulle postmoderne
II. – Distinction entre les différents états de l’art actuel
Bibliographie
Notes
Avertissement
Écrit en 1992, ce petit « Que sais-je ? » sur l’art contemporain n’est plus
contemporain lui-même à la question que pose aujourd’hui l’art
contemporain. C’est que le contemporain subit aussi l’effet du temps, et son
« aujourd’hui » n’est plus tout à fait celui d’hier. S’il ne s’agit pas d’une
transformation du monde de l’art, telle qu’elle apparut entre les deux
régimes de la consommation et de la communication dans les années 1990,
il est question cependant d’un grand nombre de déplacements,
d’ajustements, de remaniements, accompagnés de nouvelles attitudes vis-à-
vis de l’art, et cela, aussi bien de la part des artistes et du public que des
autres acteurs de la scène artistique. Ainsi, le public n’est-il plus aussi perdu
et son attitude n’est plus aussi négative qu’il y a quelques décennies ; il
s’est accoutumé à l’appellation « art contemporain » comme à ce qui lui est
présenté sous ce label. Il reporte même, dirait-on, la sorte de vénération
étonnée avec laquelle il regardait les « œuvres » sur les objets que l’art
d’aujourd’hui offre à sa curiosité. En fait, aimer ou ne pas aimer telle ou
telle de ces productions n’est pas la priorité. Il faut les connaître, voire les
comprendre. On vise le cognitif et non plus l’affectif. Ce déplacement de
l’attention du public est à la fois le résultat des dispositifs mis en place par
l’institution et celui qu’entraînent les pratiques artistiques singulières. Ce
sont ces deux points qu’on tentera d’éclaircir en fin d’ouvrage.
Introduction
L’art contemporain est son image. – Ce miroir tendu aux artistes et où ils
peuvent percevoir l’ensemble – le système – du monde artistique
contemporain reflète la construction d’une réalité quelque peu différente de
celle qui avait cours il y a quelques décennies. On peut voir, ici encore, la
domination d’un des principes de la nouvelle société de communication que
nous avions déjà évoqué : celui d’une réalité au second (ou au xe) degré qui
se substitue à la réalité que nous avions coutume de prendre pour un donné
objectif. De là, cette hésitation, cette ambiguïté : l’art est-il toujours ce qu’il
était « avant », lié à ses critères esthétiques, ou bien cède-t-il la place à une
réalité qui n’a plus rien à voir avec le goût, le beau, le génie, l’unique, ou la
charge critique ? Autrement dit, l’art (les œuvres) ont-elles encore quelques
réalités en elles-mêmes, venues de leurs qualités propres et pouvant être
jugées comme telles – une sorte d’autonomie – ou bien sont-elles tributaires
de l’image que la communication peut faire circuler ?
La « réalité », c’est-à-dire la substance de l’art, appartient-elle encore à
l’œuvre ou bien se trouve-t-elle déportée à l’extérieur de l’objet prétexte,
comme son image – un signe –, soumise alors à de tout autres critères ?
Il semble bien que l’analyse du mécanisme de production et de
distribution de l’art contemporain nous porte vers la seconde réponse. La
réalité de l’art contemporain se construit en dehors des qualités propres à
l’œuvre, dans l’image qu’elle suscite dans les circuits de communication.
On pourrait parler, à son propos, de « simulacre » si le terme n’était pas
porteur d’une référence à la réalité de l’objet simulé. Qui dit simulacre
appelle en effet à donner une réalité supérieure à l’objet source de la
simulation. La physique d’Épicure, à l’origine de cette notion, établissait en
effet que nous percevons non les choses, mais leurs doubles subtils qui
s’échappent des objets sous forme d’atomes ténus, venant toucher l’organe
de la vue. Pour ce qui concerne la circulation du signe, en revanche, aucune
réalité n’est posée antérieurement à cette circulation même.
D’où l’embarras des professionnels qui veulent rester fidèles à l’image
qu’ils se font de leur travail (ils sont des découvreurs, des défenseurs de
l’innovation, des amoureux de l’art, des juges experts en matière de qualité
des œuvres) tout en étant contraints par l’existence du réseau à adopter
d’autres valeurs.
Pour rassembler dans une formule ce passage d’une réalité à l’autre, nous
pourrions proposer deux définitions : esthétique est le terme qui convient au
domaine d’activité où sont jugés les œuvres, les artistes et les commentaires
qu’ils suscitent. L’esthétique insiste sur les valeurs dites « réelles »,
substantielles ou encore essentielles, de l’art.
En revanche, artistique délimite le champ des activités de l’art
contemporain. Le terme insiste sur la dénomination : sera dite artistique
toute œuvre qui paraît dans le champ défini comme domaine de l’« art ».
Deux idées de ce qu’est l’art, entraînant deux attitudes devant l’œuvre.
Mais surtout, car les affirmations et les prises de position ne sont jamais
nettes, chevauchement, superposition.
C’est ainsi que l’on observe des partisans et des praticiens d’un art
technologique – et donc nourri de « nouvelles technologies de la
communication » prônant les « nouvelles images », images numériques ou
de synthèse – qui devraient théoriquement accepter le schéma
communicationnel et y contribuer, se retrouver dans les défenseurs de
l’esthétique traditionnelle dont ils partagent les valeurs qu’ils s’efforcent de
revendiquer pour leurs travaux. Plus cohérents dans leur refus, les partisans
de la réalité d’une autonomie des œuvres, boudant les réalisations de la
technologie, se cramponnent aux charmes de l’aquarelle. Cette cohérence
leur donne du poids, les font écouter non seulement du public peu averti de
l’art contemporain, mais encore des producteurs du réseau, car tout ce qui
peut soutenir l’idée de l’art, promouvoir son image quelle qu’elle soit, est
bénéfique.
Nous sommes à même, maintenant, d’esquisser les schémas de la mise en
vue de l’œuvre d’art, en tenant compte des positions des acteurs dans
chacun d’eux.
On remarquera, pour le schéma 2 ci-après, à la fois un rétrécissement du
circuit, puisqu’il tourne sur lui-même, et la place réduite qu’y tiennent les
œuvres. On remarquera également, à l’opposé du schéma 1 que le domaine
artistique se confond avec la société elle-même, car les mécanismes et
l’attribution des valeurs sont identiques. Enfin, dernier trait caractéristique :
les œuvres ne sont plus partagées en académisme et en avant-garde. Elles
sont ou ne sont pas incluses dans le circuit.
RÉGIME DE LA CONSOMMATION
RÉGIME DE LA COMMUNICATION
Schéma 2. – Le schéma est circulaire
Dans les producteurs se trouvent tous les agents de la communication des signes
DEUXIÈME PARTIE
Les embrayeurs
Il y a bien rupture entre les deux modèles présentés, celui de l’art
moderne, appartenant au régime de la consommation, et celui de l’art
contemporain, appartenant à celui de la communication. Cependant, au sein
même du « moderne », plusieurs indices pouvaient laisser prévoir l’arrivée
du nouvel état des choses. En effet, si, dans le domaine social et politique,
les théories devancent quelquefois les pratiques, dans le domaine de l’art,
en revanche, le mouvement de rupture est porté le plus souvent par des
figures singulières, des pratiques, des « faire », qui déconcertent tout
d’abord, et qui annoncent, de loin, une nouvelle réalité. Ces figures
indicielles, nous les appellerons « embrayeurs ».
Le terme « embrayeur » désigne, en linguistique, des unités qui ont
double fonction et double régime : elles renvoient à l’énoncé (le message,
reçu au présent) et à l’énonciateur qui l’a énoncé (auparavant). Les pronoms
personnels sont considérés comme des embrayeurs car ils occupent une
certaine place dans l’énoncé, dans lequel ils sont pris comme éléments du
code, et par ailleurs sont dans une relation existentielle avec un élément
extralinguistique : celui qui fait acte de parole36.
En isolant, ici, des « embrayeurs », nous faisons référence à ces deux
modes temporels : le présent pour la réception du message, et le passé pour
l’énonciation et son énonciateur ; celui-ci, l’embrayeur, est ainsi sollicité
pour servir de référent dans un contexte actuel.
Il semble, tant par la fréquence des citations que par le mouvement de
pensée qu’ils provoquent encore aujourd’hui, que deux ou trois figures –
que la chronologie pourrait situer dans l’art moderne – peuvent être
caractérisées comme « embrayeurs » du nouveau régime, et peuvent donc
être situées comme appartenant à l’art contemporain…
Dans cette optique, nous traiterons, en premier lieu, de deux artistes :
Marcel Duchamp et Andy Warhol, et en second lieu d’un marchand-
galeriste-collectionneur : Leo Castelli. Ces trois personnages ont en
commun l’exercice d’une activité qui répond aux axiomes clés du régime de
la communication.
C) L’artiste comme conservateur. – Encore une fois, ici, les rôles sont
brouillés : l’intermédiaire – conservateur, galeriste ou marchand –, c’est
l’artiste lui-même. Non seulement Duchamp « conserve » le hasard mis en
conserve, mais il conserve les notes, textes et objets photocopiés dans ses
valises, ses boîtes en valises. Il les accumule et les transporte avec lui.
D’autre part, pour parfaire le cycle, il devient conservateur du département
du musée de Philadelphie qui présente les 45 œuvres de la collection
Arensberg : ses propres œuvres. Il est aussi membre d’un jury, jouant deux
rôles à la fois : celui d’artiste qui présente son travail et celui de membre du
jury… qui refusa sa « fontaine ».
En avril 1917, à la Société des indépendants, il présente un urinoir en
poterie émaillée, signé R. Mutt. « J’étais dans le jury mais les officiels ne
savaient pas que c’était moi qui l’avais envoyé, j’avais inscrit le nom de
Mutt pour éviter les rapports avec des choses personnelles… C’était tout de
même assez provocant… »45
La démonstration est parfaite : l’artiste n’est pas un élément à part, séparé
du système global ; pas d’auteur, pas de récepteur, seule une chaîne de
« communication » qui se boucle sur elle-même.
B) Une définition : l’art est affaire. – Voilà donc l’art situé et défini par le
monde des affaires. Espace toujours en extension, où le jeu consiste à
rendre crédible la publicité, à fidéliser la clientèle, à établir la valeur de ce
qui lui est proposé. Jeu d’illusions où véritablement l’objet est ce qu’on
veut qu’il soit. Ainsi de l’art : une illusion crédibilisée, c’est-à-dire qui attire
le crédit et qui vit de ce crédit. Transformons la première formule en
prenant « compter » à la lettre, cela donnera : « Ce n’est pas la valeur de
l’objet qui compte, c’est la valeur que vous voulez qu’il ait. » Non
seulement l’objet d’Art n’est pas différent d’un quelconque objet, qu’il
répète, mais encore il suit les mêmes lois de propagation et de proclamation
de la valeur.
À ce moment, l’artiste est celui qui mène le train de cette propagation. Il
est « artiste d’affaires » car les affaires sont de l’art, et, en retour, l’art est
une question d’affaires. L’affaire est garantie par le Nom, qui
s’autoproclame, par l’ubiquité (l’internationalisation) du produit, par la
taille de l’entreprise et ses multiples filiales, par les rôles tenus
simultanément par les agents de l’entreprise. Ce sont ces éléments qui
rendent crédible – autrement dit, qui transforment l’illusion de la réalité en
réalité d’une illusion.
L’actualité
Nous venons de voir comment les embrayeurs ont bouleversé le champ
de l’activité artistique, introduit un nouveau jeu, au mépris des valeurs
traditionnelles de l’esthétique, lancé des mots d’ordre, des directions, sinon
des directives. Mais il serait naïf et irréaliste de croire que l’art
contemporain – œuvres et artistes – se conforme au pied de la lettre à ces
déterminations. Ce que l’on trouve actuellement dans le domaine de l’art
serait plutôt un mélange des divers éléments ; les valeurs de l’art moderne
et celles de l’art que nous avons appelé contemporain, sans être en conflit
ouvert, se côtoient, échangent leurs formules, constituant alors des
dispositifs complexes, labiles, malléables, toujours en transformation. Tel
qui travaille « à la main » et se fie aux critères esthétiques reprend
cependant à son compte les « thèmes » des embrayeurs et se sert des
réseaux de communication à la manière d’un Warhol. Tel autre, très prêt de
travailler « à la Duchamp », reste traditionnel dans sa manière de
communiquer son œuvre au public. En somme, c’est par fragments que les
propositions des embrayeurs sont utilisées. De même pour les
« professionnels » de l’art : peu de galeristes ou de conservateurs – sans
parler des critiques d’art et des historiens – vous diront qu’ils se soucient
peu du génie, du caractère artiste de l’artiste, de la portée universelle de son
œuvre ou des qualités proprement esthétiques de son travail ; au contraire,
ils développent un discours de glorification de l’image de l’artiste tant pour
ne pas choquer l’opinion, puisque c’est là une source de marché, que par
conviction intime. Quant aux artistes, s’ils récupèrent les « thèmes »
duchampiens, leurs propositions naviguent à vue dans un climat qui valorise
l’artiste et l’art, et sont très loin de montrer le même détachement ironique
vis-à-vis des valeurs.
Il y a en effet insistance et attachement à une certaine idée ou image de
l’art qui s’instruit d’une longue histoire, et dont le prestige, loin de s’effacer
sous le coup des nouvelles productions, s’accroît au contraire de l’effroi que
provoquerait sa perte.
I. – La bulle postmoderne
2. Un art pluriel
Par rapport à ces principes nettement centrés sur les propositions
duchampiennes, et passant outre l’anopticité, l’effacement de l’auteur et
l’inexpressivité, c’est au contraire du « faire » pictural, de l’émotion
première, du geste et du corps, du spontanéisme que se réclament les
artistes de peinture-peinture, de bad painting, d’action painting de la
figuration libre, ou du body art. Retour à l’idée traditionnelle de l’artiste
comme auteur. Mais avec quelques transformations : le hasard maîtrisé
intervient, la linéarité historique est niée, la simultanéité des pratiques
assumée les réseaux de communication sont exploités.
En somme, quelques fragments, morceaux détachés des principes sont
gardés. Des traces subsistent, mêlées : on n’oublie ni Support-Surface, ni le
in situ, ni les monochromes, ni le all over, ni le dripping. Ce mixte est
revendiqué comme étant l’expression de l’actualité. Difficile à mettre en
formules, caractérisé par son hétérogénéité, ce néoretour se veut « impur » à
l’encontre de la pureté dogmatique des conceptuels.
1/ d’une part, on peut désigner ainsi toute pratique qui utilise l’outil
informatique pour la production d’une œuvre – et dans ce cas, toute
pratique artistique actuelle relèverait donc du numérique de la toile étant
considérée comme une galerie accueillante, sans contrainte et au large
spectre de diffusion (publicité, annonces, présentation sur le Web). Ici,
l’artiste dit « numérique » est plutôt un auteur numérisé, il reste dans les
marques conventionnelles de l’esthétique, et n’utilise les services
informatiques qu’en soutien et complément de son activité ;
2/ d’autre part, l’artiste numérique peut engager une activité spécifique
au genre de support qu’est l’informatique et produire selon ses règles,
transformant ainsi les schémas mentaux qui orientent la perception. En
effet, la structure spatio-temporelle du lieu d’exercice (le réseau ou « Net »)
s’éloigne du schéma perceptif que nous utilisons quotidiennement. Car, si
les a priori esthétiques sont mis à l’épreuve, ce sont surtout les a priori
formels qui engagent l’appréhension de la réalité qui sont bouleversés, ce
qu’on tend généralement à ignorer ou à sous-estimer.
Ouvrages
Ouvrages collectifs
Art media X, sous la dir. de Mario Costa, Fred Forest, L’Harmattan, 2011.
Dictionnaire des arts médiatiques.
Esthétique des arts médiatiques, sous la dir. de L. Poissant, Presses de
l’université du Québec, 1995.
Articles de revues