Anne Cauquelin-Lart contemporain-Nashville

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À lire également en

Que sais-je ?

COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Xavier Barral I Altet, Histoire de l’art, no 2473.

Anne Cauquelin, Les Théories de l’art, no 3353.

Marie-Aurore de Boisdeffre, Hervé Chayette, Les 100 mots du marché de l’art, no 3883.

Marie-Christie Labourdette, Les Musées de France, no 4009.

Amandine Gallienne, Les 100 mots de la couleur, no 4081.

Laurent Cauwet, Les 100 mots de « Arts déco », no 4083.

Émilie Champenois, L’Art brut, no 4087.


ISBN 978-2-13-080851-0
ISSN 0768-0066

Dépôt légal – 1re édition : 1992


11e édition : 2018, février

© Presses Universitaires de France, 1992


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Sommaire

Titre
À lire également en Que sais-je ?
Copyright
Avertissement
Introduction
PREMIÈRE PARTIE – Les régimes de l’art
Chapitre I – L’art moderne ou le régime de la consommation
I. – Le régime de la consommation ou la société moderne
II. – Les effets du régime de la consommation dans le registre de
l’art
III. – L’art moderne
Chapitre II – Le régime de la communication ou l’art contemporain
I. – L’idéologie de la communication dans la société du même
nom
II. – Les effets de la communication dans le registre du marché
de l’art
DEUXIÈME PARTIE – Figures et modes de l’art contemporain
Chapitre I – Les embrayeurs
I. – L’embrayeur Marcel Duchamp (1887-1968)
II. – L’embrayeur Warhol (1928-1987)
III. – Leo Castelli
Chapitre II – L’actualité
I. – La bulle postmoderne
II. – Distinction entre les différents états de l’art actuel
Bibliographie
Notes
Avertissement

Écrit en 1992, ce petit « Que sais-je ? » sur l’art contemporain n’est plus
contemporain lui-même à la question que pose aujourd’hui l’art
contemporain. C’est que le contemporain subit aussi l’effet du temps, et son
« aujourd’hui » n’est plus tout à fait celui d’hier. S’il ne s’agit pas d’une
transformation du monde de l’art, telle qu’elle apparut entre les deux
régimes de la consommation et de la communication dans les années 1990,
il est question cependant d’un grand nombre de déplacements,
d’ajustements, de remaniements, accompagnés de nouvelles attitudes vis-à-
vis de l’art, et cela, aussi bien de la part des artistes et du public que des
autres acteurs de la scène artistique. Ainsi, le public n’est-il plus aussi perdu
et son attitude n’est plus aussi négative qu’il y a quelques décennies ; il
s’est accoutumé à l’appellation « art contemporain » comme à ce qui lui est
présenté sous ce label. Il reporte même, dirait-on, la sorte de vénération
étonnée avec laquelle il regardait les « œuvres » sur les objets que l’art
d’aujourd’hui offre à sa curiosité. En fait, aimer ou ne pas aimer telle ou
telle de ces productions n’est pas la priorité. Il faut les connaître, voire les
comprendre. On vise le cognitif et non plus l’affectif. Ce déplacement de
l’attention du public est à la fois le résultat des dispositifs mis en place par
l’institution et celui qu’entraînent les pratiques artistiques singulières. Ce
sont ces deux points qu’on tentera d’éclaircir en fin d’ouvrage.
Introduction

Le public, affronté à la dispersion des lieux de culture, à la diversité des


« œuvres » présentées, à leur nombre toujours grandissant, au nombre
grandissant aussi de revues, journaux, publicités, sollicité par des affiches,
ballotté de-ci de-là au gré des critiques d’art, accumulant des catalogues,
semble désarçonné devant l’art contemporain. Le plus étonnant, c’est la
bonne volonté sans défaillance de ce même public, toujours prêt à répondre
aux sollicitations, et ne se lassant pas de vouloir saisir quelque chose de
l’art contemporain. Le public semble compter sur l’accumulation de ses
expériences, sur une certaine accoutumance, manière de se « faire l’œil »,
en regardant tout ce qui lui est donné à voir, pour tenter de porter un
jugement esthétique ou, à défaut, de pouvoir ne serait-ce que s’y
« retrouver ».
D’une part, en effet, il est « éduqué » – on a entrepris depuis plusieurs
décennies de lui inculquer des valeurs culturelles au titre d’une modernité
ou d’un modernisme nécessaire comme une obligation civique, une règle de
bienséance, voire un principe de développement. Les pays développés se
devant, parallèlement au progrès technico-scientifique qui les caractérise,
d’adhérer à une certaine idée du développement de la culture. D’autre part,
mêlé à ce souci honorable, le public est au fait de l’intérêt marchand
d’œuvres qui peuvent du jour au lendemain dépasser de loin les bénéfices
que l’on peut attendre d’un placement.
Cette double attirance rend d’autant plus cruelle l’indécision où l’on se
trouve : « Cette œuvre a-t-elle de la valeur ? Si je l’achète, en prendra-t-elle
davantage ? Pourquoi plutôt celle-ci que celle-là ? Dois-je suivre mon
“goût” et quel est-il, en réalité ? Suivrai-je les opinions d’autrui, et quels en
sont les critères ? » Aussi bien le plus souvent se dirige-t-on vers des
valeurs attestées, celles qui font foi, d’après les prix pratiqués, ou parce que
l’artiste est « reconnu », qu’il fait partie de la nomenclature. L’achat étant
hors de question, c’est à la contemplation qu’il est convié, dans de grandes
fêtes consensuelles et ritualisées. Rite initiatique douloureux, consistant
surtout en d’interminables files d’attente.
C’est qu’il manque à l’art contemporain le temps de sa constitution, une
mise en forme raisonnée, et donc la possibilité de sa reconnaissance. Car ce
qui se passe maintenant, ici, ce par quoi se définirait un contemporain
temporel, n’est jamais donné en simultanéité – mais exige un
rassemblement, une élaboration : l’ici-maintenant n’est déjà plus quand on
le nomme, le maintenant en est déjà passé ; quant à l’ici, il exige la
constitution d’un lieu qui l’envelopperait. Pour appréhender l’art comme
contemporain, il faut donc établir certains critères, des distinctions qui
l’identifient en tant que contemporain, indépendamment de son inscription
dans le temps. Or, si ces critères ne peuvent être cherchés dans la seule
référence au temps, ils ne peuvent non plus être trouvés dans le seul
contenu des œuvres : leur forme, leur composition, l’emploi de tel ou tel
matériau, ou la référence à tel ou tel mouvement artistique, car nous
resterions alors à l’intérieur d’un régime convenu, adoptant les règles de
division par genres ou par périodes que l’art contemporain refuse. C’est en
revanche au-dehors de la sphère artistique que peuvent être cherchés les
critères du contemporain soit dans des thèmes culturels, puisés dans les
registres littéraires et philosophiques – déconstruction, simulation, vide,
ruines, déchets et récupération, par exemple –, soit dans une sociopolitique
de la culture, voire plus largement, dans la vision d’un certain état du
monde actuel comme une économie des forces en présence où l’art prend
place.

I. – Une économie générale

C’est à une économie générale, en effet, qu’il faut se reporter pour


comprendre la place que tient l’art contemporain et la forme qu’il présente.
Dans cette économie, entendue au sens large comme une « composition »
d’éléments hétérogènes, l’économique au sens restreint de prix est un
élément important dans le rapport que le public entretient avec l’art
contemporain. S’il est admis, en effet, que les œuvres du passé peuvent bien
atteindre des sommes considérables – le vieux est toujours « plus » cher,
comme pour les meubles dits « d’époque » –, les prix du contemporain
semblent faramineux, exagérés. On parle alors de spéculation, de valeur
refuge, de marché fictif. On accuse les « gros » marchands, les galeries, les
boursicoteurs de tout poil. Car cette économie n’est pas établie sur le
schéma traditionnel de l’offre et de la demande, le dispositif comprend aussi
bien la place et le rôle des divers agents actifs dans le système : le
producteur, l’acheteur – collectionneur ou amateur –, en passant par les
critiques, les publicitaires, les commissaires, les conservateurs, les
institutions, musées, FRAC et DRAC, etc.
Ainsi les œuvres sont-elles de plus en plus nombreuses, musées et
galeries croissent et se multiplient, et cependant elles n’ont jamais été plus
éloignées de leur public. Paradoxe mal ressenti, sentiment de malaise que
l’on ne peut exprimer clairement, tel est l’état d’esprit de la plupart. Mais le
facteur économique concernant la valeur marchande n’est pas le seul en
cause, celui de la valeur intrinsèque des œuvres est tout aussi prégnant.

II. – L’idée de l’art fait obstacle à sa reconnaissance

S’agit-il d’un manque d’information ? Ou plutôt de la perte des repères


esthétiques habituels et d’une application aux œuvres de critères mal taillés,
non pertinents pour l’art contemporain ? Il ne faut pas négliger, en effet,
l’adhésion commune à une idée convenue de ce que doivent être l’art,
l’artiste, le marché et l’amateur. Or, cette idée fait obstacle à une
reconception possible de l’ensemble du domaine de l’art : évaluer l’art
selon les critères en activité il y a seulement quelques décennies c’est ne
plus rien comprendre à ce qui se passe.
Sans doute sommes-nous encombrés par ces idées reçues, que nous
supposons universelles et durables, oubliant les différentes formes et les
différents statuts auxquels l’œuvre et l’artiste ont été soumis aux différentes
périodes de l’histoire. L’idée, par exemple, d’une continuité le long d’une
chaîne temporelle marquée par l’innovation : la vieille notion de progrès,
qui, bien que généralement contestée dans le domaine de l’art, continue son
bonhomme de chemin (pour preuve : les avant-gardes, la notion d’une
avancée) ; l’idée d’un art en rupture avec le pouvoir institué (l’artiste contre
le bourgeois, les valeurs du refus, de révolte, l’exilé de la société) ; l’idée
d’une valeur en soi de l’œuvre, valant pour tous (l’autonomie de l’art,
désintéressé, comme suspendu dans les nuages de l’idéalisme) ; l’idée d’une
communicabilité universelle des œuvres, basée sur l’intuition sensible (la
question du goût, où tous ont accès) ; l’idée du « sens » (l’artiste donne du
sens, ouvre un monde, donne à voir la véritable nature des choses – » la
nature se sert du génie pour donner ses règles à l’art », disait Kant).
Cette constellation d’opinions faite de bric et de broc, héritée en partie
des théories du XVIIIe siècle (Kant, Hegel et le romantisme), en partie du XXe
(la critique sociale et l’art pour tous), est solidement enracinée et forme un
écran, un cache, à travers lequel on tente de saisir en vain la
contemporanéité.
Il nous faut donc passer outre cet écran de fumée et tenter de percevoir
cette réalité de l’art actuel qui se dérobe. Non pas seulement faire le tableau
d’un état de fait – ce qu’il en est de la question de l’art maintenant –, mais
aussi comprendre ce qui fait obstacle à sa reconnaissance.

III. – Deux régimes de pratiques

Or, cette compréhension ne peut s’obtenir, comme je l’ai indiqué plus


haut, qu’en prenant un point de vue extérieur sur le domaine où se logent
les pratiques artistiques contemporaines. Il s’agit d’un ensemble, et je dirais
bien d’un « système » malgré la défiance que suscite un tel terme. Système
que les informations événementielles, de plus en plus nombreuses, mais
dispersées et ponctuelles, fournies par les revues, les journaux, les
catalogues, « flyés » ou postés sur les blogs en direction d’undisclosed
recipients, cachent plutôt qu’elles ne révèlent. C’est cet ensemble que je me
propose de tirer au clair. Ou plutôt ces ensembles, au pluriel, car l’état des
choses d’aujourd’hui se distingue fortement de l’état des choses d’hier, si
même il ne s’y oppose pas ; c’est le produit d’un bouleversement de
structure tel qu’on ne peut plus juger ni des œuvres ni de leur réception à
l’aune du passé même proche. Ce proche porte le nom de « moderne », et il
est justement si proche qu’il joue le rôle de « nouveau », et nous avons
tendance à vouloir y faire entrer toutes les manifestations actuelles.
Le premier point sera donc ici de distinguer le moderne du contemporain,
selon leurs modes respectifs de production et de réception, appartenant
chacun à un état différent de l’économie générale : l’économie de la
consommation – qui caractérise un régime moderne – cédant la place à une
économie de la communication, qui régit nos activités actuelles. La manière
dont cette économie se manifeste dans les pratiques artistiques
contemporaines, et quels en sont les aspects les plus marquants et aussi les
plus déconcertants, fera l’objet d’une seconde partie.
PREMIÈRE PARTIE

Les régimes de l’art


Chapitre I

L’art moderne ou le régime de la


consommation
Les termes « moderne », « modernisme » et « modernité » suscitent bien
des interprétations. Et fort diverses. Il semble donc nécessaire d’en définir
l’usage dans le domaine d’exercice où l’on entend les utiliser, si l’on veut
tenir un propos cohérent. Le parti qui sera suivi ici est celui de la clarté, au
risque de la simplification. Se fier à la langue dans son usage coutumier
paraît en effet une stratégie utile, en ce qu’elle permet un accès « public » à
la signification et ne requiert pas de références « privées » dont bénéficie
seulement le cercle étroit des historiens de l’art et de critiques et théoriciens
informés1.
La plupart des théoriciens de l’art « moderne » s’intéressent au contenu
des œuvres, à une répartition des tendances au sein des mouvements qu’ils
analysent et à une évaluation des caractères qui les marquent. C’est ainsi
que le terme « modernisme » est pour le critique et théoricien Greenberg, et
pour tous les critiques et historiens qui le suivent (les « Greenbergers »),
opposé au terme « moderne », qui devient du même coup distinct de celui
de « modernité ». Le modernisme est en effet pour Greenberg la
radicalisation des traits de l’art moderne : abstraction, pureté formelle, qui
tendent à donner à l’art une autonomie totale, laissant loin derrière lui les
références exogènes, extrapicturales qui caractérisent encore l’art moderne.
Laissant de côté les analyses de contenu, c’est une vision plus globale de
la signification qui nous retiendra. Ainsi pourrions-nous poser que
modernisme, selon la langue, désigne un comportement, une attitude vis-à-
vis des innovations culturelles et sociales. Est « moderniste » celui qui est
« pour » la nouveauté en quelque domaine que ce soit. Comme on peut être,
à l’opposé, passéiste. Le moderniste est celui qui aime se tenir au courant
des « modes », les partage avec enthousiasme, les propage et contribue à les
fabriquer. Mais, en tant que désignant un comportement laissé au libre
arbitre de chacun, ce terme ne nous retiendra pas ici.
La modernité, terme abstrait, désigne l’ensemble des traits de société et
de culture qui peuvent être remarqués à un moment donné, dans une société
donnée. À ce titre, le terme « modernité » peut s’appliquer aussi bien à
l’époque qui nous est contemporaine, maintenant en 2007 (« notre
modernité », c’est 2007) comme il s’appliquerait à n’importe quelle autre
époque, du moment que l’adhésion à la culture de cette époque est
revendiquée. Il y a ainsi une modernité de 1920, de 1950 ou 1960, etc. La
seule remarque à faire ici sur l’emploi de ce terme est d’ordre
sociohistorique : ce n’est que récemment dans l’histoire que la
« modernité » est revendiquée par certains groupes d’acteurs sociaux.
Marque d’une adhésion à « son » époque dans ce qu’elle a de novateur,
c’est-à-dire de critique vis-à-vis des valeurs conventionnelles, cette
revendication est surtout le fait des intellectuels, des artistes et de certains
fabricants d’opinions. Dans cette optique, le modèle classique de la querelle
des Anciens et Modernes au XVIIe siècle est toujours valable. Disons que ce
modèle, depuis le XIXe siècle, tend à devenir normatif. Il y a un impératif de
la modernité auquel il serait malséant de se soustraire. En cela, la
« modernité », quel que soit son contenu, est le fer de lance du moderniste.
Il faut être moderne, sous peine d’être démodé. C’est dire qu’il faut
entendre ces deux termes comme appartenant aux « modes » de vie, à la
mode.
Si l’historique de la notion2 peut embrasser toutes les périodes, depuis le
terme modernus attesté dans le bas latin (au Ve siècle) et enraciné dans une
tradition plus ancienne encore, traversant le Moyen Âge, la Renaissance et
le XVIIe siècle, avec cette idée d’une temporalité toujours renouvelée et
d’une création continue, opposant le passé au présent, en marquant en
quelque sorte la frontière, c’est seulement depuis les Curiosités esthétiques
et Le Peintre de la vie moderne, de Baudelaire (1859), qu’il est convenu de
lier « modernité » à « mode ». En donnant à « mode » une valeur spécifique
de temporalité éphémère, d’événementiel–« Dégager de la mode ce qu’elle
peut contenir de poétique dans l’historique, tirer l’éternel du transitoire » –,
Baudelaire met l’accent sur la portée esthétique d’un regard « modal », d’un
regard au présent qui prend source dans les modifications qu’imposent les
conditions sociales et historiques à l’artiste, au penseur. C’est mettre en
évidence la nécessité de « coller » au présent, à la mode… « Plonger dans
l’inconnu pour trouver du nouveau. » Tel est désormais le mot d’ordre de
l’esthétique.
Ainsi liés, le concept de modernité et la pratique esthétique fusionnent
dans ce qui va devenir l’art moderne.
Nous nous servirons donc du terme « moderne » comme qualifiant une
certaine forme d’art qui conquit sa place (en même temps qu’il prit son
nom) aux environs de 1860, et se prolongea jusqu’à ce qu’intervienne ce
que nous appellerons l’art contemporain. Ce positionnement historique, lié
à l’appellation « moderne », suffira pour le moment à suggérer les contenus
notionnels que nous venons d’évoquer : le goût de la nouveauté, le refus du
passé qualifié d’académique, la position ambivalente d’un art à la fois
« modal » (éphémère) et substantiel (l’éternité). Ainsi situé, l’art moderne
relève d’une période économique bien définie, celle de l’ère industrielle. De
son développement. De son aboutissement ultime en société de
consommation.

Modernité, art et système industriel. – Cette situation commande un


certain nombre de traits, tels que l’engagement progressif dans le circuit de
la consommation de masse, le glissement du statut d’œuvre d’art vers celui
de « produit » et parallèlement la transformation (ou le travestissement) du
produit industriel en produit esthétique. Tout ce qui est produit doit être
consommé, pour être renouvelé et consommé à nouveau. C’est cette
omniprésence de la consommation qui régit l’art moderne, par excès ou par
défaut, par adhésion ou par refus. Il importe donc de dessiner à grands traits
le régime de la consommation générale pour positionner ensuite les acteurs
du champ spécifique de l’art : artistes, intermédiaires et public.
Il ne s’agit pas ici de prétendre que les œuvres reflètent une réalité
sociale déterminée ni que l’économique soit le grand déterminant, mais tout
simplement que la circulation des œuvres, les places occupées par les
différents acteurs du champ artistique et la réception des œuvres par le
public sont liées d’une part à l’image de l’art et des artistes qui est reconnue
valable à un moment donné, et d’autre part aux mécanismes qui mettent
cette image en circulation, la propagent et la rendent efficace.
Or, les positions de ces acteurs, responsables de l’aura de l’œuvre, de son
pouvoir de séduction et donc de sa valeur à la fois sur le plan du jugement
esthétique et sur le plan économique, sont elles-mêmes dépendantes de ce
qu’une société attribue comme valeur à sa production, de la manière dont
elle entend l’utiliser, de la place que son système hiérarchisé de distribution
des biens fait à l’art.

I. – Le régime de la consommation ou la société moderne

Nous voyons d’autant plus nettement les caractères de la société de la fin


du XIXe siècle jusqu’aux années 1980, que nous en sommes éloignés. L’effet
de distance permet des raccourcis, voire des anamorphoses éclairantes :
ainsi la « société du spectacle » qui a fait les belles heures des générations
de 1960 dit-elle, a posteriori, le vrai sur un siècle de consommation. Les
réactions des situationnistes éclairent de l’intérieur les mécanismes mis en
place et exploités bien avant la crise de 1968. Il en est de même de la
« société de consommation »3. On consomme du produit sous forme de
spectacle, on consomme les signes spectaculaires en tant que produits et les
produits comme signes de la consommation des produits… Bref, on
consomme. Pourquoi ? Comment ? Parce qu’il faut que la marchandise
circule, qu’elle s’écoule : la théorie des fluides est celle-là même qui
explique l’économie : l’argent « coule », entraîne avec lui les objets qui
dérivent, porté par ce mouvement liquide. Toujours les mêmes et toujours
différents. « Dans le fleuve, le même, on n’entre jamais deux fois. »4
Le mouvement de consommation qui se généralise provient de cette
tension entre le même et le différent, entre la fuite du fleuve et ce qu’on en
peut retenir, pour aussitôt le laisser fuir. Est bien ici reprise en compte cette
double contrainte de la « modernité » telle qu’elle est définie vers 1860 :
suivre le flot éphémère et le retenir, comme le sablier qui éternellement
laisse filtrer le sable-instant et compte le temps-durée.
Cependant, pour que le passage de la production incessante de nouveauté
à la consommation du même se fasse, en continuité, il est besoin de
mécanismes, de rouages.
Une sorte de grande machine industrieuse, aguichante, tentaculaire, se
met en place. Cela s’appelle « marché », mais très vite la simple loi de
l’offre et de la demande selon les « besoins » ne vaut plus : il faut exciter la
demande, exciter l’événement, le provoquer, l’aiguillonner, le fabriquer. Car
la modernité se nourrit.
1. Un schéma linéaire. – Les analyses que nous évoquons démontent
fort bien les étapes ultimes de la transformation du régime industriel
classique en régime de pure consommation. Le mouvement prend naissance
cependant dès les années 1850, avec la montée en puissance de la moyenne
et petite bourgeoisie. N’oublions pas que la fin duXIXe et toute la première
moitié du XXe siècle sont occupées par le débat sur les théories économiques
qui sous-tendent les mouvements sociaux, revendications au sujet du
travail, du juste salaire, du droit à l’expression ; que valeur d’usage et
valeur d’échange s’affrontent en des conflits réglés. Tandis que krachs
financiers et spéculations boursières vont bon train, une classe moyenne
émerge lentement et se stabilise dans ses goûts, ses comportements, ses
opinions.
Les valeurs de progrès (progrès scientifique et technique mais aussi
progression dans l’échelle sociale), de travail, qui donne accès à la
propriété, l’accent mis sur l’éducation – porteuse de « situations » futures –
et sur les bonnes manières (au nombre desquelles se comptent le bon goût et
la culture), tout concourt à dessiner un modèle qui épouse étroitement le
schéma tripartite bien connu : production-distribution-consommation.
Schéma qui concerne non seulement les biens matériels, mais aussi les
biens symboliques. Producteurs : les fournisseurs de matière première, les
industriels, gros et petits, mais aussi les éducateurs, les intellectuels
(scientifiques ou littéraires), les artistes. Distributeurs : les commerçants,
négociants, marchands. Consommateurs : tout le monde. Sans exception
(car même le pauvre, fût-il misérable, consomme quelque chose). Dans un
tel système, les positions sont claires et bien définies, et si tous n’y trouvent
pas leur place, du moins ceux qui la trouvent sont-ils « casés ». Encore faut-
il que cet équilibre puisse se maintenir. Pour cela, la consommation des
biens doit au minimum avaler la production et, mieux encore, la relancer.
Pas de temps mort. C’est la vitesse continue, sans interruption désastreuse
pour l’équilibre de l’ensemble qui est ici la loi. Aux deux bouts de la
chaîne, production et consommation se lancent un défi permanent. Ils sont
nécessaires l’un à l’autre, car, en tant que pièce de la mécanique, le
consommateur est au moins aussi nécessaire que le producteur ; c’est un
client, un membre de la famille, qu’il soit actuellement en train de
consommer ou qu’il soit seulement virtuel.
2. Les intermédiaires, fabricants de la demande. – On voit s’installer
une circularité dans la continuité linéaire du schéma, si bien qu’on peut
prétendre que le consommateur, en un certain sens, « produit » lui aussi : il
produit de la demande, laquelle est produite à son tour par les
intermédiaires-marchands. Ceux-ci se chargent de la « réclame » –
provocation à l’achat, incitation à la consommation. Le producteur et
l’intermédiaire y trouvent leur bénéfice. Si chacun a sa place, tous se
retrouvent cependant à faire tourner le système en tant que tour à tour
producteurs et consommateurs : ils sont liés par la machine. On conçoit fort
bien que cette machine puisse se dérégler, s’affoler, que les consommateurs
ne suffisent plus à la tâche d’absorption qui est la leur, que du même coup
la simple réclame se mue en système de publicité, gonflant ainsi le nombre
d’intermédiaires (ils sont devenus des « médiateurs »), eux-mêmes
spécialisés dans différentes fonctions – de l’étude de marché aux scénarios
de vente. Le schéma se complique, les cibles se multiplient : jeunes, vieux,
retraités, cadres, ouvriers, mères de famille ou célibataires exigent des
traitements différents ; les publicités visent avec une précision maniaque
des groupes de plus en plus étroits tandis que le nombre global de
consommateurs s’accroît.
Dans la répartition des rôles, la place de l’intermédiaire, celui qui fait la
liaison entre production et consommation, devient prédominante. À lui
d’activer la demande, d’introduire cette sorte de piquant qui rend les biens
désirables, à lui de choisir les cibles propices, de les fragmenter, de régler
ainsi l’écoulement de la marchandise, provoquant alors une production en
accord avec la fabrication des fameux « besoins ». Ces « besoins »,
puisqu’il en faut, vont trouver un champ particulièrement propice au
renouvellement : le domaine de la culture, les biens « symboliques ». Ici,
c’est l’intermédiaire qui institue la règle, en fournit les critères, les
transforme et renouvelle ainsi les modèles pour ce type de besoins.
En somme, parcellisation des grandes concentrations économiques,
multiplication des points de vente et des intermédiaires, fragmentation de la
clientèle et parallèlement accès à la consommation plus large,
consommation qui, elle, touche aussi bien aux biens matériels qu’aux biens
symboliques, comme signes d’une réussite sociale. Ou encore comme
simples signes d’une adéquation à la logique de la consommation, c’est-à-
dire d’une adéquation de chacun en tant que consommateur au système de
l’échange général qui est aussi échange social accompli5.
C’est dans un tel contexte qu’il convient de situer ce qui concerne l’art
moderne. Son émergence et sa constitution en système, système qui
fonctionnera pendant une centaine d’années sur ce schéma.

II. – Les effets du régime de la consommation dans le registre


de l’art

1. Contre l’Académie. – Ce n’est pas un hasard si l’on s’accorde à situer


le début de l’art moderne vers 1860. La fin du XIXe siècle enregistre en effet
le recul de la domination de l’Académie, institution destinée à gérer la
carrière des artistes, accordant des prix, provoquant des commandes.
Pourquoi ce recul ? À cause du développement industriel succédant, avec le
Second Empire, à une période troublée. L’enrichissement d’une classe
bourgeoise provoque un afflux d’acheteurs d’art potentiels tandis que
d’autre part les peintres revendiquent un statut moins férocement
centralisateur, moins autoritaire – se libérant de la contrainte du Salon de
Paris, avec son jury distribuant les satisfecit ou excluant des cimaises les
peintres qui ne plaisent pas. Revendication d’un système plus libre, plus
souple, droit à l’exposition. Résultat, le Salon est déclaré « libre » en 1848,
et 5 180 toiles sont présentées, au lieu de 2 536 en 1847 : une fois et demie
le nombre atteint auparavant. Il y a, à partir de 1850, environ 200 000 toiles
produites par an, œuvres d’environ 3 000 peintres regroupés à Paris et de
1 000 autres travaillant en province. Un considérable accroissement.
Or, devant cette poussée, le système académique n’offre qu’une seule
école – les Beaux-Arts –, un seul Salon – celui de Paris –, un seul jury
(même si ses membres changent souvent) soumis aux mêmes contraintes et
pressions, quelques prix, des médailles et des hors-concours qui permettent
de se faire reconnaître et d’obtenir les commandes de l’État.
« Les fonctions économiques dont l’Académie royale s’était déchargée
depuis longtemps faisaient désormais cruellement défaut. L’hôtel Drouot
était la seule ressource de la structure académico-gouvernementale qui
permettait de vendre des œuvres d’art à des individus. De plus, la plus
grande partie des ventes aux enchères qui y étaient organisées concernait les
maîtres anciens et les antiquités. Le système académique ne sut ni
développer ni cultiver les divers marchés qui existaient potentiellement
dans un public d’acheteurs élargi, pas plus, corrélativement, qu’il ne sut
encourager l’identification des individualités artistiques avec ces
marchés. »6
Autre faille : celle que manifeste la contradiction entre deux croyances
parallèles et opposées : la croyance des peintres dans la nécessité d’une
institution officielle dotée d’un pouvoir de jugement « sérieux » et la
croyance dans le jugement d’un public dont dépendent la réputation et la
vente des œuvres.
Réponse à ces contradictions ? La spécialisation des salons et leur
décentralisation. Autrement dit, l’ouverture d’un marché indépendant : le
« système marchand-critique »7.

2. Que veut dire « libération » ? – La « libération » que l’art moderne


entend poursuivre vis-à-vis du système de l’art académique est liée au
libéralisme économique, qui est la marque d’un régime de production et de
consommation. Pour autant, cependant, cette libération de l’art ne signifie
pas que l’on renonce à un certain attachement aux valeurs sûres de la
réussite officielle. « Contre l’Académie » est un mot d’ordre qui tient plus
du constat de l’impuissance du système à gérer le domaine de l’art et des
artistes que d’un refus des valeurs attestées et défendues par ce système.
En effet, « réussite » dans le système académique signifiait
reconnaissance, confirmation et donc argent. Si le Salon annuel et son jury
ne pouvaient plus suffire à la tâche d’estimer recevable ou irrecevable un
nombre croissant d’artistes, encore fallait-il que quelque institution, celle-ci
non officielle, se chargeât d’assurer une fonction identique : la
reconnaissance du talent et une rémunération. Les valeurs restaient les
mêmes, simplement leur distribution changeait de mains. C’était désormais,
parallèlement au Grand Salon et à ses décisions, l’affaire d’organes privés.
Les marchands, leurs précieux auxiliaires : les critiques, et leur cible : les
acheteurs.
« Les expositions se tiennent en marge des lieux officiels : Courbet et
Manet ont leur propre pavillon à l’Exposition universelle de 1867. Les
impressionnistes décident de se regrouper chez Nadar (1874), chez Durand-
Ruel (1876), puis dans un local de la rue Le Peletier (1877). Le dynamisme
se déplace progressivement du côté de l’entreprise privée, dans les sociétés
comme celle des aquafortistes (1862) ou dans les galeries d’exposition de
marchands comme Durand-Ruel… »8

3. Le critique-marchand. – Puisque l’État ne pouvait plus absorber les


commandes, un autre public devait s’y substituer. Mais pour cela il fallait
qu’il fût informé, et qu’un mouvement se dessinât dans l’opinion en faveur
de cette marge grandissante de peintres « refusés » ou simplement laissés de
côté par le système académique. Cette tâche va être prise en compte par un
personnage jusqu’alors « influent », mais dont le rôle était d’accompagner
de ses commentaires – présenter, soutenir ou vitupérer – tel artiste ou telle
exposition, et qui va maintenant être le chaînon indispensable à la mise en
circulation des œuvres : le critique.
D’écrivain, de journaliste, voire de feuilletoniste déjà en place et qui
exerce une certaine influence sur ses lecteurs, le critique devient un
professionnel de la médiation auprès d’un public beaucoup plus large : celui
des amateurs d’art, ou des simples curieux. Il « fabrique » l’opinion et
contribue à la construction d’une image de l’art, de l’artiste, de l’œuvre « en
général » – et de tel artiste ou groupe d’artistes auquel il s’attachera en
particulier.
Des couples se forment, ou plutôt des trios : marchands avec leurs
critiques, artistes avec leurs marchands et les critiques qui les soutiennent. Il
ne s’agira plus de soutenir un groupe oppositionnel en conflit avec les
officiels, système à deux voix opposées, mais de jouer finement dans un
marché ouvert, et de trouver « son » artiste ou « son » groupe sur lequel
miser sa réputation de critique. Car ce sont ces critiques qui vont nommer
les mouvements et, les nommant, les constitueront comme tels.
On sait par exemple que le terme « impressionniste » a été lancé comme
une insulte par un certain Leroy, dans un article du Charivari d’avril 1874,
au sujet d’une peinture de Monet, Impression soleil levant. Relevé comme
un défi, le mot servit ensuite de bannière à tout le groupe.
Ainsi le rôle du critique est-il désormais de « placer » un artiste soit en
l’intégrant à un groupe oppositionnel, soit en l’isolant comme figure
singulière et donc originale. Originalité compensée – car point trop n’en
faut – par le traitement du commentaire qui en médiatise les effets. Car le
« placer » dans sa prose journalistique ou dans ses écrits, c’est attirer
l’attention du public, et c’est aussi le vendre. D’autre part, le critique faisant
connaître l’artiste se fait connaître lui aussi. Il a besoin de cette
reconnaissance, puisque, contrairement aux écrivains déjà connus qui
commentent tel ou tel événement artistique à côté ou en plus de leur travail
habituel, le critique médiateur doit se montrer pour exister.
Il se montre donc. Écrit dans les journaux spécialisés.
Une douzaine de périodiques spécialisés dans l’art en 1850, mais déjà
une vingtaine en 1860. Sans compter les quotidiens avec leur rubrique
« Art », et les revues existantes comme la Revue des deux mondes qui
consacrent des pages aux « Salons ». Si, en 1859, Charles Blanc fonde La
Gazette des beaux-arts, à partir de 1861 on ne compte plus les fondations :
celles du Courrier artistique, de La Revue fantaisiste, de La Chronique des
arts et de la curiosité, du Petit journal, du Nain jaune.
En 1882, le désengagement de l’État dans l’organisation du Salon annuel
et la constitution de la Société des artistes français désormais chargée de sa
gestion donnent encore plus d’importance au rôle du critique, seul habilité
maintenant à distribuer louanges ou blâmes.

4. Le critique, juge du goût. – Il ne faut pas croire cependant que va


émerger d’un seul coup une nouvelle manière de juger, que par la création,
en marge de l’Académie et dans une sorte d’opposition avec elle, d’un
dispositif de mise en vue et de mise au prix des œuvres, les valeurs
attribuées vont brusquement changer. Non plus que le critique, nouvelle
étoile montante au firmament de l’art, va révolutionner subitement le jeu.
Car, en tant qu’intermédiaire entre l’artiste et le public qu’il tente de
convaincre, le critique doit se tenir au plus près des valeurs reconnues
auparavant. De fait, il remplace le jury des Salons, en tient lieu. Il va donc
promouvoir pendant un certain temps les mêmes thèmes et la même
hiérarchie entre les sujets que l’Académie. Dans un premier temps,
triomphe encore le classement en grande peinture mythologique, nus,
portraits.
Le paysage, avant de devenir hégémonique, émerge lentement comme
sujet valable, mais reste lié aux figures qui font « motif ».
(Millet, Breton ou Bastien-Lepage retiennent l’intérêt parce qu’ils ne
renoncent pas au motif, tandis que l’on tient éloignés Pissaro, Manet ou
Renoir.)
Il faut bien, dans cet encombrement d’œuvres et devant l’affluence du
public venu en curieux aux expositions, trancher, distinguer, hiérarchiser.
Le système de ces choix résiste aux nouvelles « figures » que les peintres
proposent au regard. La critique marque le pas, se fait tirer l’oreille, elle suit
avec retard ceux dont elle doit promouvoir les œuvres.
Le changement s’opère, cependant, sur deux fronts :
– l’existence d’artistes indépendants oblige le critique à choisir son camp,
à affirmer ses positions. Ses jugements de valeur ne concerneront plus
seulement le choix par le peintre de tel ou tel « sujet » et son traitement plus
ou moins réussi, mais seront portés par son choix idéologique. Est-il pour
ou contre les mouvements « oppositionnels » ? Va-t-il ou non s’inscrire
comme acteur du marché libre ? Dans l’un ou l’autre cas, le style de ses
propos sera nécessairement différent ;
– s’il décide d’entrer dans le jeu « libre », la simple description littéraire,
à laquelle les œuvres à sujets se prêtaient jusque-là, doit céder devant
l’appréciation de la forme plastique. Le critique se transforme en maître
d’atelier, il juge d’un raccourci, d’un modelé, d’un effet d’éclairage. Il entre
plus avant dans le détail de l’œuvre. Ainsi devient-il, aux yeux du public
non initié, un véritable professionnel qui sait de quoi il parle. Le jeune
écrivain conquiert ainsi ses positions, sa notoriété : les enjeux économiques
et le renouvellement des esthétiques lui permettent de se singulariser.
Le choix premier, qui est « politique » ou idéologique, porte donc avec
lui une obligation de style. Dans la mesure où il est obligé de rompre avec
la tradition classique, académique, de la description de sujets (les nouveaux
peintres qu’il choisit de défendre ne se tenant pas aux sujets), le critique est
nécessairement placé en situation d’innover.
Quand l’existence et la consistance d’un marché indépendant sont
dûment établies, à partir des années 1890 le pouvoir de la critique d’art est
dominant sur tous les plans et se substitue progressivement à celui de la
reconnaissance « officielle ».
La critique d’art n’est plus un accompagnement ni une transposition, elle
devient – outre sa destination marchande – une tentative de décrypter et de
théoriser les nouvelles formes plastiques. Ainsi conquiert-elle une certaine
autonomie qui va de pair avec l’indépendance nouvellement acquise des
artistes et concourt-elle à poser l’autonomie de la forme picturale, en tant
que telle.
Félix Fénéon (1861-1944) est un bon exemple de cette volonté du
critique « moderne » de suivre au plus près le travail des artistes qu’il a
élus : inventeur du terme « néo-impressionniste », il est le théoricien de
Seurat, Signac, Pissaro. Constat de l’effet objectif du tableau considéré
comme un fait pictural autonome, analyse du mélange optique, analyse du
cadre blanc chez Seurat, sa critique contribue à fixer les caractères du
tableau comme picturalité pure, considérée comme étant l’essence du
tableau, sans référence à un sujet quelconque. « Insoucieux d’un objet
visuel à peindre directement », comme le remarquait, en 1886, le critique
Teodor Wyzeka9, les peintres infléchissent le discours critique vers
l’analyse plastique. Tandis que ce même discours leur fournit une
argumentation scientifique10.
Indépendante elle aussi, la critique d’art affirme son autonomie, devient
un genre à part entière. Elle s’achemine vers l’exploitation de critères
internes à la picturalité, et quitte le domaine des évaluations normatives
concernant format, sujets, adéquation des figures au thème – en somme, le
traitement iconographique qui était jusque-là la substance de la critique
officielle.
Ce faisant, non seulement elle suit de près les artistes et les groupes
qu’elle privilégie, mais, tissant le lien entre le monde de l’art et le monde
des amateurs, elle entretient le public de problèmes proprement picturaux et
contribue à fabriquer pour l’opinion l’image de l’artiste « moderne »,
qu’elle projette dans l’avenir comme « avant-garde ».

5. Le critique avant-gardiste. – Tout comme sur le plan économique,


l’intermédiaire marchand-publicitaire devient moteur de la production et de
la consommation ; le critique d’art accomplit dans le domaine de l’art le
travail, nouveau dans la tradition critique, de « projeteur ». Son propos vise
le futur, déploie les possibilités encore latentes du groupe qu’il défend, lui
assigne un devenir pictural.
Apollinaire – en tant que critique d’art – écrit ses textes pour soutenir ses
amis cubistes, mais trace en même temps une voie pour quelques-uns
d’entre eux. À propos de Duchamp : « Il sera peut-être réservé à un artiste
aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp de réconcilier l’Art et le
Peuple… » « Un art qui se donnerait pour but de dégager de la nature non
des généralisations intellectuelles, mais des formes et des couleurs
collectives dont la perception n’est pas encore devenue une notion est très
concevable et il semble qu’un peintre comme Marcel Duchamp soit en train
de le réaliser. »11
Le critique, en influençant le marchand dans ses choix, en publiant dans
des revues où se côtoient écrivains et poètes, alimente une « avant-garde »
résolument orientée vers le moderne. C’est par petits groupes qu’unissent
les amitiés et les brouilles que se forment ces postes avancés de l’art. Les
peintres dont ils font l’éloge sont en général aussi des amis – ils ont été aux
Beaux-Arts ensemble, ont exposé ensemble, ils ont leurs ateliers proches,
possèdent souvent les œuvres de l’un ou de l’autre. Se réunissent souvent.
Se critiquent, s’imitent ou se distinguent.
Il en est ainsi du groupe des impressionnistes, souvent décrit, mais aussi
des cubistes, des Picasso, Duchamp, Villon, des années 1915, du lien entre
Breton, les surréalistes et les peintres de l’époque.
Le critique d’avant-garde est là pour cimenter les groupes, pour théoriser
leurs différends, pour se battre contre les conservateurs et pour convaincre
le public. C’est un travail de promotion dont l’argument de vente est basé
sur la prophétie autoréalisatrice. Ainsi Apollinaire use-t-il du futur
prédicatif, qui a pour effet de projeter dans l’avenir un cubisme seconde
manière et de plonger dans l’ombre les mouvements de la veille.
L’impressionnisme est aux oubliettes. La modernité se réclame non plus
d’une simultanéité, comme il en était question chez Baudelaire, mais d’une
« avance ». L’art doit dessiner la vie future, jeter les bases d’une société
nouvelle ; si le futurisme n’est pas admis par les critiques français, il n’en
donne pas moins une leçon : la modernité est à réaliser « en avant » du
conservatisme bourgeois. Toujours en avant.
Pris ainsi comme phare d’un progrès social, l’art d’avant-garde se teinte
de politique. Les critiques qui théorisent ces mouvements mènent un
combat idéologique, dont le ton est souvent celui du manifeste.
Le cabaret Voltaire expose les œuvres d’Arp, Van Rees, Picasso,
Eggeling, Kandisky et Marinetti ; fondé en pleine guerre à Zurich, il
précède de peu le mouvement dada. Le mouvement se politise très vite,
prend parti pour la révolution prolétarienne. Le slogan « Dada est
politique » est lancé en 1920, suivi d’expositions à scandales et de
manifestes successifs. La revue Dada paraît en livraisons numérotées,
tandis que Schwitters lance Merz dans les marges du cubisme et du
futurisme. Ces « avant-gardes » ont leur chantre : André Breton, directeur à
partir de 1926 de la revue La Révolution surréaliste12.
L’importance du critique d’avant-garde ne cesse de croître, même si, aux
approches des années 1950, les dissensions politiques et les prises de parti
idéologiques se font moins sentir. L’avant-garde se définit progressivement
alors comme « la pointe du mouvement d’art moderne » et regroupe des
artistes fort éloignés les uns des autres mais représentant ce qu’on fait de
plus « avancé » dans le domaine. Ce sont encore ici les critiques qui lancent
cette avant-garde en la nommant, et la mettent en exergue. L’Ecole de Nice
en est un exemple significatif13. Le terme est utilisé pour la première fois
dans le journal Combat par le critique Claude Rivière, puis lancé à nouveau
en 1965 dans L’Express par Otto Hahn ; repris par Gaumont, il est adopté
par Ben pour Identités. Or, ce terme lie des peintres d’horizon fort
différents : les nouveaux réalistes, les peintres de support-surface, aussi bien
que des indépendants qui s’y rattachent « parce qu’un label est très
important pour de jeunes artistes »14.

6. Le producteur : l’artiste. – Dans ce système « marchand-critique »,


nous avons laissé de côté volontairement les deux extrémités de la chaîne :
le producteur de l’objet mis en circulation et son consommateur. Ils ont subi
tous deux des transformations par rapport au schéma de l’art académique,
mais, dirions-nous, non pas de leur propre chef, mais par ricochet.
L’artiste s’isole d’un système qui lui assurait la sécurité, il devient de ce
fait une figure marginale. Soumis aux fluctuations du marché – dues pour
une bonne part à la concurrence, le nombre d’artistes croissant –, il
s’inquiète pour sa survie et se met lui-même sous la dépendance de
marchands et de critiques. Mais « marginal » ne veut pas pour autant dire
« solitaire » : il fait partie d’un groupe qui est sa sauvegarde. Le groupe a un
nom (que le peintre n’a pas toujours), des soutiens, une audience. Il porte et
protège. Le système de la consommation promeut un groupe, non un artiste
isolé, pour la raison simple, calquée sur le marché, qu’un produit unique
attire moins de consommateurs qu’une constellation de produits portant le
même label. Dans une même gamme, certains objets seront portés en avant
et tireront les autres moins réputés, donc moins chers, et susceptibles par
« coloration » d’être demandés par des acheteurs moins aisés (le pendant
des petits maîtres du XVIIIe siècle).
Le terme d’« école » est remplacé par un nom regroupant des peintres
travaillant d’une certaine manière, soutenus par les mêmes critiques et
vendus par les mêmes marchands. De ce fait, la singularité d’un des artistes
de ce groupe ne sera visible qu’à en pousser le portrait vers l’excentricité,
voire l’extravagance. Tout au moins sa biographie devra-t-elle faire l’objet
d’un traitement romanesque. Cela, l’artiste le conçoit fort bien et il donne
matière à ce traitement, quand il ne le fabrique pas lui-même. L’avant-
garde, au nom de laquelle le critique va s’occuper de lui, se veut
provocante. De l’attitude « bourgeoise » des premiers refusés, soucieux de
gagner leur vie, de ne pas se faire jeter hors de la (bonne) société, en somme
soucieux d’honorabilité – comme c’était le cas pour les impressionnistes –,
on passe de plus en plus à une attitude contestataire, à des « happenings »,
des mises en situation (les prestations de Dali, Y. Klein jetant son lingot
d’or dans la Seine…). Non seulement l’image de l’artiste s’inverse, mais
cette inversion devient la norme, au point que les biographies de peintres du
passé sont reconstruites sur le même modèle15.
C’est le moyen de garder intacte la source de la production, le créateur,
indépendant du marché et donc pur de tout soupçon de commercialisation,
pour que sa crédibilité auprès du public reste entière. Volontaire ou non,
l’exhibition de l’artiste comme anti, hors ou au-delà des règles du marché
de la consommation est avérée. Tactique réussie, puisque, s’il n’est plus tout
à fait l’étudiant pauvre dans sa mansarde qui, avec ses amis, fréquente les
guinguettes et ruine sa santé et sa famille, image héritée du XIXe siècle
romantique, l’image que le public se fait de l’artiste n’est pas très éloignée
de cette bluette. En fait, il refuse l’idée d’un quelconque enrichissement de
l’artiste, s’attachant à l’art désintéressé, à la création « libre », due à la
souffrance, quitte à s’aveugler sur ses profits très réels, et accusant plutôt
les intermédiaires d’exploiter le producteur, l’artiste. Van Gogh, le maudit,
l’exilé de la société, fixe le paradigme, remportant tous les suffrages.

7. Le consommateur : amateur, collectionneur. – Pour que les


médiateurs-intermédiaires de la chaîne de consommation de l’œuvre d’art –
comme de tout autre produit – soient efficaces, il est donc nécessaire
d’isoler le producteur, l’artiste comme s’il était inconscient du sort de sa
production. Cette conscience, c’est le médiateur qui la porte, la développe,
la soutient. Car c’est lui qui a la connaissance du consommateur virtuel.
Quel est donc ce consommateur ?
En premier lieu, le collectionneur, généralement qualifié de « grand ».
C’est un doublon du grand bourgeois ou de l’aristocrate éclairé, amateur de
belles choses, et ayant les moyens de satisfaire ses goûts. Son éclectisme
garantit, en principe, un large éventail de choix possibles dans ce qui lui
sera proposé. Comme il est « en vue », il est lui-même la meilleure publicité
pour les peintres qu’il achète. Il fait office de locomotive. Il fait aussi office
de trésor public. En effet, la tradition veut qu’il lègue sa collection à un
musée, à une fondation, mettant ainsi à disposition une quantité non
négligeable d’œuvres majeures et d’autres moins importantes, voire
inconnues. Agent actif du marché, il assure aussi l’échange avec d’autres
collectionneurs, fait transiter les œuvres de pays à pays. En tant que tel, il
renforce l’activité des médiateurs. Tisse le lien entre marchands et critiques,
est un point central du dispositif.
Du mécène historique, l’évergète, il a gardé quelques traits : non pas,
comme on le pense communément, l’aide financière à des artistes choisis,
mais la poursuite de la gloire qui s’attachera à lui, et le désir simultané
d’enrichir le patrimoine public d’une œuvre, la sienne, monument consacré
qui portera son nom. Cette optique ne l’empêche naturellement pas d’être
un homme d’affaires, chez qui le goût pour les œuvres dépend en grande
partie de son « flair » pour les bons coups16.
Ensuite viennent les amateurs, informés, qui achètent pour leur plaisir et
avec l’arrière-pensée de faire une bonne affaire. Le moyen, pour les
intermédiaires, de toucher cette clientèle, c’est évidemment de faire miroiter
des bénéfices possibles : une toile peut soudain atteindre une cote
importante. Curiosité, goût du risque, plaisir d’avoir eu le « coup d’œil »,
sentiment de participer à un monde à part, celui justement des
collectionneurs, autant d’appâts pour le touriste-amateur.
Autre cas de figure : les amateurs font souvent partie du cercle d’amis qui
entourent les peintres, ou ce sont les peintres eux-mêmes qui, à l’intérieur
de leur groupe, s’échangent ou s’achètent mutuellement leurs œuvres. Se
communiquent les adresses de marchands, les lieux d’exposition, discutent
des conditions de leur travail – en somme, s’autoconsomment, en quelque
sorte, comme un organisme qui se nourrit de lui-même.
Enfin, le public qui consomme par le regard. Qui reste devant la vitrine,
tenant le rôle passif, mais important, du pur spectateur ; il soutient par sa
masse fluctuante l’ensemble du dispositif. À lui appartiennent la
reconnaissance, l’opinion établie. C’est lui qui transporte la rumeur. C’est à
lui qu’il appartient de former et de transformer l’image de l’artiste, celle de
l’art. Sans lui, pas d’avant-garde à qui il manquerait alors l’objet d’une
provocation renouvelée.
Cependant, cette masse s’amenuise à mesure de la montée en puissance
des intermédiaires. On n’a plus, comme c’était le cas dans les Salons
annuels, cet afflux d’amateurs ou de simples curieux venus là comme
chalands et qui s’entassaient au point de ne pouvoir plus respirer devant des
cimaises couvertes de toiles17. L’éparpillement, l’éclatement en multiples
galeries, l’abondance des manifestations découragent le public au lieu d’en
augmenter le nombre. Il se désintéresse des avant-gardes et continue à se
fixer sur les valeurs de l’art, modernes, certes, mais représentées pour lui
par les impressionnistes. S’agit-il alors d’un « non-public », comme
l’entendent certains sociologues de l’art18 ? Le refus du public de prendre
au sérieux les œuvres d’avant-garde, allant même quelquefois jusqu’à les
détruire, indiquerait que ce non-public entend rester fidèle à son idée d’une
éthique, basée essentiellement sur la conformité aux normes, à la
bienséance, à ce que doit représenter un « bien culturel » dans l’ensemble
des valeurs de consommation. L’exemple de Beaubourg tendrait à prouver
que c’est bien en tant qu’il ne s’intègre pas au système de consommation
habituel que l’art avant-gardiste est refusé. Si Beaubourg, comme d’autres
espaces culturels, est largement fréquenté, c’est en tant que libre-service,
pôle d’activités diverses, lieu de rendez-vous.
« Bibliothèque surmontée d’une cafétéria et pourvue d’un escalator, série
de petites salles d’exposition temporaires ouvertes le soir, grand hall où on
vient profiter du “monde” accoudé de longues heures à la rambarde de la
mezzanine, étape rapide sur la terrasse panoramique, entre le Forum des
Halles et le Bazar de l’Hôtel de Ville… »19

III. – L’art moderne

Cette description, succincte, de l’état de l’art moderne met en valeur


certains traits caractéristiques.
1/ L’art moderne prend sa source dans une rupture avec l’ancien système
de l’académisme, hyperprotégé, centralisé, axé sur le jugement que suscitait
le Salon annuel. Mais cette rupture n’entraîne pas pour autant l’abandon des
valeurs de reconnaissance et le désir de sécurité que l’académisme offrait à
un petit nombre de peintres.
2/ En se fractionnant en plusieurs groupes, indépendants, décentralisés,
cependant géographiquement situés dans la région parisienne, les peintres
offrent la possibilité à l’opinion de se former une image de l’artiste en
« exilé », appartenant à une sphère à part, à la fois valorisée et étrange. Il est
conçu comme opposé au système marchand qui l’exploite, comme
incapable de stratégie, et vivant dans un monde « artiste », inconséquent et
déconnecté des impératifs matériels. L’artiste est ainsi isolé en tant que
producteur, et confirmé dans cette fonction par les critiques, la littérature,
les histoires de vie.
3/ L’espace intermédiaire entre producteur et consommateur se peuple
d’une grande quantité de figures – du marchand au galeriste en passant par
les critiques, les spéculateurs, les collectionneurs. Si cet espace tend à mêler
ces figures : collectionneur et marchand, critique et spéculateur, galeriste et
collectionneur, il n’en reste pas moins un univers clos, au rôle bien défini.
4/ La visibilité sociale du peintre est dépendante de son engagement ou
non dans une avant-garde, dans un mouvement – c’est le groupe que l’on
perçoit –, ce qui vient contredire à la valeur d’isolement dont on fait
l’essence de l’artiste. D’où une lente dissociation et un recul du public. Il
n’accepte pas que les lois du marché économique s’appliquent au domaine
artistique. De même, la concentration des expositions dans la capitale,
parallèle à leur fragmentation, entraîne un désinvestissement du public.

Ce qui produit cet étrange dispositif :


– Où l’on continue à opposer à ce qui se passe réellement l’illusion
d’un état de l’art où la place du cercle intermédiaire tend à envahir
les deux autres cercles. Quand on tient pour valable le modèle
« moderne », cet état de choses est ressenti comme une catastrophe.
– Où l’on continue à rêver d’une avant-garde, comme si elle devait
faire partie du domaine artistique au titre d’un impératif sine qua
non, alors qu’on en constate la disparition.
– Où l’on continue à croire à l’image de l’artiste isolé et en butte aux
spéculateurs, alors qu’on a l’exemple de l’enrichissement des
peintres les plus connus, et qu’on sait qu’ils sont aussi de grands
collectionneurs, voire des courtiers.
– Où l’on continue à supposer présent un public de masse, et à tenter
des actions éducatives, alors qu’on sait bien qu’il est de plus en plus
absent de la scène artistique.
En fait, l’image de l’art moderne, qui se maintient à travers les médias de
toutes sortes, contribue à déconsidérer l’art contemporain : on juge le
présent à l’aune du temps passé, où les critères de valeur subsistaient, où la
« modernité » était cernée et tenait tout entière dans le concept d’« avant-
garde », où l’art, semblait-il, assumait sa fonction critique.
Aurait-on alors, aujourd’hui, perdu toute mesure, tout jugement et toutes
valeurs ? Est-ce une longue décadence qui nous guette, ou bien faut-il, pour
saisir la réalité contemporaine, utiliser un tout autre modèle ?
Chapitre II

Le régime de la communication ou l’art


contemporain
Nous avons vu, avec l’art moderne, croître la distance qui sépare le
producteur, l’artiste, de son acheteur, l’amateur d’art. Comme dans toute
société de consommation, le nombre d’intermédiaires augmente et
s’accompagne de la formation d’une sphère de professionnels, véritables
managers. Apparition des figures du gros marchand, du gros collectionneur,
montée en puissance des médias, et naturellement spéculation sur les
produits, rôle des cotes, variation des évaluations en fonction d’un marché.
Mais, contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas dans un mouvement
continu d’accroissement de ces phénomènes, ce n’est pas dans une
progression linéaire du régime de la consommation que se branchent les
caractères de l’art contemporain.
Nous avons toujours du mal à penser la rupture, nous relions le plus
souvent les données nouvelles à ce que nous connaissons déjà, allant du mal
connu au plus connu, pour saisir des modulations : procédé économique qui
évite d’avoir à restructurer la réalité de bout en bout.
Or, ici, il semble bien que nous ne puissions échapper à la tâche de
repenser la transformation du domaine artistique car les traits, même
grossis, du régime de la consommation n’expliquent pas l’ensemble des
phénomènes actuels.
Pour en rendre compte, force nous est donc de repérer dans un premier
temps les mécanismes induits par le régime de la communication en œuvre
dans la société contemporaine, d’en esquisser les principales
manifestations.
Première constatation : nous sommes passés de la consommation à la
communication. Banalité de ce constat. Banalité si grande que le constat,
semble-t-il, se suffit à lui-même. Et, curieusement, alors qu’un grand bruit
se fait du côté de l’analyse des processus de communication pour tout ce
qui touche à l’organisation sociale et aux différents systèmes
technologiques de transmission de l’information, alors que les concepts en
vigueur dans les « technosciences » sont savamment analysés, que s’y
affinent les pratiques que ces concepts soutiennent, l’art semble rester à
l’écart de toute analyse véritable du changement de perspective. Fait encore
plus étrange, les pratiques artistiques ont bien absorbé ce changement, mais
ne suscitent aucun commentaire qui les prenne en compte pour reformuler
les principes de leur exercice.
Or, le monde de l’art, comme les autres activités, a été secoué par les
« nouvelles communications », il en supporte les effets, et il paraît léger de
traiter ces effets comme des avatars superficiels. Analyser les principes de
communication à l’œuvre, en suivre les conséquences singulières est donc
la première tâche qui se présente à nous.
Ces effets sont de plusieurs sortes :
– les uns touchent à l’idée que la société se fait d’elle-même – autrement
dit, à l’idéologie dominante. Dans cette idéologie, certains concepts jouent
le rôle de mots de passe et tissent entre eux un lexique, voire une syntaxe,
un langage à travers lequel une réalité se fait jour, se nomme, se définit.
Concepts clés qui servent autant à comprendre ce qui se passe qu’à œuvrer
à l’intérieur de ce monde ;
– les autres touchent à des domaines particuliers, que la communication
a particulièrement transformés – c’est le cas du domaine de l’art – alors que
d’autres domaines sont restés dans une stabilité relative, admettant quelques
modifications à la marge – le système de l’éducation, par exemple. Or, cette
disparité dans les effets fait obstacle à une claire vision du changement.

I. – L’idéologie de la communication dans la société du même


nom

De plus en plus sophistiqués et nombreux, les dispositifs de


communication font l’objet d’une compétition internationale, et s’inscrivent
comme une nécessité sociale : ils sont chargés d’assurer à la fois le niveau
technologique à quoi se reconnaît une société développée, et l’unité des
groupements sociaux en voie de désagrégation. La technologie prend donc
en charge deux principes essentiels : celui du progrès, celui de l’identité.
Supposés largement accessibles à tous, ces dispositifs entretiennent de
surcroît l’idée d’une égalité devant l’information, qui, distribuée en temps
réel, atteste qu’il y a transparence totale entre événement retransmis et
réalité présente. Mot d’ordre si prégnant que discuter son bien-fondé
équivaudrait à se mettre hors champ. A contrario, la compétence
communicative est reconnue comme une des premières vertus d’un citoyen
responsable et sert de va-tout à toute carrière. Enseignement, colloques,
ouvrages se multiplient. Tandis que parallèlement se mettent en place des
activités spécifiques : département jadis appelé dans les entreprises
« relations publiques » et désigné maintenant « département ou service de la
communication ». Je ne m’étendrai pas plus longuement sur le constat, mais
j’examinerai plus attentivement les notions qui supportent ce mouvement de
communication généralisée.
En premier lieu, la notion de « réseau » : réseaux connectés et
métaréseaux.
Puis viennent : 2/ la circularité ; 3/ la redondance ou saturation du
réseau ; 4/ la nomination ou prévalence du contenant sur le contenu ; 5/ la
construction d’une réalité au second degré ou simulation.
Sous le signe de ces différents opérateurs se placent des pratiques
communicationnelles qui semblent aller de soi, de telle sorte que leurs
principes sont ignorés de ceux-là mêmes qui les utilisent.

1. Réseau. – En termes de communication, le réseau est un système de


liaisons multipôles, sur lequel peut être branché un nombre non défini
d’entrées, chaque point du réseau général pouvant servir de départ pour
d’autres microréseaux. C’est dire que l’ensemble est extensible. Dans cet
ensemble, peu importe la manière dont s’effectue l’entrée. Les divers
canaux technologiques étant reliés entre eux : téléphonie, audiovisuel ou
informatique et intelligence artificielle. Entrer dans un réseau signifie avoir
accès à tous les points de l’ensemble, la connexion agissant à la manière des
synapses dans le système neural.
Conséquence : une labilité extrême, une structuration permanente, qui
tient de la topologie plutôt que de l’organigramme, qu’il soit pyramidal,
linéaire, en arbre ou en étoile. Dans cette topologie, l’importance n’est pas
accordée à un centre, à une origine de l’information qui y circule, mais au
mouvement que permet la connexion. C’est dire que la notion de « sujet »
communicant s’efface au profit d’une production globale de
communications. Un exemple : les informations dont nous font bénéficier
les différents médias (presse et télévision) n’ont pas d’« auteurs ». Elles
proviennent de réseaux interconnectés qui s’auto-organisent en se
répercutant les uns sur les autres. L’auteur, c’est le métaréseau20.

2. Circularité. – Une des caractéristiques du réseau, c’est que son


extrême extensibilité, due aux connexions toujours réactivées, produit un
effet de bouclage ; autrement dit, non seulement on ne peut plus sortir du
réseau une fois qu’on s’est branché (il y a une mémoire du réseau), mais
encore, puisqu’il n’y a pas d’orientation principale mais une infinité de
points et de nœuds, chaque entrée est à elle-même son commencement et sa
fin. Chaque partie du réseau est virtuellement le réseau total. La circularité,
dont le principe est la réversibilité toujours possible, mène alors à ce que
l’on pourrait appeler une tautologie. Le réseau se répète indéfiniment lui-
même, les divers canaux de liaisons reprenant toujours le même message
dans ses différentes versions techniques et le message étant, en définitive :
« Il y a un réseau, vous êtes bien sur le réseau. », comme le répètent à
longueur de temps les adeptes du téléphone portable : « Je suis ici. »

3. Redondance et saturation. – La redondance des différents vecteurs le


maintien, du réseau mais il le condamne aussi à l’usure par saturation. De
même qu’une proposition nécessite un certain taux de redondance pour être
comprise mais devient inaudible si ce taux est outrepassé, de même le
système réseau devient inutilisable passé un certain taux de répétition. La
faille du système réseau est de ne pouvoir sortir de lui-même ; il digère en
effet les informations « nouvelles », les événements, en leur imposant une
redistribution instantanée qui annule la différence. De même que l’auteur
(d’un message) n’a plus sa place en tant qu’origine, de même l’événement
ne fait plus nouveauté. Tout contenu est ici sur le même plan, dans la même
circularité.

4. Nomination. – Pour pallier cette difficulté, on a alors recours aux


nominations. Le nom crée une différence, marque un objet sur le réseau
indifférencié des communications. Noms de code, rites de passage. Une
société nominative s’instaure, où le nom tient lieu d’identité, classe et
désigne une particularité. Qu’elle concerne un groupe ou une personne, la
nomination est en effet individuante. Elle opère un classement dans les
différentes entrées connectées entre elles – soit une hiérarchie par niveaux
de complexité ; on obtient ainsi une série d’emboîtements, et le nombre des
liaisons pouvant être induites à partir de telle ou telle entrée sert de mesure
de complexité. La nomination permet d’une part le renvoi entre parties et
totalité, et d’autre part permet d’échapper à l’idée fort désagréable de n’être
qu’un point sans épaisseur sur un réseau dont la totalité échapperait à toute
prise21.

5. Construction de la réalité. – Si la communication est reconnue


comme apportant à la société la liaison indispensable à son fonctionnement,
le rôle du langage, sa mise en exercice deviennent dominants. C’est par le
langage que se structurent non seulement les groupes humains, mais encore
la prise sur les réalités extérieures, la vision du monde, sa perception et sa
mise en ordre. Ainsi s’efface peu à peu la présence positivée d’une réalité
donnée par les sens, les sense data, au profit d’une construction de réalité
au second degré, voire de réalités au pluriel, dont la vérité ou la fausseté ne
sont plus des marques distinctives. C’est dire que le réseau de relations tel
que nous en avons esquissé les principes détermine, construit un monde et
le mode d’approche que nous pouvons en avoir, tissé à même le langage de
réseaux. À l’appréhension ordinaire du monde à laquelle nous continuons
de nous fier et pour laquelle nous nous servons de notre langage commun,
se superpose alors – ou s’y substitue – une construction langagière dont les
énoncés ont valeur d’injonctions, déterminant ainsi le champ des actions
possibles. C’est dire que les intentions des sujets, l’intentionnalité – au sens
de volontés ou désirs propres à un sujet –, cèdent le pas à la seule intention
d’utiliser le langage pour communiquer : car la syntaxe, le lexique – en un
mot, les règles du langage – se chargent du reste. Si le monde environnant a
pour nous quelque réalité objective, c’est celle que construit la langue que
nous utilisons. Nous ne pouvons échapper à cet univers de langage. Ce qui
signifie entre autres que le développement de langages artificiels et leur
usage de plus en plus généralisé changent notre vision de la réalité,
construisent peu à peu un autre monde.
Les philosophies analytiques ont depuis Wittgenstein orienté en ce sens
les travaux des linguistes mais aussi et surtout ceux des cognitivistes (les
chercheurs en intelligence artificielle, les philosophes des nouvelles
communications). L’apprentissage des « jeux de langage » étant celui-là
même de la réalité, un pragmatisme linguistique s’établit22.
Les concepts qui viennent d’être brièvement présentés sont de nouveaux
outils d’appréhension des réalités qui nous entourent. Ces « technologies de
l’esprit »23 sont effectivement liées à la conception et à la construction d’un
monde de la communication et indispensables à une analyse des
phénomènes contemporains. Concepts clés dont nous allons maintenant
nous servir pour percevoir les transformations en profondeur de l’art
d’aujourd’hui.
Ces transformations touchent le domaine artistique en deux points : dans
le registre de sa mise en circulation, c’est-à-dire du marché (contenant) ;
dans le registre intra-artistique (contenus).

II. – Les effets de la communication dans le registre du marché


de l’art

1. L’effet réseau. – Nous avons parlé – ou entendu parler – pour l’art


moderne de « réseaux » de vente des œuvres. Le terme alors renvoyait à une
définition minimum du réseau indiquant seulement que le tissu
d’intermédiaires entre l’artiste et le public se compliquait de nouveaux
venus, s’épaississait en quelque sorte, jusqu’à devenir opaque aux artistes et
au public. Mais cette acception restrictive du terme « réseau » doit céder
devant celle, globale, que nous venons de définir. Entre tissu compliqué et
réseau complexe se loge la différence considérable entre un marché de la
consommation classique et un marché lié à la communication.
Dans son important article de 1986, R. Moulin24 introduit les nouvelles
données : l’intervention des pouvoirs publics et de l’État providence, et la
prise en compte d’un temps « court », animé d’une vitesse accrue du
marché, voisine de l’immédiateté, pour parler d’une « complexité »
nouvelle. Il s’agit cependant plutôt, dans son analyse, de compliquer un
schéma existant que de reformuler de nouvelles données. Ainsi parle-t-elle
de « réseau international des galeries et du réseau international des
institutions culturelles », elle parle aussi d’« interaction entre marchés où
s’élaborent les prix et champ culturel où s’opèrent les évaluations
esthétiques et la reconnaissance sociale ». Deux termes–« réseau » et
« interaction » – que nous avons vu redéfinis par les théories de la
communication.

A) Les producteurs. – Dans un réseau complexe de communication, les


acteurs sont actifs selon qu’ils disposent de liaisons en plus ou moins grand
nombre. Selon qu’ils sont connectés plus ou moins directement – c’est-à-
dire plus ou moins rapidement – à d’autres acteurs eux aussi actifs. Ainsi,
dans le domaine artistique, les acteurs les plus actifs sont-ils ceux qui
disposent d’une grande quantité d’informations, venant de l’ensemble du
réseau, et cela, le plus rapidement possible. Ces acteurs privilégiés sont les
maîtres de la place. Ils communiquent les uns avec les autres – et se
transmettent donc l’information – sur des circuits ultrarapides que les
nouvelles technologies mettent à leur disposition : fax, terminaux
d’ordinateurs, téléphonie, annuaires électroniques, mailing… Conservateurs
des grands musées, importants marchands-galeristes, experts, directeurs de
fondations internationales, ceux que l’on appelle les « professionnels ». Ce
sont eux qui, les premiers obtiennent et passent l’information : celui de la
cote (le prix) et par conséquent celui de la « valeur » esthétique. Mais
passer l’information, dans un réseau de communication, c’est aussi la
fabriquer. Cette loi qui gère l’émission et la distribution des informations
dans la presse écrite et audiovisuelle est aussi celle qui gère le monde de
l’art. Autrement dit, ces agents actifs sont de véritables producteurs. Ce sont
eux qui produisent la valeur comme résultat de leur course à la vitesse.
Les agents actifs, par exemple de grands collectionneurs américains,
« sachant qu’une galerie-leader se prépare à exposer un peintre européen,
peuvent se procurer dans le pays d’origine de l’artiste, à la faveur du taux
de change favorable, et avant l’effet de l’exposition sur le prix, des œuvres
qu’ils se revendront entre eux une fois la cote en hausse », note R.
Moulin25.
Il faut remarquer, ici, les traits qui réfèrent implicitement au réseau
communicationnel : le premier, c’est la vitesse de transmission d’un point à
l’autre du monde. Le deuxième, c’est l’avance du signe sur la chose : avant
d’avoir été exposée, l’œuvre du peintre, ou plutôt son signe, circule déjà sur
les circuits du réseau. Le signe précède donc ce dont il est signe. Puis, de
nouveau, l’utilisation du réseau pour la revente entre les acteurs productifs.
Enfin, trait non négligeable, la mise entre parenthèses de l’artiste, celui qui
« fait » l’objet-œuvre fait aussi l’objet d’un échange de signes. Rien qui
réfère dans ce dispositif à un quelconque jugement esthétique de la part des
producteurs de valeurs. Il est sous-entendu que le choix de l’artiste par la
galerie reconnue comme galerie-leader n’est pas discutable. Si la galerie en
question fait partie du réseau, le produit qu’elle va lancer est donc le bon.
Inutile d’y aller voir de plus près26.

B) Niveaux de production. – Dans le dispositif réseau, si toute entrée


fragmentaire participe de l’ensemble des informations, il existe cependant
des réseaux de première grandeur et des réseaux satellites. Le réseau est en
effet structuré par niveaux hiérarchisés et interconnectés. On peut être
acteur sur un réseau en se laissant aller au hasard des rencontres, confiant
en quelque sorte dans le pouvoir de liaison qu’il développe de lui-même,
mais on peut aussi travailler activement à construire un super-réseau, plus
fiable, c’est-à-dire plus rapide et reliant des points plus éloignés les uns des
autres. Une des caractéristiques du pouvoir-réseau, c’est en effet de déporter
le pouvoir de décision : il n’est plus central, il n’a pas de lieu propre, il ne
part pas d’un sujet ou d’un groupe de sujets pour se transmettre aux
périphéries ; une institution même localisée et centralisée n’a de pouvoir
que dans la mesure où elle est capable d’être à la fois présente sur tout le
réseau. Elle ne sera véritablement active que par le nombre et la diversité de
ses liaisons.
Les professionnels du réseau sont bien les producteurs et du réseau et des
œuvres. Cela au titre de la valeur qui sera attachée au produit, dès qu’il
circulera en tant que signe.
Sur ce premier niveau de communication se greffe ensuite un second
dispositif : celui des commandes.

C) La commande. – La commande d’œuvres provient le plus souvent


d’institutions telles que musées ou départements d’art contemporain, fonds
régionaux d’art contemporains (FRAC) de tailles et de modalités diverses.
Étant donné que ces institutions ont pour fonction de désigner au public ce
qu’est l’art contemporain, ce sont des acteurs importants sur le réseau. Les
conservateurs ou les directeurs d’institutions de ce type entrent dans le jeu
avec l’atout qui consiste à promouvoir des œuvres, sans tirer, en principe,
de bénéfices liés à la spéculation. Neutralité qui, en principe toujours,
préserverait le choix selon des critères purement esthétiques. Mais le réseau
ne l’entend pas de cette oreille. Car il ne prend pas en compte le contenu
des transmissions, mais seulement le seul fait de la circulation de
l’information. S’il y a bien des spécificités dans la constitution des réseaux
partiels, ce n’est pas la spécificité des contenus, mais celle de leur
extension. Ainsi la commande ne peut-elle se constituer en réseau
déconnecté des réseaux de professionnels-marchands du premier type, car
c’est le même flux de communication qui les nourrit. Ainsi la commande
ira-t-elle aux œuvres déjà choisies et valorisées par les premiers, car, s’il en
était autrement, les institutions muséales se mettraient hors circuit. Or, il
leur importe d’être compétitives tant pour accroître leur potentiel
économique en détenant une part des œuvres du marché international, que
pour assurer leur crédibilité – vis-à-vis des autres instances dans le monde,
et vis-à-vis du public – en présentant des œuvres reconnues par et à travers
le réseau.
Nous voyons donc, chez ceux que nous appellerons les producteurs,
s’établir une circularité – un parcours en boucle. Les grands
collectionneurs-marchands qui interviennent sur les cotes renvoient aux
conservateurs – qui ne sont autres que des collectionneurs d’État et qui sont
censés intervenir sur la valeur esthétique. Si les uns s’intéressent au
bénéfice proprement économique, les autres travaillent au bénéfice de
l’image culturelle qui valorise l’institution qu’ils dirigent et par là l’État qui
la subventionne.

D) Les auxiliaires de la production. – Les producteurs dont nous venons


de parler puisent et diffusent leurs informations à travers un réseau où l’on
trouve pêle-mêle la presse spécialisée – attachés de presse, agences,
journalistes-critiques d’art, liés aux galeries ou aux musées –, les experts et
les commissaires d’exposition27, sortes de scénographes pour la mise en
vue des œuvres, et les voyageurs de commerce qui sillonnent le ciel et font
de l’import-export d’informations ou courtiers qui, eux, transportent les
œuvres. On remarquera que le critique, qui naguère était une figure
influente28 dans le dispositif de l’art moderne, n’est plus le seul à assurer
l’articulation entre œuvre et public, mais est accompagné – et se dissout –
dans une nuée de professionnels de la publicité, et a du mal à garder un
statut à part entière. C’est une pièce du dispositif de mise en vue29, parmi
d’autres, et dont le rôle est souvent réduit à préfacer les catalogues de tel ou
tel artiste de telle ou telle galerie. Ce que, voyant, il va pouvoir jouer
d’autres rôles à l’intérieur de ce système.
Ainsi peut-on dire que, dans un système de communication où triomphe
le réseau, des effets « paradoxaux » surviennent : le professionnalisme,
souligné par toutes les analyses critiques, correspond bien à une
spécialisation : la production de l’art revient aux grands marchands et
grands collectionneurs – spécialistes de l’information et de la mise en vue –
mais en même temps, à l’intérieur de cette sphère de professionnalisme, les
rôles ne sont pas individués : un conservateur de musée qui montre de l’art
contemporain peut aussi écrire (préface de catalogues), il peut assurer le
rôle de commissaire d’exposition, il peut encore être gestionnaire –
échanger ou acheter des œuvres et en faire monter la cote, comme tout bon
spéculateur, de façon à se placer sur le marché international. Le critique, lui,
peut très bien ne pas écrire, mais servir d’introducteur des œuvres qu’il a
choisies auprès des galeries ou des collectionneurs de son réseau. Il peut
aussi être commissaire d’exposition ou jouer le rôle d’expert auprès d’un
musée d’art contemporain30.

E) Les « artistes-créateurs ». – Devant cette impressionnante assemblée


de producteurs, gérant les réseaux à différents niveaux, que deviennent ceux
qui font l’objet (aux deux sens du terme) de ces soins attentifs ? Si la
communication marche – semble-t-il – en circuit autonome, il y faut
cependant un prétexte, fût-il minimal. Où se situent donc l’auteur, le
« créateur », l’œuvre ? Si le réseau exclut la figure individuée d’un auteur
de message, voici notre artiste fort mal en point et mettant aussi fort mal à
l’aise les gestionnaires du réseau. Car toute cette agitation
communicationnelle a bien un point nodal : l’art ou son idée, l’artiste ou sa
figure dans la culture traditionnelle. Ni l’un ni l’autre ne sont appelés à
disparaître, bien au contraire. Alors, comment s’accommoder de la liberté
ou de l’autonomie, du sens porté par une œuvre réputée « unique » – en
somme, des valeurs à la fois morales et esthétiques que l’idée de l’art
assume ?
En principe, et non sans contradictions, l’œuvre et l’artiste seront
« traités » par le réseau communicationnel, à la fois comme élément
constitutif (sans eux, le réseau n’a pas lieu d’être) et comme un produit du
réseau (sans le réseau, l’œuvre ni l’artiste n’ont d’existence visible). Ce sont
les notions-principes de la communication : bouclage, saturation et
nomination, qui rendront compte de son statut contemporain.

2. L’effet circularité. – Tel que nous venons de le décrire, le réseau de


communication qui porte l’art contemporain se caractérise par une
circularité totale du dispositif : on retrouve, exposées à la vue, pour le
public, non point tant des œuvres singulières, produites par des auteurs,
qu’une image du réseau lui-même. Quand nous voyons une œuvre dite
d’« art contemporain », nous voyons en fait l’art contemporain dans son
ensemble. Il se met en vue lui-même dans son processus de production. Il
s’expose comme totalité, et totalité bouclée. Arrimé à ses mécanismes de
transmission. Ceux-ci ne sont pas cachés : ils s’exhibent, par exemple dans
les publications de listes et d’évaluations, supposées aider les producteurs à
faire les bons choix, ou à renseigner le public sur les « meilleurs » artistes.
Il en est ainsi du Kunst Kompass31 qui établit une échelle de notoriété des
artistes d’après le degré de reconnaissance qu’ils ont obtenu dans l’année
(nombre d’expositions, privées ou collectives ; achats par les musées, par
les collectionneurs ; en somme, degré de visibilité de ce qui est déjà rendu
visible). Cette liste ainsi confirmée prédétermine les choix futurs… qui ne
sont autres que ceux déjà opérés par les producteurs, puisque ce sont eux
qui ont mis en vue les artistes que la liste hiérarchise.
Ce système d’affichage appartient au principe même de la
communication : « tout » dire, « tout » rendre public. Le mot d’ordre de la
communication étant la transparence, les informations ne se détiennent pas
sournoisement, aucun producteur ne peut travailler en cachette.
L’information n’est pas « manipulée », comme on le croit encore souvent,
car la manipulation est le fait de l’ancien système, celui où le producteur
(artiste) était distinct de l’intermédiaire (critique, marchand, galeriste)
lequel était distinct du consommateur (l’amateur, le public). Ici, tout se
passe à ciel ouvert – aucun secret –, seule la vitesse de la transmission peut
jouer un rôle discriminant entre les grands producteurs et leurs suiveurs.
La vitesse de transmission a pour corollaire la recherche de l’ubiquité.
Dans la top league (la liste des meilleurs artistes qui correspond, aux États-
Unis, au Kunst Kompass allemand), ce qui est comptabilisé, c’est le nombre
de lieux où dans une même année tel artiste est exposé : il faut qu’il soit
partout à la fois, en même temps : illustration manifeste du principe de
communication généralisée32.
Ainsi un artiste doit-il être international ou ne pas être, il est pris dans le
réseau ou il reste en dehors. In ou out. Choix bien difficile à assumer pour
un artiste, et qui, souvent, est opéré par les producteurs-découvreurs.
Cette ubiquité – une fois entrés sur le réseau, les mêmes artistes se
retrouvent partout et font l’objet d’un tournoiement circulaire – produit une
sorte de vertige ou, selon le terme que nous avons utilisé, une saturation.
Il devient alors nécessaire – c’est un effet du bouclage et de la saturation
– de renouveler de quelque manière cette masse qui tourne à l’identique, de
procéder à une individuation – autrement dit, de multiplier les nouvelles
entrées. Ce sera la course au changement, à la recherche de nouvelles
appellations, de nouveaux artistes, de nouveaux « mouvements ». Version
contemporaine de l’ancien système d’avant-garde qui caractérisait l’art
moderne.
Les analyses sociologiques du marché de l’art33 font état de ce
renouvellement permanent des mouvements ou des artistes – de plus en plus
jeunes – mais semblent considérer ce fait comme une évolution interne au
domaine artistique, un trait caractéristique autonome de ce champ singulier,
« une logique de la mode », « un tourbillon innovateur perpétuel », le
« temps court opposé au temps long », etc. Il paraîtrait cependant que ce
mouvement de renouvellement soit lié non pas à une intention particulière,
mais soit une conséquence du système lui-même. À la différence des avant-
gardes de l’art moderne qui se montaient à l’encontre du marché officiel
pour préserver l’autonomie de l’art, on a affaire avec l’art contemporain à
une absorption de l’autonomie par la communication.
L’artiste qui entre ou qui « est entré » dans le réseau est contraint
d’accepter ses règles s’il veut y rester. C’est-à-dire de se renouveler et de
s’individuer en permanence, sous peine de disparaître dans le mouvement
perpétuel de nomination qui maintient le réseau à flots. Mais cette exigence
de renouvellement et d’individuation contredit constamment à une autre
exigence : celle de la répétition, de la redondance. En effet, pour que son
œuvre sature le réseau et soit montrée partout à la fois en même temps, il
faut qu’on le reconnaisse à un signe d’identité. Il faut donc qu’il se répète.
Qu’il se fasse écho à lui-même. Entre innovation et répétition obligée
s’installe alors une sorte d’usure, non pas de son talent – on suppose qu’il
en a –, mais de sa mise en vue aveuglante, lassante et sur laquelle aucune
exhibition ou opération de découverte ne peut plus être faite. Trop
découvert, il n’est plus protégé de la communication qui a digéré et lui et
son œuvre. Toutes sortes de ruses entrent alors en action, dont les plus
connues et utilisées sont les retours en arrière, les emprunts et citations, la
recherche de scoops, de coups34, la recherche d’espaces artistiques
différents, les changements de rôle. D’artiste, il peut passer commissaire
d’« exposition », c’est-à-dire producteur à son tour, ou critique, agent de sa
propre publicité, assurant ainsi un bouclage complet35.

Le consommateur du réseau. – Nous avons, donc, d’une part les


producteurs – professionnels de la mise en circulation –, d’autre part les
œuvres et les artistes-objets – prétextes de cette transmission –, mais nous
pouvons nous demander où va cette communication, et qui en sont les
destinataires.
La définition traditionnelle de la communication, c’est le passage d’une
information d’un émetteur à un destinataire (on dit quelque chose à
quelqu’un). En principe, les deux sujets, l’émetteur et le destinataire, sont
distincts (même si on se parle tout seul, c’est à l’autre-soi que l’on
s’adresse : un dédoublement s’opère). Or, avec le système du réseau
communicationnel en boucle, les destinataires ne sont autres que les
gestionnaires du réseau. C’est dire que, pour le système de l’art
contemporain, le fabricant producteur de la mise en réseau d’une
information (ici, d’une œuvre) la destine à lui-même, et la consomme après
l’avoir fabriquée.
Le (ou les) producteur(s), comme nous l’avons montré, produi(sen)t un
artiste – et cela, aux deux sens du terme « produire » : produire quelqu’un
sur scène et fabriquer un objet – non pour le vendre à autrui, c’est-à-dire à
un public distinct, hors du domaine qui est le sien, mais pour l’acheter lui-
même et le revendre à d’autres producteurs, et cela, dans une circularité
sans fin.
Le commanditaire-producteur est aussi celui qui consomme, comme il en
était « au temps des princes et des artistes ». Avec cette seule différence que
la mise en vue du produit est rendue publique. Courte séquence
d’exposition, avant que le produit ne rentre dans une collection privée, où il
peut s’échanger et servir de contre-valeur, ou ne finisse dans les caves d’un
musée.
Ce que nous appelons « le public », c’est-à-dire des citoyens ordinaires
sont conviés au spectacle, auquel ils ne peuvent que souscrire. Leur
jugement esthétique mis entre parenthèses, il s’agit avant tout qu’ils se
rendent compte qu’il s’agit d’art, et d’art contemporain, indépendamment
de ce qu’ils peuvent eux-mêmes en penser. Le prix, la cote, étant là pour
leur assurer que le spectacle a de la valeur. Que c’est bien là de l’art,
puisque les œuvres sont exposées dans l’endroit ad hoc, au musée ou dans
les galeries d’art contemporain.
Dans cette dernière étape qui devrait couronner le circuit en mettant à
disposition de tous le résultat d’un si long labeur, c’est encore une fois le
contenant qui l’emporte sur les contenus : c’est la « mise en vue » qui porte
la signification : « Ceci est de l’art », ce ne sont pas les œuvres. C’est le
réseau qui affiche son propre message : voici le monde de l’art
contemporain. Ainsi le public consomme-t-il du réseau, tandis que le réseau
se consomme lui-même.
Avec ce dispositif de l’autoconsommation et de l’autoexhibition de l’art,
le bouclage du réseau est parfaitement assuré. Il peut fonctionner à couvert
des intempéries.

3. L’effet « réalité seconde ». – Ce bref schéma du régime


communicationnel de l’art contemporain peut éclairer assez crûment des
aspects que le public préfère ne pas voir et que les acteurs du réseau
habillent souvent, avec les meilleures intentions, du manteau des valeurs
convenues.
Car il y a bien un effet de cache : l’image que l’on se fait de l’art entre en
contradiction avec le processus contemporain de sa mise en valeur. Idée de
l’art – autonomie, valeur absolue, critères esthétiques – et parallèlement
idée de l’artiste – exprimant une réalité nouvelle, ou s’exprimant de
manière nouvelle, critique de la société et de ses valeurs marchandes (l’art
n’a pas de prix) – contribuent à voiler le processus qui a été décrit. Et quand
ils ne sont pas pudiquement voilés ou ignorés – mais quel professionnel à
quelque niveau qu’il soit pourrait-il les ignorer ? –, alors les traits
caractéristiques de ce monde artistique en réseau sont violemment critiqués.
Ce ne sont que nostalgies, regrets, bougonneries – en somme, réaction. Ce
qui sert de plate-forme à ces revendications, c’est l’habitude prise d’un
certain type de construction mentale relative à l’art. Le désir de maintenir
cette construction coûte que coûte. On entend ainsi nombre de galeristes,
qui sont bien des agents actifs du réseau, appeler de leurs vœux une crise :
« Ça ne peut pas durer, le marché va s’effondrer… On voit déjà les signes
précurseurs d’un retour à l’ordre… », tandis qu’en même temps ils disent à
tel jeune peintre : « Non, il ne me faut plus de peinture, créez donc un
événement, avez-vous un attaché de presse, avec qui travaillez-vous ? » En
somme : « Avez-vous la pointure pour devenir un artiste international ? »

L’art contemporain est son image. – Ce miroir tendu aux artistes et où ils
peuvent percevoir l’ensemble – le système – du monde artistique
contemporain reflète la construction d’une réalité quelque peu différente de
celle qui avait cours il y a quelques décennies. On peut voir, ici encore, la
domination d’un des principes de la nouvelle société de communication que
nous avions déjà évoqué : celui d’une réalité au second (ou au xe) degré qui
se substitue à la réalité que nous avions coutume de prendre pour un donné
objectif. De là, cette hésitation, cette ambiguïté : l’art est-il toujours ce qu’il
était « avant », lié à ses critères esthétiques, ou bien cède-t-il la place à une
réalité qui n’a plus rien à voir avec le goût, le beau, le génie, l’unique, ou la
charge critique ? Autrement dit, l’art (les œuvres) ont-elles encore quelques
réalités en elles-mêmes, venues de leurs qualités propres et pouvant être
jugées comme telles – une sorte d’autonomie – ou bien sont-elles tributaires
de l’image que la communication peut faire circuler ?
La « réalité », c’est-à-dire la substance de l’art, appartient-elle encore à
l’œuvre ou bien se trouve-t-elle déportée à l’extérieur de l’objet prétexte,
comme son image – un signe –, soumise alors à de tout autres critères ?
Il semble bien que l’analyse du mécanisme de production et de
distribution de l’art contemporain nous porte vers la seconde réponse. La
réalité de l’art contemporain se construit en dehors des qualités propres à
l’œuvre, dans l’image qu’elle suscite dans les circuits de communication.
On pourrait parler, à son propos, de « simulacre » si le terme n’était pas
porteur d’une référence à la réalité de l’objet simulé. Qui dit simulacre
appelle en effet à donner une réalité supérieure à l’objet source de la
simulation. La physique d’Épicure, à l’origine de cette notion, établissait en
effet que nous percevons non les choses, mais leurs doubles subtils qui
s’échappent des objets sous forme d’atomes ténus, venant toucher l’organe
de la vue. Pour ce qui concerne la circulation du signe, en revanche, aucune
réalité n’est posée antérieurement à cette circulation même.
D’où l’embarras des professionnels qui veulent rester fidèles à l’image
qu’ils se font de leur travail (ils sont des découvreurs, des défenseurs de
l’innovation, des amoureux de l’art, des juges experts en matière de qualité
des œuvres) tout en étant contraints par l’existence du réseau à adopter
d’autres valeurs.
Pour rassembler dans une formule ce passage d’une réalité à l’autre, nous
pourrions proposer deux définitions : esthétique est le terme qui convient au
domaine d’activité où sont jugés les œuvres, les artistes et les commentaires
qu’ils suscitent. L’esthétique insiste sur les valeurs dites « réelles »,
substantielles ou encore essentielles, de l’art.
En revanche, artistique délimite le champ des activités de l’art
contemporain. Le terme insiste sur la dénomination : sera dite artistique
toute œuvre qui paraît dans le champ défini comme domaine de l’« art ».
Deux idées de ce qu’est l’art, entraînant deux attitudes devant l’œuvre.
Mais surtout, car les affirmations et les prises de position ne sont jamais
nettes, chevauchement, superposition.
C’est ainsi que l’on observe des partisans et des praticiens d’un art
technologique – et donc nourri de « nouvelles technologies de la
communication » prônant les « nouvelles images », images numériques ou
de synthèse – qui devraient théoriquement accepter le schéma
communicationnel et y contribuer, se retrouver dans les défenseurs de
l’esthétique traditionnelle dont ils partagent les valeurs qu’ils s’efforcent de
revendiquer pour leurs travaux. Plus cohérents dans leur refus, les partisans
de la réalité d’une autonomie des œuvres, boudant les réalisations de la
technologie, se cramponnent aux charmes de l’aquarelle. Cette cohérence
leur donne du poids, les font écouter non seulement du public peu averti de
l’art contemporain, mais encore des producteurs du réseau, car tout ce qui
peut soutenir l’idée de l’art, promouvoir son image quelle qu’elle soit, est
bénéfique.
Nous sommes à même, maintenant, d’esquisser les schémas de la mise en
vue de l’œuvre d’art, en tenant compte des positions des acteurs dans
chacun d’eux.
On remarquera, pour le schéma 2 ci-après, à la fois un rétrécissement du
circuit, puisqu’il tourne sur lui-même, et la place réduite qu’y tiennent les
œuvres. On remarquera également, à l’opposé du schéma 1 que le domaine
artistique se confond avec la société elle-même, car les mécanismes et
l’attribution des valeurs sont identiques. Enfin, dernier trait caractéristique :
les œuvres ne sont plus partagées en académisme et en avant-garde. Elles
sont ou ne sont pas incluses dans le circuit.

RÉGIME DE LA CONSOMMATION

Schéma 1 – L’art est un champ spécifié avec ses acteurs individués


Une ligne traverse le schéma qui va de la production à la consommation par le biais d’acteurs-
médiateurs

RÉGIME DE LA COMMUNICATION
Schéma 2. – Le schéma est circulaire
Dans les producteurs se trouvent tous les agents de la communication des signes
DEUXIÈME PARTIE

Figures et modes de l’art contemporain


Chapitre I

Les embrayeurs
Il y a bien rupture entre les deux modèles présentés, celui de l’art
moderne, appartenant au régime de la consommation, et celui de l’art
contemporain, appartenant à celui de la communication. Cependant, au sein
même du « moderne », plusieurs indices pouvaient laisser prévoir l’arrivée
du nouvel état des choses. En effet, si, dans le domaine social et politique,
les théories devancent quelquefois les pratiques, dans le domaine de l’art,
en revanche, le mouvement de rupture est porté le plus souvent par des
figures singulières, des pratiques, des « faire », qui déconcertent tout
d’abord, et qui annoncent, de loin, une nouvelle réalité. Ces figures
indicielles, nous les appellerons « embrayeurs ».
Le terme « embrayeur » désigne, en linguistique, des unités qui ont
double fonction et double régime : elles renvoient à l’énoncé (le message,
reçu au présent) et à l’énonciateur qui l’a énoncé (auparavant). Les pronoms
personnels sont considérés comme des embrayeurs car ils occupent une
certaine place dans l’énoncé, dans lequel ils sont pris comme éléments du
code, et par ailleurs sont dans une relation existentielle avec un élément
extralinguistique : celui qui fait acte de parole36.
En isolant, ici, des « embrayeurs », nous faisons référence à ces deux
modes temporels : le présent pour la réception du message, et le passé pour
l’énonciation et son énonciateur ; celui-ci, l’embrayeur, est ainsi sollicité
pour servir de référent dans un contexte actuel.
Il semble, tant par la fréquence des citations que par le mouvement de
pensée qu’ils provoquent encore aujourd’hui, que deux ou trois figures –
que la chronologie pourrait situer dans l’art moderne – peuvent être
caractérisées comme « embrayeurs » du nouveau régime, et peuvent donc
être situées comme appartenant à l’art contemporain…
Dans cette optique, nous traiterons, en premier lieu, de deux artistes :
Marcel Duchamp et Andy Warhol, et en second lieu d’un marchand-
galeriste-collectionneur : Leo Castelli. Ces trois personnages ont en
commun l’exercice d’une activité qui répond aux axiomes clés du régime de
la communication.

I. – L’embrayeur Marcel Duchamp (1887-1968)

Le phénomène Duchamp a ceci d’intéressant pour le propos que son


influence sur l’art contemporain semble croître avec les années. D’une part,
le nombre d’ouvrages qui lui sont consacrés est de plus en plus
important37 ; d’autre part, il est la référence, explicite ou non, de nombreux
artistes d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que cet artiste – qui se défendait
d’en être un – semble porter le modèle d’un comportement singulier qui
correspond aux attentes contemporaines.
Et cela, non point tant à cause du contenu « esthétique » de son œuvre
que par la manière dont il envisageait le rapport de son travail au régime de
l’art et de sa mise en circulation.
En d’autres termes, ce sont les positions suivantes qui font l’attrait de
Duchamp et le mettent au premier rang des « embrayeurs ».
1/ La distinction de la sphère de l’art et de celle de l’esthétique
(« esthétique » désignant le contenu des œuvres, leur valeur en soi, l’art
étant simplement une sphère d’activités parmi d’autres, sans qu’il soit
précisé de contenu particulier).
2/ Dans la sphère de l’art, telle qu’elle n’est plus dépendante d’une
esthétique, les rôles des agents ne sont plus assignés comme précédemment.
(Producteurs, intermédiaires et consommateurs ne peuvent plus être
distingués… Tous les rôles peuvent être joués à la fois. Le parcours d’une
œuvre jusqu’à son consommateur présumé n’est plus linéaire mais forme
boucle.)
3/ Cette sphère n’est plus en conflit avec les autres sphères d’activité,
mais s’y intègre. (Abandon des mouvements des avant-gardes, et du
romantisme de la figure « artiste ». )
4/ L’art étant un système de signes parmi d’autres signes, la réalité qui y
est dévoilée est construite par le langage qui en est le moteur déterminant.
(Importance des jeux de langage et de la construction de la réalité, l’art
n’est plus émotion, il est pensée, l’observateur et l’observé sont liés par et
dans cette construction.)
Il est bien évident que ces quatre points n’ont pas été perceptibles dès
l’abord. Ils entraient en conflit avec le régime « moderne » dominant et
portaient une trop lourde charge oppositionnelle pour être non seulement
admis, mais perçus. Ou, plutôt, ils étaient admis comme l’extrême pointe
d’un art moderne. D’une part, en effet, les œuvres de Duchamp ne
présentaient pas un caractère esthétique suscitant un jugement de goût ;
d’autre part, elles étaient souvent matériellement imperceptibles, consistant
en affirmation pure en un ironisme d’affirmation38 de l’existence d’une
sphère de l’art.
Pour rendre justice à leur nouveauté, nous devons donc passer non point
par l’analyse terme à terme des œuvres, ce qui serait le fait d’une histoire de
l’art, mais par la mise en place globale de la démarche duchampienne.

1. Première proposition : la distinction esthétique/art

A) La rupture. – Continuité, filiations, ruptures : les peintres sont


généralement pris dans un filet de références qui les lie à leurs
prédécesseurs. Les mouvements artistiques se développent – croissent et
meurent – pour revivre sous une autre forme, suivant des arbres aux
branches solidaires. Duchamp, jeune, peint « comme » ou en « opposition
à ». De 1907 à 1910, il peint une série de toiles à la manière des
impressionnistes puis approche Cézanne en 1911 avec Courant d’air sur un
pommier du Japon et traverse le cubisme avec Jeune homme triste dans un
train ; enfin, il met un terme à la picturalité avec le Nu descendant un
escalier datant de 191239. Il est alors entouré de peintres, de poètes ou
d’écrivains. Ses deux frères, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon,
sont peintres et sculpteurs. Il participe du mouvement surréaliste et du
cubisme, au moins par des discussions et la fréquentation des Breton et des
Apollinaire, s’en détache, évite Cézanne, y vient cependant, mais déjà non
point tant pour sa manière que pour sa démarche intellectuelle. Un passage
par l’Allemagne à Munich, en 1912, et par le mouvement Dada fait le
vide40. Duchamp rompt avec la pratique esthétique de la peinture : il se
déclare « an-artiste ». Et là commence l’aventure.
Cette rupture n’est pas une opposition, qui serait liée à son antithèse
suivant une chaîne causale, mais un déplacement de domaine. L’art n’est
plus une question de contenus (formes, couleurs, visions, interprétations de
la réalité, manière ou patte) mais de contenant. Ainsi McLuhan dira-t-il,
cinquante ans plus tard : « Le médium est le message », effaçant la
distinction classique entre message (contenu intentionnel) et canal de
transmission (neutre et objectif) pour établir l’unicité de la communication
à travers le médium41.

B) Les ready-made. – En 1913, Duchamp expose les premiers ready-


made, la Roue de bicyclette, puis en 1917 la Fontaine aux Indépendants de
New York. Il a quitté le terrain esthétique proprement dit, le « fait main ».
Plus de patte, plus de manière, seulement des « signes », c’est-à-dire un
système d’indicateurs qui jalonnent des lieux. En exposant des objets « tout
faits », déjà là et généralement utilisés dans la vie quotidienne, comme la
bicyclette ou l’urinoir baptisé « fontaine », il signale que seul le lieu
d’exposition fait de ces objets des œuvres d’art. C’est lui qui donne la
valeur artistique d’un objet, aussi peu esthétique qu’il soit. C’est bien le
contenant qui porte la charge artistique : galerie, salon, musée. Ou encore
textes, journal, notes, publications, voire des notes cachées, musée portable,
ces « valises » et « boîtes » (boîte de 1914, boîte verte, boîtes en valise)42.
Le terme même de « boîtes » montre bien quelle fonction Duchamp
attribuait au contenant. Le Musée portable peut ne jamais être ouvert, ou
encore une boîte peut être scellée, et ne rien contenir43.
Pour l’œuvre, elle peut donc être n’importe quoi mais à telle heure. La
valeur a changé de place : elle s’attache maintenant au lieu et au temps, elle
a déserté l’objet lui-même. Le partage entre esthétique et art se fait au
bénéfice d’une sphère localisée comme scène où ce qui est montré est de
l’art.
Dans ce cas, l’auteur disparaît comme artiste peintre, il est seulement le
montreur. Il lui suffit de pointer, de signaler. Seule marque de son existence,
la signature qui accompagne l’objet tout fait, marque elle-même souvent
déguisée : ainsi du R. Mutt signant l’urinoir, du R. Rose Sélavy, ou encore
quelques assistances (les ready-made assistés, tel À bruit secret (1916) ).
Une pelote de ficelle est serrée entre deux plaques de laiton. À l’intérieur de
la pelote, Duchamp demande à Arensberg de placer un petit objet dont
Duchamp (et donc le spectateur) ignore tout, sinon qu’il émet un bruit
quand on remue le ready-made). Les renseignements (insérer des
renseignements) qui accompagnent l’objet sont aussi des marques qui
déguisent ironiquement, non plus cette fois le nom de l’auteur, mais l’objet
lui-même : c’est ainsi que le peigne en acier porte, gravée sur son arête, la
phrase suivante : « Trois ou quatre gouttes de hauteur n’ont rien à voir avec
la sauvagerie. » Le même peigne peut aussi être accompagné de la formule
« impossibilité du fer » (du faire). Le jeu de mots est patent, il s’agit bien de
marquer la rupture avec le « fait à la main », la picturalité entendue comme
esthétique.

C) Le hasard et le choix. – Si le faire est rejeté, reste le choix, auquel est


réduite la part de l’artiste. En effet, si le contenant spatial est important, le
contenant temporel, le moment, l’est tout autant, car le choix de l’objet
appartient au hasard, à la rencontre, à l’occasion. Duchamp appellera cet
exercice temporel hasard en conserve. C’est dans la rencontre de ce hasard
mis en scène que se réfugie le savoir-faire, c’est-à-dire le savoir-choisir de
l’artiste, considéré comme an-artiste. Comme non-peintre.
Le ready-made, rencontré par un hasard choisi et mis en réserve, indique
l’état de l’art à un moment donné. Il est dans une relation de fragment avec
la totalité des événements de l’art. En aucun cas il n’est une œuvre à part,
une œuvre en soi dotée d’une valeur esthétique ; c’est un indicateur, un
signe dans un système syntaxique.

2. Deuxième proposition : l’indistinction des rôles. – Si l’esthétique, le


savoir-faire à la main sont ainsi laissés de côté, si l’artiste est un montreur,
s’il produit des signes, toute la distribution des rôles à l’intérieur du
domaine de l’art est à reconsidérer. Duchamp s’y emploie.

A) L’artiste comme producteur. – L’artiste est, dans ce nouveau jeu, celui


qui produit, c’est-à-dire met en avant, exhibe un objet. Il le dispose et en
dispose. Il s’identifie, ce faisant, au galeriste-marchand qui lui aussi
« produit » des artistes sur la scène de l’art. Les dispose et en quelque sorte
en dispose aussi. Il s’identifie par ailleurs au fabricant de l’objet en
question. Sur un objet usiné, l’intervention de l’artiste est somme toute
minimale. Il assiste quelquefois le ready-made ou le signe, mais la
matérialité de l’objet reste en dehors de lui. Montreur, metteur en scène, son
activité s’exerce dans le déplacement de l’objet : il le change de lieu, de
temporalité. Ainsi est déboutée ou déroutée toute prétention à la création
des formes et des couleurs. L’artiste ne crée pas, il utilise du matériau.
« Faire quelque chose, c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge… Ce
tube, vous l’avez acheté, vous ne l’avez pas fait. Vous l’avez acheté comme
un ready-made : toutes les toiles du monde sont des ready-made aidés et des
travaux d’assemblage… »
Ce que montre Duchamp, c’est simplement la condition de toute œuvre,
de toute peinture, « même normale »44. Le premier producteur de l’œuvre,
c’est l’industriel ; le second, c’est l’artiste qui choisit d’utiliser un objet
fabriqué. L’artiste est identifié à une étape de la production industrielle, il
apporte un simple « coefficient d’art ». Assistance au ready-made, mais
aussi au fabricant.

B) Le producteur comme regardeur. – Second déplacement des rôles. La


fameuse proposition de Duchamp : « C’est le regardeur qui fait le tableau »
est à prendre au pied de la lettre. Elle ne réfère pas – comme on le croit trop
souvent – à une quelconque métaphysique du regard, à un idéalisme du
sujet percevant, mais correspond à une loi bien connue en cybernétique,
reprise dans les théories de la communication : l’observateur fait partie du
système qu’il observe ; en observant, il produit les conditions de son
observation et transforme l’objet observé. On voit qu’il ne s’agit plus de
séparer l’artiste de son consommateur éventuel, mais de les lier dans une
même production. La place de l’artiste se trouve alors identifiée d’une part
avec le fabricant, d’autre part avec l’observateur.
(Dans Le Grand Verre, la vitre extramince laisse l’observateur à son
propre reflet, mêlé aux inscriptions gravées sur le verre. Le spectateur fait
partie de l’œuvre.)

C) L’artiste comme conservateur. – Encore une fois, ici, les rôles sont
brouillés : l’intermédiaire – conservateur, galeriste ou marchand –, c’est
l’artiste lui-même. Non seulement Duchamp « conserve » le hasard mis en
conserve, mais il conserve les notes, textes et objets photocopiés dans ses
valises, ses boîtes en valises. Il les accumule et les transporte avec lui.
D’autre part, pour parfaire le cycle, il devient conservateur du département
du musée de Philadelphie qui présente les 45 œuvres de la collection
Arensberg : ses propres œuvres. Il est aussi membre d’un jury, jouant deux
rôles à la fois : celui d’artiste qui présente son travail et celui de membre du
jury… qui refusa sa « fontaine ».
En avril 1917, à la Société des indépendants, il présente un urinoir en
poterie émaillée, signé R. Mutt. « J’étais dans le jury mais les officiels ne
savaient pas que c’était moi qui l’avais envoyé, j’avais inscrit le nom de
Mutt pour éviter les rapports avec des choses personnelles… C’était tout de
même assez provocant… »45
La démonstration est parfaite : l’artiste n’est pas un élément à part, séparé
du système global ; pas d’auteur, pas de récepteur, seule une chaîne de
« communication » qui se boucle sur elle-même.

3. Troisième proposition : le système de l’art est organisé en réseau. –


Les deux premières propositions mènent directement à la troisième. En
effet, le rapport de l’art avec le système général (social, politique,
économique) est un rapport d’intégration et non de conflit. En jouant des
partitions simultanées, Duchamp démonte l’ancienne idéologie de l’artiste
exilé, refusé, contestataire : l’art n’est pas un domaine qui a ses lois
différentes du système général. Il est une simple pièce dans un jeu de
communication où l’entrée comme la sortie sont introuvables. Pas
d’origine, pas de fin. Une boucle. Les opérations qui se déroulent à
l’intérieur d’un réseau sont le fait des propriétés du réseau, non de la
volonté de l’artiste. Chaque point du réseau est lié aux autres, chaque
intervenant peut être partout à la fois.
Dans ce cas, pas d’avant-garde à proprement parler ; pas de
manifestations antisociétés ou antimarchands. Bien au contraire, le jeu de
l’art consiste à spéculer sur la valeur de la simple exposition d’un objet
manufacturé. L’exposition, la mise en circuit, fait seule la valeur du signe,
cette valeur spéculée appartient de plein droit, d’un droit théoriquement
axiomatisé, au domaine de l’art.
La singularité de Duchamp – avec l’incompréhension qu’il suscite
souvent –, c’est d’avoir mis à nu un fonctionnement, d’avoir vidé l’artiste et
l’œuvre de leur contenu intentionnel, émotionnel. La Mariée mise à nu,
c’est bien l’art lui-même, débarrassé des oripeaux esthétiques. À travers Le
Grand Verre, froid, et ses mécanismes broyeurs, c’est le régime nouveau de
l’art contemporain qui se profile, et sa logique impeccable.
Logique du réseau anonyme : la Société anonyme, dont le titre est de
Man Ray et fondée par Katherine Dreier et Duchamp, réalise une collection
internationale permanente qui devait être léguée à un musée, en
l’occurrence à la Yale University Gallery ; c’est une logique internationale,
tissée entre New York, Paris, Buenos Aires.

4. Quatrième proposition : l’art pense avec des mots. – Dernier effet


dans l’ordre axiomatique : l’importance du langage. Dans un jeu de
désignation et de monstration, qui consiste à pointer l’objet déjà là dans
l’ordinaire de la consommation et de lui affecter un coefficient d’art,
l’assistance peut venir d’un nouvel assemblage mais aussi, et plus
nécessairement, des intitulés qui l’accompagnent. Exposer un tel objet, c’est
le titrer. L’urinoir est fontaine, le porte-manteau posé par terre est
trébuchet ; quand l’objet est reconnaissable comme objet esthétique (telle
La Joconde), alors le titre assisté déplace la valeur esthétique : LHOOQ la
désacralise.
D’autre part, les notes et textes qui se trouvent dans le musée portable,
enfermés dans les boîtes, sont des œuvres au même titre que les objets tout
faits. Ce sont aussi des formulations « toutes faites », quasi impénétrables.
Des ready-made en paroles. La syntaxe en est parfaite, et le sens échappe. À
la différence des jeux surréalistes, aucun effet poétique n’est cherché en
particulier ; c’est là l’exercice pur de la langue se renvoyant à elle-même.
On n’y sent nullement la « patte » de l’artiste, les propositions sont comme
gelées dans leur pureté définitive. D’où son admiration pour Roussel et
pour Brisset : « Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois
influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre… J’en ai assez de
l’expression “bête comme un peintre”. »
Si le contenu physique de la peinture – couleurs et formes – est rejeté, si
l’art n’est plus rétinien, s’il est « anoptique », c’est donc qu’il doit utiliser
un autre support. Or, les mots sont des signes impalpables, peu pesants, que
la chaîne de communication peut faire circuler dans l’apesanteur. Ils servent
à la fois de lieu et de temps aux objets qu’ils titrent et se substituent à la
matière : le titre est une couleur.
De plus, comme nous venons de le souligner pour les formules, la langue
est un déjà-là, un ready-made, prêt à l’emploi. Les utilisateurs de la langue
ne l’inventent pas, ils la tournent ou en déplacent quelquefois les éléments.
De même, donc, que les jeux de langage pour un Wittgenstein éclairent
non le message mais le système de la langue et son usage, de même les
propositions de Duchamp qui assistent les ready-made – ou sont utilisées
comme ready-made – éclairent non point tant les objets eux-mêmes – dont
ils tendent plutôt à obscurcir la signification habituelle – que le
fonctionnement de l’art.

5. Le transformateur Duchamp. – L’œuvre de Duchamp contient en


germe les développements que les artistes qui viendront après lui
pousseront, dans un sens ou dans un autre : l’art conceptuel, le
minimalisme, le Pop’art, les installations, voire les happenings qu’il
trouvait à son goût. Mais ce n’est pas dans cette suite historique, dans cette
continuité de développement d’un contenu esthétique qu’il faut chercher la
transformation Duchamp. C’est dans les propositions axiomatiques qui
annoncent et fondent le régime de l’art contemporain que son travail est
véritablement transformateur. C’est là que la sphère de l’art s’articule à
l’ère de la communication toute-puissante.
Résumons brièvement ces articulations :
– passage du message intentionnel, avec émetteur et récepteur, au signe
produit par et dans le réseau, et susceptible d’y circuler (anonymat ou
déguisement de la signature, banalité de l’objet, gel de toute émotion
d’origine rétinienne) ;
– parallèlement, disparition de l’auteur comme sujet libre et volontaire.
Le hasard rencontré, le choix remplacent le faire ; l’occasion et la vitesse se
substituent au travail : « N’importe quoi, mais à telle heure. » Ici, Duchamp
préfigure le mouvement du retrait du sujet, sa place comme élément
déterminé par le système ;
– importance du langage, non comme expression d’une pensée, mais
comme fond radical de la pensée elle-même. La langue se pense, comme
l’art se pense à travers elle. C’est toute l’école pragmatique anglo-saxonne
et le travail de Wittgenstein qui sont ici préfigurés. Il est commun pour les
artistes américains des années 1960 de citer Wittgenstein46. En France, c’est
Duchamp qui est cité en référence ;
– disparition des avant-gardes et du message socio-politique.
Deux effets liés : en effet, pour les critiques d’art traditionnels, l’avant-
garde est un phénomène qui appartient à l’histoire de l’art. C’est le moteur
de développement de l’art par sa recherche de la nouveauté, ses
provocations. Si nous nous situons avec Duchamp hors de l’esthétique, plus
de prise de position valant pour leur nouveauté formelle ; par conséquent,
plus d’avant-garde (ni d’ailleurs d’arrière-garde). Autre phénomène, le
rattrapage quasi instantané de ce qui aurait pu passer pour avant-garde. Tout
étant admis, reçu et souligné comme actuel, l’avant-garde ne peut plus se
détacher du peloton.
D’autre part, le message politique et social des avant-gardes était
ouvertement critique de la société marchande et se situait comme
dénonciation ou refus des valeurs du capital. En intégrant l’art à la société
comme une sphère parmi d’autres, ce message se trouve bloqué. Comme il
s’agit moins, dans la société de communication, d’argent que d’information
– l’information et sa circulation étant la véritable richesse –, le conflit
tombe de lui-même.
– Recherche des conditions minimales de la transmission d’un signe : la
signature devient le garant de l’art, son coefficient de valeur artistique :
l’œuvre appartient au genre du chèque.
Duchamp fait un simili-chèque qu’il donne à son dentiste Tzanck en
paiement de ses soins. Seul l’ajout de sa signature d’artiste donnera de la
valeur à ce chèque… vingt ans plus tard. On se souvient de la mise en scène
d’Yves Klein : vendre « une zone de sensibilité picturale » revient à ce que
l’acheteur paie en or ; il obtient, en échange, un reçu qu’il doit brûler, tandis
que l’artiste jette la moitié de l’or à la rivière (en l’occurrence, la Seine).
En écho, encore, les affaires de Warhol qui s’intitulent « artiste en
affaires ».
– Mise en avant du contenant spatial qui place l’objet en situation
d’œuvre. (Le développement des musées, galeries, fondations, fonds
régionaux font aujourd’hui écho et réalisent pleinement cet axiome.)
– Esquisse d’une mise à nu du réseau formé par les professionnels de
l’art. (Malgré l’ignorance ou l’incompréhension et le refus du public,
malgré le peu d’œuvres visibles, les professionnels – un petit noyau élitique
– font la cote.)
Le modèle Duchamp, si discret que seuls quelques initiés en ont eu
connaissance, offre non point tant de « nouvelles images » que la seule
image possible d’un exercice de l’Art dans un système qui commence déjà
à s’instaurer, celui de la communication, à laquelle son œuvre sert
d’analyseur.
À partir de ce moment, le domaine de l’art n’est plus celui du retrait et de
la mésentente, du conflit avec la société, mais d’une mise au clair,
circonstanciée, des mécanismes qui l’animent47. Exhibant ces mêmes
mécanismes, dans lesquels ils s’insèrent, les artistes « an-artistes » profitent
largement de cette ironique connivence. Comme ce sera le cas pour le
second embrayeur que nous traiterons, Andy Warhol.

II. – L’embrayeur Warhol (1928-1987)

Si l’œuvre de Duchamp est difficile d’accès, presque tenue secrète,


rendant ainsi opaque son rapport à la société de son temps, de telle sorte
qu’il est besoin d’une analyse pour y trouver les principes généraux d’un
régime de la communication, l’œuvre de Warhol est, en revanche, si
publique et emprunte de façon si notoire les voies et moyens de la publicité
marchande, qu’elle rend tout aussi difficile l’évaluation de sa
contemporanéité.

1. Un faux moderne, un vrai contemporain. – En effet, les termes que


l’on retient généralement à son sujet sont ceux qui caractérisent une société
de consommation « moderne » : machine de production, système de
publicité, machine de consommation. Ses séries, ses répétitions stéréotypées
de produits de consommation, son entreprise (la factor48) conçue comme un
véritable consortium, les déclarations qui les accompagnent, en forme de
slogans publicitaires : tout semble indiquer qu’il est le porte-parole lucide et
satirique de cette société de consommation. L’art se réglerait sur les lois du
marché des produits, il serait un produit comme un autre.
Cette constatation, que Warhol, loin de démentir, affirme avec insolence,
donne du fil à retordre aux critiques. Si Warhol est un « artiste » – et on ne
peut l’ignorer comme tel –, c’est que son œuvre serait double : d’une part,
elle se situerait bien dans le système marchand, mais d’autre part, en
exhibant notoirement ce système, elle en ferait la critique – Warhol fait des
affaires et ne s’en cache pas, ce qui met très mal à l’aise les commentateurs
de l’art « moderne ». Le jugement esthétique : Warhol a du talent, il a l’oeil
juste (« il avait un vrai don », dit Greenberg), est recouvert par un jugement
moral : Warhol veut faire parler de lui : « Dès son arrivée à New York, en
1949, Warhol a poursuivi la célébrité avec l’obstination d’un saumon à la
saison du frai… »49
A) La critique embarrassée. – Pour éviter ce jugement moral et le trouble
qu’il suscite, il faut que les critiques se livrent à des contorsions. On parlera
du désir de Warhol de s’identifier à une machine, d’une participation-
dénonciation de la vie américaine, de son kitsch, d’une dénonciation
affichée du banal, du mécanique, de la série par la reduplication de la série
même, d’un miroir à double face qui livre la réalité du vide social : « Où est
la réalité quand deux miroirs se font face ? » D’une hantise tragique de la
mort, logée dans la répétition, du caractère double de la technique, à la fois
perte et salut, selon l’analyse de Heidegger… En somme, on essaie de faire
coller l’image traditionnelle de l’artiste, critique de la société, et de
l’« homme d’affaires » à la recherche de l’argent, du pouvoir. On sauve ce
qu’on peut de l’Art (et donc de l’artiste Warhol), en faisant appel à
l’intention, à la profondeur, etc. Ce faisant, on adopte une attitude
contradictoire dont on pense qu’elle correspond bien à son travail, on lui
rend en somme la monnaie de sa pièce. Contradictoire, duplice ou double,
quelquefois triple – il y aurait eu trois Warhol… Le premier, simple
dessinateur de publicités ; le deuxième, artiste Pop reconnu ; le troisième,
entrepreneur d’affaires50…
Il est vrai que Warhol « appartient », pour l’histoire de l’art, au Pop’art,
aux années 1960 – années du triomphe américain –, et donc à l’art moderne.
Mais s’il est l’égal des Rosenquist, des Lichtenstein et des Oldenburg, il
s’en distingue cependant par la façon dont il envisage comment l’art
s’articule à la société et en particulier au monde des affaires. C’est sur cette
articulation qu’il convient de réfléchir, et c’est elle qui nous porte à
considérer Warhol comme faisant partie de l’art contemporain, en tant
qu’embrayeur de la société de communication. S’il en était besoin, nous
pourrions aussi arguer de la référence à Duchamp, par l’intermédiaire de sa
dévotion envers Jaspers Johns, et de sa proximité avec les idées de l’art
conceptuel.
Réflexion qui permet de situer l’œuvre de Warhol dans sa complexité
sans avoir à prendre parti sur la morale de ses « affaires » ou plutôt de situer
cette attitude comme résultat d’une philosophie de la communication et non
comme une perversion cynique du système de la consommation.

2. Le Warhol’s system. – Reprenons donc les points qui servent de


principes à l’art en régime communicationnel :
A) L’abandon de l’esthétique. – Comme Duchamp, Warhol abandonne
l’esthétique, il quitte son métier de dessinateur, renonce à la patte, au
savoir-faire à la main et se consacre à l’Art. Sphère qui se dissocie des
questions de goût, de beau et d’unique. Les objets qu’il montrera seront
banals, kitsch, de mauvais goût. Ce seront des objets de consommation
courante : bouteilles de Coca-Cola, photos parues dans les journaux et
réassemblées. En somme, des duplicatas, des remade. Tout comme
Duchamp, il s’agit de montrer le déjà-là, mais, au ready-made assisté de
Duchamp qui reste unique et presque introuvable, Warhol oppose la
répétition en série, la saturation des images et le paradoxe d’une
dépersonnalisation hyperpersonnalisée… « Ce serait formidable si plus de
gens employaient la sérigraphie, on ne saurait jamais si mon tableau est
vraiment le mien ou celui d’un autre. » C’est-à-dire que tous les tableaux
pourraient bien être les siens…
Car, si Duchamp avait assigné au lieu la charge de porter le message :
« Ceci est de l’art », renonçant ainsi au savoir-faire et à l’esthétique du goût,
s’effaçant de la scène pour ainsi dire et préservant son quant-à-soi, Warhol,
mettant en pratique sa connaissance des réseaux, abandonne ce dernier
refuge et cette dernière marque de l’art qu’est le lieu d’exposition, pour
s’établir sur l’espace entier des communications. Passage d’un lieu (topos)
déterminé, marqué d’un label « art », à l’ensemble d’un circuit qu’il va
occuper tout entier. La dépersonnalisation visée va donc se muer en
personnalisation à outrance par l’envahissement du nom « Warhol » sur tous
les supports.
Sérigraphie et photographie, agrandissement d’images déjà connues,
couleurs violentes, fidélité au motif, effacement de l’intention, effacement
de l’auteur, anti-expressionnisme : s’il est vrai que les artistes Pop des
années 1960 travaillent les images du quotidien de la même manière, ayant
tous opéré une séparation d’avec l’esthétique des formes et du « savoir-faire
à la main », toutefois ils n’ont pas exploré ni porté à leur terme les autres
concepts qui régissent la communication51 : le réseau, avec la redondance et
la saturation, le paradoxe, avec le bouclage sur soi, l’autoproclamation avec
le nominalisme, la circulation des signes sur le réseau sans auteur ni
récepteur, et enfin le totalitarisme, avec l’internationalisation du système de
communication. Or, ce sont ces préceptes ou principes-là que Warhol va
utiliser au mieux…
B) Le réseau de communication. – Warhol comprend très tôt le système
publicitaire. Quand il abandonne en 1960 l’art commercial, il sait
« comment ça marche ». Cette expérience est fondamentale, car elle lui sert
à construire sa propre image et à utiliser les mécanismes de la publicité pour
la faire connaître. (En somme, il est le fabricant d’un produit nommé
Warhol et le publicitaire qui met le produit en image et le vend.) Ainsi sait-
il qu’il faut entrer dans le réseau à l’endroit où il y a le plus de chances
d’être immédiatement connecté avec le monde qu’il vise : la galerie de Leo
Castelli. Il y entrera en 1964.

C) La répétition. – La seconde « loi » du réseau de communication, c’est


la répétition ou tautologie. À l’opposé de l’œuvre unique et originale qui est
une des exigences de l’esthétique traditionnelle, il s’agit de redupliquer le
plus vite possible et avec le plus grand nombre d’entrées possible le même
message. La publicité lui montre la voie. En admettant que le travail de
l’artiste du Pop’art consiste non à « faire » mais à choisir l’image qu’il
montrera, il faudra choisir l’image qui fera sensation, ou choisir le moyen
de rendre n’importe quelle image sensationnelle.
Dans le premier cas, les photos catastrophes parues dans la presse feront
l’affaire. C’est la série des Disasters : Tunafish Disaster (1963), Five death
ou Saturday Disaster. Pour Tunafish Disaster, ce sont des images de boîtes
de thon, selon le principe des bouteilles de Coca-Cola, ou des soupes
Campbell’s, mais ces boîtes avaient été soupçonnées d’avoir entraîné la
mort de plusieurs personnes. Les photographies des victimes sont placées
au-dessous des boîtes mortelles. La proximité de ces visages quelconques et
souriants et de leur mort en boîte causent justement le choc sensationnel. La
mort hante les pages des journaux, c’est cette mort quotidienne sous les
aspects les plus ordinaires que Warhol fait paraître. Ce thème de la mort, s’il
hante la production de Warhol, n’est pas lié à une intention tragique, ni à on
ne sait quel goût morbide – interprétation psychologisante, que l’on exhibe
traditionnellement –, mais doit être considéré dans l’optique du réseau :
l’effet saturation-répétition porte en lui sa propre fin, sonne comme une
complainte obsédante.
Dans le second cas, c’est l’objet quelconque, absolument pas
sensationnel, qui sera choisi. Cet objet, tout le monde le connaît. Il est
public. En liant son nom à l’objet de série connu de tous, Warhol devient
aussi connu que l’image qu’il signe. Ce sera le cas de la soupe Campbell’s,
du Coca-Cola, des stars, idoles du public comme Marylin Monroe ou Liz
Taylor, ou, mieux encore, du billet de 1 $. Il suffira de rendre ces objets
sensationnels soit par la taille – les 100 Marylin ont 205,5 cm par 567,5 ; les
Liz, 211 par 564 ; le dollar, 228 par 177,5 –, soit par la répétition : 100
Marylin, 112 bouteilles : Green Coca-Cola Bottles (1962).
C’est l’impact sur le public qui importe ; il faut couvrir les murs,
ressasser, saturer. Car la communication marche à la tautologie, à la
redondance. « Une boîte de soupe Campbell’s est une boîte de soupe
Campbell’s est une boîte de soupe Campbell’s. » Les McDonald’s sont des
McDonald’s qui sont des McDonald’s.
Il faut saturer les réseaux et se servir de tous les supports possibles. Pour
cela, il faut que son nom et ses images occupent à la fois toutes les positions
possibles dans la chaîne de communication, et le petit monde réuni à la
factory s’y emploie. Interviews, événements qui touchent la star, comme
l’attentat qu’il subit le 2 juin 1968, tout cela circule dans la presse, sur les
écrans de télévision, dans le monde des réseaux internationaux, comme
pour la star de cinéma ou de rock. « Être aussi connu que la boîte de
Campbell’s soup ! »52

D) Le paradoxe. – Le paradoxe est une des lois-principes du réseau. Il


réfère au bouclage entre auteur d’un message et message lui-même53. Dans
un système de communication, le nom et l’œuvre sont identiques. Le nom
de Warhol n’est pas un nom qui signe une ou plusieurs œuvres : c’est une
œuvre, le résultat d’un circuit de production à multiples entrées (ainsi
« frigidaire » est-il un nom générique pour tout réfrigérateur). Dans cette
visée, le signe Warhol marque une série de productions en réseau :
peintures, films, photographies, expositions, écrits. « L’auteur Warhol
s’identifie au réseau qui fait circuler les produits Warhol. »
Comme les stars qui sont le produit d’une chaîne de réalisations
cinématographiques et signent ces réalisations de leur présence de stars,
l’œuvre de Warhol est dans un rapport de vedette avec le système de
production qui la place en avant. Ou si l’on veut, et comme il le réclame lui-
même, Warhol se produit comme son œuvre propre, comme sa propre star
(car il n’y a pas de star inconnue… pas plus qu’il n’y a de « marques »
inconnues). La star est, dans sa personnalité visible, impersonnelle, comme
un objet. Elle ne vieillit pas (« Memorex empêche les stars de vieillir »).
Elle appartient au réseau avant de s’appartenir à elle-même et se multiplie à
l’identique.
Le paradoxe – et le bouclage propre à l’embrayeur Warhol –, c’est qu’il
est à la fois le producteur d’une image de star, qu’il s’emploie à faire
circuler sur les chaînes de communication, et cette star qu’il produit n’est
autre que lui-même, comme œuvre. L’objet qu’il présente – cette boîte,
cette bouteille, ou cette star, porte sa marque, est Warhol54.
Ainsi, la séparation, qui existe entre le nom désignant un auteur singulier
et la signature qui promeut ce nom comme signe valant pour le nom, se
trouve ici effacée. Nom, signature et œuvre se trouvent confondus.
Autre niveau du paradoxe : le nœud que forment l’impersonnalité
affichée du remade – pas de savoir-faire, pas de touche personnelle, pas de
transformation de l’objet montré, il est reproduit tel quel – et
l’hyperpersonnalisation du nom-signature. Aussi bien est-ce ce nom-
signature qui sera idolâtré par les teen-agers55, comme celui d’une star dont
on portera les insignes sur les jeans, les casquettes, les tee-shirts, dont on
épinglera les posters – pin-up –, et non pas les objets montrés.
L’interprétation sociologique qui consiste à expliquer le succès de Warhol
auprès du jeune public américain par la présentation d’objets de la vie
quotidienne, généralement laissés de côté par les artistes « à la main », ne
rend pas compte de la spécificité de l’effet Warhol, dans la mesure où les
autres artistes du Pop’art qui travaillaient les mêmes thèmes sont loin
d’avoir connu le même sort. Il faut bien voir que la différence tient à
l’exploitation par Warhol du réseau, et de ses principes.

3. L’art des affaires. – « J’ai commencé ma carrière comme artiste


commercial et je veux la finir comme artiste d’affaires… Je voulais être un
homme d’affaires de l’art ou un artiste homme d’affaires… Gagner de
l’argent c’est de l’art, travailler c’est de l’art et faire de bonnes affaires c’est
le meilleur des Arts. »56
Cette déclaration de Warhol a fait couler beaucoup d’encre. Elle peut
sembler provocante, et elle l’est, mais sans doute pas pour les raisons qu’on
lui attribue généralement. Elle le serait de la part d’un auteur qui serait dans
la tradition idéologique de l’artiste, produisant à l’écart du monde une
œuvre géniale, ayant conscience d’une valeur unique et incomparable.
Mais, nous l’avons vu, cette exigence de pureté, ce refus du commerce et de
l’art commercial ont disparu avec l’abandon de l’esthétique. Les avant-
gardes avec leur aspect anticommercial ont cédé la place à des artistes tout à
fait déterminés à devenir riches et célèbres et à jouer pour cela de leurs
atouts mondains. Seulement aucun d’eux ne va comme Warhol au bout de
sa détermination, sans doute ne possèdent-ils pas comme lui la maîtrise du
processus.

A) Une entreprise : la factory. – « Dans le monde des affaires, ce n’est


pas la taille qui compte, c’est la taille que vous voulez avoir. »
Pour devenir riche et célèbre, pour avoir la taille que vous voulez avoir, il
faut fréquenter des célébrités et, mieux encore, les fabriquer, devenir le
centre de la vie in. C’est ce que fut la factory57. Elle fut à la taille de ce que
voulait Warhol. De 1963 à 1965, s’y rencontraient : toutes les sortes de
subcultures, la contre-culture, le pop, les superstars, tout le jet-set… et les
stars que fabriquait la factory. En 1968, avant l’attentat dont il fut victime,
Warhol avait élargi son public, la factory était devenue une institution.
Warhol pouvait alors réaliser la seconde partie de sa proposition : devenir
homme d’affaires de l’art.
On s’en souvient, l’art pour Duchamp n’avait plus de contenu
intentionnel, il n’existait que par rapport au lieu où était exposée l’œuvre,
l’œuvre elle-même était un objet banal, déjà présent dans le monde, déjà
fabriqué. L’intervention de l’artiste consistant à l’exhiber, premier
déplacement, et à la signer en l’assistant quelque peu, second déplacement.
Fort de cette définition minimale, Warhol va montrer lui aussi des objets
ordinaires non pas dans leur matérialité en trois dimensions mais reproduits
(sérigraphies, photographies) sans aucune intervention de sa part qui
déplacerait ou poétiserait le motif. La seule action consiste à publiciser cette
exposition, à la rendre en quelque sorte obsédante, inévitable.

B) Une définition : l’art est affaire. – Voilà donc l’art situé et défini par le
monde des affaires. Espace toujours en extension, où le jeu consiste à
rendre crédible la publicité, à fidéliser la clientèle, à établir la valeur de ce
qui lui est proposé. Jeu d’illusions où véritablement l’objet est ce qu’on
veut qu’il soit. Ainsi de l’art : une illusion crédibilisée, c’est-à-dire qui attire
le crédit et qui vit de ce crédit. Transformons la première formule en
prenant « compter » à la lettre, cela donnera : « Ce n’est pas la valeur de
l’objet qui compte, c’est la valeur que vous voulez qu’il ait. » Non
seulement l’objet d’Art n’est pas différent d’un quelconque objet, qu’il
répète, mais encore il suit les mêmes lois de propagation et de proclamation
de la valeur.
À ce moment, l’artiste est celui qui mène le train de cette propagation. Il
est « artiste d’affaires » car les affaires sont de l’art, et, en retour, l’art est
une question d’affaires. L’affaire est garantie par le Nom, qui
s’autoproclame, par l’ubiquité (l’internationalisation) du produit, par la
taille de l’entreprise et ses multiples filiales, par les rôles tenus
simultanément par les agents de l’entreprise. Ce sont ces éléments qui
rendent crédible – autrement dit, qui transforment l’illusion de la réalité en
réalité d’une illusion.

4. Le transformateur Warhol. – Rendre crédible une illusion, n’est-ce


pas le fait même de l’art depuis l’Antiquité ? Mais cette recherche de
l’illusion ne s’exerce plus de la même manière ni sur les mêmes objets.
Imiter les objets de la nature, ou le processus de la nature, comme celui de
la lumière ou de la construction du visible, met encore l’artiste en situation
de répondre à un destin imposé du dehors. Il s’agit maintenant de construire
ce destin en commandant et gérant soi-même l’entreprise illusoire.
La définition de l’art comme affaire et de l’artiste comme homme des
affaires de l’art est une proposition ultime, dans la suite des propositions de
Duchamp. Elle ne paraît cynique qu’aux yeux de ceux pour qui l’art a
encore quelque chose à voir avec l’esthétique : le goût, le beau et l’unique.
En fait, elle est non seulement cohérente avec le Warhol’s System, avec les
propositions du Pop’art, de l’art conceptuel et du minimalisme, mais
porteuse d’une démystification fondamentale où réside justement l’amorce
d’un art contemporain axé sur les principes de la communication.
Le parcours souhaité par Andy Warhol : passer du statut de l’artiste
commercial à celui d’artiste d’affaires, est bouclé. En chemin s’est bouclée
la définition de l’art contemporain – hors subjectivité, hors expressivité – en
tant que système de signes circulant dans des réseaux. Définition stricte,
presque insupportable dans sa rigueur.
À ces deux embrayeurs que sont Duchamp et Warhol, il convient de
joindre un troisième élément de transformation : Leo Castelli, agent
d’affaires.
III. – Leo Castelli

Figure emblématique du marché international, comme l’appelle


Raymonde Moulin58, le galeriste-marchand Leo Castelli a compris, comme
Warhol, le parti à tirer des réseaux de communication. Très tôt, au cours des
années 1960, il a joué le rôle de leader pour d’autres galeries, a participé
directement à la fabrication d’artistes reconnus, a lancé les artistes du
Pop’art, ceux de l’art conceptuel, du minimalisme. Les artistes qu’il a
défendus se nomment Rauschenberg, Jaspers Johns, Stella, Warhol,
Lichtenstein. Le succès de sa galerie tient à l’exploitation des principes
suivants.

A) L’information. – C’est la pierre angulaire de la réussite. Se tenir


informé de ce qui se passe dans le milieu de l’art, non seulement en
Amérique mais aussi en Europe. Castelli parle six langues, entretient des
rapports avec les musées européens, les marchands et les collectionneurs
des États-Unis et du Canada. Ces rapports ne sont possibles que si, au lieu
de jouer la concurrence (qui est une des lois du régime de la
consommation), on joue l’entente. Ses assistants et lui-même explorent les
ateliers59. Se tenir informé, c’est voir les artistes, certes, mais aussi se
documenter et documenter tout acheteur éventuel : les catalogues, les
dossiers de presse sont largement distribués aux journalistes. Les catalogues
se font de plus en plus luxueux.

B) Le consensus. – Cependant ces informations, pour être prises en


compte, nécessitent non seulement l’entente entre galeristes, mais aussi un
certain consensus. Les critiques d’art, les conservateurs des grands musées,
la presse d’art forment un tout dont dépend la validation des œuvres et des
mouvements. Il importe d’obtenir ce consensus pour promouvoir un nouvel
artiste. Tout un travail de préparation est nécessaire. Ainsi le succès de
Rauschenberg à la Biennale de Venise en 1964 a-t-il été précédé d’une
multitude d’expositions en Europe. Mais il a aussi bénéficié du soutien de la
coterie formée par les habitués de la galerie de Castelli, triés sur le volet et
dont l’importance dans l’art américain était reconnue : Richard Bellamy et
David Whitney, le conservateur Alan Solomon, le critique d’art Barbara
Rose, ainsi que les collectionneurs R. et E. Scull.
Le consensus repose donc sur les relations mondaines et médiatiques, un
véritable réseau que Castelli entretient. Il appelle lui-même sa galerie un
club.

C) Le bouclage. – Une fois le succès d’un artiste établi, le prestige de


Castelli s’accroît. C’est-à-dire sa crédibilité, ce qui revient à dire : « Castelli
était le plus grand marchand d’art nouveau car il représentait un nombre
important d’artistes soutenus par un consensus. » Sa réputation repose donc
sur ce consensus, forgé par un long labeur, et sa réputation fait que,
lorsqu’il présente un artiste, le consensus est déjà fait en sa faveur. Ainsi la
présentation des artistes obtenant le consensus est-elle le garant du nom
Castelli qui, en retour, le garantit. En associant son nom au succès des
Jaspers Johns, des Lichtenstein, des Stella, des Rauschenberg et des Warhol,
Leo Castelli en fait un label. Une marque. Si Leo Castelli n’est pas la
Campbell’s soup, il est celui qui vend au monde entier la Campbell’s soup.

D) L’internationalisation. – « J’ai toujours pensé que mes artistes avaient


besoin d’une réputation mondiale… » Ces paroles de Leo Castelli indiquent
bien un des phénomènes liés à la communication. Pour être efficace, un
réseau doit s’étendre, devenir pratiquement mondial. Pour faire connaître
l’art américain aux États-Unis, il fallait ce détour par l’étranger. L’effort
publicitaire porte sur les galeries et les marchands d’outre-Atlantique. Un
réseau de galeries amies – elles ont conclu avec lui des accords
commerciaux prévoyant le partage des commissions – couvre les deux
continents60. Ces galeries amies font confiance à Castelli, elles lui
accordent un crédit qui, elles en sont sûres, devrait leur rapporter une
notoriété accrue. « Elles avaient l’imagination de venir chez moi et de
trouver que j’avais de bons artistes… ; je me suis mis aussi à partager des
artistes avec d’autres galeries. »61 Ainsi Leo Castelli a-t-il compris la leçon
des réseaux : il ne saurait n’y en avoir qu’un seul, il faut qu’ils se recoupent
tous et se recouvrent. Les réseaux mondains (se montrer partout, être de
tous les événements) ont autant d’importance que les réseaux médiatiques
(leur couverture est indispensable), et ceux-ci sont en définitive des réseaux
commerciaux.
Présenter ici Leo Castelli comme un des embrayeurs de l’art
contemporain, c’est souligner l’importance de ce modèle pour les galeries
contemporaines qui aspirent toutes à devenir le Castelli du moment, mais
qui toutes n’ont pas compris le processus de mise en route du succès qu’il
atteint, d’un système bien au point de communication plutôt que par un goût
et un jugement esthétique infaillible.
Chapitre II

L’actualité
Nous venons de voir comment les embrayeurs ont bouleversé le champ
de l’activité artistique, introduit un nouveau jeu, au mépris des valeurs
traditionnelles de l’esthétique, lancé des mots d’ordre, des directions, sinon
des directives. Mais il serait naïf et irréaliste de croire que l’art
contemporain – œuvres et artistes – se conforme au pied de la lettre à ces
déterminations. Ce que l’on trouve actuellement dans le domaine de l’art
serait plutôt un mélange des divers éléments ; les valeurs de l’art moderne
et celles de l’art que nous avons appelé contemporain, sans être en conflit
ouvert, se côtoient, échangent leurs formules, constituant alors des
dispositifs complexes, labiles, malléables, toujours en transformation. Tel
qui travaille « à la main » et se fie aux critères esthétiques reprend
cependant à son compte les « thèmes » des embrayeurs et se sert des
réseaux de communication à la manière d’un Warhol. Tel autre, très prêt de
travailler « à la Duchamp », reste traditionnel dans sa manière de
communiquer son œuvre au public. En somme, c’est par fragments que les
propositions des embrayeurs sont utilisées. De même pour les
« professionnels » de l’art : peu de galeristes ou de conservateurs – sans
parler des critiques d’art et des historiens – vous diront qu’ils se soucient
peu du génie, du caractère artiste de l’artiste, de la portée universelle de son
œuvre ou des qualités proprement esthétiques de son travail ; au contraire,
ils développent un discours de glorification de l’image de l’artiste tant pour
ne pas choquer l’opinion, puisque c’est là une source de marché, que par
conviction intime. Quant aux artistes, s’ils récupèrent les « thèmes »
duchampiens, leurs propositions naviguent à vue dans un climat qui valorise
l’artiste et l’art, et sont très loin de montrer le même détachement ironique
vis-à-vis des valeurs.
Il y a en effet insistance et attachement à une certaine idée ou image de
l’art qui s’instruit d’une longue histoire, et dont le prestige, loin de s’effacer
sous le coup des nouvelles productions, s’accroît au contraire de l’effroi que
provoquerait sa perte.

I. – La bulle postmoderne

Ce mélange de traditionalisme et de nouveauté, de formes


contemporaines de mise en scène et de regard vers le passé caractérise ce
qu’il est convenu d’appeler le postmoderne.
Cette formule positionne avantageusement les producteurs d’œuvres
comme porteurs d’un nouveau message, et déroute ou inquiète les critiques
ou historiens de l’art qui ne savent par quel bout la prendre ni à qui
l’appliquer.
Rappelons cependant l’origine du terme : d’abord utilisé par les
architectes dans leur contestation du Bauhaus, le « post » étant alors un
« anti ».
En contestant le fonctionnalisme, les architectes ont été portés à puiser
leurs modèles dans son antonyme, l’ornementalisme, et à procéder alors par
citations sans renoncer pour autant aux acquis techniques du modernisme.
Le « post » est en même temps qu’un « anti » un « ana », c’est-à-dire un
retour, mesuré et dosé, à certaines formes du passé architectural. De là
l’idée d’un composé, d’un mixte. À la suite, le terme a pu désigner une
sorte d’indifférence à la marche traditionnellement linéaire d’une histoire
des formes et le refus de s’inscrire dans une histoire en progrès. Le temps
des « grands récits » est passé, la narration épique cède devant le travail des
détails, l’attention au minimal, à l’ordinaire. Le mouvement affecte alors
non seulement les arts plastiques, mais aussi d’autres formes d’activités,
comme la production littéraire, la sociologie, l’histoire elle-même62.
Critiquée, définie et redéfinie, rejetée ou abusivement utilisée, la notion
de postmoderne montre au moins très clairement l’embarras où se trouvent
le critique, le théoricien et l’historien de l’art devant l’actualité artistique.
C’est justement cet embarras qui lui donne son intérêt ; c’est en effet sous
ses auspices que commence à se mettre en place une critique sérieuse des
notions sacro-saintes de développement, d’influence, d’attribution,
d’authenticité, d’originalité, de génie, d’autonomie.
Plusieurs ouvrages comme ceux de Mikael Baxandall63, de Hans
Belting64, de Sveltana Alpers65 interrogent de manière critique la notion du
faire artistique ; le projet d’œuvre et sa réalisation n’appartiendraient-ils pas
à un système de décision, le même qui rend compte de la production d’un
ouvrage technique comme le pont sur la Forth, ne serait-il pas susceptible
d’une analyse en termes de déterminations successives, de conflits de
rationalités, de multifinalités ? S’il en est ainsi, que deviendrait la notion
d’auteur à part entière, libre et créatif ?
De même l’histoire avec sa chronologie, sa continuité déroulant ses fastes
sans accroc par le biais des influences est-elle mise à mal : ruptures
nombreuses, failles profondes impossibles à rattacher à un quelconque
précédent. Causalité en péril. Les normes changent, les concepts sont de
nouveau à questionner, à théoriser. Il s’agirait, pour un historien
conséquent, d’interpréter ce pluralisme sans lui appliquer les normes du
passé. La notion de sujet, déjà critiquée dans le champ des sciences
sociales, devient problématique, c’est-à-dire à problématiser ; en effet, un
certain nombre d’artistes – à la suite de Duchamp, mais aussi en connivence
avec la critique philosophique et sociale des dernières décennies – refusent
l’auteur en tant que sujet, réclament son effacement, allant jusqu’à la
revendication d’anonymat. Ils refusent de s’inscrire dans une « ligne »,
toujours idéologique et portent leur attention sur les lieux institutionnels où
se produisent les œuvres, puisque – toujours selon la leçon de Duchamp –
ce sont bien ces lieux qui définissent l’art comme art.

II. – Distinction entre les différents états de l’art actuel

Laissant donc le terme postmoderne à sa désignation de l’actualité


artistique et littéraire globale, nous nous attacherons maintenant à isoler,
dans l’actualité artistique, des paquets d’expression ou séries de positions
contrastées. Comme nous l’avons fait pour les embrayeurs, nous
proposerons ici de prendre seulement quelques-uns parmi tous les artistes
qui illustrent ces différentes séries. Il n’est pas question, en effet, d’être
exhaustif, ni de suivre une chronologie, non plus que les dédales de
cheminements singuliers, mais de dégager des situations et de repérer les
dispositifs.
Au titre de cette distinction, trois séries nous retiendront : la première
prend en charge les thèmes embrayés par Duchamp ; la deuxième regroupe
les mouvements qui sont en réaction ou indifférents à ces thèmes ; la
troisième, enfin, est en prise sur les nouvelles technologies de la
communication.

1. À la suite des embrayeurs : conceptuel, minimal, land art

A) Art conceptuel. – Le divorce entre l’esthétique et l’activité artistique


est entériné. Agir dans le domaine de l’art, c’est désigner un objet comme
« art ». L’activité de désignation fait exister l’œuvre en tant que telle. Peu
importe qu’elle soit ceci ou cela, de telle ou telle matière, sur tel ou tel
support, faite main ou déjà là, toute faite. On reconnaîtra là les propositions
duchampiennes. Elles se développent en direction d’un travail sur cette
désignation même : celle-ci peut se décomposer en une recherche sur la
nomination – c’est-à-dire sur le langage – et en une recherche sur
l’exposition, car désigner, c’est aussi montrer – ce sont les lieux
d’intervention de l’œuvre qui sont alors en question.

B) Le travail sur le langage. – Il n’est plus comme souvent chez


Duchamp un jeu articulant un objet et son titre, jeu qui détournait en
quelque sorte l’usage habituel vers sa mise à l’écart, opérant ainsi une
distanciation ; ce sont les propositions-titres qui sont à elles-mêmes leur
propre objet. Ce que Joseph Kosuth appelle tautologie forme alors l’assise
de l’art conceptuel66.
La tautologie, comme répétition et redoublement, est une figure bien
connue de la rhétorique et qui, dans le langage ordinaire, est peu conseillée :
dire deux fois la même chose confine au pléonasme. Cependant, la
tautologie intéresse la logique et les développements de la philosophie
analytique. En effet, en disant, par exemple : « Je suis qui je suis », la
répétition vaut pour définition : la référence du second membre de la phrase
est la phrase elle-même, l’information véhiculée est interprétée comme un
positionnement frontal et opaque du locuteur. L’œuvre, pour l’art
conceptuel, s’affirme comme telle en s’affichant opaque, autoréférentielle.
Ce faisant, elle rompt avec toute représentation d’une extériorité
quelconque. Elle est ce qu’elle dit qu’elle est. Son autonomie est ainsi
bouclée sur elle-même, de manière prétéritive.
Dans un tel dispositif, le savoir-faire pictural est annulé, l’artiste comme
auteur s’efface. La pièce de Kosuth, Five Words in Orange Neon, se
compose de cet énoncé inscrit au néon en lettres orange. Cet énoncé dit à
propos de lui-même qu’il montre cinq mots au néon orange qui sont ce que
l’énoncé dit. Cette œuvre dit à propos d’elle-même qu’elle est un énoncé à
propos d’elle-même.
Mais, s’il peut s’agir d’une proposition émise par l’artiste, il peut aussi
s’agir de messages tout faits prélevés ici ou là dans la masse des textes
disponibles : extraits de presse, contrats, notes de blanchisserie.
« Documentation », comme l’appelle J. Kosuth. Pièce à conviction.
Les certificats de vente par exemple n’établissent pas seulement la
légitimité de l’œuvre en même temps que sa valeur marchande ; ils
deviennent, en étant exposés, la substance de l’œuvre elle-même. Lawrence
Weiner, Ian Burn, Ian Wilson, Carl Andre, Nauman, Venet pratiquent la
« documentation ». Quant à Kosuth, il utilise la tautologie en accompagnant
l’œuvre exposée – objet d’un contrat – de la réduction de cette même
œuvre, réduction qui sera délivrée à l’acheteur au moment de la transaction.
L’effacement de l’auteur-artiste peintre est alors lui-même redoublé par
l’effacement du contenu de la proposition : elle n’est plus à lire comme un
message à portée générale ou critique, mais comme simple donnée
affirmant son identité comme œuvre à part entière.
Ce jeu de noms que l’on pourrait considérer comme stérile induit
cependant une critique assez radicale de l’imagerie de l’artiste, et de celle
du commentaire ; il convie à s’interroger sur les rapports de l’œuvre à son
interprétation, surtout dans le cas où la proposition affichée n’est autre
qu’un simple nom : celui de l’auteur, ou celui d’un peintre notable. Ou
encore la série de « Portraits de caractères » comme celle de Gérard Collin-
Thiébaut où s’affichent typographiquement les noms de personnages
connus. Ici l’œuvre se soutient de son inscription dans l’histoire pour se
déclarer œuvre d’art. Référence suffisante, puisqu’elle s’articule sur des
paradigmes illustres et place ainsi celui qui en exhibe la trace dans la lignée
de ses prédécesseurs67.

C) Le travail sur les lieux. – La seconde direction de recherches à partir


de la position conceptuelle porte sur les lieux investis. Si le discours est
constitutif de l’œuvre, l’espace où ce discours se donne à voir en est une
composante essentielle. Travailler ce lieu devient un impératif pour un
mouvement qui fait porter l’identification d’une œuvre comme œuvre d’art
non sur son contenu mais sur son affirmation comme telle. C’est dans ce
sens qu’il faut envisager, par exemple, les travaux de Buren68. Là encore,
effacement de l’auteur, parallèlement à une recherche de l’invisibilité de
l’intervention sur les lieux. Les fameuses bandes verticales, d’une facture
volontairement neutre, font place à des tissus manufacturés, quelquefois ton
sur ton, ou entièrement blancs. C’est dire que l’œuvre peut se comporter
comme un « lieu », une simple enveloppe sans caractère particulier.
« Recouvrir une bande blanche de peinture blanche, elle-même entourée
d’autres bandes alternées blanches et colorées, m’entraîne à me poser des
questions à propos du mur sur lequel elles se présentent, et, immédiatement,
sur les conséquences du lieu dans lequel se trouve ce mur, qui en est le
propriétaire, qui va venir voir ce lieu, comment y voir ce mur, etc. »69 Sans
qu’on puisse rattacher nommément un artiste comme Claude Rutault à cette
série, il est cependant proche à la fois des thèmes du minimalisme et du
conceptuel, avec ses « Définitions/méthodes » et une insistance particulière
sur le mode de transmission des œuvres ; la d/m est une prescription écrite
qui détermine contractuellement les conditions de réalisation de l’œuvre.
Celle-ci n’existera qu’à la faveur d’un échange entre l’artiste et le
propriétaire qui l’actualise70.
L’intervention sur les espaces d’exposition, musées, galeries, s’est
confortée, il est vrai, d’une critique socio-économique qui était au départ
anti-institutionnelle, mais qui a dû composer ensuite avec l’institution –
celle-ci rattrapant toujours la critique pour l’englober. Cet aspect critique de
l’art conceptuel n’est pas à négliger, et le rend sans doute plus aisément
repérable et qualifiable que d’autres mouvements qui partagent les mêmes
thèmes mais n’ont pas la même visée critique explicite.

D) Minimalisme. – Il en est ainsi du minimalisme. Effacer le contenu


représentatif, réduire la forme visible à sa plus simple expression, effacer la
trace de l’auteur, cela est dans le droit fil de l’attitude duchampienne. Mais,
avec le minimalisme, la lettre, l’importance du langage s’effacent aussi et se
tiennent discrètement en arrière du processus. Des formes géométriques, de
celles que l’on trouve quotidiennement prêtes à l’emploi comme des boîtes,
des étagères, de simples bâtons, des tringles, sont utilisées telles quelles.
Notamment par Don Judd. Il s’agit d’un jeu d’espace, de simples
positionnements et non plus de propositions. Après le détour par le langage,
la visibilité est débarrassée de sa charge émotionnelle, expressive, mais
aussi d’une provocation langagière qui n’a plus lieu d’être. Le plasticien
retourne à son travail sur les formes. Il renonce dès lors à l’anopticité, pour
construire des architectures visibles qui se signifient elles-mêmes en
établissant les règles de leur perception. L’espace et le temps deviennent les
catégories premières, non pas en tant que supports vides et formels du
travail, mais en tant que sa substance même. Conceptuels au sens kantien,
les minimalistes font paraître, donnent à percevoir les concepts a priori de
la perception71.
Pour Ad Reinhardt, l’œuvre est « un objet clairement défini, indépendant
et séparé de tous les autres objets et circonstances… Une icône libre, non
manipulée et non manipulable, non photographiable, ni reproductible, sans
usage, invendable, irréductible, inexplicable… »72.
Une série de « non » apposés aux caractéristiques conventionnelles, et
qui mettent à nu l’acte artistique, distinct de toute marque extérieure à son
propre fondement.
Le même souci de mettre en question les conditions de production de
l’œuvre nourrit le mouvement Support-Surface. Le retour à la picturalité
passe par la question de sa possibilité. On mettra à l’épreuve la convention
du tableau traditionnel, le cadre, le châssis, la toile, la bidimensionnalité ;
mais aussi les conditions de l’accrochage, le site, et les institutions qui en
ont la charge. Viallat, Saytour et Dezeuse rompent avec la peinture de
chevalet, tandis que se développe une contestation politico-économique à
base d’analyse marxiste de la situation. Tracts, manifestes et écrits
théoriques se succèdent73.

E) Land art. – C’est en ce sens aussi qu’il convient d’appréhender le land


art. En effet, ce qui se joue avec le land art, c’est bien la concrétisation, la
visibilisation présumée des catégories de l’espace et du temps74. Poser un
rocher dans le désert du Nevada, tracer une ligne sur des kilomètres de
paysage, disposer des cercles de pierres dans un endroit écarté appelle
l’attention sur la constitution d’une scène qui passerait inaperçue sans ses
marques. Sur la constitution de toute scène en général. Marques qui se
fondent dans le paysage naturel, s’effacent avec le temps ou exigent du
temps pour les découvrir ou les parcourir. Invisibles pour les amateurs à
cause de leur éloignement, non exposables dans les lieux institutionnels,
mis à l’écart du public, les travaux du land art font du spectateur non plus
un regardeur-auteur, comme le voulait Duchamp, mais un témoin dont on
exige la croyance : seuls en effet des photographies, un journal de voyage,
des notes prises au cours du travail de repérage sont disponibles et attestent
qu’il y a bien quelque chose de l’ordre de l’art qui se passe « là-bas »,
quelque part. La présence effective sur les lieux, c’est-à-dire le rapport
visuel toujours quelque peu d’ordre émotionnel, est effacée. Il y a bien du
visible, mais il est hors de portée, ce n’est que son double, une marque au
second degré qui en atteste la possible réalité75. La photographie du travail
effectué sur le site n’est pas en ce cas une reproduction du réel mais un
indice. Elle ne peut être prise pour une œuvre à part entière, en soi, mais
comme simple témoin : « Quand on voit l’œuvre [il s’agit de Spiral jetty de
Robert Smithson], elle n’a pas du tout ce caractère purement graphique ; si
vous la prenez ainsi, vous déniez l’expérience temporelle qui est le contenu
réel de l’œuvre. »76
Le journal de voyage atteste la promenade, le cheminement. Des jalons,
ou repères, indiquent le parcours : l’espace se construit à mesure de
l’œuvre. L’espace ne préexiste pas à l’usage qui en est fait, c’est en
revanche l’usage qui définit le lieu comme lieu, qui sort l’espace de sa
neutralité « naturelle » pour l’artificialiser, c’est-à-dire l’habiter. « Un lieu
est une aire dans un environnement qui a été altéré de manière à rendre
l’environnement général plus perceptible. »77 Confronté au conceptualisme,
qui, lui, construisait la définition d’une œuvre comme œuvre d’art par son
rapport au lieu préexistant, le land art met l’accent sur l’occupation d’un
territoire vide, sans fonction particulière, que l’œuvre fait alors exister
comme lieu marqué, affecté d’un coefficient d’art et qui resterait inhabité
sans cette action. Art conceptuel et land art, quoique soucieux tous deux de
traiter la question du rapport de l’œuvre au lieu, au « site », cheminent donc
à l’inverse, en miroir.
Ce double point de vue – ou bien mettre en question le lieu institutionnel
existant (le musée) par l’introduction d’une œuvre au caractère non
authentique, ou bien assurer l’existence d’un lieu encore virtuel en l’altérant
– peut être soutenu simultanément ou successivement par le même artiste.
Ainsi Buren peut-il à la fois rendre critique l’espace du musée par tout un
jeu de contraintes de refus et d’acceptations contrastées, et proposer un lieu
en mouvement animé par des projections en continu de 320 photographies
sur un rideau de toile78. On voit Carl Andre dont le nom s’attache au
minimalisme énoncer des propositions qui pourraient servir de bannière au
land art, comme, par exemple : « Ma sculpture idéale est une route » ou
encore : « La position de l’artiste engagé est de courir le long du sol. »
Propositions qui pourraient être celles d’un Richard Long ou d’un Robert
Smithson.
On peut évidemment faire des distinguos entre le in situ, le land art, les
mises en demeure minimalistes et les principes de l’art conceptuel. Restent
les topoi, les « lieux communs » de ces différents mouvements : accent
porté sur les conditions de la production de l’œuvre, effacement ou
minimisation du sujet, impact du langage, déréalisation.

2. Un art pluriel
Par rapport à ces principes nettement centrés sur les propositions
duchampiennes, et passant outre l’anopticité, l’effacement de l’auteur et
l’inexpressivité, c’est au contraire du « faire » pictural, de l’émotion
première, du geste et du corps, du spontanéisme que se réclament les
artistes de peinture-peinture, de bad painting, d’action painting de la
figuration libre, ou du body art. Retour à l’idée traditionnelle de l’artiste
comme auteur. Mais avec quelques transformations : le hasard maîtrisé
intervient, la linéarité historique est niée, la simultanéité des pratiques
assumée les réseaux de communication sont exploités.
En somme, quelques fragments, morceaux détachés des principes sont
gardés. Des traces subsistent, mêlées : on n’oublie ni Support-Surface, ni le
in situ, ni les monochromes, ni le all over, ni le dripping. Ce mixte est
revendiqué comme étant l’expression de l’actualité. Difficile à mettre en
formules, caractérisé par son hétérogénéité, ce néoretour se veut « impur » à
l’encontre de la pureté dogmatique des conceptuels.

A) Figuration libre, installations. – Le groupe le plus large dans lequel


figure une bonne partie des artistes « néo » est celui de la figuration libre.
Désignation qui n’est pas un programme, loin de là, mais recouvre plutôt
une « attitude ». Celle du spontanéisme. De l’expression individuelle. À
partir de la bande dessinée, de la publicité, des cartoons, sur des supports
hétéroclites : toiles libres, affiches, cartons de récupération, vieux bidons,
par larges empâtements colorés, en mélangeant les techniques (la
formulation « technique mixte » accompagne souvent les œuvres), collages,
pièces rapportées, déchirures. Les personnages ou les anecdotes sont
empruntés à la « culture populaire » et traités avec ironie, violence, anti-
intellectualisme, antihistoricisme, autodérision. Les personnages sont des
« bonshommes » comme dans les dessins d’enfants ; les animaux, de naïves
copies d’« images » dont les traits sont poussés.
Ce qui donne la touche de contemporanéité aux artistes de la figuration
libre, c’est l’utilisation de la culture médiatique : leur naïveté picturale, en
effet, s’arrête où commence la publicité. Plus exactement, comme le
souligne C. Millet : « Lorsque l’art emprunte à l’esthétique des médias, il se
prête particulièrement bien à son application médiatique. »79
Ici, comme chez Warhol, le contenu pictural est en étroite liaison avec la
structure de communication dans laquelle il se donne à voir et à circuler. De
même, l’axiome de la société de communication selon lequel un produit
doit circuler sur plusieurs médias trouve à se réaliser avec la figuration
libre : les couturiers, les fabricants de jouets, le design, le meuble sont des
commanditaires attentifs. Quant à la mise en scène médiatique de leur
travail, elle est cette fois bien réfléchie. On a donc un écho assourdi, car il
n’est plus provocant, de la pratique warholienne des réseaux.
Dans les installations – que l’on pourrait verser au compte de la
figuration libre en tant que pratique éclectique –, l’activité artistique
intervient comme dispositif théâtral. Il s’agit moins, comme le terme
« installation » l’indique, de critiquer le lieu institutionnel, à la manière
d’un Buren, que de s’y installer pour cause de « mise en vue » et
d’intégration ; retournant à l’illusion perspectiviste, l’installation ouvre un
espace de représentation dans lequel se produisent des objets d’art80. Ici
peuvent se jouer n’importe quelles scènes : soit la mise en perspective
d’espaces en tension, soit la scène domestique dérisoire de la vie
quotidienne, du bureau, ou de l’atelier du peintre, ou encore du lieu
d’exposition, ainsi ouverts à la transparence81. C’est l’environnement de
l’activité artistique qui est alors communiqué, selon une des lois du réseau :
le message est de moindre importance que la mise en vue du réseau lui-
même.

B) Action painting, Bad painting, Actionnisme viennois, Art biotech. –


Une autre réaction au conceptualisme, c’est le retour au corps, qui se fait
nettement jour dans l’art contemporain. Référence au geste, au corps, et à
son environnement direct82. Le corps dans la ville contemporaine est nié,
rejeté, neutralisé, fonctionnalisé à outrance ; il n’est qu’une pièce dans un
jeu abstrait, dans une vaste machine à dévorer l’énergie. L’artiste réclame
alors un « droit au corps », à l’émotion charnelle, dût-elle passer par la
souffrance – le Body Art met en scène le corps torturé de l’artiste83 –,
l’inacceptable, le laid, le sale, voire le hideux. Comme tout corps, dont elle
serait l’expression, l’œuvre est éphémère, elle fraye avec le scatologique, le
déchet, l’ordure. Quant à l’art biotech, il utilise les ressources de la
génétique, la chirurgie de la greffe, le clonage, pour créer de nouveaux
« techno-corps ». Art-orienté-objet propose ainsi à des collectionneurs des
autoportraits biotechs à se faire greffer. Orlan cultive des cellules de sa
propre peau dans des bio-réacteurs en les hybridant à celles d’un donneur
noir.
Si, pour tous les mouvements que nous venons de décrire, le réseau de
communication est tout à fait important et entre dans le jeu de l’art comme
acteur à part entière, jusqu’à effacer quelquefois et l’œuvre et l’auteur, c’est
avec l’art sociologique, communicationnel et relationnel que le dispositif
réseautique occupe la place prééminente, essentielle : le dispositif de
relations (qu’elles soient traditionnelles ou technologiques) devient lui-
même œuvre.

C) Art du réseau, Art sociologique, communicationnel, esthétique


relationnelle
Un art du réseau : le mail art. – Le réseau de communication apparaît en
tant que tel avec le mail art. Le support postal est utilisé comme réseau
d’acteurs. Les envois se font entre artistes ou entre artistes et destinataires
anonymes, et construisent un tissu d’événements. Cet échange permet de
construire une œuvre à plusieurs voix, perturbant ainsi la notion d’auteur
unique ; le temps de la production est mis en évidence ; la référence,
questionnée84. Lié à la transmission, le mail art met l’accent sur
l’importance contemporaine de l’information et sur la nécessité de
constituer des réseaux. Sur le versant proprement artistique, l’activité
textuelle du mail art est souvent proche de l’art conceptuel. Dans la même
lignée, le copy art utilise des systèmes plus sophistiqués – photocopieurs,
télécopieurs et générateurs d’images vidéographiques et infographiques. Ce
sont là des outils de composition d’images et de transmission qui court-
circuitent – jusqu’à un certain point – le système traditionnel de
l’exposition. Le musée devient alors un « écran d’affichage du virtuel, le
point d’émergence de l’organisme diffus et réticulaire de la création »85.
L’art vidéo s’empare des possibilités qu’offre la mise en réseau de
moniteurs pour jouer sur le système que présente la liaison
observateur/observé, c’est-à-dire la relation du spectateur à l’œuvre, le jeu
de miroirs des images entre elles, sur les données relationnelles de l’espace-
temps. L’installation d’écrans vidéo et de sculptures mis en écho délimite
un espace où le réel et la fiction se côtoient et s’interpénètrent. L’œuvre, ce
n’est plus l’image produite, mais plutôt l’installation ou, pour être précis, le
dispositif d’installation « vidéo ». « Plus qu’une simple organisation
technique, le dispositif met en jeu différentes instances énonciatrices ou
figuratives, engage des situations institutionnelles comme des procès de
perception. »86
Avec l’art communicationnel, on entre plus avant dans l’utilisation du
réseau multimédia. En intervenant sur des réseaux existants comme la
télévision hertzienne, le satellite, la radiodiffusion, la transmission
téléphonique, ce ne sont plus les outils qui sont la source de production
d’œuvres, mais la transmission déjà là (une sorte de ready-made invisible).
Le propos est de rendre « visible » l’invisibilité du régime réseautique. Les
interventions viennent brouiller l’évidence d’une transparence de
l’information et rendent critique un univers de communication qui paraît
aller de soi. Si nous vivons à notre insu dans un monde livré aux
transmissions plus ou moins machiniques, pour ne pas dire machinées, l’art
communicationnel nous invite à en prendre conscience, avec un accent
souvent satirique, presque dadaïste : c’est un art sociologique, critique. En
1982, à la Biennale de Paris, Don Foresta reçoit les images par téléphone
des États-Unis ; en 1983, avec la plissure du texte, Roy Ascott expose son
projet d’échanges planétaires. Fred Forest, qui avait lancé le mètre carré
artistique (on achète un mètre carré de terrain dit « artistique » et on entre
ainsi dans la sphère de l’art, on devient un artiste), lie appareils techniques,
médias traditionnels et réseaux numériques. Ce qu’il diffuse ainsi par tous
les canaux existants, ce sont les canaux eux-mêmes ; il donne ainsi une
visibilité à la sphère invisible des liaisons cybernétiques87.
L’art relationnel se rapporte à l’art communicationnel, mais avec un
accent « happening » plus marqué : il interpelle la relation du public avec
l’œuvre dans des mises en scène dont le public est, dans une certaine
mesure, l’auteur88. Fabrice Hybert ouvre pour quelques semaines
l’Hybertmarché (ARC-musée national d’Art moderne de la ville de Paris,
1995), un vaste marché aux puces où les visiteurs peuvent se procurer à prix
coûtant toutes sortes d’objets. Rirkrit Tiravanija reconstitue, en 1996, son
appartement de Manhattan dans la Kunstverein de Cologne. Chacune des
pièces (cuisine, salle de bains…) est opérationnelle et peut être utilisée
vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les visiteurs. Massimo Guerrera
offre aux visiteurs du Salon de l’agglomérat, organisé en 1999 à la galerie
Clark de Montréal, des objets en céramique enrobés de sucre d’orge. Ces
« suçons de transmission » sont dotés d’une, de deux ou de trois
embouchures, suggérant des usages individuels ou multiples. Nadine
Norman organise, en 1999, l’événement Call Girl au Centre culturel
canadien de Paris. Une petite annonce publiée dans la rubrique
« Rencontres » des grands quotidiens français invite le lecteur à prendre
rendez-vous avec une hôtesse pour une séance d’une demi-heure « 100 %
dialogue ». Le Centre culturel canadien reçoit jusqu’à 300 appels par jour.
L’agenda des quatre hôtesses (en fait, des actrices) déborde.

D) L’exposition comme art. – Le centre de gravité des œuvres basculant


nettement vers le dispositif et le processus de production, le concept
d’exposition devient central. C’est à partir de l’exposition que se
répartissent les rôles et se distribuent les valeurs89.
Pour certains esthéticiens actuels, l’histoire de l’exposition se confond
pratiquement avec celle des œuvres, bien plus, elle est l’œuvre. L’art est
l’histoire de son exposition, puisque c’est l’exposition qui est condition
essentielle de la valeur qu’on lui accorde. À partir de cette constatation, on
voit se dessiner le rôle du commissaire d’exposition, rôle qui devient
prépondérant sur la scène de l’art, relègue au second plan celui de
conservateur et s’autorise même du titre d’auteur à part entière90.
L’exposition, devenue ainsi la pierre angulaire –, ce qui reste encore – de
l’édifice de l’art, n’a nullement besoin d’un complément d’objet : elle peut
ne rien montrer ou montrer qu’il n’y a rien. Les exemples d’expositions
« vides » ou du vide ne manquent pas91. Le thème du vide est omniprésent
et presque obsessionnel dans les pratiques et les commentaires actuels.
Avec ces dernières transformations, le site esthétique est profondément
ébranlé, il pourrait bien se réduire à quelques aspects seulement de l’aire
artistique : les commentaires des critiques d’art, ceux des historiens et des
théoriciens de l’art. Trois aspects principaux attestent la présence du régime
de communication technologique accélérée auquel ce site est soumis :

– la fusion des domaines et celle des acteurs, des supports, genres et


styles qui rend difficile l’identification des œuvres et des auteurs et engage
dès lors l’effacement des artistes en tant qu’artistes et la disparition de
l’œuvre92.
– la nécessité d’une exposition permanente et multi-support portée par la
prééminence du mode de circulation en réseau, qui exige le renouvellement
(dit « rajeunissement » des systèmes) et la présentation ubiquitaire, ceci
allant de pair avec la disparition ou l’effacement progressif des modes de
communication plus traditionnels ;
– l’externalisation – mondialisation oblige – qui devient une nécessité
commerciale et industrielle de partage de risques, touche aussi le site de
l’art ; une œuvre se garde vivante à la condition de s’externaliser en
produits dérivés (la « jocondisation » d’objets ordinaires), de pouvoir être
dupliquée (le musée du Louvre à Dubai) et réinterprétée (le Don Quichotte
réécrit) dans des formes de plus en plus éloignées du point de départ.

3. L’art et le numérique, un nouvel espace. – Le dernier avatar de l’art


contemporain pourrait bien ébranler plus profondément encore le site
esthétique et porter un coup à l’idée même d’une esthétique possible : ce
qu’il est convenu d’appeler « art numérique » parfait le travail de sape
commencé par l’introduction des technologies communicationnelles dans le
domaine artistique.
Définir un « art numérique » est une entreprise délicate qui comporte au
moins deux volets :

1/ d’une part, on peut désigner ainsi toute pratique qui utilise l’outil
informatique pour la production d’une œuvre – et dans ce cas, toute
pratique artistique actuelle relèverait donc du numérique de la toile étant
considérée comme une galerie accueillante, sans contrainte et au large
spectre de diffusion (publicité, annonces, présentation sur le Web). Ici,
l’artiste dit « numérique » est plutôt un auteur numérisé, il reste dans les
marques conventionnelles de l’esthétique, et n’utilise les services
informatiques qu’en soutien et complément de son activité ;
2/ d’autre part, l’artiste numérique peut engager une activité spécifique
au genre de support qu’est l’informatique et produire selon ses règles,
transformant ainsi les schémas mentaux qui orientent la perception. En
effet, la structure spatio-temporelle du lieu d’exercice (le réseau ou « Net »)
s’éloigne du schéma perceptif que nous utilisons quotidiennement. Car, si
les a priori esthétiques sont mis à l’épreuve, ce sont surtout les a priori
formels qui engagent l’appréhension de la réalité qui sont bouleversés, ce
qu’on tend généralement à ignorer ou à sous-estimer.

Tentons de pointer les différents traits constitutifs de ce nouvel espace et


les conséquences pratiques qu’ils entraînent.

A) Présence et réalité. – L’art numérique utilise comme support un


espace doté de diverses propriétés, dont la principale est qu’il échappe à la
stabilité, à la mise en présence pérenne. Le réseau de communication,
constitué de liens invisibles, n’est rendu manifeste que par un protocole, un
dispositif de mise en route qui permet de visualiser un résultat, pour un
moment.
Ainsi, la « réalité », ensemble d’objets à qui nous attribuons
spontanément la qualité d’évidence sensible et qui semble subsister de
manière autonome en dehors même de notre présence, devient sujette à
disparition et apparition, tandis que la qualité tactile des objets réels, qualité
qui en est généralement le signe, est absente. Ce qui est présent ne l’est qu’à
certaines conditions, et sous certaines contraintes techniques. Présence
soumise à des codes d’accès, à des protocoles dont, en tant qu’utilisateurs,
nous ne connaissons pas la formule. Cet espace ainsi retiré du monde de nos
réalités et certitudes concernant les objets quotidiens n’est cependant pas
irréel. Ce n’est pas un non-espace, c’est un espace autre, dont l’existence est
indépendante de sa réalité.

B) « Virtuel ». – Le terme désigne cette forme d’existence qui n’est


« réelle » que momentanément. Le terme devenu d’un usage courant
s’entend de plusieurs façons et désigne une simple possibilité, des projets
en attente de réalisations, des fantasmes, une force latente, voire une vertu
cachée. Il a cependant un sens précis que lui confère le processus
informatique : le virtuel caractérise en effet l’aire d’extension des
applications d’un logiciel, qui ne sont pas en activité pour le moment, et
devront soit être activées, soit non. Cette aire d’extension permet toutes
sortes d’opérations qui peuvent se dérouler dans un temps extrêmement
bref, pour ainsi dire instantanément. En ce sens, le virtuel existe réellement
et n’a rien de caché : c’est le réservoir de tous les possibles.
C) « Interactivité ». – Employé trop fréquemment, le terme a perdu de sa
précision et désigne souvent la simple interaction, soit n’importe quelle
activité d’échange entre deux ou plusieurs partenaires. Cependant, dans le
langage du Web, « interactivité » désigne une propriété de l’espace virtuel,
qui consiste en ce que toute sollicitation de la part de l’usager transforme
l’objet de la demande et la demande elle-même, produisant alors un autre
objet ; processus répétable à l’infini et avec un nombre indéterminé et
théoriquement infini d’intervenants. (Les jeux sur l’espace virtuel – que
l’on appelle improprement jeux vidéo – sont des jeux interactifs qui peuvent
se modifier selon les interventions des joueurs.)

D) Attribution et légitimité. – À cela vient se joindre l’embarras de


l’attribution : à qui vont les droits d’auteur ? Peut-il y avoir des copyrights
pour une œuvre où tout le monde peut participer et qui change à mesure de
l’activité des internautes ? À l’opposé, peut-il y avoir copy left, c’est-à-dire
libre accès, pas de droits ? Juridiction hésitante, débats. L’idéologie des
pionniers du numérique les porte vers l’accès libre… avec des nuances. La
tendance est à se libérer des serveurs ; au lieu d’avoir recours à un serveur
central qui redistribue l’information, on cherche à contacter l’ensemble du
réseau en allant de port à port (peer to peer ou P2P). La chose paraît
techniquement possible mais suscite bien des résistances et des débats93.
Le marché, auquel le numérique pensait pouvoir échapper, refait surface
avec le passage obligé par des serveurs aussi gourmands qu’omnipotents.
La lutte entreprise naguère par le land art pour se libérer des galeries se
répète ici sur le réseau cybernétique. Avec cependant un important
changement d’échelle – le réseau est « planétaire » – et l’élargissement du
domaine, car l’art n’est pas seul concerné, toutes les activités qui passent
par le réseau sont soumises au même impératif.
Ces traits caractéristiques de l’espace du Web créent une situation à part
pour l’œuvre : pas de présence, mais une téléprésence, pas de support
stable, pas d’œuvre achevée, pas d’auteur unique, pas d’authenticité –
projet-exécution-exposition-diffusion ne font qu’un.
Le temps joue une partie jusque-là inconnue : ce n’est plus une durée,
mais ce n’est pas non plus une mesure du mouvement, puisque le
mouvement est instantané. Avec le temps dit réel (« un clic et cette image
est à vous »), le concept d’exposition pourtant nouvellement
reconceptualisé, comme les notions de galerie ou de musée, ou celles de
marchand et de collectionneur, sont à revoir entièrement. La e-
consommation a transformé l’ancien régime de consommation d’un l’art dit
« moderne », comme aussi bien la e-production et la e-exposition
permanente, avec blogs et pages Facebook, rendent obsolètes les procédures
de mise en place de la scène artistique93.

E) Une esthétique impossible ? – Tous ces caractères embarrassent, on le


croira aisément, ceux qui ont à commenter, soutenir, juger l’activité
artistique : peut-on dire que les œuvres numériques appartiennent à la
sphère de l’esthétique, doit-on les tenir écartées ? Ou encore, comment en
parler ? Les œuvres, jusqu’à l’arrivée de ces productions de l’art computer,
pouvaient être décrites – une part du travail du critique consistait en une
description des œuvres. Elles étaient là, dans une stabilité que venaient à
peine troubler les installations éphémères ou les effacements d’objets. Avec
le numérique, ce que le critique doit décrire, ce n’est pas l’image, résultat
passager – avatar – d’un processus, mais le processus d’élaboration lui-
même, qui exige une connaissance des procédures mises en place, un
vocabulaire et une grammaire qui échappent au non-initié. Or, sans critique
ni commentaire, l’œuvre échappe au site esthétique. C’est le discours de
l’esthétique qui construit une aire de validité pour les œuvres, en posant
règles, exigences, critères ; ce faisant, l’esthétique produit une norme
perceptive – les façons de voir, d’appréhender de distinguer et de juger sont
ainsi formatées.
L’absence de ces discours, de cette validation signifie-t-elle alors que
nous quittons définitivement le monde de l’esthétique ? Ou bien qu’il va
falloir inventer une autre esthétique ? D’autres critères, d’autres formes de
jugement, pour d’autres objets ?

4. Un art cognitif. – Au-delà des jugements sur les formes, des


classements et des valeurs requises par une esthétique, s’active
nécessairement une certaine forme de perception du divers sensible. Dans
nos traditions culturelles, au sens de structure d’appréhension du monde,
nous comptons sur deux a priori que nous ne mettons pas en cause :
l’espace et le temps. Nous sommes si habitués à la forme que nous leur
donnons et à la manière dont ils encadrent nos expériences que nous ne
pensons pas qu’ils puissent revêtir d’autres formes que la succession (pour
le temps) et l’étendue (pour l’espace). D’autre part, au titre de nos
expériences sensibles, les œuvres d’art participent à cette acculturation :
elles nous montrent ce que nous devons voir et comment le voir. Un tableau
de paysage impressionne non seulement notre rétine, mais aussi nos
schèmes mentaux. Un exemple : le perspectivisme des peintres du
Quattrocento a construit pour nous un schéma perceptif auquel nous avons
du mal à échapper. C’est dans cette structure que nous avons jusqu’ici
présenté l’art moderne et contemporain, c’est dans cette structure qu’artistes
et spectateurs jouent leur partie.
Or, pour l’espace cybernétique, cette structure n’est pas opérante :
l’espace et le temps ne présentent pas le nouage qui caractérise les formes a
priori de l’expérience.
En effet, le cyberespace échappe aux définitions de l’étendue (abstraite)
comme du lieu (concret, enraciné), c’est un entre-deux difficile à cerner, fait
de points discontinus (les nœuds du réseau) et de flux instables, qu’on ne
peut cartographier ; quant au temps, appelé « temps réel » dans l’idiome des
internautes, c’est un temps compressé, qui n’est pas perçu en succession
mais en simultanéité : il ne peut nombrer le mouvement (ce qui en est la
définition classique), puisque, à chaque sollicitation du demandeur, il est
répondu instantanément. La perspective qu’ouvraient la succession de plans
dans l’espace du tableau renaissant et leur succession dans le temps cède
devant des perspectives numériques – la profondeur de champ numérique
correspond à la logique spécifique des flux d’informations orientés.
Dans cette version de l’art numérique, qui prend en compte les données
spatio-temporelles d’un support logique largement inconnu, c’est de
recherche qu’il s’agit. La tentation « formelle » est radicalement étrangère à
ce type de pratique qui s’apparente davantage à une heuristique et participe
du matériel de laboratoire, une sorte d’ouvroir, en somme.
Comme il l’a été à la Renaissance, l’art devient une heuristique, une sorte
de missile ayant pour tâche d’explorer un continent.
Bibliographie

Ouvrages

Duchamp du signe, Flammarion, rééd., 1991.


Marcel Duchamp, ingénieur du temps perdu, Entretiens avec Pierre
Cabanne, Belfond, 1967.
Ardenne P., Un art contextuel, Flammarion, 2004.
Becker H. S., Les Mondes de l’art, Flammarion.
Boissier J.-L., La Relation comme forme, Genève, Mamco, 2004.
Bouriaud N., Postproduction, Les Presses du réel, 2003.
Cauquelin A., Petit traité d’art contemporain, Le Seuil, 1996.
–, Le Site et le Paysage, PUF, 2e éd., 2007.
Cometti J.-P., L’Art sans qualité, Ferrago, 1999.
Cometti J.-P., Morizot Jacques, Pouivet Roger, Questions d’esthétique, PUF,
2000.
Costa M., Il sublime tecnologico, Edisud, 1990.
–, Arte contemporanea ed estetica del flusso, edizioni Mercurio, 2010.
Couchot E., La Technologie dans l’art, Éd. Jacqueline Chambon, 1998.
–, Des images, du temps, des machines, Actes Sud, 2007.
Duve T. de, Résonances du ready-made, Éd. Jacqueline Chambon, 1989.
Glicenstein J., L’Art, une histoire d’exposition, PUF, coll. « Lignes d’art »,
2009.
Lyotard J.-F., La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Éd. de
Minuit, 1979.
Miller C., Le Critique d’art s’expose, Éd. Jacqueline Chambon, 1993.
Moulin R., Le Marché de l’art, Éd. de Minuit, 1967.
Poinsot J.-M., L’Atelier sans mur, Art Édition, 1991.
Sandler I., Le Triomphe de l’art américain. Les années 1960, Éd. Carré,
1990.
Tiberghien G., Le Land Art, Éd. Carré, 1992.
White H., C., La Carrière des peintres au XIXe siècle, Flammarion, 1991.

Ouvrages collectifs

Art media X, sous la dir. de Mario Costa, Fred Forest, L’Harmattan, 2011.
Dictionnaire des arts médiatiques.
Esthétique des arts médiatiques, sous la dir. de L. Poissant, Presses de
l’université du Québec, 1995.

Articles de revues

Moulin R., « Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques


contemporaines », in Revue française de sociologie, XXVII-3, 1986.
Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 18, 1987, Art contemporain
et musée, n° 19-20, 1987 ; Moderne, modernité, modernisme, n° 22,
1987, Après le modernisme.
La Mise en scène de l’art contemporain, Actes du colloque de Bruxelles
octobre 1989, Les Éperonniers, 1990.
Artstudio, n° 8, Spécial Warhol, 1989.
Revue d’esthétique, n° 25, 1994, Les Technimages, n° 39, 2001 ; Autres
sites, nouveaux paysages, n° 44, 2003 ; Les Artistes contemporains et la
philosophie.
Dis voir, Technologies et imaginaires, 1990.
Art Press, n° numéro spécial, Nouvelles technologies, un art sans
modèles ?, 1991.
Images numériques, l’aventure du regard, Presses universitaires de Rennes,
1997.
Notes
1
Le nombre important d’ouvrages et d’articles de revues consacrés à la mise
en place des notions de moderne, de modernisme, de modernité et de
postmodernisme atteste l’embarras de l’analyse. Pour mémoire : H.
Meschonnic, Modernité, modernité, Verdier, 1988 ; Les Cahiers du musée
national d’Art moderne, n° 19-20, juin 1987, et n° 22, décembre 1987 ; A.
Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Le Seuil, 1990.
2
Voir H. R. Jauss, « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience
d’aujourd’hui », in Pour une esthétique de la réception, Gallimard, 1978.
3
J. Baudrillard, La Société de consommation, Gallimard, 1970.
4
Héraclite, frag. 91, trad. Bollack.
5
J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe,
Gallimard, 1972.
6
H., C. White, La Carrière des peintres au XIXe siècle, 1965 ; trad. franç.,
Flammarion, 1991, p. 157.
7
Ibid.
8
« La promenade du critique influent », Anthologie de la critique d’art en
France, 1850-1900, textes réunis et présentés par J.-P. Bouillon, N.
Dubreuil-Blondin, A. Ehrard, C. Naubert-Riser, Hazan, 1991, p. 100.
9
« La promenade du critique influent », op. cit., p. 283 et sq.
10
F. Fénéon, « Définition du néo-impressionnisme », L’Art moderne, mai
1887 ; « Les néo-impressionnistes », L’Art moderne, avril 1988. Voir aussi
Au-delà de l’impressionnisme. Fénéon, textes présentés par Françoise
Cachin, Hermann, 1966.
11
G. Apollinaire, Les Peintres cubistes, 1913, Hermann, 1965, 2e éd.,
Hermann, 1980.
12
R. Passeron, Histoire de la peinture surréaliste, Librairie générale française,
1968.
13
E. Valdman, Le Roman de l’École de Nice, La Différence, 1991.
14
Interview de César, in Le Roman de l’Ecole de Nice, op. cit.
15
Voir E. Kris, O. Kurt, L’Image de l’artiste, Rivages, 1979, et Martin
Warnke, L’Artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, Éd. de la
Maison des sciences de l’homme, 1989.
16
Boime, « Les hommes d’affaires et les arts en France au XIXe siècle », in
Actes de la recherche en sciences sociales, n° 28, juin 1979.
17
H., C. White, La Carrière des peintres au XIXe siècle, op. cit.
18
Dario Gamboni, « L’iconoclasme contemporain, le goût vulgaire et le “non-
public” », in Sociologie de l’art. Colloque international Marseille 13-
14 juin 1985, Ed. Raymonde Moulin, Paris, La Documentation française,
1986, p. 285-295, 2e éd, 1999.
19
Nathalie Heinich, « La sociologie et les publics de l’art », in Sociologie de
l’art, op. cit. ; La Sociologie de l’art, La Découverte, coll. « Repères »,
2001.
20
Sur le réseau, A. Cauquelin, « Concept pour un passage », in Quaderni, n°
3, 1988. Daniel Parrochia, Philosophie des réseaux, PUF, coll. « La Politique
éclatée », 1993. Pierre Musso, Critique des réseaux, PUF, coll. « La
Politique éclatée », 2003.
21
Il faut ici éviter de confondre nomination et nominalisme. Le terme
« nominalisme » désigne une théorie philosophique bien précise, qui a son
origine dans la philosophie médiévale, et dont le prolongement actuel est
l’affaire de la logique. Le nominalisme concerne bien les noms, mais sa
visée est de marquer la rupture entre ce qui appartient à l’essence et ce qui
appartient à l’existence : toute réalité est déniée aux concepts abstraits et
seuls les individus (objets ou êtres) sont reconnus exister.
22
J. Searles, L’Intentionnalité, Éd. de Minuit, 1988 ; L’Invention de la réalité,
dirigé par P. Watzlawick, Le Seuil, 1985 ; La Nouvelle Communication,
textes recueillis et commentés par Y. Winkin, Le Seuil, 1981. Voir les
travaux d’Austin, de Searles, de l’École de Palo Alto, dont le chef de file, P.
Watzlawick, intitule un de ses essais : La Réalité de la réalité.
23
L. Sfez, Critique de la communication, 2e éd., Le Seuil, 1990, p. 379 et sq.
24
R. Moulin, « Le marché et le musée, la constitution des valeurs artistiques
contemporaines », in Revue française de sociologie, XXVII-3, juillet 1986.
25
R. Moulin, art. cité.
26
F. Latraverse, « L’amour de l’art », in ETC, n° 16, Montréal, 1991.
27
Y. Michaud, L’Artiste et les Commissaires, Jacqueline Chambon, 1989.
28
La promenade du critique influent, op. cit.
29
La Mise en scène de l’art contemporain, Actes du colloque de Bruxelles,
octobre 1989, Les Éperonniers, 1990.
30
Déjà en 1972, L. Alloway avait signalé et décrit cette caractéristique sous
l’expression de role blurring. Voir « Network : the Art World Described as a
System », Artforum, septembre 1972, p. 28-32.
31
Pour une analyse détaillée du Kunst Kompass, voir Annie Verger, « L’art
d’estimer l’art. Comment classer l’incomparable ? », in Actes de la
recherche en sciences sociales, nos 67-68, mars 1987, p. 105-121.
32
H. Cueco, P. Gaudibert, « Il faut être international ou rien... », in L’Arène de
l’art, Galilée, 1988.
33
R. Moulin, art. cité, mais aussi bien La Mise en scène de l’art
contemporain, op. cit., et L’Artiste et le Peintre, sous la direction de E.
Wallon, PUG, 1991.
34
Jeff Koons, par exemple, assure ainsi un « coup » tous les ans, quelque
chose d’assez visible pour être repris dans les médias : son mariage avec la
star porno italienne et députée radicale Cicciolina, le déplacement et le
remplacement d’un monument kitch (en bronze) de Munster par son double
en inox... International par les lieux d’intervention et par la publicité des
coups. Voir la revue Art Press, n° 51, octobre 1989.
35
Buren est un bon exemple de cette ubiquité des rôles.
36
R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Le Seuil, 1963.
37
Après Breton, « Le phare de la mariée », dans Le Surréalisme et la
Peinture, Gallimard, 1965 ; Les entretiens avec Marcel Duchamp, de Pierre
Cabanne, sous le titre Marcel Duchamp, ingénieur du temps perdu, Belfond,
1967, réédité en 1977 ; Jean Clair, Duchamp ou le Grand Fictif, Galilée,
1975 ; J.-F. Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, Galilée, 1980 ; Un
colloque de Cerisy sur Duchamp, UGE, « 10/18 », 1979. De Thierry de
Duve, Le Nominalisme pictural, Minuit, 1984 ; Résonances du ready-made,
Jacqueline Chambon, 1989 ; Cousus de fils d’or, Art Éd., 1990 ; Jean
Suquet, Le Grand Verre rêvé, Aubier, 1991. D’autre part, les textes de
Duchamp sont réunis sous le titre Duchamp du signe, Flammarion, 1975.
38
Duchamp du signe, p. 46.
39
Il peindra cependant une dernière toile Tu m’pour Katherine Dreier en 1918,
coll. « Yale University », Art Gallery.
40
« Dada fut très utile comme purgatif », Duchamp du signe, p. 173.
41
Le Pour comprendre les médias de McLuhan est de 1964... Ses
propositions, devancées, de loin, par celles de Duchamp, ont fait le
consensus des artistes des années 1960.
42
Entretien avec Pierre Cabanne, p. 136 et sq.
43
Duchamp du signe, p. 49.
44
Entretiens avec G. Charbonnier, RTF, 1961, et avec Katherine Kuh, cité par
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit.
45
Entretiens avec Pierre Cabanne, p. 93.
46
Irving Sandler, Le triomphe de l’art américain. Les années 1960, Éd. Carré,
p. 88-89.
47
Selon Goldin, Kushner, « Conceptual Art as Opera », Art News, avril 1970 :
« La contribution de l’art conceptuel est probablement une réflexion sur la
signification de l’art, et non sur son aspect formel... Nous avons à peine
commencé à nous demander comment l’art absorbe les idées et en quoi
celles-ci contribuent à sa signification. »
48
En 1962, Warhol installe son atelier dans un loft, au 321, East Forty-seventh
Street, à New York ; il baptisera le lieu the factory. « C’est un monde à lui,
aux murs recouverts de feuilles d’argent, et peuplés de célébrités, de
supersnobs et d’inadaptés... » (Sandler, op. cit., p. 189). Par la suite, la
factory déménagera au 860, Broadway.
49
Calvin Tomkins, cité par Irving Sandler, « Le triomphe de l’art américain.
Les années 1960 », op. cit., p. 113.
50
Sur les contradictions de la critique, imitant les contradictions de Warhol,
voir les articles dans Artstudio, n° 8, 1988 : Spécial Warhol, et dans les
Cahiers du musée national d’Art moderne, n° 3, 1990 (Warholiana). Entre
autres, voir Jean Baudrillard parlant de machine ; Bruno Paradis, de
technique au double visage ; Bernard Marcadé, de jouissance différée et de
mise en abyme ; Démosthènes Davvetas, de contradiction.
51
C’est pourquoi, si Oldenburg ou Rosenquist ont eu leur heure de gloire, ils
n’ont pas connu l’effet Warhol ; en effet, ce qui les occupe encore, c’est la
place des formes, du contenu de leur message, de leur insertion dans
l’histoire de l’art de leur époque. Warhol, lui, ne parlera que d’inscription
sociale et de duplication, en évitant soigneusement toute idée d’originalité
ou de profondeur. Il parlera de lui non comme sujet-auteur, mais comme
d’un nom associé à un visage.
52
Interview de Leo Castelli, Artstudio, n° 8.
53
Il s’agit d’autoréférence : le message se renvoie à lui-même, sans signifier
autre chose que sa simple présence sur le circuit. Ainsi, pour prendre
l’exemple classique : « Cette phrase a 28 lettres » ne signifie rien
d’extérieur à elle-même, ne renvoie qu’à sa simple présence.
54
« L’objet n’est que support du nom, propagation compulsive d’une
signature » (Luc Lang, « Trente Warhol valent mieux qu’un », inArtstudio,
n° 8, 1988, p. 42).
55
En 1965, à l’Institute of Contemporary Art de Philadelphie, une horde de
teen-agers en folie envahit l’exposition. Il fallut enlever les tableaux.
56
The Philosophy of Andy Warhol, Penguin Books Gb, 2007, p. 92.
57
Irving Sandler, « L’artiste homme du monde », Le triomphe de l’art
américain, chap. IV.
58
R. Moulin, « Le marché et le musée, la constitution des valeurs artistiques
contemporaines », Revue française de sociologie, XXVII-3, 1986.
59
Claude Berri rencontre Leo Castelli, édité par Ann Hindry, Renn, 1991.
60
Illeana Sonnabend à Paris, puis Daniel Templon et Yvon Lambert. Paul
Maenz en Allemagne, Paul Mayor à Londres. Margo Leavin, Jim Corcoran
et à Los Angeles, Dan Weinberg.
61
Claude Berri rencontre Leo Castelli, op. cit., p. 69.
62
Voir à ce propos J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le
savoir, Éd. de Minuit, 1979 ; Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée,
1986 ; Henri Meschonnic, Modernité, modernité, op. cit.
63
M. Baxandall, Formes de l’intention, J. Chambon, 1991.
64
H. Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ?, J. Chambon, 1991.
65
S. Alpers, Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent, Gallimard, 1991.
66
J. Kosuth, « Art after Philosophy », in L’Art conceptuel, une perspective,
Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1990. Voir aussi C. Millet, Le
Montant de la rançon ; C. Francblin, « L’art conceptuel entre les actes », in
Art Press, n° 139, septembre 1989, et Louis Cummins, « L’art conceptuel
peut-il guérir de la philosophie ? », in Parachute, n° 61, 1991.
67
Catherine Bédard, Gérard Collin-Thiébaut, in Parachute, n° 61, 1991.
68
Voir Daniel Buren, Michel Parmentier, Propos délibérés, Bruxelles, Art
Édition, 1991.
69
Ibid., p. 86.
70
Voir La Nouvelle Revue d’esthétique, n° 7, mai-juin 2011, (in)actualité de
la peinture, Dossier Claude Rutault.
71
Les travaux de Stella, le premier, selon Leo Castelli, à avoir travaillé les
formes minimales d’objets fabriqués, ceux de Robert Ryman, comme ceux
d’Ad Reinhardt, Carl Andre, de Sol LeWitt ou de Brice Marden en portent
témoignage. Un exemple, les travaux de Sol LeWitt s’accompagnent
d’annotations placées à côté de ses dessins, telles : « 10 000 droites de 20
cm de long, sécantes. 10 000 droites de 20 cm de long, non sécantes. »
72
Art minimal II, cap. musée d’Art contemporain de Bordeaux, 1987, p. 14.
73
Voir J.-M. Poinsot, Support-Surface, Limage 2, 1983.
74
Voir Land art, Gilles Tiberghien, Carré, 1992. Voir aussi les écrits de Robert
Smithson.
75
L’aspect « écologique » de ces actions, critique de l’environnement
industriel et retour à la nature, en même temps que la critique des espaces
institutionnels sont parmi des composantes du land art les plus aisément
repérables, mais non les plus importantes.
76
Richard Serra, cité par C. Frankblin, « Une image en transit », in Les
Cahiers du musée national d’Art moderne, n° 27, 1989.
77
Carl Andre, cité par Thierry de Duve, Ex situ, in Les Cahiers du musée
national d’Art moderne, n° 27, 1989.
78
Déambulatoire présenté en 1985.
79
Catherine Millet, L’Art contemporain en France, Flammarion, 1987, p. 232.
80
B. Marcadé, « L’in situ comme lieu commun », Art Press, n° 137, 1987.
81
René Payant, « Une ambiguïté résistante : l’installation », in Parachute, n°
39, 1985.
82
Voir, parmi les nombreuses parutions concernant le corps Dictionnaire du
corps, dir. M. Marzano, PUF, 2006, H. P. Jeudy, Le Corps et ses stéréotypes,
Circé, 2001.
83
Maud Benayoun, « L’actionnisme viennois », in Dictionnaire du corps, op.
cit.
84
Voir les travaux de Jean-Noël Lazlo Correspondances, 1996-2007 (à
suivre).
85
J.-L. Boissier, « Machines à communiquer faites œuvres », in La
Communication, sous la direction de L. Sfez, PUF-Cité des Sciences, 1991.
86
Anne-Marie Duguet, Déjouer l’image. Créations électroniques et
numériques, Jacqueline Chambon, 2002.
87
Fred Forest, L’Œuvre. Système invisible, L’Harmattan, 2006, Voir aussi
Mario Costa, initiateur de cette esthétique en Italie, Le Sublime
Technologique, Lausanne, Iderive, 1994.
88
Nicolas Bourriaud définit ainsi l’art relationnel : « [un] ensemble de
pratiques artistiques qui prennent comme point de départ théorique et
pratique l’ensemble des relations humaines et leur contexte social, plutôt
qu’un espace autonome et privatif », (Esthétique relationnelle, Les Presses
du réel, 1998, p. 117).
89
Un grand nombre de travaux et de publications attestent actuellement la
place de ce concept dans l’art contemporain. Voir, entre autres : L’Art de
l’exposition, Éd. du Regard, 1998, Voir aussi le colloque Exposer : quelle
histoire ? !, Centre Pompidou, octobre 2004. Jérôme Glicenstein, L’Art, une
histoire d’exposition, PUF, coll. « Ligne d’art », 2009.
90
Sur ce point, voir le numéro 72 de la revue Esse, Montréal, printemps 2011,
intitulée Commissaires.
91
Voir, par exemple, l’exposition Vides, une rétrospective, MNAM, février-mars
2009.
92
Voir le n° 8 de la Nouvelle Revue d’esthétique, Novembre 2011 :
« Disparition de l’œuvre ».
93
Sur ce point, – voir le numéro 8 de la revue Marges, PUV, automne/hiver
2008 : L’Art à l’heure de la société de service.
www.quesaisje.com

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