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Piquillo Alliaga/62

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Texte établi par Maresq et Cie, Libraires, Vialat et Cie, Éditeurs (p. 285-290).


LXII.

l’édit.

Alliaga s’empressa de cacher son trouble ; mais le duc l’avait remarqué et lui en demanda la cause.

— Je pensais, répondit-il en balbutiant, à nos ennemis communs, au père Jérôme, à Escobar.

— À merveille, dit le duc ; nous nous en occuperons bientôt, et c’est par la main de leur complice, c’est par d’Uzède lui-même que je veux les punir et vous venger.

— Moi, monseigneur, je n’en demande pas tant.

— Et nous, nous vous devons bien cela, frère Luis Alliaga ; nous le disions tout à l’heure encore avec mon frère Sandoval ; aucun de ceux que nous avons gorgés d’or ou comblés de bienfaits ne nous a rendu autant de services que vous.

— En quoi donc, monseigneur ?

— N’est-ce pas vous qui m’avez prévenu de la trahison de d’Uzède mon fils et de ses complots avec Altamira et les pères de Jésus ? N’est-ce pas vous qui nous avez appris le premier la ligue du roi Henri et de la France contre l’Espagne ? N’est-ce pas vous enfin qui dernièrement nous avez sauvés du plus grand de tous les dangers ?

— Vous vous exagérez mes services, monseigneur.

— Non, nous ne savions plus à quel moyen avoir recours. Le roi était sourd aux observations du grand inquisiteur et aux miennes. Il était évident qu’Aïxa déciderait seule, désormais, des destinées du royaume, car Philippe ne voulait plus se guider que par les avis de la favorite ; c’est comme je vous le dis, mon frère, notre roi en perd la tête.

— En vérité ! répondit Piquillo en essayant de sourire.

— Et comme nous insistions, il nous avait quittés sans daigner nous répondre. Il nous avait laissés dans son cabinet et venait de s’élancer dans sa chambre, où la duchesse de Santarem l’attendait ! C’en était fait de nous, lorsque par une résolution audacieuse, par un coup de main intrépide et que je ne puis m’expliquer encore, vous l’avez enlevée.

— Qui vous l’a dit ?

— Nos affidés… ceux même que j’avais chargés de surveiller toutes les démarches de la duchesse et qui l’avaient suivie depuis l’hôtel de Santarem jusqu’à la porte du palais, sans oser tenter ce que vous avez si heureusement exécuté.

— J’avais, en agissant ainsi, monseigneur, dit Piquillo avec embarras, mon projet, mes idées, dont je n’ai pas cru devoir vous prévenir.

— Nous ne vous en faisons pas un reproche, s’écria vivement le duc ; dans cette affaire, comme dans les autres, vous ne dites rien, je le sais, mais vous agissez, cela vaut mieux. C’est comme dans celle pour laquelle vous venez aujourd’hui.

— Je vous apporte les deux millions de réaux…

— Je le sais.

— Que Delascar d’Albérique m’a dit de vous remettre.

— Je le sais, répéta le duc à demi-voix, et vous êtes trop notre ami, vous nous êtes trop dévoué pour vous rien cacher de cette affaire, dont vous devez partager toutes les chances avec nous.

— Je ne veux rien… je ne demande rien ! s’écria vivement Alliaga. À vous seul la gloire et la récompense d’une si noble entreprise.

— C’est ce que nous n’entendons point !… d’autant que chaque jour, à chaque instant, et par votre position auprès du roi, nous aurons besoin de vous. Nous ne pouvons rien sans votre concours.

— Il vous est acquis.

— Je le sais.

— Je suis prêt à vous seconder de tout mon pouvoir dans la tâche que vous avez entreprise… et qui maintenant, je l’espère, n’offre plus de difficultés.

— Au contraire ! de très-grandes. Cela devient plus compliqué que jamais.

— Comment cela ?

— Je vous dis tout à vous, parce que vous êtes non-seulement un homme d’exécution… mais un homme de bon conseil… J’ai promis à ce Delascar d’Albérique…

— Vous lui avez juré ! monseigneur.

— Je le sais bien.

— Il y compte.

— Et c’est bien là ce qui m’embarrasse.

— En quoi donc ? le traité qu’il propose est moins avantageux encore pour lui… que pour vous… et pour le pays !

— Certainement ! Aussi je ne demandais pas mieux que de l’exécuter… je le voulais même ; mais j’en ai parlé… à mon frère Sandoval, tout à l’heure, au palais de l’inquisition.

— Eh bien ! qu’est-il arrivé ?

— Ce qui est arrivé… dit le duc à demi-voix… le chapeau de cardinal pour moi !

— Pour vous, monseigneur !

— Oui, sans doute, la cour de Rome, qui me l’avait promis, me l’envoie… et quand le Vatican tient ses promesses, comment ne pas tenir les miennes ?

— Et celles que vous avez faites au Maure Delascar d’Albérique ?

— C’est vrai !.. mais vous comprenez, mon frère, qu’entre un Maure et le pape… on ne peut pas hésiter. C’est ce que m’a dit Sandoval ; c’est ce que le conseil suprême de l’inquisition n’a cessé de me répéter… C’est tromper Sa Sainteté, c’est manquer au serment que je lui ai fait ; c’est extorquer un chapeau de cardinal ; il y a de quoi me faire mettre au ban de la chrétienté… Il y va de mon avenir et de mon salut !

— Et l’avenir et le salut de l’Espagne, que l’expulsion des Maures doit ruiner à jamais ! et la prospérité que vous lui enlevez, et les richesses qui étaient promises !.. que dis-je ! assurées au pays et à vous !

— Et voilà justement, s’écria le duc, le point de la question. Il faudrait concilier tout cela, et Sandoval à trouvé un moyen.

— Lequel ?

— C’est là-dessus que je veux vous consulter, mon frère : d’abord pour avoir votre avis, ensuite pour que vous déterminiez le roi à l’adopter, dans le cas où il y aurait de sa part des indécisions, des hésitations qu’il n’avait jamais autrefois, et qui maintenant ne sont que trop fréquentes.

— Quel est ce moyen ? dit Alliaga.

— Le voici : les Maures nous font des propositions incroyables, fabuleuses !

— Je les connais.

— Ils nous offrent des sommes énormes.

— Et vous les refusez.

— Non pas ! nous ne consentirons jamais à ce que des capitaux aussi considérables sortent du royaume.

— À la bonne heure !

— Suivez alors le raisonnement de Sandoval : puisqu’ils nous offrent une part dans ces immenses richesses, c’est qu’ils les ont, c’est qu’ils les possèdent.

— Sans contredit.

— Eh bien ! en insérant dans l’édit de bannissement un article ainsi conçu : Les Maures seront expulsés du royaume, et leurs biens confisqués au profit de l’État…

— Que dites-vous ! s’écria Alliaga avec indignation.

— Je dis qu’on leur défendra, sous peine de mort, de rien emporter avec eux. C’est la rédaction que propose Sandoval, et qui concilie tout. Les Maures sont chassés, mais leurs trésors nous restent. Qu’en dites-vous ?

— Je dis, monseigneur, s’écria Piquillo d’une voix tonnante, que c’est une infamie… et que l’auteur d’une telle proposition doit être voué à l’exécration de l’Europe et de la postérité !

La foudre serait tombée en ce moment, que le duc eût été moins effrayé et moins surpris que de ce qu’il venait d’entendre.

— Quoi ! balbutia-t-il d’une voix tremblante, c’est vous, frey Alliaga, qui parlez ainsi… vous ? que nous avons placé près de Sa Majesté !.. vous, sur lequel nous comptions !

— Vous pouvez y compter encore, monseigneur, si vous le voulez ! cela dépend de vous ! Repoussez les infâmes suggestions de votre frère… Renoncez à votre chapeau de cardinal, plutôt qu’à votre honneur, exécutez vos promesses ! déclarez, dans un édit que nous allons faire signer au roi, que les Maures seront traités désormais comme les autres sujets de l’Espagne, et je redeviens à l’instant ce que j’étais tout à l’heure, fidèle à Votre Excellence, dévoué à vos projets… et prêt à les seconder.

— Je ne le puis, je ne le puis ! j’ai accepté, j’ai promis. Le légat du pape a reçu mes serments.

— Le pape lui-même, reprit Alliaga avec sa brutale franchise, ne peut ordonner le parjure, et vous avez promis hier à Albérique ! Le pape lui-même ne peut approuver ce que flétriraient toutes les lois divines et humaines.

— Que voulez-vous dire ?

— L’exil qu’on vous propose est une injustice ! et la confiscation un vol…

— Mon frère, mon frère, s’écria le duc alarmé, je ne reconnais là ni votre rectitude de jugement, ni votre raison ordinaire ; ce qui serait mal pour un particulier, ne l’est pas pour un ministre ! La politique l’excuse et permet bien des choses, et quand vous aurez réfléchi…

— Mes réflexions sont faites, je cours chez le roi.

— Quel est votre projet ?

— De lui dire la vérité, de l’éclairer sur ses vrais intérêts, ceux de l’Espagne.

— Telle n’est pas votre mission ; je ne vous ai placé près de Sa Majesté que comme directeur de sa conscience.

— Et vous croyez qu’il n’y a aucun rapport entre le malheur du peuple et la conscience d’un roi ! Je désire, monseigneur, que la vôtre ne vous reproche rien ; cela vous regarde, je n’en suis pas chargé ; mais si vous préparez des remords au roi, mon devoir, à moi, c’est de les lui épargner, et j’y cours de ce pas.

— Vous n’irez pas ! dit le ministre en se plaçant devant lui ; il est en ce moment avec le grand inquisiteur et le légat du pape.

— J’irai. Je puis entrer à toute heure… je connais mes droits, et j’en userai.

— Eh bien ! s’écria le ministre, si vous parlez contre nous, si vous mettez obstacle à nos projets, rappelez-vous que la main qui vous a élevé saura bien vous renverser.

— Monseigneur, répondit Alliaga, je n’ai point demandé le poste où vous m’avez placé ; mais, en l’acceptant, j’ai promis d’en remplir tous les devoirs, et je le fais. Votre Excellence peut-elle en dire autant ? Je le lui demande.

— Pour m’interroger ainsi, s’écria le duc avec hauteur, oubliez-vous donc que vous me devez tout ?

— Et j’ai payé mes dettes, répondit Alliaga, vous en êtes convenu vous-même. Oui, poursuivit-il avec chaleur, j’ai pris parti pour vous contre l’étranger : c’était le devoir d’un Espagnol. J’ai pris parti pour vous contre un fils qui trahissait son père : c’était le devoir d’un honnête homme. Mais ici, monseigneur, cesse notre alliance. Je n’en veux plus avoir avec un homme qui trahit son pays et son roi.

— Cette parole vous coûtera cher ! s’écria le duc.

— Je sais que votre colère est redoutable, monseigneur. Tout vous cède, tout vous obéit. Vous avez le droit de tout tenter, de tout oser, même la tyrannie et l’injustice ! En un mot, vous êtes au faîte de la puissance ; mais n’oubliez pas que les arbres les plus élevés sont les premiers frappés de la foudre !

— Est-ce là votre espoir ?

— Vous l’avez dit. Vous m’avez reproché souvent d’ignorer l’ambition. Eh bien ! puisque vous m’y forcez, je ferai connaissance avec elle, non pour m’élever, Mais pour vous abattre !

Et il sortit.

Le duc le suivit quelque temps des yeux avec inquiétude et se dit :

— Il est confesseur du roi, par moi ! c’est une faute !

Puis un sourire de satisfaction et de sécurité vint éclairer sa physionomie.

— Oui, mais je suis cardinal ! on pouvait renverser le duc de Lerma, on ne renverse pas un cardinal ; on ne se brouille pas avec la cour de Rome, avec l’inquisition, avec un homme qui tient dans sa main toutes les destinées du royaume ! le roi le voudrait maintenant qu’il ne l’oserait pas, et quant à frey Luis Alliaga, que peut-il faire ? s’allier avec mes ennemis, le père Jérôme, Escobar, la Compagnie de Jésus et même avec mon fils ! tant mieux ! qu’ils se réunissent, je les atteindrai tous ensemble et du même coup.

Alliaga, cependant, s’était rendu en toute hâte au palais du roi.

Depuis le départ d’Aïxa, celui-ci n’avait pas dormi. Il était en proie à une incertitude et à des tourments d’autant plus grands qu’il n’osait se confier à personne.
Haletant, épuisé, respirant à peine, il arriva au sommet du rocher.
Quelque désir qu’il eût d’expliquer cette mystérieuse aventure, pour lui si fatale et si douloureuse, il sentait bien qu’elle avait un côté ridicule dont il désirait qu’on n’eût pas connaissance. Aussi avait-il recommandé la plus grande discrétion à Latorre, qui s’empressa de tout raconter à la comtesse.

Le roi, n’osant hasarder aucune démarche qui pût compromettre la duchesse de Santarem, attendait toujours d’elle une visite ou une lettre, et il ne pouvait se rendre compte de son silence ; car enfin elle était venue d’elle-même au palais ; elle y était venue seule ; elle avait attendu le roi dans sa chambre, et le roi avait laissé échapper une pareille occasion, il n’avait pas su s’emparer du bonheur qui lui était offert et pour lequel il aurait donné sa vie.

Pour un amant, il y avait de quoi se pendre, fût-il un simple particulier, à plus forte raison pour un roi, qui, d’ordinaire, n’a pas l’habitude d’être contrarié.

Aussi, le second jour, il fut impossible au souverain d’attendre plus longtemps. Il envoya Latorre, sans livrée, porter une lettre à la duchesse, et Dieu sait avec quelle impatience il attendit la réponse.

On rapporta la royale missive non décachetée : la duchesse de Santarem n’était plus à son hôtel. Elle avait disparu de Madrid, sans qu’on la vît partir, et l’on ne savait pas où elle était allée.

Pour le coup, le roi pensa en devenir fou. Il y avait dans sa figure, dans ses manières, un tel changement, que ses plus fidèles serviteurs en étaient effrayés. Lui, d’ordinaire si bon et si doux, était dans un état continuel d’irritation et de dépit.

C’était une crise nerveuse dont les effets retombaient sur tous ceux qui l’entouraient ; il ne savait à qui s’en prendre de son malheur, mais il semblait cependant réserver une antipathie particulière et spéciale pour le duc de Lerma et Sandoval, qu’il accusait en lui-même d’être la cause de son premier échec. C’étaient eux dont la visite importune et les instances réitérées avaient donné à la duchesse le temps de se dérober à sa vue.

Au moment où M. Latorre, redoublant d’efforts et d’énergie, venait de détacher la main d’Alliaga de son seul appui.

Aussi ne prononçait-il leurs noms qu’avec des signes visibles de mécontentement et de dépit.

Un matin, au lieu de s’apaiser, l’accès redoubla. Latorre entendit sonner avec tant de violence qu’il accourut épouvanté. Le roi, dans un état difficile à décrire, pâle, hors de lui-même, les traits décomposés et la voix si émue qu’il pouvait à peine parler, le roi lui ordonna de courir à l’instant même à l’hôtel de don Fernand d’Albayda, et de lui dire de se rendre au palais.

Pendant que le fidèle serviteur s’acquittait de ce message, le roi relisait de temps en temps et froissait avec rage un petit papier qu’il avait encore trouvé sur son bureau et qui était ainsi conçu :

« On s’est joué indignement de Votre Majesté. La nuit même où le roi attendait la duchesse de Santarem, celle-ci partait, en voiture de poste, en tête-à-tête avec don Fernand d’Albayda. Tous deux se rendaient en secret à Valence, où, dans ce moment, ils doivent être mariés ! »

Le pauvre roi aurait fait pitié, même à ses plus cruels ennemis. La colère, la jalousie, le mépris, bouleversaient toutes ses facultés. Il était à moitié fou, et cependant il ne pouvait croire encore à tant de perfidie, et quand Latorre revint :

— Eh bien ! lui dit-il en l’interrogeant du regard plus encore que de la voix, Fernand d’Albayda est sur tes pas, il te suit ?

— Non pas, sire ; il n’est pas à Madrid.

— Et où est-il donc ? dit le roi, dont tous les traits étaient contractés par une agitation convulsive.

— Il est, dit-on, parti pour Valence !

— Et depuis quand ?

— Depuis trois jours.

Le roi poussa un cri de douleur. Puis il dit au valet de chambre :

— Laisse-moi ! laisse-moi !

Il se livra alors à tout son désespoir, à toute sa rage. Il jura de se venger sur Fernand, mais surtout sur Aïxa et sur tous les siens. Il rêvait, il cherchait dans sa tête les moyens de l’humilier, de lui prouver son indifférence et son mépris ; tout ce qu’il désirait alors, c’est qu’elle fût bien convaincue de sa haine.

C’est dans ce moment qu’Alliaga s’était rendu au palais du duc de Lerma et avait avec le ministre l’entretien que nous avons raconté plus haut, c’est dans ce moment qu’on annonça chez le roi le grand inquisiteur Sandoval et le légat du pape.

Ils apprirent au roi que Sa Sainteté le pape Paul V venait d’élever son premier ministre, le duc de Lerma, à la dignité de cardinal ; que la cour de Rome, en donnant à celle d’Espagne cette nouvelle marque de sincère alliance, espérait bien que le roi accorderait enfin à l’Église catholique la satisfaction qu’elle réclamait depuis si longtemps : l’expulsion des hérétiques.

Le roi poussa un cri de joie, et interrompant l’inquisiteur, qui croyait devoir appuyer cette proposition par de nouveaux arguments :

— C’est bien, c’est bien ! s’écria-t-il, avez-vous là cet édit ?

— Toujours, sire, il ne me quitte pas.

— Lisez-le-moi.

Sandoval, transporté de joie, jeta au légat un regard de triomphe et lut à haute voix et lentement l’édit, qui contenait sept articles[1]. Le premier était l’expulsion immédiate de tous les Maures qui habitaient l’Espagne.

On leur enjoignait expressément, sous peine de mort, de se tenir prêts, hommes, femmes et enfants, à partir dans trois jours, pour les ports désignés comme lieux de l’embarquement : là ils devaient se rendre à bord des vaisseaux destinés à les transporter en pays étranger.

Le second article prononçait la confiscation de tous leurs biens au profit de l’État et des seigneurs dont ils étaient vassaux, et peine de mort pour ceux qui tenteraient d’en cacher ou d’en détruire quelques-uns.

Le troisième article avait rapport aux enfants au-dessous de quatre ans, qui pouvaient rester en Espagne, à condition que…

— Donnez ! dit le roi, qui n’avait pas écouté et qui croyait que l’inquisiteur avait achevé sa lecture ; donnez, donnez ! je suis ravi que monseigneur le légat puisse dire à la cour de Rome tout ce que nous faisons en considération de Sa Sainteté.

— Sa Sainteté le saura, dit le légat en s’inclinant ; elle n’attendait pas moins du Fils aîné de l’Église, du Roi Très-Catholique. Je vais aujourd’hui même envoyer un courrier pour que le Te Deum retentisse sous les voûtes de Saint-Pierre.

— Et dans toutes les églises d’Espagne, dit le grand inquisiteur.

Le roi prit la plume, et d’une main qu’affermissait le dépit, il signa sans hésiter, et presque sans le savoir, la condamnation de deux millions de ses sujets.

— Maintenant, sire, s’écria Sandoval, à nous l’exécution de cette glorieuse ordonnance, et si Votre Majesté veut m’en croire, elle se dérobera à toutes les sollicitations et réclamations qui vont l’assaillir.

— Comment cela ? dit le roi.

— Cette nation mauresque a, même parmi nous tant de protecteurs et d’amis…

— Je n’en écouterai aucun ! je refuserai.

— Votre Majesté est si bonne qu’elle en sera désolée ; et si j’étais d’elle je partirais à l’instant pour Valladolid.

— Quitter Madrid ! quitter ce palais ! s’écria vivement le roi, c’est tout ce que je demande ! l’air ! le grand air… c’est ce qu’il me faut ; je suis oppressé, j’étouffe ! dit-il en portant la main à son cœur.

Sans lui donner le temps de réfléchir, en quelques minutes, tout fut prêt par les soins du grand inquisiteur. Sous prétexte d’une promenade à une lieue de Madrid, le roi partit, sans que les gens même de sa suite fussent instruits du but de son voyage.

Un quart d’heure après, des courriers s’élançaient dans toutes les directions, annonçant à tous les évêques du royaume le triomphe de la foi sur l’hérésie, et l’importante mesure que le roi venait de prendre ; prescrivant, en même temps, à tous les vice-rois de province et à tous les gouverneurs de villes, de mettre, à l’instant même, à exécution la présente ordonnance.

Sandoval et le saint-office étaient dans la jubilation ; Ribeira versait des larmes de joie, et le duc de Lerma se disait à part lui en souriant : Pour un futur ambitieux, Alliaga commence mal ; il n’a pas su choisir son temps pour se brouiller avec nous, et il lui sera aussi difficile maintenant de me renverser que de sauver d’Albérique et les siens.

En effet, quand arriva Alliaga, tout était fini : l’acte d’iniquité était consommé !

  1. Fonseca, liv. iv, chap. 3.