Van Dyck (Fierens-Gevaert)/13
XIII. — Technique et sentiment.
Avant de parler de cette école, nous avons à préciser la physionomie du maître par l’analyse de ses moyens d’expression. Il n’est point pour la critique de problème plus captivant, mais aussi de plus délicat à résoudre que celui qui consiste à définir les procédés d’exécution d’un artiste, à déterminer les qualités progressives de sa facture, à décrire les ressources techniques au moyen desquelles il rend tangibles les aspirations les plus intimes, les nuances les plus subtiles de son idéal. Par malheur, pour Van Dyck les renseignements n’abondent guère. Reynolds, le continuateur du maître en Angleterre, nous a laissé dans ses Écrits quelques remarques très justes sur la facture de son illustre modèle. Le peintre diplomate de Piles, très curieux de ces questions techniques, a consigné dans son Traité de peinture, publié au commencement du XVIIIe siècle, des renseignements précieux qui lui furent fournis par des contemporains du maître. Parmi les critiques modernes qui s’occupèrent avec autorité de cette matière nous citerons surtout Waagen, l’écrivain allemand qui, en quelques traits, a marqué les modifications subies par le coloris de Van Dyck d’une période à l’autre. Ces travaux sont néanmoins pleins de lacunes. Et nulle technique pourtant n’est plus digne que celle-ci d’être étudiée avec attention.
Examinez n’importe quel beau portrait de Van Dyck, et quand vous en aurez apprécié le style, la richesse d’atmosphère, la délicatesse psychologique, songez à la facture de l’œuvre, à la main nerveuse qui fixa cette image humaine. Vous serez stupéfait de la rapidité d’exécution, de l’extraordinaire adresse manuelle que suppose une telle peinture. En Angleterre, la facture de Van Dyck était devenue tellement naturelle et simple que l’artiste n’avait plus à s’en inquiéter. Il peignait avec un minimum d’effort, de temps, de matière. Il exécutait des portraits en un jour, en quelques heures, et véritablement son génie semble vouloir donner raison à ces philosophes qui ne veulent voir dans l’art qu’un jeu.
Cette aisance de production déconcerte notre esprit habitué à chercher la beauté par des voies lentes, difficiles. Les maîtres d’autrefois n’avaient point comme nous le souci maladif de l’originalité ; leur sentiment artistique s’épanchait librement, instinctivement. Un portraitiste d’aujourd’hui n’oserait point répéter vingt fois la même attitude, vingt fois le même port de tête, vingt fois la même draperie ainsi que le faisait Van Dyck. Il éviterait avec soin une telle uniformité. L’œuvre de Van Dyck examinée au point de vue de cette remarquable aisance technique doit être pour nos artistes d’un puissant profit moral. On a trop répété à nos générations que les chefs-d’œuvre ne s’enfantaient que dans la douleur.
Le libre jeu des facultés artistiques n’entraînait nullement l’abandon des méthodes. Au contraire, il semble bien qu’une sévère discipline imposée au début de la carrière favorisait singulièrement cette indépendance du génie. Van Dyck n’a jamais reculé devant la nécessité de l’esquisse. Il en exécutait au bistre, en grisaille, parfois il les teintait légèrement de bleu dans les fonds en accentuant les figures au moyen de rehauts blancs comme dans le petit Crucifiement du musée de Bruxelles ; souvent il les peignait avec les tons de l’œuvre définitive. Les esquisses ou les dessins préparatoires de ses grandes compositions, à part quelques exceptions, sont incorrects, et Mariette a pu remarquer avec raison que Van Dyck ne les exécutait « que pour être entendus de lui seul ». Il n’en est pas de même des dessins et études faits en vue des portraits. L’artiste précisait la tête, les mains, indiquait avec soin la taille, qui, suivant la fine remarque de De Piles, contribue si fortement à la ressemblance. Ses eaux-fortes originales permettent du reste d’apprécier son talent de dessinateur. Et pourtant Van Dyck crayonnait en des minutes de loisir, pour se distraire, les croquis de ces chefs-d’œuvre achevés ensuite, lestement, en quelques heures.
Quand il s’agissait d’un portrait à peindre, Van Dyck livrait ses esquisses, ses dessins, ses grisailles à ses élèves. Ceux-ci peignaient une ébauche d’après le dessin ou coloraient les toiles que le maître avait couvertes de tons gris. Van Dyck en une séance ou deux terminait ensuite l’œuvre à laquelle lui seul pouvait communiquer la vie. D’après le fameux expert Jabach dont le témoignage si souvent cite a été recueilli par de Piles, Van Dyck ébauchait parfois ses portraits avant de dessiner sur papier la taille et les habits de son modèle. « Il donnait ce dessin, lisons-nous dans de Piles, à d’habiles gens qu’il avait chez lui, pour le peindre d’après les habits mêmes que les personnes avaient envoyés exprès à la prière de Van Dyck. Les élèves ayant fait d’après nature ce qu’ils pouvaient aux draperies, il passait légèrement dessus, et y mettait en très peu de temps, par son intelligence, l’art et la vérité que nous y admirons. » Jabach assure en outre que Van Dyck travaillait à plusieurs portraits en un jour avec une vitesse extraordinaire. Descamps dit « que le maître commençait à peindre une tête le matin, qu’il retenait à dîner la personne qui se faisait peindre et qu’après le dîner il la finissait ». Quelques contradictions se rencontrent dans ces divers renseignements, mais les historiographes sont d’accord sur la fécondité surprenante du maître. L’œuvre de Van Dyck, créée dans la vigueur souriante d’une nature toujours juvénile, était du reste la meilleure preuve que l’artiste pût fournir de ses inépuisables ressources techniques.
Van Dyck au surplus se préoccupait beaucoup de la qualité de ses couleurs ; il préparait lui-même ses toiles et essayait constamment de perfectionner les procédés en usage. Il attachait une importance méticuleuse au choix de son huile. C’est ce qui explique sans doute, outre l’emploi des grisailles et des glacis, la très particulière finesse de sa pâte. Les portraits de Van Dyck, d’après un dire du peintre Richardson, avaient un aspect rude et blanc les premiers jours. Le temps en adoucissait la surface, leur communiquait une patine dorée, une lumière caressante, merveilleusement propre, ainsi que le remarquait Bellori, au jour d’une chambre.
LORD GEORGES DIGBY, COMTE DE BRISTOL ET LORD WILLIAM, DUC DE BEDSFORD
(Collection du comte Spencer Althorp.)
Van Dyck a donc fini par acquérir une technique absolument originale et adéquate à son sentiment de la beauté. La grâce aristocratique de ses modèles nécessitait une délicatesse extrême de la facture. Avant Musset, Van Dyck avait connu le secret des ironies élégantes ; avant Schumann, il apportait à l’art les élans de la poésie intime ; avant Mozart, il cherchait des harmonies qui sont des caresses, découvrait une expression nouvelle de l’art qui est toute harmonie. Comme ces trois chantres inimitables des sentiments individuels, le grand disciple de Rubens fut, avant tout, un profond, un irrésistible charmeur. Il ne chercha pas à nous surprendre, à nous bouleverser ; il voulut tout simplement nous séduire. Aussi prêta-t-il à toutes ses figures un langage plein d’élégance, de beauté délicate et noble.
Il fut un temps, à l’époque des Van Eyck, des Memling,
du musicien Willaert, où le mot flämisch était devenu en
Allemagne synonyme de bon goût et d’esprit. Van Dyck
presque seul de son temps n’a pas failli à cette antique
réputation de sa race. L’art flamand ne fut pas exclusivement
pléthorique, sanguin, il ne glorifia pas seulement,
comme le croit Taine, les instincts sensuels, la grosse et grande joie, l’énergie rude des classes populaires. Il
connut des raffinements qui n’étaient point de la préciosité,
des élégances qui n’étaient point des mièvreries, des
subtilités qui n’étaient point de la déliquescence. Van
Dyck manifeste avec une abondance magnifique et victorieuse
ce besoin de charmer, d’attirer par la grâce plus
que par la grandeur. Et c’est précisément cet exemple
mémorable qui allait toucher l’âme des peintres futurs.
L’enseignement de Van Dyck fut plus écouté que celui
de ses émules illustres : Velasquez et Franz Hals. En
affinant l’idéal flamand du XVIIe siècle, « sir Anthony »
lui assura la paternité d’une beauté nouvelle.