La Chaîne d’Union
octobre 2022
Jean-Marc Berlioux
Relire le mythe d’Hiram
Central dans la Maçonnerie, le mythe d’Hiram est très surprenant à plus d’un titre. Essayons d’identifier les
principales sources d’étonnement qu’il suscite et de comprendre les raisons qui ont pu pousser les auteurs de
rituels à l‘imaginer, dans un premier temps, et les réformateurs de rituels à le conserver, au cours des siècles.
Le mythe d’Hiram s’organise autour de deux grandes scènes : son meurtre d’une part, sa « renaissance » dans
le nouveau Maître d’autre part. Nous allons examiner successivement ces deux grandes étapes.
Le meurtre
Pour quelle cause Hiram accepte-t-il de mourir ?
La légende fait mourir le Maître bien-aimé. Il faut supposer que ce sacrifice est justifié par une très noble
cause.
Comparons ce sacrifice, par exemple, à celui d’un autre Maître bien-aimé de ses disciples, le Christ1. Deux
causes peuvent ici être avancées. Tout d’abord, Jésus était prêt, semble-t-il, à risquer sa vie pour exprimer sa
vérité, à contre-courant de la pensée religieuse de l’époque, et en suscitant ce que les puissants ont considéré
comme des troubles. Dans une période marquée par une série de révoltes, cela n’a pas pardonné. Une autre
interprétation, portée par l’Eglise naissante, consiste à affirmer que Jésus est mort en tant que victime
expiatoire, c’est-à-dire, selon les textes chrétiens, « en rémission de nos péchés »2. Il se serait donc sacrifié
pour « sauver » l’humanité.
Autres exemples, au cours des premiers siècles de notre ère, de nombreux martyrs mourront pour leur foi. Des
Chrétiens, mais aussi des Juifs.
Enfin, à de multiples reprises au cours de l’histoire, la lutte pour la liberté ou pour la justice a aussi pu conduire
des hommes et des femmes, obscures ou éminents, au sacrifice de leur vie.
Or Hiram ne meurt ni pour répandre sa vérité, ni pour sauver d’autres personnes, ni pour proclamer une foi
religieuse, ni pour défendre la liberté ou la justice. Il meurt pour ne pas trahir un secret. Et ce secret, c’est celui
de signes, mots et attouchements qui permettent de s’assurer qu’une personne justifie bien d’un niveau
professionnel particulier.
En effet, les ouvriers maçons du Moyen Age ne recevaient pas de diplômes justifiant leur compétence. Or ils
travaillaient successivement sur différents chantiers. Quand un ouvrier faisait acte de candidature sur un
chantier nouveau, le Maître d’Œuvre de ce chantier avait besoin de valider le niveau de compétence que le
candidat prétendait avoir3.
Les confréries de maçons avaient donc imaginé un « mot du maçon », qui n’était communiqué qu’aux ouvriers
compétents. Ainsi, face à un candidat inconnu, le Maître d’Œuvre demandait le mot du maçon. Si la réponse
était correcte, il y avait une bonne probabilité que le candidat fasse l’affaire.
En principe, lorsqu’un mythe survit dans une période donnée, c’est qu’il est encore porteur de sens pour les
humains de ce temps-là. Or un humain du XXIe siècle pourrait s’étonner que la cause du sacrifice d’Hiram soit
aussi dérisoire. A notre époque où fleurissent les réseaux sociaux, il y a de fortes chances que des signes, mots
1
Le rapprochement Hiram-Christ est relativement classique, les deux personnages étant caractérisés par une mort violente suivie d’une
« résurrection ».
2 Ephésiens 1,7 ; Colossiens 1,14.
3 Cela était d’autant plus important qu’une partie des maçons travaillaient dans un environnement dangereux et que les accidents
graves n’étaient pas rares.
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et attouchements réputés secrets soient rapidement publiés. On trouve ainsi, sur internet, de nombreuses
divulgations des « secrets » maçonniques.
Quant à l’objectif de certifier grâce à ces secrets la réalité d’un niveau professionnel, il n’a plus grand sens
aujourd’hui. Les diplômes, les certifications et la règlementation de certaines professions ont avantageusement
remplacé le mot du maçon4.
Alors pourquoi ? Il apparaît que nous avons là un héritage de la maçonnerie opérative, que nous avons
précieusement conservé. Et même si le sens de ce symbole est aujourd’hui, de fait, très estompé, il survit en
tant que marqueur d’appartenance. Ainsi, le « secret » des mots, signes et attouchements associés aux
différents grades conserve-t-il pour nous une grande valeur, même s’il est, en fait, tout-à-fait illusoire.
Pourquoi faudrait-il faire mourir Hiram ?
Dans le rituel, après le meurtre d’Hiram, Les Maîtres « [donnent] cours à leur douleur ». Mais, si l’on se place
du point de vue de l’auteur du rituel, il y a là un étrange paradoxe. Si vraiment le meurtre d’Hiram était si triste
que cela, pourquoi a-t-il décidé de le faire mourir ?5
En effet, si l’on se limite à la volonté de mettre en scène la préservation du secret sur le mot du Maître, bien
d’autres scenarios étaient possibles :
• Hiram aurait pu se défendre et battre successivement les trois agresseurs : la légende aurait mis en
scène la puissance de l’Architecte et éventuellement l’aide que lui aurait apportée la divinité ;
• Les Maîtres et les bons Compagnons auraient pu venir rapidement à son secours et les mauvais
Compagnons auraient été chassés : la légende aurait ainsi insisté sur l’importance du collectif et de
l’assistance mutuelle ;
• Hiram aurait pu parvenir à convaincre les mauvais Compagnons de se soumettre et ils seraient
devenus de bons Compagnons : la légende aurait ainsi rappelé l’importance du dialogue et de
l’enseignement, ainsi que la possibilité de rachat des pécheurs ;
• Hiram aurait même pu révéler les mots exigés par les mauvais Compagnons. Il lui suffisait ensuite
de « substituer » de nouveaux mots (ce que fait d’ailleurs le rituel d’exaltation !).
Même si l’auteur tenait à faire disparaitre Hiram, il n’était pas obligé de le faire mourir de mort violente. Après
tout, de grands « sages », à la frontière entre histoire et légende pour certains, comme Confucius, Bouddha ou
Mohammed meurent de mort naturelle. Généralement, le mythe met en relief la paix qui accompagne le
départ et la tristesse des disciples6. Le Maître défunt se voit alors attribuer une sorte de présence tutélaire
permanente. Le Maître aurait pu aussi disparaître sans mourir, ou sans qu’on sache s’il était mort ou pas. Dans
la Bible, c’est typiquement le cas d’Elie qui est « enlevé au ciel ».
La tradition Maçonnique a préféré faire d’Hiram un martyr. On retrouve peut-être, dans ce choix mythique, la
théorie freudienne du meurtre du père7. C’est aussi une façon tout à fait efficace de faire place nette pour que
le nouveau Maître puisse prendre sa totale autonomie.
4
De plus, il arrive que des candidats enjolivent quelque peu leur Curriculum Vitae, sans que cela ne trompe sérieusement les recruteurs.
« C’est au pied du mur qu’on voit le maçon » dit le dicton. Un « maître » ou un « compagnon » incompétent serait vite démasqué par un
Maître d’Œuvre expérimenté.
5 Il y a une différence majeure entre un fait historique, comme par exemple le supplice de Jacques de Mollay, et une légende comme
celle du meurtre d’Hiram. Dans le premier cas, il est impossible de modifier l’histoire. Dans le second cas, l’auteur a toute liberté pour
choisir les péripéties incluses dans la légende.
6 Un mythe moderne, « La guerre des Etoiles » met en scène, par exemple, une de ces morts très douces : celle du Maître Ioda. Et cette
mort intervient une fois que le disciple Luke Skywalker est devenu « Jedaï » (ce qu’on peut considérer comme l’équivalent du Maître
maçon).
7 On pourra se reporter à ce sujet à l’article de Marie Contri, « Hiram, ou comment comprendre le meurtre du père », La chaîne d'union
2010/4 (N° 54), pages 52 à 59, accessible également sur le site Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2010-4page-52.htm
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Tentons une hypothèse. Une partie des fondateurs de la Franc-Maçonnerie attachaient une grande importance
à l’égalité entre ses membres. Cela n’était pas nécessairement évident. Qu’on se souvienne des débats
passionnés, au XVIIIe, siècle pour savoir si les Vénérables devaient être inamovibles ou élus périodiquement
par les Ateliers8. Faire disparaître la figure tutélaire, susceptible de revendiquer un pouvoir absolu, c’était
donner plus de chances à la constitution d’une société d’égaux.
Les mauvais Compagnons
Ce thème a fait l’objet de nombreuses études.
Comme le remarquent de nombreux commentateurs, les coupables sont des Compagnons, au même titre que
celui ou ceux qui vont être exaltés. D’ailleurs, la cérémonie s’ouvre par une scène de soupçon : les candidats à
la Maîtrise ne seraient-ils pas ceux-là même qui ont tué Hiram ? D’où la première question soulevée
probablement par la légende : ne serions-nous pas, nous-mêmes, les assassins d’Hiram ?
Mais ces mauvais Compagnons n’ont aucune personnalité propre9. Ils représentent des « vices ». Le rituel
précise :
Les trois mauvais Compagnons représentent trois vices redoutables : l’ignorance, le
fanatisme, l’hypocrisie.
Concernant l’enseignement initiatique porté par cette partie de la cérémonie, je me contenterai de citer un
extrait d’un article qui représente assez bien ma pensée à ce sujet :
Les trois mauvais compagnons qui sont en nous sont d’autant plus dangereux qu’ils sont
invisibles et insaisissables. Ils vivent cachés dans notre inconscient, ils se font passer pour ce
qui est normal, naturel, évident. […]
Il serait faux voire dangereux de penser qu’à travers son élévation au grade de Maître, le
franc-maçon parvient d’emblée à vaincre les trois mauvais compagnons qui sont en lui.
Toutefois, il fait un grand pas en avant en prenant conscience de leur présence. Le nouveau
Maître comprend qu’il est ignorant, fanatique et ambitieux : des vices que l’on retrouve en
tout être humain.
C’est bien là que réside la clé de l’élévation : cette prise de conscience constitue le chemin de
la lumière, qui permettra de devenir de plus en plus lucide sur ce que nous sommes10.
Une des perspectives initiatiques consiste à considérer que tous les personnages apparaissant dans des mythes
ou des rêves sont des instances intérieures de la personne. Et que l’initiation vise non seulement à prendre
conscience de ce que nous sommes, mais aussi et surtout à faire l’unité de toutes ces instances au service du
moi (sans doute représenté par Hiram). Cela suppose évidemment que les instances les plus agressives soient
progressivement apprivoisées.
Dans cette perspective, la scène du meurtre d’Hiram jouée dans le rituel représente un état initiatique encore
peu évolué, où des instances manifestent explicitement la haine du moi. La poursuite du travail intérieur
devrait déboucher sur un apaisement, qui aurait pu être symbolisé, par exemple, par une scène ou un rêve où
les ex-mauvais Compagnons se soumettraient à la loi et seraient, eux aussi, exaltés par Hiram11.
Lors de sa fondation en 1773, le Grand Orient dispose dans ses « Statuts de l’Ordre royal de la Franc-Maçonnerie en France » que « Le
Grand Orient de France ne reconnaîtra désormais pour Vénérable de loge que le Maître élevé à cette dignité par le choix libre des
membres de la loge ». Extrait de l’article de Daniel Kerjean, « Les débuts heurtés du Grand Orient de France (1771-1774) », Chroniques
d'histoire maçonnique 2014/2 (N° 74), pages 5 à 36.
9 Comme Hiram, d’ailleurs.
10 Article publié par Adrien Chœur, Les trois mauvais compagnons dans la tradition maçonnique, 31 août 2020, site jepense.org,
https://www.jepense.org/les-trois-mauvais-compagnons-reaa/
11 Une telle scène n’existe nulle part dans la tradition maçonnique, à notre connaissance.
8
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Les choses se compliquent même avec la symbolique de certains « hauts grades », qui mettent en scène la
vengeance envers les « mauvais » Compagnons. Comme il n’est pas possible de faire disparaître des instances
intérieures, la violence exercée contre elles ne les tue pas, mais elle exacerbe les tensions.
La « renaissance » dans le nouveau Maître
Hiram, un personnage étonnamment transparent
Tout d’abord, on aurait pu s’attendre à ce que la tradition maçonnique soit très diserte sur la personnalité et la
vie de ce personnage central. Si l’on regarde du côté des Musulmans ou des Chrétiens, on s’aperçoit que, dans
les Hadiths pour les premiers, dans les Evangiles pour les seconds, on trouve de nombreux détails de la vie du
personnage central de la tradition12. Gérard de Nerval, dans son ouvrage « Le voyage en Orient », attribue à
Hiram « un aspect imposant », « une taille haute et robuste », « une étrange et fascinante beauté ».
Or dans le rituel d’élévation à la Maîtrise au rite français de 1993, le personnage d’Hiram est extrêmement
transparent. En ce qui concerne sa personnalité, ou son histoire personnelle (avant le meurtre), le texte ne
donne aucune indication. Il se contente de fournir quelques indications factuelles sur son métier, les
circonstances qui l’ont amené à Jérusalem et sa méthode d’organisation :
• « célèbre architecte et statuaire »
• « fut envoyé au roi Salomon par Hiram roi de Tyr, pour diriger les travaux du temple de Jérusalem »
• « divisa [les ouvriers] en trois catégories. »13.
Contrairement à Nerval, le rituel ne donne aucune indication sur son physique. Il n’évoque pas non plus, ni ses
goûts, ni la famille qu’il aurait pu fonder, ni le déroulement de sa carrière, etc. Manifestement, le rituel prend
bien garde de ne jamais incarner Hiram. Ainsi, rien ne viendra entraver la possibilité, pour le futur Maître, de
s’identifier à Hiram.
Un mode d’incorporation tout à fait particulier
Le rituel d’exaltation indique : « Hiram renaît ainsi dans ses disciples et, en particulier dans le Maître
nouvellement initié. » Il met donc en scène ce qu’on pourrait appeler une incorporation du personnage
d’Hiram dans le nouveau Maître.
De nombreuses traditions prévoient qu’une cérémonie marquera l’incorporation du vieux Maître par le
nouveau Maître. Mais les supports symboliques utilisés par les rituels varient.
L’« eucharistie » catholique constitue une instance classique de ce genre de cérémonie. Le fidèle incorpore
Jésus en mangeant symboliquement son corps, sous forme de pain, et en buvant son sang, sous forme de vin.
Évidemment, cette symbolique hérite de pratiques archaïques consistant à manger le cœur du héros tué pour
hériter de sa force ou de son courage. Mais ce qui est intéressant, c’est que corps et sang sont symboliques de
vie animale et donc assez éloignés d’une symbolique divine. En communiant, le Chrétien s’incorpore Jésus
homme plutôt que Jésus divin.
La Pentecôte chrétienne constitue une autre approche symbolique. Ici, l’esprit divin descend sur des hommes
sous la forme de langues de feu. Le support est alors un phénomène physique, qui n’a aucun lien direct avec la
12
Bien entendu, dans les deux cas, Il est peu probable que tous ces détails soient conformes à une vérité historique difficile à
appréhender.
13 Remarquons simplement au passage que la « séparation » est la première action de Dieu dans Genèse 1, et permet d’extraire le
monde, la nature et l’homme de l’indifférenciation du « Tohu-bohu ».
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nature humaine. Qui plus est, il vient du ciel où est censé résider le divin. L’accent est mis ici sur une inspiration
spirituelle distincte du vivant humain.
Une troisième approche possible repose sur l’adoption par un peuple d’une loi omniprésente qui irrigue son
quotidien. La loi divine et notamment les 613 commandements (ou mitsvot) prescrits par le Talmud14
constituent le support de ce qu’on pourrait considérer comme une « incorporation » de YHWH par les Juifs.
Enfin, il peut arriver, plus simplement, que l’incorporation soit le résultat d’un simple énoncé performatif.
La tradition Maçonnique utilise un support tout à fait original : un cadavre en état de décomposition. Or, la très
grande majorité des civilisations n’aiment guère fréquenter les cadavres qui pourrissent. Les Égyptiens
embaument, Chrétiens et Musulmans attendent la résurrection de la chair15. La tradition juive interdit aux
hommes saints de toucher les cadavres.
Dans le rituel Maçonnique, le corps d’Hiram pourrit, et à un point tel que « la chair quitte les os ». Le rituel met
en scène la difficulté rencontrée pour relever ce cadavre. Le Très Respectable n’y parviendra qu’en acceptant
un contact par cinq points16.
Ceux qui ont eu l’occasion de pratiquer le relevage d’Hiram, dans la cérémonie d’exaltation, ont constaté que le
contact était assez intime. Le Très Respectable, et donc symboliquement les Maîtres et le récipiendaire, sont
donc en contact intime avec ce qui reste du corps d’Hiram.
Il y a deux façons de comprendre la symbolique du redressement du cadavre.
Soit la chair a quitté les os et il ne reste d’Hiram que le squelette débarrassé de la chair. Dans ce cas, c’est la
« structure » d’Hiram, ce qui est lapidaire au sens strict17, que le récipiendaire va intégrer et non sa
personnalité. Le nouveau Maître hérite de la rigueur, des devoirs, des responsabilités, des savoirs d’HIram.
Mais pas de ses émotions, de ses imaginations, de ses désirs, de ses engagements affectifs. Ce choix est tout à
fait cohérent avec la sobriété de la description d’Hiram, dans le rituel, qui n’intègre pas d’éléments personnels.
Ainsi, même s’il est demandé au nouveau Maître maçon d’intégrer Hiram, le rite réaffirme la protection
absolue de la personnalité du Maçon18.
Soit le redressement du cadavre par les cinq points permet de d’éviter que la chair ne quitte totalement les os,
et ce qui est intégré, c’est à la fois le squelette et de la charogne. La charogne ne représente plus vraiment le
corps d’Hiram, elle ne saurait symboliser sa personnalité. En revanche, elle présente une charge symbolique
très forte19 : la charogne est en effet, généralement, un objet de fort dégout.
Selon cette perspective, le nouveau Maître accepte ipso facto de s’interdire tout dégout envers les humains,
ses Frères et Sœurs, même dans des situations dans lesquelles le commun des mortels en éprouverait. Et par
ailleurs, il hérite symboliquement d’un fragment d’une bouillie porteuse de mort. Ainsi, conformément à la
tradition des « vanités »20, le rituel rappellerait au nouveau Maître qu’il est mortel.
14
Talmud, Makkot 23 B : « Rabbi Simlaï a enseigné : Il y avait 613 mitzvot énoncées à Moïse dans la Torah, soit 365 interdictions
correspondant au nombre de jours de l'année solaire, et 248 mitzvot positives correspondant au nombre de branches ( ?) d'une
personne.»
15 Dans le Credo catholique : « je crois… à la résurrection de la chair ». On raconte que certains kamikazes musulmans protègent leur
sexe pour qu’il puisse encore servir au paradis.
16 Dans une version antérieure du rituel, le récipiendaire tente d’abord de relever Hiram par le doigt ou par le coude, mais la chair cède.
Or ces deux saisies impliquent un contact réduit avec le cadavre. Il est limité à la main dans la première, à l’avant-bras dans la seconde.
Ce sont les cinq points qui permettent de relever le cadavre malgré la fragilité de la chair pourrie.
17 Les os sont un mélange de calcaire et de tissus organiques, mais à terme l’organique disparaît. Symboliquement, l’os est donc de la
pierre.
18 Extrait du rituel d’initiation : « Parmi nous, votre personnalité sera parfaitement libre de son épanouissement. Vos opinions et
croyances seront parfaitement respectées. »
19 Voir par exemple le poème de Baudelaire « Une charogne » (https://www.poetica.fr/poeme-69/charles-baudelaire-une-charogne/)
20 On appelle « vanité » une peinture évoquant la mort.
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Le cycle mort renaissance d’Hiram
Dans le rituel, le nouveau Maître ne devient tel que grâce à la mort d’Hiram. Mais dans la vie d’un Atelier les
exaltations, donc les meurtres d’Hiram, s’enchaînent régulièrement. Hiram, mis à mort au cours d’une
exaltation, est à nouveau vivant au début de la cérémonie d’exaltation suivante, et on pourra à nouveau
l’assassiner.
Deux interprétations s’ouvrent alors à nous : soit, quand Hiram a été relevé par le TR, il a ressuscité, ce qui
lui permet de tenir son rôle dans la cérémonie suivante. Hiram parcourt donc à l’infini un cycle récurrent
alternant mort violente et résurrection. Cela rappelle une partie du rituel chrétien21 ou des oiseaux mythiques
de la tradition grecque antique22.
Deuxième option : si « Hiram renaît […] dans le Maître nouvellement initié », c’est au nouveau Maître
d’assumer le rôle d’Hiram dans la cérémonie suivante. Ainsi Hiram n’est plus vraiment un personnage
mythique mais une sorte de fonction, transmise de Maître en Maître. Chaque Maître se doit de s’exposer aux
coups des mauvais Compagnons, pour permettre aux futurs Maîtres d’éclore sur son trépas.
Ainsi, l’exaltation pourrait être considérée comme un processus en deux étapes. Dans une première
cérémonie, le Compagnon deviendrait le nouvel Hiram grâce à la mort de l’Hiram précédent. Il resterait Hiram
jusqu’à la prochaine exaltation. Puis, au cours de cette cérémonie, il s’exposerait à son tour au supplice pour
permettre à son successeur de devenir le nouvel Hiram à sa place, et ainsi de suite au fil des exaltations.
Conclusion
Manifestement, les réformateurs des rituels, au cours du temps, ont tenu à conserver le mouvement général
de la cérémonie d’exaltation, quelles que soient les questions qu’elle pouvait poser. Or, compte tenu des
phénomènes de type « darwinien » qui ont affecté de nombreux hauts grades, avec des apparitions, des
transformations, des disparitions, des fusions de rituels, il aurait sans doute été possible aux réformateurs de
transformer la logique de l’exaltation.
Si cette cérémonie a subi aussi peu de changements, il est très probable qu’elle était porteuse, en plus de son
poids historique, d’une somme de questionnements féconds dans le processus initiatique. Le mythe conserve
et conservera encore longtemps, sans doute, son potentiel de contribution à la maturation initiatique des
Maîtres Maçons.
21
22
A quelques détails près, on retrouve dans ce cycle la logique de la messe catholique.
Comme le Phénix.
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Cérémonie d’élévation
à la maîtrise
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VRAIMENT LE SENS DE SON HISTOIRE ?
LE GODF A-T-IL
DOSSIER
DOSSIER
HIRAM, QUESTIONS SUR UN CRIME
UTILE ET PARFAIT
RELIRE LE
MYTHE D’HIRAM
BERLIOUX
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Central dans la Maçonnerie, le mythe d’Hiram est très surprenant à
plus d’un titre. Essayons d’identifier les principales sources d’étonnement
qu’il suscite et de comprendre les raisons qui ont pu pousser les auteurs
de rituels à l’imaginer, dans un premier temps, et les réformateurs de
rituels à le conserver, au cours des siècles.
[ 45 ]
Le mythe d’Hiram s’organise autour de deux grandes scènes : son
meurtre d’une part, sa « renaissance » dans le nouveau Maître d’autre
part. Nous allons examiner successivement ces deux grandes étapes.
LE MEURTRE
Pour quelle cause Hiram accepte-t-il de mourir ?
La légende fait mourir le Maître bien-aimé. Il faut supposer que
ce sacrifice est justifié par une très noble cause.
Comparons ce sacrifice, par exemple, à celui d’un autre Maître
bien-aimé de ses disciples, le Christ1. Deux causes peuvent ici être
avancées. Tout d’abord, Jésus était prêt, semble-t-il, à risquer sa vie pour
exprimer sa vérité, à contre-courant de la pensée religieuse de l’époque,
et en suscitant ce que les puissants ont considéré comme des troubles.
1
Le rapprochement Hiram-Christ est relativement classique, les deux personnages
étant caractérisés par une mort violente suivie d’une « résurrection ».
LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022]
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PAR JEAN-MARC
DOSSIER
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
Dans une période marquée par une série de révoltes, cela ne lui a pas été
pardonné. Une autre interprétation, portée par l’Église naissante, consiste
à affirmer que Jésus est mort en tant que victime expiatoire, c’est-à-dire,
selon les textes chrétiens, « en rémission de nos péchés »2. Il se serait
donc sacrifié pour « sauver » l’humanité.
Autres exemples, au cours des premiers siècles de notre ère, de
nombreux martyrs mourront pour leur foi. Des Chrétiens, mais aussi des Juifs.
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Or Hiram ne meurt ni pour répandre sa vérité, ni pour sauver
d’autres personnes, ni pour proclamer une foi religieuse, ni pour défendre
la liberté ou la justice. Il meurt pour ne pas trahir un secret. Et ce secret,
c’est celui de signes, mots et attouchements qui permettent de s’assurer
qu’une personne justifie bien d’un niveau professionnel particulier.
[ 46 ]
En effet, les ouvriers maçons du Moyen Âge ne recevaient pas de
diplômes justifiant leur compétence. Or ils travaillaient successivement
sur différents chantiers. Quand un ouvrier faisait acte de candidature sur
un chantier nouveau, le Maître d’Œuvre de ce chantier avait besoin de
valider le niveau de compétence que le candidat prétendait avoir3.
Les confréries de maçons avaient donc imaginé un « mot du maçon »,
qui n’était communiqué qu’aux ouvriers compétents. Ainsi, face à un
candidat inconnu, le Maître d’Œuvre demandait le mot du maçon. Si la
réponse était correcte, il y avait une bonne probabilité que le candidat fasse
l’affaire. En principe, lorsqu’un mythe survit dans une période donnée, c’est
qu’il est encore porteur de sens pour les humains de ce temps-là. Or un
humain du XXIe siècle pourrait s’étonner que la cause du sacrifice d’Hiram
soit aussi dérisoire. À notre époque où fleurissent les réseaux sociaux, il y
a de fortes chances que des signes, mots et attouchements réputés secrets
soient rapidement publiés. On trouve ainsi, sur internet, de nombreuses
divulgations des « secrets » maçonniques. Quant à l’objectif de certifier
grâce à ces secrets la réalité d’un niveau professionnel, il n’a plus grand
sens aujourd’hui. Les diplômes, les certifications et la règlementation de
certaines professions ont avantageusement remplacé le mot du maçon4.
Éphésiens 1,7 ; Colossiens 1,14.
Cela était d’autant plus important qu’une partie des maçons travaillait dans un
environnement dangereux et que les accidents graves n’étaient pas rares.
4
De plus, il arrive que des candidats enjolivent quelque peu leur Curriculum Vitae,
sans que cela trompe sérieusement les recruteurs. C’est au pied du mur qu’on voit
le maçon, dit le dicton, un « maître » ou un « compagnon » incompétent serait vite
démasqué par un Maître d’Œuvre expérimenté.
2
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LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022]
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Enfin, à de multiples reprises au cours de l’histoire, la lutte pour la
liberté ou pour la justice a aussi pu conduire des hommes et des femmes,
obscurs ou éminents, au sacrifice de leur vie.
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
DOSSIER
Alors pourquoi ? Il apparaît que nous avons là un héritage de la
maçonnerie opérative, que nous avons précieusement conservé. Et même
si le sens de ce symbole est aujourd’hui, de fait, très estompé, il survit en
tant que marqueur d’appartenance. Ainsi, le « secret » des mots, signes
et attouchements associés aux différents grades conserve-t-il pour nous
une grande valeur, même s’il est, en fait, tout-à-fait illusoire.
Pourquoi faudrait-il faire mourir Hiram ?
Dans le rituel, après le meurtre d’Hiram, Les Maîtres « [donnent]
cours à leur douleur ». Mais, si l’on se place du point de vue de l’auteur
du rituel, il y a là un étrange paradoxe. Si vraiment le meurtre d’Hiram
était si triste que cela, pourquoi a-t-il décidé de le faire mourir ?5
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• Hiram aurait pu se défendre et battre successivement les trois
agresseurs : la légende aurait mis en scène la puissance de l’Architecte
et éventuellement l’aide que lui aurait apportée la divinité ;
• Les Maîtres et les bons Compagnons auraient pu venir rapidement
à son secours et les mauvais Compagnons auraient été chassés :
la légende aurait ainsi insisté sur l’importance du collectif et de
l’assistance mutuelle ;
[ 47 ]
• Hiram aurait pu parvenir à convaincre les mauvais Compagnons
de se soumettre et ils seraient devenus de bons Compagnons :
la légende aurait ainsi rappelé l’importance du dialogue et de
l’enseignement, ainsi que la possibilité de rachat des pécheurs ;
Hiram aurait même pu révéler les mots exigés par les mauvais
Compagnons. Il lui suffisait ensuite d’y « substituer » de nouveaux
mots (ce que fait d’ailleurs le rituel d’exaltation !).
Même si l’auteur tenait à faire disparaître Hiram, il n’était pas
obligé de le faire mourir de mort violente. Après tout, de grands « sages »,
à la frontière entre histoire et légende pour certains, comme Confucius,
Bouddha ou Mohammed, meurent de mort naturelle. Généralement, le
mythe met en relief la paix qui accompagne leur départ et la tristesse des
disciples6. Le Maître défunt se voit alors attribuer une sorte de présence
tutélaire permanente. Le Maître aurait pu aussi disparaître sans mourir, ou
Il y a une différence majeure entre un fait historique, par exemple le supplice
de Jacques de Molay, et une légende comme celle du meurtre d’Hiram. Dans le
premier cas, il est impossible de modifier l’histoire. Dans le second cas, l’auteur a
toute liberté pour choisir les péripéties incluses dans la légende.
6
Un mythe moderne, La guerre des Étoiles, met en scène, par exemple, une de
ces morts très douces : celle du Maître Ioda. Et cette mort intervient une fois que
le disciple Luke Skywalker est devenu « Jedaï » (ce qu’on peut considérer comme
l’équivalent du Maître maçon).
5
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En effet, si l’on se limite à la volonté de mettre en scène la préservation
du secret sur le mot du Maître, bien d’autres scenarios étaient possibles :
DOSSIER
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
sans qu’on sache s’il était mort ou pas. Dans la Bible, c’est typiquement
le cas d’Élie qui est « enlevé au ciel ».
La tradition maçonnique a préféré faire d’Hiram un martyr. On
retrouve peut-être, dans ce choix mythique, la théorie freudienne du
meurtre du père7. C’est aussi une façon tout à fait efficace de faire place
nette pour que le nouveau Maître puisse prendre sa totale autonomie.
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Les mauvais Compagnons
[ 48 ]
Ce thème a fait l’objet de nombreuses études. Comme le remarquent
de nombreux commentateurs, les coupables sont des Compagnons, au
même titre que celui ou ceux qui vont être exaltés. D’ailleurs, la cérémonie
s’ouvre par une scène de soupçon : les candidats à la Maîtrise ne seraient-ils
pas ceux-là même qui ont tué Hiram ? D’où la première question soulevée
probablement par la légende : ne serions-nous pas, nous-mêmes, les
assassins d’Hiram ?
Mais ces mauvais Compagnons n’ont aucune personnalité propre9.
Ils représentent des « vices ». Le rituel précise :
Les trois mauvais Compagnons représentent trois vices redoutables :
l’ignorance, le fanatisme, l’hypocrisie.
Concernant l’enseignement initiatique porté par cette partie de la
cérémonie, je me contenterai de citer un extrait d’un article qui représente
assez bien ma pensée à ce sujet :
On pourra se reporter à ce sujet à l’article de Marie Contri, « Hiram, ou comment
comprendre le meurtre du père », La Chaîne d’Union 2010/4 (N° 54), pages 52
à 59, accessible également sur le site Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-lachaine-d-union-2010-4-page-52.htm
8
Lors de sa fondation en 1773, le Grand Orient dispose dans ses « Statuts
de l’Ordre royal de la Franc-Maçonnerie en France » que « Le Grand Orient de
France ne reconnaîtra désormais pour Vénérable de loge que le Maître élevé à
cette dignité par le choix libre des membres de la loge ». Extrait de l’article de
Daniel Kerjean, « Les débuts heurtés du Grand Orient de France (1771-1774) »,
Chroniques d’histoire maçonnique, 2014/2, n° 74, pages 5 à 36.
9
Comme Hiram, d’ailleurs.
7
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Tentons une hypothèse. Une partie des fondateurs de la francmaçonnerie attachaient une grande importance à l’égalité entre ses
membres. Cela n’était pas nécessairement évident. Qu’on se souvienne des
débats passionnés, au XVIIIe siècle, pour savoir si les Vénérables devaient
être inamovibles ou élus périodiquement par les Ateliers8. Faire disparaître
la figure tutélaire, susceptible de revendiquer un pouvoir absolu, c’était
donner plus de chances à la constitution d’une société d’égaux.
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
DOSSIER
« Les trois mauvais compagnons qui sont en nous sont d’autant
plus dangereux qu’ils sont invisibles et insaisissables. Ils vivent
cachés dans notre inconscient, ils se font passer pour ce qui est
normal, naturel, évident. […]
Il serait faux, voire dangereux, de penser qu’à travers son élévation
au grade de Maître, le franc-maçon parvient d’emblée à vaincre
les trois mauvais compagnons qui sont en lui.
Toutefois, il fait un grand pas en avant en prenant conscience de leur
présence. Le nouveau Maître comprend qu’il est ignorant, fanatique
et ambitieux : des vices que l’on retrouve en tout être humain.
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Une des perspectives initiatiques consiste à considérer que tous les
personnages apparaissant dans des mythes ou des rêves sont des instances
intérieures de la personne. Et que l’initiation vise non seulement à prendre
conscience de ce que nous sommes, mais aussi et surtout à faire l’unité
de toutes ces instances au service du moi (sans doute représenté par
Hiram). Cela suppose évidemment que les instances les plus agressives
soient progressivement apprivoisées.
[ 49 ]
Dans cette perspective, la scène du meurtre d’Hiram jouée dans le
rituel représente un état initiatique encore peu évolué, où des instances
manifestent explicitement la haine du moi. La poursuite du travail intérieur
devrait déboucher sur un apaisement, qui aurait pu être symbolisé, par
exemple, par une scène ou un rêve où les ex-mauvais Compagnons se
soumettraient à la loi et seraient, eux aussi, exaltés par Hiram11.
Les choses se compliquent même avec la symbolique de certains
« hauts grades », qui mettent en scène la vengeance envers les « mauvais »
Compagnons. Comme il n’est pas possible de faire disparaître des instances
intérieures, la violence exercée contre elles ne les tue pas, mais elle
exacerbe les tensions.
LA « RENAISSANCE » DANS LE NOUVEAU MAÎTRE
Hiram, un personnage étonnamment transparent
Tout d’abord, on aurait pu s’attendre à ce que la tradition maçonnique
soit très diserte sur la personnalité et la vie de ce personnage central.
Article publié par Adrien Chœur, Les trois mauvais compagnons dans la tradition
maçonnique, 31 août 2020, site jepense.org, https://www.jepense.org/les-troismauvais-compagnons-reaa/
11
Une telle scène n’existe nulle part dans la tradition maçonnique, à notre connaissance.
10
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C’est bien là que réside la clé de l’élévation : cette prise de
conscience constitue le chemin de la lumière, qui permettra de
devenir de plus en plus lucide sur ce que nous sommes10. »
DOSSIER
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
Si l’on regarde du côté des Musulmans ou des Chrétiens, on s’aperçoit
que, dans les Hadiths pour les premiers, dans les Évangiles pour les
seconds, on trouve de nombreux détails de la vie du personnage central
de la tradition12. Gérard de Nerval, dans son ouvrage Le voyage en Orient,
attribue à Hiram « un aspect imposant », « une taille haute et robuste »,
« une étrange et fascinante beauté ».
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• « célèbre architecte et statuaire »
• « fut envoyé au roi Salomon par Hiram roi de Tyr, pour diriger les
travaux du temple de Jérusalem »
• « divisa [les ouvriers] en trois catégories. »13.
[ 50 ]
Contrairement à Nerval, le rituel ne donne aucune indication sur
son physique. Il n’évoque pas non plus, ni ses goûts, ni la famille qu’il
aurait pu fonder, ni le déroulement de sa carrière, etc. Manifestement, le
rituel prend bien garde de ne jamais incarner Hiram. Ainsi, rien ne viendra
entraver la possibilité, pour le futur Maître, de s’identifier à Hiram.
Un mode d’incorporation tout à fait particulier
Le rituel d’exaltation indique : « Hiram renaît ainsi dans ses disciples
et, en particulier dans le Maître nouvellement initié. » Il met donc en scène
ce qu’on pourrait appeler une incorporation du personnage d’Hiram dans
le nouveau Maître. De nombreuses traditions prévoient qu’une cérémonie
marquera l’incorporation du vieux Maître par le nouveau Maître. Mais les
supports symboliques utilisés par les rituels varient.
L’« eucharistie » catholique constitue une instance classique de ce
genre de cérémonie. Le fidèle incorpore Jésus en mangeant symboliquement
son corps, sous forme de pain, et en buvant son sang, sous forme de vin.
Évidemment, cette symbolique hérite de pratiques archaïques consistant
à manger le cœur du héros tué pour hériter de sa force ou de son courage.
Mais ce qui est intéressant, c’est que corps et sang sont symboliques de vie
animale et donc assez éloignés d’une symbolique divine. En communiant,
le Chrétien s’incorpore Jésus homme plutôt que Jésus divin.
Bien entendu, dans les deux cas, Il est peu probable que tous ces détails soient
conformes à une vérité historique difficile à appréhender.
13
Remarquons simplement au passage que la « séparation » est la première action
de Dieu dans Genèse 1, et permet d’extraire le monde, la nature et l’homme de
l’indifférenciation du « Tohu-bohu ».
12
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Or dans le rituel d’élévation à la Maîtrise au rite français de 1993,
le personnage d’Hiram est extrêmement transparent. En ce qui concerne
sa personnalité, ou son histoire personnelle (avant le meurtre), le texte ne
donne aucune indication. Il se contente de fournir quelques indications
factuelles sur son métier, les circonstances qui l’ont amené à Jérusalem
et sa méthode d’organisation :
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
DOSSIER
La Pentecôte chrétienne constitue une autre approche symbolique.
Ici, l’esprit divin descend sur des hommes sous la forme de langues de
feu. Le support est alors un phénomène physique, qui n’a aucun lien direct
avec la nature humaine. Qui plus est, il vient du ciel où est censé résider
le divin. L’accent est mis ici sur une inspiration spirituelle distincte du
vivant humain.
Une troisième approche possible repose sur l’adoption par un
peuple d’une loi omniprésente qui irrigue son quotidien. La loi divine
et notamment les 613 commandements (ou mitsvot) prescrits par le
Talmud14 constituent le support de ce qu’on pourrait considérer comme
une « incorporation » de YHWH par les Juifs.
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La tradition Maçonnique utilise un support tout à fait original :
un cadavre en état de décomposition. Or, la très grande majorité des
civilisations n’aiment guère fréquenter les cadavres qui pourrissent. Les
Égyptiens embaument, Chrétiens et Musulmans attendent la résurrection
de la chair15. La tradition juive interdit aux hommes saints de toucher les
cadavres.
[ 51 ]
Dans le rituel Maçonnique, le corps d’Hiram pourrit, et à un point
tel que « la chair quitte les os ». Le rituel met en scène la difficulté
rencontrée pour relever ce cadavre. Le Très Respectable n’y parviendra
qu’en acceptant un contact par cinq points16.
Ceux qui ont eu l’occasion de pratiquer le relevage d’Hiram, dans la
cérémonie d’exaltation, ont constaté que le contact était assez intime. Le
Très Respectable, et donc symboliquement les Maîtres et le récipiendaire,
sont donc en contact intime avec ce qui reste du corps d’Hiram.
Il y a deux façons de comprendre la symbolique du redressement
du cadavre.
Talmud, Makkot 23 B : « Rabbi Simlaï a enseigné : Il y avait 613 mitzvot
énoncées à Moïse dans la Torah, soit 365 interdictions correspondant au nombre
de jours de l’année solaire, et 248 mitzvot positives correspondant au nombre de
branches (?) d’une personne. »
15
Dans le Credo catholique : « je crois… à la résurrection de la chair ». On raconte
que certains kamikazes musulmans protègent leur sexe pour qu’il puisse encore
servir au paradis.
16
Dans une version antérieure du rituel, le récipiendaire tente d’abord de relever
Hiram par le doigt ou par le coude, mais la chair cède. Or ces deux saisies
impliquent un contact réduit avec le cadavre. Il est limité à la main dans la
première, à l’avant-bras dans la seconde. Ce sont les cinq points qui permettent
de relever le cadavre malgré la fragilité de la chair pourrie.
14
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Enfin, il peut arriver, plus simplement, que l’incorporation soit le
résultat d’un simple énoncé performatif.
DOSSIER
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LE MYTHE D’HIRAM
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Soit le redressement du cadavre par les cinq points permet de
d’éviter que la chair ne quitte totalement les os, et ce qui est intégré, c’est
à la fois le squelette et de la charogne. La charogne ne représente plus
vraiment le corps d’Hiram, elle ne saurait symboliser sa personnalité. En
revanche, elle présente une charge symbolique très forte19 : la charogne
est en effet, généralement, un objet de fort dégoût.
[ 52 ]
Selon cette perspective, le nouveau Maître accepte ipso facto de
s’interdire tout dégoût envers les humains, ses Frères et Sœurs, même
dans des situations dans lesquelles le commun des mortels en éprouverait.
Et par ailleurs, il hérite symboliquement d’un fragment d’une bouillie
porteuse de mort. Ainsi, conformément à la tradition des « vanités »20, le
rituel rappellerait au nouveau Maître qu’il est mortel.
Le cycle mort renaissance d’Hiram
Dans le rituel, le nouveau Maître ne devient tel que grâce à la mort
d’Hiram. Mais dans la vie d’un Atelier, les exaltations, donc les meurtres
d’Hiram, s’enchaînent régulièrement. Hiram, mis à mort au cours d’une
exaltation, est à nouveau vivant au début de la cérémonie d’exaltation
suivante, et on pourra à nouveau l’assassiner.
Deux interprétations s’ouvrent alors à nous : soit, quand Hiram a
été relevé par le T\ R\, il a ressuscité, ce qui lui permet de tenir son
rôle dans la cérémonie suivante. Hiram parcourt donc à l’infini un cycle
récurrent alternant mort violente et résurrection. Cela rappelle une partie du
rituel chrétien21 ou des oiseaux mythiques de la tradition grecque antique22.
Les os sont un mélange de calcaire et de tissus organiques, mais à terme
l’organique disparaît. Symboliquement, l’os est donc de la pierre.
Extrait du rituel d’initiation : Parmi nous, votre personnalité sera parfaitement libre
de son épanouissement. Vos opinions et croyances seront parfaitement respectées.
19
Voir par exemple le poème de Baudelaire, « Une charogne » https://www.poetica.
fr/poeme-69/charles-baudelaire-une-charogne/
20
On appelle « vanité », une peinture évoquant la mort.
21
À quelques détails près, on retrouve dans ce cycle la logique de la messe
catholique.
22
Comme le Phénix.
17
18
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Soit la chair a quitté les os et il ne reste d’Hiram que le squelette
débarrassé de la chair. Dans ce cas, c’est la « structure » d’Hiram, ce
qui est lapidaire au sens strict17, que le récipiendaire va intégrer et non
sa personnalité. Le nouveau Maître hérite de la rigueur, des devoirs, des
responsabilités, des savoirs d’Hiram. Mais pas de ses émotions, de ses
imaginations, de ses désirs, de ses engagements affectifs. Ce choix est tout
à fait cohérent avec la sobriété de la description d’Hiram, dans le rituel,
qui n’intègre pas d’éléments personnels. Ainsi, même s’il est demandé
au nouveau Maître maçon d’intégrer Hiram, le rite réaffirme la protection
absolue de la personnalité du Maçon18.
RELIRE
LE MYTHE D’HIRAM
DOSSIER
Deuxième option : si Hiram renaît […] dans le Maître nouvellement
initié », c’est au nouveau Maître d’assumer le rôle d’Hiram dans la cérémonie
suivante. Ainsi Hiram n’est plus vraiment un personnage mythique mais
une sorte de fonction, transmise de Maître en Maître. Chaque Maître se
doit de s’exposer aux coups des mauvais Compagnons, pour permettre
aux futurs Maîtres d’éclore sur son trépas.
Ainsi, l’exaltation pourrait être considérée comme un processus
en deux étapes. Dans une première cérémonie, le Compagnon deviendrait
le nouvel Hiram grâce à la mort de l’Hiram précédent. Il resterait Hiram
jusqu’à la prochaine exaltation. Puis, au cours de cette cérémonie, il
s’exposerait à son tour au supplice pour permettre à son successeur de
devenir le nouvel Hiram à sa place, et ainsi de suite au fil des exaltations.
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Manifestement, les réformateurs des rituels, au cours du temps,
ont tenu à conserver le mouvement général de la cérémonie d’exaltation,
quelles que soient les questions qu’elle pouvait poser. Or, compte tenu
des phénomènes de type « darwinien » qui ont affecté de nombreux hauts
grades, avec des apparitions, des transformations, des disparitions, des
fusions de rituels, il aurait sans doute été possible aux réformateurs de
transformer la logique de l’exaltation.
[ 53 ]
Si cette cérémonie a subi aussi peu de changements, il est très
probable qu’elle était porteuse, en plus de son poids historique, d’une
somme de questionnements féconds dans le processus initiatique. Le
mythe conserve et conservera encore longtemps, sans doute, son potentiel
de contribution à la maturation initiatique des Maîtres Maçons.
J.-M. B.
LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022]
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Conclusion