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Relire le mythe d’Hiram

2022, La chaîne d'union

Le mythe d'Hiram est un fondement de l'appareil symbolique de la Franc-Maçonnerie. L'article revisite le contenu du mythe.

La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux Relire le mythe d’Hiram Central dans la Maçonnerie, le mythe d’Hiram est très surprenant à plus d’un titre. Essayons d’identifier les principales sources d’étonnement qu’il suscite et de comprendre les raisons qui ont pu pousser les auteurs de rituels à l‘imaginer, dans un premier temps, et les réformateurs de rituels à le conserver, au cours des siècles. Le mythe d’Hiram s’organise autour de deux grandes scènes : son meurtre d’une part, sa « renaissance » dans le nouveau Maître d’autre part. Nous allons examiner successivement ces deux grandes étapes. Le meurtre Pour quelle cause Hiram accepte-t-il de mourir ? La légende fait mourir le Maître bien-aimé. Il faut supposer que ce sacrifice est justifié par une très noble cause. Comparons ce sacrifice, par exemple, à celui d’un autre Maître bien-aimé de ses disciples, le Christ1. Deux causes peuvent ici être avancées. Tout d’abord, Jésus était prêt, semble-t-il, à risquer sa vie pour exprimer sa vérité, à contre-courant de la pensée religieuse de l’époque, et en suscitant ce que les puissants ont considéré comme des troubles. Dans une période marquée par une série de révoltes, cela n’a pas pardonné. Une autre interprétation, portée par l’Eglise naissante, consiste à affirmer que Jésus est mort en tant que victime expiatoire, c’est-à-dire, selon les textes chrétiens, « en rémission de nos péchés »2. Il se serait donc sacrifié pour « sauver » l’humanité. Autres exemples, au cours des premiers siècles de notre ère, de nombreux martyrs mourront pour leur foi. Des Chrétiens, mais aussi des Juifs. Enfin, à de multiples reprises au cours de l’histoire, la lutte pour la liberté ou pour la justice a aussi pu conduire des hommes et des femmes, obscures ou éminents, au sacrifice de leur vie. Or Hiram ne meurt ni pour répandre sa vérité, ni pour sauver d’autres personnes, ni pour proclamer une foi religieuse, ni pour défendre la liberté ou la justice. Il meurt pour ne pas trahir un secret. Et ce secret, c’est celui de signes, mots et attouchements qui permettent de s’assurer qu’une personne justifie bien d’un niveau professionnel particulier. En effet, les ouvriers maçons du Moyen Age ne recevaient pas de diplômes justifiant leur compétence. Or ils travaillaient successivement sur différents chantiers. Quand un ouvrier faisait acte de candidature sur un chantier nouveau, le Maître d’Œuvre de ce chantier avait besoin de valider le niveau de compétence que le candidat prétendait avoir3. Les confréries de maçons avaient donc imaginé un « mot du maçon », qui n’était communiqué qu’aux ouvriers compétents. Ainsi, face à un candidat inconnu, le Maître d’Œuvre demandait le mot du maçon. Si la réponse était correcte, il y avait une bonne probabilité que le candidat fasse l’affaire. En principe, lorsqu’un mythe survit dans une période donnée, c’est qu’il est encore porteur de sens pour les humains de ce temps-là. Or un humain du XXIe siècle pourrait s’étonner que la cause du sacrifice d’Hiram soit aussi dérisoire. A notre époque où fleurissent les réseaux sociaux, il y a de fortes chances que des signes, mots 1 Le rapprochement Hiram-Christ est relativement classique, les deux personnages étant caractérisés par une mort violente suivie d’une « résurrection ». 2 Ephésiens 1,7 ; Colossiens 1,14. 3 Cela était d’autant plus important qu’une partie des maçons travaillaient dans un environnement dangereux et que les accidents graves n’étaient pas rares. 1/6 La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux et attouchements réputés secrets soient rapidement publiés. On trouve ainsi, sur internet, de nombreuses divulgations des « secrets » maçonniques. Quant à l’objectif de certifier grâce à ces secrets la réalité d’un niveau professionnel, il n’a plus grand sens aujourd’hui. Les diplômes, les certifications et la règlementation de certaines professions ont avantageusement remplacé le mot du maçon4. Alors pourquoi ? Il apparaît que nous avons là un héritage de la maçonnerie opérative, que nous avons précieusement conservé. Et même si le sens de ce symbole est aujourd’hui, de fait, très estompé, il survit en tant que marqueur d’appartenance. Ainsi, le « secret » des mots, signes et attouchements associés aux différents grades conserve-t-il pour nous une grande valeur, même s’il est, en fait, tout-à-fait illusoire. Pourquoi faudrait-il faire mourir Hiram ? Dans le rituel, après le meurtre d’Hiram, Les Maîtres « [donnent] cours à leur douleur ». Mais, si l’on se place du point de vue de l’auteur du rituel, il y a là un étrange paradoxe. Si vraiment le meurtre d’Hiram était si triste que cela, pourquoi a-t-il décidé de le faire mourir ?5 En effet, si l’on se limite à la volonté de mettre en scène la préservation du secret sur le mot du Maître, bien d’autres scenarios étaient possibles : • Hiram aurait pu se défendre et battre successivement les trois agresseurs : la légende aurait mis en scène la puissance de l’Architecte et éventuellement l’aide que lui aurait apportée la divinité ; • Les Maîtres et les bons Compagnons auraient pu venir rapidement à son secours et les mauvais Compagnons auraient été chassés : la légende aurait ainsi insisté sur l’importance du collectif et de l’assistance mutuelle ; • Hiram aurait pu parvenir à convaincre les mauvais Compagnons de se soumettre et ils seraient devenus de bons Compagnons : la légende aurait ainsi rappelé l’importance du dialogue et de l’enseignement, ainsi que la possibilité de rachat des pécheurs ; • Hiram aurait même pu révéler les mots exigés par les mauvais Compagnons. Il lui suffisait ensuite de « substituer » de nouveaux mots (ce que fait d’ailleurs le rituel d’exaltation !). Même si l’auteur tenait à faire disparaitre Hiram, il n’était pas obligé de le faire mourir de mort violente. Après tout, de grands « sages », à la frontière entre histoire et légende pour certains, comme Confucius, Bouddha ou Mohammed meurent de mort naturelle. Généralement, le mythe met en relief la paix qui accompagne le départ et la tristesse des disciples6. Le Maître défunt se voit alors attribuer une sorte de présence tutélaire permanente. Le Maître aurait pu aussi disparaître sans mourir, ou sans qu’on sache s’il était mort ou pas. Dans la Bible, c’est typiquement le cas d’Elie qui est « enlevé au ciel ». La tradition Maçonnique a préféré faire d’Hiram un martyr. On retrouve peut-être, dans ce choix mythique, la théorie freudienne du meurtre du père7. C’est aussi une façon tout à fait efficace de faire place nette pour que le nouveau Maître puisse prendre sa totale autonomie. 4 De plus, il arrive que des candidats enjolivent quelque peu leur Curriculum Vitae, sans que cela ne trompe sérieusement les recruteurs. « C’est au pied du mur qu’on voit le maçon » dit le dicton. Un « maître » ou un « compagnon » incompétent serait vite démasqué par un Maître d’Œuvre expérimenté. 5 Il y a une différence majeure entre un fait historique, comme par exemple le supplice de Jacques de Mollay, et une légende comme celle du meurtre d’Hiram. Dans le premier cas, il est impossible de modifier l’histoire. Dans le second cas, l’auteur a toute liberté pour choisir les péripéties incluses dans la légende. 6 Un mythe moderne, « La guerre des Etoiles » met en scène, par exemple, une de ces morts très douces : celle du Maître Ioda. Et cette mort intervient une fois que le disciple Luke Skywalker est devenu « Jedaï » (ce qu’on peut considérer comme l’équivalent du Maître maçon). 7 On pourra se reporter à ce sujet à l’article de Marie Contri, « Hiram, ou comment comprendre le meurtre du père », La chaîne d'union 2010/4 (N° 54), pages 52 à 59, accessible également sur le site Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2010-4page-52.htm 2/6 La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux Tentons une hypothèse. Une partie des fondateurs de la Franc-Maçonnerie attachaient une grande importance à l’égalité entre ses membres. Cela n’était pas nécessairement évident. Qu’on se souvienne des débats passionnés, au XVIIIe, siècle pour savoir si les Vénérables devaient être inamovibles ou élus périodiquement par les Ateliers8. Faire disparaître la figure tutélaire, susceptible de revendiquer un pouvoir absolu, c’était donner plus de chances à la constitution d’une société d’égaux. Les mauvais Compagnons Ce thème a fait l’objet de nombreuses études. Comme le remarquent de nombreux commentateurs, les coupables sont des Compagnons, au même titre que celui ou ceux qui vont être exaltés. D’ailleurs, la cérémonie s’ouvre par une scène de soupçon : les candidats à la Maîtrise ne seraient-ils pas ceux-là même qui ont tué Hiram ? D’où la première question soulevée probablement par la légende : ne serions-nous pas, nous-mêmes, les assassins d’Hiram ? Mais ces mauvais Compagnons n’ont aucune personnalité propre9. Ils représentent des « vices ». Le rituel précise : Les trois mauvais Compagnons représentent trois vices redoutables : l’ignorance, le fanatisme, l’hypocrisie. Concernant l’enseignement initiatique porté par cette partie de la cérémonie, je me contenterai de citer un extrait d’un article qui représente assez bien ma pensée à ce sujet : Les trois mauvais compagnons qui sont en nous sont d’autant plus dangereux qu’ils sont invisibles et insaisissables. Ils vivent cachés dans notre inconscient, ils se font passer pour ce qui est normal, naturel, évident. […] Il serait faux voire dangereux de penser qu’à travers son élévation au grade de Maître, le franc-maçon parvient d’emblée à vaincre les trois mauvais compagnons qui sont en lui. Toutefois, il fait un grand pas en avant en prenant conscience de leur présence. Le nouveau Maître comprend qu’il est ignorant, fanatique et ambitieux : des vices que l’on retrouve en tout être humain. C’est bien là que réside la clé de l’élévation : cette prise de conscience constitue le chemin de la lumière, qui permettra de devenir de plus en plus lucide sur ce que nous sommes10. Une des perspectives initiatiques consiste à considérer que tous les personnages apparaissant dans des mythes ou des rêves sont des instances intérieures de la personne. Et que l’initiation vise non seulement à prendre conscience de ce que nous sommes, mais aussi et surtout à faire l’unité de toutes ces instances au service du moi (sans doute représenté par Hiram). Cela suppose évidemment que les instances les plus agressives soient progressivement apprivoisées. Dans cette perspective, la scène du meurtre d’Hiram jouée dans le rituel représente un état initiatique encore peu évolué, où des instances manifestent explicitement la haine du moi. La poursuite du travail intérieur devrait déboucher sur un apaisement, qui aurait pu être symbolisé, par exemple, par une scène ou un rêve où les ex-mauvais Compagnons se soumettraient à la loi et seraient, eux aussi, exaltés par Hiram11. Lors de sa fondation en 1773, le Grand Orient dispose dans ses « Statuts de l’Ordre royal de la Franc-Maçonnerie en France » que « Le Grand Orient de France ne reconnaîtra désormais pour Vénérable de loge que le Maître élevé à cette dignité par le choix libre des membres de la loge ». Extrait de l’article de Daniel Kerjean, « Les débuts heurtés du Grand Orient de France (1771-1774) », Chroniques d'histoire maçonnique 2014/2 (N° 74), pages 5 à 36. 9 Comme Hiram, d’ailleurs. 10 Article publié par Adrien Chœur, Les trois mauvais compagnons dans la tradition maçonnique, 31 août 2020, site jepense.org, https://www.jepense.org/les-trois-mauvais-compagnons-reaa/ 11 Une telle scène n’existe nulle part dans la tradition maçonnique, à notre connaissance. 8 3/6 La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux Les choses se compliquent même avec la symbolique de certains « hauts grades », qui mettent en scène la vengeance envers les « mauvais » Compagnons. Comme il n’est pas possible de faire disparaître des instances intérieures, la violence exercée contre elles ne les tue pas, mais elle exacerbe les tensions. La « renaissance » dans le nouveau Maître Hiram, un personnage étonnamment transparent Tout d’abord, on aurait pu s’attendre à ce que la tradition maçonnique soit très diserte sur la personnalité et la vie de ce personnage central. Si l’on regarde du côté des Musulmans ou des Chrétiens, on s’aperçoit que, dans les Hadiths pour les premiers, dans les Evangiles pour les seconds, on trouve de nombreux détails de la vie du personnage central de la tradition12. Gérard de Nerval, dans son ouvrage « Le voyage en Orient », attribue à Hiram « un aspect imposant », « une taille haute et robuste », « une étrange et fascinante beauté ». Or dans le rituel d’élévation à la Maîtrise au rite français de 1993, le personnage d’Hiram est extrêmement transparent. En ce qui concerne sa personnalité, ou son histoire personnelle (avant le meurtre), le texte ne donne aucune indication. Il se contente de fournir quelques indications factuelles sur son métier, les circonstances qui l’ont amené à Jérusalem et sa méthode d’organisation : • « célèbre architecte et statuaire » • « fut envoyé au roi Salomon par Hiram roi de Tyr, pour diriger les travaux du temple de Jérusalem » • « divisa [les ouvriers] en trois catégories. »13. Contrairement à Nerval, le rituel ne donne aucune indication sur son physique. Il n’évoque pas non plus, ni ses goûts, ni la famille qu’il aurait pu fonder, ni le déroulement de sa carrière, etc. Manifestement, le rituel prend bien garde de ne jamais incarner Hiram. Ainsi, rien ne viendra entraver la possibilité, pour le futur Maître, de s’identifier à Hiram. Un mode d’incorporation tout à fait particulier Le rituel d’exaltation indique : « Hiram renaît ainsi dans ses disciples et, en particulier dans le Maître nouvellement initié. » Il met donc en scène ce qu’on pourrait appeler une incorporation du personnage d’Hiram dans le nouveau Maître. De nombreuses traditions prévoient qu’une cérémonie marquera l’incorporation du vieux Maître par le nouveau Maître. Mais les supports symboliques utilisés par les rituels varient. L’« eucharistie » catholique constitue une instance classique de ce genre de cérémonie. Le fidèle incorpore Jésus en mangeant symboliquement son corps, sous forme de pain, et en buvant son sang, sous forme de vin. Évidemment, cette symbolique hérite de pratiques archaïques consistant à manger le cœur du héros tué pour hériter de sa force ou de son courage. Mais ce qui est intéressant, c’est que corps et sang sont symboliques de vie animale et donc assez éloignés d’une symbolique divine. En communiant, le Chrétien s’incorpore Jésus homme plutôt que Jésus divin. La Pentecôte chrétienne constitue une autre approche symbolique. Ici, l’esprit divin descend sur des hommes sous la forme de langues de feu. Le support est alors un phénomène physique, qui n’a aucun lien direct avec la 12 Bien entendu, dans les deux cas, Il est peu probable que tous ces détails soient conformes à une vérité historique difficile à appréhender. 13 Remarquons simplement au passage que la « séparation » est la première action de Dieu dans Genèse 1, et permet d’extraire le monde, la nature et l’homme de l’indifférenciation du « Tohu-bohu ». 4/6 La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux nature humaine. Qui plus est, il vient du ciel où est censé résider le divin. L’accent est mis ici sur une inspiration spirituelle distincte du vivant humain. Une troisième approche possible repose sur l’adoption par un peuple d’une loi omniprésente qui irrigue son quotidien. La loi divine et notamment les 613 commandements (ou mitsvot) prescrits par le Talmud14 constituent le support de ce qu’on pourrait considérer comme une « incorporation » de YHWH par les Juifs. Enfin, il peut arriver, plus simplement, que l’incorporation soit le résultat d’un simple énoncé performatif. La tradition Maçonnique utilise un support tout à fait original : un cadavre en état de décomposition. Or, la très grande majorité des civilisations n’aiment guère fréquenter les cadavres qui pourrissent. Les Égyptiens embaument, Chrétiens et Musulmans attendent la résurrection de la chair15. La tradition juive interdit aux hommes saints de toucher les cadavres. Dans le rituel Maçonnique, le corps d’Hiram pourrit, et à un point tel que « la chair quitte les os ». Le rituel met en scène la difficulté rencontrée pour relever ce cadavre. Le Très Respectable n’y parviendra qu’en acceptant un contact par cinq points16. Ceux qui ont eu l’occasion de pratiquer le relevage d’Hiram, dans la cérémonie d’exaltation, ont constaté que le contact était assez intime. Le Très Respectable, et donc symboliquement les Maîtres et le récipiendaire, sont donc en contact intime avec ce qui reste du corps d’Hiram. Il y a deux façons de comprendre la symbolique du redressement du cadavre. Soit la chair a quitté les os et il ne reste d’Hiram que le squelette débarrassé de la chair. Dans ce cas, c’est la « structure » d’Hiram, ce qui est lapidaire au sens strict17, que le récipiendaire va intégrer et non sa personnalité. Le nouveau Maître hérite de la rigueur, des devoirs, des responsabilités, des savoirs d’HIram. Mais pas de ses émotions, de ses imaginations, de ses désirs, de ses engagements affectifs. Ce choix est tout à fait cohérent avec la sobriété de la description d’Hiram, dans le rituel, qui n’intègre pas d’éléments personnels. Ainsi, même s’il est demandé au nouveau Maître maçon d’intégrer Hiram, le rite réaffirme la protection absolue de la personnalité du Maçon18. Soit le redressement du cadavre par les cinq points permet de d’éviter que la chair ne quitte totalement les os, et ce qui est intégré, c’est à la fois le squelette et de la charogne. La charogne ne représente plus vraiment le corps d’Hiram, elle ne saurait symboliser sa personnalité. En revanche, elle présente une charge symbolique très forte19 : la charogne est en effet, généralement, un objet de fort dégout. Selon cette perspective, le nouveau Maître accepte ipso facto de s’interdire tout dégout envers les humains, ses Frères et Sœurs, même dans des situations dans lesquelles le commun des mortels en éprouverait. Et par ailleurs, il hérite symboliquement d’un fragment d’une bouillie porteuse de mort. Ainsi, conformément à la tradition des « vanités »20, le rituel rappellerait au nouveau Maître qu’il est mortel. 14 Talmud, Makkot 23 B : « Rabbi Simlaï a enseigné : Il y avait 613 mitzvot énoncées à Moïse dans la Torah, soit 365 interdictions correspondant au nombre de jours de l'année solaire, et 248 mitzvot positives correspondant au nombre de branches ( ?) d'une personne.» 15 Dans le Credo catholique : « je crois… à la résurrection de la chair ». On raconte que certains kamikazes musulmans protègent leur sexe pour qu’il puisse encore servir au paradis. 16 Dans une version antérieure du rituel, le récipiendaire tente d’abord de relever Hiram par le doigt ou par le coude, mais la chair cède. Or ces deux saisies impliquent un contact réduit avec le cadavre. Il est limité à la main dans la première, à l’avant-bras dans la seconde. Ce sont les cinq points qui permettent de relever le cadavre malgré la fragilité de la chair pourrie. 17 Les os sont un mélange de calcaire et de tissus organiques, mais à terme l’organique disparaît. Symboliquement, l’os est donc de la pierre. 18 Extrait du rituel d’initiation : « Parmi nous, votre personnalité sera parfaitement libre de son épanouissement. Vos opinions et croyances seront parfaitement respectées. » 19 Voir par exemple le poème de Baudelaire « Une charogne » (https://www.poetica.fr/poeme-69/charles-baudelaire-une-charogne/) 20 On appelle « vanité » une peinture évoquant la mort. 5/6 La Chaîne d’Union octobre 2022 Jean-Marc Berlioux Le cycle mort renaissance d’Hiram Dans le rituel, le nouveau Maître ne devient tel que grâce à la mort d’Hiram. Mais dans la vie d’un Atelier les exaltations, donc les meurtres d’Hiram, s’enchaînent régulièrement. Hiram, mis à mort au cours d’une exaltation, est à nouveau vivant au début de la cérémonie d’exaltation suivante, et on pourra à nouveau l’assassiner. Deux interprétations s’ouvrent alors à nous : soit, quand Hiram a été relevé par le TR, il a ressuscité, ce qui lui permet de tenir son rôle dans la cérémonie suivante. Hiram parcourt donc à l’infini un cycle récurrent alternant mort violente et résurrection. Cela rappelle une partie du rituel chrétien21 ou des oiseaux mythiques de la tradition grecque antique22. Deuxième option : si « Hiram renaît […] dans le Maître nouvellement initié », c’est au nouveau Maître d’assumer le rôle d’Hiram dans la cérémonie suivante. Ainsi Hiram n’est plus vraiment un personnage mythique mais une sorte de fonction, transmise de Maître en Maître. Chaque Maître se doit de s’exposer aux coups des mauvais Compagnons, pour permettre aux futurs Maîtres d’éclore sur son trépas. Ainsi, l’exaltation pourrait être considérée comme un processus en deux étapes. Dans une première cérémonie, le Compagnon deviendrait le nouvel Hiram grâce à la mort de l’Hiram précédent. Il resterait Hiram jusqu’à la prochaine exaltation. Puis, au cours de cette cérémonie, il s’exposerait à son tour au supplice pour permettre à son successeur de devenir le nouvel Hiram à sa place, et ainsi de suite au fil des exaltations. Conclusion Manifestement, les réformateurs des rituels, au cours du temps, ont tenu à conserver le mouvement général de la cérémonie d’exaltation, quelles que soient les questions qu’elle pouvait poser. Or, compte tenu des phénomènes de type « darwinien » qui ont affecté de nombreux hauts grades, avec des apparitions, des transformations, des disparitions, des fusions de rituels, il aurait sans doute été possible aux réformateurs de transformer la logique de l’exaltation. Si cette cérémonie a subi aussi peu de changements, il est très probable qu’elle était porteuse, en plus de son poids historique, d’une somme de questionnements féconds dans le processus initiatique. Le mythe conserve et conservera encore longtemps, sans doute, son potentiel de contribution à la maturation initiatique des Maîtres Maçons. 21 22 A quelques détails près, on retrouve dans ce cycle la logique de la messe catholique. Comme le Phénix. 6/6
© Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Cérémonie d’élévation à la maîtrise © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) VRAIMENT LE SENS DE SON HISTOIRE ? LE GODF A-T-IL DOSSIER DOSSIER HIRAM, QUESTIONS SUR UN CRIME UTILE ET PARFAIT RELIRE LE MYTHE D’HIRAM BERLIOUX © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Central dans la Maçonnerie, le mythe d’Hiram est très surprenant à plus d’un titre. Essayons d’identifier les principales sources d’étonnement qu’il suscite et de comprendre les raisons qui ont pu pousser les auteurs de rituels à l’imaginer, dans un premier temps, et les réformateurs de rituels à le conserver, au cours des siècles. [ 45 ] Le mythe d’Hiram s’organise autour de deux grandes scènes : son meurtre d’une part, sa « renaissance » dans le nouveau Maître d’autre part. Nous allons examiner successivement ces deux grandes étapes. LE MEURTRE Pour quelle cause Hiram accepte-t-il de mourir ? La légende fait mourir le Maître bien-aimé. Il faut supposer que ce sacrifice est justifié par une très noble cause. Comparons ce sacrifice, par exemple, à celui d’un autre Maître bien-aimé de ses disciples, le Christ1. Deux causes peuvent ici être avancées. Tout d’abord, Jésus était prêt, semble-t-il, à risquer sa vie pour exprimer sa vérité, à contre-courant de la pensée religieuse de l’époque, et en suscitant ce que les puissants ont considéré comme des troubles. 1 Le rapprochement Hiram-Christ est relativement classique, les deux personnages étant caractérisés par une mort violente suivie d’une « résurrection ». LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) PAR JEAN-MARC DOSSIER RELIRE LE MYTHE D’HIRAM Dans une période marquée par une série de révoltes, cela ne lui a pas été pardonné. Une autre interprétation, portée par l’Église naissante, consiste à affirmer que Jésus est mort en tant que victime expiatoire, c’est-à-dire, selon les textes chrétiens, « en rémission de nos péchés »2. Il se serait donc sacrifié pour « sauver » l’humanité. Autres exemples, au cours des premiers siècles de notre ère, de nombreux martyrs mourront pour leur foi. Des Chrétiens, mais aussi des Juifs. © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Or Hiram ne meurt ni pour répandre sa vérité, ni pour sauver d’autres personnes, ni pour proclamer une foi religieuse, ni pour défendre la liberté ou la justice. Il meurt pour ne pas trahir un secret. Et ce secret, c’est celui de signes, mots et attouchements qui permettent de s’assurer qu’une personne justifie bien d’un niveau professionnel particulier. [ 46 ] En effet, les ouvriers maçons du Moyen Âge ne recevaient pas de diplômes justifiant leur compétence. Or ils travaillaient successivement sur différents chantiers. Quand un ouvrier faisait acte de candidature sur un chantier nouveau, le Maître d’Œuvre de ce chantier avait besoin de valider le niveau de compétence que le candidat prétendait avoir3. Les confréries de maçons avaient donc imaginé un « mot du maçon », qui n’était communiqué qu’aux ouvriers compétents. Ainsi, face à un candidat inconnu, le Maître d’Œuvre demandait le mot du maçon. Si la réponse était correcte, il y avait une bonne probabilité que le candidat fasse l’affaire. En principe, lorsqu’un mythe survit dans une période donnée, c’est qu’il est encore porteur de sens pour les humains de ce temps-là. Or un humain du XXIe siècle pourrait s’étonner que la cause du sacrifice d’Hiram soit aussi dérisoire. À notre époque où fleurissent les réseaux sociaux, il y a de fortes chances que des signes, mots et attouchements réputés secrets soient rapidement publiés. On trouve ainsi, sur internet, de nombreuses divulgations des « secrets » maçonniques. Quant à l’objectif de certifier grâce à ces secrets la réalité d’un niveau professionnel, il n’a plus grand sens aujourd’hui. Les diplômes, les certifications et la règlementation de certaines professions ont avantageusement remplacé le mot du maçon4. Éphésiens 1,7 ; Colossiens 1,14. Cela était d’autant plus important qu’une partie des maçons travaillait dans un environnement dangereux et que les accidents graves n’étaient pas rares. 4 De plus, il arrive que des candidats enjolivent quelque peu leur Curriculum Vitae, sans que cela trompe sérieusement les recruteurs. C’est au pied du mur qu’on voit le maçon, dit le dicton, un « maître » ou un « compagnon » incompétent serait vite démasqué par un Maître d’Œuvre expérimenté. 2 3 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Enfin, à de multiples reprises au cours de l’histoire, la lutte pour la liberté ou pour la justice a aussi pu conduire des hommes et des femmes, obscurs ou éminents, au sacrifice de leur vie. RELIRE LE MYTHE D’HIRAM DOSSIER Alors pourquoi ? Il apparaît que nous avons là un héritage de la maçonnerie opérative, que nous avons précieusement conservé. Et même si le sens de ce symbole est aujourd’hui, de fait, très estompé, il survit en tant que marqueur d’appartenance. Ainsi, le « secret » des mots, signes et attouchements associés aux différents grades conserve-t-il pour nous une grande valeur, même s’il est, en fait, tout-à-fait illusoire. Pourquoi faudrait-il faire mourir Hiram ? Dans le rituel, après le meurtre d’Hiram, Les Maîtres « [donnent] cours à leur douleur ». Mais, si l’on se place du point de vue de l’auteur du rituel, il y a là un étrange paradoxe. Si vraiment le meurtre d’Hiram était si triste que cela, pourquoi a-t-il décidé de le faire mourir ?5 © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) • Hiram aurait pu se défendre et battre successivement les trois agresseurs : la légende aurait mis en scène la puissance de l’Architecte et éventuellement l’aide que lui aurait apportée la divinité ; • Les Maîtres et les bons Compagnons auraient pu venir rapidement à son secours et les mauvais Compagnons auraient été chassés : la légende aurait ainsi insisté sur l’importance du collectif et de l’assistance mutuelle ; [ 47 ] • Hiram aurait pu parvenir à convaincre les mauvais Compagnons de se soumettre et ils seraient devenus de bons Compagnons : la légende aurait ainsi rappelé l’importance du dialogue et de l’enseignement, ainsi que la possibilité de rachat des pécheurs ; Hiram aurait même pu révéler les mots exigés par les mauvais Compagnons. Il lui suffisait ensuite d’y « substituer » de nouveaux mots (ce que fait d’ailleurs le rituel d’exaltation !). Même si l’auteur tenait à faire disparaître Hiram, il n’était pas obligé de le faire mourir de mort violente. Après tout, de grands « sages », à la frontière entre histoire et légende pour certains, comme Confucius, Bouddha ou Mohammed, meurent de mort naturelle. Généralement, le mythe met en relief la paix qui accompagne leur départ et la tristesse des disciples6. Le Maître défunt se voit alors attribuer une sorte de présence tutélaire permanente. Le Maître aurait pu aussi disparaître sans mourir, ou Il y a une différence majeure entre un fait historique, par exemple le supplice de Jacques de Molay, et une légende comme celle du meurtre d’Hiram. Dans le premier cas, il est impossible de modifier l’histoire. Dans le second cas, l’auteur a toute liberté pour choisir les péripéties incluses dans la légende. 6 Un mythe moderne, La guerre des Étoiles, met en scène, par exemple, une de ces morts très douces : celle du Maître Ioda. Et cette mort intervient une fois que le disciple Luke Skywalker est devenu « Jedaï » (ce qu’on peut considérer comme l’équivalent du Maître maçon). 5 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) En effet, si l’on se limite à la volonté de mettre en scène la préservation du secret sur le mot du Maître, bien d’autres scenarios étaient possibles : DOSSIER RELIRE LE MYTHE D’HIRAM sans qu’on sache s’il était mort ou pas. Dans la Bible, c’est typiquement le cas d’Élie qui est « enlevé au ciel ». La tradition maçonnique a préféré faire d’Hiram un martyr. On retrouve peut-être, dans ce choix mythique, la théorie freudienne du meurtre du père7. C’est aussi une façon tout à fait efficace de faire place nette pour que le nouveau Maître puisse prendre sa totale autonomie. © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Les mauvais Compagnons [ 48 ] Ce thème a fait l’objet de nombreuses études. Comme le remarquent de nombreux commentateurs, les coupables sont des Compagnons, au même titre que celui ou ceux qui vont être exaltés. D’ailleurs, la cérémonie s’ouvre par une scène de soupçon : les candidats à la Maîtrise ne seraient-ils pas ceux-là même qui ont tué Hiram ? D’où la première question soulevée probablement par la légende : ne serions-nous pas, nous-mêmes, les assassins d’Hiram ? Mais ces mauvais Compagnons n’ont aucune personnalité propre9. Ils représentent des « vices ». Le rituel précise : Les trois mauvais Compagnons représentent trois vices redoutables : l’ignorance, le fanatisme, l’hypocrisie. Concernant l’enseignement initiatique porté par cette partie de la cérémonie, je me contenterai de citer un extrait d’un article qui représente assez bien ma pensée à ce sujet : On pourra se reporter à ce sujet à l’article de Marie Contri, « Hiram, ou comment comprendre le meurtre du père », La Chaîne d’Union 2010/4 (N° 54), pages 52 à 59, accessible également sur le site Cairn.info : https://www.cairn.info/revue-lachaine-d-union-2010-4-page-52.htm 8 Lors de sa fondation en 1773, le Grand Orient dispose dans ses « Statuts de l’Ordre royal de la Franc-Maçonnerie en France » que « Le Grand Orient de France ne reconnaîtra désormais pour Vénérable de loge que le Maître élevé à cette dignité par le choix libre des membres de la loge ». Extrait de l’article de Daniel Kerjean, « Les débuts heurtés du Grand Orient de France (1771-1774) », Chroniques d’histoire maçonnique, 2014/2, n° 74, pages 5 à 36. 9 Comme Hiram, d’ailleurs. 7 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Tentons une hypothèse. Une partie des fondateurs de la francmaçonnerie attachaient une grande importance à l’égalité entre ses membres. Cela n’était pas nécessairement évident. Qu’on se souvienne des débats passionnés, au XVIIIe siècle, pour savoir si les Vénérables devaient être inamovibles ou élus périodiquement par les Ateliers8. Faire disparaître la figure tutélaire, susceptible de revendiquer un pouvoir absolu, c’était donner plus de chances à la constitution d’une société d’égaux. RELIRE LE MYTHE D’HIRAM DOSSIER « Les trois mauvais compagnons qui sont en nous sont d’autant plus dangereux qu’ils sont invisibles et insaisissables. Ils vivent cachés dans notre inconscient, ils se font passer pour ce qui est normal, naturel, évident. […] Il serait faux, voire dangereux, de penser qu’à travers son élévation au grade de Maître, le franc-maçon parvient d’emblée à vaincre les trois mauvais compagnons qui sont en lui. Toutefois, il fait un grand pas en avant en prenant conscience de leur présence. Le nouveau Maître comprend qu’il est ignorant, fanatique et ambitieux : des vices que l’on retrouve en tout être humain. © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Une des perspectives initiatiques consiste à considérer que tous les personnages apparaissant dans des mythes ou des rêves sont des instances intérieures de la personne. Et que l’initiation vise non seulement à prendre conscience de ce que nous sommes, mais aussi et surtout à faire l’unité de toutes ces instances au service du moi (sans doute représenté par Hiram). Cela suppose évidemment que les instances les plus agressives soient progressivement apprivoisées. [ 49 ] Dans cette perspective, la scène du meurtre d’Hiram jouée dans le rituel représente un état initiatique encore peu évolué, où des instances manifestent explicitement la haine du moi. La poursuite du travail intérieur devrait déboucher sur un apaisement, qui aurait pu être symbolisé, par exemple, par une scène ou un rêve où les ex-mauvais Compagnons se soumettraient à la loi et seraient, eux aussi, exaltés par Hiram11. Les choses se compliquent même avec la symbolique de certains « hauts grades », qui mettent en scène la vengeance envers les « mauvais » Compagnons. Comme il n’est pas possible de faire disparaître des instances intérieures, la violence exercée contre elles ne les tue pas, mais elle exacerbe les tensions. LA « RENAISSANCE » DANS LE NOUVEAU MAÎTRE Hiram, un personnage étonnamment transparent Tout d’abord, on aurait pu s’attendre à ce que la tradition maçonnique soit très diserte sur la personnalité et la vie de ce personnage central. Article publié par Adrien Chœur, Les trois mauvais compagnons dans la tradition maçonnique, 31 août 2020, site jepense.org, https://www.jepense.org/les-troismauvais-compagnons-reaa/ 11 Une telle scène n’existe nulle part dans la tradition maçonnique, à notre connaissance. 10 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) C’est bien là que réside la clé de l’élévation : cette prise de conscience constitue le chemin de la lumière, qui permettra de devenir de plus en plus lucide sur ce que nous sommes10. » DOSSIER RELIRE LE MYTHE D’HIRAM Si l’on regarde du côté des Musulmans ou des Chrétiens, on s’aperçoit que, dans les Hadiths pour les premiers, dans les Évangiles pour les seconds, on trouve de nombreux détails de la vie du personnage central de la tradition12. Gérard de Nerval, dans son ouvrage Le voyage en Orient, attribue à Hiram « un aspect imposant », « une taille haute et robuste », « une étrange et fascinante beauté ». © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) • « célèbre architecte et statuaire » • « fut envoyé au roi Salomon par Hiram roi de Tyr, pour diriger les travaux du temple de Jérusalem » • « divisa [les ouvriers] en trois catégories. »13. [ 50 ] Contrairement à Nerval, le rituel ne donne aucune indication sur son physique. Il n’évoque pas non plus, ni ses goûts, ni la famille qu’il aurait pu fonder, ni le déroulement de sa carrière, etc. Manifestement, le rituel prend bien garde de ne jamais incarner Hiram. Ainsi, rien ne viendra entraver la possibilité, pour le futur Maître, de s’identifier à Hiram. Un mode d’incorporation tout à fait particulier Le rituel d’exaltation indique : « Hiram renaît ainsi dans ses disciples et, en particulier dans le Maître nouvellement initié. » Il met donc en scène ce qu’on pourrait appeler une incorporation du personnage d’Hiram dans le nouveau Maître. De nombreuses traditions prévoient qu’une cérémonie marquera l’incorporation du vieux Maître par le nouveau Maître. Mais les supports symboliques utilisés par les rituels varient. L’« eucharistie » catholique constitue une instance classique de ce genre de cérémonie. Le fidèle incorpore Jésus en mangeant symboliquement son corps, sous forme de pain, et en buvant son sang, sous forme de vin. Évidemment, cette symbolique hérite de pratiques archaïques consistant à manger le cœur du héros tué pour hériter de sa force ou de son courage. Mais ce qui est intéressant, c’est que corps et sang sont symboliques de vie animale et donc assez éloignés d’une symbolique divine. En communiant, le Chrétien s’incorpore Jésus homme plutôt que Jésus divin. Bien entendu, dans les deux cas, Il est peu probable que tous ces détails soient conformes à une vérité historique difficile à appréhender. 13 Remarquons simplement au passage que la « séparation » est la première action de Dieu dans Genèse 1, et permet d’extraire le monde, la nature et l’homme de l’indifférenciation du « Tohu-bohu ». 12 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Or dans le rituel d’élévation à la Maîtrise au rite français de 1993, le personnage d’Hiram est extrêmement transparent. En ce qui concerne sa personnalité, ou son histoire personnelle (avant le meurtre), le texte ne donne aucune indication. Il se contente de fournir quelques indications factuelles sur son métier, les circonstances qui l’ont amené à Jérusalem et sa méthode d’organisation : RELIRE LE MYTHE D’HIRAM DOSSIER La Pentecôte chrétienne constitue une autre approche symbolique. Ici, l’esprit divin descend sur des hommes sous la forme de langues de feu. Le support est alors un phénomène physique, qui n’a aucun lien direct avec la nature humaine. Qui plus est, il vient du ciel où est censé résider le divin. L’accent est mis ici sur une inspiration spirituelle distincte du vivant humain. Une troisième approche possible repose sur l’adoption par un peuple d’une loi omniprésente qui irrigue son quotidien. La loi divine et notamment les 613 commandements (ou mitsvot) prescrits par le Talmud14 constituent le support de ce qu’on pourrait considérer comme une « incorporation » de YHWH par les Juifs. © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) La tradition Maçonnique utilise un support tout à fait original : un cadavre en état de décomposition. Or, la très grande majorité des civilisations n’aiment guère fréquenter les cadavres qui pourrissent. Les Égyptiens embaument, Chrétiens et Musulmans attendent la résurrection de la chair15. La tradition juive interdit aux hommes saints de toucher les cadavres. [ 51 ] Dans le rituel Maçonnique, le corps d’Hiram pourrit, et à un point tel que « la chair quitte les os ». Le rituel met en scène la difficulté rencontrée pour relever ce cadavre. Le Très Respectable n’y parviendra qu’en acceptant un contact par cinq points16. Ceux qui ont eu l’occasion de pratiquer le relevage d’Hiram, dans la cérémonie d’exaltation, ont constaté que le contact était assez intime. Le Très Respectable, et donc symboliquement les Maîtres et le récipiendaire, sont donc en contact intime avec ce qui reste du corps d’Hiram. Il y a deux façons de comprendre la symbolique du redressement du cadavre. Talmud, Makkot 23 B : « Rabbi Simlaï a enseigné : Il y avait 613 mitzvot énoncées à Moïse dans la Torah, soit 365 interdictions correspondant au nombre de jours de l’année solaire, et 248 mitzvot positives correspondant au nombre de branches (?) d’une personne. » 15 Dans le Credo catholique : « je crois… à la résurrection de la chair ». On raconte que certains kamikazes musulmans protègent leur sexe pour qu’il puisse encore servir au paradis. 16 Dans une version antérieure du rituel, le récipiendaire tente d’abord de relever Hiram par le doigt ou par le coude, mais la chair cède. Or ces deux saisies impliquent un contact réduit avec le cadavre. Il est limité à la main dans la première, à l’avant-bras dans la seconde. Ce sont les cinq points qui permettent de relever le cadavre malgré la fragilité de la chair pourrie. 14 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Enfin, il peut arriver, plus simplement, que l’incorporation soit le résultat d’un simple énoncé performatif. DOSSIER RELIRE LE MYTHE D’HIRAM © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Soit le redressement du cadavre par les cinq points permet de d’éviter que la chair ne quitte totalement les os, et ce qui est intégré, c’est à la fois le squelette et de la charogne. La charogne ne représente plus vraiment le corps d’Hiram, elle ne saurait symboliser sa personnalité. En revanche, elle présente une charge symbolique très forte19 : la charogne est en effet, généralement, un objet de fort dégoût. [ 52 ] Selon cette perspective, le nouveau Maître accepte ipso facto de s’interdire tout dégoût envers les humains, ses Frères et Sœurs, même dans des situations dans lesquelles le commun des mortels en éprouverait. Et par ailleurs, il hérite symboliquement d’un fragment d’une bouillie porteuse de mort. Ainsi, conformément à la tradition des « vanités »20, le rituel rappellerait au nouveau Maître qu’il est mortel. Le cycle mort renaissance d’Hiram Dans le rituel, le nouveau Maître ne devient tel que grâce à la mort d’Hiram. Mais dans la vie d’un Atelier, les exaltations, donc les meurtres d’Hiram, s’enchaînent régulièrement. Hiram, mis à mort au cours d’une exaltation, est à nouveau vivant au début de la cérémonie d’exaltation suivante, et on pourra à nouveau l’assassiner. Deux interprétations s’ouvrent alors à nous : soit, quand Hiram a été relevé par le T\ R\, il a ressuscité, ce qui lui permet de tenir son rôle dans la cérémonie suivante. Hiram parcourt donc à l’infini un cycle récurrent alternant mort violente et résurrection. Cela rappelle une partie du rituel chrétien21 ou des oiseaux mythiques de la tradition grecque antique22. Les os sont un mélange de calcaire et de tissus organiques, mais à terme l’organique disparaît. Symboliquement, l’os est donc de la pierre. Extrait du rituel d’initiation : Parmi nous, votre personnalité sera parfaitement libre de son épanouissement. Vos opinions et croyances seront parfaitement respectées. 19 Voir par exemple le poème de Baudelaire, « Une charogne » https://www.poetica. fr/poeme-69/charles-baudelaire-une-charogne/ 20 On appelle « vanité », une peinture évoquant la mort. 21 À quelques détails près, on retrouve dans ce cycle la logique de la messe catholique. 22 Comme le Phénix. 17 18 LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Soit la chair a quitté les os et il ne reste d’Hiram que le squelette débarrassé de la chair. Dans ce cas, c’est la « structure » d’Hiram, ce qui est lapidaire au sens strict17, que le récipiendaire va intégrer et non sa personnalité. Le nouveau Maître hérite de la rigueur, des devoirs, des responsabilités, des savoirs d’Hiram. Mais pas de ses émotions, de ses imaginations, de ses désirs, de ses engagements affectifs. Ce choix est tout à fait cohérent avec la sobriété de la description d’Hiram, dans le rituel, qui n’intègre pas d’éléments personnels. Ainsi, même s’il est demandé au nouveau Maître maçon d’intégrer Hiram, le rite réaffirme la protection absolue de la personnalité du Maçon18. RELIRE LE MYTHE D’HIRAM DOSSIER Deuxième option : si Hiram renaît […] dans le Maître nouvellement initié », c’est au nouveau Maître d’assumer le rôle d’Hiram dans la cérémonie suivante. Ainsi Hiram n’est plus vraiment un personnage mythique mais une sorte de fonction, transmise de Maître en Maître. Chaque Maître se doit de s’exposer aux coups des mauvais Compagnons, pour permettre aux futurs Maîtres d’éclore sur son trépas. Ainsi, l’exaltation pourrait être considérée comme un processus en deux étapes. Dans une première cérémonie, le Compagnon deviendrait le nouvel Hiram grâce à la mort de l’Hiram précédent. Il resterait Hiram jusqu’à la prochaine exaltation. Puis, au cours de cette cérémonie, il s’exposerait à son tour au supplice pour permettre à son successeur de devenir le nouvel Hiram à sa place, et ainsi de suite au fil des exaltations. © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Manifestement, les réformateurs des rituels, au cours du temps, ont tenu à conserver le mouvement général de la cérémonie d’exaltation, quelles que soient les questions qu’elle pouvait poser. Or, compte tenu des phénomènes de type « darwinien » qui ont affecté de nombreux hauts grades, avec des apparitions, des transformations, des disparitions, des fusions de rituels, il aurait sans doute été possible aux réformateurs de transformer la logique de l’exaltation. [ 53 ] Si cette cérémonie a subi aussi peu de changements, il est très probable qu’elle était porteuse, en plus de son poids historique, d’une somme de questionnements féconds dans le processus initiatique. Le mythe conserve et conservera encore longtemps, sans doute, son potentiel de contribution à la maturation initiatique des Maîtres Maçons.  J.-M. B. LA CHAÎNE D’UNION n°102 [Octobre 2022] © Grand Orient de France | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info via Sciences Po Paris (IP: 193.54.67.95) Conclusion
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