In Analysis 7 (2023) 100341
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Débat
L’enveloppe charnelle et le corps du moi
The carnal envelope and the body of the self
J. Rogozinski a, S. Kristensen b,*
a
b
Faculté de philosophie, Université de Strasbourg, 67084 Strasbourg cedex, France
Faculté des arts, Université de Strasbourg, 14, rue René-Descartes, 67084 Strasbourg, France
I N F O A R T I C L E
Historique de l’article :
Disponible sur Internet le 18 mai 2023
Mots clés :
Moi-peau
Chair
Enveloppe psychique
Enveloppe groupale
Pathologies de l’enveloppe
Keywords:
Skin-self
Flesh
Psychic envelope
Group envelope
Pathologies of the envelope
À l’origine du moi était la surface. C’est la thèse issue de notre
lecture de l’œuvre de Didier Anzieu. La peau est à la fois la surface
du corps délimitant le moi et le non-moi et le lieu de la rencontre
avec autrui ; cette simultanéité lui donne un rôle décisif pour la
constitution même d’une subjectivité consciente d’elle-même. La
question de l’unité psychosomatique du sujet humain est une
question ancienne en philosophie et en psychanalyse, une question
qu’Anzieu pose implicitement en présentant son projet dans les
toutes premières lignes du Moi-peau : « En mettant l’accent sur la
peau comme donnée originaire à la fois d’ordre organique et
d’ordre imaginaire, comme système de protection de notre
individualité en même temps que comme premier instrument et
lieu d’échange avec autrui, je vise à faire émerger un autre modèle,
à l’assise biologique assurée, où l’interaction avec l’entourage
trouve sa fondation et qui respecte la spécificité des phénomènes
psychiques par rapport aux réalités organiques comme aux faits
sociaux » (Anzieu, 1995, p. 25). Si la peau est une telle « donnée
originaire », en même temps biologique, psychique et sociale, elle
peut nous aider à penser l’unité du sujet – à condition qu’on
parvienne à en cerner la cohérence conceptuelle, ontologique.
* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : skristensen@unistra.fr (S. Kristensen).
On peut formuler la question de la manière suivante :
lorsqu’Anzieu affirme que le moi est un moi-peau, structuré par
(ou comme) une enveloppe contenant l’intérieur du psychisme, la
peau dont il parle est-elle ici une simple « donnée imaginaire » – et
en quel sens ? – ou bien l’enveloppe réelle du moi qui se développe
en s’étayant sur les fonctions de l’organe biologique peau ? À cette
question, Anzieu ne donne pas de réponse univoque. Il faut
cependant souligner que la surface psychique du moi-peau n’est pas
identique selon lui à la surface corporelle. Entre la peau réelle et le
moi-peau, des distorsions, des décalages peuvent apparaı̂tre : par
exemple, l’enveloppe psychique du moi-peau peut être vécue
comme une surface déchirée, perforée, alors que la peau réelle est
intacte. À l’inverse, certaines maladies psychosomatiques – Anzieu
évoque ici l’asthme et l’eczéma – enjambent la différence entre
psyché et soma en traduisant sur le plan corporel un trouble
pathologique du moi-peau. Ainsi, « l’eczéma est une tentative pour
sentir du dehors cette superficie corporelle du Soi, dans ses
déchirures douloureuses, son contact rugueux, sa vision honteuse »
(Anzieu, 1995, p. 130). On pourrait alors risquer l’hypothèse que le
moi-peau serait à penser comme une notion qui échappe à cette
dualité de l’imaginaire et du réel, une notion qui fait signe
directement vers une substance ontologique telle que la chair au
sens que lui donne Merleau-Ponty, qui est tout à la fois tangible,
vivante et immergée dans l’ordre du sens1. Interprété de cette
manière, le moi-peau permet de penser la relation interhumaine
(intersubjective) sur un mode à la fois corporel (organique) et
imaginaire. En d’autres termes, si le moi tient sa consistance
fantasmatique de sa peau, celle-ci est aussi l’espace (l’interface) par
lequel il est en relation avec d’autres. Son contenant serait en même
temps la condition de son identité et le lieu de sa relation aux autres.
Le moi-corps chez Freud
Comme le rappelle Anzieu en présentant les « précurseurs du
moi-peau », Freud situait déjà l’origine du moi dans la surface
corporelle dont il parle dans Le moi et le ça : car « le moi est avant
tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface, mais
il est lui-même la projection d’une surface », et une note précise
1
Cf. Merleau-Ponty, 1964, en particulier le chapitre « L’entrelacs – le chiasme »
(p. 170–201).
https://doi.org/10.1016/j.inan.2023.100341
2542-3606/ C 2023 Association In Analysis. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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auto-hétéro-affection. Il convient cependant de ne pas oublier la
dimension immanente de l’auto-affection charnelle que la psychanalyse – et plus encore la psychologie du développement ou les
théories de la reconnaissance – tend trop souvent à oublier en se
centrant sur les relations à l’autre.
Au commencement était la surface de la peau, telle qu’elle se
donne dans l’expérience de se toucher – ou plutôt : de se toucher en
train de toucher. Cette surface se déploie comme si elle n’avait pas
de frontière : partout où je me touche, c’est toujours ma peau que je
touche. Même là où elle se creuse, où elle s’entrouvre, s’invagine,
même lorsque des orifices semblent trouer sa surface, c’est encore
une membrane de peau que je touche, comme si ma peau ne
pouvait s’ouvrir au-dehors qu’en se pliant et se repliant sur ellemême. Autant dire que ma peau m’enveloppe, que la surface
corporelle primordiale se présente toujours déjà comme une
enveloppe. C’est sans doute pour cette raison que Merleau-Ponty
en venait à définir le corps comme un « phénomène-enveloppe »
(Merleau-Ponty, 1994, p. 268).
que le moi est dérivé des sensations corporelles « qui ont leur
source dans la surface du corps », si bien qu’il peut « être considéré
comme une projection mentale de la surface du corps » (Freud,
1987, p. 238). Au commencement étaient les surfaces puisque cette
surface primordiale se divise, se dédouble en suivant la distinction
du soma et de la psyché. De la surface du corps se détache par
projection une surface psychique qui est le lieu du moi, qui est
moi. Ce qui soulève plusieurs questions : (a) qu’en est-il de cette
projection qu’il évoque allusivement dans ce texte, projection
intrapsychique, ou plutôt projection du somatique sur (ou dans) le
psychique ? Notons qu’elle diffère de la projection telle qu’on
l’entend d’ordinaire dans la théorie psychanalytique, mécanisme
de défense inconscient qui déplace au-dehors, sur un autre sujet,
un affect que le sujet refuse de reconnaı̂tre en lui-même (« ce n’est
pas moi qui l’aime/qui le hais, c’est lui – ou elle – qui m’aime/qui
me hait ») – (b) la « projection mentale » dont parle Freud suppose
la démarcation du somatique et du psychique, considérés comme
deux dimensions ou deux plans distincts. Or, n’est-ce pas cette
distinction qui défaille s’il est vrai, comme il l’assure dans le même
texte, que le moi est un Körper-Ich, un moi-corps ? Dirons-nous
qu’il ne s’agit pas d’une projection externe sur un objet, mais d’une
projection interne où le moi-corps s’engendre lui-même en se
dédoublant à partir d’une surface primordiale ? À moins que la
distinction entre interne et externe ne soit plus pertinente pour
décrire ce processus. Faut-il en conclure que la relation du moi à
ses objets extérieurs se fonde sur – ou s’ajointe à – une relation
originaire du moi à lui-même et à son corps (ou sa chair), à la
double surface d’où il provient ? Et qu’une projection primordiale
de la surface tactile joue ici un rôle plus important, plus décisif que
les introjections et les identifications ?
Au commencement était la surface corporelle d’où se dissocie
par projection une surface psychique. Cette surface du corps est ce
que l’on appelle la peau et, précise Freud, elle nous est d’abord
accessible par le toucher. Par le toucher et non par la vue : le célèbre
stade du miroir, l’autoréflexion spéculaire censée constituer l’image
du corps propre comme totalité unifiée ne viendrait qu’après-coup.
Elle présuppose une auto-affection tactile plus originaire qui lui
donne son assise : le moi spéculaire ne pourrait consister qu’en
s’étayant sur un moi tactile. Ce que Lacan appelle « l’imaginaire » et
dont il souligne la dimension aliénante se fonde ainsi sur
l’expérience du contact. Faut-il la définir elle aussi comme aliénante
et en quel sens ? Si elle ne l’est pas, cela veut-il dire que l’aliénation
n’est pas originaire, que le moi se constitue initialement sans
s’aliéner (à une image, à un objet, à un signifiant. . .) ? S’aliéner, c’est
se laisser déposséder par un autre (alius), un étranger (alienus) : se
laisser captiver, fasciner par cet autre étranger au point de
s’abandonner à lui en devenant autre et étranger à soi-même.
Mais à quel autre pourrais-je m’aliéner si je suis originairement la
surface de ma peau que je touche ? Dans ce passage de Le moi et le ça,
Freud n’envisage en effet qu’une auto-affection tactile qui n’en
passerait pas forcément par le contact avec un autre corps, une
autre peau (Freud, 1987, p. 263–264). Ce qui le conduit, à son insu,
tout près de l’un de ses contemporains qui avait suivi les cours des
mêmes professeurs à l’Université de Vienne : tout près de Husserl
faisant du se-toucher-soi-même une expérience fondatrice où ma
chair (Leib) – qui est toujours déjà Ichleib, chair d’ego ou moi-chair –
parvient à se constituer comme corps objectif (Körper). Qu’en est-il
alors du toucher-l’autre et de l’être-touché par l’autre : tétée du sein,
caresse de la mère, portage (holding) dans les bras de la mère, corpsà-corps primordial où le corps de la mère enveloppe celui de l’enfant
à naı̂tre et continue de l’envelopper après sa naissance ? L’autoaffection tactile – mais aussi auditive, visuelle, etc. – présuppose-telle une hétéro-affection ou en est-elle au contraire la condition de
possibilité ? Sans doute la question est-elle mal posée : tout porte à
croire que ces deux processus adviennent simultanément en
s’entrelaçant, en interagissant l’un avec l’autre, sur le mode d’une
Le moi-peau chez Anzieu
Parmi les nombreux disciples et successeurs de Freud, le
premier – et quasiment le seul – à avoir pris en compte ses
indications sur la genèse tactile du moi est Anzieu. Son élaboration
des concepts de « moi-peau » et d’ « enveloppe psychique »
représente l’une des avancées les plus importantes de la
psychanalyse et elle garde toute sa portée aujourd’hui. Son
approche clinique des pathologies de l’enveloppe et son analyse
des enveloppes groupales s’avèrent particulièrement féconds.
Nous retrouvons toutefois chez Anzieu les difficultés que nous
avons relevées, et en premier lieu la question de la relation entre
auto- et hétéro-affection. À cela s’ajoute qu’il subit parfois
l’influence d’une conception normative de la psychanalyse, ce
qui infléchit certaines de ses élaborations.
Anzieu souligne que « l’enveloppe psychique de base est une
enveloppe tactile » (Anzieu, 1990, p. 68) et qu’elle sous-tend les
enveloppes visuelle, sonore, transitionnelle ou groupale qui se
déploieront par la suite en prenant appui sur cette enveloppe tactile
primordiale. Notamment parce que « le toucher est le seul des sens
externes à posséder une structure réflexive » (Anzieu, 1995, p. 84),
c’est-à-dire le pouvoir de se-toucher-touchant, comme l’avait
repéré Freud (ainsi que Husserl et Merleau-Ponty auxquels Anzieu,
sauf erreur, ne se réfère jamais). Ce « primat structural » qu’il
reconnaı̂t au toucher trouve ainsi sa source dans une auto-affection
originaire qui semble être la matrice du moi-peau et de tout
l’appareil psychique. Et pourtant, il lui arrive aussi d’affirmer que le
moi-peau se fonde sur la relation initiale de l’enfant à la mère,
envisagée comme une « enveloppe de maternage » qui « englobe la
mère et le nourrisson dans une peau unique »2. Comment
l’enveloppe psychique singulière du moi se forme-t-elle en se
dissociant de cette archi-enveloppe qui perdure après la naissance
– et parfois tout au long de la vie – sur le mode du fantasme ? Ce
déchirement de l’enveloppe primordiale n’est-il pas à l’origine d’une
série de traumatismes qui génèrent différentes pathologies de
l’enveloppe ? Anzieu n’a pas approfondi cette question. Pour rendre
compte de la formation d’une enveloppe narcissique individuelle,
celle d’un moi-peau séparé du moi-peau de la mère, il a parfois
recours à une hypothèse de type kleinien : elle se formerait par
introjection du « bon » objet, c’est-à-dire du sein gratifiant comme
source de plaisir (mais qu’en est-il alors du « mauvais » sein,
frustrant, persécuteur et intrusif ?). Il fait également appel à une
autre hypothèse, d’allure winnicottienne : la fonction de maintenance du moi-peau « se développe par intériorisation du holding
2
Sur la notion d’« enveloppe de maternage », cf. Anzieu, 1995, p. 84 ; sur le
fantasme d’une « peau commune » enserrant la mère et l’enfant, cf. les p. 85 et 124.
2
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diriger contre soi-même ses propres défenses en transformant un
système de protection en processus d’autodestruction7.
maternel », par « identification primaire à un objet support contre
lequel l’enfant se serre et qui le tient », c’est-à-dire, précise-t-il, aux
mains de la mère plutôt qu’à ses seins (Anzieu, 1990, p. 97–98).
Dans les deux cas, c’est l’introjection et/ou l’identification à un objet
externe qui génère le moi-peau (ou l’une de ses fonctions
fondamentales), sans que la projection primordiale dont parlait
Freud ne soit évoquée. Anzieu semble ainsi juxtaposer plusieurs
hypothèses différentes sans parvenir à les articuler et il esquive la
question du rapport entre l’auto-affection tactile et les hétéroaffections qui s’originent dans la relation à la mère.
En effet, pour les fonctions du moi-peau, il dresse un inventaire
qu’il dit lui-même non exhaustif, mais qui, de manière significative,
ne contient pas une fonction d’interface. Les huit fonctions qu’il
dénombre sont la fonction de maintenance du psychisme (holding),
la fonction contenante qui fonde le sentiment de la continuité du
soi, la fonction de pare-excitation qui protège des dangers
extérieurs, la fonction d’individuation du soi, la fonction d’intersensorialité, le soutien de l’excitation sexuelle, la recharge libidinale
de l’appareil psychique et enfin la fonction d’inscription des traces
sensorielles tactiles3. Manque dans cet inventaire la fonction
d’interface, qui est présente seulement indirectement dans la
première fonction, celle du holding. Or, comme le montrent les
travaux d’Anzieu en psychanalyse groupale4, souvent initiés en
collaboration avec René Kaës qui a forgé la notion d’alliance
inconsciente pour penser le fondement de la cohésion des groupes,
on doit admettre l’existence d’une enveloppe aussi pour les groupes
et pas seulement pour les individus. Parmi les trois « principes de
fonctionnement psychiques propres à l’appareil groupal », Anzieu
mentionne le « principe de délimitation entre un dedans du groupe
et le dehors », un « principe d’englobement ou de contenance »
(Anzieu, 1984, p. 202–204). Or cette enveloppe externe du groupe
suppose un partage par l’ensemble des membres du groupe ; de
plus, sa constitution et son maintien sont sous-tendus par la
participation de l’ensemble des membres à cette enveloppe
collective. Dans une recherche sur l’obésité des adolescent-e-s,
Maria de la Almudena Sanahuja et ses collègues illustrent la
pertinence des notions d’Anzieu5 ; ils montrent que la persistance
de l’obésité d’une adolescente malgré une perte de poids réelle lors
d’un séjour en internat médicalisé peut être interprétée comme une
stratégie de défense de la famille qui reporte sur l’un-e de ses
membres la tâche de se protéger d’un dehors perçu comme
menaçant. La couche adipeuse est alors une enveloppe épaisse
constituée et reconstituée par l’adolescente « qui devient ‘‘portesymptôme’’ de la souffrance du groupe primaire » (Cuynet et al.,
2012, p. 44). Il y a une souffrance partagée au cœur du groupe
familial, notamment en raison d’un secret trop bien gardé (d’une
crypte, selon le lexique d’Abraham et Torok (1987)). Ce qui est
significatif dans ce type de cas est que l’enveloppe adipeuse est en
même temps le symptôme d’un échec des relations sociales et de la
nécessité pour le sujet de se protéger face au-dehors. L’ambiguı̈té
des fonctions de l’enveloppe est ici manifeste. Une ambiguı̈té
analogue se retrouve avec « l’enveloppe de souffrance » du
masochiste où le moi-peau se vit comme arraché, blessé, écorché
vif, tout en reconstituant dans la relation sado-masochiste le
fantasme primaire d’une peau commune avec la mère. Ce qui lui
permet, à travers la souffrance et la jouissance qui l’accompagne, de
réparer la déchirure de l’enveloppe6. Dans les deux cas, ce qui
protège est aussi, indissociablement, ce qui agresse ou ce qui
témoigne d’une défaillance de la relation aux autres. On a affaire à
une relation d’auto-immunité au sens de Derrida qui consiste à
Pathologies de l’enveloppe
On voit que l’on que la question n’est pas seulement théorique,
mais aussi clinique, car elle détermine toute l’analyse des
pathologies de l’enveloppe. S’enracinent-elles dans un trouble de
la relation de maternage ou bien dans une défaillance spécifique de
l’auto-affection tactile qui se manifesterait à l’occasion d’une trouble
du maternage et, plus généralement, d’une situation traumatique
dans la relation aux premiers objets ? Là aussi, Anzieu paraı̂t hésiter
entre plusieurs conceptions divergentes. Le plus souvent, à la suite
de Klein, de Winnicott, de Dolto, il donne un rôle décisif à la relation
à la mère. Il peut s’agir d’une mère trop intrusive dont les
interventions perforent le moi-peau de l’enfant ; ou bien d’une mère
trop enveloppante qui renforce le fantasme d’une peau unique sous
la forme d’une « enveloppe toxique » ; ou encore d’une mère
« morte » au sens d’André Green : d’une mère devenue dépressive,
trop distante et indifférente, qui ne soutient plus la fonction de
maintenance du moi-peau8. Dans ces conditions, il est possible
d’opposer des enveloppes pathologiques, anormales, au développement normal de l’enveloppe psychique. La « normalité » de ce
processus consisterait à dépasser le moi-peau initial en intériorisant
l’interdit œdipien, ce qui favoriserait l’insertion du sujet dans des
enveloppes groupales, c’est-à-dire en fin de compte son adaptation
à la réalité sociale9. Faut-il en passer par la loi de l’Œdipe pour que le
moi-peau laisse place à d’autres formations plus compatibles avec
une évolution normale ? Notons que, lorsqu’Anzieu se réfère à Lacan
dans Le Moi-peau, c’est pour contester sa conception de la bande de
Mœbius, cet anneau à une seule face continue – sans séparation
d’une face interne et d’une face externe – qui figure dans la
topologie lacanienne la structure du sujet. Pour Anzieu, cette
configuration où « les deux faces du Moi-peau n’en font qu’une », ce
qui entraı̂ne « des troubles de la distinction entre ce qui vient du
dedans et ce qui vient du dehors », caractérise la pathologie des
états-limites et Lacan aurait tort d’y repérer la structure fondamentale de tout sujet (Anzieu, 1995, p. 150).
Le même problème réapparaı̂t quand il s’agit d’analyser une
autre pathologie du moi-peau, la formation d’un « moi-carapace »,
d’une enveloppe compacte et sans orifices dont la clôture interdit
toute relation à un dehors. Ce ne serait pas – ou pas seulement – un
rapport pathologique à une mère intrusive qui provoquerait cette
pathologie, mais une tendance fondamentale du moi-peau et des
autres instances psychiques. Anzieu mentionne en effet une
tendance endogène – ou, si on préfère, immanente – de la surface
psychique à se refermer sur elle-même en obturant ses orifices. Il
évoque « l’échec du Moi à se constituer en enveloppe totale du
psychisme » (Anzieu, 1995, p. 109), ce qui impliquerait une
tendance similaire de la part du Ça et/ou du Surmoi à se constituer
eux aussi en enveloppe globale. On pourrait en dire autant du
fantasme corrélatif d’un « moi-passoire » dont l’enveloppe perforée
laisse pénétrer les mauvais objets persécuteurs et/ou s’écouler audehors les bons objets internes. Un tel fantasme est-il l’indice d’une
précarité de la surface tactile primordiale qui ne parviendrait pas à
se constituer de manière continue à travers l’expérience de setoucher-touchant ? Cette précarité renvoie-t-elle à l’aporie du
7
Cf. Derrida (1996), p. 58–59 : « Nous sommes là dans un espace où toute
autoprotection de l’indemne (. . .) doit se protéger contre sa propre protection » –
« terrifiante mais fatale logique de l’auto-immunité ». Notons qu’Anzieu évoque « une
fonction négative du Moi-peau », « visant à l’autodestruction de la peau et du Moi », et
qu’il la compare aux phénomènes biologiques d’auto-immunité – cf. Anzieu (1995),
p. 129.
8
Cf. Green (2013), p. 247–283.
9
Sur le passage de l’interdit primordial du toucher à l’interdit œdipien comme
condition d’un dépassement « normal » du moi-peau, cf. Anzieu (1995), p. 170–174.
3
Cf. Anzieu (1990), p. 121–129.
Cf. en particulier Anzieu et Martin (1968), Anzieu (1984) ainsi que Kaës (2009).
5
Cf. notamment son ouvrage L’adolescente face à l’obésité (Almudena Sanahuja,
2012), et parmi un grand nombre d’autres articles Almudena Sanahuja et al. (2016).
6
Cf. Anzieu (1995), p. 71–72 et 132–135.
4
3
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supprimer cette image en la dépassant » (Anzieu, 1984, p. 39). Il ne
s’agit pas d’une pathologie à proprement parler, mais d’une
formation fantasmatique inhérente à l’existence au sein d’un
groupe. Ce « fantasme de casse » est si intense, si prégnant que les
différentes formes d’enveloppes groupales se présentent comme
autant de défenses collectives, de contre-fantasmes destinés à
résister à l’angoisse de morcellement.
Il peut arriver que cette angoisse générée par le fantasme du
corps morcelé s’associe à une pathologie spécifique de l’enveloppe.
L’enveloppe du groupe apparaı̂t alors friable ou trouée, et le groupe
s’angoisse d’être livré sans défense à l’intrusion destructrice de
mauvais objets persécuteurs qui, en le pénétrant, le feraient
exploser. La défense contre cette angoisse schizo-paranoı̈de
consiste chez l’individu, comme l’a noté Anzieu, à obturer les
orifices corporels et/ou à durcir à l’extrême l’enveloppe du moipeau en la redoublant par une « seconde peau » rigide ou par une
carapace autistique, ou encore par un épaississement de la masse
adipeuse qui se développe comme une couche de protection contre
un dehors angoissant. C’est alors la fonction d’interface du moipeau qui est en échec ou qui disparaı̂t, et il est frappant que les
symptômes peuvent en être autant organiques que psychiques
dans la mesure où, dans de tels cas, la dimension organique du
symptôme procède de causes relationnelles12.
N’est-ce pas la même pathologie qui réapparaı̂t sur le plan
collectif lorsque des États-nations, en proie à l’angoisse d’une
« invasion migratoire », d’un « grand remplacement », s’efforcent de
fermer hermétiquement leurs frontières tout en expulsant les
éléments étrangers ? Cette psychose de masse ne tend-elle pas à
s’accroı̂tre aujourd’hui dans les nations occidentales lorsqu’elles
s’acharnent à édifier sur leurs limites des clôtures et des
murs13. Quelle politique faudrait-il mettre en œuvre pour la
surmonter en rétablissant la dimension transitionnelle des
enveloppes groupales, leur fonction d’interface avec le dehors :
en favorisant l’accueil et l’intégration des étrangers, des migrants,
l’interaction et les échanges pacifiques des peuples au sein d’un
espace commun ? C’est-à-dire ce que l’on nomme l’hospitalité et la
cosmopolitique.
contact repérée par Merleau-Ponty, à ce « hiatus », cet écart à la fois
temporel et spatial qui fait que « jamais les deux mains ne sont en
même temps l’une à l’égard de l’autre touchées et touchantes »
(Merleau-Ponty, 1945, p. 108) ? Il y aurait donc des déformations
ou des défaillances normales du moi-peau. Si c’est exact, il
deviendrait impossible d’opposer de façon tranchée un développement normal et un développement pathologique des enveloppes
psychiques, car ces pathologies s’inscriraient dans l’expérience
immanente que chacun de nous fait de son corps. La perspective
d’un dépassement normal du moi-peau deviendrait problématique, car les figurations issues des phases les plus archaı̈ques de la
vie infantile perdureraient durant toute notre existence en
s’entrelaçant à des formations plus récentes. Il faudrait se
demander alors comment chaque sujet parvient, de manière à
chaque fois singulière, à réparer les enveloppes de son moi-peau, à
accepter sa porosité, la trouée de ses orifices, sans chercher à les
obturer dans la continuité sans failles d’un corps de mort ; et
comment nous arrivons à traverser et à sublimer ces fantasmes
archaı̈ques en les faisant passer de la surface corporelle à une
surface seconde où ils donnent lieu au verbe, au sens, à la pensée.
La dimension collective de l’enveloppe du moi-peau
C’est précisément sur ce point qu’intervient la dimension
collective de l’enveloppe, la relation aux autres sans laquelle cette
sublimation du moi-peau serait impossible. Si le moi est non
seulement délimité mais aussi défini par son enveloppe, alors il en
résulte que son identité est elle-même relationnelle, indissociable
du tissu des relations constitutives de sa structure affective. Ce qui
confirme que, dans l’existence effective de chaque sujet, l’autoaffection qui constitue le moi-peau s’entrelace dès les premiers
instants de la vie à une hétéro-affection dont la relation à la mère et
au moi-peau de la mère est le support privilégié.
L’apport d’Anzieu consiste ici à proposer le concept d’enveloppe
groupale. Celle-ci donne sa consistance à un groupe, « lui assure son
unité, sa continuité, son intégrité, sa différenciation périphérique
de l’interne et de l’externe, avec une zone de transition de l’un à
l’autre permettant certains types d’échanges » (Anzieu, 1984,
p. 221). Il ne se contente pas ici d’appliquer sa conception des
enveloppes psychiques à ce que Freud appelait les « masses » : il
élargit et complique l’analyse en distinguant plusieurs sortes
d’enveloppes groupales correspondant à différents types de
collectifs. Il convient en effet de se demander quelle est l’instance
dominante qui détermine l’enveloppe psychique d’un groupe.
Alors que Freud privilégiait l’idéal du moi, c’est-à-dire l’identification des membres de la masse à la figure d’un père qui est leur objet
d’amour commun, Anzieu affirme qu’un groupe peut aussi « trouver
son enveloppe psychique dans un moi idéal commun », c’est-à-dire
dans « une imago de toute-puissance narcissique » issue d’une
identification au « bon » sein de la mère (Anzieu, 1984, p. 5 et
170)10. Il envisage également d’autres configurations où l’enveloppe groupale est dominée par d’autres instances, le ça, le surmoi
ou le moi ; et il évoque en passant la possibilité d’un
« fonctionnement démocratique » fondé sur un « moi de groupe
conscient », ce qui pourrait correspondre à la perspective
freudienne d’une masse sans chef où les figures archaı̈ques du
Père ont été sublimées et remplacées par une Idée11. Toutefois,
Anzieu met plutôt l’accent sur la dimension régressive des groupes
en insistant sur le fantasme fondamental qui les caractérise, celui
du corps morcelé : « chacun [des membres du groupe] participe à
produire cette image, est effrayé par elle et cherche à la fuir. Le
groupe n’a d’existence comme groupe que lorsqu’il a réussi à
Déclaration de liens d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références
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Almudena Sanahuja, M. (2012). L’adolescente face à l’obésité. Traitement et accompagnement durant l’amaigrissement. Presses universitaires de Franche-Comté.
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groupal. Adolescence, 34, 151–166.
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Merleau-Ponty, M. (1964). Le Visible et l’invisible. Gallimard.
Merleau-Ponty, M. (1994). La Nature. Notes. Cours du Collège de France. Seuil.
12
En ce sens, il faudrait peut-être parler de fascia plutôt que de peau dans ce
contexte : les fascia, tissus conjonctifs qui enveloppent les organes du corps forment
une unité complexe, et il n’y a pas de séparation entre les fascias des différents
organes (périoste, périrhénal, péricarde, etc.).
13
Cf. sur ce point l’essai remarquable de W. Brown (2009).
10
Sur la « présence centrale et inconsciente de l’imago maternelle » dans les
collectivités humaines, cf. Anzieu (1984), p. 64.
11
Cf. « Psychologie des masses et analyse du moi » (Freud, 1987, p. 161–162).
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