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Jardin terre, jardin ciel, jardin ailleurs

1991, Hemel & Aarde. Werelden van Verbeelding

The comparison of elaborate gardens created in Japan, China, Arabo-Islamic countries, Italy, England, France conduces to interpret these creations as representations, standing for some other spaces situated on earth, in heavens, or elsewhere. Semiotic approach. First published in Dutch translation. Accompanied the creation of a dry garden, entitled "Ailleurs", in Maastricht Museum, 1991.

116 Lire l’espace, comprendre l’architecture Figure du mont Meru et d'un pont enjambant l'eau, jardin sec Kare-sansui, temple Daisen-in, Kyoto. 117 JARDIN-CIEL, JARDIN-TERRE, JARDIN-AILLEURS * 1. reMArques liMinAires Par un hasard curieux, mais s'agit-il bien d'un hasard, il se trouve que le ciel et la terre ont été abondamment représentés dans les jardins. Cette remarque ne porte pas uniquement sur les jardins propres à la culture occidentale, où le terme même de paradis dériverait d'une racine indo-européenne signifiant à la fois jardin et séjour des bienheureux dans l’au-delà, à quoi s’ajoute le fait que l’équivalence paradis = ciel est suffisamment prégnante dans le discours judéo-chrétien pour justifier la représentation du ciel des élus par un jardin. La remarque est tout aussi justifiée lorsqu’il s’agit de la culture arabo-islamique et/ou de la culture sinocoréano-japonaise. Afin de profiter de l’effet d’estrangement, nous porterons notre attention sur ces cultures plus ou moins lointaines, laissant de côté les jardins occidentaux qui ont été abondamment étudiés, commentés et illustrés. Il y a plus à découvrir en portant notre regard ailleurs. De plus, la mise en opposition de ces cultures distantes est susceptible de nous révéler des mécanismes structurels communs, que nous pourrons retrouver dans les jardins occidentaux présents en notre mémoire, sans pour autant réduire les différences qui distinguent ces « natures » organisées pour la mise en discours d’idées abstraites. Ce faisant, nous nous poserons la question majeure, qui est de savoir pourquoi le jardin a-t-il connu ce destin extraordinaire qui en a fait un support de choix pour l’investissement sémantique. Nous ne saurons y répondre qu’après y avoir regardé de plus près. Suggérons néanmoins quelques éléments des réponses qui vont se profiler après analyse : la dé-fonctionnalisation du jardin le met à l’abri des interprétations fonctionnalistes simplistes ; sa dé-localisation l’extrait de l’espace d’ici pour le projeter en un espace de l’ailleurs ; les références textuelles le transforment en un texte stratifié, à la fois énoncé et énonciation, susceptible d’accueillir les comparaisons, les allégories et les métaphores des discours littéraires, poétiques et religieux. Commençons donc par regarder ce qui est inscrit dans les jardins d’ailleurs. * Paru dans Hemel & Aarde John Benjamins, Amsterdam - 1 991 118 Lire l’espace, comprendre l’architecture 2. le jArDin ArAbo-islAMique : jArDin = jAnnAt = PArADis Une brève incursion dans les dictionnaires et la terminologie arabes nous place d’emblée au centre de la question : le jardin et le paradis sont désignés par le même terme jannat. Si le sens de « paradis » est très actuel, celui de jardin s’estompe pour le lecteur contemporain, à moins qu’il ne soit familier du Coran. Car, dans ce texte sacré, le terme jannat possède l’un ou l’autre sens, selon le contexte. Il serait vain de parler de polysémie : un tel étiquetage ne nous apprendrait rien, masquant sous une dénomination l’ignorance de la sémantique fondamentale. Pour un familier des langues sémitiques, la clé ne peut se trouver que dans l’analyse du paradigme des termes partageant la même racine, la déclinaison servant ensuite de guide pour suivre l’enchaînement des transformations productrices de sens. Ibn Manzour, linguiste arabe du 14º siècle, nous a laissé un dictionnaire fort instructif. On y apprend que la racine janna se retrouve dans le terme nominal et dans le verbe désignant la nuit sombre qui cache tout. Elle se retrouve dans la désignation du fou dont la raison a disparu. Elle est aussi présente dans la désignation antique du jardin, signifiant plus spécifiquement un lieu planté caché sous les frondaisons. La juxtaposition de ces sens fait ressortir un noyau sémique unique, celui de l’absence de visibilité immédiate, présupposant simultanément l’existence de la chose non visible. Notons au passage qu’il n’est pas nécessaire de parler d’un autre monde, ni en-deçà ni au-delà du nôtre. Ces effets de sens peuvent être rajoutés, mais ils ne sont pas impliqués ni par la racine ni par le sens des termes. Ce fait nous éclaire a posteriori sur la recherche du paradis entamée par certains voyageursthéologiens de l’islam : ils étaient persuadés que ce lieu était trouvable sur cette terre, et qu’il suffisait de la parcourir en tous ses recoins pour le trouver. L’usage du terme jannat dans le Coran nous révèle d’autres dimensions sémiques : Premier fait frappant, la jannat est susceptible d’être mise au pluriel dans le discours sacré, ce qui signifie qu’il y a plusieurs jardins-paradis. Le parcours des occurrences permet de conclure que ce pluriel supporte une gradation : certains lieux sont plus paradisiaques que d’autres, ce qui nous porte loin de l’uniformité d’un bonheur idéal unique. En second lieu, la jannat est située au-dessus de l’eau, car le Coran dit expressément qu’il y a des rivières qui coulent en-dessous. Comme elle est sous les frondaisons par définition, c’est en fin de compte un lieu situé entre deux espaces, ce qui en fait un topos mésologique. Pour terminer, il s’agit d’un lieu habité par des êtres beaux et jeunes comparables à un trésor préservé. Ils sont immortels, jouissent de la douceur et du bonheur de la jannat. Le terme jounaynat qui désigne aujourd’hui le jardin dans l’arabe courant dérive de jannat. Par sa forme dérivée, il serait traduisible par « petite jannat ». Le diminutif semble bien être produit par pudeur et prudence, ou par distanciation, car quel croyant oserait prétendre égaler Allah en créant une jannat qui se mesurerait avec le paradis… À l’opération linguistique de diminution correspondent et l’opération physique de réduction et la transformation sémiotique de la représentation. Car Jardin-ciel, jardin-terre, jardin-ailleurs 119 si la jounaynat n’est pas une jannat, elle la représente, avec ses frondaisons et ses rigoles, sa fraîcheur et sa faune. L’homme y entre pour se retrouver entouré de toutes parts : l’enveloppement fait partie du bonheur. L’autre terme désignant le jardin en arabe est celui de hadiqat, qui dérive de la racine hadaqa signifiant la clôture, l’enceinte, l’encerclement. Ce qui nous éclaire sur une autre dimension du jardin arabo-musulman : il est fini, cerné, découpé dans le reste de l’univers et extrait de ce dernier pour en faire un lieu d’élection paradisiaque. Cette caractéristique renforce l’aspect mésologique signalé ci-dessus : le jardin est entouré de toutes parts, dans le plan et dans la troisième dimension. La métaphore occidentale qui vient à l’esprit pour parler d’un tel environnement est celle du cocon qui se referme sur son intérieur, mais ce serait bien éloigné du sentiment créé par un jardin arabe… Il y a des jardins arabo-musulmans rendus célèbres par leur beauté, leur fraîcheur, leur sérénité ou leur luxe. Nous ne les aborderons pas dans les dimensions réduites de cet essai. Nous optons pour regarder un type de jardin doté d’une caractéristique fabuleuse : celle de la mobilité. Le tapis (ordinaire et non le tapis volant) présente très souvent un décor végétal qui en fait la représentation visuelle d’un jardin. Mieux que cela : par ses limites et ses dimensions réduites, il satisfait l’une des conditions fondamentales de la définition du jardin. Par sa place entre l’homme et le sol, il réalise au sens propre la relation mésologique. Par l’effet d’isolation qu’il assure (sépare du froid du sol en hiver, et de sa dureté en toute saison), il participe à l’effet d’isolation et de clôture exigé du jardin. Mais ce qui le rend réellement extraordinaire, c’est sa mobilité. Il suffit de rouler ce jardin et de le mettre sur le dos d’une bête pour reconstituer ailleurs l’univers protecteur et familier. En fait, ce qu’il réalise au mieux, c’est la négation non-verbale du changement de lieu. Le nomade retrouve son espace partout où il transporte son tapis. Il reconstitue son chez lui en reconstituant sa clôture et son sol. Il ne lui manque plus que quelques autres tapis pour en faire des cloisons barrant la vue du paysage, et peut-être un tapis pour en faire sa couverture. Cette stabilisation de l’environnement transporté asserte avec force la constance de la relation entre l’homme et son environnement privatisé dans la proximité immédiate. Elle illustre avec vigueur une idée présupposée qui est restée implicite jusqu’à présent : le référentiel du jardin, c’est l’homme. C’est pour lui que l’on conçoit et que l’on érige le jardin. Et c’est pour lui que les nomades déplacent le tapis, afin de lui offrir son jardin dans l’immensité de la steppe vide, sur les plateaux balayés par le vent, en tous ses campements. 3. le jArDin sino-jAPonAis Nous partirons du Japon. Non pas qu’il soit à l’origine de cette tradition, car il en serait plutôt le terme ultime. Mais parce qu’il nous offre cette qualité rare d’une pensée syncrétique élaborée. La tradition japonaise des jardins nous renvoie à une pratique autochtone inextricablement mêlée aux influences de la Corée et de la 120 Lire l’espace, comprendre l’architecture Chine, de même que la pensée spirituelle du Japon mêle les références shintoïstes, bouddhistes, taoïstes, confucéennes… Le jeu des renvois est roi, et la tradition des lettrés est de profiter de tous les renvois possibles, de les superposer, et de circuler entre les isotopies. Dès que l’on examine le jardin japonais, la question de la représentation est immédiatement soulevée : les éléments concentrés dans ces jardins représentent des paysages naturels, des lieux de repos du bouddha, l’univers des ermites demidieux taoïstes… On y retrouve avec une récurrence prégnante, sous une multitude de manifestations différentes, les îles des immortels dites hôraito, hôraishima ou hôraiyama selon les auteurs, les régions ou les périodes. Situées par la tradition dans l’océan qui borde la terre à l’est, ces îles sont censées jouir d’un printemps éternel et assurer le bonheur de leurs habitants. Elles contiennent des montagnes et des rivières, lesquelles sont représentées 1 dans les jardins. Dès le quatorzième siècle, on lit dans un traité ésotérique sur les jardins que le mont sacré Hôrai, où est produit l’élixir de vie, a la forme d’une tortue. Et l’on verra dans les jardins des îles en forme de tortue, avec un pin planté dessus car cet arbre est associé à la longévité millénariste (à défaut d’immortalité). Une autre île prendra la forme de la grue, car cet échassier, connu aussi pour sa longévité, assure le transport des immortels. Il est aussi symbole de paix, de bonheur et d’éternelle jeunesse. La tradition parle de cinq monts sacrés et de trois îles des immortels. Dans les jardins, ces trois îles forment souvent une ligne entre la tortue et la grue. Il est intéressant de noter que rien dans ces traditions ne renvoie les îles dans un univers qui ne soit pas le nôtre. C’est pourquoi les chroniques nous rapportent que des princes chinois, comme des princes japonais, ont commandité des expéditions maritimes chargées de retrouver ces îles en parcourant l’océan. Et l’on ne peut s’empêcher de penser aux voyageurs musulmans partis à la recherche du paradis. Dans les deux cas, il s’agissait de réaliser pleinement ce que la représentation des jardins ne réalisait qu’imparfaitement au gré de certains. Ces îles présupposent l’eau 2 qui les entoure. Simultanément, ce sont des montagnes émergentes. L’ensemble de ces montagnes et de l’eau forme un couple équilibré réunissant le Yin et le Yang (In/Yo) constituant un univers complet. En tant que montagnes, elles sont reliées au mont Méru, axe du monde et source de l’énergie terrestre qî en circulation. D’où la représentation récurrente du mont Méru dans les jardins. On commence donc à entrevoir une syntaxe implicite reliant les éléments du jardin entre eux. Mais il y a plus. Le feng shui (ou géomancie) nous apprend que le rôle principal du jardin est d’harmoniser les rapports entre la maison et l’univers en assurant la bonne circulation de l’énergie entre les éléments. Cette action passe par les éléments géographiques observables et par les éléments symboliques disposés dans le jardin. Ainsi, la représentation du mont Méru va agir comme le véritable mont Méru. Elle va en présentifier l’influence et la canaliser. Il en sera de même pour les chutes d’eau, pour les îles, pour la tortue et la grue, qui sont autant de prières vivantes assurant la protection de la famille et de la maison. Ce système actif repose sur une théorie essentialiste de la représentation 3 : la chose représentée est dans l’élément qui la représente. Il y a là un rapport intrinsèque Jardin-ciel, jardin-terre, jardin-ailleurs 121 radicalement étranger à la pensée occidentale ordinaire (elle ne le retrouve qu’à propos du sacré, mais c’est déjà l’objet d’une autre étude). Dans la présentification du représenté, la recomposition de l’ordre de l’univers, la captation des pulsations du dragon et de la circulation de l’énergie, il y a une action concertée sur l’univers et non pas uniquement une œuvre esthétique. Si l’eau est abondante dans bon nombre de ces jardins, la tradition nous parle souvent de jardins secs. Connus sous la dénomination de karesansui au Japon (= sans eau), ils étaient dits kazan (= montagnes en miniature) en Chine. Dans ces cas, la représentation se détache de la matérialité de la chose pour s’attacher à sa forme : l’eau sera signifiée par les ondulations dessinées dans le gravier ou par les courbes délimitant la zone de mousses et de lichens. Il importe de noter que dans ces cas la symbolique des montagnes, leur nombre (3, 5 ou 7), leur hiérarchie et disposition reprennent les caractéristiques des jardins dotés d’eau. On retrouve des dispositions similaires dans les jardins bouddhistes, où les groupes de rochers sont dits représenter le bouddha et les arhat ; ou le mont shumisen, lieu sacré du bouddha, assimilé au soleil et entouré des planètes ; ou les neuf montagnes et les huit mers (kuzan hakkai). Il y a là une stabilité des formes indifférente à l’investissement sémantique choisi : les éléments matériels supportent diverses interprétations, et l’on peut passer de l’une à l’autre par un jeu d’équivalences et de corrélations. Pour l’amateur de jardins japonais, cette stabilité est essentielle. Elle constitue le jardin, quelle qu’en soit l’interprétation possible. D’ailleurs, pour les partisans d’une sémiose essentialiste, le sens se trouve dans les choses, et il suffit de se concentrer en leur présence pour le trouver. Toute projection externe n’est qu’apparence, au mieux un moyen d’atteindre la vérité, au pire, un leurre. 4. conclusions Partons à la recherche des invariants dans ces jardins-textes. En premier lieu, nous relevons la constance de la clôture : le jardin est un lieu délimité, cerné, enclos, marqué par des soins réguliers qui en maintiennent l’identité malgré la variation des saisons et le passage du temps. L’effet de sens de ces opérations spatiales et temporelles est une opération d’extraction aspectuelle 4 qui soustrait le jardin à son environnement. En particulier, ceci nous permet de mieux comprendre l’opposition entre l’habitation et le jardin 5, car il n’y a de jardin que s’il y a habitat (et habitant). Cela se vérifie aussi bien en ville, qu’à la campagne et dans la steppe : le jardin a besoin d’un habitat pour se définir par opposition et extraction. Si l’on y regarde de plus près, on constate que les règles du jeu social dépendent de chacune de ces catégories spatiales : on ne se comporte pas de la même manière au jardin et à la maison. Nous pourrons en conclure que les procédures de privatisation de ces espaces ne sont pas identiques, mais c’est déjà un autre sujet. En second lieu, les jardins manifestent, quelle que soit leur appartenance culturelle, l’intention implicite de modifier la nature en y inscrivant les deux dimensions des valeurs collectives et des valeurs individuelles. En tant que micro- 122 Lire l’espace, comprendre l’architecture univers personnalisés, ils inscrivent des valeurs liées à l’individu. En tant que représentations du ciel, du paradis, de la terre et de l’ailleurs, ils installent ces valeurs individuelles dans un cadre collectif accepté. En termes sémiotiques, si l’opération d’extraction s’apparente à un acte énonciatif majeur assertant l’importance du sujet, le discours énoncé réinscrit le sujet au sein de la société collective. Et c’est cet équilibre qui rend le discours du jardin acceptable pour tous. Car le ciel et la terre du jardin ne sont que des lieux de médiation : ils définissent l’avenir personnel tel que reconnaissable par la culture collective. Comment se fait-il que l’habitat n’accueille pas avec la même facilité les mêmes charges sémantiques ? Nos travaux sur la privatisation de l’espace habité tendent à nous faire dire que l’habitation est destinée en premier lieu à la régulation de l’interaction sociale. Par opposition, le jardin apparaît comme orienté vers une interaction différente : celle de l’homme et de l’univers. Le sujet y perçoit des choses, reçoit des messages, éprouve des émotions. La dimension passionnelle des jardins s’étend à la communion des cœurs lorsque l’expérience du jardin est collective. Si nous pouvons nous permettre une conclusion rapide, suggérons ceci : par les procédures d’extraction aspectuelle énonciative et d’inscription sémantique énoncive, les jardins permettent aux sujets de se re-positionner par rapport à l’univers et à la société. Ce faisant, ils autorisent une restauration de l’équilibre entre l’homme, la société et le monde. C’est pour cela que nous y retrouvons l’inscription des valeurs fondamentales qui permettent de re-négocier périodiquement ces équilibres. Juillet 1 991 notes 1. Simultanément, le jardin acquiert quelque chose de la sacralité attachée au Japon à toute montagne et à toute chute d'eau. 2. Dans les jardins, l'eau sera représentée par de l'eau, par du gravier, ou par des plantes… 3. cf. Manar HAMMAD, La sémiose essentialiste en architecture, in Carte Semiotiche 5, Bologna, 1 990. 4. Nous entendrons l'aspect comme la catégorie subsumant les deux termes de l'espace et du temps. 5. Évoquons au passage les jardins anglais : la liberté de leurs formes s'opposait radicalement au classicisme des édifices que l'on y construisait.