Techniques & Culture
Revue semestrielle d’anthropologie des techniques
Suppléments aux numéros | 2021
Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Paradoxes et complémentarités des « cadres-rire » dans les villages de la
Kagera
To laugh or not to laugh...that is the injunction! Paradoxes and
complementarities of the "cadre-rire" in the villages of the Kagera
Inès Pasqueron de Fommervault
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/tc/16567
DOI : 10.4000/tc.16567
ISSN : 1952-420X
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Référence électronique
Inès Pasqueron de Fommervault, « Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! », Techniques & Culture [En
ligne], Suppléments aux numéros, mis en ligne le 09 décembre 2021, consulté le 01 octobre 2022.
URL : http://journals.openedition.org/tc/16567 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.16567
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Rire ou ne pas rire… telle est
l’injonction !
Paradoxes et complémentarités des « cadres-rire » dans les villages de la
Kagera
To laugh or not to laugh...that is the injunction! Paradoxes and
complementarities of the "cadre-rire" in the villages of the Kagera
Inès Pasqueron de Fommervault
« Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la
question : “Que se passe-t-il ?” Que la question soit formulée explicitement dans les
moments de doute et de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne
menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve des réponses que dans la
manière dont nous faisons ce que nous avons à faire » (Goffman, 1991 : 16). Comme
Goffman n’a cessé de le souligner dans ces travaux toutes les relations sociales se
déploient selon une ritualisation ordinaire. Dans cette perspective, la notion de « cadre
normatif » permet de définir l’ordre interactionnel qui conditionne, plus ou moins
explicitement, les manières d’être et d’agir dans une situation donnée. Réactualisant la
conception goffmanienne de « cadres », cet article décrit les mises en scène
quotidiennes d’un comportement dont l’apparente spontanéité dissimule la
complexité : le rire.
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Nombreux sont les chercheurs à avoir défendu la thèse de la spontanéité du rire
(Duchenne de Boulogne 1862, Darwin 1872, Ekman, 2003). Selon des considérations
universalistes, ils ont établi que le rire serait l’expression systématique de la joie, un
mécanisme corporel universel et uniforme. Corollaire de la gaieté, ce rire « vrai » et
« spontané », selon leur propre catégorisation, se distinguerait du rire « faux »,
expression simulée d’une émotion « feinte » (ibid). Cet article entend précisément
dépasser cette typologie dichotomique absolument réductrice ‒ spontanéité/
simulation ‒ et invite à nuancer la croyance populaire au regard de laquelle le rire
serait l’expression stricte de la joie.
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
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Il n’en reste pas moins vrai que la plupart du temps on rit, on éternue, on tousse, on le
fait sans y penser, prétextant l’innéité ou la spontanéité de ces gestes. Si le rire ne pose
pas question et paraît évident, c’est qu’il résulte le plus souvent d’un savoir sans
apprendre dont l’apprentissage est informel, voire non conscientisé. Il n’existe a priori
pas de cours de rire ni même d’entraînement au rire, pourtant tout le monde est censé
savoir rire au bon moment et de la bonne manière. Rire quand il ne faut pas, ne pas rire
quand il aurait fallu représente à ce titre une expérience largement partagée par tous
ceux qui ont, une fois, posé les pieds en terrain « étranger ». Cette incompréhension, ou
maladresse résulte précisément d’un défaut de connivence et d’une méconnaissance
des cadres sociaux, qui sont la grille de lecture indispensable du rire. Sans cette grille,
les quiproquos et les erreurs d’interprétations ont toutes les chances d’advenir. Aussi,
le rire paraît indissociable de son contexte de manifestation. Il est un comportement
universel qui n’a, pour autant, de sens et d’existence qu’en acte, soit dans son
expérience interactionnelle immédiate. À la lueur de ces considérations liminaires, le
rire sera ici envisagé comme un véritable savoir qui s’apprend et s’actualise au fil des
interactions sociales.
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Il s’agit ainsi d’admettre l’existence d’une grammaire expressive qui conditionne, outre
les objets de l’humour, l’expression du corps riant. En effet, quelles que soient ses
causes de déclenchement, le rire est avant tout un phénomène qui s’exprime dans et à
travers le corps. Or au même titre que la voix est, indépendamment des mots, un
langage, le rire, indépendamment de ses objets, est une performance qui suppose une
mise en acte, se conforme à des codes et vise un certain effet. À cet égard, il n’est plus à
prouver que chaque mouvement corporel est susceptible de constituer la
communication qui se déploie aussi sous la forme d’une gestualité interactionnelle
(Bateson & Mead 1942, Bateson & Ruesh 1951, Birdhwistell 1970, Hymes 1984). Si le rire
est un acte de communication, il représente toutefois un « langage silencieux » (Hall
1984), car si tout le monde sait rire, tout le monde semble avoir oublié qu’il avait appris.
Les processus de transmission du rire ne sont pas facilement identifiables.
L’anthropologue doit expliciter par les mots, des schémas et des règles connus de tous,
mais jusqu’alors indescriptibles (ibid.).
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Pour tenter de déchiffrer ces mécanismes discrets et silencieux de transmission du rire,
le concept de « waza » s’avère particulièrement heuristique. Ce terme japonais
recouvre les notions de savoir-faire et de maîtrise technique, incluant des pratiques
sociales dont l’apprentissage et la technicité ne sont pas nécessairement conscientisés
par les acteurs (Ikuta 2007). Au Japon, il est admis que les phénomènes techniques ne se
réduisent pas à une action physique, limitée dans le temps et l’espace, mais s’insèrent
dans un flux de valeurs, de représentations et de règles socio-culturelles bien plus
vastes (Cobbi 2006). Le corps social, engagé dans sa totalité, peut alors apprendre une
technique et faire corps avec elle, sans même s’en rendre compte (ibid.). Les pratiques
du rire, et les différentes habilitées qu’elles impliquent, font partie de ces waza qui
requièrent des savoirs implicites incorporés et intégrés dans la vie quotidienne au
point de paraître automatiques.
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Prenant appui sur cette conception japonaise de la technique, j’entends ici décoder la
partition inconsciente du rire à partir d’une étude de cas : l’apprentissage des savoirsrire juvéniles dans les villages de la Kagera. Dans cette région de Tanzanie, savoir
exprimer correctement son rire en fonction du contexte social représente une étape
fondamentale au cours de l’apprentissage. Différents savoir-rire s’apprennent dès le
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
plus jeune âge et s’ancrent dans des cadres sociaux qui rendent compte des différentes
étapes existentielles que l’enfant traverse et que la société impose. Cet article analysera
ces cadres de l’expérience du rire, leur transmission, leur incorporation et leur
appropriation. Nous verrons que dans la vie quotidienne le rire s’apprend, mais ne
résulte pas d’un apprentissage formel. En revanche (et sans doute par là même) il fait
l’objet de différents rituels cérémoniels qui complètent le processus de transmission du
rire. Dans la mesure où le cadre rituel s’avère révélateur de rires contraires aux rires
quotidiens, j’interrogerai le paradoxe et la complémentarité de ces apprentissages
juvéniles.
Apprentissage quotidien. Inhiber le corps et refouler le
rire pour devenir grand
Pour les habitants de la Kagera, les Haya, l’enfance se conçoit selon deux grandes
périodes distinctes. Dans les tout premiers moments de son existence, de 0 à 2 ans
environ, l’enfant se nomme nkelemeke. Il n’est pas supposé apprendre, encore moins
connaître, étant admis qu’il n’a pas acquis les capacités cognitives préalables à toute
forme d’apprentissage. Jugé ignorant, irresponsable, amoral « par nature », le nkelemeke
est un enfant roi qui bénéficie d’une tolérance extrême et d’une affection particulière
de la part de ses parents, et plus généralement de tous ses aînés. Quels que soient ses
agissements, il ne sera jamais puni, tout lui est pardonné, sous prétexte : « qu’il ne sait
pas ce qu’il fait », « il n’a pas conscience de ses actes ». Pour les Haya, l’absence
d’intentionnalité est, à ce titre, l’une des caractéristiques qui définit sans doute le
mieux un tout jeune enfant. Chacun de ses comportements est ainsi appréhendé
comme un strict mécanisme biologique et le rire, lui-même, est perçu comme un signal
nécessaire, exempt de toute moralité, qui exprime le bon fonctionnement du corps. Il
n’est donc pas soumis à un apprentissage social et peut se manifester n’importe
comment et n’importe quand. À l’égard du tout jeune enfant, il n’est pas encore
question de savoir-rire.
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Mais à l’âge de cinq ans, l’enfant a définitivement changé de statut, il est devenu un
omwana. Plus tard, à l’adolescence, la jeune fille deviendra une omusiki, le jeune homme,
un omusigazi, un statut qu’ils garderont jusqu’au mariage. Il s’avère que tout au long de
cette période, les savoir-rire sont presque indifférenciés sur la scène publique 1.
L’analyse qui suit traite donc de la jeunesse dans son acception large, incluant
également la période de l’adolescence.
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À cinq ans, l’enfant a surmonté la fragilité de la petite enfance et peut alors devenir un
être social. Outre les capacités psychomotrices nouvellement acquises (il sait parler et
marcher), les adultes lui attribuent aussi, et surtout, des capacités cognitives.
L’apparition d’un sens moral et d’une intentionnalité marque, plus spécifiquement
encore, ce passage de la petite enfance à l’enfance. Devenu un être intentionnel,
l’enfant peut apprendre à apprendre et c’est ainsi qu’il entre dans le champ de la
connaissance et du savoir. Ce constat pourrait recouvrir des dimensions plus
universelles. De nombreux chercheurs en sciences sociales ont en effet défini un âge,
étonnamment constant (malgré la diversité des sociétés étudiées), à partir duquel les
parents commencent à attribuer des responsabilités aux enfants : vers cinq ans (Rogoff,
Sellers, Pirrota et al. 1975). C’est à cet âge qu’ils deviennent, pour nombre d’adultes,
responsables de leurs actes et de leurs affects. Jacqueline Rabain écrira, en ce sens, qu’à
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l’âge de cinq ans l’enfant wolof acquiert une véritable « théorie de l’esprit » au regard
de laquelle il lui est possible d’interpréter et de juger, ses comportements et ceux des
autres (Rabain 2003 : 56).
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Dans les villages de la Kagera, il n’existe pas de rites d’initiation qui viseraient à
souligner ces acquisitions cognitives, néanmoins le passage de la petite enfance à
l’enfance est net et s’opère, entre autres, par l’apprentissage de savoirs techniques et
sociaux. Or, cette phase d’apprentissage s’avère particulièrement stricte et prohibitive.
En effet, si l’enfant est prêt à apprendre, les adultes considèrent que son esprit
demeure en friche et a besoin d’être rigoureusement discipliné. C’est le sens de ce
proverbe haya : « L’enfant est comme une courge, il a besoin qu’on le dirige. S’il n’est pas bien
entretenu, il se développera n’importe comment ». Le préparer à ses devoirs d’adultes, lui
apprendre le sens du travail, du respect et de l’obéissance, telle est désormais la
principale mission parentale.
Figure. 1
Les plus jeunes enfants, au second plan, jouent librement tandis que les aînés se consacrent aux
tâches domestiques. Couper de l’herbe pour revêtir l’intérieur de la maison, aller chercher du bois pour
le feu, se rendre à la rivière pour remplir des seaux d’eau, et aider sa mère en cuisine sont les
principales tâches infantiles quotidiennes. Au retour de l’école, le temps des enfants est presque
exclusivement dédié à l’apprentissage de ces travaux domestiques. Contrairement à d’autres savoirs
sociaux, comme les savoir-rire, les travaux domestiques résultent d’une chaîne de transmission
particulièrement claire. Les membres de la famille y passent beaucoup de temps, les explications et
les techniques sont décrites finement aux enfants qui s’entraînent à les reproduire, sous le regard
avisé du pédagogue.
© Rémi Leroy
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À ce stade, il n’est donc plus question de l’amuser, de s’adapter à lui, bien au contraire,
l’enfant vit dans un monde de contraintes et de devoirs très stricts. Il a troqué la liberté
qu’il possédait durant la toute petite enfance, contre la soumission et l’obéissance dont
il doit dorénavant faire preuve devant ses parents. Ce type de relations exclut toute
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marque d’affection, toute relation ludique et écarte le rire. Dans certains discours
parentaux, la peur est même considérée comme le ressort principal de l’éducation.
Ernest, père de cinq enfants, le souligne, rire et peur s’excluent l’un l’autre : « Les
enfants doivent avoir peur de leurs parents et ne jamais plaisanter avec eux. Si les
parents rient avec leurs enfants, ils échoueront dans leur éducation. Ils ne feront pas
d’eux de bons individus. Les enfants seront incapables de travailler, ils ne respecteront
personne et penseront que la vie est facile et drôle alors que la vie est dure ». Le rire, la
plaisanterie, le jeu et même la tendresse sont ainsi décrits comme des obstacles à
l’apprentissage, incapables de transmettre les valeurs fondamentales du travail et du
respect. À l’aune de ces convictions, le rire ne remplit guère de rôle au cours de
l’apprentissage parental.
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Cette observation invite déjà à nuancer certains travaux (pour la plupart relevant de la
psychologie) au regard desquels le rire serait un mode d’apprentissage privilégié par les
parents, leur permettant de mesurer le degré de maturité d’un enfant (Bariaud 1983,
1988 ; McGhee 1977, 1990). L’idée sous-jacente étant que la capacité à rire et faire rire
traduirait les capacités cognitives de l’enfant, si bien que la complexité de l’humour
s’accroîtrait au fur et à mesure de son développement psychique. Si ces travaux se
veulent universels, force est de constater que les parents haya ne partagent pas ces
considérations. Pour eux, le rire de l’enfant ne témoigne en aucun cas de sa maturité et
s’avère plutôt le signe d’une mauvaise éducation, voire d’une immaturité ; à tel point
qu’une fois atteint l’âge de cinq ans, un enfant ne rira presque plus jamais avec ses
parents.
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Tant que le rire était perçu comme un strict mécanisme physique, il n’avait rien
d’inconvenant, il était même considéré comme un signal nécessaire du corps.
Seulement, à 5 ans, le rire est perçu comme intentionnel, contrôlable et donc selon ses
manifestations, moral ou amoral, décent ou indécent. Il n’est plus bon et beau « en
soi », comme pouvait l’être celui du nkelemeke, et la plupart du temps, ce rire paraît
même irrespectueux et dérangeant. En effet, si l’enfant est capable d’apprendre, il n’a
pas encore appris à rire correctement : son rire n’est pas jugé suffisamment social et
esthétique pour pouvoir se manifester librement sur la scène publique.
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Pour mieux appréhender ces proscriptions, il faut également évoquer l’apprentissage
de la pudeur et la suspicion d’inceste. Les habitants de la Kagera estiment que le rire,
une fois devenu intentionnel, peut aussi devenir potentiellement indécent et même
obscène. Selon les représentations émiques, le rire et la sexualité sont étroitement liés
(Pasqueron de Fommervault 2017). Plaisanteries et chatouilles sont même des pratiques
quasi institutionnalisées au cours des relations de séduction (ibid). De telles
représentations sociales pourraient donc également justifier l’absence de rire au sein
de la relation parents/enfants. Ces propos rappellent ceux de Calame Griaule qui notait
qu’à partir d’un certain âge, les enfants dogons ne peuvent plus plaisanter avec leurs
parents, étant entendu que « la plaisanterie aide l’amour » :
« Le rôle sexuel de la plaisanterie apparaît clairement dans ses manifestations
négatives : les interdits. Un garçon, après la circoncision, une fille, qui a reçu
l’anneau de nez, ne doivent plus plaisanter, le premier avec sa mère et la seconde
avec son père. Ils s’adressent à eux avec respect et déférence, mais ne rient jamais
avec eux [… Le rire] prend un caractère incestueux, puisque la plaisanterie aide
l’amourˮ » (1988 : 320).
13
Cette analogie entre le rire et la sexualité a été remarquée sur des terrains tout à fait
divers : Lévi-Strauss (1964) et Beaudet (1996) en Amazonie, Jolly (1999) au Mali ou
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encore Trumble (2005) au Japon. Dans Le Cru et le Cuit, Lévi-Strauss note ainsi que de
nombreux mythes amazoniens rapprochent le rire et l’ouverture corporelle. Il finit par
écrire : « Le rire est ouverture, il est cause d’ouverture ; où l’ouverture elle-même
apparait comme une variante combinatoire du rire » (Lévi-Strauss 1964 : 133). Ce lien
est si étroit que dans certaines sociétés d’Amazonie, le mot « bouche » peut-être aussi
utilisé pour désigner le sexe ou l’anus (Ibid.). Selon les contextes sociaux,
l’apprentissage du rire peut donc s’avérer extrêmement contraignant. Dans les villages
de la Kagera, conformément aux représentations émiques, seule l’inhibition du rire est
transmise aux enfants par les parents. Ces savoir-rire, ou plutôt ces « savoir ne pas
rire », ne résultent pas d’une éducation, mais d’un apprentissage « de type informel »
(Hall 1984, Rogoff 1990, Atran & Sperber 1991). La transmission s’opère de manière
quotidienne, et peut avoir lieu n’importe où et à n’importe quel moment. Elle peut être
plus ou moins conscientisée, par les parents comme par les enfants, sans pour autant
que les prescriptions ne soient exprimées formellement ni même verbalement. La
transmission s’opère généralement au travers de gestes simples qui signalent des
injonctions ou annoncent des réprobations. Au cours de cet apprentissage, les enfants
de la Kagera apprennent à incorporer le devoir de discrétion et de pudeur auquel ils
sont assujettis. Ce devoir se concrétise via l’acquisition de véritables techniques
d’inhibition du rire. Parmi tous les types de rires qu’il m’a été permis d’observer, ceux
des enfants s’apparentent sans conteste le plus à des « techniques du corps » (Mauss
1936) tant ils s’exécutent selon un ensemble de gestes incroyablement semblables.
Figure 2 et figure 3.
Dans ces villages de Tanzanie, l’éthique infantile repose sur la discrétion, le silence et l’invisibilité. Dès
l’âge de cinq, l’enfant doit apprendre à inhiber son corps sur la scène publique. Au regard du rire, la
mise en application de ce devoir d’inhibition se concrétise par l’acquisition de techniques corporelles
que les enfants sont censés manifester dans la plupart des interactions inter-générationnelles : yeux
baissés, voix silencieuse, bouche fermée et main placée devant le visage.
© Rémi Leroy / photo : Inès Pasqueron de Fommervault
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Dessine-moi un rire
Cette analyse des rires infantiles résulte essentiellement de l’observation, mais sur le terrain d’autres
protocoles expérimentaux ont également été envisagés. La pudeur et la gêne que les enfants ont pu
manifester devant moi, conformément à l’éthos attendu d’eux sur la scène publique, m’ont en effet
incitée à imaginer d’autres outils méthodologiques, comme le dessin. La consigne était simple :
« dessinez quelque chose qui fait rire, ou quelqu’un qui rit et légendez l’image produite. » Le dessin qui
apparaît ici est particulièrement évocateur, tant il retranscrit les techniques d’inhibition infantiles. La
légende qui lui est accolée est brève, mais éclairante : « Petit garçon en train de cacher son rire. »
Anonyme
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Je dois tout de même évoquer l’existence de jeunes rieurs transgressifs qui réalisent de
temps à autre de micros « ruptures de cadre » (Goffman 1991 : 338), bafouant les règles
d’inhibition qu’ils sont censés respecter. C’est notamment l’œuvre de certains
adolescents qui s’autorisent à proférer des blagues et/ou à exprimer un rire
susceptibles d’être entendus sur la scène publique. Il s’agit généralement de jeunes
étudiants, plus spécifiquement de jeunes garçons, partis étudier en ville ou dans des
collèges privés, et dont le niveau d’éducation scolaire pourrait justifier l’aisance
oratoire et l’audace dont ils font preuve. Il reste que la plupart du temps, lorsqu’un
adulte demande à l’énonciateur de se « dénoncer », c’est à un silence gêné qu’il doit se
confronter. Cependant, il arrive quelques fois que le rieur s’affirme haut et fier,
prenant le risque de se faire réprimander. Ces adolescents constituent de véritables
exceptions. Ils représentent des modèles d’affirmation de soi qui rompent avec le
comportement habituellement attendu de la part d’un enfant. De toute évidence, ces
étudiants contribuent au changement social de la jeunesse, et participent de la
régénération des savoir-rire.
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L’apprentissage du rire, se déployant de manière informelle et implicite, offre
l’avantage de laisser une place à l’innovation et à la rupture, aussi limitées soient-elles.
Hormis ces micro-ruptures de cadre, nous avons vu qu’au quotidien les rires juvéniles
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
restent considérablement restreints. Pour autant, ce qui est valable dans les univers
quotidiens ne l’est pas nécessairement dans les univers cérémoniels. En effet, dans
certains contextes rituels et institutionnalisés, le rire des enfants peut être, à l’inverse,
parfaitement encouragé et même obligatoire.
Apprentissage rituel et inversion éthologique. Des
rires juvéniles exacerbés et obligatoires
Il semblerait que tout comportement social « traditionnel » doit pouvoir être répété
pour se transmettre et perdurer dans le temps (Morin 2011 : 56). Le rituel, par
excellence, favorise la mémorisation d’un item culturel qui peinerait à se stabiliser s’il
n’était appris qu’à partir d’un seul modèle, et en une fois seulement (Whitehouse 2000,
Morin 2011). Dans un même ordre d’idées, il est permis de penser que plus un
comportement est soumis à des restrictions quotidiennes, plus il a de chance d’être
exacerbé lors des rituels, et plus les rituels qui y sont consacrés seront, par ailleurs,
fréquents. Or nous avons vu que dans la région de la Kagera le rire s’ancre dans des
représentations sociales qui le définissent comme potentiellement amoral,
irrespectueux et même obscène, ce qui limite sa transmission quotidienne et obstrue
considérablement son expression. J’ajouterai enfin que plus un comportement relève
d’un apprentissage quotidien informel, comme c’est à nouveau le cas du rire en pays
haya, plus il est susceptible de faire l’objet d’une véritable ritualisation
institutionnalisée. Cette assertion pourrait être valable bien au-delà du cadre de ce
terrain, puisque les manières de rire se transmettent, au quotidien, rarement de
manière formelle, quand bien même il existe des exceptions culturelles (Steinmüller
2013) 2. Si l’on accepte de suivre cette hypothèse, il devrait donc exister des rituels qui
favoriseraient la transmission du rire et expliqueraient, en outre, sa survie dans le
temps et sa diffusion dans l’espace. Or, depuis l’origine de la discipline, l’anthropologie
n’a eu de cesse d’évoquer de tels rituels, qu’il s’agisse des pratiques d’inversion du
clown ou de « l’escroc » (trickster) ou encore, des relations à plaisanterie. Ces rituels se
sont diversifiés, parfois métamorphosés selon des logiques plus contemporaines, mais
ils n’ont jamais disparu, en témoignent les « yogas du rire », les « one man show », etc.
Depuis toujours et partout, le rire fait l’objet de rituels qui constituent les cadres
sociaux parmi les plus visibles, et vraisemblablement aussi, les plus influents dans le
processus de transmission du rire.
16
Avant de poursuivre, il me faut expliciter brièvement la notion de rituel telle que je
l’envisage désormais. En effet, l’hypothèse proximale de cet article repose sur l’idée que
le rire résulte d’une ritualisation ordinaire. Aussi, les rituels dont je parlerai dans les
lignes qui suivent se distinguent des rituels de la vie quotidienne par leur aspect
formel, institutionnalisé et/ou cérémoniel.
L’utani ou l’éducation sentimentale
Dans les villages de la Kagera, la « relation à plaisanterie », appelée utani en swahili, est
un exemple paradigmatique de ritualisation institutionnalisée du rire. L’utani se déploie
entre les membres du groupe de parenté et concerne essentiellement les relations
inter-générationnelles de type grands-parents / petits-enfants. Lorsque les « parents à
plaisanterie » se rendent visite, ou seulement même lorsqu’ils se croisent, s’observe une
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
relation d’étroite proximité au sein de laquelle le rire est omniprésent. Le petit-fils a
pour habitude d’appeler sa grand-mère « ma femme » qui le surnomme
réciproquement « mon mari », et de la même manière, les petites-filles et leurs grandspères se traitent mutuellement d’épouses et d’époux. Ces salutations rituelles
précèdent une parodie des relations de couple au cours de laquelle un tas de jeux
scéniques peut être entrepris. Les petits-enfants s’autorisent à boire dans le verre de
leurs grands-parents, à manger dans leur plat, plus souvent encore ils leur donnent des
ordres du type : « J’ai faim va me préparer quelque chose », « Je n’ai plus de beaux
habits, il me faut des sous ! ». Face à ces injonctions exagérément autoritaires, les
grands-parents font mine de s’énerver. S’ensuivent des injures visant à rabaisser les
compétences de l’un ou de l’autre et parfois la discussion s’achève en évoquant
l’éventualité d’un divorce. Cette proximité relationnelle est indissociable de la
proximité corporelle dont chacun fait preuve envers l’autre. Les enfants,
habituellement pudiques et réservés, n’hésitent pas à toucher leurs grands-parents, à
les embrasser, à s’asseoir sur leurs genoux, etc. Les grands-parents, en retour,
taquinent et câlinent inlassablement leurs « maris » et « femmes » de substitution,
certains gestes plus ambigus que d’autres, feignant une relation amoureuse peu
équivoque.
Figures 4 et 5.
Scène ordinaire d’utani entre une grand-mère et ses petits-enfants venus lui rendre
visite
Le plus jeune des petits-fils est assis sur les genoux de sa grand-mère, une relation d’étroite proximité
corporelle les unit. Un autre, plus âgé, s’amuse à voler ses affaires. Feindre un vol représente une
blague récurrente dans le cadre des relations à plaisanterie. Au second plan, la plus âgée des petites
filles regarde la scène, amusée.
© Rémi Leroy
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Figure 5. Scène d’utani entre un « vieux » et une jeune fille à l'occasion d'une rencontre fortuite
Les « vieux » prennent plaisir à feindre des relations de couple en présence des jeunes filles. Ce type
d’interaction est véritablement institutionnalisé au sein de la famille nucléaire (relations
intergénérationnelles), mais de manière informelle, il s’étend bien au-delà. Cette relation parodique
peut en effet inclure toutes les jeunes femmes, quand bien même elles n’entretiennent aucun lien de
parenté avec le vieil homme, initiateur de l’interaction risible. Généralement, les femmes ne
s'offusquent jamais et poursuivent volontiers le jeu de la séduction.
© Rémi Leroy
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De manière implicite, ces jeux de rôle rendent compte de certaines représentations
émiques qui traduisent la dangerosité du rire et légitiment, entre autres, les
restrictions qui l’entourent. Comme je l’évoquais, le rire n’a pas sa place dans la
relation parent/enfant, en partie parce qu’il exprime une absence de pudeur,
parfaitement indécente au sein de la famille nucléaire. Si les relations à plaisanterie
autorisent le rire entre les grands-parents et leurs petits-enfants (pourtant membres
du même groupe de parenté), c’est peut-être que le jeu de rôle permet de mettre en
scène, d’exacerber et donc finalement de désacraliser la dimension sexuelle du rire. Les
participants connaissent ces représentations sociales, mais à partir du moment où ils
en jouent, le rire se voit déposséder de sa dangerosité. Ces interactions risibles
engendrent alors une ambiguïté relationnelle, légitimant un ordre interactionnel qui
n’a aucun équivalent dans les autres sphères sociales. Le cadre de ces plaisanteries
institutionnalisées offre, en ce sens, la possibilité d’une « condensation rituelle »
(Houseman & Severi, 2009 [1994] : 165), incluant dans une même interaction des
modalités d’actions ordinairement séparées. En effet, la teneur affective de ces
relations familiales est empreinte d’une dimension risible (et donc, implicitement,
sexuelle), mais pour autant non dangereuse.
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Il existe donc deux types de relations sociales distinctes au sein de la famille haya. La
relation parents/enfants exclut le rire et plus largement toute proximité corporelle et
affective. En revanche, au sein de la relation grands-parents/petits-enfants le rire est
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
omniprésent, il est même un acte de communication institutionnalisé. Pour les enfants,
le cadre des relations à plaisanterie représente ainsi l’espace-temps de la distraction, de
la suspension momentanée des normes et des contraintes. Dans les villages, tous
s’accordent à ce sujet : si les grands-parents peuvent laisser les enfants jouer, rire et
s’exprimer, c’est qu’ils n’ont pas à les éduquer. Dans cette relation, a priori dénuée du
devoir d’éducation, le respect et l’obéissance laisseraient place au rire, la distance et la
pudeur s’effaceraient au profit d’une proximité corporelle et affective.
19
Quoi que puissent laisser sous-entendre ces représentations sociales, il me semble que
le jeu et le rire tels qu’ils se manifestent au sein de l’utani, ne se posent pas contre
l’apprentissage et si les grands-parents « n’éduquent » pas leurs petits-enfants, au
travers de ces plaisanteries ils leur apprennent beaucoup. Je crois en effet qu’il serait
réducteur de penser que ce qui se joue dans ce type de relation n’est que de l’humour
grivois. La référence à l’amour et à la sexualité, via la mise en scène des relations
maritales, ne parait être qu’un prétexte pour autoriser le rire entre les membres d’une
même famille ; et une fois légitimé, le rire permet de transmettre certains savoirs
sociaux, exclus de l’apprentissage quotidien. Nous avons vu que l’apprentissage
parental repose principalement sur les valeurs du travail, du respect et de l’obéissance.
Les parents n’ont aucun mal à l’admettre : ce n’est pas à eux d’apprendre aux enfants
l’amour, le désir, l’humour ou le jeu. Le cadre des relations à plaisanterie amène à
penser que cet apprentissage incombe aux grands-parents 3. Un jeune homme évoque
notamment leur rôle indispensable dans l’apprentissage de la sexualité : « Ce sont les
grands-parents qui nous initient à l’acte sexuel et à l’amour. On n’en parle jamais avec
les parents, jamais. Nous n’avons pas le droit, il y a trop de gêne avec eux. Mais les
grands-parents, ce sont nos femmes et nos maris ! [Rires] Notre première expérience de
l’amour, c’est avec eux (…) Bien sûr, on ne fait jamais l’acte, mais avec eux on en parle
beaucoup et on en rit beaucoup ! ». Le cadre-rire de l’utani permet aux enfants
d’aborder des sujets et d’extérioriser des affects qu’ils doivent habituellement taire et
contenir, par respect et bienséance. Parler du corps, du sexe, de l’amour, et plus
généralement s’interroger sur la vie, c’est rendre publiques des interrogations
infantiles qui, dans ces villages, sont irrévérencieuses, mais en parler en plaisantant,
c’est finalement ne « pas vraiment » en parler. Ces interactions risibles prennent alors
la forme d’une éducation sentimentale alternative qui permet à l’enfant d’apprendre ce
qu’il serait inconvenant d’apprendre autrement. Cet apprentissage ludique s’achève en
partie le jour où les petits-enfants se marient. Les grands-parents autorisent
symboliquement leur « mari » et « femme » à épouser un(e) autre. Les petits enfants
n’ont plus à jouer l’amour, ils sont prêts à vivre une véritable relation de couple.
Faire le clown : de l’obligation sociale à la prise de
pouvoir
À côté des relations à plaisanterie quotidiennes, s’observent des cadres sociaux encore
plus institutionnalisés qui inculquent aux enfants d’autres techniques du rire : les fêtes.
Il n’existe plus de clown rituel dans les villages de la Kagera, mais la quasi-totalité des
fêtes, qu’elles soient religieuses ou séculières (mariages, enterrements, fêtes scolaires,
etc.) inclut un temps de spectacle au cours duquel les jeunes 4détiennent en quelque
sorte le rôle du clown. Cette fois, leur rire, exacerbé et effronté, se manifeste sur la
scène publique et bien souvent, sous le regard même de leurs parents.
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
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Au cours des fêtes, l’apprentissage des savoir-rire s’opère de manière horizontale (au
sens strict, des enfants vers les enfants). Les plus âgés remplissent les rôles principaux
et représentent des modèles pour les cadets à qui sont conférés des rôles de second
plan. Les aînés peuvent guider les plus jeunes, ou bien se mettre en scène sous leurs
yeux, leur donnant une véritable leçon d’art dramatique. Dans ces univers festifs, les
techniques juvéniles du rire prennent toujours la forme d’imitations burlesques qui
visent à reproduire des scènes et des personnages de la vie quotidienne. Dans les
spectacles des enfants, les chanteurs ne savent pas chanter, les prêtres deviennent des
orateurs bègues et avides, les mères sont outrageusement sévères, les pères fainéants,
infidèles et violents, les ivrognes grotesques, les fous maladroits et burlesques, les
prostituées obscènes, les enseignants vaniteux ou ignorants, les riches sots et
orgueilleux, etc. Parmi les ressorts les plus comiques de ces imitations, il y a aussi
l’exagération des affects. Lorsque les enfants imitent l’amour, ils se touchent
sensuellement, sans retenue, lorsqu’ils feignent la tristesse, les pleurs sont théâtraux et
tonitruants et lorsqu’ils reproduisent le rire, les cris sont exorbitants et paroxystiques.
21
Au cours de ces imitations, ce ne sont pas tant les mots qui font rire, mais les corps.
Bien des sketches se passent d’ailleurs de parole. Les fondements de l’expérience du
rire reposent sur la nature de l’interaction qui met en jeux la caricature, le
déguisement, l’inversion et l’exagération. Une mise en scène d’autant plus risible
qu’elle met en avant le corps de ceux qui n’ont habituellement pas le droit de
l’exprimer. Et plus les corps sont exposés, plus ils provoquent l’hilarité. L’acteur est
d’autant plus estimé qu’il pousse toujours plus loin les limites de la transgression, ose
s’exprimer et exhiber son corps, sans honte ni pudeur, en somme, il est attendu de lui
qu’il se comporte à l’inverse même de l’ethos juvénile habituel. Sur scène,
contrairement à ce qui s’observe dans la vie quotidienne, les jeunes acteurs effrontés ne
se cachent pas, au contraire, ils sont fiers et les rires du public les gratifient autant
qu’ils les invitent à poursuive le « jeu ».
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Figure 6.
Imitation parodique en contexte de fête
Des étudiants caricaturent un groupe de musique à l’occasion d’une fête scolaire de fin d’année, dans
le collège de Kashasha. Pendant leurs sketches, différentes techniques du corps sont mises à
l’épreuve et participent du comique de l’imitation : mimiques faciales, grimaces, regards insistants,
danses grotesques, désarticulées et frénétiques, etc. Ici, les chanteurs se déguisent, d’autres fois ils
se maquillent pour accroître l’efficacité de leur performance.
© Inès Pasqueron de Fommervault
22
Bien entendu, si les jeunes ont le droit de rire et de faire rire c’est surtout qu’ils en ont
le devoir. Toutes les fêtes procèdent par différentes étapes extraordinairement cadrées
dans le temps et l’espace. À chaque étape correspond un affect collectif attendu,
relevant de l’obligation la plus parfaite. Dans ce contexte, les comportements peuvent
être exacerbés dès lors qu’ils sont canalisés dans un cadre des plus normés. Ainsi,
quand le temps du spectacle est ordonné, les enfants entrent dans les enceintes de la
fête, se mettent en scène et repartent aussitôt la performance accomplie. Collectifs,
obligatoires, restreints aux bornes circonscrites de la cérémonie, les rires infantiles
peuvent s’extérioriser puisqu’ils ne sont plus une entrave à l’éducation ou au respect.
Dans ce cadre, rire et faire rire c’est accomplir une performance commanditée par et
pour l’adulte 5. Contrairement au cadre quotidien, ici l’enfant est inconvenant,
précisément s’il ne fait pas rire.
23
Il faut toutefois envisager ces rires au-delà de leur caractère obligatoire. Les
comportements infantiles étant l’inverse même de ceux que les enfants doivent
manifester au quotidien, il est à nouveau possible d’entrevoir la visée éducative de ces
mises en scène rituelles. À l’image des relations à plaisanterie, ces sketches pourraient
également prendre la forme d’un apprentissage affectif. Pendant leurs spectacles, les
enfants peuvent non seulement extérioriser leurs affects, mais en plus ils peuvent
s’exprimer face aux adultes. Nous avons vu que leurs imitations tournent en dérision
les comportements « types » de la vie quotidienne : le pouvoir, la religion, l’alcoolisme,
la prostitution, la violence, la folie, etc. Les cibles de ces imitations parodiques ne sont
autres que les adultes eux-mêmes. Pour le dire schématiquement, il y a d’un côté ceux
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
qui représentent l’autorité (prêtres, parents, enseignants, etc.) et de l’autre ceux qui
rendent compte de la déviance (fou, ivrogne, prostituées, etc.). Offrant aux enfants
l’occasion de penser, repenser et critiquer l’ordre social, ces sketches brouillent les
statuts et les hiérarchies. Dans tous les cas, il est question d’accentuer (pour mieux
ridiculiser) les défauts et les dérives de leurs aînés. Lorsque les adultes rient, ce sont
donc d’eux-mêmes qu’ils rient, réduits à se moquer de leurs propres conditions. Ces
rires ritualisés représentent en ce sens de véritables actes de communication. Ils
dévoilent des messages que les enfants osent avouer par le rire et que les adultes
concèdent à entendre sous prétexte du rire.
Figure 7
Deux vieilles femmes riant aux éclats.
Dans les villages de la Kagera, la vieillesse métamorphose les caractéristiques de l’ethos des hommes
et bien plus encore, des femmes. Plus on est vieux, plus on est respecté et plus on est libre. Les
personnes âgées peuvent ainsi exprimer des rires exacerbés et affranchis qui témoignent de leur
liberté face aux normes sociales. Le rire d’une personne âgée représente l’un des seuls rires qui peut
se manifester n’importe où, devant n’importe qui, de manière incontrôlée, non codifiée, sans jamais
paraître indécent ou inapproprié. À ce titre, seuls les tout jeunes enfants et les « vieux » sont exempts
des codes sociaux qui restreignent le rire à tous les autres âges de la vie. En un sens, leur rire les
rattache à une même chaîne de filiation. Le « vieux » est trop respectable pour avoir honte, le
nkelemeke ne connaît pas encore la honte. Le « vieux » a suffisamment respecté les codes sociaux
pour pouvoir s’en absoudre, le nkelemeke n’a pas assez vécu pour les avoir intériorisés.
© Rémi Leroy
24
Mais en contexte de fête, l’apprentissage affectif pourrait aussi s’opérer à un autre
niveau. Si le faire-rire des enfants procède avant tout d’une obligation sociale, l’état
affectif qu’ils suscitent dans le public relève pour sa part d’un état « ressenti », c’est le
principe de non-congruence entre les affects éprouvés par les acteurs et ceux éprouvés
par le public : « L’inhibition de l’affectif chez les premiers s’impose comme condition
pour faire naître du ressenti chez les seconds » (Houseman, 2001 : 87). Or, comme tout
affect collectif ritualisé, le rire du public s’avère particulièrement éclatant. Exacerbé et
homogène, il se présente comme une joie chantée à l’unisson. Les invités initient au
même moment les premiers éclats de rire, atteignent en même temps les cris les plus
paroxystiques et mettent fin ensemble à ces élans de joie collectifs. Les rires de fête
paraissent s’accorder harmonieusement, seul un son mélodique et extatique se laisse
entendre, et se donne à voir également. Les bouches sont grandes ouvertes, les bras
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
levés au ciel, les yeux écarquillés, ce sont les corps tout entier qui semblent rire.
Mélodie harmonieuse, les rires de fêtes sont donc aussi des chorégraphies collectives
qui esthétisent l’intensité du plaisir d’être ensemble. Aussi, quand bien même « fairerire » représente une obligation sociale pour les acteurs, ils peuvent vivre « par
procuration » le rire du public. L’éducation sentimentale s’opère également au travers
de cette affectivité vécue par procuration, une affectivité exacerbée et publique que les
enfants peuvent rarement expérimenter.
Rires funéraires et transfert d’identité
Parmi toutes les fêtes, ce sont sans conteste les funérailles des personnes âgées qui
donnent aux jeunes le plus de droits et de liberté d’expression, laissant place à l’ultime
forme d’instance de plaisanteries rituelles. Dans ce cas, l’utani inclut tous les petitsenfants du lignage (dont l’écart générationnel peut parfois être considérable). À
nouveau, les aînés gèrent les plus jeunes, ils sont les metteurs en scène et les
principaux acteurs : les cadets les observent ou se conforment à leur exigence. En
contexte funéraire, les plaisanteries juvéniles ont la particularité de reposer sur
l’imitation du défunt. Pour assurer l’efficacité de leurs mises en scène, tous les artifices
sont envisageables : les acteurs prennent les habits du défunt, se parent de ses
accessoires, reproduisent ses tics langagiers, s’attribuent ses handicaps, utilisent de la
craie pour blanchir leur noire chevelure, etc. Ici encore, les fondements de l’expérience
du rire résident dans la mise en scène des corps infantiles, plus que dans le contenu
(verbal) des plaisanteries, souvent bref et succinct. Cette observation laisse
définitivement penser que le ressort du rire tient essentiellement au décalage qui peut
exister entre l’exposition rituelle des corps infantiles et l’inhibition quotidienne à
laquelle ils doivent se conformer.
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Figure 8. (Scènes 1, 2 et 3)
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
Jeux d'acteurs entrepris par deux adolescents pendant l’enterrement de leur grand-père
Le plus âgé des petits-fils imite le défunt (scène 1), tandis qu’une de ses sœurs lui donne la réplique,
imitant sa grand-mère, toujours en vie (scène 2). L’imitation commence alors que le grand-père/acteur
dit rentrer du marché à vélo. Son épouse/actrice, mécontente, le réprimande d’être rentré si tard. Elle
crie, se plaint, jusqu’à ce que son mari lui montre la viande qu’il lui a rapportée. Elle lui pardonne et
rentre lui préparer un bon repas (scène 3).
© Inès Pasqueron de Fommervault
25
À la fin de leurs performances, les acteurs demandent une contribution financière à
leurs parents. Si l’un d’entre eux n’a, à leurs yeux, pas donné suffisamment d’argent, ils
feignent de s’énerver et critiquent ouvertement son avarice. Ces comportements
autoritaires et éhontés traduisent déjà une certaine prise de pouvoir de la part des
enfants. Mais en réalité, pendant les funérailles cette prise de pouvoir s’observe surtout
à un niveau plus symbolique. En effet, au cours de ces imitations rituelles, il s’agit de
faire « comme si » le défunt était toujours en vie en faisant « comme si » les acteurs
étaient eux-mêmes le défunt. Dans leurs spectacles, les petits enfants font état d’une
identité multiple. Le lien qui les unit avec leurs grands-parents leur permet, le jour de
leur mort, de s’approprier une part de leur identité. À ce titre, les vêtements, les
accessoires et le maquillage jouent un rôle primordial. En métamorphosant les corps
infantiles, ils participent du processus de « recontextualisation » (Houseman 2008),
propre au rituel, et permettent, ainsi, de distancier « l’être social » des acteurs juvéniles
et « l’être fictif ». Ces imitations amènent alors à « la réfraction » (ibid.) provisoire de
l’identité des enfants qui manifestent une identité autre que leur identité sociale.
S’attribuant le statut des grands-parents, ils s’emparent de nouveaux droits, ils peuvent
être autoritaires, grossiers, ordonner et réclamer de l’argent, à l’image des « vieux »
qui, dans ces villages, jouissent de la plus grande liberté expressive. À l’occasion des
funérailles, les jeunes témoignent ainsi de leur autorité, éphémère et symbolique, qui
n’en demeure pas moins opérante en ce jour.
26
Enfin, cette identité provisoire leur permet aussi de prendre le pouvoir vis-à-vis de
leurs propres parents. Je ne souhaite pas m’attarder sur la dimension cathartique
de ces rires ritualisés (décrite dans la plupart des travaux anthropologiques consacrés à
la question), mais il faut tout de même mentionner que pour tous les Haya, si les
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
enfants rient et font rire pendant les enterrements, c’est qu’ils doivent apaiser la peine
de leurs parents. Les rôles habituels sont alors ici inversés : ce sont les enfants qui, pour
une fois, sont censés contrôler les affects de leurs aînés. Cette inversion
comportementale s’avère d’autant plus efficace que jusqu’à l’inhumation du corps, les
enfants endeuillés (soit les parents des acteurs) doivent contenir leurs affects, par
respect pour leur parent défunt, envers lequel distance et retenue sont à jamais maîtres
mots. Ce devoir « d’enfermement affectif » est symbolisé par l’orubugo qui, dans ce
cadre, se compose d’un long tissu blanc que les membres de la famille portent
aujourd’hui comme un châle ou à la manière d’une écharpe, et qu’ils nouaient à
l’époque autour du ventre et de la tête « pour retenir la douleur et bloquer la faim » 6
(des affects qu’il serait indécent d’exhiber pendant une période de deuil). Cette
proscription symbolique s’accompagne d’un réel « enfermement » puisque la famille du
défunt doit rester à l’intérieur de la maison tout au long des funérailles. Les femmes et
les hommes sont respectivement installés dans des pièces différentes, mais aucun
d’entre eux n’est autorisé à se rendre à l’extérieur. Une proscription que les habitants
justifient par la douleur ressentie, bien trop forte pour pouvoir sociabiliser, ou
seulement même se montrer en public. Reclus à l’intérieur de la maison, les adultes
endeuillés ne se font pas entendre, ils ne se montrent ni ne regardent, un devoir
d’invisibilisation qui ordinairement incombent aux enfants. Et ce devoir
d’enfermement ou d’inhibition affectif concerne aussi, et surtout, l’expression du rire.
Devant les imitations parodiques de leurs enfants (contrairement aux autres invités) les
parents endeuillés sont censés maîtriser leur joie et modérer leur amusement 7. S’il leur
arrive d’esquisser un sourire ou d’exprimer un léger rire, ils s’empressent
généralement de dissimuler leur visage et d’étouffer le son. Il n’est pas question de
« techniques d’inhibition » à proprement parler, mais il s’agit sans aucun doute d’un
devoir de retenue et de mesure.
Figure 9.
Refoulement du rire des parents endeuillés
Tout au long des funérailles, les adultes endeuillés doivent se conformer à un « enfermement
affectif ». Ce devoir d’inhibition est symbolisé par le tissu blanc que les hommes en arrière-plan
portent à la manière d’une écharpe. Les moyens dont ils usent pour retenir leur rire devant les
plaisanteries rituelles rappellent les techniques d’inhibition infantiles, comme les photographies cidessous tendent à le souligner, en particulier l’image de l’homme au second plan, vêtu d’un pantalon
gris et d’une chemise jaune.
© Inès Pasqueron de Fommervault
27
Au cours des funérailles, l’inversion comportementale adulte/enfant est patente :
chacun semble expérimenter le mode d’être de l’autre. Là où les parents doivent
inhiber leurs affects, les enfants, eux, peuvent exceptionnellement les exacerber audevant de la scène. C’est dans cette expression différenciée des affects, et en particulier
du rire, que la réfraction identitaire et l’inversion touchent à leur paroxysme. Le jour
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
de l’enterrement, la transmission inter-générationnelle grands-parents/petits-enfants
atteint son efficacité la plus haute, la disparition des uns laissant (temporairement) aux
autres la possibilité de s’exprimer et d’exister publiquement.
28
Toutes ces observations invitent également à penser que l’imitation parodique joue un
rôle clé au cours de l’apprentissage des enfants de la Kagera. En effet, tous les rires
ritualisés que j’ai décrits prennent la forme d’imitations, qu’il s’agisse d’imiter les
relations de couple, les adultes et les institutions, ou les défunts. À vrai dire, dans ces
villages, la parodie est la seule forme d’humour infantile susceptible d’être valorisée. Se
mettre en scène, parodier, jouer un rôle, représentent des savoir-faire que les enfants
apprennent dès le plus jeune âge. Ces savoirs sous-tendent une fonction sociale
complexe et équivoque. Commandités par les adultes et les institutions, ils deviennent
aussi et en même temps, des actes de résistance qui permettent aux enfants de se
moquer justement (et en toute légitimité) de ces mêmes adultes et de ces mêmes
institutions. Engagés dans leurs imitations parodiques, les acteurs obéissent aux
normes, mais en même temps ils les transforment et les déforment. À travers leurs
sketches, ils montrent qu’ils ont suffisamment compris et incorporé les règles sociales
pour pouvoir s’en affranchir et oser les transgresser symboliquement sur le mode du
risible.
29
Sous couvert du rituel, et surtout du rire, les jeunes peuvent ainsi vivre des expériences
que la vie quotidienne ne permet guère d’éprouver. Ils peuvent satisfaire leurs
curiosités existentielles, développer leur humour et leur créativité. Il leur est même
possible de mettre à l’épreuve leur esprit critique et de ressentir de la fierté, reflets
d’une conscience de soi en devenir. L’univers du rire déborde le social et ouvre un
champ de possibles au sein duquel l’individu peut s’exprimer autrement. Il offre la
possibilité de tout accepter sans se prendre au sérieux. Les enfants peuvent arborer un
nouveau mode d’être, ils peuvent même remettre en question les normes et le monde,
puisque finalement, tout se passe a priori « juste pour rire » ! Si le rire peut confirmer le
modèle social ou institutionnel, il a donc aussi le pouvoir de le brouiller, de le
contourner et pourquoi pas, de le réinventer.
Dans ces villages tanzaniens, apprendre à rire induit l’incorporation des savoir-faire et
des manières d’être distincts et presque paradoxaux. En fonction des contextes, l’enfant
apprend à être tout et son contraire, il n’y a pas de demi-mesure. Au quotidien, il joue
le rôle de spectateur passif, honteux et pudique ; ses affects doivent impérativement
être inhibés. Mais dans des contextes cérémoniels, ce portrait s’efface au profit d’un
acteur moqueur, éhonté et désinhibé qui sait, et plus encore doit, exacerber ses affects
au-devant de la scène. Ces différents savoirs sociaux, inclus dans l’apprentissage du
rire, traduisent son statut ontologique ambivalent. Pour les habitants de la Kagera, le
rire peut être bienfaisant, bienséant et même obligatoire, mais il peut aussi être amoral,
irrespectueux et même obscène. Cette ambivalence se reflète dans les pratiques
institutionnalisées du rire, qui engendrent des expériences paradoxales, toujours à la
frontière du jeu et du danger, de la décence et de l’indécence, de la transgression et du
« juste pour rire ». Cette oscillation et cette incertitude perpétuelle fait du rire une
communication qui dit et en même temps ne dit pas. Pendant les sketches infantiles, les
rires tonitruants du public se justifient précisément par cette prise de conscience d’une
incohérence entre les cadres de référence. En faisant « comme si » la réalité sociale
n’existait pas, ou existait autrement, les jeunes flirtent avec la transgression, mais le
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
rire du public résout immédiatement cette transgression, qui ne reste alors que
symbolique. En riant, ils réaffirment les règles et le « cadre-jeu » de la performance.
30
Cette conclusion pourrait recouvrir des dimensions qui dépassent de loin le cadre de ce
terrain. Tous les chercheurs qui se sont intéressés au rire ont mis en avant une même
idée, qui semble transcender les clivages disciplinaires qu’ils ont pu revendiquer : le
rire, sous toutes ses formes, traduit, et en même temps résout, une incongruité
interactionnelle, potentiellement dangereuse pour l’ordre social. Les éthologues ont
relevé cette incongruité alors qu’ils observaient le rire chez les primates. Leurs travaux
laissent penser que le rire humain trouve son origine dans des contextes ludiques, et
plus particulièrement, pendant les faux combats simiesques (Van Hoof 2001, Wilson &
Gervais 2005). L’expression du rire proviendrait d’une ritualisation de l’acte de mordre
qui aurait permis de signaler aux joueurs que le mordillement ne doit pas être pris pour
une vraie attaque, de même que le combat ludique ne doit pas être considéré comme un
vrai combat. Cette ambiguïté interactionnelle n’est pas propre aux rires simiesques, les
chercheurs en sciences sociales l’ont mise en exergue alors qu’ils se focalisaient, pour
leur part, sur des formes d’humour culturel hautement institutionnalisées. Qu’il
s’agisse de l’humour verbal (Bateson 1952, Morin 1966, Sacks 1974 ; Jefferson 1979,
1984), des spectacles clownesques et du comique de situation (Bergson 1900, Augé 1978,
Duvignaud 1985, Balandier 1992), ou encore des relations à plaisanterie (Mauss 1928,
Radcliffe-Brown 1940, Griaule 1948, de Vienne 2012), le rire semble toujours naître de la
prise de conscience d’une incongruité sociale, soit d’un décalage dans les niveaux
d’interprétations d’un événement ou d’un récit. Les psychologues parleront de « conflit
de cognition » - résultant de deux affects contradictoires - pour décrire les mécanismes
internes engendrés par la perception d’une incongruité risible (McGhee 1977,
1990 ; Bariaud 1983, 1988).
31
Toutes ces études, quelles que soient les disciplines auxquelles elles se rattachent,
semblent donc s’accorder sur un point fondamental que cet article a également mis en
exergue : le rire traduit toujours une incongruité interactionnelle. Il est un acte de
communication ambiguë qui se déploie sur le mode du « comme si » ou du « pas
vraiment ». Je dis ou fais quelque chose de réel, plus ou moins grave et sérieux, mais en
le disant ou en l’entreprenant « seulement pour rire », c’est comme si je ne le faisais pas
vraiment. Par le rire, j’affirme et nie en même temps la réalité que j’exprime. Le rieur a
conscience de la réalité sociale, de ses normes, de ses injustices et de ses contradictions,
mais il est aussi capable de la mettre entre parenthèses et d’en rire, en faisant « comme
si » momentanément elle n’existait pas. Ce relâchement provisoire pourrait
représenter « l’attrait motivationnel » du rire. Pour qu’un phénomène culturel se
transmette, il ne doit pas nécessairement être utile ou fonctionnel, en revanche, il doit
au moins être doté d’un attrait motivationnel (Morin 2011 : 156). En d’autres mots : il
faut que les individus aient envie de le transmettre (ibid.). Si le rire continue de
survivre, de se propager et de se transmettre alors qu’il n’est imposé par aucun devoir
moral ou nécessité biologique, c’est peut-être seulement parce qu’il plaît et fait du bien,
il représente un de ces « gadgets cognitifs » (Boyer 2001 : 185), qui allège la vie et lui
ajoute un supplément de sens.
32
Si l’on accepte l’idée que le rire est une expérience communicative fondamentalement
ambiguë, et toujours potentiellement menaçante pour l’ordre social, alors il possible
d’entrevoir une invariance phénoménologique, qui justifierait l’instauration de cadres
sociaux visant à réguler son expression. En effet, à partir du moment où le rire se situe
Techniques & Culture , Suppléments aux numéros
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
toujours dans une zone de limbe, les individus doivent parvenir à clarifier la situation
afin de décoder le méta-message « c’est pour rire ». À fortiori certains indices sociaux
devraient donc les aider à déchiffrer le paradoxe apparent de l’interaction, si bien qu’à
la question « que se passe-t-il ici ? », ils pourraient répondre « on ne fait que rire ». Il
semble que ces indices apparaissent justement dans les « cadres » que chaque groupe
social institue en définissant les acteurs du rire, ses contextes, ses objets et même, nous
l’avons vu, ses caractéristiques physiques et acoustiques. En respectant ces cadres, les
rieurs scellent un accord implicite, tout à la fois moral et cognitif, et acceptent de se
conformer aux conventions des mises en scène de la vie quotidienne. Ce qui différencie
le rire du non-rire, la blague de la transgression, le rieur du déviant, c’est une
communauté d’interprétation, qui sous-tend le partage de « cadres normatifs »,
créateurs d’une connivence indispensable au partage du rire.
33
Cet article a montré que ces cadres peuvent être institutionnalisés. Peut-être même que
plus les rires sont proches de la transgression, plus ils ont tendance à être cadrés : si le
rire déconstruit et désordonne, le cadre cérémoniel tend, à l’inverse, à ré-ordonner.
Cependant, nous avons vu que ces cadres ne sont pas toujours formalisés, ni même
verbalisés, ce qui les rend par là même plus perméables. Les manières de rires peuvent
relever de l’obligation, mais aussi traduire des expériences qui redéfinissent
l’expression du rire au-delà de sa domestication sociale. J’ai montré que le rieur, même
novice, n’est pas un « idiot culturel » (Garfinkel 2001 : 59), il renégocie constamment
son identité et les manières de rire sont elles-mêmes sans cesse renouvelées. La
dichotomie pédagogues/apprentis s’avère, de ce fait, tout à fait réductrice. Si
l’apprentissage vise la transmission d’un savoir, il implique invariablement sa
régénération via son actualisation quotidienne. Le corps, les facteurs socio-culturels et
les relations inter-individuelles sont en interaction permanente. C’est précisément
pourquoi les cadres du rire sont susceptibles d’être modelés et modalisés, au même
titre qu’ils induisent toujours l’existence de rires « hors cadre », « marginaux » ou
« transgressifs » (Goffman 1991). Or, dans la mesure où ces cadres sont rarement
ostensibles, nous en prenons davantage conscience quand ils sont justement enfreints
ou non respectés.
34
À cet égard, je conclurai sur un exemple particulièrement probant, celui d’un rire qui
provoqua la rupture de cadre la plus importante dans les villages de la Kagera, et à ce
jour, la plus spectaculaire au monde : « l’épidémie de rire de Kashasha » survenue en
1962 (Pasqueron de Fommervault 2017). Une centaine de jeunes étudiantes, internes
dans le collège de Kashasha, furent victimes de ce que les habitants de la Kagera
appellent « la maladie du rire », ou l’omumneepo en luhaya. Aujourd’hui, le souvenir de
cette épidémie reste prégnant. Il influence encore les pratiques du rire, justifiant
notamment l’incorporation des techniques d’inhibition que les jeunes sont sommés
d’acquérir. Pour les Haya, cet évènement historique, presque érigé au rang de mythe,
atteste de la dangerosité d’un rire incontrôlé et ne fait qu’assoir la nécessité de
respecter les cadres du savoir-rire. Cette « maladie » suffit à prouver que le rire est
inscrit dans un système de représentations qui conditionne ses pratiques quotidiennes.
Admettre l’existence de rires « anormaux » ou « maladifs », c’est accepter, en creux,
l’existence de rires « normaux » et donc concevoir l’idée d’un apprentissage social du
rire. Aussi, en eux seuls, les rires de ces jeunes filles confirment l’existence de cadresrire, en même temps qu’ils témoignent de leur fragilité. Toujours dépendantes des
cadres sociaux qui les modèlent, les manières de rire ne sont jamais entièrement
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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !
déterminées, inlassablement réinventées par des corps riant, au gré des rencontres
dans l’hic et nunc.
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NOTES
1. La différenciation sexuée des manières de rire apparaît à l’adolescence, mais elle ne prend acte
qu’entre pairs, dans les « coulisses » du théâtre social et ne fera donc pas l’objet de cet article
consacré à la « scène du rire ».
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2. Dans son article « Le savoir-rire en Chine » (2013), l’anthropologue Steinmüller souligne à quel
point la tradition chinoise de la culture de soi exige une totale maîtrise du corps et des affects.
Plus encore que tout autre expression, le rire doit impérativement être contrôlé et résulte d’un
apprentissage explicite : un ensemble de manuels, de conférences, de cours et d’émissions
télévisées sont proposés aux enfants, visant à leur inculquer les bons usages du rire (ibid. 45).
3. Ce rôle est aussi endossé par les égaux, dans des communautés strictement infantiles. Dans les
villages, la socialisation des enfants entre pairs joue un rôle prédominant et fondamental. Cet
apprentissage horizontal s’opère à rebours des cadres normatifs, et ne fera donc pas l’objet de cet
article.
4. Selon les types de fêtes, les enfants/acteurs peuvent être des membres de la famille
(enterrements, mariages), des voisins ou des étudiants (mariages, fêtes scolaires).
5. Pour cette raison même, les fêtes représentent des contextes propices à l’observation du rire.
La présence de l’anthropologue ne fait que favoriser l’expression de ces affects destinés à être vus
et entendus. L’observation, l’appareil photo, la caméra, pour une fois, ne dérangent pas, au
contraire, ils sont appréciés et participent de la spectacularisation des passions rituelles.
6. Aujourd’hui, peu d’habitants sont capables de formuler l’origine de cet usage, faute d’en avoir
connaissance.
7. Les acteurs commencent par se mettre en scène à l’extérieur de la maison, face aux invités,
puis ils entrent à l’intérieur, où se trouve la famille du défunt (leurs parents).
RÉSUMÉS
Tout le monde apprend à rire, mais rares sont ceux qui en ont conscience. En effet,
contrairement à d’autres comportements sociaux le rire fait rarement l’objet d’un apprentissage
explicite, c’est pourquoi il peut être vécu comme une habitude quasi automatique. Pour autant,
les manières de rire résultent toujours de l’intériorisation d’une certaine grammaire affective.
Elles rendent compte d’un programme social, institué plus ou moins formellement, qui vise à
déterminer les cadres du rire, définissant ses acteurs, ses contextes, ses objets et même, ses
caractéristiques physiques et acoustiques. Dans les villages de la Kagera, en Tanzanie, les
pratiques du rire s’apprennent et se transmettent dès le plus jeune âge selon différentes formes
d’apprentissage. À l’âge de 5 ans, les techniques d’inhibition du rire chez l’enfant participent de
son processus de maturation. Il a surmonté la fragilité de la petite enfance et peut (doit)
désormais apprendre à devenir un être social ce qui, dans ces villages, signifie surtout apprendre
à maîtriser l’extériorisation publique de ses affects. Cette discipline affective s’opère également
dans des cadres cérémoniels où la canalisation des corps infantiles s’effectue cette fois via
l’exacerbation normée et institutionnalisée du rire et du faire-rire.
Everyone learns to laugh, but few are aware of it. Contrary to other social behaviors, laughter is
rarely subject to an explicit learning, therefore it can appear as an automatic habit. However, the
ways of laughing always result from the interiorization of an affective grammar. They reflect a
social program, established more or less formally, which determines the frames of laughter,
defining its actors, contexts, objects and even, its physical and acoustic characteristics. In the
Kagera region (Tanzania), the practices of laughter are learned and transmitted from a very early
age, through different learning processes. At the age of 5, laughter inhibition techniques
participate in the maturation process of children. The child overcame the danger of early
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childhood, so he can (must) learn to become a social being and, in these villages, it means, more
specifically, learning how to control the expression of his affects. This affective control also takes
place in ceremonial contexts and, in this case, the learning process is undertaken via an
institutionalized exacerbation of laughter.
INDEX
Keywords : laughter, frame, learning, everyday life, ritual, joking relationship, comic
performance
Mots-clés : rire, apprentissage, cadre, quotidienneté, rituel, relation à plaisanterie, performance
comique
AUTEUR
INÈS PASQUERON DE FOMMERVAULT
Inès Pasqueron de Fommervault est anthropologue, spécialisée dans la question du corps et des
affects. Dans ses précédents travaux elle a notamment abordé la question du rire, envisageant le
degré de variabilité sociale de ce phénomène universel. Ses recherches de terrain ont d’abord été
menées au Paraguay et portent désormais sur la Tanzanie.
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