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Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction !

2021, Techniques and Culture

Paradoxes et complémentarités des « cadres-rire » dans les villages de la Kagera To laugh or not to laugh...that is the injunction! Paradoxes and complementarities of the "cadre-rire" in the villages of the Kagera Inès Pasqueron de Fommervault « Je fais l'hypothèse qu'en s'intéressant à une situation ordinaire on se pose la question : "Que se passe-t-il ?" Que la question soit formulée explicitement dans les moments de doute et de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve des réponses que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire » (Goffman, 1991 : 16). Comme Goffman n'a cessé de le souligner dans ces travaux toutes les relations sociales se déploient selon une ritualisation ordinaire. Dans cette perspective, la notion de « cadre normatif » permet de définir l'ordre interactionnel qui conditionne, plus ou moins explicitement, les manières d'être et d'agir dans une situation donnée. Réactualisant la conception goffmanienne de « cadres », cet article décrit les mises en scène quotidiennes d'un comportement dont l'apparente spontanéité dissimule la complexité : le rire. 1 Nombreux sont les chercheurs à avoir défendu la thèse de la spontanéité du rire (Duchenne de Boulogne 1862, Darwin 1872, Ekman, 2003). Selon des considérations universalistes, ils ont établi que le rire serait l'expression systématique de la joie, un mécanisme corporel universel et uniforme. Corollaire de la gaieté, ce rire « vrai » et « spontané », selon leur propre catégorisation, se distinguerait du rire « faux », expression simulée d'une émotion « feinte » (ibid). Cet article entend précisément dépasser cette typologie dichotomique absolument réductricespontanéité/ simulationet invite à nuancer la croyance populaire au regard de laquelle le rire serait l'expression stricte de la joie. Rire ou ne pas rire… telle est l'injonction ! Techniques & Culture , Suppléments aux numéros

Techniques & Culture Revue semestrielle d’anthropologie des techniques Suppléments aux numéros | 2021 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Paradoxes et complémentarités des « cadres-rire » dans les villages de la Kagera To laugh or not to laugh...that is the injunction! Paradoxes and complementarities of the "cadre-rire" in the villages of the Kagera Inès Pasqueron de Fommervault Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/tc/16567 DOI : 10.4000/tc.16567 ISSN : 1952-420X Éditeur Éditions de l’EHESS Référence électronique Inès Pasqueron de Fommervault, « Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! », Techniques & Culture [En ligne], Suppléments aux numéros, mis en ligne le 09 décembre 2021, consulté le 01 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/tc/16567 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.16567 Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2022. Tous droits réservés Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Paradoxes et complémentarités des « cadres-rire » dans les villages de la Kagera To laugh or not to laugh...that is the injunction! Paradoxes and complementarities of the "cadre-rire" in the villages of the Kagera Inès Pasqueron de Fommervault « Je fais l’hypothèse qu’en s’intéressant à une situation ordinaire on se pose la question : “Que se passe-t-il ?” Que la question soit formulée explicitement dans les moments de doute et de confusion, ou implicitement lorsque les circonstances ne menacent pas nos certitudes, elle est posée et ne trouve des réponses que dans la manière dont nous faisons ce que nous avons à faire » (Goffman, 1991 : 16). Comme Goffman n’a cessé de le souligner dans ces travaux toutes les relations sociales se déploient selon une ritualisation ordinaire. Dans cette perspective, la notion de « cadre normatif » permet de définir l’ordre interactionnel qui conditionne, plus ou moins explicitement, les manières d’être et d’agir dans une situation donnée. Réactualisant la conception goffmanienne de « cadres », cet article décrit les mises en scène quotidiennes d’un comportement dont l’apparente spontanéité dissimule la complexité : le rire. 1 Nombreux sont les chercheurs à avoir défendu la thèse de la spontanéité du rire (Duchenne de Boulogne 1862, Darwin 1872, Ekman, 2003). Selon des considérations universalistes, ils ont établi que le rire serait l’expression systématique de la joie, un mécanisme corporel universel et uniforme. Corollaire de la gaieté, ce rire « vrai » et « spontané », selon leur propre catégorisation, se distinguerait du rire « faux », expression simulée d’une émotion « feinte » (ibid). Cet article entend précisément dépasser cette typologie dichotomique absolument réductrice ‒ spontanéité/ simulation ‒ et invite à nuancer la croyance populaire au regard de laquelle le rire serait l’expression stricte de la joie. Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 1 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! 2 Il n’en reste pas moins vrai que la plupart du temps on rit, on éternue, on tousse, on le fait sans y penser, prétextant l’innéité ou la spontanéité de ces gestes. Si le rire ne pose pas question et paraît évident, c’est qu’il résulte le plus souvent d’un savoir sans apprendre dont l’apprentissage est informel, voire non conscientisé. Il n’existe a priori pas de cours de rire ni même d’entraînement au rire, pourtant tout le monde est censé savoir rire au bon moment et de la bonne manière. Rire quand il ne faut pas, ne pas rire quand il aurait fallu représente à ce titre une expérience largement partagée par tous ceux qui ont, une fois, posé les pieds en terrain « étranger ». Cette incompréhension, ou maladresse résulte précisément d’un défaut de connivence et d’une méconnaissance des cadres sociaux, qui sont la grille de lecture indispensable du rire. Sans cette grille, les quiproquos et les erreurs d’interprétations ont toutes les chances d’advenir. Aussi, le rire paraît indissociable de son contexte de manifestation. Il est un comportement universel qui n’a, pour autant, de sens et d’existence qu’en acte, soit dans son expérience interactionnelle immédiate. À la lueur de ces considérations liminaires, le rire sera ici envisagé comme un véritable savoir qui s’apprend et s’actualise au fil des interactions sociales. 3 Il s’agit ainsi d’admettre l’existence d’une grammaire expressive qui conditionne, outre les objets de l’humour, l’expression du corps riant. En effet, quelles que soient ses causes de déclenchement, le rire est avant tout un phénomène qui s’exprime dans et à travers le corps. Or au même titre que la voix est, indépendamment des mots, un langage, le rire, indépendamment de ses objets, est une performance qui suppose une mise en acte, se conforme à des codes et vise un certain effet. À cet égard, il n’est plus à prouver que chaque mouvement corporel est susceptible de constituer la communication qui se déploie aussi sous la forme d’une gestualité interactionnelle (Bateson & Mead 1942, Bateson & Ruesh 1951, Birdhwistell 1970, Hymes 1984). Si le rire est un acte de communication, il représente toutefois un « langage silencieux » (Hall 1984), car si tout le monde sait rire, tout le monde semble avoir oublié qu’il avait appris. Les processus de transmission du rire ne sont pas facilement identifiables. L’anthropologue doit expliciter par les mots, des schémas et des règles connus de tous, mais jusqu’alors indescriptibles (ibid.). 4 Pour tenter de déchiffrer ces mécanismes discrets et silencieux de transmission du rire, le concept de « waza » s’avère particulièrement heuristique. Ce terme japonais recouvre les notions de savoir-faire et de maîtrise technique, incluant des pratiques sociales dont l’apprentissage et la technicité ne sont pas nécessairement conscientisés par les acteurs (Ikuta 2007). Au Japon, il est admis que les phénomènes techniques ne se réduisent pas à une action physique, limitée dans le temps et l’espace, mais s’insèrent dans un flux de valeurs, de représentations et de règles socio-culturelles bien plus vastes (Cobbi 2006). Le corps social, engagé dans sa totalité, peut alors apprendre une technique et faire corps avec elle, sans même s’en rendre compte (ibid.). Les pratiques du rire, et les différentes habilitées qu’elles impliquent, font partie de ces waza qui requièrent des savoirs implicites incorporés et intégrés dans la vie quotidienne au point de paraître automatiques. 5 Prenant appui sur cette conception japonaise de la technique, j’entends ici décoder la partition inconsciente du rire à partir d’une étude de cas : l’apprentissage des savoirsrire juvéniles dans les villages de la Kagera. Dans cette région de Tanzanie, savoir exprimer correctement son rire en fonction du contexte social représente une étape fondamentale au cours de l’apprentissage. Différents savoir-rire s’apprennent dès le Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 2 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! plus jeune âge et s’ancrent dans des cadres sociaux qui rendent compte des différentes étapes existentielles que l’enfant traverse et que la société impose. Cet article analysera ces cadres de l’expérience du rire, leur transmission, leur incorporation et leur appropriation. Nous verrons que dans la vie quotidienne le rire s’apprend, mais ne résulte pas d’un apprentissage formel. En revanche (et sans doute par là même) il fait l’objet de différents rituels cérémoniels qui complètent le processus de transmission du rire. Dans la mesure où le cadre rituel s’avère révélateur de rires contraires aux rires quotidiens, j’interrogerai le paradoxe et la complémentarité de ces apprentissages juvéniles. Apprentissage quotidien. Inhiber le corps et refouler le rire pour devenir grand Pour les habitants de la Kagera, les Haya, l’enfance se conçoit selon deux grandes périodes distinctes. Dans les tout premiers moments de son existence, de 0 à 2 ans environ, l’enfant se nomme nkelemeke. Il n’est pas supposé apprendre, encore moins connaître, étant admis qu’il n’a pas acquis les capacités cognitives préalables à toute forme d’apprentissage. Jugé ignorant, irresponsable, amoral « par nature », le nkelemeke est un enfant roi qui bénéficie d’une tolérance extrême et d’une affection particulière de la part de ses parents, et plus généralement de tous ses aînés. Quels que soient ses agissements, il ne sera jamais puni, tout lui est pardonné, sous prétexte : « qu’il ne sait pas ce qu’il fait », « il n’a pas conscience de ses actes ». Pour les Haya, l’absence d’intentionnalité est, à ce titre, l’une des caractéristiques qui définit sans doute le mieux un tout jeune enfant. Chacun de ses comportements est ainsi appréhendé comme un strict mécanisme biologique et le rire, lui-même, est perçu comme un signal nécessaire, exempt de toute moralité, qui exprime le bon fonctionnement du corps. Il n’est donc pas soumis à un apprentissage social et peut se manifester n’importe comment et n’importe quand. À l’égard du tout jeune enfant, il n’est pas encore question de savoir-rire. 6 Mais à l’âge de cinq ans, l’enfant a définitivement changé de statut, il est devenu un omwana. Plus tard, à l’adolescence, la jeune fille deviendra une omusiki, le jeune homme, un omusigazi, un statut qu’ils garderont jusqu’au mariage. Il s’avère que tout au long de cette période, les savoir-rire sont presque indifférenciés sur la scène publique 1. L’analyse qui suit traite donc de la jeunesse dans son acception large, incluant également la période de l’adolescence. 7 À cinq ans, l’enfant a surmonté la fragilité de la petite enfance et peut alors devenir un être social. Outre les capacités psychomotrices nouvellement acquises (il sait parler et marcher), les adultes lui attribuent aussi, et surtout, des capacités cognitives. L’apparition d’un sens moral et d’une intentionnalité marque, plus spécifiquement encore, ce passage de la petite enfance à l’enfance. Devenu un être intentionnel, l’enfant peut apprendre à apprendre et c’est ainsi qu’il entre dans le champ de la connaissance et du savoir. Ce constat pourrait recouvrir des dimensions plus universelles. De nombreux chercheurs en sciences sociales ont en effet défini un âge, étonnamment constant (malgré la diversité des sociétés étudiées), à partir duquel les parents commencent à attribuer des responsabilités aux enfants : vers cinq ans (Rogoff, Sellers, Pirrota et al. 1975). C’est à cet âge qu’ils deviennent, pour nombre d’adultes, responsables de leurs actes et de leurs affects. Jacqueline Rabain écrira, en ce sens, qu’à Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 3 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! l’âge de cinq ans l’enfant wolof acquiert une véritable « théorie de l’esprit » au regard de laquelle il lui est possible d’interpréter et de juger, ses comportements et ceux des autres (Rabain 2003 : 56). 8 Dans les villages de la Kagera, il n’existe pas de rites d’initiation qui viseraient à souligner ces acquisitions cognitives, néanmoins le passage de la petite enfance à l’enfance est net et s’opère, entre autres, par l’apprentissage de savoirs techniques et sociaux. Or, cette phase d’apprentissage s’avère particulièrement stricte et prohibitive. En effet, si l’enfant est prêt à apprendre, les adultes considèrent que son esprit demeure en friche et a besoin d’être rigoureusement discipliné. C’est le sens de ce proverbe haya : « L’enfant est comme une courge, il a besoin qu’on le dirige. S’il n’est pas bien entretenu, il se développera n’importe comment ». Le préparer à ses devoirs d’adultes, lui apprendre le sens du travail, du respect et de l’obéissance, telle est désormais la principale mission parentale. Figure. 1 Les plus jeunes enfants, au second plan, jouent librement tandis que les aînés se consacrent aux tâches domestiques. Couper de l’herbe pour revêtir l’intérieur de la maison, aller chercher du bois pour le feu, se rendre à la rivière pour remplir des seaux d’eau, et aider sa mère en cuisine sont les principales tâches infantiles quotidiennes. Au retour de l’école, le temps des enfants est presque exclusivement dédié à l’apprentissage de ces travaux domestiques. Contrairement à d’autres savoirs sociaux, comme les savoir-rire, les travaux domestiques résultent d’une chaîne de transmission particulièrement claire. Les membres de la famille y passent beaucoup de temps, les explications et les techniques sont décrites finement aux enfants qui s’entraînent à les reproduire, sous le regard avisé du pédagogue. © Rémi Leroy 9 À ce stade, il n’est donc plus question de l’amuser, de s’adapter à lui, bien au contraire, l’enfant vit dans un monde de contraintes et de devoirs très stricts. Il a troqué la liberté qu’il possédait durant la toute petite enfance, contre la soumission et l’obéissance dont il doit dorénavant faire preuve devant ses parents. Ce type de relations exclut toute Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 4 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! marque d’affection, toute relation ludique et écarte le rire. Dans certains discours parentaux, la peur est même considérée comme le ressort principal de l’éducation. Ernest, père de cinq enfants, le souligne, rire et peur s’excluent l’un l’autre : « Les enfants doivent avoir peur de leurs parents et ne jamais plaisanter avec eux. Si les parents rient avec leurs enfants, ils échoueront dans leur éducation. Ils ne feront pas d’eux de bons individus. Les enfants seront incapables de travailler, ils ne respecteront personne et penseront que la vie est facile et drôle alors que la vie est dure ». Le rire, la plaisanterie, le jeu et même la tendresse sont ainsi décrits comme des obstacles à l’apprentissage, incapables de transmettre les valeurs fondamentales du travail et du respect. À l’aune de ces convictions, le rire ne remplit guère de rôle au cours de l’apprentissage parental. 10 Cette observation invite déjà à nuancer certains travaux (pour la plupart relevant de la psychologie) au regard desquels le rire serait un mode d’apprentissage privilégié par les parents, leur permettant de mesurer le degré de maturité d’un enfant (Bariaud 1983, 1988 ; McGhee 1977, 1990). L’idée sous-jacente étant que la capacité à rire et faire rire traduirait les capacités cognitives de l’enfant, si bien que la complexité de l’humour s’accroîtrait au fur et à mesure de son développement psychique. Si ces travaux se veulent universels, force est de constater que les parents haya ne partagent pas ces considérations. Pour eux, le rire de l’enfant ne témoigne en aucun cas de sa maturité et s’avère plutôt le signe d’une mauvaise éducation, voire d’une immaturité ; à tel point qu’une fois atteint l’âge de cinq ans, un enfant ne rira presque plus jamais avec ses parents. 11 Tant que le rire était perçu comme un strict mécanisme physique, il n’avait rien d’inconvenant, il était même considéré comme un signal nécessaire du corps. Seulement, à 5 ans, le rire est perçu comme intentionnel, contrôlable et donc selon ses manifestations, moral ou amoral, décent ou indécent. Il n’est plus bon et beau « en soi », comme pouvait l’être celui du nkelemeke, et la plupart du temps, ce rire paraît même irrespectueux et dérangeant. En effet, si l’enfant est capable d’apprendre, il n’a pas encore appris à rire correctement : son rire n’est pas jugé suffisamment social et esthétique pour pouvoir se manifester librement sur la scène publique. 12 Pour mieux appréhender ces proscriptions, il faut également évoquer l’apprentissage de la pudeur et la suspicion d’inceste. Les habitants de la Kagera estiment que le rire, une fois devenu intentionnel, peut aussi devenir potentiellement indécent et même obscène. Selon les représentations émiques, le rire et la sexualité sont étroitement liés (Pasqueron de Fommervault 2017). Plaisanteries et chatouilles sont même des pratiques quasi institutionnalisées au cours des relations de séduction (ibid). De telles représentations sociales pourraient donc également justifier l’absence de rire au sein de la relation parents/enfants. Ces propos rappellent ceux de Calame Griaule qui notait qu’à partir d’un certain âge, les enfants dogons ne peuvent plus plaisanter avec leurs parents, étant entendu que « la plaisanterie aide l’amour » : « Le rôle sexuel de la plaisanterie apparaît clairement dans ses manifestations négatives : les interdits. Un garçon, après la circoncision, une fille, qui a reçu l’anneau de nez, ne doivent plus plaisanter, le premier avec sa mère et la seconde avec son père. Ils s’adressent à eux avec respect et déférence, mais ne rient jamais avec eux [… Le rire] prend un caractère incestueux, puisque la plaisanterie aide l’amourˮ » (1988 : 320). 13 Cette analogie entre le rire et la sexualité a été remarquée sur des terrains tout à fait divers : Lévi-Strauss (1964) et Beaudet (1996) en Amazonie, Jolly (1999) au Mali ou Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 5 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! encore Trumble (2005) au Japon. Dans Le Cru et le Cuit, Lévi-Strauss note ainsi que de nombreux mythes amazoniens rapprochent le rire et l’ouverture corporelle. Il finit par écrire : « Le rire est ouverture, il est cause d’ouverture ; où l’ouverture elle-même apparait comme une variante combinatoire du rire » (Lévi-Strauss 1964 : 133). Ce lien est si étroit que dans certaines sociétés d’Amazonie, le mot « bouche » peut-être aussi utilisé pour désigner le sexe ou l’anus (Ibid.). Selon les contextes sociaux, l’apprentissage du rire peut donc s’avérer extrêmement contraignant. Dans les villages de la Kagera, conformément aux représentations émiques, seule l’inhibition du rire est transmise aux enfants par les parents. Ces savoir-rire, ou plutôt ces « savoir ne pas rire », ne résultent pas d’une éducation, mais d’un apprentissage « de type informel » (Hall 1984, Rogoff 1990, Atran & Sperber 1991). La transmission s’opère de manière quotidienne, et peut avoir lieu n’importe où et à n’importe quel moment. Elle peut être plus ou moins conscientisée, par les parents comme par les enfants, sans pour autant que les prescriptions ne soient exprimées formellement ni même verbalement. La transmission s’opère généralement au travers de gestes simples qui signalent des injonctions ou annoncent des réprobations. Au cours de cet apprentissage, les enfants de la Kagera apprennent à incorporer le devoir de discrétion et de pudeur auquel ils sont assujettis. Ce devoir se concrétise via l’acquisition de véritables techniques d’inhibition du rire. Parmi tous les types de rires qu’il m’a été permis d’observer, ceux des enfants s’apparentent sans conteste le plus à des « techniques du corps » (Mauss 1936) tant ils s’exécutent selon un ensemble de gestes incroyablement semblables. Figure 2 et figure 3. Dans ces villages de Tanzanie, l’éthique infantile repose sur la discrétion, le silence et l’invisibilité. Dès l’âge de cinq, l’enfant doit apprendre à inhiber son corps sur la scène publique. Au regard du rire, la mise en application de ce devoir d’inhibition se concrétise par l’acquisition de techniques corporelles que les enfants sont censés manifester dans la plupart des interactions inter-générationnelles : yeux baissés, voix silencieuse, bouche fermée et main placée devant le visage. © Rémi Leroy / photo : Inès Pasqueron de Fommervault Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 6 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Dessine-moi un rire Cette analyse des rires infantiles résulte essentiellement de l’observation, mais sur le terrain d’autres protocoles expérimentaux ont également été envisagés. La pudeur et la gêne que les enfants ont pu manifester devant moi, conformément à l’éthos attendu d’eux sur la scène publique, m’ont en effet incitée à imaginer d’autres outils méthodologiques, comme le dessin. La consigne était simple : « dessinez quelque chose qui fait rire, ou quelqu’un qui rit et légendez l’image produite. » Le dessin qui apparaît ici est particulièrement évocateur, tant il retranscrit les techniques d’inhibition infantiles. La légende qui lui est accolée est brève, mais éclairante : « Petit garçon en train de cacher son rire. » Anonyme 14 Je dois tout de même évoquer l’existence de jeunes rieurs transgressifs qui réalisent de temps à autre de micros « ruptures de cadre » (Goffman 1991 : 338), bafouant les règles d’inhibition qu’ils sont censés respecter. C’est notamment l’œuvre de certains adolescents qui s’autorisent à proférer des blagues et/ou à exprimer un rire susceptibles d’être entendus sur la scène publique. Il s’agit généralement de jeunes étudiants, plus spécifiquement de jeunes garçons, partis étudier en ville ou dans des collèges privés, et dont le niveau d’éducation scolaire pourrait justifier l’aisance oratoire et l’audace dont ils font preuve. Il reste que la plupart du temps, lorsqu’un adulte demande à l’énonciateur de se « dénoncer », c’est à un silence gêné qu’il doit se confronter. Cependant, il arrive quelques fois que le rieur s’affirme haut et fier, prenant le risque de se faire réprimander. Ces adolescents constituent de véritables exceptions. Ils représentent des modèles d’affirmation de soi qui rompent avec le comportement habituellement attendu de la part d’un enfant. De toute évidence, ces étudiants contribuent au changement social de la jeunesse, et participent de la régénération des savoir-rire. 15 L’apprentissage du rire, se déployant de manière informelle et implicite, offre l’avantage de laisser une place à l’innovation et à la rupture, aussi limitées soient-elles. Hormis ces micro-ruptures de cadre, nous avons vu qu’au quotidien les rires juvéniles Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 7 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! restent considérablement restreints. Pour autant, ce qui est valable dans les univers quotidiens ne l’est pas nécessairement dans les univers cérémoniels. En effet, dans certains contextes rituels et institutionnalisés, le rire des enfants peut être, à l’inverse, parfaitement encouragé et même obligatoire. Apprentissage rituel et inversion éthologique. Des rires juvéniles exacerbés et obligatoires Il semblerait que tout comportement social « traditionnel » doit pouvoir être répété pour se transmettre et perdurer dans le temps (Morin 2011 : 56). Le rituel, par excellence, favorise la mémorisation d’un item culturel qui peinerait à se stabiliser s’il n’était appris qu’à partir d’un seul modèle, et en une fois seulement (Whitehouse 2000, Morin 2011). Dans un même ordre d’idées, il est permis de penser que plus un comportement est soumis à des restrictions quotidiennes, plus il a de chance d’être exacerbé lors des rituels, et plus les rituels qui y sont consacrés seront, par ailleurs, fréquents. Or nous avons vu que dans la région de la Kagera le rire s’ancre dans des représentations sociales qui le définissent comme potentiellement amoral, irrespectueux et même obscène, ce qui limite sa transmission quotidienne et obstrue considérablement son expression. J’ajouterai enfin que plus un comportement relève d’un apprentissage quotidien informel, comme c’est à nouveau le cas du rire en pays haya, plus il est susceptible de faire l’objet d’une véritable ritualisation institutionnalisée. Cette assertion pourrait être valable bien au-delà du cadre de ce terrain, puisque les manières de rire se transmettent, au quotidien, rarement de manière formelle, quand bien même il existe des exceptions culturelles (Steinmüller 2013) 2. Si l’on accepte de suivre cette hypothèse, il devrait donc exister des rituels qui favoriseraient la transmission du rire et expliqueraient, en outre, sa survie dans le temps et sa diffusion dans l’espace. Or, depuis l’origine de la discipline, l’anthropologie n’a eu de cesse d’évoquer de tels rituels, qu’il s’agisse des pratiques d’inversion du clown ou de « l’escroc » (trickster) ou encore, des relations à plaisanterie. Ces rituels se sont diversifiés, parfois métamorphosés selon des logiques plus contemporaines, mais ils n’ont jamais disparu, en témoignent les « yogas du rire », les « one man show », etc. Depuis toujours et partout, le rire fait l’objet de rituels qui constituent les cadres sociaux parmi les plus visibles, et vraisemblablement aussi, les plus influents dans le processus de transmission du rire. 16 Avant de poursuivre, il me faut expliciter brièvement la notion de rituel telle que je l’envisage désormais. En effet, l’hypothèse proximale de cet article repose sur l’idée que le rire résulte d’une ritualisation ordinaire. Aussi, les rituels dont je parlerai dans les lignes qui suivent se distinguent des rituels de la vie quotidienne par leur aspect formel, institutionnalisé et/ou cérémoniel. L’utani ou l’éducation sentimentale Dans les villages de la Kagera, la « relation à plaisanterie », appelée utani en swahili, est un exemple paradigmatique de ritualisation institutionnalisée du rire. L’utani se déploie entre les membres du groupe de parenté et concerne essentiellement les relations inter-générationnelles de type grands-parents / petits-enfants. Lorsque les « parents à plaisanterie » se rendent visite, ou seulement même lorsqu’ils se croisent, s’observe une Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 8 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! relation d’étroite proximité au sein de laquelle le rire est omniprésent. Le petit-fils a pour habitude d’appeler sa grand-mère « ma femme » qui le surnomme réciproquement « mon mari », et de la même manière, les petites-filles et leurs grandspères se traitent mutuellement d’épouses et d’époux. Ces salutations rituelles précèdent une parodie des relations de couple au cours de laquelle un tas de jeux scéniques peut être entrepris. Les petits-enfants s’autorisent à boire dans le verre de leurs grands-parents, à manger dans leur plat, plus souvent encore ils leur donnent des ordres du type : « J’ai faim va me préparer quelque chose », « Je n’ai plus de beaux habits, il me faut des sous ! ». Face à ces injonctions exagérément autoritaires, les grands-parents font mine de s’énerver. S’ensuivent des injures visant à rabaisser les compétences de l’un ou de l’autre et parfois la discussion s’achève en évoquant l’éventualité d’un divorce. Cette proximité relationnelle est indissociable de la proximité corporelle dont chacun fait preuve envers l’autre. Les enfants, habituellement pudiques et réservés, n’hésitent pas à toucher leurs grands-parents, à les embrasser, à s’asseoir sur leurs genoux, etc. Les grands-parents, en retour, taquinent et câlinent inlassablement leurs « maris » et « femmes » de substitution, certains gestes plus ambigus que d’autres, feignant une relation amoureuse peu équivoque. Figures 4 et 5. Scène ordinaire d’utani entre une grand-mère et ses petits-enfants venus lui rendre visite Le plus jeune des petits-fils est assis sur les genoux de sa grand-mère, une relation d’étroite proximité corporelle les unit. Un autre, plus âgé, s’amuse à voler ses affaires. Feindre un vol représente une blague récurrente dans le cadre des relations à plaisanterie. Au second plan, la plus âgée des petites filles regarde la scène, amusée. © Rémi Leroy Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 9 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Figure 5. Scène d’utani entre un « vieux » et une jeune fille à l'occasion d'une rencontre fortuite Les « vieux » prennent plaisir à feindre des relations de couple en présence des jeunes filles. Ce type d’interaction est véritablement institutionnalisé au sein de la famille nucléaire (relations intergénérationnelles), mais de manière informelle, il s’étend bien au-delà. Cette relation parodique peut en effet inclure toutes les jeunes femmes, quand bien même elles n’entretiennent aucun lien de parenté avec le vieil homme, initiateur de l’interaction risible. Généralement, les femmes ne s'offusquent jamais et poursuivent volontiers le jeu de la séduction. © Rémi Leroy 17 De manière implicite, ces jeux de rôle rendent compte de certaines représentations émiques qui traduisent la dangerosité du rire et légitiment, entre autres, les restrictions qui l’entourent. Comme je l’évoquais, le rire n’a pas sa place dans la relation parent/enfant, en partie parce qu’il exprime une absence de pudeur, parfaitement indécente au sein de la famille nucléaire. Si les relations à plaisanterie autorisent le rire entre les grands-parents et leurs petits-enfants (pourtant membres du même groupe de parenté), c’est peut-être que le jeu de rôle permet de mettre en scène, d’exacerber et donc finalement de désacraliser la dimension sexuelle du rire. Les participants connaissent ces représentations sociales, mais à partir du moment où ils en jouent, le rire se voit déposséder de sa dangerosité. Ces interactions risibles engendrent alors une ambiguïté relationnelle, légitimant un ordre interactionnel qui n’a aucun équivalent dans les autres sphères sociales. Le cadre de ces plaisanteries institutionnalisées offre, en ce sens, la possibilité d’une « condensation rituelle » (Houseman & Severi, 2009 [1994] : 165), incluant dans une même interaction des modalités d’actions ordinairement séparées. En effet, la teneur affective de ces relations familiales est empreinte d’une dimension risible (et donc, implicitement, sexuelle), mais pour autant non dangereuse. 18 Il existe donc deux types de relations sociales distinctes au sein de la famille haya. La relation parents/enfants exclut le rire et plus largement toute proximité corporelle et affective. En revanche, au sein de la relation grands-parents/petits-enfants le rire est Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 10 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! omniprésent, il est même un acte de communication institutionnalisé. Pour les enfants, le cadre des relations à plaisanterie représente ainsi l’espace-temps de la distraction, de la suspension momentanée des normes et des contraintes. Dans les villages, tous s’accordent à ce sujet : si les grands-parents peuvent laisser les enfants jouer, rire et s’exprimer, c’est qu’ils n’ont pas à les éduquer. Dans cette relation, a priori dénuée du devoir d’éducation, le respect et l’obéissance laisseraient place au rire, la distance et la pudeur s’effaceraient au profit d’une proximité corporelle et affective. 19 Quoi que puissent laisser sous-entendre ces représentations sociales, il me semble que le jeu et le rire tels qu’ils se manifestent au sein de l’utani, ne se posent pas contre l’apprentissage et si les grands-parents « n’éduquent » pas leurs petits-enfants, au travers de ces plaisanteries ils leur apprennent beaucoup. Je crois en effet qu’il serait réducteur de penser que ce qui se joue dans ce type de relation n’est que de l’humour grivois. La référence à l’amour et à la sexualité, via la mise en scène des relations maritales, ne parait être qu’un prétexte pour autoriser le rire entre les membres d’une même famille ; et une fois légitimé, le rire permet de transmettre certains savoirs sociaux, exclus de l’apprentissage quotidien. Nous avons vu que l’apprentissage parental repose principalement sur les valeurs du travail, du respect et de l’obéissance. Les parents n’ont aucun mal à l’admettre : ce n’est pas à eux d’apprendre aux enfants l’amour, le désir, l’humour ou le jeu. Le cadre des relations à plaisanterie amène à penser que cet apprentissage incombe aux grands-parents 3. Un jeune homme évoque notamment leur rôle indispensable dans l’apprentissage de la sexualité : « Ce sont les grands-parents qui nous initient à l’acte sexuel et à l’amour. On n’en parle jamais avec les parents, jamais. Nous n’avons pas le droit, il y a trop de gêne avec eux. Mais les grands-parents, ce sont nos femmes et nos maris ! [Rires] Notre première expérience de l’amour, c’est avec eux (…) Bien sûr, on ne fait jamais l’acte, mais avec eux on en parle beaucoup et on en rit beaucoup ! ». Le cadre-rire de l’utani permet aux enfants d’aborder des sujets et d’extérioriser des affects qu’ils doivent habituellement taire et contenir, par respect et bienséance. Parler du corps, du sexe, de l’amour, et plus généralement s’interroger sur la vie, c’est rendre publiques des interrogations infantiles qui, dans ces villages, sont irrévérencieuses, mais en parler en plaisantant, c’est finalement ne « pas vraiment » en parler. Ces interactions risibles prennent alors la forme d’une éducation sentimentale alternative qui permet à l’enfant d’apprendre ce qu’il serait inconvenant d’apprendre autrement. Cet apprentissage ludique s’achève en partie le jour où les petits-enfants se marient. Les grands-parents autorisent symboliquement leur « mari » et « femme » à épouser un(e) autre. Les petits enfants n’ont plus à jouer l’amour, ils sont prêts à vivre une véritable relation de couple. Faire le clown : de l’obligation sociale à la prise de pouvoir À côté des relations à plaisanterie quotidiennes, s’observent des cadres sociaux encore plus institutionnalisés qui inculquent aux enfants d’autres techniques du rire : les fêtes. Il n’existe plus de clown rituel dans les villages de la Kagera, mais la quasi-totalité des fêtes, qu’elles soient religieuses ou séculières (mariages, enterrements, fêtes scolaires, etc.) inclut un temps de spectacle au cours duquel les jeunes 4détiennent en quelque sorte le rôle du clown. Cette fois, leur rire, exacerbé et effronté, se manifeste sur la scène publique et bien souvent, sous le regard même de leurs parents. Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 11 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! 20 Au cours des fêtes, l’apprentissage des savoir-rire s’opère de manière horizontale (au sens strict, des enfants vers les enfants). Les plus âgés remplissent les rôles principaux et représentent des modèles pour les cadets à qui sont conférés des rôles de second plan. Les aînés peuvent guider les plus jeunes, ou bien se mettre en scène sous leurs yeux, leur donnant une véritable leçon d’art dramatique. Dans ces univers festifs, les techniques juvéniles du rire prennent toujours la forme d’imitations burlesques qui visent à reproduire des scènes et des personnages de la vie quotidienne. Dans les spectacles des enfants, les chanteurs ne savent pas chanter, les prêtres deviennent des orateurs bègues et avides, les mères sont outrageusement sévères, les pères fainéants, infidèles et violents, les ivrognes grotesques, les fous maladroits et burlesques, les prostituées obscènes, les enseignants vaniteux ou ignorants, les riches sots et orgueilleux, etc. Parmi les ressorts les plus comiques de ces imitations, il y a aussi l’exagération des affects. Lorsque les enfants imitent l’amour, ils se touchent sensuellement, sans retenue, lorsqu’ils feignent la tristesse, les pleurs sont théâtraux et tonitruants et lorsqu’ils reproduisent le rire, les cris sont exorbitants et paroxystiques. 21 Au cours de ces imitations, ce ne sont pas tant les mots qui font rire, mais les corps. Bien des sketches se passent d’ailleurs de parole. Les fondements de l’expérience du rire reposent sur la nature de l’interaction qui met en jeux la caricature, le déguisement, l’inversion et l’exagération. Une mise en scène d’autant plus risible qu’elle met en avant le corps de ceux qui n’ont habituellement pas le droit de l’exprimer. Et plus les corps sont exposés, plus ils provoquent l’hilarité. L’acteur est d’autant plus estimé qu’il pousse toujours plus loin les limites de la transgression, ose s’exprimer et exhiber son corps, sans honte ni pudeur, en somme, il est attendu de lui qu’il se comporte à l’inverse même de l’ethos juvénile habituel. Sur scène, contrairement à ce qui s’observe dans la vie quotidienne, les jeunes acteurs effrontés ne se cachent pas, au contraire, ils sont fiers et les rires du public les gratifient autant qu’ils les invitent à poursuive le « jeu ». Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 12 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Figure 6. Imitation parodique en contexte de fête Des étudiants caricaturent un groupe de musique à l’occasion d’une fête scolaire de fin d’année, dans le collège de Kashasha. Pendant leurs sketches, différentes techniques du corps sont mises à l’épreuve et participent du comique de l’imitation : mimiques faciales, grimaces, regards insistants, danses grotesques, désarticulées et frénétiques, etc. Ici, les chanteurs se déguisent, d’autres fois ils se maquillent pour accroître l’efficacité de leur performance. © Inès Pasqueron de Fommervault 22 Bien entendu, si les jeunes ont le droit de rire et de faire rire c’est surtout qu’ils en ont le devoir. Toutes les fêtes procèdent par différentes étapes extraordinairement cadrées dans le temps et l’espace. À chaque étape correspond un affect collectif attendu, relevant de l’obligation la plus parfaite. Dans ce contexte, les comportements peuvent être exacerbés dès lors qu’ils sont canalisés dans un cadre des plus normés. Ainsi, quand le temps du spectacle est ordonné, les enfants entrent dans les enceintes de la fête, se mettent en scène et repartent aussitôt la performance accomplie. Collectifs, obligatoires, restreints aux bornes circonscrites de la cérémonie, les rires infantiles peuvent s’extérioriser puisqu’ils ne sont plus une entrave à l’éducation ou au respect. Dans ce cadre, rire et faire rire c’est accomplir une performance commanditée par et pour l’adulte 5. Contrairement au cadre quotidien, ici l’enfant est inconvenant, précisément s’il ne fait pas rire. 23 Il faut toutefois envisager ces rires au-delà de leur caractère obligatoire. Les comportements infantiles étant l’inverse même de ceux que les enfants doivent manifester au quotidien, il est à nouveau possible d’entrevoir la visée éducative de ces mises en scène rituelles. À l’image des relations à plaisanterie, ces sketches pourraient également prendre la forme d’un apprentissage affectif. Pendant leurs spectacles, les enfants peuvent non seulement extérioriser leurs affects, mais en plus ils peuvent s’exprimer face aux adultes. Nous avons vu que leurs imitations tournent en dérision les comportements « types » de la vie quotidienne : le pouvoir, la religion, l’alcoolisme, la prostitution, la violence, la folie, etc. Les cibles de ces imitations parodiques ne sont autres que les adultes eux-mêmes. Pour le dire schématiquement, il y a d’un côté ceux Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 13 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! qui représentent l’autorité (prêtres, parents, enseignants, etc.) et de l’autre ceux qui rendent compte de la déviance (fou, ivrogne, prostituées, etc.). Offrant aux enfants l’occasion de penser, repenser et critiquer l’ordre social, ces sketches brouillent les statuts et les hiérarchies. Dans tous les cas, il est question d’accentuer (pour mieux ridiculiser) les défauts et les dérives de leurs aînés. Lorsque les adultes rient, ce sont donc d’eux-mêmes qu’ils rient, réduits à se moquer de leurs propres conditions. Ces rires ritualisés représentent en ce sens de véritables actes de communication. Ils dévoilent des messages que les enfants osent avouer par le rire et que les adultes concèdent à entendre sous prétexte du rire. Figure 7 Deux vieilles femmes riant aux éclats. Dans les villages de la Kagera, la vieillesse métamorphose les caractéristiques de l’ethos des hommes et bien plus encore, des femmes. Plus on est vieux, plus on est respecté et plus on est libre. Les personnes âgées peuvent ainsi exprimer des rires exacerbés et affranchis qui témoignent de leur liberté face aux normes sociales. Le rire d’une personne âgée représente l’un des seuls rires qui peut se manifester n’importe où, devant n’importe qui, de manière incontrôlée, non codifiée, sans jamais paraître indécent ou inapproprié. À ce titre, seuls les tout jeunes enfants et les « vieux » sont exempts des codes sociaux qui restreignent le rire à tous les autres âges de la vie. En un sens, leur rire les rattache à une même chaîne de filiation. Le « vieux » est trop respectable pour avoir honte, le nkelemeke ne connaît pas encore la honte. Le « vieux » a suffisamment respecté les codes sociaux pour pouvoir s’en absoudre, le nkelemeke n’a pas assez vécu pour les avoir intériorisés. © Rémi Leroy 24 Mais en contexte de fête, l’apprentissage affectif pourrait aussi s’opérer à un autre niveau. Si le faire-rire des enfants procède avant tout d’une obligation sociale, l’état affectif qu’ils suscitent dans le public relève pour sa part d’un état « ressenti », c’est le principe de non-congruence entre les affects éprouvés par les acteurs et ceux éprouvés par le public : « L’inhibition de l’affectif chez les premiers s’impose comme condition pour faire naître du ressenti chez les seconds » (Houseman, 2001 : 87). Or, comme tout affect collectif ritualisé, le rire du public s’avère particulièrement éclatant. Exacerbé et homogène, il se présente comme une joie chantée à l’unisson. Les invités initient au même moment les premiers éclats de rire, atteignent en même temps les cris les plus paroxystiques et mettent fin ensemble à ces élans de joie collectifs. Les rires de fête paraissent s’accorder harmonieusement, seul un son mélodique et extatique se laisse entendre, et se donne à voir également. Les bouches sont grandes ouvertes, les bras Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 14 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! levés au ciel, les yeux écarquillés, ce sont les corps tout entier qui semblent rire. Mélodie harmonieuse, les rires de fêtes sont donc aussi des chorégraphies collectives qui esthétisent l’intensité du plaisir d’être ensemble. Aussi, quand bien même « fairerire » représente une obligation sociale pour les acteurs, ils peuvent vivre « par procuration » le rire du public. L’éducation sentimentale s’opère également au travers de cette affectivité vécue par procuration, une affectivité exacerbée et publique que les enfants peuvent rarement expérimenter. Rires funéraires et transfert d’identité Parmi toutes les fêtes, ce sont sans conteste les funérailles des personnes âgées qui donnent aux jeunes le plus de droits et de liberté d’expression, laissant place à l’ultime forme d’instance de plaisanteries rituelles. Dans ce cas, l’utani inclut tous les petitsenfants du lignage (dont l’écart générationnel peut parfois être considérable). À nouveau, les aînés gèrent les plus jeunes, ils sont les metteurs en scène et les principaux acteurs : les cadets les observent ou se conforment à leur exigence. En contexte funéraire, les plaisanteries juvéniles ont la particularité de reposer sur l’imitation du défunt. Pour assurer l’efficacité de leurs mises en scène, tous les artifices sont envisageables : les acteurs prennent les habits du défunt, se parent de ses accessoires, reproduisent ses tics langagiers, s’attribuent ses handicaps, utilisent de la craie pour blanchir leur noire chevelure, etc. Ici encore, les fondements de l’expérience du rire résident dans la mise en scène des corps infantiles, plus que dans le contenu (verbal) des plaisanteries, souvent bref et succinct. Cette observation laisse définitivement penser que le ressort du rire tient essentiellement au décalage qui peut exister entre l’exposition rituelle des corps infantiles et l’inhibition quotidienne à laquelle ils doivent se conformer. Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 15 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Figure 8. (Scènes 1, 2 et 3) Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 16 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! Jeux d'acteurs entrepris par deux adolescents pendant l’enterrement de leur grand-père Le plus âgé des petits-fils imite le défunt (scène 1), tandis qu’une de ses sœurs lui donne la réplique, imitant sa grand-mère, toujours en vie (scène 2). L’imitation commence alors que le grand-père/acteur dit rentrer du marché à vélo. Son épouse/actrice, mécontente, le réprimande d’être rentré si tard. Elle crie, se plaint, jusqu’à ce que son mari lui montre la viande qu’il lui a rapportée. Elle lui pardonne et rentre lui préparer un bon repas (scène 3). © Inès Pasqueron de Fommervault 25 À la fin de leurs performances, les acteurs demandent une contribution financière à leurs parents. Si l’un d’entre eux n’a, à leurs yeux, pas donné suffisamment d’argent, ils feignent de s’énerver et critiquent ouvertement son avarice. Ces comportements autoritaires et éhontés traduisent déjà une certaine prise de pouvoir de la part des enfants. Mais en réalité, pendant les funérailles cette prise de pouvoir s’observe surtout à un niveau plus symbolique. En effet, au cours de ces imitations rituelles, il s’agit de faire « comme si » le défunt était toujours en vie en faisant « comme si » les acteurs étaient eux-mêmes le défunt. Dans leurs spectacles, les petits enfants font état d’une identité multiple. Le lien qui les unit avec leurs grands-parents leur permet, le jour de leur mort, de s’approprier une part de leur identité. À ce titre, les vêtements, les accessoires et le maquillage jouent un rôle primordial. En métamorphosant les corps infantiles, ils participent du processus de « recontextualisation » (Houseman 2008), propre au rituel, et permettent, ainsi, de distancier « l’être social » des acteurs juvéniles et « l’être fictif ». Ces imitations amènent alors à « la réfraction » (ibid.) provisoire de l’identité des enfants qui manifestent une identité autre que leur identité sociale. S’attribuant le statut des grands-parents, ils s’emparent de nouveaux droits, ils peuvent être autoritaires, grossiers, ordonner et réclamer de l’argent, à l’image des « vieux » qui, dans ces villages, jouissent de la plus grande liberté expressive. À l’occasion des funérailles, les jeunes témoignent ainsi de leur autorité, éphémère et symbolique, qui n’en demeure pas moins opérante en ce jour. 26 Enfin, cette identité provisoire leur permet aussi de prendre le pouvoir vis-à-vis de leurs propres parents. Je ne souhaite pas m’attarder sur la dimension cathartique de ces rires ritualisés (décrite dans la plupart des travaux anthropologiques consacrés à la question), mais il faut tout de même mentionner que pour tous les Haya, si les Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 17 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! enfants rient et font rire pendant les enterrements, c’est qu’ils doivent apaiser la peine de leurs parents. Les rôles habituels sont alors ici inversés : ce sont les enfants qui, pour une fois, sont censés contrôler les affects de leurs aînés. Cette inversion comportementale s’avère d’autant plus efficace que jusqu’à l’inhumation du corps, les enfants endeuillés (soit les parents des acteurs) doivent contenir leurs affects, par respect pour leur parent défunt, envers lequel distance et retenue sont à jamais maîtres mots. Ce devoir « d’enfermement affectif » est symbolisé par l’orubugo qui, dans ce cadre, se compose d’un long tissu blanc que les membres de la famille portent aujourd’hui comme un châle ou à la manière d’une écharpe, et qu’ils nouaient à l’époque autour du ventre et de la tête « pour retenir la douleur et bloquer la faim » 6 (des affects qu’il serait indécent d’exhiber pendant une période de deuil). Cette proscription symbolique s’accompagne d’un réel « enfermement » puisque la famille du défunt doit rester à l’intérieur de la maison tout au long des funérailles. Les femmes et les hommes sont respectivement installés dans des pièces différentes, mais aucun d’entre eux n’est autorisé à se rendre à l’extérieur. Une proscription que les habitants justifient par la douleur ressentie, bien trop forte pour pouvoir sociabiliser, ou seulement même se montrer en public. Reclus à l’intérieur de la maison, les adultes endeuillés ne se font pas entendre, ils ne se montrent ni ne regardent, un devoir d’invisibilisation qui ordinairement incombent aux enfants. Et ce devoir d’enfermement ou d’inhibition affectif concerne aussi, et surtout, l’expression du rire. Devant les imitations parodiques de leurs enfants (contrairement aux autres invités) les parents endeuillés sont censés maîtriser leur joie et modérer leur amusement 7. S’il leur arrive d’esquisser un sourire ou d’exprimer un léger rire, ils s’empressent généralement de dissimuler leur visage et d’étouffer le son. Il n’est pas question de « techniques d’inhibition » à proprement parler, mais il s’agit sans aucun doute d’un devoir de retenue et de mesure. Figure 9. Refoulement du rire des parents endeuillés Tout au long des funérailles, les adultes endeuillés doivent se conformer à un « enfermement affectif ». Ce devoir d’inhibition est symbolisé par le tissu blanc que les hommes en arrière-plan portent à la manière d’une écharpe. Les moyens dont ils usent pour retenir leur rire devant les plaisanteries rituelles rappellent les techniques d’inhibition infantiles, comme les photographies cidessous tendent à le souligner, en particulier l’image de l’homme au second plan, vêtu d’un pantalon gris et d’une chemise jaune. © Inès Pasqueron de Fommervault 27 Au cours des funérailles, l’inversion comportementale adulte/enfant est patente : chacun semble expérimenter le mode d’être de l’autre. Là où les parents doivent inhiber leurs affects, les enfants, eux, peuvent exceptionnellement les exacerber audevant de la scène. C’est dans cette expression différenciée des affects, et en particulier du rire, que la réfraction identitaire et l’inversion touchent à leur paroxysme. Le jour Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 18 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! de l’enterrement, la transmission inter-générationnelle grands-parents/petits-enfants atteint son efficacité la plus haute, la disparition des uns laissant (temporairement) aux autres la possibilité de s’exprimer et d’exister publiquement. 28 Toutes ces observations invitent également à penser que l’imitation parodique joue un rôle clé au cours de l’apprentissage des enfants de la Kagera. En effet, tous les rires ritualisés que j’ai décrits prennent la forme d’imitations, qu’il s’agisse d’imiter les relations de couple, les adultes et les institutions, ou les défunts. À vrai dire, dans ces villages, la parodie est la seule forme d’humour infantile susceptible d’être valorisée. Se mettre en scène, parodier, jouer un rôle, représentent des savoir-faire que les enfants apprennent dès le plus jeune âge. Ces savoirs sous-tendent une fonction sociale complexe et équivoque. Commandités par les adultes et les institutions, ils deviennent aussi et en même temps, des actes de résistance qui permettent aux enfants de se moquer justement (et en toute légitimité) de ces mêmes adultes et de ces mêmes institutions. Engagés dans leurs imitations parodiques, les acteurs obéissent aux normes, mais en même temps ils les transforment et les déforment. À travers leurs sketches, ils montrent qu’ils ont suffisamment compris et incorporé les règles sociales pour pouvoir s’en affranchir et oser les transgresser symboliquement sur le mode du risible. 29 Sous couvert du rituel, et surtout du rire, les jeunes peuvent ainsi vivre des expériences que la vie quotidienne ne permet guère d’éprouver. Ils peuvent satisfaire leurs curiosités existentielles, développer leur humour et leur créativité. Il leur est même possible de mettre à l’épreuve leur esprit critique et de ressentir de la fierté, reflets d’une conscience de soi en devenir. L’univers du rire déborde le social et ouvre un champ de possibles au sein duquel l’individu peut s’exprimer autrement. Il offre la possibilité de tout accepter sans se prendre au sérieux. Les enfants peuvent arborer un nouveau mode d’être, ils peuvent même remettre en question les normes et le monde, puisque finalement, tout se passe a priori « juste pour rire » ! Si le rire peut confirmer le modèle social ou institutionnel, il a donc aussi le pouvoir de le brouiller, de le contourner et pourquoi pas, de le réinventer. Dans ces villages tanzaniens, apprendre à rire induit l’incorporation des savoir-faire et des manières d’être distincts et presque paradoxaux. En fonction des contextes, l’enfant apprend à être tout et son contraire, il n’y a pas de demi-mesure. Au quotidien, il joue le rôle de spectateur passif, honteux et pudique ; ses affects doivent impérativement être inhibés. Mais dans des contextes cérémoniels, ce portrait s’efface au profit d’un acteur moqueur, éhonté et désinhibé qui sait, et plus encore doit, exacerber ses affects au-devant de la scène. Ces différents savoirs sociaux, inclus dans l’apprentissage du rire, traduisent son statut ontologique ambivalent. Pour les habitants de la Kagera, le rire peut être bienfaisant, bienséant et même obligatoire, mais il peut aussi être amoral, irrespectueux et même obscène. Cette ambivalence se reflète dans les pratiques institutionnalisées du rire, qui engendrent des expériences paradoxales, toujours à la frontière du jeu et du danger, de la décence et de l’indécence, de la transgression et du « juste pour rire ». Cette oscillation et cette incertitude perpétuelle fait du rire une communication qui dit et en même temps ne dit pas. Pendant les sketches infantiles, les rires tonitruants du public se justifient précisément par cette prise de conscience d’une incohérence entre les cadres de référence. En faisant « comme si » la réalité sociale n’existait pas, ou existait autrement, les jeunes flirtent avec la transgression, mais le Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 19 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! rire du public résout immédiatement cette transgression, qui ne reste alors que symbolique. En riant, ils réaffirment les règles et le « cadre-jeu » de la performance. 30 Cette conclusion pourrait recouvrir des dimensions qui dépassent de loin le cadre de ce terrain. Tous les chercheurs qui se sont intéressés au rire ont mis en avant une même idée, qui semble transcender les clivages disciplinaires qu’ils ont pu revendiquer : le rire, sous toutes ses formes, traduit, et en même temps résout, une incongruité interactionnelle, potentiellement dangereuse pour l’ordre social. Les éthologues ont relevé cette incongruité alors qu’ils observaient le rire chez les primates. Leurs travaux laissent penser que le rire humain trouve son origine dans des contextes ludiques, et plus particulièrement, pendant les faux combats simiesques (Van Hoof 2001, Wilson & Gervais 2005). L’expression du rire proviendrait d’une ritualisation de l’acte de mordre qui aurait permis de signaler aux joueurs que le mordillement ne doit pas être pris pour une vraie attaque, de même que le combat ludique ne doit pas être considéré comme un vrai combat. Cette ambiguïté interactionnelle n’est pas propre aux rires simiesques, les chercheurs en sciences sociales l’ont mise en exergue alors qu’ils se focalisaient, pour leur part, sur des formes d’humour culturel hautement institutionnalisées. Qu’il s’agisse de l’humour verbal (Bateson 1952, Morin 1966, Sacks 1974 ; Jefferson 1979, 1984), des spectacles clownesques et du comique de situation (Bergson 1900, Augé 1978, Duvignaud 1985, Balandier 1992), ou encore des relations à plaisanterie (Mauss 1928, Radcliffe-Brown 1940, Griaule 1948, de Vienne 2012), le rire semble toujours naître de la prise de conscience d’une incongruité sociale, soit d’un décalage dans les niveaux d’interprétations d’un événement ou d’un récit. Les psychologues parleront de « conflit de cognition » - résultant de deux affects contradictoires - pour décrire les mécanismes internes engendrés par la perception d’une incongruité risible (McGhee 1977, 1990 ; Bariaud 1983, 1988). 31 Toutes ces études, quelles que soient les disciplines auxquelles elles se rattachent, semblent donc s’accorder sur un point fondamental que cet article a également mis en exergue : le rire traduit toujours une incongruité interactionnelle. Il est un acte de communication ambiguë qui se déploie sur le mode du « comme si » ou du « pas vraiment ». Je dis ou fais quelque chose de réel, plus ou moins grave et sérieux, mais en le disant ou en l’entreprenant « seulement pour rire », c’est comme si je ne le faisais pas vraiment. Par le rire, j’affirme et nie en même temps la réalité que j’exprime. Le rieur a conscience de la réalité sociale, de ses normes, de ses injustices et de ses contradictions, mais il est aussi capable de la mettre entre parenthèses et d’en rire, en faisant « comme si » momentanément elle n’existait pas. Ce relâchement provisoire pourrait représenter « l’attrait motivationnel » du rire. Pour qu’un phénomène culturel se transmette, il ne doit pas nécessairement être utile ou fonctionnel, en revanche, il doit au moins être doté d’un attrait motivationnel (Morin 2011 : 156). En d’autres mots : il faut que les individus aient envie de le transmettre (ibid.). Si le rire continue de survivre, de se propager et de se transmettre alors qu’il n’est imposé par aucun devoir moral ou nécessité biologique, c’est peut-être seulement parce qu’il plaît et fait du bien, il représente un de ces « gadgets cognitifs » (Boyer 2001 : 185), qui allège la vie et lui ajoute un supplément de sens. 32 Si l’on accepte l’idée que le rire est une expérience communicative fondamentalement ambiguë, et toujours potentiellement menaçante pour l’ordre social, alors il possible d’entrevoir une invariance phénoménologique, qui justifierait l’instauration de cadres sociaux visant à réguler son expression. En effet, à partir du moment où le rire se situe Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 20 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! toujours dans une zone de limbe, les individus doivent parvenir à clarifier la situation afin de décoder le méta-message « c’est pour rire ». À fortiori certains indices sociaux devraient donc les aider à déchiffrer le paradoxe apparent de l’interaction, si bien qu’à la question « que se passe-t-il ici ? », ils pourraient répondre « on ne fait que rire ». Il semble que ces indices apparaissent justement dans les « cadres » que chaque groupe social institue en définissant les acteurs du rire, ses contextes, ses objets et même, nous l’avons vu, ses caractéristiques physiques et acoustiques. En respectant ces cadres, les rieurs scellent un accord implicite, tout à la fois moral et cognitif, et acceptent de se conformer aux conventions des mises en scène de la vie quotidienne. Ce qui différencie le rire du non-rire, la blague de la transgression, le rieur du déviant, c’est une communauté d’interprétation, qui sous-tend le partage de « cadres normatifs », créateurs d’une connivence indispensable au partage du rire. 33 Cet article a montré que ces cadres peuvent être institutionnalisés. Peut-être même que plus les rires sont proches de la transgression, plus ils ont tendance à être cadrés : si le rire déconstruit et désordonne, le cadre cérémoniel tend, à l’inverse, à ré-ordonner. Cependant, nous avons vu que ces cadres ne sont pas toujours formalisés, ni même verbalisés, ce qui les rend par là même plus perméables. Les manières de rires peuvent relever de l’obligation, mais aussi traduire des expériences qui redéfinissent l’expression du rire au-delà de sa domestication sociale. J’ai montré que le rieur, même novice, n’est pas un « idiot culturel » (Garfinkel 2001 : 59), il renégocie constamment son identité et les manières de rire sont elles-mêmes sans cesse renouvelées. La dichotomie pédagogues/apprentis s’avère, de ce fait, tout à fait réductrice. Si l’apprentissage vise la transmission d’un savoir, il implique invariablement sa régénération via son actualisation quotidienne. Le corps, les facteurs socio-culturels et les relations inter-individuelles sont en interaction permanente. C’est précisément pourquoi les cadres du rire sont susceptibles d’être modelés et modalisés, au même titre qu’ils induisent toujours l’existence de rires « hors cadre », « marginaux » ou « transgressifs » (Goffman 1991). Or, dans la mesure où ces cadres sont rarement ostensibles, nous en prenons davantage conscience quand ils sont justement enfreints ou non respectés. 34 À cet égard, je conclurai sur un exemple particulièrement probant, celui d’un rire qui provoqua la rupture de cadre la plus importante dans les villages de la Kagera, et à ce jour, la plus spectaculaire au monde : « l’épidémie de rire de Kashasha » survenue en 1962 (Pasqueron de Fommervault 2017). Une centaine de jeunes étudiantes, internes dans le collège de Kashasha, furent victimes de ce que les habitants de la Kagera appellent « la maladie du rire », ou l’omumneepo en luhaya. Aujourd’hui, le souvenir de cette épidémie reste prégnant. Il influence encore les pratiques du rire, justifiant notamment l’incorporation des techniques d’inhibition que les jeunes sont sommés d’acquérir. Pour les Haya, cet évènement historique, presque érigé au rang de mythe, atteste de la dangerosité d’un rire incontrôlé et ne fait qu’assoir la nécessité de respecter les cadres du savoir-rire. Cette « maladie » suffit à prouver que le rire est inscrit dans un système de représentations qui conditionne ses pratiques quotidiennes. Admettre l’existence de rires « anormaux » ou « maladifs », c’est accepter, en creux, l’existence de rires « normaux » et donc concevoir l’idée d’un apprentissage social du rire. Aussi, en eux seuls, les rires de ces jeunes filles confirment l’existence de cadresrire, en même temps qu’ils témoignent de leur fragilité. Toujours dépendantes des cadres sociaux qui les modèlent, les manières de rire ne sont jamais entièrement Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 21 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! déterminées, inlassablement réinventées par des corps riant, au gré des rencontres dans l’hic et nunc. BIBLIOGRAPHIE Augé, M. 1978 « Quand les signes s’inversent », Communication 28 (1) : 55-67. Atran, S. & D. Sperber 1991 « Learning without teaching. Its place in culture » in L. Tolchinsky Landsmann dir. Culture, Schooling, and Development. Norwood : Ablex Publishing corporation : 39-55. Bariaud, F. 1988 « L’humour sous les feux de la psychologie génétique », Cahier Comique et Communication 6 : 57-74. Bariaud, F. 1983 La genèse de l’humour chez l’enfant. Paris : PUF. Bateson, G. 1952 « The position of humor in human communication » in H. Von Forester & M. Mead & H. L. Teuber dir. Cybernetics : Circular Causal and Feedback Mechanisms in Biological and Social Sciences. 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Plus encore que tout autre expression, le rire doit impérativement être contrôlé et résulte d’un apprentissage explicite : un ensemble de manuels, de conférences, de cours et d’émissions télévisées sont proposés aux enfants, visant à leur inculquer les bons usages du rire (ibid. 45). 3. Ce rôle est aussi endossé par les égaux, dans des communautés strictement infantiles. Dans les villages, la socialisation des enfants entre pairs joue un rôle prédominant et fondamental. Cet apprentissage horizontal s’opère à rebours des cadres normatifs, et ne fera donc pas l’objet de cet article. 4. Selon les types de fêtes, les enfants/acteurs peuvent être des membres de la famille (enterrements, mariages), des voisins ou des étudiants (mariages, fêtes scolaires). 5. Pour cette raison même, les fêtes représentent des contextes propices à l’observation du rire. La présence de l’anthropologue ne fait que favoriser l’expression de ces affects destinés à être vus et entendus. L’observation, l’appareil photo, la caméra, pour une fois, ne dérangent pas, au contraire, ils sont appréciés et participent de la spectacularisation des passions rituelles. 6. Aujourd’hui, peu d’habitants sont capables de formuler l’origine de cet usage, faute d’en avoir connaissance. 7. Les acteurs commencent par se mettre en scène à l’extérieur de la maison, face aux invités, puis ils entrent à l’intérieur, où se trouve la famille du défunt (leurs parents). RÉSUMÉS Tout le monde apprend à rire, mais rares sont ceux qui en ont conscience. En effet, contrairement à d’autres comportements sociaux le rire fait rarement l’objet d’un apprentissage explicite, c’est pourquoi il peut être vécu comme une habitude quasi automatique. Pour autant, les manières de rire résultent toujours de l’intériorisation d’une certaine grammaire affective. Elles rendent compte d’un programme social, institué plus ou moins formellement, qui vise à déterminer les cadres du rire, définissant ses acteurs, ses contextes, ses objets et même, ses caractéristiques physiques et acoustiques. Dans les villages de la Kagera, en Tanzanie, les pratiques du rire s’apprennent et se transmettent dès le plus jeune âge selon différentes formes d’apprentissage. À l’âge de 5 ans, les techniques d’inhibition du rire chez l’enfant participent de son processus de maturation. Il a surmonté la fragilité de la petite enfance et peut (doit) désormais apprendre à devenir un être social ce qui, dans ces villages, signifie surtout apprendre à maîtriser l’extériorisation publique de ses affects. Cette discipline affective s’opère également dans des cadres cérémoniels où la canalisation des corps infantiles s’effectue cette fois via l’exacerbation normée et institutionnalisée du rire et du faire-rire. Everyone learns to laugh, but few are aware of it. Contrary to other social behaviors, laughter is rarely subject to an explicit learning, therefore it can appear as an automatic habit. However, the ways of laughing always result from the interiorization of an affective grammar. They reflect a social program, established more or less formally, which determines the frames of laughter, defining its actors, contexts, objects and even, its physical and acoustic characteristics. In the Kagera region (Tanzania), the practices of laughter are learned and transmitted from a very early age, through different learning processes. At the age of 5, laughter inhibition techniques participate in the maturation process of children. The child overcame the danger of early Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 24 Rire ou ne pas rire… telle est l’injonction ! childhood, so he can (must) learn to become a social being and, in these villages, it means, more specifically, learning how to control the expression of his affects. This affective control also takes place in ceremonial contexts and, in this case, the learning process is undertaken via an institutionalized exacerbation of laughter. INDEX Keywords : laughter, frame, learning, everyday life, ritual, joking relationship, comic performance Mots-clés : rire, apprentissage, cadre, quotidienneté, rituel, relation à plaisanterie, performance comique AUTEUR INÈS PASQUERON DE FOMMERVAULT Inès Pasqueron de Fommervault est anthropologue, spécialisée dans la question du corps et des affects. Dans ses précédents travaux elle a notamment abordé la question du rire, envisageant le degré de variabilité sociale de ce phénomène universel. Ses recherches de terrain ont d’abord été menées au Paraguay et portent désormais sur la Tanzanie. Techniques & Culture , Suppléments aux numéros 25