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Chapitre 13. Zones urbaines : des mégapoles vulnérables

2015

Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Serge Janicot, Catherine Aubertin, Martial Bernoux, Edmond Dounias, Jean-François Guégan, Thierry Lebel, Hubert Mazurek, Benjamin Sultan et Magali Reinert (dir.) DOI : 10.4000/books.irdeditions.29392 Éditeur : IRD Éditions Année d'édition : 2015 Date de mise en ligne : 4 juillet 2019 Collection : Focus ISBN électronique : 9782709921695 http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782709921688 Nombre de pages : 277 Référence électronique JANICOT, Serge (dir.) ; et al. Changement climatique : Quels défis pour le Sud ? Nouvelle édition [en ligne]. Marseille : IRD Éditions, 2015 (généré le 06 juillet 2019). Disponible sur Internet : <http:// books.openedition.org/irdeditions/29392>. ISBN : 9782709921695. DOI : 10.4000/ books.irdeditions.29392. © IRD Éditions, 2015 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Éditeurs scientifiques Serge Janicot Catherine Aubertin Martial Bernoux Edmond Dounias Jean-François Guégan Thierry Lebel Hubert Mazurek Benjamin Sultan Préfaces de Youba Sokona Thierry Lebel et Jean-Paul Moatti IRD Éditions INSTITUT DE RECHERCHE POUR LE DÉVELOPPEMENT Marseille, 2015 Rédactrice scientifique Magali Reinert Ouvrage publié par l’IRD à l’occasion de la COP 21 (Paris, 2015). Mission Culture scientifique et technologique de l’IRD Marie-Lise Sabrié, directrice Direction éditoriale Thomas Mourier Coordination de la production, maquette intérieure Catherine Plasse Recherche iconographique Daina Rechner Thomas Mourier Catherine Plasse Magali Reinert Sauf précision, les photos sont extraites de la banque d'images Indigo (IRD). Maquette de couverture, mise en page et infographie Aline Lugand – Gris Souris Correction Yolande Cavallazzi Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) de la présente publication, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite (article L 122-4 du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992) et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation de reproduction de tout ou partie de la présente publication doit être obtenue auprès de l’éditeur. © IRD, 2015 ISBN : 978-2-7099-2168-8 Éleveur masaï en Tanzanie. © IRD/C. Lévêque Sommaire Préfaces ......................................................................................................................................... 9 Introduction. Changement climatique, des enjeux multiples ....................................... 15 Partie 1 Observer et comprendre le changement climatique ............... 21 Chapitre 1 Apprendre des climats tropicaux passés ..................................................................... 25 Chapitre 2 Comment se manifeste le changement climatique actuel ? ................................ 33 Chapitre 3 Des observatoires pour détecter les anomalies climatiques ............................... 43 Chapitre 4 Comprendre la machine climatique grâce aux modèles de climat ................... 51 Chapitre 5 « Attribuer » les variations climatiques observées .................................................. 61 Chapitre 6 Les projections futures : scénarios et incertitudes .................................................. 69 Chapitre 7 Les émissions de gaz à effet de serre ........................................................................... 75 6 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Partie 2 Les impacts du changement climatique au Sud .......................... 83 Chapitre 8 Océans : les écosystèmes marins face au réchauffement ..................................... 87 Chapitre 9 Zones côtières et insulaires : des espaces sous pressions ................................. 101 Chapitre 10 Zones semi-arides : le Sahel sensible aux variations de pluies ........................ 115 Chapitre 11 Zones d’altitude : la transformation rapide des milieux andins ....................... 129 Chapitre 12 Forêts tropicales et grands fleuves : des milieux sous influence .................... 145 Chapitre 13 Zones urbaines : des mégapoles vulnérables .......................................................... 161 Partie 3 Les sociétés à l’épreuve du climat ........................................................... 173 Chapitre 14 Changement climatique et négociations internationales ................................... 177 Chapitre 15 Changement climatique, quels enjeux pour la santé au Sud ? ........................ 191 Chapitre 16 Le développement agricole à l’aune du changement climatique .................... 205 Chapitre 17 Des savoirs locaux revisités ............................................................................................ 219 Chapitre 18 Adaptation et résilience des populations au Sud .................................................. 233 Perspectives. Recherche scientifique et politiques climatiques ............................... 245 Pour aller plus loin ................................................................................................................. 249 Glossaire ................................................................................................................................... 253 Liste des sigles ....................................................................................................................... 258 Les contributeurs, les structures de recherche, les ressources ................................. 261 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 7 Préface L a compréhension du système climatique, des évolutions en cours et à venir, quelles que soient leurs formes, est fondamentale. Elle permet d’appréhender l’ampleur des enjeux et d’imaginer les réponses adéquates à apporter dans les différents domaines. C’est dans cette perspective que s’inscrit cette contribution importante de l’IRD et de ses partenaires du Sud. En choisissant la zone intertropicale comme champ d’investigation, l’ouvrage se distingue par sa pertinence et son originalité. C’est précisément dans cette zone que les éléments nécessaires à cette compréhension manquent cruellement. Le nombre de travaux et d’observations y est en effet relativement limité, de même que les moyens déployés. Avec la rigueur et la prudence qui caractérisent toute démarche scientifique, cette publication permet d’appréhender de manière claire, simple et pédagogique toute la complexité spécifique des changements climatiques de cette partie du monde. Elle permet aussi d’en entrevoir les multiples conséquences. Cette compréhension est essentielle à l’élaboration des politiques et programmes d’action qu’il faudrait mettre en oeuvre. Cet ouvrage pointe aussi les zones d’ombre où les connaissances restent encore limitées, fragmentaires ou qui empêchent de tirer des conclusions ou d’agir. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 9 Ce travail remarquable, résultat d’une vaste et fructueuse coopération et d’une approche interdisciplinaire, identifie les moyens à développer, les axes de travail à prioriser et les démarches méthodologiques à privilégier pour obtenir des réponses appropriées et attendues pour les régions intertropicales. Si l’on veut contenir, d’ici au milieu du siècle, l’augmentation de la température mondiale moyenne au-dessous du seuil de + 2 °C par rapport à la période pré-industrielle, ces connaissances sont essentielles pour formuler et mettre en œuvre les politiques climatiques adéquates. Les conclusions du dernier rapport du Giec l’indiquent clairement. Cet ouvrage est une contribution importante pour les décideurs, notamment à la 21e Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Cette conférence doit aboutir à des décisions importantes. Elle marquera certainement un tournant historique dans les négociations sur le climat et dans la lutte contre les changements climatiques. Tous les pays, sans aucune distinction, se sont en effet engagés, ces deux dernières années, à faire connaître au préalable les efforts qu’ils envisagent dans une communication intitulée « Contributions prévues déterminées au niveau national ». Ces contributions, puisque volontaires, sont guidées par les priorités nationales. Elles reflètent les capacités de chacun des pays à agir et recouvrent à bien des égards les Objectifs du développement durable adoptés en septembre dernier à New York. Leur pertinence s’inscrit dans le cadre des connaissances de plus en plus précises de la réalité et de l’ampleur des dérèglements climatiques, de leurs origines anthropiques et des conséquences qu’ils entraînent. Cet ouvrage constitue sans nul doute une contribution majeure pour l’amélioration de ces connaissances. Youba Sokona Vice-président du Giec 10 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Lutte contre le changement climatique : la science aux avant-postes D epuis le premier rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (Giec) en 1991 et la mise en place de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique l’année suivante à l’occasion du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, jamais les négociations climatiques internationales n’ont reçu une telle attention médiatique. Le protocole de Kyoto avait constitué, lors de la troisième Conférence des parties sur le climat (COP 3) en 1997, le premier accord international jamais signé pour réduire l’émission mondiale des gaz à effet de serre (GES), principaux responsables du réchauffement de la planète. L’échec de la COP 15 à Copenhague en 2009, qui devait imaginer la suite à donner à ce protocole, et les longues années de tractations peu fructueuses qui ont suivi ont conduit à ce que la COP 21, qui doit se tenir en décembre à Paris, soit internationalement perçue comme le sommet de la dernière chance pour réduire significativement les émissions de GES en se fondant sur le multilatéralisme onusien. Un tel accord, dont l’obtention est pour la diplomatie française un enjeu majeur, ne peut résulter que du sentiment partagé par l’opinion publique et les décideurs mondiaux que le réchauffement climatique est une grande menace pour l’avenir de la planète et pour une coexistence plus harmonieuse entre ses grandes aires civilisationnelles. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 11 Le réchauffement climatique est une réalité dont l’ampleur est encore limitée (+ 0,85 °C en moyenne mondiale depuis le début de l’ère industrielle) mais, dans certaines régions, ses effets sont déjà significatifs, que ce soient les vagues de chaleur au Sahel, la perturbation des systèmes de mousson, la fonte des glaciers andins, les menaces sur la biodiversité, l’élévation du niveau des océans ou la formation de tempêtes tropicales en Méditerranée. Les régions de la zone intertropicale et des zones semi-arides attenantes sont doublement vulnérables à cet égard. D’une part, du fait de la faible variabilité interannuelle de la température qui les caractérise, elles sont les premières à sortir de l’enveloppe de leur climat de référence. D’autre part, c’est là qu’on attend les plus fortes augmentations de population, et ce quels que soient les scénarios démographiques considérés. En d’autres termes, c’est dans ces régions que le changement climatique va se faire sentir le plus rapidement et toucher une proportion sans cesse croissante de la population mondiale, avec le risque évident d’une aggravation majeure des inégalités et donc d’une instabilité des sociétés qui, de ce fait, seront encore moins bien armées pour y faire face. Ce n’est pas le fruit d’un pur hasard de calendrier si la COP 21 vient clore une année 2015 qui a vu la redéfinition du cadre international de référence des relations Nord/Sud et de l’aide au développement, avec la conférence d’Addis-Abeba sur le financement du développement et l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies des Objectifs du développement durable (ODD), qui succèdent à l’horizon 2030 aux précédents Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) de la période 2000-2015. La proximité calendaire, comme celle des objectifs affichés (l’ODD 13 fait explicitement référence à la lutte contre le changement climatique), reflète la nécessaire convergence entre les enjeux sociétaux liés au climat et ceux liés au développement durable. Ces enjeux font l’objet du présent ouvrage alimenté par les résultats de recherche de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Cette convergence fixe des responsabilités particulières aux scientifiques. Aux climatologues, elle intime de dépasser le stade de la seule alerte climatique pour explorer plus en profondeur, avec leurs autres collègues physiciens, chimistes et biologistes, les chaînes causales complexes qui relient le climat aux autres paramètres environnementaux et anthropiques. Elle conduit les économistes, sociologues, anthropologues et chercheurs en sciences médicales à s’intéresser à l’impact de ces changements environnementaux, qui ne sont pas exclusivement d’origine climatique, sur la santé, les équilibres sociaux et les opportunités économiques. Les équipes de l’IRD ont une longue tradition de recherches pluridisciplinaires menées en collaboration avec les collègues et institutions des pays en développement. L’émergence des problématiques de recherche liées aux changements globaux réoriente ces recherches vers l’évaluation des capacités de résilience 12 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? des écosystèmes et des populations qui en vivent, afin de proposer des solutions qui concilient atténuation du changement climatique et adaptation, préservation de l’environnement et réduction des inégalités. Surtout, elle appelle à l’émergence de nouveaux champs scientifiques pour étudier les interactions entre environnement – sensu largo – et sociétés dans le système Terre. Les avancées des connaissances scientifiques sont un exemple typique de ce que le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a qualifié de « bien public global ». Ce terme souligne le caractère par essence universel de la production scientifique, tant en termes d’accès libre à tous qu’en termes de validité générale des résultats obtenus. Face aux menaces que le réchauffement climatique fait peser sur l’avenir de la planète et à la montée, historiquement sans précédent, des inégalités dans la distribution actuelle de la richesse mondiale (entre et dans les pays), la science se doit d’assumer pleinement ses valeurs d’universalisme humaniste. Elle doit contribuer à mieux concilier l’agenda de la lutte contre le changement climatique avec celui du développement durable, en s’impliquant dans la construction d’une vision intégrée des interactions entre changements environnementaux et développement harmonieux des sociétés. Elle doit aussi contribuer à fonder sur des évidences objectives des politiques publiques nationales et internationales aptes à répondre à la fois au défi climatique et à la construction d’un monde plus juste. C’est l’ambition, modeste et consciente de ses limites, mais convaincue et déterminée, de cet ouvrage. Thierry Lebel directeur de la Mission pour l’interdisciplinarité et l’intersectorialité de l’IRD Jean-Paul Moatti président-directeur général de l’IRD Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 13 Introduction Changement climatique, des enjeux multiples L a prise de conscience du réchauffement climatique et de ses conséquences planétaires n’a pas permis jusqu’à présent de réduire l’incidence des activités humaines sur le climat. L’échec des politiques internationales à coordonner une baisse des émissions de gaz à effet de serre, mais également le constat de certains effets plus rapides que prévu du réchauffement, conduisent aujourd’hui à un nécessaire infléchissement des négociations. Les mots en gras renvoient au glossaire, p. 253. La XXIe Conférence des parties (COP 21) de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique qui se tient à Paris en décembre 2015 devrait marquer un tournant dans le traitement politique de la question climatique. Au-delà de l’accord ambitieux souhaité, universel et contraignant, la COP 21 sera plus pragmatiquement le lieu où seront présentés dans une démarche bottom up les contributions nationales et l’agenda des solutions, chaque pays contribuant dans la mesure de ses moyens et selon les priorités de sa politique nationale à l’effort de lutte contre le réchauffement climatique et ses impacts. L’« objectif ultime » de la Convention n’est plus de répartir des engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre entre États, mais bien d’intégrer la question climatique à des problématiques plus larges. Ce faisant, la question climatique rejoint les Objectifs du développement durable (ODD) négociés par les Nations unies Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 15 en septembre 2015, et elle s’ouvre également aux initiatives localisées de l’ensemble des acteurs de la société. Ce nouveau cadrage de la question climatique implique donc de mieux comprendre les conditions locales d’émissions de gaz à effet de serre pour les limiter (atténuation), quelles que soient les activités humaines en cause. Il s’agit également de mieux caractériser la diversité des impacts du réchauffement global sur la planète, sachant que tous les milieux et tous les humains sont concernés, même les régions peu émettrices ou éloignées des sources de fortes émissions. Cette évolution est en résonance avec l’approche scientifique qui doit expliquer comment les émissions localisées participent au réchauffement de l’atmosphère, lequel en retour a des répercussions différentes selon les régions du globe. Ces effets spécifiques sont fonction des aléas climatiques présents dans la région, du degré d’exposition et de la sensibilité du milieu à ces aléas. La distinction entre les impacts directs de l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre des autres pressions liées aux activités socio-économiques régionales et locales est une autre gageure pour les scientifiques. Enfin, la diversité des contextes sociaux, sanitaires, culturels et économiques locaux conditionne les réponses à apporter. Une telle complexité impose une réflexion sur la définition et la mise en œuvre de solutions d’adaptation et d’innovation adéquates. Face à de tels enjeux, les recherches interdisciplinaires doivent répondre à trois priorités : lancer les alertes nécessaires et assurer le suivi de l’évolution climatique et environnementale ; accompagner ces évolutions par des innovations locales et des conseils en matière de politiques publiques ; enfin, fournir une analyse critique des politiques internationales, de manière à les rendre compatibles avec les Objectifs du développement durable. La réalité du réchauffement climatique et de ses répercussions est avérée, mais le suivi des transformations en cours n’en est pas moins crucial. La mise en place de mesures coordonnées d’atténuation rend en effet nécessaire une veille permanente, doublée d’une information continue vers la société civile. Il s’agit de partager avec le plus grand nombre les connaissances sur l’évolution et l’ampleur des changements, de réduire les zones d’ombre afin de mieux quantifier et anticiper les risques environnementaux et sociétaux à venir. Cette démarche s’appuie en particulier sur le renforcement des observatoires socio-environnementaux et l’amélioration des outils de modélisation intégrée. Sur le terrain, la recherche doit aussi désenclaver la question du changement climatique, en l’intégrant aux dimensions sociales, économiques et géopolitiques, et mieux articuler les pratiques et les moyens d’action. Cette approche, plus intégrée que jamais, doit 16 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? permettre de faire le lien entre les dynamiques environnementales et sociétales dans leur diversité, ainsi que d’évaluer les capacités de résilience des écosystèmes et des populations. En prenant mieux en compte les pratiques locales, cette approche doit en outre permettre de construire des solutions conciliant adaptation au changement climatique, préservation de l’environnement et promotion d’un développement humain durable. La mobilisation autour de la COP 21 en France est, pour l’IRD, l’occasion de prendre du recul sur les recherches en lien avec le changement climatique menées avec ses partenaires du Nord et du Sud. À travers cet ouvrage, l’institut souhaite promouvoir ses acquis de recherche les plus récents, faire valoir les spécificités des milieux et des populations du Sud et justifier son engagement dans une posture de recherche résolument impliquée. La structuration linéaire du propos au fil des trois parties répond au souci de rendre plus accessible cette réalité complexe, mais l’ouvrage s’appuie bien sur une approche scientifique « intégrée » de la question climatique au Sud. La première partie, « Observer et comprendre le changement climatique », vise en premier lieu à replacer le réchauffement climatique planétaire d’origine anthropique dans la perspective des changements climatiques naturels observés sur le temps long dans les milieux tropicaux. Il s’agit d’en montrer le caractère hors norme. Mais l’accent est également mis sur la démarche scientifique, la rigueur et la prudence nécessaires dès lors qu’il s’agit de pointer les causes d’une variation ou d’un événement extrême observé à l’échelle locale, voire régionale. En effet, même si la réalité du réchauffement climatique planétaire est avérée, il est primordial de ne pas lui attribuer à tort tous les changements observés. De telles erreurs pourraient aboutir à des politiques d’adaptation inefficaces, voire contre-productives. Pour être pertinente, la démarche doit s’appuyer sur des réseaux d’observation adaptés aux échelles spatiales et temporelles critiques, pour suivre en continu, détecter et caractériser précisément d’éventuelles anomalies dans l’évolution climatique et environnementale. Elle doit aussi bénéficier d’outils de modélisation performants pour cerner les mécanismes en jeu et identifier les facteurs à l’origine de ces anomalies. La fiabilité de ces modèles détermine aussi la confiance que l’on peut porter aux scénarios climatiques sur les décennies à venir. La deuxième partie, « Les impacts du changement climatique au Sud », aborde les répercussions socio-environnementales par grands types de milieux écologiques, afin de mettre en exergue la complexité des processus à l’œuvre et la multiplicité des déterminants. Océans, zones côtières et insulaires, zones semi-arides, zones d’altitude, zones humides et forêts, grandes villes : tous ces milieux sont menacés par le changement Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 17 climatique. Néanmoins, les risques s’y expriment de manières distinctes, chaque milieu étant soumis à des aléas climatiques spécifiques et d’amplitudes variables (cyclones, inondations, sécheresses, vagues de chaleur, élévation du niveau de la mer...). De plus, le changement climatique n’est qu’un facteur de risque parmi d’autres changements (déforestation, croissance démographique, pollutions, surexploitation des ressources naturelles…) qui peuvent affecter drastiquement et à très brève échéance les écosystèmes et les ressources, parfois bien davantage que le changement climatique lui-même. Il devient alors très difficile de discerner leurs influences respectives. Chaque milieu est en outre caractérisé par une vulnérabilité à l’aléa climatique qui lui est propre, souvent exacerbée dans les pays du Sud du fait de la pauvreté, des inégalités, de la faiblesse de la gouvernance et de moyens de lutte limités. Ceci implique que les risques engendrés par le réchauffement climatique s’expriment de manières très différentes selon les milieux concernés, justifiant ainsi l’approche régionale adoptée pour cette deuxième partie. La troisième partie, « Les sociétés à l’épreuve du climat », replace les réalités politiques et sociales au centre des préoccupations liées au climat. Le cadrage initial de la question climatique par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC, 1992) comme un problème de pollution planétaire n’a en particulier pas permis de mobiliser les sociétés et l’économie mondiale vers la recherche de solutions pour réduire l’influence des activités humaines sur le climat. Une analyse critique des négociations internationales sur le climat permet d’interroger ce cadrage de la question climatique. Au-delà de la dimension climatique, les politiques internationales du climat sont étudiées comme un processus de construction d’une gouvernance environnementale globale, avec des incidences sur les politiques environnementales nationales. En matière de santé, les conséquences attendues du changement climatique plaident pour une politique internationale de santé publique affirmée qui permette de renforcer la résilience des sociétés du Sud face aux nouveaux risques sanitaires et d’améliorer leur bien-être. La recherche en santé doit aussi s’appuyer sur des études de populations au long terme inscrites dans des observatoires dédiés à l’environnement, à la démographie, à l’agriculture et ses procédés ou encore à l’évolution socio-économique des sociétés. Même lorsque les changements sont extrêmes et qu’ils ont des répercussions sanitaires immédiates, ils doivent être analysés et suivis dans le temps long par l’entremise des observatoires. C’est de cette analyse dans la durée que découleront des scénarios d’adaptation qui prennent pleinement en compte la santé et le bien-être des populations. 18 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? La capacité des populations à faire face aux enjeux du changement climatique ne dépend pas uniquement de la volonté des décideurs d’en atténuer les effets : les populations du Sud n’ont pas attendu les décisions des experts pour adapter leurs stratégies et leurs comportements aux changements environnementaux. Pour mobiliser les populations, il faut en effet faire l’effort de comprendre la diversité des sensibilités et des pratiques écologiques. La question est alors, pour les scientifiques et les politiques, de s’inspirer des expériences culturelles du changement climatique pour mieux concevoir les actions à entreprendre. Les nombreuses études qui émaillent cette troisième partie illustrent les capacités d’adaptation des populations rurales du Sud en étroite interaction avec leur environnement, en particulier dans leurs pratiques agricoles et leur gestion des ressources. Sur la base d’exemples issus de programmes récents menés au Sud, cette dernière partie met ainsi au premier plan le rôle des hommes et des femmes, du social et du politique, face au défi climatique. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 19 Équipe GreatIce sur les glaciers du volcan Antisana (5 700 m) en Équateur. Partie 1 Observer et comprendre le changement climatique © IRD/B. Francou D epuis le début de l’ère industrielle, les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités humaines ont augmenté, jusqu’à avoir un impact significatif sur la hausse de la température moyenne globale et plus généralement sur l’évolution du climat. Cette influence des émissions sur le climat a été identifiée de plus en plus clairement dans les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), mis en place en 1988 pour évaluer l’information scientifique sur le changement climatique. Et les projections climatiques pour les décennies à venir confirment l’évolution actuelle du réchauffement, dont l’amplitude dépendra des futures émissions de gaz à effet de serre. Pour la communauté scientifique, nous entrons ainsi dans une nouvelle ère, l’Anthropocène, caractérisée par la prédominance de l’influence de l’homme sur le système terrestre. Si sa chronologie n’est pas encore définitivement actée, l’Anthropocène fait sortir le système climatique planétaire de l’Holocène, période géologique qui couvre les dix derniers millénaires. Par ses activités, l’Homme marque ainsi d’un jalon « anthropique » la définition des grandes ères géologiques. À cette échelle de temps, l’évolution climatique passée se caractérise par l’alternance de périodes glaciaires avec des périodes climatiques chaudes et humides ou plus tempérées (périodes interglaciaires). Ces transitions glaciaires sont le résultat d’une distribution différente de l’énergie solaire reçue par la Terre, du fait des modifications lentes des paramètres de rotation de la terre : l’excentricité évolue principalement selon deux périodicités de 400 000 et de 100 000 ans ; l’obliquité évolue quant à elle selon une périodicité de 40 000 ans ; et enfin la précession des équinoxes varie selon un cycle de l’ordre de 22 000 ans. À plus court terme, l’activité volcanique a aussi un impact sur le climat par l’émission de poussières, qui réduisent pendant quelques années le rayonnement solaire reçu en surface. Ces forçages naturels déterminent en grande partie la variabilité climatique. Leurs effets sont eux-mêmes amplifiés ou atténués par des rétroactions internes au système atmosphère-océan-surface continentale. Un exemple de rétroaction est l’effet de serre naturel de l’atmosphère (par opposition à l’effet de serre additionnel lié aux émissions d’origine anthropique), principalement dû à la vapeur d’eau atmosphérique. On estime que, sans atmosphère, la température moyenne à la surface de la Terre serait de - 18 °C et non de + 15 °C comme on l’observe. Enfin, le système atmosphère-océan-surface continentale a aussi sa propre variabilité naturelle. Cette variabilité climatique « interne » se manifeste à différentes échelles de temps : de saisonnière comme la mousson à pluri-annuelle comme par exemple les phénomènes El Niño et La Niña. Ces modes de variabilité climatique ont un fort impact sur la zone intertropicale. Ils sont régis par des processus de couplages entre surface et atmosphère, ou internes à l’atmosphère, qui ont des effets importants, d’amplification ou de réduction, sur la variabilité interne du système climatique. Cette variabilité interne peut ainsi moduler, voire supplanter, certains effets du forçage anthropique. Dans ce contexte, une des difficultés est de savoir « attribuer » le changement climatique observé à l’échelle régionale ou locale, soit aux forçages naturels, soit à la variabilité interne naturelle du climat, soit à l’impact anthropique. Les scientifiques du climat utilisent la notion de « temps d’émergence », c’est-à-dire la durée nécessaire, suivant les lieux et la variable climatique considérée (température, précipitation, etc.), pour que le signal du forçage de l’effet de serre anthropique dépasse le « bruit » de la variabilité climatique interne. En termes de température par exemple, la zone intertropicale est le lieu où cette émergence est la plus rapide car la variabilité interne de la température y est plus faible qu’ailleurs. Cette question d’attribution est d’autant plus complexe que l’activité anthropique s’exprime par d’autres modifications environnementales, comme par exemple l’utilisation des sols (déforestation, agriculture) qui peut modifier localement le climat. Cette première partie de l’ouvrage illustre les recherches sur la compréhension du changement climatique actuel. En replaçant ce changement dans un contexte climatique beaucoup plus long, la paléoclimatologie permet d’en évaluer l’ampleur et la rapidité. Pour assurer le suivi de l’évolution en cours du climat, et pour interpréter les changements observés et en déterminer la ou les causes probables, il est par ailleurs nécessaire de s’appuyer, d’une part, sur des réseaux d’observations pérennes et pluridisciplinaires et, d’autre part, sur des outils de modélisation représentant la complexité des processus et mécanismes physiques en jeu. Il est ainsi possible d’appréhender les différentes échelles spatiales et temporelles, afin de mieux comprendre le fonctionnement du système climatique et environnemental de la Terre. Les réseaux d’observations et les modèles sont aussi indispensables pour évaluer le niveau de confiance et d’incertitude des projections climatiques. À l’IRD, ces recherches sont largement focalisées sur les régions tropicales, qui ont une dynamique propre face aux forçages climatiques naturels et anthropiques. Ces régions jouent également un rôle important dans les variations climatiques globales. Exemple emblématique, le phénomène El Niño, qui prend naissance dans le Pacifique tropical et qui constitue le principal mode de variabilité climatique au niveau global. On insistera ainsi dans cette première partie sur l’importance des recherches menées dans la zone intertropicale pour la compréhension du changement climatique, en faisant valoir les acquis les plus récents tout en expliquant les limites des modèles et les principaux enjeux des recherches en sciences du climat. Chapitre 1 Apprendre des climats tropicaux passés © IRD/P. Ginot C onnaître l’évolution des climats passés est indispensable pour comprendre le climat actuel. En donnant une image de la variabilité naturelle du climat, la paléoclimatologie met en perspective les variations observées aujourd’hui. Elle permet aussi de mieux comprendre la machine climatique, en particulier les dynamiques propres aux climats tropicaux. Le cycle de l’eau y est en effet différent de celui des latitudes tempérées, avec une évapotranspiration beaucoup plus importante et la présence de convections tropicales jouant un rôle majeur sur le bilan d’eau et d’énergie terrestre. L’étude de la variabilité du climat sur le temps long permet aussi une meilleure connaissance des modes de variabilité climatique, saisonniers ou interannuels, comme les moussons ou le phénomène El Nino, qui ont un fort impact sur la zone intertropicale. Camp de forage sur le sommet du San Valentin (3 900 m), Chili. Le carottage des glaciers andins donne accès à plus de 20 000 ans d'archives climatiques. Cette étude des climats passés s’appuie sur les nombreuses traces laissées à la surface de la terre : les carottes glaciaires, les sédiments marins ou lacustres, les stalactites et stalagmites des grottes, les coraux, etc., qui sont autant d’archives naturelles du climat. Leur analyse physique, chimique et biologique permet de reconstruire et de quantifier les changements climatiques passés, pourvu qu’une datation fiable de ces archives soit possible. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 25 Figure 1. Les principales composantes du système climatique et leurs temps de réponse. Les nombreuses interactions entre atmosphère, océans, biosphère, etc. jouent un rôle déterminant dans l’évolution du climat et se produisent à des échelles de temps allant du jour aux dizaines de milliers d’années. La paléoclimatologie permet en particulier d'étudier les interactions lentes. Gaz atmosphériques Gaz atmosphériques 1 mois – 109 mois Atmosphère 1 jour – 10 ans Biosphère Cryosphère 1 mois – 100 ans 103 – 106 ans Calottes Cryosphère 1 mois – 10 ans Volcans Précipitation Évaporation Glace 1 mois – 10 ans Lithosphère 104 – 109 ans Océan 10 – 1 000 ans Source : JOUSSAUME, 1999. Échanges d’énergie Échanges d’eau Échanges biogéochimiques 103 – 106 Échelle de temps des réponses Les secrets des glaces tropicales Depuis une cinquantaine d’années, les glaces du Groenland et de l’Antarctique permettent de reconstruire les variations climatiques et environnementales au cours des derniers cycles climatiques glaciaires et interglaciaires. La richesse des résultats obtenus à partir des glaces polaires a ensuite incité plusieurs équipes internationales de recherche à extraire des carottes glaciaires dans d’autres régions froides du monde. Les glaciers tropicaux et subtropicaux de la cordillère des Andes (Sajama et Illimani en Bolivie, Chimborazo en Équateur, Coropuna au Pérou, San Valentin au Chili) ont commencé à être étudiés par l’IRD et ses partenaires au cours des années 1990. Les carottages de glaces andines ont donné des informations sur l’évolution du climat tropical de l’hémisphère sud sur des périodes remontant jusqu’à 25 000 ans pour les glaces les plus anciennes. Ils permettent également de mieux comprendre des phénomènes climatiques régionaux, comme par exemple le système de la mousson sud-américaine. 26 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/B. Francou La découverte d’un Petit Âge glaciaire en Amérique du Sud En enregistrant les variations pluviométriques passées, les glaces andines livrent donc aujourd’hui des informations précieuses. Leur étude, couplée à l’observation des avancées et reculs des glaciers dans le passé, a par exemple récemment prouvé l’existence d’un Petit Âge glaciaire dans les Andes. Bien que moins marqué qu’en Europe, ce phénomène s’est traduit entre la moitié du XVe et la fin du XVIIIe siècle par une période plus froide et humide qu’aujourd’hui. L’équipe du laboratoire GreatIce au travail sur les glaciers du volcan Antisana (5 700 m) en Équateur. Les expéditions de carottage sur les glaciers tropicaux sont menées dans des conditions difficiles, en raison de l’altitude élevée et des vents intenses. L’interprétation des analyses des carottes glaciaires andines n’a pas été aisée. Un des traceurs classiquement utilisés pour récupérer des informations est la composition isotopique de l’eau, reflétant ses différentes formes (H216O, H218O, HDO). Les isotopes de la glace polaire apportent une information sur les températures. Mais il en est autrement sous les tropiques, où le cycle de l’eau atmosphérique est beaucoup plus complexe. D’importantes recherches ont permis de montrer que la composition des glaces andines est principalement contrôlée à l’échelle régionale par les précipitations (encadré 1). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 27 Encadré 1 Les glaces tropicales informent plus sur les précipitations que sur les températures Les glaces andines sont d’excellentes archives du climat tropical. Mais l’interprétation des informations livrées par les carottes reste matière à discussion dans la communauté scientifique. Des chercheurs de l’unité Hydrosciences Montpellier ont montré que ces glaces donnent surtout des informations sur les variations de précipitations, et non sur celles des températures, comme c’est le cas en climat tempéré. La composition isotopique des glaces tropicales apporte des renseignements précieux pour quantifier la variabilité climatique passée. Mais l’interprétation de ce marqueur géochimique est plus difficile qu’aux pôles, à cause de la complexité des processus de convection atmosphérique responsables de la majeure partie des pluies. Dans les régions polaires, la répartition des isotopes de l’eau entre les différents réservoirs (vapeur d’eau, condensat, pluie) dépend de la température, car c’est cette dernière qui contrôle les quantités de pluie formées. Mais cette corrélation n’est plus valable en climat tropical. Pour comprendre cette différence dans les processus, des chercheurs du laboratoire Hydrosciences Montpellier ont calibré le signal isotopique à partir des précipitations actuelles. Ils ont mis en place un réseau de collecte des précipitations en Bolivie, au Pérou et en Équateur, au plus près des sites de carottage. L’analyse des échantillons de pluie, couplée aux résultats de la modélisation climatique de l’Amérique du Sud tropicale, montre que leur composition isotopique est principalement contrôlée par la quantité de pluie qu’une masse d’air a perdue le long de sa trajectoire, depuis sa formation au-dessus de l’océan. À l’échelle interannuelle, les glaciers andins enregistreraient donc davantage l’histoire des variations d’humidité régionales que les variations de température. © IRD/F. Vimeux Ces résultats ont montré que certaines régions d’Amazonie étaient plus humides au cours du dernier maximum glaciaire, il y a 20 000 ans, et qu’une modification globale de température joue ainsi un rôle déterminant sur le régime des pluies dans cette région. Prélèvement de pluie pour la mesure des isotopes de l'eau à Chacaltaya (5 240 m), Bolivie. 28 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/J.-L. Guyot Sédiments, coraux et autres archives climatiques Les carottes glaciaires ne sont pas les seules archives climatiques exploitées pour étudier les climats du passé. Au-delà des régions polaires et des glaciers d’altitude, les sédiments lacustres et marins, les coraux ou les spéléothèmes (stalactites et stalagmites) sont également des marqueurs environnementaux intéressants pour reconstituer les climats passés. Des marqueurs environnementaux qui font parler le passé © IRD/C. Leduc Les concrétions carbonatées (stalactites, coraux) sont particulièrement utiles dans les reconstructions des variations de précipitations, de température et du niveau marin. Leur taux de croissance, les rapports isotopiques de l’oxygène et du carbone, la présence d’éléments traces (magnésium, calcium, strontium…), appuyés par les méthodes de datation, ont été largement utilisés pour étudier les changements dans le système de la Caverne de Sao Bernardo au Brésil. Les stalagmites (spéléothèmes) sont de bons traceurs de la variabilité passée des précipitations en Amérique du Sud. Site préhistorique du Tadrat Akakus, Sahara libyen. Ces peintures rupestres sont les témoins d’un climat ancien moins aride que l’actuel. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 29 Encadré 2 Une remontée exceptionnelle du niveau des mers dévoilée par les coraux du Pacifique © IRD/J. Orempüller Grâce à des carottes prélevées sur des récifs coralliens au large de Tahiti, les chercheurs de l’unité Cerege et leurs partenaires ont reconstitué un des événements majeurs de la dernière déglaciation : une remontée exceptionnelle du niveau de la mer, associée à une débâcle glaciaire. Depuis la fin de la dernière ère glaciaire, il y a 21 000 ans, notre planète a vu les océans s’élever de 120 m, pour atteindre le niveau actuel. Cette remontée n’a pas été constante, mais au contraire ponctuée d’accélérations rapides, associées à des débâcles massives des calottes de glace. La plus importante de ces accélérations, que les paléoclimatologues nomment « Melt-Water Pulse 1A », est restée méconnue jusqu’à ce que l’équipe du Cerege, en collaboration avec les universités d’Oxford et de Tokyo, analyse des carottes récifales prélevées sur le pourtour de l’île de Tahiti, lors de l’expédition internationale IODP 310 « Tahiti Sea Level » en 2005. Étude des coraux (massif de Diploastrea) aux îles Fidji. La carotte extraite sera étudiée pour préciser l’histoire climatique du Pacifique sud. Leurs travaux ont permis de décrire la chronologie, l’amplitude et la durée de cet événement. L’accélération de la montée du niveau marin a débuté il y a précisément 14 650 ans et coïncide avec le début de la période chaude, dite du « Bølling », qui marqua la fin de l’ère glaciaire. La hausse moyenne des mers aurait alors été de 14 m, en moins de 350 ans. De plus, contrairement à l’hypothèse admise jusqu’ici, la calotte antarctique aurait contribué – pour moitié – à cette élévation. Cet apport massif d’eau douce a fortement perturbé la circulation océanique mondiale, se répercutant sur le climat global. Ces résultats sont également très importants au regard de l’élévation actuelle et future des océans. En effet, ils mettent en avant le comportement dynamique des calottes polaires en réponse à une augmentation de température, phénomène encore mal pris en compte dans les prévisions du Giec à l’horizon 2100. mousson mondiale à différentes échelles de temps. Les sédiments enregistrent, eux, plusieurs types d’informations liées à l’origine, à la quantité et à l’état de préservation des éléments minéraux et organiques du sol. Les organismes caractérisés par des cycles de vie très courts, comme les diatomées et certaines algues, sont des bons marqueurs des changements des conditions physiques et chimiques du milieu. Le degré de préservation des éléments organiques et leur minéralisation renseignent aussi sur la température, le degré d’acidité ou l’oxygénation du milieu de dépôt. Par exemple, l’analyse de grains de pollen, collectés dans les sédiments du lac Tchad, a permis aux chercheurs de reconstituer la végétation et les précipitations qui régnaient dans la région il y a 6 000 ans, au cours de l’Holocène moyen. Ces résultats sont particulièrement intéressants car, à cette période, le Sahara est devenu peu à peu le désert que nous connaissons aujourd’hui. Ils permettent d’établir des modèles utiles à la compréhension des changements actuels dans un contexte climatique similaire, caractérisé par un réchauffement. 30 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? La reconstruction des paléoclimats andins © IRD/A.-M. Sémah En Amérique du Sud, la collecte des indices dans les différentes archives paléoclimatiques a permis de reconstruire l’évolution des précipitations sur le continent. L’analyse des grains de pollen fossiles et des sédiments lacustres a en particulier donné une image du climat il y a 6 000 ans. Beaucoup plus sec qu’aujourd’hui, il a provoqué une réduction importante de la superficie de la forêt amazonienne. En parallèle, la découverte de couches de micro-charbons de bois, indicateurs d’incendies anciens, dans les sédiments lacustres et les sols, a prouvé l’exceptionnelle baisse d’humidité dans l’atmosphère à cette époque. Ces interprétations sont aussi confirmées par la tendance des valeurs de l’isotope de l’oxygène, qui indique une baisse des précipitations. Cette phase sèche s’explique, d’après des simulations paléoclimatiques, par une hausse de la température atmosphérique et un réchauffement des océans tropicaux, en réponse à une augmentation du rayonnement solaire reçu en surface. Cette augmentation graduelle de l’insolation aux latitudes tropicales sud depuis 10 000 ans est à l’origine d’un affaiblissement de la mousson sud-américaine et explique également le recul lent et progressif des glaciers andins durant cette période. Ces informations ont en particulier permis de montrer le caractère exceptionnel de la fonte des glaciers d’altitude en Amérique du Sud depuis le début de l’ère industrielle. La rapidité actuelle de la fonte depuis 1820 ne s’explique ainsi pas par les variations d’insolation, mais par d’autres mécanismes liés à l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Grain de pollen d’Hibiscus tiliaceus (Malvaceae) au microscope optique. Les grains de pollen peuvent être de précieux indicateurs pour l’étude du climat. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 31 Chapitre 2 Comment se manifeste le changement climatique actuel ? © IRD/V. Ballu L ’augmentation de la température à la surface de la Terre, inédite par son ampleur et sa rapidité, est le premier indicateur du changement climatique. Mais il y en a d’autres, comme le recul des glaces, les changements dans le cycle global de l’eau et la modification de certains extrêmes climatiques, le réchauffement de l’océan et l’élévation du niveau moyen des mers. Plantation de cocotiers inondée sur l’île de Loh au Vanuatu. La montée des eaux est due à la fois au réchauffement global et à l’enfoncement des îles. Le réchauffement de la surface de la Terre Les reconstitutions du climat des deux mille dernières années montrent des périodes de plusieurs décennies où les températures, localement, étaient aussi chaudes qu’aujourd’hui. Cependant, ces épisodes chauds ne se sont pas produits de manière synchrone dans les différentes régions de la planète, ce qui les différencie du réchauffement « global » récent. Le réchauffement actuel est également inédit par sa rapidité (fig. 2). Selon le rapport du Giec de 2013, la température moyenne à la surface du globe – mesurée à 2 m au-dessus de la surface – a augmenté de 0,85 °C depuis 1880. Cette moyenne globale masque des variations importantes selon les régions (fig. 3) et selon Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 33 les périodes de l’année. Dans la région chaude du Sahel par exemple, la température a augmenté de 1,5 °C depuis les années 1950. Figure 2. Reconstructions à l’aide de plusieurs bases de données des températures annuelles terrestres et océaniques au cours des deux mille dernières années. Depuis 1950, la température augmente au-delà de sa variabilité naturelle. Anomalies par rapport à la température moyenne 1881-1980 (en °C) 1,0 0,5 0,0 - 0,5 Source : Giec, 2013. - 1,0 1 400 800 1200 1600 2000 Années En orange : températures terrestres et océaniques ; en rouge : températures terrestres uniquement ; en noir : températures instrumentales relevées depuis 1860. Les anomalies sont données par rapport à la moyenne (ligne 0,0) et lissées pour réduire les fluctuations inférieures à 50 ans. 1901-2012 Variations de température (°C) - 0,6 - 0,4 - 0,2 Figure 3. Évolution de la température en surface observée entre 1901 et 2012. Les variations de température sont inégalement réparties à l’échelle du globe. Les plus fortes augmentations sont observées sur les continents. Source : Giec, 2013. 34 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 1,25 1,5 Les zones en blanc correspondent à des données incomplètes. 1,75 Source des données : Goddard Institute for Space Studies Surface Temperature Analysis (Gistemp) 2,5 Le recul des glaciers tropicaux Glacier Zongo (6 090 m) sur la montagne Huayna Potosi en Bolivie. Le Zongo a reculé de 800 m depuis 1940. © IRD/B. Francou La fonte des glaces est un autre marqueur important du changement climatique de la planète. Au cours des dernières décennies, les glaciers de presque toutes les régions du globe ont reculé. Ceux des régions tropicales, situés à 99 % dans les Andes, figurent parmi les plus touchés. En effet, le réchauffement global est particulièrement marqué à ces altitudes. Plusieurs équipes de l’IRD ont mis en évidence le recul spectaculaire depuis 30 ans des glaciers andins, qui ont vu leur surface se réduire de 30 à 50 %. Ces travaux confirment l’accélération du changement climatique à la fin du XXe siècle dans cette région du monde. Si les températures continuent d’augmenter, associées à des modifications négatives du régime des pluies, la plupart d’entre eux pourraient disparaître d’ici la fin du siècle. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 35 Encadré 3 Le recul spectaculaire des glaciers andins depuis 30 ans Source : FRANCOU et VINCENT, 2007. 36 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Une seule et même cause L’ensemble des glaciers andins répond à des mécanismes communs de variabilité climatique. Tandis que les précipitations ont peu évolué, la température atmosphérique dans les Andes tropicales a augmenté de 0,7 °C, en lien avec le réchauffement du Pacifique tropical depuis les années 1970. À pareille altitude, la température n’est pas directement responsable de la fonte. Celle-ci est surtout due au bilan entre rayonnement absorbé et rayonnement réfléchi à la surface du glacier. Mais la température agit sur la nature des précipitations, solides ou liquides, et donc sur les conditions de maintien ou non du manteau neigeux, qui contribue à réfléchir la plus grande partie de l’énergie solaire. L’absence de celui-ci augmente la fonte du glacier de façon considérable. Cette situation où les glaciers sont dénudés – en été sous les tropiques ou aux équinoxes à l’équateur – a eu tendance à devenir plus fréquente ces dernières décennies. 0 0 - 200 - 50 000 - 400 - 100 000 - 600 - 150 000 - 800 - 1 000 - 1 200 - 1 400 - 1 600 1930 Antizana 15 a Antizana 15 b Yanamarey Broggi Pastoruri Uruashraju Cajap Zongo (surface) Charquini-S (surface) Chacaltaya (surface) 1940 1950 1960 - 200 000 - 250 000 - 300 000 - 350 000 1970 Années 1980 1990 2000 - 400 000 2010 Surface perdue cumulée des glaciers (m2) Figure 4. Diminution spectaculaire de dix glaciers des Andes tropicales au cours des quatre-vingt dernières années. Grâce à l’étude des moraines glaciaires, les scientifiques de l’IRD et leurs partenaires internationaux ont cartographié et daté les positions passées des glaciers, tout au long de leur retrait commencé à partir des années 1730. Les photographies aériennes et les images satellitaires ont par ailleurs été utilisées pour retracer l’évolution des surfaces glaciaires après 1950. En parallèle, les chercheurs ont modélisé la réponse des glaciers aux variations actuelles de température et de précipitations, pour établir la relation entre conditions climatiques et recul des glaces. Ils ont ainsi reconstitué les fluctuations du climat qui ont pu provoquer les variations des glaciers observés. Leurs résultats montrent clairement la singularité de ces dernières décennies, avec une rapidité de fonte jamais observée en 300 ans : les glaciers de Colombie, d’Équateur, du Pérou et de Bolivie ont vu leur surface réduite de 30 à 50 % depuis la fin des années 1970, et jusqu’à 80 à 100 % dans les cas les plus extrêmes. Longueur perdue cumulée des glaciers (m) Depuis leur maximum, atteint entre la moitié du XVIIe et celle du XVIIIe siècle, au cours du Petit Âge glaciaire, les glaciers des Andes tropicales ont progressivement reculé. Mais depuis 30 ans, leur déclin a pris une ampleur spectaculaire. Précipitations et événements climatiques extrêmes Le régime des pluies en zones tropicales s’est également modifié au cours des dernières décennies. Néanmoins, il est très difficile de dégager des tendances globales. Les recherches au Sahel illustrent bien cette complexité. À la période pluvieuse des années 1950-1960 a succédé une période très sèche pendant les trois décennies suivantes. Depuis 15 ans, on assiste à la reprise partielle de la pluviométrie. Ce retour des pluies n’est cependant pas un retour à la période de référence des années 1960. D’abord, parce qu’elle ne concerne qu’une partie du Sahel continental, alors que l’ouest du continent est toujours caractérisé par une baisse des précipitations. Ensuite, parce que l’augmentation de la pluviosité ces dernières décennies est surtout liée à l’augmentation de l’intensité des orages. En effet, si les orages sont redevenus plus fréquents, ils sont toujours moins nombreux qu’avant la sécheresse (cf. p. 116). En Amérique du Sud, les observations directes indiquent que la fréquence des inondations et des sécheresses sévères varie d’une décennie à l’autre, sans que des tendances claires se dégagent à l’échelle régionale. La région du Paraná Plata dans les plaines de l’Argentine a, par exemple, subi une augmentation du régime des précipitations depuis le milieu des années 1970. Ces changements ont conduit à la formation d’un lac de plusieurs centaines de kilomètres carrés, engloutissant au passage villages et cultures. Le fleuve Amazone en crue en 2008. Brésil. Les grands fleuves sont également de bons témoins du changement climatique. Les scientifiques ont par exemple reconstruit les niveaux du fleuve Amazone sur un siècle (observatoire scientifique Hybam), mettant en évidence l’augmentation des phénomènes extrêmes depuis une trentaine d’années, avec une augmentation de la fréquence des crues et des étiages historiques et une diminution progressive des débits en saison sèche. Sur ces dernières années, deux crues exceptionnelles en 2009 puis 2012 du fleuve Amazone ont successivement augmenté le niveau de la « crue record ». © IRD/F. Sontag Les « crues records » de l’Amazone Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 37 Toutefois, les séries d’observations instrumentales fiables ne sont disponibles que depuis 1950, ce qui est trop court pour permettre d’identifier avec précision d’éventuelles tendances et d’en déduire les causes. Cette incertitude est d’autant plus forte pour les événements extrêmes, exceptionnels par définition. Il n’y a ainsi pas de consensus scientifique sur une fréquence plus grande des cyclones par exemple. Les observations indirectes, comme l’étude des sédiments lacustres pour caractériser les crues, l’analyse de spéléothèmes, etc., constituent donc des sources d’informations précieuses qui permettent d’élargir la fenêtre temporelle des observations nécessaires à la compréhension des changements climatiques récents. Le réchauffement des océans Les eaux chaudes du Pacifique tropical ouest génèrent d’intenses interactions entre l’océan et l’atmosphère. Cet immense réservoir d’eaux chaudes est à l’origine des phénomènes El Niño et La Niña. Le réchauffement des océans est un autre marqueur du changement climatique. Selon le 5e rapport du Giec (2013), la température à la surface des océans augmente de 0,11 °C par décennie depuis 1970, soit + 0,44 °C en moins de 40 ans. Cette augmentation est inégalement répartie. Des recherches récentes montrent par exemple que l’Atlantique tropical s’est réchauffé de plus de 1 °C depuis 1975 dans sa partie est. La température des eaux de surface du Pacifique tropical s’est, elle, réchauffée de 0,3 °C au cours des cinquante dernières années. © IRD/C. Maes Les océans emmagasinent la plus grande partie du réchauffement de la planète : l’augmentation de la température océanique constitue 90 % de l’énergie supplémentaire stockée par le système climatique depuis 40 ans. Mais les modifications de ce gigantesque réservoir d’énergie vont affecter en retour le climat. En effet, la circulation des océans et sa contribution à l’équilibre énergétique de la planète en font l’un des principaux acteurs de la machine climatique. La dynamique des océans interagit également avec la dynamique de l’atmosphère, un couplage responsable de la variabilité naturelle du climat. 38 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 4 Le Pacifique tropical ouest se réchauffe Ces travaux montrent donc que le volume de chaleur stocké dans l’océan est beaucoup plus important. En 50 ans, la Warm Pool s’est également déplacée d’environ 2 000 km vers l’est. L’immense masse d’eau chaude à l’ouest du Pacifique tropical, appelée Warm Pool, couvre une surface de 15 millions de kilomètres carrés, soit 27 fois la surface de la France. Des chercheurs de l’unité Legos et leurs partenaires ont étudié l’évolution de cette Warm Pool au cours des cinquante dernières années. La température de l’eau y a augmenté de 0,3 °C. La surface occupée par des eaux supérieures à 29 °C a doublé en un demi-siècle et les zones de plus de 30 °C, rares il y a 50 ans, sont aujourd’hui très répandues. Ces travaux sont l’une des premières estimations, à partir de données in situ, de l’augmentation de la température de l’océan Pacifique tropical ouest. Pour obtenir ces résultats, l’équipe de recherche a rassemblé des données et des observations collectées au cours des cinq dernières décennies par des navires marchands, des campagnes océanographiques, des mouillages grands fonds et des mesures satellites. De plus, la profondeur moyenne de la Warm Pool a augmenté d’environ 10 m, pour atteindre aujourd’hui une centaine de mètres. © IRD/P. Laboute Des chercheurs de l’unité Legos et leurs partenaires ont montré que les eaux de surface du Pacifique tropical se sont réchauffées de 0,3 °C en un demi-siècle. C’est une des premières estimations à partir de données in situ dans cette zone du Pacifique. Vue aérienne de l’îlot Rédika, lagon sud de la Nouvelle-Calédonie. Le phénomène de dilatation thermique des océans dû au réchauffement des eaux océaniques contribue à la montée du niveau marin, menaçant certaines îles basses du Pacifique. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 39 Les océans ont également un pouvoir régulateur vis-à-vis du carbone, en stockant le dioxyde de carbone (CO2) présent dans l’atmosphère. Environ 30 % des émissions anthropiques de CO2 sont ainsi absorbées par les océans. Or, la dissolution du CO2 dans l’eau de mer entraîne son acidification (cf. p. 93). La montée des océans Montées des eaux dans l’archipel des Tuamotu en Polynésie française. Face à l’élévation du niveau des océans, les atolls qui culminent souvent à 1 ou 2 m au-dessus de la surface pourraient être un jour rayés de la carte. 40 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/B. Marty La hausse du niveau des mers est un phénomène bien établi. Depuis un siècle, l’élévation moyenne est de l’ordre de 1,7 mm/an. Les résultats couplés des données satellitaires et des mesures in situ indiquent que cette hausse moyenne s’accélère, puisqu’elle s’élève de 3,2 mm/an entre 1993 et 2010. Cette hausse est un phénomène attendu, du fait de la dilatation thermique de l’océan et de la fonte des glaces continentales. Mais d’autres facteurs interviennent régionalement, comme les vents, la pression de l’air, les courants océaniques, etc. La montée des océans est ainsi très inégale en différents points du globe (fig. 5). Par exemple, le Pacifique tropical ouest enregistre une élévation du niveau de la mer d’environ 10 mm/an, une hausse donc bien supérieure à la moyenne globale. Dans le Pacifique tropical oriental, la hausse est en revanche inférieure à 3 mm/an. 10 5 0 -5 - 10 L’élévation du niveau de la mer est aussi variable dans le temps. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires ont reconstitué les variations du niveau de la mer dans le Pacifique tropical ouest depuis 1950. Leurs travaux ont montré qu’El Niño a un effet important sur la variabilité interannuelle du niveau marin dans le Pacifique tropical ouest, entraînant des variations de l’ordre de 20 à 30 cm par rapport à la moyenne. Figure 5. Évolution du niveau moyen régional de la mer entre 1993 et 2014. L’élévation du niveau de l’océan Pacifique ouest est bien supérieure à la hausse globale. Sources : Cnes/Legos/CLS. À l’instar du reste de la planète, les tendances climatiques actuelles dans la zone intertropicale confirment donc la réalité du changement climatique. L’ampleur et l’accélération du réchauffement de l’atmosphère et des océans, de l’élévation du niveau de la mer et du recul des glaciers sont autant de preuves d’une rupture. D’autres indicateurs climatiques sont en revanche moins faciles à inscrire dans des grandes tendances. L’évolution du régime des pluies ou des événements extrêmes, type cyclones, est particulièrement difficile à caractériser, conséquence de la complexité du cycle de l’eau et des phénomènes convectifs sous les tropiques. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 41 Chapitre 3 Des observatoires pour détecter les anomalies climatiques © IRD/A. Laraque L ’étude du changement climatique consiste à détecter toute anomalie climatique significative, puis à lui attribuer des causes possibles, anthropiques ou naturelles. Pour cela, il est nécessaire d’être capable d’observer (pour détecter), puis de comprendre (pour attribuer), afin de prévoir au final l’évolution de l’empreinte du changement climatique sur l’environnement et les sociétés. Le fleuve Orénoque (Venezuela). Crue d’août 2006. Observatoire Hybam. Pour assurer le suivi de l’évolution de notre climat, et plus généralement de notre environnement, il est d’abord nécessaire de s’appuyer sur des données d’observations, et donc des observatoires pérennes et pluridisciplinaires. Outre quantifier les évolutions climatiques et environnementales, les observatoires permettent également de valider les données transmises par télédétection satellitaire, d’évaluer les modèles et de mettre en place de nouvelles techniques de mesures. Quantifier les évolutions climatiques et environnementales en cours Les réseaux météorologiques et hydrologiques permettent le suivi en temps réel de l’évolution et de la variabilité du système climatique. Cependant, ces réseaux ne sont pas Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 43 © Nasa Goddard Modis Cyclone au-dessus des îles Tonga, Pacifique sud. La fréquence des événements extrêmes, tels les typhons, est un indicateur important pour déceler les tendances climatiques. assez denses, en particulier dans les zones intertropicales, pour documenter de manière suffisamment précise et sur une période suffisamment longue l’évolution climatique, et en particulier le cycle hydrologique. En effet, les différentes composantes du bilan d’eau (bilan de précipitations, de débits de fleuves, d’infiltrations dans les nappes phréatiques, etc.) présentent une forte variabilité à la fois spatiale et temporelle. L’évaluation précise de cette variabilité est nécessaire pour détecter les tendances significatives éventuelles, liées au changement climatique ou à d’autres facteurs comme les transformations dans l’usage des sols. Les évolutions concernant les événements extrêmes sont encore plus difficiles à détecter, car cela nécessite des séries d’observations d’autant plus longues que la fréquence d’occurrences de ce type d’événements est faible. Or, l’évolution des phénomènes extrêmes, comme les cyclones ou les sécheresses, est un indicateur important pour déceler une tendance du changement climatique sur le long terme. Plusieurs systèmes d’observations adéquats permettent de documenter l’évolution des variables climatiques de l’échelle régionale à l’échelle locale, sur des périodes suffisamment longues, et de caractériser leurs impacts sur les milieux. L’IRD participe à cette surveillance du climat en développant un certain nombre d’observatoires de recherche labellisés en environnement, en particulier dans la zone intertropicale (fig. 6). 44 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Hybam : Hydrologie et biogéochimie de l'Amazone BVET : Système d'observation des bassins versants expérimentaux tropicaux Glacioclim : Les glaciers, un observatoire du climat Msec : Multi-Scale environmental changes Pirata : Réseaux de bouées d'observations océaniques et météorologiques dans l'Atlantique tropical Omere : Observatoire méditerranéen de l'environnement rural et de l'eau Amma-Catch : Observatoire hydro-météorologique de l'Afrique de l'Ouest Gops : Grand observatoire du Pacifique sud SSS : Service d'observation de la salinité de surface des océans Figure 6. Les observatoires de recherche en environnement et climat développés par l’IRD, largement dédiés à la zone intertropicale. Calibrer et valider les données transmises par télédétection satellitaire Source : IRD/L. Corsini. La documentation des changements environnementaux globaux (climatique mais aussi hydrologique, pédologique, océanique, etc.) nécessite donc, d’une part, d’asseoir les diagnostics sur des observations précises et, d’autre part, de disposer de mesures représentatives des variabilités à l’échelle régionale. Les mesures de terrain (« in situ ») et les informations satellitaires sont de ce point de vue très complémentaires : les premières permettent une surveillance directe mais locale des phénomènes, les secondes apportent une information globale et documentent la variabilité spatiale. En zone intertropicale, où les réseaux opérationnels sont peu denses et fragiles, la synergie entre ces deux types d’observations est essentielle pour comprendre les changements climatiques et leurs impacts environnementaux. Les grands observatoires, et leurs longues séries de données de terrain de haute qualité, fournissent aussi des observations pour calibrer et valider les produits satellitaires. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 45 Encadré 5 Le service d’observation du bassin amazonien couple données de terrain et mesures satellitaires Depuis 2003, le service d’observation Hybam (contrôles géodynamique, hydrologique et biogéochimique de l’érosion/altération et des transferts de matière dans le bassin de l’Amazone) récolte des données hydrologiques, sédimentaires et géochimiques, en associant observations in situ, observations spatiales et réseau de laboratoires. Ces informations permettent de comprendre le fonctionnement du plus grand bassin du monde et d’évaluer l’impact des variations hydroclimatiques et des activités humaines. 17 stations sont ainsi déployées depuis les piedmonts andins du bassin de l’Amazone jusqu’à l’océan Atlantique. Les mesures locales sont couplées à un réseau « virtuel » de données obtenues par les satellites, qui portent à la fois sur la quantité et la qualité de l’eau. Figure 7. Le réseau des stations virtuelles (SV) de mesures hydrologiques en Amazonie. Source : SO Hybam (IRD/Insu/OMP) Venezuela Guyana . Surinam Bogota Guyane française Colombie . Quito Équateur Manaus . ! Brésil . Porto Velho . Lima Pérou Bolivie SV Envisat/Saral SV Jason2 46 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? . La Paz Pour mesurer la hauteur des fleuves, les satellites altimétriques (Jason2 et Saral) balaient régulièrement les points surveillés par radar, ce qui permet d’évaluer avec précision la quantité d’eau en mouvement. La qualité de l’eau et la présence de sédiments sont, quant à elles, caractérisées par imagerie satellitaire. Des capteurs (Modis), embarqués sur les satellites Terra et Aqua, analysent le spectre de la lumière solaire réfléchie par les fleuves et révèlent ce faisant la composition de leurs eaux. Ces techniques innovantes ont été calibrées et validées grâce aux bases de données hydro-sédimentaires maintenues par l’observatoire. Des chaînes de traitement automatisées fournissent désormais, sur le site internet, les informations satellitaires en un temps record. Ces technologies spatiales sophistiquées ont un intérêt tout particulier en Amazonie, où les distances et l’ampleur des ressources en eau nécessiteraient des moyens de suivi terrestres considérables, sans rapport avec les budgets disponibles. Le suivi et la mise à disposition des informations sur les ressources en eau répondent aux besoins de toutes sortes d’acteurs économiques et institutionnels pour la gestion des eaux, la production électrique ou la navigation fluviale – les voies navigables constituant le premier réseau de communication dans le bassin de l’Amazone. Hybam associe de nombreux partenaires universitaires et techniques des pays du Sud (Brésil, Bolivie, Pérou, Équateur, Colombie, Venezuela et Congo). © Smos/ASE Satellite Smos en orbite, lancé le 2 novembre 2009 par l’Agence spatiale européenne (ASE). C’est le premier satellite mondial d’observation du changement climatique conçu pour suivre la salinité de la mer et surveiller la teneur en eau du sol sur la planète. Les incertitudes sur la « vérité sol » : une question d’échelle Dans la ceinture intertropicale, les pluies sont intenses et varient sur quelques kilomètres et quelques heures, avec des conséquences parfois violentes localement (inondations). Cette extrême variabilité est un défi pour l’observation, tant pour les réseaux de mesures classiques au sol que pour la télédétection satellitaire. Les incertitudes associées décroissent, sans disparaître, pour les échelles spatiales ou temporelles relativement « grossières » de l’hydro-climatologie (quelques mois ; plusieurs milliers de kilomètres carrés), mais demeurent très fortes aux échelles de l’hydrologie locale. Ces incertitudes doivent être prises en compte via des approches probabilistes. En Afrique de l’Ouest, l’IRD et ses partenaires ont mis en évidence la nécessité de prendre en compte les incertitudes sur la « vérité sol » des précipitations, c’est-à-dire les mesures in situ à hautes résolutions spatio-temporelles, pour évaluer la performance des produits satellitaires de restitution de la pluie. Les résultats montrent des performances élevées aux échelles de 3 à 5 jours pour tous les produits et des performances plus modérées pour certains de ces produits à l’échelle quotidienne. Les produits satellitaires de nouvelle génération fournissent, eux, des informations quantitatives précises jusqu’aux échelles de temps de la journée à 6 heures et aux échelles spatiales de 10 000 à 2 500 km2, ainsi qu’une très bonne représentation du cycle diurne. Développer de nouveaux capteurs en zone intertropicale Face à la fragilité des réseaux opérationnels dans les régions intertropicales et à la nécessité de documenter à haute résolution les processus climatiques, mettre en place des réseaux denses de mesures sur le long terme ne suffit pas. Il faut aussi développer de nouveaux types de capteurs ou des approches originales, permettant de renforcer les mesures et les échantillonnages pour le suivi des changements climatiques et environnementaux (encadrés 6 et 7, en exemple de ces approches innovantes). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 47 Encadré 6 La téléphonie mobile prend le relais Si les réseaux d’observations demeurent insuffisants en Afrique, ce n’est pas le cas des antennes relais pour la téléphonie mobile. Or, les compagnies de téléphonie enregistrent, pour la surveillance de la qualité des réseaux, les perturbations du signal, en partie dues aux précipitations. Des chercheurs ont ainsi eu l’idée de tirer parti de cette quantité de données pour améliorer le suivi et la spatialisation des précipitations. Figure 8. Principe de la mesure de pluie à partir des réseaux de téléphonie mobile. Les fluctuations du signal entre les antennes relais sont enregistrées par les opérateurs de téléphonie. À partir de ces mesures, des champs de pluie à fine échelle pourraient être produits en temps quasi réel pour suivre la pluie et les risques associés à l’échelle d’une ville ou d’un pays. Source : IRD/F. Cazenave et M. Gosset 48 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Les réseaux de mesures météorologiques et climatiques, coûteux à mettre en place et à entretenir, sont insuffisants en Afrique. La densité des réseaux opérationnels tend même à décroître depuis les années 1990, et le problème est encore plus aigu en zone sahélienne à cause des tensions politiques. Dans ces conditions, comment suivre l’évolution des pluies et des événements extrêmes à forts impacts sur les populations ? Les réseaux de téléphonie mobile, très développés en Afrique, ont apporté une solution. En effet, une méthode pour mesurer les précipitations à partir des réseaux de téléphonie mobile a été testée avec succès en Afrique. Cette méthode tire parti d’une propriété de la pluie bien connue des professionnels de la télécommunication : l’atténuation par les gouttes d’eau du signal radio transmis entre deux antennes. Les compagnies de téléphonie mobile mesurent et enregistrent ces perturbations de leurs réseaux, afin de connaître en permanence leur état de fonctionnement. Elles possèdent ainsi une grande quantité d’informations sur les pluies dans les pays couverts par leurs réseaux. Développée depuis les années 2000 en Europe et en Israël, cette technique commence à se développer en Afrique grâce au premier site pilote mis en place par l’IRD et ses partenaires, en 2012 au Burkina Faso. RainCell Africa, un réseau de scientifiques et de services météorologiques nationaux, a été créé dans la foulée, en partenariat avec les opérateurs de téléphonie mobile. Le premier colloque international sur l’estimation des pluies à partir des réseaux de téléphonie mobile s’est tenu à Ouagadougou en avril 2015, réunissant 18 pays (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, France, Allemagne, Ghana, Israël, Kenya, Mali, Pays-Bas, Niger, Nigeria, Sénégal, Suisse, Tanzanie, Togo, États-Unis) et des organisations intergouvernementales (Cilss, Pnud, Unesco). Cette initiative qui met les technologies de l’information et de la communication au service du climat suscite un grand intérêt en Afrique, et plus largement en zone tropicale, et devrait se développer largement ces prochaines années. Antenne-relais Émission Antenne-relais Réception Atténuation Pluviomètre pour comparaison Encadré 7 Mesurer les émissions des barrages hydro-électriques tropicaux Les estimations d’émissions de gaz à effet de serre des barrages hydro-électriques varient largement d’une étude à l’autre, faute de prendre en compte l’ensemble des sources de gaz carbonique et de méthane dégagés vers l’atmosphère. Une étude menée par le CNRS et l’IRD propose de nouveaux outils pour améliorer les mesures. Les émissions des barrages peuvent être parfois supérieures à celles des centrales thermiques Sur le barrage de Nam Theun 2, au Laos, un dispositif innovant de suivi des émissions de méthane mesure en continu la vitesse verticale du vent et la concentration en méthane. Cette méthode de mesures à haute fréquence (toutes les 30 mn) a permis de démontrer que les variations diurnes de la pression atmosphérique et les variations du niveau d’eau contrôlent les émissions des écosystèmes aquatiques continentaux, en déclenchant le relargage de ce gaz piégé dans les sols ennoyés. Les variations fortes au cours de la journée contribuent ainsi significativement au bilan des émissions totales, un résultat qui suggère que l’ébullition (source d’émissions de méthane) par les réservoirs tropicaux a été sous-estimée par le passé. Quantifier précisément les émissions totales de gaz à effet de serre des barrages hydro-électriques revêt une importance stratégique majeure pour les pays en développement, qui disposent d’un fort potentiel d’installation. En effet, selon les conditions environnementales locales, les émissions des barrages peuvent être soit inférieures, soit supérieures aux émissions des centrales thermiques, à production énergétique équivalente. Le choix de l’hydro-électricité comme alternative énergétique pour stabiliser les émissions de gaz à effet de serre en 2050 doit donc être débattu, surtout pour la zone tropicale où les émissions sont les plus élevées. © D. Serça Des entonnoirs submergés permettent de piéger les bulles de méthane remontant du fond du lac de retenue. Barrage de Nam Theun 2, Laos. L’ennoiement de surfaces continentales pour la création de réservoirs d’eau douce n’est pas neutre en termes d’émissions de dioxyde de carbone (CO2) et de méthane (CH4), à l’échelle globale. Les réservoirs hydro-électriques ne font pas exception et les sources d’émissions y sont nombreuses : les gaz sont dégagés au niveau des sols de la zone de marnage, à la surface du plan d’eau et en aval des barrages, et le méthane peut être émis par ébullition. Mais très peu d’études prennent en compte toutes les voies d’émissions du CO2 et du CH4 vers l’atmosphère, ce qui explique les larges différences entre les estimations. De plus, le pas de temps des études sur les réservoirs est généralement trop long pour capturer les variations intrajournalières et saisonnières des émissions. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 49 Chapitre 4 Comprendre la machine climatique grâce aux modèles de climat © EU Copernicus Marine Service / Mercator Océan L a compréhension du fonctionnement du système climatique et environnemental de la Terre passe, d’une part, par l’utilisation d’outils statistiques appliqués à l’analyse des données d’observations, d’autre part, par des approches diagnostiques mettant en jeu certains concepts ou théories, et, plus largement, par des outils de modélisation représentant la complexité des processus et mécanismes physiques en jeu dans le système Terre. Ces outils de modélisation sont très élaborés, mais ils comportent cependant encore de forts biais et incertitudes, ce qui nécessite des travaux de validation à l’aide d’observations adaptées. Ces travaux sont indispensables pour évaluer ensuite le niveau de confiance et d’incertitude des projections climatiques fournies par ces modèles. Modèle Mercator Océan, carte des courants de surface. Le courant des Aiguilles, qui longe la côte est du continent africain, subit une rétroflexion à la rencontre des eaux froides du courant de Benguela et du courant circumpolaire antarctique. Qu’est-ce qu’un modèle de climat ? Les modèles de climat représentent le fonctionnement des processus physiques du système Terre-atmosphère. Ils reproduisent les circulations de l’atmosphère et de l’océan, les échanges énergétiques avec la surface, le cycle hydrologique, les interactions entre le climat et les cycles biogéochimiques. Ils fonctionnent à partir de la résolution numérique des équations de la physique de l’atmosphère et de l’océan et reposent sur Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 51 Encadré 8 La modélisation océanique, une composante essentielle des modèles de climat La composante océanique est très importante dans les modèles de climat. Les modèles océaniques développés à l’IRD sont ainsi incorporés dans les travaux du Giec. Ces modèles sont également utiles pour faire des prévisions, une sorte de « météorologie océanique », et pour comprendre les mécanismes qui régissent les variations de l’océan. Déclinés à l’échelle locale, ils permettent de suivre les évolutions du milieu. Les chercheurs de l’IRD contribuent au développement de la modélisation des océans dans la zone intertropicale. Ces modèles ont tout d’abord été mis au point pour l’océan global, afin de représenter les caractéristiques physiques (température, salinité, courants) et biogéochimiques (quantité de plancton, sels nutritifs, oxygène dissous) en surface et en profondeur. L’échelle globale permet de visualiser les contrastes entre les bassins océaniques aux hautes latitudes, dans les tropiques, à proximité des côtes ou au centre des océans tropicaux. L’intérêt des modèles globaux est de tester leur capacité à reproduire la dynamique de l’océan et des cycles biogéochimiques dans des conditions océaniques très différentes (fort contraste de température, de luminosité et de nutriments). Les résultats issus des modélisations sont ensuite confrontés aux observations, notamment celles des satellites, et aux bases de données in situ. Des modèles globaux... La composante océanique est très importante dans les modèles de climat, car l’océan joue un rôle de stockage de chaleur et réagit à des échelles de temps beaucoup plus longues (de quelques années à quelques centaines d’années) en comparaison à l’atmosphère. Les modèles Nemo (composante physique) et Pisces (composante biogéochimique), développés en grande partie par l’unité Locean, sont implémentés dans deux modèles de climat utilisés par le Giec. Le modèle Pisces permet en outre de représenter le cycle du carbone et de mesurer l’effet de pompe de gaz carbonique joué par l’océan à l’échelle globale. Ces modèles sont également utilisés pour l’océanographie opérationnelle, dont l’objectif est de proposer aux utilisateurs publics ou privés un état réaliste de l’océan présent et des prévisions à des échelles de temps courtes, de l’ordre du mois, la division d’un milieu continu en un grand nombre de petits volumes (la discrétisation en mailles) pour permettre de relier entre elles les variables de chaque maille et de quantifier les échanges d’énergie et les processus biogéochimiques. La modélisation des surfaces continentales traite des échanges d’eau, d’énergie et de quantité de mouvements avec l’atmosphère, ainsi que du cycle hydrologique continental. Les processus de dimension inférieure au maillage (« processus sous-maille » : nuages, tourbillons, vagues, ruissellement de surface…) sont quant à eux paramétrés à partir de mesures de terrain ou grâce à des modélisations plus fines d’un processus en particulier. 52 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? ouvrant la voie à une « météorologie océanique » en quelque sorte. © IRD/Locean Concentration en oxygène dissous à 150 m de profondeur simulée par le modèle Nemo-Pisces global à 1/4° de résolution. Les zones de minimum d'oxygène apparaissent dans les tons bleu-noir (O2< 150 micromoles/litre) dans les océans tropicaux du Pacifique est, de l'Atlantique et de l'Indien. Le maillage fin du modèle est représenté de façon grossière par une grille de 4° de côté (chaque carré englobe 16 x 16 points de grille) ... déclinés à l’échelle du kilomètre de l’ordre d’une dizaine de kilomètres. Les mécanismes physiques à ces petites échelles ont un rôle fondamental pour la biogéochimie, en particulier pour l’alimentation en sels nutritifs et la production de plancton dans les eaux de surface, comme par exemple dans les systèmes d’upwellings situés au large des côtes du Pérou, d’Afrique de l’Ouest et du Sud ou de l’Inde, où se développent des écosystèmes marins très riches avec une grande abondance de poissons. Ces outils de modélisation régionaux permettent ainsi de répondre à des problématiques variées et qui ont un fort impact sur les populations du Sud (gestion des ressources pour la pêche, désoxygénation des océans, accumulation de polluants dans la chaîne trophique). Chlorophylle de surface modélisée par le modèle régional Roms-Pisces dans la région du Pérou au mois de janvier. Les fortes concentrations de chlorophylle près de la côte correspondent à une forte abondance de phytoplancton constitué majoritairement de diatomées. © IRD/Locean Les résultats des modèles globaux sont également utilisés pour initialiser des modèles régionaux, comme le modèle Roms développé principalement par les unités Legos et LPO qui permet d’étudier la dynamique et les cycles biogéochimiques à des échelles spatiales beaucoup plus fines. Le champ d’application de ces modèles régionaux est par définition limité (quelques centaines de kilomètres), et leurs mailles (jusqu’à 1 km) sont beaucoup plus petites que celles des modèles globaux. Grâce à une représentation des phénomènes physiques de fine échelle, ces modèles sont capables de calculer explicitement les flux de masse, de chaleur et de sels nutritifs associés à des structures océaniques, les tourbillons par exemple, dont les tailles caractéristiques sont Depuis les années 1970, où la modélisation du climat a commencé à se développer de manière significative, ces modèles ont été régulièrement améliorés, avec une meilleure description de la complexité des processus. En parallèle, les résolutions horizontales et verticales du maillage des modèles ont progressivement augmenté, atteignant pour l’atmosphère des dimensions volumiques de 200 km x 200 km x 1 km et, pour l’océan, passant de quelques kilomètres à plusieurs centaines de kilomètres avec une épaisseur de 1 m à 500 m. Ainsi, ces outils permettent de progresser dans la compréhension du fonctionnement du système climatique et de proposer des projections sur son évolution future. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 53 Évaluer les outils de modélisation Malgré des efforts constants pour améliorer les modèles de climat et malgré leur sophistication, ces derniers sont globalement moins fiables pour les régions tropicales et subtropicales que pour les autres zones du globe. En particulier, les différents modèles ne s’accordent pas sur les projections des précipitations dans cette zone à l’horizon 2100 (fig. 9). Les différences d’un modèle à l’autre sont liées aux incertitudes sur certains mécanismes de rétroaction, impliquant entre autres les nuages, la convection atmosphérique ou les interactions continent-atmosphère-océan. Une des principales sources d’incertitude réside dans la paramétrisation « sous-maille » de ces processus, qui résulte souvent d’ajustements empiriques. Figure 9. Évolution des précipitations moyennes entre 1986-2005 et 2081-2100 (en %) dans le scénario d’émissions du Giec le plus pessimiste (RCP 8.5). On observe une plus grande incertitude des modèles en zones tropicales et subtropicales. % 50 40 30 20 10 0 - 10 - 20 - 30 - 40 - 50 Source : Giec, 2013. Les points indiquent les zones où les modèles climatiques s'accordent sur le changement des pluies. Les zones hachurées et les zones sans hachure ni point indiquent des zones où subsistent de fortes incertitudes sur l’évolution des pluies. Les données d’observations sont donc d’autant plus indispensables dans les régions tropicales pour améliorer la représentation de ces processus. Les mesures de la composition isotopique des pluies et de la vapeur d’eau, par exemple, permettent d’appréhender certains processus comme la convection atmosphérique et de mettre ainsi en évidence les défauts de paramétrisation de la convection dans les modèles. La composition isotopique de l’eau est en effet sensible à de nombreux processus atmosphériques et hydrologiques (origine, transport, mélange, changement de phase, etc.), et elle est donc un bon moyen de diagnostiquer les processus physiques dans les modèles de climat. Ces mesures ont été développées ces dernières années par des équipes de recherche de l’IRD au Niger, en Bolivie et, récemment, à la Réunion, des régions où les projections de changement des précipitations restent très incertaines. 54 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 9 Comparer les résultats des modèles pour les améliorer Le projet Almip, mené à partir de 2007, est la première expérience internationale de comparaison de modèles de surface continentale dédiée à l’Afrique de l’Ouest. Les résultats montrent la très grande variabilité d’un modèle à l’autre. Dans les modèles de climat, les modèles de surface continentale servent à représenter et à calculer les échanges de masse (eau, carbone) et d’énergie (rayonnement, chaleur) entre l’atmosphère et les différents compartiments de la surface du sol et du sous-sol. Ce type de modèle est fondé sur les équations de la mécanique des fluides et de la thermodynamique. Différents modèles de surface ont été développés dans le monde, tous légèrement différents en fonction des expériences des chercheurs dans leurs régions d’étude ou de leurs hypothèses de travail. Figure 10. Termes du bilan hydrologique du bassin de l'Ouémé supérieur simulés par 18 modèles de surface (A à R), qui fait apparaître des réponses très différentes d'un modèle à l'autre. L'enjeu principal d'Almip est d’utiliser les observations de terrain disponibles pour comprendre l'origine de ces différences, évaluer les simulations les plus réalistes et chercher les moyens d’améliorer les simulations. Les comparaisons de modèles sont des expériences numériques qui consistent à alimenter différents modèles avec les mêmes jeux de données (les « forçages ») et à comparer ensuite les résultats en les confrontant également à des données de référence, comme les observations quand elles existent. L’objectif n’est pas de sélectionner « le meilleur modèle », mais plutôt de tirer parti de leur diversité en identifiant les forces et faiblesses des différents principes de modélisation utilisés et permettre ainsi une amélioration globale. Source : IRD/C. PEUGEOT et al., à paraître x Stockage Évapotranspiration Drainage Ruissellement Ruissellement observé 1,0 0,9 % pluie annuelle 0,8 0,7 0,6 0,5 0,4 0,3 x 0,2 0,1 0 x x x A x B x x C D x E F x x x x G H I J K x x x x L M N O x P La variabilité intermodèle domine les autres sources de variabilité Le projet Almip, mené à partir de 2007 dans le cadre du programme Amma, est la première expérience internationale de ce type dédiée à l’Afrique de l’Ouest. La première phase du projet, consacrée à l’échelle régionale, a confirmé la très grande variabilité d’un modèle à l’autre et le très fort impact des incertitudes liées aux données de forçages, notamment des précipitations, dérivées de l’imagerie satellitaire. La seconde phase du projet (Almip2), qui a démarré en 2013, s’appuie sur les données à haute résolution de l’observatoire Amma-Catch et des campagnes de mesures du projet Amma. Les résultats montrent que les simulations restent très marquées par les principes constitutifs de chaque modèle, et que la variabilité intermodèle domine les autres sources de variabilité. Une représentation incomplète des processus hydrologiques Les modèles montrent un relatif consensus dans la représentation du bilan d’énergie. Mais, des biais sont identifiés pour certaines composantes du bilan d’eau (ruissellement, dynamique des eaux souterraines) concernant le cycle saisonnier et les quantités d’eau. Ces biais sont principalement attribués à une représentation incomplète des processus hydrologiques et, parfois, à des valeurs inappropriées des paramètres utilisés dans les équations (texture et profondeur du sol, propriétés hydrodynamiques, etc.). Des corrections destinées à réduire ces biais sont depuis explorées. x Q R Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 55 Encadré 10 Le paradoxe de la mousson indienne d’été Les projections de la mousson indienne présentées dans le dernier rapport du Giec sont actuellement mises à mal par les observations disponibles. Les travaux détaillés d’observations et de simulations de la mousson indienne, menés par l’IRD en collaboration avec l’Indian Institute of Tropical Meteorology, apportent des éléments d’explication. L’Asie du Sud-Est reçoit 75 à 90 % de sa pluviométrie annuelle pendant la mousson d’été (de juin à septembre). Ce phénomène risque d’être profondément perturbé par le changement climatique global. En effet, modèles et observations suggèrent que le réchauffement global de la planète se fait à une humidité relative quasi constante, c’est-à-dire avec une augmentation importante de la vapeur d’eau présente dans l’atmosphère (proportionnelle à l’augmentation de la température). Autrement dit, les précipitations et le cycle hydrologique associés à la mousson risquent d’être modifiés. Ce réchauffement étant plus marqué sur les terres que dans les océans, le contraste thermique terre-mer (un ingrédient fondamental du système de mousson) sera aussi certainement différent dans le futur avec des conséquences difficiles à prévoir pour la mousson. Les observations contredisent les projections © Flickr / Creative commons McKay Savage Pluie de mousson à Udaipur, Inde. La majorité des projections présentées dans le 5e rapport du Giec indiquent une augmentation des précipitations sur le sous-continent indien. La fréquence et l’intensité des événements pluvieux extrêmes sont aussi susceptibles d’augmenter en Asie du Sud. La crédibilité de ces projections de la mousson indienne est actuellement mise à mal par les observations disponibles. En effet, les précipitations de mousson indienne montrent une tendance à la baisse depuis les années 1950. Un problème d’échelle Les travaux de l’IRD apportent des éléments d’explication. Les projections des pluies de mousson dans les scénarios climatiques résultent de la compétition entre une contribution thermodynamique « positive » et une contribution dynamique « négative ». Compte tenu de la résolution spatiale grossière des modèles utilisés, l’effet positif – lié au transport de vapeur d’eau en surface – domine, ce qui explique l’augmentation des pluies. Or, selon les chercheurs, la contribution dynamique négative due au changement anthropique est fortement sous-estimée, parce que la résolution spatiale des modèles n’est pas suffisante pour simuler correctement les processus convectifs et le système de mousson lui-même. Enfin, des expériences numériques dédiées suggèrent que cette baisse observée des précipitations de mousson est à mettre en relation avec des facteurs régionaux, tels que le réchauffement important de l’océan Indien, le rôle des aérosols ou encore les changements d’utilisation des sols qui modifient l’albedo de la surface. Or, les modèles utilisés pour les projections simulent mal ou ne prennent que partiellement en compte ces différents facteurs. 56 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Ce que produisent les modèles globaux Plus de 300 km L'échelle globale avec une moyenne des précipitations sur le globe et des cartes de pluies produites par les modèles de climat. Centaine de km L'échelle de la centaine de kilomètres qui caractérise la partie la plus active des cyclones tropicaux. Dizaine de km L'échelle de la dizaine de kilomètres qui est celle des événements de pluies intenses parfois responsables d'inondations. km Ce qui est nécessaire pour étudier les impacts Le kilomètre qui est l'échelle qui intéresse les agriculteurs au Sahel. Point L'échelle de la plante qui reçoit l'eau de pluie et la réinjecte dans l'atmosphère avec la transpiration. Régionaliser les modèles atmosphériques pour réduire les incertitudes ? On l’a vu, les équations mathématiques et physiques utilisées dans la modélisation climatique sont discrétisées en mailles volumiques. Cette approche, trop grossière, ne permet pas de simuler avec toute la précision nécessaire le comportement de l’atmosphère et des océans, où de fortes interactions se font à toutes les échelles d’espace et de temps. De fortes incertitudes en découlent dans l’évolution simulée de l’atmosphère et du climat. Pour réduire ces incertitudes, la paramétrisation « sous-maille » vise à décrire les processus se déroulant à l’intérieur des mailles du modèle et leurs effets à l’échelle de la maille. Mais, malgré tous les efforts faits pour quantifier ces processus, les paramètres s’appuient encore souvent sur des ajustements empiriques et ne répondent que partiellement à la réduction des incertitudes. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que l’atmosphère reste un fluide très instable, et qu’une perturbation initialement faible peut s’amplifier et conduire à plus grande échelle à des situations météorologiques contrastées (l’effet « papillon »). Ce qui nécessite de réaliser des « ensembles » de simulations, où l’on perturbe faiblement l’état initial pour obtenir un éventail d’évolutions possibles de l’atmosphère et du climat. Figure 11. Illustration de la descente d'échelle dans le domaine du changement climatique et de ses impacts. Source : IRD/B. Sultan Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 57 Encadré 11 Des observations haute résolution pour rétablir la variabilité des pluies au Sahel À partir du réseau pluviographique dense de l’observatoire Amma-Catch au Niger, les scientifiques ont pu améliorer les modèles hydrologiques, dont les résolutions spatiales sont trop grossières pour simuler le ruissellement des systèmes hydrologiques sahéliens. La mousson ouest-africaine est un des trois grands systèmes de mousson qui jouent un rôle clé dans le climat de notre planète. Son intensité présente une forte variabilité interannuelle et décennale, dont les causes restent largement inconnues. Le service d’observation Amma-Catch (Analyse multidisciplinaire de la mousson africaine – couplage de l’atmosphère tropicale et du cycle hydrologique) permet le suivi à long terme de la dynamique de la végétation, du cycle de l’eau et de leurs interactions avec le climat en Afrique de l’Ouest. Il s’appuie sur un dispositif mis en place sur trois sites répartis le long du gradient bioclimatique soudano-sahélien, respectivement au Bénin, au Niger et au Mali. La sous-estimation peut atteindre plus de 50 % À partir du réseau pluviographique dense de l’observatoire Amma-Catch au Niger, les scientifiques ont en particulier pu évaluer l’incertitude des modèles hydrologiques liée à l’utilisation de résolutions spatiales trop grossières pour simuler le ruissellement des systèmes hydrologiques sahéliens. En effet, les bilans d’eau au Sahel sont très directement liés à l’interaction entre les pluies orageuses et la surface des sols, qui pilote le ruissellement. Modéliser le cycle hydrologique nécessite donc de représenter les hétérogénéités spatiales des propriétés de surface des sols, puis d’alimenter les modèles de surface par des forçages pluviométriques aux échelles qui rendent compte de la variabilité intrinsèque des épisodes de pluie. Au Sahel, ces échelles spatiales sont de l’ordre de quelques kilomètres. Avec une résolution de 25 km (la résolution des produits satellitaires de pluie), les modèles hydrologiques peuvent sous-estimer le ruissellement jusqu’à 15 %. À la résolution de 100 km (typiquement celle des modèles de climat), cette sous-estimation peut atteindre plus de 50 %. Pour tenter de dépasser cet écueil, la régionalisation s’appuie sur des modèles de climat qui fonctionnent sur un domaine spatial limité (une « région »), à plus haute résolution spatiale (un point de grille tous les 10 à 50 km). Cette approche préserve la complexité locale des processus physiques en jeu. Elle ne corrige pas forcément les biais des modèles globaux, car les modèles régionaux sont confrontés aux mêmes limites de la paramétrisation « sous-maille ». Ces incertitudes posent un problème majeur pour quantifier les impacts locaux du changement climatique sur les ressources (ressources en eau ou rendements agricoles à l’échelle d’une parcelle, par exemple), à cause de leur propagation et de leur amplification possibles de la grande échelle vers l’échelle locale. D’autant que les modèles d’impacts (hydrologiques ou agronomiques) ont eux aussi leurs biais et leurs incertitudes. 58 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Ces effets d’échelles justifient de recourir à des méthodes dites de « désagrégation », qui permettent, à partir de simulations climatiques de grande échelle (de l’ordre de 300 à 50 km), de descendre à des échelles fines de l’ordre de la dizaine de kilomètres. Grâce aux observations haute résolution de l’équipe Amma-Catch, des méthodes de désagrégation ont ainsi pu être développées. Elles permettent de rétablir toute la variabilité de la pluie lorsque la résolution initiale de la donnée – qu’elle soit issue de réseaux de mesures classiques au sol, de faible densité spatiale, ou résultant de modèles de climat – est inadéquate pour modéliser le cycle hydrologique. Radar de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) utilisé dans un dispositif expérimental de l’observatoire Amma-Catch, en périphérie de Niamey au Niger. Au cours de ces campagnes, plusieurs radars météorologiques ont été déployés pour étudier la dynamique des lignes de grain à l’origine des pluies intenses et très variables qui caractérisent le climat sahélien. © IRD/T. Lebel Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 59 Chapitre 5 « Attribuer » les variations climatiques observées © IRD/J.-M. Porte E n 25 ans, la part dominante du réchauffement mesuré depuis le début de l’ère industrielle dans l’atmosphère et dans l’océan est désormais attribuée aux émissions d’origine anthropique et non à la variabilité naturelle du climat. Au fil des rapports du Giec, la responsabilité des activités humaines est passée de incertaine (1990) à possible (1995), puis probable (2001), très probable (2007) jusqu’à extrêmement probable (2013). Ces certitudes scientifiques sont le fruit d’un long travail d’« attribution » des variations climatiques observées pour déterminer la part des forçages anthropiques, des forçages naturels et de la variabilité naturelle. Construction d’une route pour l’exploitation du bois en Papouasie-Occidentale, Indonésie. La déforestation est un facteur important du réchauffement climatique d’origine anthropique. Les composantes des variations climatiques La part des forçages anthropiques La confirmation d’une origine principalement anthropique du réchauffement climatique à l’échelle globale et régionale s’appuie, d’une part, sur les réseaux d’observations du réchauffement climatique et, d’autre part, sur une modélisation du climat de plus en plus élaborée. Les modèles reproduisent en effet les tendances observées de la température sous l’effet de l’accroissement de la concentration des gaz à effet de serre. L’influence des Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 61 © IRD/O. Dangles Éruption du volcan Cotopaxi (Quito, Équateur) en août 2015. Les émissions de poussières et de gaz volcaniques dans la haute atmosphère contribuent à la variabilité climatique naturelle. activités humaines se détecte aussi à partir d’autres indicateurs comme les changements dans le cycle global de l’eau, le recul des neiges et des glaces, l’élévation moyenne du niveau des mers, l’amplification des vagues de chaleur dans certaines régions, etc. La part des forçages naturels Cependant, les forçages naturels (rayonnement solaire, éruptions volcaniques) agissent aussi sur la variabilité du système climatique. D’après les mesures satellites disponibles depuis 1978, l’énergie solaire reçue par la planète peut en effet être modulée, d’environ 0,1 %, par les variations de l’activité du soleil lui-même, au cours de cycles d’environ 11 ans. Les éruptions volcaniques modifient également la quantité d’énergie solaire reçue par la Terre, surtout celles qui se produisent aux tropiques et dont la colonne éruptive projette – suffisamment haut en altitude pour atteindre la stratosphère – des quantités considérables de gaz riches en soufre. Les particules fines d’aérosols volcaniques formées dans la stratosphère peuvent recouvrir en quelques mois l’ensemble du globe et perturber le rayonnement solaire à cause de leur pouvoir réfléchissant. Variations du soleil a Variations de l’orbite terrestre Dérive des continents Formation des montagnes, niveau marin b Poussières volcaniques c Atmosphère - Océan Cryosphère Atmosphère - Océan Atmosphère Activités humaines (pollution, combustion de carbone, utilisation des sols) d 108 62 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 107 106 105 104 1 000 100 Temps caractéristique (années) 10 1 10-1 Figure 12. Depuis un siècle, les forçages anthropiques s’ajoutent aux forçages naturels. Aux niveaux a et b sont distingués les forçages externes au système climatique, en c les variations internes au système et en d, les effets anthropiques. Source : BARD, 2006. La part de la variabilité naturelle Enfin, la variabilité interne du système climatique, système par nature chaotique, est constamment à l’œuvre et peut venir atténuer ou renforcer les effets des forçages anthropiques et naturels. Au sein de cette variabilité interne, les modes de variabilité, comme par exemple le phénomène El Niño, ont de forts impacts, en particulier dans la zone intertropicale. Cette variabilité peut par exemple se traduire par un refroidissement du Pacifique. En effet, la modulation de l’oscillation décennale du Pacifique est en grande partie responsable du ralentissement du réchauffement atmosphérique global observé entre 1998 et 2012, ceci par un transfert plus important de chaleur de la surface vers la subsurface de l’océan Pacifique tropical. Ce ralentissement avait été mis en exergue par les climato-sceptiques pour contester l’origine anthropique du changement climatique. De fait, le réchauffement climatique n’est pas uniforme dans le temps. Suite au ralentissement observé ces derniers 15 ans, il est probable qu’il s’accélère au cours des prochaines décennies, conséquence de la restitution vers l’atmosphère d’une partie de l’excès de chaleur stockée dans l’océan. Des changements difficiles à attribuer aux échelles locales Dans ce contexte, la difficulté est de pouvoir « attribuer » l’origine d’un changement observé, en particulier à l’échelle locale, soit à l’impact de l’effet de serre anthropique, soit aux forçages naturels, soit à la variabilité interne naturelle du climat, soit encore aux Asie T (°C) 2 Afrique T (°C) 2 Amérique du Sud 1 T (°C) 2 1 0 -1 1910 1 1960 0 -1 1910 0 1960 2010 -1 1910 1960 2010 Observations Résultats des modèles avec les forçages naturels Résultats des modèles avec les forçages naturels et anthropiques La largeur des bandes orange et rouge quantifie la variabilité interne du système climatique. 2010 Figure 13. Exemple de méthode pour attribuer le réchauffement climatique observé. L’écartement des courbes rouge et orange montre l’effet du forçage anthropique. La trajectoire des observations est incluse dans l’enveloppe orange, ce qui confirme l’impact anthropique sur l’évolution de la température. Source : Giec, 2013. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 63 activités anthropiques plus localisées, comme la déforestation par exemple. L’approche générique « détection-attribution » combine donc observations et simulations, de manière à déterminer, d’une part, si une évolution observée peut être expliquée par un ou plusieurs forçages externes et dans quelles proportions, et à valider, d’autre part, la cohérence entre les observations et les résultats de simulations climatiques. Variabilité climatique en zones intertropicales Les variations climatiques à l’échelle régionale sont complexes à interpréter, en particulier pour la zone intertropicale où certains modes de variabilité ont un fort impact. Ces modes sont présents à différentes échelles de temps : intrasaisonnière (comme l’oscillation Madden-Julian), interannuelle (comme le phénomène El Niño) et multidécennale (comme l’oscillation multidécennale de l’Atlantique ou l’oscillation décennale du Pacifique). Les variations ou fluctuations du climat s’organisent en effet selon des modes de variabilité préférentiels, en fonction du contexte dynamique régional de l’océan et de l’atmosphère. Le phénomène El Niño En raison de son impact global, le phénomène El Niño, aussi appelé oscillation australe ou Enso, constitue le principal mode de variabilité du climat global. Aux latitudes tropicales, El Niño se caractérise en particulier par des réchauffements importants des eaux de surface équatoriales dans l’océan Pacifique oriental, tous les 2 à 7 ans. Ces épisodes chauds sont parfois suivis d’événements froids (La Niña). Pendant les épisodes chauds, les alizés (vents de secteur est soufflant sur la bande équatoriale) sont plus faibles qu’en temps normal. Les interactions océan-atmosphère permettent à ce type de situation de perdurer un an, voire plus, avec des répercussions dans tout le bassin Pacifique (qui représente quasiment la moitié de la surface de la Terre). El Niño produit par exemple des épisodes de sécheresse en Indonésie ou de fortes précipitations au Pérou. Il influence également les bassins Atlantique et Indien et peut conduire à des phases de sécheresses ou d’inondations persistantes dans l’ensemble des systèmes de moussons (fig. 14). Les oscillations océaniques décennales À l’échelle décennale, l’alternance de phases chaudes et froides, semblables à celles provoquées par El Niño, est également observée dans l’océan Pacifique. Comparée à El Niño, cette oscillation décennale du Pacifique a un signal spatial plus large dans le Pacifique tropical et oscille avec une échelle de temps de 20 à 30 ans. 64 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? novembre à mars janvier à avril décembre à mars janvier à avril juin à septembre juillet à septembre juillet à avril janvier à avril juillet à décembre octobre à décembre juin à janvier octobre à janvier juin à avril juillet à mars novembre à mars novembre à avril juillet à janvier juillet à novembre janvier à mai juin à mars avril à juin septembre à mars septembre à janvier juin à septembre © IRD/W. Santini Sec Humide Figure 14. Les impacts climatiques globaux du phénomène El Niño. Source : ROPELEWSKI et HALPERT, 1989 Crue au Pérou, 2012. En amont de la ville d’Iquitos, le rio Ucayali, branche-mère de l’Amazone, a érodé la rive sur une centaine de mètres et inondé les villages alentours. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 65 © IRD/L. Descroix Avec l’augmentation du nombre de séries d’observations longues dans l’Atlantique nord, un dernier mode de variabilité a pu être mis en évidence, l’oscillation multidécennale de l’Atlantique, dont les oscillations ont des périodes beaucoup plus longues, pluridécennales. Ce mode alterne entre réchauffement ou refroidissement de tout le nord de l’Atlantique, de l’équateur à la pointe du Groenland. L’ensemble de ces modes de variabilité, de l’échelle interannuelle à décennale dans l’océan Pacifique et Atlantique, influence de manière significative les variations décennales du régime de précipitations en Amérique du Sud et au Sahel. Mais il joue également sur la fréquence des cyclones dans l’Atlantique tropical et même sur le climat de l’Europe en été. Il est ainsi difficile de séparer le rôle de ces modes de variabilité naturelle de celui dû au réchauffement climatique global (terrestre, océanique) dans les changements climatiques observés dans la zone tropicale depuis 1850. Rizières inondées dans le lit du Niger. Dune de Gao, Mali. Il est difficile de prévoir l’évolution des précipitations au Sahel, alors que les populations sont plus qu’ailleurs tributaires des pluies. 66 Le rôle de la variabilité climatique interne dans la reprise des pluies au Sahel La reprise partielle des pluies à partir de la décennie 1990 au Sahel est-elle attribuable au changement climatique ou reste-t-elle dans le cadre de la variabilité climatique interne ? Les observations couvrant le XXe siècle et le début du XXIe siècle montrent que cette transition est pilotée principalement par l’oscillation multidécennale de l’Atlantique (AMO en anglais) et par l’oscillation décennale du Pacifique (PDO en anglais). Plus précisément, la reprise pluviométrique correspond à des renversements de phase dans l’Atlantique (de négative à positive) et dans le Pacifique (de positive à négative). En effet, la phase positive de AMO, c’est-à-dire un réchauffement de l’Atlantique nord, est favorable aux pluies sahéliennes, et la phase positive de PDO, c’est-à-dire un réchauffement du Pacifique, est défavorable aux pluies. Le signal du réchauffement global des océans, qui est défavorable aux pluies sahéliennes, entre en compétition avec les deux autres modes AMO et PDO, sans les dépasser. Des simulations avec un modèle de climat atmosphérique, tenant compte de ces trois modes, confirment leur impact sur les pluies au Sahel et leur effet de compétition. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/T. Lebel Avancée d’une ligne de grain pendant la mousson au Niger. L’influence du changement climatique global sur les modes de variabilité Les différents modes de variabilité sont relativement bien représentés dans les modèles de climat. Les forçages naturels, voire anthropiques, peuvent influer sur leur évolution, en excitant préférentiellement certaines phases d’un ou plusieurs de ces modes. Cette influence majeure est documentée sur les derniers 150 ans, période pour laquelle de nombreuses observations instrumentales (météorologiques, océanographiques) sont disponibles. Elle a été étudiée par des méthodes statistiques de détection et d’attribution et en exploitant un ensemble de simulations climatiques avec différents forçages. Bien que moins documentée, la période plus longue du dernier millénaire offre également un cadre temporel pertinent pour explorer les interactions entre les forçages externes et la dynamique interne du climat. Des simulations climatiques du climat du dernier millénaire et de nombreuses reconstructions des variations de ces modes de variabilité sont actuellement développées par les équipes de recherche. Elles permettent en particulier d’évaluer la part de la variabilité naturelle non forcée par rapport à celles liées aux activités humaines depuis le début de l’ère industrielle. Ainsi, si la réalité de changement climatique est avérée, les scientifiques restent très prudents, dans la phase actuelle où le forçage anthropique est encore modéré, pour ne pas attribuer de manière excessive toute nouvelle anomalie climatique à l’activité humaine. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 67 Chapitre 6 Les projections futures : scénarios et incertitudes © IRD/L. André C hargé de produire des avis scientifiques pour les négociations climatiques internationales, le Giec évalue les trajectoires climatiques possibles sous la contrainte de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre. Pour alimenter ces travaux, la communauté des modélisateurs du climat développe des exercices de simulations climatiques suivant des protocoles communs, afin de comparer les résultats de l’ensemble des modèles de climat utilisés. Pour le 5e exercice du Giec, les estimations d’émissions ont été définies selon quatre scénarios socio-économiques (aussi appelés scénarios d’émissions, RCP en anglais). Chaque scénario correspond à une concentration atmosphérique en gaz à effet de serre à l’horizon 2100. L’impact de cet effet de serre sur le climat est calculé à l’aide du forçage radiatif : du plus favorable (2,6 W/m2), au plus défavorable (8,5 W/m2), en passant par deux valeurs intermédiaires (4,5 et 6,0 W/m2). Les scénarios sont ainsi dénommés en fonction des différents forçages : RCP 2.6, RCP 4.5, RCP 6.0, RCP 8.5. Arrivée de la pluie au-dessus de la plaine inondable du Barotsé, Zambie. Projection climatique Il est important de noter que ces expériences ne fournissent pas une prévision à venir mais une « projection » du climat, permettant de comprendre comment le climat peut être amené à évoluer sous ces nouvelles contraintes d’émissions de gaz à effet de serre. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 69 Figure 15. Les projections climatiques de température, entre 1986-2005 et 2081-2100, en fonction des 4 scénarios d’émissions du Giec. Scénarios d’émissions Fourchettes d'augmentation des températures entre 1986-2005 et 2081-2100 = + RCP 2.6 + 0,3° + 1° + 1,7° RCP 4.5 + 1,1° + 1,8° + 2,6° RCP 6.0 + 1,4° + 2,2° + 3,1° RCP 8.5 + 2,6° + 3,7° + 4,8° Source : Giec, 2013. Ces projections ne prennent en compte ni les conditions initiales réelles du climat, au démarrage des simulations (par exemple une phase positive de l’oscillation multidécennale de l’Atlantique), ni l’évolution à venir des forçages naturels (activité solaire, éruptions volcaniques) non prévisibles en soi. En revanche, elles sont en général réalisées pour chaque modèle de climat à partir d’un ensemble de simulations, afin de prendre en compte la variabilité climatique interne. Les projections fournissent pour chacun des quatre scénarios d’émissions et pour chaque modèle de climat une enveloppe statistique de trajectoires climatiques possibles. Considérant alors la globalité des modèles de climat utilisés, on suppose que la trajectoire réelle du climat se situera, pour un scénario socio-économique donné, dans l’enveloppe statistique globale de ces simulations, mais sans pouvoir en prédire la trajectoire exacte. Prévision climatique À la demande des gouvernements, un exercice de prévision climatique a cependant été initié dans le cadre du 5e rapport du Giec. Des prévisions pour les échéances 2016-2035 viennent donc s’ajouter aux projections pour 2100. Mais, les résultats actuels de ce travail exploratoire doivent être considérés avec une très grande prudence, en particulier dans leurs implications possibles en termes d’impacts sur les ressources et de décisions à prendre par les acteurs économiques et politiques. Il s’agit de mieux comprendre les modulations climatiques comprises entre quelques années et la trentaine d’années, afin de tester leur prévisibilité. Ces modulations intègrent la variabilité interne du système climatique, les forçages naturels et les forçages anthropiques. Dans ce cadre, la prise en compte des conditions initiales climatiques est fondamentale pour conduire une prévision de ce type. Cet exercice vise à évaluer plus précisément l’évolution climatique sur les années à venir, mais inclut aussi des évaluations de prévisions « rétrospectives », réalisées sur des périodes antérieures (initialisation en 1960, 1965, 1970…) pour lesquelles des observations sont disponibles, afin d’évaluer leurs performances et leurs biais. 70 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 12 Des incertitudes trop importantes pour prévoir l’évolution des pluies au Sahel Ces trente dernières années, le climat au Sahel s’est modifié, avec une hausse des températures et une évolution contrastée des pluies entre l’est et l’ouest. Les chercheurs s’interrogent sur l’impact de l’augmentation des gaz à effet de serre dans cette évolution et sur les projections climatiques dans la région. Ils ont pour cela utilisé les scénarios d’émissions du Giec. Les projections de températures confirment les observations et montrent la poursuite de leur augmentation à l’horizon 2100, avec une dispersion autour de l’évolution moyenne (enveloppe des incertitudes) relativement restreinte. Ceci permet d’attribuer, (°C) 10 a) Anomalies température Sahel ouest (RCP 8.5) (mm) 300 200 6 100 0 0 - 200 CMIP5 Multi-Model 1890 1920 1950 1980 2010 2040 2070 2100 (°C) 10 c) Anomalies température Sahel est (RCP 8.5) - 300 1890 1920 1950 1980 2010 2040 2070 2100 (mm) 300 8 200 6 100 d) Anomalies pluie Sahel est (RCP 8.5) 0 4 - 100 2 0 b) Anomalies pluie Sahel ouest (RCP 8.5) - 100 2 Source : DEME et al., 2015. En termes de précipitations, en revanche, si on note effectivement une baisse sur la partie ouest du Sahel (principalement en juin-juillet) et une hausse sur la partie est (principalement en septembre-octobre), les incertitudes autour de ces évolutions sont beaucoup trop importantes pour que l’on puisse attribuer, d’une part, les évolutions actuelles comme l’empreinte du changement climatique, et, d’autre part, indiquer un sens d’évolution bien déterminé pour le futur. 8 4 Figure 16. Les projections climatiques de température et de précipitations au Sahel ouest et est, pour le scénario RCP 8.5. L’évolution projetée de la température est nettement positive pour l’ensemble des modèles, alors que les projections de précipitations sont très incertaines. avec une bonne probabilité, le réchauffement récent observé aux activités d’origine anthropique et de supposer que ce réchauffement va se poursuivre. - 200 CMIP5 Multi-Model 1890 1920 1950 1980 2010 2040 2070 2100 - 300 1890 1920 1950 1980 2010 2040 2070 2100 Les tiretés représentent l’évolution de la moyenne multi-modèles, les zones en orange couvrent les trajectoires de l’ensemble des modèles. Les anomalies sont calculées par rapport à la période 1960-1990. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 71 © Wikipedia Carte des trajectoires de cyclones pour la période 1980-2005 dans le Pacifique ouest. Il est important de bien étudier les événements climatiques extrêmes pour mieux comprendre leur lien avec le réchauffement global. Des événements extrêmes plus fréquents Certains événements El Niño, tels que ceux de 1982-1983 et de 1997-1998, s’avèrent particulièrement intenses. Ils se caractérisent par un déplacement des eaux chaudes et des régions pluvieuses du Pacifique ouest vers le Pacifique est. Ces événements modifient considérablement la position de la zone de convergence du Pacifique sud, qui est la région la plus pluvieuse de l’hémisphère sud, avec des conséquences dramatiques sur les écosystèmes, l’agriculture, la fréquence des feux de forêt ou l’activité cyclonique dans le Pacifique sud-ouest. La réponse de ce phénomène au réchauffement climatique a été un défi majeur pour la communauté scientifique au cours des quinze dernières années. Les dernières simulations climatiques ont permis d’apporter un éclairage nouveau sur les liens entre El Niño et les changements dans le Pacifique. Si l’analyse n’a pas permis de dégager de consensus sur l’évolution future de l’amplitude des événements El Niño, la majorité des modèles indique que l’intensification du réchauffement du Pacifique équatorial devrait induire au cours du XXIe siècle une augmentation importante de la fréquence des événements pluvieux dans le Pacifique est et des déplacements de la zone de convergence vers l’équateur. Ces deux phénomènes caractérisent les événements El Niño extrêmes. La fréquence des événements La Niña extrêmes devrait aussi augmenter, en réponse au réchauffement rapide des eaux dans la région indonésienne. Malgré le consensus des différents modèles de climat sur l’accroissement de ces événements climatiques extrêmes dans la ceinture tropicale, la confiance dans ces projections climatiques reste limitée, à cause des imperfections de la modélisation du climat tropical. 72 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? RCP 2.6 RCP 8.5 (°C) - 2 - 1,5 - 1 - 0,5 0 0,5 1 1,5 2 3 4 5 7 9 11 Figure 17. Évolution de la température moyenne en surface entre 1986-2005 et 2081-2100. Le seuil des 2 °C Si les impacts climatiques du réchauffement global lié aux émissions anthropiques ne sont pas toujours faciles à identifier, les projections du Giec à l’horizon 2050 et 2100 montrent que les plus grands changements sont à venir : selon les prévisions d’émissions de gaz à effet de serre les plus pessimistes, mais possibles puisqu’elles correspondraient à la prolongation des émissions actuelles, le réchauffement pourrait atteindre près de 4 °C en un siècle. Source : Giec, 2013. Depuis plusieurs années, l’objectif partagé par la communauté internationale est de stabiliser le réchauffement sous le seuil de 2 °C à la fin du XXIe siècle, seuil au-delà duquel les scientifiques n’excluent pas des impacts irréversibles sur le climat, voire un effet d’emballement. L’exercice du Giec doit donc permettre aux décideurs d’identifier les scénarios socio-économiques qui permettront de réduire les émissions afin de maintenir la hausse des températures en deçà de ce seuil. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 73 Chapitre 7 Les émissions de gaz à effet de serre © IRD/C. Schwarz L ’influence des activités humaines sur le climat est sans ambiguïté. Les concentrations mondiales actuelles de gaz à effet de serre (GES) dépassent largement les valeurs pré-industrielles, déterminées à partir des carottes de glace couvrant plusieurs milliers d’années. Entre la fin du XVIIIe siècle et aujourd’hui, la concentration du dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère a ainsi augmenté de 40 %. Si toutefois le dioxyde de carbone est le principal gaz émis (76 % des émissions), il n’est pas le seul. Le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N2O) et les gaz fluorés ont aussi un pouvoir réchauffant important, respectivement de 16 %, 6 % et 2 % des émissions. L’augmentation de ces gaz dans l’atmosphère provoque un effet de serre additionnel : les GES laissent passer le rayonnement solaire vers la Terre, mais piègent le rayonnement infrarouge émis par la surface et augmentent ainsi le réchauffement de l’atmosphère. Le Caire, Égypte. Cette mégapole subit une pollution atmosphérique parfois difficile à supporter. Ces émissions sont reliées de manière directe au développement industriel, qui a conduit à une utilisation croissante des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) par l’industrie, l’agriculture, les transports ou l’habitat et, dans une moindre mesure, au changement d’utilisation des sols (déforestation). Entre 1970 et 2004, les émissions d’origine anthropique de GES ont ainsi augmenté de 70 %. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 75 Des émissions localisées Si l’effet de serre est un phénomène planétaire, les émissions, elles, sont bien localisées. Émis de manière très hétérogène à la surface du globe, les gaz à effet de serre sont ensuite redistribués dans l’atmosphère terrestre à l’échelle d’une année environ. Ainsi, même les régions les moins émettrices ou les plus éloignées des sources de fortes émissions – comme par exemple l’Afrique – ont des concentrations en CO2 similaires à celles des régions émettrices et sont impactées par le réchauffement climatique. Figure 18. Les émissions de CO2 dues aux énergies fossiles (2013). Les niveaux d’émissions sont très variables sur l’ensemble de la planète. Historiquement, les émissions sont très largement le fait des pays occidentaux. Si leur contribution tend proportionnellement à se réduire, les quantités émises continuent de croître. Les pays riches sont aujourd’hui rattrapés par certains pays émergents, comme la Chine, l’Inde et le Brésil. La Chine a même dépassé les États-Unis pour occuper la première place en termes d’émissions de CO2, avec 9 973 millions de tonnes (Mt) émises en 2013 contre 5 233 Mt pour les États-Unis, soit presque le double. Les pays les plus pauvres arrivent loin derrière (fig. 18). L’écart des émissions par habitant entre les pays les moins émetteurs et les plus émetteurs est d’un facteur de 50, selon le 5e rapport du Giec. Source : BODEN et al., 2013 Mt CO2 10 000 5 000 2 500 1 250 500 200 50 76 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? La comptabilisation des émissions La comptabilisation des émissions mondiales de gaz à effet de serre repose sur des inventaires nationaux. Suivant les lignes directrices du Giec, la méthodologie utilisée aujourd’hui comptabilise les émissions directes liées aux activités (énergie, procédés industriels et utilisation des produits, agriculture, foresterie et autres affectations des terres, déchets) et aux ménages (voiture et chauffage) sur le territoire d’un pays. L’approche méthodologique la plus générale consiste à combiner les informations sur les activités humaines avec des coefficients qui quantifient les émissions ou les absorptions par type d’activité. Mais les choix méthodologiques, le calcul des coefficients ou encore l’estimation des incertitudes font encore l’objet de débats scientifiques au sein même des travaux du Giec. © Wikipedia/A. Habich Par ailleurs, les scientifiques ont regroupé les six gaz à effet de serre (CO2, CH4, N2O et trois gaz fluorés) dans une catégorie « équivalent dioxyde de carbone ». Le calcul de ces équivalences en termes de pouvoir de réchauffement est une autre source d’incertitude. D’autant que ces gaz à effet de serre affectent le climat de différentes façons, à des degrés divers et pendant des périodes distinctes. Site de production de Benxi. La Chine est à présent le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre, devant les États-Unis. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 77 Les émissions importées Les inventaires nationaux ne reflètent par ailleurs pas toujours les émissions associées à la consommation des habitants. En effet, la comptabilisation des émissions se fait sur la base du territoire national où elles sont générées et non du territoire où elles sont consommées. Ainsi, par exemple en France, les émissions par habitant sont de 8 t équivalent CO2, selon la comptabilité nationale. Mais, si les émissions liées à la consommation sont prises en compte, alors ce chiffre augmente de plus de 50 %. Cette différence correspond aux produits et denrées importées, dont les émissions de gaz à effet de serre sont comptabilisées dans leur lieu de production, à l’étranger donc. Ainsi, la Chine est le premier émetteur mondial de CO2, mais près d’un tiers de ses émissions concernent des produits d’exportation, qui sont donc consommés ailleurs. Au final, les pays émergents ou en développement produisent une part croissante des émissions liées à la consommation des pays industrialisés. Ces questions méthodologiques interrogent l’efficacité des politiques nationales de réduction des émissions, alors que certaines estimations évaluent aujourd’hui à un quart la part des émissions globales importées. Des sources d’émissions différentes selon les pays À cette disparité mondiale s’ajoute la diversité des activités émettrices. Depuis 1970, plus des trois quarts de la hausse des émissions de gaz à effet de serre est attribuée au CO2 émis par la combustion des énergies fossiles (industrie, chauffage, transport, etc.). Le reste est majoritairement lié au changement d’usage des sols, et en particulier à la déforestation. Le secteur agricole est par ailleurs la principale source de deux autres gaz à effet de serre : le méthane, émis par l’élevage des ruminants, les déjections animales et les rizières, et le protoxyde d’azote issu des engrais azotés. Les différentes sources d’émissions varient fortement en fonction des pays (fig. 19). Pour les 84 pays les plus pauvres – ce qui correspond aux groupes des « pays à faible revenu » et des « pays à revenu intermédiaire (tranche inférieure) » selon la nomenclature de la Banque mondiale –, l’agriculture et la déforestation sont les principales sources de gaz à effet de serres (90 % des émissions totales). Les pays en transition économique – « pays à revenu intermédiaire (tranche supérieure) », dont le Brésil et la Chine –, ont un profil d’émissions proche des pays les plus riches, avec toutefois un secteur industriel plus émissif, au détriment des secteurs du transport et des constructions. Ces profils d’émissions montrent clairement que la réponse politique ne peut être la même pour tous les pays, que ce soit en termes de responsabilités ou de priorités à réguler en fonction des secteurs. Ce constat peut parfois s’appliquer au niveau national, lorsque les régions sont très différentes les unes des autres. 78 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Émissions de GES (en équivalent Gt de CO2 par an) 20 Fret international Faible revenu Revenu moyen inférieur Revenu moyen supérieur Agriculture, foresterie et autres utilisations des terres Revenu élevé 18,3 Gt Industrie 18,3 Gt 18,7 Gt Construction Transport 15 Énergie 14,4 Gt 9,8 Gt 10 Figure 19. Des sources d’émissions de gaz à effet de serre inégalement réparties selon les pays. Les pays sont classés par groupe de niveau de revenus, selon la nomenclature de la Banque mondiale. Source : Giec, 2013 7,9 Gt 5,6 Gt 5,9 Gt 5 3,2 Gt 3,5 Gt 3,4 Gt 0,5 Gt 0,6 Gt 3,4 Gt 1,1 Gt 0 1970 1990 2010 La déforestation des forêts tropicales Selon le 5e rapport du Giec, la déforestation de plusieurs millions d’hectares de forêts tropicales en Amazonie et en Asie du Sud-Est constituerait, depuis les années 1980, la plus grosse part des émissions de CO2 liées au changement d’usage des sols. La part du secteur agricole et forestier dans les émissions globales tend à diminuer : un quart des émissions en 2010, contre un tiers 20 ans plus tôt. Notons cependant que cette évolution est liée à l’augmentation relativement plus rapide des autres sources d’émissions. 1970 1990 2010 1970 1990 2010 1970 1990 2010 © IRD/M. Grimaldi 1970 1990 2010 Front pionnier amazonien dans l’État du Para au Brésil. La disparition de la forêt tropicale est une source importante d’émissions de dioxyde de carbone. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 79 Les forêts tropicales jouent par ailleurs un rôle de puits naturels de carbone et sont donc susceptibles de réduire la concentration de CO2 dans l’atmosphère. De nombreuses recherches s’intéressent ainsi à mesurer la biomasse présente dans ces forêts, pour affiner la contribution de la déforestation aux émissions globales mais aussi pour évaluer la capacité de stockage de carbone des forêts et des sols (cf. p. 147). Encadré 13 Le profil singulier du continent africain . Résidentiel Autres combustions d’énergie fossile En Afrique de l’Ouest, la place dominante de l’agriculture parmi les sources d’émissions (près de 40 %) déclasse par ailleurs l’importance du dioxyde de carbone, au profit d’autres gaz à effet de serre fortement émis par le secteur. Ainsi, le méthane et l’azote représentent à eux seuls 75 % des émissions de GES en Afrique de l’Ouest, contre 25 % au niveau mondial. Le continent africain ne représente que 3,4 % des émissions mondiales, une proportion qui en fait un contributeur marginal au changement climatique global. Autre singularité, plus de la moitié des émissions du continent sont liées à l’agriculture et au changement d’utilisation des sols. La déforestation des forêts tropicales africaines compte néanmoins relativement peu dans l’empreinte de la déforestation mondiale, comparée à celle de l’Amérique du Sud et de l’Asie du Sud-Est. Agriculture Figure 20. Répartition des sources d’émissions (monde, Afrique, Afrique de l’Ouest) en pourcentage. Transport Industrie construction Industrie énergie Source : The Shift Project Autres secteurs 6% 11 % 3 % 7% 8% 13 % 34 % 2% 13 % 21 % 17 % 23 % 8% 3% 33 % 14 % 18 % Données 2010 80 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Monde 7% 10 % 39 % 10 % Afrique Afrique de l’Ouest © Wikipedia/F. Gonzalez Malgré une décennie de mesures antipollution rigoureuses, un halo brumeux enveloppe presque quotidiennement Mexico, l'une des villes les plus polluées de la planète. Les émissions urbaines La production de gaz à effet de serre est principalement localisée dans les grandes villes et leurs périphéries, qui concentrent à la fois les émissions industrielles, les émissions liées au transport et celles dues à la régulation thermique (chauffage, climatisation). Si les pays du Nord ont été les principaux contributeurs aux émissions d’origine urbaine, ils sont aujourd’hui rattrapés par l’urbanisation des pays du Sud. Parmi les dix villes les plus émettrices au monde, six se situent en Inde, trois au Pakistan et une en Iran. Mais les contributions aux émissions globales ne sont pas toujours visibles, parce que diluées dans les données moyennes nationales. Par exemple, alors que la Thaïlande n’émet en moyenne que 3,8 t de CO2/an/habitant, la seule ville de Bangkok en émet 10,7 t/an/habitant. Face à cette urbanisation croissante, les scientifiques doivent évaluer la contribution de la ville au changement climatique. Dans les pays du Nord, la mise en place de « plans climat » a permis la constitution d’observatoires et une modélisation des émissions sur des échelles moyennes. Mais, dans les pays du Sud, les réseaux d’observations sont encore peu denses, et il existe très peu de systèmes d’observations du climat urbain. Réduire les émissions mondiales Industrie, agriculture, urbanisme, transport, etc., tous les secteurs de l’économie sont donc concernés par l’effort de réduction des émissions. Pour avoir des chances de rester sous la barre des 2 °C de réchauffement d’ici 2100, il faudrait réduire, selon les scénarios du Giec, les émissions mondiales de 40 % à 70 % en 2050 par rapport aux niveaux de 2010 et atteindre des niveaux d’émissions proches de zéro à la fin du siècle. L’objectif d’une baisse des émissions mondiales est ainsi devenu le leitmotiv des politiques internationales du climat mises en place sous la houlette des Nations unies. Mais cette focalisation sur un volume global d’émissions trouve à présent ses limites, dans la mesure où elle n’a pas permis d’apporter de réponse politique à la crise climatique (cf. p. 177). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 81 Palétuvier rouge et héron strié. Le palétuvier est l'arbre roi des mangroves, écosystème d'une très grande richesse biologique et qui participe à la stabilité des zones côtières. Partie 2 Les impacts du changement climatique au Sud © naturexpose.com/O. Dangles et F. Nowicki L e 5e rapport du Giec confirme avec toujours plus de certitude la réalité planétaire du réchauffement climatique, causé par l’augmentation des gaz à effet de serre, et ses conséquences sur l’environnement et les sociétés. En particulier, il alerte à nouveau la communauté internationale à propos de la hausse généralisée de température, accompagnée d’une probable augmentation de la fréquence et de l’intensité des aléas météorologiques comme les sécheresses, les cyclones et les inondations. Si tous les systèmes naturels et humains sont concernés, il existe cependant encore de nombreuses incertitudes sur les conséquences du réchauffement à l’échelle régionale. Les réalités du changement climatique varient en effet en fonction de la situation géographique et du type d’écosystème. Si la hausse moyenne des températures mondiales est de + 0,78 °C depuis un siècle, elle est deux fois plus importante en milieu aride, notamment au Sahel. Les réponses régionales à l’augmentation de la teneur en CO2 sont encore plus contrastées si l’on considère les précipitations ou les événements extrêmes. Les travaux pluridisciplinaires conduits par l’IRD sur différents types de milieux tropicaux soulignent la complexité des processus à l’œuvre et la multiplicité des déterminants, chaque milieu étant soumis à des aléas climatiques différents (cyclones, sécheresses, inondations, élévation du niveau marin, réchauffement) et caractérisés par une vulnérabilité et un degré d’exposition au risque climatique qui lui sont propres, souvent exacerbés dans les pays du Sud du fait de la pauvreté endémique et des faibles moyens de lutte mobilisables. Le réchauffement des océans menace ainsi le compartiment marin à travers une redistribution des espèces marines, le blanchissement irréversible des coraux et la diminution des ressources halieutiques, avec des conséquences sur la sécurité alimentaire. Plus récemment, les chercheurs ont découvert le phénomène d’acidification des océans et commencent juste à en évaluer l’incidence sur les écosystèmes marins. Les systèmes côtiers subissent également les effets du réchauffement et de l’acidification océaniques, auxquels s’ajoutent l’élévation attendue du niveau de la mer et l’érosion des côtes. Les régions semi-arides, caractérisées par une saison des pluies de quelques mois, sont particulièrement sensibles à la hausse des températures et à la modification des régimes de précipitations, avec des conséquences rapides sur les ressources en eau et alimentaires. Dans les milieux d’altitude, le réchauffement a des conséquences déjà bien visibles : retrait des glaciers qui s’accompagne de changements dans les régimes hydrologiques des bassins versants, problèmes d’approvisionnement en eau, mais aussi perte de biodiversité de ces milieux, qui voient la migration ou la disparition de certaines espèces. Les forêts tropicales humides sont menacées par un risque accru de feux de forêt, et les grands fleuves connaissent des crues exceptionnelles, avec des conséquences souvent dramatiques sur les transports, la pêche, l’agriculture et les habitats. Si l’érosion de la biodiversité y semble moins évidente que dans d’autres milieux, elle y est également à l’œuvre. Le milieu urbain est fortement affecté et connaît des effets sanitaires néfastes (pollution atmosphérique, vagues de chaleur), avec parfois de lourdes pertes humaines liées à l’augmentation des événements extrêmes. Dans les grandes villes côtières, l’élévation du niveau de la mer (submersion marine et glissements de terrain) posera à terme de nombreux problèmes d’aménagement et de sécurité. À partir d’observations issues du terrain et de l’imagerie satellitaire, de la modélisation climatique, écologique, hydrologique et agronomique, cette deuxième partie illustre ainsi les processus à l’œuvre, les tendances récentes, mais aussi les projections futures si les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent. Car si la signature du changement climatique est d’ores et déjà bien marquée dans les observations des océans et des continents au cours des cinquante dernières années, le risque de perturbation majeure de ces systèmes sera d’autant plus important que le réchauffement à venir sera rapide et intense. Une difficulté dans l’interprétation de la transformation des milieux tient au fait que le changement climatique n’est qu’un facteur de risque parmi d’autres, en particulier les activités humaines et la pression démographique qui pèsent sur les milieux et les ressources souvent bien davantage que le changement climatique lui-même. C’est notamment le cas pour les écosystèmes de mangrove et les récifs coralliens et pour les ressources en poissons d’eau douce. Lorsque le réchauffement climatique se combine à ces autres changements, il devient alors très difficile de discerner son influence propre. Le risque de submersion, par exemple, dépend tant de l’élévation du niveau marin que de l’urbanisation des côtes. Cette partie illustrera également les difficultés à observer et prévoir le changement climatique, qui affecte de manière très inégale les systèmes naturels et humains. Certaines régions froides océaniques pourront bénéficier du réchauffement de l’océan global avec l’arrivée de nouvelles espèces marines, au détriment de zones plus chaudes au Sud. Alors que des zones côtières peuvent se remettre naturellement d’une érosion massive, que la végétation peut reprendre au Sahel après des décennies de sécheresse, les villes côtières subiront de plein fouet les effets du changement climatique, car les vulnérabilités y sont exacerbées. Enfin, certains milieux, tels les océans et les forêts qui officient comme des puits de carbone, ont également la capacité d’amplifier ou de réguler la concentration de dioxyde de carbone et ainsi de modifier la trajectoire du réchauffement climatique. Les spécificités propres à chaque milieu et la complexité des phénomènes à l’œuvre justifient l’approche régionale et pluridisciplinaire adoptée dans cette deuxième partie. Celle-ci reflète par ailleurs la stratégie de l’IRD de privilégier les recherches intégrées sur le climat, s’appuyant sur des programmes interdisciplinaires conduits dans différentes régions de la bande intertropicale. Chapitre 8 Océans : les écosystèmes marins face au réchauffement © IRD/G. Di Raimondo A u cœur de la machine climatique terrestre, les océans subissent de plein fouet le changement climatique. Les effets observés aujourd’hui sur le milieu océanique sont nombreux : changements de la température de l’eau et des teneurs en oxygène, acidification, élévation du niveau de la mer, etc. Ces modifications physiques et biogéochimiques, et dans une moindre mesure la sévérité des événements extrêmes, influent sur les conditions de vie dans les océans. La répartition géographique des espèces ainsi que la dynamique des écosystèmes vont subir de profondes perturbations dans les décennies à venir et affecter les pêcheries au niveau mondial. Le déplacement des espèces vers les pôles conduira en particulier à une baisse des ressources halieutiques dans les régions tropicales compromettant la sécurité alimentaire dans nombre de pays du Sud. Gorgones et bancs de poissons en Papouasie occidentale, Indonésie. La vie océanique sous contrainte environnementale Les océans se réchauffent et s’acidifient Les océans ont absorbé entre 1971 et 2010 90 % de l’augmentation de l’énergie stockée dans le système climatique terrestre. Ce gigantesque réservoir d’énergie voit donc sa température augmenter sous l’influence du réchauffement global. Selon le 5e rapport Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 87 du Giec, le réchauffement de l’océan superficiel est en moyenne de 0,11 °C par décennie entre 1971 et 2010. Les océans ont également un pouvoir régulateur vis-à-vis du carbone, en absorbant une partie du dioxyde de carbone émis par les activités anthropiques. Les chercheurs ont longtemps pensé que cette absorption du CO2 était sans conséquence importante pour les océans et pour les organismes qui y vivent. Mais ils se sont rendu compte, il y a une quinzaine d’années, que la dissolution du CO2 dans l’eau de mer entraîne son acidification. Le rôle de l’environnement sur la vie océanique © IRD/A. Bertrand Remontée du chalut servant à l'échantillonnage des poissons lors d'une campagne océanographique de l'Institut de la mer du Pérou. Ces modifications physiques et biogéochimiques influent sur les conditions de vie dans les océans. En effet, l’environnement a un rôle dominant sur les dynamiques de populations de poissons. Cette influence est connue depuis les travaux de Johan Hjort au début du XXe siècle. Les études des carottes de sédiments océaniques permettent, grâce aux dépôts d’écailles, d’estimer l’abondance en poissons depuis plus de 20 000 ans. Elles ont montré que les stocks de sardines ou d’anchois présentaient de très grandes variations d’amplitude en fonction des conditions climatiques. 88 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? L’environnement influe en particulier sur les conditions de reproduction des différentes espèces. Les poissons pondent des œufs en grand nombre, leur petite taille (environ 1 mm) assurant leur flottaison. Mais 99 % des œufs meurent dans les premiers jours et la vie du 1 % restant est fortement conditionnée par des facteurs environnementaux. Des études récentes menées par l’IRD montrent que le nombre de parents n’expliquerait que 10 % de l’abondance d’une population. Les 90 % restants seraient liés au climat et aux relations écosystémiques. Les changements observés dans les océans influent donc largement sur le cycle de vie des espèces. Mais ils ont également des effets sur le métabolisme des individus (croissance, respiration, etc.), sur les interactions entre espèces (proie-prédateur, hôte-parasite, etc.) et sur les habitats. Des effets en cascade sur la biodiversité marine Le réchauffement de l’eau modifie la distribution des espèces Poissons et invertébrés marins réagissent directement au réchauffement des océans en se déplaçant, généralement vers les plus hautes latitudes et les eaux plus profondes. Ces migrations leur permettent de rester dans des habitats dont la température est conforme à leurs besoins. Pour de nombreuses espèces étudiées, on constate que la vitesse de déplacement en direction des pôles atteint plus de 50 km par décennie. Des espèces de phytoplancton se sont déplacées de près d’un millier de kilomètres en quelques dizaines d’années, en réaction au réchauffement des eaux. Ces vitesses de migration enregistrées en milieu marin paraissent plus rapides qu’en milieu terrestre. © IRD/B. Preuss Mais le réchauffement de l’eau modifie également les cycles biologiques et l’abondance des organismes marins, du plancton aux grands prédateurs. Le calendrier de nombreuses étapes du développement biologique, telles que la reproduction et la migration des invertébrés et des poissons, mais aussi celles des oiseaux de mer, est devenu Myriades d'alevins en éclosion dans les eaux de Nouvelle-Calédonie. Le réchauffement des océans modifie les dates d’éclosion des œufs et, plus largement, le cycle biologique des organismes marins. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 89 Encadré 14 L’écosystème du courant de Humboldt transformé par l’intensification de l’upwelling Au large du Pérou et du Chili, le courant de Humboldt est un écosystème océanique d’une formidable productivité qui subit les perturbations climatiques du Pacifique. Un large travail interdisciplinaire des chercheurs de l’IRD (unités Marbec, Locean, Legos) et de leurs partenaires permet d’évaluer le rôle du réchauffement climatique dans les évolutions de cet écosystème. L’écosystème du courant de Humboldt est le champion du monde de la production halieutique. Il couvre moins de 0,1 % de la surface mondiale des océans, mais fournit plus de 10 % des captures de poissons de la planète. Cette productivité est engendrée par un phénomène de remontée d’eaux profondes, froides et riches en éléments nutritifs, l’upwelling. Ces eaux riches favorisent le développement d’énormes populations de plancton végétal et animal, qui alimentent une chaîne trophique comportant de nombreuses espèces de poissons, d’oiseaux et de mammifères marins. © IRD/G. Roudaut Mais cet écosystème très riche est soumis à des contraintes environnementales très fortes : l’activité biologique et la faible ventilation des eaux conduisent à la formation d’une couche d’eau désoxygénée qui s’étend depuis quelques mètres sous la surface jusqu’à 800 m de profondeur. L’écosystème renferme la zone de minimum d’oxygène (ZMO) la plus étendue, la plus intense et la plus superficielle au monde. Colonie de cormorans sur l'île de Pescadores au large des côtes du Pérou. Poissons, mammifères marins, oiseaux, l'ensemble de la chaîne trophique du littoral péruvien est touché par le changement climatique. 90 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Cette zone contraint de nombreuses espèces de poissons à se concentrer près de la surface, là où l’oxygène est plus abondant. Extension de la zone de minimum d’oxygène L’impact du changement climatique sur le courant de Humboldt est d’ores et déjà perceptible. Alors que l’océan mondial se réchauffe, de façon paradoxale, la zone océanique qui borde les côtes péruviennes et chiliennes se refroidit depuis plus d’un siècle, à cause d’une intensification de l’upwelling. Riches en nutriments, ces remontées d’eaux froides et profondes augmentent également la productivité du système. Cette tendance favorise l’extension de la zone de minimum d’oxygène. En effet, l’augmentation de la quantité de matière organique qui va ensuite être dégradée par les bactéries accroît la consommation d’oxygène. Incapables de supporter les contraintes d’un habitat réduit, certaines espèces marines, comme la sardine, risquent à terme de disparaître de la zone. Toujours sur les côtes péruviennes, des travaux récents montrent que le réchauffement de l’eau augmente également la stratification des eaux océaniques. Autrement dit, la barrière physique entre l’eau de surface et la zone désoxygénée se renforce (cette barrière est liée à une différence de densité entre les eaux chaudes et peu denses en surface et les eaux froides et denses en profondeur). Une des conséquences est que les tourbillons de la couche de surface de l’océan, qui forment de véritables oasis de vie en déformant cette barrière, pourraient voir leurs caractéristiques modifiées. Ces changements pourraient affecter directement les populations de poissons. Qui du fou, du cormoran ou du pélican sortira gagnant ? Fin de l’âge d’or Cette fabuleuse productivité liée à l’upwelling est possible, car cet écosystème se trouve actuellement dans des conditions optimales. Comme l’ont montré des travaux de l’IRD, par vent trop faible, l’upwelling n’est pas efficace, donc le système est peu productif, alors qu’un vent trop fort crée de la turbulence, dispersant ainsi la nourriture et les larves. Le vent le long des côtes du Pérou et du Chili est actuellement modéré (environ 5 m par seconde). Vers quel état va évoluer le système dans le futur, la question reste ouverte. Cependant, il est peu probable que l’actuel âge d’or de la prolifération des poissons (plus forte productivité des 20 000 dernières années) se poursuive à l’avenir. Figure 21. Échogramme acoustique montrant la zone de minimum d'oxygène au Pérou. La limite (oxycline) entre les eaux superficielles oxygénées et la zone de minimum d'oxygène est à quelques mètres de profondeur. Les organismes sont donc concentrés dans une fine couche en surface et un banc d'anchois (zone rouge) se distribue dans une onde interne où l'oxycline est plus profonde. Source : IRD/Marbec. 10 Oxycline Couche de plancton 20 Banc d’anchois 30 Zone de minimum d’oxygène 40 Fond de la mer Profondeur (m) De nombreux oiseaux marins tirent profit de la grande richesse du système en « poissons fourrage ». Alors qu’on s’attendrait à rencontrer une espèce par niche, trois espèces (les fous, les cormorans et les pélicans) coexistent ici en très grand nombre, alors même qu’elles semblent occuper exactement la même niche écologique : elles se nourrissent en effet du même poisson et se reproduisent sur les mêmes sites. Des travaux récents montrent cependant que les trois espèces exploitent la ressource commune de manière sensiblement différente : le cormoran tire avantage de ses excellentes capacités de plongée pour exploiter les bancs d’anchois, même lorsqu’ils sont relativement profonds ; le fou, par sa stratégie de chasse en réseau et ses capacités de vol, peut tirer profit de l’anchois, même très dispersé sur de grandes étendues ; le pélican, enfin, piètre voilier et plongeur, a fait le choix d’une vie de noctambule, partant chasser sa proie de nuit, lorsque celle-ci se disperse en couches lâches mais très proches de la surface. La variabilité climatique intrinsèque du système, conditionnant des changements brusques et fréquents dans la distribution des proies, donne alternativement l’avantage à l’une ou l’autre de ces trois espèces. Il s’agit probablement d’un facteur clé expliquant le maintien et la coexistence de ces trois grandes populations aviaires. Le changement climatique, en modifiant la structuration des masses d’eau et l’habitat des poissons fourrage, questionne la trajectoire future de ce fragile équilibre écologique. Fous et cormorans, chasseurs diurnes adaptés à exploiter les poissons agrégés dans les oasis de vie, céderont-ils du terrain au pélican, ce « picoreur » nocturne ? Les cormorans, qui produisent par ailleurs un guano de meilleure qualité, auront-ils encore des occasions d’exprimer leur avantage de plongeurs dans un écosystème plus stratifié ? 50 60 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 91 plus précoce. Ainsi, au cours des cinquante dernières années, les pics de production de plancton ont lieu plus tôt pour de nombreuses espèces, avec une progression moyenne d’environ 4 à 5 jours par décennie. Si les autres espèces dépendantes de cette production printanière ne décalent pas leur cycle de ponte à la même vitesse que le plancton, leurs larves risquent alors de naître trop tard, quand la nourriture sera moins abondante. L’effet amplificateur des interactions entre espèces Les effets en cascade, dus aux interactions entre espèces, sont également à prendre en compte dans les impacts liés au changement climatique. Dans le cas des interactions trophiques (proie-prédateur), les écologues savent depuis longtemps que la modification de l’abondance et de la répartition des consommateurs clés des chaînes alimentaires peut avoir d’importantes répercussions sur l’ensemble des espèces qui composent ces chaînes. Parfois, les transformations du milieu et les interactions peuvent favoriser localement une plus grande densité de poissons. Il existe par exemple une relation bien établie entre la durée de la phase planctonique des larves et la température de l’eau : plus l’eau est chaude, plus cette phase planctonique est courte, parce que les larves se développent plus rapidement. En réduisant la durée de vie planctonique, particulièrement exposée à de multiples prédateurs, les taux de mortalité à cette étape sont réduits. En conséquence, le développement local des poissons concernés est favorisé, à condition qu’une nourriture suffisante et de taille adaptée soit disponible. La compréhension des réponses au changement climatique, depuis les organismes jusqu’aux écosystèmes, constitue donc un défi majeur pour la recherche. Un autre niveau de complexité entre aussi en ligne de compte : l’adaptation. Les espèces peuvent en effet s’adapter aux modifications de leur milieu, voire à de nouvelles niches environnementales. Des observatoires de longue durée sont donc nécessaires pour suivre l’évolution des espèces. Menaces sur les écosystèmes coralliens Le blanchissement des coraux Un impact connu du réchauffement de l’eau sur les coraux est le phénomène de blanchissement corallien. Lorsque la température de l’océan s’élève de quelques degrés, les coraux expulsent des algues microscopiques, les zooxanthelles, avec lesquelles ils vivent en symbiose. Ces organismes leur fournissent pourtant les éléments nutritifs 92 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/J. Orempüller essentiels à leur développement. Sans elles, les coraux s’épuisent et perdent leurs couleurs, laissant alors apparaître leurs squelettes blancs. Le blanchissement peut ainsi conduire à la mort du corail et avoir un impact sur l’écosystème très riche des récifs. Certains récifs du Pacifique touchés par de forts épisodes de blanchissement du corail il y a bientôt deux décennies ne sont jamais revenus à leur état initial. Des recherches sur des sites coralliens de l’océan Indien ayant subi un blanchissement massif, suite au phénomène climatique El Niño de 1997-1998, montrent également comment la diversité, la taille et la structuration des communautés de poissons suivent le déclin du récif corallien. Colonie corallienne en phase finale après blanchissement, dans les fonds marins de Tahiti. Ce phénomène est dû à une augmentation anormale de la température de l'eau entraînant l'expulsion d'algues microsymbiotiques. Mais, selon les chercheurs, ces épisodes de mortalité restent toutefois difficilement prédictibles. Si le stress thermique est un facteur de blanchissement, une cascade de processus complexes n’est pas encore élucidée. Des études récentes sur l’état de la barrière de corail en Nouvelle-Calédonie montrent par ailleurs que le phénomène de blanchissement y est peu présent. Les anomalies de température de la mer n’auraient probablement pas atteint les seuils critiques. L’impact de l’acidification sur les organismes calcaires En diminuant la disponibilité en carbonate de calcium dans l’eau, l’acidification des océans affecte les organismes marins à coquille ou squelette calcaire, en particulier les coraux. Mais les recherches sur les effets de l’acidification commencent à peine. S’il est établi que les réponses des coraux et des algues calcaires à l’acidification diffèrent selon Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 93 Encadré 15 Cartographier les risques pour quantifier la vulnérabilité future des atolls © IRD/S. Andrefouët L’étude des extinctions massives de la biodiversité dans les atolls du Pacifique sud entre 1993 et 2012 a permis d’évaluer la vulnérabilité de ces écosystèmes face au changement climatique. Plusieurs atolls fermés de l’océan Pacifique ont connu durant les dernières décennies des mortalités massives d’espèces benthiques et pélagiques, en lien notamment avec des conditions climatiques inhabituelles mais localisées. Sur la base de huit événements de ce type, entre 1993 et 2012, dans onze lagons semi-fermés d’atolls isolés en Polynésie française, les chercheurs des unités Entropie et Locean et leurs partenaires ont identifié les seuils environnementaux (température, vent, houle) au-delà desquels l’écosystème est en péril. Cette recherche a ainsi permis de quantifier la vulnérabilité des atolls étudiés, en fonction de seuils limites ayant déclenché des épisodes de mortalité par le passé. Grâce à ces résultats, une cartographie des risques permet d’identifier les zones les plus vulnérables face à des variations futures des températures, de la houle et du vent. Les seuils environnementaux risquant d’être atteints plus fréquemment à l’avenir avec le changement climatique, les modèles d’évolution du climat peuvent également donner une idée de la vulnérabilité future des systèmes. Platier d'îlot à Madang (Papouasie-Nouvelle-Guinée). Entre changement climatique, pression environnementale et globalisation, les petits États insulaires d'Océanie cherchent un modèle de développement durable adapté à leur contexte spécifique. l’espèce considérée, de nombreux travaux sont nécessaires afin de mieux comprendre les différences de vulnérabilité et les capacités spécifiques d’adaptation. Des recherches en laboratoire montrent que, contrairement aux attentes, plusieurs espèces ne seront pas affectées par l’acidification des océans, alors qu’elles ne pourront pas survivre à un réchauffement de l’eau. Mais les projections globales sur le devenir des récifs coralliens face au changement climatique restent difficiles en l’état des connaissances actuelles. L’acidification des océans pourrait également réduire la probabilité de survie de certains poissons, notamment d’espèces commerciales comme le cabillaud. Cette pression supplémentaire sur la ressource halieutique vient fragiliser un peu plus des stocks souvent largement exploités. 94 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Modéliser les effets du changement climatique sur les écosystèmes Les premiers modèles globaux de l’impact du changement climatique sur la vie des océans ont estimé l’évolution de la répartition des espèces de poissons en fonction de la température de l’eau. Ces projections montrent le déplacement des espèces vers des latitudes plus hautes. La zone intertropicale enregistrerait en particulier une diminution du volume de poissons de 15 à 40 % d’ici 50 ans, selon les scénarios climatiques utilisés. Des modèles plus complexes, prenant en compte d’autres critères que la température, comme les changements biogéochimiques de l’océan, permettent progressivement d’améliorer les prédictions. Mais ces estimations à l’échelle du globe sont difficiles à décliner localement. En effet, les modifications de température ou d’acidification sont inégalement réparties dans les océans. Encadré 16 Un laboratoire virtuel pour évaluer l’impact du changement climatique sur les écosystèmes marins © Nasa Développé par l’unité Marbec, le modèle Osmose (Object-oriented Simulator of Marine ecOSystem Exploitation) représente en détail le cycle de vie de nombreuses espèces et leurs interactions. Croissance, prédation, reproduction, migration, sources de mortalité et autres processus dynamiques sont paramétrés en fonction des contraintes physiologiques et environnementales. Le courant froid de Benguela remonte du sud vers le nord le long de la côté namibienne. Ce modèle peut être considéré comme un laboratoire virtuel permettant d’évaluer, par exemple, les impacts liés à la pêche des prédateurs ou au réchauffement des océans. Le modèle Osmose E2E (end-to-end) a en particulier été développé pour intégrer les principales composantes des écosystèmes marins, depuis les aspects physiques, biogéochimiques et biologiques, jusqu’aux scénarios économiques des pêches. Appliqué à différents milieux, par exemple aux écosystèmes d’upwelling (Benguela, Humboldt), aux écosystèmes tempérés (détroit de Géorgie, golfe du Lion) ou tropicaux (golfe du Mexique, delta du Sine Saloum), ce modèle permet d’étudier les effets synergiques ou antagonistes de la pêche et de l’environnement. Dans l’écosystème d’upwelling du Benguela sud par exemple, les résultats de simulations montrent que l’action combinée des facteurs pêche et intensité du vent conduit systématiquement à une biomasse de petits poissons pélagiques moins importante que ne le prévoit la simple addition de leurs effets séparés. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 95 Une modélisation fine des écosystèmes marins est en particulier nécessaire pour évaluer les effets des interactions entre les différentes composantes du milieu. L’IRD s’est engagé depuis une quinzaine d’années dans la modélisation des écosystèmes pour développer des modèles génériques utilisables par une communauté large de chercheurs du Sud et du Nord. Ces modèles permettent également d’explorer les dynamiques futures des écosystèmes marins. Il s’agit-là d’un exercice difficile en termes de validation et de calibration des modèles, mais qui est aujourd’hui indispensable pour comprendre l’évolution du milieu marin dans un contexte de changement global (encadré 16). L’impact sur la pêche et la sécurité alimentaire mondiale Pêche à la senne de Sardinella aurita au large de Joal au Sénégal. La remontée vers le nord des sardinelles sous l’effet du réchauffement des eaux modifie la carte des pêches. La pêche est notre dernière activité de prélèvement, à l’échelle industrielle, d’une ressource sauvage sensible aux fluctuations environnementales. Et la pression sur cette ressource s’accroît, alors que la consommation humaine augmente, résultat de la croissance démographique et des changements de comportement alimentaire. Le poisson est aujourd’hui la principale source de protéines animales pour un milliard de personnes à travers le monde. Or, les profondes perturbations des écosystèmes marins attendues dans les décennies à venir vont affecter encore danvantage les pêcheries au niveau mondial, compromettant la sécurité alimentaire dans nombre de pays du Sud. © IRD/V. Turmine Des projections du potentiel mondial de capture ont été faites, à l’horizon 2055, pour plus d’un millier d’espèces de poissons marins et d’invertébrés exploités. Elles montrent que le réchauffement de l’eau peut conduire à une redistribution à grande échelle du potentiel global de capture, avec une augmentation moyenne de 30 à 70 % dans les régions de haute latitude et une baisse pouvant aller jusqu’à 40 % dans les régions tropicales. 96 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? D’autres simulations plus récentes intègrent les effets biochimiques et écologiques dans l’évaluation des impacts. L’acidification des océans et la réduction de la teneur en oxygène pourraient abaisser les potentiels de capture de 20 à 30 % par rapport à des simulations faites sans tenir compte de ces facteurs. Les changements qui affectent la communauté phytoplanctonique pourraient de plus réduire le potentiel de capture projetée de 10 % environ. Encadré 17 Les sardinelles remontent la côte nord-ouest africaine La modélisation de la distribution des sardinelles en fonction des caractéristiques environnementales des milieux confirme une nette tendance de cette espèce des côtes ouest-africaines à migrer vers le nord. Sa remontée sur les côtes du Maroc en fait aujourd’hui une nouvelle ressource pour la pêche marocaine. Figure 22. Évolution de l’aire de distribution de Sardinella spp. au Maroc. Source : Institut national de recherche halieutique Sardinella spp. 1997-2003 Maroc Algérie Mali 1970-1995 Mauritanie Pour modéliser la distribution des espèces de poissons marins, l’unité Lemar développe un outil de prévision associant les techniques des systèmes d’information géographique (SIG) et l’utilisation des données satellites. Cette méthode repose sur l’estimation des relations existant entre la présence effective des espèces à un endroit donné et les caractéristiques environnementales correspondantes. À partir de bases de données mondiales, les chercheurs ont collecté les enregistrements de présence d’un maximum d’espèces dans une zone allant de l’Afrique de l’Ouest au nord-est de l’Atlantique. Ils ont par ailleurs rassemblé 30 ans de données mensuelles de température de surface de la mer, ainsi que d’autres paramètres océaniques et bathymétriques. En croisant ces informations, ils ont caractérisé des enveloppes environnementales propres à chaque espèce. En projetant ensuite chaque enveloppe sur des séries de données environnementales (1981 à 2013), il leur est possible de modéliser la distribution potentielle des poissons étudiés et de suivre l’évolution de la limite nord et/ou sud de leur zone de distribution. Les résultats montrent l’évolution de la zone de répartition de chaque espèce au fil du temps, avec une nette tendance à migrer vers le nord. Par exemple, le suivi des sardinelles, petits pélagiques qui préfèrent les eaux relativement froides, montre l’apparition d’un nouveau stock dans les eaux marocaines au nord du Cap Blanc, limite habituelle du front thermique. Cette migration vers le nord a été confirmée par l’analyse microchimique des otolithes de cette espèce dans la zone Sénégal-Mauritanie-Maroc. Les sardinelles, une nouvelle ressource pour le Maroc Alors que le déplacement d’espèces est souvent considéré comme une contrainte, en particulier en termes de sécurité alimentaire, il peut être également source d’opportunités économiques, comme l’ont montré des chercheurs de l’unité Prodig et leurs partenaires de l’Institut national de recherche halieutique du Maroc. L’extension du stock de sardinelles sénégalo-mauritanien aux eaux marocaines se traduit en effet par des captures dans les régions de Dakhla et Laâyoune au Maroc de l’ordre de 50 000 tonnes par an. Certains opérateurs de la filière marocaine des petits pélagiques ont su tirer profit de cette nouvelle réalité. Ils ont conclu des accords avec une partie des armateurs de la flotte sardinière pour s’assurer d’un approvisionnement en matières premières. Ils se sont également attachés à modifier les modes de conditionnement et de transformation de la sardine pour les adapter aux spécificités physiques et organoleptiques de la sardinelle. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 97 © IRD-Ifremer/Fadio/M.Taquet Banc de thons à nageoires jaunes dans l'océan Indien. La zone intertropicale enregistrerait une diminution du volume de poissons de 15 à 40 % d’ici 50 ans. Le déplacement des espèces redessine la carte des pêches La baisse des stocks de poissons est en passe de transformer la carte des pêches, avec des effets directs sur la sécurité alimentaire et sur l’économie mondiale. Les produits de la pêche sont en effet l’une des ressources renouvelables les plus échangées sur la planète, et plus des deux tiers des poissons sont capturés dans les zones de pêche situées dans les pays du Sud. La diminution des captures dans cette zone induira une réorganisation de tout le système mondial de marché du poisson, en affectant grandement les pays de la zone intertropicale. L’IRD, avec la communauté du Pacifique (CPS) et leurs partenaires français, australiens et américains, a étudié la réponse de la biomasse de poissons au changement climatique dans le Pacifique, en fonction des différents scénarios du Giec. D’après les modélisations effectuées, l’élévation de la température des eaux de surface, plus importante à l’ouest du bassin océanique, entraînerait la migration des thons vers la Polynésie, à l’est. La pêche des bonites, poissons de la famille des thonidés qui constituent 90 % des prises, sera très affectée. En effet, les zones de prises s’éloigneraient ainsi des côtes mélanésiennes, des îles Salomon ou encore de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’exode de ces thons en dehors des eaux territoriales de ces pays représentera une perte économique significative, en particulier parce que les droits de pêche versés par les grandes pêcheries internationales représentent une importante rentrée financière pour les petits États insulaires. Dans un tel contexte de transformation, la gestion des pêches doit plus que jamais prendre en compte la vulnérabilité des espèces capturées. Une approche écosystémique des ressources halieutiques, autrement dit capable d’intégrer les facteurs environnementaux dans l’évaluation des stocks de poissons, devient alors un enjeu majeur pour éviter l’extinction rapide des espèces. 98 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 18 EuroMarine : des gènes aux écosystèmes dans des océans changeants Le réseau européen de sciences marines EuroMarine a vu le jour en 2014. Réunissant 66 organisations membres réparties dans 22 pays, ce consortium a été conçu pour donner voix à l’ensemble de la communauté scientifique marine européenne. L’initiative fait suite à l’expérience de trois anciens réseaux d’excellence européens (Eur-Oceans, Marine Genomics Europe et MarBEF), et sa direction scientifique est partagée entre l’IRD et le CNRS. Un des objectifs d’EuroMarine est de promouvoir une science de pointe sur le changement climatique, à travers notamment la compréhension et la modélisation des écosystèmes marins dans des océans changeants. Ce consortium soutient l’identification et le développement de sujets scientifiques émergents, en finançant notamment des appels à propositions concurrentiels. Des risques de pollution accrus Un effet peu connu du changement climatique est le risque d’une contamination accrue des poissons par des polluants naturels dans les zones d’upwelling. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires ont montré en effet le relargage naturel de contaminants, et notamment de métaux lourds, des profondeurs des océans en surface, à cause de l’intensification de l’upwelling sur la côte atlantique marocaine. Les éléments traces métalliques, comme le cadmium, s’accumulent alors dans la chaîne alimentaire aquatique, dans le zooplancton, chez les mollusques et les poissons, puis passent chez les consommateurs terminaux comme les mammifères marins, les oiseaux et l’homme. Les conséquences pour la santé humaine sont d’autant plus préoccupantes qu’une grande partie des captures provient des zones d’upwelling. Finalement, le déplacement des poissons est une des manifestations les plus visibles du changement climatique sur le règne vivant. Comprendre et anticiper la redistribution des espèces marines à l’échelle du globe sous l’effet du réchauffement de l’eau permet de fournir des informations importantes pour la planification de la pêche et de la conservation marine. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 99 Chapitre 9 Zones côtières et insulaires : des espaces sous pressions © IRD/P. Fréon Île de Maragarita, Venezuela. L es zones côtières sont en première ligne face aux changements physicochimiques des océans. La montée du niveau de la mer fait reculer les littoraux. Le réchauffement et l’acidification de l’eau perturbent également les écosystèmes sous influence marine. Pour les chercheurs, il y a cependant une vraie difficulté à isoler les effets climatiques de ceux, plus nombreux, liés directement aux activités humaines. Les espaces côtiers paient en effet le prix fort de leur attractivité, avec une intensification de l’urbanisation et de l’exploitation des ressources. Une chose est sûre cependant, ces milieux sont souvent fragilisés et, à l’avenir, avec la croissance démographique et l’évolution des modes de vie, ces pressions anthropiques directes vont continuer à se cumuler aux effets croissants du changement climatique. Érosion et submersion des littoraux Des modèles de submersion marine sont aujourd’hui disponibles pour simuler et anticiper l’avancée de la mer sur la terre, en fonction de l’élévation du niveau des océans. Ces modèles estiment par exemple que 12 % des îles du globe seraient menacées de disparaître. Mais, si les projections basées sur l’élévation du niveau de la mer sont adéquates pour des études à l’échelle globale, elles ne suffisent pas forcément à prédire la carte des futures surfaces immergées à l’échelle d’un bassin océanique. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 101 © IRD/P. Chabanet Petite île des Maldives. Ces îles situées au niveau de la mer sont particulièrement vulnérables aux changements climatiques et à la montée du niveau marin. Les digues artificielles tentent de limiter les assauts des vagues lors des fortes houles. La montée des océans est d’abord très inégalement répartie. Pour la zone Pacifique, entre la Nouvelle-Calédonie et les îles de Micronésie, les différences d’élévation du niveau de la mer au cours des cinquante dernières années sont dans un rapport de un à dix. Plus localement, l’élévation du niveau de la mer est aussi dépendante des perturbations climatiques et de la tectonique. Par exemple, selon l’intensité du phénomène El Niño, on peut observer des différences très significatives des niveaux de la mer. Encadré 19 Les premiers « réfugiés climatiques », victimes aussi de la tectonique des plaques L’unité Géoazur et ses partenaires ont expliqué en 2011 pourquoi la submersion marine observée sur les îles Torrès au Vanuatu est deux fois plus rapide que prévue : la montée du niveau de la mer s’est cumulée à l’enfoncement de l’archipel dû à l’activité tectonique. © IRD/V. Ballu Le village de Lataw, sur les îles Torrès au Vanuatu, prend l’eau. En 2004, cette petite localité au milieu du Pacifique sud a dû reculer de plusieurs centaines de mètres, ses 70 habitants devenant ainsi les premiers « réfugiés climatiques » de l’histoire d’après les Nations unies. Victimes du réchauffement global ? Pas seulement. Villageois de Lataw sur les îles Torrès au Vanuatu. 102 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? L’unité Géoazur et ses partenaires ont montré en 2011 que l’archipel s’enfonce dans l’océan avec une vitesse de l’ordre de 1 cm/an. Le Vanuatu se situe en effet à la frontière de la plaque tectonique du Pacifique, sous laquelle plonge la plaque indo-australienne, entraînant une descente du plancher océanique et des îles qui sont à sa surface. En 12 ans, alors que le niveau des eaux s’est élevé d’environ 15 cm, les îles Torres se sont enfoncées de près de 12 cm. De ce fait, le niveau de l’eau est monté deux fois plus vite que ce que les autorités locales avaient prévu. Une erreur d’interprétation qui a limité le déplacement des habitants de la baie Lataw, les empêchant de se mettre à l’abri à plus long terme. L’érosion dépend des dynamiques locales des milieux La montée du niveau de la mer et l’augmentation de la fréquence des événements tempétueux intensifient la fréquence des épisodes de submersion, et donc l’érosion des côtes. Mais l’érosion dépend aussi de la dynamique des systèmes sédimentaires. Après un ouragan par exemple, les plages peuvent naturellement se reconstituer à partir du stock de sable érodé, déposé à l’avant de la plage. En revanche, si le stock sédimentaire est réduit par des prélèvements de sable, les plages soumises à l’énergie des vagues et de la houle vont reculer. Les écosystèmes côtiers vont également amortir plus ou moins les phénomènes d’érosion. Occupant environ 600 000 km2 le long des côtes tropicales, les récifs coralliens sont une barrière naturelle efficace contre l’érosion marine. Leur présence induit un déferlement des vagues, ce qui dissipe les trois quarts de leur énergie. Les îles bordées par un récif disposent ainsi d’une excellente protection naturelle. Par ailleurs, la croissance du récif et la sédimentation corallienne peuvent aussi partiellement compenser l’élévation du niveau de la mer. Les îles Marshall et Tuvalu ont par exemple conservé leur surface malgré une élévation du niveau de la mer de 2 mm/an durant la dernière moitié du XXe siècle. © IRD/L. Descroix Érosion côtière au Sénégal. Bien que ce phénomène ait à la fois des causes humaines (extraction de sable des plages ou développement côtier) et naturelles (fragilité des sols côtiers), les effets de l’érosion côtière devraient être exacerbés par le changement climatique et la hausse du niveau marin. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 103 Encadré 20 Le littoral chilien se reconstruit après le tsunami L’unité Legos et ses partenaires chiliens ont montré que, moins d’un an après le tsunami qui a frappé le Chili en 2010, dunes et plages se sont remises en place. Les séismes résultent de phénomènes totalement indépendants du climat, mais la côte chilienne a constitué un « laboratoire naturel » unique pour mieux anticiper les impacts du réchauffement climatique sur les littoraux. En février 2010, un violent séisme frappait le Chili, provoquant un tsunami avec des vagues de 10 m de haut. Touchant un littoral habité par des millions de personnes, la secousse et les vagues géantes ont également transformé le faciès du rivage : les dunes et barres sableuses ont été rasées et la côte s’est affaissée par endroits jusqu’à 1 m. Moins d’une semaine après l’événement, l’équipe internationale du Legos et ses partenaires chiliens ont réalisé des observations pour évaluer l’impact sur 800 km de la côte. Les relevés topographiques et GPS ont montré que le tsunami a agi tel un bulldozer, détruisant les structures existantes : dunes, barres sableuses immergées, plages... Un suivi bimensuel de la reconstruction naturelle de la ligne côtière a par la suite été effectué. Résultat : la réponse du littoral au désastre a été rapide. Au bout de quelques mois, la plupart des structures côtières sableuses se sont reconstruites – © IRD/R. Almar Habitations détruites lors du séisme et du tsunami du 27 février 2010 dans l'estuaire de la rivière Mataquito au Chili. 104 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? mais avec une morphologie différente. De manière inattendue, le système sédimentaire a retrouvé en un an un nouvel équilibre, distinct de celui précédant le séisme. La secousse a également abaissé de quelques dizaines de centimètres une partie du cordon littoral. Cet affaissement a provoqué une submersion marine, faisant du littoral chilien un « laboratoire » naturel pour anticiper les impacts de la montée du niveau des mers. Jusqu’à présent, les modèles fondaient leurs projections sur une simple équation, appelée « loi de Bruun », qui utilise des paramètres géométriques d’une section de plage pour prédire son retrait en cas d’élévation du niveau marin. Grâce à leurs observations, les chercheurs contribuent à montrer que la réalité est plus complexe. Depuis décembre 2012, un système permanent d’observation permet de suivre en continu la dynamique du littoral. © IRD/L. Descroix Village de Cabrousse, sud de la Casamance (Sénégal). Une rizière en zone côtière, touchée par une onde de marée de tempête qui a fait remonter le sel dans les bras de mer de la mangrove et de la rizière. Salinisation des sols, une conséquence de la montée de la mer ? L’intrusion d’eau de mer est lourde de conséquences pour les écosystèmes terrestres littoraux. Notamment, la salinisation des sols rend improductives des terres auparavant fertiles. La salinisation des nappes phréatiques pose par ailleurs des difficultés lors de leur « potabilisation ». La sécheresse aggrave aussi ces phénomènes : des étiages (période de l’année où le niveau des cours d’eau est le plus bas) plus accentués contribuent en effet à une invasion lente de l’eau de mer dans les cours d’eau et une salinisation des terres agricoles. Pour autant, les phénomènes de salinisation observés aujourd’hui sont moins liés à des causes climatiques qu’aux activités humaines : la croissance démographique sur les espaces littoraux va de pair avec une forte consommation d’eau ; l’urbanisation (bétonnage et bitumage) imperméabilise les sols et limite de ce fait l’infiltration des eaux de pluie, qui sont alors évacuées par les réseaux fluviaux et n’alimentent plus les nappes. Augmentation des prélèvements et des taux de ruissellement se soldent ainsi par une plus grande concentration d’eau salée dans les nappes. Les aménagements côtiers interviennent également fortement dans les échanges d’eau de mer et d’eau douce, avec des conséquences parfois imprévues (encadré 21). Même en dehors de toute présence humaine, l’équilibre entre l’eau douce et l’eau salée dans les aquifères côtiers et insulaires est un phénomène à la fois complexe et de nature instable (encadré 22). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 105 Encadré 21 Quand la salinisation bouleverse tout le système côtier au Sénégal Le percement d’une brèche pour évacuer les crues du fleuve Sénégal en 2003 a créé en une dizaine d’années une ouverture sur la mer de plusieurs kilomètres. Les transformations de l’écosystème ont été telles que certains habitants abandonnent les activités maraîchères et se tournent aujourd’hui vers l’exploitation du sel. En 2003, l’alerte d’une grande crue pousse les autorités sénégalaises à ouvrir une brèche dans le cordon dunaire de Saint-Louis pour évacuer plus rapidement le trop-plein d’eau du fleuve vers la mer. Ce canal permet d’éviter l’inondation de la ville. Mais une fois creusée, cette brèche de 4 m n’a cessé de s’élargir. Un an plus tard, la brèche atteignait 1 km, et, en octobre 2012, la zone de contact avec l’océan Atlantique s’étalait sur environ 4 km. Avec l’intrusion d’eau de mer, l’eau douce, déjà rare, est devenue plus difficile à trouver, imposant aux populations de s’approvisionner par camion-citerne ou de parcourir plusieurs kilomètres. Aujourd’hui, le chapelet de puits abandonnés parce que trop salés est un spectacle courant dans la région. Le maraîchage, qui se pratiquait déjà dans des conditions assez difficiles avant 2003, est fortement menacé du fait de l’hypersalinisation des eaux et des sols. Avec le recul du maraîchage et la destruction des installations touristiques liée à l’érosion, les populations, surtout les femmes, se tournent désormais vers l’exploitation du sel. Si l’origine de ce bouleversement écologique et sociétal est ici d’origine humaine et non climatique, cette étude des partenaires sénégalais de l’unité Résilience illustre la vulnérabilité des systèmes côtiers face à la salinisation et à l’élévation du niveau marin. Encadré 22 Îlots du Pacifique : duel entre l’eau douce et la mer Les îlots au large de Nouméa, dans le lagon sud-ouest de la Nouvelle-Calédonie, sont quasi dépourvus de toute activité humaine. Là, dans le cadre du projet Interface, des scientifiques ont étudié la répartition entre l’eau douce et l’eau salée dans les nappes souterraines. © IRD/G. Cabioch Les chercheurs ont étudié la répartition spatiale de la salinité au sein des eaux souterraines grâce à des mesures de la conductivité des eaux. Ces investigations croisées avec des modèles hydrogéologiques ont permis de cartographier en 2D et 3D la distribution de la salinité de l’aquifère insulaire, mais aussi d’évaluer ses capacités de recharge par les pluies. Contrairement aux résultats attendus, l’eau souterraine s’est avérée plus concentrée en sel au centre des îlots coralliens qu’en bord de mer, qui est pourtant la zone d’interaction entre eau douce et eau salée. En cause, la végétation plus dense au centre de l’île qui pompe beaucoup Îlot corallien boisé dans le lagon de Nouméa, Nouvelle-Calédonie. 106 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? d’eau douce. De plus, la recharge en eau douce par les précipitations est minimale au milieu de l’îlot, toujours du fait de la densité de la végétation ainsi que d’un développement plus important des sols. Au contraire, le drainage est maximal sur les dunes en bord de mer. On constate ainsi une dilution de la teneur en sel au sein de l’eau souterraine sur les bords de l’îlot et, inversement, une concentration au centre. Cette recherche permettra d’évaluer la ressource en eau des îles coralliennes du Pacifique, dans le cadre de la recherche d’indicateurs de vulnérabilité face au changement climatique global. © IRD/C. Proisy Les mangroves, un écosystème vulnérable entre terre et mer Couvrant les trois quarts des littoraux de la ceinture intertropicale, les mangroves constituent un écosystème spécifique. Mais ces forêts de palétuviers disparaissent actuellement à un taux de 1 à 2 % par an. En cause, la croissance démographique, l’intensification de l’urbanisation et de l’exploitation des ressources naturelles. L’expansion des élevages de crevettes en Asie du Sud-Est, en Amérique centrale et en Afrique de l’Est a été en particulier dévastatrice. Le changement climatique est une pression supplémentaire sur ces écosystèmes déjà fragiles. Or, la disparition des mangroves entraîne la perte de certaines fonctions écologiques essentielles. Les mangroves accueillent en effet une biodiversité riche, et elles constituent un élément clé de l’équilibre des écosystèmes littoraux, en permettant la remise en circulation d’éléments nutritifs qui, sans les palétuviers, seraient irrémédiablement enfouis au sein des sédiments profonds. Mangrove amazonienne en Guyane. 1 à 2 % des mangroves disparaissent chaque année du fait des activités humaines. Une fragilité accrue par le changement climatique. L’augmentation du nombre et de l’intensité d’événements cycloniques pourrait être fatale à ces écosystèmes. Les ouragans ont un effet destructeur sur les mangroves qui, de ce fait, colonisent rarement les côtes les plus exposées, au profit des zones plus calmes où peut s’effectuer la sédimentation. D’après des études scientifiques récentes, si de tels événements se reproduisent à de trop hautes fréquences, la mangrove sera dans l’incapacité de se maintenir. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 107 Une protection contre l’érosion Face à des changements sur le long terme, il est important de comprendre comment les palétuviers ont su jusqu’à présent s’adapter aux contraintes environnementales. Des travaux en Guyane montrent la régénération exceptionnelle des mangroves face à de fortes contraintes environnementales et leur contribution à la stabilisation des sédiments (encadré 23). Encadré 23 Les mangroves : une adaptation exemplaire Les mangroves guyanaises démontrent une capacité naturelle à compenser des destructions massives et répétées dues à l’érosion marine. © IRD/C. Proisy En Guyane française, comme sur l’ensemble des littoraux situés en aval de l’estuaire de l’Amazone, les côtes sont constamment remodelées par des processus hydrosédimentaires de grande ampleur, résultant du transit des sédiments et de l’eau douce déversés par l’Amazone dans l’océan Atlantique. Cependant, les mangroves guyanaises semblent bien adaptées à cette instabilité côtière permanente. L’analyse de l’évolution de leur superficie depuis 1950 confirme une capacité de l’écosystème à compenser des destructions massives et répétées, dues localement à l’érosion du substrat vaseux par les houles. Les recherches de l’unité Amap et de ses partenaires brésiliens montrent que c’est par un rétablissement aussi rapide qu’efficace sur des dépôts de vase nouvellement formés et protégés par la houle que l’écosystème parvient à se maintenir à l’échelle régionale. En effet, l’espèce de palétuvier dominante en front de mer, Avicennia germinans, peut coloniser rapidement de nouveaux dépôts de sédiments grâce à une maturité précoce, à des propagules (graines à germination immédiate) flottantes viables environ 100 jours, à une vitesse d’enracinement très rapide (5 jours) et à une forte croissance annuelle (pouvant atteindre 2,25 m). Cette colonisation est considérablement amplifiée quand les apports sédimentaires et les régimes de marées se combinent pour transformer les vases nues en un gigantesque filet à propagules de plusieurs centaines d’hectares. Cependant ces adaptations, fruits de la sélection naturelle, sont parfois insuffisantes pour permettre des recolonisations suite à des destructions rapides. Zone de colonisation de la mangrove en Guyane. Adaptée aux phénomènes d’érosion, l’espèce de palétuvier Avicennia germinans est capable de coloniser très rapidement un banc de vase tout juste formé. 108 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 24 Séquestration du carbone : les limites de la reforestation des mangroves sénégalaises Entre 2006 et 2013, 14 000 ha de mangroves sénégalaises ont été replantés. La visibilité internationale de ce succès ne doit pourtant pas masquer les limites écologiques et sociales de ces reforestations. Les travaux de l’unité Paloc et de ses partenaires sénégalais montrent pourquoi la multifonctionnalité des mangroves ne peut être réduite à la séquestration de carbone. Ces campagnes ont permis de replanter 14 000 ha de mangroves entre 2006 et 2013. Mais les travaux de chercheurs de l’unité Paloc et de leurs partenaires sénégalais relativisent le succès de ces reforestations. Les scientifiques pointent d’abord les limites écologiques de la logique Redd+, intéressée avant tout par le volume de crédits carbone produit. Une seule espèce de palétuvier a été plantée, alors que les mangroves sénégalaises en accueillent six. La priorité donnée à la quantité et à la visibilité des plantations s’est faite au détriment de critères agro-écologiques. Sur le terrain, les chercheurs constatent que beaucoup de plants ne poussent finalement pas, ce qui hypothèque considérablement la réussite en termes de bilan carbone. Les crédits carbone promis tardent à être quantifiés, puisque le résultat dépendra de la croissance de la forêt. Et le calcul même de la capacité de séquestration du carbone fait encore débat. Ces reboisements posent aussi des questions d’inégalité spatiale, alors que les projets laissent de côté la question du statut des zones replantées, avec les risques d’une mise à l’écart des utilisateurs locaux de ces territoires. Finalement, les chercheurs insistent sur les enjeux scientifiques et éthiques d’une restauration qui prenne en compte la complexité des socio-écosystèmes de mangrove, dont la multifonctionnalité ne peut être réduite à la séquestration de carbone. © IRD/V. Turmine Pêche artisanale des huîtres de palétuviers dans une mangrove du Siné Saloum au Sénégal. Le Sénégal conduit depuis plusieurs décennies des politiques de protection des mangroves, pour limiter la dégradation rapide de ces écosystèmes. Depuis 10 ans, les campagnes de reforestation des mangroves ont pris un nouvel essor, grâce à la reconnaissance de leur capacité exceptionnelle de séquestration du carbone et donc à lutter contre l’effet de serre. Intéressées par les « crédits carbone », des entreprises privées ont financé des projets Redd+, mis en œuvre par des ONG comme l’IUCN et Océanium. Depuis 2009, Danone a investi 4 millions d’euros dans les plantations de palétuviers. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 109 Zone tampon entre l’océan et la terre, cet écosystème particulier pourrait jouer un rôle dans la protection contre l’érosion des côtes vaseuses, particulièrement instables. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires ont par exemple montré comment la réduction de la mangrove entraînerait une érosion à grande échelle des 370 km de côtes du Guyana. Dans ce pays d’Amérique du Sud, les zones marécageuses littorales ont été aménagées en « polders » pour développer l’aquaculture et la riziculture. Des digues ont été élevées, réduisant la frange de mangrove de 1 km à seulement quelques dizaines de mètres de large. Or, ces digues ne résisteraient pas à la force des vagues et à une élévation du niveau de l’océan si les mangroves venaient à disparaître. De plus, digues et enrochements empêchent la sédimentation des vases en provenance de l’Amazone sur lesquelles la mangrove se régénère. Les mangroves jouent aussi un rôle important dans le cycle du carbone en raison de leur forte capacité à transformer le dioxyde de carbone atmosphérique en matière organique. En effet, la mangrove fait partie, avec la forêt tropicale primaire, des écosystèmes terrestres produisant le plus de biomasse. Les quantités de carbone stockées dans ces forêts font encore débat parmi les scientifiques. Mais leur potentiel de séquestration leur vaut déjà d’être ciblées par certaines politiques de protection et de reforestation dans le cadre de la lutte contre le changement climatique (encadré 24). La biodiversité des barrières de corail menacée Un autre écosystème propre aux zones côtières de la bande intertropicale est aujourd’hui menacé, les récifs coralliens. Plusieurs études quantitatives sur le long terme confirment la dégradation ou la perte des communautés coralliennes dans de nombreux récifs. Les causes sont, là encore, à rechercher d’abord du côté des activités humaines. Pêches excessives, invasions biologiques, pollutions venant du littoral, aménagements et dégradations mécaniques des récifs, etc., les pressions anthropiques sont nombreuses. Dans certaines régions, notamment les Caraïbes, le développement des maladies affectant les coraux au cours des dernières décennies a été attribué au développement urbain. Les effets du changement climatique interviennent donc sur des écosystèmes souvent déjà très abîmés par l’homme. Sensibles au réchauffement et à l’acidification des océans, les récifs coralliens sont aujourd’hui fragilisés par des phénomènes de stress thermique et de blanchissement (cf. p. 92). Les vagues générées par les cyclones et les tempêtes tropicales détruisent également les communautés coralliennes fragiles. Un récif impacté peut mettre 10 à 20 ans pour se reconstituer. Mais si la fréquence et l’intensité 110 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/M. Séré Maladie des taches blanches sur une colonie de porites à Mayotte. Le premier bilan de santé des coraux du sud-ouest de l’océan Indien a conduit à la description de cette nouvelle pathologie en 2013. des aléas climatiques et des autres stress anthropiques augmentent, ce retour à la normale sera beaucoup plus lent. Par ailleurs, l’acidification, en diminuant la disponibilité en carbonate de calcium dans l’eau, risque également de ralentir la calcification des polypes coralliens et donc la croissance des récifs. Toutefois, la connaissance de la physiologie de ces organismes est encore trop lacunaire pour savoir si les coraux seront capables de s’adapter aux variations rapides de l’environnement. Vers de nouveaux paysages sous-marins Les chercheurs tentent d’évaluer comment l’augmentation des pressions climatiques et anthropiques va impacter les récifs coralliens à l’avenir. Beaucoup de travaux sur le devenir des récifs coralliens dans les années 2000 étaient très alarmistes. Des recherches récentes révèlent cependant que, si de nombreuses espèces coralliennes déclinent bel et bien depuis plus de 30 ans, d’autres se maintiennent ou voient même leur abondance augmenter. Une vaste étude internationale, à laquelle participe l’IRD, observe depuis une quinzaine d’années l’évolution de sept récifs coralliens à travers le monde (Caraïbes Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 111 et océan Indo-Pacifique). Les scientifiques ont mis en évidence l’extension de certains genres, comme les coraux massifs du nom de Porites, qui résistent bien à la hausse des températures. Ils ont également mis en perspective ces récents changements au regard des événements passés enregistrés dans les récifs fossiles, révélant que l’abondance et la structure des populations coralliennes avaient déjà fortement varié au cours des millénaires passés. Ces nouvelles données leur ont permis de revoir leurs projections pour les décennies à venir. Au fur et à mesure que la température des eaux va continuer d’augmenter, un sous-ensemble d’espèces « gagnantes » tirera son épingle du jeu : celles qui possèdent la plus grande tolérance thermique, les meilleurs taux de croissance des populations ou la plus grande longévité. Un quart des espèces connues de poissons marins Les conséquences écologiques des transformations en cours dépassent les seuls coraux, puisque ces écosystèmes abritent un quart des espèces connues de poissons marins. En collaboration avec des équipes internationales, l’IRD a étudié l’impact du blanchissement des coraux sur les communautés de poissons qu’ils abritent. Les chercheurs ont pour cela comparé les peuplements de coraux et de poissons dans une soixantaine de sites coralliens dans sept pays (Maldives, archipel des Chagos, Kenya, Seychelles, Tanzanie, îles Maurice et la Réunion), avant et après un blanchissement massif des coraux suite à un épisode El Niño en 1998. Ce travail scientifique montre que l’appauvrissement de la diversité, la réduction de taille et la perte de structuration des peuplements de poissons suivent le déclin des communautés coralliennes. La transformation des récifs coralliens est également préoccupante pour la sécurité alimentaire de nombreux pays du Sud, alors qu’ils subviennent aux besoins en protéines des populations riveraines. 112 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/J.-M. Boré Banc de poissons dans des coraux Acropora branchus (Nouvelle-Calédonie). Les récifs coralliens constituent un abri et une source de nourriture pour de nombreuses espèces marines. La dégradation des coraux entraîne, par effet de cascade, la chute de la biodiversité récifale. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 113 Chapitre 10 Zones semi-arides : le Sahel sensible aux variations de pluies © IRD/G. Fédière L a bande sahélo-soudanienne, qui s’étend du Sénégal jusqu’au Soudan, est pointée par les experts du Giec comme une des régions du globe les plus vulnérables au changement climatique. Cette région semi-aride d’Afrique voit sa température augmenter depuis 60 ans, avec une transformation du régime des pluies. Et les prévisions climatiques y anticipent une hausse de 3 à 4 °C d’ici la fin du XXIe siècle, avec des conséquences dramatiques en termes de sécurité alimentaire, de disponibilité en eau et pour la santé des populations. Paradoxalement, le 5e rapport du Giec pointe une absence de preuves des impacts du changement climatique déjà à l’œuvre dans la région, dans des domaines clés comme l’agriculture. Cela ne signifie pas que le changement climatique n’a pas eu d’effets jusqu’à présent, mais qu’il est difficile de les mettre en évidence aussi clairement que dans d’autres régions du globe. Cette incertitude est liée à la très forte variabilité naturelle des précipitations dans la région, mais aussi au rôle dominant des activités humaines dans la transformation des milieux sahéliens. Depuis les années 1950, la croissance démographique rapide dans cette partie du continent africain a en particulier intensifié l’exploitation des terres, une pression qui a modifié durablement les milieux et les paysages. Village sur le fleuve Niger à Gao, à l'est du Mali. Si la sécheresse a sévi au Sahel au cours de la seconde moitié du xxe siècle, les précipitations ont repris depuis les années 1990. Le manque d’information sur les impacts avérés du changement climatique est également dû au manque de données et d’études dans la région. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 115 Le Sahel est une zone semi-aride parmi d’autres. Si ce chapitre lui est consacré, c’est que les enjeux en termes de développement y sont importants. Les recherches interdisciplinaires menées par l’IRD dans cette région permettent une vision fine des interactions entre le climat, les milieux et l’homme, indispensable pour comprendre les effets du changement climatique à l’échelle régionale. Transformation du régime des pluies au Sahel Le Sahel se réchauffe régulièrement depuis les années 1950. La température moyenne y a augmenté de 1,5 °C environ. Mais ce réchauffement n’est ni homogène au cours de l’année, ni à l’échelle de la région. Le réchauffement observé est particulièrement marqué et régulier au printemps, alors que les températures sont déjà très élevées durant cette période de l’année. Il est aussi nettement plus fort la nuit que le jour (supérieur à 2 °C). La température augmente également plus fortement sous les latitudes où les températures sont déjà les plus fortes, dans des régions exposées à des chaleurs déjà critiques pour les écosystèmes, comme le nord du Mali. Dunes dans le désert du Ténéré au Niger. Le Sahel s’est réchauffé de 1,5 °C depuis 1950. 116 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/P. Blanchon Si le réchauffement est mesurable, l’évolution des précipitations est en revanche plus difficile à caractériser. Le Sahel a connu des sécheresses sévères au cours des années 1970-1980. Cette rupture des précipitations est un des plus forts signaux climatiques jamais enregistrés depuis le début des mesures météorologiques. Depuis les années 1990, on assiste cependant à une reprise des précipitations. © IRD/P. Blanchon Arrivée de la pluie au Niger. Au Sahel, les orages sont plus violents depuis une vingtaine d’années. « Intensification » du régime des pluies Cette augmentation de la pluviosité n’est cependant pas un retour à la normale, autrement dit à la période de référence des années 1960. Elle ne concerne d’abord qu’une partie du Sahel continental (Mali, Burkina Faso, Niger). L’ouest du continent, le Sénégal en particulier, est toujours caractérisé par une baisse des précipitations. Ensuite, l’augmentation des précipitations depuis une vingtaine d’années est plus liée à l’intensité des orages qu’à leur fréquence. Les orages sont aujourd’hui toujours moins nombreux qu’avant la sécheresse. Mais ils sont plus forts, avec comme conséquence des volumes d’eau enregistrés proches de ceux des années 1960. Les précipitations sont aussi devenues plus incertaines, avec des années de sécheresse intermédiaire. Face à cette alternance d’événements extrêmes, les chercheurs parlent d’« intensification » du régime des pluies. Même s’il existe une incertitude forte sur l’évolution des pluies au Sahel sous l’effet du réchauffement climatique, un scénario de plus en plus probable semble se dessiner dans la littérature scientifique. Ce scénario est celui d’un Sahel occidental (Sénégal, ouest du Mali) qui s’assèche surtout au début de la saison de mousson et d’un Sahel central et oriental qui s’humidifie surtout à la fin de l’hivernage. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 117 Encadré 25 Des précipitations extrêmes de plus en plus nombreuses depuis 1990 Une des caractéristiques du changement climatique est l’augmentation des événements extrêmes. Mais il existe très peu d’études sur le sujet. Des travaux de l’unité LTHE au Sahel montrent que les extrêmes pluviométriques deviennent plus marqués à partir de 1990, confirmant un changement important du régime pluviométrique au tournant du siècle. Il existe très peu d’études sur les extrêmes pluviométriques au Sahel. En cause, le manque de données, mais aussi les difficultés méthodologiques pour étudier les pluies les plus intenses. En effet, rares par définition, les événements extrêmes sont particulièrement difficiles à quantifier ce qui, ajouté à la forte variabilité interannuelle et décennale de la pluie au Sahel, rend difficile la détection de tendances. Des chercheurs du LTHE ont surmonté ces contraintes en travaillant sur un ensemble de 43 séries pluviométriques journalières disponibles sur la période 1950-2010. Une analyse statistique basée sur la théorie des valeurs extrêmes a permis de fournir une vision régionale de l’organisation spatiale des extrêmes et de développer des méthodes novatrices pour détecter les tendances. Ces développements ont permis d’étudier l’évolution du régime des précipitations extrêmes en lien avec la variabilité décennale des cumuls pluviométriques annuels. La figure 23 met en évidence une différence nette dans l’évolution des précipitations totales annuelles (cumuls annuels) et des maxima journaliers annuels sur le Sahel central depuis 1950. Alors que les cumuls annuels restent largement déficitaires par rapport à la moyenne de la période humide 1950-1970, la moyenne des maxima annuels affiche des valeurs supérieures à ce qu’ils étaient entre 1950 et 1970. Les deux courbes se différencient nettement à partir de la fin des années 1990. Ceci confirme qu’un changement important du régime pluviométrique s’est produit au tournant du siècle, les extrêmes pluviométriques devenant plus marqués. Figure 23. Évolution comparée des totaux et des maxima annuels de pluie sur le Sahel central (fenêtre 9,5° N-15,5° N 5° O-7° E) entre 1950 et 2010. Source : d’après PANTHOU et al., 2014). 118 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Indice de pluie standardisé 2 1 0 -1 -2 1950 1960 1970 Maxima journaliers annuels Cumuls annuels 1980 1990 2000 2010 Moyenne glissante (11 ans) Moyenne glissante (5 ans) Changement climatique ou variabilité naturelle du climat ? Caractériser les changements du climat sahélien ne suffit cependant pas à attribuer leur cause. C’est une vraie difficulté pour les scientifiques de comprendre les mécanismes du réchauffement et du changement de régime des pluies, liés à la fois aux circulations climatiques globales et à des effets locaux. Et à l’échelle des circulations globales, il faut ensuite être capable de distinguer les effets de l’augmentation des gaz à effet de serre de ceux de la variabilité naturelle du climat. Les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires se sont interrogés sur l’impact du changement climatique d’origine anthropique sur l’évolution du climat au Sahel. Leurs travaux montrent que le réchauffement récent observé est en bonne partie l’empreinte du forçage anthropique. En revanche, leurs résultats suggèrent que ce dernier joue un rôle mineur dans la transition pluviométrique des décennies 1980-1990, qui est pilotée principalement par la variabilité interne du système climatique (en particulier par l’Oscillation multidécennale de l’Atlantique) (cf. partie 1, p. 66). Moins de pluie, plus d’eau : le « paradoxe sahélien » Crue exceptionnelle du fleuve Niger à Niamey en août 2012. Les graves inondations causées par de fortes pluies ont fait 60 morts et 300 000 sinistrés dans le pays. Les travaux hydrologiques de l’IRD au Sahel montrent bien l’importance de l’observation sur le long terme pour anticiper les réponses des milieux. La grande vague de sécheresse des années 1970 a provoqué, dans un premier temps, une forte baisse des débits des grands cours d’eau d’Afrique de l’Ouest (Niger, Sénégal, Gambie, Volta, Chari). Mais un comportement particulier des cours d’eau sahéliens a été observé : alors que leurs bassins subissaient une baisse des précipitations plus prononcée que les bassins plus méridionaux (donc plus pluvieux), les cours d’eau voyaient paradoxalement leurs débits augmenter, avec notamment des crues records. En 2010, la première crue due aux pluies de mousson a atteint deux fois son plus haut niveau jamais observé depuis 1929. En 2012, le record est à nouveau battu. © IRD/T. Amadou Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 119 Ce phénomène est parfois dénommé « le paradoxe sahélien ». Le paradoxe n’est pourtant qu’apparent. Les nombreuses mesures hydrologiques au Sahel, en particulier celles de l’observatoire Amma-Catch, montrent que le ruissellement de l’eau s’est accéléré au cours des dernières décennies. Il entraîne une concentration d’eau plus rapide qui modifie le régime et les débits des cours d’eau. Racines dénudées par les crues du fleuve Bani, affluent du Niger (Mali). Une augmentation du ruissellement liée aux activités humaines au Niger... Les travaux de l’IRD au Niger montrent que la baisse de la capacité de rétention en eau des sols est une conséquence directe des activités humaines. L’accroissement démographique (la population du Niger passe de 3,2 millions d’habitants en 1960 à 15,5 millions en 2010, selon la Banque mondiale) s’est accompagné d’une pression accrue sur le milieu pour augmenter la production agricole. Le défrichement de la brousse et des forêts claires a entraîné un accroissement rapide des surfaces dénudées, provoquant une intensification du ruissellement. La réduction des périodes de jachère entraîne également un appauvrissement des sols, qui aboutit souvent à leur encroûtement, principal facteur du ruissellement. © IRD/M.-N. Favier ... mais pas au Mali 120 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Cependant, le paradoxe sahélien ne s’observe pas que dans le Sahel cultivé. Dans le nord du Sahel, une zone pastorale où la pluviométrie trop faible ne permet pas l’agriculture, les mares autrefois temporaires restent à présent en eau toute l’année, et de nouvelles mares apparaissent. Les mécanismes impliqués ne sont pas encore totalement élucidés, mais l’explication pourrait venir également d’une augmentation des capacités d’écoulement des sols dégradés. En effet, même en l’absence de défrichement, une partie significative du paysage a subi dénudation et érosion, suite aux épisodes sévères de sécheresse. Selon les observations au Mali, une fois le sol arraché, la végétation n’a pas pu se réinstaller au retour des pluies. Encadré 26 Transformation de la pêche dans le delta intérieur du Niger Les travaux de l’unité Prodig et de leurs partenaires maliens ont montré comment la baisse du débit du fleuve Niger a réduit les ressources halieutiques et a finalement abouti à la réorganisation du marché régional du poisson. Débarquement de poissons à Mopti, dans le delta central du Niger (Mali). Dans le delta intérieur du Niger au Mali, les captures de poissons de l’ensemble du delta sont ainsi passées de 100 000 tonnes dans les années 1960 à environ 70 000 tonnes ces dernières années. Cette diminution de la ressource halieutique est une conséquence de la variation du régime des pluies dans la région, qui a modifié durablement le débit du fleuve et les surfaces inondables. Mais l’homme n’est pas non plus étranger à cette dégradation, alors que la construction de barrages de retenue diminue le débit du fleuve en aval et réduit les zones inondables. Le delta intérieur assure 80 % de la production de poissons du Mali. Au cours des quarante dernières années, alors que l’offre domestique diminuait, la demande de poissons augmentait au regard du triplement de la population. La satisfaction de cette demande a conduit à une complète réorientation des flux commerciaux avec des importations de poissons congelés ou séchés, de l’ordre de 15 000 t/an, en provenance principalement du Sénégal, de la Mauritanie, de Côte d’Ivoire et de Guinée. La baisse de cette ressource dans le delta intérieur a également fait perdre au Niger la place dominante qu’il occupait dans les exportations régionales de poissons dans les années 1970, en particulier vers la Côte d’Ivoire et le Ghana. L’augmentation importante des captures de petits pélagiques dans les pays côtiers riverains et l’adaptation des commerçants sahéliens ont permis une réorientation rapide du marché. Cet exemple montre comment la péjoration des conditions hydroclimatiques sahéliennes a impacté l’organisation de la filière halieutique régionale. © IRD/C. Lévêque Une baisse sévère des écoulements plus au Sud Plus au sud, dans la zone des savanes soudaniennes, aucun « paradoxe » hydrologique n’est observé, et la raréfaction des pluies s’est accompagnée d’une baisse sévère des écoulements. Pourtant, cette région est également touchée par de forts taux de défrichement des forêts au profit des zones agricoles. Ces réponses opposées entre les zones sahélienne et soudanienne pour des forçages similaires (sécheresse et changement d’utilisation des sols) montrent la complexité des mécanismes en jeu. Les différents facteurs ne sont pas encore complètement identifiés, mais les parcours de l’eau (plutôt en surface au Sahel, en subsurface plus au sud), la nature et la structure des sols et des couverts végétaux jouent un rôle majeur. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 121 L’accroissement du ruissellement au Sahel n’explique pas à lui tout seul les inondations sévères de ces cinq dernières années. Ces dernières coïncident aussi avec le retour de conditions plus humides et l’intensification des précipitations observés depuis 15 ans dans la région. Ces inondations ont des conséquences graves pour les populations. En 2012, la crue exceptionnelle du fleuve Niger a provoqué de fortes inondations dans la région de Niamey. Les autorités locales ont dénombré plus de 340 000 sinistrés, 44 morts et de nombreux dégâts matériels. Désertification ou reverdissement du Sahel ? Village et jardins irrigués d'Akodédé, Niger. 122 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/F. Anthelme Région semi-aride, le Sahel est particulièrement sensible à la variabilité des précipitations. Les périodes de très forte sécheresse qui ont sévi entre les années 1970 et 1980 ont eu des effets dévastateurs sur les écosystèmes, les populations et leurs ressources. La transformation massive de l’usage des sols, liée en particulier à la rapide croissance démographique, a aussi été par endroits le moteur de cette dégradation des terres. La théorie d’une désertification du Sahel a alors été ravivée, ainsi que celle prédisant une avancée rapide du Sahara sur le reste du continent. La désertification correspond à une dégradation des terres dans les zones sèches par suite de divers facteurs, parmi lesquels les variations climatiques et les activités humaines. Cette dégradation se manifeste par une détérioration de la couverture végétale, des sols et des ressources en eau et aboutit, à l’échelle humaine de temps, à une destruction du potentiel biologique des terres et de leur capacité à faire vivre les populations. La réalité de la désertification a fait l’objet de débats de longue date, difficiles à trancher à cause du manque d’observations globales et continues. L’arrivée de la télédétection satellitaire à partir des années 1980 a résolu ce problème, en donnant quotidiennement des images du couvert végétal. L’analyse des premiers indices de végétation satellitaires (NDVI) au début des années 1990 a alors mis en évidence une nette augmentation de la végétation depuis 1980. Ce reverdissement contredit ainsi l’idée de désertification du Sahel. Un reverdissement généralisé depuis 30 ans Des travaux plus récents permettent même d’affirmer qu’il y a un reverdissement généralisé de la couverture végétale sur l’ensemble de la région sahélienne sur les trente dernières années. Ce reverdissement est globalement expliqué par la reprise des pluies, tout comme l’avancée du Sahara dans les années 1970 était liée à leur baisse. Ces phénomènes s’expliquent donc en grande partie dans le cadre de la variabilité interannuelle des précipitations. Toutefois, la dégradation du couvert végétal perdure dans certaines régions comme dans le Fakara nigérien ou dans les régions centrales du Soudan. Par ailleurs, la maille satellitaire (9 km) est trop grossière pour percevoir la coexistence de dégradation et reverdissement à une plus petite échelle. Aujourd’hui, si le reverdissement ne fait pas de doute, les chercheurs restent prudents sur l’évolution future de la végétation, qui sera en particulier liée à celle des précipitations. L’agriculture pluviale face au changement climatique Au Sahel, l’agriculture est principalement pluviale, donc très dépendante du régime des pluies. La variabilité des précipitations influence la production alimentaire, comme l’illustre le lien direct entre les grandes sécheresses et les famines qu’a connues la région (1974, 1984-1985, 1992 et 2002). Dans ce contexte, les chercheurs tentent de mieux Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 123 © IRD/M.-N. Favier Cultures maraîchères (choux et salades) au Burkina Faso. Au Sahel, l’agriculture pluviale couvre 93 % des terres cultivées. comprendre et d’anticiper les conséquences des fluctuations climatiques sur l’agriculture. Ils s’appuient pour cela sur des modèles complexes qui associent des données climatiques, agronomiques et économiques. Dans le 5e rapport du Giec, les résultats de la modélisation des cultures indiquent des pertes de rendements agricoles mondiaux de 2 % par décennie (en moyenne) au cours du XXIe siècle. Des impacts particulièrement importants sont attendus en Afrique, où les rendements pourraient chuter de 20 % à l’ouest du Sahel selon des travaux récents (encadré 27). Cependant, les prévisions restent difficiles à réaliser, du fait des fortes incertitudes à la fois des projections régionales du changement climatique et de la réponse du couvert végétal aux changements environnementaux (pluie, température, concentration de CO2 dans l’atmosphère). Le travail de prévision ne doit pas non plus sous-estimer l’adaptation progressive des systèmes agricoles aux changements environnementaux. En effet, la relation climat/plante ne suffit pas à prédire les rendements. Des études sur le mil, principale culture du Sahel, montrent comment les variétés se sont progressivement adaptées à la sécheresse. La biodiversité du mil, bien préservée, a permis une sélection naturelle et humaine : les plantes les plus précoces résistent mieux à la sécheresse, donc poussent mieux, et sont donc sélectionnées par les paysans pour la saison suivante (cf. partie 3, p. 211). 124 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 27 Une baisse des rendements agricoles en Afrique de l’Ouest sous l’effet du réchauffement L’Afrique de l’Ouest est très vulnérable aux aléas climatiques. Une meilleure compréhension de l’impact du changement climatique sur les rendements agricoles est donc fondamentale pour élaborer des stratégies d’adaptation. Des climatologues de l’IRD et leurs partenaires internationaux prévoient une baisse de 16 à 20 % des rendements du sorgho dans certaines régions d’Afrique de l’Ouest. Quels sont les impacts du changement climatique sur les rendements de sorgho en Afrique de l’Ouest ? Pour répondre à cette question, des climatologues de l’IRD, en collaboration avec des équipes américaines, maliennes et australiennes, ont utilisé des modèles agronomiques, qui permettent de simuler les rendements agricoles en fonction des conditions climatiques, qu’ils ont ensuite croisés avec les scénarios climatiques futurs. Face aux incertitudes de ces différents modèles, l’étude a pris en compte les simulations de neuf modèles climatiques du Giec et de deux modèles de culture. Scénarios climatiques futurs Une baisse des rendements plus forte à l’ouest du Sahel En réponse à ce changement climatique, et sans tenir compte de la réponse des cultures en fonction de l’élévation du CO2, les projections des chercheurs montrent une diminution du rendement des cultures d’environ 16 à 20 % dans la partie occidentale du Sahel. La partie orientale enregistrerait, elle, des impacts plus modérés avec une baisse des rendements comprise entre 5 et 13 %. Ces projections de baisse des rendements sont constantes d’un modèle à l’autre. Elles résultent de l’augmentation de température qui réduit la longueur des cycles de culture et augmente le stress hydrique, à travers une évaporation accrue. Cet effet négatif des températures se combine avec une baisse des pluies à l’ouest du Sahel. © IRD/J. Séguiéri Les projections climatiques basées sur le scénario d’émissions du Giec RCP 8,5 prévoient un réchauffement moyen de + 2,8 °C entre 2031 et 2060, par rapport à une période de référence de 1961 à 1990. Les neufs modèles utilisés prévoient également un changement significatif des précipitations en Afrique de l’Ouest, avec moins de pluie dans la partie occidentale du Sahel (Sénégal, sud-ouest du Mali) et plus de pluie au Sahel central (Burkina Faso, sud-ouest du Niger). Les déficits pluviométriques prévus sont concentrés au début de la mousson dans la partie occidentale du Sahel, tandis que les augmentations de précipitations se produisent à la fin de la saison de la mousson, ce qui suggère un changement dans la saisonnalité de la mousson. Champ de sorgho au Niger. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 125 Vulnérabilité des populations rurales © IRD/C. Leduc Retour annuel de la rivière Komadougou Yobé, à la frontière entre Niger et Nigeria. Ce moment est important pour les populations (pêche, irrigation, troupeaux) et pour la recharge de la nappe phréatique. Depuis les grandes vagues de sécheresse des années 1970-1980, le Sahel est devenu une région emblématique de la vulnérabilité des populations rurales du Sud. Leur dépendance directe aux ressources naturelles et à l’agriculture pluviale les place en première ligne face aux risques climatiques identifiés dans la région. Le Giec pointe en particulier les impacts du changement climatique sur la ressource en eau, avec des conséquences sur la production alimentaire et sur l’accès à l’eau potable. Il est cependant impossible de prévoir quels seront les impacts sur ces populations. De nombreuses études montrent en effet comment elles ont depuis toujours su s’adapter aux variations du climat et des ressources (encadré 28 et partie 3, p. 233). Cette capacité d’adaptation suffira-t-elle pour faire face au changement climatique à venir ? La réponse dépendra aussi de l’intensité et de la rapidité de ce dernier. 126 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 28 Lac Tchad : les riverains s’adaptent à la baisse des eaux La superficie du lac Tchad, jadis l’un des plus grands du monde, a été divisée par dix depuis les années 1960. Si le niveau du lac a de tout temps fluctué, son assèchement progressif est devenu emblématique du changement climatique en cours. L’assèchement du lac a eu d’importantes modifications sur les modes de vie des 20 millions de riverains, qui vivent essentiellement de la pêche, de l’élevage et des cultures. © IRD/H. Kiari Fougou Port de Doro Léléwa au Niger, près du lac Tchad. Situé au cœur de la bande sahélienne, le lac Tchad constitue une ressource en eau essentielle pour les pêcheurs, éleveurs et cultivateurs des quatre pays riverains : le Niger, le Nigeria, le Tchad et le Cameroun. Ce lac a connu d’importants changements ces dernières décennies. Il y a 50 ans, il était comparable à une mer intérieure d’une superficie de 20 000 km2. Les sécheresses répétées des années 1970 et 1980 ont entraîné son assèchement rapide jusqu’à réduire sa superficie à environ 2 000 km2. Grâce à leur pluri-activité, les communautés rurales ont développé de longue date un système bien adapté aux fluctuations annuelles, interannuelles, voire décennales du niveau du lac. Les périodes de hautes eaux étaient favorables à la pêche et à la régénération des sols, tandis que celles de basses eaux ont rendu possible le développement des cultures de polders. L’assèchement du lac a laissé place à de nombreux hauts-fonds interdunaires qui ont, au fil des années, été aménagés en polders céréaliers. La variabilité du niveau et de la surface du lac Tchad est un phénomène bien connu depuis les années 1960, principalement grâce aux travaux des hydrologues de l’IRD. D’une profondeur très faible – de 2 m en moyenne –, le lac fonctionne comme une machine à évaporer, avec des pertes en eau très élevées. Une équipe franco-nigérienne associant l’unité HydroSciences a étudié les modifications des modes de vie qui se sont opérées autour du lac Tchad durant l’assèchement des dernières décennies. Les résultats montrent comment les sociétés sahéliennes ont su s’adapter à un changement environnemental majeur, à travers l’évolution des systèmes de production dans la région de Bosso au Niger. Au fur et à mesure que le lac a régressé, les habitants ont investi les sols fertiles et humides devenus accessibles pour planter du maïs, du niébé, du riz, du sorgho qui poussent sans irrigation ni fertilisants, abandonnant peu à peu la culture pluviale du mil sur les berges, devenue particulièrement aléatoire. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 127 Chapitre 11 Zones d’altitude : la transformation rapide des milieux andins © IRD/P. Wagnon Vue du Chimborazo depuis le volcan Altar. Équateur. L es régions tropicales d’altitude sont parmi celles où l’impact du changement climatique est le plus marqué. Le recul des glaciers tropicaux y est spectaculaire, en particulier dans les Andes, cordillère qui concentre à elle seule 99 % des glaciers tropicaux. La surface de ces glaciers a diminué de 30 à 50 % en une trentaine d’années. Or, la fonte des glaces a de nombreuses conséquences sur l’hydrologie des bassins versants, et donc sur l’approvisionnement en eau et sur la dynamique des milieux d’altitude. Et les changements à venir s’annoncent tout aussi importants, alors que les projections climatiques prévoient un réchauffement exacerbé dans les écosystèmes tropicaux de haute montagne, qui pourrait s’élever à + 3 °C d’ici la fin du siècle. Depuis une vingtaine d’années, l’IRD conduit des recherches sur les glaciers et les milieux d’altitude dans les Andes. Glaciologues, climatologues, hydrologues, écologues, agronomes, modélisateurs développent ainsi une approche transdisciplinaire afin de mieux comprendre les mécanismes de la fonte des glaces, son rôle dans l’hydrologie des bassins versants, la sensibilité de la biodiversité à ces changements, etc. Les Andes constituent aussi un espace privilégié pour observer des tendances fines, comme l’évolution de la biodiversité liée au changement climatique, car les écosystèmes Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 129 d’altitude restent encore relativement préservés, comparés à d’autres milieux (les zones côtières, par exemple) où les nombreuses pressions anthropiques rendent les facteurs climatiques plus difficiles à isoler. Retrait glaciaire et ressources en eau Les glaciers tropicaux sont très sensibles au réchauffement global. Depuis les années 1970, tandis que les précipitations ont peu évolué, la température atmosphérique moyenne dans les Andes tropicales a augmenté de 0,7 °C. Si, à cette altitude, la température n’est pas directement responsable de la fonte, elle agit sur la nature des précipitations, solides ou liquides, et donc sur le maintien du manteau neigeux. Ce Encadré 29 © IRD/P. Blanchon La variation annuelle de masse du glacier, un bon indicateur du climat Les données climatiques mesurées directement par les stations météorologiques sont très peu nombreuses dans les régions de haute montagne. L’IRD travaille ainsi à renforcer les observatoires du climat dans les différents pays andins (cf. partie 1, p. 43). Le glacier Zongo au sommet du Huayna Potosi (Bolivie) a beaucoup reculé lors des dernières décennies. 130 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Parmi les observations importantes, un bon indicateur du climat est la variation annuelle de masse du glacier, qui représente le bilan des apports et des pertes sur une année. Les chutes de neige constituent le principal apport de masse, alors que les pertes sont surtout dues à la fusion de la glace ou de la neige en surface. La mesure du bilan annuel de masse rend ainsi directement compte des conditions météorologiques qui régissent les processus d’accumulation et d’ablation de la neige et de la glace à leur surface. Des chercheurs du LTHE ont mené à bien pour la première fois plusieurs campagnes de mesure de flux turbulent sur le glacier du Zongo en Bolivie. Ces recherches ont permis de mieux caractériser la particularité des glaciers tropicaux. En effet, sous les tropiques, l’ablation a lieu toute l’année, tandis que l’accumulation se fait lors de la saison humide. Le changement climatique observé depuis plusieurs décennies tend à élever la limite pluie/neige, ce qui induit plus d’ablation et moins d’accumulation. Ces suivis des bilans de masse permettent une meilleure compréhension de la relation climat/glacier. Ils alimentent également les comparaisons des processus de fonte et d’accumulation entre des régions variées (latitudes polaires, tempérées ou tropicales), qui permettent de mettre en évidence des différences marquées liées au contexte climatique. dernier contribue à réfléchir la plus grande partie de l’énergie solaire. Sans lui, la fonte du glacier augmente de façon considérable. Or, cette situation où les glaciers sont dénudés a eu tendance à devenir plus fréquente ces dernières décennies. Les recherches menées par l’IRD et ses partenaires ont montré une accélération de la fonte des glaciers andins au cours des quarante dernières années. Les glaciers de Colombie, d’Équateur, du Pérou et de Bolivie ont vu leur surface réduite de 30 à 50 % depuis la fin des années 1970. Les glaciers de petite taille (inférieure à 1 km2) situés à moins de 5 400 m d’altitude sont les plus touchés, dans la mesure où leur zone d’accumulation (là où la neige se stocke puis se transforme en glace) est réduite. Si les hausses de température prévues par les modèles climatiques d’ici la fin du siècle se confirment, la plupart des glaciers de cette région des Andes, les grands comme les petits, pourraient disparaître, comme l’a déjà fait en 2010 le glacier de Chacaltaya, au-dessus de la ville de La Paz en Bolivie. Les glaciers, des réserves d’eau pour les périodes sèches Le rôle des glaciers dans le fonctionnement hydrologique des bassins versants de montagne est très variable selon les régions. Il est souvent minimal dans les zones tempérées comme les Alpes, où le manteau neigeux hivernal et les précipitations sont importantes. Cependant, dans les régions tropicales où la saisonnalité des précipitations est marquée par une saison sèche de plusieurs mois et où aucun manteau neigeux ne peut s’établir, les glaciers jouent un rôle significatif dans l’écoulement des rivières situées à l’aval. Les glaciers andins sont donc d’importants régulateurs des cycles d’eau saisonniers. Ils jouent le rôle de réservoirs d’eau gelée qui fondent et s’écoulent pendant les périodes de sécheresse et alimentent les cours d’eau en aval. La contribution des glaciers au régime hydrologique peut atteindre 25 à 30 % pendant la saison sèche dans certains bassins versants qui ont des taux d’englacement de l’ordre de 20 %. Dans les régions arides, comme au Pérou ou en Bolivie, l’apport des glaciers à l’irrigation, à la génération hydro-électrique et à l’alimentation en eau des populations locales peut être très significatif : ainsi 15 % de l’eau consommée à La Paz vient des glaciers, un chiffre qui monte à 30 % en saison sèche. Mieux comprendre l’impact du retrait glaciaire sur la disponibilité en eau Les scénarios du changement climatique prédisent pour les prochaines décennies un réchauffement exacerbé des températures dans les écosystèmes tropicaux de haute Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 131 Pour mieux comprendre l’impact du retrait glaciaire sur l’hydrologie, les chercheurs évaluent l’état de la ressource en eau en fonction du niveau de déglaciation. Des travaux ont en particulier porté sur le rio Santo au Pérou, cours d’eau emblématique car il est alimenté jusqu’à plus de 50 % par les glaciers, selon la saison. © IRD/B. Francou Recul du glacier Zongo sur la montagne Huayna Potosi (Bolivie). L’accélération de la fonte des glaces augmente la quantité d’eau disponible en aval. Mais la tendance s’inversera lorsque les réservoirs glaciaires auront diminué. montagne. Si la tendance se poursuit, une accélération de la fonte et une augmentation du ruissellement dans les sous-bassins d’altitude se produiront dans un premier temps, augmentant d’autant la quantité d’eau disponible en aval. Mais ensuite, lorsque le réservoir glaciaire aura diminué, les contributions de l’eau de fonte seront inférieures à celles observées aujourd’hui. Les sécheresses pourraient ainsi être plus graves qu’à l’heure actuelle, alors qu’il y aura moins d’eau disponible pour divers usages, comme l’agriculture, la consommation d’eau potable ou de l’hydro-électricité. 132 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 30 Calculer la contribution des glaciers aux ressources en eau aval Les glaciers stockent de l’eau à l’échelle de plusieurs dizaines d’années et forment ainsi des réservoirs qui influencent directement les écoulements d’eau en aval. Comprendre et quantifier les apports d’eau de fonte dans le contexte du changement climatique et du retrait glaciaire sont ainsi primordiaux pour suivre l’évolution des ressources en eau actuelles et futures. Mais l’étude du rôle des glaciers dans l’hydrologie d’un bassin versant est complexe. Il faut bien différencier la part d’eau qui annuellement se stocke sous forme de neige, puis est déstockée par fonte sous forme d’eau liquide, de la proportion d’eau provenant réellement du retrait des glaciers et de sa variation de stock. © IRD/O. Dangles Ruisseau glaciaire face au Cotopaxi en Équateur. Les mesures directes de débit des cours d’eau permettent de quantifier les variations des apports glaciaires. L’étude de ces phénomènes nécessite de bien mesurer chaque mois les précipitations et les taux d’ablation/d’accumulation de neige sur le glacier. Ces dernières mesures glaciologiques consistent à relever l’émergence de balises (piquets implantés dans la glace) et à creuser des puits dans la zone d’accumulation pour calculer le bilan de masse. Les mesures du bilan de masse couplées aux mesures de précipitations permettent de connaître le volume d’eau écoulé à l’aval provenant de la fusion de neige et de glace du glacier. Coupler les méthodes de quantification pour mieux évaluer Trois autres méthodes permettent également de quantifier les apports glaciaires : des mesures directes de débit dans les rivières, des mesures avec des traceurs hydrochimiques et des bilans hydrologiques réalisés à l’aide de modélisations. Les mesures hydrochimiques se basent sur l’analyse des isotopes stables de l’eau et des ions majeurs, car les différentes sources d’écoulement ont des signatures chimiques particulières et il est ainsi possible de quantifier les apports glaciaires. Les modélisations hydrologiques consistent à simuler les différents types d’écoulement en utilisant des données géomorphologiques caractéristiques du bassin versant et du glacier et des données de forçages météorologiques (température, précipitations, radiations, vent, etc.). L’idéal est de coupler plusieurs de ces méthodes pour évaluer la concordance des valeurs obtenues. Dans le cadre du laboratoire mixte international Great Ice, trois bassins versants sont largement étudiés, le bassin du Zongo en Bolivie, le massif glaciaire de l’Antizana en Équateur et le rio Santo alimenté en partie par les glaciers de la Cordillère blanche au Pérou. Concernant les taux d’écoulements glaciaires, ils varient dans le temps et dans l’espace. Pour le rio Santo par exemple, les apports glaciaires sont plus importants en saison sèche (plus de 50 % des écoulements) qu’en saison humide (environ 30 %). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 133 La biodiversité d’altitude face au changement climatique Les régions tropicales de haute montagne représentent des îlots isolés, milieux où la migration de nouvelles espèces est restreinte et la spéciation favorisée. La faible température et la faible pression atmosphérique, le rayonnement solaire intense, les pluies irrégulières, le vent desséchant, le gel, etc. sont autant de conditions extrêmes qui ont poussé les organismes vivants à des adaptations singulières. Les torrents glaciaires imposent également des conditions de vie difficiles à leurs habitants, du fait de leur faible teneur en minéraux et des crues quotidiennes qui génèrent de fortes perturbations. Un haut degré d’endémisme caractérise ainsi les Andes tropicales, avec des espèces uniques au monde mais aussi, par conséquent, un risque d’extinction inexorable si le recul des glaces se poursuit. Premières extinctions Les espèces aquatiques andines sont parmi les premières à enregistrer des extinctions de populations à cause du réchauffement climatique. Les torrents d’altitude ayant été largement transformés par la fonte accélérée des glaces depuis 40 ans, les chercheurs se sont intéressés au rôle fondamental des apports d’eau de fonte pour la vie aquatique. Ils ont constaté que le retrait des glaces a mis en péril une partie des invertébrés vivant dans les rivières (encadré 31). Le rôle écologique de la plupart des espèces menacées demeurant à ce jour méconnu, les conséquences pour les niveaux supérieurs de la chaîne alimentaire – poissons, amphibiens, oiseaux et mammifères – restent difficiles à prévoir. Migrations d’espèces Une élévation de 3 ºC des températures moyennes dans les Andes tropicales pourrait entraîner une migration des espèces végétales de près de 600 m vers l’amont. Une telle transformation des écosystèmes d’altitude entraînerait une diminution significative de l’habitat disponible pour de nombreuses espèces. Les espèces de montagne vivent en effet dans des espaces contraints, « coincées » entre l’amont et l’aval. À l’amont, les facteurs liés à la haute altitude, comme les fortes radiations UV ou le manque d’oxygène, limitent la survie de certaines espèces. À l’aval, la compétition avec les autres espèces généralistes – autrement dit, en mesure de prospérer dans un grand nombre de conditions environnementales – qui colonisent des niches thermiques plus favorables pousse les espèces de montagne à continuer à migrer en altitude. Ainsi, elles subissent des réductions de leur aire de distribution plus fortes que celles observées dans d’autres endroits de la planète. Isolées dans des aires réduites, les populations d’espèces d’altitude sont alors particulièrement exposées aux processus d’extinction. 134 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 31 Le recul des glaciers menace la biodiversité aquatique La fonte des glaciers équatoriens a entraîné l’extinction de plusieurs espèces aquatiques. S’ils venaient à dégeler complètement, 10 à 40 % de la biodiversité régionale risqueraient de s’éteindre. © IRD/O. Dangles Analyse des ruisseaux glaciaires dans la région des Paramos en Équateur. Des écologues de l’IRD et leurs partenaires européens et équatoriens ont étudié la biodiversité des ruisseaux issus des eaux de fonte dans les páramos andins. Ces écosystèmes herbacés tout à fait particuliers sont caractéristiques des sommets andins, perchés à plus de 3 500 m d’altitude entre la limite de la forêt et les neiges « éternelles ». Les espèces qui peuplent les cours d’eau de ces milieux extrêmes, principalement des insectes, sont pour bon nombre endémiques. Les chercheurs ont collecté des échantillons dans une cinquantaine de sites différents dans les páramos. Ils y ont recensé des populations de macro-invertébrés – principalement des larves d’espèces appartenant aux ordres des Éphémères, des Trichoptères ou encore des Diptères. Grâce à plus d’un an de prélèvements réguliers, les scientifiques ont identifié dans le seul páramo du volcan Antisana, plus de 150 espèces d’invertébrés. De 10 à 40 % d’extinction Des échantillonnages réalisés à différentes distances des glaciers ont révélé que, dans les Andes, la richesse locale augmente à mesure que l’on s’éloigne vers l’aval. Par ailleurs, il apparaît que le peuplement des différents ruisseaux à une même altitude est très hétérogène. À une centaine de mètres de distance, les communautés rencontrées dans deux torrents d’apparence similaire peuvent être bien différentes selon le glacier drainé. En effet, les glaciers andins ont des dynamiques diverses, fondant plus ou moins vite en fonction de leur taille et de leur exposition au soleil, par exemple. Ces prélèvements couplés aux données de suivi des communautés aquatiques ont montré que plusieurs espèces commencent à disparaître dès que la couverture glaciaire se réduit à plus de la moitié de la surface du bassin versant. Et si les glaciers venaient à dégeler complètement, selon la zone considérée, ce sont de 11 à 38 % de la biodiversité régionale qui risqueraient de s’éteindre. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 135 Encadré 32 Modéliser l’impact du changement climatique sur un écosystème clé dans les hautes Andes tropicales © IRD/O. Dangles Échantillonnage d'eau dans une zone humide d'altitude (4 800 m). Cordillère Royale, Bolivie. 136 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Le projet international Biothaw, qui rassemble des partenaires européens, dont l’IRD, et andins, vise à comprendre et à modéliser l’impact du changement climatique sur un écosystème clé des hautes Andes tropicales : les bofedales. Ces écosystèmes humides de haute altitude (entre 4 000 et 5 000 m) concentrent un niveau exceptionnel de biodiversité. En développant des sols organiques sur plusieurs mètres de profondeur – véritables « éponges » –, ils ont une très grande capacité de rétention en eau qui approvisionne des millions d’êtres humains en aval, même en période sèche. En outre, leur productivité végétale relativement élevée toute l’année permet d’assurer l’élevage de millions d’animaux domestiques, en particulier lamas et alpagas. L’approche multidisciplinaire du projet Biothaw utilise le retrait glaciaire récent comme indicateur de changement climatique, avec l’hypothèse sous-jacente que la réduction de la quantité d’eau qui approvisionne les bofedales va altérer leur biodiversité et leur fonctionnement. L’ensemble des données collectées (glaciologie, télédétection, écologie, agronomie, sociologie) seront compilées dans un modèle multi-agents. Les scénarios de changement climatique prédisent un réchauffement des températures exacerbé ces prochaines décennies dans les écosystèmes tropicaux de haute montagne. C’est donc à la fois une priorité scientifique et sociétale de caractériser la sensibilité de ces écosystèmes face aux changements climatiques et de proposer des solutions pour maintenir leur fonctionnement optimal. Espèces sentinelles Outre le retrait glaciaire, d’autres facteurs climatiques affectent la biodiversité. L’augmentation de la température et du rayonnement UV serait en partie responsable de l’extinction des grenouilles du genre Atelopus, des amphibiens très sensibles aux changements du milieu. Ce groupe de grenouilles andines, autrefois abondant, s’est considérablement raréfié, voire a disparu de nombreuses régions depuis la fin des années 1980. Si les causes semblent multiples, les chercheurs montrent le rôle des conditions climatiques exceptionnelles et des niveaux élevés d’UV. Espèce sentinelle, ces grenouilles sont également des indicateurs précoces du déclin d’autres espèces. © IRD/O. Dangles Grenouille arlequin (Atelopus nov. sp. ?) Parc national du Sangay (2 200 m), Équateur. Les versants à l'est des Andes abritent une grande diversité d'amphibiens avec de nombreuses espèces endémiques des forêts subtropicales. Changement climatique et microclimats Les vallées andines offrent une mosaïque de paysages hétérogènes, échelonnés sur les pentes des montagnes, où règnent autant de microclimats différents. L’étude de ces microclimats revêt une importance particulière dans la compréhension de la réponse des espèces vivantes au changement climatique. Le comportement et la survie des organismes dépendent en effet des conditions environnementales qui dominent à leur échelle. Or, ces conditions climatiques locales ont souvent peu à voir avec les situations climatiques régionales. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 137 Encadré 33 Des écarts de température du simple au double entre la réalité locale et les extrapolations régionales Une étude dans les Andes équatoriennes a mesuré la différence entre les températures locales et les données fournies par la base de données Worldclim. Les résultats montrent que les conditions microclimatiques génèrent des surestimations et des sous-estimations de l’ordre de 80 % des températures minimum et maximum prédites par les modèles globaux. Pour évaluer la capacité des systèmes météorologiques à informer sur les processus biologiques, l’unité EGCE et ses partenaires sud-américains se sont intéressés à la différence entre les températures fournies par la base de données Worldclim (extrapolation sur une maille de 1 km2) et celles réellement mesurées dans les paysages agricoles des Andes équatoriennes. des sous-estimations de l’ordre de 80 % des températures minimum et maximum prédites par les modèles globaux. Les écarts sont les plus notables lorsque la température est mesurée au niveau du feuillage des cultures ou dans le sol, car ces habitats jouent un rôle tampon qui atténue les contrastes thermiques. Les chercheurs ont d’abord montré l’hétérogénéité des températures dans les champs en fonction du relief, mais aussi de l’endroit précis de la mesure (sol, cultures ou air). Ils ont ensuite comparé ces données avec la base Worldclim. Les résultats montrent que les conditions microclimatiques, notamment celles engendrées par la structure de la végétation, génèrent des surestimations et Les chercheurs ont ensuite examiné les différences de prédiction de croissance de ravageurs de cultures à partir de Wordclim et de mesures locales. Leurs résultats montrent les limites de modèles qui s’appuient sur des mailles trop grossières pour prédire la dynamique des populations d’insectes dans des régions où il existe une très grande hétérogénéité de microclimats. Pour températures minimales D AirL – AirWC + 14 °C Chaud Pour températures maximales +1 -1 Froid - 10 °C 2 800 m Cultures 138 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 3 200 m Forêts Lieux de stockage 3 600 m Routes Figure 24. Microclimats de paysages agricoles dans les Andes équatoriennes. Les couleurs indiquent la différence entre la température de l'air mesurée localement et celle prédite à l'échelle globale par le logiciel Wordlclim. Les couleurs bleues indiquent que les température locales sont plus froides que les températures prédites ; et vice versa pour les températures rouges. Source : d’après FAYE et al., 2014. Une question d’échelle Pour connaître les effets du réchauffement régional sur les espèces, il est donc urgent de savoir comment il affecte les conditions microclimatiques. Les chercheurs se consacrent à ce problème d’échelle, entre maille grossière des modèles climatiques et échelle fine des microclimats, en couplant les approches globales et locales. En améliorant les modèles de distribution des espèces à différentes échelles, les simulations climatiques permettront ensuite de mieux prédire les évolutions biologiques. Ces informations sont également importantes pour améliorer les prédictions agricoles, la croissance des cultures étant directement liée aux températures locales. Les impacts du réchauffement sur les cultures de l’altiplano © IRD/O. Dangles Les agriculteurs des hauts-plateaux andins composent depuis toujours avec l’incertitude climatique. À près de 4 000 m d’altitude, le gel nocturne est une source de stress majeure pour les plantes cultivées sur l’altiplano. Il gèle même en été et surtout en plaine, où l’air froid s’accumule. Pour pallier ce risque climatique, les agriculteurs ont développé au fil des siècles des techniques agricoles originales, ainsi que des dizaines de variétés locales d’une grande diversité génétique. Culture en terrasses de la pomme de terre dans les Andes au Pérou. Cette agriculture est pratiquée de 2 000 m à 4 500 m avec une variété de pomme de terre spécifique pour chaque palier d’altitude. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 139 Les risques climatiques se sont modifiés dans les Andes depuis quelques décennies, à cause du changement climatique mais également suite au changement d’usage des terres. C’est ce qu’illustre l’essor de la culture de quinoa au sud de l’altiplano bolivien. Face au succès commercial de la graine, la production augmente d’année en année : entre 1972 et 2005, la superficie cultivée dans cette région a triplé. Les agriculteurs ont mis en culture les terres situées dans les plaines, faciles à mécaniser mais à priori plus sujettes aux gelées nocturnes que les pentes. Jusqu’à présent, le réchauffement climatique a plutôt favorisé l’extension des cultures, car il a réduit le risque de gel en plaine et fait remonter de quelques centaines de mètres les zones climatiques propices à la culture de quinoa. Une agricultrice participe à une séance de formation à la lutte contre les ravageurs à Chaopcca, Pérou. Mais la rapidité et la complexité des changements observés, qui dépendent à la fois du climat et et del’usage des terres, pourraient affecter plus drastiquement les conditions pédoclimatiques, avec des conséquences négatives pour les cultures. Des projections croisant production agricole et scénarios climatiques montrent qu’après un effet favorable, mais transitoire, de diminution du risque de gel, l’augmentation probable des épisodes de sécheresse dans les décennies à venir réduira les rendements (encadré 34). © IRD/O. Dangles Interactions écologiques et ravageurs de cultures Les rendements agricoles vont également être influencés par les effets du changement climatique sur les interactions écologiques. Toutes les espèces vivent en interaction avec d’autres espèces, que ce soit les prédateurs avec leurs proies, les parasites avec leurs hôtes ou les pollinisateurs avec les plantes qu’ils visitent. Les effets du changement climatique sur des espèces plus sensibles auront des conséquences en cascade via ces interactions, en particulier le long des chaînes trophiques. Selon certains biologistes, ces impacts sur les interactions entre espèces pourraient peser plus sur la biodiversité que les impacts directs du climat. Dans les Andes, les chercheurs ont examiné en particulier comment les changements de température influencent les relations interspécifiques des ravageurs de cultures, et quels sont les effets sur les attaques subies par les plantes. Les études 140 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 34 Évaluer la production de quinoa en fonction des scénarios climatiques Sur l’altiplano aride au sud de la Bolivie, la production de quinoa dépend largement de l’humidité du sol et du risque de gel. Des chercheurs de l’IRD et leurs partenaires boliviens ont modélisé l’évolution de cette production à l’horizon 2050 et 2100, en fonction des scénarios climatiques couramment admis. Pour appréhender l’impact local du changement climatique, les chercheurs ont distingué différents types de paysages tout en travaillant à l’échelle d’une région entière, le pourtour du salar d’Uyuni (désert de sel). Autrefois partagée entre agriculture et élevage, cette zone semi-désertique, où le gel sévit plus de 250 jours par an, est devenue la première région exportatrice de quinoa au monde. Les simulations montrent qu’après le pic de production actuel, résultat de la diminution du risque de gel et de la conversion des pâturages en cultures, la production à venir pourrait décliner sensiblement sous l’effet conjugué de l’augmentation des épisodes de sécheresse, de la saturation de l’espace agricole et de la perte de productivité des sols. © IRD/A. Vassas Toral Cette modélisation met en jeu le climat et l’usage des terres, deux composantes majeures du changement global, trop souvent dissociées dans les travaux de recherche. Pour les acteurs locaux, cet exercice prospectif éclaire le débat sur la durabilité de leurs choix de développement dans un contexte climatique et socio-économique changeant. Semis de quinoa sur le flanc du volcan Tunupa en Bolivie. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 141 montrent qu’il n’y a pas d’effet linéaire entre la température et les attaques des insectes et autres nuisibles, à cause de la complexité de leurs interactions et des optimums thermiques différents selon les espèces. Ainsi, en fonction des conditions de température auxquelles ils sont soumis, des ravageurs peuvent soit entrer en compétition, soit au contraire entretenir des interactions positives entre eux (par exemple de facilitation). Les chercheurs tentent donc d’affiner les modèles de prévision en intégrant la complexité des interactions biologiques. Encadré 35 Kenya : autre région d’altitude où le réchauffement aggravera les dégâts des ravageurs des cultures Principale ressource alimentaire de l’Afrique de l’Est, le maïs occupe près de 80 % des surfaces cultivées de cette région, notamment sur les pentes montagneuses du mont Kilimandjaro et des monts Taita. Les rendements faibles, de l’ordre de 1 à 3 t/ha, sont attribués aux mauvaises conditions climatiques et aux insectes. Or, ces contraintes devraient s’accentuer avec le changement climatique. * Biodiversité et évolution des complexes plantesinsectes ravageurs-antagonistes. 142 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Les études menées depuis 2010 par l’unité de recherche 72* dans ces régions montagneuses du Kenya permettent de mieux comprendre l’influence de la température et de l’altitude sur la distribution des deux principaux ravageurs du maïs (le crambide exotique Chilo partellus et la noctuelle indigène Busseola fusca). Les chercheurs se sont également intéressés à la répartition des ennemis naturels des ravageurs (les parasitoïdes larvaires) pour prendre en compte les interactions entre espèces. Leur étude confirme que la température est un facteur clé de ces interactions permettant d’expliquer, en partie, la prédominance de C. partellus aux basses altitudes et celle de B. fusca aux altitudes élevées. Migration plus rapide du crambide que de son parasite À partir de modèles phénologiques sur la présence et l’activité des ravageurs et de leurs parasitoïdes en fonction du climat, ils ont généré des cartes de risque basées sur les données météorologiques des stations locales et des scénarios climatiques du Giec. Leurs prévisions suggèrent que l’augmentation de l’activité des ravageurs liée au réchauffement de la température devrait se traduire par une augmentation significative des pertes de récolte en maïs dans toutes les zones agro-écologiques étudiées, comprise entre 5 et 20 % selon les altitudes et l’espèce de ravageur. L’altitude est par ailleurs un facteur d’impact aggravant, lié à l’extension au-dessus de 1 200 m de l’aire de distribution du crambide et au déplacement moins rapide de son ennemi naturel, ce qui devrait se traduire par un contrôle biologique moins efficace de ce ravageur aux altitudes supérieures à 1 200 m. Augmentation de la silice dans le maïs avec la température Le maïs utilisant l’accumulation de silice dans ses tissus pour se défendre contre certains ravageurs, dont la noctuelle, les chercheurs ont également voulu comprendre comment l’augmentation de la température était susceptible de modifier les teneurs en silice dans la plante. Leurs résultats montrent que les concentrations en silice du sol et du maïs diminuent avec l’altitude et que l’assimilation de la silice par le maïs augmente avec la température. Ces résultats confirment les optimums thermiques des deux espèces, expliquant la prédominance actuelle de la noctuelle aux altitudes élevées. Le réchauffement devrait à l’avenir accroître l’assimilation en silice des plantes et, par conséquent, favoriser le déplacement du crambide vers des altitudes plus élevées. Maïs infestés par des noctuelles (Busseola fusca) au Kenya. © IRD/P.-O. Calatayud Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 143 Chapitre 12 Forêts tropicales et grands fleuves : des milieux sous influence © IRD/L. Emperaire L es forêts tropicales humides représentent presque un tiers des massifs forestiers du monde. Plus que d’autres milieux, elles sont devenues indissociables de la question climatique. En effet, leur rôle dans la séquestration du dioxyde de carbone est au centre des politiques du climat, alors que la déforestation au cours des dernières décennies a été reconnue comme responsable d’un cinquième des émissions de gaz à effet de serre. Rives du rio Negro en Amazonie, dans la région de Norte (Brésil). Tout comme ces forêts, les grands fleuves qui les traversent sont emblématiques du climat tropical humide. Les grands bassins fluviaux de l’Amazone ou du Congo, les plus grands de la planète, sont directement impactés par les phénomènes climatiques comme El Niño, les moussons, les sécheresses, les ouragans. Des crues ou des étiages plus nombreux et plus sévères ont pu être observés ces dernières années. Ces bouleversements perturbent les écosystèmes et les populations riveraines, ainsi que l’approvisionnement en eau des villes. Un régulateur du climat menacé Les forêts tropicales humides jouent un rôle important dans la régulation du climat : absorption de la radiation solaire, refroidissement par évapotranspiration, sources de Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 145 © IRD/G. Michon Région du Karnataka (Inde). Les grandes forêts tropicales, qui jouent un rôle important dans la séquestration du carbone, représentent près d’un tiers des massifs forestiers mondiaux. vapeur d’eau pour la formation de nuages. Le rôle de l’Amazonie sur les pluies du sous-continent sud-américain est par exemple bien documenté. D’après les estimations des scientifiques, environ la moitié des pluies du bassin amazonien viendrait de l’évapotranspiration de la forêt. L’Amazonie pompe et rejette dans l’atmosphère environ 20 milliards de tonnes d’eau par jour. Puits de carbone Les forêts tropicales jouent également un rôle indirect dans la machine climatique terrestre, à travers le cycle du carbone. Elles stockent en effet un quart du carbone organique de la biosphère. Le mécanisme de puits de carbone, lié à la différence positive entre le carbone absorbé par la photosynthèse et celui émis par la respiration, leur permet de fixer une partie du CO2 présent dans l’atmosphère (encadré 36). Les forêts tropicales peuvent ainsi être considérées comme des infrastructures naturelles de lutte contre l’effet de serre. Mais le changement climatique pourrait modifier le fonctionnement de ce « poumon vert ». On sait en effet déjà que le réchauffement climatique perturbera le cycle du carbone. Certaines études estiment qu’une augmentation de quelques dixièmes de degrés pourrait annuler le puits biosphérique actuel, à cause d’une augmentation de la respiration du sol. Mais la sensibilité des stocks de carbone organique et de la respiration au réchauffement fait encore l’objet d’un vif débat. Les scientifiques travaillent ainsi à mieux comprendre les impacts du changement climatique sur la biomasse forestière et sur cette fonction de puits de carbone. 146 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 36 La séquestration du carbone dans la biomasse et le sol Figure 25. Échanges de carbone entre les écosystèmes et l’atmosphère. a/ Séquestration de carbone dans les sols, résultat de l’échange gazeux entre la photosynthèse et la respiration des plantes et des organismes et microorganismes du sol. b/ Flux de carbone des sols vers l’atmosphère suite à la déforestation. c/ Émissions anthropiques de CO2 non agricoles ou forestières. d/ Puits océanique. Sources : BERNOUX et CHEVALLIER, 2013 et www.globalcarbonproject.org La différence entre la quantité de carbone absorbée par la photosynthèse de la végétation terrestre et celle émise par sa respiration est légèrement positive. En effet, la végétation puise annuellement dans l’atmosphère environ 120 Gt de carbone via la photosynthèse, soit environ 1 atome de carbone atmosphérique sur 7. Dans le même temps, les plantes respirent et émettent du CO2, rendant à l’atmosphère environ la moitié de ce qu’elles y ont puisé. L’autre moitié retourne très largement dans l’atmosphère par la respiration Photosynthèse Respiration ~ 120 ~ 120 du sol (respiration racinaire, des micro-organismes et de la faune du sol). La quantité de carbone absorbée par photosynthèse étant légèrement supérieure à celle émise par la respiration des plantes et du sol, une partie du carbone atmosphérique puisé par les plantes est stockée dans les biomasses et le sol sous la forme de matière organique : c’est la séquestration du carbone. Par ce processus, les écosystèmes terrestres constituent un puits freinant l’augmentation de la concentration en CO2 de l’atmosphère. Valeurs en milliards de tonnes de C + 4,3 ± 0,1 a 0,8 ± 0,5 8,6 ± 0,4 b c 2,6 ± 0,8 d 2,6 ± 0,5 Sols Valeurs moyennes pour la période 2003-2012 Déforestation Un consensus scientifique existe concernant les impacts de la déforestation sur le climat. Selon le 5e rapport du Giec, la déforestation de plusieurs millions d’hectares des forêts tropicales en Amazonie et en Asie insulaire constituerait, depuis les années 1980, la plus grosse part des émissions de gaz à effet de serre liées au changement d’usage des sols. Outre libérer le carbone stocké dans les arbres et dans les sols forestiers, la disparition des forêts annule aussi leur fonction de puits de carbone. En effet, les modes d’occupation du sol qui remplacent les forêts ont un potentiel de stockage durable généralement très faible. Les forêts dégradées stockent par ailleurs moins de carbone. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 147 Avec l’augmentation de la température et des sécheresses, la recrudescence des feux dans les forêts dégradées pourrait aussi avoir des conséquences importantes sur les massifs forestiers et donc sur le climat. Sur le pourtour sud et est de l’Amazonie, très déboisé, la propagation des feux a fragilisé davantage encore la forêt naturelle. Parc national Bukit Barisan Selatan à Sumatra (Indonésie). Le parc a subi une déforestation d'environ 20 % de sa superficie au profit essentiellement des plantations de café. 148 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/H. de Foresta Malgré un ralentissement – relativement récent –, la déforestation a probablement de beaux jours devant elle. Elle est en effet un moteur du modèle économique de pays émergents, comme le Brésil ou l’Indonésie, qui comptent de plus en plus sur l’exportation des matières primaires pour financer leurs politiques. Les massifs forestiers sont en effet une réserve foncière pour l’expansion des cultures (soja, maïs, palmier à huile et canne à sucre) et de l’élevage bovin. Les pressions sur ces espaces vont croître au rythme de la demande mondiale pour ces denrées. Dans un tel contexte, les politiques de sécurisation foncière sont nécessaires, mais souvent fragiles. La lutte contre la déforestation porte cependant ses fruits dans certains pays, comme au Brésil, grâce aux politiques nationales de protection de la nature (50 % de l’Amazonie brésilienne est classée en aires protégées) et de surveillance des territoires par la télédétection. Les mécanismes du « marché carbone » sont aussi amenés à jouer un rôle dans la lutte contre la déforestation, bien qu’ils tardent à monter en puissance et que leur efficacité soit mise en doute par une partie de la communauté scientifique (cf. partie 3, p. 180). © IRD/P. Ploton Évaluer la séquestration du carbone dans les forêts tropicales Face aux objectifs internationaux de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre, un mécanisme d’incitation à conserver les stocks de carbone des forêts tropicales a été mis en place à partir de 2009. Nommé Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts tropicales (Redd+), ce mécanisme doit permettre d’éviter la déforestation et la dégradation des forêts dans les pays tropicaux. La mesure du carbone forestier, les liens entre les efforts de déforestation évitée et leurs incidences sur le stock de carbone, ainsi que le suivi des engagements de réduction des émissions représentent un défi scientifique et méthodologique, spécialement quand il s’agit de quantifier les dégradations forestières autres que la déforestation. Aussi, les institutions de recherche ont été interpellées pour fournir des méthodes et synthétiser les données de recensement des stocks de carbone dans ces forêts. Mesures de la biomasse. Les stocks de carbone sont constitués principalement par la biomasse aérienne des arbres (troncs et branches), mais aussi par les débris végétaux en sous-bois, la matière organique des sols et les racines des arbres. L’estimation sur le terrain de la biomasse des arbres repose sur des mesures simples pouvant être réalisées lors des inventaires forestiers, comme le diamètre du tronc par exemple. Elle peut aussi utiliser l’imagerie 3D. Mais, compte tenu des contraintes liées aux territoires forestiers, qui sont vastes et souvent difficilement accessibles, le développement spatial des inventaires forestiers est limité dans l’espace. Les recensements de biomasse, très coûteux, ne sont par ailleurs pas assez réguliers pour garantir la bonne mesure de l’évolution des stocks. Ces mesures in situ doivent donc nécessairement être couplées à des techniques de télédétection aérienne et satellitaire. Les relevés de terrain sont alors utilisés pour échantillonner les différents types de forêts d’un territoire et pour calibrer les prédictions de la biomasse des arbres et des peuplements à partir de la télédétection. Les nombreux outils de la télédétection L’estimation des biomasses forestières par télédétection constitue un domaine de recherche en plein développement. Contrairement au suivi de la déforestation, qui est techniquement relativement bien maîtrisé, le suivi de la dégradation des forêts, et plus généralement des variations de biomasse forestière dans l’espace et dans le temps, est rendu difficile par le fait que la plupart des signaux saturent à des niveaux intermédiaires de biomasse. Ces dernières années, la diversification des capteurs et des sources de Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 149 Encadré 37 Quelle quantité de carbone stockée dans les sols déforestés d’Amazonie ? Avec les océans et les forêts, les sols constituent l’un des principaux réservoirs de carbone de la planète. Au cours du XXe siècle, ce stock a considérablement diminué du fait de la déforestation et de l’agriculture intensive. Des chercheurs de l’IRD et leurs partenaires brésiliens se sont en particulier intéressés à l’évolution des quantités de carbone dans les sols, suite à la déforestation en Amazonie. En effet, les sols mis à nu, puis cultivés, libèrent vers l’atmosphère sous forme de CO2 le carbone qu’ils stockaient jusque-là sous forme de matière organique. © IRD/P. Léna Pâturages remplaçant la forêt amazonienne au Brésil. La déforestation intense à des fins agricoles contribue à réduire les réserves de carbone stockées dans les forêts tropicales. Cette réponse du sol après déforestation est très hétérogène. Pour mieux la comprendre, les chercheurs ont analysé une large quantité de données sur l’évolution des stocks de carbone du sol dans la région. Ils ont passé au crible les résultats d’une vingtaine d’études menées depuis 1976 sur des pâturages de bovins ou sur des champs de soja ou maïs qui ont remplacé la forêt. Ils ont alors comparé les quantités de carbone organique mesurées dans ces sols déforestés avec celles de la forêt initiale. Le carbone du sol chute sous cultures, mais pas sous pâturages Sans surprise, l’équipe de recherche franco-brésilienne montre 150 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? que la substitution de la forêt par de grandes cultures annuelles comme le maïs et le soja entraîne une baisse des stocks de carbone dans le sol, de 8,5 % en moyenne. Ce phénomène s’explique par les faibles quantités de matière organique restituées aux sols sans couvert forestier, ainsi qu’aux pratiques culturales, qui favorisent les pertes de carbone. En revanche, dans les pâturages, la quantité de carbone organique dans le sol a légèrement augmenté depuis la disparition de la forêt, de 11 % en moyenne dans les prairies qui ne sont pas surexploitées. En effet, l’importante activité racinaire des graminées améliore le stockage du carbone dans les sols. Cependant, les chercheurs s’attendaient à des valeurs bien plus importantes dans les pâturages, supposés offrir un grand potentiel de séquestration du carbone. De plus, l’augmentation des quantités de carbone provenant des graminées dans les pâturages atteint un seuil au bout d’une vingtaine d’années. Elle ne compense donc en aucun cas les émissions de gaz à effet de serre globales de la déforestation. Enfin, cette synthèse révèle que, contrairement à ce que l’on observe ailleurs dans le monde, la quantité de précipitations n’a pas d’influence sur la plus ou moins grande capacité de stockage du carbone par le sol en Amazonie. © IRD/Amap Aspect de la canopée sur une image GeoEye « fausses couleurs » à très haute résolution spatiale (THRS). La texture du grain des images satellites des canopées est un bon indicateur de la biomasse des forêts. données de télédétection ont cependant amélioré les mesures de biomasse. L’altimétrie laser (Lidar), en mesurant les hauteurs des canopées, permet d’estimer la biomasse sur pied de façon efficace. Mais elle reste dépendante du support aéroporté, qui est coûteux et soumis aux autorisations de survol. Le futur satellite radar de l’agence spatiale européenne, dédié à l’estimation de la biomasse, devrait donner des résultats d’ici quelques années. Enfin, la disponibilité croissante des images satellites optiques à très haute résolution spatiale (pixels de 1 m ou moins) offre aussi des solutions pour prédire la biomasse des forêts. L’IRD et ses partenaires ont développé une méthode (Foto) qui utilise ainsi la texture du grain des images satellites des canopées, reflétant la taille des couronnes et donc celle des arbres dominants, qui représentent souvent près des trois quarts de la biomasse d’une forêt. L’approche a pu être validée par des études de cas portant sur des forêts très variées, en Afrique centrale, Guyane française, Inde, Nouvelle-Calédonie. D’autres recherches ont montré comment appliquer ces méthodes à des images hétérogènes en termes de conditions d’éclairement et d’angle de visée du capteur. Les recherches conduites durant la dernière décennie rendent aujourd’hui envisageable de décliner différentes approches de télédétection complémentaires entre elles et en liaison avec les inventaires de terrain. Une influence du climat sur les forêts tropicales humides depuis des millénaires Selon le 5e rapport du Giec, les forêts tropicales pourraient être plus sensibles aux variations climatiques que les forêts tempérées, car elles ont évolué dans une fourchette de températures plus restreinte que sous les hautes latitudes. Pour mieux comprendre le rôle du climat sur les dynamiques forestières, l’étude du passé est nécessaire. Depuis une vingtaine d’années, plusieurs équipes internationales et interdisciplinaires étudient dans les bassins de l’Amazonie et du Congo les évolutions de la forêt tropicale au cours des derniers millénaires et le rôle qu’a joué le climat. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 151 Encadré 38 Le bilan carbone de l’Amazone serait neutre Le bilan carbone du système fluvial en Amazonie centrale est proche de l’équilibre : ses eaux rejettent vers l’atmosphère la même quantité de carbone que celle fixée par la végétation de ses zones humides. Considéré jusqu’à présent comme une source d’émissions de gaz à effet de serre, le fleuve Amazone révèle en fait un bilan carbone équilibré. En effet, une étude de 2013 des laboratoires GET et Epoc, dans le cadre de l’observatoire Hybam, montre que le CO2 dégazé par le fleuve est uniquement puisé au sein du système fluvial lui-même. © IRD/J.-M. Martinez Jusqu’à présent, les scientifiques pensaient que les fleuves étaient alimentés en carbone par les arbres et autres plantes terrestres via les sols du bassin versant. Ce carbone était alors transformé en CO2 et réémis par dégazage vers l’atmosphère. Les cours d’eau, et en particulier Le fleuve Amazone émet 200 000 t de carbone chaque année. 152 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? le géant Amazone, étaient ainsi considérés comme des sources nettes d’émissions, rejetant plus de CO2 qu’ils n’en absorbaient. Or, les chercheurs viennent de démontrer que les 200 000 tonnes de carbone dégazé en une année par les eaux de l’Amazone proviennent principalement de la respiration et de la décomposition de la matière organique produite par la végétation semi-aquatique des zones humides amazoniennes. Le fleuve agit ainsi, à l’inverse de ce que l’on pensait, comme une « pompe à CO2 ». Cette étude met aussi en lumière la nécessité de considérer les propriétés spécifiques des zones humides dans les bilans globaux de carbone. © IRD/R. Oslisly Les travaux portant sur les cinq derniers millénaires en Afrique centrale démentent la vision de la forêt tropicale humide immuable. Les forêts se sont fragmentées il y a 2 500-2 000 ans au profit des savanes. Cette régression de la forêt serait liée au déclin de la mousson africaine il y a 3 500 ans. Après cette période de sécheresse, la forêt a progressivement regagné du terrain. Puis, durant le Petit Âge glaciaire (du XIVe au XIXe siècle), l’analyse des pollens révèle à nouveau la présence d’herbacées et autres plantes caractéristiques des forêts dégradées ou des savanes. Les études archéologiques montrent que les évolutions techniques et culturelles se sont déroulées en parallèle avec ces changements régionaux environnementaux, sans que l’influence de l’homme ne semble alors déterminante dans les transformations du milieu, même si elle a très probablement renforcé certaines dynamiques, notamment au travers des feux. Ces travaux montrent que dans le massif forestier africain, en moyenne plus sec que l’Amazonie, la forêt bascule plus rapidement vers des paysages de savanes, à cause des feux en particulier. Mais le maintien de zones refuges pour les espèces forestières, dans certaines montagnes ou près des rivières, permet des épisodes de reconquêtes, comme celui qui s’est déroulé au cours des derniers siècles. Mosaïque de forêt et savane, parc national de la Lopé, Gabon. Le climat est aussi un des moteurs de la biodiversité. La diversité spécifique amazonienne, une des plus élevées de toutes les surfaces émergées, est la conséquence d’une évolution dans un milieu qui n’a pas connu les extinctions massives d’espèces, causées par les intrusions glaciaires sous les latitudes septentrionales, et qui a été relativement protégé des extensions concomitantes des climats tropicaux secs. Mais une étude récente Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 153 d’une équipe de l’IRD et de ses partenaires sud-américains montre que la faune et la flore exceptionnelles du bassin amazonien seraient aussi le fruit d’une longue histoire géologique et climatique. La tectonique active des Andes et la variabilité des précipitations seraient le moteur du développement des hot spots de biodiversité sur les piémonts andins. La mobilité du relief (tectonique, érosion, changement du cours des rivières) créerait un régime d’instabilité favorable à une diversification spécifique importante. L’hydrologie des grands fleuves : des crues et des étiages plus sévères L’augmentation des événements extrêmes (sécheresses, pluies diluviennes) observée dans la zone intertropicale s’est traduite pour les grands fleuves tropicaux par des crues ou des étiages plus fréquents et plus intenses. De nombreuses recherches ont porté sur l’Amazonie, le plus grand bassin versant du monde qui s’étend sur quelque 6 millions de kilomètres carrés. L’observatoire de recherche en environnement Hybam permet depuis 2003 d’obtenir des mesures précises et régulières du débit et du niveau d’eau, grâce à un vaste réseau de stations hydrologiques et à l’altimétrie satellitaire (encadré 39). La hauteur des fleuves de l’Amazonie peut varier de 20 m Au cours de ces quinze dernières années, des épisodes exceptionnels de basses eaux (2005, 2010) et de crues (1999, 2009, 2012 et 2014) se sont succédé. Alors que le débit moyen du fleuve varie peu, ces événements sont le principal marqueur du changement du régime hydrologique observé sur l’Amazone et ses affluents. Liés aux influences océaniques, crues et étiages extrêmes sont éventuellement amplifiés par des facteurs locaux. La déforestation, par exemple, réduit l’humidité disponible en période de sécheresse et augmente le ruissellement en période de pluie. Ces événements extrêmes ont des impacts locaux majeurs. La hauteur des fleuves de l’Amazonie centrale peut ainsi varier de plus de 20 m entre les périodes de basses et de hautes eaux, et la largeur de l’Amazone peut atteindre 10 km lors des inondations les plus sévères. Au Brésil, les inondations et les basses eaux perturbent les transports le long des cours d’eaux, uniques voies de communication pour la plus grande partie des habitants de l’Amazonie. Lors de ces épisodes, les populations riveraines des fleuves se voient aussi privées de leurs ressources habituelles, en particulier la pêche et l’agriculture. Les inondations peuvent également avoir des conséquences mortelles. En 2014, la Bolivie compte 56 morts et 58 000 familles touchées par la crue catastrophique du rio Madeira, l’un des principaux affluents de l’Amazone. 154 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 39 Le suivi de la crue exceptionnelle de 2014 dans le bassin de l’Amazone Grâce à l’altimétrie spatiale et aux mesures de terrain, les équipes de l’observatoire Hybam ont suivi la genèse et l’évolution de la crue exceptionnelle du rio Madeira, depuis le Pérou jusqu’au Brésil. Les outils d’hydrologie spatiale développés par l’IRD sont mis à disposition des services techniques nationaux sud-américains. Coopération avec les agences nationales et les universités des trois pays Grâce au réseau de stations hydrométriques des services nationaux de météorologie et d’hydrologie du Pérou et de Bolivie, et avec le soutien de l’agence de l’eau du Brésil, les équipes de l’observatoire Hybam ont suivi la genèse et l’évolution de cette crue exceptionnelle. Les stations de terrain ont permis de mesurer le débit du rio Madeira et de ses affluents. Les niveaux d’eau des fleuves ont également été estimés grâce à l’altimétrie spatiale. Les inondations ayant emporté de nombreux postes de mesures en Bolivie, cette méthode qui utilise les données satellitaires a permis d’assurer le suivi du niveau d’eau dans ce contexte extrême. © Inegracao Nacional/A. Marques Partagé entre le Pérou, la Bolivie et le Brésil, le bassin du rio Madeira s’étend sur une surface équivalente à deux fois la superficie de la France. En 2014, il connaît une crue exceptionnelle, causée par de fortes pluies tombées dans le bassin depuis le début de l’année. À Porto Velho, au Brésil, le niveau du fleuve a dépassé de 2 m la précédente cote historique enregistrée depuis le début des mesures en 1967. À Rurrenabaque, dans le piémont andin bolivien, le cumul des pluies en 17 jours (1 100 mm) a été quatre fois supérieur au cumul habituel à cette période. Le gouvernement bolivien a considéré ces inondations comme les plus catastrophiques connues depuis 30 ans. Dégâts liés à la crue du rio Madeira en 2014 au Brésil. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 155 Encadré 40 L’eau souterraine cartographiée depuis l’espace Des chercheurs des unités Legos, Espace-DEV et GET et leurs partenaires français et brésiliens ont mis au point une nouvelle méthode de mesure du niveau phréatique par satellite. Ils ont ainsi dressé les premières cartes de la nappe présente sous l’Amazone et le rio Negro. 0° 2003 1° S 2° S 3° S 4° S 5° S 2006 0° 2004 1° S 2° S 3° S 4° S 5° S 2007 0° 2005 1° S 2° S 3° S 4° S 5° S 2008 70° O Ces cartes montrent la hauteur de l’aquifère lors des périodes de basses eaux de 2003 à 2008. Elles traduisent la réponse de la nappe, notamment aux sécheresses, comme celle survenue en 2005, et permettent de mieux caractériser son rôle sur le climat et l’écosystème amazonien. 5m 0m -5m 66° O 62° O 58° O 54° O 70° O 66° O 62° O 58° O 54° O Figure 26. Suivi de la situation de la nappe alluviale amazonienne de 2003 à 2008. Losanges noirs = stations virtuelles altimétriques. Gamme de couleur = hauteur du toit de la nappe par rapport à une situation moyenne. Après la sécheresse extrême de 2005, la nappe n'a retrouvé son niveau moyen que deux ans plus tard, malgré une pluviosité redevenue normale dès 2006. Source : PFEFFER et al., 2014. 156 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Encadré 41 L’impact minoré du changement climatique sur l’extinction des poissons d’eau douce Des chercheurs de l’unité Boréa et leurs partenaires ont montré en 2013 que les extinctions actuelles des poissons d’eau douce dues aux pressions anthropiques seraient bien supérieures à celles générées par le changement climatique. © IRD/M. Jégu Nannostomus trifasciatus Steindachner, 1876. Les milieux aquatiques boliviens, depuis les hauteurs andines aux plaines amazoniennes, abritent 900 espèces de poissons, soit 6 % des espèces d’eau douce décrites. Les modèles utilisés jusqu’à présent par les ichtyologues prévoyaient que la réduction de l’habitat de certaines espèces provoquée par le changement climatique serait l’une des causes majeures de leur extinction. Mais ces modèles négligent le facteur temps, alors que plusieurs décennies, voire plusieurs millénaires, peuvent s’écouler avant l’extinction d’une espèce. En intégrant cette dimension temporelle dans leur étude, les chercheurs de l’unité Boréa ont montré que les effets du changement climatique n’augmenteront que très marginalement les taux d’extinction naturelle chez les poissons d’eau douce, excepté dans les régions semi-arides et méditerranéennes. Les taux d’extinction provoqués par les activités humaines au cours des deux derniers siècles sont quant à eux beaucoup plus préoccupants : en moyenne 150 fois plus importants que les taux d’extinction naturelle et 130 fois plus importants que les taux d’extinction prédits en fonction du changement climatique. Cependant, le stress lié à la température et la limitation de l’oxygène pourraient produire des changements progressifs dans la structure et la composition des communautés actuelles de poissons. En Amazonie par exemple, les populations d’espèces tolérantes à l’augmentation de température, comme le paiche, augmenteront, tandis que les populations d’espèces sensibles à cette augmentation diminueront. Ces grands fleuves sont aussi une source importante d’énergie dans les régions qu’ils traversent. L’Amazonie continue à être perçue comme un lieu privilégié pour l’expansion de méga-barrages hydro-électriques (Tucurui, Belo Monte, Santo Antônio, Girau), destinés à l’approvisionnement en énergie des grandes industries régionales ainsi que des villes. Les fortes fluctuations climatiques actuelles (sécheresses, inondations) font craindre que la capacité des barrages ait été surestimée. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 157 Une navigation très perturbée sur l’Oubangui Deuxième fleuve de la planète après l’Amazone, le Congo a aussi connu une importante instabilité de son débit. Au début des années 1980, le fleuve a enregistré une baisse significative de régime de l’ordre de 10 %, puis un retour à la normale à partir de 1990. Cependant, les affluents rive droite du Congo, l’Oubangui et le Sangha, enregistrent eux une baisse continue des écoulements depuis les années 1970. Or, le fleuve Congo et l’Oubangui sont les principales voies d’accès pour le commerce entre Kinshasa/Brazzaville et Bangui en Centrafrique. Les durées d’interruption de la navigation sur l’Oubangui ont considérablement augmenté ces dernières décennies, jusqu’à 200 jours par an depuis 2002. Mais l’hydrologie très complexe de ce bassin fluvial de près de 4 millions de kilomètres carrés rend difficile la possibilité de tirer des grandes tendances en lien direct avec le changement climatique. D’autant que les données hydroclimatiques sont peu nombreuses dans la région. Développé par l’IRD, le système d’observation des bassins versants expérimentaux tropicaux (BVET) contribue à améliorer les connaissances sur l’hydrologie en Afrique centrale. Avec les partenaires camerounais, cet observatoire étudie l’impact des fluctuations climatiques et des pratiques agricoles sur les hydrosystèmes de plusieurs petits bassins versants au sud du Cameroun. Un autre observatoire de la zone humide d’Afrique centrale est également en cours de montage au Gabon. 158 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/A. Laraque Trafic fluvial sur le fleuve Congo. Le fleuve Congo est une voie navigable importante pour le commerce et les passagers entre les deux capitales, Kinshasa (République démocratique du Congo) et Brazzaville (République du Congo). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 159 Chapitre 13 Zones urbaines : des mégapoles vulnérables © IRD/P. Gazin S i les forêts tropicales humides et les espaces océaniques jouent un rôle important dans la régulation du climat, les zones urbaines sont quant à elles les principales responsables des émissions de gaz à effet de serre. Les grandes villes concentrent les activités industrielles, mais aussi la consommation des ressources fossiles pour les transports, le chauffage ou la climatisation. Les pays du Nord sont historiquement les principaux contributeurs à ces émissions d’origine urbaine. Cependant, les crises économiques et les politiques d’atténuation mises en place en Europe, parallèlement à une forte croissance démographique et économique des mégapoles du Sud, renversent peu à peu la tendance. Dhaka, une agglomération d'environ 12 millions d’habitants. En croissance démographique rapide, plus de 5 % par an, elle est soumise à des risques naturels importants (inondations, cyclones, tremblements de terre). Les grandes villes de la zone intertropicale sont particulièrement exposées aux impacts climatiques, principalement parce que les vulnérabilités y sont exacerbées et que les politiques d’urbanisme ou de lutte contre les risques naturels y sont moins développées. Le 5e rapport du Giec insiste ainsi sur l’urgence de traiter le fait urbain tant du côté des politiques d’atténuation que des capacités d’adaptation, car les impacts sur la société, bien qu’encore mal évalués, sont inquiétants. Pour les populations, les conséquences immédiates de ces émissions sont les effets de la pollution atmosphérique en matière de santé publique. L’accroissement rapide des températures, lié en particulier au phénomène d’îlots de chaleur, a également des conséquences sensibles. À moyen Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 161 terme, l’augmentation des événements extrêmes et l’élévation du niveau de la mer pourraient avoir des conséquences catastrophiques pour la stabilité des sociétés du Sud, alors que les dynamiques urbaines actuelles – croissance des quartiers précaires et des villes côtières – exposent d’avantage les populations. La recherche doit donc mieux comprendre les vulnérabilités et les impacts du changement climatique en ville pour tenter de proposer des solutions adaptées à la concentration urbaine croissante. Cette recherche urbaine est encore peu développée dans les pays de la zone intertropicale. L’IRD a longtemps investi des thématiques proches comme les relations populations-environnement, les risques naturels ou les politiques publiques en milieu urbain, et la tendance est aujourd’hui à recentrer ces thématiques dans un contexte de crise climatique. Un monde toujours plus urbanisé et côtier Figure 27. Évolution des grandes agglomérations. 58 % de la population mondiale vit désormais en milieu urbain, soit près de 4 milliards de personnes. Cette urbanisation massive est une dynamique relativement récente, puisque la population urbaine a été pratiquement multipliée par cinq depuis 1950. Depuis les années 2000, la croissance urbaine montre deux caractéristiques nouvelles. Source : IRD/LPED Londres Paris Moscou Ruhr Pékin Séoul Tokyo Tianjin Nagoya Wuhan Delhi Chongqing Karachi Osaka Bagdad Dhaka Shanghai Shenzhen Bombay Manila Calcutta Bangkok Ho Chi Minh Istanbul Téhéran New York Los Angeles Le Caire Lagos Mexico City Bogota Abidjan Kinshasa Lima Agglomérations Habitants (millions 2015) 5-8 8 - 12 12 - 19 19 - 43 Lima Nom des agglomérations de plus de 10 millions d’habitants 162 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? Jakarta Rio de Janeiro Sao Paulo Buenos Aires Johannesburg © IRD/G. Roudaut Elle s’accompagne d’abord d’une concentration dans des agglomérations de plus en plus grandes au Sud (fig. 27). En 1975, il y avait 18 mégapoles de plus de 5 millions d’habitants, cumulant 170 millions de personnes ; en 2014, on en comptait 73 pour un total de 800 millions. Les principales mégapoles se situent sur le continent américain ou asiatique, principalement dans les pays émergents (Brésil, Inde, Chine). Mais beaucoup d’autres agglomérations des pays intertropicaux sont devenues des mégapoles au niveau régional, comme Lima qui concentre 30 % de la population du Pérou, ou Lagos qui concentre près des trois quarts de la population du Nigeria. Lima, quartier de la Punta (Pérou). Cette mégapole, l’une des cinq d’Amérique latine, avec Mexico, São Paulo, Buenos Aires et Rio de Janeiro, concentre le tiers de la population péruvienne. L’autre grande caractéristique de cette croissance urbaine est le développement plus important des villes côtières. Selon le Giec, près de 145 millions d’habitants vivent à une altitude de 1 m au-dessus du niveau de la mer, 397 millions à moins de 10 m. Et cette tendance se renforcera dans les prochaines décennies, du fait de l’intensification du commerce mondial maritime. L’accroissement des vulnérabilités face aux risques naturels Malgré le manque de systèmes d’observations du climat urbain dans les pays du Sud, on observe des impacts dus à l’augmentation de la température, à la variabilité du climat, à la multiplication des événements extrêmes et à la montée des océans. Le 5e rapport du Giec insiste particulièrement sur deux phénomènes : les glissements de terrain et l’élévation du niveau de la mer. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 163 Encadré 42 Quel lien de cause à effet entre changement climatique et catastrophes urbaines ? La multiplication des catastrophes dans les capitales andines a conduit les chercheurs à s’interroger sur leurs causes, en particulier en lien avec le changement climatique. Mais les événements climatiques extrêmes n’expliquent pas à eux seuls l’augmentation des risques urbains. La Paz, Lima et Quito ont enregistré ces trois dernières décennies une multitude de catastrophes naturelles, liées à des inondations et des glissements de terrain. Le cumul de ces dommages est très significatif sur le plan humain et matériel, pénalisant le développement économique et social de ces villes. À La Paz par exemple, les inondations survenues en février 2002 ont provoqué l’une des plus grandes catastrophes urbaines connues en Bolivie : 69 morts, le déplacement de 200 familles et de très importants dégâts matériels évalués à 10 millions de dollars. En février 2011, un mouvement de terrain a obligé l’évacuation de plusieurs quartiers de la capitale bolivienne. 6 000 habitants ont été relogés dans des refuges, et de très nombreuses infrastructures publiques ont été détruites dans une zone de 140 ha. Ce glissement de terrain, lié à des précipitations deux fois plus abondantes que la normale, est intervenu sur des terrains meubles pourtant déclarés non urbanisables. La croissance urbaine dans des zones dangereuses est ainsi souvent responsable de l’exposition des populations à des risques déjà identifiés. Plus d’une centaine de catastrophes enregistrées chaque année Partant du constat de l’accélération des catastrophes naturelles, l’équipe Pacivur (programme andin de formation et de recherche sur la vulnérabilité en milieu urbain) a analysé l’évolution statistique des accidents et des catastrophes survenues dans les trois capitales andines de 1970 à 2007. Au total, 3 990 accidents et catastrophes, en majorité des inondations et des glissements de terrain, Submersions marines Plus de la moitié des grandes villes en zone tropicale sont situées sur la côte, héritage entre autres des comptoirs des anciennes colonies. Et les dynamiques urbaines actuelles poussent encore à la croissance de ces villes littorales. Des populations urbaines de plus en plus importantes sont ainsi exposées à l’élévation du niveau de la mer, et plus précisément aux phénomènes d’érosion et de submersions marines. C’est entre autres le cas pour Nouakchott, Lagos, Lomé, Dhaka, Ho Chi Minh ou Rio. L’élévation marine de plusieurs dizaines de centimètres dans les décennies à venir va accentuer ces phénomènes, avec des destructions d’habitats et d’infrastructures et des déplacements de populations. Les submersions marines entraînent également une perte de ressources côtières importantes pour l’économie locale. 164 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? ont été enregistrés dans les trois capitales : 76 % d’entre eux concernant Lima, 14 % Quito et 10 %, La Paz. Ces catastrophes sont devenues de plus en plus fréquentes au fil du temps. Vulnérabilités urbaines D’abord, l’établissement même des données est en partie biaisé : le recueil de données est hétérogène d’une ville à l’autre ; certains lieux font l’objet d’une attention plus forte, en lien avec leur importance stratégique sur le plan politique et économique. Ces disparités dans les données constituent des obstacles à la compréhension de la vulnérabilité et des risques et de leurs liens avec le changement climatique. Par ailleurs, il est difficile de distinguer les phénomènes d’origine naturelle des phénomènes d’origine anthropique, en raison d’un enchaînement complexe Au regard de la littérature scientifique disponible, il est tentant de conclure que l’augmentation des catastrophes est liée aux changements du climat dans la région andine. Les fortes pluies enregistrées ces dernières décennies sont en corrélation avec l’augmentation des inondations. Mais une telle conclusion passerait sous silence plusieurs difficultés pour interpréter cette accélération des accidents. typique des milieux urbains. Une certitude, les accidents et catastrophes en milieu urbain sont liés à la très forte anthropisation des milieux (imperméabilisation des sols, extension des zones construites, etc.) et à la vulnérabilité même de structures urbaines complexes et denses (fortes densités de population, d’activités, multiplication des réseaux techniques, etc.). Ainsi, si le changement climatique a certainement des conséquences sur la vulnérabilité en milieu urbain, cette relation causale reste encore difficile à établir. © IRD/S. Hardy Glissement de terrain en février 2011, La Paz (Bolivie). Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 165 Inondations et glissements de terrain La variabilité climatique, avec des précipitations plus violentes ou des périodes de forte sécheresse, affecte également les villes plus continentales. L’augmentation des événements pluvieux extrêmes renforce la menace des inondations, déjà accentuée par l’imperméabilisation des sols liée à l’urbanisation. Les fortes précipitations multiplient également les risques de glissements de terrain. Ces phénomènes ont souvent des conséquences amplifiées par la vulnérabilité des milieux urbains. Les activités humaines peu contrôlées, les concentrations urbaines dans des zones parfois dangereuses et les conditions précaires de l’habitat sont autant de facteurs qui peuvent transformer les aléas climatiques en catastrophes urbaines. Ce danger est particulièrement fort dans les villes d’altitude. Dans les Andes, par exemple, la plupart des villes sont exposées à ces phénomènes qui sont en progression constante ces dernières décennies. Avenue Patria, Quito, Équateur. Un peu plus de 28 000 véhicules empruntent cet axe tous les jours. Si cette artère est coupée – à cause de glissements de terrain ou d'inondations –, la circulation dans la ville est largement paralysée. 166 Changement climatique Quels défis pour le Sud ? © IRD/F. Demoraes Le changement de régime des pluies multiplie également les occurences de crues, exposant ainsi les villes situées le long des fleuves. Les crues historiques de l’Amazone et de ses affluents, en 2009, puis 2012 et 2014, liées aux précipitations exceptionnelles et à la déforestation, ont touché plusieurs centaines de milliers de personnes. Au Pérou, au Brésil et en Bolivie, l’état d’urgence a été décrété dans plusieurs régions, et de nombreuses villes se sont retrouvées sous les eaux. Encadré 43 Les quartiers informels face au changement climatique À Damas et au Caire, des études de l’IRD montrent comment les quartiers informels sont autant porteurs de problèmes que de solutions face au changement climatique. © IRD/T. Ruf Habitat précaire dans un quartier périphérique du Caire (Égypte). À Damas comme au Caire, les quartiers informels présentent des vulnérabilités spécifiques face aux risques liés au changement climatique. Sans surprise, les populations y sont souvent implantées sur des terrains inondables, instables et sujets aux glissements de terrain. La mauvaise qualité de l’habitat et l’absence d’assainissement exposent d’autant plus les habitants aux inondations. Les populations concernées ont également peu d’alternatives, faute de moyens, pour s’installer dans des lieux plus sûrs. Des quartiers marginalisés reçoivent par ailleurs un moindre soutien de l’État en cas de catastrophe. Ils pâtissent également d’une moins bonne protection juridique et financière, faute de droits fonciers, de couverture d’assurance, etc. Enfin, ces zones informelles sont construites sans respecter les normes réglementaires censées les protéger. La vulnérabilité est alors double car, même lorsque les politiques de prévention et de gestion des risques existent, la ville informelle se construit justement en dehors de cette réglementation. Pourtant, les études de l’IRD montrent la pertinence et la souplesse de l’urbanisation informelle. Elles mettent en avant le savoir-faire des habitants constructeurs qui apportent des réponses face aux carences des politiques publiques. Par ailleurs, certaines caractéristiques de ces quartiers sont de plus en plus souvent considérées comme partiellement adaptées et/ou adaptables aux changements climatiques attendus. Plus adaptées par leur morphologie urbaine : rues étroites ombragées, inertie thermique de bâtiments mitoyens, compacité urbaine, densité des immeubles, petite taille de parcelles. Mais aussi plus facilement adaptables : évolutivité de la construction, préservation du caractère piéton, faible vitesse de la circulation dans les zones d’habitation, etc. Sans être majoritaires, certains professionnels mettent en exergue ces caractéristiques « durables » des quartiers informels et ces savoir-faire sur lesquels peuvent s’appuyer les stratégies d’adaptation aux risques du changement climatique. Ces dimensions commencent à être intégrées dans les projets de réhabilitation de quartiers informels. Changement climatique Quels défis pour le Sud ? 167 © IRD/J.-P. Montoroi Avec plus de 14 millions d’habitants, le grand Bangkok concentre plus de 20 % de la population thaïlandaise. La ville connaît régulièrement d’importantes inondations lors des pluies de mousson. Les impacts sanitaires directs des émissions Les effets du réchauffement climatique ne doivent pas masquer les effets directs des émissions urbaines sur la pollution de l’air et le réchauff