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Malaises dans les religions

2016, Les Lettres de la SPF

Entretien à propos de mon livre "Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman", Seuil, 2016

Malaises dans les religions Fethi Benslama, Entretien avec François Lévy, François Pommier Dans Les Lettres de la SPF 2016/2 (N° 36), 36) pages 29 à 40 Éditions Éditions Campagne Première © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-les-lettres-de-la-spf-2016-2-page-29.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Campagne Première. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) ISSN 1281-0797 ISBN 9782372060257 DOI 10.3917/lspf.036.0029 Malaises dans les religions © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) François LÉVy : Cher Fethi Benslama, votre dernier livre, Un furieux désir de sacrifice1, pose dans le contexte actuel bien des questions par rapport à l’islam. L’islam est le troisième monothéisme, on le croit donc précédé par le judaïsme et par le christianisme, on croit donc qu’on y comprend quelque chose, et, en réalité, il y a dans l’islam des particularités qu’on ne retrouve pas forcément dans les autres monothéismes. J’ai regroupé un certain nombre d’acceptions du terme « islam » comme « soumission », « humilité », « salut et santé après un péril », l’idée de « gare » et de « garde » et, enfin, celle de « purification », qui qualifient une religion pleine d’idéaux. Dès le début de votre livre, vous dites que « l’idéal islamique a été blessé ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots, à la fois sur le plan historique et sur le plan religieux. Du coup, pourquoi « être surmusulman », comme vous le dites, peut-il pousser quelqu’un à aller jusqu’à se sacrifier ? Pourquoi les idéaux de salut, de santé, de purification, peuvent-ils aller jusqu’à des idéaux de « dépense sacrificielle » et de destructivité ? A priori, il n’entre pas dans la logique d’une religion d’aller jusqu’à détruire certains de ses semblables et, donc, de s’attaquer elle-même. FETHi BEnsLaMa : oui, il s’agit d’un processus auto-immunitaire. on peut qualifier ce qui se passe actuellement dans l’islam ainsi, au sens où un grand ensemble comme un organisme peut, à force de se défendre, s’autodétruire ou détruire une partie de lui-même. La raison en est que l’occident, avec les Lumières, avec la sécularisation, avec les inventions scientifiques et techniques a porté une conception du monde et un projet de domination qui a conquis le monde musulman et l’a profondément ébranlé. Très rapidement, au début du siècle dernier, s’est constituée chez une partie des musulmans, l’idée de défendre l’islam par une forme de 1. Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, seuil, 2016. © Les Lettres de la sPF, n° 36, 2016, p. 29-40. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) FETHi BEnsLaMa EnTrETiEn aVEC François LÉVy ET François PoMMiEr © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) religiosité que l’on appelle maintenant l’« islamisme ». Elle correspond à une mobilisation des ressources les plus radicales de la religion pour s’opposer à la sécularisation et à la domination occidentales. Cela se passe au moment où les musulmans perdaient pied dans le monde du début du xxe siècle : chute de l’Empire ottoman en 1924, dépeçage de l’ensemble de ses territoires et fin du principe de souveraineté en islam : le califat. L’islam n’est pas seulement une religion, c’est aussi un empire qui a duré quatorze siècles, jusqu’à la fin de l’Empire ottoman. L’effondrement de celui-ci a été une catastrophe politique, religieuse, morale pour le monde musulman. L’une des réactions a été la création de l’organisation des Frères Musulmans en 1928 ; il s’agit d’un fondamentalisme qui veut accéder au pouvoir pour restaurer le califat, l’unité des musulmans, l’Empire. on oublie aujourd’hui ces faits historiques brutaux et leurs impacts. C’est à partir de ce moment-là que s’est installée l’idée de l’islam bafoué et menacé dans son intégrité, d’autant que sur les décombres de l’Empire a été fondée la république turque, le premier État laïque dans le monde musulman. remarquez que ces événements sont liés à la défaite de l’axe, lors de la Première Guerre mondiale, puisque l’Empire ottoman était l’allié de l’allemagne. on peut dire que si le traité de Versailles a donné lieu en allemagne au thème de l’humiliation, les accords secrets sykes-Picot (1916) entre l’angleterre et la France, qui ont dépecé l’Empire ottoman, ont engendré une réaction comparable. Ce sont les mouvements islamistes qui, après-coup, ont porté, à travers leur idéologie, l’idée du traumatisme et de la blessure de l’idéal islamique et l’ont diffusé auprès des masses, même s’il y avait dans le monde musulman une autre idéologie, politique celle-là, celle du nationalisme qui voyait, dans l’émergence des nouveaux États issus du dépeçage, une entrée salutaire dans la modernité. Ces mouvements nationalistes ont une matrice historique qui appartient aux « partisans des Lumières » modernes chez les musulmans réformateurs. À l’inverse, l’islamisme procède généalogiquement des « anti-Lumières ». il s’agit là du noyau de la confrontation historique qui est à l’origine de la guerre civile actuelle entre musulmans, partout où ils se trouvent, y compris dans les diasporas en occident. Mais les régimes des États nationaux n’ont pas été à la hauteur de l’aspiration de leurs peuples ; dès lors, les mouvements islamistes ont repris leur conquête idéologique. Entre-temps, progressivement, le monde musulman s’est sécularisé de fait dans la réalité. La sécularisation s’est imposée d’elle-même à travers l’emprunt des inventions politiques, techniques, scientifiques, de l’occident, à travers l’éducation et l’habitat moderne. 30 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE MaLaisEs Dans LEs rELiGions © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : En l’état actuel, la sécularisation menace la religion, en tout cas c’est ainsi que les mouvements fondamentalistes la vivent, bien qu’une partie des musulmans pense qu’ils peuvent être musulmans tout en étant séculiers. nous sommes au cœur du ferment de la guerre civile, c’était l’objet de mon précédent livre : La Guerre des subjectivités en Islam 1. Une partie des musulmans pense que la sécularisation est destructrice de la religion, qu’il faut donc restaurer celle-ci dans sa plénitude par un retour aux fondements. Une autre partie des musulmans refuse que la religion gouverne, laquelle devient du coup une affaire privée. Ce qui doit régir leurs affaires communes, c’est le politique. Là réside la fracture de toutes les guerres civiles larvées ou effectives ; en algérie, la guerre civile a fait plus de 100 000 morts. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’islam est lisible sur un triple plan : 1) géopolitique, avec la fragmentation en États, sous la domination et le jeu des puissances occidentales ; 2) un « retournement du monde » (rilke), qui consiste en une mutation dans la civilisation, où la conception religieuse s’évapore très rapidement, même si les sujets continuent à croire ; 3) En conséquence, la subjectivité est en proie à des conflits, des clivages, avec culpabilité et volonté d’expiation des plus angoissantes. Les changements de civilisation provoquent une discordance intrapsychique, un dédoublement du moi, entre le « moi fidèle » à la croyance ancestrale et le « moi apostat » qui adhère à un nouvel idéal. C’est un schéma analogue au clivage que Freud relève entre « le moi de paix » et « le moi de guerre du soldat » dans son introduction à Sur la psychanalyse des névroses de guerre 2 en 1918. En réalité, le monde musulman est en état de guerre permanent depuis un siècle. il en résulte ce que les guerres font aux humains : libération de l’agressivité et de la destructivité, incitation au sacrifice dans un ensemble énorme, dont une partie est incontrôlable. François PoMMiEr : Dans votre livre, l’idée que le religieux supplante le politique signe, en réalité, la disparition du politique. F. B. : J’ai contesté l’interprétation donnée par les politologues et les sociologues qui ont introduit et diffusé l’idée d’« islam politique ». En remontant à l’origine de l’islamisme, due au théologien ibn Taymiyya (1263-1328), j’ai constaté que celui-ci excluait le politique de la fondation 1. Fethi Benslama, La Guerre des subjectivités en Islam. Éditions Lignes, Paris 2014. 2. sigmund Freud, « introduction à sur la psychanalyse des névroses de guerre » (1919), in OCF. P, tome xV, PUF, 1996, p. 219-223. 31 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. L. : oui, mais en même temps, cette sécularisation peut-elle être considérée comme ce qui menace l’idée religieuse qui sous-tend l’islam ? © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) de la religion musulmane. il montre qu’il n’y a que les lois de Dieu qui doivent gouverner la cité, et qu’il n’y a de pouvoir que théologique. C’est contraire à la réalité de l’exercice historique du pouvoir dans les empires islamiques où les théologiens étaient toujours des fonctionnaires au service du souverain. Du reste, les concepts modernes de « politique » et de « religion » sont antinomiques. Par politique, on entend le gouvernement de la Cité par des lois faites par les hommes vivant ensemble. À l’inverse, la religion suppose des lois supérieures d’origine divine. Quand les chercheurs européens ont usé de l’expression « islam politique », ils se sont laissé prendre par la question du pouvoir : toute quête de pouvoir n’est pas nécessairement politique. Donc, il n’y a pas d’« islam politique », il y a un projet proprement religieux qui veut arriver au pouvoir et faire régner l’ordre supposé de Dieu. « LesexeestunechosedeDieu » F. L. : oui, mais, en occident, seule la France a bien marqué la séparation de l’Église et de l’État au début du xxe siècle. Les choses sont maintenant clairement scindées. F. B. : Tout à fait, c’est l’affaire Dreyfus (1894-1906) qui va produire une accélération extraordinaire du processus en France. D’où naîtra la place de premier plan de l’intellectuel dans la vie politique et sociale française. De grands écrivains catholiques vont entrer en dissidence contre l’Église et contre l’idéologie conservatrice catholique. on oublie qu’en occident, d’une manière générale, les choses se sont passées sur un long cours, deux siècles au moins, et que cette séparation véritable n’a eu lieu que très tardivement, qu’elle a affecté d’autres aspects majeurs du « surmoi de la culture », pour user d’un terme freudien. Et c’est en France qu’elle a pris le caractère le plus radical. aujourd’hui, on voudrait que la France s’aligne sur la conception anglo-saxonne de la sécularisation, mais on ne peut pas changer les mentalités en un tournemain. De tels changements impliquent des remaniements structuraux considérables dans le lien social. Les questions du voile ou du burkini sont surdéterminées par une logique historique fondamentale, qui peut évoluer bien sûr, mais non sans conflits ni débats. on ne change pas les structures par des prières. F. L. : Questions abondamment commentées par les politiques, justement ! C’est une affaire religieuse, en quelque sorte, mais, du coup, c’est une affaire sociale dont les politiques s’emparent… 32 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : oui, mais elle est travaillée par quelque chose que les politiques ne peuvent pas voir, et je pense que c’est ici que les psychanalystes doivent proposer une lecture qui interroge la formation des normes. C’est la question du sexuel qui est l’enjeu central. si on ne voit pas cela, on ne comprend pas ce qui produit le remugle. Ce que le monde occidental sécularisé a oublié, c’est qu’il y a, dans le monde traditionnel, un lien étroit entre Dieu et le sexuel. on peut dire que le sexe y est chose de Dieu. La sécularisation mène à une séparation entre le sexuel et Dieu, d’ou émerge la sexualité qui est un concept du xixe siècle. Cela signifie que cette séparation implique le refoulement de ce qu’on pourrait appeler le sexe de Dieu. Les mouvements islamistes veulent restaurer le sexe de Dieu. Les histoires du voile, sous ses différentes formes, ne sont rien d’autre que cela. D’ailleurs, cette séparation du sexe de Dieu est à l’origine de la psychanalyse – c’est la lecture que je propose. La psychanalyse s’invente dans la brèche qui s’est ouverte entre le sexuel et Dieu, elle vient montrer cliniquement que le sexuel, ce n’est pas la sexualité telle que le discours scientifique l’a imposée, et que le sexuel divin persiste et signe dans l’inconscient. F. P : Et le sexe de Dieu ? F. B.: Le sexe de Dieu est une chose qui appartient à Dieu, dont l’humain est dépositaire, il n’en a que l’usufruit, donc une jouissance nécessairement et structurellement limitée et régie par la religion. C’est ce que met en jeu la question de la burqa, qui voile le corps de la femme, laquelle est conçue comme une porteuse totale du sexe de Dieu. La femme est voilée en tant que phallus de Dieu. Le sexe de Dieu, c’est la chose «trou» que le doigt de Dieu a laissé dans l’humain, il lui a creusé ça dans le corps et dans l’âme. Ce trou est en quelque sorte le checkpoint des passages de l’âme dans le corps et inversement de la jouissance. Je peux montrer cette affaire dans les textes anciens. Cela, c’est ce dont la modernité et la sécularisation nous ont séparés, mais refoulé dans le mouvement de la séparation. En fait, le monde occidental sécularisé a transformé le sexuel en une question anatomique et politique, il a enlevé le sexuel à Dieu, ce qui est impensable dans le monde de la tradition. La psychanalyse nous permet de penser que le fait de séparer le sexuel et Dieu ne fait pas disparaître la fusion: Dieu est sexuel et le sexuel est divin, cela étant gardé sous refoulement. Dans la psychose – voir le cas schreber –, on voit resurgir le témoignage de ce fait en direct. L’islamisme a compris, mais bien sûr ne le formule pas de cette façon-là, que la lutte contre la sécularisation passe par la restauration du sexe de Dieu, avec tout son cortège d’émotions morales et de conduites 33 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) MaLaisEs Dans LEs rELiGions LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE sacralisantes génératrices d’angoisse, angoisse de Dieu efficace pour lutter contre le désir du sujet se modernisant, en train de laisser tomber le sexe divin – abandon en même temps effrayant pour lui. Je prépare un livre sur la place des femmes dans ce remaniement majeur. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : il y a le chapitre où je parle de cette fameuse fatwa de la tétée d’al-azhar au Caire ; elle est très importante. Pourquoi ? Parce que la femme est pensée comme un objet sexuel total dans l’islam. Dans l’islam, la femme est toute sexuelle, jusqu’à sa voix, jusqu’au bruit des ses bijoux. En tant que telle, elle est à la fois attirante et dangereuse, fascinante, car la femme est la porteuse du sexe de Dieu par excellence : la féminité, c’est le sexe de Dieu. En fait, il n’y a pas le féminin et le masculin seulement, il y a le féminin, le masculin et, plus originaire, le sexe de Dieu, celui de la féminité absolue, qui se répartit entre homme et femme, et c’est la femme qui en a l’incarnation la plus poussée. Le Dieu de l’islam est explicitement qualifié de « matriciel matriciant ». C’est sur cette base que se fait l’exclusion de la femme de l’espace public, qui est un espace pour le commerce entre les hommes. Elle est perturbante pour ce commerce, parce que la jouissance des femmes est pensée comme une jouissance excessive, insatiable et incontrôlable, pouvant détruire l’ordre de la cité. D’où les voiles de toutes sortes, qui peuvent aller jusqu’au voile intégral ou la réclusion. Le voile dans l’espace public d’aujourd’hui est l’effet de la sortie des femmes de la réclusion domestique. Dans les années 1950, vous voyez peu de femmes dans les espaces publics du monde musulman. À partir du moment où les femmes sont sorties dans l’espace public moderne, le voile est revenu comme prix de leur émancipation, pour retarder la fin du règne de la conception religieuse du monde. Le discours des prédicateurs consiste à rendre les femmes coupables de cette émancipation qui met à nu le sexuel sacré et participe donc à sa disparition. C’est pour cette raison que des femmes acceptent de payer leur émancipation domestique par toutes sortes de voiles. on entre là dans un jeu entre émancipation et aliénation. Le burkini, au fond, est une version perverse, parce que la femme se baigne dans son voile en même temps qu’elle se baigne dehors ! Cela donne une « pornographie sacrée ». il y a là un jeu avec l’interdit. 34 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. P : Comme vous parlez du « surmusulman », je me demande s’il existe également « des surmusulmanes » ? Parce que, quand vous parlez de la ouma, vous ne faites pas beaucoup apparaître la question du corps des femmes. MaLaisEs Dans LEs rELiGions « Unereligionsurunmodetrèssubjectivé » © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : oui, il y a quelque chose de perdu. L’islamisme perd – c’est une question de temps ; tout est réactif à la sécularisation du monde. Quand on regarde aujourd’hui comment se pose la question qui nous intéresse, nous, psychanalystes, on voit les gens, y compris les salafistes, adopter la religion sur un mode très subjectivé. on leur demande de se convertir individuellement, on leur offre de demander à être sujet, non pas de la religion, mais de désir religieux. C’est ce qu’on appelle les « born again ». il n’est plus suffisant d’hériter de la religion de ses parents, il faut l’acquérir par soi-même, se l’approprier pour son propre compte, devenir l’auteur de son entrée dans la religion, c’est le fait du sujet moderne. ainsi voit-on des musulmans redevenir musulman en se convertissant. Mais c’est un phénomène qu’on trouve dans tous les fondamentalismes, dans toutes les religions. Le phénomène des « born again » est général et montre que le sujet de la modernité a triomphé, là même où on ne l’y attend pas. F. L. : oui, ça va nous amener à des questions importantes sur l’identité – avec ce qu’elle a comme soubassements individuels – et l’identité collective – qui a pour intention de former un ensemble ou bien de réparer une communauté émiettée. Toute identité est destinée à assurer une unité : unité de soi, unité du couple, unité de la famille. Mais il s’agit de faire du « un » face à tous ces mécanismes d’émiettement, de dislocation et de fragmentation actuels. F. B. : Parce que, précisément, il n’y a plus d’unité ! Quand l’unité existait, la notion d’identité n’avait même pas lieu d’être, et ce fut le cas jusqu’aux années 1960, dans le monde musulman. Voici un élément très important : quand les philosophes musulmans anciens rencontrent la notion d’identité chez les Grecs, quand ils essaient de la traduire, ils n’ont pas de terme équivalent dans la langue arabe. ils vont la traduire par la notion de Huwyya, terme forgé de Huwa, pronom de la troisième personne du singulier qui désigne l’autre : lui. Dieu, en tant que grand autre, c’est Huwa. De sorte qu’en arabe, lorsque quelqu’un parle de l’identité, il dit en fait « altérité ». Je pense que c’est la même chose en hébreu. Les sémites ne connaissent pas la logique de l’identité directement, ils ne connaissent, dans le langage, que l’altérité, ils attrapent l’identité par l’altérité. La dislocation se traduit 35 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. P : on en revient au désespoir dont vous parliez. LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE justement par l’apparition du sujet moderne sous sa forme individualisée et divisée, qui est plus surmoïque que le sujet de la tradition. En fait, la modernité amène « une surmoïsation » de l’individu. C’est cela l’idée du surmusulman. Le sujet de la tradition religieuse trouvait dans la religion le support surmoïque, il trouvait ce qui pouvait le dispenser de se faire plus surmoïque à titre individuel. F. L. : oui, c’est ça, le surmoi était extérieur. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. L. : Je ne sais pas si c’est cela que vous avez voulu dire quand vous avez écrit : « Le surmusulman est le produit d’un renversement de l’humilité » ? F. B. : C’est cela, parce que, justement, le surmoi de la religion l’empêchait de sortir de cette humilité. Une chose m’a frappé dans les tableaux des peintres occidentaux du xixe siècle comme Delacroix. Quand ils peignaient des sujets musulmans hommes ou femmes, ils apparaissaient sans orgueil, comme absents à eux-mêmes, dans des postures très humbles, et l’idée intérieure du portrait de soi-même, de l’autoportrait moderne, aboutit aujourd’hui au selfie. « Moïsation » et « surmoïsation » vont ensemble. F. P : Comme quand vous dites que « le musulman cherche Dieu » et que « le surmusulman croit avoir été trouvé par Lui »… F. B.: on n’est plus dans l’humilité. il est surmoïque, et il doit l’être sur deux modes qui, à mon avis, sont caractéristiques du fonctionnement du surmoi: le registre de l’écrasement et de la contrainte, et celui de l’exaltation. ils sont contradictoires. Le surmusulman est pris entre l’écrasement et l’exaltation. Quand il cherche Dieu, il est écrasé parce qu’il ne le trouve pas; quand il est trouvé par lui, il décolle. Tout ça nourrit le chaudron de la psychose. F. P : Vous dites, à propos du surmusulman présent chez les nouveaux convertis, que « l’humain cesserait de s’identifier à son espèce ». C’est quelque chose de très radical, si j’ose dire. Comment est-ce possible ? F. B.: oui, j’ai trouvé cette idée dans les testaments de ceux qui se faisaient exploser. ils se présentaient à l’autosacrifice en n’ayant plus imaginairement de forme humaine, ils sont disloqués avant même d’exploser et c’est ce qu’ils font aux autres. La recherche du martyr les place au-dessus de l’humain. J’avais travaillé, il y a longtemps, sur une phrase de robert antelme dans 36 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : il était intérieur et extérieur, et il prenait appui sur le surmoi collectif ou, plutôt, religieux – collectif c’est autre chose. MaLaisEs Dans LEs rELiGions © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. L. : oui, mais dire que ça se construit laisse supposer qu’il existe, sur le plan développemental, une toute-puissance infantile et qu’il s’agit, progressivement, de la cadrer pour que « devenir humain » veuille dire « devenir égal à des semblables ». F. B. : Tout à fait, c’est du côté de la toute-puissance infantile qu’il peut rejoindre l’animal. F. L. : Là, il ne s’agit pas de cadrer ce qui est du ressort de la toute-puissance. il s’agit, au contraire, de la restaurer, voire de l’inventer, de faire en sorte que tout un chacun puisse se sentir «choisi», «élu», «trouvé par Dieu», être divin soi-même et n’avoir aucune limite, en considérant que l’espèce, telle qu’elle est actuellement, est trop étroite pour porter une idée prophétique. F. B. : C’est vrai, mais on peut se demander si, à ce moment-là, la religion ne se met pas à tourner à l’envers, car elle n’est plus, dès lors, celle qui préconise la limitation de la toute-puissance, ce qui est quand même le propre de la religion. F. L. : Elle qui était un accessoire de la névrose va bien au-delà. F. B. : ne serait-ce pas quelque chose qui est davantage inscrit dans le christianisme que dans le judaïsme et dans l’islam ? Dans le christianisme, Dieu devient homme et l’homme se divinise. il y a dans le christianisme une tendance qui permet un déchaînement de la puissance humaine, surtout lorsqu’elle se sécularise. F. P : Je reviens au « surmusulman » trouvé par l’autre. Catherine Millot, dans son ouvrage La Vie parfaite 2, parle d’une certaine Jeanne 1. robert antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, coll. Tel, 1957. 2. Catherine Millot, La Vie parfaite, Gallimard, Paris, 2006. 37 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) L’Espèce humaine 1, où il disait que les nazis voulaient sortir des hommes – les juifs – de l’espèce humaine. Ce désir, si on peut l’appeler ainsi, existe. Les humains n’ont pas une représentation stable de leur espèce, ils se proclament sans cesse «humains», mais rêvent d’être des animaux, des dieux, des robots, etc. Le désir de sortir des hommes de l’espèce existe dans beaucoup d’idéologies d’extermination. soit en considérant l’autre comme non humain ou sous-humain, soit en se pensant surhumain. on parle aujourd’hui de «transhumanisme», ce qui indique qu’il ne s’agit pas d’un fantasme quelconque et que l’humanisation de l’homme, c’est quelque chose qui se construit et se déconstruit. LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE Guyon, qui a été suivie par Fénelon et qui développe l’idée d’« oraison d’union », où elle devient entièrement traversable, entièrement habitée par le divin, elle est Dieu. Ce que vous évoquez y ressemble. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B.: oui, sauf que les mystiques ne prétendent pas l’avoir en permanence, ils la perdent sans cesse et ils tentent de la retrouver. Là, c’est autre chose, c’est dans la trouvaille permanente et dans le populisme. Et les plus fous vont jusqu’à précipiter le mouvement de devenir eux-mêmes divins. Le mystique perd Dieu sans cesse… il nous intéresse parce qu’il reconnaît qu’il déchoit sans cesse. il intéresse le psychanalyste en ce sens-là. Dans le projet de reconquête de la puissance dans le fondamentalisme, cela n’existe pas. F. P : À propos de l’islamisme, quelle est la part qui revient au religieux et la part qui revient au sacré ? Vous écrivez que « la visée fondamentale de l’islamisme serait la fabrication d’une puissance ultra-religieuse qui renoue avec le sacré archaïque et la dépense sacrificielle ». Est-on véritablement dans le religieux ou dans le sacré ? F. B. : il faudrait, là, affuter l’utilisation de ces mots. Le concept de religion est très compliqué à manier, aussi bien pour l’islam que pour le judaïsme. on l’utilise parce que c’est le terme qui s’est imposé dans le lexique moderne, mais « religion », ça ne veut rien dire dans l’islam, ce n’est pas le concept par lequel les musulmans désignent leur mode d’être musulmans. ils disposent d’un autre concept, celui de Dîn, qui signifie la dette ou la créance. La créance est vis-à-vis du tout autre et vis-à-vis de l’autre, en étroite articulation. alors, on pourrait dire que la créance est un lien, mais ce n’est pas la même chose de dire « religion » et « créance ». La même notion existe également dans le judaïsme, où elle désigne aussi la dette. Concernant la question du sacré, peut-être Emmanuel Levinas est-il celui qui nous intéresse dans l’élaboration de l’opposition entre la sainteté et le sacré. Le sacré est menaçant parce qu’il est du côté de la puissance, de l’excès et de la crainte, et il n’y a et pas de sacré sans crainte. La saint, c’est l’humilité, la recherche d’un idéal pacifiant. si j’interprète ces termes dans les catégories freudiennes, je dirais que le sacré est du côté du tabou, alors que le saint est plutôt du côté du totem, du père mort et pacifiant, donc de la limitation de la jouissance. À l’opposé, dans le sacré, la jouissance est prégnante et angoissante. Le concept de religion appartient au langage du christianisme, et sa projection sur les autres confessions instituées efface 38 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. L.: Tous les mystiques ont essayé d’approcher cette espèce d’indifférenciation entre l’humain et le divin. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) leur spécificité. Le travail sur ce sujet est à reprendre en psychanalyse, car le christiano-centrisme de Freud et de Lacan, de manière différente certes, empêche une véritable approche différentielle dans le monothéisme. L’islamisme, c’est l’idéologie qui procède de l’islam comme religion et qui vise l’accès au pouvoir ; le radicalisme islamique, c’est un intégrisme. Le mot « islam » est devenu difficile à manier. Ce qui importe, c’est qu’un mouvement ample qui procède de l’islam utilise le sacré comme moyen de restaurer le pouvoir du religieux face à la sécularisation, qui crée un sacré immanent. La sainteté, c’est autre chose, elle nous amène du côté de la spiritualité. il est plus intéressant, aujourd’hui, de reprendre les choses de ce côté-là, en psychanalyse, plutôt que de parler de la religion de la façon dont on en parle aujourd’hui. au fond, les mouvements islamistes veulent re-sacraliser ce que la sécularisation a désacralisé pour y remettre ses propres sacralités. En fait, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est ce qui se passe dans le mouvement de la sécularisation, ses effets, ses conséquences politiques et subjectives. Je pense que la psychanalyse peut montrer, dans ce mouvement de sécularisation, les enjeux de ce que nous appelons le pulsionnel. Le pulsionnel, tel qu’il est traité dans les discours d’aujourd’hui, prend une allure intellectuelle. or, ce sont les corps qui sont en jeu, et la psychanalyse, étant elle-même issue de la faille qui s’est ouverte à l’intérieur de la conception humaine qui était une conception religieuse du monde, ne perd pas de vue que ce qui a été séparé n’est pas complètement perdu, mais fait plutôt l’objet d’un refoulement. Je crois que la psychanalyse a quelque chose à dire sur ces enjeux. Pourquoi les gens acceptent-ils subitement de mourir pour une cause religieuse ? ni la sociologie ni la politologie ne peuvent l’expliquer. ils décrivent le « comment » mais pas le « pourquoi ». Je crois que la psychanalyse a quelque chose à dire d’essentiel sur ce que la sécularisation a pu faire en modifiant les agencements fondamentaux de l’être humain, ce qui reste de l’ancien dans l’inconscient, et ce qui n’est plus. F. P : Est-ce qu’on peut, justement, à ce sujet, faire des distinctions entre la destruction des idoles, la destruction de l’autre et la destruction de soi-même ? Vous écrivez : « il arrive que risquer la mort ait pour but la garde de quelque chose, qui paraît au sujet plus précieux que la vie. » on peut défendre cette idée pour le suicide, mais est-ce qu’on peut le comprendre de la même façon pour la destruction des idoles – vous faites référence aux bouddhas d’afghanistan, à Palmyre, etc. ? F. B. : non, ce n’est pas la même chose. s’il y a un point où ça peut se rencontrer, c’est sur la question de la purification. Un être humain peut 39 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) MaLaisEs Dans LEs rELiGions LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE arriver à vouloir se purifier jusqu’à ne plus avoir de corps. C’est pour cela que j’ai pris à un moment donné le paradigme du syndrome de Cotard. L’une des dimensions majeures de la purification dans le monothéisme, c’est l’iconoclasme, la destruction de l’idole. La revendication des attentats du 13 novembre à Paris est focalisée sur l’idolâtrie et la purification. Dans le monothéisme, d’une manière générale, l’idole est l’impureté même. Ceux qui se font exploser pensent atteindre une purification totale. La pureté est ce qu’il y a de plus dangereux dans l’esprit humain. Pureté et pulsion de mort vont vraiment ensemble, c’est une évidence. © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. B. : C’est aussi la visée de la démocratie ! on oublie parfois cette idée en privilégiant le sens du demos, or le peuple n’est pas la communauté, il est en pluriel dans sa composition. Le démocratique est un traitement contre l’incarnation du mythe de l’Un. F. L. : « Le mythe de l’Un » est un pivot de la pensée parce qu’il est fantasmatique, il est ce qu’on essaie de constituer en permanence pour lutter contre la démultiplication continue, contre la déliaison, la division, la perte, la séparation et le clivage – tous les concepts fondamentaux de la psychanalyse s’occupent de la division, et on a l’impression qu’ils sont pensés pour essayer de rassembler quelque chose d’une unité de l’humain. F. B. : Le politique essaie de remettre de la liaison, de l’ensemble, etc. La psychanalyse est l’envers du politique au sens où elle signale que tout ce « être ensemble » est travaillé par ce que vous venez de dire. C’est pour cela que la psychanalyse n’est pas contre la politique, elle est son envers, elle ne laisse pas l’illusion politique unifiante faire son œuvre. C’est encore plus le cas de la religion. on peut penser que le monothéisme produit une avancée avec l’Un symbolique impénétrable ; mais, en même temps, ce Dieu Un est phobogène d’une manière absolument incroyable. Les monothéistes sont phobiques les uns des autres. on parle d’islamophobie, mais les musulmans ont la phobie des juifs et des chrétiens et l’inverse est vrai. F. L. : Eh bien, ça me paraît être la pire façon de terminer ! 40 © Éditions Campagne Première | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9) F. L. : D’ailleurs, pour terminer sur le fantasme d’unité ou d’ensemble homogène, ou de communauté constituée, celle-ci se trouve sans cesse battue en brèche par la division, sous n’importe quel mode.