Malaises dans les religions
Fethi Benslama, Entretien avec François Lévy, François Pommier
Dans Les Lettres de la SPF 2016/2 (N° 36),
36) pages 29 à 40
Éditions Éditions Campagne Première
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ISSN 1281-0797
ISBN 9782372060257
DOI 10.3917/lspf.036.0029
Malaises dans les religions
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François LÉVy : Cher Fethi Benslama, votre dernier livre, Un furieux
désir de sacrifice1, pose dans le contexte actuel bien des questions par rapport
à l’islam. L’islam est le troisième monothéisme, on le croit donc précédé
par le judaïsme et par le christianisme, on croit donc qu’on y comprend
quelque chose, et, en réalité, il y a dans l’islam des particularités qu’on ne
retrouve pas forcément dans les autres monothéismes. J’ai regroupé un
certain nombre d’acceptions du terme « islam » comme « soumission »,
« humilité », « salut et santé après un péril », l’idée de « gare » et de « garde »
et, enfin, celle de « purification », qui qualifient une religion pleine
d’idéaux. Dès le début de votre livre, vous dites que « l’idéal islamique a été
blessé ». Pouvez-vous nous en dire quelques mots, à la fois sur le plan
historique et sur le plan religieux. Du coup, pourquoi « être surmusulman »,
comme vous le dites, peut-il pousser quelqu’un à aller jusqu’à se sacrifier ?
Pourquoi les idéaux de salut, de santé, de purification, peuvent-ils aller
jusqu’à des idéaux de « dépense sacrificielle » et de destructivité ? A priori, il
n’entre pas dans la logique d’une religion d’aller jusqu’à détruire certains
de ses semblables et, donc, de s’attaquer elle-même.
FETHi BEnsLaMa : oui, il s’agit d’un processus auto-immunitaire. on
peut qualifier ce qui se passe actuellement dans l’islam ainsi, au sens où un
grand ensemble comme un organisme peut, à force de se défendre,
s’autodétruire ou détruire une partie de lui-même. La raison en est que
l’occident, avec les Lumières, avec la sécularisation, avec les inventions
scientifiques et techniques a porté une conception du monde et un projet
de domination qui a conquis le monde musulman et l’a profondément
ébranlé. Très rapidement, au début du siècle dernier, s’est constituée chez
une partie des musulmans, l’idée de défendre l’islam par une forme de
1. Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, seuil, 2016.
© Les Lettres de la sPF, n° 36, 2016, p. 29-40.
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FETHi BEnsLaMa
EnTrETiEn aVEC François LÉVy ET François PoMMiEr
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religiosité que l’on appelle maintenant l’« islamisme ». Elle correspond à
une mobilisation des ressources les plus radicales de la religion pour
s’opposer à la sécularisation et à la domination occidentales. Cela se passe
au moment où les musulmans perdaient pied dans le monde du début du
xxe siècle : chute de l’Empire ottoman en 1924, dépeçage de l’ensemble de
ses territoires et fin du principe de souveraineté en islam : le califat. L’islam
n’est pas seulement une religion, c’est aussi un empire qui a duré quatorze
siècles, jusqu’à la fin de l’Empire ottoman. L’effondrement de celui-ci a été
une catastrophe politique, religieuse, morale pour le monde musulman.
L’une des réactions a été la création de l’organisation des Frères
Musulmans en 1928 ; il s’agit d’un fondamentalisme qui veut accéder au
pouvoir pour restaurer le califat, l’unité des musulmans, l’Empire. on
oublie aujourd’hui ces faits historiques brutaux et leurs impacts. C’est à
partir de ce moment-là que s’est installée l’idée de l’islam bafoué et menacé
dans son intégrité, d’autant que sur les décombres de l’Empire a été fondée
la république turque, le premier État laïque dans le monde musulman.
remarquez que ces événements sont liés à la défaite de l’axe, lors de la
Première Guerre mondiale, puisque l’Empire ottoman était l’allié de
l’allemagne. on peut dire que si le traité de Versailles a donné lieu en
allemagne au thème de l’humiliation, les accords secrets sykes-Picot (1916)
entre l’angleterre et la France, qui ont dépecé l’Empire ottoman, ont
engendré une réaction comparable. Ce sont les mouvements islamistes qui,
après-coup, ont porté, à travers leur idéologie, l’idée du traumatisme et de
la blessure de l’idéal islamique et l’ont diffusé auprès des masses, même s’il
y avait dans le monde musulman une autre idéologie, politique celle-là,
celle du nationalisme qui voyait, dans l’émergence des nouveaux États issus
du dépeçage, une entrée salutaire dans la modernité. Ces mouvements
nationalistes ont une matrice historique qui appartient aux « partisans des
Lumières » modernes chez les musulmans réformateurs. À l’inverse,
l’islamisme procède généalogiquement des « anti-Lumières ». il s’agit là du
noyau de la confrontation historique qui est à l’origine de la guerre civile
actuelle entre musulmans, partout où ils se trouvent, y compris dans les
diasporas en occident. Mais les régimes des États nationaux n’ont pas été
à la hauteur de l’aspiration de leurs peuples ; dès lors, les mouvements
islamistes ont repris leur conquête idéologique. Entre-temps, progressivement, le monde musulman s’est sécularisé de fait dans la réalité. La
sécularisation s’est imposée d’elle-même à travers l’emprunt des inventions
politiques, techniques, scientifiques, de l’occident, à travers l’éducation et
l’habitat moderne.
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LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
MaLaisEs Dans LEs rELiGions
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F. B. : En l’état actuel, la sécularisation menace la religion, en tout cas
c’est ainsi que les mouvements fondamentalistes la vivent, bien qu’une
partie des musulmans pense qu’ils peuvent être musulmans tout en étant
séculiers. nous sommes au cœur du ferment de la guerre civile, c’était
l’objet de mon précédent livre : La Guerre des subjectivités en Islam 1. Une partie
des musulmans pense que la sécularisation est destructrice de la religion,
qu’il faut donc restaurer celle-ci dans sa plénitude par un retour aux
fondements. Une autre partie des musulmans refuse que la religion
gouverne, laquelle devient du coup une affaire privée. Ce qui doit régir
leurs affaires communes, c’est le politique. Là réside la fracture de toutes les
guerres civiles larvées ou effectives ; en algérie, la guerre civile a fait plus de
100 000 morts. Ce qui se passe aujourd’hui dans l’islam est lisible sur un
triple plan : 1) géopolitique, avec la fragmentation en États, sous la
domination et le jeu des puissances occidentales ; 2) un « retournement du
monde » (rilke), qui consiste en une mutation dans la civilisation, où la
conception religieuse s’évapore très rapidement, même si les sujets
continuent à croire ; 3) En conséquence, la subjectivité est en proie à des
conflits, des clivages, avec culpabilité et volonté d’expiation des plus
angoissantes. Les changements de civilisation provoquent une discordance
intrapsychique, un dédoublement du moi, entre le « moi fidèle » à la
croyance ancestrale et le « moi apostat » qui adhère à un nouvel idéal. C’est
un schéma analogue au clivage que Freud relève entre « le moi de paix » et
« le moi de guerre du soldat » dans son introduction à Sur la psychanalyse des
névroses de guerre 2 en 1918. En réalité, le monde musulman est en état de
guerre permanent depuis un siècle. il en résulte ce que les guerres font aux
humains : libération de l’agressivité et de la destructivité, incitation au
sacrifice dans un ensemble énorme, dont une partie est incontrôlable.
François PoMMiEr : Dans votre livre, l’idée que le religieux supplante
le politique signe, en réalité, la disparition du politique.
F. B. : J’ai contesté l’interprétation donnée par les politologues et les
sociologues qui ont introduit et diffusé l’idée d’« islam politique ». En
remontant à l’origine de l’islamisme, due au théologien ibn Taymiyya
(1263-1328), j’ai constaté que celui-ci excluait le politique de la fondation
1. Fethi Benslama, La Guerre des subjectivités en Islam. Éditions Lignes, Paris 2014.
2. sigmund Freud, « introduction à sur la psychanalyse des névroses de guerre » (1919), in OCF. P,
tome xV, PUF, 1996, p. 219-223.
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F. L. : oui, mais en même temps, cette sécularisation peut-elle être
considérée comme ce qui menace l’idée religieuse qui sous-tend l’islam ?
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de la religion musulmane. il montre qu’il n’y a que les lois de Dieu qui
doivent gouverner la cité, et qu’il n’y a de pouvoir que théologique. C’est
contraire à la réalité de l’exercice historique du pouvoir dans les empires
islamiques où les théologiens étaient toujours des fonctionnaires au service
du souverain. Du reste, les concepts modernes de « politique » et de
« religion » sont antinomiques. Par politique, on entend le gouvernement
de la Cité par des lois faites par les hommes vivant ensemble. À l’inverse,
la religion suppose des lois supérieures d’origine divine. Quand les
chercheurs européens ont usé de l’expression « islam politique », ils se sont
laissé prendre par la question du pouvoir : toute quête de pouvoir n’est pas
nécessairement politique. Donc, il n’y a pas d’« islam politique », il y a un
projet proprement religieux qui veut arriver au pouvoir et faire régner
l’ordre supposé de Dieu.
« LesexeestunechosedeDieu »
F. L. : oui, mais, en occident, seule la France a bien marqué la
séparation de l’Église et de l’État au début du xxe siècle. Les choses sont
maintenant clairement scindées.
F. B. : Tout à fait, c’est l’affaire Dreyfus (1894-1906) qui va produire une
accélération extraordinaire du processus en France. D’où naîtra la place de
premier plan de l’intellectuel dans la vie politique et sociale française. De
grands écrivains catholiques vont entrer en dissidence contre l’Église et
contre l’idéologie conservatrice catholique. on oublie qu’en occident,
d’une manière générale, les choses se sont passées sur un long cours, deux
siècles au moins, et que cette séparation véritable n’a eu lieu que très
tardivement, qu’elle a affecté d’autres aspects majeurs du « surmoi de la
culture », pour user d’un terme freudien. Et c’est en France qu’elle a pris le
caractère le plus radical. aujourd’hui, on voudrait que la France s’aligne
sur la conception anglo-saxonne de la sécularisation, mais on ne peut pas
changer les mentalités en un tournemain. De tels changements impliquent
des remaniements structuraux considérables dans le lien social. Les
questions du voile ou du burkini sont surdéterminées par une logique
historique fondamentale, qui peut évoluer bien sûr, mais non sans conflits
ni débats. on ne change pas les structures par des prières.
F. L. : Questions abondamment commentées par les politiques,
justement ! C’est une affaire religieuse, en quelque sorte, mais, du coup,
c’est une affaire sociale dont les politiques s’emparent…
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LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
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F. B. : oui, mais elle est travaillée par quelque chose que les politiques ne
peuvent pas voir, et je pense que c’est ici que les psychanalystes doivent
proposer une lecture qui interroge la formation des normes. C’est la
question du sexuel qui est l’enjeu central. si on ne voit pas cela, on ne
comprend pas ce qui produit le remugle. Ce que le monde occidental
sécularisé a oublié, c’est qu’il y a, dans le monde traditionnel, un lien étroit
entre Dieu et le sexuel. on peut dire que le sexe y est chose de Dieu. La
sécularisation mène à une séparation entre le sexuel et Dieu, d’ou émerge la
sexualité qui est un concept du xixe siècle. Cela signifie que cette séparation
implique le refoulement de ce qu’on pourrait appeler le sexe de Dieu. Les
mouvements islamistes veulent restaurer le sexe de Dieu. Les histoires du
voile, sous ses différentes formes, ne sont rien d’autre que cela. D’ailleurs,
cette séparation du sexe de Dieu est à l’origine de la psychanalyse – c’est la
lecture que je propose. La psychanalyse s’invente dans la brèche qui s’est
ouverte entre le sexuel et Dieu, elle vient montrer cliniquement que le
sexuel, ce n’est pas la sexualité telle que le discours scientifique l’a imposée,
et que le sexuel divin persiste et signe dans l’inconscient.
F. P : Et le sexe de Dieu ?
F. B.: Le sexe de Dieu est une chose qui appartient à Dieu, dont l’humain
est dépositaire, il n’en a que l’usufruit, donc une jouissance nécessairement et
structurellement limitée et régie par la religion. C’est ce que met en jeu la
question de la burqa, qui voile le corps de la femme, laquelle est conçue
comme une porteuse totale du sexe de Dieu. La femme est voilée en tant que
phallus de Dieu. Le sexe de Dieu, c’est la chose «trou» que le doigt de Dieu
a laissé dans l’humain, il lui a creusé ça dans le corps et dans l’âme. Ce trou
est en quelque sorte le checkpoint des passages de l’âme dans le corps et
inversement de la jouissance. Je peux montrer cette affaire dans les textes
anciens. Cela, c’est ce dont la modernité et la sécularisation nous ont séparés,
mais refoulé dans le mouvement de la séparation. En fait, le monde
occidental sécularisé a transformé le sexuel en une question anatomique et
politique, il a enlevé le sexuel à Dieu, ce qui est impensable dans le monde
de la tradition. La psychanalyse nous permet de penser que le fait de séparer
le sexuel et Dieu ne fait pas disparaître la fusion: Dieu est sexuel et le sexuel
est divin, cela étant gardé sous refoulement. Dans la psychose – voir le cas
schreber –, on voit resurgir le témoignage de ce fait en direct.
L’islamisme a compris, mais bien sûr ne le formule pas de cette façon-là,
que la lutte contre la sécularisation passe par la restauration du sexe de
Dieu, avec tout son cortège d’émotions morales et de conduites
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MaLaisEs Dans LEs rELiGions
LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
sacralisantes génératrices d’angoisse, angoisse de Dieu efficace pour lutter
contre le désir du sujet se modernisant, en train de laisser tomber le sexe
divin – abandon en même temps effrayant pour lui. Je prépare un livre sur
la place des femmes dans ce remaniement majeur.
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F. B. : il y a le chapitre où je parle de cette fameuse fatwa de la tétée
d’al-azhar au Caire ; elle est très importante. Pourquoi ? Parce que la
femme est pensée comme un objet sexuel total dans l’islam. Dans l’islam,
la femme est toute sexuelle, jusqu’à sa voix, jusqu’au bruit des ses bijoux.
En tant que telle, elle est à la fois attirante et dangereuse, fascinante, car la
femme est la porteuse du sexe de Dieu par excellence : la féminité, c’est le
sexe de Dieu. En fait, il n’y a pas le féminin et le masculin seulement, il y a
le féminin, le masculin et, plus originaire, le sexe de Dieu, celui de la
féminité absolue, qui se répartit entre homme et femme, et c’est la femme
qui en a l’incarnation la plus poussée. Le Dieu de l’islam est explicitement
qualifié de « matriciel matriciant ». C’est sur cette base que se fait l’exclusion de la femme de l’espace public, qui est un espace pour le commerce
entre les hommes. Elle est perturbante pour ce commerce, parce que la
jouissance des femmes est pensée comme une jouissance excessive,
insatiable et incontrôlable, pouvant détruire l’ordre de la cité. D’où les
voiles de toutes sortes, qui peuvent aller jusqu’au voile intégral ou la
réclusion. Le voile dans l’espace public d’aujourd’hui est l’effet de la sortie
des femmes de la réclusion domestique. Dans les années 1950, vous voyez
peu de femmes dans les espaces publics du monde musulman. À partir du
moment où les femmes sont sorties dans l’espace public moderne, le voile
est revenu comme prix de leur émancipation, pour retarder la fin du règne
de la conception religieuse du monde. Le discours des prédicateurs consiste
à rendre les femmes coupables de cette émancipation qui met à nu le sexuel
sacré et participe donc à sa disparition. C’est pour cette raison que des
femmes acceptent de payer leur émancipation domestique par toutes sortes
de voiles. on entre là dans un jeu entre émancipation et aliénation. Le
burkini, au fond, est une version perverse, parce que la femme se baigne
dans son voile en même temps qu’elle se baigne dehors ! Cela donne une
« pornographie sacrée ». il y a là un jeu avec l’interdit.
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F. P : Comme vous parlez du « surmusulman », je me demande s’il existe
également « des surmusulmanes » ? Parce que, quand vous parlez de la
ouma, vous ne faites pas beaucoup apparaître la question du corps des
femmes.
MaLaisEs Dans LEs rELiGions
« Unereligionsurunmodetrèssubjectivé »
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F. B. : oui, il y a quelque chose de perdu. L’islamisme perd – c’est une
question de temps ; tout est réactif à la sécularisation du monde. Quand on
regarde aujourd’hui comment se pose la question qui nous intéresse, nous,
psychanalystes, on voit les gens, y compris les salafistes, adopter la religion
sur un mode très subjectivé. on leur demande de se convertir individuellement, on leur offre de demander à être sujet, non pas de la religion,
mais de désir religieux. C’est ce qu’on appelle les « born again ». il n’est plus
suffisant d’hériter de la religion de ses parents, il faut l’acquérir par
soi-même, se l’approprier pour son propre compte, devenir l’auteur de son
entrée dans la religion, c’est le fait du sujet moderne. ainsi voit-on des
musulmans redevenir musulman en se convertissant. Mais c’est un
phénomène qu’on trouve dans tous les fondamentalismes, dans toutes les
religions. Le phénomène des « born again » est général et montre que le sujet
de la modernité a triomphé, là même où on ne l’y attend pas.
F. L. : oui, ça va nous amener à des questions importantes sur l’identité
– avec ce qu’elle a comme soubassements individuels – et l’identité
collective – qui a pour intention de former un ensemble ou bien de réparer
une communauté émiettée. Toute identité est destinée à assurer une unité :
unité de soi, unité du couple, unité de la famille. Mais il s’agit de faire du
« un » face à tous ces mécanismes d’émiettement, de dislocation et de
fragmentation actuels.
F. B. : Parce que, précisément, il n’y a plus d’unité ! Quand l’unité existait,
la notion d’identité n’avait même pas lieu d’être, et ce fut le cas jusqu’aux
années 1960, dans le monde musulman. Voici un élément très important :
quand les philosophes musulmans anciens rencontrent la notion d’identité
chez les Grecs, quand ils essaient de la traduire, ils n’ont pas de terme
équivalent dans la langue arabe. ils vont la traduire par la notion de Huwyya,
terme forgé de Huwa, pronom de la troisième personne du singulier qui
désigne l’autre : lui. Dieu, en tant que grand autre, c’est Huwa. De sorte
qu’en arabe, lorsque quelqu’un parle de l’identité, il dit en fait « altérité ». Je
pense que c’est la même chose en hébreu. Les sémites ne connaissent pas la
logique de l’identité directement, ils ne connaissent, dans le langage, que
l’altérité, ils attrapent l’identité par l’altérité. La dislocation se traduit
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F. P : on en revient au désespoir dont vous parliez.
LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
justement par l’apparition du sujet moderne sous sa forme individualisée et
divisée, qui est plus surmoïque que le sujet de la tradition. En fait, la
modernité amène « une surmoïsation » de l’individu. C’est cela l’idée du
surmusulman. Le sujet de la tradition religieuse trouvait dans la religion le
support surmoïque, il trouvait ce qui pouvait le dispenser de se faire plus
surmoïque à titre individuel.
F. L. : oui, c’est ça, le surmoi était extérieur.
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F. L. : Je ne sais pas si c’est cela que vous avez voulu dire quand vous
avez écrit : « Le surmusulman est le produit d’un renversement de
l’humilité » ?
F. B. : C’est cela, parce que, justement, le surmoi de la religion
l’empêchait de sortir de cette humilité. Une chose m’a frappé dans les
tableaux des peintres occidentaux du xixe siècle comme Delacroix. Quand
ils peignaient des sujets musulmans hommes ou femmes, ils apparaissaient
sans orgueil, comme absents à eux-mêmes, dans des postures très humbles,
et l’idée intérieure du portrait de soi-même, de l’autoportrait moderne,
aboutit aujourd’hui au selfie. « Moïsation » et « surmoïsation » vont ensemble.
F. P : Comme quand vous dites que « le musulman cherche Dieu » et que
« le surmusulman croit avoir été trouvé par Lui »…
F. B.: on n’est plus dans l’humilité. il est surmoïque, et il doit l’être sur
deux modes qui, à mon avis, sont caractéristiques du fonctionnement du
surmoi: le registre de l’écrasement et de la contrainte, et celui de l’exaltation.
ils sont contradictoires. Le surmusulman est pris entre l’écrasement et
l’exaltation. Quand il cherche Dieu, il est écrasé parce qu’il ne le trouve pas;
quand il est trouvé par lui, il décolle. Tout ça nourrit le chaudron de la psychose.
F. P : Vous dites, à propos du surmusulman présent chez les nouveaux
convertis, que « l’humain cesserait de s’identifier à son espèce ». C’est
quelque chose de très radical, si j’ose dire. Comment est-ce possible ?
F. B.: oui, j’ai trouvé cette idée dans les testaments de ceux qui se faisaient
exploser. ils se présentaient à l’autosacrifice en n’ayant plus imaginairement
de forme humaine, ils sont disloqués avant même d’exploser et c’est ce qu’ils
font aux autres. La recherche du martyr les place au-dessus de l’humain.
J’avais travaillé, il y a longtemps, sur une phrase de robert antelme dans
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F. B. : il était intérieur et extérieur, et il prenait appui sur le surmoi
collectif ou, plutôt, religieux – collectif c’est autre chose.
MaLaisEs Dans LEs rELiGions
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F. L. : oui, mais dire que ça se construit laisse supposer qu’il existe, sur
le plan développemental, une toute-puissance infantile et qu’il s’agit,
progressivement, de la cadrer pour que « devenir humain » veuille dire
« devenir égal à des semblables ».
F. B. : Tout à fait, c’est du côté de la toute-puissance infantile qu’il peut
rejoindre l’animal.
F. L. : Là, il ne s’agit pas de cadrer ce qui est du ressort de la
toute-puissance. il s’agit, au contraire, de la restaurer, voire de l’inventer, de
faire en sorte que tout un chacun puisse se sentir «choisi», «élu», «trouvé par
Dieu», être divin soi-même et n’avoir aucune limite, en considérant que
l’espèce, telle qu’elle est actuellement, est trop étroite pour porter une idée
prophétique.
F. B. : C’est vrai, mais on peut se demander si, à ce moment-là, la
religion ne se met pas à tourner à l’envers, car elle n’est plus, dès lors, celle
qui préconise la limitation de la toute-puissance, ce qui est quand même le
propre de la religion.
F. L. : Elle qui était un accessoire de la névrose va bien au-delà.
F. B. : ne serait-ce pas quelque chose qui est davantage inscrit dans le
christianisme que dans le judaïsme et dans l’islam ? Dans le christianisme,
Dieu devient homme et l’homme se divinise. il y a dans le christianisme
une tendance qui permet un déchaînement de la puissance humaine,
surtout lorsqu’elle se sécularise.
F. P : Je reviens au « surmusulman » trouvé par l’autre. Catherine
Millot, dans son ouvrage La Vie parfaite 2, parle d’une certaine Jeanne
1. robert antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, coll. Tel, 1957.
2. Catherine Millot, La Vie parfaite, Gallimard, Paris, 2006.
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L’Espèce humaine 1, où il disait que les nazis voulaient sortir des hommes – les
juifs – de l’espèce humaine. Ce désir, si on peut l’appeler ainsi, existe. Les
humains n’ont pas une représentation stable de leur espèce, ils se proclament
sans cesse «humains», mais rêvent d’être des animaux, des dieux, des robots,
etc. Le désir de sortir des hommes de l’espèce existe dans beaucoup
d’idéologies d’extermination. soit en considérant l’autre comme non humain
ou sous-humain, soit en se pensant surhumain. on parle aujourd’hui
de «transhumanisme», ce qui indique qu’il ne s’agit pas d’un fantasme
quelconque et que l’humanisation de l’homme, c’est quelque chose qui se
construit et se déconstruit.
LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
Guyon, qui a été suivie par Fénelon et qui développe l’idée d’« oraison
d’union », où elle devient entièrement traversable, entièrement habitée par
le divin, elle est Dieu. Ce que vous évoquez y ressemble.
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F. B.: oui, sauf que les mystiques ne prétendent pas l’avoir en permanence,
ils la perdent sans cesse et ils tentent de la retrouver. Là, c’est autre chose, c’est
dans la trouvaille permanente et dans le populisme. Et les plus fous vont
jusqu’à précipiter le mouvement de devenir eux-mêmes divins. Le mystique
perd Dieu sans cesse… il nous intéresse parce qu’il reconnaît qu’il déchoit
sans cesse. il intéresse le psychanalyste en ce sens-là. Dans le projet de
reconquête de la puissance dans le fondamentalisme, cela n’existe pas.
F. P : À propos de l’islamisme, quelle est la part qui revient au religieux
et la part qui revient au sacré ? Vous écrivez que « la visée fondamentale de
l’islamisme serait la fabrication d’une puissance ultra-religieuse qui renoue
avec le sacré archaïque et la dépense sacrificielle ». Est-on véritablement
dans le religieux ou dans le sacré ?
F. B. : il faudrait, là, affuter l’utilisation de ces mots. Le concept de
religion est très compliqué à manier, aussi bien pour l’islam que pour le
judaïsme. on l’utilise parce que c’est le terme qui s’est imposé dans le
lexique moderne, mais « religion », ça ne veut rien dire dans l’islam, ce
n’est pas le concept par lequel les musulmans désignent leur mode d’être
musulmans. ils disposent d’un autre concept, celui de Dîn, qui signifie la
dette ou la créance. La créance est vis-à-vis du tout autre et vis-à-vis de
l’autre, en étroite articulation. alors, on pourrait dire que la créance est un
lien, mais ce n’est pas la même chose de dire « religion » et « créance ». La
même notion existe également dans le judaïsme, où elle désigne aussi la
dette. Concernant la question du sacré, peut-être Emmanuel Levinas est-il
celui qui nous intéresse dans l’élaboration de l’opposition entre la sainteté
et le sacré. Le sacré est menaçant parce qu’il est du côté de la puissance, de
l’excès et de la crainte, et il n’y a et pas de sacré sans crainte. La saint, c’est
l’humilité, la recherche d’un idéal pacifiant. si j’interprète ces termes dans
les catégories freudiennes, je dirais que le sacré est du côté du tabou, alors
que le saint est plutôt du côté du totem, du père mort et pacifiant, donc de
la limitation de la jouissance. À l’opposé, dans le sacré, la jouissance est
prégnante et angoissante. Le concept de religion appartient au langage du
christianisme, et sa projection sur les autres confessions instituées efface
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F. L.: Tous les mystiques ont essayé d’approcher cette espèce d’indifférenciation entre l’humain et le divin.
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leur spécificité. Le travail sur ce sujet est à reprendre en psychanalyse, car
le christiano-centrisme de Freud et de Lacan, de manière différente certes,
empêche une véritable approche différentielle dans le monothéisme.
L’islamisme, c’est l’idéologie qui procède de l’islam comme religion et
qui vise l’accès au pouvoir ; le radicalisme islamique, c’est un intégrisme. Le
mot « islam » est devenu difficile à manier. Ce qui importe, c’est qu’un
mouvement ample qui procède de l’islam utilise le sacré comme moyen de
restaurer le pouvoir du religieux face à la sécularisation, qui crée un sacré
immanent. La sainteté, c’est autre chose, elle nous amène du côté de la
spiritualité. il est plus intéressant, aujourd’hui, de reprendre les choses de ce
côté-là, en psychanalyse, plutôt que de parler de la religion de la façon dont
on en parle aujourd’hui. au fond, les mouvements islamistes veulent
re-sacraliser ce que la sécularisation a désacralisé pour y remettre ses
propres sacralités. En fait, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est ce qui se passe
dans le mouvement de la sécularisation, ses effets, ses conséquences
politiques et subjectives. Je pense que la psychanalyse peut montrer, dans ce
mouvement de sécularisation, les enjeux de ce que nous appelons le
pulsionnel. Le pulsionnel, tel qu’il est traité dans les discours d’aujourd’hui,
prend une allure intellectuelle. or, ce sont les corps qui sont en jeu, et la
psychanalyse, étant elle-même issue de la faille qui s’est ouverte à l’intérieur
de la conception humaine qui était une conception religieuse du monde, ne
perd pas de vue que ce qui a été séparé n’est pas complètement perdu, mais
fait plutôt l’objet d’un refoulement. Je crois que la psychanalyse a quelque
chose à dire sur ces enjeux. Pourquoi les gens acceptent-ils subitement de
mourir pour une cause religieuse ? ni la sociologie ni la politologie ne
peuvent l’expliquer. ils décrivent le « comment » mais pas le « pourquoi ». Je
crois que la psychanalyse a quelque chose à dire d’essentiel sur ce que la
sécularisation a pu faire en modifiant les agencements fondamentaux de
l’être humain, ce qui reste de l’ancien dans l’inconscient, et ce qui n’est plus.
F. P : Est-ce qu’on peut, justement, à ce sujet, faire des distinctions entre
la destruction des idoles, la destruction de l’autre et la destruction de
soi-même ? Vous écrivez : « il arrive que risquer la mort ait pour but la
garde de quelque chose, qui paraît au sujet plus précieux que la vie. » on
peut défendre cette idée pour le suicide, mais est-ce qu’on peut le
comprendre de la même façon pour la destruction des idoles – vous faites
référence aux bouddhas d’afghanistan, à Palmyre, etc. ?
F. B. : non, ce n’est pas la même chose. s’il y a un point où ça peut se
rencontrer, c’est sur la question de la purification. Un être humain peut
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MaLaisEs Dans LEs rELiGions
LETTrEs DE La soCiÉTÉ DE PsyCHanaLysE FrEUDiEnnE
arriver à vouloir se purifier jusqu’à ne plus avoir de corps. C’est pour cela
que j’ai pris à un moment donné le paradigme du syndrome de Cotard.
L’une des dimensions majeures de la purification dans le monothéisme,
c’est l’iconoclasme, la destruction de l’idole. La revendication des attentats
du 13 novembre à Paris est focalisée sur l’idolâtrie et la purification. Dans
le monothéisme, d’une manière générale, l’idole est l’impureté même.
Ceux qui se font exploser pensent atteindre une purification totale. La
pureté est ce qu’il y a de plus dangereux dans l’esprit humain. Pureté et
pulsion de mort vont vraiment ensemble, c’est une évidence.
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F. B. : C’est aussi la visée de la démocratie ! on oublie parfois cette idée
en privilégiant le sens du demos, or le peuple n’est pas la communauté, il est
en pluriel dans sa composition. Le démocratique est un traitement contre
l’incarnation du mythe de l’Un.
F. L. : « Le mythe de l’Un » est un pivot de la pensée parce qu’il est
fantasmatique, il est ce qu’on essaie de constituer en permanence pour
lutter contre la démultiplication continue, contre la déliaison, la division, la
perte, la séparation et le clivage – tous les concepts fondamentaux de la
psychanalyse s’occupent de la division, et on a l’impression qu’ils sont
pensés pour essayer de rassembler quelque chose d’une unité de l’humain.
F. B. : Le politique essaie de remettre de la liaison, de l’ensemble, etc. La
psychanalyse est l’envers du politique au sens où elle signale que tout ce
« être ensemble » est travaillé par ce que vous venez de dire. C’est pour cela
que la psychanalyse n’est pas contre la politique, elle est son envers, elle ne
laisse pas l’illusion politique unifiante faire son œuvre. C’est encore plus le
cas de la religion. on peut penser que le monothéisme produit une avancée
avec l’Un symbolique impénétrable ; mais, en même temps, ce Dieu Un est
phobogène d’une manière absolument incroyable. Les monothéistes sont
phobiques les uns des autres. on parle d’islamophobie, mais les musulmans
ont la phobie des juifs et des chrétiens et l’inverse est vrai.
F. L. : Eh bien, ça me paraît être la pire façon de terminer !
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F. L. : D’ailleurs, pour terminer sur le fantasme d’unité ou d’ensemble
homogène, ou de communauté constituée, celle-ci se trouve sans cesse
battue en brèche par la division, sous n’importe quel mode.