Les performances ont-elles encore un impact critique ?
Sylvie Coëllier
To cite this version:
Sylvie Coëllier. Les performances ont-elles encore un impact critique ?. PUP. La performance, encore,
pp.9-23, 2016, 979-10-320-0069-4. hal-01478080
HAL Id: hal-01478080
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Les performances ont-elles encore un impact
critique ?
Sylvie Coëllier
Aix Marseille Univ, LESA EA 3274, Aix-en-Provence, France
Cette enquête sur la performance eut pour première motivation la question de son
actualité. Pour quelles raisons cette pratique artistique, ou son nom, se sont-ils banalisés
au point de se perdre dans une foule de petits événements destinés à inaugurer une
exposition, un nouveau lieu, à créer une animation dans la cité – tels des suppléments,
des « bonus » ? Que signale le fait que dans le même temps cette pratique intègre
officiellement de grandes institutions comme le Moma de New-York, la Tate modern
à Londres et le Palais de Tokyo à Paris ? À quoi correspondent cette dilution et cette
reconnaissance simultanées ?
Poser la question de l’actualité de la performance implique d’interroger sa
définition, c’est-à-dire de cerner le lieu où on la nomme telle jusqu’aux confins où
une autre terminologie se déclare plus adéquate. Mais plus qu’une recherche de
définition, il s’agira ici d’enquête sur l’histoire de cette définition et d’analyses de ses
modes d’existence, si diversifiés. L’ordre de présentation de ces modes dans les textes
réunis ci-après, sans être totalement arbitraire, n’implique pas de fortes coupures entre
les parties : toutes les études qui suivent questionnent la transversalité des pratiques
artistiques et l’impact esthétique et politique de ces croisements disciplinaires, ainsi
que les paroles et les actions d’artistes à travers différents continents.
La première partie s’ouvre sur les questions multiples que suscite cette forme
artistique dont l’un des caractères est de ne pas se restreindre à ce qui persiste de
champs disciplinaires, un autre de mettre en jeu des sujets. Quels enjeux esthétiques,
sensibles, politiques la performance engage-t-elle ? Comment cette pratique éphémère,
que l’on a pu croire liée à la libération des corps des années 1960-1970, envisage-t-elle
sa transmission, son activité sur des préoccupations plus récentes ? Vers quelles formes
son institutionnalisation l’entraîne-t-elle ? Quel est son rapport à la temporalité, à la
réactivation, à la médiation, au corps de l’artiste, au regard, aux corps du public, à
la société ? Est-elle le lieu même du partage ou au contraire le meilleur signe d’une
exaspération de l’individualisme occidental ?
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Si la transversalité – entre arts plastiques et danse, vidéo, théâtre, musique, texte,
public, technologie – apparaît comme une modalité récurrente, active, désengageante
de rigidités, que demeure-t-il des champs artistiques disciplinaires dans ses mises
en action ? Y-a-t-il des répartitions ? Quels avantages les disciplines instituées, le
théâtre, le cinéma, la danse, ont-elles tiré ou tirent-elles aujourd’hui d’incursions
performatives opérant par ruptures d’émotions dans leurs catégories historiquement
plus ancrées ? La deuxième partie du livre, entre exemples passés et interventions
récentes, montre ainsi, dans ses observations, les négociations entre les arts et les
fusions agissantes, qui contribuent à pointer comment ce mode de la performance joue
(le plus souvent) le rôle de déstabilisant et, partant, de reconstruction d’une efficacité
artistique.
La troisième partie présente comment ces modalités transcatégorielles de la
performance, qu’elles soient centrées sur la personne de l’artiste, ou sous formes
d’actions plus collectives et engageant l’espace public, ont été investies d’une puissante
force de contestation d’un ordre établi, celui-ci étant par définition constitué de règles
– de lois – qui se sont rigidifiées. Que cette contestation s’adresse plus particulièrement
au monde de l’art ou au monde tout court, son action est politique, au point que la
performance a plus d’une fois risqué l’interdiction. Mais a-t-elle encore aujourd’hui
cet impact ?
Il nous semblait important que ces questionnements, ces observations et leurs
conséquences se saisissent à la fois par comparaisons temporelles – la performance
« canonique » des années 1960-1970 servant de base théorique pour étalonner les
développements récents – et par comparaisons géographiques, et de fait, géopolitiques. On trouvera donc dans les pages qui suivent des études informant de situations
souvent peu connues dans la sphère hexagonale, avec des descriptions et des analyses
de performances et d’actions qui se sont passées en Afrique, au Brésil, en Chine, dans
les pays de l’Est, mais encore au Portugal, en Angleterre, au Canada.
Les paroles d’artistes, assumant des positions vis-à-vis de leurs pratiques, nous
semblaient évidemment indispensables. Elles viennent clore chacune des parties.
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Des mots et des actions qui changent
Depuis Performance : Live Art 1909 to the Present de Rose Lee Goldberg, dressant en
1979 1 la première histoire de ce mode artistique, ouvrage depuis maintes fois réédité
et augmenté, on situe les débuts de la performance aux manifestations futuristes.
Son auteure n’oublie cependant pas d’en évoquer les précédents dans les rituels, les
passions médiévales, les spectacles allégoriques de la Renaissance 2, situant ainsi la
nouveauté de la performance dans la revalorisation de processus anciens. Les auteurs
américains s’accordent à dire que l’emploi du mot « performance » s’est imposé dans le
discours au cours des années 1970. Il était donc alors devenu nécessaire de synthétiser
l’approche verbale de pratiques qui s’étaient multipliées depuis 1959 3 sous les termes
de happenings, actions, fluxus, événements, cérémonies, démonstrations, situations,
activités, art corporel, théâtre d’artistes, théâtre cinétique…, pour reprendre la liste de
Kristine Stiles 4. L’empreinte américaine domine dans la diffusion du mot, car l’art des
États-Unis est alors triomphant. Il faut préciser qu’il en retire souvent, dans les textes
anglo-saxons, une forte connotation théâtrale (on se souviendra ici de l’accusation de
« théâtralité » attribuée par Michael Fried aux sculptures d’un Robert Morris qui avait
monté des performances au Judson Dance Theater 5). Comme le terme d’installation,
qui naît en même temps mais s’impose un peu plus tard, la fixation d’un mot générique
indique qu’un registre artistique se fixe. Sans effacer la diversité de ses modes d’actions,
1
2
3
4
5
Les rééditions et les dates de publication montrent l’émergence de la performance (le premier ouvrage
conclut la période-clé des années 1960-1970) et le retour de succès de cette forme artistique depuis
1990. Rose Lee Goldberg, Live art 1909 to the present. London, Thames and Hudson, 1979. Performance
art: from futurism to the present, London, Thames and Hudson,1990. Performance : live art since the 60s,
London, Thames and Hudson, 1998. La performance : du futurisme à nos jours / RoseLee Goldberg ;
trad. par Christian-Martin Diebold Paris ; Londres : Thames & Hudson ; [Paris] : [diff. Seuil], 2001.
La performance, du futurisme à nos jours. traduit de l’américain par Christian-Martin Diebold et Lydie
Echasseriaud... Nouvelle éd. revue et augmentée. Londres ; Paris : Thames & Hudson, DL 2012.
Performances : l’art en action ; [trad. par Christian-Martin Diebold : Traduction de : Performance : live
art since the 60s. Paris : Thames & Hudson, 1999.
Les dettes de la performance aux rituels et aux formes théâtrales telles que la Commedia dell’Arte
ont été aussi signalées dans Battcock and Nickas, eds., The Art of Performance. A critical Anthology,
New York, Dutton, 1984.
1959 est certainement historiquement arbitraire mais marque symboliquement l’entrée médiatique de
la performance avec la première réalisation en galerie d’Allan Kaprow, 18 happenings in 6 parts (4, 6, 7,
8, 9 et 10 octobre 1959, Reuben Gallery, New York).
Kristine Stiles, “Performance”, dans Robert S. Nelson et Richard Shiff eds., Critical terms for Art
History, Chicago and London, The University of Chicago Press, second edition, 2003, p. 84.
Pour rappel : Michael Fried, « Art et objectité », trad. dans Art en théorie, 1900-1990, une anthologie
par Charles Harrison et Paul Wood, Paris, Hazan, 1997, p. 896-908. On peut aussi se reporter ci-après
au texte de Colette Tron qui présente l’action d’Yvonne Rainer, alors compagne de Robert Morris,
au cours de l’événement « 9 evenings, theatre and engineering ». Les volumes actionnés pendant la
performance étaient clairement « morrissiens ».
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c’est alors que le mot amalgame rétroactivement les manifestations antérieures, en
l’occurrence celles futuristes, dadaïstes et surréalistes. Cette histoire traduit l’existence
d’un lien étroit, et souvent revendiqué, entre performance et avant-gardes : nous
utiliserons ci-après le terme de néo-avant-gardes pour les mouvements artistiques qui
ont agité les années 1960-1970 et dont les performances sont une part signifiante.
Bien qu’il fixe un registre, il s’en faut que le terme de performance annonce une
clôture substantivant une pratique. Loin de pouvoir être cerné par une définition stable,
la performance semble résister, malgré sa relative banalisation, à une délimitation
autre qu’ondoyante, fluide, se déplaçant dans l’histoire. « À la base, la performance est
définie comme un art visuel pluridisciplinaire impliquant une réalisation en présence
du public 6 », est-il écrit sobrement dans le site dadart.com, mais, est-il précisé ensuite,
« la démarcation entre la performance et les autres arts est souvent floue ». De même,
Christophe Kihm, chroniquant pour artpress une innovation significative du regain
de ce mode artistique, à savoir la programmation de performances pour l’ouverture
de la Fiac 2008, se « permet de souligner l’étrange flou qui continue de voiler cette
notion 7 ». Face à la diversité des propositions du programme, il cherche une définition
et en choisit une « accueillante » et a minima : la « co-présence d’une action et d’un
public », ce qui laisse place, dit-il, au dispositif du concert, du théâtre, du cinéma
« sans marquer les éventuelles différences entre chacun 8 ». Car le programme de la Fiac
élargissait symptomatiquement la performance en incluant des productions artistiques
qui, quelque temps auparavant, n’auraient pas été ainsi qualifiées, par exemple Acid
Brass de Jeremy Deller 9, ou une conférence du chorégraphe Jérôme Bel.
Dans les textes rassemblés ici, la lectrice, le lecteur, entendra la plasticité de la
définition dans les écarts entre les conceptions qui ont prévalu pendant les années
1960-1970 et les acceptions plus récentes. Dans les constantes, la performance est
une réalisation dont le public voit le processus se dérouler. En ce qui concerne les arts
plastiques, qui était une discipline aux réalisations statiques, elle les a ouverts à des
pratiques temporelles, à l’instar des films expérimentaux et de la vidéo, avec lesquels
6
7
8
9
Voir dans dadart.com, rubrique « événements dada ». Consulté le 29/1/2016.
Christophe Kihm, « Des performances à quel prix ? », artpress n° 350, octobre 2008, p. 46.
Ibid., p. 45.
Acid Brass, qui a valu à Jeremy Deller le prix Turner en 1998, est une œuvre en 2 parties : d’une part, un
schéma montrant les jonctions entre l’Acid House Music et l’économie industrielle et post-industrielle ;
d’autre part une application humoristique de la théorie schématisée consistant à faire jouer de la House
music à un orchestre ouvrier. Je me permets pour plus d’explications de renvoyer à mon article, « Folk
Archive de Jeremy Deller et Alan Kane : une question de valeurs », Document, fiction et droit en art
contemporain, sld. Jean Arnaud et Bruno Goosse, Presses universitaires de Provence et Académie
Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 2015, p. 148-163.
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la performance a immédiatement été en phase 10. La vidéo, qui était si fondamentale
pour enregistrer au plus près l’action que l’artiste imposait à son corps dans les années
1970 (accompagnée de son « narcissisme » analysé par Rosalind Krauss 11), est le plus
souvent aujourd’hui une documentation filmée par des professionnels, et plus ou
moins pensée comme un « produit dérivé ». Dans la définition a minima de Kihm,
« la co-présence d’une action et du public », le mot « corps », qui se serait imposé dans
les années 1960-1970, n’est plus mentionné. Le corps de l’artiste demeure pourtant
manifestement important, comme en témoignent le succès de Marina Abramović et
les références récurrentes à The artist is present (2010) dans les argumentations des
textes ci-après. Sa performance au Moma fait apparaître la persistance d’une foi en la
vérité du corps, qui a pourtant été remise en cause par le questionnement des genres
et des simulacres. Le corps de l’artiste n’est plus une condition sine qua non, qui peut
contribuer à établir un distinguo : la performance suppose toujours des corps statiques
ou en mouvement dans un lieu précis, tandis que les interventions en espace public
(destinées à toucher les sens et donc les corps des publics) seraient des actions (ici Nuage
vert du collectif Hehe, ou les interventions du groupe Acre). Mais là aussi tous les
croisements sont possibles, et il existe des arguments en faveur de l’un ou l’autre terme
selon que l’on s’accorde avec telle ou telle « famille » artistique. L’importance croissante
de la danse dans ce que l’on circonscrit sous le terme de performance depuis les années
1990 semble rendre le corps de l’artiste moins nécessaire que celui de l’interprétant,
comme le montrent Tunga, ou les œuvres de Tino Sehgal, l’un des représentants par
excellence de ce mode depuis quelques années, et qui a une formation de chorégraphe.
Mais il s’agit peut-être de l’effet de la perte de l’équation corps = authenticité de l’être
(l’acteur est remplaçable, au contraire du corps de l’artiste). Cela étant, l’interdiction
de Sehgal d’enregistrer, de filmer ses œuvres (interdiction de plus en plus difficile à
tenir) qui a contribué à son succès démontre la force de l’expérience hic et nunc. Sehgal
perpétue la transmission orale qui prévalait dans la danse jusqu’à l’ère de la vidéo,
et par sa stratégie (qui incite, disent les Deux Gullivers, au désir de filmer), l’artiste
mise sur le caractère nécessaire, persistant dans notre société, d’une co-présence entre
corps du public et corps intervenant. Son interdit de photographier nous fait prendre
conscience de notre dépendance actuelle envers l’enregistrement numérique, et
suggère en même temps que la banalisation de la performance répondrait à un besoin
élémentaire de présence pour compenser l’inflation de l’image dématérialisée. Dans le
même registre, la réactivation des performances historiques, le re-enactment, travaille
notre rapport complexe entre transmission vivante, reproductibilité omniprésente,
désir obsessionnel d’archiver et nécessité d’archivage pour les besoins de l’histoire. La
Nam June Paik et Charlotte Moorman exemplifient le passage. Un certain nombre de Flux-films
également.
11 Rosalind Krauss, “Video: The Aesthetics of Narcissism”, October 1, 1976, p. 50-64.
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conséquence est que l’œuvre sous forme de présence corporelle vient déranger le mode
archivistique des institutions muséales elles-mêmes et la décorporéisation favorisée
par l’archive numérisée.
Ce qui apparaît en transformation entre la performance « canonique » des années
1960-1970 et aujourd’hui, c’est la question des limites : autant le mot de performance,
dans le langage économique et sportif, annonce qu’il existe un stade indépassable qu’il
s’agit précisément de dépasser, autant la limite à dépasser a cessé d’être un but, même
si elle reste une valeur d’appréciation, comme tel rôle épuisant l’acteur chez Novarina,
ou les Vexations de Satie (jouer le thème musical 840 fois à la suite). Lorsque les
Deux Gullivers réactivent la performance de Abramović/Ulay sur la banquise, on ne
s’inquiète pas pour leur vie : ils démontrent au contraire qu’aujourd’hui, dans notre
monde occidental (et c’est bien ce qui fait la force de l’État islamiste), on peut tester
la limite, mais on ne meurt pas pour l’art, comme on a pu le penser d’Yves Klein
et de Piero Manzoni 12. La pulsion de mort peut encore servir de terreau créateur
(fut-ce par le biais de l’ironie), mais on mesurera au Mètre de démocratie de l’artiste
chinois He Yunchang la différence d’enjeux entre une action radicale répondant à
une oppression politique et la pratique occidentale aujourd’hui. Cela étant, à l’aune
de Daech, la non-radicalité des démarches performatives n’est certainement pas la
pire des solutions. Marina Abramović a beau dire qu’aujourd’hui le couteau n’est pas
un vrai couteau, que le sang n’est plus du vrai sang, la preuve par l’authenticité de la
douleur du corps vaut de toute façon bien moins que l’image (et manifestement elle
le sait). La performeuse brésilienne Berna Reale, qui se met véritablement en danger
(le contexte brésilien n’est pas celui de l’Europe et de l’Amérique du Nord), n’oublie
pas l’image choc qu’internet pourra diff user. On arguera que la recherche de l’image
mnémonique et, de fait, médiatique est aussi ancienne que le Saut dans le vide de
Klein (1961) et qu’elle ressort de la « photoperformance ». Il faut donc ajouter ici que
l’artiste de performance ne peut assurer son financement que de deux façons, par la
trace photo- ou vidéographique ou sous forme d’objet ou bien en étant rémunéré pour
une prestation de type théâtral. Tino Sehgal vend oralement, mais sur acte notarié,
ses œuvres. Il représente une exception, qu’il a créée. En général, sous forme de
trace ou de reste, la performance ne peut faire l’objet que d’une fétichisation faible
(financièrement) excepté si la forme photographique est magnifiée en objet 13. Il faut
bien que les artistes vivent, mais la performance garde à cet égard, malgré tout, une
force anti-spéculative (quoique menacée, comme nous verrons ci-après).
12
13
Entretien de l’auteure qui l’affirmait en 1983 avec Gina Pane.
C’est le cas de Santiago Sierra ou de Vanessa Beecroft qui vendent fort cher leurs photographies, mais
quoiqu’il en soit, ces artistes demeurent des exceptions.
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Performance et institution
La documentation visuelle, travaillée ou non spécifiquement, a offert les traces,
souvent accompagnées de protocoles ou de scénarios, qui ont pénétré les premières
dans le circuit institutionnel. Il apparaîtra à travers plusieurs des textes ci-après que
le désir d’une reconnaissance et donc d’une catégorie artistique nommée performance
s’est manifesté très tôt, ne serait-ce qu’à travers le souhait d’avoir des lieux adéquats
de monstration. Pourtant, à bien des égards, dans sa tradition dadaïste ou fluxus, dans
sa référence au situationnisme, par sa forme, la performance se pose en critique de
l’institution, de sa structure. Ce point mérite examen.
Dans sa Théorie de l’avant-garde 14, récemment traduite en français, mais publiée
en allemand en 1974, traduite en anglais en 1984, et depuis discutée dans les pays
anglo-saxons, Peter Bürger assigne aux mouvements futuriste, dadaïste et surréaliste,
le rôle spécifique d’avoir révélé, par sa mise en crise, la présence d’une « institution
Art ». Par ces termes, Bürger ne vise pas le seul musée ou le centre d’art dépositaires
concrets dans lesquels les artistes aspirent à être exposés pour leur reconnaissance,
mais un ensemble ainsi décrit :
Le concept de l’institution art tel qu’il est utilisé ici renvoie au système de production
et de distribution de l’art, ainsi qu’aux représentations de l’art qui dominent à une
époque donnée, et qui déterminent essentiellement la réception des œuvres 15.
Cette définition peut renvoyer à la théorie institutionnelle de l’art, certes depuis
remaniée, de George Dickie, publiée la même année, 1974 16, ou évoque encore le
« monde de l’art » de Danto. Olivier Quintyn, dans son ouvrage Valences de l’avantgarde 17 qui revient sur les avancées de Bürger en questionnant l’actualité de sa
position, fait à l’égard de Dickie une critique que nous adoptons ici. Sa théorie, dit
Quintyn, est simplement procédurale, transformant en définition théorique de l’art
une forme « d’autonomie décisionnelle souveraine de « professionnels » du monde
de l’art et d’experts » vis-à vis des « candidats à l’appréciation artistique, en ignorant
« totalement la question des raisons d’agir 18 ». En revanche, la théorie de Bürger est
attentive à ces dernières, et vient ainsi éclairer plus d’un aspect de la performance et de
son développement au cours du xxe siècle, sinon jusqu’à aujourd’hui.
14
15
16
17
18
Peter Bürger, Théorie de l’Avant-garde, traduit de l’allemand par Jean-Pierre Cometti, Paris, Éditions
Questions théoriques, 2013.
Ibid., p. 36.
George Dickie, Art and the Aesthetics: an Institutional Analysis, Ithaca, Cornell University Press, 1974.
Olivier Quintyn, Valences de l’avant-garde, essai sur l’avant-garde, l’art contemporain et l’institution, Paris,
Éditions Questions théoriques, 2015.
Olivier Quintyn, ibid., p. 146.
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Pour Bürger, trois formes artistiques des premières avant-gardes de 1910-1920, les
ready-mades, les collages et les provocations dadaïstes – donc les proto-performances –
ont mis à mal l’autonomie de l’art. On connaît les grandes lignes de la notion
d’autonomie. Au cours de l’histoire, l’art s’est émancipé de sa fonction cultuelle et de
sa soumission à la commande politique ou somptuaire. L’autonomie de l’art prend sa
puissance dans la revendication de l’art pour l’art émergeant avec le romantisme. Elle
est décrite chez Bürger comme une conséquence du processus global de « modernisation » qui, depuis le xviiie siècle, a fragmenté la totalité sociale en différentes
sphères ayant leur logique propre. L’art est donc devenu un « sous-système »
provenant de la division et de la séparation des domaines consécutive à « l’idéologie
du libre-échange 19 ». L’autonomie, qui était une véritable émancipation, devient au
tournant des xixe et xxe siècles une visée où « l’œuvre d’art perd tendanciellement
sa fonction sociale 20 ». Se séparant même de la vie bourgeoise, l’art s’hypostasie en
essence 21, tandis que l’artiste illustre la logique de la division du travail (l’artiste
devient un « spécialiste » 22). L’art se voue donc à l’esthétisme en visant l’exclusion
de tout ce qui ressortit de la vie pratique. Bürger, en défendant la fonction sociale de
l’art prend le contrepied d’Adorno (dont l’édition de la Théorie esthétique en Allemand
est parue en 1970) tout en montrant la justesse de l’observation de ce dernier lorsqu’il
affirme que « l’art est l’antithèse sociale de la société 23 ».
Au cours du xxe siècle, la défense de l’autonomie de l’art s’est énoncée entre autres
dans le célèbre article de Greenberg de 1939 contre le kitsch et celui de Fried contre
la « théâtralité » du minimalisme, une hybridation contraire à la pureté définitionnelle
de l’art moderniste 24. L’autonomie a été représentée par les explorations systématiques
et formelles du médium, et a aussi engendré ce cube blanc destiné à l’exposition dont
Brian O’Doherty a dénoncé, en 1976, l’idéologie :
La galerie idéale retranche de l’œuvre d’art tous les signaux interférant avec le fait
qu’il s’agit d’« art ». L’œuvre est isolée de tout ce qui pourrait nuire à son autoévaluation. Cela donne à cet espace une présence qui est le propre des espaces où les
conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos. Quelque
chose de la sacralité de l’église, du formalisme de la salle d’audience, de la mystique
19
20
21
22
23
24
Peter Bürger, op. cit., p. 40. L’auteur convoque ici Habermas sur Walter Benjamin.
Peter Bürger, ibid.
Olivier Quintyn, op. cit., p. 36.
Peter Bürger, op. cit., p. 55-56.
Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit de l’allemand par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck,
p. 24.
Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch », Art et culture, essais critiques, trad. par Ann Hindry,
Paris, Macula, 1988, p. 9-28. Pour Fried, voir note 4.
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du laboratoire expérimental s’associe au design chic pour produire cette chose unique :
une chambre d’esthétique 25.
Au contraire de cette esthétisation hypostasiant l’art en essence, les premières avant-gardes
réduisaient la distance qui sépare l’art de la vie, et de ce fait montraient à quel point l’art
autonome avait précisément écarté la dite « vie ». Davantage, écrit Bürger :
ce que les avant-gardes avaient en vue, c’est un dépassement (Aufhebung) de l’art, au
sens hégélien du terme : l’art ne doit pas seulement être détruit ; il doit être transféré
dans la vie pratique, de manière à y être conservé, dût-il pour cela être transformé. 26
Cette tentative « d’instaurer, à partir de l’art, une nouvelle pratique de vie 27 », une
« reconversion de l’art dans la vie concrète 28 » résonne dans plus d’une déclaration des
années 1960-1970, chez Kaprow, Fluxus, Beuys, et bien d’autres artistes encore, qui ont
pour point commun de pratiquer des actions et des performances. Les situationnistes,
auxquels se réfèrent plus d’un performeur aujourd’hui, ont délibérément quitté l’art
afin d’agir directement sur la vie. Ils représentent toujours un (le) modèle politique.
Aujourd’hui toujours, tout en subtilités, les protocoles-méta, les méta-performances de
Jean-Paul Thibeau cherchent ainsi à déplacer les choses au quotidien, puisqu’à notre
époque de fin des grands récits, les actions discrètes risquent d’avoir plus de poids que
les révolutions.
On sait comment, du fait de leur intermédialité, les performances et actions
déplacent toute tentative de se replier sur un médium. La remarque concernant le
style chez Bürger en dresse le principe dans les premières avant-gardes :
Jusque-là, dans le développement de l’art, l’usage des moyens artistiques était limité
par le style de l’époque, conçu comme un canon des techniques préalablement données
dont il n’était permis de s’écarter que dans une certaine mesure. […] L’une des choses
qui caractérise les mouvements historiques d’avant-garde consiste en ce qu’ils n’ont
développé aucun style. […] Bien plus, ces mouvements ont liquidé la possibilité d’un
style lié à une époque, tout en élevant au rang de principe la pleine disposition des
moyens artistiques des époques passées 29.
Sans doute est-il toujours possible de repérer dans tout objet après un certain temps
la marque d’une époque, et donc une forme de « style », mais la notion de « pleine
disposition des moyens artistiques des époques passées » convient particulièrement
à la diversité de la performance, qui a inclus à l’heure des « néo-avant-gardes » les
rituels, les pratiques corporelles, le paysage, l’architecture, et bien d’autres champs.
Brian O’Doherty, « Notes sur l’espace de la galerie » (1976), White cube, jrp/ Ringier, p. 36.
Peter Bürger, op. cit., p. 82-83.
27 Ibid.
28 Id., p. 89.
29 Id., p. 29.
25
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La présence des corps sans scène les séparant nettement du public en appelle en soi à
l’expérience de la vie pratique (respirer, se déplacer). Il apparaît pourtant que Bürger
n’ait pas voulu voir dans les néo-avant-gardes une extension critique, mais seulement
un repli vers l’autonomie et un échec du « dépassement du projet de l’art » pour sortir
de « l’institution art » des premières avant-gardes. En effet écrit-il,
étant donné que, dans l’intervalle, la protestation des avant-gardes historiques contre
l’institution art est devenue art, les gestes de protestation de la néo-avant-garde
tombent dans l’inauthenticité 30.
Il semble difficile, vis-à-vis des artistes du Body art si intensément à la recherche de
l’authenticité de leur démarche par la réalité de la souffrance corporelle, d’accueillir un
tel jugement. La théorie de Bürger est marxiste et certainement, comme le souligne
Olivier Quintyn, « moniste 31 ». Sans dénier l’intérêt de l’analyse produite par La Théorie
de l’avant-garde, il faut en reconsidérer certains termes vis-à-vis des changements de
l’histoire. C’est ce qu’ont fait, dans les années 1980, Benjamin Buchloh et Hal Foster,
en partie parce que le succès du texte de Bürger était dû aux artistes et théoriciens
d’un « postmodernisme » reprenant les valeurs de la peinture et du classicisme afin de
jeter l’opprobre sur la « néo-avant-garde » qui avait dominé pendant les vingt années
précédentes (et dont le succès avait en effet occulté des peintres comme Baselitz, par
exemple). Foster et Buchloch reprochèrent donc à Bürger de se contenter « d’essayer de
perpétuer les pratiques des avant-gardes historiques sans y apporter les actualisations
nécessaires 32 », mais examinèrent soigneusement ses propos.
La charge de Bürger contre la « néo-avant-garde » semble en effet, en raison de
« lacunes historiques » (Buchloh), ne pas tenir compte des productions artistiques
exerçant une critique anti-institutionnelle et penser en termes de répétition des
premières avant-gardes et non en celle d’une poursuite de ses buts, certes mêlée à des
reconnaissances institutionnelles. Pire, pour Bürger, la néo-avant-garde « renversait
le projet initial qui visait à reconnecter l’institution de l’art autonome sur la pratique
du quotidien » (Foster), et au contraire l’institution récupérait ce qui était supposé la
remettre en question 33.
Le texte de Bürger, écrit dans le constat de l’échec de Mai 1968, ne peut que
déplorer l’immensité de la récupération. Et quarante années et quelques après sa
publication, la condition de l’art a certainement évolué dans un sens que cet auteur
n’aurait guère apprécié. Les rapports entre l’autonomie artistique et l’institution sont
Id., p. 87.
Olivier Quintyn, op. cit., p. 31.
32 Petra James, Bohumil Hrabal : « Composer un monde blessant à coups de ciseaux et de gomme arabique »,
Paris, Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des xxe et xxie siècles », 2013, p. 23.
33 Hal Foster, Design & Crime, [Verso : 2002], Paris, Les prairies ordinaires, 2008, p. 164-165.
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aujourd’hui transformés au point où la critique ne saurait sans doute pas s’imposer
de façon radicale et entière comme il en fut dans les premières avant-gardes (encore
cette façon de les voir est-elle probablement de l’ordre du fantasme). L’exemple de
Marina Abramović montre à quel point les valeurs se sont renversées. « J’aime être
comme Coca cola, une marque : celle de la performance », a-t-elle dit récemment.
« J’ai inventé ce langage. J’ai consacré ma vie à sa défense. J’en suis le dernier
dinosaure. 34 » Abramović s’arroge une catégorie de l’art. Montrée en institution – et
laquelle ! – sa prestation atteint la popularité de celle d’une pop star ou, comme elle le
dit, d’une marque internationale. « On ne peut concevoir nulle autonomie de l’art sans
dissimulation du travail 35 », écrivait Adorno. Mais Abramović construit son œuvre
au contraire sur l’exhibition dudit travail (elle donne systématiquement le nombre de
jours, d’heures de sa présence, parle de son épuisement, etc.). Elle la construit aussi sur
la fonction sociale, qu’elle exprime réparatrice et magique. Des composants (processus
et échange) qu’aurait revendiqués l’avant-garde sont ainsi reversés dans une forme
d’« essence » artistique, spectaculaire et quasi cultuelle […]
Ré-instituer ?
Il semble à beaucoup qu’aujourd’hui que l’on soit face à une sorte d’alexandrinisme artistique. Et depuis les années 2000, la transversalité, ou, si l’on préfère,
l’intermédialité (comme la nommait Dick Higgins) semble en courbe ascendante. Le
mélange des catégories, qui rompait avec les crispations sur un médium, est devenu
un lieu commun, un signifiant du « passage du modernisme au post-modernisme »,
la preuve de « l’obsolescence des disciplines au profit de la transdisciplinarité, de la
combinaison, de la fusion ou de l’hybridation des genres et des registres culturels 36 ».
On reproche surtout à cette hybridité d’être trop perméable à des valeurs populaires et
de divertissement. De la même façon, le white cube demeure l’espace de monstration
de base, mais il est tout aussi souvent remis en question, éventuellement au profit d’un
« display » dont le terme même dit l’inféodation à l’étalage de la marchandise. Mais
il peut l’être au profit d’une incursion de la fonction sociale. Cette dernière, prisée
des politiques, devient un alibi pour convaincre les élus (ou les mécènes) de financer
l’art en faisant une bonne action. La fonction sociale de l’art chez Bürger ne consiste
cependant pas à glisser du contenu moral dans une œuvre quelconque : c’est dans sa
structure même que l’œuvre inclut ou non cette fonction, dans sa position par rapport à
la structure de la société. À cet égard, la question de l’autonomie mérite d’être reposée.
Relevé dans « Las d’être masqué par « MA », Ulay sort du bois », Le Monde, dimanche 7-lundi 8 février
2016, p. 20.
35 Citation d’Adorno (Essai sur Wagner) ici dans Bürger, op. cit., p. 59.
36 Christophe Kihm, « Des performances à quel prix ? », art. cit., p. 46.
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Nous admettrons ici comme Olivier Quintyn que le sous-système « art » s’est à la fois
consolidé et qu’il est en même temps menacé.
L’autonomie globale apparente de l’institution Art est sortie renforcée de l’attaque
des avant-gardes en neutralisant cette offensive par l’intégration superficielle des
catégories de l’avant-garde à son discours officiel, et des procédés avant-gardistes à son
répertoire muséographique en tant que simple vocabulaire formel itérable à merci. Il
n’en reste pas moins que le sous-système art reconstitué s’intègre plus que jamais aux
flux multiples du capital global 37…
Car l’institution art, au sein même des lieux publics nationaux subventionnés
est minée par la financiarisation et le marché de l’art, qui cherchent à déplacer les
valeurs par des pressions sur son administration 38. La financiarisation a besoin d’une
« institution Art » qui lui apporte sa plus-value symbolique : c’est bien l’autonomie de
l’art qui est de ce fait subvertie, à nouveau, par la mainmise financière, laquelle est très
accueillante à toutes les expressions critiques, car elles sont rentables en créant des
polémiques qui excitent les médias. En regard de cette situation, il est peut-être utile
de reconsidérer, comme le fait Hal Foster, ce terme d’autonomie. C’est, écrit-il, « un
terme diacritique comme n’importe quel autre, qui se définit en relation à son contraire,
c’est-à-dire l’assujettissement 39 ». Face aux pressions souhaitant assujettir l’art, une
certaine autonomie devient nécessaire, et à redéfinir. « Comme essentialisme », écrit
encore Foster, « autonomie n’est pas un bon terme, mais pas toujours une mauvaise
stratégie : appelons-là autonomie stratégique 40 ». Olivier Quintyn de son côté pense
qu’une « position radicalement anti-institutionnelle qui surmonterait magiquement
la différenciation sociale » serait illusoire et indique comme voie possible « des
expérimentations réinstituantes sur leurs articulations et médiations institutionnelles,
à la fois au sein et en dehors des institutions admises de l’art 41 ».
Le fonctionnement de l’institution lui-même peut être considéré non comme un
sous-système de la division du travail (laquelle s’est mondialement étendue), mais
Olivier Quintyn, op. cit., p. 56.
Voir l’article d’Emmanuelle Lequeux « les musées français s’éveillent à la Chine » dans Le Monde
numérique du 10/02/2016, dont j’extrais ce passage : « en juin 2015 […] Adrian Cheng, tycoon
héritier du new world group (hôtellerie, routes, joaillerie…), scellait un partenariat d’un nouveau type : il
proposait à Pompidou de créer un poste de conservateur dévolu à l’art chinois, entièrement à la charge
(salaire et voyages compris) de sa fondation artistique, K11, pendant trois ans. une première dans un
pays qui, longtemps, s’est méfié de l’ingérence des collectionneurs privés dans les musées publics. « Ah
ça, c’est une première ! Soupire un des conservateurs de Beaubourg. mais que voulez-vous ? parfois, on
en est à payer sur nos fonds personnels le taxi ou l’hôtel des artistes que nous invitons, alors on ne peut
pas lutter. » Qu’un privé assume ainsi les frais d’un salarié du musée national, cela ne risque-t-il pas de
fausser la mise ? (en capitales dans le texte).
39 Hal Foster, op. cit., p. 126.
40 Ibid., p. 128.
41 Olivier Quintyn, op. cit., p. 57
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sous un autre angle, qui soulignerait sa fonction sociale, précisément. Il serait trop
long ici de reprendre les arguments que Boris Groÿs développe dans Du nouveau 42,
mais son hypothèse offre une place spécifique, non exactement à « l’institution Art »,
mais à la part qui rend l’institutionnalisation désirable aux artistes, c’est-à-dire une
reconnaissance telle qu’elle s’archive. « Le besoin et la possibilité du nouveau sont
déterminés par la conservation de la mémoire culturelle valorisée 43 », écrit-il. Et le
lieu de valorisation puis de conservation des valeurs s’appelle l’institution, qui en
éliminant les doublons, établit l’échelle des valeurs d’une société donnée. Groÿs décrit
un système se réajustant constamment, le nouveau n’étant pas lié au mouvement
moderniste, mais au fait que la société, se transformant, absorbe dans son système
de valeurs des représentations (des formes, etc.) provenant de ce qui n’était pas
encore archivé : le « profane », le quotidien, le non sacralisé qui fait momentanément
subversion, ou issu de ce qui était oublié en tant que valeur (le rituel réactualisé par la
performance par exemple). On peut penser par exemple que le « ré-enactement », la
réactivation des performances, agit à l’encontre d’un quelconque nouveau. Mais refaire
une performance connue par archive amène une interrogation inédite sur le fait même
d’archiver, de sacraliser un moment, alors que, s’agissant de corps, le décalage est
intrinsèque. Plus qu’avec un autre type d’art la performance réactivée fait ressentir que
le contexte ne peut plus être le même qu’à l’origine : une réactivation peut apparaître
plus nouvelle qu’une intervention maniant des stéréotypes. Revoir ce qui est valorisé
peut être médiatique et nostalgique, mais aussi une façon d’en saisir la validité, de
tester un type d’engagement, d’asseoir une histoire à l’aune d’une autre histoire, sur
laquelle on a encore peu de prise.
Comme toute institution, « l’institution Art » a ses rigidités, ses réseaux et ses
compromissions. En étant un tant soit peu perméable aux projets extérieurs, elle
devient sujette à toutes les attaques, mais aussi aux propositions la mettant en demeure
de se transformer, et elle doit le faire afin de continuer à jouer son rôle social d’échelle
de valeurs. Et si la tâche est difficile, il ne s’agit pas tant de déplorer que de trouver un
« faire-avec », pour reprendre à nouveau Foster 44.
Boris Groÿs, Du nouveau, essai d’économie culturelle, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1992. Je me
permets ici pour plus d’explications de renvoyer le lecteur à mon article cité note 8.
43 Id., p. 136.
44 Hal Foster, op. cit., p. 167.
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Conclusion optimiste : un exemple de non-performance
performée en institution
En 2012, Lili Reynaud-Dewar occupe le Magasin de Grenoble du 5 février au
29 avril, avec une exposition intitulée Ceci est ma maison. Le titre est une allusion au
travail des femmes artistes, pour lesquelles l’atelier ne peut mentalement et le plus
souvent physiquement être séparé de la maison (la machine à laver est dans l’atelier
par exemple). L’exposition se veut ainsi une suite « d’espaces à la fois mentaux et
domestiques » :
Elle s’ouvre, ou se clôt, c’est selon, sur une nouvelle œuvre : une réflexion sur une
maison qui ne fut jamais réalisée, ni, donc, habitée : La Baker House, un projet de
l’architecte viennois Adolphe Loos pour la danseuse américaine Joséphine Baker. Peint
sur les murs du MAGASIN, le motif des bandes noires et blanches qui devait orner
la façade de la Baker House est le décor d’une performance dont seules seront rendues
publiques des photographies et dans laquelle pour la première fois je mets en scène
mon propre corps, dansant dans l’espace vide de La Rue les célèbres chorégraphies de
Joséphine Baker 45.
La performance est donc une réactivation restituée par une archive, c’est-à-dire une
inversion de ce qui tend à se produire, au moins pour les vernissages, dans les lieux
institutionnels aujourd’hui. C’est une performance qui utilise l’asynchronie comme
mise à distance réflexive : la photographie, le corps menu de l’artiste se découpant en
silhouette, en poses, mettent à distance le corps de Joséphine Baker comme mémoire,
celle d’une rencontre manquée ou incomprise, montrent le hiatus entre l’histoire et le
présent, mais aussi la charge du passé jusqu’à nos jours. Le fait de conjuguer les autres
salles d’exposition à « la maison », qui est aussi « l’atelier », (les rayures noir et blanc
sont dans la « Rue ») met l’accent sur le cours de la temporalité. L’exposition en entier
est conçue comme une performance de longue durée dont on suivrait les traces par la
construction de l’exposition en cours : des vidéos prises sur les lieux rendent compte du
processus de production, des objets sont manifestement empruntés ad hoc, on sait que
la peinture murale sera détruite. C’est par ce biais de son élaboration en exposition,
en dépôt de processus artistique, que l’institution (ici concrètement le centre d’art) est
repensée, mais aussi per-formée comme le statue l’artiste dans un échange avec Yves
Aupetitallot, alors directeur du Magasin.
Ce qui m’intéresse […] est la possibilité de faire travailler l’institution au maximum
pour moi, avec moi. Il s’agit, plutôt que de collaborer avec des agences de production
indépendantes, basées sur un autre type de rapport – celui de la prestation pour aller
vite – de collaborer avec toutes les personnes investies dans le fonctionnement de
l’institution, de mettre à contribution leurs compétences, voire de surexploiter cette
45
Lili Reynaud-Dewar, texte du dossier pédagogique du Magasin pour son exposition, p. 2.
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capacité que l’institution peut avoir à produire des œuvres de concert avec l’artiste et
ce avec une histoire particulière : celle des expositions. […] Sans vouloir caricaturer
à l’extrême, on voit bien comment [aujourd’hui] la collaboration étroite entre l’artiste
et l’institution est peu à peu escamotée au profit d’un système de production qui a
tendance à penser les œuvres « sur le marché » dès l’ouverture de l’exposition dans
une institution publique, à envisager l’institution elle-même comme le showroom des
galeries, l’étape avant la présentation des œuvres sur un stand de foire 46.
Ici l’action critique, qui a nécessairement une répercussion sur le public par la
médiation de l’exposition, n’est pas seulement intra-institutionnelle, elle met l’accent
sur le danger qui menace l’autonomie de l’art et de l’intitution par l’assujettissement au
système financier, celui-ci s’insinuant, on le devine, par promesses de professionnalisation et de rentabilité, pour l’artiste comme pour l’institution. L’action ici témoigne
de la progression de la marchandisation, mais aussi d’une réponse à celle-ci.
Peut-on retenir que l’une des propriétés majeures de la performance ou, disons, de
l’utilisation du performatif en art, serait l’action de déplacer, en la contredisant ou en
la surjouant, une situation qui se systématise, celle-ci fût-elle institutionnelle ou issue
de la vie pratique ? Que l’époque soit aux petites actions plutôt qu’aux révolutions, il ne
s’en trouvera pas moins toujours un(e) artiste pour faire grincer ce qui se fixe.
46
Lili Reynaud-Dewar, Conversation avec Lili Reynaud-Dewar, avant Ceci est ma maison, Grenoble,
Magasin, 2012, p. 6 et 7.
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