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Le travail social face à la question raciale

2023

Marie-Fidèle DUSINGIZE, (Sociologue), Militante anti raciste, spécialiste des identités afro-descendantes. Conférencière et guide de visites décoloniales. Rachid Bathoum (socio économiste). Chercheur associé à l'Institut de Recherche de Formation et d'Action sur les Migrations (IRFAM) Le travail social face à la question raciale « Le mot que je pourrais trouver des effets du racisme c'est la déshumanisation, tu es né ailleurs auprès d'êtres humains et tu crois que tu es une personne humaine avec la dignité de l'être humain, mais tu arrives dans un pays où tout te renvoie à une sous humanité et ce constat que tu ne fais pas partie des êtres humains normaux, que tu n'es pas comme un être humain normal, que tu es un sous-humain… » (Témoignage de Diane le 27 avril 2022). Résumé Dans les représentations idéalisées de la relation ''d'aide'', le.la travailleur.euse social.e est contraint.e de répondre aux demandes des usagers avec objectivité et dans un cadre légitimé par les exigences déontologiques de son institution et de sa fonction. Entre, d'un côté, un.e professionnel.le qui dispose de pouvoirs et, de l'autre, un usager en position de demandeur, la mission d'accompagnement s'avère complexe. Les deux ont déjà des représentations l'un•e sur l'autre, ils•elles se connaissent déjà d'une certaine manière. Cette connaissance est le fruit de préjugés et des rapports de domination qui peuvent alimenter des discriminations ethno-raciales et influencer les pratiques. Le travailleur.euse social.e est confronté•e au quotidien à ses représentations et à ses stéréotypes racistes. S'il•elle lutte contre les mécanismes sociaux qui produisent des discriminations, il•elle n'a pas toujours conscience d'en être parfois le relais involontaire. C'est au coeur de ce paradoxe que peuvent s'articuler d'autres formes d'ambiguïtés qui peuvent le•la conduire à participer, sans qu'il•elle en soit conscient.e, à la reproduction d'un racisme ordinaire. Le racisme ordinaire Nous assistons à une totale libération de la parole raciste, principalement, voire exclusivement adressée aux maghrébin.e.s et aux noir.e.s. Un discours décomplexé émerge et assigne les personnes racisé.e.s à des positions invalidantes. Ils.elles sont le corps visible et invisible de ce qui ne va pas, de ce qui pose problème, de ce qu'il faut redresser, contrôler, exiger de lui d'être dans la norme et de remettre sur le ''droit chemin''. Le racisme ne se limite pas aux actes visibles, violents et intentionnels réprimés par la loi, il est aussi subtil et non explicite et prend la forme de micro-agressions. Ces dernières sont à distinguer des « grossièretés quotidiennes » (Sue, 2009, 88). Elles sont continuelles et constantes, elles représentent une charge de stress accompagnée d'un cumul des agressions. Ce « racisme ordinaire », « racisme au quotidien » (Essed, 1991), « racisme respectable » (Antonius, 2002) est vécu au jour le jour par les personnes racisées. Ce racisme relève, comme l'exposent les témoins que nous avons interrogé•e•s dans le cadre d'une recherche-action subsidiée par la Région Wallonne (Bathoum, Caldarini, 2022), du discours et de pratiques banals plutôt que d'incidents extrêmes. Il est fusé dans la pratique routinière et peut parfois être vécu comme amorphe et ambigu. Il fait référence à l'existence de pratiques récurrentes, normalisées du racisme et ancrées dans des pratiques familières (Walton, Priest, Paradies, 2013) telles que la conversation et le comportement. Ces pratiques sont qualifiées de ''ce n'est pas grave", de ''ce n'est pas pour toi" ou de "c'est juste pour blaguer"... Cependant, lorsqu'elles sont continuellement réitérées, elles finissent par fonctionner comme une discrimination systématique et par briser des vies.

Le travail social face à la question raciale Rachid Bathoum, Marie-Fidèle Dusingize To cite this version: Rachid Bathoum, Marie-Fidèle Dusingize. Le travail social face à la question raciale. Union des villes et des communes de la Wallonie et la Fédération des CPAS. De l’exil à l’avenir, Union des villes et des communes de Wallonie asbl et la Fédération des CPAS, 2023, De l’exil à l’avenir, 978-2-930923-75-8. �hal-04259672� HAL Id: hal-04259672 https://hal.science/hal-04259672 Submitted on 26 Oct 2023 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. 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Chercheur associé à l’Institut de Recherche de Formation et d’Action sur les Migrations (IRFAM) Le travail social face à la question raciale « Le mot que je pourrais trouver des effets du racisme c’est la déshumanisation, tu es né ailleurs auprès d’êtres humains et tu crois que tu es une personne humaine avec la dignité de l’être humain, mais tu arrives dans un pays où tout te renvoie à une sous humanité et ce constat que tu ne fais pas partie des êtres humains normaux, que tu n’es pas comme un être humain normal, que tu es un sous-humain… » (Témoignage de Diane le 27 avril 2022). Résumé Dans les représentations idéalisées de la relation ‘’d’aide’’, le.la travailleur.euse social.e est contraint.e de répondre aux demandes des usagers avec objectivité et dans un cadre légitimé par les exigences déontologiques de son institution et de sa fonction. Entre, d’un côté, un.e professionnel.le qui dispose de pouvoirs et, de l’autre, un usager en position de demandeur, la mission d’accompagnement s’avère complexe. Les deux ont déjà des représentations l’un·e sur l’autre, ils·elles se connaissent déjà d’une certaine manière. Cette connaissance est le fruit de préjugés et des rapports de domination qui peuvent alimenter des discriminations ethno-raciales et influencer les pratiques. Le travailleur.euse social.e est confronté·e au quotidien à ses représentations et à ses stéréotypes racistes. S’il·elle lutte contre les mécanismes sociaux qui produisent des discriminations, il·elle n’a pas toujours conscience d’en être parfois le relais involontaire. C’est au cœur de ce paradoxe que peuvent s’articuler d’autres formes d’ambiguïtés qui peuvent le·la conduire à participer, sans qu’il·elle en soit conscient.e, à la reproduction d’un racisme ordinaire. Le racisme ordinaire Nous assistons à une totale libération de la parole raciste, principalement, voire exclusivement adressée aux maghrébin.e.s et aux noir.e.s. Un discours décomplexé émerge et assigne les personnes racisé.e.s à des positions invalidantes. Ils.elles sont le corps visible et invisible de ce qui ne va pas, de ce qui pose problème, de ce qu’il faut redresser, contrôler, exiger de lui d’être dans la norme et de remettre sur le ‘’droit chemin’’. Le racisme ne se limite pas aux actes visibles, violents et intentionnels réprimés par la loi, il est aussi subtil et non explicite et prend la forme de micro-agressions. Ces dernières sont à distinguer des « grossièretés quotidiennes » (Sue, 2009, 88). Elles sont continuelles et constantes, elles représentent une charge de stress accompagnée d’un cumul des agressions. Ce « racisme ordinaire », « racisme au quotidien » (Essed, 1991), « racisme respectable » (Antonius, 2002) est vécu au jour le jour par les personnes racisées. Ce racisme relève, comme l’exposent les témoins que nous avons interrogé·e·s dans le cadre d’une recherche-action subsidiée par la Région Wallonne (Bathoum, Caldarini, 2022), du discours et de pratiques banals plutôt que d'incidents extrêmes. Il est fusé dans la pratique routinière et peut parfois être vécu comme amorphe et ambigu. Il fait référence à l'existence de pratiques récurrentes, normalisées du racisme et ancrées dans des pratiques familières (Walton, Priest, Paradies, 2013) telles que la conversation et le comportement. Ces pratiques sont qualifiées de ‘’ce n’est pas grave", de '’ce n’est pas pour toi" ou de "c’est juste pour blaguer"... Cependant, lorsqu'elles sont continuellement réitérées, elles finissent par fonctionner comme une discrimination systématique et par briser des vies. 1 Les dégâts des discriminations ethno-raciales Des études effectuées aux USA font le constat que les conséquences du racisme sont des processus émotionnels défavorables et psychopathologiques ainsi qu’une propension moins importante aux comportements de vie sains avec, par exemple, des phases de sommeil adaptées ou la pratique d’exercice physique comparativement à des individus non-victimes de racisme (Carter et al, 2013). Le racisme provoque également chez les victimes, un vieillissement précoce, d’après une étude co-signée par la lauréate du prix Nobel de médecine et de physiologie (Blackburn, 2014). Les effets liés au racisme peuvent perdurer longtemps après les expériences subies, s’inscrire de manière insidieuse dans le rapport aux autres et influencer les générations qui suivent au sein d’un même cadre familial (Williams et Leins, 2018, p.245). Selon The Lancet, nous sommes actuellement face à « une crise de santé publique » (Devakumar, 2020, p. 112). La question raciale : les professionnel.les à l’épreuve Les travailleur.euse.s sociaux et les institutions qui les emploient sont en contact régulier avec des populations migrantes, en situation irrégulière ou non, qui demandent un accompagnement, une aide, un conseil. Ils.elles participent ainsi au maintien d’un pacte social et au respect des droits humains des publics vulnérables et stigmatisés. Le.la travailleur.euse social.e est perçu, dans ce cadre, comme un ‘’homme-femme de loi’’, il.elle représente la garantie de neutralité et d’efficacité (Jovelin, 2004,p. 244). Il.elle se trouve du fait même de l’exercice de ses missions dans des contextes où les problèmes de discriminations sont présents dans divers domaines. Les études menées identifient clairement des problèmes d’accès aux droits pour les immigré.e.s et leurs descendant.e.s, au logement (Unia,2014), à l’emploi (Unia, 2022), à l’enseignement (Unia, 2018), etc. Dans ce contexte, traversé par la question raciale (Fassin, 2009) et son lot de représentations, l’action sociale auprès des immigré.e.s et leurs descendant.e.s structurellement précarisé.e.s a, parfois, tendance à être décontextualisée des inégalités raciales et de leur production. D’une part, l’action du travailleur social a pour objet le traitement des difficultés des personnes racisées dans une logique émancipatrice. D’autre part, la légitimité de son intervention et de son travail dépend du mandat que lui donne la société dans un cadre institutionnel bien défini. En fonction des contextes sociopolitiques, ce mandat peut intégrer une dimension imposée de ‘’contrôle’’ 1. Appréhender les discriminations ethno-raciales se heurte aussi à un présupposé qui induit le travail social comme étant, a priori, non discriminatoire et que son exercice est épargné par les représentations sociales. Cette croyance amène certain.e.s professionnel.le.s à opérer une sorte de réflexivité sur les processus discriminatoires qu’elles sont susceptibles d’engendrer2. Certains évitent même, d’aborder les situations en termes de discriminations raciales parce que cela est jugé trop dérangeant, parce que cela peut être considéré provocateur ou encore parce que cela suscite des hésitations, des résistances et parfois des dénégations fortes (De Benedetti, 2010). Dans ce cadre, l’origine des usager.e.s demeure associée « essentiellement à un ’’handicap’’ à réparer, car il est synonyme d’une série de carences. La notion d’’’handicap socio-culturel’’, forgée dans les années soixante et soixante-dix, si elle n’est plus aussi explicite aujourd’hui, demeure à l’arrière-plan du traitement social de l’immigration. L’altérité y a été et est encore considérée sous l’angle privilégié de 1 Le 17 mai 2017, une nouvelle loi concernant le secret professionnel a été adoptée. Dorénavant, dans le cadre de la recherche des infractions terroristes, le Procureur du Roi peut, par une décision motivée et écrite, demander aux CPAS et à d’autres institutions de sécurité sociale de lui fournir les renseignements administratifs qu’il juge nécessaires. Les CPAS et d’autres institutions se sont interrogées sur les possibilités légales qu’ils ont de résister ou de s’opposer à ces interventions afin d’éviter de mettre en danger les publics qu’ils reçoivent ainsi que de ne pas être eux-mêmes poursuivis. 2 Un CPAS a été condamné pour discrimination à l'encontre d'une femme portant un foulard. La femme en question n'a pas été autorisée à utiliser le système de ‘’l'article 60" et a perdu son revenu d'intégration. Motif : elle ne voulait pas travailler sans porter de foulard comme femme de ménage dans une maison de repos et de soins. Selon le juge, le CPAS a échoué dans sa mission d'intégration sociale par l'emploi et la femme a été indirectement discriminée sur la base de ses convictions religieuses. Dans son jugement du 29 avril 2020, le tribunal du travail a estimé qu'il y avait discrimination fondée sur la religion, car l'inégalité de traitement ne pouvait être justifiée par le CPAS, Unia, https://www.Unia.be/fr/articles/un-cpasne-peut-pas-se-baser-sur-les-prejuges-des-usagers. 2 la difficulté et du dysfonctionnement, qui appelle des mesures destinées à compenser le ’’handicap’’, à combler l’écart » (Doytcheva, 2007, p.100). De quelle manière, alors, le travail social peut-il se saisir de la question raciale tout en sachant que le secteur du travail social est peu investi (Guélamine, Eberhard, 2011) par la lutte contre les discriminations ethno-raciales ? Nous avons fait le choix d’éclairer cette question à partir des effets des discriminations ethno-raciales en les articulant autour de deux concepts émergents dans le champ sociologique : la colonialité et la blanchité. Notre intention est de clarifier certaines zones d’ombre conceptuelles et d’attirer l’attention sur les constructions raciales qui passent par ces deux concepts. Ils vont aider à décrire des mécanismes arbitraires qui participent à la formation raciale et qui donnent du sens à la pratique du travailleur.euse social.e. Pour ce faire, dans le cadre de notre recherche qualitative citée ci-dessus, nous avons recueilli les récits de 13 personnes racisées provenant d’Algérie, Bénin, Congo, Maroc, Rwanda, Togo et Turquie. Après une première analyse des résultats, des retours importants ont été fournis par les témoins eux-mêmes, ainsi que par un autre groupe de 15 personnes principalement des primo-arrivants. C’est en effet de l’intérieur que le regard nouveau sur la pratique d’une intervention sociale peut se déployer afin de concevoir les discriminations ethno-raciales comme des déterminants fondamentaux de la vulnérabilité. Il est, d’un côté, utile que le.la travailleur.euse social.e puisse « sentir » la mesure exacte de l'inégalité et de la souffrance qui sont imposées aux personnes racisées usagères de leurs services. D’un autre côté, il convient d’être attentif aux articulations entre les rapports de ‘’race’’ et d’ethnicité avec les rapports de classe, de sexe. Tous ces rapports sont intrinsèquement transversaux, historiques, politiques et économiques. Une étape importante pour éviter un déni, une interaction angoissée, embarrassée, agressive, suspicieuse, qui est le reflet des tensions qu’engendrent les rapports raciaux au sein de la société, est la visibilisation des mécanismes de domination liés aux discriminations ethno-raciales. Ce dévoilement à travers les effets de la colonialité et de la blanchité peut permettre au·à la travailleur·euse social·e d’acquérir des grilles de lecture, différentes, pour se détacher de l’explication essentialiste et culturaliste des inégalités. Les effets de la colonialité La trajectoire sociale des personnes racisées en Belgique est conditionnée par une socialisation violente dès le plus jeune âge : ‘’Une fois à l’école, un éducateur, parce que je n’avais pas mes papiers en règle, m’a fait une remarque : l’un d’entre vous est déjà retourné dans son pays et bientôt vous aussi... À cette époque, j’avais 14-15 ans, alors ça m’a marqué, je ne l’oublierai pas, ça m’a fait mal…’’. Les témoignages démontrent également que tous les domaines (travail, logement, espace public, relations quotidiennes) sont des lieux d’illégitimité de leur présence pour les personnes racisées :« [O]n ne peut pas se dire que quand tu es à l’école ça va, ou que quand je suis dans la rue…, c’est partout et tout le temps… ». Le problème étant que les personnes racisées ne peuvent dans ce cas même pas compter sur un dispositif législatif pouvant les protéger du racisme ordinaire, quotidien. « Unia est là pour défendre les victimes du racisme qui ont vécu des faits concrets, précis, prouvés par des preuves… lorsqu’il s’agit de violence policière, par exemple, où ils t’arrachent un œil… lorsque l’acte est violent et extrême… Ce que nous vivons, ce qui nous détruit, nous n’en voyons que les effets, mais ce sont des choses petites, subtiles et Unia ne peut pas lutter contre ça … ». La socialisation dans la violence qui accompagne la réalité sociale des personnes racisées en Belgique convoque le concept de colonialité vécue. Ce concept permet de mettre en exergue de quelle manière les personnes racisées subissent les effets des discriminations ethno-raciales qui s’inscrivent dans une historicité profonde remontant à la colonisation. Dans cette compréhension de la colonialité se rejoue quasi indéfiniment les mêmes schémas d’inégalités raciales à travers l’infériorisation des subalternes 3 et les divers degrés de déshumanisation qu’elle implique. Ce sont ces éléments qui caractérisent finalement la colonialité de l’être (Maldonado-Torres, 2014). Tenir compte de ce concept en travail social participe à situer les usager.e.s à travers des inégalités constitutives de rapports de domination historique, raciale qui sont intimement liées aux logiques coloniales. Les effets de la Blanchité D’après Kebabza H. l’originalité du concept de blanchité « repose sur le changement de perspective qu’ il propose, c’est-à-dire qu’aussi longtemps que les « Blancs » ne seront pas nommés et perçus comme un groupe « racial » (au même titre que tous les autres groupes), alors « le Blanc sera la norme, le standard, l’universel ». Il est perçu principalement comme « un avantage de n’être pas nommé, catégorisé » (Kebabza, 2006, p.5). Les témoins qui ont participé à notre enquête interagissent à partir d’une double existence, une existence stratégique : ils ont appris à taire ce qu’ils sont, à ne pas dire ou à hésiter à dévoiler leurs vraies pensées, aspirations et pratiques face aux blancs : « [E]en fait mon papa est très blanc de peau et il a les yeux bruns clairs, donc avant que l’on connaisse son nom, on croit qu’il est italien ou espagnol et donc au début on le traitait bien, entre guillemets… mais par la suite, quand ils ont appris qu’il s’appelait A. H. A., et bien, là ça changeait d’un coup… ». Il est important pour eux de sacrifier ce qu’ils sont pour continuer à exister, pour correspondre aux représentations normées des blancs et pour un certain repos intellectuel et moral. Ils se voient à travers l’œil de l’instituteur blanc, du chef blanc, du travailleur social blanc…Une autre existence se vit dans le privé, dans l’intime en dehors du monde blanc où ils sont ce qu’ils sont en dehors du ‘’Moi imposé’’ (Hall, 2017, p. 430). Les témoins ont appris à douter d’eux-mêmes, à éviter de dire et souvent de faire et parfois à laisser tomber ce qu’ils ont entamé. L’image que les blancs leur envoient est déformée, fantasmée. L’intériorisation de cette image en vient à ce qu’ils se situent dans une logique d’un monde qui les considère comme un spectacle (Dubois, 2021). Entre leur volonté d’être dedans et d’être considéré par les autres comme des outsiders (Becker, 1985) exclus par le groupe social blanc juste parce qu’ils ont des goûts (ne pas manger du porc …), des pratiques (ne pas regarder dans les yeux…), bref, un mode de vie considéré comme compromettant les équilibres conventionnels : « [M]on fils a 6 ans. Il est venu me dire : « Papa, papa, mes copains ont dit, de toute façon, tu es le seul qui n’est pas blanc parmi nous »…" À 6 ans, déjà… ». Comme blanc dépositaire et agent d’une culture blanche totalement invisible (Laurent, 2020) le.la travailleur.euse social.e anticipe parfois ce qu’ils pensent, ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils peuvent poser comme acte, en somme, ce qu’ils doivent être. Il est important que le.la travailleur.euse social.e puisse déplacer son regard vers les positions dominantes et complète son analyse des inégalités ethnoraciales par la formulation du concept de la colonialité et la blanchité Conclusion Le déplacement de focale induit par la prise en considération des discriminations peut être inconfortable pour les professionnel.le.s. Il les interpelle sur leurs pratiques et également sur les dynamiques des institutions au sein desquelles ils·elles interviennent, sur leurs rapports aux immigré.e.s et à leurs descendant.e.s et sur leur légitimité à aborder ouvertement, ou non, ces questions, lorsque la situation qu’ils·elles ont à traiter implique des processus d’inégalités raciales. La question raciale estdoncà croiser avec celle d’égalité et, par extension, avec celle du rôle du·de la travailleur·euse social·e dans un contexte de domination raciale. Afin de progresser vers un modèle d’intervention qualifié d’alliance, (Bathoum, Boumama, Gnadouz, Mourin, 2018) il faut rompre avec cette construction mentale qui consiste à défendre que le.la travailleur.euse social.e est dépourvu des représentations racistes, le plus important étant de les nommer et de les interrompre, de travailler pour y mettre un terme (Diangelo, 2018, p. 212). 4 BIBLIOGRAPHIQUE Antonius, R.(2002), Le racisme respectable, Les Presses de l'Université de Montréal. Bathoum, R., Bouamama, S., Gandouz, A. et Mourin, B. Quel travail social avec les jeunes descendants de l’immigration musulmane dans le contexte sociopolitique actuel ?, dans M. Devries & A. Manço (dirs), L’islam des jeunes en Belgique. Facettes de pratiques sociales et expressives. (pp.201-210). L’Harmattan Bathoum, R., Caldarini, C. (2022), Les dégâts des discriminations ethno raciales sur la santé. Enquête qualitative, Région wallonne . (https://bit.ly/3XAG8Fp) Région Wallonne. Carter, R. 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