Les ambiguïtés de l’érôs
Grégori Jean
(FRS/FNRS, UCL, Fonds Michel Henry)
Dans la lignée du travail mené depuis 2010 au Fonds Michel Henry, nous soumettons ici au lecteur l’édition critique de deux séries de notes manuscrites appartenant
à deux époques distinctes de l’itinéraire philosophique de Michel Henry — celle de
la rédaction de Philosophie et phénoménologie du corps et de L’essence de la manifestation, et celle de la préparation de C’est moi la vérité et d’Incarnation — mais
toutes deux consacrées à la question de l’érotisme. Or leur intérêt est double : d’une
part, elles témoignent de l’importance décisive que revêtait, au yeux de Henry, le
phénomène érotique, et de la profondeur à laquelle il était parvenu, dès ses méditations de jeunesse, à en circonscrire les coordonnées philosophiques fondamentales ;
d’autre part, mais par là même, elles tracent un fil conducteur suffisamment puissant
pour permettre d’interroger à nouveaux frais l’œuvre henryenne — et telle est en
tout cas la conviction que nous souhaiterions, en guise d’introduction, faire partager
au lecteur.
En effet, on ne peut d’abord qu’être troublé par le contraste entre le caractère manifestement central accordé ici par Henry à la question de l’érôs, et le traitement
laconique dont elle fera l’objet dans l’œuvre publiée. On le sait, les textes qui lui
sont explicitement consacrés sont rares, se résumant finalement à la conclusion de
Philosophie et phénoménologie du corps, et aux paragraphes 40 à 43 d’Incarnation.
De surcroît, en dépit de la cinquantaine d’années qui sépare leur rédaction, ces deux
ensemble de textes n’en font finalement qu’un : une exploration des notes préparatoires à Incarnation montre en effet qu’au moment où il rédigeait les paragraphes
consacrés à l’érotisme, Michel Henry gardait constamment sous les yeux la conclusion de son premier livre, dont il recopiait et commentait abondamment de larges
passages. Malgré les différences qu’il est possible, nous allons le voir, de repérer
entre ces deux temps de son traitement, nous n’en sommes donc pas moins confrontés à cette évidence : dans son œuvre publiée, Michel Henry n’a thématiquement
affronté la question de l’érôs qu’une seule fois.
Et pourtant, en dépit de cette marginalité textuelle, le lecteur n’en a pas moins
l’impression qu’une « sexualité obscure » ne se contente pas de « parcourir le
monde et de le transir » — selon une belle formule de L’essence de la manifestation1
— mais qu’elle parcourt et transit l’œuvre henryenne elle-même. D’où l’hypothèse
que vient étayer la présente édition, selon laquelle la question de l’érôs, lors même
1
M. Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, « Epiméthée », 1990, p. 570 : « une sexualité obscure parcourt le monde et le transit. »
G. Jean, « Les ambiguïtés de l’érôs »
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que Henry ne l’aura abordée qu’une seule fois — ou une « double fois » —, constitue le lieu d’un débat implicite avec les fondements de sa propre pensée, suffisamment intense pour qu’il imprègne d’une saveur diffuse les textes qui lui semblent les
plus étrangers.
Une telle hypothèse, dès lors, s’avère susceptible d’être déployée de deux manières distinctes. L’on pourrait d’abord être tenté d’explorer dans l’œuvre henryenne
une série de thèmes connexes, en espérant qu’ils nous livrent le secret de son rapport, si caché et pourtant si prégnant, au phénomène érotique. Ainsi espérera-t-on
qu’une étude ciblée de la corporéité subjective et de la chair vivante éclaire latéralement celle du corps et de la chair érotiques ; ou encore, l’on attendra de la question
de la pulsionnalité et des besoins, dont l’une des grandes forces de la pensée henryenne aura effectivement été de les introduire au cœur même du dispositif phénoménologique, qu’elle nous permette d’aborder la question, davantage en retrait, du
désir proprement érotique. Pourtant, une telle voie risque non seulement de dissoudre la question de l’érôs dans un champ problématique auquel elle n’appartient
finalement pas — son absence de Généalogie de la psychanalyse est à cet égard
significative — mais bien plus, de prolonger et d’entériner une série de décisions
philosophiques qu’une relecture de l’œuvre sous l’angle du phénomène érotique
nous permet au contraire d’interroger, voire de mettre en question. En ce sens, l’érôs
constituerait moins dans la pensée henryenne un problème marginal susceptible de
recevoir un éclairage de ses thèmes et concepts fondamentaux, qu’un thème-limite
susceptible de projeter une nouvelle lumière sur l’ensemble de l’œuvre, mais pour
autant que, dans un « passage à la limite » précisément, nous le saisissions comme
son obscur envers et sa secrète doublure.
Or tel est à nos yeux ce qui constitue l’apport herméneutique décisif de la présente
publication. Car si le thème de l’érôs est considérablement plus présent dans les
notes préparatoires que dans l’œuvre publiée, il y est surtout présent différemment,
et travaillé par une ambiguïté caractéristique que Henry aura finalement décidé de
« trancher », pour des raisons que seule la lecture attentive des documents que nous
éditons ici nous permettrait de déterminer.
Pour le montrer, partons d’un simple constat : si le premier problème auquel nous
confronte l’approche henryenne de l’érotisme réside dans la difficulté de circonscrire en quelque sorte le « lieu » de son déploiement, c’est d’abord parce qu’il paraît
se confondre avec celui, en apparence beaucoup plus large et général, de
l’expérience d’autrui. Non seulement en ceci que, au moins dans Incarnation, c’est
dans ce cadre qu’il se trouvera abordé, mais aussi et surtout pour une raison de principe qu’un bref retour sur les textes de jeunesse sur l’expérience d’autrui — et sur
l’originalité des thèses qu’y développe Henry — nous permettra d’apercevoir clairement.2
2
Sur la manière dont Henry aborde, à l’époque de la rédaction de ces notes, la question de
l’expérience d’autrui en général, cf. Michel Henry, « Textes inédits sur l’expérience d’autrui »,
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Revue internationale Michel Henry – n° 4 - 2013
À première vue, c’est de manière relativement traditionnelle que Henry pose pour
son compte cette question phénoménologique classique : emboîtant le pas aux différentes critiques de la thèse d’une saisie « objectivante » d’autrui, de l’idée selon
laquelle autrui serait l’objet d’une conjecture ou d’une croyance, ou encore du motif
du « raisonnement par analogie », il en vient à se prononcer en faveur d’une expérience « directe » de l’autre ne supposant justement ni raisonnement ni interprétation. Pourtant, et cette fois en rupture avec la manière dont ces thèses se trouvent
déjà énoncées dans la tradition phénoménologique — et par exemple par Scheler,
dont le jeune Henry est alors un lecteur assidu — c’est également le sens de ce dont
nous sommes supposés avoir une telle « expérience directe » qu’il se propose de
réformer, et sur le fondement d’une intuition profondément originale : qu’on la conçoive comme directe ou indirecte, l’expérience d’autrui ne saurait se confondre
avec celle de ses « vécus » ou des « contenus » de son expérience, quels qu’ils
soient.
Ce qui compte n’est pas du tout l’expérience de ce qu’éprouve l’autre mais
l’expérience de l’autre éprouvant telle ou telle chose. […] Or : ma perception du
contenu de l’expérience interne d’autrui […] suppose bien une distance
phénoménologique entre moi et ce contenu […] ; mais comment faire
l’expérience que j’ai de lui subissant cette peine, etc. ? Or c’est cela l’expérience
3
d’autrui : le problème reste entier.
Dès lors peut être formulée la thèse qui, cette fois positivement, sert de fil conducteur à ces notes de jeunesse : l’expérience d’autrui est d’abord celle de l’expérience
de son expérience — de « son intentionnalité » dit aussi Henry4, ou de « ses actes
noétiques »5 — de l’expérience d’autrui donc, au sens subjectif du génitif, et non pas
des contenus de son expérience. Et c’est précisément ce qui fonde la nécessité d’une
première distinction architectonique entre deux modes d’apparaître fondamentalement distincts : le premier qui, relatif précisément aux contenus de l’expérience
d’autrui, à ce qu’il éprouve, obéit aux lois de la « distance phénoménologique » —
concept schélérien que Henry fait justement sien dans ce cadre bien déterminé —,
laquelle creuse un écart entre l’expérience et ce dont elle est l’expérience, fût-elle
« directe » ; et le second qui, supposé me livrer l’expérience de l’expérience de
l’autre, c’est-à-dire l’autre lui-même, échappe à cette distance et ainsi à l’apparaître
propre à la mondanéité. Tel est alors le sens de ce que le jeune Henry nomme, dans
ces notes, une « expérience métaphysique d’autrui » : « C’est seulement
dans Revue internationale Michel Henry, n°2, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2010 ;
l’ensemble de manuscrits auquel nous nous reporterons ici s’y trouve édité. Pour une réflexion plus
approfondie, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre présentation, « De l’expérience
métaphysique d’autrui à l’intersubjectivité en première personne », ibid., p. 16-70.
3
Ms C 9-471-2996.
4
Cf. Ms C 9-471-3011.
5
Cf. Ms C 9-471-2997.
G. Jean, « Les ambiguïtés de l’érôs »
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l’expérience métaphysique d’autrui qui permet de vaincre le solipsisme. Métaphysique signifie ici ceci que cette expérience ne passe pas par la médiation du
monde. »6 Or, sans entrer dans le détail d’une telle approche et dans les difficultés
auxquelles elle nous confronte, elle s’avère pour nous frappante à au moins deux
titres.
D’une part, les différentes illustrations que Henry donne d’une telle expérience
métaphysique, les différents « cas » qu’il décrit, renvoient presque tous au phénomène érotique. Nous ne citerons ici que deux manuscrits, parmi bien d’autres possibles :
L’alter ego n’est pas perçu. Le corps d’autrui n’est pas un objet innerweltlich. Le
corps dans l’expérience d’autrui, le corps d’autrui est constitué comme un corps
subjectif. Sous la main de l’amant, le sein de la femme n’est nullement un être-là
dans l’élément de l’être et de la généralité ; il est quelque chose qui se gonfle
[…], un corps subjectif.7
Il faut affirmer cette subjectivité [du corps], son importance pour la
« perception » d’autrui (le corps de l’autre dont j’ai l’expérience dans l’amour
sexuel par exemple, n’est pas du tout un objet, son mode d’être n’est pas du tout
être-pour-autrui, i.e quelque chose de transcendant, le sein que je caresse, c’est ce
qu’il est subjectivement pour ma maîtresse, c’est un acte transcendantal que
j’appréhende.) D’où le monde de l’amour : radicalement autre ; la main qui serre
la mienne et que je serre — c’est l’acte de serrer que je serre.8
Mais c’est dire, d’autre part, que le phénomène érotique n’est pas seulement un
exemple — au sens d’un cas ou d’une illustration — de l’expérience métaphysique
d’autrui, mais que c’en est aussi la version « exemplaire », le modèle par conséquent, dont toute autre expérience d’autrui participe en quelque sorte pour autant
qu’elle en est une, pour autant qu’elle est, par conséquent, une telle « expérience
métaphysique ». Et c’est ce que révèle une autre note, à cet égard saisissante :
Autrui.
L’acte sexuel est l’acte métaphysique non pas dans son sens, mais dans son
9
essence.
Or les grands textes d’Incarnation consacrés à l’érotisme semblent d’abord témoigner d’une grande fidélité à ces intuitions de jeunesse : l’expérience authentique
d’autrui ne peut être qu’une « expérience métaphysique » de l’autre, l’expérience de
son expérience, laquelle trouve son modèle — et non pas sa simple illustration —
dans le rapport érotique. Ainsi dans ce passage du § 40 :
6
Ms C 9-471-2970.
Ms A 5-6-2846/2847.
8
Ms A 1-17-662.
9
Ms A 5-6-2842.
7
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Revue internationale Michel Henry – n° 4 - 2013
Dans la relation érotique, il y a bien deux Soi transcendantaux en communication
l'un avec l'autre […]. La question se pose de savoir si, dans une telle
communication, chaque Soi atteint l'autre dans sa propre vie, s’il la touche là où
elle touche à elle-même. Une telle question n'est rien de moins que celle de la
portée métaphysique de l'expérience d'autrui. Elle demande : l’érotisme est-il ce
qui nous donne accès à la vie de l'autre ?10
De ces quelques remarques, tirons donc une première série de conclusions :
1/ Le phénomène érotique, loin de n’en n’être qu’un cas particulier, constituerait
bien aux yeux de Henry l’essence même de la relation intersubjective. Et c’est ce qui
doit finalement nous conduire à une certaine prudence dans la lecture de la conclusion de Phénoménologie et phénoménologie du corps, où les prérogatives semblent
justement s’inverser, Henry faisant de l’érotisme un simple mode de l’expérience
d’autrui, en ce sens tout à fait marginal.11
2/ Or c’est justement parce que le phénomène érotique constitue l’essence et le
modèle même de l’expérience d’autrui que leurs destins se trouvent liés. Et lorsqu’à
l’époque de la « trilogie », la duplicité de l’expérience d’autrui — la différence entre
la perception à distance de ce qu’éprouve l’autre et la saisie immédiate, « métaphysique », de l’autre éprouvant telle ou telle chose — se trouvera réinvestie sur le
double plan d’une phénoménologie de la chair et d’une phénoménologie de
l’incarnation — la première concluant à l’impossible rencontre d’un autre soi dans
le monde, la seconde à la nécessité d’accéder à l’épreuve a priori non plus de l’autre
mais de l’unique essence phénoménologique « ipséisée » dont nous participons et
qui fait de nous les soi que nous sommes avant même de nous rencontrer —, alors
c’est justement l’expérience érotique qui se verra ôter l’ensemble des prérogatives
que lui reconnaissaient ces notes de jeunesse. Ainsi dans ces textes sans ambiguïtés :
À s’en tenir aux présuppositions limitées et provisoires d'une phénoménologie de
la chair […], le désir érotique d'atteindre l'autre dans sa vie même se heurte à un
échec insurmontable.12
L’inévitable référence de la phénoménologie de la chair à la phénoménologie de
l’Incarnation nous place devant cette évidence : toute relation d’un Soi à un autre
Soi requiert comme son point de départ non pas ce Soi lui-même, un moi — le
mien ou celui de l'autre —, mais leur commune possibilité transcendantale qui
n’est autre que la possibilité de leur relation elle-même : la Vie absolue.13
10
M. Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, p. 297.
Cf. M. Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, Paris,
PUF, « Epiméthée », 1997, p. 296 : « Lorsqu’il s’agit de notre vie corporelle, les descriptions qui
précèdent trouvent un exemple dans le phénomène de la sexualité » (nous soulignons).
12
M. Henry, Incarnation, op. cit., p. 298.
13
Ibid., p. 347.
11
G. Jean, « Les ambiguïtés de l’érôs »
ʹ͵
Dès lors, s’il y a une problématique du rapport entre érôs et agapè chez Henry –
quoiqu’il ne la présente jamais ainsi — c’est justement au prisme de cette architectonique et de la duplicité de ces deux niveaux d’analyse, mais de telle sorte que si
l’un fonde l’autre dans sa possibilité métaphysique, il lui dénie en retour tout sens
spécifique et toute fonction. L’amour, pour autant précisément qu’il consiste,
comme le note Henry pour lui-même dans une note préparatoire à C’est moi la vérité, à percevoir l’autre « en lui-même », mais pour autant également, conformément à
la « relève » de la phénoménologie de la chair par une phénoménologie de
l’incarnation, que « le percevoir en lui-même » signifie le percevoir « en Dieu »14 —
sur le fond de cet a priori qu’est la venue en soi de la Vie dans une ipséité —, un tel
amour donc, se présente bien comme le contraire de l’érôs, quand bien même il
constitue sa condition de possibilité.15
Que l’on adhère ou non, dès lors, à une telle solution — ou dissolution — du problème, force est de constater qu’elle déplace les coordonnées initiales du phénomène
érotique : comme « essence même de l’acte métaphysique », comme modèle de
l’« expérience métaphysique d’autrui », le rapport érotique se trouvait décrit dans les
notes de jeunesse comme celle de l’autre en tant que tel, par opposition à la saisie,
dans la distance phénoménologique, des contenus de son expérience ; tel était le
donné phénoménologique dont il s’agissait de partir afin d’en exhiber le fondement.
Or la duplicité des plans d’analyses que met en scène la « trilogie », et dont témoigne la seconde série de notes préparatoires que nous publions ici, loin de permettre de réinvestir l’expérience érotique, revient au contraire à en neutraliser le
sens et la portée : si l’expérience érotique reste bien un modèle, c’est désormais
celui de l’expérience « mondaine » d’autrui. Le phénomène érotique, dès lors, ne
manifeste plus que l’irrémissible distance phénoménologique dans et par laquelle
l’autre est l’autre pour moi, et nous reconduit aux apories des descriptions husserliennes qui, comme l’écrivait Henry dans Phénoménologie matérielle, restent tributaires d’« une phénoménologie de la perception qui est une métaphysique de la représentation » et à laquelle viendra justement s’opposer une pensée de « la communauté en son propre, dans la vie ».16
Or la question se pose : les descriptions du phénomène érotique par le jeune Henry, pour autant précisément qu’on ne les place pas sous le joug de la duplicité rigide
des modes d’apparaître et que l’on en respecte la matière phénoménologique propre,
ne nous permettent-elles pas déjà d’échapper à la phénoménologie de la perception
comme « métaphysique de la représentation », tout en faisant l’économie d’une
« métaphysique de l’incarnation » ? Et si tel était le cas, pourquoi Henry s’efforcera-
14
Ms A 33-10-24702 : « L’amour est la conscience de Dieu en nous ; cette conscience naît souvent
à la faveur du prochain lorsque l’autre est perçu en lui-même, i.e. en Dieu. »
15
Le Ms A 35-3-25949 évoque bien « l’érotisme comme le contraire de l’amour ».
16
M. Henry, « Pour une phénoménologie de la communauté », dans Phénoménologie matérielle,
Paris, PUF, « Epiméthée », 1990, p. 176.
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Revue internationale Michel Henry – n° 4 - 2013
t-il de gommer a priori la spécificité d’une telle expérience, tant factuellement —
puisqu’il lui consacre si peu de textes — qu’architectoniquement — puisque ces
rares textes conjurent justement le brouillage architectonique qui la caractérise ?
Pour le demander plus frontalement encore, la manière dont Henry, dans son œuvre
publiée, se saisit du phénomène érotique pour en minimiser le sens et la portée ne
témoigne-t-elle pas d’une certaine forme de recul devant un donné phénoménologique qui menace la structure proprement métaphysique de la phénoménologie matérielle ?
Ce donné phénoménologique, c’est la problématique du désir qui, pour conclure,
nous permettra d’en circonscrire la nature. Une note préparatoire tardive en fournit
ici une définition particulièrement claire :
L’érotisme nous apparaît comme […] la tentative, la tentation de saisir la vie, de
la voir, dans le monde. Tel est le désir, tel est son échec.17
On le voit, si l’érotisme se trouve subordonné à la question du désir, c’est pour autant que celle-ci se trouve à son tour reconduite à une problématique architectonique
précise qui ne se confond ni avec une typologie eidétique des deux modes
d’apparaître, ni non plus avec celle de la fondation de l’un sur l’autre et de la dépendance ontologique de l’un par rapport à l’autre, mais qui interroge la possibilité
pour l’un d’apparaître dans l’autre et à travers lui. Cette problématique, tranchant
donc avec tout problème typologique ou fondationnel et relative à la possibilité pour
un mode d’apparaître d’apparaître non pas en lui-même mais dans un autre et précisément à travers lui, c’est celle de ce que nous proposons de nommer le transparaître. Ce que vise le désir henryen ne serait autre que le transparaître de la vie
dans le monde, de sorte que la détermination de son statut comme réussite ou
comme échec exprimerait une décision : celle d’affronter ou non le « danger »
qu’une telle « croisée » des modes d’apparaître fait peser sur la structure même de la
phénoménologie matérielle — danger suffisamment prégnant pour que l’érôs imprègne, précisément, l’ensemble de l’œuvre. De ce « transparaître », l’on trouvera
du reste dans ces notes de magnifiques témoignages, qui attestent de manière si
profonde son effectivité phénoménologique que lorsque Henry écrit, dès la conclusion de Philosophie et phénoménologie du corps, que « l'intentionnalité sexuelle se
heurte à un échec prescrit par l'ontologie », l’on serait presque tenté de le prendre à
la lettre : cet échec ne serait pas tant le sien que celui auquel la condamne
l’ontologie henryenne pour autant qu’elle recule devant le règne du « transparaître »
et en conjure la matérialité phénoménale.
Il ne nous revient certes pas, dans les limites de cette brève introduction, de tirer
dogmatiquement une telle conclusion.18 Nous pouvons seulement souhaiter que la
17
Ms A 35-7-26025.
Nous renvoyons ici le lecteur à notre texte « Désir, négativité, spectralité : Michel Henry et le
problème de l’érôs », dans Alter. Revue de phénoménologie, « L’érôs », n°20/2012, p. 55-73. Cf.
18
G. Jean, « Les ambiguïtés de l’érôs »
ʹͷ
présente publication attire sur ce point l’attention des chercheurs, afin que
l’approche henryenne du phénomène érotique, dans sa beauté et sa complexité, trouve enfin la place qu’elle mérite dans les études henryennes.
aussi J. Hernandez-Dispaux et J. Leclercq, « “Avant d’être homme ou femme”. La question de
l’erôs dans les notes préparatoires de la Trilogie », dans ibid., p. 75-94.
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Revue internationale Michel Henry – n° 4 - 2013