1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze
Revue de l'association française de recherche sur
l'histoire du cinéma
48 | 2006
Varia
Namous
Valérie Pozner et Chaga Uzbachian
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/1895/465
DOI : 10.4000/1895.465
ISBN : 978-2-8218-1006-8
ISSN : 1960-6176
Éditeur
Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)
Édition imprimée
Date de publication : 1 février 2006
Pagination : 134-147
ISBN : 2-913758-48-7
ISSN : 0769-0959
Référence électronique
Valérie Pozner et Chaga Uzbachian, « Namous », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 48 |
2006, mis en ligne le 01 février 2009, consulté le 14 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/1895/465
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© AFRHC
Namous
Namous
Valérie Pozner et Chaga Uzbachian
1
Le 9 décembre 2005, la chaîne Arte diffusait dans la case « Le muet du mois » une
version restaurée (numériquement) du premier film arménien Namous (l’Honneur), de
Hamo Bek-Nazarov (1925-26). Le dossier qui suit vise à offrir au spectateur quelques
clefs pour aborder ce film remarquable, en saisir le contexte et les enjeux, mieux en
apprécier l’intérêt et l’originalité.
L’itinéraire du réalisateur, Hamo Bek-Nazarov
2
Hamo Bek-Nazarov naît à Erevan en 1891 dans la famille d’un riche marchand
polyglotte et commence ses études à Erevan, avant que la famille ne s’établisse à
Tachkent. Il y fréquente assidûment le cinéma et le théâtre. Sa passion pour la lutte
l’amène à prendre part à plusieurs tournois au sein d’un cirque itinérant. C’est ainsi
qu’il fait un voyage en Allemagne. De retour en Russie à la veille du conflit mondial, il
entreprend des études de commerce à Moscou. Ayant fortuitement fait de la figuration
dans un film, il décide de se faire passer pour un « artiste danois, spécialiste de trucs »,
et est embauché par Libknecht, dont le studio se trouve à Iaroslavl sur la Volga.
Rapidement remarqué pour son physique athlétique et son « allure orientale », il entre
à Moscou chez Khanjonkov à l’été 1915.
3
Entre 1914 et 1918, Amo Bek (c’est ainsi qu’il figure sur les génériques des films russes
de l’époque)1 joue dans plus de 70 films, travaille pour presque toutes les firmes russes,
tout en fréquentant en spectateur les théâtres moscovites, particulièrement le premier
studio du Théâtre d’Art. Il se lie à Vakhtangov qui a alors des projets
cinématographiques et dont les mises en scène le marqueront durablement. À l’écran, il
interprète principalement des rôles de jeunes premiers (Iouri Nagorny, Bauer, 1915),
mais également des personnages d’aventuriers dans les premiers serials russes (Palatch
mira [le Bourreau du monde], Ivanov-Gaï, 1916) ou des fictions inspirées de l’actualité (il
est le Prince Ioussoupov, meurtrier de Raspoutine, dans pas moins de trois films !). Il
passe l’été 1917 en Crimée où se déroulent les prises de vues en extérieur de la plupart
des productions russes. Alors attaché à la Biofilm, dont les capitaux sont détenus par de
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Namous
riches Arméniens et qui a plus d’une vingtaine de films en production, il propose sans
succès l’adaptation d’un roman historique arménien.
4
Après la révolution, la situation matérielle se dégrade, et l’entrée en vigueur du blocus
conduit rapidement à l’épuisement des stocks de pellicule. Producteurs, cinéastes et
acteurs prolongent leur séjour dans le Sud. Resté à Moscou, Bek-Nazarov enseigne la
lutte dans un club de l’armée rouge, organise des tournées théâtrales, puis finit par
partir pour Tiflis (alors sous gouvernement menchevik) où sont réfugiés de nombreux
artistes. Sa femme, actrice, trouve rapidement des rôles au théâtre, tandis que luimême échoue sur scène.
5
On connaît mal les circonstances dans lesquelles, en avril 1921, après l’établissement du
pouvoir soviétique en Géorgie, Bek-Nazarov est recruté par le Commissariat du peuple
à l’instruction pour organiser la production cinématographique. La base économique
du studio Gruzia-film est constituée par les apports de plusieurs institutions
(Commissariat à l’instruction, Commissariat à la santé...), et par la nationalisation des
trois grandes salles de Tiflis. Le modeste studio privé existant est réquisitionné, et de
confortables stocks de pellicule permettent de lancer rapidement la production. Le
personnel russe et géorgien est, logiquement, issu de la cinématographie et du théâtre
des années dix2. En deux ans, avec des moyens techniques extrêmement
rudimentaires (le soleil géorgien, généreux il est vrai, pour tout éclairage, et une
unique caméra Debrie), le studio, sous la direction de Bek-Nazarov, va passer à la
production de longs métrages et s’imposer (sous le nom de Goskinprom, société par
actions fondée en 1923) comme l’un des plus importants et renommés de l’Union
soviétique3. Ce succès est avant tout commercial, et les genres exploités sont en
continuité avec ceux du cinéma des années dix : films d’aventures orientalistes ou films
à épisodes sur le modèle du serial américain ou français, mais situés dans le cadre de la
révolution et de la guerre civile (les Diablotins rouges, Ivan Pérestiani, 1923 4).
6
Surtout, Bek-Nazarov, passé à la réalisation en 1923, reprend à son compte des recettes
éprouvées, en appliquant les méthodes de mise en scène de Bauer, et en faisant de Nata
Vatchnadzé la première star de l’écran soviétique, explicitement promue comme « la
Véra Kholodnaïa du Caucase »5. Les premiers films du réalisateur sont très typiques de
cette continuité entre les années dix et les années vingt : Otseubitsa (le Parricide, 1923),
Propavchie sokrovichtcha (les Trésors disparus, trois épisodes, 1924, variante des Diablotins
rouges) et plus encore Natella (1925). Ce dernier film, tourné essentiellement en studio,
se déroule en Mingrélie, région montagneuse de l’ouest de la Géorgie, au début du XIX e
siècle. La lutte des classes y est interprétée à travers les clichés du film orientaliste : le
soulèvement du peuple exploité contre les princes de Mingrélie alliés aux Turcs
s’agrémente d’histoire de filles vendues dans des harems, dansant pour des Pachas à
grande barbe noire sous la surveillance d’eunuques agitant des éventails, tandis que des
traîtres perfides ourdissent un complot contre le héros rebelle. Au juste, ces
ingrédients étaient déclinés à la même époque dans bien d’autres films soviétiques,
comme la Légende de la tour des vierges (Balliouzek, 1924), le Minaret de la mort (Viskovski,
1925), la Musulmane (Bassalygo, 1925), les Yeux d’Andosie (Bassalygo, 1926), etc.
7
C’est dans ce contexte que l’on peut mieux mesurer le véritable pas de côté que
constitue Namous. Cet écart est d’autant plus surprenant que Bek-Nazarov tourne les
deux films, Natella et Namous, en parallèle.
8
Pour expliquer la déconcertante dissemblance entre les deux films, on peut avancer
une différence de posture : dans ses souvenirs, tout en reconnaissant à Natella « un
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Namous
certain parfum de loukoum », Bek-Nazarov explique, pour sa défense, avoir
consciemment réalisé un film commercial afin de moderniser l’équipement vétuste du
studio6. Il est vrai que l’inflation est galopante en ce milieu des années vingt, que les
institutions actionnaires ne sont pas en mesure d’apporter un soutien financier réel, et
que tout le matériel doit alors être acquis à l’étranger, en devises fortes. Le succès est
d’ailleurs au rendez-vous : les rentrées de Natella sont parmi les meilleures de toute la
production des années vingt. À l’inverse, dans Namous, Bek-Nazarov s’investit comme
« fondateur d’une cinématographie », dont cette première œuvre est censée marquer
l’histoire7. Enfin, le rapport que le réalisateur entretient au sujet et au cadre est sans
doute différent : dans le premier cas, Bek-Nazarov voit la Géorgie en étranger, comme
un pays exotique, en tenant compte des attentes du public russe ; dans le second, la
familiarité qu’il a avec les paysages naturels, les personnages et les traditions rend plus
difficile le traitement cliché.
Le studio arménien avant l’arrivée de Bek-Nazarov
9
Contrairement à ce que l’historiographie russe retient fréquemment, Bek-Nazarov n’est
pas le fondateur de la cinématographie arménienne. Petluskino (Cinéma Éducatif
d’État), le premier studio arménien, est fondé en 1923 par Daniel Dznouni 8, avec des
fonds du Commissariat du Peuple à l’Instruction d’Arménie qui fournit les locaux.
Ouvert en 1924, ce qui n’est encore qu’un simple laboratoire est bientôt rejoint par un
premier opérateur venu de Tiflis qui possède sa propre caméra, un peu de pellicule et
des produits chimiques. Le premier film tourné en mai 1924 est un documentaire
intitulé l’Arménie soviétique (6 bobines), bilan des quatre premières années du pouvoir
soviétique. Il s’agit d’un film de commande destiné à inciter la diaspora au retour par la
présentation des succès de la nouvelle république, ralliée aux Soviets en 1920. Le film
est montré en France, en Amérique, en Iran, en Syrie, et au Liban.
10
La nationalisation des salles et l’extension du réseau vers l’Iran permettent, grâce à la
distribution de films principalement occidentaux, de réunir des fonds suffisamment
conséquents pour envisager la production d’un premier long-métrage de fiction. Le
concours organisé pour le scénario ayant donné des résultats décevants, la direction
décide de procéder à une adaptation du roman de Chirvanzadé, Namous. Dznouni est
envoyé à Tiflis proposer à Bek-Nazarov d’assurer la réalisation, et d’accepter le poste de
Directeur artistique du studio. À Tiflis, il passe un accord avec le Goskinprom de
Géorgie pour les prises de vues en studio qu’il est encore impossible de réaliser à
Erevan.
Le roman et son auteur
11
L’œuvre choisie est un classique de la littérature arménienne. Son auteur, Chirvanzadé
(pseudonyme de Aleksandr Movsissian, 1858-1935) a débuté sa carrière de journaliste et
d’écrivain à Bakou, la capitale industrielle et commerçante du Caucase, vers 1880. En
1883, il s’installe à Tiflis où, tout en collaborant au journal arménien Ardzagankh (l’Écho),
il publie ses premières nouvelles et romans. Grand admirateur de Gorki, Chirvanzadé
suit ses préceptes d’une littérature réaliste à contenu démocratique, en s’intéressant à
la vie quotidienne des marchands, artisans, grands industriels, et intellectuels. Il
s’attache à décrire les mœurs patriarcales et l’influence que subissent les milieux
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Namous
traditionnels au contact de la bourgeoisie naissante. Sans se départir d’un traitement
par types, il donne de ses personnages des études psychologiques non exemptes de
notes satiriques. Namous (l’Honneur) date de 1885, son autre grand roman, K’aos ( le
Chaos) de 1898. Namous est adapté une première fois, sous le titre Liés par le serment, par
Ivan Perestiani en 1918 (le film est produit par Khanjonkov). Entre 1905 et 1910,
l’écrivain vit à Paris. Puis, après un séjour à Tiflis, il repart à l’étranger en 1919, et
reviendra définitivement s’installer en Arménie soviétique en 1926, l’année de la sortie
de Namous 9 !
Le tournage de Namous
12
Les choix de Bek-Nazarov pour les acteurs sont significatifs d’une volonté de
renouvellement, en même temps que d’un tâtonnement : il associe en effet des
professionnels éprouvés et des débutants, des amateurs et des non professionnels
choisis pour leur physique10. Parmi les acteurs renommés du théâtre arménien de
Tbilissi, certains ont déjà joué sur scène la version théâtrale du roman (1911). C’est le
cas notamment de Hovanes Abélian, récemment rentré des États-Unis, qui dans le film
joue Barkhoudar, le père qui sacrifie le bonheur de sa fille pour laver l’affront qu’il croit
avoir subi. C’est également le cas de la célèbre actrice Hasmik, qui interprète la mère 11.
Mais pour l’héroïne comme pour son époux, Bek-Nazarov fait appel à des débutants du
théâtre d’art dramatique, dont le jeu n’est pas encore figé dans les clichés de la scène
arménienne, ce qui permet aux personnages d’échapper aux types. Enfin, pour le fiancé
malheureux, après de longs et laborieux essais, Bek-Nazarov opte pour Samvel
Mkrtchian, l’un des meilleurs athlètes du pays, choisi uniquement pour son physique.
Bek-Nazarov procède de la même manière pour les rôles secondaires, associant des
acteurs de la scène au jeu très codifié à des non professionnels.
13
Les premiers tours de manivelle (l’opérateur est celui du Goskinprom, Sergueï
Zabozlaev) ont lieu à la périphérie de Erevan où des maisons à demi en ruine ont été
achetées pour la scène du tremblement de terre. Les premières prises de vues dans la
ville attirent logiquement une foule innombrable qui vient augmenter à peu de frais le
nombre de figurants. Deux autres scènes en extérieur sont encore filmées à Erevan,
puis l’équipe se transporte à Tiflis pour les prises de vues en studio. La scène du
mariage est filmée dans un modeste restaurant dont le patron organise un banquet à
ses propres frais, en échange de sa participation au film.
Satire et « ethnographie »
14
Le film montre le processus implacable qui mène trois hommes, un père intransigeant,
un époux qui se croit trahi et un fiancé éconduit, au meurtre d’une jeune femme. La
place de la femme dans une société réglée par l’adat (la coutume), le fantasme de la
pureté, la violence masculine sont les enjeux d’un drame auquel le réalisateur prend
soin de conserver toute son épaisseur. La force du film réside précisément dans le
respect de cette dimension tragique qui laisse saisir la cruauté des codes de
comportement traditionnels, mieux que la dénonciation satirique pourtant prisée à
l’époque. En fait, le film oscille subtilement entre distance et empathie, le regard de la
caméra est mobile, maniant souvent l’humour pour ne donner ni dans la caricature ni
dans la complaisance. Les décors laconiques de Valérian Sidamon-Eristov 12 laissent se
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développer une mise en scène attentive à la plastique des corps, aux mouvements et
aux gestes. Celle-ci, on l’a dit, associe des comédiens attachés à un code théâtral (la
commère, la mère éplorée, la marieuse, le père rigoriste), travaillant sur des gestes, des
mimiques, des poses assez figées, avec d’autres acteurs dont le mouvement, beaucoup
plus fluide, moins conventionnel, est aussi de ce fait moins transparent. Surtout, le film
ne propose pas un rapport unique et tranché à la tradition, car la caméra qui montre
les mains du barbier, avides de poser des sangsues sur le dos de la jeune fille battue,
s’attache dans le même temps aux gestes traditionnels et donne à voir d’autre mains,
en train de confectionner et de cuire la galette traditionnelle. Une même figure délivre
des sens différents, voire opposés.
15
L’enregistrement quasi ethnographique des manières de faire, alterne avec la satire,
elle-même non dénuée de sympathie. Un même personnage peut avoir droit à ces
différents regards : le père, patriarche sourcilleux ne supportant pas que l’on déroge à
la tradition, est aussi un artisan tailleur dont la caméra détaille les gestes avec
attention.
16
Dans la scène la plus longue, celle de la noce, Bek-Nazarov montre l’éclectisme culturel
dans lequel baigne le milieu des artisans de cette bourgade provinciale : les objets
rituels, les instruments de musique traditionnels voisinent avec des éléments
nouvellement importés. Le geste et l’habit sont des marques sociales au cours de cette
cérémonie où tous les personnages sont en représentation. On se pousse du col : on
porte le monocle, on danse la mazurka, mais sous prétexte de toasts traditionnels, les
hommes se saoulent. La scène s’achève sur des danses saccadées assez surréalistes.
La réception du film
17
Chirvanzadé voit le film dès son retour, en avril 1926, à Erevan, lors d’une projection
organisée spécialement pour lui. Des images filmées de l’écrivain en compagnie de
l’acteur Abélian sont d’ailleurs insérées en tête du générique des copies circulant dans
le Caucase13. Son compte rendu, globalement élogieux, insiste sur ce qu’il considère
comme des erreurs : « Je n’aurais jamais cru que dans des conditions techniques aussi
précaires, il soit possible de réaliser un film d’une telle vivacité, d’une telle importance.
Néanmoins, j’ai quelques remarques à faire : la scène du mariage est un peu longue, il y
a un peu trop de danses. Il aurait été préférable de remplacer la mazurka européenne
par une danse orientale avec des poignards14 ; […] les costumes des femmes
correspondent à la réalité, mais pas ceux des hommes. Les hommes sont habillés
comme des ruraux alors que l’action se situe dans la ville de Chamakh. Les intertitres
ne sont pas parfaits. Les textes arméniens ne correspondent pas aux textes russes. Cela
vient du fait que les textes arméniens ont été repris du roman, alors que les intertitres
russes ont été faits sans référence à l’original »15.
18
Un mois plus tard, après le succès retentissant de la projection moscovite, Chirvanzadé
se hâte de rectifier le tir : « J’ai beaucoup apprécié l’attention et l’intelligence avec
lesquelles le scénariste et le réalisateur ont traité mon roman. […] Le plus important est
que Bek-Nazarov a su garder le sens de la mesure et n’est pas tombé dans la caricature.
[…] À part Abelian (le tailleur Barkhoudar), la meilleure performance est celle de
Nercissian (Roustam, le marchand), qui a joué son personnage d’une façon très
naturelle et pas du tout caricaturale »16.
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Namous
19
Namous, présenté à Moscou le 13 mai 1926, en « avant-première » dans la grande salle
de la Malaïa Dmitrovka, en présence de 1 500 spectateurs, dont de très nombreux
professionnels, obtient en effet un succès critique immédiat qui confine au triomphe.
Des débats sont organisés dans les organisations professionnelles et dans les cercles
amateurs17. L’association des cinéastes révolutionnaires (ARK) organise à son tour une
projection le 16 mai, suivie d’un débat à l’issue duquel un télégramme de félicitations
est envoyé au Président du Sovnarkom d’Arménie. Dans les années vingt, pareil
consensus autour d’un film est suffisamment rare pour être signalé.
20
Cette consécration inattendue a d’immédiates répercussions pour le studio arménien.
Les archives de Erevan conservent le procès verbal d’une réunion de la direction de
Petluskino du 18 mai 1926. On peut y lire que « en raison de l’accueil du film à Moscou,
il convient désormais de considérer le film Namous comme un monument du renouveau
culturel de l’Arménie soviétique ». Dans la foulée, au cours de la même réunion, le nom
de Petluskino (Cinéma Éducatif d’État) est abandonné pour celui de Haïkino (ou
Armkino en russe : Cinéma d’Arménie ) : l’honneur national est flatté. Dans le contexte
de la NEP, cette décision peut aussi se lire comme l’abandon d’une vision du cinéma
servant principalement l’entreprise d’éducation des populations. L’heure est à la
production de films de fiction et à un cinéma plus commercial. Une part du capital de
500 000 roubles de la nouvelle société18 sera affectée à la construction d’un studio et à
l’achat de matériel de prises de vues. Enfin, au cours de la même réunion, il est décidé
d’accorder une somme de 500 roubles à Chirvanzadé (quelques mois auparavant, une
loi soviétique visant à rétribuer les auteurs des œuvres adaptées au cinéma a été votée,
y compris lorsque l’adaptation a été entreprise à leur insu). L’écrivain promet d’écrire
un scénario pour le studio nouvellement créé (il ne le fera qu’en 1934). Bek-Nazarov
quitte définitivement la Géorgie pour prendre la direction de cette nouvelle entreprise,
et participer dans le domaine qui est le sien au redressement de sa patrie.
21
Namous, distribué sur le territoire de la RSFSR à partir d’octobre 1926, a droit à une
large couverture dans la presse (articles critiques et publicité 19). Il est intéressant de
noter qu’il est souvent présenté dans les comptes rendus comme un « film
ethnographique », ce qui traduit avant tout l’impression d’authenticité dans le
traitement du réel qui le distingue des autres films à sujet oriental. Les critiques
l’opposent à Natella (sorti quelques mois plus tôt), insistent sur les traits satiriques, tout
en soulignant la dimension tragique qui donne tout son poids à Namous. Piotr
Neznamov, dans Sovetskij èkran, se réjouit pour sa part que le film n’ait rien de
l’enregistrement protocolaire que supposerait le genre ethnographique. Il insiste sur
l’hétérogénéité stylistique, mais conclut en reconnaissant que « le film, d’une manière
général, n’est pas traditionnel. C’est le plus frais, le plus concret, le plus expressif de
tous les films ‘‘caucasiens’’. Il témoigne d’une inventivité et d’une approche intelligente
du matériau »20.
La place de Namous dans le débat sur le cinéma
« national »
22
Ce film va constituer une référence majeure dans le débat sur le film « national » (c’està-dire à sujet ethniquement non russe) qui se développe dans les années suivantes.
L’orientalisme dont souffre la majorité des productions des cinématographies
périphériques est mis en cause depuis Moscou à partir de la rentrée 1927. Dans ces
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Namous
attaques, Natella apparaît comme le parangon du genre. On s’aperçoit que les auteurs de
ces films ont, dans leur majorité, débuté leur carrière avant la révolution, sont donc
idéologiquement « peu fiables », et sont, de plus, rarement originaires de la région. La
solution, prônée par certains, serait d’opter pour un traitement uniquement
documentaire, ethnographique, de ces sujets. Mais les cinématographies « nationales »
ne peuvent s’interdire de tourner des fictions. Dans ce débat, Namous montre la voie du
film de fiction intégrant des éléments presque documentaires, authentiques, donc
validables par un public autochtone, tout en présentant une trame dramaturgique
susceptible de drainer une audience plus vaste. Au Goskinprom même, principal accusé
de cette campagne, la voie du renouveau sera indiquée par le film Elisso, réalisé en 1927
par Nikolaï Chenguélaïa, dont de nombreux procédés semblent inspirés par Namous
(notamment l’attention portée aux gestes traditionnels découpés en séries de gros
plans21).
23
Au-delà du Caucase, Namous et la discussion que le film suscite vont durablement
marquer la cinématographie soviétique. En Russie même, on peut en voir un écho dans
la propension, notable à partir de 1927, à introduire des scènes « ethnographiques »
dans des intrigues de fiction. Là encore, le film arménien suggère une approche
simplifiée du décor et du costume permettant de porter plus d’attention aux pratiques
et aux comportements. Pour le monde paysan russe, le modèle sera le film les Femmes de
Riazan (Olga Preobrajenskaïa, 1927), qui conserve un schéma de fiction très
traditionnel, déjà exploité dans le cinéma des années dix, mais est tourné en décors
réels avec une majorité de paysans, auprès desquels les acteurs moscovites apprennent
gestes, pratiques, comportements22.
Un modèle extensible : la carrière de Bek-Nazarov
après Namous
24
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que le réalisateur se soit tourné, pour son film
suivant, vers un sujet concernant les populations kurdes fixées dans certaines régions
montagneuses de l’Arménie. Le scénario devant être précédé d’une sérieuse étude
ethnographique et les bibliothèques d’Erevan n’offrant pas une documentation
suffisante, Bek-Nazarov organise quatre « expéditions » de recherche, étudie le mode
de vie, se fait expliquer les traditions, collecte objets et costumes. Le tournage a lieu sur
place, avec quelques acteurs arméniens venus de Erevan (dont certains jouaient dans
Namous), et une part plus importante de non professionnels, recrutés parmi les
villageois kurdes. Sans préjuger du film que nous n’avons pas vu, la trame semble
croiser les clichés du film orientaliste et ceux du genre « historico-révolutionnaire » 23.
Quoi qu’il en soit, après Zarè, sorti en 1927, Bek-Nazarov se voit confirmé comme l’un
des meilleurs spécialistes du film « national », capable de renouveler les canons de la
représentation cinématographique de l’orient.
25
Le réalisateur poursuit dans cette voie, toujours en 1927, avec Khas-Puch, film consacré
à une révolte d’esclaves en Perse au XIXe siècle, pour lequel il travaille à partir d’une
vaste documentation historique et tourne avec des réfugiés de l’Iran voisin. Le film est
très attaqué en Arménie même, pour des raisons qu’il faudrait encore élucider, mais
largement plébiscité dans le reste de l’URSS24.
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Namous
26
Quoi qu’il en soit, Bek-Nazarov assume pleinement ce rôle d’inventeur d’un nouveau
langage non exotique pour filmer le mode de vie traditionnel, et dépose auprès du
Sovnarkom un projet de création d’un studio spécialisé dans les films « nationaux ».
Dans l’état actuel des connaissances, il est difficile de déterminer quel fut exactement
son rôle personnel dans la création de Vostokkino. Ce studio, fondé au début de 1928, a
expressément pour vocation de représenter à l’écran les « petits peuples », en se
limitant pour commencer à ceux de RSFSR25. Bek-Nazarov y tournera trois films, dont le
premier (Igdenbu, 1930) répond au souhait, fréquemment évoqué dans la presse, de
réaliser un Nanouk soviétique. Ce film, consacré aux Golds ou Nanaïtsy des bords de
l’Amour, fut partiellement tourné en studio ainsi que dans des parcs naturels (une
scène de chasse au tigre fut même tournée dans un zoo). Il fut aussi en partie seulement
filmé avec des autochtones sur leurs campements : même si l’on y voit d’authentiques
scènes de chamanisme, les personnages principaux sont interprétés par un acteur
chinois et une actrice coréenne du théâtre de Khabarovsk !
27
Bek-Nazarov revint ensuite au studio de Erevan, où il tourna le premier film parlant
arménien (Pepo, 1934), dernier grand succès d’une carrière fort longue qui l’amena
encore après la guerre dans les studios des républiques d’Asie centrale.
Namous mis en accusation dans les années trente
28
Namous ressurgit épisodiquement au milieu des années trente, dans le contexte des
répressions de la grande terreur qui furent très importantes en Arménie,
particulièrement après le « suicide » du premier secrétaire du Parti, Agassi Khandjan,
en 1936. Ces répressions concernèrent toute l’élite intellectuelle de la république. BekNazarov travaille alors à un projet sensible qui touche aux débuts du pouvoir soviétique
en Arménie (Zangezur, 1938). Une vague d’arrestations touche le studio :
successivement sont arrêtés l’écrivain Axel Bakounts, avec lequel il co-écrit le scénario,
Daniel Dznouni, le premier directeur du studio et Amassi Martirossian, l’un des
principaux réalisateurs. Au cours des interrogatoires auxquels est soumis à son tour
Bek-Nazarov, on tente de lui faire avouer que Namous est un film anti-soviétique dont
l’auteur est en réalité l’« ennemi du peuple » Dznouni. Les aspects satiriques (pourtant
légers) sont, semble-t-il, en cause : ils risquent de donner une image négative des
Arméniens que ne manqueront pas d’utiliser d’hypothétiques ennemis, de l’intérieur
comme de l’extérieur. Dans ses souvenirs, rédigés durant la courte période du Dégel,
Bek-Nazarov affirme avoir refusé de désavouer son film et échappé de justesse à
l’arrestation grâce à l’évocation du compte rendu positif publié en 1926 dans la Pravda 26.
La restauration de Namous
29
La version restaurée diffusée sur Arte est le résultat de deux années de collaboration
entre Arte, ZZ Productions et Paradise (Erevan), avec le concours de la cinémathèque de
Erevan et du Gosfilmofond. Elle a été réalisée à partir de l’inter-positif conservé au
Gosfilmofond, dans lequel on a réinséré des intertitres en arménien, apparemment
rédigés d’après la version sonore réalisée en 1969 (due à Levon Issahakian) et les
cartons russes dont on sait qu’ils différaient sensiblement des intertitres originaux 27. Si
l’on ne peut que se réjouir de la possibilité de redécouvrir un film remarquable, on
soulignera que cette restauration numérique laisse en l’état le matériel 35 mm qu’il est
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Namous
urgent de préserver. Il reste surtout à souhaiter que ce premier pas suscitera un intérêt
pour un patrimoine largement méconnu (plus d’une trentaine de films muets furent
tournés en Arménie).
30
La musique, commandée à Anahit Simonian pour cette restauration, associe avec une
certaine audace instruments et motifs arméniens traditionnels, musique occidentale
classique (solo de violoncelle notamment), chœurs et passages plus jazzy. Très attentive
au travail du réalisateur, la jeune compositrice a par là trouvé des équivalents musicaux
très convaincants aux associations stylistiques inattendues que proposait le film.
NOTES
1. Dans sa carrière ultérieure, son nom est donné au complet, sous sa forme russifiée (BekNazarov et non Bek-Nazarian). Par ailleurs, nous avons adopté la transcription de l’arménien qui
figure dans le générique d’Arte, qui comporte donc un « H » au début du prénom, absent dans la
transcription russe.
2. Tsoutsounava, metteur en scène de théâtre à Tiflis, a réalisé le premier long-métrage de
fiction, Khristina, en 1916 ; Vladimir Barski a également commencé comme metteur en scène de
théâtre à Ivanovo et réalise quatre films avant la nationalisation du studio ; Ivan Perestiani, ami
de longue date de Bek-Nazarov, a, comme lui, une longue carrière d’acteur avant de passer
derrière la caméra.
3. Rappelons qu’il n’y a aucun décalage de dates : la production russe redémarre véritablement
en 1924 (la Grève ou Aelita). Les Diablotins rouges de Perestiani, produit par le Goskinprom, sort en
1923.
4. Ce film est un des premiers fleurons du studio et servira toujours de référence, à l’aune de
laquelle sera sévèrement jugée toute la production ultérieure. On mettra invariablement en
avant la qualité idéologique du film ainsi que le côté captivant de l’intrigue, gage d’une large
audience. La carrière du scénariste, Pavel Bliakhin, qui connut une rapide ascension dans les
instances cinématographiques (il est déjà à la tête du Comité Artistique de Sovkino en 1926) n’est
sans doute pas étrangère à cette notoriété.
5. Il s’occupe personnellement de l’édition de cartes postales, albums et affiches reproduisant des
images de l’actrice principale de son premier film en tant que réalisateur, Otseubitsa.
6. Amo Bek-Nazarov, Zapiski aktera i kinorejissera, Moscou, Iskusstvo, 1965, pp. 115-116.
7. Voir le chapitre « Amo Bek-Nazarov, fondateur de l’art cinématographique arménien » rédigé
par Garéguine Zakoïan dans Jean Radvanyi (dir.), le Cinéma arménien, Paris, Centre Georges
Pompidou, 1993, pp. 61-65.
8. Les informations qui suivent sont tirées de son ouvrage Contours de l’histoire du cinéma arménien,
Erevan, Ajpetrat, 1961, chap. II : « Chronique des films arméniens. Le temps du muet », pp. 19-43.
9. On assiste alors à une première grande vague de retour vers l’Arménie soviétique,
principalement d’intellectuels, poètes, peintres, artistes, consécutive à la campagne menée
auprès de la diaspora pour venir reconstruire le pays.
10. A posteriori, Bek-Nazarov rapprochera ce choix de la méthode du « typage » préconisée par
Eisenstein dans les années vingt.
11. Hasmik (de son véritable nom Taguhi Hakopian, 1879-1947), célèbre actrice de la Société
dramatique arménienne de Tiflis dès les années dix, grande interprète des œuvres de Gorki et de
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Namous
Chirvanzadé. Elle fut dans les années vingt une des fondatrices du Premier Théâtre d’État de
Erevan.
12. Décorateur attitré du Goskinprom, Sidamon-Eristavi a déjà une grande expérience au théâtre
de Tiflis et au cinéma. Il est assisté par M. Sourtounov qui s’installa ensuite à Erevan et y
poursuivit sa carrière.
13. Elles furent ensuite remplacées par une brève introduction de Lounatcharski, le Commissaire
du peuple à l’Instruction, qui a été, à son tour, éliminée de la version restaurée.
14. Comme on voit, Chirvanzadé proposait de remplacer cette marque de l’influence occidentale
par... un cliché du film orientaliste !
15. A. Chirvanzadé, Khorhrdaïn Hajastan [ L’Arménie soviétique], Erevan, 25 avril 1926. Le film
comportait alors des cartons en arménien, russe et français. De nombreux comptes rendus
soulignent au contraire l’humour des intertitres russes !
16. Ibid.
17. Un « procès » du film est ainsi organisé au sein de la Société des Amis du Cinéma Soviétique
(ODSK). Le verdict rendu par l’assemblée, composée de spectateurs encadrés par des
professionnels proches des organisations prolétariennes, déclare Namous « meilleur film
caucasien soviétique ». « Les épisodes illustrant les mœurs de l’Arménie au XIX e siècle sont
remarquables. Du point de vue de la mise en scène, du montage et de la photographie, le film est
d’un excellent niveau. Le sujet du film est bien choisi, tout comme le « typage » des personnages.
Les intertitres sont pleins d’humour et de bonne facture littéraire. Le film Namous est fait selon
une méthode qui tient de la charge. Elle se trouve être la plus juste. À l’exception de quelques
défauts mineurs, le tribunal a reconnu que Namous est un film de haute teneur artistique et
idéologique, qui convient parfaitement au public ouvrier et paysan, en révélant les croyances
pernicieuses et les traditions cruelles de l’Arménie d’autrefois. » (document reproduit dans Amo
Bek-Nazarov, op. cit., p. 124)
18. Le document spécifie que 300 000 roubles doivent provenir d’investissements arméniens,
transcaucasiens, voire russes, les 200 000 restants correspondent à un crédit à long terme.
Archives de l’État d’Arménie, Fonds 704, inventaire 2, dossier 1, feuillet 4. Pour donner un ordre
de grandeur, Namous a coûté 42 000 roubles (tirage des copies compris), et rapportera en deux
ans d’exploitation 480 000 roubles.
19. Au point que les cigarettes Iava sont un temps vendues dans une boîte ornée du titre du film,
Namous, resté tel quel, sans traduction, tracé en lettres russes imitant l’alphabet arménien.
L’année suivante reparaît une traduction russe du roman, déjà paru une première fois en 1912.
20. Piotr Neznamov, « Xorochee otnochenie k Armenii », Sovetskij èkran, n° 23, 8 juin 1926, p. 5.
21. Le scénario est dû à Sergueï Trétiakov, membre du Front gauche de l’art, qui, comme un
certain nombre d’acteurs de l’avant-garde moscovite, trouve à partir de 1927 au Goskinprom, luimême fragilisé, la possibilité de développer des projets refusés à Moscou.
22. Ce film obtint un grand succès en France sous le titre le Village du péché.
23. Un autre réalisateur du studio arménien, Amassi Martirossian, entreprendra en 1932 un
second film consacré aux Kurdes yézidis, introduisant encore plus ouvertement dans la trame de
fiction des procédés du film ethnographique, permettant l’observation d’un mode de vie en voie
de disparition, (Krdèr Yezdinèr, 1932). Voir le Cinéma arménien, op. cit., pp. 123-124.
24. Entre-temps, revenant brièvement à un sujet arménien, Bek-Nazarov a tourné une comédie
raillant les superstitions, Chor et Chorchor, dont les deux personnages principaux évoquent
physiquement le couple Pat et Patachon, film qui lui vaut un très grand succès en Arménie. Le
succès de ces trois premiers films permet d’équiper entièrement le studio.
25. La pratique contredisant parfois les discours, ce studio sera rejoint par plusieurs réalisateurs
ayant débuté dans les années dix, critiqués justement pour des films orientalistes ! Par ailleurs,
c’est dans le cadre de Vostokkino que fut produit le fameux Turksib de Viktor Tourine (1930).
26. Xrisanf Xersonskij, « Namus », Pravda, 26 octobre 1926, p. 5.
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27. De plus, l’orthographe choisie ne correspond pas à celle qui était en vigueur en 1926.
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