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Au loin, l’Allemagne : trames narratives d’une carte postale

2017, La Revue de la BNU

La Revue de la BNU 16 | 2017 Varia Au loin, l’Allemagne : trames narratives d’une carte postale Alexandre Kostka Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rbnu/642 DOI : 10.4000/rbnu.642 ISSN : 2679-6104 Éditeur Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2017 Pagination : 8-11 ISBN : 9782859230678 ISSN : 2109-2761 Référence électronique Alexandre Kostka, « Au loin, l’Allemagne : trames narratives d’une carte postale », La Revue de la BNU [En ligne], 16 | 2017, mis en ligne le 01 juillet 2019, consulté le 13 janvier 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rbnu/642 ; DOI : 10.4000/rbnu.642 La Revue de la BNU est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. 8 Arrêts sur vingt-sept images de l’Europe ALLEMAGNE AU LOIN, L’ALLEMAGNE : TRAMES NARRATIVES D’UNE CARTE POSTALE PAR ALEXANDRE KOSTKA L' image choisie représente un bâtiment emblématique datant de la période allemande de l’Alsace, bien connu des Strasbourgeois. Les Bains municipaux, érigés en 1908-1910, sont un des joyaux de la « Neustadt » 1, patrimoine légué par le Reich wilhelminien à une ville française qui vient d’obtenir en juillet 2017 son deuxième label « Patrimoine mondial de l’humanité », grâce à un ensemble urbain auquel on mit du temps à reconnaître quelque mérite. L’événement lui-même, qui témoigne de la volonté de promouvoir le « patrimoine de l’autre », est en soi assez révélateur d’un profond changement de mentalité. En effet, du point de vue du contact des cultures, Strasbourg n’est pas un lieu comme les autres. Les images nationales se brouillent dans l’espace restreint d’une cité-laboratoire où les facteurs locaux exercent une forte action, au point de révéler des facettes inconnues de représentations connues. Encore faut-il y voir de plus près pour cerner ces phénomènes, et découvrir un non-dit qui pour le spectateur d’aujourd’hui prend un sens nouveau. L’image que nous présentons ici permet ainsi de dévoiler plusieurs strates narratives qui sont le résultat d’une fabrication identitaire. La perspective étrange, qui place la cathédrale de Strasbourg, symbole de germanité de la ville, comme point de fuite, prend ainsi tout son sens. ———— Un bâtiment composite Le bâtiment qui est représenté dans une image retouchée est lui-même d’ordre composite, et témoigne d’une intention de fabriquer une nouvelle identité allemande. Les Bains municipaux sont un édifice qui témoigne, peut-être mieux que tout autre, d’une politique sociale attachée au nom d’un des plus importants maires de Strasbourg durant l’époque wilhelminienne, Rudolf Schwander (1903-1918). Il serait réducteur de voir dans l’édifice la simple transposition d’un hygiénisme qui avait déjà suscité de nombreux bains en Allemagne. Celui-ci témoigne au contraire d’un compromis politique et identitaire. Son histoire commence presque une génération avant sa construction, et reflète un épisode important de l’histoire du Reichsland 2. En effet, 9 Strasbourg fut le seul lieu au sein du Reich où put se construire, avec trente ans d’avance sur la République de Weimar, une coalition entre libéraux de gauche et sociaux-démocrates. Dans la plate-forme qui permit cette collaboration pragmatique au niveau municipal, le SPD 3 demanda dès 1890 la construction de bains publics accessibles en toute saison. Il fallut plus de quinze ans avant que le chantier ne puisse commencer. Comme pour d’autres édifices, l’architecte municipal en charge de la planification, Fritz Beblo, recourut à ce que l’on pourrait appeler un « patchwork identificatoire », qui pouvait s’adresser aussi bien aux Strasbourgeois de souche (qui retrouvaient un toit surélevé avec lucarnes et tuiles en forme de « queue de castor » – Biberschwanz – typique des constructions alsaciennes) qu’aux Vieux Allemands 4 (qui pouvaient se réjouir des formes du baroque rhénan, directement transposées de la façade du château de Biebrich près de Wiesbaden). Le bâtiment est donc une image de deux strates de « Heimat » au sein du Reich allemand, qui sont pour ainsi dire superposées : en haut la « petite patrie » alsacienne et en bas la « patrie élargie », celle de l’Allemagne rhénane. Il s’agit donc d’un compromis, où la capitale du Reichsland revendique un statut particulier à l’intérieur du Reich. Il faut souligner cependant que cette nouvelle identité n’entrait pas en contradiction avec l’identité « allemande » en tant que telle, dans la mesure où le Reichsland d’Alsace-Lorraine ne faisait que suivre l’exemple de ses voisins, la Bavière et le pays de Bade, deux Länder (États confédérés) qui n’avaient jamais renié leur particularisme. Au moment où fut achevé le complexe des bains, avec l’ouverture de l’aile médicale en 1911, le nouveau statut du Reichsland (qui conférait à ce dernier plus d’autonomie) confirma d’ailleurs cette identité politique. Encore aujourd’hui, le grand blason de la ville de Strasbourg surplombe les lignes de natation. ———— Fonction de l’image dans l’image L’angle choisi, qui embrasse de biais la façade des Bains municipaux, paraît insolite. Une raison qui a conduit à la forte inclinaison de l’appareil photographique est que cette perspective a l’avantage 10 de révéler la totalité d’un édifice qui s’étire sur une longueur considérable, formant une sorte de « rideau » entre la partie gauche du boulevard de la Victoire (appelé autrefois « Nikolausring ») et ses hautes maisons cossues, et le quartier délaissé de la Krutenau, alors une sorte de ghetto urbain. Mais cet angle permet aussi, et c’est sans doute le principal motif du choix, de dégager un espace en haut à droite où apparaît une « image dans l’image » familière : la silhouette de la cathédrale de Strasbourg. Le preneur de vue a dû s’installer au troisième étage du bâtiment d’en face, pour générer une image qui incorpore la principale icône strasbourgeoise dans l’exact alignement de la toiture des Bains, au point d’en faire organiquement corps. Pourquoi avoir convoqué la cathédrale ? La première explication est sans doute celle de l’authentification du lieu. De même que la tour Eiffel « est » Paris, la cathédrale permet de signer l’authenticité du lieu depuis lequel a été envoyée la carte postale. On observe par ailleurs que la cathédrale est souvent citée d’une façon similaire dans d’autres cartes, notamment s’agissant de bâtiments de la Neustadt, où l’on n’hésite pas dans certains cas à incruster au moyen de procédés techniques une fausse cathédrale. Mais il y a plus : cette dernière est le garant de la germanité de la ville. La Neustadt avait été conçue en 1878 de telle sorte que ses principaux axes donnent toujours à voir la cathédrale. En effet, il s’agissait de lier l’extension urbaine à la ville ancienne, datant d’une période d’avant l’annexion française (1681), afin de donner une légitimité culturelle à ce qui paraissait à bien des Vieux Alsaciens comme une greffe coloniale sur un corps encore meurtri par le terrible siège de l’été 1870. On observe un mécanisme similaire dans la fabrication de la carte postale. Enfin, on peut émettre l’hypothèse que l’image de la cathédrale a pour les contemporains un sens plus fort et plus symbolique que pour un spectateur actuel. Depuis le romantisme allemand, en effet, la cathédrale gothique est conçue comme un symbole de la véritable communauté (« Gemeinschaft »), à un moment où la société traditionnelle est de plus en plus remise en question par la « Gesellschaft », la société industrielle ou politique. Les contemporains ne pouvaient pas ne pas connaître le célèbre texte de Goethe sur « l’architecture allemande », qui aboutissait à opposer deux types de sensibilités, l’une française, rationnelle et anhistorique (incarnée dans le palais Rohan), et l’autre, fondée sur le vivre-ensemble historique du bâtiment et de la communauté spirituelle dont il est l’émanation. C’est peut-être à ce niveau symbolique que les deux images (les bains et la cathédrale) entretiennent les liens les plus forts. À côté de la fabrique de la communauté d’aujourd’hui – les bains –, l’image de la cathédrale rappelle la communauté idéale, dont la perspective inscrit le présent dans le temps absolu d’une entreprise sans cesse recommencée, agissant sur le corps social dans sa totalité. On peut ajouter à cette image une autre strate narrative, qui résulte du changement de nationalité de la ville en 1919 (voir p. 8 en bas). Le titre allemand est alors oblitéré par un tampon en français (qui est peut-être celui de l’entreprise allemande, désireuse d’écouler son stock). Mais si le lien avec l’idiome allemand est brisé, celui des bains avec la cathédrale reste intact, et avec lui toute la complexité d’un récit croisé entre France et Allemagne. NOTES 1— Littéralement « ville nouvelle », nom donné aux quartiers construits sous le pouvoir allemand qui suivit l’annexion de l’Alsace-Moselle au Reich après la guerre de 1870. 2— Reichsland Elsass-Lothringen (« terre d’Empire d’Alsace-Lorraine »), nom donné à la nouvelle entité administrative créée par l’annexion. 3— Parti social-démocrate allemand. 4— On a appelé ainsi, entre 1871 et 1918, les Allemands venus d’autres régions du Reich pour s’installer en Alsace, en les opposant aux « Vieux Alsaciens », expression désignant les habitants de souche. Cette distinction persista jusqu’en 1918, même si de nombreux mariages entre membres des deux communautés ont eu tendance à la relativiser au fil du temps. 11