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THE FRENCH REVIEW, Vol. 87, No. 4, May 2014 Printed in U.S.A.
Entretien avec Catherine Cusset
par Stève Puig
Catherine Cusset est une romancière française née en 1963 à Paris. Elle est
agrégée de lettres classiques, et auteur d’une thèse sur le marquis de Sade. En 1986,
elle part aux États-Unis où elle enseigne la littérature française à l’université de
Yale de 1991 à 2002. Puis elle décide d’arrêter sa carrière universitaire pour se
consacrer (davantage) à l’écriture. Elle est l’auteur d’une dizaine de romans et
d’essais sur la littérature française du dix-huitième siècle. Perçue comme une
écrivaine d’autofictions, elle publie des romans qui lui assurent un succès dont
témoignent les prix qui lui ont été attribués, comme le Prix Goncourt des lycéens
2008 pour Un brillant avenir et le Grand Prix des lectrices d’Elle 2000 pour Le
problème avec Jane. Elle vit aujourd’hui à New York avec son mari et sa fille. Dans
cet entretien, réalisé dans un café à Manhattan (en novembre 2012), elle aborde
tour à tour ses débuts en tant qu’écrivain, sa relation avec Philippe Sollers, les
différences entre sa vie en France et aux États-Unis, et son rapport à l’autofiction
et à l’enseignement du français aux États-Unis.
Q: Pouvez-vous parler de vos débuts d’écrivain? Avez-vous toujours su que vous
vouliez écrire, ou l’envie d’écrire vous a-t-elle été communiquée par d’autres
écrivains?
R: L’envie a toujours été là, communiquée par d’autres écrivains, simplement
parce que la lecture a été mon plus grand plaisir dès l’âge de six ans. Apparemment
je disais à sept ans: “Je serai écrivain!” Je n’en ai pas souvenir, mais j’ai toujours
écrit, des œuvres très mauvaises, mais qui avaient le mérite rare d’être achevées.
La seule période où je n’ai pas écrit, c’est entre dix-sept et vingt-cinq ans, quand
j’ai préparé l’École normale supérieure. Les études prenaient tout mon temps et
ont littéralement desséché mon imagination et tari mon désir d’écrire. Le désir
est ensuite né de la vie, c’est à dire d’un chagrin d’amour si violent qu’il m’a
fallu écrire pour y survivre. Pas un journal, mais mon premier roman, La blouse
roumaine (1990).
Q: Justement, ce roman a été publié par Philippe Sollers, qui a inspiré votre
troisième roman À vous (1996). A-t-il joué le rôle de mentor pour vous? Que vous
a-t-il apporté au niveau de l’écriture?
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R: J’ai rencontré Sollers en 1986 parce que j’écrivais une thèse sur Sade et lui avais
envoyé pour sa revue, L’infini, un article intitulé “Les larmes de Justine”. Il m’avait
téléphoné aussitôt. J’ai raconté dans À vous les épisodes de notre rencontre. J’étais
très impressionnée par lui. J’avais l’impression d’un malentendu immense. En
effet, même si je rédigeais une thèse sur Sade, je ne me sentais pas du tout libertine,
et je pensais que Sollers et moi n’avions pas la même conception de la vie. Il me
demandait régulièrement si j’écrivais un roman. Il me disait de le lui envoyer le
jour où je le ferais. Je me suis rappelé ces paroles après avoir fini le manuscrit de
La blouse roumaine. Il y avait à Paris un éditeur puissant qui attendait mon livre.
Peu de jeunes auteurs d’un premier roman peuvent dire la même chose! Je ne
connaissais personne d’autre sur la place de Paris; à l’époque, j’ignorais même les
noms des autres maisons d’édition. J’ai envoyé mon roman achevé à Sollers en
juillet 1989. J’étais certaine qu’il allait le détester, car je l’avais écrit dans une
douleur d’amour dont je ne me remettais pas. Il y avait quelques scènes crues,
certes, mais pour moi c’était un roman d’amour sentimental, et je pensais que
Sollers lèverait les yeux au ciel et le jugerait mauvais, mou, déprimé. J’ai reçu une
carte postale de lui une semaine après lui avoir envoyé le manuscrit. Il y avait écrit
de sa fine écriture “J’adore!” souligné trois fois. C’est pour moi le moment le plus
fort de toute ma carrière d’écrivain. Les choses ne se sont pas passées si facilement,
toutefois. Un autre membre du comité de lecture de Gallimard ne voulait pas que
mon livre soit publié dans la maison; je l’ai su plus tard. En attendant j’appelais
Sollers pour lui rappeler de me faire signer un contrat, et il se dérobait. Le livre a
fini par paraître au mois de mai 1990, une très mauvaise date de sortie pour un
premier roman. Personne n’en a parlé. Pas un article. Juste un paragraphe élogieux
dans un journal belge. Un flop absolu. En août 1990, je suis partie vivre aux ÉtatsUnis. J’ai écrit un recueil de nouvelles et l’ai envoyé à Sollers un an plus tard. Silence
radio. Chaque fois que j’essayais de le joindre au téléphone, la secrétaire disait qu’il
n’était pas là. Avant, je n’avais eu aucun mal à le joindre—sauf quand il s’était agi
de signer mon contrat. J’ai compris que je n’existais plus pour lui. Mon premier
roman avait été un échec, il devait trouver mon deuxième manuscrit nul. Je n’étais
pas un écrivain. Son silence m’a annihilée. Pour m’en sortir, il a fallu que j’écrive
sur ce silence: c’est mon roman À vous, que j’ai mis trois ans à achever et qui m’a
libérée de l’emprise de Sollers, de son regard, de sa conception de la vie. Après
l’avoir terminé, j’ai enfin accepté d’être moi, et j’ai pu écrire En toute innocence,
mon deuxième roman, paru en 1995.
Q: On vous a souvent invitée dans le cadre de conférences sur l’autofiction.
Acceptez-vous ce terme? N’avez-vous pas peur qu’il vous enferme dans un genre?
R: Je n’ai pas peur du terme “autofiction” et le revendique, tout en sachant qu’il
s’agit aujourd’hui d’un terme utilisé par des gens qui ne savent pas écrire et
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espèrent ainsi donner une valeur littéraire à leur texte. J’utilise ce terme dans le
sens que lui a donné Serge Doubrovsky dans Fils (1977): une fiction d’événements
réels, où la seule aventure est celle du style. Quatre de mes livres sont des autofictions: Jouir, La haine de la famille, Confessions d’une radine et New York, journal
d’un cycle. Ce sont des livres dont l’unique projet est de s’approcher au plus près
d’une vérité émotionnelle. Leur mouvement narratif est une spirale, ou une vrille.
Il n’y a pas d’“histoire” comme dans mes autres livres, autobiographiques ou non.
Je me sens d’autant moins enfermée dans le genre de l’autofiction que je suis un
des rares écrivains aujourd’hui à alterner autofiction et pure fiction: après Jouir, j’ai
écrit Le problème avec Jane, roman inspiré par l’université de Yale où j’ai enseigné
douze ans, mais purement fictionnel; après Confessions d’une radine, j’ai écrit
Amours transversales, également fictif. Et après une autre autofiction dont je ne
peux parler car il ne m’est pas possible de la publier pour des raisons personnelles,
j’ai écrit Indigo, un pur roman, qui est le dernier en date. L’autofiction touche
parfois d’autres personnes qui n’ont pas demandé à se retrouver dans un livre
publié. Je suis sensible au problème éthique que cela pose. Le roman permet
d’éviter cet écueil.
Q: Le problème avec Jane (1997), bien qu’inspiré de votre vie, est le moins autobiographique de vos romans. Pourtant, beaucoup de lecteurs pensent que vous
êtes Jane (certains critiques appellent même le roman Le problème avec Jeanne,
comme si l’héroïne était française, ce qui n’est pas le cas). Était-ce justement un
moyen de vous éloigner de l’autofiction?
R: Absolument. Quand j’ai publié Jouir, qui racontait sous forme de petites scènes,
de vignettes, toute ma vie amoureuse et sexuelle entre six et trente-deux ans, je
pensais avoir écrit un livre sur la vie. J’ai été très surprise de constater que les tabous
régnaient encore dans notre société et que ce roman se retrouvait classé dans la
catégorie des livres érotiques et me donnait une réputation sulfureuse que je n’avais
pas recherchée. Je n’étais pas intéressée par la provocation. Je voulais seulement
trouver une écriture qui me permette de dire “tout”, d’exprimer à la fois un rapport
au monde et un rapport à l’autre. C’est parce que l’autofiction avait suscité un tel
malentendu que je me suis tournée vers le roman. Je lisais alors la correspondance
de Flaubert et avais découvert que Flaubert lui-même s’était posé des questions
semblables: il avait décidé de se détourner du personnel, et de choisir l’impersonnel
(Madame Bovary). Le problème avec Jane était mon roman impersonnel. Jane n’était
pas moi, mais une Américaine, à mon sens plutôt puritaine. Mais à travers elle je
voulais écrire mon rapport au monde. Les thématiques de la culpabilité, du
malentendu dans le rapport à l’autre, de l’échec de la relation, y sont essentielles.
Le titre vient du fait que chaque personnage du roman dit à Jane à un moment ou
à un autre: “Le problème avec toi, Jane, c’est que tu...” Jane se retrouve ainsi sans
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cesse définie par les autres, jusqu’à ce qu’elle parvienne enfin à échapper au regard
de l’autre et à se définir elle-même—à s’assumer. C’était une thématique très
personnelle, mais exprimée par le biais du roman.
Q: Ce livre a paru en anglais (The Story of Jane). La version française était-elle une
traduction ou une réécriture?
R: Les deux. Je l’ai d’abord écrit en anglais, alors que je n’avais pas une maîtrise
parfaite de l’anglais, loin de là, l’ayant appris seulement en venant aux États-Unis
à vingt-trois ans, et de manière orale. Je n’avais jamais fait d’anglais à l’école, seulement de l’allemand, du latin et du grec. L’anglais a été pour moi un instrument de
travail, une sorte de jeu de Lego. J’avais fait trop d’études littéraires, trop étudié la
théorie, trop lu que le roman était mort, pour arriver à écrire “La marquise sortit
à cinq heures”. Mais la langue étrangère donnait à cette tentative un côté ludique
qui lui ôtait son caractère arbitraire et artificiel. Seulement, après avoir écrit 400
pages en anglais, je ne suis pas arrivée à “lire” ce que j’avais fait. L’œil critique
d’écrivain, je l’avais seulement en français; il a donc fallu que je me traduise. À
partir de là, j’ai travaillé à cheval sur les deux langues, et j’ai cru plusieurs fois que
je devenais folle. Le seul autre livre que j’ai écrit en anglais aussi, c’est Un brillant
avenir. Le roman a rencontré un grand succès en France, a été traduit dans une
douzaine de langues, mais, à mon chagrin, n’a pas trouvé d’éditeur aux États-Unis.
Je crains qu’il ne faille en conclure à une différence de sensibilité qui fait de moi
avant tout un écrivain français.
Q: Dans Le problème avec Jane, vous écrivez: “Enseigner la littérature, c’était
sombrer avec le navire” (22). Que pensez-vous de l’enseignement (du français en
particulier) dans les universités américaines?
R: Il m’est difficile d’en parler parce que j’ai quitté l’université il y a plus de dix ans,
mais pendant les douze ans où j’ai enseigné, on pouvait déjà constater un déclin,
du français et de la littérature. Il y a moins d’étudiants, car il est de plus en plus
difficile de trouver du travail quand on a étudié la littérature ou le français... Et
comme il y a moins d’étudiants, il y a moins de postes d’enseignants. C’est un
cercle vicieux. J’ai eu beaucoup d’amis qui cherchaient désespérément un poste
après avoir obtenu un doctorat dans d’excellentes universités. Je suppose que c’est
le cas dans tous les pays, pas seulement aux États-Unis ou en France. Bon, on arrête
là, sinon on va commencer à parler du fait que les gens ne lisent plus et on va se
mettre à pleurer!
Q: À propos de l’enseignement, vous avez déclaré qu’il valait mieux travailler sur
des livres que l’on n’aime pas trop lire. Est-ce pour cela que vous avez publié
beaucoup d’essais sur les romanciers du dix-huitième siècle alors que vos auteurs
préférés sont ceux du dix-neuvième?
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R: Je n’ai pas voulu travailler sur les romans du dix-neuvième siècle, tous les
romans que j’avais lus avec passion. Quand on fait une thèse, il faut lire les textes
en les décortiquant et en les dépeçant, et avaler aussi des montagnes d’apparat
critique. Pour finir, on y perd toute passion. Je ne voulais pas toucher aux romans
que j’avais aimés. Le dix-huitième siècle, je l’aimais aussi, mais de façon plus
distante. J’ai fait d’abord une thèse sur Sade, en France, et la question que je posais
était la suivante: pourquoi Sade était-il considéré comme un philosophe alors qu’il
avait écrit des romans? L’avantage, c’est que les textes critiques sur Sade étaient
presque tous écrits par de grands penseurs, surtout dans les années soixante-dix,
et passionnants. Aux États-Unis j’ai écrit une thèse sur le roman libertin dont j’ai
tiré un petit livre qui a paru en France (Les romanciers du plaisir) et aux États-Unis
(No Tomorrow: The Ethics of Pleasure in the French Enlightenment). J’ai choisi des
romans que j’aimais—mais paradoxalement, pas celui que je préférais, Les liaisons
dangereuses—pour interroger la portée morale du roman libertin.
Q: Dans La haine de la famille (2001), vous n’êtes pas toujours tendre avec vos
parents. L’aspect autobiographique de vos romans vous cause-t-il parfois des
tensions avec vos proches?
R: J’ai écrit la première version de La haine de la famille en 1996 et l’ai laissé dans
un tiroir pendant trois ans. Je craignais de blesser mon père, dont je sentais la
vulnérabilité. Le roman portait surtout sur ma mère, et c’est avec ma mère que je
ne suis pas tendre, mais je la pensais assez forte pour supporter de tout lire. J’ai
préparé mes parents à ce livre en inventant un jeu que je raconte sur la quatrième
de couverture de La haine de la famille, et que j’ai intitulé “Le football familial”,
car c’était l’été où la France a gagné la coupe du monde. Un an après je leur ai
donné à lire le manuscrit. À ma surprise mon père s’est contenté de rire, disant
que c’était un pur roman—préférant le déni. Ma mère a été très touchée, blessée;
elle a eu le sentiment d’être dépossédée de sa vie. Mais ensuite, avec une générosité
égale à son narcissisme, elle a vraiment aimé ce livre—grâce, en partie, à l’accueil
des critiques, qui ont encensé le livre et adoré le personnage de la mère, haut en
couleur. Mais je révélais sur elle tant de détails réels que nombre de ses amis n’ont
pas supporté de lire ce livre. Mes parents, donc, ont bien réagi et n’ont pas posé de
problème. Ni mes frères et sœur, avec qui je ne me suis pas brouillée. Par contre,
mon mari a vigoureusement réagi contre des livres où il était question de nous,
même de façon indirecte et romanesque. Il a détesté À vous, qui racontait, sous
forme romanesque, les débuts de notre vie conjugale dans le Connecticut. Ensuite
il m’a demandé de ne pas publier un livre, qui a finalement paru dix ans après,
New York, journal d’un cycle, racontant une dispute conjugale autour du désir
d’enfant. Et j’ai dans mes tiroirs un autre livre plus récent que je ne peux pas
publier parce que mon mari considère qu’il touche à sa vie privée, et que la vie
privée, par définition, ne doit pas être rendue publique. Ce livre ne révèle aucun
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secret et n’a aucune méchanceté (ce n’est pas mon genre); c’est un livre douloureux,
sur une tragédie dans notre famille. Mais mon mari a une conception stricte du
privé. Si j’allais outre sa demande, je le blesserais irrémédiablement et le perdrais
sans doute. Je n’y tiens pas.
Q: Vous avez dit lors d’un colloque sur l’autofiction qu’il avait été plus difficile
d’avouer votre radinerie dans Confessions d’une radine (2003) que de parler de
sexualité, dans Jouir (1997) par exemple. Pourquoi, à votre avis?
R: La sexualité, la jouissance, a quelque chose de noble, car elle est du côté de la
dépense (il faut relire Bataille). C’est l’exact contraire de la radinerie, qui est du côté
de la rétention, de la mesquinerie, de la petitesse. C’est le vrai sujet tabou, car il
permet à l’autre de vous considérer avec mépris, ce qui n’est pas le cas de la
jouissance. J’avais honte de la facette de moi que j’exposais dans Confessions d’une
radine. Si j’ai publié ce livre, ce n’est pas pour confesser un vilain péché et m’en
libérer ainsi, car ce n’est pas si simple; mais plutôt parce que le caractère irrationnel
et absurde de la radinerie m’est apparu, et que j’ai compris que la radinerie
engageait en dépit de soi un rapport au monde et à l’autre—une peur de donner,
de s’ouvrir, de se donner, de jouir, de vivre—qui me paraissait pathétique, mais
pas condamnable pour autant puisqu’on n’en était pas responsable.
Q: La plupart de vos romans traitent des rapports, parfois difficiles, entre la France
(ou l’Europe) et les États-Unis. Quel est à votre avis la chose qui sépare le plus les
Français des Américains?
R: 1. La jouissance 2. La petitesse 3. L’ironie. Les Américains sont des puritains. Ils
ont une conception de la vie tournée vers le travail. Ils se lèvent tôt, se couchent tôt,
prennent peu de vacances. Quand les étudiants américains passent un an en
France, ils sont surpris de découvrir qu’on peut vivre autrement, en traînant la
nuit dans les bars, en passant des heures à manger et à boire dans des restaurants...
La jouissance est du côté de la France. Chez les Français il y a une petitesse que
n’ont pas les Américains, qui voient tout en grand, n’économisent pas les bouts de
chandelle, et montrent sans cesse de la générosité et de l’enthousiasme—la positive
attitude... L’ironie est française. L’attitude positive et la naïveté américaines ne
permettent pas l’ironie. D’où vient cette différence? De l’éducation? Je ne cesse de
m’interroger. Je ne sais ce qui les sépare le plus. L’ironie, peut-être?
Q: Un brillant avenir peut se lire comme une critique du rêve américain. Pensezvous que le prix à payer pour accomplir ce rêve soit parfois lourd?
R: Mon roman s’appelle Un brillant avenir parce que ces mots représentent le rêve
d’Elena, qui a fui avec sa famille la Roumanie de Ceausescu pour offrir à son fils
unique une vie d’homme libre dans un pays libre. Le rêve américain est réalisé
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d’un point de vue matériel; après six ans aux États-Unis, Helen et Jacob réussissent
à acheter une voiture et une maison, et à envoyer leur fils à Harvard, le saint des
saints. C’est la réussite même. Mais le roman alterne cette histoire parfaite avec
une autre, celle de la relation entre Helen et sa belle-fille Marie, qui prend le fils
unique auquel Helen a tout sacrifié. Parce qu’Helen ne peut se résoudre à laisser
son fils partir et lui échapper, la belle-fille française devient l’ennemie. Et c’est là,
bien sûr, qu’est pour moi la vraie vie; pas dans la réussite matérielle, mais dans le
rapport à l’autre qui peut transformer la vie en enfer. Il y a quelque chose de très
triste dans le destin de Jacob et d’Helen, qui ont fait tant de sacrifices qu’ils n’ont
plus rien d’autre, en fin de compte, que le travail—et leur fils qui s’en va. Le travail,
quant à lui, est menacé par les problèmes de santé physique et psychique. Donc il
ne reste rien. Je suppose que mon roman comporte un certain jugement sur
l’Amérique, où le travail représente une telle valeur que l’humanité s’y perd.
Q: New York, où vous habitez depuis de nombreuses années et qui est le sujet de
New York, journal d’un cycle (2009), a beaucoup changé depuis votre arrivée.
Aimez-vous toujours y vivre?
R: Disons Manhattan plutôt que New York. Comme tous les Manhattanites, je
sors très rarement de mon borough. Et comme tous les gens de downtown, je vais
rarement uptown. Downtown est un peu comme un village. Je ne peux pas m’y
promener sans tomber sur quelqu’un que je connais. Oui, j’aime toujours New
York, même si je ne sens plus l’excitation vibrante que j’éprouvais il y a vingt-cinq
ans, quand New York était encore pour moi un mythe. J’aime toujours autant la
lumière, le grand ciel et la rivière Hudson. New York devient une vieille ville, pleine
de passé—du mien aussi. Elle a la familiarité des lieux où on a vécu la plus grande
partie de sa vie et qui font partie de notre histoire. Dans Journal d’un cycle, New
York est la métaphore du rapport de couple; on y sent une tension, une colère, une
violence, une menace d’explosion (au cœur de la circulation de Midtown, par
exemple), mais aussi un souffle marin qui a quelque chose de breton et de vénitien
quand on se laisse glisser à vélo le long de l’Hudson. Dans la dispute conjugale que
je raconte, centrée autour du désir d’enfant, il y a la même tension, la même
violence et le même désir de douceur.
Q: Nous savons que vous aimez les écrivains du dix-neuvième siècle, dont Balzac,
mais vous avez également affirmé lire les romans de femmes écrivains contemporaines comme Marie Darrieussecq. Quels sont les écrivains contemporains que
vous appréciez?
R: Parmi les auteurs dont tous les livres m’intéressent, je citerais Annie Ernaux et
Serge Doubrovsky. Je ne parlerai pas de mes contemporains en France, pour ne
pas faire d’exclus. Je lis beaucoup de romans contemporains et il n’est pas rare
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qu’ils me plaisent. Je m’en tiendrai aux romans étrangers. Parmi mes préférés:
Great House de Nicole Kraus, The Namesake de Jhumpa Lahiri, The God of Small
Things d’Arhundati Roy.
Q: Votre dernier roman Indigo se passe en Inde, justement. Pourquoi ce décrochage
par rapport à votre axe France/États-Unis habituel?
R: Par hasard. Il fallait que je me détourne du livre d’autofiction que je ne pouvais
pas publier. Alors que je venais de l’achever, en décembre 2009, j’ai été invitée en
Inde à un festival, puis j’ai voyagé seule une semaine. C’est pendant cette semaine
qu’est née l’idée d’un livre sur quatre Français qui se retrouvent en Inde, et que
cette parenthèse dans leur vie contraint à une remise en cause qui les transforme.
L’Inde n’est pas un simple décor. Du point de vue du climat, de l’espace, de la
société, de la religion, de la philosophie, il est difficile d’imaginer un pays plus
opposé à la France cartésienne, rationnelle et modérée. Dans tous mes livres, le
rapport à l’autre représente une thématique essentielle. Dans Indigo, l’autre, ce
n’est pas seulement une personne mais aussi le lieu, l’Inde.
Q: Enfin, question importante: aimez-vous toujours les desserts?
R: Hélas!
St John’s University (NY)
Œuvres de Catherine Cusset
La blouse roumaine. Paris: Gallimard, 1990.
En toute innocence. Paris: Gallimard, 1995.
À vous. Paris: Gallimard, 1996.
Jouir. Paris: Gallimard, 1997.
Les romanciers du plaisir. Paris: Champion, 1998.
No Tomorrow: The Ethics of Pleasure in the French Enlightenment. Charlottesville: UP
of Virginia, 1999.
Le problème avec Jane. Paris: Gallimard, 1999.
The Story of Jane. New York: Simon & Schuster, 2001.
La haine de la famille. Paris: Gallimard, 2001.
Confessions d’une radine. Paris: Gallimard, 2003.
Amours transversales. Paris: Gallimard, 2004.
Un brillant avenir. Paris: Gallimard, 2008.
New York, journal d’un cycle. Paris: Mercure de France, 2009.
Indigo. Paris: Gallimard, 2013.