Revue de l'Occident musulman et
de la Méditerranée
Notes sur l'histoire des populations du sud marocain
D. Jacques-Meunie
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Jacques-Meunie D. Notes sur l'histoire des populations du sud marocain. In: Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, n°11, 1972. pp. 137-150.
doi : 10.3406/remmm.1972.1148
http://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1972_num_11_1_1148
Document généré le 30/09/2015
LE
MAROC
NOTE SUR L'HISTOIRE DES POPULATIONS
DU MAROC SAHARIEN
par D. JACQUES-MEUNIÉ
SOMMAIRE
CADRE GEOGRAPHIQUE
Rôle primordial du relief. — Isolement du Maroc saharien.
CADRE HISTORIQUE
Pages
138
139
Des origines à 1670.
Le Maroc saharien avant le VIIIe siècle. — Le royaume des Kouchites du
Dra (Xe s. av. J.C. - Ve s. J.C. ? ). Le royaume juif du Dra (VIIeXIe s. ? ). — Les gens du Dra descendent-ils des Kouchites ?
Sijilmassa, capitale saharienne (VIHe-XIe s.).
Les Almoravides (XIe -XIIe s.).
QUELQUES TRAITS PARTICULIERS
Indépendance et interdépendance des pays au nord et au sud de l'Atlas.
Individualité des provinces
Origines et ancienneté des populations. — Les Arabes maâqils.
1 43
Le commerce transsaharien. — Ancienneté des échanges.
La conquête du Soudan (1591). - Rôle important du Dra oriental. — De
l'or, non des esclaves.
La grande peste (1596-1608).
REFLEXIONS
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La région qui est depuis trente ans le cadre et le terrain d'étude de mes
recherches est le Maroc saharien.
Au delà de l'énorme barrière du Haut Atlas, aux sommets élevés de plus de
4 000 mètres, s'étend une vaste zone semi-désertique où voisinent les montagnes
et les oasis, c'est le Maroc saharien. Il s'étend au Sud du Haut Atlas, de
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D. JACQUES-MEUNIÉ
l'Atlantique à l'Ouest jusqu'aux confins algériens à l'Est ; au Sud, il a le désert
pour limites, avec de vastes espaces sans eau et sans végétation. C'est un pays de
contrastes, aux aires arides coupées de vallées irriguées et verdoyantes ; là, les eaux
des grands oueds descendus de l'Atlas ont donné la vie à de belles oasis, formant
une vaste zone de transition avant les immenses solitudes du désert. Cette zone
très originale est peut-être unique au monde ; aucune réplique n'en existe dans
toute l'Afrique du Nord, au Sud de l'Algérie ou de la Tunisie.
CADRE GEOGRAPHIQUE
Les limites naturelles du Maroc saharien ont une importance primordiale car
ce sont elles qui lui ont conféré son individualité. D'autre part, la connaissance de
la topographie et du relief de cette région est essentielle pour comprendre
l'histoire de ses populations et de leurs genres de vie ; à aucune époque, en effet,
il n'est possible de détacher l'étude de ces populations de leur cadre géographique
où elles sont restées longtemps préservées des influences extérieures.
Rôle primordial du relief
Par ses montagnes aussi élevées qu'étendues, le relief du Sud Marocain offre
des contrastes saisissants et confère aux diverses régions leurs particularités ; le
relief est la principale cause de différenciation et de morcellement du Maroc
saharien. Au Nord, le Haut Atlas est une montagne énorme qui a plus de
750 kilomètres de long ; elle se dresse d'un seul jet au-dessus des vallées du Sous
et du Dadès, avec des sommets de plus de 4 000 mètres ; ses passages sont rares et
difficiles, et souvent bloqués par la neige en hiver.
Zone occidentale. Dans le Maroc saharien occidental, au Sud du Haut Atlas
et de la vallée du Sous, le relief se compose de trois chaînes parallèles
d'importance inégale : l' Anti-Atlas, le Bani et l'Ouarkeziz ; elles forment au Nord
du Sahara un triple rempart à l'abri duquel s'étend la plaine du Sous.
De ces trois murailles, l' Anti-Atlas est la plus élevée et la plus massive ; c'est
une montagne au relief déchiqueté, avec des sommets de plus de 2 300 mètres.
Immédiatement au Sud de l'Anti-Atlas, le Bani est une arête très longue et très
étroite, escarpée et abrupte, formant un véritable mur de défense à la lisière du
désert ; il n'a que 1 000 à 1 600 mètres d'altitude, mais plusieurs centaines de
kilomètres de long. Enfin, au Sud du Dra occidental — dont le lit est presque
toujours à sec — l'Ouarkeziz allonge sa crête étroite et rectiligne, assez semblable
au Bani mais moins importante ; cette barrière n'atteint pas 700 mètres d'altitude
mais elle a près de 350 kilomètres de long.
Par leur escarpement et la rareté de leurs passages, le Bani et FOuarkeziz
contribuent de manière efficace à la protection du Sud-Ouest marocain et de
l'Anti-Atlas. Grâce à ces rudes arêtes montagneuses, difficiles à franchir, les
nomades sahariens n'ont pu se répandre aisément dans ces contrées ; ils n'ont pu
réussir à submerger l'Anti-Atlas ni à y supplanter la vieille population. Aussi les
Berbères sont-ils restés longtemps indépendants à l'abri de leurs montagnes, ne
cessant de s'adonner à la culture, à l'arboriculture et à l'élevage.
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
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La zone du Bani forme donc la marche saharienne du Maroc, elle représente
une véritable limite, dans le domaine de la politique comme dans celui de la vie
humaine ; les établissements de ses oasis marquent la frontière du pays des
sédentaires et de celui des nomades.
Zone orientale. Le relief du Sud-Est a d'autres aspects, et le versant
méridional du Haut Atlas y a un caractère nettement désertique. Par contre, les
eaux de ce versant et de ses sommets sont recueillies par de très grands oueds
'formant : d'une part, à l'Est, les bassins du Ziz et du Rhéris ; d'autre part, à
l'Ouest, ceux du Dadès et du Mgoun, c'est-à-dire la majeure partie du Dra. Issus
du Haut Atlas, alimentés par ses neiges, ces grands oueds — Dra, Rhéris et Ziz —
vivifient d'importantes palmeraies, bien loin du piémont de la montagne ; certaines
de ces oasis s'enfoncent profondément vers le Sud, jusqu'au désert, tant que le
débit de l'oued est suffisant pour arroser les jardins et les arbres.
Rareté des passages. Ce qui frappe dans la configuration du relief marocain,
c'est la continuité massive de ses chaînes montagneuses, depuis l'Atlantique à
l'Ouest jusqu'à l'Oued Ziz et à la h'amada du Guir à l'Est ; une telle massivité
rend les communications très ardues, aussi bien dans le sens de la latitude que
dans celui de la longitude. Ainsi, pour aller du Sud au Nord, on ne passe
facilement qu'en contournant les Atlas par l'Ouest ou par l'Est, parce que les cols
sont très élevés et bloqués par les neiges une grande partie de l'année. De même,
les parcours d'Ouest en Est — et inversement — ne sont relativement aisés qu'en
passant au Nord ou au Sud de l' Anti-Atlas, du Sarhro et de l'Ougnate ; et cela, de
l'Atlantique jusqu'au Tafîlalt. Encore faut-il savoir que les itinéraires méridionaux
sont sous la dépendance des points d'eau, et difficiles à parcourir en été.
Isolement du Maroc saharien
La difficulté et la précarité des communications entre le Sud et le Nord
expliquent le profond isolement dans lequel a vécu le Maroc saharien. De plus, la
longueur et la quasi impénétrabilité de l'énorme barrière montagneuse qui s'étend
sur tout le Sud Marocain ont déterminé un partage économique et politique :
l'aire occidentale est orientée vers l'Atlantique et Marrakech ; l'aire orientale est
axée vers la Méditerranée et Fès. Entre les deux, la province du Dra oriental est la
région intermédiaire qui, du fait de sa position, a subi le moins d'influences.
Bien que très à l'écart en raison de sa position géographique et de son relief,
le Maroc saharien ne peut cependant être étudié isolément parce que de nombreux
liens le rattachent au Maroc du Nord de l'Atlas : liens ethniques, économiques ou
politiques que l'on retrouve tout au long de son histoire.
CADRE HISTORIQUE
Des origines à 1670
La période historique que nous avons étudiée s'étend depuis l'époque la plus
ancienne que l'on puisse entrevoir jusqu'à 1670. Epoque ancienne ne signifie pas
préhistoire, protohistoire tout au plus, dans la mesure où celle-ci s'est prolongée
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a JACQUES-MEUNIÉ
au Maroc saharien jusqu'à une époque tardive (Xe -XIIe siècle J.C.). Quant à la
date de 1670 que nous avons fixée pour terme à notre étude, elle correspond à un
ensemble de faits historiques, tant au Nord qu'au Sud de l'Atlas : c'est en 1670
que disparaît momentanément la souveraineté des Saints du Tazeroualt (Anti-Atlas
occidental) qui représentaient le dernier pouvoir indépendant du Maroc saharien à
cette époque. Moulay er-Rachid, roi de Fês et premier sultan de la dynastie
filalienne, achève alors d'abattre tous ses rivaux et d'imposer temporairement son
autorité à l'ensemble du Maroc. C'est une ère nouvelle qui s'ouvre et, si le Maroc
méridional est bien loin d'être à jamais pacifié, les révoltes contre le pouvoir de la
dynastie filalienne ne seront plus dirigées par de grands personnages religieux se
posant en prétendants ; elles seront davantage le fait de tribus berbères insoumises
et coalisées en de vastes confédérations, tribus de farouches montagnards qui
seront les ennemis irréductibles des Sultans de Fès.
Notre travail porte donc sur plus d'un millénaire et demi, au cours duquel
nous avons cherché à connaître quelle avait été la vie des populations du Maroc
saharien, quelles étaient les villes et les campagnes, leurs productions et leurs
échanges. Une telle recherche et mise en ordre méthodique des éléments d'histoire
ayant trait au Sud Marocain n'avait encore jamais été entreprise ; elle a permis
d'établir une certaine chronologie des faits, et d'identifier un certain nombre de
lieux qui n'avaient encore pu l'être. En effet, jusqu'à une époque toute récente,
très peu de voyageurs ou de géographes avaient eux-mêmes visité le Maroc
saharien et l'on ne possédait pas encore de cartes quelque peu détaillées ou
précises.
Le Maroc saharien avant le VIIIe siècle
En ce qui a trait au Maroc saharien avant le VIIIe siècle, on ne sait presque
rien de sûr. Pour cette époque, les sources les plus anciennes seraient des
manuscrits hébreux du XIIe siècle de notre ère ; ils auraient servi au rabbin Jacob
Moïse Toledano à rédiger l'histoire des Juifs du Maroc — notamment celle des
Juifs du Dra — histoire publiée à Jérusalem en 1911. Il n'existe malheureusement
pas de bonne traduction du livre hébreu et, d'autre part, tous les manuscrits que
possédaient les Rabbins du Dra ont disparu en 1931 ; on ne peut donc être
certain que le texte publié soit authentique mais, comme il est très curieux et
intéressant, ses principales indications sont résumées ci-dessous.
Le royaume des Kouchites du Dra (Xe s. av. J.C. — Ve s. J.C. ? )
Ainsi, selon ces sources juives, la vallée du Dra, c'est-à-dire le coude du Dra,
est depuis un temps immémorial le domaine des Kouchites, noirs ou négroïdes.
Ces Kouchites descendent de Ham, ou Cham, fils de Noé, ils sont donc des
Hamites, de ceux que les auteurs de l'antiquité appelaient Ethiopiens
occidentaux ; c'est un peuple de sédentaires qui s'adonnent à la culture. Cela se passe
avant le Xe siècle avant notre ère ; les Kouchites sont alors pafens, animistes
peut-être. Le Roi des Kouchites réside à Tazroute, sur la colline qui porte
aujourd'hui le nom de Tazagourte en berbère, ou de Jebel Zagora en arabe ; elle
domine aujourd'hui l'agglomération de Zagora.
Vers le Xe siècle avant notre ère, des Blancs, venus de Palestine, apparaissent
dans le coude du Dra ; ce sont des Philistins, fils de Jaloute, ou Goliath
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
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(aujourd'hui encore, certaines tribus de l'Atlas oriental disent qu'elles ont Jaloute
pour ancêtre). Poursuivant les Philistins, les Juifs arrivent à cette époque dans le
coude du Dra, avec Joab, général du Roi David. Quelque temps après, le Roi
Salomon envoie des Juifs à la recherche des pays producteurs d'or ; ils s'installent
alors dans le coude du Dra, à Tidri qui passe encore aujourd'hui pour avoir été le
premier établissement des Juifs dans le Dra.
Peut-être plus d'un millénaire s'écoule-t-il ensuite, nous conduisant aux
premiers siècles de l'ère chrétienne : l'Oued Dra s'appelle alors Oued aux Olives,
ou Oued aux Oliviers (Oued ez-Zitoune), mais on ne distingue pas si la culture du
palmier y est ou non répandue. Les Kouchites du Dra sont devenus chrétiens
— peut-être par la voie des oasis sahariennes — leur Roi réside toujours sur le Jebel
Zagora, il a une armée de 4 000 hommes du clan de Kouch fils de Cham fils de
Noé et règne, paraît-il, pendant plusieurs centaines d'années.
Le royaume juif du Dra (VIIe -XIe siècle ? )
Quant aux Juifs, arrivés dix ou quinze siècles plus tôt et qui s'étaient
installés à Tidri, ils se sont multipliés et ont fondé d'autres établissements en
remontant la vallée du Dra jusqu'au Fezouata, où Tameggroute deviendra leur
capitale. Au cours de leur progression vers l'amont, les Juifs — ou Judaîsés — se
heurtent aux Kouchites christianisés. Entrecoupés de combats et de trêves, les
conflits entre Chrétiens et Juifs se poursuivent pendant plusieurs siècles mais il est
à noter que, dès le Ve siècle après Jésus-Christ, les Kouchites chrétiens, noirs ou
négroïdes, n'ont plus d'existence politique dans le Dra. Et vers le VIIe ou le
VIIIe siècle, les Juifs sont devenus les maîtres du pays ; ils occupent à leur tour la
place forte inexpugnable du Jebel Zagora. Le royaume juif du Dra est alors
tout-puissant et le reste jusqu'au milieu ou à la fin du XIe siècle ; à cette époque,
il tombe sous les coups des Sanhaja almoravides — Berbères musulmans du
désert — qui viennent de conquérir la célèbre ville saharienne de Sijilmassa située à
moins de 200 kilomètres au Nord-Est du Dra (dans l'actuelle oasis du Tafilalt).
Les Musulmans s'emparent du Jebel Zagora, massacrent tous les Juifs qui s'y
trouvent —hommes, femmes, enfants— et les autres, ceux qui n'avaient pu se
réfugier dans la forteresse, sont réduits à la servitude. Les Almoravides occupent à
leur tour le Jebel Zagora ; quelque temps après, ils construiront sur son flanc une
place forte aussi grande que renommée.
Les gens du Dra descendent-ils des Kouchites ?
Si l'on peut accorder un certain crédit à cette histoire plus ou moins
légendaire des Juifs du Dra, elle est intéressante par les indications qu'elle donne
sur l'existence dans les oasis du Maroc saharien d'une très ancienne population
noire ou négroïde dont la fixation sédentaire serait bien antérieure à toute donnée
historique. Si ces Kouchites ont bien existé, ces descendants de Kouch fils de
Cham fils de Noé pourraient être les ancêtres de ceux qu'on désigne souvent sous
le nom de H'aratine, mot peu employé dans le Sud Marocain où les Noirs ou
Négroïdes du Dra sont désignés sous le nom d'Alt Dra en berbère ou de Draoua
en arabe, c'est-à-dire : "Ceux du Dra".
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D. JACQUES-MEUNIÉ
Quant à ceux des Juifs qui passent pour être fixés depuis une époque
lointaine dans certaines oasis du Maroc saharien, ils sont particulièrement
nombreux dans le Dra où ils sont estimés et jouissent de considération.
En ce qui a trait aux Berbères blancs habitant aujourd'hui dans le Dra, ce
sont principalement des Ait Aâtta —pasteurs montagnards— qui n'ont commencé à se
fixer dans le Dra qu'à une époque récente, c'est-à-dire entre le début du
XIXe siècle et le début du XXe.
Sijilmassa, capitale saharienne (VIIIe -XIe siècle)
Ainsi qu'on l'a vu, le royaume juif du Dra aurait disparu vers le milieu du
XIe siècle, lorsque des Berbères du désert occidental s'emparèrent de Sijilmassa,
grande ville saharienne située dans l'oasis actuelle du Tafilalt. Sijilmassa a dans
l'histoire du Maroc saharien une signification particulière parce qu'à son époque
— principalement du VIIIe au XIe siècle — sa renommée commerciale, politique et
religieuse était internationale dans le monde du moyen âge. Fondée par des
Berbères Zénètes au milieu du VIIIe siècle (757) (1), avant Tiaret (761) et un
demi-siècle avant Fès (808), Sijilmassa est la plus ancienne fondation musulmane
au Maghreb où seule l'a précédée celle de Qairouan, fondée par Oqba ben Nafi
conquérant du Maghreb, en 683, comme base et camp retranché. L'existence au
Maroc saharien d'une ville aussi grande et aussi célèbre que Sijilmassa montre que
la vie citadine y était l'une des plus développées à cette époque et que cette
marche saharienne connaissait une civilisation évoluée.
La prospérité de Sijilmassa était due à sa situation dans la vallée du Ziz, là où
se voit aujourd'hui la palmeraie du Tafilalt. Fondée sur un site excellent auprès
duquel l'eau était abondante, elle se trouvait en outre à un nœud très important
de communications du Maghreb, servant de point de départ ou de relais aux
caravanes allant du Soudan à Tlemcen et à Fès, à Qairouan aussi et en Egypte. Sijilmassa
était un entrepôt considérable où passaient toutes les marchandises acheminées
vers la Méditerranée et l'Europe ; par ailleurs, elle était le lieu de rassemblement
des pèlerins d'Afrique occidentale se rendant à La Mekke. Au Xe siècle, on
compare Sijilmassa aux plus célèbres cités de l'Orient (Qairouan, Koufa, Bagdad)
pour la pureté de son air et la beauté de ses édifices ; l'influence de l'Orient y
prédomine ainsi que l'atteste sa belle architecture de pisé à décor de brique crue
dont les châteaux forts et les qasbas du Tafilalt et du Dadès sont encore
aujourd'hui l'étonnant témoignage.
Pendant trois siècles après sa fondation - du VIIIe au XIe s. (757-1 054/5) plusieurs dynasties zénètes se succèdent à la tête du royaume de Sijilmassa ; il ne
cessera d'être indépendant qu'au milieu du XIe siècle lorsque les Sanhaja almoravides s'en empareront, mais il conservera encore longtemps sa prospérité.
(1) Avant de fonder Sijilmassa, les Zénètes Miknaça avaient occupé les hautes plaines du
Maroc oriental, c'est-à-dire la région d'Oujda et les plaines qui s'étendent à l'Est du Haut Atlas.
Les Miknaça étaient des Berbères zénètes qui — s'étant révoltés — avaient adopté le rite
hétérodoxe des Sofrites (une des principales branches du Kharijisme) et s'étaient rendus
indépendants du gouverneur arabe de Qairouan.
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
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Les Almoravides (XIe -XIIe siècles)
C'est donc au milieu du XIe siècle que les Sanhaja Lamtouna traversent le
Sahara du Sud au Nord, prennent Sijilmassa (1 054/1 055 et massacrent tous les
Berbères zénètes qui s'y trouvent. Un peu plus tard, à la suite de leur chef
spirituel Ibn Yassine, ces grands nomades berbères conquièrent tout le Maroc
saharien ; ils progresseront ensuite vers le Nord de l'Atlas, fonderont Marrakech,
gagneront l'Espagne, et deviendront célèbres sous le nom d'Almoravides.
Une fois de plus, la souveraineté a changé de mains à Sijilmassa, une
dynastie en supplante une autre. A des dynasties étrangères zénètes (Banou
Midrar, Banou Khazroun) succède une autre dynastie étrangère, celle-ci de
Berbères Sanhaja (Lamtouna almoravides) ; cette conquête par les Sanhaja ne
paraît guère avoir modifié l'état économique et social du pays, et le fonds de la
population ne semble pas avoir été profondément altéré par ce changement. Si
l'invasion de grands nomades berbères n'altère pas l'équilibre des oasis, c'est qu'ils
viennent en conquérants issus d'un Etat organisé, ils connaissent la culture de
l'Orient et de l'Espagne et souhaitent y accéder. D'autre part, guerriers d'un corps
expéditionnaire peu nombreux, sans femmes ni enfants, ils se marient dans le
pays subjugué, ; quelques-uns seulement se fixent pour tenir le pays conquis, tandis
. que les autres s'élancent vers de nouvelles victoires. Comme il advient souvent, il
semble qu'un petit nombre de conquérants se fondent dans la masse des conquis
et en adoptent la plupart des usages et des façons de vivre : les maîtres passent, le
pays et ses habitants demeurent. Plus tard au contraire, à partir du XIIIe siècle,
des Arabes nomades — les Maâqils — arriveront de l'Est : leur invasion anarchique
sera désastreuse pour l'agriculture et pour le commerce, elle ruinera les structures
politiques et répandra le désordre.
QUELQUES TRAITS PARTICULIERS
L'histoire politique des grandes provinces du Maroc saharien est intéressante
mais longue et souvent confuse ; seuls sont envisagés ici quelques traits particuliers,
relatifs aux populations, à leurs genres de vie ou à leurs échanges.
Indépendance et interdépendance des pays au Nord et au Sud de l'Atlas
Dès avant l'époque almoravide (XI-XIIe siècles), on peut observer
l'indépendance et l'interdépendance des pays situés au Nord et au Sud de l'Atlas. On
remarque en effet qu'en dépit du profond isolement qui est celui du Maroc
saharien — conséquence de sa situation géographique et de la présence massive du
Haut Atlas — son histoire ne peut être entièrement détachée de celle des dynasties
ayant régné au Nord de l'Atlas, du fait des impératifs économiques et politiques.
Le Maroc saharien vit presque toujours dans une indépendance de fait mais,
d'une part, le Maroc du Nord ne peut se passer des produits du Sud ni de ses
voies commerciales ; d'autre part, comme le Maroc saharien est le repaire habituel
de ceux qui prétendent au pouvoir, il ne cesse d'inquiéter les souverains régnant au
Nord de l'Atlas parce que leur existence est toujours menacée. Au cours des siècles,
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D- JACQUES-MEUNIÉ
presque tous ceux qui tentent de prendre le pouvoir au Nord de l'Atlas
(Marrakech, Meknès, Fès) sont originaires du Maroc méridional ; et c'est aussi dans
cette contrée lointaine que naissent les fondateurs des grandes dynasties :
Almoravides, Almohades, et la dynastie actuelle des Filaliens.
Individualité des provinces
Notons aussi que, dès avant le XIe siècle et les Almoravides, on distingue
l'existence au Maroc saharien de grandes provinces historiques nettement
différenciées qui sont : à l'Ouest, l'Oued Noun (où se trouve aujourd'hui Goulimine) et
la vallée du Sous ; au centre, le Dra oriental ; à l'Est, Sijilmassa qui sera connue
plus tard sous le nom de Tafîlalt. Non seulement ces provinces sont presque
toujours indépendantes des dynasties qui régnent au Nord de l'Atlas mais, en
outre, elles sont indépendantes les unes des autres et poursuivent leur existence
particulière. En raison d'une certaine analogie de leurs productions et de
retirement de cette zone dans le sens de la latitude — 750 kilomètres — elles ont
peu de rapports entre elles, ont chacune un système politique qui leur est propre,
ainsi que leur réseau commercial.
La soumission à une même autorité de cette longue zone plus ou moins
désertique, aux rares points d'eau, n'est devenue possible que depuis l'existence
d'engins motorisés aériens ou terrestres.
Origines et ancienneté des populations
De l'origine et de l'ancienneté des populations du Maroc saharien, nous ne
savons presque rien. Dès le moyen âge, les grandes races berbères qui forment le
fonds du peuplement de l'Afrique du Nord et du Sahara sont représentées au
Maroc mais on ne distingue pas avec certitude qui sont ces Berbères — désignés
sous les noms (arabisés) de Masmouda, Sanhaja, Zanata — ni ce qui les différencie.
D'où ces Berbères peuvent-ils être venus ? Depuis quand les uns ou les autres se
trouvent-ils au Maroc ? Quels sont les territoires qu'ils occupent alors ? Autant de
questions auxquelles on ne peut répondre actuellement que par des hypothèses.
A peine connaît-on davantage quels territoires les groupes berbères
occupaient entre le XIV8 et le XVIe siècle mais, selon les auteurs anciens, un très
grand nombre d'entre eux paraissent avoir déjà été fixés sur les territoires où ils se
trouvent encore aujourd'hui. On sait cependant que des circonstances
exceptionnelles ont parfois contraint certaines tribus à abandonner leur terroirs ; telles ont
été de graves épidémies ou de longues sécheresses engendrant des famines. C'est
du moins ce que laissent entrevoir des traditions orales relatant des événements
survenus au cours des derniers siècles ; de tels exodes de populations semblent
presque toujours s'être développés du Sud vers le Nord, de la zone saharienne vers
des régions moins arides.
Les Arabes maâqils
Le seul élément de population dont l'arrivée au Maroc saharien nous soit
connu avec assez de certitude est celui des Arabes maâqils. Le schéma des
pérégrinations de ces nomades sahariens est intéressant parce qu'il fait entrevoir
comment ils s'infiltrèrent dans le Sud Marocain, comment ils se propagèrent
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
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ensuite sur des territoires étendus et, enfin, comment la plupart d'entre eux
devinrent sédentaires sur des terres qui appartenaient à des tribus berbères.
Venus de Tunisie par la bordure septentrionale du désert, les Arabes
atteignent le Sud Marocain dès le début du XIIIe siècle. Arrivés en petit nombre,
ces nomades se multiplient rapidement et, dès la première moitié du XIIIe siècle,
ils occupent toute la région des oasis marocaines, et aussi le Sous, imposant
partout leur domination aux Berbères sédentaires. Au Nord de l'Atlas, les Sultans
essaient d'utiliser dans leurs armées les groupes arabes qu'ils ne peuvent dominer ;
par contre, dans le Maroc saharien qui échappe à l'autorité du Makhzen, les
Maâqils désagrègent profondément le pays berbère au point de vue politique et au
point de vue économique, entraînant la ruine de la vie sédentaire et paysanne,
développant la vie nomade.
Les excès et l'oppression des Maâqils s'accroissent avec leur nombre ; ils
ébranlent les organisations politiques qui régissaient les diverses provinces, si bien
qu'à la fin du XIVe siècle ces structures ont plus ou moins complètement disparu,
remplacées par la suzeraineté cruelle et anarchique des nomades maâqils. Dès cette
époque, le commerce de Sijilmassa a disparu — tant avec l'Egypte et l'Orient
qu'avec le Soudan — parce que les Maâqils occupent toutes les steppes de la
Berbérie, depuis la Cyrénaïque à l'Est jusqu'à l'Océan atlantique à l'Ouest.
Partout ils coupent les routes et attaquent les
caravanes ; celles-ci sont alors
obligées de suivre d'autres itinéraires, de telle sorte que Sijilmassa et son
commerce sont entièrement ruinés.
A la fin du XVe siècle, dans la région de l'Oued Noun, les Maâqils
s'immiscent dans toutes les affaires des Berbères et partagent avec eux le pouvoir
mais, à cette époque, les éléments berbères et les éléments arabes sont encore tout
à fait distincts. (Au cours des siècles suivants, la fusion des Berbères — Lamta ou
Lamtouna — avec les Arabes maâqils s'accomplira lentement ; l'ensemble de leur
fusion formera la confédération connue aujourd'hui — et depuis le XVIIIe siècle —
sous le nom de Tekna). Au début du XVIe siècle — trois cents ans après leur
arrivée au Maroc méridional — les Maâqils continuent de troubler les sédentaires,
notamment dans le Sous et l'Oued Noun, dans la province du Dra et dans celle de
Sijilmassa. Là, dans cette contrée de Sijilmassa, ou Tafilalt, mais à l'extérieur des
«palmeraies, les Arabes ont construit des châteaux de pierre où ils entreposent leurs
biens et leurs vivres à l'abri de leurs ennemis ; ils y entretiennent des garnisons qui
contrôlent la circulation des gens et des marchandises, prélevant des droits de
passage, notamment sur la route du Dra à Sijilmassa.
C'est semble-t-il dans la vallée du Dra, en amont et en aval de Zagora, que les
Maâqils rencontrent le plus de résistance à leur pénétration et à leur tyrannie ; là,
au début du XVIe siècle, certains districts berbères du Dra sont commandés par
des seigneurs, des chefs héréditaires connus sous le nom d'Imezouarene. Cette
résistance des seigneurs berbères du Dra pourrait surprendre mais l'explication en
paraît simple : d'une part, la vallée du Dra présente certaines défenses naturelles ;
d'autre part, ces chefs locaux, ces Imezouarene du Dra oriental, sont alors les
alliés des Portugais établis sur la côte atlantique, notamment à Agadir. Ces
derniers leur fournissent des armes à feu, c'est-à-dire des arquebuses ou des
escopettes et, grâce à ces armes modernes, les gens du Dra — qui sont d'excellents
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D- JACQUES-MEUNIE
tireurs— réussissent à tenir en respect les Arabes nomades dont l'armement est
encore des plus archaïques.
A propos des nomades qui parcourent le désert au Sud du Maroc, on peut
remarquer que, dès le milieu du XVIe siècle, ceux qui se trouvent au Sud de
l'Oued Noun portent comme aujourd'hui des tuniques de coton teintes en bleu et
des turbans de même couleur. C'est l'un des indices du commerce que les
trafiquants chrétiens font dans les ports — les havres plutôt — de la côte atlantique
du Maroc et dans ceux du Sahara.
Les indications relatives aux Maâqils — qui viennent d'être résumées — sont
intéressantes parce qu'elles montrent comment ces Arabes sont passés de la vie
nomade à la vie sédentaire ; elles rappellent leur arrivée au Maroc saharien au
début du XIIIe siècle, puis leur pénétration dans les diverses provinces berbères.
La multiplication et l'expansion de ces nomades les amènera ensuite
progressivement à se fixer sur les terres des anciens occupants. Aujourd'hui, la plupart des
groupes maâqils — cités par les anciens auteurs — se retrouvent au Maroc saharien,
ou plus au Nord ; presque tous ne sont sédentarisés que depuis une époque
récente. A ces nomades sahariens arrivés au début du XIIIe siècle dans le Sud
marocain, il aura donc fallu plus d'un demi-millénaire pour se convertir à la vie
sédentaire, et peut-être sept à huit siècles. Ceux qui sont maintenant fixés — dans
le Dra par exemple — mènent une vie identique à celle des Berbères des oasis,
existence qui est déterminée par le milieu géographique et par son climat ; les uns
et les autres conservent toutefois encore certaines coutumes ancestrales
particulières, héritées de leurs aïeux.
Le commerce transsaharien
Ainsi qu'on vient de le voir, il semble bien que si les Seigneurs du Dra
oriental parvenaient à échapper à l'intrusion des Arabes maâqils au début du
XVIe siècle, c'est giâce aux armes modernes que leur procuraient les Portugais
d'Agadir. Il est intéressant de remarquer le rôle déterminant de cet armement
moderne, tant au point de vue politique qu'au point de vue économique. En effet,
les prétendants qui accèdent alors au pouvoir ne peuvent y réussir qu'en se
procurant des armes auprès des Européens : d'une part, des armes blanches (épées,
fers et bois de lances), des casques, armures et cottes de mailles ; d'autre part — et
surtout — des armes modernes, c'est-à-dire des armes à feu et des canons qui leur
permettront d'atteindre à la suprématie.
Et l'on constate que ce besoin impérieux de se procurer cet armement
moderne détermine alors l'expansion économique afin de pouvoir offrir des
produits de valeur aux pays chrétiens fournisseurs d'armes et, parmi ces produits,
le sucre du Sous est le plus recherché de tous. C'est pourquoi on assiste alors à un
grand développement agricole et industriel dans le Sud Marocain : extension de la
culture de la canne à sucre ; création et modernisation des sucreries.
A l'expansion commerciale avec les pays d'Europe correspond la pressante
nécessité d'accroître le trafic avec le Soudan, pays producteur d'or. En effet, les
prétendants — ou les souverains — n'ont pas seulement besoin d'armement
moderne pour accéder au pouvoir ou s'y maintenir, il leur faut aussi une grande
quantité d'or : car c'est avec de l'or, — et non avec du sucre — qu'ils doivent
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
147
payer la solde des troupes et de leurs chefs, et qu'il leur faut entretenir les
fonctionnaires du Makhzen. Aussi est-ce le besoin d'or qui, au XVIe siècle, rend la
conquête du Soudan indispensable pour les sultans Saâdiens, conquête qui
exige celle des salines sahariennes puisque c'est le sel qui a le plus de valeur au
Soudan pour obtenir de l'or en échange.
Ancienneté des échanges
Les échanges entre le Maroc et le Soudan remontent sans doute à une
époque très ancienne : Dans l'antiquité, ce trafic pourrait avoir répondu au besoin
de se procurer de l'or qu'éprouvaient les princes des pays méditerranéens et du
proche Orient ; ainsi avons-nous vu, par exemple, qu'au Xe siècle avant notre ère,
le Roi Salomon aurait envoyé des Juifs d'Israël au Maroc saharien, dans le coude
du Dra, à la recherche des pays producteurs d'or (2).
En raison des difficultés que présentait la traversée du Sahara, il semble que
les échanges entre le Maroc et le Soudan furent peu actifs au cours des premiers
siècles de notre ère mais le besoin de posséder autant d'or que possible n'avait pas
disparu ; sans doute s'était-il même accru. C'est peut-être pourquoi, dès avant le
milieu du VIIIe siècle, le Gouverneur du Sous fait creuser de nombreux puits sur
la route du Soudan. Il est remarquable que l'ordre de faire creuser ces puits
émane du Khalife de Damas, qu'il parvient au Gouverneur de l'Afrique résidant à
Qairouan, d'où il est transmis au Gouverneur du Sous. Le fait que c'est le Khalife
de Damas qui donne l'ordre d'aménager les communications entre le Sous et le
Soudan montre que ces travaux doivent être exécutés au moins autant dans
l'intérêt du Khalifat de Damas que dans celui du Maroc ; il se pourrait justement
qu'à cette époque la route de Damas et Qairouan à Aoudarhost et au Soudan
occidental passe par le Maroc saharien et la zone du Jebel Bani.
Aux IXe -Xe siècles, le commerce de Sijilmassa a la réputation d'être très
important, aussi bien avec le Soudan qu'avec l'Orient. Les principaux des produits
du désert et du Soudan sur lesquels porte le trafic transsaharien sont — avec les
célèbres boucliers en peau d'antilope — le sel et l'or, comme ils le seront encore
six cents ans plus tard.
La conquête du Soudan (1591)
Au cours des temps qui suivent, c'est-à-dire du Xe au XVIe siècle, le trafic
avec le Soudan ne cesse d'être attesté par les historiens et les géographes, mais
c'est vers le milieu du XVIe siècle que le besoin d'or devient le plus impérieux
lorsque la dynastie des Saâdiens étend son pouvoir. C'est ce qui décidera le sultan
Ahmed el-Manesour à s'emparer du Soudan et, en 1591, il prendra Tombouctou
et Gao.
Rôle important du Dra oriental
La conquête du Soudan se fera à partir du Dra oriental, plus précisément de
l'oasis des Lektaoua, dans le coude du Dra. Commandé par le pacha Jouder, un
(2) Cf. supra, Le royaume des Kouchites du Dra.
148
D. JACQUES-MEUNIÉ
Andalou aux yeux bleus, le corps expéditionnaire comprend 5 670 hommes
(montés ou à pied), 1 000 chevaux de charge ; 8 ou 10 000 chameaux pour porter
le matériel, et aussi l'eau qui est la chose la plus indispensable de toutes. Ce sont
en majorité des Chrétiens ou des Renégats que Jouder a désignés pour faire partie
de l'expédition car ce sont eux qui savent se servir des armes à feu (arquebuses,
escopettes), et les Marocains ne font pas volontiers sans eux d'entreprises
militaires. C'est dans le coude du Dra que les troupes se rassemblent et
complètent leur ravitaillement avant d'entreprendre la traversée du désert.
Bien que longuement préparée, cette traversée du Sahara par une nombreuse
armée et son convoi est un véritable exploit ; elle dure quarante jours pendant
lesquels on chemine avec des "pilotes", à la boussole, pour ne pas s'égarer
puisqu'il ne reste aucune piste sur le sable. Arrivés sur les bords du Niger, l'armée
a perdu la moitié ou les deux tiers de son effectif, les survivants sont exténués et
doivent se reposer avant de marcher sur Gao. Une quinzaine de jours plus tard, le
corps expéditionnaire — muni d'armes à feu — rencontre l'armée du Roi de Gao
qui est nombreuse mais dont les soldats n'ont encore que des arcs, des dards et
quelques lances. Aussi la bataille de Tondibi est-elle un immense désastre pour les
Noirs en dépit de leur intrépidité et de leur courage.
Après la conquête des salines et du royaume de Gao, les Sultans du Maroc
envoient des caravanes au Soudan pour y chercher de l'or contre du sel, et aussi le
tribut de Gao. C'est une expédition longue, difficile et dangereuse qui ne peut
avoir lieu qu'une fois par an, ou même seulement tous les deux ou trois ans ; la
caravane est très nombreuse en hommes (300 à 1 200), en chevaux et en
chameaux (800). Les voyageurs craignent beaucoup les vents de sable qui les
égarent et les font périr.
L'importance de la province du Dra est alors primordiale parce qu'elle est le
point de départ et d'aboutissement des caravanes. C'est là que se trouve la
Douane, là aussi que fonctionne l'Atelier monétaire où arrive l'or en poudre du
Soudan, là où on le fond et où on frappe la monnaie avant de l'envoyer à
Marrakech. Les oasis du coude du Dra sont en outre la base où se concentrent les
détachements en partance pour le Niger, et où ils se ravitaillent. La province du
Dra acquiert même alors une importance politique au Soudan en raison du grand
nombre de Draoua — de gens du Dra — qui exercent des commandements ou des
fonctions administratives au Soudan.
De Vor> non des esclaves
A propos des échanges entre le Maroc et le Soudan, il faut préciser que c'est
essentiellement l'or en poudre que les caravanes vont chercher à cette époque au
Soudan. On a cru longtemps, semble-t-il, que les caravanes ramenaient du Soudan
de très nombreux esclaves noirs ; en fait, parmi toutes les indications ayant trait au
trafic caravanier données par les documents anciens, on constate que l'importation
d'esclaves noirs du Soudan n'est jamais mentionnée tandis que celle de l'or est
spécifiée à maintes reprises.
Les observations que nous avons réunies sur l'extrême rareté de l'importation
d'esclaves noirs au Maroc avant le XVIIIe siècle ne peuvent être exposées ici.
HISTOIRE DES POPULATIONS DU MAROC SAHARIEN
149
Indiquons simplement qu'à la fin du XVIe et au XVIIe siècle, les esclaves noirs
sont une denrée de grand luxe au Maroc ; aussi n'y sont-ils qu'en nombre infime
et ne représentent-ils pas alors un élément de peuplement de quelque importance.
La grande peste (1596-1608)
Moulay Ahmed el-Manesour a conquis le Soudan en 1591 ; il est au faîte de
sa gloire. Cinq ans plus tard, une effroyable épidémie de peste s'abat sur le Maroc
tout entier ; elle durera douze ans. La mortalité est énorme ; les gens s'enfuient
dans les campagnes et dans les forêts pour essayer de se mettre à l'abri, mais en
vain. Les bateaux européens cessent de fréquenter les ports et, en 1598, les
sucreries du Sous sont abandonnées. Les désordres se multiplient et l'insécurité
devient générale. En 1603, Moulay Ahmed el-Manesour est à son tour atteint de la
peste ; il meurt. Et c'est l'éclatement de la guerre civile et de l'anarchie : les
plantations de canne et les moulins à sucre du Sous sont ravagés, et l'une des
principales ressources économiques du Maroc s'en trouve anéantie à jamais.
Il ne semble pas que l'attention ait été retenue jusqu'à maintenant par cette
longue et terrible épidémie de peste, non plus que par les conséquences si graves
et si durables qu'elle a engendrées dans le domaine de la politique et dans ceux de
l'économie, notamment au Maroc méridional. Après la fin de la peste qui ne se
terminera enfin qu'en 1608, la vie agricole et commerciale ne reprendra que
lentement ; il faudra alors près d'un quart de siècle pour que les circuits
commerciaux se rétablissent. Le Saint du Tazeroualt (Anti-Atlas occidental) se
sera emparé du commerce avec Tombouctou et du trafic avec les Européens, son
pouvoir s'étendra alors sur tout le Sud Marocain ; mais cette nouvelle phase
brillante de la vie du Maroc saharien ne peut être envisagée ici.
REFLEXIONS
De l'ensemble de nos recherches sur l'histoire du Maroc saharien, il ressort
que cette région qui, à première vue, peut paraître marginale et sans individualité,
est au contraire une entité qui a toujours eu sa vie propre.
Par ailleurs, bien que les pouvoirs qui régnaient au Nord de l'Atlas n'aient
jamais pu réussir à imposer durablement leur autorité sur le Maroc saharien,
l'existence de cette zone méridionale était essentielle pour le Maroc du Nord de
l'Atlas : d'une part, elle était essentielle par son relief élevé et tourmenté qui
dressait un rempart contre les intrusions de populations sahariennes ; d'autre part,
le Maroc du Nord ne pouvait se passer des productions, du commerce et des voies
de passage du Maroc méridional (3).
(3) Nous ne pouvons exposer ici la succession des nombreux faits prouvant la valeur
économique exceptionnelle du Maroc méridional pour le pays situé au Nord de l'Atlas ; aussi
n'en citerons-nous qu'un exemple, parmi les plus significatifs. Ainsi peut-on très précisément
constater que, pendant la seconde moitié du XVIe siècle, les produits du Maroc saharien et du
Soudan sont indispensables pour le commerce avec l'Europe ; la preuve en est que, durant toute
cette période, si les navires européens déchargent tout ou partie de leur cargaison à Safi (port
de Marrakech), c'est dans la rade d'Agadir (port du Sous) qu'ils vont chercher leur fret de
150
D. JACQUES-MEUNIÊ
On constate en outre que le Sud Marocain jouait un rôle important vis-à-vis
des pays étrangers : pour le Maghreb oriental (Qairouan), ainsi que pour l'Egypte
et l'Orient (Damas, Bagdad) ; pour le Soudan (Tombouctou, Gao) ; et, à une
époque plus récente, pour les pays européens.
Ces quelques remarques amènent à penser que si le Maroc saharien n'avait
pas existé — avec ses caractères géographiques si exceptionnels — la vie du Maroc
situé au Nord de l'Atlas n'aurait pu se développer comme elle l'a fait. De même,
les activités de bien des pays méditerranéens, jusqu'au proche Orient, celles aussi
des régions soudanaises auraient eu de tout autres aspects : bien des échanges
commerciaux et culturels n'auraient pu naître ou se développer, du moins
n'auraient-ils jamais connu la même extension ni la même ampleur.
D. JACQUES-MEUNIÉ
Octobre 1971
5, rue Frédéric Bastiat
75 -Paris (8e)
(3) suite
retour car c'est à Agadir qu'on peut se procurer la plupart des denrées exportées en Europe
(notamment : sucres, or, cire, peaux, dattes, amandes). Cet itinéraire — avec déchargement à
Safi et chargement du fret de retour i Agadir — reste en usage jusqu'au début de la grande
épidémie de peste (1596) ; tout commerce est alors suspendu, et les navires européens cessent
d'aborder sur les côtes du Maroc.