Article
« Mémoire et violence chez Ahmadou Kourouma »
Alexie Tcheuyap
Études françaises, vol. 42, n° 3, 2006, p. 31-50.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/015789ar
DOI: 10.7202/015789ar
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Mémoireetviolencechez
AhmadouKourouma
DanssonouvrageRéflexionssurlaGuerre,leMaletlafindel’Histoire,
Bernard-HenriLévyanalysel’émergencedelaviolencedansdespays
duTiersMondeoùsévissentdesguerres«oubliées»auxravagesincalculables.Ilestscandaliséparceque,danscespayssinistrés,lesguerres
n’ontpasdesens,àladifférencedesguerresdites«justes»ou«injustes»,lesquellesétaientliéesauxconquêtes,auxrésistancesdiversesou
àlaconstructiondecertainsÉtats-nations.Sonindignationneréside
pasdanslefaitmêmedelamort:c’estqu’ellesurvient«pourrien»,et
surtout dans le contexte qu’il qualifie de guerres «sans mémoire».
ParlantduBurundi,ilsoutient:
Lesprotagonistesdesguerres,d’habitude,capitalisentsurleursvictoireset
mêmesurleursdéfaites.Decettecapitalisation,glorieuseoudouloureuse
[…]ilstirentunepartdel’énergiequileurestnécessairepourcontinuerdese
battre.Etcedoubleprocès[…]supposeuntravaild’inscriptiondansletemps,
d’indexationsuruneduréecommune,decommémoration,monumentalisation,documentation—ilsupposeriendemoinsquel’écritured’uneHistoire
etlaconstitutiond’unetradition[…]Or,ici,riendetel.Pasd’archives,pasde
monumentsdusouvenir.Pasdestèles.Àpeineunepresse1.
Cette réflexion de Bernard-Henri Lévy tient d’au moins trois facteurs.Ilya,d’abord,cette«boulimiecommémoratived’époque2»dont
. Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Paris,
Grasset,,p..
. PierreNora,«L’èredelacommémoration»,LesLieuxdemémoire,t.III:LesFrance,
Paris,Gallimard,,p..
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parle Pierre Nora dans son étude des lieux de mémoire en France.
L’opérationmémorielle,ici,consisteessentiellementàrepéreretsurtout sélectionner les sites, traces, documents et lieux permettant de
célébrerlesfaitshistoriquesfrançais.L’affinitéestévidente,chezPierre
Nora,entreleslieuxinventoriésetlesexploitssuccessifsdelaFrance,
cequidébouchesurunesortedechauvinismediscret.Ensuite,onne
peutéluderunecertainetraditionhistoriographique(Bernard-Henri
Lévy et Pierre Nora en seraient des tenants), souvent commune en
Europe, qui hésite, hégémonie culturelle oblige, à valider d’autres
sources,repèresettracespouvantpermettredeconstituertoutaussi
efficacement une mémoire historique collective. La tradition orale
africaineenestunexempleintéressant.Enfin,lacommémorationest
perçuedansunedimensiontoujourscollective.Autrementdit,c’est
parlegroupesocialounationalqu’onconstruitlamémoire.Lorsqu’il
est convoqué, l’individu n’est que le délégué du groupe auquel il
appartient.Lamémoiredusujetn’estqu’unelointainemétonymiede
lamémoiresociale/nationalequel’institutionsechargedelégitimer,
cequi,ducoup,enlèvetouteidentitéetmêmetouteexistenceauporteur(desmarques)decettemémoire.C’estpourquoi,parexemple,les
amputésdeguerreetautressoldatsquelesgouvernementsexhibent
annuellementsontmoinsreconnuspourlesprofondesblessuresqu’ils
portent que pour leur participation à un événement inscrit dans
l’histoire collective. En approfondissant davantage les perceptions
deBernard-HenriLévyetcellesdePierreNora,onserendcompte
qu’ellestiennentd’uneperceptionunpeuréductrice,tropidéologique
delatraceoudulieudemémoire.SelonPaulRicœurpourtant:
C’est[…]danslephénomènedelatracequeculminelecaractèreimaginaire des connecteurs qui marquent l’instauration du temps historique.
Cettemédiationimaginaireestprésupposéeparlastructuremixtedela
traceelle-mêmeentantqu’effetsigne.[…]Cesontprécisémentlesactivités
depréservation,desélection,derassemblement,deconsultation,delectureenfindesarchivesetdesdocuments,quimédiatisentetschématisent,
sil’onpeutdire,latrace,pourenfairel’ultimeprésuppositiondelaréinscriptiondutempsvécu(letempsavecleprésent)dansletempssuccessif
(letempssansprésent)3.
MêmesilaperceptiondePaulRicœurreste«conventionnelle»,elle
ouvre significativement le concept de trace, en en faisant un signe
. PaulRicœur,TempsetrécitIII.Letempsraconté,Paris,Seuil,,p.-.
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ramenantlepasséauprésent.Dèslors,onpourrait,encapitalisantsur
l’existencedestracesoudesmarques,définirplustardavecluileslieux
demémoirecomme«desinscriptions,ausenslargedonnéàceterme
dansnosméditationssurl’écritureetl’espace4».Etdanscesperspectivesjustement,cequiéchappeàPaulRicœuretàBernard-HenriLévy
etquis’expliqueparleursprésupposésméthodologiquesouidéologiques,c’estquecetteinscriptiondansletempsnesefaitpasnécessairementparl’écriture,lapeintureouunrécitconventionnel.Silamémoire
n’estpasconservéeparuntémoignage(généralementécrit)oun’est
séquestréedansaucunearchive,onnepeutpasconclurequecelle-ci,
lestracesetlesmarquesquipermettentdeconstituercettemémoire
collective, n’existent pas. Elles sont repérables dans d’autres sites
mémorielsnonconventionnelscommelecorps,l’espaceoulelangage.
Lestextesd’AhmadouKouroumaenconstituentjustementunexcellentexemple,particulièrementencequiatraitàlaviolence.
Eneffet,lesproductionslittérairesdeKouroumapeuventêtredéfinies comme relevant d’une esthétique de la violence. Dans tous ses
textes, principalement les deux derniers romans, l’écrivain ivoirien
s’emploieàfigurerlesdésastresculturelsetpolitiquesdel’Afriquecontemporaine.Qu’ils’agissedel’excisiontraumatiquedeSalimatadans
Lessoleilsdesindépendances,delaviolencedesconquêtescolonialesdans
le même roman comme dans Monnè, outrage et défis, des dictatures
ubuesquesdansEnattendantlevotedesbêtessauvages,Kouroumasemble
véritablement faire de la violence une catégorie esthétique. Mais la
véritable architecture de la violence (ou d’une violence épique et
démentielle)estcertainementcelledesesdeuxderniersrécits,Allah
n’estpasobligéetQuandonrefuseonditnon,textesquiparlentdesatrocitésdelaguerrecivileauLibéria,enSierraLeoneetenCôted’Ivoire.
Quesesromansfigurentdesfaitsdeviolenceestdéjàsuffisantpour
soutenir qu’ils peuvent en porter la mémoire, car celle-ci s’inscrit
d’aborddansleprocèsnarratif àcausedelachargedesmots.Maisilse
trouvequecertainstextesdeKouroumaconvoquentdestragédiesde
l’histoireafricaineimmédiate,ainsiquetoussesacteursetsesespaces
ayantdonnélieuàsonétalementépique.Autrementdit,Kouroumase
sertdelafictionpourconvoquerl’Histoire,maissurtoutpourlacontesteroul’élucider.Dèslors,lerécitsecomportecommeunvéritable
. PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,Paris,Seuil,coll.«L’ordrephilosophique»,
,p..
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«piège»,pourreprendreletitredeLouisMarin5,carlaconstruction
desfaitsetdel’intrigueaspireàconcurrencerlaréalitéoumêmeàla
remplacer.Et,sil’onsoutientavecPaulRicœur,que«l’histoireimite
danssonécriturelestypesdemiseenintriguereçusdelatraditionlittéraire[…].Lemêmeouvragepeutêtreainsiungrandlivred’histoire
etunadmirableroman6»,onserendcomptequelamémoire,etmême
lesmémoires,sebousculentdanslesœuvresd’AhmadouKourouma.
Nous nous consacrerons essentiellement aux inscriptions de la
mémoiredelaviolencedanslestextesnarratifsduromancierivoirien.
Nousexplorerons,essentiellementdansuneperspectivespatiale,des
lieuxnonconventionnels,«insolites»delamémoireculturelleetpolitique,deslieuxquisontengénéralconstituéspard’anonymessujets
sociauxpourtantporteursdesmarquesd’unetragiquehistoirecollective.Lecorpsenestunexemplesignificatif.
Corps-mémoire,mémoire-corpsdelaviolence
L’enchantementquiasuivilapublicationdesLieuxdemémoire,latrilogiedePierreNora7,cacheenréalitéunpeumal«satendanceàréduire
lelieudemémoireausitetopographiqueetàlivrerlecultedemémoire
auxabusdelacommémoration8»,unemémoiredontlesnombreux
trouspermettentd’«oublier»soigneusementdesaspectsdouloureux
del’histoirecontemporainedelaFrancecommelesoulignentRéda
BensmaïaetEmilyApter9.Ens’éloignantunpeud’uneperceptionsi
étroite de la mémoire ou de l’histoire, et surtout en approchant les
romans d’Ahmadou Kourouma dans leurs discours sur le corps et
l’espace,onserendcomptequ’ilestimpératif dedéplaceroudediversifierleslieuxdelamémoire.Ceux-ci,dèslorspermettent,àtravers
l’histoireculturelleetpolitiquedessujets,dedétermineruneherméneutiqueetuneéconomiepolitiquedeladouleurdontl’excisionest
unemanifestation.
. LouisMarin,Lerécitestunpiège,Paris,Minuit,.
. PaulRicœur,TempsetrécitIII.Letempsraconté,op.cit.,p..
. PierreNora,Leslieuxdemémoire,Paris,Gallimard,vol.,t.I:LaRépublique,t.II:La
Nation,t.III:LesFrance,-.
. PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,op.cit.,p..
. RédaBensmaïa,«Algerest-ilun“lieudemémoire”?»(àproposdeSalutCousinde
Merzak Allouache), The French Review, vol. XLI, no , automne , p.-; Emily
Apter,ContinentalDrift:FromNationalCharacterstoVirtualSubjects,Chicago,TheUniversity
of ChicagoPress,.
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LecorpsestchezKouroumaavanttoutune«surfaced’inscription
des évènements, lieu de dissociation du Moi, volume en perpétuel
effritement10»,etlesrituelsd’excisionqu’ilsubitsont,danssesromans,
desprocessusquifacilitentlasocialisationdusujetenluipermettantde
préserverl’honneurdesafamille.Lorsqu’unevieillefemme,dansLes
soleilsdesindépendances,dit:«Mafille,soiscourageuse!Lecouragedans
lechampdel’excisionseralafiertédelamamanetdelatribu»(S,),
c’estparceque«lamarquesurlecorpsdésigneàlafoisceluiqu’ilfaut
exclure et celui qu’il faut sauvegarder11». Malgré sa forte résistance,
Salimatafinitparsubirl’affreuseablationdesonorgane:
Ellerevoyaitchaquefilleàtourderôledénoueretjeterlepagne,s’asseoir
surunepoterieretournée,etl’exciseuse,lafemmeduforgeron,lagrande
sorcière,avancer,sortirlecouteau,uncouteauàlalamerecourbée,leprésenterauxmontagnesettrancherleclitorisconsidérécommel’impureté,
laconfusion,l’imperfection,etl’opéréeselever,remercierlapraticienneet
entonnerlechantdelagloireetdebravourerépétéenchœurpartoute
l’assistance.[…]Lapraticiennes’approchadeSalimataets’assit,lesyeux
débordantsderougesetlesmainsetlesbrasrépugnantsdesang,lesouffle
d’unecascade.Salimataselivrelesyeuxfermés,etlefluxdeladouleur
grimpa de l’entrejambe au dos, au cou et à la tête, redescendit dans les
genoux;ellevoulutseredresserpourchantermaisneleputpas,lesouffle
manqua,lachaleurdeladouleurtenditlesmembres,laterreparutfinir
souslespieds,[…]ellesecassaets’effondravidéed’animation…(S,-)
Il y a même pire: en plus de l’excision qui la laisse à moitié morte,
Salimata est violée par Tiékoura. Mais si ce viol est lui aussi une
atteintequimarquelecorps,ilnelaissepasdesignephysiquecomme
l’ablationquesubissenttouteslesjeunesfillesdelacommunauté.Il
n’estd’ailleursquelamanifestationd’undélireindividuelquin’engage
enrienlatrajectoireculturellecollective.Parcontre,lecorpsféminin,
commelecorpsmasculindesgarçonscirconcis,gardedescicatrices
d’actesrituelsquiserépètentannuellementetquiconstituentl’histoire
etl’identitéculturellesd’unecollectivitédontonnepeutsesépareret
dontlescodespassent,entreautres,parcemarquagedescorps:corps
secrets,couverts,maisquisesouviennentdestraumatismessubisetde
lapénétrationdeslamesnonstérilisées.CeluideSalimataetceuxde
. MichelFoucault,«Nietzsche,lagénéalogie,l’histoire.HommageàHippolyte»,
DitsetÉcrits,Paris,Gallimard,,t.II,p..
. FrançoiseCouchard,L’excision,Paris,PressesUniversitairesdeFrance,coll.«Que
sais-je?»,no,,p..
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sespairsdeviennentainsilesitecicatriséd’uneviolentemémoirecollectivedontlacommémorationdansladouleurnedurequel’instantdela
chirurgie.Dèslafindelacérémonie,lecorpsexcisédeSalimataporte
seulsamarqueetlesdouleursquiluisontassociées,dansunanonymat
tragique.CelaseremarqueencoredansAllahn’estpasobligé.
LaspécificitédeceromandeKouroumaparrapportàlamémoire
corporelleestlacirconstancedesonirruption.L’excisionesticiassociée
à la guerre. Si le narrateur Birahima se retrouve dans de nombreux
groupesdecriminelsetdesescouadesd’enfants-soldats,c’estparcequ’il
estàlarecherchedesamère.CommeSalimataettouteslesfemmes,la
mèredeBirahimasubitlerituelfatal.Elleest,elleaussi,presquemorte
surl’abattoir,maisestsauvéeinextremisparlachirurgiennesimplementparcequ’elleestjolie:
EtMoussokoroni,envoyantmamamanentraindesaigner,entrainde
mourir,aeupitiéparcequemamamanétaitalorstropbelle.[…]L’exciseuse
avaitunboncœuretelleatravaillé.Avecsasorcellerie,sesadorations,ses
prières,elleapuarrachermamamanauméchantgéniemeurtrierdela
brousse.Legénieaacceptélesadorationsetlesprièresdel’exciseuseetma
mamanacessédesaigner.Elleaétésauvée.Grand-pèreetgrand-mère,tout
lemondeétaitcontentauvillageettoutlemondeavoulurécompenser,
payerauprixfortl’exciseuse;ellearefusé.Carrémentrefusé.(A,)
Cequ’onpeutnoterdanslecasdelamèredeBirahimacommedans
celuideSalimata,c’estl’intensitédeladouleuretlaproximitédelamort.
Cettemort,àlaquellelesdeuxpersonnageséchappent,estsimplement
lamorttotale,puisqu’ellessontdéjàmortesàleurclitorisquiportela
marquedelachirurgie.Au-delàdoncdeladouleur,l’atteinteàl’intégrité
corporellemetlesujetsouslemodedudécèsprogrammé,puisquela
mortestindicibleetdéjàimposée.SelonFrançoiseCouchard:
Celui qui souffre investit totalement l’endroit du corps douloureux; cet
investissement,enaugmentantavecladouleur,finitpartrouerlemoi,par
leviderdesasubstance,excepté,peut-êtresidescirconstancesextérieures
parviennentàledécentrerdelasourcedecettedouleur.Cettecapacitéde
certainsindividusàmobiliserdesmécanismesdeclivageleurpermetd’isoler les parties souffrantes du corps, pour les traiter comme des parties
mortes.[…]lesujetquisouffreetqueladouleurenvahitneréussitniàla
nommer,niàymettrelesmots12.
Cette analyse est particulièrement intéressante pour ces romans de
Kouroumadanslesquelslessujetsdontlescorpssubissentleseffetsde
. Ibid.,p.-.
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la marche de l’histoire sont essentiellement des enfants, surtout des
jeunesfillesquelaguerreprotègeparadoxalementduviol,pourassurerunemutilationpostérieure.
Parmi les nombreux acteurs de la guerre civile en Sierra Leone,
BirahimamentionnelasœurHadjaGabrielleAminataqui«étaittiers
musulmane,tierscatholiqueettiersfétichiste.Elleavaitlegradede
colonelparcequ’elleavaitunegrandeexpériencedesjeunesfillespour
avoirexciséprèsdemillefillespendantvingtans»(A,).Cequiest
insolite,c’estquesongraden’arienàvoiravecsonexpériencemilitaire.Profitantdel’anarchiequesuscitelaguerre,Garbriellesecrée
unevéritableinstitutionquiluipermetd’accueillirlesjeunesfilleset
decontrôlerleurcorps:
Pendantsarichecarrièred’exciseuse,sœurGabrielleAminatas’étaitrefusée,
carrémentrefusée,àexcisertoutefillequiavaitperdusavirginité.C’est
pourquoielles’étaitmisdanslatêtependantcettepériodetroubledela
guerretribaledeprotéger,quoiqu’ilarrive,lavirginitédesjeunesfillesen
attendantleretourdelapaixdanslapatriebien-aiméedeSierraLeone.Et
cetteprotection,ellel’accomplissaitaveclekalach.Cettemissiondeprotection de la virginité avec le kalach était accomplie avec beaucoup de
rigueuretsanslesoupçond’unepetitepitié.(A,)
Laguerresembledoncprotégerlesjeunesfillescontrelevioletla
pertedeleurvirginité.Maisilnes’agitqued’unesortedeviolence
différéecarsœurGabriellepréparelesfillesàuneviolenceplusatroce
qui leur arrachera une partie d’elles-mêmes pour la vie. La guerre,
souventassociéeauviol,commedansAllahn’estpasobligé,devientune
opérationnonseulementdeconquêtedupouvoirpolitiqueoud’accumulationdesrichesses,maisaussietsurtoutuneoccasiondeprogrammerdeschirurgiesbrutales.Àtraversl’excisiondonc,lecorpsmarqué
sesouvient,devientmarqueurdemémoireetlafindelaguerredevient
l’occasionderenouveleruneviolencequilaisseunetracepermanente.
Commel’écritsibienPaulRicœur,lesouveniretl’expérienceimpliquenttoujours«lecorpspropreetlecorpsdesautres,l’espacevécu,
enfinl’horizondumondeetdesmondes,souslequelquelquechoseest
arrivé13».
Maiss’ils’agitdanscescasd’actesculturels,ilexisteaussidansAllah
n’est pas obligé ce qu’on pourrait d’abord appeler des «amputations
. PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,op.cit.,p..
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express».Ellessontliéesàlaguerreetlenarrateurenestàlafoisl’acteur
etletémoin.Unexempletroublantestceluidel’enfant-soldatKik,qui,
aprèsavoirsautésurunemineantipersonnel,voitsajambeamputée
sansanesthésie:«Auvillage,onlecouchadansunecase.Troisgaillards
nesuffirentpaspourtenirKik.Ilhurlait,sedébattait,criaitlenomdesa
mamanet,malgrétout,oncoupasajambejusteaugenou.Justeau
genou.Onjetalajambeàunchienquipassaitparlà»(A,).Maisle
plusimportantdansceromanestlasystématisationdessupplices.
Eneffet,les«bandits»impliquésdanslagestiondelaviolencesemblenttrouverdanslesupplicenonseulementunmodedeproduction
desbienssymboliques,maisaussi,spécialement,lemoyenleplussûr
d’imposerunemémoirecorporelleàlamarchedeleurpays.SelonPaul
Ricœur,«lesmisesàl’épreuve,lesmaladies,lesblessures,lestraumatismesdupasséinvitent[cette]mémoirecorporelleàseciblersurdes
incidentsprécisquifontappelprincipalementàlamémoiresecondaire,
auressouvenir,etinvitentàenfairerécit14».
Les récits d’horreurs sur les corps sont assez nombreux chez
Kourouma.Lesvidéosdelaboucherieàlaquelleaétésoumislecorps
deSamuelDoe,l’anciendictateurduLibéria,continuentdecirculer
dansdenombreuxpaysd’Afriquedel’Ouest.MaisKouroumarestitue,
etresituecesatrocitésavecunréalismerepoussantquipermetdedéfinir, avec des personnages portant les mêmes noms que les acteurs
politiques impliqués dans ce conflit, les conditions d’inscription du
corpsdanslaconstitutiondelamémoirehistorique:
Illepritparl’oreille,lefitasseoir.Illuicoupalesoreilles,l’oreilledroite
après l’oreille gauche. […] Plus le sang coulait, plus Johnson riait aux
éclats,plusildélirait.LePrinceJohnsoncommandaqu’oncoupelesdoigts
deSamuelDoe,l’unaprèsl’autreet,lesuppliciéhurlantcommeunveau,
illuifitcouperlalangue.Dansunflotdesang,Johnsons’acharnaitsurles
bras,l’unaprèsl’autre.Lorsqu’ilvoulutcouperlajambegauche,lesuppliciéavaitsoncompte:ilrenditl’âme.
[…]
Johnsondélirant,dansdegrandesboufféesderires,commanda.Onenleva
lecœurdeSamuelDoe.Pourparaîtrepluscruel,plusféroce,plusbarbare
etinhumain,undesofficiersdeJohnsonmangeaitlachairhumaine,oui,de
lavraiechairhumaine.[…]Ensuite,onmontarapidementunhautetbranlanttréteau,endehorsdelaville,ducôtélà-basdelarouteducimetière.
Onyamenalacharognedudictateuretlajetasuruntréteau.Onlalaissa
. Ibid.,p..
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exposéependantdeuxjoursetdeuxnuitsauxcharognards.Jusqu’àceque
levautourroyal,majestueusement,vîntlui-mêmeprocéderàl’opération
finale.Ilvintluiarracherlesyeux,lesdeuxyeuxdesorbites.(A,-)
Malgré la cruauté des actes et cette profanation de cadavres sans
défense,ilresteévidentquelescorpsmarquéssontsansvie,etque
leurdécompositionpourraitévacuerleursouvenirdelamémoiredes
humains.Maisilyaencoreplusgrave:lesmarquesdesuppliceque
portentlesvivantsrappellentsanscessededouloureuxmomentsde
l’histoiredespeuplesfigurés.
Eneffet,laguerrequisévitdansAllahn’estpasobligénourritl’imaginationdestechniquesdel’horreur.Lenarrateurexpliqueparexemple
que pour imposer leurs services de vigiles aux patrons de grandes
plantations, les chefs de guerre enlèvent les employés blancs, réclamentunerançon,puisrestituentlestravailleursavecdesdoigtsouune
oreilleenmoins.SilaSierraLeonepossèdeaujourd’huiunnombre
recorddemanchots,d’amputés,deborgnesoudepersonnesavecune
seuleoreille,c’estàcausedeladémencedeFodaySankoh,unchef de
guerre que met en scène le récit de Kourouma: pour empêcher la
tenuedesélections,ilfautempêcherlesélecteurspotentielsdevoter,
demanièrefortoriginale:
Àlafinducinquièmejourdecerégimederetraitedrastique[…],lasolution lui vint naturellement sur les lèvres, sous forme d’une expression
lapidaire: «Pas de bras, pas d’élections.» […] C’était évident: celui qui
n’avaitpasdebrasnepouvaitpasvoter.[…]Ilfautcouperlesmainsau
maximum de personnes, au maximum de citoyens sierra-léonais. […]
Foday donna les ordres et des méthodes et les ordres et les méthodes
furent appliqués. On procéda aux «manches courtes» et aux «manches
longues».Les«manchescourtes»,c’estquandonamputelesavant-brasdu
patientaucoude;les«mancheslongues»,c’estlorsqu’onamputelesdeux
brasaupoignet.
Lesamputationsfurentgénérales,sansexceptionetsanspitié.Quandune
femmeseprésentaitavecsonenfantaudos,lafemmeétaitamputéeetson
bébéaussi,quelquesoitl’âgedunourrisson.Autantamputerlescitoyens
bébéscarcesontdesfutursélecteurs.(A,-)
Cetacharnementrépétésurlecorpsrelèvedurituelduchâtiment
publicqui,selonMichelFoucault,doitêtresuffisammentéclatantet
cruel pour marquer à la fois la victoire et la lutte, de façon à faire
régnerlapeur.Ilpermetainsiderappelerlaviolencedel’histoirepar
lemarquageducorps.Detellesdémonstrationsrelèventd’une
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mécaniquedupouvoir[postcolonial]:d’unpouvoirquinonseulementne
secachepasdes’exercerdirectementsurlescorps,maiss’exalteetserenforcedesesmanifestationsphysiques;d’unpouvoirquis’affirmecomme
pouvoirarmé,etdontlesfonctionsd’ordrenesontpasentièrementdégagéesdesfonctionsdeguerre;d’unpouvoirquifaitvaloirlesrèglesetles
obligations comme des liens personnels dont la rupture constitue une
offenseetappelleunevengeance;d’unpouvoirpourquiladésobéissance
estunacted’hostilité,undébutdesoulèvement,quin’estpasdansson
principe très différent de la guerre civile; d’un pouvoir qui n’a pas à
démontrerpourquoiilappliqueseslois,maisàmontrerquisontsesennemis,etqueldéchaînementdeforcelesmenace15.
D’autre part, ces restes de corps, parce qu’ils constituent des êtres
vivants,deviennent,dufaitdeleursfracturesetdeleursdémembrements,devéritableslieuxdemémoire.Àmoinsqu’ilsnesoientmangés
lorsderituelsanthropophagesetdisparaissentdanslesintestinsdes
guerriers,cesreliquatsdechairtémoignentdelaviolenced’uneépoque
caractériséeparl’éclatementdusocialetladérélictiondupolitique.
Cestêtessansoreilles,avecunnezdiminuéouunœilcrevé,cesdemibrasdeviennentdoncdevéritablestémoinsdumalheurquipermettentdeconstituerunsavoirhistorique.Cesélémentsdelamémoire
corporelle
fonctionnentprincipalementàlafaçondesreminders,desindicesderappel,
offranttouràtourunappuiàlamémoiredéfaillante,uneluttedansla
luttecontrel’oubli,voireunesuppléancemuettedelamémoiremorte.
Leslieux«demeurent»commedesinscriptions,desmonuments,potentiellement des documents, alors que les souvenirs transmis par la seule
voixoralevolentcommelefontlesparoles16.
Maissiunechoseestcommuneàcesporteurs,témoinsouacteurs
de la mémoire corporelle, c’est que celle-ci s’établit avant tout par
l’expériencedesacteurs.DansAllahn’estpasobligéetdansQuandon
refuseonditnon,lamémoireseconstruitsurtoutdansledéplacement.
Autrement dit, la marche narrative est nourrie par les mouvements
quel’expériencehistoriqueimposeauxacteursfatalementnomades.
CerapportesttrèsbienanalyséparPaulRicœur:
Latransitiondelamémoirecorporelleàlamémoiredeslieuxestassurée
pardesactesaussiimportantsques’orienter,sedéplacer,etplusquetout
habiter.C’estsurlasurfacedelaterrehabitablequenousnoussouvenons
. MichelFoucault,Surveilleretpunir,Paris,Gallimard,coll.«Tel»,[],p..
. PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,op.cit.,p..
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avoirvoyagéetvisitédessitesmémorables.Ainsiles«choses»souvenues
sont-ellesintrinsèquementassociéesàdeslieux.Etcen’estpasparmégarde
quenousdisonsdecequiestadvenuqu’ilaeulieu.C’esteneffetàce
niveauprimordialqueseconstituelephénomènedes«lieuxdemémoire»,
avantqu’ilsdeviennentuneréférencepourlaconnaissancehistorique17.
Dans un tel contexte, et étant donné la dynamique spatiale qu’on
repèrechezKourouma,l’explorationd’autreslieuxdemémoire,ceux
qui hébergent les corps sacrifiés ou suppliciés, devient une absolue
nécessité.
Espacephysique,narrationetmémoiredelaviolence
SionpeutdéfinirBirahimaautrementquecommeunenfant-soldat,
ondiraqu’ilestunnomade.Eneffet,aussibiendansAllahn’estpasobligé
quedansQuandonrefuseonditnon,satrajectoires’apparenteàcelled’un
personnage de roman d’apprentissage dont l’identité est définie par
l’expériencequ’ilacquiert—danscecasprécis,àtraverslesvoyages.Et
cequiestcommunauxdeuxrécits,c’estlaprédominancedeconflits
armésquicontraignentlejeuneenfantàunnomadismepermanent.
Dans Allah n’est pas obligé, Birahima entreprend son voyage vers le
Libéria parce que, à cause de l’éclatement de sa famille où règnent
mortetterreur,ildevientorphelinetestcontraintd’alleràlarecherche
desatante.Laviolenceoriginellequ’ilvitlepoussedoncversd’autres
expériencesnonmoinsviolentesquileconduisentsuccessivementau
Libéria,enSierraLeonepuisenCôted’Ivoire.S’ilestunenatureintertextuelleentreAllahn’estpasobligéetQuandonrefuseonditnon,elleest
d’abordmédiatiséeparlevoyagequiobligelejeuneenfant-soldatàparcourirlesespacesenguerredetroispaysaurisquedesaproprevie:
Il y a quatre ou six mois (je ne sais exactement combien), j’ai quitté le
LiberiabarbaredeCharlesTaylor,sondictateurcrimineletinamovible.Je
meprésenteàceuxquinem’ontpasrencontrédansAllahn’estpasobligé.
Jesuisorphelindepèreetmère.Jesuismalpolicommelabarbiched’un
bouc.[…]
J’ai fait l’enfant-soldat (small-soldier) au Liberia et en Sierra Leone. Je
recherchaismatantedanscesfoutuspays.Elleestmorteetenterréedans
cebordeldeLiberia[…].(Q,)
MaiscequisembleêtreledestindeBirahimalerattrape.Iléchappeà
laviolencefamilialepourseretrouverdansunpaysenguerre.Lorsqu’il
. Ibid.
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• ,
parvient à s’en échapper pour la Côte d’Ivoire, une autre guerre le
rattrape.Onexagéreraitàpeineendisantquelejeuneenfantestmaudit,ouqu’ilvoyageaveclaguerre.Celle-ciluipermetdeseconstituer
en véritable témoin d’une histoire tumultueuse faite de viols et de
massacres.
Toutefois,cesmigrationsdeBirahimaseraientsansimportancesi
ellesneluipermettaientpasdetémoignerdumarquagedel’espacepar
la guerre. En effet, le Libéria et la Sierra Leone sont en proie à un
ensembledeconflitsquioscillententreune«guerrecivile»,quioppose
desfactionsdelapopulation,etune«guerresauvage»,dontleseulbut
est de tuer18. Dans ce contexte, l’une des choses que les différentes
bandesarméesimposent,c’estlaredéfinitiontopographique.Lespays
sontdivisésenzonesdecontrôle.AuLibéria,commeenSierraLeone,
ladivisiondel’espaceestdéterminéeparsesrichessesetlesdividendes
quelesprotagonistespeuvententirercommeimpôtourançons:
Sanniquelliecomprenaitquatrequartiers.Lequartierdesnatives,celuides
étrangers,entrelesdeuxilyavaitlemarché.Lemarchéc’étaitlàqueles
samedisonexécutaitlesvoleurs.Àl’autrebout,aupieddelacolline,le
quartierdesréfugiéset,surlacolline,lecampmilitaireoùnousvivions.
Lecampmilitaireétaitlimitépardescrâneshumainsportéspardespieux.
Ça, c’est la guerre tribale qui veut ça. Bien au-delà des collines, dans la
plaine,ilyalarivièreetlesmines.Leslieuxétaientsurveilléspardessoldatsenfants.Lesminesetlarivièreoùonlavaitleminerai,c’étaitlebordelau
carré.(A,)
Cequiestleplusintéressantdansleprocessusmémorielestl’originalité
dudécor.Àl’épouvantedemourirs’ajoutentdésormaisnonseulement
celledemourirpourrien,sansaucunepréparation,maisaussi,lerefus
delasépulture.Cedécorinsolite,quiestl’undes«reminders»dudrame
quotidien des populations, est d’ailleurs repris plusieurs fois dans le
roman19.Certes,laterreestladestinationfinaledetoutcorps,maisle
typed’architectureoudemarquesquelesguerriersluiimposentendit
. CettetypologieestcelledeJeanBaechler,«Lasociologieetlaguerre.Introduction
àl’analysedesguerresenAfrique»,NouveauxMondes,no(«Guerresd’Afrique»),,
p.-.
. Voir:«Lecampétaitlimitépardescrâneshumainshisséssurdespieuxcomme
autourdetouslescampsdelaguerretribaledeLiberiaetdeSierreLeone.Walahé(au
nomduTout-Puissant)!C’estlaguerretribalequiveutça»(A,);«Onestarrivésdans
lecampretranché.CommetousceuxduLiberiadelaguerretribale,lecampétaitlimité
pardescrâneshumainshisséssurdespieux»(A,);«Lequartierd’enhautétaitune
sortedecampretranché.Uncampretranchélimitépardescrâneshumainshisséssurdes
pieux,aveccinqpostesdecombatprotégéspardessacsdesable.»(A,)
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beaucoupsurl’ampleurdelaviolence.Àlaplacedefleursoudemaisons,cesontdesrestesdecorpsquisonthisséssurdespieuxqui,dès
lors,deviennentunlieutragiquedemémoire.
DansQuandonrefuseonditnon,laterrejouelemêmerôledeportemémoiredansunedoubleperspective.D’abord,lenarrateurapprend
parlanarratriceFantaquelaterreenCôted’Ivoireestl’objetd’enjeux
politiquesmillénaires.Grâceàunsavoirqu’elledoitàsonéducation,
Fantaélucidelesconditionshistoriquesdepossessiondelaterredans
unpaysd’immigration.Àcausedediscourspolitiquesdangereux,la
terrequiétaitautrefoisoccupéepardespaysansréquisitionnéspoury
travaillerdevientlecentredudrameivoirien.Desonvivant,leprésident
Houphouët-Boignylaissaitquitravaillaitlaterrelaposséder(Q,).Àla
suite de choix politiques hasardeux, les travailleurs qui occupent la
terreensontexclus.Ducoup,laterrenesertplusàtravailler,maisà
fairelaguerre.Dansl’extraitquisuit,commedansbeaucoupd’autres
d’ailleurs,lerécitélucidelaplacedelaterredansledéclenchementde
laguerrecivileenCôted’Ivoire:
Lestroisfuyardsm’ontremercié,puisilssesontprésentés.C’étaientdes
Burkinabés,desagriculteursburkinabés.Ilsavaientétéexpulsésdeleur
plantationdecacao.Ilyavaitlàlepère,sonépouseetleurfils.Lepèreavait
achetélaterreàdesBétésquinzeansplustôt.Depuisquinzeans,ilcultivait la même plantation. Le président Houphouët avait dit que la terre
appartenaitàceluiquilacultivait.Lepèreavaitquandmêmedonnéde
l’argentauxautochtones.Laterreluiappartenaitdoncdeuxfois:ill’avait
achetéeetill’avaitcultivée.Ilvivaitbienaveclesvillageois.Ilétaitdevenu
unBétéparlantlebétéaussibienqu’unBété.Maisvoilàqu’étaientarrivées
l’ivoiritéetlaprésidencedeGbagbo.Sesamisvillageoisétaientvenuslui
diredepartir,d’abandonnersaterre,saplantation,toutcequ’ilpossédait.
Il avait refusé, carrément refusé. Mais, ce matin même, les villageois
s’étaientfaitaccompagnerpardesgendarmes.Lesgendarmesluiavaient
demandédepartirparcequ’ilsnepouvaientpasgarantirsasécuriténicelle
desafamille.QuandlesBurkinabésavaientcommencéàrassemblerleurs
bagages,lesvillageoiss’étaientarmésdecoupe-coupeetavaiententrepris
delespoursuivre.(Q,)
Ledestindecettefamillederéfugiésillustreàplusieurségardsla
bataillequ’ilssontobligésdemenerànouveaupourpouvoirétablir
unemémoiretopographiqueetculturelle.Laterre,objetdetousles
enjeux,serévèleêtrelepremiergénérateurdeconflitsquinesejustifientqueparlapossibilitéoul’impossibilitédel’habiter,delamarquer,
c’est-à-dired’yconstruireunemémoirepolitiqueetculturelle.Comme
lesoulignefortàproposPaulRicœur:
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• ,
L’acted’habiter[…]constitue[…]lelienhumainleplusfortentreladateet
lelieu.Leslieuxhabitéssontparexcellencemémorables.Lamémoiredéclarativeseplaîtàlesévoqueretàlesraconter,tantlesouvenirleurestattaché.
Quantànosdéplacements,leslieuxsuccessivementparcourusserventde
remindersauxépisodesquis’ysontdéroulés.Cesonteuxquiaprèscoup
nousparaissenthospitaliersouinhospitaliers,enunmothabitables20.
C’estdoncpourempêcherlaconstructiondecettemémoiredéclarativedéployéeàtraverslelieud’habitationet,surtout,dutravail,que
lesBurkinabéssonttraitéscommedesbêtes.Maiscen’estpastout,car
laterredéclenched’autrespassions.
Auxconflitsterrienss’ajoutentd’autresjoutespolitiquesimpliquant
diversgroupesethniques21etdenombreusesmilices,notammentles
fameux«escadronsdelamort»quisèmentlaterreurchezlesDioulas,
coupablesd’êtresoupçonnésdes’opposerauprésidentGbagboquiest
del’ethniebété.Danscecontexteoùlagéographie,l’histoireetmême
l’anthropologiecomptent,iln’estpasinutilederappelerquelestravailleursburkinabésduNordsontfacilementassimilablesauxDioulas
ivoiriensdontilspartagentlaculture.Leursdestinssontdoncliés,et
danslesépurationsethniquessuccessivesqu’aconnueslaCôted’Ivoire,
lesunsetlesautressontconfondus.Remarquonsdansl’extraitsuivant
l’ironieféroceaveclaquellelerécitétablitunrapportentrelevioldela
terre,laproductionagricoleetlaqualitéducacaoquienesttiré:
Puislesmilitairesloyalistesetlesjeunesmilitantsontapportéetdonnédes
pelles,despiochesetdesdabasauxDioulasvalides,auximamsetàtoutes
lespersonnesarrêtées.LesDioulasvalidesetlesimamsontcreuséungrand
trouprofondetbéant.Auborddutrouprofondetbéant,lesloyalistesont
faitalignerlesDioulasvalidesettouslesarrêtés.Ilslesontmitrailléssans
pitiécommedesbêtessauvages.Ilsontfaitdeleurscadavresd’immenses
charniers. Les charniers pourrissent, deviennent de l’humus, l’humus
devientduterreau.Leterreaudel’humusdescharniersesttoujoursrecommandé,bonpourlesolivoirien.C’estleterreaudel’humusdescharniers
quienrichitlaterreivoirienne.Laterreivoiriennequiproduitlemeilleur
cacaodumonde.Walahé(aunomd’Allah,l’omniprésent)!(Q,)22
La terre devient donc, on le voit, le lieu de plusieurs sacrilèges: non
seulementonluiimposeundécord’épouvanteavecdescrâneshumains,
maisaussionluienoffreund’untypetoutàfaitsingulier.Contraire.PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,op.cit.,p..
. Cetermeesttrèsproblématique,maisc’estceluiquiestemployédanslerécit.
.Cemotif descharniersfertilesestégalementreprisplusieursfoisdanslerécit.
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ment aux autres marques qui sont visibles, les charniers deviennent
desmarquescachées,c’est-à-diredeslieuxdemémoirequiserventà
occulterlamémoireet,donc,l’histoire,puisquelescorpsquiysont
entassésn’entrentdansl’histoireetdanslerécitcollectif quesilaterre
estdécouverte,c’est-à-direramenéeàunecertainevisibilité.
Ilnes’agitlàquedesaspectsextrêmesducontrôledusol.Dansles
troispaysembrasésqueparcourtBirahima,circulern’estpasunedonnéeévidente.AlorsquelaCôted’Ivoireestdiviséeendeux,leNord
peuplédeDioulasetleSudpeuplédeBétésetd’autresgroupesqui
expulsentetmassacrentdesBurkinabésetdesDioulas,laSierraLeone
etleLibérianesontpasaffectésparunepartitionuniquementgéographique. Les chefs de guerre se partagent le pays en fonction de la
richessedusous-sol.LecasduLibériaestprésentédemanièrebrutale
parBirahima:
Quandonditqu’ilyaguerretribaledansunpays,çasignifiequedesbanditsdegrandcheminsesontpartagélepays.Ilssesontpartagélarichesse;ils
sesontpartagéleterritoire;ilssesontpartagéleshommes.Ilssesontpartagé
toutettoutetlemondeentierleslaissefaire.[…]Etcen’estpastout!Le
plus marrant, chacun défend avec l’énergie du désespoir son gain et, en
mêmetemps,chacunveutagrandirsondomaine.(A,,noussoulignons)
LasituationestexactementlamêmepourlaSierraLeoneoùles
criminelscontrôlentavanttoutleszonesdiamantifèresouaurifères.
Et dans les deux pays, pour s’assurer l’exclusivité de l’espace, on le
marque,onyplantedenombreusesminesantipersonnelcommecelle
sur laquelle saute le petit Kik. On multiplie aussi de nombreux barragesetpiègesdanslesquelslesennemistombentpresquetoujours.
Parcequ’ilestporteurd’unearmeetcomptetenudesonexpérience
passéedansleschampsdeguerrelibériensetsierraléonais,Birahima
évolue presque librement en Côte d’Ivoire. Par contre, il sauve de
nombreuxBurkinabésainsiquedesexilésdioulas,cequiluipermetde
mieuxs’affirmerdevantFantaquiestdevenuesaseuleraisondevivre.
Autotal,laviolencepasseaussiparuncontrôlesévèredel’espacequi
est «découpé, immobile, figé. Chacun est arrimé à sa place. Et s’il
bouge,ilyvadesavie,contagionoupunition23».Maisledramedes
sujetsestqu’ilsneconnaissentjustementpasquellessontleslimites
construitesdanslesespacesoùilssetrouvent.Birahimaetlesautres
déplacésseheurtentplusieursfoisàcesfrontières,etnedoiventlavie
. MichelFoucault,op.cit.,p..
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sauvequ’àuneforêtavoisinantequisertaussitropsouventàabriterles
malfaiteurs.Onlevoit,laterreseretrouveaucentredetouslestrafics
parcequelaguerreluiattribuedesfonctionssingulières.Lesrichesses
qu’elle comporte deviennent de véritables malédictions à cause des
horreursqu’ellegénère,etellesubitunehospitalitétragiqueenhébergeantlescorpscharcutésetdécomposésdepersonnesdontlepéché
peut être aussi banal que l’ethnie ou l’appartenance politique. Tout
cela,KouroumalemédiatiseàtraversBirahimaquiassurepresqueseul
laconduitedesdeuxrécitsdanslesquelsilestimpliqué,implicationqui
luipermetaussidecontribueràl’élaborationdelamémoireetdela
connaissancehistorique.
Eneffet,Allahn’estpasobligéetQuandonrefuseonditnonpeuvent
êtreprésentéssousdeuxformesdeconfigurationsnarratives,àsavoir
letémoignageetlapédagogie.Nousl’avonsditplushaut,lemême
personnagevoyaged’unromanàunautre.Cesontsesmouvements
qui autorisent la narrativité dont l’élan dynamique est donné par la
violence qui pousse Birahima à la recherche de sa tante. Narrateurpersonnage,Birahimarapportesonexpérience,laquelleestsimilaireà
celle,nonseulementdetouslesenfantsdesonâge,maisaussidetouteslespopulationsaffectéesparladémencequis’emparedel’Afrique
del’Ouest.Mêmesionignorelecontextesociopolitiqueayantgénéré
l’œuvre—lequelestsuffisammentconnupourqu’onn’yreviennepas
—leseulfaitqueBirahimaestlaprincipaleautoriténarrativesitueson
récitdanslerégimedutémoignage,élémentfondamentaldeconstructionetdepréservationdelamémoire.SelonPaulRicœur:
Laspécificitédutémoignageconsisteenceciquel’assertiondelaréalité
est inséparable de son couplage avec l’autodésignation du sujet témoignant.Dececouplageprocèdelaformuletypedutémoignage:j’yétais.
Cequiestattestéindivisémentestlaréalitédelachosepasséeetlaprésence du narrateur sur les lieux de l’occurrence. Et c’est le témoin qui
d’abord se déclare témoin. Il se nomme lui-même. Un déictique triple
ponctue l’autodésignation: la première personne du singulier, le temps
passéduverbeetlamentiondulà-basparrapportàl’ici24.
Ceprivilègedutémoignage,Birahimal’assureetl’assumepleinementdanslesdeuxrécits.Dèslapremièrepaged’Allahn’estpasobligé,
ilétablitsonautorité:«Jedécideletitredéfinitif etcompletdemon
blablablaestAllahn’estpasobligéd’êtrejustedanstoutesseschosesici-bas.
.PaulRicœur,Lamémoire,l’histoire,l’oubli,op.cit.,p..
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Voilà.Jecommenceàcontermessalades»(A,).Ilcontrôlelamatière
etl’ordrenarratif,maissurtoutillefaittoujourssavoir:«Commençons
parlecommencement»(A,);«Moinonplus,jenesuispasobligéde
parler,deracontermachiennedevie,defouillerdictionnairesurdictionnaire.J’enaimarre;jem’arrêteicipouraujourd’hui.Qu’onaille
sefairefoutre!»(A,)Maisleplusimportantportesurletémoignage.
Mêmes’ilprometsontémoignage,lenarrateurguerrierlelivretoujoursàsaguiseetnefournitaunarratairequecequelafantaisiedeses
modesdedistributiondusavoirnarratif luiinspire.L’extraitsuivant
n’estqu’undesnombreuxexemples:
CommentSossoméritalequalificatif depanthèreestuneautrehistoireet
unelonguehistoire.Jen’aipaslegoûtdelaraconterparcequejenesuis
pasobligédelefaireetqueçamefaisaitmal,trèsmal.Jepleuraisàchaudes
larmesdevoirSossocouché,mortcommeça.(A,)
Par contre, dans Quand on refuse on dit non, si Birahima reste un
narrateur toujours impliqué dans les faits rapportés, l’opération
mémorielle s’étend à une dimension supplémentaire au moyen de
laquelleilconstruitsamémoirequidépenddésormaisdesenseignementsqu’ilreçoitdeFanta.Birahimanemanquejamaisl’occasionde
rappelerqu’ilaàpeineétéàl’écolequi,d’ailleurs,«nevautplusrien,
mêmepaslepetd’unevieillegrand-mère»(A,).Lorsqu’ilretrouve
Fanta,parcequ’elleaeuleprivilègedebénéficierd’uneéducation,elle
prendlecontrôlenarratif etluipermetainsideconstruiresonpropre
savoiretsamémoirehistorique:
Elleacommencéparm’annoncerquelquechosedemerveilleux.Pendant
notre voyage, elle allait me faire tout le programme de géographie et
d’histoiredelamedersa.J’apprendraisleprogrammed’histoireetdegéographieduCEP,dubrevet,dubac.Jeseraisinstruitcommeunbachelier.
JeconnaîtraislaCôted’Ivoirecommel’intérieurdelacasedemamère.Je
comprendraislesraisonsetlesoriginesduconflittribalquicréedescharnierspartoutenCôted’Ivoire(cescharniersquiapportentl’humusausol
ivoirien).Etelleacommencé.(Q,)
Cequ’ilfautégalementmentionneràproposdecettedélégation
narrativepardiscoursrapporté,c’estl’importancedel’éducationdans
lapréservationdelamémoireetlaconstitutiondel’identité.Fantase
substitue à une éducatrice, elle enseigne à Birahima ce qu’il aurait
apprissilaguerrenel’avaitéloigné.Lesavoirqu’elleaacquisàl’école,
lequelpeutêtreperçu,avecPaulRicœur,commefaisantpartied’une
«mémorisation forcée», devient la seule lanterne qui permet aux
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• ,
récepteursdurécit,Birahimaetlelecteur,deseconstitueruneintelligencedesenjeuxdubourbierivoirien.Parunprocédétrèsrépétitif,
BirahimarapportesystématiquementlesproposdeFanta,puisenfait
unrésumépourlui-même,cequiluipermetdetestersondegréde
compréhensiondesleçonssuivieslorsdesonvoyageinitiatiqueavec
Fanta.Commedanstouteexpériencepédagogique,ilcomprendsouvent,parfoismal,etparfoispasdutout:«J’aicomprisaussi(etjevais
levérifieravecmesdictionnaires)quelesIvoiriensnefontplusl’amour
commeavant»(Q,);«Ça,j’aicompris!C’estleproblèmedesDioulas.
Ils viennent du Mali, du Burkina, de la Guinée, du Sénégal et du
Ghana»(Q,);«Commejenecomprenaisrienàrien,Fantas’estarrêtéeetm’adonnédelonguesexplications»(Q,);«Moi,j’étaisentrain
de réfléchir à tout ce que Fanta sortait de sa tête remplie de choses
merveilleuses. C’était trop pour moi qui l’écoutais et l’enregistrais.
C’était trop pour ma tête de petit oiseau. Mon école n’est pas allée
loin;jenepouvaispastoutcomprendretoutdesuite»(Q,).
On peut le remarquer, Birahima apprend les connaissances fondamentales sur son pays assez tard, essentiellement à cause d’une
violencequiforceàl’exil,auxdéfaillancesetauxlacunesmémorielles.
Sondestinn’estpasunépiphénomène:c’estlelotdemilliersd’enfants
arrachés à la vie ou à leurs familles pour être jetés en pâture aux
rigueursdelaguerre,delamaladieetdelamort.Pourlesvivants,la
scolarisationresteunenécessité.Au-delàdecediscourssurlanécessaireéducationdesenfants,l’opérationnarrativedeFantaetlesavoir
qu’ellevéhiculesontaussiessentiellementmémoriels,danslamesure
où«unemémoireexercée,eneffet,c’est,auplaninstitutionnel,une
mémoireenseignée25».
Mais ce dont il est également impératif de se souvenir, c’est du
modedepréservationdelamémoire.Eneffet,pourpréserverl’enseignementdelagéographie,del’histoire,del’économieetdelaculture
delaCôted’Ivoire,FantaoffreàBirahimaunmagnétophone:«Avec
ça,tupourrasenregistrernosconversationsaucoursduvoyage»(Q,
).Est-ceunsignalquiannonceladéfaillancedelamémoirehumaine?
Le roman veut-il mettre en garde contre la fragilité de la mémoire
africaine habituellement portée par des vieillards-bibliothèques qui
pourraient «brûler» à leur mort? Cela rappelle bien cette mise en
gardedePaulRicœurpourquilestémoignagesoraux
. Ibid.,p..
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neconstituentdesdocumentsqu’unefoisenregistrés;ilsquittentalorsla
sphèreoralepourentrerdanscelledel’écritureets’éloignentainsidurôle
dutémoignagedanslaconversationordinaire.Onpeutdirealorsquela
mémoireestarchivée,documentée.Sonobjetacesséd’êtreunsouvenir,
ausenspropredumot[…]26.
Faut-ildoncfaireledeuildesconteurstraditionnelsetconvoquerla
technologiepourlesadapteràcemodetraditionnelquiéviteraitd’exproprier l’Africain de son histoire? Ou alors, l’oralité est-elle le seul
recourspourBirahimaetlesmilliersd’enfantsanalphabètes?Ilestclair
queledondurécitparFantaetsonenregistrementparBirahimane
participentpasseulementd’unprocèsdepréservationd’unemémoire
menacéeparlaviolencepolitique,ilsconstituentaussi,etsurtout,des
actesderésistance.Parler,pourlafille,etenregistrer,pourlegarçon
amoureux, surtout lorsque cela se fait sur le chemin de l’exil, constituent un refus de mourir. Bernard-Henri Lévy le pense d’ailleurs
lorsqu’ilécrit:
par-delàdesnomsetdesvisages,ilyadesévénements;[…]enregistrerun
événement, le réinscrire dans un système d’événements antérieurs ou
concomitants,estaussiunactepolitique;[…]distinguerdesévénements,
casserlesfaussesunitéstemporelles,lesunitéstoutesfaitesdetemps,pour
rendreàl’événementsadignité,estunactederésistance27.
Nous avions pour objectif de montrer qu’il est possible, à partir
d’une lecture des récits d’Ahmadou Kourouma, de déterminer des
lieuxalternatifsdemémoirequipuissentpermettredevéritablesinvestigations historiques. Le tribut que paye le corps, par exemple, est
assezcaractéristiquedespratiquesculturelles,desritesoudessupplices
ques’infligentdiversprotagonistesengagésdansdesbataillesépiques.
Ilenestdemêmedel’espacephysiquequidevientobjetdedécorations
insolitesouréceptaclesdecorpscharcutésquipermettent,suivantle
cynismedunarrateurdeQuandonrefuseonditnon,defertiliserlaterre.
Hypertrophie des bénéfices de la guerre ou ironie féroce? Toujours
est-il que l’espace public et corporel s’abîme, se démolit et pourrit,
dans un cycle interminable de douleur. C’est la même douleur qui
caractériselelangagedesnarrateursquivéhiculentlesavoirpermettantdemaintenircequirested’unemémoireamputéeouhachurée.
Danscecontexte,l’écoleetlatechnologiesemblentprésentéesdans
.Ibid.,p..
. Bernard-HenriLévy,op.cit.,p..
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• ,
lesrécitscommedesmoyensutilespouvantéviteràlamémoirede
sombrerdanslenéant.Certes,ils’agitd’une«mémoiredesvaincus»
quinecadrepastoujoursaveclesprésupposésméthodologiquesde
PierreNoraoudeBernard-HenriLévy,auteursquienterrenttropvite
des types de mémoire qu’ils ne semblent simplement pas capables
d’appréhender.Maiscommel’avaitdéjàindiquéAchilleMbembe28,par
exemple, en parlant du Cameroun, définir et reconstruire l’histoire
imposechezlespeuplesensituationdedéfaitelerecoursàla«mémoire
duvillage»,auxtémoignagesoraux.Aveclecorpsetl’espacephysique,
ilsseconstituentchezKouroumaendessitesetdeslieuxalternatifsde
mémoirequipermettentàdiverssujetsdese(re)situerdansletemps.
.AchilleMbembe,«Pouvoirdesmortsetlangagedesvivants.Leserrancesdela
mémoirenationalisteauCameroun»,Politiqueafricaine,no,,p.-.
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